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Philon (05) - École doctorale de philosophie - Université Paris 1 ...

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Numéro 5<br />

Année 2010-2011<br />

Contributions <strong>de</strong>s Doctorants<br />

Les mathématiques chez Musil et Wittgenstein :<br />

<strong>de</strong> la mesure <strong>de</strong>s possibilités à leur invention 9<br />

Pierre FASULA<br />

Spinoza et Nietzsche : le problème du statut <strong>de</strong> l’affectivité<br />

dans la modélisation <strong>de</strong> l’unité psychophysique 23<br />

Yann GALLAIS<br />

Une filiation clan<strong>de</strong>stine ?<br />

De Morelly au Discours sur l’origine <strong>de</strong> l’inégalité 47<br />

Stéphanie ROZA<br />

Recherches en cours<br />

La psychologie et les structures sociales.<br />

À partir <strong>de</strong>s recherches d’Olivier Revault d’Allonnes 63<br />

Frédéric FRUTEAU DE LACLOS<br />

Les technosciences : essai <strong>de</strong> définition 83<br />

Xavier GUCHET<br />

Pluralisme logique, tolérance et empirisme 97<br />

Pierre WAGNER<br />

Varia<br />

Remarques sur le problème <strong>de</strong> la vérité chez Spinoza 119<br />

Marcos André GLEIZER


PHILONSORBONNE<br />

Revue <strong>de</strong> l’<strong>École</strong> Doctorale <strong>de</strong> Philosophie <strong>de</strong> <strong>Paris</strong> I<br />

- <strong>Philon</strong>sorbonne est la revue <strong>de</strong> l’<strong>École</strong> Doctorale <strong>de</strong> Philosophie <strong>de</strong><br />

l’université <strong>Paris</strong> I, créée en partenariat avec les Publications <strong>de</strong> la<br />

Sorbonne. Elle a pour vocation principale <strong>de</strong> publier les textes <strong>de</strong>s<br />

doctorants ou d’étudiants <strong>de</strong> Master dont l’excellence est reconnue et,<br />

le cas échéant, les travaux <strong>de</strong> chercheurs confirmés, notamment <strong>de</strong><br />

professeurs invités, qui interviennent dans le cadre <strong>de</strong>s activités <strong>de</strong><br />

l’<strong>École</strong> Doctorale <strong>de</strong> Philosophie. Son objectif est <strong>de</strong> permettre aux<br />

jeunes chercheurs <strong>de</strong> faire connaître leurs travaux et <strong>de</strong> refléter le<br />

rayonnement <strong>de</strong> l’<strong>École</strong> Doctorale et <strong>de</strong> ses diverses composantes<br />

dans les domaines <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong> la <strong>philosophie</strong> ancienne et mo<strong>de</strong>rne,<br />

<strong>de</strong> la <strong>philosophie</strong> contemporaine, <strong>de</strong> la logique, <strong>de</strong> l’histoire et <strong>de</strong> la<br />

<strong>philosophie</strong> <strong>de</strong>s sciences, <strong>de</strong> la <strong>philosophie</strong> morale et politique, <strong>de</strong> la<br />

<strong>philosophie</strong> <strong>de</strong> l’art et <strong>de</strong> l’esthétique.<br />

- <strong>Philon</strong>sorbonne est également une revue en ligne consultable sur le<br />

site <strong>de</strong> l’<strong>École</strong> Doctorale <strong>de</strong> Philosophie :<br />

http://edph.univ-paris1.fr/phs.html<br />

Contact : phirevsrb@univ-paris1.fr<br />

Directrice <strong>de</strong> publication : Chantal Jaquet<br />

Responsable <strong>de</strong> la mise en ligne : Ramine Kamrane<br />

Conception et mise en page : Marco Dell’Omodarme<br />

Comité <strong>de</strong> rédaction :<br />

Christian Bonnet, Danielle Cohn, Christophe Grellard, Xavier Guchet,<br />

Chantal Jaquet, Jean-Baptiste Joinet, Marco Dell’Omodarme.<br />

Assistants <strong>de</strong> rédaction : Charles Guerout, Jeanne Mascitti.<br />

Comité <strong>de</strong> lecture :<br />

Renaud Barbaras, Jocelyn Benoist, Berna<strong>de</strong>tte Bensau<strong>de</strong>-Vincent,<br />

Bertrand Binoche, Jean-François Braunstein, André Charrak,<br />

Christiane Chauviré, Elsa Dorlin, Jacques Dubucs, Dimitri El Murr,<br />

Catherine Fricheau, Frédéric Fruteau <strong>de</strong> Laclos, Jean Gayon, Bruno<br />

Haas, Laurent Jaffro, Annick Jaulin, Jean-Baptiste Joinet, Denis<br />

Kambouchner, Jean-François Kervégan, David Lapouja<strong>de</strong>, Catherine<br />

Larrère, Sandra Laugier, Éric Marquer, Anne Moeglin-Delcroix,<br />

Pierre-Yves Quiviger, Paul Rateau, Pierre Wagner.


Conditions <strong>de</strong> publication :<br />

- Les textes <strong>de</strong>s doctorants soumis à la publication doivent être<br />

présentés avec l’accord du directeur <strong>de</strong> recherche qui s’engage à en<br />

vérifier la qualité scientifique et à faire rectifier les erreurs. Aucun<br />

texte ne sera examiné sans l’accord préalable du directeur <strong>de</strong><br />

recherche. Dans le cas <strong>de</strong> colloques ou <strong>de</strong> conférences <strong>de</strong> collègues<br />

invités, c’est l’organisateur ou le correspondant qui est responsable<br />

<strong>de</strong>s textes proposés.<br />

- Les textes doivent être présentés selon les normes éditoriales <strong>de</strong>s<br />

Publications la Sorbonne qui figurent sur le site.<br />

- Conformément aux critères <strong>de</strong>s revues internationales, les textes<br />

sont ensuite expertisés, sans mention <strong>de</strong> l’auteur pour préserver<br />

l’anonymat, par les membres du comité scientifique qui établissent<br />

un rapport déterminant s’ils peuvent ou non être publiés. En cas <strong>de</strong><br />

refus ou <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> modification, les rapports sont communiqués<br />

aux intéressés sans mention <strong>de</strong> l’auteur.<br />

Les contributions sont à adresser à :<br />

Revue <strong>Philon</strong>sorbonne, <strong>École</strong> Doctorale <strong>de</strong> Philosophie<br />

1 rue d’Ulm, 750<strong>05</strong> <strong>Paris</strong>.<br />

Revue en vente à la librairie <strong>de</strong>s Publications <strong>de</strong> la Sorbonne :<br />

212, rue Saint-Jacques 750<strong>05</strong> <strong>Paris</strong>.<br />

Tél. : 01 43 25 80 15.<br />

Mail : publisor@univ-paris1.fr


SOMMAIRE<br />

Contributions <strong>de</strong>s Doctorants<br />

Les mathématiques chez Musil et Wittgenstein :<br />

<strong>de</strong> la mesure <strong>de</strong>s possibilités à leur invention 9<br />

Pierre FASULA<br />

Il y a une parenté entre Musil et Wittgenstein dans le rôle central qu’ils accor<strong>de</strong>nt à<br />

la notion <strong>de</strong> possibilité. Cet article analyse plus précisément le lien essentiel qu’ils<br />

instaurent entre cette notion et les mathématiques : en quoi les probabilités peuventelles<br />

être définies comme une mesure <strong>de</strong>s possibilités ? Quel est notamment le<br />

rapport entre définition fréquentiste et définition logique <strong>de</strong>s probabilités ? En quel<br />

sens peut-on dire, par ailleurs, que les mathématiques sont un modèle d’invention<br />

<strong>de</strong> nouvelles possibilités ?<br />

Mots-clés : Musil, Wittgenstein, Possibilité, Probabilité, Statistiques, Fréquence,<br />

Calcul, Moi, Hasard, Mathématiques, Réalité, Impossibilité, Littérature,<br />

Détermination.<br />

Spinoza et Nietzsche : le problème du statut <strong>de</strong> l’affectivité<br />

dans la modélisation <strong>de</strong> l’unité psychophysique 23<br />

Yann GALLAIS<br />

En vertu <strong>de</strong> la place qu’ils lui accor<strong>de</strong>nt, l’affectivité offre le terrain privilégié<br />

d’une confrontation philosophique entre Spinoza et Nietzsche. La comparaison <strong>de</strong><br />

leurs critiques du libre arbitre met en évi<strong>de</strong>nce l’asymétrie du statut du corps<br />

dans leur caractérisation respective <strong>de</strong>s affects. La prépondérance nietzschéenne<br />

du corps souligne l’aspect essentiellement infra-conscient <strong>de</strong>s affects lequel éclaire<br />

rétrospectivement l’hétérogénéité <strong>de</strong>s registres <strong>de</strong> l’affectivité chez les <strong>de</strong>ux<br />

philosophes. Mais elle indique surtout une dissension fondamentale concernant le<br />

crédit accordé à la notion <strong>de</strong> causalité et le sens <strong>de</strong> la nécessité.<br />

Mots-clés : Spinoza, Nietzsche, Affect, Causalité, Corps, Désir, Passion, Nécessité,<br />

Volonté <strong>de</strong> puissance.<br />

Une filiation clan<strong>de</strong>stine ?<br />

De Morelly au Discours sur l’origine <strong>de</strong> l’inégalité 47<br />

Stéphanie ROZA<br />

Cet article examine l’hypothèse selon laquelle Rousseau aurait lu le Co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la<br />

Nature <strong>de</strong> Morelly dans la pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> rédaction du second Discours, et aurait retenu<br />

<strong>de</strong> ce texte certains <strong>de</strong> ses concepts fondamentaux, comme ceux « d’amour propre »<br />

et <strong>de</strong> « probité naturelle » pour les réinvestir à nouveaux frais. Une telle éventualité


permettrait <strong>de</strong> rendre compte <strong>de</strong> la proximité remarquable <strong>de</strong> certains passages, y<br />

compris quand Rousseau, fidèle à un geste fréquent chez lui, ne semble emprunter sa<br />

démarche à Morelly que pour mieux la récuser.<br />

Mots-clés : Rousseau, Morelly, Anthropologie, Sociabilité, Corruption, Égalité.<br />

Recherches en cours<br />

La psychologie et les structures sociales.<br />

À partir <strong>de</strong>s recherches d’Olivier Revault d’Allonnes 63<br />

Frédéric FRUTEAU DE LACLOS<br />

La psychologie a été, <strong>de</strong> toutes les sciences humaines, la plus malmenée au cours <strong>de</strong><br />

la pério<strong>de</strong> structuraliste. De récentes positions individualistes ont rendu possible<br />

son retour en grâce théorique. Il nous semble cependant que le développement <strong>de</strong> la<br />

psychologie ne requiert pas nécessairement un tel individualisme <strong>de</strong> métho<strong>de</strong>. Nous<br />

essayons <strong>de</strong> le montrer en reprenant les thèses originales avancées par le philosophe<br />

<strong>de</strong> l’art Olivier Revault d’Allonnes dans le cadre d’une psychologie objective,<br />

comparée, historique. Ces thèses nous conduisent à formuler <strong>de</strong>s propositions pour<br />

une psychologie <strong>de</strong> la libération.<br />

Mots-clés : Olivier Revault d’Allonnes, Psychologie historique, Structuralisme,<br />

Philosophie <strong>de</strong> l’art, Individualisme méthodologique, Psychologie <strong>de</strong> la libération.<br />

Les technosciences : essai <strong>de</strong> définition 83<br />

Xavier GUCHET<br />

La notion <strong>de</strong> technoscience a été proposée à l’origine, dans les années 1970, pour<br />

prendre le contre-pied <strong>de</strong>s approches dominantes en <strong>philosophie</strong> <strong>de</strong>s sciences. À<br />

rebours <strong>de</strong> ces approches traitant la science comme une activité <strong>de</strong> langage et <strong>de</strong><br />

représentation, une manipulation <strong>de</strong> symboles et <strong>de</strong> théories, il s’agissait <strong>de</strong><br />

reconnaître l’importance <strong>de</strong>s aspects non conceptuels <strong>de</strong> la science (Hottois, 1984).<br />

Des travaux se sont multipliés à partir <strong>de</strong>s années 1980, insistant précisément sur ces<br />

aspects non langagiers et non symboliques dans les sciences. Toutefois, force est <strong>de</strong><br />

constater que la notion <strong>de</strong> technoscience a <strong>de</strong>puis lors davantage gagné en confusion<br />

qu’en précision (Hottois, 2004 ; Sebbah, 2010). La notion <strong>de</strong> technoscience a fini<br />

par valoir d’abord pour sa charge affective et axiologique, moins pour sa capacité à<br />

susciter une élaboration théorique nouvelle <strong>de</strong> la pratique scientifique. Cet article<br />

entend nuancer ce constat. On soutient : 1) qu’un contexte récent <strong>de</strong> développements<br />

scientifiques et techniques est aujourd’hui l’occasion <strong>de</strong> renouveler la notion <strong>de</strong><br />

technoscience, en lui donnant peut-être davantage <strong>de</strong> précision : ce contexte, c’est<br />

celui <strong>de</strong>s nanotechnologies ; 2) que cette notion renouvelée <strong>de</strong> technoscience est<br />

motivée par l’ambition <strong>de</strong> mieux décrire l’activité scientifique dans tous ses aspects<br />

(ce qui était le but initial), mais aussi <strong>de</strong> mieux comprendre la nature <strong>de</strong> l’objet<br />

technique ; 3) que les significations épistémologiques et politiques <strong>de</strong> la notion<br />

<strong>de</strong> technoscience ne sont pas mutuellement exclusives : l’enjeu d’une conception<br />

renouvelée <strong>de</strong> cette notion est justement <strong>de</strong> mieux articuler ces <strong>de</strong>ux significations :<br />

4) que la <strong>philosophie</strong> <strong>de</strong> Gilbert Simondon se révèle particulièrement intéressante<br />

dans la perspective <strong>de</strong> repenser la technoscience.<br />

Mots-clés : Nano-objet, Risque, Technoscience.


Pluralisme logique, tolérance et empirisme 97<br />

Pierre WAGNER<br />

Dans les débats actuels sur le pluralisme logique, il est souvent fait référence à<br />

Carnap qui opéra, au début <strong>de</strong>s années trente, un tournant pluraliste, corrélatif<br />

<strong>de</strong> l’adoption <strong>de</strong> son fameux principe <strong>de</strong> tolérance. À l’époque, il renonçait ainsi<br />

à l’universalisme logique dont Frege, Russell et Wittgenstein avaient été les<br />

principaux représentants, et il donnait une nouvelle orientation à sa <strong>philosophie</strong><br />

empiriste. Nous cherchons ici à caractériser l’empirisme carnapien dans le contexte<br />

du pluralisme et <strong>de</strong> la tolérance, en montrant quelles difficultés il rencontre et en<br />

indiquant quelques solutions possibles.<br />

Mots clés : Pluralisme logique, Tolérance, Empirisme, Carnap, Philosophie <strong>de</strong>s<br />

Lumières, Métaphysique.<br />

Varia<br />

Remarques sur le problème <strong>de</strong> la vérité chez Spinoza 119<br />

Marcos André GLEIZER<br />

La réflexion spinoziste sur la vérité dégage <strong>de</strong>ux propriétés <strong>de</strong> l’idée vraie –<br />

l’adaequatio et la convenientia – dont l’articulation exacte pose quelques difficultés<br />

d’interprétation. Le problème principal consiste à savoir si ces <strong>de</strong>ux propriétés<br />

renvoient à <strong>de</strong>ux théories <strong>de</strong> la vérité qui s’opposent (vérité-cohérence et véritécorrespondance)<br />

ou à <strong>de</strong>ux aspects qui se complètent d’une façon harmonieuse dans<br />

une seule conception <strong>de</strong> la vérité. L’objectif <strong>de</strong> cet article est <strong>de</strong> présenter quelques<br />

remarques qui soutiennent la secon<strong>de</strong> option et éclairent l’originalité <strong>de</strong> la<br />

conception spinoziste <strong>de</strong> la vérité.<br />

Mots-clés : Spinoza, Vérité, Définition, Critère, Adéquation, Correspondance,<br />

Cohérence.


Les mathématiques chez Musil et Wittgenstein :<br />

<strong>de</strong> la mesure <strong>de</strong>s possibilités à leur invention<br />

Pierre Fasula<br />

9/135<br />

Au tout début <strong>de</strong> L’Homme sans qualités, Robert Musil attribue à<br />

Ulrich, le personnage principal, un sens du possible qui n’est pas sans<br />

rappeler certains traits <strong>de</strong> la pratique wittgensteinienne <strong>de</strong> la <strong>philosophie</strong> :<br />

L’homme qui en est doué, par exemple, ne dira pas : ici s’est produite,<br />

va se produire, doit se produire telle ou telle chose ; mais il imaginera : ici<br />

pourrait, <strong>de</strong>vrait se produire telle ou telle chose ; et quand on lui dit d’une chose<br />

qu’elle est comme elle est, il pense qu’elle pourrait aussi bien être autre. Ainsi<br />

pourrait-on définir simplement le sens du possible comme la faculté <strong>de</strong> penser<br />

tout ce qui pourrait être « aussi bien », et <strong>de</strong> ne pas accor<strong>de</strong>r plus d’importance<br />

à ce qui est qu’à ce qui n’est pas 1 .<br />

On peut alors penser à l’importance accordée par Ludwig Wittgenstein à<br />

l’imagination dans la pratique <strong>de</strong> la <strong>philosophie</strong>, mais aussi à sa réflexion sur<br />

les variations d’aspects et à leur usage, ainsi qu’à un point <strong>de</strong> vue logique qui<br />

ne favorise pas plus ce qui est le cas que ce qui n’est pas le cas. Or, à chaque<br />

fois, ce sont là autant d’éléments d’une métho<strong>de</strong> où la notion <strong>de</strong> possibilité<br />

joue un rôle central.<br />

Dans le cadre <strong>de</strong> cet article, on ne cherchera pourtant pas à développer<br />

cette comparaison sur le plan <strong>de</strong> la <strong>philosophie</strong>, mais plutôt à déplacer<br />

ce thème du sens du possible du côté <strong>de</strong>s mathématiques, puisque c’est en<br />

bonne partie sur ce terrain que les <strong>de</strong>ux auteurs ont développé une pensée<br />

originale <strong>de</strong> la possibilité. On sait en effet que Robert Musil a <strong>de</strong> son<br />

côté accordé une gran<strong>de</strong> importance aux probabilités, notamment dans<br />

1. R. Musil, L’Homme sans qualités, <strong>Paris</strong>, Le Seuil, 1956, tr. P. Jaccottet, t. 1, p. 20.


10/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

leur application à l’histoire, la société et l’homme 2 , alors que Ludwig<br />

Wittgenstein s’est davantage penché sur le rôle <strong>de</strong>s mathématiques dans la<br />

détermination <strong>de</strong> ce qui est possible ou pas 3 . Il faut cependant préciser que ni<br />

Robert Musil ni Ludwig Wittgenstein n’ont cantonné leur réflexion à l’un ou<br />

l’autre aspect <strong>de</strong>s mathématiques, si bien que l’intérêt pour la mesure <strong>de</strong> la<br />

probabilité et la détermination <strong>de</strong> nouvelles possibilités se retrouve dans<br />

chaque œuvre. Tout le problème est alors <strong>de</strong> savoir, d’une part, comment ces<br />

<strong>de</strong>ux aspects s’articulent, et d’autre part, dans quelle mesure la comparaison<br />

entre ces <strong>de</strong>ux auteurs peut être poursuivie jusque dans le domaine <strong>de</strong>s<br />

mathématiques.<br />

La mesure <strong>de</strong> la probabilité et le rôle <strong>de</strong>s fréquences dans sa<br />

définition<br />

Une manière <strong>de</strong> comprendre les positions respectives <strong>de</strong> Ludwig<br />

Wittgenstein et <strong>de</strong> Robert Musil, concernant la probabilité, est <strong>de</strong> les<br />

rapporter à leurs tenants et à leurs aboutissants, pour les situer dans la<br />

cartographie <strong>de</strong>s réflexions sur ce sujet.<br />

Si l’on regar<strong>de</strong> du côté <strong>de</strong>s tenants, on trouve pour Ludwig<br />

Wittgenstein, ou en tout cas pour son Tractatus, la Wissenschaftslehre <strong>de</strong><br />

Bernard Bolzano, au point que Georg Henrik Von Wright peut affirmer : « Il<br />

est une définition <strong>de</strong> la probabilité qui répond sur tous les points essentiels à<br />

celle <strong>de</strong> Wittgenstein ; c’est celle qui a été proposée, il y a presque un siècle,<br />

par Bolzano dans sa Wissenschaftslehre <strong>de</strong> 1837. […] Il semble approprié<br />

<strong>de</strong> parler d’une seule et même définition <strong>de</strong> la probabilité que l’on appellera<br />

la définition bolzano-wittgensteinienne » 4 , définition qui est <strong>de</strong> nature<br />

logique. Pour Musil, dans la liste que l’on trouve dans ses Journaux 5 et qui<br />

contient plus d’une trentaine <strong>de</strong> titres sur le sujet, c’est plutôt le livre <strong>de</strong><br />

Timerding, Die Analyse <strong>de</strong>s Zufalls 6 , qui a compté, dans sa défense pru<strong>de</strong>nte<br />

d’une conception statistique <strong>de</strong>s probabilités. Quand on regar<strong>de</strong> ces lectures,<br />

on voit donc se profiler déjà à l’arrière-plan l’opposition classique entre la<br />

conception logique et la conception statistique <strong>de</strong> la probabilité.<br />

Or, cette différence se retrouve aussi parmi les interlocuteurs <strong>de</strong> nos<br />

<strong>de</strong>ux auteurs. À la suite <strong>de</strong> son maître, Friedrich Waismann s’est fait le<br />

défenseur <strong>de</strong> la conception logique <strong>de</strong> la probabilité :<br />

2. J. Bouveresse, Robert Musil. L’homme probable, le hasard, la moyenne et l’escargot <strong>de</strong><br />

l’histoire, <strong>Paris</strong>, L’Éclat, 1993.<br />

3. Id., La force <strong>de</strong> la règle. Wittgenstein et l’invention <strong>de</strong> la nécessité, <strong>Paris</strong>, Minuit, 1987 ; Le<br />

pays <strong>de</strong>s possibles. Wittgenstein, les mathématiques et le mon<strong>de</strong> réel, <strong>Paris</strong>, Minuit, 1988.<br />

4. G. H. Von Wright, Wittgenstein, Mauvezin, TER, 1986, tr. É. Rigal, p. 155.<br />

5. R. Musil, Journaux, <strong>Paris</strong>, Le Seuil, 1981, t. 1, p. 557-568.<br />

6. H. E. Timerding, Die Analyse <strong>de</strong>s Zufalls, Braunschweig, Vieweg & Sohn, 1915.


Les mathématiques chez Musil et Wittgenstein 11/135<br />

Le but <strong>de</strong>s discussions qui suivent est la clarification logique du concept<br />

<strong>de</strong> probabilité. Elles veulent donner une réponse déterminée à la question <strong>de</strong><br />

savoir ce que signifie la probabilité et ce qu’est le sens <strong>de</strong>s énoncés <strong>de</strong><br />

probabilités. En accord avec Leibniz et Bolzano, je crois que la théorie <strong>de</strong> la<br />

probabilité est une branche <strong>de</strong> la logique. Et je veux exposer ici comment cette<br />

conception peut, par l’utilisation <strong>de</strong>s pensées <strong>de</strong> Wittgenstein, être libérée <strong>de</strong>s<br />

difficultés qui jusqu’à présent entravaient son acceptation 7 .<br />

Pour ce faire, il s’attaque à <strong>de</strong>ux conceptions <strong>de</strong> la probabilité, la<br />

<strong>de</strong>uxième étant celle <strong>de</strong> Richard Von Mises, qui défendait une conception<br />

fréquentiste <strong>de</strong> la probabilité et s’intéressait plus généralement à ses<br />

applications possibles à la réalité. Or, Richard Von Mises est justement<br />

<strong>de</strong>venu un interlocuteur <strong>de</strong> Robert Musil, quand celui-ci s’est installé à<br />

Berlin dans les années 1930-1933. Et il est tout à fait vraisemblable que<br />

Robert Musil se soit accordé avec lui non seulement à propos <strong>de</strong> Rainer<br />

Maria Rilke, dont Richard Von Mises collectionnait les textes, mais aussi à<br />

propos <strong>de</strong> cette défense <strong>de</strong> la conception fréquentiste <strong>de</strong>s probabilités.<br />

C’est sur ce fond que l’on peut alors apprécier la différence entre<br />

Ludwig Wittgenstein et Robert Musil dans leurs définitions respectives <strong>de</strong>s<br />

probabilités. Le premier introduit sa définition <strong>de</strong>s probabilités à un moment<br />

du Tractatus où il rend compte <strong>de</strong>s rapports entre propositions au moyen <strong>de</strong><br />

leurs raisons <strong>de</strong> vérité. Les probabilités sont donc définies ainsi :<br />

5.15 – Si Vr est le nombre <strong>de</strong> fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> vérité <strong>de</strong> la proposition « r »,<br />

Vrs le nombre <strong>de</strong>s fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> vérité <strong>de</strong> la proposition « s » qui sont<br />

en même temps fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> vérité <strong>de</strong> « r », nous nommons alors le<br />

rapport Vrs : Vr mesure <strong>de</strong> la probabilité que la proposition « r » confère à<br />

la proposition « s » 8 .<br />

On parlera donc d’une définition logique dans la mesure où la<br />

probabilité n’est pas la qualité d’un événement mais un rapport entre <strong>de</strong>ux<br />

propositions et plus précisément entre leurs raisons <strong>de</strong> vérité : « 5.1511 – Il<br />

n’y a pas d’objet particulier propre aux propositions <strong>de</strong> probabilité. […]<br />

5.156 – […] La proposition <strong>de</strong> probabilité est comme un extrait d’autres<br />

propositions » 9 .<br />

Le second introduit les probabilités d’une tout autre manière, par<br />

exemple dans les réflexions d’Ulrich sur l’homme moyen, lors <strong>de</strong> ses<br />

promena<strong>de</strong>s dans la foule avec sa sœur Agathe :<br />

Dans ces pensées se glissait cependant aussi le souvenir du calcul <strong>de</strong>s<br />

moyennes tel qu’on l’entend dans le calcul <strong>de</strong>s probabilités. Avec une sérénité<br />

froi<strong>de</strong> et presque indécente, les règles <strong>de</strong> la probabilité se fon<strong>de</strong>nt sur le fait que<br />

7. F. Waismann, « Logische Analyse <strong>de</strong>s Wahrscheinlichkeitsbegriffs », Erkenntnis, 1<br />

(1930/1931), notre traduction, p. 228.<br />

8. L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, <strong>Paris</strong>, Gallimard, 1993, trad. fr. Gilles-<br />

Gaston Granger, p. 74.<br />

9. Ibid., p. 74-76.


12/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

les événements peuvent tourner tantôt ainsi, tantôt autrement, parfois même<br />

auraient pu aboutir au contraire <strong>de</strong> ce qu’ils sont. Pour former et fortifier une<br />

moyenne, il faut donc que les valeurs supérieures ou particulières soient<br />

beaucoup moins fréquentes que les valeurs moyennes, qu’elles ne se présentent<br />

presque jamais, et qu’il en aille <strong>de</strong> même <strong>de</strong>s valeurs anormalement<br />

basses. Au mieux, ou au pis, les unes comme les autres restent <strong>de</strong>s « valeurs<br />

aux limites », et cela non seulement dans la métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> calcul, mais dans<br />

l’expérience, partout où règnent <strong>de</strong>s conditions d’ordre arbitraire 10 .<br />

Ce qui est en jeu dans ce passage, c’est le fon<strong>de</strong>ment du calcul <strong>de</strong>s<br />

probabilités, c’est-à-dire le comportement <strong>de</strong>s événements qui est requis<br />

pour que l’on puisse en calculer une moyenne en suivant les règles <strong>de</strong> la<br />

probabilité. Plus précisément, ce fon<strong>de</strong>ment est double : d’une part, « les<br />

événements peuvent tourner tantôt ainsi, tantôt autrement », d’autre part,<br />

il doit y avoir une certaine proportion entre valeurs moyennes et valeurs<br />

anormalement inférieures ou supérieures. Mais le plus important dans ce<br />

passage, mais aussi <strong>de</strong> manière plus générale dans L’Homme sans qualités,<br />

c’est que l’usage <strong>de</strong>s probabilités qui intéresse Robert Musil est celui <strong>de</strong>s<br />

statistiques.<br />

Cette différence entre les <strong>de</strong>ux auteurs, articulée à celle que l’on trouve<br />

entre conception logique et conception statistique <strong>de</strong>s probabilités, <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />

pourtant à être nuancée. En effet, chez Ludwig Wittgenstein, on ne trouve<br />

pas seulement une définition logique <strong>de</strong> la probabilité, mais aussi une<br />

explicitation <strong>de</strong>s rapports entre probabilités et fréquences, qui se révèle<br />

finalement assez proche du propos <strong>de</strong> Robert Musil. À la fin <strong>de</strong>s Remarques<br />

philosophiques, <strong>de</strong>ux situations sont envisagées. La première renvoie à<br />

l’impression que la fréquence observée vérifie à proprement parler le calcul<br />

<strong>de</strong> la probabilité. Or, l’impression est trompeuse dans la mesure où la<br />

fréquence observée vérifie seulement les bases <strong>de</strong> ce calcul, c’est-à-dire les<br />

lois naturelles à partir <strong>de</strong>squelles le calcul est produit :<br />

Si je lance un dé, par exemple, je peux prédire – en apparence a priori –<br />

qu’en moyenne le chiffre 1 apparaîtra une fois sur six coups, puis je peux le<br />

confirmer par l’expérience. Mais ce que je confirme par l’expérimentation, ce<br />

n’est pas le calcul, mais la loi naturelle que le calcul <strong>de</strong>s probabilités peut me<br />

présenter sous <strong>de</strong>s formes différentes. En passant par le médium du calcul <strong>de</strong>s<br />

probabilités, je contrôle la loi naturelle qui se trouve à la base du calcul.<br />

Dans le cas que nous venons <strong>de</strong> voir, cette loi naturelle se représente<br />

ainsi : il y a une probabilité égale pour chacune <strong>de</strong>s six faces d’être amenée au<br />

sommet du dé. C’est cette loi que nous vérifions 11 .<br />

L’autre situation est celle dans laquelle justement la fréquence observée<br />

ne correspond pas à la prédiction avancée, par exemple dans laquelle un<br />

joueur <strong>de</strong> dé produit un 1 pendant une semaine, alors que le dé n’est pourtant<br />

10. R. Musil, L’Homme sans qualités, <strong>Paris</strong>, Le Seuil, 1956, t. 2, trad. fr. P. Jaccottet, p. 509.<br />

11. L. Wittgenstein, Remarques philosophiques, <strong>Paris</strong>, Gallimard, 1975, trad. fr. J. Fauve,<br />

p. 276.


Les mathématiques chez Musil et Wittgenstein 13/135<br />

pas pipé et même que d’autres joueurs produisent <strong>de</strong>s résultats normaux.<br />

Que conclure <strong>de</strong> cette déviation <strong>de</strong> la fréquence par rapport au calcul ? De<br />

même qu’une fréquence qui correspond au calcul ne le vérifie pas, une<br />

fréquence qui ne lui correspond pas ne l’infirme pas. La question essentielle<br />

est plutôt : ce joueur « est-il alors fondé à penser que c’est l’action d’une loi<br />

naturelle qui ne lui fait lancer que <strong>de</strong>s 1 ; est-il fondé à croire que cela va<br />

continuer <strong>de</strong> la sorte, ou est-il fondé à faire la conjecture que cette régularité<br />

ne peut plus durer bien longtemps ? » 12 Autrement dit : cet écart entre la<br />

probabilité et la fréquence doit-il être attribué au hasard, auquel cas cette<br />

fréquence doit finalement converger avec le calcul, ou bien à une loi<br />

naturelle, auquel cas il est possible <strong>de</strong> changer le calcul sur la base <strong>de</strong> cette<br />

nouvelle loi, si bien que la fréquence et le calcul concor<strong>de</strong>nt ? Selon Ludwig<br />

Wittgenstein, il est très peu probable que ce joueur accepte <strong>de</strong> reconnaître<br />

dans ses jets l’effet d’une loi : cela s’opposerait aux expériences qu’il a pu<br />

accumuler, c’est-à-dire aux fréquences observées jusque là. Mais le plus<br />

important, c’est qu’il en va dans cette situation <strong>de</strong> la nécessité <strong>de</strong> « tracer une<br />

frontière entre le hasard et la loi » 13 , et que c’est la masse <strong>de</strong>s fréquences<br />

observées dans le passé qui permet d’en déci<strong>de</strong>r.<br />

Or, cela se rapproche assez <strong>de</strong> ce qu’expose Ulrich à Gerda, un autre<br />

personnage <strong>de</strong> L’Homme sans qualités :<br />

Vous vous souvenez sans doute, par les cours que vous avez suivis,<br />

comment les choses se passent quand on aimerait savoir si un phénomène<br />

relève ou non d’une loi ? Ou bien on a d’avance ses raisons <strong>de</strong> le croire, comme<br />

par exemple en physique et en chimie, et même si les observations ne donnent<br />

jamais la valeur cherchée, elles n’en restent pas moins, <strong>de</strong> quelque manière,<br />

dans les parages, <strong>de</strong> sorte qu’on peut calculer cette valeur à partir d’elles. Ou<br />

bien on n’a pas ces raisons, comme c’est souvent le cas dans la vie, et on se<br />

trouve <strong>de</strong>vant un phénomène dont on ne sait pas exactement s’il relève <strong>de</strong> la loi<br />

ou du hasard : alors le problème humain <strong>de</strong>vient passionnant. On commence<br />

par transformer sa pile d’observations en pile <strong>de</strong> chiffres ; on établit <strong>de</strong>s classes<br />

(quels nombres se situent-ils entre telle ou telle valeur, entre telle valeur et la<br />

suivante, et ainsi <strong>de</strong> suite ?) et l’on en tire <strong>de</strong>s lois <strong>de</strong> répartition : on constate<br />

alors que la fréquence du phénomène présente, ou ne présente pas, <strong>de</strong>s<br />

variations systématiques ; on obtient une distribution stationnaire, ou loi <strong>de</strong><br />

distribution, on calcule l’écart moyen, la déviation par rapport à une valeur<br />

quelconque, l’écart médian, l’écart moyen quadratique, l’écart type, la<br />

fluctuation, et ainsi <strong>de</strong> suite, et c’est à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> toutes ces notions que l’on<br />

examine le phénomène donné 14 .<br />

Tout ce travail statistique sert à établir la fréquence et les variations d’un<br />

phénomène, pour savoir s’il relève d’une loi ou du hasard. Il ne s’agit donc<br />

ni d’i<strong>de</strong>ntifier sa fréquence à une loi qui le gouvernerait ni même <strong>de</strong> conclure<br />

automatiquement <strong>de</strong> cette fréquence à la présence d’une loi : « […] il y a<br />

12. Ibid., p. 278.<br />

13. G. H. Von Wright, op. cit., p. 169.<br />

14. R. Musil, op. cit., t. 1, p. 613.


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<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

aussi <strong>de</strong>s observations qui ont toutes les apparences d’une loi naturelle sans<br />

se fon<strong>de</strong>r pourtant sur quoi que ce soit que l’on puisse considérer comme<br />

telle. La régularité <strong>de</strong>s séries statistiques est quelquefois aussi gran<strong>de</strong> que<br />

celle <strong>de</strong>s lois » 15 . Au mieux, l’établissement <strong>de</strong>s fréquences et <strong>de</strong>s variations<br />

donne donc <strong>de</strong>s raisons pour déci<strong>de</strong>r si le phénomène relève du hasard ou <strong>de</strong><br />

ce qui seulement s’apparente à une loi.<br />

À partir <strong>de</strong> là, on pourrait comparer plus précisément Robert Musil et<br />

Ludwig Wittgenstein sur le rôle <strong>de</strong>s fréquences par rapport aux probabilités :<br />

elles servent non pas à les définir, comme si le calcul <strong>de</strong>s probabilités n’était<br />

que l’expression d’une fréquence, mais à montrer <strong>de</strong>s régularités qui peuvent<br />

être <strong>de</strong>s raisons sur la base <strong>de</strong>squelles <strong>de</strong>s lois peuvent être supposées et <strong>de</strong>s<br />

calculs en termes <strong>de</strong> probabilités effectués. En même temps, subsistent <strong>de</strong>ux<br />

différences. La première concerne la nature <strong>de</strong>s fréquences observées : il<br />

s’agit, chez Ludwig Wittgenstein, <strong>de</strong> la masse <strong>de</strong>s expériences antérieures,<br />

chez Robert Musil, <strong>de</strong> fréquences issues <strong>de</strong>s statistiques. La secon<strong>de</strong><br />

concerne la nature <strong>de</strong> la loi qui en est tirée : chez Ludwig Wittgenstein, on<br />

déci<strong>de</strong> ou non <strong>de</strong> renvoyer une fréquence à une loi naturelle, alors que chez<br />

Robert Musil, la fréquence ne fournit au mieux qu’un analogue <strong>de</strong> loi. Au<br />

fond, subsiste la différence entre une conception statistique et une<br />

conception inductive <strong>de</strong>s probabilités, même si l’enjeu est commun – tracer<br />

la frontière entre loi et hasard – et le moyen analogue – utiliser les<br />

fréquences acquises ou établies statistiquement comme <strong>de</strong>s raisons pour<br />

déci<strong>de</strong>r <strong>de</strong> cette frontière.<br />

Peut-on alors aller jusqu’à dire comme Georg Henrik Von Wright que<br />

« nous tendons à tracer cette frontière <strong>de</strong> façon à comprimer au maximum la<br />

marge du hasard et à étendre la portée <strong>de</strong> la loi autant que faire se peut » 16 ?<br />

On peut être réservé à l’égard <strong>de</strong> cette formule. Ce que montre l’exemple<br />

pris par Ludwig Wittgenstein, c’est la résistance du joueur <strong>de</strong> dé à<br />

« reconnaître comme une loi naturelle son incapacité à lancer autre chose<br />

que <strong>de</strong>s 1 » 17 , et donc la résistance à modifier les lois naturelles sur lequel<br />

il fon<strong>de</strong> son calcul <strong>de</strong>s probabilités. Mais comment interpréter cette<br />

résistance ? D’un côté, la portée <strong>de</strong> la loi n’est pas étendue, puisqu’il est<br />

presque certain qu’il attribuera ses jets au hasard et ne reconnaîtra pas une<br />

nouvelle loi. Mais d’un autre côté, cette résistance témoigne <strong>de</strong> son<br />

attachement à la loi naturelle présupposée dans son calcul : il y a une<br />

probabilité égale pour chacune <strong>de</strong>s six faces. Autrement dit, un événement<br />

tout à fait particulier, dont on ne sait pas s’il relève du hasard ou d’une<br />

nouvelle loi, a peu <strong>de</strong> poids face à cette première loi qui provient <strong>de</strong><br />

l’accumulation <strong>de</strong>s expériences antérieures. Ainsi, nous ne modifions et<br />

n’étendons pas facilement nos lois, mais en revanche l’observation <strong>de</strong>s<br />

fréquences acquiert au cours du temps un poids <strong>de</strong> plus en plus important.<br />

15. Ibid., p. 614.<br />

16. G. H. Von Wright, op. cit., p.169.<br />

17. L. Wittgenstein, op. cit., p.278.


Les mathématiques chez Musil et Wittgenstein 15/135<br />

De son côté, Robert Musil se montre assez pru<strong>de</strong>nt sur l’ampleur <strong>de</strong><br />

l’application <strong>de</strong>s statistiques aux événements historiques et intellectuels :<br />

Une seule phrase, dans tout cela, était soli<strong>de</strong> : supposé un jeu <strong>de</strong> hasard, le<br />

résultat montrerait la même répartition <strong>de</strong> chances et <strong>de</strong> malchances que la vie.<br />

Mais que le second membre <strong>de</strong> cette phrase hypothétique soit vrai ne permet<br />

nullement <strong>de</strong> conclure à la vérité du premier. Pour être croyable, la réversibilité<br />

du rapport exigerait une comparaison plus précise qui permettrait d’appliquer<br />

les notions <strong>de</strong> la probabilité aux événements historiques et intellectuels et <strong>de</strong><br />

confronter <strong>de</strong>ux domaines aussi différents 18 .<br />

Que la vie et un jeu <strong>de</strong> dé offrent une répartition semblable <strong>de</strong> chances<br />

et <strong>de</strong> malchances ne permet pas d’affirmer que la vie est elle-même un jeu<br />

<strong>de</strong> hasard, si bien que la possibilité d’appliquer à la vie le calcul <strong>de</strong>s<br />

probabilités, dont le jeu <strong>de</strong> dé est un modèle, dépend d’une comparaison plus<br />

précise entre la vie et le jeu <strong>de</strong> dé. De ce point <strong>de</strong> vue, les problèmes <strong>de</strong><br />

Robert Musil sont assez différents <strong>de</strong> ceux <strong>de</strong> Ludwig Wittgenstein. Alors<br />

que ce <strong>de</strong>rnier cherche seulement à articuler au mieux calcul <strong>de</strong>s probabilités<br />

et fréquences, le premier cherche à savoir si le calcul <strong>de</strong>s probabilités peut<br />

être appliqué à la vie et aux événements historiques et intellectuels. Or, que<br />

l’on puisse dans ce domaine utiliser les statistiques pour faire le tri entre<br />

ce qui relève d’une loi et ce qui relève du hasard, n’implique pas<br />

nécessairement que l’on puisse y appliquer le calcul <strong>de</strong>s probabilités : on<br />

ne peut conclure aussi simplement d’une <strong>de</strong>scription statistique d’un<br />

phénomène à la possibilité <strong>de</strong> lui appliquer les calculs <strong>de</strong> la probabilité. Pour<br />

répondre à Georg Henrik Von Wright, on dira donc que les statistiques, sans<br />

aucun doute, voient leur portée grandir <strong>de</strong> plus en plus, mais, d’une part, que<br />

les séries statistiques ne sont pas <strong>de</strong>s lois naturelles, et d’autre part, que la<br />

possibilité d’établir <strong>de</strong> telles séries ne dit encore rien <strong>de</strong> la possibilité<br />

d’appliquer le calcul <strong>de</strong>s probabilités à la vie et aux événements historiques<br />

et intellectuels.<br />

De l’intérêt <strong>de</strong>s probabilités pour l’invention <strong>de</strong> nouvelles<br />

possibilités<br />

Le sens <strong>de</strong>s réflexions <strong>de</strong> Robert Musil sur la probabilité s’exprime dans<br />

le chapitre où il décrit le sens du possible. Le poids <strong>de</strong> la probabilité semble<br />

s’opposer à l’exercice <strong>de</strong> ce sens très particulier :<br />

C’est la réalité qui éveille les possibilités, et vouloir le nier serait<br />

parfaitement absur<strong>de</strong>. Néanmoins, dans l’ensemble et en moyenne, ce seront<br />

toujours les mêmes possibilités qui se répéteront, jusqu’à ce que vienne un<br />

homme pour qui une chose réelle n’a pas plus d’importance qu’une chose<br />

18. Robert Musil, op. cit., t. 2, p. 511.


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pensée. C’est celui-là qui, pour la première fois, donne aux possibilités<br />

nouvelles leur sens et leur <strong>de</strong>stination, c’est celui-là qui les éveille 19 .<br />

On retrouve dans ce passage les éléments qui servent à définir la<br />

probabilité : l’adoption d’un point <strong>de</strong> vue d’ensemble attentif à la moyenne,<br />

la répétition <strong>de</strong>s mêmes phénomènes et enfin la dépendance <strong>de</strong>s possibilités<br />

à l’égard <strong>de</strong> la réalité. Quelle est alors exactement la position d’Ulrich face<br />

à cette répétition <strong>de</strong>s mêmes possibilités ? Précisément, ce texte semble<br />

montrer qu’il ne rentre pas dans cette logique, qu’il est justement celui pour<br />

qui ce qu’impose la réalité n’a pas plus d’importance que ce que lui peut<br />

imaginer. Dans ce texte, le sens du possible s’oppose donc à la probabilité.<br />

En même temps, dans le chapitre où il expose à Gerda la manière<br />

d’établir <strong>de</strong>s séries statistiques, on peut discerner un changement d’attitu<strong>de</strong> à<br />

l’égard <strong>de</strong>s probabilités :<br />

[Gerda] – Possibilités ! C’est ainsi que vous pensez toujours. Jamais vous<br />

n’essaierez <strong>de</strong> vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r comment les choses <strong>de</strong>vraient être !<br />

[Ulrich] – Vous êtes si pressés ! Vous voulez toujours avoir un but, un<br />

idéal, un programme, un absolu. Et ce qui en résulte pour finir n’est jamais<br />

qu’un compromis, une moyenne ! Ne reconnaîtrez-vous pas qu’il est ridicule et<br />

pénible à la longue <strong>de</strong> toujours poursuivre ou réaliser <strong>de</strong>s <strong>de</strong>sseins extrêmes<br />

pour n’aboutir jamais qu’à du médiocre 20 ?<br />

Même si celui qui est doué du sens du possible invente <strong>de</strong> nouvelles<br />

possibilités par rapport à ce qui s’impose <strong>de</strong> plus probable, il se démarque<br />

<strong>de</strong>s partisans <strong>de</strong> « ce qui <strong>de</strong>vrait être » et plus généralement <strong>de</strong>s idéalistes,<br />

par sa conscience du poids du probable et <strong>de</strong> ses effets sur les injonctions et<br />

les idées. De ce point <strong>de</strong> vue, l’homme doué du sens du possible ne manque<br />

pas du sens <strong>de</strong>s réalités, contrairement aux idéalistes. Ou plutôt, son manque<br />

<strong>de</strong> sens <strong>de</strong>s réalités n’est pas « une véritable déficience » 21 , comme ce peut<br />

être le cas chez les idéalistes, mais l’envers d’une « disposition créatrice » 22 .<br />

Ulrich ne se fait pas d’illusion sur les possibilités qu’il crée, sur leur <strong>de</strong>venir<br />

dans la réalité.<br />

Un troisième passage, tiré d’un chapitre déjà cité, envisage même la<br />

fécondité <strong>de</strong> cette vision probabiliste du mon<strong>de</strong> :<br />

Agathe se <strong>de</strong>manda si confondre le train du mon<strong>de</strong> et le hasard n’était pas<br />

une façon capricieuse <strong>de</strong> noircir la vérité, l’effet d’un pessimisme romantique.<br />

« Pas le moins du mon<strong>de</strong> ! répliqua Ulrich. Nous sommes partis <strong>de</strong> la<br />

vanité <strong>de</strong> toutes les nobles espérances, et nous avons cru y découvrir un<br />

perfi<strong>de</strong> mystère. Mais si nous la confrontons maintenant avec les règles <strong>de</strong><br />

la probabilité, nous expliquerons fort mo<strong>de</strong>stement ce mystère […]. Du<br />

19. R. Musil, op. cit., t. 1, p. 21.<br />

20. Ibid., p. 616.<br />

21. Ibid., p. 20.<br />

22. Ibid.


Les mathématiques chez Musil et Wittgenstein 17/135<br />

même coup, à partir du probable, nous expliquerons le règne, la stabilité,<br />

l’accroissement fort indésirable <strong>de</strong> tout ce qui est moyen ! Rien là <strong>de</strong><br />

romantique, ni même peut-être <strong>de</strong> noir ! Qu’on le veuille ou non, ce serait<br />

plutôt une tentative courageuse ! » 23<br />

L’intérêt <strong>de</strong> ce type d’application, dont la dimension pourtant<br />

problématique sera soulignée quelques lignes plus loin, est explicitement <strong>de</strong><br />

nature théorique : ce qui apparaît comme un mystère, la vanité <strong>de</strong>s idées<br />

et <strong>de</strong>s espérances face à la réalité, <strong>de</strong>vient tout à fait explicable par<br />

l’application <strong>de</strong>s règles <strong>de</strong> la probabilité. Mais on peut aussi imaginer que cet<br />

intérêt soit, chez cet ancien ingénieur qu’est Ulrich, <strong>de</strong> nature pratique :<br />

pouvoir expliquer le probable, et notamment l’état moyen dans lequel nous<br />

vivons et les hommes moyens que nous sommes, c’est acquérir une emprise<br />

sur lui. De ce point <strong>de</strong> vue, Ulrich ne fait qu’exprimer un trait caractéristique<br />

du XIX e , que Ian Hacking a appelé la domestication du hasard 24 .<br />

Il n’en reste pas moins que le sens du possible se définit comme une<br />

capacité à créer <strong>de</strong> nouvelles possibilités, distincte du travail statistique et du<br />

calcul <strong>de</strong>s probabilités. Or, là encore, aussi bien chez Robert Musil que chez<br />

Ludwig Wittgenstein, les mathématiques jouent un rôle essentiel dans cette<br />

création.<br />

L’essai <strong>de</strong> Robert Musil intitulé « L’homme mathématique » est<br />

capital : l’auteur y déploie progressivement l’importance non seulement <strong>de</strong><br />

la place <strong>de</strong>s mathématiques mais en plus <strong>de</strong> leur créativité. Cela se montre<br />

dès le <strong>de</strong>uxième paragraphe où il se démarque <strong>de</strong> ce qui ressemble fortement<br />

à une idée d’Ernst Mach :<br />

On dit qu’elles [les mathématiques] représentent pour la pensée le<br />

maximum d’économie, et sans doute est-ce exact. Mais le fait même <strong>de</strong> penser<br />

est une affaire obscure et problématique. C’est <strong>de</strong>venu <strong>de</strong>puis longtemps<br />

(quand même ç’aurait été d’abord une simple épargne biologique) une<br />

complexe passion d’épargner qui ne se soucie pas plus <strong>de</strong> l’ajournement du<br />

résultat que l’avare <strong>de</strong> sa pauvreté lentement, voluptueusement, convertie<br />

en son contraire 25 .<br />

Le point <strong>de</strong> départ semble être l’acquiescement à la caractérisation <strong>de</strong>s<br />

mathématiques comme recherche du « maximum d’économie » et <strong>de</strong> la<br />

pensée comme « épargne biologique ». Mais ce qui est montré, c’est que leur<br />

dimension passionnelle leur a fait oublier leur finalité, <strong>de</strong> sorte que la pensée<br />

et les mathématiques sont <strong>de</strong>venues <strong>de</strong>s activités en quelque sorte autonomes<br />

et donc libres.<br />

Cette ambivalence se retrouve alors dans la suite <strong>de</strong> cet essai. Dans<br />

un premier temps, c’est l’aspect « économique » <strong>de</strong>s mathématiques qui est<br />

développé, avec notamment l’exemple <strong>de</strong>s machines à calculer. Là où sans<br />

23. R. Musil, op. cit., p. 510.<br />

24. I. Hacking, The Taming of Chance, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.<br />

25. R. Musil, Essais, <strong>Paris</strong>, Le Seuil, 1978, tr. P. Jaccottet, p. 56.


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doute nous aurions tendance à en condamner l’usage au nom <strong>de</strong> la paresse<br />

qu’elles engendrent, Robert Musil met en valeur la rapidité, l’efficacité<br />

et la puissance <strong>de</strong> l’instrument. Mais le plus important, c’est que les<br />

mathématiques elles-mêmes sont pensées sur le modèle <strong>de</strong> la machine à<br />

calculer : « on peut considérer les mathématiques comme un appareil<br />

intellectuel idéal dont le but, et le succès, sont <strong>de</strong> prévoir, à partir <strong>de</strong>s<br />

principes, tous les cas possibles » 26 . Elles semblent donc mêler à la fois une<br />

dimension pratique et économique, et une gran<strong>de</strong> puissance : prévoir tous les<br />

cas possibles. De ce point <strong>de</strong> vue, les mathématiques n’ont pas pour seul rôle<br />

important <strong>de</strong> mesurer la probabilité <strong>de</strong>s événements, mais aussi d’envisager<br />

tous les cas possibles, quelle qu’en soit la probabilité.<br />

Pourtant, aux yeux <strong>de</strong> Robert Musil, cela ne rend pas encore totalement<br />

justice à la dimension créatrice <strong>de</strong>s mathématiques, puisque ces possibilités<br />

restent liées à <strong>de</strong>s fins pratiques : « Il faut donc détourner son regard <strong>de</strong>s<br />

profits extrinsèques, l’appliquer, à l’intérieur même <strong>de</strong>s mathématiques, à<br />

la répartition <strong>de</strong>s éléments restés inutilisés, pour découvrir l’autre visage<br />

<strong>de</strong> cette science. Alors, rien moins qu’efficace, elle se révèle <strong>de</strong> nature<br />

dispendieuse et passionnelle » 27 . Ce qu’il cherche à mettre en valeur, c’est<br />

justement le contraste entre les quelques parties <strong>de</strong>s mathématiques qui sont<br />

utilisées et tout le reste qui ne l’est pas. L’homme moyen, l’ingénieur et<br />

même le physicien n’utilisent <strong>de</strong>s mathématiques que peu <strong>de</strong> choses, alors<br />

que « tout à côté, s’éten<strong>de</strong>nt d’immenses domaines qui n’ont d’existence que<br />

pour le mathématicien » 28 . L’usage <strong>de</strong>s mathématiques est donc loin <strong>de</strong> se<br />

cantonner à la mesure <strong>de</strong> la probabilité et à la prévision <strong>de</strong>s différents cas<br />

possibles, toutes <strong>de</strong>ux limitées par leur rapport pratique au réel, mais se<br />

prolonge dans une création prodigue <strong>de</strong> nouvelles possibilités.<br />

Que les mathématiques soient créatrices <strong>de</strong> nouvelles possibilités est<br />

une idée que l’on trouve aussi chez Ludwig Wittgenstein, mais exprimée <strong>de</strong><br />

manière beaucoup plus radicale. En effet, que les mathématiques prévoient<br />

tous les cas possibles ou que le mathématicien s’occupe d’un domaine qui<br />

lui est propre, à côté <strong>de</strong> la réalité ordinaire, sont <strong>de</strong>ux expressions qu’il aurait<br />

cherché à remettre en cause – à supposer que ces expressions doivent être<br />

combattues dans ce contexte d’expression. Elles ne <strong>de</strong>vraient l’être en effet<br />

que dans la mesure où elles orientent une théorisation philosophique, mais<br />

pas nécessairement dans un autre contexte d’énonciation, par exemple celui<br />

d’essais <strong>de</strong>stinés à être publiés dans <strong>de</strong>s journaux.<br />

En tout cas, ce qu’il peut y avoir <strong>de</strong> contestable d’un point <strong>de</strong> vue<br />

philosophique, c’est l’idée qu’il y aurait <strong>de</strong>s possibilités à prévoir et à<br />

explorer, qui préexisteraient à ces <strong>de</strong>ux opérations et constitueraient ce<br />

que Jacques Bouveresse a appelé en référence à Leibniz un « pays <strong>de</strong>s<br />

possibles » 29 . Cela suppose selon Ludwig Wittgenstein que, paradoxalement,<br />

26. Ibid., p. 56-57.<br />

27. Ibid., p. 57.<br />

28. Ibid.<br />

29. Cf. n. 3 : ouvrage du même nom.


Les mathématiques chez Musil et Wittgenstein 19/135<br />

les possibilités forment une autre réalité ou une réalité d’un autre type, à côté<br />

<strong>de</strong> la réalité au sens ordinaire :<br />

Frege, qui était un grand penseur, a soutenu que, bien qu’Eucli<strong>de</strong> ait dit<br />

qu’il était possible <strong>de</strong> tirer une droite entre <strong>de</strong>ux points quelconques, en réalité<br />

la droite existait déjà, même si personne ne l’avait jamais tirée. L’idée est qu’il<br />

y a un royaume géométrique dans lequel existent les entités géométriques. Ce<br />

que nous nommons, dans le mon<strong>de</strong> quotidien, une possibilité est, dans le mon<strong>de</strong><br />

géométrique, une réalité 30 .<br />

Cela a alors <strong>de</strong>ux conséquences. D’une part, la possibilité est considérée<br />

comme « l’ombre <strong>de</strong> la réalité », dans la mesure où l’on suppose <strong>de</strong>rrière<br />

chaque point, chaque ligne, chaque figure, une possibilité <strong>de</strong> nature idéale,<br />

qui en est comme l’ombre ontologique. D’autre part, les mathématiques<br />

pures sont considérées comme une <strong>de</strong>scription : les mathématiques pures<br />

comme <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> telles entités à la fois possibles et idéales, les<br />

mathématiques appliquées comme <strong>de</strong>scription <strong>de</strong>s figures et <strong>de</strong>s nombres<br />

concrets. Or, sur ce <strong>de</strong>rnier point, ce qui pose problème aux yeux <strong>de</strong> Ludwig<br />

Wittgenstein, ce n’est pas tant l’objet <strong>de</strong> la <strong>de</strong>scription, qu’il soit idéal ou<br />

empirique, mais la <strong>de</strong>scription elle-même. Les mathématiques ne sont tout<br />

simplement pas une <strong>de</strong>scription, mais opèrent d’une manière toute différente.<br />

Cela se voit notamment à son traitement <strong>de</strong> l’impossibilité<br />

mathématique, par exemple l’impossibilité <strong>de</strong> la construction d’un heptagone<br />

au moyen d’une règle et d’un compas :<br />

La preuve mathématique qui établit l’impossibilité <strong>de</strong> construire un<br />

heptagone régulier à la règle et au compas a pour seul effet <strong>de</strong> nous donner<br />

<strong>de</strong> bonnes raisons d’exclure <strong>de</strong> notre notation l’expression « construction <strong>de</strong><br />

l’heptagone ». D’où le fait que la proposition : « Smith a tracé la construction<br />

<strong>de</strong> l’heptagone » n’est pas fausse, mais dépourvue <strong>de</strong> sens. Elle fait appel à<br />

une expression à laquelle non seulement on n’a donné aucun sens mais qui, <strong>de</strong><br />

surcroît, a été exclue 31 .<br />

On pourrait croire qu’établir l’impossibilité d’une telle construction,<br />

c’est d’abord penser à sa possibilité puis en montrer la fausseté et l’interdire.<br />

En réalité, une démonstration mathématique a un rôle bien plus radical : elle<br />

détermine ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Autrement dit, le possible<br />

et l’impossible ne sont pas le point <strong>de</strong> départ <strong>de</strong> la démonstration, mais<br />

son résultat. Établir une possibilité ou une impossibilité en mathématiques,<br />

ce n’est pas tant établir un fait, qu’établir une règle. On comprend alors<br />

en quel sens Ludwig Wittgenstein soutient l’idée que les mathématiques<br />

créent <strong>de</strong> nouvelles possibilités : elles inventent <strong>de</strong>s règles qui déterminent<br />

ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, qui établissent ce qui a du sens et ce<br />

qui n’en a pas.<br />

30. L. Wittgenstein, Cours sur les fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong>s mathématiques. Cambridge 1939,<br />

traduction É. Rigal, Mauvezin, TER, 1995, p. 144.<br />

31. Ibid., p. 37.


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<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

On terminera en opérant un rapprochement entre ce qui vient d’être dit<br />

<strong>de</strong>s mathématiques et ce que Robert Musil dit <strong>de</strong> la littérature. À ses yeux,<br />

les mathématiques sont un modèle pour la culture, comme le développe la<br />

fin <strong>de</strong> « L’homme mathématique », mais aussi pour la littérature, comme<br />

le développe cette fois un autre essai essentiel, « La connaissance <strong>de</strong><br />

l’écrivain : esquisse » :<br />

Telle est la patrie <strong>de</strong> l’écrivain, où sa raison est suzeraine. Alors que son<br />

contraire cherche le soli<strong>de</strong> et s’estime satisfait chaque fois qu’il peut établir,<br />

dans ses calculs, autant d’équations qu’il découvre d’inconnues, ici, <strong>de</strong> prime<br />

abord, il n’y a pas <strong>de</strong> limites aux inconnues, aux équations, aux possibilités<br />

<strong>de</strong> solution. La tâche consiste à découvrir sans cesse <strong>de</strong> nouvelles solutions, <strong>de</strong><br />

nouvelles constellations, <strong>de</strong> nouvelles variables, à établir <strong>de</strong>s prototypes <strong>de</strong><br />

déroulement d’événements, <strong>de</strong>s images séduisantes <strong>de</strong>s possibilités d’être un<br />

homme, d’inventer l’homme intérieur 32 .<br />

Ce passage peut donner l’impression <strong>de</strong> réserver à la littérature<br />

l’invention <strong>de</strong> nouvelles possibilités, les mathématiques étant davantage<br />

limitées en termes <strong>de</strong> solution à trouver dans leur domaine. En réalité, les<br />

secon<strong>de</strong>s offrent un bon point <strong>de</strong> comparaison pour penser la tâche <strong>de</strong> la<br />

première.<br />

Tout d’abord, elles permettent <strong>de</strong> penser la nature <strong>de</strong>s problèmes<br />

littéraires. Dans ce passage, Robert Musil semble en effet réutiliser ce qu’il a<br />

dû lire chez Louis Couturat à propos <strong>de</strong>s mathématiques chez Leibniz :<br />

Quand on a autant d’équations (indépendantes) que d’inconnues à trouver,<br />

le problème est déterminé, et comporte une ou plusieurs solutions. Quand<br />

on a moins d’équations que d’inconnues, le problème <strong>de</strong>vient indéterminé, et<br />

comporte une infinité <strong>de</strong> solutions. Enfin, quand il y a plus d’équations que<br />

d’inconnues, il faut que ces équations soient compatibles entre elles, sinon le<br />

problème <strong>de</strong>vient impossible 33 […]<br />

Dans cette échelle <strong>de</strong>s différents <strong>de</strong>grés <strong>de</strong> détermination <strong>de</strong>s problèmes<br />

algébriques, la littérature semble avoir à faire à <strong>de</strong>s problèmes qui<br />

s’intercalent entre les problèmes indéterminés et les problèmes impossibles.<br />

Ce que les problèmes littéraires ont en commun avec les problèmes<br />

indéterminés, c’est l’infinité <strong>de</strong> solutions, qui correspond en littérature à<br />

l’infinité <strong>de</strong>s issues possibles à ce qui est raconté. Mais ce qui les différencie<br />

<strong>de</strong> ces problèmes indéterminés, c’est l’infinité <strong>de</strong>s équations, c’est-à-dire <strong>de</strong>s<br />

scénarii possibles. Les mathématiques permettent donc <strong>de</strong> penser par<br />

analogie l’indétermination radicale <strong>de</strong>s problèmes littéraires.<br />

32. Ibid., p. 83.<br />

33. L. Couturat, La logique <strong>de</strong> Leibniz, Hil<strong>de</strong>sheim – Zurich – New York, Georg Olms<br />

Verlag, 1985, p. 252-253. Louis Couturat souligne. Son nom est cité plusieurs fois dans les<br />

Journaux <strong>de</strong> Musil.


