Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
<strong>Le</strong> royaume<br />
Michel Germain<br />
d’Icare<br />
1<br />
L’ouverture<br />
de la partie<br />
Michel Germain<br />
Roman<br />
1
2<br />
À la mémoire de Gilbert Moore,<br />
mon premier professeur.
Au souvenir du film <strong>Le</strong>s uns, les autres, de Claude <strong>Le</strong>louch<br />
et au découpage des films Mahler et La dernière symphonie<br />
de Ken Russell, auxquels je dois l’essentiel de ma sensibilité,<br />
aux relations humaines, du self made chez moi.<br />
Mes remerciements pour leur collaboration aussi diversifiée<br />
que vivifiante, parfois involontaire, à Robert B, Manon<br />
G, Luc D, Robin A († 2005), Paul R, Guillaume S, Pierre L,<br />
Francine D, Fanny L, Isabelle et Joël du feu Canular, Manon<br />
G, Martin C, Michèle A, Maxime A, Louis-Pierre, Pascal V,<br />
Philippe , Luc V, Pierre L, Sébastien P, Yves M, Michel A,<br />
Christopher J, Jean-Louis B, Robert D, Alain R, Philippe G,<br />
François P, Éric L, Carmen B, Serge G, Sylvie C, Michel D,<br />
Claude D, Robert D, Yasmine , Robert J, Jean-Philippe G,<br />
Éric B, Bahman G, Robert J, Frédéric F, Jean-François G, Jérémie<br />
P, Rolf R, Marie-Josée C et, surtout, Benoît et Andrée,<br />
qui m’ont prêté une partie de leur âme en lisant si précautionneusement<br />
mes pages défectueuses.<br />
<br />
<strong>Le</strong>s théories de tous les personnages sont des constructions<br />
de l’auteur, que ce soit la théologie de Boey, l’astrologie<br />
de Itchkoff, la politique de Bennett ou la vision totémique de<br />
Nilsson. Si d’autres ont déjà creusé ces approches, j’ignore<br />
qui ils sont. <strong>Le</strong>s données historiques sont fiables, les cartes<br />
du ciel s’accordent au tempérament des joueurs et aux événements<br />
qui les concernent, les tirages de cartes ont été réfléchis<br />
: chaque univers possède sa cohérence propre.<br />
Il s’agit d’un roman cinématographique. <strong>Le</strong> « journal de<br />
l’auteur » sera plus volubile à ce sujet.<br />
<strong>Le</strong>s articles du Phare parisien, quotidien fictif, sont repris<br />
du Figaro des mêmes dates. Ils sont souvent raccourcis, parfois<br />
reformulés. Nous avons sélectionné les sujets intéressant<br />
les personnages, tout en gardant l’esprit et la disposition<br />
de l’époque, publicités incluses.<br />
3
<strong>Le</strong> jeu d’échecs dans ce roman<br />
Si les événements et les personnages de ce récit sont fictifs<br />
(une « uranie » dans le langage de la b.d.), le passionné<br />
du jeu y verra d’évidents clins d’œil au monde échiquéen de<br />
l’époque, quoique je n’aie aucune fidélité autre qu’accommodante<br />
à l’histoire réelle.<br />
La période postromantique des échecs accompagne le<br />
crépuscule du dix-neuvième siècle et l’aube du suivant. Des<br />
champions nationaux sont consacrés, des livres d’instructions<br />
sur l’art de bien jouer deviennent disponibles, des clubs<br />
d’amateurs du jeu naissent dans les villes et un vrai championnat<br />
du monde a lieu à New York et Montréal en 1895.<br />
Cette période échiquéenne particulière qui va de 1890 à<br />
1915 a vu apparaître un monde qui, sitôt né, est mis entre parenthèses<br />
durant deux longues guerres, une épidémie et une<br />
récession mondiales en guise d’intermède. Quand débute la<br />
Guerre froide en 1950, ce « siècle » n’est déjà plus que le rappel<br />
de noms et de découvertes célèbres.<br />
Dans le vingtième siècle part two, les professionnels<br />
russes vont dominer la scène échiquéenne aussi outrageusement<br />
qu’au hockey olympique. L’enthousiasme juvénile des<br />
pionniers va laisser place à la préparation systématique d’un<br />
art de la guerre de l’esprit.<br />
La période postromantique eut ses favoris : des nobles et<br />
bien nantis, des bohèmes, des alcooliques et des déséquilibrés.<br />
D’un succès à l’autre, quelques-uns franchissent les<br />
étapes et le cercle des vainqueurs s’amenuise. Dans la dernière<br />
arène, ne demeurent qu’une poignée d’hommes, chacun<br />
retranché derrière ses soldats de bois. L’heure du grand<br />
tournoi a sonné.<br />
La notation échiquéenne<br />
4
Si vous ne connaissez pas du tout le jeu d’échecs, je vous<br />
conseille de consulter wikipédia et de jouer quelques parties<br />
entre débutants pour vous mettre dans le bain. Pour pouvoir<br />
décrire une partie, l’échiquier est codé : les colonnes sont<br />
notées de a à h (de gauche à droite) et les rangées (de bas en<br />
haut) de 1 à 8. On note la première lettre de pièce déplacée,<br />
sauf pour le pion. Un exemple : 1.e2-e4 e7-e5 2.Cg1-f3 Cb8-c6<br />
3.Ff1-b5 a7-a6 4. FxC dxF 5.0-0<br />
En général, on omet de noter la case de départ. 0-0 note<br />
le petit roque (côté roi) et 0-0-0 le grand roque (côté dame).<br />
<strong>Le</strong> signe + indique que le roi adverse est mis en échec par le<br />
coup, ++ qu’il est mis en échec par deux pièces et # que le roi<br />
adverse est échec et mat.<br />
Générique<br />
8<br />
7<br />
6<br />
5<br />
4<br />
3<br />
2<br />
1<br />
a b c d e f g h<br />
Position de l’espagnole, variante de<br />
l’échange après le roque des blancs :<br />
1. e4 e5 2. C f3 Cc6 3. Fb5 a6<br />
4. FxC dxF 5.0-0<br />
5
I<br />
L’ouverture de la partie<br />
Résumé de la vie du personnage jusqu’au 15 juin 1920, suivi<br />
du commentaire que le personnage aurait fait au sujet du roman<br />
après l’avoir lu, mais sans s’y reconnaître, bien sûr.<br />
Grâce Boey est morte en février 1905 d’une maladie vénérienne.<br />
« Je me suis rappelée avoir connu un artiste à Paris.<br />
Il peignait une rue avec son âme. Il imprégnait<br />
la toile d’impressions coloriées. Rêve de jeunesse, il<br />
souhaitait réaliser un tableau pour chaque état d’âme<br />
de son parcours. Comme il était fort singulier de tempérament<br />
et hanté par les icônes de la fausse vie, des<br />
personnes trop sérieuses décrétèrent sa folie. Lui les<br />
crut et cessa de peindre. Dans mon cœur, ce roman<br />
est une série de tableaux. » Grâce Boey (confidence<br />
posthume à Anne Nilsson)<br />
Éduqué jusqu’à l’âge de dix ans par Grâce, sa mère poétesse,<br />
puis par la conjointe de mère, Ingrid, Jonathan est<br />
devenu un théologien féministe grâce à une bourse rousseauiste,<br />
tout en découvrant les échecs et l’alcool. Champion<br />
junior de Hollande en 1913, la guerre venue il s’isole dans un<br />
zoo pour rédiger sa thèse et fuir la civilisation jusqu’à ce que<br />
les brumes de la folie mâle soient dissipées. Il vivote comme<br />
7
conférencier itinérant et un pionnier de l’école moderne des<br />
échecs.<br />
« Chacun n’existe qu’à soi-même. Un état troublant<br />
(gorgée de vin). Combien l’oublient, la conscience<br />
tranquille. D’autres par contre souffrent d’un manque<br />
d’identité il faut naître à soi et partent en quête d’un<br />
complément d’amour, conjuguant toute une variété<br />
de sentiments entre âmes sœurs (gorgée de vin). Ainsi<br />
se tisse la fibre de la Mère en création. Un romancier<br />
véritable conserve en mots le témoignage d’un de Ses<br />
innombrables moments de gestation (gorgée de vin). »<br />
Jonathan Boey<br />
John Nilsson est un orphelin doté d’une mémoire phénoménale.<br />
Ses prouesses échiquéennes l’ont placé sous la protection<br />
spirituelle de frère Thomas, et, sur l’échiquier, devant<br />
sir Bennett. Après avoir séjourné en Allemagne comme<br />
observateur durant la guerre, le champion d’Angleterre le<br />
prend sous son aile protectrice jusqu’à Paris, où l’attend sa<br />
sœur Anne, internée. <strong>Le</strong> tournoi de Berlin l’an dernier l’a<br />
consacré maître échiquéen à 22 ans. Paris sera aussi crucial<br />
pour son protecteur que pour lui, apprend-t-il avant de quitter<br />
les rives anglaises, lui qui travaille maintenant comme<br />
documentaliste pour le corps diplomatique.<br />
« Pour que Don Quichotte puisse charger un château,<br />
fallut-il d’abord construire des moulins à vent.<br />
<strong>Le</strong> rêve naît sur la route et pourtant le rêve fait la<br />
route. Nous n’existons qu’à la condition de reconnaître<br />
celle les autres. Nul ne devient diplomate ou<br />
maître aux échecs sans cultiver ce respect. Dès que la<br />
lecture les mots se métamorphosent en images, chacun<br />
voit son propre château. L’auteur possède une<br />
âme d’éléphant. » John Nilsson<br />
8
Sœur cadette de John, la frêle Anne prétend converser<br />
avec des personnes mortes. Sujette à des crises d’hystérie,<br />
elle est enfermée au lugubre Whitby Asylum à Londres.<br />
Grâce à l’appui de lord Bennett, elle a été transférée à la Salpêtrière<br />
à Paris, où elle attend l’arrivée de son frère.<br />
« John a promis de me raconter toutes les scènes<br />
une à une, comme à l’orphelinat. Mais il ne faut plus<br />
parler de ça, sauf aux amis. C’est Yasmine qui m’a expliqué.<br />
<strong>Le</strong>s esprits font peur aux Blancs. » Anne Nilsson<br />
Économiste doué et joueur d’échecs redouté, Frank devient<br />
le plus jeune actionnaire de la banque qui l’a engagé. Il<br />
rencontre l’amour dans un parc de Boston et fait de Jill Stevenson<br />
son épouse et le centre de sa vie. Amour et richesses<br />
ne comblent pas un vide d’enfants que Frank va régler à Paris,<br />
tout en participant au grand tournoi en vieux routier.<br />
« Ma femme a a-do-ré ! Elle me demande parfois de<br />
lui faire la lecture d’un passage, mais dans l’intimité<br />
seulement. J’ouvre le roman au hasard et je choisis<br />
une scène. C’est étrange tout ce qu’on se rappelle en<br />
lisant. Ma femme a des idées étonnantes. » Frank<br />
Reeves<br />
« J’aime bien la fin avec Miguel dans le train. La<br />
boîte, c’est tellement romantique. C’est triste que …<br />
(main gantée devant sa bouche). Pardon, j’allais révéler<br />
un secret. Ce livre est un bel hommage fait aux<br />
femmes. Frank n’est pas contre certaines idées du<br />
théologien. Je m’en suis aperçue un soir alors qu’il<br />
commentait sa lecture. » Jill Reeves<br />
(À suivre)<br />
9
LE FIGARO MARDI15 JUIN 1920<br />
<strong>Le</strong> Phare parisien 15 juin 1920 Politique et Vie sociale page 3<br />
, Damasio,<br />
tes, Tin des<br />
SPECTACLES 88 trop dur<br />
Est-asiat. Danois.. 3725V.<br />
nous résigner<br />
is. Dimantacle<br />
com-<br />
Marjal Nibor, les Roberty et'la célèbre danseuse<br />
Terpsichore.<br />
(Terme)<br />
(J. Tardivon)<br />
sur AVIS les produits DIVERS chimiques MARCHE EN<br />
Prix de la P<br />
BANQUE<br />
pied cette coupe de Paris. 2,300 m.). 1<br />
; a Al'Alcazar la voir (Tél. dans des combinaisons<br />
cruelles, sacrifiée<br />
la main n'atteint pas Bakou 3000 fflount Elliott 80 50 Boudet) 3, Qu<br />
Elys. 33-47), Palais de dont les médecins usent; sur Lui-même a été le champion<br />
danse Duque à 4 h., Thé-tango; à 8<br />
«<br />
h. 1/2, Tout'Jionheur que<br />
à la Portenfirmer<br />
la<br />
Grand Bal 2 orchestres Jazz-band; Bowling.<br />
n'est<br />
le rhum<br />
qu'un" rêve », a dit" le poète. N'est-ce Caoutchoucs. 300<br />
qui set à fabriquer de la capitale à deux reprises.<br />
<strong>Le</strong>s participants sont,<br />
-A<br />
aux<br />
4/aSa//eMa/vVau;r(Tél.Louv.06-99),à8h.l/2,<br />
pas<br />
bolchevistes et aux Allemands.<br />
l'Océan Par (5°série); leur<br />
rêver Mozambique 45 75^<br />
Waïièreà).<br />
que de souhaiter passer sa villégiature<br />
estivale au bord d'une forêt ver-<br />
Ghartered 3875 Padang 358.. mandeuse, Qua<br />
Cape Copper 64 NorthCaucasian 74 75 Non placés<br />
M. Pierre LaLanlerne rouge (Nazimova) Chariot ne s'en des potions.<br />
CrownMines 11150<br />
mise à la<br />
leunion Moustique Rabat. doyante, dans le cadre historique d'un château<br />
célèbre,<br />
PhosphatesTunisions740, dïâ, Qui qu'.en<br />
DoBeers(ord.) 995.. Platine 638..<br />
Pari mutuel.à<br />
avec<br />
porte une Attract0»» fait pas; Lydia Fedowa(des ballets russes)<br />
devant un panorama splendide, EastRand. 15 25 Rand Minps 126.. Plac'és Quel<br />
L’administration des finances<br />
Non, cela n'est s’en pluslave un rêveles mains. <strong>Le</strong>na. Lord Charles 42 50 James Bennett<br />
dans l’ordre alphabétique :<br />
Orch.<br />
tails de la l’Ukraine, Adagio de la<br />
nos<br />
3°Symphonieàe amis et St-Saëns. et cela sans devoir abandonner les charmes Goldfields 68 50 Shansi. fi6 20 fr. 50; Quin<br />
alliés de la<br />
observée,<br />
AlaChaumière,36, bd Clichy(Marc.07-48), à vie parisienne <br />
•.< Jagersfontein 194 Spas3ky 49 50 Prix Serpole<br />
8<br />
interprébles<br />
créa- Ferny, Weil, Mevisto, Paco, Marc Hély. Revue<br />
naturels h. 1/2, les chansonniers les Polonais Martini, se Chepfer, dégageaient<br />
(Claudie de Sivry). du Ombres Germain, le fameux établissement^dopt la<br />
depuis<br />
lâjrëQU^<br />
Tanganyika 97.. mètres). 1,<br />
La loi est la loi. Et pourquoi<br />
nous en étonner Ne de Hollande,<br />
d’Angleterre, Jonathan Boey<br />
.verture du Pavillon Henri IV, a &iint4 Lianosoff. 45.. Tharsis. 157.. -Bernardin); ,<br />
Louis Gaus<br />
tous les AuxNoctambules,. Champollion (Q"9rLa-<br />
de tous les touristes, et<br />
(flalacca 205 Tobacco(Oriental). 615 ICocH) 3, Qui<br />
cercle de Brunner.<br />
"Mexican<br />
qui les situation est unique, sur la terrasse admirée Eagjetord.)<br />
473.. TrdiiSvaalUnd. 46 25 sieur)..<br />
Wlexioomines. 290 UtahCopper 912<br />
Roberto Cappello<br />
de Cuba, Mark Dvorek<br />
Non placés<br />
qui est<br />
étouffe tin) (Gob.42-34), et à<br />
déjà depuis Blontecatini. 133<br />
Quintessence,<br />
trouvaient 9 h., Privas, Hyspa, sur Cazol, la quelques jours le rendez-vous préféré de certaines<br />
notabilités financières et<br />
payons-nous pas nous<br />
inée. Vàllier, De Soutter, Yon Lug, Lautï, Cariés,<br />
(Comptant)<br />
Pari mutuel<br />
diplomatiques<br />
mer Mon.ôme Noire (Mlles L. le Marjac débouché et Dolly).<br />
Balia. 368<br />
Placés<br />
qui<br />
Monaco^05) 870..<br />
Quibe<br />
Ala LuneRousse(Trud. 61-92), à 9 heures, même dix pour cent sur les de Russie, Bjelica Ekenstein<br />
TjïNLEVEZ<br />
x leur a été trop mesuré sur<br />
fermés.<br />
D. Bonnaud, L. Boyer, G. Baltha, L. Michel,<br />
naturellement les Colombia. 2GG0 RoyalDutoh 44400<br />
Qui Vive, 28 fr<br />
points noirs, de Grosnyi(ord.) 2600 1/10* 4450 Prix Polka<br />
E votre nez avec l'ANTI-BOLBOS de la Parfumerie<br />
exotique, 26, i\<br />
Blaltzoff<br />
503 1, Quinte,<br />
médicaments<br />
de Pologne, Joseph Feuerbach<br />
d’Allemagne, Samuel Marcigny,<br />
nombre des G. Merry, Secrétan. Dada! (Guérita, Tympé,<br />
la Baltique. L’Ukraine, on<br />
ille de Maevient<br />
aux 8 h.3/4 (Cal57-44) Fursy, V. Hyspa, P. Mari-<br />
Doris, Noël-Laut et du 4-Septembre, qui resserre<br />
i'ôpidiinri e et luirend blancheur et netteté.<br />
MARCHÉ DES CHANGES<br />
ModderfonteinB.. 410 325 .• Sholl<br />
tit Poucet, à<br />
Spark).<br />
of<br />
A la Boîte à Fursy, 27, Bd des Italiens, à<br />
Non placés<br />
le sait, est riche en houille, La maladie est un luxe de<br />
(cptms moyens)><br />
Moi Ça, Qui<br />
Hackerman des États-Unis<br />
erite Carré, en<br />
nier, Mauricet, Dahl, Cluny. Avez-vous de la<br />
s<br />
Londres5221 Espagne/ 2181/2 Portugal<br />
Queen, Qui Va<br />
fer, en chanvre, en lin, en nos jours.<br />
New-York 13221,2 [Finlande Prague.. 29. cle, Quarteron,<br />
MM. Girier, monnaie (Marg. Pierry, Manetty, Melville).<br />
Allemagne33 d’Amérique, 1/4 Grèpe. Joha Roumanis Hensen<br />
28 1/4 Pari mutuel<br />
t le cheftrain<br />
sans revue (Mlles Isab. Fusier, R. Derns; MM.Bal-<br />
« filoy <strong>Le</strong> Ï>t9<br />
blé,<br />
AuPerchoir(Berg. en sucre, en<br />
37-82), à 9 h., Chichel<br />
Argontjno Hollande 477 Suède. 290 Placés Quint<br />
tabac et en<br />
masque JllouBôfuli<br />
de »<br />
Queen of Marc<br />
fer de Suisse, Hans Itchkoff<br />
bois. der, Delphin, Saint-OberetVernaud La Danemark.Norvège. Belgique-105 3/4 Italie. 236 3/41 73 1/4Viahne. Suisse.. 240. 9 3/8<br />
plus<br />
16 e annee Vol. 3 N° 182 15 centimes <strong>Le</strong> quotidien de la capitale<br />
Di Estivez, victime de la<br />
grande épidémie.<br />
À vos échiquiers! À notre<br />
concours de problèmes,<br />
monsieur Campagnot de<br />
Touraine mène avec trentetrois<br />
points, deux de plus<br />
que monsieur Magnan de<br />
Reims. <strong>Le</strong> thème du premier<br />
problème est le sacrifice de<br />
déviation. <strong>Le</strong> cardinal de<br />
Richelieu l’aurait fort apprécié<br />
! <strong>Le</strong>s blancs jouent et<br />
gagnent.<br />
Dans la position ci-dessus,<br />
maniant les figures noires<br />
lors d’une simultanée, le<br />
grand Chigorin rata une<br />
belle combinaison. Qu’aurait-il<br />
joué à tête reposée <br />
Il est toujours ardu de devoir<br />
affronter plusieurs adversaires<br />
en même temps.<br />
Rappelons que demain Frédéric<br />
Kolarov affrontera une<br />
soixantaine de joueurs en<br />
parties simultanées, sans<br />
compter cinq autres joutes à<br />
l’aveugle ! La séance débute<br />
vers treize heures au Palais<br />
des expositions.<br />
Nos socialistes<br />
chez Lénine<br />
CHATEAU de MADRID<br />
le<br />
<strong>Le</strong>s citoyens plus<br />
Frossard et<br />
du<br />
SELECT RESTAURANT<br />
Bois de Boulogne<br />
CUISINE &<br />
Marcel Cachin CAVE |<br />
Chaque Samedi<br />
viennent<br />
incomparables<br />
niMPD A~ P\\<br />
ORCHESTRE DEI" ORDRE Ili UINtK (Lt llALA<br />
Appartements luxueusement meub'és •• Tél.Wagram05-38<br />
de partir pour la Russie. Ils<br />
ont reçu TT~r~S-BEr-nrN<br />
JL-L%lSSJELb%^fJL,£3L<br />
mission de dire à<br />
87, rue Saint-Lazare, envoie à<br />
Lénine INSECTA, domicile que ses équipes<br />
les<br />
pour<br />
socialistes<br />
détruire avec<br />
l'INSECTOIi, à base de chloropicrine, tous<br />
français insectesveulent nuisibles papillons s’unir (mites), avec mouches,<br />
punaises, charançons, etc., et traite<br />
dans son usine fourrures,<br />
les bolchevistes dans<br />
tapis, lainages,<br />
literie attaqués par les vers. une<br />
Procédé scientifique certain.<br />
Internationale reconstituée.<br />
<strong>Le</strong> citoyen AU PLUS Renaudel HAUT PRIX ffiSSS aurait<br />
Hom.et DamḞOURRUR".UNIF.Laissesprompte. Taisàdomicile.<br />
n5usHor«oours,Fourn.ra/eun.UTRBLLE,62,£.S'-i[idt«-(ici-irlj<br />
désiré faire partie de cette<br />
ambassade mais ses camarades<br />
ne ES lui ont pas permis.<br />
et<br />
Au<br />
dangereux<br />
jour le jour<br />
samment, sans violence ni irritation,<br />
Pour l’euphonie<br />
le soir, elle agit pendant que<br />
L’autre et vous,satisfait soir, dans le matin.. un musichall,<br />
de'pôt le Pharmacie régisseur P. Barret, i3, rues’avança<br />
Battu, Paris, Fr. 3.-<br />
On trouve 1a Scavuline dans toute» ttt pharmacie» et au<br />
ta boite, plut Fr. o.3o timbre-taxe par boîte, pour nombremu<br />
purgationt.<br />
soudain devant le rideau<br />
S&W~S~S~R~<br />
pour présenter « un numéro<br />
)ard, Boucher, Fragonard, Gainsborough,<br />
non inscrit 3reuze, Hoin, au Huet, programme,<br />
Ingres, Lawreince,<br />
Louis Moreau, Oudry, Portail, Rubens,<br />
Mlle Maria A. de Saint-Aubin, Nina, etc. danseuse<br />
La vente occupera les vacations des<br />
tchécoslovaque… lundi et mardi 21 et 22» juin, sous<br />
Il<br />
la<br />
ne<br />
direction<br />
de Mes Lair-Dubreuil et Henri<br />
prononça<br />
Baudoin, assistés des<br />
pas experts Jules Féral,<br />
tchécoslovaque<br />
Paulme et Lasquin. <strong>Le</strong> dimanche 20 juin,<br />
l'exposition<br />
sera publique.<br />
du premier coup; il<br />
•*»<br />
'<br />
. •<br />
dut s’y reprendre<br />
SUCCESSIONDE M. X.<br />
à deux<br />
C'est demain qiîe s'ouvre, à la Galerie<br />
fois. Nous ôeorges Petit, vîmes l'exposition la jolie particulière Maria<br />
Nina<br />
de<br />
la collection dépendant de la succession<br />
de M. X. On<br />
dans ses y admirera la Vénus ait<br />
danses bohémiennes.<br />
bain, une page maîtresse de Corot, et<br />
d'autres œuvres de J. Bail, Brown, Chavet,<br />
Daubigny,<br />
Je Diaz, songeai<br />
Harpignies, de alors Neuville,<br />
Th. Rousseau, Veyrassat, etc. des<br />
que c’eut tableaux été anciens, si unsimple important mobilier pour<br />
de salon et des sièges couverts en ancienne<br />
tapisserie, de<br />
le régisseur<br />
dedire rares tentures<br />
bohédu<br />
mienne. Il y a la Bohème et<br />
il y a les bohémiens.<br />
LE FIG<br />
vente des vins du château. Voici ce que<br />
ARRIVÉES<br />
nous pouvons citer<br />
S. A. I. Mme la grande-duchesse<br />
4 Bouteilles Ch'âtëau-Yquem, 560 fr. 28 bouteilles<br />
du même 1893, 1,820- fr. 42 bouteilles S. A.la. princesse Pierre, de Garam<br />
Mikhàïlovna.<br />
J’aurais voulu faire observer<br />
230 francs. au régisseur qu’il MmeF. tom-<br />
Moulton.<br />
Clos-Vougeot, 910 fr.; Une bouteille de Chartreuse,<br />
M. Pierre Bouvet.<br />
Mme Albert Clemenceau.<br />
Valemont. Mme Emile Schlésinger M. le<br />
bait dans l’erreur commune<br />
néty.<br />
A LA RELIGIEUSE. DEUIL<br />
Petites<br />
Annonces<br />
des Français qui se figurant<br />
32 place de la Madeleine, 2 rue Tro<br />
PROGRAMMEDES SPECTACLES<br />
AVIS FINANCIERS<br />
que les tziganes sont issus<br />
ALBERT-I". 8 h. 1/2. <strong>Le</strong>s deux Cornettes.<br />
AMBIGU. 0 h. 0/0. Relâche.<br />
ANTOINE. de Bohème, 8 h. 1/4. L'Admirable les Crichlon.' appellent<br />
REPUBLIQUEPORTUOAiSE<br />
APOLLO. 8 h. 1/2. La Belle du Far-West.<br />
ARTS. 8,h. 0/.0. <strong>Le</strong>s Ratés.<br />
RENTES .PORTUGAISES' EXTKRM<br />
ATHENEE. Bohémiens. 8 h. 1/2. La Belle Vous Aventure. avez `' • •• cru l", 2e et 3e. séries-<br />
BOUFFKS-PARISIENS. –'8 h. 3/4. Phi-Phi. .OBLIGATIONS DES -CHEMINS<br />
CAPUCINES. 8 h. 3/4.- <strong>Le</strong> Danseur de Madame.<br />
-DE L'ETAT Oïl<br />
pouvoir<br />
CHAMPS-ELYSEES.– h. changer<br />
0/0.– Isadora Duncan. une danseuse<br />
bohémienne en dan-<br />
informés que le<br />
4 1/2 • 0/0<br />
CHATELEf.T-'Clômre annuelle.-<br />
CLU3SSY. 8 h. 0/0. <strong>Le</strong>s Surprises d'une nuit MESSiEUES les porteurs des Titr<br />
désignés sont<br />
d'amour.<br />
l'échéance du 1e' juillet 1920'<br />
OOMEDIE-FRANÇAISE. 8 h. 0/0. <strong>Le</strong>s Caprineseuse<br />
df. Marianne; tchécoslovaque!<br />
Blanchette.<br />
Lyonnais, de la Société Généra<br />
a partir de cette daie, aux Caiss<br />
COMEDIE DES CHAMPS-ELYSEES. ,8 h. 1/2. industriel et commerpial, et d<br />
<strong>Le</strong> Beau rêve.<br />
de Paris. et des Pays-Bas, à<br />
DEJAZET. 8 h. 1/2. <strong>Le</strong>s Femmes collantes. province..<br />
EDOIJ-ARD-VII. 8 h. 1/2. <strong>Le</strong> Loup dans la<br />
JUNTA.DOCREDI<br />
Berqerie.<br />
André Billy<br />
ELDORADO. 8 li. 1/2. L'Amour qui rode..<br />
FEMINA. 9 h. 0/0. Une<br />
CAPITAUX Offres et<br />
faible Femme.<br />
G AI TE 8 h. 1/4. La Fille de MmeAngot.<br />
La montre<br />
GRAND-GUIGNOL. 8 h. 40. <strong>Le</strong>s Pervertis;<br />
ministéri<br />
C'eit une riche affaire; Logement d'ttn jour; P~UfL POUR POU!) Vl' .OFF:1ICIER'<br />
OFFICIER 1 ILlII'JRAffaire Sffî^SS<br />
la Lanterne.<br />
Net 90,000fr., faciles à tripler1. Ave<br />
GYMNASE. 9 h. 0/0. Madame <strong>Le</strong>bureau. Moulin, liquidateur, 13, ruo Eglis<br />
O~E~A<br />
IMPERIAL. 8 h. 1/2. <strong>Le</strong>s Nocturnes Agence<br />
de liaison; Deux lits; Ça y est, je le suis OXfi AHA FiHWQ demandés pr<br />
i 8 h. iM- L'Aiglon;<br />
Gf1U111O11T U A U jyiUlM 1 PALACE, r les8Lacs h.1(4, italiens. qui L'Aigion; l’accom-apagne. Palais le 3 juillet<br />
"ÏTT7I<br />
<strong>Le</strong> Meilleur<br />
V liil\ ATTÏ7 1 11J MAISON de rappor<br />
programme.<br />
MAM A VA HIN T TlVTnT^D Uli il <strong>Le</strong> Meilleur orchestre.<br />
63. Il DE LA TOMBJHSSOIRE<br />
TVjr-Tn rvT) A ATAr. des Martyrs. (Tél. C»140-65:)<br />
Rev, brut 19,200fr. env, Mise à<br />
MrjIJllAlN 1J L11LAN/, Urndes 81»1/4. Martj Mat.jeud.,sam.,dim.fèt.<br />
rs: (Téi. C~r40-65:)<br />
S'ad. à MesGieules, Depaux, Dume<br />
avoués, à Paris; M° BRUNEL,not<br />
CINEDEMOURS,7,r.JDenotirs.T.ls1j.,2M/4-811l/2. VENTE au Palais, le 30 juin 192<br />
10MAISON lo n n'ARDWini1'^ C«<br />
AVIS MONDAINS<br />
Dans les ambassades à PARIS 1) 11. D'AB li AdDIÎJ pÎl 'TILl VlLlljEi,<br />
Mise à prix 90,000 i MOlVIT<br />
Déplacements et<br />
20 MAISONà PARIS fr. i\ lUUiN1 D<br />
Villégiatures<br />
des Abonnés du « Figaro »<br />
Rapp. 20,900fr. M. à p. 15,000f plus<br />
S. Exc. le prince de Se 15,000fr. 1UT T A\frniIRrl1(inV<br />
Mme Léon Al,noult,,au château 3' Maison 15,000l'l',<br />
Sapieha,<br />
ministre de Pologne<br />
àDlLLAlNllUlilll BII L A NCOUI)rI1(S Rép<br />
-Mme Paul Baudelot, au château d'Aigremont. de la Brosse-<br />
603 m. Rapp. 10,000 fr, M. àp. 100,00<br />
à Billancourt, 54, rue du Vieux-Po<br />
Montceaux MmeJ. Bénard, à Champrosay Mine<br />
de Boschatel, à Polminhac Mme A. Boulant. au Cont. 239 m. Rapp. 1,350 fr. Mise à<br />
Châtelèt-en-Brie Mme Isidor Braun, au Touquet.<br />
S'adr. à M's Beaugé.ét. de feu Ch. M<br />
à Londres, est arrivé à FatïChet Paris. et Ern. Champetier de R<br />
M. J. Dal-Piaz, à La Celle-Saint-Cloud Mme<br />
VENTE au Palais, à Paris, le<br />
Diolé, London W. 2, England MmeGeorges<br />
Durand, à Port-Marly On annonce Mme L.-E. Dusart, Maisons-Laffltte.<br />
l’arrivée<br />
ÎSW.17.<br />
à<br />
LE CHATEAU<br />
Mme Vve L. Fleuriot, à Samois-sur-Seine; M. L.<br />
Fontaine, à Fleurey-sur-Ouche.<br />
TERRE, PRES<br />
Londres de la comtesse de<br />
Mmela-marquise de Gabriac, à Saint-Gervaisles-Bains<br />
M. Raymond Guéneau territre de BURE;1S BURES ~(~ & ORSAY ~~1~<br />
le tout sis<br />
Mussy, au<br />
château Derby, d'Aunoy; venant Mme N. Gulbenkian, de àParis.<br />
arrondissement de Versailles (S.-et<br />
Vichy.<br />
Mme Jules Halphen, à Strasbourg; Mmeveuve 3oo,ooofr. lo,ooo fr., 5o,ooo fr<br />
seizième siècle, un tapis, une console régence,<br />
etc.<br />
Mme Lamy, à Saint-Germain-en-Laye M. <strong>Le</strong>-<br />
Herqué, à Machault Mme Houdart, à La Varenne-Saint-Hilairc<br />
M. Huguet, à Chamonix. Lot, Duplan, avoués Ader, Bo<br />
1 5oo fr., 3,ooo fr.. 5oofr. S'adre<br />
à Paris Pinon, notaire à<br />
Jeudi, l'exposition sera publique la breton, à La Pointe Mme <strong>Le</strong>fèvre, à Chantilly;<br />
vente aura lieu le vendredi 18 juin, sous Mme Félix <strong>Le</strong>maire, Montgeron; M.J.-H.<strong>Le</strong>sca, ACHATS DE PROPRIETES<br />
la direction de M0 Lair-Dubreuil, assisté à Guéthary.<br />
M. Mariani, à<br />
des experts André Schœller, Paulme et<br />
Saint-Raphaël-Valescure<br />
Mme<br />
SOMMES ACHETEUR<br />
Pierre Maruéjouls, à Vichy; M; le consul général<br />
Mérillon, à Dieppe Mme Eugène Mirabaud, IMMEUBLES -ARGENTIN<br />
11<br />
Lasquin.<br />
'<<br />
à La Baule.<br />
M. Gaston Pellerin de Latouche, au château de<br />
Change actuel exceptionnellement<br />
les vendeurs. Envoyer d<br />
SUCCESSIONDU COMTEDE FRANQUEVILLE<br />
Mme Peltier, à Saint-Ouenl'Aumone<br />
Mme Pradel, h l'Isle-Adam.<br />
l'Etang-la- Ville;<br />
Dumas fils et Cle, 20, Bould Males<br />
<strong>Le</strong>s ventes dépendant Ide la succession<br />
du comte de Franqueville, et qui furent M. Paul Rejnach, au château de la Motte-<br />
Servolex M.lo docteur L.-G. Rivière, au château VENTES DE PROPRIETES<br />
faites au château de la Muette, sous la direction<br />
de MesDelvigne et Schlumberger-Rossel, à Epinal Mme<br />
Saint-Denis-le-Formont. t,<br />
Mme<br />
Lair-Dubreuil,<br />
T)T7t7'C'tT A7ADÏ7 on<br />
ont produit un total de 2,042,000 francs. Paul Schutzenber^or, à Croix-de-Vie.<br />
RUE ^-LAZARE, 30<br />
M. Uhring, à Benerville..<br />
2925. A vendre. Prix avantag. Prêt<br />
On nous demande quelques détails sur la Mme Vernet, à Aix-les-Bains.<br />
r<br />
Schwob, 63, boulevard Male
12<br />
Traversier Neptune, en route vers <strong>Le</strong> Havre,<br />
sept heures trente, heure de Paris.<br />
Parti de Southampton, le Neptune a perdu de vue les côtes<br />
anglaises et vogue vers la France. À la passerelle se tient John<br />
Nilsson, un des rares passagers à s’être aventurer dehors<br />
pour respirer l’air salin. Un mètre quatre-vingt, filiforme,<br />
les cheveux blonds et des yeux marrons qui scintillent. Il n’a<br />
que vingt-trois ans et en sait déjà plus sur divers sujets que<br />
presque toutes les personnes qu’il rencontre. Son complet<br />
gris foncé en laine est de bonne coupe mais usé et fripé. Il<br />
lève la tête. <strong>Le</strong> ciel s’assombrit et les goélands se sont tus.<br />
<strong>Le</strong> jeune homme sommeille à l’occasion tout habillé, quand<br />
il sombre, épuisé, alors que subjugué par trop d’images, son<br />
esprit se perd en rêveries. La suite de visage s’évanouit, son<br />
visage s’adoucit et John n’est plus. Pour quelques heures.<br />
Depuis quelques temps, dès qu’il s’allonge, un besoin primitif<br />
de comprendre le message que doit porter la série des<br />
visages qui surgissent en son esprit le tient aux aguets. John<br />
ignore pourquoi ces gens ont marqué sa mémoire. <strong>Le</strong>s mains<br />
à la rampe, il fixe l’horizon. La gauche serre quelques pages<br />
remplies d’une écriture nerveuse. L’encre y tisse des taches<br />
denses plutôt que des rangées bien alignées, comme si un effet<br />
gravitationnel du sens attirait certains mots vers d’autres.<br />
Une mémoire que l’on m’envie. Un bien léger fardeau comparé<br />
à ton empathie, petite sœur.<br />
Empathie morbide, a conclut un psychiatre de la Salpêtrière.<br />
Quant à savoir si ces communications sont véridiques,<br />
cela dépasse mes compétences. Je ne pourrais même pas<br />
vous dire si ces épisodes sont hallucinatoires ou hystériques.<br />
Un cas unique.<br />
Une combinaison des gènes singuliers de deux curiosités<br />
de cirque les a engendrés, lui et sa sœur. John vient de terminer<br />
la lecture d’un article scientifique exhaustif sur la théo-
ie des gènes et de l’hérédité. L’auteur s’en tient à des promesses<br />
de révélations futures quand aux trisomies comme<br />
au génie. <strong>Le</strong> compositeur Beethoven provenait d’une famille<br />
de tarés. Un fait troublant pour certains Allemands, John<br />
s’en souvient.<br />
<strong>Le</strong> souvenir de Ducrocq se mue en sourire. <strong>Le</strong> Français <br />
un prêtre du matérialisme aux yeux de Boey l’avait mis sur<br />
cette piste. Il voulait convaincre le Hollandais que la vie se<br />
résumait à une organisation d’atomes. Un ressort moléculaire<br />
qui se remonte par réplication. C’est ainsi qu’un professeur<br />
de Ducrocq aurait résumé la vie.<br />
La nuit dernière durant le trajet entre Londres et Southampton,<br />
John avait parcouru sous la lumière blafarde<br />
d’une lampe un livre imprimé en quantité limitée par l’université<br />
Cambridge, un cadeau des services de Sa Majesté,<br />
exposant de cette nouvelle science. Puis sur le traversier,<br />
l’article d’un français. <strong>Le</strong>s militaires retiennent ses services<br />
malgré la fin de la guerre. Sûrement l’influence de Charles<br />
James.<br />
Un inquiétude désagréable naît en lui, crispant son ventre.<br />
— Votre contact supérieur pourrait avoir des difficultés.<br />
Une mission top secret, dois-je vous le rappeler<br />
Lord Bennett un contact. Quelque chose en John peine à<br />
imaginer son amitié avec le maître anglais de l’extérieur. Un<br />
regard impersonnel auquel la vie échappe.<br />
Coup de vent, le traversier tangue. <strong>Le</strong>s mains osseuses de<br />
John s’agrippent. Il a failli perdre la lettre. Elle est heureuse<br />
à Paris pourtant. Il faut la rassurer. <strong>Le</strong> début de la lettre de<br />
Anne l’a bouleversé, laissant flotter de sombres présages :<br />
Mère me parle de plus en plus souvent. Elle dit<br />
que mes peurs sont justifiées. Ce ne sont pas que de<br />
mauvais rêves, John. Eux craignent qu’on m’enchaîne<br />
13
à un asile. Je veux dire après l’incident. <strong>Le</strong> balancier<br />
entre nous. Tu te rappelles. J’avais mal compris. Mais<br />
ce n’est pas inévitable, John, fait attention, c’est important.<br />
L’eau…<br />
Trop de pensées l’avaient empêché de poursuivre sa lecture.<br />
<strong>Le</strong>s mots parcourus libéraient en lui la voix frêle de sa<br />
sœur, un ruisseau d’émotions. Comme tu me manques.<br />
Une nouvelle bourrasque balaie l’air et agite les feuillets.<br />
De lourds nuages noirs s’avancent dans le ciel gris, suggérant<br />
la charge d’une lointaine horde de cavaliers barbares. John<br />
range la lettre dans la poche intérieure de son veston. Lire<br />
l’esprit en paix, en Bouddha.<br />
Une conversation approche, un accent américain. Un horaire<br />
à vérifier. Un couple dans la cinquantaine. Une incessante<br />
préoccupation pour plus tard. Ils hésitent devant la<br />
menace de tempête. Deux ours rondelets, mains potelées et<br />
parures en or. L’hiver, ils hibernent dans leur caverne d’Ali<br />
Baba, un temple gorgé de richesses contre l’incertitude. Se<br />
sentant scruté, le couple lui jette un regard qui le résume<br />
aux mauvais plis de son veston et aux quarante-huit heures<br />
d’une barbe clairsemée. John pouffe d’un rire qui les chasse.<br />
Une image s’est imposée, burlesque. L’homme et la femme<br />
sont attablés devant un pot de miel en forme d’ours. Derrière<br />
eux, des coffres et des étagères regorgent de pots de miel.<br />
D’abeilles.<br />
L’idée le met en marche le long de la passerelle. L’emballage<br />
devrait toujours exprimer le contenu. Comme la couverture<br />
illustrée qu’on fait maintenant pour les romans.<br />
Quand il ne peut dormir, John va lire en secret sous une<br />
lumière dans un coin discret de corridor. Il a échangé trois<br />
petits pains contre un livre chipé dans une bibliothèque.<br />
«<br />
14
Mais ce soir, il tombe sur une partie de poker autour d’une<br />
malle renversée.<br />
— Qu’est-ce que tu fais ici, toi demande le plus vieux tout<br />
en distribuant les cartes. Si tu parles…<br />
Il lui montre son canif.<br />
— Tu es le nouveau demande le joueur qui lui fait dos.<br />
On le surnomme Fritz. Très grand pour ses quatorze ans.<br />
— Je peux regarder<br />
— Tu connais le black jack, petit demande celui à la face<br />
pleine de boutons.<br />
— Il est fauché, commente Fritz. Assieds-toi et ne dis rien.<br />
Anne ayant atteint l’âge de quatre ans, les enfants Nilsson<br />
sont définitivement remis à un grand orphelinat public. Une<br />
clause du testament interdit que les enfants soient séparés,<br />
ce qui enlève tout espoir de leur trouver une famille d’accueil.<br />
Une vie dure, comprend le garçon. Où les plus vieux<br />
et les plus rudes sont maîtres. Anne impressionne les jeunes<br />
filles qui lui racontent leurs rêves. Elle décide si c’est bon ou<br />
non. Si on lui demande pourquoi, elle répond : « Un dragon »<br />
ou : « à cause du bâton ». Comme frère et sœur étant inséparables,<br />
on lui fiche la paix sous peine d’être boycotté par les<br />
filles. Elles le trouvent gentil et intelligent.<br />
<strong>Le</strong> groupe de joueurs utilise deux vieux jeux dont John a<br />
déjà identifié la dame de trèfle à un pli transversal et le sept<br />
de coeur à un coin rogné. Quand il ne reste plus de cartes, ils<br />
brassent celles déjà utilisées. À côté de lui, le grand Fritz grimace.<br />
<strong>Le</strong> brasseur lui a retourné un huit et un six, lui-même<br />
aligne dame et neuf.<br />
— Avec les deux dernières, ça fera vingt et un, conclut le<br />
petit Nilsson qui ne comprend pas la grimace.<br />
15
Silence.<br />
— Répète demande Fritz.<br />
— Il faut faire vingt-et-un. (John pointe les deux dernières<br />
cartes dans la main du brasseur.) Quatre plus trois sept, plus<br />
quatorze, vingt-et-un.<br />
— Et comment sais-tu quelles cartes restent demande le<br />
brasseur abaissant les cartes par réflexe.<br />
— Il triche, lance le boutonneux, agressif.<br />
— Comment pourrait-il demande Fritz.<br />
— Il bluffe !<br />
C’est le quatrième joueur, surnommé « fudge » à cause de<br />
son embonpoint. Fritz demande à voir une carte. <strong>Le</strong> trois de<br />
trèfle apparaît. Il sourit :<br />
— Et le quatre de quoi reste-t-il<br />
— Euh …<br />
— Sans importance. Carte.<br />
— De cœur! lance John avant que le quatre de cœur n’apparaisse.<br />
Murmures. <strong>Le</strong> brasseur pose ses deux coudes sur la table<br />
et regarde les autres tour à tour :<br />
— Pas un mot, vous m’entendez. <strong>Le</strong> premier qui parle je<br />
lui tranche la gorge. Ça reste entre nous. (Il se penche vers le<br />
garçon.) Qui d’autre sait<br />
<strong>Le</strong> ciel noircit rapidement au-dessus de la Manche tandis<br />
que les quatre tables bien alignées de la salle du tournoi<br />
d’Oxford lui reviennent mystérieusement à l’esprit.<br />
»<br />
16
Arrivé en retard, John est plus nerveux qu’il ne voudrait<br />
l’admettre. Itchkoff regardait les autres parties en attendant.<br />
L’ex-aspirant au trône s’assoit pesamment et replace ses lunettes,<br />
mais pas avant d’avoir tendu une main replète qui jamais<br />
n’aurait eu l’intention d’écraser les doigts de John. Il a<br />
devant lui une légende des échecs.<br />
Pour ses douze ans, le frère Thomas lui avait offert la traduction<br />
anglaise des Principes de mon système. Ils avaient<br />
parcouru une à une toutes les parties commentées, en particulier<br />
celle du match perdu par Itchkoff contre Feuerbach,<br />
tout en dégustant des biscuits trempés dans du thé chaud sucré.<br />
John écoutait avec avidité les commentaires du prêtre<br />
qui animait le combat entre les deux samouraïs.<br />
Devant lui, Itchkoff fait penser à un gros chien de garde,<br />
bien éduqué et sourcilleux au sujet des principes. Quant à<br />
l’âme spirituelle du maître, il faudra plus qu’une impression<br />
pour la deviner. C’est durant son séjour en Allemagne que le<br />
John a commencé à attribuer des âmes animales aux gens,<br />
une conséquence de la mémoire de trop de personnes rencontrées<br />
durant son séjour en terre étrangère. à la suite d’une<br />
conversation avec un joueur rencontré à Munich, John avait<br />
déniché un traité sur le Shaolin chinois. L’auteur, entraîneur<br />
dans l’armée allemande, avait participé à la guerre des<br />
Boxers. Depuis, les adversaires du jeune Anglais manifestent<br />
non pas une, mais deux âmes animales; une corporelle et une<br />
spirituelle.<br />
Peut-être même une âme végétale comme le disait Aristote,<br />
avait proposé le père Thomas qui lui avait présenté<br />
diverses théories concernant les âmes, à cause de Anne. Depuis<br />
Munich, John a rencontré diverses combinaisons amusantes<br />
dont il tente d’imaginer la manière de vivre : un tigre<br />
«<br />
17
dans un corps de serpent, une souris dans celui d’un aigle, un<br />
renard dans une tortue, ou un chien dans un singe.<br />
Si John trouve aisément l’expression de figures animales<br />
chez les autres, il ne sait toujours pas lesquels sont unis en<br />
lui. Durant le voyage avec sa sœur pour le transfert à la Salpêtrière<br />
à Paris, John a découvert en Anne une corneille.<br />
— Moi qui suis blonde, une corneille avait-elle protesté<br />
de sa petite voix.<br />
Ils visitaient un nouveau musée, inauguré le 4 août, la<br />
veille, en mémoire du sculpteur Auguste Rodin.<br />
Une goutte de pluie, une autre. Des marins s’activent dans<br />
son dos. Depuis son retour, la guerre enfin terminée, John<br />
jauge mieux le don terrible qui afflige sa sœur, ses étranges<br />
réactions. Je me perds encore dans l’illusion du concret. Anne<br />
n’a pas eu le temps de s’attacher à ce monde-ci. Elle demeure<br />
sensible aux esprits qui errent, les fameux « eux » que sa lettre<br />
mentionne. Sa sœur s’imprègne de certains endroits comme<br />
une éponge, sans le vouloir. Est-ce vraiment possible Il admettait<br />
trop volontiers le jugement des psychiatres anglais.<br />
Elle n’est pas folle.<br />
Un incendie a endommagé l’orphelinat, un autre centre<br />
les héberge temporairement. L’endroit déjà engorgé d’enfants,<br />
on leur octroie pourtant une chambrette propre et<br />
ensoleillée. La nuit venue, les gémissements de sa sœur réveillent<br />
John. Anne fait souvent des cauchemars mais cette<br />
fois, elle se débat les mains au cou. Elle étouffe. Il crie à l’aide.<br />
<strong>Le</strong> garde de nuit surgit et la force à ouvrir la bouche. Il craint<br />
une trachée obstruée par de la nourriture volée, avalée en vitesse.<br />
Ses yeux s’ouvrent, le souffle lui revient. Anne aspire<br />
l’air comme si elle remontait d’une plongée sous l’eau à la<br />
18<br />
»<br />
«
limite du tolérable. <strong>Le</strong> lendemain, John apprend qu’un adolescent<br />
s’est pendu dans leur chambre deux semaines plus<br />
tôt. Il hésite avant d’en parler à sa Anne.<br />
— C’est Paul, répond-elle tout bonnement. <strong>Le</strong>s sœurs m’en<br />
ont parlé. Maintenant que je connais son nom, je n’ai plus<br />
rien à craindre.<br />
La mer devient houleuse. Un matelot crie quelque chose<br />
qui se perd dans le sifflement du vent. John avait huit ans<br />
et le calme de sa sœur ce jour-là lui avait donné la chair de<br />
poule. Il comprit par la suite que sa sœur ne serait jamais à<br />
l’abri des préjugés. Son don s’avéra plus difficile à contrôler<br />
que sa mémoire à lui. Anne se mit à faire des crises de délire<br />
et les médecins la déclarèrent aliénée, à interner au besoin.<br />
C’est Charles James qui avait fait les démarches pour<br />
changer Anne d’institution.<br />
— <strong>Le</strong> créateur de la psychanalyse a fait un stage à cette<br />
prestigieuse clinique. <strong>Le</strong> grand psychologue français Charcot<br />
y a professé, précise Lord Bennett. Nous n’avons reçu<br />
que des éloges.<br />
»<br />
— Rien à voir avec le Whitby, John.<br />
La voix mielleuse de Yasmine est rassurante. Elle caresse<br />
doucement sa main.<br />
— Mais moi<br />
— Tu pourrais loger à Paris.<br />
— Et apprendre le français, suggère lady Bennett.<br />
— Un net avantage, ajoute le Charles James. Avec les<br />
échecs pour t’introduire dans la société.<br />
— J’accepte.<br />
19
20<br />
— Tu peux y réfléchir quelque temps. Ils peuvent attendre.<br />
— Non. Il faut qu’elle parte.<br />
— Dans ce cas...<br />
Lord Bennett avait pris le combiné :<br />
— Passez-moi lord Ashley, miss. Au ministère, oui.<br />
<strong>Le</strong>ur enfance prenait fin. Comme John avait accepté de<br />
travailler pour le service de documentation de l’armée, l’influence<br />
du corps diplomatique allait accélérer le traitement<br />
du dossier.<br />
La mer est houleuse et il pleut, mais le jeune homme est<br />
ailleurs. Anne ne subira plus les outrages mentaux de ces<br />
sorciers modernes. Une vision cauchemardesque le fait frissonner,<br />
comme à chaque rappel.<br />
<strong>Le</strong> lugubre Whitby Asylum siège dans un manoir ancestral<br />
que l’expansion urbaine a avalé depuis un demi-siècle.<br />
La proximité d’une gare a attiré la populace dans un quartier<br />
délaissé par les bien-nantis. L’éclat de l’ancien manoir a<br />
sombré et le bâtiment étale maintenant, comme tout le quartier<br />
d’ailleurs, un état inhérent à la modernité : la pauvreté<br />
de masse. <strong>Le</strong>s murs du manoir sont faits de grosses pierres<br />
grises noircies par la fumée de charbon, où se meurt le lierre<br />
sous les lampes à gaz. Ainsi apparaît l’endroit à John depuis<br />
la voiture diplomatique qui se gare devant l’entrée. Deux<br />
préposés l’attendent, prévenus d’un visiteur important.<br />
Anne a été transférée au Whitby après une série de crises<br />
alors que John terminait son séjour à l’étranger. L’institution<br />
de bonne classe où on l’avait placée, conséquence de<br />
l’engagement de son frère dans l’armée, était devenue un<br />
cauchemar pour Anne. Jamais elle ne lui expliqua pourquoi.<br />
<strong>Le</strong>s autorités n’avaient pas cru pertinent de déranger le nou-<br />
«
veau Lord Bennett pour cette pauvre folle. À peine arrivé à<br />
Londres, John est demandé d’urgence en pleine nuit après<br />
que lady Bennett, alertée par un mauvais rêve, ait téléphoné<br />
à l’institution pour apprendre le transfert d’Anne au Whitby.<br />
L’asile accueille indifféremment le délire éthylique, la vision<br />
apocalyptique et la collection sordide, tout comme la<br />
mutilation morbide, les accès de rage, d’apathie et de catatonie<br />
épisodiques. La carte de membre ne nécessite qu’un préalable,<br />
être dysfonctionnel et sans le sou. À l’étage, on traite<br />
en petits dortoirs. Cantine et administration accaparent le<br />
palier. Mais c’est au sous-sol qu’on mène le jeune homme<br />
avec un respect craintif qui étonne John. Une porte de bois<br />
bardée de fer ouvre sur un enfer à la Jérôme Bosch. <strong>Le</strong> visage<br />
ravagé de tumeurs, un vieillard bave dans un coin en se<br />
masturbant. Un homme à la carrure de Viking se promène,<br />
chaînes aux pieds, la tête dans une cage grillagée, le front raviné<br />
de cicatrices. Une femme crie à tue-tête, momifiée dans<br />
sa camisole de force. <strong>Le</strong> tout sous un faible éclairage au pétrole.<br />
Anne est attachée sur un lit, les yeux fermés.<br />
— Qu’on la ramène au dortoir, ordonne-t-il, le visage<br />
blême.<br />
— Monsieur, elle a fait une crise, tente de justifier le préposé.<br />
En haut…<br />
— Elle ne pèse pas quarante kilos, l’interrompt John, de<br />
plomb. Elle ne manifeste aucune tendance suicidaire. Une<br />
fois calmée, vous pouviez la ramener. Craignez-vous qu’elle<br />
s’envole<br />
Ils remontent les marches de pierre, les bras d’Anne autour<br />
de sa taille, la tête contre sa poitrine.<br />
— Je vais te sortir de là. Je te le jure.<br />
»<br />
21
Un éclair frappe au loin en terre française. Ses vêtements<br />
sont trempés.<br />
John avait tenu promesse. Mais Anne fait-elle la distinction<br />
entre Londres et Paris Elle est toujours prisonnière,<br />
murmure Bouddha. Il la revoit toute frêle dans sa tenue de<br />
coton bleu délavé, se tenant devant les grandes portes au fer<br />
ciselé de l’institut privé où elle résidera en attendant la réponse<br />
de Paris. <strong>Le</strong>s portes d’un autre enfer, combien le comprend-il<br />
maintenant.<br />
22<br />
— Coupe unique.<br />
Elle pivote, moqueuse, toute menue. <strong>Le</strong> préposé qui l’accompagne<br />
est sous son charme. Elle entre, se retourne une<br />
dernière fois :<br />
— Tu es un génie, moi une folie, concède-t-elle, rossignol<br />
craintif et faussement gai. C’est la balance.<br />
— Ce n’est pas vrai. Tu verras. Fais-moi confiance.<br />
— Si je dois être sacrifiée alors gagne, exige-t-elle, rentrant<br />
en vitesse, son cœur incapable de taire la quête injuste<br />
qu’elle lui impose.<br />
<strong>Le</strong>s portes de métal ont avalé sa sœur. Pas de whist, pas<br />
d’exhibitions à l’aveugle, tant pis pour l’argent perdu. John<br />
se consacre entièrement à sa première compétition de taille<br />
en analysant les parties des quatre maîtres invités. Charles<br />
James les a sorties directement de sa filière personnelle,<br />
dactylographiées et compilées. Entre les séances d’études et<br />
de tennis lady Bennett est inflexible côté sport il prend<br />
de longues marches solitaires. Il a visité leur premier centre<br />
d’accueil et laissé un don. De voir les enfants abandonnés l’a<br />
ému. Il est passé devant l’ancien cabinet de l’avocat véreux,<br />
maintenant occupé par un médecin. Il s’est aussi arrêté chez<br />
les Stanley, le couple qui les avait accueillis, Anne et lui, ré-<br />
«
cents orphelins rapatriés d’Afrique du Sud. L’homme est<br />
mort depuis mais la femme a pleuré en le voyant si grand. À<br />
leur arrivée, Anne n’avait pas deux ans. <strong>Le</strong>ur sort aurait pu<br />
être terrible une fois l’héritage perdu. Ils ont eu beaucoup de<br />
chance, comprit John.<br />
<strong>Le</strong> marcheur s’est habitué à regarder Londres en étranger.<br />
Quatorze mois en Allemagne l’ont détaché de chez lui<br />
au point de pouvoir observer en étranger les coutumes anglaises.<br />
John prend conscience du poids de ses pas arrivé à proximité<br />
de l’université Oxford. Dès la première ronde tantôt, il<br />
doit affronter l’ex-aspirant au titre avec les pièces noires. <strong>Le</strong><br />
jeune samouraï marche seul à son premier combat. <strong>Le</strong> père<br />
Thomas va séjourner en Amérique, plusieurs années peutêtre,<br />
et Charles James est à Paris avec la délégation anglaise.<br />
Un conducteur klaxonne ce passant qui rêve en plein chemin.<br />
— Si ton chemin n’est pas ta vie, alors ta vie ne sera pas ton<br />
chemin, lui sourit père Thomas.<br />
— Je comprends.<br />
La limousine klaxonne, phares allumés sur une pluie fine<br />
qui s’éternise. À l’intérieur, sir Bennett attend. John a passé<br />
ses deux derniers jours en terre anglaise avec le nouveau<br />
père Thomas. Cette nuit, il s’embarque pour l’Allemagne, un<br />
passeport suédois en poche.<br />
— Je dois partir.<br />
«<br />
— Où te rends-tu Est-ce secret<br />
— Absolument, sourit John, si mince dans son imper. Un<br />
chalutier attend sur la côte est. Il me débarquera en terre<br />
23
neutre. Il faut bien levée de rideau un jour pour pouvoir<br />
vivre son personnage.<br />
— Voilà une attitude positive, John. Bonne chance. Dieu te<br />
protège, le sais-tu<br />
— Je ne le saurai qu’une fois mort. Merci pour tout.<br />
L’année 1917 s’annonce un temps mort. Sur le terrain, les<br />
deux camps piétinent dans la boue des tranchés. Des rébellions<br />
civiles et des défections militaires durent être sévèrement<br />
punies autant en Italie, qu’en France, en Grande-Bretagne<br />
et en Allemagne. Il faut du temps avant que les effets<br />
de la guerre économique se fassent sentir. Jeune joueur<br />
d’échecs à la mémoire prodigieuse, John Nilsson va transmettre<br />
des données vitales sur l’état des ressources ennemies.<br />
<strong>Le</strong>s alliés sont ravitaillés par l’industrie et les banques<br />
nord-américaines, ils peuvent patienter. L’intervention des<br />
sous-marins allemands, malgré son efficacité, ne pourra endiguer<br />
le soutien en provenance de l’Amérique.<br />
Une stratégie qui enfle la dette de guerre des alliés et développe<br />
aux États-Unis une mentalité colonialiste vis-à-vis<br />
l’Europe, a conclu Charles James qui se vide l’âme tandis que<br />
la voiture illumine la route déserte dans la nuit.<br />
— Je vais être transparent, John. Nous parachutons en<br />
territoire ennemi un orphelin qui, il y a deux ans à peine,<br />
ignorait tout des intrigues de la politique et du monde des<br />
adultes. <strong>Le</strong> plus grand espoir échiquéen depuis l’enfant prodige<br />
de Chicago et le Mexicain fou. S’il n’en tenait qu’à moi,<br />
John…<br />
<strong>Le</strong> reste se devine dans le ronronnement du moteur.<br />
— Ne vous morfondez pas inutilement, sir. À six ans j’étais<br />
sans famille, ruiné, avec une jeune sœur sur les bras. Anne<br />
est maintenant en sécurité dans un institut privé quatre<br />
24
étoiles et je vais m’entraîner contre les vieux maîtres allemands<br />
avec de l’argent plein les poches.<br />
<strong>Le</strong> diplomate sourit.<br />
— Fais tout de même attention, les fonds militaires sont limités.<br />
Tu n’as rien à craindre pour ta sœur. Si quelque chose<br />
ne va pas, ils me contacteront. Elle a confiance en Yasmine.<br />
— Même Anne ne sait résister à son charme.<br />
— Toi, ne tombe pas amoureux d’une Allemande.<br />
Une fois entré dans la salle du tournoi à Oxford, le rituel<br />
de la compétition s’enclenche rapidement. Après les salutations,<br />
on vérifie les chronomètres, lance son armée et note la<br />
suite des coups. John expire et répond du pion roi à celui qu’a<br />
avancé le maître Itchkoff, qui opte pour un gambit roi, ligne<br />
qu’il ne joue que contre des joueurs faibles. <strong>Le</strong> jeune Nilsson<br />
échappe un mince sourire et répond<br />
8<br />
d’une poussée du pion dame, le<br />
7<br />
contre-gambit du maître Falkbeer.<br />
6<br />
Il a développé cette ligne de jeu en<br />
5<br />
Allemagne, où le mythe de l’attaque<br />
4<br />
romantique « à la Anderssen » sévit 3<br />
encore dans les cafés.<br />
2<br />
»<br />
La contre-agression a des effets<br />
surprenants chez certains joueurs.<br />
L’ancien prétendant a la patte<br />
lourde, il faut le prendre de vitesse. Bennett l’a battu ainsi<br />
vingt ans plus tôt à Londres. <strong>Le</strong> pion dame capturé permet<br />
au pion roi d’avancer en roi cinq, gênant la sortie des figures<br />
blanches. <strong>Le</strong>s deux camps vont tenter l’un de soutenir l’autre<br />
de détruire ce pion. Afin d’accélérer le développement de ses<br />
forces et d’accentuer l’attaque, John a trouvé un échec de fou<br />
en cavalier cinq. Sur la poussée quasi forcée du pion fou ada<br />
b c d e f g h<br />
1<br />
<strong>Le</strong> contre-gambit Falkbeer :<br />
1.e4 e5 2. f4 d5 3.exd5 e4<br />
25
verse, il abandonne la pièce pour roquer et mettre une tour<br />
en jeu. Comment le maître va-t-il réagir Aucun de ses adversaires<br />
n’a survécu à cette attaque jusqu’ici. Ce sacrifice de<br />
fou, Itchkoff le réfutera, et brillamment, mais le lendemain<br />
seulement, dans son analyse post mortem. L’esprit tapissé de<br />
principes didactiques, le maître ne voit sur l’échiquier que<br />
folle jeunesse et décide de faire leçon. C’est lui qui la reçoit.<br />
Il ne peut déployer ses forces et abdique après avoir tenu une<br />
défense épique sous le regard amusé des autres maîtres.<br />
Après avoir couché son roi, Itchkoff a ce surprenant commentaire<br />
:<br />
— Si je vous avais respecté, j’aurais peut-être trouvé la<br />
bonne suite. Plus jeune, je me suis fait réprimander par Joseph<br />
Feuerbach lui-même pour avoir manqué de respect.<br />
Pas envers lui tout de même. <strong>Le</strong> voilà qui rit.<br />
<strong>Le</strong> lendemain, John s’assoit devant Bjelica Ekenstein, un<br />
homme de belle apparence. Il a dépecé un des jeunes dans<br />
une finale de tours la veille. Il ne restait assis que le temps<br />
de jouer avant de retourner parcourir les rayons de la bibliothèque.<br />
Il revenait parfois avec un livre refermé en main, le<br />
pouce en signet.<br />
<strong>Le</strong> Polonais pose ses yeux gris dans les siens. John tressaille.<br />
Une âme captive d’un corps vide de tout enthousiasme.<br />
À Berlin, le champion lui avait parlé du Polonais, un<br />
adversaire qu’il redoutait. Feuerbach s’inquiétait car Ekenstein<br />
résidait en plein territoire contesté.<br />
26<br />
— Belle victoire hier. Où avez-vous appris à jouer<br />
Ekenstein écoute attentivement le résumé fort précis que<br />
John fait de sa vie et hoche de la tête en apprenant son statut<br />
d’orphelin.<br />
— Bennett comme instructeur, vous êtes bien tombé tout<br />
de même.
