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promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 1<br />
MARTIN LEPRINCE<br />
LE ROMAN DE LA<br />
PROMOTION VOLTAIRE<br />
Éditions Jacob-Duvernet
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© Éditions Jacob-Duvernet, 2013
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SOMMAIRE<br />
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .5<br />
CHAPITRE 1<br />
Vers l’élite de la Nation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .9<br />
CHAPITRE 2<br />
Le concours de 1976 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .25<br />
CHAPITRE 3<br />
Le service militaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .37<br />
Chapitre 4<br />
Le concours de 1977 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .51<br />
CHAPITRE 5<br />
La rentrée des classes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .71<br />
CHAPITRE 6<br />
Les stages . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .85<br />
CHAPITRE 7<br />
Font-Romeu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .111<br />
CHAPITRE 8<br />
François, Dominique, Ségolène et les autres . . . . . . . . . . . . . . .125<br />
CHAPITRE 9<br />
Les syndicats . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .161<br />
3
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
CHAPITRE 10<br />
Une scolarité décevante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .179<br />
CHAPITRE 11<br />
Entre énarques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .215<br />
CHAPITRE 12<br />
La fête de sortie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .235<br />
CHAPITRE 13<br />
Le classement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .247<br />
CHAPITRE 14<br />
Premiers pas dans l’administration . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .267<br />
CHAPITRE 15<br />
Les carrières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .291<br />
CHAPITRE 16<br />
Entre deux anniversaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .329<br />
CHAPITRE 17<br />
Présidentielle 2012 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .357<br />
CHAPITRE 18<br />
Lont-ils comme ça les voltairiens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .379<br />
CONCLUSION<br />
Paroles de voltairiens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .387<br />
Classements de sortie de l’ENA de la promotion Voltaire . . . . .393<br />
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INTRODUCTION<br />
« Vous voulez faire un livre sur la promotion Voltaire Mais<br />
vous ne pensez pas que les gens en ont marre d’entendre parler<br />
de cette promo »<br />
Un voltairien<br />
Entre janvier 1978 et mai 1980, vingt-neuf mois se sont<br />
écoulés. Vingt-neuf mois durant lesquels la France était soidisant<br />
gouvernée au centre et la planète réellement divisée<br />
en deux blocs. Vingt-neuf mois durant lesquels le monde<br />
assista à la Révolution iranienne, aux accords de Camp<br />
David, à l’assassinat d’Aldo Moro et à l’avènement de<br />
Margaret Thatcher. En France, Jacques Mesrine était l’ennemi<br />
public N°1, Marguerite Yourcenar inaugurait les<br />
toilettes femmes de l’Académie française, la sidérurgie entrait<br />
en crise et Mac Donald ouvrait sa première enseigne. Les<br />
Français roulaient en Renault 4, Renault 5, Renault 6 ou en<br />
2 CV et rêvaient de CX GTI Turbo ou de Simca Matra<br />
Bagheera. Les premiers walkman faisaient leur apparition,<br />
les vidéos se visionnaient en format Bétamax et seuls les<br />
appareils photos dernier cri étaient dotés d’un autofocus.<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
C’était une époque où les pantalons pattes d’éléphants<br />
n’étaient pas tout à fait passés de mode et les teintes fluos<br />
pas encore en vogue. Les conformistes dansaient sur les<br />
Village people, les vrais branchés écoutaient de la New Wave<br />
et les gamins chantaient « la danse des canards ». En ces<br />
temps-là, Björn Borg semblait invincible, Bernard Hinault<br />
gagnait le Tour et les Verts de Saint-Étienne n’étaient bientôt<br />
plus « les meilleurs ». Au cinéma, on allait voir Manhattan,<br />
Les bronzés font du ski, Le tambour et Une histoire simple.<br />
On lisait Les Cerfs-volants de Romain Gary, La distinction,<br />
critique sociale du jugement de Bourdieu, Le choix de Sophie<br />
de William Styron, Astérix chez les Belges et Martine fait de<br />
la voile.<br />
Ces vingt-neuf mois ont également été ceux durant<br />
lesquels 160 jeunes gens ont mené une scolarité laborieuse<br />
au sein de la prestigieuse École nationale d’administration.<br />
De cette promotion, qui s’est baptisée Voltaire sur un malentendu,<br />
est resté un cliché. Une photo célèbre, ressortie à<br />
chaque article de presse. Les sourires sont au mieux discrets,<br />
les lunettes sont épaisses, les cravates de rigueur. Certains<br />
regards semblent refléter un excès de suffisance, d’autres<br />
l’ennui de poser. On croit deviner une meute de cerveaux<br />
encombrés ; des esprits tout entiers voués à leur ambition,<br />
pour qui l’amusement reste assimilé à une perte de temps.<br />
Pourtant les deux jeunes gens sur lesquels on s’arrête de<br />
prime abord offrent une mine réjouie. Lui se prénomme<br />
François, est devenu président de la République le 6 mai<br />
dernier. Elle s’appelle Ségolène, a tenté d’accéder à la même<br />
fonction suprême cinq ans auparavant. Sans eux, la promotion<br />
Voltaire ne serait qu’une parmi d’autres. Au dernier<br />
rang, le visage en partie caché, un jeune homme du nom de<br />
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Introduction<br />
Dominique deviendra Premier ministre et rêvera d’un destin<br />
présidentiel. Sur sa gauche, la jeune Frédérique accédera<br />
au poste de ministre. Plus bas sur la droite, on reconnaît<br />
Renaud, qui siégera dans d’autres gouvernements ; et le<br />
crâne chauve de Michel, également futur ministre. Parmi les<br />
autres on peut encore identifier deux futurs secrétaires<br />
d’État, deux futurs députés, un futur secrétaire général de<br />
l’Élysée et sa directrice de cabinet, une future sage du Conseil<br />
constitutionnel, des pontes du secteur privé, des maires,<br />
des responsables d’entreprises et d’institutions publiques.<br />
Ceux que l’on ne reconnaît pas sont devenus préfets, diplomates,<br />
cadres dirigeants et hauts-fonctionnaires de toutes<br />
obédiences.<br />
Quelques promotions de l’ENA ont eu leur heure de<br />
gloire éphémère mais aucune d’elles n’a jamais atteint le<br />
degré de notoriété de celle des voltairiens. L’identification<br />
est venue progressivement, au fur et à mesure de l’ascension<br />
des personnalités politiques qui en étaient issues. Quelques<br />
médias y faisaient référence à la fin des années 90, essentiellement<br />
comme « la promo d’un couple politique ». Lorsque<br />
Dominique de Villepin devint ministre, puis Premier<br />
ministre, au milieu des années 2000, des articles entiers<br />
étaient consacrés à cette « génération bénie ». Ce n’était que<br />
le début : la candidature de Ségolène Royal à la présidentielle<br />
et, surtout, l’élection de François Hollande à l’Élysée<br />
transforma la promo en un minimythe médiatique. Les<br />
titres de presse se sont enchaînés : « Le fabuleux destin de<br />
la promo Voltaire », « La promo des promus », « La promotion<br />
Voltaire à l’honneur », « La promo Voltaire à la<br />
manœuvre », « La promo du président », « Le destin normal<br />
de la promotion Voltaire », « un noyau de l’ENA au<br />
7
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
pouvoir », « La Promo Voltaire : l’armée des ombres de<br />
Hollande »… On y lit parfois qu’« ils sont partout », « arrimés<br />
au pouvoir », qu’ils « mobilisent leur influence et leurs<br />
réseaux », qu’ils « veulent la revanche de l’énarchie ». Sur<br />
Internet, les fantasmes sur les « petits copains de la promo<br />
Voltaire qui se distribuent les postes de pouvoir » fleurissent<br />
au gré de certains forums. À chaque brève consacrée à l’un<br />
des anciens camarades, qu’il soit fonctionnaire ou cadre du<br />
privé, il est systématiquement stipulé qu’il est issu de la<br />
« fameuse promotion Voltaire ». Une promo au sein de<br />
laquelle chacun rêvait à son propre destin mais nul n’imaginait<br />
une gloire collective.<br />
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CHAPITRE 1<br />
VERS L’ÉLITE DE LA NATION<br />
« Vous ne vous rendez pas compte que vous passez à côté<br />
d’une partie de votre jeunesse parce que tous vos copains sont<br />
comme vous. »<br />
Un voltairien<br />
L’ENA, l’École nationale d’administration, créatrice de<br />
hauts-fonctionnaires depuis 1945 ! Conçue par le gouvernement<br />
provisoire du général De Gaulle, juste après la<br />
Seconde Guerre mondiale, l’école avait pour vocation originelle<br />
de « démocratiser l’accès à la fonction publique ». Plus<br />
prosaïquement, l’un de ses premiers objectifs était d’enfanter<br />
une nouvelle élite qui n’aurait pas été compromise par<br />
la collaboration durant l’occupation allemande. Avant la<br />
création de l’ENA, et ce malgré l’existence généralisée des<br />
concours administratifs depuis la fin du XIX e siècle, l’accès<br />
aux grands corps de l’État se faisait essentiellement par<br />
cooptation. Pour changer ce népotisme de fait, Michel<br />
Debré, responsable de la réforme, a instauré dans le fonctionnement<br />
de la nouvelle école un classement de sortie en<br />
fonction duquel les élèves choisissent leurs affectations. Au<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
cours de ses premières années d’existence, l’ENA n’était pas<br />
encore une machine à produire des hommes politiques,<br />
puisque l’essentiel des hauts-fonctionnaires issus des promotions<br />
initiales demeuraient toute leur carrière dans l’administration.<br />
Mais cette fidélité au service de l’État stricto sensu<br />
ne dura qu’un temps : sous la V e République, l’école a donné<br />
à la France trois présidents, sept Premiers ministres, un<br />
bataillon de ministres et une armée de conseillers ministériels.<br />
C’est dans les années 70 qu’apparaît au grand jour<br />
l’hégémonie des énarques sur l’ensemble des rouages de<br />
l’État, avec comme symbole l’élection présidentielle de 1974<br />
qui place deux énarques au sommet du pouvoir, Valéry<br />
Giscard d’Estaing à l’Élysée et Jacques Chirac à Matignon.<br />
C’est également au cours de cette décennie que des énarques<br />
quittent en nombre la fonction publique pour rejoindre le<br />
monde de l’entreprise, l’exemple emblématique restant, en<br />
1979, le départ d’Alain Minc de l’Inspection des finances<br />
pour rejoindre Saint-Gobain. Dans l’inconscient collectif,<br />
l’ENA est, déjà, à la fois considérée comme le passage obligé<br />
pour atteindre les plus hautes fonctions et comme le moule<br />
de la pensée unique, une institution de technocrates dont<br />
le savoir théorique ne serait guère adapté aux réalités. « Si<br />
l’on donne le Sahara à des énarques, dans cinq ans il faudra<br />
acheter du sable ailleurs », disait Coluche en ces années-là.<br />
Cette relative mauvaise réputation de l’ENA auprès du<br />
grand public ne réduit cependant ni sa renommée ni son<br />
pouvoir d’attraction envers les plus brillants des étudiants.<br />
A l’époque où les futurs élèves de la promotion Voltaire<br />
préparent leur concours d’entrée à l’ENA, personne n’a<br />
encore dit que « l’État est le problème ». Dans un monde bien<br />
moins globalisé qu’aujourd’hui, l’État joue encore un rôle<br />
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Vers l’élite de la Nation<br />
incontournable dans l’ensemble des strates de la société<br />
française, y compris l’économie. La haute fonction publique<br />
incarne le pouvoir, son prestige est intact. Ceux que l’on<br />
appelle désormais les « voltairiens » sont alors, pour la<br />
plupart, « juste des gamins ». Des gamins d’une vingtaine<br />
d’années qui ont déjà fait leurs armes dans des écoles hautement<br />
sélectives. Bien plus qu’aujourd’hui, l’ENA attire alors<br />
les meilleurs issus des différents cursus. Polytechnique,<br />
HEC, Essec, Normal Sup et majoritairement Sciences Po,<br />
dont l’ENA apparaît comme le prolongement logique. Des<br />
gamins pour beaucoup politisés, se nourrissant d’un débat<br />
sociétal permanent, hérité en partie des événements de Mai<br />
68. Tous, loin de là, ne sont pas engagés au sens militant,<br />
se contentant souvent d’un intérêt poussé pour la chose<br />
publique. Tous ne possèdent pas non plus une vision identique<br />
du pouvoir en place. Giscard représente un « affreux<br />
réactionnaire » pour les uns et le « réformisme moderne »<br />
pour les autres. Mais tous s’accordent sur un point : l’État<br />
demeure le seul cadre susceptible de régler les problèmes<br />
sociaux ou économiques du pays.<br />
Quelle motivation peut bien pousser des jeunes gens<br />
d’une vingtaine d’années de la fin de la trépidante décennie<br />
70 à tenter l’ENA Les mêmes que celles des générations<br />
antérieures et postérieures : la soif de réussite, le désir de servir<br />
l’État d’en haut, la volonté d’appartenir à une élite intellectuelle.<br />
À 20 ans, désirer conquérir le monde est relativement<br />
coutumier ; mais on n’imagine guère que cette<br />
conquête puisse passer par plusieurs années passées à étudier<br />
le droit public, le système monétaire ou les échanges commerciaux.<br />
C’est pourtant cette voie qu’ils ont choisi. Les étudiants<br />
qui préparent l’ENA, même ceux qui se revendiquent le<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
plus à gauche, ne rêvent ni de prise de la Bastille ni de barricades<br />
au quartier latin. Ou du moins, s’ils en rêvent, c’est<br />
seulement pour les autres. Eux ont plutôt la tête dans les<br />
livres, et pas les plus lyriques<br />
Aussi ringard et cliché, voire hypocrite, que cela puisse<br />
paraître aujourd’hui, nombre de futurs voltairiens sont<br />
sincèrement motivés par l’idée de servir l’État, guidés par une<br />
tradition familiale ou par l’idéalisation du service public. Audelà<br />
de l’atavisme ou de culture de l’État, certains veulent<br />
faire l’ENA dans une logique « d’ascension républicaine »,<br />
aspirant à s’élever plus haut que leurs parents socialement ;<br />
d’autres considèrent simplement l’école comme le summum<br />
des études réussies, sans idées préconçues sur leurs carrières<br />
à venir. Si suivre une telle voie est traditionnellement très<br />
respecté, elle peut toutefois provoquer quelques grincements<br />
de dents au sein de telle ou telle famille pour laquelle<br />
la fonction publique est loin d’être une religion. Lorsqu’un<br />
voltairien annonce à ses parents commerçants sa volonté<br />
de faire l’ENA, ceux-ci lui répondent que « fonctionnaire n’est<br />
pas un métier ». Le frère d’un autre lui demande ironiquement<br />
: « Combien tu vas nous coûter » Pour un voltairien<br />
de confession juive, un tel choix peut aussi réveiller des blessures<br />
familiales encore vives. Fils d’un instituteur frappé<br />
par les décrets Laval, qui excluaient tous les citoyens juifs de<br />
la fonction publique sous Vichy, celui-ci a eu un peu de<br />
mal à annoncer à son père qu’il faisait de nouveau « le choix<br />
de l’État ». Un choix qui n’allait pas de soi.<br />
Parmi les étudiants qui préparent le concours de l’ENA<br />
1976, on trouve un certain François Hollande. Originaire<br />
de la banlieue de Rouen, mais ayant passé son adolescence<br />
à Neuilly, le jeune homme est à l’époque déjà très impliqué<br />
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Vers l’élite de la Nation<br />
dans le militantisme politique. Un engagement à gauche<br />
qui s’est en partie construit en opposition aux convictions<br />
de son père, Georges Hollande, un médecin ORL partisan<br />
de l’Algérie française qui s’est présenté à deux reprises, en<br />
1959 et 1965, sur une liste d’extrême droite aux élections<br />
municipales de Rouen. Dès son plus jeune âge, François<br />
avait été marqué par les propos vindicatifs de son père mais<br />
aussi par l’intérêt de sa mère pour la candidature de François<br />
Mitterrand à la présidentielle de 1965 ou par l’adhésion de<br />
son frère aîné, Philippe, à la mouvance hippie. Au lycée<br />
Pasteur de Neuilly, où il entre à 15 ans, François se présente<br />
déjà comme un sympathisant de l’Union de la gauche, mais<br />
ses centres d’intérêts tournent plus volontiers autour des<br />
sorties entre copains, du football ou du cinéma. Il franchit<br />
le pas de l’engagement au printemps 1971, après avoir<br />
intégré Sciences Po Paris. Une période durant laquelle il<br />
rencontre un futur camarade de la promotion Voltaire, Jean-<br />
Maurice Ripert, présenté par un copain de lycée, le futur<br />
comédien Christian Clavier. Ripert, lui, est déjà de plainpied<br />
dans le militantisme. Fils d’un diplomate et d’une<br />
sociologue, et lui aussi ancien élève du Lycée Pasteur, Jean-<br />
Maurice se revendique comme « gauchiste » lors de son<br />
adhésion au PSU, à 15 ans, juste après les manifestations de<br />
Mai 68, auxquelles il n’a participé que de loin. Au moment<br />
de sa rencontre avec François, Jean-Maurice s’est désormais<br />
rapproché de l’Union des étudiants communistes (UEC) de<br />
Sciences Po. Les deux garçons deviennent rapidement amis,<br />
intègrent le syndicat de l’Unef-Renouveau, au sein duquel<br />
ils se révéleront très actifs. Ils assistent ensemble à un meeting<br />
de l’Union de la gauche en 1972, manifestent contre la loi<br />
Debré supprimant les sursis militaires en 1973, se frottent<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
un peu avec les étudiants d’extrême droite. Au-delà des<br />
actions, François devient un fin connaisseur de l’univers<br />
politique. Au lendemain des législatives de 1973, une future<br />
voltairienne qui le croise dans les couloirs de l’IEP est bluffée :<br />
François connaît par cœur les résultats de quasiment toutes<br />
les circonscriptions. Son engagement ne l’empêche pas de<br />
suivre consciencieusement ses études, à Sciences Po mais<br />
aussi à HEC, qu’il intègre en parallèle à la rentrée 1973,<br />
directement en seconde année. Dans ses deux écoles, François<br />
se fait remarquer par son activisme, notamment lors de<br />
l’élection présidentielle de 1974. À Sciences Po, il embringue<br />
des étudiants pour coller des affiches de Mitterrand ; à HEC,<br />
il crée un comité de soutien au candidat socialiste. Hollande<br />
et Ripert voient bien plus loin : ils veulent « changer les<br />
choses » par le haut, ne pas se contenter d’être des militants<br />
de base. Ils ont acquis la conviction que transformer la<br />
société ne peut se faire qu’au sein de l’appareil de l’État,<br />
dans des postes à responsabilités. Tous deux sont fortement<br />
inspirés par le « Club Jean Moulin », groupe de haut-fonctionnaires<br />
dans la mouvance des chrétiens de gauche dont<br />
le père de Jean-Maurice, Jean Ripert, fut l’un des responsables.<br />
Leurs mots d’ordre : refuser la confiscation de la<br />
République et remettre l’État au service de la Nation. Bref,<br />
être à la technocratie ce que les intellectuels engagés sont au<br />
monde culturel. Jean-Maurice connaît très bien l’univers<br />
de la haute fonction publique. Pour des raisons familiales<br />
mais aussi par expérience. Durant les deux ans où il prépare<br />
l’ENA, il travaille en parallèle au ministère de l’Éducation<br />
nationale, où il a décroché un poste à mi-temps au service<br />
statistique des études économiques. Le ministère lui plaît et<br />
Jean-Maurice se verrait bien y retourner après sa sortie de<br />
14
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Vers l’élite de la Nation<br />
l’ENA. François, lui, connaît moins le service public mais<br />
sait son destin tout tracé : l’ENA représente le « sésame » pour<br />
mener une action politique à grande échelle. Après un<br />
premier échec au concours, il prépare celui de 1976 avec<br />
acharnement. Lorsqu’il quitte, diplômé, HEC en juin 1976,<br />
il se plonge dans les révisions pour l’examen qui se tient<br />
deux mois plus tard. Il ne sait pas qu’en septembre, alors qu’il<br />
passera les épreuves écrites, les élèves de troisième année<br />
d’HEC entendront parler de lui. Lors de son allocution de<br />
rentrée, le professeur de stratégie Jean-Pierre Anastassopoulos<br />
lancera aux élèves : « J’espère que votre promotion sera aussi<br />
douée que la précédente, qui comptait en son sein un futur<br />
président de la République : François Hollande. Retenez bien<br />
ce nom ! » Ce professeur décédera en 1988, sans savoir à quel<br />
point il s’était montré visionnaire.<br />
À Sciences Po, François Hollande et Jean-Maurice Ripert<br />
sont loin d’être les seuls à préparer le concours de 1976.<br />
Traditionnellement, l’IEP Paris fournit le gros des troupes<br />
de l’ENA. À l’époque, les deux établissements se jouxtent,<br />
séparés seulement d’un espace de verdure. Passer de Sciences<br />
Po à l’ENA signifie simplement « traverser le jardin ». Les<br />
meilleurs éléments de la rue Saint-Guillaume sont d’ailleurs<br />
naturellement poussés par la direction de l’école vers<br />
cette traversée. Dès qu’un élève réussit une bonne année<br />
préparatoire, on l’oriente vers la section « service public »,<br />
la plus noble de l’institution, plus illustre que les sections<br />
« politique économique et sociale » ou « économique et<br />
financière ». Les élèves qui préparent le concours sont inscrits<br />
à la Prép’Ena de l’IEP Paris ou viennent juste d’être diplômés.<br />
Les futurs voltairiens qui se croisent parfois dans les locaux<br />
de la rue Saint-Guillaume ne sont alors que des noms parmi<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
d’autres. Michel Sapin, un normalien qui a longtemps rêvé<br />
de devenir archéologue, a rejoint Sciences Po après s’être<br />
rendu compte que sa vocation initiale ne comptait que de<br />
rares débouchés. Même si le jeune Michel n’imagine pas<br />
encore faire de la politique une carrière, il est engagé à<br />
gauche depuis qu’il a flirté avec des comités d’actions lycéens<br />
tendance trotskyste. Juste après son entrée à Normale Sup,<br />
il a pris sa carte du PS dans la section de la ville où il était<br />
domicilié, à Argenton-sur-Creuse (Indre). Jean-Pierre Jouyet,<br />
fils d’un notaire normand et d’une mère basque espagnole,<br />
a grandi dans l’Eure. S’il affiche des idées très à gauche, il<br />
ne le tient pas d’un héritage familial : son père est élu gaulliste<br />
au Conseil général.<br />
Renaud Donnedieu de Vabres est un jeune homme issu<br />
d’une famille de hauts-fonctionnaires, avec notamment un<br />
père et un oncle conseillers d’État. À Sciences Po, il montre<br />
rapidement des signes d’engagement. Agacé par l’absence de<br />
débats publics au sein de l’école, alors que les affiches de ceux<br />
de l’Essec tapissent les murs du quartier, il débarque un<br />
jour au Bureau des élèves pour taper une gueulante. Un<br />
délégué écoute ses réprimandes puis finit par lui lancer :<br />
« Tu n’as qu’à t’en occuper ». Renaud ne se démonte pas et<br />
organise un grand débat sur la décentralisation. Renaud est<br />
lui aussi très tenté par la politique mais, contrairement à<br />
beaucoup de ses camarades, plutôt à droite. Lors de l’élection<br />
présidentielle de 1974, alors âgé de 20 ans mais sans droit<br />
de vote à l’époque, il se montre très actif dans la campagne<br />
de Jacques Chaban-Delmas. Le 6 mai, lendemain du premier<br />
tour et de l’élimination de Chaban, un futur voltairien<br />
croise Renaud, affligé, dans une salle de cours. Les deux<br />
garçons échangent quelques mots, Renaud vitupère contre<br />
16
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Vers l’élite de la Nation<br />
les divisions à droite et conclut par : « Si j’avais le droit de<br />
vote, jamais je ne donnerais ma voix à ce traître de Giscard ! »<br />
Ce même camarade apercevra Renaud le soir du second<br />
tour, rue François 1 er , dans une voiture avec des copains en<br />
train de klaxonner et de hurler « On a gagné ! On a gagné ! »<br />
Renaud a déjà tenté sans succès le concours de l’ENA, juste<br />
après son diplôme de l’IEP. Pour ne pas échouer une seconde<br />
fois, il s’inscrit en Prép’ENA et constitue un petit groupe de<br />
travail avec trois camarades.<br />
Un jeune homme élancé à la haute stature se montre<br />
plus discret au sein de l’école : Dominique Galouzeau de<br />
Villepin. Lui aussi possède une forte conscience politique<br />
mais ne milite encore nulle part. Son créneau c’est le patriotisme,<br />
la grandeur de la France. Trimballé de pays en pays<br />
durant la première partie de son existence en raison des<br />
aléas professionnels de son père, l’industriel Xavier Galouzeau<br />
de Villepin, Dominique possède cette tendance propre aux<br />
expatriés à se draper dans l’étendard tricolore. Naissance à<br />
Rabat, petite enfance à Pont-à-Mousson (Meurthe-et-<br />
Moselle), début de l’adolescence à Caracas, collège en pension<br />
chez les Jésuites à Toulouse, début des études par correspondance<br />
à New-York… Dominique ne se fixe à Paris qu’en<br />
1971, pour suivre des études de Lettres à Nanterre et de<br />
Droit à Assas, puis entrer à Sciences Po avec l’objectif d’intégrer<br />
l’ENA pour devenir diplomate.<br />
Un jeune homme plutôt timide fait également une courte<br />
apparition à l’IEP : Jean-Ludovic Silicani. Originaire de<br />
Meaux, où ses parents sont directeurs d’écoles, ce gros<br />
bosseur a montré dès l’adolescence un vif intérêt pour les<br />
questions politiques, constitutionnelles et même administratives.<br />
Après des études plus scientifiques, classes prépa-<br />
17
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 18<br />
Le roman de la promotion Voltaire<br />
ratoires maths sup/maths spé, un diplôme d’ingénieur civil<br />
des Mines et un DEA de sciences économiques, il s’est lancé<br />
dans la préparation du concours de l’ENA en ne s’inscrivant<br />
à l’IEP, directement en seconde année, que pour se « mettre<br />
dans le bain ».<br />
Parmi les étudiants de l’IEP, quelques-uns se font particulièrement<br />
remarquer par la fulgurance de leurs capacités<br />
intellectuelles et l’étendue de leurs connaissances. François<br />
Morlat est de ceux-là. Garçon rangé et sérieux, il consacre<br />
peu de temps aux sorties festives et bûche ses cours tel un<br />
marathonien. Nombre de futurs voltairiens qui le côtoient<br />
rue Saint-Guillaume sont abasourdis par sa capacité de<br />
travail et son savoir, jalousant presque ce camarade qui<br />
« connaît tout sur tout ». Le secret de François Il aime<br />
réellement étudier, prend du plaisir à préparer le concours<br />
et conçoit les épreuves à venir comme un défi sportif. Georges<br />
Laville est lui aussi un élève très consciencieux, avec une<br />
prédilection pour le droit, mais se montre plus en retrait.<br />
Originaire de Montpellier, il est issu d’une famille d’instituteurs<br />
protestants rigoristes. Une ascendance qu’il porte<br />
relativement sur lui. Georges n’est pas un grand démonstratif<br />
et n’attire pas spontanément la sympathie. Sous des airs<br />
plutôt austères, il est pourtant un garçon d’une grande sensibilité<br />
que l’on se surprend à trouver attachant.<br />
Certains des élèves possèdent une vocation très marquée,<br />
comme Jérôme Brunel qui souhaite devenir préfet depuis<br />
l’adolescence ; Henri Paul, également très attiré par le corps<br />
préfectoral ; Jean-François Blarel, ambitionnant de devenir<br />
diplomate. D’autres font preuve d’une volonté d’entrer dans<br />
le service public sans idée préconçue sur leur carrière, comme<br />
Bernard Cottin et ses airs de « latin lover » ; Pierre Dartout<br />
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promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 19<br />
Vers l’élite de la Nation<br />
et sa carrure de rugbyman ; le féru d’histoire et de littérature<br />
Colas Durrleman ; le distingué Hubert Loiseleur des<br />
Longchamps ; le pied noir Pierre-René Lemas, l’Auvergnat<br />
Michel Delpuech ; le Lyonnais Jean-Yves Tolot, le très blond<br />
Dominique Pannier ou Maurice Meda pour qui l’ENA est<br />
simplement « ce qu’il peut faire de mieux. » Quelques-uns<br />
sont passés par Normale Sup, tels Régis de Laroullière, Jean-<br />
Christophe Chouvet ou Gilles Marchandon ; par l’Essec,<br />
comme Pascal Duchadeuil, ou même par l’université de<br />
Vienne comme Bernard Boyer. D’autres se retrouvent à<br />
préparer le concours de l’ENA presque par hasard, à l’instar<br />
de Nicolas Duhamel, fils de médecin n’ayant pas la fibre<br />
médicale ; Dominique Villemot, orienté vers Sciences Po<br />
uniquement pour ne pas entrer en Maths sup/ Maths spé<br />
après son bac scientifique ; Jean-Philippe Duranthon, qui<br />
suit en parallèle des études de droit à l’Université ; ou encore<br />
Pierre Duquesne, fils du rédacteur en chef du Point Jacques<br />
Duquesne, inscrit en Prép’ENA alors qu’il envisageait une<br />
carrière universitaire ou son ami Dov Zerah. Jérôme Bédier,<br />
lui, voulait faire l’ENA par goût des affaires publiques mais<br />
surtout parce que c’était « le truc qui plaisait bien aux pères<br />
des copines ».<br />
Parmi les candidats présents à l’IEP, quelques-uns sortent<br />
de parcours qui diffèrent du strict cursus estudiantin.<br />
Christian Tardivon avait déjà passé son diplôme de Sciences<br />
Po quelques années auparavant et s’était lancé dans la vie<br />
active. Peu motivé par la vie de fonctionnaire, qu’avait<br />
choisie son père, il s’est fait embaucher dans une société de<br />
conseil. Après un an passé à s’ennuyer dans son travail, il a<br />
fait machine arrière en se réinscrivant à Sciences Po pour<br />
préparer le concours de l’ENA. Autre cas particulier : Nicolas<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
Jacquet. Lui, désire embrasser la carrière de son père : la<br />
préfecture. Après des études de Droit à Nanterre au début<br />
des années 70, il passe un concours administratif du ministère<br />
des Finances donnant accès à une formation de l’École<br />
nationale des services du Trésor débouchant, in fine, sur<br />
l’entrée à l’ENA par la voie du concours interne. Tout en étant<br />
parfaitement officiel, un tel accès représente une sorte de<br />
détournement de la logique du concours interne, dont la<br />
raison d’être est de permettre à des fonctionnaires d’accéder<br />
à l’ENA après plusieurs années dans l’administration ; tandis<br />
que le concours externe s’adresse aux étudiants âgés de moins<br />
de 25 ans. Nicolas Jacquet, étudiant de 24 ans au statut de<br />
fonctionnaire, bénéficie donc d’une faille du système et<br />
passe, lui aussi, par Sciences Po dans la perspective du<br />
concours de septembre.<br />
Les candidats inscrits à la prép’Ena de Sciences Po ne<br />
suivent que quelques conférences chaque semaine, l’essentiel<br />
du travail se faisant à partir d’épais polycopiés fournis<br />
par l’école. Si l’encadrement de la prépa définit un<br />
programme supposé couvrir les domaines sur lesquels porteraient<br />
les épreuves du concours, les futurs énarques affinent<br />
souvent leurs connaissances par leurs propres moyens. Les<br />
plus pointilleux consultent même les derniers rapports administratifs<br />
ou épluchent les nouvelles mesures gouvernementales.<br />
Qu’ils se soient inscrits en prépa ou qu’ils définissent<br />
eux-mêmes leurs plannings de révisions, les étudiants travaillent<br />
le plus souvent par petits groupes. Certains forment<br />
des « écuries » au sein desquelles s’organisaient des après-midis<br />
de travail avec des professeurs particuliers, universitaires ou<br />
hauts-fonctionnaires. Dans ce cadre, trois futurs voltairiens<br />
bénéficient durant une petite semaine des leçons sur les<br />
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promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 21<br />
Vers l’élite de la Nation<br />
problèmes culturels contemporains du jeune philosophe<br />
Bernard-Henri Lévy. Le travail en groupe s’avère souvent<br />
bénéfique : les jeunes gens échangent leurs informations, se<br />
font mutuellement des exposés, simulent le grand oral et,<br />
surtout, se rassurent réciproquement lorsque le stress se fait<br />
un peu trop présent.<br />
Pas loin de Paris, à Jouy-en-Josas, quelques brillants<br />
éléments d’HEC préparent également le concours. Même<br />
si l’administration n’apparaît pas comme le débouché naturel<br />
sur les bancs de l’école des hautes études commerciales, le<br />
service de l’État ne manque pas d’attirer certains élèves,<br />
notamment Henri de Castries, ou plutôt « Henri de la Croix<br />
de Castries » selon son patronyme complet. Descendant<br />
d’une lignée qui a donné pêle-mêle des croisés, des ministres,<br />
des industriels et des généraux à n’en plus finir, Henri<br />
n’a rien d’un snob hautain. Il se lie facilement avec tout le<br />
monde et fait même figure de boute-en-train. Son goût très<br />
prononcé pour les blagues potaches ne diminue en rien son<br />
sérieux au travail, dans lequel il démontre de brillantes capacités<br />
notamment en mathématiques. Dès son diplôme<br />
d’HEC en poche, en juin 1976, il se lance aussitôt dans la<br />
préparation du concours de l’ENA, tout comme son camarade<br />
Michel Dechelotte. Des élèves diplômés d’HEC les<br />
années précédentes s’apprêtent également à passer l’examen,<br />
comme François Tardan et Bertrand Selmer, tous deux de<br />
la promo 1974. Ou l’élève de la promo 1975 Jean-Marc<br />
Janaillac, un garçon originaire du Périgord qui a fréquenté<br />
Henri de Castries lors de la prépa HEC au lycée Stanislas.<br />
Qu’ils se croisent régulièrement ou qu’ils ne se soient<br />
jamais rencontrés, à l’approche du mois de septembre 1976,<br />
l’ensemble des étudiants qui préparent le concours de l’ENA<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
mènent des existences relativement identiques. Si l’ambition<br />
est une notion compréhensible par tous, l’abnégation<br />
qu’elle nécessite parfois peut échapper au commun des<br />
mortels. Que des jeunes gens à peine sortis de l’adolescence<br />
choisissent pour un temps une vie quasi ascétique, à l’heure<br />
où d’autres en étaient encore à « jouir sans entrave », peut<br />
apparaître comme une marque de maturité précoce ou<br />
comme le signe d’être devenus vieux avant l’heure. À cette<br />
époque, les futurs voltairiens ont-ils le sentiment de sacrifier<br />
leur présent pour mieux préparer l’avenir De passer à côté<br />
de leur jeunesse et de leur époque pour espérer jouer un rôle<br />
majeur dans la société de demain À les entendre aujourd’hui,<br />
la question ne se posait même pas. Ambitionner d’entrer à<br />
l’ENA est une chose, y entrer en est une autre qui nécessite<br />
le plus souvent de mettre sa vie entre parenthèses. Ceux qui<br />
tentent l’ENA sont par nature de gros bosseurs, « des polards »<br />
comme ils se qualifient eux-mêmes en pensant que cette<br />
expression a perduré. Le concours d’entrée entraîne une<br />
sélection importante, beaucoup de prétendants pour peu<br />
d’élus. Personne ne réussit le concours de l’ENA sans travailler<br />
considérablement, même si quelques-uns aiment afficher<br />
une décontraction de façade. Une année de préparation,<br />
voire deux, est la plupart du temps nécessaire. De longs mois<br />
durant lesquels les candidats préparent avec acharnement<br />
chacune des épreuves. Pour tous, les leitmotivs sont les mêmes :<br />
« travailler utile », « cibler l’essentiel », « synthétiser ses<br />
connaissances ». En perspective du grand oral, certains n’hésitent<br />
pas à lister les « sujets à la mode » pour les traiter à fond.<br />
Rien ne se prépare plus que la culture générale : on peut<br />
dresser jusqu’à 300 thématiques dans l’espoir que le jour J,<br />
le sujet tiré se rapproche de l’une d’elles.<br />
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Vers l’élite de la Nation<br />
L’été 1976 est marqué par la canicule, avec des températures<br />
atteignant les 40° dans le sud de la France. Pour les<br />
candidats au concours de septembre, c’est l’heure de la<br />
dernière ligne droite. Pendant que Giscard passe ses vacances<br />
à chasser des éléphants au Gabon, eux, dans une atmosphère<br />
souvent suffocante, bouffent du polycopié du matin<br />
au soir. La nuit du 17 juillet, Albert Spaggiari ridiculise la<br />
police française ; le matin du 28, Christian Ranucci se fait<br />
légalement trancher la tête, le 26 août, Barre remplace<br />
Chirac à Matignon. Les radios diffusent en chœur Patrick<br />
mon chéri, Derrière l’amour, Besame mucho, et Porque te vas.<br />
Les futurs voltairiens, eux, jonglent entre les hausses des<br />
tarifs pétroliers, le développement du programme nucléaire,<br />
le plan Andreotti en Italie, la résolution 93 de la IV e Cnuced,<br />
la naissance d’Elf-Aquitaine, Alice Saunier-Seïté et Paul<br />
Morand. Pour le sprint final, un futur voltairien s’enferme<br />
les deux mois d’été à la campagne avec un programme millimétré<br />
: révisions quotidiennes 8h-12h, 14h-18h, 20h-24h,<br />
en accentuant particulièrement sur son point faible, le droit<br />
administratif. Les révisions prennent le pas sur tout, même<br />
les événements les plus importants. Nicolas Jacquet s’est<br />
marié en juillet : pour son voyage de noces, en croisière sur<br />
la Méditerranée, il passe ses journées à potasser les 10 000<br />
pages de polycopiés qu’il a embarquées avec lui, laissant sa<br />
jeune épouse vaquer seule sur le pont. Certains grands gaillards<br />
à la sérénité apparente en perdent le sommeil, d’autres<br />
ont des nausées matinales. Certains parviennent tout de<br />
même à travailler dans la bonne humeur. Un après-midi<br />
d’août, Renaud Donnedieu de Vabres révise dans la maison<br />
familiale avec ses amis, lorsqu’il reçoit un coup de téléphone<br />
d’une personne prétendant être de la direction de l’ENA et<br />
23
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
lui annonçant qu’il ne pouvait pas se présenter au concours<br />
faute d’avoir fourni la copie de ses diplômes d’études supérieures.<br />
Furieux, Renaud annonce à son interlocuteur qu’il<br />
arrive immédiatement à l’école pour régler le problème.<br />
Avant de s’y rendre, il passe dans la pièce où se déroulent les<br />
révisions et trouve ses copains écroulés de rire et fiers de<br />
leur blague.<br />
24
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 25<br />
CHAPITRE 2<br />
LE CONCOURS DE 1976<br />
« Parmi les énarques, vous aviez des gens brillants et très<br />
cultivés, des gens brillants avec une culture médiocre, des gens<br />
cultivés mais pas très brillants, et des gens qui n’étaient ni brillants<br />
ni cultivés. »<br />
Un voltairien<br />
Les dates des épreuves écrites ont été publiées par le<br />
Journal officiel : la seconde semaine de septembre à la maison<br />
des examens d’Arcueil. Les candidats du concours externe,<br />
réservé aux étudiants âgés de moins de 25 ans, passent des<br />
épreuves spécifiques selon qu’ils se présentent pour la voie<br />
dite générale ou la voie économique, qui offrent respectivement<br />
62 et 26 places d’accessibilité à l’ENA. Cette année,<br />
pour les deux voies, 1 235 candidats se présentent à l’examen<br />
(872 externes et 363 internes). Pour la voie générale, le<br />
premier jour est consacré à l’épreuve de droit public, avec<br />
quatre heures pour plancher sur « la signification de l’évolution<br />
de l’administration territoriale en France depuis<br />
1946 » ; tandis que les candidats de la voie éco dissertent sur<br />
« un système monétaire international peut-il fonctionner<br />
25
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 26<br />
Le roman de la promotion Voltaire<br />
durablement avec des taux de changes flottants » Deuxième<br />
jour : cinq heures pour rédiger une note administrative à partir<br />
d’un dossier traitant d’une problématique à résoudre pour<br />
le secrétaire d’État à la Culture (voie générale) ou les relations<br />
entre la croissance et l’emploi (voie économique). Le troisième<br />
jour est une étape importante, avec la dissertation de<br />
cinq heures sur un sujet dit de culture générale : « Les âges<br />
de la vie dans les sociétés contemporaines » (voie générale)<br />
et « L’opinion publique mondiale » (voie économique). Le<br />
quatrième jour, les candidats de la voie générale ont trois<br />
heures pour plancher sur trois questions d’économie : « La<br />
productivité des entreprises », « les difficultés actuelles de la<br />
Politique agricole commune » et « Épargne et inflation dans<br />
la France d’aujourd’hui ». Les candidats de la voie économique<br />
doivent rédiger une note de synthèse à partir d'un<br />
dossier sur une nouvelle prestation sociale, « le complément<br />
familial ». Cinquième jour : trois heures de dissertation<br />
d’après un sujet au choix traitant de questions sociales ou<br />
internationales pour la voie générale : « Selon ses dernières<br />
évolutions, le droit social français vise-t-il davantage à assurer<br />
la stabilité de l’emploi ou à remédier aux conséquences de<br />
son instabilité » et « Les phénomènes de directoire dans les<br />
relations internationales depuis 1945 ». Le même jour, les<br />
candidats de la voie économique planchent sur des questions<br />
de droit public : « L’assemblée des communautés européennes<br />
», « les organismes paritaires dans la fonction<br />
publique » et « Le ministre ». Le sixième jour est consacré à<br />
l’épreuve d’option. Selon leur choix préalable, les candidats<br />
dissertent sur des thèmes de droit des affaires, droit civil,<br />
géographie, histoire contemporaine, linguistique générale,<br />
psychologie et sociologie, comptabilité privée, informatique,<br />
26
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Le concours de 1976<br />
mathématiques ou statistiques. Parmi les sujets : « le refus<br />
de vente », « l’équipement énergétique de la France et ses<br />
problèmes », « la tentative de construction de la paix » ou « les<br />
aspects psychologiques et sociologiques du pouvoir ».<br />
Pour gagner des points, les futurs énarques passent également<br />
des épreuves sportives : deux courses à pied de 100<br />
mètres et 1 000 mètres, des séries de sauts en hauteur, grimper<br />
à la corde et lancer du poids ainsi qu’une longueur de natation<br />
