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Le Royaume d\'icare

269 premières pages du roman.

269 premières pages du roman.

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<strong>Le</strong> royaume<br />

Michel Germain<br />

d’Icare<br />

1<br />

L’ouverture<br />

de la partie<br />

Michel Germain<br />

Roman<br />

1


2<br />

À la mémoire de Gilbert Moore,<br />

mon premier professeur.


Au souvenir du film <strong>Le</strong>s uns, les autres, de Claude <strong>Le</strong>louch<br />

et au découpage des films Mahler et La dernière symphonie<br />

de Ken Russell, auxquels je dois l’essentiel de ma sensibilité,<br />

aux relations humaines, du self made chez moi.<br />

Mes remerciements pour leur collaboration aussi diversifiée<br />

que vivifiante, parfois involontaire, à Robert B, Manon<br />

G, Luc D, Robin A († 2005), Paul R, Guillaume S, Pierre L,<br />

Francine D, Fanny L, Isabelle et Joël du feu Canular, Manon<br />

G, Martin C, Michèle A, Maxime A, Louis-Pierre, Pascal V,<br />

Philippe , Luc V, Pierre L, Sébastien P, Yves M, Michel A,<br />

Christopher J, Jean-Louis B, Robert D, Alain R, Philippe G,<br />

François P, Éric L, Carmen B, Serge G, Sylvie C, Michel D,<br />

Claude D, Robert D, Yasmine , Robert J, Jean-Philippe G,<br />

Éric B, Bahman G, Robert J, Frédéric F, Jean-François G, Jérémie<br />

P, Rolf R, Marie-Josée C et, surtout, Benoît et Andrée,<br />

qui m’ont prêté une partie de leur âme en lisant si précautionneusement<br />

mes pages défectueuses.<br />

<br />

<strong>Le</strong>s théories de tous les personnages sont des constructions<br />

de l’auteur, que ce soit la théologie de Boey, l’astrologie<br />

de Itchkoff, la politique de Bennett ou la vision totémique de<br />

Nilsson. Si d’autres ont déjà creusé ces approches, j’ignore<br />

qui ils sont. <strong>Le</strong>s données historiques sont fiables, les cartes<br />

du ciel s’accordent au tempérament des joueurs et aux événements<br />

qui les concernent, les tirages de cartes ont été réfléchis<br />

: chaque univers possède sa cohérence propre.<br />

Il s’agit d’un roman cinématographique. <strong>Le</strong> « journal de<br />

l’auteur » sera plus volubile à ce sujet.<br />

<strong>Le</strong>s articles du Phare parisien, quotidien fictif, sont repris<br />

du Figaro des mêmes dates. Ils sont souvent raccourcis, parfois<br />

reformulés. Nous avons sélectionné les sujets intéressant<br />

les personnages, tout en gardant l’esprit et la disposition<br />

de l’époque, publicités incluses.<br />

3


<strong>Le</strong> jeu d’échecs dans ce roman<br />

Si les événements et les personnages de ce récit sont fictifs<br />

(une « uranie » dans le langage de la b.d.), le passionné<br />

du jeu y verra d’évidents clins d’œil au monde échiquéen de<br />

l’époque, quoique je n’aie aucune fidélité autre qu’accommodante<br />

à l’histoire réelle.<br />

La période postromantique des échecs accompagne le<br />

crépuscule du dix-neuvième siècle et l’aube du suivant. Des<br />

champions nationaux sont consacrés, des livres d’instructions<br />

sur l’art de bien jouer deviennent disponibles, des clubs<br />

d’amateurs du jeu naissent dans les villes et un vrai championnat<br />

du monde a lieu à New York et Montréal en 1895.<br />

Cette période échiquéenne particulière qui va de 1890 à<br />

1915 a vu apparaître un monde qui, sitôt né, est mis entre parenthèses<br />

durant deux longues guerres, une épidémie et une<br />

récession mondiales en guise d’intermède. Quand débute la<br />

Guerre froide en 1950, ce « siècle » n’est déjà plus que le rappel<br />

de noms et de découvertes célèbres.<br />

Dans le vingtième siècle part two, les professionnels<br />

russes vont dominer la scène échiquéenne aussi outrageusement<br />

qu’au hockey olympique. L’enthousiasme juvénile des<br />

pionniers va laisser place à la préparation systématique d’un<br />

art de la guerre de l’esprit.<br />

La période postromantique eut ses favoris : des nobles et<br />

bien nantis, des bohèmes, des alcooliques et des déséquilibrés.<br />

D’un succès à l’autre, quelques-uns franchissent les<br />

étapes et le cercle des vainqueurs s’amenuise. Dans la dernière<br />

arène, ne demeurent qu’une poignée d’hommes, chacun<br />

retranché derrière ses soldats de bois. L’heure du grand<br />

tournoi a sonné.<br />

La notation échiquéenne<br />

4


Si vous ne connaissez pas du tout le jeu d’échecs, je vous<br />

conseille de consulter wikipédia et de jouer quelques parties<br />

entre débutants pour vous mettre dans le bain. Pour pouvoir<br />

décrire une partie, l’échiquier est codé : les colonnes sont<br />

notées de a à h (de gauche à droite) et les rangées (de bas en<br />

haut) de 1 à 8. On note la première lettre de pièce déplacée,<br />

sauf pour le pion. Un exemple : 1.e2-e4 e7-e5 2.Cg1-f3 Cb8-c6<br />

3.Ff1-b5 a7-a6 4. FxC dxF 5.0-0<br />

En général, on omet de noter la case de départ. 0-0 note<br />

le petit roque (côté roi) et 0-0-0 le grand roque (côté dame).<br />

<strong>Le</strong> signe + indique que le roi adverse est mis en échec par le<br />

coup, ++ qu’il est mis en échec par deux pièces et # que le roi<br />

adverse est échec et mat.<br />

Générique<br />

8<br />

7<br />

6<br />

5<br />

4<br />

3<br />

2<br />

1<br />

a b c d e f g h<br />

Position de l’espagnole, variante de<br />

l’échange après le roque des blancs :<br />

1. e4 e5 2. C f3 Cc6 3. Fb5 a6<br />

4. FxC dxF 5.0-0<br />

5


I<br />

L’ouverture de la partie<br />

Résumé de la vie du personnage jusqu’au 15 juin 1920, suivi<br />

du commentaire que le personnage aurait fait au sujet du roman<br />

après l’avoir lu, mais sans s’y reconnaître, bien sûr.<br />

Grâce Boey est morte en février 1905 d’une maladie vénérienne.<br />

« Je me suis rappelée avoir connu un artiste à Paris.<br />

Il peignait une rue avec son âme. Il imprégnait<br />

la toile d’impressions coloriées. Rêve de jeunesse, il<br />

souhaitait réaliser un tableau pour chaque état d’âme<br />

de son parcours. Comme il était fort singulier de tempérament<br />

et hanté par les icônes de la fausse vie, des<br />

personnes trop sérieuses décrétèrent sa folie. Lui les<br />

crut et cessa de peindre. Dans mon cœur, ce roman<br />

est une série de tableaux. » Grâce Boey (confidence<br />

posthume à Anne Nilsson)<br />

Éduqué jusqu’à l’âge de dix ans par Grâce, sa mère poétesse,<br />

puis par la conjointe de mère, Ingrid, Jonathan est<br />

devenu un théologien féministe grâce à une bourse rousseauiste,<br />

tout en découvrant les échecs et l’alcool. Champion<br />

junior de Hollande en 1913, la guerre venue il s’isole dans un<br />

zoo pour rédiger sa thèse et fuir la civilisation jusqu’à ce que<br />

les brumes de la folie mâle soient dissipées. Il vivote comme<br />

7


conférencier itinérant et un pionnier de l’école moderne des<br />

échecs.<br />

« Chacun n’existe qu’à soi-même. Un état troublant<br />

(gorgée de vin). Combien l’oublient, la conscience<br />

tranquille. D’autres par contre souffrent d’un manque<br />

d’identité il faut naître à soi et partent en quête d’un<br />

complément d’amour, conjuguant toute une variété<br />

de sentiments entre âmes sœurs (gorgée de vin). Ainsi<br />

se tisse la fibre de la Mère en création. Un romancier<br />

véritable conserve en mots le témoignage d’un de Ses<br />

innombrables moments de gestation (gorgée de vin). »<br />

Jonathan Boey<br />

John Nilsson est un orphelin doté d’une mémoire phénoménale.<br />

Ses prouesses échiquéennes l’ont placé sous la protection<br />

spirituelle de frère Thomas, et, sur l’échiquier, devant<br />

sir Bennett. Après avoir séjourné en Allemagne comme<br />

observateur durant la guerre, le champion d’Angleterre le<br />

prend sous son aile protectrice jusqu’à Paris, où l’attend sa<br />

sœur Anne, internée. <strong>Le</strong> tournoi de Berlin l’an dernier l’a<br />

consacré maître échiquéen à 22 ans. Paris sera aussi crucial<br />

pour son protecteur que pour lui, apprend-t-il avant de quitter<br />

les rives anglaises, lui qui travaille maintenant comme<br />

documentaliste pour le corps diplomatique.<br />

« Pour que Don Quichotte puisse charger un château,<br />

fallut-il d’abord construire des moulins à vent.<br />

<strong>Le</strong> rêve naît sur la route et pourtant le rêve fait la<br />

route. Nous n’existons qu’à la condition de reconnaître<br />

celle les autres. Nul ne devient diplomate ou<br />

maître aux échecs sans cultiver ce respect. Dès que la<br />

lecture les mots se métamorphosent en images, chacun<br />

voit son propre château. L’auteur possède une<br />

âme d’éléphant. » John Nilsson<br />

8


Sœur cadette de John, la frêle Anne prétend converser<br />

avec des personnes mortes. Sujette à des crises d’hystérie,<br />

elle est enfermée au lugubre Whitby Asylum à Londres.<br />

Grâce à l’appui de lord Bennett, elle a été transférée à la Salpêtrière<br />

à Paris, où elle attend l’arrivée de son frère.<br />

« John a promis de me raconter toutes les scènes<br />

une à une, comme à l’orphelinat. Mais il ne faut plus<br />

parler de ça, sauf aux amis. C’est Yasmine qui m’a expliqué.<br />

<strong>Le</strong>s esprits font peur aux Blancs. » Anne Nilsson<br />

Économiste doué et joueur d’échecs redouté, Frank devient<br />

le plus jeune actionnaire de la banque qui l’a engagé. Il<br />

rencontre l’amour dans un parc de Boston et fait de Jill Stevenson<br />

son épouse et le centre de sa vie. Amour et richesses<br />

ne comblent pas un vide d’enfants que Frank va régler à Paris,<br />

tout en participant au grand tournoi en vieux routier.<br />

« Ma femme a a-do-ré ! Elle me demande parfois de<br />

lui faire la lecture d’un passage, mais dans l’intimité<br />

seulement. J’ouvre le roman au hasard et je choisis<br />

une scène. C’est étrange tout ce qu’on se rappelle en<br />

lisant. Ma femme a des idées étonnantes. » Frank<br />

Reeves<br />

« J’aime bien la fin avec Miguel dans le train. La<br />

boîte, c’est tellement romantique. C’est triste que …<br />

(main gantée devant sa bouche). Pardon, j’allais révéler<br />

un secret. Ce livre est un bel hommage fait aux<br />

femmes. Frank n’est pas contre certaines idées du<br />

théologien. Je m’en suis aperçue un soir alors qu’il<br />

commentait sa lecture. » Jill Reeves<br />

(À suivre)<br />

9


LE FIGARO MARDI15 JUIN 1920<br />

<strong>Le</strong> Phare parisien 15 juin 1920 Politique et Vie sociale page 3<br />

, Damasio,<br />

tes, Tin des<br />

SPECTACLES 88 trop dur<br />

Est-asiat. Danois.. 3725V.<br />

nous résigner<br />

is. Dimantacle<br />

com-<br />

Marjal Nibor, les Roberty et'la célèbre danseuse<br />

Terpsichore.<br />

(Terme)<br />

(J. Tardivon)<br />

sur AVIS les produits DIVERS chimiques MARCHE EN<br />

Prix de la P<br />

BANQUE<br />

pied cette coupe de Paris. 2,300 m.). 1<br />

; a Al'Alcazar la voir (Tél. dans des combinaisons<br />

cruelles, sacrifiée<br />

la main n'atteint pas Bakou 3000 fflount Elliott 80 50 Boudet) 3, Qu<br />

Elys. 33-47), Palais de dont les médecins usent; sur Lui-même a été le champion<br />

danse Duque à 4 h., Thé-tango; à 8<br />

«<br />

h. 1/2, Tout'Jionheur que<br />

à la Portenfirmer<br />

la<br />

Grand Bal 2 orchestres Jazz-band; Bowling.<br />

n'est<br />

le rhum<br />

qu'un" rêve », a dit" le poète. N'est-ce Caoutchoucs. 300<br />

qui set à fabriquer de la capitale à deux reprises.<br />

<strong>Le</strong>s participants sont,<br />

-A<br />

aux<br />

4/aSa//eMa/vVau;r(Tél.Louv.06-99),à8h.l/2,<br />

pas<br />

bolchevistes et aux Allemands.<br />

l'Océan Par (5°série); leur<br />

rêver Mozambique 45 75^<br />

Waïièreà).<br />

que de souhaiter passer sa villégiature<br />

estivale au bord d'une forêt ver-<br />

Ghartered 3875 Padang 358.. mandeuse, Qua<br />

Cape Copper 64 NorthCaucasian 74 75 Non placés<br />

M. Pierre LaLanlerne rouge (Nazimova) Chariot ne s'en des potions.<br />

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mise à la<br />

leunion Moustique Rabat. doyante, dans le cadre historique d'un château<br />

célèbre,<br />

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avec<br />

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devant un panorama splendide, EastRand. 15 25 Rand Minps 126.. Plac'és Quel<br />

L’administration des finances<br />

Non, cela n'est s’en pluslave un rêveles mains. <strong>Le</strong>na. Lord Charles 42 50 James Bennett<br />

dans l’ordre alphabétique :<br />

Orch.<br />

tails de la l’Ukraine, Adagio de la<br />

nos<br />

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8<br />

interprébles<br />

créa- Ferny, Weil, Mevisto, Paco, Marc Hély. Revue<br />

naturels h. 1/2, les chansonniers les Polonais Martini, se Chepfer, dégageaient<br />

(Claudie de Sivry). du Ombres Germain, le fameux établissement^dopt la<br />

depuis<br />

lâjrëQU^<br />

Tanganyika 97.. mètres). 1,<br />

La loi est la loi. Et pourquoi<br />

nous en étonner Ne de Hollande,<br />

d’Angleterre, Jonathan Boey<br />

.verture du Pavillon Henri IV, a &iint4 Lianosoff. 45.. Tharsis. 157.. -Bernardin); ,<br />

Louis Gaus<br />

tous les AuxNoctambules,. Champollion (Q"9rLa-<br />

de tous les touristes, et<br />

(flalacca 205 Tobacco(Oriental). 615 ICocH) 3, Qui<br />

cercle de Brunner.<br />

"Mexican<br />

qui les situation est unique, sur la terrasse admirée Eagjetord.)<br />

473.. TrdiiSvaalUnd. 46 25 sieur)..<br />

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de Cuba, Mark Dvorek<br />

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qui est<br />

étouffe tin) (Gob.42-34), et à<br />

déjà depuis Blontecatini. 133<br />

Quintessence,<br />

trouvaient 9 h., Privas, Hyspa, sur Cazol, la quelques jours le rendez-vous préféré de certaines<br />

notabilités financières et<br />

payons-nous pas nous<br />

inée. Vàllier, De Soutter, Yon Lug, Lautï, Cariés,<br />

(Comptant)<br />

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diplomatiques<br />

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d’Allemagne, Samuel Marcigny,<br />

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la Baltique. L’Ukraine, on<br />

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le sait, est riche en houille, La maladie est un luxe de<br />

(cptms moyens)><br />

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Hackerman des États-Unis<br />

erite Carré, en<br />

nier, Mauricet, Dahl, Cluny. Avez-vous de la<br />

s<br />

Londres5221 Espagne/ 2181/2 Portugal<br />

Queen, Qui Va<br />

fer, en chanvre, en lin, en nos jours.<br />

New-York 13221,2 [Finlande Prague.. 29. cle, Quarteron,<br />

MM. Girier, monnaie (Marg. Pierry, Manetty, Melville).<br />

Allemagne33 d’Amérique, 1/4 Grèpe. Joha Roumanis Hensen<br />

28 1/4 Pari mutuel<br />

t le cheftrain<br />

sans revue (Mlles Isab. Fusier, R. Derns; MM.Bal-<br />

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plus<br />


16 e annee Vol. 3 N° 182 15 centimes <strong>Le</strong> quotidien de la capitale<br />

Di Estivez, victime de la<br />

grande épidémie.<br />

À vos échiquiers! À notre<br />

concours de problèmes,<br />

monsieur Campagnot de<br />

Touraine mène avec trentetrois<br />

points, deux de plus<br />

que monsieur Magnan de<br />

Reims. <strong>Le</strong> thème du premier<br />

problème est le sacrifice de<br />

déviation. <strong>Le</strong> cardinal de<br />

Richelieu l’aurait fort apprécié<br />

! <strong>Le</strong>s blancs jouent et<br />

gagnent.<br />

Dans la position ci-dessus,<br />

maniant les figures noires<br />

lors d’une simultanée, le<br />

grand Chigorin rata une<br />

belle combinaison. Qu’aurait-il<br />

joué à tête reposée <br />

Il est toujours ardu de devoir<br />

affronter plusieurs adversaires<br />

en même temps.<br />

Rappelons que demain Frédéric<br />

Kolarov affrontera une<br />

soixantaine de joueurs en<br />

parties simultanées, sans<br />

compter cinq autres joutes à<br />

l’aveugle ! La séance débute<br />

vers treize heures au Palais<br />

des expositions.<br />

Nos socialistes<br />

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<strong>Le</strong>s citoyens plus<br />

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détruire avec<br />

l'INSECTOIi, à base de chloropicrine, tous<br />

français insectesveulent nuisibles papillons s’unir (mites), avec mouches,<br />

punaises, charançons, etc., et traite<br />

dans son usine fourrures,<br />

les bolchevistes dans<br />

tapis, lainages,<br />

literie attaqués par les vers. une<br />

Procédé scientifique certain.<br />

Internationale reconstituée.<br />

<strong>Le</strong> citoyen AU PLUS Renaudel HAUT PRIX ffiSSS aurait<br />

Hom.et DamḞOURRUR".UNIF.Laissesprompte. Taisàdomicile.<br />

n5usHor«oours,Fourn.ra/eun.UTRBLLE,62,£.S'-i[idt«-(ici-irlj<br />

désiré faire partie de cette<br />

ambassade mais ses camarades<br />

ne ES lui ont pas permis.<br />

et<br />

Au<br />

dangereux<br />

jour le jour<br />

samment, sans violence ni irritation,<br />

Pour l’euphonie<br />

le soir, elle agit pendant que<br />

L’autre et vous,satisfait soir, dans le matin.. un musichall,<br />

de'pôt le Pharmacie régisseur P. Barret, i3, rues’avança<br />

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On trouve 1a Scavuline dans toute» ttt pharmacie» et au<br />

ta boite, plut Fr. o.3o timbre-taxe par boîte, pour nombremu<br />

purgationt.<br />

soudain devant le rideau<br />

S&W~S~S~R~<br />

pour présenter « un numéro<br />

)ard, Boucher, Fragonard, Gainsborough,<br />

non inscrit 3reuze, Hoin, au Huet, programme,<br />

Ingres, Lawreince,<br />

Louis Moreau, Oudry, Portail, Rubens,<br />

Mlle Maria A. de Saint-Aubin, Nina, etc. danseuse<br />

La vente occupera les vacations des<br />

tchécoslovaque… lundi et mardi 21 et 22» juin, sous<br />

Il<br />

la<br />

ne<br />

direction<br />

de Mes Lair-Dubreuil et Henri<br />

prononça<br />

Baudoin, assistés des<br />

pas experts Jules Féral,<br />

tchécoslovaque<br />

Paulme et Lasquin. <strong>Le</strong> dimanche 20 juin,<br />

l'exposition<br />

sera publique.<br />

du premier coup; il<br />

•*»<br />

'<br />

. •<br />

dut s’y reprendre<br />

SUCCESSIONDE M. X.<br />

à deux<br />

C'est demain qiîe s'ouvre, à la Galerie<br />

fois. Nous ôeorges Petit, vîmes l'exposition la jolie particulière Maria<br />

Nina<br />

de<br />

la collection dépendant de la succession<br />

de M. X. On<br />

dans ses y admirera la Vénus ait<br />

danses bohémiennes.<br />

bain, une page maîtresse de Corot, et<br />

d'autres œuvres de J. Bail, Brown, Chavet,<br />

Daubigny,<br />

Je Diaz, songeai<br />

Harpignies, de alors Neuville,<br />

Th. Rousseau, Veyrassat, etc. des<br />

que c’eut tableaux été anciens, si unsimple important mobilier pour<br />

de salon et des sièges couverts en ancienne<br />

tapisserie, de<br />

le régisseur<br />

dedire rares tentures<br />

bohédu<br />

mienne. Il y a la Bohème et<br />

il y a les bohémiens.<br />

LE FIG<br />

vente des vins du château. Voici ce que<br />

ARRIVÉES<br />

nous pouvons citer<br />

S. A. I. Mme la grande-duchesse<br />

4 Bouteilles Ch'âtëau-Yquem, 560 fr. 28 bouteilles<br />

du même 1893, 1,820- fr. 42 bouteilles S. A.la. princesse Pierre, de Garam<br />

Mikhàïlovna.<br />

J’aurais voulu faire observer<br />

230 francs. au régisseur qu’il MmeF. tom-<br />

Moulton.<br />

Clos-Vougeot, 910 fr.; Une bouteille de Chartreuse,<br />

M. Pierre Bouvet.<br />

Mme Albert Clemenceau.<br />

Valemont. Mme Emile Schlésinger M. le<br />

bait dans l’erreur commune<br />

néty.<br />

A LA RELIGIEUSE. DEUIL<br />

Petites<br />

Annonces<br />

des Français qui se figurant<br />

32 place de la Madeleine, 2 rue Tro<br />

PROGRAMMEDES SPECTACLES<br />

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que les tziganes sont issus<br />

ALBERT-I". 8 h. 1/2. <strong>Le</strong>s deux Cornettes.<br />

AMBIGU. 0 h. 0/0. Relâche.<br />

ANTOINE. de Bohème, 8 h. 1/4. L'Admirable les Crichlon.' appellent<br />

REPUBLIQUEPORTUOAiSE<br />

APOLLO. 8 h. 1/2. La Belle du Far-West.<br />

ARTS. 8,h. 0/.0. <strong>Le</strong>s Ratés.<br />

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12<br />

Traversier Neptune, en route vers <strong>Le</strong> Havre,<br />

sept heures trente, heure de Paris.<br />

Parti de Southampton, le Neptune a perdu de vue les côtes<br />

anglaises et vogue vers la France. À la passerelle se tient John<br />

Nilsson, un des rares passagers à s’être aventurer dehors<br />

pour respirer l’air salin. Un mètre quatre-vingt, filiforme,<br />

les cheveux blonds et des yeux marrons qui scintillent. Il n’a<br />

que vingt-trois ans et en sait déjà plus sur divers sujets que<br />

presque toutes les personnes qu’il rencontre. Son complet<br />

gris foncé en laine est de bonne coupe mais usé et fripé. Il<br />

lève la tête. <strong>Le</strong> ciel s’assombrit et les goélands se sont tus.<br />

<strong>Le</strong> jeune homme sommeille à l’occasion tout habillé, quand<br />

il sombre, épuisé, alors que subjugué par trop d’images, son<br />

esprit se perd en rêveries. La suite de visage s’évanouit, son<br />

visage s’adoucit et John n’est plus. Pour quelques heures.<br />

Depuis quelques temps, dès qu’il s’allonge, un besoin primitif<br />

de comprendre le message que doit porter la série des<br />

visages qui surgissent en son esprit le tient aux aguets. John<br />

ignore pourquoi ces gens ont marqué sa mémoire. <strong>Le</strong>s mains<br />

à la rampe, il fixe l’horizon. La gauche serre quelques pages<br />

remplies d’une écriture nerveuse. L’encre y tisse des taches<br />

denses plutôt que des rangées bien alignées, comme si un effet<br />

gravitationnel du sens attirait certains mots vers d’autres.<br />

Une mémoire que l’on m’envie. Un bien léger fardeau comparé<br />

à ton empathie, petite sœur.<br />

Empathie morbide, a conclut un psychiatre de la Salpêtrière.<br />

Quant à savoir si ces communications sont véridiques,<br />

cela dépasse mes compétences. Je ne pourrais même pas<br />

vous dire si ces épisodes sont hallucinatoires ou hystériques.<br />

Un cas unique.<br />

Une combinaison des gènes singuliers de deux curiosités<br />

de cirque les a engendrés, lui et sa sœur. John vient de terminer<br />

la lecture d’un article scientifique exhaustif sur la théo-


ie des gènes et de l’hérédité. L’auteur s’en tient à des promesses<br />

de révélations futures quand aux trisomies comme<br />

au génie. <strong>Le</strong> compositeur Beethoven provenait d’une famille<br />

de tarés. Un fait troublant pour certains Allemands, John<br />

s’en souvient.<br />

<strong>Le</strong> souvenir de Ducrocq se mue en sourire. <strong>Le</strong> Français <br />

un prêtre du matérialisme aux yeux de Boey l’avait mis sur<br />

cette piste. Il voulait convaincre le Hollandais que la vie se<br />

résumait à une organisation d’atomes. Un ressort moléculaire<br />

qui se remonte par réplication. C’est ainsi qu’un professeur<br />

de Ducrocq aurait résumé la vie.<br />

La nuit dernière durant le trajet entre Londres et Southampton,<br />

John avait parcouru sous la lumière blafarde<br />

d’une lampe un livre imprimé en quantité limitée par l’université<br />

Cambridge, un cadeau des services de Sa Majesté,<br />

exposant de cette nouvelle science. Puis sur le traversier,<br />

l’article d’un français. <strong>Le</strong>s militaires retiennent ses services<br />

malgré la fin de la guerre. Sûrement l’influence de Charles<br />

James.<br />

Un inquiétude désagréable naît en lui, crispant son ventre.<br />

— Votre contact supérieur pourrait avoir des difficultés.<br />

Une mission top secret, dois-je vous le rappeler<br />

Lord Bennett un contact. Quelque chose en John peine à<br />

imaginer son amitié avec le maître anglais de l’extérieur. Un<br />

regard impersonnel auquel la vie échappe.<br />

Coup de vent, le traversier tangue. <strong>Le</strong>s mains osseuses de<br />

John s’agrippent. Il a failli perdre la lettre. Elle est heureuse<br />

à Paris pourtant. Il faut la rassurer. <strong>Le</strong> début de la lettre de<br />

Anne l’a bouleversé, laissant flotter de sombres présages :<br />

Mère me parle de plus en plus souvent. Elle dit<br />

que mes peurs sont justifiées. Ce ne sont pas que de<br />

mauvais rêves, John. Eux craignent qu’on m’enchaîne<br />

13


à un asile. Je veux dire après l’incident. <strong>Le</strong> balancier<br />

entre nous. Tu te rappelles. J’avais mal compris. Mais<br />

ce n’est pas inévitable, John, fait attention, c’est important.<br />

L’eau…<br />

Trop de pensées l’avaient empêché de poursuivre sa lecture.<br />

<strong>Le</strong>s mots parcourus libéraient en lui la voix frêle de sa<br />

sœur, un ruisseau d’émotions. Comme tu me manques.<br />

Une nouvelle bourrasque balaie l’air et agite les feuillets.<br />

De lourds nuages noirs s’avancent dans le ciel gris, suggérant<br />

la charge d’une lointaine horde de cavaliers barbares. John<br />

range la lettre dans la poche intérieure de son veston. Lire<br />

l’esprit en paix, en Bouddha.<br />

Une conversation approche, un accent américain. Un horaire<br />

à vérifier. Un couple dans la cinquantaine. Une incessante<br />

préoccupation pour plus tard. Ils hésitent devant la<br />

menace de tempête. Deux ours rondelets, mains potelées et<br />

parures en or. L’hiver, ils hibernent dans leur caverne d’Ali<br />

Baba, un temple gorgé de richesses contre l’incertitude. Se<br />

sentant scruté, le couple lui jette un regard qui le résume<br />

aux mauvais plis de son veston et aux quarante-huit heures<br />

d’une barbe clairsemée. John pouffe d’un rire qui les chasse.<br />

Une image s’est imposée, burlesque. L’homme et la femme<br />

sont attablés devant un pot de miel en forme d’ours. Derrière<br />

eux, des coffres et des étagères regorgent de pots de miel.<br />

D’abeilles.<br />

L’idée le met en marche le long de la passerelle. L’emballage<br />

devrait toujours exprimer le contenu. Comme la couverture<br />

illustrée qu’on fait maintenant pour les romans.<br />

Quand il ne peut dormir, John va lire en secret sous une<br />

lumière dans un coin discret de corridor. Il a échangé trois<br />

petits pains contre un livre chipé dans une bibliothèque.<br />

«<br />

14


Mais ce soir, il tombe sur une partie de poker autour d’une<br />

malle renversée.<br />

— Qu’est-ce que tu fais ici, toi demande le plus vieux tout<br />

en distribuant les cartes. Si tu parles…<br />

Il lui montre son canif.<br />

— Tu es le nouveau demande le joueur qui lui fait dos.<br />

On le surnomme Fritz. Très grand pour ses quatorze ans.<br />

— Je peux regarder<br />

— Tu connais le black jack, petit demande celui à la face<br />

pleine de boutons.<br />

— Il est fauché, commente Fritz. Assieds-toi et ne dis rien.<br />

Anne ayant atteint l’âge de quatre ans, les enfants Nilsson<br />

sont définitivement remis à un grand orphelinat public. Une<br />

clause du testament interdit que les enfants soient séparés,<br />

ce qui enlève tout espoir de leur trouver une famille d’accueil.<br />

Une vie dure, comprend le garçon. Où les plus vieux<br />

et les plus rudes sont maîtres. Anne impressionne les jeunes<br />

filles qui lui racontent leurs rêves. Elle décide si c’est bon ou<br />

non. Si on lui demande pourquoi, elle répond : « Un dragon »<br />

ou : « à cause du bâton ». Comme frère et sœur étant inséparables,<br />

on lui fiche la paix sous peine d’être boycotté par les<br />

filles. Elles le trouvent gentil et intelligent.<br />

<strong>Le</strong> groupe de joueurs utilise deux vieux jeux dont John a<br />

déjà identifié la dame de trèfle à un pli transversal et le sept<br />

de coeur à un coin rogné. Quand il ne reste plus de cartes, ils<br />

brassent celles déjà utilisées. À côté de lui, le grand Fritz grimace.<br />

<strong>Le</strong> brasseur lui a retourné un huit et un six, lui-même<br />

aligne dame et neuf.<br />

— Avec les deux dernières, ça fera vingt et un, conclut le<br />

petit Nilsson qui ne comprend pas la grimace.<br />

15


Silence.<br />

— Répète demande Fritz.<br />

— Il faut faire vingt-et-un. (John pointe les deux dernières<br />

cartes dans la main du brasseur.) Quatre plus trois sept, plus<br />

quatorze, vingt-et-un.<br />

— Et comment sais-tu quelles cartes restent demande le<br />

brasseur abaissant les cartes par réflexe.<br />

— Il triche, lance le boutonneux, agressif.<br />

— Comment pourrait-il demande Fritz.<br />

— Il bluffe !<br />

C’est le quatrième joueur, surnommé « fudge » à cause de<br />

son embonpoint. Fritz demande à voir une carte. <strong>Le</strong> trois de<br />

trèfle apparaît. Il sourit :<br />

— Et le quatre de quoi reste-t-il<br />

— Euh …<br />

— Sans importance. Carte.<br />

— De cœur! lance John avant que le quatre de cœur n’apparaisse.<br />

Murmures. <strong>Le</strong> brasseur pose ses deux coudes sur la table<br />

et regarde les autres tour à tour :<br />

— Pas un mot, vous m’entendez. <strong>Le</strong> premier qui parle je<br />

lui tranche la gorge. Ça reste entre nous. (Il se penche vers le<br />

garçon.) Qui d’autre sait<br />

<strong>Le</strong> ciel noircit rapidement au-dessus de la Manche tandis<br />

que les quatre tables bien alignées de la salle du tournoi<br />

d’Oxford lui reviennent mystérieusement à l’esprit.<br />

»<br />

16


Arrivé en retard, John est plus nerveux qu’il ne voudrait<br />

l’admettre. Itchkoff regardait les autres parties en attendant.<br />

L’ex-aspirant au trône s’assoit pesamment et replace ses lunettes,<br />

mais pas avant d’avoir tendu une main replète qui jamais<br />

n’aurait eu l’intention d’écraser les doigts de John. Il a<br />

devant lui une légende des échecs.<br />

Pour ses douze ans, le frère Thomas lui avait offert la traduction<br />

anglaise des Principes de mon système. Ils avaient<br />

parcouru une à une toutes les parties commentées, en particulier<br />

celle du match perdu par Itchkoff contre Feuerbach,<br />

tout en dégustant des biscuits trempés dans du thé chaud sucré.<br />

John écoutait avec avidité les commentaires du prêtre<br />

qui animait le combat entre les deux samouraïs.<br />

Devant lui, Itchkoff fait penser à un gros chien de garde,<br />

bien éduqué et sourcilleux au sujet des principes. Quant à<br />

l’âme spirituelle du maître, il faudra plus qu’une impression<br />

pour la deviner. C’est durant son séjour en Allemagne que le<br />

John a commencé à attribuer des âmes animales aux gens,<br />

une conséquence de la mémoire de trop de personnes rencontrées<br />

durant son séjour en terre étrangère. à la suite d’une<br />

conversation avec un joueur rencontré à Munich, John avait<br />

déniché un traité sur le Shaolin chinois. L’auteur, entraîneur<br />

dans l’armée allemande, avait participé à la guerre des<br />

Boxers. Depuis, les adversaires du jeune Anglais manifestent<br />

non pas une, mais deux âmes animales; une corporelle et une<br />

spirituelle.<br />

Peut-être même une âme végétale comme le disait Aristote,<br />

avait proposé le père Thomas qui lui avait présenté<br />

diverses théories concernant les âmes, à cause de Anne. Depuis<br />

Munich, John a rencontré diverses combinaisons amusantes<br />

dont il tente d’imaginer la manière de vivre : un tigre<br />

«<br />

17


dans un corps de serpent, une souris dans celui d’un aigle, un<br />

renard dans une tortue, ou un chien dans un singe.<br />

Si John trouve aisément l’expression de figures animales<br />

chez les autres, il ne sait toujours pas lesquels sont unis en<br />

lui. Durant le voyage avec sa sœur pour le transfert à la Salpêtrière<br />

à Paris, John a découvert en Anne une corneille.<br />

— Moi qui suis blonde, une corneille avait-elle protesté<br />

de sa petite voix.<br />

Ils visitaient un nouveau musée, inauguré le 4 août, la<br />

veille, en mémoire du sculpteur Auguste Rodin.<br />

Une goutte de pluie, une autre. Des marins s’activent dans<br />

son dos. Depuis son retour, la guerre enfin terminée, John<br />

jauge mieux le don terrible qui afflige sa sœur, ses étranges<br />

réactions. Je me perds encore dans l’illusion du concret. Anne<br />

n’a pas eu le temps de s’attacher à ce monde-ci. Elle demeure<br />

sensible aux esprits qui errent, les fameux « eux » que sa lettre<br />

mentionne. Sa sœur s’imprègne de certains endroits comme<br />

une éponge, sans le vouloir. Est-ce vraiment possible Il admettait<br />

trop volontiers le jugement des psychiatres anglais.<br />

Elle n’est pas folle.<br />

Un incendie a endommagé l’orphelinat, un autre centre<br />

les héberge temporairement. L’endroit déjà engorgé d’enfants,<br />

on leur octroie pourtant une chambrette propre et<br />

ensoleillée. La nuit venue, les gémissements de sa sœur réveillent<br />

John. Anne fait souvent des cauchemars mais cette<br />

fois, elle se débat les mains au cou. Elle étouffe. Il crie à l’aide.<br />

<strong>Le</strong> garde de nuit surgit et la force à ouvrir la bouche. Il craint<br />

une trachée obstruée par de la nourriture volée, avalée en vitesse.<br />

Ses yeux s’ouvrent, le souffle lui revient. Anne aspire<br />

l’air comme si elle remontait d’une plongée sous l’eau à la<br />

18<br />

»<br />

«


limite du tolérable. <strong>Le</strong> lendemain, John apprend qu’un adolescent<br />

s’est pendu dans leur chambre deux semaines plus<br />

tôt. Il hésite avant d’en parler à sa Anne.<br />

— C’est Paul, répond-elle tout bonnement. <strong>Le</strong>s sœurs m’en<br />

ont parlé. Maintenant que je connais son nom, je n’ai plus<br />

rien à craindre.<br />

La mer devient houleuse. Un matelot crie quelque chose<br />

qui se perd dans le sifflement du vent. John avait huit ans<br />

et le calme de sa sœur ce jour-là lui avait donné la chair de<br />

poule. Il comprit par la suite que sa sœur ne serait jamais à<br />

l’abri des préjugés. Son don s’avéra plus difficile à contrôler<br />

que sa mémoire à lui. Anne se mit à faire des crises de délire<br />

et les médecins la déclarèrent aliénée, à interner au besoin.<br />

C’est Charles James qui avait fait les démarches pour<br />

changer Anne d’institution.<br />

— <strong>Le</strong> créateur de la psychanalyse a fait un stage à cette<br />

prestigieuse clinique. <strong>Le</strong> grand psychologue français Charcot<br />

y a professé, précise Lord Bennett. Nous n’avons reçu<br />

que des éloges.<br />

»<br />

— Rien à voir avec le Whitby, John.<br />

La voix mielleuse de Yasmine est rassurante. Elle caresse<br />

doucement sa main.<br />

— Mais moi<br />

— Tu pourrais loger à Paris.<br />

— Et apprendre le français, suggère lady Bennett.<br />

— Un net avantage, ajoute le Charles James. Avec les<br />

échecs pour t’introduire dans la société.<br />

— J’accepte.<br />

19


20<br />

— Tu peux y réfléchir quelque temps. Ils peuvent attendre.<br />

— Non. Il faut qu’elle parte.<br />

— Dans ce cas...<br />

Lord Bennett avait pris le combiné :<br />

— Passez-moi lord Ashley, miss. Au ministère, oui.<br />

<strong>Le</strong>ur enfance prenait fin. Comme John avait accepté de<br />

travailler pour le service de documentation de l’armée, l’influence<br />

du corps diplomatique allait accélérer le traitement<br />

du dossier.<br />

La mer est houleuse et il pleut, mais le jeune homme est<br />

ailleurs. Anne ne subira plus les outrages mentaux de ces<br />

sorciers modernes. Une vision cauchemardesque le fait frissonner,<br />

comme à chaque rappel.<br />

<strong>Le</strong> lugubre Whitby Asylum siège dans un manoir ancestral<br />

que l’expansion urbaine a avalé depuis un demi-siècle.<br />

La proximité d’une gare a attiré la populace dans un quartier<br />

délaissé par les bien-nantis. L’éclat de l’ancien manoir a<br />

sombré et le bâtiment étale maintenant, comme tout le quartier<br />

d’ailleurs, un état inhérent à la modernité : la pauvreté<br />

de masse. <strong>Le</strong>s murs du manoir sont faits de grosses pierres<br />

grises noircies par la fumée de charbon, où se meurt le lierre<br />

sous les lampes à gaz. Ainsi apparaît l’endroit à John depuis<br />

la voiture diplomatique qui se gare devant l’entrée. Deux<br />

préposés l’attendent, prévenus d’un visiteur important.<br />

Anne a été transférée au Whitby après une série de crises<br />

alors que John terminait son séjour à l’étranger. L’institution<br />

de bonne classe où on l’avait placée, conséquence de<br />

l’engagement de son frère dans l’armée, était devenue un<br />

cauchemar pour Anne. Jamais elle ne lui expliqua pourquoi.<br />

<strong>Le</strong>s autorités n’avaient pas cru pertinent de déranger le nou-<br />

«


veau Lord Bennett pour cette pauvre folle. À peine arrivé à<br />

Londres, John est demandé d’urgence en pleine nuit après<br />

que lady Bennett, alertée par un mauvais rêve, ait téléphoné<br />

à l’institution pour apprendre le transfert d’Anne au Whitby.<br />

L’asile accueille indifféremment le délire éthylique, la vision<br />

apocalyptique et la collection sordide, tout comme la<br />

mutilation morbide, les accès de rage, d’apathie et de catatonie<br />

épisodiques. La carte de membre ne nécessite qu’un préalable,<br />

être dysfonctionnel et sans le sou. À l’étage, on traite<br />

en petits dortoirs. Cantine et administration accaparent le<br />

palier. Mais c’est au sous-sol qu’on mène le jeune homme<br />

avec un respect craintif qui étonne John. Une porte de bois<br />

bardée de fer ouvre sur un enfer à la Jérôme Bosch. <strong>Le</strong> visage<br />

ravagé de tumeurs, un vieillard bave dans un coin en se<br />

masturbant. Un homme à la carrure de Viking se promène,<br />

chaînes aux pieds, la tête dans une cage grillagée, le front raviné<br />

de cicatrices. Une femme crie à tue-tête, momifiée dans<br />

sa camisole de force. <strong>Le</strong> tout sous un faible éclairage au pétrole.<br />

Anne est attachée sur un lit, les yeux fermés.<br />

— Qu’on la ramène au dortoir, ordonne-t-il, le visage<br />

blême.<br />

— Monsieur, elle a fait une crise, tente de justifier le préposé.<br />

En haut…<br />

— Elle ne pèse pas quarante kilos, l’interrompt John, de<br />

plomb. Elle ne manifeste aucune tendance suicidaire. Une<br />

fois calmée, vous pouviez la ramener. Craignez-vous qu’elle<br />

s’envole<br />

Ils remontent les marches de pierre, les bras d’Anne autour<br />

de sa taille, la tête contre sa poitrine.<br />

— Je vais te sortir de là. Je te le jure.<br />

»<br />

21


Un éclair frappe au loin en terre française. Ses vêtements<br />

sont trempés.<br />

John avait tenu promesse. Mais Anne fait-elle la distinction<br />

entre Londres et Paris Elle est toujours prisonnière,<br />

murmure Bouddha. Il la revoit toute frêle dans sa tenue de<br />

coton bleu délavé, se tenant devant les grandes portes au fer<br />

ciselé de l’institut privé où elle résidera en attendant la réponse<br />

de Paris. <strong>Le</strong>s portes d’un autre enfer, combien le comprend-il<br />

maintenant.<br />

22<br />

— Coupe unique.<br />

Elle pivote, moqueuse, toute menue. <strong>Le</strong> préposé qui l’accompagne<br />

est sous son charme. Elle entre, se retourne une<br />

dernière fois :<br />

— Tu es un génie, moi une folie, concède-t-elle, rossignol<br />

craintif et faussement gai. C’est la balance.<br />

— Ce n’est pas vrai. Tu verras. Fais-moi confiance.<br />

— Si je dois être sacrifiée alors gagne, exige-t-elle, rentrant<br />

en vitesse, son cœur incapable de taire la quête injuste<br />

qu’elle lui impose.<br />

<strong>Le</strong>s portes de métal ont avalé sa sœur. Pas de whist, pas<br />

d’exhibitions à l’aveugle, tant pis pour l’argent perdu. John<br />

se consacre entièrement à sa première compétition de taille<br />

en analysant les parties des quatre maîtres invités. Charles<br />

James les a sorties directement de sa filière personnelle,<br />

dactylographiées et compilées. Entre les séances d’études et<br />

de tennis lady Bennett est inflexible côté sport il prend<br />

de longues marches solitaires. Il a visité leur premier centre<br />

d’accueil et laissé un don. De voir les enfants abandonnés l’a<br />

ému. Il est passé devant l’ancien cabinet de l’avocat véreux,<br />

maintenant occupé par un médecin. Il s’est aussi arrêté chez<br />

les Stanley, le couple qui les avait accueillis, Anne et lui, ré-<br />

«


cents orphelins rapatriés d’Afrique du Sud. L’homme est<br />

mort depuis mais la femme a pleuré en le voyant si grand. À<br />

leur arrivée, Anne n’avait pas deux ans. <strong>Le</strong>ur sort aurait pu<br />

être terrible une fois l’héritage perdu. Ils ont eu beaucoup de<br />

chance, comprit John.<br />

<strong>Le</strong> marcheur s’est habitué à regarder Londres en étranger.<br />

Quatorze mois en Allemagne l’ont détaché de chez lui<br />

au point de pouvoir observer en étranger les coutumes anglaises.<br />

John prend conscience du poids de ses pas arrivé à proximité<br />

de l’université Oxford. Dès la première ronde tantôt, il<br />

doit affronter l’ex-aspirant au titre avec les pièces noires. <strong>Le</strong><br />

jeune samouraï marche seul à son premier combat. <strong>Le</strong> père<br />

Thomas va séjourner en Amérique, plusieurs années peutêtre,<br />

et Charles James est à Paris avec la délégation anglaise.<br />

Un conducteur klaxonne ce passant qui rêve en plein chemin.<br />

— Si ton chemin n’est pas ta vie, alors ta vie ne sera pas ton<br />

chemin, lui sourit père Thomas.<br />

— Je comprends.<br />

La limousine klaxonne, phares allumés sur une pluie fine<br />

qui s’éternise. À l’intérieur, sir Bennett attend. John a passé<br />

ses deux derniers jours en terre anglaise avec le nouveau<br />

père Thomas. Cette nuit, il s’embarque pour l’Allemagne, un<br />

passeport suédois en poche.<br />

— Je dois partir.<br />

«<br />

— Où te rends-tu Est-ce secret<br />

— Absolument, sourit John, si mince dans son imper. Un<br />

chalutier attend sur la côte est. Il me débarquera en terre<br />

23


neutre. Il faut bien levée de rideau un jour pour pouvoir<br />

vivre son personnage.<br />

— Voilà une attitude positive, John. Bonne chance. Dieu te<br />

protège, le sais-tu<br />

— Je ne le saurai qu’une fois mort. Merci pour tout.<br />

L’année 1917 s’annonce un temps mort. Sur le terrain, les<br />

deux camps piétinent dans la boue des tranchés. Des rébellions<br />

civiles et des défections militaires durent être sévèrement<br />

punies autant en Italie, qu’en France, en Grande-Bretagne<br />

et en Allemagne. Il faut du temps avant que les effets<br />

de la guerre économique se fassent sentir. Jeune joueur<br />

d’échecs à la mémoire prodigieuse, John Nilsson va transmettre<br />

des données vitales sur l’état des ressources ennemies.<br />

<strong>Le</strong>s alliés sont ravitaillés par l’industrie et les banques<br />

nord-américaines, ils peuvent patienter. L’intervention des<br />

sous-marins allemands, malgré son efficacité, ne pourra endiguer<br />

le soutien en provenance de l’Amérique.<br />

Une stratégie qui enfle la dette de guerre des alliés et développe<br />

aux États-Unis une mentalité colonialiste vis-à-vis<br />

l’Europe, a conclu Charles James qui se vide l’âme tandis que<br />

la voiture illumine la route déserte dans la nuit.<br />

— Je vais être transparent, John. Nous parachutons en<br />

territoire ennemi un orphelin qui, il y a deux ans à peine,<br />

ignorait tout des intrigues de la politique et du monde des<br />

adultes. <strong>Le</strong> plus grand espoir échiquéen depuis l’enfant prodige<br />

de Chicago et le Mexicain fou. S’il n’en tenait qu’à moi,<br />

John…<br />

<strong>Le</strong> reste se devine dans le ronronnement du moteur.<br />

— Ne vous morfondez pas inutilement, sir. À six ans j’étais<br />

sans famille, ruiné, avec une jeune sœur sur les bras. Anne<br />

est maintenant en sécurité dans un institut privé quatre<br />

24


étoiles et je vais m’entraîner contre les vieux maîtres allemands<br />

avec de l’argent plein les poches.<br />

<strong>Le</strong> diplomate sourit.<br />

— Fais tout de même attention, les fonds militaires sont limités.<br />

Tu n’as rien à craindre pour ta sœur. Si quelque chose<br />

ne va pas, ils me contacteront. Elle a confiance en Yasmine.<br />

— Même Anne ne sait résister à son charme.<br />

— Toi, ne tombe pas amoureux d’une Allemande.<br />

Une fois entré dans la salle du tournoi à Oxford, le rituel<br />

de la compétition s’enclenche rapidement. Après les salutations,<br />

on vérifie les chronomètres, lance son armée et note la<br />

suite des coups. John expire et répond du pion roi à celui qu’a<br />

avancé le maître Itchkoff, qui opte pour un gambit roi, ligne<br />

qu’il ne joue que contre des joueurs faibles. <strong>Le</strong> jeune Nilsson<br />

échappe un mince sourire et répond<br />

8<br />

d’une poussée du pion dame, le<br />

7<br />

contre-gambit du maître Falkbeer.<br />

6<br />

Il a développé cette ligne de jeu en<br />

5<br />

Allemagne, où le mythe de l’attaque<br />

4<br />

romantique « à la Anderssen » sévit 3<br />

encore dans les cafés.<br />

2<br />

»<br />

La contre-agression a des effets<br />

surprenants chez certains joueurs.<br />

L’ancien prétendant a la patte<br />

lourde, il faut le prendre de vitesse. Bennett l’a battu ainsi<br />

vingt ans plus tôt à Londres. <strong>Le</strong> pion dame capturé permet<br />

au pion roi d’avancer en roi cinq, gênant la sortie des figures<br />

blanches. <strong>Le</strong>s deux camps vont tenter l’un de soutenir l’autre<br />

de détruire ce pion. Afin d’accélérer le développement de ses<br />

forces et d’accentuer l’attaque, John a trouvé un échec de fou<br />

en cavalier cinq. Sur la poussée quasi forcée du pion fou ada<br />

b c d e f g h<br />

1<br />

<strong>Le</strong> contre-gambit Falkbeer :<br />

1.e4 e5 2. f4 d5 3.exd5 e4<br />

25


verse, il abandonne la pièce pour roquer et mettre une tour<br />

en jeu. Comment le maître va-t-il réagir Aucun de ses adversaires<br />

n’a survécu à cette attaque jusqu’ici. Ce sacrifice de<br />

fou, Itchkoff le réfutera, et brillamment, mais le lendemain<br />

seulement, dans son analyse post mortem. L’esprit tapissé de<br />

principes didactiques, le maître ne voit sur l’échiquier que<br />

folle jeunesse et décide de faire leçon. C’est lui qui la reçoit.<br />

Il ne peut déployer ses forces et abdique après avoir tenu une<br />

défense épique sous le regard amusé des autres maîtres.<br />

Après avoir couché son roi, Itchkoff a ce surprenant commentaire<br />

:<br />

— Si je vous avais respecté, j’aurais peut-être trouvé la<br />

bonne suite. Plus jeune, je me suis fait réprimander par Joseph<br />

Feuerbach lui-même pour avoir manqué de respect.<br />

Pas envers lui tout de même. <strong>Le</strong> voilà qui rit.<br />

<strong>Le</strong> lendemain, John s’assoit devant Bjelica Ekenstein, un<br />

homme de belle apparence. Il a dépecé un des jeunes dans<br />

une finale de tours la veille. Il ne restait assis que le temps<br />

de jouer avant de retourner parcourir les rayons de la bibliothèque.<br />

Il revenait parfois avec un livre refermé en main, le<br />

pouce en signet.<br />

<strong>Le</strong> Polonais pose ses yeux gris dans les siens. John tressaille.<br />

Une âme captive d’un corps vide de tout enthousiasme.<br />

À Berlin, le champion lui avait parlé du Polonais, un<br />

adversaire qu’il redoutait. Feuerbach s’inquiétait car Ekenstein<br />

résidait en plein territoire contesté.<br />

26<br />

— Belle victoire hier. Où avez-vous appris à jouer<br />

Ekenstein écoute attentivement le résumé fort précis que<br />

John fait de sa vie et hoche de la tête en apprenant son statut<br />

d’orphelin.<br />

— Bennett comme instructeur, vous êtes bien tombé tout<br />

de même.


De la main, il propose de débuter la partie. Durant la joute,<br />

John surprend plusieurs fois son adversaire à rêver, l’œil<br />

baigné de tristesse. Sur l’échiquier, Ekenstein abandonne<br />

au vingt-neuvième coup dans une position stratégiquement<br />

perdue.<br />

— J’ai oublié certaines positions, sourit-il. Je n’aurais jamais<br />

cru cela possible. Votre manière de contrôler le centre<br />

est très originale. Dommage, je suis sans inspiration aujourd’hui.<br />

Aux autres tables, les maîtres sont impitoyables d’efficacité<br />

devant les trois universitaires d’Oxford que Lord Bennett<br />

a incorporés à l’équipe anglaise. <strong>Le</strong> diplomate a aussi suscité<br />

la tenue d’un petit colloque sur la psychanalyse a la fin du<br />

tournoi. Projet soutenu financièrement par l’armée qui veut<br />

des précisions quant aux actions « clés » qui permettraient<br />

de verrouiller et de déverrouiller l’inconscient d’un individu.<br />

Hensen a saisi l’occasion de revoir Londres et il fait un<br />

retour surprise en compétition. <strong>Le</strong> Suisse doit d’ailleurs exécuter<br />

quelques pirouettes tactiques en troisième ronde afin<br />

de sauver une cavalerie au pas incertain. Il tend une main<br />

amicale que John accepte sans réfléchir. Partie nulle.<br />

La situation devient sérieuse pour Hackerman, invaincu.<br />

Trop confiant, Itchkoff s’est fait surprendre, Ekenstein<br />

se trouve dans un état pitoyable et Hensen est rouillé, c’est<br />

clair, s’est convaincu le gros Américain. Quant à l’âge de l’Anglais,<br />

Samuel était champion du Midwest avant d’avoir fêté<br />

ses dix ans. Pas question de crier au prodige. Bennett l’a bien<br />

préparé mais il n’a pas pu lui transmettre son expérience<br />

concrète.<br />

Hackerman a concocté une formation classique pour répondre<br />

à la sortie du cavalier roi que Nilsson avait utilisée<br />

précédemment mais le jeune homme ouvre du pion roi.<br />

Opportuniste, l’Américain s’engage avec les noirs dans une<br />

variante de l’espagnole fermée où on le dit impossible à dé-<br />

27


jouer. Ce qu’Hackerman ignore, c’est qu’il s’est engagé dans<br />

une « préparation maison » du jeune anglais, qui voit l’occasion<br />

de tester sa trouvaille contre le maître lui-même. La<br />

croisée des chemins, comprend John en un frisson tout en<br />

déplaçant sa dame au treizième coup, une décision en apparence<br />

sans logique.<br />

En étudiant les parties de l’Américain dans l’espagnole<br />

fermée, Bennett et lui ont concocté un plan qui pose de nouveaux<br />

défis aux noirs. Hackerman s’avère lent à percevoir le<br />

danger. Il réagit gauchement et perd en trente et un coups.<br />

Une boucherie ! Dans l’analyse d’après partie, Hackerman<br />

reprend du bon pied l’analyse de cette complexe variante<br />

que vient officiellement d’inaugurer John Nilsson et qui gardera<br />

le souvenir de son nom. Quand Itchkoff se joint à eux,<br />

Hackerman lui montre immédiatement la finesse du plan<br />

des blancs, à laquelle l’ex-aspirant acquiesce , tout sourire.<br />

Dans la seconde partie du tournoi, tandis que les maîtres<br />

invités se battent entre eux, John se découvre bon professeur<br />

parmi les siens qui le traitent en héros. Score final à son<br />

premier tournoi d’envergure, sept et demi sur huit, un point<br />

entier devant Hensen, un psychiatre. John se crut un tigre.<br />

<strong>Le</strong> traversier tangue, il faut rentrer. John doit s’agripper à<br />

la rampe pour progresser sans perdre l’équilibre.<br />

<strong>Le</strong>s événements allaient se bousculer. Invité de dernière<br />

heure, il remporte en avril, à La Haye en Hollande, le tournoi<br />

des jeunes, no contest écrira le chroniqueur anglais, devant<br />

le maître hollandais Boey et le Français Ducrocq, deux<br />

êtres exceptionnels qu’il découvre là-bas. À peine revenu,<br />

il s’occupe du transfert d’Anne à Paris. Lady Bennett l’aide<br />

à s’organiser, John lui-même ne s’est jamais installé où que<br />

ce soit. Départ précédé d’un télégramme du champion du<br />

monde : Berlin requiert sa participation au Tournoi de la<br />

28<br />

»


paix. Joseph Feuerbach, Hans Itchkoff, Jonathan Boey ainsi<br />

que trois maîtres nationaux ont annoncé leur participation.<br />

Frère et sœur profitent de deux merveilleux mois ensemble<br />

dans la nouvelle « ville lumière ». Un cadeau des Bennett à<br />

Anne :<br />

— Pour pendre la crémaillère, ma chère, explique Charles<br />

James en français, si sérieux quand il s’amuse. D’une certaine<br />

manière, disons.<br />

À son arrivée à la gare de Berlin, Feuerbach l’attendait<br />

avec ses deux filles.<br />

— Vous n’auriez pas dû accepter cette nulle !<br />

— Laquelle, sir <br />

— Appelez-moi Joseph, vous me gênez. Contre Hensen.<br />

Vous l’aviez dans les câbles !<br />

Il imite un boxeur. Sa fille aînée semble gênée.<br />

— C’est un vieux truc, explique l’Allemand. Un sourire<br />

sympathique et une main tendue au bon moment. Là est<br />

l’astuce. Comme un uppercut ! (Qu’il mime.) Vous manquez<br />

d’expérience, John.<br />

À Berlin, il termine troisième, un point derrière Itchkoff et<br />

Feuerbach, deux étoiles du firmament échiquéen. Cette fois,<br />

l’homme de Prague est prêt mais le « prodigieux » Nilsson,<br />

compliment du Deutsch Schacht, le surpasse en calcul dans<br />

une position complexe où, malgré tout son génie, Itchkoff se<br />

perd « à s’en nettoyer les lunettes ». Par contre, Feuerbach l’a<br />

battu. Comme à La Haye, quelques positions trop fermées<br />

lui font perdre des demi-points.<br />

À l’automne 1919, John Nilsson devient le troisième plus<br />

jeune joueur de l’histoire des échecs à être reconnu maître<br />

par ses pairs après Hackerman et Di Estivez.<br />

«<br />

29


— Tu devras accomplir ta tâche consciencieusement, remarque<br />

doucement le moine. Être un espion se vit au quotidien.<br />

— Exact, confirme sir Bennett qui cherche à détendre l’atmosphère.<br />

— Tu ne pourras jamais être toi-même devant qui que ce<br />

soit. (John sourit.) Tu dois réfléchir aux implications et aux<br />

risques aussi. Tu es sans expérience.<br />

— Il sera entraîné par les meilleurs par contre. Je peux<br />

vous l’assurer, précise Charles James. Il est très doué. C’est<br />

souvent une affaire de mémoire.<br />

Intrigué par le talent échiquéen d’un jeune pensionnaire<br />

d’une dizaine d’années, l’administrateur de l’orphelinat découvre<br />

estomaqué les capacités mémorielles du garçon. <strong>Le</strong>s<br />

plus vieux pensionnaires partis d’un coup, le black jack avait<br />

cessé rapidement. <strong>Le</strong> petit Nilsson s’initie au jeu d’échecs<br />

grâce à Fritz, un des plus vieux maintenant. Ce dernier parie<br />

toujours sur John. C’est le concierge qui a informé l’administration.<br />

Lui-même est un joueur de café respectable. Il parle<br />

au directeur de l’institution d’un prêtre missionnaire qui<br />

revient d’Asie, un bon joueur d’échecs. Ils jouent ensemble<br />

par correspondance depuis des années. La congrégation de<br />

ce prêtre pourrait fournir une éducation respectable au garçon,<br />

et ce gratuitement.<br />

Cinq années durant, frère Thomas initiera John à la philosophie,<br />

à la théologie, aux rudiments des sciences et aux<br />

échecs. John a seize ans quand on lui propose de travailler<br />

aux services d’espionnage de Sa Majesté. Stupéfaits, les Anglais<br />

ont constaté que par effet de dominos presque toute<br />

l’Europe a été entraînée dans une guerre qui semble s’éterniser.<br />

Ils ont besoin de données concrète à propos de l’économie<br />

allemande pour évaluer l’avenir.<br />

30


Frère Thomas veut en discuter mais la décision de John<br />

est déjà prise. <strong>Le</strong> recruteur que lui présente le frère Thomas,<br />

d’ailleurs un peu contrarié d’avoir à le faire, n’est nul<br />

autre que le « Ch. J. Bennett » de ses livres d’échecs, sept fois<br />

champion d’Angleterre. Un spécialiste de la hollandaise et de<br />

l’espagnole. Lors des deux dernières compétitions pour les<br />

jeunes auxquelles John a participé, le maître est venu personnellement<br />

regarder ses parties.<br />

— Certes, concède le diplomate, il existe un risque minime.<br />

On ne te demandera rien qui outrepasse tes capacités.<br />

Ceci dit…<br />

Sir Bennett fixe l’adolescent dans les yeux. Un rappel ombrage<br />

sa figure :<br />

— Nous ne pouvons pas tout prévoir. Il arrive qu’un malheur<br />

survient.<br />

— Comme pour mes parents.<br />

— Si tu refuses, je t’aiderai de toute manière pour les<br />

échecs. Tu as un talent indéniable.<br />

— J’accepte.<br />

— Ne voudrais-tu pas y réfléchir un peu avant de te décider,<br />

John suggère doucement frère Thomas.<br />

— Tu peux prendre ton temps, confirme le diplomate.<br />

— Quelle alternative ai-je Je veux jouer aux échecs.<br />

Voilà John transformé en riche orphelin suédois qui<br />

voyage d’une ville à l’autre en quête de maîtres à affronter<br />

pour satisfaire sa passion du jeu. Il en profite pour observer<br />

le voisinage : la fréquence des départs et des arrivées des navires,<br />

le nombre de militaires dans les camps, la quantité de<br />

vivres dans les magasins, de wagons arrimés aux trains, leur<br />

type de chargement. John peut évaluer une foule ou un tas<br />

d’objets à moins d’un pour cent près s’il dispose d’une ving-<br />

31


taine de secondes pour se concentrer. <strong>Le</strong>s militaires l’ont<br />

testé, chronomètre en main. <strong>Le</strong> procédé fonctionne à merveille<br />

pour l’entraîneur qui reçoit les parties de son élève<br />

par courrier redirigé. John gagne régulièrement ses duels<br />

échiquéens. Quelques parties et annotations fictives transmettent<br />

sous forme codée les données recueillies par Nilsson.<br />

Quand le Haut Commandement avait demandé à sir Bennett<br />

si leur joueur était crédible, il avait répondu sur ce ton<br />

aristocratique châtié teinté d’humour typiquement anglais :<br />

— Si vous voulez un maître de premier plan, accordez-moi<br />

six mois de plus.<br />

Après avoir passé des mois dans les villes et les ports de<br />

l’ouest et du nord du pays, John arrive enfin à Berlin. Il s’attable<br />

dans un café pour surveiller un immense entrepôt tout<br />

en mangeant. Du coin de l’œil, il repère un visage qui taquine<br />

sa mémoire. Un homme âgé, seul devant un échiquier.<br />

Court, un peu trapu, mal rasé, qui cultive une grosse moustache<br />

sous son long nez. Des yeux noirs qui brillent comme<br />

des boules ont accroché son regard. John engage la conversation<br />

puis un duel échiquéen, non sans avoir dû miser un<br />

gros billet. L’homme a sorti une horloge double d’un sac; ils<br />

jouent en blitz. John a joué des parties éclair avec sir Bennett,<br />

chaque joueur disposant de cinq minutes. Il s’avéra que<br />

l’âge de l’instructeur et les capacités mentales de l’élève trichaient<br />

avec la logique du savoir. John apprend à gagner au<br />

temps en jouant plus vite que bien. <strong>Le</strong>s parties lentes furent<br />

plus instructives.<br />

Ce jour-là au café, non seulement l’homme le bat, il lui<br />

prodigue même de judicieux conseils, confiant son étonnement<br />

devant la qualité des coups du jeune homme. Dès l’ouverture<br />

de la deuxième partie, John a replacé ces yeux sur un<br />

des visages de la photo des participants et arbitres du tournoi<br />

tenu à Hasting en 1890, presque vingt-huit ans plus tôt.<br />

32


C’est Joseph Feuerbach, le champion du monde. Stoïque,<br />

John accuse défaite après défaite, mais apprend de chaque<br />

partie. Il devient vigilant et résistant, parvenant même à annuler<br />

deux parties.<br />

— Avec une bonne technique en finale, vous serez maître<br />

d’ici peu, conclut son adversaire, tout sourire, en empochant<br />

les billets. Étrange, votre répertoire d’ouvertures ressemble<br />

plus à celui de Bennett qu’à celui d’Admundsun, un compatriote<br />

à vous pourtant.<br />

John le fixe, muet.<br />

— Vous êtes jeunes, explorez de nouvelles avenues. C’est<br />

ce que Ekenstein a fait.<br />

— Quand allez vous jouez contre lui pour le championnat <br />

Un coup de vent l’asperge d’eau. Reviens, dit Bouddha,<br />

ailleurs est ici. John, arrêté dans son passé, se remet en<br />

marche. Odeur de sel et d’algues, un cordage glisse. Eau<br />

séant, grande mère…<br />

John et Anne sont nés d’un père suédois. <strong>Le</strong>ur mère, Samantha<br />

