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CARNETS

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Philippe Peigné<br />

<strong>CARNETS</strong><br />

Derniers fragments numérisés,<br />

anciens et nouveaux.


aA<br />

A chaque fois, dans l’espace souvent minime qui sépare<br />

la vie de la mort, le juste de l’injuste, la victime du bourreau,<br />

l’absence de Dieu est criante... Par son verbe haut, cette même<br />

absence ne cesse de prouver sa propre existence ; et donc, tout<br />

aussi criante, l’inexistence de Dieu… Ou, au bas mot et pour<br />

mieux dire la chose sans doute, elle prouve la dégueulasserie<br />

de celui qui affirme être Le Tout-Puissant et qui ne fait rien…<br />

Absolument rien… Au mieux, simple bourreau sanctifiant par<br />

son mutisme sans vergogne sa complicité de meurtres avec<br />

préméditation… Au pire, assassinats délibérés de sa part, de<br />

masse ou non, faisant partie intégrante des sinistres plans de<br />

sa prétendue Justice…<br />

*<br />

Ah ! si on pouvait baiser uniquement parce que la vie<br />

est belle !... On serait tellement gais qu’on copulerait tout le<br />

temps, sur-le-champ… Hors tout champ de bataille, il<br />

s’entend !…<br />

*<br />

A la morale, substituer le mental, à l’éthique<br />

l’esthétique, à l’humour le spirituel. : là réside sans doute<br />

l’essentiel du « gai savoir »…<br />

*<br />

Âme : ni image ni substance métaphysique… Autre nom<br />

de notre existence… Rien d’autre !…<br />

2


*<br />

A pseudo-créateur, pseudo-lecteur… Ça s’achète mais<br />

ça ne se lit pas !...<br />

*<br />

Arraché à sa famille, à son petit lopin de terre et à son<br />

village par l’injustice des hommes, parti au loin dans l’espoir<br />

d’une vie meilleure pour lui et les siens, ce jeune père africain<br />

est à l’agonie… Quelques heures plus tôt, l’embarcation de<br />

fortune à bord de laquelle il s’était hissé à prix d’or, a sombré<br />

corps et biens… Aucun survivant… Sauf lui… A présent,<br />

essoufflement et hypotermie se conjuguent… Et, pour la<br />

dernière fois, il fixe la ligne d’horizon qui disparaît peu à peu<br />

de sa vue… A cet instant précis, comment Dieu — s’il existe<br />

vraiment ailleurs que dans la fantasmagorie humaine — fait-il<br />

pour soutenir cet ultime regard ?... Comment fait-il pour ne<br />

pas entendre sa détresse ?... « Mystère », me dit-on…<br />

« Foutaise ! », je réponds !... Scandale absolu même… Surtout<br />

quand une débauche d’arguties théologiques, souvent très<br />

savantes mais toutes plus tordues les unes que les autres,<br />

culminent dans la mauvaise foi pour défendre la foi que,<br />

paraît-il, chacun doit avoir en Lui !... Preuve, s’il en était<br />

besoin, que même si Dieu existe, tout est permis…<br />

*<br />

Art contemporain : de nos jours, expression vulgaire,<br />

principalement en usage dans certains milieux phynanciers. 1<br />

— Nouvel académisme, celui de l’insignifiance et de la noncréation<br />

revendiquée, n’ayant de cesse de se coiffer de la<br />

figure tutélaire de Marcel Duchamp pour mieux masquer la<br />

vacuité de sa démarche et, en deçà, la totale absence de<br />

subversion de ses ambitions. 2 — Grégarisme du manchot de<br />

l’espèce ex-empereur de la brosse et du pinceau et dont le mal<br />

d’empire, lié à son handicap manuel, exprime toute la<br />

3


frustration castratrice. 3 — Plus généralement : conformisme<br />

pseudo-esthétique du rebellocrate en mal de sensations se<br />

voulant fortes. Plateforme voyeuriste du philistin moyen dont<br />

l’imaginaire est sursaturé jusqu’à l’obésité mentale de déchets<br />

iconographiques.<br />

*<br />

Associé à la roulette russe de fabrication poutinienne, le<br />

nouveau jeu de hasard : le terrorisme international… De quoi<br />

largement faire le bonheur de la presse-purée…<br />

Kaléidoscopage absurde de notre époque… Poudre-auxœillères<br />

!...<br />

*<br />

Aucun problème avec les images d’Épinal, à condition<br />

qu’elles soient celles de mon Épinal à moi !...<br />

*<br />

Au philosophe qui fournit une vision du monde, — clé<br />

(de bras) en mains ! —, je préfère définitivement le moraliste<br />

qui, lui, se contente de proposer un regard sur l’existence —<br />

regard par vocation dénué de toute systématicité, de tout<br />

dogmatisme, et, par voie de conséquence, de toute moraline…<br />

Plus rares, et d’autant plus précieux : le « philosophe<br />

moraliste » — Epicure, Montaigne, Nietzsche, pour ne citer<br />

qu’eux… Celui-là seul sait conjoindre sans danger spéculation<br />

et vie quotidienne… Cela dit, les systèmes sont néanmoins fort<br />

utiles — je pense ici en priorité à celui de Spinoza —, mais<br />

seulement à titre d’adjuvants : à aucun titre, ils ne doivent<br />

limiter la liberté de l’esprit, à commencer par celle qui consiste<br />

à les contester de l’intérieur à seule fin de ne pas s’y engluer et<br />

s’y perdre… Car il s’agit bien de se maintenir dans<br />

l’incertitude, celle qui rend et conserve la pensée mobile,<br />

curieuse et féconde…<br />

4


*<br />

Aucun secours divin n’est à espérer face à la<br />

souffrance… Bien au contraire, trop souvent hélas !… Devant<br />

le malheur, individuel ou collectif, c’est ici « Les Voies du<br />

Seigneur sont impénétrables », là « Inch Allah » (« Dieu l’a<br />

décidé »), ailleurs « l’Eternel Omniscient, Omnipotent,<br />

Omniprésent, Juste et Miséricordieux » qu’il suffit<br />

d’implorer… C’est que, face à la douleur, aucune divine<br />

intervention salvatrice ne s’est jamais fait montre — en dehors,<br />

bien évidemment, de l’illusion générée par le besoin que<br />

certains ont d’elle… Aucun contre-exemple non plus pour<br />

venir ici nuancer le propos… Sinon, paraît-il, quelques vieux<br />

miracles éculés auxquels des millions de gogos névrosés<br />

éprouvent encore le besoin de croire… Pas de plus<br />

récents prodiges à signaler non plus ?... Pas d’aveugle qui<br />

recouvrirait soudain la vue, face caméra ?... Pas de paralytique<br />

qui, sous contrôle médicale, se lèverait et marcherait, en direct<br />

sur le plateau de TF1 ?... Pas de cancer en phase terminale<br />

brusquement interrompue par la seule volonté divine et qui<br />

ferait ainsi la une de la revue Nature ?... Je ne parle même pas<br />

de l’amputé du bras droit qui verrait « miraculeusement »<br />

repousser son membre au cours de la nuit — chose qui, il est<br />

vrai, n’a jamais osé être revendiquée… Non !... Rien !... Silence<br />

radio du côté du Bon Dieu et de ses Saints… C’est que, de nos<br />

jours, tout comme les « Apparitions », le miracle se fait<br />

beaucoup plus rare… Comme par hasard aujourd’hui !…<br />

Bizarre, non ?... Cherchez l’erreur !...<br />

*<br />

Aucune raison d’être charitable avec les salauds qui<br />

massacrent en toute impunité les gaietés et l’énergie des vrais<br />

rebelles — il est vrai de moins en moins nombreux… La<br />

« rebellocratie » infestant chaque jour davantage une<br />

atmosphère déjà bien empuantie, au délire clouté dont ils<br />

parent leur petit corps de petits-bourgeois malingres, ou à<br />

celui des langues rappeuses et fétides, comme à celui des très<br />

5


sages désobéissants de la génération correctement<br />

« politiquement incorrecte », doivent répondre d’urgence des<br />

lyres aux cordes barbelées : pas le choix !...<br />

*<br />

Aujourd’hui, à l’art de conférer cher à Montaigne, les<br />

gens préfèrent la « communication » ou, pire, la<br />

« convivialité »… Bien triste chose pour qui cherche à muscler<br />

et lustrer son esprit… L’idée même d’une renaissance possible<br />

est bien derrière nous…<br />

*<br />

Aujourd’hui, arrivée d’un nouveau chat chez nous…<br />

C’est un peu plus de vie qui miaule bien fort au bout de notre<br />

bonheur…<br />

*<br />

Aujourd’hui, Orgon a son bac à compost, filtre son eau<br />

de pluie, mange des légumes de saison, boit du vin bio, chie<br />

dans des toilettes sèches et vote écolo…<br />

*<br />

Aux hypocrites et aux démocrates qui se permettent de<br />

sermonner tout le monde, je préfère cent fois plus les<br />

hypocrates et les démocrites !…<br />

*<br />

Avant, pour la plupart de mes contemporains, le<br />

bonheur, c’était « simple comme un coup de fil »…<br />

Aujourd’hui, c’est simple comme un bonus dans un coffret de<br />

DVD… Joli tableau clinique de notre temps !...<br />

*-<br />

6


Avec le moins de mots possible, n’écrire que des<br />

phrases qu’on peut extraire de leur contexte : seul idéal auquel<br />

je m’efforce chaque jour…<br />

bB<br />

Bien entendu, mon goût pour la musique de chambre<br />

n’est pas sans rapport, si je puis dire, avec celui que j’ai pour<br />

les musiques de chambre… Sans ces dernières, pas de plainpied<br />

possible avec l’intériorité, apanage de la musique de<br />

chambre qui, plus que toute autre a ses tourments, ses<br />

cruautés, ses violences, mais aussi ses enthousiasmes, ses<br />

exaltations et ses jouissances…<br />

*<br />

Billie Holiday : une voix de seringue à la pointe pas<br />

toujours bien acérée !… Qu’importe : dès que le manque<br />

survient, je m’en injecte quelques doses d’affilée… Shoot<br />

immédiat garanti !… En poussant, je finis même par entendre<br />

les mots s’étirer lascivement, un à un, jusqu’à s’éteindre dans<br />

mes veines… Son âme coule alors en moi comme un vin de<br />

triste vigueur… Vibrato des organes qui laissent Terre,<br />

Young !… Luminosités errantes !… Noirceurs magnifiées !…<br />

Son accoutumance m’est tout sauf tragique :<br />

impossible overdose !...<br />

*<br />

« Brèves de comptoir » et d’ailleurs<br />

7


Au bord d’une piscine montréalaise : « Chérie, fais-toi<br />

le maillot, on voit Dieu à travers !.. »<br />

Dans le métro parisien, un jeune idéologue<br />

arabe particulièrement en verve : « Moi, c’est pas difficile :<br />

c’est l’amour de ma mère et la chatte des meufs ! »<br />

cc<br />

Cauchemar : traînant un lourd cercueil noir dans Paris,<br />

je dois rejoindre à l’autre bout de la ville une femme et son<br />

bébé mort… Des sorciers et les membres d’une mafia antillaise<br />

cherchent à m’éliminer…<br />

*<br />

« C’est dans l’inachevé qu’on laisse la vie s’installer. »<br />

(Vladimir Jankélévitch)<br />

*<br />

C’est son côté centre gauche qui discrédite à mes yeux<br />

le nihilisme de Houellebecq… Bien dommage !…<br />

*<br />

Ce n’est pas du socialisme dont il faut être déçu, mais<br />

de la Révolution française… Si je suis déçu par celle-ci, c’est<br />

que je regrette que les Français n’aient pas alors fait<br />

suffisamment d’efforts pour être vraiment républicains… Ne<br />

serait-ce qu’entendre la voix embastillée de Sade leur aurait<br />

8


assurément davantage profiter que d’ouïr le heavy metal acéré<br />

du groupe Robespierre and co…<br />

*<br />

«Ce n’est pas moi qui m’échappe, c’est la littérature. Que<br />

deviendrait l’anguille si vous l’attrapiez ? Vous la mangeriez. La<br />

littérature et l’anguille vivent aussi longtemps qu’elles<br />