De la main, il propose de débuter la partie. Durant la joute,<br />
John surprend plusieurs fois son adversaire à rêver, l’œil<br />
baigné de tristesse. Sur l’échiquier, Ekenstein abandonne<br />
au vingt-neuvième coup dans une position stratégiquement<br />
perdue.<br />
— J’ai oublié certaines positions, sourit-il. Je n’aurais jamais<br />
cru cela possible. Votre manière de contrôler le centre<br />
est très originale. Dommage, je suis sans inspiration aujourd’hui.<br />
Aux autres tables, les maîtres sont impitoyables d’efficacité<br />
devant les trois universitaires d’Oxford que Lord Bennett<br />
a incorporés à l’équipe anglaise. <strong>Le</strong> diplomate a aussi suscité<br />
la tenue d’un petit colloque sur la psychanalyse a la fin du<br />
tournoi. Projet soutenu financièrement par l’armée qui veut<br />
des précisions quant aux actions « clés » qui permettraient<br />
de verrouiller et de déverrouiller l’inconscient d’un individu.<br />
Hensen a saisi l’occasion de revoir Londres et il fait un<br />
retour surprise en compétition. <strong>Le</strong> Suisse doit d’ailleurs exécuter<br />
quelques pirouettes tactiques en troisième ronde afin<br />
de sauver une cavalerie au pas incertain. Il tend une main<br />
amicale que John accepte sans réfléchir. Partie nulle.<br />
La situation devient sérieuse pour Hackerman, invaincu.<br />
Trop confiant, Itchkoff s’est fait surprendre, Ekenstein<br />
se trouve dans un état pitoyable et Hensen est rouillé, c’est<br />
clair, s’est convaincu le gros Américain. Quant à l’âge de l’Anglais,<br />
Samuel était champion du Midwest avant d’avoir fêté<br />
ses dix ans. Pas question de crier au prodige. Bennett l’a bien<br />
préparé mais il n’a pas pu lui transmettre son expérience<br />
concrète.<br />
Hackerman a concocté une formation classique pour répondre<br />
à la sortie du cavalier roi que Nilsson avait utilisée<br />
précédemment mais le jeune homme ouvre du pion roi.<br />
Opportuniste, l’Américain s’engage avec les noirs dans une<br />
variante de l’espagnole fermée où on le dit impossible à dé-<br />
27
jouer. Ce qu’Hackerman ignore, c’est qu’il s’est engagé dans<br />
une « préparation maison » du jeune anglais, qui voit l’occasion<br />
de tester sa trouvaille contre le maître lui-même. La<br />
croisée des chemins, comprend John en un frisson tout en<br />
déplaçant sa dame au treizième coup, une décision en apparence<br />
sans logique.<br />
En étudiant les parties de l’Américain dans l’espagnole<br />
fermée, Bennett et lui ont concocté un plan qui pose de nouveaux<br />
défis aux noirs. Hackerman s’avère lent à percevoir le<br />
danger. Il réagit gauchement et perd en trente et un coups.<br />
Une boucherie ! Dans l’analyse d’après partie, Hackerman<br />
reprend du bon pied l’analyse de cette complexe variante<br />
que vient officiellement d’inaugurer John Nilsson et qui gardera<br />
le souvenir de son nom. Quand Itchkoff se joint à eux,<br />
Hackerman lui montre immédiatement la finesse du plan<br />
des blancs, à laquelle l’ex-aspirant acquiesce , tout sourire.<br />
Dans la seconde partie du tournoi, tandis que les maîtres<br />
invités se battent entre eux, John se découvre bon professeur<br />
parmi les siens qui le traitent en héros. Score final à son<br />
premier tournoi d’envergure, sept et demi sur huit, un point<br />
entier devant Hensen, un psychiatre. John se crut un tigre.<br />
<strong>Le</strong> traversier tangue, il faut rentrer. John doit s’agripper à<br />
la rampe pour progresser sans perdre l’équilibre.<br />
<strong>Le</strong>s événements allaient se bousculer. Invité de dernière<br />
heure, il remporte en avril, à La Haye en Hollande, le tournoi<br />
des jeunes, no contest écrira le chroniqueur anglais, devant<br />
le maître hollandais Boey et le Français Ducrocq, deux<br />
êtres exceptionnels qu’il découvre là-bas. À peine revenu,<br />
il s’occupe du transfert d’Anne à Paris. Lady Bennett l’aide<br />
à s’organiser, John lui-même ne s’est jamais installé où que<br />
ce soit. Départ précédé d’un télégramme du champion du<br />
monde : Berlin requiert sa participation au Tournoi de la<br />
28<br />
»
paix. Joseph Feuerbach, Hans Itchkoff, Jonathan Boey ainsi<br />
que trois maîtres nationaux ont annoncé leur participation.<br />
Frère et sœur profitent de deux merveilleux mois ensemble<br />
dans la nouvelle « ville lumière ». Un cadeau des Bennett à<br />
Anne :<br />
— Pour pendre la crémaillère, ma chère, explique Charles<br />
James en français, si sérieux quand il s’amuse. D’une certaine<br />
manière, disons.<br />
À son arrivée à la gare de Berlin, Feuerbach l’attendait<br />
avec ses deux filles.<br />
— Vous n’auriez pas dû accepter cette nulle !<br />
— Laquelle, sir <br />
— Appelez-moi Joseph, vous me gênez. Contre Hensen.<br />
Vous l’aviez dans les câbles !<br />
Il imite un boxeur. Sa fille aînée semble gênée.<br />
— C’est un vieux truc, explique l’Allemand. Un sourire<br />
sympathique et une main tendue au bon moment. Là est<br />
l’astuce. Comme un uppercut ! (Qu’il mime.) Vous manquez<br />
d’expérience, John.<br />
À Berlin, il termine troisième, un point derrière Itchkoff et<br />
Feuerbach, deux étoiles du firmament échiquéen. Cette fois,<br />
l’homme de Prague est prêt mais le « prodigieux » Nilsson,<br />
compliment du Deutsch Schacht, le surpasse en calcul dans<br />
une position complexe où, malgré tout son génie, Itchkoff se<br />
perd « à s’en nettoyer les lunettes ». Par contre, Feuerbach l’a<br />
battu. Comme à La Haye, quelques positions trop fermées<br />
lui font perdre des demi-points.<br />
À l’automne 1919, John Nilsson devient le troisième plus<br />
jeune joueur de l’histoire des échecs à être reconnu maître<br />
par ses pairs après Hackerman et Di Estivez.<br />
«<br />
29
— Tu devras accomplir ta tâche consciencieusement, remarque<br />
doucement le moine. Être un espion se vit au quotidien.<br />
— Exact, confirme sir Bennett qui cherche à détendre l’atmosphère.<br />
— Tu ne pourras jamais être toi-même devant qui que ce<br />
soit. (John sourit.) Tu dois réfléchir aux implications et aux<br />
risques aussi. Tu es sans expérience.<br />
— Il sera entraîné par les meilleurs par contre. Je peux<br />
vous l’assurer, précise Charles James. Il est très doué. C’est<br />
souvent une affaire de mémoire.<br />
Intrigué par le talent échiquéen d’un jeune pensionnaire<br />
d’une dizaine d’années, l’administrateur de l’orphelinat découvre<br />
estomaqué les capacités mémorielles du garçon. <strong>Le</strong>s<br />
plus vieux pensionnaires partis d’un coup, le black jack avait<br />
cessé rapidement. <strong>Le</strong> petit Nilsson s’initie au jeu d’échecs<br />
grâce à Fritz, un des plus vieux maintenant. Ce dernier parie<br />
toujours sur John. C’est le concierge qui a informé l’administration.<br />
Lui-même est un joueur de café respectable. Il parle<br />
au directeur de l’institution d’un prêtre missionnaire qui<br />
revient d’Asie, un bon joueur d’échecs. Ils jouent ensemble<br />
par correspondance depuis des années. La congrégation de<br />
ce prêtre pourrait fournir une éducation respectable au garçon,<br />
et ce gratuitement.<br />
Cinq années durant, frère Thomas initiera John à la philosophie,<br />
à la théologie, aux rudiments des sciences et aux<br />
échecs. John a seize ans quand on lui propose de travailler<br />
aux services d’espionnage de Sa Majesté. Stupéfaits, les Anglais<br />
ont constaté que par effet de dominos presque toute<br />
l’Europe a été entraînée dans une guerre qui semble s’éterniser.<br />
Ils ont besoin de données concrète à propos de l’économie<br />
allemande pour évaluer l’avenir.<br />
30
Frère Thomas veut en discuter mais la décision de John<br />
est déjà prise. <strong>Le</strong> recruteur que lui présente le frère Thomas,<br />
d’ailleurs un peu contrarié d’avoir à le faire, n’est nul<br />
autre que le « Ch. J. Bennett » de ses livres d’échecs, sept fois<br />
champion d’Angleterre. Un spécialiste de la hollandaise et de<br />
l’espagnole. Lors des deux dernières compétitions pour les<br />
jeunes auxquelles John a participé, le maître est venu personnellement<br />
regarder ses parties.<br />
— Certes, concède le diplomate, il existe un risque minime.<br />
On ne te demandera rien qui outrepasse tes capacités.<br />
Ceci dit…<br />
Sir Bennett fixe l’adolescent dans les yeux. Un rappel ombrage<br />
sa figure :<br />
— Nous ne pouvons pas tout prévoir. Il arrive qu’un malheur<br />
survient.<br />
— Comme pour mes parents.<br />
— Si tu refuses, je t’aiderai de toute manière pour les<br />
échecs. Tu as un talent indéniable.<br />
— J’accepte.<br />
— Ne voudrais-tu pas y réfléchir un peu avant de te décider,<br />
John suggère doucement frère Thomas.<br />
— Tu peux prendre ton temps, confirme le diplomate.<br />
— Quelle alternative ai-je Je veux jouer aux échecs.<br />
Voilà John transformé en riche orphelin suédois qui<br />
voyage d’une ville à l’autre en quête de maîtres à affronter<br />
pour satisfaire sa passion du jeu. Il en profite pour observer<br />
le voisinage : la fréquence des départs et des arrivées des navires,<br />
le nombre de militaires dans les camps, la quantité de<br />
vivres dans les magasins, de wagons arrimés aux trains, leur<br />
type de chargement. John peut évaluer une foule ou un tas<br />
d’objets à moins d’un pour cent près s’il dispose d’une ving-<br />
31
taine de secondes pour se concentrer. <strong>Le</strong>s militaires l’ont<br />
testé, chronomètre en main. <strong>Le</strong> procédé fonctionne à merveille<br />
pour l’entraîneur qui reçoit les parties de son élève<br />
par courrier redirigé. John gagne régulièrement ses duels<br />
échiquéens. Quelques parties et annotations fictives transmettent<br />
sous forme codée les données recueillies par Nilsson.<br />
Quand le Haut Commandement avait demandé à sir Bennett<br />
si leur joueur était crédible, il avait répondu sur ce ton<br />
aristocratique châtié teinté d’humour typiquement anglais :<br />
— Si vous voulez un maître de premier plan, accordez-moi<br />
six mois de plus.<br />
Après avoir passé des mois dans les villes et les ports de<br />
l’ouest et du nord du pays, John arrive enfin à Berlin. Il s’attable<br />
dans un café pour surveiller un immense entrepôt tout<br />
en mangeant. Du coin de l’œil, il repère un visage qui taquine<br />
sa mémoire. Un homme âgé, seul devant un échiquier.<br />
Court, un peu trapu, mal rasé, qui cultive une grosse moustache<br />
sous son long nez. Des yeux noirs qui brillent comme<br />
des boules ont accroché son regard. John engage la conversation<br />
puis un duel échiquéen, non sans avoir dû miser un<br />
gros billet. L’homme a sorti une horloge double d’un sac; ils<br />
jouent en blitz. John a joué des parties éclair avec sir Bennett,<br />
chaque joueur disposant de cinq minutes. Il s’avéra que<br />
l’âge de l’instructeur et les capacités mentales de l’élève trichaient<br />
avec la logique du savoir. John apprend à gagner au<br />
temps en jouant plus vite que bien. <strong>Le</strong>s parties lentes furent<br />
plus instructives.<br />
Ce jour-là au café, non seulement l’homme le bat, il lui<br />
prodigue même de judicieux conseils, confiant son étonnement<br />
devant la qualité des coups du jeune homme. Dès l’ouverture<br />
de la deuxième partie, John a replacé ces yeux sur un<br />
des visages de la photo des participants et arbitres du tournoi<br />
tenu à Hasting en 1890, presque vingt-huit ans plus tôt.<br />
32
C’est Joseph Feuerbach, le champion du monde. Stoïque,<br />
John accuse défaite après défaite, mais apprend de chaque<br />
partie. Il devient vigilant et résistant, parvenant même à annuler<br />
deux parties.<br />
— Avec une bonne technique en finale, vous serez maître<br />
d’ici peu, conclut son adversaire, tout sourire, en empochant<br />
les billets. Étrange, votre répertoire d’ouvertures ressemble<br />
plus à celui de Bennett qu’à celui d’Admundsun, un compatriote<br />
à vous pourtant.<br />
John le fixe, muet.<br />
— Vous êtes jeunes, explorez de nouvelles avenues. C’est<br />
ce que Ekenstein a fait.<br />
— Quand allez vous jouez contre lui pour le championnat <br />
Un coup de vent l’asperge d’eau. Reviens, dit Bouddha,<br />
ailleurs est ici. John, arrêté dans son passé, se remet en<br />
marche. Odeur de sel et d’algues, un cordage glisse. Eau<br />
séant, grande mère…<br />
John et Anne sont nés d’un père suédois. <strong>Le</strong>ur mère, Samantha<br />
Sourouzian, avait fui une Arménie troublée, cachée<br />
dans la cale d’un bateau anglais stationné en Turquie. Borj<br />
Nilsson est invité par l’université Cambridge à titre d’ingénieur<br />
qui demande sa citoyenneté en même temps qu’un<br />
poste d’enseignant. Ses qualités intellectuelles intriguent<br />
les éminences universitaires. Il y rencontre Samantha au<br />
département de psychologie, où elle séjourne à titre de bête<br />
de foire, prédisant les probabilités aussi spontanément que<br />
les oiseaux migrateurs trouvent leur niche. Anne va naître<br />
quand le couple s’embarque pour l’Afrique du Sud où doit<br />
agir à titre d’observateur impartial dans le conflit qui oppose<br />
les Anglais aux Boers. John et sa sœur deviennent orphelins<br />
quand le véhicule diplomatique qui mène leurs parents à<br />
»<br />
33
une réception essuie la fusillade de rebelles Boers infiltrés<br />
en territoire anglais.<br />
— La mission n’est pas sans périls, avait souligné l’attaché<br />
au ministère. N’oubliez jamais que les Anglais aiment les<br />
hommes qui ont du cran.<br />
La mort aussi. On renvoie les enfants en Angleterre où,<br />
sans parents proches, ils sont placés en famille d’accueil.<br />
Famille riche toutefois, Borj Nilsson laisse à la gestion d’un<br />
homme compétent un pécule non négligeable. <strong>Le</strong>dit avocat<br />
parle aussi bien français et allemand qu’anglais. Son père a<br />
anglicisé son nom en émigrant via la France. L’homme de<br />
loi voit dans le malheur des enfants Nilsson l’opportunité<br />
de sa vie, s’installer à Paris. En une année, grâce à quelques<br />
entourloupettes légales que permet l’absence de collatéraux,<br />
l’avocat liquide le fonds Nilsson. <strong>Le</strong>s enfants échouent dans<br />
les bras de l’assistance publique, un panier troué.<br />
Un éclair frappe au loin. La pluie reprend. <strong>Le</strong> temps est un<br />
cours d’eau. Plusieurs le combattent à contre-courant et piétinent.<br />
D’autres comprennent qu’il n’y a pas de dérive; tous les<br />
cours mènent à l’océan, la source, début sans commencement,<br />
chaos mer de l’ordre.<br />
Quelqu’un retient John qu’il a heurté, absorbé. L’encre<br />
de tous les textes écrits pourrait emplir un petit lac Dégoulinant,<br />
il contourne des marins affairés à leurs cordages et<br />
entre. Allez, suis ton fil, mate l’eau.<br />
Paquebot Majestic, à deux cent kilomètres<br />
des côtes françaises, en direction du Havre, sept<br />
heures quarante et une, heure de Paris.<br />
Accoudée à la rampe qui surplombe le premier pont du<br />
navire, Jill, fin trentaine et de poitrine modeste, grande<br />
même pour une Américaine, accueille la caresse du vent sur<br />
34
sa peau blanche. Des boucles de charbon auréolent un visage<br />
à la mâchoire marquée. La bouche est généreuse et les yeux<br />
gris oscillent entre candeur et lucidité. Elle porte un tailleur<br />
gris et une blouse lilas, le dernier cri de Boston à New York.<br />
La coupe souligne autant la splendeur de ses hanches que la<br />
minceur de sa taille. De la tête aux pieds son allure distinguée<br />
exprime sa féminité non par orgueil mais en gage de<br />
bonheur. <strong>Le</strong>s hommes qui l’observent discrètement ce matin<br />
savent que ce charme ne vise qu’un seul homme, son époux.<br />
Frank aime son élégance. Elle est l’épouse d’un banquier<br />
prospère.<br />
Jill se tourne vers lui, assis derrière elle. <strong>Le</strong> veston de son<br />
complet trois pièces repose au dos de la chaise. <strong>Le</strong>s manches<br />
relevées, il tient le Economic Journal de Londres, adroitement<br />
replié de la main gauche. Dans l’autre fume un cigare.<br />
Entendant la porte d’entrée se refermer, Jill descend l’escalier,<br />
ondulante, un petit sourire espiègle épinglé sur la figure.<br />
Elle porte un pantalon.<br />
Un peu avant la guerre, la mode du pantalon et de la jupe<br />
culotte ont fait un scandale à Paris. Des suffragettes de son<br />
cercle voient dans le port du pantalon l’occasion de s’affirmer,<br />
d’autres une curiosité amusante. Tentées, certaines<br />
ont placé une commande chez un couturier français de New<br />
York.<br />
— Et moi, qu’est-ce que je deviens s’esclaffe Frank.<br />
Elle rougit.<br />
«<br />
— Tourne, commande-t-il. Marche.<br />
Devant le miroir, elle s’était trouvée mignonne, la hanche<br />
juvénile sous l’effet du long pli vertical. Mais là, à faire la poupée<br />
devant lui, son assurance a fondu.<br />
35
36<br />
— C’est pratique, Frank, tu sais…<br />
— Quelle adorable croupe, mon amour.<br />
Tape à la croupe.<br />
— Fra..ank.<br />
Jamais son homme ni ne jure ni n’utilise des termes vulgaires<br />
ou blessants. Ils ont tous deux reçu une bonne éducation.<br />
Avant qu’elle ne proteste, par pure habitude comprend-elle,<br />
il la monte dans ses bras à l’étage. De justesse.<br />
Considérant leur âge et leurs dix années de vie commune …<br />
Madame couvre un rire d’une main gantée amenée avec<br />
grâce sur ses lèvres soulignées au rouge. Frank a insisté pour<br />
qu’ils soient levés avec le soleil pour contrer le décalage horaire.<br />
Mais ce matin le soleil est caché derrière les nuages<br />
encore présents au loin. Un violent orage a frappé tard dans<br />
la nuit. Une brise fraîche enveloppe Jill. Soudain, tout un jeu<br />
de couleurs miroitent dans les vagues.<br />
»<br />
— Frank, regarde comme c’est beau.<br />
La voix rauque et basse de Jill lui attire des regards. Frank<br />
lève la tête et, satisfait, la regarde droit au fond des yeux.<br />
Même après tant d’années de bonheur, ce regard assuré n’a<br />
pas atténué d’un iota le brasier de tendresse qu’il fait éclore<br />
en elle. Un trouble qu’elle redoute encore, impuissante devant<br />
le désir qu’il suscite. Frank retourne à sa lecture. Tout<br />
simplement. Jill ne comprends pas comment il fait pour<br />
conserver son calme. L’arrivé du télégramme d’invitation<br />
avait pourtant enflammé son époux.<br />
«<br />
— Ma belle, nous allons à Paris.<br />
— Et l’épidémie
— Terminée depuis juillet.<br />
Conflit et épidémie ne sont plus que mauvais souvenirs, il<br />
lui conte Paris. <strong>Le</strong> café que Picasso fréquentait. <strong>Le</strong> cabaret<br />
où on joue du « jazz ». Paris illuminée, vue du haut de la tour<br />
construite par l’ingénieur Eiffel.<br />
— La cathédrale, Frank. Il faut y aller.<br />
Ils y avaient assisté à une représentation à l’opéra lors de<br />
leur voyage de noce. <strong>Le</strong> personnage du bossu avait touché<br />
Jill.<br />
— Mais surtout, il faut que tu voies certains levers de soleil<br />
sur l’océan.<br />
Picasso. Elle avait oublié. Frank était si fier de lui raconter<br />
sa conversation avec le peintre. Frank a le nez dans son journal.<br />
Il revenait d’Espagne, après le tournoi de Barcelone. <strong>Le</strong><br />
souvenir de Jill se précise. Frank avait rencontré un peintre<br />
devenu célèbre, tout Boston en a parlé. Il n’oublie jamais. Pas<br />
même la date de leurs fiançailles. Son époux évalue leur bonheur.<br />
Il utilise le terme « coter ». Certains jugements du fameux<br />
calepin avaient fait rougir Jill, pourtant seule au salon.<br />
Un viol voluptueux.<br />
L’heure! La pendule la rassure. Jill parcourt le journal personnel<br />
de son époux, un calepin noir oublié au salon sous<br />
une revue d’économie. Elle connaît l’existence de ce journal,<br />
elle a vu Frank y écrire. Quand elle avait demandé ce qu’il rédigeait,<br />
il avait répondu tout simplement :<br />
— Mon intimité, mon amour.<br />
La réplique avait enchaîné sa curiosité dans une oubliette<br />
de son cœur. Elle a hésite un petit quart d’heure, tournant<br />
»<br />
«<br />
37
autour du livre tabou, cherchant en vain à s’affairer. L’arrivée<br />
de la domestique l’a affolée. Celle-ci se demande par tous<br />
les diables pourquoi madame est si surprise. Elle croit bon<br />
de rappeler que c’est le jour de ménage au grand salon. Jill<br />
lui accorde congé pour le reste de la journée sous un prétexte<br />
que la demoiselle écoute poliment, tant bien que mal.<br />
D’abord parce qu’une partie du vocabulaire et la grande majorité<br />
des préoccupations de madame lui échappent totalement.<br />
Elle ne comprend pas comment une dame si riche,<br />
si belle, adulée par un banquier qui s’occupe à un jeu pour<br />
ne pas déranger; comment cette femme instruite, bénie de<br />
Dieu, peut se faire des difficultés. De plus, en aparté de l’explication<br />
de madame, la domestique se demande si elle peut<br />
être de retour chez elle pour le repas de midi.<br />
La bonne disparue, seule dans le silence de son mensonge<br />
Jill croque la pomme offerte. Elle ne le regrette pas.<br />
<strong>Le</strong> contenu se révèle si différent de ce à quoi elle s’attendait.<br />
C’est elle le sujet de ce journal. Aucune mention de la banque<br />
ou des échecs. Combien elle aima Frank pour ces omissions.<br />
Quand elle émerge d’une lente lecture où le plus souvent<br />
les mots sont distraits par l’image, midi menace. Elle tricote<br />
une raison plausible à l’absence de la domestique et remet<br />
le journal à sa place, recomposant minutieusement le décor<br />
de l’oubli. Une vraie gamine. Après le repas, Frank à son habitude<br />
va fumer un cigare au salon. Jill s’occupe un moment<br />
tout en se rappelant de ne pas regarder « là » en entrant. Il<br />
quitte enfin pour la banque. Baiser amoureux, porte refermée.<br />
Elle court de l’entrée au divan, le calepin n’y est plus.<br />
Cette la nuit-là, elle s’éveilla à une remarque du calepin.<br />
Avec une audace qui la surprit, elle se blottit contre lui, glissa<br />
une main au bas-ventre de son amour, s’activa doucement à<br />
le raidir, disparut sous la couverture et le prit dans sa bouche.<br />
Frank en demeura muet.<br />
38<br />
»
Des passagers s’esclaffent d’un commentaire en allemand.<br />
L’ambiance à bord est si chaleureuse. <strong>Le</strong>s voyageurs<br />
s’amusent, les conversations sont agréables. Il y a toujours<br />
quelqu’un pour traduire en français ou en anglais. Une fois en<br />
mer, est revenue rapidement à Jill l’atmosphère des salons<br />
que fréquentait sa mère, jeune célibataire. Ses escapades<br />
devenaient si romantiques quand elle racontait jusque tard<br />
le soir. Mary Lou vivait différemment de l’idée que s’en faisait<br />
son entourage. <strong>Le</strong>s sentiments et les élans de son cœur<br />
étaient authentiques. Jill l’a compris en mûrissant. Sa mère<br />
était tout simplement plus personnelle dans sa quête de bonheur<br />
que l’époque ne le permettait à une jeune femme seule.<br />
Frank lève des yeux malicieux vers elle. Jill lui tire vivement<br />
un bout de langue épicé d’un bref mouvement de<br />
hanche. Il la regarde au fond des yeux et retourne à sa lecture.<br />
De dormir ensemble dans une cabine a rappelé leur<br />
voyage de noces. Frank est devenu fringant.<br />
Mère et fille restaient souvent seules, son père étant souvent<br />
appelé d’urgence. Mary Lou ne voulait pas d’un autre<br />
enfant, l’accouchement avait failli la tuer. De se retrouvée<br />
seule ne semblait pas effrayer sa mère, au contraire.<br />
Des années durant, jeune enfant, Mary Lou avait vu des<br />
soldats impressionnants venir prendre pelles, marteaux et<br />
autres outils à la fabrique de son père dans la banlieue peu<br />
développée du su de Pittsburgh, sur la route des mines et de<br />
la Virginie.<br />
Afin d’aider leurs parents, les quatre frères aînés de Mary-<br />
Lou travaillent tour à tour à l’atelier. Deux de ses trois s’enrôlent<br />
à la guerre de Sécession; aucun n’en revient. L’autre<br />
part pour le Dakota du sud où il y a de l’or en quantité selon<br />
les dires d’un certain Cluster, général de l’armée. Âgés, les<br />
parents de Mary Lou décident de vendre l’entreprise deve-<br />
«<br />
39
nue prospère pour prendre demeure dans la banlieue aisée<br />
de Boston sur la côte.<br />
La maison de pierres qu’ils habitent y est si belle comparée<br />
à celle de vieux bois que Mary Lou a quittée. Boston est<br />
agréable à vivre mais l’instruction religieuse et morale est<br />
sévère. Des gens bien habillés et instruits vous saluent au<br />
passage et notent tous vos petits travers. Habituée à vivre<br />
seule avec des hommes plus vieux, la mère de Jill s’accommode<br />
mal des « becs fins » qui ne savent que bien s’ennuyer;<br />
elle devient gourmande de distractions. Inaptes à s’intégrer<br />
à la bonne société et ne sachant s’occuper, ses parents s’éteignent<br />
en quelques années, son père enterrant sa femme<br />
avant de mourir quelques semaines après. Mary Lou se retrouve<br />
héritière, la vingtaine entamée.<br />
Deux années d’une vie oisive, épicée de longs séjours à New<br />
York, épisodes qu’une rumeur commente en sourcillant,<br />
érode sa fortune. Mary Lou se résigne à vivre en permanence<br />
à Boston où elle épouse un médecin cultivé d’origine canadienne<br />
française, d’une quinzaine d’années son aîné, tombé<br />
amoureux de l’esprit singulier et de la beauté sauvage de la<br />
jeune dame. Mary Lou tombe rapidement enceinte.<br />
<strong>Le</strong> père de Jill s’est enrichi grâce aux soins attentionnés<br />
qu’il porte à ses patients. Une discipline et une discrétion<br />
qu’il tient de son père. L’arrière-grand-père de Jill et certains<br />
cousins du grand-père, un notaire de Québec, s’étant<br />
compromis lors de la révolte des patriotes français. La famille<br />
déménagea aux États-Unis pour éviter d’éventuelles<br />
représailles. <strong>Le</strong> grand-père de Jill dut travailler fort pour se<br />
refaire un cabinet d’avocat dans la région et instruire ses enfants.<br />
L’ex-notaire perdit sa femme et tous ses enfants, sauf<br />
le plus jeune, lors d’une épidémie de choléra causée par un<br />
puits infecté. <strong>Le</strong> fils fut à la mesure du père, médecin dévoué<br />
à son travail et d’un conformisme servile, il se fit une clientèle<br />
en étant disponible en tout temps.<br />
40
À quatorze ans, déjà grande et féminine, Jill voit son univers<br />
paisible pulvérisé par la honte. Son père est trouvé<br />
pendu dans son cabinet de travail. Il vient d’apprendre d’une<br />
amie ce qui court maintenant sur toutes les lèvres : Mary<br />
Lou entretient une relation adultère avec une autre femme,<br />
une artiste peintre de la région.<br />
Répudiée par la bonne société, Mary Lou se met à boire<br />
quotidiennement. Elle dédaigne toute évocation du scandale,<br />
affichant une complète indifférence. Elle ne cherche ni<br />
à se terrer ni à soutenir sa vie sociale d’antan. Durant les séjours<br />
de Jill au collège, sa mère fait de courts voyages.<br />
Mary-Lou ne cultiva que quelques amitiés et mourut deux<br />
ans après le mariage de sa fille, se brisant la nuque, ivre, dans<br />
une chute d’escalier. Scandale et suicide avaient fait de Jill<br />
adolescente le point de mire des autres jeunes filles. Dès<br />
lors, tous ses gestes parurent sujets à interprétation. Une<br />
conscience torturante du jugement des autres l’habite en<br />
permanence, elle qui est à un âge où l’on se cherche dans le<br />
regard approbateur des autres.<br />
Un vent frais chasse le passé en ébouriffant la crinière bouclée<br />
de Jill. Elle replace ses cheveux tout en regardant son<br />
époux, toujours à sa lecture. <strong>Le</strong> souvenir des doigts de Frank<br />
bougeant une pièce d’échecs est resté gravé en une « image<br />
instantanée », comme en captent les nouveaux appareils.<br />
Jill s’était mise en tête d’apprendre à jouer. Elle déplace<br />
ses pièces avec soin. S’il lui faut éliminer une pièce, elle enlève<br />
d’abord la pièce puis dépose la sienne sur la case libérée.<br />
Elle ne cesse de s’excuser quand elle élimine une pièce ou<br />
donne échec.<br />
— <strong>Le</strong>s échecs sont à l’inverse de l’amour, mon amour. Tu<br />
m’aimes trop.<br />
»<br />
41
Durant les séances d’analyse solitaire de Frank, son<br />
« étude », elle s’approche parfois en silence, fascinée par le<br />
manège de ses doigts. Un jour, il lui avait confessé sans se<br />
tourner :<br />
— Tu m’intimides.<br />
Rebroussant chemin, elle lui avait rendu confidence pour<br />
confidence.<br />
— Tu es beau.<br />
— Parce que tu m’aimes, avait répliqué le joueur d’attaque.<br />
Frank pousse ses pions au combat comme un général. Il<br />
tasse un roi gênant en vrai démocrate. Il avance fièrement sa<br />
dame sur l’échiquier. Jill est sa reine, la pièce qu’il manie le<br />
mieux. Mais Frank Reeves, ex-champion des États-Unis, est<br />
réputé pour ses sacrifices de reine.<br />
<strong>Le</strong> regard de madame s’embrume, son teint blanchit. Ce<br />
matin, Frank s’est habillé en vitesse, curieux de vérifier l’arrivée<br />
d’un télégramme. Étrange, son époux règle toujours<br />
tout à l’avance.<br />
— Pourquoi ne pas vérifier en passant après le déjeuner<br />
La question avait embêté Frank. Une surprise Il n’a pourtant<br />
pas l’habitude de se trahir. Elle lui avait demandé un<br />
jour de rejouer une de ses parties.<br />
— Parles-moi de tes émotions. As-tu eu peur <br />
— Tu t’occupes trop de moi et pas assez du jeu.<br />
Pourtant, son fiancé d’alors s’était pris au jeu et sa princesse<br />
avait connu son intimité de joueur. Un autre journal,<br />
tracé celui-là à même le mouvement des figures de bois. Un<br />
joueur très compétitif et très émotif.<br />
42
Ils vont s’affronter. <strong>Le</strong> rappel de Feuerbach et sa grosse<br />
moustache lui pince le cœur. Quinze années ont passé pourtant<br />
depuis cette triste journée.<br />
Une mer bariolée de magnifiques jeux de verts et de bleus<br />
charme ses yeux. Puis-je désirer plus qu’un mois en amoureux<br />
à Paris Certains soirs après une partie décevante, il<br />
l’enlacera de tendresse. La première fois qu’il était revenu<br />
après une joute, découragé sans vouloir le montrer, elle avait<br />
compris combien un guerrier est seul en son cœur. Ces soirs<br />
de nuages, elle sera sa reine et ses mains seront siennes.<br />
Un courant froid brusque l’air. Un petit cri. Du verre se<br />
brise. Un objet roule.<br />
— Veux-tu le châle, mon amour <br />
Jill pivote gracieusement, les mains posées sur ses bras :<br />
— Non. <strong>Le</strong> soleil est doux.<br />
— J’achève, dit-il en lui montrant le journal.<br />
Il est resté bel homme, avec de gros os saillants, le torse<br />
velu, les muscles nerveux, la taille toujours fine, et une impression<br />
de légère maigreur qu’elle adore. <strong>Le</strong>s yeux sur le<br />
journal, son regard est au loin. Il analyse. <strong>Le</strong>s propos du<br />
chroniqueur d’échecs ou d’un critique en économie ont sur<br />
son époux cet effet comique certains jours. Parfois se lève et<br />
place les pièces sur l’échiquier puis se fige, comme s’il lui fallait<br />
arrimer sa pensée. Enfin il s’assoit, son bras avance, ses<br />
doigts déplacent les pièces et le ballet s’active. Cela peut durer<br />
une minute, une demi-heure. À la fin, il range les pièces<br />
en silence dans la boîte ou encore il s’exclame : « je t’ai ! » à un<br />
adversaire invisible. <strong>Le</strong>s jours de « je t’ai ! », à moins qu’elle<br />
ne soit fort occupée ou indisposée, lesquels cas il lui faut<br />
tout son tact et sa diplomatie, parfois même une promesse<br />
grivoise roucoulée à l’oreille, toujours marquée par lui d’un :<br />
«ho !» qui la fait rougir, ces jours-là, elle le laisse s’approcher<br />
43
doucement derrière elle en attente de ses bras. Elle penche<br />
alors la tête contre son épaule et les mots d’amour coulent en<br />
elle. Un poème toujours mieux tissé, leur rituel amoureux.<br />
Il lui avait avoué un jour qu’elle était la variante favorite de<br />
sa vie. Devant son étonnement il y en a d’autres Frank<br />
avait ajouté, embarrassé :<br />
44<br />
— Et unique. Tes rivales sont de bois. Sauf la banque.<br />
Une fillette, cinq ans peut-être, adorable de tristesse avec<br />
son petit chapeau de matelot, marche en essuyant ses larmes<br />
tandis que sa mère la réprimande en français. Jill lui sourit<br />
au passage. Madame Reeves n’a pu offrir de mignons petits<br />
pions à son mari. <strong>Le</strong> jour où elle l’apprit, Frank l’assura de<br />
son amour avec des mots à lui, des mots de joueur et de banquier.<br />
— Sais-tu combien de pions je sacrifierais pour sauver ma<br />
reine <br />
Non, elle ne le savait pas.<br />
— Plus que l’échiquier du monde peut en contenir, mon<br />
amour.<br />
Frank devint son roi. Jill Reeves, femme cultivée, entreprit<br />
une carrière sociale bénévole et devint une tête éminente<br />
de l’association américaine des suffragettes.<br />
Dès 1908, la banque de son époux accepta de financer son<br />
association, suite au speech de Jill devant les actionnaires,<br />
une audience toute masculine comprenant son propre mari.<br />
Elle reçut une ovation debout, mais n’entendit que ses applaudissements<br />
à lui, rythmés et fermes. L’investissement<br />
s’est avéré heureux. Jill a obtenu une place au conseil d’administration<br />
régional, qui cherchait de jeunes lobbyistes<br />
charismatiques.<br />
— Qu’y a-t-il mon amour.
Elle sourit. Il est vrai qu’elle le fixe, perdue dans la réminiscence<br />
du passé.<br />
— Rien. C’est très beau. <strong>Le</strong> ciel.<br />
Ce disant, elle tourne la taille, pointant un doigt ganté au<br />
bout d’un bras crème.<br />
— Mais pour en faire une peinture cubiste, cela prendrait<br />
un génie!<br />
— Celui de Picasso peut-être<br />
— Reeves, Frank Reeves, annonce-t-il, tout en prenant sa<br />
main pour la baiser.<br />
Prise au dépourvu, la damoiselle le laisse faire, ses sens<br />
soudain en feu.<br />
Jill s’est convaincue être incapable de communiquer ses<br />
sentiments. Un défaut qui vous fait paraître froide. L’enfer<br />
sur terre, comprend la fille de Mary Lou. Elle accepte donc<br />
la fatalité d’être incomprise et soupçonne un sourire comme<br />
quelqu’un qui ne sait pas qu’une larme peut naître d’un bonheur.<br />
Chaque coup de griffe donné à sa jouissance spontanée<br />
de la vie agrandit la crevasse entre Jill et les autres, surtout<br />
les hommes. Serait-elle sujette à des « tendances » <br />
<strong>Le</strong> rappel de sa mère revient la hanter. <strong>Le</strong> contact entre<br />
jeunes femmes, pourtant si naturel et si complice, la rend<br />
malaisée. Sur ces points d’interrogation qu’elle pensait éterniser<br />
en points d’orgue, Jill s’est retranchée à l’ombre des<br />
apparences, ne soumettant à la société bostonnaise qu’une<br />
conversation posée et des comportements raffinés.<br />
Devenue une conscience dans un corps pantomime, elle<br />
en perd l’assurance des gestes les plus naturels; au point de<br />
décourager les prétendants que d’autres demoiselles lui en-<br />
«<br />
45
vient. Une inquiétude à être qu’elle ne peut contrôler. La rumeur<br />
l’estime troublée, comme sa mère.<br />
Deux années ont passé depuis le suicide de son père.<br />
quand, en plein dimanche après-midi dans un parc où une<br />
foule se presse en quête d’un peu de fraîcheur, monsieur<br />
Reeves s’est présenté puis a baisé sa main. Celui que toutes<br />
les autres convoitent. D’un regard noir chaleureux tout chevalier,<br />
le jeune homme transperce le malaise qu’il sent naître<br />
en elle.<br />
46<br />
— Vous vous appelez Jill, je crois.<br />
— Oui.<br />
— Et vous êtes la plus belle femme de Boston.<br />
— Ou…<br />
La conscience d’acquiescer fait rire la demoiselle, qui<br />
porte une main devant sa bouche. <strong>Le</strong>s nuages se dissipent et<br />
la jeune femme se découvre du charme.<br />
— Vraiment<br />
— Ces yeux pourraient-ils vous mentir, ma princesse<br />
Être soi et en soi à la fois est un état voluptueux qui libère<br />
brutalement en Jill un désir de femme, trouble qu’elle chasse<br />
d’une exigence :<br />
— J’ai soif.<br />
Il offre son bras, et ils partent vers la fontaine, tout simplement.<br />
— Je travaille dans une banque et je suis démocrate. Je<br />
crois que…<br />
Frank Reeves devint Amour.<br />
»
Depuis quelques semaines, Frank ne vit que pour le tournoi<br />
de Paris, un événement prestigieux; même la banque<br />
s’estompe à l’arrière-scène. Il a dû régler paperasse et correspondance<br />
pour se libérer un long mois durant. Son époux<br />
rêve de se mesurer à nouveau (mince sourire de madame) à<br />
l’élégant Cappello.<br />
«<br />
— Comment ça, « élégant » Et moi<br />
<strong>Le</strong> ton brusque de son époux l’a fait sursauter. Alors que<br />
Charles James, amusé, demande au serveur s’il y aurait un<br />
avocat disponible dans la salle pour assister madame Reeves,<br />
Yasmine, sa femme, fixe Jill, les yeux ronds, l’air de dire :<br />
« Nous avons touché un point sensible! »<br />
Été1908, le quatuor est dans un chic restaurant de New<br />
York. C’est la première visite de Yasmine en Amérique et les<br />
deux femmes se sont liées d’une amitié complice pendant<br />
que leurs « guerriers », comme les appellent la Sud-Africaine,<br />
s’entretuent en tournoi sans se blesser.<br />
— Du moins, en apparence, laisse flotter madame Bennett.<br />
Frank parle de son prochain adversaire, un jeune très<br />
prometteur. Jill complimente l’allure du Cubain. Grand et<br />
mince, le jeune homme de dix-huit ans se baladait lors de la<br />
première ronde en complet couleur sable avec une chemise<br />
violette.<br />
— Tu aimerais que je m’habille ainsi demande Frank.<br />
— Non.<br />
— Explique-moi alors.<br />
— Peut-être sur une plage…<br />
— Africaine, glisse Yasmine, de miel.<br />
47
<strong>Le</strong>s deux femmes pouffent de rire. Ce que Frank semble<br />
incapable de faire.<br />
— Fraânk, voyons.<br />
Jill lui prend amoureusement la main. Mais une nouvelle<br />
secousse de rire l’éprouve.<br />
Quant il affronte Cappello le lendemain après-midi, Reeves<br />
lance une attaque au roi en claquant ses pièces, étonnant<br />
toute l’assistance. Devenu citoyen étasunien, le Cubain est<br />
un prétendant au trône. Reeves a voulu lui montrer qui est<br />
le roi, expliquent « hors sujet » les experts. Cappello joue<br />
nerveusement, doute de lui et matérialise le souffle du dragon.<br />
Frais arrivé à New York, il affronte le dernier aspirant<br />
au titre, qui semble de marbre. Tout à ce spectacle, à demi<br />
dissimulée parmi les curieux, Jill voit son époux poser une<br />
dame arrogante sans protection en plein champ de bataille.<br />
La salle est balayée d’un murmure. La figure semble devoir<br />
être capturée. <strong>Le</strong> banquier applique alors une courte combinaison,<br />
«à la Cappello » dit-on maintenant l’élève sut par<br />
la suite dépasser son maître qui gagne une tour. La foule<br />
applaudit tandis que Jill verse une larme d’amour.<br />
Sacrifier sa reine...<br />
»<br />
48<br />
Quai de la gare d’Amsterdam, huit heures<br />
quarante-sept, heure de Paris.<br />
— Maman ! Il est mort !<br />
Une voix stridente. L’inconfort du bois le réveille. Jonathan<br />
se retrouve nez à nez avec une gamine. Deux tresses levées<br />
en guise de cornes, Méphistophélès le fixe, tête inclinée.<br />
— Gertrud ! Viens ! Tu vas attraper des poux.
Il fait jour. Jonathan Boey se lève et s’étire péniblement.<br />
De taille moyenne, mince et de nature nerveuse, à vingt-sept<br />
ans il en paraît aisément trente. Un visage marqué par de<br />
longues mèches rebelles brunes comme les soleils sombres<br />
de ses yeux. Neuf heures approche à l’horloge de la gare.<br />
L’ombre d’un clocher d’église s’allonge jusqu’au banc où il a<br />
créché cette nuit, ayant trop bu, pour ne pas rater le train.<br />
Voilà pourquoi le soleil ne l’a pas réveillé. Une humiliante<br />
séance d’hygiène l’attend donc à la fontaine attenante à la<br />
gare. Procéder en vitesse avant qu’un gendarme ne s’amène<br />
questionner cette misère exposée aux yeux d’innocents citoyens.<br />
Immonde sera la bête engendrée. Une hydre possédant<br />
des milliers de têtes et pourtant aucune. Toutes jugeront, aucune<br />
ne comprendra.<br />
Quand le génie de la bouteille n’est plus et que seuls des relents<br />
d’alcool persistent, jaillissent en l’esprit du Hollandais<br />
des passages de son œuvre.<br />
Il s’arrête de marcher, vacillant. Manger. À la fontaine, il<br />
doit soutenir un levier de la main gauche tandis qu’il s’asperge<br />
maladroitement de l’autre. Il mouille son pantalon.<br />
On va croire qu’il a uriné dessus. <strong>Le</strong> pouvoir de créer se transformera<br />
en simple pouvoir de gérer. L’âme sera jaugée à sa matière,<br />
la vie par l’inerte. <strong>Le</strong>s fleurs seront mises en pots, offertes<br />
en ornement aux maîtres du pouvoir. Il se met en route pour<br />
la cantine.<br />
Tout ivrogne qui se respecte, sait Jonathan, doit éviter<br />
trois vices de « forme ». D’abord une haleine qui avoue<br />
trop d’alcool. Ensuite des vêtements fripés qui trahissent<br />
une nuit à la belle étoile, donc fauché. Puis d’être échevelé,<br />
ce qu’il corrige en marchant, les mains en guise de peigne.<br />
Pour cacher les signes de ce que la langue anglaise appellent<br />
étrangement un hang over.<br />
«<br />
49
50<br />
— Boire est-il forcément un péché selon vous <br />
— Comment pourrait-on vivre sans boire C’est une nécessité<br />
de la vie, répond platement l’Anglais, accoudé, un<br />
doigt retournant incessamment une mèche de cheveux sur<br />
elle-même, ce qui énerve Jonathan.<br />
— Vous pensez… Non ! Pas d’eau, John. Je parle d’alcool.<br />
Vous êtes d’une telle innocence.<br />
— C’est le propre des sages, paraît-il. Il y a un échec de tour<br />
si le cavalier bouge, note Nilsson pour Ducrocq.<br />
Ils n’en sont qu’au potage et déjà un échiquier s’est fait une<br />
niche entre verres et assiettes. L’Anglais montre au Français<br />
et à leur hôte, le promoteur du tournoi, une position de l’attaque<br />
indienne roi où l’arrogant centre des noirs est pulvérisé<br />
par un double sacrifice de pièces.<br />
— Est-ce un péché redemande le Hollandais tout en remplissant<br />
les verres.<br />
— Je ne trouve rien, soupire Ducrocq. Étonnant.<br />
— Il existe une autre formation possible, précise Nilsson.<br />
Toute en replaçant la position, le jeune Nilsson répond à<br />
Jonathan :<br />
— Peut-être un artifice pour pouvoir rêver éveillé<br />
— Un rêve qui finit en cauchemar, murmure le Hollandais.<br />
Billet Dans la poche mouchoir de son veston. La lettre<br />
Dans la poche intérieure. Argent Plus un billet mais de la<br />
monnaie en fond de poche pour la soupe.<br />
Jonathan cultive au menton un collier de barbe de peu<br />
d’entretien. Sa gorge et ses joues glabres lui confèrent un<br />
air professoral. <strong>Le</strong>s pommes d’Adam parleront en place des<br />
»
pommes d’Ève. Devenus péché, leurs fruits se monnaieront au<br />
poids métallique d’une sueur pillée.<br />
Jonathan est né à Copenhague, où sa mère a accueilli dans<br />
sa couche des artistes de passage voulant goûter la douceur<br />
de sa fleur. Une rose qui jusqu’au cœur de son ventre savait la<br />
Lune puiser éclat et chaleur d’un Soleil amoureux. Jonathan<br />
est le fruit d’un de ses amants. Ils seront deux par nécessité.<br />
L’autre enchaînera l’une, se croyant Elle, alors que son ventre<br />
est à toujours stérile. Il se croira lignée mais ne sera que dispersion.<br />
Grâce Boey son nom de poétesse, le seul que lui connût<br />
son fils s’est inclinée sous la faux de la syphilis à trente-trois<br />
ans, après une vie sans le moindre manquement à l’amour.<br />
Jonathan allait sur ses douze ans. Une messie dont il peut<br />
témoigner du chemin de croix. Une messie qu’il veut révéler<br />
aux prêtresses de la vie.<br />
<strong>Le</strong> « poème vivant » que Grâce a conçu est devenu un théologien<br />
qui vivote en récoltant des bourses en tournoi et en<br />
donnant des cours d’échecs à des fils de riches familles quand<br />
il tolère d’être sédentaire pour un temps. Boey finance ses<br />
voyages à l’aide de rares conférences universitaires et à l’invitation<br />
de sectes naturalistes et spiritualistes. La philosophie<br />
indienne se répand en Europe, saupoudrant d’un mystère<br />
karmique qu’une âme chrétienne moralement abandonnée<br />
par un Occident occupé à jouir de sa richesse. Au nom de la<br />
Mère, son livre, a excité les cercles ésotériques anti papistes<br />
des pays nordiques par son originalité et sa profondeur apocalyptique.<br />
<strong>Le</strong> Hollandais est lu et commenté aussi bien en<br />
Allemagne qu’en France. Boey a assuré lui-même ces traductions.<br />
Jonathan a le don des langues et ne l’a pas dans sa<br />
poche. D’habitude du moins.<br />
Tandis qu’il vérifie l’heure du départ, une jeune dame,<br />
française de poitrine et de démarche, lui allonge un regard.<br />
De longues cuisses minces que dévoile en coup de vent le dieu<br />
51
Éole. Derrière elle, à l’ouest, le ciel s’assombrit. Jonathan a<br />
tenté une seule fois de troquer billet contre billet parce qu’il<br />
avait raté un train. Une place était disponible dans le suivant<br />
et il avait un billet non utilisé en poche. Une substitution<br />
simple à comprendre. Pourtant l’administration ne voulut<br />
rien entendre. Pas question de revivre une telle aberration<br />
sociale. Au regard cueilli, il retourne un sourire sous pli.<br />
Humant parfum sous enveloppe, la dame teinte la cadence<br />
d’un soupçon de lenteur, consciente du regard approbateur.<br />
Mais Jonathan se découvre une gueule de bois et un esprit<br />
de baleinier. Rien ne lui vient à la bouche et ses jambes sont<br />
molles. La virée des derniers jours prend substance aux<br />
bougies qu’une mémoire compatissante allume une à une à<br />
l’orée de sa conscience. La dame n’est plus qu’une tache de<br />
couleur dans la foule animée par un train qui se dégourdit la<br />
machinerie. Il a devant les yeux un Renoir vivant.<br />
L’île de Calypso, éternelle tentation de cette vie errante :<br />
le home douillet de la dame de bonne société. La couche de<br />
ces protectrices enchantées est un bien frêle esquif, Jonathan<br />
impuissant à chaque fois de faire la sourde oreille aux<br />
chants des Bacchantes, abandonnant à Pénélope une toile<br />
de mots. Un rêve domestique trahi<br />
8<br />
7<br />
à répétition en quelques gorgées de<br />
6<br />
poison. Tôt ou tard.<br />
Son estomac le rappelle à l’ordre<br />
et sa tête est un clocher d’église<br />
transporté en charrette. La femme<br />
deviendra outil du grand mensonge et<br />
son temps sera compté au calendrier<br />
de ses maîtres. Elles engendreront légion<br />
mais elle demeurera unique en<br />
une infinité de solitudes.<br />
52<br />
5<br />
4<br />
3<br />
2<br />
1<br />
Boey commande un potage. Ses mains tremblent. <strong>Le</strong><br />
manque d’alcool se fait déjà sentir. Première journée de caa<br />
b c d e f g h<br />
<strong>Le</strong> gambit dame :<br />
1.d4 d5 2.c4
ême, la traversée du désert débute.<br />
On parle de la guerre à la table voisine.<br />
Une folie, conclut platement la<br />
tablée.<br />
Depuis la mort de sa mère, Jonathan s’est réfugié dans le<br />
jeu d’échecs, devenu une passion. Chaque ville possède un<br />
club ou un café qui sert de lieu de rencontre aux amateurs.<br />
Ingrid y laisse son fils adoptif, prise par une carrière qui l’ac-<br />
La version moderne du mouvement<br />
des pièces aux échecs a été<br />
3<br />
2<br />
1<br />
popularisée dès le seizième siècle<br />
a b c d e f g h<br />
par la publication des premières L’ouverture indienne : 1.Cf3<br />
compilations et analyses de parties<br />
jouées. <strong>Le</strong>s blancs débutent en suivant l’ornière, poussant le<br />
pion roi de deux cases. Ce coup libère dame et fou, permettant<br />
au monarque de se réfugier derrière ses fantassins en<br />
roquant, une manœuvre adoptée par les Italiens au quinzième<br />
siècle. L’accumulation de l’expérience a pour effet, fin<br />
dix-neuvième et plus encore début vingtième, que d’autres<br />
débuts sont explorés par les maîtres; le gambit dame en particulier.<br />
Maintenant débuter du cavalier roi fait moderne et<br />
évite de longues suites préparées à l’avance. On construit<br />
pour sa majesté une forteresse appelée « indienne » dans le<br />
jargon échiquéen. <strong>Le</strong> révérend Owen et Henry Culbertson,<br />
deux maîtres anglais, ont même débuté quelques parties<br />
avec les noirs en poussant le pion cavalier dame d’une case<br />
pour mettre le fou en « fianchetto ».<br />
Jonathan est à Prague. Il veut voir de près le vétéran<br />
Feuerbach et l’aspirant Itchkoff. Son premier voyage seul, à<br />
quinze ans.<br />
— Il faut bien que tu navigues un jour ou l’autre, petit matelot,<br />
avait conclu Ingrid en guise de permission.<br />
«<br />
8<br />
7<br />
6<br />
5<br />
4<br />
53
capare de plus en plus. L’affrontement entre Feuerbach et<br />
Itchkoff s’avère décevant pour le jeune Boey : les deux adversaires<br />
rejouent toujours les mêmes positions. La nécessité<br />
pratique de ne pas perdre coupe le souffle à la créativité.<br />
Quand Itchkoff publie <strong>Le</strong>s principes de mon système l’année<br />
suivante, c’est la révélation pour Jonathan. Il est devenu habile<br />
en combinaisons mais les exemples lumineux de ce pédagogue<br />
hors pair lui révèlent des principes et des buts qui<br />
persistent à travers l’apparente diversité de coups.<br />
En manque d’une cause finale au déploiement harmonique<br />
de son armée. Jonathan se met à la recherche d’une<br />
vision par la pratique de débuts moins connues. Il écarte les<br />
gambits douteux et les variantes trop tactiques, guère dans<br />
l’esprit de sa quête. La bourse d’étude rousseauiste que lui a<br />
dénichée Ingrid lui laisse libre choix des érudits à engager<br />
pour parfaire son instruction. Des progrès échiquéens persistants<br />
le qualifient pour un tournoi qui se tiendra en février<br />
1913 à La Haye. Afin d’aider une jeunesse pleine d’espoir, il<br />
est coutume d’organiser des compétitions où on invite de<br />
jeunes joueurs émérites, occasion pour eux d’affronter de<br />
forts joueurs. <strong>Le</strong>s bourses en jeu et les facilités de transport<br />
et de gîte ont attiré trois vétérans, les maîtres Taubenhaus,<br />
Meyer et Schelling. Jonathan va avoir vingt ans le mois suivant<br />
et c’est sa première compétition de haut calibre.<br />
L’atmosphère dans la salle de jeu est austère et son premier<br />
adversaire n’est nul autre que le vieux maître allemand<br />
Schelling. Dehors siffle un vent glacial exceptionnel. Ils sont<br />
attablés à l’échiquier deux, sur l’estrade d’honneur. Jonathan<br />
médite depuis de longues minutes devant son armée<br />
blanche bien alignée comme s’il recueillait l’énergie nécessaire<br />
avant de se mettre en marche. Toutes les autres parties<br />
ont débuté. Enfin il joue son pion cavalier dame de deux, libérant<br />
le « fou de la dame ». La foule murmure. Une énorme<br />
54<br />
«
tension s’apaise en lui. <strong>Le</strong> maître Schelling sourcille et prend<br />
possession du centre à coup de pions, en conquérant qui va<br />
refouler les prétentions de l’inculte indigène. <strong>Le</strong> tic-tic des<br />
horloges, les raclements de gorges et les murmures se font<br />
rares. <strong>Le</strong>s heures passent, les tables se vident. Au premier<br />
échiquier, un jeune Suédois qui terminera cinquième a tenu<br />
plus de cinquante coups avec les noirs avant d’abandonner<br />
contre Meyer. Quand la poussière retombe et que quelques<br />
pions et figures sont disparus de l’échiquier, le fou dame de<br />
Boey devient intraitable pour les fantassins du roi adverse,<br />
scindant l’échiquier en deux. Schelling doit passer en finale<br />
et s’incline après cinq heures et demie de jeu après avoir<br />
perdu un second pion. Jonathan termine troisième derrière<br />
Meyer et Taubenhaus, dont ce sera le dernier tournoi. Plus<br />
ils se moquent de ses manœuvres, confiera plus tard Boey<br />
à un journaliste, moins ses adversaires cherchent à comprendre<br />
sa stratégie. Voilà pourquoi il gagne.<br />
Du moins quand l’alcool ne vient pas trop embrouiller sa<br />
vision. Dehors l’air est devenue humide. D’une voix de ténor,<br />
une âme sans émotion annonce le départ du train pour Paris.<br />
Une marche à petits pas dans la cacophonie des inquiétudes :<br />
— Tu crois qu’il restera de bonnes places <br />
— <strong>Le</strong>s éclairs, c’est dangereux en train, paraît-il.<br />
— J’espère que les cabinets seront propres. La dernière<br />
fois …<br />
On vit comme on guerroie, pour de meilleures places.<br />
Ils travailleront le sol à même leur avidité, arrachant des entrailles<br />
de la terre la lourde détermination du métal pour la retourner<br />
contre leurs frères, idolâtrant le pouvoir de détruire la<br />
vie. La Grande Guerre en avait été une de tranchées, chaque<br />
camp creusant ses acquis. Et la bête survolera ces cimetières<br />
»<br />
55
s’accomplissant, humant la chair rouge ouverte, le sexe de la<br />
mort. Elle hurlera son plaisir dans le rugissement des canons.<br />
— Un fou, explique un père à ses enfants en portant un<br />
doigt à sa tempe.<br />
Perdu dans la réminiscence de sa plume, Jonathan a murmuré.<br />
La vérité du fou est globale et totalitaire. L’insensé n’accepte<br />
aucune opinion. Sa vue est épurée des détails et de<br />
l’anodin. <strong>Le</strong> fou est sans compromis. C’est sourd au tumulte<br />
des voix discordantes qu’il existe. Pour le fou, l’échiquier est<br />
blanc ou noir, il ne comporte que trente deux cases. <strong>Le</strong> reste<br />
est une surface vide de signification. Fou des cases blanches<br />
et fou des cases noires ne se rencontrent jamais.<br />
— Regarde, mon fruit d’amour. Ils le traitent comme un<br />
prisonnier.<br />
Ils sont au zoo d’Amsterdam, figés devant un orang-outan<br />
qui les hume, mains aux barres de fer. La honte transperce<br />
Jonathan. En un regard triste à soupirer de compassion, se<br />
tient devant lui une aube d’intelligence mise en cage.<br />
La vie se reniera elle-même, éblouie par ses faibles lumières.<br />
Hors du sein, elle encombrera la Terre de ses machines. <strong>Le</strong>s<br />
aveugles prétendront voir là où la nuit ne règne plus, là où la<br />
vie s’est retirée de la vie.<br />
<strong>Le</strong> calepin <strong>Le</strong>s poches de son veston. Non. Sur le banc. Il<br />
rebrousse chemin, s’arrête net. Non! Dans sa valise. Consignée.<br />
Pour ne pas la perdre. Faire vite. Ses jambes sont<br />
raides, son souffle court, ses tempes martèlent la cadence au<br />
tambour. Quand la grande soif sera calmée, engourdie de refus,<br />
le soleil reviendra et Jonathan pourra à nouveau habiter<br />
56<br />
«<br />
»
le quotidien. <strong>Le</strong> chien de garde grommelle, montre en main,<br />
quand Jonathan se hisse au wagon in extremis avec sa lourde<br />
valise.<br />
<strong>Le</strong> calepin, c’est son hymne aux singes. L’ensemble de ses<br />
notes sur le déploiement de l’ouverture « orang-outan »,<br />
comme les chroniqueurs l’ont baptisée après que le Hollandais<br />
eût confessé l’anecdote du zoo. Tandis que ses adversaires<br />
découvrent l’Amérique, l’autochtone les épie en train<br />
de piocher sur des sentiers inconnus. Au moment opportun,<br />
il les dépouille de la victoire, en Robin des bois de la raison.<br />
<strong>Le</strong> juste se ressourcera dans les boisés de la pensée, délestant<br />
l’avare de ses raisons. On l’affichera en dédain public. Un mal<br />
nécessaire plaideront les corbeaux du Malin. À ses trousses, la<br />
Bête lancera ses chiens.<br />
Sur la banquette d’en face un jeune fils et ses parents ouvriers<br />
mangent du pain. Nez à la vitre, Boey observe l’agitation<br />
de la gare. <strong>Le</strong> martèlement du métal contre le métal. La<br />
ville, un Léviathan, monstre aux proportions bibliques. La<br />
toile de la Bête capturera l’innocence errant. <strong>Le</strong>s travailleurs,<br />
cadavres animés, attendront de devenir sa brève collation.<br />
Gourmande, la bête sera. En araignée, à vous elle pensera.<br />
Une fourmilière industrieuse où la femme n’est plus<br />
qu’une machine à reproduire la chair à machine, songe Jonathan,<br />
tête à la vitre. Où l’âme se perd en conventions à respecter<br />
pour le profit des uns. Où la vie se perd à fabriquer les<br />
ustensiles de la survie usinée. Où le libre arbitre se perd en<br />
dominations concédées, main levée au parti pris. L’opinion<br />
d’aucun rassemblée sera Vérité clamée à l’unisson. Chacun<br />
adhérera à ces rêves étrangers au rêve, à ces Évangiles qui prônent<br />
la multiplicité des destinées.<br />
La lettre. Dans son veston. Paris aussi chasse la nature en<br />
périphérie de son nombril de pierre. La ville poème, comme<br />
l’appelait Grâce. Des terres devenues un simple collage de labeurs<br />
spécialisés. Des arbres esseulés mis en pots. Des aires<br />
57
vertes captives de leur clôture, une nature considérée irresponsable.<br />
Un enfant pleure après avoir été giflé durement pour un<br />
vilain mot prononcé.<br />
58<br />
— Qu’y a-t-il mon soleil<br />
Jonathan a neuf ans. Il est de retour d’une visite au musée.<br />
Sa mère est étendue presque nue sur le divan. Ingrid, « ma<br />
fleur butineuse » comme l’appelle Grâce sans que Jonathan<br />
saisisse le sens de ce contresens déclamait du Baudelaire à<br />
haute voix quand il est apparu au salon. Devant la mine déconfite<br />
du gamin, elle s’est tue.<br />
— <strong>Le</strong>s autres disent...<br />
— Quels autres<br />
— <strong>Le</strong>s élèves, précise Ingrid.<br />
— Ils disent que les femmes se sont fait couper le zizi parce<br />
qu’elles étaient méchantes.<br />
— <strong>Le</strong> zizi. C’est ainsi que se nomme ton sexe<br />
— C’est eux qui...<br />
— Laisse les autres à leur stupidité. Parle, fruit de mon<br />
fruit.<br />
— Bien, le pénis.<br />
— <strong>Le</strong>s femmes n’ont pas de pénis, Jonathan. Elles n’en ont<br />
jamais eu et il ne leur serait d’aucune utilité d’en avoir un. <strong>Le</strong><br />
sexe d’une femme est une fleur qui s’ouvre d’amour.<br />
— Que tu butineras avec joie, petite abeille, quand tu seras<br />
devenu un homme ferme, ajoute Ingrid en riant.<br />
— Une fleur <br />
«
Ingrid s’approche, prend Jonathan par la main et le mène<br />
à la chambre.<br />
— Viens, petit marin, je vais te montrer comment aduler<br />
les fleurs.<br />
Jonathan connut alors toute la tendresse que recèle l’intimité<br />
d’une femme.<br />
Un bruit sourd extrait à demi le théologien de sa rêverie.<br />
Il place sa tête au creux de son bras et baisse les paupières<br />
tandis que le gamin en face lui sourit.<br />
— Et sur cette pierre, je bâtirai mon église, murmure Jonathan<br />
en souriant.<br />
Las d’écrire, enfermé dans sa petite chambre, il a décidé de<br />
prendre un peu d’air. À vingt-deux ans, alors que l’Europe est<br />
à feu et à sang, lui rédige une thèse sur Dieu; contre Dieu et il<br />
n’aboutit à rien. Il s’est arrêté devant un mur de pierres haut<br />
de dix mètres. Agrippé au bâtiment, le lierre a patiemment<br />
surmonté l’obstacle et en couvre maintenant la presque totalité.<br />
Aussi majestueuse que soit cette construction aux<br />
yeux des passants, aussi importante que soit sa fonction, le<br />
lierre qui en verdit la surface l’a réduite à un simple tas de<br />
pierres. Combien risibles apparaissent les temples humains<br />
devant la patience de la vie, comprend-il.<br />
<strong>Le</strong> lierre n’est que l’incessante reproduction d’une même<br />
forme, un segment de lierre de moins de dix centimètres de<br />
long, depuis la souche en terre. Pourquoi l’autre sexe est-il<br />
donc apparu Pourquoi la Mère permit-elle le mâle Jamais<br />
Dieu ne fit plus grand sacrifice de soi que quand Elle permit<br />
que le mâle gouverne la vie.<br />
»<br />
«<br />
59
— Oh mère ! s’écrie soudain Jonathan, ébloui, devant son<br />
mur des lamentations.<br />
<strong>Le</strong> soleil de Grâce se lève enfin. Jonathan court à sa mansarde<br />
balayer le passé sur sa table, dans sa bibliothèque et<br />
en sa tête. Il a enfin trouvé. La fenêtre ouverte, il se promet<br />
d’acheter des plantes et des fleurs. Puis il prend un feuillet<br />
blanc et écrit : « En mémoire de ma mère ». Il biffe aussitôt<br />
pour « Au nom de ma mère ». Comprenant qu’elles sont<br />
toutes mères, il se décide pour « Au nom de la Mère ». Sur la<br />
page suivante, la dédicace dit : « En mémoire d’une Grâce à<br />
qui je dois tout.»<br />
La femme est fleur, débute-t-il. C’est quand elle est aimée et<br />
chérie qu’elle s’épanouit. La féminité est une essence végétale<br />
fondamentale. Une vie qui donne vie à soi-même en elle-même<br />
pour voyager dans le temps. Dieu est un principe féminin. Pourquoi<br />
alors s’est-elle divisée en elle et lui Pourquoi a-t-elle créé<br />
un second sexe Pourquoi a-t-elle permis aux hommes d’ériger<br />
ces monstres de pierre et de métal qui détruisent ses fruits <br />
Son projet est lancé, Jonathan vit. Quand, épuisé, il repose<br />
sa plume dans le silence de sa mansarde, Jonathan saisit à<br />
quel point le Malin est malin; toute la solitude qu’il a dû et<br />
devra supporter pour cette encre étalée. <strong>Le</strong> Malin moula le<br />
mâle par son désir. La Mère accueillit en son sein une vie hors<br />
de son sein. Pourquoi Parce que la Mère est pur amour. Mais<br />
la Bête, submergée de plaisir, gisait ensuite faible et sans volonté.<br />
La Bête eut peur de l’amour et méprisa sa mère.<br />
Puis il sortit boire. La seconde journée de cuite sécha ses<br />
pleurs et il put enfin dormir.<br />
Dans le train aussi. Il se réveille à Bruxelles sous la pluie;<br />
une halte qui lui laisse amplement le temps de se dégourdir<br />
les jambes. Heureuse disposition les quelques jours de repos<br />
»<br />
60
à Paris avant le début de la compétition. <strong>Le</strong> sifflet finit par le<br />
ramener à la course.<br />
C’est en traversant les wagons en quête du sien qu’il le vit.<br />
Frontière France Italie, train pour Paris,<br />
onze heures trois, heure de Paris.<br />
Miguel Belladona saute d’un wagon à l’autre en quête<br />
d’une cachette. Dans la gare, les sifflets et les ordres en italien<br />
jaillissent de partout. Marguerita a mouchardé. Miguel<br />
a pourtant promis de la faire venir à Paris, mais après, pas<br />
avec lui. Il faut négocier sa sortie dans un vaudeville, surtout<br />
s’il y a eu arnaque. <strong>Le</strong>s soupçons, ils les ont facile les bourgeois<br />
quand ils se font chiper de l’or. Ils en prennent pour<br />
leur orgueil. S’ils pensent que l’insulte se rit d’eux, alors c’est<br />
l’injure. Ils ruminent et deviennent astucieux. Mauvais. Si ça<br />
apparaît magique, là ils se disent : « Chapeau ! » Surtout sans<br />
casse et sans bruit. L’orgueil toujours. Ils pensent : «Tant pis.<br />
Faudra mettre des barreaux. » Là, c’est du travail soigné. On<br />
en voulait qu’à leur bonheur matériel. Ça se remplace.<br />
Peut-être même qu’il l’aurait rapatriée, la petite. Sa part,<br />
la Marguerita, pour sûr qu’elle l’aurait eue de toute manière.<br />
Miguel a juré par la madone. Des bijoux, ça se liquide en<br />
douceur, qu’il lui a expliqué. Si tu arrives embarrassé, avec<br />
un gros tas de clinquant, le marchand t’en débarrasse à prix<br />
d’ami. Bref, tu te fais enculer.<br />
Elle en a un joli cul, la Marguerita. Elle suce jusqu’à la lie.<br />
Elle y tient en plus. Avec un de ces regards, tout en te travaillant.<br />
Une adorable vicieuse. <strong>Le</strong>s cailloux d’un marchand<br />
d’art florentin, ce sera d’autant plus délicat. Ils ont le bras<br />
long, les riches. S’il y a du nostalgique ou de la relique de<br />
famille dans le tas, alors on télégraphie aux bijoutiers, avec<br />
prime au preneur. Ça intéresse les primes.<br />
61
Une dame très âgée met le nez dans le corridor. Miguel<br />
sort prestement un papier plié, d’allure officielle et estampillé.<br />
D’un geste autoritaire, il lui ordonne de rentrer dans<br />
son compartiment puis remet le reçu de poste dans sa poche.<br />
La grosse officielle du Florentin s’avère si moche un coup<br />
déficelée que, le premier soir, Miguel doit se trouver des pudeurs<br />
à tricher du matrimonial. Sans compter les gênes pécuniaires<br />
inscrites au scénario. Qu’est-il, ce roturier Elle<br />
s’en pâme, il réussit sa sortie.<br />
Marguerita promet son petit derrière, cul sec, avec murmures<br />
à faire rougir les putains qui bossent sous le pont. Pas<br />
peu dire. Mais seulement s’il saute leur « occasion » en étalon.<br />
<strong>Le</strong> second soir, la petite l’échauffe avant l’épreuve; Miguel<br />
entre dans la chambre du péché en corsaire au bordel<br />
après des années passées en mer et un naufrage quelconque<br />
pour allonger l’histoire. Mais voilà la domestique de madame<br />
qui monte, malgré ses recommandations. Marguerita<br />
a martelé elle-même la cloche d’entrée, donnant l’illusion<br />
d’’un visiteur imprévu et impatient. Apeurée, la bourgeoise<br />
se ficelle tant bien que mal en maudissant le sort comme la<br />
domestique. Belladona saute au parterre dès qu’il entend<br />
Marguerita se racler la gorge derrière la porte, signal de son<br />
entrée en scène. Suivent trois séances de charcuterie érotique<br />
qu’il entrecoupe de lettres d’amour. La bourgeoise en<br />
bave d’être montée en promesse dans une villa avec l’Adriatique<br />
en fond de scène.<br />
Côté finance, la truie vaut son porc. Elle comptabilise<br />
quincaillerie et placements tandis que Miguel étudie la roue<br />
de fortune en acier massif qu’elle manipule en toute candeur.<br />
<strong>Le</strong> coffre n’est plus qu’un simple hymen obstruant l’entrée<br />
de la caverne d’Ali Banquier.<br />
«<br />
62
<strong>Le</strong> soir où monsieur sort madame — les autres soirs il manie<br />
la pute — Miguel monte une scène de vol par effraction.<br />
Coffre et tiroirs vidés, meubles et tableaux déplacés, il ficelle<br />
et bâillonne Marguerita. Non sans l’avoir baisée attachée,<br />
selon son souhait, un gros collier de diamants au cou. Elle y<br />
tenait la Marguerita. Une adorable vicieuse.<br />
Dans le wagon derrière, Belladona entend un carabinier<br />
demande qu’on verrouille. Belladona ralentit le pas. Ne pas<br />
attirer la suspicion. Ils ont sûrement travaillé la petite. On l’a<br />
fait larmoyer dans le rôle d’une escroquée d’amour, pour la<br />
clémence publique, la menaçant de « détails incongrus » qui<br />
n’existent pas plus que les dragons, mais font peur à toutes<br />
les Marguerita de la terre. Miguel aurait dû la mettre au parfum,<br />
au cas. Quand on n’en bave pas d’admirer son derrière,<br />
elle perd toute assurance, la petite. Peut-être qu’il y a une<br />
récompense et là, les gendarmes se sont trouvé des ailes. Ce<br />
doit être une sacrée prime parce que les carabiniers y vont<br />
du grand spectacle. Pas moyen de s’enfuir, la gare se remplit<br />
de casqués. Pile à la frontière, pas de pot.<br />
Miguel a fait balader des bijoux par courrier discret. Rien<br />
sur soi, ça sauve la mise. Il a parlé de Trieste à la bourgeoise<br />
et de Grèce à Marguerita pourtant. Devant lui, le wagon des<br />
premières. L’accès n’est pas surveillé. Sa dernière chance.<br />
— Tends-moi la main Madone, murmure-t-il.<br />
La mère de Miguel, la comtesse S., est de noblesse espagnole<br />
de vieille souche. Un caniche luxueux et coquet, bien<br />
élevée et spirituelle, avec pedigree tamponné, qu’on offre<br />
au comte, tout aussi vieux de souche et pur de race, pour ses<br />
loyaux services dans l’effort à proclamer roi Alphonse XII.<br />
La dame s’avère exquise, le comte manque de couleurs et<br />
d’actualité. Elle s’ennuie jusque sous lui et impose en conséquence<br />
un horaire sévère. Une de ses rares distractions pas-<br />
»<br />
63
sagères laisse un colis, l’arrivée, devenue visible, de Miguel,<br />
son bâtard. <strong>Le</strong> comte y voit l’occasion d’être bon prince et de<br />
réaménager l’horaire avec quelques gâteries. L’enfant sera<br />
adopté discrètement et entretenu un certain temps. Miguel<br />
dispose de quatorze années avant qu’on le rende à son<br />
peuple, lavé, brossé, éduqué et oublié.<br />
Question instruction, l’adolescent obtiendra son diplôme<br />
avec la mention « larme à l’œil ». La tutrice à qui la comtesse<br />
S. abandonne à jamais sa progéniture encombrante est aussi<br />
noble qu’elle, mais traîne une réputation. Alors qu’elle avoue<br />
côtoyer la quarantaine, madame possède encore un cul de<br />
première, qu’elle sait se faire demander; belle à soupirer et<br />
distinguée à en bander. De telles dispositions s’ébruitent. Un<br />
sultan peut lui donner le bras à l’opéra, mais les salons de la<br />
haute société en font un usage plus discret. <strong>Le</strong>s couples ne la<br />
gênent pas le moins du monde. La dame a tout expérimenté.<br />
La comtesse S. avait vu dans cette assignation une « sortie<br />
» honorable pour sa petite erreur et une chance de rédemption<br />
pour Béatrice, la tutrice de Miguel. Béatrice y met<br />
tout son cœur et son expérience avec le môme. Un joyau<br />
d’amour de trois ans à peine qu’on lui offre en adoption.<br />
— <strong>Le</strong> plus beau tableau, le plus beau salon, le plus beau cul,<br />
pontifie-t-elle devant son élève, c’est celui que chacun sait<br />
chacun vouloir.<br />
— Et les autres <br />
— Des enculés.<br />
Que Béatrice balaie sans égards du revers de la main. Sa<br />
mère adoptive traite les arts, la finance, l’étiquette et les<br />
connaissances de manière tout aussi cavalière que son derrière.<br />
»<br />
64
— Mais il y a des enculées de première, ajoute-t-elle en<br />
se pointant, un caillou gigantesque au doigt, hommage d’un<br />
émir qui jamais n’oublia.<br />
Quand Miguel met son statut au menu, Béatrice résume :<br />
— Ça arrive dans les meilleures familles, mais ça ne fait que<br />
de meilleurs bâtards. Compte sur tes charmes, tu deviendras<br />
riche mon enfant. Et pas seulement de souvenirs. Quant à<br />
tes parents, mieux vaut les oublier. Tu ne sauras jamais.<br />
Six années plus tard, elle ajoutera :<br />
— Il faut que je te dise. Elle est morte vendredi passé.<br />
Viens, embrasse ta madone.<br />
Miguel apprend donc à séduire, commenter, louanger,<br />
décrire, inventer avec, dès ses douze ans, une pause dans<br />
la dentelle aristocratique de madame si sa performance a<br />
charmé la « maîtresse ». Une éducation complète, Béatrice<br />
y tient. Pour l’épreuve finale, elle choisit une jeune domestique<br />
des plus sèches et défie Miguel de la séduire. Il dispose<br />
d’un mois.<br />
Une semaine lui semble trop mais après deux le doute<br />
s’installe en lui. Béatrice explique les craintes de la bonne,<br />
comment la rassurer, l’enflammer, la laisser mijoter avant<br />
de revenir en force. La petite succombe trois jours avant<br />
l’échéance. Madame congédie la domestique qui a séduit, la<br />
coquine, le fils d’une comtesse. Si la pauvre en pleura longtemps,<br />
ce fut sur une bourse qui lui permettrait de ne plus<br />
jamais être une domestique. La comtesse déchue a de la<br />
classe et du cœur. Elle aussi va perdre son beau Miguel. D’où<br />
la mention « larme à l’œil » au diplôme.<br />
Voyant le sablier du bâtard presque à court de grains, le<br />
comte demande un état des comptes. Béatrice résume, un<br />
art chez elle :<br />
65
— Un sourire d’ange, des yeux de séducteur, une verge<br />
d’étalon et la lucidité d’un comédien. Ce sera un homme de<br />
théâtre, conclut-elle.<br />
À Venise. Tant qu’à porter le masque, autant faire le carnaval.<br />
Béatrice y possède un petit pavillon. D’ailleurs, le père de<br />
Miguel était italien. Sur lui, on n’en su jamais plus.<br />
Aristocrate à demi, donc – l’autre moitié étant un sacré<br />
filou pour qui une mère est une lointaine protectrice – Belladona<br />
aperçoit par terre une croix de chapelet à l’attache<br />
brisée, tout juste devant la porte d’un compartiment, au moment<br />
où même où les carabiniers s’amènent au wagon.<br />
La dame, quand il ouvre et referme prestement la porte<br />
derrière lui non verrouillée, merci madone c’est du cossu<br />
français. Plus très jeune, mais le souffle ne lui manque pas.<br />
Une robe qui souligne où ça compte. Inutile d’imaginer le<br />
reste, faut visiter.<br />
D’une voix grave, dans un français saupoudré d’un trémolo<br />
à l’italienne, Belladona entre en scène, s’adressant (ce<br />
qu’il ignore encore) à une oasis désertée :<br />
— Madame, sans vous jé souis perdou !<br />
»<br />
Train de Bruxelles en route vers Paris,<br />
treize heures dix, heure de Paris.<br />
— Confortable. Nous sommes installés en classe confortable.<br />
<strong>Le</strong>s mots sont tellement plus riches que les nombres,<br />
poursuit Joseph Feuerbach à l’intention de ses deux filles.<br />
Première ou deuxième classe, ça ne dit rien à qui ne prend<br />
pas le train.<br />
66
Malgré ses cinquante-six ans, la vigoureuse crinière grisonnante<br />
de Feuerbach frappe le regarde. Il entretient un<br />
balai de poils sous lequel loge parfois un cigare, comme celui<br />
qu’il sort de sa poche veston. Un mètre soixante-sept,<br />
des joues saillantes, des yeux noirs perçants et un nez aquilin<br />
le font ressembler à un oiseau de proie. <strong>Le</strong> champion du<br />
monde porte le plus souvent des vêtements anodins de couleurs<br />
sombres. Bianca vient de lui demander pourquoi on dit<br />
« première classe » en français, ce qui lui fait penser aux premières<br />
années à l’école.<br />
Et à cause d’un roman. Sa professeure de français à Berlin<br />
est parisienne d’origine. Si élégante que Bianca a choisi<br />
d’apprendre cette langue. Elle accélère son apprentissage et,<br />
à la suggestion de l’institutrice, lit un roman, paragraphe par<br />
paragraphe, d’abord dans la traduction allemande puis dans<br />
l’édition française. En secret.<br />
Inconsciemment elle mêle langue française et désir de<br />
plaire. « <strong>Le</strong> matelot y fit ses premières classes » n’oblige pas à<br />
apprendre dans une école, a expliqué l’institutrice. C’est une<br />
image pour dire que le matelot s’instruisit par son travail.<br />
<strong>Le</strong>s langues utilisent des expressions différentes, comprend<br />
Bianca qui ne sait comment tirer profit de cette découverte.<br />
— C’est vrai. C’est très confortable, répond Hanna, l’aînée,<br />
absorbée par la lecture de dossiers qui semblent à jamais<br />
coller à elle.<br />
Une femme de vingt-deux ans, très mince et plus grande<br />
que son père. Elle porte ses cheveux lissés, coupés droit au<br />
haut de l’épaule, noirs comme ses yeux. Une copie adoucie<br />
de son père dans une robe noire très sobre, sans aucun bijou.<br />
Sur l’autre banquette, Bianca s’ennuie, la tempe contre<br />
la vitre, ses longs cheveux de miel en guise de coussin et ses<br />
grands yeux caramel voguent au vague. Elle porte une robe<br />
rose, avec souliers et petits bas blancs. Un collier de fausses<br />
perles orne son cou. À peine plus courte que son père, elle est<br />
67
déjà presque femme de corps et gourmande d’attention mâle<br />
à en gêner sa grande sœur.<br />
— Un soupirant pour Hanna, peut-être.<br />
— Père, s’il vous plaît. Je suis célibataire, pas handicapée.<br />
Comme une place est libre, Bianca s’est inquiété qu’un<br />
étranger survienne. Son père a a souligné que les passagers<br />
de première classe sont en général des gens bien éduqués.<br />
Moment silencieux dans le martèlement régulier des<br />
roues contre les rails. Bianca s’est perdue dans le paysage.<br />
Dehors les champs défilent mais son esprit regarde là où les<br />
princesses existent. La crainte d’un étranger s’est estompée<br />
quand elle a imaginé un officier autrichien grand et fort<br />
qui, s’étant introduit par mégarde, s’attarderait à converser<br />
avec elle. Elle s’est vue sur son cheval, comme à Prague alors<br />
qu’elle n’avait que quatre ans, s’étant, paraît-il, mise à courir<br />
puis plantée devant un cheval qui paradait. Si drôle main levée<br />
à caresser le museau du cheval arrêté que le cavalier avait<br />
demandé qu’on la hisse et avait chevauché avec elle. Bianca<br />
ne se rappelle qu’une impression de hauteur et la force vive<br />
du cheval. Hans l’a embrassé la bouche au printemps dernier<br />
dans le boisé. D’autres garçons viennent lui parler depuis.<br />
Certains se disputent son attention. Elle se sent femme mais<br />
ne sait pas comment l’exprimer.<br />
L’an dernier tu serais venue avec nous. Joseph ne sait comment<br />
aborder le décès récent de sa femme avec Bianca. Cinq<br />
mois à peine et c’est devenu une habitude de vivre sans toi. Elle<br />
ne réagit pas aux invitations à parler qu’il lui tend dans ses<br />
remarques.<br />
Hanna extrait une liasse de feuilles d’un porte-documents.<br />
Elle s’occupe de sa sœur mais… Il devine de la comptabilité.<br />
Ce n’est pas le cœur qui lui manque, tu le sais. Hanna lève les<br />
yeux vers lui. Il faudrait que tu l’inspires, Jessica.<br />
68
— Que fais-tu demande-t-il en posant son cigare qu’il n’a<br />
jamais allumé.<br />
— C’est pour une société humanitaire. J’assemble des données<br />
qui vont appuyer une demande de projet de loi.<br />
— Ma fille fait de la politique.<br />
Hanna lève la tête, un sourire à demi avoué aux lèvres.<br />
— Du travail social, père. De nombreuses veuves se retrouvent<br />
sans le moindre revenu.<br />
— L’épidémie d’influenza a touché autant les hommes que<br />
les femmes, il me semble.<br />
— Il y a eu la guerre. Neuf millions de personnes ont péri<br />
dans ce conflit, surtout des hommes.<br />
— Des Allemands, soupire Joseph.<br />
— Il est mort autant de Russes que d’Allemands, père.<br />
— <strong>Le</strong>s Polonais souffrent eux aussi. <strong>Le</strong>s journaux en parlent.<br />
Joseph chasse aussitôt la préoccupation d’une question :<br />
— N’existe-t-il pas des pensions de guerre<br />
— Si l’alliance de la femme est déclarée, précise doucement<br />
sa fille en le fixant.<br />
— « Alliance déclarée », ça explique bien. C’est mieux que<br />
« officielle ». Y en a-t-il beaucoup de « non déclarées »<br />
— Mon dieu! Tellement plus que je ne l’aurais imaginé. Il y<br />
a aussi les faux.<br />
— <strong>Le</strong>s faux<br />
— <strong>Le</strong>s faux mariages. Certains messieurs se sont engagés<br />
plus d’une fois. Seul le premier en date compte. Même si la<br />
69
femme est morte depuis. Il suffit qu’elle ait été vivante quand<br />
le second contrat a été établi. C’est injuste.<br />
— Ça protège les intérêts de la communauté. <strong>Le</strong>s lois sont<br />
une chose en principe, une autre dans leur application. Mais<br />
qui va se plaindre...<br />
70<br />
— Nous, père. D’ailleurs c’est sans compter les... (Silence.)<br />
— <strong>Le</strong>s quoi<br />
Joseph ne peut effacer l’aube d’un sourire devant la pudeur<br />
de sa fille.<br />
— Bien, les femmes...<br />
— Entretenues<br />
— Exactement, approuve-t-elle, heureuse du terme proposé.<br />
— Et il y en a beaucoup<br />
— Mon dieu!<br />
— Veux-tu que je t’aide<br />
— Plus tard, pour les questions de stratégie.<br />
Joseph Feuerbach se cale dans son siège et remet le cigare<br />
éteint à sa bouche. Ils vont entrer dans Paris vers midi. <strong>Le</strong><br />
champion déteste arriver en soirée. Il aime voir le soleil se<br />
coucher avant de devoir dormir dans un nouvel endroit. Autrement,<br />
il repose avec difficulté.<br />
Hanna est absorbée par des calculs. Nez à la fenêtre, Bianca<br />
rêve. Elle a tes yeux, Jessica. <strong>Le</strong>s garçons tournent déjà autour.<br />
<strong>Le</strong> souvenir de ton sourire m’a rendu indulgent. J’ai été<br />
chanceux que tu viennes à moi.<br />
À Bruxelles, la famille Feuerbach est passée à un train<br />
français, contournant une Rhénanie agitée, selon Hanna.<br />
<strong>Le</strong> champion a profité de l’arrêt pour télégraphier à Paris,
confirmant son arrivée, donc sa participation au tournoi,<br />
comme le lui avait conseillé Reeves.<br />
<strong>Le</strong>s chroniqueurs d’échecs incluaient son nom dans la liste<br />
des participants par pur enthousiasme. À Paris, les organisateurs<br />
n’avaient reçu qu’un laconique : « J’envisage l’opportunité<br />
de participer.» Depuis, ils espèrent en secret tout en<br />
le louangeant. « Un vrai test pour un vrai champion », titrait<br />
la chronique parisienne la semaine dernière. L’énigmatique<br />
« B.D.» semblait savoir sa participation incertaine.<br />
— Keynes est le meilleur économiste que je connaisse,<br />
monsieur. Il néglige toutefois l’effet stabilisateur de la politique<br />
américaine en Europe, précise Frank.<br />
— Bref, le pire reste à venir, surtout pour les Allemands, si<br />
je vous comprend bien, conclut Joseph.<br />
— À cause des conditions inacceptables imposées à l’Allemagne.<br />
Joseph sourit et ouvre les bras, les paumes en l’air :<br />
— Une reddition, Frank. Que peut-on faire<br />
— Quand on tire un profit injuste d’une paix imposée, on<br />
prépare la guerre à long terme. La France et l’Allemagne se<br />
sont affrontées deux fois en moins de quarante-cinq ans. Durant<br />
les négociations, les Français se sont faits insistants et<br />
personne n’a écouté les Anglais. Parlez-en à Bennett.<br />
— Sera-t-il là Il ne joue presque plus.<br />
— Jill et Yasmine veulent se revoir. Cigare<br />
— Volontiers. Votre hypothèse est que l’économie industrielle<br />
accélère le cours de l’histoire. Est-ce cela, Frank<br />
Reeves acquiesce en soufflant un nuage de fumée avant de<br />
poursuivre :<br />
«<br />
71
— Regardez à quelle allure l’Amérique se développe. En<br />
Europe, malgré la guerre, les épidémies et l’émigration massive,<br />
les populations continuent à se piler sur les pieds. Un<br />
territoire économique restreint les étouffe peu à peu.<br />
— Il y aura donc une autre guerre, marmonne Joseph en<br />
allumant son cigare.<br />
— Sans une ligue des nations, oui. Plusieurs le pensent.<br />
— Mes filles…<br />
— L’Amérique est la terre du futur, monsieur.<br />
— Mais la Terre soit ronde, Frank. L’Amérique sera un jour<br />
peuplée comme l’Europe. Que se passera-t-il « à la limite »<br />
Joseph laisse la fumée du cigare envahir sa bouche. D’une<br />
visite à l’autre, entre le championnat de1895 et 1920, Joseph<br />
a eu le loisir de le constater, l’Amérique est prospère. Boston<br />
est devenue une grande ville avec des édifices en hauteur.<br />
Aucune trace de guerre en Amérique.<br />
— Je me chargerai de leurs investissements, poursuit Reeves.<br />
Un contrat simple. Mais nous n’en sommes pas là, monsieur.<br />
— Une haine collective explose brusquement et brutalement,<br />
Frank. Vos pacifiques voisins cèdent soudain sous la<br />
pression du jugement des autres. La foule libère contre vous<br />
une rancune que chacun porte contre l’inhumanité de la vie.<br />
Vous avez mentionné le manque d’espace en Europe. Cette<br />
situation cultive la haine des étrangers. L’antisémitisme<br />
couve dans les conversations de café en Allemagne depuis la<br />
fin de la guerre. Hanna aussi s’en est rendu compte, même<br />
chez certains membres de son organisation, qui se disent<br />
pourtant humanistes. Après la Russie et la France, c’est au<br />
tour de l’Allemagne.<br />
72
Ils sont au Harvard Chess Club. Après une visite de la<br />
banque, Frank l’a invité dans un restaurant français de Boston<br />
pour discuter. De leur table, ils voient l’océan. Un repas<br />
exquis. Frank a voulu faire quelques « blitz ». <strong>Le</strong> joueur a<br />
mûri sans perdre son caractère belliqueux.<br />
Champion du monde en titre, Joseph Feuerbach sera ruiné<br />
dans quelques années. <strong>Le</strong> vieux comptable qui traite ses<br />
affaires n’a ni prévu ni compris l’inflation qui mine l’Europe<br />
et l’Allemagne en particulier. Sa modeste fortune va fondre<br />
comme glace au soleil. <strong>Le</strong> calcul est élémentaire.<br />
Joseph devait se rendre à Boston et laisser ses filles seules.<br />
Une entente qu’il ne pouvait annuler malgré la mort récente<br />
de sa femme. Un emploi et une bonne action combinés, lui<br />
avait fait comprendre Hanna, si mature. Un match amical de<br />
quatre parties à l’aveugle en quatre jours avec M. C. Jones,<br />
un aveugle. Deux gains, une défaite, une nulle. <strong>Le</strong>s finales de<br />
partie l’ont sauvé. <strong>Le</strong>s deux tiers des fonds amassés sont allés<br />
à une association venant en aide aux aveugles de la Nouvelle-<br />
Angleterre. L’autre tiers a constitué la bourse de Joseph.<br />
Près de trois cent dollars, une fortune.<br />
Vérification des billets. Bianca traduit pour sa sœur les<br />
paroles du contrôleur. Elle se débrouille bien. <strong>Le</strong> banquier<br />
lui avait donné l’heure juste. Avoir l’heure juste n’oblige pas<br />
à connaître l’heure exacte, Jessica. Ce n’est pas une affaire de<br />
nombres mais de jugement. Il se décourage d’en faire la remarque<br />
à Hanna, tout à ses chiffres.<br />
Une bourse garantie en dollars américains pour mettre le<br />
titre en jeu, au cas où elles devraient émigrer. <strong>Le</strong> banquier lui<br />
avait expliqué la monnaie et l’inflation, ainsi que la nouvelle<br />
théorie économique d’un Anglais, un dénommé Keynes.<br />
»<br />
«<br />
73
— Ce sont les économistes qui ont fourni la solution aux<br />
Allemands. Plus l’inflation frappe, plus la part du budget<br />
consacrée à la dette diminue, si on la considère en monnaie<br />
allemande. <strong>Le</strong>s Français vont aller dépenser leurs francs en<br />
Allemagne, où on leur accordera un taux de change outrageux.<br />
Par le biais des banques, le gouvernement allemand<br />
retournera ces billets au gouvernement français, avec profit<br />
inflationniste. <strong>Le</strong> perdant rembourse en vendant de l’art, des<br />
bâtiments, des loisirs ou du mobilier. Certains biens et services<br />
deviendront si coûteux que les Allemands devront s’en<br />
passer alors que les visiteurs y verront des occasions.<br />
74<br />
— Des occasions, murmure Joseph.<br />
— Comme nous avons imposé un taux fixe en or à la valeur<br />
du dollar américain, ce sont Français et Anglais qui vont écoper.<br />
Une partie de l’argent reçu n’est que leur propre papiermonnaie<br />
dépensé en Allemagne<br />
— Ils ne resteront pas les bras croisés.<br />
— Non. <strong>Le</strong>s Allemands non plus, d’ailleurs. Une fièvre économique<br />
ne peut perdurer.<br />
— Et le championnat demande Feuerbach pour chasser<br />
le malaise qui l’envahit.<br />
— <strong>Le</strong>s bons dossiers sont rares. S’il surprend à Paris, Nilsson<br />
intéressera Londres, vous pouvez en être assuré. À dix<br />
contre un, je prends.<br />
— À dix, murmure Joseph. À cinq contre un, se serait déjà<br />
optimiste, Frank. Il a encore battu Itchkoff.<br />
Cigare en bouche, Feuerbach montre deux doigts.<br />
— <strong>Le</strong> maître n’est plus le même depuis votre duel. Quant<br />
aux Français, à Paris rien n’est impossible. <strong>Le</strong>ur foi semble<br />
inébranlable. Sans vouloir dénigrer Kolarov le moins du<br />
monde, je doute qu’il soit prêt avant des années.
