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La capoeira, une philosophie du corps

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1<br />

<strong>La</strong> <strong>capoeira</strong>, <strong>une</strong> <strong>philosophie</strong> <strong>du</strong> <strong>corps</strong><br />

Par Camille Dumoulié<br />

[On trouvera <strong>une</strong> version synthétique de cette conférence dans Chimères. Revue des<br />

schizoanalyses, n° 58/59, hiver 2005, printemps 2006.]<br />

Art de résistance et esthétique de la puissance<br />

<strong>La</strong> <strong>capoeira</strong> est, aujourd’hui, le deuxième sport national <strong>du</strong> Brésil, après le<br />

football. Mais sa pratique s’étend désormais à l’ensemble <strong>du</strong> monde. Elle fait<br />

l’objet d’un véritable engouement en Europe comme en Amérique <strong>du</strong> Nord où il<br />

n’y a bientôt plus un centre sportif qui ne propose des cours de <strong>capoeira</strong>. Et cette<br />

mode gagne tous les âges, toutes les races, tous les sexes. A ce titre, elle est<br />

présentée comme la meilleure expression <strong>du</strong> métissage culturel dont s’enorgueillit<br />

le Brésil.<br />

Pourtant, il convient de rappeler que la <strong>capoeira</strong> est <strong>une</strong> création<br />

spécifiquement noire qui incarne la résistance des anciens esclaves contre la<br />

domination blanche. Non qu’elle fut un instrument de guerre contre les Blancs.<br />

Elle se pratiquait, au contraire, entre esclaves et au sein de la communauté noire.<br />

Mais elle exprime <strong>une</strong> vision <strong>du</strong> monde et de la vie, <strong>une</strong> éthique et <strong>une</strong> physique,<br />

antagonistes de la culture blanche. Avant d’être un sport ou un art martial, cette<br />

lutte dansée est <strong>une</strong> <strong>philosophie</strong> en acte et <strong>une</strong> pensée <strong>du</strong> <strong>corps</strong> qui font


2<br />

contrepoint au<br />

système de la pensée<br />

blanche. Contrepoint<br />

musical qui joue <strong>une</strong><br />

autre partition sur<br />

d’autres rythmes,<br />

instaure <strong>une</strong> autre<br />

physique, invente <strong>une</strong><br />

affectivité nouvelle.<br />

Le Mestre<br />

paulista 1 Almir das<br />

Areias, auteur d’un<br />

livre intitulé O que é<br />

<strong>capoeira</strong> 2 [Qu’est-ce<br />

que la <strong>capoeira</strong> ],<br />

répétait à ses élèves : “ Dans tous tes gestes, tu dois être comme le courant de la<br />

rivière qui contourne le rocher ”. Voilà qui rend immédiatement sensible ce qu’a<br />

de paradoxal la résistance de la <strong>capoeira</strong>, comme celle de tout art véritable. Ce ne<br />

sont jamais ni l’œuvre d’art ni le joueur qui s’opposent à un ordre ou résistent à<br />

<strong>une</strong> force : au contraire, c’est un certain ordre <strong>du</strong> monde ou <strong>une</strong> structure sociale<br />

donnée qui constituent, ainsi que le rocher, <strong>une</strong> force de résistance au courant de<br />

la vie. L’artiste et le capoeiriste luttent contrent ces barrières en inventant des<br />

gestes et en relançant des forces qui restaurent la continuité <strong>du</strong> vivant. De la sorte,<br />

ils créent des lignes de fuite qui sont des lignes de vie et des expressions<br />

esthétiques de la puissance.<br />

Cela suppose qu’il existe <strong>une</strong> véritable poétique de la <strong>capoeira</strong>, enten<strong>du</strong>e<br />

dans le double sens <strong>du</strong> terme, comme un faire, <strong>une</strong> pratique <strong>du</strong> <strong>corps</strong>, mais aussi<br />

1 Maître de <strong>capoeira</strong> originaire de São Paulo.<br />

2 Editora Brasiliense S. A., São Paulo, 1983.


3<br />

comme <strong>une</strong> esthétique. Si la <strong>capoeira</strong> est un art de résistance, ce n’est pas qu’elle<br />

oppose <strong>une</strong> force à la force <strong>du</strong> monde blanc (car cette dernière est toujours la plus<br />

forte). Mais c’est qu’elle déploie son désir de puissance, qu’il faut entendre dans<br />

le sens nietzschéen de la volonté de puissance, soit comme la manifestation d’<strong>une</strong><br />

puissance qui désire et qui, dans sa volonté de vie, crée ses conditions nouvelles<br />

d’existence. Il existe, en effet, <strong>une</strong> étrange connexion entre la <strong>philosophie</strong><br />

nietzschéenne de la puissance et la pensée <strong>du</strong> <strong>corps</strong> de la <strong>capoeira</strong>. Mais n’est-ce<br />

pas la conséquence logique de la prédiction <strong>du</strong> même Nietzsche selon qui la<br />

<strong>philosophie</strong> redonnera vigueur à ses concepts au contact des terres tropicales et en<br />

prenant le <strong>corps</strong> pour guide Dans la lignée de Nietzsche, d’ailleurs, nombre de<br />

philosophes qui ont essayé de renverser la métaphysique de l’Etre en <strong>une</strong><br />

<strong>philosophie</strong> <strong>du</strong> devenir, tels Deleuze et Guattari, entrent en connexion avec cette<br />

“ pensée <strong>du</strong> dehors ” qu’incarne la <strong>capoeira</strong>. Suivant cette perspective, sept plans<br />

de résistance se dessinent, qui sont aussi sept plans d’invention poétique et<br />

philosophique.


4<br />

Une physique des devenirs vitaux, animaux, noir, contre l’ontologie blanche de l’Etre<br />

Alors que la métaphysique occidentale se représente l’idéal à travers la<br />

perfection statique de la sphère, à l’image <strong>du</strong> Sphairos d’Empédocle ; alors,<br />

qu’elle valorise l’immuabilité des Idées, l’autonomie et l’autarcie de l’indivi<strong>du</strong>,<br />

comme chez Platon ; alors qu’elle rejette les affects qui impliquent un devenir,<br />

l’ontologie noire, au contraire, est fondée sur la dynamique de devenirs en<br />

connexion avec la nature, la physis. L’ontologie est bien ici <strong>une</strong> physique<br />

authentique, qui se développe à travers des devenirs vitaux.. Ainsi, écrivait<br />

Nietzsche : “ Quant à nous autres, nous voulons devenir ce que nous sommes —<br />

les nouveaux, les uniques, les incomparables […] Et dans ce but, […] il nous faut<br />

être des physiciens pour pouvoir être dans ce sens-là des créateurs ” 3 .<br />

<strong>La</strong> <strong>philosophie</strong> de l’Etre caractérise la pensée blanche dans la mesure où l’Etre<br />

appartient à ceux qui ont le pouvoir, aux maîtres qui dictent les conditions de<br />

l’Etre à tous les hommes, comme aux animaux et aux plantes. Maîtrise technique<br />

en quelque sorte, qui s’oppose à la puissance vitale de la physis. L’esclave, en<br />

l’occurrence l’esclave noir <strong>du</strong> Brésil, exilé de toute origine, identité ou territoire,<br />

d’un côté, exclu de la présence blanche, de l’autre, a dû s’inventer <strong>une</strong> existence<br />

hors de l’Etre, pro<strong>du</strong>ire non un être, mais un devenir. Cela a pu consister à créer<br />

de nouvelles structures sociales, dans les quilombos 4 , de nouveaux rapports entre<br />

les hommes et entre les sexes, à inventer <strong>une</strong> nouvelle image <strong>du</strong> <strong>corps</strong>. Mais cette<br />

voie, dans la <strong>capoeira</strong>, est singulièrement passée par un devenir-animal.<br />

On peut en trouver l’origine dans l’influence des danses africaines, comme la<br />

danse <strong>du</strong> zèbre, sorte de mimique guerrière et de parade sexuelle. On peut<br />

l’expliquer par le fait que, dans les quilombos, les esclaves devaient s’inventer<br />