avec départ plongé. L’athlétisme se déroule à Vincennes<br />
et la natation à la piscine de Port-Royal. Si les candidats ont<br />
bûché comme des fous leurs examens, rares sont ceux qui se<br />
sont préparés aux tests sportifs. Beaucoup d’entre eux ne<br />
brillent d’ailleurs guère par leurs qualités athlétiques et le spectacle<br />
de ces futurs hauts-fonctionnaires en short tentant<br />
gauchement de sauter en fosbury ou feignant un malaise<br />
après quelques foulées de tour de piste frisent de près le ridicule.<br />
Le moment le plus pathétique restant sans aucun doute<br />
l’épreuve de corde durant laquelle la grande majorité des<br />
étudiants ne parvient pas à s’élever de plus de quelques centimètres<br />
au-dessus du sol sans jamais atteindre la hauteur<br />
réglementaire leur permettant de gagner des points. Les<br />
candidats eux-mêmes ont d’ailleurs du mal à garder leur<br />
sérieux face à certains de leurs camarades pendus à la corde<br />
tels des saucissons qui refusent de lâcher prise. L’un d’eux<br />
provoque d’ailleurs la fureur de l’examinateur qui lui hurle<br />
de redescendre tandis qu’il s’agrippe en répondant « Non,<br />
non, je vais y arriver ! » En attendant de passer à la course,<br />
un candidat du nom de Guy Yelda trouve par terre un portefeuille.<br />
En l’ouvrant pour identifier son propriétaire, il tombe<br />
sur une carte du Parti socialiste au nom de Michel Sapin, qui<br />
se montrera ravi de récupérer son bien. Au même moment,<br />
27
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
Jérôme Bédier manque de peu de récolter 0 à l’épreuve à cause<br />
de son retard. Après s’être perdu en voiture en longeant le<br />
bois de Vincennes, il s’est fait vertement verbaliser durant une<br />
vingtaine de minutes par des policiers qui prêtaient peu<br />
d’attention à ses propos confus sur une histoire de course à<br />
pied pour intégrer l’ENA.<br />
Les résultats des épreuves écrites permettent une abondante<br />
sélection. Les candidats qui passent le cap deviennent<br />
« admissibles » et doivent ensuite présenter deux oraux techniques<br />
: le premier sur les finances publiques, le second sur<br />
les questions sociales ou internationales, en fonction de la<br />
matière qui n’avait pas été traitée lors des écrits. Puis, en<br />
point d’orgue, le grand oral devant un jury de 11 personnes.<br />
Les dates des oraux sont réparties par ordre alphabétique<br />
au cours des mois de novembre et décembre, dans les locaux<br />
historiques de l’ENA, au 56 rue des Saints-Pères. Chaque<br />
étudiant tire un sujet et dispose de 10 minutes de préparation<br />
avant un exposé de 30 minutes devant deux jurés. L’oral<br />
de finances publiques fait appel à des connaissances très<br />
techniques, avec des sujets comme « la comptabilité publique<br />
et l’efficacité administrative » ou « le Parlement et le budget »,<br />
et il n’est pas rare que les candidats ne récoltent qu’une note<br />
médiocre. François Hollande réussit pourtant le carton plein,<br />
obtenant 17/20. Interrogé sur le contrôle financier, Dov<br />
Zerah sèche complètement. Pour s’en sortir, il tente maladroitement<br />
d’amadouer l’examinateur : « J’ai étudié ce sujet au<br />
cours de la grande grève de l’été 70 mais j’étais obligé de<br />
faire de l’auto-stop pour mes cours ». Interloqué par le<br />
propos, l’un des jurés cherche à savoir si le candidat prenait<br />
des passagers dans son véhicule ou levait lui-même le pouce<br />
en demandant : « Dans quel sens l’auto-stop » Ce à quoi<br />
28
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Le concours de 1976<br />
Dov Zerah répond « toujours en direction du sud ».<br />
L’ensemble des candidats passent aussi un examen de langue,<br />
consistant en un oral de 30 minutes avec la traduction d’un<br />
texte suivie d’une conversation avec l’examinateur. Selon<br />
les statuts de l’ENA, les candidats peuvent présenter au<br />
choix l’anglais, l’allemand, l’espagnol, l’italien, l’arabe, le<br />
chinois, le japonais ou le russe. Lors des oraux, Jean-Maurice<br />
Ripert fait la connaissance de Michel Sapin. Par la grâce de<br />
l’ordre alphabétique, les deux garçons se retrouvent systématiquement<br />
au même moment dans les locaux, avec un seul<br />
autre candidat entre eux. Jean-Maurice et Michel prennent<br />
l’habitude de discuter. À chaque sortie d’épreuve, le premier<br />
donne quelques tuyaux au second, qui les applique systématiquement.<br />
Le grand oral est sans doute l’épreuve la plus redoutée.<br />
Le candidat tire au hasard un papier sur lequel est inscrit, au<br />
choix, un texte ou une phrase à commenter. Contrairement<br />
aux oraux techniques, le candidat bénéficie d’une heure de<br />
préparation. Il entre ensuite dans une grande salle ouverte<br />
au public, face au jury disposé autour d’une table en forme<br />
de fer à cheval, au milieu de laquelle trône une pendule<br />
surnommée le « scaphandrier ». Le candidat doit présenter<br />
un exposé de 10 minutes, répondre à des questions relatives<br />
à son sujet pendant 10 minutes, puis à d’autres questions sur<br />
des thèmes de culture générale durant 10 autres minutes.<br />
L’exercice est chronométré à la seconde près. Si les étudiants<br />
issus de Sciences Po ont déjà passé un exercice similaire,<br />
qu’ils assimilent à un « mini grand oral de l’ENA », beaucoup<br />
se présentent totalement angoissés. En revanche, ceux<br />
passés par Normale-sup sont bien moins impressionnés :<br />
comparé à l’oral de l’agrégation de la rue d’Ulm, devant un<br />
29
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
jury d’une vingtaine de personnes, celui de l’ENA semble plus<br />
aisé. Pour les impétrants, le plus déstabilisant reste souvent<br />
les 10 dernières minutes de questions « mitraillettes ». Pour<br />
caricaturer cet exercice, les énarques ont coutume de citer<br />
l’exemple d’un candidat auquel un juré aurait demandé<br />
« Quelle est la profondeur du Danube à Vienne » et qui<br />
aurait répondu « Sous quel pont ». Beaucoup de rumeurs,<br />
pour la plupart infondées, ont circulé sur le folklore du<br />
grand oral. À Françoise Chandernagor, qui fut l’une des<br />
premières femmes à se présenter à l’ENA et qui sortit major<br />
en 1969, on prêta plusieurs bons mots liés au mariage, dont :<br />
« Épouseriez-vous un noir » « Oui pour un mariage blanc »<br />
et « Quelle différence faites-vous entre un amant et un<br />
mari » « C’est le jour et la nuit. » Si l’académicienne a nié<br />
la véracité de ces anecdotes, il est vrai que les questions du<br />
jury apparaissent souvent pour le moins pittoresques. Pour<br />
une raison simple : au cours de l’épreuve, les jurés testent<br />
moins les connaissances du candidat que sa capacité à se<br />
sortir d’une question provocante, gênante ou conflictuelle.<br />
Cette année, les présidents des jurys sont l’éminent professeur<br />
de droit public Jean Boulouis pour la voie générale et<br />
l’ancien PDG de la régie Renault Pierre Dreyfus pour la<br />
voie économique. Pour anticiper les réactions du jury, les<br />
candidats assistent fréquemment à quelques grands oraux qui<br />
précédent le leur. C’est pour cette raison que François<br />
Hollande se retrouve sur les bancs du public lorsqu’un<br />
étudiant de sa connaissance, militant de gauche, passe<br />
l’épreuve. Le candidat a tiré un sujet sur le sous-développement<br />
qu’il expose par un plan en deux parties : 1- le sousdéveloppement<br />
est un sous-produit du capitalisme, 2- les pays<br />
sous-développés ne s’en sortiront que par l’avènement du<br />
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Le concours de 1976<br />
socialisme. Une démonstration toute en nuance qui lui<br />
vaudra une très mauvaise notre et lui fermera, pour cette fois,<br />
les portes de l’ENA. François Hollande acquiert définitivement<br />
la conviction que l’exercice nécessite une réelle modération<br />
dans l’originalité, quitte à être relativement convenu.<br />
Lorsque son tour vient, le futur président hérite d’un texte<br />
du philosophe Alain sur la vitesse, qu’il juge peu intéressant<br />
mais qui l’inspire suffisamment pour réussir son exposé<br />
et répondre facilement aux relances. Lors des questions de<br />
culture générale, un juré l’interroge sur les émissions radiophoniques<br />
populaires. Auditeur attentif de toutes sortes de<br />
programmes sur les ondes, François se montre intarissable<br />
sur ce nouveau type d’émissions, à l’image de celle de Ménie<br />
Grégoire sur RTL où des anonymes téléphonent pour aborder<br />
des thèmes liés à la sexualité. François plaide que de tels<br />
programmes traduisent souvent la solitude des auditeurs et<br />
symbolise la crise de la médiation au sein de la société. Un<br />
autre juré lui demande quel est « le rapport entre Guy Mollet<br />
et les tomates » Hollande saisit instantanément à quoi fait<br />
référence l’examinateur : en février 1956, Guy Mollet, alors<br />
président du Conseil, avait reçu des jets de tomates d’une<br />
foule qui le huait lors de son déplacement en Algérie. Même<br />
si François n’avait que deux ans à l’époque, il connaît suffisamment<br />
l’histoire du mouvement socialiste pour savoir à<br />
quel point cet événement avait été considérable pour la<br />
génération à laquelle appartient la plupart des jurés.<br />
Son ami Jean-Maurice Ripert doit présenter un texte sur<br />
Mendès France. PMF étant l’une des grandes références au<br />
sein de sa famille, il s’en tire sans difficulté. Dominique de<br />
Villepin, lui, doit faire son choix entre « la décentralisation »<br />
et « le Far West ». Le thème étant en vogue, il commence à<br />
31
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 32<br />
Le roman de la promotion Voltaire<br />
dresser les grandes lignes de son exposé sur la décentralisation<br />
mais se rend compte au bout de la moitié du temps de<br />
préparation qu’il n’a rien à dire sur le sujet. Il change son fusil<br />
d’épaule et opte pour le Far West, improvisant avec succès<br />
face au jury. Renaud Donnedieu de Vabres réussit son passage<br />
relativement sans encombre. Juste avant la fin du temps<br />
réglementaire, Dreyfus pose une dernière question :<br />
« Préféreriez-vous devenir maire ou préfet » Renaud hésite<br />
un court instant puis répond « préfet » à la seconde où<br />
retentit la sonnerie. Un petit sourire aux lèvres, Dreyfus lui<br />
glisse « le temps est achevé, nous ne tiendrons pas compte<br />
de votre dernière réponse ». Lors du passage d’une candidate<br />
de la voie générale, le lustre se décroche et s’écrase avec fracas<br />
au beau milieu de la table du jury. Cillant à peine, Jean<br />
Boulouis s’époussette la veste avec le dos de la main et<br />
demande à ce que l’on retire le lustre. François Morlat, le<br />
« krach » de Sciences Po, réussit brillamment son exposé sur<br />
le livre La trahison des clercs de Julien Benda. Si brillamment,<br />
qu’un futur voltairien présent dans le public se<br />
demande s’il n’a pas lu l’ouvrage la veille. Christian Tardivon<br />
se voit demander : « Qu’est-ce qu’un fonctionnaire d’État »<br />
Plutôt que de se lancer dans une grande diatribe théorique,<br />
il répond du tac au tac : « Quelqu’un qui est régi par l’ordonnance<br />
du 4 février 1959 ». Interrogé sur le travail, un autre<br />
voltairien, futur préfet, étonne le jury en rappelant l’étymologie<br />
du mot, le latin tripalium signifiant « instrument de<br />
torture ». Jérôme Bédier voit le président du jury prendre un<br />
air grave pour lui demander : « Monsieur, savez-vous ce<br />
qu’est un bistrot » Jérôme, qui a étudié la langue de<br />
Tchekhov, répond que le terme vient du mot russe « bistro »,<br />
qui était scandé, lors de l’occupation de Paris par l’armée du<br />
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Le concours de 1976<br />
Tsar en 1814, par les soldats cosaques qui voulaient se faire<br />
servir plus rapidement dans les tavernes. Si l’explication<br />
étymologiste est souvent contestée par les linguistes, elle<br />
fait en tout cas mouche auprès des examinateurs. D’humeur<br />
badine, le président du jury demande ensuite : « Le pilier de<br />
bistrot fait-il partie de l’architecture » Jérôme répond :<br />
« Non, mais il soutient financièrement l’établissement. »<br />
Les jurés tendent souvent des pièges par le biais d’interrogations<br />
très ouvertes. À la question « qu’évoque pour vous<br />
le mot Bosch », Jean-Ludovic Silicani fait référence au<br />
peintre Jérôme Bosch et non aux Allemands. Jean-Marc<br />
Janaillac se voit demander : « Qu’évoque pour vous<br />
Louviers » Il se souvient d’une photo aperçue dans le magazine<br />
Historia : Pierre Mendès France derrière une vitre par<br />
temps de pluie, la légende indiquait que le cliché avait été<br />
pris à Louviers, commune dont il était maire. La même<br />
question avait été posée aux trois candidats précédents,<br />
aucun n’avait fait le lien avec Mendès. Juste après, un juré<br />
demande à Jean-Marc pour quelle raison il ne fait pas de<br />
sport. Il répond qu’il a passé une grande partie de son enfance<br />
et de son adolescence dans une ferme et qu’il ne faisait pas<br />
de sport parce qu’il avait autre chose à faire : il devait travailler.<br />
À Jean-Philippe Duranthon, le président du jury demande<br />
de se retourner et d’observer le portrait officiel du président<br />
de la République, sur lequel Giscard est légèrement décalé<br />
sur la gauche. « Qu’en déduisez-vous sur le plan politique »<br />
Pour ne prendre aucun risque, Jean-Philippe répond que le<br />
président se situe plutôt à gauche si l’on se base du point de<br />
vue de celui qui regarde, et plutôt à droite selon sa position<br />
initiale, provoquant quelques rires au passage.<br />
Parfois la chance peut se montrer clémente. Pierre<br />
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promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 34<br />
Le roman de la promotion Voltaire<br />
Duquesne tire un texte sur Marat alors qu’il vient d’achever<br />
Les hommes de la liberté de Claude Manceron. Lors des questions<br />
mitraillettes, Boulouis lui demande : « À quel âge<br />
marche et parle un bébé » Pierre tente : « Il parle à deux ans<br />
et marche à trois ans. » D’un ton très sérieux, Boulouis lui<br />
lance : « Monsieur, vous serez un père patient. » À la question<br />
« Quelles sont les stations de métro de Paris qui vous<br />
rappellent des victoires de Napoléon III », Jean-Yves Tolot<br />
répond spontanément : « Magenta, Solferino » sans savoir<br />
comment celles-ci lui sont revenues en mémoire. Originaire<br />
de Lyon, il est interrogé sur San Antonio, qu’il n’avait jamais<br />
lu de sa vie et dont il ne connaissait rien. À peine a-t-il<br />
répondu que le vrai nom de l’auteur était Frédéric Dard,<br />
que l’horloge s’allume pour signifier la fin. D’autres n’ont pas<br />
cette aubaine et ne peuvent dissimuler leur ignorance à<br />
certaines questions. Un futur voltairien se voit interrogé sur<br />
Lysistrata, l’intrépide Athénienne du conte éponyme<br />
d’Aristophane qui avait mené la grève du sexe pour faire<br />
cesser la guerre. Un personnage de la Grèce antique qui ne<br />
figurait évidemment pas dans la masse d’ouvrages qu’avait<br />
avalée le pauvre étudiant pour préparer le concours. Un<br />
second sèche sur la mesure de l’étalon, un autre est incapable<br />
de répondre à la question « Qu’est-ce que la langue<br />
verte », qui signifie l’argot. Si, pour ceux-là, les carences ne<br />
seront pas préjudiciables pour le résultat du concours, d’autres<br />
s’en sortiront moins bien. Un candidat interrogé sur les<br />
jeux de hasard perd complètement ses moyens et se lance dans<br />
une explication farfelue dans laquelle il prend comme exemple<br />
de jeu de hasard les échecs.<br />
L’exercice peut aussi engendrer son lot de frustrations. À<br />
cette époque, Nicolas Jacquet avait comme livre de chevet<br />
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Le concours de 1976<br />
L’ère des organisateurs de l’Américain James Burnham, un<br />
ouvrage qu’il connaissait sur le bout des doigts. Dans la salle<br />
de préparation, juste avant son grand oral, il aperçoit que le<br />
candidat précédent a laissé son brouillon sur la table. Il y jette<br />
un œil : un extrait de son livre fétiche. Le candidat en question<br />
n’avait, lui, jamais lu l’ouvrage et n’avait jamais entendu<br />
parler de Burnham : il s’est platement vautré. Michel<br />
Delpuech a l’impression de « payer un peu ses origines<br />
sociales ». Lui, le fils de boucher auvergnat, doit commenter<br />
la phrase : « Le bonheur est-il encore une idée neuve » Il<br />
s’en sort relativement bien dans son exposé mais ne fait à<br />
aucun moment référence à la phrase de Saint Just, « le<br />
bonheur est une idée neuve en Europe », dont il n’a jamais<br />
entendu parler. Vers la fin, un juré tente de l’aider en l’orientant<br />
vers l’inflexible Montagnard mais Michel ne parvient<br />
pas à faire le rapprochement. Il quitte la salle avec le sentiment<br />
d’avoir échoué et la crainte que cette ignorance lui<br />
coûte l’entrée à l’ENA. Les autres voltairiens sont pêle-mêle<br />
interrogés sur « le bicentenaire de la déclaration d’indépendance<br />
des États-Unis », « l’avenir de l’université française »,<br />
« le cinéma en tant que reflet d’une société », « les privilèges<br />
», « le progrès dans la science et le progrès dans l’art »,<br />
« la morosité en France », « Mao Tsé Toung », « la lutte<br />
contre l’inflation », « les mandats de l’entre-deux-guerres<br />
au Moyen-Orient », « le jeunisme ou racisme antijeunes »,<br />
« l’esprit bohémien », sur des textes d’Anatole France,<br />
Bernanos, Péguy ou Raymond Queneau. Les questions de<br />
culture générale s’enchaînent parfois à un rythme très<br />
soutenu, semblant venir de partout à la fois depuis la table<br />
en fer à cheval : « Savez-vous ce que sont des skis compacts »,<br />
« Comment se présente le bilan de la banque de France »,<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
« Quel est le poids de la sous-traitance dans l’industrie automobile<br />
», « Que savez-vous de la mafia sicilienne »,<br />
« Expliquez le hors-jeu au football », « Selon vous, qu’estce<br />
qu' un chef d’État »<br />
Une fin d’après-midi de décembre, une petite affiche<br />
avec les noms des admis est placardée sur le côté droit de la<br />
porte cochère de la rue des Saints-Pères. Les candidats sont<br />
venus à l’heure dite, la plupart avec la boule au ventre et les<br />
jambes en coton. Le trottoir est étroit et la petite foule se bouscule<br />
un peu pour apercevoir la liste. Au troquet d’en face, il<br />
y a rapidement la queue pour téléphoner. Plus tard dans la<br />
soirée, les reçus fêtent dignement leur succès ; ceux qui<br />
échouent s’en remettent difficilement. Pour eux, c’est « un<br />
choc », « un drôle de traumatisme que l’on porte une partie<br />
de son existence ». Certains retenteront le coup l’année<br />
suivante, d’autres abandonneront et changeront diamétralement<br />
de voie. Pour ceux-là pas question de rejoindre l’administration<br />
par un étage inférieur. Trop de frustrations en<br />
perspective lorsqu’ils croiseront durant leurs carrières ceux<br />
qui ont obtenu des postes plus élevés parce que « eux »<br />
avaient réussi l’ENA.<br />
Quelques jours plus tard, la direction de Sciences Po<br />
organise un apéritif en l’honneur de tous les étudiants de l’IEP<br />
reçus au concours. L’encadrement a oublié d’inviter Jean-Luc<br />
Silicani qui, inscrit en seconde année, n’apparaissait pas sur<br />
la liste. Les étudiants trinquent à leur avenir. Parmi les reçus,<br />
les filles feront leur rentrée à l’ENA dans moins d’un mois.<br />
Les garçons du concours externe, les futurs voltairiens,<br />
devront patienter encore un peu. Avant de revêtir l’habit<br />
d’apprenti haut-fonctionnaire, ils doivent s’habiller en kaki<br />
durant toute une année.<br />
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promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 37<br />
CHAPITRE 3<br />
LE SERVICE MILITAIRE<br />
« Il pleuvait, ça caillait et ça n’était pas d’une grande stimulation<br />
intellectuelle. »<br />
Un voltairien<br />
Passer de la préparation du concours de l’ENA à une<br />
caserne de bidasses n’apparaît pas comme la transition la plus<br />
logique qui soit. À l’époque, c’est pourtant le lot de la très<br />
grande majorité des garçons du concours externe.<br />
L’obligation du service militaire pour les admis à l’ENA<br />
viendrait du général De Gaulle lui-même, qui jugeait inconcevable<br />
que les futurs hauts-fonctionnaires se dédouanent<br />
de leurs obligations envers la patrie. Dans cette optique,<br />
les dispenses préalablement obtenues étaient fréquemment<br />
remises en cause et certains futurs élèves ayant été réformés<br />
quelques années auparavant étaient d’autorité réincorporés.<br />
Les remises en cause de dispenses n’étaient cependant pas<br />
systématiques et plusieurs futurs voltairiens éviteront de<br />
passer 12 mois sous les drapeaux, en raison de problèmes<br />
physiques ou parce qu’ils sont soutiens de famille. François<br />
Hollande aurait dû compter parmi les réformés et faire sa<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
rentrée à l’ENA dès 1977. Lors de l’examen oculaire de ses<br />
« trois jours » il avait été décelé « Y4 », l’handicap maximum.<br />
Myope comme une taupe, François s’obstine pourtant à<br />
vouloir faire son service militaire, jugeant que sa future<br />
carrière politique risquait de pâtir de son sort de « planqué ».<br />
Il est vrai que, même si la plupart des militants de gauche<br />
multipliaient les démarches pour éviter à tout prix le service<br />
national, au sein de la population, être réformé était encore<br />
mal vu, voire honteux. Après des contacts auprès du ministère<br />
de la Défense pour passer une contre-visite, François<br />
Hollande obtient un nouvel examen médical à Vincennes.<br />
C’est là que les futurs énarques y passent par petits groupes,<br />
peu de temps après les résultats du concours. Certains se<br />
voient pour la première fois à cette occasion, comme ce<br />
voltairien qui, sortant du métro, croise Dominique de<br />
Villepin arrivant en taxi. Ces tests d’aptitudes physiques<br />
donnent lieu à quelques surprises, bonnes ou mauvaises. À<br />
sa grande joie, François Hollande est déclaré « apte ». Un<br />
autre futur voltairien, Éric Thuillez doit, lui, se battre pour<br />
faire reconnaître sa dispense, jugeant que son dossier a été<br />
« truandé » pour l’obliger à faire son service. Il sera contraint<br />
de faire ses classes mais parviendra tout de même à se faire<br />
réformer au bout de 5 mois.<br />
L’ensemble des futurs voltairiens du concours de 1976 se<br />
retrouve une semaine plus tard dans un grand amphi de<br />
l’école militaire pour le choix des affectations. Un officier<br />
fait une courte intervention, règle les quelques cas particuliers<br />
des appelés que leurs aptitudes physiques empêchent<br />
d’entrer dans certaines armes, puis annonce qu’il va tirer<br />
une lettre au hasard pour décider de l’ordre dans lequel les<br />
énarques choisiront leur arme. Pierre Duquesne prend la<br />
38
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 39<br />
Le service militaire<br />
parole pour se plaindre de ce fonctionnement inégalitaire,<br />
affirmant que, même si la lettre D sortait en premier, luimême<br />
n’avait aucune chance d’obtenir les tout premiers<br />
choix et qu’il serait plus juste de tirer les noms au hasard<br />
plutôt que les lettres. Le gradé l’envoie paître en quelques<br />
mots puis procède au tirage : la lettre D sort. Parmi les<br />
premiers à choisir, beaucoup optent pour la Marine ou<br />
l’Armée de l’air, d’autres favorisent les régiments les plus<br />
près de chez eux. Le gros des troupes hérite de l’Armée de<br />
terre, qui bénéficie d’un nombre plus conséquent de places<br />
disponibles. Lorsque l’ensemble des choix est acté, l’officier<br />
s’aperçoit d’un problème pour le cas de Nicolas Jacquet : son<br />
dossier indique qu’il souffre d’une forme de daltonisme et<br />
il ne peut donc pas faire son service au sein de la Marine.<br />
Renaud Donnedieu de Vabres, qui entend la conversation,<br />
propose alors d’échanger avec son affectation dans l’Armée<br />
de l’air. Nicolas Jacquet donne son accord et l’officier procède<br />
à l’inversion des choix.<br />
Les énarques partent pour leurs classes en janvier 1977.<br />
Ceux de l’Armée de terre ont pour destination la base de<br />
Coëtquidan, un camp militaire destiné à former les officiers<br />
situé dans la petite commune de Guer (Morbihan). Pour<br />
la plupart, le départ se fait un dimanche soir de la gare<br />
Montparnasse. Michel Sapin et Jean-Maurice Ripert, qui ont<br />
sympathisés depuis le concours, s’y rendent avec leurs épouses<br />
respectives, Emmanuelle et Claudine. Voir leurs maris partir<br />
crée sans doute un sentiment de solidarité chez les deux<br />
jeunes femmes qui se rapprochent à cette occasion et deviendront<br />
très vite amies. Le train de nuit est en grande partie<br />
occupé par les énarques, qui lient connaissance en fonction<br />
de leurs dispositions dans les différentes voitures. Si<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
rares sont ceux que l’idée de faire l’armée ne rebute pas,<br />
l’ambiance est plutôt conviviale. Dans son compartiment,<br />
François Hollande enchaîne les blagues une bonne partie de<br />
la nuit.<br />
Le lendemain matin, rassemblés dans « l’amphithéâtre<br />
Napoléon » de Coëtquidan, ils ne sont pas moins d’une<br />
soixantaine d’énarques ainsi que de nombreux appelés du<br />
contingent issus de l’École nationale de la magistrature<br />
(ENM). Parmi ces derniers figure Jean-Michel Lambert,<br />
futur juge qui s’illustrera dans l’affaire Grégory. Les néobidasses<br />
sont accueillis par le chef de corps, un général, dont<br />
la longue intervention peut se résumer par « Vous êtes les<br />
meilleurs, les plus intelligents et les plus beaux mais vous allez<br />
sacrément en chier ». Les énarques ont ensuite droit au<br />
parcours traditionnel des appelés : faire la queue au magasin<br />
pour recevoir leur paquetage, répartition des chambrées et<br />
séance de rasage à la tondeuse chez le coiffeur. Ceux qui<br />
portent les cheveux plutôt longs, comme Jean-Maurice<br />
Ripert, ressentent une certaine humiliation à se faire tondre.<br />
Mais l’armée ne fait aucune exception, même pour les<br />
anciens gauchistes.<br />
En raison de la date du concours, les énarques et les élèves<br />
de la magistrature intègrent l’armée entre deux contingents,<br />
ce qui les oblige à suivre un seul mois de classe accélérée au<br />
lieu des deux mois habituels. En raison de leur nombre, ils<br />
sont divisés en deux sections hétéroclites. À la fin de leurs<br />
classes, tous sont sensés obtenir le grade d’aspirant, l’équivalent<br />
de lieutenant pour les appelés. Même si l’armée a<br />
prévu pour eux un encadrement trié sur le volet, avec un capitaine<br />
comme chef de section alors qu’habituellement le titulaire<br />
du poste ne dépasse jamais le grade de lieutenant,<br />
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Le service militaire<br />
l’adaptation à ce nouvel environnement se fait un peu dans<br />
la douleur. Les futurs voltairiens sont arrivés à l’armée encore<br />
auréolés de leur réussite au concours, avec la conviction<br />
qu’un brillant avenir les attendait. Mais pour ce qui est de<br />
l’avenir immédiat, beaucoup déchantent rapidement. À<br />
Coëtquidan, la météo n’est pas des plus clémentes : il y fait<br />
froid, la pluie ne cesse de tomber que ponctuellement, les<br />
bâtiments sont humides. Physiquement, les nouveaux arrivants<br />
ont du mal à suivre le rythme, au point de s’endormir<br />
lors des quelques amphis où ils suivent des cours théoriques.<br />
Lors des exercices, beaucoup crachent leurs poumons<br />
ou se plaignent de points de côté. Leur capitaine leur fait<br />
pourtant savoir un jour qu’ils bénéficient d’un traitement<br />
de faveur : « Vous avez droit à une initiation douce à l’armée,<br />
on s’adapte à votre statut particulier. » Les militaires n’apprécient<br />
guère les appelés trop plaintifs, fussent-ils énarques,<br />
et savent le leur faire sentir. Lors d’une marche, alors<br />
que la pluie tombe abondamment, le capitaine refuse de<br />
les laisser enfiler leurs ponchos, leur ordonnant « d’arrêter<br />
de faire les chochottes ». Les futurs voltairiens et les élèves<br />
de la magistrature se font copieusement tremper avant de<br />
gagner le droit de revêtir le précieux poncho, qui a largement<br />
eu le temps de s’imbiber d’eau dans leur sac. Le footing<br />
matinal donne aussi lieu à un choc des cultures : les énarques<br />
en short courent difficilement derrière un adjudant<br />
brut de décoffrage qui leur hurle à un rythme régulier : « Je<br />
veux que vous transpiriez jusqu’à ce que la raie de vos fesses<br />
soit une gouttière pour votre sueur ! » L’un des moments les<br />
plus pénibles du mois de classe est sans doute une marche<br />
de nuit, durant laquelle les appelés répartis par petits groupes<br />
doivent retrouver leur chemin à l’aide d’une boussole.<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
Certains jouent le jeu et se perdent à travers la forêt, la<br />
plupart suivent prudemment les chemins pédestres ou se<br />
contentent de chercher un abri pour attendre la fin de la<br />
pluie. Un groupe complètement égaré se retrouve dans une<br />
ferme isolée dont les habitants ne parlent que le breton.<br />
Seule la petite fille de la famille s’exprime en français et leur<br />
indique la route à suivre. Le groupe de Michel Sapin est<br />
l’un des rares à trouver relativement aisément son chemin<br />
grâce au talent du futur ministre pour se servir d’une boussole.<br />
Comme tous les appelés, les deux sections doivent pratiquer<br />
quotidiennement la marche au pas, exercice purement<br />
militaire qui consiste à se déplacer collectivement en effectuant<br />
ses mouvements de pieds d’une même cadence au<br />
rythme d’un chant de l’armée. « Qui défile plus mal que les<br />
polytechniciens Les énarques ! » Si la quasi-totalité des<br />
voltairiens ne mettent aucune bonne volonté pour la marche<br />
au pas, certains éprouvent de réelles difficultés physiques pour<br />
cet exercice. Ainsi un grand jeune homme d’1,96 m, du<br />
nom de Régis Aubergy de Laroullière, se révèle littéralement<br />
incapable de suivre la cadence durant les exercices,<br />
au point de désespérer l’instructeur. De par sa haute stature,<br />
celui-ci a été désigné « homme de base », l’individu placé en<br />
tête du peloton censé servir de référence au reste de la troupe<br />
qui doit aligner sa cadence sur son pas. Dix fois par jour, ses<br />
camarades entendent leur adjudant hurler pour le rappeler<br />
à l’ordre par une exclamation demeurée dans toutes les<br />
mémoires : « AUBERGYYYYYY ALIGNEMENT ! » Ouïr<br />
continuellement un gradé s’égosiller sur une partie de son<br />
patronyme a, peut-être, motivé la volonté de ce futur N°2<br />
du Crédit Foncier de France de raccourcir son nom pour se<br />
42
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 43<br />
Le service militaire<br />
faire appeler « Régis de Laroullière » dans un cadre professionnel,<br />
évitant ainsi que le « Aubergyyyyyy ! » » lui rappelle<br />
d’humiliants souvenirs.<br />
Aussi nuls soient-ils pour la chose militaire, les voltairiens<br />
finissent bien par s’habituer à leur quotidien : rassemblement<br />
sur la place d’Armes à 6 heures du matin, lever du drapeau,<br />
laïus de présentation en retirant son béret avant d’entrer<br />
dans le bureau d’un officier, lits au carré, crapahutage,<br />
corvées de chiottes…. Les rites militaires deviennent des<br />
automatismes. La plupart des énarques ne se sentent pas<br />
pour autant soldats dans l’âme, se sentant plus proches des<br />
« bidasses en vadrouille » que de jeunes gens prenant à cœur<br />
de servir leur pays. Quelques voltairiens font même preuve<br />
d’un antimilitarisme relativement ostensible, notamment<br />
François Tardan et Bernard Boyer. Sans jouer les rebelles<br />
pour autant, leur attitude continuellement désinvolte<br />
lorsqu’il s’agit d’obéir aux ordres agace suffisamment l’encadrement<br />
pour que tous deux soient les seuls à ne pas<br />
obtenir le grade d’aspirant à l’issue de leurs classes. Au-delà<br />
de leurs deux sections, le camp de Coëtquidan accueille<br />
essentiellement des élèves officiers traditionnels issus de la<br />
préparation militaire. Entre cette dernière catégorie et les<br />
énarques, c’est un peu « l’huile et le feu ». Un mépris total<br />
et réciproque. D’un côté une culture de défiance vis-à-vis<br />
de ce qui représente l’ordre chez les étudiants engagés à<br />
gauche, voire un certain mépris de classe de la part d’énarques<br />
de bonne famille ; de l’autre une aversion traditionnelle<br />
des militaires envers ces futurs hauts-fonctionnaires « planqués<br />
». Si la plupart du temps les énarques et les « authentiques<br />
élèves officiers » restent chacun de leur côté, parfois<br />
des frictions se font sentir. Une nuit, quelques élèves de<br />
43
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
l’ESM (Ecole spéciale militaire), dont certains connus pour<br />
leurs sympathies d’extrême droite, décident de bizuter quelques<br />
chambrées d’énarques à coups de dentifrice, de jets<br />
d’eau et de renversement des plumards. La brimade ne va<br />
pas bien loin mais irrite ceux qui en ont été victimes. Le<br />
lendemain, pendant le rassemblement sur la place d’Armes,<br />
Dov Zerah sort des rangs et interpelle le chef de section :<br />
« Mon capitaine, est-ce que vous cautionnez ce qui s’est<br />
passé cette nuit » Le chef de section lui ordonne de rentrer<br />
dans le rang, Dov Zerarh refuse. Le capitaine finira par<br />
ordonner de « rompre les rangs ».<br />
Au sein de la troupe, un voltairien fait bande à part,<br />
agacé par le manque de sérieux de ses futurs condisciples.<br />
Pour lui, l’armée représente une institution hautement<br />
respectable et l’attitude des énarques lui semble des plus<br />
incorrecte. Au point qu’il préfère même intégrer une chambrée<br />
d’élèves de l’ELM plutôt que de cohabiter avec ceux qu’il<br />
considère comme « des gosses de riches méprisants ». À<br />
cette exception près, un certain esprit de camaraderie naît<br />
entre les énarques, certains nouant même de solides amitiés.<br />
C’est le cas notamment d’un petit groupe qui restera longtemps<br />
soudé dans les années à venir : François Hollande, son<br />
compère Jean-Maurice Ripert, Michel Sapin, Bernard Cottin<br />
et Jean-Pierre Jouyet. Les cinq garçons ont des caractères relativement<br />
différents mais ont pour point commun des convictions<br />
viscéralement de gauche. Hollande, Ripert, Sapin et<br />
Cottin partagent la même chambrée. Jouyet est dans celle<br />
d’à côté, en compagnie de Christian Tardivon et Jean-Marc<br />
Janaillac, deux autres futurs membres de la « bande du<br />
Caréna ». Ils passent leurs soirées en caserne à discuter,<br />
essentiellement de politique, mais se font également remar-<br />
44
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Le service militaire<br />
quer par leur bonne humeur, au point d’être rapidement<br />
considérés comme la bande des « joyeux lurons ». Dans la<br />
plupart des autres chambrées, la bonne ambiance règne<br />
aussi. Dans la sienne, Henri de Castries distrait souvent ses<br />
camarades en racontant des anecdotes sur les dirigeants<br />
français du moment, que lui ont rapportées des membres<br />
de sa famille.<br />
Lorsque les énarques ne suent pas sang et eau lors des<br />
différents exercices, il leur arrive quelques fous rires. Ils ont<br />
coutume de se moquer allégrement de deux adjudants<br />
nommés Massoud et Paulet, qu’ils surnomment bien évidemment<br />
« ma soupe au lait ». Ou du gradé chargé de leur enseigner<br />
le tir, un homme sensiblement porté vers la boisson.<br />
Lors d’un passage au stand, ledit gradé prend la position<br />
couchée pour montrer à la section le maniement de l’arme.<br />
Passablement alcoolisé, il ne parvient pas à se remettre<br />
debout et déploie des efforts pathétiques pour se redresser<br />
durant plusieurs longues minutes. Face à lui, François<br />
Hollande et ses copains en pleurent de rire. Un autre jour<br />
où ils récupèrent un nouveau paquetage au magasin des<br />
troupes, Régis de Laroullière hérite d’un manteau trop petit<br />
pour lui, au point que les manches lui arrivent presque aux<br />
coudes. Lors du rassemblement devant le casernement,<br />
l’homme de base sort des rangs et indique au capitaine qu’il<br />
a dû y avoir une erreur dans la distribution. Après une<br />
longue minute de silence, un autre appelé, élève de la magistrature,<br />
sort des rangs avec un manteau trois fois trop grand<br />
pour lui : c’est Jean-Michel Lambert. Au cas où une explication<br />
était nécessaire, le futur juge se croit obligé de préciser :<br />
« C’est peut-être moi qui n’ai pas le bon manteau ». Le reste<br />
de la troupe s’esclaffe, le chef de section reste interdit. Jean-<br />
45
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
Michel Lambert n’en est pas à son coup d’essai pour ce qui<br />
est de se faire remarquer depuis le début des classes. Un<br />
jour où il se plaint auprès d’un capitaine qu’il aurait dû être<br />
réformé en raison de sa forte myopie, l’officier lève la main<br />
et lui demande « Combien j’ai de doigts » « Deux ». « Ben<br />
vous voyez, c’est bon vous pouvez faire l’armée ». Lambert<br />
est un garçon gentil, plutôt malin, mais du genre à partir<br />
systématiquement en sens inverse dans les courses d’orientation.<br />
Des années plus tard, lorsqu’il entendra son nom à<br />
la radio au début de l’affaire du petit Grégory, un voltairien,<br />
qui ne l’avait pas revu depuis le service, aura instantanément<br />
la certitude que le crime ne sera jamais élucidé, imaginant<br />
son ancien camarade de l’armée en train d’écrabouiller<br />
maladroitement les pièces à conviction. Un autre élève de<br />
la magistrature se distingue d’une autre façon : il fond en<br />
larmes le jour où Giscard gracie un condamné à mort, ne<br />
supportant pas l’idée que le président de la République<br />
bafoue une décision de justice.<br />
À la fin des classes de Coëtquidan, les voltairiens sont<br />
dispersés dans différents régiments pour suivre leurs formations<br />
d’EOR (élève officier de réserve) durant deux mois, à<br />
l’issue desquels ils doivent rejoindre leurs affectations définitives.<br />
Henri de Castries se retrouve dans les blindés à<br />
Saumur (Maine-et-Loire), en compagnie de quelques camarades<br />
dont Pierre Dartout, Patrick O’Quin, Jean-Yves Tolot,<br />
Bernard Boyer, Maurice Meda et Dove Zerah, ce dernier<br />
étant obligé pour l’occasion de se raser la barbe. Tout en<br />
conservant son esprit blagueur, Henri prend son service<br />
militaire au sérieux. Dans sa famille, il est « le premier aîné<br />
mâle à ne pas devenir militaire depuis dix générations »,<br />
selon la formule d’un voltairien. Le service lui permet de<br />
46
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Le service militaire<br />
rattraper en partie ce manquement, ce qui le pousse sans<br />
doute à devenir le président de sa promotion de Saumur.<br />
François Hollande atterrit au régiment du génie d’Angers,<br />
avec ses amis Jean-Maurice Ripert, Michel Sapin et Bernard<br />
Cotin, mais aussi d’autres voltairiens comme Jean-François<br />
Blarel et Hubert Loiseleur des Longchamps. Les énarques<br />
y suivent quelques enseignements qui ne leur semblent pas<br />
bien difficiles au regard de ce qui les attend après leur service.<br />
Ils passent beaucoup de temps à faire des nœuds ou à pratiquer<br />
la navigation sur la rivière de la Maine ou sur la Loire.<br />
Ils apprennent également à faire sauter des ponts, en calculant<br />
la charge nécessaire en fonction des matériaux utilisés<br />
et du lieu où les explosifs sont enfouis. Un exercice de calcul<br />
pour lequel Michel Sapin se révèle le plus doué. La devise<br />
du génie : « Parfois détruire, souvent construire, toujours<br />
servir. » À Angers, Michel Sapin a récupéré les clefs de<br />
l’appartement libre d’un couple d’amis. Le week-end, Michel<br />
Sapin et Jean-Maurice Ripert y reçoivent leurs femmes<br />
respectives. Durant la semaine, les voltairiens s’y retrouvent<br />
souvent pour passer des soirées loin de la caserne.<br />
Autour de quelques verres, ils discutent bien évidemment<br />
de politique, de Mitterrand, de Rocard, de la haute fonction<br />
publique, de l’évolution de l’ENA, mais se livrent rarement<br />
sur eux-mêmes. Avant la fin de la formation d’EOR,<br />
Jean-Maurice Ripert est victime d’un problème physique et<br />
doit rejoindre le service de Santé de l’armée à Orléans, où<br />
il retrouve trois autres énarques : Dominique Villemot,<br />
François Morlat et Guy Zelda. Les autres d’Angers finissent<br />
leur formation et gagnent leurs régiments en juin :<br />
François Hollande au 71 e régiment d’Oissel (Seine-Maritime)<br />
et Michel Sapin au 5 e régiment de Satory (Yvelines).<br />
47
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
Jean-Pierre Jouyet, Jean-Marc Janaillac, Georges Laville,<br />
Jean-Ludovic Silicani et Jérôme Bédier se retrouvent<br />
ensemble dans l’artillerie à Draguignan. Le climat est bien<br />
plus clément qu’à Coëtquidan et le groupe passe un séjour<br />
plutôt agréable. Plutôt que de se contenter du menu de la<br />
caserne, ils dégustent ensemble les foies gras préparés par la<br />
mère de Jean-Marc. Le soir et le week-end, ils sortent souvent<br />
du côté de Saint-Tropez<br />
Le reste des voltairiens suit des parcours parallèles au<br />
sein de ses armes respectives. Dans la marine, Dominique<br />
de Villepin et Renaud Donnedieu de Vabres font leurs<br />
classes à Brest, avec notamment Michel Pot et Patrick Février.<br />
Après quelques cours théoriques sur la navigation, les énarques<br />
se retrouvent à bord d’un bateau pour voguer au large<br />
des côtes bretonnes. Le temps est souvent agité et les<br />
premières sorties se révèlent pénibles. Villepin, Donnedieu<br />
et les autres finissent par vomir allégrement dans des seaux<br />
à tour de rôle. Renaud et Dominique s’étaient déjà croisés<br />
à Sciences Po et leur cohabitation sous les drapeaux les<br />
