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Ola OLOIDI - Les courants de l'art moderne ... - AICA international

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DAKAR – ART, MINORITES, MAJORITES<br />

JUILLET 2003<br />

LES COURANTS DE L’ART MODERNE NIGÉRIAN DES ANNÉES 1970 À NOS JOURS<br />

<strong>Ola</strong> Oloidi<br />

Introduction<br />

La toute première occurrence attestée d’un art <strong>de</strong> type occi<strong>de</strong>ntal au Nigeria, et dans toute<br />

l’Afrique noire, remonte à 1896, c’est-à-dire il y a plus d’un siècle, lorsque Aina Onabolu <strong>de</strong>ssina<br />

L’Officier colonial à Ijebu O<strong>de</strong>, dans ce qui est aujourd’hui l’état Ogun du Nigeria. Onabolu<br />

poursuivit ensuite son activité artistique, à l’écart <strong>de</strong> l’atmosphère néfaste née <strong>de</strong>s tentatives<br />

officielles du gouvernement colonial britannique pour introduire la peinture et le <strong>de</strong>ssin dans<br />

plusieurs écoles nigérianes.<br />

L’art occi<strong>de</strong>ntal, aujourd’hui désigné plus techniquement par le terme d’« art mo<strong>de</strong>rne », fut en<br />

effet introduit officiellement au Nigeria voici plus <strong>de</strong> quatre-vingts ans. Entre 1920 et 1950, il<br />

<strong>de</strong>vint partie intégrante du système éducatif et <strong>de</strong> la culture du pays, en dépit du dilettantisme <strong>de</strong><br />

la société vis-à-vis <strong>de</strong>s arts plastiques en général 1 . Toutefois les attitu<strong>de</strong>s sociales se mirent à<br />

évoluer grâce aux efforts créatifs produits par <strong>de</strong> nombreux artistes et éducateurs nigérians, tels<br />

que Onabolu bien sûr, père <strong>de</strong> l’art « mo<strong>de</strong>rne » africain 2 , mais aussi Kenneth C. Murray, Akinola<br />

Lasekan, Ben Enwonwu, Udo Ema, C. C. Ibeto, Dulu Chukweggu, G. Okolo, Albert Odunsi (Israel<br />

Ala), Orisadipe, et bien d’autres encore. Kenneth Murray, artiste britannique, arriva au Nigeria<br />

en 1927, répondant à l’appel du premier artiste et professeur d’art du pays : Onabolu cherchait un<br />

binôme capable <strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong>r à diffuser sur place le nouvel art 3 . Avec seulement <strong>de</strong>ux enseignants<br />

d’art en bonne et due forme, notamment entre 1927 et 1936, le Nigeria se heurta à <strong>de</strong>ux<br />

idéologies artistiques divergentes. Onabolu croyait en un art occi<strong>de</strong>ntalisant, ce qui, à ses yeux,<br />

revenait à adopter le naturalisme, en particulier afin <strong>de</strong> réfuter la doctrine raciale <strong>de</strong>s<br />

occi<strong>de</strong>ntaux selon laquelle « aucun Africain, quelle que soit sa formation créative, ne peut<br />

<strong>de</strong>ssiner ou peindre comme un blanc 4 ». En revanche, <strong>de</strong> façon paradoxale, Murray (qui était<br />

pourtant un homme blanc) prêchait l’africanisation – ou « promulgation symbolique » –, convaincu<br />

que les étudiants africains en art <strong>de</strong>vaient être encouragés à tirer une inspiration créative <strong>de</strong> la<br />

culture artistique traditionnelle <strong>de</strong> leur peuple. Onabolu, homme sensible, trouvait cette approche<br />

risquée, et y voyait à la fois une légitimation et un prolongement du concept colonial <strong>de</strong><br />

primitivisme artistique 5 .<br />

Pourtant, si à juste titre les étudiants <strong>de</strong> Murray (parmi lesquels Ben Enwonwu, Uthman<br />

Ibrahim et A. P. Umana) privilégièrent d’abord sa démarche, ils furent aussi séduits par la<br />

défense <strong>de</strong> la tradition artistique académique prônée par Onabolu, et tous s’y associèrent. Aussi<br />

Enwonwu, par exemple, se trouva-t-il dans une position tout à fait incommo<strong>de</strong> quand il montra<br />

quelques-unes <strong>de</strong> ses œuvres à <strong>de</strong>s « amis qui ne pouvaient pas comprendre pourquoi les travaux<br />

que nous avons produits (plus particulièrement) entre 1933 et 1936 paraissaient torturés et<br />

1 D’après <strong>OLOIDI</strong> <strong>Ola</strong>, “Constraints on the Growth and Development of Mo<strong>de</strong>rn Nigerian Art in the Colonial Period”,<br />

Nsukka Journal of Humanities, n° 5, 1981, p. 75-92.<br />

2 Le rôle précurseur <strong>de</strong> Onabolu dans la promotion <strong>de</strong> l’art mo<strong>de</strong>rne en Afrique noire s’affirma d’abord à Londres en 1920,<br />

lors du congrès pan-africain qui avait réuni <strong>de</strong> nombreuses personnalités politiques, originaires en particulier d’Afrique <strong>de</strong><br />

l’Ouest.<br />

3 Aina Onabolu avait coutume <strong>de</strong> décrire l’art occi<strong>de</strong>ntal académique comme « nouveau » ou « vrai » ; il réussit finalement à<br />

démontrer que, contrairement à ce que croyaient les Européens, un Africain était capable <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssiner et <strong>de</strong> peindre comme<br />

eux.<br />

4 D’après <strong>OLOIDI</strong> <strong>Ola</strong>, op. cit.<br />

5 D’après <strong>OLOIDI</strong> <strong>Ola</strong>, “Art and Nationalism in Colonial Nigeria”, Nsukka Journal of History, n° 1, p. 92-110.