<strong>une</strong> nature à partir de rien, sinon de la tabula quasi rasa que leur offrait la nature,<br />

et on pense que le mot <strong>capoeira</strong> vient <strong>du</strong> Tupi caá-puêra, qui désigne <strong>une</strong> forêt<br />

rasée ou brûlée. On peut, enfin, évoquer les combats de coqs à quoi ressemble<br />

3 Le Gai savoir, L. 4, § 335, “ Vive la physique ! ”.<br />

4 Territoires isolés où vivaient les esclaves fugitifs.


5<br />

parfois le jeu de la <strong>capoeira</strong>. Et on retrouve ainsi le sens <strong>du</strong> mot portugais,<br />

<strong>capoeira</strong> qui désigne <strong>une</strong> cage où se trouvent des capãoes [chapons], soit un<br />

poulailler — ce qui peut se comprendre par le fait qu’à Rio les esclaves avaient<br />

l’habitude de pratiquer la <strong>capoeira</strong> dans un vieux marché à volailles 5 .<br />

Quoi qu’il en soit, cela reste anecdotique. L’essentiel est dans le fait que la<br />

poétique de la capoeiria est <strong>une</strong> véritable physique <strong>du</strong> devenir-animal. <strong>La</strong><br />

désignation de nombreux coups en porte la marque : a coxa de mula [la cuisse de<br />

mule], o vôo de morcego [le vol de chauve-souris], o rabo de arraia [la queue de<br />

raie], o escorpião [le scorpion], o macaco [le singe]…<br />

Comme le disent Deleuze et Guattari, lorsqu’ils parlent <strong>du</strong> “ deveniranimal<br />

” 6 , il ne s’agit pas d’imiter le singe, ni de singer l’âne ou le serpent. Non,<br />

c’est bien d’un devenir qu’il s’agit, par connexion avec les intensités, les forces,<br />

les mouvements <strong>du</strong> vivant qui informent la chair et l’esprit pour les unir dans la<br />

dynamique d’un geste. Il peut s’agir même de devenir la feuille qui tombe d’un<br />

arbre, de devenir l’eau qui coule autour <strong>du</strong> rocher. Et, dans tous les cas, il faut<br />

oublier, abandonner la rectitude <strong>du</strong> <strong>corps</strong> civilisé. Mestre Nestor Capoeira, dans<br />

son célèbre Pequeno manual do jogador 7 , décrit ainsi la première leçon que lui et<br />

d’autres Mestres donnent à leurs élèves, et qui s’appelle “ Os Animais ” [Les<br />

Animaux] :<br />

“ Marcher à quatre pattes réveille la mémoire corporelle de l’enfance et des<br />

jeux d’autrefois. Cela peut même réveiller des souvenirs plus anciens remontant à<br />

nos origines animales. Par ailleurs, cela met la personne dans <strong>une</strong> position très<br />

vulnérable — les fesses en l’air —, en opposition avec la posture droite,<br />

‘rationnelle’ et ‘civilisée’ ” 8 .<br />

5 Sur tous ces points, voir Waldeloir Rego, Capoeira Angola. Ensaio sócio-etnográfico, Salvador, Editoria Itapuã, 1968.<br />

6 Voir, par ex., Mille Plateaux, chap. 10 : “ Devenir-intense, devenir-animal, devenir-imperceptible ”, Minuit, Paris,<br />

1980.<br />

7 Editoria Record, Rio-São Paulo, 1999 (1 ère éd. 1981). Edition française : Le petit manuel de <strong>capoeira</strong>, livre avec CD<br />

audio, Budo L’éveil, 2004.<br />

8 Ibid., p. 109 (trad. perso.).


6<br />

Etre <strong>du</strong> côté de la physis comme devenir, c’est, dit Nietzsche, être <strong>du</strong> côté “ de<br />

la vie ascendante, de la volonté de puissance comme principe de vie ” 9 . Cela<br />

caractérise la morale des forts et des maîtres véritables contre la vraie morale<br />

d’esclaves qui appauvrit la valeur des choses et enlaidit la vie. Dans la <strong>capoeira</strong>,<br />

l’affirmation joyeuse de la puissance et l’expérimentation des devenirs extrahumains<br />

suscitent un renversement des valeurs qui révèle que la société blanche<br />

est essentiellement liée à la faiblesse et à l’esclavage. <strong>La</strong> technique, cette<br />

inlassable maîtrise de la nature, est un système d’esclavage généralisé, dont les<br />

préten<strong>du</strong>s maîtres sont les premières victimes.<br />

Un espace de fuite contre l’espace des blocs<br />

A l’origine de la pensée grecque, il y a le cercle et la sphère, enfermés dans<br />

leur perfection statique. A l’origine de la <strong>capoeira</strong>, il y a la roda, cet espace rituel<br />

et circulaire d’où jaillissent les mouvements giratoires des <strong>corps</strong> qui tracent dans<br />

l’air des cercles ouverts et dynamiques. <strong>La</strong>ncés comme à l’improviste, les gestes<br />

semblent soudain suivre les lignes d’<strong>une</strong> rigoureuse géométrie dont les<br />

hyperboles et les arabesques invisibles traversent l’espace. Ils répètent et<br />

relancent à l’infini les lignes de fuite tracées par les anciens esclaves. Dans la<br />

roda, le danseur est au centre de lignes de forces qui parcourent les lieux<br />

hétérogènes et traversent l’espace quadrillé des blocs : blocs raciaux, sociaux,<br />

urbains, sans parler des immondes “ blocos ” <strong>du</strong> préten<strong>du</strong> carnaval de Salvador 10<br />

ou des blockhaus de l’armée allemande.<br />

9 Cas Wagner, Epilogue.<br />

10 A Salvador de Bahia, le carnaval a dégénéré en <strong>une</strong> gigantesque techno-parade où des touristes américains et<br />

européens viennent se défoncer à l’alcool et aux drogues. Les blocos sont composés, chacun, de deux gigantesques<br />

camions, l’un servant à la sonorisation et à l’orchestre, l’autre faisant office de bar et de toilettes. Entre les deux se traîne<br />

la horde des touristes défoncés qui ont payé un droit d’entrée. Chaque bloc est défen<strong>du</strong> par <strong>une</strong> cohorte de Noirs qui<br />

tiennent <strong>une</strong> immense corde encerclant ce gigantesque ensemble, et qui avancent au rythme des camions — esclavage<br />

humiliant rémunéré <strong>une</strong> somme dérisoire. Des vigiles, à l’intérieur de chaque bloc, repoussent violemment les intrus qui<br />

voudraient ne serait-ce que traverser la rue. <strong>La</strong> population noire ou métis de Salvador, qui ne peut se payer le droit<br />

d’entrer dans l’un de ces blocs, danse, écrasée, dans l’espace qui sépare un bloc de l’autre ou dans les quelques mètres<br />

laissés libres entre les blocs et les immeubles. Car la rue est littéralement occupée sur des kilomètres. Et pour parachever<br />

ce fascisme de masse, des phalanges de cinq policiers, espacées de quelques cent mètres, traversent la foule en frappant<br />

allègrement <strong>du</strong> gourdin. En parallèle à cette immense parade réservée aux Blancs et qui se déroule dans l’avenue qui<br />

longe les hôtels de luxe <strong>du</strong> bord de mer, dans le centre ville, <strong>une</strong> parade identique a lieu pour la population noire qui se<br />

joue sa ségrégation interne, entre les pauvres Noirs assez fortunés pour danser à l’intérieur des blocs, et les Noirs pauvres


7<br />

Née de la fuite des esclaves noirs, la <strong>capoeira</strong> ne connaît pas les séries et<br />

segments <strong>du</strong> combat codifié des arts martiaux. Il est vrai, cependant, que<br />

l’invention de la <strong>capoeira</strong> Regional par Mestre Bimba, à Salvador, dans les<br />

années 1930-1950, l’a rapprochée des arts martiaux. Par rapport à la <strong>capoeira</strong><br />

traditionnelle, dite Angola, codifiée par Mestre Pastinha à la même époque,<br />

Bimba a intro<strong>du</strong>it des coups venus des techniques de combat blanches ou<br />

asiatiques. Il a aussi donné <strong>une</strong> primauté à l’attaque et à la posture droite, alors<br />

que la <strong>capoeira</strong> Angola privilégie l’esquive, le jeu, et les mouvements près <strong>du</strong> sol.<br />

