Sueurs Froides 28
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SUEURS FROIDES <strong>28</strong> - page 14<br />
CALL OF CTHULHU<br />
une nouvelle adaptation<br />
de Lovecraft datant...<br />
des années 20 !!!<br />
Call of Cthulhu<br />
par Jérôme Pottier<br />
Après avoir été dessinateur industriel assistant sur<br />
quelques films, dont « l’imbuvable » SCREAM 3<br />
(2000), ainsi qu’intervenant dans un documentaire de<br />
Shawn R. Owens sur Lovecraft aux côtés, entre autres,<br />
de Stuart Gordon (THE ELDRITCH INFLUENCE : THE<br />
LIFE, VISION AND PHENOMENON OF H.P. LOVECRAFT-<br />
2003) ; Andrew Leman réalise avec CALL OF CTHUL-<br />
HU son premier film pour le cinéma. Une première<br />
incursion derrière la caméra plutôt ambitieuse. En<br />
effet, celui-ci s’est mis en tête d’adapter un auteur<br />
réputé inadaptable : Howard Phillips Lovecraft.<br />
Dans un asile (probablement Arkham), un interné se<br />
confie à son psychiatre. Il lui explique comment, à la<br />
mort de son grand oncle, il a décidé de poursuivre les<br />
travaux de ce dernier sur le culte de Cthulhu. C’est à<br />
ce moment que son cauchemar a commencé…<br />
Ce film est l’adaptation d’une nouvelle du même titre<br />
écrite par HP Lovecraft en 1926. Auteur ambigu (il ne<br />
cachait pas être raciste et pronazi) et maudit qui ne<br />
fut, de son vivant, quasiment pas publié, Lovecraft<br />
jouit aujourd’hui d’un véritable culte. Un culte<br />
d’ailleurs mérité, tant Lovecraft révolutionna l’écriture<br />
en matière d’épouvante littéraire. Créateur du concept<br />
de l’indicible peur, ce grand paranoïaque est, sans<br />
aucun doute possible, le plus grand écrivain fantastique<br />
américain avec Edgar Allan Poe. Le géniteur du<br />
Nécronomicon n’a pas sciemment rédigé un cycle<br />
autour de Cthulhu. C’est à sa mort, en 1937, que son<br />
camarade August Derleth décida de lui rendre justice<br />
en publiant ses écrits. Il réunit alors toute une série de<br />
nouvelles et, avec les amis de l’écrivain, rassemble les<br />
éléments du mythe de Cthulhu.<br />
Lovecraft présente Cthulhu comme un Grand Ancien, il<br />
est l’équivalent d’un dieu extraterrestre millénaire au<br />
même titre que d’autres personnages évoluant dans la<br />
mythologie créée par l’auteur (comme Yog-Sothoth ou<br />
Azathoth). Cthulhu a été banni de Bételgeuse, dans la<br />
constellation d’Orion, par les Dieux Très Anciens.<br />
Cthulhu dort désormais au fond du Pacifique Sud dans<br />
la cité subaquatique de R’lyeh (surnommée la noire),<br />
attendant patiemment l’heure de son retour.<br />
Preuve de l’imaginaire foisonnant et du degré de folie<br />
de cet écrivain génial qu’était Lovecraft, Cthulhu EST<br />
l’indicible peur. Il arrive par la mer pour apporter le<br />
chaos comme ces immigrés que craint Lovecraft. Pour<br />
appuyer ses thèses xénophobes, l’auteur fait de<br />
Cthulhu un mélange de mythologie européenne (le<br />
Kraken des Scandinaves) et Proche Orientale (Dagon,<br />
le dieu poisson des Philistins). Cthulhu a une apparence<br />
humanoïde avec une tête de poulpe et des grandes<br />
ailes filandreuses. Il insuffle des rêves aux humains<br />
élargissant ainsi son cercle d’adorateurs. Il est le<br />
Grand Ancien le plus vénéré.<br />
Pour adapter un tel récit on s’imagine alors volontiers<br />
un énorme budget bourré d’effets spéciaux digitaux<br />
avec quelques têtes d’affiche au casting, d’autant plus<br />
qu’un collaborateur de SCREAM 3 met la main à la
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CALL OF CTHULHU<br />
L’Alert, le navire qui emmène les marins...<br />
...à la cité de R’lyeh<br />
pâte. Quelle n’est pas notre surprise lorsque nous<br />
visionnons cette œuvre muette de 47 minutes, en noir<br />
et blanc, avec une image patinée à l’ancienne. Les<br />
acteurs (tous inconnus) y fournissent une prestation<br />
des plus théâtrale dans la grande tradition du muet.<br />
Serait-ce un film tourné dans les années 20, à l’époque<br />
où Lovecraft rédigeait ses fabuleuses nouvelles ?<br />
Que nenni, CALL OF CTHULHU est un petit budget de<br />
50 000 dollars produit par la HPLHS (Société<br />
Historique HP Lovecraft), une bande de fous furieux<br />