rapproche. Tous les vendredis soirs, ils louent ensemble une<br />
voiture pour se rendre à Morlaix, où ils prennent le train pour<br />
Paris. La semaine, il leur arrive souvent de sortir le soir pour<br />
écumer les bars de la rue de Siam. Sorti major de l’école<br />
navale, Renaud choisit Tahiti comme affectation. Il se<br />
retrouve à bord d’un petit patrouilleur, la Paimpolaise. Si la<br />
Polynésie représente la destination rêvée par excellence, la<br />
réalité se révèle souvent moins idyllique. La Paimpolaise a<br />
pour mission de réaliser des analyses météo au large de<br />
Mururoa, au moment des essais nucléaires. L’équipage, qui<br />
compte 35 militaires dont 4 officiers, doit régulièrement<br />
affronter les caprices du Pacifique et tenir bon sur le pont<br />
48
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Le service militaire<br />
lorsque les vagues aspergent les visages. Comme à Brest,<br />
beaucoup sont malades et dégobillent allégrement pardessus-bord.<br />
Autre pépin : pendant toute une période, le<br />
bouilleur qui transformait l’eau salée en eau douce tombe<br />
en panne, empêchant l’équipage de prendre des douches<br />
et transformant leur peau en couche de sel. Dominique de<br />
Villepin est affecté à bord du Clemenceau, parmi 2 000<br />
hommes d’équipages. Il navigue sur plusieurs mers, parcourt<br />
l’océan Indien, visite Djibouti.<br />
Deux voltairiens optent pour le commissariat de la marine<br />
à Toulon : Michel Delpuech et Nicolas Duhamel. En guise<br />
d’accueil, tous deux se font gentiment bizuter par leurs<br />
nouveaux camarades. Le jour de leur arrivée, ils sont amenés<br />
à visiter séparément les installations. Michel Delpuech est<br />
entraîné à bord d’un escorteur d’escadre, sur lequel on<br />
l’abandonne seul dans le carré des officiers durant deux<br />
heures avant de lui signifier que la visite était terminée sans<br />
qu’il n’ait rien vu ni rien appris. Nicolas Duhamel, lui, est<br />
entraîné sur un pétrolier rapatrieur d’escadre en compagnie<br />
d’un officier qui lui explique, en insistant lourdement,<br />
que le navire fonctionne au charbon. Le soir-même, au<br />
milieu d’un amphi rempli d’une partie du régiment et de<br />
tous les gradés, les deux nouvelles recrues sont invitées à<br />
faire un exposé sur ce qu’ils ont appris lors de leur première<br />
journée. Michel Delpuech bafouille quelques mots mais<br />
n’a absolument rien à dire. Nicolas Duhamel provoque le<br />
rire général lorsqu’il s’exprime sur les « puissantes chaudières<br />
à charbon » » du bateau. L’officier responsable de la<br />
promotion fait mine de s’agacer : « Comment un énarque<br />
peut-il dire des âneries pareilles, c’est invraisemblable ! Vous<br />
mériteriez d’être sanctionné. » Les deux compères compren-<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
dront après seulement qu’ils ont été piégés. Delpuech finira<br />
son service outre-mer, Nicolas Duhamel naviguera sur un<br />
bâtiment.<br />
Pour l’Armée de l’air, les classes se déroulent sur la Base<br />
aérienne 107 à Évreux. Un quinzaine de voltairiens sont<br />
présents, dont Pierre-René Lemas, Pascal Duchadeuil,<br />
Bertrand Selmer, Nicolas Jacquet, Jean-Philippe Duranthon,<br />
Charles François, Jean-Luc Dechery Colas Durrleman ou<br />
Joël Filly. Les classes ne sont guère passionnantes mais le<br />
groupe d’énarques devient rapidement très soudé. Ils cirent<br />
leurs pompes ensemble dans le couloir, sortent le soir dans<br />
les bars. Eux aussi prennent tous les vendredis le train pour<br />
regagner Paris. Pierre René Lemas, déjà marié, est un peu<br />
plus âgé que ses camarades. Se revendiquant « gaulliste de<br />
gauche », il fait preuve d’une vraie réflexion politique, au<br />
point que les autres ont parfois le sentiment d’être des<br />
gamins à ses côtés. Colas Durrleman est l’original de la<br />
bande. D’une grande culture historique et littéraire, il affiche<br />
perpétuellement une distance sur les choses. Jean-Philippe<br />
Duranthon, passionné d’aviation, vit son service dans l’Armée<br />
de l’air comme un gamin dans un magasin de jouets. Charles<br />
François, lui, est plus sérieux, souvent en retrait, peu démonstratif.<br />
À l’issue de leurs classes, ils sont également envoyés<br />
dans différents régiments sur l’ensemble du territoire jusqu’à<br />
la fin de leur service national, en décembre 1977.<br />
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CHAPITRE 4<br />
LE CONCOURS DE 1977<br />
« Lors du grand oral, la position psychologique est fondamentale.<br />
Si vous êtes à l’aise et que vous dominez votre sujet, même<br />
s’ils essayent de vous déstabiliser, vous leur rentrez dans le lard. »<br />
Une voltairienne<br />
Pendant que les garçons du concours 1976 crapahutent<br />
en treillis, le reste de la future promotion Voltaire prépare activement<br />
le concours 1977. Une jeune fille du nom de Marie-<br />
Ségolène Royal, mais qui se fait déjà appeler Ségolène, s’est<br />
inscrite une seconde fois pour une année de Prép’ENA à<br />
l’IEP Paris après son échec au concours précédent. Ségolène<br />
a grandi au sein d’une famille nombreuse à l’ombre d’un<br />
père autoritaire, le lieutenant-colonel Jacques Royal. En<br />
raison des affectations de son père, Ségolène a passé les<br />
premières années de sa vie à Dakar, puis en Martinique,<br />
avant que la famille ne s’installe à Chamagne (Vosges), en<br />
1964. Pour intégrer Sciences Po Paris, la jeune Lorraine a suivi<br />
une préparation de deux ans au CUEP (Centre universitaire<br />
d’études politiques) de Nancy avant d’intégrer l’IEP<br />
en seconde année à la rentrée 1973. À Sciences Po, Ségolène<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
apparaît comme une bûcheuse plutôt solitaire. Elle partage<br />
un petit appartement rue de Buci avec un condisciple,<br />
Guillaume de Chanlaire, lui aussi originaire de Lorraine. Si,<br />
contrairement à son compagnon, elle ne se passionne pas<br />
pour la politique, elle sait défendre ses convictions avec virulence.<br />
Comme en septembre 1974, où elle s’accroche dans<br />
les couloirs de la rue Saint-Guillaume avec un futur voltairien<br />
au sujet du coup d’État au Chili. Lui affirme que la<br />
politique du président Allende allait mener le pays au désastre<br />
économique ; elle lui retourne des arguments humanistes.<br />
Ségolène gardera assez longtemps rancune à son interlocuteur,<br />
avec qui elle entretenait pourtant des liens d’amitié.<br />
En cette rentrée 1977, à l’aube de son 24 e anniversaire, elle<br />
prépare le concours en couple, avec Guillaume.<br />
De trois ans sa cadette, Frédérique Bredin s’apprête à se<br />
présenter au concours sans être passée par la prépa. Fille de<br />
l’avocat Jean-Denis Bredin, qui partage un cabinet avec<br />
Robert Badinter, Frédérique est très politisée depuis le lycée.<br />
Diplômée de l’IEP en juin, cette fille à l’allure de garçon<br />
manqué n’a pas l’intention de perdre un an en ratant son<br />
entrée à l’ENA. Avec un groupe de copains, elle consacre<br />
tout son temps à ses révisions, allant jusqu’à apprendre par<br />
cœur des fiches sur une multitude d’œuvres artistiques en<br />
prévision du grand oral. Mais la haute fonction publique<br />
n’est pas l’unique objectif de Frédérique : passionnée de<br />
théâtre depuis l’adolescence, notamment du théâtre expérimental,<br />
elle rêve d’entrer au Conservatoire, dont elle prépare<br />
le concours en parallèle de celui de l’ENA.<br />
Sophie-Caroline Tarnowski, inscrite en Prép’ENA, révise<br />
pour le concours avec deux condisciples. Comme Frédérique<br />
Bredin, elle n’a que 20 ans. Sophie-Caroline est issue d’une<br />
52
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Le concours de 1977<br />
famille de l’aristocratie polonaise, l’un de ses ancêtres ayant<br />
été nommé comte du Saint-Empire germanique par Charles<br />
Quint. Ses grands-parents ont fui leur pays en 1940 pour<br />
échapper à une arrestation de l’occupant allemand, emmenant<br />
avec eux en France leur fils de 9 ans, le père de Sophie-<br />
Caroline. Selon l’usage polonais pour les femmes, son<br />
patronyme ne se prononce pas « Tarnowski » mais<br />
« Tarnowska ». Un particularisme auquel elle est profondément<br />
attachée bien qu’elle se considère parfaitement française.<br />
Diplômée de l’IEP en 1976, Sylvie Hubac, petite blondinette<br />
aux allures de souris mais à la détermination sans<br />
faille, prépare également le concours depuis un an. Jusqu’à<br />
l’âge de 17 ans, Sylvie a vécu en Tunisie, dans une maison<br />
en bord de mer à Carthage. Lorsqu’elle allait au lycée de La<br />
Marca, elle prenait un train en bois, le TGM. Elle débarque<br />
à Paris à la fin de l’adolescence pour suivre des études à<br />
Sciences Po, mais aussi en droit et en langues orientales.<br />
Sylvie François suit également plusieurs cursus parallèle.<br />
En même temps que Sciences Po, elle passe une licence de droit<br />
et un DEA de droit du travail. Lors de l’année où elle prépare<br />
l’ENA, elle est également employée à mi-temps pour payer<br />
ses études comme rédactrice dans une revue de l’Onicep,<br />
l’organisme d’informations sur les orientations professionnelles.<br />
Dotée d’un physique de petite fille qui tranche avec son caractère<br />
bien trempé, elle milite au sein du Parti socialiste.<br />
Parmi les autres futures voltairiennes de Sciences Po qui<br />
préparent l’ENA, on trouve également Françoise Miquel,<br />
Agnès de Clermont-Tonnerre, Virginie Richard, Sophie<br />
Gourdon, Claire Mialaret, Claude Revel (qui s’appelle encore<br />
Claude Pallez) ainsi que la sœur cadette de Dominique de<br />
Villepin, Véronique Galouzeau de Villepin.<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
Si, service militaire oblige, la plupart des garçons de<br />
Sciences Po qui seront reçus au concours n’intégreront pas<br />
la prochaine promotion, quelques-uns ne seront pas concernés<br />
par ce décalage pour avoir été exemptés, comme Pierre<br />
Mongin et Christian Bodin, ou pour avoir déjà effectué leur<br />
service national quelques années auparavant, à l’instar d’un<br />
grand jeune homme à lunettes du nom de Jérôme Turot.<br />
Hors de Sciences Po, d’autres étudiants se destinent aussi<br />
à l’ENA. Michel Gagneux, jeune père de famille encarté au PS,<br />
a quitté son travail de rédacteur à l’UAP pour reprendre des<br />
études de droit et préparer le concours en candidat libre, tout<br />
en assumant des emplois en intérim. Un copain de promotion<br />
d’Henri de Castries à HEC rumine encore son échec au<br />
concours de 1976 : Jean Chodron de Courcel, parent éloigné<br />
de Bernadette Chirac. Dans sa famille, le service de l’État<br />
représente une tradition bien ancrée. Le père de Jean, Geoffroy<br />
Chodron de Courcel, avait été l’officier d’ordonnance du<br />
général De Gaulle, avant de le suivre à Londres en juin 1940<br />
comme aide de camp, puis de suivre une carrière diplomatique<br />
avant de retrouver De Gaulle comme secrétaire général de<br />
l’Élysée (1959-1962). Baignant dans la sphère de la haute<br />
fonction publique depuis son plus jeune âge, Jean avait fait le<br />
choix peu commun d’HEC dans la perspective de tenter l’ENA<br />
par la suite. Né gaulliste, il s’est engagé politiquement dès<br />
l’adolescence en rejoignant à 17 ans l’ l’UJP (Union des jeunes<br />
pour le progrès), le mouvement de jeunesse de l’UDR. Il a également<br />
mené activement la campagne de Chaban en 1974, aux<br />
côtés de Renaud Donnedieu de Vabres avec qui il était devenu<br />
ami.<br />
Dans les rangs de Polytechnique, certains sont également<br />
en pleine préparation du concours. Ayant déjà rempli leurs obli-<br />
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Le concours de 1977<br />
gations militaires au cours de leur scolarité, les élèves de l’X qui<br />
souhaitent intégrer l’ENA ne sont pas soumis à l’année de<br />
décalage due au service national. Dans ces années-là, les deux<br />
premières places du classement de sortie de Polytechnique<br />
offraient un accès direct à l’ENA. Les mauvaises langues prétendent<br />
que cette facilité d’accès a été insufflée en son temps par<br />
Edmond Giscard d’Estaing pour faciliter le parcours de son<br />
fils Valéry. Pour la promotion 1977, les deux bénéficiaires de<br />
cette attribution sont Pierre Pissaloux et Frédéric Puaux. Mais<br />
d’autres X souhaitent également suivre cette voie, dont deux<br />
copains : Jean-Jacques Augier et Philippe Bordenave. Au cours<br />
de ses années à Polytechnique, Jean-Jacques Augier s’est rapidement<br />
rendu compte que le monde des hauts-fonctionnaires<br />
lui semblait bien plus intéressant que celui des ingénieurs. Il<br />
délaisse alors son travail dans les matières scientifiques pour<br />
se consacrer à la préparation du concours de l’ENA. Il se lance<br />
alors dans une « remise à niveau culturelle », s’astreignant<br />
notamment à lire un livre par jour. La mode du moment était<br />
au « structuralisme » Jean-Jacques devient incollable sur la<br />
question. Une fois diplômé de Polytechnique, il s’inscrit à<br />
Sciences Po pour suivre quelques cours et passer le concours<br />
de l’ENA en candidat libre. Pour ses révisions, il travaille en<br />
binôme avec un ancien condisciple de Polytechnique, Philippe<br />
Bordenave. Autant Augier présente un caractère fantaisiste,<br />
autant Bordenave est un garçon sérieux. Mais tous deux s’entendent<br />
très bien et s’entraident dans leur travail. Philippe, lui,<br />
est inscrit à une prép’ENA interne à Polytechnique qui compte<br />
une vingtaine d’élèves. Pour beaucoup d’entre eux, la reconversion<br />
n’est pas évidente tant les matières étudiées s’avèrent<br />
moins rationnelles que les mathématiques.<br />
Dans la perspective du concours de l’ENA, nombre de<br />
55
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
fonctionnaires ont repris le chemin des études. Avant de se<br />
présenter au concours interne, réservé aux fonctionnaires<br />
âges de moins de 28 ans comptant plus de trois ans de service<br />
effectif dans l’administration, les candidats doivent tout<br />
d’abord passer un pré-concours, qui consiste en un test de<br />
culture générale et un examen oral. En cas de réussite, ils sont<br />
détachés de leur administration durant un an (pour les<br />
cadres A) ou deux ans (pour les cadres B) afin de préparer le<br />
concours en suivant des cours de mise à niveau, essentiellement<br />
sur les questions de droit, d’économie ainsi que divers<br />
thèmes de culture générale. Pour suivre leur cycle préparatoire,<br />
les candidats au concours interne sont répartis dans plusieurs<br />
établissements. Un groupe se retrouve à Sciences Po Paris,<br />
avec notamment les futurs voltairiens Bernard Tandeau<br />
(attaché à la Coopération), François Loloum (professeur<br />
agrégé de philosophie), Alain Bonel (attaché de préfecture à<br />
Lille) ou Stanislas Lefebvre de Laboulaye, un fonctionnaire<br />
au parcours atypique. Fils et petit-fils de diplomate, celui-ci<br />
avait tout d’abord choisi de rompre avec la tradition familiale.<br />
Un temps militant à l’Unef au sein de la turbulente faculté de<br />
Vincennes, il s’est tourné vers l’enseignement avec un premier<br />
poste de professeur détaché dans un lycée tunisien au début<br />
des années 70. Échapper à son destin n’étant jamais chose<br />
aisée, Stanislas, après un passage à l’université de Manchester,<br />
se retrouve détaché de l’Éducation nationale pour devenir, sur<br />
proposition de l’ambassade de France, conseiller culturel en<br />
Angleterre. Une fonction qui ressemble à s’y méprendre à de<br />
la diplomatie. Le job lui plaît mais les postes d’attachés culturels<br />
ne durent qu’un temps. Seule solution pour poursuivre<br />
dans cette voie : l’ENA. Il hésite avant d’ « accepter à 30 ans<br />
de faire ce qu’il avait refusé à 20 ans », mais suit finalement<br />
56
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 57<br />
Le concours de 1977<br />
le conseil de son supérieur à l’ambassade, un conseiller culturel<br />
du nom de Pierre-Louis Blanc qui s’apprête justement à<br />
prendre la direction de l’École nationale d’administration.<br />
Globalement, les candidats du concours interne de l’IEP<br />
Paris trouvent plutôt rafraîchissant de reprendre une vie d’étudiants<br />
après quelques années passées dans la vie active. D’autant<br />
plus que leurs professeurs se révèlent souvent pertinents et<br />
sympathiques, à l’image de leur intervenant en économie<br />
Erik Arnoult, plus connu sous le nom d’Éric Orsenna.<br />
Un nombre plus conséquent de futurs voltairiens suivent<br />
leur formation préparatoire au CFPP (Centre de formation<br />
du ministère des finances), situé rue des Bons-Enfants. À<br />
quelques exceptions près, ils ne se connaissaient pas avant de<br />
se retrouver à Paris mais se lient très vite. Pour eux aussi, la<br />
charge de travail est importante, surtout pour ce qui est du<br />
droit que beaucoup n’ont jamais étudié. Le CFPP compte<br />
également un professeur d’économie appelé à connaître une<br />
certaine renommée : Christian Noyer, le futur gouverneur de<br />
la Banque de France. En raison de leur nombre, les internes<br />
sont séparés en deux sections distinctes. La première rassemble<br />
notamment les futurs énarques Christian Decharrière (attaché<br />
d’administration centrale), Christian Poirier (Éducation<br />
nationale), Mireille Gigas (cadre hospitalier) ou Renée Chapuis<br />
(attachée d’administration). La seconde section, majoritairement<br />
composée de professeurs agrégés, rassemble les futurs<br />
voltairiens : Patrick Warin (agrégé d’histoire), Jean-François<br />
Cervel (agrégé d’histoire), Henri Peretti (agrégé d’histoire et<br />
diplômé de l’École normale supérieure de Saint-Cloud),<br />
Jacqueline Sill (attachée d’administration centrale à l’Éducation<br />
nationale), Marie-Josée Palasz (attachée d’administration),<br />
Brigitte Joseph-Jeanneney (agrégée d’histoire), Bruno<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
Grémillot, (agrégé d’histoire), Colette Horel (attachée à l’administration<br />
centrale de la Santé) et Yvon Robert (certifié de<br />
Lettres). Ce dernier, fils d’un père officier mort lorsqu’il avait<br />
treize ans et d’une mère épicière, est déjà très engagé au sein<br />
du Parti socialiste. Pour autant, il ne se destinait pas à tenter<br />
l’ENA pour suivre une carrière politique. Après ses études<br />
de Lettres classiques et quelques postes dans des établissements<br />
scolaires, Yvon Robert a été nommé dans un collège<br />
rural proche de Chartres. À 24 ans, peu motivé par la tournure<br />
que prenait son parcours professionnel, il convainc l’un<br />
de ses collègues instituteur, le futur voltairien Christian Poirier,<br />
de tenter avec lui le pré-concours de l’ENA, que les deux<br />
hommes réussiront.<br />
Colette Horel est entrée dans l’administration presque par<br />
hasard, après avoir rencontré son mari lors d’un job d’été à la<br />
préfecture du Loir-et-Cher au début des années 70. Cette<br />
jeune fille au charme ravageur et à l’esprit plutôt excentrique<br />
fut ensuite un temps attachée à l’administration centrale du<br />
ministère de la Santé, au sein duquel elle travailla notamment<br />
sur les décrets d’application de la loi Veil sur l’IVG,<br />
avant de quitter son poste pour préparer l’ENA.<br />
Au cours de la préparation du CFPP, Brigitte Joseph-<br />
Jeanneney, fille de l’ancien ministre gaulliste Jean-Marcel<br />
Jeanneney, s’inscrit moins dans une logique de groupe que ses<br />
camarades et travaille la plupart du temps seule. Bien qu’elle<br />
ne fasse aucunement preuve d’un quelconque caractère<br />
hautain, son ascendance lui doit parfois quelques réflexions,<br />
comme celle d’un futur voltairien lui lançant : « Ton grandpère<br />
était président du Sénat quand le mien était balayeur. »<br />
Si le CFPP et la préparation de l’IEP Paris sont traditionnellement<br />
de bons pourvoyeurs de futurs énarques pour le<br />
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Le concours de 1977<br />
concours interne, il n’en est pas de même des établissements<br />
de province. À l’exception de quelques cas, comme le futur<br />
voltairien Pierre-Yves Duwoye qui suit sa préparation à<br />
Rennes, la plupart des candidats internes éloignés de Paris<br />
essuient un échec au concours. Comme les autres centres de<br />
province, l’école Sciences Po Grenoble n’est donc guère considérée<br />
comme une destination de premier choix pour les<br />
candidats. Pourtant, cette année-là, l’établissement va connaître<br />
un carton plein, avec une dizaine d’admis. Parmi les futurs<br />
lauréats inscrits dans cette prépa on trouve Benoît Chevauchez<br />
(attaché au ministère de l’Équipement), Claudine Fages<br />
(conservateur aux Archives nationales diplômée de l’École<br />
nationale des chartes et militante à la CFDT), Mireille Dietrich<br />
(professeure agrégée de Lettres), Alain Dulot (professeur de<br />
philosophie), Louise Avon (attachée d’administration centrale),<br />
Roger Silhol (ingénieur des Travaux publics de l’État), Jean-<br />
Pierre Jouguelet (professeur agrégé de philosophie). Le groupe<br />
de Grenoble compte également un personnage haut en<br />
couleur : Jean-Marie Cambacérès. Fils d’un viticulteur et<br />
d’une fonctionnaire du petit village de Lecques (Gard), ce jeune<br />
homme affable a déjà plusieurs vies derrière lui malgré ses<br />
28 ans. Dès l’adolescence, il a milité au sein de la JAC (Jeunesse<br />
agricole chrétienne), puis a bifurqué vers le maoïsme, au<br />
point de devenir incollable sur la révolution chinoise et d’apprendre<br />
le mandarin. Après avoir un peu goûté au mouvement<br />
de Mai 68 et s’être rapproché de la Gauche prolétarienne, il<br />
adhère au PSU de Michel Rocard, puis au Parti socialiste<br />
après le congrès d’Épinay de 1971. Diplômé de l’École d’ingénieur<br />
des travaux agricoles de Bordeaux, il s’installe au<br />
début des années 70 à Tahiti comme fonctionnaire du ministère<br />
de l’Agriculture détaché dans les DOM-TOM. Là-bas,<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
il n’abandonne pas son engagement politique puisqu’en 1974<br />
il milite au comité de soutien de Mitterrand, au sein duquel<br />
il est le seul blanc. Désappointé par le fonctionnement hyper<br />
centralisé de l’administration, dont il jugeait en outre la vision<br />
« trop coloniale », Jean-Marie lâche un jour à un vieux fonctionnaire<br />
polynésien « Mais qui sont ces cons qui nous gouvernent<br />
» et obtient comme réponse : « Des types qui ont fait<br />
l’ENA. » Le jeune homme décide alors de suivre cette voie et<br />
prépare le pré-concours par correspondance avant de le passer<br />
avec succès.<br />
Après avoir réussi leur pré-concours, la plupart des fonctionnaires<br />
s’étaient montrés très peu enthousiastes à l’idée<br />
d’intégrer le Centre de Grenoble pour leur cycle préparatoire.<br />
Les places au sein des établissements parisiens étant<br />
traditionnellement réservées aux candidats ayant des attaches<br />
familiales, les internes n’avaient guère de recours pour<br />
obtenir une autre affectation. Jean-Marie Cambacérès tente<br />
tout de même de faire plier le directeur de l’ENA en plaidant<br />
que « jamais un mec passé par Grenoble n’est entré à<br />
l’ENA ». Pierre-Louis Blanc lui répond sèchement que c’est<br />
déjà une chance pour lui de bénéficier d’un cursus comme le<br />
concours interne et conclut leur entretien par un : « Travaillez,<br />
on verra après ». Au cours de leur année de formation, le<br />
sentiment de cumuler les handicaps ne s’atténue pas chez les<br />
futurs voltairiens. Pour les cours traitant des questions sociales,<br />
internationales ou de finances publiques, la direction de<br />
l’école grenobloise fait venir des intervenants de Paris, souvent<br />
des hauts-fonctionnaires de la direction des affaires sociales,<br />
dont une certaine Martine Aubry. Ces hauts-fonctionnaires<br />
ayant des difficultés à se déplacer en semaine, leurs conférences<br />
se tiennent systématiquement le samedi pour des<br />
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Le concours de 1977<br />
séances de 4 heures. Pour rentabiliser, l’encadrement de l’école<br />
colle souvent plusieurs conférences à la suite, ce qui oblige les<br />
élèves à ingurgiter ces enseignements de 8h à 18h avec seulement<br />
une courte pause pour le déjeuner. Pendant la semaine,<br />
le rythme est également intensif, avec des conférences sur les<br />
institutions politiques ou le droit administratif, tenues par des<br />
sous-préfets et des membres de tribunaux administratifs de<br />
la région. Pour des fonctionnaires qui avaient quitté les études<br />
depuis plusieurs années, la charge de travail semble parfois<br />
insurmontable, surtout si l’on est convaincu du peu de chance<br />
de réussite finale. Un des futurs voltairiens songe un moment<br />
tout abandonner puis finit par s’accrocher. Le groupe de<br />
Grenoble compte également un unique futur voltairien du<br />
concours externe : Michel Raymond, jeune homme aux fortes<br />
convictions de gauche auquel les cheveux longs et la barbe<br />
donnent des airs de « baba cool ». Diplômé de l’École centrale<br />
de Lyon, mais peu motivé à l’idée de devenir ingénieur, il<br />
s’est inscrit à Sciences Po Grenoble avec la volonté de faire sa<br />
vie dans le service public, avec une vocation pour le social.<br />
D’autres candidats internes suivent leur cycle préparatoire<br />
de manière plus sinueuse, comme Philippe Gros, qui a<br />
préparé le concours tout en demeurant à son poste de l’administration<br />
centrale des impôts. Claude Boulle, ancien<br />
diplômé de Sciences Po, ayant réussi un concours administratif<br />
pour partir deux ans au Brésil comme détaché du ministère<br />
du Trésor. Raymond-Max Aubert qui, avant de préparer<br />
le concours par correspondance depuis Bangui, venait de<br />
passer plusieurs années à voyager en Afrique, pour le compte<br />
du ministère des Finances, afin de tenter de convertir les chefs<br />
d’État du continent à « la rationalisation des choix budgétaires<br />
». Un discours qui laissait perplexe aussi bien Bokassa<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
en République Centrafricaine que les dirigeants du Congo<br />
Brazzaville entourés de conseillers soviétiques.<br />
En septembre, 1 162 candidats (800 externes et 362<br />
internes) se présentent au concours. La semaine se déroule selon<br />
un schéma identique à l’examen de l’année précédente. Premier<br />
jour, droit public pour la voie générale : « Le juge et les libertés<br />
publiques » pour les candidats du concours externe et « la<br />
protection du fonctionnaire» pour les internes. Pour la voie<br />
éco : « Dans quelle mesure la hausse du prix du pétrole a-telle<br />
pu exercer un effet dépressif sur l’activité économique<br />
des grands pays industriels » Deuxième jour, épreuve sur<br />
dossier : rédaction d’une note à l’intention du ministre de<br />
l’Équipement pour la voie générale et d’une note sur le<br />
comportement économique d’un groupe d’entreprises observé<br />
sur une durée de trois ans pour la voie éco. Troisième jour, la<br />
grande rédaction. Pour la voie générale : « le nationalisme a-<br />
t-il un avenir » (externes) et « les marginaux dans les sociétés<br />
contemporaine » (internes). Pour la voie économique : « Le<br />
monde contemporain laisse-t-il place à l’aventure individuelle<br />
» Quatrième jour, les candidats de la voie générale<br />
dissertent sur des questions d’économie : « L’inflation estelle<br />
due à une hausse des salaires », « Comment régler la<br />
facture pétrolière de la France », « La loi des rendements ».<br />
Pour les internes : « la balance des paiements », « l’indice des<br />
prix » et « les objectifs d’une politique d’importation pour la<br />
France ». Les candidats de la voie économique rédigent une<br />
note de synthèse sur un projet de loi pour lutter contre la<br />
pollution en Méditerranée. Cinquième jour, questions sociales<br />
ou internationales pour la voie générale : « Comment peuton<br />
maîtriser la croissance des dépenses de santé en France »<br />
ou « Le rôle des représentants des gouvernements des États<br />
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Le concours de 1977<br />
dans les communautés européennes ». Pour les internes :<br />
« Assurance maladie ou hospitalisation » ou « la limitation et<br />
la réduction des armements ». Des questions de droit public<br />
pour la voie éco : « Le chef de l’État en France et aux États-<br />
Unis », « Le rôle jurisprudentiel du Conseil d’État », « Le<br />
rapport entre le conseil des ministres et la commission des<br />
communautés européennes ». Le sixième jour est consacré aux<br />
options, avec des sujets comme : « L’agriculture dans les<br />
milieux arides et semi-arides » ou « la dévaluation monétaire<br />
et le droit ».<br />
Pour les épreuves écrites, tous les futurs voltairiens ne sont<br />
pas convoqués à Paris : les internes de Grenoble passent leurs<br />
examens sur place, rejoignant la capitale seulement pour les<br />
oraux en cas d’admissibilité. Un candidat grenoblois se fait<br />
remarquer à la fin de chaque épreuve par ses commentaires<br />
ostensibles sur les sujets jugés « attendus » ou « classiques » et<br />
affichant une confiance en lui propre à faire paniquer un<br />
autre interne convaincu d’avoir mal maîtrisé chaque matière.<br />
Ce dernier sera reçu, l’autre non.<br />
Les correcteurs des épreuves écrites se montrent globalement<br />
très critiques sur les copies. À leurs yeux, de nombreux<br />
candidats énoncent des plans qu’ils ne respectent pas dans le<br />
développement de leurs rédactions. Beaucoup d’entre eux se<br />
montreraient incapables de faire preuve de sens du concret ou<br />
de développer une pensée personnelle. Trop souvent, les<br />
candidats ne parviendraient ni à prendre position ni à se<br />
montrer précis dans leurs démonstrations, se contentant<br />
d’idées générales. Les candidats ont tous beaucoup lu et appris<br />
par cœur un grand nombre de connaissances. Ils abusent des<br />
citations, certaines copies pouvant en comporter jusqu’à 40.<br />
Mais, à de rares exceptions près, ils se montreraient inaptes<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
à faire une transposition pertinente de ce qu’ils ont appris à<br />
la réalité, leurs copies n’étant qu’un rassemblement de connaissances<br />
sur un sujet plutôt qu’une réflexion pertinente. Ce<br />
point de vue des correcteurs doit être contrebalancé par celui<br />
des candidats qui, eux, craignent justement qu’une pensée trop<br />
originale ne soit sanctionnée lors de la notation, préférant<br />
ainsi faire preuve de la plus grande prudence dans leurs copies.<br />
Les épreuves de langues, durant lesquelles les candidats<br />
doivent travailler sur des textes comme « la televisione trasmette<br />
a colori » en italien ou « Die schweiz ist anders » en allemand,<br />
ne se déroulent pas sans heurts. Jean-Marie Cambacérès a<br />
dû batailler ferme avec la direction de l’ENA pour faire inscrire<br />
le chinois au concours. La langue était prévue dans le décret<br />
de création de l’école mais la direction se révélait incapable<br />
de trouver un examinateur. Devant la menace de Cambacérès<br />
de faire un recours devant le Conseil d’État, Pierre-Louis<br />
Blanc finit par céder et déniche un fonctionnaire parlant le<br />
chinois. Seul candidat à passer cette langue, l’ancien mao<br />
n’obtiendra finalement pas la moyenne, faisant un contresens<br />
total sur le texte car il ne comprend pas un mot : « satellite<br />
artificiel ». Lorsqu’il sort de la salle, très angoissé, il tombe<br />
sur son collègue de Grenoble Benoît Chevauchez et lui<br />
explique son problème. Pendant près de vingt minutes, il<br />
interroge avec insistance « Tu crois que c’est grave » Benoît,<br />
qui ne connaît pas un mot de chinois, lui répond : « Non, ce<br />
ne doit pas être grave. »<br />
Jean Chodron de Courcel, qui a vécu en Angleterre entre<br />
l’âge de sept et seize ans, ne comprend pas un mot de ce que<br />
lui dit l’examinateur d’anglais, qui lui mettra à peine la<br />
moyenne. Une mésaventure que connaît une autre voltairienne,<br />
elle aussi pourtant parfaitement bilingue. L’examinateur<br />
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Le concours de 1977<br />
sera remplacé peu après. Un autre voltairien vit un véritable<br />
calvaire lors de son examen d’allemand, finissant par abdiquer<br />
et achever la conversation en français avec l’examinatrice.<br />
Les épreuves de gymnastique donnent une nouvelle fois<br />
lieu à de nombreuses scènes comiques. Quelques-uns, comme<br />
Benoît Chevauchez ou Michel Raymond, peuvent compter<br />
sur leurs bonnes dispositions sportives pour gagner des points<br />
facilement. D’autres parviennent difficilement à éviter le ridicule.<br />
Comme ce futur diplomate qui, après de grands gestes<br />
solennels, lance son poids à quelques centimètres seulement<br />
de son pied. L’épreuve de corde s’avère une nouvelle fois<br />
redoutable. La majorité des candidats se révèle incapable de<br />
monter plus de quelques centimètres et apparaissent tels des<br />
pantins désarticulés juste au-dessus du sol. Prise d’un irrésistible<br />
fou-rire en regardant l’un de ses camarades grimper,<br />
Sophie-Caroline Tarnowski s’écroule par terre, se luxant<br />
l’épaule gauche dans sa chute. Elle sera obligée de se présenter<br />
à son grand oral le bras en écharpe. Sylvie Hubac réalise sa<br />
course d’athlétisme pieds nus, comme elle le faisait durant son<br />
enfance et son adolescence en Tunisie. Ignorant tout de la technique<br />
du lancer du poids, elle demande conseil à un grand<br />
malabar qui pratique l’exercice à merveille, non loin de là où<br />
les futurs énarques se ridiculisent les uns après les autres.<br />
Coup de chance : le malabar en question est le champion de<br />
France de la discipline et lui montre comment tenir le poids<br />
avec trois doigts. Il lance le poids qui atterrit à une très longue<br />
distance. Sylvie essaye à son tour : le poids retombe beaucoup<br />
plus près. En natation, une future voltairienne perd le<br />
bas de son maillot de bain en plongeant, dévoilant à quelques<br />
futurs camarades présents au bord du bassin son auguste<br />
fessier. L’un d’eux fait ricaner l’assistance en lançant à la canto-<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
nade : « Elle est un peu cul celle-là ». La jeune fille sort finalement<br />
de l’eau en tentant de conserver sa dignité et en ignorant<br />
les regards. Un candidat interne, un professeur qui n’a<br />
jamais pratiqué aucun sport de toute sa vie, reste très circonspect<br />
au moment de plonger dans la piscine. L’examinateur finit<br />
par lui dire d’aller se rhabiller. Certains sont frappés par une<br />
atmosphère de concurrence assez malsaine, lisant dans les<br />
yeux de quelques candidats une véritable déception dès qu’un<br />
autre réussissait une performance.<br />
Vient ensuite pour les admissibles le temps des oraux techniques<br />
: « comparez le régime des conventions collectives de<br />
travail et de Sécurité sociale », « le coût de la santé », « la fiscalité<br />
comme instrument de politique sociale », « la politique<br />
budgétaire comme outil conjoncturel », « la personnalité juridique<br />
des organisations internationales », « la procédure de<br />
conclusion des traités multilatéraux », « la politique étrangère<br />
du japon », « l’État et les banques », « l’imposition du<br />
capital : avantages et inconvénients ». Une future voltairienne<br />
est interrogée sur « les transferts de brevets ». Ne connaissant<br />
presque rien dans ce domaine, elle tente quelques vagues<br />
explications en espérant que l’examinateur ne maîtrise pas<br />
non plus le sujet. Manque de chance : celui-ci se trouve être<br />
le chef du Bureau des brevets au ministère de l’Industrie. Plus<br />
heureux, en fiscalité Claude Boulle hérite des « accords de<br />
non-double imposition entre pays ». Un sujet très technique<br />
sur lequel beaucoup auraient séché mais qu’il connaît parfaitement<br />
pour avoir travaillé dessus durant ses deux années<br />
passées au Brésil. En relations internationales, un candidat<br />
interne s’accroche avec le jury à propos d’une question sur<br />
Chypre, agacé que l’examinateur use du terme « Monseigneur »<br />
pour désigner le dirigeant de l’époque de l’île, Makarios III,<br />
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Le concours de 1977<br />
alors qu’un tel titre ne s’utilise pas pour un hiérarque orthodoxe.<br />
En sortant de son oral sur les questions sociales, Michel<br />
Raymond rencontre pour la première fois Ségolène Royal<br />
qui attend nerveusement son tour dans le couloir. Elle saute<br />
sur Michel pour lui demander le sujet qu’il a tiré et se décompose<br />
lorsqu’il lui énonce ledit sujet. « Je ne saurais pas quoi<br />
dire là-dessus », lâche-t-elle, inquiète. « Comme je l’ai eu, tu<br />
ne l’auras pas », lui répond le jeune homme pour la rassurer.<br />
Pour le grand oral, cette année, les jurys sont présidés par<br />
le professeur de sciences politiques Jean-Louis Quermonne<br />
(voie générale) et l’inspecteur général des finances Jacques<br />
Mayoux (voie économique). Le jour de leur passage, les candidats<br />
choisissent souvent avec minutie leur tenue vestimentaire :<br />
Frédérique Bredin, qui ne porte que des pantalons, emprunte<br />
une robe à sa mère ; Colette Horel chausse des talons de dix<br />
centimètres ; Jean-Philippe Duranthon renonce aux nœuds<br />
papillon dont il s’affuble depuis le lycée pour s’acheter une<br />
cravate ; Jean-Jacques Augier choisit la sienne d’un coloris<br />
« flashy ». Un futur voltairien, qui comme d’autres à étudié<br />
les curriculums vitae des membres du jury, note que l’un d’eux<br />
est originaire du sud-ouest et se fixe comme objectif de citer<br />
cette région au cours de son passage. Cette année, les candidats<br />
peuvent tomber sur des textes de Bertrand de Jouvenel,<br />
Thomas Jefferson, Jean Rostand, Raymond Aron, Michel<br />
Jobert, Jean-François Revel, Gilbert Devaux, l’économiste<br />
Jean Fourastié ou Françoise Giroud. Les sujets généraux<br />
peuvent être « l’entreprise dans la société », « la retraite », « la<br />
cogestion ou l’autogestion », « l’énergie, choix de société », « la<br />
solidarité nationale », « la monarchie contemporaine », une<br />
citation de Louis XIV « Tout l’art de la politique est de se<br />
servir des conjonctures », « l’État et les religions », « l’art et la<br />
67
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
politique », « l’égalité des chances », « la propriété du sol »,<br />
« l’épuisement des ressources naturelles : mythe ou réalité ».<br />
Lors du passage de Pierre Mongin devant le jury, une<br />
panne d’électricité plonge la salle dans le noir durant plusieurs<br />
minutes. La timide Claude Revel entend un juré peu bienveillant<br />
lui demander « Qu’est-ce qu’évoque pour vous le<br />
mouton » La jeune fille cite pêle-mêle l’agriculture, la laine,<br />
la fête de l’Aïd. Le juré insiste : « Mais encore…. » Claude ne<br />
sait plus quoi répondre. Le juré bougonne : « Tant pis, passons<br />
à autre chose ». À la question « les éditeurs ont-ils une influence<br />
sur le lauréat du prix Goncourt », Michel Raymond, qui a<br />
grandi à Grenoble et ne connaît rien au petit monde parisien,<br />
répond avec conviction qu’une telle chose est « strictement<br />
impossible ». Lors des questions mitraillettes, Raymond-Max<br />
Aubert sèche devant un juré. Après une courte hésitation, il<br />
lance : « Je ne sais pas quoi répondre à cette question car je<br />
ne la comprends pas. Mais la comprendrais-je, que je ne suis<br />
pas certain de pouvoir y répondre », provoquant les rires de<br />
l’assistance. Un voltairien du concours externe rigole intérieurement<br />
quand l’un des jurés prend un ton solennel pour<br />
l’interroger sur l’évolution de l’industrie horlogère avec le<br />
passage des montres mécaniques aux montres à quartz. Deux<br />
jours avant, Le Monde avait consacré un long article sur cette<br />
question. Un juré demande à Jean-Marie Cambacérès :<br />
« Quelle est la part du service public en RFA » Jean-Marie :<br />
« Dans quels secteurs » Le juré, après une courte hésitation :<br />
« Le PIB, la population active et les investissements. » Jean-<br />
Marie, complètement au pif : « 17, 22 et 32 ». Le jury se met<br />
à rigoler, aucun d’eux ne connaissait la réponse. À un polytechnicien,<br />
un juré demande : « Quand vous entrez dans une<br />
ferme, que voyez-vous en premier » Avant d’ajouter d’un air<br />
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Le concours de 1977<br />
entendu : « Mais vous ne rentrez sans doute pas souvent dans<br />
une ferme… ». Le candidat, qui passait toutes ses vacances à<br />
la campagne durant son enfance répond : « On voit d’abord<br />
un chien ». L’examinateur : « Mais on voit aussi un tracteur,<br />
non » Le candidat : « Non, car le tracteur est rangé soigneusement<br />
dans le hangar car il ne faut pas le salir. » Parmi les onze<br />
jurés, tous se mettent à rire à l’exception de celui qui posait<br />
la question. Un autre candidat se voit demander : « Quelle<br />
différence faites-vous entre des œufs brouillés, une omelette<br />
et des œufs au plat » Sans se démonter, le futur admis<br />
répond : « Cela dépend si on les mélange avant, pendant ou<br />
après. » Claudine Fages doit faire son choix entre un extrait<br />
de La vie, mode d’emploi et un sujet très général : « la télévision<br />
et la culture ». Dans un état second dû au stress, elle<br />
choisit le texte alors qu’elle n’a jamais lu Pérec. Sophie-Caroline<br />
Tarnowski, dont Flaubert est l’un des auteurs fétiches, a droit<br />
à une question sur « la moralité de Madame Bovary ».<br />
Frédérique Bredin décrit sans problème tous les pays qui<br />
entourent l’océan Indien mais sèche lorsqu’un juré lui demande<br />
quel roman célèbre se déroule sur l’île Maurice. Une voltairienne<br />
a le sentiment d’être prise pour une idiote par un<br />
membre du jury qui lui demande de préciser de quel siècle<br />
il s’agit lorsqu’elle est questionnée sur le siècle des Lumières.<br />
Interrogé sur la culture populaire, Claude Boulle fait une<br />
démonstration sur le jean comme élément de culture. Sur<br />
un sujet traitant du désarmement, Christian Bodin commence<br />