On dit qu’il a relevé le noir [levantar o negro], mais on peut dire aussi qu’il a<br />

blanchi la <strong>capoeira</strong>. <strong>La</strong> <strong>capoeira</strong> Angola reflète cette résistance de la ruse et de la<br />

négociation spécifique aux esclaves noirs. <strong>La</strong> <strong>capoeira</strong> Regional illustre la<br />

revendication et la lutte directes des Noirs dans la société moderne. Il s’agit de<br />

deux stratégies politiques qui tendent à se fondre dans ce qu’on appelle,<br />

aujourd’hui, la <strong>capoeira</strong> Atual. 11<br />

Enfin, Bimba a inventé un<br />

enchaînement de séquences types pour<br />

l’apprentissage. Cependant, même dans<br />

ce<br />

cas, <strong>une</strong> part essentielle est laissée à<br />

l’improvisation, à la malícia et à<br />

l’esquive. En effet, la <strong>capoeira</strong> est<br />

d’abord un art de l’esquive. De même, le<br />

maculelê, ce combat de bâtons associé<br />

aux<br />

origines de la coapoeira, serait né des<br />

mouvements <strong>du</strong> <strong>corps</strong> des esclaves qui évitaient les coups de fouets.<br />

qui restent sur le trottoir. Pendant ce temps, quelques groupes de danse et de musique essaient de sauver ce qui reste <strong>du</strong><br />

vrai carnaval dans l’ancien quartier historique <strong>du</strong> Pelourinho.<br />

11 Sur l’histoire de la <strong>capoeira</strong>, on peut consulter, en français : Bruno Bachmann, <strong>La</strong> <strong>capoeira</strong> au Brésil, Faure, Paris,<br />

1990 ; en anglais, un livre tout à fait remarquable : J. Lowell Lewis, Ring of liberation, The Univ. of Chicago Press,<br />

1992 ; en portugais, <strong>une</strong> excellente étude : Leticia Vidor de Sousa Reis, O mundo de pernas para o ar, Publisher Brasil,<br />

1992.


8<br />

Art de résistance vitale et non technique de conquête guerrière, cette lutte<br />

est d’autant plus efficace que le capoeiriste se dérobe à la prise de l’adversaire.<br />

C’est pourquoi rien n’a été aussi fatal à la <strong>capoeira</strong> que la guerre <strong>du</strong> Brésil contre<br />

le Paraguay, vers 1865, d’ailleurs fomentée par l’Angleterre pour défendre ses<br />

intérêts. On envoya se faire exterminer tous les capoeiristes emprisonnés ou des<br />

esclaves à qui on promit <strong>une</strong> illusoire liberté. Un même dévoiement eut lieu<br />

lorsqu’ils se mirent au service des royalistes au moment de l’instauration de la<br />

République en 1890, ou lorsqu’ils furent utilisés par toutes sortes de mafias et de<br />

partis politiques. Voilà bien la preuve que la <strong>capoeira</strong> est, pour reprendre la<br />

terminologie de Deleuze et Guattari, <strong>une</strong> machine de guerre qui ne veut et ne peut<br />

vouloir la guerre où elle perdra toujours, dans la mesure où la guerre est faite par<br />

l’appareil d’Etat blanc. Le but de la machine de guerre n’est pas la guerre, mais la<br />

destruction <strong>du</strong> codage et de la structure étatiques. Des bandes armées, des<br />

groupes nomades, des guerriers en perpétuel devenir, <strong>une</strong> indiscipline<br />

fondamentale mais un sens jaloux de l’honneur, <strong>une</strong> conjuration contre l’appareil<br />

d’Etat, voici quelques caractéristiques de la machine de guerre qui se retrouvent<br />

dans la <strong>capoeira</strong>.<br />

Certes, il y a quelque rapport entre la <strong>capoeira</strong> et les arts martiaux, et en<br />

particulier celui-ci : elle fonctionne sur le mode de ce régime des affects propre<br />

aux arts martiaux dont Deleuze et Guattari affirment qu’ils offrent le meilleur<br />

modèle de la machine de guerre 12 . Les arts martiaux ne se réclament pas de codes,<br />

mais de voies. Dans ce régime, les affects sont en eux-mêmes des armes, de sorte<br />

que les armes sont inutiles. Utilisés comme des projectiles, les affects s’opposent<br />

au caractère introspectif des sentiments, liés au monde <strong>du</strong> travail et de l’outil.<br />

Mais surtout, ils supposent des vitesses et des lenteurs vertigineuses qui vont de<br />

la pétrification <strong>du</strong> geste à la précipitation <strong>du</strong> mouvement. <strong>La</strong> temporalité de la<br />

machine de guerre, des arts martiaux, de la <strong>capoeira</strong>, est éminemment paradoxale.<br />

Au point que des lenteurs extrêmes, grâce à l’intensité contenue, projettent des


9<br />

affects à <strong>une</strong> vitesse imperceptible. Et d’autre part, certains gestes sont si rapides<br />

qu’on ne les a pas même perçus et que le mouvement semble arrêté.<br />

A cet espace des lignes de fuite, à ce nomadisme de la machine de guerre,<br />

qui trouve son origine dans la révolte des esclaves noirs, correspond <strong>une</strong><br />

temporalité spécifique qui constitue le troisième plan de résistance.<br />

Une temporalité de la grâce ou <strong>du</strong> Kairos qui esquive le présent et le temps chronologique<br />

Beaucoup de Mestres disent qu’il faut tout oublier <strong>du</strong> passé et <strong>du</strong> futur pour<br />

être absolument présent au dialogue <strong>du</strong> combat. Ne nous y trompons pas. Cela n’a<br />

rien à voir avec la présence <strong>du</strong> sujet à soi ni avec l’adéquation de l’indivi<strong>du</strong> au<br />

monde quotidien. Le temps de la <strong>capoeira</strong> est l’instant pur, non Chronos, mais<br />

Aiôn, l’instant infiniment divisé et fugitif de l’Occasion.<br />

Kairos, en grec, signifie la grâce, et le critère <strong>du</strong> bon capoeiriste est la grâce<br />

de son jeu. Animé par <strong>une</strong> légèreté divine, tout lui est dû :<br />

Esse nêgo é ligeiro<br />

Dá, dá, dá no nêgo [Ce nègre est léger/Donne, donne, donne au nègre],<br />

dit <strong>une</strong> chanson de <strong>capoeira</strong>, avec tout l’humour malicieux <strong>du</strong> terme “ ligeiro ”<br />

qui désigne <strong>une</strong> personne à la moralité douteuse.<br />

Mais le Kairos désigne aussi ce point de déséquilibre et de vitesse absolus<br />

qui, pour celui qui a la grâce, constitue la plus grande force de résistance. Kairos,<br />

tel que les Grecs le représentaient, est un je<strong>une</strong> garçon qui se tient <strong>du</strong> bout <strong>du</strong><br />

pied sur la sphère <strong>du</strong> monde en un équilibre magique. Qui veut le saisir doit<br />

abandonner toutes les stratégies de la force pour se faire aussi ondoyant que la vie<br />

et capable de trouver dans le point de déséquilibre l’instant glorieux de la<br />

puissance. Telle est d’ailleurs la nature de l’Occasion dont Machiavel fit la<br />

divinité propitiatoire de l’homme de la virtù.<br />

Nestor Capoeira écrit : “ Dans le jeu, chaque geste est unique et le<br />

capoeiriste fuit, se dérobe, contre-attaque, esquive, en fonction des circonstances<br />

12 Voir Mille Plateaux, op.cit., chap. 12 : “ Traité de nomadologie : la machine de guerre ”.


10<br />

<strong>du</strong> moment ” 13 . Mais il reconnaît qu’atteindre à un tel degré de simplicité est la<br />

chose la plus difficile à obtenir. Cette grâce <strong>du</strong> Kairos est associée, chez les<br />

Grecs, à la Mètis, ou intelligence rusée. Chaque mot de la définition qu’en<br />

donnent Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant peut s’appliquer exactement à la<br />