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intuitifs » 6 . Selon Enwonwu, qui avait suivi la formation <strong>de</strong> Murray à Londres, les étudiants<br />

optèrent par la suite pour l’approche africanisante modérée <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier.<br />

L’Art pré-récent<br />

Vers 1940, le Nigeria avait hardiment assimilé la culture artistique occi<strong>de</strong>ntale et l’avait<br />

propagée tant et plus : les premiers artistes et professeurs d’art autochtones étaient apparus, qui<br />

non seulement pratiquaient abondamment la représentation naturaliste, mais étaient également<br />

à même <strong>de</strong> concourir <strong>de</strong> façon significative à la diffusion dans l’ensemble du pays <strong>de</strong> ce que<br />

Onabolu considérait comme un art « nouveau » ou « vrai ». Ce nouvel art académique avait fait<br />

reculer l’esprit créatif nigérian jusqu’à ce que celui-ci ne soit plus qu’une forme <strong>de</strong> servilité<br />

paralysante. La légitimation fanatique du style naturaliste se prolongea durant les années 1950,<br />

jusqu’à ce qu’il y ait fusion entre un naturalisme académique approximatif et le mo<strong>de</strong>rnisme<br />

dérivé <strong>de</strong> Ben Enwonwu, conférant ainsi une dimension nouvelle à l’art du Nigeria. Cela ne<br />

permit pourtant aucune remise en question <strong>de</strong> l’académisme sclérotique et fortement réglementé,<br />

désormais largement admis, et que Enwonwu lui-même continua d’embrasser une fois revenu au<br />

pays. L’on persistait à faire correspondre réussite (ou excellence) artistique, et bienveillance<br />

forcenée envers les conventions du naturalisme, au point <strong>de</strong> s’y conformer.<br />

Le Nigerian College of Arts, Science and Technology (NCAST), institué <strong>de</strong>puis peu à Zaria,<br />

accueillait un département d’art qui dispensa auprès d’un groupe d’étudiants une idéologie<br />

radicalement dissi<strong>de</strong>nte, par le biais <strong>de</strong> la Zaria Art Society – créée par Uche Okeke et dont<br />

l’importance est aujourd’hui historique – vigoureusement opposée aux métho<strong>de</strong>s employées dans<br />

l’enseignement et la production artistiques. Ceci concerne les années 1958 à 1961. Même si la<br />

Zaria Art Society, avec ses nouveaux co<strong>de</strong>s culturels indigènes, entacha lour<strong>de</strong>ment l’autorité<br />

stylistique totalisante <strong>de</strong> l’art occi<strong>de</strong>ntal, et bien qu’elle fît beaucoup <strong>de</strong> tort à l’influence<br />

omniprésente <strong>de</strong> l’art européen au Nigeria, l’impact révolutionnaire que l’on doit à ses membres<br />

(par exemple Uche Okeke, Bruce Onobrakpeya, Yusuf Grillo et Demas Nwoko) ne se fit<br />

réellement sentir qu’au début <strong>de</strong>s années 1970.<br />

De fait, <strong>de</strong> 1950 à 1960, l’art mo<strong>de</strong>rne nigérian était stylistiquement dominé par la figuration<br />

réaliste et ses thèmes souvent très détachés <strong>de</strong> tout contexte. <strong>Les</strong> artistes avaient coutume <strong>de</strong><br />

préférer les thèmes <strong>de</strong> genre, complètement figuratifs au niveau du motif ou <strong>de</strong> la composition.<br />

Exutoire courant pour l’expression artistique, le portrait fut popularisé par Aina Onabolu, Ben<br />

Enwonwu ainsi que Akeredolu. L’atmosphère générale qui régnait en art reproduisait le climat<br />

culturel européen. Cette même tradition artistique traversa les années 1970, au cours <strong>de</strong>squelles<br />

les artistes nigérians s’efforcèrent encore <strong>de</strong> produire <strong>de</strong>s images strictement conformes aux<br />

règles et aux préceptes <strong>de</strong>s co<strong>de</strong>s formels européens. Il y eut néanmoins quelques sursauts<br />

expérimentaux, surtout <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> certains membres <strong>de</strong> la Zaria Art Society, ayant déjà<br />

terminé leur formation et fait leurs premiers pas en tant que professionnels. Citons par exemple<br />

Uche Okeke et Demas Nwoko, qui se lancèrent dans la création <strong>de</strong> formes expérimentales<br />

transgressant les principales normes <strong>de</strong> l’art contemporain nigérian. Leurs œuvres profondément<br />

anti-conventionnelles possédaient en outre une teneur politique et culturelle. D’autres artistes,<br />

tels que Yusuf Grillo et Bruce Onobrakpeya, produisirent également <strong>de</strong>s formes radicales dans<br />

leurs propos, tout en assumant ouvertement leur héritage figuratif. <strong>Les</strong> tableaux <strong>de</strong> Grillo<br />

proposaient <strong>de</strong> nouveaux mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> perception, en particulier au niveau du traitement du corps,<br />

<strong>de</strong> l’emploi <strong>de</strong> couleurs anatomiques et <strong>de</strong> la composition. Jimoh Akolo adopta le même type<br />

d’approche pour ses peintures, mais dans un style tout à fait caractéristique. Certains autres<br />

artistes, comme Emokpae et Ayo Ajayi Okpu Eze, ne faisaient pas partie <strong>de</strong> la Zaria dans les<br />

années 1960, mais créèrent eux aussi <strong>de</strong>s œuvres qui ébranlaient les conventions habituelles<br />

naturalistes <strong>de</strong> l’art du moment.<br />

Bien que la sculpture d’Emokpae – et spécialement sa série Duality – fût clairement<br />

éclectique, elle faisait écho <strong>de</strong> façon évi<strong>de</strong>nte aux formes existantes du mo<strong>de</strong>rnisme européen.<br />

Emokpae inaugura le passage à une forte abstraction dans ses volumes, inspiré en cela par le<br />

6 Tiré d’une interview avec Ben Enwonwu en 1989.


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sculpteur britannique Henry Moore. Du reste, certaines <strong>de</strong> ses peintures relevaient uniquement<br />

