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De la bipolarité des concepts, des théories & des axiomatiques

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<strong>De</strong> <strong>la</strong> bipo<strong>la</strong>rité <strong>des</strong> <strong>concepts</strong>,<br />

<strong>des</strong> <strong>théories</strong> & <strong>des</strong> <strong>axiomatiques</strong><br />

<strong>De</strong>nis Vernant<br />

Pour Gerhard Heinzman,<br />

amateur de précision & de rigueur.<br />

« L’humanité a toujours pressenti qu’il devait<br />

exister un domaine de questions où lesréponses<br />

sont – apriori–groupées symétriquement selon<br />

une configuration régulière et close ».<br />

Wittgenstein, Carnets.<br />

Notre objectif est ici purement méthodologique qui consiste à reprendre l’interrogation<br />

principielle sur <strong>la</strong> détermination du sens d’un concept et d’une<br />

théorie. Sont en jeu les modalités de définition du concept, d’é<strong>la</strong>boration de<br />

<strong>la</strong> théorie et de structuration de sa présentation axiomatique. Dans les trois<br />

cas, <strong>la</strong> réponse sera <strong>la</strong> même : <strong>la</strong> bipo<strong>la</strong>risation.<br />

1 Bipo<strong>la</strong>rité <strong>des</strong> <strong>concepts</strong><br />

Commençons par le premier niveau de détermination du sens dans le champ<br />

théorique, celui de <strong>la</strong> définition <strong>des</strong> <strong>concepts</strong> 1 .<br />

1.1 Concepts logiques<br />

Nous aborderons <strong>la</strong> question de <strong>la</strong> bipo<strong>la</strong>rité conceptuelle àpartirde<strong>la</strong><br />

logique. La raison en est double. D’abord, les <strong>concepts</strong> logiques s’avèrent<br />

1 Méthodologiquement, nous distinguons notion, concept ; vocable et symbole. Par<br />

exemple, <strong>la</strong> notion d’assertion, attestée en français depuis le XII e siècle mais peu usitée,<br />

recouvre pour une part le sens d’affirmation avec <strong>la</strong>quelle elle reste souvent confondue. Par<br />

contre, le concept d’assertion possède une signification précisément déterminée par une<br />

théorie particulière. Comme on le verra, il convient de ne pas confondre le concept logique<br />

d’assertion tel qu’il fut utilisé par Frege et Russell avec celui de <strong>la</strong> théorie pragmatique<br />

contemporaine, cf. [9].Levocable est le terme de <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue naturelle qui nomme le concept.<br />

Quant au symbole, formel, il ne prend sens que dans une axiomatique, tel le symbole A<br />

dans notre axiomatique <strong>des</strong> actes véridictionnels, cf. infra. 2.2.3. (On distingue le symbole<br />

de ses diverses occurrences inscriptionnelles concrètes).


668 <strong>De</strong>nis Vernant<br />

fondamentaux en ce qu’ils interviennent dans pratiquement toutes les architectures<br />

<strong>des</strong> <strong>théories</strong> particulières. Ensuite, c’est <strong>la</strong> logique propositionnelle<br />

qui fournit un exemple éminent d’introduction du concept de bipo<strong>la</strong>ritéavec<br />

<strong>la</strong> définition de <strong>la</strong> proposition que Wittgenstein, se distinguant à<strong>la</strong>foisde<br />

Frege et de Russell, construisit initialement. En rappe<strong>la</strong>nt cette définition,<br />

nous viserons à jeter les bases d’une approche bipo<strong>la</strong>ire <strong>des</strong> <strong>concepts</strong>.<br />

Considérons donc le concept central du premier <strong>des</strong> calculs standard, celui<br />

<strong>des</strong> propositions. L’approche bipo<strong>la</strong>ire s’applique à <strong>la</strong> proposition elle-même<br />

ainsi qu’aux fonctions de vérité sur une proposition, simple ou complexe.<br />

1.1.1. Bipo<strong>la</strong>rité propositionnelle<br />

Toute <strong>la</strong> réflexion inaugurale de Wittgenstein porte sur <strong>la</strong> nature de <strong>la</strong> proposition<br />

2 .Sonsens consiste àreprésenter un état de choses, l’image d’un<br />

fait du monde 3 . Son mode de représentation détermine un lieu logique qui<br />

ouvre <strong>la</strong> possibilité alternative de <strong>la</strong> vérité oude<strong>la</strong>faussetédufaitdécrit 4 .<br />

Ainsi, <strong>la</strong> proposition simple (Elementarsatz ) p délimite à <strong>la</strong> fois l’image<br />

représentée par p et en même temps tout ce qui lui est extérieur comme<br />

n’ étant pas p :<br />

« p » et « ¬p » sont comme une image et <strong>la</strong> partie de son p<strong>la</strong>n infini qui lui est<br />

extérieure (le lieu logique). Cet espace infini extérieur, je ne puis le produire qu’au<br />

moyendecetteimage,enledélimitant par elle. [13, 9.11.14, p. 67] (Nous soulignons.)<br />

Conformément à cette conception du sens de <strong>la</strong> proposition, Wittgenstein<br />

proposa dans <strong>la</strong> période préparatoire au Tractatus une définition et une<br />

notation bipo<strong>la</strong>ires ab pour les propositions simples fondées sur l’idée selon<br />

<strong>la</strong>quelle :<br />

Toute proposition est essentiellement vraie-fausse. Une proposition a donc deux<br />

pôles (correspondant au cas de sa vérité et au cas de sa fausseté). C’est ce que nous<br />

appelons le sens d’une proposition. [13, p. 171] 5<br />

Ainsi <strong>la</strong> nature d’une proposition s’exprime par le schéma bipo<strong>la</strong>ire :<br />

a-p-b, autrement dit : Vrai-p-Faux. Il faut comprendre ici que le Vrai et<br />

2 On en trouve <strong>la</strong> trace dans les Carnets, 1914-1916, [13]. Ils sont composés de<br />

notations préparatoires de 1914 à 1916 ainsi que <strong>des</strong> Notes sur <strong>la</strong> logique envoyées à<br />