<strong>capoeira</strong> :<br />

“ <strong>La</strong> mètis porte sur des réalités fluides, qui ne cessent jamais de se<br />

modifier et qui réunissent en elles, à chaque moment, des aspects contraires, des<br />

forces opposées. Pour saisir le kairos fugace, la mètis devait se faire plus rapide<br />

que lui. Pour dominer <strong>une</strong> situation changeante et contrastée, elle doit se faire<br />

plus souple, plus ondoyante, plus polymorphe que l’écoulement <strong>du</strong> temps : il lui<br />

faut sans cesse s’adapter à la succession des événements, se plier à l’imprévu des<br />

circonstances pour mieux réaliser le projet qu’elle a conçu ; ainsi l’homme de la<br />

barre ruse avec le vent pour mener, en dépit de lui, le navire à bon port. Pour le<br />

Grec, seul le même agit sur le même. <strong>La</strong> victoire sur <strong>une</strong> réalité ondoyante, que<br />

ses métamorphoses continues rendent presque insaisissable, ne peut être obtenue<br />

que par un surcroît de mobilité, <strong>une</strong> puissance encore plus grande de<br />

transformation ” 14 .<br />

On peut souligner quelques points de correspondance. 1. <strong>La</strong> fluidité <strong>du</strong> jeu<br />

en accord avec le caractère ondoyant de la réalité — et on se souvient de l’image<br />

de la rivière et <strong>du</strong> rocher. D’ailleurs, le verbe gingar, qui désigne cette manière de<br />

chalouper qu’ont les capoeiristes, est aussi un terme maritime. Comme la roda est<br />

l’espace originaire de la <strong>capoeira</strong>, la ginga est le mouvement de base qui<br />

détermine tout le jeu et toute la gestuelle. 2. <strong>La</strong> puissance de métamorphose et de<br />

transformation : on l’a déjà évoquée à travers les devenirs, mais cette habileté<br />

mimétique peut aller jusqu’au “ devenir-imperceptible ” 15 . Tel est le but<br />

13 Op. cit., p. 133 (trad. perso.).<br />

14 M. Détienne, J.-P. Vernant, Les ruses de l’intelligence. <strong>La</strong> mètis des Grecs, Flammarion, 1974, p. 28.<br />

15 Notion deleuzienne. Voir, en particulier, Mille plateaux, chap. 19, p. 342 et suiv., dont on extrait ces phrases : “ Se<br />

ré<strong>du</strong>ire à <strong>une</strong> ou plusieurs lignes abstraites qui vont se continuer et se conjuguer avec d’autres, pour pro<strong>du</strong>ire<br />

immédiatement, directement, un monde, dans lequel c’est le monde qui devient, on devient tout le monde. […] Le<br />

mouvement est dans un rapport essentiel avec l’imperceptible, il est, par nature imperceptible ”.


11<br />

recherché par le mouvement hypnotique de la ginga, semblable à celui <strong>du</strong> cobra,<br />

et par les vitesses tourbillonnantes <strong>du</strong> <strong>corps</strong>. 3. S’adapter, se plier aux<br />

circonstances : ici, nous touchons à un aspect psycho-sociologique majeur, à<br />

savoir la manière dont les esclaves noirs, ne pouvant affronter directement le<br />

pouvoir blanc, inventèrent tout un système de contournement et de détournement.<br />

Faire semblant de travailler, de courir, de s’humilier, sourire en réponse à la<br />

colère <strong>du</strong> maître, etc. <strong>La</strong> <strong>capoeira</strong> est fondamentalement un art <strong>du</strong> contre-pouvoir.<br />

4. “ Se faire plus souple, plus polymorphe, plus ondoyant que l’écoulement <strong>du</strong><br />

temps ” : telle est la temporalité d’Aiôn, le temps <strong>du</strong> Kairos qui, en décalage avec<br />

le cours chronologique, esquive perpétuellement le présent. Aiôn, cet “ instant<br />

sans épaisseur et sans extension qui subdivise chaque présent en passé futur ”<br />

est, selon Deleuze, le “ joueur idéal ” 16 . Aussi est-il le temps <strong>du</strong> Mime divin qui<br />

double l’événement dans un perpétuel contretemps, et que Mallarmé décrit en ces<br />

termes : “ Ici devançant, là remémorant, au futur, au passé, sous <strong>une</strong> apparence<br />

fausse de présent — tel opère le Mime, dont le jeu se borne à <strong>une</strong> allusion<br />

perpétuelle sans briser la glace ” 17 . Ainsi, le capoeiriste ne brise jamais la glace<br />

qui le sépare de l’adversaire et il se tient dans l’allusion perpétuelle <strong>du</strong> geste.<br />

<strong>La</strong> <strong>capoeira</strong> appartient à ce régime de la machine de guerre dont les arts<br />

martiaux constituent comme un modèle idéal pour Deleuze et Guattari. Et<br />

pourtant, ils donnent eux-mêmes le critère qui permet de faire la différence<br />

lorsqu’ils écrivent que les arts martiaux ne cessent pas d’invoquer le centre de<br />

gravité et les règles de son déplacement. Cela constitue le signe d’<strong>une</strong> limite des<br />

arts martiaux dont les voies restent prisonnières “ <strong>du</strong> domaine de l’Etre ”. Pour<br />

cette raison, elles résistent à des mouvements d’<strong>une</strong> nature absolument<br />

différente : “ ceux qui s’effectuent dans le Vide, non pas dans le néant, mais dans<br />

16 Voir, dans Logique <strong>du</strong> sens, Minuit, 1969, les chapitres “ 10 e série, <strong>du</strong> jeu idéal ” et “ 23 e série, de l’Aiôn ”.<br />

17 Mallarmé, “ Mimique ”, Œuvres complètes, “ Pléiade ”, Gallimard, p. 310.


12<br />

le lisse <strong>du</strong> vide où il n’y a plus de but : attaques, ripostes et chutes ‘à <strong>corps</strong><br />

per<strong>du</strong>’ ” 18 .<br />

Or, la <strong>capoeira</strong> est justement cet art de la dynamique pure et de la puissance<br />

pure, qui esquive tout centre de gravité, qui n’utilise des codes que pour mieux<br />

improviser et se lancer à <strong>corps</strong> per<strong>du</strong> dans le vide. Comme dit <strong>une</strong> chanson de<br />

<strong>capoeira</strong> : “ Não é karate nem também kung-fu ” [Ce n’est ni <strong>du</strong> karaté ni <strong>du</strong><br />

kung-fu ”]. On prétend que le jeu de Mestre Bimba fut influencé par le Jiu-jitsu,<br />

mais ne serait-ce pas plutôt l’inverse Un grand maître de karaté, Mitsusuka<br />

Harada, a passé plusieurs années au<br />

Brésil, en particulier à São Paulo<br />

entre 1956 et 1962, avant de vivre<br />

à Paris puis à Londres. Dans <strong>une</strong><br />

interview, il dit : “ Au départ, je<br />

pensais que la technique qu’on<br />

m’avait enseignée me rendait très<br />

fort. Mais quand je suis allé au<br />

Brésil, j’ai découvert la <strong>capoeira</strong>.<br />

Et là, je me suis ren<strong>du</strong> compte que,<br />

en karaté, les gens étaient trop<br />

statiques, incapables de bouger, de<br />

se déplacer rapidement. C’est<br />

pourquoi j’ai essayé de voir<br />

comment on pourrait être à la fois<br />

mobile et solide, délié comme un fouet et avoir l’impact <strong>du</strong> marteau ” 19 .<br />

Cette intelligence rusée proche de la Mètis, qui passe par <strong>une</strong> temporalité<br />

paradoxale des gestes, par un art consommé de la feinte et des mouvements<br />

18 Mille plateaux, op. cit., p. 498.<br />

19 Paru dans la revue française Karaté n° 24 et cité par Bruno Bachmann, dans <strong>La</strong> <strong>capoeira</strong> <strong>du</strong> Brésil, op. cit.