<strong>de</strong> ce que l’on appelle l’« informel », mais agrémenté d’une dimension symbolique. Or, il continua<br />

parallèlement à exécuter <strong>de</strong>s portraits dans la tradition usuelle du genre, en tant que partie<br />

intégrante <strong>de</strong> sa quête artistique. Isiaka Osun<strong>de</strong>, lui aussi, imprégna d’abstraction nombre <strong>de</strong> ses<br />

sculptures sur bois, avec <strong>de</strong>s formes planes revendiquant haut et fort leur appartenance<br />

formaliste, comme ce fut le cas avec sa série intitulée Unity. <strong>Les</strong> tableaux peints par Ayo Ajayi<br />

dans les années 1960 étaient originaux et expérimentaux, <strong>de</strong> par leurs vigoureuses segmentations<br />

picturales, leurs vifs contours et leurs tracés géométriques. S’efforçant <strong>de</strong> digérer la tradition<br />

locale, Ajayi avait recours au vocabulaire stylistique bien rôdé <strong>de</strong> sa culture Yoruba, créant ainsi<br />

ce que Babatun<strong>de</strong> Lawal appela un jour une « transplantation artistique 7 ».<br />

Dans le domaine <strong>de</strong> la céramique, Jenkins (issu du Yaba College of Technology <strong>de</strong> Lagos)<br />

riposta aux clichés habituels du <strong>de</strong>sign qui circulaient alors en façonnant <strong>de</strong>s formes totalement<br />

inédites, afin <strong>de</strong> rivaliser avec le style <strong>de</strong>s modèles rigi<strong>de</strong>s que favorisaient beaucoup <strong>de</strong> ses<br />

contemporains. Il fut en fait le premier céramiste nigérian à élever la discipline du rang<br />

d’artisanat à celui d’art, et ce, surtout grâce à sa pratique <strong>de</strong> la céramique sculptée, qui était très<br />

expérimentale du point <strong>de</strong> vue du style. Okpo Eze, qui avait une certaine estime pour les formes<br />

bi ou tridimensionnelles d’Emokpae, avait produit dès le début <strong>de</strong>s années 1960 quelques<br />

tableaux qui, d’après un lecteur <strong>de</strong> Spear Magazine, avaient ceci <strong>de</strong> commun avec la production<br />

<strong>de</strong>s membres <strong>de</strong> la Zaria Art Society : ils caractérisaient la « confusion picturale délibérée que l’on<br />

nous impose <strong>de</strong> nos jours 8 ».<br />

En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s phénomènes plutôt isolés que nous venons d’évoquer, l’art <strong>de</strong>s précurseurs au<br />

Nigeria, et plus précisément celui <strong>de</strong> la pério<strong>de</strong> 1940-1970, subissait l’hégémonie <strong>de</strong>s préceptes<br />

pédagogiques et esthétiques européens. Il était à cette époque marqué par le profond<br />

traumatisme du colonialisme, tant au plan <strong>de</strong>s questions <strong>de</strong> conception et <strong>de</strong> sujet que <strong>de</strong><br />

l’approche professionnelle. L’art occi<strong>de</strong>ntal, ou art « mo<strong>de</strong>rne », était à présent indubitablement<br />

implanté au Nigeria, et <strong>de</strong>s milliers d’artistes (formalistes et autres) avaient émergé, acteurs <strong>de</strong><br />

la nouvelle culture artistique fécon<strong>de</strong> du pays. Ainsi les grands traits <strong>de</strong> l’art mo<strong>de</strong>rne nigérian<br />

commencèrent à s’esquisser, encore que <strong>de</strong> manière confuse dans un premier temps, et <strong>de</strong> toute<br />

évi<strong>de</strong>nce s’annonçait une nouvelle professionnalisation, à la fois <strong>de</strong> l’art lui-même, <strong>de</strong> son<br />

exploitation et <strong>de</strong> sa critique. S’agissant <strong>de</strong> professionnalisation, <strong>de</strong> plus en plus d’artistes<br />

nigérians purent bientôt vivre <strong>de</strong> leur pratique : l’art leur assurait une sécurité d’emploi et leur<br />

permettait <strong>de</strong> subvenir aux besoins primordiaux, sans qu’ils dussent avoir recours à un travail<br />

alimentaire en complément. Certains d’entre eux avaient bénéficié d’une formation officielle, mais<br />

il s’agissait pour la plupart d’autodidactes et <strong>de</strong> personnes ayant reçu une formation partielle ou<br />

marginale.<br />

En termes <strong>de</strong> professionnalisation (et d’autant plus en ce qui concerne les artistes<br />

académiques ou issus d’écoles reconnues), les artistes nigérians <strong>de</strong> ce que j’appelle la pério<strong>de</strong><br />

« pré-récente » tendaient à être <strong>de</strong>s a<strong>de</strong>ptes invétérés <strong>de</strong> la notion <strong>de</strong> standards. Autrement dit, ils<br />

vénéraient l’idée d’excellence artistique ; ils adoraient la composition, le motif et la technique ; ils<br />

adhéraient religieusement à toutes les théories et tous les principes établis <strong>de</strong> la création<br />

plastique, et les mettaient en pratique.<br />

La critique d’art se lança dans ses propres explorations productives indépendantes, même si à<br />

l’époque la plupart <strong>de</strong>s critiques fonctionnaient déjà en tant qu’amateurs indépendants, hormis<br />

quelques expatriés <strong>de</strong> la première heure tels que D. Duer<strong>de</strong>n et Ulli Beier, ainsi que les<br />

journalistes et critiques d’art à la sol<strong>de</strong> <strong>de</strong>s principaux périodiques, et parmi lesquels figuraient<br />

Ayo Ajayi, Cyprian Ekwensi, Aniebo et Okpu Eze. Il n’y avait pas d’école précise pour la théorie<br />

<strong>de</strong> l’art, en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> ce que les étudiants avaient déjà généré au sein <strong>de</strong> la Zaria Art Society. Ce<br />

n’était pas très surprenant, étant donné l’étroitesse du programme enseigné dans le cadre <strong>de</strong>s<br />

institutions majeures – programme qui n’allait pas au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong> l’art<br />

occi<strong>de</strong>ntal. Assurément, l’art mo<strong>de</strong>rne « pré-récent » du Nigeria, bien que confirmé et<br />

professionnellement compétent du point <strong>de</strong> vue académique, contribua à encourager une tradition<br />

<strong>de</strong> questionnement intellectuel, en particulier dans le domaine <strong>de</strong> la critique d’art, du débat<br />

7 Babatun<strong>de</strong> Lawal employa cette expression lors du colloque d’art mo<strong>de</strong>rne nigérian qui se tint à Nsukka en 1976.<br />