s’échappent. » (Witold Gombrowicz)<br />

*<br />

Ce soir, une fois encore, ai dû préciser que mes Carnets<br />

sont tout sauf « introspectifs »… Rien à voir avec une somme<br />

de vagues à l’âme ou d’auto-analyses, comme le sont la<br />

plupart des sinistres journaux qui fleurissent ici ou là… C’est<br />

que l’écriture, si écriture il y a, n’est jamais une « affaire<br />

privée », pour reprendre ici le propos de Gilles Deleuze… Ce<br />

faisant, je me considère bien plutôt comme instrument de ma<br />

propre écriture que l’inverse : c’est elle qui fait que je deviens<br />

qui je suis ; c’est par elle que je me sens vivant au sens plein<br />

du terme ; c’est en elle que ma « vie privée » trouve sa source<br />

principale et sa vraie raison d’être… Le reste n’en est que le<br />

brouillon plus ou moins approximatif…<br />

*<br />

« Celui-là seul saura ce qu’est la Forme, qui ne s’éloigne pas<br />

d’un pas du tourbillon même de la vie dans toute son intensité. »<br />

(Witold Gombrowicz)<br />

*<br />

Certains matins, je suis d’une bonne humeur<br />

massacrante… Personne en travers de mon chemin !… Surtout<br />

pas le moindre élève empêtré dans le papa-maman-pipi-cacapopot-relou<br />

!... J’enchaînerais tous les cerbères cloutés du coin,<br />

bousculerais un troupeau d’hippopotames à la bourre… Des<br />

9


tonnes d’air surchauffé gonflent mes poumons de fumeur de<br />

Havane… Des ailes poussent sur mes mocassins noirs…<br />

D’autres matins, c’est la Bérézina, totale et dévastatrice :<br />

mutisme à tendance autistique, angoisse despotique,<br />

flatulences de l’esprit, pets de l’âme… Tout y passe, et plus<br />

rien ne passe !...<br />

*<br />

Certains ont besoin de s’intéresser à quelque chose — à<br />

la mode de l’été prochain, à la philatélie, aux égouts de Paris<br />

ou aux plus beaux jardins de France… D’autres luttent contre<br />

le tabagisme de ceux qui fument dans les parcs publics,<br />

s’insurgent contre la présence du gluten dans nos aliments,<br />

militent en faveur des pauvres brebis du Vercors si férocement<br />

égorgées par le grand méchant loup… D’autres encore exigent<br />

des menus sans protéines animales, créent des clubs de<br />

« chocolat équitable », demandent des toilettes sèches… Etc.<br />

… Etc. … Etc. … La liste est quasi infinie… Pour s’en<br />

convaincre, il n’est que d’aller faire un tour sur les forums qui<br />

envahissent la toile grise du temps qui passe… Sans conteste,<br />

tous ces suppléments d’âme de pacotille — dérisoires substituts<br />

à l’ennui d’être soi — sont plus navrants que l’absence d’âme<br />

pure et simple !…<br />

*<br />

Choses conseillées<br />

Aller le long des routes, tout en regardant en avant, à<br />

droite et à gauche ; et, de temps en temps seulement, derrière<br />

soi.<br />

Aller plus avant, non seulement dans les contrées<br />

visitées, mais dans l’humanité des autres, en soi-même et en<br />

eux… Jusqu’à cet endroit souterrain, paisible, où les mots ne<br />

sont plus vraiment nécessaires.<br />

10


Avoir la dimension de ce que l’on voit, et non celle de<br />

notre propre taille.<br />

Caresser ses idées sans jamais les épouser.<br />

Considérer comme très suffisantes la brise et l’ombre<br />

des ramées, la mémoire ne connaissant en rien le futur.<br />

Contempler les choses comme à travers les eaux d’un<br />

fleuve ; pour cela, avoir des yeux, non des raisons.<br />

Cueillir de quoi se souvenir, le jour ne durant pas.<br />

Dans ce monde fermé et de faux-semblants, tristement<br />

mortel, poursuivre le réel fantôme — celui qui est et que l’on<br />

s’ingénie à vaporiser en multipliant ses doubles à seule de fuir<br />

le tragique qu’il recèle… Présence à peine sensible, donc, et<br />

pourtant des plus vivantes… Pour combien de temps<br />

encore ?...<br />

Dans le vide, rejoindre l’instant.<br />

Etre mystique, mais seulement par le corps.<br />

Faire de la confondante réalité des choses une<br />

découverte de chaque jour.<br />

Faire son agrément d’un simple reflet de soleil en allé<br />

sur l’eau d’une flaque…<br />

Jouir de l’existence par le seul fait d’agir dans une<br />

perspective qui est justement celle de la jouissance de<br />

l’existence.<br />

Jouir du monde en secret, comme un ruisselet, passant<br />

et silencieux : le sort en est envieux… Faisons silence…<br />

11


Jouir seulement… Et seulement jouir !… Tranquille,<br />

comme si l’on jouait de l’orgueil de la sereine tristesse, fille de<br />

la vision claire.<br />

Laisser passer le vent, sans rien lui demander… Son<br />

sens étant seulement d’être le vent qui passe…<br />

Lancer un coup de dés pour mieux abolir le hasard.<br />

Ne pas interroger plus que l’on ne s’étonne.<br />

Mettre en œuvre un enseignement de l’irréductible…<br />

Le reste est anachronique… Pour cela, entre autres choses,<br />

jouir encore et encore !… Ne pas cesser de jouir !… Jusqu’au<br />

bout… Jusqu’au fond du trou ou dans la dispersion des<br />

cendres…<br />

Pas de barrage possible contre le temps — océan très<br />

peu pacifique… Il s’agit juste d’échapper au contrôle à<br />

l’intérieur du contrôle, tout en évitant d’être marginalisé ou<br />

détruit.<br />

Placer son plaisir dans les choses infimes, nul jour ne<br />

déniant sa part de bonne aventure.<br />

Préférer le plaisir du moment à l’absurde souci du<br />

futur… L’unique certitude étant tout le mal présent dont nous<br />

payons chèrement les bienfaits.<br />

Quitter un jour l’histoire des hommes… Peut-être…<br />

Mais ne jamais renoncer à se promener dans la nature… Autre<br />

métaphore de la mort…<br />

Retourner à l’expérience immédiate pour s’approcher<br />

au plus près du réel et, ce faisant, pénétrer dans le rien de<br />

spécial.<br />

S’entendre mieux avec le soleil qu’avec la vérité.<br />

12


Savoir bien voir sans se mettre d’abord à penser…<br />

Savoir bien voir lorsqu’on voit, savoir bien penser lorsqu’on<br />

pense… Et non penser lorsqu’on voit, ni voir lorsqu’on pense.<br />

(Préalable : un long et savant apprentissage du désapprendre.)<br />

Semer le doute à même les roses, les lauriers et autres<br />

myosotis.<br />

Serrer le monde qui m’entoure dans la mortaise de mon<br />

toucher… Ma paume percevant autre chose que ton sein, mes<br />

doigts effleurant autre chose que ton sexe, ma peau<br />

frissonnant pour autre chose que ta main…<br />

Sortir en faisant le tour de la maison… Prendre le<br />

chemin du fond du jardin, celui qui ne mène nulle part et qui, ce<br />

faisant, est toujours favorable.<br />

Tout est comme c’est !... C’est ainsi, et c’est tout…<br />

L’accepter, sans pour autant remercier…<br />

Vivre entouré de roses et d’arômes, aimer, boire et se<br />

taire… Le reste n’est rien !…<br />

Vivre l’heure imparfaite, sans regarder au-delà d’elle…<br />

Surtout, sans rien espérer des hommes et des dieux…<br />

Vivre sans heures : tout ce qui mesure lèse.<br />

*<br />

Choses délicieuses<br />

Au sortir de la sieste, voir les pins de l’après-midi jouer<br />

dans le vent.<br />

13


Avoir un carnet sur soi… Noter les non-événements<br />

qui, parfois, retiennent notre attention… Ce faire ainsi le<br />

simple reporter de notre mélancolie…<br />

Ce que Rimbaud nomme « le charme des lieux fuyants<br />

et le délice surhumains des stations ».<br />

Circuler dans le désert avec mille kilomètres d’espace à<br />

la ronde, des milliards de fois plus au-dessus de la tête, dans<br />

la luminescence absolue des étoiles.<br />

Faire la sieste à l’ombre de mes péchés, porteurs des<br />

fruits les plus suaves… Dieu me pardonne !...<br />

La nudité fraîche et odorante des ténèbres, ultra-violette<br />

et tranquille sous les regards infra-rouges du voyeur.<br />

La pleine lune sur Essaouira… La blancheur crue des<br />

remparts… L’obscurité de la mer à peine supportable…<br />

La première rencontre avec l’air bleu du matin, en<br />

apparence inépuisable…<br />

Les Variations Goldberg, dès l’aube, l’été, devant un<br />

paysage ouvert sur l’océan, les oiseaux, le sel... Ou bien sur la<br />

courbe d’une montagne, douce à l’œil… Ou encore dans le<br />

vert résiné de l’air qu’accompagne le bondissement d’une<br />

pluie de printemps...<br />

S’exercer aux pensées les plus cyniques qui se puissent<br />

concevoir, tout en écoutant les Valses nobles et sentimentales de<br />

Ravel.<br />

Se perdre dans la peau de l’autre, avec le plafond qui<br />

n’en finit pas de s’éloigner, comme une chute définitive et<br />

désirée…<br />

14


Se réveiller à deux heures et demie du matin, tout<br />

soudain, et entendre la pendule occuper la nuit entière,<br />

étouffant, seconde après seconde, l’existence du ciel et de la<br />

terre…<br />

*<br />

Choses désirables<br />

Baiser un cœur comme un cul : pénétrer tout en<br />

douceur dans les ventricules, les oreillettes, la valve aortique<br />

et le faire exploser en jouissant !...<br />

Foncer dans la diarrhée du siècle avec la Ferrari la plus<br />

chère du monde — la 250 GTO Berlinetta 1962 — bourrée de<br />

dynamite !...<br />

*<br />

Choses détestables<br />

Les heures à vivre qui sont celles qu’indiquent agendas<br />

et emplois du temps.<br />

Notre ère dérisoire, celle des morosités nihilistes.<br />

Se faire pincer sans rire.<br />

Voir une femme perdre sa magie au sortir d’une<br />

chambre d’hôtel.<br />

*<br />

Choses qui irritent<br />

Les bananes trop mûres.<br />

Les fous qui vous disent quoi faire.<br />

15


Les gens qui ont des yeux de poisson.<br />

Les personnes qui appellent la silhouette d’une<br />

personne sa « forme ».<br />

Les vins sucrés sans goût.<br />

Un lit au matelas creux dans le milieu.<br />

*<br />

Choses qui rendent triste<br />

Les coucouples parvenus au bonheur mortel du foyer :<br />

ils inspirent tristesse, voire pitié et commisération…<br />

New York. Une jeune Asiatique aux yeux de jade, peutêtre<br />

chômeuse, erre dans Columbus Park… Elle semble au<br />

désespoir de ne jamais revoir pagodes, sampangs et rizières<br />

bleues.<br />

*<br />

Comme il existe des vérités d’expérience, il existe des<br />

sentiments d’expérience.<br />

*<br />

Comme le dit très justement Marcel Conche dans son<br />

Journal étrange, « ce n’est pas être que d’être si peu de temps et,<br />

si longtemps, n’être pas. »… En d’autres termes, on ne peut<br />

parler de « l’être »… Dans ce qu’il est convenu d’appeler « la<br />

nature », seul le flux de l’apparition et de la disparition de<br />

toutes choses demeure éternel… Ce qui, au-delà, revient<br />

encore à dire que l’être « est » le non-être…<br />

16


*<br />

Comme on dit en rélativité restreinte, je ne suis pas sur<br />

le même référentiel inertiel que la plupart de mes<br />

contemporains : je me translate différemment… Impression de<br />

plus en plus sensible avec l’âge…<br />

*<br />

Comprends et accepte que, sur le fond, tu n’es pas<br />

naturellement toi-même… Car nul n’est jamais naturellement<br />

soi-même… Avec personne… Dans aucune situation… Être<br />