Les mathématiques chez Musil et Wittgenstein 21/135<br />

En même temps, toujours à titre <strong>de</strong> point <strong>de</strong> comparaison, elles<br />

permettent <strong>de</strong> penser la spécificité <strong>de</strong> la solution littéraire à ces problèmes. Il<br />

s’agit pour la littérature d’établir, d’inventer <strong>de</strong> nouvelles possibilités, mais<br />

<strong>de</strong> manière assez différente <strong>de</strong>s mathématiques. Elle n’a pas en effet à<br />

déterminer ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, à établir ce qui a du sens<br />

ou ce qui n’en a pas, au moyen d’une démonstration utilisant <strong>de</strong>s règles et<br />

aboutissant à une nouvelle règle. Elle ne détermine ni ne règle, mais invente<br />

simplement <strong>de</strong> nouvelles « possibilités d’être un homme ».


Spinoza et Nietzsche :<br />

le problème du statut <strong>de</strong> l’affectivité<br />

dans la modélisation <strong>de</strong> l’unité psychophysique<br />

Yann Gallais<br />

23/135<br />

À <strong>de</strong>ux siècles d’intervalle, Spinoza et Nietzsche semblent partager <strong>de</strong>s<br />

positions philosophiques étrangement similaires : commune négation du<br />

dualisme substantialiste <strong>de</strong> la pensée et <strong>de</strong> la matière, importance stratégique<br />

du corps dans leur appareil conceptuel, et surtout leur usage commun du<br />

vocable d’« affect ». La lettre à Overbeck du 30 juillet 1881 où Nietzsche,<br />

apparemment enthousiasmé par sa récente découverte <strong>de</strong> Spinoza, reconnaît<br />

explicitement en lui un « précurseur » n’a pas manqué d’alimenter ce<br />

rapprochement. D’autant que l’auteur y amorce une topologie <strong>de</strong> leur<br />

connivence philosophique : « […] en cinq points capitaux, je me retrouve<br />

dans sa doctrine ; sur ces choses ce penseur, le plus anormal et le plus<br />

solitaire qui soit, m’est vraiment très proche : il nie l’existence <strong>de</strong> la liberté<br />

<strong>de</strong> la volonté – ; <strong>de</strong>s fins – ; <strong>de</strong> l’ordre moral – ; du non-égoïste – du Mal ».<br />

Néanmoins, cette communauté spéculative et morale <strong>de</strong>meure avant tout<br />

critique et n’en accuse que davantage leur divergence quant aux priorités<br />

et aux urgences que mettent en lumière leurs démarches respectives : dans<br />

un cas, combat moral et politique pour la liberté comme émancipation <strong>de</strong><br />

l’homme ; dans l’autre, dépassement du nihilisme hérité du christianisme à<br />

l’échelle <strong>de</strong> la civilisation européenne impliquant un « élevage » <strong>de</strong> types<br />

d’homme, à la liberté aussi bien qu’à la servitu<strong>de</strong>. Or, le statut philosophique<br />

que tous <strong>de</strong>ux accor<strong>de</strong>nt à l’affectivité permet un rapprochement<br />

problématique, et non plus topique, <strong>de</strong>s postures philosophiques<br />

nietzschéenne et spinoziste. Car, en établissant un lien intime et nécessaire<br />

entre les notions <strong>de</strong> corps, <strong>de</strong> pensée et <strong>de</strong> désir, et partant, entre les<br />

domaines <strong>de</strong> la spéculation et <strong>de</strong> l’action, la réflexion sur les affects leur


24/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

permet <strong>de</strong> porter les paradoxes du rapport entre nécessité et liberté en-<strong>de</strong>çà<br />

<strong>de</strong>s avatars du dualisme : théorique, d’une part, entre la matière et la pensée ;<br />

pratique, d’autre part, entre la volonté (individuelle ou collective) et le désir.<br />

La comparaison <strong>de</strong> leur critique respective du libre arbitre nous permettra <strong>de</strong><br />

jeter un éclairage sur les discordances terminologiques manifestes <strong>de</strong> leur<br />

recours au registre <strong>de</strong> l’affectivité, en mettant l’accent sur l’asymétrie <strong>de</strong> leur<br />

référence au corps. Nous verrons alors qu’en dépit d’une commune<br />

perspective déterministe, cette asymétrie témoigne d’une dissension<br />

fondamentale concernant la compréhension même <strong>de</strong> la nécessité.<br />

La difficulté terminologique d’une comparaison <strong>de</strong> l’affectivité<br />

chez Nietzsche et Spinoza<br />

Chez Spinoza, le terme d’affect fait l’objet d’une définition scrupuleuse<br />

au tout début d’Éthique III : « Par affect, j’entends les affections du corps<br />

qui augmentent ou diminuent, ai<strong>de</strong>nt ou contrarient la puissance d’agir <strong>de</strong> ce<br />

corps, et en même temps les idées <strong>de</strong> ces affections » 1 . Cette définition vise<br />

d’abord à éclairer la nature <strong>de</strong> l’affect en explicitant le rapport entre cette<br />

notion et celles <strong>de</strong> corps et d’esprit d’une part, <strong>de</strong> puissance d’agir du corps<br />

d’autre part. La suite a pour fonction d’introduire <strong>de</strong>ux catégories d’affects<br />

suivant la façon dont ils mettent en jeu la puissance d’agir du corps : d’une<br />

part les actions qui augmentent ou ai<strong>de</strong>nt la puissance d’agir du corps ;<br />

d’autre part les passions qui, ambivalentes, peuvent augmenter et ai<strong>de</strong>r la<br />

puissance d’agir du corps ou bien la diminuer et la contrarier. Cette<br />

catégorisation repose quant à elle sur un dispositif <strong>de</strong> définitions qui<br />

précè<strong>de</strong>nt l’introduction <strong>de</strong> la notion d’affect. Spinoza y expose la distinction<br />

<strong>de</strong> <strong>de</strong>ux types <strong>de</strong> causes, « adéquates » et « inadéquates », d’où il tire une<br />

définition rigoureuse <strong>de</strong> ce que signifient « agir » et « pâtir » pour les mo<strong>de</strong>s<br />

finis, ou choses singulières, que nous sommes. Le De Affectibus lui-même se<br />

clôt sur une ultime précision, avec la définition générale <strong>de</strong>s affects qui a<br />

pour objet <strong>de</strong> définir les affects passifs « en tant qu’ils se rapportent<br />

seulement à l’esprit » 2 . En revanche, Nietzsche ne livre pas <strong>de</strong> définition<br />

précise et univoque <strong>de</strong> l’affect. Il use même du mot comme si sa<br />

signification allait <strong>de</strong> soi. De fait, bien qu’il soit d’un usage plus technique<br />

que Lei<strong>de</strong>nschaft, Affekt n’est pas rare en allemand et désigne ordinairement<br />

les phénomènes que le français nomme émotions ou passions. C’est sans<br />

doute une <strong>de</strong>s raisons pour lesquelles le mot « affect » n’apparaît pas dans<br />

la première traduction française <strong>de</strong>s œuvres <strong>de</strong> Nietzsche par Henri Albert 3 .<br />

Ce <strong>de</strong>rnier lui préfère <strong>de</strong>s formulations plus usuelles en français : s’il le<br />

1. Éthique III, définition III.<br />

2. Éthique III, appendice, définition XLVIII, explication in fine.<br />

3. À cela, il faut sans doute ajouter que l’emploi du terme d’affect en français a été introduit,<br />

et s’est développé en priorité, dans le cadre technique <strong>de</strong> la diffusion <strong>de</strong> la psychanalyse.


Spinoza et Nietzsche : statut <strong>de</strong> l’affectivité et unité psychophysique 25/135<br />

traduit le plus souvent par « passion », il lui arrive également d’utiliser<br />

« sentiment », voire « état affectif » 4 . En outre, Nietzsche use principalement<br />

<strong>de</strong> <strong>de</strong>ux autres termes <strong>de</strong> prédilection à titre <strong>de</strong> synonymes d’« affect » :<br />

instinct (Instinkt) et pulsion (Trieb). Par sa récurrence, cette variation<br />

terminologique s’oppose à la sobriété <strong>de</strong> la démarche spinoziste. En effet,<br />

bien que synonyme <strong>de</strong> celui d’affect, Spinoza n’emploie que rarement le<br />

terme d’émotion, et le plus souvent en complément <strong>de</strong> celui d’affect 5 . Et<br />

lorsqu’il établit explicitement leur équivalence en parlant d’« une émotion<br />

<strong>de</strong> l’âme, autrement dit un affect » 6 , encore le fait-il sous une forme<br />

anecdotique, comme pour marquer une concession à l’usage.<br />

Cette opposition entre les écritures spinoziste et nietzschéenne <strong>de</strong><br />

l’affectivité atteint son apogée dans leur caractérisation respective <strong>de</strong>s<br />

affects. Dans l’appendice à la troisième partie <strong>de</strong> l’Éthique, Spinoza se<br />

propose <strong>de</strong> synthétiser le travail <strong>de</strong> définition continu <strong>de</strong> toute cette section<br />

en livrant une classification raisonnée <strong>de</strong>s affects les plus courants sur la<br />

base <strong>de</strong>s critères préalablement établis. En somme, il s’agit <strong>de</strong> confectionner<br />

comme un manuel <strong>de</strong>s affects prêt à l’emploi, pour faciliter la<br />

compréhension du fonctionnement <strong>de</strong>s motivations qui prési<strong>de</strong>nt aux<br />

conduites humaines les plus variées à partir du plus petit nombre <strong>de</strong><br />

principes. En ce sens, la démarche spinoziste repose sur un principe<br />

d’économie qui est explicitement souligné :<br />

D’après les définitions <strong>de</strong>s affects que nous avons expliqués, il est clair<br />

qu’ils naissent tous du désir, <strong>de</strong> la joie ou bien <strong>de</strong> la tristesse, ou plutôt ne sont<br />

autres que ces trois affects-ci, dont chacun s’appelle <strong>de</strong> noms divers en fonction<br />

<strong>de</strong> la diversité <strong>de</strong> leurs rapports et <strong>de</strong> leurs dénominations extrinsèques 7 .<br />

Il s’agit <strong>de</strong> se contenter <strong>de</strong>s trois seuls affects primitifs à titre d’éléments<br />

dont tous les affects secondaires peuvent être considérés comme <strong>de</strong>s dérivés<br />

plus ou moins complexes 8 . Quant à Nietzsche, il évoque abondamment <strong>de</strong>s<br />

4. Cf. Par-<strong>de</strong>là bien et mal, § 19, trad. Albert : « […] la volonté n’est pas seulement un<br />

complexe <strong>de</strong> sensations et <strong>de</strong> pensées, mais encore et surtout un état affectif (ein Affekt), celui<br />

qui accompagne le comman<strong>de</strong>ment (und zwar je<strong>de</strong>r Affekt <strong>de</strong>s Commando’s). Ce que l’on<br />

appelle “libre arbitre” est essentiellement le sentiment <strong>de</strong> supériorité (Überlegenheits-Affekt)<br />

que l’on éprouve à l’égard <strong>de</strong> celui qui doit obéir ».<br />

5. Cf. Éthique IV, XVII, scolie : « […] La vraie connaissance du bien et du mal excite <strong>de</strong>s<br />

émotions <strong>de</strong> l’âme (animi commotiones) ». Ou encore Éthique V, XX, scolie : « […] quand<br />

nous comparons entre eux les affects d’un seul et même homme et que nous le trouvons plus<br />

affecté ou ému (affecti sive moveri) par l’un que par l’autre ».<br />

6. Éthique V, II.<br />

7. Éthique III, définitions <strong>de</strong>s affects, définition XLVIII, explication in fine. Nous soulignons.<br />

8. En un sens, il n’y a vraiment que trois affects dont les autres ne sont que <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

relation réciproque. Le baptême linguistique qui tend à isoler ces relations comme si elles<br />

formaient un seul affect relève en fait du premier genre <strong>de</strong> connaissance. L’esprit, d’une part,<br />

perçoit les affects primitifs à titre d’affections du corps ou images – c’est-à-dire qu’il en<br />

forme spontanément <strong>de</strong>s idées d’images, ou imaginations. Mais d’autre part, tout aussi<br />

spontanément, il tend à englober ces imaginations sous <strong>de</strong>s idées générales en raison <strong>de</strong> la<br />

récurrence <strong>de</strong>s relations entre ces mêmes affects. Fondée sur l’habitu<strong>de</strong>, l’association d’un


26/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

passions courantes, telles que les « affects <strong>de</strong> haine, d’envie, <strong>de</strong> cupidité, <strong>de</strong><br />

tyrannie » 9 . Mais, à l’inverse <strong>de</strong> Spinoza, il privilégie une caractérisation<br />

foisonnante <strong>de</strong> l’affectivité. À ce titre, la périphrase est un <strong>de</strong>s procédés<br />

auquel il recourt le plus fréquemment. Les formules « affects <strong>de</strong> », « instinct<br />

<strong>de</strong> » ou « pulsion <strong>de</strong> » lui permettent <strong>de</strong> requalifier comme affects <strong>de</strong>s entités<br />

aussi apparemment dissemblables que <strong>de</strong>s relations ou <strong>de</strong>s opérations<br />

logiques, <strong>de</strong>s états mentaux, <strong>de</strong>s actions ponctuelles, voire <strong>de</strong>s<br />

comportements habituels. Ainsi, dans la Généalogie <strong>de</strong> la morale, s’agissant<br />

du personnage du philosophe, Nietzsche évoque « sa pulsion <strong>de</strong> doute, sa<br />

pulsion <strong>de</strong> négation, sa pulsion d’expectative (“éphectique”), sa pulsion<br />

analytique, sa pulsion <strong>de</strong> recherche, d’enquête, <strong>de</strong> risque, sa pulsion <strong>de</strong><br />

comparaison, d’harmonisation, sa volonté <strong>de</strong> neutralité et d’objectivité, sa<br />

volonté <strong>de</strong> “sine ira et studio” en tout genre » 10 . Il est indéniable que la<br />

répétition <strong>de</strong>s termes <strong>de</strong> « pulsion », d’« instinct » ou d’« affect » dans ce<br />

type d’énumération correspond à un effet d’insistance délibéré. Or cette<br />

procédure induit une extension considérable du champ <strong>de</strong> l’affectivité qui<br />

doit obéir à un autre impératif que la commodité pratique du recensement<br />

<strong>de</strong>s passions les plus courantes. Il s’agit en fait <strong>de</strong> mettre l’accent sur le<br />

caractère infra-conscient <strong>de</strong>s processus affectifs qui déterminent les<br />

moindres opérations <strong>de</strong> la vie courante et consciente, <strong>de</strong>s plus concrètes aux<br />

plus abstraites. L’affect nietzschéen semble donc s’inscrire dans une<br />

démarche réductionniste dont la caractérisation <strong>de</strong>s « vertus » du philosophe<br />

constitue un exemple paradigmatique. En somme, tout se passe comme si<br />

Nietzsche s’évertuait à répandre le trouble et l’équivoque là ou Spinoza<br />

s’efforce <strong>de</strong> mettre <strong>de</strong> l’ordre par souci d’univocité.<br />

On constate ici <strong>de</strong> manière tout à fait exemplaire la conséquence <strong>de</strong><br />

la différence radicale entre les démarches d’écriture spinoziste et<br />

nietzschéenne. La première procè<strong>de</strong> d’une alliance entre clarté<br />

démonstrative, explicative, et distinction définitionnelle, lesquelles<br />

culminent dans l’extrême sobriété d’énoncés qui excluent tout<br />

développement superflu fondé sur l’illustration ou la digression 11 . La<br />

secon<strong>de</strong> relève d’un art consommé <strong>de</strong> la nuance qui n’hésite pas à (ab)user<br />

<strong>de</strong> la digression, <strong>de</strong> l’anecdote ou <strong>de</strong> la parenthèse. Or, ces <strong>de</strong>ux usages <strong>de</strong><br />

nom générique à ces idées générales tend à donner l’illusion que ces affects sont <strong>de</strong>s entités à<br />

part, possédant une unité simple, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la composition qui les caractérise.<br />

9. Par-<strong>de</strong>là bien et mal, § 23.<br />

10. Généalogie <strong>de</strong> la morale III, § 9. Ce type <strong>de</strong> procédé est présent dès les Considérations<br />

intempestives où il est question, par exemple, <strong>de</strong> l’« instinct dialectique <strong>de</strong> dépistage et <strong>de</strong><br />

jeu » et <strong>de</strong> l’« instinct <strong>de</strong> contradiction » du savant (Considération Intempestive III, § 6).<br />

11. Le statut <strong>de</strong>s scolies ne nous semble pas déroger à cette règle. S’ils proposent une couche<br />

d’écriture différente, c’est selon une visée explicative (précisions ou rectifications à apporter,<br />

éventuellement illustrations d’un cas particulier) ou argumentative, voire polémique (réponses<br />

à <strong>de</strong>s objections anticipées, développement <strong>de</strong> l’argumentation spéculative sur le terrain<br />

<strong>de</strong> l’expérience). De ce fait, si l’on peut parler <strong>de</strong> digression, eu égard au déploiement<br />

démonstratif <strong>de</strong> l’Éthique, l’argumentaire spinoziste ne donne jamais le sentiment <strong>de</strong> sauter<br />

du coq à l’âne.


Spinoza et Nietzsche : statut <strong>de</strong> l’affectivité et unité psychophysique 27/135<br />

l’écriture véhiculent <strong>de</strong>s modèles d’intelligibilité opposés. Pour Spinoza, il<br />

s’agit <strong>de</strong> rendre le discours univoque afin <strong>de</strong> réduire le plus possible les<br />

risques <strong>de</strong> méprise et <strong>de</strong> malentendu : c’est une démarche exotérique qui vise<br />

à rassembler tous les moyens discursifs pour se faire comprendre avant toute<br />

autre chose. Au contraire, Nietzsche privilégie l’équivocité : il s’agit <strong>de</strong> faire<br />

obstacle à la lecture pour forcer le lecteur à s’arrêter ou au moins à ralentir.<br />

En termes nietzschéens, il faut contraindre le lecteur à se faire à son tour<br />

« philologue » : lecteur scrupuleux dont la lenteur exprime la minutie<br />

et l’honnêteté intellectuelle requises face à un texte dont le sens et la<br />

portée sont délicats, voire dangereux. Dans une telle perspective, les nondits,<br />

les silences, les suspensions du discours et les ellipses excluent la<br />

démonstration, limitent l’explication et priment même sur la définition,<br />

puisqu’il s’agit d’amener le lecteur à lire entre les lignes. La démarche <strong>de</strong><br />

Nietzsche est donc ésotérique : elle vise à provoquer l’incompréhension, la<br />

perplexité ou le rejet autant qu’à se faire comprendre, ce dont la préface<br />

d’Aurore livre la déclaration d’intention :<br />

Et pour finir : pourquoi <strong>de</strong>vrions-nous dire si fort et avec tant d’ar<strong>de</strong>ur ce<br />

que nous sommes, ce que nous voulons ou ne voulons pas ? Considérons-le<br />

avec plus <strong>de</strong> froi<strong>de</strong>ur, <strong>de</strong> distance, d’intelligence, <strong>de</strong> hauteur, disons-le comme<br />

cela peut être dit entre nous, si discrètement que le mon<strong>de</strong> entier ne l’enten<strong>de</strong><br />

pas, que le mon<strong>de</strong> entier ne nous enten<strong>de</strong> pas ! Surtout, disons le lentement […]<br />

On n’a pas été philologue en vain, on l’est peut-être encore, ce qui veut dire,<br />

professeur <strong>de</strong> lente lecture : – finalement on écrit aussi lentement. Maintenant,<br />

cela ne fait plus seulement partie <strong>de</strong> mes habitu<strong>de</strong>s mais aussi <strong>de</strong> mon goût – un<br />

méchant goût peut-être ? Ne rien écrire qui n’accule au désespoir toutes les<br />

sortes d’hommes « pressés » 12 .<br />

La première difficulté que rencontre la comparaison <strong>de</strong>s conceptions<br />

spinoziste et nietzschéenne <strong>de</strong> l’affect consiste donc à trouver une<br />

perspective commune à partir <strong>de</strong> laquelle confronter leurs énoncés. Ce<br />

terrain existe pourtant mais il est problématique, et non pas d’emblée<br />

thétique ou conceptuel. Sur ce point, la lettre à Overbeck du 30 juillet 1881,<br />

donne un indice capital car Nietzsche y fait figurer la contestation <strong>de</strong> liberté<br />

<strong>de</strong> la volonté en tête <strong>de</strong> la liste <strong>de</strong>s thèmes critiques sur lesquels il s’accor<strong>de</strong><br />

avec Spinoza :<br />

Sils-Maria le 30 juillet 1881<br />

Je suis très étonné, ravi ! J’ai un précurseur et quel précurseur ! Je ne<br />

connaissais presque pas Spinoza. Que je me sois senti attiré par lui en ce<br />

moment relève d’un « acte instinctif ». Ce n’est pas seulement que sa tendance<br />

globale soit la même que la mienne : faire <strong>de</strong> la connaissance l’affect le plus<br />

puissant en cinq points capitaux, je me retrouve dans sa doctrine ; sur ces<br />

choses ce penseur, le plus anormal et le plus solitaire qui soit, m’est vraiment<br />

12. Aurore, préface, § 5.


28/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

très proche : il nie l’existence <strong>de</strong> la liberté <strong>de</strong> la volonté 13 ; <strong>de</strong>s fins ; <strong>de</strong> l’ordre<br />

moral ; du non-égoïste ; du Mal ; si bien sûr, nos divergences sont également<br />

immenses, du moins reposent-elles plus sur les conditions différentes <strong>de</strong><br />

l’époque, <strong>de</strong> la culture, <strong>de</strong>s savoirs. In summa : ma solitu<strong>de</strong> qui comme du haut<br />

<strong>de</strong>s montagnes, souvent, me laisse sans souffle et fait jaillir mon sang, est au<br />

moins une dualitu<strong>de</strong>. Magnifique.<br />

Statut polémique <strong>de</strong> la référence à l’affectivité : la critique<br />

du libre arbitre et ses enjeux<br />

Le registre spinoziste <strong>de</strong> l’affectivité et son rôle : <strong>de</strong> la réfutation du<br />

statut causal <strong>de</strong> la volonté à la formulation du déterminisme <strong>de</strong>s<br />

comportements humains<br />

Spinoza réfute le libre arbitre en le rapportant à <strong>de</strong>ux présupposés : que<br />

la volonté serait un pouvoir <strong>de</strong> détermination du corps par l’esprit, d’une<br />

part ; que la volonté est un pouvoir absolu d’autodétermination <strong>de</strong> l’esprit,<br />

d’autre part. Tout d’abord, « le corps, ne peut déterminer l’esprit à penser,<br />

ni l’esprit déterminer le corps au mouvement, ni au repos, ni à quelque<br />

chose d’autre (si ça existe) » 14 . Le premier volet <strong>de</strong> la réfutation spinoziste<br />

vise l’inintelligibilité d’une quelconque interaction entre le corps et<br />

l’esprit. L’étendue et la pensée étant <strong>de</strong>s régimes d’intelligibilité du réel<br />

essentiellement hétérogènes, aucun ne saurait intervenir pour expliquer un<br />

phénomène relevant du domaine <strong>de</strong> l’autre. Parler d’une détermination du<br />

corps par l’esprit, ou <strong>de</strong> l’esprit par le corps relève donc <strong>de</strong> la métaphore<br />

ou <strong>de</strong> la métonymie, donc d’un registre <strong>de</strong> <strong>de</strong>scription purement imaginaire,<br />

et ne saurait en aucun cas avoir la valeur d’une explication par les causes.<br />

La démonstration <strong>de</strong> la proposition XLVIII du De mente s’attache au<br />

second objet <strong>de</strong> la réfutation : la croyance selon laquelle « l’esprit [a] sur ses<br />

actions une absolue puissance » 15 , en montrant qu’il « ne peut avoir la<br />

faculté absolue <strong>de</strong> vouloir ou <strong>de</strong> ne pas vouloir ». La démonstration repose<br />

d’abord sur l’i<strong>de</strong>ntification <strong>de</strong> la volonté à une « action <strong>de</strong> l’esprit ». En<br />

effet, lorsque nous imaginons agir par libre arbitre, nous nous représentons la<br />

volonté comme un commencement mental <strong>de</strong> l’action qui se prolongerait<br />

ensuite matériellement. L’action se divise donc non seulement entre la<br />

volonté et ses conséquences physiques, mais aussi entre une action du corps<br />

13. Ici, nous soulignons.<br />

14. Éthique III, II. Bien qu’explicitée et démontrée au début du De Affectibus, cette thèse était<br />

déjà présente en filigrane <strong>de</strong> la définition II du De Deo : « Est dite finie en son genre, la chose<br />

qui peut être bornée par une autre <strong>de</strong> même nature. Par ex., un corps est dit fini parce<br />

que nous en concevons toujours un autre plus grand. De même, une pensée est bornée par<br />

une autre pensée. Mais un corps n’est pas borné par une pensée, ni une pensée par un<br />

corps ». Nous soulignons.<br />

15. Éthique III, Préface.


Spinoza et Nietzsche : statut <strong>de</strong> l’affectivité et unité psychophysique 29/135<br />

et une action <strong>de</strong> l’esprit, causée quant à elle par la volonté : velléité,<br />

intention, décision, ce que Spinoza désigne aussi sous l’appellation « décret<br />

<strong>de</strong> la volonté ». Mais quel serait alors le statut d’un tel décret ? Pour être<br />

cause d’une action, ne faut-il pas qu’il soit du même genre que ce qu’il<br />

cause, à savoir une action <strong>de</strong> l’esprit ? La volonté serait donc, pour l’esprit,<br />

un pouvoir d’agir sans y avoir lui-même été déterminé en quelque manière.<br />

En poussant la formulation jusqu’à l’absur<strong>de</strong>, la liberté du vouloir<br />

impliquerait que l’esprit puisse vouloir, pour ainsi dire, à volonté. La volonté<br />

correspondrait à une représentation <strong>de</strong> l’esprit comme cause non causée,<br />

cause libre ou cause <strong>de</strong> soi. C’est pourquoi la définition <strong>de</strong> la « cause libre »<br />

comme « ce qui existe par la seule nécessité <strong>de</strong> sa nature, et se détermine par<br />

soi seul à agir » 16 représente le second maillon <strong>de</strong> la démonstration. Spinoza<br />

dément l’attribution d’un tel statut à l’esprit, en rappelant qu’il est « une<br />

manière <strong>de</strong> penser précise et déterminée » 17 . À ce titre, il se confond avec<br />

l’enchaînement nécessaire <strong>de</strong>s idées sans qu’il soit possible <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntifier au<br />

principe <strong>de</strong> la nécessité <strong>de</strong> cet enchaînement. Plus encore, l’existence d’un<br />

esprit dépend toujours <strong>de</strong> l’existence du corps dont elle est l’idée : elle est<br />

affirmation <strong>de</strong> l’existence <strong>de</strong> ce corps. Or, l’existence d’un corps a toujours<br />

un commencement dans la durée, c’est-à-dire qu’il est nécessairement<br />

déterminé à exister par d’autres affections <strong>de</strong> l’étendue, d’autres corps en<br />

somme. L’affirmation <strong>de</strong> l’existence du corps qui constitue une idée doit<br />

aussi être conçue comme déterminée à exister par autre chose qu’elle-même,<br />

en l’occurrence : les idées <strong>de</strong>s affections <strong>de</strong> l’étendue qui déterminent<br />

l’existence du corps auquel l’esprit se rapporte comme à son objet. Deux<br />

conséquences s’ensuivent, touchant au statut <strong>de</strong> la volonté. Tout d’abord,<br />

elle perd son caractère absolu : elle n’est qu’une manière <strong>de</strong> penser<br />

déterminée par une autre manière <strong>de</strong> pensée selon une chaîne indéfinie <strong>de</strong><br />

causes. Elle perd son statut général <strong>de</strong> faculté pour se confondre avec<br />

l’affirmation qu’enveloppe une idée ainsi déterminée. Autrement dit, la<br />

volonté passe du statut <strong>de</strong> cause à celui d’effet. En outre, elle est réduite à un<br />

simple aspect <strong>de</strong> la détermination <strong>de</strong> l’esprit, si bien qu’elle ne doit plus<br />

même être considérée comme déterminante : la volonté perd jusqu’au statut<br />

<strong>de</strong> cause.<br />

Ce qu’indique en fait la croyance à la libre production du vouloir, c’est<br />

bien plutôt l’incapacité <strong>de</strong> l’esprit à percevoir la chaîne <strong>de</strong>s causes par<br />

lesquelles lui-même, aussi bien que le corps, sont nécessités à produire leurs<br />

propres affections. La critique spinoziste du libre vouloir conduit donc à<br />

l’exigence d’une modélisation <strong>de</strong> la détermination à penser et vouloir. Aussi,<br />

à la double réfutation <strong>de</strong>s présupposés du libre arbitre correspond, chez<br />

Spinoza, une double affirmation. À la thèse selon laquelle la volonté<br />

constituerait un pouvoir absolu d’autodétermination <strong>de</strong> l’esprit répond la<br />

définition mentale <strong>de</strong> l’affect comme « une idée confuse par laquelle l’esprit<br />

affirme une force d’exister <strong>de</strong> son corps, ou d’une partie <strong>de</strong> son corps, plus<br />

16. Éthique I, définition VII.<br />

17. Éthique II, XLVIII, démonstration. Nous soulignons.


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gran<strong>de</strong> ou moindre qu’auparavant, et dont la présence détermine l’esprit luimême<br />

à penser à ceci plutôt qu’à cela » 18 . À la thèse selon laquelle la<br />

volonté serait un pouvoir <strong>de</strong> l’esprit par lequel il déterminerait le corps à agir<br />

répond la définition du désir comme « l’essence même <strong>de</strong> l’homme, en tant<br />

qu’on la conçoit comme déterminée, par suite <strong>de</strong> quelque affection d’ellemême,<br />

à faire ceci ou cela » 19 . Réfuter le statut causal <strong>de</strong> la volonté conduit<br />

donc à reconnaître aux seuls appétits le statut <strong>de</strong> déterminations à l’action.<br />

C’est pourquoi Spinoza prend soin <strong>de</strong> distinguer la volonté du désir comme<br />

« ce par quoi l’esprit aspire aux choses ou les a en aversion » 20 . De plus, la<br />

détermination par l’appétit n’étant pas absolue, elle se trouve rapportée à<br />

l’exercice <strong>de</strong> la « puissance commune <strong>de</strong> la nature » 21 sur l’homme et en<br />

l’homme. Le registre <strong>de</strong> l’affectivité se substitue alors à celui <strong>de</strong> la volonté<br />

pour caractériser le comportement humain. L’affect <strong>de</strong>vient le nom unitaire<br />

<strong>de</strong> la détermination <strong>de</strong> l’homme à agir ou penser <strong>de</strong> telle ou telle manière :<br />

Les décrets <strong>de</strong> l’esprit ne sont rien d’autre que les appétits eux-mêmes, et<br />

pour cette raison varient en fonction <strong>de</strong> l’état du corps. Car chacun règle toute<br />

chose en fonction <strong>de</strong> son affect […] Toutes choses qui montre clairement que<br />

tant le décret que l’appétit <strong>de</strong> l’esprit, et la détermination du corps, vont <strong>de</strong> pair<br />

par nature ou plutôt sont une seule et même chose, que nous appelons décret<br />

quand on la considère sous l’attribut <strong>de</strong> la pensée, et qu’elle s’explique par lui,<br />

et que nous appelons détermination quand on la considère sous l’attribut <strong>de</strong><br />

l’étendue, et qu’elle se déduit <strong>de</strong>s lois du mouvement et du repos 22 .<br />

Ainsi, chez Spinoza, la théorie <strong>de</strong> l’affectivité s’impose comme le<br />

pendant étiologique positif <strong>de</strong> la critique du libre arbitre. Parler d’affect<br />

plutôt que <strong>de</strong> « décret <strong>de</strong> la volonté » correspond à une tentative d’inscrire<br />

les actions et désirs <strong>de</strong>s hommes dans la chaîne <strong>de</strong>s causes par lesquelles ils<br />

sont déterminés à désirer et agir plutôt que <strong>de</strong> les rapporter à un pouvoir<br />

occulte. Et le passage au registre <strong>de</strong> l’affectivité se caractérise par le recours<br />

à un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>scription spécifique <strong>de</strong> la nécessité <strong>de</strong>s phénomènes : la<br />

double référence, à la fois corporelle et mentale, aux affections d’un individu<br />

comme à <strong>de</strong>s expressions distinctes, concomitantes mais non interactives, <strong>de</strong><br />

la même nécessité 23 .<br />

18. Éthique III, définition générale <strong>de</strong>s affects, explication. Nous soulignons.<br />

19. Éthique III, définition <strong>de</strong>s affects, définition I. Nous soulignons.<br />

20. Éthique II, XLVIII, scolie.<br />

21. Éthique III, préface.<br />

22. Éthique III, II, scolie. Nous soulignons.<br />

23. Chantal Jaquet a consacré une étu<strong>de</strong> spécifique à ce double régime <strong>de</strong>scriptif qui<br />

caractérise le registre spinoziste <strong>de</strong> l’affectivité, et qu’elle nomme « discours mixte ». Voir à<br />

ce sujet : L’unité du corps et <strong>de</strong> l’esprit. Affects, actions et passions chez Spinoza, ch. I, p.16<br />

à 22, et ch. IV et V.


Spinoza et Nietzsche : statut <strong>de</strong> l’affectivité et unité psychophysique 31/135<br />

Le rôle <strong>de</strong> la référence au corps dans le registre nietzschéen <strong>de</strong><br />

l’affectivité : démarche réductionniste et caractère infraconscient<br />

<strong>de</strong>s affects<br />

À la réfutation spinoziste d’une faculté <strong>de</strong> vouloir absolue répond,<br />

comme en écho, le constat nietzschéen que « la volonté ne met plus rien en<br />

mouvement, par conséquent elle n’explique plus rien non plus – elle se<br />

contente d’accompagner les processus » 24 . À l’instar <strong>de</strong> Spinoza, Nietzsche<br />

décèle la présence sous-jacente <strong>de</strong> la notion <strong>de</strong> cause dans le préjugé d’une<br />

volonté libre :<br />

L’aspiration à la « liberté », en cette acception métaphysique superlative<br />

qui n’en finit hélas jamais <strong>de</strong> régner dans la tête <strong>de</strong>s <strong>de</strong>mi-instruits, l’aspiration<br />

à assumer soi-même la responsabilité pleine et ultime <strong>de</strong> ses actes et d’en<br />

décharger Dieu, le mon<strong>de</strong>, ses ancêtres, le hasard, la société n’est en effet rien<br />

<strong>de</strong> moins que l’aspiration à être justement cette causa sui […] 25 .<br />

Pourtant, on peut d’ores et déjà remarquer qu’il redouble sa récusation<br />

du libre arbitre d’une dénonciation <strong>de</strong> l’abus que constituerait l’idée même<br />

<strong>de</strong> cause <strong>de</strong> soi ou <strong>de</strong> cause libre, tandis que Spinoza se contente <strong>de</strong><br />

diagnostiquer l’abus dans l’impropriété <strong>de</strong> son application à l’esprit.<br />

Nietzsche va jusqu’à suggérer qu’il ne s’agirait que du reliquat persistant<br />

d’une hyperbole. L’association <strong>de</strong>s notions <strong>de</strong> liberté et <strong>de</strong> cause sous le<br />

terme <strong>de</strong> causa sui serait donc le résultat d’un abus <strong>de</strong> langage, d’une figure<br />

<strong>de</strong> style dont l’emploi serait aussi courant qu’inaperçu. Nietzsche souligne<br />

également l’inaptitu<strong>de</strong> à percevoir le jeu <strong>de</strong>s déterminations infraconscientes<br />

comme une condition <strong>de</strong> la croyance au libre arbitre. Comme<br />

Spinoza, il conteste l’existence d’une faculté par laquelle l’esprit<br />

engendrerait ses pensées :<br />

Pour ce qui est <strong>de</strong> la superstition <strong>de</strong>s logiciens : je ne me lasserai pas <strong>de</strong><br />

souligner sans relâche un tout petit fait que ces superstitieux rechignent à<br />

admettre – à savoir qu’une pensée vient quand « elle » veut, et non pas quand<br />

« je » veux ; <strong>de</strong> sorte que c’est une falsification <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> fait que <strong>de</strong> dire : le<br />

sujet « je » est la condition du prédicat « pense » 26 .<br />

24. Crépuscule <strong>de</strong>s idoles, Les quatre gran<strong>de</strong>s erreurs, § 3. Cf. également AC, § 14 :<br />

« Autrefois, on assignait à l’homme la “liberté du vouloir” comme héritage d’un ordre<br />

supérieur : aujourd’hui, nous lui avons même ôté la volonté, au sens où l’on n’a plus le droit<br />

d’entendre par là une faculté. Le vieux mot <strong>de</strong> “volonté” ne sert plus qu’à désigner une<br />

résultante, une sorte <strong>de</strong> réaction individuelle s’ensuivant nécessairement d’une multitu<strong>de</strong><br />

d’excitations qui tantôt se contredisent, tantôt s’accor<strong>de</strong>nt : – la volonté n’“agit” plus, ne<br />

“meut” plus ».<br />

25. Par-<strong>de</strong>là bien et mal, § 21.<br />

26. Par-<strong>de</strong>là bien et mal, § 17.


32/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

D’un point <strong>de</strong> vue général, ce thème semble convenir avec la thèse<br />

spinoziste que l’homme est un automate spirituel, pensant sans y penser.<br />

Plus particulièrement, il fait écho à la définition spinoziste <strong>de</strong> la volonté<br />

comme affirmation inhérente à l’idée, ainsi qu’à l’exemple du souvenir<br />

comme forme <strong>de</strong> la pensée qui s’impose à l’esprit. Cependant, Spinoza vise<br />

une confusion entre les notions <strong>de</strong> volonté et <strong>de</strong> cause, tandis que Nietzsche<br />

vise plutôt la conception unitaire <strong>de</strong> la volonté à travers la notion <strong>de</strong> sujet.<br />

De fait, c’est à la logique sous-jacente du langage ordinaire qu’il <strong>de</strong>stine sa<br />

critique, en désignant « la superstition <strong>de</strong>s logiciens ». Aussi, contrairement<br />

à Spinoza, réfutations logiques et empiriques sont ici inextricablement<br />

mêlées. Ce qu’il s’agit <strong>de</strong> déjouer, pour Nietzsche, ce n’est pas tant l’idée<br />

d’un pouvoir absolu <strong>de</strong> l’esprit sur ses actions mais l’habitu<strong>de</strong> même qui<br />

sous-tend la croyance que la pensée serait un régime <strong>de</strong> détermination<br />

autonome. C’est aussi pourquoi le recours nietzschéen au registre <strong>de</strong><br />

l’affectivité intervient directement dans la critique du libre arbitre, non<br />

comme son pendant mais comme sa condition.<br />

Partant du constat que l’unité <strong>de</strong> la volonté n’est qu’un phénomène <strong>de</strong><br />

surface inhérent au statut résiduel <strong>de</strong> la conscience, le paragraphe 19 <strong>de</strong> Par<strong>de</strong>là<br />

bien et mal propose une analyse <strong>de</strong> la liberté, non plus comme propriété<br />

<strong>de</strong> la volonté, mais comme sentiment :<br />

Ce que l’on appelle liberté <strong>de</strong> la volonté est essentiellement l’affect <strong>de</strong><br />

supériorité <strong>de</strong> celui qui comman<strong>de</strong> à l’égard <strong>de</strong> celui qui doit obéir. […]<br />

« Liberté <strong>de</strong> la volonté » – voilà le mot dont on désigne cet état <strong>de</strong> plaisir<br />

multiple <strong>de</strong> celui qui veut, qui ordonne et simultanément se pose comme<br />

i<strong>de</strong>ntique à celui qui exécute – qui en tant que tel, jouit <strong>de</strong> triompher <strong>de</strong>s<br />

résistances mais juge par-<strong>de</strong>vers soi que c’est sa volonté elle-même qui a<br />

véritablement surmonté ces obstacles 27 .<br />

La liberté <strong>de</strong> la volonté est analysée d’abord et avant tout comme<br />

un phénomène passionnel que Nietzsche appelle ici affect : le sentiment<br />

<strong>de</strong> plaisir qui accompagne la réussite d’une action, c’est-à-dire d’avoir<br />

surmonté un obstacle. Or, ce sentiment est lui-même subdivisible en<br />

plusieurs parties ou aspects : un sentiment <strong>de</strong> supériorité d’une instance qui<br />

ordonne envers une autre qui obéit, le sentiment conjoint <strong>de</strong> l’obéissance <strong>de</strong><br />

l’instance subordonnée, le sentiment <strong>de</strong> l’efficacité <strong>de</strong> ce lien, le sentiment<br />

qu’une difficulté a été levée, etc. De plus, cette multiplicité <strong>de</strong> sentiments<br />

n’est pas en réalité distincte <strong>de</strong> la volonté. Elle indique même que la volonté<br />

est décomposable en une multitu<strong>de</strong> d’impulsions dont le trait distinctif rési<strong>de</strong><br />

dans leur caractère impérieux ou contraignant. C’est cet aspect qu’accentue<br />

l’usage du terme <strong>de</strong> pulsion (Trieb) que Nietzsche substitue fréquemment à<br />

celui d’affect. Il s’agit <strong>de</strong> formuler une détermination qui s’exerce en-<strong>de</strong>çà<br />

<strong>de</strong> l’unité consciente qu’exprime ordinairement la notion <strong>de</strong> volonté. Le<br />

succès dans l’exercice <strong>de</strong> la contrainte pulsionnelle traduit un <strong>de</strong>gré<br />

d’efficacité <strong>de</strong> la coordination entre pulsions, laquelle atteint la conscience<br />

27. Par-<strong>de</strong>là bien et mal, § 19.


Spinoza et Nietzsche : statut <strong>de</strong> l’affectivité et unité psychophysique 33/135<br />

sous la forme, unitaire mais en réalité complexe, du sentiment <strong>de</strong> liberté. À<br />

ce titre, le terme d’affect, souligné, semble insister avant tout sur le<br />

renversement <strong>de</strong> perspective que Nietzsche prétend établir en dérivant la<br />

liberté d’une forme <strong>de</strong> contrainte passionnelle. Loin d’être un arrachement<br />

<strong>de</strong> la volonté à toute détermination, la liberté <strong>de</strong> la volonté n’est qu’une<br />

forme <strong>de</strong> contrainte dérivée et, pour cette raison, ténue et à peine perceptible.<br />

Enfin, en plus d’être quasi-imperceptible, cette contrainte est quasiment<br />

incessante, puisque nous ne cessons jamais <strong>de</strong> vouloir. C’est ce qui,<br />

paradoxalement, contribue à renforcer l’illusion que la volonté serait un<br />

pouvoir du sujet :<br />

Celui qui veut croit <strong>de</strong> bonne foi que vouloir suffit à l’action. Comme dans<br />

la plupart <strong>de</strong>s cas, on n’a voulu que là où l’on était en droit d’attendre un effet<br />

<strong>de</strong> l’ordre, donc l’obéissance, donc l’action, l’apparence d’une nécessité <strong>de</strong><br />

l’effet s’est traduite dans le sentiment ; bref celui qui veut croit avec un haut<br />

<strong>de</strong>gré <strong>de</strong> certitu<strong>de</strong> que volonté et action sont en quelque façon une seule et<br />

même chose […] 28 .<br />

Plus encore, l’intensité du sentiment <strong>de</strong> plaisir joue le rôle <strong>de</strong> catalyseur<br />

<strong>de</strong> l’illusion car en « attribu[ant] encore le succès, l’exécution du vouloir<br />

à la volonté elle-même, [celui qui veut] jouit à cette occasion d’une<br />

augmentation du sentiment <strong>de</strong> puissance qui accompagne le succès ».<br />

L’analyse du sentiment <strong>de</strong> liberté conduit donc à ramener cette <strong>de</strong>rnière<br />

à l’exercice d’une détermination infraconsciente dont l’efficacité tend<br />

paradoxalement à garantir l’illusion du libre arbitre. La référence au corps<br />

apparaît alors <strong>de</strong> façon doublement surprenante.<br />

Première surprise : Nietzsche n’a jusque là recouru qu’au lexique du<br />

psychisme (pensée, sentiment, volonté). L’introduction tardive du terme <strong>de</strong><br />

« corps » ne semble donc avoir été préparée par aucun élément <strong>de</strong> l’analyse.<br />

Or Nietzsche l’introduit par parenthèse, comme pour indiquer que, durant<br />

toute l’analyse qui a précédé, il allait <strong>de</strong> soi que le registre <strong>de</strong> l’affectivité<br />

faisait référence à une conception du corps bien compris. Cela n’est<br />

effectivement pas évi<strong>de</strong>nt, et Nietzsche en est d’autant plus conscient que la<br />

définition du corps qu’il propose à cette occasion n’a rien d’orthodoxe :<br />

« Notre corps n’est en effet qu’une structure sociale composée <strong>de</strong><br />

nombreuses âmes ». Deuxième surprise : la métaphore politique <strong>de</strong> la<br />

communauté bien ordonnée est certes un classique <strong>de</strong> la caractérisation<br />

fonctionnelle <strong>de</strong> l’organisme ; <strong>de</strong> même, définir le corps et l’esprit<br />

relativement l’un à l’autre n’est pas inhabituel ; en revanche, définir le corps<br />

à partir du vocabulaire du psychisme n’a rien <strong>de</strong> courant. Notons dès à<br />

présent que Nietzsche répète presque immédiatement la formule, à un détail<br />

prêt : le terme d’« âme » est souligné par <strong>de</strong>s guillemets. Or, les guillemets<br />

sont un artifice typographique auquel Nietzsche recourt très souvent pour<br />

28. Ibid.


34/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

signaler, soit qu’une notion est suspecte et doit être abordée avec<br />

circonspection voire méfiance, soit qu’il emploie un terme dans un sens<br />

amendé sur lequel il attire l’attention. En l’occurrence, il s’agit du second<br />

cas et, plus précisément, d’une référence au paragraphe 12 <strong>de</strong> Par-<strong>de</strong>là bien<br />

et mal qui s’attachait à la critique <strong>de</strong> l’atomisme, entendu en son sens strict :<br />

la croyance à l’existence d’unités absolument simples et indécomposables.<br />

Nietzsche envisageait alors l’utilité <strong>de</strong> nouvelles définitions <strong>de</strong> l’âme<br />

comme « multiplicité du sujet » ou « structure sociale <strong>de</strong>s pulsions et <strong>de</strong>s<br />

affects ». Ces <strong>de</strong>ux formules attirent notre attention sur le lien sous-jacent<br />

entre la critique <strong>de</strong> l’unité du sujet et la redéfinition du corps à partir <strong>de</strong>s<br />

affects. La croyance à l’âme est manifestement interprétée par Nietzsche<br />

comme une métaphore psychique <strong>de</strong> la croyance à l’unité logicogrammaticale<br />

du sujet. La réfutation <strong>de</strong> leur unité et <strong>de</strong> leur caractère<br />

principiel va donc <strong>de</strong> pair. Or, Nietzsche ne peut pas les congédier purement<br />

et simplement, car les structures élémentaires du langage ne permettent pas<br />

d’énoncer une multiplicité précédant toute unité. Pour parer à ce qu’il<br />

considère comme la carence rédhibitoire du langage 29 , il préfère donc<br />

signifier l’éclatement originaire <strong>de</strong> l’unité du sujet en présentant ce <strong>de</strong>rnier<br />

comme intrinsèquement multiple. L’assimilation <strong>de</strong> cette multiplicité aux<br />

affects ou pulsions se justifie a posteriori par l’analyse <strong>de</strong> l’automatisme<br />

psychique et du processus <strong>de</strong> la volonté, dans les paragraphes 17 et 19.<br />

L’i<strong>de</strong>ntification du corps au dispositif <strong>de</strong>s pulsions souligne la subordination<br />

<strong>de</strong> la pensée à un ordre <strong>de</strong> déterminations qui lui a toujours échappé et qui<br />

doit même lui échapper par principe. Contrairement à Spinoza, Nietzsche<br />

maintient alors l’affectivité dans une zone essentiellement infraconsciente,<br />

dont l’esprit ne saurait jamais avoir une perception claire et distincte. Plus<br />

encore, du caractère superficiel et dérivé <strong>de</strong> la pensée consciente, on <strong>de</strong>vrait<br />

conclure à l’affaiblissement <strong>de</strong>s affects qui tomberaient sous une telle<br />

perception. On ne saurait former l’idée d’un affect sans que la conscience<br />

qui redouble l’idée n’en signifie l’altération – altération <strong>de</strong> la vivacité <strong>de</strong><br />

l’affect, mais peut-être aussi <strong>de</strong> sa nature. C’est sans doute une <strong>de</strong>s raisons<br />

pour lesquelles l’entreprise spinoziste <strong>de</strong> rendre l’affectivité intelligible se<br />

trouve très durement qualifiée par Nietzsche <strong>de</strong> « <strong>de</strong>struction <strong>de</strong>s affects par<br />

le biais <strong>de</strong> leur analyse et vivisection » 30 . Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la communauté du<br />

thème critique du libre arbitre, l’élaboration d’un discours sur l’affectivité<br />

pose le problème <strong>de</strong> la conception du déterminisme, c’est-à-dire du modèle<br />

<strong>de</strong> la nécessité elle-même.<br />

29. La tendance du langage à subsumer les différences réelles sous l’unité verbale <strong>de</strong>s<br />

substantifs constitue la formulation <strong>de</strong> besoins inhérents à la constitution <strong>de</strong> l’appareil<br />

perceptif <strong>de</strong> l’animal homme : cette limitation est un premier palier <strong>de</strong> déformation <strong>de</strong> la<br />

réalité. La grammaire systématise cette limitation sous la forme d’un dispositif d’énonciation<br />

autonome dont la notion d’« être » est la clef <strong>de</strong> voûte. Elle est la conversion positive d’une<br />

carence. De ce fait, l’interprétation « grammaticalement correcte » du mon<strong>de</strong> – que Nietzsche<br />

assimile à la rationalité – redouble toute perception et fausse ainsi doublement l’accès au<br />

« donné ». Cf. notamment Crépuscule <strong>de</strong>s idoles, La raison dans la <strong>philosophie</strong>, § 5.<br />

30. Par-<strong>de</strong>là bien et mal, § 198.


Spinoza et Nietzsche : statut <strong>de</strong> l’affectivité et unité psychophysique 35/135<br />

Quel statut accor<strong>de</strong>r à l’affect dans la conception <strong>de</strong> la nécessité <strong>de</strong>s<br />

conduites humaines ?<br />

Chez Nietzsche comme chez Spinoza, l’affect véhicule une conception<br />

déterministe <strong>de</strong> l’agir dont la pensée apparaît comme un cas particulier. La<br />

liberté <strong>de</strong> la volonté propose une conception magique <strong>de</strong> la causalité par<br />

laquelle l’action humaine s’écarterait du cours naturel du mon<strong>de</strong>, ou même<br />

s’en arracherait. Répondant au refus d’extraire l’action humaine <strong>de</strong> l’ordre<br />

du mon<strong>de</strong>, l’affectivité se présente alors comme une forme <strong>de</strong> la nécessité<br />

caractéristique du vivant, notamment humain. On serait donc tenté <strong>de</strong> prêter<br />

à Nietzsche le propos même <strong>de</strong> Spinoza dans la Préface à la troisième partie<br />

<strong>de</strong> l’Éthique :<br />

Pour la plupart, ceux qui ont écrit <strong>de</strong>s affects et <strong>de</strong> la façon <strong>de</strong> vivre <strong>de</strong>s<br />

hommes semblent traiter, non <strong>de</strong> choses naturelles qui suivent le cours <strong>de</strong> la<br />

nature, mais <strong>de</strong> choses qui sont hors <strong>de</strong> la nature. On dirait même qu’ils<br />

conçoivent l’homme dans la nature comme un empire dans un empire. Car ils<br />

croient que l’homme perturbe l’ordre <strong>de</strong> la nature plutôt qu’il ne le suit, qu’il a<br />

sur ses actions une absolue puissance, et n’est déterminé par ailleurs que par<br />

soi-même 31 .<br />

L’affect correspondrait à une tentative <strong>de</strong> formuler positivement<br />

l’inscription <strong>de</strong> la détermination <strong>de</strong>s actions et <strong>de</strong>s pensées humaines dans la<br />

nécessité d’ensemble <strong>de</strong>s déterminations naturelles. En ce sens, l’exposition<br />

<strong>de</strong> l’affectivité est solidaire d’une démarche <strong>de</strong> « renaturation » <strong>de</strong><br />

l’homme : la rectification d’une conception viciée <strong>de</strong> l’homme qui, pour être<br />

illusoire, n’en a pas moins un effet réel <strong>de</strong> dénaturation. Spinoza dénonce<br />

ainsi la collusion entre l’imagination d’un libre arbitre et le discours visant à<br />

rapporter les errances <strong>de</strong> comportement à un « vice <strong>de</strong> la nature humaine » 32 .<br />

Car la position d’un manque ou d’un défaut inhérent à la nature humaine<br />

s’accompagne d’un investissement affectif qui prend la forme d’une haine<br />

pour la peccabilité ainsi supposée. La dénonciation <strong>de</strong> la nature humaine<br />

<strong>de</strong>vient alors un véritable sport sous la forme <strong>de</strong> l’imputation universelle <strong>de</strong><br />

culpabilité 33 . Rectifier le sens théorique <strong>de</strong> la nécessité dont découlent<br />

les actes <strong>de</strong>s hommes induit donc une réforme pratique <strong>de</strong> l’affectivité :<br />

une réorientation <strong>de</strong>s appétits ordinairement gaspillés dans la fixation<br />

obsessionnelle sur le motif illusoire <strong>de</strong> la peccabilité. À la dénonciation<br />

spinoziste <strong>de</strong> la dénaturation <strong>de</strong> l’homme par l’imagination d’un défaut<br />

ou d’un manque dans sa nature répond l’exigence nietzschéenne <strong>de</strong><br />

« naturaliser les hommes » 34 . À l’instar <strong>de</strong> Spinoza, cette tâche<br />

31. Éthique III, Préface.<br />

32. Ibid.<br />

33. Ibid. : « […] et pour cette raison [ceux qui ont écrit <strong>de</strong>s affects et <strong>de</strong> la façon <strong>de</strong> vivre <strong>de</strong>s<br />

hommes] déplorent [la nature humaine], en rient, la mésestiment, ou bien, et c’est le cas le<br />

plus courant, la maudissent ; et qui montre plus d’éloquence ou d’ingéniosité à dire du mal <strong>de</strong><br />

l’impuissance <strong>de</strong> l’esprit humain est tenu pour divin ».<br />

34. Gai savoir, § 109.


36/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

s’accompagne du même motif <strong>de</strong> la croyance à la liberté <strong>de</strong> la volonté<br />

comme condition d’une culpabilisation <strong>de</strong> principe, à travers la notion <strong>de</strong><br />

responsabilité 35 . Et comme chez Spinoza, elle implique une rectification <strong>de</strong><br />

la conception <strong>de</strong> la nature « purifiée, récemment redécouverte, récemment<br />

délivrée » 36 . Dans les <strong>de</strong>ux cas, réinscrire l’homme dans la nature passe<br />

par l’affirmation <strong>de</strong> la détermination affective <strong>de</strong>s pensées et <strong>de</strong>s actions<br />

humaines. La convocation <strong>de</strong> l’affectivité remplit le rôle d’alternative<br />

déterministe à la thèse d’une liberté <strong>de</strong> la volonté.<br />

Pour autant, ce recours à l’affectivité emprunte <strong>de</strong>s voies notoirement<br />

différentes qui indiquent une dissension concernant le statut exact <strong>de</strong> la<br />

nécessité dont il s’agit <strong>de</strong> rendre compte sous les noms d’affect, voire chez<br />

Nietzsche, d’instinct et <strong>de</strong> pulsion. D’abord, la critique spinoziste du libre<br />

arbitre repose sur une conception rigoureuse <strong>de</strong>s notions <strong>de</strong> causes et d’effet,<br />

tandis que Nietzsche, à travers le cas <strong>de</strong> la liberté du vouloir, semble viser la<br />

pertinence même <strong>de</strong> la notion <strong>de</strong> causalité. La conception <strong>de</strong> la nécessité <strong>de</strong><br />

la nature qui en découle s’en ressent : là où Spinoza i<strong>de</strong>ntifie la Nature à<br />

Dieu en tant que puissance infinie <strong>de</strong> production d’effets, Nietzsche présente<br />

la « dédivinis[ation] <strong>de</strong> la nature » 37 comme une condition <strong>de</strong> la renaturation<br />

<strong>de</strong> l’homme. Ensuite, la conception nietzschéenne <strong>de</strong> l’affectivité ne vise pas<br />

tant à remonter aux affects comme à ce qui permet <strong>de</strong> comprendre les actions<br />

humaines en les réinscrivant dans la causalité universelle <strong>de</strong> la nature, mais<br />

plutôt à mettre en valeur une conception nouvelle du corps comme<br />

déterminant <strong>de</strong> la pensée inaccessible à toute intelligibilité ultime. Il nous<br />

faut donc commencer par éluci<strong>de</strong>r la différence <strong>de</strong> statut du corps dans les<br />

conceptions spinoziste et nietzschéenne <strong>de</strong> l’affectivité.<br />

La divergence <strong>de</strong>s modèles spinoziste et nietzschéen du lien<br />

psychophysique et ses répercussions sur le statut <strong>de</strong> l’affect<br />

Nietzsche emploie le mot Affekt, germanisation littérale du latin affectus<br />

dont use Spinoza. Affectus et affectio sont dérivés d’ad-ficere pour traduire<br />

en latin le terme grec διάθεσις qui désigne le fait d’« être mis dans une<br />

disposition physique ou morale déterminée » laquelle peut, avec le temps et<br />

l’entretien, <strong>de</strong>venir une ἔξις : une disposition stable dans la durée, manière<br />

d’être ou capacité à part entière. Hérités <strong>de</strong> la psychologie ancienne et<br />

médiévale qui les applique à l’âme, ces termes relevaient encore, à l’âge<br />

classique, du vocabulaire <strong>de</strong> la psychologie. Toutefois, ayant conservé le<br />

35. Cf. Crépuscule <strong>de</strong>s idoles, Les quatre gran<strong>de</strong>s erreurs, § 7 : « Partout où l’on recherche<br />

<strong>de</strong>s responsabilités, c’est d’ordinaire l’instinct du vouloir-châtier et -juger qui est en quête<br />

[…] : la doctrine <strong>de</strong> la volonté a été inventée essentiellement dans le but <strong>de</strong> châtier, c’est-àdire,<br />

<strong>de</strong> vouloir-trouver coupable ».<br />

36. Gai savoir, § 109, in fine.<br />

37. Ibid.


Spinoza et Nietzsche : statut <strong>de</strong> l’affectivité et unité psychophysique 37/135<br />

sens général <strong>de</strong> « modification déterminée d’un substrat », affectio pouvait<br />

s’entendre aussi d’une disposition physique ou, plus largement, d’un état <strong>de</strong><br />

chose qui s’inscrit dans une série causale, occupant respectivement le statut<br />

d’effet à l’égard <strong>de</strong> ses antécé<strong>de</strong>nts et <strong>de</strong> cause à l’égard <strong>de</strong> ce qui s’ensuit.<br />

De plus, on employait couramment affectus dans le registre médical, comme<br />

synonyme <strong>de</strong> morbus et équivalent du grec πάθος, pour désigner un état<br />

physique morbi<strong>de</strong>. D’où une première ambiguïté terminologique : parle-t-on<br />

précisément <strong>de</strong> phénomènes corporels ou mentaux ? Et si les termes <strong>de</strong> cette<br />

alternative ne sont pas exclusifs, faut-il considérer un ordre <strong>de</strong> priorité entre<br />

manifestations physiques et psychiques <strong>de</strong> l’affectivité ? Or, Nietzsche aussi<br />

bien que Spinoza récusent cette façon <strong>de</strong> poser le problème. L’un comme<br />

l’autre rejettent l’idée d’une interaction <strong>de</strong> type causal entre corps et esprit,<br />

et ce dans quelque sens que ce soit. Ainsi la définition spinoziste <strong>de</strong> l’affect<br />

comprend-elle « les affections du corps qui augmentent ou diminuent, ai<strong>de</strong>nt<br />

ou contrarient la puissance d’agir <strong>de</strong> ce corps, et en même temps les idées<br />

<strong>de</strong> ces affections » 38 . À quoi répond le rejet nietzschéen du dualisme, dont<br />

l’énoncé le plus connu est sans doute cette déclaration <strong>de</strong> Zarathoustra :<br />

« “Je suis corps et âme”, voilà ce que dit l’enfant. Et pourquoi ne <strong>de</strong>vrait-on<br />

pas parler comme les enfants ? Mais celui qui est éveillé, celui qui sait, dit :<br />

“Je suis corps <strong>de</strong> part en part, et rien hors cela” » 39 . Tous <strong>de</strong>ux se rejoignent<br />

donc dans un commun refus du dualisme substantialiste entre corps et esprit<br />

qui en ferait <strong>de</strong>s entités à la fois autonomes quant à leur existence, et<br />

néanmoins dépendantes quant à leur fonctionnement. Toutefois, on remarque<br />

déjà qu’ils divergent dans leur façon <strong>de</strong> présenter leur conception <strong>de</strong> l’unité<br />

psychophysique : là où Spinoza propose un modèle <strong>de</strong> correspondance ou<br />

d’équivalence, Nietzsche semble plutôt établir un rapport d’inclusion ou <strong>de</strong><br />

dérivation du mental à partir du corporel. C’est que, sans sacrifier au<br />

paradigme substantialiste, la distinction conceptuelle entre corps et esprit<br />

<strong>de</strong>meure chez les <strong>de</strong>ux philosophes sans pour autant se recouvrir strictement.<br />

Du rejet du dualisme corps/esprit à celui <strong>de</strong> la dualité<br />

étendue/pensée : le changement du sens <strong>de</strong> la référence au « corps »<br />

dans la conception <strong>de</strong> l’affect<br />

Spinoza conçoit corps et esprit comme <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s, c’est-à-dire <strong>de</strong>s<br />

affections <strong>de</strong> la Substance qui se comprennent chacune sous les attributs<br />

respectifs <strong>de</strong> l’étendue et <strong>de</strong> la pensée. Or, en tant qu’ils en constituent<br />

l’essence, les attributs <strong>de</strong> la Substance sont <strong>de</strong>s registres d’intelligibilité du<br />

réel qui <strong>de</strong>meurent absolument distincts bien qu’infinis en leur genre. En<br />

conséquence <strong>de</strong> quoi les mo<strong>de</strong>s que sont le corps et l’esprit doivent être<br />

considérés comme relevant <strong>de</strong> régimes <strong>de</strong> causalités distincts : ils expriment<br />

la même nécessité, autrement dit le même ordre causal universel, mais<br />

chacun en leur genre. Et cela exclut entre eux toute interaction : « Le corps<br />

38. Éthique III, définition III. Nous soulignons.<br />

39. Ainsi parlait Zarathoustra I, Des contempteurs du corps.


38/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

ne peut déterminer l’esprit à penser, ni l’esprit déterminer le corps au<br />

mouvement, ni au repos, ni à quelque chose d’autre (si ça existe) » 40 . Si la<br />

question d’un rapport <strong>de</strong> priorité entre corps et esprit subsiste chez Spinoza,<br />

il ne s’agit donc pas d’une prééminence ontologique absolue concernant leur<br />

nature, mais d’une préséance relative d’un mo<strong>de</strong> sur l’autre concernant la<br />

genèse <strong>de</strong> certains affects. Le lien <strong>de</strong> production entre l’affection du corps et<br />

l’idée <strong>de</strong> cette affection n’est pas un rapport <strong>de</strong> causalité mais plutôt <strong>de</strong><br />

concomitance nécessaire. Autrement dit, Spinoza défend une conception<br />

corrélationniste du lien corps-esprit qui trouve sa formulation positive dans<br />

l’affirmation <strong>de</strong> l’égalité entre puissance <strong>de</strong> penser <strong>de</strong> l’esprit et puissance<br />

d’agir du corps : « L’effort ou puissance qu’à l’esprit pensant est égal à et<br />

par nature va <strong>de</strong> pair avec l’effort, ou puissance qu’à le corps en<br />

agissant » 41 . Désignant une affection du corps en même temps que l’idée <strong>de</strong><br />

cette affection, la notion d’affect apparaît alors comme le véhicule privilégié<br />

<strong>de</strong> cette conception <strong>de</strong> l’unité psychophysique. En revanche, Nietzsche<br />

semble défendre un réductionnisme psychophysiologique où l’esprit, la<br />

raison et toutes les instances traditionnellement considérées comme <strong>de</strong>s<br />

facultés suprasensibles, seraient ramenées à <strong>de</strong>s manifestations dérivées<br />

<strong>de</strong> processus corporels. Bien évi<strong>de</strong>mment, cela entrerait directement en<br />

contradiction avec le rejet spinoziste du modèle interactionniste, tel qu’il est<br />

énoncé dans la proposition II d’Éthique III. Faut-il alors comprendre que<br />

l’affect nietzschéen impliquerait l’idée d’une prééminence ontologique du<br />

corps sur l’esprit là où l’affect spinoziste affirme au contraire une<br />

équivalence entre les expressions modales d’une même et unique<br />

Substance ? Ici, une précision terminologique s’impose.<br />

Le terme employé par Nietzsche et qu’on traduit d’ordinaire par<br />

« corps » est Leib, et non Körper qui serait le strict décalque germanique <strong>de</strong><br />

corpus sous la plume <strong>de</strong> Spinoza. Indépendamment du contexte nietzschéen,<br />

on traduit aussi couramment Leib par « chair ». Der Leib connote en effet<br />

la dimension vive du corps, animé d’un mouvement avec lequel il ne fait<br />

qu’un. En cela, il se distingue <strong>de</strong> Körper qui désigne le corps sous sa seule<br />

dimension objective, comme intrinsèquement inerte et tirant par conséquent<br />

sa mobilité d’autre chose que lui-même, et ce à l’infini. De plus, dans la<br />

terminologie chrétienne, Leib s’oppose plus spécialement à Seele (l’âme)<br />

par où se conçoit une vitalité en soi indépendante du corps, <strong>de</strong>stinée à<br />

transcen<strong>de</strong>r la durée <strong>de</strong> l’existence charnelle. Sur ce point, il ne fait guère<br />

<strong>de</strong> doute que l’usage nietzschéen <strong>de</strong> Leib s’inscrit dans une démarche<br />

antichrétienne, et plus largement antireligieuse ou antisuperstitieuse. Il s’agit<br />

40. Éthique III, II. Bien qu’explicitée et démontrée au début du De Affectibus, cette thèse était<br />

déjà présente en filigrane <strong>de</strong> la définition II du De Deo : « Est dite finie en son genre, la chose<br />

qui peut être bornée par une autre <strong>de</strong> même nature. Par ex., un corps est dit fini parce que<br />

nous en concevons toujours un autre plus grand. De même, une pensée est bornée par une<br />

autre pensée. Mais un corps n’est pas borné par une pensée, ni une pensée par un<br />

corps ». Nous soulignons.<br />

41. Éthique III, XXXVIII, démonstration. Nous soulignons.