8 D’après Spear Magazine, 1963 (numéro et page inconnus).


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culturel et du commentaire social fructueux. Cependant, dans l’ensemble, cette pério<strong>de</strong> facilita<br />

énormément la transition vers la phase la plus récente <strong>de</strong> l’art au Nigeria.<br />

L’Art récent<br />

Comme nous l’avons indiqué ci-avant, les artistes nigérians <strong>de</strong> la pério<strong>de</strong> « pré-récente » ont<br />

accueilli sans grand enthousiasme chacune <strong>de</strong>s tentatives qui divergeaient du canon académique,<br />

et malgré quelques expérimentations déjà discutées, ceux qui donnaient alors le ton étaient<br />

désespérément unanimes à décourager, condamner, voire même rejeter en bloc toute forme <strong>de</strong><br />

créativité non orthodoxe. <strong>Les</strong> artistes et étudiants en art avaient beau être conscients <strong>de</strong>s<br />

tendances réductivistes prédominantes imposées par les modèles contemporains européen et<br />

américain, il leur était difficile, d’une manière générale, d’avoir une action créative en marge <strong>de</strong><br />

l’attitu<strong>de</strong> artistique coloniale et méthodiquement doctrinale que leur avait imposée leur<br />

environnement social, ou encore la formation stricte qu’ils avaient suivie. C’est à cette situation<br />

que l’ « Art récent » voulu contrevenir, notamment entre 1970 et 1995. <strong>Les</strong> représentants <strong>de</strong> la<br />

nouvelle génération amorcèrent donc <strong>de</strong>s changements, visant à décoloniser l’esprit créatif <strong>de</strong>s<br />

artistes nigérians ainsi qu’à élaborer une culture non parasitée, appuyée sur ses racines propres.<br />

Plusieurs facteurs sont à l’origine <strong>de</strong> cette évolution tactique <strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s artistes <strong>de</strong> la<br />

pério<strong>de</strong> précé<strong>de</strong>nte. Certains facteurs déterminants proviennent d’horizons plus lointains que<br />

d’autres. Par exemple, les critiques expatriés au début <strong>de</strong> l’indépendance, comme Ulli Beier<br />

(érudit allemand), Betty Wood (amateur d’art et mécène britannique), et Trollop (fonctionnaire<br />

canadien <strong>de</strong> l’ambassa<strong>de</strong> du Canada à Lagos) menèrent <strong>de</strong>s activités qui eurent, semble-t-il, un<br />

impact psychologique sur <strong>de</strong> nombreux artistes locaux. Ils aimaient toute forme d’art émancipée<br />

<strong>de</strong> la simple et superficielle imitation <strong>de</strong> la nature. Ils affectionnaient les thèmes substantiels,<br />

dans la mesure où ceux-ci étaient traités sur un mo<strong>de</strong> formaliste ou mo<strong>de</strong>rniste, copiant ainsi les<br />

tendances anti-académiques qui avaient cours à cette époque en Europe et aux États-Unis. Ulli<br />

Beier prônait une radicalisation <strong>de</strong> l’art formaliste, quasiment au point <strong>de</strong> porter aux nues les<br />

tendances primitivistes ou régressistes, tandis que Betty Wood (épouse d’un mé<strong>de</strong>cin généraliste<br />

colonial qui collaborait avec les chemins <strong>de</strong> fer <strong>de</strong> Lagos) collectionnait frénétiquement les œuvres<br />

déviantes où s’affirmait la beauté <strong>de</strong> l’abstraction. En tant que mécène privilégiant un art<br />

analytique sérieux ou bien exécuté, au détriment d’un naturalisme superficiel, elle permit à <strong>de</strong><br />

nombreux artistes <strong>de</strong> Lagos d’acquérir naturellement une aptitu<strong>de</strong> à faire la différence entre les<br />

éléments purement artistiques et les aspects techniques d’une œuvre d’art produite <strong>de</strong> façon<br />

professionnelle. À l’instar <strong>de</strong> Madame Kurian Williams, avant elle, ou encore <strong>de</strong> Kenneth Murray,<br />

Betty Wood stimula et défendit toute forme d’art témoignant d’un effort créatif, d’une analyse, et<br />

<strong>de</strong> préoccupations iconographiques (manifestes ou implicites) mûrement réfléchies. De la même<br />

manière Trollop, tout comme Sam Amuka (le « Triste Sam » bien connu <strong>de</strong>s médias), encouragea<br />

en particulier une peinture autour <strong>de</strong> sujets abstrus <strong>de</strong> prime abord, mais à partir <strong>de</strong>squels<br />

pouvait s’affirmer une maîtrise <strong>de</strong> la picturalité et <strong>de</strong>s couleurs, également vigoureusement mise<br />

en avant par le Yaba College of Technology <strong>de</strong> Lagos en la personne du peintre Yusuf Grillo 9 .<br />

Nora Majkodunmi, passionnée d’art mo<strong>de</strong>rne et gran<strong>de</strong> collectionneuse, contribua elle aussi à<br />

promouvoir l’art analytique, mo<strong>de</strong>rniste et non-figuratif <strong>de</strong>s années 1960.<br />

Il y eut d’abord les initiatives – déjà évoquées – <strong>de</strong> la Zaria Art Society (1958-1961) : elles se<br />

sont accompagnées, notamment au milieu <strong>de</strong>s années 1960 et grâce à Uche Okeke, fondateur <strong>de</strong><br />

la Société, du passage au plan professionnel <strong>de</strong>s idéaux créatifs radicaux et révolutionnaires. Cela<br />

se confirma ensuite au travers <strong>de</strong>s activités artistiques <strong>de</strong> Nwoko, Jimoh Akolo et Onobrakpeya à<br />

la même pério<strong>de</strong>. Ce sont là autant d’éléments ayant ouvert la voie pour que la décennie suivante<br />

voie déferler, sous les feux <strong>de</strong>s projecteurs, toute une nouvelle génération d’artistes radicalisés.<br />

De toute évi<strong>de</strong>nce, l’exposition sur l’indépendance du Nigeria au pavillon <strong>de</strong> Lagos en 1960 fut un<br />

événement clé dans la promotion, aux yeux <strong>de</strong>s artistes mais aussi <strong>de</strong>s collectionneurs et<br />

amateurs d’art du pays, d’un art sans précé<strong>de</strong>nt, au niveau idéologique, formel et esthétique, dans<br />

9 Sam Amuka était un bon mécène et collectionneur d’art, éditeur du Sunday Times (Nigeria) à la fin <strong>de</strong>s années 1960, et<br />

résidant rue Rotimi à Yaba. Il fit l’acquisition <strong>de</strong> In the Rain, une œuvre <strong>de</strong> Bili Kolesho, qui est aujourd’hui un architecte<br />

<strong>de</strong> renom à Lagos.