Russell en 1913 et <strong>des</strong> Notes de Norvège dictées à Moore en 1914.<br />

3 Le fait correspondant, lorsqu’il existe, est <strong>la</strong> signification (Bedeutung) de<strong>la</strong>proposition,<br />

le sens est son mode de représentation : « Qu’une proposition ait avec <strong>la</strong> réalité<br />

une re<strong>la</strong>tion (au sens <strong>la</strong>rge) autre que celle de Bedeutung, c’estcequemontrelefaitque<br />

l’on peut <strong>la</strong> comprendre sans connaître sa Bedeutung, c’est-à-dire sans savoir si elle est<br />

vraie ou fausse. Exprimons ce<strong>la</strong> en disant qu’elle a un sens (Sinn) », [13, p. 203].<br />

4 Cf. par exemple, [13, 1.11.14] : « La proposition doit déterminer un lieu logique ».<br />

Notre propos n’étant pas éxégétique, nous n’entrerons pas dans l’analyse détaillée de cette<br />

conception bipo<strong>la</strong>ire de <strong>la</strong> proposition. Notons simplement que Wittgenstein s’inspire ici<br />

à<strong>la</strong>foisdumodèle géométrique <strong>des</strong> coordonnées d’un point et <strong>des</strong> modèles mécaniques<br />

de Maxwell (cf. [13, 15.11.14, p. 71]) etdeHertz(cf.[13, 6.12.14, p. 79]).<br />

5 Voir aussi App. III, p. 224.


<strong>De</strong> <strong>la</strong> bipo<strong>la</strong>rité <strong>des</strong> <strong>concepts</strong>, <strong>des</strong> <strong>théories</strong> & <strong>des</strong> <strong>axiomatiques</strong> 669<br />

le Faux sont les deux pôles constitutifs de <strong>la</strong> proposition elle-même et non<br />

<strong>des</strong> facteurs externes d’évaluation. La proposition, quatenus propositio, est<br />

po<strong>la</strong>risée et, dans le schéma bipo<strong>la</strong>ire, le symbole de proposition p ne peut<br />

être séparé de ses deux pôles a et b. Par elle-même, <strong>la</strong> proposition, comme<br />

énoncédéc<strong>la</strong>ratif complet, ouvre ce que nous appelons un espace de véridicité<br />

doublement po<strong>la</strong>risé :<br />

Proposition p<br />

↗<br />

↘<br />

a Vrai<br />

b Faux<br />

ce que Wittgenstein note linéairement par a-p-b 6 .<br />

Pour Wittgenstein, cette tension bipo<strong>la</strong>ire détermine le sens sémantique<br />

de toute proposition. Mais ce sens dépend en amont d’un réquisit syntaxique<br />

: <strong>la</strong> bonne formation de cette proposition, le fait qu’elle puisse être<br />

engendrée récursivement àpartir<strong>des</strong>règles de formation <strong>des</strong> formules du<br />

calcul. On sait par exemple que si <strong>la</strong> formule p → q est bien formée, l’écriture<br />

→ pq est mal formée (unsinnig) en ce qu’elle ne respecte pas les règles<br />

syntaxiques de construction <strong>des</strong> formules 7 .<br />

Dès lors, pour toute écriture, on se demandera si elle est syntaxiquement<br />

bien formée. Si oui, c’est une proposition dont le sens, appréhendé sémantiquement<br />

cette fois, se déploie selon <strong>la</strong> bipo<strong>la</strong>rité duvraioudufaux.D’où<br />

le schéma :<br />

Mal formée<br />

⊘<br />

Bien formée<br />

a Vrai<br />

↗<br />

Proposition p<br />

↘<br />

b Faux<br />

1.1.2. Affirmation/négation<br />

La proposition ainsi caractérisée, on peut opérer logiquement <strong>des</strong>sus en<br />

introduisant <strong>des</strong> fonctions de vérité. Pour le premier Wittgenstein, ces<br />

« fonctions-ab » sont <strong>des</strong> opérations 8 .Lapremière d’entre elles est <strong>la</strong> né-<br />

6 Notre usage <strong>des</strong> flèches est conforme à l’esprit de l’analyse wittgensteinienne : « Les<br />

propositions sont <strong>des</strong> flèches – elles ont un sens. Le sens d’une proposition est déterminé<br />

par les deux pôles vrai et faux. », [13, p.176].<br />

7 Pour un rappel du fonctionnement de <strong>la</strong> syntaxe logique du calcul <strong>des</strong> propositions,<br />

cf. [8, chap. 1]. Bien entendu, nous modernisons ici le vocabu<strong>la</strong>ire de Wittgenstein en<br />

distinguant Bien formé/Mal formé etDoué<strong>des</strong>ens/Dénué de sens. L’opposition entre<br />

unsinnig et sinnlos apparaît dans les [13, p. 210 & 214].<br />

8 Nous n’entrerons pas ici dans le détail – complexe – du fonctionnement calcu<strong>la</strong>toire<br />

de ces fonctions, cf. [13, p. 181-187 & p. 206-210].


670 <strong>De</strong>nis Vernant<br />

gation symbolisée par ¬p. Mais il convient de ne pas confondre l’opération<br />

et son symbole car il est manifeste que :<br />

Le passage de p à ¬p n’est pas caractéristique de l’opération de négation. (La<br />

meilleure preuve :<strong>la</strong>négation conduit aussi de ¬p à p). [13, 17.4.15, p. 90]<br />

Dès lors, <strong>la</strong> négation doit s’expliquer par <strong>la</strong> bipo<strong>la</strong>rité foncière de <strong>la</strong> proposition<br />

:<br />

C’est <strong>la</strong> proposition elle-même qui séparecequiluiestcongruentdecequine<br />

l’est pas. Par exemple : si <strong>la</strong> proposition et <strong>la</strong> congruence sont données, alors <strong>la</strong><br />

proposition est vraie quand l’état de choses lui est congruent ; ou bien <strong>la</strong> proposition<br />

et <strong>la</strong> non-congruence étant données, alors <strong>la</strong> proposition est vraie quand l’état de<br />

choses ne lui est pas congruent. [13, p. 61-62]<br />

La proposition peut représenter sur un mode affirmatif et proposer sa<br />

congruence avec l’état de choses, ou bien, à l’inverse, adopter un mode négatif<br />

et proposer <strong>la</strong> non-congruence. D’où <strong>la</strong> bipo<strong>la</strong>rité 9 :<br />