Sourouzian, avait fui une Arménie troublée, cachée<br />

dans la cale d’un bateau anglais stationné en Turquie. Borj<br />

Nilsson est invité par l’université Cambridge à titre d’ingénieur<br />

qui demande sa citoyenneté en même temps qu’un<br />

poste d’enseignant. Ses qualités intellectuelles intriguent<br />

les éminences universitaires. Il y rencontre Samantha au<br />

département de psychologie, où elle séjourne à titre de bête<br />

de foire, prédisant les probabilités aussi spontanément que<br />

les oiseaux migrateurs trouvent leur niche. Anne va naître<br />

quand le couple s’embarque pour l’Afrique du Sud où doit<br />

agir à titre d’observateur impartial dans le conflit qui oppose<br />

les Anglais aux Boers. John et sa sœur deviennent orphelins<br />

quand le véhicule diplomatique qui mène leurs parents à<br />

»<br />

33


une réception essuie la fusillade de rebelles Boers infiltrés<br />

en territoire anglais.<br />

— La mission n’est pas sans périls, avait souligné l’attaché<br />

au ministère. N’oubliez jamais que les Anglais aiment les<br />

hommes qui ont du cran.<br />

La mort aussi. On renvoie les enfants en Angleterre où,<br />

sans parents proches, ils sont placés en famille d’accueil.<br />

Famille riche toutefois, Borj Nilsson laisse à la gestion d’un<br />

homme compétent un pécule non négligeable. <strong>Le</strong>dit avocat<br />

parle aussi bien français et allemand qu’anglais. Son père a<br />

anglicisé son nom en émigrant via la France. L’homme de<br />

loi voit dans le malheur des enfants Nilsson l’opportunité<br />

de sa vie, s’installer à Paris. En une année, grâce à quelques<br />

entourloupettes légales que permet l’absence de collatéraux,<br />

l’avocat liquide le fonds Nilsson. <strong>Le</strong>s enfants échouent dans<br />

les bras de l’assistance publique, un panier troué.<br />

Un éclair frappe au loin. La pluie reprend. <strong>Le</strong> temps est un<br />

cours d’eau. Plusieurs le combattent à contre-courant et piétinent.<br />

D’autres comprennent qu’il n’y a pas de dérive; tous les<br />

cours mènent à l’océan, la source, début sans commencement,<br />

chaos mer de l’ordre.<br />

Quelqu’un retient John qu’il a heurté, absorbé. L’encre<br />

de tous les textes écrits pourrait emplir un petit lac Dégoulinant,<br />

il contourne des marins affairés à leurs cordages et<br />

entre. Allez, suis ton fil, mate l’eau.<br />

Paquebot Majestic, à deux cent kilomètres<br />

des côtes françaises, en direction du Havre, sept<br />

heures quarante et une, heure de Paris.<br />

Accoudée à la rampe qui surplombe le premier pont du<br />

navire, Jill, fin trentaine et de poitrine modeste, grande<br />

même pour une Américaine, accueille la caresse du vent sur<br />

34


sa peau blanche. Des boucles de charbon auréolent un visage<br />

à la mâchoire marquée. La bouche est généreuse et les yeux<br />

gris oscillent entre candeur et lucidité. Elle porte un tailleur<br />

gris et une blouse lilas, le dernier cri de Boston à New York.<br />

La coupe souligne autant la splendeur de ses hanches que la<br />

minceur de sa taille. De la tête aux pieds son allure distinguée<br />

exprime sa féminité non par orgueil mais en gage de<br />

bonheur. <strong>Le</strong>s hommes qui l’observent discrètement ce matin<br />

savent que ce charme ne vise qu’un seul homme, son époux.<br />

Frank aime son élégance. Elle est l’épouse d’un banquier<br />

prospère.<br />

Jill se tourne vers lui, assis derrière elle. <strong>Le</strong> veston de son<br />

complet trois pièces repose au dos de la chaise. <strong>Le</strong>s manches<br />

relevées, il tient le Economic Journal de Londres, adroitement<br />

replié de la main gauche. Dans l’autre fume un cigare.<br />

Entendant la porte d’entrée se refermer, Jill descend l’escalier,<br />

ondulante, un petit sourire espiègle épinglé sur la figure.<br />

Elle porte un pantalon.<br />

Un peu avant la guerre, la mode du pantalon et de la jupe<br />

culotte ont fait un scandale à Paris. Des suffragettes de son<br />

cercle voient dans le port du pantalon l’occasion de s’affirmer,<br />

d’autres une curiosité amusante. Tentées, certaines<br />

ont placé une commande chez un couturier français de New<br />

York.<br />

— Et moi, qu’est-ce que je deviens s’esclaffe Frank.<br />

Elle rougit.<br />

«<br />

— Tourne, commande-t-il. Marche.<br />

Devant le miroir, elle s’était trouvée mignonne, la hanche<br />

juvénile sous l’effet du long pli vertical. Mais là, à faire la poupée<br />

devant lui, son assurance a fondu.<br />

35


36<br />

— C’est pratique, Frank, tu sais…<br />

— Quelle adorable croupe, mon amour.<br />

Tape à la croupe.<br />

— Fra..ank.<br />

Jamais son homme ni ne jure ni n’utilise des termes vulgaires<br />

ou blessants. Ils ont tous deux reçu une bonne éducation.<br />

Avant qu’elle ne proteste, par pure habitude comprend-elle,<br />

il la monte dans ses bras à l’étage. De justesse.<br />

Considérant leur âge et leurs dix années de vie commune …<br />

Madame couvre un rire d’une main gantée amenée avec<br />

grâce sur ses lèvres soulignées au rouge. Frank a insisté pour<br />

qu’ils soient levés avec le soleil pour contrer le décalage horaire.<br />

Mais ce matin le soleil est caché derrière les nuages<br />

encore présents au loin. Un violent orage a frappé tard dans<br />

la nuit. Une brise fraîche enveloppe Jill. Soudain, tout un jeu<br />

de couleurs miroitent dans les vagues.<br />

»<br />

— Frank, regarde comme c’est beau.<br />

La voix rauque et basse de Jill lui attire des regards. Frank<br />

lève la tête et, satisfait, la regarde droit au fond des yeux.<br />

Même après tant d’années de bonheur, ce regard assuré n’a<br />

pas atténué d’un iota le brasier de tendresse qu’il fait éclore<br />

en elle. Un trouble qu’elle redoute encore, impuissante devant<br />

le désir qu’il suscite. Frank retourne à sa lecture. Tout<br />

simplement. Jill ne comprends pas comment il fait pour<br />

conserver son calme. L’arrivé du télégramme d’invitation<br />

avait pourtant enflammé son époux.<br />

«<br />

— Ma belle, nous allons à Paris.<br />

— Et l’épidémie


— Terminée depuis juillet.<br />

Conflit et épidémie ne sont plus que mauvais souvenirs, il<br />

lui conte Paris. <strong>Le</strong> café que Picasso fréquentait. <strong>Le</strong> cabaret<br />

où on joue du « jazz ». Paris illuminée, vue du haut de la tour<br />

construite par l’ingénieur Eiffel.<br />

— La cathédrale, Frank. Il faut y aller.<br />

Ils y avaient assisté à une représentation à l’opéra lors de<br />

leur voyage de noce. <strong>Le</strong> personnage du bossu avait touché<br />

Jill.<br />

— Mais surtout, il faut que tu voies certains levers de soleil<br />

sur l’océan.<br />

Picasso. Elle avait oublié. Frank était si fier de lui raconter<br />

sa conversation avec le peintre. Frank a le nez dans son journal.<br />

Il revenait d’Espagne, après le tournoi de Barcelone. <strong>Le</strong><br />

souvenir de Jill se précise. Frank avait rencontré un peintre<br />

devenu célèbre, tout Boston en a parlé. Il n’oublie jamais. Pas<br />

même la date de leurs fiançailles. Son époux évalue leur bonheur.<br />

Il utilise le terme « coter ». Certains jugements du fameux<br />

calepin avaient fait rougir Jill, pourtant seule au salon.<br />

Un viol voluptueux.<br />

L’heure! La pendule la rassure. Jill parcourt le journal personnel<br />

de son époux, un calepin noir oublié au salon sous<br />

une revue d’économie. Elle connaît l’existence de ce journal,<br />

elle a vu Frank y écrire. Quand elle avait demandé ce qu’il rédigeait,<br />

il avait répondu tout simplement :<br />

— Mon intimité, mon amour.<br />

La réplique avait enchaîné sa curiosité dans une oubliette<br />

de son cœur. Elle a hésite un petit quart d’heure, tournant<br />

»<br />

«<br />

37


autour du livre tabou, cherchant en vain à s’affairer. L’arrivée<br />

de la domestique l’a affolée. Celle-ci se demande par tous<br />

les diables pourquoi madame est si surprise. Elle croit bon<br />

de rappeler que c’est le jour de ménage au grand salon. Jill<br />

lui accorde congé pour le reste de la journée sous un prétexte<br />

que la demoiselle écoute poliment, tant bien que mal.<br />

D’abord parce qu’une partie du vocabulaire et la grande majorité<br />

des préoccupations de madame lui échappent totalement.<br />

Elle ne comprend pas comment une dame si riche,<br />

si belle, adulée par un banquier qui s’occupe à un jeu pour<br />

ne pas déranger; comment cette femme instruite, bénie de<br />

Dieu, peut se faire des difficultés. De plus, en aparté de l’explication<br />

de madame, la domestique se demande si elle peut<br />

être de retour chez elle pour le repas de midi.<br />

La bonne disparue, seule dans le silence de son mensonge<br />

Jill croque la pomme offerte. Elle ne le regrette pas.<br />

<strong>Le</strong> contenu se révèle si différent de ce à quoi elle s’attendait.<br />

C’est elle le sujet de ce journal. Aucune mention de la banque<br />

ou des échecs. Combien elle aima Frank pour ces omissions.<br />

Quand elle émerge d’une lente lecture où le plus souvent<br />

les mots sont distraits par l’image, midi menace. Elle tricote<br />

une raison plausible à l’absence de la domestique et remet<br />

le journal à sa place, recomposant minutieusement le décor<br />

de l’oubli. Une vraie gamine. Après le repas, Frank à son habitude<br />

va fumer un cigare au salon. Jill s’occupe un moment<br />

tout en se rappelant de ne pas regarder « là » en entrant. Il<br />

quitte enfin pour la banque. Baiser amoureux, porte refermée.<br />

Elle court de l’entrée au divan, le calepin n’y est plus.<br />

Cette la nuit-là, elle s’éveilla à une remarque du calepin.<br />

Avec une audace qui la surprit, elle se blottit contre lui, glissa<br />

une main au bas-ventre de son amour, s’activa doucement à<br />

le raidir, disparut sous la couverture et le prit dans sa bouche.<br />

Frank en demeura muet.<br />

38<br />

»


Des passagers s’esclaffent d’un commentaire en allemand.<br />

L’ambiance à bord est si chaleureuse. <strong>Le</strong>s voyageurs<br />

s’amusent, les conversations sont agréables. Il y a toujours<br />

quelqu’un pour traduire en français ou en anglais. Une fois en<br />

mer, est revenue rapidement à Jill l’atmosphère des salons<br />

que fréquentait sa mère, jeune célibataire. Ses escapades<br />

devenaient si romantiques quand elle racontait jusque tard<br />

le soir. Mary Lou vivait différemment de l’idée que s’en faisait<br />

son entourage. <strong>Le</strong>s sentiments et les élans de son cœur<br />

étaient authentiques. Jill l’a compris en mûrissant. Sa mère<br />

était tout simplement plus personnelle dans sa quête de bonheur<br />

que l’époque ne le permettait à une jeune femme seule.<br />

Frank lève des yeux malicieux vers elle. Jill lui tire vivement<br />

un bout de langue épicé d’un bref mouvement de<br />

hanche. Il la regarde au fond des yeux et retourne à sa lecture.<br />

De dormir ensemble dans une cabine a rappelé leur<br />

voyage de noces. Frank est devenu fringant.<br />

Mère et fille restaient souvent seules, son père étant souvent<br />

appelé d’urgence. Mary Lou ne voulait pas d’un autre<br />

enfant, l’accouchement avait failli la tuer. De se retrouvée<br />

seule ne semblait pas effrayer sa mère, au contraire.<br />

Des années durant, jeune enfant, Mary Lou avait vu des<br />

soldats impressionnants venir prendre pelles, marteaux et<br />

autres outils à la fabrique de son père dans la banlieue peu<br />

développée du su de Pittsburgh, sur la route des mines et de<br />

la Virginie.<br />

Afin d’aider leurs parents, les quatre frères aînés de Mary-<br />

Lou travaillent tour à tour à l’atelier. Deux de ses trois s’enrôlent<br />

à la guerre de Sécession; aucun n’en revient. L’autre<br />

part pour le Dakota du sud où il y a de l’or en quantité selon<br />

les dires d’un certain Cluster, général de l’armée. Âgés, les<br />

parents de Mary Lou décident de vendre l’entreprise deve-<br />

«<br />

39


nue prospère pour prendre demeure dans la banlieue aisée<br />

de Boston sur la côte.<br />

La maison de pierres qu’ils habitent y est si belle comparée<br />

à celle de vieux bois que Mary Lou a quittée. Boston est<br />

agréable à vivre mais l’instruction religieuse et morale est<br />

sévère. Des gens bien habillés et instruits vous saluent au<br />

passage et notent tous vos petits travers. Habituée à vivre<br />

seule avec des hommes plus vieux, la mère de Jill s’accommode<br />

mal des « becs fins » qui ne savent que bien s’ennuyer;<br />

elle devient gourmande de distractions. Inaptes à s’intégrer<br />

à la bonne société et ne sachant s’occuper, ses parents s’éteignent<br />

en quelques années, son père enterrant sa femme<br />

avant de mourir quelques semaines après. Mary Lou se retrouve<br />

héritière, la vingtaine entamée.<br />

Deux années d’une vie oisive, épicée de longs séjours à New<br />

York, épisodes qu’une rumeur commente en sourcillant,<br />

érode sa fortune. Mary Lou se résigne à vivre en permanence<br />

à Boston où elle épouse un médecin cultivé d’origine canadienne<br />

française, d’une quinzaine d’années son aîné, tombé<br />

amoureux de l’esprit singulier et de la beauté sauvage de la<br />

jeune dame. Mary Lou tombe rapidement enceinte.<br />

<strong>Le</strong> père de Jill s’est enrichi grâce aux soins attentionnés<br />

qu’il porte à ses patients. Une discipline et une discrétion<br />

qu’il tient de son père. L’arrière-grand-père de Jill et certains<br />

cousins du grand-père, un notaire de Québec, s’étant<br />

compromis lors de la révolte des patriotes français. La famille<br />

déménagea aux États-Unis pour éviter d’éventuelles<br />

représailles. <strong>Le</strong> grand-père de Jill dut travailler fort pour se<br />

refaire un cabinet d’avocat dans la région et instruire ses enfants.<br />

L’ex-notaire perdit sa femme et tous ses enfants, sauf<br />

le plus jeune, lors d’une épidémie de choléra causée par un<br />

puits infecté. <strong>Le</strong> fils fut à la mesure du père, médecin dévoué<br />

à son travail et d’un conformisme servile, il se fit une clientèle<br />

en étant disponible en tout temps.<br />

40


À quatorze ans, déjà grande et féminine, Jill voit son univers<br />

paisible pulvérisé par la honte. Son père est trouvé<br />

pendu dans son cabinet de travail. Il vient d’apprendre d’une<br />

amie ce qui court maintenant sur toutes les lèvres : Mary<br />

Lou entretient une relation adultère avec une autre femme,<br />

une artiste peintre de la région.<br />

Répudiée par la bonne société, Mary Lou se met à boire<br />

quotidiennement. Elle dédaigne toute évocation du scandale,<br />

affichant une complète indifférence. Elle ne cherche ni<br />

à se terrer ni à soutenir sa vie sociale d’antan. Durant les séjours<br />

de Jill au collège, sa mère fait de courts voyages.<br />

Mary-Lou ne cultiva que quelques amitiés et mourut deux<br />

ans après le mariage de sa fille, se brisant la nuque, ivre, dans<br />

une chute d’escalier. Scandale et suicide avaient fait de Jill<br />

adolescente le point de mire des autres jeunes filles. Dès<br />

lors, tous ses gestes parurent sujets à interprétation. Une<br />

conscience torturante du jugement des autres l’habite en<br />

permanence, elle qui est à un âge où l’on se cherche dans le<br />

regard approbateur des autres.<br />

Un vent frais chasse le passé en ébouriffant la crinière bouclée<br />

de Jill. Elle replace ses cheveux tout en regardant son<br />

époux, toujours à sa lecture. <strong>Le</strong> souvenir des doigts de Frank<br />

bougeant une pièce d’échecs est resté gravé en une « image<br />

instantanée », comme en captent les nouveaux appareils.<br />

Jill s’était mise en tête d’apprendre à jouer. Elle déplace<br />

ses pièces avec soin. S’il lui faut éliminer une pièce, elle enlève<br />

d’abord la pièce puis dépose la sienne sur la case libérée.<br />

Elle ne cesse de s’excuser quand elle élimine une pièce ou<br />

donne échec.<br />

— <strong>Le</strong>s échecs sont à l’inverse de l’amour, mon amour. Tu<br />

m’aimes trop.<br />

»<br />

41


Durant les séances d’analyse solitaire de Frank, son<br />

« étude », elle s’approche parfois en silence, fascinée par le<br />

manège de ses doigts. Un jour, il lui avait confessé sans se<br />

tourner :<br />

— Tu m’intimides.<br />

Rebroussant chemin, elle lui avait rendu confidence pour<br />

confidence.<br />

— Tu es beau.<br />

— Parce que tu m’aimes, avait répliqué le joueur d’attaque.<br />

Frank pousse ses pions au combat comme un général. Il<br />

tasse un roi gênant en vrai démocrate. Il avance fièrement sa<br />

dame sur l’échiquier. Jill est sa reine, la pièce qu’il manie le<br />

mieux. Mais Frank Reeves, ex-champion des États-Unis, est<br />

réputé pour ses sacrifices de reine.<br />

<strong>Le</strong> regard de madame s’embrume, son teint blanchit. Ce<br />

matin, Frank s’est habillé en vitesse, curieux de vérifier l’arrivée<br />

d’un télégramme. Étrange, son époux règle toujours<br />

tout à l’avance.<br />

— Pourquoi ne pas vérifier en passant après le déjeuner<br />

La question avait embêté Frank. Une surprise Il n’a pourtant<br />

pas l’habitude de se trahir. Elle lui avait demandé un<br />

jour de rejouer une de ses parties.<br />

— Parles-moi de tes émotions. As-tu eu peur <br />

— Tu t’occupes trop de moi et pas assez du jeu.<br />

Pourtant, son fiancé d’alors s’était pris au jeu et sa princesse<br />

avait connu son intimité de joueur. Un autre journal,<br />

tracé celui-là à même le mouvement des figures de bois. Un<br />

joueur très compétitif et très émotif.<br />

42


Ils vont s’affronter. <strong>Le</strong> rappel de Feuerbach et sa grosse<br />

moustache lui pince le cœur. Quinze années ont passé pourtant<br />

depuis cette triste journée.<br />

Une mer bariolée de magnifiques jeux de verts et de bleus<br />

charme ses yeux. Puis-je désirer plus qu’un mois en amoureux<br />

à Paris Certains soirs après une partie décevante, il<br />

l’enlacera de tendresse. La première fois qu’il était revenu<br />

après une joute, découragé sans vouloir le montrer, elle avait<br />

compris combien un guerrier est seul en son cœur. Ces soirs<br />

de nuages, elle sera sa reine et ses mains seront siennes.<br />

Un courant froid brusque l’air. Un petit cri. Du verre se<br />

brise. Un objet roule.<br />

— Veux-tu le châle, mon amour <br />

Jill pivote gracieusement, les mains posées sur ses bras :<br />

— Non. <strong>Le</strong> soleil est doux.<br />

— J’achève, dit-il en lui montrant le journal.<br />

Il est resté bel homme, avec de gros os saillants, le torse<br />

velu, les muscles nerveux, la taille toujours fine, et une impression<br />

de légère maigreur qu’elle adore. <strong>Le</strong>s yeux sur le<br />

journal, son regard est au loin. Il analyse. <strong>Le</strong>s propos du<br />

chroniqueur d’échecs ou d’un critique en économie ont sur<br />

son époux cet effet comique certains jours. Parfois se lève et<br />

place les pièces sur l’échiquier puis se fige, comme s’il lui fallait<br />

arrimer sa pensée. Enfin il s’assoit, son bras avance, ses<br />

doigts déplacent les pièces et le ballet s’active. Cela peut durer<br />

une minute, une demi-heure. À la fin, il range les pièces<br />

en silence dans la boîte ou encore il s’exclame : « je t’ai ! » à un<br />

adversaire invisible. <strong>Le</strong>s jours de « je t’ai ! », à moins qu’elle<br />

ne soit fort occupée ou indisposée, lesquels cas il lui faut<br />

tout son tact et sa diplomatie, parfois même une promesse<br />

grivoise roucoulée à l’oreille, toujours marquée par lui d’un :<br />

«ho !» qui la fait rougir, ces jours-là, elle le laisse s’approcher<br />

43


doucement derrière elle en attente de ses bras. Elle penche<br />

alors la tête contre son épaule et les mots d’amour coulent en<br />

elle. Un poème toujours mieux tissé, leur rituel amoureux.<br />

Il lui avait avoué un jour qu’elle était la variante favorite de<br />

sa vie. Devant son étonnement il y en a d’autres Frank<br />

avait ajouté, embarrassé :<br />

44<br />

— Et unique. Tes rivales sont de bois. Sauf la banque.<br />

Une fillette, cinq ans peut-être, adorable de tristesse avec<br />

son petit chapeau de matelot, marche en essuyant ses larmes<br />

tandis que sa mère la réprimande en français. Jill lui sourit<br />

au passage. Madame Reeves n’a pu offrir de mignons petits<br />

pions à son mari. <strong>Le</strong> jour où elle l’apprit, Frank l’assura de<br />

son amour avec des mots à lui, des mots de joueur et de banquier.<br />

— Sais-tu combien de pions je sacrifierais pour sauver ma<br />

reine <br />

Non, elle ne le savait pas.<br />

— Plus que l’échiquier du monde peut en contenir, mon<br />

amour.<br />

Frank devint son roi. Jill Reeves, femme cultivée, entreprit<br />

une carrière sociale bénévole et devint une tête éminente<br />

de l’association américaine des suffragettes.<br />

Dès 1908, la banque de son époux accepta de financer son<br />

association, suite au speech de Jill devant les actionnaires,<br />

une audience toute masculine comprenant son propre mari.<br />

Elle reçut une ovation debout, mais n’entendit que ses applaudissements<br />

à lui, rythmés et fermes. L’investissement<br />

s’est avéré heureux. Jill a obtenu une place au conseil d’administration<br />

régional, qui cherchait de jeunes lobbyistes<br />

charismatiques.<br />

— Qu’y a-t-il mon amour.


Elle sourit. Il est vrai qu’elle le fixe, perdue dans la réminiscence<br />

du passé.<br />

— Rien. C’est très beau. <strong>Le</strong> ciel.<br />

Ce disant, elle tourne la taille, pointant un doigt ganté au<br />

bout d’un bras crème.<br />

— Mais pour en faire une peinture cubiste, cela prendrait<br />

un génie!<br />

— Celui de Picasso peut-être<br />

— Reeves, Frank Reeves, annonce-t-il, tout en prenant sa<br />

main pour la baiser.<br />

Prise au dépourvu, la damoiselle le laisse faire, ses sens<br />

soudain en feu.<br />

Jill s’est convaincue être incapable de communiquer ses<br />

sentiments. Un défaut qui vous fait paraître froide. L’enfer<br />

sur terre, comprend la fille de Mary Lou. Elle accepte donc<br />

la fatalité d’être incomprise et soupçonne un sourire comme<br />

quelqu’un qui ne sait pas qu’une larme peut naître d’un bonheur.<br />

Chaque coup de griffe donné à sa jouissance spontanée<br />

de la vie agrandit la crevasse entre Jill et les autres, surtout<br />

les hommes. Serait-elle sujette à des « tendances » <br />

<strong>Le</strong> rappel de sa mère revient la hanter. <strong>Le</strong> contact entre<br />

jeunes femmes, pourtant si naturel et si complice, la rend<br />

malaisée. Sur ces points d’interrogation qu’elle pensait éterniser<br />

en points d’orgue, Jill s’est retranchée à l’ombre des<br />

apparences, ne soumettant à la société bostonnaise qu’une<br />

conversation posée et des comportements raffinés.<br />

Devenue une conscience dans un corps pantomime, elle<br />

en perd l’assurance des gestes les plus naturels; au point de<br />

décourager les prétendants que d’autres demoiselles lui en-<br />

«<br />

45


vient. Une inquiétude à être qu’elle ne peut contrôler. La rumeur<br />

l’estime troublée, comme sa mère.<br />

Deux années ont passé depuis le suicide de son père.<br />

quand, en plein dimanche après-midi dans un parc où une<br />

foule se presse en quête d’un peu de fraîcheur, monsieur<br />

Reeves s’est présenté puis a baisé sa main. Celui que toutes<br />

les autres convoitent. D’un regard noir chaleureux tout chevalier,<br />

le jeune homme transperce le malaise qu’il sent naître<br />

en elle.<br />

46<br />

— Vous vous appelez Jill, je crois.<br />

— Oui.<br />

— Et vous êtes la plus belle femme de Boston.<br />

— Ou…<br />

La conscience d’acquiescer fait rire la demoiselle, qui<br />

porte une main devant sa bouche. <strong>Le</strong>s nuages se dissipent et<br />

la jeune femme se découvre du charme.<br />

— Vraiment<br />

— Ces yeux pourraient-ils vous mentir, ma princesse<br />

Être soi et en soi à la fois est un état voluptueux qui libère<br />

brutalement en Jill un désir de femme, trouble qu’elle chasse<br />

d’une exigence :<br />

— J’ai soif.<br />

Il offre son bras, et ils partent vers la fontaine, tout simplement.<br />

— Je travaille dans une banque et je suis démocrate. Je<br />

crois que…<br />

Frank Reeves devint Amour.<br />

»


Depuis quelques semaines, Frank ne vit que pour le tournoi<br />

de Paris, un événement prestigieux; même la banque<br />

s’estompe à l’arrière-scène. Il a dû régler paperasse et correspondance<br />

pour se libérer un long mois durant. Son époux<br />

rêve de se mesurer à nouveau (mince sourire de madame) à<br />

l’élégant Cappello.<br />

«<br />

— Comment ça, « élégant » Et moi<br />

<strong>Le</strong> ton brusque de son époux l’a fait sursauter. Alors que<br />

Charles James, amusé, demande au serveur s’il y aurait un<br />

avocat disponible dans la salle pour assister madame Reeves,<br />

Yasmine, sa femme, fixe Jill, les yeux ronds, l’air de dire :<br />

« Nous avons touché un point sensible! »<br />

Été1908, le quatuor est dans un chic restaurant de New<br />

York. C’est la première visite de Yasmine en Amérique et les<br />

deux femmes se sont liées d’une amitié complice pendant<br />

que leurs « guerriers », comme les appellent la Sud-Africaine,<br />

s’entretuent en tournoi sans se blesser.<br />

— Du moins, en apparence, laisse flotter madame Bennett.<br />

Frank parle de son prochain adversaire, un jeune très<br />

prometteur. Jill complimente l’allure du Cubain. Grand et<br />

mince, le jeune homme de dix-huit ans se baladait lors de la<br />

première ronde en complet couleur sable avec une chemise<br />

violette.<br />

— Tu aimerais que je m’habille ainsi demande Frank.<br />

— Non.<br />

— Explique-moi alors.<br />

— Peut-être sur une plage…<br />

— Africaine, glisse Yasmine, de miel.<br />

47


<strong>Le</strong>s deux femmes pouffent de rire. Ce que Frank semble<br />

incapable de faire.<br />

— Fraânk, voyons.<br />

Jill lui prend amoureusement la main. Mais une nouvelle<br />

secousse de rire l’éprouve.<br />

Quant il affronte Cappello le lendemain après-midi, Reeves<br />

lance une attaque au roi en claquant ses pièces, étonnant<br />

toute l’assistance. Devenu citoyen étasunien, le Cubain est<br />

un prétendant au trône. Reeves a voulu lui montrer qui est<br />

le roi, expliquent « hors sujet » les experts. Cappello joue<br />

nerveusement, doute de lui et matérialise le souffle du dragon.<br />

Frais arrivé à New York, il affronte le dernier aspirant<br />

au titre, qui semble de marbre. Tout à ce spectacle, à demi<br />

dissimulée parmi les curieux, Jill voit son époux poser une<br />

dame arrogante sans protection en plein champ de bataille.<br />

La salle est balayée d’un murmure. La figure semble devoir<br />

être capturée. <strong>Le</strong> banquier applique alors une courte combinaison,<br />

«à la Cappello » dit-on maintenant l’élève sut par<br />

la suite dépasser son maître qui gagne une tour. La foule<br />

applaudit tandis que Jill verse une larme d’amour.<br />

Sacrifier sa reine...<br />

»<br />

48<br />

Quai de la gare d’Amsterdam, huit heures<br />

quarante-sept, heure de Paris.<br />

— Maman ! Il est mort !<br />

Une voix stridente. L’inconfort du bois le réveille. Jonathan<br />

se retrouve nez à nez avec une gamine. Deux tresses levées<br />

en guise de cornes, Méphistophélès le fixe, tête inclinée.<br />

— Gertrud ! Viens ! Tu vas attraper des poux.


Il fait jour. Jonathan Boey se lève et s’étire péniblement.<br />

De taille moyenne, mince et de nature nerveuse, à vingt-sept<br />

ans il en paraît aisément trente. Un visage marqué par de<br />

longues mèches rebelles brunes comme les soleils sombres<br />

de ses yeux. Neuf heures approche à l’horloge de la gare.<br />

L’ombre d’un clocher d’église s’allonge jusqu’au banc où il a<br />

créché cette nuit, ayant trop bu, pour ne pas rater le train.<br />

Voilà pourquoi le soleil ne l’a pas réveillé. Une humiliante<br />

séance d’hygiène l’attend donc à la fontaine attenante à la<br />

gare. Procéder en vitesse avant qu’un gendarme ne s’amène<br />

questionner cette misère exposée aux yeux d’innocents citoyens.<br />

Immonde sera la bête engendrée. Une hydre possédant<br />

des milliers de têtes et pourtant aucune. Toutes jugeront, aucune<br />

ne comprendra.<br />

Quand le génie de la bouteille n’est plus et que seuls des relents<br />

d’alcool persistent, jaillissent en l’esprit du Hollandais<br />

des passages de son œuvre.<br />

Il s’arrête de marcher, vacillant. Manger. À la fontaine, il<br />

doit soutenir un levier de la main gauche tandis qu’il s’asperge<br />

maladroitement de l’autre. Il mouille son pantalon.<br />

On va croire qu’il a uriné dessus. <strong>Le</strong> pouvoir de créer se transformera<br />

en simple pouvoir de gérer. L’âme sera jaugée à sa matière,<br />

la vie par l’inerte. <strong>Le</strong>s fleurs seront mises en pots, offertes<br />

en ornement aux maîtres du pouvoir. Il se met en route pour<br />

la cantine.<br />

Tout ivrogne qui se respecte, sait Jonathan, doit éviter<br />

trois vices de « forme ». D’abord une haleine qui avoue<br />

trop d’alcool. Ensuite des vêtements fripés qui trahissent<br />

une nuit à la belle étoile, donc fauché. Puis d’être échevelé,<br />

ce qu’il corrige en marchant, les mains en guise de peigne.<br />

Pour cacher les signes de ce que la langue anglaise appellent<br />

étrangement un hang over.<br />

«<br />

49


50<br />

— Boire est-il forcément un péché selon vous <br />

— Comment pourrait-on vivre sans boire C’est une nécessité<br />

de la vie, répond platement l’Anglais, accoudé, un<br />

doigt retournant incessamment une mèche de cheveux sur<br />

elle-même, ce qui énerve Jonathan.<br />

— Vous pensez… Non ! Pas d’eau, John. Je parle d’alcool.<br />

Vous êtes d’une telle innocence.<br />

— C’est le propre des sages, paraît-il. Il y a un échec de tour<br />

si le cavalier bouge, note Nilsson pour Ducrocq.<br />

Ils n’en sont qu’au potage et déjà un échiquier s’est fait une<br />

niche entre verres et assiettes. L’Anglais montre au Français<br />

et à leur hôte, le promoteur du tournoi, une position de l’attaque<br />

indienne roi où l’arrogant centre des noirs est pulvérisé<br />

par un double sacrifice de pièces.<br />

— Est-ce un péché redemande le Hollandais tout en remplissant<br />

les verres.<br />

— Je ne trouve rien, soupire Ducrocq. Étonnant.<br />

— Il existe une autre formation possible, précise Nilsson.<br />

Toute en replaçant la position, le jeune Nilsson répond à<br />

Jonathan :<br />

— Peut-être un artifice pour pouvoir rêver éveillé<br />

— Un rêve qui finit en cauchemar, murmure le Hollandais.<br />

Billet Dans la poche mouchoir de son veston. La lettre<br />

Dans la poche intérieure. Argent Plus un billet mais de la<br />

monnaie en fond de poche pour la soupe.<br />

Jonathan cultive au menton un collier de barbe de peu<br />

d’entretien. Sa gorge et ses joues glabres lui confèrent un<br />

air professoral. <strong>Le</strong>s pommes d’Adam parleront en place des<br />

»


pommes d’Ève. Devenus péché, leurs fruits se monnaieront au<br />

poids métallique d’une sueur pillée.<br />

Jonathan est né à Copenhague, où sa mère a accueilli dans<br />

sa couche des artistes de passage voulant goûter la douceur<br />

de sa fleur. Une rose qui jusqu’au cœur de son ventre savait la<br />

Lune puiser éclat et chaleur d’un Soleil amoureux. Jonathan<br />

est le fruit d’un de ses amants. Ils seront deux par nécessité.<br />

L’autre enchaînera l’une, se croyant Elle, alors que son ventre<br />

est à toujours stérile. Il se croira lignée mais ne sera que dispersion.<br />

Grâce Boey son nom de poétesse, le seul que lui connût<br />

son fils s’est inclinée sous la faux de la syphilis à trente-trois<br />

ans, après une vie sans le moindre manquement à l’amour.<br />

Jonathan allait sur ses douze ans. Une messie dont il peut<br />

témoigner du chemin de croix. Une messie qu’il veut révéler<br />

aux prêtresses de la vie.<br />

<strong>Le</strong> « poème vivant » que Grâce a conçu est devenu un théologien<br />

qui vivote en récoltant des bourses en tournoi et en<br />

donnant des cours d’échecs à des fils de riches familles quand<br />

il tolère d’être sédentaire pour un temps. Boey finance ses<br />

voyages à l’aide de rares conférences universitaires et à l’invitation<br />

de sectes naturalistes et spiritualistes. La philosophie<br />

indienne se répand en Europe, saupoudrant d’un mystère<br />

karmique qu’une âme chrétienne moralement abandonnée<br />

par un Occident occupé à jouir de sa richesse. Au nom de la<br />

Mère, son livre, a excité les cercles ésotériques anti papistes<br />

des pays nordiques par son originalité et sa profondeur apocalyptique.<br />

<strong>Le</strong> Hollandais est lu et commenté aussi bien en<br />

Allemagne qu’en France. Boey a assuré lui-même ces traductions.<br />

Jonathan a le don des langues et ne l’a pas dans sa<br />

poche. D’habitude du moins.<br />

Tandis qu’il vérifie l’heure du départ, une jeune dame,<br />

française de poitrine et de démarche, lui allonge un regard.<br />

De longues cuisses minces que dévoile en coup de vent le dieu<br />

51


Éole. Derrière elle, à l’ouest, le ciel s’assombrit. Jonathan a<br />

tenté une seule fois de troquer billet contre billet parce qu’il<br />

avait raté un train. Une place était disponible dans le suivant<br />

et il avait un billet non utilisé en poche. Une substitution<br />

simple à comprendre. Pourtant l’administration ne voulut<br />

rien entendre. Pas question de revivre une telle aberration<br />

sociale. Au regard cueilli, il retourne un sourire sous pli.<br />

Humant parfum sous enveloppe, la dame teinte la cadence<br />

d’un soupçon de lenteur, consciente du regard approbateur.<br />

Mais Jonathan se découvre une gueule de bois et un esprit<br />

de baleinier. Rien ne lui vient à la bouche et ses jambes sont<br />

molles. La virée des derniers jours prend substance aux<br />

bougies qu’une mémoire compatissante allume une à une à<br />

l’orée de sa conscience. La dame n’est plus qu’une tache de<br />

couleur dans la foule animée par un train qui se dégourdit la<br />

machinerie. Il a devant les yeux un Renoir vivant.<br />

L’île de Calypso, éternelle tentation de cette vie errante :<br />

le home douillet de la dame de bonne société. La couche de<br />

ces protectrices enchantées est un bien frêle esquif, Jonathan<br />

impuissant à chaque fois de faire la sourde oreille aux<br />

chants des Bacchantes, abandonnant à Pénélope une toile<br />

de mots. Un rêve domestique trahi<br />

8<br />

7<br />

à répétition en quelques gorgées de<br />

6<br />

poison. Tôt ou tard.<br />

Son estomac le rappelle à l’ordre<br />

et sa tête est un clocher d’église<br />

transporté en charrette. La femme<br />

deviendra outil du grand mensonge et<br />

son temps sera compté au calendrier<br />

de ses maîtres. Elles engendreront légion<br />

mais elle demeurera unique en<br />

une infinité de solitudes.<br />

52<br />

5<br />

4<br />

3<br />

2<br />

1<br />

Boey commande un potage. Ses mains tremblent. <strong>Le</strong><br />

manque d’alcool se fait déjà sentir. Première journée de caa<br />

b c d e f g h<br />

<strong>Le</strong> gambit dame :<br />

1.d4 d5 2.c4


ême, la traversée du désert débute.<br />

On parle de la guerre à la table voisine.<br />

Une folie, conclut platement la<br />

tablée.<br />

Depuis la mort de sa mère, Jonathan s’est réfugié dans le<br />

jeu d’échecs, devenu une passion. Chaque ville possède un<br />

club ou un café qui sert de lieu de rencontre aux amateurs.<br />

Ingrid y laisse son fils adoptif, prise par une carrière qui l’ac-<br />

La version moderne du mouvement<br />

des pièces aux échecs a été<br />

3<br />

2<br />

1<br />

popularisée dès le seizième siècle<br />

a b c d e f g h<br />

par la publication des premières L’ouverture indienne : 1.Cf3<br />

compilations et analyses de parties<br />

jouées. <strong>Le</strong>s blancs débutent en suivant l’ornière, poussant le<br />

pion roi de deux cases. Ce coup libère dame et fou, permettant<br />

au monarque de se réfugier derrière ses fantassins en<br />

roquant, une manœuvre adoptée par les Italiens au quinzième<br />

siècle. L’accumulation de l’expérience a pour effet, fin<br />

dix-neuvième et plus encore début vingtième, que d’autres<br />

débuts sont explorés par les maîtres; le gambit dame en particulier.<br />

Maintenant débuter du cavalier roi fait moderne et<br />

évite de longues suites préparées à l’avance. On construit<br />

pour sa majesté une forteresse appelée « indienne » dans le<br />

jargon échiquéen. <strong>Le</strong> révérend Owen et Henry Culbertson,<br />

deux maîtres anglais, ont même débuté quelques parties<br />

avec les noirs en poussant le pion cavalier dame d’une case<br />

pour mettre le fou en « fianchetto ».<br />

Jonathan est à Prague. Il veut voir de près le vétéran<br />

Feuerbach et l’aspirant Itchkoff. Son premier voyage seul, à<br />

quinze ans.<br />

— Il faut bien que tu navigues un jour ou l’autre, petit matelot,<br />

avait conclu Ingrid en guise de permission.<br />

«<br />

8<br />

7<br />

6<br />

5<br />

4<br />

53


capare de plus en plus. L’affrontement entre Feuerbach et<br />

Itchkoff s’avère décevant pour le jeune Boey : les deux adversaires<br />

rejouent toujours les mêmes positions. La nécessité<br />

pratique de ne pas perdre coupe le souffle à la créativité.<br />

Quand Itchkoff publie <strong>Le</strong>s principes de mon système l’année<br />

suivante, c’est la révélation pour Jonathan. Il est devenu habile<br />

en combinaisons mais les exemples lumineux de ce pédagogue<br />

hors pair lui révèlent des principes et des buts qui<br />

persistent à travers l’apparente diversité de coups.<br />

En manque d’une cause finale au déploiement harmonique<br />

de son armée. Jonathan se met à la recherche d’une<br />

vision par la pratique de débuts moins connues. Il écarte les<br />

gambits douteux et les variantes trop tactiques, guère dans<br />

l’esprit de sa quête. La bourse d’étude rousseauiste que lui a<br />

dénichée Ingrid lui laisse libre choix des érudits à engager<br />

pour parfaire son instruction. Des progrès échiquéens persistants<br />

le qualifient pour un tournoi qui se tiendra en février<br />

1913 à La Haye. Afin d’aider une jeunesse pleine d’espoir, il<br />

est coutume d’organiser des compétitions où on invite de<br />

jeunes joueurs émérites, occasion pour eux d’affronter de<br />

forts joueurs. <strong>Le</strong>s bourses en jeu et les facilités de transport<br />

et de gîte ont attiré trois vétérans, les maîtres Taubenhaus,<br />

Meyer et Schelling. Jonathan va avoir vingt ans le mois suivant<br />

et c’est sa première compétition de haut calibre.<br />

L’atmosphère dans la salle de jeu est austère et son premier<br />

adversaire n’est nul autre que le vieux maître allemand<br />

Schelling. Dehors siffle un vent glacial exceptionnel. Ils sont<br />

attablés à l’échiquier deux, sur l’estrade d’honneur. Jonathan<br />

médite depuis de longues minutes devant son armée<br />

blanche bien alignée comme s’il recueillait l’énergie nécessaire<br />

avant de se mettre en marche. Toutes les autres parties<br />

ont débuté. Enfin il joue son pion cavalier dame de deux, libérant<br />

le « fou de la dame ». La foule murmure. Une énorme<br />

54<br />

«


tension s’apaise en lui. <strong>Le</strong> maître Schelling sourcille et prend<br />

possession du centre à coup de pions, en conquérant qui va<br />

refouler les prétentions de l’inculte indigène. <strong>Le</strong> tic-tic des<br />

horloges, les raclements de gorges et les murmures se font<br />

rares. <strong>Le</strong>s heures passent, les tables se vident. Au premier<br />

échiquier, un jeune Suédois qui terminera cinquième a tenu<br />

plus de cinquante coups avec les noirs avant d’abandonner<br />

contre Meyer. Quand la poussière retombe et que quelques<br />

pions et figures sont disparus de l’échiquier, le fou dame de<br />

Boey devient intraitable pour les fantassins du roi adverse,<br />

scindant l’échiquier en deux. Schelling doit passer en finale<br />

et s’incline après cinq heures et demie de jeu après avoir<br />

perdu un second pion. Jonathan termine troisième derrière<br />

Meyer et Taubenhaus, dont ce sera le dernier tournoi. Plus<br />

ils se moquent de ses manœuvres, confiera plus tard Boey<br />

à un journaliste, moins ses adversaires cherchent à comprendre<br />

sa stratégie. Voilà pourquoi il gagne.<br />

Du moins quand l’alcool ne vient pas trop embrouiller sa<br />

vision. Dehors l’air est devenue humide. D’une voix de ténor,<br />

une âme sans émotion annonce le départ du train pour Paris.<br />

Une marche à petits pas dans la cacophonie des inquiétudes :<br />

— Tu crois qu’il restera de bonnes places <br />

— <strong>Le</strong>s éclairs, c’est dangereux en train, paraît-il.<br />

— J’espère que les cabinets seront propres. La dernière<br />

fois …<br />

On vit comme on guerroie, pour de meilleures places.<br />

Ils travailleront le sol à même leur avidité, arrachant des entrailles<br />

de la terre la lourde détermination du métal pour la retourner<br />

contre leurs frères, idolâtrant le pouvoir de détruire la<br />

vie. La Grande Guerre en avait été une de tranchées, chaque<br />

camp creusant ses acquis. Et la bête survolera ces cimetières<br />

»<br />

55


s’accomplissant, humant la chair rouge ouverte, le sexe de la<br />

mort. Elle hurlera son plaisir dans le rugissement des canons.<br />

— Un fou, explique un père à ses enfants en portant un<br />

doigt à sa tempe.<br />

Perdu dans la réminiscence de sa plume, Jonathan a murmuré.<br />

La vérité du fou est globale et totalitaire. L’insensé n’accepte<br />

aucune opinion. Sa vue est épurée des détails et de<br />

l’anodin. <strong>Le</strong> fou est sans compromis. C’est sourd au tumulte<br />

des voix discordantes qu’il existe. Pour le fou, l’échiquier est<br />

blanc ou noir, il ne comporte que trente deux cases. <strong>Le</strong> reste<br />

est une surface vide de signification. Fou des cases blanches<br />

et fou des cases noires ne se rencontrent jamais.<br />

— Regarde, mon fruit d’amour. Ils le traitent comme un<br />

prisonnier.<br />

Ils sont au zoo d’Amsterdam, figés devant un orang-outan<br />

qui les hume, mains aux barres de fer. La honte transperce<br />

Jonathan. En un regard triste à soupirer de compassion, se<br />

tient devant lui une aube d’intelligence mise en cage.<br />

La vie se reniera elle-même, éblouie par ses faibles lumières.<br />

Hors du sein, elle encombrera la Terre de ses machines. <strong>Le</strong>s<br />

aveugles prétendront voir là où la nuit ne règne plus, là où la<br />

vie s’est retirée de la vie.<br />

<strong>Le</strong> calepin <strong>Le</strong>s poches de son veston. Non. Sur le banc. Il<br />

rebrousse chemin, s’arrête net. Non! Dans sa valise. Consignée.<br />

Pour ne pas la perdre. Faire vite. Ses jambes sont<br />

raides, son souffle court, ses tempes martèlent la cadence au<br />

tambour. Quand la grande soif sera calmée, engourdie de refus,<br />

le soleil reviendra et Jonathan pourra à nouveau habiter<br />

56<br />

«<br />

»


le quotidien. <strong>Le</strong> chien de garde grommelle, montre en main,<br />

quand Jonathan se hisse au wagon in extremis avec sa lourde<br />

valise.<br />

<strong>Le</strong> calepin, c’est son hymne aux singes. L’ensemble de ses<br />

notes sur le déploiement de l’ouverture « orang-outan »,<br />

comme les chroniqueurs l’ont baptisée après que le Hollandais<br />

eût confessé l’anecdote du zoo. Tandis que ses adversaires<br />

découvrent l’Amérique, l’autochtone les épie en train<br />

de piocher sur des sentiers inconnus. Au moment opportun,<br />

il les dépouille de la victoire, en Robin des bois de la raison.<br />

<strong>Le</strong> juste se ressourcera dans les boisés de la pensée, délestant<br />

l’avare de ses raisons. On l’affichera en dédain public. Un mal<br />

nécessaire plaideront les corbeaux du Malin. À ses trousses, la<br />

Bête lancera ses chiens.<br />

Sur la banquette d’en face un jeune fils et ses parents ouvriers<br />

mangent du pain. Nez à la vitre, Boey observe l’agitation<br />

de la gare. <strong>Le</strong> martèlement du métal contre le métal. La<br />

ville, un Léviathan, monstre aux proportions bibliques. La<br />

toile de la Bête capturera l’innocence errant. <strong>Le</strong>s travailleurs,<br />

cadavres animés, attendront de devenir sa brève collation.<br />

Gourmande, la bête sera. En araignée, à vous elle pensera.<br />

Une fourmilière industrieuse où la femme n’est plus<br />

qu’une machine à reproduire la chair à machine, songe Jonathan,<br />

tête à la vitre. Où l’âme se perd en conventions à respecter<br />

pour le profit des uns. Où la vie se perd à fabriquer les<br />

ustensiles de la survie usinée. Où le libre arbitre se perd en<br />

dominations concédées, main levée au parti pris. L’opinion<br />

d’aucun rassemblée sera Vérité clamée à l’unisson. Chacun<br />

adhérera à ces rêves étrangers au rêve, à ces Évangiles qui prônent<br />

la multiplicité des destinées.<br />

La lettre. Dans son veston. Paris aussi chasse la nature en<br />

périphérie de son nombril de pierre. La ville poème, comme<br />

l’appelait Grâce. Des terres devenues un simple collage de labeurs<br />

spécialisés. Des arbres esseulés mis en pots. Des aires<br />

57


vertes captives de leur clôture, une nature considérée irresponsable.<br />

Un enfant pleure après avoir été giflé durement pour un<br />

vilain mot prononcé.<br />

58<br />

— Qu’y a-t-il mon soleil<br />

Jonathan a neuf ans. Il est de retour d’une visite au musée.<br />

Sa mère est étendue presque nue sur le divan. Ingrid, « ma<br />

fleur butineuse » comme l’appelle Grâce sans que Jonathan<br />

saisisse le sens de ce contresens déclamait du Baudelaire à<br />

haute voix quand il est apparu au salon. Devant la mine déconfite<br />

du gamin, elle s’est tue.<br />

— <strong>Le</strong>s autres disent...<br />

— Quels autres<br />

— <strong>Le</strong>s élèves, précise Ingrid.<br />

— Ils disent que les femmes se sont fait couper le zizi parce<br />

qu’elles étaient méchantes.<br />

— <strong>Le</strong> zizi. C’est ainsi que se nomme ton sexe<br />

— C’est eux qui...<br />

— Laisse les autres à leur stupidité. Parle, fruit de mon<br />

fruit.<br />

— Bien, le pénis.<br />

— <strong>Le</strong>s femmes n’ont pas de pénis, Jonathan. Elles n’en ont<br />

jamais eu et il ne leur serait d’aucune utilité d’en avoir un. <strong>Le</strong><br />

sexe d’une femme est une fleur qui s’ouvre d’amour.<br />

— Que tu butineras avec joie, petite abeille, quand tu seras<br />

devenu un homme ferme, ajoute Ingrid en riant.<br />

— Une fleur <br />

«


Ingrid s’approche, prend Jonathan par la main et le mène<br />

à la chambre.<br />

— Viens, petit marin, je vais te montrer comment aduler<br />

les fleurs.<br />

Jonathan connut alors toute la tendresse que recèle l’intimité<br />

d’une femme.<br />

Un bruit sourd extrait à demi le théologien de sa rêverie.<br />

Il place sa tête au creux de son bras et baisse les paupières<br />

tandis que le gamin en face lui sourit.<br />

— Et sur cette pierre, je bâtirai mon église, murmure Jonathan<br />

en souriant.<br />

Las d’écrire, enfermé dans sa petite chambre, il a décidé de<br />

prendre un peu d’air. À vingt-deux ans, alors que l’Europe est<br />

à feu et à sang, lui rédige une thèse sur Dieu; contre Dieu et il<br />

n’aboutit à rien. Il s’est arrêté devant un mur de pierres haut<br />

de dix mètres. Agrippé au bâtiment, le lierre a patiemment<br />

surmonté l’obstacle et en couvre maintenant la presque totalité.<br />

Aussi majestueuse que soit cette construction aux<br />

yeux des passants, aussi importante que soit sa fonction, le<br />

lierre qui en verdit la surface l’a réduite à un simple tas de<br />

pierres. Combien risibles apparaissent les temples humains<br />

devant la patience de la vie, comprend-il.<br />

<strong>Le</strong> lierre n’est que l’incessante reproduction d’une même<br />

forme, un segment de lierre de moins de dix centimètres de<br />

long, depuis la souche en terre. Pourquoi l’autre sexe est-il<br />

donc apparu Pourquoi la Mère permit-elle le mâle Jamais<br />

Dieu ne fit plus grand sacrifice de soi que quand Elle permit<br />

que le mâle gouverne la vie.<br />

»<br />

«<br />

59


— Oh mère ! s’écrie soudain Jonathan, ébloui, devant son<br />

mur des lamentations.<br />

<strong>Le</strong> soleil de Grâce se lève enfin. Jonathan court à sa mansarde<br />

balayer le passé sur sa table, dans sa bibliothèque et<br />

en sa tête. Il a enfin trouvé. La fenêtre ouverte, il se promet<br />

d’acheter des plantes et des fleurs. Puis il prend un feuillet<br />

blanc et écrit : « En mémoire de ma mère ». Il biffe aussitôt<br />

pour « Au nom de ma mère ». Comprenant qu’elles sont<br />

toutes mères, il se décide pour « Au nom de la Mère ». Sur la<br />

page suivante, la dédicace dit : « En mémoire d’une Grâce à<br />

qui je dois tout.»<br />

La femme est fleur, débute-t-il. C’est quand elle est aimée et<br />

chérie qu’elle s’épanouit. La féminité est une essence végétale<br />

fondamentale. Une vie qui donne vie à soi-même en elle-même<br />

pour voyager dans le temps. Dieu est un principe féminin. Pourquoi<br />

alors s’est-elle divisée en elle et lui Pourquoi a-t-elle créé<br />

un second sexe Pourquoi a-t-elle permis aux hommes d’ériger<br />

ces monstres de pierre et de métal qui détruisent ses fruits <br />

Son projet est lancé, Jonathan vit. Quand, épuisé, il repose<br />

sa plume dans le silence de sa mansarde, Jonathan saisit à<br />

quel point le Malin est malin; toute la solitude qu’il a dû et<br />

devra supporter pour cette encre étalée. <strong>Le</strong> Malin moula le<br />

mâle par son désir. La Mère accueillit en son sein une vie hors<br />

de son sein. Pourquoi Parce que la Mère est pur amour. Mais<br />

la Bête, submergée de plaisir, gisait ensuite faible et sans volonté.<br />

La Bête eut peur de l’amour et méprisa sa mère.<br />

Puis il sortit boire. La seconde journée de cuite sécha ses<br />

pleurs et il put enfin dormir.<br />

Dans le train aussi. Il se réveille à Bruxelles sous la pluie;<br />

une halte qui lui laisse amplement le temps de se dégourdir<br />

les jambes. Heureuse disposition les quelques jours de repos<br />

»<br />

60


à Paris avant le début de la compétition. <strong>Le</strong> sifflet finit par le<br />

ramener à la course.<br />

C’est en traversant les wagons en quête du sien qu’il le vit.<br />

Frontière France Italie, train pour Paris,<br />

onze heures trois, heure de Paris.<br />

Miguel Belladona saute d’un wagon à l’autre en quête<br />

d’une cachette. Dans la gare, les sifflets et les ordres en italien<br />

jaillissent de partout. Marguerita a mouchardé. Miguel<br />

a pourtant promis de la faire venir à Paris, mais après, pas<br />

avec lui. Il faut négocier sa sortie dans un vaudeville, surtout<br />

s’il y a eu arnaque. <strong>Le</strong>s soupçons, ils les ont facile les bourgeois<br />

quand ils se font chiper de l’or. Ils en prennent pour<br />

leur orgueil. S’ils pensent que l’insulte se rit d’eux, alors c’est<br />

l’injure. Ils ruminent et deviennent astucieux. Mauvais. Si ça<br />

apparaît magique, là ils se disent : « Chapeau ! » Surtout sans<br />

casse et sans bruit. L’orgueil toujours. Ils pensent : «Tant pis.<br />

Faudra mettre des barreaux. » Là, c’est du travail soigné. On<br />

en voulait qu’à leur bonheur matériel. Ça se remplace.<br />

Peut-être même qu’il l’aurait rapatriée, la petite. Sa part,<br />

la Marguerita, pour sûr qu’elle l’aurait eue de toute manière.<br />

Miguel a juré par la madone. Des bijoux, ça se liquide en<br />

douceur, qu’il lui a expliqué. Si tu arrives embarrassé, avec<br />

un gros tas de clinquant, le marchand t’en débarrasse à prix<br />

d’ami. Bref, tu te fais enculer.<br />

Elle en a un joli cul, la Marguerita. Elle suce jusqu’à la lie.<br />

Elle y tient en plus. Avec un de ces regards, tout en te travaillant.<br />

Une adorable vicieuse. <strong>Le</strong>s cailloux d’un marchand<br />

d’art florentin, ce sera d’autant plus délicat. Ils ont le bras<br />

long, les riches. S’il y a du nostalgique ou de la relique de<br />

famille dans le tas, alors on télégraphie aux bijoutiers, avec<br />

prime au preneur. Ça intéresse les primes.<br />

61


Une dame très âgée met le nez dans le corridor. Miguel<br />

sort prestement un papier plié, d’allure officielle et estampillé.<br />

D’un geste autoritaire, il lui ordonne de rentrer dans<br />

son compartiment puis remet le reçu de poste dans sa poche.<br />

La grosse officielle du Florentin s’avère si moche un coup<br />

déficelée que, le premier soir, Miguel doit se trouver des pudeurs<br />

à tricher du matrimonial. Sans compter les gênes pécuniaires<br />

inscrites au scénario. Qu’est-il, ce roturier Elle<br />

s’en pâme, il réussit sa sortie.<br />

Marguerita promet son petit derrière, cul sec, avec murmures<br />

à faire rougir les putains qui bossent sous le pont. Pas<br />

peu dire. Mais seulement s’il saute leur « occasion » en étalon.<br />

<strong>Le</strong> second soir, la petite l’échauffe avant l’épreuve; Miguel<br />

entre dans la chambre du péché en corsaire au bordel<br />

après des années passées en mer et un naufrage quelconque<br />

pour allonger l’histoire. Mais voilà la domestique de madame<br />

qui monte, malgré ses recommandations. Marguerita<br />

a martelé elle-même la cloche d’entrée, donnant l’illusion<br />

d’’un visiteur imprévu et impatient. Apeurée, la bourgeoise<br />

se ficelle tant bien que mal en maudissant le sort comme la<br />

domestique. Belladona saute au parterre dès qu’il entend<br />

Marguerita se racler la gorge derrière la porte, signal de son<br />

entrée en scène. Suivent trois séances de charcuterie érotique<br />

qu’il entrecoupe de lettres d’amour. La bourgeoise en<br />

bave d’être montée en promesse dans une villa avec l’Adriatique<br />

en fond de scène.<br />

Côté finance, la truie vaut son porc. Elle comptabilise<br />

quincaillerie et placements tandis que Miguel étudie la roue<br />

de fortune en acier massif qu’elle manipule en toute candeur.<br />

<strong>Le</strong> coffre n’est plus qu’un simple hymen obstruant l’entrée<br />

de la caverne d’Ali Banquier.<br />

«<br />

62


<strong>Le</strong> soir où monsieur sort madame — les autres soirs il manie<br />

la pute — Miguel monte une scène de vol par effraction.<br />

Coffre et tiroirs vidés, meubles et tableaux déplacés, il ficelle<br />

et bâillonne Marguerita. Non sans l’avoir baisée attachée,<br />

selon son souhait, un gros collier de diamants au cou. Elle y<br />

tenait la Marguerita. Une adorable vicieuse.<br />

Dans le wagon derrière, Belladona entend un carabinier<br />

demande qu’on verrouille. Belladona ralentit le pas. Ne pas<br />

attirer la suspicion. Ils ont sûrement travaillé la petite. On l’a<br />

fait larmoyer dans le rôle d’une escroquée d’amour, pour la<br />

clémence publique, la menaçant de « détails incongrus » qui<br />

n’existent pas plus que les dragons, mais font peur à toutes<br />

les Marguerita de la terre. Miguel aurait dû la mettre au parfum,<br />

au cas. Quand on n’en bave pas d’admirer son derrière,<br />

elle perd toute assurance, la petite. Peut-être qu’il y a une<br />

récompense et là, les gendarmes se sont trouvé des ailes. Ce<br />

doit être une sacrée prime parce que les carabiniers y vont<br />

du grand spectacle. Pas moyen de s’enfuir, la gare se remplit<br />

de casqués. Pile à la frontière, pas de pot.<br />

Miguel a fait balader des bijoux par courrier discret. Rien<br />

sur soi, ça sauve la mise. Il a parlé de Trieste à la bourgeoise<br />

et de Grèce à Marguerita pourtant. Devant lui, le wagon des<br />

premières. L’accès n’est pas surveillé. Sa dernière chance.<br />

— Tends-moi la main Madone, murmure-t-il.<br />

La mère de Miguel, la comtesse S., est de noblesse espagnole<br />

de vieille souche. Un caniche luxueux et coquet, bien<br />

élevée et spirituelle, avec pedigree tamponné, qu’on offre<br />

au comte, tout aussi vieux de souche et pur de race, pour ses<br />

loyaux services dans l’effort à proclamer roi Alphonse XII.<br />

La dame s’avère exquise, le comte manque de couleurs et<br />

d’actualité. Elle s’ennuie jusque sous lui et impose en conséquence<br />

un horaire sévère. Une de ses rares distractions pas-<br />

»<br />

63


sagères laisse un colis, l’arrivée, devenue visible, de Miguel,<br />

son bâtard. <strong>Le</strong> comte y voit l’occasion d’être bon prince et de<br />

réaménager l’horaire avec quelques gâteries. L’enfant sera<br />

adopté discrètement et entretenu un certain temps. Miguel<br />

dispose de quatorze années avant qu’on le rende à son<br />

peuple, lavé, brossé, éduqué et oublié.<br />

Question instruction, l’adolescent obtiendra son diplôme<br />

avec la mention « larme à l’œil ». La tutrice à qui la comtesse<br />

S. abandonne à jamais sa progéniture encombrante est aussi<br />

noble qu’elle, mais traîne une réputation. Alors qu’elle avoue<br />

côtoyer la quarantaine, madame possède encore un cul de<br />

première, qu’elle sait se faire demander; belle à soupirer et<br />

distinguée à en bander. De telles dispositions s’ébruitent. Un<br />

sultan peut lui donner le bras à l’opéra, mais les salons de la<br />

haute société en font un usage plus discret. <strong>Le</strong>s couples ne la<br />

gênent pas le moins du monde. La dame a tout expérimenté.<br />

La comtesse S. avait vu dans cette assignation une « sortie<br />

» honorable pour sa petite erreur et une chance de rédemption<br />

pour Béatrice, la tutrice de Miguel. Béatrice y met<br />

tout son cœur et son expérience avec le môme. Un joyau<br />

d’amour de trois ans à peine qu’on lui offre en adoption.<br />

— <strong>Le</strong> plus beau tableau, le plus beau salon, le plus beau cul,<br />

pontifie-t-elle devant son élève, c’est celui que chacun sait<br />

chacun vouloir.<br />

— Et les autres <br />

— Des enculés.<br />

Que Béatrice balaie sans égards du revers de la main. Sa<br />

mère adoptive traite les arts, la finance, l’étiquette et les<br />

connaissances de manière tout aussi cavalière que son derrière.<br />

»<br />

64


— Mais il y a des enculées de première, ajoute-t-elle en<br />

se pointant, un caillou gigantesque au doigt, hommage d’un<br />

émir qui jamais n’oublia.<br />

Quand Miguel met son statut au menu, Béatrice résume :<br />

— Ça arrive dans les meilleures familles, mais ça ne fait que<br />

de meilleurs bâtards. Compte sur tes charmes, tu deviendras<br />

riche mon enfant. Et pas seulement de souvenirs. Quant à<br />

tes parents, mieux vaut les oublier. Tu ne sauras jamais.<br />

Six années plus tard, elle ajoutera :<br />

— Il faut que je te dise. Elle est morte vendredi passé.<br />

Viens, embrasse ta madone.<br />

Miguel apprend donc à séduire, commenter, louanger,<br />

décrire, inventer avec, dès ses douze ans, une pause dans<br />

la dentelle aristocratique de madame si sa performance a<br />

charmé la « maîtresse ». Une éducation complète, Béatrice<br />

y tient. Pour l’épreuve finale, elle choisit une jeune domestique<br />

des plus sèches et défie Miguel de la séduire. Il dispose<br />

d’un mois.<br />

Une semaine lui semble trop mais après deux le doute<br />

s’installe en lui. Béatrice explique les craintes de la bonne,<br />

comment la rassurer, l’enflammer, la laisser mijoter avant<br />

de revenir en force. La petite succombe trois jours avant<br />

l’échéance. Madame congédie la domestique qui a séduit, la<br />

coquine, le fils d’une comtesse. Si la pauvre en pleura longtemps,<br />

ce fut sur une bourse qui lui permettrait de ne plus<br />

jamais être une domestique. La comtesse déchue a de la<br />

classe et du cœur. Elle aussi va perdre son beau Miguel. D’où<br />

la mention « larme à l’œil » au diplôme.<br />

Voyant le sablier du bâtard presque à court de grains, le<br />

comte demande un état des comptes. Béatrice résume, un<br />

art chez elle :<br />

65


— Un sourire d’ange, des yeux de séducteur, une verge<br />

d’étalon et la lucidité d’un comédien. Ce sera un homme de<br />

théâtre, conclut-elle.<br />

À Venise. Tant qu’à porter le masque, autant faire le carnaval.<br />

Béatrice y possède un petit pavillon. D’ailleurs, le père de<br />

Miguel était italien. Sur lui, on n’en su jamais plus.<br />

Aristocrate à demi, donc – l’autre moitié étant un sacré<br />

filou pour qui une mère est une lointaine protectrice – Belladona<br />

aperçoit par terre une croix de chapelet à l’attache<br />

brisée, tout juste devant la porte d’un compartiment, au moment<br />

où même où les carabiniers s’amènent au wagon.<br />

La dame, quand il ouvre et referme prestement la porte<br />

derrière lui non verrouillée, merci madone c’est du cossu<br />

français. Plus très jeune, mais le souffle ne lui manque pas.<br />

Une robe qui souligne où ça compte. Inutile d’imaginer le<br />

reste, faut visiter.<br />

D’une voix grave, dans un français saupoudré d’un trémolo<br />

à l’italienne, Belladona entre en scène, s’adressant (ce<br />

qu’il ignore encore) à une oasis désertée :<br />

— Madame, sans vous jé souis perdou !<br />

»<br />

Train de Bruxelles en route vers Paris,<br />

treize heures dix, heure de Paris.<br />

— Confortable. Nous sommes installés en classe confortable.<br />

<strong>Le</strong>s mots sont tellement plus riches que les nombres,<br />

poursuit Joseph Feuerbach à l’intention de ses deux filles.<br />

Première ou deuxième classe, ça ne dit rien à qui ne prend<br />

pas le train.<br />

66


Malgré ses cinquante-six ans, la vigoureuse crinière grisonnante<br />

de Feuerbach frappe le regarde. Il entretient un<br />

balai de poils sous lequel loge parfois un cigare, comme celui<br />

qu’il sort de sa poche veston. Un mètre soixante-sept,<br />

des joues saillantes, des yeux noirs perçants et un nez aquilin<br />

le font ressembler à un oiseau de proie. <strong>Le</strong> champion du<br />

monde porte le plus souvent des vêtements anodins de couleurs<br />

sombres. Bianca vient de lui demander pourquoi on dit<br />

« première classe » en français, ce qui lui fait penser aux premières<br />

années à l’école.<br />

Et à cause d’un roman. Sa professeure de français à Berlin<br />

est parisienne d’origine. Si élégante que Bianca a choisi<br />

d’apprendre cette langue. Elle accélère son apprentissage et,<br />

à la suggestion de l’institutrice, lit un roman, paragraphe par<br />

paragraphe, d’abord dans la traduction allemande puis dans<br />

l’édition française. En secret.<br />

Inconsciemment elle mêle langue française et désir de<br />

plaire. « <strong>Le</strong> matelot y fit ses premières classes » n’oblige pas à<br />

apprendre dans une école, a expliqué l’institutrice. C’est une<br />

image pour dire que le matelot s’instruisit par son travail.<br />

<strong>Le</strong>s langues utilisent des expressions différentes, comprend<br />