acrobatiques — os floreios, s’appelle la malícia. Elle est essentielle à ce<br />

mouvement de fuite à <strong>corps</strong> per<strong>du</strong>.<br />

13<br />

Une anatomie <strong>du</strong> <strong>corps</strong> sans organes contre le <strong>corps</strong> dont chaque organe appartient au<br />

maître ou à quelque usage servile<br />

Dans l’espace vibratoire et musical de la roda, le <strong>corps</strong> est pris d’<strong>une</strong> transe<br />

qui l’oblige à se détacher de l’anatomie organique comme d’un double servile et<br />

maléfique, soumis au poids de la conscience fabriquée à coups de fouets et d’ite<br />

missa est. Saisi par la grâce et la légèreté divine, le joueur fait exister un <strong>corps</strong><br />

pur. Cette liberté inventive, comme dans le théâtre selon Artaud, suppose<br />

l’exercice d’<strong>une</strong> cruauté, mais il s’agit d’<strong>une</strong> cruauté vitale qui force à briser les<br />

liens et les agencements psychologiques ou sociaux pour “ s’inventer un <strong>corps</strong><br />

neuf ”, comme dit encore Artaud. Un <strong>corps</strong> de fuite, à la limite <strong>du</strong> possible et <strong>du</strong><br />

déséquilibre, qui renverse la cruauté exercée sur les Noirs en <strong>une</strong> puissance<br />

virtuelle de dépassement <strong>du</strong> <strong>corps</strong> organique, vers le <strong>corps</strong> glorieux <strong>du</strong> Noir.<br />

Le <strong>corps</strong> sans organes est <strong>une</strong> invention d’Artaud, théorisée par Deleuze et<br />

Guattari, en particulier dans L’Anti-Œdipe et dans Mille plateaux. Selon leurs<br />

définitions, il est un principe d’antipro<strong>du</strong>ction, mais aussi <strong>une</strong> puissance intensive<br />

de connexion, de délire, de contagion. Ce n’est pas un concept, mais <strong>une</strong><br />

expérience limite. A la fois biologique, collectif et politique ; c’est sur lui que les<br />

agencements se font et se défont. Mais il provoque aussi les poussées de<br />

déterritorialisation des agencements et suscite les lignes de fuite. Enfin, il<br />

s’oppose à toutes les formes d’organisation, anatomiques ou politiques, lesquelles<br />

sont toujours des organisations de pouvoir.<br />

Le <strong>corps</strong> noir, traité comme des flux de chair infinie, puis comme des<br />

instruments au service de l’impérialisme, a été un vaste <strong>corps</strong> sans organes ni<br />

fonctions propres. Dans la <strong>capoeira</strong>, il se libère de toute forme d’aliénation,<br />

serait-ce celle de la gravitation terrestre, pour retrouver sa puissance génésique et<br />

se construire à partir <strong>du</strong> vide où il se lance.


14<br />

Une dynamique <strong>du</strong> geste, qui se déploie à l’infini, contre <strong>une</strong> logique de l’acte propre à la<br />

fonctionnalité <strong>du</strong> monde blanc<br />

L’acte inscrit le <strong>corps</strong> et la vie dans <strong>une</strong> fonctionnalité utilitaire. Tout acte<br />

doit servir au travail, à la pro<strong>du</strong>ction, au profit — <strong>du</strong> monde blanc capitaliste.<br />

Eviter l’actualisation <strong>du</strong> geste, maintenir au geste sa dynamique inactualisée et<br />

donc sa puissance, telle est la résistance suprême de la <strong>capoeira</strong>. D’où la<br />

continuité essentielle de la lutte et de la danse qui fait qu’un geste qui aurait dû<br />

servir à donner un coup se transforme en la grâce d’<strong>une</strong> arabesque. Contrairement<br />

au lieu commun qui veut que les lutteurs surpris par les surveillants faisaient<br />

semblant de danser, la <strong>capoeira</strong> est d’emblée <strong>une</strong> danse, à l’instar des danses<br />

guerrières d’Afrique. Elle est <strong>une</strong> synthèse de lutte et de danse : le geste de<br />

combat est déjà geste de danse, et vice-versa. Mais, pour reprendre l’expression<br />

de Deleuze, il s’agit d’<strong>une</strong> “ synthèse disjonctive ”. Lutte et danse, intimement<br />

unies, ne cessent de se fuir sur <strong>une</strong> même ligne, dans un même geste. Le geste de<br />

mort est un geste de vie, esthétique et créateur. Ainsi encore, le berimbau 20 était à<br />

l’origine l’arc <strong>du</strong> chasseur africain qui, pour passer le temps, le transformait en un<br />

instrument à corde et se servait de sa bouche comme d’<strong>une</strong> caisse de résonance.<br />

Plus tard, Mestre Pastinha fixera <strong>une</strong> sorte de rasoir au bout de son berimbau pour<br />

le transformer en <strong>une</strong> arme.<br />

Ce double jeu, ce double jet, cette non-coïncidence d’un même geste créent<br />

un mouvement vibratoire qu’on peut définir comme le timbre <strong>du</strong> geste qui<br />

acquiert ainsi <strong>une</strong> dimension musicale. Car le timbre, d’<strong>une</strong> voix par exemple,<br />

provient de deux vibrations qui ne coïncident pas exactement. <strong>La</strong>ncé dans le<br />

cercle de la roda, le geste qui esquive le coup se continue à l’infini. Porté par la<br />

note <strong>du</strong> berimbau, il se fait projection de matière spirituelle.<br />

20 Le principal instrument qui rythme le jeu de la <strong>capoeira</strong> et qui a la forme d’un arc muni d’<strong>une</strong> gourde qui fait office de<br />

caisse de résonance.


15<br />

Le jeu de la <strong>capoeira</strong>, rattaché à toute la symbolique <strong>du</strong> candomblé 21 , est un<br />

grand jeu cosmique dont la force de gravitation va faire mouvoir des <strong>corps</strong>, des<br />

astres et des galaxies hors <strong>du</strong> cercle de la roda.<br />

Une éthique <strong>du</strong> jeu – [o jogo] – contre l’esprit de pesanteur et de sérieux. Une éthique <strong>du</strong><br />

virtuel contre le déterminisme de l’actuel<br />

“ Aiôn est un enfant qui joue au tric trac ”. Ce célèbre aphorisme<br />

d’Héraclite invite à dégager <strong>une</strong> éthique de l’ontologie et de la temporalité<br />

propres à la copoeira. Elle se caractérise d’abord par la gratuité <strong>du</strong> jeu. Tous les<br />

grands Mestres le répètent. L’essentiel est de jouer, et non de vouloir gagner. Ce<br />

qui n’empêche pas que le meilleur joueur, parce qu’il ne fait que jouer, est le plus<br />

sûr de gagner. Elle consiste, ensuite, en <strong>une</strong> éthique de l’événement fondée sur la<br />

puissance <strong>du</strong> virtuel. Résister à entrer dans le faire, jouer et déjouer la<br />

fonctionnalité <strong>du</strong> monde blanc où le Noir n’a rien à gagner, refuser d’avilir la<br />

puissance <strong>du</strong> geste dans l’utilité de l’acte, telle est l’éthique <strong>du</strong> jeu.<br />

Mestre Valdemar da Paixão, né à Salvador en 1917, disait à son<br />

adversaire : “ Ne me touche pas, ne me salis pas, quand je sortirai d’ici, je ne<br />

veux avoir qu’à me laver les mains ”. Nietzsche affirmait n’avoir qu’un seul<br />

pathos, et c’est celui de la <strong>capoeira</strong> : “ le pathos de la distance ”. Les vêtements<br />

blancs des anciens capoeristes en témoignent.<br />

Sans avoir étudié la physique quantique, le capoeriste sait que l’énergie<br />

créatrice provient <strong>du</strong> vide et que la vie naît de la puissance <strong>du</strong> virtuel qui contient<br />

tout le devenir en puissance. Ainsi, l’art de l’esquive consiste à laisser la place<br />

vide au coup de force qui échoue dans l’air, au coup de pied qui n’atteint pas son<br />

but. Cette force dépensée en pure perte, l’adversaire en fait son énergie négative.<br />

Comme les trous noirs aspirent l’énergie des étoiles, le capoeiriste trouve dans le<br />

coup manqué de son adversaire l’espace vacant où puiser l’énergie de son geste.<br />

Cela nous con<strong>du</strong>it au dernier plan de résistance, mais qui résume tous les autres.<br />