adorateurs de Lovecraft qui ambitionnent de produire<br />
moults films et CD autour de leur auteur sacré. CALL<br />
OF CTHULHU est leur premier « gros coup ». Et le<br />
moins que l’on puisse dire est que c’est une réussite.<br />
En effet, ce film tourné entre juillet 2004 et août 2005<br />
est un véritable tour de force. Malgré son budget<br />
minuscule, la nouvelle est scrupuleusement respectée.<br />
On se ballade à travers le temps aux quatre coins de<br />
la planète pour finir en mer et s’échouer dans la cité<br />
de R’lyeh la noire aux décors pharaoniques. Les<br />
maquettes sont superbes et évoquent les grandes<br />
heures de l’expressionnisme allemand. Notons que,<br />
pour les besoins de ce film, une très belle statuette<br />
macabre représentant Cthulhu a été façonnée.<br />
Lorsque surgit Cthulhu on retrouve la poésie de l’animation<br />
image par image chère à Ray Harryhausen. Ce<br />
film doit beaucoup à la vision d’Andrew Leman qui a<br />
confectionné les maquettes et les décors grandioses<br />
avec le scénariste Sean Branney. En effet, selon ce<br />
dernier, Leman, grand fan de cinéma muet, avait une<br />
idée bien précise du style graphique de CALL OF<br />
CTHULHU. Un moyen métrage qui, pour avoir son<br />
aspect vieillot, a été tourné dans un procédé nouveau,<br />
le mythoscope.<br />
Le mythoscope est un terme inventé par l’équipe du<br />
film pour désigner la technique créée, à l’occasion, par<br />
le directeur de la photographie David Robertson. Ce<br />
dernier est un des rares « vieux routiers » qui travaille<br />
sur CALL OF CTHULHU (il officie à la télé US<br />
depuis 1984), le reste du « staff » est constitué de
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CALL OF CTHULHU<br />
Ci-dessous,<br />
la police de la Nouvelle Orléans s’apprête<br />
à arrêter des adorateurs de Satan<br />
au cours d’un combat mémorable, la nuit, dans les marais.<br />
débutants, à l’image du réalisateur. Robertson, en plus<br />
de fournir ici une magnifique photographie crépusculaire,<br />
est donc le génial inventeur de ce nouveau procédé<br />
qui permet de donner à des images vidéos le<br />
grain de la vieille pellicule. Pour appliquer cette technique<br />
Robertson joue sur le contraste et la luminosité.<br />
Le montage est ensuite effectué avec le logiciel Final<br />
Cut Pro. Une fois le film monté, l’image subit une suppression<br />
des couleurs (l’image capturée par la caméra<br />
vidéo étant en couleurs). On ajoute ensuite des effets<br />
de griffure et des tâches sur l’image pour en accentuer<br />
l’aspect très années 20.<br />
A toute cette esthétique travaillée s’ajoute une bande<br />
originale symphonique superbe, condition sine qua<br />
non à la réussite d’un bon film muet. Ce sont quatre<br />
HP Lovecraft<br />
repères filmographiques sélectifs<br />
1965 - Die, Monster, Die<br />
1963 - The Haunting Place<br />
1968 - La Maison Ensorcelée (Curse of the Crimson Altar)<br />
1970 - Horreur à Volonté (The Dunwich Horror)<br />
1985 - Re-Animator<br />
1986 - From Beyond<br />
1988 - The Unnamable<br />
1988 - La Malédiction Céleste (The Curse)<br />
1993 - The Unnamable 2<br />
1994 - Necronomicon<br />
1994 - The Lurking Fear<br />
1994 - The Resurrected<br />
2001 - Dagon<br />
compositeurs qui ont allié leur talent pour mettre en<br />
musique l’univers de Lovecraft : Chad Fifer, Ben<br />
Holbrook, Troy Sterling Nies et Nicholas Pavkovic.<br />
Cette B.O. est ensuite soumise à un procédé qui est le<br />
petit frère du mythoscope, le mythophonique. Cette<br />
technique confère un son plus ancien à ces symphonies<br />
enregistrées à l’ère du numérique. Là aussi, la<br />
réussite est au rendez-vous, tant la bande-son imprime<br />
un rythme singulier au film. Toutefois, CALL OF<br />
CTHULHU n’est pas qu’un simple assemblage de techniques<br />
diverses.<br />
Loin de l’exercice de style gratuit, ce moyen métrage<br />
est un excellent moment de cinéma. Rares sont les<br />
œuvres tournées en vidéo qui peuvent se targuer de<br />
transcender à un tel point leur matériau de base. En<br />
effet, face à des films vidéos, même si on peut s’avouer<br />
bluffé par la maîtrise du réalisateur, on reste<br />