homme, ça signifie d’abord être artificiel… Voilà ce qui est<br />

proprement naturel aux hommes… Sache aussi que<br />

comprendre et accepter cet état de fait, ce n’est pas suffisant :<br />

encore te faut-il le vivre en toi, pleinement... Ce qui est déjà<br />

moins simple…<br />

*<br />

Contrairement aux romanciers, les cinéastes ne savent<br />

pas mettre en scène la souffrance, celle des artistes en<br />

particulier — Beethoven, Mozart, Van Gogh, Toulouse-<br />

Lautrec, Le Greco, Bird… En cause : l’impossibilité pour le<br />

cinéma d’en passer par une autre voie que celle du mélo pour<br />

transposer en histoire de vie, d’amour et de mort, le destin<br />

d’un artiste… Moins vrai quant à celui de tout autre individu<br />

— assurément plus facile… Rarement convaincant<br />

néanmoins…<br />

*<br />

Couples de vautours, hyènes, loups sanguinaires,<br />

serpents (à lunettes ou non), scorpions, perroquets, poulettes,<br />

limaces, punaises, tristes rats, mouches à merde, gros porcs,<br />

petits poux, vieilles moules, braves moutons… Etc. ... Etc. ...<br />

Etc. … Quel Noé aura le donjuanesque courage d’embarquer<br />

17


tout ce joli petit monde et, une fois au large, de saborder son<br />

arche pour l’ « amour de l’humanité » ?...<br />

dD<br />

D’un certain point de vue, le style est une façon bien<br />

élevée d’écrire… Il faut savoir tenir ses phrases sans les<br />

corseter…Les laisser en suspens, en quelque sorte… Être clair<br />

et distinct… Respecter la tradition française qui veut que l’on<br />

écrive avec concision et que l’on s’adresse à son lecteur sur le<br />

mode de la conversation… Le lecteur idéal, c’est celui de<br />

Montaigne : un parent, un ami…<br />

*<br />

Dans l’irrespirable, il y a toujours une femme pour<br />

créer un appel d’air… Et ce dès la naissance… Ainsi, qu’on le<br />

veuille ou non, la féminité participe de l’élan sans lequel<br />

aucune érection de la vie ne peut être… Plus encore, ce que<br />

Spinoza appelle « la persévérance dans l’être » appartient<br />

bien, jusqu’à preuve du contraire, au genre féminin… Par<br />

nature ou par convention, il importe donc peu : le genre<br />

féminin est bien l’éternel garant de notre devenir…<br />

*<br />

Dans la prochaine édition du dictionnaire de<br />

l’Académie française, il conviendrait de remplacer<br />

l’orthographe du mot « écrivain » par celle d’ « écrits vains »,<br />

plus conforme à notre époque…<br />

*<br />

18


Dans notre univers dominé par l’esprit froid du design,<br />

la lingerie féminine est le seul endroit où survit encore le goût<br />

chaleureux et tarabiscoté du XIXe siècle — période pourtant<br />

des plus attristantes…Ceci expliquant sans doute cela…<br />

*<br />

De Jérusalem à Rome et de Rome à La Mecque, en<br />

passant par une foultitude d’autres capitales du délire<br />

religieux, c’est toujours, peu ou prou, le même chœur de la<br />

crédulité assassine, active ou passive... Derrière la tartufferie<br />

des pseudo glorifications de la Vie et de l’Amour entendues ici<br />

et là, tout n’est, sur le fond, que vaine instance priée chaque<br />

dimanche, génuflexions soumises à la célébration du pire le<br />

vendredi, lamentations qui ne cessent d’emmurer, de coloniser<br />

et de massacrer, voire appel délibéré au meurtre pour mieux<br />

plaire à Dieu — quel déni de sa part ? —, notamment au sein<br />

des religions les plus récentes, celles dont le caquet n’a pas<br />

encore été rabattu par les esprits libres…<br />

*<br />

Depuis mon adolescence, je ne prône plus Astérix<br />

contre La Joconde mais La Joconde de Marcel Duchamp — la<br />

belle et tendre moustachue qui HOOQ ! — contre Mickey<br />

Mouse… Pas très subtil mais ô combien plus essentiel pour<br />

l’apprenti-philosophe que je voulais être alors…<br />

*<br />

Dieu existe : c’est le sobriquet superstitieux du hasard<br />

et du devenir…<br />

*<br />

19


Don Quichotte : vrai livre de chevet… Infiniment plus<br />

indispensable que La Bible — elle-même bourrée de don<br />

quichottisme, me dit-on…<br />

*<br />

Du temps d’Antonin Artaud, il y avait des « suicidés de<br />

la sociétés » … Aujourd’hui, c’est plutôt la « société des<br />

suicidés »… En gros, on est tombé — c’est le cas de le dire ! —,<br />

de Vincent Van Gogh à l’employé de La Poste déstructuré sur<br />

le trottoir d’en bas pour cause de restructuration mal pensée...<br />

Pas sûr qu’on y ait gagné…<br />

eE<br />

En dépit du désir qu’il en avait, rien ne le dégoûtait<br />

plus assez dans la vie pour le faire vomir encore… Sa vie était<br />

devenue celle d’une nausée permanente et rien ne parvenait<br />

plus à le faire gerber… Alors, un matin de printemps, peine<br />

perdue et mille fois retrouvée, il s’est défoncé la poitrine avec<br />

un fusil de chasse… Sans doute histoire aussi d’en tirer une<br />

autre, de chasse, et définitivement, sur sa vie de merde !... Pax<br />

animae suae !...<br />

*<br />

En fait d’avant-gardisme, l’art dit contemporain — ou<br />

mieux, le contemporain dit artistique — arrive trop tard… Ou,<br />

peut-être, tombe à pic, la tête décérébrée la première dans la<br />

fosse septique du temps présent : il n’y a plus d’âmes<br />

sensibles…<br />

20


*<br />

En nettoyant un matin le petit studio parisien qu’il<br />

venait de louer, après sa première soirée tout entière dédiée en<br />

ce lieu à d’orgiaques bacchanales, un sorbo-philosophe de mes<br />

amis avait retrouvé quelques clitoris sous les fauteuils du<br />

salon, tout un tas d’ovaires sur son lit, plein de petites et<br />

grandes lèvres qui traînaient derrière le canapé et, dissimulées<br />

sous le tapis persan que lui avait offert sa grand-mère, une<br />

bonne dizaine de trompes de grosses fallopes !… Sans parler<br />

des taches de foutre et de cyprine mêlés qui parsemaient la<br />

moquette… Ce carnage l’avait pas mal refroidi… A partir de<br />

ce jour, et le plus simplement du monde, il décida donc de ne<br />

plus jamais faire ce genre de ménage… Ainsi, trois à cinq fois<br />

par mois, et ce pendant deux ans, la même invitation fut<br />

honorée là par tout un réseau de libertins sans jamais que<br />

ménage fut fait… J’ai souvent pensé au pauvre huissier de<br />

justice venu constater, comme la Loi l’exige, l’état des lieux au<br />

départ de cet ami…<br />

*<br />

Évidence notoire, quoique généralement tue ou déniée :<br />

l’intrusion de la pornographie dans les foyers a eu pour effet<br />

de participer à la libération de la sexualité des femmes… Mais<br />

si, mais si !... La preuve : d’aucunes, dans mon entourage de<br />

plus ou moins grande proximité, sont allées jusqu’à me parler<br />

à ce propos de « maïeutique de leur désir »… On peut donc<br />

affirmer, tout en se gardant d’un excès d’optimisme, que la<br />

pornographie des uns est heureusement devenue la condition<br />

de l’érotisme des autres…<br />

*<br />

Exercice de la pensée : expérience du ressassement…<br />

21


fF<br />

« Faire une fellation à un homme, ça m’étrangle. Brouter une<br />

femme, ça m’étouffe. Du coup, je lis des histoires d’amour. »<br />

(Tallulah Brockman Bankhead, actrice américaine, égérie<br />

d’Alfred Hitchcock)<br />

*<br />

Faire du fric et du cholestérol : seule vraie ambition de<br />

la plupart des grands ados qui peuplent à présent mes classes,<br />

ou avec lesquels je m’entretiens, que ce soit à Paris,<br />

Casablanca, Montréal ou New York… Au même âge, je rêvais<br />

d’aller brouter mes herbes au fin fond des Cévennes ; Les Vraies<br />

richesses de Jean Giono, Les Lettres de Gourgounel de Kenneth<br />

White, les textes d’Herbert Marcuse se relayaient au chevet de<br />

celui que j’étais alors ; et chaque vers de Ferré, de Brel ou de<br />

Brassens dépavait en moi des sources et ressources qui<br />

m’étaient jusque là inconnues… Mais il est vrai que je parle là<br />

d’un autre temps, celui d’une mondialisation qui, dans la<br />

foulée de années 70 et dans l’esprit des plus jeunes, était alors<br />

d’une tout autre nature…<br />

*<br />

Flaubert : « Le bourgeois est celui qui pense bassement. »…<br />

P.S. Préférer le calcul à la poésie, la spéculation<br />

phynancière à la rêverie, l’entreprise à la flânerie, c’est<br />

bourgeoisement penser…<br />

22


hH<br />

43 haïkus new-yorkais<br />

5 th Avenue — Me voici de retour au milieu<br />

De nulle part<br />

Du moins me semble-t-il<br />

A mi-chemin entre la 23th et la 24th<br />

Deux moignons d’arbustes prisonniers d’un grillage<br />

Avancée démocratique ?<br />

Afternoon Chianti<br />

In Little Italie<br />

Full ataraxie !<br />

Albany — Enfin la tête d’un douanier<br />

Dans le bus, celle de ma femme sur mes genoux<br />

En cette froide nuit de décembre<br />

Aube — Travel Café<br />

Non rasé, suis fort penché<br />

Sur mon carnet noir<br />

Au Trump bar, 5th Avenue<br />

23


Les serveurs ne servent pas<br />

Ils desservent au plus vite<br />

Big Macy’s — La messe<br />

Est dite : suis des derniers profanes<br />

De l’hyperconsommation<br />

Bois pourrissant<br />

Derrière les néons du Mac Do de Times Square<br />

Quelques vieux confettis oubliés là tremblent<br />

Brooklyn Bridge en flamme<br />

Sur East River côté ouest<br />

Aucune proche panique<br />

Café latino 33 th<br />

Turbulence hispanique<br />

Au pied de Macy’s<br />

Central Park — Dans la neige<br />

Yin & yang : traces d’oiseaux ?<br />

Traces de chats ? Quoi d’autre ?<br />

Central Park — Petits morceaux<br />

De lune au clair de la lune<br />

De la glace par milliers<br />

Cercle presque parfait<br />

24


Au-dessus de l’Empire State<br />

Au centre du ciel…<br />

La lune semble s’épanouir là<br />

Car très au-dessus de tout<br />

Comment deviner<br />

Que la lune de Saint Janvier<br />

Sur Brooklyn fût si orange ?<br />

Couleur de poisson rouge<br />

Face au Pont de Queensboro,<br />

Le soleil couchant<br />

Deux grosses mouettes rieuses<br />

Se disputent une grosse pizza<br />

Sur la 49th avenue<br />

Deux papillons blancs<br />

A vifs tire-d‘aile tout réels<br />

Fuient les écrans blancs<br />

Deux traders dérapent<br />

Sur un trottoir verglacé<br />

Pas de quoi rassurer<br />

Emulsionnés en rafales<br />

Par le vent glacial de l’East river<br />

Un feu rouge deux ou trois fils de téléphone<br />

25


En fin d’après-midi sur Broadway<br />

Au milieu d’une foule bigarrée<br />

Je vois en blanc et noir<br />

La lune citron aveugle<br />

Perce le ciel noir de Soho<br />

Rayon acide pur<br />

Le mot « TERROTIST » glisse<br />

Sur la neige déjà toute grise<br />

The New-Yorker mal en point<br />

Le sommet de l’Empire<br />

Par des nuages anthracite<br />

Soudain supprimé<br />

Les nuages filent vite<br />

Entre les tours non jumelles<br />

De Manhattan — Vraiment !<br />

Little Italie —<br />

Saveurs d’Abruzzo en bouche<br />

La bella vita<br />

MOMA GUGGENHEIM<br />

Que de touches à respirer !<br />

Air pur des couleurs<br />

26


Odeur de Big Mac<br />

J’ai l’impression de sentir<br />