21 Religion afro-brésilienne, appelée ainsi à Bahia, et nommée Macumba à Rio.


16<br />

Un humour noir qui renverse les hiérarchies et les techniques de combat <strong>du</strong> monde blanc<br />

Tout ce qui précède avait pour but de rendre sensible que la puissance de<br />

résistance de la <strong>capoeira</strong> tient à sa force de contre-effectuation 22 . C’est la force de<br />

l’Evénement, <strong>du</strong> Mime divin, mais aussi de l’humour. Nestor Capoeira met cela<br />

au cœur de la philosphie de la <strong>capoeira</strong> :<br />

“ Une compréhension qui permet au capoeiriste de voir les côtés les plus<br />

obscurs de l’être humain et de la société sans perdre sa joie de vivre. <strong>La</strong> bonne<br />

humeur ne vient pas automatiquement, il faut la cultiver. Une des manières d’y<br />

parvenir est la fréquentation de maîtres et de capoeiristes qui possèdent cette<br />

qualité ” 23 .<br />

Voilà qui nous renvoie à la conception la plus primitive de la <strong>philosophie</strong>,<br />

cette sagesse qui se découvre dans l’échange entre amis. Mais il s’agit, ici, d’<strong>une</strong><br />

sagesse orientée, comme chez Spinoza, Nietzsche ou Deleuze, vers la joie. Cette<br />

dimension humoristique et joyeuse est profondément liée à l’ontologie des<br />

devenirs vitaux et s’exprime dans cette éthique de la malícia, si essentielle que<br />

Nestor Capoeira affirme que le meilleur virtuose ne sera jamais un vrai<br />

capoeiriste “ se não sabe brincar ” [s’il ne sait pas jouer et plaisanter]. <strong>La</strong><br />

désignation de nombreux coups ou postures porte la marque de cet humour :<br />

cocorinha [faire caca], bênção [bénédiction] (un bon coup de pied dans la<br />

poitrine), telefone (deux claques de chaque côté <strong>du</strong> visage), ou ce fameux jeu<br />

dans le jeu qui s’appelle apanha laranja no chão tico-tico, et qui consiste à<br />

ramasser un billet avec la bouche alors que les deux joueurs se tiennent sur les<br />

mains jambes en l’air.<br />

<strong>La</strong> joie, la légèreté, l’art de feindre, telles sont les trois manifestations de la<br />

malícia. Mis à part cette légèreté essentielle d’esprit et de <strong>corps</strong>, ou cette contre-<br />

22 Deleuze appelle “ contre-effectuation ” d’un événement <strong>une</strong> manière de le vivre qui en esquive l’actualisation pour en<br />

sauver le caractère d’événement pur. Ainsi, l’acteur, le mime, l’humoriste doublent ce qui advient dans un contretemps<br />

qui permet de se tenir, comme en suspens, à la hauteur de l’événement et d’en garder la splendeur. Voir Logique <strong>du</strong> sens,<br />

21 e série : De l’événement, op. cit..


17<br />

effectuation permanente des actes fonctionnels, l’humour noir de la copoeira<br />

consiste donc en ce qu’elle renverse les codes des techniques blanches de<br />

combat : les jambes contre les bras, les pieds contre les mains, le bas contre le<br />

haut. “ Il faut penser avec son pied ”, suivant le célèbre aphorisme de Nietzsche,<br />

et non avec sa tête. Se servir de sa tête comme de son pied, dans les cabeçadas<br />

[coups de tête].<br />

Ce renversement <strong>du</strong> <strong>corps</strong> et des fonctions corporelles s’inscrit dans <strong>une</strong><br />

vision carnavalesque <strong>du</strong> monde qui provoque, comme l’a montré Bakhtine, <strong>une</strong><br />

révolution détrônisante et un retournement des valeurs. <strong>La</strong> révolution physique de<br />

l’aú [la roue] est un geste esthétique, éthique et politique. Il met grotesquement le<br />

monde cul par-dessus tête, élève le bas, rabaisse le haut. Mais, à travers le rire, se<br />

pro<strong>du</strong>it <strong>une</strong> révélation et un dévoilement des vérités cachées.<br />

Donner à voir le monde à travers <strong>une</strong> déformation révélatrice, telle est bien<br />

la fonction de l’art et sa puissance de résistance aux stéréotypes qui enferment la<br />

vie dans des cadres fixes. <strong>La</strong> roda figure le monde, dans un renversement<br />

révélateur. On trouve un premier signe de ce renversement dans le fait qu’entrer<br />

dans la roda se dit sair no mundo [sortir dans le monde].<br />

<strong>La</strong> ladainha [litanie] qui précède l’entrée des joueurs se termine<br />

traditionnellement par <strong>une</strong> chula sur ce mode dialogué entre un soliste et le<br />

chœur :<br />

- É hora, é hora<br />

- iê, é hora, é hora, camará<br />

- vamos embora<br />

- iê, vamos embora, camará<br />

- pelo mundo fora<br />

- iê, pelo mundo fora, camará<br />

- que o mundo dá<br />

- iê, que o mundo dá, camará<br />

23 Op. cit., p. 22 (trad. perso.).


18<br />

- dá volta ao mundo<br />

- iê, dá volta ao mundo, camará.<br />

[C’est le moment, il faut y aller, camarade, allons-y, par le monde entier,<br />

camarade, faisons le tour <strong>du</strong> monde, camarade…]<br />

Une autre forme de renversement consiste en ce que le capoeiriste n’entre<br />

jamais de face, mais soit avec <strong>une</strong> aú, soit avec cette sorte de cabriole tête en bas<br />

qu’est le macaco, ou encore par cette pirouette de côté appelée mortal de costas.<br />

Finalement, on peut dire que cet humour noir de la <strong>capoeira</strong> fonctionne sur<br />

trois plans différents et selon trois manières différentes de figurer.<br />

Le premier plan est celui de la roda comme espace physique en connexion<br />

avec le monde entier <strong>du</strong> vivant. Le cercle dynamique de la roda est alors <strong>une</strong><br />

métonymie <strong>du</strong> cosmos. Cette partie prise pour le tout, dans le renversement, finit<br />

par englober le tout. Sair na roda, c’est entrer dans le cosmos et se trouver en<br />

connexion (la métonymie est <strong>une</strong> figure de la connexion) avec l’infinité <strong>du</strong><br />

vivant. Et quand le chanteur lance : vamos embora pelo mundo fora [partons vers<br />

le monde extérieur] ne faut-il pas entendre : vamos embora pelo mundo afora <br />

[partons vers le monde entier].<br />

Le deuxième plan est celui de la roda comme espace corporel où s’invente<br />

le <strong>corps</strong> sans organes et cet athlétisme affectif <strong>du</strong> <strong>corps</strong> noir. Cet espace est alors<br />

un symbole de la résistance des Noirs dans le monde blanc. Le symbole est le<br />

domaine des analogies et des correspondances. Deux <strong>corps</strong> se correspondent et<br />

dialoguent plus qu’ils ne se battent, ce sont deux <strong>corps</strong> noirs, ils n’ont auc<strong>une</strong><br />

raison symbolique de se combattre. Ils exercent leur puissance et pour qu’elle<br />

reste pure, ne se touchent pas. Entre eux demeure, élastique, résistant, cet espace<br />

vacant, ce blanc, comme celui d’<strong>une</strong> page, sur quoi ils écrivent les signes que<br />

tracent les gestes de leurs <strong>corps</strong>. Le blanc, le monde blanc, est devenu un espace<br />

neutre, <strong>une</strong> différence malléable entre les deux <strong>corps</strong>, comme entre eux et le<br />

cosmos. Ainsi, la résistance à la vie <strong>du</strong> monde blanc est brisée par la puissance