DAKAR – ART, MINORITES, MAJORITES<br />

JUILLET 2003<br />

l’histoire et la culture <strong>de</strong>s expositions au Nigeria. Parmi les pièces exposées figuraient <strong>de</strong>s œuvres<br />

<strong>de</strong> Uche Okeke, Demas Nwoko et Jimoh Akolo, <strong>de</strong> la Zaria Art Society. Pléthore d’artistes et<br />

d’amateurs nigérians furent choqués en découvrant ce que certains considéraient comme <strong>de</strong>s<br />

« formes informes » ou <strong>de</strong>s « tableaux paresseux d’étudiants supposés <strong>de</strong>venir les tenants d’un art<br />

sensé 10 ». Mais ils furent choqués davantage encore à la lecture <strong>de</strong>s articles sur l’exposition,<br />

qu’écrivirent Ulli Beier et quelques-uns <strong>de</strong>s critiques les plus en vue au début <strong>de</strong>s années 1960 :<br />

là où certains ne voyaient que négligence créative et manque <strong>de</strong> sérieux, Ulli Beier discerna un<br />

idéal pictural qu’il éleva au rang <strong>de</strong> canon, tout en louant la beauté formelle <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong><br />

l’exposition. Si certaines voix accusèrent Beier d’imposer <strong>de</strong>s standards étrangers et antiacadémiques,<br />

la rapidité et la magnanimité avec lesquelles les « récentistes » (c’est-à-dire les plus<br />

jeunes générations d’artistes) acceptèrent ce nouveau type d’art prouvèrent qu’il avait raison.<br />

Beier essuya d’autres reproches incisifs lorsque, au début <strong>de</strong>s années 1960, il se fit l’avocat <strong>de</strong><br />

l’art pratiqué par l’Osogbo School. En plus d’être accusé <strong>de</strong> cultiver le primitivisme et la<br />

régression artistique, il se vit reprocher <strong>de</strong> séculariser la créativité et d’avilir l’art parce qu’il<br />

supportait <strong>de</strong>s gens sans aucun bagage académique et qui n’avaient rien vu. Bien <strong>de</strong>s artistes<br />

issus <strong>de</strong> l’Osogbo School firent une carrière <strong>international</strong>e, et furent largement récompensés<br />

financièrement. L’art anticonformiste qui les caractérisaient finit par faire école auprès <strong>de</strong><br />

nombreux « récentistes » <strong>de</strong>s années 1970.<br />

Je n’ai traité, jusqu’ici, que <strong>de</strong>s causes éloignées <strong>de</strong> l’« art récent ». Or, le facteur principal,<br />

voire majeur, qui a précipité l’avènement <strong>de</strong> ce que j’appelle l’« art récent », c’est la situation<br />

amenée par la guerre civile qui agita le Nigeria entre 1967 et 1970, et qui eut pour effet une<br />

redéfinition du Département <strong>de</strong>s arts <strong>de</strong> l’université du Nigeria. La nouvelle orientation<br />

idéologique <strong>de</strong> ce département découla <strong>de</strong> l’arrivée <strong>de</strong> Uche Okele au sein <strong>de</strong> l’équipe enseignante<br />

en 1970. Presque immédiatement après avoir pris ses fonctions, Okeke déballa le bagage<br />

d’idéologie artistique zarianiste qu’il avait apporté avec lui, et entreprit <strong>de</strong> le transposer à son<br />

nouvel environnement en le rendant obligatoire dans le cursus étudiant 11 . En conséquence<br />

directe, le programme artistique du département dut être réécrit, <strong>de</strong> sorte que les influences<br />

occi<strong>de</strong>ntales et coloniales s’y fassent plus discrètes. À travers la personne <strong>de</strong> Uche Okeke, le<br />

département mit au point un enseignement qui <strong>de</strong>vait finalement donner naissance à l’art<br />

nigérian le plus radical, tant en termes <strong>de</strong> théorie que <strong>de</strong> pratique.<br />

L’expérience Uli, développée par Okeke huit ans plus tôt, fut à la fois la source et l’inspiration<br />

<strong>de</strong> cette révolution. L’art Uli consiste à peindre et à <strong>de</strong>ssiner sur le corps, à la manière <strong>de</strong>s Igbo<br />

du Nigeria. Sa calligraphie attrayante, qui met en valeur l’espace où elle s’inscrit, ainsi que son<br />

usage <strong>de</strong> caractères linéaires très simplifiés, sont quelques-uns <strong>de</strong>s aspects que Okeke parvint à<br />

imposer virtuellement dans les différentes disciplines du département. Vers 1977, l’énergie<br />

créative, poétique et folklorique du Uli avait réussi à engendrer une nouvelle culture du<br />

symbolisme artistique, idéologiquement motivée.<br />

Dans l’un <strong>de</strong> mes précé<strong>de</strong>nts ouvrages, je constatais que « dans l’arène <strong>de</strong>s inclinations<br />

sociales révolutionnaires, <strong>de</strong> l’idéalisme dialectique et <strong>de</strong> la pensée radicalisée, la Nsukka Ile <strong>Ola</strong><br />

Uli [La Prospère maison du Uli] a naturellement produit <strong>de</strong>s diplômés à l’esprit idéologique. (…)<br />

Le cursus artistique était sciemment ajusté à cet effet, pour détecter clairement toute projection,<br />

toute réponse, tout acte ou encore toute injustice allant à l’encontre <strong>de</strong> l’humain. D’un point <strong>de</strong><br />

vue idéologique, le département fait écho aux paroles […] prononcées par […] Nnamdi Azikwe<br />