Proposition<br />

↗<br />

↘<br />

affirmative : p<br />

négative : ¬p<br />

1.1.3. Tautologie/antilogie<br />

Posant <strong>la</strong> question de <strong>la</strong> possibilitéde<strong>la</strong>vérité, les propositions simples dont<br />

il est ici question sont <strong>des</strong> énoncés empiriques contingents qui ne relèvent pas<br />

à proprement parler de <strong>la</strong> logique. Pour le premier Wittgenstein, comparativement,<br />

les lois logiques ne sont que <strong>des</strong> pseudo-propositions (Scheinsätze)<br />

dans <strong>la</strong> mesure où elles ne disent rien du monde et ne proposent pas l’image<br />

d’un fait :<br />

La tautologie n’a pas de re<strong>la</strong>tion de représentation avec <strong>la</strong> réalité (elle ne dit rien).<br />

[13, 2.11.14, p. 60] 10<br />

Si le sens de <strong>la</strong> proposition simple est dans sa possibilité bipo<strong>la</strong>ire de représenter<br />

un fait du monde, <strong>la</strong> tautologie est proprement dénuée de sens<br />

(sinnlos). Les tautologies ne relèvent pas du monde, mais de <strong>la</strong> seule logique<br />

et leur caractère tautologique se voit dans leur forme :<br />

9 Nous introduisons ici notre symbole de <strong>la</strong> fonction d’affirmation, cf. [8, chap. 1,<br />

§ 1.1.3.2]. Wittgenstein note <strong>la</strong> négation par b-a-p-b-a, cf.[13, p. 224]. En toute rigueur,<br />

il devrait noter <strong>la</strong> fonction inverse d’affirmation a-a-p-b-b. Mais on lit simplement <strong>la</strong><br />

remarque suivante : « Mais a-a-p-b-b est le même symbole que a-p-b (ici <strong>la</strong> fonction-ab<br />

disparaît automatiquement) car les nouveaux pôles sont alors reliés aux mêmes côtés de<br />

p que les anciens », p. 185-186. Il est vrai que <strong>la</strong> fonction d’affirmation ne modifie en rien<br />

les valeurs de vérité de <strong>la</strong> proposition et n’est pas marquée en <strong>la</strong>ngue. Il faudra attendre<br />

les logiciens polonais pour symboliser comme fonctions unaires de propositions à<strong>la</strong>fois<br />

l’affirmation et <strong>la</strong> négation, cf. [5, p. 166]. Malheureusement, Leśniewski utilise le vocable<br />

assertium pour dénommer l’affirmation !<br />

10 « Si je sais que cette rose est rouge ou ne l’est pas, je ne sais rien. »[13, p. 183].


<strong>De</strong> <strong>la</strong> bipo<strong>la</strong>rité <strong>des</strong> <strong>concepts</strong>, <strong>des</strong> <strong>théories</strong> & <strong>des</strong> <strong>axiomatiques</strong> 671<br />

Les propositions de <strong>la</strong> logique, et elles seulement, ont <strong>la</strong> propriété de <strong>la</strong>isser s’exprimerleurvérité<br />

ou leur fausseté dansleursigne.[13, p. 231] 11<br />

Reste toutefois que tautologies et antilogies fonctionnent de façon bipo<strong>la</strong>ire<br />

« car elles sont, à tout le moins, de pôles opposés ». Onabien:<br />

Pseudo-proposition<br />

↗<br />

↘<br />

Tautologie<br />

Antilogie<br />

Ainsi <strong>la</strong> bipo<strong>la</strong>rité Tautologie/Antilogie se détache sur le fond d’une opposition<br />

antérieure entre propositions empiriques contingentes (susceptibles<br />

d’être vraies ou fausses) et pseudo-propositions logiques (vali<strong>des</strong> ou fausses<br />

en tout cas). On retrouve donc àceniveaunotreschéma initial :<br />

Douées de sens<br />

Prop. contingentes<br />

Dénuées de sens<br />

Tautologies<br />

↗<br />

Prop. log.<br />

↘<br />

Antilogies<br />

Du point de vue qui est le nôtre ici, <strong>la</strong> théorie <strong>des</strong> fonctions ab de Wittgenstein<br />

présente un intérêt méthodologique majeur. Manifestement, elle résulte<br />

de l’application au problème du sens de <strong>la</strong> proposition du précepte frégéen<br />

selon lequel tout concept doit être déterminé 12 :<br />

Une définition d’un concept (ou d’un prédicat possible) doit être complète ; elle doit<br />

déterminer de façon non ambiguë, pour un objet quelconque, s’il tombe ou non sous<br />

le concept (si le prédicat peut lui être attribué ounon).[2, II, § 56]<br />

D’où l’insistance wittgensteinienne sur <strong>la</strong> détermination complète du sens :<br />

La difficulté estenréalité que,même lorsque nous voulons exprimer un sens complètement<br />

défini, nous risquons cependant de n’y pas parvenir. [13, p. 131] (nous<br />

soulignons) 13<br />

11 Wittgenstein fournit une règle pour lire par <strong>la</strong> seule notation-ab si une formule<br />

est tautologique, cf. p. 227. Sans reprendre l’exemple proposé p. 231 (qui d’ailleurs est<br />

erroné) considérons simplement <strong>la</strong> tautologie p ≡¬¬p. Onvoitimmédiatement que a-p-b<br />

et a-b-a-p-b-a-b – qui traduit <strong>la</strong> double négation – ont les mêmes pôles extérieurs. (Il en<br />

va de même pour <strong>la</strong> quadruple négation et tout nombre pair de négations).<br />