19<br />

noire et devient la matière poétique modelée par les coups virtuels des<br />

capoeiristes.<br />

Enfin, le troisième plan est celui de la<br />

stratégie des rapports de force, qui fait de la<br />

roda un espace agonistique, métaphore des<br />

rapports de force sociaux. <strong>La</strong> révélation<br />

métaphorique de la <strong>capoeira</strong> est de montrer<br />

que le monde préten<strong>du</strong>ment civilisé, moral<br />

et policé, est <strong>une</strong> guerre permanente où domine la ruse et le droit <strong>du</strong> plus fort. Ce<br />

que la société cache hypocritement, la <strong>capoeira</strong> le met au jour. Elle invite donc à<br />

connaître les règles <strong>du</strong> fonctionnement social. Mais ce premier jeu de miroir<br />

renversant en cache un second, qui s’exprime à la faveur de certains moments de<br />

jeu dans le jeu.<br />

Ainsi, tout à coup, un des deux joueurs peut décider d’interrompre<br />

momentanément le jeu par le geste codifié de la chamada [l’appel]. Voici un<br />

exemple appelé a volta ao mundo [le tour <strong>du</strong> monde]. Un joueur écarte les bras et,<br />

en se découvrant, montre qu’il brise les règles <strong>du</strong> jeu, et il se met à marcher ou à<br />

courir le long de la roda. Et l’autre le suit tranquillement. Mais, à l’improviste, le<br />

premier peut se retourner et lancer un coup en traître contre le joueur qui le suit.<br />

Ce dernier le sait, mais doit faire comme si de rien n’était. Le comble de<br />

l’élégance et de la distraction feinte répond au comble de la mandiga [la ruse].<br />

Que signifie cette rupture des règles <strong>du</strong> combat Au premier abord, que la<br />

guerre sociale repose sur des règles moins sûres que celles qui régissent les lois<br />

de la guerre. A tout moment, l’adversaire peut enfreindre les rapports de force<br />

établis et l’ordre social qu’il a lui-même instauré. Mais <strong>une</strong> leçon plus profonde<br />

se cache ici. Dans la société, l’irruption de la violence pure, hors de tout cadre,<br />

con<strong>du</strong>it à l’anarchie, au meurtre ou à l’extermination ethnique. Dans le monde de<br />

la copoeira, cette rupture des règles <strong>du</strong> combat ne met pas le jeu en péril, qui<br />

reprend sans que personne ne s’offusque de cette trahison. Car, et voilà l’ultime


20<br />

révélation, le monde civilisé, celui des rapports de force, de la dialectique <strong>du</strong><br />

maître et de l’esclave, repose sur la haine, la violence pure et la barbarie. Homo<br />

homini lupus est le fondement des luttes sociales. Au contraire, si l’infraction aux<br />

règles ne défait pas le jeu de la coapoeira et demeure un moment de malícia<br />

joueuse et joyeuse, c’est que le fondement <strong>du</strong> monde de la <strong>capoeira</strong> est la<br />

camaraderie, la solidarité et la confiance mutuelle. <strong>La</strong> première forme de <strong>capoeira</strong><br />

a été appelée “ barbare ”, mais la barbarie était celle <strong>du</strong> monde blanc.<br />

Un dernier mot sur ce point : au sein d’un art de la ruse, de la négociation<br />

et <strong>du</strong> contournement <strong>du</strong> pouvoir qui reflète l’impossibilité de la résistance<br />

frontale des anciens esclaves, le jeu des chamades illustre le désir caché d’un<br />

passage à l’acte direct et d’<strong>une</strong> résistance offensive. De même, le caractère<br />

agonistique de la <strong>capoeira</strong> Regional par rapport à la <strong>capoeira</strong> Angola témoigne de<br />

ce désir de lutte directe des Noirs dans la société moderne. Mais il exprime aussi<br />

la confiance dans des valeurs de la performance indivi<strong>du</strong>elle propre au mythe de<br />

la démocratie capitaliste des années 1950. De nos jours, le retour vers les formes<br />

ludiques et collectives de la <strong>capoeira</strong> Angola, dans cette synthèse que constitue la<br />

<strong>capoeira</strong> Atual, peut être le signe d’<strong>une</strong> lucidité pessimiste qui a fait suite à cette<br />

époque de grande illusion.<br />

Métissage et branchements culturels<br />

Il y a peu de sports de combat qui ont la joie pour but et l’humour comme<br />

moyen d’action. Et encore moins de sports de masse dont les médias nous<br />

abreuvent et qui aliment les réflexes identitaires et nationalistes. Mais pourquoi le<br />

football et la <strong>capoeira</strong> sont-ils les deux sports nationaux <strong>du</strong> Brésil Peut-être<br />

parce que, dans les deux cas, on pense avec son pied. Comme dans la samba,<br />

d’ailleurs. Entre la samba et la <strong>capoeira</strong>, un autre lien existe : ce déhanchement<br />

qui pro<strong>du</strong>it la ginga. Cela constitue la barrière physique mise à l’envahissement<br />

de la mode de la <strong>capoeira</strong> auprès des Blancs. Et pourtant, alors même que la


21<br />

<strong>capoeira</strong> est, depuis son origine, un art spécifiquement noir, elle est devenue<br />

l’incarnation d’<strong>une</strong> culture et d’<strong>une</strong> <strong>philosophie</strong> <strong>du</strong> métissage. Voilà le paradoxe.<br />

D’un côté, la mode de la <strong>capoeira</strong> en Europe et aux Etats-Unis est un<br />

exemple de l’anthropophagie culturelle des Blancs qui ont per<strong>du</strong> toute véritable<br />

culture et qui, après avoir exploité les <strong>corps</strong> des esclaves noirs et avoir pillé les<br />

richesses de l’Afrique, se nourrissent de <strong>corps</strong> nègres en véritables<br />

anthropophages. Or, il ne s’agit pas d’<strong>une</strong> métaphore. Dans un des plus célèbres<br />

romans de Jorge Amado, Jubiabá, tra<strong>du</strong>it, en français, sous le titre Bahia de tous<br />

les saints, se trouve le récit <strong>du</strong> suicide d’un vieux Noir renvoyé de son travail<br />

parce qu’il n’avait plus de force. Alors que les dockers noirs commentent<br />

l’événement, l’un dit, parlant des Blancs : “ Ils bouffent notre viande, mais y<br />

veulent pas de nos os à ronger. Au temps de l’esclavage, au moins, ils rongeaient<br />

les os… ” 24 .<br />

Et pourtant, d’un autre côté, le succès de la <strong>capoeira</strong> montre qu’elle n’est<br />

pas uniquement <strong>une</strong> machine de guerre nomade, mais, surtout, <strong>une</strong> machine<br />

désirante qui force à entrer dans son devenir et à s’inventer son propre devenir.<br />

Telle est la puissance véritable : non celle qui seulement résiste à la force, mais<br />

celle qui donne à ceux qui sont <strong>du</strong> côté de la force et <strong>du</strong> pouvoir le désir de fuir et<br />

de se fuir eux-mêmes. Et un désir de se fuir soi-même anime l’étrange <strong>capoeira</strong><br />

intellectuelle qui se joue ici. Le Blanc européen que je suis a peu de talent pour la<br />

danse et le déhanchement. Mais il essaie de trouver dans l’énergie vitale et la<br />

puissance esthétique de la <strong>capoeira</strong> la force de faire un peu danser les vieux<br />

concepts qui occupent son cerveau. Peut-être existe-t-il un plan où la pensée<br />

abstraite <strong>du</strong> devenir et l’esthétique <strong>du</strong> devenir corporel en acte viendraient se<br />

connecter. Certes, ces propos insistent plus sur la spécificité noire de la <strong>capoeira</strong><br />

que sur sa force de métissage. C’est que leur objet n’est pas <strong>une</strong> étude<br />

sociologique de la <strong>capoeira</strong> dans le cadre <strong>du</strong> métissage de la culture brésilienne<br />

contemporaine. Ce qui aurait d’abord demandé à s’interroger sur la part de mythe


22<br />

que véhicule l’idéologie <strong>du</strong> métissage. Mais on voulait envisager <strong>une</strong> pratique <strong>du</strong><br />

<strong>corps</strong> liée à <strong>une</strong> vision <strong>du</strong> monde qui constitue <strong>une</strong> contre-culture, <strong>une</strong> contrenature,<br />

<strong>une</strong> contre-<strong>philosophie</strong>. Cependant, la puissance affirmative de vie et de<br />

devenir qui provoque cette inversion des valeurs suscite le désir d’<strong>une</strong> autre<br />

culture, d’<strong>une</strong> autre nature, d’<strong>une</strong> autre <strong>philosophie</strong>. Ainsi s’opère un<br />

transbordement des valeurs : la résistance se fait don généreux de devenirs<br />

collectifs, l’affirmation de la négritude suscite le désir de multiplier les races, le<br />