Toutes les graisses de Times Square<br />

Une jeune femme aux jambes nues<br />

Fraîche et légère — elle m’effleure<br />

On 44 th Street<br />

Des mousses lubriques prolifèrent<br />

Sur les ponts de fer<br />

Mais le métro aérien<br />

Semble n’en avoir que faire<br />

On January 1<br />

Dans Central Park — lac sans nuages<br />

Ciel bleu-sérac mauve<br />

Reflets de néons<br />

Gelés dans les caniveaux<br />

Que de lumières froides !<br />

Rose tyrien. Vert cru<br />

Bleu pétrole Beau. Jaune pisseux<br />

Simples cadavres de confettis<br />

Seize canards en un grand cercle<br />

Assoupi sur l’eau<br />

Dans la froidure mutique de Central Park<br />

27


Serveur kosovar<br />

In nice Little Italie<br />

American dream ?<br />

Square — Les feux rouges<br />

Regardent dans toutes les directions<br />

Vite se mettre au vert !<br />

Sous le froid soleil<br />

De la 52th Street<br />

Le jaune plus jaune des taxis<br />

Un petit moineau<br />

Sur le haut bord d’une fenêtre<br />

Gratte le ciel abrupt<br />

Un tempo de jazz<br />

Derrière un rideau de fer à demi baissé<br />

Froidure boréale dans le Queens<br />

Vieux negro blanchi<br />

Regardant vers le sud<br />

Une larme à l’œil<br />

Est-ce fortes rafales du nord ?<br />

Ou très ancienne mémoire ?<br />

Wall-Street — C’est certain<br />

28


Juste une valse-hésitation<br />

Qui ruinera tout<br />

Washington Square<br />

Il n’y a rien là parce que<br />

Je m’en contrefous !<br />

Zénith d’hiver cru<br />

Sur la cinquième avenue<br />

Pas même un oiseau<br />

*<br />

Haut lieu de la subjectivité en acte, qu’il s’agisse ici de<br />

la subjectivité de l’auteur ou de celle du lecteur, la littérature<br />

constitue toujours, en tant que telle, le domaine majeur de<br />

l’antitotalitarisme — la pensée totalitaire nourrissant, par<br />

nature, l’illusion d’une histoire sans sujets et de sujets sans<br />

histoire…<br />

iI<br />

Ici, aux Marquises…<br />

A cheval sur l’équateur, les constellations australe et<br />

boréale se font face et passent leur temps, nuitamment,<br />

lascivement, amoureusement, à se contempler les cieux dans<br />

les cieux…<br />

29


Affolement soudain des cocotiers, citronniers,<br />

bananiers, avocatiers et autres pamplemoussiers… A l’instant,<br />

sur mon ordinateur, et comme en écho, l’Allegro du Concerto<br />

pour violon n°1 en mi majeur de Jean-Sébastien Bach… Seule<br />

une oreille attendrie par la chaude humidité du Tropique du<br />

Capricorne semble pouvoir surprendre l’harmonie du thème<br />

baroque avec celle de l’alizé austral forcissant…<br />

Chapeaux de pandanus tressé, surmontés de fleurs de<br />

tiaré au lourd parfum, bijoux en os, en pierre ou en bois de<br />

rose, perles noires et robes blanches sont associés aux chants et<br />

prières dans l’enceinte de l’église ouverte à la fraîcheur<br />

matinale de l’alizé…<br />

Dans la limpidité des vagues du matin, un père baigne<br />

son petit ; — celui-là semble nullement effrayé par le ressac<br />

qui déroule sur les galets sa violence toute pacifique…<br />

En fin de journée, épuisé, l’alizé alanguit le passage des<br />

nuages… Venant du sud-est, ceux-là s’en vont ainsi, rosissant<br />

tout doucettement, assister au couchant…<br />

En haut des cocotiers, l’aurore de printemps laisse la<br />

pensée vagabonder au rythme laiteux des nuages...<br />

En lieu et place de la parole, et associé à l’extrême<br />

variabilité du regard, le haussement de sourcils sert de<br />

communication fluide et des plus nuancées…<br />

Il est des paysages qui plutôt que de tirer de l’ennui —<br />

ou plutôt de la mélancolie — y inscrivent davantage encore…<br />

Raison pour laquelle, paradoxalement, on ne s’en lasse pas…<br />

C’est ici plus vrai qu’ailleurs…<br />

L’invite est large, sensible et ensoleillée…<br />

La crudité du langage n’a d’égale que celle du poisson<br />

qui sert de pain quotidien…<br />

30


La langue roule les R mieux que les vagues les galets…<br />

La lascivité des femmes masque un caractère d’airain<br />

qui sait imposer le respect aux plus fiers des guerriers que<br />

demeurent encore bien des hommes…<br />

La monstruosité stellaire du ciel nocturne passe son<br />

temps en métamorphoses multiples et belles…<br />

La pluie ayant cessé, cette fois c’est sur l’Allegro Assai<br />

du Concerto pour violon en la mineur de Bach que de jeunes<br />

bananiers, ruisselant encore de grosses gouttes jaunes et<br />

vertes, continuent à danser avec naïveté et enthousiasme dans<br />

la tendre indifférence du monde alentour…<br />

La pluie est soudaine et traversière… Le rythme tiède et<br />

soutenu… Tôle tambourinée des farés inaboutis… Pâmoison<br />

exaltée des manguiers, goyaviers et citronniers…<br />

Le messe et la prière avant chaque repas scandent un<br />

quotidien en réalité fait de cultes anciens et de pragmatisme<br />

séculaire…<br />

La sollicitation sexuelle, notamment féminine, est sans<br />

détours : un simple haussement de sourcils accompagné d’un<br />

regard sans équivoque suffit à une concrétisation qui se veut<br />

toujours immédiate et sans lendemain…<br />

Le bleu du ciel est comme l’intérieur d’une femme :<br />

aérien et rieur…<br />

Le chant des coqs en impose aux sternes, frégates et<br />

autres princes des nuées qui, d’abondance, viennent nicher là,<br />

dans les anfractuosités cuivrées des falaises mauves…<br />

31


Le passé et l’avenir n’ont traditionnellement aucun<br />

sens : seul compte l’instant présent, sa joyeuse respiration et<br />

son goût citronné…<br />

Les torses des femmes sont de nacre ocre, leurs épaules<br />

de mangues vertes, leurs cuisses d’arbres-à-pain, leurs seins<br />

pamplemoussesques… Et, sous les chatoyantes couleurs<br />

primaires de leur paréo, on imagine aisément le velours de<br />

leur chatte, tout aussi primaire et chatoyante, volontiers apte à<br />

troubler les dards les plus dodus…<br />

On dévore le ihii — le rouget des grands fonds — avec<br />

les doigts, miette par miette…<br />

Pirogues à balancier et bonitiers profitent chaque matin<br />

de la prodigalité bleue d’un océan qui semble tout entier<br />

dévoué à leur cause…<br />

Plus encore que le bouleversement indéfini des<br />

paysages et des visages, des couleurs et des formes qui<br />

caractérise ce que l’on nomme trop facilement l’ « exotisme »,<br />

tout ici est remise en cause perpétuelle de tous les acquis, mise<br />

en relativité généralisée des perspectives et de la subjectivité,<br />

abolition des rapports fixes au temps et à l’espace…<br />

Quelques chevreaux tentent quelques discrets<br />

bêlements… Quelques très jeunes filles osent déjà quelques<br />

rires et sourires taquins… Quelques vagues lointaines<br />

écument de ne pouvoir faire plus…<br />

Tendrement arrosées par l’océan jardinier, les rares<br />

pierres fleuries d’Hakamaoui s’épanouissent sur des laves<br />

depuis longtemps refroidies et pourtant encore bien<br />

vivantes…<br />

Tout pêcheur de thon, de tazar, de poulpe ou de<br />

langouste est d’abord pêcheur devant l’Eternel…<br />

32


*<br />

Il n’est pas faux de dire que l’écriture au quotidien est<br />

un travail contre la mort… Et donc une résurrection<br />

permanente…<br />

*<br />

Il n’y a ni ici-bas ni au-delà, seulement une terre<br />

poussiéreuse en surface, boueuse en profondeur…<br />

*<br />

Il ne croyait pas assez en sa vie pour s’arrêter de<br />

rêver… Seule solution qu’il ait trouvée pour s’empêcher<br />

d’affronter plus longtemps cette toupie grotesque à ses yeux :<br />

le suicide… Respectable mais pas très judicieux…<br />

*<br />

« Il ruminait voilà, il marmonnait, il tournait autour des<br />

choses. C’était un derviche, Céline ! Il pouvait rester une journée à<br />

chercher une phrase et quand il l’avait trouvée, elle lui revenait la<br />

nuit comme un fantôme jusqu’à ce qu’il la tue, et retue, et surtue<br />

pour en faire une autre encore. Chaque virgule l’écorchait. Il était<br />

criblé de points de suspension. C’était un martyre, c’est ça qu’il faut<br />

comprendre. En supplice, tout le temps, vous comprenez ? »<br />

(Lucette Almanzor, femme de Céline)<br />

*<br />

« Il y a deux façons d’allonger la vie, d’abord en éloignant<br />

l’un de l’autre les deux points de la naissance et de la mort et donc<br />

en allongeant le chemin. […] L’autre moyen est de laisser les deux<br />

points là où Dieu les a placés et de cheminer plus lentement. C’est<br />

que font les philosophes. » (Georg Christoph Lichtenberg)<br />

*<br />

33


Imagine-t-on Verlaine et Rimbaud passer devant le<br />

maire de Charleville ?... Les imagine-t-on ensuite donner dans<br />

le négationnisme de la biblicité du Père et de la Mère en<br />

adoptant des enfants ?... Assurément pas… Mais cela tient<br />

seulement à la nature de leur relation, non à la Loi, laquelle<br />

n’a rien à voir là-dedans…<br />

*<br />

Insupportable mais incontournable torture : devoir<br />

ravaler son foutre devant une femme qui ne vous désire<br />

plus !…<br />

*<br />

« Islam modéré » : un des oxymores les plus tristement<br />

comiques de notre temps… Parler d’islam modéré, c’est déjà<br />

sous-entendre que, par essence, l’islam ne l’est pas... Écrémé<br />

ou demi-écrémé, le lait de chamelle n’en demeure pas moins<br />

du lait de chamelle… C’est une simple question de dosage…<br />

Précision d’importance : au-delà de l’islam, tous les<br />

dogmatismes, religieux ou non, se fondent sur le même<br />

implicite, procèdent de la même logique et, in fine, partagent le<br />

même goût pour la terreur… Le nier, ou être leurré par leur<br />

propre dénégation, c’est s’exposer à cette même terreur ; — et,<br />

ce faisant, offrir son corps au bûcher, tendre son cou à la<br />

décapitation, sacrifier sa liberté de penser … Ni plus, ni bien<br />

évidemment moins !...<br />

jJ<br />

34


J’aime chez les putes ce qu’elles pensent des hommes.<br />

J’aime être ému par les idées en pleurs de Charlie<br />

Mingus.<br />

J’aime l’absence d’ambition du cochon : elle attire ma<br />

sympathie… (Au reste, la seule fantaisie, d’ailleurs très brève,<br />

dans la vie d’un cochon, sont ses éjaculats démesurés, sans<br />

doute un peu archaïques…)<br />

J’aime la figure du « philosophe imprémédité et fortuit »,<br />

chère à Montaigne.<br />

J’aime la joie… La joie qui met en mouvement toutes les<br />

tristesses humaines et fait danser toutes les contingences… La<br />

joie sans cause particulière et sans objet déterminé… La simple<br />

joie d’exister… Une joie illimitée… Une joie qui se déploie<br />

dans l’éternité de l’instant…<br />

J’aime le dilettantisme, le mot et la chose — de italien<br />

dilettare, « se délecter ».<br />

J’aime le gai savoir : il n’est que docte ignorance.<br />

J’aime le spectacle prétendument « vivant », tapageur<br />

des rires, des cris, des vociférations, des gesticulations, de la<br />

vulgarité débridée de ceux qui ne se réjouissent qu’en foule…<br />

Il me procure une douce volupté : celle de me sentir étranger à<br />