12 Cf. Frege [2, I, § 33 & II, § 56-67]. Wittgenstein y fait explicitement référence dans<br />

les [13, p. 190-191]. Sur ce point, cf. [3, p. 9-11].<br />

13 Cf. aussi [13, 16.6.15, p. 122].


672 <strong>De</strong>nis Vernant<br />

Le concept de bipo<strong>la</strong>ritéestainsi<strong>la</strong>réponse à cette question de <strong>la</strong> détermination<br />

complète du sens. Notre thèse est alors que cette réponse, appréhendée<br />

méthodologiquement, vaut mutatis mutandis pour d’autres <strong>concepts</strong> et est<br />

même applicable au niveau supérieur d’une théorie tout entière : <strong>la</strong> détermination<br />

complète du sens d’un concept comme d’une théorie réside dans<br />

sa bipo<strong>la</strong>rité.<br />

Nous allons le montrer – d’abord pour les <strong>concepts</strong> – en prenant pour<br />

exemple <strong>la</strong> théorie pragmatique, ce qui nous permettra de ne pas sortir du<br />

champ de l’analyse du <strong>la</strong>ngage et du discours.<br />

1.2 Concepts pragmatiques<br />

Si <strong>la</strong> sémantique (logique ou non) met en jeu <strong>des</strong> énoncés abstraits, <strong>la</strong> pragmatique<br />

porte sur <strong>des</strong> énonciations assumées par un locuteur face àun<br />

allocutaire dans une situation d’interlocution tributaire d’un contexte déterminé<br />

par un problème àrésoudre, une difficulté à lever 14 . Dans ce cadre<br />

théorique, pour conserver notre thématique initiale, nous allons nous focaliser<br />

sur les actes de discours relevant du seul champ de <strong>la</strong> véridicité, ceux<br />

mettant en jeu l’attitude du locuteur vis-à-vis de <strong>la</strong> vérité decequ’ildit 15 .<br />

1.2.1. Assertion/Dénégation<br />

Le premier acte véridictionnel – initialement dégagé par les logiciens 16 –est<br />

l’assertion. Cet acte consiste pour le locuteur à s’engager sur <strong>la</strong> vérité dece<br />

qu’il dit. Noté par le symbole frégéen ⊢, cet acte peut porter sur un contenu<br />

propositionnel aussi bien affirmatif que négatif. D’où :<br />

Assertion<br />

↗<br />

↘<br />

⊢ p<br />

⊢¬p<br />

À ce premier niveau, on ne fait ici que retrouver <strong>la</strong> bipo<strong>la</strong>rité logique de<br />

l’objet propositionnel sur lequel porte l’assertion. Toutefois, une bipo<strong>la</strong>rité<br />

proprement pragmatique est ici impliquée dans <strong>la</strong> mesure où l’acte d’assertion<br />

ne peut être conçu indépendamment de son pendant : <strong>la</strong> dénégation. Si<br />

l’on peut asserter et s’engager sur <strong>la</strong> vérité d’un contenu propositionnel, on<br />

doit pouvoir tout aussi bien rejeter, dénier ce même contenu. Sans revenir<br />

sur <strong>la</strong> définition de ce concept de dénégation 17 , nous importe seulement ici<br />

14 Cf. [7].<br />

15 Pour une définition précise <strong>des</strong> actes véridictionnels, cf. [11, chap. VI & VIII].<br />

16 Sur le traitement de l’assertion chez Russell et Frege, cf. [11, chap. I].<br />

17 Nous procédons àsadéfinition logique, puis pragmatique dans [11, chap. II & VIII].


<strong>De</strong> <strong>la</strong> bipo<strong>la</strong>rité <strong>des</strong> <strong>concepts</strong>, <strong>des</strong> <strong>théories</strong> & <strong>des</strong> <strong>axiomatiques</strong> 673<br />

le fait que l’on ne peut penser et conceptualiser l’assertion sans <strong>la</strong> dénégation<br />

et réciproquement. On a donc bien là une bipo<strong>la</strong>rité spécifiquement<br />

pragmatique portant sur le concept de pro-position qui décrit toute énonciation<br />

déc<strong>la</strong>rative exprimant un engagement véridictionnel du locuteur, que<br />

cet engagement soit un assentiment ou un dissentiment, une acceptation ou<br />

un refus 18 .Dès lors, nous retrouvons àceniveaunotreschéma bipo<strong>la</strong>ire<br />

initial 19 :<br />

Pro-position<br />

↗<br />

↘<br />

Assertion : ⊢ p<br />

Dénégation : ⊣ p<br />

Comme il existe aussi <strong>des</strong> énonciations déc<strong>la</strong>ratives sur lesquelles les locuteurs<br />

ne désirent pas, pour <strong>des</strong> raisons diverses, s’engager, mais qu’ils ne font<br />

que considérer 20 , nous devons en amont faire le départ entre énonciations<br />

simplement considérées et pro-positions.<br />

D’où leschéma devenu canonique 21 :<br />

Désengagement<br />

Enonc. considérée<br />

Engagement<br />

Assertée<br />

↗<br />

Pro-position<br />

↘<br />

Déniée<br />

2 Bipo<strong>la</strong>rité <strong>des</strong><strong>théories</strong><br />

Outre <strong>la</strong> bipo<strong>la</strong>risation <strong>des</strong> <strong>concepts</strong>, s’impose à un niveau plus global <strong>la</strong><br />

bipo<strong>la</strong>risation <strong>des</strong> <strong>théories</strong>. <strong>De</strong> même que les <strong>concepts</strong> qui les composent,<br />

les <strong>théories</strong> sont généralement présentées de façon statique et unipo<strong>la</strong>ire. Il<br />

convient donc d’examiner ce que peut signifier <strong>la</strong> bipo<strong>la</strong>rité d’une théorie.<br />

Considérée globalement et exhaustivement, une théorie ne saurait se composer<br />

exclusivement <strong>des</strong> <strong>concepts</strong> « positifs » et <strong>des</strong> thèses qu’ils contribuent<br />

àconstituer.<strong>De</strong>même que les <strong>concepts</strong> doivent être appréhendés dans leur<br />

dynamique bipo<strong>la</strong>ire, les <strong>théories</strong> dans leur systématicité doivent se déployer<br />

18 On aura garde de confondre cette bipo<strong>la</strong>rité pragmatique avec une valorisation<br />

axiologique sur le mode de <strong>la</strong> diarèse p<strong>la</strong>tonicienne. Pour une application au concept<br />

praxéologique de coopération, cf. [12, § 2.1.1].<br />

19 Bien entendu, ce schéma s’applique de même à une proposition négative.<br />

20 Nous reprenons le concept russellien introduit dans les Principles of Mathematics.<br />

Il correspond àl’Annahme meinongienne et frégéenne. cf. [11, chap. I].<br />

21 Un tel schéma s’étend aisément aux états doxastiques de croyance (belief )etd’incroyance<br />

(disbelief ) qui leur sont liés, cf. [11, chap. VII].