<strong>corps</strong> qui pense projette des lignes conceptuelles abstraites que recueilleront les<br />

philosophes <strong>du</strong> futur.<br />

Le métissage est trop souvent le mythe de l’embrassement des races qui<br />

s’uniraient dans un rapport sexuel enfin réussi. Il est aussi l’alibi de la culture<br />

dominante pour commercialiser et consommer les pro<strong>du</strong>ctions exotiques. “ Vous<br />

savez, je prends des cours de <strong>capoeira</strong>…! ” Dans tous les cas, il s’agit d’<strong>une</strong><br />

exploitation ou d’un blanchiment de la culture noire. On préfère encore le<br />

blanchiment à l’exploitation dans les clips de musique R&B <strong>du</strong> <strong>corps</strong> des femmes<br />

noires, voués à la plus obscène prostitution médiatique, pendant que les gros<br />

mâles noirs caricaturent jusqu’à l’abject la soumission aux valeurs machistes et<br />

réactionnaires de la société consumériste nord-américaine.<br />

Au mieux, ou au pire, le métissage est le mot d’ordre des nationalismes<br />

politiquement corrects. Et les médias brésiliens ont depuis longtemps fait leur<br />

fonds de commerce <strong>du</strong> fameux métissage <strong>du</strong> “ peuple brésilien ”. <strong>La</strong> période <strong>du</strong><br />

carnaval est l’occasion d’<strong>une</strong> orgie de métissage médiatique, alors que, dans les<br />

rues des préten<strong>du</strong>s carnavals, règne avec violence la ségrégation la plus<br />

implacable. Et c’est le même pathétique carnaval que jouent les Occidentaux qui,<br />

pendant le rare intervalle séparant leurs heures de bureau de leurs heures de<br />

télévision familiales ou solitaires, prennent des cours de <strong>capoeira</strong> dans leurs clubs<br />

de sport. Le métissage est tout ce qu’on voudra, sauf cette hybridation cosmique<br />

où l’homme universel trouverait enfin le bouillon de culture dans lequel il<br />

24 Folio, trad. M. Berveiller et P. Hourcade, p. 83.


23<br />

nagerait comme un enfant nouveau-né accouché d’<strong>une</strong> éprouvette mystique. Le<br />

métissage est toujours un devenir, jamais la singerie ou la préten<strong>du</strong>e intégration<br />

de l’autre.<br />

“ Il faut que les Nègres se nègrent ”, écrit<br />

Genet dans Les Nègres. “ On ne naît pas femme, on<br />

le devient ”, écrit Simone de Beauvoir dans Le<br />

deuxième sexe. Et ce n’est pas un hasard si Freud<br />

appelait les femmes “ le continent noir ”. Si la<br />

<strong>capoeira</strong>, les Noirs, les Métis, les femmes, les<br />

homosexuels ont <strong>une</strong> force de métissage, c’est qu’ils ont toujours à devenir ce<br />

qu’ils sont dans et contre le monde masculin blanc qui est la norme <strong>du</strong> pouvoir<br />

mondialisé. A leur voisinage, dans cette zone étrangère où la différence est<br />

toujours glorieusement à l’œuvre, chacun peut entrer dans un devenir-Noir, un<br />

devenir-femme, un devenir-Autre. Car personne n’y est jamais Noir, Femme ou<br />

Autre, mais toujours pris dans un agencement collectif de devenir. A moins, bien<br />

sûr, de désirer persévérer dans l’être-homme-blanc. Si le métissage est la volonté<br />

de devenir-autre, animée par la force de déterritorialisation <strong>du</strong> désir, alors, la<br />

<strong>capoeira</strong> possède bien <strong>une</strong> force de métissage.<br />

“ C’est que devenir, ce n’est pas imiter quelque chose ou quelqu’un, ce<br />

n’est pas s’identifier à lui. […] Devenir, c’est, à partir des formes qu’on a, <strong>du</strong><br />

sujet qu’on est, des organes qu’on possède ou des fonctions qu’on remplit,<br />

extraire des particules, entre lesquelles on instaure des rapports de mouvement et<br />

de repos, de vitesse et de lenteur, les plus proches de ce qu’on est en train de<br />

devenir, et par lesquels on devient. C’est en ce sens que le devenir est le<br />

processus <strong>du</strong> désir. ” 25<br />

En effet, sans désir, il n’y aurait jamais eu de métissage. Et il n’y a de<br />

métissage qu’à relancer la volonté de devenir-autre, de déterritorialisation qui est<br />

celle <strong>du</strong> désir. C’est pourquoi on peut préférer, <strong>du</strong> point de vue social, culturel et


24<br />

politique, les notions de “ branchement ” et de “ connexion ” à celle —<br />

biologique et idéologique — de métissage. Ainsi, l’ethnologue africaniste Jean-<br />

Loup Amselle, après s’être consacré à l’étude <strong>du</strong> métissage, affirme la nécessité<br />

de renoncer à cette notion au profit de celle de “ branchements ”. Et dans un livre<br />

qui porte ce titre, il montre que l’affirmation de la culture noire ou africaine dans<br />

le monde de la globalisation est <strong>une</strong> des forces majeures de “ branchements ”<br />

culturels, aussi bien contre la revendication identitaire, fût-elle noire, que contre<br />

la colonisation <strong>du</strong> monde par la culture nord-américaine. Il écrit, en particulier :<br />

“ Dans ce contexte, l’Afrique doit plus que jamais être conçue comme <strong>une</strong> entité<br />

déterritorialisée. L’Afrique en tant que signifiant flottant est un concept à<br />

géométrie variable qui appartient aussi bien aux banlieues françaises qu’aux<br />

ghettos nord-américains, aux favelas brésiliennes aussi bien qu’aux villages<br />

africains. […] Le concept-Afrique appartient à tous ceux qui veulent s’en<br />

emparer, se brancher sur elle. ” 26<br />

Un jouet philosophique<br />

Les pensées sont des gestes, affirmait Nietzsche 27 . <strong>La</strong> <strong>capoeira</strong> est l’art de<br />

la pensée <strong>du</strong> <strong>corps</strong> pur, <strong>du</strong> <strong>corps</strong> sans organes qui surplombe nos <strong>corps</strong> de plomb<br />

comme un ciel d’orage. Que de pensées dans le geste d’un capoeiriste, que de<br />

gesticulation mentale dans le discours d’un philosophe !<br />

Pour finir, et pour revenir à cette puissance de résistance vitale et joyeuse<br />

qui est le propre de la <strong>capoeira</strong>, voici ce qu’aurait dit Mestre Pastinha, après un<br />

long moment de silence, en réponse à quelqu’un qui lui demandait ce qu’est la<br />

coapoeira :<br />

25 Mille plateaux, op. cit., p. 334.<br />

26 Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures, “ Champs ”, Flammarion, 2001, p. 15.<br />

27 “ Nos pensées doivent être considérées comme des gestes (Gebärden) correspondant à nos instincts (Trieben) comme<br />

tous les gestes ”, Œuvres complètes, Gallimard, vol. IV, p. 503. Et encore : “ Les pensées sont des signes (Zeichen) d’un<br />

jeu et d’un combat des émotions (Affekte) : elles restent toujours liées à leurs racines cachées ” (XII, 36).


25<br />

“ <strong>La</strong> <strong>capoeira</strong> est un jeu, un jouet […] C’est le plaisir de l’élégance et de<br />

l’intelligence. C’est le vent dans la voile, un gémissement dans la senzala 28 , un<br />

<strong>corps</strong> qui tremble, un berimbau bien joué, l’éclat de rire d’un enfant, le vol d’un<br />

oiseau, l’attaque d’un serpent corail. […] C’est le rire devant l’ennemi. […] C’est<br />

se relever de sa chute avant de toucher de sol. […] C’est un petit bateau en<br />

pèlerinage abandonné à la dérive, sans but. ”<br />

De tout cela, si nous pouvions faire <strong>une</strong> <strong>philosophie</strong> !<br />

28 Lieu où vivaient les esclaves.

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