cet hédonisme grégaire.<br />

J’aime le style clodo-chic qui permet de se déplacer<br />

dans de beaux costumes d’homme d’affaires sans affaires.<br />

J’aime les fonds de tableaux… Leurs aléas, leur richesse<br />

de formes dépassant souvent la rationalité de l’artiste, leur<br />

espèce d’état de nature dans lequel, dans un deuxième temps<br />

seulement, et comme un arrière-plan inversé, la figuration<br />

interviendra ou non…<br />

35


J’aime les vieux murs… Leurs coulures, leurs salissures,<br />

leurs tags, leurs morceaux d’affiches déchirés, leurs mousses,<br />

leurs lichens…<br />

J’aime qu’il y ait des émergences et des disparitions.<br />

J’aime voir de loin H... arriver dans une soirée au bras<br />

de son sourire.<br />

J’aime voir le soleil gicler dans le bleu du ciel — sperme<br />

flamboyant…<br />

*<br />

J’apprends qu’un certain artiste a fini par se trancher les<br />

veines, n’arrivant pas à trouver la sienne… Pas de veine,<br />

vraiment !...<br />

*<br />

Je déteste le prosélytisme et le militantisme en tous<br />

genres : dans les deux cas, on arrive très vite à la militarisation,<br />

puis au milice, et puis à la police d’Etat… De la Sainte<br />

Inquisition à l’Etat islamique en Irak et au Levant, l’histoire et<br />

l’actualité fourmillent de preuves toutes plus accablantes et<br />

nauséabondes les unes que les autres…<br />

*<br />

« Je fais peut-être de la mauvaise grande peinture, mais<br />

je fais de la grande peinture. », disait Juan Gris… De mon côté,<br />

je sais que je fais peut-être de la mauvaise littérature, mais<br />

c’est de la littérature, même si elle, bien évidemment, n’a<br />

aucune prétention à la grandeur ; — et je trouve qu’en ce<br />

début de XXIe siècle, c’est déjà pas si mal…<br />

*<br />

36


Je le sais : tout ce qui m’est cher peut disparaître du jour<br />

au lendemain, sur un simple claquement de doigt du hasard,<br />

unique dieu qui gouverne ce que, par convention, on nomme<br />

le monde…<br />

*<br />

Je me souviens de cette autre, folle amoureuse des<br />

chats… Elle en avait six qui, par fidélité, empestaient son petit<br />

appartement parisien du XVème arrondissement… Bien sûr,<br />

elle savait qu’un felis silvestris catus, quelle que soit sa race, sa<br />

couleur et sa morphologie, il faut lui apporter des croquettes<br />

et vider sa caisse de temps à autre… Eh bien, pour elle, chose<br />

étonnante, ce n’était pas plus compliqué avec le descendant<br />

direct de l’homo erectus : il suffisait de lui faire à manger et de<br />

s’occuper de son sexe régulièrement… Il n’y avait pas de quoi<br />

en faire toute une affaire…<br />

Je me souviens de Gainsbourg qui, en direct à la TV, à<br />

la stupéfaction générale et dans un timing impeccable, a brûlé<br />

un billet de 500 F pour démontrer le racket de certains<br />

impôts… Geste complètement aberrant, concis et cynique à<br />

souhait…<br />

Je me souviens de moi, jeune adolescent, lui disant :<br />

« J’espère que je ne suis pas un soupirant… » et elle me<br />

répondant : « Tu n’es pas un soupirant puisque je soupire<br />

aussi… » Les images sentimentalo-imbéciles les plus niaises<br />

défilaient alors sur mon amouroscope ringard et ridicule… Le<br />

cynisme m’a sauvé de cette mort assurée…<br />

Je me souviens des homos des années 80 que je<br />

fréquentais, à la bonne distance, aux alentours de la<br />

Sorbonne : en ce temps-là, ils se servaient de leur bite pour<br />

baiser le conformisme, pas comme hampe où accrocher un<br />

drapeau… Aliam vitam, alio mores …<br />

37


Je me souviens que la femme d’un taulard de la Santé<br />

est venue le chercher en… hélicoptère !... Exploit clitoridien ou<br />

vaginal ? Le mystère demeure…<br />

*<br />

Je n’aime pas les kangourous pervers, les puces<br />

hystériques, les fourmis neurasthéniques, les folles<br />

médisantes...<br />

,<br />

Je n’aime pas les rassemblements religieux autour du<br />

mourir : il y a là quelque chose qui, par vocation, dénie la<br />

putréfaction généralisée…<br />

*<br />

« Je n’occupe mon esprit que des idées qui m’intéressent.<br />

Elles seront utiles soit à moi, soit aux autres […] Dans tous les cas,<br />

j’aurais eu l’avantage inestimable de ne me pas contrarier, et d’avoir<br />

obéi à ma pensée et à mon caractère. » (Chamfort)<br />

*<br />

Je ne suis pas homme de discipline… Aucun talent<br />

pour la contrainte… Ni Dieu, ni maître… Rigueur et anarchie,<br />

c’est tout…<br />

*<br />

« Je suis fort parce que je ne suis jamais dérouté par les autres<br />

et que je fais ce qui est en moi. » (Paul Gauguin)<br />

*<br />

Je veux la faire sourire tout le temps… Elle le mérite…<br />

C’est comme ça !…<br />

38


lL<br />

L’absence de Dieu existe : je l’ai rencontrée !... A<br />

commencer dans les scénarios les plus apocalyptiques de<br />

l’Histoire… Cette belle et grande Histoire qui, avec sa grande<br />

hâche, a fait tant de ravages — et c’est pas fini ! —, sans que<br />

jamais Celui que l’on affirme être de Toute Eternité ne daigne<br />

remuer le moindre de ses divins petits doigts… Totale absence<br />

de sa supposée Omniprésence… Absolue impuissance de sa<br />

prétendue Toute Puissance… Cruelle vacance de sa dite Infinie<br />

Miséricorde… Pire encore : c’est bien connu, « qui ne dit mot<br />

consent » ; or, la plupart de ces scénarios apocalytiques sont<br />

conçus au nom de Dieu Lui-même… Cela laisse pour le moins<br />

rêveur quand à la vocation de ce dernier — excepté, bien sûr,<br />

ceux dont la mauvaise foi bêlante et ratiocinante tient lieu<br />

d’honnêteté et de rigueur intellectuelles… Triste ironie de<br />

l’Histoire qui en dit fort long toute à la fois sur elle et, surtout,<br />

sur Lui !...<br />

*<br />

L’art se glisse dans l’interstice entre le réel et la fiction…<br />

Plus cet interstice est petit, plus l’art est immense…<br />

*<br />

L’écriture contemporaine : une écriture sans art mais<br />

sans l’artifice de ne surtout pas faire « artiste » (ça, c’est plutôt<br />

bien), pas un grand sens du dialogue, des histoires à la mordsmoi-la<br />

mort, toujours dans la bourgerie la plus fade que<br />

relèvent quelques pigments de dégoût, mais pas assez pour<br />

que ça arrache la gueule…<br />

39


*<br />

L’ennui, avec les bavards, c’est qu’ils n’ont aucun talent<br />

pour la conversation…<br />

*<br />

L’inanité de l’optimisme est la voie royale de la lucidité<br />

et, conséquemment, du pessimisme… C’est ce qu’avait<br />

parfaitement compris Bill Wilder, remarquant un jour que ses<br />

amis optimistes de Vienne avaient tous fini à Auschwitz,<br />

tandis que les pessimistes dans son genre avaient tous réussi à<br />

Hollywood…<br />

*<br />

La branlette (j’aime le mot !) féminine : assurément le<br />

plus grand affront à l’Apocalypse jamais conçu…<br />

*<br />

La folie souvent meurtrière des philosophes idéalistes<br />

consiste à présenter la réalité des apparences comme<br />

apparences de la réalité… Comme le sous-produit avarié<br />

d’une autre réalité qu’ils nomment l’ « Etre » mais qui n’existe<br />

que dans leur imagination délabrée — totale affabulation plus<br />

connue sous le nom respectable de « métaphysique »…<br />

*<br />

« La littérature n’est pas une petite école du dimanche, c’est<br />

la création par le verbe d’un fait accompli. Quelqu’un qui commence<br />

à parler de quelque chose d’une façon différente — ça, c’est<br />

important. » (Witold Gombrowicz)<br />

*<br />

40


La moindre obligation sociale me lasse avant même que<br />

j’y sacrifie, et m’irrite si elle s’éternise…<br />

*<br />

La mondialisation tue les tyrans mais a le tort d’aimer<br />

les tyrannicides car, toujours, le boulot reprend : on<br />

robespierrise à l’envi !...<br />

*<br />

« La parole humaine a cette particularité consolante qu’elle<br />

est proche de la sincérité, non pas dans ce qu’elle confesse, mais dans<br />

ce qu’elle prétend, dans ce qu’elle poursuit. » (Witold<br />

Gombrowicz)<br />

*<br />

La seule image que je retiens du Che : celle de son<br />

cigare — un magnifique Cohiba, issu des meilleures<br />

plantations de Vuelto Abajo…<br />

*<br />

« La sincérité ? Comme écrivain, c’est bien ce que je redoute<br />

le plus. En littérature, la sincérité ne mène à rien. » (Witold<br />

Gombrowicz)<br />

*<br />

La seule Terre Promise de Kafka : la littérature… A<br />

méditer…<br />

*<br />

La vie est ce qui, toujours, reste à mettre au propre…<br />

Tout ce qui est en dehors de la phrase faite ou à faire n’est<br />

qu’un brouillon plus ou moins sinistre…<br />

41


*<br />

« La vie est un mauvais quart d’heure à passer ponctué de<br />

secondes exquises » (Oscar Wilde)<br />

*<br />

La vraie parole écrite, celle qui laisse des traces<br />

indélébiles, est de plus en plus illisible… C’est qu’on n’a<br />

forcément plus rien à écrire d’autre que ce qui s’écrit partout,<br />

surtout si on l’écrit là où ça doit être écrit d’abord… La<br />

« Communication », nouvel étendard de l’insignifiance : sa<br />

hampe n’a vraiment rien d’une lampe… En arrière-plan, furie<br />

de Diogène conchiant notre époque !…<br />

*<br />

Le jazz : autre forme de résistance : celle qui lutte pour<br />

créer en dépit des souffrances…<br />

*<br />

Le loisir studieux est infiniment moins ennuyeux que<br />

l’amusement… Ce qui, je le constate chaque jour davantage,<br />

ne cesse de me marginaliser… Ne saurais m’en plaindre !...<br />

*<br />

« Le mélange des thèmes graves, sérieux, avec des détails sans<br />

importance, cet éloignement de tout maximalisme, cette promenade,<br />

tout cela n’est qu’appât, pour séduire, pour inciter à un certain style<br />

et à une certaine tonalité. » (Witold Gombrowicz)<br />

*<br />

Le monde du management et de la culture<br />

entrepreneuriale est une jungle rationalisée qui pousse de<br />

42


préférence entre des tours de béton et des immeubles de<br />

verre… Le cadre y est un loup pour le cadre, le supérieur<br />

pousse l’inférieur à la démission ou au suicide, l’inférieur<br />

s’arrange pour qu’un autre inférieur de son rang soit sacrifié à<br />

sa place, etc. … Pourtant, dans leur novlangue apprise dans<br />

les écoles de commerce et dérivées des thérapies<br />

comportementales, des sciences cognitives ou des stratégies<br />

sportives, — cache-misère des véritables stratégies guerrières<br />

sous-jacentes —, ces serviteurs de l’économie, nouveaux<br />

« esclaves volontaires » que La Boétie reconnaîtrait au premier<br />

coup d’œil, se veulent partenaires, collaborateurs, membres<br />

associés d’une même équipe… Ensemble, dans de vastes<br />

bureaux à espace ouvert nouvelle génération où l’on choisit<br />

librement son spot, ils créent du lien en poursuivant des<br />

objectifs communs de primo-positionnement de leur entreprise<br />

sur le marché… Au sein du groupe, même s’il rêve de devenir<br />

décideur ou leader, le bon acteur doit jouer collectif… Pour rester<br />

dans la course, il ne lui suffit pas d’être réactif, il lui faut encore<br />