Bianca qui ne sait comment tirer profit de cette découverte.<br />

— C’est vrai. C’est très confortable, répond Hanna, l’aînée,<br />

absorbée par la lecture de dossiers qui semblent à jamais<br />

coller à elle.<br />

Une femme de vingt-deux ans, très mince et plus grande<br />

que son père. Elle porte ses cheveux lissés, coupés droit au<br />

haut de l’épaule, noirs comme ses yeux. Une copie adoucie<br />

de son père dans une robe noire très sobre, sans aucun bijou.<br />

Sur l’autre banquette, Bianca s’ennuie, la tempe contre<br />

la vitre, ses longs cheveux de miel en guise de coussin et ses<br />

grands yeux caramel voguent au vague. Elle porte une robe<br />

rose, avec souliers et petits bas blancs. Un collier de fausses<br />

perles orne son cou. À peine plus courte que son père, elle est<br />

67


déjà presque femme de corps et gourmande d’attention mâle<br />

à en gêner sa grande sœur.<br />

— Un soupirant pour Hanna, peut-être.<br />

— Père, s’il vous plaît. Je suis célibataire, pas handicapée.<br />

Comme une place est libre, Bianca s’est inquiété qu’un<br />

étranger survienne. Son père a a souligné que les passagers<br />

de première classe sont en général des gens bien éduqués.<br />

Moment silencieux dans le martèlement régulier des<br />

roues contre les rails. Bianca s’est perdue dans le paysage.<br />

Dehors les champs défilent mais son esprit regarde là où les<br />

princesses existent. La crainte d’un étranger s’est estompée<br />

quand elle a imaginé un officier autrichien grand et fort<br />

qui, s’étant introduit par mégarde, s’attarderait à converser<br />

avec elle. Elle s’est vue sur son cheval, comme à Prague alors<br />

qu’elle n’avait que quatre ans, s’étant, paraît-il, mise à courir<br />

puis plantée devant un cheval qui paradait. Si drôle main levée<br />

à caresser le museau du cheval arrêté que le cavalier avait<br />

demandé qu’on la hisse et avait chevauché avec elle. Bianca<br />

ne se rappelle qu’une impression de hauteur et la force vive<br />

du cheval. Hans l’a embrassé la bouche au printemps dernier<br />

dans le boisé. D’autres garçons viennent lui parler depuis.<br />

Certains se disputent son attention. Elle se sent femme mais<br />

ne sait pas comment l’exprimer.<br />

L’an dernier tu serais venue avec nous. Joseph ne sait comment<br />

aborder le décès récent de sa femme avec Bianca. Cinq<br />

mois à peine et c’est devenu une habitude de vivre sans toi. Elle<br />

ne réagit pas aux invitations à parler qu’il lui tend dans ses<br />

remarques.<br />

Hanna extrait une liasse de feuilles d’un porte-documents.<br />

Elle s’occupe de sa sœur mais… Il devine de la comptabilité.<br />

Ce n’est pas le cœur qui lui manque, tu le sais. Hanna lève les<br />

yeux vers lui. Il faudrait que tu l’inspires, Jessica.<br />

68


— Que fais-tu demande-t-il en posant son cigare qu’il n’a<br />

jamais allumé.<br />

— C’est pour une société humanitaire. J’assemble des données<br />

qui vont appuyer une demande de projet de loi.<br />

— Ma fille fait de la politique.<br />

Hanna lève la tête, un sourire à demi avoué aux lèvres.<br />

— Du travail social, père. De nombreuses veuves se retrouvent<br />

sans le moindre revenu.<br />

— L’épidémie d’influenza a touché autant les hommes que<br />

les femmes, il me semble.<br />

— Il y a eu la guerre. Neuf millions de personnes ont péri<br />

dans ce conflit, surtout des hommes.<br />

— Des Allemands, soupire Joseph.<br />

— Il est mort autant de Russes que d’Allemands, père.<br />

— <strong>Le</strong>s Polonais souffrent eux aussi. <strong>Le</strong>s journaux en parlent.<br />

Joseph chasse aussitôt la préoccupation d’une question :<br />

— N’existe-t-il pas des pensions de guerre<br />

— Si l’alliance de la femme est déclarée, précise doucement<br />

sa fille en le fixant.<br />

— « Alliance déclarée », ça explique bien. C’est mieux que<br />

« officielle ». Y en a-t-il beaucoup de « non déclarées »<br />

— Mon dieu! Tellement plus que je ne l’aurais imaginé. Il y<br />

a aussi les faux.<br />

— <strong>Le</strong>s faux<br />

— <strong>Le</strong>s faux mariages. Certains messieurs se sont engagés<br />

plus d’une fois. Seul le premier en date compte. Même si la<br />

69


femme est morte depuis. Il suffit qu’elle ait été vivante quand<br />

le second contrat a été établi. C’est injuste.<br />

— Ça protège les intérêts de la communauté. <strong>Le</strong>s lois sont<br />

une chose en principe, une autre dans leur application. Mais<br />

qui va se plaindre...<br />

70<br />

— Nous, père. D’ailleurs c’est sans compter les... (Silence.)<br />

— <strong>Le</strong>s quoi<br />

Joseph ne peut effacer l’aube d’un sourire devant la pudeur<br />

de sa fille.<br />

— Bien, les femmes...<br />

— Entretenues<br />

— Exactement, approuve-t-elle, heureuse du terme proposé.<br />

— Et il y en a beaucoup<br />

— Mon dieu!<br />

— Veux-tu que je t’aide<br />

— Plus tard, pour les questions de stratégie.<br />

Joseph Feuerbach se cale dans son siège et remet le cigare<br />

éteint à sa bouche. Ils vont entrer dans Paris vers midi. <strong>Le</strong><br />

champion déteste arriver en soirée. Il aime voir le soleil se<br />

coucher avant de devoir dormir dans un nouvel endroit. Autrement,<br />

il repose avec difficulté.<br />

Hanna est absorbée par des calculs. Nez à la fenêtre, Bianca<br />

rêve. Elle a tes yeux, Jessica. <strong>Le</strong>s garçons tournent déjà autour.<br />

<strong>Le</strong> souvenir de ton sourire m’a rendu indulgent. J’ai été<br />

chanceux que tu viennes à moi.<br />

À Bruxelles, la famille Feuerbach est passée à un train<br />

français, contournant une Rhénanie agitée, selon Hanna.<br />

<strong>Le</strong> champion a profité de l’arrêt pour télégraphier à Paris,


confirmant son arrivée, donc sa participation au tournoi,<br />

comme le lui avait conseillé Reeves.<br />

<strong>Le</strong>s chroniqueurs d’échecs incluaient son nom dans la liste<br />

des participants par pur enthousiasme. À Paris, les organisateurs<br />

n’avaient reçu qu’un laconique : « J’envisage l’opportunité<br />

de participer.» Depuis, ils espèrent en secret tout en<br />

le louangeant. « Un vrai test pour un vrai champion », titrait<br />

la chronique parisienne la semaine dernière. L’énigmatique<br />

« B.D.» semblait savoir sa participation incertaine.<br />

— Keynes est le meilleur économiste que je connaisse,<br />

monsieur. Il néglige toutefois l’effet stabilisateur de la politique<br />

américaine en Europe, précise Frank.<br />

— Bref, le pire reste à venir, surtout pour les Allemands, si<br />

je vous comprend bien, conclut Joseph.<br />

— À cause des conditions inacceptables imposées à l’Allemagne.<br />

Joseph sourit et ouvre les bras, les paumes en l’air :<br />

— Une reddition, Frank. Que peut-on faire<br />

— Quand on tire un profit injuste d’une paix imposée, on<br />

prépare la guerre à long terme. La France et l’Allemagne se<br />

sont affrontées deux fois en moins de quarante-cinq ans. Durant<br />

les négociations, les Français se sont faits insistants et<br />

personne n’a écouté les Anglais. Parlez-en à Bennett.<br />

— Sera-t-il là Il ne joue presque plus.<br />

— Jill et Yasmine veulent se revoir. Cigare<br />

— Volontiers. Votre hypothèse est que l’économie industrielle<br />

accélère le cours de l’histoire. Est-ce cela, Frank<br />

Reeves acquiesce en soufflant un nuage de fumée avant de<br />

poursuivre :<br />

«<br />

71


— Regardez à quelle allure l’Amérique se développe. En<br />

Europe, malgré la guerre, les épidémies et l’émigration massive,<br />

les populations continuent à se piler sur les pieds. Un<br />

territoire économique restreint les étouffe peu à peu.<br />

— Il y aura donc une autre guerre, marmonne Joseph en<br />

allumant son cigare.<br />

— Sans une ligue des nations, oui. Plusieurs le pensent.<br />

— Mes filles…<br />

— L’Amérique est la terre du futur, monsieur.<br />

— Mais la Terre soit ronde, Frank. L’Amérique sera un jour<br />

peuplée comme l’Europe. Que se passera-t-il « à la limite »<br />

Joseph laisse la fumée du cigare envahir sa bouche. D’une<br />

visite à l’autre, entre le championnat de1895 et 1920, Joseph<br />

a eu le loisir de le constater, l’Amérique est prospère. Boston<br />

est devenue une grande ville avec des édifices en hauteur.<br />

Aucune trace de guerre en Amérique.<br />

— Je me chargerai de leurs investissements, poursuit Reeves.<br />

Un contrat simple. Mais nous n’en sommes pas là, monsieur.<br />

— Une haine collective explose brusquement et brutalement,<br />

Frank. Vos pacifiques voisins cèdent soudain sous la<br />

pression du jugement des autres. La foule libère contre vous<br />

une rancune que chacun porte contre l’inhumanité de la vie.<br />

Vous avez mentionné le manque d’espace en Europe. Cette<br />

situation cultive la haine des étrangers. L’antisémitisme<br />

couve dans les conversations de café en Allemagne depuis la<br />

fin de la guerre. Hanna aussi s’en est rendu compte, même<br />

chez certains membres de son organisation, qui se disent<br />

pourtant humanistes. Après la Russie et la France, c’est au<br />

tour de l’Allemagne.<br />

72


Ils sont au Harvard Chess Club. Après une visite de la<br />

banque, Frank l’a invité dans un restaurant français de Boston<br />

pour discuter. De leur table, ils voient l’océan. Un repas<br />

exquis. Frank a voulu faire quelques « blitz ». <strong>Le</strong> joueur a<br />

mûri sans perdre son caractère belliqueux.<br />

Champion du monde en titre, Joseph Feuerbach sera ruiné<br />

dans quelques années. <strong>Le</strong> vieux comptable qui traite ses<br />

affaires n’a ni prévu ni compris l’inflation qui mine l’Europe<br />

et l’Allemagne en particulier. Sa modeste fortune va fondre<br />

comme glace au soleil. <strong>Le</strong> calcul est élémentaire.<br />

Joseph devait se rendre à Boston et laisser ses filles seules.<br />

Une entente qu’il ne pouvait annuler malgré la mort récente<br />

de sa femme. Un emploi et une bonne action combinés, lui<br />

avait fait comprendre Hanna, si mature. Un match amical de<br />

quatre parties à l’aveugle en quatre jours avec M. C. Jones,<br />

un aveugle. Deux gains, une défaite, une nulle. <strong>Le</strong>s finales de<br />

partie l’ont sauvé. <strong>Le</strong>s deux tiers des fonds amassés sont allés<br />

à une association venant en aide aux aveugles de la Nouvelle-<br />

Angleterre. L’autre tiers a constitué la bourse de Joseph.<br />

Près de trois cent dollars, une fortune.<br />

Vérification des billets. Bianca traduit pour sa sœur les<br />

paroles du contrôleur. Elle se débrouille bien. <strong>Le</strong> banquier<br />

lui avait donné l’heure juste. Avoir l’heure juste n’oblige pas<br />

à connaître l’heure exacte, Jessica. Ce n’est pas une affaire de<br />

nombres mais de jugement. Il se décourage d’en faire la remarque<br />

à Hanna, tout à ses chiffres.<br />

Une bourse garantie en dollars américains pour mettre le<br />

titre en jeu, au cas où elles devraient émigrer. <strong>Le</strong> banquier lui<br />

avait expliqué la monnaie et l’inflation, ainsi que la nouvelle<br />

théorie économique d’un Anglais, un dénommé Keynes.<br />

»<br />

«<br />

73


— Ce sont les économistes qui ont fourni la solution aux<br />

Allemands. Plus l’inflation frappe, plus la part du budget<br />

consacrée à la dette diminue, si on la considère en monnaie<br />

allemande. <strong>Le</strong>s Français vont aller dépenser leurs francs en<br />

Allemagne, où on leur accordera un taux de change outrageux.<br />

Par le biais des banques, le gouvernement allemand<br />

retournera ces billets au gouvernement français, avec profit<br />

inflationniste. <strong>Le</strong> perdant rembourse en vendant de l’art, des<br />

bâtiments, des loisirs ou du mobilier. Certains biens et services<br />

deviendront si coûteux que les Allemands devront s’en<br />

passer alors que les visiteurs y verront des occasions.<br />

74<br />

— Des occasions, murmure Joseph.<br />

— Comme nous avons imposé un taux fixe en or à la valeur<br />

du dollar américain, ce sont Français et Anglais qui vont écoper.<br />

Une partie de l’argent reçu n’est que leur propre papiermonnaie<br />

dépensé en Allemagne<br />

— Ils ne resteront pas les bras croisés.<br />

— Non. <strong>Le</strong>s Allemands non plus, d’ailleurs. Une fièvre économique<br />

ne peut perdurer.<br />

— Et le championnat demande Feuerbach pour chasser<br />

le malaise qui l’envahit.<br />

— <strong>Le</strong>s bons dossiers sont rares. S’il surprend à Paris, Nilsson<br />

intéressera Londres, vous pouvez en être assuré. À dix<br />

contre un, je prends.<br />

— À dix, murmure Joseph. À cinq contre un, se serait déjà<br />

optimiste, Frank. Il a encore battu Itchkoff.<br />

Cigare en bouche, Feuerbach montre deux doigts.<br />

— <strong>Le</strong> maître n’est plus le même depuis votre duel. Quant<br />

aux Français, à Paris rien n’est impossible. <strong>Le</strong>ur foi semble<br />

inébranlable. Sans vouloir dénigrer Kolarov le moins du<br />

monde, je doute qu’il soit prêt avant des années.


Feuerbach sourit.<br />

— Vous êtes fort perspicace, Frank. J’ai parcouru les parties<br />

du championnat russe, commentées par Dvorek. Vous<br />

aussi, j’imagine. Très fort en théorie et excellent en calcul.<br />

Mais certaines positions qu’il privilégie sont indéfendables<br />

contre un maître d’expérience.<br />

— Certains de ses adversaires m’ont semblé faibles.<br />

— D’autres m’ont paru très prometteurs, par contre. Et<br />

Cappello<br />

— Il ne jouera pas à New York.<br />

— Ah ! Pourquoi donc <br />

— J’ai discuté avec son agent, maître Galligan. Cappello en<br />

veut aux Américains d’occuper Cuba. Par contre, la Havane<br />

est disponible.<br />

— Normal. Eising y a disputé deux matchs. Un paradis des<br />

Caraïbes.<br />

— Un duel contre Cappello, natif de l’île et champion des<br />

États-Unis, voilà une occasion en or. Une bourse de dix mille<br />

dollars assurée. Surtout si vous faites bonne figure à Paris,<br />

glisse Reeves.<br />

Feuerbach expulse lentement la fumée tout en éteignant<br />

son cigare à petits coups de pilon.<br />

— Je vais gagner.<br />

— À la Feuerbach<br />

<strong>Le</strong> banquier frisonne. Reeves sait ce que signifie affronter<br />

Joseph Feuerbach, il s’est fait massacrer en match de championnat.<br />

75


— Oui, à la Feuerbach, comme disent les chroniqueurs.<br />

Mais je veux vingt mille dollars, Frank. J’ai deux filles. Vingt<br />

mille.<br />

Joseph remet le cigare éteint à ses lèvres et appuie la tête<br />

contre le dossier moelleux de la banquette. Depuis le compartiment,<br />

on entend quelqu’un jouer de cet instrument à<br />

vent inventé par un dénommé Sax. Un air dont Joseph saisit<br />

mal la lente mélodie.<br />

Perdre le titre. Après toute ces années. <strong>Le</strong> souvenir de Eising<br />

le fait frissonner. Vais-je finir comme lui, Jessica <br />

Montréal, 1895. La deuxième portion du match de championnat<br />

du monde se joue dans un café, rue Sainte-Catherine,<br />

près de l’université McGill. Après la comète Morphy<br />

et les élucubrations de Paulsen sur sa légitimité au titre,<br />

l’Amérique s’intéresse au match entre Joseph Feuerbach et<br />

Wilhelm Eising, champion en titre. <strong>Le</strong>s Juifs de New York<br />

et Montréal offrent le transport, le gîte et une bourse honorable.<br />

Eising est d’autant théoricien que compétiteur. Sa méthode<br />

de jeu est lente et peu opportuniste pour qui doit vivre<br />

du jeu. À quarante-neuf ans, pauvre, il accepte de mettre son<br />

titre en jeu. La première portion du match au club d’échecs<br />

de Manhattan s’est soldée par deux victoires contre une en<br />

faveur de l’aspirant, cinq parties se sont terminées nulles.<br />

La pause de quelques jours avant la reprise des hostilités<br />

en terre canadienne permet au jeune Feuerbach de faire<br />

le point. Eising s’entête dans de vieilles ouvertures et des<br />

structures de pions statiques. Il manque de souplesse mentale<br />

et semble incapable de s’ajuster aux nouvelles énigmes<br />

que lui pose son adversaire. De jouer partie après partie<br />

contre un même adversaire, solide dans tous les aspects du<br />

76<br />

»<br />

«


jeu, a fait comprendre à Joseph que chaque joueur possède<br />

sa manière propre de conquérir : une vision de la guerre, un<br />

tempérament, une stratégie et des soldats privilégiés ; bref,<br />

une personnalité. Pour vaincre à forces égales, il faut devenir<br />

psychologue. Proposer un terrain de guerre déplaisant,<br />

où les manœuvres préférées de l’adversaire seront inopportunes,<br />

ou encore opter pour un coup qu’il juge inférieur par<br />

simple préjugé.<br />

« «<br />

— Vous n’saviez pas Van Shelpt a horreur d’la Petroff.<br />

— Non. Je ne l’ai affronté qu’une fois.<br />

— Un pion dame, j’sais. Belle partie. Pour van Shelpt, j’l’ai<br />

lu dans un artic’ français. Même dédain des quat’ cavaliers.<br />

— Il n’aime pas les ouvertures symétriques. Et pourquoi<br />

donc <br />

— Sais pas. Un simple préjugé.<br />

— Un « préjugé ». Vor urteil<br />

Koltanovski ne parle pas anglais. Parmi les plus jeunes<br />

participants à cette première édition du tournoi de Hasting<br />

en 1890, lui et Joseph passent du temps à analyser tout en<br />

conversant. Feuerbach en profite pour améliorer son français<br />

mais la prononciation de Koltanovski l’oblige à une<br />

écoute attentive. <strong>Le</strong> Français est un jeune colosse qui travaille<br />

dans une mine et profite d’un congé exceptionnel pour<br />

jouer à Hasting. Il terminera sixième, un exploit colossal<br />

pour un ouvrier qui pratique peu.<br />

<strong>Le</strong> terme « préjugé » fascine le jeune Feuerbach qui<br />

conclut pour Koltanovski :<br />

— C’est un préjugé qui a tué mon père. C’était un « Juif ».<br />

77


— Ouais, beaucoup de préjugés envers les Juifs. C’t’un préjugé<br />

qui r’fuse le droit d’négocier aux travailleurs,.<br />

À la reprise, le duel devient un massacre. Eising déprime,<br />

la bourse du perdant n’est que la moitié de celle du vainqueur.<br />

Feuerbach ne concède que quatre nulles, dont deux<br />

obtenues in extremis par Eising, en grand champion. Joseph<br />

remporte les quatre autres joutes aux poings. Il atteint<br />

le nombre magique de six victoires, à la fois grisé et confus<br />

devant le fait accompli : sur l’échiquier, un cavalier de Feuerbach<br />

fourchette roi et tour adverses, signant sa sixième victoire.<br />

À chaque partie, le champion du monde est tombé sous<br />

les coups de l’aspirant, s’est relevé en milieu de partie pour<br />

parfois annuler grâce à une défense ingénieuse. <strong>Le</strong>s autres<br />

fois, replié dans un coin du ring, il encaisse les attaques du<br />

jeune homme dans des finales impossibles à tenir. Mais jamais<br />

Eising n’a laissé Feuerbach l’abattre en milieu de partie.<br />

Round après round, Eising est retourné au combat amoché,<br />

luttant d’instinct, miné par une profonde incompréhension<br />

de la situation.<br />

Joseph entend la tête du roi ennemi cogner contre l’échiquier,<br />

rappelant le son du marteau qui condamna son père à<br />

une honte injuste.<br />

— C’est fini, murmure Eising. Vous êtes le champion.<br />

Il tend une main branlante d’émotion…<br />

— …au nouveau champion du monde, Joseph Feuerbach!<br />

comme le célèbre déjà à haute voix un partisan enthousiaste.<br />

Et hors propos.<br />

»<br />

»<br />

78


Angleterre, printemps 1900. Un début de siècle exceptionnellement<br />

pluvieux. Joseph Feuerbach marche dans<br />

les corridors d’un hôpital universitaire affilié à Cambridge.<br />

Borj Nilsson l’accompagne. Ils ont fait connaissance dans<br />

un café tout près. Joseph y était entré le temps de reprendre<br />

son souffle. Il profite du tournoi de Londres, où il est traité<br />

comme un roi, pour rendre visite à Eising, qu’on dit « aliéné ».<br />

Au café, Nilsson était attablé devant un curieux quadrillage<br />

de dix-huit cases de côté. <strong>Le</strong>s deux joueurs placent tour à<br />

tour des jetons, blancs pour l’un, noirs pour l’autre, aux intersections<br />

des cases, et non sur les cases. Amusé, Joseph<br />

s’est approché et découvre le jeu de Go ainsi qu’un homme<br />

remarquable. Lors de leur première rencontre à Berlin durant<br />

la guerre, Feuerbach comprendra que le jeune Nilsson<br />

qu’il peine à battre est le fils du Borj Nilsson qu’il a rencontré<br />

dans un autre café, près de Cambridge, dix-sept ans plus tôt.<br />

Un gardien les mène à travers des corridors en vieilles<br />

pierres vers l’étage « inférieur », terme qui fait tressaillir Joseph,<br />

puis vers l’aile à sécurité « maximale », d’une inhumanité<br />

immaculée.<br />

— Il est calme en ce moment, commente le préposé en<br />

marchant. Il joue.<br />

— Joue questionne Nilsson.<br />

— Aux échecs.<br />

— Seul<br />

— Il analyse, précise Feuerbach.<br />

— Non, monsieur. Il joue contre Dieu, précise leur guide,<br />

les yeux au plafond.<br />

La cadence de leurs pas sur les dalles propres. Des portes<br />

défilent, toutes identiques, munies d’une lucarne carrée fermée<br />

à la hauteur des yeux. <strong>Le</strong> trio s’arrête devant le numéro<br />

14. En glissant de côté, le carré de bois libère une fenêtre<br />

79


grillagée. À l’intérieur, les murs, le sol et le plafond sont recouverts<br />

d’une toile rigide bourrée de laine ou de coton brut.<br />

80<br />

— Dame prend pion cavalier.<br />

À travers la porte, il reconnaît la voix d’Eising. Mais le ton<br />

morne de sa voix fait frissonner Joseph.<br />

— Puis-je entrer<br />

— Si vous le désirez, monsieur. Mais je dois refermer.<br />

— Et alors J’y vais seul, ajoute-t-il à l’endroit de Nilsson.<br />

— Criez s’il y a un problème, insiste le préposé.<br />

— Que voulez-vous qu’il arrive demande Joseph, les bras<br />

ouverts.<br />

Wilhelm Eising, ex-champion du monde, est assis par<br />

terre dos au mur, les yeux fermés, un échiquier de carton devant<br />

lui. Joseph peine à discerner son ancien rival dans ce<br />

vieillard décharné aux cheveux jaunis. Sur l’échiquier, Joseph<br />

reconnaît une variante du contre-gambit Eising, réfutée<br />

par Culbertson à Hasting en 1890. <strong>Le</strong> dernier coup joué<br />

reprend un pion, mais constitue une erreur : il permet aux<br />

blancs de mettre leurs tours en jeu en attaquant la dame adverse,<br />

un thème connu.<br />

— Tour dame à cavalier dame, annonce Eising, les yeux sur<br />

l’échiquier.<br />

Feuerbach s’agenouille. Soudain, Eising exécute le coup et<br />

attend. <strong>Le</strong> visiteur sursaute.<br />

— Vais-je devenir comme toi quand ce sera mon tour<br />

La question le surprend lui-même. Eising ne semble pas<br />

s’être aperçu de sa présence. Joseph scrute un moment<br />

l’homme au regard perdu. Celui qui a découvert la loi d’harmonie<br />

entre les pièces et la structure de pions ; celui qui a<br />

réfuté nombre d’attaques aux assises mal assurées ; celui qui


a brillamment démontré que l’espace se gagne progressivement<br />

par l’avance de pions : le Philidor de la modernité.<br />

Feuerbach se relève et demande qu’on ouvre. Il entend<br />

derrière lui : « Dame prend tour ». Un sacrifice de dame Il<br />

veut retourner à l’échiquier mais le regard perdu du vieillard<br />

le décourage. Contre Dieu. Il est fou.<br />

Paquebot Majestic,<br />

treize heures vingt-deux, heure de Paris.<br />

La porte de la cabine est restée ouverte. Frank approche à<br />

pas feutrés. Il est allé voir le télégraphiste. <strong>Le</strong> steward était<br />

venu lui porter un message en provenance de Paris à leur<br />

table, devant Jill.<br />

— Il faut que je télégraphie notre arrivée, pour confirmer.<br />

<strong>Le</strong>s journaux.<br />

Quand on ment, il y a toujours des imprévus et Frank<br />

déteste être pris au dépourvu. Chez la couturière, il s’était<br />

presque fait prendre la robe de mariée à la main. Cacher<br />

derrière un rideau, il écoutait la pauvre Jill questionner la<br />

dame. Son coeur avait failli céder. <strong>Le</strong>s quelques jours d’attente<br />

avaient rendu leur gratification. D’abord offusquée<br />

qu’il sorte de la garde-robe – de se rappeler sa réaction le<br />

fait sourire – Jill avait rougie de se sentir regardée en jeune<br />

mariée. Il ne se rappelle plus ce qu’il avait dit alors mais elle<br />

s’était blottie contre lui, toute chaude.<br />

Du corridor, il observe son épouse devant l’échiquier posé<br />

sur une petite table à café. Elle a rangé le veston qu’il avait<br />

laissé sur le lit. Tout en fixant la position, elle enlève lentement<br />

son gant gauche, glissant le tissu, un doigt à la fois, à petits<br />

coups. Elle se prépare pour l’amour. <strong>Le</strong> gant enfin enlevé,<br />

elle hésite avant de tendre la main vers un pion noir.<br />

— Que tu es belle mon amour.<br />

81


Elle pivote de la taille, amusée d’avoir sursauté :<br />

— Je ne t’ai pas entendu.<br />

Sa voix est basse et chaude.<br />

— Qu’est-ce qui te chicote <br />

— C’est...<br />

Elle pivote vers l’échiquier de la taille et pointe. Frank raffole<br />

de ce geste.<br />

— <strong>Le</strong> pion a été déplacé, il me semble.<br />

— Tu te rappelles la position de Chigorin dans l’espagnole.<br />

Devant sa moue, il ajoute :<br />

— Ta mémoire est excellente, amour, je t’assure.<br />

<strong>Le</strong>s mains posées sur son torse, la tête relevée, ses yeux<br />

dans les siens, Jill l’embrasse du bout des lèvres.<br />

— C’est un gambit de pion. Regarde. Après l’échange de<br />

pions, le cavalier blanc capture le pion roi. Suit cavalier<br />

prend cavalier puis tour prend cavalier.<br />

Tout en expliquant, Frank déplace les pièces, lentement,<br />

pointant celles qui menacent et celles menacées. Jill suit<br />

aisément. L’exercice apparaît déroutant au début mais elle<br />

s’est habituée à visualiser les déplacements possibles des<br />

pièces et les conséquences qui s’ensuivent. Suffisant pour<br />

battre les joueuses de son cercle d’amies. Ce qu’elle ne lui révélera<br />

jamais.<br />

— <strong>Le</strong> cavalier est en prise, il faut le replacer. Mais après, ce<br />

fou (qu’il pointe) va attaquer (il pointe une case) la tour et les<br />

forces noires sont mobilisées contre le roi blanc.<br />

— <strong>Le</strong>s noirs sacrifient-ils leur dame<br />

82


Avec Jill toute conversation tourne irrémédiablement au<br />

dialogue intime.<br />

— Non, c’est la reine qui mate dans le gambit Reeves.<br />

— Et qui se fait mater cette fois<br />

— Roberto Cappello. L’élégant.<br />

Train vers Paris, sud de la France,<br />

quatorze heures quatre, heure de Paris.<br />

Madeleine s’est levée pour aller chercher « de quoi écrire »,<br />

a-t-elle précisé. Penchée de dos, sa fleur éclose bien en vue,<br />

elle a retiré d’un sac le « de quoi écrire » et est revenue se coucher,<br />

la tête appuyée à son épaule, devenue coussin. Depuis,<br />

elle griffonne, peinant à trouver les bons mots.<br />

La robe est demeurée par terre où d’autres vêtements l’ont<br />

rejointe. Étendue nue contre lui, « mademoiselle » Madeleine<br />

est entrée en scène après l’amour pour raconter sa vie.<br />

— À qui écris-tou <br />

— À mon époux. C’est Jacques qui organise le tournoi. <strong>Le</strong><br />

savais-tu<br />

— Tou parle dé céloui dé Paris <br />

— Mais bien sûr! <strong>Le</strong> tournoi d’échecs. Où tu t’en vas jouer.<br />

— …<br />

— Non<br />

— Vais-je devoir vous cacher sous mes jupons demandet-elle,<br />

amusée.<br />

«<br />

De toute évidence, signor Belladona ne l’a pas reconnue.<br />

83


Madeleine en a rêvé du beau Miguel qu’elle épiait à Rome<br />

l’an passé. Un mètre soixante-sept, les cheveux noirs bouclés,<br />

les yeux d’un velours marron, les épaules carrées et une<br />

taille tout en muscles avec des fesses de travesti et des mains<br />

à soulever des tonnes de cristal. <strong>Le</strong> voilà miraculeusement<br />

apparu devant elle, quémandant son aide. Noé ne fut pas<br />

plus heureux de voir le soleil percer les nuages. Mais déjà on<br />

cogne aux portes. Elle se retourne :<br />

— Aidez-moi.<br />

…à enlever sa robe. Merci madone.<br />

Quand elle entrouvre, à demi vêtue, le spectacle enflamme<br />

le carabinier qui balbutie.<br />

— J’aurais crié, le gronde-t-elle. Je suis comtesse.<br />

La porte refermée, ils s’étaient retrouvés face à face.<br />

Âgée de trente huit ans, Madeleine est bel et bien comtesse.<br />

Mais à Paris, où le titre perd du prestige à la bourse<br />

démocratique. Sans enfant, madame se dira mariée à une<br />

fortune et baisée par contrat. Une tristesse d’âme qui avoue<br />

une innocence sans rêve, balayée par le sourire amer d’une<br />

habitude à s’engourdir le cœur.<br />

Une fois épuisés, ils se sont mis à parler. La comtesse a<br />

laissé place à une demoiselle qui module ses émotions en<br />

fredonnant.<br />

Madame a obtenu un répit de deux semaines à Venise<br />

pendant que « lui » prépare « son » tournoi; mademoiselle<br />

aime a souligner certains termes. D’ailleurs, la tournure des<br />

phrases trahit des origines modestes et un manque à aimer.<br />

L’adonis portugais qui devait la rejoindre à Venise, mauvais<br />

chanteur mais un bijou au lit, lui a fait faux bond, lui confiet-elle<br />

sans pudeur.<br />

84


— Il a plu presque deux semaines durant. Un record. C’est<br />

si triste Venise sous la pluie, soupire la demoiselle. Il y a déjà<br />

tant d’eau.<br />

Des mots fredonnés d’une voix claire. Miguel en a un froid<br />

au cœur. D’instinct il l’embrasse.<br />

— Non. Comment sait-elle que je joue aux échecs J’avais<br />

l’intention d’aller voir mais jé né joue pas.<br />

Reprenant un moment la scène, la comtesse se plainte du<br />

long mois de mondanités assommantes qui l’attend à Paris.<br />

Elle allait s’assoupir quand il s’est introduit dans sa cabine<br />

personnelle, incluant couchette. Au travers la conversation,<br />

Belladona a compris que le comte aime le jeu d’échecs et que<br />

pour madame, un joueur est aussi attirant qu’un épouvantail<br />

sous la pluie dans un dépotoir. En résumé. « Avant Rome »<br />

a-t-elle précisé, fondant son regard dans le sien, ses seins<br />

contre sa poitrine.<br />

Rome, ça lui revient.<br />

— Qui est ton époux<br />

— Mais le comte Jacques Dumoulin, voyons.<br />

— Dumoulin! Avons-nous (sa main va et vient de lui à elle)<br />

été présentés à Rome<br />

— Non, mais…<br />

La demoiselle baisse les yeux, marque une pause puis les<br />

relève vers lui.<br />

— Qu’est-ce qué tou loui racontes à ton époux dans ton<br />

message<br />

Elle se redresse, s’appuie sur lui et regarde le fond de ses<br />

yeux comme s’ils étaient des trous de serrure, une curiosité<br />

de petite fille au visage.<br />

»<br />

85


Sa carrière avait servi de présentoir. Jeune fille choyée<br />

pour sa beauté., elle fut une très brève étoile de la scène artistique.<br />

Une voix juste, une taille de guêpe et une poitrine<br />

parfaite suffirent à la caser dans la haute, a compris Miguel.<br />

Sa manœuvra ferme pour que sa « poupée » réussisse.<br />

Une fois mariée, la vie dans une grande demeure en quartier<br />

cossu s’avère un enfer de solitude pour la comtesse.<br />

Déçue par son mari, elle finit par trouver une échappatoire<br />

à l’ennui en de rares infidélités, s’étonnant d’être si disposée<br />

au plaisir. Elle avait chanté l’amour, là elle le gémissait.<br />

Des candidats de qualité se proposent dès qu’ils devinent la<br />

comtesse à portée de mains. Mais Madeleine courtise déjà<br />

la trentaine et l’amour roucoulé un instant se révèle fade et<br />

amer à répétition. Rien à voir avec le rêve d’amour qu’elle<br />

avait chanté.<br />

— Je lui écris que… (madame lit) j’ai fait la connaissance<br />

d’un charmant joueur d’échecs qui, je l’espère… puisque tu<br />

ne joues pas, explique-t-elle en levant les yeux.<br />

— Tou espères<br />

— … qui (elle lit), je l’espère, pourra participer à ton tournoi<br />

car…<br />

La lettre se termine là.<br />

— C’est inoutile. Un tournoi cé né pas oune réception<br />

— Tu ne veux pas jouer<br />

— Ça né changéra rien. (il hausse les épaules) Car quoi<br />

Miguel pointe la lettre de la tête.<br />

— Je pensais mettre « car il est d’excellante compagnie ».<br />

Ça te va <br />

— D’excélente compagnie. En clair<br />

86


— Que je t’adore, amour, fredonne la demoiselle de sa voix<br />

claire, la bouche tendue, les yeux brillants, prête à être croquée<br />

à nouveau.<br />

Paquebot Majestic, quinze heures cinquante,<br />

heure de Paris.<br />

Frank dort et Jill hésite à le réveiller. <strong>Le</strong> télégramme. La<br />

poche de chemise. Jill avait senti la gêne de son mari devant le<br />

steward, télégramme tendu. Étonnée qu’il pense devoir s’expliquer,<br />

elle a compris qu’il préparait une surprise. Coupable<br />

de songer lire en cachette, l’excitation que ravive le souvenir<br />

du carnet la gagne. Elle se glisse doucement hors du lit,<br />

ramasse la chemise, trouve le pli, l’ouvre et blanchit : « <strong>Le</strong>s<br />

enfants ont hâte de vous revoir. J’espère que votre femme n’a<br />

pas découvert notre petit secret. Chantal. »<br />

87


<strong>Le</strong> Phare parisien 16 juin 1920 Politique et Vie sociale page 3<br />

<strong>Le</strong> général Wrangel<br />

avance<br />

88<br />

serait question de le relire.<br />

<strong>Le</strong> gouvernement français<br />

ne songe certainement pas à<br />

envisager cette éventualité.<br />

Mais les faits sont là : les nationalistes<br />

turcs sont maîtres<br />

de l’Asie Mineure et se sont<br />

même emparés de l’île de<br />

Marmara. La France, qui<br />

supportait toutes les charges<br />

militaires d’une politique<br />

qu’elle n’a pas inventée, a<br />

conclu avec Mustapha Kemal<br />

un armistice.<br />

Constantinople, 12 juin<br />

Un communiqué du 8<br />

juin annonce que l’offensive<br />

du général Wrangel, chef de<br />

l’ancienne armée Denikine<br />

continue avec succès.<br />

<strong>Le</strong>s cosaques du Kouban<br />

et d’Astrakhan, après la défaite<br />

des Rouges à Nova-<br />

Alexïevka poursuivent l’ennemi.<br />

La France conservera<br />

<strong>Le</strong> champ de bataille est<br />

son point de vue qui est<br />

couvert de cadavres ennemis.<br />

<strong>Le</strong>s troupes du général<br />

d’agir partout en parfait accord<br />

avec ses Alliés, mais<br />

Wrangel ont fait 1,500 prisonniers,<br />

capturé cinq ca-<br />

elle n’enverra pas quelques<br />

centaines de mille hommes<br />

nons et trois autos blindées.<br />

contre les nationalistes turcs.<br />

<strong>Le</strong> plus puissant groupe<br />

Ce serait s’exposer imprudemment<br />

au reproche d’im-<br />

rouge a été mis en déroute.<br />

Au cours de l’offensive périalisme. Mieux vaut essayer<br />

d’avoir une politique<br />

commencée le 7 juin, les<br />

troupes du général Koutepoff en Orient. C’est ce que nos<br />

ont fait 3,500 prisonniers représentants demandaient<br />

et pris 25 canons, un grand l’année dernière.<br />

nombre de mitrailleuses,<br />

6 autos blindées et fait du Évacuation de Baloum<br />

butin. <strong>Le</strong> général Wrangel<br />

Londres, 15 juin<br />

dirige en personne les opérations.<br />

<strong>Le</strong> Daily Mail annonce<br />

que les troupes britanniques<br />

Traité avec la Turquie vont évacuer Batoum. <strong>Le</strong>s<br />

derniers détachements des<br />

<strong>Le</strong> grand vizir Ferid pacha,<br />

bien que personne ne<br />

2,000 hommes qui s’y trouvent<br />

auraient quitté ce port<br />

l’ait invité, est en route pour<br />

dans une quinzaine de jours.<br />

Paris. M. Venizelos est en<br />

<strong>Le</strong>ur sécurité est en danger<br />

depuis l’occupation de<br />

Angleterre. <strong>Le</strong> traité avec la<br />

Turquie n’est pas encore signé<br />

et déjà, si l’on en croit<br />

Bakou par les bolchevistes.<br />

des dépêches de Londres, il<br />

La chronique a B.D.<br />

Mark Dvorák n’est plus !<br />

<strong>Le</strong> monde échiquéen a appris<br />

une triste nouvelle hier<br />

soir quand les télégraphistes<br />

d’Europe ont fait courir l’information<br />

que le maître russe<br />

Mark Dvorek était décédé<br />

d’un cancer à la tête dans<br />

la nuit de dimanche à lundi.<br />

Il semble que les médecins<br />

aient décelé la tumeur il y a<br />

deux mois déjà mais qu’une<br />

opération n’avait pas été envisagée<br />

vu l’étendue des tissus<br />

endommagés.<br />

Mark Dvorek (1867-1920)<br />

est devenu une figure dominante<br />

des échecs au tournoi<br />

de Hastings en 1890, qu’il<br />

remporta à la surprise générale,<br />

devançant d’un maigre<br />

demi-point le jeune Allemand<br />

Joseph Feuerbach. <strong>Le</strong><br />

duo de tête avait outrageusement<br />

déclassé les vieux<br />

maîtres, laissant le champion<br />

du monde Wilhelm<br />

Eising un point derrière.<br />

Dvorek fut le premier prétendant<br />

au trône du nouveau<br />

roi en juin 1900 à Saint-Pétersbourg,<br />

où Feuerbach le<br />

battit 7 à 3. <strong>Le</strong> maître russe<br />

fut champion de monde des<br />

échecs par correspondance<br />

entre 1897 et 1906, produisant<br />

de superbes combinaisons<br />

en fin de parties.<br />

Originaire de <strong>Le</strong>ttonie, ce<br />

calculateur de génie a gagné<br />

le championnat de la Russie


16 e annee Vol. 3 N° 183 15 centimes <strong>Le</strong> quotidien de la capitale<br />

à sept reprises.<br />

À la demande expresse du<br />

baron Duquesne, le comte<br />

Jacques Dumoulin complétera<br />

la grille de départ. <strong>Le</strong><br />

coloré promoteur de l’événement<br />

de s’exclamer : « Ce<br />

tournoi est désormais français<br />

!» Je vous laisse méditer<br />

ce commentaire, amis<br />

lecteurs.<br />

Dans la position ci-dessus,<br />

Chigorin a raté la suite<br />

1..Th1+ ! 2.CxT Fh2+ !<br />

3.RxF Th8+ 4.Rg3 (si 4.Rg1<br />

alors TxC #) Cf5+ 5.Rf4 (ou<br />

Rg4) Th4 #.<br />

<strong>Le</strong> thème d’aujourd’hui<br />

comporte lui aussi une déviation.<br />

<strong>Le</strong> trait est aux<br />

blancs.<br />

La position c-dessus est<br />

survenue dans une partie<br />

jouée entre Culbertson<br />

et Englisch à Londres en<br />

1883. <strong>Le</strong>s blancs ont trouvé :<br />

1.Db5! DxD 2.c8D+ Rf7<br />

3.De6+ RxD 4.Cc7+ qui récupère<br />

la dame avec un gain<br />

de cavalier. Une manœuvre<br />

digne du cardinal de Richelieu.<br />

Carnet mondain<br />

M. Léon Bourgeois a quitté Paris, accompagné de M. de<br />

La Pradelle, pour se rendre à La Haye. Il préside aujourd’hui<br />

la séance d’inauguration des travaux de la session préparatoire<br />

constitutive de la Cour de justice internationale.<br />

<strong>Le</strong> prince héritier de Kapurthala a quitté Paris hier, se<br />

rendant à Londres par voie des airs.<br />

Au jour le jour<br />

Féminisme<br />

Toutes les féministes n’ont<br />

point accompagné à Genève<br />

M. Justin Godard, délégué<br />

du gouvernement français au<br />

congrès qui vient de finir : «<br />

Pour le suffrage des femmes<br />

». Beaucoup de militantes<br />

étaient restées à Paris et<br />

quelques-unes d’entre elles<br />

avaient collé, sur les bancs<br />

de certaines avenues, des<br />

papillons en papier, rouges,<br />

bleus, verts, signifiants que<br />

si les femmes votaient tout<br />

irait mieux et que les salaires<br />

seraient égaux.<br />

Quelles garanties offrent<br />

les féministes que les espérances<br />

fondées sur leurs<br />

promesses ne seront pas<br />

frustrées Depuis longtemps,<br />

dans presque toutes les administrations,<br />

le règne de la<br />

femme est arrivé, sans que la<br />

vie en soit embellie.<br />

Mme Théodoropoulos,<br />

déléguée de la Grèce au<br />

congrès de Genève, a eu une<br />

parole profonde : « Nous ne<br />

pouvons essayer de réformer<br />

le monde, si nous ne nous<br />

réformons d’abord nousmêmes<br />

»<br />

Il est inutile de remplacer<br />

uniquement les défauts des<br />

hommes par les défauts des<br />

femmes.<br />

Hélène du Taillis<br />

89


90<br />

Gare du Havre, huit heure onze<br />

Au quai d’embarquement, les bras croisés, John Nilsson<br />

observe la foule s’engouffrer dans les wagons. Il a passé la<br />

journée d’hier près du port dans le rappel du passé à la suite<br />

d’une remarque de Bennett.<br />

— Il aimerait voir ce qu’est devenu ce jeune homme maigre<br />

qui allait à la guerre avec un jeu d’échecs sans se soucier des<br />

sous-marins.<br />

Perdu dans le fouillis des moutons qui s’agitent et s’inquiètent<br />

des meilleurs pâturages où brouter un sommeil vitré,<br />

l’Anglais filiforme attend son pré négligé. Il y trouvera<br />

au moins la tranquillité. Un obèse le bouscule. <strong>Le</strong> train, c’est<br />

le transport en troupeau; on y devient bovin de mentalité.<br />

Jamais seul ni vraiment chez soi. L’homme dont parlait lord<br />

Bennett est le capitaine du navire norvégien qui avait cueilli<br />

John en Angleterre quand il était parti en mission.<br />

<strong>Le</strong> train s’amène. À chaque fois le souvenir resurgit avec<br />

force.<br />

<strong>Le</strong> trajet entre Heide et Hambourg est peu emprunté de<br />

nuit. Des militaires en permission grondent contre la guerre<br />

sous la lumière blafarde, dans un nuage de fumée de cigarettes<br />

et d’odeurs d’hommes. John s’est installé dans un coin<br />

avec le journal local. Il est seul, loin de chez lui, sa sœur est<br />

internée, c’est la guerre et il n’a pas encore dix-huit ans. <strong>Le</strong>s<br />

militaires ont travaillé son personnage de joueur en deuil<br />

avec décor et acteurs. Lord Bennett a fait de lui un adversaire<br />

aguerri.<br />

À la vue des côtes allemandes après des mois de préparation,<br />

le jeune Nilsson avait été saisi d’angoisse d’avoir à entrer<br />

en scène. Une première ne se simule pas. Dans le train,<br />

la nuit venue, ses parents lui manquèrent terriblement. Re-<br />

«


tiré en lui-même, il comprit alors le sens d’une remarque du<br />

père Thomas : tout traître est un être qui pose.<br />

Il y a trois ans à peine. John est devenu un joueur de haut<br />

calibre et Anne l’attend à Paris. La lettre … Dans le train. À<br />

travers un nuage de voyageurs, il aperçoit le loup et son canard.<br />

Ils sont suivis d’un chariot gorgé de bagages. John a<br />

reconnu le fameux Frank Reeves, le plus grand joueur d’attaque<br />

de son époque. La réussite matérielle du banquier est<br />

manifeste. Se sentant regardé, l’Américain tourne la tête.<br />

Nilsson le salue.<br />

<strong>Le</strong>s présentations faites, le couple invite Nilsson à partager<br />

leur confort. Monsieur loge sa dame en privé. Ils ont opté<br />

eux aussi pour une nuit au bord de la mer avant de joindre<br />

la capitale. Un pèlerinage, semble-t-il. L’attention exigée par<br />

leurs nombreux ustensiles de voyage a absorbé le couple et<br />

dissipé le sujet.<br />

»<br />

Manoir du baron Christian Duquesne,<br />

Paris, dix heures deux<br />

<strong>Le</strong>s ancêtres du baron Christian Duquesne étaient d’ambitieux<br />

marins qui avaient contribué à l’expansion coloniale et<br />

pris titres et terres sous les Louis. La branche parisienne survécut<br />

à la Révolution grâce au génie de Raymond Duquesne,<br />

le grand-père de Christian, qui comprit les avantages d’un<br />

droit social correctement rédigé sur un droit ancestral mal<br />

justifié. Riche de son manoir et d’investissements boursiers,<br />

le baron entretient un minuscule terroir.<br />

— Un titre, c’est un manoir avec de la terre autour. Autrement<br />

ce n’est qu’une perruque, s’amuse-t-il à clamer.<br />

91


De « compte », cette perruque, s’amuse mentalement Christian,<br />

debout entre les doubles portes massives en chêne ornées<br />

de vitraux dix-huitième en parfait état. Il regarde le<br />

comte Dumoulin marcher vers une limousine qui attend.<br />

Un mètre soixante-quinze, le comte, cinquante-six ans, ridé<br />

et voûté par le travail. Une perte de poids qui flétrit la peau.<br />

Une momie. Enfin. En exagérant bien sûr. Dumoulin prend<br />

la vie comme sa soupe, du bout de la cuillère. Très instructif<br />

de regarder quelqu’un attaquer une soupe. Jacques, c’est à la<br />

petite cuillère, sans bruit, en soufflant d’abord consciencieusement.<br />

Une publicité pour les échecs ce Russe ! Pas besoin d’être<br />

discret sur le sujet. Si Kolarov est de la graine de champion,<br />

bien sûr. Là, faut voir.<br />

<strong>Le</strong> baron ne peut dire ce que vaut le Russe, lui-même n’est<br />

qu’un bon amateur, sans plus. Mais leur poulain est très fort.<br />

Christian l’a vu démolir tous les coqs locaux. Même Ducrocq<br />

en arrache.<br />

Bien cambré dans son complet gris rayé, son ventre replet<br />

gainé, la moustache finement taillée et les cheveux d’un<br />

blanc soyeux, le baron a l’habitude de clamer au café :<br />

— L’important dans une partie d’échecs, c’est l’attention de<br />

spectateurs ignares, des commentaires amusants pour la galerie<br />

et, surtout, une bonne poire en face de soi! <strong>Le</strong>s maîtres,<br />

à éviter. Ils étudient, les coquins.<br />

Laïus qu’il termine à l’occasion la main déjà haut levée<br />

par :<br />

92<br />

— Garçon! La tournée du baron.<br />

La limousine démarre. Dumoulin le salue par la vitre. Sa<br />

femme, ça fait belle lurette qu’il l’a déçue avec sa petite nature.<br />

Il en a fait un diable dépensier et adultère. <strong>Le</strong> pauvre! Comme il<br />

la chérit sa petite chanteuse. Quelle poitrine ! Chez une femme,<br />

ça ne ment pas. Lui, du coffre, faudra attendre l’enterrement<br />

pour qu’il en ait.


En rentrant au salon, s’oubliant, il poursuit à voix haute :<br />

— L’important, ce n’est pas que ce Russe devienne champion<br />

du monde, c’est que sa présence suscite un enthousiasme<br />

fr..rançais. <strong>Le</strong> temps nous donnera un champion,<br />

mais français, pardi! Ce Russe, c’est du vol d’information,<br />

voilà tout..<br />

— Monsieur.<br />

— Oh! Ducrocq. Vous voilà. Je ne vous ai pas entendu.<br />

Un télégramme est arrivé de Bruxelles. Attendez, je l’ai ici.<br />

(Christian fouille ses poches.) Dumoulin vient de me le remettre.<br />

<strong>Le</strong> voilà ! Il l’a reçu hier mais il a oublié. Une chance<br />

que le train a été retardé!<br />

— Retardé Une grève Mais pour quelle raison<br />

— Un petit pont endommagé, semble-t-il.<br />

Duquesne scrute le jeune homme qui lit. Ducrocq vient<br />

d’avoir vingt-deux ans et travaille un diplôme d’université en<br />

politique. Des mains de femme et un corps frêle. De loin, ce<br />

n’est plus qu’une tête aux généreuses boucles brunes. Toujours<br />

habillé correctement, sans prétention, sans étiquette.<br />

Devant Bénédict, Christian se sent toujours un peu idiot.<br />

— Remettez-le à Kolarov, il s’exhibe cet après-midi.<br />

— Oui monsieur, au palais des « exhibitions ».<br />

-Voilà, sourit le baron, radieux. Mais vous déjeunez avec<br />

moi avant. Vous me donnerez une leçon d’échecs ce faisant.<br />

Mais attention, c’est secret. Ma réputation, pardi ! Et je paie<br />

quand je perds. Faut que ça vive la jeunesse.<br />

Train Havre-Paris, dix heures onze<br />

Pendant que son époux installe l’échiquier et place une<br />

position, Nilsson s’attarde à madame Reeves qui rédige une<br />

93


lettre, confortablement installée dans son coin coin, plume<br />

en main, maquillée, enrobée de tissus, de bijoux discrets et<br />

d’un parfum citronné. Un bref instant, elle a fixé son mari,<br />

une inquiétude dans l’œil. Une intelligence en retrait dans le<br />

train train qui roule.<br />

Quand on chemine insouciant sur un sentier cahoteux,<br />

une cheville tordue vous rappelle à vos pas. Par contre, à trop<br />

porter attention au chemin, on perd de vue le lointain, d’où<br />

l’intérêt de suivre une route, avait un jour commenté frère<br />

Thomas. En route pour Hambourg, John avait compris que<br />

l’usage du train se passe de sagesse. Il marche à votre place<br />

et se rend inexorablement à destination. Dans l’esprit du<br />

Bouddha, le « chemin de fer » est une certitude sans destinée.<br />

Dépouillé du présent de sa marche, l’esprit n’arrive plus<br />

à goûter l’instant, alors le rêve se fait présent.<br />

<strong>Le</strong> canard est un oiseau qui repose sur l’eau calme, à l’abri<br />

des prédateurs terrestres. Pas d’état de siège pour l’agresseur,<br />

l’oiseau s’envole depuis sa demeure. L’expression du<br />

visage, des lèvres surtout, note Nilsson, révèle chez madame<br />

Reeves une âme intérieure chevaline. Pas l’âme d’un cheval<br />

de trait, celle d’un noble coursier. Un esprit fougueux et inquiet,<br />

inconscient de son caractère. Quant aux mâles, son<br />

loup s’en occupe. <strong>Le</strong> canard loge au milieu d’un lac dans une<br />

prairie d’amour. Son bien-être est imperméable.<br />

— C’est le coup, annonce Reeves avec l’intonation du marchand<br />

qui étale ses aubaines.<br />

Nilsson sursaute. La vision s’estompe<br />

— Elle est porte-parole d’une association qui milite en<br />

politique pour les droits des femmes. Un travail très accaparant,<br />

précise le banquier.<br />

Une fois la position reconstituée, voyant l’Anglais concentré,<br />

Frank est demeuré silencieux. <strong>Le</strong> jeune Nilsson lui rap-<br />

94


pelle sa propre jeunesse. <strong>Le</strong> banquier se perd dans le rappel<br />

d’un grand moment dans sa vie.<br />

<strong>Le</strong> jeune Reeves sert de secrétaire dans une réunion<br />

houleuse des actionnaires privilégiés de la banque. Il faut<br />

remplacer un membre au conseil. L’institution a un urgent<br />

besoin d’expertise. En ce début de siècle, la demande inextinguible<br />

de crédit ébranle la capacité à prêter des banques<br />

commerciales et les faillites ont un effet de dominos. Une<br />

attitude conservatrice ne sied pas aux billets de banque qui<br />

envahissent le quotidien. <strong>Le</strong> comportement des gens, leurs<br />

inquiétudes même, devient un phénomène de masse. L’intérêt<br />

de chacun est l’intérêt de tous. Trois économistes sont<br />

en lice et les avis partagés. <strong>Le</strong> directeur général J.B.D. Smith<br />

préside la réunion dans toute l’opulence de sa personne.<br />

— Nous parlons de combien demande-t-il de sa voix de<br />

Gargantua.<br />

Il s’adresse à l’un des candidats, qui défend tant bien que<br />

mal sa stratégie d’investissement. L’assemblée attend, certains<br />

tentent un calcul que n’avait pas prévu l’économiste. La<br />

question est secondaire mais Smith veut savoir si l’homme<br />

sait calculer. Dans une banque, on manipule des chiffres.<br />

Frank y va de mémoire :<br />

— Au taux optimiste de deux virgule trente-cinq …<br />

<strong>Le</strong>s têtes se tournent, les plumes figent.<br />

- Allez-y, mon garçon.<br />

— Cela fait …quatre mille huit cents dollars. En gros.<br />

— En gros! s’exclame Smith. Vous me voyez travailler en<br />

petit, mon garçon.<br />

«<br />

Chacun rit, certains poliment.<br />

95


— Et pourquoi optimiste, monsieur...<br />

Smith le regarde, les pouces aux bretelles, l’œil vif, le sourcil<br />

inquisiteur.<br />

— Reeves, Frank Reeves. Je …<br />

— Notre joueur d’échecs! l’interrompt Smith. Jouez-vous<br />

aussi au poker<br />

— Non monsieur, je ne joue jamais avec l’argent.<br />

— J’aime cette attitude. Sauf quand vous travaillez pour<br />

moi!<br />

Éclats de rire général.<br />

— Mais éclairez-nous plutôt sur votre pessimisme, mon<br />

garçon.<br />

Frank avait illuminé les actionnaires avec l’approche visionnaire<br />

d’un économiste anglais du nom de John Maynard<br />

Keynes. Une fois l’exposé du jeune Reeves terminé, Smith<br />

conclut abruptement la réunion sur ces mots :<br />

— Messieurs, voici notre nouvel associé.<br />

Personne ne demanda le vote. <strong>Le</strong>s fonds nécessaires apparurent<br />

dans le compte personnel de Frank. À la décimale<br />

près, que le message soit clair.<br />

<strong>Le</strong> regard de Frank revient à l’échiquier puis à Nilsson.<br />

Qu’est-ce que la dame fait là John observe la position, une<br />

défense slave. Elle ne menace… Coup d’œil à l’aile roi. <strong>Le</strong> fou.<br />

Protégé par un cavalier… attaqué par le cavalier décloué qui<br />

va sauter en e4. D’abord pion prend pion, pour dégager la cinquième<br />

rangée. Prendre le cav…<br />

— Vous pensez à fou prend cavalier demande Reeves.<br />

»<br />

96


— Oui, mais l’autre cavalier reprend. <strong>Le</strong>s noirs obtiennent<br />

la paire de fous et de l’espace de manœuvre.<br />

— Par contre, la dame noire doit être replacée.<br />

— La perte de temps me semble négligeable.<br />

— C’est aussi mon avis.<br />

— Alors il faut …<br />

<strong>Le</strong> temps se fige. <strong>Le</strong> jugement des hommes s’engage dans<br />

une jungle de variantes. John est un agréable compagnon<br />

d’analyse. Il découvre les finesses tactiques à toute vitesse.<br />

Frank n’a qu’à guider le navire, replaçant une pièce quand<br />

une accalmie le permet. <strong>Le</strong> banquier privilégie ces trêves où,<br />

tout en conservant ses intentions belliqueuses, on peut reprendre<br />

son souffle plutôt que d’assurer un profit modeste<br />

en liquidant la tension. Ces coups d’expérience échappent au<br />

jeune Anglais, qui mise sur des finales parfois capricieuses.<br />

Tout en analysant, John s’imprègne de la mentalité<br />

de l’Américain. <strong>Le</strong>s espoirs de combinaisons et les escarmouches<br />

du moment ne semblent pas distraire l’Américain<br />

de sa quête d’un but lointain. <strong>Le</strong> banquier ne calcule pas, il<br />

investit un futur incertain grâce à un calcul. En homme d’affaires,<br />

avec la sagesse du déjà vu. Plus fort que Charles James.<br />

John lève la tête, Reeves le regarde, les yeux brillants. Une<br />

loutre de mer.<br />

La densité des poils sur la peau d’une loutre est telle que<br />

toute la fourrure d’un loup ne suffirait à couvrir son visage.<br />

La loutre de mer peut nager en plein hiver dans l’eau glacée<br />

sans souffrir le moindrement du froid. John a glané ces informations<br />

dans un bulletin scientifique américain que reçoivent<br />

les universités anglaises. Membre officiel de l’équipe<br />

d’échecs de Cambridge, il reçoit gratuitement divers magazines<br />

spécialisés à titre de chercheur affilié, un tour de magie<br />

de Charles James, semble-t-il.<br />

97


98<br />

Pour un loup, un esprit de loutre est un atout indéniable.<br />

Rejouer les parties des maîtres est une chose, analyser<br />

avec l’un d’eux en est une autre. Itchkoff est méthodique,<br />

cherchant à matérialiser des positions qu’il privilégient.<br />

Feuerbach curieux, prêt à sonder les préjugés de son adversaire.<br />

Boey évite les querelles directes et opte volontiers<br />

pour des suites évasives. Ce qui frappe chez Reeves, c’est son<br />

dynamisme. La question s’impose :<br />

— Croyez-vous pouvoir gagner le tournoi, sir<br />

— Vous m’en croyez capable<br />

Amusé, Frank se rassoit confortablement. Il a pensé à<br />

Steve, à cause du sir. Son entraînement terminé, son frère<br />

était revenu à la maison revoir sa famille et ses amis avant<br />

le départ pour l’Europe. Il disait mécaniquement « sir » aux<br />

personnes plus âgées.<br />

Après quelques secondes de réflexion, Nilsson répond :<br />

— Vos calculs sont économiques, vos intuitions profondes.<br />

Je manque d’expérience, c’est évident. Vous êtes calme et<br />

confiant en votre jugement. C’est très différent d’être assis<br />

en face d’un maître. Regarder des parties notées ne rend pas<br />

compte de l’effort de volonté des joueurs. Des tigres de papier,<br />

s’exclame John hors propos.<br />

Sa trouvaille le fait sourire. Devant un Reeves perplexe, il<br />

ajoute :<br />

— Une expression chinoise dont je transforme le sens.<br />

— Vous lisez le chinois!<br />

— Non. Une traduction allemande. D’intéressants petits<br />

manuscrits sur la Chine circulent en Allemagne.<br />

— Parlez-vous français<br />

— French Non. Vous le parlez


— Une petit peu, répond Frank, pouce et index en pince,<br />

pour illustrer la minceur de cette connaissance.<br />

<strong>Le</strong> banquier prend une pause cigare et renvoie la balle :<br />

— Votre approche du jeu est étrange, John. Moins par<br />

vos choix d’ouverture, comme je le croyais avant de vous<br />

connaître, que par la profondeur de vos objectifs.<br />

— Vos objectifs me semblent plus profonds que les miens,<br />

sir.<br />

— Je m’exprime mal peut-être. Disons que l’aspect concret<br />

de vos objectifs. Pour vous, tout est calcul et ainsi est fait le<br />

jeu d’échecs. Nos jugements ne sont que la canne sur laquelle<br />

s’appuie pas à pas notre ignorance de la route à suivre. Cette<br />

fraîcheur sera un atout à Paris, jeune homme. Surtout face<br />

aux vieux dinosaures comme moi. En fait, mes chances sont<br />

très minces. Feuerbach se fait vieux, mais il sera déterminé.<br />

Croyez-moi sur parole. Par contre, Cappello s’améliore toujours<br />

et il est déjà très fort.<br />

— Kolarov<br />

— <strong>Le</strong> Russe Il est jeune. J’ai pris connaissance de quelques<br />

unes de ses parties, les meilleures j’imagine. Il est exceptionnel<br />

en combinaisons mais il en faut plus pour inquiéter<br />

Feuerbach et Cappello, ou Ekenstein.<br />

— Je le trouve ingénieux. Il n’a perdu aucune partie à ses<br />

trois dernières compétitions.<br />

— <strong>Le</strong>s personnes dont nous parlons n’y étaient pas.<br />

— Exact, concède Nilsson.<br />

— Vous inclus, jeune homme, précise Reeves en se calant<br />

dans on siège. Si j’avais à parier sur un négligé, je miserais<br />

sur vous. Votre vitesse de calcul est tout simplement effarante.<br />

Je l’avoue humblement, je refuserai de compliquer la<br />

position contre vous. À moins d’une justification, bien sûr.<br />

99


Nous serons toujours des adversaires, jeune homme, mais<br />

nous pouvons aussi être des amis. D’ailleurs, votre résumé<br />

de Frank Reeves est un bon début de préparation.<br />

Ils rient de bon cœur et se tendent la main. Celle de John,<br />

blanche et lisse, toute menue dans celle poilue de Frank,<br />

note Jill, à qui la scène rappelle vaguement un tableau.<br />

100<br />

Résidence du comte Jacques Dumoulin,<br />

onze heures six<br />

À peine entrés au salon − une sacrée maison le comte − que<br />

le cocu se pointe. D’abord ravi par l’arrivée de son épouse<br />

dans sa robe de mousseline blanche, Dumoulin blanchit en<br />

voyant Belladona. Madeleine intervient :<br />

— Tu as bien reçu mon télégramme<br />

— Heu oui, mais je suis accaparé.<br />

— Je croyais te plaire plus que ça.<br />

Se tournant vers Miguel, elle le tire par le bras vers son<br />

mari :<br />

— Tu te rappelles Signor Belladona, je crois.<br />

— Nous avons joué ensemble à Rome.<br />

— Oune partie intéressante.<br />

Miguel croit bon d’intervenir au cas où car, dans cette<br />

partie, le comte était tombé dans un piège d’ouverture. Bon<br />

prince, il tend la perche.<br />

— Pardonnez-moi, je n’ai pas de souvenir précis. J’ai gaffé<br />

dans l’ouverture, il me semble. Je suis très occupé et je joue<br />

peu.<br />

— Jacques a été champion de Paris, chantonne la comtesse.