Spinoza et Nietzsche : statut <strong>de</strong> l’affectivité et unité psychophysique 39/135<br />

alors <strong>de</strong> dénoncer les entités suprasensibles telles que « âme », « esprit » ou<br />

« raison » comme <strong>de</strong>s idoles composant ce que Zarathoustra appelle un<br />

« arrière-mon<strong>de</strong> » : <strong>de</strong>s représentations purement abstraites auxquelles ont<br />

été abusivement conférés une existence indépendante ainsi que <strong>de</strong>s pouvoirs<br />

imaginaires sur le corps, et alimentant la croyance à l’existence d’un doublet<br />

illusoire du mon<strong>de</strong> réel qui en constitue la calomnie sans cesse réitérée.<br />

L’emploi <strong>de</strong> Leib s’inscrit donc d’abord dans une démarche procédant à la<br />

réappropriation du vocabulaire chrétien traditionnel afin d’en subvertir les<br />

valeurs lexicales. Mais le choix <strong>de</strong> Leib plutôt que <strong>de</strong> Körper indique aussi<br />

que le corps tel que l’entend Nietzsche ne saurait être conçu comme une<br />

entité simplement matérielle, sur le modèle cartésien <strong>de</strong> la chose étendue.<br />

En effet, l’essentiel <strong>de</strong>s textes qui ten<strong>de</strong>nt à vali<strong>de</strong>r l’idée d’un<br />

réductionnisme psychophysiologique datent <strong>de</strong> l’époque d’Aurore et du Gai<br />

savoir : ils précè<strong>de</strong>nt la formulation <strong>de</strong> l’hypothèse <strong>de</strong> la volonté <strong>de</strong><br />

puissance. Or, comme l’a bien montré Patrick Wotling 42 , en écho à ces<br />

textes, Nietzsche propose aussi à partir <strong>de</strong> Par-<strong>de</strong>là bien et mal <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>scriptions dérivant <strong>de</strong>s phénomènes physiologiques à partir <strong>de</strong> processus<br />

psychologiques. En affirmant le primat du corps sur la pensée consciente, il<br />

ne s’agit donc pas tant pour Nietzsche <strong>de</strong> réduire le mental au physique, mais<br />

plutôt <strong>de</strong> montrer que le mental échappe au conscient dans l’exacte mesure<br />

où le corporel échappe à la « matière » conçue comme ensemble <strong>de</strong> lois<br />

mécaniques. Si on peut dire que Nietzsche opère une réduction du mental au<br />

corporel, il faut donc préciser que le corporel n’est pas lui-même réductible<br />

au matériel. D’une part, faire <strong>de</strong> la pensée une entité à part entière, fût-ce<br />

comme attribut <strong>de</strong> la Substance, n’exprime rien <strong>de</strong> positif : on ne fait que se<br />

résoudre à poser l’existence d’un incorporel parce qu’on se heurte à<br />

l’impossibilité d’i<strong>de</strong>ntifier les signifiés <strong>de</strong>s mots que nous utilisons à <strong>de</strong>s<br />

entités « corporelles ». Mais d’autre part, cette impossibilité dépend du<br />

postulat i<strong>de</strong>ntifiant corporéité et matérialité. Or, Nietzsche dénonce<br />

justement l’idée <strong>de</strong> matière comme une interprétation idéaliste du réel<br />

adossée – tout comme l’idée qu’il y aurait <strong>de</strong> la pensée – à la croyance<br />

illusoire en l’existence d’entités en soi, stables par principe. Si donc les<br />

notions <strong>de</strong> matière ou d’étendue ne nous offrent pas <strong>de</strong> réelle connaissance<br />

du corps, rien ne nous permet <strong>de</strong> dire que l’immatériel serait <strong>de</strong><br />

l’« incorporel ». Plutôt qu’une formule supplémentaire <strong>de</strong> la réduction<br />

psychophysiologique à partir d’une compréhension du corps conforme à un<br />

modèle matérialiste qui serait déjà donné, la notion du corps comme<br />

« chair » correspond donc à une tentative pour repenser le corporel lui-<br />

même par-<strong>de</strong>là la dualité <strong>de</strong> l’étendue et <strong>de</strong> la pensée. Ce qui exprime la<br />

divergence <strong>de</strong> Nietzsche avec Spinoza concernant la conception <strong>de</strong> l’unité<br />

psychophysique, ce n’est donc pas tant la priorité du corps sur l’esprit dans<br />

la réflexion <strong>de</strong> Nietzsche mais, bien plus fondamentalement, le statut<br />

prioritaire <strong>de</strong> l’affect dans la redéfinition même du corps comme « chair ».<br />

42. Voir notamment : Nietzsche et le problème <strong>de</strong> la civilisation, p. 84-93, ainsi que La pensée<br />

du sous-sol, p. 50 et suiv.


40/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

L’affirmation du primat <strong>de</strong> l’affect sur l’affection et le problème du<br />

statut <strong>de</strong> la causalité<br />

Le refus <strong>de</strong> penser dans les termes <strong>de</strong> la distinction entre pensée et<br />

étendue s’exprime notamment à travers la disparition <strong>de</strong> la notion d’affection<br />

chez Nietzsche, alors qu’il s’agit chez Spinoza d’une notion préalable dont<br />

dépend doublement la définition <strong>de</strong> l’affect. En effet, ce <strong>de</strong>rnier est toujours<br />

en même temps une « affection du corps qui augmente ou diminue, ai<strong>de</strong> ou<br />

contrarie la puissance d’agir <strong>de</strong> ce corps », et l’affection <strong>de</strong> l’esprit ou idée<br />

qui se rapporte à cette affection du corps comme à son objet. En outre, le<br />

concept d’affection est le support capital d’une autre distinction, exposée<br />

dans le premier postulat du De Affectibus qui suit immédiatement la<br />

définition initiale <strong>de</strong> l’affect : « Le corps humain peut-être affecté <strong>de</strong> bien<br />

<strong>de</strong>s manières qui augmentent ou diminuent sa puissance d’agir, ainsi que<br />

d’autres qui ne ren<strong>de</strong>nt sa puissance d’agir ni plus gran<strong>de</strong>, ni plus petite » 43 .<br />

Supprimer le concept d’affection revient à supprimer cette distinction,<br />

autrement dit affirmer qu’il n’existe aucune affection qui soit indifférente à<br />

la puissance d’agir du corps, ni à la puissance <strong>de</strong> penser <strong>de</strong> l’esprit. Cela<br />

revient à rabattre la notion d’affection sur celle d’affect. En d’autres termes,<br />

on pose que toute modification qui touche le corps ou l’esprit vaut comme<br />

variation <strong>de</strong> leur puissance. Alors que chez Spinoza, la définition <strong>de</strong> l’affect<br />

dépend <strong>de</strong> définitions préalables du corps et <strong>de</strong> l’esprit, pour Nietzsche,<br />

l’esprit doit être redéfini à partir du corps dans la mesure où le corps doit être<br />

lui-même redéfini à partir <strong>de</strong> l’affect. C’est ce que confirme le paragraphe 19<br />

<strong>de</strong> Par-<strong>de</strong>là-bien et mal en expliquant que « notre corps n’est pas autre<br />

chose qu’un édifice d’âmes multiples » 44 . Tout d’abord, il faut rappeler que<br />

Nietzsche distingue âme (Seele) et esprit (Geist). Ensuite, il considère ici<br />

l’âme comme une hypothèse qu’il s’agit <strong>de</strong> se réapproprier, ce qu’indique<br />

nettement la répétition du terme ainsi que l’emploie <strong>de</strong>s guillemets dans<br />

l’extrait suivant :<br />

Il n’est absolument pas nécessaire, soit dit entre nous, <strong>de</strong> se débarrasser à<br />

cette occasion <strong>de</strong> l’« âme » et <strong>de</strong> renoncer à l’une <strong>de</strong>s hypothèses les plus<br />

vieilles et les plus vénérables : ainsi que cela arrive habituellement à la<br />

maladresse <strong>de</strong>s naturalistes qui effleurent à peine l’âme qu’ils la laissent<br />

filer. Mais la voie est libre pour <strong>de</strong> nouvelles versions et <strong>de</strong>s affinements<br />

<strong>de</strong> l’hypothèse <strong>de</strong> l’âme : et <strong>de</strong>s concepts tels qu’« âme mortelle », « âmemultiplicité<br />

du sujet » et « âme-structure sociale <strong>de</strong>s pulsions et <strong>de</strong>s affects »<br />

veulent désormais avoir le droit <strong>de</strong> cité dans la science 45 .<br />

Ce texte très important éclaire par anticipation le paragraphe 19, en<br />

montrant que la notion antique d’âme, comme forme du corps, doit d’abord<br />

subir une double révision : d’une part, l’unité qu’elle désigne doit être<br />

dérivée d’une multiplicité première qui, ici, caractérise le sujet comme tel ;<br />

43. Éthique III, postulat I.<br />

44. Par-<strong>de</strong>là bien et mal, § 19.<br />

45. Par-<strong>de</strong>là bien et mal, § 12.


Spinoza et Nietzsche : statut <strong>de</strong> l’affectivité et unité psychophysique 41/135<br />

d’autre part, cette multiplicité doit elle-même être conçue sur le modèle<br />

d’une hiérarchie entre affects. La redéfinition <strong>de</strong> l’âme dépend donc <strong>de</strong> son<br />

rapport intrinsèque au corps et se trouve reconduite au concept d’affect. En<br />

somme, le corps est caractérisé, non plus à partir <strong>de</strong> l’étendue comme un<br />

<strong>de</strong> ses mo<strong>de</strong>s, mais à partir <strong>de</strong> l’affect comme collectivité ou dispositif<br />

coordonné. Autrement dit, d’un point <strong>de</strong> vue spinoziste, le corps entier ne<br />

se définit plus par un rapport déterminé <strong>de</strong> mouvement et <strong>de</strong> repos dont<br />

certaines modifications affecteraient la puissance d’agir, mais comme un<br />

ensemble <strong>de</strong> variations <strong>de</strong> puissance dont se déduit le rapport en tant qu’il est<br />

précis et déterminé. En retour, s’il y a une chose dont il s’agit <strong>de</strong> rendre<br />

compte, c’est plutôt <strong>de</strong> l’illusion par laquelle on est amené à distinguer entre<br />

affection et affect. C’est là qu’intervient la différence du statut <strong>de</strong> la<br />

conscience chez Spinoza et Nietzsche.<br />

L’idée <strong>de</strong> modifications n’induisant aucun différentiel <strong>de</strong> puissance<br />

aurait pour condition le fait que ces variations <strong>de</strong> puissances <strong>de</strong>meurent le<br />

plus souvent inaperçues <strong>de</strong> l’esprit. Or, cela entre en contradiction avec la<br />

proposition IX d’Éthique III. Spinoza y affirme que « l’esprit est conscient<br />

<strong>de</strong> [l’]effort qu’il fait [pour persévérer dans l’être] », car « à travers les idées<br />

<strong>de</strong>s affections du corps, [il] est nécessairement conscient <strong>de</strong> soi » 46 . Il précise<br />

d’ailleurs que son propos concerne l’esprit « en tant qu’il a tant <strong>de</strong>s idées<br />

claires et distinctes que <strong>de</strong>s idées confuses » 47 . En d’autres termes, même les<br />

affects qui prennent la forme d’idées inadéquates ou mutilées doivent se<br />

redoubler d’une idée propre qui en constitue la conscience. Si tel est le cas,<br />

l’esprit doit toujours avoir conscience <strong>de</strong>s variations <strong>de</strong> sa puissance <strong>de</strong><br />

pensée, fût-ce confusément. On a pu faire remarquer qu’il y avait, chez<br />

Spinoza, <strong>de</strong> quoi concevoir un inconscient <strong>de</strong> la pensée. Certes, d’un point<br />

<strong>de</strong> vue spinoziste, « l’ordre et l’enchaînement <strong>de</strong>s idées est le même que<br />

l’ordre et l’enchaînement <strong>de</strong>s choses » 48 . Dire que l’homme est conscient <strong>de</strong><br />

ses actions mais ignorant <strong>de</strong>s causes qui le déterminent à agir revient à dire<br />

qu’il est aussi conscient <strong>de</strong> ses idées mais ignorant <strong>de</strong>s causes qui le<br />

déterminent à former ces idées. Si l’on est en droit <strong>de</strong> parler d’un inconscient<br />

spinoziste, il faut alors remarquer qu’il concerne avant tout le caractère<br />

spontané du processus selon lequel s’enchaînent les affections corporelles<br />

ainsi que les affections mentales – c’est-à-dire : la nécessité proprement<br />

mentale <strong>de</strong> l’enchaînement <strong>de</strong>s idées qui permet <strong>de</strong> caractériser l’homme<br />

comme automate spirituel. En fait, l’inconscient chez Spinoza ne concerne<br />

pas à proprement parler l’affectivité comme variation <strong>de</strong> la puissance<br />

<strong>de</strong> penser. Au contraire, le conatus est nécessairement conscient. Par<br />

conséquent, les affections qui échappent à la conscience font nécessairement<br />

partie <strong>de</strong> celles qui « ne ren<strong>de</strong>nt la puissance d’agir du corps ni plus gran<strong>de</strong>s<br />

ni plus petites » 49 , mais il ne s’agit en aucun cas <strong>de</strong>s affects. Ces <strong>de</strong>rniers<br />

46. Éthique III, IX, démonstration.<br />

47. Éthique III, IX.<br />

48. Éthique II, VII.<br />

49. Éthique III, postulat I.


42/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

entrent inévitablement dans le champ <strong>de</strong> la conscience dès lors qu’ils<br />

engagent l’effort par lequel une essence <strong>de</strong> mo<strong>de</strong> affirme son existence. Plus<br />

simplement : que nous sachions exactement pourquoi ou que nous nous<br />

méprenions sur les raisons pour lesquelles nous éprouvons du désir, <strong>de</strong> la<br />

joie, <strong>de</strong> la tristesse, ou l’un quelconque <strong>de</strong>s affects qui en sont dérivés, il ne<br />

nous échappe jamais tout à fait, que nous éprouvons du désir, que nous<br />

sommes joyeux ou tristes. Certes, le phénomène <strong>de</strong> la conscience ne change<br />

pas la nature du conatus, et Spinoza y insiste : « Quant à moi, je ne reconnais<br />

pas <strong>de</strong> différence entre l’appétit humain et le désir. Car, que l’homme soit ou<br />

non conscient <strong>de</strong> son appétit, l’appétit n’en <strong>de</strong>meure pas moins un et le<br />

même » 50 . Pour autant, cela ne signifie pas qu’il envisage l’existence<br />

d’appétits inconscients. Que la conscience ne définisse pas l’appétit ne veut<br />

pas dire qu’elle peut ne pas l’accompagner, ce qu’exclut clairement la<br />

proposition IX d’Éthique III. Cela signifie seulement que la conscience<br />

<strong>de</strong>meure un acci<strong>de</strong>nt ou corrélat constant <strong>de</strong>s variations <strong>de</strong> puissance qui<br />

constituent l’affectivité. La conscience accompagne donc tout affect, fût-ce<br />

confusément. À l’inverse, la conception nietzschéenne <strong>de</strong> l’affect induit une<br />

conception <strong>de</strong> l’inconscient où les variations <strong>de</strong> puissance elles-mêmes<br />

peuvent, et mêmes doivent <strong>de</strong> toute nécessité, échapper à l’attention <strong>de</strong><br />

l’esprit, puisque c’est son caractère infraconscient qui caractérise l’affect au<br />

premier chef. Cela permet <strong>de</strong> mieux comprendre la facilité avec laquelle<br />

Nietzsche peut requalifier comme affect <strong>de</strong>s entités aussi diverses que doute,<br />

négation, expectation, analyse, recherche, enquête, risque, comparaison, etc.<br />

Cette démarche supplée l’impuissance à assigner <strong>de</strong>s noms aux phénomènes<br />

affectifs qui échappent à la conscience en raison <strong>de</strong> la grossièreté <strong>de</strong><br />

son appréhension <strong>de</strong>s phénomènes. Plus encore, cette grossièreté est<br />

indissociable <strong>de</strong> l’assignation d’un mot à <strong>de</strong>s phénomènes en général<br />

puisque « le mot amoindrit et abêtit : le mot dépersonnalise ; le mot rend<br />

commun » 51 . Le recours aux ressources du langage comme simple moyen <strong>de</strong><br />

communiquer ne prend pas en compte les défaillances consubstantielles<br />

au mo<strong>de</strong> d’expression linguistique lui-même. Il correspond toujours à une<br />

simplification <strong>de</strong> la réalité, à la fois par élimination et confusion <strong>de</strong> ce qui<br />

<strong>de</strong>meure en elle imperceptible ou non encore perçu sans pour autant cesser<br />

<strong>de</strong> la constituer 52 . Autant dire que, d’un point <strong>de</strong> vue nietzschéen, tout le<br />

50. Éthique III, définitions <strong>de</strong>s affects, I, explication.<br />

51. Fragments posthumes XIII, 10 [60].<br />

52. Voir à ce sujet Crépuscule <strong>de</strong>s idoles, Raids d’un intempestif, § 26. Surtout, à travers<br />

l’influence <strong>de</strong> la peur, le Gai savoir, § 354, établit le lien affectif entre la genèse <strong>de</strong> la pensée<br />

consciente et celle du langage : « [L’homme] avait besoin, étant l’animal le plus exposé au<br />

danger, d’ai<strong>de</strong>, <strong>de</strong> protection, il avait besoin <strong>de</strong> son semblable, il fallait qu’il puisse exprimer<br />

sa détresse, se faire comprendre – et pour tout cela, il avait d’abord besoin <strong>de</strong> “conscience”,<br />

même donc pour “savoir” ce qui lui manque, pour “savoir” ce qu’il éprouve, pour “savoir” ce<br />

qu’il pense. Car pour le dire encore une fois : l’homme, comme toute créature vivante, pense<br />

continuellement mais ne le sait pas ; la pensée qui <strong>de</strong>vient consciente n’en est que la plus<br />

infime partie, disons : la partie la plus superficielle, la plus mauvaise : – car seule cette pensée<br />

consciente advient sous forme <strong>de</strong> mots, c’est-à-dire <strong>de</strong> signes <strong>de</strong> communication, ce qui révèle<br />

la provenance <strong>de</strong> la conscience elle-même. Pour le dire d’un mot, le développement <strong>de</strong> la


Spinoza et Nietzsche : statut <strong>de</strong> l’affectivité et unité psychophysique 43/135<br />

travail <strong>de</strong> recensement opéré par Spinoza dans l’appendice à la troisième<br />

partie <strong>de</strong> l’Éthique, voire tout le travail <strong>de</strong> définition qui le précè<strong>de</strong>, doivent<br />

être considérés comme inévitablement défaillants et superficiels, quelles que<br />

soient la rigueur et la précision <strong>de</strong> l’exposé spinoziste.<br />

D’un point <strong>de</strong> vue spinoziste cette fois, on est pourtant tenté <strong>de</strong> formuler<br />

une objection. Dès lors qu’on supprime la distinction générique <strong>de</strong> l’étendue<br />

et <strong>de</strong> la pensée pour appréhen<strong>de</strong>r l’unité psychophysique, ne se condamne-<br />

t-on pas à reconduire le schéma d’interaction causale entre <strong>de</strong>ux entités<br />

distinctes, quand bien même on prétendrait former du corps une conception<br />

renouvelée ? Ne récupère-t-on pas l’idée d’interaction causale entre le<br />

corps et l’esprit, fût-ce sur le mo<strong>de</strong> d’une dérivation symptomatique <strong>de</strong>s<br />

phénomènes qui substituerait les notions <strong>de</strong> sens et <strong>de</strong> signes aux notions <strong>de</strong><br />

causes et d’effet ? On ne ferait que déplacer le problème sur le terrain <strong>de</strong><br />

l’inconscient, tout en le rendant alors pratiquement insoluble, dès lors que<br />

l’univocité du lien cause-effet <strong>de</strong>vient inassignable dans le modèle senssymptôme.<br />

Or, Nietzsche est parfaitement averti <strong>de</strong> la difficulté. Ainsi<br />

déclare-t-il qu’« au <strong>de</strong>meurant, le mot pulsion est une facilité que l’on se<br />

donne, que l’on emploie partout ou les phénomènes régulièrement observés<br />

sur les organismes n’ont pas encore été ramenés à leurs lois physiques et<br />

mécaniques » 53 , allant même jusqu’à affirmer que « les affects sont une<br />

construction <strong>de</strong> l’intellect, l’invention <strong>de</strong> causes qui n’existent pas » 54 . Il faut<br />

ici distinguer <strong>de</strong>ux choses. Tout d’abord, ces textes sont extraits <strong>de</strong>s<br />

posthumes <strong>de</strong> l’époque précédant Par-<strong>de</strong>là bien et mal et sa présentation <strong>de</strong><br />

l’hypothèse <strong>de</strong> la volonté <strong>de</strong> puissance. À ce titre, ils tombent sous le coup<br />

<strong>de</strong>s critiques concernant un réductionnisme physiologique qui inscrirait la<br />

notion d’affect dans une conception matérialiste et mécaniste dont Nietzsche<br />

dénonce également l’« idéalisme ». En outre, l’idée d’une « invention <strong>de</strong>s<br />

causes » ne concerne pas directement l’affect, comme l’indique la suite du<br />

fragment sus-cité :<br />

Tous les sentiments corporels que nous ne comprenons pas sont interprétés<br />

par l’intellect, c’est-à-dire qu’on cherche une raison <strong>de</strong> se sentir dans tel ou tel<br />

état dans les personnes, les expériences, etc., on pose donc quelque chose <strong>de</strong><br />

préjudiciable, <strong>de</strong> dangereux, d’étranger, comme si c’était la cause 55 <strong>de</strong> notre<br />

humeur : en réalité, cela est ajouté à notre humeur <strong>de</strong> manière à rendre notre<br />

état pensable 56 .<br />

Il faut distinguer entre l’idée d’un quelque chose distinct <strong>de</strong> nous en<br />

quoi nous projetons la cause <strong>de</strong> l’affect pour sacrifier à l’exigence du<br />

principe <strong>de</strong> raison, et l’affect lui-même qui est construit comme état unitaire,<br />

langue et le développement <strong>de</strong> la conscience (non pas <strong>de</strong> la raison mais <strong>de</strong> la prise <strong>de</strong><br />

conscience <strong>de</strong> la raison) vont main dans la main ».<br />

53. Fragments posthumes d’Humain trop humain I, 23 [9].<br />

54. Fragments posthumes IX, 24 [20].<br />

55. Ici, nous soulignons.<br />

56. Ibid.


44/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

eu égard au caractère spontanément imperceptible <strong>de</strong> la diversité <strong>de</strong> relations<br />

qu’il recouvre en réalité. Pour caractériser cette façon d’inventer <strong>de</strong>s fictions<br />

causales, Nietzsche parle plus loin dans le même fragment d’une association<br />

<strong>de</strong> phénomènes « par voisinage », laquelle s’appuie sur « une longue<br />

habitu<strong>de</strong> [où] certains processus et sentiments généraux sont à ce point<br />

régulièrement associés, que la vue <strong>de</strong> certains processus provoque cet état du<br />

sentiment général » 57 . Or, sur ce point, l’analyse <strong>de</strong> Nietzsche convient<br />

parfaitement avec les précisions que Spinoza apporte concernant les formes<br />

spécifiques que prend, en matière affective, la connaissance du premier<br />

genre, c’est-à-dire l’invention <strong>de</strong>s causes imaginaires. En effet, le dispositif<br />

formé par les propositions XIV à XVI d’Éthique III, ainsi que leur appareil<br />

démonstratif, décrivent les processus mentaux d’association reposant sur le<br />

télescopage entre affects ou l’imagination d’une ressemblance entre les<br />

choses. Spinoza distingue donc entre une causalité efficiente ou réelle et une<br />

causalité concomitante ou « par acci<strong>de</strong>nt ». Cette <strong>de</strong>rnière n’a le titre <strong>de</strong><br />

cause que par défaut d’une connaissance adéquate, comme le souligne<br />

Spinoza : « Par là, nous comprenons comment il peut se faire que nous<br />

aimions ou que nous ayons en haine certaines choses sans nulle raison<br />

connue <strong>de</strong> nous, mais seulement par sympathie (comme on dit) ou<br />

antipathie » 58 .<br />

En définitive, la mise en cause <strong>de</strong> la dépendance entre les concepts<br />

d’affect et d’affection, véhicule une remise en question plus fondamentale<br />

du lien entre affectivité et causalité. L’asymétrie <strong>de</strong>s statuts spinoziste et<br />

nietzschéen <strong>de</strong> l’affectivité oblige alors à poser à nouveaux frais le problème<br />

<strong>de</strong> la nature <strong>de</strong> l’affect. Or, l’élucidation <strong>de</strong> ce point renvoie à l’examen<br />

<strong>de</strong>s notions <strong>de</strong> puissance et d’action ainsi que <strong>de</strong> leur place dans la<br />

caractérisation <strong>de</strong> l’affect. En dépend l’i<strong>de</strong>ntification précise <strong>de</strong>s modèles<br />

<strong>de</strong> la nécessité dans lesquels s’inscrivent leurs conceptions respectives<br />

<strong>de</strong> l’affectivité.<br />

57. Nous soulignons.<br />

58. Éthique, III, XV, scolie du corollaire.


Spinoza et Nietzsche : statut <strong>de</strong> l’affectivité et unité psychophysique 45/135<br />

Œuvres et textes originaux<br />

Bibliographie :<br />

De Spinoza :<br />

En latin et hollandais : Spinoza : Opera, éd. C. Gebhard, 4 vol., Hei<strong>de</strong>lberg,<br />

Carl Winters Universitätsbuchhandlung.<br />

Texte <strong>de</strong> référence en français : Éthique, trad. B. Pautrat, <strong>Paris</strong>, Seuil, 1988.<br />

De Nietzsche :<br />

Éditions <strong>de</strong> référence :<br />

En allemand : Friedrich Nietzsche : Werke. Kritische Gesamtausgabe, Berlin-<br />

New York, Walter <strong>de</strong> Gruyter, 1967 sq., 15 vol.<br />

En français : Friedrich Nietzsche : Œuvres philosophiques complètes, <strong>Paris</strong>,<br />

Gallimard, 1968-1997, 18 vol.<br />

Autres traductions françaises <strong>de</strong>s œuvres convoquées :<br />

Le gai savoir, trad. fr. P. Wotling, <strong>Paris</strong>, GF-Flammarion, 1997.<br />

Ainsi parlait Zarathoustra, trad. fr. G.-A. Goldschmidt, <strong>Paris</strong>, Librairie<br />

Générale Française, 1972.<br />

Par-<strong>de</strong>là bien et mal, trad. fr. P. Wotling, <strong>Paris</strong>, Flammarion, GF, 2000.<br />

Essai d’autocritique et autres préfaces, trad. fr. M. <strong>de</strong> Launay, <strong>Paris</strong>, Seuil,<br />

1999.<br />

La généalogie <strong>de</strong> la morale, trad. fr. par E. Blon<strong>de</strong>l, O. Hansen-løve,<br />

T. Ley<strong>de</strong>nbach et P. Pénisson, <strong>Paris</strong>, Flammarion, GF, 1996.<br />

Éléments pour une généalogie <strong>de</strong> la morale, trad. P. Wotling, <strong>Paris</strong>, Librairie<br />

Générale Française, 2000.<br />

Crépuscule <strong>de</strong>s idoles, trad. E. Blon<strong>de</strong>l, <strong>Paris</strong>, Hatier, 2001.<br />

Crépuscule <strong>de</strong>s idoles, trad. P. Wotling, <strong>Paris</strong>, Flammarion, GF, 20<strong>05</strong>.<br />

Étu<strong>de</strong>s<br />

Sur Spinoza :<br />

Deleuze, G., Spinoza, Philosophie pratique, <strong>Paris</strong>, Éditions <strong>de</strong> Minuit, 1981.<br />

Jaquet, C., L’unité du corps et <strong>de</strong> l’esprit. Affects, actions et passions chez<br />

Spinoza, <strong>Paris</strong>, PUF, 2004.<br />

Jaquet, C., Les expressions <strong>de</strong> la puissance d’agir chez Spinoza, <strong>Paris</strong>,<br />

Publications <strong>de</strong> la Sorbonne, 20<strong>05</strong>.<br />

Macherey, P., Introduction à l’Éthique <strong>de</strong> Spinoza, II, III, <strong>Paris</strong>, PUF, 1995.<br />

Moreau, P.-F. et Ramond, C. (dir.), Lectures <strong>de</strong> Spinoza, <strong>Paris</strong>, Ellipses, 2006.


46/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

Sur Nietzsche :<br />

Blon<strong>de</strong>l, E, Nietzsche, le corps et la culture, <strong>Paris</strong>, PUF, 1986.<br />

Wotling, P., Nietzsche et le problème <strong>de</strong> la civilisation, <strong>Paris</strong>, PUF, 1995.<br />

Wotling, P., La pensée du sous-sol, <strong>Paris</strong>, Allia, 1999.<br />

Wotling, P., La <strong>philosophie</strong> <strong>de</strong> l’esprit libre. Introduction à Nietzsche, <strong>Paris</strong>,<br />

Flammarion, 2008.


Une filiation clan<strong>de</strong>stine ?<br />

De Morelly au Discours sur l’origine <strong>de</strong> l’inégalité<br />

Stéphanie Roza<br />

47/135<br />

Dans la vaste bibliographie consacrée à l’analyse <strong>de</strong> la pensée <strong>de</strong><br />

Rousseau, et aux auteurs qui l’ont inspiré, on trouve bien peu <strong>de</strong> mentions du<br />

nom <strong>de</strong> Morelly. Cet auteur mystérieux, dont les spécialistes peinent jusqu’à<br />

aujourd’hui à établir avec certitu<strong>de</strong> les dates et l’œuvre même, n’est évoqué<br />

ni par R. Derathé, ni par J. Starobinski, ni par V. Goldschmidt, pour ne citer<br />

que quelques commentateurs parmi les plus importants. De fait, Rousseau<br />

lui-même ne mentionne qu’une seule fois un ouvrage attribué à Morelly : il<br />

s’agit du roman utopique La Basilia<strong>de</strong>, ou le naufrage <strong>de</strong>s Iles Flottantes 1 ,<br />

qu’il réclame pour le lire à Mme d’Hou<strong>de</strong>tot en mars 1758 2 . Pour le reste, le<br />

chercheur doit s’en tenir à <strong>de</strong>s conjectures.<br />

Pourtant, une lecture attentive du Co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la nature 3 , ouvrage majeur<br />

attribué à Morelly, révèle <strong>de</strong>s proximités frappantes avec le Discours<br />

sur l’origine et les fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> l’inégalité parmi les hommes 4 , et<br />

la chronologie autorise à formuler l’hypothèse que Rousseau aurait<br />

effectivement lu l’ouvrage pendant la rédaction <strong>de</strong> son livre. Comme le<br />

montre en effet le spécialiste <strong>de</strong> Morelly Nicolas Wagner 5 , le Co<strong>de</strong><br />

1. Paru anonymement en 1753 (la page <strong>de</strong> titre mentionne la ville <strong>de</strong> Messine).<br />

2. J.-J. Rousseau, Lettre du 23 mars 1758, in Correspondance complète, t. V, Genève,<br />

Publications <strong>de</strong> l’Institut et musée Voltaire, 1967, p. 60-61. La note <strong>de</strong> l’éditeur scientifique<br />

R.A. Leigh fait également état d’un emprunt textuel <strong>de</strong> la Basilia<strong>de</strong> dans Émile (une phrase<br />

i<strong>de</strong>ntique à celle <strong>de</strong> Morelly).<br />

3. Morelly, Co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la nature, <strong>Paris</strong>, Éditions Sociales, 1970.<br />

4. J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> l’inégalité parmi les hommes,<br />

<strong>Paris</strong>, Garnier-Flammarion, 1992.<br />

5. « Le dialogue <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux adversaires : Morelly et Rousseau », Annales <strong>de</strong> la société Jean-<br />

Jacques Rousseau, t. XXXVIII, 1972-1977, p. 293-306.


48/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

commence à circuler à <strong>Paris</strong> dès février 1754, un an avant sa parution<br />

effective en 1755, ce qui correspond à la pério<strong>de</strong> d’écriture du Discours. Le<br />

citoyen <strong>de</strong> Genève aurait donc matériellement pu puiser dans ce texte<br />

hybri<strong>de</strong>, mêlant généalogie <strong>de</strong>s sociétés humaines, critique <strong>de</strong> la morale et <strong>de</strong><br />

la politique dominantes et programme utopique communautaire.<br />

Morelly n’est pas mentionné dans ce texte où les références à d’autres<br />

philosophes (Hobbes, Locke) ou à <strong>de</strong>s juristes (Grotius, Pufendorf,<br />

Burlamaqui, sans parler <strong>de</strong>s législateurs antiques) ne manquent pas par<br />

ailleurs. Mais on sait que Rousseau a pu parfois taire l’influence<br />

intellectuelle <strong>de</strong> tel ou tel auteur, fût-elle décisive ; par exemple, le nom<br />

<strong>de</strong> Di<strong>de</strong>rot n’apparaît pas dans l’ouvrage, alors que la correspondance<br />

notamment montre l’importance <strong>de</strong> cet interlocuteur <strong>de</strong> notre philosophe.<br />

Dans ces conditions, <strong>de</strong>ux possibilités sont ouvertes. Selon la première,<br />

la lecture du Co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la nature aurait inspiré à Rousseau, sinon ses thèses,<br />

du moins la forme que certaines d’entre elles ont pu prendre. Alors, il<br />

faudrait rendre à César ce qui appartient à César, et à Morelly la place qu’il<br />

mérite dans « l’élucidation <strong>de</strong> la théorie politique primitive <strong>de</strong> Rousseau » 6 .<br />

Selon la <strong>de</strong>uxième, celui-ci n’aurait pas lu le Co<strong>de</strong>, et il faudrait alors, sans<br />

doute, chercher les causes <strong>de</strong> l’indéniable proximité <strong>de</strong>s textes dans une<br />

culture philosophique et politique commune, voire dans la similitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />

situations personnelles, et dans le rapport au mon<strong>de</strong> qui caractérise les <strong>de</strong>ux<br />

auteurs.<br />

Morelly en effet semble issu du même milieu plébéien que Rousseau et<br />

selon toute vraisemblance il aurait exercé le métier <strong>de</strong> répétiteur dans un<br />

collège 7 . Il aurait gagné <strong>Paris</strong> au début <strong>de</strong>s années 1740 et commencé une<br />

carrière d’écrivain pédagogue, moraliste et politique sous la protection du<br />

ca<strong>de</strong>t <strong>de</strong>s cardinaux <strong>de</strong> Rohan, le Cardinal <strong>de</strong> Soubise. C’est à l’issue <strong>de</strong><br />

tentatives manifestement peu fructueuses <strong>de</strong> se rapprocher <strong>de</strong>s cercles du<br />

pouvoir royal, et <strong>de</strong> l’échec d’une carrière qui s’est globalement déroulée<br />

à l’arrière-plan <strong>de</strong>s sphères cultivées du XVIII e siècle, qu’il aurait écrit le<br />

Co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la Nature. Auteur peu à peu isolé, impuissant, comme Rousseau, à<br />

briller dans les salons <strong>de</strong> la bonne société, il aurait rédigé alors cet essai<br />

iconoclaste, tout entier dressé contre le scandale absolu que représente pour<br />

lui la propriété privée, avec <strong>de</strong>s accents qui font largement écho aux textes<br />

rousseauistes :<br />

Je n’ai pas la témérité <strong>de</strong> prétendre réformer le genre humain ; mais assez<br />

<strong>de</strong> courage pour dire la vérité, sans me soucier <strong>de</strong>s criailleries <strong>de</strong> ceux qui la<br />

redoutent, parce qu’ils ont intérêt <strong>de</strong> tromper notre espèce… 8<br />

6.R.N. Coe, Le philosophe Morelly […], Leeds, 1954, thèse dactylographiée, citée par<br />

Wagner, art. cit., p. 293.<br />

7. Sur la très lacunaire biographie <strong>de</strong> Morelly, voir Nicolas Wagner, Morelly, méconnu <strong>de</strong>s<br />

Lumières, <strong>Paris</strong>, Librairie Klinksieck, 1978, Première partie : « L’homme ».<br />

8. Morelly, Co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la nature, op. cit., p. 127.


De Morelly au Discours sur l’origine <strong>de</strong> l’inégalité 49/135<br />

Passage révélateur d’une volonté <strong>de</strong> défi un peu désespérée, que<br />

Wagner a rapproché à juste titre d’une exclamation du philosophe genevois<br />

à la même époque :<br />

[…] je n’ai point dans mes exhortations le chimérique plaisir d’espérer la<br />

réformation <strong>de</strong>s hommes […] 9<br />

Ces éléments pourraient-ils à eux seuls expliquer l’air <strong>de</strong> famille qu’ont<br />

en partage le Co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la Nature et le second Discours ? Bien que la<br />

pru<strong>de</strong>nce n’autorise sans doute pas à formuler d’affirmations définitives sur<br />

ce problème, nous voudrions néanmoins exposer ici les raisons pour<br />

lesquelles nous jugeons l’hypothèse peu vraisemblable. Nous aimerions<br />

notamment montrer que la pensée <strong>de</strong> Morelly pourrait être un repère par<br />

rapport auquel l’auteur du Discours se situerait en plusieurs endroits du<br />

texte. Il nous paraît possible que Rousseau ait évité <strong>de</strong> citer Morelly,<br />

précisément du fait d’une proximité théorique un peu trop gran<strong>de</strong> avec cet<br />

auteur obscur, utopiste par surcroît, et partisan <strong>de</strong> l’égalité sociale absolue.<br />

Dans cette perspective, la démarche fondamentale du Discours se serait<br />

forgée, au moins en partie, dans une relation complexe <strong>de</strong> filiation et<br />

d’opposition au Co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la Nature. Il faudrait alors réhabiliter Morelly, ce<br />

méconnu, dans l’histoire <strong>de</strong> la <strong>philosophie</strong>, et ne plus le considérer<br />

uniquement comme l’un <strong>de</strong>s nombreux utopistes du Siècle <strong>de</strong>s Lumières,<br />

dont presque seule, la tradition socialiste et communiste s’est souvenue 10 .<br />

Le débat sur les sciences et les arts<br />

Il semble que dès la rédaction <strong>de</strong> la Basilia<strong>de</strong> par Morelly, d’un an<br />

antérieure à celle du Co<strong>de</strong>, un dialogue se soit instauré entre les <strong>de</strong>ux<br />

auteurs, bien que, contrairement à d’autres philosophes comme Montesquieu<br />

ou Voltaire, Rousseau ne soit cité explicitement nulle part dans le roman.<br />

Cependant, notre utopiste avait lu le Discours sur les sciences et les arts,<br />

ainsi que les textes relatifs à la querelle qu’il avait suscitée. Il semble en<br />

reprendre les thèses, quand dans une note il affirme :<br />

[…] la plupart <strong>de</strong> ceux qui ont travaillé à dépouiller les Peuples <strong>de</strong> leur<br />

barbarie, loin <strong>de</strong> les rapprocher <strong>de</strong> la Nature, n’ont fait que substituer <strong>de</strong>s vices<br />

fardés à <strong>de</strong>s vices brutaux […] 11<br />

9. Wagner, Art. cit., p. 303.<br />

10. Voir notamment J. Droz (dir.), Histoire générale du socialisme, t. I : « Des origines à<br />

1875 », <strong>Paris</strong>, PUF-Quadrige, 1997, ch. IV : « Lumières, critique sociale et utopie pendant le<br />

XVIII e siècle français ».<br />

11. Morelly, Basilia<strong>de</strong>, op. cit., t. I, p. 201.


50/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

Pourtant, cette condamnation <strong>de</strong>s prétendus bienfaits <strong>de</strong> la civilisation<br />

n’est pas unilatérale, car à la fin du roman, le peuple du roi idéal Zeinzemin<br />

accè<strong>de</strong> au palais <strong>de</strong> la Beauté et on lit ces lignes :<br />

Quand les Arts et les Sciences commencent à polir et perfectionner ces<br />

bonnes qualités [du peuple <strong>de</strong> la Nature], c’est alors que disparaissent les<br />

barrières qui retenoient ces Peuples dans l’ignorance <strong>de</strong> la belle Nature 12 .<br />

Contrairement à Wagner, nous ne pensons pas qu’il faille voir là une<br />

incohérence. Morelly semble plutôt nuancer l’opinion <strong>de</strong> Rousseau, en lui<br />

accordant que la société <strong>de</strong> propriété privée ne peut que faire un mauvais<br />

usage moral <strong>de</strong>s sciences et <strong>de</strong>s arts, tout en maintenant ouverte la possibilité<br />

qu’une communauté fraternelle comme celle du peuple <strong>de</strong> Zeinzemin y<br />

trouve <strong>de</strong> nouveaux motifs d’admirer la nature, c’est-à-dire, chez cet auteur,<br />

l’harmonie dont la contemplation produit la paix <strong>de</strong> l’âme et le bonheur.<br />

En somme, c’est l’optimisme <strong>de</strong> l’utopiste quant à la possibilité d’une<br />

alternative sociale pour l’humanité, qui l’amène à envisager une fonction<br />

éthique <strong>de</strong>s sciences et <strong>de</strong>s arts, que le citoyen <strong>de</strong> Genève ne peut concevoir.<br />

Dans le Co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la Nature, Morelly semble toutefois avoir radicalisé sa<br />

position sur la question. Dans une longue note, il attaque ouvertement<br />

Rousseau, le traitant <strong>de</strong> « hardi sophiste » 13 pour avoir soutenu que le<br />

progrès <strong>de</strong>s connaissances n’avait pas amélioré les hommes. Tout en<br />

concédant encore que les sciences et les arts « paraissent à certains égards<br />

avoir irrité la cupidité », Morelly allègue que la faute n’en revient pas à ces<br />

produits <strong>de</strong> la culture humaine, mais bien, encore une fois, au « principe<br />

venimeux <strong>de</strong> toute corruption morale », à savoir l’Avarice, née <strong>de</strong><br />

l’instauration <strong>de</strong> la propriété privée. Loin <strong>de</strong> parler en « mondain<br />

voltairien » 14 comme l’estime Wagner, l’auteur évalue donc le point <strong>de</strong> vue<br />

<strong>de</strong> Rousseau à l’aune <strong>de</strong> ses propres convictions morales et politiques.<br />

On le voit, une profon<strong>de</strong> divergence <strong>de</strong> vues semble opposer les <strong>de</strong>ux<br />

auteurs, que nous avons présentés comme proches par d’autres aspects. Le<br />

citoyen <strong>de</strong> Genève rejette dans plusieurs textes les arts en général, auxquels<br />

il préfère <strong>de</strong>s activités plus « simples » et plus vertueuses à ses yeux ; on<br />

pense à la <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> la fête populaire genevoise à la fin <strong>de</strong> la Lettre à<br />

d’Alembert, ou aux festivités <strong>de</strong> Clarens dans La Nouvelle Héloïse. Morelly<br />

en revanche, concilie société idéale et progrès culturels, même si dans le<br />

projet <strong>de</strong> constitution à la fin du Co<strong>de</strong>, il limite les progrès autorisés aux<br />

domaines <strong>de</strong>s sciences et <strong>de</strong>s arts, excluant ceux <strong>de</strong> la morale et <strong>de</strong> la<br />

métaphysique achevées une fois pour toutes 15 .<br />

12. Ibid., t. II, p.291.<br />

13. Morelly, Co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la nature, op. cit., p. 116.<br />

14. Wagner, Art. cit., p. 298.<br />

15. Morelly, Co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la nature, op. cit., p. 150-151 : « Lois <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s qui empêcheraient les<br />

égarements <strong>de</strong> l’esprit humain et toute rêverie transcendante ».


De Morelly au Discours sur l’origine <strong>de</strong> l’inégalité 51/135<br />

Le rapport <strong>de</strong> la pensée <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux personnages semble d’emblée mêler<br />

<strong>de</strong>s points d’accord fondamentaux et <strong>de</strong>s oppositions non moins profon<strong>de</strong>s,<br />

que la rédaction du second Discours va fixer.<br />

La question anthropologique<br />

Précisons que nous n’avons pas ici la prétention <strong>de</strong> présenter <strong>de</strong> manière<br />

exhaustive les enjeux et les problèmes posés par l’anthropologie <strong>de</strong><br />

Rousseau. On tentera plus mo<strong>de</strong>stement <strong>de</strong> déterminer ce qui la rapproche,<br />

et peut-être ce qu’elle doit à la pensée <strong>de</strong> Morelly à l’époque du second<br />

Discours.<br />

En effet, une lecture <strong>de</strong> ce texte à la lumière <strong>de</strong> celle du Co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la<br />

Nature fait apparaître <strong>de</strong>s analogies ; au niveau le plus évi<strong>de</strong>nt, on relève un<br />

diagnostic commun quant à l’ampleur <strong>de</strong>s misères sociales et individuelles :<br />

dans les <strong>de</strong>ux textes sont dénoncés avec éloquence les « crimes », les<br />

« inégalités », la « tyrannie », qui tiennent à la « corruption » <strong>de</strong>s mœurs et<br />

aux affreux « préjugés ». Pour nos <strong>de</strong>ux auteurs, la longue cohorte <strong>de</strong>s<br />

malheurs <strong>de</strong> l’homme a une source éminemment morale, et cette perversion<br />

s’enracine elle-même historiquement dans l’apparition du « tien » et du<br />

« mien ». Le très célèbre passage qui ouvre la <strong>de</strong>uxième partie du Discours,<br />

et qui établit un lien entre « le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa <strong>de</strong><br />

dire : ceci est à moi » et les « crimes », les « guerres », les « meurtres » les<br />

« misères » et les « horreurs » 16 infligés à l’humanité, semble faire écho au<br />

Co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la nature et à « l’évi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> cette proposition : que là où il<br />

n’existerait aucune propriété, il ne peut exister aucune <strong>de</strong> ses pernicieuses<br />

conséquences » 17 .<br />

Ce constat, par ailleurs, les place du même côté dans l’opposition aux<br />

penseurs <strong>de</strong> l’école jusnaturaliste, qui dans leur ensemble incluent la<br />

propriété parmi les droits naturels <strong>de</strong> l’homme. Morelly comme Rousseau<br />

pensent un état <strong>de</strong> nature antérieur à l’apparition <strong>de</strong> la propriété parmi<br />

les hommes et déplorent, précisément dans cette perspective, l’incapacité<br />

<strong>de</strong> leurs adversaires à concevoir l’homme dans sa vérité, du fait <strong>de</strong> leur<br />

tendance incurable à projeter sur l’individu à l’état <strong>de</strong> nature les<br />

caractéristiques <strong>de</strong> l’état social. Ainsi Morelly :<br />

Ils [les moralistes] ont cru, ou que l’homme était naturellement tel qu’ils<br />

l’ont trouvé à la naissance <strong>de</strong> leurs projets, ou qu’il <strong>de</strong>vait être ce que je prouve<br />

qu’il n’est point […] 18<br />

16. J.-J. Rousseau, Discours, op. cit., p. 222.<br />

17. Morelly, Co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la nature, op. cit., p. 47.<br />

18. Ibid., p. 55.


52/135<br />

Rousseau développera cette idée, écrivant notamment :<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

Enfin tous, parlant sans cesse <strong>de</strong> besoin, d’avidité, d’oppression, <strong>de</strong> désirs<br />

et d’orgueil, ont transporté à l’état <strong>de</strong> nature <strong>de</strong>s idées qu’ils avaient prises dans<br />

la société 19 .<br />

Bien que cette idée ne soit pas l’apanage exclusif <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux auteurs,<br />

ceux-ci ont en commun d’en faire usage dans une perspective <strong>de</strong><br />

réhabilitation <strong>de</strong> la nature humaine. Leurs conceptions respectives, malgré<br />

la divergence fondamentale qui les sépare, se recoupent, <strong>de</strong> ce fait, en<br />

bien <strong>de</strong>s points.<br />

De prime abord, c’est une opposition radicale qui se manifeste. Pour<br />

Morelly, l’homme, à peine sorti <strong>de</strong> l’engourdissement originel, ressent<br />

aussitôt les effets douloureux d’un déséquilibre fondamental : nos besoins en<br />

effet excè<strong>de</strong>nt « toujours <strong>de</strong> quelque chose les bornes <strong>de</strong> notre pouvoir » 20 .<br />

L’auteur voit dans cette disposition « les intentions <strong>de</strong> la suprême<br />

sagesse » 21 , qui entend par là amener les hommes à s’entrai<strong>de</strong>r, et il en<br />

conclut <strong>de</strong>ux qualités essentielles : d’une part une « espèce d’attraction<br />

morale », autrement dit la sociabilité ; d’autre part, une tendance suscitée par<br />

le manque au « développement <strong>de</strong> la raison, que la nature a mise à côté <strong>de</strong><br />

cette faiblesse pour la secon<strong>de</strong>r » 22 ; et cette expression ouvre la perspective<br />

d’un perfectionnement <strong>de</strong> l’individu et <strong>de</strong> l’espèce dans le temps. Morelly<br />

s’appuie sur ces fon<strong>de</strong>ments pour développer une anthropologie postulant<br />

la bonté et l’altruisme <strong>de</strong> notre espèce : la nécessité réciproque <strong>de</strong> secourir<br />

et d’être secouru, puis la complémentarité <strong>de</strong>s talents engendrés par le<br />

perfectionnement, mettent les humains dans une douce dépendance <strong>de</strong><br />

chacun par rapport à tous, et suscite une bienfaisance universelle. En effet,<br />

sans calcul rationnel, par le simple jeu profitable à tous <strong>de</strong>s services<br />

mutuellement rendus, les hommes développent les vertus sociales. C’est<br />

pourquoi l’état <strong>de</strong> nature est un âge d’or <strong>de</strong> la communauté bienheureuse.<br />

Il n’est sans doute pas besoin d’insister beaucoup sur l’énergie avec<br />

laquelle Rousseau rejette l’idée <strong>de</strong> la sociabilité naturelle dans le Discours.<br />

Dès la Préface, il cherche à établir dans l’esprit humain « <strong>de</strong>s principes<br />

antérieurs à la raison » qui lui épargnent la nécessité « d’y faire entrer celui<br />

<strong>de</strong> la sociabilité » 23 . C’est au contraire l’indépendance qui caractérise les<br />

premiers hommes, et <strong>de</strong> ce fait, plutôt que l’enten<strong>de</strong>ment, ce qui distingue<br />

l’homme <strong>de</strong> l’animal est « sa qualité d’agent libre » 24 . Dans le groupe <strong>de</strong>s<br />

philosophes visés par les développements sur l’isolement <strong>de</strong> l’homme<br />

naturel, on peut sans doute inclure Morelly. Rousseau lui est en effet tout à<br />

19. J.-J. Rousseau, Discours, op. cit., p. 168.<br />

20. Morelly, Co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la nature, op. cit., p. 43.<br />

21. Ibid.<br />

22. Ibid. ; souligné par l’auteur.<br />

23. J.-J. Rousseau, Discours, op. cit., p. 162.<br />

24. Ibid., p. 183.


De Morelly au Discours sur l’origine <strong>de</strong> l’inégalité 53/135<br />

fait opposé dans sa <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> l’ancêtre <strong>de</strong> l’homme social, suffisamment<br />

robuste pour pourvoir à tous ses besoins, sans langage, sans liens d’affection,<br />

même familiaux, ni sans le moindre embryon <strong>de</strong> raison. Le genre <strong>de</strong> bonheur<br />

auquel un tel animal peut prétendre n’a rien à voir avec la félicité<br />

morellienne née <strong>de</strong> l’affection générale. Il fait plutôt penser à une forme<br />

d’ataraxie farouche, pré-rationnelle, produite par la satisfaction <strong>de</strong>s besoins<br />

du corps, le silence <strong>de</strong>s passions <strong>de</strong> l’âme, et l’absence <strong>de</strong> réflexion.<br />

L’opposition est si radicale que Morelly semble répondre par avance à<br />

l’auteur du Second Discours sur ce point, quand il affirme :<br />

Si par liberté on entend une entière indépendance qui exclue absolument<br />

tout rapport d’un homme à un autre, je dis que cette liberté serait un état <strong>de</strong><br />

parfait abandon ; situation dans laquelle les hommes vivraient isolés comme les<br />

plantes… 25<br />

Toutefois, une fois posée la contradiction entre une pensée mettant au<br />

cœur <strong>de</strong> la nature <strong>de</strong> l’homme la dépendance, et une autre lui substituant<br />

l’indépendance, force est <strong>de</strong> constater que les points <strong>de</strong> convergence sont<br />

nombreux. Même en ce qui concerne la première étape <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong><br />

l’homme, Rousseau et Morelly sont proches.<br />

L’anthropologie morellienne, malgré sa <strong>de</strong>stination communautaire, a<br />

un fon<strong>de</strong>ment méthodologique individualiste. De ce point <strong>de</strong> vue, du reste,<br />

elle se rapproche <strong>de</strong> celle d’autres auteurs <strong>de</strong> la même époque. Elle place en<br />

effet au cœur <strong>de</strong> la sociabilité et <strong>de</strong> la perfectibilité humaines le désir <strong>de</strong><br />

chaque homme, commun avec les autres êtres sensibles, <strong>de</strong> se conserver soimême.<br />

L’auteur nomme indifféremment cette passion primitive « amour <strong>de</strong><br />

soi-même » ou « amour-propre » et la décrit comme suit :<br />

Un désir constant <strong>de</strong> conserver son être par <strong>de</strong>s moyens faciles et<br />

innocents que la Provi<strong>de</strong>nce avait mis à notre portée, et auxquels le sentiment<br />

d’un très petit nombre <strong>de</strong> besoins nous avertissait <strong>de</strong> recourir 26 .<br />

Il est évi<strong>de</strong>mment tentant <strong>de</strong> faire le rapprochement avec le fameux<br />

concept d’amour <strong>de</strong> soi rousseauiste, défini dès la Préface du Discours<br />

comme le principe qui « nous intéresse ar<strong>de</strong>mment à notre bien-être et à la<br />

conservation <strong>de</strong> nous-mêmes » 27 . Sur cette base théorique assez courante<br />

dans la sphère intellectuelle <strong>de</strong> l’époque, les <strong>de</strong>ux auteurs font une<br />

distinction conceptuelle similaire : l’amour <strong>de</strong> soi est d’abord une passion<br />

purement physique, qui pousse l’homme à rechercher la jouissance ; dans un<br />

second temps, cette passion se prolonge, par l’action d’une perfectibilité<br />

dont Rousseau reconnaît autant que Morelly le caractère essentiel chez<br />

l’homme, et le lien avec la vie sociale, en un principe interne à l’âme<br />

25. Morelly, Co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la nature, op. cit., p. 80. L’orthographe est celle du texte original.<br />

26. Morelly, Co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la nature, op. cit., p. 41.<br />

27. J.-J. Rousseau, Discours, op. cit., p. 161-162.


54/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

humaine que les <strong>de</strong>ux auteurs valorisent sur le plan moral. L’un comme<br />

l’autre considèrent cet amour <strong>de</strong> soi comme le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> toute vertu<br />

naturelle 28 .<br />

En effet, Morelly déduit <strong>de</strong> l’amour <strong>de</strong> soi une qualité morale primitive,<br />

nommée « probité naturelle ». « Éloignement invincible <strong>de</strong> toute action<br />

dénaturée » 29 , la probité nous dissua<strong>de</strong> <strong>de</strong> nuire à autrui en suscitant pour <strong>de</strong><br />

tels actes une répulsion instinctive, liée à l’indissociabilité <strong>de</strong> notre intérêt<br />

particulier d’avec l’intérêt général dans l’état <strong>de</strong> nature. En s’abstenant <strong>de</strong><br />

mal faire, l’homme ne fait que manifester sous sa forme passive l’amour du<br />

bien commun : la probité est une modalité <strong>de</strong> la vertu sociale naturelle.<br />

Or, bien que la sociabilité naturelle ait suscité un rejet catégorique <strong>de</strong> la<br />

part <strong>de</strong> Rousseau, on peut noter que sa conceptualisation <strong>de</strong> la pitié,<br />

« répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et<br />

principalement nos semblables » 30 , présente <strong>de</strong>s similitu<strong>de</strong>s avec la probité<br />

<strong>de</strong> l’utopiste.<br />

Nous ne voulons pas entrer ici trop avant dans les débats suscités par le<br />

concept <strong>de</strong> pitié rousseauiste, dont on connait la caractérisation ambiguë<br />

chez l’auteur lui-même, tantôt antérieure à la réflexion, tantôt mise en jeu<br />

par la réflexion et l’imagination. Cependant cette complexité n’apparaît qu’à<br />

l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’ensemble du corpus rousseauiste.<br />

Dans le second Discours, la pitié est présentée comme un <strong>de</strong>s « <strong>de</strong>ux<br />

principes antérieurs à la raison » avec l’amour <strong>de</strong> soi. Mais <strong>de</strong> fait, elle est<br />

conditionnée par ce <strong>de</strong>rnier, dans la mesure où elle consiste à souffrir <strong>de</strong> la<br />

souffrance <strong>de</strong> l’autre par i<strong>de</strong>ntification avec les souffrances que nous-mêmes<br />

avons senties, ou que nous pourrions éprouver. Comme la probité, bien que<br />

par un autre chemin, elle se déduit donc <strong>de</strong> la passion primitive qui nous<br />

attache à l’existence : sans amour <strong>de</strong> soi on ne pourrait concevoir <strong>de</strong><br />

compassion pour les autres.<br />

La pitié dans le second Discours partage donc aussi le caractère<br />

spontané <strong>de</strong> la probité morellienne, qui est une réaction affective et non pas<br />

raisonnée. De plus, même si elle ne procè<strong>de</strong> pas <strong>de</strong> la coopération entre les<br />

hommes, elle est décrite comme une qualité qui « concourt à la conservation<br />

mutuelle <strong>de</strong> toute l’espèce » 31 : Rousseau explique que c’est d’elle que<br />

viennent tous les liens plus tardifs entre les humains 32 . Certes, elle a une<br />

place beaucoup plus centrale dans le dispositif théorique rousseauiste, que la<br />

probité chez Morelly. En effet, la pitié contient à elle seule en germe toutes<br />

les vertus, tandis que la probité n’est qu’un corollaire <strong>de</strong> l’attraction morale<br />

28. Pour une synthèse <strong>de</strong>s problèmes relatifs à l’amour <strong>de</strong> soi chez Rousseau, voir<br />

Luc Vincenti, « Rousseau et l’amour <strong>de</strong> soi », in Rousseau et la <strong>philosophie</strong>, André Charrak<br />

et Jean Salem (dir.), <strong>Paris</strong>, Publications <strong>de</strong> la Sorbonne, 2004, p. 143-154.<br />

29. Morelly, Co<strong>de</strong>, op. cit., p. 47.<br />

30. J.-J. Rousseau, Discours, op. cit., p. 162.<br />

31. Ibid., p. 214.<br />

32. « (…) <strong>de</strong> cette seule qualité découlent toutes les vertus sociales (…) », ibid., p. 213.