gérer avec équilibre cette dialectique des motivations… S’il n’y<br />

parvient pas, une « proposition » de cocoaching lui est faite ; et<br />

si ça ne suffit pas encore, dans le meilleur des cas, un<br />

reboosting affectif lui est à son tour « offert » : dernière étape<br />

avant le largage en plein vol…<br />

*<br />

Le présent se renforce au fur et à mesure que le passé<br />

s’éloigne et que l’avenir s’amenuise : avantage de l’âge…<br />

*<br />

Le rap fait l’admiration de gens qui ignorent tout de la<br />

révolte et de la poésie : raison pour laquelle on l’entend<br />

partout.<br />

*<br />

43


Les grandes idées ne sont pas faites pour être<br />

appliquées à la lettre mais pour être prises aux mots… Se faire<br />

prendre, tel est bien leur destin… Reste à savoir de quel côté :<br />

là est toute l’Histoire, en quelques mots !...<br />

*<br />

Les théories ?... Les idées ?... Je le confesse : je m’en suis<br />

longtemps gargarisé !... Jusqu’à ce que je me rende compte que<br />

ce n’était là, au mieux, que des passoires au travers desquelles<br />

la vie s’écoule ; au pire : le plus souvent prétentieuses,<br />

aveugles, vaines et ridicules, les pensées — y compris les plus<br />

délicates —, sont pour la plupart grosses de montagnes de<br />

cadavres…<br />

*<br />

Les yeux de Léna étaient bleus, bleu marin profond,<br />

limite bleu Klein — le fameux IKB, International Klein Blue …<br />

Plus franchement, pour moi, c’était Iris Karrement Bandant…<br />

Preuve, s’il en était besoin, que le regard est plus beau encore<br />

que les yeux…<br />

*<br />

Laconisme : politesse de mes obsessions…<br />

*<br />

Lu aujourd’hui : « Aujourd’hui, la plupart (des écrivains)<br />

sont des auto-intellos qui vivent par procuration, et qui croient que<br />

la littérature n’est qu’une affaire de livres. De vieux chauves qui<br />

pleurnichent sur leurs fantasmes moisis, ou bien de jeunes chevelus<br />

qui se récurent le nombril pour passer à la télévision ! Toi, tu es un<br />

écrivain qui vit ce qu’il écrit. »<br />

P.S. La vérité de l’écriture réside dans le geste vital et le<br />

désir vivant qui l’anime… Une fois encore, l’écart différentiel<br />

44


qu’il y a entre ce qui est et ce qui n’est pas, c’est la vie… Rien<br />

d’autre que ça !...<br />

*<br />

Lu aujourd’hui : « Celui qui ne dispose pas des deux tiers de<br />

sa journée pour soi est un esclave. »<br />

P.S. Le malheur est non seulement de ne pas jouir d’un<br />

temps à soi, mais, surtout, de ne pas user d’un temps pour<br />

soi…<br />

*<br />

Lu aujourd’hui : « L’état bordélique est l’état fondamental<br />

de toute chose. »<br />

P.S. Le passage des êtres et des choses ne répond à<br />

aucune nécessité, hormis le hasard, ni à aucune finalité,<br />

hormis la mort…Le hasard et la mort comme seuls<br />

« principes » de l’insignifiance de tout : tel est bien ce dont je<br />

suis le plus convaincu…<br />

*<br />

Lu aujourd’hui : « La chaire est hiéroglyphique »<br />

P.S. Or, n’est pas exégète qui veut !...<br />

*<br />

Lu aujourd’hui : « La lecture d’un poème aimé sollicite le<br />

cortex cingulaire postérieur et les lobes temporaux médians, qui ont<br />

été reliés à l’introspection. »<br />

P.S. La poésie comme forme de stimulation cérébrale<br />

propice à la méditation, introspective ou non, quelle<br />

découverte !... Seule précision vraiment intéressante : on parle<br />

45


uniquement ici de « poème aimé »… Preuve, s’il en était<br />

encore besoin, que seul le plaisir a droit de cité en matière de<br />

sollicitation positive… Que la matière sollicitée soit grise,<br />

blanche ou autre, c’est toujours les couleurs de l’arc-en–ciel<br />

qui, de fait, ont le dernier mot… Rien de plus roboratif pour la<br />

gaité des neurones !...<br />

*<br />

Lu aujourd’hui : « La meilleure philosophie, relativement au<br />

monde, est d’allier, à son égard, le sarcasme de la gaieté avec<br />

l’indulgence du mépris. »<br />

P.S. Ce qui revient aussi à « allier » le sarcasme du<br />

mépris avec l’indulgence de la gaieté… Beau et noble<br />

programme !...<br />

*<br />

Lu aujourd’hui (par hasard jour de Toussaint) : « La<br />

mort, c’est bien joli, mais il faut passer outre : tous les cadavres le<br />

savent, car ce qu’on apprend d’abord, dans son cercueil, là, dans son<br />

jus et ses gaz, c’est que la mort n’aucune importance. Ce qui compte,<br />

c’est la vie. Aucune mort ne changera une vie. L’arrêt de la vie ne<br />

fait pas le poids près des joies, des souffrances, des folies dont un<br />

homme est capable lorsqu’il vit. L’homme n’est lui-même que<br />

vivant. »<br />

P.S. Certes « l’homme n’est lui-même que vivant. », mais à<br />

condition de se savoir vivant, donc mortel… D’où la difficulté<br />

à « passer outre »… Ce que l’auteur semble toutefois<br />

confirmer dans par ailleurs : « La mort, c’est le moment où l’on<br />

meurt, après et avant, ce n’est plus la mort, c’est autre chose ! S’il<br />

suffisait de vivre pour être vivant, la mort serait extraordinaire. »…<br />

Bien évidemment !...<br />

*<br />

46


Lu aujourd’hui : « La plupart des écrivains n’écrivent pas :<br />

ils se racontent dessus »<br />

P.S. Puis-je m’en exclure ?... Oui, au seul titre de<br />

l’écrivain que je ne suis pas…<br />

*<br />

Lu aujourd’hui: « La vie divine est un présent éternel. Et il<br />

n’y a de vie que là où le divin est présent. »<br />

P.S. Pour moi : il n’y a de vie que là où le présent est<br />

conçu comme divin…<br />

*<br />

Lu aujourd’hui : « Le style est la parodie du style. L’art joue<br />

l’art et le singe. La logique du non-sens est une parodie du sens, et de<br />

la logique. »<br />

P.S. Sur ce dernier point, aurais tendance à penser<br />

l’exacte inverse : la logique du sens comme parodie du nonsens,<br />

et de sa logique…<br />

*<br />

Lu aujourd’hui : «Le théâtre de la vérité, cette illusion sans<br />

doute indispensable»…<br />

P.S. C’est exact !… Toutefois, le caractère indispensable<br />

de cette illusion tient, pour l’essentiel, à la nature<br />

nécessairement théâtrale de la vérité... Ne pas reconnaître cette<br />

dernière, c’est se condamner à vivre dans l’illusion non<br />

consciente d’elle-même... C’est ne pas considérer la vérité<br />

comme temporaire, changeant de masque à chaque<br />

représentation... De ce fait, illusoire quant à sa prétendue<br />

absoluité…<br />

47


*<br />

Lu aujourd’hui : « Le toucher long et profond est la forme<br />

supérieure de l'amour. Rien à voir avec la masturbation, la fellation,<br />

la pénétration fatigante, la sodomie rapide, le « fast-food » ou la<br />

« boucherie ». Question de temps repris au sommeil, et même à la<br />

mort. »<br />

P.S. Coïncidence : au moment où je transcrivais cette<br />

noble citation, assis au petit matin à la terrasse du Café<br />

Régence, place de la Comédie à Bordeaux, une femme à la<br />

quarantaine bellement épanouie et entreprenante s’est<br />

adressée à moi et m’a demandé si elle pouvait m’emprunter<br />

Observations et autres notes anciennes de Philippe Jaccottet, livre<br />

qui, avec le texte de Sollers, était aussi sur ma table… Très<br />

visiblement, prétexte à « prendre langue »... Ne lui ai<br />

néanmoins pas proposé la lecture de cet autre Philippe… Le<br />

regrette un peu… Juste un peu…<br />

*<br />

Lu aujourd’hui : « Lire, écrire, c’est se mettre en prison<br />

pour crime à commettre. Le crime étant peut-être, justement, de lire,<br />

d’écrire, hors d’un temps qui exige une autre présence humaine.<br />

C’est, de toute manière, quoi qu’on lise ou écrive, se retirer. Afin de<br />

mieux pénétrer, s’enfoncer, dans un espace qui rend compte,<br />

paradoxalement, de cette présence. Mais sans cesse remise en<br />

question. Bref, fourbir ses armes d’existence. A qui faire mieux<br />

comprendre cette veille ? »<br />

P.S. Réponse personnelle, simple, évidente à mes yeux :<br />

au-delà de soi, à ses « parens et amis »… Exclusivement…<br />

*<br />

Lu aujourd’hui : « Monsieur Oussama Ben Laden a la joie<br />

de vous faire part de la naissance du troisième millénaire, né le 11<br />

septembre 2001. La mère se porte mal. »<br />

48


P.S. La pauvre !... On le serait à moins !... Au reste, étaitelle<br />

vraiment consentante quand elle s’est fait engrosser ?...<br />

Pas bien sûr !... Cela dit, il n’est pas faux de penser aussi que,<br />

« quelque part », elle a dû le chercher un peu, non ?...<br />

*<br />

Lu aujourd’hui : « Pour le philosophe, une idée vaut d’être<br />

lue parce qu’elle est bonne, alors que pour l’écrivain une idée est<br />

bonne parce qu’elle vaut d’être lue. »<br />

P.S. Certes, il y a là une saine revanche de la formule<br />

sur le traité… Cela dit, méfiance : bien des idées bonnes sont<br />

peu dignes d’être lues tant le style les dessert ; à l’inverse, bien<br />

des idées dignes d’être lues car bellement exprimées sont fort<br />

mauvaises, voire dangereuses…<br />

mM<br />

Matin d’hiver… Notre-Dame de Paris... Lecture du<br />

Zarathoustra de Nietzsche — son « Cinquième Évangile »…<br />

Nulle autre Révélation pour moi que celle de « L’Éternel<br />

Retour »… On a déjà fait pire, ici même, là où je suis assis,<br />

près du deuxième pilier, à droite, du côté de la sacristie, à<br />

l’endroit même où Paul Claudel rencontra Dieu…<br />

*<br />

Méfiance : à force de tremper sa plume dans l’ironie, on<br />

ne dit plus rien : on biaise… Et encore !...<br />

49


*<br />

Messages vengeurs, moralisateurs et volontiers<br />

orduriers, gestuelle simiesque, costards de maquereau ou<br />

survêtements estampillés par telle ou telle marque de sport, le<br />

rappeur passe son temps à hurler sa « haine » ; or, à bien y<br />

regarder, celle-ci n’est autre que sa frustration de mal loti<br />

d’une hyperconsommation et d’un supermarché social<br />

auxquels il ne cesse de revendiquer son appartenance…<br />

Qualifier de « rebelle » une telle attitude fondée sur le pur et<br />

simple ressentiment relève donc purement et simplement du<br />

foutage de gueule !... A ce rappeur escroc, j’opposerais<br />

volontiers le bluesman : lui n’exprime aucune protestation<br />

sociale : il se contente de chanter l’inconvénient d’exister sur le<br />

rythme balancé d’un rocking-chair ; et loin de s’adresser aux<br />

foules soumises aux réjouissances programmées, il offre au<br />

petit nombre des mélomanes de la déréliction sa seule<br />

richesse : sa sincérité…<br />

*<br />

Milena… Une pute rencontrée un soir d’hiver devant la<br />

porte du Fort Neuf de Vincennes où je montais la garde,<br />

service militaire oblige… Elle disait être descendante de<br />

Nicolas 1er, dernier tsar de Russie, petite-fille d’une princesse<br />

de haut rang résidant en Angleterre… Ce qui lui faisait<br />

vraiment non seulement une mais deux très belles jambes !…<br />

La quarantaine bien sonnée, ses clients croyaient qu’elle<br />

baisait uniquement pour l’argent ; mais elle, le plus souvent,<br />