Ce disant, elle quitte son bras et prend celui de son époux.<br />

Elle a du talent la petite.<br />

— Et où logez-vous, monsieur Belladona<br />

— Avec nous. C’est dans le télégramme, qu’elle pointe du<br />

doigt comme s’il était dans la main de Jacques.<br />

<strong>Le</strong> comte blanchit. Elle exagère, se dit Miguel. Voyant l’effet<br />

dévastateur de sa bombe, la demoiselle se rue à l’assaut.<br />

— Viens, roucoule-t-elle en lui prenant le bras.<br />

Avant que monsieur ait repris ses esprits, les voilà dans<br />

le fumoir attenant au salon. <strong>Le</strong> maître Itchkoff l’affirme, la<br />

meilleure défense c’est l’attaque. Madeleine prend soin de<br />

laisser la porte entrouverte et de signaler discrètement à<br />

son amant, tête tournée, de faire le mort, l’index devant la<br />

bouche. Sur le coup, Miguel aurait parié contre elle, c’est<br />

tout dire. Une leçon de Béatrice le rappelle à l’ordre.<br />

— L’âme ne siège pas dans la pensée, mon petit, mais dans<br />

le mouvement du corps. Et le siège, c’est important si tu veux<br />

aller loin dans la vie. N’oublie jamais, ce sont des enculés.<br />

Tout en professant, Béatrice marche avec charme et noblesse<br />

dans sa nouvelle robe jaune, qu’il surnommera «<br />

l’apparat poule de luxe ». Elle le félicitera d’ailleurs pour sa<br />

perspicacité quand il osera un jour commenter à haute voix<br />

ses « emballages cadeaux ». Elle le préviendra toutefois de<br />

ne jamais avouer à aucune femme, sauf à elle bien sûr, qu’il<br />

comprend ces choses. « Chacun a droit à son théâtre » est<br />

son credo.<br />

— Au contraire de l’esprit, qui n’est que pure « forme »,<br />

ponctue-t-elle d’une moue, posant un brosse à cheveux<br />

en passant, l’âme possède quelque chose de la fumée. Elle<br />

«<br />

101


émane en vagues qui meurent. Pour une femme, l’essentiel<br />

est dans la taille et la hanche.<br />

Tout en marchant, elle épie son reflet dans la demi-douzaine<br />

de miroir en pied adroitement placés dans son « cabinet<br />

d’étude ».<br />

— Pour un homme, ce sont surtout les épaules qui parlent.<br />

Lève-toi. Marche. Regarde dans le miroir. Non, celui là. Bien.<br />

Telle avait la leçon pour Miguel, âgé de dix ans à peine. Une<br />

pour chaque occasion, selon le contexte et l’inspiration de sa<br />

mère adoptive. Mais le jeune Belladona avait compris plus<br />

ce jour-là. Une impression vive gravée en lui. Quelque chose<br />

vibrait dans la voix un peu éraillée de Béatrice. Un sentiment<br />

qui charmait l’écoute. Une mélodie de l’âme.<br />

— Mais voyons, se plaint le comte dans l’autre pièce.<br />

— Je suis « toujours » seule, souligne la demoiselle qui<br />

tient la scène.<br />

»<br />

— Mais qu’est-ce qu’on va dire !<br />

Ça, monsieur le comte, c’est une gaffe.<br />

— Qu’est-ce qu’on « pourrait » dire souligne la comtesse,<br />

offusquée.<br />

— Mais...<br />

— C’est un joueur « d’échecs! »<br />

Ils cognent dur les soulignés de Madeleine. Déjà Miguel<br />

ne prendrait plus le comte, même à dix contre un.<br />

— On parle de ton tournoi partout. J’ai lu dans le journal.<br />

— C’était bien la présentation à ce qu’on m’a dit. Je n’ai pas<br />

eu...<br />

102


— Que des éloges! Il est venu d’Italie pour assister à ton<br />

tournoi. Il pourra m’expliquer.<br />

— Mais tu n’as jamais voulu que je t’apprenne.<br />

Ce coup n’effleure même pas la demoiselle qui quitte la<br />

scène.<br />

— Tu m’aurais vu faire des bourdes, lui renvoie la petite<br />

fille, qui fait son entrée « in decrescendo », les joues molles.<br />

Miguel la perd de vue. Elle doit se blottir contre son<br />

homme. Magnifico!<br />

— C’est sans importance, Madeleine. Voyons.<br />

— Si ! Justement. C’est « très » important.<br />

— Pourquoi insiste le comte.<br />

— Pour toi, je veux être parfaite.<br />

Plus doucement :<br />

— Tu ne comprends pas. Tu ne peux pas comprendre.<br />

La petite fille sort, la comtesse réapparaît, calme et déterminée.<br />

— Je veux qu’il reste.<br />

— Mais...<br />

— Cesse de dire « mais ». Réfléchis avant de prendre ta décision,<br />

s’il te plaît. Il veut visiter Paris. J’ai pensé commencer<br />

par le musée mais (elle baisse le ton) il a une croix au cou.<br />

— Et alors <br />

— J’ai pensé à l’église Notre-Dame. Il vient de Rome. Ils<br />

ont la... Comment dit-on<br />

— Basilique, Madeleine.<br />

103


— Merci. La basilique, nous l’avons visitée l’an dernier.<br />

C’était très gros. Notre église, tu crois que…<br />

Elle a touché un point sensible, comprend Miguel, quand<br />

Dumoulin y va d’un :<br />

— Notre cathédrale est une des plus anciennes d’Europe,<br />

Madeleine. Nous avons tous les droits d’en être fiers.<br />

— Dis oui, s’il te plaît, demande la demoiselle, qui se pointe.<br />

— Je vais y penser, répond le comte, rassemblant ses dernières<br />

troupes.<br />

— Merci. Que fais-tu, toi<br />

— Madeleine, si tu savais! J’ai mille détails à régler. Je partais.<br />

— Allez, va. Je ne te retiens pas.<br />

Ils reviennent au salon. Pendant que le comte s’excuse de<br />

devoir quitter, Madeleine le mène à la sortie, qu’elle lui fait<br />

magnifico. Au moment de franchir le seuil, il se tourne vers<br />

elle, le cœur torturé. Elle attaque.<br />

— Tu n’oublies rien <br />

— Je t’ai promis d’y réfléchir, répond-il, irrité.<br />

— Tu réfléchis avant de m’embrasser maintenant.<br />

Elle s’avance, se place sur la pointe des pieds, prend le visage<br />

de Jacques entre ses menottes et lui applique un bec (un<br />

terme sonore en plus, aurait noté Feuerbach.)<br />

Échec et mat.<br />

— Fais-nous un beau tournoi comme joueur aussi.<br />

— Comment sais-tu<br />

— J’ai pris le journal à la gare, explique la comtesse.<br />

104


— Enfin. Je ne suis pas de leur calibre.<br />

— Pense à moi, ça t’inspirera.<br />

Sur ce, rideau.<br />

La comtesse cause domestiques en menant Miguel à<br />

l’étage mais lui en est à faire les comptes. Quelqu’un de<br />

simple. Des émotions vives. Elle se démerde dans un monde de<br />

parure. Petite fille aux désirs pardonnables. Demoiselle qui<br />

fredonne quand la tension monte. Sinon madame la comtesse<br />

revendique. Un humour si froid.<br />

<strong>Le</strong> comte est un fantôme rongé de l’intérieur, malheureux<br />

des restants froids qu’on lui réchauffe à la sauvette. Miguel<br />

connaît bien les hommes à force de les flouer. Chaque<br />

caprice, chaque refus, chaque aventure, chaque remarque<br />

de Madeleine plante au cœur de Dumoulin une aiguille de<br />

glace. Cet homme ne sent plus qu’un désir inopportun. Et<br />

sur le sujet, la demoiselle en connaît tout un répertoire. Elle<br />

le fait chanter d’amour.<br />

— Par ici.<br />

Ça ramène Miguel, qui concluait droit devant. Elle n’est<br />

pas née demie comtesse.<br />

— Ma chambre. La sienne (Elle pointe négligemment.) est<br />

de l’autre côté.<br />

Elle se dirige vers une commode, les mains à sa nuque.<br />

— Aide-moi, l’agrafe est minuscule<br />

— Tou ne l’aimes pas.<br />

— Mon collier demande-t-elle, moqueuse.<br />

— Ton mari.<br />

— Non. J’aurais pu remarque. C’est un homme bien.<br />

— Chapeau.<br />

105


— J’ai fait le théâtre.<br />

— Ça, lé théâtre, tou lé loui as fait.<br />

Il dégrafe le collier pendant qu’elle ouvre le tiroir à bijoux.<br />

Pas de coffre. Ce n’est pas du travail, c’est des vacances. Merci<br />

madone.<br />

Madame range son collier. Un coffret luxueux attire la<br />

curiosité de l’Italien:<br />

— Qu’est-ce qué c’est <br />

— <strong>Le</strong> collier que j’ai porté à mon mariage. Veux-tu le voir<br />

Il s’avère énorme, en or, orné de pierres et de diamants sur<br />

trois rangées. Miguel en siffle d’admiration bancaire. Pour<br />

l’artiste, c’est de la merde. <strong>Le</strong> genre de truc qui se défait sans<br />

perdre de valeur en quelques bagues et colliers de bon goût.<br />

<strong>Le</strong> tout blanchi en douceur.<br />

— Cé pas donné. Il té plaît <br />

— Trop lourd. Je déteste. Je le porte si mon époux en fait la<br />

demande. <strong>Le</strong>s réceptions …<br />

— Ton collier d’esclave, quoi.<br />

— Ne redis jamais cela!<br />

Elle l’a giflé, un rien. Mais sec. Très sec en y repensant.<br />

Elle le fixe, le regard dur. Moment de silence. Elle baisse<br />

les yeux puis la tête.<br />

— Pourquoi, ça t’excite demande-t-elle frondeuse.<br />

Elle relève la tête :<br />

— Veux-tu que je le porte<br />

— Oui, mais rien d’autre, « esclave ».<br />

106


Paris, en route vers le Palais des Expositions,<br />

treize heures cinquante deux<br />

— Depuis combien de temps faites-vous ce métier,<br />

Charles<br />

— Trente-neuf ans, m’sieur.<br />

— Ne m’appelez pas monsieur, je pourrais être votre fils. Je<br />

me prénomme Bénédict.<br />

— Excusez. C’est à cause du manoir, explique le cocher,<br />

tête tournée.<br />

— <strong>Le</strong>s domestiques, c’est ça<br />

— Ouais. Beau boulot. J’ai pas les manières. J’préfère bosser<br />

à mon compte.<br />

— La calèche fait vivre votre famille<br />

— J’me débrouille, mons...<br />

Ils les dressent en chiens de garde. Bénédict porte à Kolarov<br />

le télégramme confirmant la venue de Feuerbach. Rayonnant,<br />

le baron lui a suggéré de prendre la calèche :<br />

— Un peu d’air frais va vous donner des couleurs, Ducrocq.<br />

Charles revient justement d’une petite commission, comme<br />

disent mes gens.<br />

Petit et costaud, presque chauve, le cocher possède des<br />

yeux sombres et vifs. De mauvaises dents et une fatigue du<br />

corps trahissent le passage du temps. L’homme a dû s’y reprendre<br />

en tentant de monter en voiture d’un seul élan. Ses<br />

avant-bras et son crâne ont cuivré au soleil.<br />

— Et quand cesserez-vous de travailler<br />

— Ça, on y pense pas, m’sieur. Pardon, l’habitude.<br />

— Ça va. Ce n’était pas une directive mais une simple protestation.<br />

107


108<br />

— Y’a qu’les riches qui n’travaillent pas.<br />

Ils s’en accordent l’opportunité.<br />

— <strong>Le</strong>s pauvres travaillent toute leur vie, n’est-ce pas <br />

— C’est la vie ! Y’a les gros et y’a les p’tits.<br />

— C’est l’id… C’est l’évangile de la classe dominante que<br />

vous récitez, Charles. Tant que le peuple pensera ainsi, les<br />

patrons continueront d’exploiter les ouvriers. Quel âge avezvous<br />

<br />

— Soixante-deux. Mais j’suis encore en forme.<br />

— Savez-vous que vous avez droit à une retraite depuis<br />

deux ans déjà.<br />

Un véhicule les double en klaxonnant, le cheval s’énerve.<br />

Ducrocq se cale dans la banquette et regarde Paris défiler au<br />

quotidien. <strong>Le</strong> rythme des sabots engourdit Bénédict.<br />

Sous la pression des syndicats, appuyés en cela par une<br />

vaste majorité de travailleurs, une loi prit effet en 1907.<br />

Dorénavant, dès l’âge de soixante ans, tout travailleur peut<br />

profiter d’une pension de retraite s’il le désire. Une borne<br />

historique pour les communistes. La ponction prise par le<br />

gouvernement à même le revenu des autres travailleurs avait<br />

fait des mécontents. En 1910, le montant de la pension est réduit<br />

et l’âge d’admissibilité repoussé à soixante-cinq ans. <strong>Le</strong>s<br />

syndicats grondent et on ramène la barre à soixante ans. Ça<br />

coupait la poire en deux aux yeux de Bénédict. Il s’agissait en<br />

fait d’une grande victoire, lui explique son contact.<br />

Ils se sont enfin attablés dans un bistro d’ouvriers. Odeurs<br />

de corps et d’alcool, fumée et jurons. Jamais Bénédict n’a tant<br />

marché, ses jambes sont mortes. Depuis plus de deux heures,<br />

il chemine aussi dans les raisonnements de son contact, se<br />

permettant de l’interrompre en cas de désaccord. À chaque<br />

«


contestation pourtant, les explications de l’homme montrent<br />

à Bénédict à quel point son interprétation des événements<br />

est idéaliste.<br />

— <strong>Le</strong>s partisans d’un nationalisme antisémite font de<br />

Marx un juif qui parle crûment d’argent dans le monde des<br />

grandes idées germaniques, musique de Wagner et philosophie<br />

de Hegel en toile de fond, déclaré l’homme, ce qui fait<br />

sourire Ducrocq, un peu ivre.<br />

Il sourit à nouveau, les yeux dans le ciel bleu qui s’impose<br />

avec la chaleur. Ma formation. Il allait sur ses dix-huit ans et<br />

la guerre s’approchait dangereusement de la capitale. Il comprend<br />

aujourd’hui toute son immaturité d’alors. La Grande<br />

Guerre et les bolcheviks ont irrémédiablement perturbé<br />

l’équilibre politique en Europe. Depuis le début des guerres<br />

raciales en Europe au tournant du siècle, l’Amérique libérale<br />

est devenue l’espoir du capitalisme pour tous. Un peu partout,<br />

partis politiques et mouvements syndicaux se dissocient<br />

des « radicaux communistes qui abaissent le seuil des<br />

échanges », selon la formule humoristique de son professeur<br />

de chimie. <strong>Le</strong>s siens travaillent à contre-courant. Au vingtseptième<br />

congrès du parti socialiste à Strasbourg en février,<br />

autant les délégués Américains qu’Européens ont exprimé<br />

le vœu de renouer contact avec la Russie. Ce sont les « pionniers<br />

de l’Est », a-t-il expliqué à Frédéric, impossible de pessimisme.<br />

Dès qu’il entend parler de communisme, Kolarov<br />

disparaît derrière un sourire et devient muet.<br />

La lutte de classes s’est avérée brutale et cruelle en Europe.<br />

<strong>Le</strong> bras de fer entre les syndicats et les patrons a tourné<br />

au tragique en Allemagne. <strong>Le</strong>s capitaux germaniques ont un<br />

urgent besoin de moyens agressifs de production. Berlin a<br />

forcé la fusion de plusieurs petites industries en entreprises<br />

uniques, comme dans le cas de Siemens, avec pour conséquence<br />

la formation de puissants syndicats ouvriers. <strong>Le</strong> pou-<br />

»<br />

109


voir en place a peu réagi à l’assassinat de Rosa Luxemburg<br />

et de Karl Liebknecht, étêtant la révolte syndicale. Depuis,<br />

peur et doute sont au cœur des ouvriers.<br />

Charles fredonne un air à la mode tout en saluant ci et là<br />

au passage.<br />

Après leur premier entretien, son contact lui avait tendu<br />

une main amicale. Ils se reverraient le jeudi suivant.<br />

Combattre le fatalisme et l’élitisme est au cœur de la lutte<br />

syndicale. C’est une guerre de tranchées qu’on gagne un ouvrier<br />

à la fois. Il faut être patient, Bénédict. Ces paroles sont<br />

restées gravées en table de loi dans la mémoire du joueur<br />

d’échecs.<br />

— <strong>Le</strong> droit à une retraite. Vous êtes au courant demande<br />

Bénédict.<br />

— <strong>Le</strong> problème, c’est qu’j’ai rien de déclaré, lui confie<br />

Charles, tête tournée. Vous comprenez…<br />

— Pour ne pas trop vous appauvrir, vous avez travaillé hors<br />

de leur contrôle et ils retournent cette indépendance contre<br />

vous. Comprenez-vous l’injustice de la justice capitaliste,<br />

Charles Nous sommes coupables de vouloir un peu de bonheur<br />

alors qu’eux ont tout. <strong>Le</strong>s syndicats se sont battus pour<br />

vous. Vérifiez pour la pension. Déclaré ou non, je pense que<br />

vous y avez droit. Vous avez forcément travaillé pour eux.<br />

— C’est pas que j’me plains, m’sieux.<br />

— C’est moi qui vous plains. Votre travail aurait dû vous<br />

enrichir.<br />

— Voyons monsieur, un cocher!<br />

— Nous avons autant besoin de cochers que de ministres.<br />

Et eux savent retraiter.<br />

110


— Vous savez dire, vous. Mais dans la vraie vie, si vous<br />

m’permettez, il faut payer la voiture, l’entretien, le loyer,<br />

nourrir la famille.<br />

— Augmentez vos tarifs, Charles.<br />

— On peut pas m’sieux. Ils ont même baissé les tarifs.<br />

— Comment est-ce possible<br />

— La concurrence. Depuis que les Américains sont débarqués.<br />

— <strong>Le</strong>s soldats<br />

— Dans les hôtels.<br />

— Vous parlez des touristes américains.<br />

— Ouais! Ils sont très riches. Pourtant, ils n’ont pas d’titre,<br />

tous des « mistairs aine miseuzes ».<br />

— Augmentez vos prix alors.<br />

— Alors là, nenni m’sieur. Même qu’ils ont descendu, que<br />

je vous dis, souligne le cocher en tournant la tête.<br />

Quelque chose cloche.<br />

— Ralentissez Charles, nous ne sommes pas pressés. C’est<br />

le baron qui paie la note. Ça va permettre au cheval de souffler.<br />

— Lui! Il dort tant il est habitué.<br />

— <strong>Le</strong>s prix baissent, vous disiez.<br />

— Ouais, à cause des Américains qui veulent crécher dans<br />

des hôtels de luxe. Y détestent nos chiottes, paraît-il. Alors<br />

ils ont investi. Un contrat d’exclusivité pour la grosse compagnie.<br />

— Avec les Américains<br />

111


— Non, avec les hôtels. On a plus l’droit de s’garer sur le<br />

d’vant, espace réservé.<br />

— Et ce service de voitures appartient à des Américains <br />

— Tout comme. <strong>Le</strong>s hôtels et tout le reste, ça nous appartient.<br />

À des Français, j’veux dire. Bah! Peut-être aussi à des<br />

Américains. C’est eux qu’ont investi pour les rénovations.<br />

— Avec une compagnie de voitures de luxe ayant l’exclusivité<br />

des devantures d’hôtels. Maintenant que j’y repense, je<br />

les ai remarquées, murmure presque Bénédict.<br />

— En plus, ils ont des places réservées sur les boulevards.<br />

— C’est illégal. C’est la voie publique. (La voix publique,<br />

dans l’esprit de Nilsson.)<br />

— La compagnie qui a payé les rénovations des stands. La<br />

ville accorde une sorte de dédommagement, qu’y zont expliqué.<br />

Ça m’paraît juste, sauf que...<br />

— <strong>Le</strong>urs tarifs sont moindres que les vôtres, l’interrompt<br />

Bénédict.<br />

— Pensez donc, plus! Des belles voitures comme ça. À<br />

c’prix là, j’serais riche, c’est sûr. (Il tourne la tête.) Sauf que<br />

les gars sont à salaire pour la compagnie.<br />

— Ils ne sont pas plus riches, seulement plus dépendants<br />

de leur patron.<br />

— Ouais. Nous autres, il a fallu glaner le client ailleurs et à<br />

plusieurs. <strong>Le</strong>s prix ont chuté. Certains ont abandonné.<br />

— Vous auriez pu vous organiser pour protester.<br />

— Mais ils sont riches. C’est eux qu’on écoute, pas le p’tit<br />

peuple.<br />

— Si vous aviez été syndiqués, ils auraient écouté.<br />

112


— Sauf votre respect m’sieux, les syndicats c’est seulement<br />

plus d’pauvres qui quêtent en même temps. Mon beau-frère<br />

fait du taxi. Eux nous ont fait plus d’tort encore.<br />

— Il va en circuler de plus en plus, Charles.<br />

— C’est l’avenir, pour sûr. Avec l’exposition. Mais vous<br />

étiez peut-être même pas né, vous.<br />

— J’avais deux ans.<br />

— Tout comme. J’vous raconte. Ils ont construit l’métro<br />

et l’funiculaire qui monte à Montmartre. Deux ans après, y<br />

zont installé des escaliers mobiles dans l’métro.<br />

— Vous avez bonne mémoire, Charles.<br />

— Ça c’est la famille, m’sieux. Ma femme était grosse de<br />

Robert et allait chez sa sœur en métro. Elle aimait bien parce<br />

qu’à la station, elle n’avait pas à s’taper l’escalier. Un bébé de<br />

quatre kilos. Ensuite, la ville a goudronné les grandes rues et<br />

les places. Quand le p’tit est mort, le curé a dû changer d’trajet<br />

pour aller au cimetière, à cause des travaux. Robert avait<br />

deux ans. À l’automne 1904 pour sûr.<br />

— De quoi est-il mort <br />

— <strong>Le</strong>s poumons. Il faut s’y attendre dans les grosses familles.<br />

<strong>Le</strong>s autres ont survécu.<br />

— Combien d’enfants avez-vous <br />

— Sept de vivants. L’plus vieux est mort à Verdun. La<br />

grippe ne m’en a pas pris un.<br />

— <strong>Le</strong>s taxis et le métro vous ont volé une large part de<br />

votre clientèle.<br />

— <strong>Le</strong>s bus aussi. <strong>Le</strong>s jeunes touristes trouvent ça sympa<br />

pour visiter. Ça date pas d’hier.<br />

— Non<br />

113


— L’année des grandes catastrophes.<br />

— Quelles catastrophes<br />

— <strong>Le</strong> tremblement de terre en Amérique et le volcan en<br />

Italie. (Il tourne la tête.) Vous étiez trop jeune.<br />

— Vous parlez de l’éruption du Vésuve. C’était en 1906. <strong>Le</strong><br />

terme précis est cataclysme, Charles.<br />

— J’avais oublié, vous faites l’université.<br />

— Comment le savez-vous<br />

— <strong>Le</strong> baron, précise Charles, tête tournée. Ça vous dérangerait<br />

que j’fasse un p’tit détour.<br />

— Faites.<br />

— Ouais. L’année de l’exposition, que j’vous disais, y avait<br />

cent mille ch’vaux à Paris.<br />

— Cent mille! Êtes-vous certain<br />

— Sûr, à cause du beau-frère du mari d’ma sœur. Il travaillait<br />

à la ville pour l’inspection. <strong>Le</strong>s ch’veaux ont un numéro.<br />

Forcément la ville sait. Un beau jour le beau-frère<br />

est r’placé à l’entretien du métro. Aujourd’hui, personne ne<br />

compte les ch’vaux, même numérotés, précise Charles, tête<br />

tournée. Mes petits-enfants ne connaîtront pas c’Paris là,<br />

m’sieur.<br />

Une calèche approche en sens inverse. Charles s’arrête.<br />

<strong>Le</strong>s deux cochers conversent à voix basse. Bénédict rumine.<br />

<strong>Le</strong>s siens sont préoccupés par les nouvelles chaînes d’assemblage.<br />

Ces innovations accélèrent la radicalisation du<br />

rapport de forces que Marx a prédit dans son Manifeste. <strong>Le</strong>s<br />

machines plongent tous les ouvriers dans la même condition<br />

globale de travail aliéné. Dans l’autre camp, les capitalistes<br />

se font de moins en moins nombreux, leurs capitaux de plus<br />

114


en plus gros. <strong>Le</strong> processus pourrait être entré dans sa phase<br />

terminale. La révolution du peuple.<br />

- En France, la production initiale de trois mille voitures<br />

en 1887 est passée à plus de cent mille en 1908, une année<br />

charnière dans l’histoire humaine.<br />

— Mille neuf cent huit, murmure Bénédict qui cherche.<br />

— En Amérique, le fabriquant Ford lance son modèle T.<br />

— Assemblé à la chaîne.<br />

— Non.<br />

Ses yeux clairs dans ceux de Bénédict, son contact continue<br />

de faire non de la tête. <strong>Le</strong>ntement le bistro se vide, les<br />

ouvriers se lèvent tôt.<br />

Dès son arrivé à Paris, le jeune Ducrocq s’est vite fait remarquer<br />

par ses idéaux révolutionnaires. Une cellule communiste<br />

est intéressée à l’incorporer. Un rendez-vous est<br />

négocié en bordure de la Seine, tard un soir. Une mise en<br />

scène burlesque aux yeux de Bénédict. Une fois sur place,<br />

l’autre refuse de se nommer.<br />

— Pour l’instant, je suis ton contact. Si tu es de la police,<br />

tu n’iras pas plus loin que moi et les miens sauront qui tu es.<br />

— Mais voyons!<br />

Découragé, Ducrocq lève les bras au ciel.<br />

— Oui, je sais. Fils de mineur. Référé par Koltanovski. J’ai<br />

monté ton dossier. Apprends alors comment protéger tes camarades<br />

en faisant du recrutement. Tu ne peux pas imaginer<br />

toutes les bassesses que quelqu’un peut tolérer pour se sortir<br />

de la misère. Viens. J’espère que tu aimes marcher.<br />

«<br />

115


Depuis, son contact lui fait la leçon tout en lui présentant<br />

leur agenda politique. Il le justifie à même l’histoire. Plus<br />

simplement que son professeur de chimie et plus globalement<br />

que Koltanovski, qui ne connaissait que la lutte des<br />

mineurs.<br />

— La demande pour le modèle T est telle que la compagnie<br />

Ford entreprend en 1913 de réaliser une chaîne de montage,<br />

pas avant. <strong>Le</strong>s ingénieurs réussissent à diviser par quatre le<br />

temps de fabrication. Une voiture entière peut maintenant<br />

être assemblée en moins d’une heure trente.<br />

— À peine croyable.<br />

— Quant à la qualité de vie des travailleurs, c’est une autre<br />

histoire. <strong>Le</strong> principe exposé dans <strong>Le</strong> Capital à propos de l’industrie<br />

textile se concrétise à toute vitesse dans les industries<br />

nouvelles, poursuit son contact. La manière ancienne<br />

n’existe plus. Il faut absolument syndiquer les usines à la<br />

source. Établir une vie syndicale bien organisée avant que<br />

le capital ne les regroupe et qu’il faille combattre à grande<br />

échelle.<br />

— Pourquoi<br />

— L’ampleur de la contestation joue contre nous. Des citoyens<br />

craintifs cautionnent alors sans réfléchir un pouvoir<br />

brutal. En ce sens, la syndicalisation des travailleurs de l’industrie<br />

motorisée est prioritaire. À eux seuls, les Américains<br />

ont déjà fabriqué près de quatre millions de véhicules à ce<br />

jour. Sans compter les travaux d’adaptation et les services<br />

connexes que l’usage de voitures requiert. L’Amérique a elle<br />

seule pourrait faire la différence pour nous.<br />

La chaîne de montage est forcément la phase ultime du capitaliste.<br />

C’est…<br />

»<br />

116


— S’cusez m’sieur. Un message à passer. Mon beau-frère,<br />

j’vous disais.<br />

— Celui qui est syndiqué.<br />

— Ouais. Hé ben, y zont fait la grève. En 1912. En janvier,<br />

à cause du froid. Des records. J’me rappelle parce que c’est<br />

moi qui faisais toutes les commissions, Berthe est née durant<br />

les troubles.<br />

— Quels troubles<br />

— À cause d’la grève, que j’vous dis. <strong>Le</strong> mois suivant, les<br />

compagnies d’taxis ont voulu briser la grève en engageant<br />

des nouveaux chauffeurs.<br />

— C’est illégal, Charles.<br />

— P’t-être, mais les gendarmes s’en mêlent pas et les tribunaux<br />

sont lents. <strong>Le</strong>s chauffeurs se r’trouvent sans revenu<br />

pendant qu’les compagnies trichent. Il a bien fallu qu’les<br />

conducteurs réagissent. Ça a tourné au vinaigre. <strong>Le</strong> travail<br />

n’a r’pris qu’à Pâques.<br />

— Ils ont donné l’exemple. <strong>Le</strong>s autres capitalistes hésiteront<br />

avant de s’essayer. Préférez-vous continuer à vous appauvrir<br />

tandis qu’eux s’enrichissent<br />

— Sûr que non.<br />

— Voulez-vous une meilleure vie <br />

— À vous entendre, on croirait qu’c’est possible.<br />

— Ce l’est Charles. <strong>Le</strong> syndicat, c’est l’avenir du peuple.<br />

C’est d’ailleurs son unique avenir.<br />

Bénédict est encore en plein sermon arrivé au Palais des<br />

Expositions.<br />

— J’vous attends, précise le cocher.<br />

117


Charles regarde le jeune homme s’engouffrer dans le bâtiment.<br />

Il n’y croit pas trop aux associations, mais le jeune<br />

monsieur cause comme un curé. Il n’est p’t-être pas très<br />

beau son Paradis, mais il est pour bientôt. Sa patience, même<br />

s’il est instruit, ça l’émotionne, Charles. Comme quand on<br />

entame La Marseillaise. Quand c’est dans la poitrine, ça ne<br />

ment pas.<br />

Au Palais des expositions, le rez-de-chaussée est bondé.<br />

On célèbre un courant artistique, devine Bénédict. De riches<br />

bourgeois, quelques critiques instruits, des artistes en vue et<br />

de jeunes marginaux, arrivistes sans le comprendre. Un rappel<br />

amer s’impose au jeune arbitre qui monte l’escalier.<br />

— Il n’y a pas d’art du peuple! Tout artiste est bourgeois!<br />

rugit le jeune Ducrocq. Une bombe qui explose en silences<br />

dans l’assemblée.<br />

La guerre terminée, le printemps met Paris en liesse. L’auditorium<br />

de l’université est gonflé de travailleurs et d’étudiants,<br />

mais aussi de peintres, de comédiens, d’écrivains et,<br />

surtout, des fondateurs du Cercle Rouge de Poésie Révolutionnaire.<br />

Pour Bénédict, la littérature en tant qu’art est une marchandise<br />

bourgeoise. <strong>Le</strong> roman fut synonyme de liberté<br />

sous la plume de Balzac, mais c’était celle des bourgeois. La<br />

littéraire est le véhicule idéologique de la classe dominante,<br />

elle impose un rêve de bonheur, privilège des seuls riches. <strong>Le</strong><br />

héros romanesque se nourrit d’ambitions personnelles. Un<br />

égoïsme qui disparaîtra forcément dans la société communiste.<br />

C’est sa première prestation publique et un ressentiment<br />

l’embrouille. Depuis le printemps, une abondante littérature<br />

explique l’assassinat des dirigeants ouvriers à Berlin.<br />

Résultat Rien. Plus on commente moins on agit; la colère<br />

118<br />

«


a été diluée en nuances. Certains journaux ne sont que du<br />

quotidien romancé, a compris ce fils de mineur. Il fallait que<br />

l’apathie des arts soit dénoncée à haute voix. Dans le chahut,<br />

un charbonnier à la peau noircie se lève et demande d’une<br />

voix de stentor :<br />

— Vous pensez les ouvriers incapables de sens artistique<br />

— Si je vous donnais une compagnie minière, deviendriezvous<br />

riche en exploitant des ouvriers<br />

— Non.<br />

— Pourquoi donc, demande Bénédict du tac au tac, levant<br />

la voix à son tour. En êtes-vous incapables <strong>Le</strong>s bourgeois<br />

auraient donc raison de vous exploiter!<br />

— Comment cela<br />

— Vous vous dites incapable de gérer une entreprise.<br />

— Mais je ne veux pas de leurs affaires!<br />

— Que feriez-vous si je vous donnais cette compagnie<br />

— Je la redonnerais aux mineurs! crache l’homme avec<br />

conviction.<br />

Tambours d’applaudissements dans la salle. Debout à l’estrade,<br />

Ducrocq n’est qu’une masse chevelue qui surplombe<br />

un corps filiforme perdu dans une redingote brune, Bénédict<br />

applaudit lentement, sûr de lui. Ce dont chacun se rend<br />

compte. <strong>Le</strong> silence revient, tous attendent.<br />

— Donc monsieur, si on vous donnait une mine, poursuit<br />

Bénédict, vous refuseriez d’en devenir le propriétaire parce<br />

que vous refusez d’exploiter les autres. Exact<br />

— Oui.<br />

119


— Eh bien, de la même manière, si je vous donnais des pinceaux,<br />

vous ne deviendriez pas un artiste. Et pour la même<br />

raison. Vous retourneriez produire au travail.<br />

Silence méditatif dans la salle, la médecine Ducrocq<br />

s’avère amère au goût. Un des poètes du cercle révolutionnaire<br />

se lève, furieux :<br />

— Pourquoi pas un art révolutionnaire hors du système<br />

d’exploitation capitaliste<br />

120<br />

— Sur quelles bases<br />

— Celles d’une société communiste! clame l’artiste, soulevant<br />

un murmure approbateur.<br />

— Alors laissons la société égalitaire du futur juger si l’art<br />

l’intéresse, répond doucement Bénédict. Pour l’instant, le<br />

mode de consommation bourgeois rend l’artiste improductif.<br />

Au point où on peut se demander si certaines formes d’art<br />

seront acceptables en dehors de la société marchande.<br />

— Et les nouvelles tendances demande un jeune écrivain.<br />

— Simple phase décadente de l’art bourgeois. L’art et le<br />

mode de production vont main dans la main.<br />

L’idée fut bien reçue. La nécessité de réinventer leur pratique<br />

stimula certains créateurs. Mais la rudesse oratoire<br />

du jeune universitaire avait incommodé les mandarins du<br />

mouvement. On lui préféra des conférenciers plus modérés.<br />

Cette gêne inavouée mais clairement ressentie avait poussé<br />

Bénédict vers le journalisme. Une arme de guerre idéologique<br />

qu’il va garder secrète.<br />

Quand Bénédict arrive à l’étage, la séance de parties simultanées<br />

bat son plein. Un spectacle illusoire à ses yeux.<br />

La faiblesse des opposants est telle qu’ils ne posent aucun<br />

problème réel au maître. <strong>Le</strong> plus souvent, quelques se-<br />

»


condes d’attention suffisent à trouver un coup acceptable.<br />

Par contre, la cadence imposée aux joueurs devient extrêmement<br />

rapide après la première heure de jeu. Des participants<br />

ont déjà abandonné ou leur position est élémentaire à<br />

traiter. La tournée du maître se fait plus rapide, au point qu’à<br />

la fin, c’est lui qui attend les coups de ses adversaires. Ce qui<br />

achève les plus coriaces.<br />

<strong>Le</strong>s parties à l’aveugle sont encore plus impressionnantes.<br />

<strong>Le</strong> maître ne voit pas les échiquiers et y va de mémoire. <strong>Le</strong>s<br />

coups du maître et ceux de ses adversaires sont annoncés à<br />

voix haute, puis enregistrés sur les échiquiers géants de manière<br />

à ce que les spectateurs puissent suivre chaque joute.<br />

Mais là encore, la difficulté est moindre que ce qu’envisage le<br />

badaud. Un joueur expérimenté a joué tant de parties qu’il<br />

retient en bloc des suites de coups et des réseaux de pièces,<br />

ce qui facilite grandement la mémoire. On s’illusionne donc<br />

sur un génie invisible plutôt que d’apprécier le résultat pratique<br />

d’un travail assidu.<br />

Dumoulin a bien travaillé, constate Bénédict. La disposition<br />

de la salle tient du spectacle de scène. Cinq joueurs<br />

sont installés devant une centaine de spectateurs, plusieurs<br />

debout. Derrière chaque joueur est placé verticalement un<br />

échiquier géant en évidence sur un fond de tissu noir qui<br />

cache une partie de la salle et crée un effet de théâtre. Un<br />

préposé assure le déplacement des pièces sur les échiquiers<br />

géants. Soixante autres joueurs attablés complètent un<br />

cercle presque fermé. Ils ont tous les pièces noires. Kolarov<br />

se meut d’une table à l’autre à l’intérieur du cercle. Lorsqu’il<br />

arrive devant un joueur, ce dernier doit exécuter son coup.<br />

Alors le maître joue à son tour et se rend à l’échiquier suivant,<br />

laissant son adversaire réfléchir jusqu’à sa prochaine<br />

visite. Arrivé devant le rideau noir qui cache les joueurs, le<br />

préposé aux échiquiers informe Kolarov des coups joués par<br />

ses adversaires afin qu’il puisse répliquer. Passé le rideau, le<br />

maître recommence sa tournée des soixante autres joutes.<br />

121


Revenu à la hauteur du rideau, il doit recomposer mentalement<br />

les cinq positions une à une, d’où l’appellation « simultanée<br />

à l’aveugle ».<br />

À l’extérieur du cercle des joueurs attablés, les curieux<br />

peuvent s’approcher et voir les parties en cours aux tables.<br />

Ducrocq contourne la foule et aperçoit Frédéric derrière le<br />

rideau noir, concentré. Il attend l’annonce du préposé qui<br />

passe du troisième au quatrième échiquier de l’autre côté du<br />

rideau. <strong>Le</strong> Russe fait un mètre soixante-treize. Il porte les<br />

cheveux en brosse et ses yeux bleu acier grossissent quand<br />

il regarde à travers ses lunettes. De tout son être émane<br />

une aura de sévérité précoce. La forte ossature des poignets<br />

avoue des ancêtres du terroir. Demeurées blanches, ses<br />

mains trahissent un labeur intellectuel :<br />

— Échiquier quatre, tour à quatre roi, annonce le préposé<br />

aux échiquiers géants.<br />

Devant les spectateurs, le préposé exécute le coup. Un détail<br />

réveille Bénédict. Il revient devant les échiquiers géants<br />

pour consulter la position. Kolarov fait rouler une pièce de<br />

monnaie entre ses doigts, une manie qu’il n’exécute que<br />

quand, en cours d’analyse ou de partie, il trouve pourquoi il<br />

gagne. Machinalement, il se lève pour regarder la position<br />

de haut, retire une pièce de monnaie de sa poche et active ce<br />

manège.<br />

122<br />

— Est-ce possible, murmure Bénédict.<br />

L’assistant — il suit Frédéric pas à pas et ce dernier lui<br />

dicte ses coups — informe l’assemblée que :<br />

— <strong>Le</strong> maître saute temporairement l’échiquier quatre.<br />

En clair, Kolarov est en difficulté. Tous les regards se tournent<br />

donc vers cet échiquier. Après s’être exécuté à l’échiquier<br />

cinq, Frédéric poursuit sa tournée puis s’immobilise<br />

trois tables plus loin et après une minute de réflexion il


donne sa réplique à l’oreille de l’assistant qui annonce dans<br />

un silence d’église :<br />

— Échiquier quatre, le maître joue pion prend pion.<br />

Un murmure gonfle dans la salle tel une lame de fond.<br />

En secret de leur attitude respectueuse, un sourire moqueur<br />

occulté, chacun espère une bévue du maître. <strong>Le</strong> «<br />

singe spectateur » avait commenté Nilsson lors d’un souper<br />

avant le départ de La Haye. L’attitude de l’Anglais durant<br />

cette soirée avait choqué Bénédict. Tout en jouant des parties<br />

rapides à l’aveugle contre le propriétaire du restaurant,<br />

un amateur éclairé, l’Anglais discutait, détaché de tout. Si<br />

distant qu’il voit les autres en animaux selon une mythologie<br />

asiatique périmée. Nilsson se comporte en aristocrate égaré<br />

dans le peuple par le mauvais sort et retrouvé miraculeusement<br />

par un prêtre et un lord grâce à l’évidence de son génie.<br />

Un vrai roman. La preuve pour les monarchistes de l’avantage<br />

du bien-né, réfutant par l’exemple l’influence primordiale<br />

du milieu social. Bénédict sourit.<br />

En réponse au baron qui voulait qu’il s’affiche dans de<br />

beaux habits, Kolarov avait répondu :<br />

— Vais-je devoir porter une perruque<br />

La femme de Dumoulin en était pliée en deux.<br />

La demande de confirmation du préposé aux échiquiers<br />

ramène Ducrocq au présent. L’homme vient d’activer un<br />

protocole secret de communication conçut par Bénédict. En<br />

clair, on avertit le maître qu’il a commis une bourde. Il devra<br />

rectifier la position mentalement puis trouver une réplique.<br />

L’assistant confirmera que le maître avait mal compris le<br />

coup de son adversaire.<br />

— Vous pensez en politicien russe, avait commenté Kolarov<br />

quand il lui avait proposé ce garde-fou.<br />

123


L’assistant annonce :<br />

— <strong>Le</strong> maître confirme, pion prend pion.<br />

<strong>Le</strong> préposé est embêté, Kolarov ne semble pas comprendre.<br />

<strong>Le</strong> maître poursuit sa ronde sous les yeux incrédules<br />

de l’assistance. Hors protocole, le joueur à l’échiquier<br />

quatre exécute son coup, sautant sur l’occasion, la dame adverse<br />

dans son poing serré, le bras haut levé en signe de victoire,<br />

ce qui fait rire chacun.<br />

— Qu’y a-t-il demande Kolarov.<br />

— Échiquier quatre, fou prend dame, annonce le préposé<br />

sur le ton d’un géomètre qui conclut sa démonstration.<br />

Certains participants se déplacent pour observer la position<br />

à l’échiquier géant. Kolarov s’exécute à une table puis,<br />

passant outre le protocole, annonce à voix haute d’un ton autoritaire<br />

saupoudré d’un léger accent russe :<br />

— Échiquier quatre, pion prend pion, échec.<br />

<strong>Le</strong> roi noir devra fuir au coin. Suivra pour les blancs cavalier<br />

prend cavalier, les figures blanches dévastant la position<br />

ennemie, comme lui et Kolarov l’ont clairement démontré<br />

dans la préparation d’avant tournoi du Russe. L’individu à<br />

l’échiquier quatre rejoue une suite de coups mémorisés. La<br />

partie est truquée mais l’assistant et le préposé l’ignorent.<br />

Bénédict applaudit. Frédéric l’aperçoit et accueille stoïquement<br />

le compliment et salue de la tête.<br />

<strong>Le</strong> télégramme.<br />

124<br />

Gare de Paris, quinze heures six<br />

— La conception du temps des physiciens demeure une<br />

simple généralisation de la notion de durée de vie à l’univers<br />

dans son entier. Toute vie, tout objet créé finit par s’user et


être détruit. Pour les physiciens l’univers n’est qu’un très<br />

gros objet. (<strong>Le</strong> geste de Jonathan, ce disant, fait sourire Hanna.)<br />

Au siècle dernier, un philosophe allemand du nom de<br />

Hegel pensa la vie différemment.<br />

— Hegel<br />

— Un chrétien romantique et un auteur compliqué.<br />

— Que dit-il de la vie<br />

— Je vous résume en une image. Un pommier porte ses<br />

fruits, des pommes, et chaque pomme est la promesse d’un<br />

pommier.<br />

— C’est joli. Et vous, vous savez ce qu’est la vie, Jonathan<br />

— Vos ancêtres ont dit d’Elle : un verbe qui se fait chair.<br />

— Elle<br />

Hanna le fixe, les yeux ronds, gênée d’être ravie. <strong>Le</strong> pont<br />

est établi.<br />

— Dieu se crée Elle-même. Tous les grands théologiens,<br />

Aristote inclus, ont admis que s’il faut une cause à chaque effet<br />

produit. Ceci dit, on ne peut pas reculer indéfiniment en<br />

se demandant quelle cause a engendré la cause qui précède<br />

chaque effet. Il faut un début à la chaîne des causes-effets,<br />

une cause première, cause d’elle-même.<br />

— Une cause première, souligne Hanna<br />

Boey sourit. Hanna a souligné l’expression comme son<br />

père l’aurait fait, intonation en moins.<br />

— Pensez à vous.<br />

— À moi. Pourquoi demande-t-elle un peu inquiète.<br />

— Vous avez été conçue par vos parents. Ils sont votre<br />

cause.<br />

125


— Je comprends. Il a bien fallu qu’il existe un premier<br />

couple.<br />

— Oui fräulein Feuerbach. Mais il ne suffit pas de se préoccuper<br />

de nous seuls, il faut penser aux formes de vie plus<br />

anciennes. Si l’humain est le fleuron de la création comme<br />

le pense Darwin, il n’en croit pas moins que nous sommes la<br />

conséquence de l’évolution de formes de vie plus primitives,<br />

plus anciennes.<br />

— Vous croyez que nos ancêtres lointains étaient des<br />

singes, Jonathan<br />

— Malheureusement pour eux, je le crains.<br />

Hanna pouffe de rire. Elle porte la main au bras de son<br />

compagnon de marche. La blague a dissout toute sa retenue.<br />

Tournant la tête, la demoiselle constate qu’ils ont pris de<br />

l’avance sur son père et sa sœur.<br />

— Marchons plus lentement alors, propose Boey, que rien<br />

ne semble contrarier.<br />

— Notre cause serait le singe, selon vous.<br />

— Et d’autres formes de vie la cause des singes. La vie végétale<br />

est la cause des animaux. Et les minéraux, et ainsi de<br />

suite.<br />

— Jusqu’à la cause première.<br />

— Dont les traces se perdent à l’horizon du passé pour<br />

l’intelligence humaine. Mais peu importe. Si une cause première<br />

existe, elle est apparue en une éternité pour nous,<br />

mais en un seul et même instant pour Elle.<br />

Hanna s’immobilise, pensive. À peine plus grande que<br />

Boey, très mince. Des cheveux noirs assez courts et un nez<br />

aquilin. Elle possède le regard de son père en plus doux. Jonathan<br />

approche sa tête de la sienne.<br />

126


— L’éternité est hors du temps, fräulein, imperméable<br />

à l’usure, étrangère à la notion de durée des physiciens. Ce<br />

n’est pas le chemin qui compte mais la raison du voyage.<br />

— Pourquoi avons-nous été créés alors<br />

— Chacun de nous, chaque objet, chaque phénomène<br />

présent, passé ou futur ne constitue qu’une infime partie,<br />

qu’un bref instant de Son auto-création. Nous sommes en<br />

Dieu pour la simple raison que nous sommes d’infimes et<br />

temporaires moments d’Elle en éclosion. Dieu s’accouche<br />

Elle-même. Mystère cela demeure pour notre intelligence<br />

humaine. Mais aussi minuscule soit-on, nous sommes tous<br />

nécessaires, sinon nous n’existerions pas.<br />

— C’est magnifique.<br />

<strong>Le</strong> théologien scrute l’aînée des Feuerbach, pensive. J’ai<br />

trouvé une de tes sœurs, mère. Pas une fausse sœur, « ce fruit<br />

séché qui se conserve pour un voyage où se nourrir est impertinent<br />

». Une « Grâcieuseté », comme les étiquetait Ingrid,<br />

se remémorant les commentaires lapidaires de la mère<br />

de Jonathan pour ce dernier.<br />

Cherchant son compartiment, Boey avait aperçu une jolie<br />

demoiselle blonde, nez à la vitre. Bianca Il l’avait à peine remarquée<br />

l’an dernier à Berlin. Plus enfant dans son souvenir.<br />

À côté d’elle, Joseph Feuerbach avait avancé la tête, curieux<br />

de cette ombre immobilisée. Sur la banquette opposée, l’orchidée<br />

noire, reconnaissant le théologien, avait soudé de<br />

surprise ses yeux sombres aux siens. Jonathan l’apercevait<br />

de temps à autre dans la salle du tournoi à Berlin. Elle détournait<br />

vivement la tête à chaque occasion, avouant l’épier.<br />

La solitude incarnée. Hanna, un nom fruité pourtant.<br />

— Hanna!<br />

Son père leur fait signe tout en pointant deux voitures<br />

qu’ils viennent de dépasser.<br />

127


Joseph, Distrait par Bianca, Joseph a laissé les deux autres<br />

prendre les devants. Sa fille veut tout voir avant même d’être<br />

sortie de la gare, excitée par Paris. Il faut dire que la conversation<br />

dans le train l’avait laissée hors jeu. À cause du « fou<br />

qui parle toujours de Dieu », s’était-elle plainte en italien à<br />

son père.<br />

<strong>Le</strong> Hollandais est pris d’un fou rire à s’en tenir les côtes.<br />

Debout, il lui répond en italien :<br />

— Venant d’une si belle demoiselle, c’est un compliment,<br />

tout en italien s’inclinant la tête bien basse, devant une<br />

Bianca encore moins rassurée quant à la santé mentale de<br />

l’individu.<br />

«<br />

— Ce n’est pas logique, il me semble, avait répliqué Joseph<br />

La discussion s’était allongée entre l’aînée, son père et lui,<br />

glissant des échecs aux mathématiques puis à Dieu. Joseph<br />

n’ayant pas utilisé le terme adéquat, choqué, Boey l’avait foudroyé<br />

du regard. <strong>Le</strong> remous que suscite parfois l’usage d’un<br />

terme impropre éveille à chaque occasion en Joseph le souvenir<br />

d’une partie d’échecs contre le maître Culbertson, un<br />

gambit dame refusé. <strong>Le</strong> jeune Feuerbach vient de clouer le<br />

cavalier roi blanc avec son fou, tôt dans l’ouverture. Voyant<br />

le coup, le maître lève les yeux au ciel. Prestement amenée à<br />

trois cavalier dame, la reine du maître tonne sur l’échiquier,<br />

rappelant le marteau du juge qui condamna son père. Joseph<br />

avait fait une erreur à Hastings ce jour là et il l’avait payée<br />

cher, comme son père avant lui. <strong>Le</strong> jeune Feuerbach s’était<br />

défendu avec toute l’ingéniosité dont il regorgeait. Pourtant,<br />

au vingt-septième coup, il lui fallut abandonner. Déjà. Une<br />

réfutation sans équivoque. Cette débâcle le priva de la première<br />

place. Il avait vingt-sept ans.<br />

128


— Nous arrivons bientôt, note Hanna, ce qui enchanta sa<br />

sœur.<br />

Sa fille aînée donne des consignes aux deux employés du<br />

manoir qui s’occupent des bagages. Joseph cherche Bianca<br />

mais ne la voit pas. Qu’est-ce qu’elle fabrique Il l’aperçoit<br />

une quinzaine de mètres derrière. Elle fixe un homme dans<br />

un grand manteau gris fripé. Il porte un début de barbe et<br />

repose sur un des bancs qui longent la gare, les épaules voûtées,<br />

la tête basse, indifférent aux passagers qui vont et viennent.<br />

Pourquoi le fixe-t-elle Joseph rebrousse chemin.<br />

— Bianca! Viens!<br />

En transparence de cette misère humaine, soudain il le reconnaît.<br />

Bjelica. Bianca pointe le Polonais, ahurie :<br />

— C’est…<br />

… l’homme qui lui avait offert son bras à Berlin un jour de<br />

soleil où chacun souriait. Bianca allait sur ses dix ans, mais<br />

il l’avait traitée comme une jeune femme. Il faisait des commentaires<br />

en français parce qu’elle lui avait demandé s’il<br />

était monté dans la tour Eiffel. L’automne suivant, c’était la<br />

guerre. <strong>Le</strong> Polonais était un ange perdu sur terre, avait dit sa<br />

mère.<br />

— Tu m’en voudrais si je partais cette nuit.<br />

— Partir demande Bianca étendue auprès de sa mère.<br />

— Là-haut, indique Jessica, la main pointant de peine vers<br />

le plafond.<br />

— Pourquoi<br />

— J’ai si mal.<br />

»<br />

«<br />

129


En septembre sa mère est tombée par terre à la suite d’un<br />

étourdissement. Puis tout est allé vite. <strong>Le</strong> jour de l’An passé,<br />

elle reste alitée toute la journée, faible et souffrante, au point<br />

de confesser vouloir mourir à sa petite Bianca venue lui souhaiter<br />

bonne nuit.<br />

— Je veux dormir avec toi.<br />

Jessica serre sa fille dans ses bras. Bianca pleure puis s’endort<br />

en écoutant sa mère chanter faiblement. Elle se réveille<br />

au matin dans son lit. Dans la chambre de ses parents, un linceul<br />

couvre le corps de sa mère. Que s’était-il passé durant la<br />

nuit Son père ne lui dira mot.<br />

— Joseph, murmure le Polonais, relevant un visage où apparaissent<br />

de grands yeux gris perdus au vague.<br />

<strong>Le</strong> champion n’a jamais compris comment un esprit aussi<br />

brumeux pouvait accoucher de plans aussi limpides sur un<br />

échiquier. Entre 1911 et 1914, le champion en titre n’a redouté<br />

qu’un seul adversaire, cet homme voûté qui soutient son<br />

regard. Il est resté là-bas. Joseph s’était convaincu que Bjelica<br />

serait en sécurité mais il homme a connu l’enfer.<br />

— Ça fait longtemps n’est-ce pas, Joseph Tu es toujours<br />

champion.<br />

— Bien sûr, tu ne m’as pas encore battu.<br />

— C’était avant l’Apocalypse, précise Ekenstein en le<br />

fixant. Tu comprends, Joseph, l’Apocalypse.<br />

La gorge nouée, Feuerbach lui tend la main :<br />

— Viens.<br />

»<br />

130


Manoir du baron Duquesne,<br />

vingt heures vingt-trois<br />

Au salon, Jill est seule sur le grand divan. Frank et le champion<br />

sont installés devant une table à café. Elle reconnaît de<br />

loin la position que lui a montrée Frank sur le bateau, son<br />

nouveau gambit. <strong>Le</strong>s échecs lui ont manqué, ça se voit. Un<br />

vrai gamin. <strong>Le</strong>s quatre dernières années ont accaparé le banquier.<br />

<strong>Le</strong>s deux filles du champion sont montées à leur chambre.<br />

La plus jeune est mignonne mais aucune ne parle anglais.<br />

Deux autres joueurs sont arrivés aujourd’hui, un dans un<br />

triste état. Il repose à l’étage. <strong>Le</strong> champion a expliqué que la<br />

guerre sévissait toujours en Pologne.<br />

Tous logent dans l’aile gauche du manoir. De grandes<br />

pièces avec boiseries et vitraux. Magnifique dans la lumière<br />

du jour malgré les murs craquelés et les tapisseries jaunies.<br />

John Nilsson s’est plaint d’une migraine. Il a pris un analgésique<br />

et s’est retiré lui aussi. Il devrait manger plus et penser<br />

moins. Se trouver une épouse surtout. Ça lui donnerait<br />

des couleurs. Il n’avait qu’une valise. Embarras d’argent. <strong>Le</strong><br />

baron est un drôle de bonhomme. Il a quitté tôt. S’excusant<br />

dans un anglais comique, il a laissé ses invités seuls chez lui.<br />

Il fait le baisemain et lance des œillades avant de s’esclaffer.<br />

Il a effrayé Hanna, l’aînée, si sérieuse. L’autre joueur arrivé<br />

avec la famille Feuerbach a murmuré quelque chose de drôle<br />

en allemand à l’oreille d’Hanna. Ses yeux s’illuminent quand<br />

il lui parle. Elle est amoureuse.<br />

Jill comprend maintenant pourquoi les Européens parlent<br />

du « Nouveau Monde ». L’Amérique a évolué si vite.<br />

Nous sommes riches. <strong>Le</strong>s transports, les installations sanitaires,<br />

les routes, les bâtiments, tout est vieux en Europe.<br />

Nous aussi. Elle se tourne vers son mari en souriant. La robe.<br />

Par cette magie qui synchronise les amoureux, Frank lève la<br />

tête au même moment et lui renvoie son sourire, saupoudré<br />

131


d’un clin d’œil. Elle répond en miroir. Feuerbach rappelle<br />

l’attention de son époux en déplaçant une pièce.<br />

<strong>Le</strong> menton appuyé au revers de la main, elle fixe la robe,<br />

découragée. Comment ai-je pu entrer dans ça Jill fait le ménage<br />

de l’énorme coffre en cèdre. Elle y a retrouvé sa robe de<br />

mariée, soigneusement emballée au fond. Elle l’a déballée et<br />

déposée sur le lit. La trentaine passée, Jill a pris un peu de<br />

poids et de légères rides la tourmentent.<br />

132<br />

«<br />

Et Frank qui surgit à l’improviste :<br />

— Mets-la, mon amour.<br />

— No..on, répond-elle en se collant contre lui. J’ai grossi.<br />

— À peine. Tu es simplement plus dodue.<br />

— Je n’arriverai même pas à la boutonner.<br />

<strong>Le</strong> ton est l’ambassadeur de ce que les mots taisent. Son<br />

amour se ronge le cœur pour des coutures. Il saisit la robe en<br />

vitesse.<br />

— Je vais la faire ajuster, annonce-t-il en sortant de la<br />

chambre.<br />

Déjà il dévale l’escalier.<br />

— Frank, s’il te plaît. Non!<br />

Au rez-de-chaussée, la porte d’entrée se referme.<br />

Son époux demeurant par la suite muet sur le sujet, Jill se<br />

rend le surlendemain chez la couturière, qui ne comprend<br />

rien à ce que madame raconte. Madame Reeves insiste,<br />

entre femmes tout de même, une excellente cliente en plus.<br />

La dame nie carrément. Jill se fâche mais la couturière ne<br />

démord pas. Confuse, elle s’excuse et repart. C’est que monsieur<br />

a donné des instructions sérieuses, billets en main. On


ne se met pas un banquier à dos. Un geste romantique en plus.<br />

Elle devrait nager dans le bonheur celle-là plutôt que de s’inquiéter,<br />

soupire la couturière en regardant sa cliente s’éloigner,<br />

l’élégance incarnée.<br />

Trois jours passent. Au retour d’une soirée entre suffragettes,<br />

Jill aperçoit une rose fichée dans la poignée de l’entrée.<br />

À l’intérieur, d’autres roses pavent le chemin jusqu’à<br />

leur chambre à l’étage. Une douzaine de bougies scintillent<br />

dans la pièce. Sur le lit, sa robe de noces repose. Un petit mot<br />

y est épinglé : « Voudrais-tu m’épouser à nouveau »<br />

— Fra…ank<br />

Jill fait le tour des pièces à petits pas rapides, le torse un<br />

peu penché, l’appelant à voix basse. Silence. Craintive mais<br />

terriblement curieuse, elle se déshabille en vitesse, endosse<br />

la robe et contemple le résultat dans le grand miroir.<br />

— Tu es ravissante mon amour;<br />

Elle sursaute tandis qu’il sort du grand placard. Il l’a regardée<br />

s’habiller en plus. Jill en fut choquée mais tellement<br />

fière.<br />

Un domestique apporte du thé. <strong>Le</strong>s deux hommes ont<br />

terminé leur étude et discutent. Comment peuvent-ils rester<br />

bons amis Ils se battent l’un contre l’autre et Frank perd<br />

contre l’Allemand. Un frisson s’empare d’elle.<br />

— Frank peut-il gagner <br />

— Feuerbach est un fin psychologue. Il va se servir de<br />

l’agressivité de votre mari pour la retourner contre lui.<br />

— Mais Frank le sait, non<br />

»<br />

«<br />

133


— Je lui ai expliqué, mais il a son caractère.<br />

— Quand il a une idée en tête.<br />

Été 1905, New York. <strong>Le</strong> couple Reeves y fête son deuxième<br />

anniversaire de mariage. Jill profite du séjour pour passer<br />

des tests de fertilité. Frank s’est mis sérieusement au jeu depuis<br />

cinq ans et va de succès en succès. <strong>Le</strong> Manhattan Chess<br />

Club a organisé un match entre lui et Joseph Feuerbach<br />

pour le titre de champion du monde. La bourse est considérable<br />

et la salle bondée d’amateurs. Stan Kevits, l’entraîneur<br />

de Frank, est assis avec Jill. <strong>Le</strong> profil sémite, petit, dans la<br />

soixantaine, une voix douce et mélodieuse et des yeux vifs. Il<br />

lui fait découvrir Reeves, le joueur.<br />

— Il a un talent fou pour développer ses pièces. Il trouve<br />

toujours une solution dynamique aux problèmes qu’on lui<br />

pose.<br />

Durant ce premier affrontement, la main de son mari<br />

déplace les pièces avec assurance. Quant au champion, sa<br />

grosse moustache, ses sourcils touffus et ses petits yeux<br />

noirs font penser à un voleur qui attend son heure. Il a de<br />

petites mains qui pincent les pièces du bout des doigts. Soudain,<br />

c’est la débâcle pour son amour. Combien la grimace de<br />

Frank l’a touchée quand l’autre a sacrifié une pièce, prenant<br />

son mari à contre-pied.<br />

Frank décide de jouer de prudence dans la seconde partie,<br />

où Feuerbach le surprend avec une ouverture ambitieuse.<br />

Son mari doit à nouveau rendre les armes. Après le second<br />

échec, Frank se décourage, en perd une troisième puis, à la<br />

surprise de sa femme, se relève et annule deux joutes. Kevits<br />

l’admira pour cet effort. Mais Feuerbach gagne les trois dernières.<br />

C’est fini. <strong>Le</strong> match s’arrête brusquement après huit<br />

parties. Trois défaites fort honorables selon Kevits. Du jeu<br />

de très haut calibre. Mais six défaites tout de même.<br />

134


Ce soir-là, dans la chambre d’hôtel, une autre déception<br />

attendait son époux.<br />

— Nous partons en vacances!<br />

Il sort nu de la douche, terriblement sexy.<br />

— Tu es déçu<br />

— Très! J’ai subi toute une raclée. Personne n’aime perdre,<br />

même contre le meilleur. Mais on apprend de ses défaites.<br />

En train de se sécher les cheveux, Frank ne semble croire<br />

qu’à demi les vérités qu’il clame.<br />

— À plate couture tout de même, risque Jill dont le soudain<br />

fou rire soulage toute la tension accumulée.<br />

Il s’approche, riant aussi, la prend dans ses bras et la porte<br />

jusqu’au lit :<br />

— Si j’avais eu madame sur l’échiquier, je l’aurais écrasé.<br />

Ils rient pendant qu’il désagrafe sa robe.<br />

— Et avec moi demande-t-elle, la voix grave, apprendrastu<br />

de tes défaites<br />

— Tu n’es pas un adversaire, mon amour. Nous jouons nos<br />

pièces ensemble.<br />

<strong>Le</strong> fixant, elle lâche :<br />

— Il faudra que tu trouves une autre femme si tu veux<br />

jouer avec de petits pions.<br />

— Tu as eu le résultat<br />

— Oui. Je n’aurai jamais d’enfants. <strong>Le</strong> médecin est catégorique.<br />

Désolée, mon amour.<br />

— Alors ce sera une vie à deux.<br />

Il la sert doucement dans ses bras.<br />

135


136<br />

— Tu es déçu, n’est-ce pas<br />

— Sûr, mais pas plus que toi, ma reine. On apprend de ses<br />

défaites, non<br />

Comme il l’avait aimée durant ces vacances improvisées.<br />

Il t’aime toujours autant, se rappelle-t-elle à l’ordre sur le divan.<br />

<strong>Le</strong> télégramme Ces enfants Quand est-ce arrivé Elle<br />

lui fait peut-être du chantage. Même…<br />

— Vous me semblez songeuse, madame.<br />

C’est le Hollandais. Un accent terrible, du « british » teinté<br />

d’allemand. Pourtant le phrasé est impeccable.<br />

— Je réfléchissais.<br />

— Serait-ce indiscret de demander à quoi <br />

»<br />

— Oui..i, étire-t-elle en un sourire.<br />

Croisant les yeux noirs liquides du Hollandais, elle demande<br />

:<br />

— Croyez-vous au rêve, monsieur<br />

— Vous tombez à point. Je suis le don Quichotte du rêve.<br />

Il s’assoit.<br />

— Et un joueur d’échecs, renvoie-t-elle.<br />

— Un vice avoué. Vous avez fait un rêve troublant<br />

— <strong>Le</strong> plus beau rêve peut parfois se transformer en cauchemar<br />

sans qu’on le veule.<br />

Jonathan reconnaît ce frisson craintif qu’elle vient de lui<br />

communiquer. Une femme profondément désorientée.<br />

— Combien d’enfants avez-vous, madame<br />

La question la fait sursauter.


— Pourquoi me demandez-vous cela<br />

C’est donc ça.<br />

— Savez-vous ce qu’est l’enfance<br />

— Si vous me posez la question, c’est sûrement que vous le<br />

savez.<br />

— Je ne suis pas votre ennemi, madame.<br />

— Il faut être prudente avec un étranger quand on est une<br />

dame.<br />

Épanouie. Une fleur de la Mère peut gifler d’une simple caresse,<br />

rasseoir d’un mot, hypnotiser d’un regard ou se faire<br />

obéir d’un geste. Certaines prêtresses assurent leurs volontés<br />

sans mot dire. <strong>Le</strong>ur magie se dit amour, passion, tendresse,<br />

séduction, désir, volonté, douceur envoûtement ou volupté,<br />

peu importe; aucun vocabulaire ne pourra jamais résumer<br />

leur pouvoir. L’épouse de Reeves est une rose rouge, la variété<br />

sublime du charme. <strong>Le</strong>s femmes du Malin seront stériles<br />

par simple renoncement. Elles seront vos sœurs mâles. Une<br />

soif violente brusque Jonathan. Une urgence à sentir l’alcool<br />

chauffer sa gorge, brûler son ventre, puis irradier dans son<br />

corps, le temps que la vapeur embrume ses yeux et qu’enfin<br />

le chaos des vies forme à nouveau un ballet harmonieux dans<br />

la marche du temps. <strong>Le</strong> désert est stérile, le rêve de…<br />

— L’enfance, disiez-vous.<br />

— L’enfance, oui. Savez-vous ce qu’est une bouteille d’alcool<br />

— Un fléau en Amérique.<br />

— Vous pensez localement, madame la rose.<br />

— N’est-ce pas toujours le cas, monsieur N’est-on pas<br />

toujours illusionné par nos petites espérances<br />

137


— Pas quand votre occupation est de penser Dieu, madame<br />

bouquet de roses.<br />

— Je suis déjà aimée, monsieur Boey. Vous le savez<br />

d’ailleurs.<br />

— Ne vous méprenez pas sur mes intentions. Je connais le<br />

joueur d’échecs, un attaquant redoutable, mais l’homme qui<br />

a conquis votre affection, lui m’est inconnu.<br />

138<br />

— Je suis aimée par mon mari, tout simplement.<br />

Devant l’échiquier, les deux compères ont des airs de<br />

conspirateurs. Frank murmure, exceptionnel chez lui. Rappelant<br />

la mélodie, Jill demande :<br />

— Avez-vous des enfants, monsieur Boey<br />

— Non.<br />

Après une pause, il ajoute :<br />

— J’en suis un.<br />

Exclamation plus loin, rires complices.<br />

— <strong>Le</strong>s enfants s’amusent, commente Jill.<br />

Devant la grimace de Boey, elle regrette ses mots. Il corrige,<br />

effaçant la méprise d’une main agitée :<br />

— Migraine. C’est effectivement un jeu de guerre pour<br />

grands enfants.<br />

Parler soulage, Jonathan le sait. Pas question de s’entêter<br />

à vouloir dormir. Il faut s’occuper l’esprit quand on traverse<br />

un désert. À deux, c’est presque agréable.<br />

— L’alcool est un médicament, lance-t-il.<br />

— Quelle souffrance peut-il bien guérir<br />

— Celle causée par la plus intime séparation dont souffre<br />

tout humain, la perte de contact avec le sein nourricier.


— Avez-vous perdu votre mère<br />

— Oui, mais c’était pour mieux la retrouver. Ce serait une<br />

trop longue histoire à raconter.<br />

— Mais vous l’avez retrouvée. Il a dû être adopté. Elle va<br />

bien<br />

— Oui.<br />

Jonathan ne tient pas à dissiper le malentendu.<br />

— Je vous explique. La bouteille d’alcool est un biberon<br />

qui fait rêver les adultes.<br />

— Ce n’est qu’une illusion.<br />

— Oui et non. <strong>Le</strong> biberon est un substitut au sein maternel.<br />

Nous devons fatalement nous priver de l’objet mais pas<br />

du bien-être qui l’accompagnait. Tout enfant apprend à se<br />

satisfaire par ses propres moyens. Tant qu’à la fin l’âne veut<br />

acheter les carottes qu’il poursuit.<br />

Ce disant, Boey a miné un ânier agitant son bâton, ce qui<br />

fait sourire Jill :<br />

— Et les femmes<br />

— La nécessité demeure la même, nous avons tous une<br />

mère.<br />

— <strong>Le</strong>s ivrognes boivent en manque du sein maternel. C’est<br />

ce que vous croyez.<br />

— L’idée est intéressante. Ne trouvez-vous pas, madame<br />

— Vous pouvez m’appeler Jill, mais en conversation privée<br />

seulement. Pourquoi ne devenons-nous pas tous ivrognes<br />

alors<br />

— L’enfant séparé de sa mère découvre un univers d’objets<br />

qui lui procurent un certain plaisir. Il s’attache à la jouissance<br />

de biens matériels et oublie son enfance. Chez certains<br />

139


la mémoire de cette intimité persiste, alors ils souffrent de<br />

solitude.<br />

140<br />

— Mais il y a l’autre amour qui survient.<br />

— Celui-là sert à donner la vie.<br />

— On peut vivre un amour véritable sans avoir d’enfants.<br />

— Je vous l’accorde.<br />

Madame s’étant cabrée, Boey quitte ce sentier épineux :<br />

— « L’usage d’ustensiles à plaisir. » Joli, n’est-ce pas L’expression<br />

est de John.<br />

— John Nilsson Nous avons pris le train ensemble. Vous<br />

le connaissez bien<br />

— Nous avons participé ensemble aux tournois de La Haye<br />

et Berlin l’an dernier.<br />

Jonathan revoit l’Anglais à Berlin, exécutant la plupart de<br />

ses adversaires à l’aide de combinaisons. À part Feuerbach. Il<br />

avait déjoué le jeune homme inexpérimenté dans un milieu<br />

de partie vaseux. Seul Itchkoff et de vieux maîtres ont tenu le<br />

fort. Il y aura tous les autres en plus.<br />

— Ustensiles, disiez vous.<br />

— Pardon. L’usage d’ustensiles à plaisir, à confort, à bonheur,<br />

peu importe. <strong>Le</strong> monde moderne est un monde d’ustensiles<br />

qui nous rend à nouveau égoïstes.<br />

— À nouveau<br />

— <strong>Le</strong> bébé qui boit au biberon est seul à l’unisson de son<br />

plaisir.<br />

— Comme l’ivrogne avec sa bouteille.<br />

— La bouteille fait rêver à la Mère.<br />

Moment de silence. On range les pièces de bois plus loin.