son exposé en évoquant le film Docteur Folamour et le conclut<br />
en évoquant son arrière-grand-mère qui avait vécu trois<br />
guerres au cours de son existence. Une candidate, qui ne sera<br />
pas reçue, perd complètement ses moyens : interrogée sur<br />
l’architecture, elle évoque des « revêtements un peu luxueux »<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
sur les toits et se perd dans des digressions. Une candidate très<br />
troublée lors des questions mitraillettes multiplie les erreurs :<br />
juste après avoir été interrogée sur le « franglais », elle se perd<br />
en conjonctures en voulant répondre à une question qu’elle<br />
ne comprend pas sur le « mitinge ». En réalité l’examinateur<br />
l’interrogeait sur le « mitage ». La même candidate répond « le<br />
Parti radical » quand un autre juré lui demande à quelle<br />
formation politique appartenait Léon Blum. Elle sera tout de<br />
même reçue. Pour ce concours 1977, la palme de la meilleure<br />
question revient sans doute à ce juré qui demande benoîtement<br />
à un futur voltairien : « Que pensez-vous de l’amour »<br />
Comme l’année précédente, les résultats sont agrafés à<br />
côté de la porte cochère de l’ENA en fin d’après-midi, un<br />
jour de décembre. La petite amie d’un candidat devient ivre<br />
de joie en apercevant le nom de son compagnon sur la liste<br />
des reçus et lui hurle : « T’es 5 e ! », avant que le garçon ne<br />
douche son enthousiasme en lui expliquant que les noms<br />
sont classés par ordre alphabétique. Une voltairienne se dit en<br />
elle-même : « Ça y est, c’est bon pour la vie. » Un candidat<br />
du concours interne aux origines modestes doit marcher quelques<br />
centaines de mètres pour trouver une cabine téléphonique<br />
libre. Il appelle son épouse et lui annonce très sobrement : « je<br />
suis reçu. » Plus démonstratif, un autre interne contacte le<br />
domicile parental et lance : « Papa, je suis énarque ! »<br />
70
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 71<br />
CHAPITRE 5<br />
LA RENTRÉE DES CLASSES<br />
« Est-ce qu’en voyant toutes ces tronches, je me suis dit que je<br />
n’allais pas à l’ENA pour m’éclater Oui c’est sûr. »<br />
Un voltairien<br />
La promo fait sa rentrée le 2 janvier 1978, au 56 rue des<br />
Saints-Pères. La première journée est consacrée à la remise des<br />
dossiers et à un accueil par le directeur Pierre-Louis Blanc.<br />
Durant les trois semaines qui suivent, les nouveaux énarques<br />
sont convoqués par petits groupes, en fonction de l’ordre<br />
alphabétique, pour participer à des réunions de présentation<br />
de la scolarité et à quelques conférences de méthodes avant<br />
de partir en stage pour une période d’un an. Ces trois semaines<br />
seront les seules de la promotion dans les locaux historiques<br />
de l’ENA puisqu’à leur retour de stages, l’école aura déménagé<br />
dans les bâtiments de l’hôtel de Feydeau de Brou, rue de<br />
l’Université. Le mois de janvier est également consacré à des<br />
rendez-vous individuels avec le directeur de l’école et le directeur<br />
des stages, des rencontres avec des secrétaires généraux<br />
et des directeurs de cabinets de préfectures, des conférences<br />
sur « les droits et devoirs des fonctionnaires » ainsi qu’une visite<br />
71
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 72<br />
Le roman de la promotion Voltaire<br />
médicale et des examens radiographiques. Les élèves participent<br />
aussi à quelques ateliers thématiques. L’un d’eux est<br />
consacré à l’apprentissage de la lecture rapide de documents<br />
administratifs, au cours duquel chacun est chronométré individuellement.<br />
La meilleure performance est obtenue par Jean-<br />
Christophe Chouvet, avec 1 600 mots en une minute (!). Un<br />
autre atelier, animé par une psychologue, porte sur la formation<br />
au comportement de groupe. Dans l’une des sessions, les<br />
élèves sont invités à rassembler des cubes et des morceaux de<br />
papier découpés. Après avoir joué le jeu quelques minutes, une<br />
élève finit par quitter la salle excédée en affirmant à l’animatrice<br />
qu’elle avait « mieux à faire de ses journées ». La promotion<br />
est rejointe par une vingtaine d’élèves étrangers appelés<br />
à suivre la scolarité avec les énarques, même si une majorité<br />
d’entre eux se révéleront peu présents. Cette délégation compte<br />
9 Allemands, 6 Japonais, 3 Britanniques, 2 Canadiens, 2<br />
Australiens, 1 Brésilien, 1 Finlandais, 1 Néo-Zélandais et 1<br />
Marocain. Lorsque la responsable du laboratoire de langues<br />
de l’ENA venait de leur expliquer qu’ils allaient suivre des<br />
cours de français et les interrogeait sur leurs besoins, ce deernier<br />
prend la parole dans un français impeccable avec une<br />
pointe d’accent parisien pour demander : « Madame, je<br />
voudrais prendre des cours d’arabe. Je suis payé par le gouvernement<br />
marocain et je deviendrai diplomate. Mais j’ai un<br />
petit problème, c’est que je ne parle pas un mot d’arabe. »<br />
Ces trois premières semaines à l’ENA n’enthousiasment<br />
guère les nouveaux arrivants, qui jugent « rasoirs », « rébarbatifs<br />
» ou « ennuyeux à mourir » les quelques cours auxquels<br />
ils assistent. François Morlat trouve tout de même le moyen<br />
de ne pas s’ennuyer en tombant amoureux d’une jeune fille<br />
que la première lettre du patronyme avait placé dans le même<br />
72
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 73<br />
La rentrée des classes<br />
groupe que lui, Claire Mialaret. Lui qui se voyait comme un<br />
jeune homme un peu trop sage n’écoute plus que d’une oreille<br />
distraite les explications sur la scolarité à venir en se concentrant<br />
sur un objectif bien plus périlleux : séduire Claire.<br />
Au cours de cette période, les élèves issus du concours<br />
externe doivent également réaliser un stage d’observation<br />
d’une semaine en administration centrale. Ces quelques jours<br />
de « tourisme administratif » consistent en des entretiens<br />
avec des chefs de services pour les interroger sur leurs missions<br />
ou sur le fonctionnement de leur ministère de tutelle. En<br />
fonction de l’ordre alphabétique, François Hollande et Colette<br />
Horel se retrouvent ensemble au ministère des Finances, situé<br />
à l’époque au Louvre. Les deux jeunes gens rencontrent un<br />
à un une série de directeurs et de sous-directeurs, dont la<br />
hiérarchie se révèle très marquée, jusque dans le choix du<br />
mobilier qui orne leurs bureaux respectifs. Lors de l’un de leurs<br />
entretiens, Colette manque de tomber d’une chaise en s’asseyant<br />
en face de son interlocuteur. François s’étrangle pour<br />
ne pas éclater de rire.<br />
En entrant à l’ENA, les élèves bénéficient du statut de<br />
fonctionnaire. Pour toute la durée de leur scolarité, les énarques<br />
issus du concours externe toucheront une rémunération<br />
de 3 500 francs et ceux du concours interne conserveront<br />
leur précédent salaire (hors primes). Les élèves doivent également<br />
régler des problèmes administratifs. Plusieurs d’entre eux<br />
ayant réussi le concours par la voie économique souhaitent<br />
à présent bifurquer vers la voie générale, dont Ségolène Royal<br />
et Pierre Mongin. Certains sont effrayés par les mathématiques<br />
appliquées à la finance et le début des cours d’économétrie<br />
; d’autres estiment seulement que la voie générale dispose<br />
de plus de places accessibles pour les grands corps. Pour<br />
73
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 74<br />
Le roman de la promotion Voltaire<br />
valider leurs admissions, deux élèves sont confrontés à la<br />
problématique de leur service militaire : Michel Raymond et<br />
Jean Chodron de Courcel. Michel Raymond doit se battre<br />
simultanément avec la direction de l’ENA et le ministère de<br />
la Défense pour faire reconnaître sa dispense. Son épouse<br />
doit donner naissance prochainement à leur premier enfant<br />
et il devrait être reconnu comme soutien de famille. Seul<br />
problème : le bébé doit naître début mars et l’armée affirme<br />
qu’elle ne peut lui accorder une dispense dès aujourd’hui car<br />
il n’existe « aucune garantie que l’enfant naîtra viable ». De<br />
son côté, l’ENA soutient que le jeune homme ne peut pas être<br />
inscrit dans les effectifs s’il n’est pas débarrassé de ses obligations<br />
militaires. L’imbroglio dure plusieurs semaines, entraînant<br />
des rapports tendus entre le jeune homme et la direction<br />
de l’école. Exaspéré, Michel Raymond finit par lancer à son<br />
interlocuteur : « Je prends le risque, laissez-moi faire ma<br />
rentrée et si mon enfant meurt vous n’aurez qu’à me virer. »<br />
Michel obtient finalement gain de cause. Son fils naîtra le<br />
1 er mars, en parfaite santé. Jean Chodron de Courcel est<br />
confronté à un problème inverse : il a été réformé lors de ses<br />
trois jours mais veut impérativement faire son service. Comme<br />
François Hollande, il a été jugé trop myope pour être apte et,<br />
comme François Hollande, il craint qu’avoir été réformé<br />
nuise à la carrière politique qu’il envisage à l’époque. Une<br />
crainte d’autant plus renforcée que, compte tenu de la situation<br />
de son père, il serait aisé de croire qu’il a bénéficié d’un piston<br />
pour éviter l’armée. C’est justement vers son père que Jean se<br />
tourne pour l’aider à trouver une solution mais celui-ci refuse<br />
d’intervenir. Jean peut cependant compter sur l’aide de sa<br />
mère qui prend à partie son époux : « Si ton fils te demandait<br />
de ne pas faire son service, je comprendrais que tu l’envoies<br />
74
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 75<br />
La rentrée des classes<br />
balader, mais là non. Tu connais tous les généraux 5 étoiles<br />
que compte l’armée française, tu peux bien décrocher ton<br />
téléphone et demander que quelqu’un arrange le coup. »<br />
L’ancien secrétaire général de l’Élysée finit par céder et obtient<br />
pour Jean une nouvelle visite, lors de laquelle il sera jugé une<br />
seconde fois inapte. S’obstinant, le jeune homme fort, en<br />
gueule, s’adresse alors à la direction de l’ENA. Pierre-Louis<br />
Blanc propose alors que Jean s’adresse au service médical qui<br />
s’occupe du statut des élèves de Polytechnique qui, compte<br />
tenu du grand nombre de bigleux que compte l’X, se montre<br />
plus coulant sur les questions oculaires. Bonne pioche : Jean<br />
repart avec un bordereau sur lequel est inscrit « apte à l’École<br />
polytechnique » et peut logiquement faire son service.<br />
Mauvaise pioche : il est affecté comme officier administratif<br />
dans le service de santé des armées à Rennes. Une fonction<br />
de gratte-papier qui le rebute au point qu’il préfère jeter<br />
l’éponge et faire sa rentrée à l’ENA.<br />
Cette période de rentrée est également marquée par l’élection<br />
des délégués des élèves. Les années précédentes, seules deux<br />
organisations syndicales présentaient des listes : la CFDT et<br />
FO. Traditionnellement, les élèves aux convictions de gauche<br />
votaient pour la CFDT et ceux de droite votaient pour FO.<br />
Ce face à face va être bouleversé avec la création d’un nouveau<br />
syndicat autonome : le Caréna (Comité d’action pour une<br />
réforme démocratique de l’ENA), animé par François<br />
Hollande et ses amis. L’idée d’une telle structure n’est pas<br />
née lors de la rentrée rue des Saints-Pères mais date de l’automne<br />
1976. Suite à de nombreuses discussions entre François<br />
Hollande, Jean-Maurice Ripert et son épouse Claudine sur<br />
l’avenir de l’État, les trois jeunes gens imaginent les grandes<br />
lignes d’une réforme visant à transformer l’accès à la fonction<br />
75
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 76<br />
Le roman de la promotion Voltaire<br />
publique. Dans l’appartement des Ripert, rue Letellier, ils<br />
passent une soirée à rédiger sur une table de cuisine la première<br />
plate-forme revendicative de l’organisation à mettre en place<br />
lorsqu’ils intégreraient l’ENA. Les principales thématiques<br />
sont toutes déjà présentes dans cette ébauche. La première<br />
d’entre elles : supprimer l’accès direct aux grands corps par le<br />
classement de sortie de l’ENA. Les sommets de la haute fonction<br />
publique que sont le Conseil d’État, l’Inspection générale<br />
des finances et la Cour des comptes, incarnent le fantasme<br />
absolu de tout étudiant de l’ENA. Outre le prestige d’y appartenir,<br />
ceux-ci confèrent de hautes prérogatives avec un avancement<br />
quasi automatique, des conditions matérielles<br />
appréciables, une grande liberté d’autonomie et, surtout, une<br />
« rente à vie ».<br />
Des grands corps que les rédacteurs de la plate-forme du<br />
Caréna souhaitent d’ailleurs réformer en profondeur, notamment<br />
en supprimant leurs « privilèges » par une harmonisation<br />
des conditions financières et en imposant des possibilités<br />
de détachements similaires entre les hauts-fonctionnaires de<br />
ces corps et les administrateurs civils. À l’origine, l’organisation<br />
avait été baptisée le Cardéna, respectant ainsi l’ensemble<br />
des termes composant l’acronyme, puis a perdu son D par esprit<br />
de simplification. Lors de leurs classes à Coëtquidan, Ripert<br />
et Hollande ont convaincu plusieurs camarades de former<br />
avec eux ce syndicat lors de la prochaine rentrée. Ils ont rallié<br />
leurs copains mais ont également tâché de varier les profils des<br />
adhérents afin d’apparaître les plus représentatifs possible. Le<br />
Caréna ne manque pas d’ambition : la perspective des élections<br />
législatives de 1978 offre une réelle possibilité à la gauche<br />
de devenir majoritaire pour la première fois sous la V e république<br />
et une telle alternance engendrerait de profonds chan-<br />
76
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La rentrée des classes<br />
gements dans toutes les strates de la société française, y compris<br />
dans le fonctionnement de l’ENA. Pour Hollande et sa bande,<br />
il est donc nécessaire de s’organiser pour participer directement<br />
à ces changements au sein de l’école. D’autant plus que le<br />
syndicat représentatif de la gauche, la CFDT, prône par la<br />
voie de sa centrale la suppression de l’ENA ce qui était aux yeux<br />
de ces futurs voltairiens un retour au système de cooptation.<br />
Ils estiment qu’un nouveau syndicat marqué à gauche permettrait<br />
d’offrir une alternative à ce « tout ou rien ». L’ambition<br />
était là mais le temps manquait. Lorsque Hollande et ses amis<br />
ont été envoyés dans différents régiments durant le service<br />
militaire, ils profitèrent de leurs perms pour se voir et travailler<br />
sur le projet du Caréna, ne manquant pas non plus de mener<br />
un début de campagne en convaincant les futurs énarques<br />
qu’ils côtoyaient pendant le service de voter pour eux. Lors des<br />
échanges, chacun apportait de nouvelles revendications propres,<br />
Michel Sapin étant par exemple particulièrement attaché au<br />
principe de faire passer les responsables des collectivités locales<br />
par l’ENA. Le Caréna revendique également des mesures<br />
formelles telles qu’une meilleure information des élèves (publication<br />
des fiches de postes un an avant la sortie de l’école), l’élimination<br />
des « étudiants déguisés » et des normaliens du<br />
concours interne, une plus grande diversification des jurés<br />
pour le concours, des stages plus proches des réalités de terrain<br />
ou encore la suppression de la voie économique. Au-delà de<br />
l’école, le Caréna souhaite également mettre fin aux effets<br />
pervers des passages en cabinets ministériels, en imposant<br />
que tout fonctionnaire désireux de devenir membre d’un<br />
cabinet doit être mis en disponibilité et ne peut servir dans le<br />
ministère correspondant que deux ans après son départ du<br />
cabinet.<br />
77
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
À la rentrée 1978, les statuts sont déposés et le Caréna<br />
devient officiellement un syndicat. En plus de François<br />
Hollande et Jean-Maurice Ripert, la section compte en son<br />
sein Michel Sapin, Bernard Cottin, Jean-Pierre Jouyet, Jean-<br />
Marc Janaillac, Pierre Duquesne, Jean-François Blarel, Pierre-<br />
René Lemas, Dominique Villemot et Christian Tardivon,<br />
qui en est également le trésorier. Ils sont très vite rejoints par<br />
Michel Gagneux, Marie-Josée Palasz, Colette Horel et Sylvie<br />
François, qui connaît Hollande depuis Sciences Po. Par la<br />
suite, quelques autres élèves adhéreront à leur tour, comme<br />
François Morlat. Si François Hollande s’impose dès l’origine<br />
comme l’animateur central du Caréna, et en quelque sorte son<br />
leader, le véritable penseur de l’organisation reste Jean-Maurice<br />
Ripert. Pour la composition de la liste du premier scrutin, les<br />
trois premiers candidats doivent symboliquement représenter<br />
les principales tendances politiques de la gauche : 1- François<br />
Hollande (ancien proche du PCF par son adhésion à l’UNEF-<br />
Renouveau), 2- Michel Sapin (adhérent au PS), 3- Jean-Marc<br />
Janaillac (originaire du Sud-Ouest donc assimilé aux Radicaux<br />
de gauche). Suivent sur la liste 4- Sylvie François,<br />
5- Dominique Villemot, 6- Pierre Duquesne, 7- Jean-Maurice<br />
Ripert, 8- Christian Tardivon.<br />
Au sein de la promotion, d’autres élèves décident de s’impliquer<br />
dans les sections déjà existantes. Nicolas Jacquet,<br />
encarté chez les jeunes giscardiens avant l’ENA, rencontre dès<br />
les premiers jours les responsables de la section FO issus des<br />
deux précédentes promotions : Jean-Louis Bourlanges (futur<br />
vice-président de l’UDF) et Michel Pelissier. Jean-Ludovic<br />
Silicani se rapproche aussi de FO. Le jeune homme, qui s’est<br />
présenté l’année du service militaire sur une liste locale lors<br />
des élections municipales de Meaux, souhaite jouer un rôle<br />
78
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 79<br />
La rentrée des classes<br />
actif au sein de l’école. Le choix de FO se fait naturellement :<br />
Jean-Ludovic n’est encarté nulle part mais il est idéologiquement<br />
proche des giscardiens. Son ami Georges Laville,<br />
qui penche plus vers le mouvement gaulliste, adhère également.<br />
À eux trois, ils formeront le centre névralgique de la<br />
section tout au long de la scolarité. La nouvelle équipe<br />
rencontre cependant quelques difficultés pour recruter. La<br />
plupart des énarques de droite n’ont guère envie de « perdre<br />
du temps » en s’investissant dans la section, et l’action syndicale,<br />
qui plus est dans une structure nommée « Force<br />
Ouvrière », ne fait pas naturellement partie de leur culture.<br />
Le trio parvient tout de même à recruter plusieurs adhérents<br />
au sein de la promo : Françoise Miquel, Michel Pot,<br />
Marc Vernhes, Roger Silhol, Pierre Rolland, Philippe<br />
Bordenave et Éliane Loquet. Dans un premier temps, Nicolas<br />
Jacquet convainc également Virginie Richard, fille d’ambassadeur,<br />
de les rejoindre sur la liste. Le lendemain, la jeune<br />
fille fait machine arrière en expliquant que son père s’était<br />
arraché les cheveux lorsqu’elle lui avait annoncé qu’elle serait<br />
sur la liste FO : « Toi sur une liste Force Ouvrière Mais c’est<br />
impossible ! ». Virginie sera tout de même candidate sur la<br />
liste FO l’année suivante.<br />
À la CFDT, les nouvelles adhésions se font plus facilement.<br />
Très vite, les deux futurs leaders de la section prennent<br />
leur carte : Yvon Robert et Michel Raymond. Yvon Robert<br />
a déjà une grande expérience dans le militantisme. Il a vécu<br />
Mai 68 lorsqu’il était étudiant à la Sorbonne, fréquenté des<br />
clubs mitterrandistes, adhéré au Parti socialiste au moment<br />
du congrès d’Épinay, été responsable local du syndicat SNES<br />
quand il était professeur et responsable d’une association de<br />
parents d’élèves. Toujours encarté au PS, le choix de l’enga-<br />
79
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
gement à la CFDT allait de soi. Michel Raymond, lui, est<br />
moins au fait des pratiques militantes. Jeune idéaliste aux<br />
fortes convictions socialistes, il n’a adhéré au PS que quelques<br />
semaines plus tôt, lors de son arrivée à Paris. Dès ses premiers<br />
contacts avec la CFDT-ENA, les responsables en place le<br />
poussent à devenir tête de liste pour le scrutin. Et pour cause :<br />
la section est majoritairement composée d’élèves issus du<br />
concours interne alors que la majorité des votants sont des<br />
externes. Dans un premier temps, Michel décline la proposition,<br />
puis finit par accepter. Jean-Marie Cambacérès rejoint<br />
également le groupe. Lui aussi encarté au PS, il suit les directives<br />
du parti qui pousse ses militants à intégrer les syndicats<br />
partout où ils se trouvent. Viennent également François<br />
Loloum, Pierre-Yves Duwoye, Hubert Valade, Christian<br />
Poirier, Didier Cataliotti-Valdina. Deux jeunes filles du<br />
concours externe adhèrent également sans s’investir outremesure<br />
dans la section : Sylvie Hubac et Frédérique Bredin,<br />
également militante à la centrale CFDT.<br />
Les responsables de la CFDT observent d’un œil attentif<br />
l’attitude des élèves du Caréna. Dans un premier temps, ils<br />
ne prennent guère au sérieux ces jeunes gens criant sur les<br />
toits qu’ils vont transformer l’ENA de l’intérieur. Mais ils<br />
constatent rapidement que leur activisme pour l’élection des<br />
délégués peut leur coûter des voix. Par principe, Yvon Robert<br />
se montre fondamentalement hostile à ces pratiques qui<br />
consistent à fonder des syndicats autonomes ne représentant<br />
qu’eux-mêmes. Pour le militant qu’il est, agir de la sorte n’est<br />
ni responsable, ni politique. Et lorsque les militants du Caréna<br />
commencent à mener campagne en dénonçant les pratiques<br />
des autres sections, le nouveau groupe commence à agacer<br />
beaucoup de monde au sein des anciennes structures. Par la<br />
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La rentrée des classes<br />
suite, malgré des tensions, la cordialité de François Hollande<br />
atténuera toujours les conflits.<br />
Lors de la courte campagne, les délégués du Caréna et de<br />
la CFDT s’activent chacun de leur côté, tandis que ceux de<br />
FO se contentent du strict minimum. Les responsables du<br />
Caréna organisent une réunion ouverte le 13 janvier, distribuent<br />
leur programme dans les boîtes aux lettres des élèves<br />
et, surtout, vont discuter individuellement avec leurs camarades<br />
pour les convaincre d’apporter leur voix. La plupart<br />
des élèves, essentiellement pris par la préparation de leurs<br />
stages et l’initiation à la scolarité, ne se passionnent guère<br />
pour le scrutin mais prêtent tout de même une oreille attentive<br />
à ce groupe très soudé qui semble bien s’amuser ensemble.<br />
Le scrutin se tient le 27 janvier. FO arrive en tête avec 48<br />
voix, le Caréna second avec 39 voix et la CFDT dernière<br />
avec 37 voix. Pour le Caréna, cette première incursion est<br />
considérée comme une victoire. La CFDT, elle, enrage de<br />
s’être fait doubler par des « camarades de gauche ».<br />
Proportionnellement aux suffrages obtenus, FO gagne trois<br />
délégués (Nicolas Jacquet, Jean-Ludovic Silicani et Georges<br />
Laville), le Caréna en gagne trois également (Michel Sapin,<br />
François Hollande et Jean-Marc Janaillac) et la CFDT deux<br />
(Michel Raymond et Hubert Valade). Les délégués des élèves<br />
doivent ensuite désigner lequel d’entre eux représentera la<br />
promotion au conseil d’administration de l’ENA, la tradition<br />
de l’école voulant que celui-ci soit issu de la liste arrivée en tête.<br />
Faisant fi de tout code de bonne conduite, et malgré les<br />
bisbilles durant la campagne, le Caréna s’arrange avec la<br />
CFDT pour désigner majoritairement Michel Sapin. Les<br />
délégués FO dénoncent ce procédé qu’ils jugent illégal et<br />
tentent un recours auprès de la direction de l’école. Le recours<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
n’aboutira pas. Michel Sapin sera bien le délégué des élèves<br />
au conseil d’administration et Michel Raymond son suppléant.<br />
Avant les départ en préfectures ou en ambassades, le Caréna<br />
propose d’instaurer une aide financière pour les élèves ne<br />
bénéficiant pas d’un logement de fonction pendant leurs<br />
stages. Une proposition également soutenue par les délégués<br />
des autres syndicats. Après le refus de la direction de l’ENA<br />
de financer cette aide, les délégués décident d’organiser euxmêmes<br />
une caisse commune pour laquelle l’ensemble des<br />
élèves verseraient une contribution. Les délégués réunissent<br />
la promotion dans le hall de l’école pour expliquer leur projet :<br />
la caisse commune consiste en une péréquation symbolique<br />
entre les élèves logés gratuitement par l’administration où ils<br />
sont affectés et ceux contraints de payer un loyer. À l’arrivée,<br />
par le biais de calculs relativement compliqués, la somme à<br />
payer par élève correspondrait à une centaine d’euros actuels.<br />
Les réactions sont mitigées mais la plupart des énarques laissent<br />
entendre qu’ils sont d’accord. Une seule élève s’y oppose<br />
farouchement : Ségolène Royal. Elle écrit une longue lettre<br />
au Caréna dans laquelle elle développe un argumentaire, affirmant<br />
que le projet de caisse commune se base sur une vision<br />
tronquée du problème des logements, qu’il est nécessaire de<br />
prendre en compte le fait que des élèves pouvaient être aidés<br />
par leurs familles et d’autres non, et qu’il serait parfaitement<br />
injuste qu’une fille comme elle venant d’un milieu populaire,<br />
boursière de surcroît, paye un tribut pour des fils de grands<br />
bourgeois dont les familles ont largement les moyens de leur<br />
louer un appartement. De vive voix, elle s’insurge même<br />
auprès de plusieurs adhérents du Caréna : « J’ai payé moimême<br />
ma scolarité et je ne vais pas donner d’argent pour un<br />
type comme Castries. » Les adhérents du Caréna ironisent un<br />
82
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La rentrée des classes<br />
peu sur l’égoïsme supposé de Ségolène qui, elle, bénéficie<br />
d’une maison de fonction dans le cadre de son stage en préfecture<br />
de Martinique, mais reconnaissent la pertinence de ses<br />
arguments. Les délégués mettront tout de même en œuvre la<br />
caisse commune en laissant la contribution financière au<br />
volontariat. La somme récoltée sera divisée entre tous les<br />
élèves qui n’étaient pas logés gratuitement.<br />
Juste avant le départ en stage, la direction de l’école organise<br />
une première réunion avec les nouveaux délégués des<br />
élèves. Pierre-Louis Blanc se montre relativement agressif visà-vis<br />
des élus du Caréna, qu’il met en garde contre toute « tentative<br />
de déstabiliser l’institution». « Faites bien attention à ce<br />
que votre truc ne soit pas un moyen de subversion juste avant<br />
les législatives », aurait-il averti le doigt tendu. Aucune menace<br />
de renvoi n’a été formulée, mais Michel Sapin, François<br />
Hollande et Jean-Marc Janaillac comprennent bien le message :<br />
ils seront surveillés.<br />
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CHAPITRE 6<br />
LES STAGES<br />
« Vous débarquez, vous avez 23 ans et vous avez la CX du<br />
préfet qui vous attend. Vous n’avez ni la maturité, ni la connaissance<br />
des gens pour vous retrouver dans cette position hiérarchique.<br />
»<br />
Une voltairienne<br />
À partir du 1 er février 1978, l’ensemble de la promotion<br />
entre en période de stage, avec un stage long de 8 mois (de<br />
février à septembre) suivi d’un stage court de 3 mois (d’octobre<br />
à décembre). Généralement, le stage long doit se<br />
dérouler en préfecture et le stage court en ambassade, ou<br />
inversement, mais certains élèves obtiennent de rester l’intégralité<br />
des 11 mois au sein d’une même administration.<br />
Aux yeux des élèves, les stages représentent la partie la plus<br />
intéressante de la scolarité de l’ENA mais aussi une responsabilité<br />
colossale. Des étudiants n’ayant, majoritairement,<br />
jamais mis un pied dans une administration se retrouvent<br />
soudain à remplir des missions essentielles, à représenter le<br />
préfet lors de différents événements, voire à rédiger ses<br />
discours ou à remplacer son directeur de cabinet. Sans<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
oublier que la note de stage possède l’un des coefficients les<br />
plus importants pour le classement de sortie, et obtenir<br />
moins de 5/5 ferme souvent les portes des grands corps. En<br />
préfecture, en ambassade ou en collectivité, chaque élève<br />
sera inspecté par le directeur des stages Jean Puybasset ou son<br />
adjoint Christian Frémont. La note donnée au stagiaire par<br />
le préfet peut éventuellement être diminuée en fonction de<br />
cette inspection.<br />
Préalablement à son affectation, chaque élève a dû remplir<br />
un questionnaire sur lequel il indiquait ses préférences de<br />
destination. Le directeur des stages et son adjoint recevaient<br />
ensuite chacun des énarques avant de les répartir en fonction<br />
des places disponibles. Lors de leurs demandes de préférences<br />
pour les stages en préfectures, Jean-Pierre Jouyet avait<br />
indiqué qu’il souhaitait aller à Marseille et Christian Bodin<br />
à Lille. Tous les deux en discutent avec François Hollande<br />
dans le couloir et s’interrogent sur leurs chances d’obtenir<br />
gain de cause. François Hollande lance en rigolant : « Vous<br />
savez, le mythe qui prétend que les stagiaires de l’ENA qui<br />
veulent aller à Lille se retrouvent à Marseille et ceux qui<br />
veulent Marseille à Lille, c’est juste une blague. » Jean-Pierre<br />
se retrouvera à Lille et Christian à Marseille. Les affectations<br />
pour les stages font des heureux mais aussi beaucoup<br />
de déçus. Certains rigolent de leurs destinations, estimant<br />
que « l’un des grands principes de l’ENA c’est de vous<br />
envoyer en stage là où vous n’avez aucune envie d’aller et où<br />
vous n’apportez aucune valeur ajoutée ». Une jeune maman,<br />
Jacqueline Sill, obtient de faire son stage à la préfecture<br />
d’Île-de-France. Un interne, ayant envie de connaître une<br />
nouvelle expérience après plusieurs années passées dans l’administration,<br />
fait part au directeur des stages de son désir de<br />
86
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Les stages<br />
partir en ambassade, tout en présupposant de chances assez<br />
faibles d’obtenir une place. Jean Puybasset le rassure immédiatement<br />
sur ce point : « N’ayez aucune crainte, mon principal<br />
souci c’est justement de trouver 30 volontaires pour<br />
partir en ambassades et pour l’instant je suis loin du compte. »<br />
L’élève s’étonne que les places en ambassades ne soient pas<br />
plus prisées. Puybasset répond un brin vachard : « Vous<br />
savez, beaucoup de vos camarades ont beaucoup de mal à<br />
s’éloigner de quelques kilomètres du centre du pouvoir. » Un<br />
élève, qui a étudié le Japonais, se trouve très surpris d’être<br />
le seul à demander l’ambassade de Tokyo. En revanche,<br />
d’autres sont obligés d’insister lourdement auprès de la<br />
direction pour obtenir gain de cause, comme Claude Boulle<br />
qui entreprend des démarches compliquées pour gagner le<br />
droit de faire son stage au Portugal. Maîtrisant parfaitement<br />
la langue après avoir travaillé deux ans au Brésil, il<br />
finit par débarquer à l’ambassade de Lisbonne où le personnel<br />
n’avait jamais vu un stagiaire de l’ENA. Pierre Duquesne et<br />
Pierre Pissaloux, qui ont tous deux étudié le russe, sont<br />
successivement envoyés à Moscou. À l’ambassade française<br />
de Pologne, le stagiaire a l’impression de se retrouver plongé<br />
dans un gros bocal parsemé de micros cachés. Un élève<br />
ayant demandé à partir au Pakistan se retrouve en Turquie.<br />
Colette Horel et Frédéric Puaux sont placés ensemble à La<br />
Haye. Colette en profite pour aller régulièrement faire la fête<br />
à Amsterdam. Raymond-Max Aubert effectue son stage<br />
au sein d’un bureau de la DATAR de New-York, la FIDA<br />
(French industrial developpement agency). À l’époque, cette<br />
structure a pour mission d’attirer des investisseurs étrangers<br />
en France. Durant six mois, Raymond-Max est chargé<br />
de parcourir la côte Est des États-Unis pour persuader des<br />
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promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 88<br />
Le roman de la promotion Voltaire<br />
industriels américains de s’installer en Bretagne ou en<br />
Corrèze, ce qui laissait ses interlocuteurs plutôt circonspects.<br />
La seule question posée au stagiaire : « Y a-t-il des<br />
golfs en Bretagne »<br />
Jean-Marie Cambacérès, qui avait été dans un premier<br />
temps affecté à la préfecture du Cantal, bataille ferme avant<br />
d’obtenir l’ambassade de Pékin où aucun énarque n’avait<br />
encore fait de stage de longue durée. Si Jean-Marie se<br />
passionne pour la Chine depuis l’adolescence, c’est la<br />
première fois qu’il met le pied dans le pays. Mao est mort<br />
depuis deux ans et Deng Xiaoping étend inexorablement son<br />
pouvoir. L’ambassadeur Claude Arnaud, futur conseiller de<br />
François Mitterrand, fait preuve d’une grande confiance à<br />
l’égard de son stagiaire, qu’il missionne dans chacune des<br />
provinces où les diplomates occidentaux ont droit d’accès.<br />
C’est également le stagiaire qui est chargé d’accueillir Jacques<br />
Chirac, invité à Pékin en tant que maire de Paris, et son<br />
épouse. Pendant toute une semaine, Jean-Marie accompagne<br />
partout le couple Chirac. Lors d’une visite, Bernadette<br />
glisse à Jean-Marie : « Je vais vous confier quelque chose :<br />
mon mari sera un jour président. » Ce séjour correspondant<br />
à la fin de son stage, Cambacérès rentre en France dans<br />
le même avion que les Chirac. Dans le futur, Jacques Chirac<br />
et Jean-Marie Cambacérès seront amenés à se croiser plusieurs<br />
fois. Chirac continuera d’appeler Jean-Marie « l’énarque de<br />
Pékin », même lorsque celui-ci aura dépassé la cinquantaine.<br />
Roger Silhol effectue son stage à Téhéran. Lors de leur<br />
première rencontre, l’ambassadeur lui explique : « Nous<br />
sommes ici pour faire des affaires ». Roger étant ingénieur<br />
des travaux publics de formation, il est chargé dans un<br />
88
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 89<br />
Les stages<br />
premier temps des relations avec des entreprises de BTP,<br />
dont Bouygues, pour lesquelles il doit notamment organiser<br />
des visites de chantiers sur place. Trois mois plus tard,<br />
Roger est chargé de seconder le secrétaire de l’ambassade qui<br />
suit la politique intérieure. Le climat politique est tendu et<br />
la contestation populaire se fait de plus en plus sentir.<br />
L’ambassade a le sentiment que la situation est en train<br />
d’évoluer mais ne parvient pas à savoir quel va en être le<br />
dénouement. Face aux mouvements de contestation, l’ambassadeur<br />
prévoit d’abord un retour de la monarchie autoritaire<br />
du Chah qui, ces dernières années, avait laissé se<br />
développer un relatif espace de liberté. Traditionnellement,<br />
les énarques placés à l’ambassade devaient envoyer une<br />
dépêche au Quai d’Orsay sur un ton humoristique. Pour le<br />
stagiaire, c’est l’occasion de montrer qu’il sait faire preuve<br />
d’esprit en plus de ses qualités techniques. Roger travaille<br />
plusieurs semaines sur un texte, où il raconte de façon<br />
amusante la vie à Téhéran durant l’été. Mais lorsqu’il achève<br />
sa dépêche, l’heure n’est plus du tout à l’amusement. Début<br />
août, la contestation se durcit clairement. À la fin du mois,<br />
le mot « contexte révolutionnaire » est utilisé pour la première<br />
fois par les diplomates français. Un matin des premiers jours<br />
de septembre, en se rendant à l’ambassade, Roger assiste à<br />
des scènes d’émeutes et voit l’armée tirer sur la foule.<br />
L’ambassadeur lui interdit de quitter dorénavant les murs.<br />
Roger repartira pour Paris fin octobre.<br />
Jean-Christophe Chouvet est envoyé à l’Ambassade du<br />
Zaïre, durant la période de la « guerre du Shaba », qui oppose<br />
les forces gouvernementales et les indépendantistes katangais.<br />
Une expérience épique pour le jeune énarque : vingtquatre<br />
heures avant que les rebelles ne prennent la ville de<br />
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promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 90<br />
Le roman de la promotion Voltaire<br />
Kolwezi, Jean-Christophe se trouvait sur place. Il ne doit<br />
qu’au hasard de ne pas avoir croisé la route de troupes armées<br />
qui avaient juré de « tuer les blancs » qui se trouvaient sur<br />
le sol zaïrois. Il suivra depuis l’ambassade l’envoi par le<br />
gouvernement français de la légion étrangère pour délivrer<br />
les otages européens retenus par les rebelles. Une autre fois,<br />
le stagiaire doit regagner Kinshasa à bord d’un vieil avion<br />
conduit par un pilote anglais âgé de 75 ans, assis au milieu<br />
de caisses de pommes de terre.<br />
Bernard Tandeau fait son stage à Abou Dabi, au sein<br />
d’une ambassade qui vient de s’ouvrir. Les relations sont<br />
extrêmement tendues avec l’ambassadeur. Cause du conflit :<br />
au cours de son stage, Bernard a fait venir trois semaines sa<br />
petite amie dans son logement de fonction. L’ambassadeur<br />
lui passe un savon énergique, vociférant que c’est une faute<br />
de faire venir une femme avec qui l’on n’est pas marié dans<br />
un pays musulman.<br />
Jean-Maurice Ripert découvre véritablement le métier de<br />
diplomate lors de son stage à l’ambassade d’Ottawa. Le Parti<br />
Québécois vient de prendre le pouvoir et prépare le premier<br />
référendum sur l’indépendance. Jean-Maurice se passionne<br />
pour ce dossier. Lui l’ancien gauchiste, tombe également<br />
en profonde admiration pour l’ambassadeur Xavier<br />
Daufresne de la Chevallerie, ancien directeur de cabinet du<br />
général De Gaulle. Jean-Maurice est venu avec son épouse<br />
Claudine, enceinte.<br />
François Hollande a obtenu de faire son stage à l’ambassade<br />
française d’Alger. Sur un plan personnel, cette destination<br />
représente beaucoup pour lui : de par son engagement<br />
à gauche il ressent une solidarité envers les anciens peuples<br />
colonisés et il a été marqué par les positions très marquées<br />
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Les stages<br />
de son père en faveur de l’Algérie française. Pour se rendre<br />
à Alger, François doit passer par Marseille. Il prend le train<br />
de nuit en compagnie de deux camarades qui vont effectuer<br />
leur stage à la préfecture des Bouches-du-Rhône : Jérôme<br />
Bédier et Christian Bodin. Au cours du trajet, il leur montre<br />
son « passeport diplomatique », un énorme papier qu’il est<br />
obligé de déplier. Il leur parle de son enthousiasme de découvrir<br />
ce pays dont il a tant entendu parler. Au petit matin, ils<br />
arrivent à Marseille. Jérôme Bédier accompagne François<br />
Hollande jusqu’au port. Avant qu’il embarque, Jérôme lui<br />
promet de venir le voir en Algérie lors de ses premiers congés.<br />
Il ne viendra pas.<br />
À Marseille, Jérôme Bédier et Christian Bodin sont logés<br />
ensemble dans un appartement de la préfecture. Christian<br />
Bodin est missionné pour s’occuper du dossier de la restauration<br />
du chantier naval, qui subissait une grave crise.<br />
Christian doit notamment participer aux réunions avec les<br />
partenaires sociaux pour éviter la fermeture et envisager<br />
une reprise. Le sous-préfet qui gérait officiellement le dossier<br />
avait pris une décision ayant fortement déplu à Gaston<br />
Defferre et celui-ci avait fermement dit au préfet : « Lui, je<br />
ne veux plus le voir ». C’est donc Christian qui est chargé<br />
de faire la liaison entre la préfecture et la mairie. Dès leurs<br />
premières rencontres, l’ancien « Monsieur X » se montre<br />
très courtois envers le jeune énarque. Christian est marqué<br />
par le fait que chaque fois qu’il entre dans son bureau,<br />
Defferre se lève pour venir lui serrer la main. Une politesse<br />
que bien des hauts-fonctionnaires de seconde catégorie<br />
n’avaient pas forcément pour de simples stagiaires. Jérôme<br />
Bédier, lui, est amené au cours de l’été à assurer l’intérim du<br />
sous-préfet d’Aix-en-Provence, qui eut l’idée originale de<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
partir en congés lors du festival de la ville. Une responsabilité<br />
importante puisque le ministre de la Culture, Jean-<br />
Philippe Lecat, vient personnellement assister aux festivités,<br />
alors que ses prédécesseurs ne s’étaient pas déplacés lors des<br />
éditions antérieures. Pour marquer le coup lors de la première<br />
soirée du ministre, Jérôme décide de faire appel à un célèbre<br />
chef de la région pour préparer un repas en petit comité à<br />
la sous-préfecture. Le dîner commence sous les meilleurs<br />
augures : le ministre se met à réciter les premières strophes<br />
de Tristan et Iseult, « Seigneurs, vous plaît-il d’entendre un<br />
beau conte d’amour et de mort C’est de Tristan et d’Iseut<br />
la reine… », afin de faire savoir au stagiaire qu’il n’ignorait<br />
pas que ce fut le grand-père de Jérôme, le spécialiste de la<br />
littérature médiévale Joseph Bédier, qui reconstitua le célèbre<br />
poème à partir de fragments anonymes. Mais une fois les<br />
échanges littéraires épuisés, l’assistance commence à ressentir<br />
la faim et les assiettes demeurent vides. En cuisine, le chef,<br />
complètement paumé loin de son propre restaurant, ne<br />
parvient pas à faire avancer les plats. Jérôme est contraint de<br />
faire quelques apparitions en coulisses pour prévenir que<br />
« le ministre est pressé car il doit partir à l’opéra », avec une<br />
pointe d’angoisse dans son intonation. Finalement le ministre<br />
quittera la table avant le dessert mais ne fera aucune remarque<br />
désobligeante au stagiaire. Jérôme vit un second moment<br />
embarrassant lorsqu’il doit organiser la sécurité du ministre.<br />
Un commissaire du coin avec qui il était en contact lui avait<br />
assuré que ses hommes pouvaient se charger des questions<br />
de sécurité si nécessaire « avec un grand professionnalisme<br />