de savoir qu’ils ne savaient pas qu’elle jouissait pour de vrai,<br />

ça la faisait jouir doublement… Simuler la vraie-fausse<br />

jouissance au profit de la fausse-vraie simulation ; ou, en<br />

d’autres termes, dissimuler sa non-simulation sous les<br />

apparences de la simulation : tout un art des plus subtils,<br />

qu’elle maîtrisait parfaitement jusqu’au fond de son impérial<br />

vagin !...<br />

*<br />

50


Modiano, l’asperge modiglianienne obsédée<br />

d’Occupation, vient d’être nobélisé : 8 millions de couronnes<br />

suédoises pour n’avoir cessé de fantasmer dans les ombres et<br />

s’être gratté la traîtrise… Quel couronnement !... Plus royal<br />

encore : pour ce chantre de l’absence et de l’impuissance, la<br />

langue française a des comptes à rendre et doit désormais<br />

intégrer la honte au cœur même de son expression pour<br />

continuer d’écrire… Quel discernement de la part des dix-huit<br />

membres du jury !... C’est la consécration suprême, le<br />

triomphe absolu, la noble apothéose de la littérature de la<br />

culpabilité et du ressentiment !... Rien de moins étonnant :<br />

c’est dans l’ « aire » du temps — surface on ne peut plus lisse<br />

et glissante où le mea culpa généralisé sert de lubrifiant<br />

favorable à toutes les enculeries de l’Histoire !…<br />

*<br />

« Mourir de rire », la belle affaire !... Mais comment<br />

faire ?... Concrètement, je ne vois que deux solutions, celles<br />

des véritables humoristes : prendre un éclat de rire et se<br />

trancher les veines avec ou, à la manière de Pierre Desproges,<br />

développer une tumeur cancéreuse pour avoir le plaisir de<br />

faire un dernier bon mot…<br />

nN<br />

N’ai jamais lu Emmanuel Lévinas… Et ne le regrette<br />

pas… Le seul fait de savoir qu’il s’est opposé à ce que fût levée<br />

l’excommunication — le herem — de Spinoza décrétée à<br />

Amsterdam en 1656, au motif que l’auteur de l’Éthique avait<br />

trahi en son temps l’identité juive, me suffit amplement !... A<br />

51


mes yeux, ce second herem lévinassien surpasse en abjection, et<br />

de loin, les propos les plus orduriers et déjantés de Céline sur<br />

les Juifs eux-mêmes…<br />

*<br />

N’en déplaise à Schopenhauer et ses sectateurs : la vie<br />

n’oscille pas du manque à l’ennui : elle consiste bien plutôt en<br />

une auto-affirmation jouissive de soi…<br />

*<br />

Ne pas confondre féminisme et fallopisme amer !... L’un<br />

donne à jouir ; l’autre, endémique, est simplement et<br />

tristement réjouissant…<br />

*<br />

Ne pas se sentir plus qu’un résident temporaire, où que<br />

l’on soit : il n’est que cela pour se sentir vraiment à l’aise dans<br />

la culture…<br />

*<br />

New-York, Musée Guggenheim… Picasso, Black and<br />

White… Exposition temporaire, financée par Bank of<br />

America… De haut en bas, des centaines de visiteurs tournent<br />

autour du sexe noir et blanc du Minotaure de Malaga…<br />

Comme partout ailleurs, ils participent avec ferveur, mais<br />

comme distraits… Ils s’émerveillent, mais comme si cela ne les<br />

regardait pas… Ils tombent presque à genoux devant Le Baiser<br />

— 1969, ça ne s’invente pas ! —, mais c’est comme s’ils ne<br />

tombaient pas… Puis ils s’arrachent à la Beauté, mais comme<br />

soulagés… Comme partout ailleurs, rentrés chez eux, ils se<br />

jetteront sur le dernier roman sorti, mais ce sera comme s’ils ne<br />

liront pas… Ils bâilleront… Regarderont par la fenêtre…<br />

Fermeront le roman, prendront Ulysse de Joyce dans leur<br />

bibliothèque et liront sans lire… Comme partout ailleurs, ils se<br />

52


lèveront, sortiront pour déjeuner, et, dans une société cultivée,<br />

s’abandonneront à une conversation intelligente, sans un brin<br />

de snobisme, franche, modeste, mais… Inexorablement, ce mais<br />

déborde le cadre du jeu : tous ces gens m’effraient… Picasso<br />

ne semble pas plus rassuré — ce qui, en soi, est plutôt<br />

rassurant...<br />

*<br />

Ni mou ni dur plutôt que dur et mou !...<br />

*<br />

Nous sommes six malades dans une salle de Montréal à<br />

venir voir ça, en ce triste dimanche : le cinéma, le vrai, va<br />

vraiment finir par rejoindre le catholicisme dans sa<br />

désuétude… Regrets éternels — pour l’un des deux, il va sans<br />

dire…<br />

oO<br />

Objectif de la mise en mots de la pensée : que les mots<br />

dépensent la pensée, toute la pensée, mais sans jamais avoir à<br />

la dépasser…<br />

*<br />

J’embarque à Roissy, destination Montréal… La<br />

carlingue est bondée… Une ravissante Québécoise, mâtinée de<br />

sang indien version « premières nations », vient s’asseoir au<br />

milieu, à côté de moi, près du hublot : elle a pris l’aile, en<br />

somme… Il me reste, hélas, le blanc des nuages… Je ne peux<br />

53


m’empêcher de penser que seul le haut de ses cuisses, à la<br />

peau si délicatement brunie, suffirait à caler ma faim…<br />

Envolons-nous vite !...<br />

*<br />

« On peut retrouver la réalité dans ce qu’il y a de plus<br />

ordinaire, de plus primitif et de plus sain, mais aussi dans ce qu’il y<br />

a de plus tordu et de plus dément. La réalité de l’homme, ce n’est pas<br />

seulement ce qu’il y a de normal et de sain, mais aussi tout ce qui en<br />

lui est anormal et maladif, et qui ouvre des possibilités inconnues. »<br />

(Witold Gombrowicz)<br />

*<br />

Otium : temps de « loisir » bien à soi, mis à profit pour<br />

la contemplation, l’étude et la réflexion, mais aussi pour les<br />

plaisirs de la lecture, de l’écriture, du sexe, l’amour et de<br />

l’amitié… Voir les cyrénaïques, Sénèque, Montaigne,<br />

Nietzsche… En ce sens, « le » loisir n’a rien à voir avec « les »<br />

loisirs — sports médiatisés, voyages organisés, fêtes de ceci ou<br />

de cela et autres agitations intenses et nécessairement<br />

planifiées qui distraient et abrutissent les gens plus qu’ils ne<br />

les enrichissent… Comme le travail pour Nietzsche, « les »<br />

loisirs constituent « la meilleure des polices » et entretiennent<br />

la vulgarité et le grégarisme…<br />

*<br />

Où est-il donc le bon vieux temps où Rabelais écrivait<br />

comme un marmot pisse et chie au pied d’un arbre pour se<br />

soulager ?... L’ancien temps où la littérature respirait à pleins<br />

poumons, mouillait d’un foutre délicieusement odorant le<br />

fond de sa petite culotte et se créait dans la jouissance, en<br />

toute liberté — entre les gens, contre les gens, pour les gens<br />

?... A sa place, de nos tristes jours : domination de toute une<br />

littérature frigide, exsangue, impersonnelle, abstraite, irréelle,<br />

artificielle, cérébrale, veule, dépourvue de force, d’élan,<br />

54


d’originalité, de fraîcheur, désespérément acharnée dans<br />

l’ennui, honteusement réduite à se branler le clito dans les<br />

chiottes publiques, sans jamais pour autant parvenir au<br />

moindre orgasme…<br />

pP<br />

Pas plus de moi en moi que de nature dans la nature...<br />

Le monde, simple combinaison hasardeuse d’une infinité de<br />

corps, n’est rien… Du moins, rien d’autre qu’un petit tas<br />

d’atomes qui gesticule, souffre et jouit dans le vide… Pas<br />

d’Etre ni d’essence, pas d’en-soi ni de pour-soi… Absolue<br />

« nihilité » des causes — qu’elles soient dites matérielles,<br />

formelles, efficientes ou finales — et, conséquemment, des<br />

discours substantialistes de tous poils et de toutes barbes…<br />

*<br />

Personnalité : style de solitude…<br />

*<br />

Picasso, c’est le génie testostéroné par excellence… Un<br />

scorpion né un 25 octobre, le dard déjà très haut en l’air… Un<br />

taureau insatiable… Un minotaure sardanapalesque… Son<br />

abondance était celle de la race des grosses burnes jamais<br />

contentes, qui en foutent partout…Voilà la vérité !... Tout le<br />

reste n’est que bla-bla d’historiens qui, eux, n’ont jamais fait<br />

de mal à autre chose qu’à des mouches…<br />

*<br />

55


Pour moi, le corps en suspension dans les eaux<br />

turquoises de Hakatahau, il n’y a rien de plus fantastique que<br />

d’être là, et maintenant ; — et d’être tel, défini, concret…<br />

Celui-ci et pas un autre…<br />

*<br />

Principal avantage du gros plan pornographique : nous<br />

rappeler que nous sommes condamnés au besoin de jouir… Et<br />

quand on lui impute à crime sa prétendue vulgarité<br />

esthétique, on lui colle en réalité un procès pour outrage à la<br />

plupart des illusions si chères aux bonnes mœurs érotisées de<br />

notre époque : primauté du sentiment amoureux sur la<br />

physiologie des sentiments, du respect de la femme (ou de<br />

l’homme) d’abord conçue comme être idéalement asexué et,<br />

de ce fait, vision angélique et donc illusoire des corps par<br />

nature offerts en partage… On n’en sort pas : c’est toujours là,<br />

dans ses grandes œuvres, l’éternelle moraline, l’éternel cachesexe,<br />

lui-même toujours plus ou moins dissimulé…<br />

qQ<br />

Quand je lis — où que ce soit, y compris dans les bars<br />

les plus bruyants —, je me place d’emblée dans l’attitude<br />

mentale de quelqu’un qui est dans son lit à une heure où<br />

l’espace s’évide et où le temps n’est plus compté.<br />

*<br />

Que c’est beau le cinéma quand c’est du cinéma et<br />

quand c’est beau !... La preuve : le Lancelot du Lac de Bresson…<br />

Raison pour laquelle je vais si peu souvent au cinéma et que je<br />

56


ne visionne pratiquement jamais de films… A mes yeux, dans<br />

toute la soupe cinématographique contemporaine, il n’y a que<br />

le porno qui tire vraiment son épingle du jeu… C’est pour<br />

dire !…<br />

*<br />

Que c’est beau quand, étrangement, l’aube d’été n’en<br />

finit pas de se lever, aux Marquises !... Lire est alors comme<br />

une prière… Et, du fin fond de son Harrar, Rimbaud mon<br />

muezzin…<br />

*<br />

Que de couples autour de moi où la moitié qui souffre<br />

persécute l’autre qui s’ennuie !... Y a-t-il une autre façon de<br />

faire bande à deux ?... Oui, je le crois… D’autant plus que j’ai<br />

l’avantage d’avoir connu les deux : la pire et la meilleure …<br />

Celle dont je viens de parler et celle qui est son exact inverse :<br />

la moitié qui jouit enflamme l’autre qui s’enivre…<br />

*<br />

Que des êtres comme Montaigne, Nietzsche ou<br />

Rimbaud soient morts n’a strictement aucune importance :<br />

l’important est qu’ils soient nés…<br />

*<br />

Que la foi pisse à la raie du doute ou que le doute<br />

conchie la foi, on se situe toujours dans l’en-deçà d’une<br />

ceinture de la pire espèce : celui qui, par vocation, est dans le<br />

total déni de soi… Aucun intérêt !... Passons outre !…<br />

*<br />

Quelle belle expérience philosophique que de discuter<br />

avec une femme qui vous fait part, le temps de prendre un<br />

57


verre à une terrasse de café, de l’adolescente qu’elle fut hier et<br />

qu’elle avoue avoir trahie !… Je ne sais rien de plus roboratif<br />

pour la pensée…<br />

rR<br />

Réchauffement climatique… Nucléaire… OGM...<br />

Sécurité alimentaire… Hygiène de vie… Lutte anti-tabac…<br />