De Morelly au Discours sur l’origine <strong>de</strong> l’inégalité 55/135<br />

et <strong>de</strong> l’amour du bien commun. Mais cela peut s’expliquer par le fait que<br />

Rousseau a refusé <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> l’homme un être d’emblée social ; amené<br />

à penser un lien primitif entre les individus, qui serait générateur <strong>de</strong> tous<br />

les autres, il ne pouvait le faire que négativement, en tant que « désir <strong>de</strong><br />

non-souffrance d’autrui » si l’on peut dire, et en tant que produit <strong>de</strong><br />

l’i<strong>de</strong>ntification <strong>de</strong> l’autre à soi. Il était donc conduit à accor<strong>de</strong>r à ce qui, chez<br />

l’utopiste, est une conséquence, le rôle d’une cause première.<br />

Enfin, un troisième rapprochement conceptuel s’impose, dans la mesure<br />

où Morelly, comme Rousseau, pense la corruption par la société <strong>de</strong>s bonnes<br />

passions naturelles. Désir d’être perverti en désir d’avoir, l’amour <strong>de</strong> soi<br />

morellien, sous le régime <strong>de</strong> la propriété privée, <strong>de</strong>vient en effet l’Avarice,<br />

vice secondaire, étranger à la nature profon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’homme, mais qui telle une<br />

maladie se répand en société et engendre tous les autres : vanité, ambition,<br />

hypocrisie, etc. L’Avarice supplante bientôt les vertus naturelles, rend les<br />

hommes féroces et fracture leurs liens antérieurs. Il fait oublier la<br />

communauté primitive.<br />

Comparons cette Avarice à l’amour-propre du second Discours. Passion<br />

née <strong>de</strong> la vie sociale, l’amour-propre précè<strong>de</strong>, <strong>de</strong> peu il est vrai, l’apparition<br />

réelle <strong>de</strong> la propriété, et n’est pas directement engendré par elle. C’est la<br />

raison, dit Rousseau, et les capacités <strong>de</strong> comparaison qu’elle génère, qui<br />

permettent sa naissance. Mais il ne faudrait pas confondre ses conditions<br />

objectives <strong>de</strong> possibilité, et son aliment subjectif principal : comme<br />

l’Avarice, l’amour-propre redouble <strong>de</strong> vigueur là où règne la propriété, et<br />

croît avec les inégalités. Lui aussi étouffe les vertus naturelles, en se<br />

substituant à l’amour <strong>de</strong> soi. Il joue <strong>de</strong> plus fondamentalement le même rôle<br />

que l’Avarice dans l’argumentation, en ce qu’il constitue l’obstacle<br />

épistémologique qui masque à l’observateur la véritable nature <strong>de</strong><br />

l’homme 33 . Morelly comme Rousseau réactualisent là, dans un contexte<br />

philosophique, un schème chrétien familier aux lecteurs du XVIII e siècle.<br />

C’est sur la base <strong>de</strong> ces proximités, que nous faisons l’hypothèse<br />

d’une réminiscence <strong>de</strong> la théorie morale morellienne dans le fameux<br />

développement du Second Discours sur la pitié naturelle. L’auteur du Co<strong>de</strong>,<br />

en effet, critiquant les moralistes classiques, qui partent toujours du principe<br />

que l’homme est méchant, avait opposé à la maxime maîtresse <strong>de</strong> la morale<br />

ordinaire, « Ne fais point à un autre ce que tu ne voudrais point qu’il te<br />

fît » 34 , la maxime <strong>de</strong> la nature selon lui : « Fais tout le bien que tu voudrais<br />

33. Nous ne voulons ni ignorer ni nier ce que l’amour <strong>de</strong> soi, l’amour-propre, mais également<br />

la pitié et la probité doivent chez les <strong>de</strong>ux auteurs à Malebranche et à la querelle du quiétisme,<br />

comme l’ont respectivement montré N. Wagner (op. cit.,Deuxième partie, chapitres 4 et 6) et<br />

L. Vincenti (Rousseau, l’individu et la République, éd. Kimé, <strong>Paris</strong>, 2001, surtout ch. 2) pour<br />

chacun <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux auteurs. Nous cherchons seulement, encore une fois, à mettre en lumière<br />

le rôle qu’a joué pour le Rousseau du second Discours, l’influence <strong>de</strong> Morelly dans le<br />

déplacement <strong>de</strong> ces concepts sur un terrain proprement anthropologique et politique, et non<br />

plus métaphysique.<br />

34. Morelly, Co<strong>de</strong>, op. cit., p. 75.


56/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

éprouver toi-même » 35 . Il traduisait ainsi le précepte évangélique dans les<br />

termes <strong>de</strong> sa pensée, empreinte <strong>de</strong> religion naturelle. Il est plausible que<br />

Jean-Jacques ait ce passage en tête quand il écrit :<br />

C’est elle [la pitié] qui, au lieu <strong>de</strong> cette maxime sublime <strong>de</strong> justice<br />

raisonnée : Fais à autrui comme tu veux qu’on te fasse, inspire à tous les<br />

hommes cette autre maxime <strong>de</strong> bonté naturelle bien moins parfaite, mais plus<br />

utile peut-être que la précé<strong>de</strong>nte : Fais ton bien avec le moindre mal d’autrui<br />

qu’il est possible 36 .<br />

Certes, l’origine <strong>de</strong> la formule est religieuse, et celle-ci se retrouve chez<br />

d’autres auteurs ; mais l’allure du paragraphe rappelle Morelly, d’autant que<br />

Rousseau emploie l’expression « justice raisonnée », et non, par exemple,<br />

« justice divine ».<br />

Hobbes et Man<strong>de</strong>ville étant les adversaires désignés <strong>de</strong> ces lignes, on<br />

risquera l’interprétation selon laquelle le citoyen <strong>de</strong> Genève jouerait ici ses<br />

interlocuteurs les uns contre les autres, en tempérant la « perfection » <strong>de</strong> la<br />

morale morellienne et christique par une concession à « l’utilité », concept<br />

qui résume bien l’éthique <strong>de</strong> l’auteur <strong>de</strong> la Fable <strong>de</strong>s Abeilles comme <strong>de</strong><br />

celui du Léviathan. Le désaccord avec Morelly précisément pourrait se<br />

déduire <strong>de</strong> l’adjectif « raisonné » adjoint dans le texte au concept <strong>de</strong><br />

« justice » : le citoyen <strong>de</strong> Genève reprocherait implicitement à l’auteur du<br />

Co<strong>de</strong> d’attribuer à l’homme <strong>de</strong> la nature <strong>de</strong>s raisonnements moraux, qui<br />

ne peuvent intervenir selon lui qu’avec le développement <strong>de</strong>s facultés<br />

intellectuelles, c’est-à-dire dans un second temps par rapport à l’apparition<br />

d’un instinct moral comme celui <strong>de</strong> la pitié. Pour Rousseau, faire du bien à<br />

l’autre dans l’attente <strong>de</strong> la réciproque, ne pourrait être une attitu<strong>de</strong> primitive,<br />

pour <strong>de</strong>ux raisons : d’une part, une telle formule implique un rapport originel<br />

positif à l’autre, d’autre part, un tel pari procè<strong>de</strong>rait forcément d’un calcul<br />

rationnel. Morelly ferait donc l’erreur symétrique <strong>de</strong> ceux qui prennent la<br />

méchanceté <strong>de</strong>s individus comme point <strong>de</strong> départ <strong>de</strong> leur raisonnement : tous<br />

plaquent sur l’homme <strong>de</strong>s caractéristiques morales ou intellectuelles qui ne<br />

sont pas originaires.<br />

Dans cette perspective critique, l’utopiste serait toutefois <strong>de</strong>meuré un<br />

adversaire clan<strong>de</strong>stin. Ce silence <strong>de</strong> Rousseau est probablement dû au fait<br />

que Morelly était déjà à cette époque considéré comme un auteur secondaire,<br />

dont le roman La Basilia<strong>de</strong> avait été éreinté à sa sortie par la majeure partie<br />

<strong>de</strong> la critique. Hobbes et Man<strong>de</strong>ville, en revanche, étaient <strong>de</strong>s adversaires<br />

dont la critique constituait un enjeu beaucoup plus décisif.<br />

Quoi qu’il en soit, ce passage apparaît révélateur <strong>de</strong> la position<br />

intellectuelle <strong>de</strong> l’auteur du Second Discours : celui-ci rejette manifestement<br />

une vision trop angélique <strong>de</strong> l’homme, refusant <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier une<br />

créature naturellement parfaite, tout en niant aussi nettement qu’il soit<br />

35. Ibid.<br />

36. J.-J. Rousseau, Discours, op. cit., p. 215. Souligné par nous.


De Morelly au Discours sur l’origine <strong>de</strong> l’inégalité 57/135<br />

naturellement vicieux (Hobbes) ou que le vice individuel puisse produire le<br />

bonheur social (Man<strong>de</strong>ville). L’étu<strong>de</strong> du rapport à la théorie morellienne<br />

permet en tous cas, s’il en était besoin, <strong>de</strong> nuancer une interprétation<br />

trop littérale et simpliste <strong>de</strong> la pensée rousseauiste, selon laquelle celle-ci<br />

considérerait l’homme comme « naturellement bon ». Du moins, la bonté<br />

<strong>de</strong> l’homme naturel n’est-elle pas la bienveillance universelle décrite par<br />

Morelly.<br />

Histoire et avenir <strong>de</strong> l’homme<br />

L’anthropologie comparée <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux auteurs pourrait laisser croire que,<br />

chez Morelly, l’état <strong>de</strong> nature est un état <strong>de</strong> perfection <strong>de</strong> l’espèce.<br />

Cependant, s’il est vrai que, comme pour Jean-Jacques d’un certain point <strong>de</strong><br />

vue, le premier état social « dut être l’époque la plus heureuse et la plus<br />

durable » 37 , il ne s’ensuit pas, pas plus que chez Rousseau, qu’il soit l’idéal<br />

auquel il faille rétrogra<strong>de</strong>r. Chez notre auteur, nous trouvons l’ébauche d’une<br />

conception <strong>de</strong> l’évolution historique, qui semble, là encore, être au moins<br />

une <strong>de</strong>s sources <strong>de</strong> celle du second Discours.<br />

Il faut rappeler ici que le Co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la nature se présente comme une<br />

défense <strong>de</strong> La Basilia<strong>de</strong>, attaquée par plusieurs grands journaux <strong>de</strong> l’époque,<br />

et que c’est la nécessité <strong>de</strong> se justifier qui a poussé l’auteur à préciser ses<br />

conceptions politiques, en même temps qu’elle l’a amené à en éluci<strong>de</strong>r<br />

les présupposés philosophiques. Ce faisant, Morelly imprime un important<br />

infléchissement à l’histoire <strong>de</strong> l’utopie française, puisqu’il est le premier à<br />

ne plus situer la société idéale dans un Ailleurs inaccessible, inséré dans<br />

une narration romanesque, mais à écrire un plan <strong>de</strong> législation, qui constitue<br />

la <strong>de</strong>rnière partie <strong>de</strong> l’essai. Un tel programme est donc supposé pouvoir<br />

être adopté, même si son auteur concè<strong>de</strong> :<br />

[…] il n’est malheureusement que trop vrai qu’il serait comme impossible,<br />

<strong>de</strong> nos jours, <strong>de</strong> former une pareille république 38 .<br />

Ce pessimisme, lieu commun du genre <strong>de</strong>puis Thomas More 39 , n’enlève<br />

pas à Morelly son titre <strong>de</strong> gloire : il est le premier utopiste à produire une<br />

véritable réflexion théorique, dans les trois premières parties du petit<br />

ouvrage. En effet, ses prédécesseurs s’expriment tous dans la langue du<br />

roman et évitent le plus souvent les longs développements philosophiques<br />

sur la nature <strong>de</strong> l’homme, <strong>de</strong>s sociétés ou <strong>de</strong> l’histoire. En revanche, la<br />

37. J.-J. Rousseau, Discours, op. cit., p. 229.<br />

38. Morelly, Co<strong>de</strong>, op. cit., p. 127.<br />

39. Rappelons les <strong>de</strong>rniers mots <strong>de</strong> L’Utopie, <strong>Paris</strong>, Garnier-Flammarion, 1987, p. 234 :<br />

« […] je reconnais bien volontiers qu’il y a dans la république utopienne bien <strong>de</strong>s choses que<br />

je souhaiterais voir dans nos cités. Je le souhaite, plutôt que je ne l’espère ».


58/135<br />

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pensée <strong>de</strong> Morelly, on a pu le voir, s’attaque à toutes ces questions, et pour<br />

ce faire, puise dans la réflexion <strong>de</strong> ses contemporains. L’utopiste s’inscrit<br />

pleinement dans les débats <strong>de</strong>s milieux éclairés <strong>de</strong> son temps, comme du<br />

reste l’auteur l’annonce d’emblée : le Co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la nature porte en effet en<br />

sous-titre « ou le véritable esprit <strong>de</strong> ses lois », en réponse à l’ouvrage <strong>de</strong><br />

Montesquieu. Notre auteur lui répond sur plusieurs questions. Si, comme<br />

l’Utopie <strong>de</strong> More avec sa longue dénonciation <strong>de</strong> la misère <strong>de</strong>s campagnes<br />

anglaises à la fin du XV e siècle, l’ouvrage contient <strong>de</strong>s allusions à la réalité<br />

politique et sociale <strong>de</strong> son époque (en l’occurrence les démêlés <strong>de</strong> Louis XV<br />

avec les Parlements), il constitue en même temps la première utopie à<br />

polémiquer ouvertement avec d’autres sur le terrain proprement théorique,<br />

qu’il s’agisse d’anthropologie, <strong>de</strong> morale, <strong>de</strong> métaphysique ou <strong>de</strong> politique.<br />

Cette inscription dans le siècle explique que sa pensée emprunte <strong>de</strong>s<br />

concepts à l’école du droit naturel, à commencer par celui d’état <strong>de</strong> nature.<br />

Morelly est donc amené, à l’issue <strong>de</strong> la <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> cet état, à s’interroger<br />

sur l’origine <strong>de</strong> la « corruption <strong>de</strong>s nations » 40 .<br />

Ces <strong>de</strong>rnières, selon lui, étaient dans l’état primitif constituées <strong>de</strong><br />

l’union <strong>de</strong> plusieurs familles, dominée par un affectueux et bienveillant<br />

gouvernement paternel. Morelly donne trois « causes physiques » à la<br />

dégradation progressive <strong>de</strong> cet état : l’accroissement <strong>de</strong> la population qui<br />

affaiblit ce qu’il appelle « l’affection <strong>de</strong> consanguinité » entre ses membres ;<br />

les migrations, qui produisent le même effet d’éloignement <strong>de</strong>s familles,<br />

« parce que chacune se charge d’une part du bagage ou <strong>de</strong>s provisions » 41 ;<br />

enfin, les difficultés d’un nouvel établissement. L’idée générale est que<br />

<strong>de</strong>s circonstances fortuites ont conjugué <strong>de</strong>s problèmes matériels à un<br />

affaiblissement <strong>de</strong>s liens entre les individus, situation inévitablement<br />

génératrice <strong>de</strong> dissensions. On a alors « consenti à se soumettre à <strong>de</strong>s lois » ;<br />

mais pour comble <strong>de</strong> malheur, ceux à qui on a confié cette tâche ont commis<br />

<strong>de</strong>s erreurs, répétées par les moralistes et les politiques plus tardifs, « prenant<br />

[…] les choses et les personnes telles qu’ils les trouvaient » 42 , au lieu <strong>de</strong><br />

corriger leurs vices naissants. Ils ont supposé les hommes foncièrement<br />

méchants et ont donc adapté les lois à cet axiome, pensant rendre à chacun le<br />

sien en instaurant la propriété privée. Nulle décision ne pouvait être plus<br />

funeste, et contrairement à d’autres (notamment à Rousseau lui-même),<br />

Morelly n’excepte aucun législateur dans sa condamnation, pas même<br />

Lycurgue et Solon.<br />

Plusieurs remarques s’imposent, qui tendraient plutôt à marquer la<br />

distance entre Morelly et Rousseau. D’abord, nous n’avons pas affaire ici à<br />

une théorie contractualiste à proprement parler, dans la mesure où le vague<br />

consentement à se soumettre à <strong>de</strong>s lois qu’évoque Morelly est trop éloigné<br />

d’un accord déclaré et conscient, portant sur un corps <strong>de</strong> lois fondamentales<br />

40. Morelly, Co<strong>de</strong>, op. cit., p. 68.<br />

41. Morelly, Co<strong>de</strong>, op. cit., p. 69.<br />

42. Ibid.


De Morelly au Discours sur l’origine <strong>de</strong> l’inégalité 59/135<br />

bien définies, ou du moins sur certains principes <strong>de</strong> vie commune. Ensuite,<br />

on ne peut que constater la relative faiblesse théorique <strong>de</strong> cette<br />

argumentation, comparée à la richesse <strong>de</strong>s analyses rousseauistes sur le<br />

sujet : l’apparition <strong>de</strong> la propriété privée dans les sociétés humaines y semble<br />

liée à <strong>de</strong>s causes purement exogènes, jointes à la maladresse <strong>de</strong>s législateurs,<br />

tandis que le Discours donne à voir la logique du développement <strong>de</strong>s<br />

activités humaines, les progrès économiques et techniques, les effets <strong>de</strong> ces<br />

progrès sur les consciences ; celui-ci poursuit, après la conclusion du pacte,<br />

sur le changement progressif du pouvoir légitime en pouvoir arbitraire, <strong>de</strong><br />

l’établissement <strong>de</strong> la loi et du droit <strong>de</strong> propriété au <strong>de</strong>spotisme, là où, dans le<br />

Co<strong>de</strong>, on ne trouve que <strong>de</strong>s ébauches d’analyse entrecoupées <strong>de</strong> longues<br />

tira<strong>de</strong>s à visée essentiellement polémique. À première vue, l’histoire<br />

humaine vue par Morelly semble livrée au hasard <strong>de</strong>s circonstances, tandis<br />

que Rousseau en montre la logique intime.<br />

Pourtant, à y regar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> plus près, il se trouve que le hasard tient<br />

également lieu d’explication historique dans le Discours : son rôle est<br />

seulement reporté en amont, pour expliquer le premier rapprochement <strong>de</strong>s<br />

hommes qui provoque l’apparition <strong>de</strong>s facultés intellectuelles et <strong>de</strong>s vertus<br />

sociales, à l’état d’ébauche. On sait combien l’auteur insiste à ce point <strong>de</strong><br />

l’analyse sur le caractère « fortuit » du concours <strong>de</strong> « plusieurs causes<br />

étrangères qui pouvaient ne jamais naître » 43 , comme les modifications<br />

climatiques.<br />

Il semble clair, <strong>de</strong> plus, que l’intervention <strong>de</strong> causes apparemment<br />

fortuites, et en tout cas externes ici, a la même fonction que chez l’utopiste :<br />

il s’agit <strong>de</strong> montrer que l’homme n’est pas sorti <strong>de</strong> son état primitif par la<br />

nécessité <strong>de</strong> sa nature propre. Là encore, les <strong>de</strong>ux auteurs poursuivent donc<br />

un même but, et ce par <strong>de</strong>s moyens similaires : disculper l’essence humaine<br />

du mal moral qui ronge la vie sociale.<br />

Cette visée commune ne suffirait cependant pas à elle seule pour parler<br />

<strong>de</strong> filiation <strong>de</strong> l’un à l’autre, si l’on n’y adjoignait <strong>de</strong>s rapprochements<br />

textuels. Un procédé rhétorique du Discours notamment semble inspiré du<br />

Co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la nature : il s’agit <strong>de</strong> la fameuse prosopopée du riche, à la fin <strong>de</strong><br />

l’état <strong>de</strong> nature, qui habilement convainc les autres hommes <strong>de</strong> la nécessité<br />

<strong>de</strong> l’institution politique, garantissant par la force publique la propriété <strong>de</strong><br />

chacun. Ce passage paraît proche d’une autre prosopopée, celle « d’un <strong>de</strong><br />

nos savants européens » 44 , qui s’adresse à l’une <strong>de</strong>s peupla<strong>de</strong>s américaines,<br />

dont Morelly loue le bon naturel préservé. Ce savant imaginaire tente <strong>de</strong><br />

convaincre les Indiens <strong>de</strong> la nécessité <strong>de</strong> défricher <strong>de</strong> nouvelles terres et<br />

surtout <strong>de</strong> se les partager, mais pas <strong>de</strong> manière égalitaire<br />

[…] car alors, chacun travaillant sur le sien et pouvant subsister du produit<br />

<strong>de</strong> son fonds, personne ne voudrait plus ai<strong>de</strong>r son voisin… 45<br />

43. J.-J. Rousseau, Discours, op. cit., p. 221.<br />

44. Morelly, Co<strong>de</strong>, op. cit., p. 60.<br />

45. Ibid., p. 61.


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<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

On trouve dans ces lignes la même volonté « d’adroite usurpation », le<br />

même genre d’arguments spécieux visant à justifier l’inégalité sociale par<br />

l’intérêt général. Bien que le riche <strong>de</strong> Rousseau soit bien meilleur orateur,<br />

l’idée peut très bien en être venue à son auteur en lisant le Co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la nature.<br />

Toutefois, ce serait mutiler la pensée <strong>de</strong> Morelly, que <strong>de</strong> s’en tenir aux<br />

développements <strong>de</strong> la secon<strong>de</strong> partie du Co<strong>de</strong> sur l’histoire humaine. Il y<br />

revient en effet d’un point <strong>de</strong> vue plus général et métaphysique, dans la<br />

troisième partie qui abor<strong>de</strong> la question du mal moral. Après une critique<br />

extrêmement féroce <strong>de</strong> la corruption <strong>de</strong>s principes du christianisme par<br />

l’institution religieuse, en particulier <strong>de</strong> l’esprit monacal, totalement contrenature,<br />

dans les pages qui précè<strong>de</strong>nt, Morelly s’y réclame <strong>de</strong> la religion<br />

naturelle, et dans cette perspective nie l’existence du hasard dans l’ordre<br />

moral, qui lui-même est le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> l’ordre politique et social : la<br />

Provi<strong>de</strong>nce prési<strong>de</strong> aux <strong>de</strong>stinées <strong>de</strong> l’humanité.<br />

C’est pourquoi, en tout état <strong>de</strong> cause, l’apparition <strong>de</strong> la propriété privée<br />

ne peut ni être un véritable mal, ni non plus l’effet du hasard : elle doit avoir<br />

un sens dans l’épopée <strong>de</strong> l’homme. Morelly écrit :<br />

[…] les lois <strong>de</strong> la nature […] n’acquièrent que par <strong>de</strong>grés une autorité<br />

entière sur l’humanité […] Comment les nations pourraient-elles l’apprendre<br />

si elles ne passaient par plusieurs formes <strong>de</strong> gouvernement, par plusieurs<br />

systèmes, dont les défauts dussent tôt ou tard réunir tous les suffrages en faveur<br />

<strong>de</strong> la nature ? 46<br />

Notre utopiste défend incontestablement ici une conception téléologique<br />

<strong>de</strong> l’histoire, dans laquelle s’inscrit la pério<strong>de</strong> du règne <strong>de</strong> la propriété<br />

comme le moment où le mal semble triompher, pour mieux ramener les<br />

hommes à l’état <strong>de</strong> nature dont ils sont sortis par inconscience : l’auteur<br />

relève en effet l’innocence <strong>de</strong>s premiers peuples, « sans réflexion et par<br />

conséquent, sujette à se corrompre » 47 .<br />

Il faudrait alors concevoir non pas un, mais <strong>de</strong>ux états <strong>de</strong> nature, l’un<br />

<strong>de</strong>rrière nous, l’autre à venir. L’égalité et la fraternité qui règnent <strong>de</strong> facto<br />

dans le premier état <strong>de</strong> nature sont étrangères, dans une large mesure, à<br />

l’égalité et à la fraternité conscientes et organisées, acquises au terme d’un<br />

long et tumultueux processus historique, censé se conclure par l’adoption<br />

par l’humanité du « Modèle <strong>de</strong> législation conforme aux intentions <strong>de</strong> la<br />

nature » 48 placé en <strong>de</strong>rnière partie du Co<strong>de</strong>. Ainsi, hasard et nécessité, qui<br />

expliquaient dans la <strong>de</strong>uxième partie l’apparition <strong>de</strong> la propriété, se résorbent<br />

dans la téléologie <strong>de</strong> l’histoire humaine.<br />

Ce faisant, Morelly pose assez sommairement les bases d’une<br />

conception du processus historique comme épuration graduelle <strong>de</strong>s co<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

46. Morelly, Co<strong>de</strong>, op. cit., p. 101-102.<br />

47. Ibid.<br />

48. Ibid., p. 127.


De Morelly au Discours sur l’origine <strong>de</strong> l’inégalité 61/135<br />

lois par les hommes, qui s’améliorent ainsi « par <strong>de</strong>grés » (l’expression<br />

revient à plusieurs reprises), sous le patronage bienveillant <strong>de</strong> la Provi<strong>de</strong>nce.<br />

On ne trouve pas chez Rousseau une telle conception du rôle <strong>de</strong> cette<br />

<strong>de</strong>rnière dans l’histoire humaine. La Provi<strong>de</strong>nce, ou la Nature, sont évoquées<br />

dans le second Discours mais n’ont pas une fonction aussi explicite ni aussi<br />

systématique. L’histoire humaine, décrite par Rousseau comme celle <strong>de</strong>s<br />

progrès <strong>de</strong> l’inégalité et <strong>de</strong> la corruption parmi les hommes, semble due à<br />

une logique interne immanente à la nature <strong>de</strong>s êtres humains et à leurs<br />

relations, plus qu’à un principe transcendant. De même, la confiance que<br />

Morelly place dans l’avenir du genre humain s’oppose à l’incertitu<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

Rousseau qui évoque une alternative, en décrivant le sta<strong>de</strong> ultime <strong>de</strong><br />

corruption auquel sont parvenues les sociétés humaines. Il caractérise en<br />

effet le <strong>de</strong>spotisme comme le « <strong>de</strong>rnier <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> l’inégalité, et le terme<br />

auquel aboutissent enfin les autres, jusqu’à ce que <strong>de</strong> nouvelles révolutions<br />

dissolvent tout-à-fait le gouvernement, ou le rapprochent <strong>de</strong> l’institution<br />

légitime » 49 .<br />

L’avenir reste ouvert, entre la généralisation, non pas <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> nature,<br />

mais bien <strong>de</strong> la « loi <strong>de</strong> la jungle » entre les hommes, et la régénération <strong>de</strong><br />

l’espèce par l’accession à un sta<strong>de</strong> supérieur, moralement et politiquement,<br />

<strong>de</strong> leur histoire. Rien d’extérieur aux hommes et à leur liberté, d’un certain<br />

point <strong>de</strong> vue, ne peut résoudre les problèmes <strong>de</strong> l’humanité en la réconciliant<br />

avec sa nature profon<strong>de</strong>. Sur ce point, la divergence entre les <strong>de</strong>ux auteurs<br />

semble bien irréductible.<br />

L’influence du Co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la nature sur le second Discours nous paraît<br />

indéniable, pour toutes les raisons que nous venons <strong>de</strong> voir, même si<br />

Rousseau doit peut-être plus à Morelly par ce qu’il rejette <strong>de</strong> ses théories que<br />

par ce qu’il en retient. Mais n’est-ce pas là le type <strong>de</strong> rapport que l’auteur du<br />

second Discours entretient avec tous ses prédécesseurs ? Un seul aspect,<br />

mais non <strong>de</strong>s moindres, est absolument absent <strong>de</strong> la démarche <strong>de</strong> Rousseau<br />

en 1753-1754 : le projet utopique lui-même. Le Discours est dénué <strong>de</strong> plan<br />

<strong>de</strong> législation parfaite, et d’une manière plus générale, bien que le point ait<br />

été discuté 50 , on ne peut pas considérer Rousseau comme un « utopiste » au<br />

sens rigoureux du terme, mais seulement, à la limite en un sens dérivé. Mais<br />

cela ne signifie pas pour autant que celui-ci n’ait rien appris <strong>de</strong> l’utopie en<br />

général, et particulièrement <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> Morelly : le Projet <strong>de</strong> Constitution<br />

pour la Corse lui-même, comme essai avorté <strong>de</strong> législation, avec notamment<br />

son insistance sur une répartition uniforme et ordonnée <strong>de</strong> la population sur<br />

le territoire, ses propositions concernant l’établissement <strong>de</strong> magasins publics,<br />

ou la disparition <strong>de</strong> la monnaie, semblent <strong>de</strong> bons indices d’un tel héritage.<br />

Cette question, que nous nous contentons ici <strong>de</strong> formuler, mériterait <strong>de</strong> faire<br />

l’objet d’une étu<strong>de</strong> précise.<br />

49. J.-J. Rousseau, Discours, op. cit., p. 249.<br />

50. Voir sur ce point J. Fabre, « Réalité et utopie dans la pensée politique <strong>de</strong> Rousseau »,<br />

Annales <strong>de</strong> la société Jean-Jacques Rousseau, t. XXXV, 1959-1962.


62/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

Il paraît donc bien difficile d’écarter Morelly <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong> la pensée<br />

<strong>de</strong> Rousseau. Cela peut peut-être surprendre. Mais au-<strong>de</strong>là du second<br />

Discours, la relation entre la pensée <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux hommes vient rappeler un fait<br />

plus général et trop souvent négligé : le rapport, non pas antagoniste mais<br />

complémentaire, entre la tradition philosophique <strong>de</strong>s Lumières et la tradition<br />

utopique, qui <strong>de</strong>meure important pour qui veut comprendre l’évolution<br />

générale <strong>de</strong>s idées au XVIII e siècle.


La psychologie et les structures sociales<br />

À partir <strong>de</strong>s recherches d’Olivier Revault d’Allonnes<br />

Frédéric Fruteau <strong>de</strong> Laclos<br />

Maître <strong>de</strong> conférences<br />

à l’université <strong>Paris</strong>1 Panthéon-Sorbonne<br />

63/135<br />

Je m’intéresse <strong>de</strong>puis la fin <strong>de</strong> ma thèse à une certaine forme<br />

<strong>de</strong> psychologie qui a pris naissance dans l’entre-<strong>de</strong>ux-guerres. Cette<br />

psychologie a été baptisée par son inventeur, Ignace Meyerson,<br />

« psychologie historique, comparée, objective ». Elle est <strong>de</strong>venue<br />

« anthropologie historique », à travers les travaux sur la Grèce <strong>de</strong><br />

Jean-Pierre Vernant, son disciple le plus célèbre, tout en continuant <strong>de</strong><br />

recevoir <strong>de</strong>s prolongements originaux en psychologie <strong>de</strong> l’enfant, avec<br />

Philippe Malrieu, ou en <strong>philosophie</strong> <strong>de</strong> l’art, avec Olivier Revault<br />

D’Allonnes.<br />

Dans les années d’après-guerre, cette psychologie se présentait comme<br />

compatible avec le marxisme : une authentique psychologie <strong>de</strong> la libération<br />

et du progrès, bien plus libératrice que ce que promettait au même moment<br />

le pavlovisme, seule psychologie officiellement tolérée par le Parti<br />

Communiste. « Une bonne psychologie historique suppose <strong>de</strong> bonnes étu<strong>de</strong>s<br />

marxistes », écrivaient ainsi Malrieu et Vernant dans un article rédigé à<br />

quatre mains 1 . Sans doute les auteurs espéraient-ils que le marxisme se<br />

tournerait vers cette « bonne » psychologie. Ce ne fut pas le cas. L’attaque<br />

vint d’un autre côté, bien moins réductionniste, bien plus philosophique, que<br />

celui auquel ils s’attendaient. Bientôt en effet, avec Louis Althusser et ses<br />

élèves, le marxisme, du moins en France, <strong>de</strong>vint structuraliste, et ce<br />

structuralisme, profondément anti-psychologiste, l’emporta dans les esprits<br />

et les revues qui avaient été un moment tentés par l’aventure <strong>de</strong> Meyerson et<br />

<strong>de</strong>s collaborateurs <strong>de</strong> son Journal <strong>de</strong> psychologie.<br />

1. La Pensée, n° 61, mai-juin 1955, p. 124-136, repris dans J.- P. Vernant, Passé et présent :<br />

contributions à une psychologie historique, Roma, Ed. di storia e letteratura, 1995, p. 61-88.


64/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

L’histoire, on le sait, ne s’arrête pas là, car à la pensée <strong>de</strong>s structures,<br />

triomphante dans les années 1960 et 1970, a succédé une attention<br />

renouvelée à tout ce qu’elle laissait <strong>de</strong> côté. Par un mouvement <strong>de</strong> balancier<br />

historique, correspondant à un basculement indissolublement philosophique<br />

et politique, les penseurs <strong>de</strong>s années 1980 revinrent à la psychologie, tant<br />

négligée et même raillée par les champions <strong>de</strong>s structures 2 . Le structuralisme<br />

corrélait psychologie et individualité ; et surtout, supposait l’hétérogénéité<br />

<strong>de</strong> la prise en compte <strong>de</strong>s structures et du travail mené par le psychologue :<br />

le psychologue s’illusionne s’il croit pouvoir accor<strong>de</strong>r une initiative<br />

aux agents ; le travailleur n’est ainsi que le « porteur » <strong>de</strong> la force <strong>de</strong> travail,<br />

il est totalement défini par <strong>de</strong>s déterminations socio-économiques<br />

extrinsèques, il est seulement le nœud <strong>de</strong> certaines relations structurelles<br />

entre forces économiques 3 . Mais le structuralisme, en durcissant la<br />

différence entre psyché et société, a irrémédiablement disjoint ce qui <strong>de</strong>vrait<br />

apparaître comme les <strong>de</strong>ux pôles d’une unique tension dialectique. La<br />

psychologie qui lui a succédé, par exemple la « psychologie politique » d’un<br />

Jon Elster, a achevé <strong>de</strong> consacrer cette scission, lorsqu’elle a repris la<br />

distinction en vue cette fois d’opposer avec force le libre choix rationnel <strong>de</strong>s<br />

agents au « holisme méthodologique » <strong>de</strong> la sociologie française 4 .<br />

Il nous faut revenir à la psychologie historique et à certains <strong>de</strong> ses<br />

développements originaux : cette psychologie rejeta la grille <strong>de</strong> lecture et le<br />

programme d’action (ou d’inaction !) proposés par le structuralisme, sans<br />

pour autant défendre, par anticipation, les thèses individualistes <strong>de</strong> la<br />

psychologie contemporaine.<br />

Une précision s’impose, relative à la marche <strong>de</strong> l’exposé. Le travail<br />

s’articulera en <strong>de</strong>ux temps, conformément à la métho<strong>de</strong> d’« anamnèse » que<br />

j’emprunte à la sociologie <strong>de</strong>s sciences contemporaine pour l’appliquer à<br />

l’histoire <strong>de</strong> la <strong>philosophie</strong>. L’ambition ici est <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> l’histoire pour faire<br />

<strong>de</strong> la <strong>philosophie</strong> ; il me semble en effet qu’on aura <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s chances <strong>de</strong><br />

refaire <strong>de</strong> la <strong>philosophie</strong> et d’intervenir dans le champ <strong>de</strong>s pensées actuelles<br />

au terme d’une recherche purement historique sur les concepts produits<br />

avant nous 5 . Dans un premier moment historique, nous exhumerons <strong>de</strong>s<br />

pensées enterrées, <strong>de</strong>s possibles philosophiques qui, pour <strong>de</strong>s raisons souvent<br />

non-philosophiques, n’ont pas donné tout le « ren<strong>de</strong>ment » théorique qu’on<br />

pouvait en espérer. Dans un second temps, proprement philosophique, nous<br />

dégagerons <strong>de</strong> cette investigation historique les concepts susceptibles<br />

d’intervenir dans la conjoncture théorique actuelle ; à vrai dire, nous les<br />

2. Cf. la critique féroce <strong>de</strong> Canguilhem <strong>de</strong> la psychologie dans « Qu’est-ce que la<br />

psychologie ? » (Etu<strong>de</strong>s d’histoire et <strong>de</strong> <strong>philosophie</strong> <strong>de</strong>s sciences, <strong>Paris</strong>, Vrin, 1968, p. 364-<br />

381), et la réponse tout aussi féroce, dans le « moment » suivant <strong>de</strong> la pensée française, <strong>de</strong><br />

Pascal Engel dans Psychologie et <strong>philosophie</strong> (<strong>Paris</strong>, Gallimard, Folio-Essais, 1996,<br />

Introduction).<br />

3. E. Balibar, Lire le Capital, t. II, <strong>Paris</strong>, Maspéro, 1968, p. 149-151.<br />

4. Cf. Le laboureur et ses enfants, <strong>Paris</strong>, Minuit, 1987, p. 15-16 et p. 50-52.<br />

5. Je me permets <strong>de</strong> renvoyer à un texte méthodologique à paraître dans la revue Philosophie<br />

sous le titre : « Pour une histoire souterraine <strong>de</strong> la pensée française ».


La psychologie et les structures sociales 65/135<br />

mettrons nous-mêmes au travail, en montrant pourquoi et en quoi ils<br />

sont susceptibles <strong>de</strong> jouer un grand rôle dans les controverses présentes<br />

en <strong>philosophie</strong>. Cela suppose une confrontation <strong>de</strong>s philosophèmes ainsi<br />

« retrouvés » avec les théories qu’on nous propose aujourd’hui. Je ferai ainsi<br />

suivre les résultats <strong>de</strong> la recherche d’un certain nombre <strong>de</strong> propositions<br />

théoriques, éventuellement rapportées à <strong>de</strong>s entreprises réflexives<br />

contemporaines. On verra alors, je l’espère, le bénéfice philosophique que<br />

nous aura permis d’obtenir le détour par l’histoire.<br />

Histoire et problèmes <strong>de</strong> la psychologie historique<br />

Qu’est-ce donc que la psychologie historique ? Qu’attendait d’elle<br />

son fondateur, Ignace Meyerson ? Qu’en firent après lui ses lecteurs et<br />

disciples ?<br />

Que la psychologie doive se faire historique signifie que la somme <strong>de</strong>s<br />

catégories ou <strong>de</strong>s fonctions au moyen <strong>de</strong>squelles les hommes se pensent et<br />

pensent le réel, soit leur outillage mental, diffère du tout au tout selon les<br />

époques. La mémoire, le travail, la personne, mais aussi bien l’espace, le<br />

temps, l’histoire, la cause ou l’objet, n’ont pas toujours eu le même sens ni<br />

la même portée pour les groupes humains qui ont employé <strong>de</strong> telles notions<br />

et qui ont réfléchi grâce à elles.<br />

Plus précisément, Meyerson a <strong>de</strong> son propre aveu souhaité élaborer<br />

une « psychologie objective, comparative, historique ». Soulignons<br />

immédiatement que son héritier spirituel le plus célèbre, l’helléniste Jean-<br />

Pierre Vernant, a réduit le projet aux dimensions d’une psychologie, et<br />

même d’une anthropologie, simplement historique, en s’employant à faire<br />

ressortir la gran<strong>de</strong> originalité <strong>de</strong>s Grecs dans la formulation et l’utilisation<br />

<strong>de</strong>s fonctions psychologiques. Ce faisant, le disciple le plus fameux <strong>de</strong><br />

Meyerson a restreint les potentialités offertes par la discipline. En se<br />

penchant sur les Grecs, il a eu tendance à repérer trop facilement le sens d’un<br />

progrès, malgré toute la finesse <strong>de</strong> ses analyses sur l’avènement <strong>de</strong> la raison<br />

en Grèce. Il s’est employé avec constance, et même avec insistance, à<br />

marquer la discontinuité entre mythe et raison, étayant à nouveaux frais la<br />

thèse d’un « miracle grec ». On pourrait souligner que cette vectorisation <strong>de</strong><br />

l’histoire est présente chez Meyerson, qui n’a jamais renoncé à l’idée d’un<br />

progrès <strong>de</strong> la raison dans la conscience humaine. Mais à tout le moins,<br />

l’histoire, même soumise aux scansions d’un progrès, était le moyen, pour<br />

Meyerson, d’instaurer <strong>de</strong>s comparaisons. Vernant a perdu <strong>de</strong> vue la visée<br />

comparative <strong>de</strong> la psychologie meyersonienne. Marcel Detienne a très<br />

récemment souligné que, chez Vernant, l’Homme grec en était petit à petit<br />

arrivé à porter le poids <strong>de</strong> l’Idéal humain qu’avait échoué à incarner<br />

l’Homme soviétique 6 . Parallèlement s’évanouissait l’esprit comparatiste,<br />

6. Comparer l’incomparable, <strong>Paris</strong>, Le Seuil, 2009, Chap. VI et VII.


66/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

l’Homme grec bénéficiant d’un traitement à part, exceptionnel, alors même<br />

qu’avaient commencé par être abordés transversalement les « problèmes <strong>de</strong><br />

la guerre » et les « problèmes <strong>de</strong> la terre ». Des ouvrages collectifs consacrés<br />

par Vernant aux seuls Grecs ont paru sous ces titres, qui diffèrent du tout au<br />

tout <strong>de</strong> l’esprit résolument transdisciplinaire <strong>de</strong>s volumes coordonnés<br />

quelques années auparavant par Meyerson, les Problèmes <strong>de</strong> la couleur et<br />

les Problèmes <strong>de</strong> la personne 7 .<br />

Une dimension doit encore être soulignée : Meyerson jugeait que<br />

sa psychologie était objective. Quel sens cela a-t-il <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à la<br />

psychologie d’être objective ? La psychologie n’est-elle pas la science <strong>de</strong><br />

l’intériorité, accessible seulement par introspection ? La psychologie est<br />

objective, pour Meyerson, au sens, non pas où elle nie la subjectivité, loin<br />

s’en faut, mais au sens où elle prend pour objet l’objectivation <strong>de</strong> l’esprit,<br />

c’est-à-dire <strong>de</strong>s sujets, dans les œuvres, œuvres <strong>de</strong> culture et <strong>de</strong> civilisation.<br />

Cela veut dire que les faits <strong>de</strong> civilisation ne sont pas seulement <strong>de</strong>s choses :<br />

ce sont <strong>de</strong>s signes ou <strong>de</strong>s symboles à travers lesquels s’expriment les<br />

fonctions psychologiques. Il importe toutefois <strong>de</strong> marquer qu’on ne trouvera<br />

pas l’esprit hors <strong>de</strong>s œuvres. Certes, par-<strong>de</strong>là Durkheim et toute la<br />

sociologie, on s’intéressera à la dimension mentale <strong>de</strong>s faits sociaux. Mais<br />

contre Bergson et sa <strong>philosophie</strong> du moi profond se ressaisissant <strong>de</strong><br />

l’intérieur par intuition, on affirmera l’extériorité, ou l’extériorisation, <strong>de</strong><br />

l’esprit dans ses œuvres. On contestera pour finir à la psychologie <strong>de</strong><br />

laboratoire la capacité d’appréhen<strong>de</strong>r les opérations <strong>de</strong> la pensée : ce n’est<br />

jamais « à vi<strong>de</strong> », mais toujours « en situation », à travers ses conduites,<br />

qu’on pourra comprendre les cheminements <strong>de</strong> l’esprit humain.<br />

Enfin, et ce point n’est pas le moins important, l’entreprise<br />

meyersonienne s’ouvre sur une psychologie originale, c’est-à-dire sur une<br />

science singulière <strong>de</strong> l’individu dans ses rapports avec le collectif. Peut-être<br />

cette originalité se perçoit-elle mieux chez les élèves <strong>de</strong> Meyerson que chez<br />

le maître lui-même : soucieux surtout <strong>de</strong> marquer la spécificité du mental<br />

face aux institutions sociales, face à la pureté <strong>de</strong> l’esprit <strong>de</strong>s philosophes,<br />

enfin face à la matérialité brute travaillée par la psycho-physiologie,<br />

Meyerson a peu insisté sur l’individualité et les relations interindividuelles.<br />

Sans doute y voyait-il aussi le risque d’une psychologie sociale libérale pour<br />

laquelle il avait peu <strong>de</strong> goût. Dans tous les cas, il revenait à certains disciples<br />

d’aller plus loin que lui dans ce domaine. Il est vrai qu’ils y étaient portés<br />

par leur objet d’étu<strong>de</strong>s respectif. Olivier Revault d’Allonnes, attentif à<br />

l’évolution <strong>de</strong> la fonction <strong>de</strong> création dans les arts, était amené à se<br />

pencher tout particulièrement sur la génialité supposée <strong>de</strong>s grands artistes.<br />

Philippe Malrieu, venu <strong>de</strong> la psychologie <strong>de</strong> l’enfant, développait et<br />

prolongeait la psychologie historique en une puissante « psychologie sociale<br />

7. Cf. les ouvrages récemment édités par Detienne, où se retrouve l’esprit comparatiste <strong>de</strong><br />

Meyerson, Tracés <strong>de</strong> fondation, Louvain-<strong>Paris</strong>, Peeters, 1990, Transcrire les mythologies.<br />

Tradition, écriture, historicité, <strong>Paris</strong>, A. Michel, 1994, ou encore Qui veut prendre la<br />

parole ?, <strong>Paris</strong>, Le Seuil, 2003.


La psychologie et les structures sociales 67/135<br />

génétique 8 ». Il m’a paru naturel, dans le cadre d’une publication <strong>de</strong><br />

l’<strong>Université</strong> <strong>Paris</strong>-I, <strong>de</strong> me concentrer sur le travail du premier, qui fut<br />

longtemps professeur <strong>de</strong> <strong>philosophie</strong> en ces mêmes lieux.<br />

La <strong>philosophie</strong> <strong>de</strong> l’art d’Olivier Revault d’Allonnes<br />

On pourrait s’étonner <strong>de</strong> ce que nous parlions <strong>de</strong> Revault d’Allonnes<br />

comme d’un disciple <strong>de</strong> Meyerson. N’est-il pas connu surtout pour être l’un<br />

<strong>de</strong>s introducteurs en France <strong>de</strong> la pensée <strong>de</strong> l’Ecole <strong>de</strong> Francfort, notamment<br />

d’Adorno (ce qu’il revendique lui-même 9 ), tout en étant l’un <strong>de</strong>s chefs<br />

<strong>de</strong> file <strong>de</strong> l’esthétique française, à travers la direction, assurée avec<br />

Etienne Souriau et Mikel Dufrenne, <strong>de</strong> la Revue d’esthétique ? C’est que,<br />

tout en faisant connaître la Théorie Critique, et parallèlement à sa<br />

collaboration avec Dufrenne, il a été à l’école <strong>de</strong> Meyerson, et cela<br />

littéralement : mis par Souriau sur la piste du séminaire professé par<br />

Meyerson à l’Ecole Pratique <strong>de</strong>s Hautes Etu<strong>de</strong>s, il l’a assidûment fréquenté<br />

et y est même intervenu à trois reprises alors qu’il préparait sa thèse 10 .<br />

Disons un mot <strong>de</strong> ce que Revault entend retenir <strong>de</strong> Meyerson, ce qui l’a<br />

frappé dans son enseignement et sa lecture et qu’il a mis à profit dans sa<br />

propre recherche : la notion <strong>de</strong> forme <strong>de</strong>s œuvres. L’histoire <strong>de</strong> l’art ne se<br />

réduit pas à <strong>de</strong>s faits, même mis en séries, mais à <strong>de</strong>s réseaux d’œuvres,<br />

renvoyant elles-mêmes à un esprit au travail en vue <strong>de</strong> produire <strong>de</strong>s formes<br />

structurées. Dans l’hommage tardif qu’il rend à Meyerson, Revault retrace<br />

lui-même l’histoire complexe <strong>de</strong> ce concept <strong>de</strong> « forme », <strong>de</strong>puis la première<br />

réception <strong>de</strong>s théories <strong>de</strong> la Gestalt, jusqu’à l’emploi technique qu’en fait<br />

son maître dans la lignée par exemple d’un Focillon, et cela avant même que<br />

n’éclose le paradigme structuraliste. Mais Meyerson n’a pas seulement<br />

fourni à Revault le concept adéquat pour penser son objet, les formes<br />

ou les structures <strong>de</strong>s œuvres. Tout comme Meyerson, il fait travailler,<br />

sous les structures, une notion centrale <strong>de</strong> la psychologie historique, celle<br />

<strong>de</strong> « fonction psychologique ». La psychologie historique ajoute la<br />

considération <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong>s œuvres, <strong>de</strong>s changements <strong>de</strong> structures,<br />

qu’elle fait dépendre <strong>de</strong> l’évolution <strong>de</strong>s fonctions. Les structures, il faut les<br />

croiser, mieux les traverser. On doit développer son travail transversalement<br />

à elles, et aller plus loin qu’elles. Revault est intéressé, plus que par les<br />

8. La construction <strong>de</strong> l’imaginaire, Bruxelles, C. Dessart, 1967, rééd. sous le titre : La<br />

construction <strong>de</strong>s imaginaires, <strong>Paris</strong>, L’Harmattan, 1999, p. 49.<br />

9. Cf. notamment « Adorno non adorno », Revue d’esthétique, 1975, n° 1, p. 171-191 ; « La<br />

raison en question. Premier débat autour <strong>de</strong> l’“Ecole <strong>de</strong> Francfort” », avec Roger Dadoun,<br />

Gerhard Höhn et Marc Jimenez, Raison présente, n° 36, octobre-décembre 1975, p. 41-55 ;<br />

« Autoportrait alphabétique », Revue d’esthétique, n° 38, février 2001, p. 251-253.<br />

10. Cf. son témoignage, « La psychologie historique et l’art », et les titres <strong>de</strong> ses exposés,<br />

dans F. Parot, Pour une psychologie historique. Ecrits en hommage à Ignace Meyerson, <strong>Paris</strong>,<br />

PUF, 1995, respectivement p. 131-135 et p. 111-114.


68/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

structures artistiques prises en synchronie, par le passage d’un type <strong>de</strong><br />

structure à un autre, selon une approche diachronique attentive aux<br />

transformations <strong>de</strong> l’outillage mental <strong>de</strong>s groupes humains. Il y a là un point<br />

<strong>de</strong> convergence que Revault se reconnaît avec son camara<strong>de</strong> <strong>de</strong> la Sorbonne<br />

Gilles Deleuze. Pas plus que Deleuze, Revault n’a été structuraliste ; il a<br />

toujours vu au-<strong>de</strong>là du structuralisme. Mais Deleuze l’a fait parce qu’il était<br />

bergsonien, alors que Revault est meyersonien : « trop historien » pour<br />

s’arrêter à la seule considération <strong>de</strong>s formes ou <strong>de</strong>s structures 11 .<br />

Meyerson est bien un <strong>de</strong> ceux qui affirment avec force qu’on ne<br />

trouvera pas <strong>de</strong> structures sans fonctions psychologiques, et sans histoire ou<br />

évolution <strong>de</strong>s fonctions. Mais le problème <strong>de</strong> la psychologie historique,<br />

telle qu’elle a été effectivement pratiquée par son fondateur, tient à<br />

l’abstraction <strong>de</strong> son abord <strong>de</strong>s fonctions. J’ai traité ailleurs 12 <strong>de</strong> l’abstraction<br />

<strong>de</strong>s fonctions chez Meyerson. Qu’on y voie l’influence du « spiritualisme »<br />

<strong>de</strong> Brunschvicg, <strong>de</strong> Cassirer (comme je l’ai dit alors dans ces pages), ou <strong>de</strong><br />

la prégnance chez Meyerson <strong>de</strong> modèles hérités <strong>de</strong> l’école sociologique<br />

française, via Mauss et Gernet (comme on pourrait être tenté <strong>de</strong> le penser en<br />

songeant à l’« hyperspiritualisme » <strong>de</strong> Durkheim), ne change rien au constat<br />

suivant : il faut préciser le sens, aussi bien la signification que la situation,<br />

<strong>de</strong>s fonctions psychologiques. Revault est un <strong>de</strong> ceux qui s’y emploient le<br />

plus activement. Rappelons d’un mot en quoi consiste l’abstraction en<br />

question : distinct à la fois du social et du physiologique, le mental consiste<br />

pour Meyerson en une réalité planant au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s individus en lesquels<br />

il s’incarne ou se réalise. Or, il faut aller voir très concrètement ce que<br />

les individus font <strong>de</strong>s fonctions qu’ils reçoivent ou perçoivent, comment<br />

ils modifient l’héritage psychologique-collectif, et contribuent à le façonner<br />

singulièrement, en une dialectique <strong>de</strong> l’intériorisation et <strong>de</strong> l’extériorisation<br />

<strong>de</strong> données structurées (que la structuration soit biologique, sociale ou<br />

symbolique). Sur tous ces points, le travail <strong>de</strong> Revault d’Allonnes est décisif.<br />

Je voudrais insister sur ce qui pourrait passer, si l’on n’y prenait pas<br />

gar<strong>de</strong>, pour <strong>de</strong>s incohérences voire <strong>de</strong>s contradictions, et qui est en réalité le<br />

signe d’une très gran<strong>de</strong> subtilité <strong>de</strong> Revault, sa capacité à naviguer entre <strong>de</strong>s<br />

inconciliables, et à dialectiser <strong>de</strong>s opposés. Si nous <strong>de</strong>vons relever sa prise<br />

en compte <strong>de</strong> l’individu, ou <strong>de</strong>s individus pourvu qu’ils soient saisis en<br />

situation, par-<strong>de</strong>là les prescriptions <strong>de</strong> son maître Meyerson, il nous faut<br />

également être attentif au maintien simultané <strong>de</strong> son exigence, opposée en ce<br />

cas à l’individualisme, <strong>de</strong> la considération <strong>de</strong>s structures : l’individu ou la<br />

11. Cf. la remarque livrée à François Dosse lors d’un entretien en préparation <strong>de</strong> la biographie<br />

croisée <strong>de</strong> Deleuze et Guattari : « Il [Deleuze] n’est pas plus entré <strong>de</strong>dans [dans le<br />

structuralisme] que moi. Qu’il y ait <strong>de</strong>s structures, c’est évi<strong>de</strong>nt, mais elles sont soumises à<br />

l’histoire, elles évoluent, sur ce plan je suis un élève <strong>de</strong> Meyerson. À ce titre, il n’y a pas <strong>de</strong><br />

structures à la limite mais <strong>de</strong>s processus ».<br />

12. Dans « Œuvre, fonction et société dans la “psychologie historique” d’Ignace Meyerson »,<br />

Revue d’histoire <strong>de</strong>s sciences humaines, n° 17, Décembre 2007, p. 119-136, et « Vernant et<br />

Meyerson. Le mental, le social et le structural », Cahiers philosophiques, Dossier « Vernant,<br />

philosophe », N° 112 / décembre 2007, p. 9-25.


La psychologie et les structures sociales 69/135<br />

subjectivité doivent être considérés sur fond <strong>de</strong>s déterminismes qui<br />

structurent l’entour ou l’environnement.<br />

« Connaître les structures pour les changer »<br />

Il semble aller <strong>de</strong> soi que le critique d’art ou le philosophe <strong>de</strong> l’art<br />

ne puisse faire l’économie <strong>de</strong> la subjectivité <strong>de</strong> l’artiste pour rendre compte<br />

<strong>de</strong> la forme <strong>de</strong>s œuvres : on ne cesse d’y insister sur la singularité à nulle<br />

autre pareille du génie créateur et sur celle <strong>de</strong> ses œuvres. Revault se méfie<br />

toutefois <strong>de</strong> cette référence au « sujet », source d’une libre et géniale<br />

créativité.<br />

On le voit à sa réaction lors d’un débat auquel il participe et qui oppose<br />

en 1968 structuralistes et humanistes. Alors que Jean-Pierre Vernant vient<br />

d’interpréter son intervention comme un éloge <strong>de</strong> la décision humaine en art,<br />

il s’écrie : « Ce n’est pas une décision. C’est une opération élémentaire. Je<br />

ne veux pas <strong>de</strong> votre décision. Cela sent la psychologie à plein nez, votre<br />

décision ! Je n’en veux pas ! Je me sens structuraliste 13 ! » Etrange réaction,<br />

au premier abord, <strong>de</strong> la part d’un penseur qui vient d’affirmer : « les artistes<br />

doivent connaître les structures, mais pour les changer 14 ». Une psychologie<br />

<strong>de</strong> l’art, voire une pensée <strong>de</strong> l’individu-artiste, ne doivent-elles pas, dans ces<br />

conditions, prendre le relais d’une <strong>philosophie</strong> <strong>de</strong>s structures ?<br />

Cette étrangeté n’est qu’apparente, et elle s’explique parfaitement : ce<br />

n’est pas toute psychologie qui est rejetée par Revault, c’est la psychologie<br />

individualiste, celle qui triomphait avec le spiritualisme français et qui fait<br />

un retour en force aujourd’hui, sous <strong>de</strong>s formes scientifiques différentes<br />

quoique politiquement homogènes (réactionnaires). Or, Revault se veut<br />

marxiste, et s’il est psychologue, c’est sur un mo<strong>de</strong> inconciliable avec cet<br />

individualisme, d’une manière qui prend en considération le tout <strong>de</strong>s<br />

structures matérielles et sociales en lesquelles s’ancre le travail <strong>de</strong> l’art. La<br />

position est difficile à tenir, entre la singularité <strong>de</strong> la création artistique, à<br />

laquelle Revault tiendra aussi jusqu’au bout, et même à la liberté attachée à<br />

cette création, et la détermination générale, universelle, <strong>de</strong>s structures, dans<br />

les institutions <strong>de</strong> l’art comme en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> l’art. Elle est assumée <strong>de</strong> façon<br />

éclatante dans la thèse que Revault va soutenir peu après 1968, et dont le<br />

titre évocateur est La création artistique et les promesses <strong>de</strong> la liberté. Le<br />

texte se présente comme une suite <strong>de</strong> monographies ; la Conclusion, un<br />

inédit en forme <strong>de</strong> synthèse, essaie <strong>de</strong> dégager <strong>de</strong>s perspectives générales 15 .<br />

Revault renvoie dos à dos les <strong>de</strong>ux positions antagonistes <strong>de</strong> la création<br />

ex nihilo défendue par la <strong>philosophie</strong> individualiste <strong>de</strong> l’art et <strong>de</strong> la<br />

détermination intégrale <strong>de</strong> l’invention par les structures selon le point <strong>de</strong> vue<br />

marxiste ou sociologique. Il ne peut s’agir <strong>de</strong> création ex nihilo, car aucune<br />

13. Structuralisme et marxisme, <strong>Paris</strong>, UGE, 10/18, 1970, p. 312.<br />

14. Ibid., p. 288.<br />

15. Esthétique et marxisme, <strong>Paris</strong>, UGE, 10/18, 1974.


70/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

pensée ni aucune œuvre ne se bâtit à partir <strong>de</strong> rien, aucun esprit ne s’exerce à<br />

vi<strong>de</strong> ; toute création suppose au contraire une foule <strong>de</strong> matériaux puisés dans<br />

la situation historico-sociale. Pour autant, aucune œuvre ne se réduit non<br />

plus au simple assemblage <strong>de</strong> « données » trouvées dans la situation.<br />

Plaçons-nous au cœur <strong>de</strong> la situation, au moment même <strong>de</strong> la création –<br />

ce que fait Revault à huit ou neuf reprises dans sa Thèse, qui se présente,<br />

je le rappelle, comme une rhapsodie totalement revendiquée. On ne<br />

comprendra les artistes qu’à se placer avec eux à ras <strong>de</strong> la création, dans le<br />

moment psycho-social où l’œuvre éclôt. Que voit-on alors ? L’artiste est<br />

celui qui fait fonctionner le champ à rebours ou à l’envers, qui renverse<br />

l’ordre <strong>de</strong>s choses, qui intervertit et subvertit, fait dérailler et travailler dans<br />

une direction inhabituelle, les matériaux disponibles dans la situation. Il<br />

s’agit <strong>de</strong> « nommer création le point où l’ensemble <strong>de</strong>s déterminations qui<br />

pèsent sur l’artiste se met à fonctionner “en sens contraire” » : « Le propre<br />

<strong>de</strong> l’acte créateur est <strong>de</strong> faire fonctionner ces contraintes en un sens qui ne<br />

faisait pas partie <strong>de</strong>s virtualités impliquées dans le système. La création n’est<br />

donc nullement l’apparition <strong>de</strong> l’indéterminé, mais celle <strong>de</strong> l’imprévisible,<br />

celle <strong>de</strong> l’autrement déterminé 16 ».<br />

La situation elle-même comprend, dans les interstices entre les<br />

institutions, dans les failles <strong>de</strong> leur fonctionnement « normal », à titre <strong>de</strong><br />

potentialités, les réalisations artistiques futures. Le « sujet » était appelé à<br />

créer plutôt qu’il n’a créé ex nihilo. Encore fallait-il, il est vrai, qu’un sujet<br />

se présente pour répondre à l’appel. Soit un exemple d’histoire <strong>de</strong> la musique<br />

développé par Revault : le cas <strong>de</strong> la gamme, <strong>de</strong> l’échelle <strong>de</strong>s sons utilisés.<br />

Au XVI e siècle, Zarlino élabore le tempérament ancien, qui sera remplacé à<br />

la fin du XVII e siècle par le système <strong>de</strong> Werckmeister. Dira-t-on que l’on<br />

passe d’un système à l’autre comme d’une structure cohérente et fixe à<br />

une autre structure cohérente et fixe ? Ajoutera-t-on que l’on abandonne<br />

le paradigme ancien du fait <strong>de</strong> ses lacunes et <strong>de</strong> son incomplétu<strong>de</strong>, qui<br />

appelaient en quelque sorte le nouveau paradigme ? Et qu’éventuellement,<br />

un bon musicologue serait capable <strong>de</strong> préciser les « règles <strong>de</strong> transformation<br />

permettant <strong>de</strong> passer d’un système à un autre système, telles que<br />

l’observation concrète […] peut les saisir » ? Un tel musicologue serait<br />

structuraliste : la portion <strong>de</strong> phrase qui vient d’être rapportée est tirée<br />

d’un entretien dans lequel Lévi-Strauss fournissait une définition du<br />

structuralisme. Se faire une telle idée du passage d’une structure à une<br />

autre, c’est, estime Revault, faire preuve d’une « théorie <strong>de</strong> l’histoire<br />

singulièrement naïve et idéaliste 17 ». Il n’existe pas <strong>de</strong> « calendrier idéal »<br />

par rapport auquel Zarlino est « en retard », Werckmeister « à l’heure » et<br />

Bach et plus tard Schönberg « en avance ». Il n’y a pas non plus moyen<br />

d’appliquer à l’histoire <strong>de</strong> la musique la définition du structuralisme : les<br />

règles dont parle Lévi-Strauss n’existaient nulle part avant la transformation<br />

16. Ibid., p. 15-16.<br />

17. Structuralisme et marxisme, op. cit., p. 286, <strong>de</strong> même que toutes les citations qui suivent<br />

dans ce paragraphe.