(ancien Prési<strong>de</strong>nt du Nigéria et protecteur à vie du département) […] quand celui-ci s’adressa à la<br />

conscience du colonialisme : « Nous lutterons, mais en toute légitimité, contre la légitimation <strong>de</strong>s<br />

actes illégitimes dans notre pays (le Nigeria) 12 . » Ainsi, en 1977, le Département <strong>de</strong>s beaux-arts et<br />

arts appliqués <strong>de</strong> l’université du Nigeria à Nsukka pouvait-il se targuer <strong>de</strong> constituer un exemple<br />

<strong>de</strong> premier plan en matière d’expérimentation artistique véhémente, <strong>de</strong> soli<strong>de</strong> engagement<br />

idéologique, et <strong>de</strong> prise <strong>de</strong> position théorique. L’art qui y était alors produit portait l’empreinte<br />

10<br />

D’après BROWN A<strong>de</strong>, “Lettre à l’éditeur”, Morning Post <strong>de</strong> février 1961 (numéro et page inconnus).<br />

11<br />

NdT : Le terme “zarianiste”, que l’on doit à <strong>Ola</strong> Oloidi, elle-même <strong>de</strong> Zaria, doit être compris ici comme un synonyme <strong>de</strong><br />

« révolutionnaire ».<br />

12<br />

D’après <strong>OLOIDI</strong> <strong>Ola</strong>, “Ile <strong>Ola</strong> Uli. Nsukka Art as Fount and Factor in Mo<strong>de</strong>rn Nigerian Art », in OTTENBERG Sam,<br />

The Nsukka Artists and Nigerian Contemporary Art, Washington DC: National Museum of African Art, 2002, p. 249.


DAKAR – ART, MINORITES, MAJORITES<br />

JUILLET 2003<br />

palpable <strong>de</strong> la tradition africaine, culturellement satisfaisante bien que peu flatteuse, et <strong>de</strong>vint<br />

l’un <strong>de</strong>s emblèmes <strong>de</strong> la fierté nationale.<br />

Il faut ici préciser que l’art académique ou naturaliste <strong>de</strong> la pério<strong>de</strong> « pré-récente » se trouvait<br />

désormais mis à l’écart et pâtissait <strong>de</strong>s dynamiques créatives <strong>de</strong> l’art récent, issues <strong>de</strong> l’École<br />

d’art <strong>de</strong> Nsukka. La réussite résultant <strong>de</strong> la guerre créative entre ces factions eut un effet positif<br />

sur <strong>de</strong>s personnes d’autres secteurs, qui avaient auparavant eu du mal à croire que tout un<br />

chacun serait heureux <strong>de</strong> s’investir dans ce type d’art radical que les artistes et intellectuels<br />

révolutionnaires <strong>de</strong> cette École défendaient avec tant <strong>de</strong> fierté, <strong>de</strong> témérité et <strong>de</strong> frénésie.<br />

Quelques artistes nigérians eurent d’ailleurs pour premier réflexe <strong>de</strong> rejeter et <strong>de</strong> railler les<br />

prétentions artistiques et intellectuelles radicales <strong>de</strong> Nsukka. Voici une remarque que fit en 1976<br />

un artiste nigérian à propos <strong>de</strong> l’École, et qui nous rafraîchira sans doute prodigieusement la<br />

mémoire : « Comme les artistes expérimentaux voyaient <strong>de</strong> la beauté dans la simplicité, ils se<br />

mirent à simplifier, mais au bout <strong>de</strong> quelques années cela dégénéra pour aboutir à <strong>de</strong> simples<br />

contours, qui ensuite se réduisirent encore à <strong>de</strong>s symboles abrégés […] et l’on finit par ne faire<br />

plus que griffonner, griffonner encore et toujours autour <strong>de</strong> la même chose 13 . » Cet artiste<br />

nigérian, un maître du portrait à l’huile et sculpteur renommé, qui avait suivi une longue<br />

formation à Londres, était au départ incapable <strong>de</strong> faire sienne la nouvelle esthétique <strong>de</strong> Nsukka.<br />

Il ne pouvait pas prévoir jusqu’où l’art nigérian allait encore « dégénérer » sous l’incursion du<br />

« Currentism 14 » !<br />

Pendant ce temps, le département <strong>de</strong>s arts continua d’exercer son influence en propageant son<br />

énergie créative et intellectuelle jusqu’en 1985, avec un effet radical sur les perspectives <strong>de</strong><br />

plusieurs autres institutions artistiques du pays, mais aussi plus généralement <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong>s<br />

artistes nigérians. Aux côtés <strong>de</strong> Uche Okeke, les personnes à qui l’on doit d’avoir directement<br />

permis cette évolution à Nsukka sont Obiora U<strong>de</strong>chukwu, El Anatsui (originaire du Ghana),<br />

Chika Aniakor 15 , qui ont étayé intellectuellement, tout en lui donnant une résonance, le profil<br />

idéologique du département. <strong>Les</strong> dix ans qui s’écoulèrent <strong>de</strong> 1985 à 1995 prouvèrent clairement la<br />

légitimité <strong>de</strong> ce que l’École d’art <strong>de</strong> Nsukka avait toujours voulu incarner : en effet, différentes<br />

institutions artistiques du pays avaient plus ou moins partiellement puisé dans l’héritage laissé<br />

par l’activité artistique, pédagogique et intellectuelle <strong>de</strong> l’École, en particulier en ce qui concerne<br />

ses programmes, sa pratique et sa théorie <strong>de</strong> l’art. La conviction que l’art ne pouvait pas, <strong>de</strong> façon<br />

significative, promouvoir les aspirations africaines sans que cela s’accompagne du soutien<br />

intellectuel nécessaire finit par faire <strong>de</strong>s émules auprès d’autres institutions. C’est pourquoi, dès<br />

1995, d’autres institutions s’étaient également attelées à cultiver l’érudition, la recherche, la<br />

poésie, l’engagement et l’expérimentation artistiques.<br />

En plus <strong>de</strong>s licenciés <strong>de</strong> Nsukka (Obiora U<strong>de</strong>chukwu, Olu Oguibe, Ikenegbu is A<strong>de</strong>naike,<br />

Barthosa Nkurumeh, Osa Egonwa, Sylvester Ogbechie M. Kure, Cjika Okeke et K. Ikuemesi) qui<br />

s’étaient forgé une réputation <strong>international</strong>e grâce à leurs diverses activités artistiques et<br />

intellectuelles, d’autres étudiants diplômés d’écoles différentes purent alors commencer à se faire<br />

un nom. C’est le cas, entre autres, <strong>de</strong> Gani Oduntokum, Dele Jege<strong>de</strong> L. Bentu, Jerry Buhari,<br />