Ligues antialcooliques… Sport pour tous… Code de bonne<br />

conduite… Violence routière… Education du citoyen… Droit<br />

des minorités dites visibles… Féminisme… Etc. … Les<br />

moralisateurs contemporains ont trouvé là de nouveaux<br />

thèmes porteurs — certes, pour certains indiscutables, et pas<br />

seulement dans le contexte actuel… Or, problème majeur, tous<br />

ces mollusques éjaculateurs de moraline s’y accrochent comme<br />

des moules à un rocher !… C’est dans leur nature… Ce n’est<br />

pourtant pas de sa faute, au rocher... Mais le fait est qu’on ne<br />

voit plus le rocher : on voit seulement les moules !… Fâcheuse<br />

contradiction… Aveugle contre-performance…<br />

*<br />

Refuse de n’appartenir qu’à un seul moi… Sois le<br />

polygame de toi-même… Réjouissance garantie…<br />

*<br />

Refuser la publication — la « poubellication »,<br />

synonyme lacanien —, c’est aussi affirmer que l’écriture ne<br />

doit plus être l’otage de ceux qui, et ils sont légions, se la<br />

jouent « écrivains » entre deux émissions de télé, deux lignes<br />

de coke ou deux nuits blanches en boite à partouze, et qui se<br />

58


lamentent dans la journée devant un écran d’ordinateur en<br />

essayant laborieusement de transposer leur petite histoire de<br />

nombril flétri ou de trou du cul bien propret…<br />

*<br />

Rien de plus sérieux que le jeu de l’esprit : quand celuici<br />

joue, il est au cœur même de ce qu’il y a de plus moteur dans<br />

son existence — le ludique se révélant alors comme condition<br />

suprême de la « performance intellectuelle »… Même chose<br />

pour ce qui est du sens purement mécanique du terme : le jeu<br />

se fait alors espace laissé entre deux pièces assemblées<br />

imparfaitement — entendons ici écart que l’esprit institue<br />

alors entre lui et la norme qui tend à s’imposer à lui, voire<br />

entre lui et lui-même…<br />

*<br />

Reportage sur Jérusalem… Des religieux juifs,<br />

musulmans, chrétiens, que sais-je encore, y déambulent en<br />

tenues sacerdotales toutes aussi bouffonnes les unes que les<br />

autres… C’est en regardant pareilles images que l’on<br />

comprend à quel besoin vital, primordial, absolu, essentiel,<br />

fondamental, radical de l’âme humaine répond la foi pour ces<br />

gens-là : celui de se déguiser !... Si seulement le ridicule<br />

pouvait réellement tuer !...<br />

*<br />

Rock fangeux, rap putride, j’en passe et des bien pires…<br />

Autant de pauvretés si grotesques que tout musicien digne de<br />

ce nom en pisse de rire !... Aujourd’hui, la vulgarité les a<br />

érigées en Culture dans le préau de toutes les maternelles…<br />

59


sS<br />

S’il vous plait, plus que des conseils, donnez-moi des<br />

exemples !...<br />

*<br />

Sachant que le vent emportera mes amis, mes amours,<br />

mes plaisirs et mes jours, je prends grand soin de mon<br />

présent… C’est même devenu là, au fil des ans, mon unique<br />

ambition…<br />

*<br />

Sartre ou « l’être du néant »… Bien vu !...<br />

*<br />

Selon les circonstances, doit-on être amené à faire ce<br />

que font ceux qui font ce qui ne se fait pas ?...<br />

*<br />

Ses seins imploraient que je les libère de leur carcan de<br />

dentelle… Mon gland buvait du petit lait !...<br />

*<br />

Si je dors si peu — cinq, six heures par nuit —, c’est que<br />

la vie est là, sans cesse, qui me tire par les pieds… Si la vie ne<br />

sert pas à réveiller l’être, elle ne sert à rien… La vraie vie est<br />

ailleurs que dans le sommeil…<br />

60


*<br />

« Si mon Journal réussissait à influencer qui que ce fût, ce ne<br />

serait pas à la manière d’une vague qui submerge un rocher, mais<br />

comme une eau qui pénètre, qui s’infiltre. » (Witold Gombrowicz)<br />

*<br />

Suis-je celui que j’avais pensé devenir et que j’ai pensé<br />

être ?... Rien n’est moins sûr…<br />

*<br />

Sur ma tombe (si tombe il y a !) : « CI-JOUIT »<br />

tT<br />

Terrible maladie, et très sexuellement incorrecte par les<br />

temps qui courent : aimer les femmes et n’aimer que les<br />

femmes !… Etre obsédé par le ronron sucré-salé de leur<br />

chatte… Etre fasciné par leur vagin comme par la caverne du<br />

cyclope où va pénétrer Ulysse avec son pieu pour gentiment<br />

l’éborgner… Etre amoureux de la tendre hospitalité anale de<br />

leur sphincter le plus velouté… Etre épris de leur magie,<br />

quand la nativité celle-ci a su refuser toute compromission…<br />

*<br />

Terrible regard que celui plein d’innocentes questions<br />

d’un enfant de trois ans et demi atteint d’un cancer du<br />

cerveau !… Ses jours se comptent à présent sur les doigts<br />

61


d’une seule main… D’heure en heure, au grand dam des<br />

médecins, la morphine avoue maintenant sa cruelle<br />

insuffisance… Tout n’est plus en lui qu’atroce agonie de<br />

l’innocence métastasée… Face à elle, Dieu, qui est supposé<br />

être, reste de marbre… Sa froideur toute minérale n’a d ‘égale<br />

que celle des colonnes du Vatican érigées à sa Gloire… Silence<br />

sur toute la ligne… Mutisme complice de la souffrance infligée<br />

à l’enfant et aux siens… Scandale absolu et profondément<br />

révoltant !… Bien à tort, me dit-on, car le Mystère du Seigneur<br />

plane en tout et partout, tel l’Esprit au-dessus des eaux...<br />

Mieux : il y aurait là quelque nécessaire expiation à laquelle<br />

l’homme serait condamné… Il est vrai, quelle belle et forte<br />

consolation !...<br />

*<br />

Tout « ce qu’il y a à faire » m’intéresse de moins en<br />

moins ; mais, de plus en plus, l’immense inutilité du monde<br />

me comble… Inversion des proportions et des valeurs qui les<br />

accompagnent… Ainsi va, avec le temps…<br />

*<br />

Tout faire au second degré et l’écrire au premier…<br />

*<br />

Toute une nuit passée à l’ « auberge de la Grande<br />

Ourse », sous le ciel tout en reliefs d’Aït Ouallal… Je déguste<br />

cette nuit comme un long thé à la menthe, chaud et sucré :<br />

goutte à goutte… Impression de délicieuse parturience dans<br />

l’immanence…<br />

*<br />

Tout se passe comme si, angoissés par leur propre vie<br />

aussi fortuite qu’éphémère, les philosophes de tous poils,<br />

voire de toutes barbes, niaient la réalité du hasard, du temps<br />

62


et de la mort, pour lui substituer un monde conforme à leur<br />

désir contrarié d’harmonie et d’éternité…<br />

*<br />

« Traduire un poème en diagrammes est une tâche ingrate.<br />

Moi, à la place de ces messieurs, j’aurais honte. » (Witold<br />

Gombrowicz)<br />

*<br />

Très vite, contrairement à ce qui fut un temps au sortir<br />

de l’enfance, je me suis rendu compte que je n’avais pas la<br />

moindre vocation pour faire le moine !... La vocation de celui<br />

qui croit, qui a peur de ne pas croire, qui n’admet pas le doute<br />

et s’affermit par force dans sa foi…<br />

uU<br />

Une âme seule, sans corps, est une irréalité : ce n’est<br />

personne ; un corps sans âme n’est qu’un cadavre : ce n’est<br />

plus personne… Distinguer l’âme et le corps — distinction<br />

purement sémantique, elle-même expression du seul<br />

ressentiment —, c’est dépersonnaliser l’individu,<br />

contrairement à ce qui est pourtant revendiquer par la doxa<br />

christique… C’est rendre la personne exsangue… C’est en<br />

faire une sorte d’ectoplasme morbide... C’est lui ôter le seul<br />

bien dont elle peut revendiquer la possession, et pour un<br />

temps nécessairement très limitée : la vie... Criminelle et<br />

assassine séparation !... Source d’une trop longue et<br />

sanguinaire histoire !...<br />

63


*<br />

Un artiste n’est pas génial parce que la nature le doterait<br />

d’une puissance créatrice originale et singulière tombée sur lui<br />

comme, en son temps, la vérole sur le bas-clergé !… Non, son<br />

génie, si génie il y a, tient plus bien plutôt au fait qu’il s ‘évertue<br />

à traduire, transcrire, transposer au mieux l’essentiel de ce<br />

qu’il perçoit du monde par le prisme de son imagination<br />

éveillée en permanence et débordant de références<br />

esthétiques… De même pour le penseur : pas de concept sans<br />

conception, pas de conception sans fécondation… Ici, une fois<br />

encore, nul souffle divin, nulle transcendance, nulle<br />

inspiration venue de je ne sais où... Au-delà, pour tout<br />

créateur digne de ce nom, génial ou non, seule est vraie la<br />

réminiscence, le plus souvent associée au hasard…<br />

vV<br />

Viens de m’apercevoir seulement qu’en l’aimant, je me<br />

suis engagé à la faire exister, à ne pas admettre la possibilité<br />

d’un monde où elle serait absente… Heureuse découverte !...<br />

Jusqu’à preuve du contraire...<br />

*<br />

Vivre dans le présent, vertige de l’éternel…<br />

*<br />

Vivre selon des archétypes ne signifie pas manquer de<br />

personnalité ou d’originalité… Ainsi, je ne serais pas le même<br />

si je n’avais pas passé une partie de mon enfance dans les<br />

64


forêts profondes où Thierry la Fronde et ses compagnons<br />

trouvaient refuge ; ou sur la croupe de Tornado, le visage en<br />

partie masqué par la cape de soie noire de Zorro ; ou armé du<br />

coutelas en ivoire de Rahan, « l’homme des âges farouches» ;<br />

ou sabotant une ligne téléphonique avec le Grêlé 7.13, jeune<br />

chef de la Résistance française ; ou pénétrant, sale et éreinté, la<br />

selle sur le dos, sur les pas de Blue Berry dans une ville<br />

fantôme du Far West ; ou encore sur une île déserte en<br />

compagnie de Robinson… Pas plus, quelques années plus<br />

tard, gravant les plus belles maximes de Montaigne sur les<br />

poutres du grenier de ma grand-mère ; ou jetant de petites<br />

mouches dans les toiles d’araignées qui garnissaient le logis de<br />

Spinoza ; ou martelant les mots de Nietzsche sur les cloisons<br />

de sa chambre à Sils-Maria en Haute Engadine ; ou<br />

contemplant jusqu’à la nausée les racines du marronnier de<br />

Sartre après m’être baigné avec Camus dans les eaux lustrales<br />

de la Méditerranée près de Tipasa ; ou encore, la pipe à la<br />

bouche et la guitare en mains, répétant à longueur de journée<br />

les mêmes chansons de Brassens…<br />

*<br />

« Vivre une vie cultivée et sans passion, suffisamment lente<br />

pour être toujours au bord de l’ennui, suffisamment méditée pour<br />

n’y tomber jamais. » (Fernando Pessoa)<br />

*<br />

Voici qui est du plus haut comique : pour oublier la<br />

vacuité de son existence, et sous couvert de méditations<br />

neurobouddhistes, le citadin d’aujourd’hui s’autolobotomise<br />

mentalement en faisant le vide dans son esprit…<br />

*<br />

Voltaire, à la fin d’une lettre adressée à la Marquise du<br />

Deffand, demande à celle-ci de l’excuser car il craint d’avoir<br />

65


fait trop long : « Pardonnez-moi, madame, mais je n’ai pas eu le<br />

temps de faire plus court. »<br />

wW<br />

Woody Allen : « Quand j’écoute trop Wagner, j’ai envie<br />

d’envahir la Pologne. »<br />

*<br />

66

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