La psychologie et les structures sociales 71/135<br />

effective, constatable dans le détail empirique et concret <strong>de</strong> l’histoire ! Ce<br />

qu’il faut relever, en historien, c’est qu’on a affaire dans chaque cas à <strong>de</strong>s<br />

« replâtrages », « bricolages », « arrangements » plus ou moins bons <strong>de</strong>s<br />

systèmes. D’un côté, tout système est cohérent, saturé, stable – la preuve, il<br />

est fécond (c’est le cas du système <strong>de</strong> Zarlino). « Et puis – je cite ici<br />

Revault –, les points faibles d’un système, plus ou moins obscurément<br />

connus et signalés, <strong>de</strong>viennent <strong>de</strong>s déchirures. » Sur ces entrefaites,<br />

surgissent Werckmeister puis Bach, qui sont eux-mêmes « rigoureusement<br />

imprévisibles, littéralement impensables ».<br />

Le structuralisme est certainement légitime en son ordre – qui est<br />

l’analyse <strong>de</strong>s paradigmes, la structure formelle <strong>de</strong>s œuvres d’art ;<br />

particulièrement bien venu pour les systèmes musicaux. Revault y insiste à<br />

<strong>de</strong>ux reprises : « Je pense avec François Châtelet que ce salut [<strong>de</strong>s sciences<br />

humaines] doit s’opérer à l’ai<strong>de</strong> du concept <strong>de</strong> structure 18 » ; et plus<br />

clairement encore : « les esthéticiens sont tenus à une exigence élémentaire,<br />

qui est <strong>de</strong> penser les systèmes sous peine <strong>de</strong> sombrer dans la gratuité ». Mais<br />

il ajoute qu’ils sont tenus aussi à « une exigence supérieure qui est <strong>de</strong><br />

s’intéresser aux failles <strong>de</strong>s systèmes, et plus aux failles qu’aux systèmes,<br />

sous peine <strong>de</strong> manquer totalement leur objet, qui est une œuvre d’art, donc<br />

une nouveauté, un éclatement du système, voire un antisystème délibéré » :<br />

« Les artistes doivent connaître les structures, mais pour les changer 19 ».<br />

On n’ira surtout pas croire que la structure à elle seule, le jeu dans la<br />

structure, suffise à rendre compte <strong>de</strong>s changements. Ce serait là retrouver cet<br />

idéalisme que les structuralistes se donnent pour toute théorie <strong>de</strong> l’histoire :<br />

l’espace <strong>de</strong>s structures serait riche <strong>de</strong> potentialités, il suffirait d’y puiser pour<br />

« créer ». Revault se fait une conception à la fois plus politique et plus<br />

empirique <strong>de</strong> l’invention dans les paradigmes. Les structures, sociales mais<br />

aussi esthétiques, la tradition <strong>de</strong> l’art que l’on pratique – tout cela est<br />

répressif ou oppressif. Contrairement à ce qu’affirme sur ce point l’<strong>École</strong> <strong>de</strong><br />

Francfort, notamment Herbert Marcuse, l’histoire <strong>de</strong> l’art agit comme une<br />

force d’empêchement, l’ordre esthétique est un ordre répressif : « les forces<br />

<strong>de</strong> la tradition, <strong>de</strong> la continuation ont une fonction précise d’étouffement et<br />

<strong>de</strong> répression 20 ». Cette emprise est telle qu’elle ne peut manquer <strong>de</strong> susciter<br />

la révolte ou le soulèvement : la création est le résultat <strong>de</strong> cette réaction, la<br />

création est cette réaction même :<br />

Les artistes ne créent une œuvre nouvelle que lorsqu’ils y sont obligés par<br />

l’usure, le coincement, les contradictions <strong>de</strong> leur art. Les hommes créeront une<br />

société nouvelle le jour où ils n’auront pas d’autre solution.<br />

S’il est vrai qu’on ne crée que lorsqu’on est condamné à créer ; s’il est<br />

vrai que c’est l’accumulation <strong>de</strong>s contraintes qui force la main <strong>de</strong> la création,<br />

alors il n’y a pas à regar<strong>de</strong>r avec fatalité et résignation la montée <strong>de</strong>s forces<br />

18. Ibid., p. 284.<br />

19. Ibid., p. 288.<br />

20. Esthétique et marxisme, op. cit., p. 18.


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sociales <strong>de</strong> détermination. N’oublions jamais que c’est dans l’exacte mesure où<br />

cette société-ci ne peut s’empêcher <strong>de</strong> contraindre qu’elle débouche par ses<br />

processus internes sur une autre société que nous ne pouvons nous empêcher<br />

<strong>de</strong> créer 21 .<br />

On invente toujours pour lutter, pour contrer la répression dans le<br />

champ. Si « creux » il y a, c’est celui, empirique et terre à terre, <strong>de</strong>s<br />

conditions d’existence viles ou misérables auxquelles nous conduit<br />

parfois la domination, et certainement pas le réservoir <strong>de</strong>s virtualités <strong>de</strong><br />

transformations formelles chères aux structuralistes.<br />

On comprend que les protagonistes du débat <strong>de</strong> 1968 aient eu du mal à<br />

situer Revault : il en passe par les structures pour atteindre aux hommes<br />

concrets, en situation. Pour autant, est-il individualiste ? Fait-il dépendre <strong>de</strong>s<br />

hommes, <strong>de</strong> leurs décisions conscientes, le renversement <strong>de</strong>s paradigmes ?<br />

Approfondissons maintenant ce point, car on serait tenté <strong>de</strong> penser que les<br />

révolutions en art sont suspendues à l’apparition contingente d’un génie, puis<br />

au libre déploiement <strong>de</strong> son inventivité. Il est nécessaire en effet que quelque<br />

force agisse, susceptible <strong>de</strong> faire basculer le déterminisme en liberté, <strong>de</strong> faire<br />

<strong>de</strong>venir ou advenir la liberté à partir du déterminisme et en dépit <strong>de</strong> lui,<br />

selon une formule lâchée par Revault en 1973. Nous <strong>de</strong>vons parler, dit-il<br />

alors, « <strong>de</strong> la création comme point où les déterminations <strong>de</strong> tous ordres<br />

<strong>de</strong>viennent autre chose, se mettent à fonctionner dans l’autre sens. Non<br />

pas déterminisme ou liberté, mais déterminisme <strong>de</strong>venu liberté 22 ». Ce<br />

« <strong>de</strong>venir » pourrait receler bien <strong>de</strong>s problèmes : ce mouvement ou cet élan<br />

doit avoir une cause, la question étant <strong>de</strong> savoir en quel sens cette cause peut<br />

être cause <strong>de</strong> soi. Nous allons voir que, si ce n’est pas un sujet libre, maître<br />

<strong>de</strong> lui-même et dominant le simple enchaînement <strong>de</strong>s causes et <strong>de</strong>s effets,<br />

c’est un sujet vivant, une vie luttant pour ne pas être étouffée.<br />

L’affaire est ainsi plus compliquée, et c’est là un effet <strong>de</strong> la<br />

complexification par Revault <strong>de</strong>s principes <strong>de</strong> la psychologie historique. Des<br />

thèses subtiles et balancées, « dialectiques », doivent être défendues contre<br />

les doctrines unilatéralement opposées <strong>de</strong> la détermination exclusive par les<br />

structures et <strong>de</strong> l’indépendance absolue <strong>de</strong> la création. L’histoire <strong>de</strong> la<br />

« fonction <strong>de</strong> créativité », appelée par Revault « esprit <strong>de</strong> création », est<br />

mélangée, impure et bigarrée, à l’image du rapport entre les principes qui la<br />

conditionnent. Plutôt que la décision délibérée d’innover prise par un sujet,<br />

conscient <strong>de</strong> lui-même et du mon<strong>de</strong>, nous <strong>de</strong>vons parler <strong>de</strong> la résistance<br />

d’une vie qu’on cherche à écraser, la réaction d’un vivant qu’on opprime. Au<br />

terme d’un long détour, et sous l’influence conjuguée d’Adorno et <strong>de</strong><br />

Dufrenne, Revault dégage la voie d’une esthétique <strong>de</strong> la vie qui évite la<br />

psychologie individualiste, contourne l’idéologie <strong>de</strong> la théorie <strong>de</strong> l’agir<br />

rationnel, tout en rendant compte <strong>de</strong> l’invention sous les structures, entre les<br />

interstices ou dans les failles <strong>de</strong> leur systématicité.<br />

21. Ibid., p. 20.<br />

22. Ibid., p. 17.


La psychologie et les structures sociales 73/135<br />

La vie est sujet<br />

Cette découverte d’une voie originale est exposée dans un long texte<br />

écrit en hommage à Dufrenne, « La désublimation artistique ». Il sera repris<br />

dans la « monographie » Plaisir à Beethoven 23 . Arrêtons-nous un instant à<br />

ces pages.<br />

Dans son abord <strong>de</strong> l’artiste, Revault d’Allonnes entend éviter la<br />

métaphysique autant que le positivisme. Il faut s’opposer au positivisme qui,<br />

en s’attachant à la structure formelle <strong>de</strong>s œuvres, se dispense <strong>de</strong> rendre<br />

compte du travail humain dont ces structures sont les effets. Les faits<br />

picturaux, musicaux, en général artistiques, ne sont pas <strong>de</strong>s choses. Mais<br />

contre la métaphysique – et Bergson est l’un <strong>de</strong>s meilleurs exemples, en<br />

tout cas <strong>de</strong>s plus récents, d’une psychologie métaphysique –, l’enjeu est <strong>de</strong><br />

dénier l’absolu d’un sujet placé en retrait <strong>de</strong> l’expérience, hors d’elle, cause<br />

<strong>de</strong> soi qui ne serait effet d’aucune autre cause, conception métaphysique <strong>de</strong><br />

la liberté qui fait le fond <strong>de</strong> l’Essai. Ainsi Bergson et Durkheim sont-ils<br />

renvoyés dos à dos 24 . Aussi bien s’agit-il <strong>de</strong> naviguer entre eux. On ne doit<br />

ni hypostasier le travail en sujet ni réifier les œuvres et les convertir en<br />

simples objets. Cependant, entre ces <strong>de</strong>ux termes extrêmes, n’existe-t-il pas<br />

la tension, malgré tout, d’une polarité ?<br />

Ce qu’il faut voir, c’est l’effet <strong>de</strong> la « loi du profit » sur un « quelque<br />

chose » que nous <strong>de</strong>vons nommer « la vie ». Car, dit Revault d’Allonnes, la<br />

loi du profit sépare le sujet <strong>de</strong> l’objet, la possibilité <strong>de</strong> la satisfaction<br />

artistique dans la création et l’œuvre elle-même, comme produit <strong>de</strong> cette<br />

activité. D’un côté, elle réifie l’œuvre, elle en fait une « belle œuvre »,<br />

inaccessible dans le ciel <strong>de</strong>s plus hauts achèvements <strong>de</strong> l’Humain ; <strong>de</strong><br />

l’autre, elle hypostasie le sujet, le fige dans la figure du génie artiste, sans<br />

égal, susceptible <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir l’objet d’un culte pour les autres sujets. Ce qui<br />

est ainsi séparé, le sujet et l’objet étant littéralement inventés ou produits<br />

par cette séparation, c’est l’unité <strong>de</strong> la vie en sa valeur et sa teneur bifrons, à<br />

la fois activité (ou création) et œuvre.<br />

Qu’il y ait là la vie, en sa dynamique propre, en même temps qu’en<br />

sa réalité anté-« humaine », présubjective, aussi bien que non-objective,<br />

c’est ce que prouve, à mon sens, la référence finale au « merveilleux » petit<br />

livre d’Etienne Souriau sur Le sens artistique <strong>de</strong>s animaux 25 . Souriau<br />

entendait manifester dans cet ouvrage illustré son attachement, non à<br />

l’anthropomorphisme, mais au zoomorphisme ; loin <strong>de</strong> vouloir montrer que<br />

l’humain est préformé dans l’animal, que l’animal est déjà humain, il visait à<br />

23. Vers une esthétique sans entrave, Mélanges Mikel Dufrenne, <strong>Paris</strong>, U.G.E., 10/18, 1975,<br />

p. 155-196, repris dans Plaisir à Beethoven, <strong>Paris</strong>, Christian Bourgois, 1982, p. 107-176.<br />

24. Ce sont là les <strong>de</strong>ux auteurs du programme <strong>de</strong> l’oral d’agrégation <strong>de</strong> Revault, Cf. le<br />

témoignage confié à F. Dosse ; ainsi que l’« Autoportrait alphabétique » <strong>de</strong> la Revue<br />

d’esthétique, op. cit.<br />

25. Plaisir à Beethoven, op. cit., p. 237. Cf. également l’hommage rendu à Souriau,<br />

« L’enseignement <strong>de</strong> l’Esthétique », dans « L’art instaurateur », Revue d’esthétique, 1980,<br />

n° 3-4, U.G.E., 10/18, p. 224.


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<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

ancrer l’humain dans l’animal, à souligner la présence du beau au cœur du<br />

vivant, à même toute vie 26 . À cette référence, il faudrait ajouter chez Revault<br />

tous ces indices que sont les guillemets utilisés dès qu’il parle du « sujet » ou<br />

<strong>de</strong> la « conscience », autant <strong>de</strong> termes relatifs, non pas originaires, mais<br />

dérivés <strong>de</strong> l’opération du Capital.<br />

Nous pourrions nous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r pourquoi le Capital agit ainsi, pourquoi<br />

telle est sa loi ou son opération. Et cependant, la réponse va <strong>de</strong> soi : en<br />

coupant l’« objet » <strong>de</strong> son « sujet », il sépare la vie <strong>de</strong> son dynamisme, il<br />

ampute la créativité <strong>de</strong> sa visée, il coupe l’œuvre <strong>de</strong> ses conditions concrètes,<br />

vitales, d’apparition ou <strong>de</strong> création, et par là se donne les moyens, après<br />

avoir dénaturé l’art et l’artiste, <strong>de</strong> soumettre les autres hommes : l’œuvre,<br />

promue au rang <strong>de</strong> chef-d’œuvre, et l’artiste au rang <strong>de</strong> génie, apparaissent<br />

comme inatteignables, inimitables ; les simples « mortels » qui auraient été<br />

tentés <strong>de</strong> s’exprimer et <strong>de</strong> s’épanouir en créant, en un mouvement <strong>de</strong><br />

subversion <strong>de</strong> tous les ordres imposés d’en haut, en seront empêchés, par<br />

inhibition ou castration, par intimidation et écrasement.<br />

Aussi bien, explique Revault – si <strong>de</strong>s fois l’on avait un doute –<br />

l’« objet » créé par l’artiste est un « anti-objet », sa vitalité est le signe d’une<br />

résistance à toutes les sédimentations ; tandis que le « sujet » est un « nonsujet<br />

», il n’existe pas séparé, ni <strong>de</strong> ses conditions matérielles, concrètes et<br />

parfois très basses, <strong>de</strong> son existence, homme ou animal comparable en cela à<br />

ses congénères (« tout homme est tout l’homme », dira Revault en reprenant<br />

en forme d’hommage la formule <strong>de</strong> Sartre), ni <strong>de</strong> son travail <strong>de</strong> libération, <strong>de</strong><br />

« désublimation artistique ». Qu’il y ait, qu’il doive y avoir, « désublimation<br />

artistique », selon la belle expression <strong>de</strong> Revault, signifie qu’on n’ira pas<br />

chercher dans l’art, ou chez l’artiste, les moyens d’un dépassement, d’une<br />

sublimation, <strong>de</strong> la condition qui nous est faite. L’artiste ne rachète pas, il ne<br />

sauve rien. Penser que l’art sublime, c’est estimer qu’il tend à contrebalancer<br />

la bassesse <strong>de</strong> la vie qu’on nous impose, par les produits les plus subtils et<br />

éthérés <strong>de</strong> la haute culture. Ce n’est certainement pas le cas : l’art ramène à<br />

cette condition ou à ces situations plus qu’il ne nous en détourne. Il désigne<br />

et dénonce le tort fait aux vivants. En un mouvement explicitement antifreudien,<br />

il faut en appeler à une saisie <strong>de</strong> l’art et du travail artistique comme<br />

mise au jour et refus <strong>de</strong> l’aliénation et <strong>de</strong> l’exploitation quotidiennes – toute<br />

une œuvre, par conséquent, <strong>de</strong> « désublimation artistique ».<br />

Les <strong>de</strong>ux pôles <strong>de</strong> la vie, les <strong>de</strong>ux faces <strong>de</strong> l’existence, sont conçus<br />

comme créativité : il n’est pas question d’attendre d’avoir affaire au beau<br />

pour apercevoir <strong>de</strong>s œuvres, mais nous appréhendons dans toute vie<br />

l’instauration d’une œuvre. Il est temps <strong>de</strong> dissocier l’art du beau, pour<br />

l’associer au désir, ou plutôt au plaisir, à la satisfaction <strong>de</strong> la libération.<br />

Comme dit Revault après Dufrenne, en dépit <strong>de</strong> certaine formule sur le désir<br />

dans les textes sur Adorno, il importe <strong>de</strong> lutter contre le désir comme<br />

manque, et <strong>de</strong> voir dans le plaisir un signe, mieux un critère, <strong>de</strong> toute<br />

26. Cf. E. Souriau, Le sens artistique <strong>de</strong>s animaux, <strong>Paris</strong>, Hachette, 1965, p. 7, 44-46.


La psychologie et les structures sociales 75/135<br />

réalisation <strong>de</strong> soi et <strong>de</strong> son œuvre, du soi dans son œuvre, <strong>de</strong> l’œuvre portée<br />

par une vie.<br />

Cette double face <strong>de</strong> la vie manifeste la continuité <strong>de</strong> l’attachement <strong>de</strong><br />

Revault à la psychologie : toute la psychologie est là, dans cet effort pour<br />

cerner la créativité, pour la suivre en ses cheminements inventifs. Précisons<br />

bien : elle est tout entière là, et non en retrait, dans la localisation et la<br />

<strong>de</strong>scription <strong>de</strong> quelque retraite subjective, profon<strong>de</strong> et fondamentale, d’où<br />

sourdrait la créativité elle-même. La fonction <strong>de</strong> création n’a nul besoin d’un<br />

esprit en surplomb, <strong>de</strong> la hauteur toujours trop élevée du « génie ». Elle se<br />

comprend, et ne se comprend que dans le corps à corps du vivant avec son<br />

travail.<br />

Rappelons, au passage, les développements du Beethoven sur « la vie et<br />

l’œuvre » : oui, il faut prendre en considération l’homme Beethoven, sa<br />

« vie » ; <strong>de</strong>rrière les œuvres, il n’y a aucun mal à aller le chercher lui. Si on<br />

ne le fait pas, on se condamne à la froi<strong>de</strong> impersonnalité <strong>de</strong> l’analyse <strong>de</strong>s<br />

structures, objectives-objectales, du produit fini. Et l’on ne comprend rien à<br />

ce qui l’anime en réalité. Cette réalité n’est pas pour autant transcendante, ou<br />

réfugiée dans quelque insigne singularité du « grand homme » : une fois<br />

qu’on a saisi que l’œuvre se rattache à Beethoven créant, à l’esprit <strong>de</strong><br />

créativité qui vivifiait et agitait l’esprit <strong>de</strong> l’homme Beethoven, on n’a pas<br />

besoin d’aller plus loin et <strong>de</strong> s’enfermer dans les menus faits <strong>de</strong> sa vie<br />

comme s’il s’agissait <strong>de</strong> pépites laissées <strong>de</strong>rrière lui par une subjectivité<br />

incomparable et splendi<strong>de</strong>, en un mot supérieure à la fois à tous les objets et<br />

à tous les sujets.<br />

Sous cet aspect très « vitaliste », il faut reconnaître qu’il y a quelque<br />

côté bergsonien chez Revault. Mais un Bergson très particulier, ou très<br />

singulièrement interprété, non pas le Bergson « subjectiviste » <strong>de</strong> l’Essai –<br />

celui-là a été rejeté, à travers le refus <strong>de</strong> sa « psychologie métaphysique », et<br />

il n’est question à aucun moment <strong>de</strong> finalement revenir à cette conception du<br />

sujet 27 . Mais nous avons très certainement affaire à une conception <strong>de</strong> la vie :<br />

c’est bien la vie que Revault promeut à sa façon, en ses métamorphoses<br />

créatrices, en son évolution, irrésistible en dépit <strong>de</strong>s obstacles que l’inertie<br />

lui oppose 28 .<br />

Propositions pour une psychologie <strong>de</strong> la libération<br />

J’ai retracé l’histoire <strong>de</strong> la psychologie historique, en particulier le<br />

<strong>de</strong>venir d’un jeune chercheur trouvant au contact <strong>de</strong> Meyerson une voie dans<br />

27. Cf. dans le volume d’hommage L’œuvre et le concept. Prétextes Olivier Revault<br />

d’Allonnes, <strong>Paris</strong>, Klincksieck, 1992, N. Tertulian, « La défense du sujet », p. 47-51, en<br />

particulier p. 49.<br />

28. Cf. la référence à « une pensée <strong>de</strong>s choses en train <strong>de</strong> se faire », dans l’interview ultime<br />

avec Dosse.


76/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

laquelle s’engager. J’ai suivi les inflexions qu’il avait fait subir à ce<br />

« courant » <strong>de</strong> psychologie historique, du fait <strong>de</strong> son objet : il <strong>de</strong>vait<br />

s’expliquer avec la thèse <strong>de</strong> la génialité supposée <strong>de</strong> l’individu artiste. Il<br />

découvre alors qu’il faut aller au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s structures, vers la créativité<br />

comprise comme esprit ou fonction <strong>de</strong> création ; bien plus, qu’il faut voir<br />

cette fonction se déployer en situation – psycho-sociale –, saisir comment<br />

s’y prend un sujet pour inventer, malgré les obstacles qui lui sont opposés,<br />

que ce sujet soit un ou pluriel 29 . Nous avons été amené, en suivant le progrès<br />

<strong>de</strong> la pensée <strong>de</strong> Revault, à rendre compte <strong>de</strong> son approfondissement du sens<br />

<strong>de</strong> la subjectivité, en rapport avec les pensées d’Adorno et <strong>de</strong> Dufrenne :<br />

si le sujet créateur peut être un individu autant qu’un groupe, c’est que<br />

l’Humanité est mue par une force <strong>de</strong> vie infrapersonnelle, celle-là même qui<br />

se trouve investie, dans le meilleur <strong>de</strong>s cas, dans <strong>de</strong>s aventures <strong>de</strong> création<br />

individuelles ou collectives, entravée lorsque <strong>de</strong>s forces <strong>de</strong> domination et<br />

d’exploitation séparent la créativité <strong>de</strong> ses créations, la vie <strong>de</strong> ses œuvres.<br />

Par là, Revault semble aussi éloigné <strong>de</strong> l’impérialisme intellectuel <strong>de</strong>s<br />

structures que <strong>de</strong> la réduction <strong>de</strong> la politique aux seules raisons conscientes<br />

<strong>de</strong>s individus.<br />

Je l’ai dit, cependant : l’histoire <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>venir est seulement le premier<br />

temps d’une démarche qui en comporte <strong>de</strong>ux. Cette histoire n’a été retracée<br />

que pour permettre <strong>de</strong> renouer, en <strong>de</strong>çà <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s contemporaines ou <strong>de</strong>s<br />

idéologies dominantes, avec certains philosophèmes qui ont été étouffés<br />

aussitôt que produits. Qu’ils aient disparu, ou aient paru ne pas pouvoir<br />

s’imposer, ne signale pas leur faiblesse conceptuelle, mais témoigne plutôt<br />

en faveur <strong>de</strong> leur puissance <strong>de</strong> changement, dans l’ordre <strong>de</strong>s idées autant que<br />

dans le registre <strong>de</strong> l’action. Peut-être est-ce précisément parce qu’elles<br />

étaient vives que ces pensées ont été écartées, parce qu’elles <strong>de</strong>mandaient<br />

<strong>de</strong>s transformations qu’elles n’ont pas trouvé <strong>de</strong> relais dans la structure<br />

conservatrice du champ <strong>de</strong> la <strong>philosophie</strong> <strong>de</strong> leur temps. Dans les pages qui<br />

suivent, je m’efforcerai <strong>de</strong> fixer quelques acquis philosophiques <strong>de</strong> ce travail<br />

<strong>de</strong> pensée. J’avancerai <strong>de</strong>s propositions « abstraites », enchaînement <strong>de</strong><br />

notions tirées <strong>de</strong> l’histoire qui vient d’être racontée. Mais je tenterai dans le<br />

29. Peut-être y aurait-il eu lieu d’insister plus tôt sur ce point, qui met à mal une interprétation<br />

purement « individualiste » <strong>de</strong> cette théorisation <strong>de</strong> la création artistique : le sujet n’est pas<br />

nécessairement singulier, il peut y avoir « génie » d’un peuple, ou d’une classe, comme il peut<br />

y avoir, malheureusement, aliénation <strong>de</strong> groupes entiers ; autrement dit, réussite aussi bien<br />

qu’échec <strong>de</strong> la créativité d’un collectif considéré comme sujet. Tels sont les <strong>de</strong>ux exemples,<br />

centraux dans la thèse <strong>de</strong> 1973, du rébétiko grec d’une part, du <strong>de</strong>sign industriel d’autre<br />

part (La création artistique et les promesses <strong>de</strong> la liberté, <strong>Paris</strong>, Klincksieck, 1973, 2007,<br />

chap. VI et VII). Dans le premier cas, Revault analyse l’émergence et l’épanouissement d’un<br />

style musical <strong>de</strong>s bas quartiers et <strong>de</strong> la pègre dans la Grèce du XIX e et <strong>de</strong> la première moitié<br />

du XX e siècle ; nul auteur en particulier ne se dégage, plutôt un faisceau <strong>de</strong> revendications<br />

obscures s’exprimant à travers paroles et musiques circulant en certains lieux, et en certains<br />

milieux. Dans le second cas, on a affaire à <strong>de</strong>s productions en série qui préten<strong>de</strong>nt au statut <strong>de</strong><br />

« belles choses ». Revault montre que cette prétention est vaine : la « beauté » en question<br />

ploie toujours <strong>de</strong>vant l’impératif <strong>de</strong> séduction <strong>de</strong> l’acheteur potentiel, elle <strong>de</strong>meure assujettie<br />

aux objectifs du ren<strong>de</strong>ment et <strong>de</strong> l’utilité.


La psychologie et les structures sociales 77/135<br />

même temps aussi un second genre <strong>de</strong> contextualisation, par confrontation<br />

aux pensées présentes ou plus connues, qu’elles soient parentes ou opposées.<br />

Il s’agira ainsi, d’une part <strong>de</strong> dégager la valeur <strong>de</strong>s concepts, sinon en soi, du<br />

moins au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la situation qui les a vus naître, d’autre part d’engager cette<br />

valeur dans le moment présent, <strong>de</strong> l’affronter à ce qui se présente comme<br />

concepts <strong>de</strong> notre contemporanéité.<br />

Partons <strong>de</strong> l’idée <strong>de</strong> structure. Toute structure est travaillée par <strong>de</strong>ux<br />

sens <strong>de</strong> la liberté, conformément aux <strong>de</strong>ux pôles qui la constituent. Pour<br />

avoir une structure, il faut et il suffit que l’on ait <strong>de</strong>ux pôles pris dans<br />

l’interaction d’une relation hiérarchique ou <strong>de</strong> domination. Renvoyons ici à<br />

ce que Veyne appelle le « défi objectif » représenté par les « gouvernés 30 », à<br />

ce qu’Edmond Goblot appelait déjà une « barrière et un niveau », et qui a<br />

donné chez Bourdieu la théorie <strong>de</strong> la « distinction 31 ». Deux pôles, dont l’un<br />

est en haut et l’autre en bas, dont l’un prétend être supérieur et exerce sa<br />

domination sur un ensemble d’inférieurs, instaure entre eux et lui une<br />

barrière, distinguant un niveau (d’aisance financière, d’éducation, capital<br />

économique ou capital symbolique), ou <strong>de</strong>ux niveaux si l’on veut dont l’un<br />

est dit vulgaire, et l’autre élevé. Une structure est toujours hiérarchique ou<br />

hiérarchisante, dans la mesure même où la hiérarchie définit la structure.<br />

Avant d’aller plus loin, disons un mot <strong>de</strong>s références qui viennent d’être<br />

invoquées.<br />

Le pain et le cirque <strong>de</strong> Paul Veyne a été « enrégimenté » par la pensée<br />

libérale : cette foisonnante « thèse », estime Jon Elster, ne démontrerait<br />

aucune thèse, du moins ne ferait fond sur aucune théorie du social, mais se<br />

contenterait <strong>de</strong> repérer, à travers un large parcours historique, une foule <strong>de</strong><br />

« mécanismes <strong>de</strong> pensée » (librement) mobilisés par les individus 32 . Il me<br />

semble qu’il n’en est rien, mais que Veyne explicite au terme du parcours<br />

une loi générale du fonctionnement social, qu’il nomme le « pacte<br />

historique ». Cette loi lui permet <strong>de</strong> subsumer tous les petits mécanismes<br />

croisés dans la Grèce <strong>de</strong>s Cités, la République romaine, enfin l’Empire<br />

romain : l’effort pour établir et maintenir la « relation entre gouvernés et<br />

gouvernants » est la raison <strong>de</strong>s conduites disparates et en apparence si<br />

étranges, à nos yeux, <strong>de</strong>s individus. L’existence d’un « pacte historique »,<br />

dégagée dans Le pain et le cirque, signifie que certains individus – à vrai<br />

dire la plupart – acceptent d’être dominés, ils tolèrent la distance ou le<br />

surplomb <strong>de</strong>s autres – en minorité –, du moment qu’ils y gagnent la sécurité<br />

<strong>de</strong> la stabilisation <strong>de</strong>s relations sociales, et, <strong>de</strong> temps à autres, quelque<br />

30. Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, « Foucault révolutionne l’histoire », <strong>Paris</strong>,<br />

Points-Seuil, 1996, p. 395, à propos <strong>de</strong> Le pain et le cirque, <strong>Paris</strong>, Points-Seuil, 1995 (cf. dans<br />

ce <strong>de</strong>rnier texte p. 339-344).<br />

31. Cf. Pierre Bourdieu, La distinction, Critique sociale du jugement, <strong>Paris</strong>, Minuit, 1979, et<br />

la récente réédition du livre d’Edmond Goblot, La barrière et le niveau, <strong>Paris</strong>, PUF, 2009.<br />

32. Le premier chapitre <strong>de</strong> Psychologie politique (<strong>Paris</strong>, Minuit, 1990) est un commentaire <strong>de</strong><br />

Le pain et le cirque. Cf. aussi d’Elster, Marx, une interprétation analytique, <strong>Paris</strong>, PUF, 1989,<br />

la section « Individualisme méthodologique », p. 19-23.


78/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

compensation symbolique sous forme <strong>de</strong> jeux ou <strong>de</strong> pain. Autrement dit, tout<br />

ne dépend pas <strong>de</strong>s individus et <strong>de</strong> leur libre volonté <strong>de</strong> se comporter ainsi<br />

plutôt qu’autrement. La structure sociale et la place qu’y occupent les<br />

dominants joue un rôle déterminant, même si, selon Veyne, tout ne se réduit<br />

pas à une causalité <strong>de</strong> type économique. En dépit <strong>de</strong> sa méfiance à l’égard <strong>de</strong><br />

l’économisme, Veyne aboutit à une conception tout à fait conciliable avec la<br />

sociologie d’un Durkheim 33 . Rappelons que le sous-titre <strong>de</strong> son livre est<br />

« Sociologie historique d’un pluralisme politique ». Il est vrai qu’il se<br />

préoccupe <strong>de</strong> savoir comment <strong>de</strong>s individus réagissent face à la hiérarchie<br />

ou à la distance sociale. En ce sens, il élabore bien une « psychologie<br />

politique ». Pour autant, cette « psychologie politique » se révèle être une<br />

psychologie <strong>de</strong> la distance sociale, l’analyse <strong>de</strong> la réaction <strong>de</strong>s individus<br />

confrontés à <strong>de</strong>s structures sociales <strong>de</strong> domination.<br />

D’autre part, dans sa Préface à la réédition <strong>de</strong> La barrière et le niveau,<br />

Bernard Lahire souligne l’importance <strong>de</strong> Goblot dans le projet, mené par<br />

Bourdieu et Passeron, d’une étu<strong>de</strong> du mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> reproduction <strong>de</strong>s élites via<br />

l’école et les gran<strong>de</strong>s écoles. Elle ne fut jamais explicitée comme telle par<br />

Bourdieu, alors que Passeron a volontiers reconnu cette influence 34 . Elle<br />

correspond, explique Lahire, à une tentative pour dépasser les attendus <strong>de</strong>s<br />

analyses marxistes, qui ne voyaient <strong>de</strong> distinction qu’économique : il<br />

s’agissait d’établir que les inégalités sont aussi culturelles, et que le capital<br />

<strong>de</strong>s dominants est autant symbolique que financier. On prendra gar<strong>de</strong> que ce<br />

dépassement du marxisme est interne à la tradition critique <strong>de</strong> la distinction<br />

inaugurée par Marx. Il n’est pas question pour les auteurs <strong>de</strong> disputer Marx<br />

comme s’il n’existait pas <strong>de</strong> domination, ainsi que le font les libéraux, mais<br />

bien d’étendre la théorie <strong>de</strong> la domination à un champ sous-estimé par Marx.<br />

Nous <strong>de</strong>vons être plus radicalement critiques que Marx, en admettant que les<br />

mécanismes <strong>de</strong> soumission affectent la superstructure culturelle en plus <strong>de</strong><br />

l’infrastructure économique. On s’explique, dans ces conditions, que Goblot<br />

ait pu jouer un rôle décisif dans l’évolution intellectuelle <strong>de</strong> Bourdieu et<br />

Passeron. Pour être bourgeois, et en particulier farouchement opposé à<br />

l’économisme marxiste 35 , Goblot n’en était pas moins attentif aux causes et<br />

aux effets culturels <strong>de</strong> domination. Loin d’être simplement « libéral », il<br />

s’efforce <strong>de</strong> toujours rendre raison <strong>de</strong>s situations sociales <strong>de</strong> tension<br />

symbolique en lesquelles se trouvent plongés les individus.<br />

Ces précisions faites, reprenons l’exposition <strong>de</strong> nos propositions pour<br />

une psychologie <strong>de</strong> la libération. Au sein <strong>de</strong> la structure, <strong>de</strong>ux sens <strong>de</strong> la<br />

liberté apparaissent, conformément aux <strong>de</strong>ux pôles dégagés. D’un côté,<br />

33. Elster est conscient <strong>de</strong> cette proximité, mais il la déplore. Il reproche à Veyne, tout comme<br />

à Durkheim ou à Bourdieu, leur « fonctionnalisme », soit leur tendance à faire <strong>de</strong>s réactions<br />

<strong>de</strong>s individus les effets du fonctionnement <strong>de</strong> la structure sociale, <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> la conduite <strong>de</strong>s<br />

agents <strong>de</strong>s fonctions du tout (ibid., p. 57-58).<br />

34. Cf. l’entretien avec Raymon<strong>de</strong> Moulin et Paul Veyne, dont B. Lahire cite une version<br />

longue inédite dans sa Préface à La barrière et le niveau, op. cit., n. 2 p. X.<br />

35. Cf. sur ce point sa Logique <strong>de</strong>s jugements <strong>de</strong> valeur, <strong>Paris</strong>, A. Colin, 1927, « Exercice V.<br />

Théorie <strong>de</strong> la valeur <strong>de</strong> Karl Marx », p. 137-154.


La psychologie et les structures sociales 79/135<br />

on trouve cette liberté formelle dont la psychologie individualiste<br />

méthodologique prétend qu’elle est la réalité sociale <strong>de</strong>rnière, la seule sur<br />

laquelle pourraient s’appuyer les étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s sciences humaines. À cette<br />

conception, il faut objecter, comme le faisait le structuralisme marxiste, que<br />

cette liberté est production idéologique. On aurait en effet tort <strong>de</strong> l’étendre à<br />

tous les membres ou à toutes les parties du corps social : le bourgeois n’est<br />

libre, ne peut se sentir libre, que parce qu’il a les moyens économiques<br />

<strong>de</strong> cette liberté, et, par ces moyens, la possibilité <strong>de</strong> se ménager du temps<br />

pour penser aux conditions <strong>de</strong> réalisation <strong>de</strong> sa liberté, non seulement <strong>de</strong><br />

préservation <strong>de</strong> son corps et <strong>de</strong> sa vie, mais aussi <strong>de</strong> la réussite <strong>de</strong> son<br />

existence suprasensible – <strong>de</strong> son bien-être temporel autant que du salut <strong>de</strong><br />

son âme.<br />

D’un autre côté, nous <strong>de</strong>vons être attentifs à un tout autre sens <strong>de</strong> la<br />

liberté (que le structuralisme ne prend pas en compte). La liberté en question<br />

n’est pas donnée, elle ne se donne pas, ni à voir et ni à penser clairement. On<br />

ne peut avoir à faire ici qu’aux « promesses <strong>de</strong> la liberté », comme le dit<br />

Revault d’Allonnes dans le titre <strong>de</strong> sa thèse. Il faut affirmer la vérité <strong>de</strong> la<br />

structure ou <strong>de</strong> la théorie marxiste la concernant – correspondant à l’actualité<br />

<strong>de</strong> la domination – et, en même temps, et en un certain sens, la vérité <strong>de</strong>s<br />

sociologies <strong>de</strong> l’action – lorsqu’elles traitent <strong>de</strong>s virtualités <strong>de</strong> la liberté 36 .<br />

Les <strong>de</strong>ux propositions sont affirmables en même temps sans contradiction<br />

pour autant que l’on introduit entre elles la différence <strong>de</strong> l’actuel et du<br />

virtuel. La complémentarité (au sens technique) n’est dépassée que par cette<br />

affirmation simultanée <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux réalités, dont l’une est, alors qu’elle ne<br />

<strong>de</strong>vrait plus être : dénonciation structurale <strong>de</strong> la domination actuelle, <strong>de</strong> ses<br />

effets idéologiques sur le discours <strong>de</strong> la liberté, <strong>de</strong> son efficacité aliénante<br />

sur les pratiques <strong>de</strong>s dominés ; dont l’autre n’est pas encore pleinement<br />

agissante mais qu’il faudrait faire advenir : réalité <strong>de</strong>s virtualités <strong>de</strong> la<br />

liberté, qu’il faut s’employer à faire accé<strong>de</strong>r à l’effectivité actuelle <strong>de</strong> leur<br />

exercice.<br />

C’est là tout le sens d’une psychologie « compatible avec le<br />

marxisme », selon l’expression <strong>de</strong>s disciples <strong>de</strong> Meyerson, Malrieu et<br />

Vernant ; psychologie politique non libérale, non-elsterienne pourrait-on<br />

dire, non conforme aux schémas individualistes et anti-structuralistes tracés<br />

par Jon Elster dans sa Psychologie politique. Plus qu’à une psychologie <strong>de</strong> la<br />

liberté, on a affaire à une psychologie <strong>de</strong> la libération. Se manifestent aussi<br />

bien ici les limites du « structuralisme » : pas plus que la liberté ne rési<strong>de</strong><br />

dans l’illusion qui anime l’existence et les pensées <strong>de</strong>s bourgeois distingués,<br />

36. Très récemment, Luc Boltanski s’est efforcé d’introduire le jeu <strong>de</strong> la liberté <strong>de</strong>s acteurs<br />

au sein <strong>de</strong>s structures qu’analysait celui qui fut son premier maître, Pierre Bourdieu. Plus<br />

exactement, Boltanski a dans un premier temps mené un brutal « parrici<strong>de</strong> » qui l’a conduit<br />

à affirmer la liberté sans les structures, en dépit <strong>de</strong>s structures ou au-<strong>de</strong>là d’elles. Revenant<br />

sur son propre parcours, il réintroduit la considération <strong>de</strong>s structures : le sociologue <strong>de</strong><br />

l’action a pour ambition d’accompagner le mouvement d’affirmation <strong>de</strong>s individus, qui est<br />

un mouvement critique à l’égard <strong>de</strong> certaines structures <strong>de</strong> domination (De la critique, <strong>Paris</strong>,<br />

Gallimard, 2009).


80/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

elle n’est dans la simple compréhension <strong>de</strong>s structures <strong>de</strong> la domination. Le<br />

sens <strong>de</strong> la liberté formelle doit être dénoncé, mais ce n’est pas pour se<br />

confier à une définition <strong>de</strong> la liberté « réelle » comme saisie <strong>de</strong> la<br />

détermination <strong>de</strong> tout un chacun par les structures du tout social. La liberté<br />

n’est pas seulement la nécessité bien comprise. Il faut accepter ce minimum<br />

<strong>de</strong> vie ou d’animation, en un mot <strong>de</strong> spontanéité, sinon active du moins<br />

réactivable, presque toujours en sommeil, mais toujours aussi éveillable sous<br />

les structures elles-mêmes – vérité du bergsonisme.<br />

Dans la structure, il est donc <strong>de</strong>ux fois question <strong>de</strong> psychologie, une<br />

première fois comme illusion, mais une <strong>de</strong>uxième fois comme vérité, ou<br />

rapport vrai à un « objet » psychologique consistant et essentiel. Dans ce<br />

<strong>de</strong>rnier cas, la liberté se dit, mais non pas <strong>de</strong> ce que l’individu bourgeois,<br />

dominant, se reconnaît, ou prétend pouvoir se reconnaître et reconnaître à<br />

tout homme ; plutôt <strong>de</strong> ce que les forces <strong>de</strong> travail sont susceptibles <strong>de</strong><br />

trouver ou <strong>de</strong> retrouver, moyennant l’explosion du verrou <strong>de</strong> la domination,<br />

la disparition, éventuellement violente, <strong>de</strong> la barrière imposée par le<br />

bourgeois pour préserver son niveau et sa distinction. Ce <strong>de</strong>uxième sens<br />

suppose toute la structure du marxisme, le marxisme compris selon les<br />

canons du structuralisme. Mais, contrairement au structuralisme d’Althusser,<br />

il découvre pour la psychologie un autre sens et un autre usage que celui,<br />

idéologiquement informé et idéologiquement déformant, que proclame la<br />

bourgeoisie. La psychologie bourgeoise est cette « discipline » (en tous les<br />

sens du terme) inventée par le dominant pour masquer sa domination tout en<br />

l’exerçant. L’idéologie est alors cette illusion aux effets bien réels, qui se<br />

transmet d’individu en individu et réalise <strong>de</strong>s « citoyens » tous aliénés. Mais<br />

une psychologie <strong>de</strong> la structure est toute autre. C’est une psychologie qui,<br />

forte du sens, <strong>de</strong> la vérité <strong>de</strong> la structure, et <strong>de</strong> l’illusion idéologique produite<br />

par la psychologie individualiste, en tire les conséquences pour opérer<br />

l’épanouissement <strong>de</strong>s sujets en encourageant une égalisation libératrice.<br />

Lorsque l’individualiste-libéral parle <strong>de</strong> libération, il entend : « échapper<br />

aux structures », car les structures, quelles qu’elles soient, étatiques, sociales,<br />

collectives, empêchent la seule réalité qui soit, à savoir les individus, <strong>de</strong> se<br />

manifester. Mais la « conscience » que réclament les psychologues <strong>de</strong> la<br />

libération, la « prise <strong>de</strong> conscience » qu’ils cherchent à favoriser, n’a rien <strong>de</strong><br />

la « simple » libération à l’égard <strong>de</strong> toute communauté <strong>de</strong> structure, <strong>de</strong>s<br />

institutions du collectif ou <strong>de</strong>s organes du social, toutes réalités tenues – par<br />

le psychologue non-marxiste – comme contraignantes. C’est au contraire aux<br />

présupposés, typiquement individualistes, d’une telle « libération » qu’ils en<br />

ont, et à ceux qui les mettent en avant, afin <strong>de</strong> préserver leur place dans la<br />

structure, la hauteur <strong>de</strong> leur distance sociale, la supériorité <strong>de</strong> leur<br />

domination. Les psychologues <strong>de</strong> la libération enten<strong>de</strong>nt encourager et<br />

soulager ceux qui souffrent d’être soumis, aliénés, exploités, sans en avoir<br />

conscience, puisque tout tend, structurellement, du fait <strong>de</strong> la structure<br />

sociale, <strong>de</strong> la situation <strong>de</strong>s dominants et <strong>de</strong>s effets <strong>de</strong> leur idéologie, à<br />

associer conscience et liberté individuelle. Lorsque ces psychologues


La psychologie et les structures sociales 81/135<br />

réclament une juste et enrichissante « personnalisation 37 », ils ont en vue tout<br />

autre chose que l’objet <strong>de</strong> la psychologie individualiste. Ils visent ce qui,<br />

dans la structure, se présente comme classe, caste, ou groupe d’oppression,<br />

et met tout prétendant au statut <strong>de</strong> personne dans une situation délicate,<br />

fragile et précaire. Ce à quoi s’oppose la psychologie marxiste, ce n’est pas<br />

à la structure en général, mais à ce qui, et à ceux qui, dans la structure<br />

s’opposent à la personnalisation <strong>de</strong> tous.<br />

37. Selon le processus, inverse et complémentaire <strong>de</strong> la « socialisation », profondément<br />

analysé par Ph. Malrieu, notamment dans « Personnalisation et lutte <strong>de</strong> classes », Les cahiers<br />

du Centre d’Etu<strong>de</strong>s et <strong>de</strong> Recherches Marxistes, 1963, et La formation <strong>de</strong> la personnalité,<br />

avec S. Malrieu et D. Widlöcher, <strong>Paris</strong>, PUF, 1973.


Les technosciences : essai <strong>de</strong> définition<br />

Xavier Guchet<br />

Maître <strong>de</strong> conférences<br />

à l’université <strong>Paris</strong>1 Panthéon-Sorbonne<br />

83/135<br />

Le philosophe Gilbert Hottois commence à utiliser couramment le<br />

terme « technoscience », dont il est l’inventeur, au milieu <strong>de</strong>s années 1970.<br />

Son choix est alors motivé par le constat suivant : la <strong>philosophie</strong> <strong>de</strong>s<br />

sciences du XX e siècle, toutes tendances confondues, s’est placée quasi<br />

exclusivement sous le signe du langage et a considéré la science avant tout<br />

comme une activité <strong>de</strong> manipulation <strong>de</strong> symboles et <strong>de</strong> théories – une<br />

activité « logothéorique » comme dit Hottois, une affaire <strong>de</strong> représentation.<br />

« D’une manière explicite ou comme un présupposé tacite, du Cercle <strong>de</strong><br />

Vienne en passant par Popper jusqu’à Kuhn ou Feyerabend et au-<strong>de</strong>là, cette<br />

définition très générale <strong>de</strong> la nature et <strong>de</strong> la finalité <strong>de</strong> la science traverse la<br />

<strong>philosophie</strong> <strong>de</strong>s sciences au XX e siècle » 1 . Le constat ne vaut pas seulement<br />

pour la <strong>philosophie</strong> <strong>de</strong>s sciences <strong>de</strong> tradition anglo-saxonne, mais aussi pour<br />

la <strong>philosophie</strong> <strong>de</strong>s sciences continentale (notamment lorsqu’elle relève <strong>de</strong> la<br />

phénoménologie, <strong>de</strong> l’herméneutique et du structuralisme).<br />

Les aspects non-théoriques et non-symboliques <strong>de</strong> l’activité scientifique<br />

ont donc été très largement négligés par les philosophes <strong>de</strong>s sciences, y<br />

compris quand ils ont reconnu l’importance <strong>de</strong> la technique. C’est le cas <strong>de</strong><br />

Bachelard : Bachelard a bien vu que l’instrumentation est constitutive du<br />

phénomène scientifique, mais pour lui l’instrument reste finalement dans la<br />

dépendance du théorétique ; il est une théorie matérialisée. La notion <strong>de</strong><br />

technoscience vise alors à radicaliser et à élargir cette prise en compte <strong>de</strong>s<br />

aspects non langagiers <strong>de</strong> la science : radicaliser puisqu’il s’agit <strong>de</strong> renoncer<br />

plus franchement que ne l’a fait Bachelard (selon Hottois toujours) au primat<br />

du théorétique ; élargir puisqu’il s’agit <strong>de</strong> reconnaître l’importance, non <strong>de</strong>s<br />

1. G. Hottois, Philosophies <strong>de</strong>s sciences, <strong>philosophie</strong>s <strong>de</strong>s techniques, <strong>Paris</strong>, Odile Jacob,<br />

2004, p. 18.


84/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

seuls instruments scientifiques, mais <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong>s aspects nonthéoriques<br />

et non-symboliques <strong>de</strong> la science (inscriptions matérielles, etc.).<br />

La notion <strong>de</strong> technoscience <strong>de</strong>vait alors valoir essentiellement pour sa<br />

fonction heuristique : ouvrir <strong>de</strong> nouvelles perspectives à la <strong>philosophie</strong> <strong>de</strong>s<br />

sciences, en lui proposant <strong>de</strong> considérer la science, non pas du point <strong>de</strong> vue<br />

<strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s théories et <strong>de</strong>s constructions symboliques à portée universelle,<br />

mais du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong>s pratiques et <strong>de</strong>s cultures matérielles locales.<br />

De ce point <strong>de</strong> vue, force est <strong>de</strong> constater que les attentes ont été très<br />

largement satisfaites. De nombreux travaux ont vu le jour <strong>de</strong>puis les années<br />

1980, précisément dans le but <strong>de</strong> mettre en évi<strong>de</strong>nce le poids <strong>de</strong> ces aspects<br />

non conceptuels, <strong>de</strong> ces cultures matérielles locales dans la pratique<br />

scientifique. Toutefois, cette fécondité ne semble pas avoir profité à la<br />

notion <strong>de</strong> technoscience. Sa consistance théorique est restée relativement<br />

faible, on peut même dire que le terme a davantage gagné en confusion<br />

qu’en précision. D’une part, comme le souligne F.-D. Sebbah 2 , la notion<br />

<strong>de</strong> technoscience n’est pas <strong>de</strong>venue une catégorie appliquée par les<br />

scientifiques, elle est restée confinée au domaine où elle a vu le jour : celui<br />

<strong>de</strong>s sciences humaines et sociales. D’autre part, son statut <strong>de</strong> catégorie<br />

épistémologique a fini par s’estomper, au profit d’une signification<br />

anthropologique et philosophique plutôt négative : dans le contexte français<br />

en particulier, on parle <strong>de</strong> technoscience lorsqu’on veut évoquer un<br />

processus global <strong>de</strong> domination <strong>de</strong> la science, non par la technique en tant<br />

que telle, mais par <strong>de</strong>s intérêts économiques et industriels. Sebbah résume<br />

ainsi la situation : la notion <strong>de</strong> technoscience vaut d’abord pour sa charge<br />

affective et axiologique, avant <strong>de</strong> valoir pour sa capacité à susciter une<br />

nouvelle élaboration théorique <strong>de</strong> la pratique scientifique. C’est <strong>de</strong>venu une<br />

affaire, moins d’épistémologues et <strong>de</strong> philosophes <strong>de</strong>s sciences, que <strong>de</strong><br />

journalistes et <strong>de</strong> militants.<br />

En analysant un corpus <strong>de</strong> <strong>philosophie</strong> française contemporaine, Sebbah<br />

veut pourtant nuancer ce constat et montrer que, sinon le terme même, du<br />

moins l’idée <strong>de</strong> technoscience a reçu une réelle consistance théorique durant<br />

les trente <strong>de</strong>rnières années. Cet article veut aller dans le même sens. On veut<br />

montrer que la notion <strong>de</strong> technoscience n’est pas si inconsistante qu’il<br />

y paraît. Plus précisément, on soutiendra : 1) qu’un contexte récent <strong>de</strong><br />

développements scientifiques et techniques est aujourd’hui l’occasion <strong>de</strong><br />

renouveler la notion <strong>de</strong> technoscience, en lui donnant peut-être davantage <strong>de</strong><br />

précision : ce contexte, c’est celui <strong>de</strong>s nanotechnologies ; 2) que cette notion<br />

renouvelée <strong>de</strong> technoscience est motivée par l’ambition <strong>de</strong> mieux décrire<br />

l’activité scientifique dans tous ses aspects (ce qui était le but initial), mais<br />

aussi <strong>de</strong> mieux comprendre la nature <strong>de</strong> l’objet technique. Il ne s’agit pas<br />

seulement <strong>de</strong> reconsidérer l’activité scientifique, mais aussi <strong>de</strong> reconsidérer<br />

la technique ; 3) que les significations épistémologiques et politiques <strong>de</strong> la<br />

notion <strong>de</strong> technoscience ne sont pas mutuellement exclusives : l’enjeu d’une<br />

2. F. D. Sebbah, Qu'est-ce que la « technoscience » ? Une thèse épistémologique ou la fille du<br />

diable ?, <strong>Paris</strong>, Les Belles Lettres, 2010.


Les technosciences : essai <strong>de</strong> définition 85/135<br />

conception renouvelée <strong>de</strong> cette notion est justement <strong>de</strong> mieux articuler<br />

ces <strong>de</strong>ux significations ; 4) que la <strong>philosophie</strong> <strong>de</strong> Gilbert Simondon se<br />

révèle particulièrement intéressante dans la perspective <strong>de</strong> repenser la<br />

technoscience. Simondon n’emploie pas ce terme, sinon dans un article<br />

tardif (où il emploie d’ailleurs, non pas le substanstif « technoscience »,<br />

mais l’adjectif « technoscientifique »), probablement après avoir lu Hottois.<br />

Il y a donc à première vue quelque chose d’anachronique à suggérer<br />

une contribution possible <strong>de</strong> Simondon à la pensée <strong>de</strong>s technosciences.<br />

Toutefois, on soutiendra que Simondon peut malgré tout contribuer à une<br />

pensée <strong>de</strong>s technosciences aujourd’hui, notamment en proposant un<br />

nouveau concept d’objet technique. On le vérifiera sur l’exemple <strong>de</strong>s<br />

nanotechnologies. Au final, il s’agit <strong>de</strong> proposer une nouvelle définition<br />

<strong>de</strong>s technosciences.<br />

Les sens <strong>de</strong> « technoscience » : premier aperçu<br />

On peut distinguer <strong>de</strong>ux gran<strong>de</strong>s interprétations du terme<br />

« technoscience ». Une première interprétation, <strong>de</strong> type épistémologique,<br />

insiste sur la nécessaire revalorisation <strong>de</strong> la technique, et non seulement<br />

<strong>de</strong> l’instrumentation, dans la production <strong>de</strong>s connaissances scientifiques.<br />

Les techniques sont « internalisées » et apparaissent constitutives <strong>de</strong>s<br />

phénomènes <strong>de</strong> laboratoire : le réel scientifique est un réel techniquement<br />

produit, la science se définit alors non plus comme une activité<br />

contemplative, prioritairement théorique et symbolique, cherchant à décrire<br />

un réel extérieur indépendant <strong>de</strong> ses opérations, mais comme une activité<br />

qui produit son objet dans et par ses opérations. La science n’est plus<br />

une activité représentationnelle, elle est une construction <strong>de</strong> la réalité en<br />

un processus illimité <strong>de</strong> création. La technique n’est plus seulement<br />

l’instrument <strong>de</strong> la recherche scientifique, elle apparaît désormais comme une<br />

médiation épistémologique constitutive du réel scientifique.<br />

Conjointement à cette mise en évi<strong>de</strong>nce du rôle majeur <strong>de</strong>s aspects<br />

« non-logothéoriques » dans la science, une interprétation issue du courant<br />

<strong>de</strong>s Science Studies définit la technoscience comme un régime <strong>de</strong> production<br />

<strong>de</strong>s connaissances récusant tout partage préalable entre ce qui relève <strong>de</strong><br />

la science et ce qui relève <strong>de</strong> la société. Telle est la signification que<br />

Bruno Latour lui confère 3 : il utilise le terme « technosciences », toujours au<br />

pluriel, pour faire alternative aux approches purement internalistes <strong>de</strong><br />

l’activité scientifique – c’est-à-dire aux approches expliquant le processus <strong>de</strong><br />

la « science en train <strong>de</strong> se faire » dans les catégories <strong>de</strong> la science constituée<br />

et stabilisée. L’approche technoscientifique ne fait pas pour autant basculer<br />

dans l’extrême opposé, dans une tentative d’explication purement<br />

externaliste <strong>de</strong> la production <strong>de</strong>s connaissances scientifiques, c’est-à-dire<br />

3. B. Latour, La Science en action, <strong>Paris</strong>, La Découverte, 1989.


86/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

dans les explications dites sociales <strong>de</strong> la science. Il s’agit simplement <strong>de</strong><br />

décrire la science telle qu’elle se fait, « en action ». Le terme technosciences<br />

désigne alors, non pas un nouveau régime <strong>de</strong> la connaissance scientifique,<br />

mais toute science appréhendée comme un processus faisant intervenir à la<br />

fois <strong>de</strong>s éléments symboliques et <strong>de</strong>s éléments non-symboliques. Il s’agit<br />

moins d’une nouvelle manière <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> la science, que d’un nouveau<br />

regard sur la science.<br />

Cette interprétation <strong>de</strong> nature épistémologique passe cependant sous<br />

silence un autre aspect <strong>de</strong>s technosciences qui apparaît prédominant<br />

aujourd’hui. Cet aspect concerne le mo<strong>de</strong> d’organisation <strong>de</strong> la recherche. Sur<br />

la base <strong>de</strong> ses travaux dans le domaine <strong>de</strong> la science <strong>de</strong>s matériaux et <strong>de</strong>s<br />

nanotechnologies, Berna<strong>de</strong>tte Bensau<strong>de</strong>-Vincent 4 a bien montré que ce qui<br />

caractérise les technosciences actuelles, c’est un certain mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> pilotage <strong>de</strong><br />

la recherche qui s’est très largement acculturé aux concepts, aux métho<strong>de</strong>s et<br />

aux outils du management (comme par exemple le fameux benchmarking,<br />

outil d’évaluation comparative <strong>de</strong>s performances). En examinant finement<br />

les tenants et aboutissants <strong>de</strong> la stratégie arrêtée en mars 2000 à la<br />

conférence <strong>de</strong> Lisbonne, en vue <strong>de</strong> construire un Espace Européen <strong>de</strong><br />

la Recherche, la politologue Isabelle Bruno 5 a elle aussi montré que<br />

l’organisation <strong>de</strong> la recherche européenne sur la base <strong>de</strong>s fameux pôles <strong>de</strong><br />

compétitivité (les clusters), ainsi que la construction et le suivi <strong>de</strong>s politiques<br />

<strong>de</strong> recherche, doivent désormais s’inspirer <strong>de</strong>s métho<strong>de</strong>s les plus éprouvées<br />

du management, et en particulier d’un modèle <strong>de</strong> management forgé dans<br />

les années 1950 au Japon dans le secteur <strong>de</strong> l’industrie automobile : le<br />

management dit <strong>de</strong> la qualité totale (Total Quality Management), fondé sur<br />

l’évaluation comparative <strong>de</strong>s performances et l’amélioration continue.<br />

Du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> l’entreprise, le management <strong>de</strong> la qualité totale<br />

repose sur l’idée qu’il faut déplacer le point d’application <strong>de</strong>s efforts du<br />

« manager » : ceux-ci ne doivent plus porter prioritairement sur le processus<br />

<strong>de</strong> production, mais sur le client dont la satisfaction <strong>de</strong>vient le moteur <strong>de</strong><br />

l’ensemble du processus économique et industriel. Déjà dans les années<br />

1920, la publicité avait amorcé une sorte <strong>de</strong> révolution copernicienne dans le<br />

même sens, en mettant en avant non plus les qualités <strong>de</strong> l’objet, mais les<br />

désirs du sujet. L’acte <strong>de</strong> naissance du marketing se trouve sans doute là,<br />

dans cette idée qu’il s’agit désormais, moins <strong>de</strong> vanter les mérites <strong>de</strong> l’objet<br />

vendu, que <strong>de</strong> construire un lien avec le sujet <strong>de</strong>stinataire <strong>de</strong>s produits<br />

commercialisés – plus précisément, <strong>de</strong> proposer à ce sujet un discours <strong>de</strong><br />

« vérité » sur ses besoins mais aussi sur ses désirs les plus profonds. Les<br />

acteurs du champ économique ont compris alors que leurs succès<br />

dépendraient <strong>de</strong> leur capacité à s’adresser, non pas à un consommateur<br />

passif, mais à un sujet <strong>de</strong> désir et <strong>de</strong> réflexion. Le neveu <strong>de</strong> Freud,<br />

4. B. Bensau<strong>de</strong>-Vincent, Les Vertiges <strong>de</strong> la technoscience. Façonner le mon<strong>de</strong> atome par<br />

atome, <strong>Paris</strong>, Éditions La Découverte, 2009.<br />

5. I. Bruno, A vos marques, prêts... cherchez ! La stratrégie européenne <strong>de</strong> Lisbonne, vers un<br />

marché <strong>de</strong> la recherche, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2008.