et en toute discrétion ». Lorsque les policiers en question se<br />
pointent à la sous-pref, Jérôme se trouve nez à nez avec sept<br />
armoires à glace portant des imperméables gris. Le ministre<br />
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Les stages<br />
ne pourra s’empêcher de glisser à Jérôme : « Ce n’est pas très<br />
discret votre truc… » Lorsque le sous-préfet reprend son<br />
poste, il sermonne Jérôme et multiplie les reproches à son<br />
encontre. Le stagiaire n’ose pas lui demander s’il a passé de<br />
bonnes vacances. Lorsque Christian Bodin quitte la préfecture<br />
pour rejoindre le lieu de son stage court, Jérôme restera<br />
à Marseille jusqu’à la fin de l’année. À l’opposé de ses déboires<br />
avec le sous-préfet d’Aix, il entretient une excellente relation<br />
avec le préfet. Un jour où Jérôme l’interroge sur sa note de<br />
stage, le préfet lui répond : « Vous êtes comme mon fils. »<br />
Après un passage à la préfecture de Bourges, Michel<br />
Sapin effectue son stage court en collectivité territoriale, à<br />
Metz. À l’époque, il est rare qu’un stagiaire de l’ENA soit<br />
affecté à une collectivité de ce type. Michel se retrouve sous<br />
les ordres de Jean-Marie Rausch, également maire de Metz,<br />
que le jeune stagiaire retrouvera des années plus tard comme<br />
collègue de gouvernement. Passionné par les questions de<br />
décentralisation, sur lesquelles il insiste beaucoup dans le<br />
cadre du Caréna, Michel fait preuve d’un grand investissement<br />
dans son travail. Mais, en bon militant socialiste, il n’en<br />
oublie pas pour autant son engagement politique : au cours<br />
de son stage, il publie dans Le Monde une tribune traitant<br />
des passerelles entre la fonction publique territoriale et la<br />
fonction publique d’État. Une tribune qui lui sera sévèrement<br />
reprochée par la direction de l’ENA. En tant que<br />
représentant au conseil d’administration de l’école, il est<br />
également contraint de tenir des comptes rendus d’informations<br />
destinés aux élèves.<br />
Frédérique Bredin, qui passe ses vacances en Corse depuis<br />
l’enfance, obtient la préfecture d’Ajaccio. La gamine de<br />
22 ans au caractère bien trempé n’a pas choisi la destination<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
la plus paisible : l’île est régulièrement confrontée à des « nuits<br />
bleues », série d’attentats simultanés orchestrés par les indépendantistes.<br />
À plusieurs reprises, Frédérique est réveillée vers<br />
deux heures du matin pour accompagner l’équipe de la<br />
préfecture qui doit constater les dégâts des explosions. Elle<br />
se retrouve entourée de flics au milieu de bâtiments détruits,<br />
sous les regards des habitants.<br />
Philippe Bordenave est affecté à la préfecture de la<br />
Manche, à Saint-Lô. Lorsque le préfet apprend qu’il est<br />
polytechnicien, il lui attribue les dossiers du Nucléaire. Le<br />
secteur est essentiel pour la région : à l’époque l’usine de la<br />
Hague s’était récemment orientée vers le traitement du<br />
combustible civil, passant de l’ère militaire à l’ère industrielle.<br />
Le nucléaire représente alors le summum du progrès<br />
scientifique en même temps qu’une fierté nationale. Lors<br />
d’une visite de la centrale, Philippe assiste au passage des<br />
premières barres dans le système. Entouré des ingénieurs, il<br />
observe à travers les épais hublots le fonctionnement de<br />
l’appareil qui ressemble à une gigantesque machine à laver.<br />
Les ingénieurs deviennent excités comme des gamins, hurlant<br />
chacun leur tour : « Ça marche ! Ça marche ! », fascinés<br />
d’assister à l’application pratique de ce qu’ils avaient mis si<br />
longtemps à concevoir théoriquement. C’est également au<br />
cours du stage que la préfecture délivre le permis de construire<br />
de la centrale de Flamanville, provoquant la colère des militants<br />
écologistes. Lorsqu’il n’est pas pris par les dossiers<br />
nucléaires, Philippe doit gérer le tout-venant, notamment<br />
écrire des discours vantant les mérites de la vache normande<br />
et son incontestable supériorité sur l’« ennemie jurée », la<br />
vache hollandaise.<br />
Dominique de Villepin se retrouve à Perpignan où il<br />
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Les stages<br />
entretient d’excellentes relations tout au long du stage avec<br />
le préfet Francis Boot. Comme beaucoup de ses camarades,<br />
Dominique doit remplacer à l’occasion le directeur de<br />
cabinet. Le jeune énarque doit notamment gérer un mouvement<br />
de grève des marins pêcheurs qui veulent bloquer<br />
Port-Vendres ou des manifestations des viticulteurs menaçant<br />
d’incendier la préfecture. Le ministère, très inquiet de<br />
la tournure des événements, ne cesse de téléphoner,<br />
Dominique doit réceptionner les appels. Lorsque le jeune<br />
homme demande au préfet ce qu’il doit faire, celui-ci lui<br />
répond avec flegme qu’il n’a qu’à faire charger les CRS.<br />
Accessoirement, Francis Boot missionne aussi Villepin pour<br />
faire sauter les contraventions de sa fille auprès de la police.<br />
C’est au cours de ce stage que Dominique décide d’adhérer<br />
au RPR, créé deux ans plus tôt par Jacques Chirac.<br />
Sophie-Caroline Tarnowski et Jean-Pierre Jouyet sont<br />
placés ensemble à la préfecture de Lille, au sein d’un département<br />
frappé par une grave crise industrielle. Les deux<br />
énarques, qui ne se connaissaient pas, deviennent rapidement<br />
amis. Pour Sophie-Caroline, qui n’avait jamais mis les pieds<br />
en province à l’exception de ses lieux de vacances, ce stage<br />
est un peu un choc. Ayant toujours été parisienne, elle<br />
découvre l’importance de l’aménagement du territoire. Elle<br />
est aussi frappée par la capacité des différentes formations<br />
politiques à travailler ensemble au sein du Conseil général,<br />
sous l’autorité de Pierre Mauroy.<br />
Renaud Donnedieu de Vabres s’investit beaucoup à la<br />
préfecture de Tours, où son travail semble apprécié. Lorsqu’il<br />
quittera l’Indre-et-Loire, le préfet confiera à Renaud qu’il<br />
lui mettra 5/5 à son rapport. La note sera baissée par le<br />
directeur des stages. Beaucoup plus tard, à la fin de la scola-<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
rité, Renaud découvrira le commentaire écrit de Puybasset :<br />
« Monsieur Donnedieu de Vabres a su faire fructifier ses<br />
aptitudes originelles », signifiant ainsi qu’il était naturel<br />
qu’un fils de haut-fonctionnaire réalise du bon travail en<br />
préfecture. Trente-cinq ans plus tard, Renaud ne l’a toujours<br />
pas digéré.<br />
Yvon Robert se retrouve à la préfecture du Mans. Pendant<br />
toute la durée de son stage, il fera preuve d’une véritable schizophrénie.<br />
Militant socialiste et syndicaliste au SNES, il se<br />
retrouve à représenter le pouvoir giscardien en préfecture.<br />
Le comble survient lors de la rentrée scolaire de septembre :<br />
le vendredi, il est au côté de la police et des renseignements<br />
généraux pour tenter de faire évacuer l’inspection académique<br />
envahie par des manifestants ; le lendemain, rentré<br />
chez lui à Chartres, il est en tête du cortège pour dénoncer<br />
les suppressions de postes dans l’Éducation nationale. Lors<br />
de son stage, Yvon fait également la connaissance d’un jeune<br />
attaché parlementaire d’un député du département, avec<br />
qui il sympathise. Âgé de 24 ans, le jeune homme, simple<br />
et cordial, s’interroge beaucoup sur son avenir, ne sait pas<br />
s’il va continuer en politique ou changer d’orientation professionnelle.<br />
Il s’appelle François Fillon.<br />
Benoît Chevauchez est placé dans une petite préfecture,<br />
à Carcassonne. L’ambiance y est plutôt familiale et le préfet,<br />
qui ressemble à Raimu, l’invite régulièrement à dîner dans<br />
ses appartements en compagnie de son épouse. Dans le<br />
département, l’atmosphère est moins amicale. La température<br />
sociale est montée d’un cran et les syndicalistes agricoles<br />
multiplient les plastiquages de bâtiments publics.<br />
Benoît découvre avec étonnement que les autorités locales<br />
parviennent tout de même à limiter la portée de ces actions<br />
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Les stages<br />
en conservant des contacts officieux avec les responsables<br />
syndicaux. Le préfet entretient notamment une relation<br />
discrète avec le leader du Comité d’action viticole, structure<br />
informelle mais incontournable, par téléphone ou en se<br />
rencontrant dans un bistrot. Le syndicaliste prévient à<br />
l’avance le préfet lorsqu’une bombe va être déposée afin<br />
que celui-ci s’assure qu’aucun membre du personnel ne sera<br />
présent sur place au moment de l’explosion. Quelques<br />
années auparavant, une action de ce type avait causé la mort<br />
de deux personnes. Pour éviter que le sang coule à nouveau,<br />
la préfecture et le comité d’action avait trouvé ce compromis :<br />
on évitait les victimes tout en laissant une action spectaculaire<br />
s’inscrire en une des médias locaux pour faire pression<br />
sur le gouvernement. À l’époque, l’une des causes des tensions<br />
concernait l’interdiction de « chaptaliser » le vin. Cette<br />
pratique, qui consiste à ajouter du sucre pour augmenter le<br />
taux d’alcool, était tolérée jusqu’à ce que la Commission<br />
de Bruxelles l’interdise dans certaines zones géographiques,<br />
dont le sud de la France. Pour les producteurs, ne pas chaptaliser<br />
revenait souvent à remplir des bouteilles de vin invendables.<br />
Le préfet était monté plusieurs fois à Paris pour<br />
prévenir le ministre de l’Agriculture, Pierre Méhaignerie, que<br />
si une certaine indulgence n’était pas accordée aux viticulteurs<br />
sur cette règle la situation risquait de dégénérer à tout<br />
moment. Le ministre n’a rien voulu entendre. Pour éviter<br />
les contrôles sur l’achat du sucre, le comité d’action viticole<br />
organisait lui-même la tournée des coopératives pour prendre<br />
les commandes et récolter l’argent en liquide. Ensuite, des<br />
hommes du comité se fournissaient auprès de la générale<br />
sucrière et faisaient livrer la marchandise par camions sans<br />
laisser de traces écrites. La préfecture donnait ordre aux<br />
97
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
forces de polices, et souvent aux Renseignements généraux,<br />
d’encadrer le déplacement des camions pour éviter qu’ils<br />
se fassent arrêter par des policiers qui ne seraient pas du<br />
coin. Pour éviter de se faire remarquer, les camions circulaient<br />
souvent de nuit. L’été 1978, juste avant la récolte, le système<br />
fonctionne relativement bien. Sauf que le stagiaire de l’ENA<br />
reçoit un appel téléphonique de la direction de la police de<br />
l’air et des frontières de Toulouse, l’informant qu’elle vient<br />
de « choper des mecs de chez vous s’apprêtant à prendre le<br />
vol Air-inter pour Paris avec une mallette pleine de billets<br />
et un petit carnet contenant une liste de viticulteurs à<br />
fournir ». Benoît prévient le préfet qui prend un air catastrophé<br />
: « Ces couillons se baladent avec le cash et le carnet<br />
dans la même valise… » Le préfet rappellera la police de<br />
l’air pour demander de les laisser partir.<br />
À la préfecture de La Rochelle, Sylvie Hubac fait forte<br />
impression. Lorsque les acteurs politiques locaux voient<br />
débarquer pour la première fois cette jolie blonde haute<br />
comme trois pommes, ils l’accueillent avec une certaine<br />
curiosité. Dans un environnement très masculin, l’énarque<br />
porte rarement une jupe. Sylvie trouve très vite l’autorité<br />
naturelle pour faire taire les doutes sur ses compétences.<br />
Elle enchaîne les réunions avec les acteurs économiques,<br />
gère les dossiers relatifs aux problèmes de la pêche, fait face<br />
aux rapports de force avec les élus, participe aux repas du<br />
Conseil général. Beaucoup sont bluffés par ses qualités<br />
d’analyse. Sylvie n’est pas la seule stagiaire à la préfecture,<br />
elle est accompagnée d’un camarade non pas énarque mais<br />
de l’École nationale des Postes et Communications, Denis<br />
Champenois. Les « PTT », comme on les appelle familièrement,<br />
suivent l’essentiel de la scolarité de l’ENA avec la<br />
98
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Les stages<br />
promotion mais ne sont pas concernés par le système de<br />
notation, leurs affectations finales ne se faisant qu’au sein<br />
du ministère des PTT. Tous les deux partagent le même<br />
bureau à la préfecture. Comme Sylvie, Denis vient juste de<br />
débuter sa scolarité. Diplômé d’HEC, il ne connaît encore<br />
rien à l’univers des PTT. Pourtant, deux mois après le début<br />
de son stage, le préfet profite d’une réunion avec des chefs<br />
d’entreprises venus protester contre une grève de la Poste pour<br />
dire à Denis : « Tenez, vous êtes des PTT, allez leur expliquer<br />
ce qui se passe ». Le stagiaire se retrouve seul dans une<br />
grande pièce face à une trentaine de patrons mécontents<br />
sans avoir la moindre idée de ce qu’il doit leur expliquer.<br />
Lorsqu’un des participants lui demande avec une certaine<br />
virulence « quand cette grève va se terminer », Denis fait<br />
l’amère expérience d’un authentique moment de solitude.<br />
Dans les Yvelines, Brigitte Joseph-Jeanneney est accueillie<br />
avec une grande considération par le préfet, pour qui la fille<br />
d’un ancien ministre ne peut être traitée comme n’importe<br />
quel autre stagiaire. La jeune femme parvient vite à démontrer<br />
qu’elle possède sa propre personnalité et n’a pas besoin<br />
de son ascendance pour exister, même si aux yeux de bon<br />
nombre de fonctionnaires de la préfecture elle restera toujours<br />
la « fille de ». Comme Sylvie Hubac, elle partage son bureau<br />
avec un stagiaire PTT, Pierre Bertinotti. À partir d’octobre,<br />
les deux jeunes gens assistent avec intérêt à l’effervescence<br />
qui règne à la préfecture en raison d’un « invité » un peu<br />
encombrant dans le département : l’Ayatollah Khomeiny,<br />
installé à Neauphle-le-Château suite à son expulsion d’Irak.<br />
Pour le préfet, la sécurité de Khomeiny apparaît comme la<br />
priorité des priorités. Le représentant de l’État sait pertinemment<br />
qu’il sauterait dans l’heure si le guide islamique venait<br />
99
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 100<br />
Le roman de la promotion Voltaire<br />
à être assassiné. Les stagiaires s’amusent également des anecdotes<br />
racontées par le secrétaire général de la préfecture<br />
lorsqu’il revient de réunions avec Michel Rocard, alors maire<br />
de Conflans-Sainte-Honorine : « Rocard a fait une rapide<br />
intervention, tout le monde a adhéré, mais je suis convaincu<br />
qu’aucun des fonctionnaires n’a réellement compris ce qu’il<br />
voulait dire. »<br />
À Arras, Patrick Warin doit assurer pendant six mois le<br />
remplacement du directeur de cabinet d’un « préfet à l’ancienne<br />
», Jean Vaudeville, énarque de l’une des premières<br />
promotions de l’école. Quelques années plus tôt, en avril<br />
1970, alors qu’il était en poste dans l’Isère, l’homme a été<br />
profondément traumatisé par la mort de 140 personnes<br />
brûlées vives lors de l’incendie du dancing le 5-7 à Saint-<br />
Laurent-du-Pont, le célèbre « Bal tragique » qui avait inspiré<br />
Charlie Hebdo. Le préfet n’a jamais cessé de se sentir responsable<br />
de ce drame. Durant le stage, dès que quelqu’un<br />
évoquait devant lui un risque d’incendie, le préfet s’énervait<br />
furieusement. Lorsque Patrick Warin passait en revue à ses<br />
côtés les services départementaux d’incendie, il devenait<br />
nerveux, vérifiait le moindre détail avec une application qui<br />
frisait la démence. Après les six premiers mois de stage,<br />
Patrick Warin voit enfin arriver le directeur de cabinet : un<br />
homme du nom de Bernard Bonnet, qui se fera connaître<br />
en 1998 comme préfet de Corse lors de l’ « affaire de la<br />
paillote ». Peu sympathique, et doté d’une vision purement<br />
carriériste de sa fonction, il consacre une partie non négligeable<br />
de son temps à lire et relire l’annuaire du corps préfectoral.<br />
À de nombreuses reprises, il raconte par le détail à<br />
Patrick le parcours de tel préfet ou de tel sous-préfet, expliquant<br />
les raisons qui ont bloqué un avancement, narrant la<br />
100
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 101<br />
Les stages<br />
mauvaise organisation d’une visite ministérielle ayant<br />
provoqué le renvoi d’un représentant de l’État ou citant le<br />
nom d’un placardisé qui attendait un changement de régime.<br />
Un jour, il confie à Patrick son plan de carrière idéal, qui<br />
devait lui permettre de devenir préfet le plus tôt possible et<br />
de ne jamais tomber en disgrâce par la suite.<br />
Dans le Finistère, Jean-Marc Janaillac est confronté dès<br />
le début de son stage au naufrage du pétrolier l’Amoco<br />
Cadiz, qui provoqua la première grande marée noire sur<br />
les côtes françaises. À la préfecture, c’est la panique générale.<br />
Le préfet charge Jean-Marc de s’occuper des journalistes<br />
venus du monde entier avec une seule consigne : « Surtout,<br />
ne leur dites rien ! » Jean-Marc, qui n’a jamais rencontré un<br />
journaliste de sa vie, se rend dans le nord du département<br />
avec sa R5 personnelle. Lorsqu’il arrive, il se retrouve face<br />
à une meute de reporters surexcités. Devant la pression,<br />
l’énarque se met à enchaîner les interviews mais seulement<br />
pour les télévisions étrangères, convaincu que le préfet ne<br />
verra jamais les images. Les représentants des médias français<br />
protestent mais le stagiaire maintient le blocus. C’est<br />
également à lui que revient d’attribuer aux journalistes les<br />
cartes d’accès aux hélicoptères pour faire des images de la<br />
marée noire. Les places sont limitées, Jean-Marc doit faire<br />
des choix. Il voit deux cameramen en venir aux mains pour<br />
monter dans un hélico. Le bordel est si grand que la préfecture<br />
finira par faire appel au patron de la sécurité civile, qui<br />
gérera directement la communication. À Paris, la gestion<br />
locale de la crise est jugée suffisamment mauvaise pour que<br />
le préfet saute quelques jours plus tard. Un second préfet est<br />
nommé peu de temps avant un déplacement de Valéry<br />
Giscard d’Estaing, qui s’était engagé à venir sur place pour<br />
101
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 102<br />
apporter son soutien à la population. Le jour de sa visite, des<br />
paysans venus manifester accrochent une tête de cochon à<br />
l’une des palmes de l’hélicoptère présidentiel, qui manque<br />
de peu de ne pas pouvoir repartir. Jean-Marc doit couper luimême<br />
la tête du porc pour l’enlever. Le second préfet saute<br />
et un troisième prend sa place.<br />
Dans la Nièvre, Claudine Fages est amenée à rencontrer<br />
à plusieurs reprises le président du Conseil général, François<br />
Mitterrand. Au début de son stage, Claudine est reçue pour<br />
une entrevue en tête à tête de quinze minutes avec l’élu. La<br />
jeune femme le trouve plus petit qu’elle ne l’imaginait. Pour<br />
Mitterrand, qui apprécie peu les énarques, recevoir la stagiaire<br />
fait figure de corvée mais il se montre courtois. Lorsqu’il<br />
apprend que Claudine est diplômée de l’École des Chartes,<br />
il lui dresse une synthèse de l’histoire de la Nièvre et de son<br />
patrimoine culturel. Claudine est impressionnée. François<br />
Mitterrand ne se rend dans le département que pour certaines<br />
sessions du Conseil général, auxquelles la stagiaire assiste<br />
également. À ces occasions, le futur chef d’État arrive de Paris<br />
par le train de 11 heures, se pointe en retard à la séance avec<br />
son chapeau sur la tête et une escorte de collaboratrices plutôt<br />
jeunes et jolies. Dès que Mitterrand prend place dans l’assemblée,<br />
le niveau des débats s’élève très nettement. Lorsqu’il<br />
quitte la session avant la fin, les discussions reprennent sur<br />
un ton beaucoup plus « rural ». En dehors de François<br />
Mitterrand, les élus du département sont d’authentiques<br />
hommes du cru. Lorsqu’ils assistent à des dîners un peu<br />
guindés à la préfecture, certains d’entre eux sortent systématiquement<br />
leurs couteaux à saucisson. Claudine a également<br />
l’occasion de lire les rapports de stages des énarques de promotions<br />
antérieures. L’un d’entre eux est signé Jacques Attali.<br />
102
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 103<br />
Les stages<br />
Henri de Castries effectue son stage à Lons-le-Saunier,<br />
où il se fait autant remarquer pour la qualité de son travail<br />
que pour ses incessantes blagues potaches. L’une de ses<br />
spécialités : induire de colle les téléphones de la préfecture.<br />
Un jour, il fait appeler un copain de promo, en stage dans<br />
une préfecture voisine, pour le faire inviter à une « partie<br />
fine » organisée dans une ville de son département. Un peu<br />
crédule, le camarade ira jusqu’à parler de cette soirée fictive<br />
au directeur de la police urbaine. Lorsqu’il téléphone à<br />
Henri pour lui raconter sa mésaventure, celui-ci éclate de<br />
rire avant d’avouer son canular. Ce camarade se vengera, en<br />
faisant appeler Henri par une personne prétendant être un<br />
fonctionnaire du ministère de l’Intérieur furieux qu’une<br />
radio libre ait pu s’installer dans le Jura sans que la préfecture<br />
ne l’en ait empêchée. Le stagiaire qui prendra la suite<br />
d’Henri à Lons-le-Saunier sera accueilli par le directeur de<br />
cabinet, un homme très précieux et guère agréable, par ces<br />
mots : « Vous succédez à un jeune homme brillant qui a<br />
mis la barre très haut… »<br />
Jean Chodron de Courcel atterrit à Moulins-sur-Allier,<br />
le directeur des stages estimant qu’un fils de diplomate se<br />
devait de découvrir la « France profonde ». Jean n’est guère<br />
motivé par la destination mais trouve finalement la région<br />
agréable et tombe en admiration devant le préfet, Christian<br />
Dablanc. En mai, ce dernier est nommé directeur de l’administration<br />
pénitentiaire, le titulaire du poste ayant été<br />
viré suite à l’évasion de Jacques Mesrine du quartier de<br />
haute sécurité de la prison de la Santé. Jean, qui malgré la<br />
beauté des paysages locaux aimerait regagner Paris où l’attend<br />
sa fiancée, propose à Christian Dablanc de le suivre dans<br />
sa nouvelle affectation pour terminer son stage. Dablanc<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
donne son accord, mais la direction de l’ENA impose à Jean<br />
de terminer sa période de stage long avant de rejoindre l’administration<br />
pénitentiaire pour les trois derniers mois. Une<br />
fois Place Vendôme, l’énarque sera missionné pour se rendre<br />
dans plusieurs centres de détention afin de remettre à son<br />
supérieur un « avis circonstancié » sur la tenue des différents<br />
établissements. Dans les prisons, directeurs, matons et<br />
détenus regardent bizarrement ce jeune énarque venu les<br />
« inspecter ». Lors de cette expérience au sein de l’appareil<br />
pénitentiaire, Jean portera un regard extrêmement critique<br />
sur le fonctionnement de la justice et le traitement de la<br />
délinquance. Au point que ce jeune homme encarté à droite,<br />
qui s’affichait jusqu’alors comme un « répressif », verra ses<br />
certitudes vaciller.<br />
Pierre Duquesne, qui avait fait une demande pour une<br />
préfecture du Sud-Ouest en envisageant un département<br />
« gastroniquement sympathique », se retrouve finalement<br />
dans le Cantal. Un coin qu’il juge « vraiment très calme ».<br />
Seul moment épique : en mars un aveugle décède suite à une<br />
chute au Puy Marie, le plus haut sommet du Cantal. La<br />
préfecture publie alors un arrêté interdisant aux aveugles<br />
de se rendre au Puy Marie, le préfet estimant en privé que<br />
« de toute façon, le seul intérêt de ce sommet est le panorama<br />
». Quelques jours plus tard, les associations de nonvoyants<br />
du département s’insurgent contre cette décision<br />
préfectorale en réclamant « le droit au bon air ».<br />
Dans un département de l’Est, un stagiaire est chargé<br />
de remplacer le préfet pour une remise de fourragère à des<br />
militaires revenant de manœuvres. En fin d’après-midi, il est<br />
accueilli avec beaucoup d’égards par un général et des élus<br />
municipaux sur la place d’un petit village. La cérémonie<br />
104
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 105<br />
Les stages<br />
s’éternise : les discours, la Marseillaise, la remise d’une gerbe<br />
au monument aux morts. Parmi les appelés du contingent<br />
qui attendent au garde-à-vous dans le froid, un soldat, puis<br />
deux, puis trois, s’effondrent comme des quilles en perdant<br />
connaissance sans que leurs camarades ne bougent un cil.<br />
Lorsqu’ils sont discrètement évacués quelques minutes plus<br />
tard, le stagiaire fait part de son étonnement au général qui<br />
lui répond : « Ils sont épuisés, ils sont revenus de manœuvres<br />
il y a seulement quelques heures. » Lors du cocktail à<br />
la mairie, où élus et officiers devisent, une coupe de champagne<br />
à la main, le stagiaire demande au général pourquoi<br />
les militaires décorés ne sont pas présents. « Ils n’étaient pas<br />
invités, répond le chef de corps. Ils sont rentrés à la caserne.<br />
Vous savez, ils sont vraiment très fatigués. »<br />
Dans une préfecture de Franche-Comté, que le préfet s’apprête<br />
à quitter pour un autre poste, un stagiaire est accueilli<br />
par le directeur de cabinet qui lui indique prestement :<br />
« Jeudi, au moment où le préfet organise une réception<br />
pour son départ, les organisations syndicales du département<br />
doivent être reçues pour un entretien. C’est donc vous qui<br />
vous en occuperez. Surtout, si les syndicalistes vous remettent<br />
une résolution à transmettre au gouvernement, refusezlà<br />
fermement. » Le jeune énarque, qui n’est arrivé en<br />
préfecture que le jour même, s’inquiète de savoir si un autre<br />
collaborateur peut le seconder lors de ce rendez-vous. Le<br />
directeur de cabinet lui répond un peu sèchement, tout en<br />
le faisant sortir de son bureau, « vous ferez ça très bien ». Et<br />
d’ajouter : « Ne vous inquiétez pas : nous placerons un<br />
dispositif de sécurité pour éviter tout incident. » Une<br />
remarque qui ne le rassure d’aucune façon. Le jeudi, en fin<br />
de journée, alors que le préfet reçoit le gratin du départe-<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
ment dans ses appartements privés, l’énarque se retrouve<br />
seul dans un bureau minuscule d’un bâtiment administratif<br />
quasiment vide. Les syndicalistes qui, aux dires du directeur<br />
de cabinet, ne devaient être que deux, arrivent à onze. Le<br />
stagiaire se fait tout d’abord vertement vilipender car la pièce<br />
ne dispose que de deux chaises, ce qui contraint la réunion<br />
à se tenir debout, puis, bien évidemment, les syndicalistes lui<br />
lisent une motion incendiaire contre la politique du gouvernement<br />
qu’ils lui demandent de transmettre à Matignon.<br />
Très mal à l’aise, le jeune homme répond qu’un tel texte<br />
n’est pas recevable. Exaspérés, ses interlocuteurs finissent par<br />
quitter le bureau en claquant la porte après vingt très longues<br />
minutes de discussions particulièrement houleuses. Le lendemain,<br />
l’audience fait la une du journal local, avec un article<br />
en page intérieure mentionnant un « stagiaire de l’ENA arrogant<br />
» et d’autres qualificatifs du même acabit.<br />
À Clermont-Ferrand, Jean-Ludovic Silicani suit le préfet<br />
du matin au soir, assistant à chacun de ses rendez-vous,<br />
participant à chacune des réunions. Il ne se sépare jamais de<br />
son carnet où il retranscrit tout ce qu’il voit ou entend. Il<br />
consacre ses soirées et ses week-ends à rédiger des notes sur<br />
à peu près tous les sujets et les remet ensuite au préfet. Au<br />
début de l’été, lorsque sa période arrive à échéance, Jean-<br />
Ludovic remet son rapport de stage. Le préfet : « C’est quoi<br />
ça » Silicani : « Mon rapport de stage, je dois partir dans<br />
15 jours en ambassade. » Le préfet : « C’est hors de question<br />
! » Le représentant de l’État décroche son téléphone et<br />
s’adresse fermement au directeur des stages : « Je souhaite<br />
que monsieur Silicani reste à la préfecture. Il donne entièrement<br />
satisfaction, qu’est-ce que vous voulez qu’il aille faire<br />
en ambassade » Jean Puybasset proteste un peu puis accepte.<br />
106
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 107<br />
Les stages<br />
Jean-Ludovic restera trois mois supplémentaires dans le<br />
Puy-de-Dôme.<br />
François Morlat est envoyé à la mairie de La Rochelle.<br />
Avant de partir en stage, il était parvenu à séduire la jeune<br />
fille rencontrée par la grâce de l’ordre alphabétique lors des<br />
groupes de rentrée à l’ENA, Claire Mialaret, elle-même<br />
placée en préfecture d’Angoulême. Malgré une distance<br />
d’une centaine de kilomètres, le jeune couple parvient à<br />
entretenir le contact. Fin 1978, Claire part pour son stage<br />
court à la mairie de Détroit et François en préfecture de<br />
Caen. Le jeune homme la rejoint aux États-Unis pour une<br />
semaine dès la fin de son temps réglementaire en Normandie.<br />
Ils se marient au Consulat de France, en présence de leurs<br />
deux seuls témoins. À leur retour en France, ils s’installent<br />
ensemble.<br />
Georges Laville est affecté à la préfecture de Saint-Brieuc.<br />
De tous les élèves de la promotion, il est sans doute celui qui<br />
a le plus préparé son stage. Même s’il ambitionne d’entrer<br />
dans les grands corps, Georges porte un grand intérêt au<br />
métier de préfet. Avant son départ, il a dévoré de multiples<br />
ouvrages détaillant la hiérarchie dans les milieux administratifs<br />
ainsi que des mémoires d’anciens préfets. Laville<br />
n’aime pas laisser place à l’improvisation. Il lui faut parfaitement<br />
maîtriser la théorie avant d’entrer dans la pratique.<br />
Sylvie François et Maurice Meda se retrouvent à la préfecture<br />
de la Réunion. Le préfet n’est guère enthousiaste à<br />
l’idée d’accueillir deux stagiaires de sexes différents et envoie<br />
au bout de trois semaines Sylvie François à Mayotte. Les deux<br />
énarques alterneront par la suite.<br />
Michel Delpuech est envoyé à la préfecture du Loir-et-<br />
Cher. L’année précédente, son presque homonyme Michel<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
Delpech avait fait un tube avec sa chanson Le Loir-et-Cher.<br />
L’énarque a toujours cru à un trait d’humour de la part du<br />
directeur des stages.<br />
Lors des stages en préfectures, l’élève est directement<br />
plongé dans un poste opérationnel, avec des situations réelles<br />
qu’il doit parfois traiter en urgence. L’expérience est souvent<br />
passionnante mais les erreurs se payent cash. Dans une<br />
promotion antérieure, une énarque de permanence en préfecture<br />
avait permis l’emprisonnement d’un syndicaliste agricole,<br />
provoquant un mouvement de panique au sein des<br />
autorités. Depuis, les permanences ont officiellement été<br />
interdites aux stagiaires, ce qui n’a pas empêché des voltairiens<br />
d’en assurer tout de même.<br />
Certaines préfectures déroulent le tapis rouge pour leurs<br />
stagiaires. À leur arrivée, la presse locale leur consacre<br />
fréquemment un article. Nombre de fonctionnaires, conjecturant<br />
que les gamins qu’ils ont en face d’eux puissent un<br />
jour devenir leur préfet voire leur ministre, ne manquent pas<br />
de se mettre au service des stagiaires de manière presque<br />
assujettie. Une position de domination qui peut parfois<br />
encourager les réflexes de supériorité et faire perdre le sens<br />
des réalités à des « jeunes blancs becs » qui n’ont encore rien<br />
prouvé. Les réactions vis-à-vis des stagiaires ne sont cependant<br />
pas homogènes au sein des préfectures : un énarque de<br />
vingt-trois ans peut travailler avec un secrétaire général tellement<br />
soumis qu’il pourrait le faire marcher à quatre pattes,<br />
tandis qu’un autre subit les remontrances d’un directeur de<br />
cabinet irrité qu’un gamin de l’ENA fasse l’objet d’autant<br />
de courbettes. En Charente, un directeur départemental se<br />
plaint auprès du préfet que la stagiaire bénéficie d’une voiture<br />
à disposition alors que lui n’en a pas.<br />
108
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 109<br />
Les stages<br />
C’est au cours de cette période que se déroulent les élections<br />
législatives de mars 1978, pour lesquelles l’opposition<br />
a longtemps été donnée victorieuse. Avant le départ en<br />
stage, Pierre-Louis Blanc s’était adressé de façon très ferme<br />
à la promotion lors d’un amphi : « Vous allez très probablement<br />
vivre la première alternance politique de la V e<br />
République au cours de votre stage. Je vous rappelle que<br />
les élèves de l’ENA ont le devoir de rester neutres. Il vous<br />
est défendu de manifester vos opinions politiques dans le<br />
cadre de votre stage et vous devez vous montrer loyaux<br />
envers le nouveau gouvernement quel qu’il soit. »<br />
Au sein de la promotion, tous les élèves engagés à gauche<br />
y croient réellement. Pendant la campagne, le pouvoir en<br />
place semble vaciller. Giscard implore les électeurs de ne<br />
pas se comporter comme des « conducteurs qui enverraient<br />
la voiture dans le fossé ». Nombre de stagiaires voient leurs<br />
préfets très angoissés à l’idée de perdre leur poste en cas de<br />
victoire de la gauche. Dans un département de Bourgogne,<br />
une énarque est chargée de travailler sur l’analyse locale du<br />
scrutin à venir. À Nantes, le préfet accueille les deux stagiaires,<br />
Jean-François Cervel et Hervé Saluden, en leur intimant :<br />
« Je ne veux pas vous voir pendant les trois prochains mois ;<br />
nous sommes dans une phase politique très importante et<br />
je vais devoir m’en occuper. » À Bordeaux, le soir du scrutin,<br />
Bruno Grémillot et Jean-Luc Pain sont chargés de comptabiliser<br />
les résultats électoraux dans le bureau du préfet.<br />
Certaines circonscriptions du département sont favorables<br />
à la gauche. Lorsque le préfet passe dans une pièce voisine<br />
pour téléphoner, vraisemblablement au ministère de<br />
l’Intérieur, les deux stagiaires l’entendent dire à son interlocuteur<br />
: « Ce n’est pas avec les résultats de mon départe-<br />
109
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
ment que vous allez gagner…. » Juste après les élections, ce<br />
préfet sera appelé à Matignon pour devenir le directeur de<br />
cabinet de Raymond Barre. La majorité l’emporte finalement<br />
avec 52 % des suffrages. À Orléans, Michel Gagneux doit<br />
ronger sa déception en voyant le préfet sortir le champagne.<br />
François Hollande et ses amis du Caréna ressentent une<br />
cruelle amertume. Dispersés sur tout le territoire, certains<br />
même à l’étranger, ils s’adressent de longues lettres où ils<br />
échangent sur la situation politique et s’interrogent sur la<br />
pertinence de s’engager au sein d’un parti.<br />
110
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CHAPITRE 7<br />
FONT-ROMEU<br />
« Même lorsqu’ils font du ski, certains veulent impérativement<br />
montrer qu’ils sont les meilleurs. »<br />
Une voltairienne<br />
Après leur retour de stages, les énarques partent du 4 au<br />
9 janvier 1979 pour une petite semaine « d’intégration » à<br />
Font-Romeu (Pyrénées-Orientales). L’objectif de ce séjour<br />
est double : permettre aux élèves de faire connaissance les uns<br />
avec les autres dans un cadre décontracté et choisir le nom<br />
de la promotion. Le TGV n’existe pas encore et le voyage en<br />
train dure toute une nuit. Les élèves dorment en couchettes<br />
ou discutent dans le couloir. Lors d’un arrêt en gare de Foix,<br />
Henri de Castries fait rire son groupe de copains en passant<br />
la petite échelle des couchettes par la fenêtre pour tenter de<br />
descendre sur le quai. Un élève du concours interne est<br />
obligé de quitter sa cabine car il ne parvient pas à fermer l’œil<br />
à cause des ronflements d’un futur préfet.<br />
Les énarques arrivent à la station de sports d’hiver au<br />
petit matin et prennent possession des locaux du lycée climatique<br />
et du chalet Superbolquère. Considérant les logements<br />
111
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 112<br />
Le roman de la promotion Voltaire<br />
un peu trop spartiates à leur goût, quelques élèves préfèrent<br />
séjourner à l’hôtel. Les filles sont réparties par chambres,<br />
les garçons dans des minidortoirs. Sylvie Hubac, Colette<br />
Horel et Agnès de Clermont-Tonnerre cohabitent dans une<br />
atmosphère plutôt sympathique. Une autre fille de la promo<br />
se trouve beaucoup moins d’atomes crochus avec sa<br />
compagne de chambre, Frédérique Bredin. Il est vrai que<br />
Frédérique n’est guère enthousiasmée par ce séjour. Elle, qui<br />
considère la scolarité de l’ENA comme une compétition<br />
acharnée en vue du classement final, déteste cette ambiance<br />
faussement conviviale. À ses yeux, entretenir une supposée<br />
camaraderie n’a aucun sens alors qu’elle s’apprête à partir au<br />
combat pour réussir sa scolarité.<br />
Au sein de la promo, beaucoup reprennent contact avec<br />
des amis qu’ils n’ont pas revus depuis Sciences Po ou le<br />
service militaire. Les liens peuvent remonter à un temps<br />
plus lointain : Jean-Jacques Augier retrouve son copain de<br />
collège Bernard Cottin, Jean Chodron de Courcel retrouve<br />
Sophie-Caroline Tarnowski avec qui il avait un peu flirté<br />
au début de l’adolescence. Le même Jean Chodron de Courcel<br />
est très surpris lorsqu’il tombe nez à nez avec Yvon Robert.<br />
Et pour cause : ce dernier avait été son professeur au lycée<br />
Stanislas, où il avait enseigné trois ans avant d’être nommé<br />
à Chartres. Jean l’interpelle par un « Qu’est-ce que vous<br />
faites là » avant d’user du traditionnel tutoiement entre<br />
camarades.<br />
Au cours de la semaine, quelques moments sont consacrés<br />
à la scolarité. Les élèves doivent passer plusieurs tests de<br />
langues et de mathématiques ainsi que participer à deux<br />
tables rondes portant sur « les échanges économiques de la<br />
France avec les pays méditerranéens » et « le développement<br />
112
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 113<br />
Font-Romeu<br />
culturel en Midi-Pyrénées », ce dernier sujet étant hautement<br />
tourné en dérision par plusieurs énarques. Le reste du temps<br />
est consacré à des loisirs sportifs ou culturels. Si le ski est par<br />
nature l’activité principale de Font-Romeu, la relative insuffisance<br />
de neige rend la plupart des pistes verglacées et peu<br />
praticables. Des petits groupes s’aventurent tout de même<br />
sur des descentes du versant nord. Michel Raymond, auquel<br />
les cheveux longs et la barbe donnent un visage christique,<br />
se révèle le meilleur skieur. Il n’a pas grand mérite : son père<br />
dirigeait une école de ski et le Grenoblois descend des pistes<br />
depuis l’âge de quatre ans. Claude Boulle et Michel Gagneux<br />
chaussent, eux, des skis pour la première fois de leur vie.<br />
Plutôt que de suivre les autres vers les sommets, ils préfèrent<br />
rester au niveau du tire-fesses qui leur donne déjà suffisamment<br />
de fil à retordre. Les moins téméraires s’adonnent au<br />
ski de fond. Des randonnés en raquettes sont aussi organisées,<br />
au cours desquelles un ou deux énarques perdent un peu<br />
de leur amour propre en provoquant des ricanements par leur<br />
démarche légèrement empotée. Parmi les sorties touristiques,<br />
les élèves visitent le four solaire d’Odeillo, la forteresse<br />
de Montlouis et quelques abbayes ou se promènent à<br />
bord du train jaune de Cerdagne. Au centre-ville de la<br />
commune, quelques élèves s’arrêtent devant la statue d’une<br />
personnalité locale dont le socle porte l’inscription « Mort<br />
pauvre ». Au cours d’un déplacement en bus, Ségolène Royal<br />
demande à un interne plus âgé qu’elle ce qu’il faisait en Mai<br />
68. Son interlocuteur change poliment de sujet.<br />
Plusieurs énarques préfèrent faire bande à part. Un élève<br />
qui déteste de près ou de loin la montagne, le ski et tout ce<br />
qui s’en rapproche, trompe son ennui en bouquinant dans<br />
sa chambre ou en regardant les filles. Jérôme Turot ne semble<br />
113
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
pas non plus très heureux d’être là. Le jeune homme a<br />
emporté sa machine à écrire et son cartable avec lui, préférant<br />
travailler dans son coin pendant que les autres partent<br />
skier. En revanche, Jean-Maurice Ripert qui, par nature,<br />
déteste l’esprit « colonie de vacances » et serait bien resté à<br />
Paris avec son épouse qui vient de donner naissance à leur<br />
premier enfant, se laisse prendre au jeu et passe un moment<br />
sympathique avec ses copains du Caréna. La bande fait d’ailleurs<br />
de nouvelles rencontres, comme Sylvie Hubac, à qui<br />
ils tentent sans succès de faire quitter la CFDT pour leur<br />
syndicat. Henri de Castries et Jean-Ludovic Silicani, qui<br />
s’étaient un peu fréquentés lors de leurs classes à Coëtquidan,<br />
font plus ample connaissance. L’après-midi, Henri ne manque<br />
pas ses petites siestes traditionnelles de récupération qui lui<br />
permettent d’être toujours en forme. Un responsable de<br />
l’encadrement de l’ENA provoque de nombreux sarcasmes<br />
en s’affichant dans un manteau de fourrure pour le moins<br />
voyant.<br />
Le soir, les élèves sortent par groupes. Renaud Donnedieu<br />
de Vabres, Dominique de Villepin, Pierre Dartout et Patrick<br />
Delage partagent quelques verres dans des bars, puis regagnent<br />
tard leurs dortoirs au milieu des ronflements et des grincements<br />
de lits. Lors d’une soirée, une partie importante de<br />
la promo sort en boîte de nuit. Le disc jockey passe les maxis<br />
45 tours de Rivers of babylon, I can’t stand the rain, You’re<br />
the one that i want, Let’s all chant, Da ya think i’m sexy, Ça plane<br />
pour moi, Don’t let me be misunderstood et Kennedy airport.<br />
François Hollande et ses copains du Caréna dansent le jerk.<br />
À une table, Jean-Marie Cambacérès commande une<br />
bouteille de whisky. Au moment où la serveuse lui apporte<br />