— Je pense comprendre, quoique je trouve le rapprochement<br />

sordide. Pourquoi rêve-t-on, Jonathan <strong>Le</strong> savez-vous<br />

Ce disant, elle tourne la tête vers son époux. Jonathan<br />

sourit, madame doit quitter.<br />

— Mon mari a terminé. Nous aurons d’autres occasions de<br />

discuter, je l’espère.<br />

Jill se lève :<br />

— Vous m’avez donné à réfléchir.<br />

— Vous êtes telle qu’il vous désire, n’est-ce pas<br />

— J’apparais à mon époux telle que je veux être aimée. Voilà<br />

ma vie d’épouse.<br />

— Et vous êtes remarquablement belle ainsi.<br />

— Remerciez les yeux de mon mari.<br />

Madame prend congé dans un bruissement de tissus et<br />

une émanation de parfum. Reeves le salue et monte, sa dame<br />

à son bras, qui demande :<br />

— Pourquoi lui as-tu montré<br />

— Pour qu’il m’aide à l’explorer.<br />

— Tu ne crains pas qu’il le joue<br />

Boey les regarde gravir l’escalier. C’est donc lui, l’artiste de<br />

la dame. Je vais t’affronter, preux chevalier. Relire mes notes.<br />

Cette Édith a …<br />

— Et vous, Jonathan, ne voulez-vous pas analyser un peu<br />

demande Joseph Feuerbach, fort à propos.<br />

141


Résidence du comte Jacques Dumoulin,<br />

vingt et une heures du soir<br />

Pour le café, ce sera parfait. Belladona est devant le miroir.<br />

Il place une bague en or massif à son annulaire gauche, noue<br />

une cravate jaune napolitain à sa chemise noire et lui agrafe<br />

un petit diamant. Pour l’hôtel. Madeleine lui en a fait oublier<br />

sa quincaillerie. Il est vidé.<br />

En bas, les Dumoulin sont au salon. Dans la pièce règne le<br />

silence du rêve. Ce n’était pas prévu de déranger en quittant.<br />

Belladona épie le couple depuis l’embrasure de la porte. Madame<br />

est figée dans un songe, une revue pour femmes repose<br />

sur ses petites cuisses. <strong>Le</strong>s évangiles du charme, selon Béatrice<br />

(des traités d’horticulture, dans l’univers de Boey). Son<br />

époux est assis à l’autre extrémité du divan. Assoupie sur<br />

ses jambes, sa main droite tient un journal plié. Il rêve les<br />

yeux vides. Quelle complicité dans la mésentente. Un amour<br />

entre solitudes.<br />

À ses débuts sur les planches d’une grande salle, près de<br />

cinq cents places au parterre, Madeleine comprend qu’elle<br />

est trop petite et que sa voix n’est pas assez forte. Elle se voit<br />

et s’entend depuis la salle. Comment a-t-elle pu, elle n’en sait<br />

rien, mais l’image est saisissante. D’ailleurs un critique sérieux<br />

notera poliment que ce détail pouvant gêner.<br />

— Si tu t’ennuies tant, pourquoi ne reprends-tu pas le<br />

chant suggérera Jacques des années plus tard. Tu deviendrais<br />

une étoile.<br />

— Une « petite » étoile.<br />

«<br />

— Avec les commanditaires, tu sais.<br />

— C’est une pouliche de tiercé que tu veux!<br />

142


La violence de cette sortie avait clos la discussion. Pour<br />

le peuple, les commanditaires, ça restera toujours de la tricherie.<br />

Fallait-il qu’elle s’abaisse à le lui avouer. Petite ! Pas<br />

même un mètre soixante. Avec l’ampleur des tissus, les souliers<br />

et du coffre, quelques centimètres feraient toute la différence.<br />

Sur la scène, Madeleine a mis tout ses espoirs déçus dans<br />

ses chansons pour oublier. Elle ignore que dans la salle,<br />

Jacques, ému à en pleurer, s’est décidé de passer à l’attaque.<br />

En arrivant à sa loge, Madeleine reçoit tant de fleurs, d’éloges<br />

et de baisers qu’elle en reste étourdie. Toute la basse-cour<br />

de la mère est là. Madeleine a seize ans et elle est vierge.<br />

D’amour aussi. On expose la petite pour le vendre aux enchères.<br />

De l’or en terrain pauvre. Un monsieur de la « haute<br />

» dans la salle veut lui parler, lui confie la mère d’un regard<br />

entendu.<br />

Elle a un succès fou auprès des hommes qui accapare le<br />

parterre et les balcons rapprochés. Amour n’est pas que désir<br />

Elle en a le tableau vivant devant elle, le spectacle fini.<br />

<strong>Le</strong>s hommes la désirent. Debout, ils applaudissent à tout<br />

rompre, les yeux pétillants. Ils exagèrent sur la longueur que<br />

ça en devient gênant. Eux la « désirent ».<br />

Quand on la désire, Madeleine se voit comme un petit gâteau,<br />

de ceux que la mère lui refuse si souvent.<br />

— Ta ligne, ma poupée.<br />

Ça non plus, ce n’est pas de l’amour. L’amour, ce serait<br />

comme la crème dont on enrobe le désir. Plus la crème est<br />

légère, plus on apprécie le gâteau. <strong>Le</strong> désir ne constitue,<br />

comment dire, que la matière de l’amour pour Madeleine. Se<br />

faire parler d’amour, ce serait pouvoir enfin rêver à deux.<br />

Lui l’aime! La petite le comprend à sa gêne, à ses bouquets<br />

extravagants dont il inonde sa loge, à ses messages si beaux,<br />

à ses yeux de miel surtout, humides de sentiment quand il se<br />

143


présente enfin. Pour la mère de Madeleine, le comte a clos<br />

les enchères. Un titre, dans la trentaine, des manières polies<br />

et riche comme ne peut l’imaginer le pauvre monde. Un<br />

comte qui tricote dans les affaires sérieuses, où on dîne avec<br />

les banques et la politique dans le confidentiel. Inespéré.<br />

La voilà promise. Elle met un temps fou à choisir sa robe<br />

de mariée. Voyant le fardeau d’or qu’on pose sur sa poitrine,<br />

elle doit recommencer. Ses seins doivent s’affirmer dans un<br />

décolleté plus ample, ce qui modifie la coupe. C’est plus difficile<br />

d’emballer un petit cadeau, répète-t-elle à chacun. Rendue<br />

à la robe nuptiale, elle décourage le personnel du couturier,<br />

qui pourtant sait quel profit peut tirer des caprices<br />

d’une mademoiselle. Tant pis, elle trouve satisfaction à Milan.<br />

<strong>Le</strong> format italien lui va fort bien.<br />

144<br />

<strong>Le</strong> voyant sortir son pyjama, elle murmure :<br />

— Je reviens.<br />

Elle quitte la chambre nuptiale pour le cabinet et met<br />

plus d’une demi-heure avant de revenir, brossée, parfumée<br />

et dentelée. À la table de chevet, son époux note quelque<br />

chose à partir d’un journal qui ressemble à un dépliant pour<br />

les courses de chevaux. Dès qu’il la voit, Jacques approche,<br />

la prend dans ses bras et tout va soudain trop vite. Elle sent<br />

la nervosité retenue de ses mains, des « Madeleine » à son<br />

oreille qui veulent en exprimer tellement plus que son prénom.<br />

La chose raide contre son ventre. Il se couche sur elle,<br />

déplace les tissus et la chose entre en elle, dure et chaude.<br />

Au moment où elle commence à apprécier son va-et-vient,<br />

où elle aimerait qu’on s’attarde à la crème avant de passer<br />

au gâteau, il fait « Aaah !» Une petite chose molle et chaude<br />

surgit en elle, agréable. Jacques se retire et disparaît au cabinet.<br />

Un vide soudain entre ses cuisses et une petite chose<br />

froide qui fuit. Il revient se blottir en murmurant « je t’aime<br />

». Il s’assoupit après avoir parlé avenir monétaire. Au bordel,<br />

elles disaient :


— C’est le meilleur. Au chrono!<br />

Madeleine, de la chose, ne sait que le calendrier menstruel.<br />

Et encore parce que la mère lui a conseillé d’attendre<br />

avant de « partir » la succession Dumoulin. Restée éveillée<br />

dans ses dentelles et ses rêves à peine froissés, elle conclut<br />

faussement que si les hommes désirent, c’est d’amour que<br />

vivent les femmes. Douze années plus tard, ayant intercepté<br />

une conversation de salon, elle comprit sa bêtise. Il était trop<br />

rapide.<br />

Jacques aime les symphonies. <strong>Le</strong> développement en est<br />

long et lent. Quand la violence de l’émotion prend ses aises,<br />

il est prêt, le cœur battant, à se laisser emporter par la musique.<br />

Dans la symphonie de la vie, il fallait être premier violon,<br />

un minimum pour son père.<br />

Jacques fit ses classiques et l’école commerciale. Il découvrit<br />

les échecs par l’amitié que son père cultivait chez<br />

les Duquesne. Initié au plaisir par une professionnelle, le<br />

simple frottement des corps habillés l’avait achevé dans son<br />

pantalon. À la maison close, une place réputée tout de même,<br />

il avait réussi le temps aidant à terminer en elles. Avec patience<br />

et à grands frais de « services », il envisageait de dépasser<br />

la minute. On le disait pudique. C’est que d’entendre<br />

les autres commenter leur performance nuisait à la sienne,<br />

si on peut dire.<br />

Jacques ne voit dans la chansonnette qu’un compromis<br />

entre le bon goût et le vulgaire. Un spectacle apte à satisfaire<br />

les esprits incultes. Mais le nom de Madeleine court<br />

la jeunesse cherchant l’aventure. <strong>Le</strong> voilà, curieux, assis au<br />

milieu des commentaires grivois. Rideau. Silence. La scène<br />

s’illumine, un rossignol chante. Jacques s’est toujours considéré<br />

menu comparé aux autres, cette demoiselle est son<br />

âme sœur. Elle amène ses petites mains sur sa poitrine pour<br />

145


moduler sa peine, ouvre les bras pour étaler sa joie. Il la boit<br />

des yeux et des oreilles, jusqu’aux larmes. Ne pouvant approcher<br />

sa loge, trop de gens gênent, Jacques attaque de loin,<br />

roses à la douzaine, greffées de billets parfumés d’éloges et<br />

de tendresse. Une longue lettre quand une femme des plus<br />

vulgaires lui ouvre à son grand étonnement les portes de<br />

l’Éden. <strong>Le</strong>s voilà seuls tandis que les autres piétinent dans<br />

le couloir. On entend les bruits assourdis des voix derrière la<br />

porte. Madeleine se dit touchée par ses mots.<br />

— Vous écrivez bien, fredonne-t-elle, l’embarras la gagnant.<br />

Moi, je ne sais pas écrire.<br />

Il s’agenouille à ses pieds, levant des yeux de miel. Madeleine<br />

vit au ciel, où il la contemple.<br />

S’engage alors une course folle qui le laisse désarmé. Chacun<br />

s’en mêle. Cette femme rustre, la mère de son amour<br />

− à peine envisageable − a des exigences contractuelles loufoques.<br />

Dumoulin père voit dans ce mariage le double avantage<br />

de caser un fils mou sur les dames et de faire chanter<br />

l’acier. Il se charge de la mère. D’extraordinaires complications<br />

surgissent du choix d’une robe alors que Jacques s’empêtre<br />

dans la promotion puis l’organisation d’une exposition<br />

universelle qui prend des proportions bibliques. <strong>Le</strong> tsar Nicolas<br />

est venu inaugurer les travaux de construction du pont<br />

Alexandre-III, en mémoire de son père, en compagnie du<br />

président Faure. Ce pont reliera Paris au site de l’exposition.<br />

De semaine en semaine, les demandes d’information et les<br />

réservations d’hôtel augurent un déluge de visiteurs.<br />

<strong>Le</strong> nouveau marié se retrouve soudain dans la chambre<br />

nuptiale alors qu’il lui semble s’être agenouillé avant hier<br />

dans la loge de sa princesse. Son petit amour d’épouse quitte<br />

en gambadant pour mieux revenir. Jacques en tremble d’attendre.<br />

<strong>Le</strong>s deux premières minutes lui paraissent un siècle.<br />

Il se rappelle le journal dans sa poche veston, une manie. Il<br />

ne voulait que se décontracter (si on peut dire), mais ce qu’il<br />

146


apprend alors l’émeut. <strong>Le</strong> baron Duquesne et lui ont parlé investissements<br />

boursiers à plusieurs occasions. De quelques<br />

années son aîné, Christian voit dans ces placements un art<br />

sublime pour la noblesse, celui de faire fructifier ses acquis<br />

sans avoir à maltraiter le manant. La bourse s’avère un<br />

moyen beaucoup plus lucratif que la rente viagère et infiniment<br />

plus utile au peuple en favorisant l’éclosion des industries.<br />

<strong>Le</strong> tout, les mains propres bien sûr.<br />

De ces discussions où, en amateur éclairé, le baron y va<br />

de coups de sabres parfois heureux, le comte a déduit des<br />

tendances et des ondulations du marché qu’il a modélisées<br />

sommairement. Il a investit en conséquence. Ses investissements<br />

ont gonflé d’un quart en moins d’un an. <strong>Le</strong>s deux<br />

derniers mois en particulier ont été extraordinaires. Accaparé<br />

par sa tâche et les préparatifs de leur nid d’amour, il a<br />

oublié. <strong>Le</strong> cœur à la joie, il se prend à calculer leur richesse,<br />

désormais et à jamais commune. Quant Madeleine apparaît,<br />

une déesse, il est en plein calcul. <strong>Le</strong> voilà au cœur d’un drame<br />

symphonique sans en avoir écouté l’ouverture. Il veut lui offrir<br />

tout son amour mais ne dépose qu’un petit colis à la sauvette,.<br />

Dans la salle de bain il reprend son calme et revient<br />

tout courage.<br />

Madeleine est confuse. Voulant lui expliquer le contexte<br />

de sa déroute, il parle argent mais s’embrouille à vouloir répondre<br />

à ses questions mignonnes. Épuisé, engourdi par les<br />

doigts qui massent tendrement son crâne, il s’endort. Il n’aurait<br />

pas dû. Il courait depuis des mois de part et d’autre, de<br />

la noce à la firme de publicité, de l’exposition aux réunions<br />

mondaines. Il n’aurait pas dû dormir. Du moins, depuis, c’est<br />

son intime conviction.<br />

C’est à ce moment de leur rêverie respective (la sensibilité<br />

proustienne dans les entrées en scène exige de longs apar-<br />

»<br />

147


tés) que le couple voit Belladona exécuter, d’une tirade sans<br />

réplique, un bref passage sur scène d’une sortie à l’autre :<br />

— Monsieur, madame, jé vous laisse. Jé né voudrais point<br />

vous priver dé l’intimité d’oune prémière soirée dé retrouvailles,<br />

cela va dé soi. Jé réviens demain. Nous pourrons<br />

débouter notre visite dé Paris, madame. Selon l’horaire qui<br />

vous conviendra bien soûr. Jé dois récupérer certains bagages<br />

pouisque vous m’accordez si galamment l’hospitalité,<br />

monsieur le comte. Révérence et sortie. Un « mais » reste<br />

suspendu aux lèvres de Madeleine. Madeleine bouillonne,<br />

son maître lui fait leçon.<br />

— Il nous quitte à la sauvette, ce n’est pas poli.<br />

— Voyons Madeleine, il ne veut pas déranger.<br />

Pauvre Jacques. Tu n’en rates pas une pour toutes les rater.<br />

— Tu as vu sa tenue, fredonne la demoiselle.<br />

— Élégant, je te l’accorde. Un bel homme. Ça ne me surprendrait<br />

pas qu’il soit à Paris pour un autre motif celui-là.<br />

— Tu crois De toute manière, peu importe, conclut-elle<br />

de dépit, cela ne nous regarde pas.<br />

— Je suis fatigué. Je vais me coucher.<br />

— Tu viens chez moi un instant, offre-t-elle, câline, se rapprochant<br />

d’un coup de hanche.<br />

— Je suis épuisé.<br />

— Alors, c’est moi qui te reconduis à ta porte. Viens.<br />

<strong>Le</strong>s voilà, bras dessus bras dessous, dans ce même escalier<br />

où elle menait son amant à sa chambre l’après-midi même.<br />

— C’était bien, Venise<br />

— Tu n’aurais jamais du me laisser partir ! Il a plu, plu.<br />

148


— Qu’as-tu fait alors<br />

— J’ai fait les boutiques sous un parapluie. Mais j’ai été<br />

sage. Que des bricoles.<br />

— Tu m’étonnes.<br />

— Goujat!<br />

Ce disant, elle lui donne un petit coup à l’estomac avec tendresse,<br />

puis entoure sa taille de ses petits bras, la tête contre<br />

sa poitrine.<br />

— Allons ! Une courte visite pour m’endormir.<br />

— Que je te raconte une histoire de princesse peut-être<br />

— Oh oui, une histoire! insiste la petite fille.<br />

— Madeleine...<br />

— Viens, ne me laisse pas seule, pas tout de suite, fredonne<br />

la demoiselle.<br />

Café des sportifs, vingt-deux heures cinquante<br />

— Jé sais de quoi jé parle ! s’exclame Belladona qui vient de<br />

suggérer un coup maladroit.<br />

Ce disant, il sort un billet de sa poche.<br />

— En tout cas, jé parie sur moi.<br />

— Vous jouez en partie rapide, monsieur demande<br />

l’homme d’une voix de vautour.<br />

— Bien sour.<br />

— Cette table vous convient-elle<br />

Miguel a récupéré ses valises à la gare et deux colis à l’Hôtel<br />

de Paris. <strong>Le</strong> troisième, en retard peut-être, est de toute<br />

manière bidon. Quand un courrier veut chiper de la mar-<br />

149


chandise, c’est toujours le dernier colis qu’il saute, le plus<br />

gros dans ce cas-ci. Ça laisse planer un doute. Mais Miguel<br />

connaît le refrain. Il a même laissé un mot au cas où. L’injure,<br />

après l’insulte d’une boîte emplie de gravier. Il s’est ensuite<br />

rendu au Café des sportifs. Y bourdonnent de commentaires<br />

acides une trentaine d’amateurs. Il repère une bonne<br />

bourse, s’insère dans la conversation et critique les coups du<br />

monsieur qui finit par s’en irriter.<br />

Débutant avec les blancs. Il tend un piège puis un autre à<br />

son adversaire, qui ne voit rien. Loin de mettre ses menaces<br />

à exécution, il laisse au contraire son pigeon prendre avantage<br />

de coups imprécis qu’il applique avec complaisance sur<br />

l’échiquier. Un seul spectateur émet des commentaires intelligents,<br />

mais Miguel le foudroie aussitôt :<br />

— On né parle pas, il y a dé l’argent en jeu.<br />

<strong>Le</strong> jeune homme, mince, les cheveux bruns bouclés, disparaît<br />

dans un haussement d’épaules. Bon, maintenant qu’il ne<br />

reste que des enculés, le spectacle peut commencer.<br />

En partie rapide à l’argent, il faut toujours laisser le pigeon<br />

gagner la première, question de le vautrer dans ses tics et sa<br />

complaisance. La joute perdue, Miguel allonge la somme.<br />

— Une autre demande son adversaire.<br />

— Jé toute la nuit, monsieur.<br />

— À la bonne heure.<br />

— Deux billets la partie, d’ajouter Miguel.<br />

L’homme acquiesce tout en commentant le caractère fougueux<br />

des Italiens. Miguel lui laisse même gagner cette seconde<br />

joute. À l’autre table un vieux rigolo clame :<br />

— … et une bonne poire en face de soi ! Garçon! C’est ma<br />

tournée.<br />

150


Magnifico!<br />

[Ma partie d’échecs, journal, été 2001]<br />

151


<strong>Le</strong> Phare parisien 17 juin 1920 Politique et Vie sociale page 3<br />

L’heure des premiers règlements<br />

approche : l’Allemagne<br />

ne perd pas une minute<br />

pour cacher ses fonds.<br />

La Deutsche Tages Zeilung<br />

prend le ton tragique : «<br />

L’empire est au bord du<br />

précipice. L’exploitation<br />

des chemins de fer se solde<br />

cette année par un déficit<br />

de 12 milliards. La presse à<br />

papier a frappé pour le mois<br />

de mai pour 4,5 milliards de<br />

mark. <strong>Le</strong> peuple allemand<br />

vit dans une fumée d’opium.<br />

Nous devons examiner les<br />

comptes de l’Allemagne<br />

comme ceux d’une maison<br />

en faillite! »<br />

L’armée de Wrangel a<br />

atteint le Dnleper<br />

Sébastopol, 15 juin<br />

De l’Agence Union :<br />

Notre avance continue<br />

victorieusement. <strong>Le</strong> groupe<br />

du général Slatchov occupe<br />

la station du Mélilopol.<br />

Après des combats<br />

acharnés, les Rouges ont été<br />

rejetés vers le Nord. Actuellement,<br />

nos troupes combattent<br />

dans la région de Krouglovka,<br />

Natalino, Tchemadja<br />

et Daklina. Alechki est tombée<br />

entre nos mains.<br />

152<br />

<strong>Le</strong> Chantage de la Faillite<br />

L’article 12 de l’annexe<br />

n°1 de la partie VII (réparations)<br />

du traité de Versailles<br />

accorde aux Alliées pour<br />

être émis immédiatement<br />

et amortis avant le 1 er mai<br />

1921, 20 milliards de marks<br />

or.<br />

Tout de suite l’Allemagne<br />

déclare qu’elle ne payera<br />

rien. Elle ne veut pas d’un<br />

emprunt international, elle<br />

n’admet pas la moindre surveillance.<br />

« Nous ne nous laisserons<br />

jamais contrôler comme<br />

l’Autriche », crie la Gazette<br />

de Francfort. Mieux vaut la<br />

banqueroute, clament les<br />

conservateurs.<br />

<strong>Le</strong>s Bolchevistes battus<br />

Sur le front polonais<br />

Varsovie, 16 juin<br />

On peut considérer la situation<br />

dans le Nord comme<br />

complètement rétablie. <strong>Le</strong>s<br />

troupes polonaises tiennent<br />

aujourd’hui toute la ligne<br />

des rivières Auta et Bérèzina.<br />

Elles ont infligé des pertes<br />

très sensibles à l’ennemi.<br />

Cinq divisions bolchevistes<br />

ont été anéanties.<br />

La chronique a B.D.<br />

Feuerbach à Paris,<br />

Hensen se désiste !<br />

<strong>Le</strong> champion en titre, Joseph<br />

Feuerbach, est arrivé<br />

hier, mettant fin aux spéculations<br />

quant à sa participation<br />

au tournoi de Paris.<br />

De dernière dépêche, nous<br />

apprenons que le psychiatre<br />

Joha Hensen se désiste pour<br />

des raisons professionnelles.<br />

Rappelons que ces dernières<br />

années Hensen a travaillé<br />

avec le psychanalyste Carl<br />

Gustav Jung. Qui remplacera<br />

le maître de la défense<br />

française<br />

Voici l’horaire officiel du<br />

tournoi :<br />

Samedi 19 juin : ronde 1<br />

Lundi 21 juin : ronde 2<br />

Mardi 22 juin : ajournements<br />

Mercredi 23 juin : ronde 3<br />

Jeudi 24 juin : ronde 4<br />

Vendredi 25 juin : ajournements<br />

Lundi 28 juin : ronde 5<br />

Mardi 29 juin : ronde 6<br />

Mercredi 30 juin : ajournements<br />

Jeudi 1 juillet : ronde 7<br />

Vendredi 2 juillet : ronde 8<br />

Samedi 3 juillet : ajournements<br />

Lundi 5 juillet : ronde 9<br />

Mardi 6 juillet : ronde 10<br />

Mercredi 7 juillet : ajournements<br />

Jeudi 8 juillet : ronde 11<br />

Frédéric Kolarov a livré une<br />

performance remarquable<br />

hier au Palais des Exposi-


16 e annee Vol. 3 N° 184 15 centimes <strong>Le</strong> quotidien de la capitale<br />

tions en ne concédant à ses<br />

soixante-cinq adversaires<br />

que deux maigres nulles,<br />

dont une à l’aveugle. Bravo,<br />

champion !<br />

Maniant les pièces<br />

blanches dans une partie<br />

jouée à New York contre<br />

Raubitschek, Cappello trouva<br />

dans la position proposée<br />

hier : 1.Tf1! Dd4 (ou De3)<br />

2.Tf5 e3 3.Txp+ DxT 4.Ta5<br />

DxD 5.TxD mat.<br />

On proteste! Mes problèmes<br />

seraient trop diffi-<br />

Réjane<br />

Nous perdons l’âme de Paris.<br />

Tous ceux qui connaissaient<br />

Réjane avaient senti<br />

qu’elle savait qu’elle allait<br />

mourir. Cela datait du jour<br />

où un maçon racla son nom<br />

sur le fronton de son théâtre<br />

de la rue Blanche. Son sourire<br />

était navrant.<br />

« Fine, spirituelle, comique,<br />

touchante, pathétique, toujours<br />

vraie... Elle est parisienne<br />

et elle est humaine;<br />

ciles. Pour vous remonter le<br />

moral, voici une combinaison<br />

simple et agréable qui<br />

illustre le thème du clouage.<br />

<strong>Le</strong> trait est aux blancs :<br />

À notre concours de problèmes,<br />

le classement va<br />

comme suit : Campagnot de<br />

Touraine a vingt-sept points,<br />

Magnan de Reims vingttrois,<br />

Delacroix et Tessier<br />

vingt et enfin Dupont dixneuf.<br />

Suivent en quadruple<br />

égalité à dix-huit points messieurs<br />

Therrien, Melançon,<br />

Deschâtelets et Desjardins.<br />

elle est dame et elle est<br />

femme. Ses yeux disent dans<br />

la perfection. Elle est le génie<br />

du théâtre, elle est tout<br />

action et tout expression,<br />

depuis les mèches folles de<br />

ses cheveux jusqu’à la fine<br />

pointe de ses pieds. Enfin<br />

elle est originale et créatrice<br />

au suprême degré. » Ainsi<br />

parlait Anatole France. Elle<br />

avait eu soixante-quatre ans<br />

le 6 juin.<br />

Régis Ginioux<br />

<strong>Le</strong>s Alliés à Boulogne<br />

<strong>Le</strong> 21 juin aura lieu à Boulogne<br />

une réunion préparatoire<br />

interalliée à laquelle M.<br />

Millerand, M. Lloyd George,<br />

le comte Storza et sans doute<br />

M. Hymans représenteront<br />

respectivement la France,<br />

l’Angleterre, l’Italie et la Belgique.<br />

<strong>Le</strong> Japon sera également<br />

représenté. C’est d’un<br />

accord entre les Alliés sur la<br />

question de l’indemnité allemande<br />

dont il sera question.<br />

Dans ces conditions, il est<br />

possible qu’on n’ait plus besoin<br />

d’aller à Bruxelles et les<br />

conversations de Boulogne<br />

marqueraient une étape<br />

entre la conférence de San-<br />

Remo et celle qui aura lieu<br />

à Spa en présence des délégués<br />

allemands.<br />

Carnet mondain<br />

Une charmante fête à laquelle<br />

se sont rendus plus<br />

de trois cents invités a été<br />

donnée avant-hier par la<br />

baronne Gourgaud douairière,<br />

en son château de la<br />

Grange, habité autrefois par<br />

le maréchal de Saxe, et que<br />

la maîtresse de maison avait<br />

aménagée durant la guerre<br />

153


154<br />

Manoir Duquesne, un peu avant l’aube<br />

Kolarov a dormi sur des cailloux. Il ne voulait pas de ce<br />

cirque avant le début du tournoi. Ça le rend insomniaque<br />

à chaque fois. Il faut se reposer avant une compétition. <strong>Le</strong>s<br />

financiers ne semblent pas comprendre tout le travail et<br />

l’énergie que cette « épreuve » nécessite. L’exhibition l’a<br />

épuisé par le trop-plein de sollicitation. Impossible de ne<br />

pas sentir les regards qui, mire braquée sur le renard embusqué,<br />

attendent la faute. Jouer plusieurs parties simultanément<br />

ne pose pas de difficulté notable. Face à une faible opposition,<br />

Frédéric explore des gambits. Parfois des variantes<br />

secondaires quand certains adversaires manifestent une<br />

connaissance intéressante du déploiement des pièces. Surviennent<br />

des positions didactiques qu’il pourrait commenter<br />

dans un manuel, à la manière des professeurs de l’académie.<br />

Des exemples plus clairs et des préceptes nouveaux.<br />

Quand ses rêves deviennent tendus, il y joue aux Échecs.<br />

Une peur omniprésente de l’erreur; « ils » regardent. Certaines<br />

nuits une position fige en une géométrie de pièces<br />

essentielle. Apparaissent alors les poteaux de la blanche<br />

clôture du domaine Grigov, devenus des pièces d’échecs<br />

géantes. Elles ceinturent la terre noire que Frédéric doit traverser<br />

sans endommager la récolte. L’angoisse que sécrète<br />

l’erreur possible le mène à l’orée de l’éveil. S’il revient brutalement<br />

à lui, un coup en tête, c’est une trouvaille. <strong>Le</strong> puits<br />

obscur où naissent ses rêves semble regorger de visions dont<br />

il ne s’abreuve qu’une gorgée à la fois. Sa réponse au pion roi,<br />

que les chroniqueurs appellent déjà la « défense Kolarov »,<br />

est le fruit d’un sommeil écourté. Une perle d’intelligence,<br />

a écrit le Deutsch Schach. <strong>Le</strong>s nuits qui suivent une simultanée<br />

sont si fruitées que son imagination en demeure stérile,<br />

épuisée en le trop plein excitations.<br />

Ne pouvant reposer, Frédéric est sorti respirer l’air du matin.<br />

Il s’est accoudé au balcon, les yeux au vide. Se soumettre


aux caprices des maîtres. Il l’avait senti jadis au silence pesant<br />

des domestiques quand tonnait la volonté courroucée<br />

du seigneur Grigov. <strong>Le</strong>s financiers désiraient une simultanée<br />

tapageuse pour « ouvrir » le tournoi, demain, après le tirage<br />

au sort des positions. Tout simplement du délire.<br />

— « Inauguré » a souligné le baron Duquesne avant de<br />

quitter, irrité par les investisseurs.<br />

Frédéric a obtenu deux jours de répit, la simultanée terminée.<br />

Ce sera mercredi seize.<br />

— Mais pourquoi avant le tournoi se plaint Kolarov au<br />

comte, demeuré seul avec lui.<br />

— Vous devez contenter vos commanditaires, le semonce<br />

Dumoulin, devenu inutilement sérieux et un tantinet apeuré.<br />

<strong>Le</strong>s promoteurs jugent la séance nécessaire pour impressionner<br />

les investisseurs potentiels et ce, dès leur arrivée à<br />

Paris. Nous devons susciter leur intérêt. <strong>Le</strong> jeu d’échecs sert<br />

d’image. Vous…<br />

— …êtes le modèle du progrès rationnel, jeune homme,<br />

les fait sursauter la voix basse d’une âme infiniment seule,<br />

à l’autre extrémité du grand bureau derrière eux. Un architecte<br />

de la raison. Un symbole posé sur l’échiquier du monde.<br />

Votre rectitude est exemplaire.<br />

Frédéric, tête tournée, devine un homme corpulent dans<br />

l’ombre. « L’investisseur trois », comme ils appellent entre<br />

eux, faute de mieux.<br />

— Feuerbach est le roi, poursuit la voix pesante dans un<br />

français qui sonne ancien. Cappello la dame. Boey un simple<br />

fou et Nilsson fort cavalier. Quant à Reeves, c’est la tour<br />

de son château. Pour l’instant vous, jeune homme, êtes un<br />

«<br />

«<br />

155


simple pion. Vous devez être promu, si je puis dire. C’est la<br />

dame que le roi convoquera en duel. Ne l’oubliez pas. Visez<br />

Cappello et vous atteindrez Feuerbach en temps et lieu.<br />

Soyez-en assuré. Visez Cappello.<br />

La porte se referme derrière l’homme. <strong>Le</strong> comte le fixe<br />

avec des yeux de domestique.<br />

156<br />

» »<br />

Une voiture passe au loin, phares allumés, tranchant<br />

d’un pâle sillon le silence et la noirceur mourante. Soixante<br />

joueurs, le nombre a impressionné ses juges. Sur ce point<br />

du moins, il a obtenu l’avantage ; il aurait pu en pourfendre<br />

soixante autres. Ceux recrutés auraient été plus faibles encore<br />

que les innocents venus allègrement à l’abattoir. <strong>Le</strong>s<br />

régiments qui transitaient par Riga chantaient la cadence<br />

en allant au combat. Au retour, les estropiés transportés en<br />

chariots gémissaient à chaque nid-de-poule. <strong>Le</strong> sacrifice de<br />

dame leur en a mis plein la vue. Ducrocq…<br />

Frédéric ne comprend pas ce que convoite son « aide de<br />

camp », comme dit le baron. Une motivation plus profonde<br />

que l’argent, que les échecs même. <strong>Le</strong> Français lui rappelle<br />

quelqu’un qu’il ne parvient pas à identifier. De loin le plus<br />

beau talent rencontré en France. Pourtant, il ne sera jamais<br />

un adversaire redoutable pour Frédéric Kolarov, le prochain<br />

champion du monde.<br />

Un oiseau se pose tout près puis repart. Qui peut me battre <br />

Année mille neuf cent, dernier siècle du millénaire. Frank<br />

Reeves courtise Jill Stevenson depuis l’été passé et il se fait<br />

les dents comme futur partenaire de la Boston Business<br />

Bank. Jacques et Madeleine Dumoulin célèbrent leurs noces<br />

à Paris, où l’exposition universelle accueillera plus de cinquante<br />

millions de visiteurs, sans transport aérien. Joseph<br />

«


Feuerbach fait ses préparatifs pour Londres, d’où il reviendra<br />

avec le jeune Itchkoff après avoir fait la connaissance<br />

du surprenant Bjelica Ekenstein. Il défendra ensuite son<br />

titre en Russie pour la première fois, en juin, contre l’étoile<br />

de Riga, Mark Dvorek, champion du monde par correspondance.<br />

<strong>Le</strong> père de John Nilsson va entreprendre un voyage<br />

tragique en Afrique du Sud dans l’espoir de mousser sa carrière.<br />

Tous ces événements semblent alors sans incidence<br />

possible dans la vie de Frédéric, unique fils de Karl Kolarov,<br />

né fin janvier 1900 tout près de Minsk. Seuls la voix et le lait<br />

maternels comptent à ses yeux fermés.<br />

Fils du maître écuyer au domaine Pdorky, terres du seigneur<br />

Grigov, Frédéric joue aux échecs les soirs d’hiver. À<br />

dix ans, même le champion du coin, le cordonnier Niko, n’en<br />

vient plus à bout. On l’envoie à un tournoi dans la grande<br />

ville. Il y gagne partie après partie, à l’exception d’une seule,<br />

contre un maître local. Celui-ci se dit impressionné par la<br />

virtuosité de l’enfant. Empêtré dans des ouvertures médiocres,<br />

le jeune Kolarov réussit à renverser le sort à force<br />

d’ingéniosité et de ténacité. Curieux d’expertiser ce trésor<br />

échiquéen prophétisé, Grigov le confie à une école spécialisée<br />

à Saint-Pétersbourg. <strong>Le</strong> jeune Kolarov n’en reviendra<br />

que quatre années plus tard, la guerre commencée.<br />

<strong>Le</strong> jeune homme possède un sens inné de la combinaison<br />

de pièces. Au domaine, ses adversaires ne comprennent<br />

pas les menaces qu’il pose sur l’échiquier. La fatalité tombe<br />

sur ses opposants comme le mauvais sort que redoutent les<br />

vieilles à la cuisine. Ce qui excite Kolarov au départ l’ennuie<br />

à la longue. La bêtise des autres l’empêche d’approfondir son<br />

investigation des positions. Frédéric reprend à son compte<br />

les parties jouées en améliorant le jeu de son adversaire. À<br />

l’examen d’un coup il devine parfois des conséquences qui<br />

lui rappellent le puits où penché, son épée de bois échappée,<br />

il avait été sidéré par la profondeur de l’obscurité.<br />

157


Jouer des parties fictives récolte deux moissons. D’abord<br />

une meilleure compréhension du jeu et une mémoire des<br />

positions qui fait l’admiration dans son entourage. « On se<br />

rappelle de ce qu’on comprend », soulignera inlassablement<br />

maître Petrov à l’Académie, chaque fois qu’un élève oublie<br />

la suite de sa partie au rappel. <strong>Le</strong>s villageois ne conçoivent<br />

pas qu’on puisse rejouer une partie, même à peine terminée.<br />

L’autre avantage est qu’en rectifiant la défense adverse,<br />

le jeune Kolarov s’aperçoit qu’il ne peut parfois que retarder<br />

un destin inéluctable. Certaines erreurs profondes sont<br />

commises dès la sortie des pièces. <strong>Le</strong> jeune Kolarov n’en<br />

comprend pas les arcanes mais l’instinct joue en sa faveur.<br />

À Saint-Pétersbourg, il assimile en affamé les leçons du<br />

maître Petrov, qui l’a pris en adoration. <strong>Le</strong> vieil homme lui<br />

montre comment identifier les « moments » où le sort de la<br />

partie s’est joué, parfois bien avant qu’une combinaison forcée<br />

ne matérialise la victoire. <strong>Le</strong> jeune Frédéric découvre<br />

une histoire des ouvertures que d’autres ont conservée à<br />

l’aide d’une notation simple. C’est dans l’effort à déployer<br />

correctement leurs pièces que la plupart des joueurs trébuchent.<br />

<strong>Le</strong> jugement s’y perd dans les abysses du possible.<br />

L’ouverture de la partie, un art en soi, sépare les vrais joueurs<br />

des amateurs. En préparant le futur, Kolarov apprend à tirer<br />

les avantages de chaque ouverture, à minimiser les désavantages<br />

qu’elle impose. Il se discipline à attendre la meilleure<br />

réplique de la part de ses adversaires, comme l’enseigne<br />

maître Petrov. C’est l’opposition qui détermine l’éclat de la<br />

victoire.<br />

En engageant son armée dans de saines formations, l’art<br />

combinatoire de Kolarov devient despotique et ses succès<br />

fulgurants. À son arrivée, il s’est démarqué des autres novices,<br />

une vingtaine d’adolescents, par sa détermination à<br />

vaincre. Il gagne bientôt toutes les compétitions organisées<br />

pour les jeunes et termine troisième au championnat de<br />

l’école. Treize ans à peine. Exclus des concours pour moins<br />

158


de quinze ans, il gagne l’année suivante le championnat de<br />

l’institution, titre qu’il conservera jusqu’à son départ. À la<br />

gare, les adieux venus, dans la cohue créée par la révolution<br />

communiste, le vieux Petrov, fondateur de L’académie<br />

échiquéenne de Saint-Pétersbourg, alors la seule école<br />

d’échecs au monde, lui offre d’une voix chancelante son jeu<br />

personnel, usé par sa science et ses batailles. Une authentique<br />

relique.<br />

— Il recèle encore quelque magie. Vous ferez mieux que<br />

moi avec ces pièces, j’en suis certain, lui confie son professeur,<br />

un doigt posé sur le coffret, les yeux levés vers Frédéric,<br />

qui le dépasse d’une demi-tête, Visez le sommet. N’oubliez<br />

jamais qu’il faut travailler fort pour l’atteindre. Il est plus<br />

élevé qu’il n’y paraît d’en bas et on y parvient toujours seul.<br />

Rappelez-vous, jeune homme, il vous faudra apprendre à<br />

vivre seul afin de triompher.<br />

Prête hier à l’accueillir dans ses rangs, l’aristocratie lui<br />

conseille aujourd’hui de suivre le prolétariat au combat.<br />

Kolarov est affecté à un hôpital militaire où s’empilent des<br />

milliers de blessés. Il y sera en sécurité. Officiellement aideinfirmier,<br />

il distrait les gradés, plus à même d’apprécier ses<br />

talents échiquéens. Loin d’être ébranlé par les horreurs de<br />

la guerre, Kolarov se consacre aux échecs dès qu’il est libéré<br />

de ses tâches quotidiennes : laver des plaies, faire des pansements,<br />

vider des seaux d’excréments<br />

8<br />

7<br />

6<br />

5<br />

4<br />

3<br />

2<br />

1<br />

ou remplir des pots d’eau fraîche.<br />

Sorti de l’ombre de ses maîtres, il<br />

développe ses idées personnelles.<br />

À titre de défi à ses adversaires, il<br />

ouvre de ses cavaliers et place ses<br />

fous en fianchetto, d’où ils opèrent<br />

en tireurs embusqués. Frédéric refuse<br />

tout simplement d’occuper le<br />

centre du terrain. Réfuter ces sorties<br />

non orthodoxes est un art rafa<br />

b c d e f g h<br />

Fous roi en fianchetto :<br />

1.g3 g6 2. Fg2 Fg7<br />

159


finé, pas un jeu de devinettes, comme certains officiers le<br />

pensent.<br />

Armé de ces principes, il peut analyser les ouvertures à<br />

l’avance, comme à l’école. L’objectivité s’avère toutefois difficile<br />

à maintenir. Il lui faudrait affronter de vrais joueurs. Dès<br />

la paix négociée par Lénine, les révolutionnaires au pouvoir<br />

prennent Frédéric sous leur aile. On le fait venir à Moscou<br />

pour former la prochaine génération de joueurs dans la nouvelle<br />

société communiste. Tout prolétaire peut pratiquer<br />

une activité intellectuelle. Kolarov n’a-t-il pas des idées révolutionnaires<br />

aux échecs Ne démontre-t-il pas l’erreur capitaliste<br />

de vouloir posséder le territoire Son ange gardien<br />

a fait suivre une chaude recommandation depuis l’hôpital<br />

où il soigne une blessure au poumon. Une exégèse idéologique<br />

de quinze pages. Kolarov s’y transfigure en Lénine des<br />

échecs. Igor, c’est son nom, est un jeune homme énergique et<br />

maigre, tout en obligations et devoirs. Concerné par le bienêtre<br />

commun, mais froid au contact.<br />

Moscou, l’élite intellectuelle, littéraire et artistique s’y rue.<br />

<strong>Le</strong>s parents pauvres de la bourgeoisie deviennent les guides<br />

d’un peuple à retrouver. Kolarov s’y trouve libre à dix-huit<br />

ans, un revenu de professeur assuré. La fédération soviétique<br />

des échecs prend forme. C’est l’occasion de guerroyer<br />

contre des adversaires de qualité. Une opposition qui surprend<br />

Frédéric. Six mois d’adaptation lui sont nécessaires,<br />

le temps d’acquérir le fleuron de son art, la technique des<br />

finales de partie. Face à un adversaire coriace, il faut accumuler<br />

de petits avantages qui s’avéreront décisifs quand les<br />

forces seront réduites. En finale, les pions deviennent menaçants<br />

et le roi peut aller guerroyer entre eux ; l’équilibre des<br />

forces est bousculé. <strong>Le</strong>s choix stratégiques en cours de route<br />

déterminent l’issue des finales, phase encore peu explorée<br />

par la théorie et dont l’échéance est facile à prédire pour qui<br />

sait calculer. Jamais personne ne lui a présenté la stratégie<br />

ainsi. Il écrit un article sur le sujet. <strong>Le</strong> texte est publié, en-<br />

160


ichi d’un commentaire politique de la main du rédacteur du<br />

journal :<br />

« Voilà une application scientifique qui démontre<br />

que quand une lutte de classes s’achève, le pouvoir<br />

du peuple devient décisif. Lénine, voilà le roi fragile.<br />

Telle une chenille devenant papillon, il fera la promotion<br />

des anciens pions du pouvoir. »<br />

Six mois plus tard donc, Kolarov est à nouveau seul à<br />

l’avant-scène. L’expérience personnelle joue énormément<br />

en terrain connu. Faire la mode lui donne un avantage indubitable<br />

sur ses compétiteurs. Il répond à qui suit ses traces<br />

et réfute sa propre médecine, opposant l’antidote au poison.<br />

Il s’assure des victoires aisées à l’occasion, une économie de<br />

forces et de temps en prime. En novembre dix-huit, il gagne<br />

ex aequo avec Dvorek <strong>Le</strong> tournoi du peuple des Russies à<br />

Moscou. La compétition inclut le vieux Kéroff et l’Ukrainien<br />

Prigorine, contre lequel Kolarov s’offre le luxe d’un sacrifice<br />

de tour pour activer ses fous. On lui propose de démontrer sa<br />

puissance devant le public romain et la presse capitaliste au<br />

mois d’avril suivant. Dvorek étant de santé précaire, Kolarov<br />

s’y rendra seul. Ce « cirque italien », confiera-t-il plus tard,<br />

allait changer sa vie.<br />

<strong>Le</strong>s penseurs de la politique italienne d’après-guerre jugent<br />

essentiel de fraterniser avec la France et la nouvelle<br />

Russie. L’opportunisme des Italiens durant le grand conflit<br />

a terni l’image du pays et ils n’ont en rien profité des accords<br />

de paix. Une des stratégies adoptées multiplie les réunions<br />

culturelles et scientifiques tripartites. Bien entendu, un<br />

tournoi d’échecs s’impose, c’est une tradition slave.<br />

On attendait une délégation, Kolarov arrive seul, accompagné<br />

d’un diplomate. Il parle un peu français. Sa mère est la<br />

fille tardive d’un soldat napoléonien qui déserta la campagne<br />

161


enneigée en 1812. Elle lui inculqua les bases de la langue<br />

française avant de mourir, victime de la grande épidémie de<br />

choléra. La grand-mère aurait accueilli en son gîte un beau<br />

fantassin aux yeux clairs, parlant couramment français ellemême.<br />

D’où tenait-elle cette langue La mémoire familiale<br />

s’éteint là.<br />

À Rome, c’est le carnage, à l’exception d’une malheureuse<br />

nulle concédée à un certain Belladona, un champion local.<br />

Frédéric est tombé dans un piège par excès de confiance.<br />

Entre les parties quotidiennes où il exécute des adversaires<br />

de seconde catégorie, il se lie d’amitié avec un homme<br />

charmant, riche et cultivé, le comte Dumoulin. Un noble,<br />

quoique la noblesse ne semble qu’une étiquette en Europe.<br />

Son épouse lui est d’une aide précieuse. Frédéric est inconfortable<br />

en société. <strong>Le</strong>s commentaires de la comtesse, une<br />

femme simple et chaleureuse, sont parfois drôles d’intelligence.<br />

<strong>Le</strong> couple lui fait connaître l’opéra italien, les musées<br />

et la surprenante architecture en pointes droites des monuments<br />

catholiques.<br />

Une semaine en Italie suffit au jeune Russe pour se<br />

convaincre qu’il ne sera jamais champion du monde en restant<br />

dans son pays. L’Europe est riche et les communistes<br />

font peur. On se bat encore là-bas. Russes contre Polonais,<br />

Rouges contre Blancs. <strong>Le</strong> destin scelle sa décision quand<br />

un télégramme apporte la nouvelle du décès de son père. La<br />

grippe terrorise la Russie. Si le petit-fils déserte à son tour,<br />

c’est en rêvant d’un retour au bercail. Non pas comme le Napoléon<br />

du grand-père, mais à la César, depuis Rome,. Son<br />

projet ébauché, il convainc le comte d’organiser un tournoi<br />

pour choisir un aspirant officiel au vieux champion français.<br />

Frédéric peut gagner, forcer un match et devenir le premier<br />

champion du monde français, assure-t-il au comte. Sa grandmère<br />

maternelle serait française. Un charmant hasard, souligne<br />

madame Dumoulin, que le titre de comtesse gêne. <strong>Le</strong><br />

comte n’a nul besoin d’arguments. Ce jeune prodige, c’est du<br />

162


marbre. Kolarov l’a battu grâce à une combinaison extraordinaire<br />

en seconde ronde. Mais...<br />

Frédéric a été touché que le comte apprécie l’élégance<br />

de son raisonnement plutôt que de s’apitoyer sur sa mésaventure.<br />

On lui objecte des difficultés, il les balaie d’enthousiasme.<br />

D’abord un tournoi à Paris, sa ville d’adoption,<br />

compétition qu’il gagnera, forçant Feuerbach à accepter le<br />

challenge.<br />

— Mais la présence de Cappello sera essentielle, se plaint<br />

le comte, il est l’aspirant numéro un.<br />

— Si le tournoi est prestigieux, il y sera, l’assure Kolarov.<br />

— Il aime les honneurs, paraît-il. Il tiendrait au titre à<br />

cause de ses ambitions d’ambassadeur. Mais il ne sera présent<br />

que si Feuerbach joue.<br />

— Alors pariez sur la présence de Cappello pour attirer<br />

Feuerbach et mentez au Cubain en confirmant la participation<br />

du champion.<br />

— Et si Feuerbach refuse<br />

— Si ce Cappello est un diplomate, il comprendra, commente<br />

la comtesse Dumoulin, charmante de pertinence.<br />

Un champion français, d’y songer le cœur du comte s’embrase.<br />

Il trouvera des financiers. On logera Kolarov chez lui.<br />

Il donnera des cours privés au baron Duquesne, que le téléphone<br />

de Jacques a enthousiasmé. Oui, le projet est réalisable,<br />

finit-il par conclure les yeux mouillés en serrant la<br />

main du jeune Russe.<br />

<strong>Le</strong> ciel bleuit. À l’autre aile, une porte de balcon s’ouvre.<br />

D’instinct Kolarov entre pour éviter le champion qui sort.<br />

»<br />

163


164<br />

Au lever du soleil<br />

Une belle journée, note mentalement Feuerbach à sa défunte<br />

femme tout en s’installant à la table placée au balcon<br />

de sa chambre. Comme le soir où je t’ai, enfin, où tu m’as embrassé.<br />

Cigare éteint à la bouche, il dépose <strong>Le</strong> Phare parisien,<br />

la chronique d’échecs en évidence. Il faut trouver un remplaçant<br />

de qualité. Moins il y aura de participants, plus sera<br />

difficile. Sur ce point, Joseph avait été intraitable : « Douze<br />

joueurs de qualité serait un strict minimum pour que j’envisage<br />

de participer ». Dans un long tournoi, l’expérience pèse<br />

lourd. Reeves pourrait le vaincre avec son gambit. Contre lui <br />

J’ai un plan.<br />

<strong>Le</strong> champion du monde a été réveillé au lever du soleil, la<br />

chronique d’échecs à paraître livrée à sa porte de chambre,<br />

tel que spécifié par télégramme. <strong>Le</strong> majordome du baron l’a<br />

rassuré hier au sujet de ses demandes. L’homme s’est personnellement<br />

occupé « du bagage de monsieur ». Bianca est<br />

aux anges. Elle a charmé tout le personnel. Elle a traduit pour<br />

Hanna ce que disait le contrôleur dans le train.<br />

Malgré l’embauche d’un personnel supplémentaire pour<br />

prendre soin des invités, monsieur Feuerbach et ses filles<br />

jouissent d’un traitement particulier — terme le plus descriptif<br />

— de la part des domestiques du manoir. Ils logent<br />

dans les appartements du bout de l’aile. Deux chambres avec<br />

cabinet et un salon.<br />

On achète ce qui brille à prix d’or, prophétisait Reeves, qui<br />

semble tout anticiper. d’enthousiasme. L’évidence réveille<br />

Joseph. C’est sa fougue qui le perd. Il avait oublié ce trait de<br />

caractère de son vieil ennemi. Va falloir m’y mettre.<br />

Depuis la guerre, Feuerbach se consacre au jeu de Go. Mis<br />

à part de rares tournois, il a délaissé les échecs. En cachette,<br />

pour ne pas ternir sa réputation. Reeves l’a réchauffé hier<br />

soir. La discussion sur les fous dans le train avec Jonathan


Boey avait été exquise. <strong>Le</strong>s jeunes maîtres approchent le<br />

jeu avec une profondeur stratégique qui surprend. Trop de<br />

principes certes, mais une vision si cohérente du jeu que<br />

celui parmi eux qui se hissera au sommet se démarquera de<br />

tous ses prédécesseurs, c’est certain. Pour l’immédiat, les<br />

vieux maîtres tiennent le coup. L’expérience joue en leur<br />

faveur. Joseph l’a compris à Berlin l’an passé. Bjelica, Hans,<br />

lui-même et les vétérans sont passés maîtres dans l’art des<br />

ouvertures et des combinaisons. Mais c’est tout. Cappello<br />

sera le dernier champion classique. Ses yeux retournent à la<br />

chronique.<br />

— Mais qui demande-t-il à haute voix.<br />

— Wen répète l’Anglais qui surgit au balcon voisin à<br />

droite.<br />

— John! Êtes-vous remis du voyage Vous me semblez en<br />

meilleure forme qu’hier.<br />

— J’ai dormi, un luxe chez moi. La quiétude du manoir est<br />

salutaire après deux trains et un traversier. Savez-vous que<br />

le terrain autour de la résidence pourrait faire un grand parc<br />

à Londres. Qu’ânonne-t-on demande-t-il en voyant la chronique<br />

d’échecs.<br />

— Hensen se désiste à cause de ses obligations professionnelles.<br />

L’Anglais sourit.<br />

— Vous l’avez affronté à Londres.<br />

— Il a bien fait compte tenu de sa longue inactivité. J’ai été<br />

surpris de voir son nom sur la liste des participants. Sa présence<br />

en Angleterre était redevable à la magie de lord Bennett.<br />

La remarque fait sourire Joseph.<br />

165


— Ce tournoi est sans espoir pour lui, laisse tomber Nilsson<br />

tout en s’étirant les reins.<br />

— Comme pour d’autres, n’est-ce pas Dites-moi John,<br />

pourquoi participent-ils alors<br />

— Pour le rêve, pour l’honneur, par habitude peut-être,<br />

je ne saurais dire. Mais chevaliers, ils ne sont plus, conclut<br />

Nilsson qui s’accoude à la balustrade.<br />

166<br />

— N’y a-t-il pas l’amour du jeu<br />

- Alors Hensen aime sa profession.<br />

Quand il eut l’occasion de mieux connaître le jeune prodige<br />

anglais l’an passé, Joseph fut fasciné par sa rapidité<br />

à emballer en images les êtres humains ou les variantes<br />

d’échecs. Avec une certaine pertinence en plus. Une structure<br />

défensive s’apparente à une carapace de tortue ou à la<br />

grotte d’un ours. Il faut donc éviter l’attaque frontale si on<br />

est confronté à de telles formations.<br />

«<br />

a b c d e f g h<br />

Joseph s’attarde à une ligne secondaire<br />

dans la variante d’échange<br />

dans l’espagnole. Une intuition.<br />

Encore. Il ennuie tout le monde<br />

avec cette ligne de jeu. <strong>Le</strong> champion<br />

veut chasser les nuages. La guerre<br />

crée des pénuries et chaque pénurie<br />

provoque une surenchère, donc<br />

une terrible inflation. <strong>Le</strong>s gens<br />

préfèrent alors échanger un bien<br />

contre un bien plutôt que contre du<br />

papier. C’est ce qu’explique en substance<br />

l’article que Reeves lui a fait parvenir, et dont il vient<br />

de terminer la lecture. Ce que le mathématicien y devine<br />

pour l’Allemagne est terrible.<br />

8<br />

7<br />

6<br />

5<br />

4<br />

3<br />

2<br />

1<br />

Espagnole, variante<br />

d’échange :<br />

1.e4 e5 2. Cf3 Cc6<br />

3. Fb5 a6 4. FxC


<strong>Le</strong> Kaffe Koenig est presque vide la semaine en début<br />

d’après-midi quand entre un jeune homme bien habillé, de<br />

type scandinave. Son air taquine la mémoire du champion.<br />

Attiré par l’échiquier, l’étranger demande à jouer des blitz,<br />

avec mise s’il le faut. Joseph y va de prudence. Sage précaution.<br />

Son adversaire se révèle un brillant tacticien doté<br />

d’une connaissance approfondie des ouvertures. Par contre,<br />

il manque de jugement, confond diverses formations et se<br />

perd dans les détails en terrain incertain. Manque d’expérience.<br />

Joseph gagne toutes les parties sauf deux, faute de<br />

temps. Mais il en arrache, la vitesse d’exécution du jeune<br />

homme est phénoménale. Un peu rouillé, certes, mais l’art<br />

combinatoire de John, son prénom, l’oblige à réfléchir. Fasciné<br />

par le talent manifeste de cet amateur, Joseph lui prodigue<br />

des conseils que l’autre écoute sans protester. Quand<br />

John comprend qui est son adversaire, il le questionne sur<br />

son duel contre Itchkoff. Joseph raconte de bon gré. Sa famille<br />

a gardé un souvenir agréable de leur séjour à Prague.<br />

L’incident du cheval avec Bianca fait rire John Nilsson, qui<br />

se dit Suédois. Bjor Nilsson attablé devant un jeu de Go<br />

transparaît soudain en John accoudé.<br />

Ce n’est qu’en lisant un article sur le nouveau champion<br />

d’Angleterre trois années plus tard que Joseph comprendra<br />

que John lui avait menti à leur première rencontre. À cause<br />

de la guerre.<br />

— Caricaturez-vous toujours les gens, John<br />

— J’ai diversifié mon catalogue depuis, répond l’Anglais,<br />

allumé.<br />

— Je sais que je vous ai déjà posé la question à Berlin. Pourquoi<br />

le faites-vous<br />

— Je n’avais su que répondre alors. (John s’étire le bas du<br />

dos.) Depuis, j’ai réfléchi.<br />

»<br />

167


— Vraiment, sourcille Joseph, intéressé.<br />

— Oui. ( Il se redresse.) L’hypothèse fondamentale, la<br />

seule qui puisse donner un sens à l’âme ou à l’esprit, c’est que<br />

chacun soit le résultat d’une accumulation d’expériences,<br />

d’incarnations qui font évoluer l’âme. Son Tao, il me semble.<br />

Joseph allait formuler une question mais la mention le<br />

distrait.<br />

— Tao. Un symbole chinois, n’est-ce pas<br />

— Oui. Vous connaissez<br />

— Simplement le dessin, à cause du jeu de Go. Deux demicercles<br />

en dualité.<br />

— Ils sont le soleil dans le ciel et le cœur dans l’homme.<br />

— Mais quel rapport avec les échecs<br />

— Chaque joueur est, disons, un esprit pèlerin qui marche<br />

dans les pas d’une âme corporelle. <strong>Le</strong> symbole de Tao est justement<br />

un pied.<br />

— Pourquoi « justement » <br />

— <strong>Le</strong>s pieds permettent de marcher, réplique John en<br />

enjambant les deux balustrades de pierre. C’est logique,<br />

conclut-il d’un haussement d’épaules une fois assis.<br />

«<br />

- Il pense avec sa logique, Joseph.<br />

— Une logique animale C’est possible.<br />

— Une logique poétique. Ce n’est pas un mathématicien. Il<br />

pense autrement que toi mais il raisonne bien.<br />

Voyant Joseph esquisser un « Ah », un petit rire emporte<br />

Jessica, dont les yeux brillent. Ils ont décidé de reconduire<br />

168


le jeune Nilsson à pied jusqu’au wagon, en amoureux. Il tient<br />

Jessica par la taille.<br />

— Pour que je ne tombe pas, a-t-elle précisé, malicieuse..<br />

Bianca a hérité du sourire de sa mère. Jessica était curieuse<br />

des idées de John. Ils l’ont laissé monter dans le train avec<br />

deux valises neuves, plus pratiques que sa grosse malle. Ils<br />

attendent son apparition à la fenêtre.<br />

— Tu m’inquiètes.<br />

— Ce ne sont que des étourdissements.<br />

— Et les maux de tête<br />

— <strong>Le</strong> médecin a dit qu’on pouvait prendre une photographie<br />

de l’intérieur.<br />

— John m’a expliqué. Il lit toutes sortes de magazines<br />

scientifiques et il les résume. Fort bien d’ailleurs. Un emploi<br />

à l’université, je pense. Il n’a pas précisé.<br />

— <strong>Le</strong> nouveau Krankenhaus der Jüdischen Gemende possède<br />

l’équipement. Hanna a vérifié.<br />

— Dans Wedding, c’est loin.<br />

— Dix minutes en voiture. Hanna en a trouvé une.<br />

— Qu’est-ce que le médecin pourrait voir<br />

Jessica hausse les épaules.<br />

— Tu sauras t’occuper d’elles, j’en suis sûr.<br />

— Ne dis pas…<br />

— Tu ne t’inquiètes jamais pour des riens, Joseph Feuerbach.<br />

Vrai ou faux<br />

— …<br />

— Alors soit logique. Regarde, il est là!<br />

169


»<br />

— Croyez-vous en l’âme humaine, monsieur Feuerbach<br />

— Pardon<br />

— Comment dire… En ce moment, sommes-nous à vos<br />

yeux deux êtres « animés »<br />

— Ah…<br />

L’intimité de la question gêne le champion.<br />

— Votre intuition immédiate, que suggère-t-elle insiste<br />

Nilsson.<br />

— Mon intuition... Que je suis animé, en effet. Et vous aussi,<br />

John. Il va de soi, il me semble.<br />

— Mes souliers sont usés. Dieu est-il cordonnier<br />

— Podologue en plus. <strong>Le</strong>s souliers permettent de se déplacer<br />

plus facilement. C’est l’âme corporelle, le véhicule. Son<br />

cuir provient de l’âme animale dans les pas duquel vous marchez.<br />

On ne le choisit pas, il fait partie de notre karma.<br />

— Karma<br />

— Notre destin, notre mission, notre épreuve pour certains.<br />

Pour les Juifs, je ne sais pas.<br />

— L’Apocalypse<br />

— Non, pas la destinée humaine en général, plutôt le destin<br />

de chacun.<br />

— <strong>Le</strong> mazal. Ceux qui deviennent des rois, les voyez-vous<br />

en lions<br />

— Pas forcément. Vaut-il mieux être lion que souris<br />

— Non (Feuerbach hoche de la tête, étonné.)<br />

170


— La souris a peut-être à devenir lion ou le lion à devenir<br />

souris.<br />

— Je vois, une forme de psychologie. Et ça vous aide à affronter<br />

vos adversaires, John<br />

— C’est l’impression que j’en retire du moins. Être une<br />

souris ou un lion importe peu. L’un rêve de gazelle, l’autre de<br />

fromage. Quelque chose manque à chacun et l’empêche de<br />

faire un avec l’univers. Chaque animal va son karma, esclave<br />

de ses appétits.<br />

— Et John Nilsson<br />

— Peut-être pourriez-vous me le dire<br />

—J’en doute! Attendez, je reviens.<br />

<strong>Le</strong> champion disparaît à l’intérieur.<br />

— C’est oncle Jacob.<br />

— Un terme doit toujours correspondre à une pensée<br />

claire, Joseph. Tu dois appliquer la même attention aux<br />

noms des personnes qu’à l’appellation des objets. Alors, dismoi<br />

Joseph, qui est cet homme-là que tu appelles oncle Jacob<br />

<strong>Le</strong> petit Joseph est assis sur les genoux de son père, il a<br />

sept ou huit ans. <strong>Le</strong>s adultes parlent d’une guerre entre l’Allemagne<br />

et la France. <strong>Le</strong> père tient le menton du fils dans sa<br />

main, la tête pointant dans la direction de son frère Jacob<br />

qui, pour l’instant, capte l’attention des hommes présents.<br />

C’est jour de sabbat. <strong>Le</strong>s Feuerbach se réunissent au café<br />

que possède un cousin de sa mère. Oncle Jacob harangue<br />

et déplace les pièces tout en fumant un cigare. Il se moque<br />

toujours de ses adversaires, autant en discutant que devant<br />

l’échiquier. À chaque mouvement de son corps, la chaise et le<br />

«<br />

171


plancher craquent sous ses cent cinquante kilos. Joseph fixe<br />

son oncle, concentré.<br />

— Il est marié à Bethe. Il a trois enfants dont un fils. Il est<br />

cordonnier. Sa boutique est au-dessus de la boulangerie de<br />

monsieur Bernstein.<br />

172<br />

— Bien!<br />

— Et il joue mal aux échecs, ajoute l’enfant, les yeux pétillants<br />

de malice.<br />

— Quoi! Tu pourrais le battre, toi, mon fils. Pour affirmer<br />

que quelqu’un joue mal aux échecs, il faut le battre. N’est-ce<br />

pas, Joseph Faire mieux que lui.<br />

— Je peux battre oncle Jacob.<br />

<strong>Le</strong> père fait pivoter la tête du fils et, ses yeux noirs rivés<br />

aux siens, demande à nouveau :<br />

— Tu peux vraiment le battre, Joseph<br />

— Oui, père.<br />

— Jacob! Tu ne croiras pas ce que le petit Joseph vient de<br />

me dire.<br />

L’oncle rit, soulève Joseph qui s’est approché, le fait tournoyer<br />

dans les airs, le menace de ridicule, rien n’y fait. Aussitôt<br />

remis sur ses pieds, le jeune s’installe et aligne les pièces<br />

bien droit. La montagne de chair s’assoit. La partie débute, le<br />

café devient un temple. L’oncle marmonne, marmonne encore,<br />

puis redevient silencieux. Ses coups se font incertains.<br />

D’un grand rire soudain, il balaie son roi et félicite Joseph.<br />

<strong>Le</strong>s jours de sabbat s’écoulèrent dorénavant devant l’échiquier<br />

pour le jeune Feuerbach.<br />

Tandis que défilait le cinéma du souvenir, Feuerbach a<br />

rapporté et ouvert le coffret où il range ses pièces. Retourné<br />

»


ouvert, le boîtier devient un échiquier. John reconnaît le jeu<br />

qu’ils ont utilisé à leur première rencontre. <strong>Le</strong> fourreau du<br />

sabre aurait dû m’éclairer sur la qualité du samouraï.<br />

Concentré, le champion aligne religieusement les pièces.<br />

Une marmotte qui fouine partout, guidée par le vol de l’aigle.<br />

Des ouvertures variées, des standards simples. La théorie importe<br />

peu, seul le résultat compte. L’an dernier, Feuerbach l’a<br />

embourbé dans des calculs inutiles. En rejouant la partie,<br />

une fois de retour à Londres, John a compris qu’il s’était fait<br />

déjouer comme au temps de ses premiers tournois, alors que<br />

l’accompagnait frère Thomas. Une marmotte qui survole son<br />

territoire et accumule de petits trésors dans sa caverne d’Ali<br />

Vinci.<br />

Devant le sourire de Nilsson, Feuerbach sourcille.<br />

— C’est le jeu, celui que vous aviez au café.<br />

— Au Kaffe Koenig. Un seul suffit durant toute une vie.<br />

— Pourvu qu’on ne perde pas de pièces.<br />

— Il suffit de les compter quand on range le jeu. Dites-moi,<br />

John, que pensez-vous de la variante d’échange<br />

— Dans l’espagnole<br />

— Oui.<br />

— Rien de bon, sir. Concéder la paire de fous et réduire les<br />

occasions de combinaisons, c’est concéder beaucoup pour<br />

simplement doubler un pion. Boring.<br />

Ce disant, Nilsson avance le pion roi blanc. Il va faire de<br />

même avec le pion noir quand…<br />

— Attendez…<br />

… la voix du champion immobilise John. Non par sa fermeté,<br />

mais par la tendresse paternelle à laquelle tout son<br />

être intérieur frémit.<br />

173


174<br />

— Qu’y a-t-il de changé une fois le pion poussé<br />

— Ce que cela change, demandez-vous, sir Quelle étrange<br />

question. (Il s’accoude à la table.) Eh bien… ça libère le fou<br />

et la dame des blancs… tout en bloquant la poussée du pion<br />

dame adverse.<br />

— Bien. Mais pour connaître les conséquences d’un geste,<br />

pas simplement ce qu’on gagne à première vue, nous devons<br />

observer attentivement ce qu’il modifie à l’équilibre de départ.<br />

<strong>Le</strong>s yeux noirs de Feuerbach brillent. Une petite brise<br />

menace d’emporter le journal. Sans y porter attention, John<br />

l’immobilise d’un doigt. <strong>Le</strong>s rayons matinaux transpercent<br />

le feuillage des arbres. Un concert de piaillements s’interrompt<br />

l’instant de quelque chose dans les buissons. L’Anglais<br />

lève la tête, contemple le jardin. Aube, symbole de la pensée<br />

qui s’éveille à soi. Présent, enfin. John vient de retrouver sa<br />

conscience d’exister, laissée en consigne à la gare de Londres.<br />

— La colonne roi s’allonge pour les blancs et raccourcit<br />

pour les noirs.<br />

<strong>Le</strong> doigt parcourant l’espace entre le roi blanc et le pion<br />

poussé, la voix du champion entonne son cantique :<br />

— <strong>Le</strong>s cases blanches sont attaquées en dame et fou cinq.<br />

La case devant le roi se libère, mais celle en quatre par contre<br />

est désormais occupée.<br />

Ce faisant, Feuerbach pointe ces cases d’un doigt auquel<br />

Nilsson remarque une bague. Jamais avant, il en est certain,<br />

le champion n’a porté de bague. Une odeur de soupe lui revient.<br />

L’image fugace du père Thomas, son volumineux index<br />

sur l’échiquier.<br />

— La quatrième traverse est coupée en deux, poursuit l’Allemand,<br />

le doigt glissant sur les deux portions d’échiquier,<br />

sautant par-dessus le pion roi poussé.