Feuerbach sourit.<br />
— Vous êtes fort perspicace, Frank. J’ai parcouru les parties<br />
du championnat russe, commentées par Dvorek. Vous<br />
aussi, j’imagine. Très fort en théorie et excellent en calcul.<br />
Mais certaines positions qu’il privilégie sont indéfendables<br />
contre un maître d’expérience.<br />
— Certains de ses adversaires m’ont semblé faibles.<br />
— D’autres m’ont paru très prometteurs, par contre. Et<br />
Cappello<br />
— Il ne jouera pas à New York.<br />
— Ah ! Pourquoi donc <br />
— J’ai discuté avec son agent, maître Galligan. Cappello en<br />
veut aux Américains d’occuper Cuba. Par contre, la Havane<br />
est disponible.<br />
— Normal. Eising y a disputé deux matchs. Un paradis des<br />
Caraïbes.<br />
— Un duel contre Cappello, natif de l’île et champion des<br />
États-Unis, voilà une occasion en or. Une bourse de dix mille<br />
dollars assurée. Surtout si vous faites bonne figure à Paris,<br />
glisse Reeves.<br />
Feuerbach expulse lentement la fumée tout en éteignant<br />
son cigare à petits coups de pilon.<br />
— Je vais gagner.<br />
— À la Feuerbach<br />
<strong>Le</strong> banquier frisonne. Reeves sait ce que signifie affronter<br />
Joseph Feuerbach, il s’est fait massacrer en match de championnat.<br />
75
— Oui, à la Feuerbach, comme disent les chroniqueurs.<br />
Mais je veux vingt mille dollars, Frank. J’ai deux filles. Vingt<br />
mille.<br />
Joseph remet le cigare éteint à ses lèvres et appuie la tête<br />
contre le dossier moelleux de la banquette. Depuis le compartiment,<br />
on entend quelqu’un jouer de cet instrument à<br />
vent inventé par un dénommé Sax. Un air dont Joseph saisit<br />
mal la lente mélodie.<br />
Perdre le titre. Après toute ces années. <strong>Le</strong> souvenir de Eising<br />
le fait frissonner. Vais-je finir comme lui, Jessica <br />
Montréal, 1895. La deuxième portion du match de championnat<br />
du monde se joue dans un café, rue Sainte-Catherine,<br />
près de l’université McGill. Après la comète Morphy<br />
et les élucubrations de Paulsen sur sa légitimité au titre,<br />
l’Amérique s’intéresse au match entre Joseph Feuerbach et<br />
Wilhelm Eising, champion en titre. <strong>Le</strong>s Juifs de New York<br />
et Montréal offrent le transport, le gîte et une bourse honorable.<br />
Eising est d’autant théoricien que compétiteur. Sa méthode<br />
de jeu est lente et peu opportuniste pour qui doit vivre<br />
du jeu. À quarante-neuf ans, pauvre, il accepte de mettre son<br />
titre en jeu. La première portion du match au club d’échecs<br />
de Manhattan s’est soldée par deux victoires contre une en<br />
faveur de l’aspirant, cinq parties se sont terminées nulles.<br />
La pause de quelques jours avant la reprise des hostilités<br />
en terre canadienne permet au jeune Feuerbach de faire<br />
le point. Eising s’entête dans de vieilles ouvertures et des<br />
structures de pions statiques. Il manque de souplesse mentale<br />
et semble incapable de s’ajuster aux nouvelles énigmes<br />
que lui pose son adversaire. De jouer partie après partie<br />
contre un même adversaire, solide dans tous les aspects du<br />
76<br />
»<br />
«
jeu, a fait comprendre à Joseph que chaque joueur possède<br />
sa manière propre de conquérir : une vision de la guerre, un<br />
tempérament, une stratégie et des soldats privilégiés ; bref,<br />
une personnalité. Pour vaincre à forces égales, il faut devenir<br />
psychologue. Proposer un terrain de guerre déplaisant,<br />
où les manœuvres préférées de l’adversaire seront inopportunes,<br />
ou encore opter pour un coup qu’il juge inférieur par<br />
simple préjugé.<br />
« «<br />
— Vous n’saviez pas Van Shelpt a horreur d’la Petroff.<br />
— Non. Je ne l’ai affronté qu’une fois.<br />
— Un pion dame, j’sais. Belle partie. Pour van Shelpt, j’l’ai<br />
lu dans un artic’ français. Même dédain des quat’ cavaliers.<br />
— Il n’aime pas les ouvertures symétriques. Et pourquoi<br />
donc <br />
— Sais pas. Un simple préjugé.<br />
— Un « préjugé ». Vor urteil<br />
Koltanovski ne parle pas anglais. Parmi les plus jeunes<br />
participants à cette première édition du tournoi de Hasting<br />
en 1890, lui et Joseph passent du temps à analyser tout en<br />
conversant. Feuerbach en profite pour améliorer son français<br />
mais la prononciation de Koltanovski l’oblige à une<br />
écoute attentive. <strong>Le</strong> Français est un jeune colosse qui travaille<br />
dans une mine et profite d’un congé exceptionnel pour<br />
jouer à Hasting. Il terminera sixième, un exploit colossal<br />
pour un ouvrier qui pratique peu.<br />
<strong>Le</strong> terme « préjugé » fascine le jeune Feuerbach qui<br />
conclut pour Koltanovski :<br />
— C’est un préjugé qui a tué mon père. C’était un « Juif ».<br />
77
— Ouais, beaucoup de préjugés envers les Juifs. C’t’un préjugé<br />
qui r’fuse le droit d’négocier aux travailleurs,.<br />
À la reprise, le duel devient un massacre. Eising déprime,<br />
la bourse du perdant n’est que la moitié de celle du vainqueur.<br />
Feuerbach ne concède que quatre nulles, dont deux<br />
obtenues in extremis par Eising, en grand champion. Joseph<br />
remporte les quatre autres joutes aux poings. Il atteint<br />
le nombre magique de six victoires, à la fois grisé et confus<br />
devant le fait accompli : sur l’échiquier, un cavalier de Feuerbach<br />
fourchette roi et tour adverses, signant sa sixième victoire.<br />
À chaque partie, le champion du monde est tombé sous<br />
les coups de l’aspirant, s’est relevé en milieu de partie pour<br />
parfois annuler grâce à une défense ingénieuse. <strong>Le</strong>s autres<br />
fois, replié dans un coin du ring, il encaisse les attaques du<br />
jeune homme dans des finales impossibles à tenir. Mais jamais<br />
Eising n’a laissé Feuerbach l’abattre en milieu de partie.<br />
Round après round, Eising est retourné au combat amoché,<br />
luttant d’instinct, miné par une profonde incompréhension<br />
de la situation.<br />
Joseph entend la tête du roi ennemi cogner contre l’échiquier,<br />
rappelant le son du marteau qui condamna son père à<br />
une honte injuste.<br />
— C’est fini, murmure Eising. Vous êtes le champion.<br />
Il tend une main branlante d’émotion…<br />
— …au nouveau champion du monde, Joseph Feuerbach!<br />
comme le célèbre déjà à haute voix un partisan enthousiaste.<br />
Et hors propos.<br />
»<br />
»<br />
78
Angleterre, printemps 1900. Un début de siècle exceptionnellement<br />
pluvieux. Joseph Feuerbach marche dans<br />
les corridors d’un hôpital universitaire affilié à Cambridge.<br />
Borj Nilsson l’accompagne. Ils ont fait connaissance dans<br />
un café tout près. Joseph y était entré le temps de reprendre<br />
son souffle. Il profite du tournoi de Londres, où il est traité<br />
comme un roi, pour rendre visite à Eising, qu’on dit « aliéné ».<br />
Au café, Nilsson était attablé devant un curieux quadrillage<br />
de dix-huit cases de côté. <strong>Le</strong>s deux joueurs placent tour à<br />
tour des jetons, blancs pour l’un, noirs pour l’autre, aux intersections<br />
des cases, et non sur les cases. Amusé, Joseph<br />
s’est approché et découvre le jeu de Go ainsi qu’un homme<br />
remarquable. Lors de leur première rencontre à Berlin durant<br />
la guerre, Feuerbach comprendra que le jeune Nilsson<br />
qu’il peine à battre est le fils du Borj Nilsson qu’il a rencontré<br />
dans un autre café, près de Cambridge, dix-sept ans plus tôt.<br />
Un gardien les mène à travers des corridors en vieilles<br />
pierres vers l’étage « inférieur », terme qui fait tressaillir Joseph,<br />
puis vers l’aile à sécurité « maximale », d’une inhumanité<br />
immaculée.<br />
— Il est calme en ce moment, commente le préposé en<br />
marchant. Il joue.<br />
— Joue questionne Nilsson.<br />
— Aux échecs.<br />
— Seul<br />
— Il analyse, précise Feuerbach.<br />
— Non, monsieur. Il joue contre Dieu, précise leur guide,<br />
les yeux au plafond.<br />
La cadence de leurs pas sur les dalles propres. Des portes<br />
défilent, toutes identiques, munies d’une lucarne carrée fermée<br />
à la hauteur des yeux. <strong>Le</strong> trio s’arrête devant le numéro<br />
14. En glissant de côté, le carré de bois libère une fenêtre<br />
79
grillagée. À l’intérieur, les murs, le sol et le plafond sont recouverts<br />
d’une toile rigide bourrée de laine ou de coton brut.<br />
80<br />
— Dame prend pion cavalier.<br />
À travers la porte, il reconnaît la voix d’Eising. Mais le ton<br />
morne de sa voix fait frissonner Joseph.<br />
— Puis-je entrer<br />
— Si vous le désirez, monsieur. Mais je dois refermer.<br />
— Et alors J’y vais seul, ajoute-t-il à l’endroit de Nilsson.<br />
— Criez s’il y a un problème, insiste le préposé.<br />
— Que voulez-vous qu’il arrive demande Joseph, les bras<br />
ouverts.<br />
Wilhelm Eising, ex-champion du monde, est assis par<br />
terre dos au mur, les yeux fermés, un échiquier de carton devant<br />
lui. Joseph peine à discerner son ancien rival dans ce<br />
vieillard décharné aux cheveux jaunis. Sur l’échiquier, Joseph<br />
reconnaît une variante du contre-gambit Eising, réfutée<br />
par Culbertson à Hasting en 1890. <strong>Le</strong> dernier coup joué<br />
reprend un pion, mais constitue une erreur : il permet aux<br />
blancs de mettre leurs tours en jeu en attaquant la dame adverse,<br />
un thème connu.<br />
— Tour dame à cavalier dame, annonce Eising, les yeux sur<br />
l’échiquier.<br />
Feuerbach s’agenouille. Soudain, Eising exécute le coup et<br />
attend. <strong>Le</strong> visiteur sursaute.<br />
— Vais-je devenir comme toi quand ce sera mon tour<br />
La question le surprend lui-même. Eising ne semble pas<br />
s’être aperçu de sa présence. Joseph scrute un moment<br />
l’homme au regard perdu. Celui qui a découvert la loi d’harmonie<br />
entre les pièces et la structure de pions ; celui qui a<br />
réfuté nombre d’attaques aux assises mal assurées ; celui qui
a brillamment démontré que l’espace se gagne progressivement<br />
par l’avance de pions : le Philidor de la modernité.<br />
Feuerbach se relève et demande qu’on ouvre. Il entend<br />
derrière lui : « Dame prend tour ». Un sacrifice de dame Il<br />
veut retourner à l’échiquier mais le regard perdu du vieillard<br />
le décourage. Contre Dieu. Il est fou.<br />
Paquebot Majestic,<br />
treize heures vingt-deux, heure de Paris.<br />
La porte de la cabine est restée ouverte. Frank approche à<br />
pas feutrés. Il est allé voir le télégraphiste. <strong>Le</strong> steward était<br />
venu lui porter un message en provenance de Paris à leur<br />
table, devant Jill.<br />
— Il faut que je télégraphie notre arrivée, pour confirmer.<br />
<strong>Le</strong>s journaux.<br />
Quand on ment, il y a toujours des imprévus et Frank<br />
déteste être pris au dépourvu. Chez la couturière, il s’était<br />
presque fait prendre la robe de mariée à la main. Cacher<br />
derrière un rideau, il écoutait la pauvre Jill questionner la<br />
dame. Son coeur avait failli céder. <strong>Le</strong>s quelques jours d’attente<br />
avaient rendu leur gratification. D’abord offusquée<br />
qu’il sorte de la garde-robe – de se rappeler sa réaction le<br />
fait sourire – Jill avait rougie de se sentir regardée en jeune<br />
mariée. Il ne se rappelle plus ce qu’il avait dit alors mais elle<br />
s’était blottie contre lui, toute chaude.<br />
Du corridor, il observe son épouse devant l’échiquier posé<br />
sur une petite table à café. Elle a rangé le veston qu’il avait<br />
laissé sur le lit. Tout en fixant la position, elle enlève lentement<br />
son gant gauche, glissant le tissu, un doigt à la fois, à petits<br />
coups. Elle se prépare pour l’amour. <strong>Le</strong> gant enfin enlevé,<br />
elle hésite avant de tendre la main vers un pion noir.<br />
— Que tu es belle mon amour.<br />
81
Elle pivote de la taille, amusée d’avoir sursauté :<br />
— Je ne t’ai pas entendu.<br />
Sa voix est basse et chaude.<br />
— Qu’est-ce qui te chicote <br />
— C’est...<br />
Elle pivote vers l’échiquier de la taille et pointe. Frank raffole<br />
de ce geste.<br />
— <strong>Le</strong> pion a été déplacé, il me semble.<br />
— Tu te rappelles la position de Chigorin dans l’espagnole.<br />
Devant sa moue, il ajoute :<br />
— Ta mémoire est excellente, amour, je t’assure.<br />
<strong>Le</strong>s mains posées sur son torse, la tête relevée, ses yeux<br />
dans les siens, Jill l’embrasse du bout des lèvres.<br />
— C’est un gambit de pion. Regarde. Après l’échange de<br />
pions, le cavalier blanc capture le pion roi. Suit cavalier<br />
prend cavalier puis tour prend cavalier.<br />
Tout en expliquant, Frank déplace les pièces, lentement,<br />
pointant celles qui menacent et celles menacées. Jill suit<br />
aisément. L’exercice apparaît déroutant au début mais elle<br />
s’est habituée à visualiser les déplacements possibles des<br />
pièces et les conséquences qui s’ensuivent. Suffisant pour<br />
battre les joueuses de son cercle d’amies. Ce qu’elle ne lui révélera<br />
jamais.<br />
— <strong>Le</strong> cavalier est en prise, il faut le replacer. Mais après, ce<br />
fou (qu’il pointe) va attaquer (il pointe une case) la tour et les<br />
forces noires sont mobilisées contre le roi blanc.<br />
— <strong>Le</strong>s noirs sacrifient-ils leur dame<br />
82
Avec Jill toute conversation tourne irrémédiablement au<br />
dialogue intime.<br />
— Non, c’est la reine qui mate dans le gambit Reeves.<br />
— Et qui se fait mater cette fois<br />
— Roberto Cappello. L’élégant.<br />
Train vers Paris, sud de la France,<br />
quatorze heures quatre, heure de Paris.<br />
Madeleine s’est levée pour aller chercher « de quoi écrire »,<br />
a-t-elle précisé. Penchée de dos, sa fleur éclose bien en vue,<br />
elle a retiré d’un sac le « de quoi écrire » et est revenue se coucher,<br />
la tête appuyée à son épaule, devenue coussin. Depuis,<br />
elle griffonne, peinant à trouver les bons mots.<br />
La robe est demeurée par terre où d’autres vêtements l’ont<br />
rejointe. Étendue nue contre lui, « mademoiselle » Madeleine<br />
est entrée en scène après l’amour pour raconter sa vie.<br />
— À qui écris-tou <br />
— À mon époux. C’est Jacques qui organise le tournoi. <strong>Le</strong><br />
savais-tu<br />
— Tou parle dé céloui dé Paris <br />
— Mais bien sûr! <strong>Le</strong> tournoi d’échecs. Où tu t’en vas jouer.<br />
— …<br />
— Non<br />
— Vais-je devoir vous cacher sous mes jupons demandet-elle,<br />
amusée.<br />
«<br />
De toute évidence, signor Belladona ne l’a pas reconnue.<br />
83
Madeleine en a rêvé du beau Miguel qu’elle épiait à Rome<br />
l’an passé. Un mètre soixante-sept, les cheveux noirs bouclés,<br />
les yeux d’un velours marron, les épaules carrées et une<br />
taille tout en muscles avec des fesses de travesti et des mains<br />
à soulever des tonnes de cristal. <strong>Le</strong> voilà miraculeusement<br />
apparu devant elle, quémandant son aide. Noé ne fut pas<br />
plus heureux de voir le soleil percer les nuages. Mais déjà on<br />
cogne aux portes. Elle se retourne :<br />
— Aidez-moi.<br />
…à enlever sa robe. Merci madone.<br />
Quand elle entrouvre, à demi vêtue, le spectacle enflamme<br />
le carabinier qui balbutie.<br />
— J’aurais crié, le gronde-t-elle. Je suis comtesse.<br />
La porte refermée, ils s’étaient retrouvés face à face.<br />
Âgée de trente huit ans, Madeleine est bel et bien comtesse.<br />
Mais à Paris, où le titre perd du prestige à la bourse<br />
démocratique. Sans enfant, madame se dira mariée à une<br />
fortune et baisée par contrat. Une tristesse d’âme qui avoue<br />
une innocence sans rêve, balayée par le sourire amer d’une<br />
habitude à s’engourdir le cœur.<br />
Une fois épuisés, ils se sont mis à parler. La comtesse a<br />
laissé place à une demoiselle qui module ses émotions en<br />
fredonnant.<br />
Madame a obtenu un répit de deux semaines à Venise<br />
pendant que « lui » prépare « son » tournoi; mademoiselle<br />
aime a souligner certains termes. D’ailleurs, la tournure des<br />
phrases trahit des origines modestes et un manque à aimer.<br />
L’adonis portugais qui devait la rejoindre à Venise, mauvais<br />
chanteur mais un bijou au lit, lui a fait faux bond, lui confiet-elle<br />
sans pudeur.<br />
84
— Il a plu presque deux semaines durant. Un record. C’est<br />
si triste Venise sous la pluie, soupire la demoiselle. Il y a déjà<br />
tant d’eau.<br />
Des mots fredonnés d’une voix claire. Miguel en a un froid<br />
au cœur. D’instinct il l’embrasse.<br />
— Non. Comment sait-elle que je joue aux échecs J’avais<br />
l’intention d’aller voir mais jé né joue pas.<br />
Reprenant un moment la scène, la comtesse se plainte du<br />
long mois de mondanités assommantes qui l’attend à Paris.<br />
Elle allait s’assoupir quand il s’est introduit dans sa cabine<br />
personnelle, incluant couchette. Au travers la conversation,<br />
Belladona a compris que le comte aime le jeu d’échecs et que<br />
pour madame, un joueur est aussi attirant qu’un épouvantail<br />
sous la pluie dans un dépotoir. En résumé. « Avant Rome »<br />
a-t-elle précisé, fondant son regard dans le sien, ses seins<br />
contre sa poitrine.<br />
Rome, ça lui revient.<br />
— Qui est ton époux<br />
— Mais le comte Jacques Dumoulin, voyons.<br />
— Dumoulin! Avons-nous (sa main va et vient de lui à elle)<br />
été présentés à Rome<br />
— Non, mais…<br />
La demoiselle baisse les yeux, marque une pause puis les<br />
relève vers lui.<br />
— Qu’est-ce qué tou loui racontes à ton époux dans ton<br />
message<br />
Elle se redresse, s’appuie sur lui et regarde le fond de ses<br />
yeux comme s’ils étaient des trous de serrure, une curiosité<br />
de petite fille au visage.<br />
»<br />
85
Sa carrière avait servi de présentoir. Jeune fille choyée<br />
pour sa beauté., elle fut une très brève étoile de la scène artistique.<br />
Une voix juste, une taille de guêpe et une poitrine<br />
parfaite suffirent à la caser dans la haute, a compris Miguel.<br />
Sa manœuvra ferme pour que sa « poupée » réussisse.<br />
Une fois mariée, la vie dans une grande demeure en quartier<br />
cossu s’avère un enfer de solitude pour la comtesse.<br />
Déçue par son mari, elle finit par trouver une échappatoire<br />
à l’ennui en de rares infidélités, s’étonnant d’être si disposée<br />
au plaisir. Elle avait chanté l’amour, là elle le gémissait.<br />
Des candidats de qualité se proposent dès qu’ils devinent la<br />
comtesse à portée de mains. Mais Madeleine courtise déjà<br />
la trentaine et l’amour roucoulé un instant se révèle fade et<br />
amer à répétition. Rien à voir avec le rêve d’amour qu’elle<br />
avait chanté.<br />
— Je lui écris que… (madame lit) j’ai fait la connaissance<br />
d’un charmant joueur d’échecs qui, je l’espère… puisque tu<br />
ne joues pas, explique-t-elle en levant les yeux.<br />
— Tou espères<br />
— … qui (elle lit), je l’espère, pourra participer à ton tournoi<br />
car…<br />
La lettre se termine là.<br />
— C’est inoutile. Un tournoi cé né pas oune réception<br />
— Tu ne veux pas jouer<br />
— Ça né changéra rien. (il hausse les épaules) Car quoi<br />
Miguel pointe la lettre de la tête.<br />
— Je pensais mettre « car il est d’excellante compagnie ».<br />
Ça te va <br />
— D’excélente compagnie. En clair<br />
86
— Que je t’adore, amour, fredonne la demoiselle de sa voix<br />
claire, la bouche tendue, les yeux brillants, prête à être croquée<br />
à nouveau.<br />
Paquebot Majestic, quinze heures cinquante,<br />
heure de Paris.<br />
Frank dort et Jill hésite à le réveiller. <strong>Le</strong> télégramme. La<br />
poche de chemise. Jill avait senti la gêne de son mari devant le<br />
steward, télégramme tendu. Étonnée qu’il pense devoir s’expliquer,<br />
elle a compris qu’il préparait une surprise. Coupable<br />
de songer lire en cachette, l’excitation que ravive le souvenir<br />
du carnet la gagne. Elle se glisse doucement hors du lit,<br />
ramasse la chemise, trouve le pli, l’ouvre et blanchit : « <strong>Le</strong>s<br />
enfants ont hâte de vous revoir. J’espère que votre femme n’a<br />
pas découvert notre petit secret. Chantal. »<br />
87
<strong>Le</strong> Phare parisien 16 juin 1920 Politique et Vie sociale page 3<br />
<strong>Le</strong> général Wrangel<br />
avance<br />
88<br />
serait question de le relire.<br />
<strong>Le</strong> gouvernement français<br />
ne songe certainement pas à<br />
envisager cette éventualité.<br />
Mais les faits sont là : les nationalistes<br />
turcs sont maîtres<br />
de l’Asie Mineure et se sont<br />
même emparés de l’île de<br />
Marmara. La France, qui<br />
supportait toutes les charges<br />
militaires d’une politique<br />
qu’elle n’a pas inventée, a<br />
conclu avec Mustapha Kemal<br />
un armistice.<br />
Constantinople, 12 juin<br />
Un communiqué du 8<br />
juin annonce que l’offensive<br />
du général Wrangel, chef de<br />
l’ancienne armée Denikine<br />
continue avec succès.<br />
<strong>Le</strong>s cosaques du Kouban<br />
et d’Astrakhan, après la défaite<br />
des Rouges à Nova-<br />
Alexïevka poursuivent l’ennemi.<br />
La France conservera<br />
<strong>Le</strong> champ de bataille est<br />
son point de vue qui est<br />
couvert de cadavres ennemis.<br />
<strong>Le</strong>s troupes du général<br />
d’agir partout en parfait accord<br />
avec ses Alliés, mais<br />
Wrangel ont fait 1,500 prisonniers,<br />
capturé cinq ca-<br />
elle n’enverra pas quelques<br />
centaines de mille hommes<br />
nons et trois autos blindées.<br />
contre les nationalistes turcs.<br />
<strong>Le</strong> plus puissant groupe<br />
Ce serait s’exposer imprudemment<br />
au reproche d’im-<br />
rouge a été mis en déroute.<br />
Au cours de l’offensive périalisme. Mieux vaut essayer<br />
d’avoir une politique<br />
commencée le 7 juin, les<br />
troupes du général Koutepoff en Orient. C’est ce que nos<br />
ont fait 3,500 prisonniers représentants demandaient<br />
et pris 25 canons, un grand l’année dernière.<br />
nombre de mitrailleuses,<br />
6 autos blindées et fait du Évacuation de Baloum<br />
butin. <strong>Le</strong> général Wrangel<br />
Londres, 15 juin<br />
dirige en personne les opérations.<br />
<strong>Le</strong> Daily Mail annonce<br />
que les troupes britanniques<br />
Traité avec la Turquie vont évacuer Batoum. <strong>Le</strong>s<br />
derniers détachements des<br />
<strong>Le</strong> grand vizir Ferid pacha,<br />
bien que personne ne<br />
2,000 hommes qui s’y trouvent<br />
auraient quitté ce port<br />
l’ait invité, est en route pour<br />
dans une quinzaine de jours.<br />
Paris. M. Venizelos est en<br />
<strong>Le</strong>ur sécurité est en danger<br />
depuis l’occupation de<br />
Angleterre. <strong>Le</strong> traité avec la<br />
Turquie n’est pas encore signé<br />
et déjà, si l’on en croit<br />
Bakou par les bolchevistes.<br />
des dépêches de Londres, il<br />
La chronique a B.D.<br />
Mark Dvorák n’est plus !<br />
<strong>Le</strong> monde échiquéen a appris<br />
une triste nouvelle hier<br />
soir quand les télégraphistes<br />
d’Europe ont fait courir l’information<br />
que le maître russe<br />
Mark Dvorek était décédé<br />
d’un cancer à la tête dans<br />
la nuit de dimanche à lundi.<br />
Il semble que les médecins<br />
aient décelé la tumeur il y a<br />
deux mois déjà mais qu’une<br />
opération n’avait pas été envisagée<br />
vu l’étendue des tissus<br />
endommagés.<br />
Mark Dvorek (1867-1920)<br />
est devenu une figure dominante<br />
des échecs au tournoi<br />
de Hastings en 1890, qu’il<br />
remporta à la surprise générale,<br />
devançant d’un maigre<br />
demi-point le jeune Allemand<br />
Joseph Feuerbach. <strong>Le</strong><br />
duo de tête avait outrageusement<br />
déclassé les vieux<br />
maîtres, laissant le champion<br />
du monde Wilhelm<br />
Eising un point derrière.<br />
Dvorek fut le premier prétendant<br />
au trône du nouveau<br />
roi en juin 1900 à Saint-Pétersbourg,<br />
où Feuerbach le<br />
battit 7 à 3. <strong>Le</strong> maître russe<br />
fut champion de monde des<br />
échecs par correspondance<br />
entre 1897 et 1906, produisant<br />
de superbes combinaisons<br />
en fin de parties.<br />
Originaire de <strong>Le</strong>ttonie, ce<br />
calculateur de génie a gagné<br />
le championnat de la Russie
16 e annee Vol. 3 N° 183 15 centimes <strong>Le</strong> quotidien de la capitale<br />
à sept reprises.<br />
À la demande expresse du<br />
baron Duquesne, le comte<br />
Jacques Dumoulin complétera<br />
la grille de départ. <strong>Le</strong><br />
coloré promoteur de l’événement<br />
de s’exclamer : « Ce<br />
tournoi est désormais français<br />
!» Je vous laisse méditer<br />
ce commentaire, amis<br />
lecteurs.<br />
Dans la position ci-dessus,<br />
Chigorin a raté la suite<br />
1..Th1+ ! 2.CxT Fh2+ !<br />
3.RxF Th8+ 4.Rg3 (si 4.Rg1<br />
alors TxC #) Cf5+ 5.Rf4 (ou<br />
Rg4) Th4 #.<br />
<strong>Le</strong> thème d’aujourd’hui<br />
comporte lui aussi une déviation.<br />
<strong>Le</strong> trait est aux<br />
blancs.<br />
La position c-dessus est<br />
survenue dans une partie<br />
jouée entre Culbertson<br />
et Englisch à Londres en<br />
1883. <strong>Le</strong>s blancs ont trouvé :<br />
1.Db5! DxD 2.c8D+ Rf7<br />
3.De6+ RxD 4.Cc7+ qui récupère<br />
la dame avec un gain<br />
de cavalier. Une manœuvre<br />
digne du cardinal de Richelieu.<br />
Carnet mondain<br />
M. Léon Bourgeois a quitté Paris, accompagné de M. de<br />
La Pradelle, pour se rendre à La Haye. Il préside aujourd’hui<br />
la séance d’inauguration des travaux de la session préparatoire<br />
constitutive de la Cour de justice internationale.<br />
<strong>Le</strong> prince héritier de Kapurthala a quitté Paris hier, se<br />
rendant à Londres par voie des airs.<br />
Au jour le jour<br />
Féminisme<br />
Toutes les féministes n’ont<br />
point accompagné à Genève<br />
M. Justin Godard, délégué<br />
du gouvernement français au<br />
congrès qui vient de finir : «<br />
Pour le suffrage des femmes<br />
». Beaucoup de militantes<br />
étaient restées à Paris et<br />
quelques-unes d’entre elles<br />
avaient collé, sur les bancs<br />
de certaines avenues, des<br />
papillons en papier, rouges,<br />
bleus, verts, signifiants que<br />
si les femmes votaient tout<br />
irait mieux et que les salaires<br />
seraient égaux.<br />
Quelles garanties offrent<br />
les féministes que les espérances<br />
fondées sur leurs<br />
promesses ne seront pas<br />
frustrées Depuis longtemps,<br />
dans presque toutes les administrations,<br />
le règne de la<br />
femme est arrivé, sans que la<br />
vie en soit embellie.<br />
Mme Théodoropoulos,<br />
déléguée de la Grèce au<br />
congrès de Genève, a eu une<br />
parole profonde : « Nous ne<br />
pouvons essayer de réformer<br />
le monde, si nous ne nous<br />
réformons d’abord nousmêmes<br />
»<br />
Il est inutile de remplacer<br />
uniquement les défauts des<br />
hommes par les défauts des<br />
femmes.<br />
Hélène du Taillis<br />
89
90<br />
Gare du Havre, huit heure onze<br />
Au quai d’embarquement, les bras croisés, John Nilsson<br />
observe la foule s’engouffrer dans les wagons. Il a passé la<br />
journée d’hier près du port dans le rappel du passé à la suite<br />
d’une remarque de Bennett.<br />
— Il aimerait voir ce qu’est devenu ce jeune homme maigre<br />
qui allait à la guerre avec un jeu d’échecs sans se soucier des<br />
sous-marins.<br />
Perdu dans le fouillis des moutons qui s’agitent et s’inquiètent<br />
des meilleurs pâturages où brouter un sommeil vitré,<br />
l’Anglais filiforme attend son pré négligé. Il y trouvera<br />
au moins la tranquillité. Un obèse le bouscule. <strong>Le</strong> train, c’est<br />
le transport en troupeau; on y devient bovin de mentalité.<br />
Jamais seul ni vraiment chez soi. L’homme dont parlait lord<br />
Bennett est le capitaine du navire norvégien qui avait cueilli<br />
John en Angleterre quand il était parti en mission.<br />
<strong>Le</strong> train s’amène. À chaque fois le souvenir resurgit avec<br />
force.<br />
<strong>Le</strong> trajet entre Heide et Hambourg est peu emprunté de<br />
nuit. Des militaires en permission grondent contre la guerre<br />
sous la lumière blafarde, dans un nuage de fumée de cigarettes<br />
et d’odeurs d’hommes. John s’est installé dans un coin<br />
avec le journal local. Il est seul, loin de chez lui, sa sœur est<br />
internée, c’est la guerre et il n’a pas encore dix-huit ans. <strong>Le</strong>s<br />
militaires ont travaillé son personnage de joueur en deuil<br />
avec décor et acteurs. Lord Bennett a fait de lui un adversaire<br />
aguerri.<br />
À la vue des côtes allemandes après des mois de préparation,<br />
le jeune Nilsson avait été saisi d’angoisse d’avoir à entrer<br />
en scène. Une première ne se simule pas. Dans le train,<br />
la nuit venue, ses parents lui manquèrent terriblement. Re-<br />
«
tiré en lui-même, il comprit alors le sens d’une remarque du<br />
père Thomas : tout traître est un être qui pose.<br />
Il y a trois ans à peine. John est devenu un joueur de haut<br />
calibre et Anne l’attend à Paris. La lettre … Dans le train. À<br />
travers un nuage de voyageurs, il aperçoit le loup et son canard.<br />
Ils sont suivis d’un chariot gorgé de bagages. John a<br />
reconnu le fameux Frank Reeves, le plus grand joueur d’attaque<br />
de son époque. La réussite matérielle du banquier est<br />
manifeste. Se sentant regardé, l’Américain tourne la tête.<br />
Nilsson le salue.<br />
<strong>Le</strong>s présentations faites, le couple invite Nilsson à partager<br />
leur confort. Monsieur loge sa dame en privé. Ils ont opté<br />
eux aussi pour une nuit au bord de la mer avant de joindre<br />
la capitale. Un pèlerinage, semble-t-il. L’attention exigée par<br />
leurs nombreux ustensiles de voyage a absorbé le couple et<br />
dissipé le sujet.<br />
»<br />
Manoir du baron Christian Duquesne,<br />
Paris, dix heures deux<br />
<strong>Le</strong>s ancêtres du baron Christian Duquesne étaient d’ambitieux<br />
marins qui avaient contribué à l’expansion coloniale et<br />
pris titres et terres sous les Louis. La branche parisienne survécut<br />
à la Révolution grâce au génie de Raymond Duquesne,<br />
le grand-père de Christian, qui comprit les avantages d’un<br />
droit social correctement rédigé sur un droit ancestral mal<br />
justifié. Riche de son manoir et d’investissements boursiers,<br />
le baron entretient un minuscule terroir.<br />
— Un titre, c’est un manoir avec de la terre autour. Autrement<br />
ce n’est qu’une perruque, s’amuse-t-il à clamer.<br />
91
De « compte », cette perruque, s’amuse mentalement Christian,<br />
debout entre les doubles portes massives en chêne ornées<br />
de vitraux dix-huitième en parfait état. Il regarde le<br />
comte Dumoulin marcher vers une limousine qui attend.<br />
Un mètre soixante-quinze, le comte, cinquante-six ans, ridé<br />
et voûté par le travail. Une perte de poids qui flétrit la peau.<br />
Une momie. Enfin. En exagérant bien sûr. Dumoulin prend<br />
la vie comme sa soupe, du bout de la cuillère. Très instructif<br />
de regarder quelqu’un attaquer une soupe. Jacques, c’est à la<br />
petite cuillère, sans bruit, en soufflant d’abord consciencieusement.<br />
Une publicité pour les échecs ce Russe ! Pas besoin d’être<br />
discret sur le sujet. Si Kolarov est de la graine de champion,<br />
bien sûr. Là, faut voir.<br />
<strong>Le</strong> baron ne peut dire ce que vaut le Russe, lui-même n’est<br />
qu’un bon amateur, sans plus. Mais leur poulain est très fort.<br />
Christian l’a vu démolir tous les coqs locaux. Même Ducrocq<br />
en arrache.<br />
Bien cambré dans son complet gris rayé, son ventre replet<br />
gainé, la moustache finement taillée et les cheveux d’un<br />
blanc soyeux, le baron a l’habitude de clamer au café :<br />
— L’important dans une partie d’échecs, c’est l’attention de<br />
spectateurs ignares, des commentaires amusants pour la galerie<br />
et, surtout, une bonne poire en face de soi! <strong>Le</strong>s maîtres,<br />
à éviter. Ils étudient, les coquins.<br />
Laïus qu’il termine à l’occasion la main déjà haut levée<br />
par :<br />
92<br />
— Garçon! La tournée du baron.<br />
La limousine démarre. Dumoulin le salue par la vitre. Sa<br />
femme, ça fait belle lurette qu’il l’a déçue avec sa petite nature.<br />
Il en a fait un diable dépensier et adultère. <strong>Le</strong> pauvre! Comme il<br />
la chérit sa petite chanteuse. Quelle poitrine ! Chez une femme,<br />
ça ne ment pas. Lui, du coffre, faudra attendre l’enterrement<br />
pour qu’il en ait.
En rentrant au salon, s’oubliant, il poursuit à voix haute :<br />
— L’important, ce n’est pas que ce Russe devienne champion<br />
du monde, c’est que sa présence suscite un enthousiasme<br />
fr..rançais. <strong>Le</strong> temps nous donnera un champion,<br />
mais français, pardi! Ce Russe, c’est du vol d’information,<br />
voilà tout..<br />
— Monsieur.<br />
— Oh! Ducrocq. Vous voilà. Je ne vous ai pas entendu.<br />
Un télégramme est arrivé de Bruxelles. Attendez, je l’ai ici.<br />
(Christian fouille ses poches.) Dumoulin vient de me le remettre.<br />
<strong>Le</strong> voilà ! Il l’a reçu hier mais il a oublié. Une chance<br />
que le train a été retardé!<br />
— Retardé Une grève Mais pour quelle raison<br />
— Un petit pont endommagé, semble-t-il.<br />
Duquesne scrute le jeune homme qui lit. Ducrocq vient<br />
d’avoir vingt-deux ans et travaille un diplôme d’université en<br />
politique. Des mains de femme et un corps frêle. De loin, ce<br />
n’est plus qu’une tête aux généreuses boucles brunes. Toujours<br />
habillé correctement, sans prétention, sans étiquette.<br />
Devant Bénédict, Christian se sent toujours un peu idiot.<br />
— Remettez-le à Kolarov, il s’exhibe cet après-midi.<br />
— Oui monsieur, au palais des « exhibitions ».<br />
-Voilà, sourit le baron, radieux. Mais vous déjeunez avec<br />
moi avant. Vous me donnerez une leçon d’échecs ce faisant.<br />
Mais attention, c’est secret. Ma réputation, pardi ! Et je paie<br />
quand je perds. Faut que ça vive la jeunesse.<br />
Train Havre-Paris, dix heures onze<br />
Pendant que son époux installe l’échiquier et place une<br />
position, Nilsson s’attarde à madame Reeves qui rédige une<br />
93
lettre, confortablement installée dans son coin coin, plume<br />
en main, maquillée, enrobée de tissus, de bijoux discrets et<br />
d’un parfum citronné. Un bref instant, elle a fixé son mari,<br />
une inquiétude dans l’œil. Une intelligence en retrait dans le<br />
train train qui roule.<br />
Quand on chemine insouciant sur un sentier cahoteux,<br />
une cheville tordue vous rappelle à vos pas. Par contre, à trop<br />
porter attention au chemin, on perd de vue le lointain, d’où<br />
l’intérêt de suivre une route, avait un jour commenté frère<br />
Thomas. En route pour Hambourg, John avait compris que<br />
l’usage du train se passe de sagesse. Il marche à votre place<br />
et se rend inexorablement à destination. Dans l’esprit du<br />
Bouddha, le « chemin de fer » est une certitude sans destinée.<br />
Dépouillé du présent de sa marche, l’esprit n’arrive plus<br />
à goûter l’instant, alors le rêve se fait présent.<br />
<strong>Le</strong> canard est un oiseau qui repose sur l’eau calme, à l’abri<br />
des prédateurs terrestres. Pas d’état de siège pour l’agresseur,<br />
l’oiseau s’envole depuis sa demeure. L’expression du<br />
visage, des lèvres surtout, note Nilsson, révèle chez madame<br />
Reeves une âme intérieure chevaline. Pas l’âme d’un cheval<br />
de trait, celle d’un noble coursier. Un esprit fougueux et inquiet,<br />
inconscient de son caractère. Quant aux mâles, son<br />
loup s’en occupe. <strong>Le</strong> canard loge au milieu d’un lac dans une<br />
prairie d’amour. Son bien-être est imperméable.<br />
— C’est le coup, annonce Reeves avec l’intonation du marchand<br />
qui étale ses aubaines.<br />
Nilsson sursaute. La vision s’estompe<br />
— Elle est porte-parole d’une association qui milite en<br />
politique pour les droits des femmes. Un travail très accaparant,<br />
précise le banquier.<br />
Une fois la position reconstituée, voyant l’Anglais concentré,<br />
Frank est demeuré silencieux. <strong>Le</strong> jeune Nilsson lui rap-<br />
94
pelle sa propre jeunesse. <strong>Le</strong> banquier se perd dans le rappel<br />
d’un grand moment dans sa vie.<br />
<strong>Le</strong> jeune Reeves sert de secrétaire dans une réunion<br />
houleuse des actionnaires privilégiés de la banque. Il faut<br />
remplacer un membre au conseil. L’institution a un urgent<br />
besoin d’expertise. En ce début de siècle, la demande inextinguible<br />
de crédit ébranle la capacité à prêter des banques<br />
commerciales et les faillites ont un effet de dominos. Une<br />
attitude conservatrice ne sied pas aux billets de banque qui<br />
envahissent le quotidien. <strong>Le</strong> comportement des gens, leurs<br />
inquiétudes même, devient un phénomène de masse. L’intérêt<br />
de chacun est l’intérêt de tous. Trois économistes sont<br />
en lice et les avis partagés. <strong>Le</strong> directeur général J.B.D. Smith<br />
préside la réunion dans toute l’opulence de sa personne.<br />
— Nous parlons de combien demande-t-il de sa voix de<br />
Gargantua.<br />
Il s’adresse à l’un des candidats, qui défend tant bien que<br />
mal sa stratégie d’investissement. L’assemblée attend, certains<br />
tentent un calcul que n’avait pas prévu l’économiste. La<br />
question est secondaire mais Smith veut savoir si l’homme<br />
sait calculer. Dans une banque, on manipule des chiffres.<br />
Frank y va de mémoire :<br />
— Au taux optimiste de deux virgule trente-cinq …<br />
<strong>Le</strong>s têtes se tournent, les plumes figent.<br />
- Allez-y, mon garçon.<br />
— Cela fait …quatre mille huit cents dollars. En gros.<br />
— En gros! s’exclame Smith. Vous me voyez travailler en<br />
petit, mon garçon.<br />
«<br />
Chacun rit, certains poliment.<br />
95
— Et pourquoi optimiste, monsieur...<br />
Smith le regarde, les pouces aux bretelles, l’œil vif, le sourcil<br />
inquisiteur.<br />
— Reeves, Frank Reeves. Je …<br />
— Notre joueur d’échecs! l’interrompt Smith. Jouez-vous<br />
aussi au poker<br />
— Non monsieur, je ne joue jamais avec l’argent.<br />
— J’aime cette attitude. Sauf quand vous travaillez pour<br />
moi!<br />
Éclats de rire général.<br />
— Mais éclairez-nous plutôt sur votre pessimisme, mon<br />
garçon.<br />
Frank avait illuminé les actionnaires avec l’approche visionnaire<br />
d’un économiste anglais du nom de John Maynard<br />
Keynes. Une fois l’exposé du jeune Reeves terminé, Smith<br />
conclut abruptement la réunion sur ces mots :<br />
— Messieurs, voici notre nouvel associé.<br />
Personne ne demanda le vote. <strong>Le</strong>s fonds nécessaires apparurent<br />
dans le compte personnel de Frank. À la décimale<br />
près, que le message soit clair.<br />
<strong>Le</strong> regard de Frank revient à l’échiquier puis à Nilsson.<br />
Qu’est-ce que la dame fait là John observe la position, une<br />
défense slave. Elle ne menace… Coup d’œil à l’aile roi. <strong>Le</strong> fou.<br />
Protégé par un cavalier… attaqué par le cavalier décloué qui<br />
va sauter en e4. D’abord pion prend pion, pour dégager la cinquième<br />
rangée. Prendre le cav…<br />
— Vous pensez à fou prend cavalier demande Reeves.<br />
»<br />
96
— Oui, mais l’autre cavalier reprend. <strong>Le</strong>s noirs obtiennent<br />
la paire de fous et de l’espace de manœuvre.<br />
— Par contre, la dame noire doit être replacée.<br />
— La perte de temps me semble négligeable.<br />
— C’est aussi mon avis.<br />
— Alors il faut …<br />
<strong>Le</strong> temps se fige. <strong>Le</strong> jugement des hommes s’engage dans<br />
une jungle de variantes. John est un agréable compagnon<br />
d’analyse. Il découvre les finesses tactiques à toute vitesse.<br />
Frank n’a qu’à guider le navire, replaçant une pièce quand<br />
une accalmie le permet. <strong>Le</strong> banquier privilégie ces trêves où,<br />
tout en conservant ses intentions belliqueuses, on peut reprendre<br />
son souffle plutôt que d’assurer un profit modeste<br />
en liquidant la tension. Ces coups d’expérience échappent au<br />
jeune Anglais, qui mise sur des finales parfois capricieuses.<br />
Tout en analysant, John s’imprègne de la mentalité<br />
de l’Américain. <strong>Le</strong>s espoirs de combinaisons et les escarmouches<br />
du moment ne semblent pas distraire l’Américain<br />
de sa quête d’un but lointain. <strong>Le</strong> banquier ne calcule pas, il<br />
investit un futur incertain grâce à un calcul. En homme d’affaires,<br />
avec la sagesse du déjà vu. Plus fort que Charles James.<br />
John lève la tête, Reeves le regarde, les yeux brillants. Une<br />
loutre de mer.<br />
La densité des poils sur la peau d’une loutre est telle que<br />
toute la fourrure d’un loup ne suffirait à couvrir son visage.<br />
La loutre de mer peut nager en plein hiver dans l’eau glacée<br />
sans souffrir le moindrement du froid. John a glané ces informations<br />
dans un bulletin scientifique américain que reçoivent<br />
les universités anglaises. Membre officiel de l’équipe<br />
d’échecs de Cambridge, il reçoit gratuitement divers magazines<br />
spécialisés à titre de chercheur affilié, un tour de magie<br />
de Charles James, semble-t-il.<br />
97
98<br />
Pour un loup, un esprit de loutre est un atout indéniable.<br />
Rejouer les parties des maîtres est une chose, analyser<br />
avec l’un d’eux en est une autre. Itchkoff est méthodique,<br />
cherchant à matérialiser des positions qu’il privilégient.<br />
Feuerbach curieux, prêt à sonder les préjugés de son adversaire.<br />
Boey évite les querelles directes et opte volontiers<br />
pour des suites évasives. Ce qui frappe chez Reeves, c’est son<br />
dynamisme. La question s’impose :<br />
— Croyez-vous pouvoir gagner le tournoi, sir<br />
— Vous m’en croyez capable<br />
Amusé, Frank se rassoit confortablement. Il a pensé à<br />
Steve, à cause du sir. Son entraînement terminé, son frère<br />
était revenu à la maison revoir sa famille et ses amis avant<br />
le départ pour l’Europe. Il disait mécaniquement « sir » aux<br />
personnes plus âgées.<br />
Après quelques secondes de réflexion, Nilsson répond :<br />
— Vos calculs sont économiques, vos intuitions profondes.<br />
Je manque d’expérience, c’est évident. Vous êtes calme et<br />
confiant en votre jugement. C’est très différent d’être assis<br />
en face d’un maître. Regarder des parties notées ne rend pas<br />
compte de l’effort de volonté des joueurs. Des tigres de papier,<br />
s’exclame John hors propos.<br />
Sa trouvaille le fait sourire. Devant un Reeves perplexe, il<br />
ajoute :<br />
— Une expression chinoise dont je transforme le sens.<br />
— Vous lisez le chinois!<br />
— Non. Une traduction allemande. D’intéressants petits<br />
manuscrits sur la Chine circulent en Allemagne.<br />
— Parlez-vous français<br />
— French Non. Vous le parlez
— Une petit peu, répond Frank, pouce et index en pince,<br />
pour illustrer la minceur de cette connaissance.<br />
<strong>Le</strong> banquier prend une pause cigare et renvoie la balle :<br />
— Votre approche du jeu est étrange, John. Moins par<br />
vos choix d’ouverture, comme je le croyais avant de vous<br />
connaître, que par la profondeur de vos objectifs.<br />
— Vos objectifs me semblent plus profonds que les miens,<br />
sir.<br />
— Je m’exprime mal peut-être. Disons que l’aspect concret<br />
de vos objectifs. Pour vous, tout est calcul et ainsi est fait le<br />
jeu d’échecs. Nos jugements ne sont que la canne sur laquelle<br />
s’appuie pas à pas notre ignorance de la route à suivre. Cette<br />
fraîcheur sera un atout à Paris, jeune homme. Surtout face<br />
aux vieux dinosaures comme moi. En fait, mes chances sont<br />
très minces. Feuerbach se fait vieux, mais il sera déterminé.<br />
Croyez-moi sur parole. Par contre, Cappello s’améliore toujours<br />
et il est déjà très fort.<br />
— Kolarov<br />
— <strong>Le</strong> Russe Il est jeune. J’ai pris connaissance de quelques<br />
unes de ses parties, les meilleures j’imagine. Il est exceptionnel<br />
en combinaisons mais il en faut plus pour inquiéter<br />
Feuerbach et Cappello, ou Ekenstein.<br />
— Je le trouve ingénieux. Il n’a perdu aucune partie à ses<br />
trois dernières compétitions.<br />
— <strong>Le</strong>s personnes dont nous parlons n’y étaient pas.<br />
— Exact, concède Nilsson.<br />
— Vous inclus, jeune homme, précise Reeves en se calant<br />
dans on siège. Si j’avais à parier sur un négligé, je miserais<br />
sur vous. Votre vitesse de calcul est tout simplement effarante.<br />
Je l’avoue humblement, je refuserai de compliquer la<br />
position contre vous. À moins d’une justification, bien sûr.<br />
99
Nous serons toujours des adversaires, jeune homme, mais<br />
nous pouvons aussi être des amis. D’ailleurs, votre résumé<br />
de Frank Reeves est un bon début de préparation.<br />
Ils rient de bon cœur et se tendent la main. Celle de John,<br />
blanche et lisse, toute menue dans celle poilue de Frank,<br />
note Jill, à qui la scène rappelle vaguement un tableau.<br />
100<br />
Résidence du comte Jacques Dumoulin,<br />
onze heures six<br />
À peine entrés au salon − une sacrée maison le comte − que<br />
le cocu se pointe. D’abord ravi par l’arrivée de son épouse<br />
dans sa robe de mousseline blanche, Dumoulin blanchit en<br />
voyant Belladona. Madeleine intervient :<br />
— Tu as bien reçu mon télégramme<br />
— Heu oui, mais je suis accaparé.<br />
— Je croyais te plaire plus que ça.<br />
Se tournant vers Miguel, elle le tire par le bras vers son<br />
mari :<br />
— Tu te rappelles Signor Belladona, je crois.<br />
— Nous avons joué ensemble à Rome.<br />
— Oune partie intéressante.<br />
Miguel croit bon d’intervenir au cas où car, dans cette<br />
partie, le comte était tombé dans un piège d’ouverture. Bon<br />
prince, il tend la perche.<br />
— Pardonnez-moi, je n’ai pas de souvenir précis. J’ai gaffé<br />
dans l’ouverture, il me semble. Je suis très occupé et je joue<br />
peu.<br />
— Jacques a été champion de Paris, chantonne la comtesse.