674 <strong>De</strong>nis Vernant<br />

dans <strong>la</strong> tension dynamique <strong>des</strong> thèses « positives » et « négatives » qu’elles<br />

proposent. En fait, l’étape zététique du processus de théorisation se fonde<br />

tout autant – sinon plus – sur ce que l’on veut rejeter que sur ce que l’on<br />

veut accepter. Dès lors que l’on peut <strong>la</strong> concevoir comme une pro-position<br />

systématique, une théorie doit articuler dynamiquement assertions et dénégations.<br />

La détermination complète de son sens réside dans cette tension<br />

bipo<strong>la</strong>ire entre thèses assertées et contre-thèses déniées. Le géocentrisme n’a<br />

pas<strong>des</strong>ensindépendamment de l’héliocentrisme et réciproquement. D’où le<br />

schéma :<br />

Thèses : ⊢ θ<br />

↗<br />

Théorie<br />

↘<br />

Contre-thèses : ⊣ θ<br />

<strong>De</strong> telles considérations peuvent sembler fort vagues. Il est toutefois aisé<br />

de leur assigner une précision logique en examinant leurs conséquences sur<br />

<strong>la</strong> présentation formelle et axiomatique de <strong>la</strong> théorie en question.<br />

2.1 Axiomatisation bipo<strong>la</strong>ire d’une théorie<br />

Sous forme axiomatisée, une théorie donnée se présente c<strong>la</strong>ssiquement comme<br />

un ensemble, aussi limité que possible, d’idées et de propositions primitives<br />

auxquelles on adjoint <strong>des</strong> règles de définition explicite <strong>des</strong> idées dérivées, de<br />

bonne formation <strong>des</strong> formules et de transformation déductive de certaines<br />

de ces formules à partir <strong>des</strong> axiomes. L’axiomatique se résume alors à une<br />

triple procédure effective, c’est-à-dire algorithmique, de définition <strong>des</strong> idées<br />

dérivées, de formation <strong>des</strong> formules et de démonstration <strong>des</strong> théorèmes. La<br />

cohérence, <strong>la</strong> simplicité et <strong>la</strong> productivité d’un tel système axiomatique sont<br />

contrôlées par <strong>des</strong> métarègles 22 .<br />

Àbienyréfléchir, une telle présentation axiomatique s’avère incomplète,<br />

proprement « hémiplégique ». En effet, cette forme « c<strong>la</strong>ssique » ne prend en<br />

compte que les axiomes, c’est-à-dire les propositions primitives que, pour <strong>des</strong><br />

raisons diverses, l’on accepte. Mais c’est oublier que si une théorie possède<br />

un pôle positif exprimant ce que l’on accepte et asserte, elle possède aussi<br />

un pôle négatif composé de ce que l’on rejette et dénie. Ainsi, pour exprimer<br />

cette tension bipo<strong>la</strong>ire fondamentale, une axiomatique doit se construire de<br />

façon bipo<strong>la</strong>ire en dédoub<strong>la</strong>nt le choix de ses axiomes et de ses règles.<br />

Marqué par Twardowski 23 ,Jan̷Lukasiewicz proposa au début <strong>des</strong> années<br />

Trente une définition logique du concept de rejet (ou dénégation) et, avec<br />

22 Sur <strong>la</strong> présentation axiomatique d’un système formel, cf. notre [8, chap. III].<br />

23 Kazimierz Twardowski adopta <strong>la</strong> conception brentanienne selon <strong>la</strong>quelle le jugement<br />

ne met pas en re<strong>la</strong>tion deux représentations, mais le rapport intentionnel de <strong>la</strong> conscience<br />

à son objet. Juger est alors accepter ou refuser l’existence de l’objet présenté.


<strong>De</strong> <strong>la</strong> bipo<strong>la</strong>rité <strong>des</strong> <strong>concepts</strong>, <strong>des</strong> <strong>théories</strong> & <strong>des</strong> <strong>axiomatiques</strong> 675<br />

l’aide<strong>des</strong>ondiscipleJerzyS̷lupecki, é<strong>la</strong>bora une axiomatisation bipo<strong>la</strong>ire<br />

de <strong>la</strong> syllogistique traditionnelle qui peut se résumer ainsi 24 :<br />

Termes<br />

primitifs Aab, Iab<br />

définis Eab,Oab<br />

Assertion<br />

Rejet<br />

Axiomes<br />

AA1 ⊢ A(a = a) AR1 ⊣ (Acb ◦ Aab) → Iac<br />

AA2 ⊢ I(a = a)<br />

AA3 ⊢ (Abc ◦ Aab) → Aac<br />

AA4 ⊢ (Abc ◦ Iba) → Iac<br />

Règles<br />

détachement<br />

DA<br />

DR<br />

substitution<br />

SA<br />

SR<br />

SRR (règle de rejet de S̷lupecki)<br />

Aux c<strong>la</strong>ssiques règles de détachement (le modus ponens) et<strong>des</strong>ubstitution,<br />

l’on adjoint les règles correspondantes pour les contre-axiomes et<br />

contre-théorèmes ainsi que <strong>la</strong> règle spécifique introduite par S̷lupecki pour<br />

assurer <strong>la</strong> décidabilité dusystème 25 .<br />

Une telle axiomatique permet d’engendrer à<strong>la</strong>fois<strong>des</strong>théorèmes àpartir<br />

<strong>des</strong> axiomes assertés et <strong>des</strong> « contre-théorèmes » à partir <strong>des</strong> axiomes déniés.<br />