Les technosciences : essai <strong>de</strong> définition 87/135<br />

Edward Bernays, a très bien su à l’époque exploiter les ressources <strong>de</strong> la<br />

psychanalyse pour construire cette « vérité » du client, et mettre au point <strong>de</strong>s<br />

métho<strong>de</strong>s <strong>de</strong> manipulation <strong>de</strong> l’opinion publique et <strong>de</strong> vente, en particulier<br />

au profit <strong>de</strong> l’industrie du tabac 6 .<br />

Or, nul doute que cet effort pour orienter le comportement <strong>de</strong>s individus<br />

en produisant un discours <strong>de</strong> « vérité » à leur sujet se retrouve dans le<br />

pilotage <strong>de</strong>s politiques publiques <strong>de</strong> la recherche aujourd’hui. On le voit très<br />

bien à la frénésie ambiante touchant la prise en compte <strong>de</strong>s « impacts<br />

éthiques et sociétaux » <strong>de</strong>s sciences et <strong>de</strong>s techniques, selon l’expression<br />

consacrée dans les programmes <strong>de</strong> recherche. Les nanotechnologies sont<br />

un exemple emblématique <strong>de</strong> cette situation : tous les rapports officiels le<br />

disent, la prise en compte <strong>de</strong> ces « impacts éthiques et sociétaux » doit<br />

désormais apparaître comme une priorité, en vue <strong>de</strong> créer les conditions<br />

d’une « acceptabilité sociale » <strong>de</strong>s nanotechnologies. Le citoyen aujourd’hui<br />

ne se laisse plus aussi facilement prendre aux discours d’autorité <strong>de</strong> la<br />

science ; il exige d’être informé, il exige aussi que les questions <strong>de</strong> valeurs et<br />

<strong>de</strong> finalité <strong>de</strong>s recherches soient clairement posées. Excellente chose, dira-ton.<br />

Sans doute, toutefois la situation n’est pas sans rappeler la stratégie <strong>de</strong>s<br />

publicitaires et <strong>de</strong>s « managers » du milieu du XX e siècle : comme dans le<br />

marketing au temps <strong>de</strong> Bernays, la « vérité » du citoyen actuel est produite<br />

non pas en favorisant l’épanouissement d’une vraie culture technique centrée<br />

sur les objets et les pratiques <strong>de</strong> laboratoire (l’état d’avancement effectif <strong>de</strong>s<br />

recherches est souvent relégué au second plan <strong>de</strong>s débats publics sur les<br />

nanotechnologies), mais en construisant une relation privilégiée avec le<br />

citoyen, et en produisant aussi ce citoyen comme sujet moral, soucieux <strong>de</strong>s<br />

valeurs et <strong>de</strong>s finalités. Désormais, le processus <strong>de</strong> la recherche scientifique<br />

et technique ne pourra se poursuivre, pour reprendre <strong>de</strong>s expressions qui<br />

ont fait florès, qu’en contexte <strong>de</strong> « démocratie technique » et <strong>de</strong> Public<br />

Engagement, c’est-à-dire en créant les conditions d’une implication <strong>de</strong>s<br />

différentes « parties prenantes » dans ce processus. Les questions auxquelles<br />

les stratèges <strong>de</strong>s politiques <strong>de</strong> recherche ont dû répondre sont somme toute<br />

très simples : à quelles conditions le processus <strong>de</strong> l’accumulation <strong>de</strong>s<br />

connaissances scientifiques et <strong>de</strong>s innovations techniques pourra-t-il se<br />

poursuivre ? Comment susciter à nouveau l’enthousiasme <strong>de</strong> ceux qui sont<br />

nécessaires à la poursuite <strong>de</strong> ce processus d’accumulation, alors que la<br />

science et la technique semblent impuissantes à apporter <strong>de</strong>s solutions<br />

convaincantes aux grands défis <strong>de</strong> notre époque ? Comment justifier la<br />

poursuite <strong>de</strong> ce processus en termes <strong>de</strong> bien commun, c’est-à-dire du point<br />

<strong>de</strong> vue <strong>de</strong>s valeurs et <strong>de</strong>s finalités ? On aura reconnu dans ces questions<br />

celles que Luc Boltanski et Eve Chiapello 7 posent à propos du troisième<br />

esprit du capitalisme. Il a fallu <strong>de</strong>s raisons morales pour adhérer au<br />

capitalisme : il en faut aujourd’hui, et <strong>de</strong> puissantes, pour continuer à adhérer<br />

à la recherche scientifique et technique.<br />

5. A. Gorz, L'Immatériel. Connaissance, valeur et capital, <strong>Paris</strong>, Éditions Galilée, 2003.<br />

7. L. Boltanski et E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, <strong>Paris</strong>, Gallimard, 1999.


88/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

Une nouvelle définition <strong>de</strong> technoscience peut alors être proposée :<br />

la technoscience est le processus même <strong>de</strong> la recherche scientifique et<br />

technique lorsque celle-ci s’organise sur le modèle <strong>de</strong>s processus<br />

économiques – non pas seulement au sens où les industriels y occupent une<br />

position-clé, mais au sens où, ici et là, dans le champ <strong>de</strong> la recherche comme<br />

dans celui <strong>de</strong> l’économie, la gouvernementalité ne s’exerce pas sur un pur<br />

objet <strong>de</strong> pouvoir mais sur quelque chose qui est aussi un sujet moral. Le<br />

discours <strong>de</strong> la science ne fonctionne plus à l’autorité, en tout cas plus<br />

seulement : il fonctionne aussi à la « responsabilité ».<br />

Le coup <strong>de</strong> force du marketing <strong>de</strong>s années 1920 a consisté à détourner<br />

l’acheteur du produit et <strong>de</strong> ses qualités intrinsèques, pour le boucler sur luimême<br />

et sur la « vérité » <strong>de</strong> ses désirs ; <strong>de</strong> même, le coup <strong>de</strong> force <strong>de</strong>s mises<br />

en politique <strong>de</strong>s recherches scientifiques et techniques, en particulier <strong>de</strong>s<br />

nanotechnologies <strong>de</strong>puis une dizaine d’années, a consisté à faire passer au<br />

second plan l’état présent <strong>de</strong> la recherche (c’est-à-dire <strong>de</strong>s objets et <strong>de</strong>s<br />

pratiques <strong>de</strong> laboratoire), et à forger une gran<strong>de</strong> vision <strong>de</strong> l’avenir dans<br />

laquelle le « citoyen lambda » peut projeter à la fois ses désirs et ses valeurs.<br />

Les grands discours d’accompagnement <strong>de</strong>s nanotechnologies sont en effet<br />

essentiellement <strong>de</strong>s discours <strong>de</strong> promesses – promesses d’accé<strong>de</strong>r à <strong>de</strong>s<br />

biens présentés comme hautement désirables – mais aussi <strong>de</strong>s discours sur<br />

les valeurs et les finalités. Ce n’est pas, à ce qu’il semble, en détaillant les<br />

caractéristiques mécaniques d’un véhicule automobile qu’un publicitaire<br />

peut orienter le comportement d’achat : c’est en produisant la « vérité » <strong>de</strong><br />

l’acheteur, la « vérité » <strong>de</strong> son désir et <strong>de</strong> ses valeurs. De même, ce n’est<br />

manifestement pas en détaillant les pratiques <strong>de</strong> laboratoire et les<br />

caractéristiques techniques <strong>de</strong>s nano-objets que l’on espère susciter<br />

l’adhésion <strong>de</strong>s « citoyens lambda » – du moins si l’on en croit la teneur<br />

générale <strong>de</strong>s débats publics sur les nanotechnologies : c’est en produisant la<br />

« vérité » <strong>de</strong> ce citoyen comme être moral, mais aussi comme être <strong>de</strong> désir.<br />

Mieux articuler les <strong>de</strong>ux significations (épistémologique et politique) du<br />

terme « technoscience », ce n’est donc pas seulement affermir une notion un<br />

peu fragile : c’est déjà militer pour que nos mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> confrontation à la<br />

matière <strong>de</strong>viennent effectivement ce à partir <strong>de</strong> quoi nous tâchons <strong>de</strong> clarifier<br />

nos valeurs et nos finalités ; ce qui suppose une analyse détaillée <strong>de</strong>s<br />

pratiques matérielles et <strong>de</strong>s objets <strong>de</strong> laboratoire, en guise <strong>de</strong> préalable aux<br />

démarches d’évaluation <strong>de</strong>s sciences et <strong>de</strong>s techniques.<br />

De quelle façon pourrait-on atteindre cette plus gran<strong>de</strong> articulation entre<br />

aspects épistémologiques et aspects politiques <strong>de</strong>s technosciences ?<br />

Les technosciences et le risque<br />

Une réponse possible peut être trouvée dans une théorie résolument<br />

politique <strong>de</strong>s risques scientifiques et techniques – théorie sur laquelle le


Les technosciences : essai <strong>de</strong> définition 89/135<br />

sociologue allemand Ulrick Beck 8 a laissé <strong>de</strong>s pages décisives. Beck a<br />

détaillé au milieu <strong>de</strong>s années 1980 ce que sont les nouvelles exigences du<br />

processus <strong>de</strong> l’accumulation scientifique et technique. Il oppose <strong>de</strong>ux formes<br />

historiques <strong>de</strong> ce processus : une forme simple, correspondant à la mo<strong>de</strong>rnité<br />

industrielle du XIX e siècle, et une forme dite « réflexive ». La mo<strong>de</strong>rnisation<br />

simple a <strong>de</strong>s caractéristiques bien connues : la science prétend détenir<br />

le monopole <strong>de</strong>s discours <strong>de</strong> vérité ; elle prétend que ses productions se<br />

traduiront nécessairement en progrès sociaux et elle fait fonctionner à<br />

l’égard du public un principe d’autorité qui ne souffre pas la controverse. En<br />

contexte <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rnisation « réflexive », la situation est totalement changée :<br />

la science et les scientifiques n’ont plus le monopole <strong>de</strong> la vérité, ils sont<br />

confrontés à <strong>de</strong>s rationalités concurrentes qui exigent d’être entendues ; la<br />

critique <strong>de</strong> la science est <strong>de</strong>venu un moteur <strong>de</strong> la science ; la science est<br />

sommée <strong>de</strong> justifier les choix qu’elle fait, eu égard aux valeurs engagées<br />

dans ces choix, et elle doit accepter la controverse publique. En outre, en<br />

contexte <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rnisation « réflexive », la science doit intégrer dans sa<br />

démarche même la prise en compte <strong>de</strong> ses effets – effets sur la nature et sur<br />

la société.<br />

Si l’on suit Beck, le risque scientifique et technique est aujourd’hui ce à<br />

partir <strong>de</strong> quoi les sociétés industrielles se « réfléchissent ». Les sociétés du<br />

risque ne sont pas seulement <strong>de</strong>s sociétés dans lesquelles apparaissent<br />

<strong>de</strong>s risques (toute société connaît le risque), elles ne sont pas non plus<br />

suffisamment caractérisées par le fait que les risques y sont nouveaux,<br />

et d’une ampleur inédite (ce qui est vrai au <strong>de</strong>meurant) : les sociétés<br />

industrielles contemporaines sont <strong>de</strong>s sociétés du risque dans la mesure où le<br />

risque y structure le champ du politique. Selon Beck, le risque ne peut plus<br />

être une simple affaire <strong>de</strong> gestion laissée aux experts : dans la définition<br />

toujours controversée d’un risque, <strong>de</strong> nouveaux acteurs se constituent<br />

comme acteurs politiques (collectifs d’usagers, associations <strong>de</strong> riverains,<br />

etc.), et <strong>de</strong>s acteurs politiques plus traditionnels (l’État par exemple) sont<br />

amenés à redéfinir leur position dans le champ politique, dans la mesure<br />

même où ils sont obligés <strong>de</strong> reconnaître ces nouveaux acteurs. Or, il est<br />

remarquable qu’une théorie politique du risque telle qu’on la trouve chez<br />

Beck puisse s’articuler à une analyse épistémologique fine <strong>de</strong>s objets et<br />

<strong>de</strong>s pratiques <strong>de</strong> la technoscience. Beck n’a pas indiqué lui-même cette<br />

articulation, mais elle se vérifie dans le cas <strong>de</strong>s nanotechnologies et, plus<br />

spécialement, dans le cas <strong>de</strong>s risques <strong>de</strong> toxicité et d’écotoxicité <strong>de</strong>s<br />

nanoparticules. Détaillons un peu.<br />

9<br />

Dans un rapport rendu public en mars 2010 , l’Agence Française <strong>de</strong><br />

Sécurité Sanitaire <strong>de</strong> l’Environnement et du Travail (Afsset) entend évaluer<br />

les « risques liés aux nanomatériaux pour la population générale et pour<br />

l’environnement ». L’Afsset construit pour cela quatre scénarios d’exposition<br />

8. U. Beck, La Société du risque. Sur la voie d'une autre mo<strong>de</strong>rnité, <strong>Paris</strong>, Flammarion, 2008.<br />

9. http://www.afsset.fr/upload/bibliotheque/46<strong>05</strong>52230101468097041324565478/10_03_ED_<br />

Les_nanomateriaux_Rapport_compresse.pdf


90/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

à <strong>de</strong>s nanomatériaux manufacturés, impliquant quatre produits actuellement<br />

commercialisés en France : <strong>de</strong>s chaussettes antibactériennes contenant <strong>de</strong>s<br />

nanoparticules d’argent ; un ciment qui contient <strong>de</strong>s nanoparticules <strong>de</strong><br />

dioxy<strong>de</strong> <strong>de</strong> titane dotées <strong>de</strong> propriétés autonettoyantes (le TiO2 est ici sous la<br />

forme cristalline dite anatase) ; un lait solaire qui contient <strong>de</strong>s nanoparticules<br />

<strong>de</strong> dioxy<strong>de</strong> <strong>de</strong> titane qui absorbent les UV (le TiO2 est ici sous la forme<br />

cristalline dite rutile) ; un ingrédient silice <strong>de</strong>stiné à être incorporé dans du<br />

sucre <strong>de</strong> table (pour ses propriétés antimottantes, limitant l’agglomération<br />

<strong>de</strong>s particules).<br />

Une substance chimique n’a pas les mêmes propriétés à l’état<br />

nanoparticulaire et sous la forme <strong>de</strong> matériaux massiques. Ainsi, comme<br />

chacun sait, l’or en barre est jaune : <strong>de</strong>s nanoparticules d’or en solution<br />

donnent quant à elles une belle couleur rouge. La toxicité <strong>de</strong>s substances<br />

chimiques change elle aussi avec l’échelle <strong>de</strong> structuration. Il convient par<br />

conséquent <strong>de</strong> procé<strong>de</strong>r à <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> toxicologie et d’écotoxicologie<br />

spécifiques, prenant en compte d’autres paramètres que la composition<br />

chimique (la taille, la forme, la structure cristalline, les propriétés <strong>de</strong><br />

surface, la charge <strong>de</strong> surface, la solubilité, l’adhésion, le type <strong>de</strong> matrice<br />

dans lequel le nanomatériau est intégré, etc.). En particulier, la toxicité <strong>de</strong>s<br />

nanoparticules sur les organismes est due à leur réactivité <strong>de</strong> surface, et non<br />

à leur seule composition chimique. Les nanoparticules peuvent interagir avec<br />

<strong>de</strong>s constituants cellulaires et provoquer par exemple un dysfonctionnement<br />

<strong>de</strong> la division cellulaire (une étu<strong>de</strong> a montré que l’introduction <strong>de</strong><br />

nanoparticules <strong>de</strong> silice dans une cellule peut entraîner la formation<br />

d’agrégats <strong>de</strong> protéines et inhiber la réplication et la transcription <strong>de</strong> l’ADN).<br />

Le rapport <strong>de</strong> l’Afsset pointe un certain nombre <strong>de</strong> difficultés en matière<br />

d’étu<strong>de</strong>s toxicologiques et écotoxicologiques <strong>de</strong>s nanomatériaux. Parmi ces<br />

difficultés, la détection et la quantification <strong>de</strong> nanoparticules prises dans <strong>de</strong>s<br />

matrices ne sont pas les moindres. L’intégration <strong>de</strong> nanoparticules dans<br />

une matrice, puis dans un produit commercialisé, est en effet susceptible<br />

d’affecter la mobilité et les propriétés <strong>de</strong> surfaces <strong>de</strong> ces nanoparticules. Les<br />

étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> toxicologie portent le plus souvent sur le nanomatériau « entrant »,<br />

or un nanomatériau dans un produit ne génère pas forcément les mêmes<br />

risques que le nanomatériau initial. Le rapport <strong>de</strong> l’Afsset mentionne ainsi<br />

une étu<strong>de</strong> portant sur l’évaluation <strong>de</strong> l’impact d’une nanocharge dans un<br />

produit fini soumis à vieillissement. Le produit est constitué d’un vernis<br />

externe, d’une couche <strong>de</strong> fibre <strong>de</strong> verre mélangée avec une résine qui<br />

contient <strong>de</strong>s nanotubes <strong>de</strong> carbone, et d’un polystyrène. Deux produits<br />

presque i<strong>de</strong>ntiques ont été comparés, l’un contenant <strong>de</strong>s nanotubes <strong>de</strong><br />

carbones, l’autre non. Après ponçage et perçage, les tests n’ont révélé<br />

aucune différence. Les nanoparticules émises proviennent essentiellement du<br />

vernis. Cette étu<strong>de</strong> montre : 1) qu’une émission <strong>de</strong> nanoparticules peut se<br />

faire sans que <strong>de</strong>s nanoparticules soient expressément introduites dans<br />

le processus <strong>de</strong> fabrication ; 2) que la problématique <strong>de</strong> l’émission <strong>de</strong><br />

nanoparticules n’est pas spécifique aux entrants « nano », mais concerne<br />

toutes les parties du produit (ici le vernis). Il convient par conséquent


Les technosciences : essai <strong>de</strong> définition 91/135<br />

d’étudier le <strong>de</strong>venir du produit sur l’ensemble <strong>de</strong> ce que l’on appelle<br />

son « cycle <strong>de</strong> vie », ce qui exige <strong>de</strong> prendre en compte le processus <strong>de</strong><br />

production industrielle (la toxicité <strong>de</strong>s nanotubes <strong>de</strong> carbone, quand elle<br />

est avérée, peut s’expliquer par <strong>de</strong>s impuretés liées au processus <strong>de</strong><br />

fabrication), l’utilisation du produit (ce qui va notamment déterminer le<br />

mo<strong>de</strong> d’absorption : inhalation, ingestion, pénétration par voie cutanée),<br />

son vieillissement et son usure, sa <strong>de</strong>struction lorsqu’il <strong>de</strong>vient un déchet.<br />

Les étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> toxicité et d’écotoxicité <strong>de</strong>s nanoparticules supposent<br />

donc, d’une part que les risques ne soient plus seulement appréhendés dans<br />

les catégories objectives <strong>de</strong> la science : ce sont aussi <strong>de</strong>s comportements,<br />

<strong>de</strong>s usages, par conséquent les rapports que nous avons à nos objets<br />

techniques qui sont en cause ; d’autre part, que nous remettions ce que<br />

Gilbert Simondon appelait le « mo<strong>de</strong> d’existence » <strong>de</strong>s objets techniques<br />

au cœur <strong>de</strong> l’analyse, à rebours <strong>de</strong> cette tendance, sans doute issue du<br />

marketing, consistant à faire passer l’objet au second plan et la relation au<br />

sujet au premier plan. En employant cette expression curieuse <strong>de</strong> « mo<strong>de</strong><br />

d’existence », s’agissant d’objets techniques, Simondon voulait précisément<br />

souligner que les sociétés industrielles (engagée dans ce que l’on appelait<br />

alors le « machinisme industriel ») se trouvaient confrontées à la nécessité<br />

<strong>de</strong> penser autrement la technique – autrement que comme un ensemble <strong>de</strong><br />

moyens au service <strong>de</strong>s hommes. L’objet technique n’est pas prioritairement<br />

un objet d’usage ; c’est un système physico-chimique caractérisé par le type<br />

<strong>de</strong> relation qu’il a à son milieu <strong>de</strong> fonctionnement (que Simondon appelle<br />

un milieu associé). Ainsi, un objet contenant <strong>de</strong>s nanomatériaux est sans<br />

doute un objet d’usage, il est défini par son utilité. C’est d’ailleurs ainsi que<br />

les nanotechnologies sont le plus souvent présentées au grand public :<br />

comme pourvoyeuses d’utilités. Toutefois, un tel objet a aussi un « mo<strong>de</strong><br />

d’existence » spécifique, il interagit avec le métabolisme <strong>de</strong>s êtres vivants,<br />

avec l’environnement, tout au long <strong>de</strong> son cycle <strong>de</strong> vie. Ce qui constitue<br />

sa toxicité et/ou son écotoxicité, c’est précisément le type <strong>de</strong> relation qu’il<br />

a avec l’extérieur, et non seulement la substance chimique dont il est<br />

composé. À l’état nanoparticulaire, une substance chimique a <strong>de</strong>s propriétés<br />

spécifiques justement parce qu’à cette échelle, les propriétés <strong>de</strong> surface<br />

l’emportent sur les effets <strong>de</strong> masse : ce sont les relations qui font les<br />

propriétés, et non les substances. Une nanoparticule aura <strong>de</strong>s propriétés<br />

différentes suivant le type <strong>de</strong> relations qu’elle aura à son environnement, aux<br />

autres particules, etc. C’est la relation qui actualise la propriété. La relation<br />

constitue la réalité même <strong>de</strong> l’objet technique, c’est pourquoi Simondon, en<br />

reprenant Souriau, parle <strong>de</strong> « mo<strong>de</strong> d’existence » : un objet existe au sens où<br />

pour lui aussi, l’existence précè<strong>de</strong> l’essence ; ou pour parler <strong>de</strong> manière<br />

moins iconoclaste : la relation précè<strong>de</strong> la substance.<br />

Traiter les technosciences sous l’angle <strong>de</strong>s risques est donc intéressant<br />

dans la mesure où cela oblige à poser les problèmes juridiques, éthiques et<br />

politiques <strong>de</strong> régulation <strong>de</strong>s recherches à partir d’une étu<strong>de</strong> très fine <strong>de</strong>s<br />

objets. Or cette manière <strong>de</strong> mieux articuler les dimensions épistémologiques


92/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

(centrées-objets) et politiques <strong>de</strong>s technosciences, peut conduire à une<br />

nouvelle définition <strong>de</strong> la notion.<br />

Vers une nouvelle définition <strong>de</strong>s technosciences. L’apport<br />

<strong>de</strong> Simondon<br />

La prévalence du relationnel sur le substantiel définissait selon<br />

Simondon le sens <strong>de</strong> « l’individualisation » <strong>de</strong>s objets techniques. Un objet<br />

technique est un « individu technique » précisément lorsque la relation<br />

est essentielle à la définition et au fonctionnement <strong>de</strong> l’objet. Simondon<br />

pouvait apparaître au départ comme une référence un peu anachronique<br />

touchant la pensée <strong>de</strong>s technosciences contemporaines. En outre, sa<br />

<strong>philosophie</strong> <strong>de</strong> la technique est avant tout une <strong>philosophie</strong> <strong>de</strong> la machine, or<br />

les technosciences les plus en discussion aujourd’hui, les biotechnologies et<br />

les nanotechnologies, ne sont pas à première vue centrées sur les machines :<br />

ce sont plutôt <strong>de</strong>s technologies du « pilotage » <strong>de</strong> processus naturels, selon<br />

la belle expression <strong>de</strong> Raphaël Larrère 10 . Il s’agit moins <strong>de</strong> fabriquer <strong>de</strong>s<br />

machines, <strong>de</strong>s artefacts, que <strong>de</strong> « piloter » <strong>de</strong>s processus naturels au mieux<br />

<strong>de</strong> nos intérêts. En outre, cette distinction entre fabrication et « pilotage » <strong>de</strong><br />

processus naturels, qu’Aristote avait soulignée dans sa Physique, se trouve<br />

aujourd’hui en passe d’être brouillée : <strong>de</strong>s chercheurs aspirent ainsi à tirer<br />

parti <strong>de</strong>s mécanismes d’autoassemblage du vivant pour faire « pousser » au<br />

laboratoire <strong>de</strong>s petites machines (moteurs moléculaires etc.). On ne voit pas<br />

immédiatement en quoi la <strong>philosophie</strong> <strong>de</strong> Simondon peut nous ai<strong>de</strong>r à penser<br />

ces objets bizarres qui sortent <strong>de</strong>s laboratoires aujourd’hui, ces petites<br />

machines moléculaires autoassemblées, les OGM, les clones par exemple,<br />

qui ne rentrent justement pas dans la catégorie <strong>de</strong>s machines au sens <strong>de</strong><br />

Simondon – lesquelles restent indubitablement <strong>de</strong>s artéfacts fabriqués<br />

d’après un plan. Pourtant, la référence à Simondon s’impose justement dans<br />

la mesure où Simondon a théorisé ce <strong>de</strong>venir-individu <strong>de</strong>s objets techniques.<br />

Gilles-Gaston Granger 11 , qui avait très bien lu Simondon, fait précisément<br />

état en 1960 <strong>de</strong> cette contribution <strong>de</strong>s sciences contemporaines à la<br />

construction d’une nouvelle figure, positive, <strong>de</strong> l’individuel. On oppose<br />

traditionnellement la nature et l’artifice sur la question <strong>de</strong> l’individuel,<br />

remarque Granger. « Dans la nature, traditionnellement opposée à l’artifice<br />

[...] tout est, en fin <strong>de</strong> compte, individuel. L’objet naturel <strong>de</strong>vient le symbole<br />

<strong>de</strong> l’inépuisable, <strong>de</strong> l’in<strong>de</strong>scriptible. L’objet artificiel, en tant qu’opposé<br />

au naturel, est au contraire visé comme interchangeable : il participe<br />

directement <strong>de</strong> la nature du concept, il est schéma, raison et outil [...] L’objet<br />

technique [...] dépasse cette opposition <strong>de</strong> l’art et <strong>de</strong> la nature [...] un<br />

10. R. Larrère, « Agriculture : artificialisation ou manipulation <strong>de</strong> la nature ? »,<br />

Cosmopolitiques, 2002/06, p. 158-173.<br />

11. G.-G. Granger, Pensée formelle et sciences <strong>de</strong> l'homme, <strong>Paris</strong>, Aubier, 1960.


Les technosciences : essai <strong>de</strong> définition 93/135<br />

nouveau type <strong>de</strong> l’individuel se <strong>de</strong>ssine, un type conceptualisable. C’est,<br />

sous sa forme la plus grossière, l’individualisation <strong>de</strong> la machine ».<br />

G.-G. Granger donne alors une définition <strong>de</strong> la machine qui est exactement<br />

celle <strong>de</strong> Simondon : une machine est individuelle parce qu’elle est liée<br />

beaucoup plus étroitement que l’outil à l’ensemble <strong>de</strong>s conditions<br />

d’existence <strong>de</strong>s hommes. Ajoutons : on ne peut pas déci<strong>de</strong>r a priori à<br />

quel niveau, à quelle échelle ce lien sera établi. Aujourd’hui, l’objet<br />

biotechnologique ou nanotechnologique n’est plus à proprement parler une<br />

machine, néanmoins il satisfait pleinement au concept <strong>de</strong> machine proposé<br />

par Simondon et repris par Granger : une réalité étroitement liée aux<br />

conditions d’existence <strong>de</strong>s hommes – ce qui oblige à la traiter sous l’angle<br />

<strong>de</strong>s questions politiques qu’il pose –, à une échelle bien spécifique qui est<br />

celle <strong>de</strong>s interactions moléculaires – ce qui oblige à examiner dans le détail<br />

ses caractéristiques fonctionnelles. Dans la définition même <strong>de</strong> l’objet<br />

technique, les aspects épistémologiques et les aspects politiques se trouvent<br />

indissociablement liés.<br />

Ne tenons-nous pas là une définition nouvelle <strong>de</strong> la technoscience ? Non<br />

pas seulement une science qui construit techniquement ses phénomènes ;<br />

non pas seulement une science qui se laisse décrire, dans son mouvement<br />

même, comme une activité non strictement « logothéorique » ; non pas<br />

seulement une science organisée en vue <strong>de</strong> la valorisation industrielle <strong>de</strong><br />

ses résultats, selon les métho<strong>de</strong>s éprouvées du management : mais une<br />

science <strong>de</strong> l’individuel ; une science dont les objets ne sont plus <strong>de</strong>s classes<br />

mais <strong>de</strong>s individualités.<br />

Le philosophe allemand Alfred Nordmann 12 , qui compte parmi les<br />

contributeurs actuels les plus originaux sur la pensée <strong>de</strong>s technosciences, est<br />

semble-t-il conduit à la même constatation. Dans un récent article, il propose<br />

une interprétation <strong>de</strong> la distinction très souvent avancée entre la science<br />

mo<strong>de</strong>rne et les technosciences contemporaines, ce qui l’amène à préciser la<br />

signification <strong>de</strong> cette notion. Résumée sans doute à l’excès, son analyse est<br />

la suivante : la science mo<strong>de</strong>rne forge <strong>de</strong>s représentations théoriques, <strong>de</strong>s<br />

modèles, qu’elle instancie dans <strong>de</strong>s dispositifs techniques en vue <strong>de</strong> mettre<br />

en évi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong>s lois universelles (c’est le fameux plan incliné <strong>de</strong> Galilée).<br />

C’est pourquoi la science mo<strong>de</strong>rne ne peut pas prétendre connaître la nature<br />

telle qu’elle est « en soi », elle n’a affaire qu’aux modèles qu’elle a<br />

construits elle-même ; elle renonce à dire ce qu’est la nature pour créer<br />

<strong>de</strong>s modèles s’accordant avec ses observations. La technoscience procè<strong>de</strong><br />

autrement. Elle produit <strong>de</strong>s « objets », comme la fameuse onco-mouse par<br />

exemple (la souris génétiquement modifiée <strong>de</strong> façon à ce qu’elle développe<br />

un cancer) qui ne sont plus <strong>de</strong>s représentations matérialisées instanciant les<br />

lois générales <strong>de</strong> la nature. Ce sont <strong>de</strong>s systèmes complexes qui constituent<br />

une réalité auto-suffisante, non référentielle, considérée comme ayant <strong>de</strong>s<br />

12. A. Nordmann, « Collapse of Distance : Epistemic Strategies of Science and<br />

Technoscience » , Danish Yearbook of Philosophy, 41, 2006, p. 7-34. http://www.unibielefeld.<strong>de</strong>/ZIF/FG/2006Application/PDF/Nordmann_essay2.pdf


94/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

pouvoirs participant <strong>de</strong> l’ordre naturel. Le credo <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité était<br />

l’équivalence entre la connaissance <strong>de</strong>s choses et la capacité <strong>de</strong> répéter leur<br />

processus <strong>de</strong> production (assimilé à une fabrication). Verum et factum<br />

convertuntur. Les technosciences se définissent au contraire par le fait que<br />

nous ne connaissons pas le processus constructif <strong>de</strong>s systèmes dont nous<br />

nous occupons. On peut dès lors parler d’une « naturalisation » <strong>de</strong> l’artifice,<br />

et ceci en <strong>de</strong>ux sens : d’abord au sens où les chercheurs produisent<br />

aujourd’hui <strong>de</strong>s entités dont le comportement <strong>de</strong>vient indiscernable<br />

du comportement <strong>de</strong>s êtres naturels ; ensuite au sens où les systèmes<br />

technoscientifiques ne sont pas <strong>de</strong>s représentations théoriques matérialisées<br />

mais doivent être étudiés comme <strong>de</strong>s systèmes naturels, par voie inductive<br />

(ce que disait déjà Simondon). Pour savoir tout ce dont un système<br />

technoscientifique sera capable, il faut le voir fonctionner. Nordmann<br />

pointe alors une mutation <strong>de</strong> civilisation : tandis que la mo<strong>de</strong>rnité se<br />

définirait comme une prise <strong>de</strong> conscience par l’homme <strong>de</strong>s limites <strong>de</strong> sa<br />

compréhension et <strong>de</strong> ses pouvoirs, et aussi comme un effort pour rationaliser<br />

son rapport à la nature en renonçant à la magie, les technosciences<br />

inaugureraient un mouvement inverse en nous poussant à placer nos espoirs<br />

dans une technique dissociée <strong>de</strong> nos efforts <strong>de</strong> compréhension et <strong>de</strong><br />

rationalité 13 , fondée plutôt sur un asservissement du pouvoir autoorganisateur<br />

<strong>de</strong> la nature, réinstallant <strong>de</strong>s visions « animistes » au cœur <strong>de</strong><br />

la science.<br />

Les développements actuels <strong>de</strong>s technosciences, et <strong>de</strong>s débats qu’ils<br />

suscitent, donnent pleinement raison à Simondon : il nous manque une<br />

culture technique, c’est-à-dire la capacité à appréhen<strong>de</strong>r l’objet technique<br />

non seulement du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong>s usages que nous en feront, ou <strong>de</strong>s désirs<br />

que nous projetons en lui, ou <strong>de</strong>s valeurs qui s’y trouvent déposées, mais<br />

aussi du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> son « mo<strong>de</strong> d’existence ». En d’autres termes, plutôt<br />

que <strong>de</strong> noyer l’individualité <strong>de</strong>s objets techniques dans la classe très<br />

hétéroclite <strong>de</strong>s objets d’usage <strong>de</strong>stinés à satisfaire nos désirs et nos besoins,<br />

voire nos exigences morales, une culture technique nous donnerait les<br />

moyens <strong>de</strong> les appréhen<strong>de</strong>r comme <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> couplage, <strong>de</strong> confrontation<br />

entre les hommes et la matière, à <strong>de</strong>s échelles définies. Si la notion <strong>de</strong><br />

technoscience se révèle finalement un peu molle et imprécise, ce n’est pas<br />

qu’elle se trouverait affectée d’une tare congénitale ; c’est qu’elle désigne<br />

précisément, comme en creux, ce qu’il nous manque pour mieux penser, et la<br />

science, et la technique : une culture technique <strong>de</strong>puis laquelle notre regard<br />

sur les objets techniques pourrait se décentrer par rapport à nos désirs et nos<br />

besoins, et se faire attentif à l’individualité <strong>de</strong> ces objets difficiles, à la fois<br />

bizarres et attachants, qui font tous les jours irruption dans le mon<strong>de</strong>.<br />

Simondon comparait notre rapport aux techniques aux rapports que nous<br />

13. Cf. aussi J.-M. Lévy-Leblond, « La Techno-science étouffera-t-elle la science ? »,<br />

conférence dans le cadre du cycle Démocratie, Science et Progrès, Café <strong>de</strong>s sciences et <strong>de</strong> la<br />

société du Sicoval, 27 janvier 2000.


Les technosciences : essai <strong>de</strong> définition 95/135<br />

avons avec les étrangers. La machine est dans nos sociétés industrielles<br />

comme l’étranger que l’on rejette : à la fois omniprésente, indispensable,<br />

source <strong>de</strong> richesse, et en même temps dévalorisée, méprisée, privée <strong>de</strong> tout<br />

contenu véritable <strong>de</strong> valeur humaine. Comment sort-on <strong>de</strong> la xénophobie,<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> Simondon ? En brisant la relation spéculaire que j’ai à l’étranger,<br />

en cessant <strong>de</strong> le considérer <strong>de</strong>puis mon seul point <strong>de</strong> vue, pour introduire un<br />

tiers et envisager la relation que l’étranger a avec un autre étranger – un<br />

autre étranger pour moi, mais aussi un étranger pour lui. Je sors <strong>de</strong> la<br />

xénophobie, je cesse <strong>de</strong> voir l’étranger pour commencer à voir l’autre<br />

homme, lorsque j’objective la relation à l’étranger pour la voir fonctionner<br />

entre <strong>de</strong>ux hommes qui sont <strong>de</strong>s étrangers non seulement pour moi, mais<br />

aussi l’un pour l’autre. C’est ce même décentrement par rapport à moi que je<br />

dois opérer si veux cesser <strong>de</strong> voir la machine comme étrangère à la réalité<br />

humaine, à la fois méprisable et inquiétante, pour l’appréhen<strong>de</strong>r comme une<br />

réalité riche <strong>de</strong> contenu humain.<br />

Nul doute que les objets technoscientifiques qui sortent <strong>de</strong>s laboratoires<br />

aujourd’hui réclament ce même décentrement du regard, à rebours sans<br />

doute <strong>de</strong> ce tournant « subjectiviste » impulsé par le marketing et le<br />

management du siècle passé.


Pluralisme logique, tolérance et empirisme<br />

Pierre Wagner<br />

Maître <strong>de</strong> conférences<br />

à l’université <strong>Paris</strong> 1 Panthéon-Sorbonne<br />

Qu’est-ce que le pluralisme logique ?<br />

97/135<br />

La logique est généralement conçue comme l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s principes<br />

du raisonnement, ramenée en fait à l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s règles qui caractérisent<br />

les inférences et les énoncés formellement vali<strong>de</strong>s. Bien que la question du<br />

statut épistémologique <strong>de</strong> ces règles, comme celle <strong>de</strong> leur justification et <strong>de</strong><br />

leur usage légitime soit, <strong>de</strong>puis longtemps, très disputée, une longue tradition<br />

tient les règles et les lois <strong>de</strong> la logique pour universelles et immuables. Le<br />

pluralisme logique remet en question cette universalité en énonçant qu’il<br />

n’y a pas une logique, mais plusieurs. Que peut-on vouloir dire par là ?<br />

Imaginons qu’à l’occasion d’un raisonnement, je fasse usage <strong>de</strong> la loi <strong>de</strong> la<br />

double négation en inférant par exemple « il pleut » <strong>de</strong> la prémisse « il est<br />

faux qu’il ne pleut pas » et que mon interlocuteur refuse <strong>de</strong> reconnaître<br />

l’inférence comme logiquement vali<strong>de</strong>, protestant que la prétendue loi <strong>de</strong> la<br />

double négation n’est pas une loi logique universellement vali<strong>de</strong>. Je peux<br />

tenter d’engager avec lui une discussion sur cette question, afin d’essayer <strong>de</strong><br />

le convaincre en avançant raisons et arguments, mais si mon argumentation<br />

s’appuie sur <strong>de</strong>s raisonnements dans lesquels je fais à nouveau usage <strong>de</strong> lois<br />

logiques dont il ne reconnaît pas la validité universelle, il est bien possible<br />

que nous ne réussissions pas, en définitive, à nous accor<strong>de</strong>r. Dans une telle<br />

situation, je puis être tenté <strong>de</strong> rejeter les allégations adverses dans la<br />

catégorie <strong>de</strong> l’irrationnel, <strong>de</strong> l’illogique ou <strong>de</strong> la mauvaise foi, mais j’adopte<br />

alors une stratégie par laquelle je renonce tout simplement à trouver avec<br />

mon interlocuteur un quelconque accord fondé sur <strong>de</strong>s règles ou <strong>de</strong>s lois<br />

logiques. Le pluralisme logique consiste à prendre acte d’une divergence<br />

possible sur les principes mêmes du raisonnement et à reconnaître du même


98/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

coup qu’il n’y a pas une mais plusieurs logiques. Dans le cas présent, il ne<br />

s’agit pas d’une divergence relative à l’application ou à l’interprétation <strong>de</strong><br />

règles dont la validité serait admise par ailleurs : la divergence porte sur la<br />

détermination <strong>de</strong>s règles elles-mêmes.<br />

Une justification possible du pluralisme logique consiste à dire que le<br />

concept d’inférence vali<strong>de</strong> – que les règles logiques servent à déterminer –<br />

n’a pas, dans la langue usuelle, un sens si précis qu’il n’ouvre la possibilité<br />

<strong>de</strong> caractérisations divergentes lorsqu’on tente <strong>de</strong> lui donner un sens<br />

parfaitement exact. Selon une autre interprétation ou justification possible,<br />

s’il n’existe aucune logique universelle, c’est parce que les règles <strong>de</strong> la<br />

logique sont contextuelles : en dépit du fait que ces règles, en tant qu’elles<br />

relèvent <strong>de</strong> la logique, sont formelles par définition (au sens où elles ne<br />

dépen<strong>de</strong>nt pas <strong>de</strong> l’objet auquel elles sont appliquées), un seul et même<br />

ensemble <strong>de</strong> règles ne s’applique pas <strong>de</strong> manière uniforme à tout<br />

raisonnement. En adoptant cette position, on conserve cependant l’idée<br />

d’une normativité indépendante <strong>de</strong> tout choix possible : dans tel contexte,<br />

c’est telle logique définie par tel ensemble <strong>de</strong> règles qui s’applique, et nulle<br />

autre ; dans tel autre contexte, tel autre ensemble <strong>de</strong> règles.<br />

Le point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> Carnap est différent et plus radical dans son rejet<br />

d’une normativité logique prétendument indépendante <strong>de</strong> toute stipulation :<br />

il consiste à soutenir qu’aucun critère ne permet <strong>de</strong> déterminer, parmi les<br />

multiples logiques que l’on pourrait imaginer formuler sous la forme d’un<br />

ensemble <strong>de</strong> règles, celle qui est correcte et celles qu’il convient <strong>de</strong> rejeter<br />

comme incorrectes. En outre, ce ne sont pas <strong>de</strong>s différences <strong>de</strong> contexte qui<br />

sont à la base <strong>de</strong> son rejet <strong>de</strong> l’universalisme logique. Selon le pluralisme<br />

carnapien, il n’existe tout simplement rien par rapport à quoi pourrait<br />

être définie une notion <strong>de</strong> correction ou <strong>de</strong> vérité en logique, si ce n’est<br />

un ensemble <strong>de</strong> règles stipulées, qui n’ont en elles-mêmes aucun caractère<br />

<strong>de</strong> nécessité. Carnap ne soutient donc pas seulement qu’il existe plusieurs<br />

logiques, mais également que choisir l’une d’entre elles relève d’une pure<br />

décision, c’est-à-dire d’une stipulation – bien que le choix que l’on puisse<br />

faire à cet égard ne soit pas nécessairement arbitraire pour autant.<br />

La question du pluralisme logique fait l’objet, dans la <strong>philosophie</strong> <strong>de</strong> la<br />

logique actuelle, <strong>de</strong> nombreux débats 1 . Nous nous intéresserons ici surtout à<br />

l’interprétation qu’a donnée Carnap <strong>de</strong> cette idée à partir <strong>de</strong>s années 1930,<br />

interprétation à laquelle il est fait référence dans la plupart <strong>de</strong>s discussions<br />

contemporaines. Elle est à la base d’une forme d’empirisme propre à cet<br />

auteur.<br />

1. Cf. par exemple J. C. Beall et G. Restall, Logical Pluralism, Oxford, Oxford University<br />

Press, 2006 ; G. Russell, « One True Logic ? », Journal of Philosophical Logic, 37, 2008,<br />

p. 593-611; P. Köllner, « Truth in Mathematics : The Question of Pluralism », in O. Bueno<br />

et O. Linnebo (éds.), New Waves in Philosophy of Mathematics, Basingstoke, Palgrave<br />

Macmillan, 2009, p. 80-116 ; J.-Y. Beziau (éd.), Is Logic Universal ?, numéro spécial <strong>de</strong><br />

la revue Logica Universalis, 4, 2010 ; M. Eklund, « The Multitu<strong>de</strong> View on Logic », in<br />

G. Restall et G. Russell (éds.), New Waves in Philosophical Logic, Basingstoke, Palgrave<br />

Macmillan, à paraître.


Pluralisme logique, tolérance et empirisme 99/135<br />

Historiquement, une situation <strong>de</strong> divergence relative à la question <strong>de</strong>s<br />

principes du raisonnement s’est effectivement produite à plusieurs reprises,<br />

par exemple après que les paradoxes apparus dans la science mathématique,<br />

réputée la plus sûre, ont requis un examen précis <strong>de</strong> ses principes, et que<br />

Brouwer a proposé une analyse du raisonnement mathématique qui récusait<br />

l’usage généralisé <strong>de</strong> la loi du tiers exclu et <strong>de</strong> la loi <strong>de</strong> la double négation 2 ;<br />

ou encore, lorsque l’analyse que Russell et Whitehead avaient proposée <strong>de</strong><br />

l’implication matérielle dans les Principia Mathematica 3 fut critiquée par<br />

C. I. Lewis, qui introduisit le concept d’implication stricte et une série <strong>de</strong><br />

systèmes axiomatiques dont chacun caractérisait un concept d’implication<br />

différent 4 . L’opposition entre <strong>de</strong>s conceptions divergentes <strong>de</strong> la logique,<br />

qui pouvaient entraîner la reconnaissance <strong>de</strong> lois et <strong>de</strong> règles logiques<br />

différentes, fut particulièrement virulente au cours <strong>de</strong>s années 1920 qui<br />

virent se confronter, sur la question du fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong>s mathématiques, d’un<br />

côté les partisans <strong>de</strong> l’intuitionnisme <strong>de</strong> Brouwer et <strong>de</strong> l’autre l’école<br />

formaliste <strong>de</strong> Göttingen, dont Hilbert était alors la figure dominante 5 . Les<br />

formalistes entendaient préserver les mathématiques <strong>de</strong> la mutilation<br />

qu’impliquaient, à leurs yeux, les restrictions dont l’intuitionnisme<br />

préconisait l’application à certaines lois logiques comme le tiers exclu. Vers<br />

la fin <strong>de</strong>s années 1920, Carnap s’engagea lui aussi dans une recherche sur<br />

les fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong>s mathématiques, en procédant dans un premier temps<br />

selon une démarche tout à fait caractéristique <strong>de</strong> son mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> pensée<br />

irénique : loin <strong>de</strong> prendre parti pour le logicisme <strong>de</strong> Frege ou <strong>de</strong> Russell,<br />

pour le formalisme <strong>de</strong> Hilbert, pour l’intuitionnisme <strong>de</strong> Brouwer ou pour<br />

la <strong>philosophie</strong> <strong>de</strong>s mathématiques et <strong>de</strong> la logique du Tractatus logicophilosophicus<br />

<strong>de</strong> Wittgenstein, il chercha une solution capable <strong>de</strong> répondre<br />

aux difficultés qu’avait soulevées chacun <strong>de</strong> ces auteurs et susceptible<br />

<strong>de</strong> concilier les différents points <strong>de</strong> vue en présence. À partir <strong>de</strong> 1927, il<br />

s’engagea ainsi dans un vaste programme <strong>de</strong> recherche sur la logique et les<br />

fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong>s mathématiques dont témoigne notamment un long manuscrit<br />

retrouvé dans ses archives et publié en 2000 6 . Ce manuscrit, resté inachevé,<br />

montre également à quelles apories ces recherches logiques aboutirent après<br />

2. Cf. L. E. J. Brouwer, « Qu’on ne peut pas se fier aux principes logiques » (1908), trad.<br />

J. Largeault, in J. Largeault (éd.), Intuitionisme et théorie <strong>de</strong> la démonstration, <strong>Paris</strong>, Vrin,<br />

1992, p. 18-23.<br />

3. B. Russell et A. N. Whitehead, Principia Mathematica, 3 vol. Cambridge, Cambridge<br />

University Press, 1910-1913 ; 2 e éd. 1925-1927.<br />

4. Cf. C. I. Lewis, A Survey of Symbolic Logic, Berkeley, University of California Press,<br />

1918, chap. V. C. I. Lewis et C. H. Langford, Symbolic Logic, New York, Century Company,<br />

1932. Cf. aussi C. I. Lewis, « Alternative Systems of Logic », The Monist, 42, 1932, p. 481-<br />

507, reproduit dans J. D. Goheen et J. L. Mothershead Jr. (éds.), Collected Papers of Clarence<br />

Irving Lewis, Stanford, Stanford University Press, 1970, p. 400-419.<br />

5. Sur cette opposition, cf. les textes <strong>de</strong> Brouwer, Hilbert, Weyl et Bernays traduits par<br />

Jean Largeault in J. Largeault (éd.), Intuitionisme et théorie <strong>de</strong> la démonstration, <strong>Paris</strong>, Vrin<br />

1992.<br />

6. R. Carnap, Untersuchungen zur allgemeinen Axiomatik [Recherches pour une axiomatique<br />

générale], éd. Th. Bonk et J. Mosterin, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2000.


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<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

que Carnap y eut travaillé pendant plusieurs années, jusqu’au tout début <strong>de</strong>s<br />

années 1930. Ce qui nous intéresse ici n’est pas tant le détail <strong>de</strong>s raisons<br />

pour lesquelles le projet échoua 7 que le tournant radical que Carnap choisit<br />

d’opérer en conséquence, à partir <strong>de</strong> 1932, dans ses recherches relatives au<br />

problème du fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong>s mathématiques, tournant qui consista dans<br />

l’adoption d’une forme <strong>de</strong> pluralisme logique et du principe <strong>de</strong> tolérance.<br />

Jugeant stériles les débats qui portaient sur la justification <strong>de</strong>s principes <strong>de</strong><br />

la logique, qui, en définitive, renvoyaient invariablement à <strong>de</strong>s positions<br />

philosophiques divergentes et inconciliables, Carnap défendit alors une<br />

position qui consistait à renoncer tout à fait à toute tentative <strong>de</strong> fondation <strong>de</strong><br />

ces principes dans une objectivité ou une factualité qui eût permis <strong>de</strong> faire<br />

le départ entre principes corrects et incorrects. Il proposa <strong>de</strong> reconnaître que<br />

<strong>de</strong>s principes logiques sont adoptés non en raison <strong>de</strong> leur caractère véridique<br />

mais pour <strong>de</strong>s raisons pragmatiques <strong>de</strong> commodité, <strong>de</strong> convenance<br />

ou d’opportunité. De ce point <strong>de</strong> vue, il n’était plus question pour lui<br />

<strong>de</strong> chercher à concilier <strong>de</strong>s conceptions divergentes <strong>de</strong>s fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> la<br />

logique et <strong>de</strong>s mathématiques. La question <strong>de</strong> la correction <strong>de</strong>s principes<br />

logiques ne se posait tout simplement plus, et la tolérance signifiait alors<br />

que chacun est libre d’adopter les principes les plus adaptés aux fins qu’il<br />

s’est fixées. Selon l’une <strong>de</strong>s formulations les plus célèbres du principe<br />

<strong>de</strong> tolérance : « Nous ne voulons pas poser <strong>de</strong>s interdits, mais fixer <strong>de</strong>s<br />

conventions. […] En logique, il n’y a pas <strong>de</strong> morale. Chacun est libre <strong>de</strong><br />

construire sa logique, c’est-à-dire sa forme <strong>de</strong> langage, comme il l’entend.<br />

S’il veut discuter avec nous, il doit seulement indiquer clairement comment<br />

il entend procé<strong>de</strong>r, et fournir <strong>de</strong>s règles syntaxiques plutôt que <strong>de</strong>s<br />

arguments philosophiques 8 ».<br />

Avant d’examiner plus avant la position pluraliste <strong>de</strong> Carnap et <strong>de</strong><br />

commenter ces déclarations, voyons ce qui le conduisit à cette position<br />

radicale, en commençant par donner quelques éléments du contexte dans<br />

lequel il élabora son projet philosophique dans les années 1920, avant le<br />

tournant pluraliste. L’une <strong>de</strong>s objections qui sont parfois adressées à Carnap<br />

est en effet qu’il n’aurait pas donné <strong>de</strong> raison convaincante <strong>de</strong> renoncer à la<br />

position la plus commune (selon laquelle il y a une logique : la logique) pour<br />

adopter le pluralisme 9 .<br />

7. Sur cette question, cf. S. Awo<strong>de</strong>y et A. Carus, « From Wittgenstein’s Prison to the<br />

Boundless Ocean : Carnap’s Dream of Logical Syntax », in P. Wagner (éd.), Carnap’s<br />

Logical Syntax of Language, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2009.<br />

8. R. Carnap, Logische Syntax <strong>de</strong>r Sprache [Syntaxe logique du langage], Vienne, Springer,<br />

1934, p. 44-45. À l’époque où Carnap écrit ces lignes, il pense encore que la logique pourra se<br />

réduire à la syntaxe, ce qui explique la mention <strong>de</strong>s « règles syntaxiques » dans la citation. Il<br />

s’agit d’un point qui, pour notre propos, n’est pas essentiel. Quelques années plus tard,<br />

l’approche syntaxique sera complétée par une approche sémantique.<br />

9. C’est l’une <strong>de</strong>s objections formulées par P. Köllner, op. cit.


Pluralisme logique, tolérance et empirisme 101/135<br />

Versions <strong>de</strong> l’universalisme : Frege, Russell et Wittgenstein<br />

La formation logique <strong>de</strong> Carnap ne le prédisposait nullement à une<br />

prise <strong>de</strong> position en faveur du pluralisme. Dans l’un <strong>de</strong>s passages <strong>de</strong> son<br />

autobiographie intellectuelle où il est question <strong>de</strong>s années 1920, Carnap cite<br />

Frege, Russell et Wittgenstein comme trois auteurs qui eurent une influence<br />

décisive sur sa pensée, ce qui vaut tout particulièrement pour ce qui concerne<br />

la logique et la <strong>philosophie</strong> <strong>de</strong> la logique 10 . Or ces trois auteurs comptent<br />

parmi les principaux représentants <strong>de</strong> l’universalisme qui, à l’opposé <strong>de</strong><br />

toute forme <strong>de</strong> pluralisme, pose que la logique peut être comprise comme<br />

une langue dont les règles ont une valeur universelle.<br />

Frege appartient à une tradition selon laquelle la logique donne les<br />

conditions les plus générales du discours doué <strong>de</strong> sens ainsi que les règles les<br />

plus générales du raisonnement, applicables à tout domaine d’investigation<br />

dans lequel une métho<strong>de</strong> rationnelle est adoptée en vue d’atteindre <strong>de</strong><br />

quelconques connaissances. Selon cette conception, ne pas respecter les<br />

règles <strong>de</strong> la logique, ce n’est pas commettre <strong>de</strong>s erreurs <strong>de</strong> raisonnement ;<br />

c’est plutôt, en fonction <strong>de</strong>s règles qui sont enfreintes, soit ne pas raisonner<br />

du tout, soit, plus radicalement, proférer <strong>de</strong>s sons dépourvus <strong>de</strong> toute<br />

signification, et donc ne rien dire. Selon Frege, il n’y a donc aucun sens à<br />

chercher à fon<strong>de</strong>r les principes <strong>de</strong> la logique dans une autre discipline car<br />

tout raisonnement et toute discipline qui vise une connaissance, tout énoncé<br />

doué <strong>de</strong> sens et toute inférence déductive vali<strong>de</strong> présupposent eux-mêmes<br />

certaines règles logiques qui ne sauraient être fondées, ni dans une<br />

ontologie, ni dans une théorie <strong>de</strong> la connaissance ou une psychologie : « Je<br />

tiens comme un signe certain d’erreur que la logique ait besoin <strong>de</strong> la<br />

métaphysique et <strong>de</strong> la psychologie, sciences qui requièrent elles-mêmes<br />

les principes logiques 11 ». Quant au pouvoir d’autojustification <strong>de</strong> la logique,<br />

on comprend qu’il rencontre nécessairement une limite : « À la question <strong>de</strong><br />

savoir pourquoi et <strong>de</strong> quel droit nous reconnaissons une loi <strong>de</strong> la logique<br />

comme vraie, la logique ne peut répondre qu’en la ramenant à une autre loi<br />

<strong>de</strong> la logique. Lorsque cela n’est pas possible, la logique ne peut apporter<br />

aucune réponse 12 ». La logique est donc conçue comme ayant valeur <strong>de</strong><br />

science première, qui délimite en toute clarté le domaine <strong>de</strong> l’investigation<br />

rationnelle en général. Sur ce point précis, Carnap est dans la continuité<br />

directe <strong>de</strong> la pensée <strong>de</strong> Frege, dont il avait suivi les cours à Iéna dans les<br />

années qui précè<strong>de</strong>nt la Première Guerre mondiale : les règles logiques<br />

ne sont en aucune façon fondées sur une ontologie ou une théorie <strong>de</strong> la<br />

connaissance antérieure. Bien au contraire, aucune investigation visant la<br />

vérité ne saurait être développée sans l’établissement préalable <strong>de</strong>s règles<br />

10. R. Carnap, « Intellectual Autobiography », in P. A. Schilpp (éd.), The Philosophy of<br />

Rudolf Carnap, Chicago, Open Court, 1963, p. 25.<br />

11. G. Frege, Grundgesetze <strong>de</strong>r Arithmetik [Les lois fondamentales <strong>de</strong> l’arithmétique], vol. 1,<br />

1893, Hil<strong>de</strong>sheim, Olms, 1962, p. IX.<br />

12. G. Frege, op. cit, p. XVII.


102/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

logiques du langage dans lequel <strong>de</strong>s contenus <strong>de</strong> connaissance peuvent être<br />

exprimés.<br />

L’idée que le respect <strong>de</strong> certaines lois logiques universelles conditionne<br />

le sens <strong>de</strong> nos énoncés n’est, comme telle, pas directement liée à l’état <strong>de</strong><br />

la logique à l’époque à laquelle Carnap mène ses recherches. Elle vaudrait<br />

également, par exemple, pour la logique générale pure au sens kantien du<br />

terme. Mais dans les années 1920, le recours à la logique comme discipline<br />

première, cadre nécessaire <strong>de</strong> tout discours doué <strong>de</strong> sens et <strong>de</strong> toute<br />

recherche <strong>de</strong> la vérité, se comprend surtout au regard <strong>de</strong> l’extraordinaire<br />

pouvoir d’analyse et d’expression que possè<strong>de</strong> ce que Carnap appelle alors la<br />

« nouvelle logique », dont les trois volumes <strong>de</strong>s Principia Mathematica <strong>de</strong><br />

Russell et Whitehead donnent, à cette époque, à la fois l’exposé le plus<br />

complet et l’application la plus spectaculaire, le but <strong>de</strong> cet ouvrage étant <strong>de</strong><br />

permettre la reconstruction <strong>de</strong> toutes les mathématiques dans la logique. La<br />

nouvelle logique est, à cet égard, d’une richesse et d’une fécondité très<br />

supérieures à celles <strong>de</strong> l’ancienne logique, dont le modèle d’analyse<br />

remontait à l’Antiquité, et dont les lois tenaient en quelques principes<br />

généraux (principes du tiers exclu, d’i<strong>de</strong>ntité, <strong>de</strong> non-contradiction, etc.).<br />

Frege avait montré <strong>de</strong> manière convaincante les limites <strong>de</strong> l’analyse du<br />

jugement comme lien entre un prédicat et un sujet et Carnap put trouver<br />

une confirmation <strong>de</strong>s différences essentielles qui séparent l’ancienne et la<br />

nouvelle logique lorsqu’il se livra à l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s Principia Mathematica, vers<br />

1919. Peu <strong>de</strong> temps après, s’inspirant <strong>de</strong>s idées que Russell avaient exposées<br />

dans une série <strong>de</strong> conférences publiées en 1914 sous le titre Our Knowledge<br />

of the External World 13 , dont il prit connaissance en 1921, il eut l’idée<br />

d’appliquer la nouvelle logique non seulement aux mathématiques mais à la<br />

science tout entière ainsi qu’à l’analyse et au traitement <strong>de</strong>s problèmes<br />

philosophiques. Il conçut, en particulier, le projet d’une reconstruction<br />

rationnelle unifiée du système <strong>de</strong> tous les concepts en usage dans les<br />

sciences, projet mis en œuvre dans La Construction logique du mon<strong>de</strong> 14 ,<br />

ouvrage auquel Carnap travailla dès 1922 et dont une première version<br />

fut achevée en 1925. À cette époque, et jusqu’au début <strong>de</strong>s années 1930, le<br />

cadre logique dans lequel Carnap élaborait ce projet était encore celui <strong>de</strong><br />

l’universalisme.<br />

La troisième influence majeure est celle du Tractatus logicophilosophicus<br />

15 , dont <strong>de</strong> larges extraits étaient lus et discutés par les<br />

membres du Cercle <strong>de</strong> Vienne au milieu <strong>de</strong>s années 1920. Carnap y<br />

découvrit l’idée, qu’il retiendra constamment par la suite, selon laquelle les<br />

énoncés <strong>de</strong> la logique, étant vrais quel que soit l’état <strong>de</strong>s choses dans le<br />

mon<strong>de</strong>, ne dépen<strong>de</strong>nt pas <strong>de</strong>s faits contingents : ils ne disent rien du mon<strong>de</strong><br />

13. B. Russell, La Métho<strong>de</strong> scientifique en <strong>philosophie</strong> et notre connaissance du mon<strong>de</strong><br />

extérieur (1914), trad. Ph. Devaux, <strong>Paris</strong>, Payot, 1971 ; Payot et Rivages, 2002.<br />

14. R. Carnap, La Construction logique du mon<strong>de</strong> (1928), trad. Th. Rivain, <strong>Paris</strong>, Vrin, 2002.<br />

15. L. Wittgenstein, Tractatus Logico-Philosophicus (1922), trad. G.-G. Granger, <strong>Paris</strong>,<br />

Gallimard, 1993.