la note, tous ses comparses sont partis sur la piste. Paniqué,<br />
114
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Font-Romeu<br />
Jean-Marie attrape Philippe Bordenave qui passait par-là<br />
pour lui demander de lui prêter un peu d’argent. Le futur<br />
banquier met la main à la poche pour financer le futur<br />
député. Un énarque un peu timide partage une danse avec<br />
Véronique Galouzeau de Villepin, pour qui il aura un court<br />
béguin. Colette Horel, grande fêtarde devant l’éternel, fait<br />
forte impression auprès de quelques camarades troublés par<br />
sa façon sexy de se trémousser dans son pantalon de cuir.<br />
Lorsque les énarques finiront par rentrer se coucher, Colette<br />
restera danser jusqu’au petit matin avec des moniteurs de ski.<br />
En dehors des sorties, les soirées sont occupées par des<br />
longues discussions. François Hollande et ses copains ne<br />
manquent évidemment pas d’échanger sur la politique.<br />
Michel Sapin, l’un des seuls de la bande encarté au PS,<br />
encourage les autres à le rejoindre. Après avoir été un temps<br />
proche du CERES de Jean-Pierre Chevènement, Michel<br />
est depuis peu un farouche partisan de Michel Rocard. Il<br />
souhaite que ses amis viennent renforcer le courant rocardien<br />
pour « tenir » face à Mitterrand. Lors d’un échange, Jean-<br />
Maurice Ripert lui demande : « Donne-moi trois raisons<br />
de prendre ma carte. » Sapin tente le coup mais sans succès.<br />
Ripert déteste Mitterrand et considère globalement les socialistes<br />
comme des « socio-traîtres », voire des guignols. Michel<br />
n’insistera plus par la suite, considérant que ses camarades<br />
étaient de «grands garçons » et qu’ils se décideront euxmêmes<br />
un jour.<br />
Dès les premiers jours à Font-Romeu, un clivage assez net<br />
apparaît entre les énarques issus du concours interne et ceux<br />
du concours externe. Pour la majorité des internes, le séjour<br />
représente même un « choc socio-culturel » entre « les jeunes<br />
de Sciences Po issus de la grande bourgeoisie » et « les vieux<br />
115
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
de province nés dans un milieu modeste ». Tout les différenciait<br />
de ces étudiants qui semblaient être dans leur environnement<br />
naturel alors qu’eux se sentaient comme des « intrus ».<br />
Le ressenti n’est pas général : les « faux internes », comme<br />
Nicolas Jacquet ou Benoît Chevauchez qui affichent un âge<br />
sensiblement proche des externes, ou des personnalités très<br />
sociables comme Jean-Marie Cambacérès et Colette Horel,<br />
se mêlent relativement facilement. Mais la plupart des autres<br />
ressentent clairement au mieux un décalage, au pire une<br />
forme de mépris. Un ancien du CFPP se retrouve à côté de<br />
Sophie-Caroline Tarnowski sous un panneau où figurait<br />
l’ensemble des noms des élèves. Il tente de faire connaissance<br />
: « Vous êtres Sophie-Caroline Tarnowski » Ce à quoi<br />
elle répond : « Non je m’appelle Sophie-Caroline Tarnowska. »<br />
L’énarque repartira très gêné, convaincu que seul « un plouc<br />
de province » comme lui ne pouvait savoir que « i » se transforme<br />
en « a » lorsque l’on prononce le nom d’une femme<br />
polonaise. Il ignorait que la plupart de ses camarades, quelle<br />
que soit leur classe sociale, ne connaissait pas cet usage et que<br />
Sophie-Caroline passait sa vie à rectifier la prononciation de<br />
son nom de cette façon un brin brutale. Une autre interne<br />
tente de lier la conversation avec quelques autres filles sans<br />
y parvenir, ressentant que sa présence auprès d’elles n’est<br />
« pas souhaitée ». Un élève du concours interne note dans<br />
un carnet personnel : « Ces jeunes issus de Sciences Po appartiennent<br />
tous à un même groupe social, celui de la classe<br />
dirigeante, entraînant chez eux la certitude d’être tout naturellement<br />
destinés à devenir des membres éminents de cette<br />
classe. Leur attitude est stupéfiante à mes yeux, donnant<br />
souvent des individus particulièrement désagréables.<br />
Difficulté d’établir des liens. Quelques échanges tout de<br />
116
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Font-Romeu<br />
même avec quelqu’un du nom de Hollande, que sa qualité<br />
de délégué Caréna me faisait a priori écarter. Un autre<br />
Renaudieu (sic) de Vabres, trop parfait pour être honnête. »<br />
Les différences sociales apparaissent parfois à travers un<br />
détail insignifiant, comme ceux qui savent skier et ceux qui<br />
n’ont jamais passé de vacances aux sports d’hiver. Une<br />
réflexion telle que « Tu ne sais pas faire du ski Eh ben ça<br />
alors ! » peut être ressentie comme un mépris de classe.<br />
Quel que soit le ressenti des élèves internes, les externes<br />
ne forment pas pour autant un groupe homogène, loin de<br />
là. D’abord parce que tous n’ont pas fréquenté les mêmes<br />
cercles ou les mêmes rallyes et que beaucoup d’étudiants<br />
passés par Sciences Po ne se sentent guère mieux que les<br />
fonctionnaires dans cet environnement. Nombre d’entre<br />
eux supportent même difficilement cette ambiance qu’ils<br />
jugent puérile et considèrent la plupart de leurs condisciples<br />
comme des adolescents se prenant un peu trop au sérieux.<br />
Un élément essentiel de la scolarité à venir doit être réglé<br />
durant la semaine : la question de l’occultation des notes. La<br />
direction avait laissé à la promotion la liberté de choix sur<br />
le sujet et les délégués des élèves avaient vite transformé<br />
cette question en enjeu politique. Le Caréna et la CFDT<br />
privilégient l’occultation, plaidant que l’absence de connaissance<br />
de leurs notes avant la fin de la scolarité éviterait aux<br />
élèves de se décourager et offrirait un climat plus serein.<br />
Pierre Duquesne fait tout de même entendre une voix discordante<br />
au sein du Caréna. Selon lui, une telle occultation<br />
serait source de rumeurs, provoquerait de grandes désillusions<br />
le jour des résultats et, surtout, laissait libre cours à toutes<br />
les manipulations. L’hypothèse est également combattue<br />
par les délégués FO qui la jugeaient ridicule et infantili-<br />
117
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
sante : si des élèves appelés à assumer des fonctions importantes<br />
au sein de l’administration n’étaient pas capables d’affronter<br />
la pression d’un classement, mieux valait qu’ils<br />
changent d’orientation dès aujourd’hui. Après que les uns<br />
et les autres eurent défendu leurs positions, les élèves sont<br />
appelés à se déterminer par vote : 78 % d’entre eux se prononcent<br />
en faveur de l’occultation. Un résultat que le Caréna ne<br />
manquera pas d’afficher comme une victoire personnelle.<br />
Lors de l’une des dernières soirées du séjour, tous les énarques<br />
sont réunis dans une grande salle pour choisir ensemble<br />
le nom de la promotion. Le processus n’est pas directement<br />
encadré par les responsables de l’école qui se contentent de<br />
prévenir les élèves qu’ils souhaitent connaître le nom de la<br />
promo le lendemain matin. Pour le reste, qu’ils se « démerdent<br />
». En agissant de la sorte, la direction de l’ENA semble<br />
avoir sous-estimé une règle de base de toute session collective<br />
: lorsque plus de 150 personnes, aussi brillantes soientelles,<br />
sont rassemblées dans une pièce sans consigne précise,<br />
l’ambiance tourne inévitablement au joyeux bordel. La soirée<br />
de Font-Romeu aurait pu être l’exception qui confirme la<br />
règle. Ce ne sera pas le cas. Initialement, les énarques parviennent<br />
pourtant à se mettre d’accord sur un déroulé, avec l’élimination<br />
graduelle des propositions de noms par votes. Les<br />
premiers tours auront lieu à main levée, les derniers à bulletin<br />
secret. En ouverture de séance, tous les participants sont<br />
donc invités à faire connaître leurs propositions qui sont<br />
listées sur un grand tableau. Le choix du nom possède une<br />
dimension ludique mais répond également à une volonté de<br />
donner une couleur politique à la promotion. Un énarque<br />
du concours interne suggère « Richelieu », un choix jugé<br />
« pas franchement dans la tonalité du moment » qui sera<br />
118
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Font-Romeu<br />
écarté d’emblée. Jérôme Bédier propose « Jean Monnet »,<br />
dont il est un fervent admirateur. Le nom recueillera quelques<br />
voix au premier tour mais sera rapidement éliminé.<br />
Michel Sapin propose « Droit au travail », arguant que le<br />
chômage deviendra l’un des problèmes majeurs de la société<br />
dans un avenir proche. Lui non plus ne rencontrera pas une<br />
grande adhésion. Roger Silhol suggère « Pierre et Marie<br />
Curie », qui ne recueillera que sa propre voix. Même insuccès<br />
pour Dov Zerah avec « Refuznik », terme désignant les dissidents<br />
juifs d’URSS. Pierre Duquesne tente l’originalité avec<br />
« Boukoski-Corvalàn ». Une référence à Vladimir Boukoski<br />
et Luis Corvalàn, respectivement dissident soviétique et<br />
syndicaliste chilien emprisonnés chacun dans leur propre<br />
pays. En 1976, les deux hommes avaient fait l’objet d’un<br />
échange inversé de prisonniers entre l’URSS et le Chili. La<br />
plupart des énarques n’ont jamais entendu parler de cette<br />
affaire mais la proposition obtient tout de même 5 voix.<br />
Ségolène Royal propose « Louise Michel », qui obtient<br />
plusieurs suffrages. Bernard Boyer et Maurice Meda proposent<br />
ensemble « Léonard de Vinci », soutenu par une trentaine<br />
d’élèves. Renaud Donnedieu de Vabres soutient<br />
Antigone. Olympe de Gouges et Robespierre sont rapidement<br />
éliminés, de même que plusieurs noms de gaullistes<br />
historiques, de communards et de dreyfusards. Michel<br />
Gagneux met aux voix « Droits de l’Homme », un terme qui<br />
à l’époque était connoté à droite et symbolisait le soutien aux<br />
dissidents d’URSS. Gagneux le rocardien n’ignore rien de<br />
cette connotation. Mais lui qui a vécu le printemps de Prague<br />
comme un acte fondateur de son engagement politique<br />
plaide pour le refus de tous les totalitarismes, malgré quelques<br />
réflexions de camarades du Caréna. Un élève propose<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
« Robert Schumann ». Un autre « Europe », qui obtiendra<br />
un nombre relativement conséquent de suffrages alors même<br />
que la promotion de 1951 était déjà baptisée ainsi. « Voltaire »,<br />
dont on avait fêté le bicentenaire de la mort l’année précédente,<br />
est proposé par au moins trois élèves. « Rousseau » est<br />
également avancé. Les idées les plus farfelues ne manquent<br />
pas non plus de germer. Benoît Chevauchez propose « Agnès<br />
Blanco », du nom de la petite fille à l’origine de « l’arrêt<br />
Blanco » de 1873, considéré comme l’acte fondateur de la<br />
responsabilité administrative. Un autre énarque pousse plus<br />
loin la provocation. Prenant la parole, il annonce : « Lors de<br />
son discours de rentrée, Pierre-Louis Blanc nous a répété<br />
que nos valeurs devaient être l’humilité, la discipline et le sens<br />
de l’État. En hommage à notre directeur, je propose de<br />
baptiser notre promotion « humilitédisciplinesensdelétat »<br />
en un seul mot ». La salle s’esclaffe, Pierre-Louis Blanc est<br />
vert de rage. L’appellation obtiendra plusieurs dizaines de<br />
suffrages. Une autre pitrerie va connaître un succès bien<br />
plus important. L’après-midi précédent, Henri de Castries,<br />
Dominique Pannier, Patrick O’Quin et quelques autres<br />
s’étaient réunis dans une chambre pour décider collectivement<br />
d’une proposition. « Trou des Halles » s’était rapidement<br />
imposé, en référence au surnom donné à l’espace laissé<br />
vacant par la démolition des Halles Baltard en 1971. Si à<br />
l’époque les énarques ne maîtrisent pas encore la complexité<br />
d’un tel dossier, le « trou » en question représente à leurs<br />
yeux l’exemple flagrant des ratés de l’action publique. Audelà<br />
du symbole des faiblesses de l’administration, le petit<br />
groupe cherche avant tout à provoquer un certain nombre<br />
de leurs camarades qui, selon eux, se prennent bien trop au<br />
sérieux. Pour pousser la plaisanterie le plus loin possible, ils<br />
120
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Font-Romeu<br />
ont même été jusqu’à lister sous une forme humoristique les<br />
arguments susceptibles de convaincre des élèves de soutenir<br />
leur proposition. Lors de la soirée, Henri de Castries se<br />
charge lui-même de prendre la parole pour défendre « Trou<br />
des halles », à travers une brillante satire sur l’incurie de l’administration.<br />
Concluant son intervention par : « Pour nous,<br />
futurs hauts-fonctionnaires, ce trou des halles représente<br />
une mine d’or. Au cours des prochaines décennies, les études<br />
et les contre-études se multiplieront sur ce dossier, au point<br />
que nous ne manquerons jamais de travail. » La salle rigole,<br />
certains applaudissent.<br />
Par éliminations, on passe à 30 noms, puis 15, puis 10.<br />
Les discussions durent longtemps. Trop longtemps même<br />
pour certains qui préféreront aller se coucher avant la fin. Au<br />
fur et à mesure, chaque proposition fait l’objet d’un débat.<br />
Les différents noms sont acclamés par une partie de l’assistance<br />
et fustigés par l’autre. Certains élèves prennent l’exercice<br />
extrêmement au sérieux, beaucoup le tournent en<br />
dérision. Progressivement, on passe de l’ambiance potache<br />
au débat houleux. Des élèves rigolent, d’autres s’agressent<br />
verbalement. La salle fait l’objet d’un va et vient permanent.<br />
À l’extérieur, on fume des cigarettes ou on boit un<br />
verre avant de retourner dans l’antre. Pierre Mongin intervient<br />
pour dénigrer Rousseau, Jean Chodron de Courcel<br />
fait une intervention revêche contre Robert Schuman. Un<br />
de ses camarades croit se souvenir que Jean avait désigné le<br />
grand européen comme ce « traître de Schuman ». Le fils de<br />
l’aide de camp du général De Gaulle n’a en réalité pas<br />
prononcé le mot « traître ». Dans sa famille, le terme possède<br />
une signification bien particulière. Après des heures de palabres,<br />
quatre noms parviennent à passer les tours prélimi-<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
naires pour se retrouver dans le dernier carré : Voltaire,<br />
Rousseau, Droits de l’Homme et Trou des halles. Fini le<br />
vote à main levée, on passe aux bulletins secrets. À l’intérieur<br />
et à l’extérieur de la salle, certains groupes s’activent pour<br />
convaincre leurs camarades de voter pour le nom qui a leur<br />
préférence. Le lobbying est intense. Une rivalité apparaît<br />
clairement entre les délégués des élèves qui rejouent le scrutin<br />
de la rentrée. Le Caréna a pris fait et cause pour Rousseau,<br />
à l’exception de Pierre Duquesne et Michel Gagneux qui<br />
continuent de soutenir Droits de l’Homme. L’équipe FO<br />
défend Voltaire. Pour le Caréna, Michel Sapin se révèle l’un<br />
des plus actifs, passant de l’un à l’autre avec un certain<br />
sérieux. François Hollande fait de même sur un ton plus<br />
badin. Jean-Pierre Jouyet s’agite beaucoup. Les délégués FO<br />
ne sont pas en reste. Le premier vote à bulletins secrets est<br />
dépouillé : Trou des halles figure dans le trio de tête, avec<br />
Voltaire et Rousseau. Les esprits s’échauffent. Les délégués<br />
FO, Jean-Ludovic Silicani et Georges Laville en tête, vont<br />
voir un à un les élèves qui partagent leur sensibilité politique.<br />
Certains, un temps séduits par la blague d’Henri de<br />
Castries, abandonnent la plaisanterie et acceptent de voter<br />
Voltaire. Un délégué FO parvient à convaincre Dov Zerah<br />
de revenir à la raison. Les membres du Caréna continuent<br />
de mener campagne pour Rousseau, convaincus de l’emporter.<br />
Les « promoteurs » de Trou des Halles sont les premiers<br />
surpris : ils ne s’attendaient absolument pas à un tel engouement.<br />
Henri de Castries devient particulièrement excité.<br />
Ses copains et lui, le sourire jusqu’aux oreilles, vont de groupe<br />
en groupe : « On continue ! Votez Trou des halles. » De<br />
nouveaux élèves, pris dans un « minidélire collectif », se laissent<br />
séduire par la provocation. Même le très sérieux Jérôme<br />
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Font-Romeu<br />
Turot, qui s’ennuyait copieusement depuis son arrivée à<br />
Font-Romeu, se prend au jeu. Lors d’un vote suivant, Trou<br />
des halles arrive en tête. Cette fois les nerfs lâchent. Furieux,<br />
Nicolas Jacquet fait une intervention où il fustige la plaisanterie.<br />
Ségolène Royal s’énerve aussi en répétant qu’elle trouve<br />
le nom « ridicule ». D’autres tentent d’apaiser les esprits<br />
avec des arguments plus terre à terre : « Arrêtez vos conneries,<br />
la direction mettra son veto de toute façon. » Des<br />
membres de l’encadrement de l’ENA, qui devaient pourtant<br />
rester en dehors des débats, interviennent auprès des délégués<br />
des élèves pour qu’ils les fassent revenir à la raison.<br />
Christian Frémont, directeur adjoint des stages, interpelle<br />
plusieurs participants : « Vous n’êtes pas sérieux quand<br />
même N’oubliez que vous êtes une élite. » Face à un second<br />
groupe, il se montre plus plaintif : « Vous ne pouvez pas<br />
faire ça ! Vous ne vous rendez pas compte de ce que ça représente<br />
pour l’école ! » Un autre membre de l’encadrement est<br />
plus ferme : « Arrêtez ces enfantillages ! » Pierre-Louis Blanc<br />
finit par prendre publiquement la parole. Le visage blême,<br />
il semble particulièrement nerveux. En haussant le ton, le<br />
directeur de l’ENA met en garde les élèves, rappelant que le<br />
choix du nom de la promotion est « une chose sérieuse » qui<br />
les « accompagnera le reste de leur vie ». Au passage, il lance<br />
quelques regards noirs à ceux qu’il qualifie de « plaisantins ».<br />
À l’horloge, il est plus de deux heures du matin. Les petits<br />
groupes d’activistes ont conservé leur motivation presque<br />
intacte mais la grande majorité de la promotion est lassée.<br />
Leur seule volonté : en finir le plus vite possible. Un élève<br />
de nature plutôt discrète, Stéphan Rivard, prend alors la<br />
parole. Ce jeune franco-américain, fin lettré, se lance dans<br />
un brillant plaidoyer pour Voltaire. Il opère une sorte de<br />
123
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
« motion de synthèse » des différentes propositions entendues<br />
au cours de la soirée, affirmant que Voltaire est à la fois<br />
le symbole de l’Europe des Lumières, des « Droits de<br />
l’Homme » avec l’affaire Calas et lui trouve des qualités<br />
propres à séduire les élèves de droite comme de gauche.<br />
Quelques énarques considèrent que Stéphan présente l’auteur<br />
de Candide comme un combattant du rationalisme<br />
tendance « radical-socialiste » mais la plupart adhère à sa<br />
démonstration. Le vote suivant, Voltaire obtient une large<br />
majorité. C’est fini. Les élèves se séparent sans montrer un<br />
quelconque enthousiasme sur le nom de leur promo. Les<br />
délégués FO célèbrent leur victoire, ceux du Caréna ruminent<br />
leur défaire, les copains d’Henri de Castries ricanent en<br />
réalisant qu’ils ne sont pas passés loin, les autres partent se<br />
coucher sans mot dire.<br />
Des décennies plus tard, il a parfois été écrit que l’esprit<br />
voltairien sied comme un gant à cette promotion, symbolisant<br />
« parfaitement son esprit contestataire ». Ce choix<br />
n’est en réalité que le fruit du compromis et de la lassitude.<br />
Un nom « banal et académique » pour une majorité des<br />
élèves. Un « choix de l’aube naissante », selon la formule<br />
d’une jolie voltairienne. La promotion appelée à devenir la<br />
plus célèbre de l’histoire de l’ENA a bien failli se baptiser<br />
« Trou des halles ». Quiconque confère à l’humour quelques<br />
vertus salvatrices, ne peut qu’amèrement regretter que<br />
la plaisanterie n’ait été menée jusqu’au bout. Pour qu’à<br />
chaque article de presse consacré à l’un ou l’autre des diplômés<br />
de la « fameuse promotion Voltaire », un autre vocable fasse<br />
sourire le lecteur.<br />
124
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 125<br />
CHAPITRE 8<br />
FRANÇOIS, DOMINIQUE,<br />
SÉGOLÈNE ET LES AUTRES<br />
« J’ai passé deux ans abominables à l’ENA, je n’étais jamais<br />
heureuse. Quelques élèves semblaient s’amuser un peu plus, ce<br />
qui ne les a pas empêchés de bien réussir par la suite. »<br />
Une voltairienne<br />
Après leur retour de Font-Romeu, les élèves débutent<br />
véritablement leur scolarité. L’ENA a déménagé au 13, rue<br />
de l’Université. Les nouveaux locaux sont plus spacieux que<br />
ceux de la rue des Saints-Pères mais le manque de place<br />
reste une préoccupation permanente pour la direction. La<br />
promotion Voltaire est l’une des plus nombreuses de l’histoire<br />
de l’école, avec 160 énarques auxquels s’ajoutent 29<br />
étudiants étrangers, 23 administrateurs des PTT et 6 administrateurs<br />
de la ville de Paris, soit un total de 218 élèves à<br />
suivre la scolarité. Les salles de cours, qui ne peuvent accueillir<br />
qu’une quinzaine de personnes, sont occupées la plupart<br />
du temps. De nombreux élèves demandent à la direction<br />
l’accès à des salles pour travailler par petits groupes mais, faute<br />
de disponibilités, ils sont plus souvent contraints de se réunir<br />
les uns chez les autres.<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
La promotion compte 25 filles, 31 si l’on ajoute celles des<br />
étudiants étrangers et des administrateurs de la ville de Paris.<br />
Au sein de l’encadrement de l’ENA, qui compte pourtant<br />
quelques dames, ce contingent féminin ne passe pas inaperçu.<br />
Lorsqu’ils s’adressent aux élèves, certains responsables de<br />
l’école manquent rarement une occasion de souligner que<br />
« c’est la première fois que l’ENA accueille autant de filles<br />
dans ses rangs », ajoutant presque systématiquement « et<br />
des jolies filles en plus ». Ceux-là sont les premiers surpris<br />
lorsqu’ils découvrent que les « jolies filles » en question font<br />
preuve d’autant d’ambition et de caractère que leurs homologues<br />
masculins. À l’époque, beaucoup restent encore accrochés<br />
à l’idée que les énarques femmes ambitionnent<br />
seulement de sortir dans les tribunaux administratifs, qui laissent<br />
suffisamment de temps libre pour fonder une famille.<br />
À quelques exceptions près, les filles de l’ENA ne s’affichent<br />
pas comme féministes, même si celles du concours externe<br />
se sont souvent agacées de réflexions sur leur soi-disant<br />
volonté de faire Sciences po pour « trouver un mari » Les<br />
voltairiennes sont plus dans une démarche de réussite individuelle<br />
que dans une volonté de démontrer que des femmes<br />
peuvent atteindre l’élite. Elles travaillent pour elles, non<br />
pour le symbole. Et l’idée de « minorité opprimée » leur est<br />
la plupart du temps étrangère. Ces dernières années, le MLF<br />
a perdu de sa superbe, la loi Veil représentant à la fois une<br />
immense victoire mais aussi la perte d’un combat mobilisateur<br />
à grande échelle. D’ailleurs, au sein de la promo,<br />
aucune forme de solidarité particulière n’existe entre filles,<br />
sauf entre celles liées par des relations amicales. Pour une<br />
raison simple : en perspective du classement final, le principe<br />
de l’entraide est souvent biaisé, quel que soit son sexe.<br />
126
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 127<br />
François, Dominique, Ségolène et les autres<br />
« Quand on entre à l’ENA, on n’est pas femme ou homme,<br />
on est un concurrent. »<br />
Comme c’était déjà le cas à Sciences Po, François<br />
Hollande fait preuve d’une grande sociabilité. Lorsqu’on<br />
l’aperçoit dans le hall ou devant l’entrée de l’école, il est<br />
systématiquement entouré d’un groupe d’élèves. Il semble<br />
adorer prendre la parole en public. Dès que quelques<br />
personnes discutent entre elles, il les rejoint et monopolise<br />
relativement la discussion, comme s’il « montait sur une<br />
estrade pour prononcer un discours ». Si le jeune homme<br />
travaille beaucoup pour ses cours, il n’affiche aucun esprit<br />
de compétition avec les autres. Lors des travaux de groupes,<br />
où il est toujours le meneur, il démontre une parfaite connaissance<br />
des dossiers. Seul défaut : François est systématiquement<br />
en retard. Lorsque des camarades lui fixent un<br />
rendez-vous pour échanger des polycopiés ou travailler sur<br />
un exposé, il se pointe toujours une trentaine de minutes<br />
après l’heure fixée. Contrairement à d’autres camarades,<br />
François ne fait pas preuve d’un ego ostensiblement démesuré<br />
et ne passe pas pour un caractériel. Mais ne pas montrer<br />
un sentiment de supériorité ne l’empêche pas pour autant<br />
d’être intimement convaincu qu’il est le meilleur.<br />
S’il passe son temps à discuter avec les uns ou les autres<br />
et donne l’illusion d’être copain avec chacun, François reste<br />
cependant plutôt avare en confidences. Il semble s’engager<br />
beaucoup dans les relations mais conserve toujours un côté<br />
fuyant. À l’exception de certains proches, même ses amis ne<br />
connaissent pas grand-chose de sa vie privée. Au début de<br />
la scolarité, François était en couple avec une jeune fille du<br />
nom de Dominique Robert, nièce du député du Calvados<br />
Louis Mexandeau. Lorsque le couple rompt, vraisembla-<br />
127
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 128<br />
Le roman de la promotion Voltaire<br />
blement au cours de l’année 1978, il ne met que de rares<br />
personnes dans la confidence. François ne passe pas pour un<br />
dragueur mais connaît un certain succès auprès des filles.<br />
Malgré un physique plutôt banal, pour lequel il avoue un<br />
complexe, le jeune homme fait preuve d’un réel magnétisme.<br />
Même l’encadrement de l’ENA remarque qu’il est très<br />
souvent entouré de camarades féminines qui ne semblent pas<br />
totalement insensibles à son charme.<br />
Si la scolarité de l’ENA est loin de ressembler à une partie<br />
de rigolade, le rire de François résonne régulièrement dans<br />
le hall. Le leader du Caréna possède un sens de l’humour<br />
aiguisé, parfois même un peu méchant. Appartenant à la<br />
famille de ceux qui tueraient pour un bon mot, il lui arrive<br />
de lancer des piques relativement blessantes, quitte à le<br />
regretter par la suite. Mais son fonds de commerce humoristique<br />
est plutôt tourné vers l’ironie et l’esprit de dérision.<br />
Souvent sarcastique et doté d’un impressionnant sens de la<br />
répartie, il se révèle un maître pour les jeux de mots.<br />
Aujourd’hui, ses camarades se souviennent d’un humour très<br />
distancé mais jamais de plaisanteries grasses. Jamais <br />
« Jamais ». Pourtant, des décennies plus tard, lorsqu’il est<br />
devenu premier secrétaire du PS, celui-ci savait allier jeux<br />
de mots et gauloiseries. Ainsi, lors d’un déjeuner de presse<br />
de 2003, juste avant le congrès de Dijon, celui dont la<br />
motion venait de remporter le suffrage des militants faisait<br />
s’esclaffer l’assistance avec une métaphore d’une grande<br />
finesse. En évoquant les relations difficiles qu’entretenaient<br />
François Mitterrand et Michel Rocard, Hollande rappelait<br />
que l’ancien président socialiste avait usé de deux ruses pour<br />
écarter son rival, en l’empêchant de se présenter en 1981 et<br />
en lui offrant Matignon en 1988. Pour illustrer son propos<br />
128
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 129<br />
François, Dominique, Ségolène et les autres<br />
dans un langage très imagé, Hollande lance : « Mitterrand<br />
l’a même eu deux fois. Une fois en l’écartant et une fois en<br />
le mettant ». Ajoutant, une fois les rires calmés : « Et l’autre<br />
ne s’en est jamais remis… » En tout cas, du temps de l’ENA,<br />
« jamais de plaisanterie grasse »…<br />
Durant la scolarité, au-delà de son côté bon copain ou<br />
éternel blagueur, François apparaît avant tout comme un<br />
politique. Il sait parfaitement utiliser ses qualités humaines<br />
pour fédérer ses camarades. La majorité des élèves le trouve<br />
tellement sympathique qu’ils adhérent naturellement à ses<br />
positions sans toujours avoir besoin d’être convaincus par<br />
des arguments pertinents. Si presque tous apprécient sa<br />
bonhomie et son humour, quelques rares énarques considèrent<br />
son affabilité comme une attitude de « candidat permanent<br />
». Pour l’un d’entre eux, François est « un type rond<br />
et charmant de face mais un vachard de premier ordre parderrière.<br />
Ce n’est pas un gentil du tout. C’est un ambitieux<br />
qui sait très bien se dissimuler sous un masque souriant». Sur<br />
plus de 200 élèves avec qui il suit la scolarité, Hollande ne<br />
peut tout de même pas faire l’unanimité parfaite.<br />
Autour de François, s’est fédérée une bande de copains<br />
qui s’élargit en fonction des circonstances. Dans le premier<br />
cercle, on trouve une partie de ceux avec qui il a fondé le<br />
Caréna : Ripert, Jouyet, Cottin et Sapin. Jouyet et Hollande<br />
sont rapidement devenus inséparables. Dans les couloirs<br />
de l’école, le premier suit le second comme une ombre.<br />
Jean-Pierre semble fasciné par François mais les deux amis<br />
n’entretiennent pas pour autant une relation « dominantdominé<br />
» où l’un ne serait que le faire-valoir de l’autre.<br />
Moins expansif que François, Jean-Pierre possède lui aussi<br />
un certain charisme. Unanimement apprécié par ses cama-<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
rades, il se montre toujours chaleureux, avec un sens tactile<br />
très développé. Jean-Pierre ne peut pas discuter avec<br />
quelqu’un sans lui mettre la main sur l’épaule ou lui prendre<br />
le bras. Il « papouille » en permanence, au risque d’irriter quelques<br />
copains. Jean-Pierre se passionne pour la politique<br />
mais conserve d’autres centres d’intérêt. Cinéphile averti, il<br />
est capable de disserter des heures sur ses films préférés.<br />
Jean-Pierre vit dans un deux-pièces avec son épouse<br />
Maryvonne à la Villa Boissière, près du Trocadéro. Selon<br />
certains camarades, son ambition de faire l’ENA tient essentiellement<br />
de son goût pour le service de l’État mais aussi<br />
en partie par une volonté de s’élever socialement.<br />
Jean-Maurice Ripert possède un caractère moins<br />
commode que François ou Jean-Pierre. Ombrageux, voire<br />
soupe au lait, il s’énerve facilement au sein des groupes de<br />
travail ou dans les discussions. Le fils de diplomate n’est<br />
pas du genre à voir un verre à moitié plein, bien au contraire.<br />
Politiquement, il est très à cheval sur ses principes. D’un point<br />
de vue social ou sociétal, c’est souvent le plus à gauche de<br />
la bande. Parfois, certains trouvent qu’il en rajoute un peu<br />
trop dans le côté « proche du peuple » pour faire oublier son<br />
statut de fils de grand bourgeois. Sur un plan économique<br />
en revanche, Jean-Maurice fait partie de la « gauche réaliste »<br />
version Rocard. Les désaccords avec François Hollande ou<br />
Jean-Pierre Jouyet sont nombreux sur ce plan. À part les<br />
moments passés avec sa bande de copains, Jean-Maurice<br />
apprécie peu l’ambiance générale de la promotion. Être<br />
socialement sur un pied d’égalité avec ceux qui fréquentent<br />
les rallyes parisiens ne fait pas de lui le membre d’une caste.<br />
Dès l’adolescence, le jeune homme s’est construit sur une<br />
rhétorique gauchiste. C’est l’identité politique qui prédo-<br />
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François, Dominique, Ségolène et les autres<br />
mine chez lui. Même si certains énarques moquent parfois<br />
son côté « gauche caviar » avant que le terme n’existe, l’engagement<br />
de Jean-Maurice est totalement viscéral.<br />
À l’instar de Ripert, Bernard Cottin est peu investi dans<br />
la vie de la promotion. Il est membre actif du Caréna mais<br />
ne figure pas sur les listes lors des élections. Le garçon à la<br />
longue raie sur le côté semble souvent un peu pressé, comme<br />
si la partie la plus importante de son existence se déroulait<br />
hors de l’ENA. D’une nature pudique, il se livre peu sur luimême.<br />
Lorsqu’il est présent, il se fait facilement remarquer<br />
par sa haute taille et son éternel sourire ironique. Doté d’un<br />
indéniable charme en plus d’un physique agréable, il fait<br />
partie des séducteurs de la promo. Fidèle à ses amitiés comme<br />
à ses principes, il peut parfois manquer de souplesse intellectuelle.<br />
Depuis le service militaire, Cottin est très lié avec<br />
Ripert. Initialement, le rapprochement s’est fait sur un<br />
point futile : la famille de Jean-Maurice est originaire de<br />
Grenoble, celle de Bernard de Lyon. Les deux garçons se sont<br />
rapidement trouvés d’autres passions communes, la politique<br />
bien sûr mais aussi la littérature.<br />
Michel Sapin est légèrement plus âgé que ses camarades<br />
du Caréna. À 26 ans, il est déjà quasiment chauve. Comme<br />
il dit à ses copains, depuis l’âge de 15 ans, il a « une tête de<br />
vieux ». Il est souvent présent au sein de la bande mais part<br />
tous les vendredis soirs passer le week-end chez lui à<br />
Argenton-sur-Creuse, où il est conseiller municipal depuis<br />
l’année précédente. L’ancien chevènementiste converti au<br />
rocardisme s’investit aussi beaucoup au sein de la fédération<br />
socialiste de l’Indre. Durant l’année 1979, il participera<br />
même au congrès de Metz. Malgré une activité politique plus<br />
avancée que celle de ses copains, Michel n’est pas du genre<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
à prendre de haut. Sa modestie naturelle ne semble d’ailleurs<br />
pas le pousser vers une carrière d’élu, même s’il sait se<br />
montrer très convaincant lorsqu’il s’agit de défendre un<br />
point de vue. Michel n’a pas le charisme de François pour<br />
fédérer autour de lui mais il est quelqu’un avec qui les relations<br />
sont faciles. Certains le considèrent comme un pincesans-rire,<br />
d’autres le trouvent trop sérieux et sans grande<br />
originalité. Un copain le qualifie même d’« un peu coincé ».<br />
Lui aussi marié, Michel vit avec son épouse Emmanuelle dans<br />
un appartement du 13 e arrondissement, boulevard Arago.<br />
Plus ou moins fréquemment, on trouve aussi dans la<br />
« bande Hollande » Jean-Marc Janaillac, Michel Gagneux,<br />
Pierre-René Lemas, Benoît Chevauchez ou encore<br />
Dominique Villemot, un garçon gentil et modeste au sourire<br />
malicieux. Certains énarques de la voie économique se<br />
joignent fréquemment à eux, comme Christian Tardivon,<br />
le trésorier du Caréna. Il y a aussi Jean-Jacques Augier et<br />
Renaud Donnedieu de Vabres, devenus inséparables. Comme<br />
Jérôme Bédier, très proche d’Hollande et Jouyet, Renaud fait<br />
figure de « pote de droite ». Une disposition qui fait de lui<br />
un véritable « punching-ball » lors des conversations politiques.<br />
Renaud a été un militant gaulliste très actif mais il<br />
est loin d’être sectaire. Il rigole même volontiers aux incessantes<br />
vannes qui le qualifient successivement de « réac » ou<br />
de « pourriture giscardienne ». Pour Hollande et ses copains,<br />
Renaud est « de droite mais sympa » et non « sympa mais<br />
de droite ». Une distinction qui a son importance. Renaud<br />
a beau être issu d’un milieu très privilégié, il n’est pas du genre<br />
hautain. Au sein de la promo, il est considéré comme le<br />
bon camarade. Une ou deux personnes du concours interne<br />
le soupçonnent d’un certain snobisme, mais l’a priori ne<br />
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François, Dominique, Ségolène et les autres<br />
tient pas longtemps lorsque l’on est amené à le fréquenter.<br />
Il y a aussi un condisciple de la voie éco qui s’est un peu frotté<br />
avec lui lors d’un travail de groupe mais, pour le reste,<br />
Renaud est « le gentil ». Une gentillesse qui serait peut être<br />
relativisée par quelques-uns s’ils apprenaient les surnoms<br />
dont les affuble Renaud, passé maître en la matière. Si le<br />
garçon au charmant visage fréquente la bande du Caréna,<br />
il est plus souvent avec d’autres camarades qu’il connaissait<br />
avant l’ENA, comme son meilleur ami Jean Chodron<br />
de Courcel. Renaud organise régulièrement des soirées à<br />
Neuilly, dans l’hôtel particulier de sa grand-mère. Il y invite<br />
beaucoup d’amis non énarques mais aussi quelques camarades<br />
comme Jean-Jacques Augier, Jean Chodron de Courcel<br />
ou François Tardan. La bande du Caréna n’en est pas.<br />
Renaud est d’un tempérament plutôt fêtard mais il limite<br />
tout de même les sorties durant la scolarité.<br />
Plusieurs filles gravitent autour du groupe Caréna :<br />
Colette Horel, qui a intégré la section après Font-Romeu ;<br />
Sophie-Caroline Tarnowski, devenue proche de Jean-Pierre<br />
Jouyet depuis leur stage commun ; Sophie Gourdon, dont<br />
François Hollande a été le « tuteur » à Sciences Po ; ou<br />
Sylvie François, qui connaissait également Hollande à<br />
Sciences Po mais aussi à l’université. Les filles de la bande<br />
s’intéressent aux convictions des uns et des autres mais ne<br />
deviennent pas toutes des militantes pour autant, à l’exception<br />
de Sylvie François très engagée politiquement.<br />
Sophie-Caroline, la « princesse polonaise » comme ils disent,<br />
est une jeune fille naturellement classe avec une pincée d’attitude<br />
« rock’n roll ». Sa beauté fait des ravages au sein de<br />
la promo mais elle n’y prête que peu d’attention. Sophie-<br />
Caroline s’évertue à travailler consciencieusement pour les<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
épreuves, notamment au sein d’un groupe de travail informel<br />
avec Jean-Pierre Jouyet, Jean-Marc Janaillac et Georges<br />
Laville. Mais le centre de gravité de son existence se situe hors<br />
des murs de l’école. La jeune fille est fiancée avec un élève<br />
de Normale Sup qui entrera à l’ENA quelques années plus<br />
tard : Gilles de Margerie. Elle l’épousera au cours de la scolarité,<br />
invitant plusieurs de ses camarades à la cérémonie.<br />
Malgré l’intensité des épreuves, Sophie-Caroline partira<br />
pour un court voyage de noces aux Seychelles. Elle reviendra<br />
à l’ENA avec un teint bronzé, encore plus belle qu’à l’accoutumée.<br />
Fille du haut-fonctionnaire et écrivain « libre penseur »<br />
Alain Gourdon, Sophie Gourdon ne possède pas une ascendance<br />
des plus conformistes. Au sein de la promo, Sophie<br />
passe pour quelqu’un d’enjoué, une « marrante » même.<br />
Pourtant, elle vit relativement mal son passage à l’ENA et<br />
s’angoisse durant la plus grande partie de la scolarité. Il lui<br />
arrive parfois d’avoir les nerfs qui lâchent, comme lors d’une<br />
discussion qui tourne mal au sein d’un groupe de travail<br />
qu’elle quitte en claquant la porte de la salle de classe. Ce jourlà,<br />
alors qu’elle traverse la cour d’un pas rapide et les larmes<br />
aux yeux, François Hollande la poursuit en lui criant :<br />
« Sophie reviens ! Sophie reviens ! » au point d’attirer l’attention<br />
de l’encadrement de l’école. Sophie est restée très<br />
proche de deux de ses copines de Sciences Po, Claude Revel<br />
et Claire Mialaret. Les trois filles travaillent la plupart du<br />
temps ensemble, s’entraident dans les matières, s’évaluent<br />
mutuellement, s’échangent des fiches de lectures ou des<br />
informations diverses. Une coopération pas forcément<br />
évidente au sein d’une scolarité fortement concurrentielle.<br />
Colette Horel ne vit pas sa scolarité comme un chemin<br />
134
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François, Dominique, Ségolène et les autres<br />
de croix et entrer à l’ENA ne lui a pas fait renoncer à sa<br />
vraie nature. Ses tenues vestimentaires dénotent souvent,<br />
comme lorsqu’elle porte son fameux pantalon de cuir que<br />
peu de ses camarades ont oublié aujourd’hui. Malgré sa joie<br />
de vivre presque juvénile, Colette affiche quelques printemps<br />
de plus que ses copains. Elle a réellement vécu les<br />
événements de 68, quand les autres se sont contentés de les<br />
observer de loin. D’ailleurs, si les effets de Mai sont censés<br />
avoir déteint sur toute une génération, Colette considère<br />
qu’ils ont relativement épargné ses amis énarques. Pour elle,<br />
les adhérents du Caréna ressemblent plus à des petits garçons<br />
qu’à des crypto-révolutionnaires. Elle les trouve finalement<br />
très sages, trop respectueux de l’ordre, presque conformistes.<br />
Lorsqu’ils discutent politique, ceux-ci veulent intégrer un<br />
système pour le faire évoluer de l’intérieur, jamais faire table<br />
rase du passé et bouleverser l’ordre des choses. En 68, les activistes<br />
étaient déjà des fils de bourgeois mais ceux-ci considéraient<br />
les défenseurs du pouvoir en place comme un<br />
ennemi à abattre, avec ses forces armées et sa culture dominante.<br />
Les copains du Caréna sont étrangers à ce type de<br />
rhétorique. Ça n’empêchait pas Colette de les apprécier<br />
beaucoup.<br />
Tout ce petit monde se réunit chez les uns ou les autres,<br />
souvent dans des cafés. Les discussions sont souvent passionnées,<br />
les jeunes gens s’engueulant amicalement au moindre<br />
désaccord. Lorsque les échanges ne portent pas sur la politique,<br />
ils sont capables de trouver matière à débattre sur<br />
n’importe quel sujet, comme la signification du film<br />
Apocalypse Now ou les chansons de Serge Gainsbourg, que<br />
beaucoup détestent. Souvent, la bande déboule le soir dans<br />
l’appartement de Colette Horel, à Montmartre, pour<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
travailler ensemble jusqu’à tard dans la nuit. Le mari de<br />
Colette, Yves, reste un peu en leur compagnie puis finit par<br />
aller se coucher en les laissant réviser dans le salon. François<br />
Hollande et ses copains ne se fréquentent pas seulement<br />
dans le cadre de la scolarité. Ils passent aussi souvent des weekends<br />
ensemble, parfois des vacances, s’invitant dans les<br />
maisons familiales des uns et des autres. François Hollande<br />
convie ses amis à plusieurs reprises à Rouen, chez ses parents.<br />
Sa mère se montre ravie de recevoir les copains de son fils,<br />
même s’ils sont nombreux. Elle prépare de grands buffets,<br />