Ce disant, elle quitte son bras et prend celui de son époux.<br />
Elle a du talent la petite.<br />
— Et où logez-vous, monsieur Belladona<br />
— Avec nous. C’est dans le télégramme, qu’elle pointe du<br />
doigt comme s’il était dans la main de Jacques.<br />
<strong>Le</strong> comte blanchit. Elle exagère, se dit Miguel. Voyant l’effet<br />
dévastateur de sa bombe, la demoiselle se rue à l’assaut.<br />
— Viens, roucoule-t-elle en lui prenant le bras.<br />
Avant que monsieur ait repris ses esprits, les voilà dans<br />
le fumoir attenant au salon. <strong>Le</strong> maître Itchkoff l’affirme, la<br />
meilleure défense c’est l’attaque. Madeleine prend soin de<br />
laisser la porte entrouverte et de signaler discrètement à<br />
son amant, tête tournée, de faire le mort, l’index devant la<br />
bouche. Sur le coup, Miguel aurait parié contre elle, c’est<br />
tout dire. Une leçon de Béatrice le rappelle à l’ordre.<br />
— L’âme ne siège pas dans la pensée, mon petit, mais dans<br />
le mouvement du corps. Et le siège, c’est important si tu veux<br />
aller loin dans la vie. N’oublie jamais, ce sont des enculés.<br />
Tout en professant, Béatrice marche avec charme et noblesse<br />
dans sa nouvelle robe jaune, qu’il surnommera «<br />
l’apparat poule de luxe ». Elle le félicitera d’ailleurs pour sa<br />
perspicacité quand il osera un jour commenter à haute voix<br />
ses « emballages cadeaux ». Elle le préviendra toutefois de<br />
ne jamais avouer à aucune femme, sauf à elle bien sûr, qu’il<br />
comprend ces choses. « Chacun a droit à son théâtre » est<br />
son credo.<br />
— Au contraire de l’esprit, qui n’est que pure « forme »,<br />
ponctue-t-elle d’une moue, posant un brosse à cheveux<br />
en passant, l’âme possède quelque chose de la fumée. Elle<br />
«<br />
101
émane en vagues qui meurent. Pour une femme, l’essentiel<br />
est dans la taille et la hanche.<br />
Tout en marchant, elle épie son reflet dans la demi-douzaine<br />
de miroir en pied adroitement placés dans son « cabinet<br />
d’étude ».<br />
— Pour un homme, ce sont surtout les épaules qui parlent.<br />
Lève-toi. Marche. Regarde dans le miroir. Non, celui là. Bien.<br />
Telle avait la leçon pour Miguel, âgé de dix ans à peine. Une<br />
pour chaque occasion, selon le contexte et l’inspiration de sa<br />
mère adoptive. Mais le jeune Belladona avait compris plus<br />
ce jour-là. Une impression vive gravée en lui. Quelque chose<br />
vibrait dans la voix un peu éraillée de Béatrice. Un sentiment<br />
qui charmait l’écoute. Une mélodie de l’âme.<br />
— Mais voyons, se plaint le comte dans l’autre pièce.<br />
— Je suis « toujours » seule, souligne la demoiselle qui<br />
tient la scène.<br />
»<br />
— Mais qu’est-ce qu’on va dire !<br />
Ça, monsieur le comte, c’est une gaffe.<br />
— Qu’est-ce qu’on « pourrait » dire souligne la comtesse,<br />
offusquée.<br />
— Mais...<br />
— C’est un joueur « d’échecs! »<br />
Ils cognent dur les soulignés de Madeleine. Déjà Miguel<br />
ne prendrait plus le comte, même à dix contre un.<br />
— On parle de ton tournoi partout. J’ai lu dans le journal.<br />
— C’était bien la présentation à ce qu’on m’a dit. Je n’ai pas<br />
eu...<br />
102
— Que des éloges! Il est venu d’Italie pour assister à ton<br />
tournoi. Il pourra m’expliquer.<br />
— Mais tu n’as jamais voulu que je t’apprenne.<br />
Ce coup n’effleure même pas la demoiselle qui quitte la<br />
scène.<br />
— Tu m’aurais vu faire des bourdes, lui renvoie la petite<br />
fille, qui fait son entrée « in decrescendo », les joues molles.<br />
Miguel la perd de vue. Elle doit se blottir contre son<br />
homme. Magnifico!<br />
— C’est sans importance, Madeleine. Voyons.<br />
— Si ! Justement. C’est « très » important.<br />
— Pourquoi insiste le comte.<br />
— Pour toi, je veux être parfaite.<br />
Plus doucement :<br />
— Tu ne comprends pas. Tu ne peux pas comprendre.<br />
La petite fille sort, la comtesse réapparaît, calme et déterminée.<br />
— Je veux qu’il reste.<br />
— Mais...<br />
— Cesse de dire « mais ». Réfléchis avant de prendre ta décision,<br />
s’il te plaît. Il veut visiter Paris. J’ai pensé commencer<br />
par le musée mais (elle baisse le ton) il a une croix au cou.<br />
— Et alors <br />
— J’ai pensé à l’église Notre-Dame. Il vient de Rome. Ils<br />
ont la... Comment dit-on<br />
— Basilique, Madeleine.<br />
103
— Merci. La basilique, nous l’avons visitée l’an dernier.<br />
C’était très gros. Notre église, tu crois que…<br />
Elle a touché un point sensible, comprend Miguel, quand<br />
Dumoulin y va d’un :<br />
— Notre cathédrale est une des plus anciennes d’Europe,<br />
Madeleine. Nous avons tous les droits d’en être fiers.<br />
— Dis oui, s’il te plaît, demande la demoiselle, qui se pointe.<br />
— Je vais y penser, répond le comte, rassemblant ses dernières<br />
troupes.<br />
— Merci. Que fais-tu, toi<br />
— Madeleine, si tu savais! J’ai mille détails à régler. Je partais.<br />
— Allez, va. Je ne te retiens pas.<br />
Ils reviennent au salon. Pendant que le comte s’excuse de<br />
devoir quitter, Madeleine le mène à la sortie, qu’elle lui fait<br />
magnifico. Au moment de franchir le seuil, il se tourne vers<br />
elle, le cœur torturé. Elle attaque.<br />
— Tu n’oublies rien <br />
— Je t’ai promis d’y réfléchir, répond-il, irrité.<br />
— Tu réfléchis avant de m’embrasser maintenant.<br />
Elle s’avance, se place sur la pointe des pieds, prend le visage<br />
de Jacques entre ses menottes et lui applique un bec (un<br />
terme sonore en plus, aurait noté Feuerbach.)<br />
Échec et mat.<br />
— Fais-nous un beau tournoi comme joueur aussi.<br />
— Comment sais-tu<br />
— J’ai pris le journal à la gare, explique la comtesse.<br />
104
— Enfin. Je ne suis pas de leur calibre.<br />
— Pense à moi, ça t’inspirera.<br />
Sur ce, rideau.<br />
La comtesse cause domestiques en menant Miguel à<br />
l’étage mais lui en est à faire les comptes. Quelqu’un de<br />
simple. Des émotions vives. Elle se démerde dans un monde de<br />
parure. Petite fille aux désirs pardonnables. Demoiselle qui<br />
fredonne quand la tension monte. Sinon madame la comtesse<br />
revendique. Un humour si froid.<br />
<strong>Le</strong> comte est un fantôme rongé de l’intérieur, malheureux<br />
des restants froids qu’on lui réchauffe à la sauvette. Miguel<br />
connaît bien les hommes à force de les flouer. Chaque<br />
caprice, chaque refus, chaque aventure, chaque remarque<br />
de Madeleine plante au cœur de Dumoulin une aiguille de<br />
glace. Cet homme ne sent plus qu’un désir inopportun. Et<br />
sur le sujet, la demoiselle en connaît tout un répertoire. Elle<br />
le fait chanter d’amour.<br />
— Par ici.<br />
Ça ramène Miguel, qui concluait droit devant. Elle n’est<br />
pas née demie comtesse.<br />
— Ma chambre. La sienne (Elle pointe négligemment.) est<br />
de l’autre côté.<br />
Elle se dirige vers une commode, les mains à sa nuque.<br />
— Aide-moi, l’agrafe est minuscule<br />
— Tou ne l’aimes pas.<br />
— Mon collier demande-t-elle, moqueuse.<br />
— Ton mari.<br />
— Non. J’aurais pu remarque. C’est un homme bien.<br />
— Chapeau.<br />
105
— J’ai fait le théâtre.<br />
— Ça, lé théâtre, tou lé loui as fait.<br />
Il dégrafe le collier pendant qu’elle ouvre le tiroir à bijoux.<br />
Pas de coffre. Ce n’est pas du travail, c’est des vacances. Merci<br />
madone.<br />
Madame range son collier. Un coffret luxueux attire la<br />
curiosité de l’Italien:<br />
— Qu’est-ce qué c’est <br />
— <strong>Le</strong> collier que j’ai porté à mon mariage. Veux-tu le voir<br />
Il s’avère énorme, en or, orné de pierres et de diamants sur<br />
trois rangées. Miguel en siffle d’admiration bancaire. Pour<br />
l’artiste, c’est de la merde. <strong>Le</strong> genre de truc qui se défait sans<br />
perdre de valeur en quelques bagues et colliers de bon goût.<br />
<strong>Le</strong> tout blanchi en douceur.<br />
— Cé pas donné. Il té plaît <br />
— Trop lourd. Je déteste. Je le porte si mon époux en fait la<br />
demande. <strong>Le</strong>s réceptions …<br />
— Ton collier d’esclave, quoi.<br />
— Ne redis jamais cela!<br />
Elle l’a giflé, un rien. Mais sec. Très sec en y repensant.<br />
Elle le fixe, le regard dur. Moment de silence. Elle baisse<br />
les yeux puis la tête.<br />
— Pourquoi, ça t’excite demande-t-elle frondeuse.<br />
Elle relève la tête :<br />
— Veux-tu que je le porte<br />
— Oui, mais rien d’autre, « esclave ».<br />
106
Paris, en route vers le Palais des Expositions,<br />
treize heures cinquante deux<br />
— Depuis combien de temps faites-vous ce métier,<br />
Charles<br />
— Trente-neuf ans, m’sieur.<br />
— Ne m’appelez pas monsieur, je pourrais être votre fils. Je<br />
me prénomme Bénédict.<br />
— Excusez. C’est à cause du manoir, explique le cocher,<br />
tête tournée.<br />
— <strong>Le</strong>s domestiques, c’est ça<br />
— Ouais. Beau boulot. J’ai pas les manières. J’préfère bosser<br />
à mon compte.<br />
— La calèche fait vivre votre famille<br />
— J’me débrouille, mons...<br />
Ils les dressent en chiens de garde. Bénédict porte à Kolarov<br />
le télégramme confirmant la venue de Feuerbach. Rayonnant,<br />
le baron lui a suggéré de prendre la calèche :<br />
— Un peu d’air frais va vous donner des couleurs, Ducrocq.<br />
Charles revient justement d’une petite commission, comme<br />
disent mes gens.<br />
Petit et costaud, presque chauve, le cocher possède des<br />
yeux sombres et vifs. De mauvaises dents et une fatigue du<br />
corps trahissent le passage du temps. L’homme a dû s’y reprendre<br />
en tentant de monter en voiture d’un seul élan. Ses<br />
avant-bras et son crâne ont cuivré au soleil.<br />
— Et quand cesserez-vous de travailler<br />
— Ça, on y pense pas, m’sieur. Pardon, l’habitude.<br />
— Ça va. Ce n’était pas une directive mais une simple protestation.<br />
107
108<br />
— Y’a qu’les riches qui n’travaillent pas.<br />
Ils s’en accordent l’opportunité.<br />
— <strong>Le</strong>s pauvres travaillent toute leur vie, n’est-ce pas <br />
— C’est la vie ! Y’a les gros et y’a les p’tits.<br />
— C’est l’id… C’est l’évangile de la classe dominante que<br />
vous récitez, Charles. Tant que le peuple pensera ainsi, les<br />
patrons continueront d’exploiter les ouvriers. Quel âge avezvous<br />
<br />
— Soixante-deux. Mais j’suis encore en forme.<br />
— Savez-vous que vous avez droit à une retraite depuis<br />
deux ans déjà.<br />
Un véhicule les double en klaxonnant, le cheval s’énerve.<br />
Ducrocq se cale dans la banquette et regarde Paris défiler au<br />
quotidien. <strong>Le</strong> rythme des sabots engourdit Bénédict.<br />
Sous la pression des syndicats, appuyés en cela par une<br />
vaste majorité de travailleurs, une loi prit effet en 1907.<br />
Dorénavant, dès l’âge de soixante ans, tout travailleur peut<br />
profiter d’une pension de retraite s’il le désire. Une borne<br />
historique pour les communistes. La ponction prise par le<br />
gouvernement à même le revenu des autres travailleurs avait<br />
fait des mécontents. En 1910, le montant de la pension est réduit<br />
et l’âge d’admissibilité repoussé à soixante-cinq ans. <strong>Le</strong>s<br />
syndicats grondent et on ramène la barre à soixante ans. Ça<br />
coupait la poire en deux aux yeux de Bénédict. Il s’agissait en<br />
fait d’une grande victoire, lui explique son contact.<br />
Ils se sont enfin attablés dans un bistro d’ouvriers. Odeurs<br />
de corps et d’alcool, fumée et jurons. Jamais Bénédict n’a tant<br />
marché, ses jambes sont mortes. Depuis plus de deux heures,<br />
il chemine aussi dans les raisonnements de son contact, se<br />
permettant de l’interrompre en cas de désaccord. À chaque<br />
«
contestation pourtant, les explications de l’homme montrent<br />
à Bénédict à quel point son interprétation des événements<br />
est idéaliste.<br />
— <strong>Le</strong>s partisans d’un nationalisme antisémite font de<br />
Marx un juif qui parle crûment d’argent dans le monde des<br />
grandes idées germaniques, musique de Wagner et philosophie<br />
de Hegel en toile de fond, déclaré l’homme, ce qui fait<br />
sourire Ducrocq, un peu ivre.<br />
Il sourit à nouveau, les yeux dans le ciel bleu qui s’impose<br />
avec la chaleur. Ma formation. Il allait sur ses dix-huit ans et<br />
la guerre s’approchait dangereusement de la capitale. Il comprend<br />
aujourd’hui toute son immaturité d’alors. La Grande<br />
Guerre et les bolcheviks ont irrémédiablement perturbé<br />
l’équilibre politique en Europe. Depuis le début des guerres<br />
raciales en Europe au tournant du siècle, l’Amérique libérale<br />
est devenue l’espoir du capitalisme pour tous. Un peu partout,<br />
partis politiques et mouvements syndicaux se dissocient<br />
des « radicaux communistes qui abaissent le seuil des<br />
échanges », selon la formule humoristique de son professeur<br />
de chimie. <strong>Le</strong>s siens travaillent à contre-courant. Au vingtseptième<br />
congrès du parti socialiste à Strasbourg en février,<br />
autant les délégués Américains qu’Européens ont exprimé<br />
le vœu de renouer contact avec la Russie. Ce sont les « pionniers<br />
de l’Est », a-t-il expliqué à Frédéric, impossible de pessimisme.<br />
Dès qu’il entend parler de communisme, Kolarov<br />
disparaît derrière un sourire et devient muet.<br />
La lutte de classes s’est avérée brutale et cruelle en Europe.<br />
<strong>Le</strong> bras de fer entre les syndicats et les patrons a tourné<br />
au tragique en Allemagne. <strong>Le</strong>s capitaux germaniques ont un<br />
urgent besoin de moyens agressifs de production. Berlin a<br />
forcé la fusion de plusieurs petites industries en entreprises<br />
uniques, comme dans le cas de Siemens, avec pour conséquence<br />
la formation de puissants syndicats ouvriers. <strong>Le</strong> pou-<br />
»<br />
109
voir en place a peu réagi à l’assassinat de Rosa Luxemburg<br />
et de Karl Liebknecht, étêtant la révolte syndicale. Depuis,<br />
peur et doute sont au cœur des ouvriers.<br />
Charles fredonne un air à la mode tout en saluant ci et là<br />
au passage.<br />
Après leur premier entretien, son contact lui avait tendu<br />
une main amicale. Ils se reverraient le jeudi suivant.<br />
Combattre le fatalisme et l’élitisme est au cœur de la lutte<br />
syndicale. C’est une guerre de tranchées qu’on gagne un ouvrier<br />
à la fois. Il faut être patient, Bénédict. Ces paroles sont<br />
restées gravées en table de loi dans la mémoire du joueur<br />
d’échecs.<br />
— <strong>Le</strong> droit à une retraite. Vous êtes au courant demande<br />
Bénédict.<br />
— <strong>Le</strong> problème, c’est qu’j’ai rien de déclaré, lui confie<br />
Charles, tête tournée. Vous comprenez…<br />
— Pour ne pas trop vous appauvrir, vous avez travaillé hors<br />
de leur contrôle et ils retournent cette indépendance contre<br />
vous. Comprenez-vous l’injustice de la justice capitaliste,<br />
Charles Nous sommes coupables de vouloir un peu de bonheur<br />
alors qu’eux ont tout. <strong>Le</strong>s syndicats se sont battus pour<br />
vous. Vérifiez pour la pension. Déclaré ou non, je pense que<br />
vous y avez droit. Vous avez forcément travaillé pour eux.<br />
— C’est pas que j’me plains, m’sieux.<br />
— C’est moi qui vous plains. Votre travail aurait dû vous<br />
enrichir.<br />
— Voyons monsieur, un cocher!<br />
— Nous avons autant besoin de cochers que de ministres.<br />
Et eux savent retraiter.<br />
110
— Vous savez dire, vous. Mais dans la vraie vie, si vous<br />
m’permettez, il faut payer la voiture, l’entretien, le loyer,<br />
nourrir la famille.<br />
— Augmentez vos tarifs, Charles.<br />
— On peut pas m’sieux. Ils ont même baissé les tarifs.<br />
— Comment est-ce possible<br />
— La concurrence. Depuis que les Américains sont débarqués.<br />
— <strong>Le</strong>s soldats<br />
— Dans les hôtels.<br />
— Vous parlez des touristes américains.<br />
— Ouais! Ils sont très riches. Pourtant, ils n’ont pas d’titre,<br />
tous des « mistairs aine miseuzes ».<br />
— Augmentez vos prix alors.<br />
— Alors là, nenni m’sieur. Même qu’ils ont descendu, que<br />
je vous dis, souligne le cocher en tournant la tête.<br />
Quelque chose cloche.<br />
— Ralentissez Charles, nous ne sommes pas pressés. C’est<br />
le baron qui paie la note. Ça va permettre au cheval de souffler.<br />
— Lui! Il dort tant il est habitué.<br />
— <strong>Le</strong>s prix baissent, vous disiez.<br />
— Ouais, à cause des Américains qui veulent crécher dans<br />
des hôtels de luxe. Y détestent nos chiottes, paraît-il. Alors<br />
ils ont investi. Un contrat d’exclusivité pour la grosse compagnie.<br />
— Avec les Américains<br />
111
— Non, avec les hôtels. On a plus l’droit de s’garer sur le<br />
d’vant, espace réservé.<br />
— Et ce service de voitures appartient à des Américains <br />
— Tout comme. <strong>Le</strong>s hôtels et tout le reste, ça nous appartient.<br />
À des Français, j’veux dire. Bah! Peut-être aussi à des<br />
Américains. C’est eux qu’ont investi pour les rénovations.<br />
— Avec une compagnie de voitures de luxe ayant l’exclusivité<br />
des devantures d’hôtels. Maintenant que j’y repense, je<br />
les ai remarquées, murmure presque Bénédict.<br />
— En plus, ils ont des places réservées sur les boulevards.<br />
— C’est illégal. C’est la voie publique. (La voix publique,<br />
dans l’esprit de Nilsson.)<br />
— La compagnie qui a payé les rénovations des stands. La<br />
ville accorde une sorte de dédommagement, qu’y zont expliqué.<br />
Ça m’paraît juste, sauf que...<br />
— <strong>Le</strong>urs tarifs sont moindres que les vôtres, l’interrompt<br />
Bénédict.<br />
— Pensez donc, plus! Des belles voitures comme ça. À<br />
c’prix là, j’serais riche, c’est sûr. (Il tourne la tête.) Sauf que<br />
les gars sont à salaire pour la compagnie.<br />
— Ils ne sont pas plus riches, seulement plus dépendants<br />
de leur patron.<br />
— Ouais. Nous autres, il a fallu glaner le client ailleurs et à<br />
plusieurs. <strong>Le</strong>s prix ont chuté. Certains ont abandonné.<br />
— Vous auriez pu vous organiser pour protester.<br />
— Mais ils sont riches. C’est eux qu’on écoute, pas le p’tit<br />
peuple.<br />
— Si vous aviez été syndiqués, ils auraient écouté.<br />
112
— Sauf votre respect m’sieux, les syndicats c’est seulement<br />
plus d’pauvres qui quêtent en même temps. Mon beau-frère<br />
fait du taxi. Eux nous ont fait plus d’tort encore.<br />
— Il va en circuler de plus en plus, Charles.<br />
— C’est l’avenir, pour sûr. Avec l’exposition. Mais vous<br />
étiez peut-être même pas né, vous.<br />
— J’avais deux ans.<br />
— Tout comme. J’vous raconte. Ils ont construit l’métro<br />
et l’funiculaire qui monte à Montmartre. Deux ans après, y<br />
zont installé des escaliers mobiles dans l’métro.<br />
— Vous avez bonne mémoire, Charles.<br />
— Ça c’est la famille, m’sieux. Ma femme était grosse de<br />
Robert et allait chez sa sœur en métro. Elle aimait bien parce<br />
qu’à la station, elle n’avait pas à s’taper l’escalier. Un bébé de<br />
quatre kilos. Ensuite, la ville a goudronné les grandes rues et<br />
les places. Quand le p’tit est mort, le curé a dû changer d’trajet<br />
pour aller au cimetière, à cause des travaux. Robert avait<br />
deux ans. À l’automne 1904 pour sûr.<br />
— De quoi est-il mort <br />
— <strong>Le</strong>s poumons. Il faut s’y attendre dans les grosses familles.<br />
<strong>Le</strong>s autres ont survécu.<br />
— Combien d’enfants avez-vous <br />
— Sept de vivants. L’plus vieux est mort à Verdun. La<br />
grippe ne m’en a pas pris un.<br />
— <strong>Le</strong>s taxis et le métro vous ont volé une large part de<br />
votre clientèle.<br />
— <strong>Le</strong>s bus aussi. <strong>Le</strong>s jeunes touristes trouvent ça sympa<br />
pour visiter. Ça date pas d’hier.<br />
— Non<br />
113
— L’année des grandes catastrophes.<br />
— Quelles catastrophes<br />
— <strong>Le</strong> tremblement de terre en Amérique et le volcan en<br />
Italie. (Il tourne la tête.) Vous étiez trop jeune.<br />
— Vous parlez de l’éruption du Vésuve. C’était en 1906. <strong>Le</strong><br />
terme précis est cataclysme, Charles.<br />
— J’avais oublié, vous faites l’université.<br />
— Comment le savez-vous<br />
— <strong>Le</strong> baron, précise Charles, tête tournée. Ça vous dérangerait<br />
que j’fasse un p’tit détour.<br />
— Faites.<br />
— Ouais. L’année de l’exposition, que j’vous disais, y avait<br />
cent mille ch’vaux à Paris.<br />
— Cent mille! Êtes-vous certain<br />
— Sûr, à cause du beau-frère du mari d’ma sœur. Il travaillait<br />
à la ville pour l’inspection. <strong>Le</strong>s ch’veaux ont un numéro.<br />
Forcément la ville sait. Un beau jour le beau-frère<br />
est r’placé à l’entretien du métro. Aujourd’hui, personne ne<br />
compte les ch’vaux, même numérotés, précise Charles, tête<br />
tournée. Mes petits-enfants ne connaîtront pas c’Paris là,<br />
m’sieur.<br />
Une calèche approche en sens inverse. Charles s’arrête.<br />
<strong>Le</strong>s deux cochers conversent à voix basse. Bénédict rumine.<br />
<strong>Le</strong>s siens sont préoccupés par les nouvelles chaînes d’assemblage.<br />
Ces innovations accélèrent la radicalisation du<br />
rapport de forces que Marx a prédit dans son Manifeste. <strong>Le</strong>s<br />
machines plongent tous les ouvriers dans la même condition<br />
globale de travail aliéné. Dans l’autre camp, les capitalistes<br />
se font de moins en moins nombreux, leurs capitaux de plus<br />
114
en plus gros. <strong>Le</strong> processus pourrait être entré dans sa phase<br />
terminale. La révolution du peuple.<br />
- En France, la production initiale de trois mille voitures<br />
en 1887 est passée à plus de cent mille en 1908, une année<br />
charnière dans l’histoire humaine.<br />
— Mille neuf cent huit, murmure Bénédict qui cherche.<br />
— En Amérique, le fabriquant Ford lance son modèle T.<br />
— Assemblé à la chaîne.<br />
— Non.<br />
Ses yeux clairs dans ceux de Bénédict, son contact continue<br />
de faire non de la tête. <strong>Le</strong>ntement le bistro se vide, les<br />
ouvriers se lèvent tôt.<br />
Dès son arrivé à Paris, le jeune Ducrocq s’est vite fait remarquer<br />
par ses idéaux révolutionnaires. Une cellule communiste<br />
est intéressée à l’incorporer. Un rendez-vous est<br />
négocié en bordure de la Seine, tard un soir. Une mise en<br />
scène burlesque aux yeux de Bénédict. Une fois sur place,<br />
l’autre refuse de se nommer.<br />
— Pour l’instant, je suis ton contact. Si tu es de la police,<br />
tu n’iras pas plus loin que moi et les miens sauront qui tu es.<br />
— Mais voyons!<br />
Découragé, Ducrocq lève les bras au ciel.<br />
— Oui, je sais. Fils de mineur. Référé par Koltanovski. J’ai<br />
monté ton dossier. Apprends alors comment protéger tes camarades<br />
en faisant du recrutement. Tu ne peux pas imaginer<br />
toutes les bassesses que quelqu’un peut tolérer pour se sortir<br />
de la misère. Viens. J’espère que tu aimes marcher.<br />
«<br />
115
Depuis, son contact lui fait la leçon tout en lui présentant<br />
leur agenda politique. Il le justifie à même l’histoire. Plus<br />
simplement que son professeur de chimie et plus globalement<br />
que Koltanovski, qui ne connaissait que la lutte des<br />
mineurs.<br />
— La demande pour le modèle T est telle que la compagnie<br />
Ford entreprend en 1913 de réaliser une chaîne de montage,<br />
pas avant. <strong>Le</strong>s ingénieurs réussissent à diviser par quatre le<br />
temps de fabrication. Une voiture entière peut maintenant<br />
être assemblée en moins d’une heure trente.<br />
— À peine croyable.<br />
— Quant à la qualité de vie des travailleurs, c’est une autre<br />
histoire. <strong>Le</strong> principe exposé dans <strong>Le</strong> Capital à propos de l’industrie<br />
textile se concrétise à toute vitesse dans les industries<br />
nouvelles, poursuit son contact. La manière ancienne<br />
n’existe plus. Il faut absolument syndiquer les usines à la<br />
source. Établir une vie syndicale bien organisée avant que<br />
le capital ne les regroupe et qu’il faille combattre à grande<br />
échelle.<br />
— Pourquoi<br />
— L’ampleur de la contestation joue contre nous. Des citoyens<br />
craintifs cautionnent alors sans réfléchir un pouvoir<br />
brutal. En ce sens, la syndicalisation des travailleurs de l’industrie<br />
motorisée est prioritaire. À eux seuls, les Américains<br />
ont déjà fabriqué près de quatre millions de véhicules à ce<br />
jour. Sans compter les travaux d’adaptation et les services<br />
connexes que l’usage de voitures requiert. L’Amérique a elle<br />
seule pourrait faire la différence pour nous.<br />
La chaîne de montage est forcément la phase ultime du capitaliste.<br />
C’est…<br />
»<br />
116
— S’cusez m’sieur. Un message à passer. Mon beau-frère,<br />
j’vous disais.<br />
— Celui qui est syndiqué.<br />
— Ouais. Hé ben, y zont fait la grève. En 1912. En janvier,<br />
à cause du froid. Des records. J’me rappelle parce que c’est<br />
moi qui faisais toutes les commissions, Berthe est née durant<br />
les troubles.<br />
— Quels troubles<br />
— À cause d’la grève, que j’vous dis. <strong>Le</strong> mois suivant, les<br />
compagnies d’taxis ont voulu briser la grève en engageant<br />
des nouveaux chauffeurs.<br />
— C’est illégal, Charles.<br />
— P’t-être, mais les gendarmes s’en mêlent pas et les tribunaux<br />
sont lents. <strong>Le</strong>s chauffeurs se r’trouvent sans revenu<br />
pendant qu’les compagnies trichent. Il a bien fallu qu’les<br />
conducteurs réagissent. Ça a tourné au vinaigre. <strong>Le</strong> travail<br />
n’a r’pris qu’à Pâques.<br />
— Ils ont donné l’exemple. <strong>Le</strong>s autres capitalistes hésiteront<br />
avant de s’essayer. Préférez-vous continuer à vous appauvrir<br />
tandis qu’eux s’enrichissent<br />
— Sûr que non.<br />
— Voulez-vous une meilleure vie <br />
— À vous entendre, on croirait qu’c’est possible.<br />
— Ce l’est Charles. <strong>Le</strong> syndicat, c’est l’avenir du peuple.<br />
C’est d’ailleurs son unique avenir.<br />
Bénédict est encore en plein sermon arrivé au Palais des<br />
Expositions.<br />
— J’vous attends, précise le cocher.<br />
117
Charles regarde le jeune homme s’engouffrer dans le bâtiment.<br />
Il n’y croit pas trop aux associations, mais le jeune<br />
monsieur cause comme un curé. Il n’est p’t-être pas très<br />
beau son Paradis, mais il est pour bientôt. Sa patience, même<br />
s’il est instruit, ça l’émotionne, Charles. Comme quand on<br />
entame La Marseillaise. Quand c’est dans la poitrine, ça ne<br />
ment pas.<br />
Au Palais des expositions, le rez-de-chaussée est bondé.<br />
On célèbre un courant artistique, devine Bénédict. De riches<br />
bourgeois, quelques critiques instruits, des artistes en vue et<br />
de jeunes marginaux, arrivistes sans le comprendre. Un rappel<br />
amer s’impose au jeune arbitre qui monte l’escalier.<br />
— Il n’y a pas d’art du peuple! Tout artiste est bourgeois!<br />
rugit le jeune Ducrocq. Une bombe qui explose en silences<br />
dans l’assemblée.<br />
La guerre terminée, le printemps met Paris en liesse. L’auditorium<br />
de l’université est gonflé de travailleurs et d’étudiants,<br />
mais aussi de peintres, de comédiens, d’écrivains et,<br />
surtout, des fondateurs du Cercle Rouge de Poésie Révolutionnaire.<br />
Pour Bénédict, la littérature en tant qu’art est une marchandise<br />
bourgeoise. <strong>Le</strong> roman fut synonyme de liberté<br />
sous la plume de Balzac, mais c’était celle des bourgeois. La<br />
littéraire est le véhicule idéologique de la classe dominante,<br />
elle impose un rêve de bonheur, privilège des seuls riches. <strong>Le</strong><br />
héros romanesque se nourrit d’ambitions personnelles. Un<br />
égoïsme qui disparaîtra forcément dans la société communiste.<br />
C’est sa première prestation publique et un ressentiment<br />
l’embrouille. Depuis le printemps, une abondante littérature<br />
explique l’assassinat des dirigeants ouvriers à Berlin.<br />
Résultat Rien. Plus on commente moins on agit; la colère<br />
118<br />
«
a été diluée en nuances. Certains journaux ne sont que du<br />
quotidien romancé, a compris ce fils de mineur. Il fallait que<br />
l’apathie des arts soit dénoncée à haute voix. Dans le chahut,<br />
un charbonnier à la peau noircie se lève et demande d’une<br />
voix de stentor :<br />
— Vous pensez les ouvriers incapables de sens artistique<br />
— Si je vous donnais une compagnie minière, deviendriezvous<br />
riche en exploitant des ouvriers<br />
— Non.<br />
— Pourquoi donc, demande Bénédict du tac au tac, levant<br />
la voix à son tour. En êtes-vous incapables <strong>Le</strong>s bourgeois<br />
auraient donc raison de vous exploiter!<br />
— Comment cela<br />
— Vous vous dites incapable de gérer une entreprise.<br />
— Mais je ne veux pas de leurs affaires!<br />
— Que feriez-vous si je vous donnais cette compagnie<br />
— Je la redonnerais aux mineurs! crache l’homme avec<br />
conviction.<br />
Tambours d’applaudissements dans la salle. Debout à l’estrade,<br />
Ducrocq n’est qu’une masse chevelue qui surplombe<br />
un corps filiforme perdu dans une redingote brune, Bénédict<br />
applaudit lentement, sûr de lui. Ce dont chacun se rend<br />
compte. <strong>Le</strong> silence revient, tous attendent.<br />
— Donc monsieur, si on vous donnait une mine, poursuit<br />
Bénédict, vous refuseriez d’en devenir le propriétaire parce<br />
que vous refusez d’exploiter les autres. Exact<br />
— Oui.<br />
119
— Eh bien, de la même manière, si je vous donnais des pinceaux,<br />
vous ne deviendriez pas un artiste. Et pour la même<br />
raison. Vous retourneriez produire au travail.<br />
Silence méditatif dans la salle, la médecine Ducrocq<br />
s’avère amère au goût. Un des poètes du cercle révolutionnaire<br />
se lève, furieux :<br />
— Pourquoi pas un art révolutionnaire hors du système<br />
d’exploitation capitaliste<br />
120<br />
— Sur quelles bases<br />
— Celles d’une société communiste! clame l’artiste, soulevant<br />
un murmure approbateur.<br />
— Alors laissons la société égalitaire du futur juger si l’art<br />
l’intéresse, répond doucement Bénédict. Pour l’instant, le<br />
mode de consommation bourgeois rend l’artiste improductif.<br />
Au point où on peut se demander si certaines formes d’art<br />
seront acceptables en dehors de la société marchande.<br />
— Et les nouvelles tendances demande un jeune écrivain.<br />
— Simple phase décadente de l’art bourgeois. L’art et le<br />
mode de production vont main dans la main.<br />
L’idée fut bien reçue. La nécessité de réinventer leur pratique<br />
stimula certains créateurs. Mais la rudesse oratoire<br />
du jeune universitaire avait incommodé les mandarins du<br />
mouvement. On lui préféra des conférenciers plus modérés.<br />
Cette gêne inavouée mais clairement ressentie avait poussé<br />
Bénédict vers le journalisme. Une arme de guerre idéologique<br />
qu’il va garder secrète.<br />
Quand Bénédict arrive à l’étage, la séance de parties simultanées<br />
bat son plein. Un spectacle illusoire à ses yeux.<br />
La faiblesse des opposants est telle qu’ils ne posent aucun<br />
problème réel au maître. <strong>Le</strong> plus souvent, quelques se-<br />
»
condes d’attention suffisent à trouver un coup acceptable.<br />
Par contre, la cadence imposée aux joueurs devient extrêmement<br />
rapide après la première heure de jeu. Des participants<br />
ont déjà abandonné ou leur position est élémentaire à<br />
traiter. La tournée du maître se fait plus rapide, au point qu’à<br />
la fin, c’est lui qui attend les coups de ses adversaires. Ce qui<br />
achève les plus coriaces.<br />
<strong>Le</strong>s parties à l’aveugle sont encore plus impressionnantes.<br />
<strong>Le</strong> maître ne voit pas les échiquiers et y va de mémoire. <strong>Le</strong>s<br />
coups du maître et ceux de ses adversaires sont annoncés à<br />
voix haute, puis enregistrés sur les échiquiers géants de manière<br />
à ce que les spectateurs puissent suivre chaque joute.<br />
Mais là encore, la difficulté est moindre que ce qu’envisage le<br />
badaud. Un joueur expérimenté a joué tant de parties qu’il<br />
retient en bloc des suites de coups et des réseaux de pièces,<br />
ce qui facilite grandement la mémoire. On s’illusionne donc<br />
sur un génie invisible plutôt que d’apprécier le résultat pratique<br />
d’un travail assidu.<br />
Dumoulin a bien travaillé, constate Bénédict. La disposition<br />
de la salle tient du spectacle de scène. Cinq joueurs<br />
sont installés devant une centaine de spectateurs, plusieurs<br />
debout. Derrière chaque joueur est placé verticalement un<br />
échiquier géant en évidence sur un fond de tissu noir qui<br />
cache une partie de la salle et crée un effet de théâtre. Un<br />
préposé assure le déplacement des pièces sur les échiquiers<br />
géants. Soixante autres joueurs attablés complètent un<br />
cercle presque fermé. Ils ont tous les pièces noires. Kolarov<br />
se meut d’une table à l’autre à l’intérieur du cercle. Lorsqu’il<br />
arrive devant un joueur, ce dernier doit exécuter son coup.<br />
Alors le maître joue à son tour et se rend à l’échiquier suivant,<br />
laissant son adversaire réfléchir jusqu’à sa prochaine<br />
visite. Arrivé devant le rideau noir qui cache les joueurs, le<br />
préposé aux échiquiers informe Kolarov des coups joués par<br />
ses adversaires afin qu’il puisse répliquer. Passé le rideau, le<br />
maître recommence sa tournée des soixante autres joutes.<br />
121
Revenu à la hauteur du rideau, il doit recomposer mentalement<br />
les cinq positions une à une, d’où l’appellation « simultanée<br />
à l’aveugle ».<br />
À l’extérieur du cercle des joueurs attablés, les curieux<br />
peuvent s’approcher et voir les parties en cours aux tables.<br />
Ducrocq contourne la foule et aperçoit Frédéric derrière le<br />
rideau noir, concentré. Il attend l’annonce du préposé qui<br />
passe du troisième au quatrième échiquier de l’autre côté du<br />
rideau. <strong>Le</strong> Russe fait un mètre soixante-treize. Il porte les<br />
cheveux en brosse et ses yeux bleu acier grossissent quand<br />
il regarde à travers ses lunettes. De tout son être émane<br />
une aura de sévérité précoce. La forte ossature des poignets<br />
avoue des ancêtres du terroir. Demeurées blanches, ses<br />
mains trahissent un labeur intellectuel :<br />
— Échiquier quatre, tour à quatre roi, annonce le préposé<br />
aux échiquiers géants.<br />
Devant les spectateurs, le préposé exécute le coup. Un détail<br />
réveille Bénédict. Il revient devant les échiquiers géants<br />
pour consulter la position. Kolarov fait rouler une pièce de<br />
monnaie entre ses doigts, une manie qu’il n’exécute que<br />
quand, en cours d’analyse ou de partie, il trouve pourquoi il<br />
gagne. Machinalement, il se lève pour regarder la position<br />
de haut, retire une pièce de monnaie de sa poche et active ce<br />
manège.<br />
122<br />
— Est-ce possible, murmure Bénédict.<br />
L’assistant — il suit Frédéric pas à pas et ce dernier lui<br />
dicte ses coups — informe l’assemblée que :<br />
— <strong>Le</strong> maître saute temporairement l’échiquier quatre.<br />
En clair, Kolarov est en difficulté. Tous les regards se tournent<br />
donc vers cet échiquier. Après s’être exécuté à l’échiquier<br />
cinq, Frédéric poursuit sa tournée puis s’immobilise<br />
trois tables plus loin et après une minute de réflexion il
donne sa réplique à l’oreille de l’assistant qui annonce dans<br />
un silence d’église :<br />
— Échiquier quatre, le maître joue pion prend pion.<br />
Un murmure gonfle dans la salle tel une lame de fond.<br />
En secret de leur attitude respectueuse, un sourire moqueur<br />
occulté, chacun espère une bévue du maître. <strong>Le</strong> «<br />
singe spectateur » avait commenté Nilsson lors d’un souper<br />
avant le départ de La Haye. L’attitude de l’Anglais durant<br />
cette soirée avait choqué Bénédict. Tout en jouant des parties<br />
rapides à l’aveugle contre le propriétaire du restaurant,<br />
un amateur éclairé, l’Anglais discutait, détaché de tout. Si<br />
distant qu’il voit les autres en animaux selon une mythologie<br />
asiatique périmée. Nilsson se comporte en aristocrate égaré<br />
dans le peuple par le mauvais sort et retrouvé miraculeusement<br />
par un prêtre et un lord grâce à l’évidence de son génie.<br />
Un vrai roman. La preuve pour les monarchistes de l’avantage<br />
du bien-né, réfutant par l’exemple l’influence primordiale<br />
du milieu social. Bénédict sourit.<br />
En réponse au baron qui voulait qu’il s’affiche dans de<br />
beaux habits, Kolarov avait répondu :<br />
— Vais-je devoir porter une perruque<br />
La femme de Dumoulin en était pliée en deux.<br />
La demande de confirmation du préposé aux échiquiers<br />
ramène Ducrocq au présent. L’homme vient d’activer un<br />
protocole secret de communication conçut par Bénédict. En<br />
clair, on avertit le maître qu’il a commis une bourde. Il devra<br />
rectifier la position mentalement puis trouver une réplique.<br />
L’assistant confirmera que le maître avait mal compris le<br />
coup de son adversaire.<br />
— Vous pensez en politicien russe, avait commenté Kolarov<br />
quand il lui avait proposé ce garde-fou.<br />
123
L’assistant annonce :<br />
— <strong>Le</strong> maître confirme, pion prend pion.<br />
<strong>Le</strong> préposé est embêté, Kolarov ne semble pas comprendre.<br />
<strong>Le</strong> maître poursuit sa ronde sous les yeux incrédules<br />
de l’assistance. Hors protocole, le joueur à l’échiquier<br />
quatre exécute son coup, sautant sur l’occasion, la dame adverse<br />
dans son poing serré, le bras haut levé en signe de victoire,<br />
ce qui fait rire chacun.<br />
— Qu’y a-t-il demande Kolarov.<br />
— Échiquier quatre, fou prend dame, annonce le préposé<br />
sur le ton d’un géomètre qui conclut sa démonstration.<br />
Certains participants se déplacent pour observer la position<br />
à l’échiquier géant. Kolarov s’exécute à une table puis,<br />
passant outre le protocole, annonce à voix haute d’un ton autoritaire<br />
saupoudré d’un léger accent russe :<br />
— Échiquier quatre, pion prend pion, échec.<br />
<strong>Le</strong> roi noir devra fuir au coin. Suivra pour les blancs cavalier<br />
prend cavalier, les figures blanches dévastant la position<br />
ennemie, comme lui et Kolarov l’ont clairement démontré<br />
dans la préparation d’avant tournoi du Russe. L’individu à<br />
l’échiquier quatre rejoue une suite de coups mémorisés. La<br />
partie est truquée mais l’assistant et le préposé l’ignorent.<br />
Bénédict applaudit. Frédéric l’aperçoit et accueille stoïquement<br />
le compliment et salue de la tête.<br />
<strong>Le</strong> télégramme.<br />
124<br />
Gare de Paris, quinze heures six<br />
— La conception du temps des physiciens demeure une<br />
simple généralisation de la notion de durée de vie à l’univers<br />
dans son entier. Toute vie, tout objet créé finit par s’user et
être détruit. Pour les physiciens l’univers n’est qu’un très<br />
gros objet. (<strong>Le</strong> geste de Jonathan, ce disant, fait sourire Hanna.)<br />
Au siècle dernier, un philosophe allemand du nom de<br />
Hegel pensa la vie différemment.<br />
— Hegel<br />
— Un chrétien romantique et un auteur compliqué.<br />
— Que dit-il de la vie<br />
— Je vous résume en une image. Un pommier porte ses<br />
fruits, des pommes, et chaque pomme est la promesse d’un<br />
pommier.<br />
— C’est joli. Et vous, vous savez ce qu’est la vie, Jonathan<br />
— Vos ancêtres ont dit d’Elle : un verbe qui se fait chair.<br />
— Elle<br />
Hanna le fixe, les yeux ronds, gênée d’être ravie. <strong>Le</strong> pont<br />
est établi.<br />
— Dieu se crée Elle-même. Tous les grands théologiens,<br />
Aristote inclus, ont admis que s’il faut une cause à chaque effet<br />
produit. Ceci dit, on ne peut pas reculer indéfiniment en<br />
se demandant quelle cause a engendré la cause qui précède<br />
chaque effet. Il faut un début à la chaîne des causes-effets,<br />
une cause première, cause d’elle-même.<br />
— Une cause première, souligne Hanna<br />
Boey sourit. Hanna a souligné l’expression comme son<br />
père l’aurait fait, intonation en moins.<br />
— Pensez à vous.<br />
— À moi. Pourquoi demande-t-elle un peu inquiète.<br />
— Vous avez été conçue par vos parents. Ils sont votre<br />
cause.<br />
125
— Je comprends. Il a bien fallu qu’il existe un premier<br />
couple.<br />
— Oui fräulein Feuerbach. Mais il ne suffit pas de se préoccuper<br />
de nous seuls, il faut penser aux formes de vie plus<br />
anciennes. Si l’humain est le fleuron de la création comme<br />
le pense Darwin, il n’en croit pas moins que nous sommes la<br />
conséquence de l’évolution de formes de vie plus primitives,<br />
plus anciennes.<br />
— Vous croyez que nos ancêtres lointains étaient des<br />
singes, Jonathan<br />
— Malheureusement pour eux, je le crains.<br />
Hanna pouffe de rire. Elle porte la main au bras de son<br />
compagnon de marche. La blague a dissout toute sa retenue.<br />
Tournant la tête, la demoiselle constate qu’ils ont pris de<br />
l’avance sur son père et sa sœur.<br />
— Marchons plus lentement alors, propose Boey, que rien<br />
ne semble contrarier.<br />
— Notre cause serait le singe, selon vous.<br />
— Et d’autres formes de vie la cause des singes. La vie végétale<br />
est la cause des animaux. Et les minéraux, et ainsi de<br />
suite.<br />
— Jusqu’à la cause première.<br />
— Dont les traces se perdent à l’horizon du passé pour<br />
l’intelligence humaine. Mais peu importe. Si une cause première<br />
existe, elle est apparue en une éternité pour nous,<br />
mais en un seul et même instant pour Elle.<br />
Hanna s’immobilise, pensive. À peine plus grande que<br />
Boey, très mince. Des cheveux noirs assez courts et un nez<br />
aquilin. Elle possède le regard de son père en plus doux. Jonathan<br />
approche sa tête de la sienne.<br />
126
— L’éternité est hors du temps, fräulein, imperméable<br />
à l’usure, étrangère à la notion de durée des physiciens. Ce<br />
n’est pas le chemin qui compte mais la raison du voyage.<br />
— Pourquoi avons-nous été créés alors<br />
— Chacun de nous, chaque objet, chaque phénomène<br />
présent, passé ou futur ne constitue qu’une infime partie,<br />
qu’un bref instant de Son auto-création. Nous sommes en<br />
Dieu pour la simple raison que nous sommes d’infimes et<br />
temporaires moments d’Elle en éclosion. Dieu s’accouche<br />
Elle-même. Mystère cela demeure pour notre intelligence<br />
humaine. Mais aussi minuscule soit-on, nous sommes tous<br />
nécessaires, sinon nous n’existerions pas.<br />
— C’est magnifique.<br />
<strong>Le</strong> théologien scrute l’aînée des Feuerbach, pensive. J’ai<br />
trouvé une de tes sœurs, mère. Pas une fausse sœur, « ce fruit<br />
séché qui se conserve pour un voyage où se nourrir est impertinent<br />
». Une « Grâcieuseté », comme les étiquetait Ingrid,<br />
se remémorant les commentaires lapidaires de la mère<br />
de Jonathan pour ce dernier.<br />
Cherchant son compartiment, Boey avait aperçu une jolie<br />
demoiselle blonde, nez à la vitre. Bianca Il l’avait à peine remarquée<br />
l’an dernier à Berlin. Plus enfant dans son souvenir.<br />
À côté d’elle, Joseph Feuerbach avait avancé la tête, curieux<br />
de cette ombre immobilisée. Sur la banquette opposée, l’orchidée<br />
noire, reconnaissant le théologien, avait soudé de<br />
surprise ses yeux sombres aux siens. Jonathan l’apercevait<br />
de temps à autre dans la salle du tournoi à Berlin. Elle détournait<br />
vivement la tête à chaque occasion, avouant l’épier.<br />
La solitude incarnée. Hanna, un nom fruité pourtant.<br />
— Hanna!<br />
Son père leur fait signe tout en pointant deux voitures<br />
qu’ils viennent de dépasser.<br />
127
Joseph, Distrait par Bianca, Joseph a laissé les deux autres<br />
prendre les devants. Sa fille veut tout voir avant même d’être<br />
sortie de la gare, excitée par Paris. Il faut dire que la conversation<br />
dans le train l’avait laissée hors jeu. À cause du « fou<br />
qui parle toujours de Dieu », s’était-elle plainte en italien à<br />
son père.<br />
<strong>Le</strong> Hollandais est pris d’un fou rire à s’en tenir les côtes.<br />
Debout, il lui répond en italien :<br />
— Venant d’une si belle demoiselle, c’est un compliment,<br />
tout en italien s’inclinant la tête bien basse, devant une<br />
Bianca encore moins rassurée quant à la santé mentale de<br />
l’individu.<br />
«<br />
— Ce n’est pas logique, il me semble, avait répliqué Joseph<br />
La discussion s’était allongée entre l’aînée, son père et lui,<br />
glissant des échecs aux mathématiques puis à Dieu. Joseph<br />
n’ayant pas utilisé le terme adéquat, choqué, Boey l’avait foudroyé<br />
du regard. <strong>Le</strong> remous que suscite parfois l’usage d’un<br />
terme impropre éveille à chaque occasion en Joseph le souvenir<br />
d’une partie d’échecs contre le maître Culbertson, un<br />
gambit dame refusé. <strong>Le</strong> jeune Feuerbach vient de clouer le<br />
cavalier roi blanc avec son fou, tôt dans l’ouverture. Voyant<br />
le coup, le maître lève les yeux au ciel. Prestement amenée à<br />
trois cavalier dame, la reine du maître tonne sur l’échiquier,<br />
rappelant le marteau du juge qui condamna son père. Joseph<br />
avait fait une erreur à Hastings ce jour là et il l’avait payée<br />
cher, comme son père avant lui. <strong>Le</strong> jeune Feuerbach s’était<br />
défendu avec toute l’ingéniosité dont il regorgeait. Pourtant,<br />
au vingt-septième coup, il lui fallut abandonner. Déjà. Une<br />
réfutation sans équivoque. Cette débâcle le priva de la première<br />
place. Il avait vingt-sept ans.<br />
128
— Nous arrivons bientôt, note Hanna, ce qui enchanta sa<br />
sœur.<br />
Sa fille aînée donne des consignes aux deux employés du<br />
manoir qui s’occupent des bagages. Joseph cherche Bianca<br />
mais ne la voit pas. Qu’est-ce qu’elle fabrique Il l’aperçoit<br />
une quinzaine de mètres derrière. Elle fixe un homme dans<br />
un grand manteau gris fripé. Il porte un début de barbe et<br />
repose sur un des bancs qui longent la gare, les épaules voûtées,<br />
la tête basse, indifférent aux passagers qui vont et viennent.<br />
Pourquoi le fixe-t-elle Joseph rebrousse chemin.<br />
— Bianca! Viens!<br />
En transparence de cette misère humaine, soudain il le reconnaît.<br />
Bjelica. Bianca pointe le Polonais, ahurie :<br />
— C’est…<br />
… l’homme qui lui avait offert son bras à Berlin un jour de<br />
soleil où chacun souriait. Bianca allait sur ses dix ans, mais<br />
il l’avait traitée comme une jeune femme. Il faisait des commentaires<br />
en français parce qu’elle lui avait demandé s’il<br />
était monté dans la tour Eiffel. L’automne suivant, c’était la<br />
guerre. <strong>Le</strong> Polonais était un ange perdu sur terre, avait dit sa<br />
mère.<br />
— Tu m’en voudrais si je partais cette nuit.<br />
— Partir demande Bianca étendue auprès de sa mère.<br />
— Là-haut, indique Jessica, la main pointant de peine vers<br />
le plafond.<br />
— Pourquoi<br />
— J’ai si mal.<br />
»<br />
«<br />
129
En septembre sa mère est tombée par terre à la suite d’un<br />
étourdissement. Puis tout est allé vite. <strong>Le</strong> jour de l’An passé,<br />
elle reste alitée toute la journée, faible et souffrante, au point<br />
de confesser vouloir mourir à sa petite Bianca venue lui souhaiter<br />
bonne nuit.<br />
— Je veux dormir avec toi.<br />
Jessica serre sa fille dans ses bras. Bianca pleure puis s’endort<br />
en écoutant sa mère chanter faiblement. Elle se réveille<br />
au matin dans son lit. Dans la chambre de ses parents, un linceul<br />
couvre le corps de sa mère. Que s’était-il passé durant la<br />
nuit Son père ne lui dira mot.<br />
— Joseph, murmure le Polonais, relevant un visage où apparaissent<br />
de grands yeux gris perdus au vague.<br />
<strong>Le</strong> champion n’a jamais compris comment un esprit aussi<br />
brumeux pouvait accoucher de plans aussi limpides sur un<br />
échiquier. Entre 1911 et 1914, le champion en titre n’a redouté<br />
qu’un seul adversaire, cet homme voûté qui soutient son<br />
regard. Il est resté là-bas. Joseph s’était convaincu que Bjelica<br />
serait en sécurité mais il homme a connu l’enfer.<br />
— Ça fait longtemps n’est-ce pas, Joseph Tu es toujours<br />
champion.<br />
— Bien sûr, tu ne m’as pas encore battu.<br />
— C’était avant l’Apocalypse, précise Ekenstein en le<br />
fixant. Tu comprends, Joseph, l’Apocalypse.<br />
La gorge nouée, Feuerbach lui tend la main :<br />
— Viens.<br />
»<br />
130
Manoir du baron Duquesne,<br />
vingt heures vingt-trois<br />
Au salon, Jill est seule sur le grand divan. Frank et le champion<br />
sont installés devant une table à café. Elle reconnaît de<br />
loin la position que lui a montrée Frank sur le bateau, son<br />
nouveau gambit. <strong>Le</strong>s échecs lui ont manqué, ça se voit. Un<br />
vrai gamin. <strong>Le</strong>s quatre dernières années ont accaparé le banquier.<br />
<strong>Le</strong>s deux filles du champion sont montées à leur chambre.<br />
La plus jeune est mignonne mais aucune ne parle anglais.<br />
Deux autres joueurs sont arrivés aujourd’hui, un dans un<br />
triste état. Il repose à l’étage. <strong>Le</strong> champion a expliqué que la<br />
guerre sévissait toujours en Pologne.<br />
Tous logent dans l’aile gauche du manoir. De grandes<br />
pièces avec boiseries et vitraux. Magnifique dans la lumière<br />
du jour malgré les murs craquelés et les tapisseries jaunies.<br />
John Nilsson s’est plaint d’une migraine. Il a pris un analgésique<br />
et s’est retiré lui aussi. Il devrait manger plus et penser<br />
moins. Se trouver une épouse surtout. Ça lui donnerait<br />
des couleurs. Il n’avait qu’une valise. Embarras d’argent. <strong>Le</strong><br />
baron est un drôle de bonhomme. Il a quitté tôt. S’excusant<br />
dans un anglais comique, il a laissé ses invités seuls chez lui.<br />
Il fait le baisemain et lance des œillades avant de s’esclaffer.<br />
Il a effrayé Hanna, l’aînée, si sérieuse. L’autre joueur arrivé<br />
avec la famille Feuerbach a murmuré quelque chose de drôle<br />
en allemand à l’oreille d’Hanna. Ses yeux s’illuminent quand<br />
il lui parle. Elle est amoureuse.<br />
Jill comprend maintenant pourquoi les Européens parlent<br />
du « Nouveau Monde ». L’Amérique a évolué si vite.<br />
Nous sommes riches. <strong>Le</strong>s transports, les installations sanitaires,<br />
les routes, les bâtiments, tout est vieux en Europe.<br />
Nous aussi. Elle se tourne vers son mari en souriant. La robe.<br />
Par cette magie qui synchronise les amoureux, Frank lève la<br />
tête au même moment et lui renvoie son sourire, saupoudré<br />
131
d’un clin d’œil. Elle répond en miroir. Feuerbach rappelle<br />
l’attention de son époux en déplaçant une pièce.<br />
<strong>Le</strong> menton appuyé au revers de la main, elle fixe la robe,<br />
découragée. Comment ai-je pu entrer dans ça Jill fait le ménage<br />
de l’énorme coffre en cèdre. Elle y a retrouvé sa robe de<br />
mariée, soigneusement emballée au fond. Elle l’a déballée et<br />
déposée sur le lit. La trentaine passée, Jill a pris un peu de<br />
poids et de légères rides la tourmentent.<br />
132<br />
«<br />
Et Frank qui surgit à l’improviste :<br />
— Mets-la, mon amour.<br />
— No..on, répond-elle en se collant contre lui. J’ai grossi.<br />
— À peine. Tu es simplement plus dodue.<br />
— Je n’arriverai même pas à la boutonner.<br />
<strong>Le</strong> ton est l’ambassadeur de ce que les mots taisent. Son<br />
amour se ronge le cœur pour des coutures. Il saisit la robe en<br />
vitesse.<br />
— Je vais la faire ajuster, annonce-t-il en sortant de la<br />
chambre.<br />
Déjà il dévale l’escalier.<br />
— Frank, s’il te plaît. Non!<br />
Au rez-de-chaussée, la porte d’entrée se referme.<br />
Son époux demeurant par la suite muet sur le sujet, Jill se<br />
rend le surlendemain chez la couturière, qui ne comprend<br />
rien à ce que madame raconte. Madame Reeves insiste,<br />
entre femmes tout de même, une excellente cliente en plus.<br />
La dame nie carrément. Jill se fâche mais la couturière ne<br />
démord pas. Confuse, elle s’excuse et repart. C’est que monsieur<br />
a donné des instructions sérieuses, billets en main. On
ne se met pas un banquier à dos. Un geste romantique en plus.<br />
Elle devrait nager dans le bonheur celle-là plutôt que de s’inquiéter,<br />
soupire la couturière en regardant sa cliente s’éloigner,<br />
l’élégance incarnée.<br />
Trois jours passent. Au retour d’une soirée entre suffragettes,<br />
Jill aperçoit une rose fichée dans la poignée de l’entrée.<br />
À l’intérieur, d’autres roses pavent le chemin jusqu’à<br />
leur chambre à l’étage. Une douzaine de bougies scintillent<br />
dans la pièce. Sur le lit, sa robe de noces repose. Un petit mot<br />
y est épinglé : « Voudrais-tu m’épouser à nouveau »<br />
— Fra…ank<br />
Jill fait le tour des pièces à petits pas rapides, le torse un<br />
peu penché, l’appelant à voix basse. Silence. Craintive mais<br />
terriblement curieuse, elle se déshabille en vitesse, endosse<br />
la robe et contemple le résultat dans le grand miroir.<br />
— Tu es ravissante mon amour;<br />
Elle sursaute tandis qu’il sort du grand placard. Il l’a regardée<br />
s’habiller en plus. Jill en fut choquée mais tellement<br />
fière.<br />
Un domestique apporte du thé. <strong>Le</strong>s deux hommes ont<br />
terminé leur étude et discutent. Comment peuvent-ils rester<br />
bons amis Ils se battent l’un contre l’autre et Frank perd<br />
contre l’Allemand. Un frisson s’empare d’elle.<br />
— Frank peut-il gagner <br />
— Feuerbach est un fin psychologue. Il va se servir de<br />
l’agressivité de votre mari pour la retourner contre lui.<br />
— Mais Frank le sait, non<br />
»<br />
«<br />
133
— Je lui ai expliqué, mais il a son caractère.<br />
— Quand il a une idée en tête.<br />
Été 1905, New York. <strong>Le</strong> couple Reeves y fête son deuxième<br />
anniversaire de mariage. Jill profite du séjour pour passer<br />
des tests de fertilité. Frank s’est mis sérieusement au jeu depuis<br />
cinq ans et va de succès en succès. <strong>Le</strong> Manhattan Chess<br />
Club a organisé un match entre lui et Joseph Feuerbach<br />
pour le titre de champion du monde. La bourse est considérable<br />
et la salle bondée d’amateurs. Stan Kevits, l’entraîneur<br />
de Frank, est assis avec Jill. <strong>Le</strong> profil sémite, petit, dans la<br />
soixantaine, une voix douce et mélodieuse et des yeux vifs. Il<br />
lui fait découvrir Reeves, le joueur.<br />
— Il a un talent fou pour développer ses pièces. Il trouve<br />
toujours une solution dynamique aux problèmes qu’on lui<br />
pose.<br />
Durant ce premier affrontement, la main de son mari<br />
déplace les pièces avec assurance. Quant au champion, sa<br />
grosse moustache, ses sourcils touffus et ses petits yeux<br />
noirs font penser à un voleur qui attend son heure. Il a de<br />
petites mains qui pincent les pièces du bout des doigts. Soudain,<br />
c’est la débâcle pour son amour. Combien la grimace de<br />
Frank l’a touchée quand l’autre a sacrifié une pièce, prenant<br />
son mari à contre-pied.<br />
Frank décide de jouer de prudence dans la seconde partie,<br />
où Feuerbach le surprend avec une ouverture ambitieuse.<br />
Son mari doit à nouveau rendre les armes. Après le second<br />
échec, Frank se décourage, en perd une troisième puis, à la<br />
surprise de sa femme, se relève et annule deux joutes. Kevits<br />
l’admira pour cet effort. Mais Feuerbach gagne les trois dernières.<br />
C’est fini. <strong>Le</strong> match s’arrête brusquement après huit<br />
parties. Trois défaites fort honorables selon Kevits. Du jeu<br />
de très haut calibre. Mais six défaites tout de même.<br />
134
Ce soir-là, dans la chambre d’hôtel, une autre déception<br />
attendait son époux.<br />
— Nous partons en vacances!<br />
Il sort nu de la douche, terriblement sexy.<br />
— Tu es déçu<br />
— Très! J’ai subi toute une raclée. Personne n’aime perdre,<br />
même contre le meilleur. Mais on apprend de ses défaites.<br />
En train de se sécher les cheveux, Frank ne semble croire<br />
qu’à demi les vérités qu’il clame.<br />
— À plate couture tout de même, risque Jill dont le soudain<br />
fou rire soulage toute la tension accumulée.<br />
Il s’approche, riant aussi, la prend dans ses bras et la porte<br />
jusqu’au lit :<br />
— Si j’avais eu madame sur l’échiquier, je l’aurais écrasé.<br />
Ils rient pendant qu’il désagrafe sa robe.<br />
— Et avec moi demande-t-elle, la voix grave, apprendrastu<br />
de tes défaites<br />
— Tu n’es pas un adversaire, mon amour. Nous jouons nos<br />
pièces ensemble.<br />
<strong>Le</strong> fixant, elle lâche :<br />
— Il faudra que tu trouves une autre femme si tu veux<br />
jouer avec de petits pions.<br />
— Tu as eu le résultat<br />
— Oui. Je n’aurai jamais d’enfants. <strong>Le</strong> médecin est catégorique.<br />
Désolée, mon amour.<br />
— Alors ce sera une vie à deux.<br />
Il la sert doucement dans ses bras.<br />
135
136<br />
— Tu es déçu, n’est-ce pas<br />
— Sûr, mais pas plus que toi, ma reine. On apprend de ses<br />
défaites, non<br />
Comme il l’avait aimée durant ces vacances improvisées.<br />
Il t’aime toujours autant, se rappelle-t-elle à l’ordre sur le divan.<br />
<strong>Le</strong> télégramme Ces enfants Quand est-ce arrivé Elle<br />
lui fait peut-être du chantage. Même…<br />
— Vous me semblez songeuse, madame.<br />
C’est le Hollandais. Un accent terrible, du « british » teinté<br />
d’allemand. Pourtant le phrasé est impeccable.<br />
— Je réfléchissais.<br />
— Serait-ce indiscret de demander à quoi <br />
»<br />
— Oui..i, étire-t-elle en un sourire.<br />
Croisant les yeux noirs liquides du Hollandais, elle demande<br />
:<br />
— Croyez-vous au rêve, monsieur<br />
— Vous tombez à point. Je suis le don Quichotte du rêve.<br />
Il s’assoit.<br />
— Et un joueur d’échecs, renvoie-t-elle.<br />
— Un vice avoué. Vous avez fait un rêve troublant<br />
— <strong>Le</strong> plus beau rêve peut parfois se transformer en cauchemar<br />
sans qu’on le veule.<br />
Jonathan reconnaît ce frisson craintif qu’elle vient de lui<br />
communiquer. Une femme profondément désorientée.<br />
— Combien d’enfants avez-vous, madame<br />
La question la fait sursauter.
— Pourquoi me demandez-vous cela<br />
C’est donc ça.<br />
— Savez-vous ce qu’est l’enfance<br />
— Si vous me posez la question, c’est sûrement que vous le<br />
savez.<br />
— Je ne suis pas votre ennemi, madame.<br />
— Il faut être prudente avec un étranger quand on est une<br />
dame.<br />
Épanouie. Une fleur de la Mère peut gifler d’une simple caresse,<br />
rasseoir d’un mot, hypnotiser d’un regard ou se faire<br />
obéir d’un geste. Certaines prêtresses assurent leurs volontés<br />
sans mot dire. <strong>Le</strong>ur magie se dit amour, passion, tendresse,<br />
séduction, désir, volonté, douceur envoûtement ou volupté,<br />
peu importe; aucun vocabulaire ne pourra jamais résumer<br />
leur pouvoir. L’épouse de Reeves est une rose rouge, la variété<br />
sublime du charme. <strong>Le</strong>s femmes du Malin seront stériles<br />
par simple renoncement. Elles seront vos sœurs mâles. Une<br />
soif violente brusque Jonathan. Une urgence à sentir l’alcool<br />
chauffer sa gorge, brûler son ventre, puis irradier dans son<br />
corps, le temps que la vapeur embrume ses yeux et qu’enfin<br />
le chaos des vies forme à nouveau un ballet harmonieux dans<br />
la marche du temps. <strong>Le</strong> désert est stérile, le rêve de…<br />
— L’enfance, disiez-vous.<br />
— L’enfance, oui. Savez-vous ce qu’est une bouteille d’alcool<br />
— Un fléau en Amérique.<br />
— Vous pensez localement, madame la rose.<br />
— N’est-ce pas toujours le cas, monsieur N’est-on pas<br />
toujours illusionné par nos petites espérances<br />
137
— Pas quand votre occupation est de penser Dieu, madame<br />
bouquet de roses.<br />
— Je suis déjà aimée, monsieur Boey. Vous le savez<br />
d’ailleurs.<br />
— Ne vous méprenez pas sur mes intentions. Je connais le<br />
joueur d’échecs, un attaquant redoutable, mais l’homme qui<br />
a conquis votre affection, lui m’est inconnu.<br />
138<br />
— Je suis aimée par mon mari, tout simplement.<br />
Devant l’échiquier, les deux compères ont des airs de<br />
conspirateurs. Frank murmure, exceptionnel chez lui. Rappelant<br />
la mélodie, Jill demande :<br />
— Avez-vous des enfants, monsieur Boey<br />
— Non.<br />
Après une pause, il ajoute :<br />
— J’en suis un.<br />
Exclamation plus loin, rires complices.<br />
— <strong>Le</strong>s enfants s’amusent, commente Jill.<br />
Devant la grimace de Boey, elle regrette ses mots. Il corrige,<br />
effaçant la méprise d’une main agitée :<br />
— Migraine. C’est effectivement un jeu de guerre pour<br />
grands enfants.<br />
Parler soulage, Jonathan le sait. Pas question de s’entêter<br />
à vouloir dormir. Il faut s’occuper l’esprit quand on traverse<br />
un désert. À deux, c’est presque agréable.<br />
— L’alcool est un médicament, lance-t-il.<br />
— Quelle souffrance peut-il bien guérir<br />
— Celle causée par la plus intime séparation dont souffre<br />
tout humain, la perte de contact avec le sein nourricier.
— Avez-vous perdu votre mère<br />
— Oui, mais c’était pour mieux la retrouver. Ce serait une<br />
trop longue histoire à raconter.<br />
— Mais vous l’avez retrouvée. Il a dû être adopté. Elle va<br />
bien<br />
— Oui.<br />
Jonathan ne tient pas à dissiper le malentendu.<br />
— Je vous explique. La bouteille d’alcool est un biberon<br />
qui fait rêver les adultes.<br />
— Ce n’est qu’une illusion.<br />
— Oui et non. <strong>Le</strong> biberon est un substitut au sein maternel.<br />
Nous devons fatalement nous priver de l’objet mais pas<br />
du bien-être qui l’accompagnait. Tout enfant apprend à se<br />
satisfaire par ses propres moyens. Tant qu’à la fin l’âne veut<br />
acheter les carottes qu’il poursuit.<br />
Ce disant, Boey a miné un ânier agitant son bâton, ce qui<br />
fait sourire Jill :<br />
— Et les femmes<br />
— La nécessité demeure la même, nous avons tous une<br />
mère.<br />
— <strong>Le</strong>s ivrognes boivent en manque du sein maternel. C’est<br />
ce que vous croyez.<br />
— L’idée est intéressante. Ne trouvez-vous pas, madame<br />
— Vous pouvez m’appeler Jill, mais en conversation privée<br />
seulement. Pourquoi ne devenons-nous pas tous ivrognes<br />
alors<br />
— L’enfant séparé de sa mère découvre un univers d’objets<br />
qui lui procurent un certain plaisir. Il s’attache à la jouissance<br />
de biens matériels et oublie son enfance. Chez certains<br />
139
la mémoire de cette intimité persiste, alors ils souffrent de<br />
solitude.<br />
140<br />
— Mais il y a l’autre amour qui survient.<br />
— Celui-là sert à donner la vie.<br />
— On peut vivre un amour véritable sans avoir d’enfants.<br />
— Je vous l’accorde.<br />
Madame s’étant cabrée, Boey quitte ce sentier épineux :<br />
— « L’usage d’ustensiles à plaisir. » Joli, n’est-ce pas L’expression<br />
est de John.<br />
— John Nilsson Nous avons pris le train ensemble. Vous<br />
le connaissez bien<br />
— Nous avons participé ensemble aux tournois de La Haye<br />
et Berlin l’an dernier.<br />
Jonathan revoit l’Anglais à Berlin, exécutant la plupart de<br />
ses adversaires à l’aide de combinaisons. À part Feuerbach. Il<br />
avait déjoué le jeune homme inexpérimenté dans un milieu<br />
de partie vaseux. Seul Itchkoff et de vieux maîtres ont tenu le<br />
fort. Il y aura tous les autres en plus.<br />
— Ustensiles, disiez vous.<br />
— Pardon. L’usage d’ustensiles à plaisir, à confort, à bonheur,<br />
peu importe. <strong>Le</strong> monde moderne est un monde d’ustensiles<br />
qui nous rend à nouveau égoïstes.<br />
— À nouveau<br />
— <strong>Le</strong> bébé qui boit au biberon est seul à l’unisson de son<br />
plaisir.<br />
— Comme l’ivrogne avec sa bouteille.<br />
— La bouteille fait rêver à la Mère.<br />
Moment de silence. On range les pièces de bois plus loin.