Jacog Jari, Mike Omoighe, Amoda et Victor Etpuk. En fait, vers le milieu <strong>de</strong>s années 1990, une<br />

multitu<strong>de</strong> d’artistes et <strong>de</strong> lieux institutionnels, l’École <strong>de</strong> Nsukka en avant-poste, avaient<br />

transformé le Nigeria en une nation dotée d’un honorable potentiel en termes d’art contemporain.<br />

Mais au même moment, une autre révolution artistique s’amorçait : Nsukka allait ouvrir la voie à<br />

une nouvelle ère, celle du « Currentism ».<br />

Le « Currentism » ou les nouveaux <strong>courants</strong> artistiques 16<br />

13 Ibid., p. 247.<br />

14 NdT : le terme « Currentism » est un néologisme créé par <strong>Ola</strong> Oloidi pour désigner les <strong>courants</strong> artistiques les plus<br />

récents et les plus aboutis <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> nigérienne, par opposition aux phases « pré-récente » et « récente ». Pour <strong>de</strong>s<br />

questions <strong>de</strong> fluidité et d’exactitu<strong>de</strong>, nous conserverons telle quelle cette expression.<br />

15 NdT: l’auteur en fait également partie.<br />

16 Voir note 14.


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JUILLET 2003<br />

Si l’on ne peut réellement traiter <strong>de</strong> l’expérience du « currentism » au Nigeria sans abor<strong>de</strong>r le<br />

lien plutôt irrégulier qu’elle entretient avec les pério<strong>de</strong>s « pré-récente » et « récente », il faut tout<br />

<strong>de</strong> même souligner que le mouvement actuel ne vit le jour pour <strong>de</strong> bon qu’à partir <strong>de</strong> 1995<br />

environ, grâce à l’influence maîtresse et magnétique d’El Anatsui. Ce <strong>de</strong>rnier se livra dès la fin<br />

<strong>de</strong>s années 1970, avec une énergie bouillonnante, à l’exploration du currentism, en tant que<br />

développement hautement expérimental et créatif – ce qu’illustra particulièrement son vif intérêt<br />

pour la sculpture à partir <strong>de</strong> céramique au manganèse. En complément immédiat, il présenta son<br />

Broken Pot [Pot brisé] lors <strong>de</strong> son exposition « currentiste »/ postmo<strong>de</strong>rniste. Mais ce n’est qu’au<br />

milieu <strong>de</strong>s années 1980 qu’El Anatsui s’affirma vraiment comme défenseur acharné du<br />

currentism artistique. C’est à ce moment-là qu’il fit ses premières expériences avec le bois :<br />

entailles, brûlures, assemblages. Il fit partie <strong>de</strong> nombreuses expositions au Nigeria et à l’étranger,<br />

grâce auxquelles il se forgea une image à l’échelle locale mais aussi <strong>international</strong>e. Il jouissait<br />

déjà d’une notoriété tant pour ses brillantes installations que pour le talent dont il faisait preuve<br />

dans sa manipulation du bois ; aussi ses étudiants s’approprièrent-ils tout naturellement la<br />

radicalité <strong>de</strong> ses enseignements, qu’ils appliquèrent en <strong>de</strong>ux et trois dimensions. Vers les années<br />

1995, l’influence <strong>de</strong> cette sculpture révolutionnaire initiée par Anatsui avait également déjà<br />

fortement touché certains artistes associés à d’autres écoles d’art – influence qui s’est poursuivie<br />

sans fléchir jusqu’à aujourd’hui.<br />

Selon Olu Oguibe (artiste diplômé <strong>de</strong> Nsukka qui s’impliqua aussi <strong>de</strong> très près dans cette<br />

progression originale), « Anatsui est à l’origine <strong>de</strong> techniques sculpturales parmi les plus inédites<br />

et passionnantes <strong>de</strong> ce siècle 17 ». Ike Okonta, quant à lui, est convaincu qu’Anatsui est « un<br />

sculpteur passé maître, qui avec quelques confrères a regagné à l’art mo<strong>de</strong>rne africain une estime<br />

<strong>international</strong>e 18 ». Et pour Ulli Beier, « El Anatsui et Obiora U<strong>de</strong>chukwu sont les <strong>de</strong>ux principaux<br />

piliers <strong>de</strong> l’École <strong>de</strong> Nsukka ».<br />

Le formalisme currentiste d’Anatsui put accé<strong>de</strong>r au <strong>de</strong>vant <strong>de</strong> la scène, aux yeux d’une vaste<br />

majorité d’artistes nigérians, grâce aux œuvres d’artistes généralement jeunes qui furent<br />

exposées sous sa curatelle avec le soutien d’organismes culturels étrangers, tels que le Centre<br />

culturel français ou le Goethe Institut (ce <strong>de</strong>rnier lui ayant d’ailleurs octroyé le titre quasi-officiel<br />

<strong>de</strong> « défenseur <strong>de</strong>s arts nigérians 19 »). L’enseignement et la pratique professionnelle d’Anatsui ont<br />

fortement ébranlé les tendances anti-expérimentales et anti-currentistes <strong>de</strong> l’art du Nigeria<br />

mo<strong>de</strong>rne. Prosélyte impénitent du changement et <strong>de</strong> la continuité créative, il n’a <strong>de</strong> cesse à<br />

l’heure actuelle, avec la même ferveur intacte, <strong>de</strong> faire reconnaître sa position par ses<br />

compatriotes. Concernant son entourage proche à Nsukka, il apparaît clairement que le<br />

currentism a infiltré tout un panel <strong>de</strong> disciplines qui outrepassent ses seules préoccupations<br />

sculpturales, à savoir la peinture, la céramique, l’art sur textile et la communication visuelle.<br />

Pourtant, il s’est parfois heurté à <strong>de</strong>s obstacles avant <strong>de</strong> pouvoir jouir d’une place prépondérante<br />

au sein <strong>de</strong> certaines sections <strong>de</strong> son propre département. C’est durant cette pério<strong>de</strong>, aux alentours<br />