Ainsi déployé defaçon bipo<strong>la</strong>ire, le champ déductif s’avère complet qui<br />

couvre aussi bien tout ce que l’on accepte que tout ce que l’on refuse :<br />

Bipo<strong>la</strong>rité axiomatique<br />

Axiomatique<br />

↗<br />

↘<br />

Axiomes : ⊢ A<br />

Contre-axiomes : ⊣ A<br />

2.2 Théorie & axiomatique bipo<strong>la</strong>ires pragmatiques<br />

Une telle axiomatisation bipo<strong>la</strong>ire vaut tout autant pour les axiomatisations<br />

appliquées <strong>des</strong> <strong>théories</strong> particulières que pour celles <strong>des</strong> systèmes<br />

24 Pour une présentation de <strong>la</strong> genèse du système ̷Lukasiewicz-S̷lupecki, cf. [10].<br />

25 La règle DR spécifie que si le conséquent d’un conditionnel est dénié, on peut<br />

détacher <strong>la</strong> dénégation de l’antécédent ; SR applique <strong>la</strong> c<strong>la</strong>ssique règle de substitution<br />

au cas d’une proposition déniée ; enfin SRR se trouve reprise dans notre axiomatique<br />

bipo<strong>la</strong>ire <strong>des</strong> actes véridictionnels comme <strong>la</strong> règle R5, cf. infra, § 2.2.3.


676 <strong>De</strong>nis Vernant<br />

formels logiques purs. Poursuivant sur notre thématique initiale, nous allons<br />

prendre pour exemple d’une telle axiomatique appliquée celle de <strong>la</strong><br />

pragmatique véridictionnelle.<br />

La pragmatique véridictionnelle résulte d’une théorisation <strong>des</strong> procédures<br />

<strong>la</strong>ngagières par lesquelles un locuteur s’engage ou non sur <strong>la</strong> véritédecequ’il<br />

dit. Sans entrer dans les détails, rappelons que nous avons proposédedistinguer<br />

un acte de simple Considération du contenu propositionnel sans aucun<br />

engagement du locuteur d’un acte contraire d’Estimation, d’engagement qui<br />

peut être celui, positif, d’acceptation, d’Assertion, ou,négatif,derefus,de<br />

Dénégation. L’ensemble <strong>des</strong> actes vériditionnels s’organise alors en :<br />

OPÉRATEURS VÉRIDICTIONNELS<br />

Considération<br />

Estimation<br />

Affirmatio Négation Assertion Dénégation<br />

〈p〉<br />

〈¬p〉<br />

Aff. Nég. Aff. Nég.<br />

⊢ p ⊢¬p ⊣ p ⊣¬p<br />

Le recours à l’outil logique et à ses capacités d’axiomatisation permet<br />

de préciser chacune <strong>des</strong> définitions de ces actes et surtout de spécifier leurs<br />

re<strong>la</strong>tions logiques en assurant de plus <strong>la</strong> systématicité et l’exhaustivité de<br />

l’analyse.<br />

2.2.1. L’hexagone alternatif<br />

Manifestement, les re<strong>la</strong>tions logiques entre actes véridictionnels fonctionnent<br />

selon un jeu d’« opposition ». Pourformaliserunteljeu,nous<br />

avons recouru à l’hexagone d’Augustin Sesmat qui complète le carré dit<strong>des</strong><br />

« oppositions » d’Aristote en ajoutant aux traditionnelles positions A, E, I,<br />

O, les sommets U et Y 26 .<br />

Conformément à l’intuition pragmatique, nous avons interprété U comme<br />

l’Estimation qui, en termes de disjonction exclusive, propose une alternative<br />

entre A, l’Assertion et E, <strong>la</strong> Dénégation :U≡ (A w E). Quant à Y, le contradictoire<br />

de U, il correspond à<strong>la</strong>simpleConsidération et, sous <strong>la</strong> contrainte<br />

d’incompatibilité entreAetE,estdéfinissable comme <strong>la</strong> conjonction de ¬A<br />

et ¬E. D’où l’hexagone alternatif suivant :<br />

26 Quoiqu’informelle, l’analyse de Sesmat s’avère remarquablement systématique, cf.<br />

[6, § 117 & 128].


<strong>De</strong> <strong>la</strong> bipo<strong>la</strong>rité <strong>des</strong> <strong>concepts</strong>, <strong>des</strong> <strong>théories</strong> & <strong>des</strong> <strong>axiomatiques</strong> 677<br />

U<br />

Estimation<br />

A<br />

Assertion<br />

Dénégation<br />

E<br />

I<br />

¬ Dénégation<br />

¬ Assertion<br />

O<br />

Considération<br />

Y<br />

2.2.2. L’axiomatisation <strong>des</strong> actes véridictionnels<br />

On peut formellement considérer les actes véridictionnels A, E, I, O, U, Y<br />

comme <strong>des</strong> opérateurs propositionnels, par exemple, AP signifie l’assertion<br />

de P et EQ <strong>la</strong> dénégation de Q, etc.(P et Q étant <strong>des</strong> métavariables de<br />

propositions, simples ou complexes).<br />

L’analyse du fonctionnement logique de ces actes passe par une axiomatique<br />

qui définit rigoureusement leurs re<strong>la</strong>tions systématiques. Aussi avonsnous<br />

construit une axiomatique qui, prenant pour idées primitives les opérations<br />

d’assertion et de dénégation, se présente ainsi 27 :<br />

Idées primitives<br />

A<br />

(assertion)<br />

E<br />

(dénégation)<br />

Définitions<br />

D1 IP = Df ¬A¬P (non assertion)<br />

D2 OP = Df ¬E¬P (non dénégation)<br />

D3 UP = Df (AP wEP ) (estimation)<br />

D4 YP = Df ¬UP (considération)<br />

Axiomes<br />

AX0 ⊢ (AP →¬EP ) (Axiome alternatif)<br />

AX1 ⊢ (AP → P ) (Axiome d’assertabilité)<br />

AX2 ⊢{[(AP → Q) ◦ AP ] → AQ} (Axiome d’assertion)<br />

27 En annexe de [11] nous présentons une axiomatisation de l’hexagone alternatif ainsi<br />

que celle <strong>des</strong> opérateurs véridictionnels que nous présentons succinctement ici.