— Je pense comprendre, quoique je trouve le rapprochement<br />
sordide. Pourquoi rêve-t-on, Jonathan <strong>Le</strong> savez-vous<br />
Ce disant, elle tourne la tête vers son époux. Jonathan<br />
sourit, madame doit quitter.<br />
— Mon mari a terminé. Nous aurons d’autres occasions de<br />
discuter, je l’espère.<br />
Jill se lève :<br />
— Vous m’avez donné à réfléchir.<br />
— Vous êtes telle qu’il vous désire, n’est-ce pas<br />
— J’apparais à mon époux telle que je veux être aimée. Voilà<br />
ma vie d’épouse.<br />
— Et vous êtes remarquablement belle ainsi.<br />
— Remerciez les yeux de mon mari.<br />
Madame prend congé dans un bruissement de tissus et<br />
une émanation de parfum. Reeves le salue et monte, sa dame<br />
à son bras, qui demande :<br />
— Pourquoi lui as-tu montré<br />
— Pour qu’il m’aide à l’explorer.<br />
— Tu ne crains pas qu’il le joue<br />
Boey les regarde gravir l’escalier. C’est donc lui, l’artiste de<br />
la dame. Je vais t’affronter, preux chevalier. Relire mes notes.<br />
Cette Édith a …<br />
— Et vous, Jonathan, ne voulez-vous pas analyser un peu<br />
demande Joseph Feuerbach, fort à propos.<br />
141
Résidence du comte Jacques Dumoulin,<br />
vingt et une heures du soir<br />
Pour le café, ce sera parfait. Belladona est devant le miroir.<br />
Il place une bague en or massif à son annulaire gauche, noue<br />
une cravate jaune napolitain à sa chemise noire et lui agrafe<br />
un petit diamant. Pour l’hôtel. Madeleine lui en a fait oublier<br />
sa quincaillerie. Il est vidé.<br />
En bas, les Dumoulin sont au salon. Dans la pièce règne le<br />
silence du rêve. Ce n’était pas prévu de déranger en quittant.<br />
Belladona épie le couple depuis l’embrasure de la porte. Madame<br />
est figée dans un songe, une revue pour femmes repose<br />
sur ses petites cuisses. <strong>Le</strong>s évangiles du charme, selon Béatrice<br />
(des traités d’horticulture, dans l’univers de Boey). Son<br />
époux est assis à l’autre extrémité du divan. Assoupie sur<br />
ses jambes, sa main droite tient un journal plié. Il rêve les<br />
yeux vides. Quelle complicité dans la mésentente. Un amour<br />
entre solitudes.<br />
À ses débuts sur les planches d’une grande salle, près de<br />
cinq cents places au parterre, Madeleine comprend qu’elle<br />
est trop petite et que sa voix n’est pas assez forte. Elle se voit<br />
et s’entend depuis la salle. Comment a-t-elle pu, elle n’en sait<br />
rien, mais l’image est saisissante. D’ailleurs un critique sérieux<br />
notera poliment que ce détail pouvant gêner.<br />
— Si tu t’ennuies tant, pourquoi ne reprends-tu pas le<br />
chant suggérera Jacques des années plus tard. Tu deviendrais<br />
une étoile.<br />
— Une « petite » étoile.<br />
«<br />
— Avec les commanditaires, tu sais.<br />
— C’est une pouliche de tiercé que tu veux!<br />
142
La violence de cette sortie avait clos la discussion. Pour<br />
le peuple, les commanditaires, ça restera toujours de la tricherie.<br />
Fallait-il qu’elle s’abaisse à le lui avouer. Petite ! Pas<br />
même un mètre soixante. Avec l’ampleur des tissus, les souliers<br />
et du coffre, quelques centimètres feraient toute la différence.<br />
Sur la scène, Madeleine a mis tout ses espoirs déçus dans<br />
ses chansons pour oublier. Elle ignore que dans la salle,<br />
Jacques, ému à en pleurer, s’est décidé de passer à l’attaque.<br />
En arrivant à sa loge, Madeleine reçoit tant de fleurs, d’éloges<br />
et de baisers qu’elle en reste étourdie. Toute la basse-cour<br />
de la mère est là. Madeleine a seize ans et elle est vierge.<br />
D’amour aussi. On expose la petite pour le vendre aux enchères.<br />
De l’or en terrain pauvre. Un monsieur de la « haute<br />
» dans la salle veut lui parler, lui confie la mère d’un regard<br />
entendu.<br />
Elle a un succès fou auprès des hommes qui accapare le<br />
parterre et les balcons rapprochés. Amour n’est pas que désir<br />
Elle en a le tableau vivant devant elle, le spectacle fini.<br />
<strong>Le</strong>s hommes la désirent. Debout, ils applaudissent à tout<br />
rompre, les yeux pétillants. Ils exagèrent sur la longueur que<br />
ça en devient gênant. Eux la « désirent ».<br />
Quand on la désire, Madeleine se voit comme un petit gâteau,<br />
de ceux que la mère lui refuse si souvent.<br />
— Ta ligne, ma poupée.<br />
Ça non plus, ce n’est pas de l’amour. L’amour, ce serait<br />
comme la crème dont on enrobe le désir. Plus la crème est<br />
légère, plus on apprécie le gâteau. <strong>Le</strong> désir ne constitue,<br />
comment dire, que la matière de l’amour pour Madeleine. Se<br />
faire parler d’amour, ce serait pouvoir enfin rêver à deux.<br />
Lui l’aime! La petite le comprend à sa gêne, à ses bouquets<br />
extravagants dont il inonde sa loge, à ses messages si beaux,<br />
à ses yeux de miel surtout, humides de sentiment quand il se<br />
143
présente enfin. Pour la mère de Madeleine, le comte a clos<br />
les enchères. Un titre, dans la trentaine, des manières polies<br />
et riche comme ne peut l’imaginer le pauvre monde. Un<br />
comte qui tricote dans les affaires sérieuses, où on dîne avec<br />
les banques et la politique dans le confidentiel. Inespéré.<br />
La voilà promise. Elle met un temps fou à choisir sa robe<br />
de mariée. Voyant le fardeau d’or qu’on pose sur sa poitrine,<br />
elle doit recommencer. Ses seins doivent s’affirmer dans un<br />
décolleté plus ample, ce qui modifie la coupe. C’est plus difficile<br />
d’emballer un petit cadeau, répète-t-elle à chacun. Rendue<br />
à la robe nuptiale, elle décourage le personnel du couturier,<br />
qui pourtant sait quel profit peut tirer des caprices<br />
d’une mademoiselle. Tant pis, elle trouve satisfaction à Milan.<br />
<strong>Le</strong> format italien lui va fort bien.<br />
144<br />
<strong>Le</strong> voyant sortir son pyjama, elle murmure :<br />
— Je reviens.<br />
Elle quitte la chambre nuptiale pour le cabinet et met<br />
plus d’une demi-heure avant de revenir, brossée, parfumée<br />
et dentelée. À la table de chevet, son époux note quelque<br />
chose à partir d’un journal qui ressemble à un dépliant pour<br />
les courses de chevaux. Dès qu’il la voit, Jacques approche,<br />
la prend dans ses bras et tout va soudain trop vite. Elle sent<br />
la nervosité retenue de ses mains, des « Madeleine » à son<br />
oreille qui veulent en exprimer tellement plus que son prénom.<br />
La chose raide contre son ventre. Il se couche sur elle,<br />
déplace les tissus et la chose entre en elle, dure et chaude.<br />
Au moment où elle commence à apprécier son va-et-vient,<br />
où elle aimerait qu’on s’attarde à la crème avant de passer<br />
au gâteau, il fait « Aaah !» Une petite chose molle et chaude<br />
surgit en elle, agréable. Jacques se retire et disparaît au cabinet.<br />
Un vide soudain entre ses cuisses et une petite chose<br />
froide qui fuit. Il revient se blottir en murmurant « je t’aime<br />
». Il s’assoupit après avoir parlé avenir monétaire. Au bordel,<br />
elles disaient :
— C’est le meilleur. Au chrono!<br />
Madeleine, de la chose, ne sait que le calendrier menstruel.<br />
Et encore parce que la mère lui a conseillé d’attendre<br />
avant de « partir » la succession Dumoulin. Restée éveillée<br />
dans ses dentelles et ses rêves à peine froissés, elle conclut<br />
faussement que si les hommes désirent, c’est d’amour que<br />
vivent les femmes. Douze années plus tard, ayant intercepté<br />
une conversation de salon, elle comprit sa bêtise. Il était trop<br />
rapide.<br />
Jacques aime les symphonies. <strong>Le</strong> développement en est<br />
long et lent. Quand la violence de l’émotion prend ses aises,<br />
il est prêt, le cœur battant, à se laisser emporter par la musique.<br />
Dans la symphonie de la vie, il fallait être premier violon,<br />
un minimum pour son père.<br />
Jacques fit ses classiques et l’école commerciale. Il découvrit<br />
les échecs par l’amitié que son père cultivait chez<br />
les Duquesne. Initié au plaisir par une professionnelle, le<br />
simple frottement des corps habillés l’avait achevé dans son<br />
pantalon. À la maison close, une place réputée tout de même,<br />
il avait réussi le temps aidant à terminer en elles. Avec patience<br />
et à grands frais de « services », il envisageait de dépasser<br />
la minute. On le disait pudique. C’est que d’entendre<br />
les autres commenter leur performance nuisait à la sienne,<br />
si on peut dire.<br />
Jacques ne voit dans la chansonnette qu’un compromis<br />
entre le bon goût et le vulgaire. Un spectacle apte à satisfaire<br />
les esprits incultes. Mais le nom de Madeleine court<br />
la jeunesse cherchant l’aventure. <strong>Le</strong> voilà, curieux, assis au<br />
milieu des commentaires grivois. Rideau. Silence. La scène<br />
s’illumine, un rossignol chante. Jacques s’est toujours considéré<br />
menu comparé aux autres, cette demoiselle est son<br />
âme sœur. Elle amène ses petites mains sur sa poitrine pour<br />
145
moduler sa peine, ouvre les bras pour étaler sa joie. Il la boit<br />
des yeux et des oreilles, jusqu’aux larmes. Ne pouvant approcher<br />
sa loge, trop de gens gênent, Jacques attaque de loin,<br />
roses à la douzaine, greffées de billets parfumés d’éloges et<br />
de tendresse. Une longue lettre quand une femme des plus<br />
vulgaires lui ouvre à son grand étonnement les portes de<br />
l’Éden. <strong>Le</strong>s voilà seuls tandis que les autres piétinent dans<br />
le couloir. On entend les bruits assourdis des voix derrière la<br />
porte. Madeleine se dit touchée par ses mots.<br />
— Vous écrivez bien, fredonne-t-elle, l’embarras la gagnant.<br />
Moi, je ne sais pas écrire.<br />
Il s’agenouille à ses pieds, levant des yeux de miel. Madeleine<br />
vit au ciel, où il la contemple.<br />
S’engage alors une course folle qui le laisse désarmé. Chacun<br />
s’en mêle. Cette femme rustre, la mère de son amour<br />
− à peine envisageable − a des exigences contractuelles loufoques.<br />
Dumoulin père voit dans ce mariage le double avantage<br />
de caser un fils mou sur les dames et de faire chanter<br />
l’acier. Il se charge de la mère. D’extraordinaires complications<br />
surgissent du choix d’une robe alors que Jacques s’empêtre<br />
dans la promotion puis l’organisation d’une exposition<br />
universelle qui prend des proportions bibliques. <strong>Le</strong> tsar Nicolas<br />
est venu inaugurer les travaux de construction du pont<br />
Alexandre-III, en mémoire de son père, en compagnie du<br />
président Faure. Ce pont reliera Paris au site de l’exposition.<br />
De semaine en semaine, les demandes d’information et les<br />
réservations d’hôtel augurent un déluge de visiteurs.<br />
<strong>Le</strong> nouveau marié se retrouve soudain dans la chambre<br />
nuptiale alors qu’il lui semble s’être agenouillé avant hier<br />
dans la loge de sa princesse. Son petit amour d’épouse quitte<br />
en gambadant pour mieux revenir. Jacques en tremble d’attendre.<br />
<strong>Le</strong>s deux premières minutes lui paraissent un siècle.<br />
Il se rappelle le journal dans sa poche veston, une manie. Il<br />
ne voulait que se décontracter (si on peut dire), mais ce qu’il<br />
146
apprend alors l’émeut. <strong>Le</strong> baron Duquesne et lui ont parlé investissements<br />
boursiers à plusieurs occasions. De quelques<br />
années son aîné, Christian voit dans ces placements un art<br />
sublime pour la noblesse, celui de faire fructifier ses acquis<br />
sans avoir à maltraiter le manant. La bourse s’avère un<br />
moyen beaucoup plus lucratif que la rente viagère et infiniment<br />
plus utile au peuple en favorisant l’éclosion des industries.<br />
<strong>Le</strong> tout, les mains propres bien sûr.<br />
De ces discussions où, en amateur éclairé, le baron y va<br />
de coups de sabres parfois heureux, le comte a déduit des<br />
tendances et des ondulations du marché qu’il a modélisées<br />
sommairement. Il a investit en conséquence. Ses investissements<br />
ont gonflé d’un quart en moins d’un an. <strong>Le</strong>s deux<br />
derniers mois en particulier ont été extraordinaires. Accaparé<br />
par sa tâche et les préparatifs de leur nid d’amour, il a<br />
oublié. <strong>Le</strong> cœur à la joie, il se prend à calculer leur richesse,<br />
désormais et à jamais commune. Quant Madeleine apparaît,<br />
une déesse, il est en plein calcul. <strong>Le</strong> voilà au cœur d’un drame<br />
symphonique sans en avoir écouté l’ouverture. Il veut lui offrir<br />
tout son amour mais ne dépose qu’un petit colis à la sauvette,.<br />
Dans la salle de bain il reprend son calme et revient<br />
tout courage.<br />
Madeleine est confuse. Voulant lui expliquer le contexte<br />
de sa déroute, il parle argent mais s’embrouille à vouloir répondre<br />
à ses questions mignonnes. Épuisé, engourdi par les<br />
doigts qui massent tendrement son crâne, il s’endort. Il n’aurait<br />
pas dû. Il courait depuis des mois de part et d’autre, de<br />
la noce à la firme de publicité, de l’exposition aux réunions<br />
mondaines. Il n’aurait pas dû dormir. Du moins, depuis, c’est<br />
son intime conviction.<br />
C’est à ce moment de leur rêverie respective (la sensibilité<br />
proustienne dans les entrées en scène exige de longs apar-<br />
»<br />
147
tés) que le couple voit Belladona exécuter, d’une tirade sans<br />
réplique, un bref passage sur scène d’une sortie à l’autre :<br />
— Monsieur, madame, jé vous laisse. Jé né voudrais point<br />
vous priver dé l’intimité d’oune prémière soirée dé retrouvailles,<br />
cela va dé soi. Jé réviens demain. Nous pourrons<br />
débouter notre visite dé Paris, madame. Selon l’horaire qui<br />
vous conviendra bien soûr. Jé dois récupérer certains bagages<br />
pouisque vous m’accordez si galamment l’hospitalité,<br />
monsieur le comte. Révérence et sortie. Un « mais » reste<br />
suspendu aux lèvres de Madeleine. Madeleine bouillonne,<br />
son maître lui fait leçon.<br />
— Il nous quitte à la sauvette, ce n’est pas poli.<br />
— Voyons Madeleine, il ne veut pas déranger.<br />
Pauvre Jacques. Tu n’en rates pas une pour toutes les rater.<br />
— Tu as vu sa tenue, fredonne la demoiselle.<br />
— Élégant, je te l’accorde. Un bel homme. Ça ne me surprendrait<br />
pas qu’il soit à Paris pour un autre motif celui-là.<br />
— Tu crois De toute manière, peu importe, conclut-elle<br />
de dépit, cela ne nous regarde pas.<br />
— Je suis fatigué. Je vais me coucher.<br />
— Tu viens chez moi un instant, offre-t-elle, câline, se rapprochant<br />
d’un coup de hanche.<br />
— Je suis épuisé.<br />
— Alors, c’est moi qui te reconduis à ta porte. Viens.<br />
<strong>Le</strong>s voilà, bras dessus bras dessous, dans ce même escalier<br />
où elle menait son amant à sa chambre l’après-midi même.<br />
— C’était bien, Venise<br />
— Tu n’aurais jamais du me laisser partir ! Il a plu, plu.<br />
148
— Qu’as-tu fait alors<br />
— J’ai fait les boutiques sous un parapluie. Mais j’ai été<br />
sage. Que des bricoles.<br />
— Tu m’étonnes.<br />
— Goujat!<br />
Ce disant, elle lui donne un petit coup à l’estomac avec tendresse,<br />
puis entoure sa taille de ses petits bras, la tête contre<br />
sa poitrine.<br />
— Allons ! Une courte visite pour m’endormir.<br />
— Que je te raconte une histoire de princesse peut-être<br />
— Oh oui, une histoire! insiste la petite fille.<br />
— Madeleine...<br />
— Viens, ne me laisse pas seule, pas tout de suite, fredonne<br />
la demoiselle.<br />
Café des sportifs, vingt-deux heures cinquante<br />
— Jé sais de quoi jé parle ! s’exclame Belladona qui vient de<br />
suggérer un coup maladroit.<br />
Ce disant, il sort un billet de sa poche.<br />
— En tout cas, jé parie sur moi.<br />
— Vous jouez en partie rapide, monsieur demande<br />
l’homme d’une voix de vautour.<br />
— Bien sour.<br />
— Cette table vous convient-elle<br />
Miguel a récupéré ses valises à la gare et deux colis à l’Hôtel<br />
de Paris. <strong>Le</strong> troisième, en retard peut-être, est de toute<br />
manière bidon. Quand un courrier veut chiper de la mar-<br />
149
chandise, c’est toujours le dernier colis qu’il saute, le plus<br />
gros dans ce cas-ci. Ça laisse planer un doute. Mais Miguel<br />
connaît le refrain. Il a même laissé un mot au cas où. L’injure,<br />
après l’insulte d’une boîte emplie de gravier. Il s’est ensuite<br />
rendu au Café des sportifs. Y bourdonnent de commentaires<br />
acides une trentaine d’amateurs. Il repère une bonne<br />
bourse, s’insère dans la conversation et critique les coups du<br />
monsieur qui finit par s’en irriter.<br />
Débutant avec les blancs. Il tend un piège puis un autre à<br />
son adversaire, qui ne voit rien. Loin de mettre ses menaces<br />
à exécution, il laisse au contraire son pigeon prendre avantage<br />
de coups imprécis qu’il applique avec complaisance sur<br />
l’échiquier. Un seul spectateur émet des commentaires intelligents,<br />
mais Miguel le foudroie aussitôt :<br />
— On né parle pas, il y a dé l’argent en jeu.<br />
<strong>Le</strong> jeune homme, mince, les cheveux bruns bouclés, disparaît<br />
dans un haussement d’épaules. Bon, maintenant qu’il ne<br />
reste que des enculés, le spectacle peut commencer.<br />
En partie rapide à l’argent, il faut toujours laisser le pigeon<br />
gagner la première, question de le vautrer dans ses tics et sa<br />
complaisance. La joute perdue, Miguel allonge la somme.<br />
— Une autre demande son adversaire.<br />
— Jé toute la nuit, monsieur.<br />
— À la bonne heure.<br />
— Deux billets la partie, d’ajouter Miguel.<br />
L’homme acquiesce tout en commentant le caractère fougueux<br />
des Italiens. Miguel lui laisse même gagner cette seconde<br />
joute. À l’autre table un vieux rigolo clame :<br />
— … et une bonne poire en face de soi ! Garçon! C’est ma<br />
tournée.<br />
150
Magnifico!<br />
[Ma partie d’échecs, journal, été 2001]<br />
151
<strong>Le</strong> Phare parisien 17 juin 1920 Politique et Vie sociale page 3<br />
L’heure des premiers règlements<br />
approche : l’Allemagne<br />
ne perd pas une minute<br />
pour cacher ses fonds.<br />
La Deutsche Tages Zeilung<br />
prend le ton tragique : «<br />
L’empire est au bord du<br />
précipice. L’exploitation<br />
des chemins de fer se solde<br />
cette année par un déficit<br />
de 12 milliards. La presse à<br />
papier a frappé pour le mois<br />
de mai pour 4,5 milliards de<br />
mark. <strong>Le</strong> peuple allemand<br />
vit dans une fumée d’opium.<br />
Nous devons examiner les<br />
comptes de l’Allemagne<br />
comme ceux d’une maison<br />
en faillite! »<br />
L’armée de Wrangel a<br />
atteint le Dnleper<br />
Sébastopol, 15 juin<br />
De l’Agence Union :<br />
Notre avance continue<br />
victorieusement. <strong>Le</strong> groupe<br />
du général Slatchov occupe<br />
la station du Mélilopol.<br />
Après des combats<br />
acharnés, les Rouges ont été<br />
rejetés vers le Nord. Actuellement,<br />
nos troupes combattent<br />
dans la région de Krouglovka,<br />
Natalino, Tchemadja<br />
et Daklina. Alechki est tombée<br />
entre nos mains.<br />
152<br />
<strong>Le</strong> Chantage de la Faillite<br />
L’article 12 de l’annexe<br />
n°1 de la partie VII (réparations)<br />
du traité de Versailles<br />
accorde aux Alliées pour<br />
être émis immédiatement<br />
et amortis avant le 1 er mai<br />
1921, 20 milliards de marks<br />
or.<br />
Tout de suite l’Allemagne<br />
déclare qu’elle ne payera<br />
rien. Elle ne veut pas d’un<br />
emprunt international, elle<br />
n’admet pas la moindre surveillance.<br />
« Nous ne nous laisserons<br />
jamais contrôler comme<br />
l’Autriche », crie la Gazette<br />
de Francfort. Mieux vaut la<br />
banqueroute, clament les<br />
conservateurs.<br />
<strong>Le</strong>s Bolchevistes battus<br />
Sur le front polonais<br />
Varsovie, 16 juin<br />
On peut considérer la situation<br />
dans le Nord comme<br />
complètement rétablie. <strong>Le</strong>s<br />
troupes polonaises tiennent<br />
aujourd’hui toute la ligne<br />
des rivières Auta et Bérèzina.<br />
Elles ont infligé des pertes<br />
très sensibles à l’ennemi.<br />
Cinq divisions bolchevistes<br />
ont été anéanties.<br />
La chronique a B.D.<br />
Feuerbach à Paris,<br />
Hensen se désiste !<br />
<strong>Le</strong> champion en titre, Joseph<br />
Feuerbach, est arrivé<br />
hier, mettant fin aux spéculations<br />
quant à sa participation<br />
au tournoi de Paris.<br />
De dernière dépêche, nous<br />
apprenons que le psychiatre<br />
Joha Hensen se désiste pour<br />
des raisons professionnelles.<br />
Rappelons que ces dernières<br />
années Hensen a travaillé<br />
avec le psychanalyste Carl<br />
Gustav Jung. Qui remplacera<br />
le maître de la défense<br />
française<br />
Voici l’horaire officiel du<br />
tournoi :<br />
Samedi 19 juin : ronde 1<br />
Lundi 21 juin : ronde 2<br />
Mardi 22 juin : ajournements<br />
Mercredi 23 juin : ronde 3<br />
Jeudi 24 juin : ronde 4<br />
Vendredi 25 juin : ajournements<br />
Lundi 28 juin : ronde 5<br />
Mardi 29 juin : ronde 6<br />
Mercredi 30 juin : ajournements<br />
Jeudi 1 juillet : ronde 7<br />
Vendredi 2 juillet : ronde 8<br />
Samedi 3 juillet : ajournements<br />
Lundi 5 juillet : ronde 9<br />
Mardi 6 juillet : ronde 10<br />
Mercredi 7 juillet : ajournements<br />
Jeudi 8 juillet : ronde 11<br />
Frédéric Kolarov a livré une<br />
performance remarquable<br />
hier au Palais des Exposi-
16 e annee Vol. 3 N° 184 15 centimes <strong>Le</strong> quotidien de la capitale<br />
tions en ne concédant à ses<br />
soixante-cinq adversaires<br />
que deux maigres nulles,<br />
dont une à l’aveugle. Bravo,<br />
champion !<br />
Maniant les pièces<br />
blanches dans une partie<br />
jouée à New York contre<br />
Raubitschek, Cappello trouva<br />
dans la position proposée<br />
hier : 1.Tf1! Dd4 (ou De3)<br />
2.Tf5 e3 3.Txp+ DxT 4.Ta5<br />
DxD 5.TxD mat.<br />
On proteste! Mes problèmes<br />
seraient trop diffi-<br />
Réjane<br />
Nous perdons l’âme de Paris.<br />
Tous ceux qui connaissaient<br />
Réjane avaient senti<br />
qu’elle savait qu’elle allait<br />
mourir. Cela datait du jour<br />
où un maçon racla son nom<br />
sur le fronton de son théâtre<br />
de la rue Blanche. Son sourire<br />
était navrant.<br />
« Fine, spirituelle, comique,<br />
touchante, pathétique, toujours<br />
vraie... Elle est parisienne<br />
et elle est humaine;<br />
ciles. Pour vous remonter le<br />
moral, voici une combinaison<br />
simple et agréable qui<br />
illustre le thème du clouage.<br />
<strong>Le</strong> trait est aux blancs :<br />
À notre concours de problèmes,<br />
le classement va<br />
comme suit : Campagnot de<br />
Touraine a vingt-sept points,<br />
Magnan de Reims vingttrois,<br />
Delacroix et Tessier<br />
vingt et enfin Dupont dixneuf.<br />
Suivent en quadruple<br />
égalité à dix-huit points messieurs<br />
Therrien, Melançon,<br />
Deschâtelets et Desjardins.<br />
elle est dame et elle est<br />
femme. Ses yeux disent dans<br />
la perfection. Elle est le génie<br />
du théâtre, elle est tout<br />
action et tout expression,<br />
depuis les mèches folles de<br />
ses cheveux jusqu’à la fine<br />
pointe de ses pieds. Enfin<br />
elle est originale et créatrice<br />
au suprême degré. » Ainsi<br />
parlait Anatole France. Elle<br />
avait eu soixante-quatre ans<br />
le 6 juin.<br />
Régis Ginioux<br />
<strong>Le</strong>s Alliés à Boulogne<br />
<strong>Le</strong> 21 juin aura lieu à Boulogne<br />
une réunion préparatoire<br />
interalliée à laquelle M.<br />
Millerand, M. Lloyd George,<br />
le comte Storza et sans doute<br />
M. Hymans représenteront<br />
respectivement la France,<br />
l’Angleterre, l’Italie et la Belgique.<br />
<strong>Le</strong> Japon sera également<br />
représenté. C’est d’un<br />
accord entre les Alliés sur la<br />
question de l’indemnité allemande<br />
dont il sera question.<br />
Dans ces conditions, il est<br />
possible qu’on n’ait plus besoin<br />
d’aller à Bruxelles et les<br />
conversations de Boulogne<br />
marqueraient une étape<br />
entre la conférence de San-<br />
Remo et celle qui aura lieu<br />
à Spa en présence des délégués<br />
allemands.<br />
Carnet mondain<br />
Une charmante fête à laquelle<br />
se sont rendus plus<br />
de trois cents invités a été<br />
donnée avant-hier par la<br />
baronne Gourgaud douairière,<br />
en son château de la<br />
Grange, habité autrefois par<br />
le maréchal de Saxe, et que<br />
la maîtresse de maison avait<br />
aménagée durant la guerre<br />
153
154<br />
Manoir Duquesne, un peu avant l’aube<br />
Kolarov a dormi sur des cailloux. Il ne voulait pas de ce<br />
cirque avant le début du tournoi. Ça le rend insomniaque<br />
à chaque fois. Il faut se reposer avant une compétition. <strong>Le</strong>s<br />
financiers ne semblent pas comprendre tout le travail et<br />
l’énergie que cette « épreuve » nécessite. L’exhibition l’a<br />
épuisé par le trop-plein de sollicitation. Impossible de ne<br />
pas sentir les regards qui, mire braquée sur le renard embusqué,<br />
attendent la faute. Jouer plusieurs parties simultanément<br />
ne pose pas de difficulté notable. Face à une faible opposition,<br />
Frédéric explore des gambits. Parfois des variantes<br />
secondaires quand certains adversaires manifestent une<br />
connaissance intéressante du déploiement des pièces. Surviennent<br />
des positions didactiques qu’il pourrait commenter<br />
dans un manuel, à la manière des professeurs de l’académie.<br />
Des exemples plus clairs et des préceptes nouveaux.<br />
Quand ses rêves deviennent tendus, il y joue aux Échecs.<br />
Une peur omniprésente de l’erreur; « ils » regardent. Certaines<br />
nuits une position fige en une géométrie de pièces<br />
essentielle. Apparaissent alors les poteaux de la blanche<br />
clôture du domaine Grigov, devenus des pièces d’échecs<br />
géantes. Elles ceinturent la terre noire que Frédéric doit traverser<br />
sans endommager la récolte. L’angoisse que sécrète<br />
l’erreur possible le mène à l’orée de l’éveil. S’il revient brutalement<br />
à lui, un coup en tête, c’est une trouvaille. <strong>Le</strong> puits<br />
obscur où naissent ses rêves semble regorger de visions dont<br />
il ne s’abreuve qu’une gorgée à la fois. Sa réponse au pion roi,<br />
que les chroniqueurs appellent déjà la « défense Kolarov »,<br />
est le fruit d’un sommeil écourté. Une perle d’intelligence,<br />
a écrit le Deutsch Schach. <strong>Le</strong>s nuits qui suivent une simultanée<br />
sont si fruitées que son imagination en demeure stérile,<br />
épuisée en le trop plein excitations.<br />
Ne pouvant reposer, Frédéric est sorti respirer l’air du matin.<br />
Il s’est accoudé au balcon, les yeux au vide. Se soumettre
aux caprices des maîtres. Il l’avait senti jadis au silence pesant<br />
des domestiques quand tonnait la volonté courroucée<br />
du seigneur Grigov. <strong>Le</strong>s financiers désiraient une simultanée<br />
tapageuse pour « ouvrir » le tournoi, demain, après le tirage<br />
au sort des positions. Tout simplement du délire.<br />
— « Inauguré » a souligné le baron Duquesne avant de<br />
quitter, irrité par les investisseurs.<br />
Frédéric a obtenu deux jours de répit, la simultanée terminée.<br />
Ce sera mercredi seize.<br />
— Mais pourquoi avant le tournoi se plaint Kolarov au<br />
comte, demeuré seul avec lui.<br />
— Vous devez contenter vos commanditaires, le semonce<br />
Dumoulin, devenu inutilement sérieux et un tantinet apeuré.<br />
<strong>Le</strong>s promoteurs jugent la séance nécessaire pour impressionner<br />
les investisseurs potentiels et ce, dès leur arrivée à<br />
Paris. Nous devons susciter leur intérêt. <strong>Le</strong> jeu d’échecs sert<br />
d’image. Vous…<br />
— …êtes le modèle du progrès rationnel, jeune homme,<br />
les fait sursauter la voix basse d’une âme infiniment seule,<br />
à l’autre extrémité du grand bureau derrière eux. Un architecte<br />
de la raison. Un symbole posé sur l’échiquier du monde.<br />
Votre rectitude est exemplaire.<br />
Frédéric, tête tournée, devine un homme corpulent dans<br />
l’ombre. « L’investisseur trois », comme ils appellent entre<br />
eux, faute de mieux.<br />
— Feuerbach est le roi, poursuit la voix pesante dans un<br />
français qui sonne ancien. Cappello la dame. Boey un simple<br />
fou et Nilsson fort cavalier. Quant à Reeves, c’est la tour<br />
de son château. Pour l’instant vous, jeune homme, êtes un<br />
«<br />
«<br />
155
simple pion. Vous devez être promu, si je puis dire. C’est la<br />
dame que le roi convoquera en duel. Ne l’oubliez pas. Visez<br />
Cappello et vous atteindrez Feuerbach en temps et lieu.<br />
Soyez-en assuré. Visez Cappello.<br />
La porte se referme derrière l’homme. <strong>Le</strong> comte le fixe<br />
avec des yeux de domestique.<br />
156<br />
» »<br />
Une voiture passe au loin, phares allumés, tranchant<br />
d’un pâle sillon le silence et la noirceur mourante. Soixante<br />
joueurs, le nombre a impressionné ses juges. Sur ce point<br />
du moins, il a obtenu l’avantage ; il aurait pu en pourfendre<br />
soixante autres. Ceux recrutés auraient été plus faibles encore<br />
que les innocents venus allègrement à l’abattoir. <strong>Le</strong>s<br />
régiments qui transitaient par Riga chantaient la cadence<br />
en allant au combat. Au retour, les estropiés transportés en<br />
chariots gémissaient à chaque nid-de-poule. <strong>Le</strong> sacrifice de<br />
dame leur en a mis plein la vue. Ducrocq…<br />
Frédéric ne comprend pas ce que convoite son « aide de<br />
camp », comme dit le baron. Une motivation plus profonde<br />
que l’argent, que les échecs même. <strong>Le</strong> Français lui rappelle<br />
quelqu’un qu’il ne parvient pas à identifier. De loin le plus<br />
beau talent rencontré en France. Pourtant, il ne sera jamais<br />
un adversaire redoutable pour Frédéric Kolarov, le prochain<br />
champion du monde.<br />
Un oiseau se pose tout près puis repart. Qui peut me battre <br />
Année mille neuf cent, dernier siècle du millénaire. Frank<br />
Reeves courtise Jill Stevenson depuis l’été passé et il se fait<br />
les dents comme futur partenaire de la Boston Business<br />
Bank. Jacques et Madeleine Dumoulin célèbrent leurs noces<br />
à Paris, où l’exposition universelle accueillera plus de cinquante<br />
millions de visiteurs, sans transport aérien. Joseph<br />
«
Feuerbach fait ses préparatifs pour Londres, d’où il reviendra<br />
avec le jeune Itchkoff après avoir fait la connaissance<br />
du surprenant Bjelica Ekenstein. Il défendra ensuite son<br />
titre en Russie pour la première fois, en juin, contre l’étoile<br />
de Riga, Mark Dvorek, champion du monde par correspondance.<br />
<strong>Le</strong> père de John Nilsson va entreprendre un voyage<br />
tragique en Afrique du Sud dans l’espoir de mousser sa carrière.<br />
Tous ces événements semblent alors sans incidence<br />
possible dans la vie de Frédéric, unique fils de Karl Kolarov,<br />
né fin janvier 1900 tout près de Minsk. Seuls la voix et le lait<br />
maternels comptent à ses yeux fermés.<br />
Fils du maître écuyer au domaine Pdorky, terres du seigneur<br />
Grigov, Frédéric joue aux échecs les soirs d’hiver. À<br />
dix ans, même le champion du coin, le cordonnier Niko, n’en<br />
vient plus à bout. On l’envoie à un tournoi dans la grande<br />
ville. Il y gagne partie après partie, à l’exception d’une seule,<br />
contre un maître local. Celui-ci se dit impressionné par la<br />
virtuosité de l’enfant. Empêtré dans des ouvertures médiocres,<br />
le jeune Kolarov réussit à renverser le sort à force<br />
d’ingéniosité et de ténacité. Curieux d’expertiser ce trésor<br />
échiquéen prophétisé, Grigov le confie à une école spécialisée<br />
à Saint-Pétersbourg. <strong>Le</strong> jeune Kolarov n’en reviendra<br />
que quatre années plus tard, la guerre commencée.<br />
<strong>Le</strong> jeune homme possède un sens inné de la combinaison<br />
de pièces. Au domaine, ses adversaires ne comprennent<br />
pas les menaces qu’il pose sur l’échiquier. La fatalité tombe<br />
sur ses opposants comme le mauvais sort que redoutent les<br />
vieilles à la cuisine. Ce qui excite Kolarov au départ l’ennuie<br />
à la longue. La bêtise des autres l’empêche d’approfondir son<br />
investigation des positions. Frédéric reprend à son compte<br />
les parties jouées en améliorant le jeu de son adversaire. À<br />
l’examen d’un coup il devine parfois des conséquences qui<br />
lui rappellent le puits où penché, son épée de bois échappée,<br />
il avait été sidéré par la profondeur de l’obscurité.<br />
157
Jouer des parties fictives récolte deux moissons. D’abord<br />
une meilleure compréhension du jeu et une mémoire des<br />
positions qui fait l’admiration dans son entourage. « On se<br />
rappelle de ce qu’on comprend », soulignera inlassablement<br />
maître Petrov à l’Académie, chaque fois qu’un élève oublie<br />
la suite de sa partie au rappel. <strong>Le</strong>s villageois ne conçoivent<br />
pas qu’on puisse rejouer une partie, même à peine terminée.<br />
L’autre avantage est qu’en rectifiant la défense adverse,<br />
le jeune Kolarov s’aperçoit qu’il ne peut parfois que retarder<br />
un destin inéluctable. Certaines erreurs profondes sont<br />
commises dès la sortie des pièces. <strong>Le</strong> jeune Kolarov n’en<br />
comprend pas les arcanes mais l’instinct joue en sa faveur.<br />
À Saint-Pétersbourg, il assimile en affamé les leçons du<br />
maître Petrov, qui l’a pris en adoration. <strong>Le</strong> vieil homme lui<br />
montre comment identifier les « moments » où le sort de la<br />
partie s’est joué, parfois bien avant qu’une combinaison forcée<br />
ne matérialise la victoire. <strong>Le</strong> jeune Frédéric découvre<br />
une histoire des ouvertures que d’autres ont conservée à<br />
l’aide d’une notation simple. C’est dans l’effort à déployer<br />
correctement leurs pièces que la plupart des joueurs trébuchent.<br />
<strong>Le</strong> jugement s’y perd dans les abysses du possible.<br />
L’ouverture de la partie, un art en soi, sépare les vrais joueurs<br />
des amateurs. En préparant le futur, Kolarov apprend à tirer<br />
les avantages de chaque ouverture, à minimiser les désavantages<br />
qu’elle impose. Il se discipline à attendre la meilleure<br />
réplique de la part de ses adversaires, comme l’enseigne<br />
maître Petrov. C’est l’opposition qui détermine l’éclat de la<br />
victoire.<br />
En engageant son armée dans de saines formations, l’art<br />
combinatoire de Kolarov devient despotique et ses succès<br />
fulgurants. À son arrivée, il s’est démarqué des autres novices,<br />
une vingtaine d’adolescents, par sa détermination à<br />
vaincre. Il gagne bientôt toutes les compétitions organisées<br />
pour les jeunes et termine troisième au championnat de<br />
l’école. Treize ans à peine. Exclus des concours pour moins<br />
158
de quinze ans, il gagne l’année suivante le championnat de<br />
l’institution, titre qu’il conservera jusqu’à son départ. À la<br />
gare, les adieux venus, dans la cohue créée par la révolution<br />
communiste, le vieux Petrov, fondateur de L’académie<br />
échiquéenne de Saint-Pétersbourg, alors la seule école<br />
d’échecs au monde, lui offre d’une voix chancelante son jeu<br />
personnel, usé par sa science et ses batailles. Une authentique<br />
relique.<br />
— Il recèle encore quelque magie. Vous ferez mieux que<br />
moi avec ces pièces, j’en suis certain, lui confie son professeur,<br />
un doigt posé sur le coffret, les yeux levés vers Frédéric,<br />
qui le dépasse d’une demi-tête, Visez le sommet. N’oubliez<br />
jamais qu’il faut travailler fort pour l’atteindre. Il est plus<br />
élevé qu’il n’y paraît d’en bas et on y parvient toujours seul.<br />
Rappelez-vous, jeune homme, il vous faudra apprendre à<br />
vivre seul afin de triompher.<br />
Prête hier à l’accueillir dans ses rangs, l’aristocratie lui<br />
conseille aujourd’hui de suivre le prolétariat au combat.<br />
Kolarov est affecté à un hôpital militaire où s’empilent des<br />
milliers de blessés. Il y sera en sécurité. Officiellement aideinfirmier,<br />
il distrait les gradés, plus à même d’apprécier ses<br />
talents échiquéens. Loin d’être ébranlé par les horreurs de<br />
la guerre, Kolarov se consacre aux échecs dès qu’il est libéré<br />
de ses tâches quotidiennes : laver des plaies, faire des pansements,<br />
vider des seaux d’excréments<br />
8<br />
7<br />
6<br />
5<br />
4<br />
3<br />
2<br />
1<br />
ou remplir des pots d’eau fraîche.<br />
Sorti de l’ombre de ses maîtres, il<br />
développe ses idées personnelles.<br />
À titre de défi à ses adversaires, il<br />
ouvre de ses cavaliers et place ses<br />
fous en fianchetto, d’où ils opèrent<br />
en tireurs embusqués. Frédéric refuse<br />
tout simplement d’occuper le<br />
centre du terrain. Réfuter ces sorties<br />
non orthodoxes est un art rafa<br />
b c d e f g h<br />
Fous roi en fianchetto :<br />
1.g3 g6 2. Fg2 Fg7<br />
159
finé, pas un jeu de devinettes, comme certains officiers le<br />
pensent.<br />
Armé de ces principes, il peut analyser les ouvertures à<br />
l’avance, comme à l’école. L’objectivité s’avère toutefois difficile<br />
à maintenir. Il lui faudrait affronter de vrais joueurs. Dès<br />
la paix négociée par Lénine, les révolutionnaires au pouvoir<br />
prennent Frédéric sous leur aile. On le fait venir à Moscou<br />
pour former la prochaine génération de joueurs dans la nouvelle<br />
société communiste. Tout prolétaire peut pratiquer<br />
une activité intellectuelle. Kolarov n’a-t-il pas des idées révolutionnaires<br />
aux échecs Ne démontre-t-il pas l’erreur capitaliste<br />
de vouloir posséder le territoire Son ange gardien<br />
a fait suivre une chaude recommandation depuis l’hôpital<br />
où il soigne une blessure au poumon. Une exégèse idéologique<br />
de quinze pages. Kolarov s’y transfigure en Lénine des<br />
échecs. Igor, c’est son nom, est un jeune homme énergique et<br />
maigre, tout en obligations et devoirs. Concerné par le bienêtre<br />
commun, mais froid au contact.<br />
Moscou, l’élite intellectuelle, littéraire et artistique s’y rue.<br />
<strong>Le</strong>s parents pauvres de la bourgeoisie deviennent les guides<br />
d’un peuple à retrouver. Kolarov s’y trouve libre à dix-huit<br />
ans, un revenu de professeur assuré. La fédération soviétique<br />
des échecs prend forme. C’est l’occasion de guerroyer<br />
contre des adversaires de qualité. Une opposition qui surprend<br />
Frédéric. Six mois d’adaptation lui sont nécessaires,<br />
le temps d’acquérir le fleuron de son art, la technique des<br />
finales de partie. Face à un adversaire coriace, il faut accumuler<br />
de petits avantages qui s’avéreront décisifs quand les<br />
forces seront réduites. En finale, les pions deviennent menaçants<br />
et le roi peut aller guerroyer entre eux ; l’équilibre des<br />
forces est bousculé. <strong>Le</strong>s choix stratégiques en cours de route<br />
déterminent l’issue des finales, phase encore peu explorée<br />
par la théorie et dont l’échéance est facile à prédire pour qui<br />
sait calculer. Jamais personne ne lui a présenté la stratégie<br />
ainsi. Il écrit un article sur le sujet. <strong>Le</strong> texte est publié, en-<br />
160
ichi d’un commentaire politique de la main du rédacteur du<br />
journal :<br />
« Voilà une application scientifique qui démontre<br />
que quand une lutte de classes s’achève, le pouvoir<br />
du peuple devient décisif. Lénine, voilà le roi fragile.<br />
Telle une chenille devenant papillon, il fera la promotion<br />
des anciens pions du pouvoir. »<br />
Six mois plus tard donc, Kolarov est à nouveau seul à<br />
l’avant-scène. L’expérience personnelle joue énormément<br />
en terrain connu. Faire la mode lui donne un avantage indubitable<br />
sur ses compétiteurs. Il répond à qui suit ses traces<br />
et réfute sa propre médecine, opposant l’antidote au poison.<br />
Il s’assure des victoires aisées à l’occasion, une économie de<br />
forces et de temps en prime. En novembre dix-huit, il gagne<br />
ex aequo avec Dvorek <strong>Le</strong> tournoi du peuple des Russies à<br />
Moscou. La compétition inclut le vieux Kéroff et l’Ukrainien<br />
Prigorine, contre lequel Kolarov s’offre le luxe d’un sacrifice<br />
de tour pour activer ses fous. On lui propose de démontrer sa<br />
puissance devant le public romain et la presse capitaliste au<br />
mois d’avril suivant. Dvorek étant de santé précaire, Kolarov<br />
s’y rendra seul. Ce « cirque italien », confiera-t-il plus tard,<br />
allait changer sa vie.<br />
<strong>Le</strong>s penseurs de la politique italienne d’après-guerre jugent<br />
essentiel de fraterniser avec la France et la nouvelle<br />
Russie. L’opportunisme des Italiens durant le grand conflit<br />
a terni l’image du pays et ils n’ont en rien profité des accords<br />
de paix. Une des stratégies adoptées multiplie les réunions<br />
culturelles et scientifiques tripartites. Bien entendu, un<br />
tournoi d’échecs s’impose, c’est une tradition slave.<br />
On attendait une délégation, Kolarov arrive seul, accompagné<br />
d’un diplomate. Il parle un peu français. Sa mère est la<br />
fille tardive d’un soldat napoléonien qui déserta la campagne<br />
161
enneigée en 1812. Elle lui inculqua les bases de la langue<br />
française avant de mourir, victime de la grande épidémie de<br />
choléra. La grand-mère aurait accueilli en son gîte un beau<br />
fantassin aux yeux clairs, parlant couramment français ellemême.<br />
D’où tenait-elle cette langue La mémoire familiale<br />
s’éteint là.<br />
À Rome, c’est le carnage, à l’exception d’une malheureuse<br />
nulle concédée à un certain Belladona, un champion local.<br />
Frédéric est tombé dans un piège par excès de confiance.<br />
Entre les parties quotidiennes où il exécute des adversaires<br />
de seconde catégorie, il se lie d’amitié avec un homme<br />
charmant, riche et cultivé, le comte Dumoulin. Un noble,<br />
quoique la noblesse ne semble qu’une étiquette en Europe.<br />
Son épouse lui est d’une aide précieuse. Frédéric est inconfortable<br />
en société. <strong>Le</strong>s commentaires de la comtesse, une<br />
femme simple et chaleureuse, sont parfois drôles d’intelligence.<br />
<strong>Le</strong> couple lui fait connaître l’opéra italien, les musées<br />
et la surprenante architecture en pointes droites des monuments<br />
catholiques.<br />
Une semaine en Italie suffit au jeune Russe pour se<br />
convaincre qu’il ne sera jamais champion du monde en restant<br />
dans son pays. L’Europe est riche et les communistes<br />
font peur. On se bat encore là-bas. Russes contre Polonais,<br />
Rouges contre Blancs. <strong>Le</strong> destin scelle sa décision quand<br />
un télégramme apporte la nouvelle du décès de son père. La<br />
grippe terrorise la Russie. Si le petit-fils déserte à son tour,<br />
c’est en rêvant d’un retour au bercail. Non pas comme le Napoléon<br />
du grand-père, mais à la César, depuis Rome,. Son<br />
projet ébauché, il convainc le comte d’organiser un tournoi<br />
pour choisir un aspirant officiel au vieux champion français.<br />
Frédéric peut gagner, forcer un match et devenir le premier<br />
champion du monde français, assure-t-il au comte. Sa grandmère<br />
maternelle serait française. Un charmant hasard, souligne<br />
madame Dumoulin, que le titre de comtesse gêne. <strong>Le</strong><br />
comte n’a nul besoin d’arguments. Ce jeune prodige, c’est du<br />
162
marbre. Kolarov l’a battu grâce à une combinaison extraordinaire<br />
en seconde ronde. Mais...<br />
Frédéric a été touché que le comte apprécie l’élégance<br />
de son raisonnement plutôt que de s’apitoyer sur sa mésaventure.<br />
On lui objecte des difficultés, il les balaie d’enthousiasme.<br />
D’abord un tournoi à Paris, sa ville d’adoption,<br />
compétition qu’il gagnera, forçant Feuerbach à accepter le<br />
challenge.<br />
— Mais la présence de Cappello sera essentielle, se plaint<br />
le comte, il est l’aspirant numéro un.<br />
— Si le tournoi est prestigieux, il y sera, l’assure Kolarov.<br />
— Il aime les honneurs, paraît-il. Il tiendrait au titre à<br />
cause de ses ambitions d’ambassadeur. Mais il ne sera présent<br />
que si Feuerbach joue.<br />
— Alors pariez sur la présence de Cappello pour attirer<br />
Feuerbach et mentez au Cubain en confirmant la participation<br />
du champion.<br />
— Et si Feuerbach refuse<br />
— Si ce Cappello est un diplomate, il comprendra, commente<br />
la comtesse Dumoulin, charmante de pertinence.<br />
Un champion français, d’y songer le cœur du comte s’embrase.<br />
Il trouvera des financiers. On logera Kolarov chez lui.<br />
Il donnera des cours privés au baron Duquesne, que le téléphone<br />
de Jacques a enthousiasmé. Oui, le projet est réalisable,<br />
finit-il par conclure les yeux mouillés en serrant la<br />
main du jeune Russe.<br />
<strong>Le</strong> ciel bleuit. À l’autre aile, une porte de balcon s’ouvre.<br />
D’instinct Kolarov entre pour éviter le champion qui sort.<br />
»<br />
163
164<br />
Au lever du soleil<br />
Une belle journée, note mentalement Feuerbach à sa défunte<br />
femme tout en s’installant à la table placée au balcon<br />
de sa chambre. Comme le soir où je t’ai, enfin, où tu m’as embrassé.<br />
Cigare éteint à la bouche, il dépose <strong>Le</strong> Phare parisien,<br />
la chronique d’échecs en évidence. Il faut trouver un remplaçant<br />
de qualité. Moins il y aura de participants, plus sera<br />
difficile. Sur ce point, Joseph avait été intraitable : « Douze<br />
joueurs de qualité serait un strict minimum pour que j’envisage<br />
de participer ». Dans un long tournoi, l’expérience pèse<br />
lourd. Reeves pourrait le vaincre avec son gambit. Contre lui <br />
J’ai un plan.<br />
<strong>Le</strong> champion du monde a été réveillé au lever du soleil, la<br />
chronique d’échecs à paraître livrée à sa porte de chambre,<br />
tel que spécifié par télégramme. <strong>Le</strong> majordome du baron l’a<br />
rassuré hier au sujet de ses demandes. L’homme s’est personnellement<br />
occupé « du bagage de monsieur ». Bianca est<br />
aux anges. Elle a charmé tout le personnel. Elle a traduit pour<br />
Hanna ce que disait le contrôleur dans le train.<br />
Malgré l’embauche d’un personnel supplémentaire pour<br />
prendre soin des invités, monsieur Feuerbach et ses filles<br />
jouissent d’un traitement particulier — terme le plus descriptif<br />
— de la part des domestiques du manoir. Ils logent<br />
dans les appartements du bout de l’aile. Deux chambres avec<br />
cabinet et un salon.<br />
On achète ce qui brille à prix d’or, prophétisait Reeves, qui<br />
semble tout anticiper. d’enthousiasme. L’évidence réveille<br />
Joseph. C’est sa fougue qui le perd. Il avait oublié ce trait de<br />
caractère de son vieil ennemi. Va falloir m’y mettre.<br />
Depuis la guerre, Feuerbach se consacre au jeu de Go. Mis<br />
à part de rares tournois, il a délaissé les échecs. En cachette,<br />
pour ne pas ternir sa réputation. Reeves l’a réchauffé hier<br />
soir. La discussion sur les fous dans le train avec Jonathan
Boey avait été exquise. <strong>Le</strong>s jeunes maîtres approchent le<br />
jeu avec une profondeur stratégique qui surprend. Trop de<br />
principes certes, mais une vision si cohérente du jeu que<br />
celui parmi eux qui se hissera au sommet se démarquera de<br />
tous ses prédécesseurs, c’est certain. Pour l’immédiat, les<br />
vieux maîtres tiennent le coup. L’expérience joue en leur<br />
faveur. Joseph l’a compris à Berlin l’an passé. Bjelica, Hans,<br />
lui-même et les vétérans sont passés maîtres dans l’art des<br />
ouvertures et des combinaisons. Mais c’est tout. Cappello<br />
sera le dernier champion classique. Ses yeux retournent à la<br />
chronique.<br />
— Mais qui demande-t-il à haute voix.<br />
— Wen répète l’Anglais qui surgit au balcon voisin à<br />
droite.<br />
— John! Êtes-vous remis du voyage Vous me semblez en<br />
meilleure forme qu’hier.<br />
— J’ai dormi, un luxe chez moi. La quiétude du manoir est<br />
salutaire après deux trains et un traversier. Savez-vous que<br />
le terrain autour de la résidence pourrait faire un grand parc<br />
à Londres. Qu’ânonne-t-on demande-t-il en voyant la chronique<br />
d’échecs.<br />
— Hensen se désiste à cause de ses obligations professionnelles.<br />
L’Anglais sourit.<br />
— Vous l’avez affronté à Londres.<br />
— Il a bien fait compte tenu de sa longue inactivité. J’ai été<br />
surpris de voir son nom sur la liste des participants. Sa présence<br />
en Angleterre était redevable à la magie de lord Bennett.<br />
La remarque fait sourire Joseph.<br />
165
— Ce tournoi est sans espoir pour lui, laisse tomber Nilsson<br />
tout en s’étirant les reins.<br />
— Comme pour d’autres, n’est-ce pas Dites-moi John,<br />
pourquoi participent-ils alors<br />
— Pour le rêve, pour l’honneur, par habitude peut-être,<br />
je ne saurais dire. Mais chevaliers, ils ne sont plus, conclut<br />
Nilsson qui s’accoude à la balustrade.<br />
166<br />
— N’y a-t-il pas l’amour du jeu<br />
- Alors Hensen aime sa profession.<br />
Quand il eut l’occasion de mieux connaître le jeune prodige<br />
anglais l’an passé, Joseph fut fasciné par sa rapidité<br />
à emballer en images les êtres humains ou les variantes<br />
d’échecs. Avec une certaine pertinence en plus. Une structure<br />
défensive s’apparente à une carapace de tortue ou à la<br />
grotte d’un ours. Il faut donc éviter l’attaque frontale si on<br />
est confronté à de telles formations.<br />
«<br />
a b c d e f g h<br />
Joseph s’attarde à une ligne secondaire<br />
dans la variante d’échange<br />
dans l’espagnole. Une intuition.<br />
Encore. Il ennuie tout le monde<br />
avec cette ligne de jeu. <strong>Le</strong> champion<br />
veut chasser les nuages. La guerre<br />
crée des pénuries et chaque pénurie<br />
provoque une surenchère, donc<br />
une terrible inflation. <strong>Le</strong>s gens<br />
préfèrent alors échanger un bien<br />
contre un bien plutôt que contre du<br />
papier. C’est ce qu’explique en substance<br />
l’article que Reeves lui a fait parvenir, et dont il vient<br />
de terminer la lecture. Ce que le mathématicien y devine<br />
pour l’Allemagne est terrible.<br />
8<br />
7<br />
6<br />
5<br />
4<br />
3<br />
2<br />
1<br />
Espagnole, variante<br />
d’échange :<br />
1.e4 e5 2. Cf3 Cc6<br />
3. Fb5 a6 4. FxC
<strong>Le</strong> Kaffe Koenig est presque vide la semaine en début<br />
d’après-midi quand entre un jeune homme bien habillé, de<br />
type scandinave. Son air taquine la mémoire du champion.<br />
Attiré par l’échiquier, l’étranger demande à jouer des blitz,<br />
avec mise s’il le faut. Joseph y va de prudence. Sage précaution.<br />
Son adversaire se révèle un brillant tacticien doté<br />
d’une connaissance approfondie des ouvertures. Par contre,<br />
il manque de jugement, confond diverses formations et se<br />
perd dans les détails en terrain incertain. Manque d’expérience.<br />
Joseph gagne toutes les parties sauf deux, faute de<br />
temps. Mais il en arrache, la vitesse d’exécution du jeune<br />
homme est phénoménale. Un peu rouillé, certes, mais l’art<br />
combinatoire de John, son prénom, l’oblige à réfléchir. Fasciné<br />
par le talent manifeste de cet amateur, Joseph lui prodigue<br />
des conseils que l’autre écoute sans protester. Quand<br />
John comprend qui est son adversaire, il le questionne sur<br />
son duel contre Itchkoff. Joseph raconte de bon gré. Sa famille<br />
a gardé un souvenir agréable de leur séjour à Prague.<br />
L’incident du cheval avec Bianca fait rire John Nilsson, qui<br />
se dit Suédois. Bjor Nilsson attablé devant un jeu de Go<br />
transparaît soudain en John accoudé.<br />
Ce n’est qu’en lisant un article sur le nouveau champion<br />
d’Angleterre trois années plus tard que Joseph comprendra<br />
que John lui avait menti à leur première rencontre. À cause<br />
de la guerre.<br />
— Caricaturez-vous toujours les gens, John<br />
— J’ai diversifié mon catalogue depuis, répond l’Anglais,<br />
allumé.<br />
— Je sais que je vous ai déjà posé la question à Berlin. Pourquoi<br />
le faites-vous<br />
— Je n’avais su que répondre alors. (John s’étire le bas du<br />
dos.) Depuis, j’ai réfléchi.<br />
»<br />
167
— Vraiment, sourcille Joseph, intéressé.<br />
— Oui. ( Il se redresse.) L’hypothèse fondamentale, la<br />
seule qui puisse donner un sens à l’âme ou à l’esprit, c’est que<br />
chacun soit le résultat d’une accumulation d’expériences,<br />
d’incarnations qui font évoluer l’âme. Son Tao, il me semble.<br />
Joseph allait formuler une question mais la mention le<br />
distrait.<br />
— Tao. Un symbole chinois, n’est-ce pas<br />
— Oui. Vous connaissez<br />
— Simplement le dessin, à cause du jeu de Go. Deux demicercles<br />
en dualité.<br />
— Ils sont le soleil dans le ciel et le cœur dans l’homme.<br />
— Mais quel rapport avec les échecs<br />
— Chaque joueur est, disons, un esprit pèlerin qui marche<br />
dans les pas d’une âme corporelle. <strong>Le</strong> symbole de Tao est justement<br />
un pied.<br />
— Pourquoi « justement » <br />
— <strong>Le</strong>s pieds permettent de marcher, réplique John en<br />
enjambant les deux balustrades de pierre. C’est logique,<br />
conclut-il d’un haussement d’épaules une fois assis.<br />
«<br />
- Il pense avec sa logique, Joseph.<br />
— Une logique animale C’est possible.<br />
— Une logique poétique. Ce n’est pas un mathématicien. Il<br />
pense autrement que toi mais il raisonne bien.<br />
Voyant Joseph esquisser un « Ah », un petit rire emporte<br />
Jessica, dont les yeux brillent. Ils ont décidé de reconduire<br />
168
le jeune Nilsson à pied jusqu’au wagon, en amoureux. Il tient<br />
Jessica par la taille.<br />
— Pour que je ne tombe pas, a-t-elle précisé, malicieuse..<br />
Bianca a hérité du sourire de sa mère. Jessica était curieuse<br />
des idées de John. Ils l’ont laissé monter dans le train avec<br />
deux valises neuves, plus pratiques que sa grosse malle. Ils<br />
attendent son apparition à la fenêtre.<br />
— Tu m’inquiètes.<br />
— Ce ne sont que des étourdissements.<br />
— Et les maux de tête<br />
— <strong>Le</strong> médecin a dit qu’on pouvait prendre une photographie<br />
de l’intérieur.<br />
— John m’a expliqué. Il lit toutes sortes de magazines<br />
scientifiques et il les résume. Fort bien d’ailleurs. Un emploi<br />
à l’université, je pense. Il n’a pas précisé.<br />
— <strong>Le</strong> nouveau Krankenhaus der Jüdischen Gemende possède<br />
l’équipement. Hanna a vérifié.<br />
— Dans Wedding, c’est loin.<br />
— Dix minutes en voiture. Hanna en a trouvé une.<br />
— Qu’est-ce que le médecin pourrait voir<br />
Jessica hausse les épaules.<br />
— Tu sauras t’occuper d’elles, j’en suis sûr.<br />
— Ne dis pas…<br />
— Tu ne t’inquiètes jamais pour des riens, Joseph Feuerbach.<br />
Vrai ou faux<br />
— …<br />
— Alors soit logique. Regarde, il est là!<br />
169
»<br />
— Croyez-vous en l’âme humaine, monsieur Feuerbach<br />
— Pardon<br />
— Comment dire… En ce moment, sommes-nous à vos<br />
yeux deux êtres « animés »<br />
— Ah…<br />
L’intimité de la question gêne le champion.<br />
— Votre intuition immédiate, que suggère-t-elle insiste<br />
Nilsson.<br />
— Mon intuition... Que je suis animé, en effet. Et vous aussi,<br />
John. Il va de soi, il me semble.<br />
— Mes souliers sont usés. Dieu est-il cordonnier<br />
— Podologue en plus. <strong>Le</strong>s souliers permettent de se déplacer<br />
plus facilement. C’est l’âme corporelle, le véhicule. Son<br />
cuir provient de l’âme animale dans les pas duquel vous marchez.<br />
On ne le choisit pas, il fait partie de notre karma.<br />
— Karma<br />
— Notre destin, notre mission, notre épreuve pour certains.<br />
Pour les Juifs, je ne sais pas.<br />
— L’Apocalypse<br />
— Non, pas la destinée humaine en général, plutôt le destin<br />
de chacun.<br />
— <strong>Le</strong> mazal. Ceux qui deviennent des rois, les voyez-vous<br />
en lions<br />
— Pas forcément. Vaut-il mieux être lion que souris<br />
— Non (Feuerbach hoche de la tête, étonné.)<br />
170
— La souris a peut-être à devenir lion ou le lion à devenir<br />
souris.<br />
— Je vois, une forme de psychologie. Et ça vous aide à affronter<br />
vos adversaires, John<br />
— C’est l’impression que j’en retire du moins. Être une<br />
souris ou un lion importe peu. L’un rêve de gazelle, l’autre de<br />
fromage. Quelque chose manque à chacun et l’empêche de<br />
faire un avec l’univers. Chaque animal va son karma, esclave<br />
de ses appétits.<br />
— Et John Nilsson<br />
— Peut-être pourriez-vous me le dire<br />
—J’en doute! Attendez, je reviens.<br />
<strong>Le</strong> champion disparaît à l’intérieur.<br />
— C’est oncle Jacob.<br />
— Un terme doit toujours correspondre à une pensée<br />
claire, Joseph. Tu dois appliquer la même attention aux<br />
noms des personnes qu’à l’appellation des objets. Alors, dismoi<br />
Joseph, qui est cet homme-là que tu appelles oncle Jacob<br />
<strong>Le</strong> petit Joseph est assis sur les genoux de son père, il a<br />
sept ou huit ans. <strong>Le</strong>s adultes parlent d’une guerre entre l’Allemagne<br />
et la France. <strong>Le</strong> père tient le menton du fils dans sa<br />
main, la tête pointant dans la direction de son frère Jacob<br />
qui, pour l’instant, capte l’attention des hommes présents.<br />
C’est jour de sabbat. <strong>Le</strong>s Feuerbach se réunissent au café<br />
que possède un cousin de sa mère. Oncle Jacob harangue<br />
et déplace les pièces tout en fumant un cigare. Il se moque<br />
toujours de ses adversaires, autant en discutant que devant<br />
l’échiquier. À chaque mouvement de son corps, la chaise et le<br />
«<br />
171
plancher craquent sous ses cent cinquante kilos. Joseph fixe<br />
son oncle, concentré.<br />
— Il est marié à Bethe. Il a trois enfants dont un fils. Il est<br />
cordonnier. Sa boutique est au-dessus de la boulangerie de<br />
monsieur Bernstein.<br />
172<br />
— Bien!<br />
— Et il joue mal aux échecs, ajoute l’enfant, les yeux pétillants<br />
de malice.<br />
— Quoi! Tu pourrais le battre, toi, mon fils. Pour affirmer<br />
que quelqu’un joue mal aux échecs, il faut le battre. N’est-ce<br />
pas, Joseph Faire mieux que lui.<br />
— Je peux battre oncle Jacob.<br />
<strong>Le</strong> père fait pivoter la tête du fils et, ses yeux noirs rivés<br />
aux siens, demande à nouveau :<br />
— Tu peux vraiment le battre, Joseph<br />
— Oui, père.<br />
— Jacob! Tu ne croiras pas ce que le petit Joseph vient de<br />
me dire.<br />
L’oncle rit, soulève Joseph qui s’est approché, le fait tournoyer<br />
dans les airs, le menace de ridicule, rien n’y fait. Aussitôt<br />
remis sur ses pieds, le jeune s’installe et aligne les pièces<br />
bien droit. La montagne de chair s’assoit. La partie débute, le<br />
café devient un temple. L’oncle marmonne, marmonne encore,<br />
puis redevient silencieux. Ses coups se font incertains.<br />
D’un grand rire soudain, il balaie son roi et félicite Joseph.<br />
<strong>Le</strong>s jours de sabbat s’écoulèrent dorénavant devant l’échiquier<br />
pour le jeune Feuerbach.<br />
Tandis que défilait le cinéma du souvenir, Feuerbach a<br />
rapporté et ouvert le coffret où il range ses pièces. Retourné<br />
»
ouvert, le boîtier devient un échiquier. John reconnaît le jeu<br />
qu’ils ont utilisé à leur première rencontre. <strong>Le</strong> fourreau du<br />
sabre aurait dû m’éclairer sur la qualité du samouraï.<br />
Concentré, le champion aligne religieusement les pièces.<br />
Une marmotte qui fouine partout, guidée par le vol de l’aigle.<br />
Des ouvertures variées, des standards simples. La théorie importe<br />
peu, seul le résultat compte. L’an dernier, Feuerbach l’a<br />
embourbé dans des calculs inutiles. En rejouant la partie,<br />
une fois de retour à Londres, John a compris qu’il s’était fait<br />
déjouer comme au temps de ses premiers tournois, alors que<br />
l’accompagnait frère Thomas. Une marmotte qui survole son<br />
territoire et accumule de petits trésors dans sa caverne d’Ali<br />
Vinci.<br />
Devant le sourire de Nilsson, Feuerbach sourcille.<br />
— C’est le jeu, celui que vous aviez au café.<br />
— Au Kaffe Koenig. Un seul suffit durant toute une vie.<br />
— Pourvu qu’on ne perde pas de pièces.<br />
— Il suffit de les compter quand on range le jeu. Dites-moi,<br />
John, que pensez-vous de la variante d’échange<br />
— Dans l’espagnole<br />
— Oui.<br />
— Rien de bon, sir. Concéder la paire de fous et réduire les<br />
occasions de combinaisons, c’est concéder beaucoup pour<br />
simplement doubler un pion. Boring.<br />
Ce disant, Nilsson avance le pion roi blanc. Il va faire de<br />
même avec le pion noir quand…<br />
— Attendez…<br />
… la voix du champion immobilise John. Non par sa fermeté,<br />
mais par la tendresse paternelle à laquelle tout son<br />
être intérieur frémit.<br />
173
174<br />
— Qu’y a-t-il de changé une fois le pion poussé<br />
— Ce que cela change, demandez-vous, sir Quelle étrange<br />
question. (Il s’accoude à la table.) Eh bien… ça libère le fou<br />
et la dame des blancs… tout en bloquant la poussée du pion<br />
dame adverse.<br />
— Bien. Mais pour connaître les conséquences d’un geste,<br />
pas simplement ce qu’on gagne à première vue, nous devons<br />
observer attentivement ce qu’il modifie à l’équilibre de départ.<br />
<strong>Le</strong>s yeux noirs de Feuerbach brillent. Une petite brise<br />
menace d’emporter le journal. Sans y porter attention, John<br />
l’immobilise d’un doigt. <strong>Le</strong>s rayons matinaux transpercent<br />
le feuillage des arbres. Un concert de piaillements s’interrompt<br />
l’instant de quelque chose dans les buissons. L’Anglais<br />
lève la tête, contemple le jardin. Aube, symbole de la pensée<br />
qui s’éveille à soi. Présent, enfin. John vient de retrouver sa<br />
conscience d’exister, laissée en consigne à la gare de Londres.<br />
— La colonne roi s’allonge pour les blancs et raccourcit<br />
pour les noirs.<br />
<strong>Le</strong> doigt parcourant l’espace entre le roi blanc et le pion<br />
poussé, la voix du champion entonne son cantique :<br />
— <strong>Le</strong>s cases blanches sont attaquées en dame et fou cinq.<br />
La case devant le roi se libère, mais celle en quatre par contre<br />
est désormais occupée.<br />
Ce faisant, Feuerbach pointe ces cases d’un doigt auquel<br />
Nilsson remarque une bague. Jamais avant, il en est certain,<br />
le champion n’a porté de bague. Une odeur de soupe lui revient.<br />
L’image fugace du père Thomas, son volumineux index<br />
sur l’échiquier.<br />
— La quatrième traverse est coupée en deux, poursuit l’Allemand,<br />
le doigt glissant sur les deux portions d’échiquier,<br />
sautant par-dessus le pion roi poussé.
Joseph Feuerbach a des mains étonnamment petites pour<br />
un homme à la cage thoracique développée.<br />
<strong>Le</strong>s coups s’enchaînent. <strong>Le</strong> pion roi des noirs est avancé à<br />
son tour. Puis un cavalier blanc va s’amener au centre le menacer.<br />
<strong>Le</strong> cavalier dame des noirs sautera en jeu protéger le<br />
fantassin attaqué. <strong>Le</strong> fou des blancs viendra menacer ce cavalier<br />
et sera chassé par le pion tour noir. Loin de reculer, le<br />
fou exécutera sa menace pour être éliminé par le pion dame<br />
des noirs. Mais les blancs ne prendront pas le pion roi laissé<br />
sans protection par cette courte combinaison.<br />
Comme pour le premier, chaque coup amena une inspection<br />
exhaustive de l’échiquier. <strong>Le</strong>s conséquences des coups<br />
joués seront dévoilés. John Nilsson ne se doutait pas qu’il<br />
allait recevoir ce matin une leçon « élémentaire » sur les<br />
échecs. La leçon d’un champion a un enfant prodige.<br />
Rue des bijoutiers, dix heures deux<br />
Sur le boulevard Clichy, Paris s’éveille à peine. La venelle<br />
qu’il emprunte débouche sur une avenue modeste où les vitrines<br />
des boutiques sont bardées de fer, de jour comme de<br />
nuit. Costumé, rasé, parfumé et diamanté, Belladona déambule,<br />
le dos droit, en bon aristocrate, frais malgré le peu de<br />
sommeil. La nuit dernière, son pigeon s’est transformé en<br />
poule aux œufs d’or. S’il avait compris qu’il se faisait arnaquer,<br />
la partie aurait été plus corsée. Lacourcelle, c’est le nom<br />
du pigeon, en a gagné deux en finales. À le regarder manœuvrer,<br />
Miguel a compris certains trucs à propos des tours surtout.<br />
Mais il était orgueilleux, le pigeon. N’eut été du chevelu<br />
qui conspirait à voix basse à une table voisine, il aurait vidé le<br />
porte-monnaie du rossignol. <strong>Le</strong> jeune gardait un œil sur les<br />
parties. Il a fini par appeler un Lacourcelle exaspéré d’être «<br />
encore » tombé dans un piège. Quand la situation s’y prêtait,<br />
Miguel lui présentait un coup en apparence injustifié. Cette<br />
175
fois, un cavalier qui gambade à l’aile dame, hors propos. Pour<br />
faire bref, il suffit d’un échange de pions, d’un échec de dame<br />
en diagonale suivi de dame prend cavalier. Une bourde quoi.<br />
Lacourcelle sait calculer. Il saute sur l’occasion et il se fait<br />
mater cul sec. Qu’il n’ait pas à capturer le « maudit » cavalier<br />
le fait jacter. De toute manière, les blancs n’ont pas d’attaque,<br />
s’est convaincu son adversaire, qui y va de mémoire,<br />
sans chercher plus loin. Dans son livre <strong>Le</strong>s principes de mon<br />
système, le maître Itchkoff affirme que le gambit est suspect.<br />
<strong>Le</strong> cavalier dame est hors jeu et l’attaque à l’autre aile n’aboutit<br />
pas, faute d’espace. Mais Miguel a découvert une réplique<br />
étonnante.<br />
Marguerita est mûre pour l’arnaque. Miguel y réfléchit en<br />
fixant l’échiquier, étendu sur le grand canapé après avoir baisé<br />
la petite. La position est restée en place. Un jeu d’échecs<br />
demeure en permanence sur une table à café au salon des patrons<br />
de Marguerita à Florence. Un jeu horrible en onyx vert<br />
et gris. <strong>Le</strong>s figures sont étranges et les pions trop gros. L’œil<br />
s’habitue vite toutefois. La position condamnée par Itchkoff<br />
taquine Miguel, alors il la laisse reposer sur l’échiquier.<br />
« Comprendre une position, c’est comme faire un bouilli. Il<br />
faut que ça mijote longtemps » sentenciait le chauve à Marseille.<br />
(Miguel se signe.) <strong>Le</strong> jugement du livre irrite l’Italien.<br />
<strong>Le</strong> maître a beau dire, son œil a été charmé.<br />
176<br />
— Vous avez été chanceux!<br />
«<br />
« «<br />
— J’ai été charmé par la position, avoue le Polonais amusé.<br />
— Ça ne suffit pas, le relance Ivanovic en français, langue<br />
qu’ils partagent.<br />
— Tout calculer est inutile, la position fait sa propre histoire.