fait la conversation à chacun. Le père de François, lui, se<br />
montre la plupart du temps glacial. Lorsque ce n’est pas<br />
chez François, les invitations se font chez les parents de<br />
Jean-Pierre, dans l’Eure, ou quelquefois chez Michel Sapin,<br />
à Argenton. Les élèves boivent des verres ensemble et rigolent<br />
de sujets anodins mais, presque systématiquement, les<br />
discussions virent à la politique. À propos de la gauche bien<br />
sûr, mais aussi des réformes gouvernementales en cours ou<br />
l’avenir de Jacques Chirac. Lors d’un week-end à Rouen,<br />
François improvise une partie de football. Les énarques ne<br />
sont pas en tenue de sport mais acceptent de jouer le jeu. Le<br />
terrain est en pente et la plupart traînent un peu la jambe.<br />
François Hollande et Jean-Pierre Jouyet prennent le match<br />
au sérieux. Pour le réveillon du 31 décembre 1979, Hollande<br />
organise une fête en Normandie avec une vingtaine de camarades<br />
de l’ENA. Un réveillon très arrosé où, pour une fois,<br />
la politique n’est guère évoquée.<br />
La convivialité qui règne dans la « bande du Caréna »<br />
contraste avec l’atmosphère générale de la promotion. Au<br />
sein d’une école où l’ambiance est loin d’être toujours à la<br />
déconnade, François et ses amis passent pour « de joyeux<br />
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François, Dominique, Ségolène et les autres<br />
lurons » mais aussi pour les « copains de gauche ». Le groupe<br />
semble plutôt ouvert mais, aux yeux de certains énarques,<br />
il n’est pas facile à intégrer : « On y est ou on n’y est pas ».<br />
Dans la bande du Caréna, de véritables amitiés se sont<br />
tissées. Pour la plupart des autres élèves, les relations entre<br />
camarades sont souvent faussées par la compétition en vue<br />
du classement final. De ce fait, les liens entre les uns et les<br />
autres peuvent se fonder sur des notions d’intérêt plus que<br />
par une authentique aspiration à passer du temps ensemble.<br />
Durant la majeure partie de la scolarité, Ségolène Royal<br />
se tient éloignée du groupe Caréna. Comme beaucoup de<br />
ses condisciples, elle semble obsédée par le classement final.<br />
Dans ses rapports avec ses camarades, Ségolène se montre<br />
souvent tendue, parfois agressive. Elle cherche peu à nouer<br />
des liens amicaux avec les uns ou les autres mais demande<br />
souvent à des élèves qu’elle a connus à Sciences Po de lui<br />
prêter main forte pour préparer les épreuves où elle rencontre<br />
le plus de difficultés, notamment les matières scientifiques.<br />
En cours ou dans les travaux collectifs, elle se fait remarquer<br />
par ses réponses définitives. Ses échanges avec les autres<br />
prennent d’ailleurs souvent la forme d’un rapport de force.<br />
Lorsqu’elle travaille en groupe, elle peut apostropher avec<br />
virulence un camarade sur le thème : « Tu n’as pas fait ce qui<br />
était demandé » ou « Tu n’es pas capable de faire ça ou<br />
quoi » Il lui arrive de s’accrocher avec des élèves défendant<br />
un avis différent du sien, laissant à ses interlocuteurs le<br />
sentiment qu’elle les considère comme de parfaits imbéciles.<br />
Quel que soit le sujet, Ségolène supporte difficilement<br />
la contradiction. Sa phrase fétiche : « Tu dis ça parce<br />
que je suis une fille. » Une réplique qui hérisse ses contradicteurs.<br />
Quelques garçons du Caréna, dont François<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
Hollande, la surnomment « Miss glaçon ». Affichant un<br />
féminisme exacerbé, Ségolène peut ramener n’importe quel<br />
débat à la différenciation entre les sexes. La jeune Lorraine<br />
possède des convictions profondément ancrées. « À michemin<br />
entre une communarde pétroleuse et une bénitière<br />
versaillaise », selon la formule d’un voltairien. Ses interventions<br />
dénotent une volonté de changer les choses, de ne<br />
jamais les accepter telles qu’elles sont. Ségolène est capable<br />
de hausser le ton lors d’une simple discussion sur le système<br />
fiscal, furieuse que les femmes soient victimes d’inégalités<br />
dans ce domaine. Beaucoup de ses camarades voient dans<br />
son agressivité un besoin de régler ses comptes avec les<br />
hommes. Une voltairienne émet tout de même quelques<br />
doutes quant à la nature de son féminisme : « Ségolène<br />
passait son temps à écrire à droite et à gauche en s’appuyant<br />
sur l’argument féministe pour revendiquer des choses pour<br />
elle-même. » Une seconde ajoute : « Elle était toujours dans<br />
la compétition, pas dans l’entraide ou la solidarité féminine.<br />
»<br />
Quelques-uns la considèrent comme « charmante mais<br />
pas très gentille », d’autres la trouvent « côtoyable » une fois<br />
que l’on a dépassé son côté donneuse de leçon. Si beaucoup<br />
ont du mal à s’habituer à son caractère, Ségolène ne fait pas<br />
non plus l’unanimité contre elle. Ceux qui ont sympathisé<br />
avec elle la trouvent même plutôt avenante, sympathique,<br />
souriante. Lorsqu’elle oublie un peu la scolarité, Ségolène<br />
peut même s’esclaffer pour une bonne blague. Mais, la<br />
plupart du temps, elle discute du travail. D’autres camarades<br />
qui l’apprécient la considèrent un peu comme « l’ingénue<br />
de la promo ». Celle qui « prend souvent la parole pour<br />
dire des trucs complètement décalés ». Comme cette fois où<br />
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François, Dominique, Ségolène et les autres<br />
Ségolène explique dans un couloir du laboratoire de langues<br />
qu’elle souhaiterait mettre en œuvre un système d’enseignement<br />
de l’anglais auprès des populations vivant à la<br />
campagne, avec des professeurs qui viendraient par bus à leur<br />
rencontre.<br />
À l’approche des épreuves, elle révise souvent au sein<br />
d’un groupe de travail réuni autour de Gonthier Friederici,<br />
qui compte également Sylvie Hubac et Jean-Marie<br />
Cambacérès. Ségolène reçoit parfois quelques camarades<br />
pour travailler dans l’appartement qu’elle partage avec son<br />
petit ami, Guillaume. À de rares occasions, elle s’autorise une<br />
sortie amicale. Avec un petit groupe de voltairiens, elle se<br />
rend une fois au cinéma pour aller voir le film de sciencefiction<br />
Soleil Vert. Elle participe aussi à quelques loisirs ponctuels<br />
au sein de l’école, comme un week-end de ski à<br />
Chamonix.<br />
Ségolène ne cherche guère à se mettre en valeur physiquement,<br />
adoptant un style vestimentaire « un peu baba<br />
cool ». Elle porte de longues jupes, se fait des nattes dans les<br />
cheveux, arbore de grosses lunettes qui lui font des yeux de<br />
taupe. Elle est alors d’une beauté bien moins sophistiquée<br />
que celle qui sera la sienne plusieurs décennies plus tard. Mais<br />
elle est mignonne, très mignonne. Parfois, elle vient à l’ENA<br />
avec une salopette moulante ou une jolie robe bleue. Dans<br />
ces cas-là, plusieurs garçons la regardent différemment.<br />
Dominique de Villepin n’est pas non plus très porté sur<br />
la convivialité. « Galouzeau », comme la plupart l’appellent,<br />
arrive juste avant le début des cours et repart aussitôt<br />
après. Le jeune homme n’est pas du genre à s’attarder dans<br />
les couloirs pour discuter. Dominique n’attire que rarement<br />
la sympathie. En classe, il se montre « arrogant », affichant<br />
139
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
continuellement un air un peu ironique quand il s’adresse<br />
à un condisciple. Ses interventions sont souvent enflammées.<br />
Dominique fait preuve d’une grande maîtrise de l’expression,<br />
portant le verbe haut et le lyrisme en bandoulière.<br />
Une « forte personnalité » mais une personnalité souvent<br />
« détestable ». Ses camarades le trouvent distant, un peu<br />
hautain, voire odieux. Certains se sentent même souvent<br />
méprisés. À leurs yeux, Dominique considère les autres<br />
membres de la promo « comme des sous-merdes », à l’exception<br />
de « sa sœur et de quelques autres pour des raisons<br />
stratégiques ». Un voltairien issu d’un milieu modeste, qui<br />
s’entraîne avec lui pour les courses de relais d’athlétisme,<br />
l’a croisé au stade presque toutes les semaines durant la<br />
scolarité sans qu’il lui serre la main ou lui adresse la parole<br />
une seule fois. Avec quelques camarades toutefois,<br />
Dominique sait se montrer plus amical. Risquant même<br />
parfois une tape virile dans le dos. Ces rares « élus » le trouvent<br />
« un peu loufoque mais cordial », admirent « son côté<br />
d’Artagnan » lorsqu’il se lance dans de grands tirades en<br />
maniant les mots telle une épée. Certaines filles sont séduites.<br />
Dominique est bel homme et son côté mystérieux rajoute<br />
encore à son charme.<br />
De son côté, ce garçon à la haute stature déteste l’ambiance<br />
de l’ENA et porte une estime très relative à la plupart des<br />
professeurs. En dehors des cours, Dominique pratique beaucoup<br />
de sport. À ses heures perdues, il écrit également des<br />
poèmes, dans la veine de Mallarmé. Au cours de la scolarité,<br />
il rassemblera ses textes dans un recueil qu’il fera imprimer<br />
à compte d’auteur à quelques dizaines d’exemplaires.<br />
Dominique affiche d’authentiques convictions gaullistes.<br />
Comme tout fils d’expatrié, il fait preuve d’un attachement<br />
140
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 141<br />
François, Dominique, Ségolène et les autres<br />
viscéral à la France et défend avec vigueur la souveraineté<br />
du pays, se montrant très méfiant vis-à-vis de la construction<br />
européenne. Côté sentimental, il vit une liaison amoureuse<br />
avec une sud-américaine. Derrière ses airs distants<br />
qui lui donnent l’image d’un être insensible, Dominique<br />
dissimule des blessures intimes dont il ne s’ouvre jamais. En<br />
1971, il a perdu son frère aîné, Éric, dont il était très proche.<br />
Épileptique depuis l’enfance, Éric avait deux ans de plus<br />
que Dominique. L’été 1971, les deux frères ont fait le tour<br />
de l’Europe du nord. En Norvège, au Danemark ou en<br />
Suède, ils ne se déplaçaient qu’en auto-stop, sans itinéraire<br />
préconçu. Éric décédera peu de temps après son retour.<br />
Aussi solitaire soit-il, Dominique a intégré dès le début<br />
de la scolarité une « écurie », avec sa sœur Véronique,<br />
Frédérique Bredin, Jérôme Turot et Françoise Miquel. Un<br />
groupe qui s’est constitué en fonction de l’ambition de ses<br />
membres. Quelques brillants élèves de la promotion ont<br />
également été approchés dans cette optique, dont au moins<br />
un par Dominique de Villepin lui-même, mais ont décliné<br />
la proposition. Les cinq jeunes gens ne sont pas initialement<br />
liés par une quelconque amitié, mais plutôt par une<br />
estime intellectuelle réciproque. Ils ne sont pas non plus<br />
réunis par la proximité de leurs valeurs politiques mais par<br />
une approche commune de la scolarité. Même si, à l’exception<br />
de Frédérique Bredin, tous partagent des convictions<br />
de droite. Globalement, ils se considèrent plus comme des<br />
« alliés » que comme des « amis ».<br />
Tous les cinq se réunissent alternativement aux domiciles<br />
des uns et des autres, parfois dans la maison de campagne<br />
des Villepin. Le petit groupe est moins destiné à réviser les<br />
cours qu’à réfléchir ensemble à une stratégie pour réussir au<br />
141
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
mieux leur scolarité. Comprendre : atteindre les grands<br />
corps ou le Quai d’Orsay par le classement de sortie. L’écurie<br />
développe même une stratégie baptisée « la boucle » pour<br />
les différents travaux de l’ENA. Celle-ci consiste à explorer<br />
tous les possibles, pour montrer que l’on est capable d’inventer<br />
des autres solutions aux enjeux administratifs qui<br />
leur sont soumis, puis de revenir naturellement vers un<br />
raisonnement parfaitement conformiste. Bref, faire semblant<br />
d’être imaginatifs mais surtout rentrer dans le rang quand<br />
il le faut. Ils ont acquis la conviction que les jurys prétendent<br />
les noter sur leur originalité mais qu’en réalité ceux-ci<br />
abhorrent ce qui s’approche de près ou de loin de l’originalité.<br />
Cette stratégie de la « boucle », chacun des membres de<br />
l’écurie ne manque pas de l’appliquer aussi bien lors des<br />
écrits que des oraux. Une forme de cynisme clairement<br />
assumée. Le rang de sortie est le seul critère qui compte à leurs<br />
yeux. Passer pour des personnes antipathiques ne les dérange<br />
pas, afficher que l’on sait « tout sur tout » est une posture<br />
qui leur convient. On revendique ostensiblement que l’on<br />
veut sortir devant les autres. Tous les cinq ne sont pas à<br />
l’ENA pour « s’amuser ou être heureux » mais pour atteindre<br />
un objectif de carrière. D’ailleurs, à l’exception de Jérôme<br />
Turot qui démontre un vif intérêt pour les matières étudiées,<br />
tous les membres de l’écurie vivent relativement mal leur<br />
scolarité et sont impatients que celle-ci s’achève.<br />
Au sein de l’écurie, Dominique n’est pas celui qui montre<br />
le plus d’assiduité dans le travail. Contrairement à ses<br />
comparses, il n’a pas la rage au ventre, comme si sa réussite<br />
à la sortie était déjà acquise dans son esprit. Dans des épreuves<br />
où il suffit d’apprendre par cœur, il n’obtient pas systématiquement<br />
5/5. Mais les autres membres de l’écurie consi-<br />
142
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François, Dominique, Ségolène et les autres<br />
dèrent tout de même Villepin comme un esprit d’une rare<br />
fulgurance, bien que relativement torturé. Son arrogance ne<br />
les gêne pas outre mesure. D’ailleurs, à leurs yeux, l’arrogance<br />
n’est pas un défaut mais presque un état naturel : leur ambition<br />
n’est rien de moins que de devenir l’élite de l’élite, il est<br />
donc naturel de se placer au-dessus du vulgum percus. On<br />
se considère comme brillants, surtout en rapport à d’autres<br />
de la promo que l’on ne juge « pas très malins ». L’intelligence<br />
doit se voir, donc se montrer par des analyses fulgurantes en<br />
public. Individuellement, ils se mêlent peu aux autres.<br />
L’ écurie Villepin n’a pas très bonne presse auprès du<br />
reste de la promotion. Certains camarades les soupçonnent<br />
d’intriguer pour obtenir les sujets des épreuves à l’avance.<br />
Certains notent leurs allées et venues auprès des intervenants<br />
qui leur font cours ou auprès des membres de l’encadrement.<br />
On raconte qu’ils font le tour des administrations<br />
à la recherche d’informations confidentielles. Les mauvaises<br />
langues moquent « l’écurie la plus chère de tout Paris »,<br />
prétendant que les pères respectifs de Dominique et de<br />
Frédérique sortent leurs carnets de chèques pour payer des<br />
séances de travail avec des hauts-fonctionnaires et des professeurs<br />
d’universités « top niveau ».<br />
L’obsession de réussite et le cynisme affichés par l’écurie<br />
collent pourtant peu à une personne du groupe : Véronique<br />
de Villepin. Autant le frère passe pour verbeux, autant la sœur<br />
apparaît réservée. Sa discrétion ne l’empêche pas d’être<br />
appréciée de ceux qui croisent sa route. Au début de la scolarité,<br />
elle sympathise avec quelques autres filles de la promo<br />
mais les relations ne perdurent pas. Les garçons la remarquent<br />
car elle est jolie. Beaucoup s’étonnent que cette jeune fille<br />
qui semble si douce puisse être apparentée à ce « grand arro-<br />
143
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
gant de Villepin ». Elle s’est retrouvée au sein de l’écurie car<br />
Dominique l’a imposée. Malgré des personnalités très différentes,<br />
la proximité entre le frère et la sœur saute aux yeux.<br />
La fratrie compte un autre membre, Patrick, qui intégrera<br />
l’ENA cinq promotions plus tard. Chez les Villepin, l’ENA<br />
ressemble un peu à une aventure familiale. Lorsque<br />
Dominique et Véronique préparaient le concours, leur père<br />
les avait « coachés ». Au cours de leurs Prep’Ena, il leur<br />
envoyait des fiches de lectures sur tous les livres en vogue.<br />
Un père à la Joseph Kennedy, qui prépare ses enfants à gravir<br />
les sommets. Trois descendants, trois énarques.<br />
Au sein de l’écurie, Françoise Miquel est la plus démonstrative.<br />
Elle passe presque pour la rigolote du groupe, même<br />
si elle n’est pas la moins ambitieuse. Françoise est née dans<br />
une famille d’instituteurs qui a gravi un échelon social à<br />
chaque génération. Son père était professeur agrégé, elle<br />
devait à son tour s’élever plus haut. C’est d’ailleurs son père<br />
qui l’a orientée vers l’ENA lorsqu’elle était encore très jeune.<br />
De culture protestante, Françoise est très portée sur les obligations<br />
de responsabilités. En entrant à l’ENA, elle avait<br />
atteint l’élite. Elle veut désormais compter parmi l’élite de<br />
l’élite.<br />
Jérôme Turot vit à la Maison des élèves de l’ENA, rue de<br />
Buci, avec son épouse et sa fille en bas âge. Un second bébé<br />
viendra compléter la famille au cours de la scolarité. Son<br />
épouse, qui mesure la moitié de sa taille, est très présente à<br />
ses côtés. Si le mari et la femme ne sont pas assortis physiquement,<br />
pour le reste ils apparaissent comme un couple<br />
totalement fusionnel. Au point que l’épouse de Jérôme<br />
assiste régulièrement aux cours de l’ENA avec lui. Jérôme<br />
est un élève très assidu. À Sciences Po, il récoltait d’excel-<br />
144
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François, Dominique, Ségolène et les autres<br />
lentes notes, brillait par ses talents de plume et ses connaissances<br />
en droit. Issu d’une famille de grands bourgeois parisiens<br />
désargentés, certains lui prêtent un complexe face à la<br />
richesse. Lui, nie toute idée de revanche sociale. Jérôme<br />
s’intéresse à tout : l’économie, la politique, la littérature…<br />
Il passe ses journées le nez constamment dans les livres,<br />
mais pas seulement ceux de l’ENA. Lors de ses moments<br />
libres, il fait de la Fnac et de la librairie de Sciences politiques<br />
ses quartiers généraux. Malgré des convictions de<br />
droite, il n’est pas un intellectuel au sens engagé du terme<br />
mais se montre sans cesse à l’affût des idées nouvelles. En<br />
classe, Turot ne se fait pas beaucoup remarquer. Sa grande<br />
taille passe cependant difficilement inaperçue lorsqu’on le<br />
croise dans les couloirs ou lorsqu’on l’aperçoit à la bibliothèque,<br />
où il passe des heures entières seul à une table. Pour<br />
les très rares camarades qui le connaissent bien, il passe pour<br />
un être d’une grande finesse. Pour les autres, il serait plutôt<br />
un garçon condescendant. Pas véritablement désagréable<br />
mais rarement avenant. Ses rapports avec ses camarades ne<br />
sont pas toujours faciles. Même au sein de l’écurie, il n’entretient<br />
pas des liens très poussés. Sauf peut-être avec<br />
Dominique de Villepin, qu’il accompagne parfois à quelques<br />
réunions du RPR.<br />
On pourrait croire qu’entre Villepin et Turot, l’écurie<br />
possède un mâle dominant de trop. Mais ce n’est pas le cas.<br />
Turot n’est pas du genre à imposer son autorité par des<br />
haussements de voix virils. D’ailleurs, si un autre mâle dominant<br />
avait dû se dresser face à Villepin, celui-ci aurait été<br />
Frédérique Bredin. La benjamine de la promo a beau<br />
présenter un physique plutôt frêle, elle n’a rien d’une petite<br />
fille modèle. À l’ENA, son caractère virulent et son ambi-<br />
145
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
tion démesurée ne passe pas inaperçus. Mais aucun conflit<br />
avec Dominique ne vient perturber la bonne marche du<br />
groupe. Et pour cause : Dominique et Frédérique se vouent<br />
une fascination réciproque. À l’exception du lien familial qui<br />
unit Dominique à sa sœur, ces deux-là forment le seul vrai<br />
duo de l’écurie. Ils sont devenus amis rapidement, sans<br />
l’avoir cherché. Pourtant Frédérique Bredin n’est pas du<br />
genre à créer des liens. Au sein de la promo, elle est vue<br />
comme une petite boule nerveuse pétrie d’ambition qui<br />
aime passer en force. Une fille brillante, capable d’organiser<br />
sa pensée de façon immédiate, mais dotée d’un comportement<br />
un peu odieux. Certains trouvent même insupportable<br />
cette gamine « née avec une cuillère en or dans la bouche »<br />
qui a l’arrogance de l’argent couplée à l’arrogance de la<br />
gauche intellectuelle parisienne. Aucun ne conteste pourtant<br />
ses convictions de gauche. Frédérique a beau avoir<br />
grandi dans un hôtel particulier rue Guynemer, son engagement<br />
politique n’est ni une posture ni une utilité pour ses<br />
ambitions futures. Avec ses proches, Frédérique sait quand<br />
même se montrer sympathique, voire rigolote. Malgré un<br />
sentiment de supériorité qu’elle ne dissimule pas vraiment.<br />
Elle possède un côté « brut de fonderie », parfois même un<br />
peu « mal élevée ». Du genre à manger dans l’assiette de son<br />
voisin si son plat lui semble meilleur que le sien. Mais au sein<br />
de la promo, Frédérique ne compte que peu de proches à qui<br />
elle montre ses bons côtés. Elle considère ses condisciples<br />
comme des adversaires pour le classement, pas comme des<br />
copains potentiels. En dehors de Dominique, elle entretient<br />
toutefois des relations amicales avec François Hollande,<br />
Jean-Pierre Jouyet et Jean-Jacques Augier. Le reste de la<br />
bande du Caréna se méfie d’elle comme de la peste. Même<br />
146
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François, Dominique, Ségolène et les autres<br />
à la section CFDT, dont elle est adhérente, les relations<br />
sont souvent conflictuelles. La plupart de ses condisciples<br />
la surnomment « bébé requin », un sobriquet dont la paternité<br />
est attribuée à Renaud Donnedieu de Vabres bien que<br />
celui-ci ne s’en souvienne plus aujourd’hui. Frédérique se<br />
fiche de ce surnom. Elle n’est pas à l’ENA pour gagner un<br />
concours de popularité. Mais avec Dominique, c’est autre<br />
chose. « Bredin et Villepin : qui se ressemble s’assemble »,<br />
persifle un voltairien. Une personne se souvient de François<br />
Hollande interpellant Frédérique dans un couloir de l’école :<br />
« Mais qu’est-ce que tu fous avec ce Villepin » Et elle de<br />
répondre : « Entre Villepin et toute la promo, je choisis<br />
Villepin. » Une amitié complète et totale, au point que<br />
certains leur imaginent une liaison. En réalité, Frédérique<br />
vit avec Pierre Veil, le fils de Simone Veil. Le couple partage<br />
un duplex rue de Vaugirard prêté par un ami des parents de<br />
Frédérique, l’avocat Georges Kiejman.<br />
En dehors de François Hollande, l’une des personnalités<br />
les plus charismatiques de la promotion est sans aucun<br />
doute Henri de Castries. Il porte un nom célèbre, est issu<br />
d’une famille riche, il est très beau garçon et brillant intellectuellement.<br />
Si l’idée du gendre idéal devait être incarnée,<br />
elle porterait sans doute le visage d’Henri. Pourtant le jeune<br />
homme se montre étonnamment simple au contact de ses<br />
camarades. Une sorte de boy-scout au bon sens du terme.<br />
Henri laisse naturellement entendre qu’il est issu d’une<br />
famille ayant servi la République et les rois de France depuis<br />
Saint Louis mais n’en tire pas une arrogance particulière. Si<br />
certains fils de grands bourgeois parisiens n’adressent jamais<br />
la parole aux quelques prolos de la promo, Henri semble se<br />
moquer pas mal du statut social de ses interlocuteurs. Il<br />
147
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
sympathise avec tout le monde, avec ou sans particule, avec<br />
ou sans pognon. Diplômé d’HEC, il n’a pas fréquenté les<br />
bancs de Sciences Po comme la plupart de ses condisciples.<br />
Cela ne l’empêche pas de s’être rapidement constitué une<br />
bande de copains, avec qui il sort fréquemment et multiplie<br />
les blagues potaches. Dans ses compagnons de pitreries, il<br />
y a Patrick Delage, Dominique Pannier, Patrick O’Quin,<br />
Pierre Dartout, Jean Chodron de Courcel ou Jérôme Bédier.<br />
Avec certains d’entre eux, il aime particulièrement organiser<br />
des canulars téléphoniques, depuis son appartement<br />
d’étudiant près des Invalides. Henri déguise sa voix et appelle<br />
anonymement ses victimes à qui il fait croire n’importe<br />
quoi. Il possède aussi un goût très prononcé pour les jeux<br />
de mots, plus ou moins inspirés. Beaucoup de filles lui<br />
courent après, d’autres sont moins sensibles à son physique<br />
de « premier communiant trop bien coiffé ». Henri entretient<br />
des rapports cordiaux avec la bande du Caréna mais la<br />
fréquente peu. François Hollande et lui comptent tout de<br />
même quelques amis communs, aux premiers rangs desquels<br />
figurent Renaud Donnedieu de Vabres et Jérôme Bédier.<br />
Les copains d’Henri lui trouvent tout de même un défaut :<br />
l’impatience. Toujours dynamique, Castries est quelqu’un<br />
qu’il ne faut pas faire attendre. Lorsque l’on n’est pas dans<br />
le rythme, il rappelle vite à l’ordre. Et, si la plupart du temps<br />
le garçon se montre des plus courtois, il lui arrive d’être<br />
cassant. Comme lors de cette séance de groupe sur une note<br />
administrative durant laquelle un camarade peine à<br />
comprendre ce qui est demandé. Henri, lui, n’arrête pas de<br />
faire le pitre en s’exprimant très fort. Au bout d’un moment,<br />
le camarade lui demande sérieusement d’arrêter. Henri lui<br />
jette un regard noir et lui lance : «Toi, travaille ! Tu en as<br />
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François, Dominique, Ségolène et les autres<br />
besoin. » Une remarque qui a blessé celui à qui elle était<br />
destinée.<br />
Si l’occultation des notes ne permet pas d’avoir une idée<br />
du classement de sortie au cours de la scolarité, Henri de<br />
Castries fait tout de même figure de favori pour sortir major<br />
de la voie économique. Mais un autre garçon bien plus<br />
discret que lui apparaît également bien placé : Jean-Ludovic<br />
Silicani. Les deux jeunes gens s’entendent très bien et ne laissent<br />
apparaître aucune compétition personnelle entre eux.<br />
Tous deux ont de grandes ambitions mais ne discutent<br />
jamais entre eux de la première place du classement. Certains<br />
de leurs camarades s’en chargent pour eux, glissant parfois<br />
à l’un ou à l’autre un « Tu vas le battre » d’un ton complice.<br />
Loin des exubérances d’un Hollande ou d’un Castries,<br />
Georges Laville n'en compte pas moins parmi les personnalités<br />
de la promo. Pourtant, au premier abord, il ne<br />
provoque pas toujours la sympathie. Toujours tiré à quatre<br />
épingles, le jeune homme semble même un peu austère.<br />
Habillé comme un dandy des années 30, il ne franchit<br />
jamais la porte de l’ENA sans sa cravate, une petite pochette<br />
sortant de la poche de sa veste et sa raie impeccablement<br />
peignée. Même le week-end, il n’adopte que très rarement<br />
des tenues décontractées, au point que certains camarades<br />
se demandent s’il enlève son costume pour prendre sa<br />
douche. Georges est du genre à repasser ses jeans, en insistant<br />
sur le pli. Fils d’un couple d’instituteurs protestants<br />
plutôt rigoristes, il n’est pas le fruit d’une éducation libertaire.<br />
Le délégué FO est un gros bosseur, pas un joyeux<br />
luron. Il conçoit son travail de façon obsessionnelle. Il s’est<br />
même mis en tête que ses capacités intellectuelles fonctionnaient<br />
mieux trois heures après son réveil. Ainsi, s’il devait<br />
149
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
passer une épreuve à 8 heures, il mettait son réveil à 5 heures.<br />
Excellent juriste, il est meilleur pour les contentieux administratifs.<br />
Une qualité que l’on cite rarement spontanément<br />
en évoquant quelqu’un mais cette faculté peut être saluée à<br />
l’ENA. Ses proches savent cependant que, derrière son air<br />
ennuyeux, Georges sait faire preuve d’un humour très caustique.<br />
Si l’ENA possède un certain nombre de révolutionnaires<br />
de salon, la promo compte tout de même un authentique<br />
activiste politique : Ali Bourhane. En 1968, à l’âge de 22 ans,<br />
il fut l’un des fondateurs du Parti socialiste des Comores<br />
(PASOCO). Farouche militant indépendantiste, Ali avait<br />
même connu la prison à Moroni suite à des manifestations<br />
contre le colonialisme français, avant l’indépendance du<br />
pays en 1975. De façon assez paradoxale, le jeune homme<br />
se retrouve étudiant au sein de la plus prestigieuse école de<br />
l’ancien pays colonisateur. Cet ancien professeur de mathématiques<br />
vit désormais dans une HLM du 13 e arrondissement,<br />
avec sa femme Yasmine et son fils en bas âge, lui aussi<br />
prénommé Ali. À l’ENA, il se montre bon camarade.<br />
Beaucoup de ses condisciples n’ignorent rien de ses faits<br />
d’armes, mais Ali n’affiche pas ses engagements passés comme<br />
des médailles. La plupart du temps, il ne se prend pas trop<br />
au sérieux. S’exprimant dans un parfait français, appris chez<br />
les jésuites, il lui arrive tout de même de tenir des discours<br />
tiers-mondistes, au cours desquels il se met à rouler les r<br />
plus que de raison comme s’il s’imaginait devenu diplomate<br />
à l’Unesco. Ces emphases momentanées lui attirent des<br />
vannes de ses copains de la voie économique, auxquels il<br />
répond par un sourire. Seul noir de la promo, il a également<br />
droit à quelques surnoms. Dans un groupe de travail,<br />
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François, Dominique, Ségolène et les autres<br />
lui et Jean-Luc Pain sont baptisés « Pain et chocolat ». Là<br />
encore, il répond en riant. Les blagues ne sont pas du meilleur<br />
goût mais ceux qui les prononcent considèrent véritablement<br />
Ali comme un bon copain.<br />
Dans un environnement où le classement de sortie apparaît<br />
souvent comme l’alpha et l’oméga de la scolarité, quelques<br />
élèves démontrent tout de même un certain<br />
détachement sur cette question. Certains internes sélectionnent<br />
les matières les plus importantes et négligent les<br />
autres pour se consacrer à leurs familles. Un ou deux externes<br />
trouvent les cours tellement lassants qu’ils préfèrent réviser<br />
sans y assister. Un voltairien s’ennuie tellement en classe<br />
qu’il finit par se présenter à certaines épreuves sans même<br />
avoir ouvert un livre, préférant vivre sa vie grâce à son salaire<br />
de fonctionnaire. Jean-Marie Cambacérès, lui, sèche les<br />
cours pour profiter de la vie parisienne. Car si l’ancien mao<br />
a vécu en Polynésie et a parcouru la Chine au cours de son<br />
stage, il découvre la capitale pour la première fois de son existence.<br />
Il hante les cinémas, allant souvent voir trois films par<br />
jour, se fait de nombreux copains, visite les monuments.<br />
Mais un mois avant les épreuves, il consacre tout son temps<br />
à ses révisions. Une voltairienne issue d’une grande famille<br />
aristocratique se montre plus assidue tout en laissant apparaître<br />
une certaine nonchalance. Lorsqu’elle évoque la fin de<br />
la scolarité, elle se contente de glisser : « Je ne suis pas très<br />
intelligente mais je ferai toujours mieux que mon cousin qui<br />
est sorti dernier de l’ENA ». La jeune fille en question se<br />
montre parfois taciturne, parfois un peu fofolle, mais donne<br />
toujours l’impression de se situer hors du temps. Lorsqu’elle<br />
organise des séances de travail chez elle, dans un hôtel particulier<br />
avec jardin du 7 e arrondissement, ses camarades s’éton-<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
nent qu’elle n’allume jamais la lumière du salon, y compris<br />
les fins d’après-midi d’hiver lorsque la pièce se trouve plongée<br />
dans une semi-obscurité. Des années plus tard, cette jeune<br />
fille réussira une brillante carrière professionnelle.<br />
La promotion compte aussi quelques énarques qui ont<br />
déjà fait leur deuil des premières places du classement. Ceuxlà<br />
aussi souhaitent sortir le mieux possible mais ne se sentent<br />
pas l’âme de compétiteurs. Parmi eux, il y a Christian Bodin,<br />
un jeune homme un peu lunaire plus investi dans son existence<br />
personnelle que dans la vie de la promo. Ce fils d’artisans<br />
parisiens n’a pas moins de convictions que ceux qui<br />
les brandissent en public mais il ne les affiche pas outremesure.<br />
Il n’est pas contestataire, ce qui ne l’empêche pas<br />
d’être idéaliste. Au sein des groupes de travail, il reste plutôt<br />
en retrait même s’il n’hésite pas à prendre la parole pour<br />
faire entendre un point de vue souvent original, avec parfois<br />
une pointe de naïveté. Certains de ses condisciples qui rêvent<br />
de carrières politiques trouvent rafraîchissant de discuter<br />
avec quelqu’un qui ne cherche pas à écraser son interlocuteur<br />
de son ego. Christian n’est pas une vedette de la promo<br />
mais ceux qui le croisent le trouvent attachant, profondément<br />
humain. Il est ce que les énarques appellent un « vrai<br />
gentil » en s’empressant de préciser que le terme n’a dans leur<br />
bouche « rien de péjoratif ». Car la gentillesse n’est pas la<br />
qualité que l’on admire le plus à l’ENA.<br />
De tous les voltairiens, Didier Cataliotti-Valdina est sans<br />
doute le plus décalé. Alors que la plupart de ses camarades<br />
assistent aux cours en costume, lui s’affiche plus volontiers<br />
en jeans et en blouson de cuir. À l’oreille droite, il porte<br />
ostensiblement une grosse pierre. Si Didier dénote autant,<br />
c’est tout à fait volontaire. Le jeune garçon ne choisit pas son<br />
152
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 153<br />
François, Dominique, Ségolène et les autres<br />
style vestimentaire seulement pour des convenances personnelles.<br />
Il s’agit avant tout de provoquer la direction, et accessoirement<br />
un certain nombre de ses petits camarades. Didier<br />
affiche son homosexualité en étendard comme un signe<br />
militant. Au cours de la scolarité, il donne une interview au<br />
magazine Gay pied, l’ancêtre de Tétu, dans lequel il revendique<br />
: « Je suis énarque et homosexuel. » Si un tel « coming<br />
out » n’a évidemment pas de retentissement national, il<br />
agace tout de même fortement la direction de l’école. Ce qui<br />
tombe bien : c’était justement ce que cherchait Didier. Mais<br />
le jeune homme n’est pas qu’un provocateur. Doté d’une<br />
intelligence très fine, et d’un humour pince-sans-rire, il sait<br />
aussi travailler en groupe et maîtrise parfaitement les principes<br />
de la logique administrative. Il se lie d’amitié avec<br />
d’autres camarades qui partagent son anticonformisme,<br />
comme Claude Boulle, François Loloum et la petite amie<br />
de celui-ci, l’élève allemande Ulrike Steinhorst.<br />
Si Didier Cataliotti-Valdina est le seul à faire de son<br />
orientation sexuelle une forme d’activisme, il n’est pas<br />
l’unique gay de la promo. Au moins dix voltairiens sont<br />
homosexuels, même si certains s’affichent comme hétéros<br />
et vont jusqu’à draguer des filles de l’ENA. « Nous étions à<br />
un âge où l’orientation sexuelle n’est pas toujours définie,<br />
confie un voltairien. Au sein de la promo, le sujet n’était pas<br />
tabou mais il y avait moins de visibilité qu’aujourd’hui. Ça<br />
faisait partie des choses dont on ne parlait pas. Le seul qui<br />
l’affichait c’était Didier. Je le savais pour certains, pas pour<br />
d’autres. Parfois je m’en doutais mais on n’en parlait pas. Avec<br />
un camarade, nous savions tous les deux que nous étions gays.<br />
Cela a créé une certaine complicité entre nous, une forme<br />
de solidarité. » Un autre relativise : « Il ne faut pas voir cette<br />
153
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 154<br />
Le roman de la promotion Voltaire<br />
époque comme si c’était les années d’inquisition. On ne<br />
s’en cachait pas. » Reste que la plupart des voltairiens apprendront<br />
des années après l’ENA l’homosexualité de certains<br />
de leurs camarades. Un élève issu d’une famille traditionnelle<br />
tombera un peu des nues lorsqu’il découvrira que ses trois<br />
meilleurs amis à l’ENA étaient tous homosexuels sans qu’il<br />
ne s’en soit douté. A posteriori, il se dira qu’effectivement il<br />
n’avait jamais vu l’un de ses copains dans une relation suivie<br />
avec une fille.<br />
Deux élèves rejoignent la promotion au cours de la scolarité<br />
: Loïc Armand et Marie-Françoise Bechtel, des « redoublants<br />
» de la précédente promotion. Marie-Françoise Bechtel<br />
rejoint les voltairiens au cours de l’année 1979. Agrégée de<br />
philosophie, elle avait été professeur à Chartres avant de<br />
passer le concours interne et de faire sa rentrée à l’ENA en<br />
janvier 1977. Un an plus tard, elle tombe enceinte de son<br />
second enfant. Au bout de quelques mois, elle est prise de<br />
contractions qui l’empêchent de se tenir debout et doit<br />
interrompre sa scolarité. La direction accepte de lui faire<br />
redoubler sa dernière année. Issu de la même promotion<br />
initiale que Marie-Françoise, Loïc Armand est une véritable<br />
« bête de travail ». Plus jeune, il a fait Sciences Po et a<br />
passé un diplôme universitaire d’économie tout en étant<br />
salarié à plein temps dans une société d’assurances. Né dans<br />
une famille de notaires et d’avocats, il n’avait pas une vocation<br />
particulière pour le service public, décidant d’entrer à<br />
l’ENA uniquement parce que « c’était ce qui se faisait de<br />
mieux ». Le 18 octobre 1978, alors qu’il fait son stage d’entreprise<br />
de l’ENA dans une société de BTP du sud-est de la<br />
France, il est victime d’un grave accident de la route qui lui<br />
vaudra douze jours de coma et deux mois d’hospitalisation.<br />
154
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 155<br />
François, Dominique, Ségolène et les autres<br />
En raison des circonstances exceptionnelles, la direction de<br />
l’école lui propose de recommencer sa première année avec<br />
la nouvelle promotion, qu’il intègre au retour de Font-<br />
Romeu. Loïc, qui ambitionne de devenir préfet depuis son<br />
premier stage, oublie qu’il est encore en convalescence et se<br />
remet au travail la rage au ventre. Son médecin lui ayant<br />
demandé de se ménager, le jeune homme fait une croix sur<br />
toutes les activités extra-scolaires mais bûche chaque matière<br />
comme s’il préparait une épreuve olympique. Il sympathise<br />
avec quelques camarades comme Jean-Ludovic Silicani,<br />
Nicolas Jacquet, Nicolas Duhamel ou Jérôme Bédier, mais<br />
ne participe à aucune sortie ou aucune activité de loisirs. Lui<br />
qui avait milité pour la campagne de Giscard en 1974<br />
délaisse également ses engagements politiques. Au sein de<br />
la voie économique, certaines mauvaises langues laissent<br />
entendre que sa situation de redoublant le favorise sans<br />
doute en vue du classement. En réalité, si Loïc semble si facilement<br />
maîtriser les matières étudiées c’est parce qu’il s’impose<br />
une surcharge de travail personnel. Pour préparer<br />
l’épreuve de TDA (Textes et documents administratifs),<br />
qui consiste à synthétiser un volumineux dossier en une<br />
note de quelques pages, l’énarque s’est astreint à réaliser 25<br />
notes de synthèse chez lui dans les conditions de l’épreuve.<br />
L’épreuve de TDA durant six heures, il a donc passé<br />
150 heures à travailler le sujet pour être certain d’être performant<br />
le jour de l’examen. Si la grande majorité de ses camarades<br />
détestent le travail de TDA, qu’ils jugent d’un ennui<br />
total, Loïc trouve un réel intérêt à la matière. À ses yeux,<br />
l’exercice consiste à capter un dossier dont on ne connaît rien,<br />
l’analyser et le malaxer jusqu’à se l’approprier totalement.<br />
Il obtiendra 5/5 à l’épreuve. Au cours de ses études anté-<br />
155
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 156<br />
Le roman de la promotion Voltaire<br />
rieures, il a appris à se discipliner, à évaluer en fonction des<br />
coefficients et de ses propres faiblesses le temps qu’il doit<br />
consacrer à telle ou telle matière jusqu’à ce qu’il la maîtrise<br />
parfaitement. Après avoir organisé son planning en fonction<br />
de la succession des épreuves, il est capable de dire avec une<br />
parfaite précision ce qu’il fera tel après-midi six mois plus<br />
tard et de s’y tenir. Durant la scolarité, il travaille au grand<br />
minimum douze heures par jour sans aucune exception. Le<br />
plus souvent seul, même s’il intègre parfois un groupe de<br />
travail informel avec Jean-Ludovic Silicani et Philippe<br />
Thiebaud.<br />
Les élèves de l’École nationale supérieure des Postes et<br />
Communications (ENSPTT) suivent la même scolarité que<br />
les énarques. Ils sont intégrés au sein de la promotion mais<br />
ne sont pas concernés par le classement de sortie, puisqu’ils<br />
sont destinés à intégrer la seule administration des Postes.<br />
En toute logique, l’ENSPTT aurait dû être supprimée à la<br />
création de l’ENA, puisque n’importe quel énarque aurait<br />
été compétent pour devenir administratif PTT. Mais, sous<br />
couvert de spécificité, l’école a été maintenue pour des<br />
raisons politiques et syndicales. Longtemps réservée aux<br />
seuls fonctionnaires du ministère, l’institution se présente<br />
comme la « dernière école de la promotion républicaine ».<br />
Il est vrai qu’à cette époque, le directeur général de la Poste<br />
est un ancien télégraphiste. Pourtant, depuis 1975, l’accès<br />
à l’ENSPTT s’est élargi par le biais d’un concours externe<br />
aux étudiants diplômés d’écoles de commerce. La promotion<br />
de l’ENSPTT qui s’est jointe à celle de l’ENA est<br />
composée de 23 élèves : 13 issus du concours interne et 10<br />
du concours externe. Parmi ces derniers, on compte 4 HEC,<br />
3 ESSEC, 1 polytechnicien, 1 centralien et 1 ENSAE (École<br />
156
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François, Dominique, Ségolène et les autres<br />
nationale de la statistique et de l’administration économique).<br />
Si ce concours est relativement sélectif (sur 28<br />
candidats HEC seuls 4 ont été admis), il ne consiste qu’en<br />
un examen de dossier et un entretien de motivation devant<br />
un jury de quatre personnes. Sans avoir le rayonnement de<br />
l’ENA, l’ENSPTT est relativement attractive, le statut d’administrateur<br />