678 <strong>De</strong>nis Vernant<br />

Règles de transformation :<br />

Primitives :<br />

R0 Substitution (notée Sub. P/Q)<br />

R1 ⊢ P ⇒⊢AP<br />

Dérivées :<br />

R2 ⊢ (P → Q) ⇒ ⊢ (AP → AQ)<br />

R3 [⊢A(P → Q), ⊢AP ] ⇒ ⊢AQ (Modus ponens)<br />

R4 [⊢A(P → Q), ⊢EP ] ⇒ ⊢EQ (Modus tollens)<br />

R3 ⊢ (P ≡ Q) ⇒⊢(AP ≡ AQ) (Règle d’extensionnalité)<br />

Remarques :<br />

– L’axiome alternatif permet <strong>la</strong> dérivation de toutes les re<strong>la</strong>tions composant<br />

l’hexagone alternatif, cf. [11, Annexe, p. 235-240]. On prendra<br />

garde au fait que désormais ⊢ estsymbolelogiquedethèse du système<br />

et A de l’assertion pragmatique (idem resp. pour ⊣ et E).<br />

–L’axiome d’assertabilité (qui formellement correspond à l’axiome de<br />

nécessité) n’affirme rien d’autre qu’en assertant P , le locuteur s’engage<br />

sur <strong>la</strong> vérité deP . Ce qui ne signifie en rien que P soit vrai, mais est<br />

tenu pour vrai dans le monde discursif proposé par le locuteur. Pour<br />

un traitement sémantique, cf. [11, chap. VI].<br />

– Le choix de l’axiome AX2 correspond structurellement au « principe<br />

d’assertion » de Russell. Son sens ici ne doit toutefois pas être confondu<br />

avec celui du Modus ponens.<br />

–L’écriture ⊢ P signifie dans cette axiomatique que <strong>la</strong> formule P est une<br />

thèse du système et « ⇒ » est le métasymbole de dérivabilité.<br />

Cette axiomatique mobilise toutes les ressources de <strong>la</strong> logique formelle<br />

standard et en particulier ses règles usuelles de transformation 28 .<br />

2.2.3. L’axiomatique bipo<strong>la</strong>ire <strong>des</strong> actes véridictionnels<br />

Telle que nous venons de <strong>la</strong> présenter, notre axiomatique garde une forme<br />

c<strong>la</strong>ssique en ce qu’elle ne fait figurer que les axiomes admis et, partant, les<br />

théorèmes que l’on peut en déduire. Mais comme nous importe du point<br />

devuede<strong>la</strong>théorisation pragmatique autant ce que nous rejetons que ce<br />

que nous acceptons, nous devons en proposer une présentation bipo<strong>la</strong>ire qui<br />

autorise aussi bien <strong>la</strong> démonstration de tout ce qu’elle rejette, les contrethéorèmes<br />

quedecequ’elleadmet,lesthéorèmes. D’où <strong>la</strong>nécessité delui<br />

adjoindre ceci :<br />

28 Cette axiomatique est logiquement équivalente au système modal T de Robert Feys<br />

qui se fonde sur l’axiome de nécessité (Lp → p) et l’axiome L(p → q) → (Lp → Lq)<br />

correspondant dans notre axiomatique au théorème général 9, cf. [1, p. 217-252].


<strong>De</strong> <strong>la</strong> bipo<strong>la</strong>rité <strong>des</strong> <strong>concepts</strong>, <strong>des</strong> <strong>théories</strong> & <strong>des</strong> <strong>axiomatiques</strong> 679<br />

Contre-axiome<br />

CAX1 ⊣ (¬AP →¬P ) (contre-axiome de négation)<br />

Contre-règles de transformation<br />

CR0 Substitution (notée CSub. P/Q)<br />

CR1 [⊢A(P → Q), ⊣ AQ] ⇒⊣AP (Détachement)<br />

CR2 [⊣ (α → Γ), ⊣ (β → Γ)] ⇒⊣[α → (β → Γ)]<br />

Remarque : α et β représentent <strong>des</strong> propositions simples et Γ <strong>des</strong> propositions<br />

élémentaires conditionnelles. CR2 est le contre-détachement de<br />

S̷lupecki.<br />

On dispose alors d’une axiomatique complète de <strong>la</strong> théorie pragmatique<br />

<strong>des</strong> actes véridictionnels. Explicite, univoque, systématique et exhaustive,<br />

cette axiomatique bipo<strong>la</strong>ire autorise une évaluation précise de <strong>la</strong> théorie<br />

de départ dans ses prémisses comme dans toutes ses conséquences, aussi<br />

bien dans ce qu’elle admet que dans ce qu’elle refuse. Ainsi permet-elle <strong>la</strong><br />

détermination complète de son sens.<br />

Pour donner un exemple de <strong>la</strong> fécondité d’une telle détermination théorique,<br />

arrêtons-nous sur un cas précis de théorème et de contre-théorème<br />

qu’elle permet de déduire.<br />

D’un point de vue purement technique, l’enjeu est celui de l’itération<br />

de l’opérateur d’assertion. Il est aisé dedémontrer dans notre axiomatique<br />

l’implication de gauche à droite. On obtient en effet le théorème général 11<br />

à partir de l’axiome 1 par simple substitution :<br />

TG11 ⊢ (AAP → AP )<br />

Par contre, on peut aussi démontrer le contre-théorème 1,<br />

CTG11 ⊣ (AP → AAP ) 29 .<br />

Est ainsi logiquement démontré qu’il n’y a pas équivalence entre l’assertion<br />

et son redoublement. On sait qu’une telle équivalence n’est possible<br />

que dans un système formel de puissance égale au système modal S4 etnon<br />

dans un système aussi faible que T 30 .<br />

Pareil résultat n’est donc en rien logiquement surprenant. Toutefois, il<br />

possède un intérêt pragmatique manifeste en ce qu’il prend position sur<br />

l’interprétation de l’itération de l’assertion.<br />

D’un strict point de vue pragmatique, il convient en effet de ne pas<br />

confondre l’assertion et son itération. Ap symbolise l’assertion de p par un<br />

locuteur 31 . Le locuteur s’engage sur <strong>la</strong> vérité du contenu de <strong>la</strong> proposition p.<br />

C’est par exemple le cas lorsqu’il énonce : « Il pleut ». Parcontre,AAp symbolise<br />

l’opération seconde qui a pour effet rhétorique de renforcer le degré<br />

29 Pour les démonstrations de TG11 et CTG1, cf. [11, Annexe, p. 244 & 247-8].<br />

30 Cf. [4, p. 43-44]<br />

31 Une formalisation plus sophistiquée est possible qui intègre le locuteur, on a alors<br />

A ap, cf.[11, chap. VI].