— <strong>Le</strong>s visions sont parfois des hallucinations. On ne peut<br />
s’y fier. Allons!<br />
Milan, an 1913, au luxueux hôtel de villégiature Excelcior.<br />
Par une rare journée d’averses durant le tournoi, les deux<br />
maîtres se sont installés sous un parasol géant à la terrasse<br />
désertée. Ils analysent la partie qu’ils viennent de terminer.<br />
<strong>Le</strong> maître polonais a besoin d’air. Miguel les observent depuis<br />
l’entrée, à quelques mètres de biais. La clientèle a été<br />
conviée à un casino improvisé pour faire couler le temps. La<br />
roulette penche vers le vingt-deux, lui confie le maître d’hôtel<br />
à l’oreille, avant de s’éclipser en ondulant.<br />
Grand et maigre, portant un collier de barbe qui lui donne<br />
l’air d’un chimiste ou d’un conspirateur, le Serbe est en colère<br />
car, s’étant compromis par une poussée intempestive,<br />
Ekenstein a dû se résoudre à sacrifier le pion. N’ayant rien<br />
gagné par la suite, le Polonais a concédé une qualité pour alimenter<br />
l’attaque et éviter de passer en finale. Enfin, conclut<br />
Ivanovic, les yeux au ciel, un fou salvateur vous permet de<br />
mater. Personne ne peut calculer si loin. C’est injuste. Sans<br />
ce sacrifice…<br />
Ivanovic hésite, une moue aux lèvres.<br />
— … la position est incertaine, au mieux, termine Ekenstein.<br />
— J’ai rater un coup. Je n’aurais pas dû laisser la reine s’infiltrer.<br />
— Au contraire. Votre défense m’a obligé à trouver la<br />
meilleure suite. <strong>Le</strong>s tours sont sans protection. C’est le retrait<br />
du cavalier le problème. Vous avez fait pour le mieux il<br />
me semble.<br />
<strong>Le</strong> Serbe acquiesce, fier du compliment.<br />
— <strong>Le</strong>s problèmes surviennent bien avant qu’on en subisse<br />
le mauvais sort, murmure le Polonais.<br />
177
Belladona a vu la partie différemment. Dans une ouverture<br />
en plein développement, le Serbe a reculé un cavalier<br />
sur la première traverse afin de le replacer. Assis aux premières<br />
rangées, Miguel avait jugé la manœuvre profonde.<br />
Il croyait le pion perdu. Après la poussée, il a compris peu à<br />
peu le plan génial du Polonais et découvert le sacrifice de fou.<br />
<strong>Le</strong>s explications d’Ekenstein ont corrigé sa vision de la partie.<br />
<strong>Le</strong> retrait du cavalier déconnecte les tours blanches, élément<br />
dont l’Italien n’avait pas soupesé les conséquences. De<br />
plus, les blancs se retrouvent momentanément en retard de<br />
développement. Une minute de réflexion a suffi à Ekenstein<br />
pour se convaincre d’attaquer l’autre cavalier avec un pion<br />
central. Heureux de voir cette poussée, le Serbe replace le<br />
cavalier sur la deuxième traverse. Il menace maintenant son<br />
agresseur. Plutôt que de protéger son fantassin, Ekenstein<br />
le pousse contre le rempart adverse et oblige sa capture par<br />
un pion, ce qui congestionne la sortie des figures blanches.<br />
<strong>Le</strong>s noirs montent ensuite à l’assaut du roi. Un « tour prend<br />
cavalier » est dans l’air, sait Belladona. Mais comment poursuivre<br />
La dame noire se déplace. Elle attaque une tour<br />
blanche qui doit bouger. Par deux fois encore, la dame récidive,<br />
manœuvrant « en escalier » pour se faufiler à l’aile roi,<br />
comprend Belladona émerveillé. Quand Ekenstein sacrifie<br />
le fou, il annonce mat en cinq.<br />
— Pour moi, une vision n’est pas un mirage. Ce n’est pas un<br />
gain inespéré ou un appétit incontrôlé d’attaque, remarque<br />
Ekenstein un peu gêné.<br />
Il s’immobilise, les yeux au loin, comme en attente de<br />
quelque chose d’oublié.<br />
— Quand ce qui « saute aux yeux » — une expression française<br />
qu’il doit expliquer à Ivanovic — est une géométrie,<br />
alors c’est toujours objectif. À moins d’être ivre.<br />
Belladona sourit. Il a devant lui le futur champion du<br />
monde. Bjelica Ekenstein vient de lui fournir l’élément que<br />
178
le joueur d’échecs souffrait d’ignorer : comment être objectif.<br />
Sur le grand canapé, Miguel se dresse d’un bond. La<br />
manœuvre de cavalier vient de lui sauter aux yeux. Il voit<br />
bien que la reine peut éliminer le cavalier. Mais que madame<br />
s’absente, il y a de quoi tenter l’infraction. <strong>Le</strong> tout vérifié, ça<br />
mate! Un coup de dame dérangeant est nécessaire pour déstabiliser<br />
les pièces noires. Miguel doit ensuite découvrir un<br />
sacrifice de cavalier, le seul pertinent d’ailleurs. Une petite<br />
demi-heure de réflexion y passe. Il était près d’abandonner<br />
son enquête.<br />
Marguerita surgit, il faut s’éclipser. Il court au café,<br />
confisque à deux amateurs le jeu du patron et s’installe devant<br />
un double espresso. L’avantage temporaire d’une dame<br />
à l’aile roi s’avère décisif. L’idée est monnayable dans les cafés<br />
mais il y a plus. La petite combine est un écran de fumée.<br />
En menaçant impunément le flanc gauche adverse, le cavalier<br />
va en profiter pour faire irruption à l’autre aile, ravivant<br />
l’attaque blanche. Une tout autre partie que celle du livre. En<br />
tournoi, ça surprend les meilleurs joueurs ces petites trouvailles.<br />
Quoique, en y repensant, le Russe s’en est très bien tiré<br />
à Rome. À peine le pied posé sur le piège, Kolarov s’est figé<br />
dans une grimace de contrariété. Il s’est appuyé, les avantbras<br />
croisés sur la table, et est entré dans une profonde réflexion.<br />
Son plan de défense a concédé un minimum puis<br />
le maître a commencé à reconstruire sa position coup par<br />
coup. Des nerfs d’acier. Miguel est demeuré vigilant, sentant<br />
la puissance de son adversaire. La partie nulle fut négociée à<br />
l’aide d’un échange compliqué de pièces. Quand Kolarov fut<br />
enfin prêt à prendre l’initiative, les munitions manquaient.<br />
»<br />
»<br />
179
Hier soir au café, Lacourcelle s’est contenté d’ânonner.<br />
Ce que le chevelu lui a murmuré fut convaincant. L’autre a<br />
acquitté son dû et est parti sans commenter. Il m’a serré la<br />
main.<br />
Miguel a dormi quelques heures dans un petit hôtel. <strong>Le</strong>vé<br />
tôt pour se préparer, il s’est mis dans son personnage, d’abord<br />
en s’habillant puis en marchant.<br />
— Il faut être dans ton rôle avant d’entrer en scène, le sermonnait<br />
Béatrice. Comme si tu entrais chez toi.<br />
<strong>Le</strong>s rues marchandes sont charmantes de quotidien le matin,<br />
à Paris comme à Rome. <strong>Le</strong> peuple s’y fait eau pure. Derrière<br />
les devantures que Belladona longe, rue des bijoutiers,<br />
les commerçants s’affairent. Une rue discrète où les passants<br />
vont pour affaire. De celles qui vous font rebrousser chemin<br />
quand vous êtes perdus tellement on s’y sent ailleurs. Certains<br />
théâtres sont fermés, représentation en soirée seulement.<br />
Derrière chaque façade existe un décor. La façade est<br />
tout. Il en avait été frappé à Florence. Est vrai ce à quoi chacun<br />
acquiesce.<br />
Miguel fait les cent pas en prenant soin d’éviter la flaque<br />
blafarde que jette le réverbère au gaz. Un peu nerveux car<br />
son contact est en retard, il a caché la valise, au cas. Il scrute<br />
la place publique de l’autre côté du boulevard. Elle s’allonge<br />
en cicatrice à travers la ville. Minuit s’annonce et il pleuvote.<br />
La vaste place dallée de pierres dures est déserte. Au centre,<br />
un monument arrogant de gloire. Plus loin, l’église. Puis,<br />
derrière, les résidences luxueuses où les riches dorment. De<br />
ce côté-ci, les messieurs de bonne famille viennent baiser les<br />
putes et s’amuser dans les tripots du quartier pauvre.<br />
Derrière le mur que Miguel longe, un homme s’active.<br />
C’est le mari de la dame qui subventionne leur troupe d’apprenti-comédiens.<br />
Une autre arnaque. Tapi dans l’ombre,<br />
180<br />
«
Miguel l’a vu entrer chez la pute. Il l’imagine sur le grabat<br />
de l’autre côté du mur, tout près, dans son décor de luxure.<br />
Miguel va transiger gros, très gros. Son contact apporte une<br />
mallette emplie de billets qu’il va échanger contre la valise<br />
cachée, emplie de billets, mais beaucoup plus grosse. Une<br />
opération délicate entre à-peine-connus qui doivent faire «<br />
non connaissance ». Par politesse justement. Deux personnages<br />
qui vont se donner la réplique, se sachant mutuellement<br />
escroc.<br />
Belladona débute dans le métier, seize ans à peine. D’un<br />
côté, un fabricant de fausse monnaie vient de lui livrer sa<br />
marchandise, une valise bondée de faux billets. De l’autre<br />
côté, des messieurs de bonne société que ça accommoderait<br />
de transiger du faux à l’étranger. Quelques billets à la fois,<br />
petit à petit, question d’alléger les coûts de voyage. Ce que<br />
raconte son contact du moins. Entre le faussaire du quartier<br />
pauvre et les faux airs du quartier riche, le contact et Belladona<br />
encaissent les frais intermédiaires, les « coûts afférents<br />
» en langage cossu. Entre ce que Belladona a payé et<br />
ce qu’il va recevoir, il y a une sacrée marge. Et si le prix est<br />
convenable pour son contact, c’est qu’il y trouve profit. Deux<br />
trafiquants qui s’interposent entre soi et la reconnaissance<br />
judiciaire, ça fait des gens heureux.<br />
Miguel fait donc le pied de grue dans l’ombre quand le<br />
mari se pointe chez la pute du rez-de-chaussée. Monsieur<br />
retrouvera la nuit en ressortant. Pour le moment, il en a oublié<br />
la proximité. Une simple porte passée et changent l’atmosphère,<br />
l’intérêt, la fortune ou la grandeur.<br />
— Un « théâtre », dirons nous, mon petit, avait résumé sa<br />
nouvelle mère, majestueuse dans une robe bleue. Une princesse<br />
aux yeux de l’enfant. C’est la grande scène de la vie.<br />
Viens ! ordonne Béatrice en lui offrant sa main gantée d’une<br />
«<br />
181
dentelle d’un blanc éblouissant. Nous allons te présenter à<br />
la ville.<br />
182<br />
» »<br />
À Paris, rue des bijoutiers, Belladona vient de repérer la<br />
boutique. Entre en scène signor Pellegrini, qui flâne d’une<br />
vitrine à l’autre, absorbé.<br />
Pour son dixième anniversaire, Béatrice initie Miguel à<br />
l’opéra. Une calèche luxueuse dans le soleil couchant, les lumières<br />
au loin, la foule. Un ballet de tissus et de parfums sous<br />
des lustres ornés de grappes de cristal. De longs escaliers de<br />
bois verni qui courbent vers les étages. Un chapelet de salutations<br />
et d’hommages chemin faisant. Dans le sillon de Béatrice<br />
resplendissante, un tapis de murmures ferme ses pas.<br />
Ils s’installent dans une petite niche d’obscurité que scrutent<br />
une myriade de regards. <strong>Le</strong> rideau s’ouvre sur un amour,<br />
explose en drame et se dénoue dans la mort, le tout tissé de<br />
voix graves et claires qui se répondent et répandent, telles<br />
sirènes en eaux calmes, le trouble d’orages soudains. Rideau,<br />
salve d’applaudissements, descente et nouveau chapelet de<br />
politesses. Autre tapis de murmures. Un billet adroitement<br />
glissé, que Béatrice cueille sans broncher. La nuit fraîche et<br />
silencieuse. Un mendiant main tendue qu’on ignore. Ça rappelle<br />
Miguel à sa condition future. Sans le bras de Béatrice,<br />
il ne serait rien. Tout ce faste, ces attitudes, ces politesses,<br />
ces tissus et ces parfums, c’est le spectacle des bien nantis.<br />
Sous cette façade d’opéra, il n’y a que du bois, des clous, de la<br />
pierre et du mortier. Sous les beaux habits, on ne trouve que<br />
des chairs vieillissantes. <strong>Le</strong> pauvre n’a que chair, bois, pierre<br />
et clous. Seuls les riches ont droit à une mise en scène; eux<br />
rêvent avec décors.<br />
«<br />
»
Du moins l’a-t-il cru alors. L’émotion revient. La vie est un<br />
théâtre. Cette vérité acceptée, le reste fut aisé. <strong>Le</strong> bijoutier a<br />
noté sa présence. En jetant un œil au miroir, il s’est immobilisé<br />
une bonne seconde. <strong>Le</strong> miroir qui permet de voir la porte<br />
tout en lui faisant dos. Ils ont tous un truc. Madame Irma! <strong>Le</strong><br />
rappel le fait sourire.<br />
— Vienne pétit, jé vais té faire les cartes. Approche, approche,<br />
assié-toi. Jé vais té raconter ton avenir. Comment<br />
tou t’appelles <br />
Elle l’accueille ainsi. Une femme sèche arborant une panoplie<br />
de breloques, bagues, colliers et pendentifs, ayant<br />
tous un petit quelque chose d’intrigant. Des serpents entrelacés,<br />
une tête de mort, la face cinq d’un dé. <strong>Le</strong> reste, Miguel<br />
ne se rappelle pas, tant il y en avait. Un turban ceinture sa<br />
tête, ses yeux sont fardés de noir et une ample robe voile sa<br />
maigreur. Une harpie, expliquera Béatrice sur le chemin du<br />
retour : une voix en brise envoûtante surgie d’une caverne où<br />
l’écho se fait velours.<br />
Miguel apprend le français. Son temps d’instruction tirant<br />
à sa fin, Béatrice peaufine son éducation. Au sens où elle<br />
l’entend, connaître une langue, c’est y prendre ses aises.<br />
— <strong>Le</strong> Français est à table quand il parle. C’est un gourmand.<br />
C’est ça avoir le génie des langues. Enfin, pour moi.<br />
Ce disant, elle pointe sa poitrine, le doigt sur un sein.<br />
— Pourquoi le français avait-il demandé, espérant vaguement<br />
se soustraire à ce pénible labeur.<br />
La réponse de Béatrice l’avait surpris.<br />
— L’italien, ça se roucoule à l’oreille. L’espagnol, ça s’est<br />
fait tout seul. <strong>Le</strong> français c’est ton passeport pour toute l’Europe.<br />
«<br />
183
Ils étaient alors en route pour le cabinet de madame Irma.<br />
Officiellement de Paris. Mais à son français, Miguel comprend<br />
quelle est basque. Chez Béatrice, une servante casse<br />
son espagnol avec du basque.<br />
Elle lui fait un tarot, étalant les cartes où Miguel scelle le<br />
futur en brassant et coupant au hasard le paquet. Madame<br />
Irma pose beaucoup de questions avant de répondre. Ça<br />
l’aide, dit-elle. Parfois elle murmure. Elle retourne une carte,<br />
examine la suite qui se compose puis interroge Miguel. Elle<br />
n’explique le sens des figures que sur demande. Une vieille<br />
femme bardée de breloques qui pose des questions à un gamin<br />
assis devant des bouts de carton dessinés est un spectacle<br />
ridicule. Dans le décor des « sciences occultes », ça<br />
devient une révélation. Qui peut résister à la tentation de<br />
connaître l’avenir<br />
Elle sait quelles questions poser, comprend le jeune Miguel<br />
en y repensant au retour. Béatrice a senti le silence.<br />
C’est alors que débute la leçon :<br />
— Elle te connaît bien, madame Irma. Elle en sait beaucoup<br />
sur toi. N’est-ce pas<br />
— C’est parce que je lui ai tout raconté. <strong>Le</strong>s cartes, c’est son<br />
arnaque<br />
— C’est le personnage de la voyante. Toi tu n’étais que toi.<br />
Pour éviter que les autres s’introduisent dans ta vie, il te faudra<br />
être un personnage. Auréolé de mystère, de légende, de<br />
gloire, d’épreuves, de savoir ou de crainte, comme tu voudras,<br />
mais un personnage. C’est l’essentiel du théâtre de la<br />
vie, mon chéri.<br />
— Et si ça marchait, les cartes<br />
— Tu veux être un enculé, Miguel<br />
— Non.<br />
184
— Alors cesse d’espérer comme un enculé.<br />
C’est l’heure. Depuis une dizaine de minutes Belladona revient<br />
et repart, s’arrêtant devant les vitrines protégées des<br />
trois boutiques triées au premier coup d’œil. Perdu dans ses<br />
souvenirs, il laisse couler le temps, donnant l’impression<br />
d’hésiter. Attentif à son va et vient, le propriétaire de la boutique<br />
où Miguel veut transiger le salue discrètement depuis<br />
l’arrière du comptoir. Aventi.<br />
L’ouverture de la porte déclenche un carillon de clochettes.<br />
Un peu grassouillet mais les épaules solides, le bijoutier<br />
pose les yeux sur lui.<br />
— Bonjour, lance Belladona.<br />
— Vous êtes matinal, vous!<br />
— Signor Roberto Pellegrini, dé Gênes.<br />
— Il n’y a pas de gêne ici. Ha ! Ha ! Jean-Pierre, pour vous<br />
servir. Vous chercher quelque chose<br />
— Oui, non. Cé que… Nous parlons entré mésieurs du<br />
monde, bien sour.<br />
— Absolument.<br />
Une tête s’est levée. Une dame aux cheveux courts avec de<br />
grands yeux clairs.<br />
— Ma femme, Andrée.<br />
— Mes hommages, madame.<br />
Elle incline la tête en souriant, les joues rosées, l’oreille<br />
attentive.<br />
— Voyez-vous, poursuit Belladona en baissant le ton, jé<br />
souis à Paris, comment dire, en pétite trêve.<br />
»<br />
185
186<br />
— Monsieur est marié.<br />
— Oui. Oune dame rémarquable, mais... accaparanté<br />
<strong>Le</strong> bijoutier sourit. Miguel ajoute :<br />
— Jé souis déjà venou à Paris, ouné belle ville.<br />
— Ha ! C’est beau Paris. Mais Venise! Rome!<br />
— Oui. Lé dames ici sont très jolies. Vous en êtes la preuve,<br />
madame, adresse Belladona-Pellegrini à la femme, qui proteste<br />
pour la forme.<br />
— Vous désirez acheter un bijou pour impressionner une<br />
dame. <strong>Le</strong> coquin!<br />
— Jé suis vénou à cause d’oune dame, certes. Mais cé elle<br />
la coquine. Jé mé suis fait, comment vous dites Elle m’a fait<br />
les poches.<br />
— Oh! ne peut retenir Andrée qui s’esclaffe. Pardon.<br />
— J’avoue que la chose est, euh… cocasse<br />
— Mais comment puis-je vous venir en aide, monsieur ...<br />
— Pellegrini.<br />
Il a du métier. <strong>Le</strong> bijoutier vérifie son nom d’emprunt. <strong>Le</strong>s<br />
débutants tombent dans le piège. Une brève hésitation les<br />
trahit. Manque de préparation.<br />
— Jé né peux pas télégraphier pour dé l’argent à Gênes.<br />
— Et pourquoi donc Vous pourriez dire qu’on vous a dévalisé.<br />
Ça arrive aux meilleurs, vous savez. Et pas seulement<br />
à Paris!<br />
— Oh oui ! fait écho sa dame en hochant de la tête.<br />
— Cé que, officiellement, jé souis à Marseille, confesse Miguel<br />
les yeux arrondis. Pour madame, cé un voyage d’affaires.<br />
Vous comprenez.
— Tout à fait, signor Pellegrini.<br />
<strong>Le</strong> signal. Monsieur Jean-Pierre accepte l’histoire et est<br />
prêt à négocier la vente.<br />
— J’ai une bague familiale que je né mets qu’en voyage. Ça<br />
impressionne. Cé, comment dire, mon pedigree pour les affaires.<br />
— Et ces affaires… Enfin, si vous n’y voyez pas d’indiscrétion,<br />
demande monsieur Jean-Pierre, tout sourire.<br />
— Pas du tout, monsieur. Jé souis dans lé commerce de<br />
l’art.<br />
— Ha! L’art italien!<br />
— Oui. L’art français aussi, cé très joli.<br />
— Mais de nos jours on barbouille! Tu te rappelles l’exposition,<br />
demande le bijoutier à sa femme.<br />
— Seigneur! Des têtes carrées, monsieur. Des arbres<br />
rouges ou bleus. Au printemps, un jeune artiste a repeint la<br />
Joconde avec une moustache. Tout le monde en a parlé.<br />
— Mais le coup de l’âne, c’était marrant. Ha ! Ha !<br />
— Moi c’est sourtout dé l’art ancien. Dé pétites choses dé<br />
maison.<br />
— Ça doit être cher, demande Andrée.<br />
— Oui. À cause dé la rarété. Cé fragile.<br />
Petite pause.<br />
— Et cette bague, demande le bijoutier, c’est celle-ci<br />
— Oui.<br />
Miguel la retire lentement de son doigt. Monsieur Jean-<br />
Pierre l’inspecte à la loupe :<br />
187
— Beau travail. Italien, pas de doute. De l’or ancien. Combien<br />
en voulez-vous<br />
— Jé né pensais pas la vendre, un bijou de famille. Jé souis<br />
entre vos mains, monsieur.<br />
Belladona tend les bras, les poignets croisés.<br />
— Mais vous êtes un honnête homme, jé pense. Cé pourquoi<br />
jé choisis d’entrer chez vous.<br />
Et pour faire comprendre à monsieur Jean-Pierre que Miguel<br />
le connaît de réputation. Il s’attend à une offre raisonnable.<br />
Sorti de la boutique, Belladona retourne à l’hôtel chercher<br />
ses colis, s’arrêtant en chemin pour acheter des valises<br />
neuves. Puis ce sera l’entrée officielle chez les Dumoulin,<br />
bagages en main. Madeleine. Une sensation désagréable<br />
en poitrine. Il revoit Marguerita au moment du départ, la<br />
crainte au fond de ses yeux. Elle m’a vendu pour ne pas me<br />
perdre. Pourtant, elle n’y gagnera rien si je suis en prison. Sur<br />
ce point sa maîtresse avait toujours été impitoyable.<br />
— Ne te mens jamais à toi-même. Écoute religieusement<br />
tes intuitions.<br />
Toute l’intelligence de Miguel respire l’obéissance à ce<br />
credo. Belle madone.<br />
Manoir Duquesne, dix heures dix<br />
188<br />
- Jouez-vous au Go, John<br />
— Non. Pourquoi me demandez-vous cela<br />
C’est vrai! Replaçant les pièces dans le coffret, la question<br />
a échappé à Joseph. <strong>Le</strong> dilemme l’avait troublé l’an dernier.
<strong>Le</strong> fils est le portrait aminci de son père. À leur première rencontre<br />
au Kaffe Koenig, la ressemblance avait frappé Feuerbach.<br />
L’atmosphère du pub anglais avec les joueurs attablés<br />
avait surgi, vivace, pour s’évanouir aussitôt. <strong>Le</strong>s autorités<br />
anglaises eurent la gentillesse de lui répondre. Il s’agissait<br />
malheureusement de Bjor Nilsson et de son épouse, décédés<br />
à la suite d’un attentat en Afrique du Sud.<br />
Dans les veines du jeune joueur circule le talent inexploré<br />
du père. <strong>Le</strong>s succès de John avaient permis au champion de<br />
le revoir. Suivant sa recommandation, les organisateurs de<br />
Berlin avaient invité Nilsson, et en septembre dernier Joseph<br />
Feuerbach attendait le jeune homme à la gare. Ils ne<br />
s’étaient pas revus depuis la guerre mais Joseph avait reçu<br />
toutes les parties du prodige anglais, gracieuseté d’Itchkoff<br />
qui commentait ce talent surgit des nues. Quelques jours<br />
avant qu’une perte d’équilibre de Jessica ne commence à<br />
l’inquiéter.<br />
Orphelin depuis un si jeune âge, John voudrait s’abreuver<br />
de souvenirs, s’est convaincu le champion. Or, il ne possède<br />
pour tout trésor qu’une anecdote que l’évocation du jeu de<br />
Go a failli révéler. <strong>Le</strong> cœur chamboulé, Joseph scelle ses<br />
lèvres d’un cigare éteint.<br />
<strong>Le</strong> soleil atteint maintenant la cime des arbres dans le jardin,<br />
éclaboussant le balcon de lumière. Pensées cachées et<br />
jeu frappé d’interdit permutent les images, ouvrant une fenêtre<br />
sur le passé.<br />
— Quand j’étais jeune homme, je jouais beaucoup et mon<br />
père craignait pour mes études. J’étais inscrit à la faculté de<br />
mathématiques et il voulait que je me concentre sur mes<br />
études.<br />
— Vous avez obtenu un doctorat et enseigné à l’université.<br />
189
— Oui, quelques années. Ne mentionnez pas de dates, ça<br />
me décourage. J’ai fait une thèse sur la quantification des<br />
duels. <strong>Le</strong> livre de Darwin m’a inspiré. Vous connaissez...<br />
— De l’origine des espèces. Je l’ai lu. La nécessité naturelle<br />
d’une sélection favorise la survie des individus dont les caractéristiques<br />
morphologiques sont les mieux adaptées aux<br />
conditions climatiques et géographiques ambiantes.<br />
— Voilà qui est fort bien résumé, John.<br />
— J’ai fait un rapport… Peu importe.<br />
Entendant cogner, le champion se lève.<br />
— Vous n’avez pas déjeuné, il me semble.<br />
— J’ai oublié.<br />
— Attendez. Traitement de champion.<br />
Un clin d’œil. Son cigare éteint entre les doigts, Joseph<br />
entre.<br />
Train en provenance de Genève, près de Paris,<br />
onze heures neuf<br />
Au milieu d’un wagon-lit dont il est l’unique occupant,<br />
Itchkoff est assis du bout des fesses sur la banquette, confiné<br />
au centre d’un amas de papiers surgis d’une malle qui gêne le<br />
passage et dont l’usage excessif trahit la qualité du cuir. Un<br />
homme dont le mètre soixante-quinze accuse cent soixante<br />
kilos lotis dans la charpente de ses ancêtres fermiers. Un<br />
éternel début de barbe, les lunettes au bout d’un nez rond, le<br />
visage joufflu Dans sa main aux doigts replets, Itchkoff tient<br />
une lettre qu’il fixe telle une lampe d’Aladin trouvée au milieu<br />
d’une myriade de babioles en la caverne d’un Ali Dewey.<br />
C’est le message de Feuerbach, reçu en début février :<br />
190
« La mort de ma femme change bien des perspectives.<br />
Oui, vieil ennemi, je serai à Paris. Je dois<br />
d’abord faire un court séjour à Boston, un endroit que<br />
tu connais. Je ne te laisserai pas te faufiler aussi aisément<br />
à travers le peloton. C’est un savoir occulte que<br />
tu possèdes dorénavant. J’aimerais connaître ce que<br />
me réserve le destin. Peux-tu vraiment sonder l’avenir<br />
Nous en reparlerons une fois à Paris. »<br />
Aujourd’hui, chacun a appris ce que Hans Itchkoff avait<br />
gardé secret. Où ai-je laissé ce calepin<br />
L’astrologue est privilégié. Sonder l’avenir de quelqu’un<br />
suppose qu’il vous dévoile ses intentions. Mais Itchkoff, le<br />
joueur, a profité du délai pour se préparer avec sérieux et méthode<br />
afin de bien paraître à cette dorénavant prestigieuse<br />
compétition. Si Feuerbach participe, Cappello y sera. L’eau<br />
et la terre vont cimenter le destin. <strong>Le</strong> coffret.<br />
La rumeur prétend Itchkoff rigide de style et vieux de<br />
mentalité. Dans sa liste des meilleurs joueurs, le chroniqueur<br />
du Deutsche Schach le place cinquième ou sixième.<br />
Douze années à peine se sont écoulées depuis leur match de<br />
championnat. Pourtant, cela semble un siècle à plus d’un.<br />
Depuis sa défaite, Hensen, Ekenstein et Cappello se sont<br />
hissés tour à tour à l’avant-scène. Entre temps, la guerre a<br />
tonné. Puis, sans bruit, la fièvre a éradiqué des millions de<br />
personnes. <strong>Le</strong>s sombres nuages dissipés, un monde nouveau<br />
était surgi de nulle part. Un monde où les physiciens<br />
et les chimistes expliquent tout ; où le cinéma, l’automobile<br />
et l’aviation procurent des sensations incomparables ; où le<br />
communisme et les usines s’imposent en milieu de travail ;<br />
où les villes s’électrifient, des navires se déplacent sous l’eau<br />
et où on peut converser à distance. Un vent violent a balayé<br />
les mentalités d’avant. Mais d’avant quoi au juste<br />
191
<strong>Le</strong>s empires du centre ont perdu la guerre. L’Allemagne<br />
est amputée et la romantique Autriche-Hongrie démantelée.<br />
L’Autriche naît. Vienne et ses valses glisse au second<br />
plan derrière Paris, Berlin et Londres, de grandes villes industrielles<br />
où le métal et le verre incarnent le futur. Prague<br />
devient la capitale d’un pays nouveau, la Tchécoslovaquie.<br />
Un pays composé de deux peuples et d’une capitale trop à<br />
l’Est. Dès l’ouverture du siècle, Paris a attiré des dizaines de<br />
millions de visiteurs à son exposition universelle, la population<br />
d’un pays. Des universitaires de Prague quittent pour<br />
Londres. Des écrivains s’exilent en Amérique. Des peintres<br />
s’établissent à Paris. <strong>Le</strong>s peuples germaniques ont perdu<br />
puissance et vitalité. <strong>Le</strong>s cercles ésotériques français et anglais<br />
se sont rencontrés, auxquels s’ajoutent maintenant les<br />
riches sectes américaines et les mystiques indiens. <strong>Le</strong> pourtour<br />
de l’Atlantique Nord devient un centre d’intérêts et<br />
d’échanges.<br />
Une photo de lui et Feuerbach; « Prague 1908 » écrit au<br />
dos. <strong>Le</strong> lieu de leur affrontement pour le championnat du<br />
monde sous la bénédiction financière de l’Autriche-Hongrie.<br />
Durant quelques semaines, Hans a été un héros dans sa ville<br />
natale, lui qui venait de fonder une famille. Prague est maintenant<br />
à l’intérieur des terres et non plus au centre, voilà<br />
qui a changé. Devant l’échiquier les deux hommes regardent<br />
l’objectif, lui jeune homme, Feuerbach encore vert. Si jeune.<br />
Hans soupire.<br />
Sises entre la Russie et la France, entre l’Allemagne et<br />
l’Italie, entre l’Angleterre et la Turquie, Prague et Vienne<br />
sont au cœur de l’action tout au long du dix-neuvième siècle.<br />
L’aristocratie et l’Église s’y mêlent aux grands bourgeois, aux<br />
hommes de science, aux ingénieurs et aux artistes. Maintenant<br />
l’Amérique draine l’attention. <strong>Le</strong>s puissances maritimes<br />
ont étouffé les empires du centre. Un lutte tardive pour obtenir<br />
des colonies et des ressources était devenu inévitable.<br />
192
Dans le corridor, Paris s’annonce. Il lui faut replacer les<br />
feuillets des parties sans les mêler. Obtenir l’avantage dans<br />
l’ouverture est essentiel en compétition de haut niveau, où<br />
chacun maîtrise son art. Hans a révisé sa propre défense<br />
contre le gambit dame, ainsi que l’espagnole ouverte contre le<br />
pion roi. <strong>Le</strong> sort le favorisant des blancs, il utilisera le gambit<br />
dame. Avec un soin particulier pour la défense slave que préconisent<br />
Hensen, Bennett et Dvorek. Sans oublier la défense<br />
orthodoxe de Reeves et Feuerbach. Hans a étudié chaque<br />
variante, trouvé des plans, décelé des imprécisions, des erreurs<br />
parfois dans les parties jouées. <strong>Le</strong> Tchécoslovaque<br />
conserve la transcription de toutes les parties homologuées<br />
jouées à ce jour, en duel ou en tournoi, en autant qu’un des<br />
belligérants ait été de haut calibre. Plus d’un millier de parties<br />
assemblées en variantes d’ouverture et annotées, dont<br />
le premier tome s’est effondré sur le plancher. Il a cédé sous<br />
le poids mal réparti d’un porte-documents bourré de cartes<br />
du ciel, lui-même étalé sur le plancher. Certains feuillets ont<br />
glissé jusqu’à la porte. Publier une encyclopédie des ouvertures<br />
aux échecs est la grande tâche à laquelle le « maître de<br />
Prague » s’était attelé au début de la guerre. Un temps mort<br />
pour les échecs. On se battait bêtement, d’homme à homme.<br />
Ce délai, gracieuseté du champion, permis à Hans de<br />
prospecter les positions que privilégient ses adversaires. <strong>Le</strong><br />
maître est fin prêt. <strong>Le</strong>s autres ne le seront pas tous. Itchkoff a<br />
réuni les cartes du ciel de ses adversaires avant son départ. En<br />
chercheur qui traîne une souris de laboratoire dans sa vision<br />
d’un passant, par pure habitude. Disposant de deux heures<br />
d’attente à Genève, il s’était attardé aux cartes après avoir<br />
enlevé celle de Dvorek et Hensen. L’idée d’une honnête escroquerie<br />
lui est venue. S’il ne peut prédire son avenir —penser<br />
prendre avantage de l’astrologie n’augurait rien de bon<br />
pour Itchkoff — il pouvait tâter le futur de ses adversaires au<br />
moment de jouer contre eux. La lettre de Feuerbach lui était<br />
revenue en mémoire mais il fallait d’abord manger.<br />
193
Ce sont de précieuses informations que procure un Capricorne.<br />
Du sommet, le quotidien offre une vue d’ensemble<br />
où, sentiments entre parenthèses, ce saturnien découvre un<br />
sentier à travers les brumes du temps. <strong>Le</strong> natif du signe réalisera<br />
de grandes ambitions s’il sait mettre à profit le temps<br />
investi à grimper pour mieux regarder. Sinon, la chèvre se<br />
transformera en diable obstiné. Zut. En voulant regarder par<br />
la fenêtre, Hans a renversé la pile qu’il venait d’assembler.<br />
Âgé de trente-neuf ans, joueur d’échecs et astrologue,<br />
Itchkoff s’intéresse dorénavant à l’obscurité, celle qui persiste<br />
même en plein jour, celle des causes et des buts de l’âme.<br />
Il en sonde la texture à l’aide de mandalas circulaires selon<br />
un rituel ancien. <strong>Le</strong> futur s’y imprime sur un cercle en une<br />
écriture imagée, un sceau delphique. Il était si fier d’avoir<br />
trouvé ce titre pour sa conférence.<br />
— Un phare qui éclaire la vie d’un synchronisme. Cela<br />
s’appelle « une carte du ciel de naissance ». <strong>Le</strong> phare est un<br />
symbole puissant. C’est le colosse de Rhodes dans l’Antiquité.<br />
C’est aussi cette statue qui trône dorénavant à l’entrée du<br />
port de la nouvelle Alexandrie. Un symbole de liberté offert<br />
par la France. C’est exactement ce qu’achève en équations<br />
toute science, souligne-t-il pour certains auditeurs sceptiques,<br />
qui y voient l’occasion d’un sourire ironique.<br />
Itchkoff profite d’une compétition à Londres pour faire<br />
une conférence dans un cercle privé d’Oxford, couvrant aisément<br />
par cette double occupation tous ses frais de voyage.<br />
— Dans les montagnes d’Autriche en automne, poursuit-il,<br />
les feuilles des arbres jaunissent, se détachent puis virevoltent<br />
dans l’air avant d’atteindre le sol. Tel est leur destin. La<br />
loi de monsieur Newton, un physicien rose-croix anglais reconnu<br />
et respecté, affirme pourtant que cette feuille tombe<br />
en ligne droite vers le sol. Étonnante révélation, nous ne la<br />
194<br />
«
voyons pas tomber ainsi. De fait, c’est parce qu’elle tombe directement<br />
par terre que nous la voyons virevolter. La chute<br />
accroît la vitesse de la feuille et la résistance de l’air la fait<br />
dévier, telle est sa destinée. <strong>Le</strong> ballet aérien que nous offre<br />
cette feuille est un résultat accidentel mais nécessaire. Libre<br />
à nous de comprendre ce savoir invisible qui trace chez la<br />
feuille d’automne sa ligne de conduite. <strong>Le</strong> flot des vies dérive<br />
d’une Volonté qui trace ses aléas aux chocs des rencontres<br />
en cours du siècle. Sous les soubresauts d’un chemin d’apparence<br />
capricieux se cache un vouloir rectiligne. Cela s’appelle<br />
un destin. Voilà, messieurs, l’essence d’une science occulte.<br />
L’article qu’avait inspiré cette sortie de génie fut publié<br />
dans une grande revue d’ésotérisme. Itchkoff devint un défenseur<br />
de l’astrologie. Invité à commenter l’article, Hensen<br />
précisa écarter toute mystique de ses recherches. (La<br />
science, c’est l’art de contourner en termes clairs ce qu’on<br />
ignore d’essentiel, confiera Nilsson à Boey au moment même<br />
où apparaîtra madame Reeves cet après-midi.)<br />
Deux ans déjà. En passant par Genève, Itchkoff disposait<br />
d’un arrêt de trois heures. Hélas, Hensen n’était ni chez lui<br />
ni au travail. <strong>Le</strong> plan initial prévoyait qu’ils voyageraient ensemble<br />
mais une missive reçue la veille l’informait de son<br />
désistement. Qu’importe. Son billet en poche, Hans avait télégraphié<br />
qu’il passerait de toute manière.<br />
<strong>Le</strong> Tchécoslovaque se passionne aussi pour d’autres savoirs.<br />
Celui de l’inconscient collectif ou celui du mandala<br />
carré de l’échiquier. Mais le domaine qui, tel le regard de Méduse,<br />
rive Itchkoff à sa figure sibylline, c’est l’opaque karma<br />
où baigne toute spiritualité. Que chaque vie ait un cours,<br />
qu’un ordre de route se greffe à cette continuité, la révélation<br />
l’avait frappé le jour où il s’était décidé à consulter en<br />
secret une « diseuse de bonne aventure » — expression dont<br />
Joseph Feuerbach lui a déjà souligné l’à-propos. <strong>Le</strong> jeune<br />
»<br />
195
joueur d’échecs était un observateur minutieux. Il voyait les<br />
cartes défiler et répondre à ses craintes, mais la « voyante »<br />
n’en comprend pas le langage. Elle s’en tenait au dessin plutôt<br />
qu’au dessein. Comment Hans avait-il découvert la notion<br />
de destinée dans des illustrations Quelles réponses<br />
avait-il obtenu La première fois que le sujet fut questionné,<br />
Itchkoff sourcilla, sourit puis rougit, s’excusant de ne pouvoir<br />
se rappeler l’épisode. Ne subsistait de l’épisode qu’un<br />
sentiment d’ivresse.<br />
En son âme et conscience, Itchkoff croit que la vie véhicule<br />
un processus spirituel plus profond et ancien que ce<br />
qu’en saisissent les religions. Ce qu’accomplit l’astrologie.<br />
<strong>Le</strong>s cartes maintenant. Il aperçoit celle de Feuerbach à ses<br />
pieds.<br />
Un homme s’est installé avec un énorme appareil photographique<br />
qu’il active à l’aide d’une manivelle. Devant<br />
les armoiries des deux empires bien en évidence, Charles<br />
d’Autriche, petit neveu de l’archiduc François-Joseph, pose<br />
noblement sur l’estrade d’honneur entre le champion et<br />
l’aspirant. Il adore les échecs. On informe les joueurs que le<br />
cinéaste va filmer le début de la partie. L’homme capte aussi<br />
la reddition d’Itchkoff, au moment où il couche son roi et<br />
tend la main à Feuerbach. Une fois l’analyse de la partie terminée,<br />
Hans sort sous les encouragements de ses partisans.<br />
L’appareil l’attendait.<br />
— Vous arrivez à retenir le mouvement, demande Itchkoff<br />
en s’approchant.<br />
— Non. Mais en prenant plusieurs photographies à la seconde<br />
et en les projetant sur un écran à la même vitesse, l’œil<br />
reconstruit le mouvement qui existait.<br />
— Allons-nous assister à une projection<br />
«<br />
196
— La cérémonie d’ouverture est dans cette bobine. Elle<br />
contient des milliers d’images successives.<br />
Ce disant, l’homme pointe un coffret de métal rond par<br />
terre. Sa surface est légèrement creusée entre les axes, formant<br />
des pointes de tarte. Hans se fige en comprenant<br />
l’image. <strong>Le</strong> mouvement d’un fil plat qui, s’enroulant sur luimême<br />
en milliers d’images, raconte une évolution.<br />
La carte du ciel est une bobine du mouvement de l’âme,<br />
avait-il compris.<br />
« <strong>Le</strong> cinéma est un théâtre de la photographie, la mise en<br />
mouvement d’une suite d’états. De même, une carte du ciel<br />
contient une suite d’images qui composent le film d’un destin.<br />
Lorsque mis en rapport avec le « ciel de naissance », le<br />
mouvement des planètes raconte une histoire à la manière<br />
d’un piano mécanique. C’est l’histoire des aspects planétaires<br />
et des points de synchronicité qui aiguillonnent les inclinations<br />
du consultant. » Ainsi débute le discours inaugural<br />
d’astrologie d’Itchkoff. Il le connaît par cœur. <strong>Le</strong> cinéma<br />
est un art nouveau, chacun lui prête audience. De plus, i suscite<br />
des parallèles intéressants.<br />
Itchkoff cherche ses lunettes. Sur son nez, évidemment.<br />
Pour s’asseoir, il tasse négligemment une valise qui Zut chute<br />
de côté, accumulant au bas son contenu dans des bruits de<br />
cuir, de bois et de vitre.<br />
»<br />
La carte du ciel montre un<br />
double cercle coupé en douze<br />
tranches égales. En chacune est<br />
centrée une figure. <strong>Le</strong>s douze<br />
sceaux du zodiaque. <strong>Le</strong> tout d’une<br />
encre noire d’impression en série.<br />
Des lignes tracées à la main à<br />
l’encre bleue portent à leur extré-<br />
197
mité d’autres symboles. Ce sont les positions respectives des<br />
planètes et « maisons » à l’instant du premier souffle. Sous le<br />
zodiaque est écrit : « Joseph Feuerbach, Berlin, 28 décembre<br />
1863 en fin d’avant-midi ». Selon les dires du père. Ce sceau,<br />
par delà les caprices de la vie, décrit le trajet rectiligne de<br />
l’âme d’un champion.<br />
Lorsqu’il sonde une carte, Itchkoff repart toujours à neuf,<br />
recomposant en un monologue intérieur une logique qui le<br />
mène inexorablement quelque part et jamais au même endroit.<br />
Capricorne ascendant Poissons. L’ascendant Bélier a<br />
toujours paru improbable au joueur d’échecs. Eau devenue<br />
Terre. Premier des quatre éléments, l’émotion est la source<br />
de toute pensée.. Essentielle au contact. Incompressible et<br />
fuyante, l’eau s’agglomère en tout creux, sans égard ou distinction.<br />
Dans les oubliettes de la raison Terre. Lune lion, bien sûr.<br />
Un homme dont le rêve se nourrit de soi-même, comme l’œuf ou<br />
la pomme. <strong>Le</strong> Capricorne est diamétralement opposé au Cancer<br />
où la Lune se nourrit à la source. La pince épingle l’instant<br />
à l’émotion. À l’opposé, la chèvre quitte l’eau, n’y laissant baigner<br />
que son âme, ses pieds. Une image-type. Cette chèvre-ci<br />
quitte le grand océan fertile, ascendant Poissons. Elle grimpe<br />
à flanc de montagne la terre solide de la raison. Pour atteindre<br />
la sagesse des hauteurs, la chèvre délaisse biens et manières<br />
pour alléger sa marche. <strong>Le</strong> recul lui procure une vision épurée<br />
du tumulte de la vie. Mercure accompagne de le Soleil Capricorne.<br />
<strong>Le</strong> Milieu du Ciel fin Sagittaire les place en dix, la maison<br />
des organisations. Itchkoff pose la carte sur ses cuisses,<br />
relève ses lunettes et se frotte les yeux. En maisons régulières<br />
bien sûr.<br />
— La distribution de Placidus est illogique et inappropriée,<br />
point. <strong>Le</strong>s maisons s’inversent subitement à l’équateur et<br />
elles se distordent en approchant des pôles. Cela force la lecture<br />
d’un « karma à géographie locale ». Un non-sens en soi.<br />
198<br />
«
Il répond encore et toujours à la même question : « Pourquoi<br />
des maisons égales »<br />
Elle survient chaque fois qu’il utilise une carte du ciel<br />
agrandie pour l’interpréter devant un auditoire, en rappel<br />
des échiquiers muraux aux échecs.<br />
— <strong>Le</strong> lieu d’ancrage du moment de la naissance est donnée<br />
dans l’image-type du soleil levant. L’Ascendant sert de point<br />
de repère central, comme en arpentage. Il se synchronise<br />
avec le degré du signe où le soleil se lève sur Terre à l’instant<br />
du premier souffle. C’est pourquoi quelqu’un qui naît un peu<br />
avant ou après le lever du soleil aura l’ascendant et le soleil<br />
dans le même signe. <strong>Le</strong> reste des piquets qui délimitent les<br />
maisons se distribue Modus Aequalis, comme des portions<br />
de gâteau en démocratie, en tranches de trente degrés.<br />
Dans l’auditoire, plusieurs souriaient, fascinés par l’originalité<br />
de l’exposé.<br />
Manoir Duquesne, onze heures vingt-quatre<br />
— <strong>Le</strong> livre de Darwin ne fut pas la cause première de mes<br />
recherches, John. Disons qu’il en orienta le développement.<br />
— Qu’était-ce alors <strong>Le</strong> savez-vous<br />
— Absolument.<br />
Feuerbach s’assoit confortablement et dépose un cigare<br />
qu’il n’a jamais allumé. <strong>Le</strong>s pièces d’échecs sont rangées.<br />
— Ce fut la résolution d’un problème de variation des populations.<br />
J’étais en première année. Notre professeur expliquait<br />
que le pouvoir du calcul différentiel permet de résoudre<br />
des problèmes insolubles autrement. Il avait donné<br />
en exemple une situation où coexistent des loups et des<br />
moutons. Connaissez-vous ce problème, John<br />
199
— <strong>Le</strong> loup et le mouton, je connais, répond le jeune anglais<br />
d’un sourire gêné. Mais ils ne me posent aucun problème.<br />
200<br />
Feuerbach sourit.<br />
— Alors j’explique si vous voulez bien. Des loups et des<br />
moutons cohabitent sur une île où la verdure pousse en<br />
abondance. Plus la population de moutons grossit, plus les<br />
loups trouvent à manger et croissent en nombre à leur tour.<br />
<strong>Le</strong> surplus de loups fait décroître le nombre de moutons,<br />
bien sûr. Mais avant que ces derniers ne disparaissent, le<br />
manque de nourriture diminue le nombre des loups, favorisant<br />
la survie des moutons, dont la quantité s’accroît à nouveau.<br />
— Et il s’établit un équilibre.<br />
— Parfois. <strong>Le</strong> plus fréquemment il s’agit d’une fluctuation<br />
plus ou moins régulière, un équilibre dynamique.<br />
— On peut vraiment comprendre la vie avec des équations<br />
mathématiques<br />
La naïveté de la question fait sourire Joseph. Elle lui rappelle<br />
Samuel, il y a bien longtemps.<br />
— Certains comportements du moins. La variation des populations<br />
de loups et de moutons devient prévisible. Avezvous<br />
fait des études, John<br />
— Très peu. D’une manière conventionnelle du moins.<br />
— Mais vous lisez beaucoup, par contre. Certaines personnes<br />
prétendent que John Nilsson peut lire un livre entier<br />
en une seule journée. Est-ce exact<br />
— Oui. Je lis environ cinquante pages à l’heure. Plus, si<br />
c’est un texte léger.<br />
— Vous lisez tout.<br />
— Bien sûr. Pas vous, monsieur
La question amuse Feuerbach.<br />
— Et vous n’oubliez pas<br />
— Vous, monsieur, vous rappelez-vous vos lectures<br />
— Pas de tout. <strong>Le</strong>s idées générales bien sûr, certaines expressions.<br />
Pas vous<br />
— Je n’oublie pratiquement rien.<br />
— Vous avez reçu un don, John.<br />
— Peut-être, mais j’aimerais que vous puissiez faire l’expérience<br />
de ce don avant de juger des bienfaits de l’offrande.<br />
Plus j’assimile, moins je dors, et ça me donne des migraines.<br />
Ce que je gagne d’un côté je le perds de l’autre, souffrances<br />
en sus.<br />
— À la suite de telles séances de lecture, c’est compréhensible.<br />
Lisez moins vite. Sinon, reposez- vous après. <strong>Le</strong> faitesvous<br />
— Non. <strong>Le</strong>s migraines surviennent les jours qui suivent,<br />
mais pas toujours. Plus rapidement après une exhibition à<br />
l’aveugle.<br />
Joseph se rassoit droit et remet le cigare dans sa bouche<br />
tandis que Nilsson avale un dernier bout de croissant aux<br />
framboises. John a expliqué au champion qu’un cuisinier<br />
français avait créé le « croissant » le matin suivant la victoire<br />
du roi de France contre les Sarrasins.<br />
Feuerbach revoit John les yeux bandés, si frêle dos aux<br />
vingt échiquiers alignés. <strong>Le</strong>s joueurs d’expérience n’avaient<br />
pas droit de participation.<br />
— Votre simultanée à Berlin nous a tous impressionnés.<br />
Je peux faire quelques parties sans voir les échiquiers, mais<br />
vingt...<br />
201
— Ce n’est rien. Mais ne le dites à personne, se rappelle à<br />
l’ordre l’Anglais. Je négocie avec parcimonie l’exposition de<br />
mon talent quand je deviens une bête de cirque. Vingt est un<br />
nombre confortable.<br />
— Confortable… Vous pourriez faire mieux<br />
— Beaucoup mieux. Quarante, cinquante peut-être.<br />
Trente sans problème.<br />
Cigare en main, Joseph le regarde, bouche bée. John affiche<br />
un mince sourire gêné et hausse les épaules, une mèche<br />
entre les yeux :<br />
— Ça n’a rien d’extraordinaire. Si vous pouvez en jouer<br />
deux, vous pouvez en jouer dix, c’est une question de technique<br />
de mémoire. Ce n’est pas plus surprenant que ne l’est<br />
une partie jouée en blitz aux yeux d’un novice qui voit les<br />
pièces bouger à toute vitesse.<br />
— Tout paraît facile à qui possède un don, John.<br />
— Peut-être, admet l’autre, que l’éventualité semble embêter.<br />
Vous vouliez dire quelque chose à propos de vos études<br />
tantôt.<br />
— Mes fugues.<br />
<strong>Le</strong> champion se rassoit confortablement et dépose son cigare.<br />
— <strong>Le</strong> soir, quand je montais me coucher, j’attendais que<br />
mes parents me croient endormi pour m’enfuir par la fenêtre.<br />
Une branche du chêne de la cour passait devant ma<br />
chambre. J’y attachais une corde. Il me suffisait de remonter<br />
par le même chemin et de dénouer mon échelle improvisée.<br />
Ni vu ni connu. Père ne s’est jamais douté de rien. Sauf que je<br />
dormais peu.<br />
— Où jouiez-vous<br />
202
— Dans un café près du port. On l’a démoli durant la guerre,<br />
tout le pâté de maisons en fait, pour faire un grand hangar.<br />
— Je connais cet entrepôt.<br />
— C’est étonnant. Vous n’êtes que passé à Berlin.<br />
— Vous misiez demande John qui chasse l’anecdote.<br />
— Bien sûr.<br />
Devant John, les yeux de Feuerbach brillent. Une marmotte.<br />
À Berlin en septembre dernier, plus John prenait de<br />
temps pour réfléchir à ses coups, plus le champion poussait<br />
son investigation de la position. Il n’arrêtait jamais de<br />
fouiller. Quant à l’âme corporelle, John avait d’abord pensé<br />
à un renard à cause de la moustache, mais le nez et les<br />
yeux noirs l’ont mené à l’aigle, comme véhicule. À cause de<br />
la moustache, John avait entrevu un renard, mais un nez<br />
crochu et ce noir regard luisant exigeaient un véhicule plus<br />
servile. Une marmotte lui vint à l’esprit. John connaissait<br />
vaguement la marmotte; il dut se renseigner. Sur le chemin<br />
retour vers Paris puis Londres, le jeune homme décida<br />
d’abandonner définitivement tout projet de catalogue d’animaux<br />
rigide. La vie se rit de nos catégories arbitraires.<br />
Feuerbach pose sa tasse et poursuit.<br />
— Ça engraissait l’allocation paternelle. Mes parents me<br />
trouvaient économe, il me restait toujours de la monnaie.<br />
J’ai rencontré quelques maîtres. L’endroit était renommé<br />
parmi les joueurs allemands. J’y ai affronté Dufresne, le<br />
Français. Il était très vieux.<br />
Une pensée soudain accapare Nilsson.<br />
— Votre fille parle-t-elle français<br />
— Hanna Quelques mots au mieux. Pourquoi<br />
— J’aurais besoin d’un, d’une interprète cet après-midi.<br />
203
— Ha! Pour ça demandez à Jonathan. Il semble parler<br />
toutes les langues, même celle du cœur. Vous avez des affinités<br />
pour les choses, comment dire, mystiques.<br />
— J’aurais préféré… Peu importe. C’est une chèvre.<br />
— Vous l’avez battu deux fois mais êtes de bons amis.<br />
— À Berlin, il aurait pu annuler. Il s’est laissé surprendre<br />
par une combinaison. Il n’était pas en excellente forme.<br />
— Une délicieuse combinaison si je me rappelle bien. Vos<br />
combinaisons surprennent de plus en plus souvent, John.<br />
Même en finale.<br />
Nilsson fixe le champion dans les yeux. Reeves a peut-être<br />
raison.<br />
204<br />
Train en provenance de Genève, près de Paris,<br />
vers onze heures vingt-neuf<br />
Une incarnation très pure. <strong>Le</strong> soleil Poissons de sa vie précédente<br />
l’a bien préparé. L’Ascendant Poisson indique l’aboutissement<br />
d’un cycle évolutif. On parle de Joseph Feuerbach, un<br />
champion. Avec une Lune Lion. La gestation d’une conscience<br />
solaire. La prochaine incarnation se fera en Lion. Un magnifique<br />
bond territorial pour cette chèvre de montagne. Uranus<br />
Lion. N’en est plus à déraciner, il sème.<br />
— Graine et pollen constituent la base du voyage spatial<br />
dans le règne végétal. La plante s’arrache à sa demeure pour<br />
s’implanter ailleurs. Uranus agit en missionnaire qui porte<br />
sa croix. L’Amérique fut trouvée grâce à un voyage extraordinaire<br />
similaire. <strong>Le</strong> symbole d’Uranus a été mal tracé. Qui<br />
a décidé de l’écriture de ce sceau La tradition Quelle tradition<br />
<strong>Le</strong> tracé des symboles du Soleil à Saturne est connu<br />
«
depuis plus deux millénaires. Uranus ne fut découverte<br />
qu’en 1789, Neptune en 1846. Heureusement, nous pouvons<br />
déduire l’alphabet qui compose les sceaux traditionnels. Il<br />
comporte cinq lettres : le point, le cercle, la croix, la demilune<br />
et la flèche inclinée.<br />
Ce disant, Hans dévoile un carton où sont tracés les symboles<br />
des diverses planètes, mettant en évidence les cinq figures<br />
de base alignées verticalement, à part, à gauche.<br />
— On peut en déduire, à partir de l’ébauche suggérée par<br />
les astronomes bien sûr, que ce symbole devrait être une<br />
croix surmontant un point, celui au centre du symbole du<br />
Soleil. Parce que nous sommes devant l’effort d’enracinement<br />
d’un « ego » à venir, non d’une conscience. D’ailleurs,<br />
toute incarnation est particulière, remarquez. C’est la raison<br />
du point en place d’un cercle.<br />
— Faut-il formuler de nouvelles interprétations du symbole<br />
de la crucifixion chrétienne demande, amusé, un historien<br />
des religions.<br />
— Il s’agit d’une image type.<br />
— Pourtant sa découverte coïncide avec la révolution française,<br />
note une dame. Uranus c’est la révolution.<br />
— À strictement parler, Uranus est une planète, ou le symbole<br />
d’un principe. En associant ce principe à une de ses occurrence,<br />
la révolution de quatre-vingt-neuf à Paris, vous<br />
réduisez ce principe à une suite d’actions locales, d’ailleurs<br />
amputées de leur gestation.<br />
— Mais le principe d’Uranus n’est-il pas de révolutionner<br />
demande la dame.<br />
— C’est du moins ainsi qu’apparaissent les premières<br />
conséquences de son action. Mais la révolution française ce<br />
fut surtout la mise en place d’une nouvelle société politique,<br />
le fruit transplanté.<br />
205
Itchkoff ôte ses lunettes et se frotte l’arête du nez puis fixe<br />
son auditoire :<br />
206<br />
— D’où vient la Révolution française<br />
La question avait fait sourire l’historien. Son idée avait<br />
été ignorée. Quelqu’un a tracé, d’autres ont imité, les livres<br />
ont répété ce qui était déjà une habitude aveugle, un tracé<br />
d’encre, le symbole de la planète Uranus.<br />
La banlieue parisienne se devine au loin. La tradition est<br />
lourde d’habitudes, d’ignorances et de craintes. Hans ôte ses<br />
lunettes, s’essuie les yeux, se redresse pour soulager son dos<br />
puis reprend le thème de Feuerbach. Vénus, enveloppe matérielle<br />
et magnétique de l’âme. En Scorpion, conjointe de Jupiter.<br />
Un lourd héritage à léguer. Au sextile de Mercure et au trigone<br />
de l’ascendant. La conjonction lève le voile sur l’illusoire<br />
d’un intérêt obstiné à soi. Un homme capable de questionner<br />
son propre bien-être si nécessaire. <strong>Le</strong> Capricorne investit dans<br />
sa réussite contre l’avis des autres. La conjonction loge en<br />
huit et le Scorpion est la onze du Capricorne, son lieu de déracinement<br />
uranien. Jupiter Scorpion, l’aigle de Napoléon.<br />
Mars incandescent en Sagittaire. <strong>Le</strong> champion est un homme<br />
de passions paisibles. Il n’affronte pas ses adversaires… Une<br />
émotion désagréable s’empare d’Itchkoff. … il les déjoue.<br />
Hans prend les éphémérides 1920-1929 posées sur la banquette.<br />
Un feuillet inséré en signet résume la trajectoire des<br />
astres et planètes entre la mi-juin et le début juillet. Durant<br />
le tournoi, la Lune se rendra… du Cancer au Poissons, à l’Ascendant.<br />
<strong>Le</strong> Soleil s’opposera au Capricorne tout ce temps. Au<br />
Soleil natal directement… toute fin juin. Tiens donc. Vénus fera<br />
de même, plus rapidement. Fin juin donc. Un moment d’éclipse<br />
pour le champion. Mercure s’approche de la Lune en Lion.<br />
Est-ce favorable Mars fin Balance, hors-jeu. Et Jupiter Sur<br />
la Lune. Voilà ! Il attend Mercure. Un projet dans l’air, c’est<br />
»
certain. <strong>Le</strong> match de championnat, bien sûr. Cappello joue la<br />
balance et Saturne... fin Vierge, au Descendant. Un marché à<br />
conclure. Que me cachez-vous, docteur Feuerbach Une entente<br />
longuement mûrie Cappello est le meilleur prétendant<br />
qui ait cogné à sa porte. Une condition attachée au pacte. <strong>Le</strong>s<br />
lentes Uranus Poisson. Hum… Neptune s’éloigne lentement de<br />
la Lune Lion. Un changement de vie à long terme… Sa femme…<br />
<strong>Le</strong> train ralentit sensiblement. Itchkoff retire ses lunettes,<br />
se masse l’arête du nez. Il cherche en vain son calepin et tempête<br />
contre le fouillis qui l’entoure. La carte de Feuerbach<br />
glisse, il est dessous. Il y inscrit : « <strong>Le</strong> temps est mûr. » Il pose<br />
le calepin. Un Feuerbach souriant, cigare à la bouche, s’est<br />
imposé à son esprit.<br />
Londres, an 1900. Un mois déterminant pour le jeune<br />
Itchkoff. <strong>Le</strong>s Anglais veulent « ouvrir le siècle » avec un tournoi<br />
prestigieux, saupoudré de joueurs locaux prometteurs,<br />
à leurs yeux du moins. Itchkoff a dix-neuf ans à peine et il<br />
est déjà un joueur redouté en territoire germanique. Mais il<br />
redoute de se retrouver loin des siens. <strong>Le</strong> jeune homme découvre<br />
Paris puis Londres, d’énormes cités industrieuses.<br />
Une foule bigarrée, irrespectueuse, pressée et sans manières,<br />
fascinante d’étrangeté.<br />
On dit les voyages former la jeunesse, c’est qu’ils rendent<br />
objectif. Un voyage ramène à sa propre singularité. Nos<br />
bonnes manières ne le sont que par convention. On se comporte<br />
autrement dans d’autres contrées. Ce qui est bien ou<br />
mal n’y emprunte pas les mêmes conduites. La manière de<br />
manger à table, le contenu de son assiette ou de son verre ; la<br />
façon d’attirer l’attention ou de prendre la parole ; la mode<br />
vestimentaire et les parties du corps révélées ; l’importance<br />
de regarder ou non quelqu’un dans les yeux ; la distance et<br />
le ton dans une conversation, sans omettre la manière, la<br />
possibilité même, de négocier un prix ; autant de bonnes<br />
«<br />
207
que de mauvaises manières. Dans les cultures orientales, lui<br />
confiera le jeune Bennett lors d’un souper en l’honneur de<br />
Feuerbach, ce sont jusqu’aux souffrances et désirs sexuels<br />
qui diffèrent.<br />
À Londres, étourdi par ce tourbillon de nouveauté, reprenant<br />
son souffle entre deux chapelets de gares, le jeune<br />
Itchkoff termine quatrième ex aequo avec Bennett, qui<br />
deviendra champion d’Angleterre la même année. Feuerbach<br />
et Dvorek ont dominé la compétition. Face au vieux<br />
Culbertson en dernière ronde, une défaite crève-cœur laisse<br />
Itchkoff sans âme devant les restes de son armée. <strong>Le</strong> constat<br />
sur l’échiquier lui reproche son insouciance devant les ressources<br />
combinatoires adverses. La salle se vide. Feuerbach<br />
s’assoit devant lui. Ils ont fait le trajet ensemble depuis Berlin.<br />
Hans découvre un homme d’une acuité de jugement remarquable<br />
et d’une gentillesse désarmante. Il lui montre sa<br />
partie, explique son ouverture, sa stratégie, les raisons qui<br />
motivent ses coups. Son désespoir surtout quand, dans une<br />
position saine et supérieure, il juge impétueuse la menace<br />
d’un cavalier qui saute de nulle part vers sa perte. Hélas, le<br />
sacrifice s’avère gagnant.<br />
— Il aurait fallu prendre le temps de découvrir et de désamorcer<br />
cette ressource adverse, remarque Itchkoff, de dépit.<br />
— Votre position n’était donc pas aussi saine que vous le<br />
pensiez, Hans. Vous êtes trop dogmatique. Essayez de rêver<br />
un peu quand vous jouez. Jouez! Ce n’est pas parce que votre<br />
adversaire a une mauvaise position qu’il va tout simplement<br />
baisser les bras. Culbertson est un compétiteur d’expérience,<br />
il a choisi une ligne de jeu douteuse mais compliquée. Vous<br />
ne pouvez pas contrôler le déroulement de la partie, Hans.<br />
L’homme est de nature intuitive et aux échecs deux libres arbitres<br />
s’opposent. Montrez-moi vos autres parties, demande<br />
Feuerbach, insensible devant la mine déconfite du jeune.<br />
208
Hans et Feuerbach ont analysé ses parties une à une<br />
toute la soirée. Celles du docteur Feuerbach ensuite, dans<br />
les trains et les gares, puis toutes les autres jouées au tournoi,<br />
dont Itchkoff a soigneusement conservé une copie. Il a<br />
même séjourné deux semaines à Berlin pour qu’ils achèvent<br />
leur travail. L’année suivante, il publiera le livre des parties<br />
analysées du Tournoi de Londres 1900, enrichi de commentaires<br />
du champion du monde et vainqueur du tournoi, Joseph<br />
Nicolas Feuerbach qui, ce signant, consacrait « maître<br />
» le jeune Itchkoff. Deux années plus tard, le célèbre Manuel<br />
d’Échecs de Joseph Feuerbach arrivait chez les libraires,<br />
bientôt traduit en une dizaine de langues.<br />
— Vous voyez, vous avez du talent ! s’exclame Joseph quand<br />
Itchkoff lui montre sa surprenante réfutation d’un sacrifice<br />
de Dvorek aux dépens de Culbertson.<br />
Itchkoff passait le temps à tenter des coups inusités et<br />
avait fini par dénicher une riposte à laquelle il ne crut pas<br />
vraiment sur le coup, fatigué. À tête reposée le lendemain,<br />
Hans avait trouvé le plan de défense.<br />
— J’ai raté ma vie, constate-t-il les yeux ronds.<br />
— Peut-être avez-vous perdu un peu de temps. Très peu en<br />
fait, souligne le champion, amusé. Rêver, c’est accepter de ne<br />
pas tout maîtriser. La situation est la même pour tous. J’ai<br />
une variante fascinante à vous montrer.<br />
— Vraiment.<br />
— Qui fait rêver.<br />
<strong>Le</strong> train est arrêté. Remballer. <strong>Le</strong>s deux compères s’étaient<br />
exposés un long moment aux feux du soleil, trop heureux<br />
d’avoir encore des ailes à brûler. Ranger la photo. Une ligne<br />
nouvelle dans la hollandaise, défense que Feuerbach ne joue<br />
jamais. Il la réfutera par contre brillamment, onze années<br />
»<br />
209
plus tard au tournoi de New York contre Hackerman en dernière<br />
ronde, coiffant le jeune prodige Cappello au finish.<br />
Après l’effort de Dvorek et le massacre de Reeves, c’est au<br />
tour d’Itchkoff en 1908 d’affronter Feuerbach en duel. Armé<br />
210<br />
«<br />
de ses vingt-huit ans et de la défense<br />
Itchkoff contre le gambit dame, une<br />
ligne de jeu positionnelle dont il est<br />
à polir l’ordre des coups, il attend le<br />
champion de pied ferme. Feuerbach<br />
a quarante-cinq ans, disent les uns.<br />
Il est au faîte de son art, rétorquent<br />
les autres. Certain que le champion<br />
évitera sa défense, Itchkoff<br />
se concentre contre l’ouverture du<br />
pion roi. Mais Feuerbach ouvre les<br />
8<br />
7<br />
6<br />
5<br />
4<br />
3<br />
2<br />
1<br />
a b c d e f g h<br />
Défense slave<br />
1. d4 d5 2. c4 c6<br />
a b c d e f g h<br />
hostilités d’un pion dame, optant<br />
pour une vieille ligne de jeu, dite «<br />
formation de Londres ». Il obtient<br />
ainsi une première victoire, puis<br />
deux nulles avec les blancs avant de<br />
retourner au pion roi, y allant cette<br />
fois de la variante de l’échange dans<br />
l’espagnole, où il obtient un gain et<br />
une nulle. Par contre, Itchkoff peine<br />
avec les pièces blanches en main<br />
face à la défense slave.<br />
Dès la seconde partie, le prétendant doit forcer le jeu. Résultat,<br />
il échange défaite et victoire tour à tour. <strong>Le</strong> champion<br />
conserve son titre cinq victoires à deux, avec trois nulles. Dix<br />
parties seulement lui ont permis d’atteindre les six points<br />
requis. L’aspirant s’est bien défendu mais il n’a pas les qualités<br />
nécessaires pour se hisser au sommet, concluent les<br />
chroniqueurs. Dossier clos.<br />
8<br />
7<br />
6<br />
5<br />
4<br />
3<br />
2<br />
1<br />
Formation de Londres<br />
1. d4 d5 2. C f3 Cf6 3. Ff4
Après leur match, Itchkoff publia son traité intitulé <strong>Le</strong>s<br />
principes de mon système. Il retourna en tournoi redorer son<br />
blason mais déjà les noms de Hensen et Ekenstein sont sur<br />
toutes les lèvres.<br />
Ses affaires presque remballées, Hans s’assoit et reprend<br />
son souffle. Il reprend le calepin et inscrit :<br />
« Toute fin juin sera une période critique. Tout<br />
s’opposera alors à ce que vous brilliez. J’irais jusqu’à<br />
dire que vous-même nuirez à votre réussite. Usez de<br />
discernement. En ce qui concerne le projet enfanté —<br />
ai-je vu juste — il est légitime et en synchronie avec<br />
le cours de votre vie. Je ne puis être moins sibyllin. »<br />
»<br />
Un commentaire de Feuerbach lui revient en mémoire.<br />
Hans a mis des années à le digérer.<br />
— Avec les mathématiques, nous admettons être aveugles.<br />
C’est pourquoi nous trouvons. Nous cherchons un résultat<br />
précis sans être illuminés par notre quête. C’est peu, mais<br />
ainsi nous trouvons.<br />
Qu’il est étrange ce soleil des monta…<br />
— Monsieur! Enfin! s’exclame en français le contrôleur, les<br />
mains aux hanches. On attend après vous.<br />
Résidence des Dumoulin,<br />
onze heures cinquante-six<br />
Miguel surprend Madeleine en train de s’habiller.<br />
— Tes seins sont restés fermes, murmure-t-il dans son dos.<br />
— Ils sont déjà si près du sol, tu sais, répond-elle amusée.<br />
211
212<br />
Un trémolo de voix avoue sa surprise.<br />
— J’ai un truc. Tu as passé une belle soirée<br />
— Quelqués affaires à régler.<br />
— Avant de nous cambrioler.<br />
Ce disant, elle pivote vers lui et pose ses menottes sur sa<br />
poitrine, le regard allumé. En petite fille qui n’est pas sensée<br />
savoir qu’on organise une fête surprise en son honneur mais<br />
qui ne peut s’empêcher de demander s’il y aura du gâteau au<br />
chocolat.<br />
— Pourquoi dis-tu céla<br />
— Je t’ai caché dans le train.<br />
— Jé té expliqué.<br />
— Tu t’es raidi quand j’ai ouvert le tiroir hier. Vas-tu nous<br />
cambrioler Allez, dis, insiste la demoiselle.<br />
— Qui t’a mis ça en tête<br />
— La nuit porte conseille, fredonne-t-elle.<br />
— Si tou insistes, répond Miguel, amusé du cocasse de la<br />
situation.<br />
— Je te dirai pour les bijoux que je veux garder. <strong>Le</strong> reste...<br />
Elle balaie l’air de la main et retourne à sa toilette. Adorable.<br />
— Tu me trouves belle demande-t-elle dans le miroir, le<br />
dos tourné.<br />
— Je né pas besoin de té lé dire.<br />
— Pour les femmes craintives, la mémoire, ça ne compte<br />
pas.<br />
— Jé voulais dire avec des mots.