Joseph Feuerbach a des mains étonnamment petites pour<br />

un homme à la cage thoracique développée.<br />

<strong>Le</strong>s coups s’enchaînent. <strong>Le</strong> pion roi des noirs est avancé à<br />

son tour. Puis un cavalier blanc va s’amener au centre le menacer.<br />

<strong>Le</strong> cavalier dame des noirs sautera en jeu protéger le<br />

fantassin attaqué. <strong>Le</strong> fou des blancs viendra menacer ce cavalier<br />

et sera chassé par le pion tour noir. Loin de reculer, le<br />

fou exécutera sa menace pour être éliminé par le pion dame<br />

des noirs. Mais les blancs ne prendront pas le pion roi laissé<br />

sans protection par cette courte combinaison.<br />

Comme pour le premier, chaque coup amena une inspection<br />

exhaustive de l’échiquier. <strong>Le</strong>s conséquences des coups<br />

joués seront dévoilés. John Nilsson ne se doutait pas qu’il<br />

allait recevoir ce matin une leçon « élémentaire » sur les<br />

échecs. La leçon d’un champion a un enfant prodige.<br />

Rue des bijoutiers, dix heures deux<br />

Sur le boulevard Clichy, Paris s’éveille à peine. La venelle<br />

qu’il emprunte débouche sur une avenue modeste où les vitrines<br />

des boutiques sont bardées de fer, de jour comme de<br />

nuit. Costumé, rasé, parfumé et diamanté, Belladona déambule,<br />

le dos droit, en bon aristocrate, frais malgré le peu de<br />

sommeil. La nuit dernière, son pigeon s’est transformé en<br />

poule aux œufs d’or. S’il avait compris qu’il se faisait arnaquer,<br />

la partie aurait été plus corsée. Lacourcelle, c’est le nom<br />

du pigeon, en a gagné deux en finales. À le regarder manœuvrer,<br />

Miguel a compris certains trucs à propos des tours surtout.<br />

Mais il était orgueilleux, le pigeon. N’eut été du chevelu<br />

qui conspirait à voix basse à une table voisine, il aurait vidé le<br />

porte-monnaie du rossignol. <strong>Le</strong> jeune gardait un œil sur les<br />

parties. Il a fini par appeler un Lacourcelle exaspéré d’être «<br />

encore » tombé dans un piège. Quand la situation s’y prêtait,<br />

Miguel lui présentait un coup en apparence injustifié. Cette<br />

175


fois, un cavalier qui gambade à l’aile dame, hors propos. Pour<br />

faire bref, il suffit d’un échange de pions, d’un échec de dame<br />

en diagonale suivi de dame prend cavalier. Une bourde quoi.<br />

Lacourcelle sait calculer. Il saute sur l’occasion et il se fait<br />

mater cul sec. Qu’il n’ait pas à capturer le « maudit » cavalier<br />

le fait jacter. De toute manière, les blancs n’ont pas d’attaque,<br />

s’est convaincu son adversaire, qui y va de mémoire,<br />

sans chercher plus loin. Dans son livre <strong>Le</strong>s principes de mon<br />

système, le maître Itchkoff affirme que le gambit est suspect.<br />

<strong>Le</strong> cavalier dame est hors jeu et l’attaque à l’autre aile n’aboutit<br />

pas, faute d’espace. Mais Miguel a découvert une réplique<br />

étonnante.<br />

Marguerita est mûre pour l’arnaque. Miguel y réfléchit en<br />

fixant l’échiquier, étendu sur le grand canapé après avoir baisé<br />

la petite. La position est restée en place. Un jeu d’échecs<br />

demeure en permanence sur une table à café au salon des patrons<br />

de Marguerita à Florence. Un jeu horrible en onyx vert<br />

et gris. <strong>Le</strong>s figures sont étranges et les pions trop gros. L’œil<br />

s’habitue vite toutefois. La position condamnée par Itchkoff<br />

taquine Miguel, alors il la laisse reposer sur l’échiquier.<br />

« Comprendre une position, c’est comme faire un bouilli. Il<br />

faut que ça mijote longtemps » sentenciait le chauve à Marseille.<br />

(Miguel se signe.) <strong>Le</strong> jugement du livre irrite l’Italien.<br />

<strong>Le</strong> maître a beau dire, son œil a été charmé.<br />

176<br />

— Vous avez été chanceux!<br />

«<br />

« «<br />

— J’ai été charmé par la position, avoue le Polonais amusé.<br />

— Ça ne suffit pas, le relance Ivanovic en français, langue<br />

qu’ils partagent.<br />

— Tout calculer est inutile, la position fait sa propre histoire.


— <strong>Le</strong>s visions sont parfois des hallucinations. On ne peut<br />

s’y fier. Allons!<br />

Milan, an 1913, au luxueux hôtel de villégiature Excelcior.<br />

Par une rare journée d’averses durant le tournoi, les deux<br />

maîtres se sont installés sous un parasol géant à la terrasse<br />

désertée. Ils analysent la partie qu’ils viennent de terminer.<br />

<strong>Le</strong> maître polonais a besoin d’air. Miguel les observent depuis<br />

l’entrée, à quelques mètres de biais. La clientèle a été<br />

conviée à un casino improvisé pour faire couler le temps. La<br />

roulette penche vers le vingt-deux, lui confie le maître d’hôtel<br />

à l’oreille, avant de s’éclipser en ondulant.<br />

Grand et maigre, portant un collier de barbe qui lui donne<br />

l’air d’un chimiste ou d’un conspirateur, le Serbe est en colère<br />

car, s’étant compromis par une poussée intempestive,<br />

Ekenstein a dû se résoudre à sacrifier le pion. N’ayant rien<br />

gagné par la suite, le Polonais a concédé une qualité pour alimenter<br />

l’attaque et éviter de passer en finale. Enfin, conclut<br />

Ivanovic, les yeux au ciel, un fou salvateur vous permet de<br />

mater. Personne ne peut calculer si loin. C’est injuste. Sans<br />

ce sacrifice…<br />

Ivanovic hésite, une moue aux lèvres.<br />

— … la position est incertaine, au mieux, termine Ekenstein.<br />

— J’ai rater un coup. Je n’aurais pas dû laisser la reine s’infiltrer.<br />

— Au contraire. Votre défense m’a obligé à trouver la<br />

meilleure suite. <strong>Le</strong>s tours sont sans protection. C’est le retrait<br />

du cavalier le problème. Vous avez fait pour le mieux il<br />

me semble.<br />

<strong>Le</strong> Serbe acquiesce, fier du compliment.<br />

— <strong>Le</strong>s problèmes surviennent bien avant qu’on en subisse<br />

le mauvais sort, murmure le Polonais.<br />

177


Belladona a vu la partie différemment. Dans une ouverture<br />

en plein développement, le Serbe a reculé un cavalier<br />

sur la première traverse afin de le replacer. Assis aux premières<br />

rangées, Miguel avait jugé la manœuvre profonde.<br />

Il croyait le pion perdu. Après la poussée, il a compris peu à<br />

peu le plan génial du Polonais et découvert le sacrifice de fou.<br />

<strong>Le</strong>s explications d’Ekenstein ont corrigé sa vision de la partie.<br />

<strong>Le</strong> retrait du cavalier déconnecte les tours blanches, élément<br />

dont l’Italien n’avait pas soupesé les conséquences. De<br />

plus, les blancs se retrouvent momentanément en retard de<br />

développement. Une minute de réflexion a suffi à Ekenstein<br />

pour se convaincre d’attaquer l’autre cavalier avec un pion<br />

central. Heureux de voir cette poussée, le Serbe replace le<br />

cavalier sur la deuxième traverse. Il menace maintenant son<br />

agresseur. Plutôt que de protéger son fantassin, Ekenstein<br />

le pousse contre le rempart adverse et oblige sa capture par<br />

un pion, ce qui congestionne la sortie des figures blanches.<br />

<strong>Le</strong>s noirs montent ensuite à l’assaut du roi. Un « tour prend<br />

cavalier » est dans l’air, sait Belladona. Mais comment poursuivre<br />

La dame noire se déplace. Elle attaque une tour<br />

blanche qui doit bouger. Par deux fois encore, la dame récidive,<br />

manœuvrant « en escalier » pour se faufiler à l’aile roi,<br />

comprend Belladona émerveillé. Quand Ekenstein sacrifie<br />

le fou, il annonce mat en cinq.<br />

— Pour moi, une vision n’est pas un mirage. Ce n’est pas un<br />

gain inespéré ou un appétit incontrôlé d’attaque, remarque<br />

Ekenstein un peu gêné.<br />

Il s’immobilise, les yeux au loin, comme en attente de<br />

quelque chose d’oublié.<br />

— Quand ce qui « saute aux yeux » — une expression française<br />

qu’il doit expliquer à Ivanovic — est une géométrie,<br />

alors c’est toujours objectif. À moins d’être ivre.<br />

Belladona sourit. Il a devant lui le futur champion du<br />

monde. Bjelica Ekenstein vient de lui fournir l’élément que<br />

178


le joueur d’échecs souffrait d’ignorer : comment être objectif.<br />

Sur le grand canapé, Miguel se dresse d’un bond. La<br />

manœuvre de cavalier vient de lui sauter aux yeux. Il voit<br />

bien que la reine peut éliminer le cavalier. Mais que madame<br />

s’absente, il y a de quoi tenter l’infraction. <strong>Le</strong> tout vérifié, ça<br />

mate! Un coup de dame dérangeant est nécessaire pour déstabiliser<br />

les pièces noires. Miguel doit ensuite découvrir un<br />

sacrifice de cavalier, le seul pertinent d’ailleurs. Une petite<br />

demi-heure de réflexion y passe. Il était près d’abandonner<br />

son enquête.<br />

Marguerita surgit, il faut s’éclipser. Il court au café,<br />

confisque à deux amateurs le jeu du patron et s’installe devant<br />

un double espresso. L’avantage temporaire d’une dame<br />

à l’aile roi s’avère décisif. L’idée est monnayable dans les cafés<br />

mais il y a plus. La petite combine est un écran de fumée.<br />

En menaçant impunément le flanc gauche adverse, le cavalier<br />

va en profiter pour faire irruption à l’autre aile, ravivant<br />

l’attaque blanche. Une tout autre partie que celle du livre. En<br />

tournoi, ça surprend les meilleurs joueurs ces petites trouvailles.<br />

Quoique, en y repensant, le Russe s’en est très bien tiré<br />

à Rome. À peine le pied posé sur le piège, Kolarov s’est figé<br />

dans une grimace de contrariété. Il s’est appuyé, les avantbras<br />

croisés sur la table, et est entré dans une profonde réflexion.<br />

Son plan de défense a concédé un minimum puis<br />

le maître a commencé à reconstruire sa position coup par<br />

coup. Des nerfs d’acier. Miguel est demeuré vigilant, sentant<br />

la puissance de son adversaire. La partie nulle fut négociée à<br />

l’aide d’un échange compliqué de pièces. Quand Kolarov fut<br />

enfin prêt à prendre l’initiative, les munitions manquaient.<br />

»<br />

»<br />

179


Hier soir au café, Lacourcelle s’est contenté d’ânonner.<br />

Ce que le chevelu lui a murmuré fut convaincant. L’autre a<br />

acquitté son dû et est parti sans commenter. Il m’a serré la<br />

main.<br />

Miguel a dormi quelques heures dans un petit hôtel. <strong>Le</strong>vé<br />

tôt pour se préparer, il s’est mis dans son personnage, d’abord<br />

en s’habillant puis en marchant.<br />

— Il faut être dans ton rôle avant d’entrer en scène, le sermonnait<br />

Béatrice. Comme si tu entrais chez toi.<br />

<strong>Le</strong>s rues marchandes sont charmantes de quotidien le matin,<br />

à Paris comme à Rome. <strong>Le</strong> peuple s’y fait eau pure. Derrière<br />

les devantures que Belladona longe, rue des bijoutiers,<br />

les commerçants s’affairent. Une rue discrète où les passants<br />

vont pour affaire. De celles qui vous font rebrousser chemin<br />

quand vous êtes perdus tellement on s’y sent ailleurs. Certains<br />

théâtres sont fermés, représentation en soirée seulement.<br />

Derrière chaque façade existe un décor. La façade est<br />

tout. Il en avait été frappé à Florence. Est vrai ce à quoi chacun<br />

acquiesce.<br />

Miguel fait les cent pas en prenant soin d’éviter la flaque<br />

blafarde que jette le réverbère au gaz. Un peu nerveux car<br />

son contact est en retard, il a caché la valise, au cas. Il scrute<br />

la place publique de l’autre côté du boulevard. Elle s’allonge<br />

en cicatrice à travers la ville. Minuit s’annonce et il pleuvote.<br />

La vaste place dallée de pierres dures est déserte. Au centre,<br />

un monument arrogant de gloire. Plus loin, l’église. Puis,<br />

derrière, les résidences luxueuses où les riches dorment. De<br />

ce côté-ci, les messieurs de bonne famille viennent baiser les<br />

putes et s’amuser dans les tripots du quartier pauvre.<br />

Derrière le mur que Miguel longe, un homme s’active.<br />

C’est le mari de la dame qui subventionne leur troupe d’apprenti-comédiens.<br />

Une autre arnaque. Tapi dans l’ombre,<br />

180<br />

«


Miguel l’a vu entrer chez la pute. Il l’imagine sur le grabat<br />

de l’autre côté du mur, tout près, dans son décor de luxure.<br />

Miguel va transiger gros, très gros. Son contact apporte une<br />

mallette emplie de billets qu’il va échanger contre la valise<br />

cachée, emplie de billets, mais beaucoup plus grosse. Une<br />

opération délicate entre à-peine-connus qui doivent faire «<br />

non connaissance ». Par politesse justement. Deux personnages<br />

qui vont se donner la réplique, se sachant mutuellement<br />

escroc.<br />

Belladona débute dans le métier, seize ans à peine. D’un<br />

côté, un fabricant de fausse monnaie vient de lui livrer sa<br />

marchandise, une valise bondée de faux billets. De l’autre<br />

côté, des messieurs de bonne société que ça accommoderait<br />

de transiger du faux à l’étranger. Quelques billets à la fois,<br />

petit à petit, question d’alléger les coûts de voyage. Ce que<br />

raconte son contact du moins. Entre le faussaire du quartier<br />

pauvre et les faux airs du quartier riche, le contact et Belladona<br />

encaissent les frais intermédiaires, les « coûts afférents<br />

» en langage cossu. Entre ce que Belladona a payé et<br />

ce qu’il va recevoir, il y a une sacrée marge. Et si le prix est<br />

convenable pour son contact, c’est qu’il y trouve profit. Deux<br />

trafiquants qui s’interposent entre soi et la reconnaissance<br />

judiciaire, ça fait des gens heureux.<br />

Miguel fait donc le pied de grue dans l’ombre quand le<br />

mari se pointe chez la pute du rez-de-chaussée. Monsieur<br />

retrouvera la nuit en ressortant. Pour le moment, il en a oublié<br />

la proximité. Une simple porte passée et changent l’atmosphère,<br />

l’intérêt, la fortune ou la grandeur.<br />

— Un « théâtre », dirons nous, mon petit, avait résumé sa<br />

nouvelle mère, majestueuse dans une robe bleue. Une princesse<br />

aux yeux de l’enfant. C’est la grande scène de la vie.<br />

Viens ! ordonne Béatrice en lui offrant sa main gantée d’une<br />

«<br />

181


dentelle d’un blanc éblouissant. Nous allons te présenter à<br />

la ville.<br />

182<br />

» »<br />

À Paris, rue des bijoutiers, Belladona vient de repérer la<br />

boutique. Entre en scène signor Pellegrini, qui flâne d’une<br />

vitrine à l’autre, absorbé.<br />

Pour son dixième anniversaire, Béatrice initie Miguel à<br />

l’opéra. Une calèche luxueuse dans le soleil couchant, les lumières<br />

au loin, la foule. Un ballet de tissus et de parfums sous<br />

des lustres ornés de grappes de cristal. De longs escaliers de<br />

bois verni qui courbent vers les étages. Un chapelet de salutations<br />

et d’hommages chemin faisant. Dans le sillon de Béatrice<br />

resplendissante, un tapis de murmures ferme ses pas.<br />

Ils s’installent dans une petite niche d’obscurité que scrutent<br />

une myriade de regards. <strong>Le</strong> rideau s’ouvre sur un amour,<br />

explose en drame et se dénoue dans la mort, le tout tissé de<br />

voix graves et claires qui se répondent et répandent, telles<br />

sirènes en eaux calmes, le trouble d’orages soudains. Rideau,<br />

salve d’applaudissements, descente et nouveau chapelet de<br />

politesses. Autre tapis de murmures. Un billet adroitement<br />

glissé, que Béatrice cueille sans broncher. La nuit fraîche et<br />

silencieuse. Un mendiant main tendue qu’on ignore. Ça rappelle<br />

Miguel à sa condition future. Sans le bras de Béatrice,<br />

il ne serait rien. Tout ce faste, ces attitudes, ces politesses,<br />

ces tissus et ces parfums, c’est le spectacle des bien nantis.<br />

Sous cette façade d’opéra, il n’y a que du bois, des clous, de la<br />

pierre et du mortier. Sous les beaux habits, on ne trouve que<br />

des chairs vieillissantes. <strong>Le</strong> pauvre n’a que chair, bois, pierre<br />

et clous. Seuls les riches ont droit à une mise en scène; eux<br />

rêvent avec décors.<br />

«<br />

»


Du moins l’a-t-il cru alors. L’émotion revient. La vie est un<br />

théâtre. Cette vérité acceptée, le reste fut aisé. <strong>Le</strong> bijoutier a<br />

noté sa présence. En jetant un œil au miroir, il s’est immobilisé<br />

une bonne seconde. <strong>Le</strong> miroir qui permet de voir la porte<br />

tout en lui faisant dos. Ils ont tous un truc. Madame Irma! <strong>Le</strong><br />

rappel le fait sourire.<br />

— Vienne pétit, jé vais té faire les cartes. Approche, approche,<br />

assié-toi. Jé vais té raconter ton avenir. Comment<br />

tou t’appelles <br />

Elle l’accueille ainsi. Une femme sèche arborant une panoplie<br />

de breloques, bagues, colliers et pendentifs, ayant<br />

tous un petit quelque chose d’intrigant. Des serpents entrelacés,<br />

une tête de mort, la face cinq d’un dé. <strong>Le</strong> reste, Miguel<br />

ne se rappelle pas, tant il y en avait. Un turban ceinture sa<br />

tête, ses yeux sont fardés de noir et une ample robe voile sa<br />

maigreur. Une harpie, expliquera Béatrice sur le chemin du<br />

retour : une voix en brise envoûtante surgie d’une caverne où<br />

l’écho se fait velours.<br />

Miguel apprend le français. Son temps d’instruction tirant<br />

à sa fin, Béatrice peaufine son éducation. Au sens où elle<br />

l’entend, connaître une langue, c’est y prendre ses aises.<br />

— <strong>Le</strong> Français est à table quand il parle. C’est un gourmand.<br />

C’est ça avoir le génie des langues. Enfin, pour moi.<br />

Ce disant, elle pointe sa poitrine, le doigt sur un sein.<br />

— Pourquoi le français avait-il demandé, espérant vaguement<br />

se soustraire à ce pénible labeur.<br />

La réponse de Béatrice l’avait surpris.<br />

— L’italien, ça se roucoule à l’oreille. L’espagnol, ça s’est<br />

fait tout seul. <strong>Le</strong> français c’est ton passeport pour toute l’Europe.<br />

«<br />

183


Ils étaient alors en route pour le cabinet de madame Irma.<br />

Officiellement de Paris. Mais à son français, Miguel comprend<br />

quelle est basque. Chez Béatrice, une servante casse<br />

son espagnol avec du basque.<br />

Elle lui fait un tarot, étalant les cartes où Miguel scelle le<br />

futur en brassant et coupant au hasard le paquet. Madame<br />

Irma pose beaucoup de questions avant de répondre. Ça<br />

l’aide, dit-elle. Parfois elle murmure. Elle retourne une carte,<br />

examine la suite qui se compose puis interroge Miguel. Elle<br />

n’explique le sens des figures que sur demande. Une vieille<br />

femme bardée de breloques qui pose des questions à un gamin<br />

assis devant des bouts de carton dessinés est un spectacle<br />

ridicule. Dans le décor des « sciences occultes », ça<br />

devient une révélation. Qui peut résister à la tentation de<br />

connaître l’avenir<br />

Elle sait quelles questions poser, comprend le jeune Miguel<br />

en y repensant au retour. Béatrice a senti le silence.<br />

C’est alors que débute la leçon :<br />

— Elle te connaît bien, madame Irma. Elle en sait beaucoup<br />

sur toi. N’est-ce pas<br />

— C’est parce que je lui ai tout raconté. <strong>Le</strong>s cartes, c’est son<br />

arnaque<br />

— C’est le personnage de la voyante. Toi tu n’étais que toi.<br />

Pour éviter que les autres s’introduisent dans ta vie, il te faudra<br />

être un personnage. Auréolé de mystère, de légende, de<br />

gloire, d’épreuves, de savoir ou de crainte, comme tu voudras,<br />

mais un personnage. C’est l’essentiel du théâtre de la<br />

vie, mon chéri.<br />

— Et si ça marchait, les cartes<br />

— Tu veux être un enculé, Miguel<br />

— Non.<br />

184


— Alors cesse d’espérer comme un enculé.<br />

C’est l’heure. Depuis une dizaine de minutes Belladona revient<br />

et repart, s’arrêtant devant les vitrines protégées des<br />

trois boutiques triées au premier coup d’œil. Perdu dans ses<br />

souvenirs, il laisse couler le temps, donnant l’impression<br />

d’hésiter. Attentif à son va et vient, le propriétaire de la boutique<br />

où Miguel veut transiger le salue discrètement depuis<br />

l’arrière du comptoir. Aventi.<br />

L’ouverture de la porte déclenche un carillon de clochettes.<br />

Un peu grassouillet mais les épaules solides, le bijoutier<br />

pose les yeux sur lui.<br />

— Bonjour, lance Belladona.<br />

— Vous êtes matinal, vous!<br />

— Signor Roberto Pellegrini, dé Gênes.<br />

— Il n’y a pas de gêne ici. Ha ! Ha ! Jean-Pierre, pour vous<br />

servir. Vous chercher quelque chose<br />

— Oui, non. Cé que… Nous parlons entré mésieurs du<br />

monde, bien sour.<br />

— Absolument.<br />

Une tête s’est levée. Une dame aux cheveux courts avec de<br />

grands yeux clairs.<br />

— Ma femme, Andrée.<br />

— Mes hommages, madame.<br />

Elle incline la tête en souriant, les joues rosées, l’oreille<br />

attentive.<br />

— Voyez-vous, poursuit Belladona en baissant le ton, jé<br />

souis à Paris, comment dire, en pétite trêve.<br />

»<br />

185


186<br />

— Monsieur est marié.<br />

— Oui. Oune dame rémarquable, mais... accaparanté<br />

<strong>Le</strong> bijoutier sourit. Miguel ajoute :<br />

— Jé souis déjà venou à Paris, ouné belle ville.<br />

— Ha ! C’est beau Paris. Mais Venise! Rome!<br />

— Oui. Lé dames ici sont très jolies. Vous en êtes la preuve,<br />

madame, adresse Belladona-Pellegrini à la femme, qui proteste<br />

pour la forme.<br />

— Vous désirez acheter un bijou pour impressionner une<br />

dame. <strong>Le</strong> coquin!<br />

— Jé suis vénou à cause d’oune dame, certes. Mais cé elle<br />

la coquine. Jé mé suis fait, comment vous dites Elle m’a fait<br />

les poches.<br />

— Oh! ne peut retenir Andrée qui s’esclaffe. Pardon.<br />

— J’avoue que la chose est, euh… cocasse<br />

— Mais comment puis-je vous venir en aide, monsieur ...<br />

— Pellegrini.<br />

Il a du métier. <strong>Le</strong> bijoutier vérifie son nom d’emprunt. <strong>Le</strong>s<br />

débutants tombent dans le piège. Une brève hésitation les<br />

trahit. Manque de préparation.<br />

— Jé né peux pas télégraphier pour dé l’argent à Gênes.<br />

— Et pourquoi donc Vous pourriez dire qu’on vous a dévalisé.<br />

Ça arrive aux meilleurs, vous savez. Et pas seulement<br />

à Paris!<br />

— Oh oui ! fait écho sa dame en hochant de la tête.<br />

— Cé que, officiellement, jé souis à Marseille, confesse Miguel<br />

les yeux arrondis. Pour madame, cé un voyage d’affaires.<br />

Vous comprenez.


— Tout à fait, signor Pellegrini.<br />

<strong>Le</strong> signal. Monsieur Jean-Pierre accepte l’histoire et est<br />

prêt à négocier la vente.<br />

— J’ai une bague familiale que je né mets qu’en voyage. Ça<br />

impressionne. Cé, comment dire, mon pedigree pour les affaires.<br />

— Et ces affaires… Enfin, si vous n’y voyez pas d’indiscrétion,<br />

demande monsieur Jean-Pierre, tout sourire.<br />

— Pas du tout, monsieur. Jé souis dans lé commerce de<br />

l’art.<br />

— Ha! L’art italien!<br />

— Oui. L’art français aussi, cé très joli.<br />

— Mais de nos jours on barbouille! Tu te rappelles l’exposition,<br />

demande le bijoutier à sa femme.<br />

— Seigneur! Des têtes carrées, monsieur. Des arbres<br />

rouges ou bleus. Au printemps, un jeune artiste a repeint la<br />

Joconde avec une moustache. Tout le monde en a parlé.<br />

— Mais le coup de l’âne, c’était marrant. Ha ! Ha !<br />

— Moi c’est sourtout dé l’art ancien. Dé pétites choses dé<br />

maison.<br />

— Ça doit être cher, demande Andrée.<br />

— Oui. À cause dé la rarété. Cé fragile.<br />

Petite pause.<br />

— Et cette bague, demande le bijoutier, c’est celle-ci<br />

— Oui.<br />

Miguel la retire lentement de son doigt. Monsieur Jean-<br />

Pierre l’inspecte à la loupe :<br />

187


— Beau travail. Italien, pas de doute. De l’or ancien. Combien<br />

en voulez-vous<br />

— Jé né pensais pas la vendre, un bijou de famille. Jé souis<br />

entre vos mains, monsieur.<br />

Belladona tend les bras, les poignets croisés.<br />

— Mais vous êtes un honnête homme, jé pense. Cé pourquoi<br />

jé choisis d’entrer chez vous.<br />

Et pour faire comprendre à monsieur Jean-Pierre que Miguel<br />

le connaît de réputation. Il s’attend à une offre raisonnable.<br />

Sorti de la boutique, Belladona retourne à l’hôtel chercher<br />

ses colis, s’arrêtant en chemin pour acheter des valises<br />

neuves. Puis ce sera l’entrée officielle chez les Dumoulin,<br />

bagages en main. Madeleine. Une sensation désagréable<br />

en poitrine. Il revoit Marguerita au moment du départ, la<br />

crainte au fond de ses yeux. Elle m’a vendu pour ne pas me<br />

perdre. Pourtant, elle n’y gagnera rien si je suis en prison. Sur<br />

ce point sa maîtresse avait toujours été impitoyable.<br />

— Ne te mens jamais à toi-même. Écoute religieusement<br />

tes intuitions.<br />

Toute l’intelligence de Miguel respire l’obéissance à ce<br />

credo. Belle madone.<br />

Manoir Duquesne, dix heures dix<br />

188<br />

- Jouez-vous au Go, John<br />

— Non. Pourquoi me demandez-vous cela<br />

C’est vrai! Replaçant les pièces dans le coffret, la question<br />

a échappé à Joseph. <strong>Le</strong> dilemme l’avait troublé l’an dernier.


<strong>Le</strong> fils est le portrait aminci de son père. À leur première rencontre<br />

au Kaffe Koenig, la ressemblance avait frappé Feuerbach.<br />

L’atmosphère du pub anglais avec les joueurs attablés<br />

avait surgi, vivace, pour s’évanouir aussitôt. <strong>Le</strong>s autorités<br />

anglaises eurent la gentillesse de lui répondre. Il s’agissait<br />

malheureusement de Bjor Nilsson et de son épouse, décédés<br />

à la suite d’un attentat en Afrique du Sud.<br />

Dans les veines du jeune joueur circule le talent inexploré<br />

du père. <strong>Le</strong>s succès de John avaient permis au champion de<br />

le revoir. Suivant sa recommandation, les organisateurs de<br />

Berlin avaient invité Nilsson, et en septembre dernier Joseph<br />

Feuerbach attendait le jeune homme à la gare. Ils ne<br />

s’étaient pas revus depuis la guerre mais Joseph avait reçu<br />

toutes les parties du prodige anglais, gracieuseté d’Itchkoff<br />

qui commentait ce talent surgit des nues. Quelques jours<br />

avant qu’une perte d’équilibre de Jessica ne commence à<br />

l’inquiéter.<br />

Orphelin depuis un si jeune âge, John voudrait s’abreuver<br />

de souvenirs, s’est convaincu le champion. Or, il ne possède<br />

pour tout trésor qu’une anecdote que l’évocation du jeu de<br />

Go a failli révéler. <strong>Le</strong> cœur chamboulé, Joseph scelle ses<br />

lèvres d’un cigare éteint.<br />

<strong>Le</strong> soleil atteint maintenant la cime des arbres dans le jardin,<br />

éclaboussant le balcon de lumière. Pensées cachées et<br />

jeu frappé d’interdit permutent les images, ouvrant une fenêtre<br />

sur le passé.<br />

— Quand j’étais jeune homme, je jouais beaucoup et mon<br />

père craignait pour mes études. J’étais inscrit à la faculté de<br />

mathématiques et il voulait que je me concentre sur mes<br />

études.<br />

— Vous avez obtenu un doctorat et enseigné à l’université.<br />

189


— Oui, quelques années. Ne mentionnez pas de dates, ça<br />

me décourage. J’ai fait une thèse sur la quantification des<br />

duels. <strong>Le</strong> livre de Darwin m’a inspiré. Vous connaissez...<br />

— De l’origine des espèces. Je l’ai lu. La nécessité naturelle<br />

d’une sélection favorise la survie des individus dont les caractéristiques<br />

morphologiques sont les mieux adaptées aux<br />

conditions climatiques et géographiques ambiantes.<br />

— Voilà qui est fort bien résumé, John.<br />

— J’ai fait un rapport… Peu importe.<br />

Entendant cogner, le champion se lève.<br />

— Vous n’avez pas déjeuné, il me semble.<br />

— J’ai oublié.<br />

— Attendez. Traitement de champion.<br />

Un clin d’œil. Son cigare éteint entre les doigts, Joseph<br />

entre.<br />

Train en provenance de Genève, près de Paris,<br />

onze heures neuf<br />

Au milieu d’un wagon-lit dont il est l’unique occupant,<br />

Itchkoff est assis du bout des fesses sur la banquette, confiné<br />

au centre d’un amas de papiers surgis d’une malle qui gêne le<br />

passage et dont l’usage excessif trahit la qualité du cuir. Un<br />

homme dont le mètre soixante-quinze accuse cent soixante<br />

kilos lotis dans la charpente de ses ancêtres fermiers. Un<br />

éternel début de barbe, les lunettes au bout d’un nez rond, le<br />

visage joufflu Dans sa main aux doigts replets, Itchkoff tient<br />

une lettre qu’il fixe telle une lampe d’Aladin trouvée au milieu<br />

d’une myriade de babioles en la caverne d’un Ali Dewey.<br />

C’est le message de Feuerbach, reçu en début février :<br />

190


« La mort de ma femme change bien des perspectives.<br />

Oui, vieil ennemi, je serai à Paris. Je dois<br />

d’abord faire un court séjour à Boston, un endroit que<br />

tu connais. Je ne te laisserai pas te faufiler aussi aisément<br />

à travers le peloton. C’est un savoir occulte que<br />

tu possèdes dorénavant. J’aimerais connaître ce que<br />

me réserve le destin. Peux-tu vraiment sonder l’avenir<br />

Nous en reparlerons une fois à Paris. »<br />

Aujourd’hui, chacun a appris ce que Hans Itchkoff avait<br />

gardé secret. Où ai-je laissé ce calepin<br />

L’astrologue est privilégié. Sonder l’avenir de quelqu’un<br />

suppose qu’il vous dévoile ses intentions. Mais Itchkoff, le<br />

joueur, a profité du délai pour se préparer avec sérieux et méthode<br />

afin de bien paraître à cette dorénavant prestigieuse<br />

compétition. Si Feuerbach participe, Cappello y sera. L’eau<br />

et la terre vont cimenter le destin. <strong>Le</strong> coffret.<br />

La rumeur prétend Itchkoff rigide de style et vieux de<br />

mentalité. Dans sa liste des meilleurs joueurs, le chroniqueur<br />

du Deutsche Schach le place cinquième ou sixième.<br />

Douze années à peine se sont écoulées depuis leur match de<br />

championnat. Pourtant, cela semble un siècle à plus d’un.<br />

Depuis sa défaite, Hensen, Ekenstein et Cappello se sont<br />

hissés tour à tour à l’avant-scène. Entre temps, la guerre a<br />

tonné. Puis, sans bruit, la fièvre a éradiqué des millions de<br />

personnes. <strong>Le</strong>s sombres nuages dissipés, un monde nouveau<br />

était surgi de nulle part. Un monde où les physiciens<br />

et les chimistes expliquent tout ; où le cinéma, l’automobile<br />

et l’aviation procurent des sensations incomparables ; où le<br />

communisme et les usines s’imposent en milieu de travail ;<br />

où les villes s’électrifient, des navires se déplacent sous l’eau<br />

et où on peut converser à distance. Un vent violent a balayé<br />

les mentalités d’avant. Mais d’avant quoi au juste<br />

191


<strong>Le</strong>s empires du centre ont perdu la guerre. L’Allemagne<br />

est amputée et la romantique Autriche-Hongrie démantelée.<br />

L’Autriche naît. Vienne et ses valses glisse au second<br />

plan derrière Paris, Berlin et Londres, de grandes villes industrielles<br />

où le métal et le verre incarnent le futur. Prague<br />

devient la capitale d’un pays nouveau, la Tchécoslovaquie.<br />

Un pays composé de deux peuples et d’une capitale trop à<br />

l’Est. Dès l’ouverture du siècle, Paris a attiré des dizaines de<br />

millions de visiteurs à son exposition universelle, la population<br />

d’un pays. Des universitaires de Prague quittent pour<br />

Londres. Des écrivains s’exilent en Amérique. Des peintres<br />

s’établissent à Paris. <strong>Le</strong>s peuples germaniques ont perdu<br />

puissance et vitalité. <strong>Le</strong>s cercles ésotériques français et anglais<br />

se sont rencontrés, auxquels s’ajoutent maintenant les<br />

riches sectes américaines et les mystiques indiens. <strong>Le</strong> pourtour<br />

de l’Atlantique Nord devient un centre d’intérêts et<br />

d’échanges.<br />

Une photo de lui et Feuerbach; « Prague 1908 » écrit au<br />

dos. <strong>Le</strong> lieu de leur affrontement pour le championnat du<br />

monde sous la bénédiction financière de l’Autriche-Hongrie.<br />

Durant quelques semaines, Hans a été un héros dans sa ville<br />

natale, lui qui venait de fonder une famille. Prague est maintenant<br />

à l’intérieur des terres et non plus au centre, voilà<br />

qui a changé. Devant l’échiquier les deux hommes regardent<br />

l’objectif, lui jeune homme, Feuerbach encore vert. Si jeune.<br />

Hans soupire.<br />

Sises entre la Russie et la France, entre l’Allemagne et<br />

l’Italie, entre l’Angleterre et la Turquie, Prague et Vienne<br />

sont au cœur de l’action tout au long du dix-neuvième siècle.<br />

L’aristocratie et l’Église s’y mêlent aux grands bourgeois, aux<br />

hommes de science, aux ingénieurs et aux artistes. Maintenant<br />

l’Amérique draine l’attention. <strong>Le</strong>s puissances maritimes<br />

ont étouffé les empires du centre. Un lutte tardive pour obtenir<br />

des colonies et des ressources était devenu inévitable.<br />

192


Dans le corridor, Paris s’annonce. Il lui faut replacer les<br />

feuillets des parties sans les mêler. Obtenir l’avantage dans<br />

l’ouverture est essentiel en compétition de haut niveau, où<br />

chacun maîtrise son art. Hans a révisé sa propre défense<br />

contre le gambit dame, ainsi que l’espagnole ouverte contre le<br />

pion roi. <strong>Le</strong> sort le favorisant des blancs, il utilisera le gambit<br />

dame. Avec un soin particulier pour la défense slave que préconisent<br />

Hensen, Bennett et Dvorek. Sans oublier la défense<br />

orthodoxe de Reeves et Feuerbach. Hans a étudié chaque<br />

variante, trouvé des plans, décelé des imprécisions, des erreurs<br />

parfois dans les parties jouées. <strong>Le</strong> Tchécoslovaque<br />

conserve la transcription de toutes les parties homologuées<br />

jouées à ce jour, en duel ou en tournoi, en autant qu’un des<br />

belligérants ait été de haut calibre. Plus d’un millier de parties<br />

assemblées en variantes d’ouverture et annotées, dont<br />

le premier tome s’est effondré sur le plancher. Il a cédé sous<br />

le poids mal réparti d’un porte-documents bourré de cartes<br />

du ciel, lui-même étalé sur le plancher. Certains feuillets ont<br />

glissé jusqu’à la porte. Publier une encyclopédie des ouvertures<br />

aux échecs est la grande tâche à laquelle le « maître de<br />

Prague » s’était attelé au début de la guerre. Un temps mort<br />

pour les échecs. On se battait bêtement, d’homme à homme.<br />

Ce délai, gracieuseté du champion, permis à Hans de<br />

prospecter les positions que privilégient ses adversaires. <strong>Le</strong><br />

maître est fin prêt. <strong>Le</strong>s autres ne le seront pas tous. Itchkoff a<br />

réuni les cartes du ciel de ses adversaires avant son départ. En<br />

chercheur qui traîne une souris de laboratoire dans sa vision<br />

d’un passant, par pure habitude. Disposant de deux heures<br />

d’attente à Genève, il s’était attardé aux cartes après avoir<br />

enlevé celle de Dvorek et Hensen. L’idée d’une honnête escroquerie<br />

lui est venue. S’il ne peut prédire son avenir —penser<br />

prendre avantage de l’astrologie n’augurait rien de bon<br />

pour Itchkoff — il pouvait tâter le futur de ses adversaires au<br />

moment de jouer contre eux. La lettre de Feuerbach lui était<br />

revenue en mémoire mais il fallait d’abord manger.<br />

193


Ce sont de précieuses informations que procure un Capricorne.<br />

Du sommet, le quotidien offre une vue d’ensemble<br />

où, sentiments entre parenthèses, ce saturnien découvre un<br />

sentier à travers les brumes du temps. <strong>Le</strong> natif du signe réalisera<br />

de grandes ambitions s’il sait mettre à profit le temps<br />

investi à grimper pour mieux regarder. Sinon, la chèvre se<br />

transformera en diable obstiné. Zut. En voulant regarder par<br />

la fenêtre, Hans a renversé la pile qu’il venait d’assembler.<br />

Âgé de trente-neuf ans, joueur d’échecs et astrologue,<br />

Itchkoff s’intéresse dorénavant à l’obscurité, celle qui persiste<br />

même en plein jour, celle des causes et des buts de l’âme.<br />

Il en sonde la texture à l’aide de mandalas circulaires selon<br />

un rituel ancien. <strong>Le</strong> futur s’y imprime sur un cercle en une<br />

écriture imagée, un sceau delphique. Il était si fier d’avoir<br />

trouvé ce titre pour sa conférence.<br />

— Un phare qui éclaire la vie d’un synchronisme. Cela<br />

s’appelle « une carte du ciel de naissance ». <strong>Le</strong> phare est un<br />

symbole puissant. C’est le colosse de Rhodes dans l’Antiquité.<br />

C’est aussi cette statue qui trône dorénavant à l’entrée du<br />

port de la nouvelle Alexandrie. Un symbole de liberté offert<br />

par la France. C’est exactement ce qu’achève en équations<br />

toute science, souligne-t-il pour certains auditeurs sceptiques,<br />

qui y voient l’occasion d’un sourire ironique.<br />

Itchkoff profite d’une compétition à Londres pour faire<br />

une conférence dans un cercle privé d’Oxford, couvrant aisément<br />

par cette double occupation tous ses frais de voyage.<br />

— Dans les montagnes d’Autriche en automne, poursuit-il,<br />

les feuilles des arbres jaunissent, se détachent puis virevoltent<br />

dans l’air avant d’atteindre le sol. Tel est leur destin. La<br />

loi de monsieur Newton, un physicien rose-croix anglais reconnu<br />

et respecté, affirme pourtant que cette feuille tombe<br />

en ligne droite vers le sol. Étonnante révélation, nous ne la<br />

194<br />

«


voyons pas tomber ainsi. De fait, c’est parce qu’elle tombe directement<br />

par terre que nous la voyons virevolter. La chute<br />

accroît la vitesse de la feuille et la résistance de l’air la fait<br />

dévier, telle est sa destinée. <strong>Le</strong> ballet aérien que nous offre<br />

cette feuille est un résultat accidentel mais nécessaire. Libre<br />

à nous de comprendre ce savoir invisible qui trace chez la<br />

feuille d’automne sa ligne de conduite. <strong>Le</strong> flot des vies dérive<br />

d’une Volonté qui trace ses aléas aux chocs des rencontres<br />

en cours du siècle. Sous les soubresauts d’un chemin d’apparence<br />

capricieux se cache un vouloir rectiligne. Cela s’appelle<br />

un destin. Voilà, messieurs, l’essence d’une science occulte.<br />

L’article qu’avait inspiré cette sortie de génie fut publié<br />

dans une grande revue d’ésotérisme. Itchkoff devint un défenseur<br />

de l’astrologie. Invité à commenter l’article, Hensen<br />

précisa écarter toute mystique de ses recherches. (La<br />

science, c’est l’art de contourner en termes clairs ce qu’on<br />

ignore d’essentiel, confiera Nilsson à Boey au moment même<br />

où apparaîtra madame Reeves cet après-midi.)<br />

Deux ans déjà. En passant par Genève, Itchkoff disposait<br />

d’un arrêt de trois heures. Hélas, Hensen n’était ni chez lui<br />

ni au travail. <strong>Le</strong> plan initial prévoyait qu’ils voyageraient ensemble<br />

mais une missive reçue la veille l’informait de son<br />

désistement. Qu’importe. Son billet en poche, Hans avait télégraphié<br />

qu’il passerait de toute manière.<br />

<strong>Le</strong> Tchécoslovaque se passionne aussi pour d’autres savoirs.<br />

Celui de l’inconscient collectif ou celui du mandala<br />

carré de l’échiquier. Mais le domaine qui, tel le regard de Méduse,<br />

rive Itchkoff à sa figure sibylline, c’est l’opaque karma<br />

où baigne toute spiritualité. Que chaque vie ait un cours,<br />

qu’un ordre de route se greffe à cette continuité, la révélation<br />

l’avait frappé le jour où il s’était décidé à consulter en<br />

secret une « diseuse de bonne aventure » — expression dont<br />

Joseph Feuerbach lui a déjà souligné l’à-propos. <strong>Le</strong> jeune<br />

»<br />

195


joueur d’échecs était un observateur minutieux. Il voyait les<br />

cartes défiler et répondre à ses craintes, mais la « voyante »<br />

n’en comprend pas le langage. Elle s’en tenait au dessin plutôt<br />

qu’au dessein. Comment Hans avait-il découvert la notion<br />

de destinée dans des illustrations Quelles réponses<br />

avait-il obtenu La première fois que le sujet fut questionné,<br />

Itchkoff sourcilla, sourit puis rougit, s’excusant de ne pouvoir<br />

se rappeler l’épisode. Ne subsistait de l’épisode qu’un<br />

sentiment d’ivresse.<br />

En son âme et conscience, Itchkoff croit que la vie véhicule<br />

un processus spirituel plus profond et ancien que ce<br />

qu’en saisissent les religions. Ce qu’accomplit l’astrologie.<br />

<strong>Le</strong>s cartes maintenant. Il aperçoit celle de Feuerbach à ses<br />

pieds.<br />

Un homme s’est installé avec un énorme appareil photographique<br />

qu’il active à l’aide d’une manivelle. Devant<br />

les armoiries des deux empires bien en évidence, Charles<br />

d’Autriche, petit neveu de l’archiduc François-Joseph, pose<br />

noblement sur l’estrade d’honneur entre le champion et<br />

l’aspirant. Il adore les échecs. On informe les joueurs que le<br />

cinéaste va filmer le début de la partie. L’homme capte aussi<br />

la reddition d’Itchkoff, au moment où il couche son roi et<br />

tend la main à Feuerbach. Une fois l’analyse de la partie terminée,<br />

Hans sort sous les encouragements de ses partisans.<br />

L’appareil l’attendait.<br />

— Vous arrivez à retenir le mouvement, demande Itchkoff<br />

en s’approchant.<br />

— Non. Mais en prenant plusieurs photographies à la seconde<br />

et en les projetant sur un écran à la même vitesse, l’œil<br />

reconstruit le mouvement qui existait.<br />

— Allons-nous assister à une projection<br />

«<br />

196


— La cérémonie d’ouverture est dans cette bobine. Elle<br />

contient des milliers d’images successives.<br />

Ce disant, l’homme pointe un coffret de métal rond par<br />

terre. Sa surface est légèrement creusée entre les axes, formant<br />

des pointes de tarte. Hans se fige en comprenant<br />

l’image. <strong>Le</strong> mouvement d’un fil plat qui, s’enroulant sur luimême<br />

en milliers d’images, raconte une évolution.<br />

La carte du ciel est une bobine du mouvement de l’âme,<br />

avait-il compris.<br />

« <strong>Le</strong> cinéma est un théâtre de la photographie, la mise en<br />

mouvement d’une suite d’états. De même, une carte du ciel<br />

contient une suite d’images qui composent le film d’un destin.<br />

Lorsque mis en rapport avec le « ciel de naissance », le<br />

mouvement des planètes raconte une histoire à la manière<br />

d’un piano mécanique. C’est l’histoire des aspects planétaires<br />

et des points de synchronicité qui aiguillonnent les inclinations<br />

du consultant. » Ainsi débute le discours inaugural<br />

d’astrologie d’Itchkoff. Il le connaît par cœur. <strong>Le</strong> cinéma<br />

est un art nouveau, chacun lui prête audience. De plus, i suscite<br />

des parallèles intéressants.<br />

Itchkoff cherche ses lunettes. Sur son nez, évidemment.<br />

Pour s’asseoir, il tasse négligemment une valise qui Zut chute<br />

de côté, accumulant au bas son contenu dans des bruits de<br />

cuir, de bois et de vitre.<br />

»<br />

La carte du ciel montre un<br />

double cercle coupé en douze<br />

tranches égales. En chacune est<br />

centrée une figure. <strong>Le</strong>s douze<br />

sceaux du zodiaque. <strong>Le</strong> tout d’une<br />

encre noire d’impression en série.<br />

Des lignes tracées à la main à<br />

l’encre bleue portent à leur extré-<br />

197


mité d’autres symboles. Ce sont les positions respectives des<br />

planètes et « maisons » à l’instant du premier souffle. Sous le<br />

zodiaque est écrit : « Joseph Feuerbach, Berlin, 28 décembre<br />

1863 en fin d’avant-midi ». Selon les dires du père. Ce sceau,<br />

par delà les caprices de la vie, décrit le trajet rectiligne de<br />

l’âme d’un champion.<br />

Lorsqu’il sonde une carte, Itchkoff repart toujours à neuf,<br />

recomposant en un monologue intérieur une logique qui le<br />

mène inexorablement quelque part et jamais au même endroit.<br />

Capricorne ascendant Poissons. L’ascendant Bélier a<br />

toujours paru improbable au joueur d’échecs. Eau devenue<br />

Terre. Premier des quatre éléments, l’émotion est la source<br />

de toute pensée.. Essentielle au contact. Incompressible et<br />

fuyante, l’eau s’agglomère en tout creux, sans égard ou distinction.<br />

Dans les oubliettes de la raison Terre. Lune lion, bien sûr.<br />

Un homme dont le rêve se nourrit de soi-même, comme l’œuf ou<br />

la pomme. <strong>Le</strong> Capricorne est diamétralement opposé au Cancer<br />

où la Lune se nourrit à la source. La pince épingle l’instant<br />

à l’émotion. À l’opposé, la chèvre quitte l’eau, n’y laissant baigner<br />

que son âme, ses pieds. Une image-type. Cette chèvre-ci<br />

quitte le grand océan fertile, ascendant Poissons. Elle grimpe<br />

à flanc de montagne la terre solide de la raison. Pour atteindre<br />

la sagesse des hauteurs, la chèvre délaisse biens et manières<br />

pour alléger sa marche. <strong>Le</strong> recul lui procure une vision épurée<br />

du tumulte de la vie. Mercure accompagne de le Soleil Capricorne.<br />

<strong>Le</strong> Milieu du Ciel fin Sagittaire les place en dix, la maison<br />

des organisations. Itchkoff pose la carte sur ses cuisses,<br />

relève ses lunettes et se frotte les yeux. En maisons régulières<br />

bien sûr.<br />

— La distribution de Placidus est illogique et inappropriée,<br />

point. <strong>Le</strong>s maisons s’inversent subitement à l’équateur et<br />

elles se distordent en approchant des pôles. Cela force la lecture<br />

d’un « karma à géographie locale ». Un non-sens en soi.<br />

198<br />

«


Il répond encore et toujours à la même question : « Pourquoi<br />

des maisons égales »<br />

Elle survient chaque fois qu’il utilise une carte du ciel<br />

agrandie pour l’interpréter devant un auditoire, en rappel<br />

des échiquiers muraux aux échecs.<br />

— <strong>Le</strong> lieu d’ancrage du moment de la naissance est donnée<br />

dans l’image-type du soleil levant. L’Ascendant sert de point<br />

de repère central, comme en arpentage. Il se synchronise<br />

avec le degré du signe où le soleil se lève sur Terre à l’instant<br />

du premier souffle. C’est pourquoi quelqu’un qui naît un peu<br />

avant ou après le lever du soleil aura l’ascendant et le soleil<br />

dans le même signe. <strong>Le</strong> reste des piquets qui délimitent les<br />

maisons se distribue Modus Aequalis, comme des portions<br />

de gâteau en démocratie, en tranches de trente degrés.<br />

Dans l’auditoire, plusieurs souriaient, fascinés par l’originalité<br />

de l’exposé.<br />

Manoir Duquesne, onze heures vingt-quatre<br />

— <strong>Le</strong> livre de Darwin ne fut pas la cause première de mes<br />

recherches, John. Disons qu’il en orienta le développement.<br />

— Qu’était-ce alors <strong>Le</strong> savez-vous<br />

— Absolument.<br />

Feuerbach s’assoit confortablement et dépose un cigare<br />

qu’il n’a jamais allumé. <strong>Le</strong>s pièces d’échecs sont rangées.<br />

— Ce fut la résolution d’un problème de variation des populations.<br />

J’étais en première année. Notre professeur expliquait<br />

que le pouvoir du calcul différentiel permet de résoudre<br />

des problèmes insolubles autrement. Il avait donné<br />

en exemple une situation où coexistent des loups et des<br />

moutons. Connaissez-vous ce problème, John<br />

199


— <strong>Le</strong> loup et le mouton, je connais, répond le jeune anglais<br />

d’un sourire gêné. Mais ils ne me posent aucun problème.<br />

200<br />

Feuerbach sourit.<br />

— Alors j’explique si vous voulez bien. Des loups et des<br />

moutons cohabitent sur une île où la verdure pousse en<br />

abondance. Plus la population de moutons grossit, plus les<br />

loups trouvent à manger et croissent en nombre à leur tour.<br />

<strong>Le</strong> surplus de loups fait décroître le nombre de moutons,<br />

bien sûr. Mais avant que ces derniers ne disparaissent, le<br />

manque de nourriture diminue le nombre des loups, favorisant<br />

la survie des moutons, dont la quantité s’accroît à nouveau.<br />

— Et il s’établit un équilibre.<br />

— Parfois. <strong>Le</strong> plus fréquemment il s’agit d’une fluctuation<br />

plus ou moins régulière, un équilibre dynamique.<br />

— On peut vraiment comprendre la vie avec des équations<br />

mathématiques<br />

La naïveté de la question fait sourire Joseph. Elle lui rappelle<br />

Samuel, il y a bien longtemps.<br />

— Certains comportements du moins. La variation des populations<br />

de loups et de moutons devient prévisible. Avezvous<br />

fait des études, John<br />

— Très peu. D’une manière conventionnelle du moins.<br />

— Mais vous lisez beaucoup, par contre. Certaines personnes<br />

prétendent que John Nilsson peut lire un livre entier<br />

en une seule journée. Est-ce exact<br />

— Oui. Je lis environ cinquante pages à l’heure. Plus, si<br />

c’est un texte léger.<br />

— Vous lisez tout.<br />

— Bien sûr. Pas vous, monsieur


La question amuse Feuerbach.<br />

— Et vous n’oubliez pas<br />

— Vous, monsieur, vous rappelez-vous vos lectures<br />

— Pas de tout. <strong>Le</strong>s idées générales bien sûr, certaines expressions.<br />

Pas vous<br />

— Je n’oublie pratiquement rien.<br />

— Vous avez reçu un don, John.<br />

— Peut-être, mais j’aimerais que vous puissiez faire l’expérience<br />

de ce don avant de juger des bienfaits de l’offrande.<br />

Plus j’assimile, moins je dors, et ça me donne des migraines.<br />

Ce que je gagne d’un côté je le perds de l’autre, souffrances<br />

en sus.<br />

— À la suite de telles séances de lecture, c’est compréhensible.<br />

Lisez moins vite. Sinon, reposez- vous après. <strong>Le</strong> faitesvous<br />

— Non. <strong>Le</strong>s migraines surviennent les jours qui suivent,<br />

mais pas toujours. Plus rapidement après une exhibition à<br />

l’aveugle.<br />

Joseph se rassoit droit et remet le cigare dans sa bouche<br />

tandis que Nilsson avale un dernier bout de croissant aux<br />

framboises. John a expliqué au champion qu’un cuisinier<br />

français avait créé le « croissant » le matin suivant la victoire<br />

du roi de France contre les Sarrasins.<br />

Feuerbach revoit John les yeux bandés, si frêle dos aux<br />

vingt échiquiers alignés. <strong>Le</strong>s joueurs d’expérience n’avaient<br />

pas droit de participation.<br />

— Votre simultanée à Berlin nous a tous impressionnés.<br />

Je peux faire quelques parties sans voir les échiquiers, mais<br />

vingt...<br />

201


— Ce n’est rien. Mais ne le dites à personne, se rappelle à<br />

l’ordre l’Anglais. Je négocie avec parcimonie l’exposition de<br />

mon talent quand je deviens une bête de cirque. Vingt est un<br />

nombre confortable.<br />

— Confortable… Vous pourriez faire mieux<br />

— Beaucoup mieux. Quarante, cinquante peut-être.<br />

Trente sans problème.<br />

Cigare en main, Joseph le regarde, bouche bée. John affiche<br />

un mince sourire gêné et hausse les épaules, une mèche<br />

entre les yeux :<br />

— Ça n’a rien d’extraordinaire. Si vous pouvez en jouer<br />

deux, vous pouvez en jouer dix, c’est une question de technique<br />

de mémoire. Ce n’est pas plus surprenant que ne l’est<br />

une partie jouée en blitz aux yeux d’un novice qui voit les<br />

pièces bouger à toute vitesse.<br />

— Tout paraît facile à qui possède un don, John.<br />

— Peut-être, admet l’autre, que l’éventualité semble embêter.<br />

Vous vouliez dire quelque chose à propos de vos études<br />

tantôt.<br />

— Mes fugues.<br />

<strong>Le</strong> champion se rassoit confortablement et dépose son cigare.<br />

— <strong>Le</strong> soir, quand je montais me coucher, j’attendais que<br />

mes parents me croient endormi pour m’enfuir par la fenêtre.<br />

Une branche du chêne de la cour passait devant ma<br />

chambre. J’y attachais une corde. Il me suffisait de remonter<br />

par le même chemin et de dénouer mon échelle improvisée.<br />

Ni vu ni connu. Père ne s’est jamais douté de rien. Sauf que je<br />

dormais peu.<br />

— Où jouiez-vous<br />

202


— Dans un café près du port. On l’a démoli durant la guerre,<br />

tout le pâté de maisons en fait, pour faire un grand hangar.<br />

— Je connais cet entrepôt.<br />

— C’est étonnant. Vous n’êtes que passé à Berlin.<br />

— Vous misiez demande John qui chasse l’anecdote.<br />

— Bien sûr.<br />

Devant John, les yeux de Feuerbach brillent. Une marmotte.<br />

À Berlin en septembre dernier, plus John prenait de<br />

temps pour réfléchir à ses coups, plus le champion poussait<br />

son investigation de la position. Il n’arrêtait jamais de<br />

fouiller. Quant à l’âme corporelle, John avait d’abord pensé<br />

à un renard à cause de la moustache, mais le nez et les<br />

yeux noirs l’ont mené à l’aigle, comme véhicule. À cause de<br />

la moustache, John avait entrevu un renard, mais un nez<br />

crochu et ce noir regard luisant exigeaient un véhicule plus<br />

servile. Une marmotte lui vint à l’esprit. John connaissait<br />

vaguement la marmotte; il dut se renseigner. Sur le chemin<br />

retour vers Paris puis Londres, le jeune homme décida<br />

d’abandonner définitivement tout projet de catalogue d’animaux<br />

rigide. La vie se rit de nos catégories arbitraires.<br />

Feuerbach pose sa tasse et poursuit.<br />

— Ça engraissait l’allocation paternelle. Mes parents me<br />

trouvaient économe, il me restait toujours de la monnaie.<br />

J’ai rencontré quelques maîtres. L’endroit était renommé<br />

parmi les joueurs allemands. J’y ai affronté Dufresne, le<br />

Français. Il était très vieux.<br />

Une pensée soudain accapare Nilsson.<br />

— Votre fille parle-t-elle français<br />

— Hanna Quelques mots au mieux. Pourquoi<br />

— J’aurais besoin d’un, d’une interprète cet après-midi.<br />

203


— Ha! Pour ça demandez à Jonathan. Il semble parler<br />

toutes les langues, même celle du cœur. Vous avez des affinités<br />

pour les choses, comment dire, mystiques.<br />

— J’aurais préféré… Peu importe. C’est une chèvre.<br />

— Vous l’avez battu deux fois mais êtes de bons amis.<br />

— À Berlin, il aurait pu annuler. Il s’est laissé surprendre<br />

par une combinaison. Il n’était pas en excellente forme.<br />

— Une délicieuse combinaison si je me rappelle bien. Vos<br />

combinaisons surprennent de plus en plus souvent, John.<br />

Même en finale.<br />

Nilsson fixe le champion dans les yeux. Reeves a peut-être<br />

raison.<br />

204<br />

Train en provenance de Genève, près de Paris,<br />

vers onze heures vingt-neuf<br />

Une incarnation très pure. <strong>Le</strong> soleil Poissons de sa vie précédente<br />

l’a bien préparé. L’Ascendant Poisson indique l’aboutissement<br />

d’un cycle évolutif. On parle de Joseph Feuerbach, un<br />

champion. Avec une Lune Lion. La gestation d’une conscience<br />

solaire. La prochaine incarnation se fera en Lion. Un magnifique<br />

bond territorial pour cette chèvre de montagne. Uranus<br />

Lion. N’en est plus à déraciner, il sème.<br />

— Graine et pollen constituent la base du voyage spatial<br />

dans le règne végétal. La plante s’arrache à sa demeure pour<br />

s’implanter ailleurs. Uranus agit en missionnaire qui porte<br />

sa croix. L’Amérique fut trouvée grâce à un voyage extraordinaire<br />

similaire. <strong>Le</strong> symbole d’Uranus a été mal tracé. Qui<br />

a décidé de l’écriture de ce sceau La tradition Quelle tradition<br />

<strong>Le</strong> tracé des symboles du Soleil à Saturne est connu<br />

«


depuis plus deux millénaires. Uranus ne fut découverte<br />

qu’en 1789, Neptune en 1846. Heureusement, nous pouvons<br />

déduire l’alphabet qui compose les sceaux traditionnels. Il<br />

comporte cinq lettres : le point, le cercle, la croix, la demilune<br />

et la flèche inclinée.<br />

Ce disant, Hans dévoile un carton où sont tracés les symboles<br />

des diverses planètes, mettant en évidence les cinq figures<br />

de base alignées verticalement, à part, à gauche.<br />

— On peut en déduire, à partir de l’ébauche suggérée par<br />

les astronomes bien sûr, que ce symbole devrait être une<br />

croix surmontant un point, celui au centre du symbole du<br />

Soleil. Parce que nous sommes devant l’effort d’enracinement<br />

d’un « ego » à venir, non d’une conscience. D’ailleurs,<br />

toute incarnation est particulière, remarquez. C’est la raison<br />

du point en place d’un cercle.<br />

— Faut-il formuler de nouvelles interprétations du symbole<br />

de la crucifixion chrétienne demande, amusé, un historien<br />

des religions.<br />

— Il s’agit d’une image type.<br />

— Pourtant sa découverte coïncide avec la révolution française,<br />

note une dame. Uranus c’est la révolution.<br />

— À strictement parler, Uranus est une planète, ou le symbole<br />

d’un principe. En associant ce principe à une de ses occurrence,<br />

la révolution de quatre-vingt-neuf à Paris, vous<br />

réduisez ce principe à une suite d’actions locales, d’ailleurs<br />

amputées de leur gestation.<br />

— Mais le principe d’Uranus n’est-il pas de révolutionner<br />

demande la dame.<br />

— C’est du moins ainsi qu’apparaissent les premières<br />

conséquences de son action. Mais la révolution française ce<br />

fut surtout la mise en place d’une nouvelle société politique,<br />

le fruit transplanté.<br />

205


Itchkoff ôte ses lunettes et se frotte l’arête du nez puis fixe<br />

son auditoire :<br />

206<br />

— D’où vient la Révolution française<br />

La question avait fait sourire l’historien. Son idée avait<br />

été ignorée. Quelqu’un a tracé, d’autres ont imité, les livres<br />

ont répété ce qui était déjà une habitude aveugle, un tracé<br />

d’encre, le symbole de la planète Uranus.<br />

La banlieue parisienne se devine au loin. La tradition est<br />

lourde d’habitudes, d’ignorances et de craintes. Hans ôte ses<br />

lunettes, s’essuie les yeux, se redresse pour soulager son dos<br />

puis reprend le thème de Feuerbach. Vénus, enveloppe matérielle<br />

et magnétique de l’âme. En Scorpion, conjointe de Jupiter.<br />

Un lourd héritage à léguer. Au sextile de Mercure et au trigone<br />

de l’ascendant. La conjonction lève le voile sur l’illusoire<br />

d’un intérêt obstiné à soi. Un homme capable de questionner<br />

son propre bien-être si nécessaire. <strong>Le</strong> Capricorne investit dans<br />

sa réussite contre l’avis des autres. La conjonction loge en<br />

huit et le Scorpion est la onze du Capricorne, son lieu de déracinement<br />

uranien. Jupiter Scorpion, l’aigle de Napoléon.<br />

Mars incandescent en Sagittaire. <strong>Le</strong> champion est un homme<br />

de passions paisibles. Il n’affronte pas ses adversaires… Une<br />

émotion désagréable s’empare d’Itchkoff. … il les déjoue.<br />

Hans prend les éphémérides 1920-1929 posées sur la banquette.<br />

Un feuillet inséré en signet résume la trajectoire des<br />

astres et planètes entre la mi-juin et le début juillet. Durant<br />

le tournoi, la Lune se rendra… du Cancer au Poissons, à l’Ascendant.<br />

<strong>Le</strong> Soleil s’opposera au Capricorne tout ce temps. Au<br />

Soleil natal directement… toute fin juin. Tiens donc. Vénus fera<br />

de même, plus rapidement. Fin juin donc. Un moment d’éclipse<br />

pour le champion. Mercure s’approche de la Lune en Lion.<br />

Est-ce favorable Mars fin Balance, hors-jeu. Et Jupiter Sur<br />

la Lune. Voilà ! Il attend Mercure. Un projet dans l’air, c’est<br />

»


certain. <strong>Le</strong> match de championnat, bien sûr. Cappello joue la<br />

balance et Saturne... fin Vierge, au Descendant. Un marché à<br />

conclure. Que me cachez-vous, docteur Feuerbach Une entente<br />

longuement mûrie Cappello est le meilleur prétendant<br />

qui ait cogné à sa porte. Une condition attachée au pacte. <strong>Le</strong>s<br />

lentes Uranus Poisson. Hum… Neptune s’éloigne lentement de<br />

la Lune Lion. Un changement de vie à long terme… Sa femme…<br />

<strong>Le</strong> train ralentit sensiblement. Itchkoff retire ses lunettes,<br />

se masse l’arête du nez. Il cherche en vain son calepin et tempête<br />

contre le fouillis qui l’entoure. La carte de Feuerbach<br />

glisse, il est dessous. Il y inscrit : « <strong>Le</strong> temps est mûr. » Il pose<br />

le calepin. Un Feuerbach souriant, cigare à la bouche, s’est<br />

imposé à son esprit.<br />

Londres, an 1900. Un mois déterminant pour le jeune<br />

Itchkoff. <strong>Le</strong>s Anglais veulent « ouvrir le siècle » avec un tournoi<br />

prestigieux, saupoudré de joueurs locaux prometteurs,<br />

à leurs yeux du moins. Itchkoff a dix-neuf ans à peine et il<br />

est déjà un joueur redouté en territoire germanique. Mais il<br />

redoute de se retrouver loin des siens. <strong>Le</strong> jeune homme découvre<br />