<strong>de</strong> 1999, qu’au cours d’une visite au département artistique <strong>de</strong> Nsukka, Bisi Silva fit une<br />

remarque à la fois hardie et pertinente : elle observa qu’il fallait encore s’attendre à quelques<br />

surprises <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> la très stimulante tradition artistique récentiste <strong>de</strong> Nsukka. Ce<br />

qu’ignoraient certaines personnes initialement insensibles à la sagesse <strong>de</strong> cet avertissement aussi<br />

désintéressé que clairvoyant, c’était que Silva tentait d’injecter dans les veines du système <strong>de</strong><br />

Nsukka un vaccin contre l’amnésie, visant à garantir que cette école d’art conserve définitivement<br />

en mémoire son statut <strong>de</strong> chef <strong>de</strong> file <strong>de</strong> la création, vis-à-vis du milieu artistique contemporain<br />

au Nigeria. Visiblement, Silva eut cette réaction au moment d’une exposition organisée par<br />

Anatsui pour quelques jeunes étudiants – exposition qui permit <strong>de</strong> remettre certaines choses en<br />

place en dissipant les prétentions à la célébrité <strong>de</strong> certains étudiants et en les familiarisant avec<br />

une façon <strong>de</strong> voir plus objective, dont ils avaient bien besoin. Fidèle à la tradition et à l’histoire,<br />

l’École d’art <strong>de</strong> Nsukka (que tout le mon<strong>de</strong> avait pris l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> surnommer la « Uli School »)<br />

se lança dans une expérimentation artistique très poussée : la peinture, la sculpture, la<br />

céramique et l’art textile adoptèrent tous la panoplie intimidante <strong>de</strong> la nouvelle culture<br />

postmo<strong>de</strong>rne currentiste, et l’on commença à inculquer aux étudiants l’importance stylistique<br />

17<br />

Tiré du catalogue <strong>de</strong> l’exposition El Anatsui, Londres : The October Gallery, 1995, p. 2.<br />

18<br />

Ibi<strong>de</strong>m.<br />

19<br />

D’après le catalogue Promoter of Nigerian Artists, El Anatsui, Lagos : Goethe Institut, 1999, quatrième <strong>de</strong> couverture.


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JUILLET 2003<br />

ainsi que la valeur culturelle autonome <strong>de</strong>s nouvelles formes d’expression artistique 20 . Mais il est<br />

important <strong>de</strong> souligner que les étudiants n’étaient aucunement contraints d’opter pour <strong>de</strong>s styles<br />

qui semblaient être dans le prolongement <strong>de</strong> leurs traditions artistiques séculaires ; c’est au<br />

contraire leur propre inspiration qui les guidait dans cette voie.<br />

En 2002, l’esprit du currentism avait insufflé une énergie neuve chez les artistes nigérians<br />

que les pratiques <strong>de</strong> Nsukka avaient inspirés. Bon nombre d’enseignants, d’étudiants et d’anciens<br />

<strong>de</strong> l’école avaient maintenant la chance <strong>de</strong> pouvoir assister à <strong>de</strong>s ateliers et <strong>de</strong>s séminaires à<br />

l’étranger. Aujourd’hui la situation semble encore plus prometteuse, car <strong>de</strong> plus en plus d’artistes<br />

émergent <strong>de</strong> la vague currentiste et font l’objet d’une attention considérable <strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s<br />

médias. Néanmoins, dans l’ensemble, il reste encore beaucoup à faire, si l’on tient compte <strong>de</strong> la<br />

profusion <strong>de</strong>s artistes professionnels au Nigeria face au nombre restreint <strong>de</strong>s organismes <strong>de</strong><br />

formation. En d’autres termes, par rapport aux standards ordinaires du métier, l’art<br />

contemporain nigérian <strong>de</strong>meure un phénomène relativement neuf, et qui dépend encore <strong>de</strong> la<br />

puissance <strong>de</strong> l’impact produit par une poignée d’artistes qui suscitent l’inspiration et dont<br />

l’influence n’a rien à voir avec leur nombre.<br />

Il peut être intéressant <strong>de</strong> dresser, sur un mo<strong>de</strong> plutôt subjectif, la liste non-exhaustive <strong>de</strong>s<br />

artistes <strong>de</strong> la Nsukka School, qui tout comme Anatsui, mus par une propension à<br />

l’expérimentation radicale, n’ont jamais cessé <strong>de</strong> contribuer créativement à l’art contemporain<br />

nigérian. Dans les rangs <strong>de</strong>s sculpteurs, on trouve entre autres Uchechukwu Onyichi, Chika<br />

Anieke, Ndidi Dike, G. Amas, Okey Ikenegbu, Evaristus Obodo et Martin Iorliam. En peinture, il<br />

y a par exemple Olu Oguibe, Nnenna Okore, Marcia Kure, Anaele Iroh, Joseph Eze et Blaise<br />

Gba<strong>de</strong>n. Pour la céramique, on peut citer Ozioma Onuzulike et Gaius Chukwudi. Cette liste ne<br />

fait que donner une idée du nombre d’artistes qui mériteraient d’être mentionnés. En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong><br />

Nsukka, il y a encore d’autres sculpteurs : Olu Amoda, Obiora Anidi, le génial Sokari Douglas<br />

Camp, O.E. Nkanga et Emeka U<strong>de</strong>mba ; et puis il y a le peintre Victor Ekpuk, parmi tant<br />

d’autres. Tous ces artistes, ces a<strong>de</strong>ptes insatiables <strong>de</strong> l’expérimental, se sont attelés à raviver la<br />

flamme <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité sans pour autant divorcer <strong>de</strong>s traditions artistiques indigènes qui ont<br />

engendré et nourri leur talent.<br />

Même s’il reste un vaste territoire à conquérir pour les futurs apôtres du currentism, on ne<br />

peut ignorer le puissant dynamisme qui caractérise aujourd’hui l’art contemporain nigérian,<br />

plongé au cœur d’un processus naturel d’adoption d’un ensemble d’idéaux artistiques universels<br />

auxquels il faut aussi s’adapter.<br />

20 Cet apprentissage put s’effectuer notamment grâce aux cours <strong>de</strong> critique d’art dispensés par <strong>Ola</strong> Oloidi.<br />

[traduction Laurie Guérif]<br />

© <strong>AICA</strong> Press et l’auteur

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