Pluralisme logique, tolérance et empirisme 103/135<br />

et sont donc vi<strong>de</strong>s <strong>de</strong> tout contenu factuel. Pour Wittgenstein (à l’époque du<br />

Tractatus), les propositions logiques ne « traitent » <strong>de</strong> rien, elles « décrivent<br />

l’échafaudage du mon<strong>de</strong> », ou plutôt elles le « figurent » (aphorisme 6.124<br />

du Tractatus). Dans cette perspective, « la logique n’est point une théorie,<br />

mais une image qui reflète le mon<strong>de</strong>. La logique est transcendantale »<br />

(aphorisme 6.13). Comparées à celles <strong>de</strong> Frege ou <strong>de</strong> Russell, ces idées sur le<br />

caractère tautologique <strong>de</strong>s propositions <strong>de</strong> la logique font <strong>de</strong> Wittgenstein un<br />

penseur extrêmement original, qui n’en <strong>de</strong>meure pas moins, dans l’ouvrage<br />

<strong>de</strong> 1922, encore très attaché à une conception universaliste. Aussi pouvait-il<br />

également y écrire que « nous ne pouvons rien penser d’illogique, parce que<br />

nous <strong>de</strong>vrions alors penser illogiquement » (aphorisme 3.03). La logique,<br />

loin d’être pensée comme un ensemble <strong>de</strong> règles ou <strong>de</strong> lois que l’on pourrait<br />

imaginer modifier ou transformer par voie <strong>de</strong> décision ou <strong>de</strong> stipulation, est,<br />

ici aussi, plutôt à concevoir comme l’ensemble <strong>de</strong>s règles qui, implicitement,<br />

définissent les conditions <strong>de</strong> possibilité <strong>de</strong> tout discours doué <strong>de</strong> sens.<br />

Dans les années 1920, les influences conjuguées <strong>de</strong> Frege, Russell et<br />

Wittgenstein conduisent assez naturellement Carnap à se placer dans la<br />

perspective d’une conception universaliste <strong>de</strong> la logique 16 , mais également,<br />

dans le même temps, à défendre un curieux syncrétisme selon lequel,<br />

premièrement, la logique est une science première qui ne saurait être<br />

fondée dans aucune autre discipline <strong>de</strong> base (Frege), <strong>de</strong>uxièmement les<br />

mathématiques peuvent être reconstruites sur la base <strong>de</strong> la logique, dont<br />

elles constituent une simple branche (Russell), et à la fois, troisièmement, les<br />

propositions <strong>de</strong> la logique sont <strong>de</strong>s tautologies, c’est-à-dire <strong>de</strong>s propositions<br />

vi<strong>de</strong>s <strong>de</strong> sens et dépourvues <strong>de</strong> tout contenu factuel (Wittgenstein) 17 .<br />

Philosophie scientifique et rationalisme logique<br />

Pour comprendre ce qui conduisit Carnap, au début <strong>de</strong>s années trente, à<br />

renoncer à l’universalisme en faveur d’une forme <strong>de</strong> pluralisme logique et à<br />

16. Sur laquelle il n’avait, bien entendu, pas la perspective et le recul que nous pouvons avoir<br />

lorsque nous l’opposons, rétrospectivement, au pluralisme logique ou à l’approche en termes<br />

<strong>de</strong> théorie <strong>de</strong>s modèles. Carnap, du reste, n’utilise pas le mot « universalisme », dont<br />

l’introduction, dans ce contexte, est beaucoup plus tardive. Sur l’idée même d’universalisme<br />

logique, le locus classicus est J. Van Heijenoort, « Logic as calculus and logic as language »,<br />

Synthese, 17, 1967, p. 324-330. Sur la même question, un autre classique (dans lequel,<br />

curieusement, l’article <strong>de</strong> Van Heijenoort n’est pas cité) est W. Goldfarb, « Logic in the<br />

Twenties: The Nature of the Quantifier », The Journal of Symbolic Logic, 44, 1979, p. 351-<br />

368. Cf. également F. Rivenc, Recherches sur l’universalisme logique : Russell et Carnap,<br />

<strong>Paris</strong>, Payot, 1993.<br />

17. Carnap expose ses idées et l’état <strong>de</strong> ses recherches en logique et sur les fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong>s<br />

mathématiques dans une série <strong>de</strong> textes parus entre 1927 et 1931. Cf. par exemple<br />

« L’ancienne et la nouvelle logique » (1930), trad. Ch. Bonnet, in P. Wagner (éd.), De<br />

l’universalisme au pluralisme logique, <strong>Paris</strong>, Vrin, à paraître ; ou encore, « La fondation<br />

logiciste <strong>de</strong>s mathématiques » (1931), trad. F. Rivenc, in P. Wagner, op. cit.


104/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

l’adoption du principe <strong>de</strong> tolérance, il ne suffit pas d’apercevoir les limites et<br />

les apories du syncrétisme logique qu’il avait cherché à élaborer au cours<br />

<strong>de</strong>s années vingt dans le cadre d’une réflexion sur le problème du fon<strong>de</strong>ment<br />

<strong>de</strong>s mathématiques ; il faut également saisir comment ses travaux sur la<br />

« nouvelle logique » sont articulés à un projet philosophique beaucoup plus<br />

général, dont la constitution <strong>de</strong> tous les concepts en un système unifié est<br />

l’un <strong>de</strong>s principaux aspects. La signification du tournant pluraliste n’est<br />

nullement limitée à une question <strong>de</strong> <strong>philosophie</strong> <strong>de</strong> la logique : elle s’inscrit<br />

dans un mouvement philosophique, et même extra-philosophique, <strong>de</strong> gran<strong>de</strong><br />

ampleur, au sein duquel Carnap occupe une position singulière.<br />

Dans la préface <strong>de</strong> La Construction logique du mon<strong>de</strong>, Carnap fait<br />

explicitement le lien entre le développement <strong>de</strong> la nouvelle logique et l’idée<br />

d’un changement <strong>de</strong> métho<strong>de</strong> en <strong>philosophie</strong>. Aux systèmes traditionnels<br />

fondés sur l’intuition personnelle d’un auteur, dont l’histoire <strong>de</strong> la<br />

<strong>philosophie</strong> offre <strong>de</strong> nombreux exemples, il oppose une conception<br />

scientifique <strong>de</strong> la <strong>philosophie</strong> comme entreprise collective <strong>de</strong> recherche :<br />

Historiquement, il est compréhensible que la nouvelle logique n’ait<br />

d’abord intéressé que le cercle étroit <strong>de</strong>s mathématiciens et <strong>de</strong>s logiciens.<br />

Seul un petit nombre a pressenti sa remarquable importance pour toute la<br />

<strong>philosophie</strong> et cet élargissement <strong>de</strong> son champ d’utilisation ne fait que<br />

commencer. Si la <strong>philosophie</strong> est disposée à suivre le chemin <strong>de</strong> la science (au<br />

sens strict), elle ne saurait renoncer à ce moyen particulièrement efficace<br />

d’élucidation <strong>de</strong>s concepts et <strong>de</strong> clarification <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> ses questions. […] La<br />

nouvelle manière <strong>de</strong> philosopher est née d’un contact étroit avec le travail <strong>de</strong>s<br />

scientifiques, notamment en mathématique et en physique. En conséquence,<br />

le philosophe s’attache à adopter l’attitu<strong>de</strong> fondamentale du chercheur<br />

scientifique faite <strong>de</strong> rigueur et <strong>de</strong> sens <strong>de</strong>s responsabilités tandis que celle du<br />

philosophe <strong>de</strong> l’ancienne école l’apparente davantage au poète. Ce nouveau<br />

comportement ne change pas seulement le style <strong>de</strong> penser mais aussi la<br />

manière <strong>de</strong> poser les tâches à accomplir. Un individu ne se lance plus dans<br />

l’entreprise téméraire <strong>de</strong> construire l’édifice complet <strong>de</strong> la <strong>philosophie</strong>. Chacun<br />

au contraire travaille à sa place déterminée au sein <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong> la<br />

science qui est une 18 .<br />

Le projet philosophique <strong>de</strong> Carnap était donc non seulement <strong>de</strong><br />

travailler à l’établissement et à la clarification <strong>de</strong>s fon<strong>de</strong>ments d’une logique<br />

universelle mais également d’en développer les applications philosophiques<br />

et d’en tirer les moyens d’une réforme <strong>de</strong> la métho<strong>de</strong> philosophique : la<br />

clarification <strong>de</strong>s concepts par analyse logique se conçoit comme une<br />

entreprise collective dont La Construction logique du mon<strong>de</strong> offre une<br />

première ébauche.<br />

Ici, il importe <strong>de</strong> souligner d’une part que les motivations <strong>de</strong> ce projet<br />

étaient loin d’être purement théoriques et d’autre part que Carnap le<br />

18. R. Carnap, La Construction logique du mon<strong>de</strong> (1928), <strong>Paris</strong>, Vrin, 2002, p. 53-54<br />

(Traduction légèrement modifiée).


Pluralisme logique, tolérance et empirisme 1<strong>05</strong>/135<br />

concevait explicitement comme relevant d’un mouvement <strong>de</strong> pensée qui<br />

dépassait le champ proprement philosophique. Inspiré par une tradition<br />

qui remontait à la <strong>philosophie</strong> <strong>de</strong>s Lumières, le projet carnapien s’inscrivait<br />

dans un combat contre différentes formes d’irrationalisme présentes<br />

dans l’univers intellectuel <strong>de</strong> l’époque, en Allemagne notamment, et la<br />

clarification conceptuelle par analyse logique du langage qui en constituait la<br />

partie théorique la plus visible était orientée par <strong>de</strong>s idéaux d’ordre politique<br />

et social, ce dont témoigne <strong>de</strong> manière parfaitement claire à la fois la<br />

biographie du jeune Carnap 19 et le fameux Manifeste du Cercle <strong>de</strong> Vienne, à<br />

la rédaction duquel on sait qu’il contribua, qui revendique explicitement à la<br />

fois l’héritage <strong>de</strong>s Lumières et une « conception scientifique du mon<strong>de</strong> » 20 .<br />

Carnap évoque également cette dimension pratique du projet philosophique<br />

qui anime La Construction logique du mon<strong>de</strong>, ainsi que l’accord du projet<br />

avec l’esprit du temps, dans la préface <strong>de</strong> l’ouvrage :<br />

Nous ne pouvons pas nous dissimuler que précisément aujourd’hui, dans<br />

les domaines métaphysique et religieux, les courants qui s’opposent à une telle<br />

attitu<strong>de</strong> exercent <strong>de</strong> nouveau une puissante influence. Qu’est-ce qui nous<br />

permet malgré tout d’espérer que notre appel en faveur <strong>de</strong> la clarté et pour une<br />

science débarrassée <strong>de</strong> métaphysique l’emporte, sinon la conscience, ou pour le<br />

dire plus mo<strong>de</strong>stement, la croyance que ces forces contraires appartiennent au<br />

passé ? Nous ressentons une intime parenté entre l’attitu<strong>de</strong> sous-jacente à notre<br />

travail philosophique et cette attitu<strong>de</strong> spirituelle qui travaille actuellement <strong>de</strong>s<br />

aspects <strong>de</strong> la vie tout à fait différents ; nous la percevons dans <strong>de</strong>s courants<br />

artistiques, en architecture notamment, et dans les mouvements qui s’attachent<br />

à donner à la vie humaine une forme rationnelle : à la vie personnelle et<br />

collective, à l’éducation, en somme à ce qui règle la vie extérieure. C’est<br />

partout que nous remarquons ici cette même attitu<strong>de</strong> fondamentale, un même<br />

style <strong>de</strong> penser et d’agir. Cet esprit introduit la clarté dans tous les domaines,<br />

tout en reconnaissant la complexité <strong>de</strong> la vie qui n’est jamais totalement<br />

pénétrable ; il mène à la fois au soin dans la configuration du détail et à la saisie<br />

<strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s lignes <strong>de</strong> l’ensemble ; il concilie la solidarité entre les hommes et<br />

le libre épanouissement <strong>de</strong> l’individu. Cet esprit appartient à l’avenir, telle est<br />

la croyance qui porte notre travail 21 .<br />

19. Cf. les premiers chapitres d’A. W. Carus, Carnap and Twentieth-Century Thought.<br />

Explication as Enlightenment, Cambridge, Cambridge University Press, 2007. Cf. aussi<br />

J. Bouveresse, « Rudolf Carnap and the Legacy of Aufklärung », in P. Wagner (éd.), Carnap’s<br />

I<strong>de</strong>al of Explication and Naturalism, Basingstoke, Palgrave Macmillan, à paraître.<br />

20. Cet opuscule parut sans nom d’auteur (seule la brève préface était signée) sous le titre :<br />

« La conception scientifique du mon<strong>de</strong>. Le Cercle <strong>de</strong> Vienne » (1929), trad. A. Soulez et al.,<br />

in A. Soulez (éd.), Manifeste du Cercle <strong>de</strong> Vienne et autres écrits, <strong>Paris</strong>, Vrin, 2010. On y lit<br />

par exemple, p.106 : « Tout au long <strong>de</strong> la secon<strong>de</strong> moitié du XIX e siècle, le libéralisme était<br />

la tendance politique dominante à Vienne. Les sources <strong>de</strong> son univers intellectuel sont<br />

les Lumières, l’empirisme, l’utilitarisme et le libre-échangisme anglais. […] Cet esprit <strong>de</strong>s<br />

Lumières plaçait Vienne à la pointe <strong>de</strong> l’éducation populaire scientifiquement orientée ».<br />

21. R. Carnap, op. cit., p. 55.


106/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

Aux antipo<strong>de</strong>s du modèle traditionnel d’un système qui reflète<br />

l’intuition singulière <strong>de</strong> son auteur, le projet philosophique <strong>de</strong> Carnap<br />

se réfère explicitement, eu égard à sa métho<strong>de</strong>, à un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> travail<br />

collaboratif qui vise le type d’intelligibilité et <strong>de</strong> rationalité que l’on peut<br />

trouver dans une certaine pratique scientifique. Mais il se comprend<br />

également, on le voit, comme une contribution à un mouvement collectif,<br />

pensé dans la continuité d’une tradition philosophique qui remonte<br />

au combat <strong>de</strong>s Lumières contre différentes formes d’irrationalisme et<br />

d’intolérance, y compris dans sa dimension pratique. Pour Carnap<br />

comme pour cette partie du mouvement qui prendra ultérieurement le<br />

nom d’« empirisme logique », un tel combat prenait typiquement la forme<br />

d’une lutte contre la métaphysique – en particulier dans sa version dite<br />

« théologique » –, lutte dont l’analyse logique du langage constituait l’un<br />

<strong>de</strong>s principaux instruments.<br />

Dans ce contexte, on comprend l’importance cruciale <strong>de</strong>s recherches qui<br />

visaient à clarifier le statut épistémologique <strong>de</strong> la « nouvelle logique », car<br />

celle-ci était investie d’une fonction qui en faisait la clef d’un projet<br />

philosophique ambitieux. Beaucoup trop ambitieux, en réalité, car la<br />

question <strong>de</strong> l’essence <strong>de</strong> la logique se révéla bien plus complexe que ce<br />

qu’avaient d’abord imaginé les auteurs du programme esquissé dans le<br />

Manifeste du Cercle <strong>de</strong> Vienne 22 . La logique, censée être constituée <strong>de</strong> pures<br />

tautologies (au sens d’énoncés qui ne nous apprennent rien sur l’état <strong>de</strong>s<br />

choses dans le mon<strong>de</strong>), <strong>de</strong>vait, selon ce programme, non seulement servir <strong>de</strong><br />

base à la reconstruction rationnelle <strong>de</strong> tous les concepts en usage dans<br />

les sciences du réel – c’est le programme <strong>de</strong> La Construction logique<br />

du mon<strong>de</strong> –, mais également permettre d’établir que les énoncés <strong>de</strong> la<br />

métaphysique sont dépourvus <strong>de</strong> toute signification cognitive 23 et que les<br />

mathématiques peuvent être reconstruites comme une « branche » <strong>de</strong> la<br />

logique 24 .<br />

La plupart <strong>de</strong>s représentants du mouvement pour une conception<br />

scientifique du mon<strong>de</strong> comprirent assez rapi<strong>de</strong>ment que bien <strong>de</strong>s objectifs <strong>de</strong><br />

l’ambitieux programme <strong>de</strong> la fin <strong>de</strong>s années 1920 ne pouvaient en réalité être<br />

atteints, du moins tels qu’ils avaient été initialement conçus. Carnap, pour sa<br />

part, ne renonça cependant pas à l’orientation profon<strong>de</strong> <strong>de</strong> son projet<br />

philosophique, qui impliquait une critique <strong>de</strong> la métaphysique, un traitement<br />

uniforme <strong>de</strong>s propositions <strong>de</strong> la logique et <strong>de</strong>s mathématiques et une<br />

reconstruction rationnelle <strong>de</strong>s concepts <strong>de</strong> la science du réel en un système<br />

22. Une version similaire du programme (dans laquelle on peut observer le même excès<br />

d’optimisme) est exposée dans A. Blumberg et H. Feigl, « Le positivisme logique. Un<br />

nouveau courant dans la <strong>philosophie</strong> européenne » (1931), trad. P. Wagner, in Ch. Bonnet et<br />

P. Wagner (éds.), L’Âge d’or <strong>de</strong> l’empirisme logique, <strong>Paris</strong>, Gallimard, 2006, p. 135-159.<br />

23. Cf. R. Carnap, « Le dépassement <strong>de</strong> la métaphysique par l’analyse logique du langage »<br />

(1931), trad. B. Cassin et al., in A. Soulez (éd.), Manifeste du Cercle <strong>de</strong> Vienne et autres<br />

écrits, <strong>Paris</strong>, Vrin, 2010, p. 149-171.<br />

24. R. Carnap, « Les mathématiques comme branche <strong>de</strong> la logique » (1930), trad. D. Chapuis-<br />

Schmitz, in P. Wagner (dir.), De l’universalisme au pluralisme logique, <strong>Paris</strong>, Vrin, à paraître.


Pluralisme logique, tolérance et empirisme 107/135<br />

unifié. Mais au début <strong>de</strong>s années 1930, il comprit que la réalisation <strong>de</strong> ce<br />

programme exigeait que certaines <strong>de</strong> ses conceptions fondamentales soient<br />

réformées. L’adoption du pluralisme logique et du principe <strong>de</strong> tolérance fut<br />

certainement, à cet égard, la décision <strong>de</strong> réforme la plus radicale 25 . Dans le<br />

même temps, cette conception nouvelle <strong>de</strong> la logique rendait également<br />

possible une nouvelle conception <strong>de</strong> l’a priori, du rapport à la métaphysique,<br />

et <strong>de</strong> la métho<strong>de</strong> philosophique.<br />

Le choix du pluralisme logique et <strong>de</strong> la tolérance<br />

Renoncer à l’universalisme ne fut pas la décision d’un seul jour et<br />

l’histoire complexe <strong>de</strong> ce tournant majeur <strong>de</strong> la pensée <strong>de</strong> Carnap a fait<br />

l’objet d’étu<strong>de</strong>s historiques minutieuses dont nous ne reprenons pas ici le<br />

détail 26 . Pour nous en tenir à l’essentiel, disons que l’idée fondamentale était,<br />

premièrement, qu’un langage est défini par <strong>de</strong>s règles formelles (règles <strong>de</strong><br />

formation qui définissent quelles suites <strong>de</strong> signes ont valeur d’énoncés, et<br />

règles <strong>de</strong> transformation qui définissent à quelles conditions un énoncé est<br />

conséquence d’un ensemble d’énoncés) ; <strong>de</strong>uxièmement, que <strong>de</strong>s choix<br />

différents pour ces règles – et donc pour une variété <strong>de</strong> langages possibles –<br />

peuvent être analysés, étudiés et discutés dans un métalangage (alors que les<br />

représentants <strong>de</strong> la <strong>philosophie</strong> universaliste ne concevaient évi<strong>de</strong>mment<br />

pas la possibilité d’une distinction principielle entre plusieurs langages et<br />

n’avaient donc pas théorisé l’idée d’un métalangage) ; enfin et surtout,<br />

troisièmement, que le choix d’adopter tel ensemble <strong>de</strong> règles (c’est-à-dire<br />

tel langage particulier, mais également – parce que les règles définissent<br />

un concept <strong>de</strong> conséquence – telle logique particulière) ne saurait recevoir<br />

aucune justification ontologique ou épistémologique, parce qu’il n’y a rien<br />

par rapport à quoi ces règles puissent être dites ni correctes ou incorrectes,<br />

ni vraies ou fausses ; aussi la décision, sur ce point, est-elle purement<br />

pragmatique, au sens où ce qui la justifie est <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> la convenance, <strong>de</strong><br />

la simplicité ou <strong>de</strong> l’opportunité, non <strong>de</strong> la vérité.<br />

Remarquons que si l’adoption d’un cadre linguistique <strong>de</strong> référence (qui<br />

comprend un ensemble <strong>de</strong> règles logiques) ne saurait être dite correcte ou<br />

incorrecte, si, en d’autres termes, il s’agit d’une décision pratique qui n’est<br />

pas fondée sur une connaissance théorique, le principe <strong>de</strong> tolérance lui-même<br />

ne doit pas davantage être interprété comme une thèse qui serait susceptible<br />

d’être prouvée ou justifiée, ni même qualifiée <strong>de</strong> vraie ou <strong>de</strong> fausse. Il n’est<br />

certes pas impossible d’envisager une discussion sur la question <strong>de</strong> savoir<br />

s’il existe réellement une ou plusieurs logiques (à distinguer <strong>de</strong> la question<br />

25. Paradoxalement, elle fut également, pendant longtemps, la moins remarquée et la moins<br />

commentée. De là <strong>de</strong> fréquents contresens sur le sens <strong>de</strong> sa pensée, chez un grand nombre <strong>de</strong><br />

critiques et <strong>de</strong> commentateurs.<br />

26. Cf. les références indiquées ci-<strong>de</strong>ssus dans les notes 7 et 19 (p. 100 et 1<strong>05</strong>).


108/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

<strong>de</strong> savoir s’il existe plusieurs langages définis par <strong>de</strong>s règles, y compris <strong>de</strong>s<br />

règles <strong>de</strong> transformation qui définissent une relation <strong>de</strong> conséquence), mais<br />

la décision prise par Carnap est <strong>de</strong> ne pas s’engager dans une forme <strong>de</strong><br />

discussion qui, pour régler cette question, ferait référence à une ontologie,<br />

une épistémologie ou une psychologie, précisément pour les raisons<br />

invoquées par Frege : tout raisonnement qui se rapporterait à l’une <strong>de</strong> ces<br />

disciplines présuppose un cadre logique, c’est-à-dire justement la définition<br />

<strong>de</strong>s règles logiques que l’on est prêt à suivre dans le raisonnement. Le<br />

principe <strong>de</strong> tolérance doit donc être compris comme une suggestion, ou une<br />

recommandation : celle, premièrement, <strong>de</strong> ne pas chercher à justifier les<br />

principes <strong>de</strong> la logique sur une ontologie ou une théorie <strong>de</strong> la connaissance<br />

et, <strong>de</strong>uxièmement, <strong>de</strong> remplacer toute justification <strong>de</strong>s principes logiques par<br />

une exposition <strong>de</strong>s règles que l’on souhaite adopter comme définissant un<br />

cadre logique <strong>de</strong> référence. La position adoptée par Carnap est à la fois<br />

pluraliste et anti-fondationaliste, comme le montre l’exposition du principe<br />

<strong>de</strong> tolérance qu’on peut lire dans l’Avant-propos <strong>de</strong> La Syntaxe logique<br />

du langage :<br />

[Dans ce livre], on défendra l’idée que nous avons à tout point <strong>de</strong> vue<br />

une liberté complète à l’égard <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong> langage ; qu’aussi bien les règles<br />

<strong>de</strong> construction pour les propositions que les règles <strong>de</strong> transformation (ces<br />

<strong>de</strong>rnières sont habituellement désignées sous les noms <strong>de</strong> « postulats » et <strong>de</strong><br />

« règles d’inférence ») peuvent être choisies <strong>de</strong> façon tout à fait arbitraire. […]<br />

L’utilisation <strong>de</strong> cette métho<strong>de</strong> a en outre pour effet <strong>de</strong> faire disparaître les<br />

divergences <strong>de</strong> position sur le problème <strong>de</strong>s fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong>s mathématiques.<br />

Car le langage, pour ce qui est <strong>de</strong> sa forme mathématique, peut être<br />

construit conformément aux préférences <strong>de</strong> l’une quelconque <strong>de</strong>s tendances<br />

représentées ; <strong>de</strong> sorte qu’il ne se pose absolument aucune question <strong>de</strong><br />

justification, mais uniquement le problème <strong>de</strong>s conséquences syntaxiques<br />

auxquelles conduit l’un ou l’autre <strong>de</strong>s choix. […] Les premières tentatives<br />

qui ont été effectuées pour détacher le vaisseau logique <strong>de</strong> la terra firma <strong>de</strong>s<br />

formes classiques étaient assurément audacieuses, si on les considère du<br />

point <strong>de</strong> vue historique. Mais elles ont été entravées par le fait que l’on<br />

s’efforçait <strong>de</strong> réaliser quelque chose <strong>de</strong> « correct ». Maintenant, en revanche,<br />

cet obstacle a été surmonté, et <strong>de</strong>vant nous s’étend l’océan immense <strong>de</strong>s<br />

possibilités illimitées 27 .<br />

On pourrait supposer que le pluralisme logique, tel que le comprend<br />

Carnap dans ce texte, se justifie par une conviction philosophique<br />

préalablement acceptée, selon laquelle seuls sont doués <strong>de</strong> signification les<br />

énoncés qui sont susceptibles d’être vérifiés (ou confirmés, ou testés) dans<br />

l’expérience. En d’autres termes, la thèse du pluralisme pourrait être conçue<br />

comme implicitement fondée sur une théorie vérificationniste <strong>de</strong> la<br />

signification qui exprimerait <strong>de</strong>s convictions empiristes. Selon ce point <strong>de</strong><br />

vue, si l’adoption d’un cadre logique doit être conçue comme une question<br />

27. R. Carnap, Logische Syntax <strong>de</strong>r Sprache, Vienne, Springer, 1934, p. v-vi.


Pluralisme logique, tolérance et empirisme 109/135<br />

<strong>de</strong> pure décision ou <strong>de</strong> stipulation, c’est parce que la correction d’une règle<br />

<strong>de</strong> logique n’est pas susceptible d’être vérifiée dans l’expérience, et qu’en<br />

cherchant à donner une justification épistémologique à l’adoption d’un<br />

ensemble <strong>de</strong> règles logiques, on verserait nécessairement dans une <strong>de</strong>s<br />

formes <strong>de</strong> métaphysique que Carnap et les empiristes logiques refusaient<br />

précisément <strong>de</strong> reconnaître comme douées <strong>de</strong> sens.<br />

Une telle interprétation ne rend cependant pas compte <strong>de</strong> la radicalité<br />

du tournant opéré par Carnap, car on voit mal comment le principe<br />

du vérificationnisme, qui n’est pas lui-même susceptible d’être vérifié<br />

dans l’expérience, pourrait à son tour être conçu comme une thèse, vraie<br />

ou fausse. Selon une critique bien connue, en effet, si le principe du<br />

vérificationnisme était une thèse, il <strong>de</strong>vrait alors lui-même être rejeté comme<br />

dépourvu <strong>de</strong> signification en vertu du principe qu’il énonce. Le principe du<br />

vérificationnisme doit donc plutôt être lui-même compris comme une<br />

proposition (au sens d’une suggestion) que l’on peut recomman<strong>de</strong>r<br />

d’adopter, et il ne saurait, en conséquence, être conçu comme une<br />

justification <strong>de</strong> la vérité du pluralisme logique 28 .<br />

L’idée fondamentale <strong>de</strong> Carnap est <strong>de</strong> renoncer à l’idée <strong>de</strong> correction<br />

en logique et <strong>de</strong> remplacer l’éventuelle fondation <strong>de</strong> la logique par une<br />

stipulation. En choisissant d’adopter cette position, Carnap reste fidèle<br />

à l’idée frégéenne selon laquelle aucune discipline ne peut être établie<br />

en <strong>de</strong>hors d’un cadre logique premier ; il renonce, en revanche, à<br />

l’universalisme et donc à l’idée qu’il y aurait une seule logique (et,<br />

fondamentalement, un seul langage 29 ).<br />

Le <strong>de</strong>rnier texte cité fait également apparaître l’une <strong>de</strong>s motivations <strong>de</strong><br />

Carnap pour l’adoption du pluralisme logique et du principe <strong>de</strong> tolérance :<br />

« faire disparaître les divergences <strong>de</strong> position sur le problème <strong>de</strong>s<br />

fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong>s mathématiques ». À strictement parler, les divergences <strong>de</strong><br />

position <strong>de</strong>meurent, même dans le cadre que propose Carnap, celui d’une<br />

exposition systématique <strong>de</strong>s règles logiques que l’on souhaite adopter et <strong>de</strong><br />

leur discussion dans un métalangage. Mais il est clair que ces divergences<br />

n’ont plus alors la même signification : la comparaison <strong>de</strong>s conséquences qui<br />

résultent <strong>de</strong> l’adoption <strong>de</strong> tel système <strong>de</strong> règles ou <strong>de</strong> tel autre, <strong>de</strong> tel langage<br />

ou <strong>de</strong> telle structure logique plutôt qu’un ou une autre, remplace les<br />

discussions philosophiques sur <strong>de</strong>s questions <strong>de</strong> fon<strong>de</strong>ment. Cette position<br />

illustre bien l’orientation radicalement déflationniste que prend la pensée <strong>de</strong><br />

Carnap, qui suggère <strong>de</strong> laisser à l’écart les discussions philosophiques<br />

28. Sur cette question, cf. Th. Ricketts, « Carnap’s Principle of Tolerance, Empiricism, and<br />

Conventionalism », in P. Clark et B. Hale (éds.), Reading Putnam, Oxford, Blackwell, 1994,<br />

p. 176-200.<br />

29. Sur le sens <strong>de</strong> « un seul langage », dans ce contexte, cf. l’aphorisme 3.343 du Tractatus <strong>de</strong><br />

Wittgenstein : « Les définitions sont <strong>de</strong>s règles <strong>de</strong> traduction d’une langue dans une autre.<br />

Tout symbolisme correct doit pouvoir être traduit dans tout autre au moyen <strong>de</strong> telles règles :<br />

c’est cela qu’ils ont tous en commun ». Le pluralisme logique renonce à l’idée même <strong>de</strong><br />

« symbolisme correct ».


110/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

infructueuses ou stériles dont font typiquement partie, selon lui, les débats<br />

sur le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong>s mathématiques tels qu’ils avaient cours dans les<br />

années 1920, entre l’intuitionnisme, le formalisme et le logicisme. Ici<br />

encore, Carnap n’a pas l’ambition <strong>de</strong> prouver qu’il n’y a pas <strong>de</strong> fon<strong>de</strong>ment<br />

aux règles – y compris logiques – qui définissent un langage, ou le langage<br />

dont nous faisons usage ; il propose ou suggère plutôt <strong>de</strong> renoncer à chercher<br />

à résoudre le problème du fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> cette manière, et tel est le sens <strong>de</strong><br />

l’adoption du principe <strong>de</strong> tolérance.<br />

Tolérance et empirisme<br />

En renonçant à l’universalisme logique au profit du pluralisme et <strong>de</strong> la<br />

tolérance, Carnap ne renonçait pas au projet philosophique général dont nous<br />

avons indiqué quelques éléments. Mais une révision aussi radicale <strong>de</strong> sa<br />

<strong>philosophie</strong> <strong>de</strong> la logique ne pouvait rester sans conséquence pour ce projet,<br />

car la logique en constituait le principal outil méthodologique. Le tournant<br />

pluraliste entraînait notamment une révision <strong>de</strong>s modalités <strong>de</strong> la critique <strong>de</strong><br />

la métaphysique et <strong>de</strong> l’analyse <strong>de</strong>s propositions logico-mathématiques<br />

comme vi<strong>de</strong>s <strong>de</strong> contenu, <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>s piliers <strong>de</strong> l’empirisme carnapien.<br />

En 1932 paraissait le (trop) fameux article sur « Le dépassement <strong>de</strong> la<br />

métaphysique par l’analyse logique du langage » 30 , l’un <strong>de</strong>s rares écrits <strong>de</strong><br />

Carnap dont une traduction française avait été publiée au siècle <strong>de</strong>rnier.<br />

Carnap tentait d’y montrer que les énoncés <strong>de</strong> la métaphysique n’ont pas<br />

davantage <strong>de</strong> sens qu’une suite <strong>de</strong> mots comme « César est un nombre<br />

premier » et se plaisait à comparer les métaphysiciens à « <strong>de</strong>s musiciens sans<br />

talent musical » 31 . Ce texte, qui fut rédigé avant le tournant pluraliste, expose<br />

une version <strong>de</strong> la critique <strong>de</strong> la métaphysique que Carnap n’a en fait<br />

défendue que pendant une pério<strong>de</strong> assez brève, et il est très regrettable<br />

que <strong>de</strong> telles formulations continuent, aujourd’hui encore, à être conçues<br />

comme offrant une représentation adéquate <strong>de</strong> la pensée <strong>de</strong> leur auteur dans<br />

son ensemble 32 . Carnap semble effectivement avoir nourri, pendant un<br />

temps, l’espoir que l’analyse logique (fondée sur la logique universelle)<br />

<strong>de</strong>s énoncés permette, premièrement, d’établir que les énoncés <strong>de</strong> la<br />

métaphysique sont dépourvus <strong>de</strong> sens et, <strong>de</strong>uxièmement, <strong>de</strong> caractériser le<br />

contenu <strong>de</strong> signification <strong>de</strong>s énoncés <strong>de</strong>s sciences du réel. Si l’on suppose<br />

qu’il y a un langage logique (dans lequel les énoncés doués <strong>de</strong> sens <strong>de</strong>s<br />

différentes langues peuvent être formulés) et donc une logique universelle,<br />

on peut bien concevoir le projet d’une distinction entre trois catégories <strong>de</strong><br />

30. R. Carnap, op. cit., (cf. supra, note 23, p. 106).<br />

31. Op. cit., p. 169.<br />

32. La diffusion <strong>de</strong> ce texte, et <strong>de</strong> quelques autres, a largement contribué à forger la réputation<br />

détestable et parfaitement imméritée qui reste encore attachée au nom <strong>de</strong> son auteur : celle<br />

d’une pensée sectaire, intolérante et profondément antiphilosophique.


Pluralisme logique, tolérance et empirisme 111/135<br />

formulations qui, dans le langage usuel, préten<strong>de</strong>nt au titre d’énoncé :<br />

1) celles dont la traduction dans le langage logique révèle qu’il s’agit<br />

en réalité <strong>de</strong> pseudo-énoncés dépourvus <strong>de</strong> signification ; 2) celles qui se<br />

réduisent à <strong>de</strong>s lois logiques ; 3) celles dont l’analyse met en évi<strong>de</strong>nce le<br />

contenu exact <strong>de</strong> leur signification. En prenant le tournant pluraliste, Carnap<br />

renonce à trouver dans la logique censée être universelle le principe d’une<br />

séparation rigoureuse entre propositions métaphysiques, propositions logicomathématiques<br />

et propositions <strong>de</strong>s sciences <strong>de</strong> la nature, conçu comme<br />

recouvrant la tripartition précé<strong>de</strong>nte.<br />

Pour autant, il ne renonce ni à la critique <strong>de</strong> la métaphysique par analyse<br />

logique du langage, ni à l’idée que les énoncés <strong>de</strong>s sciences formelles<br />

(logique et mathématiques) ont pour caractère commun l’absence <strong>de</strong> tout<br />

contenu <strong>de</strong> signification. Mais après l’adoption du principe <strong>de</strong> tolérance, ces<br />

idées prennent un sens singulièrement différent puisque Carnap suggère<br />

alors <strong>de</strong> remplacer la pratique <strong>de</strong> la <strong>philosophie</strong> au sens traditionnel par la<br />

logique <strong>de</strong> la science 33 , et donc par l’analyse <strong>de</strong>s langages dans lesquels<br />

une reconstruction systématique <strong>de</strong>s énoncés qui expriment une forme <strong>de</strong><br />

connaissance est possible. L’empirisme, alors défini par une forme <strong>de</strong><br />

vérificationnisme (mais dans lequel l’exigence <strong>de</strong> confirmabilité ou <strong>de</strong><br />

testabilité remplace celle <strong>de</strong> vérifiabilité), n’est plus conçu comme une thèse<br />

ou une affirmation mais comme une exigence ou une recommandation :<br />

Il me semble préférable <strong>de</strong> formuler le principe <strong>de</strong> l’empirisme non pas<br />

sous la forme d’une affirmation – « toute connaissance est empirique » ou<br />

« tous les énoncés synthétiques que nous pouvons connaître sont fondés sur (ou<br />

liés à) <strong>de</strong>s expériences » ou d’autres formulations du même genre – mais plutôt<br />

sous la forme d’une proposition ou d’une exigence. En tant qu’empiristes, nous<br />

requerrons du langage <strong>de</strong> la science qu’il soit restreint d’une certaine manière ;<br />

nous requerrons que les prédicats <strong>de</strong>scriptifs, et donc les énoncés synthétiques,<br />

ne soient pas admis à moins d’avoir quelque lien avec <strong>de</strong>s observations<br />

possibles, un lien qui doit être caractérisé <strong>de</strong> manière adéquate. Il me semble<br />

qu’une telle formulation apportera une plus gran<strong>de</strong> clarté, tant pour la poursuite<br />

<strong>de</strong>s débats entre empiristes et anti-empiristes que pour les réflexions <strong>de</strong>s<br />

empiristes 34 .<br />

On reconnaît dans l’article dont est extrait ce passage plusieurs<br />

caractères <strong>de</strong> l’orientation que prend la pensée <strong>de</strong> Carnap à partir du tournant<br />

<strong>de</strong>s années 1930. Premièrement, un déflationnisme philosophique qui<br />

consiste à remplacer l’activité <strong>de</strong> théorisation <strong>de</strong>s questions philosophiques,<br />

telle qu’elle est traditionnellement conçue, par une recherche sur les formes<br />

<strong>de</strong> langage possibles, pratiquée dans un métalangage (typiquement, au lieu<br />

33. « La logique <strong>de</strong> la science prend la place <strong>de</strong> l’enchevêtrement inextricable <strong>de</strong> problèmes<br />

que l’on désigne du nom <strong>de</strong> <strong>philosophie</strong>. », R. Carnap, Logische Syntax <strong>de</strong>r Sprache, Vienne,<br />

Springer, 1934, p. 2<strong>05</strong>.<br />

34. R. Carnap, Testabilité et signification, (1936-1937), trad. Y. Benétreau-Dupin, <strong>Paris</strong>, Vrin,<br />

à paraître, § 27.


112/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

<strong>de</strong> s’interroger pour savoir si toute connaissance est empirique, rechercher<br />

quelles sont les formes <strong>de</strong> langage dans lesquels les prédicats <strong>de</strong>scriptifs ne<br />

sont admis qu’à condition d’entretenir certaines relations – sur lesquelles<br />

Carnap donne <strong>de</strong>s précisions – avec <strong>de</strong>s observations possibles, et analyser<br />

les conséquences <strong>de</strong> l’adoption <strong>de</strong> ces formes <strong>de</strong> langage), où l’on reconnaît<br />

un exemple caractéristique du tournant linguistique en <strong>philosophie</strong>.<br />

Deuxièmement, l’application du pluralisme et <strong>de</strong> la tolérance, qui valent<br />

présentement non seulement pour les règles logiques mais également pour<br />

les formes <strong>de</strong> langage en un sens plus général (notamment le choix <strong>de</strong>s<br />

prédicats <strong>de</strong>scriptifs). Enfin, troisièmement, l’idée selon laquelle le choix<br />

du langage est une question <strong>de</strong> décision pratique, non <strong>de</strong> connaissance<br />

théorique. Voici comment Carnap expose ce troisième point :<br />

Mais même si L <strong>de</strong>vait être un langage adéquat pour toute la science,<br />

nombreux sont ceux – dont je fais partie – qui ne souhaiteraient pas que L<br />

contienne un énoncé correspondant à tout énoncé habituellement considéré<br />

comme un énoncé correct du français et employé par les gens instruits. Nous ne<br />

souhaiterions pas, par exemple, avoir les énoncés qui correspon<strong>de</strong>nt à un grand<br />

nombre, ou à la plupart, <strong>de</strong>s énoncés qu’on trouve dans les livres <strong>de</strong>s<br />

métaphysiciens. Ou, pour donner un exemple non-métaphysique, les membres<br />

<strong>de</strong> notre Cercle ne souhaitaient pas autrefois inclure dans notre langage <strong>de</strong> la<br />

science un énoncé correspondant à l’énoncé français S1 : « Cette pierre pense<br />

maintenant à Vienne ». […] Notre erreur fut simplement <strong>de</strong> ne pas avoir<br />

reconnu que la question était une question <strong>de</strong> décision concernant la forme du<br />

langage ; nous avons exprimé par conséquent notre conception sous la forme<br />

d’une affirmation – ce qui est courant parmi les philosophes – plutôt que sous<br />

la forme d’une proposition 35 .<br />

Le point essentiel est que le problème philosophique initial est remplacé<br />

par la question du choix d’un certain langage, qui relève d’une décision. Et<br />

la suggestion <strong>de</strong> Carnap est alors d’adopter une forme <strong>de</strong> langage dans<br />

laquelle on ne puisse former ni <strong>de</strong>s énoncés correspondant à ceux <strong>de</strong> la<br />

métaphysique ni <strong>de</strong>s énoncés qui enfreignent certaines règles <strong>de</strong> la logique<br />

du langage usuel comme « Cette pierre pense maintenant à Vienne ».<br />

De manière similaire, alors que dans les années 1920, Carnap<br />

défendait la thèse selon laquelle les mathématiques sont une branche <strong>de</strong> la<br />

logique et qu’elles sont dépourvues <strong>de</strong> tout contenu cognitif (parce qu’il<br />

n’existe aucun domaine d’objets mathématiques qu’elles nous feraient<br />

connaître), dans les années 1930, après l’adoption du principe <strong>de</strong> tolérance, il<br />

ne renonce pas à l’idée que les énoncés mathématiques sont vi<strong>de</strong>s <strong>de</strong> contenu<br />

(ces énoncés sont analytiques), mais cette idée prend alors la forme d’une<br />

suggestion relative au choix d’un langage. La proposition empiriste (du<br />

moins celle <strong>de</strong> l’empirisme carnapien) est donc d’adopter un langage dans<br />

lequel les énoncés qui correspon<strong>de</strong>nt aux énoncés logico-mathématiques du<br />

langage usuel peuvent être reconstruits comme <strong>de</strong>s énoncés analytiques. On<br />

35. R. Carnap, ibid. Les italiques sont ajoutés.


Pluralisme logique, tolérance et empirisme 113/135<br />

reconnaît, ici encore, certains caractères <strong>de</strong> la pensée <strong>de</strong> Carnap déjà<br />

soulignés : son déflationnisme philosophique (ce qui était une thèse sur<br />

l’essence <strong>de</strong>s mathématiques est remplacé par l’analyse d’un langage que<br />

l’on se propose <strong>de</strong> construire), le pluralisme (il existe plusieurs formes <strong>de</strong><br />

langage, certains dans lesquels les mathématiques sont analytiques d’autres<br />

dans lesquels elles ne le sont pas), et la tolérance (le choix <strong>de</strong> telle forme <strong>de</strong><br />

langage plutôt qu’une autre relève d’une décision pratique qui, sans être<br />

arbitraire, n’est pas pour autant fondée sur une connaissance théorique ou sur<br />

une ontologie – l’essence <strong>de</strong>s choses ou un en soi <strong>de</strong>s objets mathématiques.<br />

Carnap nietzschéen ?<br />

Dans le chapitre <strong>de</strong> la Dialectique transcendantale dans lequel il traitait<br />

<strong>de</strong> l’antinomie <strong>de</strong> la raison pure, Kant choisissait <strong>de</strong> nommer « empirisme »<br />

la doctrine formée <strong>de</strong>s quatre « antithèses » (selon lesquelles 1. le mon<strong>de</strong> n’a<br />

<strong>de</strong> commencement ni dans le temps ni dans l’espace, 2. il n’existe rien<br />

<strong>de</strong> simple, 3. il n’y a pas <strong>de</strong> liberté, et 4. il n’existe aucun être absolument<br />

nécessaire) et montrait que si l’empirisme ainsi défini pouvait être compris<br />

comme « une maxime qui nous recomman<strong>de</strong>rait la modération dans nos<br />

prétentions et la réserve dans nos assertions 36 » (recommandation <strong>de</strong> ne pas<br />

s’enquérir <strong>de</strong> ce qui dépasse le champ <strong>de</strong>s simples expériences possibles),<br />

cette même doctrine « <strong>de</strong>vient [elle]-même dogmatique par rapport à nos<br />

idées (comme il arrive le plus souvent), et s’il nie avec assurance ce qui est<br />

au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la sphère <strong>de</strong> ses connaissances intuitives, [l’empirisme] tombe<br />

alors à son tour dans le vice d’immo<strong>de</strong>stie 37 ». S’il veut éviter <strong>de</strong> verser<br />

dans le dogmatisme, et <strong>de</strong> se retourner ainsi en son contraire, ce que Kant<br />

appelle ici « empirisme » doit donc, selon lui, prendre la forme d’une<br />

recommandation, non celle d’une affirmation. On peut dire que l’empirisme<br />

carnapien <strong>de</strong>s années 1920, comme l’empirisme au sens que Kant donne à ce<br />

terme dans le chapitre sur l’antinomie <strong>de</strong> la raison pure, versait dans une<br />

forme <strong>de</strong> dogmatisme et dans le vice d’immo<strong>de</strong>stie lorsqu’il se proposait<br />

d’établir que les énoncés <strong>de</strong> la métaphysique sont (en soi) dépourvus <strong>de</strong><br />

signification et que les mathématiques sont, par essence, une branche <strong>de</strong> la<br />

logique. De même que l’empirisme conçu, chez Kant, comme une doctrine<br />

formée <strong>de</strong> thèses (en fait les quatre antithèses <strong>de</strong> « L’antinomie <strong>de</strong> la raison<br />

pure ») se retourne en quelque sorte contre lui-même dans une forme <strong>de</strong><br />

dogmatisme, <strong>de</strong> même le principe du vérificationnisme, s’il est conçu<br />

comme une thèse qui définirait l’empirisme, se retourne contre lui-même en<br />

offrant un argument qui permet d’établir qu’il est, précisément en raison <strong>de</strong><br />

ce qu’il énonce, dépourvu <strong>de</strong> signification.<br />

36. E. Kant, Critique <strong>de</strong> la raison pure, AK III 327. Trad. A. J.-L. Delamarre et F. Marty,<br />

<strong>Paris</strong>, Gallimard, Pléia<strong>de</strong>, vol. 1, p. 1123.<br />

37. Ibid.


114/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

La réponse <strong>de</strong> Carnap à cette objection bien connue repose d’une part<br />

sur l’introduction du point <strong>de</strong> vue métalinguistique, et donc, <strong>de</strong> fait, sur la<br />

version carnapienne du tournant linguistique (la <strong>philosophie</strong> est remplacée<br />

par une analyse logique <strong>de</strong>s langages possibles, menée dans un métalangage)<br />

et, d’autre part, sur le tournant pluraliste et le principe <strong>de</strong> tolérance, qui<br />

font du choix d’un cadre logico-linguistique particulier une question<br />

<strong>de</strong> stipulation. Or pluralisme et tolérance sont eux-mêmes adoptés en<br />

conséquence d’une décision, en sorte que dans sa réponse, Carnap a recours<br />

à une double décision 38 : premièrement, l’adoption du pluralisme et <strong>de</strong> la<br />

tolérance ; <strong>de</strong>uxièmement, dans le cadre du pluralisme et <strong>de</strong> la tolérance,<br />

l’adoption d’un (ou la recommandation d’adopter un) cadre linguistique<br />

dans lequel les énoncés <strong>de</strong> la logique et <strong>de</strong>s mathématiques peuvent être<br />

reconstruits en tant qu’énoncés analytiques et dans lequel il n’est pas<br />

possible <strong>de</strong> reconstruire comme étant doués <strong>de</strong> sens les énoncés <strong>de</strong> la<br />

métaphysique. La secon<strong>de</strong> décision peut en fait être conçue comme un<br />

véritable programme <strong>de</strong> recherche auquel Carnap continua <strong>de</strong> travailler<br />

jusqu’à la fin <strong>de</strong> sa vie : montrer qu’il est possible <strong>de</strong> définir avec précision<br />

un langage dans lequel ces <strong>de</strong>ux exigences relatives aux mathématiques et à<br />

la métaphysique peuvent effectivement être satisfaites, ainsi que d’autres<br />

exigences, caractéristiques <strong>de</strong> l’empirisme carnapien 39 .<br />

Cette interprétation <strong>de</strong> sa pensée permet d’apporter une réponse aux<br />

objections <strong>de</strong> certains commentateurs qui ont cru pouvoir détecter une<br />

tension dans l’empirisme <strong>de</strong> Carnap, entre, d’une part, le principe <strong>de</strong><br />

tolérance et, d’autre part, l’idée selon laquelle les énoncés <strong>de</strong> la logique<br />

et <strong>de</strong>s mathématiques sont analytiques 40 . Elle n’est cependant pas sans<br />

soulever <strong>de</strong> nouvelles difficultés et objections, dont l’une concerne la<br />

distinction <strong>de</strong> principe entre décision pratique et connaissance théorique, sur<br />

laquelle sont fondés le pluralisme et la tolérance. Si la préférence affichée<br />

pour un langage dont les énoncés métaphysiques sont exclus et dans lequel<br />

38. On notera au passage qu’il s’agit <strong>de</strong> la réponse <strong>de</strong> Carnap, non celle <strong>de</strong>s empiristes<br />

logiques en général. La réponse <strong>de</strong> Moritz Schlick, par exemple, est radicalement différente.<br />

La question <strong>de</strong> l’empirisme fit l’objet <strong>de</strong> très vifs débats au sein du Cercle <strong>de</strong> Vienne,<br />

notamment entre Carnap, Schlick et Neurath, qui ne s’enten<strong>de</strong>nt pas sur la manière <strong>de</strong><br />

concevoir un empirisme conséquent.<br />

39. Les « décisions » prises par Carnap relativement aux mathématiques et à la métaphysique<br />

sont <strong>de</strong>ux exemples, parmi d’autres, <strong>de</strong>s caractères qui définissent son orientation<br />

philosophique empiriste. Pour centrales qu’elles puissent être pour lui, elles ne suffisent<br />

évi<strong>de</strong>mment pas à définir complètement son projet philosophique.<br />

40. Comment prôner le pluralisme logique et la tolérance, en effet, si celle-ci dépend <strong>de</strong> la<br />

possibilité <strong>de</strong> séparer sciences formelles et sciences du réel, et donc <strong>de</strong> l’adoption d’une<br />

forme <strong>de</strong> logicisme qui rend possible une telle séparation ? Cette difficulté est discutée par<br />

M. Friedman dans « Tolerance and Analyticity in Carnap’s Philosophy of Mathematics »,<br />

in M. Friedman, Reconsi<strong>de</strong>ring Logical Positivism, Cambridge, Cambridge University<br />

Press, 1999. Plus récemment, M. Friedman a proposé une nouvelle résolution <strong>de</strong> cette<br />

tension (différente <strong>de</strong> celle que nous venons d’exposer), in « Tolerance, Intuition, and<br />

Empiricism », in P. Wagner (éd.), Carnap’s Logical Syntax of Language, Basingstoke,<br />

Palgrave Macmillan, 2009.


Pluralisme logique, tolérance et empirisme 115/135<br />

les mathématiques sont analytiques ne repose pas, fondamentalement, sur<br />

une connaissance théorique relative aux prétendus objets <strong>de</strong> la métaphysique<br />

et <strong>de</strong>s mathématiques, mais sur une décision pratique qui, sans être<br />

arbitraire, n’a <strong>de</strong> justification que purement pragmatique, alors se pose la<br />

question <strong>de</strong> la rationalité d’une telle décision et <strong>de</strong> la valeur du type <strong>de</strong><br />

justification dont elle est susceptible. Si l’analyticité <strong>de</strong>s mathématiques et le<br />

rejet <strong>de</strong> la métaphysique ne sont plus fondés sur le recours à l’analyse<br />

logique au sens <strong>de</strong> la logique universelle, on est en effet en droit <strong>de</strong><br />

s’interroger d’une part sur la valeur <strong>de</strong>s analyses logiques qui reposent sur<br />

<strong>de</strong>s règles stipulées et, d’autre part, sur la nature exacte <strong>de</strong>s raisons<br />

« pragmatiques » qui seules justifient désormais la décision d’adopter<br />

telle ou telle forme <strong>de</strong> langage. La décision d’adopter un langage aux<br />

caractéristiques « empiristes » ne reflète-t-il pas simplement, alors, un pur<br />

préjugé antimétaphysique ? Quant à la question <strong>de</strong>s mathématiques et <strong>de</strong> ses<br />

fon<strong>de</strong>ments, Carnap nous donne-t-il vraiment <strong>de</strong>s raisons convaincantes,<br />

fussent-elles « pragmatiques », d’abandonner l’idée que cette science a un<br />

domaine d’objets propres, d’opter pour le pluralisme logique, et, enfin, <strong>de</strong><br />

penser que les mathématiques sont analytiques ?<br />

En réalité, contrairement à ce qu’ont pu affirmer quelques<br />

commentateurs, on trouve ces justifications « pragmatiques » dans les textes<br />

<strong>de</strong> Carnap. Par exemple, au sujet <strong>de</strong> la distinction entre vérités logiques et<br />

vérités factuelles, lorsqu’il explique que, selon lui, une explication <strong>de</strong> cette<br />

distinction est indispensable pour l’analyse logique <strong>de</strong> la science 41 , ce qui<br />

justifie, à ses yeux, la recherche opiniâtre d’une forme <strong>de</strong> langage dans<br />

laquelle cette distinction puisse être rendue parfaitement claire. Ce qui est<br />

remarquable, toutefois, n’est pas que Carnap ne prendrait pas la peine,<br />

comme on a pu le lui reprocher, <strong>de</strong> donner <strong>de</strong>s raisons « pragmatiques »<br />

convaincantes (fécondité, simplicité, commodité, etc.) – elles sont exposées<br />

dans ses écrits – mais plutôt qu’il choisisse <strong>de</strong> ne pas en faire une question<br />

centrale dans son travail philosophique, comme si les décisions pratiques<br />

échappaient à toute tentative <strong>de</strong> théorisation et <strong>de</strong> connaissance, et relevaient<br />

d’un domaine qui ne serait pas susceptible d’une investigation scientifique :<br />

celui <strong>de</strong>s valeurs et <strong>de</strong> la vie ; comme si la distinction principielle entre<br />

décision pratique et connaissance théorique était corrélative d’une séparation<br />

radicale entre vie et connaissance, la première dépassant les limites <strong>de</strong> ce que<br />

la secon<strong>de</strong> est capable d’embrasser. Dans un passage <strong>de</strong> la préface <strong>de</strong> La<br />

Construction logique du mon<strong>de</strong> que nous avons déjà eu l’occasion <strong>de</strong> citer,<br />

Carnap notait la communauté d’esprit entre certains mouvements artistiques<br />

<strong>de</strong> l’époque et sa propre entreprise philosophique, soulignant que « cet esprit<br />

introduit la clarté dans tous les domaines, tout en reconnaissant la<br />

complexité <strong>de</strong> la vie qui n’est jamais totalement pénétrable 42 ». Certains<br />

commentateurs ont souligné, en s’appuyant sur <strong>de</strong>s déclarations <strong>de</strong> ce genre,<br />

41. R. Carnap, Introduction to Semantics, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1942,<br />

p. xi.<br />

42. Italiques ajoutées.


116/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

l’évi<strong>de</strong>nte influence <strong>de</strong> Nietzsche (qui est cité à plusieurs reprises dans La<br />

Construction logique du mon<strong>de</strong>, ainsi que dans d’autres textes) sur la pensée<br />

<strong>de</strong> Carnap, ce qui pourrait être interprété comme une indication que<br />

son projet philosophique ne puisse pas être compris comme s’inscrivant<br />

uniquement et simplement dans la tradition <strong>de</strong>s Lumières 43 .<br />

On sait que Carnap a défendu, pendant la plus gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> sa<br />

vie, une thèse dite « non-cognitiviste » dans le domaine <strong>de</strong>s valeurs, ce qui<br />

signifie qu’il n’existe pas, pour lui, <strong>de</strong> science <strong>de</strong>s valeurs. Cela n’implique<br />

évi<strong>de</strong>mment nullement qu’aucune discussion rationnelle ne soit ni possible<br />

ni éclairante sur les questions touchant aux valeurs, à la politique, à la<br />

morale ou, plus généralement, aux questions qui appellent non une<br />

connaissance théorique mais une décision pratique 44 – y compris celle<br />

d’adopter tel ou tel cadre logique <strong>de</strong> référence, ou celle d’adopter le<br />

pluralisme logique et le principe <strong>de</strong> tolérance. On notera cependant qu’une<br />

telle discussion ne semble pouvoir être utile et fécon<strong>de</strong> qu’à la condition<br />

que les interlocuteurs s’accor<strong>de</strong>nt au préalable sur le langage dans lequel<br />

leur examen rationnel pourra se tenir, et qu’ils partagent, en conséquence,<br />

une logique commune. Il y a là, à l’évi<strong>de</strong>nce, une difficulté véritable.<br />

Carnap, pour sa part, a consacré plus <strong>de</strong> temps et <strong>de</strong> textes à chercher<br />

à clarifier ou résoudre <strong>de</strong>s problèmes comme ceux <strong>de</strong> la confirmation, <strong>de</strong><br />

l’analyticité, <strong>de</strong> la signification, <strong>de</strong> la démarcation, <strong>de</strong> l’unité <strong>de</strong> la science,<br />

<strong>de</strong> la signification <strong>de</strong>s probabilités, <strong>de</strong> la logique modale, ainsi que <strong>de</strong><br />

nombreux autres, qu’à expliquer pourquoi il a jugé plus fécond, utile,<br />

important ou opportun <strong>de</strong> se consacrer précisément à ces problèmes plutôt<br />

qu’à d’autres. Contrairement à beaucoup <strong>de</strong>s philosophes contemporains<br />

qui discutent du pluralisme logique, il n’a consacré que peu <strong>de</strong> textes à la<br />

question <strong>de</strong> savoir s’il fallait ou non adopter cette position, et encore moins à<br />

la question <strong>de</strong> savoir si elle est correcte ou incorrecte, vraie ou fausse,<br />

précisément parce qu’il ne s’agissait pas pour lui d’une thèse, mais d’une<br />

métho<strong>de</strong>, voire d’une attitu<strong>de</strong> – la tolérance 45 –, dont la justification peut<br />

43. Cf. par exemple Th. Mormann, « Carnap’s Boundless Ocean of Unlimited Possibilities :<br />

Between Enlightenment and Romanticism », in P. Wagner (éd.), Carnap’s I<strong>de</strong>al of<br />

Explication and Naturalism, Basingstoke, Palgrave Macmillan, à paraître. Nous ne pouvons<br />

entrer ici dans cette question controversée. Sur la place <strong>de</strong> Carnap entre romantisme et<br />

<strong>philosophie</strong> <strong>de</strong>s Lumières, cf. également l’ouvrage d’André Carus déjà cité.<br />

44. « Durant toute ma vie, <strong>de</strong>puis mon enfance jusqu’à aujourd’hui, j’ai toujours eu un intense<br />

intérêt pour les problèmes <strong>de</strong> morale, à la fois ceux qui concernent la vie <strong>de</strong>s individus et,<br />

<strong>de</strong>puis la Première Guerre mondiale, ceux <strong>de</strong> la politique. […] Nous tous, dans le Cercle <strong>de</strong><br />

Vienne, avions un fort intérêt pour les événements politiques dans notre pays, en Europe et<br />

dans le mon<strong>de</strong>. Ces problèmes étaient discutés en privé, non dans le Cercle, qui était consacré<br />

aux questions théoriques. », R. Carnap, « Intellectual Autobiography », in Schilpp (éd.),<br />

op. cit., p. 82-83.<br />

45. « Soyons circonspects quand il s’agit <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s assertions et critiques quand il s’agit <strong>de</strong><br />

les examiner, mais tolérants quand il s’agit d’autoriser <strong>de</strong>s formes linguistiques ». R. Carnap,<br />

« Empirisme, sémantique et ontologie » (1950 ; secon<strong>de</strong> édition, avec corrections, 1956), trad.<br />

F. Rivenc et Ph. <strong>de</strong> Rouilhan, in R. Carnap, Signification et nécessité, <strong>Paris</strong>, Gallimard, 1997,<br />

p. 335.


Pluralisme logique, tolérance et empirisme 117/135<br />

certes être éclairée – comme toute décision – par <strong>de</strong>s connaissances<br />

théoriques, mais non fondée sur elles. Les raisons <strong>de</strong> ses choix sont<br />

montrées, plutôt que démontrées, et son travail est en gran<strong>de</strong> partie<br />

exploratoire. Aussi serait-il vain <strong>de</strong> chercher à comprendre le pluralisme<br />

logique et le principe <strong>de</strong> tolérance, tels que Carnap les entend, en les<br />

ramenant à <strong>de</strong>s thèses qui relèveraient purement et simplement <strong>de</strong> la<br />

<strong>philosophie</strong> <strong>de</strong> la logique. Pluralisme logique et tolérance ne sauraient être<br />

séparés du projet empiriste général qui a orienté l’ensemble <strong>de</strong> l’œuvre<br />

philosophique <strong>de</strong> Carnap.