Paris puis Londres, d’énormes cités industrieuses.<br />

Une foule bigarrée, irrespectueuse, pressée et sans manières,<br />

fascinante d’étrangeté.<br />

On dit les voyages former la jeunesse, c’est qu’ils rendent<br />

objectif. Un voyage ramène à sa propre singularité. Nos<br />

bonnes manières ne le sont que par convention. On se comporte<br />

autrement dans d’autres contrées. Ce qui est bien ou<br />

mal n’y emprunte pas les mêmes conduites. La manière de<br />

manger à table, le contenu de son assiette ou de son verre ; la<br />

façon d’attirer l’attention ou de prendre la parole ; la mode<br />

vestimentaire et les parties du corps révélées ; l’importance<br />

de regarder ou non quelqu’un dans les yeux ; la distance et<br />

le ton dans une conversation, sans omettre la manière, la<br />

possibilité même, de négocier un prix ; autant de bonnes<br />

«<br />

207


que de mauvaises manières. Dans les cultures orientales, lui<br />

confiera le jeune Bennett lors d’un souper en l’honneur de<br />

Feuerbach, ce sont jusqu’aux souffrances et désirs sexuels<br />

qui diffèrent.<br />

À Londres, étourdi par ce tourbillon de nouveauté, reprenant<br />

son souffle entre deux chapelets de gares, le jeune<br />

Itchkoff termine quatrième ex aequo avec Bennett, qui<br />

deviendra champion d’Angleterre la même année. Feuerbach<br />

et Dvorek ont dominé la compétition. Face au vieux<br />

Culbertson en dernière ronde, une défaite crève-cœur laisse<br />

Itchkoff sans âme devant les restes de son armée. <strong>Le</strong> constat<br />

sur l’échiquier lui reproche son insouciance devant les ressources<br />

combinatoires adverses. La salle se vide. Feuerbach<br />

s’assoit devant lui. Ils ont fait le trajet ensemble depuis Berlin.<br />

Hans découvre un homme d’une acuité de jugement remarquable<br />

et d’une gentillesse désarmante. Il lui montre sa<br />

partie, explique son ouverture, sa stratégie, les raisons qui<br />

motivent ses coups. Son désespoir surtout quand, dans une<br />

position saine et supérieure, il juge impétueuse la menace<br />

d’un cavalier qui saute de nulle part vers sa perte. Hélas, le<br />

sacrifice s’avère gagnant.<br />

— Il aurait fallu prendre le temps de découvrir et de désamorcer<br />

cette ressource adverse, remarque Itchkoff, de dépit.<br />

— Votre position n’était donc pas aussi saine que vous le<br />

pensiez, Hans. Vous êtes trop dogmatique. Essayez de rêver<br />

un peu quand vous jouez. Jouez! Ce n’est pas parce que votre<br />

adversaire a une mauvaise position qu’il va tout simplement<br />

baisser les bras. Culbertson est un compétiteur d’expérience,<br />

il a choisi une ligne de jeu douteuse mais compliquée. Vous<br />

ne pouvez pas contrôler le déroulement de la partie, Hans.<br />

L’homme est de nature intuitive et aux échecs deux libres arbitres<br />

s’opposent. Montrez-moi vos autres parties, demande<br />

Feuerbach, insensible devant la mine déconfite du jeune.<br />

208


Hans et Feuerbach ont analysé ses parties une à une<br />

toute la soirée. Celles du docteur Feuerbach ensuite, dans<br />

les trains et les gares, puis toutes les autres jouées au tournoi,<br />

dont Itchkoff a soigneusement conservé une copie. Il a<br />

même séjourné deux semaines à Berlin pour qu’ils achèvent<br />

leur travail. L’année suivante, il publiera le livre des parties<br />

analysées du Tournoi de Londres 1900, enrichi de commentaires<br />

du champion du monde et vainqueur du tournoi, Joseph<br />

Nicolas Feuerbach qui, ce signant, consacrait « maître<br />

» le jeune Itchkoff. Deux années plus tard, le célèbre Manuel<br />

d’Échecs de Joseph Feuerbach arrivait chez les libraires,<br />

bientôt traduit en une dizaine de langues.<br />

— Vous voyez, vous avez du talent ! s’exclame Joseph quand<br />

Itchkoff lui montre sa surprenante réfutation d’un sacrifice<br />

de Dvorek aux dépens de Culbertson.<br />

Itchkoff passait le temps à tenter des coups inusités et<br />

avait fini par dénicher une riposte à laquelle il ne crut pas<br />

vraiment sur le coup, fatigué. À tête reposée le lendemain,<br />

Hans avait trouvé le plan de défense.<br />

— J’ai raté ma vie, constate-t-il les yeux ronds.<br />

— Peut-être avez-vous perdu un peu de temps. Très peu en<br />

fait, souligne le champion, amusé. Rêver, c’est accepter de ne<br />

pas tout maîtriser. La situation est la même pour tous. J’ai<br />

une variante fascinante à vous montrer.<br />

— Vraiment.<br />

— Qui fait rêver.<br />

<strong>Le</strong> train est arrêté. Remballer. <strong>Le</strong>s deux compères s’étaient<br />

exposés un long moment aux feux du soleil, trop heureux<br />

d’avoir encore des ailes à brûler. Ranger la photo. Une ligne<br />

nouvelle dans la hollandaise, défense que Feuerbach ne joue<br />

jamais. Il la réfutera par contre brillamment, onze années<br />

»<br />

209


plus tard au tournoi de New York contre Hackerman en dernière<br />

ronde, coiffant le jeune prodige Cappello au finish.<br />

Après l’effort de Dvorek et le massacre de Reeves, c’est au<br />

tour d’Itchkoff en 1908 d’affronter Feuerbach en duel. Armé<br />

210<br />

«<br />

de ses vingt-huit ans et de la défense<br />

Itchkoff contre le gambit dame, une<br />

ligne de jeu positionnelle dont il est<br />

à polir l’ordre des coups, il attend le<br />

champion de pied ferme. Feuerbach<br />

a quarante-cinq ans, disent les uns.<br />

Il est au faîte de son art, rétorquent<br />

les autres. Certain que le champion<br />

évitera sa défense, Itchkoff<br />

se concentre contre l’ouverture du<br />

pion roi. Mais Feuerbach ouvre les<br />

8<br />

7<br />

6<br />

5<br />

4<br />

3<br />

2<br />

1<br />

a b c d e f g h<br />

Défense slave<br />

1. d4 d5 2. c4 c6<br />

a b c d e f g h<br />

hostilités d’un pion dame, optant<br />

pour une vieille ligne de jeu, dite «<br />

formation de Londres ». Il obtient<br />

ainsi une première victoire, puis<br />

deux nulles avec les blancs avant de<br />

retourner au pion roi, y allant cette<br />

fois de la variante de l’échange dans<br />

l’espagnole, où il obtient un gain et<br />

une nulle. Par contre, Itchkoff peine<br />

avec les pièces blanches en main<br />

face à la défense slave.<br />

Dès la seconde partie, le prétendant doit forcer le jeu. Résultat,<br />

il échange défaite et victoire tour à tour. <strong>Le</strong> champion<br />

conserve son titre cinq victoires à deux, avec trois nulles. Dix<br />

parties seulement lui ont permis d’atteindre les six points<br />

requis. L’aspirant s’est bien défendu mais il n’a pas les qualités<br />

nécessaires pour se hisser au sommet, concluent les<br />

chroniqueurs. Dossier clos.<br />

8<br />

7<br />

6<br />

5<br />

4<br />

3<br />

2<br />

1<br />

Formation de Londres<br />

1. d4 d5 2. C f3 Cf6 3. Ff4


Après leur match, Itchkoff publia son traité intitulé <strong>Le</strong>s<br />

principes de mon système. Il retourna en tournoi redorer son<br />

blason mais déjà les noms de Hensen et Ekenstein sont sur<br />

toutes les lèvres.<br />

Ses affaires presque remballées, Hans s’assoit et reprend<br />

son souffle. Il reprend le calepin et inscrit :<br />

« Toute fin juin sera une période critique. Tout<br />

s’opposera alors à ce que vous brilliez. J’irais jusqu’à<br />

dire que vous-même nuirez à votre réussite. Usez de<br />

discernement. En ce qui concerne le projet enfanté —<br />

ai-je vu juste — il est légitime et en synchronie avec<br />

le cours de votre vie. Je ne puis être moins sibyllin. »<br />

»<br />

Un commentaire de Feuerbach lui revient en mémoire.<br />

Hans a mis des années à le digérer.<br />

— Avec les mathématiques, nous admettons être aveugles.<br />

C’est pourquoi nous trouvons. Nous cherchons un résultat<br />

précis sans être illuminés par notre quête. C’est peu, mais<br />

ainsi nous trouvons.<br />

Qu’il est étrange ce soleil des monta…<br />

— Monsieur! Enfin! s’exclame en français le contrôleur, les<br />

mains aux hanches. On attend après vous.<br />

Résidence des Dumoulin,<br />

onze heures cinquante-six<br />

Miguel surprend Madeleine en train de s’habiller.<br />

— Tes seins sont restés fermes, murmure-t-il dans son dos.<br />

— Ils sont déjà si près du sol, tu sais, répond-elle amusée.<br />

211


212<br />

Un trémolo de voix avoue sa surprise.<br />

— J’ai un truc. Tu as passé une belle soirée<br />

— Quelqués affaires à régler.<br />

— Avant de nous cambrioler.<br />

Ce disant, elle pivote vers lui et pose ses menottes sur sa<br />

poitrine, le regard allumé. En petite fille qui n’est pas sensée<br />

savoir qu’on organise une fête surprise en son honneur mais<br />

qui ne peut s’empêcher de demander s’il y aura du gâteau au<br />

chocolat.<br />

— Pourquoi dis-tu céla<br />

— Je t’ai caché dans le train.<br />

— Jé té expliqué.<br />

— Tu t’es raidi quand j’ai ouvert le tiroir hier. Vas-tu nous<br />

cambrioler Allez, dis, insiste la demoiselle.<br />

— Qui t’a mis ça en tête<br />

— La nuit porte conseille, fredonne-t-elle.<br />

— Si tou insistes, répond Miguel, amusé du cocasse de la<br />

situation.<br />

— Je te dirai pour les bijoux que je veux garder. <strong>Le</strong> reste...<br />

Elle balaie l’air de la main et retourne à sa toilette. Adorable.<br />

— Tu me trouves belle demande-t-elle dans le miroir, le<br />

dos tourné.<br />

— Je né pas besoin de té lé dire.<br />

— Pour les femmes craintives, la mémoire, ça ne compte<br />

pas.<br />

— Jé voulais dire avec des mots.


— C’est joli, les mots, tu sais. <strong>Le</strong>s mots italiens surtout.<br />

Sur ce, elle se retourne, toute « emballée », et lui prend le<br />

bras.<br />

— Au fait, ça t’excite quand une femme fait la petite fille<br />

— La pétite fille répète-t-il perplexe. Perque<br />

— C’est que... Viens, je vais te conter en chemin.<br />

Ce disant, elle lui tire le bras. Miguel suit.<br />

— Où va-t-on<br />

— Au manoir. J’oubliais. Un hasard. (Ses yeux s’illuminent.)<br />

J’ai reçu un mot de Jacques. Il est chez le baron. C’est<br />

important pour toi. Un télégramme est arrivé.<br />

Miguel se cabre. Momento.<br />

— D’où il vient, cé télégramme<br />

— De Suisse. Ça concerne les échecs.<br />

Madeleine prend la tête de Miguel entre ses menottes.<br />

— Tu me crois Judas<br />

— Non. Mais il faut faire attencion.<br />

— Te préoccupe pas, je saurais. Viens, j’ai quelque chose<br />

d’incroyable à te raconter.<br />

Hôpital de la Salpêtrière,<br />

treize heures quarante-neuf<br />

Nilsson et Boey sont debout côte à côte, silencieux. Tous<br />

deux malheureux à s’imaginer locataires de ce triste refuge<br />

aux victimes du sort. Derrière un mur en grande partie vitré,<br />

Anne Nilsson écoute un médecin. Si menue. Petite comparée<br />

à son frère.<br />

213


— À cause de la nourriture, a-t-elle expliqué. Parfois je<br />

manque d’appétit. Manger est alors aussi agréable que de laver<br />

le plancher avec ma langue.<br />

Elle fait à peine quarante kilos. Durant l’après-midi, Jonathan<br />

se sentira un colosse à côté d’elle, lui qui ferait pourtant<br />

un bien piètre fier-à-bras. <strong>Le</strong> plus troublant est le regard<br />

de la petite. D’une profondeur que Jonathan n’a connu que<br />

dans les yeux de sa mère. <strong>Le</strong> thérapeute tape d’un doigt insistant<br />

sur la liste qu’il tient. Jonathan sent John se raidir. Un<br />

vagabond. Une âme sans attaches.<br />

Un authentique manoir. <strong>Le</strong>s domestiques s’occupent des<br />

bagages tandis qu’un baron les accueille. La seconde journée<br />

d’abstinence s’annonçait insoutenable quand une bouée de<br />

sauvetage apparaît. <strong>Le</strong>s Reeves descendent d’un taxi avec<br />

Nilsson. De trop dans un costume zébré de plis, une mèche<br />

au front. Un « chess bum ». <strong>Le</strong> grand adolescent lui sourit,<br />

heureux de le revoir. Une sensation vive d’énergie quand<br />

Reeves lui secoue la main. Jonathan doit lever la tête. Son<br />

regard glisse à sa compagne, une grande fleur odorante. <strong>Le</strong><br />

couple salue chacun avec une politesse insistante. Si grands.<br />

L’intelligence vive de l’homme et la démarche sensuelle de<br />

sa dame ne suffisent pas...<br />

214<br />

— Jonathan, que disent-ils glisse Hanna à son oreille.<br />

L’homme en blanc insiste. Pointé vers Anne, l’index cadence<br />

ses recommandations. Il consulte un document puis<br />

interrompt le petit edelweiss qui avait vu l’occasion d’un «<br />

mais ». Elle se tait en soupirant, la jambe nerveuse. « Titré<br />

en sagesse et porteur de sarrau, l’homme ne parle plus, il<br />

explique. » Une « grâcieuseté ». Qu’elle est patiente, la toute<br />

délicate. Comme elle a soif d’attention.<br />

«<br />

»


— Ils ont tous le même habit. Ça les rend fous que les<br />

autres soient différents, répond-il au bout d’un long silence<br />

dans l’obscurité.<br />

Jonathan vient d’avoir neuf ans. Il a marché en suivant la<br />

cadence, serrant la main de sa mère, impressionné par ce<br />

tant-de-gens qui chantent. Ils sont à Bruxelles pour participer<br />

à une manifestation. Des travailleurs ont défilé dans<br />

l’après-midi devant certains officiels bien hauts perchés sur<br />

leur balcon de pierre. Si loin en fait que l’enfant doute qu’ils<br />

puissent entendre les doléances d’une foule que leur pose<br />

marmoréenne irrite. Sans que Jonathan n’en voit la raison,<br />

les uniformes de la justice ont chargé les marcheurs, frappant<br />

sans discernement. Grâce s’est arrêtée pour aider une<br />

femme enceinte qu’une foule paniquée a renversée et enjambe<br />

sans ménagement.<br />

<strong>Le</strong> soir venu, mère et fils reposent sur un lit de fortune<br />

chez des amis. Grâce questionne son fils à propos des événements<br />

de l’après-midi, guidée par les réponses de Jonathan.<br />

— Un châtiment « uniforme », dirons-nous à Ingrid<br />

— Oui.<br />

Jonathan se blottit contre sa mère. Elle l’enserre de ses<br />

bras. Il devine des larmes qu’il ne peut comprendre. Grâce<br />

est aussi venue à Bruxelles pour consulter un spécialiste. La<br />

vitalité s’échappe de son esprit comme de son corps.<br />

Un corbeau blanc… Boey porte une main à sa tempe. Porteparole<br />

d’une mécanique assurée de la vérité, il prétend guérir<br />

et veut propager son traitement du vivant. Il révèle ses illuminations<br />

dans des sectes où l’on vous range dans des boîtes<br />

faites d’idées.<br />

«<br />

»<br />

215


— Regarde, murmure Grâce à son oreille.<br />

Penchée à sa hauteur, elle pointe un corbeau :<br />

— Celui qui parle fort. Va voir. Je t’attends ici.<br />

Mère et fils sont au cœur d’une foule rassemblée par la harangue<br />

d’un homme à la voix rude. Certains badauds rient,<br />

d’autres se moquent discrètement. Pourtant, remarque l’enfant,<br />

la plupart prêtent l’oreille. Se faufilant à travers une forêt<br />

de jambes, Jonathan parvient à l’orée. Devant lui, se tient<br />

un homme robuste et de forte barbe, juché sur une caisse de<br />

bois. Il ne porte ni la robe noire ni le crucifix des corbeaux<br />

pourtant. Ses compères distribuent des tracs. Jonathan a dix<br />

ans et l’individu lui rappelle autant l’ogre que le bûcheron.<br />

Un chaleureux soleil de début mai a entassé au parc les badauds<br />

en manque de distraction. L’orateur s’avère une occasion.<br />

— Il ne porte pas un habit de prêtre, souligne Jonathan au<br />

retour.<br />

— C’est un prêtre sans uniforme, un prêtre du peuple. Tu<br />

as vu son petit livre<br />

«<br />

Sa foi tient à ce qui est écrit à l’intérieur. Une parole morte.<br />

Jonathan a gardé en mémoire la flamme dans l’œil de<br />

l’homme, celle des vendeurs de Messie et d’Apocalypse. Des<br />

yeux qui regardent ailleurs. Un endroit qu’il décrit aux autres<br />

dans ses visions. Jonathan ne peut pas encore formuler de<br />

telles pensées. Elles germeront des années durant, nourries<br />

d’expériences de lucidité. L’ultime allaitement, comprendra-t-il<br />

une fois devenu homme.<br />

— Pourquoi le fait-il alors<br />

216


— Un acte de foi, mon poème. Plus chacun l’écoute, plus<br />

son paradis lui semble réel.<br />

— Ça existe le paradis ou non<br />

— Un paradis en général, non. <strong>Le</strong> tien, oui, je le crois. Mais<br />

toi seul pourras le trouver. Peut-être aurons nous le même.<br />

— …<br />

— Comprends-tu, mon fruit d’amour<br />

— C’est compliqué.<br />

— Je voudrais faire mieux mais le temps manque.<br />

Grâce serre son fils dans ses bras. Jonathan devine des<br />

larmes. Ils devront se séparer quelque temps, laisse-t-elle<br />

entendre.<br />

La bible de l’homme barbu s’intitulait <strong>Le</strong> Manifeste du<br />

parti communiste. Écrite par un Allemand qui travailla à<br />

Londres au siècle dernier. Boey le comprit bien plus tard en<br />

se remémorant la scène.<br />

<strong>Le</strong> missionnaire vit pour le futur, en porte-parole d’un espoir<br />

inébranlable. Ce que tu observeras, les mots que tu utiliseras<br />

pour témoigner viendront de toi seul. Ta parole doit être<br />

en harmonie avec ton intérieur, mon poème de vie. Sinon tu ne<br />

seras que prétention, lui rappelle la voix de sa mère.<br />

<strong>Le</strong> missionnaire livre l’éloge d’un texte où la route du bonheur<br />

est dictée. Où un Dieu conjugue au masculin sa vérité.<br />

« Ça tue la poésie, ces communions d’esprits. C’est d’émouvoir<br />

l’âme qui compte, petit matelot. Pas de la raisonner comme les<br />

pédérastes grecs », rappelle la voix rugueuse d’Ingrid. Samedi.<br />

— Lamentable malentendu, murmure Nilsson à côté de<br />

lui.<br />

»<br />

217


L’Anglais a observé toute la scène, immobile et silencieux,<br />

comprend Jonathan, lui-même dans ses pensées. Il songeait<br />

précisément à un malentendu.<br />

Ils montent des marches. Ils se sont perdus dans une aile<br />

ancienne de l’institut en discutant, l’un suivant l’autre. Des<br />

murs lisses d’un vert aubaine industrielle. L’escalier n’en finit<br />

plus de tourner. La peinture s’écaille sur le plâtre, le rebord<br />

des marches brille d’usure. Jonathan est essoufflé.<br />

— J’ai soif, lance-t-il mécaniquement.<br />

— Il doit y avoir de l’eau aux étages, répond tout naïvement<br />

John.<br />

— Pas de cette eau-là.<br />

«<br />

— L’eau de vie, ironise l’Anglais.<br />

— L’élixir du rêve. Qu’en pense le zen<br />

— Il n’existe qu’une seule manière de ne pas boire sa vie.<br />

— Vous m’intéressez. Laquelle demande Boey amusé.<br />

— Ne pas boire.<br />

— C’est très zen.<br />

Ils rient.<br />

Sentant le regard de Boey, John tourne la tête. <strong>Le</strong>s yeux du<br />

Hollandais le pousse à reprendre, pointant Anne :<br />

— L’âme hantable… (puis le médecin) … mal entendue.<br />

Au même moment, Anne se tourne vivement vers eux. La<br />

porte s’ouvre, la petite se rue vers John et l’étreint. Elle salue<br />

»<br />

218


poliment Jonathan puis, tenant la main de son frère, s’engage<br />

dans le dédale de corridors, oubliant le Hollandais.<br />

— Par là, c’est plus court. Tu as reçu ma lettre<br />

— Oui.<br />

Elle s’arrête et tire sur les pans du veston neuf de son frère.<br />

— Tu l’as bien lue.<br />

— Tu m’inquiètes, Anne.<br />

— C’était important que tu saches!<br />

— Ne hausse pas le ton ici, murmure John. Je vais m’occuper<br />

de toi, tu n’as plus rien à craindre.<br />

— Toi non plus d’ailleurs si tu t’occupes de toi, mon champion,<br />

termine-t-elle en français d’une voix frêle, toute fière.<br />

— What<br />

Anne sourit.<br />

— J’ai l’avantage, tu ne parles pas français.<br />

Derrière eux, la traduction allemande se fait entendre.<br />

— Moi, je parle français, poursuit Boey en français pour<br />

Anne. Aber Sie, Können Sie Deutsch demande-t-il tandis<br />

que John s’en amuse.<br />

Ils poursuivirent leur route à trois, Anne entre eux.<br />

Manoir Duquesne, quinze heures trente<br />

— Il fera parfaitement l’affaire, tranche Kolarov avec un<br />

zeste d’accent russe, tel un général, devant le groupe assis en<br />

cercle au salon.<br />

<strong>Le</strong> tsar de l’échiquier vient de dicter, note Duquesne. Vingt<br />

ans, sans un sou et arrogant comme un coq. Quoique de basse-<br />

219


cour, semble-t-il. Dumoulin est à côté de lui, sa femme près<br />

de Belladona, Ducrocq et Kolarov font la paire.<br />

220<br />

— À Rome, il fut le seul à éviter la défaite, précise le Russe.<br />

— Sachant qui vous êtes, je considère que ce fut un miracle,<br />

répond Belladona, passant outre un « éviter la défaite<br />

» non sans fondement.<br />

— Il a massacré Lacourcelle la nuit dernière, ajoute Ducrocq<br />

pour la forme et le baron.<br />

— Ah Tu...<br />

Se reprenant , Madeleine ajoute :<br />

— Il a aussi vaincu mon époux à Rome. Comme il participe<br />

lui aussi…<br />

Devant le malaise tangible, elle tait la suite.<br />

<strong>Le</strong> baron les regarde discuter. Au téléphone, le secrétaire<br />

de l’investisseur trois avait été lapidaire : « Une mort, ça se<br />

pardonne, mais un désistement de dernière minute pose un<br />

problème de crédibilité aux investisseurs. <strong>Le</strong>s échecs, c’est<br />

votre domaine, monsieur, trouvez-nous un autre candidat.<br />

Et de prestige cette fois. »<br />

Puis le secrétaire avait raccroché. Christian ne s’en était<br />

pas formalisé. <strong>Le</strong> prestige, quand ça court les rues, ce n’en est<br />

pas, pardi! À demi endormi, Ducrocq avait sorti un as de sa<br />

poche :<br />

— <strong>Le</strong> second au tournoi de Rome l’an passé, ça vous irait<br />

<strong>Le</strong> champion d’Italie. À titre officieux toutefois.<br />

— Mais bien sûr! Qui est-ce<br />

— Miguel Belladona.<br />

— Quand peut-il être à Paris<br />

— Il était au café, hier soir. L’accent italien.


— Celui qui rossait Lacourcelle<br />

Et Cappello Personne ne l’a vu. Bah! <strong>Le</strong> baron en a entendu<br />

plus qu’il ne lui en faut pour fermer les comptes. Il se<br />

lève :<br />

— Mais pardi, c’est extraorrdinaire! surprend-il l’assemblée<br />

de sa forte voix. Vous nous tombez du ciel, monsieur...<br />

Comment déjà<br />

— Belladona. Mig…<br />

— Belladona! On vous a bien baptisé! Un champion italien,<br />

ça va mettre de la couleur, pardi! La compétition n’en sera<br />

que plus interrnationale! Et vous, monsieur, tenez-le-vous<br />

pour dit.<br />

Ce disant, Christian s’est tourné vers Miguel, qu’il pointe<br />

d’un doigt accusateur. Ce dernier sursaute, tout comme Madeleine,<br />

lui ayant écouté en voleur, elle en épouse infidèle.<br />

Fier de son effet, le baron conclut :<br />

— Vous devez une double revanche à la France, monsieur!<br />

— Jé souis votre homme, mésieur le baron.<br />

— À la bonne heure! J’avise nos investisseurs de cet heureux<br />

dénouement. Ne restez pas à l’hôtel, je vous offre l’hospitalité.<br />

— Signor Belladona est notre invité, tranche Madeleine.<br />

— Bien, conclut Christian. Toi, tu joues un jeu dangereux,<br />

ma petite.<br />

<strong>Le</strong> grand chevelu est le directeur du tournoi. Paris, une maîtresse,<br />

du caillou et un grand tournoi d’échecs. Magnifico.<br />

221


222<br />

Au Bonheur des dames,<br />

quinze heures quarante-neuf<br />

Comment allons-nous faire <strong>Le</strong> projet semblait excellent.<br />

Accompagnée des sœurs Feuerbach, Jill se rend Au bonheur<br />

des dames, un nom adorable, une boutique de vêtements, le<br />

dernier chic parisien. Jill disposait de l’après-midi. Ce soir<br />

ils vont à l’opéra. Madame Reeves n’avait pas déduit qu’elles<br />

demeuraient toutes trois seules deux bonnes heures. Hanna<br />

possède un anglais des plus rudimentaires et Jill ignore tout<br />

de l’allemand. En plein Paris. Avec l’aide de la cadette, elle a<br />

loué une calèche. Mais elles étaient sur le boulevard et devant<br />

un stand.<br />

<strong>Le</strong> trajet est agréable et l’air doux emporte ses préoccupations.<br />

Si blonde à côté d’elle, Bianca a pris son bras et nomme<br />

en français certaines choses qu’elle pointe tandis que comme<br />

Jill, sa grande sœur se laisse bercer par le trot du cheval.<br />

— Un écrivain français y aurait campé une intrigue amoureuse.<br />

Son nom m’échappe.<br />

«<br />

— Émile Zola, madame Reeves.<br />

— Frank a raison, vous êtes un phénomène. Vous semblez<br />

tout connaître. Si jeune.<br />

Nilsson se contente d’un sourire gêné. Sa troupe réunie au<br />

salon ce midi, Jill organise le trajet. Hier, monsieur Feuerbach<br />

a demandé à Frank de l’aide pour ses filles. <strong>Le</strong> pauvre<br />

homme a perdu sa femme l’hiver passé. N’était pas prévu<br />

que Boey accompagne Nilsson voir sa sœur hospitalisée,<br />

troubles nerveux semble-t-il. Ils vont faire un bout de chemin<br />

ensemble.<br />

Jonathan traduit en allemand ce que l’Américaine dit.<br />

Depuis qu’elle sait que madame Reeves admire John, il est


devenu un chevalier aux yeux de Bianca. Elle voudrait poser<br />

des questions mais personne ne s’occupe d’elle.<br />

Gentleman interprète, Jonathan s’avère un bijou. Il reprend<br />

en anglais, en français ou en allemand, et avec soin,<br />

tout ce qui se dit, même l’humour. Un vrai singe. Peut-être<br />

même sait-il parler chinois. Jill n’ose demander. Il vient de<br />

traduire sa question :<br />

— Avez-vous une robe pour la cérémonie d’ouverture<br />

À la grande surprise de l’Américaine, Hanna se met à réfléchir.<br />

<strong>Le</strong> Hollandais intervient :<br />

— Non madame.<br />

Hanna esquisse un mouvement des lèvres mais demeure<br />

muette. Jonathan ajoute en anglais sans traduire :<br />

— Faites-en une fleur qui embaume les yeux.<br />

Devant la tendresse de la demande, Jill oublie de se formaliser<br />

et acquiesce d’un clin d’œil complice.<br />

La calèche s’arrête.<br />

— Nous y voilà, s’exclame Jill, pointant un doigt ganté de<br />

dentelle vers un bâtiment aux fenêtres immenses sur trois<br />

façades, gorgées de lingerie.<br />

Madame Fanny est dans ses comptes quand elle voit entrer<br />

la grande Américaine. Un bouquet de tissus odorants qui<br />

ondule dans l’allée, une Marie-Antoinette du shopping. Madame<br />

Fanny tasse la jeune préposée qui allait les accueillir.<br />

— Laisse, je m’en occupe.<br />

Quand on travaille au pourcentage, ces Américaines vous<br />

boucle une semaine vite dit. Du métier, elle en a madame<br />

Fanny. Elle se débrouille en anglais, les touristes apprécient.<br />

»<br />

223


Elle y va d’un sourire radieux, rien de trafiqué, sachant la<br />

gargantuesque commission que la dame va lui procurer :<br />

224<br />

— Ladies.<br />

Jill entend «laize dizz». Dix Ten En mesure anglaise ce<br />

serait une insulte, mais dans le système français… Un pouce<br />

c’est deux centimètres et demi, ça ferait du quatre ans. Moi<br />

S’éjectant d’un éclair lucide de son nombril devenu « miroir,<br />

dis-moi que je suis la plus belle », Jill pointe Hanna :<br />

— Je vois, fait madame Fanny.<br />

L’Allemande se raidit. Deux guerres en un demi-siècle<br />

laisse un froid entre deux peuples. Pourtant Hanna est opposée<br />

à toute guerre. Père lui a conseillé de laisser parler les<br />

autres, au pis de se déclarer Belge. À Paris, il est fort probable<br />

qu’on ne distingue pas un Wallon d’un Allemand. Mais c’est<br />

un « je vois » de déception pécuniaire qu’a échappé madame<br />

Fanny.<br />

— Bianca! lance une Hanna toute germanique, rappelant à<br />

l’ordre sa jeune sœur déjà perdue entre les rayons.<br />

Madame Fanny intervient d’un geste de la main éloquent :<br />

— Laissez-là regarder, on l’a retrouvera.<br />

Mignonne, note madame Fanny. À l’âge où les confiseries<br />

deviennent dentelles et rubans. Elle pose ses yeux sur l’Américaine,<br />

radieuse, qui observe la petite, les mains perdues dans<br />

les tissus. Jill surprend son regard, sourit et scelle leur complicité<br />

d’un clin d’œil.<br />

Malgré son enthousiasme retrouvé, dénicher la robe représente<br />

un casse-tête. Madame Fanny se fait amicale, mais<br />

la Boche trouve impudique tout ce que la dame déniche<br />

d’élégant. Avec raison d’ailleurs, sur sa carcasse ça se résume<br />

à trop de tissu. La jeune fille le sait. Faut dire que l’Américaine<br />

t’a le chic dans l’œil. Ça prend du temps avant que, lasse


de dire non et d’avoir à résister à l’habillage, Hanna y mette<br />

du sien pour dénicher quelque chose. <strong>Le</strong>s couleurs sombres<br />

et les grands pans accrochent son œil.<br />

— Bon. Quand on s’y met, murmure madame Fanny.<br />

Une idée lumineuse suspend Jill à ses lèvres. La grande<br />

robe noire. Avec le velours à l’encolure. Il faut changer de section,<br />

mais d’abord retrouver Bianca, déjà deux robes sous le<br />

bras. Ça ne tient pas compte de la demi-douzaine qu’elle a<br />

abandonnée en cours de route pour de plus belles, au grand<br />

ire silencieux de la jeune commis qui la suit à la trace pour<br />

replacer le tout. Tandis qu’Hanna réprimande Bianca,<br />

d’ailleurs devenue sourde à sa langue maternelle, celle-ci<br />

montre ses trouvailles à madame Reeves qui, oh malheur<br />

(Hanna), oh bonheur (madame Fanny), s’amourache d’une<br />

robe jaune sable à jupette plissée. Il faut souligner que des<br />

bas complètent l’ensemble. De ces jambes.<br />

— Et ces bas, mademoiselle, où sont-ils demande-t-elle<br />

d’un ton sec à la jeune commis qu’elle rappelle à l’ordre.<br />

Ne reste qu’à convaincre Hanna d’aller voir à l’étage, ce<br />

que l’Américaine accomplit avec une tendresse désarmante,<br />

mais d’abord passer au rayon des souliers où d’adorables bottines<br />

sable compléteront à merveille l’ensemble de la petite.<br />

— Bon, la robe noire, murmure madame Fanny après avoir<br />

fait porter les bottines et les gants de soie à la caisse. Gants<br />

que madame Reeves a soutirés en vitesse d’un comptoir en<br />

cours de route.<br />

Il y eut une courte escapade vers la lingerie fine. En simple<br />

reconnaissance, madame reviendra seule. La route vers la<br />

boutique du deuxième est aussi source de retard. D’abord<br />

l’escalier mobile mène à une balustrade d’où on entrevoit<br />

une partie du rez-de-chaussée. <strong>Le</strong>s dames s’attardent un moment<br />

aux explications que madame Fanny prodigue dans un<br />

anglais discutable et truffé de termes français. Ils croisent la<br />

225


parfumerie, dernier ajout aux rayons de la maison. <strong>Le</strong>s présentoirs<br />

sont montés dans un décor romain avec de fausses<br />

colonnes de bois peintes en blanc et des drapés ocres retenus<br />

par des cordelettes dorées. Un bijou. La dame au comptoir se<br />

montre délicieuse. Elle traduit en anglais le nom évocateur<br />

des parfums. Pour l’instant, madame s’en tiendra à Clair de<br />

nuit. Hanna a flanché devant Charme discret, un cadeau de<br />

madame Reeves. Pour la cadette, ils ont trouvé Princesse.<br />

Depuis Bianca les suit en silence. La robe sera ajustée et livrée<br />

demain matin. D’abord hésitante, le prix étant certainement<br />

outrageux, Hanna a cédé, rouge de plaisir, devant l’air<br />

ébahi de sa sœur.<br />

Nous sommes en retard, constate Jill, une fois à la caisse.<br />

Elle aligne distraitement quelques billets énormes sous le<br />

regard incrédule des deux sœurs ; toutes trois se ruent vers<br />

la sortie et disparaissent dans un taxi. Quand la voiture parvient<br />

au point de ralliement, Nilsson et Boey apparaissent<br />

au coin de la rue, absorbés par leur conversation. De vrais<br />

joueurs d’échecs. Elle leur fait signe de la main. Jonathan<br />

capte le bonheur de cette rose quand soudain un noir nuage<br />

ombrage le visage de madame Reeves.<br />

Frank Mais déjà la calèche disparaît au tournant. C’était<br />

lui, Jill en est sûre. Il y avait une femme qu’elle a à peine entrevue.<br />

Ne persiste que le sourire radieux de son époux.<br />

226<br />

Paris, hôtel des Retrouvailles,<br />

vingt heures vingt-deux<br />

<strong>Le</strong>vant les yeux, la vieille dame reconnaît « monsieur Samuel<br />

». Elle s’empresse de le saluer, l’assurant que tout est<br />

en ordre. Monsieur Samuel est facile à reconnaître, lui a-ton<br />

expliqué. L’hôtel tient le mauvais côté du quartier. Juste<br />

derrière, en partie dos à dos, siège sur le boulevard La Maison<br />

parisienne, aux tarifs extravagants. On vend « la vue de


la tour » avec le gîte. Presque parallèle derrière, la venelle<br />

reçoit le trop-plein de Clichy où, la guerre à peine terminée,<br />

boutiques, boîtes de jazz et restaurants prolifèrent comme<br />

du lierre. L’hôtel accueille les travailleurs de nuit, les artistes<br />

itinérants comme le voyageur qui ne trouve chambre au volume<br />

de son portefeuille côté boulevard. Hackerman monte<br />

l’escalier de bois d’un pas lent et appliqué.<br />

La ville a changé depuis sa première visite. <strong>Le</strong> commerce<br />

y fleurit de fin printemps jusqu’à l’automne, de jour comme<br />

de soir. Elle porte bien son renom de Ville Lumière. Autrefois,<br />

Samuel serait arrivé plus tôt pour éviter la noirceur. Il<br />

a marché et s’est arrêté à une terrasse pour manger. Malgré<br />

le soleil rougissant à son arrivée, il croisait encore de nombreux<br />

passants sur la rue. Bistros et restos, tout comme les<br />

boîtes de nuit qui ouvrent à peine, allument leurs enseignes.<br />

Quelques temps après l’électrification de la ville, s’est tenu<br />

en novembre 1902, dans le plus pur esprit parisien d’ailleurs,<br />

le premier concours d’enseignes électriques commerciales,<br />

lui a raconté son voisin de table, un architecte de Lyon venu<br />

assister à la conférence d’un collègue. Comme toute grande<br />

ville maintenant, la métropole française vit au rythme de la<br />

lumière artificielle. Depuis juin 1909, le Luna Park − une vague<br />

anglophile a envahi la France, Proust le souligne à travers<br />

le personnage d’Odette Swann − demeure ouvert jusqu’à minuit.<br />

Cirques et foires font place aux cinémas. L’avenir s’annonce<br />

plus prometteur encore pour l’industrie du film, a expliqué<br />

l’architecte. Il rêve de construire des salles de cinéma,<br />

de longs rectangles sans fenêtres avec un plancher incliné<br />

et un système de propagation du son adapté au volume de<br />

la salle. Sam a été estomaqué d’apprendre que, dès 1906, un<br />

brevet de film sonore avait été déposé. Un certain Brighton a<br />

réalisé trois ans plus tard la première projection d’un film en<br />

couleurs. On pourra bientôt visionner des romans adaptés<br />

au cinéma avec sons et couleurs, prédit l’homme.<br />

227


Dans la grande Amérique solitaire aussi le cinéma fait fureur,<br />

Hackerman le sait. Plus de deux cent mille projecteurs<br />

étaient en activité au début de la guerre, précise-t-il au Français.<br />

Un membre du cercle de Chicago ne jure que par l’industrie<br />

cinématographique. Il veut s’établir en Californie, à<br />

cause du temps sec et de la lumière naturelle.<br />

Au troisième étage, Monsieur Samuel se rend au bout du<br />

corridor où, d’une clef sortie de sa poche pantalon, il déverrouille<br />

une porte sans numéro. Si le génie de la lampe eut accordé<br />

à Sam un seul souhait, c’eût été de pouvoir conserver<br />

en mémoire les vœux des autres. Né à Chicago onze ans après<br />

la fin de la guerre fratricide, le jeune Hackerman s’avère être<br />

un enfant surdoué. Dès l’âge de quatre ans et demi, il joue<br />

aux échecs avec les adultes. Loin d’être offusqués d’avoir à<br />

perdre contre cet bambin grassouillet, les amoureux du jeu<br />

le prennent en charge. <strong>Le</strong>ur éducation ne traîne pas. Soufflant<br />

les bougies de ses onze ans, Samuel jure de ne plus jamais<br />

perdre une partie d’échecs. En ce qui concerne Chicago<br />

et la région des Grands Lacs, cette promesse tient toujours.<br />

Dans son fief, il a en poche une nulle et un gain contre Feuerbach.<br />

Exhibé en foire comme curiosité, le jeune Hackerman<br />

devient officieusement champion de l’Illinois à l’âge de seize<br />

ans. Samuel est âgé de dix-huit ans quand Eising cède le titre<br />

à Feuerbach après avoir régné une vingtaine d’années. Il est<br />

à New York pour la première portion du match. Présenté<br />

au futur champion, non seulement Feuerbach semble le<br />

connaître, mais il le complimente pour une de ses parties, sa<br />

plus belle en fait. « <strong>Le</strong> championnat reste entre nous, tu es le<br />

suivant », le rassure-t-on d’une tape sur l’épaule. Fidèle observateur<br />

des analyses post mortem des parties entre Eising<br />

et Feuerbach, le jeune homme comprend alors la distance<br />

qui le sépare du sommet. Il lui faudrait compétitionner en<br />

Europe L’Amérique, le Midwest plus encore, vit en retrait du<br />

monde civilisé.<br />

228


Si le jeune Hackerman espérait un jour affronter Joseph<br />

Feuerbach en duel, il lui fallait aller jouer en Europe. Mais la<br />

famille s’y oppose. Pour fêter ses vingt ans, il part en douce,<br />

abandonnant famille et amis. Sa vie prend alors un tournant<br />

définitif.<br />

Samuel Hackerman possède un don prodigieux, bien plus<br />

prodigieux que d’avoir pu à six ans calculer les répercussions<br />

d’un coup sur l’échiquier mieux qu’un adulte. Hackerman se<br />

souvient des envies et des désirs des autres. Ne lui demandez<br />

pas d’en faire une liste exhaustive, il en serait incapable. Si<br />

quelqu’un exprime le vœu de posséder un vase chinois, Sam<br />

enregistre ce souhait et l’associe à la personne, sans visualiser<br />

l’objet convoité, sans même s’obliger à se rappeler la personne<br />

ou l’objet qu’elle convoite. Voyageant beaucoup pour<br />

participer à un grand nombre de compétitions, il en profite<br />

pour faire le tour des marchés et bazars; il s’y sent à l’aise. De<br />

petite stature, les commerçants le jugent inoffensif. Il passe<br />

devant un vase chinois d’un mètre de haut et voilà la personne<br />

lui ayant confié son désir qui réapparaît en mémoire,<br />

incluant son nom, l’endroit et la date de la conversation.<br />

Voulait-elle un vase à poser par terre Non. <strong>Le</strong> voulait-elle<br />

avec ces ornements Pas en particulier. Pourtant le jeune<br />

maître de Chicago sait que le vase sera apprécié. Quelques<br />

essais ont suffi à conclure; tous ses choix se sont avérés heureux.<br />

Samuel comprend qu’il possède en mémoire des centaines<br />

de demandes officieuses. Au hasard de ses fouilles, le<br />

souvenir d’une requête surgit à la vue de l’objet adéquat. Il<br />

suffit d’acheter et de revendre, sa carte d’affaires jointe. <strong>Le</strong>s<br />

clients satisfaits parlent pour lui.<br />

Pour célébrer le dixième anniversaire de son ascension,<br />

Feuerbach est intéressé à défendre son titre en Amérique, là<br />

où il l’a obtenu. Si la bourse est substantielle. Un grand tournoi<br />

est organisé pour couronner le champion des États-Unis.<br />

Des représentants doivent se qualifier dans chaque état.<br />

Consternation dans la communauté juive. À vingt-sept ans,<br />

229


commerçant prospère et fin prêt, Hackerman se voit doublé<br />

au fil d’arrivée par un certain Reeves. D’une année son benjamin,<br />

ce goy de la Nouvelle-Angleterre massacre ses adversaires<br />

à coup de gambits. En quelques années, le Bostonnais<br />

est devenu un lion.<br />

La pièce où « monsieur Samuel » s’introduit est un cabinet<br />

de travail sans fenêtres. Après avoir refermé et verrouillé,<br />

Hackerman active un mécanisme caché. Au mur du fond un<br />

panneau glisse, donnant accès à une suite superbe avec vue<br />

et dont La Maison parisienne ne détient pas la clé. Cette suite<br />

sert exclusivement pour les invités occasionnels du « grand<br />

patron ». Seul monsieur Spielberg possède la clef, affirme la<br />

rumeur. Ce qui est faux. Spielberg n’est que le gérant de La<br />

Maison parisienne. L’immeuble appartient, comme l’Hôtel<br />

des Retrouvailles, à La chaîne hôtelière parisienne, dont le<br />

principal actionnaire est la banque Heart de Marseille. L’actionnaire<br />

majoritaire de cette banque est la American Investment<br />

Society de Chicago, d’où, par rassemblement d’actions<br />

minoritaires détenues dans trois sociétés commerciales fictives,<br />

un certain S. Hackerman se trouve être le maître de jeu<br />

de ce dédale corporatif.<br />

Samuel sonne, soulignant son arrivée à la salle des employés.<br />

On ne demandera à monsieur Samuel ni papiers ni<br />

références et on lui apportera tout ce qu’il désirera sans rien<br />

demander en retour. La simple possession de la clef de l’appartement<br />

suffit, consigne de la direction. Tout employé dérogeant<br />

à ces dispositions se verrait congédié dans les vingtquatre<br />

heures. Un « monsieur Samuel » circule ainsi dans<br />

plusieurs villes où l’Américain séjourne, doublé d’une multitude<br />

de pseudonymes, tous acheteurs de biens et services<br />

et employés de ses compagnies fictives. Ce n’est toutefois<br />

pas un simple jeu de cache-cache auquel s’amuse le joueur<br />

d’échecs. Il s’agit de faire vivre ces fausses personnes. <strong>Le</strong>ur<br />

existence comptable est requise; reçus, billets, comptes et<br />

factures en filière.<br />

230


Reeves ne fut pas un feu de paille et Itchkoff s’imposa. On<br />

fit ensuite l’apologie de Hensen, puis de d’Ekenstein et Cappello.<br />

L’espoir d’un duel s’estompa comme la craie sur un tableau<br />

noir, où le travail incessant du temps s’impose soudain<br />

à l’oeil. La passion de Sam pour le jeu persista mais l’achat<br />

d’objets hétéroclites et leur revente devint son occupation.<br />

Un commerce qui le rendit riche, très riche.<br />

Dans ces domaines, les émotions vives ne sont qu’appétit,<br />

elles trichent la raison en « sautant sur l’occasion ». Petit, on<br />

le forçait à asseoir sur ses mains pour qu’il réfléchisse avant<br />

de jouer spontanément le coup qu’il venait de voir sur l’échiquier.<br />

En y regardant de plus près, en soupesant le pour et<br />

le contre, on perçoit mieux et on découvrir parfois que l’occasion<br />

n’est qu’un leurre. La présence d’un intrus fait japper<br />

le chien, certes, mais il demeure que les chiens jappent souvent<br />

et que les voleurs sont rares. Avoir un plan d’affaires, ça<br />

consiste à dresser son chien avec finesse.<br />

Hackerman n’achète aucun bien avant de savoir à qui le<br />

revendre. Inutile de s’encombrer de boutiques ou d’entrepôts,<br />

il suffit de se faire livrer la marchandise dans la municipalité<br />

de l’acquéreur. L’intermédiaire est le seul individu<br />

qui compte, autant d’un côté que de l’autre. Ni étalages ni<br />

stockage. Ce précepte acquis, il suffit d’accepter moralement<br />

l’écart impensable qui existe entre le prix auquel le vendeur<br />

cède son bien et celui qu’un amateur est prêt à débourser<br />

pour la rareté qu’il convoite : vase, chaise, gravure, esquisse,<br />

tableau, fleur, plante, insecte, animal, tissu, livre, manuscrit,<br />

lettre, pierre, coquillage, timbre, estampe, signature, herbe,<br />

racine, épice, objet de guerre, de culte, de cérémonie, outil,<br />

ustensile, instrument ou mobilier. L’envie du trésor des<br />

autres qui alimente la passion du collectionneur accroît les<br />

ventes et le profit en ressac. Qui peut concurrencer une entreprise<br />

de surface zéro, sans loyer, sans taxes, sans entretien<br />

ni compétiteur<br />

231


Durant des siècles, les ancêtres de Samuel s’étaient vus<br />

refuser le droit de propriété dans tant de contrées qu’il en<br />

devint pratique de ne posséder qu’une existence purement<br />

comptable, ne thésaurisant que bijoux et or, les monnaies<br />

universelles. À chaque voyage, dans chaque région, Samuel<br />

répertorie les ressources locales. Sans carnet de notes, sans<br />

manifester le moindre intérêt pour quelque marchandise<br />

en particulier. Samuel Hackerman n’avait jamais rencontré<br />

quelqu’un qui puisse rivaliser de mémoire avec lui. Du<br />

moins, pas avant d’affronter le phénomène Nilsson l’an dernier.<br />

D’y penser, il en frisonne encore.<br />

Afin de justifier le flot croissant de ses importations, Hackerman<br />

invente des personnes qui achètent les marchandises<br />

importées. Ces acquéreurs intermédiaires retirent le<br />

produit de la sphère économique publique. Ils travaillent<br />

tous dans une entreprise qui offrent un service de consultation,<br />

le plus souvent à l’étranger, donc sans traces. <strong>Le</strong>s profits<br />

tirés de ces compagnies fictives blanchissent ses propres<br />

gains. Pourquoi tout ce trouble Que le prix d’entrée au pays<br />

soit faible est profitable pour certains produits, certes. Mais<br />

surtout, c’est de n’être aux yeux de tous qu’un joueur d’échecs<br />

errant qui importe. Son réseau prend l’allure d’un labyrinthe<br />

quand il devient le fournisseur de boutiques spécialisées en<br />

produits exotiques. La possibilité de transaction par télégramme<br />

et la mémoire phénoménale de Sam travaillent si<br />

bien qu’il se retrouve en quinze ans à la tête d’un complexe<br />

agglomérat de banques et d’hôtels que gère une firme comptable<br />

dont il est l’unique propriétaire et l’unique client. Ses<br />

performances échiquéennes en souffrent, il va de soi. C’est<br />

alors que la caverne d’Ali import-export s’ouvre à lui au printemps<br />

1913.<br />

À Barcelone, Hackerman a eu un tournoi pénible. Il doit se<br />

battre comme un tigre pour terminer septième. Las de guer-<br />

232<br />

«


oyer et de voyager, il retourne chez lui où l’attend une invitation<br />

à devenir membre du « Cercle de Chicago ». Samuel<br />

est fort intrigué, il n’a pu obtenir de renseignements au sujet<br />

de cette association. Elle ne possède ni enregistrement, ni<br />

licence, ni adresse civile, ni compte bancaire. Il pense à une<br />

réception surprise. Mais en quel honneur Une limousine le<br />

cueille et le dépose devant un édifice luxueux où une surprise<br />

de taille l’attend. Au dernier étage loge un petit hôtel privé.<br />

S’y réunissent les gourous de l’économie du centre de l’Amérique<br />

Nord. <strong>Le</strong>ur nombre oscille autour de la quinzaine.<br />

La ville de Chicago n’a reçu que deux millions et demi de<br />

visiteurs à son exposition universelle en quatre-vingt-treize.<br />

Philadelphie a attiré moins de dix millions de personnes en<br />

soixante-seize pour célébrer le centenaire. <strong>Le</strong>s expositions<br />

de soixante-dix-huit et quatre-vingt-neuf à Paris ont reçu<br />

respectivement seize puis trente-deux millions de curieux.<br />

<strong>Le</strong>s États-Unis se reprennent en présentant deux expositions<br />

en douze ans. Mais ni Saint-Louis en 1904 ni San Francisco<br />

en 1915 n’atteindront le plateau des vingt millions de<br />

visiteurs. Pourtant, Paris a fait sauter la banque dès 1900, en<br />

accueillant plus de cinquante millions de visiteurs pour célébrer<br />

le début du vingtième siècle. Qui dit mieux <strong>Le</strong> Midwest<br />

américain est loin de la civilisation européenne, loin même<br />

de la côte est américaine. Un milieu prospère qui travaille<br />

à l’exclusion des autres cercles. Ce qu’apprend le joueur<br />

d’échecs, estomaqué, dès la cérémonie de présentation.<br />

— C’est ici que notre nouvelle acquisition prendra toute<br />

sa valeur, souligne l’érudit, comme le surnomment ses pairs,<br />

qui approuvent de légers hochement de tête. C’est un homme<br />

de contacts.<br />

<strong>Le</strong>s autres membres connaissent bien Samuel Hackerman,<br />

l’homme d’affaires. Ils n’ont aucune gêne à parler de<br />

leurs propres activités. Certains ne sont connus que de nom,<br />

parfois par un simple surnom ou un titre administratif. L’un<br />

233


d’eux n’a aucune existence officielle, pas même un certificat<br />

de naissance. Seule une réussite financière exceptionnelle a<br />

valu à chacun un siège au sein de ce cercle de privilégiés. Ils<br />

ont repéré Samuel à cause d’une vente. Une statuette d’un<br />

certain Modigliani, un alcoolique qui se serait suicidé jeune<br />

à Montmartre. Son œuvre étant limitée, les prix ont monté<br />

en flèche. Il a revendu trente fois plus cher ce qu’il a acquis à<br />

un prix exorbitant à Paris.<br />

Au cercle, on discute en secret. Pas à voix basse, mais<br />

à la confidence. De quoi C’est privé. Chacun respecte la<br />

consigne. À leur gré, les membres peuvent signaler leur désir<br />

de prendre la parole. Certains déclinent en permanence ce<br />

privilège, d’autres en usent abondamment; l’érudit surtout.<br />

Hackerman voulut s’adresser à ses pairs au moins une fois.<br />

Son exposé s’intitulait L’état d’intermédiaire absolu. Il y explique<br />

les conditions d’opération et les avantages de l’intermédiaire,<br />

les critères pour qu’il soit absolu. Il fait quelques<br />

remarques sur la psychologie du vendeur et de l’acheteur,<br />

sur les écarts manifestes entre les valeurs de l’offre et de la<br />

demande. Rassembler ses idées lui prit beaucoup de temps.<br />

Il fut applaudi. Certains prirent des notes. Un monsieur respectable<br />

et minuscule vint s’entretenir avec lui. Il conseilla<br />

à Samuel d’acheter des titres de Sears, ils devraient grimper<br />

en flèche. La compagnie avait pris l’initiative vient de distribuer<br />

par courrier son premier catalogue illustré pour la<br />

vente postale.<br />

— Une vitrine mobile et sans paroles, commenta l’érudit.<br />

C’est le sens ancien du terme « catalogue ».<br />

<strong>Le</strong> cercle de Chicago lui apprit à vivre sans reconnaissance.<br />

Samuel examine le contenu de la garde-robe et des tiroirs,<br />

rien ne manque. Il ne trimbale ni vêtements ni accessoires,<br />

234<br />

»


le nécessaire l’attend à chaque port. <strong>Le</strong>s enfants de Moïse sont<br />

sans terre, psalmodie un rabbin dans sa tête. Satisfait, Hackerman<br />

sort au balcon contempler le boulevard, une rivière<br />

de lumières qui scintillent dans la nuit. Il doit contacter un<br />

financier belge au cercle de Paris. Joseph. Il en a presque oublié<br />

le tournoi. Sept ans déjà. Un grand hommage qu’on l’ait<br />

invité. À l’évidence, Hackerman ne fait plus le poids et il le<br />

sait. Si Kolarov et Boey sont à la mesure du jeune Nilsson et<br />

de Cappello, la vieille garde court au massacre. Chacun son<br />

tour.<br />

Samuel Hackerman va entrer dans le plus fort tournoi jamais<br />

organisé sans aucune préparation, pour le simple plaisir<br />

de la chose, joie qu’on lui a retirée dès l’âge de cinq ans. Il<br />

n’a rien à prouver, rien à investir, plus rien à perdre et tout à<br />

gagner. Quelque chose au fond de lui s’agite, monte puis se<br />

condense en une larme avant de se mettre au pas. Pour lui, ce<br />

sera plus délicat.<br />

— Imagine devant toi une série de tableaux, suggère le<br />

champion dans le brouhaha des conversations et le cliquetis<br />

des ustensiles.<br />

Ils dînent dans un restaurant français de New York. Feuerbach<br />

vient de vaincre Frank Reeves une quatrième fois malgré<br />

la résistance épique du Bostonnais. <strong>Le</strong> combat est terminé.<br />

La suite du match est une question de protocole pour<br />

faire rêver encore un peu les goyim américains. Feuerbach<br />

le sait, Hackerman le sait, Kevits le sait et Reeves le sait. Joseph<br />

pointe la clientèle et les serveurs qui trottinent entre la<br />

cuisine et les tables. Amusé, Hackerman répond :<br />

«<br />

— Un écran de film comme l’ont conçu les frères Lumière.<br />

— Tout-à-fait, Samuel. Une succession d’états qui composent<br />

un mouvement continu.<br />

235


<strong>Le</strong> contraste entre les deux hommes est frappant. Hackerman<br />

n’a que vingt-huit ans. Plus petit que le champion, il doit<br />

peser près du double. Rasé de près, ce qui souligne son visage<br />

joufflu, il ne lui reste qu’une couronne de cheveux ; ceux de<br />

Feuerbach foisonnent toujours, sa moustache est énorme et<br />

ses pommettes saillantes. Mais qui les observerait, attablés<br />

avec six autres convives, tous Hébreux, verrait deux gamins<br />

qui fixent la salle le regard empli d’étoiles, ignorants de l’autour,<br />

seuls sous le faisceau d’une autre lumière.<br />

— Mais derrière les mouvements des corps, c’est le terme<br />

approprié en physique, des variables et des liens entre ces<br />

variables s’activent et stimulent les agissements de chacun.<br />

Chaque personne devient un assemblage de variables.<br />

— Qu’est-ce qu’une variable, monsieur Feuerbach<br />

— Quelque chose qui varie. Où mets-tu ta monnaie, Samuel<br />

— Dans ma poche, c’est pratique.<br />

— Combien as-tu en ce moment<br />

— Environ cinquante cents.<br />

— Si je te posais la même question demain, me fourniraistu<br />

la même réponse<br />

— Ça dépend. Si j’ai le même montant, oui. Mais c’est peu<br />

probable.<br />

— Ce que peut contenir ta poche est une variable. La valeur<br />

numérique de cette variable aujourd’hui est cinquante.<br />

Un être humain peut être considéré comme un ensemble de<br />

variables : quantité de joie, d’amour, d’amis, de repos, d’information,<br />

d’argent, de possessions et ainsi de suite.<br />

— Ça fait beaucoup de chiffres à trouver. Rendu là, on<br />

connaît déjà son homme, non<br />

236


— Tout-à-fait.<br />

La remarque amuse Feuerbach qui poursuit :<br />

— Chaque geste, chaque comportement d’une personne<br />

est susceptible de modifier toutes les variables mesurées.<br />

— Avez-vous un exemple, monsieur Feuerbach<br />

— Notre souper, tiens. Il sera l’occasion de se nourrir, mais<br />

tout en conversant, un autre besoin de la vie humaine. De<br />

plus, ce souper sera l’occasion de renouer avec des amis. Si<br />

le repas se fait dans un restaurant, il compte aussi comme un<br />

divertissement.<br />

— Comment calculer tout cela<br />

— Ce serait compliqué, je l’avoue. Mais imagine le jeu<br />

d’échecs, Samuel. Chaque fois que tu bouges une pièce sur<br />

l’échiquier, tu modifies plusieurs variables. L’espace que …<br />

— Comme les rouages d’une montre! s’exclame Hackerman<br />

soudain illuminé. <strong>Le</strong>s minutes changent les heures, les<br />

secondes changent les minutes. Un ensemble de variables<br />

est un mécanisme qui compte. C’est bien cela, monsieur<br />

Feuerbach.<br />

— Tout-à-fait. Une belle image, Samuel. Mais l’horloge des<br />

échecs, tout comme celle de la vie, sont encore à inventer.<br />

— Ça ne serait pas Yahvé<br />

— Tant que nous n’aurons pas la moindre idée de la façon<br />

dont fonctionne la vie, Yahvé sera un terme acceptable.<br />

— Si un rabbin vous entendait. Pourriez-vous créer des golems<br />

qui joueraient aux échecs<br />

— Peut-être.<br />

Joseph s’amuse. Revenant à son idée première, il ajoute :<br />

237


— Certains rouages sont complexes. Si je pousse un pion à<br />

l’aile roi, ça peut modifier la force d’un cavalier à l’aile dame.<br />

— Comme dans la française d’avance.<br />

— Tout-à-fait, Samuel. Si je mange bien, j’ai les idées plus<br />

claires et une meilleure concentration. Alors je m’exprime<br />

mieux et je suis plus calme, je me fais plus d’amis.<br />

— J’ai compris. C’est une comptabilité de la vie par colonnes.<br />

— Pas tout-à-fait, Samuel. Il serait plus pertinent de parler<br />

d’une estimation. Si je pouvais formuler l’algorithme de ma<br />

vie, le résultat global de mes actions se résumerait à une valeur<br />

numérique. Elle sera meilleure ou pire selon mes choix<br />

de vie, un peu comme les actions à la bourse. Un panier d’actions<br />

choisies permet de prendre le pouls de l’économie. Il<br />

s’agit d’un algorithme.<br />

— L’indice boursier est approximatif. Aux échecs, il faut<br />

être rigoureux.<br />

— L’algorithme n’en serait que plus fiable. <strong>Le</strong>s coups sur<br />

l’échiquier sont plus aisés à évaluer que le rendement de<br />

l’économie, il me semble. Mais le calcul serait trop long à<br />

exécuter. L’esprit humain va plus vite. À cause du jugement.<br />

Moment de silence. Retour au murmure de la vie, des<br />

conversations, du choc des ustensiles. Hackerman est songeur.<br />

Il n’a qu’une parodie d’éducation. Comptabilité, écriture<br />

et lecture des textes sacrés suffirent à contenter la famille.<br />

<strong>Le</strong> pouvoir de la connaissance, celle qu’on acquiert<br />

à l’université surtout, relève pour lui de la magie, quelque<br />

chose de compliqué et de redoutable. La réponse de Feuerbach<br />

le touche :<br />

— Qu’on puisse exécuter ce calcul m’importe peu, c’est sa<br />

possibilité d’existence qui m’intéresse.<br />

238


— C’est ce que vous faisiez à l’université<br />

— Non. L’idée m’est venue récemment.<br />

— Vous finirez par trouver, vous n’êtes pas champion pour<br />

rien.<br />

Joseph sourit.<br />

— Il y a plus, Samuel.<br />

— Vraiment<br />

— On peut modifier la nature de l’algorithme selon la valeur<br />

obtenue.<br />

— C’est-à-dire<br />

— Prends la politique comme exemple. Un homme débute<br />

sur la scène municipale. <strong>Le</strong>s votes qu’il recueille représentent<br />

la valeur de son algorithme. Si cette valeur est anormalement<br />

haute, cet homme intéressera un parti politique<br />

national. De même, un marchand conçoit un produit qui devient<br />

populaire…<br />

De petits coups frappés à la porte. On apporte son café vanille<br />

et une lettre qui ne contient, il le sait, qu’un prénom.<br />

Une gorgée de velours corsé.<br />

— Je vous fais le tout prix coûtant, inscrit sur une ardoise<br />

dont vous obtenez copie, et avec le liquide que votre demoiselle<br />

prend et signe en quittant, précise Samuel. Elle devra<br />

de toute manière vous rapporter la clef de la chambre.<br />

— À ce point.<br />

— Aucune trace.<br />

»<br />

«<br />

— Hum… Aucune trace, je saisis. Des hommes comment<br />

239


— Je les garantis personnellement.<br />

— Bien. Ce qui signifie<br />

— Une compensation dans les cent si un désagrément survient.<br />

— Je vois. Américains les billets<br />

— Américains. Si jamais…<br />

— Je vous écoute.<br />

— Mille alors. Plus nom et adresse de la personne.<br />

— Vous m’avez été recommandé de très haut. Je comprends<br />

maintenant pourquoi.<br />

Madame Claude pose sa tête au dossier moelleux et fixe<br />

Samuel. Une femme qui taquine la cinquantaine mais dont<br />

chaque minuscule ride aux lèvres attise l’envie de les embrasser.<br />

Elle a déambulé entre les tables avec grâce. Une<br />

sensualité que soulignent des diamants, sa poitrine et des<br />

souliers qui galbent une jambe parfaite.<br />

<strong>Le</strong>s hommes très riches ont des désirs surprenants a découvert<br />

Samuel. Sans avoir a s’écarter de la décence, il a compris<br />

qu’une geisha européenne peut être bien plus qu’une<br />

prostituée. Aussi a-t-il engager un détective privé travaillant<br />

dans le grand monde pour lui dénicher une entreprise parisienne<br />

qui fournirait un service adéquat une fois bien organisée.<br />

Un seul dossier lui est parvenu, mais de premier<br />

choix : madame Claude.<br />

Samuel lui expose les termes de l’entente. <strong>Le</strong> client attend<br />

la demoiselle au restaurant du rez-de-chaussée. La chambre<br />

et toute commande au restaurant du rez-de-chaussée sont<br />

payées par le client mais facturées au coûtant à madame<br />

Claude. La différence plus le service de mademoiselle sont<br />

mis sous enveloppe à son nom.<br />

240


— Et pour vous, monsieur Dupont<br />

— Dupond avec un D.<br />

— Avec un D, s’amuse madame Claude.<br />

Elle tend le bras et glisse une caresse diaphane sur la joue<br />

de Samuel :<br />

— Qu’y gagnez-vous<br />

— J’achète un service peu coûteux, très discret et de qualité.<br />

Je travaille en import-export. Art et articles de collection.<br />

Mes clients sont riches et bien éduqués. Mais tout n’est pas<br />

matériel en ce bas monde.<br />

— Exact. Et pour vous, monsieur Dupond.<br />

— Vous n’avez pas oublié le D.<br />

Madame Claude rit de bon cœur. Une reine. Il remet du cognac<br />

dans leurs verres. Un napoléon, le préféré de madame.<br />

241


e<br />

(16e).<br />

uperf.50h. s, prairies,<br />

Office<br />

Lafayette.<br />

ILLA<br />

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<strong>Le</strong> tirage au sort a lieu aujourd’hui<br />