— C’est joli, les mots, tu sais. <strong>Le</strong>s mots italiens surtout.<br />
Sur ce, elle se retourne, toute « emballée », et lui prend le<br />
bras.<br />
— Au fait, ça t’excite quand une femme fait la petite fille<br />
— La pétite fille répète-t-il perplexe. Perque<br />
— C’est que... Viens, je vais te conter en chemin.<br />
Ce disant, elle lui tire le bras. Miguel suit.<br />
— Où va-t-on<br />
— Au manoir. J’oubliais. Un hasard. (Ses yeux s’illuminent.)<br />
J’ai reçu un mot de Jacques. Il est chez le baron. C’est<br />
important pour toi. Un télégramme est arrivé.<br />
Miguel se cabre. Momento.<br />
— D’où il vient, cé télégramme<br />
— De Suisse. Ça concerne les échecs.<br />
Madeleine prend la tête de Miguel entre ses menottes.<br />
— Tu me crois Judas<br />
— Non. Mais il faut faire attencion.<br />
— Te préoccupe pas, je saurais. Viens, j’ai quelque chose<br />
d’incroyable à te raconter.<br />
Hôpital de la Salpêtrière,<br />
treize heures quarante-neuf<br />
Nilsson et Boey sont debout côte à côte, silencieux. Tous<br />
deux malheureux à s’imaginer locataires de ce triste refuge<br />
aux victimes du sort. Derrière un mur en grande partie vitré,<br />
Anne Nilsson écoute un médecin. Si menue. Petite comparée<br />
à son frère.<br />
213
— À cause de la nourriture, a-t-elle expliqué. Parfois je<br />
manque d’appétit. Manger est alors aussi agréable que de laver<br />
le plancher avec ma langue.<br />
Elle fait à peine quarante kilos. Durant l’après-midi, Jonathan<br />
se sentira un colosse à côté d’elle, lui qui ferait pourtant<br />
un bien piètre fier-à-bras. <strong>Le</strong> plus troublant est le regard<br />
de la petite. D’une profondeur que Jonathan n’a connu que<br />
dans les yeux de sa mère. <strong>Le</strong> thérapeute tape d’un doigt insistant<br />
sur la liste qu’il tient. Jonathan sent John se raidir. Un<br />
vagabond. Une âme sans attaches.<br />
Un authentique manoir. <strong>Le</strong>s domestiques s’occupent des<br />
bagages tandis qu’un baron les accueille. La seconde journée<br />
d’abstinence s’annonçait insoutenable quand une bouée de<br />
sauvetage apparaît. <strong>Le</strong>s Reeves descendent d’un taxi avec<br />
Nilsson. De trop dans un costume zébré de plis, une mèche<br />
au front. Un « chess bum ». <strong>Le</strong> grand adolescent lui sourit,<br />
heureux de le revoir. Une sensation vive d’énergie quand<br />
Reeves lui secoue la main. Jonathan doit lever la tête. Son<br />
regard glisse à sa compagne, une grande fleur odorante. <strong>Le</strong><br />
couple salue chacun avec une politesse insistante. Si grands.<br />
L’intelligence vive de l’homme et la démarche sensuelle de<br />
sa dame ne suffisent pas...<br />
214<br />
— Jonathan, que disent-ils glisse Hanna à son oreille.<br />
L’homme en blanc insiste. Pointé vers Anne, l’index cadence<br />
ses recommandations. Il consulte un document puis<br />
interrompt le petit edelweiss qui avait vu l’occasion d’un «<br />
mais ». Elle se tait en soupirant, la jambe nerveuse. « Titré<br />
en sagesse et porteur de sarrau, l’homme ne parle plus, il<br />
explique. » Une « grâcieuseté ». Qu’elle est patiente, la toute<br />
délicate. Comme elle a soif d’attention.<br />
«<br />
»
— Ils ont tous le même habit. Ça les rend fous que les<br />
autres soient différents, répond-il au bout d’un long silence<br />
dans l’obscurité.<br />
Jonathan vient d’avoir neuf ans. Il a marché en suivant la<br />
cadence, serrant la main de sa mère, impressionné par ce<br />
tant-de-gens qui chantent. Ils sont à Bruxelles pour participer<br />
à une manifestation. Des travailleurs ont défilé dans<br />
l’après-midi devant certains officiels bien hauts perchés sur<br />
leur balcon de pierre. Si loin en fait que l’enfant doute qu’ils<br />
puissent entendre les doléances d’une foule que leur pose<br />
marmoréenne irrite. Sans que Jonathan n’en voit la raison,<br />
les uniformes de la justice ont chargé les marcheurs, frappant<br />
sans discernement. Grâce s’est arrêtée pour aider une<br />
femme enceinte qu’une foule paniquée a renversée et enjambe<br />
sans ménagement.<br />
<strong>Le</strong> soir venu, mère et fils reposent sur un lit de fortune<br />
chez des amis. Grâce questionne son fils à propos des événements<br />
de l’après-midi, guidée par les réponses de Jonathan.<br />
— Un châtiment « uniforme », dirons-nous à Ingrid<br />
— Oui.<br />
Jonathan se blottit contre sa mère. Elle l’enserre de ses<br />
bras. Il devine des larmes qu’il ne peut comprendre. Grâce<br />
est aussi venue à Bruxelles pour consulter un spécialiste. La<br />
vitalité s’échappe de son esprit comme de son corps.<br />
Un corbeau blanc… Boey porte une main à sa tempe. Porteparole<br />
d’une mécanique assurée de la vérité, il prétend guérir<br />
et veut propager son traitement du vivant. Il révèle ses illuminations<br />
dans des sectes où l’on vous range dans des boîtes<br />
faites d’idées.<br />
«<br />
»<br />
215
— Regarde, murmure Grâce à son oreille.<br />
Penchée à sa hauteur, elle pointe un corbeau :<br />
— Celui qui parle fort. Va voir. Je t’attends ici.<br />
Mère et fils sont au cœur d’une foule rassemblée par la harangue<br />
d’un homme à la voix rude. Certains badauds rient,<br />
d’autres se moquent discrètement. Pourtant, remarque l’enfant,<br />
la plupart prêtent l’oreille. Se faufilant à travers une forêt<br />
de jambes, Jonathan parvient à l’orée. Devant lui, se tient<br />
un homme robuste et de forte barbe, juché sur une caisse de<br />
bois. Il ne porte ni la robe noire ni le crucifix des corbeaux<br />
pourtant. Ses compères distribuent des tracs. Jonathan a dix<br />
ans et l’individu lui rappelle autant l’ogre que le bûcheron.<br />
Un chaleureux soleil de début mai a entassé au parc les badauds<br />
en manque de distraction. L’orateur s’avère une occasion.<br />
— Il ne porte pas un habit de prêtre, souligne Jonathan au<br />
retour.<br />
— C’est un prêtre sans uniforme, un prêtre du peuple. Tu<br />
as vu son petit livre<br />
«<br />
Sa foi tient à ce qui est écrit à l’intérieur. Une parole morte.<br />
Jonathan a gardé en mémoire la flamme dans l’œil de<br />
l’homme, celle des vendeurs de Messie et d’Apocalypse. Des<br />
yeux qui regardent ailleurs. Un endroit qu’il décrit aux autres<br />
dans ses visions. Jonathan ne peut pas encore formuler de<br />
telles pensées. Elles germeront des années durant, nourries<br />
d’expériences de lucidité. L’ultime allaitement, comprendra-t-il<br />
une fois devenu homme.<br />
— Pourquoi le fait-il alors<br />
216
— Un acte de foi, mon poème. Plus chacun l’écoute, plus<br />
son paradis lui semble réel.<br />
— Ça existe le paradis ou non<br />
— Un paradis en général, non. <strong>Le</strong> tien, oui, je le crois. Mais<br />
toi seul pourras le trouver. Peut-être aurons nous le même.<br />
— …<br />
— Comprends-tu, mon fruit d’amour<br />
— C’est compliqué.<br />
— Je voudrais faire mieux mais le temps manque.<br />
Grâce serre son fils dans ses bras. Jonathan devine des<br />
larmes. Ils devront se séparer quelque temps, laisse-t-elle<br />
entendre.<br />
La bible de l’homme barbu s’intitulait <strong>Le</strong> Manifeste du<br />
parti communiste. Écrite par un Allemand qui travailla à<br />
Londres au siècle dernier. Boey le comprit bien plus tard en<br />
se remémorant la scène.<br />
<strong>Le</strong> missionnaire vit pour le futur, en porte-parole d’un espoir<br />
inébranlable. Ce que tu observeras, les mots que tu utiliseras<br />
pour témoigner viendront de toi seul. Ta parole doit être<br />
en harmonie avec ton intérieur, mon poème de vie. Sinon tu ne<br />
seras que prétention, lui rappelle la voix de sa mère.<br />
<strong>Le</strong> missionnaire livre l’éloge d’un texte où la route du bonheur<br />
est dictée. Où un Dieu conjugue au masculin sa vérité.<br />
« Ça tue la poésie, ces communions d’esprits. C’est d’émouvoir<br />
l’âme qui compte, petit matelot. Pas de la raisonner comme les<br />
pédérastes grecs », rappelle la voix rugueuse d’Ingrid. Samedi.<br />
— Lamentable malentendu, murmure Nilsson à côté de<br />
lui.<br />
»<br />
217
L’Anglais a observé toute la scène, immobile et silencieux,<br />
comprend Jonathan, lui-même dans ses pensées. Il songeait<br />
précisément à un malentendu.<br />
Ils montent des marches. Ils se sont perdus dans une aile<br />
ancienne de l’institut en discutant, l’un suivant l’autre. Des<br />
murs lisses d’un vert aubaine industrielle. L’escalier n’en finit<br />
plus de tourner. La peinture s’écaille sur le plâtre, le rebord<br />
des marches brille d’usure. Jonathan est essoufflé.<br />
— J’ai soif, lance-t-il mécaniquement.<br />
— Il doit y avoir de l’eau aux étages, répond tout naïvement<br />
John.<br />
— Pas de cette eau-là.<br />
«<br />
— L’eau de vie, ironise l’Anglais.<br />
— L’élixir du rêve. Qu’en pense le zen<br />
— Il n’existe qu’une seule manière de ne pas boire sa vie.<br />
— Vous m’intéressez. Laquelle demande Boey amusé.<br />
— Ne pas boire.<br />
— C’est très zen.<br />
Ils rient.<br />
Sentant le regard de Boey, John tourne la tête. <strong>Le</strong>s yeux du<br />
Hollandais le pousse à reprendre, pointant Anne :<br />
— L’âme hantable… (puis le médecin) … mal entendue.<br />
Au même moment, Anne se tourne vivement vers eux. La<br />
porte s’ouvre, la petite se rue vers John et l’étreint. Elle salue<br />
»<br />
218
poliment Jonathan puis, tenant la main de son frère, s’engage<br />
dans le dédale de corridors, oubliant le Hollandais.<br />
— Par là, c’est plus court. Tu as reçu ma lettre<br />
— Oui.<br />
Elle s’arrête et tire sur les pans du veston neuf de son frère.<br />
— Tu l’as bien lue.<br />
— Tu m’inquiètes, Anne.<br />
— C’était important que tu saches!<br />
— Ne hausse pas le ton ici, murmure John. Je vais m’occuper<br />
de toi, tu n’as plus rien à craindre.<br />
— Toi non plus d’ailleurs si tu t’occupes de toi, mon champion,<br />
termine-t-elle en français d’une voix frêle, toute fière.<br />
— What<br />
Anne sourit.<br />
— J’ai l’avantage, tu ne parles pas français.<br />
Derrière eux, la traduction allemande se fait entendre.<br />
— Moi, je parle français, poursuit Boey en français pour<br />
Anne. Aber Sie, Können Sie Deutsch demande-t-il tandis<br />
que John s’en amuse.<br />
Ils poursuivirent leur route à trois, Anne entre eux.<br />
Manoir Duquesne, quinze heures trente<br />
— Il fera parfaitement l’affaire, tranche Kolarov avec un<br />
zeste d’accent russe, tel un général, devant le groupe assis en<br />
cercle au salon.<br />
<strong>Le</strong> tsar de l’échiquier vient de dicter, note Duquesne. Vingt<br />
ans, sans un sou et arrogant comme un coq. Quoique de basse-<br />
219
cour, semble-t-il. Dumoulin est à côté de lui, sa femme près<br />
de Belladona, Ducrocq et Kolarov font la paire.<br />
220<br />
— À Rome, il fut le seul à éviter la défaite, précise le Russe.<br />
— Sachant qui vous êtes, je considère que ce fut un miracle,<br />
répond Belladona, passant outre un « éviter la défaite<br />
» non sans fondement.<br />
— Il a massacré Lacourcelle la nuit dernière, ajoute Ducrocq<br />
pour la forme et le baron.<br />
— Ah Tu...<br />
Se reprenant , Madeleine ajoute :<br />
— Il a aussi vaincu mon époux à Rome. Comme il participe<br />
lui aussi…<br />
Devant le malaise tangible, elle tait la suite.<br />
<strong>Le</strong> baron les regarde discuter. Au téléphone, le secrétaire<br />
de l’investisseur trois avait été lapidaire : « Une mort, ça se<br />
pardonne, mais un désistement de dernière minute pose un<br />
problème de crédibilité aux investisseurs. <strong>Le</strong>s échecs, c’est<br />
votre domaine, monsieur, trouvez-nous un autre candidat.<br />
Et de prestige cette fois. »<br />
Puis le secrétaire avait raccroché. Christian ne s’en était<br />
pas formalisé. <strong>Le</strong> prestige, quand ça court les rues, ce n’en est<br />
pas, pardi! À demi endormi, Ducrocq avait sorti un as de sa<br />
poche :<br />
— <strong>Le</strong> second au tournoi de Rome l’an passé, ça vous irait<br />
<strong>Le</strong> champion d’Italie. À titre officieux toutefois.<br />
— Mais bien sûr! Qui est-ce<br />
— Miguel Belladona.<br />
— Quand peut-il être à Paris<br />
— Il était au café, hier soir. L’accent italien.
— Celui qui rossait Lacourcelle<br />
Et Cappello Personne ne l’a vu. Bah! <strong>Le</strong> baron en a entendu<br />
plus qu’il ne lui en faut pour fermer les comptes. Il se<br />
lève :<br />
— Mais pardi, c’est extraorrdinaire! surprend-il l’assemblée<br />
de sa forte voix. Vous nous tombez du ciel, monsieur...<br />
Comment déjà<br />
— Belladona. Mig…<br />
— Belladona! On vous a bien baptisé! Un champion italien,<br />
ça va mettre de la couleur, pardi! La compétition n’en sera<br />
que plus interrnationale! Et vous, monsieur, tenez-le-vous<br />
pour dit.<br />
Ce disant, Christian s’est tourné vers Miguel, qu’il pointe<br />
d’un doigt accusateur. Ce dernier sursaute, tout comme Madeleine,<br />
lui ayant écouté en voleur, elle en épouse infidèle.<br />
Fier de son effet, le baron conclut :<br />
— Vous devez une double revanche à la France, monsieur!<br />
— Jé souis votre homme, mésieur le baron.<br />
— À la bonne heure! J’avise nos investisseurs de cet heureux<br />
dénouement. Ne restez pas à l’hôtel, je vous offre l’hospitalité.<br />
— Signor Belladona est notre invité, tranche Madeleine.<br />
— Bien, conclut Christian. Toi, tu joues un jeu dangereux,<br />
ma petite.<br />
<strong>Le</strong> grand chevelu est le directeur du tournoi. Paris, une maîtresse,<br />
du caillou et un grand tournoi d’échecs. Magnifico.<br />
221
222<br />
Au Bonheur des dames,<br />
quinze heures quarante-neuf<br />
Comment allons-nous faire <strong>Le</strong> projet semblait excellent.<br />
Accompagnée des sœurs Feuerbach, Jill se rend Au bonheur<br />
des dames, un nom adorable, une boutique de vêtements, le<br />
dernier chic parisien. Jill disposait de l’après-midi. Ce soir<br />
ils vont à l’opéra. Madame Reeves n’avait pas déduit qu’elles<br />
demeuraient toutes trois seules deux bonnes heures. Hanna<br />
possède un anglais des plus rudimentaires et Jill ignore tout<br />
de l’allemand. En plein Paris. Avec l’aide de la cadette, elle a<br />
loué une calèche. Mais elles étaient sur le boulevard et devant<br />
un stand.<br />
<strong>Le</strong> trajet est agréable et l’air doux emporte ses préoccupations.<br />
Si blonde à côté d’elle, Bianca a pris son bras et nomme<br />
en français certaines choses qu’elle pointe tandis que comme<br />
Jill, sa grande sœur se laisse bercer par le trot du cheval.<br />
— Un écrivain français y aurait campé une intrigue amoureuse.<br />
Son nom m’échappe.<br />
«<br />
— Émile Zola, madame Reeves.<br />
— Frank a raison, vous êtes un phénomène. Vous semblez<br />
tout connaître. Si jeune.<br />
Nilsson se contente d’un sourire gêné. Sa troupe réunie au<br />
salon ce midi, Jill organise le trajet. Hier, monsieur Feuerbach<br />
a demandé à Frank de l’aide pour ses filles. <strong>Le</strong> pauvre<br />
homme a perdu sa femme l’hiver passé. N’était pas prévu<br />
que Boey accompagne Nilsson voir sa sœur hospitalisée,<br />
troubles nerveux semble-t-il. Ils vont faire un bout de chemin<br />
ensemble.<br />
Jonathan traduit en allemand ce que l’Américaine dit.<br />
Depuis qu’elle sait que madame Reeves admire John, il est
devenu un chevalier aux yeux de Bianca. Elle voudrait poser<br />
des questions mais personne ne s’occupe d’elle.<br />
Gentleman interprète, Jonathan s’avère un bijou. Il reprend<br />
en anglais, en français ou en allemand, et avec soin,<br />
tout ce qui se dit, même l’humour. Un vrai singe. Peut-être<br />
même sait-il parler chinois. Jill n’ose demander. Il vient de<br />
traduire sa question :<br />
— Avez-vous une robe pour la cérémonie d’ouverture<br />
À la grande surprise de l’Américaine, Hanna se met à réfléchir.<br />
<strong>Le</strong> Hollandais intervient :<br />
— Non madame.<br />
Hanna esquisse un mouvement des lèvres mais demeure<br />
muette. Jonathan ajoute en anglais sans traduire :<br />
— Faites-en une fleur qui embaume les yeux.<br />
Devant la tendresse de la demande, Jill oublie de se formaliser<br />
et acquiesce d’un clin d’œil complice.<br />
La calèche s’arrête.<br />
— Nous y voilà, s’exclame Jill, pointant un doigt ganté de<br />
dentelle vers un bâtiment aux fenêtres immenses sur trois<br />
façades, gorgées de lingerie.<br />
Madame Fanny est dans ses comptes quand elle voit entrer<br />
la grande Américaine. Un bouquet de tissus odorants qui<br />
ondule dans l’allée, une Marie-Antoinette du shopping. Madame<br />
Fanny tasse la jeune préposée qui allait les accueillir.<br />
— Laisse, je m’en occupe.<br />
Quand on travaille au pourcentage, ces Américaines vous<br />
boucle une semaine vite dit. Du métier, elle en a madame<br />
Fanny. Elle se débrouille en anglais, les touristes apprécient.<br />
»<br />
223
Elle y va d’un sourire radieux, rien de trafiqué, sachant la<br />
gargantuesque commission que la dame va lui procurer :<br />
224<br />
— Ladies.<br />
Jill entend «laize dizz». Dix Ten En mesure anglaise ce<br />
serait une insulte, mais dans le système français… Un pouce<br />
c’est deux centimètres et demi, ça ferait du quatre ans. Moi<br />
S’éjectant d’un éclair lucide de son nombril devenu « miroir,<br />
dis-moi que je suis la plus belle », Jill pointe Hanna :<br />
— Je vois, fait madame Fanny.<br />
L’Allemande se raidit. Deux guerres en un demi-siècle<br />
laisse un froid entre deux peuples. Pourtant Hanna est opposée<br />
à toute guerre. Père lui a conseillé de laisser parler les<br />
autres, au pis de se déclarer Belge. À Paris, il est fort probable<br />
qu’on ne distingue pas un Wallon d’un Allemand. Mais c’est<br />
un « je vois » de déception pécuniaire qu’a échappé madame<br />
Fanny.<br />
— Bianca! lance une Hanna toute germanique, rappelant à<br />
l’ordre sa jeune sœur déjà perdue entre les rayons.<br />
Madame Fanny intervient d’un geste de la main éloquent :<br />
— Laissez-là regarder, on l’a retrouvera.<br />
Mignonne, note madame Fanny. À l’âge où les confiseries<br />
deviennent dentelles et rubans. Elle pose ses yeux sur l’Américaine,<br />
radieuse, qui observe la petite, les mains perdues dans<br />
les tissus. Jill surprend son regard, sourit et scelle leur complicité<br />
d’un clin d’œil.<br />
Malgré son enthousiasme retrouvé, dénicher la robe représente<br />
un casse-tête. Madame Fanny se fait amicale, mais<br />
la Boche trouve impudique tout ce que la dame déniche<br />
d’élégant. Avec raison d’ailleurs, sur sa carcasse ça se résume<br />
à trop de tissu. La jeune fille le sait. Faut dire que l’Américaine<br />
t’a le chic dans l’œil. Ça prend du temps avant que, lasse
de dire non et d’avoir à résister à l’habillage, Hanna y mette<br />
du sien pour dénicher quelque chose. <strong>Le</strong>s couleurs sombres<br />
et les grands pans accrochent son œil.<br />
— Bon. Quand on s’y met, murmure madame Fanny.<br />
Une idée lumineuse suspend Jill à ses lèvres. La grande<br />
robe noire. Avec le velours à l’encolure. Il faut changer de section,<br />
mais d’abord retrouver Bianca, déjà deux robes sous le<br />
bras. Ça ne tient pas compte de la demi-douzaine qu’elle a<br />
abandonnée en cours de route pour de plus belles, au grand<br />
ire silencieux de la jeune commis qui la suit à la trace pour<br />
replacer le tout. Tandis qu’Hanna réprimande Bianca,<br />
d’ailleurs devenue sourde à sa langue maternelle, celle-ci<br />
montre ses trouvailles à madame Reeves qui, oh malheur<br />
(Hanna), oh bonheur (madame Fanny), s’amourache d’une<br />
robe jaune sable à jupette plissée. Il faut souligner que des<br />
bas complètent l’ensemble. De ces jambes.<br />
— Et ces bas, mademoiselle, où sont-ils demande-t-elle<br />
d’un ton sec à la jeune commis qu’elle rappelle à l’ordre.<br />
Ne reste qu’à convaincre Hanna d’aller voir à l’étage, ce<br />
que l’Américaine accomplit avec une tendresse désarmante,<br />
mais d’abord passer au rayon des souliers où d’adorables bottines<br />
sable compléteront à merveille l’ensemble de la petite.<br />
— Bon, la robe noire, murmure madame Fanny après avoir<br />
fait porter les bottines et les gants de soie à la caisse. Gants<br />
que madame Reeves a soutirés en vitesse d’un comptoir en<br />
cours de route.<br />
Il y eut une courte escapade vers la lingerie fine. En simple<br />
reconnaissance, madame reviendra seule. La route vers la<br />
boutique du deuxième est aussi source de retard. D’abord<br />
l’escalier mobile mène à une balustrade d’où on entrevoit<br />
une partie du rez-de-chaussée. <strong>Le</strong>s dames s’attardent un moment<br />
aux explications que madame Fanny prodigue dans un<br />
anglais discutable et truffé de termes français. Ils croisent la<br />
225
parfumerie, dernier ajout aux rayons de la maison. <strong>Le</strong>s présentoirs<br />
sont montés dans un décor romain avec de fausses<br />
colonnes de bois peintes en blanc et des drapés ocres retenus<br />
par des cordelettes dorées. Un bijou. La dame au comptoir se<br />
montre délicieuse. Elle traduit en anglais le nom évocateur<br />
des parfums. Pour l’instant, madame s’en tiendra à Clair de<br />
nuit. Hanna a flanché devant Charme discret, un cadeau de<br />
madame Reeves. Pour la cadette, ils ont trouvé Princesse.<br />
Depuis Bianca les suit en silence. La robe sera ajustée et livrée<br />
demain matin. D’abord hésitante, le prix étant certainement<br />
outrageux, Hanna a cédé, rouge de plaisir, devant l’air<br />
ébahi de sa sœur.<br />
Nous sommes en retard, constate Jill, une fois à la caisse.<br />
Elle aligne distraitement quelques billets énormes sous le<br />
regard incrédule des deux sœurs ; toutes trois se ruent vers<br />
la sortie et disparaissent dans un taxi. Quand la voiture parvient<br />
au point de ralliement, Nilsson et Boey apparaissent<br />
au coin de la rue, absorbés par leur conversation. De vrais<br />
joueurs d’échecs. Elle leur fait signe de la main. Jonathan<br />
capte le bonheur de cette rose quand soudain un noir nuage<br />
ombrage le visage de madame Reeves.<br />
Frank Mais déjà la calèche disparaît au tournant. C’était<br />
lui, Jill en est sûre. Il y avait une femme qu’elle a à peine entrevue.<br />
Ne persiste que le sourire radieux de son époux.<br />
226<br />
Paris, hôtel des Retrouvailles,<br />
vingt heures vingt-deux<br />
<strong>Le</strong>vant les yeux, la vieille dame reconnaît « monsieur Samuel<br />
». Elle s’empresse de le saluer, l’assurant que tout est<br />
en ordre. Monsieur Samuel est facile à reconnaître, lui a-ton<br />
expliqué. L’hôtel tient le mauvais côté du quartier. Juste<br />
derrière, en partie dos à dos, siège sur le boulevard La Maison<br />
parisienne, aux tarifs extravagants. On vend « la vue de
la tour » avec le gîte. Presque parallèle derrière, la venelle<br />
reçoit le trop-plein de Clichy où, la guerre à peine terminée,<br />
boutiques, boîtes de jazz et restaurants prolifèrent comme<br />
du lierre. L’hôtel accueille les travailleurs de nuit, les artistes<br />
itinérants comme le voyageur qui ne trouve chambre au volume<br />
de son portefeuille côté boulevard. Hackerman monte<br />
l’escalier de bois d’un pas lent et appliqué.<br />
La ville a changé depuis sa première visite. <strong>Le</strong> commerce<br />
y fleurit de fin printemps jusqu’à l’automne, de jour comme<br />
de soir. Elle porte bien son renom de Ville Lumière. Autrefois,<br />
Samuel serait arrivé plus tôt pour éviter la noirceur. Il<br />
a marché et s’est arrêté à une terrasse pour manger. Malgré<br />
le soleil rougissant à son arrivée, il croisait encore de nombreux<br />
passants sur la rue. Bistros et restos, tout comme les<br />
boîtes de nuit qui ouvrent à peine, allument leurs enseignes.<br />
Quelques temps après l’électrification de la ville, s’est tenu<br />
en novembre 1902, dans le plus pur esprit parisien d’ailleurs,<br />
le premier concours d’enseignes électriques commerciales,<br />
lui a raconté son voisin de table, un architecte de Lyon venu<br />
assister à la conférence d’un collègue. Comme toute grande<br />
ville maintenant, la métropole française vit au rythme de la<br />
lumière artificielle. Depuis juin 1909, le Luna Park − une vague<br />
anglophile a envahi la France, Proust le souligne à travers<br />
le personnage d’Odette Swann − demeure ouvert jusqu’à minuit.<br />
Cirques et foires font place aux cinémas. L’avenir s’annonce<br />
plus prometteur encore pour l’industrie du film, a expliqué<br />
l’architecte. Il rêve de construire des salles de cinéma,<br />
de longs rectangles sans fenêtres avec un plancher incliné<br />
et un système de propagation du son adapté au volume de<br />
la salle. Sam a été estomaqué d’apprendre que, dès 1906, un<br />
brevet de film sonore avait été déposé. Un certain Brighton a<br />
réalisé trois ans plus tard la première projection d’un film en<br />
couleurs. On pourra bientôt visionner des romans adaptés<br />
au cinéma avec sons et couleurs, prédit l’homme.<br />
227
Dans la grande Amérique solitaire aussi le cinéma fait fureur,<br />
Hackerman le sait. Plus de deux cent mille projecteurs<br />
étaient en activité au début de la guerre, précise-t-il au Français.<br />
Un membre du cercle de Chicago ne jure que par l’industrie<br />
cinématographique. Il veut s’établir en Californie, à<br />
cause du temps sec et de la lumière naturelle.<br />
Au troisième étage, Monsieur Samuel se rend au bout du<br />
corridor où, d’une clef sortie de sa poche pantalon, il déverrouille<br />
une porte sans numéro. Si le génie de la lampe eut accordé<br />
à Sam un seul souhait, c’eût été de pouvoir conserver<br />
en mémoire les vœux des autres. Né à Chicago onze ans après<br />
la fin de la guerre fratricide, le jeune Hackerman s’avère être<br />
un enfant surdoué. Dès l’âge de quatre ans et demi, il joue<br />
aux échecs avec les adultes. Loin d’être offusqués d’avoir à<br />
perdre contre cet bambin grassouillet, les amoureux du jeu<br />
le prennent en charge. <strong>Le</strong>ur éducation ne traîne pas. Soufflant<br />
les bougies de ses onze ans, Samuel jure de ne plus jamais<br />
perdre une partie d’échecs. En ce qui concerne Chicago<br />
et la région des Grands Lacs, cette promesse tient toujours.<br />
Dans son fief, il a en poche une nulle et un gain contre Feuerbach.<br />
Exhibé en foire comme curiosité, le jeune Hackerman<br />
devient officieusement champion de l’Illinois à l’âge de seize<br />
ans. Samuel est âgé de dix-huit ans quand Eising cède le titre<br />
à Feuerbach après avoir régné une vingtaine d’années. Il est<br />
à New York pour la première portion du match. Présenté<br />
au futur champion, non seulement Feuerbach semble le<br />
connaître, mais il le complimente pour une de ses parties, sa<br />
plus belle en fait. « <strong>Le</strong> championnat reste entre nous, tu es le<br />
suivant », le rassure-t-on d’une tape sur l’épaule. Fidèle observateur<br />
des analyses post mortem des parties entre Eising<br />
et Feuerbach, le jeune homme comprend alors la distance<br />
qui le sépare du sommet. Il lui faudrait compétitionner en<br />
Europe L’Amérique, le Midwest plus encore, vit en retrait du<br />
monde civilisé.<br />
228
Si le jeune Hackerman espérait un jour affronter Joseph<br />
Feuerbach en duel, il lui fallait aller jouer en Europe. Mais la<br />
famille s’y oppose. Pour fêter ses vingt ans, il part en douce,<br />
abandonnant famille et amis. Sa vie prend alors un tournant<br />
définitif.<br />
Samuel Hackerman possède un don prodigieux, bien plus<br />
prodigieux que d’avoir pu à six ans calculer les répercussions<br />
d’un coup sur l’échiquier mieux qu’un adulte. Hackerman se<br />
souvient des envies et des désirs des autres. Ne lui demandez<br />
pas d’en faire une liste exhaustive, il en serait incapable. Si<br />
quelqu’un exprime le vœu de posséder un vase chinois, Sam<br />
enregistre ce souhait et l’associe à la personne, sans visualiser<br />
l’objet convoité, sans même s’obliger à se rappeler la personne<br />
ou l’objet qu’elle convoite. Voyageant beaucoup pour<br />
participer à un grand nombre de compétitions, il en profite<br />
pour faire le tour des marchés et bazars; il s’y sent à l’aise. De<br />
petite stature, les commerçants le jugent inoffensif. Il passe<br />
devant un vase chinois d’un mètre de haut et voilà la personne<br />
lui ayant confié son désir qui réapparaît en mémoire,<br />
incluant son nom, l’endroit et la date de la conversation.<br />
Voulait-elle un vase à poser par terre Non. <strong>Le</strong> voulait-elle<br />
avec ces ornements Pas en particulier. Pourtant le jeune<br />
maître de Chicago sait que le vase sera apprécié. Quelques<br />
essais ont suffi à conclure; tous ses choix se sont avérés heureux.<br />
Samuel comprend qu’il possède en mémoire des centaines<br />
de demandes officieuses. Au hasard de ses fouilles, le<br />
souvenir d’une requête surgit à la vue de l’objet adéquat. Il<br />
suffit d’acheter et de revendre, sa carte d’affaires jointe. <strong>Le</strong>s<br />
clients satisfaits parlent pour lui.<br />
Pour célébrer le dixième anniversaire de son ascension,<br />
Feuerbach est intéressé à défendre son titre en Amérique, là<br />
où il l’a obtenu. Si la bourse est substantielle. Un grand tournoi<br />
est organisé pour couronner le champion des États-Unis.<br />
Des représentants doivent se qualifier dans chaque état.<br />
Consternation dans la communauté juive. À vingt-sept ans,<br />
229
commerçant prospère et fin prêt, Hackerman se voit doublé<br />
au fil d’arrivée par un certain Reeves. D’une année son benjamin,<br />
ce goy de la Nouvelle-Angleterre massacre ses adversaires<br />
à coup de gambits. En quelques années, le Bostonnais<br />
est devenu un lion.<br />
La pièce où « monsieur Samuel » s’introduit est un cabinet<br />
de travail sans fenêtres. Après avoir refermé et verrouillé,<br />
Hackerman active un mécanisme caché. Au mur du fond un<br />
panneau glisse, donnant accès à une suite superbe avec vue<br />
et dont La Maison parisienne ne détient pas la clé. Cette suite<br />
sert exclusivement pour les invités occasionnels du « grand<br />
patron ». Seul monsieur Spielberg possède la clef, affirme la<br />
rumeur. Ce qui est faux. Spielberg n’est que le gérant de La<br />
Maison parisienne. L’immeuble appartient, comme l’Hôtel<br />
des Retrouvailles, à La chaîne hôtelière parisienne, dont le<br />
principal actionnaire est la banque Heart de Marseille. L’actionnaire<br />
majoritaire de cette banque est la American Investment<br />
Society de Chicago, d’où, par rassemblement d’actions<br />
minoritaires détenues dans trois sociétés commerciales fictives,<br />
un certain S. Hackerman se trouve être le maître de jeu<br />
de ce dédale corporatif.<br />
Samuel sonne, soulignant son arrivée à la salle des employés.<br />
On ne demandera à monsieur Samuel ni papiers ni<br />
références et on lui apportera tout ce qu’il désirera sans rien<br />
demander en retour. La simple possession de la clef de l’appartement<br />
suffit, consigne de la direction. Tout employé dérogeant<br />
à ces dispositions se verrait congédié dans les vingtquatre<br />
heures. Un « monsieur Samuel » circule ainsi dans<br />
plusieurs villes où l’Américain séjourne, doublé d’une multitude<br />
de pseudonymes, tous acheteurs de biens et services<br />
et employés de ses compagnies fictives. Ce n’est toutefois<br />
pas un simple jeu de cache-cache auquel s’amuse le joueur<br />
d’échecs. Il s’agit de faire vivre ces fausses personnes. <strong>Le</strong>ur<br />
existence comptable est requise; reçus, billets, comptes et<br />
factures en filière.<br />
230
Reeves ne fut pas un feu de paille et Itchkoff s’imposa. On<br />
fit ensuite l’apologie de Hensen, puis de d’Ekenstein et Cappello.<br />
L’espoir d’un duel s’estompa comme la craie sur un tableau<br />
noir, où le travail incessant du temps s’impose soudain<br />
à l’oeil. La passion de Sam pour le jeu persista mais l’achat<br />
d’objets hétéroclites et leur revente devint son occupation.<br />
Un commerce qui le rendit riche, très riche.<br />
Dans ces domaines, les émotions vives ne sont qu’appétit,<br />
elles trichent la raison en « sautant sur l’occasion ». Petit, on<br />
le forçait à asseoir sur ses mains pour qu’il réfléchisse avant<br />
de jouer spontanément le coup qu’il venait de voir sur l’échiquier.<br />
En y regardant de plus près, en soupesant le pour et<br />
le contre, on perçoit mieux et on découvrir parfois que l’occasion<br />
n’est qu’un leurre. La présence d’un intrus fait japper<br />
le chien, certes, mais il demeure que les chiens jappent souvent<br />
et que les voleurs sont rares. Avoir un plan d’affaires, ça<br />
consiste à dresser son chien avec finesse.<br />
Hackerman n’achète aucun bien avant de savoir à qui le<br />
revendre. Inutile de s’encombrer de boutiques ou d’entrepôts,<br />
il suffit de se faire livrer la marchandise dans la municipalité<br />
de l’acquéreur. L’intermédiaire est le seul individu<br />
qui compte, autant d’un côté que de l’autre. Ni étalages ni<br />
stockage. Ce précepte acquis, il suffit d’accepter moralement<br />
l’écart impensable qui existe entre le prix auquel le vendeur<br />
cède son bien et celui qu’un amateur est prêt à débourser<br />
pour la rareté qu’il convoite : vase, chaise, gravure, esquisse,<br />
tableau, fleur, plante, insecte, animal, tissu, livre, manuscrit,<br />
lettre, pierre, coquillage, timbre, estampe, signature, herbe,<br />
racine, épice, objet de guerre, de culte, de cérémonie, outil,<br />
ustensile, instrument ou mobilier. L’envie du trésor des<br />
autres qui alimente la passion du collectionneur accroît les<br />
ventes et le profit en ressac. Qui peut concurrencer une entreprise<br />
de surface zéro, sans loyer, sans taxes, sans entretien<br />
ni compétiteur<br />
231
Durant des siècles, les ancêtres de Samuel s’étaient vus<br />
refuser le droit de propriété dans tant de contrées qu’il en<br />
devint pratique de ne posséder qu’une existence purement<br />
comptable, ne thésaurisant que bijoux et or, les monnaies<br />
universelles. À chaque voyage, dans chaque région, Samuel<br />
répertorie les ressources locales. Sans carnet de notes, sans<br />
manifester le moindre intérêt pour quelque marchandise<br />
en particulier. Samuel Hackerman n’avait jamais rencontré<br />
quelqu’un qui puisse rivaliser de mémoire avec lui. Du<br />
moins, pas avant d’affronter le phénomène Nilsson l’an dernier.<br />
D’y penser, il en frisonne encore.<br />
Afin de justifier le flot croissant de ses importations, Hackerman<br />
invente des personnes qui achètent les marchandises<br />
importées. Ces acquéreurs intermédiaires retirent le<br />
produit de la sphère économique publique. Ils travaillent<br />
tous dans une entreprise qui offrent un service de consultation,<br />
le plus souvent à l’étranger, donc sans traces. <strong>Le</strong>s profits<br />
tirés de ces compagnies fictives blanchissent ses propres<br />
gains. Pourquoi tout ce trouble Que le prix d’entrée au pays<br />
soit faible est profitable pour certains produits, certes. Mais<br />
surtout, c’est de n’être aux yeux de tous qu’un joueur d’échecs<br />
errant qui importe. Son réseau prend l’allure d’un labyrinthe<br />
quand il devient le fournisseur de boutiques spécialisées en<br />
produits exotiques. La possibilité de transaction par télégramme<br />
et la mémoire phénoménale de Sam travaillent si<br />
bien qu’il se retrouve en quinze ans à la tête d’un complexe<br />
agglomérat de banques et d’hôtels que gère une firme comptable<br />
dont il est l’unique propriétaire et l’unique client. Ses<br />
performances échiquéennes en souffrent, il va de soi. C’est<br />
alors que la caverne d’Ali import-export s’ouvre à lui au printemps<br />
1913.<br />
À Barcelone, Hackerman a eu un tournoi pénible. Il doit se<br />
battre comme un tigre pour terminer septième. Las de guer-<br />
232<br />
«
oyer et de voyager, il retourne chez lui où l’attend une invitation<br />
à devenir membre du « Cercle de Chicago ». Samuel<br />
est fort intrigué, il n’a pu obtenir de renseignements au sujet<br />
de cette association. Elle ne possède ni enregistrement, ni<br />
licence, ni adresse civile, ni compte bancaire. Il pense à une<br />
réception surprise. Mais en quel honneur Une limousine le<br />
cueille et le dépose devant un édifice luxueux où une surprise<br />
de taille l’attend. Au dernier étage loge un petit hôtel privé.<br />
S’y réunissent les gourous de l’économie du centre de l’Amérique<br />
Nord. <strong>Le</strong>ur nombre oscille autour de la quinzaine.<br />
La ville de Chicago n’a reçu que deux millions et demi de<br />
visiteurs à son exposition universelle en quatre-vingt-treize.<br />
Philadelphie a attiré moins de dix millions de personnes en<br />
soixante-seize pour célébrer le centenaire. <strong>Le</strong>s expositions<br />
de soixante-dix-huit et quatre-vingt-neuf à Paris ont reçu<br />
respectivement seize puis trente-deux millions de curieux.<br />
<strong>Le</strong>s États-Unis se reprennent en présentant deux expositions<br />
en douze ans. Mais ni Saint-Louis en 1904 ni San Francisco<br />
en 1915 n’atteindront le plateau des vingt millions de<br />
visiteurs. Pourtant, Paris a fait sauter la banque dès 1900, en<br />
accueillant plus de cinquante millions de visiteurs pour célébrer<br />
le début du vingtième siècle. Qui dit mieux <strong>Le</strong> Midwest<br />
américain est loin de la civilisation européenne, loin même<br />
de la côte est américaine. Un milieu prospère qui travaille<br />
à l’exclusion des autres cercles. Ce qu’apprend le joueur<br />
d’échecs, estomaqué, dès la cérémonie de présentation.<br />
— C’est ici que notre nouvelle acquisition prendra toute<br />
sa valeur, souligne l’érudit, comme le surnomment ses pairs,<br />
qui approuvent de légers hochement de tête. C’est un homme<br />
de contacts.<br />
<strong>Le</strong>s autres membres connaissent bien Samuel Hackerman,<br />
l’homme d’affaires. Ils n’ont aucune gêne à parler de<br />
leurs propres activités. Certains ne sont connus que de nom,<br />
parfois par un simple surnom ou un titre administratif. L’un<br />
233
d’eux n’a aucune existence officielle, pas même un certificat<br />
de naissance. Seule une réussite financière exceptionnelle a<br />
valu à chacun un siège au sein de ce cercle de privilégiés. Ils<br />
ont repéré Samuel à cause d’une vente. Une statuette d’un<br />
certain Modigliani, un alcoolique qui se serait suicidé jeune<br />
à Montmartre. Son œuvre étant limitée, les prix ont monté<br />
en flèche. Il a revendu trente fois plus cher ce qu’il a acquis à<br />
un prix exorbitant à Paris.<br />
Au cercle, on discute en secret. Pas à voix basse, mais<br />
à la confidence. De quoi C’est privé. Chacun respecte la<br />
consigne. À leur gré, les membres peuvent signaler leur désir<br />
de prendre la parole. Certains déclinent en permanence ce<br />
privilège, d’autres en usent abondamment; l’érudit surtout.<br />
Hackerman voulut s’adresser à ses pairs au moins une fois.<br />
Son exposé s’intitulait L’état d’intermédiaire absolu. Il y explique<br />
les conditions d’opération et les avantages de l’intermédiaire,<br />
les critères pour qu’il soit absolu. Il fait quelques<br />
remarques sur la psychologie du vendeur et de l’acheteur,<br />
sur les écarts manifestes entre les valeurs de l’offre et de la<br />
demande. Rassembler ses idées lui prit beaucoup de temps.<br />
Il fut applaudi. Certains prirent des notes. Un monsieur respectable<br />
et minuscule vint s’entretenir avec lui. Il conseilla<br />
à Samuel d’acheter des titres de Sears, ils devraient grimper<br />
en flèche. La compagnie avait pris l’initiative vient de distribuer<br />
par courrier son premier catalogue illustré pour la<br />
vente postale.<br />
— Une vitrine mobile et sans paroles, commenta l’érudit.<br />
C’est le sens ancien du terme « catalogue ».<br />
<strong>Le</strong> cercle de Chicago lui apprit à vivre sans reconnaissance.<br />
Samuel examine le contenu de la garde-robe et des tiroirs,<br />
rien ne manque. Il ne trimbale ni vêtements ni accessoires,<br />
234<br />
»
le nécessaire l’attend à chaque port. <strong>Le</strong>s enfants de Moïse sont<br />
sans terre, psalmodie un rabbin dans sa tête. Satisfait, Hackerman<br />
sort au balcon contempler le boulevard, une rivière<br />
de lumières qui scintillent dans la nuit. Il doit contacter un<br />
financier belge au cercle de Paris. Joseph. Il en a presque oublié<br />
le tournoi. Sept ans déjà. Un grand hommage qu’on l’ait<br />
invité. À l’évidence, Hackerman ne fait plus le poids et il le<br />
sait. Si Kolarov et Boey sont à la mesure du jeune Nilsson et<br />
de Cappello, la vieille garde court au massacre. Chacun son<br />
tour.<br />
Samuel Hackerman va entrer dans le plus fort tournoi jamais<br />
organisé sans aucune préparation, pour le simple plaisir<br />
de la chose, joie qu’on lui a retirée dès l’âge de cinq ans. Il<br />
n’a rien à prouver, rien à investir, plus rien à perdre et tout à<br />
gagner. Quelque chose au fond de lui s’agite, monte puis se<br />
condense en une larme avant de se mettre au pas. Pour lui, ce<br />
sera plus délicat.<br />
— Imagine devant toi une série de tableaux, suggère le<br />
champion dans le brouhaha des conversations et le cliquetis<br />
des ustensiles.<br />
Ils dînent dans un restaurant français de New York. Feuerbach<br />
vient de vaincre Frank Reeves une quatrième fois malgré<br />
la résistance épique du Bostonnais. <strong>Le</strong> combat est terminé.<br />
La suite du match est une question de protocole pour<br />
faire rêver encore un peu les goyim américains. Feuerbach<br />
le sait, Hackerman le sait, Kevits le sait et Reeves le sait. Joseph<br />
pointe la clientèle et les serveurs qui trottinent entre la<br />
cuisine et les tables. Amusé, Hackerman répond :<br />
«<br />
— Un écran de film comme l’ont conçu les frères Lumière.<br />
— Tout-à-fait, Samuel. Une succession d’états qui composent<br />
un mouvement continu.<br />
235
<strong>Le</strong> contraste entre les deux hommes est frappant. Hackerman<br />
n’a que vingt-huit ans. Plus petit que le champion, il doit<br />
peser près du double. Rasé de près, ce qui souligne son visage<br />
joufflu, il ne lui reste qu’une couronne de cheveux ; ceux de<br />
Feuerbach foisonnent toujours, sa moustache est énorme et<br />
ses pommettes saillantes. Mais qui les observerait, attablés<br />
avec six autres convives, tous Hébreux, verrait deux gamins<br />
qui fixent la salle le regard empli d’étoiles, ignorants de l’autour,<br />
seuls sous le faisceau d’une autre lumière.<br />
— Mais derrière les mouvements des corps, c’est le terme<br />
approprié en physique, des variables et des liens entre ces<br />
variables s’activent et stimulent les agissements de chacun.<br />
Chaque personne devient un assemblage de variables.<br />
— Qu’est-ce qu’une variable, monsieur Feuerbach<br />
— Quelque chose qui varie. Où mets-tu ta monnaie, Samuel<br />
— Dans ma poche, c’est pratique.<br />
— Combien as-tu en ce moment<br />
— Environ cinquante cents.<br />
— Si je te posais la même question demain, me fourniraistu<br />
la même réponse<br />
— Ça dépend. Si j’ai le même montant, oui. Mais c’est peu<br />
probable.<br />
— Ce que peut contenir ta poche est une variable. La valeur<br />
numérique de cette variable aujourd’hui est cinquante.<br />
Un être humain peut être considéré comme un ensemble de<br />
variables : quantité de joie, d’amour, d’amis, de repos, d’information,<br />
d’argent, de possessions et ainsi de suite.<br />
— Ça fait beaucoup de chiffres à trouver. Rendu là, on<br />
connaît déjà son homme, non<br />
236
— Tout-à-fait.<br />
La remarque amuse Feuerbach qui poursuit :<br />
— Chaque geste, chaque comportement d’une personne<br />
est susceptible de modifier toutes les variables mesurées.<br />
— Avez-vous un exemple, monsieur Feuerbach<br />
— Notre souper, tiens. Il sera l’occasion de se nourrir, mais<br />
tout en conversant, un autre besoin de la vie humaine. De<br />
plus, ce souper sera l’occasion de renouer avec des amis. Si<br />
le repas se fait dans un restaurant, il compte aussi comme un<br />
divertissement.<br />
— Comment calculer tout cela<br />
— Ce serait compliqué, je l’avoue. Mais imagine le jeu<br />
d’échecs, Samuel. Chaque fois que tu bouges une pièce sur<br />
l’échiquier, tu modifies plusieurs variables. L’espace que …<br />
— Comme les rouages d’une montre! s’exclame Hackerman<br />
soudain illuminé. <strong>Le</strong>s minutes changent les heures, les<br />
secondes changent les minutes. Un ensemble de variables<br />
est un mécanisme qui compte. C’est bien cela, monsieur<br />
Feuerbach.<br />
— Tout-à-fait. Une belle image, Samuel. Mais l’horloge des<br />
échecs, tout comme celle de la vie, sont encore à inventer.<br />
— Ça ne serait pas Yahvé<br />
— Tant que nous n’aurons pas la moindre idée de la façon<br />
dont fonctionne la vie, Yahvé sera un terme acceptable.<br />
— Si un rabbin vous entendait. Pourriez-vous créer des golems<br />
qui joueraient aux échecs<br />
— Peut-être.<br />
Joseph s’amuse. Revenant à son idée première, il ajoute :<br />
237
— Certains rouages sont complexes. Si je pousse un pion à<br />
l’aile roi, ça peut modifier la force d’un cavalier à l’aile dame.<br />
— Comme dans la française d’avance.<br />
— Tout-à-fait, Samuel. Si je mange bien, j’ai les idées plus<br />
claires et une meilleure concentration. Alors je m’exprime<br />
mieux et je suis plus calme, je me fais plus d’amis.<br />
— J’ai compris. C’est une comptabilité de la vie par colonnes.<br />
— Pas tout-à-fait, Samuel. Il serait plus pertinent de parler<br />
d’une estimation. Si je pouvais formuler l’algorithme de ma<br />
vie, le résultat global de mes actions se résumerait à une valeur<br />
numérique. Elle sera meilleure ou pire selon mes choix<br />
de vie, un peu comme les actions à la bourse. Un panier d’actions<br />
choisies permet de prendre le pouls de l’économie. Il<br />
s’agit d’un algorithme.<br />
— L’indice boursier est approximatif. Aux échecs, il faut<br />
être rigoureux.<br />
— L’algorithme n’en serait que plus fiable. <strong>Le</strong>s coups sur<br />
l’échiquier sont plus aisés à évaluer que le rendement de<br />
l’économie, il me semble. Mais le calcul serait trop long à<br />
exécuter. L’esprit humain va plus vite. À cause du jugement.<br />
Moment de silence. Retour au murmure de la vie, des<br />
conversations, du choc des ustensiles. Hackerman est songeur.<br />
Il n’a qu’une parodie d’éducation. Comptabilité, écriture<br />
et lecture des textes sacrés suffirent à contenter la famille.<br />
<strong>Le</strong> pouvoir de la connaissance, celle qu’on acquiert<br />
à l’université surtout, relève pour lui de la magie, quelque<br />
chose de compliqué et de redoutable. La réponse de Feuerbach<br />
le touche :<br />
— Qu’on puisse exécuter ce calcul m’importe peu, c’est sa<br />
possibilité d’existence qui m’intéresse.<br />
238
— C’est ce que vous faisiez à l’université<br />
— Non. L’idée m’est venue récemment.<br />
— Vous finirez par trouver, vous n’êtes pas champion pour<br />
rien.<br />
Joseph sourit.<br />
— Il y a plus, Samuel.<br />
— Vraiment<br />
— On peut modifier la nature de l’algorithme selon la valeur<br />
obtenue.<br />
— C’est-à-dire<br />
— Prends la politique comme exemple. Un homme débute<br />
sur la scène municipale. <strong>Le</strong>s votes qu’il recueille représentent<br />
la valeur de son algorithme. Si cette valeur est anormalement<br />
haute, cet homme intéressera un parti politique<br />
national. De même, un marchand conçoit un produit qui devient<br />
populaire…<br />
De petits coups frappés à la porte. On apporte son café vanille<br />
et une lettre qui ne contient, il le sait, qu’un prénom.<br />
Une gorgée de velours corsé.<br />
— Je vous fais le tout prix coûtant, inscrit sur une ardoise<br />
dont vous obtenez copie, et avec le liquide que votre demoiselle<br />
prend et signe en quittant, précise Samuel. Elle devra<br />
de toute manière vous rapporter la clef de la chambre.<br />
— À ce point.<br />
— Aucune trace.<br />
»<br />
«<br />
— Hum… Aucune trace, je saisis. Des hommes comment<br />
239
— Je les garantis personnellement.<br />
— Bien. Ce qui signifie<br />
— Une compensation dans les cent si un désagrément survient.<br />
— Je vois. Américains les billets<br />
— Américains. Si jamais…<br />
— Je vous écoute.<br />
— Mille alors. Plus nom et adresse de la personne.<br />
— Vous m’avez été recommandé de très haut. Je comprends<br />
maintenant pourquoi.<br />
Madame Claude pose sa tête au dossier moelleux et fixe<br />
Samuel. Une femme qui taquine la cinquantaine mais dont<br />
chaque minuscule ride aux lèvres attise l’envie de les embrasser.<br />
Elle a déambulé entre les tables avec grâce. Une<br />
sensualité que soulignent des diamants, sa poitrine et des<br />
souliers qui galbent une jambe parfaite.<br />
<strong>Le</strong>s hommes très riches ont des désirs surprenants a découvert<br />
Samuel. Sans avoir a s’écarter de la décence, il a compris<br />
qu’une geisha européenne peut être bien plus qu’une<br />
prostituée. Aussi a-t-il engager un détective privé travaillant<br />
dans le grand monde pour lui dénicher une entreprise parisienne<br />
qui fournirait un service adéquat une fois bien organisée.<br />
Un seul dossier lui est parvenu, mais de premier<br />
choix : madame Claude.<br />
Samuel lui expose les termes de l’entente. <strong>Le</strong> client attend<br />
la demoiselle au restaurant du rez-de-chaussée. La chambre<br />
et toute commande au restaurant du rez-de-chaussée sont<br />
payées par le client mais facturées au coûtant à madame<br />
Claude. La différence plus le service de mademoiselle sont<br />
mis sous enveloppe à son nom.<br />
240
— Et pour vous, monsieur Dupont<br />
— Dupond avec un D.<br />
— Avec un D, s’amuse madame Claude.<br />
Elle tend le bras et glisse une caresse diaphane sur la joue<br />
de Samuel :<br />
— Qu’y gagnez-vous<br />
— J’achète un service peu coûteux, très discret et de qualité.<br />
Je travaille en import-export. Art et articles de collection.<br />
Mes clients sont riches et bien éduqués. Mais tout n’est pas<br />
matériel en ce bas monde.<br />
— Exact. Et pour vous, monsieur Dupond.<br />
— Vous n’avez pas oublié le D.<br />
Madame Claude rit de bon cœur. Une reine. Il remet du cognac<br />
dans leurs verres. Un napoléon, le préféré de madame.<br />
241
e<br />
(16e).<br />
uperf.50h. s, prairies,<br />
Office<br />
Lafayette.<br />
ILLA<br />
prenant<br />
jardinier,<br />
sr P.-L.-M.,<br />
Facilités.<br />
Paris.<br />
BAGNOLES-DE-L'ORNE<br />
a£Œ££%%t<br />
BRIDES-LES-BAINS<br />
.(^voib,.<br />
HOTEL DES THERMES. Grand confort.<br />
GR AN D HOTEL. Pension de famille. Prix mod.<br />
A 'WATliK1HOTEL desANGLAIS. Siton idéale<br />
ijAiMiljij Tr. g4 jardin,.Ouv' tle L'ann. Curerepos<br />
COMPIÈdE, HOTEL-DU ROND-ROYAL<br />
Seul Hôtel réellement,<br />
les visites<br />
aux champs de bataille. confortable Téléphone pour 4-15.<br />
COUPE RENAULT 19/20<br />
MODÈLE SALON 1920, à vend., 1, r. de la Paix<br />
Agence Vendôme, 1, rue de, la Paix, Paris.<br />
npj\T » ttt m torpédo 12-16 HP, dèm. et<br />
tlIjiNixU Ij éclair, élect., neuf. à vendre.<br />
Ecr. M. R. <strong>Le</strong>comte, rue d'Alexandrie. 3, à Paris.<br />
PANHARD 1920<br />
Châssis plombé 16 HP S. S. sortant usine, livrable<br />
de suite, écl. dé mar., phare, lanternes, 5 roues avec<br />
pneus. S'adresser 140, rue de la Chapelle (18e).<br />
TYE'QTDIJ1 AfltlPTlD -à particulier auto, bne<br />
CONTREXEVILLE<br />
SSS^ffi<br />
à<br />
<strong>Le</strong> Phare parisien IDE'SIRFi UliOllirj<br />
18 juin UIjCPCR Al/liMlm<br />
1920 à marque, l>articulier_anto, pas antér. à<br />
Politique<br />
bue 1914<br />
neuf avec tout le confort. –A. LE GuEN, propre. carrosserie cabriolet. Beau, 9 bis, rue Bugeaud et Vie sociale page 3<br />
Très belle<br />
allée de la<br />
Avendre<br />
10111lAl.MlA.aU<br />
A p TTD BAMTTlD'n modèle<br />
Etat neuf. démarrage<br />
et éclairage électriques, torpédo ponté.<br />
dern.<br />
fage cene<br />
maitres. NOkMANDY-HOTEL (Ouverture 19<br />
GRANVILLE-MER<br />
Juin). CHASSIS PANHARD 20 HP, état neuf, roues<br />
vestibules. Un aveu<br />
jumel. R.A.F., La démarr. dette et, éclairage LErusse<br />
FIGARO électriques. MARDI15 <strong>Le</strong> cabinet JUIN 1920 Giolitti<br />
ration de<br />
10. HP CLEMENT-BATARD. 4 HP, bon état,<br />
7oo,ooo LE<br />
torpédo, S'àdr. 90, boulev. Auguste-Blanqui.<br />
TOUQUET-<br />
« La<br />
LAMER<br />
bourgeoisie<br />
LÀFORÊT<br />
PARIS-PLAGE<br />
partie du<br />
est solidement<br />
retranchée, et les<br />
Londres, 15 juin<br />
Rome, 17 juin<br />
to, visiter<br />
<strong>Le</strong> Paradis des Sports<br />
CHENARD 1920 neuve, torpédo 4<br />
bry, Damasio,<br />
tes, Tin des<br />
HOTELS SPECTACLES<br />
ET C-4SINOS <br />
guéris<br />
<strong>Le</strong>s exportations. — Durant<br />
les quatre premiers mois union franco-italienne.<br />
rendre plus intime la féconde<br />
bais rguerite Carré,<br />
impor- UUIIUI t8<br />
maux I par le BAUME guens ÂLTÂ<br />
New-York 13221,2 [Finlande Prague.. 29.<br />
y; MM. Girier, monnaie (Marg. Pierry, Manetty, Melville).<br />
Allemagne33 1/4 Grèpe. Roumanis 28 1/4<br />
GAUCHE, Notice probante f°.Phi=ALTA,Châtellerault(Vienne)<br />
ouent Il le<br />
étages de chefentrain<br />
sans revue (Mlles Isab. Fusier, R. Derns; MM.Bal-<br />
« filoy Ï>t9 JllouBôfuli »<br />
AuPerchoir(Berg. 37-82), à 9 h., Chichel<br />
Argontjno Hollande 477 Suède. 290<br />
chambres,<br />
DE GORGE SONTguéris par le de l’année, le Brésil a exporté<br />
6,789 tonnes NANTES de fourrures<br />
, tableaux, der, Delphin, Saint-OberetVernaud La<br />
Belgique-105 Danemark.Norvège. 3/4 Italie. 236 3/41 73 1/4Viahne. Suisse.. 240. 9 3/8<br />
plus<br />
r.<br />
mi-juin et déjà cependant Français et<br />
de<br />
l'appareil nent'pas "encore gastro-intestinal,<br />
à'àllèch'ôrlés acheteurs. <strong>Le</strong>s :Ils ensiont doublement récompensés,<br />
undégagements ne<br />
seul GRAIN peuvent donc s'effectuer car Vichy ne leur offre pas seulement les<br />
qu'assez lentement, et on voit deVALS se reproduire bienfaits d'une cure incomparable, mais<br />
à la descenteles au repas mêmes duerreurs soir qu'à la hausse tous les agréments, toutes les séductions,<br />
titres sont aussi difficiles<br />
Ha V<br />
Aujourd'hui<br />
Gagnants d<br />
Prix de la Sà<br />
çaise.<br />
Prix de La N<br />
Prix<br />
Prix<br />
du Quer<br />
du Déb<br />
Prix de l'Ad<br />
Hotot.<br />
Prix de l'An<br />
Lamech.<br />
COU<br />
La journée<br />
risée que celle<br />
plus décevant.<br />
débuts victorieu<br />
génération, s'e<br />
défectueuse. L<br />
çantes et; cet é<br />
neur de lui do<br />
course s'est p<br />
les deux con<br />
meilleurs titre<br />
cilement, mais<br />
Reynolds V a<br />
toute la course<br />
qu'il<br />
a fléchi<br />
sistant.<br />
<strong>Le</strong> prix Con<br />
qui a confirmé<br />
le tenait son é<br />
a failli lui coû<br />
rageusement,<br />
binson, s<br />
merci, dans qui le<br />
A signaler<br />
u<br />
Ontario et la<br />
bert. Rendre<br />
distance aussi<br />
trop dure<br />
Prix de la P<br />
2,300 m.). 1<br />
(J. Tardivon)<br />
Boudet) 3, Qu<br />
Waïièreà).<br />
Non placés<br />
mandeuse, Qua<br />
dïâ, Qui qu'.en<br />
Pari mutuel.à<br />
Plac'és<br />
20 fr. 50;<br />
Quel<br />
Quin<br />
Prix Serpole<br />
mètres). 1,<br />
-Bernardin); ,<br />
ICocH) 3, Qui<br />
sieur)..<br />
Non placés<br />
Quintessence,<br />
Pari mutuel<br />
Placés Quiber<br />
Qui Vive, 28 fr<br />
Prix Polka<br />
1, Quinte, à<br />
tit Poucet, à<br />
of Marcigny, à<br />
Non placés<br />
Moi Ça, Qui<br />
Queen, Qui Va<br />
cle, Quarteron,<br />
Pari mutuel<br />
Placés Quinte<br />
Queen of Marc<br />
Prix du Prés<br />
monté, 50,000f<br />
L. Olry-Rœdere<br />
H. Céran-Mailla<br />
M. C. de "Waz<br />
Non placés<br />
manof, Rêveus<br />
Riviera.<br />
shiori,<br />
Pari mutuel<br />
Placés<br />
Ramsès,<br />
Rama<br />
42 fra<br />
Prix Gonqué<br />
2,800 mètres).<br />
(Taniberi); 2,<br />
3, Rivoli, à' M<br />
Non placés<br />
tout, Ramoneu<br />
Claude, Rébecc<br />
, dès Bois, Rys<br />
Pari mutuel<br />
Placés Rabag<br />
Rivoli, 52 fr. 5<br />
Prix des Tu
243<br />
16 e annee Vol. 3 N° 185 <strong>Le</strong> quotidien de la capitale<br />
15 centimes<br />
La chronique a B.D.<br />
<strong>Le</strong> tirage au sort a lieu aujourd’hui<br />
à une heure au Palais<br />
des Expositions.<br />
En visite chez le comte Dumoulin,<br />
le nouveau maître<br />
italien Miguel Belladona<br />
remplacera Joha Hensen.<br />
Belladona a remporté le<br />
championnat italien en 1918<br />
dans la section réserve. Au<br />
tournoi de Rome l’an dernier,<br />
il a fini second derrière<br />
Kolarov, qui règne en maître<br />
incontesté en France. Voilà<br />
une opportunité exceptionnelle<br />
pour cette étoile montante<br />
des échecs. <strong>Le</strong> baron<br />
Duquesne de commenter :<br />
«Un Italien, ça colore le paysage.<br />
»<br />
La position du problème<br />
d’hier est tirée d’une partie<br />
jouée entre Shumov et Winawer<br />
à Saint-Pétersbourg<br />
en 1875. La solution est<br />
1.Tc1! Après DxD 2. TxT<br />
mat.<br />
<strong>Le</strong> thème du premier problème<br />
aujourd’hui est le «<br />
mat à l’épaulette ».<br />
<strong>Le</strong> second ci-dessous, fut<br />
composé par l’oncle d’un<br />
des participants au tournoi.<br />
<strong>Le</strong>s blancs jouent et gagnent.<br />
Paris se transforme<br />
<strong>Le</strong> temps est loin où il<br />
n’y avait que quelques magasins<br />
autour de la Madeleine<br />
et pas du tout dans<br />
les Champs-Élysées. Aujourd’hui,<br />
le haut commerce<br />
a pris possession de ces<br />
quartiers élégants, et ce déplaçant<br />
vers l’ouest, du mouvement<br />
des affaires va recevoir<br />
sa plus sensationnelle<br />
consécration par la création<br />
d’un grand magasin, comparable<br />
aux plus importants du<br />
centre, qui s’ouvrira bientôt<br />
avenue Victor-Hugo.<br />
Dans les ambassades<br />
S. Exc. M. Merry del Val,<br />
ambassadeur d’Espagne en<br />
Angleterre, est arrivé à Paris,<br />
venant de Londres.<br />
LE FIGARO MARDI15 JUIN 1920<br />
CHATEAU de MADRID<br />
le plus SELECT RESTAURANT<br />
du<br />
Bois de Boulogne<br />
CUISINE & CAVE | Chaque Samedi<br />
incomparables<br />
Ili<br />
niMPD<br />
A~ P\\<br />
ORCHESTRE<br />
DEI" ORDRE UINtK (Lt llALA<br />
Appartements<br />
luxueusement<br />
meub'és<br />
•• Tél.Wagram05-38<br />
TT~r~S-BEr-nrN<br />
JL-L%lSSJELb%^fJL,£3L<br />
INSECTA,<br />
87, rue Saint-Lazare, envoie à<br />
domicile ses équipes pour détruire avec<br />
l'INSECTOIi,<br />
à base de chloropicrine, tous<br />
insectes nuisibles papillons (mites), mouches,<br />
punaises, charançons, etc., et traite<br />
dans son usine fourrures, tapis, lainages,<br />
literie attaqués par les vers.<br />
Procédé scientifique certain.<br />
AU PLUS HAUT PRIX ffiSSS<br />
Hom.et DamḞOURRUR".UNIF.Laissesprompte. Taisàdomicile.<br />
n5usHor«oours,Fourn.ra/eun.UTRBLLE,62,£.S'-i[idt«-(ici-irlj<br />
ES<br />
La montre<br />
O~E~A<br />
Il<br />
iCEDER," Affaire avantageuse, conviendrait<br />
A à pers., hme ou dame. dispos. petits capitaux,<br />
sans connaiss. spéç. Boutique ou bureau pas<br />
nécessaire. Ecrire Mme Forgeur, S, r.'Henaer.<br />
OCCASIONS<br />
Divers<br />
"• RAVISSANT MOBILIER<br />
d'un splendide appartement, cause départ, à<br />
vendre. Bail à céder. Piano Pleyel, chambre<br />
Directoire, salle à manger Louis XVI. secrétaire,<br />
commode, tableaux, rideaux, lingf! et argen'terie.<br />
Rue La BcwHie. fô.'fntr.'S'U. 1.<br />
f\TT APT Plonabè. type C. O. 6 cri., s.tp.<br />
DI'JL11111d plombé. t.vj)e C. (), 6 ,1'1.. Sip.<br />
U EjLiil.Vl.Ll Torpédo-Sport ponté, ébéhisterie<br />
grand luxe; ch. Grummer, 28, rue Lucoui'be.<br />
F|TJ1T pTjl plombé, type C. 0. 6 cyl., dernier<br />
l/ElLl Avllil modèle, sup. Torpédo 6. places<br />
ponté acajou, ch. Grummer, 2£8, rue,,<strong>Le</strong>coarbe.<br />
mT<br />
A P 1 plombé, type C. Ô. 6 cyl., dernier<br />
jJjii.vJ.LI modale,' Cabriolet pdn-'f-grand<br />
luxe, ch. Grummer, 228, rue <strong>Le</strong>courbe.<br />
.ROLLAND-PILAIN<br />
Jiï^ïao<br />
Sport ponté acajou, ch. Grummer,228,<strong>Le</strong>courbe.<br />
\fi-\Ç\ W] UÏNUY Ç.1-1916'<br />
landauletli<br />
DE'L AUN ,\y G cyl.1916,<br />
landaulet-<br />
141 LO LrluLAyii A 1 limousine complètement<br />
revisé. Visible 34, Champs-Elysées.<br />
BOITES METAL Desmons Debray Calais.<br />
AITiMÇnnP vend superbe tapisserie, taprsperl\!rONSI1~UI)<br />
sans èt autr~~s tapisserie, saçollect.<br />
i\lUi\k)llIlU h sans et objets de sa collect.<br />
très curieuse. Grand Hôtel, appartement n° 918.<br />
•TRES LUXUEUX v<br />
COUPE RENAULT 19/20<br />
MODÈLE SALON 1920, à vend., 1, r. de la Paix<br />
Agence Vendôme, 1, rue de, la Paix, Paris.<br />
npj\T » ttt m torpédo 12-16 HP, dèm. et<br />
tlIjiNixU Ij éclair, élect., neuf. à vendre.<br />
Ecr. M. R. <strong>Le</strong>comte, rue d'Alexandrie. 3, à Paris.<br />
PANHARD 1920<br />
Châssis plombé 16 HP S. S. sortant usine, livrable<br />
de suite, écl. dé mar., phare, lanternes, 5 roues avec<br />
pneus. S'adresser 140, rue de la Chapelle (18e).<br />
TYE'QTDIJ1 AfltlPTlD -à particulier auto, bne<br />
IDE'SIRFi UIjCPCR à l>articulier_anto, bue<br />
UliOllirj Al/liMlm marque, pas antér. à 1914<br />
carrosserie cabriolet. Beau, 9 bis, rue Bugeaud<br />
A A p TTD BAMTTlD'n Etat neuf. dern.<br />
vendre<br />
10111lAl.MlA.aU<br />
modèle<br />
démarrage<br />
et éclairage électriques, torpédo ponté.<br />
CHASSIS PANHARD 20 HP, état neuf, roues<br />
jumel. R.A.F., démarr. et, éclairage électriques.<br />
10. HP CLEMENT-BATARD. 4 HP, bon état,<br />
torpédo, S'àdr. 90, boulev. Auguste-Blanqui.<br />
i A TJD<br />
CHENARD 1920 neuve, torpédo 4<br />
1U Jtll pla.,vvcHaran,51r.Demours,de2à4h.<br />
U f TTiQ A AT dernr- modèle, démarrr, torpédo<br />
IlU UuUlx 7 places, Moulin,15, r.Fourcroy.<br />
Ti.T<br />
rvrprvÇJ<br />
side-car Harley Davidson et Indian<br />
iVlU lUijétat neuf, livrables immédiatement,<br />
garantie du catalogue. 8, rue Tarbé (17Harr'jj<br />
DÎI T A DT\ marqueterie ancienne, pieds br.,<br />
DlLLAllU à vend. Guffroy,Argenteuil (S.-et-O.) 1;<br />
ENSEIGNEMENT<br />
5 francs<br />
Cours<br />
et<br />
<strong>Le</strong>çons<br />
Apprenez manucure, pédicure, coiffure,, massage<br />
j\médic, infirmière. Ecole américaine, 130, r. Rivoli.<br />
OFFRES D'EMPLOIS 6 francs.<br />
DEMANDES D'EMPLOIS 5 francs.<br />
Emplois<br />
divers<br />
Très<br />
belle situation industrielle offerte à jeune',<br />
ingénieur excellente famille, pouvant assumer<br />
rôle administrateur Société importante. Ecrire r<br />
Fernand Petit, poste restante, bureau 50.<br />
Gens<br />
de Maison<br />
n<br />
dem. bonne à tout faire, non logée, connais.<br />
sance d'anglais préférée. S'adres.<br />
Hunicke,<br />
10, rue des Ecoles, Saint-Cl'ôud.<br />
RENSEIGNEMENTS<br />
UTILES<br />
Mariages<br />
EUNE HOMME, bne famille, 30 a., bne santé,<br />
habitant gd0 ville prov., tr. belle situât.négoce,<br />
150,000 fr, an, gd avenir, désire épouser jno fille,<br />
jolie, taille moyenne, sans fortune, famille honorable.<br />
Très sérieux. Ecrire B. P. H., Figaro (An.).<br />
TUTIWI TJAAI WP<br />
35 ans, bonne famille, distin-<br />
JejUINCj rlUlVllTlEJ gué, excell.,éduc. situa, ind.<br />
désire épouser, jeu. fllle pu femme du monde ayant,<br />
dot Agence s'abstenir. Ecr. X. Y., 49, r. Laffitte.<br />
Mariages<br />
riches, non., Paris, province, étrang<br />
S'adr. H. Las, 22, r. Chevert (7e), pat. (27° an.-)<br />
Divers<br />
tj»T)T)TÇ1<br />
détective privé. Divorces.<br />
jLli\.lA.rllo Recherches. Constats.<br />
Enquêtes avant mariages. RENSEIGNE<br />
SUR TOUT ET DEBROUILLE TQUT.<br />
34, rue Saint-Marc, Paris. Tél. Central 84-51 49-45<br />
T a Discrète. Cab, P. <strong>Le</strong>roy, chef insp.r. P. police ><br />
LJ 41, r.Liég-e(8B).Enq.,rech.,surv..div.Louv. 24-74.<br />
LQTTR<br />
U"TÏ<br />
PKIYEE Antécéd., enq.,<br />
A oUririlrJ surveill. bivdrces rapides,<br />
Rens. mondains. 41. Chaussée-d'Antin.Louv.03.94,<br />
95% oês MOTEURS<br />
LA BEAUTÉ DU TEINT<br />
ne s'obtient que par le<br />
fonctionnement régulier de<br />
l'appareil<br />
gastro-intestinal,<br />
un seul GRAIN deVALS<br />
au repas du soir<br />
tous les2 ou3 jours donne<br />
teint clair,haleine<br />
pure*<br />
ISImprimeur-Gérant<br />
DET0T.<br />
Paris. Imprimerie du Figaro, 26, rue Drouot-<br />
:<br />
LE FIGARO MARDI15 JUIN 1920<br />
CHATEAU de MADRID<br />
le plus SELECT RESTAURANT<br />
du<br />
Bois de Boulogne<br />
CUISINE & CAVE | Chaque Samedi<br />
incomparables<br />
Ili<br />
niMPD<br />
A~ P\\<br />
ORCHESTRE<br />