680 <strong>De</strong>nis Vernant<br />

de puissance de l’assertion initiale. Dans <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue naturelle, ce<strong>la</strong> s’exprime<br />

par le fait que notre locuteur énonce cette fois : « J’affirme qu’il pleut ».<br />

Pragmatiquement, les deux actes diffèrent manifestement, le premier étant<br />

une simple assertion, vraie ou fausse, et le second un acte de nature métadiscursive<br />

– précisément un expositif 32 – qui, en tant que tel, ne peut pas<br />

ne pas être vrai dès lors qu’il est produit.<br />

Si on admet cette distinction conceptuelle, l’on comprend que l’implication<br />

puisse valoir de gauche à droite puisque si l’on affirme une proposition,<br />

on ne peut pas ne pas l’asserter, l’engagement métadiscursif étant plus fort<br />

que <strong>la</strong> simple assertion. Par contre, une simple assertion n’implique pas nécessairement<br />

un engagement plus fort. Par où l’on voit que le fait de rejeter<br />

l’implication de droite à gauche explicite toute une conceptualisation de<br />

nature pragmatique.<br />

Ainsi une présentation axiomatique bipo<strong>la</strong>ire explicite le sens complet<br />

d’une théorie donnée en permettant de déployer à <strong>la</strong> fois son versant positif<br />

qui enchaîne déductivement les théorèmes à partir <strong>des</strong> axiomes et son versant<br />

négatif composé de<strong>la</strong>chaîne <strong>des</strong> contre-théorèmes obtenus àpartir<strong>des</strong><br />

contre-axiomes.<br />

3 Conclusion<br />

Du point de vue méthodologique, un concept n’est précisément défini que<br />

s’il est déterminé, c’est-à-dire s’il s’applique ou non àunquelconqueobjet.<br />

À cette exigence frégéenne première, Wittgenstein en ajoute une autre qui<br />

porte sur <strong>la</strong> complétude de <strong>la</strong> détermination du concept, à savoir celle de <strong>la</strong><br />

totalité <strong>des</strong> choix possibles. C<strong>la</strong>irement délimité, le concept ouvre un espace<br />

véridictionnel comprenantcesurquoiilporteetcesurquoiilneporte<br />

pas. Cette bipo<strong>la</strong>rité essentielle assure <strong>la</strong> détermination complète de son<br />

sens. Ce précepte wittgensteinien de bipo<strong>la</strong>risation, qui vaut au premier chef<br />

pour les <strong>concepts</strong>, s’étend naturellement aux <strong>théories</strong> entières et, partant,<br />

àleurprésentation axiomatique complète. Il fournit ainsi un précieux outil<br />

d’analyse, de définition conceptuelle comme d’é<strong>la</strong>boration théorique et de<br />

construction axiomatique.<br />

Ce<strong>la</strong> toutefois ne saurait constituer le dernier mot de l’examen complet<br />

d’un problème particulier. Dans notre approche stratifiée <strong>des</strong> problèmes,<br />

le niveau, abstrait, de l’analyse conceptuelle et de <strong>la</strong> théorisation logique<br />

doit être complété par les niveaux dialogique et praxéologique 33 . Dans cette<br />

perspective, l’axiomatisation <strong>des</strong> actes véridictionnels n’a d’autre objet que<br />

de définir in abstracto les re<strong>la</strong>tions logiques entre ces actes et ne saurait<br />

32 Pour une définition, cf. [11, chap. IV, § 2.1], oùnousprocédons à une analyse <strong>des</strong><br />

métadiscursifs en tant que type spécifique d’actes de discours.<br />

33 Pour une application à<strong>la</strong>questionde<strong>la</strong>vérité, cf. [11].


<strong>De</strong> <strong>la</strong> bipo<strong>la</strong>rité <strong>des</strong> <strong>concepts</strong>, <strong>des</strong> <strong>théories</strong> & <strong>des</strong> <strong>axiomatiques</strong> 681<br />

en rien déterminer les fonctions dialogiques qu’ils prennent dans leur usage<br />

effectif 34 ni leurs finalités praxéologiques.<br />

<strong>De</strong> même, chez Wittgenstein, l’approche proprement conceptuelle ne saurait<br />

s’appliquer à<strong>la</strong>vision synoptique par air de famille <strong>des</strong> appel<strong>la</strong>tions<br />

<strong>des</strong> pratiques sociales 35 .<br />

Il reste donc àétendre <strong>la</strong> question de <strong>la</strong> déterminabilité auniveaunon<br />

plus <strong>des</strong> <strong>concepts</strong> et de leurs organisations théorique et axiomatique, mais<br />

à celui <strong>des</strong> jeux dialogiques et <strong>des</strong> activités sociales.<br />

Méthodologiquement, il convient de ne pas confondre les « domaines de<br />

question ».<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

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[14] Wittgenstein, L. : Investigations philosophiques, trad. fr. P. Klossowski, Paris, Gallimard,<br />

1961.<br />

<strong>De</strong>nis Vernant<br />

Université Pierre-Mendès-France<br />

Département de philosophie<br />

<strong>De</strong>nis.Vernant@upmf-grenoble.fr<br />

34 Les actes de discours n’entrent dans un dialogue effectif qu’au titre d’interactes<br />

négociés par les interlocuteurs, cf. [11, chap. VIII & X].<br />

35 Cf. Investigations philosophiques, [14, § 68, p. 148-149].

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