à une heure au Palais<br />

des Expositions.<br />

En visite chez le comte Dumoulin,<br />

le nouveau maître<br />

italien Miguel Belladona<br />

remplacera Joha Hensen.<br />

Belladona a remporté le<br />

championnat italien en 1918<br />

dans la section réserve. Au<br />

tournoi de Rome l’an dernier,<br />

il a fini second derrière<br />

Kolarov, qui règne en maître<br />

incontesté en France. Voilà<br />

une opportunité exceptionnelle<br />

pour cette étoile montante<br />

des échecs. <strong>Le</strong> baron<br />

Duquesne de commenter :<br />

«Un Italien, ça colore le paysage.<br />

»<br />

La position du problème<br />

d’hier est tirée d’une partie<br />

jouée entre Shumov et Winawer<br />

à Saint-Pétersbourg<br />

en 1875. La solution est<br />

1.Tc1! Après DxD 2. TxT<br />

mat.<br />

<strong>Le</strong> thème du premier problème<br />

aujourd’hui est le «<br />

mat à l’épaulette ».<br />

<strong>Le</strong> second ci-dessous, fut<br />

composé par l’oncle d’un<br />

des participants au tournoi.<br />

<strong>Le</strong>s blancs jouent et gagnent.<br />

Paris se transforme<br />

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Banq. Nat. lis Crédit lt>55 Iflessageriestoyitim3 oOû<br />

Éànquade Parîs*V. 1535 .v Omnibus 598..<br />

Banque-Privée 490 Transatlantiquo 450..<br />

B.inq.Transatlantiq0 305 Raffinerie Say 1125<br />

Comptoir Nat. d'Esc 104*5 Brésil 4 0/0 1889.<br />

Crédit Foncten. 8J5.. Italie 3 1/2 0/0<br />

Crédit Lyonnais' 1550.. Russie Consol4 0/0 3'4 50<br />

Crédit mobilier 545.. Russie 3 0/0 91-94 29 j0\<br />

Suez. 6700 30/01896<br />

Est 50/01906. 44..<br />

Lyon, "72Û 41'20/009<br />

midi. Serbe 4 0/0<br />

Nord. Turc unifié 67 50<br />

Orléans Foncier Egyptien 960<br />

métropolitain Nitrates Railways 380..<br />

Distribution Qeotrlcité. 330 Central Mining 431<br />

Téléphones 805.. Rio-Tinto. 1750<br />

Thomson. 1040 Sucreries d'Egypte 850..<br />

(Comptant)<br />

$0/01915-1316 S8 10 Hidi 3 0/0 ':•- 300<br />

40/01917. 70 05 3 O/Onouv. 287..<br />

4 0/0 1918 71 CO Argentin1907 845..<br />

3 0/0 59 80 1911.<br />

5 0/0 Am-1920Mb. 101 40 Egypteunifiée 145..<br />

nonlib. 101 55 Japonais4 0/0 94..<br />

Obi.CréditNational 495.. 1913 Bons. 948.,<br />

villede Paris 1 865 524 Serbe5 0/0 371<br />

1871 330 Andalo'us<br />

1875 425 Nord-Espagne<br />

1919 450.. Obi. Nord-Esp',1. 580..<br />

Cr',F.AIg.-Tun.,t.p. 800 Saragosse. 66i<br />

BanquePaysduNord 076 Briansk (ord.) 261<br />

Banquesde Province Naphte. 550..<br />

Communales<br />

1899 283.. Prowodnik<br />

1906., 311 EauxdeVichy 1700<br />

1912.. 162.. AciériesMarine. 1600<br />

Fonciérès1917. 299 AciériesParis -Outreau<br />

Est 30/0 32175 Dyleet Bacalan 450..<br />

npuï 287 Commentry-Fourch<br />

Nord5 0/0 400 Hairaise<br />

d'Energie<br />

«tottr.1555.•<br />

3 0/0 31125 Boleo 975..<br />

Orléans3 0/0 316.. Borgaugnan. 1520..<br />

h'ouv.<br />

279 50Hlontbard.<br />

Ouest3,0/0 305.. Tréfileriesdu Havre 211.<br />

nouv 285 TabacsPhilippines 22(50.<br />

Lyonfusion 296 Suer.Egypte(parts).1580'.<br />

nouv !>88 Est-asiat. Danois.. 3725V.<br />

MARCHE EN BANQUE<br />

(Terme)<br />

Bakou 3000 fflount Elliott 80 50<br />

Caoutchoucs. 300 Mozambique 45 75^<br />

Cape Copper 64 NorthCaucasian 74 75<br />

Ghartered 3875 Padang 358..<br />

CrownMines 11150 PhosphatesTunisions740,<br />

DoBeers(ord.) 995.. Platine 638..<br />

EastRand. 15 25 Rand Minps 126..<br />

Goldfields 68 50 Shansi. fi6<br />

Jagersfontein 194 Spas3ky 49 50<br />

<strong>Le</strong>na. 42 50 Tanganyika 97..<br />

Lianosoff. 45.. Tharsis. 157..<br />

(flalacca 205 Tobacco(Oriental). 615<br />

"Mexican Eagjetord.) 473.. TrdiiSvaalUnd. 46 25<br />

Wlexioomines. 290 UtahCopper 912<br />

Blontecatini. 133<br />

(Comptant)<br />

Balia. 368 Monaco^05) 870..<br />

Colombia. 2GG0 RoyalDutoh 44400<br />

Grosnyi(ord.) 2600 1/10* 4450<br />

Blaltzoff<br />

410 Sholl<br />

503<br />

ModderfonteinB..<br />

325 .•<br />

MARCHÉ DES CHANGES<br />

(cptms<br />

moyens)><br />

Londres5221 Espagne/ 2181/2 Portugal<br />

New-York<br />

13221,2 [Finlande Prague.. 29.<br />

Allemagne33 1/4 Grèpe. Roumanis 28 1/4<br />

Argontjno Hollande 477 Suède. 290<br />

Belgique-105 3/4 Italie. 73 1/4 Suisse.. 240.<br />

Danemark.Norvège. 236 3/41 Viahne. 9 3/8<br />

La Saison à Vichy<br />

Ha Vie Sportive<br />

Aujourd'hui<br />

à 2 heures,CoursesàEngb.ien.<br />

Gagnants du Figaro<br />

Prix de la Sàintonge Vérona Garde Française.<br />

Prix de La Neva Dorville Samalut.<br />

Prix du Quercy <strong>Le</strong> Breil, Mante.<br />

Prix du Début <strong>Le</strong> Casset; Reine Crevette.<br />

Prix de l'Adour Dorville La Gloire de.<br />

Hotot.<br />

Prix de l'Angoumois Dernière Cartouche;<br />

Lamech.<br />

•*•<br />

COURSES A VINGENNES<br />

La journée de gala du trot a été plus fav <<br />

risée que celle du Derby; mais le sport a été<br />

plus décevant. <strong>Le</strong> fameux Romanof, que ses<br />

débuts victorieux avaient mis à la tête de sa<br />

génération, s'est présenté dans une condition<br />

défectueuse. <strong>Le</strong>s jambes étaient bien menaçantes<br />

et; cet état avait empêché son entrai<br />

neur de lui donner le travail suffisant; La<br />

course s'est passée très régulièrement entre<br />

les deux concurrents qui possédaient les<br />

meilleurs titres. Ramadan a gagné difficilement,<br />

mais il a fait une très grave faute.<br />

Reynolds V a manqué de tenue il a mené<br />

toute la course et ce n'est que tout à la fin<br />

qu'il<br />

a fléchi devant un adversaire plus résistant.<br />

<strong>Le</strong> prix Conquérant est revenu à Rabagas<br />

qui a confirmé ainsi l'estime dans laquelle<br />

le tenait son écurie il a fait un enlevé qui<br />

a failli lui coûter la course; mais, très courageusement,<br />

il est venu à la fin battre Robinson,<br />

qui<br />

semblait avoir la course à sa<br />

merci, dans le dernier tournant.<br />

A signaler<br />

une nouvelle victoire du crack<br />

Ontario et la défaite très honorable de Norbert.<br />

Rendre 100 mètres à Navi.rin sur une<br />

distance aussi courte était une tâche réelletrop<br />

dure.<br />

Prix de la Pelouse (au trot monté, 4,000 fr.,<br />

2,300 m.). 1, Quel Original, à'M. C. Edouard<br />

(J. Tardivon) 2, Querelle, à M. E. Beauvois (L.<br />

Boudet)<br />

3, Quinze'"Vingts, à M. L. J.ariel (C. de<br />

Waïièreà).<br />

Non placés Qui Vive, Quelle VeJne, Quémandeuse,<br />

Quatorze, Ancre de Salut, Quo Vadïâ,<br />

Qui qu'.en Grogne, Reine.<br />

Pari mutuel.à à 10 francs Gagnant, 142 fr. 50.<br />

Plac'és Quel Original, 32 fr. 50; Querelle,<br />

20 fr. 50; Quinze Vingts, 51 fr. 50.<br />

Prix SerpoletdaM trot attelé, 4,000francs, 2,500<br />

mètres). 1, Qùiberville,- au prince Sturdza, (X.<br />

-Bernardin); , 'Qua'di'ille, à'M. B. Koch (M. B.<br />

ICocH) 3, Qui Vive'* à M. J. Cabrol' (Th. Monsieur)..<br />

Non placés Quitte ou Double, Quinteuse,<br />

Quintessence, Quœsita, Qui Sait. •<br />

Pari mutuel a 10 francs' Gagnant, '26 fr. 50.<br />

Placés Quiberville, 14 fr. Qiïadrille,'2O fr. 50;<br />

Qui Vive, 28 francs.<br />

Prix Polka (au trot attelé, 5,000 fr., 2,800 m.).<br />

1, Quinte, à M. P. Cboffln (Thevrey) 2, Potit<br />

Poucet, à M Saint-Laurs (Hervé) 3, Queen<br />

of Marcigny, à M. Pêche (H. Amar).<br />

Non placés Petite Sœur, Pervenche, Passe<br />

Moi Ça, Qui Nhone, Quasi Pompon, Quérido,<br />

Queen, Qui Va Là, Quivalà V, Quo Vadis, Pomacle,<br />

Quarteron,<br />

Pirouette.<br />

Pari mutuel à 10 fr. Gagnant, 139 francs.<br />

Placés Quinte, 38 fr. 30; Petit Poucet, 17 fr.;<br />

Queen of Marcigny,<br />

18 francs.<br />

Prix du Président de la République (au trot<br />

monté, 50,000fr., 2,800 m.). 1, Ramadan, à M.<br />

L. Olry-Rœderer (Lintanf); 2, Reynolds V, à M.<br />

H. Céran-Maillard (E. Gougeon) 3, Ramsès, à<br />

M. C. de "Wazières (C. de v^azières).<br />

Non Roi de Cœur, Ramadan Ro-<br />

MER()!E~R~FR~<br />

))M3n


Manoir Duquesne, onze heures cinquante-huit<br />

On cogne à la porte. Karl a trouvé du pain. Ekenstein<br />

baigne dans ce demi-sommeil qu’on cultive quand on revient<br />

à soi engourdi de repos. On cogne à nouveau.<br />

— Monsieur! Êtes-vous réveillé<br />

Français La brume se dissipe. Paris. Il se lève en vitesse.<br />

— J’arrive!<br />

Mais il est nu. Ses vieux vêtements ne sont pas là. À la<br />

place, un costume gris foncé qu’il enfile. D’un chic et d’un<br />

neuf qui rendent étrangère l’image que lui rend le miroir sur<br />

pied. Surtout sans barbe. Bjelica Ekenstein va avoir trentesept<br />

ans en octobre. Jouissant d’une bonne ossature, il n’en<br />

porte plus que la carcasse. Des cheveux bruns, minces et<br />

droits, un visage taillé à la Rodin. La soirée d’hier lui revient.<br />

Il s’est lavé et rasé à son arrivée. Un monsieur s’est proposé<br />

pour une coupe de cheveux. C’est un miraculé dont il voit le<br />

reflet. Combien de temps ai-je dormi<br />

Son visage exprime chaque sentiment avec cette pureté<br />

de traits où les vieux Grecs devinaient le signe d’une ascendance<br />

divine. Des yeux d’un gris si délavé qu’on y sent l’âme<br />

simple locataire. On cogne à nouveau. Par terre une note est<br />

tombée de nulle part. Derrière la porte, une voix de femme le<br />

sermonne gentiment, en polonais cette fois :<br />

— Monsieur Ekenstein, il faut vous préparer pour la cérémonie.<br />

<strong>Le</strong> billet au fond d’une poche, Ekenstein ouvre. Une demoiselle<br />

apparaît, vêtue de blanc orné d’une coquette dentelle,<br />

le poing levé, arrêtée dans son geste.<br />

— Vous parlez polonais demande Bjelica.<br />

— Je viens de Gdansk, répond-elle en baissant le bras.<br />

244


— Depuis quand êtes-vous ici<br />

— C’est ma deuxième journée. On m’a engagée parce que je<br />

suis Polonaise. Si j’ai insisté, c’est qu’ils...<br />

— Mais à Paris, en France, depuis quand y êtes-vous<br />

— Nous sommes arrivés l’été passé, monsieur, à cause du<br />

statut de ville libre. Mon père croit que les combats vont recommencer<br />

là-bas.<br />

— Votre père est un homme sage. Avez-vous des nouvelles<br />

— Depuis l’automne, l’armée rouge de Trotski va de victoire<br />

en victoire. L’armée blanche est en déroute et la flotte<br />

anglaise s’est retirée. <strong>Le</strong> mois passé, la Pologne a demandé<br />

le support de la France, mais la semaine dernière les Russes<br />

ont repris Kiev.<br />

— Rien de bon, donc.<br />

— Je vous laisse, annonce la petite déjà en marche. Sinon,<br />

vous allez être en retard.<br />

— Un instant! Vous êtes…<br />

— Marie, Marie la Polonaise. Il y a déjà une Marie à la cuisine.<br />

— Cette cérémonie dont vous parlez, où se tient-elle<br />

— Pour ça, quelqu’un va vous conduire, lance-t-elle de loin.<br />

<strong>Le</strong> village d’Ekenstein est situé au sud-ouest, dans l’ancienne<br />

partie russe de la Pologne. Aussi n’a-t-il pu faire l’économie<br />

de cette langue. Parler russe valut au joueur d’échecs<br />

maintes invitations dans les villes tsaristes. Orphelin de<br />

naissance, Bjelica a été trouvé ainsi qu’un acte officiel de<br />

naissance, rédigé en polonais et accompagné de quelques<br />

pièces d’argent, devant sa porte, par un vieux rabbin qui<br />

adopta ce Moïse. On ne sut jamais d’où venait l’enfant, aucun<br />

Ekenstein dans la région.<br />

245


Du Talmud et de la Cabale, le petit ne retient que les combinaisons<br />

de nombres. On en fera un comptable, se dit le<br />

rabbin. L’engouement pour les chiffres est si rare. Ekenstein<br />

se passionne pour la géométrie d’Euclide, qu’il découvre en<br />

même temps que les échecs dans deux volumes achetés à<br />

Varsovie chez un brocanteur du port, à douze ans. Décalage<br />

horaire corrigé, à l’instant où la monnaie tombe dans la main<br />

du marchand, la main d’Eising couche son roi dans un café<br />

à Montréal. <strong>Le</strong> champion vient d’être détrôné. Si le jeune<br />

Ekenstein avait su la simultanéité des deux événements, son<br />

destin aurait-il changé (<strong>Le</strong>s opinions de Boey, Itchkoff et<br />

Nilsson quant à ce synchronisme différeraient sûrement.)<br />

Sur de longues tables et le long des murs de la librairie<br />

s’empilent des bouquins rédigés dans une demi-douzaine de<br />

langues. Des livres, le jeune Ekenstein en a déjà vu, mais autant.<br />

Certaines des étagères font trois mètres de haut. Une<br />

caverne d’Ali Gutenberg qui abasourdit le jeune adolescent.<br />

<strong>Le</strong> libraire lui propose des récits de la comtesse de Ségur<br />

mais l’adolescent s’immobilise devant deux livres qui reposent<br />

de face, côte à côte. La première couverture montre un<br />

échiquier dont les cases sombres ont été pressées dans le<br />

cuir clair. Sur la seconde, un rectangle surajouté délimite<br />

l’espace entre deux colonnes d’un temple grec, Il s’agit de la<br />

reproduction partielle en noir et blanc d’une œuvre célèbre.<br />

Depuis l’âge de neuf ans, le rabbin se mourant, Bjelica travaille<br />

pour des Français qui, de passage heureux, prennent<br />

l’enfant à charge. Ekenstein apprend leur langue tout en<br />

additionnant des colonnes de chiffres. <strong>Le</strong>s Culvier offrent<br />

aux commerçants un service de comptabilité. <strong>Le</strong> couple chemine<br />

de ville en ville, acquérant et cédant des sculptures, des<br />

gravures, des tissus et des livres. Quand la femme trouve un<br />

emploi comme professeur de français chez des bourgeois, le<br />

couple s’établit pour l’hiver. L’homme se dit écrivain et fer-<br />

246<br />

«


vent admirateur de Napoléon, fier que son grand-père ait<br />

donné sa vie à Austerlitz.<br />

<strong>Le</strong> livre au cuir quadrillé est un manuel pour apprendre<br />

à jouer aux échecs. <strong>Le</strong>s Culvier s’étant établis à Varsovie,<br />

quand Bjelica n’additionne pas des colonnes de chiffres, il<br />

joue aux échecs au café du port, comme on appelle l’endroit.<br />

S’y retrouvent marins et amateurs. Ekenstein y trouve la<br />

chronique d’échecs d’un journal parisien, abandonné par<br />

un marin de passage. Se renseignant auprès des joueurs, il<br />

découvre la célèbre chronique du Deutsche Schach, pour<br />

laquelle le tout nouveau champion Joseph Feuerbach commente<br />

une partie à l’occasion. À quatorze ans, Ekenstein<br />

quitte les Culvier et met le cap sur Lodz, où est organisé<br />

un tournoi national. Un imprimé en polonais circule et fait<br />

en même temps la promotion de la fierté polonaise. Taubenhaus<br />

et quelques maîtres que Bjelica connaît préfèrent<br />

s’abstenir de participer. Jeune et sans lettres de noblesse aux<br />

échecs, Bjelica se voit refusé une participation à la compétition.<br />

Ne sont admis que les chevaliers dûment adoubés, qui<br />

ont obtenu un résultat appréciable en tournoi. <strong>Le</strong> jeune n’a<br />

jamais participé à une compétition.<br />

Bjelica assiste aux combats avec un intérêt particulier<br />

pour les parties d’un certain Landsky, fort tacticien, qu’il<br />

voit proclamé champion. Ekenstein lui lance aussitôt un défi<br />

en duel, mettant en jeu ses maigres économies.<br />

— Je suis Polonais, affirme-t-il tout haut, son certificat de<br />

naissance usé à la main.<br />

L’homme est touché. <strong>Le</strong> patriotisme loge au cœur des<br />

Polonais. Fin dix-huitième, avec la France sous le choc des<br />

révolutions, le front ouest s’adoucit et la Pologne devient<br />

le centre d’intérêt de ses voisins. Découpé par un pacte dès<br />

1772, le pays est aboli vingt ans plus tard et les terres deviennent<br />

prussiennes, russes et autrichiennes. En 1830, à la suite<br />

de la répression exercée par les conquérants, c’est la grande<br />

247


migration. Ceux qui s’obstinent à garder logis transmettent<br />

leur langue et leurs croyances avec un entêtement que ne<br />

pourront briser les politiques étrangères d’assimilation. Des<br />

mesures qui persisteront jusqu’à la Grande Guerre. Seule la<br />

partie autrichienne n’en souffrira. En 1918, la Pologne renaît<br />

après cent vingt-trois années de soumission. Pour l’instant,<br />

nous sommes en 1897 et le tsar règne en maître sur les territoires<br />

conquis. Nicolas II n’a pas encore connu contre le<br />

Japon une défaite qui ébranlera la monarchie de manière<br />

irréversible.<br />

Au début du siècle, autant la Russie que la Turquie et l’Allemagne<br />

tiennent à déporter ou à assimiler les populations<br />

étrangères à leur culture et à leur langue afin de s’assurer<br />

l’appui du peuple en cas de guerre. Au printemps 1902, une<br />

loi prussienne met en place des dispositifs légaux pour accélérer<br />

la germanisation des Polonais. Côté russe, plusieurs<br />

écoles fermeront car les élèves refusent de chanter « Dieu<br />

protège le tsar » en russe. Au début des classes de 1908,<br />

l’école devra assurer la russification du peuple. <strong>Le</strong>s instituteurs<br />

récalcitrants sont renvoyés.<br />

J’y mettrai des gants blancs s’il le faut, se dit Landsky, craignant<br />

d’humilier le jeune coq. <strong>Le</strong> match est conclu. Un boulanger<br />

suscite l’intérêt en pariant de gros sous sur le jeune<br />

Ekenstein. La foule des curieux assiste alors à un véritable<br />

duel.<br />

Tout en étudiant scrupuleusement le manuel d’instruction<br />

ainsi que de rares livres de parties de maîtres dénichés<br />

au hasard de ses fouilles, le jeune Bjelica joue de café en café,<br />

de village en village, en quête des meilleurs adversaires.<br />

Jean Culvier continue de ratisser les environs tandis que<br />

sa femme professe. Parfois ils partent trois ou quatre jours.<br />

Bjelica insiste pour miser sur les parties.<br />

— Tu n’as qu’à gagner, répond-il à ceux qui rechignent.<br />

248


C’est l’occasion de faire connaissance avec de multiples<br />

personnalités. <strong>Le</strong> fanfaron, souvent de faible calibre. Son<br />

éducation tient à des manies superficielles qui ne suscitent<br />

sur l’échiquier que des remous sans conséquences. Un<br />

joueur d’attaque qui ne sait pas mordre, même la poussière.<br />

Monsieur le juge clame, accompagnant ses théories de longues<br />

tirades truffées de mots cultivés et de blagues qui demandent<br />

de l’instruction. Sur l’échiquier, il est gaffeur et<br />

manque de vigueur. L’instruction rend paresseux, en a<br />

conclu Bjelica. Par contre, les meilleurs du genre connaissent<br />

bien leurs finales. Centré sur ses idées, le silencieux s’irrite<br />

de devoir répondre aux menaces. En place d’apprendre,<br />

il rue. Il y a celui qui insulte ses adversaires et tant d’autres<br />

personnages. Sur le sujet, Culvier a des histoires à raconter.<br />

Il en a connu des gens. Mais qu’importe l’individu, l’ouverture<br />

du pion roi et la défense française suffisent d’habitude à<br />

les battre. Dans cette dernière, au troisième coup, plusieurs<br />

poussent le pion en e5, la variante d’avance. Une suite difficile<br />

dont ils ne connaissent pas le véritable enjeu. <strong>Le</strong> « livre »<br />

affirme que cette poussée est compromettante. Ceux qui<br />

adoptent la sortie du cavalier dame voient le jeune prodige<br />

échanger les pions centraux, inaugurant une variante qui célébrera<br />

un jour son nom. Mais cela, le jeune Ekenstein ne le<br />

sait pas encore. Ça lui évitera la suite d’Itchkoff, cavalier à<br />

deux dame, qui soustrait la pièce au clouage par le fou noir.<br />

Ekenstein donnera aussi son nom à<br />

une variante qui répond à la défense<br />

Itchkoff du gambit dame, en plaçant<br />

le fou roi en fianchetto. Mais cette<br />

défense, le Tchécoslovaque a encore<br />

à la trouver. Son pays a même à être<br />

inventé. D’autres lignes de jeu seront<br />

signées de sa « pensée de géomètre<br />

», un compliment de Joseph<br />

Feuerbach.<br />

8<br />

7<br />

6<br />

5<br />

4<br />

3<br />

2<br />

1<br />

a b c d e f g h<br />

La défense française, variante<br />

de l’avance :<br />

1.e4 e6 2. d4 d5 3.e5<br />

249


Survient parfois un mécène ou un véritable maître. (Un<br />

samouraï de l’échiquier, selon Nilsson.) Entre douze et quatorze<br />

ans, Bjelica en affrontera trois. Face au premier, la partie<br />

terminée, le garçon demande, sérieux :<br />

— Pourquoi ai-je perdu<br />

Signe d’un grand cru, comprend Jean Taubenhaus, un<br />

maître réputé. La réponse s’étale sur une trentaine de<br />

séances. Après l’analyse détaillée de leur affrontement, une<br />

leçon théorique d’une heure ou deux suit. Véritable livre<br />

vivant, le maître polonais couvre l’essentiel. Deux autres<br />

maîtres achèveront la formation du jeune homme.<br />

<strong>Le</strong> voilà donc à Lodz, à quatorze ans, devant le tout nouveau<br />

champion de l’officieuse Pologne. Landsky connaît ses<br />

ouvertures. Il sait attaquer, appréhender les menaces et est<br />

à l’aise en finale. Pourtant l’homme ne possède pas le regard<br />

du maître. Bjelica l’a deviné non aux coups mais aux objectifs<br />

de Landsky, leçon tirée de l’analyse des joutes disputées<br />

dans les tournois célèbres. Bjelica rejouait les parties coup<br />

par coup, s’arrêtant aux commentaires de l’analyste. Il lui<br />

fallait voir la partie du point de vue des blancs, puis de celui<br />

des noirs, cherchant la vision de chaque joueur, donnée<br />

invisible, parfois inexistante. Pourquoi un garçon de douze<br />

ans se passionne-t-il pour la géométrie et les échecs plutôt<br />

que pour des jeux plus puérils Pourquoi en regardant des<br />

parties d’échecs a-t-il cherché l’esprit qui animait les pièces<br />

On invoque habituellement le génie, ce qui faisait toujours<br />

sourire Eising. Il aurait fallu marcher dans les pas du jeune<br />

Ekenstein, voir par ses yeux, connaître les mêmes expériences,<br />

être habité des mêmes peurs, des mêmes idées, des<br />

mêmes ambitions.<br />

En parcourant, entêté, plusieurs parties d’un même<br />

joueur, Bjelica comprit que chacun cultive des manies. Chez<br />

le joueur aguerri, elles mûrissent en un art du combat.<br />

250


Contre Landsky, les deux premières parties se déroulent<br />

selon un même scénario. Tout en repoussant les attaques adverses,<br />

le jeune accumule de petits avantages : un meilleur<br />

fou, un roi près de l’action ou encore un pion adverse doublé<br />

ou arriéré. Quelques escarmouches sans conséquences apparaissent<br />

sur l’échiquier. Landsky ne parvient pas à renverser<br />

son jeune adversaire et se voit entraîné dans deux finales<br />

difficiles. Jusqu’alors si encombrant, le roi devient aussi redoutable<br />

qu’une tour au corps à corps. <strong>Le</strong>s pions se muent<br />

en dangereux fantassins quand l’artillerie lourde cesse de<br />

tonner. Des défauts mineurs de structure sont un tracas perpétuel<br />

à forces réduites. <strong>Le</strong> regard perdu dans la danse des<br />

figures, le jeune homme accumule de légers avantages patiemment.<br />

Landsky comprend avoir en face de lui un futur<br />

maître.<br />

<strong>Le</strong> duel devait comporter quatre parties. Après en avoir<br />

perdu une et annulé l’autre, Landsky invoque la surprise<br />

et demande qu’on fasse dix joutes. Sans être de l’envergure<br />

de son père, qui avait été un jour champion de Minsk, le fils<br />

Landsky ne s’attendait pas à devoir forcer. Il a inutilement<br />

compromis ses positions pour attaquer. Ekenstein accepte<br />

et le compliment et la prolongation.<br />

La guerre n’en devient que plus ardue. <strong>Le</strong>s trois parties<br />

suivantes se terminent sans vainqueur. Dans la sixième,<br />

Ekenstein gaffe dans l’ouverture et perd deux pions. Il peine<br />

plus de quatre-vingt-dix coups, se défendant sans broncher<br />

ni faiblir, jusque dans une finale réduite qu’il n’aurait pas dû<br />

perdre. Fatigué, il s’emmêle dans l’ordre de liquidation des<br />

pièces. Landsky y allait de sa dernière cartouche.<br />

<strong>Le</strong>s voilà à égalité. L’ouverture de la septième partie est<br />

une reprise de la cinquième. Bjelica tente une amélioration.<br />

<strong>Le</strong> champion se trompe et un sacrifice de tour confine son<br />

roi dans un coin où le jeune l’achève sans que Landsky puisse<br />

intervenir. Une superbe combinaison. Il reste trois parties<br />

251


mais l’homme se sait battu. Trois parties où il n’ose tenter le<br />

sort. Trois nulles. Cinq et demi à quatre et demi en faveur du<br />

jeune Ekenstein.<br />

Un homme lettré de Lódz le prie de commenter la partie<br />

décisive, la septième.<br />

— Où les erreurs de mon adversaire sont évidentes, répond<br />

Ekenstein, qui n’y voit d’intérêt.<br />

— Où la cohérence de votre jeu est le plus simplement illustrée,<br />

réplique le journaliste, admiratif.<br />

<strong>Le</strong>s voilà devant l’échiquier. Bjelica bouge les pièces et<br />

commente, l’autre questionne et note. L’homme connaît<br />

la partie par cœur, comme disent les Français. Deux jours<br />

plus tard, Bjelica, riche, le boulanger lui a offert le moitié<br />

de son gain, fait sa valise quand un télégramme parvient à<br />

Lódz : une invitation à participer au tournoi pour juniors à<br />

Munich. Dans le train, il lit un reportage du Deutsch Schach<br />

sur son duel. La septième partie y est publiée avec ses commentaires.<br />

En Allemagne, Ekenstein termine deuxième derrière<br />

un Russe, <strong>Le</strong>woensky, qui semble tout connaître des<br />

ouvertures. L’instructeur du jeune homme invite Ekenstein<br />

à Saint-Pétersbourg. Ce tournoi en Russie s’avère difficile,<br />

quatre joueurs terminent premier à égalité, incluant Ekenstein<br />

et <strong>Le</strong>woensky. <strong>Le</strong> jeune Polonais ignore qu’il vient de se<br />

mesurer à l’élite montante de l’école russe. Elle produira le<br />

meilleur cru du vingtième siècle.<br />

S’établit alors pour lui, deux années durant, un itinéraire<br />

ponctué de tournois locaux ou régionaux qu’il gagne avec<br />

une régularité de métronome. <strong>Le</strong> reste de son temps, le jeune<br />

Ekenstein l’égrène dans des cafés où des parties amicales<br />

renflouent sa bourse. Mais passer de résidence d’accueil en<br />

chambre de séjour dissipe inlassablement son maigre pécule.<br />

À Varsovie — les Culvier n’y sont plus — le rattrape une<br />

lettre en provenance d’Angleterre. Elle porte l’estampille<br />

252


des trois destinations par lesquelles elle a rebondi. On l’invite<br />

dans la section réserve d’un prestigieux tournoi, tenu à<br />

Londres, qui célébrera le début du vingtième siècle. Il y rencontre<br />

Joseph Feuerbach, un homme simple. <strong>Le</strong> champion<br />

demeure étonné des positions qu’obtient le jeune homme<br />

dans la section « réserve ». Quelques marches dans la nuit<br />

froide les lient d’une amitié que le temps solidifiera. Bjelica<br />

récolte douze victoires et trois nulles, soit treize points et<br />

demi sur les quinze possibles.<br />

— Vous étiez dans la mauvaise section, conclut Feuerbach,<br />

tout sourire.<br />

Il lui propose de voyager en sa compagnie et celle d’un<br />

jeune maître autrichien au retour mais Ekenstein décline.<br />

Une dame d’Édimbourg va l’héberger. Là-bas un mécène veut<br />

organiser un tournoi. Une décision malheureuse. Ekenstein<br />

n’a pas dix-sept ans, ne parle pas anglais et n’a d’autre intérêt<br />

et revenu que le jeu. Il épuise rapidement les ressources locales<br />

en joueurs et l’intérêt du mécène n’est qu’homosexuel.<br />

Il finit par ennuyer son hôtesse. Ses traits, sa jeunesse et son<br />

gabarit apprivoisés, il n’est qu’un joueur d’échecs nécessiteux<br />

et ennuyant. Obligé à de courts séjours à Londres, Bjelica<br />

s’en retourne six mois plus tard. Au moins se débrouillet-il<br />

en anglais maintenant. Partagé entre la passion du jeu et<br />

le besoin d’argent, il vagabonde par tout l’Europe.<br />

À son arrivée à Ostende en mai 1907, à vingt-trois ans, il<br />

a écumé sept années durant des tournois locaux, battant à<br />

l’occasion un maître qui se pointait. Sa renommée grandit à<br />

la mesure de son expérience. Il tombe nez à nez avec Joseph<br />

Feuerbach, attablé à une table du Cavalier brabant, un café<br />

où Bjelica entend monnayer son talent. En guise de préparation<br />

à son match contre Itchkoff, le champion participe<br />

à une grande compétition que la ville espère établir en tradition<br />

annuelle. Ekenstein était au courant de la tenue d’un<br />

253


tournoi mais n’avait aucune date en tête. Son arrivée en Belgique<br />

tenait à un billet de train qu’on lui a offert.<br />

<strong>Le</strong> champion travaille une position du pion dame, la<br />

vieille de Londres, que Bjelica reconnaît au fou dame en fou<br />

quatre. Pourtant, il ne l’utilisera pas à Ostende. Ravi de le revoir,<br />

Feuerbach lui avoue avoir craint que le jeune homme<br />

ait abandonné les échecs. Il convainc Ekenstein de s’inscrire<br />

au tournoi.<br />

— Avec des bourses alléchantes. <strong>Le</strong> promoteur est un certain<br />

Empain, précise l’Allemand.<br />

<strong>Le</strong>s bourses en jeu ont attiré les maîtres. <strong>Le</strong> tournoi d’Ostende<br />

devient le plus fort tournoi jamais tenu jusqu’alors.<br />

Y participent Lang, champion de Hollande, Hensen, champion<br />

suisse, le russe Dvorek, Meyer, Culbertson, sir Bennett,<br />

champion d’Angleterre, Carroso, champion d’Italie, Arpade<br />

Kiss, champion magyar, ainsi que Taubenhaus, nouveau<br />

champion de France, et Hackerman, un jeune prodige américain<br />

dont Feuerbach dit beaucoup de bien.<br />

— Itchkoff s’est finalement désisté à la dernière minute,<br />

précise Feuerbach. Il manque un joueur et le tournoi commence<br />

demain.<br />

Jouer pour plus d’argent avec plus de rivaux, c’est transformer<br />

son gagne-pain en loterie. Mais la mention de Jean<br />

Taubenhaus a réveillé le guerrier engourdi de routine. Bjelica<br />

est las de simplement gagner, boire et coucher chez des<br />

maîtresses. La géométrie et tout ce que ses études suscitaient<br />

en son esprit sont devenues lettres mortes. Feuerbach<br />

explique pouvoir négocier son inscription quand le :<br />

— Bjelica! C’est bien toi! en français de Taubenhaus le surprend.<br />

Adoubé par le champion lui-même, Ekenstein comble la<br />

place vacante. Il fait sensation, terminant troisième à éga-<br />

254


lité avec Bennett, Hackerman et Dvorek, derrière Hensen<br />

et Feuerbach ex æquo. Un maigre demi-point sépare la première<br />

de la sixième place. Personne ne veut céder, personne<br />

ne parvient à se détacher du peloton. Près de la moitié des<br />

parties se terminent par la nullité. Bjelica mêle les cartes en<br />

annulant contre Hensen dès la première ronde, puis en battant<br />

Feuerbach à l’avant-dernière. Malgré qu’il ait les noirs<br />

en dernière ronde, le champion se voit obligé de vaincre<br />

Meyer pour partager la meilleure bourse jamais offerte au<br />

vainqueur.<br />

Étourdi, épuisé et ravi, ses ouvertures écorchées, des dizaines<br />

de positions à analyser. Bjelica repart comme il est arrivé,<br />

sans comprendre qu’entre-temps il a escaladé la montagne<br />

et en est redescendu maître, reconnu tel par ses pairs.<br />

<strong>Le</strong> Polonais errant va de compétition en compétition,<br />

incluant les meilleures, et termine toujours dans les premières<br />

places. Dorénavant les invitations incluent les frais<br />

de voyage, le gîte et les repas. <strong>Le</strong>s bourses demeurent toutefois<br />

modestes pour qui doit en vivre. Ekenstein poursuit<br />

sa fréquentation des cafés. Dix-huit mois plus tard à Prague,<br />

c’est la déroute d’Itchkoff. <strong>Le</strong> champion du monde vient de<br />

pourfendre un troisième aspirant au titre. <strong>Le</strong> chroniqueur<br />

du Deutsche Schach interroge : « Qui sera le prochain, Hensen<br />

ou Ekenstein » <strong>Le</strong> British Chess Magazine reprend<br />

la question. Début 1911, les chroniqueurs tiennent la réponse.<br />

Ekenstein vient de remporter le tournoi de Milan<br />

haut la main, battant Hensen. Appelé à commenter le talent<br />

d’Ekenstein, Feuerbach répond :<br />

— Je crains qu’il ne se révèle le plus redoutable prétendant<br />

que j’aie à affronter. Ekenstein est un « géomètre de l’esprit<br />

», expression que tous les chroniqueurs rapportèrent.<br />

De mauvaises langues virent dans ce commentaire une<br />

manœuvre pour faire monter les enchères. Une raison tout<br />

255


autre justifiait la crainte de Feuerbach. Une raison que seul<br />

Hensen connaît.<br />

À l’horizon, avait dit Joseph, toujours précis dans le choix<br />

des termes. Ekenstein n’a pas de commanditaire.<br />

En novembre 1913, Feuerbach ne jouant presque pas et<br />

Ekenstein étant éblouissant sur l’échiquier, Munich, Saint-<br />

Pétersbourg, Barcelone et Varsovie manifestent leur intérêt<br />

pour le match. Chaque ville candidate fait une proposition<br />

au champion. Au printemps suivant, après les négociations<br />

d’usage, Feuerbach informe Ekenstein qu’il a pris une décision<br />

et espère une rencontre pour discuter. « Je peux jouer<br />

n’importe où », répond Ekenstein. Feuerbach comprend<br />

mais insiste pour qu’une entente soit rédigée, que les modalités<br />

de l’événement soient claires. Bref, les deux hommes<br />

doivent se voir. Mais ce ne sera pas avant l’automne, le champion<br />

doit être opéré pour des calculs aux reins. « Surprenante<br />

maladie pour un mathématicien. Je serai à Berlin cet<br />

automne », conclut le télégramme de l’aspirant.<br />

La rencontre n’aura pas lieu. L’archiduc François-Ferdinand<br />

est assassiné le 28 juin à Sarajevo. Un couvre-feu va sévir<br />

dans toute l’Europe, terminé l’errance.<br />

On cogne à nouveau à la porte, discrètement cette fois.<br />

C’est Feuerbach.<br />

— Es-tu prêt<br />

— Presque. La demoiselle qui s’occupe de moi est polonaise.<br />

— Tu en as de la chance, sourit le champion.<br />

— Sa famille vient de Gdansk. Ses parents sont venus ici.<br />

La guerre continue là-bas.<br />

»<br />

256


— Ici nous ne risquons rien. Es-tu prêt C’est la présentation<br />

officielle cet après-midi.<br />

— Sommes-nous en retard<br />

— Pas du tout. C’est que...<br />

— Que<br />

— Je voulais savoir...<br />

Joseph ne trouve pas la formulation acceptable. Depuis le<br />

matin qu’il y pense. Maîtrisant sa gêne, il demande enfin :<br />

— Es-tu prêt pour le tournoi Te sens-tu bien<br />

— Absolument. J’ai dormi comme un arbre en hiver. C’est<br />

un château ici. Te rappelles-tu l’hôtel à Londres Quel chic.<br />

J’étais jeune...<br />

Sa voix se meurt et il devient songeur.<br />

Joseph le regarde se brosser les cheveux. Si innocence. Il a<br />

raison, un château. <strong>Le</strong> seul qui joue vraiment. Un sentiment<br />

d’authenticité qui réapparaît chaque fois que Joseph le revoit.<br />

Il lui tape sur l’épaule :<br />

— Bien sûr que je me rappelle. J’étais jeune moi aussi.<br />

— Tes filles ne viennent pas.<br />

— Elles viennent de partir.<br />

Pour le Polonais, il existe trois catégories de lieux. D’abord<br />

les endroits où il repose et fait sa toilette. Un canapé et une<br />

bassine ou un banc de parc et une fontaine, mais aussi un<br />

logis d’ami partagé ou une chambre médiocre avec pain sec.<br />

Quand la bonne fortune se souvient de lui, c’est une suite<br />

d’hôtel ou une maîtresse accueillante qui lui tient lieu d’oasis.<br />

Bref, ça oscille du quatre services avec maître d’hôtel aux<br />

restes de table trouvés derrière les restaurants. <strong>Le</strong>s seconds<br />

lieux qui importent à Ekenstein, ce sont ceux où il joue aux<br />

257


échecs. <strong>Le</strong>s salles de tournoi bien sûr, mais aussi les cafés réputés<br />

et les duels privés, toujours avec mise. <strong>Le</strong>s riches amateurs<br />

aiment perdre contre les meilleurs, mais en secret. <strong>Le</strong>s<br />

autres lieux vont du chemin de fer à la route poussiéreuse.<br />

Ils servent à se rendre là où Bjelica jouera aux échecs. Ils le<br />

mènent de port en port, de ville en ville, de gare en gare. Voilà<br />

son chemin de croix, comme disaient les Culvier, qu’il n’a<br />

jamais revus, emportés comme lui par le tourbillon de la vie.<br />

Pour l’instant, Ekenstein quitte une oasis de repos pour un<br />

lieu de compétition.<br />

Dans l’escalier le Polonais brise le silence :<br />

— Je suis sans consistance, Joseph. Tout dépend de ma<br />

concentration. Tu n’as plus rien à redouter de moi. J’ai trop<br />

de mauvais jours, soupire-t-il.<br />

— Ce n’est pas ça… Enfin si, d’une certaine manière.<br />

— Au café, tu avais peur que j’ai cessé de jouer.<br />

— Quel café<br />

— À Ostende.<br />

— La grosse bourse que j’ai du partager.<br />

— Et moi donc, quadruple égalité.<br />

— Un tournoi difficile. Tu t’en étais fort bien tiré.<br />

— Si c’est la catastrophe de l’an dernier que tu redoutes,<br />

elle ne se reproduira pas. À Londres, j’étais brisé, je jouais<br />

sur des braises. La guerre s’éteint aussi en moi, mais lentement.<br />

J’ai perdu mon éclat, Joseph.<br />

<strong>Le</strong> Polonais attend un signe avant de poursuivre, mais<br />

Feuerbach demeure silencieux. Dehors, une pluie fine les<br />

accueille. Une voiture motorisée attend. <strong>Le</strong> chauffeur s’approche,<br />

parapluie en main.<br />

258


— Plus ces engins sont rapides plus ils sont bruyants, remarque<br />

Bjelica en montant. Plus on pressé, plus on dérange.<br />

<strong>Le</strong> commentaire place un sourire rêveur sur le visage de<br />

Joseph. Confortablement assis, les deux hommes s’attardent<br />

au paysage qui défile. L’étrange impression de vitesse<br />

sans celle de bouger captive le Polonais. La verdure du manoir<br />

le rappelle à son petit village, sis à une quarantaine de<br />

kilomètres à l’ouest de Brest-Litovsk, sur la rive nord d’un<br />

affluent de la Vistule, au sud de la grande route qui mène à<br />

Varsovie. <strong>Le</strong> village est posé sur une colline d’où l’on survole<br />

les alentours. La colline et la rivière, si invitantes pour les<br />

premiers villageois qui s’y établirent, se transformeront en<br />

malédiction durant la guerre.<br />

<strong>Le</strong>s convois russes sont arrivés durant la nuit sans aucune<br />

discrétion. Certains vivres sont confisqués, d’autres emmagasinés<br />

dans une réserve protégée, construite à la hâte hors<br />

du village. Chacun apprend de l’autre qu’il y a la guerre. Des<br />

postes de garde sont éparpillés sur les routes, le pont est mis<br />

sous surveillance. <strong>Le</strong>s soldats installent même un bureau de<br />

recrutement avec l’emblème du tsar au-dessus de la porte.<br />

Ekenstein glane des informations à l’auberge le soir devant<br />

l’échiquier, dans la fumée de cigarette, les relents d’alcool et<br />

les jurons russes. <strong>Le</strong>s officiers y ont établi leur quartier général.<br />

Bjelica en profite pour obtenir des médicaments, rapporter<br />

des cas de brutalité et régler avec douceur et patience<br />

d’autres urgences dont Karmina allonge la liste à chaque<br />

jour. Il connaît bien les Russes.<br />

Au départ, le conflit opposait l’impériale Autriche-Hongrie<br />

à la Serbie. <strong>Le</strong>s Autrichiens craignaient que ce petit pays<br />

ne devienne redoutable maintenant qu’il disposait d’une armée<br />

entraînée. Des patriotes serbes auraient assassiné l’archiduc.<br />

L’Allemagne soutient l’Autriche-Hongrie, son seul<br />

«<br />

259


allié politique. <strong>Le</strong> tsar se porte au secours du peuple slave<br />

des Balkans et le conflit rebondit en territoire polonais. La<br />

France aussi entre en guerre. <strong>Le</strong> tsar a toujours supporté les<br />

revendications coloniales françaises lors des conférences<br />

européennes. Guillaume II a exigé des Français la reddition<br />

de territoires frontaliers en gage de neutralité. Une demande<br />

irréaliste. <strong>Le</strong>s Allemands attaquent les Français, supportés<br />

par son voisin anglais qui, tel que promis par traité, doit protéger<br />

la Belgique, coincée entre les deux belligérants.<br />

— Aux échecs, on ne met pas son roi en prise. Imaginez que<br />

certaines pièces changent de couleur selon la popularité des<br />

rois, ironise Ekenstein. <strong>Le</strong>s échecs, c’est logique. La guerre,<br />

c’est illogique. <strong>Le</strong>s militaires qui le regardent jouer s’amusent<br />

de sa naïveté.<br />

Au village, la guerre débute par un sifflement aigu qui<br />

meurt en coup de tonnerre. Bjelica revient du magasin général.<br />

Il a fait quelques réserves pour Karmina et ses deux<br />

adorables jumeaux de onze ans, Karl et Héléna. Il loge chez<br />

eux quand il revient dans son havre de paix. Cette fois, le séjour<br />

se prolonge. <strong>Le</strong>s Russes réquisitionnent tous les trains<br />

et barrent l’accès vers l’ouest. Ébranlé par le bruit de l’impact,<br />

Bjelica reprend sa route en direction de la rumeur<br />

croissante ; la forge brûle, le forgeron est mort sur le coup.<br />

Au second sifflement, tous se penchent, les mains sur la tête.<br />

Cette fois, c’est l’aile droite de l’église qui encaisse. <strong>Le</strong> mur<br />

extérieur s’effondre quelques instants plus tard, tuant deux<br />

personnes. <strong>Le</strong> troisième sifflement provoque une panique<br />

générale, chacun comprend que ça ne fait que commencer.<br />

Bjelica presse le pas. Il ne craint pas les obus − à quoi sertil<br />

de courir s’ils tombent au hasard − mais la sécurité des<br />

enfants l’inquiète. Il est choqué du peu de précision des canons.<br />

La chute des projectiles suit les lois de la géométrie,<br />

il l’a lu dans la traduction française du livre d’un Italien qui<br />

observait les étoiles à l’aide d’un télescope. Joseph lui avait<br />

260


expliqué à Londres. Autre sifflement, plus au sud. Un choc<br />

dur puis une série de détonations. L’entrepôt des Russes<br />

vient d’être détruit. <strong>Le</strong>s réserves du village aussi. Au moins<br />

ils ont corrigé leur tir.<br />

Sur le palier de la maison, Karmina et son fils agitent le<br />

bras. Ils crient à Héléna de traverser. De l’autre côté de la rue<br />

de terre, la petite est immobilisée sous un arbre, à deux maisons<br />

de biais. Bjelica dépose son sac et va à sa rencontre. <strong>Le</strong><br />

voyant approcher, la fillette s’avance, mais ses jambes sont<br />

raides, le fracas des obus l’a engourdie. Une étrange lucidité<br />

brûle dans ses yeux. Un sifflement traverse les os d’Ekenstein.<br />

Il ferme les yeux et se bouche les oreilles. <strong>Le</strong> bruit<br />

transperce son corps. L’arbre a été déchiqueté, la maison<br />

derrière éventrée. Héléna est toujours debout, mais un filet<br />

de sang coule de son front, contourne l’arête du nez et touche<br />

sa lèvre. Elle tombe face devant. Un fragment de bois lui a<br />

traversé le crâne.<br />

<strong>Le</strong>s heures, les jours, les semaines qui suivirent restent<br />

confuses pour Bjelica. S’il avait couru, Héléna ne serait pas<br />

morte. C’était naïf de croire que la guerre ne s’attaquerait<br />

qu’aux soldats.<br />

<strong>Le</strong>s Russes ont pour mission d’occuper la colline et le<br />

pont. Depuis le village, les Allemands pourraient couper<br />

les arrières russes lors d’une attaque sur la grande route.<br />

Dans les faits, l’armée allemande s’avère intraitable en terrain<br />

plat et la route cède bien avant la colline. La troupe<br />

cantonnée au village risque d’être cernée. Une vingtaine de<br />

soldats polonais protègent la retraite, commandés par un<br />

vieil officier russe. Certains jeunes villageois se sont laissés<br />

convaincre qu’il existait un parti meilleur que l’autre. Pourtant,<br />

la Pologne est occupée par les deux belligérants, aurait<br />

pu répondre Bjelica. Mais il ne raisonne plus. Il se berce en<br />

silence dans la cuisine, les yeux au plancher. Quand les Allemands<br />

daignent se présenter en place de leurs obus, la futile<br />

261


ardeur des résistants à protéger la patrie est la cause de bien<br />

des malheurs. D’abord un tas de balles perdues, toutes aussi<br />

vagabondes que les boulets, puis le pillage en règle de la ville<br />

une fois la bataille perdue. Des soldats font irruption. Elle et<br />

lui sont violés. Quand il reprend conscience dans le silence<br />

et la noirceur, il trouve Karmina par terre dans l’autre pièce,<br />

morte.<br />

Une exécution publique exemplaire a lieu, tous sont forcés<br />

d’y assister. Et pour en rajouter, les soldats puisent sans<br />

gêne dans les maigres ressources des villageois. L’occupation<br />

militaire s’éternise, la pénurie des biens aussi. Bjelica<br />

est tombé dans un état d’apathie profond.<br />

Il reste couché tout le jour, négligeant de se laver et de se<br />

raser, se perdant dans l’étude de problèmes de géométrie.<br />

<strong>Le</strong>s soldats qui occupent le village auraient grandement facilité<br />

la vie au joueur d’échecs, mais les pièces demeurent<br />

dans leur tombeau sous une couche de poussière, de plâtre<br />

et d’oubli. <strong>Le</strong> petit Karl chipe des légumes et du pain, gagne<br />

quelques sous pour un service rendu ici et là, mais cela ne<br />

suffit qu’à consoler leurs estomacs et à supporter le froid. Il<br />

tente sans succès de réanimer Bjelica, sa seule famille maintenant,<br />

jusqu’au jour où, dans une authentique illumination,<br />

il dit vouloir apprendre à jouer aux échecs.<br />

Bjelica reprend goût à la vie en élaborant un programme<br />

d’étude pour le jeune. Il imagine même un manuel tout en<br />

images. C’est alors qu’une étonnante nouvelle leur parvient.<br />

Un pacte conclu à Brest-Litovsk signe l’arrêt des hostilités<br />

en terre polonaise, même si la guerre perdure en Europe.<br />

Alors que la Finlande proclame son indépendance en juillet<br />

1917, les bolcheviks fomentent une rébellion et s’emparent<br />

du pouvoir à Moscou en fin d’année. Lénine est transporté<br />

en Russie dans un wagon blindé allemand, muni d’un saufconduit<br />

du Reich. Une fois en place, il négocie une trêve avec<br />

les empires centraux qui piétinent sur le front ouest.<br />

262


<strong>Le</strong> nouveau propriétaire allemand organise une chasse<br />

aux espions. Parlant russe et ayant fréquenté des officiers<br />

russes, Ekenstein est arrêté, maltraité, interrogé mais relâché;<br />

un officier de passage l’a reconnu et lui évite d’être<br />

fusillé. Il reçoit des excuses mais devra venir jouer le soir.<br />

Une fois libre, Bjelica verse des larmes en offrande à dame<br />

Chance. L’officier participait à un tournoi que Bjelica a gagné<br />

à Saint-Pétersbourg vingt ans plus tôt.<br />

— Nous étions quatre de force égale, précise Bjelica.<br />

L’homme fait non de la tête. <strong>Le</strong>s professeurs russes préparaient<br />

les ouvertures des adversaires d’Ekenstein. Ils ne<br />

voulaient pas qu’il gagne.<br />

Moment de répit où lui et Karl, laissés seuls au monde,<br />

s’occupent l’un de l’autre. <strong>Le</strong> temps passe, les soldats se font<br />

rares. La nouvelle se répand en rafale, les Allemands s’en<br />

vont.<br />

Ne pouvant rivaliser avec la puissante flotte navale anglaise<br />

malgré quinze années de production accélérée de<br />

construction de navires de guerre dans des industries fusionnées,<br />

l’Allemagne décide d’investir dans la fabrication<br />

des U-Boats. <strong>Le</strong> tout premier sous-marin allemand a été mis<br />

en fonction dès décembre 1906. Devant l’évidence d’un ravitaillement<br />

de la France et de l’Angleterre depuis l’Amérique,<br />

le commandement allemand lance début février 1917 la<br />

guerre sous-marine à outrance et sans restriction, mettant<br />

en service cent cinquante nouveaux sous-marins qui feront<br />

un véritable carnage autour des rives anglaises. Dans le lot,<br />

un paquebot empli de civils américains. L’entrée en guerre<br />

des États-Unis d’Amérique brise l’équilibre sur le front<br />

ouest. Après des mois de stagnations, l’espoir renaissait. La<br />

France et l’Angleterre sont victorieuses. Un traité trace les<br />

frontières de la nouvelle Pologne.<br />

263


Vivres et vêtements sont distribués, les habitations retapées,<br />

la vie reprend telle la forêt, à même les cendres. Bjelica<br />

reçoit une invitation d’Angleterre. Lord Bennett organise un<br />

tournoi pour tester quatre « prospects ». Un paquebot le mènera<br />

en Angleterre via Gdansk et Copenhague. Aller-retour<br />

en première classe. <strong>Le</strong> souvenir d’un certain sir Bennett lui<br />

est agréable. Un amateur de grands vins et une épouse exquise.<br />

La nouvelle Europe est étrangère au Polonais. Elle le<br />

renvoie à sa propre solitude. La guerre est disparue des<br />

consciences aussi rapidement qu’elle était apparue. Chacun<br />

s’occupe du son quotidien. Enfermé dans des cafés, absorbé<br />

par l’échiquier puis terré au village, Bjelica n’a pas vu apparaître<br />

les nouvelles manières de faire et de penser dont les<br />

technologies nouvelles ont moulé le quotidien. Un décor<br />

dont les glaces et les cuivres sans taches démultiplient le<br />

luxe. La dolce vita, le mensonge vrai. Derrière ce confort insouciant<br />

dorment haine et cupidité. L’âme de la guerre, c’est<br />

l’aveu du rejet de l’autre exalté jusqu’à l’homicide pour piller<br />

son bonheur. Quand nos bas instincts refont surface, alors<br />

sifflent les injures et les balles.<br />

Si la guerre affecte moins les riches, la grippe est plus démocratique,<br />

constate le Polonais. L’influenza court l’Europe.<br />

À l’aller, il cueille l’inquiétude de la fièvre; …<br />

Bjelica est le seul à ne pas être au courant, semble-t-il. Il se<br />

fait pratique. Si les microbes sont invisibles, à quoi sert-il de<br />

s’énerver. En approchant Copenhague, ils croisent trois navires<br />

en quarantaine. D’un transporteur allemand, on descend<br />

des cadavres dans la bâche d’un chalutier.<br />

À Londres, chacun compare ses pertes avec une compassion<br />

comptable. Jouer aux échecs lui parait soudain futile. Il<br />

aurait connu un tournoi misérable si l’intelligence du jeune<br />

Nilsson ne l’avait réveillé. Un orphelin. <strong>Le</strong>s trois autres<br />

264


n’étaient qu’une excuse pour tester l’espoir de Bennett. Cappello<br />

a besoin de se presser sinon il va rater le train.<br />

… au retour, il trouve la maison vide. Karl fut l’une des<br />

premières victimes. Des quinze mille habitants que comptait<br />

le village avant la guerre, il en reste moins de six milles.<br />

Redevenu orphelin, Bjelica se referme sur lui-même. L’épidémie<br />

s’éteint mais la guerre éclate à nouveau. Cette fois les<br />

Polonais se battent avec des Russes contre des Russes. Il est<br />

question de Blancs et de Rouges mais personne ne met d’eau<br />

dans son vin. Ce conflit, c’est la fameuse goutte qui rend enfin<br />

franc de réaction.<br />

Bjelica fait ses valises. Clin d’œil de dame Chance, un pli<br />

officiel chargé d’estampilles lui indique la route à suivre.<br />

Comme à Lódz.<br />

Il est l’un des douze maîtres sélectionnés pour le grand<br />

tournoi de Paris. La liste des participants est impressionnante.<br />

La moitié des joueurs eut un jour l’espoir légitime de<br />

devenir champion du monde. On le prie de confirmer sa participation,<br />

incluant l’enveloppe retour frais payés et un billet<br />

de train ouvert Varsovie-Paris, première classe. L’enveloppe<br />

date de janvier. Elle a pris trois mois à retrouver son chemin<br />

après avoir échoué par erreur dans un village allemand.<br />

Demandé à la mairie, Bjelica apprend qu’un membre de<br />

la délégation polonaise fera le voyage avec lui et l’assistera<br />

à Paris. L’homme parle français. Ekenstein dispose d’un bon<br />

mois mais insiste pour partir au plus tôt. Il ne laissera pas la<br />

haine le capturer une seconde fois. Son compagnon de route<br />

est d’ailleurs de son avis.<br />

La gare de Varsovie grouille de voyageurs, de bagages, de<br />

mécanos, d’employés et de soldats. <strong>Le</strong> syndrome de la guerre<br />

est bien vivant. Étourdi par la foule agitée, le joueur d’échecs<br />

entend une sirène du port charmer sa mémoire. <strong>Le</strong> brocanteur.<br />

Où il a trouvé son premier livre d’échecs. Il avise le di-<br />

265


plomate qu’il s’absente pour une petite promenade. Tout en<br />

horaire, taux de change, compartiments et valises, l’homme<br />

répond :<br />

— <strong>Le</strong> départ est prévu pour deux heures quatre. Ça vous<br />

laisse donc… quarante-sept minutes.<br />

— J’ai amplement le temps.<br />

— Avez-vous une montre<br />

La question fait sourire Bjelica. Il ne comprend pas l’utilité<br />

d’un chronomètre quand il ne joue pas aux échecs.<br />

— Bon, tenez, prenez la mienne. Faites-y attention, c’est<br />

un souvenir de famille.<br />

<strong>Le</strong> port s’est considérablement agrandi en vingt-cinq ans.<br />

Là où s’étalaient les commerces ambulants, des hangars ont<br />

pris racine. Bjelica s’attarde aux détails et prend un certain<br />

temps pour trouver le nouveau marché. À l’intérieur, il ne reconnaît<br />

plus l’endroit tant les commerces, les marchandises,<br />

les étalages et les devantures ont changé. <strong>Le</strong> brocanteur a<br />

disparu, cela le désole. L’heure aussi. Accélérant le pas, il voit<br />

la gare apparaître au coin d’une ruelle coincée entre deux bâtisses<br />

commerciales. Signal du départ, la masse de métal qui<br />

gémit et se met lentement en marche. Au loin, le l’homme lui<br />

fait signe devant leur wagon.<br />

<strong>Le</strong> souffle l’a jeté sur le dos. Il n’a pas un souvenir clair de<br />

l’explosion. Ses oreilles bourdonnent, la fumée irrite sa vue<br />

et gêne sa respiration. Imprimé en grosses lettres dans les<br />

journaux, l’acte de terrorisme sera attribué à la gauche révolutionnaire,<br />

alliée aux Rouges. L’attentat visait une délégation<br />

diplomatique. Il vient aussi d’emporter, mais aucun<br />

journal n’en parlera, tous les biens personnels du Polonais<br />

qui, par terre, dans la fumée et les cris qu’il n’entend pas, rit<br />

aux larmes. En tombant, la montres’est brisée.<br />

266


Une fois debout, il s’époussette avec soin ; il va porter les<br />

mêmes vêtements durant tout le voyage. Dans un décor de<br />

métal tordu et fumant, de cris et gémissements, de gens qui<br />

courent en tous sens, Bjelica s’en va à pied, tout simplement.<br />

Jusqu’à Paris s’il le faut. Dame Chance lui montre le chemin<br />

La guerre ne le piégera pas une autre fois.<br />

Des charrettes aux voitures, en passant par le toit d’un<br />

train, à petit peu, à petits pas, Ekenstein se rapproche obstinément<br />

de Paris. Fauché, affamé et épuisé, il reçoit un dernier<br />

présent de dame Chance quand un taxi le prend pour<br />

des clous. <strong>Le</strong> conducteur revient de Verdun. Un pèlerinage<br />

en mémoire de quelque chose à propos de son père et de la<br />

guerre. Voulant visiter un cousin, il a été retardé par la tempête,<br />

des bouts de routes ont été inondées. Bjelica dort la<br />

plus grande partie du parcours. Ils arrivent à la capitale le<br />

mercredi 16, en matinée. L’homme le dépose à la gare où,<br />

épuisé et hagard, gisant sur un banc, enfin à destination, il ne<br />

voit pas passer Joseph Feuerbach et ses filles. Voilà la signification<br />

exacte de son « c’est terrible la guerre ». Voilà « l’Apocalypse<br />

» dont le silence de Feuerbach avouait sa crainte d’en<br />

comprendre le sens.<br />

La pluie s’est arrêtée. Devant eux, le Palais des expositions<br />

occupe l’aile préservée et rénovée d’un ancien bâtiment de la<br />

royauté. Elle borde le boulevard à l’ouest et possède une entrée<br />

principale côté sud. L’édifice jouit d’un petit parc boisé à<br />

l’est. Ses deux étages profitent donc tout le jour du soleil que<br />

filtrent des vitraux multicolores. Une noblesse de construction<br />

qui rend l’Allemand nerveux.<br />

— Attends, marchons un peu. Nous avons le temps.<br />

— Un champion n’est jamais en retard. Ce sont les autres<br />

qui sont en avance.<br />

»<br />

Ils marchent. Feuerbach demande :<br />

267


268<br />

— Crois-tu que Cappello sera là<br />

— Pourquoi en doutes-tu <strong>Le</strong>s journaux affirment qu’il y<br />

sera.<br />

— Tu l’as déjà affronté, n’est-ce pas<br />

— Moi Bien sûr. Tu ne te rappelles pas La première fois,<br />

c’était à New York. C’est pourtant toi qui as gagné ce tournoi.<br />

La meilleure bourse de l’année en plus.<br />

— C’est vrai, je perds la mémoire. Une nulle.<br />

— Oui, il était tout jeune. La seconde fois, il m’a battu. C’ét…<br />

— Il est devenu très fort, hein<br />

— Tu es toujours champion à ce que je sache. Tu l’as défait<br />

aisément.<br />

— Il y a longtemps, avant…<br />

L’évocation meurt sur ses lèvres. Feuerbach ajoute :<br />

— Bon, entrons. Je vieillis. Hanna me reprend à l’occasion.<br />

Quant à sa sœur, j’ai bien peur que son intelligence me déroute.<br />

— Quel âge a-t-elle<br />

— Quinze, bientôt seize. Elle se rappelle que tu l’avais prise<br />

sur tes genoux lors d’un tournoi.<br />

— Je n’oserais plus. C’est une femme maintenant.<br />

— Ah.<br />

<strong>Le</strong>s grandes portes entr’ouvertes donnent accès à un hall.<br />

Au fond, l’entrée du rez-de-chaussée, bordée de deux larges<br />

escaliers sculptés dans un bois noble. Au-dessus des portes,<br />

une toile de deux mètres de large aux couleurs oxydées<br />

montre des cavaliers français en plein combat. Dans l’escalier,<br />

Ekenstein lâche :


— <strong>Le</strong> prochain aspirant, c’est lui.<br />

— Tu crois qu’il va me battre<br />

— Je pense qu’il sera le prochain aspirant. Quant au résultat,<br />

il faut encore que le match ait lieu. Il y a tant d’impondérables,<br />

laisse flotter le Polonais.<br />

Joseph rumine. <strong>Le</strong>s escaliers se joignent au-dessus du<br />

tableau. Une balustrade permet de voir en bas. En entrant,<br />

Feuerbach ne voit pas Ekenstein ralentir et s’arrêter pour<br />

laisser le champion faire son entrée. Tous les regards se<br />

tournent vers Joseph Feuerbach quand, les yeux pétillants,<br />

le baron Duquesne rugit :<br />

— <strong>Le</strong> voilà!<br />

Manoir Duquesne, midi huit<br />

Pourquoi père veut-il partir seul avec ce pauvre monsieur<br />

Ekenstein Ça chicote Hanna. Elle en cesse de se regarder<br />

dans un grand miroir bordé d’une dentelle de bois doré. Père<br />

est nerveux. Ce n’est que le tirage des positions.<br />

— Un exercice sans intérêt. Il faut tous les affronter de<br />

toute manière. L’ordre n’a pas influence si on ne s’en préoccupe<br />

pas. Quant à la signification des nombres…<br />

C’est ce que son père a l’habitude de dire. Rendu là, ses<br />

mains s’agitent car il ne trouve pas les mots. Bianca trépigne<br />

d’impatience, elle a hâte de partir et fait du surplace. Je suis<br />

maigre. Hanna étire le temps, ce qui attise d’autant sa gêne<br />

et exaspère sa jeune sœur. Néanmoins la robe lui sied. Délaissant<br />

le miroir, où est-elle elle constate que non! sa sœur<br />

est allée frapper à la porte de monsieur et madame Reeves.<br />

La porte s’ouvre. Monsieur apparaît et, voyant Bianca, y va<br />

d’un :<br />

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