DEI" ORDRE UINtK (Lt llALA<br />
Appartements<br />
luxueusement<br />
meub'és<br />
•• Tél.Wagram05-38<br />
TT~r~S-BEr-nrN<br />
JL-L%lSSJELb%^fJL,£3L<br />
INSECTA,<br />
87, rue Saint-Lazare, envoie à<br />
domicile ses équipes pour détruire avec<br />
l'INSECTOIi,<br />
à base de chloropicrine, tous<br />
insectes nuisibles papillons (mites), mouches,<br />
punaises, charançons, etc., et traite<br />
dans son usine fourrures, tapis, lainages,<br />
literie attaqués par les vers.<br />
Procédé scientifique certain.<br />
AU PLUS HAUT PRIX ffiSSS<br />
Hom.et DamḞOURRUR".UNIF.Laissesprompte. Taisàdomicile.<br />
n5usHor«oours,Fourn.ra/eun.UTRBLLE,62,£.S'-i[idt«-(ici-irlj<br />
ES<br />
La montre<br />
O~E~A<br />
Il<br />
iCEDER," Affaire avantageuse, convien<br />
A à pers., hme ou dame. dispos. petits cap<br />
sans connaiss. spéç. Boutique ou bureau<br />
nécessaire. Ecrire Mme Forgeur, S, r.'He<br />
OCCASIONS<br />
Diver<br />
"• RAVISSANT MOBILIER<br />
d'un splendide appartement, cause dép<br />
vendre. Bail à céder. Piano Pleyel, ch<br />
Directoire, salle à manger Louis XVI. secr<br />
commode, tableaux, rideaux, lingf! et argen<br />
Rue La BcwHie. fô.'fntr.'S'U.<br />
f\TT APT Plonabè. type C. O. 6 cri.<br />
DI'JL11111d plombé. t.vj)e C. (), 6 ,1'1..<br />
U EjLiil.Vl.Ll Torpédo-Sport ponté, ébéhi<br />
grand luxe; ch. Grummer, 28, rue Luc<br />
F|TJ1T pTjl plombé, type C. 0. 6 cyl., d<br />
l/ElLl Avllil modèle, sup. Torpédo 6.<br />
ponté acajou, ch. Grummer, 2£8, rue,,<strong>Le</strong>co<br />
mT<br />
A P 1 plombé, type C. Ô. 6 cyl.,<br />
jJjii.vJ.LI modale,' Cabriolet pdn-'f-g<br />
luxe, ch. Grummer, 228, rue <strong>Le</strong>courbe<br />
.ROLLAND-PILAIN<br />
Jiï^ïao<br />
Sport ponté acajou, ch. Grummer,228,<strong>Le</strong>courbe.<br />
\fi-\Ç\ W] UÏNUY Ç.1-1916'<br />
land<br />
li DE'L AUN ,\y G cyl.1916,<br />
land<br />
141 LO LrluLAyii A 1 limousine com<br />
ment revisé. Visible 34, Champs-Ely<br />
BOITES METAL Desmons Debray<br />
AITiMÇnnP vend superbe tapisserie, ta<br />
l\!rONSI1~UI) sans èt autr~~s tapisserie, saç<br />
i\lUi\k)llIlU h sans et objets de sa<br />
très curieuse. Grand Hôtel, appartement<br />
•TRES<br />
LUXUEUX<br />
COUPE RENAULT 19/20<br />
MODÈLE SALON 1920, à vend., 1, r. de<br />
Agence Vendôme, 1, rue de, la Paix, P<br />
npj\T » ttt m torpédo 12-16 HP,<br />
tlIjiNixU Ij éclair, élect., neuf. à<br />
Ecr. M. R. <strong>Le</strong>comte, rue d'Alexandrie. 3, à<br />
PANHARD 1920<br />
Châssis plombé 16 HP S. S. sortant usine, l<br />
de suite, écl. dé mar., phare, lanternes, 5 roue<br />
pneus. S'adresser 140, rue de la Chapelle<br />
TYE'QTDIJ1 AfltlPTlD -à particulier aut<br />
IDE'SIRFi UIjCPCR à l>articulier_anto,<br />
UliOllirj Al/liMlm marque, pas antér.<br />
carrosserie cabriolet. Beau, 9 bis, rue B<br />
A A p TTD BAMTTlD'n Etat neuf.<br />
vendre<br />
10111lAl.MlA.aU<br />
modè<br />
rage et éclairage électriques, torpédo<br />
CHASSIS PANHARD 20 HP, état neuf<br />
jumel. R.A.F., démarr. et, éclairage électr<br />
10. HP CLEMENT-BATARD. 4 HP, b<br />
torpédo, S'àdr. 90, boulev. Auguste-Bla<br />
i A TJD<br />
CHENARD 1920 neuve, to<br />
1U Jtll pla.,vvcHaran,51r.Demours,de2à4h.<br />
U f TTiQ A AT dernr- modèle, démarrr, t<br />
IlU UuUlx 7 places, Moulin,15, r.Fou<br />
Ti.T<br />
rvrprvÇJ<br />
side-car Harley Davidson et<br />
iVlU lUijétat neuf, livrables immédiatem<br />
garantie du catalogue. 8, rue Tarbé (1<br />
DÎI T A DT\ marqueterie ancienne, pi<br />
DlLLAllU à vend. Guffroy,Argenteuil (<br />
ENSEIGNEMENT<br />
5 fr<br />
Cours<br />
et<br />
<strong>Le</strong><br />
Apprenez manucure, pédicure, coiffure,, m<br />
j\médic, infirmière. Ecole américaine, 130, r<br />
OFFRES D'EMPLOIS 6 fr<br />
DEMANDES D'EMPLOIS 5 fr<br />
Emplois<br />
d<br />
Très<br />
belle situation industrielle offerte<br />
ingénieur excellente famille, pouvant<br />
rôle administrateur Société importante.<br />
Fernand Petit, poste restante, bureau 50<br />
Gens<br />
de Ma<br />
n<br />
dem. bonne à tout faire, non logée,<br />
sance d'anglais préférée. S'adres.<br />
H<br />
10, rue des Ecoles, Saint-Cl'ôud.<br />
RENSEIGNEMENTS<br />
UTILES<br />
Maria<br />
EUNE HOMME, bne famille, 30 a., bn<br />
habitant gd0 ville prov., tr. belle situât.n<br />
150,000 fr, an, gd avenir, désire épouser<br />
jolie, taille moyenne, sans fortune, famille<br />
rable. Très sérieux. Ecrire B. P. H., Figaro<br />
TUTIWI TJAAI WP<br />
35 ans, bonne famille,<br />
JejUINCj rlUlVllTlEJ gué, excell.,éduc. sit<br />
désire épouser, jeu. fllle pu femme du mond<br />
dot Agence s'abstenir. Ecr. X. Y., 49, r.<br />
Mariages<br />
riches, non., Paris, province,<br />
S'adr. H. Las, 22, r. Chevert (7e), pat.<br />
Divers<br />
tj»T)T)TÇ1<br />
détective privé. D<br />
jLli\.lA.rllo Recherches. Cons<br />
Enquêtes avant mariages. RENSEI<br />
SUR TOUT ET DEBROUILLE<br />
34, rue Saint-Marc, Paris. Tél. Central 84-51<br />
T a Discrète. Cab, P. <strong>Le</strong>roy, chef insp.r. P<br />
LJ 41, r.Liég-e(8B).Enq.,rech.,surv..div.Louv.<br />
LQTTR<br />
U"TÏ<br />
PKIYEE<br />
Antécéd.<br />
A oUririlrJ surveill. bivdrces<br />
Rens. mondains. 41. Chaussée-d'Antin.Louv.03.<br />
95% oês MOTE<br />
LA BEAUTÉ DU TEIN<br />
ne s'obtient<br />
que par<br />
fonctionnement<br />
régulier<br />
l'appareil<br />
gastro-intestina<br />
un seul GRAIN deVA<br />
au repas du soir<br />
tous les2 ou3 jours d<br />
teint clair,haleine<br />
p<br />
ISImprimeur-Gérant<br />
DET0T.<br />
Paris. Imprimerie du Figaro, 26, rue<br />
:<br />
IGARO MARDI15 JUIN 1920<br />
maîtres<br />
dV<br />
un<br />
programme<br />
e », de .Bachozart,<br />
et la « 5e<br />
Ces<br />
œuvres<br />
nt<br />
interpréie<br />
surtout,<br />
ément<br />
émousicologie<br />
vient<br />
n bureau.<br />
Ont<br />
i<br />
vice-président,<br />
al,<br />
M. Ch. Boujointe<br />
au secré-<br />
Pereyra;<br />
memstoné,<br />
L. de La<br />
Reinach,<br />
,G. de<br />
onïéf<br />
enees<br />
ris de l'Union<br />
français des pays<br />
t-Antoine.<br />
n Orient » (MM.<br />
gallon, députés<br />
es, salle de Géormain.<br />
ourg<br />
et le style<br />
fèvre-Pontahs),<br />
sais), 8 h. 1/2 du<br />
sement.<br />
l, promenade-.<br />
ys,<br />
à Port-ftpyal'<br />
mena'des-Confé-<br />
S<br />
n n'atteint<br />
pas<br />
poète. N'est-ce<br />
passer sa villéune<br />
forêt verique<br />
d'un chârama<br />
splendide,<br />
r<br />
les charmes<br />
•.<<br />
depuis lâjrëQU^<br />
IV, a<br />
&iint4<br />
ement^dopt<br />
la<br />
rrasse admirée<br />
st déjà depuis<br />
préféré<br />
de cert<br />
diplomatiques<br />
points noirs, de<br />
OS<br />
de la Partembre,<br />
qui resheur<br />
et netteté.<br />
ôfuli »<br />
Sfto^a<br />
•<br />
ES<br />
6 PARIS<br />
ssmann, 35<br />
%IAftC»t OFFICIEL DU 14 JUIN 1920<br />
(Terme)<br />
Banque dé -Franôbi Penarroya. 1G0S<br />
Banquo dftNligèjMe c Gafsà. 1000<br />
Banq. Nat. lis Crédit lt>55 Iflessageriestoyitim3 oOû<br />
Éànquade Parîs*V. 1535 .v Omnibus 598..<br />
Banque-Privée 490 Transatlantiquo 450..<br />
B.inq.Transatlantiq0 305 Raffinerie Say 1125<br />
Comptoir Nat. d'Esc 104*5 Brésil 4 0/0 1889.<br />
Crédit Foncten. 8J5.. Italie 3 1/2 0/0<br />
Crédit Lyonnais' 1550.. Russie Consol4 0/0 3'4 50<br />
Crédit mobilier 545.. Russie 3 0/0 91-94 29 j0\<br />
Suez. 6700 30/01896<br />
Est 50/01906. 44..<br />
Lyon, "72Û 41'20/009<br />
midi. Serbe 4 0/0<br />
Nord. Turc unifié 67 50<br />
Orléans Foncier Egyptien 960<br />
métropolitain Nitrates Railways 380..<br />
Distribution Qeotrlcité. 330 Central Mining 431<br />
Téléphones 805.. Rio-Tinto. 1750<br />
Thomson. 1040 Sucreries d'Egypte 850..<br />
(Comptant)<br />
$0/01915-1316 S8 10 Hidi 3 0/0 ':•- 300<br />
40/01917. 70 05 3 O/Onouv. 287..<br />
4 0/0 1918 71 CO Argentin1907 845..<br />
3 0/0 59 80 1911.<br />
5 0/0 Am-1920Mb. 101 40 Egypteunifiée 145..<br />
nonlib. 101 55 Japonais4 0/0 94..<br />
Obi.CréditNational 495.. 1913 Bons. 948.,<br />
villede Paris 1 865 524 Serbe5 0/0 371<br />
1871 330 Andalo'us<br />
1875 425 Nord-Espagne<br />
1919 450.. Obi. Nord-Esp',1. 580..<br />
Cr',F.AIg.-Tun.,t.p. 800 Saragosse. 66i<br />
BanquePaysduNord 076 Briansk (ord.) 261<br />
Banquesde Province Naphte. 550..<br />
Communales<br />
1899 283.. Prowodnik<br />
1906., 311 EauxdeVichy 1700<br />
1912.. 162.. AciériesMarine. 1600<br />
Fonciérès1917. 299 AciériesParis -Outreau<br />
Est 30/0 32175 Dyleet Bacalan 450..<br />
npuï 287 Commentry-Fourch<br />
Nord5 0/0 400 Hairaise<br />
d'Energie<br />
«tottr.1555.•<br />
3 0/0 31125 Boleo 975..<br />
Orléans3 0/0 316.. Borgaugnan. 1520..<br />
h'ouv.<br />
279 50Hlontbard.<br />
Ouest3,0/0 305.. Tréfileriesdu Havre 211.<br />
nouv 285 TabacsPhilippines 22(50.<br />
Lyonfusion 296 Suer.Egypte(parts).1580'.<br />
nouv !>88 Est-asiat. Danois.. 3725V.<br />
MARCHE EN BANQUE<br />
(Terme)<br />
Bakou 3000 fflount Elliott 80 50<br />
Caoutchoucs. 300 Mozambique 45 75^<br />
Cape Copper 64 NorthCaucasian 74 75<br />
Ghartered 3875 Padang 358..<br />
CrownMines 11150 PhosphatesTunisions740,<br />
DoBeers(ord.) 995.. Platine 638..<br />
EastRand. 15 25 Rand Minps 126..<br />
Goldfields 68 50 Shansi. fi6<br />
Jagersfontein 194 Spas3ky 49 50<br />
<strong>Le</strong>na. 42 50 Tanganyika 97..<br />
Lianosoff. 45.. Tharsis. 157..<br />
(flalacca 205 Tobacco(Oriental). 615<br />
"Mexican Eagjetord.) 473.. TrdiiSvaalUnd. 46 25<br />
Wlexioomines. 290 UtahCopper 912<br />
Blontecatini. 133<br />
(Comptant)<br />
Balia. 368 Monaco^05) 870..<br />
Colombia. 2GG0 RoyalDutoh 44400<br />
Grosnyi(ord.) 2600 1/10* 4450<br />
Blaltzoff<br />
410 Sholl<br />
503<br />
ModderfonteinB..<br />
325 .•<br />
MARCHÉ DES CHANGES<br />
(cptms<br />
moyens)><br />
Londres5221 Espagne/ 2181/2 Portugal<br />
New-York<br />
13221,2 [Finlande Prague.. 29.<br />
Allemagne33 1/4 Grèpe. Roumanis 28 1/4<br />
Argontjno Hollande 477 Suède. 290<br />
Belgique-105 3/4 Italie. 73 1/4 Suisse.. 240.<br />
Danemark.Norvège. 236 3/41 Viahne. 9 3/8<br />
La Saison à Vichy<br />
Ha Vie Sportive<br />
Aujourd'hui<br />
à 2 heures,CoursesàEngb.ien.<br />
Gagnants du Figaro<br />
Prix de la Sàintonge Vérona Garde Française.<br />
Prix de La Neva Dorville Samalut.<br />
Prix du Quercy <strong>Le</strong> Breil, Mante.<br />
Prix du Début <strong>Le</strong> Casset; Reine Crevette.<br />
Prix de l'Adour Dorville La Gloire de.<br />
Hotot.<br />
Prix de l'Angoumois Dernière Cartouche;<br />
Lamech.<br />
•*•<br />
COURSES A VINGENNES<br />
La journée de gala du trot a été plus fav <<br />
risée que celle du Derby; mais le sport a été<br />
plus décevant. <strong>Le</strong> fameux Romanof, que ses<br />
débuts victorieux avaient mis à la tête de sa<br />
génération, s'est présenté dans une condition<br />
défectueuse. <strong>Le</strong>s jambes étaient bien menaçantes<br />
et; cet état avait empêché son entrai<br />
neur de lui donner le travail suffisant; La<br />
course s'est passée très régulièrement entre<br />
les deux concurrents qui possédaient les<br />
meilleurs titres. Ramadan a gagné difficilement,<br />
mais il a fait une très grave faute.<br />
Reynolds V a manqué de tenue il a mené<br />
toute la course et ce n'est que tout à la fin<br />
qu'il<br />
a fléchi devant un adversaire plus résistant.<br />
<strong>Le</strong> prix Conquérant est revenu à Rabagas<br />
qui a confirmé ainsi l'estime dans laquelle<br />
le tenait son écurie il a fait un enlevé qui<br />
a failli lui coûter la course; mais, très courageusement,<br />
il est venu à la fin battre Robinson,<br />
qui<br />
semblait avoir la course à sa<br />
merci, dans le dernier tournant.<br />
A signaler<br />
une nouvelle victoire du crack<br />
Ontario et la défaite très honorable de Norbert.<br />
Rendre 100 mètres à Navi.rin sur une<br />
distance aussi courte était une tâche réelletrop<br />
dure.<br />
Prix de la Pelouse (au trot monté, 4,000 fr.,<br />
2,300 m.). 1, Quel Original, à'M. C. Edouard<br />
(J. Tardivon) 2, Querelle, à M. E. Beauvois (L.<br />
Boudet)<br />
3, Quinze'"Vingts, à M. L. J.ariel (C. de<br />
Waïièreà).<br />
Non placés Qui Vive, Quelle VeJne, Quémandeuse,<br />
Quatorze, Ancre de Salut, Quo Vadïâ,<br />
Qui qu'.en Grogne, Reine.<br />
Pari mutuel.à à 10 francs Gagnant, 142 fr. 50.<br />
Plac'és Quel Original, 32 fr. 50; Querelle,<br />
20 fr. 50; Quinze Vingts, 51 fr. 50.<br />
Prix SerpoletdaM trot attelé, 4,000francs, 2,500<br />
mètres). 1, Qùiberville,- au prince Sturdza, (X.<br />
-Bernardin); , 'Qua'di'ille, à'M. B. Koch (M. B.<br />
ICocH) 3, Qui Vive'* à M. J. Cabrol' (Th. Monsieur)..<br />
Non placés Quitte ou Double, Quinteuse,<br />
Quintessence, Quœsita, Qui Sait. •<br />
Pari mutuel a 10 francs' Gagnant, '26 fr. 50.<br />
Placés Quiberville, 14 fr. Qiïadrille,'2O fr. 50;<br />
Qui Vive, 28 francs.<br />
Prix Polka (au trot attelé, 5,000 fr., 2,800 m.).<br />
1, Quinte, à M. P. Cboffln (Thevrey) 2, Potit<br />
Poucet, à M Saint-Laurs (Hervé) 3, Queen<br />
of Marcigny, à M. Pêche (H. Amar).<br />
Non placés Petite Sœur, Pervenche, Passe<br />
Moi Ça, Qui Nhone, Quasi Pompon, Quérido,<br />
Queen, Qui Va Là, Quivalà V, Quo Vadis, Pomacle,<br />
Quarteron,<br />
Pirouette.<br />
Pari mutuel à 10 fr. Gagnant, 139 francs.<br />
Placés Quinte, 38 fr. 30; Petit Poucet, 17 fr.;<br />
Queen of Marcigny,<br />
18 francs.<br />
Prix du Président de la République (au trot<br />
monté, 50,000fr., 2,800 m.). 1, Ramadan, à M.<br />
L. Olry-Rœderer (Lintanf); 2, Reynolds V, à M.<br />
H. Céran-Maillard (E. Gougeon) 3, Ramsès, à<br />
M. C. de "Wazières (C. de v^azières).<br />
Non Roi de Cœur, Ramadan Ro-<br />
MER()!E~R~FR~<br />
))M3n
Manoir Duquesne, onze heures cinquante-huit<br />
On cogne à la porte. Karl a trouvé du pain. Ekenstein<br />
baigne dans ce demi-sommeil qu’on cultive quand on revient<br />
à soi engourdi de repos. On cogne à nouveau.<br />
— Monsieur! Êtes-vous réveillé<br />
Français La brume se dissipe. Paris. Il se lève en vitesse.<br />
— J’arrive!<br />
Mais il est nu. Ses vieux vêtements ne sont pas là. À la<br />
place, un costume gris foncé qu’il enfile. D’un chic et d’un<br />
neuf qui rendent étrangère l’image que lui rend le miroir sur<br />
pied. Surtout sans barbe. Bjelica Ekenstein va avoir trentesept<br />
ans en octobre. Jouissant d’une bonne ossature, il n’en<br />
porte plus que la carcasse. Des cheveux bruns, minces et<br />
droits, un visage taillé à la Rodin. La soirée d’hier lui revient.<br />
Il s’est lavé et rasé à son arrivée. Un monsieur s’est proposé<br />
pour une coupe de cheveux. C’est un miraculé dont il voit le<br />
reflet. Combien de temps ai-je dormi<br />
Son visage exprime chaque sentiment avec cette pureté<br />
de traits où les vieux Grecs devinaient le signe d’une ascendance<br />
divine. Des yeux d’un gris si délavé qu’on y sent l’âme<br />
simple locataire. On cogne à nouveau. Par terre une note est<br />
tombée de nulle part. Derrière la porte, une voix de femme le<br />
sermonne gentiment, en polonais cette fois :<br />
— Monsieur Ekenstein, il faut vous préparer pour la cérémonie.<br />
<strong>Le</strong> billet au fond d’une poche, Ekenstein ouvre. Une demoiselle<br />
apparaît, vêtue de blanc orné d’une coquette dentelle,<br />
le poing levé, arrêtée dans son geste.<br />
— Vous parlez polonais demande Bjelica.<br />
— Je viens de Gdansk, répond-elle en baissant le bras.<br />
244
— Depuis quand êtes-vous ici<br />
— C’est ma deuxième journée. On m’a engagée parce que je<br />
suis Polonaise. Si j’ai insisté, c’est qu’ils...<br />
— Mais à Paris, en France, depuis quand y êtes-vous<br />
— Nous sommes arrivés l’été passé, monsieur, à cause du<br />
statut de ville libre. Mon père croit que les combats vont recommencer<br />
là-bas.<br />
— Votre père est un homme sage. Avez-vous des nouvelles<br />
— Depuis l’automne, l’armée rouge de Trotski va de victoire<br />
en victoire. L’armée blanche est en déroute et la flotte<br />
anglaise s’est retirée. <strong>Le</strong> mois passé, la Pologne a demandé<br />
le support de la France, mais la semaine dernière les Russes<br />
ont repris Kiev.<br />
— Rien de bon, donc.<br />
— Je vous laisse, annonce la petite déjà en marche. Sinon,<br />
vous allez être en retard.<br />
— Un instant! Vous êtes…<br />
— Marie, Marie la Polonaise. Il y a déjà une Marie à la cuisine.<br />
— Cette cérémonie dont vous parlez, où se tient-elle<br />
— Pour ça, quelqu’un va vous conduire, lance-t-elle de loin.<br />
<strong>Le</strong> village d’Ekenstein est situé au sud-ouest, dans l’ancienne<br />
partie russe de la Pologne. Aussi n’a-t-il pu faire l’économie<br />
de cette langue. Parler russe valut au joueur d’échecs<br />
maintes invitations dans les villes tsaristes. Orphelin de<br />
naissance, Bjelica a été trouvé ainsi qu’un acte officiel de<br />
naissance, rédigé en polonais et accompagné de quelques<br />
pièces d’argent, devant sa porte, par un vieux rabbin qui<br />
adopta ce Moïse. On ne sut jamais d’où venait l’enfant, aucun<br />
Ekenstein dans la région.<br />
245
Du Talmud et de la Cabale, le petit ne retient que les combinaisons<br />
de nombres. On en fera un comptable, se dit le<br />
rabbin. L’engouement pour les chiffres est si rare. Ekenstein<br />
se passionne pour la géométrie d’Euclide, qu’il découvre en<br />
même temps que les échecs dans deux volumes achetés à<br />
Varsovie chez un brocanteur du port, à douze ans. Décalage<br />
horaire corrigé, à l’instant où la monnaie tombe dans la main<br />
du marchand, la main d’Eising couche son roi dans un café<br />
à Montréal. <strong>Le</strong> champion vient d’être détrôné. Si le jeune<br />
Ekenstein avait su la simultanéité des deux événements, son<br />
destin aurait-il changé (<strong>Le</strong>s opinions de Boey, Itchkoff et<br />
Nilsson quant à ce synchronisme différeraient sûrement.)<br />
Sur de longues tables et le long des murs de la librairie<br />
s’empilent des bouquins rédigés dans une demi-douzaine de<br />
langues. Des livres, le jeune Ekenstein en a déjà vu, mais autant.<br />
Certaines des étagères font trois mètres de haut. Une<br />
caverne d’Ali Gutenberg qui abasourdit le jeune adolescent.<br />
<strong>Le</strong> libraire lui propose des récits de la comtesse de Ségur<br />
mais l’adolescent s’immobilise devant deux livres qui reposent<br />
de face, côte à côte. La première couverture montre un<br />
échiquier dont les cases sombres ont été pressées dans le<br />
cuir clair. Sur la seconde, un rectangle surajouté délimite<br />
l’espace entre deux colonnes d’un temple grec, Il s’agit de la<br />
reproduction partielle en noir et blanc d’une œuvre célèbre.<br />
Depuis l’âge de neuf ans, le rabbin se mourant, Bjelica travaille<br />
pour des Français qui, de passage heureux, prennent<br />
l’enfant à charge. Ekenstein apprend leur langue tout en<br />
additionnant des colonnes de chiffres. <strong>Le</strong>s Culvier offrent<br />
aux commerçants un service de comptabilité. <strong>Le</strong> couple chemine<br />
de ville en ville, acquérant et cédant des sculptures, des<br />
gravures, des tissus et des livres. Quand la femme trouve un<br />
emploi comme professeur de français chez des bourgeois, le<br />
couple s’établit pour l’hiver. L’homme se dit écrivain et fer-<br />
246<br />
«
vent admirateur de Napoléon, fier que son grand-père ait<br />
donné sa vie à Austerlitz.<br />
<strong>Le</strong> livre au cuir quadrillé est un manuel pour apprendre<br />
à jouer aux échecs. <strong>Le</strong>s Culvier s’étant établis à Varsovie,<br />
quand Bjelica n’additionne pas des colonnes de chiffres, il<br />
joue aux échecs au café du port, comme on appelle l’endroit.<br />
S’y retrouvent marins et amateurs. Ekenstein y trouve la<br />
chronique d’échecs d’un journal parisien, abandonné par<br />
un marin de passage. Se renseignant auprès des joueurs, il<br />
découvre la célèbre chronique du Deutsche Schach, pour<br />
laquelle le tout nouveau champion Joseph Feuerbach commente<br />
une partie à l’occasion. À quatorze ans, Ekenstein<br />
quitte les Culvier et met le cap sur Lodz, où est organisé<br />
un tournoi national. Un imprimé en polonais circule et fait<br />
en même temps la promotion de la fierté polonaise. Taubenhaus<br />
et quelques maîtres que Bjelica connaît préfèrent<br />
s’abstenir de participer. Jeune et sans lettres de noblesse aux<br />
échecs, Bjelica se voit refusé une participation à la compétition.<br />
Ne sont admis que les chevaliers dûment adoubés, qui<br />
ont obtenu un résultat appréciable en tournoi. <strong>Le</strong> jeune n’a<br />
jamais participé à une compétition.<br />
Bjelica assiste aux combats avec un intérêt particulier<br />
pour les parties d’un certain Landsky, fort tacticien, qu’il<br />
voit proclamé champion. Ekenstein lui lance aussitôt un défi<br />
en duel, mettant en jeu ses maigres économies.<br />
— Je suis Polonais, affirme-t-il tout haut, son certificat de<br />
naissance usé à la main.<br />
L’homme est touché. <strong>Le</strong> patriotisme loge au cœur des<br />
Polonais. Fin dix-huitième, avec la France sous le choc des<br />
révolutions, le front ouest s’adoucit et la Pologne devient<br />
le centre d’intérêt de ses voisins. Découpé par un pacte dès<br />
1772, le pays est aboli vingt ans plus tard et les terres deviennent<br />
prussiennes, russes et autrichiennes. En 1830, à la suite<br />
de la répression exercée par les conquérants, c’est la grande<br />
247
migration. Ceux qui s’obstinent à garder logis transmettent<br />
leur langue et leurs croyances avec un entêtement que ne<br />
pourront briser les politiques étrangères d’assimilation. Des<br />
mesures qui persisteront jusqu’à la Grande Guerre. Seule la<br />
partie autrichienne n’en souffrira. En 1918, la Pologne renaît<br />
après cent vingt-trois années de soumission. Pour l’instant,<br />
nous sommes en 1897 et le tsar règne en maître sur les territoires<br />
conquis. Nicolas II n’a pas encore connu contre le<br />
Japon une défaite qui ébranlera la monarchie de manière<br />
irréversible.<br />
Au début du siècle, autant la Russie que la Turquie et l’Allemagne<br />
tiennent à déporter ou à assimiler les populations<br />
étrangères à leur culture et à leur langue afin de s’assurer<br />
l’appui du peuple en cas de guerre. Au printemps 1902, une<br />
loi prussienne met en place des dispositifs légaux pour accélérer<br />
la germanisation des Polonais. Côté russe, plusieurs<br />
écoles fermeront car les élèves refusent de chanter « Dieu<br />
protège le tsar » en russe. Au début des classes de 1908,<br />
l’école devra assurer la russification du peuple. <strong>Le</strong>s instituteurs<br />
récalcitrants sont renvoyés.<br />
J’y mettrai des gants blancs s’il le faut, se dit Landsky, craignant<br />
d’humilier le jeune coq. <strong>Le</strong> match est conclu. Un boulanger<br />
suscite l’intérêt en pariant de gros sous sur le jeune<br />
Ekenstein. La foule des curieux assiste alors à un véritable<br />
duel.<br />
Tout en étudiant scrupuleusement le manuel d’instruction<br />
ainsi que de rares livres de parties de maîtres dénichés<br />
au hasard de ses fouilles, le jeune Bjelica joue de café en café,<br />
de village en village, en quête des meilleurs adversaires.<br />
Jean Culvier continue de ratisser les environs tandis que<br />
sa femme professe. Parfois ils partent trois ou quatre jours.<br />
Bjelica insiste pour miser sur les parties.<br />
— Tu n’as qu’à gagner, répond-il à ceux qui rechignent.<br />
248
C’est l’occasion de faire connaissance avec de multiples<br />
personnalités. <strong>Le</strong> fanfaron, souvent de faible calibre. Son<br />
éducation tient à des manies superficielles qui ne suscitent<br />
sur l’échiquier que des remous sans conséquences. Un<br />
joueur d’attaque qui ne sait pas mordre, même la poussière.<br />
Monsieur le juge clame, accompagnant ses théories de longues<br />
tirades truffées de mots cultivés et de blagues qui demandent<br />
de l’instruction. Sur l’échiquier, il est gaffeur et<br />
manque de vigueur. L’instruction rend paresseux, en a<br />
conclu Bjelica. Par contre, les meilleurs du genre connaissent<br />
bien leurs finales. Centré sur ses idées, le silencieux s’irrite<br />
de devoir répondre aux menaces. En place d’apprendre,<br />
il rue. Il y a celui qui insulte ses adversaires et tant d’autres<br />
personnages. Sur le sujet, Culvier a des histoires à raconter.<br />
Il en a connu des gens. Mais qu’importe l’individu, l’ouverture<br />
du pion roi et la défense française suffisent d’habitude à<br />
les battre. Dans cette dernière, au troisième coup, plusieurs<br />
poussent le pion en e5, la variante d’avance. Une suite difficile<br />
dont ils ne connaissent pas le véritable enjeu. <strong>Le</strong> « livre »<br />
affirme que cette poussée est compromettante. Ceux qui<br />
adoptent la sortie du cavalier dame voient le jeune prodige<br />
échanger les pions centraux, inaugurant une variante qui célébrera<br />
un jour son nom. Mais cela, le jeune Ekenstein ne le<br />
sait pas encore. Ça lui évitera la suite d’Itchkoff, cavalier à<br />
deux dame, qui soustrait la pièce au clouage par le fou noir.<br />
Ekenstein donnera aussi son nom à<br />
une variante qui répond à la défense<br />
Itchkoff du gambit dame, en plaçant<br />
le fou roi en fianchetto. Mais cette<br />
défense, le Tchécoslovaque a encore<br />
à la trouver. Son pays a même à être<br />
inventé. D’autres lignes de jeu seront<br />
signées de sa « pensée de géomètre<br />
», un compliment de Joseph<br />
Feuerbach.<br />
8<br />
7<br />
6<br />
5<br />
4<br />
3<br />
2<br />
1<br />
a b c d e f g h<br />
La défense française, variante<br />
de l’avance :<br />
1.e4 e6 2. d4 d5 3.e5<br />
249
Survient parfois un mécène ou un véritable maître. (Un<br />
samouraï de l’échiquier, selon Nilsson.) Entre douze et quatorze<br />
ans, Bjelica en affrontera trois. Face au premier, la partie<br />
terminée, le garçon demande, sérieux :<br />
— Pourquoi ai-je perdu<br />
Signe d’un grand cru, comprend Jean Taubenhaus, un<br />
maître réputé. La réponse s’étale sur une trentaine de<br />
séances. Après l’analyse détaillée de leur affrontement, une<br />
leçon théorique d’une heure ou deux suit. Véritable livre<br />
vivant, le maître polonais couvre l’essentiel. Deux autres<br />
maîtres achèveront la formation du jeune homme.<br />
<strong>Le</strong> voilà donc à Lodz, à quatorze ans, devant le tout nouveau<br />
champion de l’officieuse Pologne. Landsky connaît ses<br />
ouvertures. Il sait attaquer, appréhender les menaces et est<br />
à l’aise en finale. Pourtant l’homme ne possède pas le regard<br />
du maître. Bjelica l’a deviné non aux coups mais aux objectifs<br />
de Landsky, leçon tirée de l’analyse des joutes disputées<br />
dans les tournois célèbres. Bjelica rejouait les parties coup<br />
par coup, s’arrêtant aux commentaires de l’analyste. Il lui<br />
fallait voir la partie du point de vue des blancs, puis de celui<br />
des noirs, cherchant la vision de chaque joueur, donnée<br />
invisible, parfois inexistante. Pourquoi un garçon de douze<br />
ans se passionne-t-il pour la géométrie et les échecs plutôt<br />
que pour des jeux plus puérils Pourquoi en regardant des<br />
parties d’échecs a-t-il cherché l’esprit qui animait les pièces<br />
On invoque habituellement le génie, ce qui faisait toujours<br />
sourire Eising. Il aurait fallu marcher dans les pas du jeune<br />
Ekenstein, voir par ses yeux, connaître les mêmes expériences,<br />
être habité des mêmes peurs, des mêmes idées, des<br />
mêmes ambitions.<br />
En parcourant, entêté, plusieurs parties d’un même<br />
joueur, Bjelica comprit que chacun cultive des manies. Chez<br />
le joueur aguerri, elles mûrissent en un art du combat.<br />
250
Contre Landsky, les deux premières parties se déroulent<br />
selon un même scénario. Tout en repoussant les attaques adverses,<br />
le jeune accumule de petits avantages : un meilleur<br />
fou, un roi près de l’action ou encore un pion adverse doublé<br />
ou arriéré. Quelques escarmouches sans conséquences apparaissent<br />
sur l’échiquier. Landsky ne parvient pas à renverser<br />
son jeune adversaire et se voit entraîné dans deux finales<br />
difficiles. Jusqu’alors si encombrant, le roi devient aussi redoutable<br />
qu’une tour au corps à corps. <strong>Le</strong>s pions se muent<br />
en dangereux fantassins quand l’artillerie lourde cesse de<br />
tonner. Des défauts mineurs de structure sont un tracas perpétuel<br />
à forces réduites. <strong>Le</strong> regard perdu dans la danse des<br />
figures, le jeune homme accumule de légers avantages patiemment.<br />
Landsky comprend avoir en face de lui un futur<br />
maître.<br />
<strong>Le</strong> duel devait comporter quatre parties. Après en avoir<br />
perdu une et annulé l’autre, Landsky invoque la surprise<br />
et demande qu’on fasse dix joutes. Sans être de l’envergure<br />
de son père, qui avait été un jour champion de Minsk, le fils<br />
Landsky ne s’attendait pas à devoir forcer. Il a inutilement<br />
compromis ses positions pour attaquer. Ekenstein accepte<br />
et le compliment et la prolongation.<br />
La guerre n’en devient que plus ardue. <strong>Le</strong>s trois parties<br />
suivantes se terminent sans vainqueur. Dans la sixième,<br />
Ekenstein gaffe dans l’ouverture et perd deux pions. Il peine<br />
plus de quatre-vingt-dix coups, se défendant sans broncher<br />
ni faiblir, jusque dans une finale réduite qu’il n’aurait pas dû<br />
perdre. Fatigué, il s’emmêle dans l’ordre de liquidation des<br />
pièces. Landsky y allait de sa dernière cartouche.<br />
<strong>Le</strong>s voilà à égalité. L’ouverture de la septième partie est<br />
une reprise de la cinquième. Bjelica tente une amélioration.<br />
<strong>Le</strong> champion se trompe et un sacrifice de tour confine son<br />
roi dans un coin où le jeune l’achève sans que Landsky puisse<br />
intervenir. Une superbe combinaison. Il reste trois parties<br />
251
mais l’homme se sait battu. Trois parties où il n’ose tenter le<br />
sort. Trois nulles. Cinq et demi à quatre et demi en faveur du<br />
jeune Ekenstein.<br />
Un homme lettré de Lódz le prie de commenter la partie<br />
décisive, la septième.<br />
— Où les erreurs de mon adversaire sont évidentes, répond<br />
Ekenstein, qui n’y voit d’intérêt.<br />
— Où la cohérence de votre jeu est le plus simplement illustrée,<br />
réplique le journaliste, admiratif.<br />
<strong>Le</strong>s voilà devant l’échiquier. Bjelica bouge les pièces et<br />
commente, l’autre questionne et note. L’homme connaît<br />
la partie par cœur, comme disent les Français. Deux jours<br />
plus tard, Bjelica, riche, le boulanger lui a offert le moitié<br />
de son gain, fait sa valise quand un télégramme parvient à<br />
Lódz : une invitation à participer au tournoi pour juniors à<br />
Munich. Dans le train, il lit un reportage du Deutsch Schach<br />
sur son duel. La septième partie y est publiée avec ses commentaires.<br />
En Allemagne, Ekenstein termine deuxième derrière<br />
un Russe, <strong>Le</strong>woensky, qui semble tout connaître des<br />
ouvertures. L’instructeur du jeune homme invite Ekenstein<br />
à Saint-Pétersbourg. Ce tournoi en Russie s’avère difficile,<br />
quatre joueurs terminent premier à égalité, incluant Ekenstein<br />
et <strong>Le</strong>woensky. <strong>Le</strong> jeune Polonais ignore qu’il vient de se<br />
mesurer à l’élite montante de l’école russe. Elle produira le<br />
meilleur cru du vingtième siècle.<br />
S’établit alors pour lui, deux années durant, un itinéraire<br />
ponctué de tournois locaux ou régionaux qu’il gagne avec<br />
une régularité de métronome. <strong>Le</strong> reste de son temps, le jeune<br />
Ekenstein l’égrène dans des cafés où des parties amicales<br />
renflouent sa bourse. Mais passer de résidence d’accueil en<br />
chambre de séjour dissipe inlassablement son maigre pécule.<br />
À Varsovie — les Culvier n’y sont plus — le rattrape une<br />
lettre en provenance d’Angleterre. Elle porte l’estampille<br />
252
des trois destinations par lesquelles elle a rebondi. On l’invite<br />
dans la section réserve d’un prestigieux tournoi, tenu à<br />
Londres, qui célébrera le début du vingtième siècle. Il y rencontre<br />
Joseph Feuerbach, un homme simple. <strong>Le</strong> champion<br />
demeure étonné des positions qu’obtient le jeune homme<br />
dans la section « réserve ». Quelques marches dans la nuit<br />
froide les lient d’une amitié que le temps solidifiera. Bjelica<br />
récolte douze victoires et trois nulles, soit treize points et<br />
demi sur les quinze possibles.<br />
— Vous étiez dans la mauvaise section, conclut Feuerbach,<br />
tout sourire.<br />
Il lui propose de voyager en sa compagnie et celle d’un<br />
jeune maître autrichien au retour mais Ekenstein décline.<br />
Une dame d’Édimbourg va l’héberger. Là-bas un mécène veut<br />
organiser un tournoi. Une décision malheureuse. Ekenstein<br />
n’a pas dix-sept ans, ne parle pas anglais et n’a d’autre intérêt<br />
et revenu que le jeu. Il épuise rapidement les ressources locales<br />
en joueurs et l’intérêt du mécène n’est qu’homosexuel.<br />
Il finit par ennuyer son hôtesse. Ses traits, sa jeunesse et son<br />
gabarit apprivoisés, il n’est qu’un joueur d’échecs nécessiteux<br />
et ennuyant. Obligé à de courts séjours à Londres, Bjelica<br />
s’en retourne six mois plus tard. Au moins se débrouillet-il<br />
en anglais maintenant. Partagé entre la passion du jeu et<br />
le besoin d’argent, il vagabonde par tout l’Europe.<br />
À son arrivée à Ostende en mai 1907, à vingt-trois ans, il<br />
a écumé sept années durant des tournois locaux, battant à<br />
l’occasion un maître qui se pointait. Sa renommée grandit à<br />
la mesure de son expérience. Il tombe nez à nez avec Joseph<br />
Feuerbach, attablé à une table du Cavalier brabant, un café<br />
où Bjelica entend monnayer son talent. En guise de préparation<br />
à son match contre Itchkoff, le champion participe<br />
à une grande compétition que la ville espère établir en tradition<br />
annuelle. Ekenstein était au courant de la tenue d’un<br />
253
tournoi mais n’avait aucune date en tête. Son arrivée en Belgique<br />
tenait à un billet de train qu’on lui a offert.<br />
<strong>Le</strong> champion travaille une position du pion dame, la<br />
vieille de Londres, que Bjelica reconnaît au fou dame en fou<br />
quatre. Pourtant, il ne l’utilisera pas à Ostende. Ravi de le revoir,<br />
Feuerbach lui avoue avoir craint que le jeune homme<br />
ait abandonné les échecs. Il convainc Ekenstein de s’inscrire<br />
au tournoi.<br />
— Avec des bourses alléchantes. <strong>Le</strong> promoteur est un certain<br />
Empain, précise l’Allemand.<br />
<strong>Le</strong>s bourses en jeu ont attiré les maîtres. <strong>Le</strong> tournoi d’Ostende<br />
devient le plus fort tournoi jamais tenu jusqu’alors.<br />
Y participent Lang, champion de Hollande, Hensen, champion<br />
suisse, le russe Dvorek, Meyer, Culbertson, sir Bennett,<br />
champion d’Angleterre, Carroso, champion d’Italie, Arpade<br />
Kiss, champion magyar, ainsi que Taubenhaus, nouveau<br />
champion de France, et Hackerman, un jeune prodige américain<br />
dont Feuerbach dit beaucoup de bien.<br />
— Itchkoff s’est finalement désisté à la dernière minute,<br />
précise Feuerbach. Il manque un joueur et le tournoi commence<br />
demain.<br />
Jouer pour plus d’argent avec plus de rivaux, c’est transformer<br />
son gagne-pain en loterie. Mais la mention de Jean<br />
Taubenhaus a réveillé le guerrier engourdi de routine. Bjelica<br />
est las de simplement gagner, boire et coucher chez des<br />
maîtresses. La géométrie et tout ce que ses études suscitaient<br />
en son esprit sont devenues lettres mortes. Feuerbach<br />
explique pouvoir négocier son inscription quand le :<br />
— Bjelica! C’est bien toi! en français de Taubenhaus le surprend.<br />
Adoubé par le champion lui-même, Ekenstein comble la<br />
place vacante. Il fait sensation, terminant troisième à éga-<br />
254
lité avec Bennett, Hackerman et Dvorek, derrière Hensen<br />
et Feuerbach ex æquo. Un maigre demi-point sépare la première<br />
de la sixième place. Personne ne veut céder, personne<br />
ne parvient à se détacher du peloton. Près de la moitié des<br />
parties se terminent par la nullité. Bjelica mêle les cartes en<br />
annulant contre Hensen dès la première ronde, puis en battant<br />
Feuerbach à l’avant-dernière. Malgré qu’il ait les noirs<br />
en dernière ronde, le champion se voit obligé de vaincre<br />
Meyer pour partager la meilleure bourse jamais offerte au<br />
vainqueur.<br />
Étourdi, épuisé et ravi, ses ouvertures écorchées, des dizaines<br />
de positions à analyser. Bjelica repart comme il est arrivé,<br />
sans comprendre qu’entre-temps il a escaladé la montagne<br />
et en est redescendu maître, reconnu tel par ses pairs.<br />
<strong>Le</strong> Polonais errant va de compétition en compétition,<br />
incluant les meilleures, et termine toujours dans les premières<br />
places. Dorénavant les invitations incluent les frais<br />
de voyage, le gîte et les repas. <strong>Le</strong>s bourses demeurent toutefois<br />
modestes pour qui doit en vivre. Ekenstein poursuit<br />
sa fréquentation des cafés. Dix-huit mois plus tard à Prague,<br />
c’est la déroute d’Itchkoff. <strong>Le</strong> champion du monde vient de<br />
pourfendre un troisième aspirant au titre. <strong>Le</strong> chroniqueur<br />
du Deutsche Schach interroge : « Qui sera le prochain, Hensen<br />
ou Ekenstein » <strong>Le</strong> British Chess Magazine reprend<br />
la question. Début 1911, les chroniqueurs tiennent la réponse.<br />
Ekenstein vient de remporter le tournoi de Milan<br />
haut la main, battant Hensen. Appelé à commenter le talent<br />
d’Ekenstein, Feuerbach répond :<br />
— Je crains qu’il ne se révèle le plus redoutable prétendant<br />
que j’aie à affronter. Ekenstein est un « géomètre de l’esprit<br />
», expression que tous les chroniqueurs rapportèrent.<br />
De mauvaises langues virent dans ce commentaire une<br />
manœuvre pour faire monter les enchères. Une raison tout<br />
255
autre justifiait la crainte de Feuerbach. Une raison que seul<br />
Hensen connaît.<br />
À l’horizon, avait dit Joseph, toujours précis dans le choix<br />
des termes. Ekenstein n’a pas de commanditaire.<br />
En novembre 1913, Feuerbach ne jouant presque pas et<br />
Ekenstein étant éblouissant sur l’échiquier, Munich, Saint-<br />
Pétersbourg, Barcelone et Varsovie manifestent leur intérêt<br />
pour le match. Chaque ville candidate fait une proposition<br />
au champion. Au printemps suivant, après les négociations<br />
d’usage, Feuerbach informe Ekenstein qu’il a pris une décision<br />
et espère une rencontre pour discuter. « Je peux jouer<br />
n’importe où », répond Ekenstein. Feuerbach comprend<br />
mais insiste pour qu’une entente soit rédigée, que les modalités<br />
de l’événement soient claires. Bref, les deux hommes<br />
doivent se voir. Mais ce ne sera pas avant l’automne, le champion<br />
doit être opéré pour des calculs aux reins. « Surprenante<br />
maladie pour un mathématicien. Je serai à Berlin cet<br />
automne », conclut le télégramme de l’aspirant.<br />
La rencontre n’aura pas lieu. L’archiduc François-Ferdinand<br />
est assassiné le 28 juin à Sarajevo. Un couvre-feu va sévir<br />
dans toute l’Europe, terminé l’errance.<br />
On cogne à nouveau à la porte, discrètement cette fois.<br />
C’est Feuerbach.<br />
— Es-tu prêt<br />
— Presque. La demoiselle qui s’occupe de moi est polonaise.<br />
— Tu en as de la chance, sourit le champion.<br />
— Sa famille vient de Gdansk. Ses parents sont venus ici.<br />
La guerre continue là-bas.<br />
»<br />
256
— Ici nous ne risquons rien. Es-tu prêt C’est la présentation<br />
officielle cet après-midi.<br />
— Sommes-nous en retard<br />
— Pas du tout. C’est que...<br />
— Que<br />
— Je voulais savoir...<br />
Joseph ne trouve pas la formulation acceptable. Depuis le<br />
matin qu’il y pense. Maîtrisant sa gêne, il demande enfin :<br />
— Es-tu prêt pour le tournoi Te sens-tu bien<br />
— Absolument. J’ai dormi comme un arbre en hiver. C’est<br />
un château ici. Te rappelles-tu l’hôtel à Londres Quel chic.<br />
J’étais jeune...<br />
Sa voix se meurt et il devient songeur.<br />
Joseph le regarde se brosser les cheveux. Si innocence. Il a<br />
raison, un château. <strong>Le</strong> seul qui joue vraiment. Un sentiment<br />
d’authenticité qui réapparaît chaque fois que Joseph le revoit.<br />
Il lui tape sur l’épaule :<br />
— Bien sûr que je me rappelle. J’étais jeune moi aussi.<br />
— Tes filles ne viennent pas.<br />
— Elles viennent de partir.<br />
Pour le Polonais, il existe trois catégories de lieux. D’abord<br />
les endroits où il repose et fait sa toilette. Un canapé et une<br />
bassine ou un banc de parc et une fontaine, mais aussi un<br />
logis d’ami partagé ou une chambre médiocre avec pain sec.<br />
Quand la bonne fortune se souvient de lui, c’est une suite<br />
d’hôtel ou une maîtresse accueillante qui lui tient lieu d’oasis.<br />
Bref, ça oscille du quatre services avec maître d’hôtel aux<br />
restes de table trouvés derrière les restaurants. <strong>Le</strong>s seconds<br />
lieux qui importent à Ekenstein, ce sont ceux où il joue aux<br />
257
échecs. <strong>Le</strong>s salles de tournoi bien sûr, mais aussi les cafés réputés<br />
et les duels privés, toujours avec mise. <strong>Le</strong>s riches amateurs<br />
aiment perdre contre les meilleurs, mais en secret. <strong>Le</strong>s<br />
autres lieux vont du chemin de fer à la route poussiéreuse.<br />
Ils servent à se rendre là où Bjelica jouera aux échecs. Ils le<br />
mènent de port en port, de ville en ville, de gare en gare. Voilà<br />
son chemin de croix, comme disaient les Culvier, qu’il n’a<br />
jamais revus, emportés comme lui par le tourbillon de la vie.<br />
Pour l’instant, Ekenstein quitte une oasis de repos pour un<br />
lieu de compétition.<br />
Dans l’escalier le Polonais brise le silence :<br />
— Je suis sans consistance, Joseph. Tout dépend de ma<br />
concentration. Tu n’as plus rien à redouter de moi. J’ai trop<br />
de mauvais jours, soupire-t-il.<br />
— Ce n’est pas ça… Enfin si, d’une certaine manière.<br />
— Au café, tu avais peur que j’ai cessé de jouer.<br />
— Quel café<br />
— À Ostende.<br />
— La grosse bourse que j’ai du partager.<br />
— Et moi donc, quadruple égalité.<br />
— Un tournoi difficile. Tu t’en étais fort bien tiré.<br />
— Si c’est la catastrophe de l’an dernier que tu redoutes,<br />
elle ne se reproduira pas. À Londres, j’étais brisé, je jouais<br />
sur des braises. La guerre s’éteint aussi en moi, mais lentement.<br />
J’ai perdu mon éclat, Joseph.<br />
<strong>Le</strong> Polonais attend un signe avant de poursuivre, mais<br />
Feuerbach demeure silencieux. Dehors, une pluie fine les<br />
accueille. Une voiture motorisée attend. <strong>Le</strong> chauffeur s’approche,<br />
parapluie en main.<br />
258
— Plus ces engins sont rapides plus ils sont bruyants, remarque<br />
Bjelica en montant. Plus on pressé, plus on dérange.<br />
<strong>Le</strong> commentaire place un sourire rêveur sur le visage de<br />
Joseph. Confortablement assis, les deux hommes s’attardent<br />
au paysage qui défile. L’étrange impression de vitesse<br />
sans celle de bouger captive le Polonais. La verdure du manoir<br />
le rappelle à son petit village, sis à une quarantaine de<br />
kilomètres à l’ouest de Brest-Litovsk, sur la rive nord d’un<br />
affluent de la Vistule, au sud de la grande route qui mène à<br />
Varsovie. <strong>Le</strong> village est posé sur une colline d’où l’on survole<br />
les alentours. La colline et la rivière, si invitantes pour les<br />
premiers villageois qui s’y établirent, se transformeront en<br />
malédiction durant la guerre.<br />
<strong>Le</strong>s convois russes sont arrivés durant la nuit sans aucune<br />
discrétion. Certains vivres sont confisqués, d’autres emmagasinés<br />
dans une réserve protégée, construite à la hâte hors<br />
du village. Chacun apprend de l’autre qu’il y a la guerre. Des<br />
postes de garde sont éparpillés sur les routes, le pont est mis<br />
sous surveillance. <strong>Le</strong>s soldats installent même un bureau de<br />
recrutement avec l’emblème du tsar au-dessus de la porte.<br />
Ekenstein glane des informations à l’auberge le soir devant<br />
l’échiquier, dans la fumée de cigarette, les relents d’alcool et<br />
les jurons russes. <strong>Le</strong>s officiers y ont établi leur quartier général.<br />
Bjelica en profite pour obtenir des médicaments, rapporter<br />
des cas de brutalité et régler avec douceur et patience<br />
d’autres urgences dont Karmina allonge la liste à chaque<br />
jour. Il connaît bien les Russes.<br />
Au départ, le conflit opposait l’impériale Autriche-Hongrie<br />
à la Serbie. <strong>Le</strong>s Autrichiens craignaient que ce petit pays<br />
ne devienne redoutable maintenant qu’il disposait d’une armée<br />
entraînée. Des patriotes serbes auraient assassiné l’archiduc.<br />
L’Allemagne soutient l’Autriche-Hongrie, son seul<br />
«<br />
259
allié politique. <strong>Le</strong> tsar se porte au secours du peuple slave<br />
des Balkans et le conflit rebondit en territoire polonais. La<br />
France aussi entre en guerre. <strong>Le</strong> tsar a toujours supporté les<br />
revendications coloniales françaises lors des conférences<br />
européennes. Guillaume II a exigé des Français la reddition<br />
de territoires frontaliers en gage de neutralité. Une demande<br />
irréaliste. <strong>Le</strong>s Allemands attaquent les Français, supportés<br />
par son voisin anglais qui, tel que promis par traité, doit protéger<br />
la Belgique, coincée entre les deux belligérants.<br />
— Aux échecs, on ne met pas son roi en prise. Imaginez que<br />
certaines pièces changent de couleur selon la popularité des<br />
rois, ironise Ekenstein. <strong>Le</strong>s échecs, c’est logique. La guerre,<br />
c’est illogique. <strong>Le</strong>s militaires qui le regardent jouer s’amusent<br />
de sa naïveté.<br />
Au village, la guerre débute par un sifflement aigu qui<br />
meurt en coup de tonnerre. Bjelica revient du magasin général.<br />
Il a fait quelques réserves pour Karmina et ses deux<br />
adorables jumeaux de onze ans, Karl et Héléna. Il loge chez<br />
eux quand il revient dans son havre de paix. Cette fois, le séjour<br />
se prolonge. <strong>Le</strong>s Russes réquisitionnent tous les trains<br />
et barrent l’accès vers l’ouest. Ébranlé par le bruit de l’impact,<br />
Bjelica reprend sa route en direction de la rumeur<br />
croissante ; la forge brûle, le forgeron est mort sur le coup.<br />
Au second sifflement, tous se penchent, les mains sur la tête.<br />
Cette fois, c’est l’aile droite de l’église qui encaisse. <strong>Le</strong> mur<br />
extérieur s’effondre quelques instants plus tard, tuant deux<br />
personnes. <strong>Le</strong> troisième sifflement provoque une panique<br />
générale, chacun comprend que ça ne fait que commencer.<br />
Bjelica presse le pas. Il ne craint pas les obus − à quoi sertil<br />
de courir s’ils tombent au hasard − mais la sécurité des<br />
enfants l’inquiète. Il est choqué du peu de précision des canons.<br />
La chute des projectiles suit les lois de la géométrie,<br />
il l’a lu dans la traduction française du livre d’un Italien qui<br />
observait les étoiles à l’aide d’un télescope. Joseph lui avait<br />
260
expliqué à Londres. Autre sifflement, plus au sud. Un choc<br />
dur puis une série de détonations. L’entrepôt des Russes<br />
vient d’être détruit. <strong>Le</strong>s réserves du village aussi. Au moins<br />
ils ont corrigé leur tir.<br />
Sur le palier de la maison, Karmina et son fils agitent le<br />
bras. Ils crient à Héléna de traverser. De l’autre côté de la rue<br />
de terre, la petite est immobilisée sous un arbre, à deux maisons<br />
de biais. Bjelica dépose son sac et va à sa rencontre. <strong>Le</strong><br />
voyant approcher, la fillette s’avance, mais ses jambes sont<br />
raides, le fracas des obus l’a engourdie. Une étrange lucidité<br />
brûle dans ses yeux. Un sifflement traverse les os d’Ekenstein.<br />
Il ferme les yeux et se bouche les oreilles. <strong>Le</strong> bruit<br />
transperce son corps. L’arbre a été déchiqueté, la maison<br />
derrière éventrée. Héléna est toujours debout, mais un filet<br />
de sang coule de son front, contourne l’arête du nez et touche<br />
sa lèvre. Elle tombe face devant. Un fragment de bois lui a<br />
traversé le crâne.<br />
<strong>Le</strong>s heures, les jours, les semaines qui suivirent restent<br />
confuses pour Bjelica. S’il avait couru, Héléna ne serait pas<br />
morte. C’était naïf de croire que la guerre ne s’attaquerait<br />
qu’aux soldats.<br />
<strong>Le</strong>s Russes ont pour mission d’occuper la colline et le<br />
pont. Depuis le village, les Allemands pourraient couper<br />
les arrières russes lors d’une attaque sur la grande route.<br />
Dans les faits, l’armée allemande s’avère intraitable en terrain<br />
plat et la route cède bien avant la colline. La troupe<br />
cantonnée au village risque d’être cernée. Une vingtaine de<br />
soldats polonais protègent la retraite, commandés par un<br />
vieil officier russe. Certains jeunes villageois se sont laissés<br />
convaincre qu’il existait un parti meilleur que l’autre. Pourtant,<br />
la Pologne est occupée par les deux belligérants, aurait<br />
pu répondre Bjelica. Mais il ne raisonne plus. Il se berce en<br />
silence dans la cuisine, les yeux au plancher. Quand les Allemands<br />
daignent se présenter en place de leurs obus, la futile<br />
261
ardeur des résistants à protéger la patrie est la cause de bien<br />
des malheurs. D’abord un tas de balles perdues, toutes aussi<br />
vagabondes que les boulets, puis le pillage en règle de la ville<br />
une fois la bataille perdue. Des soldats font irruption. Elle et<br />
lui sont violés. Quand il reprend conscience dans le silence<br />
et la noirceur, il trouve Karmina par terre dans l’autre pièce,<br />
morte.<br />
Une exécution publique exemplaire a lieu, tous sont forcés<br />
d’y assister. Et pour en rajouter, les soldats puisent sans<br />
gêne dans les maigres ressources des villageois. L’occupation<br />
militaire s’éternise, la pénurie des biens aussi. Bjelica<br />
est tombé dans un état d’apathie profond.<br />
Il reste couché tout le jour, négligeant de se laver et de se<br />
raser, se perdant dans l’étude de problèmes de géométrie.<br />
<strong>Le</strong>s soldats qui occupent le village auraient grandement facilité<br />
la vie au joueur d’échecs, mais les pièces demeurent<br />
dans leur tombeau sous une couche de poussière, de plâtre<br />
et d’oubli. <strong>Le</strong> petit Karl chipe des légumes et du pain, gagne<br />
quelques sous pour un service rendu ici et là, mais cela ne<br />
suffit qu’à consoler leurs estomacs et à supporter le froid. Il<br />
tente sans succès de réanimer Bjelica, sa seule famille maintenant,<br />
jusqu’au jour où, dans une authentique illumination,<br />
il dit vouloir apprendre à jouer aux échecs.<br />
Bjelica reprend goût à la vie en élaborant un programme<br />
d’étude pour le jeune. Il imagine même un manuel tout en<br />
images. C’est alors qu’une étonnante nouvelle leur parvient.<br />
Un pacte conclu à Brest-Litovsk signe l’arrêt des hostilités<br />
en terre polonaise, même si la guerre perdure en Europe.<br />
Alors que la Finlande proclame son indépendance en juillet<br />
1917, les bolcheviks fomentent une rébellion et s’emparent<br />
du pouvoir à Moscou en fin d’année. Lénine est transporté<br />
en Russie dans un wagon blindé allemand, muni d’un saufconduit<br />
du Reich. Une fois en place, il négocie une trêve avec<br />
les empires centraux qui piétinent sur le front ouest.<br />
262
<strong>Le</strong> nouveau propriétaire allemand organise une chasse<br />
aux espions. Parlant russe et ayant fréquenté des officiers<br />
russes, Ekenstein est arrêté, maltraité, interrogé mais relâché;<br />
un officier de passage l’a reconnu et lui évite d’être<br />
fusillé. Il reçoit des excuses mais devra venir jouer le soir.<br />
Une fois libre, Bjelica verse des larmes en offrande à dame<br />
Chance. L’officier participait à un tournoi que Bjelica a gagné<br />
à Saint-Pétersbourg vingt ans plus tôt.<br />
— Nous étions quatre de force égale, précise Bjelica.<br />
L’homme fait non de la tête. <strong>Le</strong>s professeurs russes préparaient<br />
les ouvertures des adversaires d’Ekenstein. Ils ne<br />
voulaient pas qu’il gagne.<br />
Moment de répit où lui et Karl, laissés seuls au monde,<br />
s’occupent l’un de l’autre. <strong>Le</strong> temps passe, les soldats se font<br />
rares. La nouvelle se répand en rafale, les Allemands s’en<br />
vont.<br />
Ne pouvant rivaliser avec la puissante flotte navale anglaise<br />
malgré quinze années de production accélérée de<br />
construction de navires de guerre dans des industries fusionnées,<br />
l’Allemagne décide d’investir dans la fabrication<br />
des U-Boats. <strong>Le</strong> tout premier sous-marin allemand a été mis<br />
en fonction dès décembre 1906. Devant l’évidence d’un ravitaillement<br />
de la France et de l’Angleterre depuis l’Amérique,<br />
le commandement allemand lance début février 1917 la<br />
guerre sous-marine à outrance et sans restriction, mettant<br />
en service cent cinquante nouveaux sous-marins qui feront<br />
un véritable carnage autour des rives anglaises. Dans le lot,<br />
un paquebot empli de civils américains. L’entrée en guerre<br />
des États-Unis d’Amérique brise l’équilibre sur le front<br />
ouest. Après des mois de stagnations, l’espoir renaissait. La<br />
France et l’Angleterre sont victorieuses. Un traité trace les<br />
frontières de la nouvelle Pologne.<br />
263
Vivres et vêtements sont distribués, les habitations retapées,<br />
la vie reprend telle la forêt, à même les cendres. Bjelica<br />
reçoit une invitation d’Angleterre. Lord Bennett organise un<br />
tournoi pour tester quatre « prospects ». Un paquebot le mènera<br />
en Angleterre via Gdansk et Copenhague. Aller-retour<br />
en première classe. <strong>Le</strong> souvenir d’un certain sir Bennett lui<br />
est agréable. Un amateur de grands vins et une épouse exquise.<br />
La nouvelle Europe est étrangère au Polonais. Elle le<br />
renvoie à sa propre solitude. La guerre est disparue des<br />
consciences aussi rapidement qu’elle était apparue. Chacun<br />
s’occupe du son quotidien. Enfermé dans des cafés, absorbé<br />
par l’échiquier puis terré au village, Bjelica n’a pas vu apparaître<br />
les nouvelles manières de faire et de penser dont les<br />
technologies nouvelles ont moulé le quotidien. Un décor<br />
dont les glaces et les cuivres sans taches démultiplient le<br />
luxe. La dolce vita, le mensonge vrai. Derrière ce confort insouciant<br />
dorment haine et cupidité. L’âme de la guerre, c’est<br />
l’aveu du rejet de l’autre exalté jusqu’à l’homicide pour piller<br />
son bonheur. Quand nos bas instincts refont surface, alors<br />
sifflent les injures et les balles.<br />
Si la guerre affecte moins les riches, la grippe est plus démocratique,<br />
constate le Polonais. L’influenza court l’Europe.<br />
À l’aller, il cueille l’inquiétude de la fièvre; …<br />
Bjelica est le seul à ne pas être au courant, semble-t-il. Il se<br />
fait pratique. Si les microbes sont invisibles, à quoi sert-il de<br />
s’énerver. En approchant Copenhague, ils croisent trois navires<br />
en quarantaine. D’un transporteur allemand, on descend<br />
des cadavres dans la bâche d’un chalutier.<br />
À Londres, chacun compare ses pertes avec une compassion<br />
comptable. Jouer aux échecs lui parait soudain futile. Il<br />
aurait connu un tournoi misérable si l’intelligence du jeune<br />
Nilsson ne l’avait réveillé. Un orphelin. <strong>Le</strong>s trois autres<br />
264
n’étaient qu’une excuse pour tester l’espoir de Bennett. Cappello<br />
a besoin de se presser sinon il va rater le train.<br />
… au retour, il trouve la maison vide. Karl fut l’une des<br />
premières victimes. Des quinze mille habitants que comptait<br />
le village avant la guerre, il en reste moins de six milles.<br />
Redevenu orphelin, Bjelica se referme sur lui-même. L’épidémie<br />
s’éteint mais la guerre éclate à nouveau. Cette fois les<br />
Polonais se battent avec des Russes contre des Russes. Il est<br />
question de Blancs et de Rouges mais personne ne met d’eau<br />
dans son vin. Ce conflit, c’est la fameuse goutte qui rend enfin<br />
franc de réaction.<br />
Bjelica fait ses valises. Clin d’œil de dame Chance, un pli<br />
officiel chargé d’estampilles lui indique la route à suivre.<br />
Comme à Lódz.<br />
Il est l’un des douze maîtres sélectionnés pour le grand<br />
tournoi de Paris. La liste des participants est impressionnante.<br />
La moitié des joueurs eut un jour l’espoir légitime de<br />
devenir champion du monde. On le prie de confirmer sa participation,<br />
incluant l’enveloppe retour frais payés et un billet<br />
de train ouvert Varsovie-Paris, première classe. L’enveloppe<br />
date de janvier. Elle a pris trois mois à retrouver son chemin<br />
après avoir échoué par erreur dans un village allemand.<br />
Demandé à la mairie, Bjelica apprend qu’un membre de<br />
la délégation polonaise fera le voyage avec lui et l’assistera<br />
à Paris. L’homme parle français. Ekenstein dispose d’un bon<br />
mois mais insiste pour partir au plus tôt. Il ne laissera pas la<br />
haine le capturer une seconde fois. Son compagnon de route<br />
est d’ailleurs de son avis.<br />
La gare de Varsovie grouille de voyageurs, de bagages, de<br />
mécanos, d’employés et de soldats. <strong>Le</strong> syndrome de la guerre<br />
est bien vivant. Étourdi par la foule agitée, le joueur d’échecs<br />
entend une sirène du port charmer sa mémoire. <strong>Le</strong> brocanteur.<br />
Où il a trouvé son premier livre d’échecs. Il avise le di-<br />
265
plomate qu’il s’absente pour une petite promenade. Tout en<br />
horaire, taux de change, compartiments et valises, l’homme<br />
répond :<br />
— <strong>Le</strong> départ est prévu pour deux heures quatre. Ça vous<br />
laisse donc… quarante-sept minutes.<br />
— J’ai amplement le temps.<br />
— Avez-vous une montre<br />
La question fait sourire Bjelica. Il ne comprend pas l’utilité<br />
d’un chronomètre quand il ne joue pas aux échecs.<br />
— Bon, tenez, prenez la mienne. Faites-y attention, c’est<br />
un souvenir de famille.<br />
<strong>Le</strong> port s’est considérablement agrandi en vingt-cinq ans.<br />
Là où s’étalaient les commerces ambulants, des hangars ont<br />
pris racine. Bjelica s’attarde aux détails et prend un certain<br />
temps pour trouver le nouveau marché. À l’intérieur, il ne reconnaît<br />
plus l’endroit tant les commerces, les marchandises,<br />
les étalages et les devantures ont changé. <strong>Le</strong> brocanteur a<br />
disparu, cela le désole. L’heure aussi. Accélérant le pas, il voit<br />
la gare apparaître au coin d’une ruelle coincée entre deux bâtisses<br />
commerciales. Signal du départ, la masse de métal qui<br />
gémit et se met lentement en marche. Au loin, le l’homme lui<br />
fait signe devant leur wagon.<br />
<strong>Le</strong> souffle l’a jeté sur le dos. Il n’a pas un souvenir clair de<br />
l’explosion. Ses oreilles bourdonnent, la fumée irrite sa vue<br />
et gêne sa respiration. Imprimé en grosses lettres dans les<br />
journaux, l’acte de terrorisme sera attribué à la gauche révolutionnaire,<br />
alliée aux Rouges. L’attentat visait une délégation<br />
diplomatique. Il vient aussi d’emporter, mais aucun<br />
journal n’en parlera, tous les biens personnels du Polonais<br />
qui, par terre, dans la fumée et les cris qu’il n’entend pas, rit<br />
aux larmes. En tombant, la montres’est brisée.<br />
266
Une fois debout, il s’époussette avec soin ; il va porter les<br />
mêmes vêtements durant tout le voyage. Dans un décor de<br />
métal tordu et fumant, de cris et gémissements, de gens qui<br />
courent en tous sens, Bjelica s’en va à pied, tout simplement.<br />
Jusqu’à Paris s’il le faut. Dame Chance lui montre le chemin<br />
La guerre ne le piégera pas une autre fois.<br />
Des charrettes aux voitures, en passant par le toit d’un<br />
train, à petit peu, à petits pas, Ekenstein se rapproche obstinément<br />
de Paris. Fauché, affamé et épuisé, il reçoit un dernier<br />
présent de dame Chance quand un taxi le prend pour<br />
des clous. <strong>Le</strong> conducteur revient de Verdun. Un pèlerinage<br />
en mémoire de quelque chose à propos de son père et de la<br />
guerre. Voulant visiter un cousin, il a été retardé par la tempête,<br />
des bouts de routes ont été inondées. Bjelica dort la<br />
plus grande partie du parcours. Ils arrivent à la capitale le<br />
mercredi 16, en matinée. L’homme le dépose à la gare où,<br />
épuisé et hagard, gisant sur un banc, enfin à destination, il ne<br />
voit pas passer Joseph Feuerbach et ses filles. Voilà la signification<br />
exacte de son « c’est terrible la guerre ». Voilà « l’Apocalypse<br />
» dont le silence de Feuerbach avouait sa crainte d’en<br />
comprendre le sens.<br />
La pluie s’est arrêtée. Devant eux, le Palais des expositions<br />
occupe l’aile préservée et rénovée d’un ancien bâtiment de la<br />
royauté. Elle borde le boulevard à l’ouest et possède une entrée<br />
principale côté sud. L’édifice jouit d’un petit parc boisé à<br />
l’est. Ses deux étages profitent donc tout le jour du soleil que<br />
filtrent des vitraux multicolores. Une noblesse de construction<br />
qui rend l’Allemand nerveux.<br />
— Attends, marchons un peu. Nous avons le temps.<br />
— Un champion n’est jamais en retard. Ce sont les autres<br />
qui sont en avance.<br />
»<br />
Ils marchent. Feuerbach demande :<br />
267
268<br />
— Crois-tu que Cappello sera là<br />
— Pourquoi en doutes-tu <strong>Le</strong>s journaux affirment qu’il y<br />
sera.<br />
— Tu l’as déjà affronté, n’est-ce pas<br />
— Moi Bien sûr. Tu ne te rappelles pas La première fois,<br />
c’était à New York. C’est pourtant toi qui as gagné ce tournoi.<br />
La meilleure bourse de l’année en plus.<br />
— C’est vrai, je perds la mémoire. Une nulle.<br />
— Oui, il était tout jeune. La seconde fois, il m’a battu. C’ét…<br />
— Il est devenu très fort, hein<br />
— Tu es toujours champion à ce que je sache. Tu l’as défait<br />
aisément.<br />
— Il y a longtemps, avant…<br />
L’évocation meurt sur ses lèvres. Feuerbach ajoute :<br />
— Bon, entrons. Je vieillis. Hanna me reprend à l’occasion.<br />
Quant à sa sœur, j’ai bien peur que son intelligence me déroute.<br />
— Quel âge a-t-elle<br />
— Quinze, bientôt seize. Elle se rappelle que tu l’avais prise<br />
sur tes genoux lors d’un tournoi.<br />
— Je n’oserais plus. C’est une femme maintenant.<br />
— Ah.<br />
<strong>Le</strong>s grandes portes entr’ouvertes donnent accès à un hall.<br />
Au fond, l’entrée du rez-de-chaussée, bordée de deux larges<br />
escaliers sculptés dans un bois noble. Au-dessus des portes,<br />
une toile de deux mètres de large aux couleurs oxydées<br />
montre des cavaliers français en plein combat. Dans l’escalier,<br />
Ekenstein lâche :
— <strong>Le</strong> prochain aspirant, c’est lui.<br />
— Tu crois qu’il va me battre<br />
— Je pense qu’il sera le prochain aspirant. Quant au résultat,<br />
il faut encore que le match ait lieu. Il y a tant d’impondérables,<br />
laisse flotter le Polonais.<br />
Joseph rumine. <strong>Le</strong>s escaliers se joignent au-dessus du<br />
tableau. Une balustrade permet de voir en bas. En entrant,<br />
Feuerbach ne voit pas Ekenstein ralentir et s’arrêter pour<br />
laisser le champion faire son entrée. Tous les regards se<br />
tournent vers Joseph Feuerbach quand, les yeux pétillants,<br />
le baron Duquesne rugit :<br />
— <strong>Le</strong> voilà!<br />
Manoir Duquesne, midi huit<br />
Pourquoi père veut-il partir seul avec ce pauvre monsieur<br />
Ekenstein Ça chicote Hanna. Elle en cesse de se regarder<br />
dans un grand miroir bordé d’une dentelle de bois doré. Père<br />
est nerveux. Ce n’est que le tirage des positions.<br />
— Un exercice sans intérêt. Il faut tous les affronter de<br />
toute manière. L’ordre n’a pas influence si on ne s’en préoccupe<br />
pas. Quant à la signification des nombres…<br />
C’est ce que son père a l’habitude de dire. Rendu là, ses<br />
mains s’agitent car il ne trouve pas les mots. Bianca trépigne<br />
d’impatience, elle a hâte de partir et fait du surplace. Je suis<br />
maigre. Hanna étire le temps, ce qui attise d’autant sa gêne<br />
et exaspère sa jeune sœur. Néanmoins la robe lui sied. Délaissant<br />
le miroir, où est-elle elle constate que non! sa sœur<br />
est allée frapper à la porte de monsieur et madame Reeves.<br />
La porte s’ouvre. Monsieur apparaît et, voyant Bianca, y va<br />
d’un :<br />
269