conscient d’être face à une oeuvre limitée par l’esthétique<br />
qu’impose son support. Ce qui n’est pas le cas<br />
ici, c’est à un délicieux voyage cinématographique<br />
dans le temps que nous convie Andrew Leman.<br />
Ici, les ellipses visuelles « à l’ancienne » pullulent<br />
pour notre plus grand plaisir de spectateur, tels ces titres<br />
de journaux faisant office de fondus enchaînés.<br />
La brume permet des images de toute beauté. On<br />
assiste ébahis à un furieux sabbat dédié à Cthulhu, bel<br />
hommage au KING KONG (1933) de Cooper et<br />
Schoedsack. Lors de ce sabbat, au milieu des cadavres<br />
décomposés, se déroule une bataille entre les<br />
adorateurs de Cthulhu et la police de la Nouvelle<br />
Orléans. Petite merveille de montage, cette scène suit<br />
le rythme syncopé des cymbales.<br />
Andrew Leman connaît bien ses classiques et, à la<br />
manière d’un Alfred Hitchcock qui glisse volontairement<br />
des maquettes décelables (car, selon lui, le spectateur<br />
doit comprendre qu’il est au cinéma), la scène<br />
de la tempête maritime est un véritable cadeau fait à<br />
tout cinéphile qui se respecte. Hitchcock dont l’ombre
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CALL OF CTHULHU<br />
Call of Cthulhu<br />
fiche technique<br />
USA – 2005 ; réalisation : Andrew Leman ;<br />
interprètes : Ramon Allen Jr, Leslie Baldwin,<br />
Daryl Ball, John Bolen Aidan Branney, Andra<br />
Carlson…<br />
plane aussi sur une scène mémorable de cauchemar<br />
subi par l’artiste Henry Wilcox. Comment ne pas songer<br />
au cauchemar orchestré par Dali pour<br />
VERTIGO/SUEURS FROIDES (1958) en visionnant ce<br />
grand moment de cinéma surréaliste. La cité de R’lyeh<br />
est un décor démesuré et biscornu qui évoque inévitablement<br />
le cinéma expressionniste allemand, en particulier<br />
LE CABINET DU DR CALIGARI (1919) de Robert<br />
Wiene. L’apparition tant attendue de Cthulhu constitue<br />
le clou du film, le spectateur retombe alors en enfance.<br />
Il éprouve la sensation magique que l’on peut ressentir<br />
à visionner les merveilles animées de Willis<br />
O’Brien et de son MONDE PERDU (Harry Hoyt-1925)<br />
adapté de Sir Arthur Conan Doyle.<br />
Mais CALL OF CTHULHU n’est pas qu’un petit caprice<br />
cinématographique pour cinéphiles passéistes. C’est<br />
un véritable conte macabre aux personnages riches tel<br />
ce grand oncle interprété par un sosie de Martin<br />
Landau. Le protagoniste le plus hallucinant reste ce<br />
marin borgne qui conte aux membres d’une société<br />
d’archéologie le culte étrange que vouent des esquimaux<br />
à une certaine divinité. Andrew Leman pousse le<br />
plaisir jusqu’à apparaître dans le rôle caricatural d’un<br />
fonctionnaire norvégien qui sera incapable d’aider<br />
notre héros guetté par la folie.<br />
La folie est le meilleur qualificatif pour ce film. Elle<br />
constitue le socle du script à travers la destinée de son<br />
personnage principal. On peut même dire que la folie<br />
est le personnage principal du film. Une folie qui trouve<br />
son écho dans l’obscurantisme forcené des adorateurs<br />
de Cthulhu, de là à y voir une dénonciation de<br />
l’intégrisme religieux qui sévit actuellement dans le<br />
pays dirigé par George W. Bush… Pourquoi pas ?<br />
L’abnégation des différents aventuriers qui cherchent à<br />
déchiffrer le mythe de Cthulhu confine à la démence<br />
tout autant qu’à l’inconscience. La folie est également,<br />
sans aucun doute, la maladie qui a touché l’équipe de<br />
ce moyen métrage. Car quelle folie que de se décider<br />
à réaliser, pour un budget minuscule, l’adaptation la<br />
plus fidèle de Lovecraft jamais entreprise ?<br />
C’est à croire que la démence peut être bonne<br />
conseillère, tant le résultat est un petit miracle (mais<br />
peut-être est-ce dû à la bienveillance de quelques<br />
Grands Anciens ?). La somme monstrueuse de talents<br />
déployée pour ce film n’est, bien sûr, pas innocente à<br />
la réussite de CALL OF CTHULHU. Ce moyen métrage<br />
indépendant est la meilleure surprise cinématographique<br />
en provenance des USA pour l’année 2005.<br />
Espérons que cet exploit cinématographique en appellera<br />
d’autres…<br />
Jérôme Pottier