Remarques sur le problème <strong>de</strong> la vérité chez Spinoza<br />

Marcos André Gleizer<br />

<strong>Université</strong> <strong>de</strong> l’État <strong>de</strong> Rio <strong>de</strong> Janeiro<br />

119/135<br />

Dans cet article, je voudrais présenter quelques remarques sur le<br />

problème <strong>de</strong> la vérité chez Spinoza. Néanmoins, il faut d’abord préciser<br />

que sous la rubrique « problème <strong>de</strong> la vérité », il se trouve en réalité un<br />

ensemble <strong>de</strong> questions distinctes bien qu’essentiellement liées entre elles.<br />

Par « problème <strong>de</strong> la vérité » on doit d’abord comprendre le problème qui<br />

porte sur la détermination <strong>de</strong> la nature ou essence <strong>de</strong> la vérité. Il s’agit <strong>de</strong><br />

répondre à la question (1) sur la signification du terme « vérité ». Ensuite, il<br />

s’agit <strong>de</strong> poser les questions qui portent sur les conditions <strong>de</strong> possibilité <strong>de</strong> la<br />

vérité, c’est-à-dire <strong>de</strong> répondre aux questions suivantes : (2) Etant donnée la<br />

définition <strong>de</strong> la vérité, quelles conditions générales, du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong><br />

l’absolu, doivent être remplies pour qu’il y ait <strong>de</strong>s idées vraies ? (3) Ensuite,<br />

quelles conditions particulières doivent être remplies pour que nous, du point<br />

<strong>de</strong> vue <strong>de</strong> l’âme humaine, ayons <strong>de</strong>s idées vraies ? (4) Finalement, quelles<br />

conditions doivent être remplies pour que nous sachions que nous avons <strong>de</strong>s<br />

idées vraies, c’est-à-dire pour que nous puissions reconnaître les idées<br />

vraies et les distinguer <strong>de</strong> celles qui sont fausses ? C’est le problème du<br />

critère <strong>de</strong> vérité.<br />

L’ordre <strong>de</strong>s ces questions n’est pas fortuit. En effet, il semble bien que<br />

pour répondre aux questions (2), (3) et (4), il nous faut d’abord répondre à<br />

celle qui porte sur la nature <strong>de</strong> la vérité, puisque c’est cette réponse qui nous<br />

permettra <strong>de</strong> déterminer le sens précis à apporter aux mots « vrai » et<br />

« vérité » présents dans ces questions.<br />

Néanmoins, la liaison entre elles, surtout entre la première et la <strong>de</strong>rnière,<br />

n’est pas dépourvue d’une certaine tension interne. Selon certains<br />

philosophes, par exemple Russell et Popper, nous <strong>de</strong>vons distinguer


120/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

soigneusement l’investigation qui porte sur la définition <strong>de</strong> la vérité <strong>de</strong> celle<br />

qui concerne le critère <strong>de</strong> vérité, et nous ne <strong>de</strong>vons pas espérer que cette<br />

définition nous apporte un critère pour reconnaître la vérité d’un jugement<br />

donné. Selon eux, la première question est complètement indépendante <strong>de</strong> la<br />

<strong>de</strong>rnière. D’autres, par exemple les pragmatistes et Dummet, soutiennent que<br />

toute recherche sur le concept <strong>de</strong> vérité resterait vi<strong>de</strong> si elle n’était pas<br />

susceptible <strong>de</strong> nous montrer comment nous pouvons reconnaître la vérité<br />

d’un jugement donné. Pour eux, la réponse à apporter à la première question<br />

dépend <strong>de</strong> la prise en considération <strong>de</strong> l’exigence exprimée par la <strong>de</strong>rnière.<br />

Mais que la question concernant la détermination <strong>de</strong> la nature <strong>de</strong> la<br />

vérité soit considérée comme un « problème », voilà qui a quelque chose <strong>de</strong><br />

problématique ou <strong>de</strong> paradoxal en soi. En effet, si nous ne savions pas<br />

d’emblée ce qu’est la vérité, comment pourrions-nous l’apprendre ? Quelles<br />

raisons aurions-nous d’accepter une certaine définition parmi les diverses<br />

définitions possibles ? Bref, comment trouverions-nous la vraie définition<br />

<strong>de</strong> la vérité ? Ce problème a été posé par Descartes dans une lettre bien<br />

connue adressée à Mersenne le 16 octobre 1639. Descartes y affirme que la<br />

notion <strong>de</strong> vérité est « si transcendantalement claire, qu’il est impossible <strong>de</strong><br />

l’ignorer » 1 . Sa solution pour ce problème consiste à affirmer que nous avons<br />

une « connaissance naturelle » <strong>de</strong> la notion <strong>de</strong> vérité, définie nominalement<br />

par la conformité <strong>de</strong> la pensée avec l’objet. Pour lui, donc, le « problème <strong>de</strong><br />

la vérité » renvoie essentiellement au problème qui consiste à trouver et à<br />

fon<strong>de</strong>r un critère <strong>de</strong> vérité, le sens du terme « vérité », quant à lui, étant tout<br />

à fait clair et naturellement donné à l’esprit.<br />

On peut évi<strong>de</strong>mment accor<strong>de</strong>r à Descartes que si nous n’avions pas une<br />

compréhension naturelle du sens <strong>de</strong> la vérité, compréhension à laquelle nous<br />

pouvons et <strong>de</strong>vons faire appel pour nous gui<strong>de</strong>r dans notre investigation,<br />

nous resterions dans un vi<strong>de</strong> conceptuel qui ne pourrait être rempli que<br />

par un choix arbitraire parmi les multiples définitions possibles. Néanmoins,<br />

on n’est pas forcé <strong>de</strong> croire que cette connaissance naturelle soit aussi<br />

transcendantalement claire qu’elle semble l’être pour Descartes, ni non plus<br />

qu’elle épuise le contenu du concept <strong>de</strong> vérité. On peut très bien soutenir que<br />

ce que nous connaissons naturellement <strong>de</strong> la vérité et que nous expliquons<br />

quid nominis, c’est-à-dire la définition nominale <strong>de</strong> la vérité, ne porte que<br />

sur la propriété ou dénomination extrinsèque <strong>de</strong> l’idée vraie et que cette<br />

1. « Il [Cherbury] examine ce que c’est que la vérité ; et pour moi, je n’en ai jamais douté, me<br />

semblant que c’est une notion si transcendantalement claire, qu’il est impossible <strong>de</strong> l’ignorer :<br />

en effet, on a bien <strong>de</strong>s moyens pour examiner une balance avant que <strong>de</strong> s’en servir, mais on<br />

n’en aurait point pour apprendre ce que c’est que la vérité, si on ne la connaissait <strong>de</strong> nature.<br />

Car quelle raison aurions-nous <strong>de</strong> consentir à ce qui nous l’apprendrait, si nous ne savions<br />

qu’il fût vrai, c’est-à-dire, si nous ne connaissions la vérité ? Ainsi on peut bien expliquer<br />

quid nominis à ceux qui n’enten<strong>de</strong>nt pas la langue, et leur dire que ce mot vérité, en sa propre<br />

signification, dénote la conformité <strong>de</strong> la pensée avec l’objet, mais lorsqu’on l’attribue aux<br />

choses qui sont hors <strong>de</strong> la pensée, il signifie seulement que ces choses peuvent servir d’objets<br />

à <strong>de</strong>s pensées véritables, soit aux nôtres, soit à celles <strong>de</strong> Dieu; mais on ne peut donner aucune<br />

définition <strong>de</strong> logique qui ai<strong>de</strong> à connaître sa nature » (R. Descartes, Œuvres Philosophiques,<br />

éd. F. Alquié, Garnier, <strong>Paris</strong>, 1973, t. II, p. 144).


Remarques sur le problème <strong>de</strong> la vérité chez Spinoza 121/135<br />

définition, correspondant à un niveau encore superficiel <strong>de</strong> la réflexion sur<br />

l’idée vraie, ne fournit que le point <strong>de</strong> départ pour une recherche plus<br />

approfondie sur la nature <strong>de</strong> la vérité.<br />

Tout se passe comme si cette définition n’était qu’un instrument<br />

naturel premier, encore partiel et imparfait, à l’ai<strong>de</strong> duquel l’âme, par<br />

un mouvement réflexif, pourrait progresser dans le sens d’un<br />

approfondissement <strong>de</strong> la compréhension <strong>de</strong> la forme <strong>de</strong> l’idée vraie. Or, cet<br />

effort réflexif, ce questionnement qui porte sur le concept même <strong>de</strong> vérité,<br />

soit pour préciser à quoi il s’applique, soit pour en dégager d’autres<br />

déterminations que celle apportée par la définition nominale, nous semble<br />

s’accor<strong>de</strong>r avec la démarche effective <strong>de</strong> la pensée spinoziste. Tout au long<br />

<strong>de</strong> son œuvre, du Court Traité et du Traité <strong>de</strong> la Réforme <strong>de</strong> l’Enten<strong>de</strong>ment à<br />

l’Éthique, Spinoza examine <strong>de</strong> façon critique la conception <strong>de</strong> la vérité<br />

comme correspondance, afin d’expliciter non seulement ses conditions <strong>de</strong><br />

possibilité, mais aussi et surtout, <strong>de</strong> la compléter avec une propriété ou<br />

dénomination intrinsèque qui permette, d’une part, d’expliquer que nous<br />

puissions savoir avec certitu<strong>de</strong> que nous avons <strong>de</strong>s idées vraies, et, d’autre<br />

part, <strong>de</strong> fournir à la perspective éthique un principe explicatif <strong>de</strong> la<br />

supériorité interne du sage sur l’ignorant.<br />

En effet, la simple correspondance entre la pensée et son objet n’est pas<br />

capable d’apporter une réponse satisfaisante aux trois questions qui<br />

fournissent le fil conducteur <strong>de</strong> l’investigation spinoziste sur la vérité, et qui<br />

sont formulées <strong>de</strong> la façon suivante aussi bien dans le Court Traité 2 que dans<br />

l’Éthique :<br />

Si une idée vraie, en tant qu’elle est dite seulement s’accor<strong>de</strong>r avec ce<br />

dont elle est l’idée, se distingue d’une fausse, une idée vraie ne contient donc<br />

aucune réalité ou perfection <strong>de</strong> plus qu’une fausse (puisqu’elles se distinguent<br />

seulement par une dénomination extrinsèque), et conséquemment un homme<br />

qui a <strong>de</strong>s idées vraies ne l’emporte en rien sur celui qui en a seulement <strong>de</strong>s<br />

fausses ? Puis d’où vient que les hommes ont <strong>de</strong>s idées fausses ? Et enfin, d’où<br />

quelqu’un peut-il savoir avec certitu<strong>de</strong> qu’il a <strong>de</strong>s idées qui conviennent avec<br />

leurs objets ? 3<br />

Parmi ces trois questions, la première, bien qu’étant sûrement celle où<br />

se manifeste la fin ultime qui dirige la pensée <strong>de</strong> Spinoza, ne nous<br />

concernera pas directement ici. Cela signifie que nous n’allons pas examiner<br />

les effets <strong>de</strong> l’exigence éthique sur la détermination du concept <strong>de</strong> vérité<br />

chez Spinoza. Parmi les <strong>de</strong>ux autres questions, c’est surtout celle concernant<br />

la possibilité <strong>de</strong> savoir avec certitu<strong>de</strong> que nous avons <strong>de</strong>s idées vraies qui<br />

doit retenir notre attention. En effet, celle-ci renvoie au problème du critère<br />

<strong>de</strong> vérité et c’est elle qui, dans un rapport <strong>de</strong> tension avec la détermination<br />

2. Cf. chap. XV, <strong>de</strong>uxième partie. GI/78 (« G » renverra toujours à Spinoza Opera,<br />

éd. Carl Gebhardt, 5 vol., Hei<strong>de</strong>lberg, Carl Winters, 1924).<br />

3. Éthique II, Proposition XLIII, scolie. GII/124.


122/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

préalablement donnée <strong>de</strong> la nature <strong>de</strong> la vérité, met en marche<br />

l’approfondissement <strong>de</strong> la réflexion concernant la forme <strong>de</strong> l’idée vraie.<br />

La réponse à ces questions repose sur l’introduction <strong>de</strong> la dénomination<br />

intrinsèque <strong>de</strong> l’idée vraie, c’est-à-dire sur la notion spinoziste d’adaequatio.<br />

C’est cette notion qui permet d’expliquer que la vérité soit norme d’ellemême<br />

et du faux, et qui exclut le recours à une marque ou à un signe<br />

extrinsèque qui serait nécessaire pour nous faire reconnaître cette vérité ;<br />

c’est elle qui fon<strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntification spinoziste entre l’idée vraie et la certitu<strong>de</strong><br />

et qui explique qu’une idée vraie ait plus <strong>de</strong> réalité qu’une fausse.<br />

L’investigation <strong>de</strong> Spinoza nous met ainsi <strong>de</strong>vant <strong>de</strong>ux aspects <strong>de</strong><br />

l’idée vraie, l’un intrinsèque et l’autre extrinsèque. Tout le problème<br />

consiste à savoir si entre ces <strong>de</strong>ux aspects il y a tension, contradiction ou<br />

complémentarité harmonieuse. Y a-t-il chez Spinoza <strong>de</strong>ux théories <strong>de</strong> la<br />

vérité qui s’opposent ou <strong>de</strong>ux aspects qui se complètent dans une conception<br />

consistante <strong>de</strong> la vérité ? La réponse à ces questions partage les interprètes<br />

du spinozisme.<br />

Certains soutiennent qu’il y a dans l’Éthique une coexistence<br />

harmonieuse entre la conception <strong>de</strong> la vérité comme correspondance et celle<br />

<strong>de</strong> la vérité comme cohérence, liée à la notion spinoziste d’adaequatio.<br />

Ainsi, R. Landim affirme :<br />

Ces questions posées par la définition <strong>de</strong> la vérité trouvent dans l’Éthique<br />

<strong>de</strong> Spinoza une réponse aussi subtile qu’originale. Dans l’Éthique les <strong>de</strong>ux<br />

théories <strong>de</strong> la vérité coexistent. Si la vérité est en premier lieu correspondance,<br />

c’est par une sorte <strong>de</strong> cohérence que la vérité s’impose à l’homme comme<br />

correspondance 4 .<br />

4. R. Landim, « La notion <strong>de</strong> vérité dans l’Éthique <strong>de</strong> Spinoza », in Groupe <strong>de</strong> recherches<br />

spinozistes n° 2, P.U.F., <strong>Paris</strong>, 1989, p. 123. Il faut remarquer que Landim semble distinguer<br />

dans son article entre ce qui constitue proprement la vérité (la correspondance) et ce qui nous<br />

permet <strong>de</strong> la reconnaître (la cohérence), puisqu’il affirme que la cohérence est ce par quoi la<br />

vérité s’impose à l’homme comme correspondance. Bref, au lieu d’une coexistence entre<br />

<strong>de</strong>ux théories <strong>de</strong> la vérité, il s’agit plutôt d’une distinction entre la définition et le critère <strong>de</strong><br />

vérité. Or, si l’on pose que la correspondance épuise la définition <strong>de</strong> la vérité, étant donnée<br />

l’impossibilité <strong>de</strong> comparer l’idée avec son objet pour vérifier la satisfaction <strong>de</strong> cet accord, il<br />

faudra chercher une propriété intrinsèque à la pensée qui puisse légitimement l’attester. Dans<br />

ce cas, néanmoins, cette propriété sera distincte <strong>de</strong> la propriété d’être vraie et il y aura<br />

dissociation entre ce qui rend et ce qui i<strong>de</strong>ntifie une idée vraie. Nous sommes ainsi ramenés<br />

à la position cartésienne du problème <strong>de</strong> la vérité. La définition <strong>de</strong> la vérité étant<br />

« transcen<strong>de</strong>ntalement claire », le problème consiste à trouver un critère ou signe <strong>de</strong> la vérité<br />

et à prouver sa validité. Par contre, si, comme le fait Spinoza, la propriété intrinsèque <strong>de</strong> la<br />

pensée vraie est posée comme faisant partie <strong>de</strong> la définition même <strong>de</strong> la vérité, c’est-à-dire s’il<br />

n’y a pas <strong>de</strong> vérité sans justification rationnelle (seule l’idée adéquate qui porte en elle la<br />

complétu<strong>de</strong> <strong>de</strong> ses causes ou raisons peut être vraie), alors on peut dire que cette propriété non<br />

seulement permet la reconnaissance <strong>de</strong> la vérité mais aussi qu’elle appartient à la nature <strong>de</strong><br />

l’idée vraie (raison pour laquelle celle-ci n’a pas besoin d’un signe extrinsèque pour être<br />

reconnue). C’est pour cette raison qu’au lieu <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> coexistence entre <strong>de</strong>ux théories <strong>de</strong><br />

la vérité, je parlerai <strong>de</strong> complémentarité entre l’adaequatio (cohérence) et la convenientia<br />

(correspondance) dans la constitution du concept spinoziste <strong>de</strong> vérité.


Remarques sur le problème <strong>de</strong> la vérité chez Spinoza 123/135<br />

D’autres, comme F. Alquié, ont insisté sur le caractère conflictuel <strong>de</strong><br />

cette coexistence. Il parle d’une « certaine tension inhérente au concept<br />

spinoziste <strong>de</strong> la vérité », tension qui renvoie à la difficulté <strong>de</strong> concilier les<br />

trois affirmations suivantes :<br />

[1] La vérité est intérieure à la pensée, et se définit, non par son rapport<br />

avec la chose, mais par une dénomination intrinsèque ; [2] la vérité est sa<br />

propre marque, son propre signe, et celui qui possè<strong>de</strong> une idée vraie ne peut<br />

douter <strong>de</strong> sa vérité ; [3] la vérité, malgré les <strong>de</strong>ux caractères précé<strong>de</strong>nts, est<br />

accord <strong>de</strong> l’idée et <strong>de</strong> la chose 5 .<br />

D’autres encore, face à cette tension et désespérant <strong>de</strong> la résoudre, ont<br />

choisi <strong>de</strong> la supprimer en privilégiant exclusivement soit les passages <strong>de</strong><br />

Spinoza qui vont dans le sens <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux premières affirmations, interprétées<br />

comme exprimant une certaine version <strong>de</strong> la théorie <strong>de</strong> la vérité comme<br />

cohérence 6 , soit les passages qui vont dans le sens <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière affirmation,<br />

assimilée à la théorie <strong>de</strong> la vérité comme correspondance 7 .<br />

Bien entendu, le procédé qui consiste à supprimer la tension par<br />

l’élimination d’un <strong>de</strong> ses termes n’est pas légitime ici. Il le serait si l’on<br />

pouvait montrer que ces affirmations renvoient à <strong>de</strong>s moments différents <strong>de</strong><br />

la pensée <strong>de</strong> l’auteur, c’est-à-dire si l’on pouvait dissoudre la tension dans<br />

la considération <strong>de</strong> l’évolution <strong>de</strong> la pensée <strong>de</strong> Spinoza. Mais tel n’est pas<br />

le cas puisque cette tension est présente aussi bien dans le Court Traité,<br />

que dans le Traité <strong>de</strong> la réforme <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment et dans l’Éthique. Ainsi,<br />

ou bien il est possible <strong>de</strong> résoudre conceptuellement cette tension, ou bien il<br />

faut avouer qu’elle renvoie à une conception incohérente <strong>de</strong> la vérité.<br />

Dans cette étu<strong>de</strong>, mon objectif est <strong>de</strong> présenter quelques remarques qui<br />

permettent <strong>de</strong> soutenir la première <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux options. Il me semble qu’il<br />

n’y a pas nécessairement d’exclusion mutuelle entre la théorie <strong>de</strong> la vérité<br />

comme cohérence et celle <strong>de</strong> la vérité comme correspondance, mais plutôt<br />

un rapport <strong>de</strong> complémentarité. J’essaierai <strong>de</strong> montrer que l’originalité <strong>de</strong><br />

Spinoza consiste précisément à supprimer cette fausse opposition et à faire<br />

<strong>de</strong> l’adaequatio et <strong>de</strong> la convenientia <strong>de</strong>ux aspects complémentaires du<br />

concept <strong>de</strong> vérité. L’idée vraie, pour être pleinement vraie, doit satisfaire à<br />

une double condition : être adéquate (cohérente) et s’accor<strong>de</strong>r avec son<br />

objet. Sans pouvoir examiner ici la totalité <strong>de</strong>s aspects enveloppés dans cette<br />

5. F. Alquié, Le Rationalisme <strong>de</strong> Spinoza, PUF, col. Épiméthée, <strong>Paris</strong>, 1981, p. 212.<br />

6. Ce sont ceux, comme S. Hampshire ou H. Joachim, qui considèrent que Spinoza soutient<br />

exclusivement la conception <strong>de</strong> la vérité comme cohérence.<br />

7. Ce sont ceux, comme E. Curley ou J. Bennett, pour lesquels Spinoza adopte exclusivement<br />

la conception <strong>de</strong> la vérité comme correspondance. Cette position, adoptée par Curley dans son<br />

livre Spinoza’s Metaphysics (p. 56, p. 122-126), a été revue dans son article « Spinoza on<br />

Truth », in Australasian Journal of Philosophy, vol. 72, N o 1, March 1994. Dans cet article, il<br />

soutient l’existence dans la pensée <strong>de</strong> Spinoza <strong>de</strong> « tendances en conflit » entre la théorie<br />

<strong>de</strong> la vérité comme correspondance et une certaine version <strong>de</strong> la théorie <strong>de</strong> la vérité<br />

comme cohérence.


124/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

question 8 , je prétends seulement indiquer quelques éléments qui, permettant<br />

d’éliminer la tension signalée par F. Alquié, ren<strong>de</strong>nt possible cette<br />

complémentarité et illuminent l’originalité <strong>de</strong> la réflexion spinoziste sur la<br />

nature <strong>de</strong> la vérité.<br />

Qu’il y a un rapport <strong>de</strong> complémentarité entre adaequatio<br />

et convenientia<br />

Il faut remarquer avant tout que Spinoza ne présente pas dans l’Éthique,<br />

ni dans le Traité <strong>de</strong> la réforme <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment, une définition en bonne et<br />

due forme et explicite <strong>de</strong> la vérité. Dans l’Éthique, la traditionnelle définition<br />

nominale <strong>de</strong> la vérité n’est pas présentée sous forme <strong>de</strong> définition, mais sous<br />

forme d’axiome : « l’idée vraie doit (<strong>de</strong>bet) s’accor<strong>de</strong>r (convenire) avec son<br />

idéat » 9 . On ne doit pas penser que la substitution <strong>de</strong> l’énoncé sous forme<br />

d’axiome à l’énoncé définitionnel soit gratuite. En effet, les définitions<br />

portent sur l’essence <strong>de</strong>s choses et sur leurs affections, tandis que les<br />

axiomes concernent surtout les relations entre les choses. Ainsi, la mise en<br />

forme axiomatique <strong>de</strong> la définition nominale vise à indiquer que celle-ci ne<br />

porte que sur la relation extrinsèque <strong>de</strong> l’idée vraie à l’objet, sans nous<br />

renseigner en quoi consiste l’idée vraie prise en elle-même.<br />

C’est dans l’Éthique II, définition IV, que Spinoza considère l’idée vraie<br />

par sa propriété intrinsèque, c’est-à-dire par son adéquation : « J’entends par<br />

idée adéquate une idée qui, en tant qu’on la considère en elle-même, sans<br />

relation à l’objet, a toutes les propriétés ou dénominations intrinsèques<br />

d’une idée vraie. Explication : Je dis intrinsèques pour exclure celle qui est<br />

extrinsèque, à savoir, l’accord <strong>de</strong> l’idée avec l’objet dont elle est l’idée ».<br />

Que l’adaequatio et la convenientia soient <strong>de</strong>ux propriétés distinctes et<br />

complémentaires d’une seule et même idée, c’est ce que Spinoza affirme<br />

clairement dans la lettre 60 à Tchirnhaus 10 . « Idée adéquate » et « idée<br />

vraie » sont <strong>de</strong>ux dénominations distinctes pour désigner une seule et même<br />

idée, selon que nous considérons cette idée unique soit dans sa nature,<br />

abstraction faite <strong>de</strong> son rapport à l’objet, soit dans son rapport à l’objet.<br />

Voyons donc ce qui rend possible cette complémentarité.<br />

8. En particulier, il n’est pas possible <strong>de</strong> développer ici l’analyse détaillée <strong>de</strong> la notion d’idée<br />

adéquate élaborée par Spinoza dans le Traité <strong>de</strong> la réforme <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment et dans<br />

l’Éthique, ni <strong>de</strong> justifier l’interprétation adoptée <strong>de</strong> cette notion comme renvoyant à une<br />

affirmation connectée au système <strong>de</strong> raisons qui la prouvent et, par là, à une certaine<br />

version <strong>de</strong> la théorie <strong>de</strong> la vérité comme cohérence. Pour ces analyses et cette justification<br />

je renvoie au <strong>de</strong>uxième chapitre <strong>de</strong> mon livre Verda<strong>de</strong> e Certeza em Espinosa (Ed. L & PM,<br />

Porto Alegre, 1999).<br />

9. Éthique I, axiome VI.<br />

10. « Je ne reconnais aucune différence entre l’idée vraie et l’idée adéquate, sinon que le<br />

mot “vraie” se rapporte seulement à l’accord <strong>de</strong> l’idée avec son objet, tandis que le mot<br />

“adéquate” se rapporte à la nature <strong>de</strong> l’idée même » (GIV/270).


Remarques sur le problème <strong>de</strong> la vérité chez Spinoza 125/135<br />

Je prendrai comme fil conducteur <strong>de</strong> mon analyse le § 69 du Traité <strong>de</strong> la<br />

réforme <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment :<br />

Quant à ce qui constitue la forme du vrai, il est certain que la pensée vraie<br />

ne se distingue pas seulement <strong>de</strong> la fausse par une dénomination extrinsèque,<br />

mais surtout par une dénomination intrinsèque.<br />

L’emploi <strong>de</strong> l’adverbe « surtout » dans ce passage marque nettement la<br />

primauté <strong>de</strong> la dénomination intrinsèque par rapport à l’extrinsèque, mais<br />

l’affirmation <strong>de</strong> la subordination <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière à la précé<strong>de</strong>nte n’équivaut<br />

pas à l’affirmation <strong>de</strong> son exclusion au profit <strong>de</strong> la première. Néanmoins,<br />

les exemples donnés ensuite par Spinoza semblent aller dans le sens d’une<br />

véritable exclusion. En effet, il poursuit :<br />

Si un ouvrier conçoit un ouvrage avec ordre, bien que cet ouvrage n’ait<br />

jamais existé et même ne doive jamais exister, sa pensée est néanmoins vraie :<br />

que l’ouvrage existe ou non, cette pensée est la même. Et au contraire, si<br />

quelqu’un dit, par exemple, que Pierre existe, sans savoir cependant que<br />

Pierre existe, sa pensée, par rapport à lui, est fausse, ou, si l’on préfère, n’est<br />

pas vraie, quoique Pierre existe effectivement. Et cette proposition : Pierre<br />

existe, n’est vraie qu’en ce qui concerne celui qui sait avec certitu<strong>de</strong> que<br />

Pierre existe 11 .<br />

Le <strong>de</strong>uxième exemple affirme clairement que le simple accord entre une<br />

affirmation et l’état <strong>de</strong> choses auquel elle renvoie n’est pas une condition<br />

suffisante pour qu’elle soit vraie, tandis que le premier exemple semble aller<br />

plus loin et affirmer qu’il n’est pas non plus une condition nécessaire <strong>de</strong> la<br />

vérité, puisque le plan conçu par l’ouvrier est dit « vrai » indépendamment<br />

<strong>de</strong> l’existence <strong>de</strong> son objet.<br />

Néanmoins, il est possible d’interpréter le premier exemple, à la lumière<br />

<strong>de</strong> certaines thèses métaphysiques soutenues par Spinoza dans l’Éthique 12 ,<br />

comme affirmant simplement que la vérité d’une pensée construite d’une<br />

façon ordonnée ne dépend pas <strong>de</strong> son accord avec quelque chose qui existe<br />

dans la durée, sans que cela signifie qu’elle ne s’accor<strong>de</strong> avec une essence<br />

éternelle contenue dans un attribut <strong>de</strong> Dieu. En effet, étant donné que le<br />

nécessitarisme <strong>de</strong> Spinoza entraîne que tout ce qui est concevable possè<strong>de</strong><br />

un certain type d’actualité extra-mentale, il est légitime d’affirmer qu’il n’y a<br />

pas d’idée vraie qui ne s’accor<strong>de</strong> avec un objet doué d’actualité, que cette<br />

actualité soit l’existence temporelle <strong>de</strong> la chose ou l’existence éternelle<br />

<strong>de</strong> son essence 13 . Toute idée vraie a donc une portée existentielle et une<br />

11. GII/26.<br />

12. Cf. Éthique I, Proposition VIII, scolie 2 ; Éthique II, Proposition VIII ; Éthique V,<br />

Proposition XXIX, scolie.<br />

13. Selon Spinoza, le contraste entre l’existence éternelle et l’existence temporelle n’est<br />

pas un contraste entre l’existence possible et l’existence actuelle, mais entre <strong>de</strong>ux types<br />

d’existence actuelle. L’actualité éternelle <strong>de</strong> l’essence d’un mo<strong>de</strong> fini qui n’existe pas dans<br />

le temps n’est que la propriété actuelle qui appartient à l’attribut divin <strong>de</strong> produire


126/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

dénomination extrinsèque. Cette lecture permet <strong>de</strong> maintenir la présence<br />

constante <strong>de</strong> la dénomination extrinsèque <strong>de</strong> l’idée vraie indiquée au début<br />

du § 69, affirmée dans d’autres paragraphes du Traité <strong>de</strong> la réforme <strong>de</strong><br />

l’enten<strong>de</strong>ment 14 et dans plusieurs passages <strong>de</strong> l’Éthique 15 .<br />

Parmi les <strong>de</strong>ux dénominations <strong>de</strong> l’idée vraie, c’est surtout l’intrinsèque<br />

qui constitue la forme du vrai. C’est elle, en effet, qui permet <strong>de</strong> considérer<br />

l’idée vraie comme ayant plus <strong>de</strong> réalité ou <strong>de</strong> perfection interne qu’une idée<br />

fausse, et qui permet d’affirmer qu’il y a entre l’idée vraie et la fausse<br />

la même relation qu’entre l’être et le non être 16 . C’est à elle que le § 70 du<br />

Traité <strong>de</strong> la réforme <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment se réfère quand il affirme « qu’il y<br />

a dans les idées quelque chose <strong>de</strong> réel par quoi les vraies se distinguent<br />

<strong>de</strong>s fausses », ce « quelque chose <strong>de</strong> réel » consistant dans la possession<br />

effective d’un savoir concernant ce qu’on affirme. Cela lie indissolublement,<br />

comme nous le verrons par la suite, le concept spinoziste <strong>de</strong> vérité au<br />

concept <strong>de</strong> savoir.<br />

Comment ce rapport <strong>de</strong> complémentarité est-il possible ?<br />

Si la vérité <strong>de</strong> l’idée vraie était réduite à la dimension extrinsèque, il<br />

semble bien que nous serions contraints d’adopter l’interprétation réaliste <strong>de</strong><br />

la définition nominale <strong>de</strong> la vérité, selon laquelle une idée est vraie parce<br />

qu’elle s’accor<strong>de</strong> à son objet. 17 Dans ce cas, c’est l’objet qui rend l’idée<br />

vraie, c’est la présence d’une réalité extérieure qui est la norme <strong>de</strong> la vérité<br />

<strong>de</strong> l’idée. On voit bien que cela est tout à fait contraire à la thèse spinoziste<br />

selon laquelle « la vérité est norme d’elle même et du faux », et qu’ainsi,<br />

celle-ci ne pouvant pas être fondée sur la dénomination extrinsèque <strong>de</strong> l’idée<br />

vraie et la définition <strong>de</strong> la vérité à elle attachée, elle <strong>de</strong>vra être fondée sur<br />

la dénomination intrinsèque <strong>de</strong> l’idée vraie. L’adaequatio <strong>de</strong>vra fournir<br />

un aspect complémentaire à la définition <strong>de</strong> la vérité qui fonctionne aussi<br />

comme norme <strong>de</strong> la vérité.<br />

Si je dis « aspect complémentaire », c’est pour souligner encore une fois<br />

que cela ne signifie pas qu’il faille exclure la définition nominale <strong>de</strong> la<br />

vérité. Celle-ci affirme simplement que l’idée vraie s’accor<strong>de</strong> à son objet.<br />

nécessairement ce mo<strong>de</strong> quand les conditions sont remplies. Cette propriété est une<br />

combinaison particulière <strong>de</strong>s lois <strong>de</strong> la nature.<br />

14. Cf. les § 41, § 42, § 85, § 91 et § 99.<br />

15. Cf. Éthique II, Propositions XXXII et XXXIV ; Proposition XLI, démonstration ;<br />

Proposition XLIII, démonstration.<br />

16. Cf. ibid., Proposition XLIII, scolie.<br />

17. Bien que la substitution <strong>de</strong> l’énoncé définitionnel par l’axiomatique ne soit pas dépourvue<br />

d’importance, elle ne signifie pas la suppression <strong>de</strong> la correspondance comme l’un <strong>de</strong>s<br />

éléments constitutifs <strong>de</strong> la conception spinoziste <strong>de</strong> la vérité. Pour cette raison, et pour<br />

faciliter l’exposition, j’ai pris la liberté <strong>de</strong> maintenir la désignation traditionnelle <strong>de</strong> définition<br />

nominale pour renvoyer à cet élément.


Remarques sur le problème <strong>de</strong> la vérité chez Spinoza 127/135<br />

Elle ne précise pas en quoi consiste cet accord ni non plus quel est, parmi les<br />

termes en rapport, celui qui rend l’idée vraie. L’interprétation réaliste <strong>de</strong><br />

cette définition va plus loin parce qu’elle affirme que c’est exclusivement à<br />

l’objet qu’il appartient la fonction <strong>de</strong> rendre l’idée vraie. On peut néanmoins<br />

maintenir cette définition tout en excluant l’interprétation réaliste. Dans ce<br />

cas, il faudra dire que l’idée vraie, étant intrinsèquement vraie (adéquate),<br />

doit s’accor<strong>de</strong>r avec son objet, c’est-à-dire doit avoir aussi la dénomination<br />

extrinsèque. Seule l’exclusion <strong>de</strong> l’interprétation réaliste <strong>de</strong> la définition<br />

nominale peut rendre compatible les <strong>de</strong>ux aspects <strong>de</strong> l’idée vraie.<br />

Ces considérations permettent d’avancer dans la compréhension <strong>de</strong><br />

l’emploi du mot « <strong>de</strong>bet » dans la formulation <strong>de</strong> l’axiome VI <strong>de</strong> l’Éthique I.<br />

D’après ce qui a été dit, cet axiome doit être interprété comme l’équivalent<br />

<strong>de</strong> la formule suivante<br />

1) « Si une idée est vraie (intrinsèquement vraie, adéquate), alors elle<br />

s’accor<strong>de</strong> nécessairement avec son objet ».<br />

Et non comme l’équivalent <strong>de</strong> la formule suivante :<br />

2) « Si une idée s’accor<strong>de</strong> avec son objet, alors elle est nécessairement<br />

vraie ».<br />

Cela veut dire que si une idée vraie s’accor<strong>de</strong> avec son objet, elle le<br />

fait, comme le dit A. Koyré, « vi propria ; elle s’y accor<strong>de</strong> parce qu’elle est<br />

vraie et non inversement » 18 . Le mot « <strong>de</strong>bet » exprime le fait, pour la<br />

dénomination extrinsèque, d’être une conséquence nécessaire <strong>de</strong> la puissance<br />

intrinsèque <strong>de</strong> la pensée vraie. Cela signifie que, dans le rapport <strong>de</strong><br />

complémentarité entre convenientia et adaequatio, il y a subordination <strong>de</strong> la<br />

première à la secon<strong>de</strong>.<br />

Cette lecture, qui exclut le caractère réaliste <strong>de</strong> la définition nominale,<br />

peut être renforcée par l’analyse du <strong>de</strong>uxième exemple donné dans le § 69,<br />

qui concerne l’affirmation <strong>de</strong> l’existence <strong>de</strong> Pierre. Selon ce passage, la<br />

simple rencontre fortuite entre un état <strong>de</strong> choses et l’affirmation qui le<br />

représente n’est pas une condition suffisante pour que cette affirmation<br />

puisse être qualifiée <strong>de</strong> vraie. La simple existence fortuite <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> choses<br />

affirmé ne rend pas l’idée vraie. Par contre, cette même affirmation, faite par<br />

« celui qui sait avec certitu<strong>de</strong> que Pierre existe », c’est-à-dire liée à une idée<br />

adéquate qui porte en soi la totalité <strong>de</strong>s causes ou raisons <strong>de</strong> ce qu’on<br />

affirme, recevra légitimement ce prédicat. Seule une affirmation connectée<br />

au système <strong>de</strong> raisons qui la justifient peut être vraie.<br />

Ainsi, pour Spinoza, il n’y a <strong>de</strong> proposition vraie sur une chose que si<br />

elle consiste dans un savoir certain sur cette chose. Dans la connaissance<br />

vraie, il y a un rapport indissociable entre ce qui est affirmé et les raisons<br />

par lesquelles cela est affirmé, ce qui conduit Spinoza à soutenir, dans<br />

l’Éthique II, Proposition XLIII, scolie, qu’« avoir une idée vraie ne signifie<br />

rien, sinon connaître une chose parfaitement ou le mieux possible » 19 .<br />

18. Traité <strong>de</strong> la réforme <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment, tr. A. Koyré, J. Vrin, <strong>Paris</strong>, 1984, note 69, p. 107.<br />

19. GII/124.


128/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

« Parfaitement ou le mieux possible » désigne la forme par laquelle la<br />

chose est connue, le processus d’engendrement <strong>de</strong> la connaissance. Et dès<br />

lors que ce processus ne reste pas étranger à la vérité <strong>de</strong> l’affirmation à<br />

laquelle il conduit, mais fait partie intégrante <strong>de</strong> la signification même <strong>de</strong> sa<br />

vérité, il n’est pas possible qu’une affirmation soit vraie si elle est dépourvue<br />

<strong>de</strong> cette forme, si donc elle n’est pas la connaissance parfaite <strong>de</strong> son objet.<br />

L’indissociabilité entre l’opération rationnelle qui fon<strong>de</strong> et justifie une<br />

certaine affirmation et la vérité <strong>de</strong> cette affirmation, l’immanence du<br />

processus démonstratif à la vérité, signifie que le rejet <strong>de</strong> l’interprétation<br />

réaliste <strong>de</strong> la définition nominale s’accompagne, chez Spinoza, <strong>de</strong><br />

l’exclusion consécutive <strong>de</strong> ce que M. Dummett a appelé <strong>de</strong> « principe <strong>de</strong><br />

connaissance », selon lequel « un énoncé peut être vrai même si l’on ne peut<br />

pas connaître ce qui le rend vrai ». Spinoza soutient ainsi une certaine<br />

conception épistémique <strong>de</strong> la vérité.<br />

Le réalisme, selon Dummett, peut être caractérisé par la conjonction<br />

du « principe <strong>de</strong> correspondance » : « si un énoncé est vrai il doit y avoir<br />

quelque chose en vertu <strong>de</strong> laquelle il est vrai » ; du « principe <strong>de</strong><br />

bivalence » : « tout énoncé est vrai ou faux d’une manière déterminée » ; et<br />

du « principe <strong>de</strong> connaissance » : « si un énoncé est vrai, il doit être, en<br />

principe, possible <strong>de</strong> connaître qu’il est vrai ». Or, dans la mesure où<br />

les limites <strong>de</strong> la connaissance humaine ne déterminent pas les limites <strong>de</strong><br />

toute connaissance possible, ce principe peut être interprété comme<br />

affirmant que quelque chose peut rendre vrai un énoncé sans que nous<br />

puissions l’i<strong>de</strong>ntifier. Il peut, par conséquent, être reformulé <strong>de</strong> la façon<br />

suivante : « les conditions <strong>de</strong> vérité d’un énoncé peuvent être remplies<br />

indépendamment <strong>de</strong> notre capacité <strong>de</strong> savoir si elles sont ou non<br />

remplies ». Le réalisme, ainsi caractérisé, établit une nette séparation entre le<br />

fait pour un énoncé d’être vrai et les raisons qui permettent <strong>de</strong> le considérer<br />

comme tel, puisqu’il est possible qu’un énoncé soit vrai et qu’on ne puisse<br />

pas le démontrer 20 . Nous voyons ainsi que le rejet spinoziste <strong>de</strong> cette<br />

séparation, présent dans le § 69 du Traité <strong>de</strong> la réforme <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment,<br />

s’accor<strong>de</strong> bien avec son rejet <strong>de</strong> l’interprétation réaliste <strong>de</strong> la définition<br />

nominale <strong>de</strong> la vérité.<br />

Il faut néanmoins souligner que l’exclusion <strong>de</strong> l’interprétation réaliste<br />

<strong>de</strong> la définition nominale <strong>de</strong> la vérité ne fait pas <strong>de</strong> Spinoza un idéaliste.<br />

D’après lui, jamais l’être <strong>de</strong>s choses ne se réduit au fait pour elles d’être<br />

pensées. Même si tout ce qui existe est nécessairement l’objet d’une idée en<br />

Dieu 21 , ce n’est pas cela qui constitue l’être formel <strong>de</strong> l’objet, car Spinoza<br />

exclut catégoriquement l’hypothèse d’un enten<strong>de</strong>ment créateur 22 . Sa position<br />

pourrait être caractérisée comme celle d’un réaliste métaphysique qui, en<br />

20. Pour cette interprétation <strong>de</strong> M. Dummett, voir R. Landim : « A interpretação realista da<br />

<strong>de</strong>finição nominal da verda<strong>de</strong> », Manuscrito, vol.VI, nº 2, avril 1983 ; et « Significado e<br />

verda<strong>de</strong> », Síntese, nº 32, décembre 1984.<br />

21. Éthique II, Proposition III.<br />

22. Ibid, Proposition VI, corollaire.


Remarques sur le problème <strong>de</strong> la vérité chez Spinoza 129/135<br />

vertu <strong>de</strong> son inspiration constructiviste 23 , refuse le réalisme épistémologique.<br />

Cela signifie que tout en acceptant l’existence indépendante d’une réalité<br />

extérieure à la pensée, Spinoza nie la fonction <strong>de</strong> cette réalité dans la<br />

production <strong>de</strong>s idées ainsi que dans la détermination par soi seule <strong>de</strong><br />

leur valeur <strong>de</strong> vérité.<br />

Le fameux exemple <strong>de</strong> la quatrième proportionnelle, utilisé par Spinoza<br />

pour illustrer aussi bien les différences entre les mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> perception<br />

du Traité <strong>de</strong> la réforme <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment (§ 23 et 24) que les genres <strong>de</strong><br />

connaissance <strong>de</strong> l’Éthique 24 , illustre bien ce lien indissociable entre ce qu’on<br />

affirme et les raisons qui prouvent ce qu’on affirme dans l’idée vraie. En<br />

effet, le même résultat peut être atteint par <strong>de</strong>s procédés cognitifs qui<br />

divergent qualitativement, et cette divergence quant à la manière <strong>de</strong> parvenir<br />

au résultat permet <strong>de</strong> poser les uns et d’exclure les autres <strong>de</strong> la sphère<br />

<strong>de</strong> la vérité.<br />

La simple application aveugle d’une règle qu’on a apprise par ouï-dire<br />

mais dont la raison nous échappe (premier mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> perception), ou qui a<br />

été trouvée par <strong>de</strong>s expériences particulières non guidées par la raison,<br />

et généralisée ensuite d’une façon abusive, sans que nous puissions<br />

comprendre la validité <strong>de</strong> la règle et la nécessité du résultat obtenu (second<br />

mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> perception), conduit à <strong>de</strong>s affirmations gratuites et incertaines qui<br />

ne peuvent pas être qualifiées <strong>de</strong> vraies. Même si l’application <strong>de</strong> la règle<br />

nous mène au résultat « correct », la simple impossibilité <strong>de</strong> rendre compte<br />

du chemin qui y conduit l’exclut <strong>de</strong> la vérité. Ces mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> perception, qui<br />

font partie du premier genre <strong>de</strong> connaissance dans l’Éthique, sont inadéquats<br />

et par conséquent non-vrais.<br />

Par contre, l’application <strong>de</strong> la règle comprise à partir <strong>de</strong>s propriétés<br />

communes <strong>de</strong>s nombres proportionnels (troisième mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> perception,<br />

second genre <strong>de</strong> connaissance), ou l’inférence directe <strong>de</strong> la quatrième<br />

proportionnelle à partir <strong>de</strong> l’intuition du rapport entre le premier et le second<br />

nombre (quatrième mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> perception, troisième genre <strong>de</strong> connaissance),<br />

étant <strong>de</strong> procédés qui peuvent rendre compte du chemin qui les mène<br />

nécessairement au résultat, appartiennent à la sphère <strong>de</strong> la vérité. Ainsi, il<br />

ne suffit pas <strong>de</strong> suivre aveuglément une règle qui nous mène au résultat<br />

correct pour énoncer <strong>de</strong>s propositions vraies. Il faut aussi comprendre la<br />

nécessité <strong>de</strong> la règle, cette compréhension étant la condition même pour<br />

la compréhension <strong>de</strong> la nécessité du résultat 25 .<br />

23. Cette inspiration est nettement présente dans la théorie <strong>de</strong> la définition génétique formulée<br />

dans le Traité <strong>de</strong> la réforme <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment.<br />

24. Éthique II, Proposition XL, scolie 2.<br />

25. Il est important <strong>de</strong> rapprocher cette distinction intrinsèque, du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la vérité,<br />

entre suivre une règle en connaissant ou en ignorant sa nécessité, <strong>de</strong> ce que Spinoza soutient à<br />

propos <strong>de</strong> la distinction intrinsèque, du point <strong>de</strong> vue éthique, entre la conduite du sage et celle<br />

<strong>de</strong> l’ignorant par rapport aux principes éthiques. Le sage et l’ignorant peuvent avoir une<br />

même conduite, accomplir une même action d’un point <strong>de</strong> vue extérieur tout en étant<br />

radicalement distincts du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la détermination intérieure. Ainsi, l’un interprète<br />

une règle <strong>de</strong> vie comme une loi morale et est déterminé à l’obéir par la peur du châtiment et


130/135<br />

Comparaison avec Descartes<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

Pour mieux saisir l’originalité <strong>de</strong> la pensée <strong>de</strong> Spinoza, il est intéressant<br />

<strong>de</strong> rapprocher ce qu’il affirme dans le § 69 du Traité <strong>de</strong> la réforme<br />

<strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> ce que Descartes soutient dans ses Méditations<br />

Métaphysiques.<br />

Nous trouvons dans les Méditations <strong>de</strong>ux passages qui illustrent la<br />

position <strong>de</strong> Descartes à propos du « principe <strong>de</strong> connaissance ». Le premier<br />

se trouve au début <strong>de</strong> la Troisième Méditation :<br />

Mais il y avait encore une autre chose que j’assurais, et qu’à cause <strong>de</strong><br />

l’habitu<strong>de</strong> que j’avais à la croire, je pensais apercevoir très clairement, quoique<br />

véritablement je ne l’aperçusse point, à savoir qu’il y avait <strong>de</strong>s choses hors <strong>de</strong><br />

moi, d’où procédait ces idées, et auxquelles elles étaient tout à fait semblables.<br />

Et c’était en cela que je me trompais ; ou, si peut-être je jugeais selon la vérité,<br />

ce n’était aucune connaissance que j’eusse, qui fût cause <strong>de</strong> la vérité <strong>de</strong> mon<br />

jugement (si verum judicabam, id non ex vi meae percepcionis contingebat) 26 .<br />

Dans ce passage Descartes admet que si ce qu’il assurait s’accordait<br />

effectivement avec la réalité, son jugement serait vrai, malgré l’absence<br />

d’une perception claire et distincte <strong>de</strong> ce qu’il affirmait. Son jugement serait<br />

vrai non par la force (ex vi) <strong>de</strong> sa perception, mais, pourrait-on dire, grâce à<br />

une rencontre hasar<strong>de</strong>use avec la réalité. Son hésitation (« c’était en cela que<br />

je me trompais ; ou, si peut-être je jugeais selon la vérité... ») ne porte pas<br />

sur la légitimité <strong>de</strong> considérer un jugement <strong>de</strong> ce type comme vrai, mais<br />

plutôt sur la possibilité <strong>de</strong> reconnaître ou déterminer cette vérité. Le<br />

jugement serait, absolument parlant, vrai, mais l’absence <strong>de</strong> clarté et <strong>de</strong><br />

distinction l’empêcherait <strong>de</strong> connaître sa vérité.<br />

Spinoza, quant à lui, n’hésite pas à considérer un tel jugement, <strong>de</strong> par<br />

l’absence même d’une perception adéquate <strong>de</strong> ce qui est affirmé, comme<br />

l’espoir d’une récompense ; l’autre est au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la loi, c’est-à-dire qu’il est déterminé à<br />

suivre cette règle <strong>de</strong> vie par la compréhension <strong>de</strong> la nécessité par laquelle elle est liée à ses<br />

effets immanents, et par la compréhension <strong>de</strong> son utilité comme moyen pour parvenir à la<br />

liberté et au bonheur (voir lettre XIX à Blyenbergh et Éthique IV, Propositions LIX et LXIII).<br />

Le premier est esclave <strong>de</strong>s passions tristes engendrées par sa connaissance inadéquate, l’autre<br />

est un homme libre qui agit déterminé par sa connaissance adéquate et par les affects actifs<br />

qui en découlent (joie et amour intellectuel). De même qu’il ne suffit pas <strong>de</strong> parvenir à une<br />

conclusion correcte en suivant une règle dont on ignore la nécessité pour être dans la sphère<br />

<strong>de</strong> la vérité, <strong>de</strong> même il ne suffit pas <strong>de</strong> conformer notre conduite à une loi dont on ignore la<br />

nécessité et l’utilité pour être dans la sphère <strong>de</strong> l’activité éthique et <strong>de</strong> la liberté. La simple<br />

conformité, à l’objet ou à la règle, détachée <strong>de</strong>s raisons qui la justifient, est également<br />

insuffisante dans les <strong>de</strong>ux cas. Ce rapprochement indique – sans que nous puissions<br />

l’approfondir ici – l’extrême importance qui sera accordée à la propriété intrinsèque <strong>de</strong> l’idée<br />

vraie (adaequatio) pour fon<strong>de</strong>r la supériorité éthique du sage face à l’ignorant.<br />

26. AT-VII-35 (« AT » renvoie aux Œuvres <strong>de</strong> Descartes, éd. Charles Adam et Paul Tannery,<br />

<strong>Paris</strong>, Léopold Cerf, 1897-1909 ; réédition Vrin-CNRS, 11 vol., 1964-1974).


Remarques sur le problème <strong>de</strong> la vérité chez Spinoza 131/135<br />

étant hors <strong>de</strong> la sphère <strong>de</strong>s jugements vrais. Et cela même si ce qu’il affirme<br />

s’accor<strong>de</strong> avec la réalité. Pour lui, un jugement dont la vérité ne dépend en<br />

rien <strong>de</strong> la puissance explicative <strong>de</strong> la pensée ne peut pas être qualifié <strong>de</strong><br />

« vrai ». Sa seule hésitation, dont j’indiquerai ensuite le sens possible, porte<br />

sur la façon <strong>de</strong> désigner ce jugement, hésitant entre les prédicats « faux » et<br />

« non-vrai » (« sa pensée...est fausse ou, si l’on préfère, n’est pas vraie,<br />

encore que Pierre existe effectivement. »)<br />

Chez Descartes, l’absence <strong>de</strong> clarté et <strong>de</strong> distinction, c’est-à-dire du<br />

critère <strong>de</strong> vérité, empêche la reconnaissance <strong>de</strong> la vérité, mais le jugement<br />

reste, malgré cela, vrai. Il y a dissociation entre ce qui i<strong>de</strong>ntifie et ce qui rend<br />

un jugement vrai. Chez Spinoza, l’absence d’adéquation, c’est-à-dire <strong>de</strong> la<br />

propriété intrinsèque <strong>de</strong> l’idée vraie, empêche que le jugement puisse être, au<br />

sens pleinement spinoziste, vrai, et a fortiori qu’il puisse y avoir une<br />

reconnaissance quelconque <strong>de</strong> sa vérité.<br />

L’autre passage <strong>de</strong> Descartes se trouve dans la Quatrième Méditation,<br />

dans le contexte d’une discussion à propos du bon usage du libre arbitre :<br />

Or si je m’abstiens <strong>de</strong> donner mon jugement sur une chose, lorsque je ne la<br />

conçois pas avec assez <strong>de</strong> clarté et <strong>de</strong> distinction, il est évi<strong>de</strong>nt que j’en use fort<br />

bien, et que je ne suis point trompé ; mais si je me détermine à la nier, ou<br />

assurer, alors je ne me sers plus comme je dois <strong>de</strong> mon libre arbitre ; et si<br />

j’assure ce qui n’est pas vrai, il est évi<strong>de</strong>nt que je me trompe ; même aussi,<br />

encore que je juge selon la vérité, cela n’arrive que par hasard, et je ne laisse<br />

pas <strong>de</strong> faillir... 27<br />

Ici Descartes affirme clairement qu’un jugement qui s’accor<strong>de</strong>rait par<br />

hasard avec la réalité ne laisserait pas d’être un jugement vrai. S’il le<br />

rapproche d’un jugement faux, il ne va pas jusqu’à le qualifier <strong>de</strong> faux ou <strong>de</strong><br />

non-vrai, comme le fait Spinoza. Ce rapprochement vise à attirer l’attention<br />

sur le fait qu’un jugement qui par hasard se trouve être vrai renvoie, tout<br />

comme un jugement faux, à un mauvais usage du libre arbitre. Mais ce<br />

jugement ne laisse pas d’être vrai, même s’il trouve à sa racine le même<br />

mauvais usage du libre arbitre qui engendre la fausseté. Nous voyons ainsi<br />

comment chez Descartes, contrairement à ce qui se passe chez Spinoza, c’est<br />

bien la présence <strong>de</strong> l’objet qui a la fonction <strong>de</strong> rendre le jugement vrai et<br />

comment l’absence d’évi<strong>de</strong>nce ne le rend pas faux mais seulement douteux.<br />

Cela montre que l’interprétation réaliste <strong>de</strong> la définition nominale<br />

s’accompagne du « principe <strong>de</strong> connaissance », et que l’exclusion <strong>de</strong> l’un<br />

entraîne celle <strong>de</strong> l’autre.<br />

27. AT-IX-48.


132/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

Le refus du « principe <strong>de</strong> bivalence » et le problème <strong>de</strong> la<br />

valeur <strong>de</strong> vérité <strong>de</strong> l’imagination<br />

En consonance avec le refus <strong>de</strong> l’interprétation réaliste du principe <strong>de</strong><br />

correspondance et du principe <strong>de</strong> connaissance, l’hésitation <strong>de</strong> Spinoza entre<br />

les prédicats « faux » et « non-vrai » dans le § 69 suggère encore, au moins<br />

implicitement, une possible rupture avec le principe <strong>de</strong> bivalence, faisant<br />

basculer ainsi la dichotomie traditionnelle du vrai et du faux. En effet, dans<br />

ce paragraphe du Traité <strong>de</strong> la réforme <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment, Spinoza suggère<br />

une distinction entre trois valeurs <strong>de</strong> vérité : le vrai, le non-vrai et le faux.<br />

Cette tripartition entraîne une asymétrie dans les rapports entre adéquation et<br />

vérité, d’une part, et inadéquation et fausseté, d’autre part. Si toute idée<br />

adéquate est nécessairement vraie et vice-versa, cette réciprocité n’arrive<br />

point dans le rapport entre inadéquation et fausseté. Bien que toute idée<br />

fausse soit nécessairement inadéquate, toute idée inadéquate n’est pas<br />

nécessairement fausse, sans que cela signifie que ces idées soient vraies.<br />

Dans ce cas, le fait pour une idée <strong>de</strong> ne pas être vraie n’implique pas qu’elle<br />

soit fausse. La ligne <strong>de</strong> partage essentielle se fait entre l’idée adéquate et<br />

l’idée inadéquate, celle-ci pouvant être fausse ou simplement non-vraie.<br />

Certains interprètes ont signalé la présence <strong>de</strong> cette distinction dans le<br />

§ 69, tout en affirmant ensuite qu’il n’y en a aucune trace dans l’Éthique 28 .<br />

Néanmoins, je voudrais juste indiquer, pour finir, comment cette distinction<br />

entre l’idée inadéquate non-vraie et l’idée inadéquate fausse permet<br />

d’éclaircir d’une manière satisfaisante une ambiguïté présente dans les<br />

affirmations <strong>de</strong> l’Éthique concernant le rapport entre la fausseté et la<br />

connaissance imaginative, connaissance qui est constituée exclusivement par<br />

<strong>de</strong>s idées qui sont toujours inadéquates et confuses 29 . En effet, Spinoza<br />

affirme, d’une part, que cette connaissance est l’unique cause <strong>de</strong> la<br />

fausseté 30 . D’autre part, il affirme que « les imaginations <strong>de</strong> l’Âme,<br />

considérées en elles-mêmes, ne contiennent aucune erreur » 31 ; ou encore,<br />

que la présence d’une idée vraie peut supprimer l’erreur causée par une<br />

connaissance imaginative sans supprimer ce qu’il y a <strong>de</strong> positif dans cette<br />

même connaissance 32 . Or, il est extrêmement significatif que dans l’Éthique<br />

Spinoza ne qualifie jamais <strong>de</strong> vraie une idée imaginative. Dans ce <strong>de</strong>rnier<br />

passage, même s’il lui arrive <strong>de</strong> parler d’une positivité <strong>de</strong> l’idée imaginative<br />

qui n’est pas fausse, il ne va pas jusqu’à qualifier cette idée, dans son rapport<br />

28. Cf. G. H. R. Parkinson, « Truth Is Its Own Standard : Aspects of Spinoza’s Theory of<br />

Truth », in Shahan and Biro (eds.), Spinoza : New Perspectives, University of Oklahoma<br />

Press, 1978, p. 44, et M. Della Rocca, Representation and the Mind-Body Problem in<br />

Spinoza, Oxford University Press, 1996, p. 109.<br />

29. Éthique II, Proposition XLI, démonstration, et Proposition XXVIII.<br />

30. Ibid., Proposition XLI.<br />

31. Éthique II, Proposition XVII, scolie et Proposition XLIX, scolie.<br />

32. Éthique IV, Proposition I, démonstration et scolie.


Remarques sur le problème <strong>de</strong> la vérité chez Spinoza 133/135<br />

à l’âme humaine, comme vraie, ce qu’il n’aurait pas pu faire s’il n’avait pas<br />

distingué entre l’idée inadéquate non-vraie et l’idée inadéquate fausse.<br />

Si nous nous rappelons que les idées inadéquates <strong>de</strong> l’imagination sont<br />

les idées <strong>de</strong>s affections du corps humain causées par les corps extérieurs, et<br />

que ces idées, qui indiquent directement l’état du corps humain, nous<br />

permettent aussi <strong>de</strong> percevoir indirectement la cause extérieure <strong>de</strong> cet état 33 ,<br />

nous constaterons que l’idée inadéquate non-vraie est celle qui, tout en<br />

s’accordant, grâce au parallélisme, avec son corrélat physique, à savoir<br />

l’affection du corps, ne l’indique que très confusément. Bien qu’elle<br />

s’accor<strong>de</strong> avec l’affection, elle ne peut pas l’expliquer par ses causes. En<br />

effet, l’affection du corps est déterminée par une série infinie <strong>de</strong> causes<br />

finies. Dans la mesure où l’âme humaine n’est qu’une partie <strong>de</strong><br />

l’enten<strong>de</strong>ment infini <strong>de</strong> Dieu, elle n’est pas capable <strong>de</strong> connaître la totalité<br />

infinie <strong>de</strong> cette série. Ainsi, l’idée d’affection, considérée exclusivement<br />

dans son rapport à l’âme humaine, est nécessairement comme une<br />

« conséquence détachée <strong>de</strong> ses prémisses », c’est-à-dire inadéquate et<br />

confuse 34 . Son inadéquation irréductible est suffisante pour l’exclure <strong>de</strong> la<br />

vérité, tandis que son accord « fortuit », c’est-à-dire non justifié par l’idée 35 ,<br />

avec son corrélat physique, sans être suffisant pour la déterminer comme<br />

vraie, suffit pour l’exclure <strong>de</strong> la fausseté 36 . L’idée inadéquate fausse, pour sa<br />

part, est l’idée d’affection qui, outre son inadéquation et confusion, ne<br />

s’accor<strong>de</strong> pas à l’objet indirect auquel elle renvoie : le corps extérieur qui est<br />

cause <strong>de</strong> l’affection. Si Spinoza soutenait exclusivement une théorie <strong>de</strong> la<br />

vérité comme correspondance, il <strong>de</strong>vrait désigner le premier aspect <strong>de</strong>s idées<br />

imaginatives comme vrai, ce qu’il ne fait pas. S’il soutenait exclusivement<br />

une certaine conception <strong>de</strong> la vérité comme cohérence, l’inadéquation<br />

coïnci<strong>de</strong>rait avec la fausseté, et il ne pourrait pas se référer à la positivité <strong>de</strong>s<br />

idées inadéquates <strong>de</strong> l’imagination, ce qu’il fait pourtant. Mais, si la vérité<br />

naît <strong>de</strong> la conjonction entre adéquation et correspondance, conjonction<br />

rendue possible par l’exclusion <strong>de</strong> l’interprétation réaliste <strong>de</strong> la définition<br />

nominale <strong>de</strong> la vérité, il est possible <strong>de</strong> considérer comme fausse l’idée<br />

inadéquate qui ne s’accor<strong>de</strong> pas avec son objet indirect, et simplement<br />

comme non-vraie celle qui s’accor<strong>de</strong> avec son objet direct.<br />

33. Pour la distinction entre l’objet directement représenté et l’objet indirectement représenté<br />

par l’idée d’affection, voir Éthique II, Proposition XVI, et ses <strong>de</strong>ux corollaires.<br />

34. Éthique II, Proposition XXVIII.<br />

35. Bien entendu, ce n’est pas par l’idée inadéquate que nous pouvons savoir qu’elle<br />

s’accor<strong>de</strong> avec l’affection, c’est-à-dire qu’elle indique effectivement la manière dont<br />

nous sommes affectés par les choses extérieures, mais par notre connaissance adéquate<br />

<strong>de</strong> l’origine et <strong>de</strong> la nature <strong>de</strong> la connaissance imaginative.<br />

36. Cette idée est l’équivalent épistémique <strong>de</strong> la passion joyeuse. Celle-ci naît d’un accord<br />

entre <strong>de</strong>s individus qui se rencontrent, cet accord entre leurs natures étant cause <strong>de</strong> joie, c’està-dire<br />

d’une augmentation positive <strong>de</strong> puissance. Néanmoins, cet accord et cette positivité<br />

ne sont pas suffisants pour caractériser ces individus comme <strong>de</strong>s individus actifs, <strong>de</strong> même<br />

que la positivité <strong>de</strong> l’idée inadéquate et son accord « fortuit » avec l’affection du corps ne sont<br />

pas suffisants pour la caractériser comme vraie.


134/135<br />

<strong>Philon</strong>sorbonne n° 5/Année 2010-11<br />

Ainsi, nous pouvons conclure que c’est l’exclusion <strong>de</strong> l’interprétation<br />

réaliste <strong>de</strong> la définition nominale <strong>de</strong> la vérité et, d’une manière plus générale,<br />

la tendance à refuser les principes du réalisme épistémologique, qui permet<br />

à la pensée spinoziste <strong>de</strong> dissoudre la tension signalée par F. Alquié et <strong>de</strong><br />

rendre compatible les <strong>de</strong>ux propriétés <strong>de</strong> l’idée vraie. Il reste toutefois que<br />

rendre compatibles ces <strong>de</strong>ux propriétés n’est pas encore montrer la nécessité<br />

<strong>de</strong> leur liaison. Pour expliciter comment et pourquoi la convenientia est une<br />

propriété nécessairement liée à l’adaequatio, il faudrait examiner la doctrine<br />

du parallélisme et la fonction exercée par la substance absolue comme<br />

fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> la complémentarité entre les <strong>de</strong>ux aspects <strong>de</strong> la vérité. Cette<br />

tâche, néanmoins, dépasse largement les objectifs et limites <strong>de</strong> cet article.


Remarques sur le problème <strong>de</strong> la vérité chez Spinoza 135/135<br />

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