PTT étant d’un point de vue des rémunérations<br />
bien au-dessus d’un ministère comme celui des Affaires<br />
sociales.<br />
Contrairement aux années antérieures, la promotion qui<br />
suit celle des voltairiens est très marquée CGT, avec des<br />
militants syndicaux affirmés comme Bernard Condat, Joseph<br />
Montlouis, Patrick Jacquet ou Pierre Musso, l’intello du<br />
groupe. Les PTT du concours interne forment un groupe<br />
assez homogène et solidaire. À leurs yeux, l’ouverture de<br />
l’ENSPTT vers les étudiants fait figure de « déviation de la<br />
colonne du Temple ». Pour eux c’était les externes qui<br />
faisaient figure d’« intrus ». Surtout ceux issus d’HEC, cette<br />
école du « commerce », des « entreprises », « des riches ». Si<br />
l’aspect politico-social ne s’est jamais effacé, les relations<br />
personnelles entre internes et externes des PTT se révèlent<br />
plutôt correctes, certains jouant même au football dans une<br />
équipe commune.<br />
Qu’ils soient internes ou externes, les PTT n’ont évidemment<br />
pas la même approche de la scolarité que les énarques.<br />
Certains jouent le jeu et s’investissent dans le travail,<br />
d’autres sont plus là en touristes. D’un point de vue relationnel,<br />
si les élèves PTT sont loin d’être tous des fils de<br />
prolos, ils dénotent largement par rapport aux énarques.<br />
D’un côté comme de l’autre, l’estime n’est pas toujours très<br />
vive. Les internes PTT voient souvent les énarques comme<br />
157
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 158<br />
Le roman de la promotion Voltaire<br />
des gamins arrogants et obsédés par leur réussite personnelle<br />
; beaucoup d’énarques considèrent les PTT comme des<br />
glandeurs à qui l’on payait une scolarité de haut niveau<br />
pour s’aérer l’esprit. Lorsque énarques et PTT se retrouvent<br />
dans des groupes de travail commun, les premiers font<br />
rapidement comprendre aux seconds qu’ils doivent rester à<br />
leur place. Si quelques frictions se font parfois sentir, les<br />
uns et les autres restent globalement chacun de leur côté<br />
sur le thème « on n’est pas du même monde ». Les élèves PTT<br />
issus du concours externe se retrouvent un peu entre deux<br />
eaux. Sociologiquement ils sont plus proches des énarques,<br />
ont même connu certains voltairiens à HEC ou au lycée, mais<br />
ils ne sont désormais plus toujours considérés comme des<br />
égaux. « Quand on est administrateur PTT et que l’on arrive<br />
dans le hall, chez les énarques il y a ceux qui viennent vous<br />
saluer et ceux qui considèrent que vous n’êtes pas dans le<br />
paysage. » Parmi les voltairiens, des élèves comme Henri<br />
de Castries, François Hollande ou Régis de Laroullière ne<br />
font aucune distinction entre énarques et PTT dans les relations<br />
humaines. D’autres voltairiens, issus de milieux populaires,<br />
se sentent plus à l’aise avec les PTT qu’avec leurs<br />
propres camarades.<br />
De par sa configuration, l’ENA n’offre aucun cadre<br />
permettant d’instaurer une véritable « vie de campus ». Les<br />
locaux de la rue de l’Université possèdent depuis peu une<br />
minuscule cafétéria, où les élèves peuvent acheter des sandwiches<br />
ou des boissons, mais aucun espace de rassemblement<br />
collectif. L’école permet en revanche aux élèves de pratiquer<br />
plusieurs sports, dont l’athlétisme, l’aviron ou la natation.<br />
Dans ce cadre, Pierre Mongin et Bernard Boyer jouent<br />
une fois par semaine ensemble au tennis. Des cours de plan-<br />
158
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François, Dominique, Ségolène et les autres<br />
ches à voile, auxquels participe notamment Henri de Castries,<br />
sont également aménagés à Saint-Quentin-en-Yvelines.<br />
L’administrateur PTT Denis Champenois organise au cours<br />
de la scolarité un week-end de planche à voile dans un centre<br />
PTT de La-Londe-les-Maures (Var) auquel participent<br />
plusieurs voltairiens, dont Claude Boulle et Sylvie Hubac.<br />
Le responsable des sports de l’ENA Alain Cabanel propose<br />
régulièrement des courts séjours de ski.<br />
Le football est sans doute le sport qui rencontre le plus<br />
d’adhésions parmi les voltairiens. Parmi les plus assidus, on<br />
trouve François Hollande, Michel Delpuech, Christian<br />
Poirier, Christian Decharrière et un futur ambassadeur.<br />
Dominique de Villepin participera à quelques matches,<br />
Michel Sapin fera une brève apparition. Michel Gagneux,<br />
qui a joué avec les juniors de l’AJ Auxerre dans sa jeunesse,<br />
tentera de se joindre à l’équipe mais devra renoncer en<br />
raison de problèmes récurrents à son genou. L’équipe, qui<br />
joue en maillots blancs, se réunit au Stade Charléty.<br />
L’entraînement a lieu le mercredi et des matches contre des<br />
équipes d’autres grandes écoles se tiennent régulièrement le<br />
jeudi. Globalement, il n’est pas totalement certain que les<br />
énarques auraient pu séduire les recruteurs de l’AS Saint-<br />
Étienne. Deux joueurs sortent tout de même du lot : Michel<br />
Delpuech, qui a par le passé joué en division d’honneur, et<br />
François Hollande. Ancien supporter du FC Rouen dont il<br />
suivait assidûment les résultats, François joue systématiquement<br />
en attaque. Il court très vite, possède une bonne<br />
frappe. Le futur président manque rarement un entraînement<br />
et dès qu’il entre sur le terrain il laisse son humour au<br />
vestiaire. Lors des matchs, il chambre pas mal l’adversaire<br />
mais il prend le football réellement au sérieux. Le reste de<br />
159
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
l’équipe aussi d’ailleurs. Même si la plupart des joueurs se<br />
révèle souvent catastrophique dès qu’il s’agit de dribler ou<br />
de faire une phase collective de jeu, tous y mettent beaucoup<br />
de cœur et de volonté.<br />
160
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CHAPITRE 9<br />
LES SYNDICATS<br />
« Les mecs du Caréna voulaient absolument changer l’école<br />
pour laquelle ils avaient tant travaillé avant de l’intégrer.<br />
C’est un peu particulier comme concept... »<br />
Un voltairien<br />
En février 1979, les énarques doivent élire pour la<br />
seconde fois leurs délégués. Les sections syndicales tentent<br />
de nouveau de recruter de nouveaux adhérents pour constituer<br />
leurs listes électorales et mener campagne. Le Caréna<br />
entreprend également, sans succès, d’attirer des élèves de<br />
la promotion suivante pour présenter une liste lors de<br />
leurs élections. Pour la plupart des élèves, la scolarité est<br />
déjà suffisamment chronophage pour ne pas en plus s’investir<br />
dans le champ syndical. Certains délégués sortants<br />
de la promotion Voltaire souhaitent également ne pas<br />
rempiler. Pour le Caréna, Jean-Marc Janaillac demande à<br />
être placé en dernière position de la liste.<br />
La campagne est presque aussi brève que celle de l’année<br />
précédente et les moyens demeurent inchangés : tracts et<br />
programmes distribués dans les boîtes-aux-lettres, quelques<br />
161
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 162<br />
Le roman de la promotion Voltaire<br />
réunions publiques et « travail au corps » des élèves dans<br />
le hall de l’école. Si durant le reste de la scolarité les responsables<br />
des différents syndicats entretiennent des relations<br />
relativement amicales, des tensions se font sentir durant les<br />
périodes d’élections. Le Caréna décrit la CFDT comme<br />
« repliée sur elle-même » et « délaissant les revendications<br />
quotidiennes des élèves » ; la CFDT qualifie FO de « formation<br />
rétrograde » à la solde « du pouvoir réactionnaire » ;<br />
FO accuse le Caréna d’être « le faux nez de la CFDT<br />
derrière un affichage réformiste et apolitique ». Le Caréna<br />
n’a pas digéré sa défaite pour imposer Rousseau comme<br />
nom de promo. Une frustration qui pousse ses responsables<br />
à imprimer sur certaines de leurs publications une<br />
citation du philosophe genevois : « Il n’y a point de vrai<br />
progrès de raison dans l’espèce humaine, parce que tout ce<br />
qu’on gagne d’un côté, on le perd de l’autre. » Dans ses<br />
tracts, le syndicat de François Hollande renvoie dos à dos<br />
ses deux adversaires : « La CFDT s’est tranquillement<br />
évanouie dans le milieu “récupérateur” du stage qu’elle<br />
n’avait cessé pourtant de dénoncer avec simplisme. Les<br />
seules nouvelles que nous en ayons reçues : un tract pour<br />
la rédaction duquel il a fallu faire appel à un membre de<br />
la promotion précédente. » Ou encore : « FO ne fera croire<br />
à personne qu’elle a, à son initiative, obtenu des résultats<br />
concrets en délégation. Les dirigeants de FO n’ont développé<br />
ni programme, ni revendication d’envergure. La<br />
seule action d’éclat a consisté en un combat d’arrière-garde<br />
mené à Font-Romeu sur l’occultation des notes, position<br />
désavouée par 78 % des élèves. Pour masquer cette carence,<br />
ces mêmes dirigeants en sont réduits à reprendre les vieux<br />
schémas (droite-gauche) de la CFDT et à dénoncer de<br />
162
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 163<br />
Les syndicats<br />
façon simpliste des appartenances politiques hors de propos<br />
avec l’action syndicale menée. » FO répond en publiant la<br />
liste des garanties obtenues au cours de l’année écoulée,<br />
notamment une augmentation de l’indemnité de scolarité<br />
et la réforme de l’épreuve de pédalage de groupe. La section<br />
accuse le Caréna de « s’être attribué tous les mérites » de<br />
leurs propres actions, juge « ridicule » l’attitude de ce<br />
même Caréna et dénonce les autres syndicats qui ont<br />
« renié leurs convictions profondes » en abandonnant des<br />
pans entiers de leurs chartes respectives distribuées aux<br />
élèves lors de la rentrée de janvier 1978. « Face à la CFDT,<br />
qui n’a comme idée que la suppression de l’école et face au<br />
Caréna, qui cherche à masquer son échec total au sein de<br />
la promotion 1979 (aucun candidat et donc aucun élu) par<br />
une agitation désordonnée, qui révèle son goût du spectacle<br />
et son manque de sérénité, FO-ENA est la seule<br />
structure de dialogue et d’action qui soit à la fois efficace<br />
et ouverte. » FO, qui n’a elle toujours pas digéré de s’être<br />
fait « voler » le poste de délégué des élèves au conseil d’administration<br />
de l’ENA en janvier 1978 alors que leur liste<br />
était arrivée en tête, prépare le terrain d’une éventuelle<br />
victoire. « Afin que le simulacre de démocratie de l’année<br />
dernière ne se renouvelle pas, nous demandons une modification<br />
du règlement intérieur qui attribuerait à la liste<br />
ayant obtenu le plus grand nombre de voix le poste de<br />
titulaire au conseil d’administration. » De son côté, la<br />
CFDT égratigne sans vergogne son « allié » du Caréna :<br />
« Nous savons qu’il n’y a rien à attendre de l’action des associations<br />
ou des syndicats autonomes. Ainsi, qui croira que,<br />
malgré ses prétentions, une “amicale” comme le Caréna,<br />
sans audience dans les autres promotions, ait un poids<br />
163
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 164<br />
Le roman de la promotion Voltaire<br />
suffisant pour défendre efficacement les intérêts des<br />
élèves » Même traitement pour FO : « Quant à FO-<br />
ENA, ce n’est pas aux authentiques adhérents de ce syndicat<br />
que nous apprendrons qu’il a été complètement investi<br />
par la droite et autres autonomes. » Jean-Marie Cambacérès,<br />
peu investi au sein de la CFDT en temps normal mais<br />
très actif lors de la campagne, rédige un tract dans lequel<br />
il qualifie François Hollande et ses comparses de « sociauxtraitres<br />
». François s’en amuse et répond à Jean-Marie qu’il<br />
n’est qu’un « stalinien ». Cambacérès va jusqu’à téléphoner<br />
à Pierre Bérégovoy, alors responsable des relations avec les<br />
syndicats au sein du Parti socialiste, pour se plaindre que<br />
des « mecs du PS » ont monté un syndicat concurrent. En<br />
réalité, Michel Sapin, Sylvie François et Michel Gagneux<br />
sont les seuls du Caréna à être encartés socialistes, mais<br />
Cambacérès l’ignore. Bérégovoy l’envoie gentiment paître<br />
en lui expliquant que le parti portait peu d’intérêt aux<br />
structures syndicales de l’ENA et que l’entrisme des militants<br />
socialistes était essentiellement nécessaire dans le<br />
cadre de véritables syndicats d’entreprises.<br />
Sur le fond, les revendications des différentes sections<br />
sont relativement proches, seul le choix des mots utilisés<br />
varie réellement. Tous plaident globalement pour une<br />
meilleure organisation de la scolarité et une augmentation<br />
des moyens matériels. Les différenciations se font sur<br />
des points pour lesquels les délégués des élèves n’auront<br />
aucune prise, dont la réforme du concours interne ou la<br />
suppression de l’accès direct aux grands corps. Concernant<br />
la supposée volonté de la CFDT de « supprimer l’ENA »,<br />
souvent évoquée dans les documents du Caréna et de FO,<br />
cette revendication reste une épine dans le pied des respon-<br />
164
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 165<br />
Les syndicats<br />
sables de la CFDT-ENA. Si une telle suppression est effectivement<br />
revendiquée par la centrale CFDT, les voltairiens<br />
de la section ne soutiennent d’aucune façon cette<br />
perspective. Eux sont plutôt tournés vers une abolition<br />
du concours externe en réservant l’accès à l’ENA aux seuls<br />
fonctionnaires, transformant ainsi l’institution en une<br />
école de formation de la fonction publique et non plus une<br />
machine à produire une élite. Au-delà de cette seule question,<br />
la section entretient des relations compliquées avec<br />
la fédération syndicale à laquelle elle est rattachée, la<br />
SGEN-CFDT (Éducation nationale), dont la plupart des<br />
prises de position sont désavouées par les énarques.<br />
Le 16 février, les élèves de la promo sont appelés à<br />
choisir entre les trois listes en présence.<br />
Caréna :<br />
- François Hollande<br />
- Sylvie François<br />
- Colette Horel<br />
- Michel Sapin<br />
- Jean-Pierre Jouyet<br />
- Alain Perritaz<br />
- Jean-François Blarel<br />
- Jean-Marc Janaillac<br />
FO :<br />
- Nicolas Jacquet<br />
- Georges Laville<br />
- Pierre Pissaloux<br />
- Jean-Ludovic Silicani<br />
- Virginie Richard<br />
165
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 166<br />
Le roman de la promotion Voltaire<br />
- Marc Vernhes<br />
- Philippe Bordenave<br />
- Roger Silhol<br />
CFDT :<br />
- Yvon Robert<br />
- Michel Raymond<br />
- François Loloum<br />
- Didier Cataliotti-Valdina<br />
- Jacqueline Sill<br />
- Édouard Sicat<br />
- Gérard Ghys<br />
- Jean-Pierre Jouguelet<br />
Le Caréna recueille 52 voix (44 %), la CFDT 42 voix<br />
(35 %) et FO 25 voix (22 %). Le Caréna et la CFDT<br />
obtiennent trois délégués chacun, FO en obtient deux.<br />
Le Caréna manque de peu un quatrième siège.<br />
Les délégués pour cette nouvelle année sont François<br />
Hollande, Sylvie François et Colette Horel (Caréna),<br />
Michel Raymond, Yvon Robert et François Loloum<br />
(CFDT) ainsi que Nicolas Jacquet et Georges Laville (FO).<br />
Une nouvelle fois, le Caréna et la CFDT se mettent d’accord<br />
pour élire le délégué au Conseil d’administration de<br />
l’ENA : François Hollande comme titulaire et Michel<br />
Raymond comme suppléant. Cette fois, FO ne peut pas<br />
protester.<br />
Durant cette même période, les sections syndicales sont<br />
également légèrement secouées par une petite « guerre du<br />
Monde », qui prend ses racines l’été précédent. Dans la<br />
perspective du scrutin de février, Nicolas Jacquet et Georges<br />
166
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 167<br />
Les syndicats<br />
Laville ont publié une tribune, sous leurs propres noms et<br />
non celui de FO, dans Le Monde du 3 août 1978, « L’ENA,<br />
oui mais » en référence à la célèbre formule giscardienne. La<br />
tribune plaide pour que le concours interne soit réservé aux<br />
« vrais fonctionnaires », spécifiant que le système actuel de<br />
l’ENA a permis d’intégrer au sein de leur promotion « un<br />
ancien surveillant d’internat et un ancien stagiaire d’école<br />
spécialisée du ministère des Finances ». Le dernier exemple<br />
cité est cocasse car il fait référence à Nicolas Jacquet luimême.<br />
Le texte revendique aussi qu’au cours des stages les<br />
énarques soient placés durant une ou deux semaines à des<br />
postes tels qu’un bureau d’aide sociale, une perception lors<br />
de l’échéance du tiers prévisionnel ou un guichet EDF-<br />
GDF, afin de se confronter aux réalités quotidienne des<br />
fonctionnaires plutôt que d’être immédiatement placés dans<br />
les hautes sphères de l’administration. Mais, surtout, Jacquet<br />
et Laville défendent également de supprimer le recrutement<br />
direct pour les grands corps dès la sortie de l’ENA,<br />
proposant que l’ensemble des énarques passent au moins cinq<br />
ans en tant qu’administrateurs civils. Six mois plus tard, au<br />
lendemain du scrutin de février, le Caréna transmet à son<br />
tour un communiqué au Monde pour revendiquer sa victoire<br />
et exposer les grandes lignes de son projet de réforme de<br />
l’ENA. Le journal publie un article sur le sujet le 28 février<br />
1979. Le journaliste qui rédige le papier s’emmêle un peu<br />
les pinceaux et utilise des éléments de la tribune de FO qu’il<br />
attribue au Caréna. Ulcérés, les délégués FO contactent la<br />
rédaction et exigent un rectificatif. De leur côté, Michel<br />
Sapin et Michel Gagneux font savoir au journal que « le<br />
Caréna s’est créé contre les pratiques syndicales de FO et de<br />
la CFDT ». Le 2 mars, Le Monde consacre une brève pour<br />
167
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 168<br />
Le roman de la promotion Voltaire<br />
indiquer son erreur, précisant : « le projet établi par le Caréna<br />
comporte, il est vrai, nombre de réformes identiques à celles<br />
de FO ». Pour ne pas être en reste, la CFDT dénonce les deux<br />
sections concurrentes « avides de publicités personnelles<br />
qui ne cessent de bombarder ce journal de tribunes libres ».<br />
Dans un document distribué aux élèves, la CFDT en remet<br />
une couche sur le Caréna : « La CFDT s’est toujours interrogée<br />
publiquement devant l’attitude de camarades militants<br />
dans un parti de gauche et qui n’ont pas hésité à créer<br />
une association a-syndicale en prenant le risque d’affaiblir<br />
la seule organisation syndicale de masse regroupant en outre<br />
élèves et personnels. » Et d’ajouter : « Le Caréna fait largement<br />
appel à des réflexes antisyndicaux et à des catégories<br />
d’élèves traditionnellement favorables aux associations de<br />
droite. » Les discordes entre la CFDT et le Caréna feront rapidement<br />
long feu puisque, durant le reste de la scolarité, les<br />
délégués des deux sections parleront systématiquement<br />
d’une même voix.<br />
Malgré le rythme de travail soutenu imposé par les<br />
différentes épreuves, les délégués des élèves prennent leur<br />
rôle très au sérieux. Plutôt que de prôner de grandes<br />
réformes structurelles, ils s’évertuent avant tout à intervenir<br />
auprès de la direction pour régler des questions du quotidien<br />
: ouverture de la cafétéria, problèmes de disponibilité<br />
du papier à la photocopieuse, regroupements des cours<br />
pour éviter la dispersion, changements d’horaires intempestifs,<br />
retard de la distribution des documents de travail.<br />
Les cinq premiers mois qui suivent l’élection, les délégués<br />
participent à vingt réunions avec l’encadrement de l’ENA.<br />
Au total, ils avancent trente revendications, essuyant une<br />
vingtaine de refus. À titre d’exemple, lors de la réunion du<br />
168
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 169<br />
Les syndicats<br />
1 er mars 1979, les délégués tentent d’obtenir que la cafétéria<br />
soit gérée par les représentants des élèves, que les<br />
indemnités de formation passent de 226 à 300 francs, que<br />
des travaux de réhabilitation soient effectués à la maison<br />
des élèves, qu’un contingent plus important de logements<br />
soit mis à la disposition des énarques dans le cadre d’un<br />
accord avec la ville de Paris, que les élèves soient associés<br />
à la décoration de l’école, que les associations d’élèves<br />
disposent des mêmes droits que les syndicats, que soient<br />
mis en place un enseignement de soutien en maths pour<br />
la voie générale et de comptabilité pour la voie économique,<br />
que plusieurs salles du premier étage soient mises<br />
à la disposition des élèves pour les travaux de groupes,<br />
que davantage d’explications sur les travaux d’options et<br />
sur le centre audio-visuel soient fournies, que les horaires<br />
de cours soient réaménagés et que la direction règle définitivement<br />
les incessants dysfonctionnements liés à la<br />
photocopieuse.<br />
Plus tard, le 5 février 1980, les délégués des élèves<br />
obtiennent une audience auprès du secrétaire d’État en<br />
charge de la fonction publique, Jacques Dominati. En<br />
ouverture de cette courte rencontre, la délégation réclame<br />
l’ouverture de postes supplémentaires à la sortie de l’ENA.<br />
Les postes supplémentaires sont refusés net. Les délégués<br />
font également part de plusieurs autres revendications,<br />
dont un accès plus rapide aux fiches de postes attribués à<br />
la sortie de l’école. Le ministre répond qu’il prend note de<br />
leurs remarques sans se prononcer. Juste avant la fin de l’entrevue,<br />
François Hollande lance au ministre : « Avez-vous<br />
entendu parler du projet de réforme de l’ENA » Le<br />
ministre signifie la fin de la réunion.<br />
169
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 170<br />
Le roman de la promotion Voltaire<br />
Si, pour les revendications concrètes, l’ensemble des<br />
délégués se retrouve la plupart du temps sur une même<br />
ligne, d’autres sujets créent des affrontements entre FO et<br />
les représentants Caréna-CFDT. Il en va ainsi de la question<br />
des stages d’entreprises, évoqués lors de la réunion<br />
du 6 avril 1979. Raison du litige : les délégués des deux<br />
dernières sections demandent que soient supprimés de la<br />
liste des stages tous ceux émanant de sociétés culturelles<br />
(presse, radio, télévision, maisons d’édition) ou de service<br />
(tourisme), jugés non représentatifs du véritable milieu<br />
professionnel. Le Caréna et la CFDT exigent que dorénavant<br />
tous les stages se déroulent uniquement au sein d’une<br />
entreprise industrielle, certains d’entre eux plaidant même<br />
pour que les énarques aient l’obligation de suivre des<br />
« stages ouvriers ». La direction refusera cette demande. Plus<br />
tard dans la scolarité, quelques voltairiens se gausseront que<br />
les délégués qui s’étaient montrés les plus virulents n’effectuent<br />
pas tous leurs stages en entreprises dans des conditions<br />
proches du milieu ouvrier…<br />
Bien que désormais officiellement minoritaires, les délégués<br />
FO Nicolas Jacquet et Georges Laville n’hésitent<br />
jamais à clamer haut et fort leurs positions, quitte à provoquer<br />
quelques tensions avec le reste de la délégation. Lors<br />
des réunions avec l’encadrement, les représentants FO<br />
accusent régulièrement ceux du Caréna de ne pas « exprimer<br />
la volonté des élèves ». Avec les délégués de la CFDT, les<br />
accrochages sont encore plus fréquents. Par voie de tracts,<br />
les responsables FO continuent épisodiquement de revendiquer<br />
la paternité de plusieurs garanties obtenues auprès<br />
de la direction. Selon la section, l’un des faits d’armes de<br />
leur « camarade Georges Laville » serait d’avoir accéléré l’ou-<br />
170
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 171<br />
Les syndicats<br />
verture de la cafétéria au début de l’été 1979 afin de<br />
permettre aux élèves de se fournir en boissons à 1 franc et<br />
en sandwichs à 3 francs.<br />
Si les délégués peuvent parfois s’accrocher entre eux, les<br />
seuls véritables affrontements ont lieu avec l’encadrement<br />
de l’école. Au quotidien, les principaux interlocuteurs des<br />
représentants des élèves sont le directeur des études Jean-<br />
Michel Lemoyne de Forges, un fervent catholique connu<br />
pour ses sympathies de droite ; le directeur des stages Jean<br />
Puybasset, gros fumeur au ton souvent cassant ; son adjoint<br />
Christian Frémont, futur directeur de cabinet de Nicolas<br />
Sarkozy qui à l’époque est proche du CERES de Jean-<br />
Pierre Chevènement ; ou le secrétaire général de l’ENA<br />
Robert Chelle, très apprécié d’une majorité d’élèves. Mais<br />
aux yeux des délégués, le seul à pouvoir prendre des décisions<br />
importantes reste le directeur de l’ENA. Pierre-Louis<br />
Blanc possède une image contrastée au sein de la promotion.<br />
Des élèves, notamment du concours interne, lui<br />
vouent une réelle admiration et louent son humanisme ;<br />
d’autres se montrent extrêmement critiques à son égard.<br />
Du côté des délégués, et plus largement de presque tous<br />
les élèves affiliés à un syndicat, le directeur est férocement<br />
décrié. Pour une majorité des adhérents du Caréna, l’hostilité<br />
est totale. Les compagnons de François Hollande<br />
s’agacent contre une supposée paranoïa du directeur visà-vis<br />
de leur syndicat, comme si celui-ci incarnait à ses<br />
yeux « l’œil de Moscou ». Pour eux, Pierre-Louis Blanc<br />
est un homme ayant peur de son ombre dès qu’il s’agit<br />
d’une expression politique au sein de l’école, terrorisé à<br />
l’idée de se faire remonter les bretelles par son ministre<br />
de tutelle. Pierre-Louis Blanc est un gaulliste pur et dur,<br />
171
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 172<br />
Le roman de la promotion Voltaire<br />
qui conserve un portrait du général au-dessus de sa<br />
cheminée. Un homme à la carrure de parachutiste qui<br />
n’aime pas se laisser marcher sur les pieds. Pourtant, certains<br />
membres de l’encadrement le trouvent parfois un peu<br />
dépassé par cette bande de gamins qui tente de lui faire la<br />
leçon. Né dans un milieu modeste, Pierre-Louis Blanc ne<br />
semble pas toujours à l’aise avec des élèves dont la plupart<br />
sont des fils de riches familles qui peuvent à l’occasion le<br />
prendre de haut. De plus, les années de présence de la<br />
promotion Voltaire à l’ENA correspondent à une période<br />
de sa vie où le directeur est fragilisé pour des raisons personnelles,<br />
son épouse étant gravement malade. Une fêlure<br />
dont il ne peut faire abstraction. De leur côté, les représentants<br />
des élèves ne le ménagent pas vraiment. À l’occasion,<br />
les délégués du Caréna peuvent se pointer sans<br />
invitation dans son bureau pour faire connaître bruyamment<br />
leurs nouvelles revendications. Lorsqu’il ne s’énerve<br />
pas, Pierre-Louis Blanc tente de leur faire comprendre que<br />
son rôle consiste à organiser la scolarité de l’ENA mais<br />
que les grandes réformes dépendent d’une décision gouvernementale.<br />
D’autres fois, le directeur leur rappelle fermement<br />
leur « devoir de réserve ». Mais les responsables du<br />
syndicat connaissent parfaitement les textes et ne s’affranchissent<br />
jamais des règles. Avec la CFDT, les relations avec<br />
le directeur sont tout aussi détestables, voire pire. Plus<br />
surprenant, avec FO, dont les délégués sont d’une sensibilité<br />
politique proche de celle de Pierre-Louis Blanc, le<br />
courant ne passe pas non plus. Les responsables FO le<br />
considérant au mieux comme une personnalité « pas très<br />
souple ». Les affrontements entre le directeur et FO sont<br />
en revanche bien plus rares qu’avec le Caréna ou la CFDT.<br />
172
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 173<br />
Les syndicats<br />
Un temps, le Caréna envisage de s’affilier à la CGT.<br />
Les responsables de la section rencontrent même un émissaire<br />
de Georges Séguy, le représentant CGT des fonctionnaires<br />
de l’administration centrale. Celui-ci semble<br />
intéressé par leur offre et leur fait même quelques propositions<br />
organisationnelles. Finalement, la bande du Caréna<br />
renonce à ce projet, estimant qu’une telle étiquette communiste<br />
serait repoussoir vis-à-vis de ses camarades énarques.<br />
Stratégiquement, ils préfèrent rester dans un positionnement<br />
ambigu qui leur permet de ratisser le plus large<br />
possible. Un renoncement qui réconforte la direction de<br />
l’ENA, particulièrement hostile à la présence de la CGT<br />
au sein de l’école.<br />
Plus tard, la bande du Caréna émet l’idée de créer une<br />
section du PS à l’ENA. Michel Sapin, lui-même militant<br />
socialiste, n’est pas favorable à cette hypothèse, affirmant<br />
que l’engagement dans un parti politique doit se faire dans<br />
le cadre de la section locale du lieu où l’on habite et non<br />
au sein d’une école ou d’une entreprise. Une délégation du<br />
Caréna menée par François Hollande se rend tout de<br />
même au siège du PS pour sonder un responsable du parti<br />
sur cette question. La délégation est reçue sans trop d’enthousiasme<br />
par un apparatchik qui leur répond que le<br />
parti ne souhaite pas s’implanter à l’ENA.<br />
Le Caréna s’appuie sur un noyau actif auxquels s’ajoutent<br />
des « membres dormants », ayant adhéré par sympathie<br />
pour François Hollande ou Jean-Pierre Jouyet, qui se<br />
contentent d’assister à quelques réunions. En rupture avec<br />
les traditionnelles représentations syndicales de l’ENA, le<br />
Caréna apparaît comme une structure bien policée mais<br />
qui possède tout de même une réelle force de contestation.<br />
173
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 174<br />
Le roman de la promotion Voltaire<br />
Son succès au scrutin de 1979 reste plus lié au charisme de<br />
quelques personnalités qu’à une authentique adhésion des<br />
élèves à un courant de pensée. Bien qu’essentiellement<br />
composé d’élèves engagés à gauche, le Caréna ambitionnait<br />
dans les premiers temps de montrer un visage rassembleur<br />
avec des représentants de différentes sensibilités.<br />
Pour cette raison, le syndicat souhaitait compter en son sein<br />
quelques élèves de droite. Dans cette optique, François<br />
Hollande a tenté d’approcher un camarade aux sympathies<br />
giscardiennes qui a décliné l’invitation. Bien qu’il<br />
aimât beaucoup François, le camarade en question ne<br />
souhaitait pas intégrer cette bande qui, l’air de rien, semble<br />
« vouloir prendre en main la promo ». Il trouve les membres<br />
du syndicat très sympathiques individuellement mais beaucoup<br />
moins lorsqu’ils discutent collectivement de politique.<br />
Il en soupçonne même certains d’avoir suivi une<br />
« formation trotskyste ». Jérôme Bédier, lui, accepte de<br />
devenir la « caution de droite » du Caréna. Jérôme a rejoint<br />
le syndicat par amitié pour François Hollande et Jean-<br />
Pierre Jouyet, mais également parce qu’il partage leur<br />
revendication de mettre fin à l’accès direct aux grands<br />
corps. Pour autant, en dehors de ses deux copains, les<br />
autres membres du syndicat ne manquent pas de marquer<br />
sa différence. Michel Sapin lui glisse un jour, mi-rigolard<br />
mi-sérieux : « Toi, tu n’es pas vraiment des nôtres. »<br />
Lors des réunions du Caréna, certains responsables se<br />
prennent un peu au sérieux. François Hollande distille<br />
toujours une dose d’ironie dans les débats qui permet de<br />
maintenir une ambiance relativement décontractée. Si le<br />
syndicat compte plusieurs fortes personnalités, il est essentiellement<br />
structuré autour d’Hollande. Mais s’il est le<br />
174
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 175<br />
Les syndicats<br />
personnage central du mouvement, François n’est en aucun<br />
cas un « gourou » à la tête d’un groupe d’adeptes qui obéirait<br />
à ses directives. Au contraire, le Caréna est en proie à<br />
des discussions continuelles, parfois houleuses, sur les<br />
positions à adopter. François a beau avoir des idées arrêtées<br />
dans de nombreux domaines, il se révèle capable de<br />
fabriquer du consensus sur la plupart des sujets et de<br />
susciter l’adhésion.<br />
La promotion a beau avoir majoritairement voté pour<br />
la liste du Caréna, nombre d’élèves se montrent très critiques<br />
vis-à-vis du syndicat. Certains ironisent sur cette<br />
faculté des membres d’une élite à se tirer une balle dans le<br />
pied en fustigeant leurs propres privilèges, d’autres s’étonnent<br />
que des énarques se montrent aussi critiques à l’égard<br />
d’une école qu’ils avaient intégrée après tant de labeur.<br />
D’autres encore considèrent le syndicat comme un moyen<br />
pour ses responsables de faire leur apprentissage avant de<br />
se lancer dans une carrière politique. Les rares fils prolos<br />
de l’ENA observent la bande du Caréna avec un regard<br />
amusé. Pour eux, Hollande et ses amis ne sont que des<br />
fils de bourgeois qui s’amusent à jouer les gauchistes tout<br />
en préparant leur avenir dans la haute fonction publique.<br />
Des voltairiens les soupçonnent même d’avoir créé le<br />
Caréna uniquement pour ne pas adhérer à un syndicat<br />
ouvertement de gauche, la CFDT, dont l’étiquette aurait<br />
pu nuire à leur future carrière. L’idée de créer un syndicat<br />
corporatiste, un « syndicat maison », n’est pas non plus<br />
forcément vue d’un bon œil chez certains élèves engagés<br />
à gauche. Un voltairien compare même le Caréna à l’UDSR<br />
(l’Union démocratique et socialiste de la résistance), la<br />
formation politique créée par François Mitterrand juste<br />
175
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 176<br />
Le roman de la promotion Voltaire<br />
après-guerre qui tentait de rassembler le plus grand nombre<br />
de sensibilités pour conserver des postes au gouvernement<br />
même en cas de changement de majorité. Et puis ce nom<br />
de « comité d’action » que revendiquent des énarques bien<br />
propres sur eux fait franchement rigoler les vrais syndicalistes<br />
qui ont déjà mené d’authentiques actions « coup de<br />
poing » dans leur jeunesse. Les responsables du Caréna<br />
ne leur semblait pas antipathiques mais peu sérieux en<br />
raison du décalage entre les revendications affichées et le<br />
peu de moyens mis en œuvre pour les faire aboutir. Malgré<br />
la sympathie qu’il provoque spontanément, François<br />
Hollande n’est pas toujours épargné. Un énarque issu d’un<br />
milieu modeste le charrie de temps en temps en lui disant :<br />
« Moi, je ne suis pas socialiste car je suis trop modeste<br />
pour l’être. C’est une idéologie qui est bonne pour les<br />
bourgeois que vous êtes. » Des remarques auxquelles<br />
François répond par un sourire. Lui-même ironisant parfois<br />
sur le décalage entre sa propre situation et les idées dont<br />
il fait l’apologie. Car pour les rares prolos de la promo,<br />
Hollande a beau être de gauche, il est parfaitement représentatif<br />
de la bourgeoisie parisienne. Une bourgeoisie<br />
prônant des idées altruistes mais une bourgeoisie quand<br />
même. À leurs yeux, François n’est pas un enfant de<br />
Normandie mais bien un gamin de Neuilly. Il est certes très<br />
aimable avec tout le monde mais il est issu d’une classe<br />
sociale qui n’est pas la leur, au même titre que tous les<br />
énarques à particules. De cette classe dominante, François<br />
possède les codes, la prestance, l’aisance. Il ne détonne pas<br />
parmi les autres « gosses de riches de Sciences Po » qui<br />
prétendent tout savoir sur tout.<br />
À la CFDT, Michel Raymond et Yvon Robert forment<br />
176
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 177<br />
Les syndicats<br />
un leadership à deux têtes. Yvon est le raisonnable, Michel<br />
le perpétuel exalté. Entre le professeur agrégé et le jeune<br />
grenoblois à l’allure « baba cool » la relation n’était pas forcément<br />
évidente au départ mais ils se sont très vite liés, au<br />
point de devenir amis. Au cours de la scolarité, Yvon invitera<br />
Michel à venir passer des vacances chez lui avec sa<br />
famille. Après son stage en préfecture, Michel Raymond<br />
s’est installé à la Maison des élèves de l’ENA, un ancien<br />
hôtel de six étages situé rue de Buci, avec sa femme et son<br />
fils en bas âge. Au cours de la scolarité, le couple donnera<br />
naissance à un second enfant. En plus de ses responsabilités<br />
au sein de la section CFDT, Michel Raymond est devenu<br />
délégué de la Maison des élèves. Celle-ci accueille également<br />
Jérôme Turot, avec son épouse et ses deux enfants ;<br />
Pierre-Yves Duwoye, également délégué, avec son épouse et<br />
ses trois enfants ; Gonthier Friederici, avec son épouse, et<br />
une dizaine d’énarques célibataires, majoritairement du<br />
concours interne, dont Jean-Marie Cambacérès, Benoît<br />
Chevauchez, Jean-Jacques Augier, Jean Gaeremynck, Alain<br />
Galliano, Bernard Lolliot, Pierre Pissaloux, Didier Cataliotti-<br />
Valdina, Jean-Luc Dechery, Alain Dulot, Hervé Saluden et<br />
Jean-Pierre Vidal. Les logements sont constitués de studios<br />
améliorés : une pièce principale et une cuisine-salle de bains,<br />
avec la baignoire qui jouxte le fourneau. Jérôme Turot et<br />
Pierre-Yves Duwoye, tous deux pères de famille, bénéficient<br />
d’un logement plus grand. Michel Raymond, dont<br />
les enfants sont nés au cours de la scolarité, a obtenu une<br />
chambre supplémentaire pour les loger mais il doit traverser<br />
le couloir pour y accéder. Les locataires se retrouvent ponctuellement<br />
dans une salle commune au rez-de-chaussée où<br />
est installée une télévision. Dans sa chambre, un énarque<br />
177
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
passe ses soirées à écrire sur des feuilles qu’il froisse et jette<br />
sur le sol ensuite, laissant sa pièce recouverte de boulettes de<br />
papier. L’épouse d’un autre, une magnifique tahitienne, ne<br />
peut sortir de chez elle sans être longuement suivie du coin<br />
de l’œil par les célibataires de l’étage.<br />
Le bâtiment est dans un état déplorable, infecté de cafards.<br />
Michel Raymond et Pierre-Yves Duwoye interviennent<br />
auprès de la direction de l’ENA pour réclamer un budget afin<br />
d’effectuer des travaux de rénovation. Pendant plusieurs<br />
mois, les délégués sont obligés de batailler ferme sans obtenir<br />
gain de cause. Ils tentent de mobiliser l’ensemble des locataires<br />
de la rue de Buci avec un succès très mitigé. Jérôme<br />
Turot ne veut pas s’en mêler, d’autres craignent de froisser<br />
la direction. Michel Raymond fait remonter le dossier au<br />
Conseil d’administration de l’ENA, où il est délégué<br />
suppléant. François Hollande, délégué titulaire, appuie ses<br />
demandes mais la direction s’obstine. Refusant de baisser les<br />
bras, Michel Raymond et Pierre-Yves Duwoye, avec quelques<br />
autres élèves en soutien dont Claude Boulle, décident<br />
d’employer la manière forte : il séquestre le directeur de la<br />
maison des élèves, qui en réalité fait plus office de gardien,<br />
pour mettre la pression à Pierre-Louis Blanc. Cette fois, ça<br />
marche : la direction débloque un crédit de 155 000 francs<br />
permettant des travaux minimaux : quelques coups de peintures,<br />
percer des portes, sortir les baignoires des cuisines. À<br />
l’arrivée, la Maison des élèves n’est pas remise à neuf mais<br />
les cafards sont bien moins nombreux. Pierre-Louis Blanc<br />
ne saura jamais que le directeur de la maison des élèves avait<br />
été complice de sa séquestration pour soutenir les revendications<br />
des locataires.<br />
178
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 179<br />
CHAPITRE 10<br />
UNE SCOLARITÉ DÉCEVANTE<br />
« Il n’y a rien de plus emmerdant que la scolarité de l’ENA. »<br />
Des voltairiens<br />
Lors de la première partie de la scolarité, entre janvier et<br />
novembre 1979, les enseignements pour les épreuves de<br />
classement portent sur les matières suivantes : textes et documents<br />
administratifs dits TDA (20 heures), problèmes<br />
budgétaires et fiscaux (20 heures), relations internationales<br />
(20 heures), problèmes sociaux (40 heures), comptabilité (28<br />
heures), informatique de gestion (30 heures) et langues<br />
vivantes (120 heures pour les deux parties de la scolarité).<br />
Au-delà de ce tronc commun, chacune des voies comporte<br />
des enseignements spécifiques : initiation aux mathématiques<br />
et statistiques (40 heures) ainsi qu’un complément de<br />
formation économique (20 heures) pour la voie générale ;<br />
mathématiques-statistiques et calcul économique<br />
(40 heures), comptabilité nationale et analyse économique<br />
(46 heures), ainsi que des compléments administratifs et<br />
juridiques pour la voie éco. En moyenne, les élèves sont<br />
contraints de suivre une vingtaine d’heures de cours par<br />
179
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 180<br />
Le roman de la promotion Voltaire<br />
semaine, plus des conférences du soir. Les cours ne sont pas<br />
dispensés par des professeurs en tant que tels mais uniquement<br />
par des hauts-fonctionnaires. Les élèves ne suivent<br />
pas de cours magistraux mais des enseignements pratiques,<br />
par petits groupes qui ne dépassent pas 15 personnes. Les<br />
matières étudiées sont fractionnées tout au long de la scolarité.<br />
À l’issue de l’intégralité des enseignements d’une matière,<br />
les énarques doivent passer un examen. Toutes les épreuves<br />
sont notées de 1 à 5. Au sein de la promo, le rapport au<br />
travail scolaire n’est aucunement homogène. Beaucoup ont<br />
le sentiment de mettre leur vie entre parenthèses et de se<br />
consacrer à leurs études du matin au soir ; d’autres, comme<br />
les quelques-uns passés par maths-sup maths-spé ou l’agrégation<br />
de philosophie, trouvent le travail demandé moins<br />
prenant que ce qu’ils ont connu antérieurement.<br />
Le début de la scolarité a engendré beaucoup de déception<br />
sur le contenu des cours. Les énarques ont travaillé<br />
pour le concours d’entrée en suivant un programme quasi<br />
illimité sur l’histoire, la littérature, l’économie, la géographie<br />
ou la philosophie ; à présent, ils s’astreignent à déchiffrer des<br />
dossiers techniques dont le lyrisme ne saute pas toujours<br />
aux yeux. Pour des élèves dont une grande majorité sont<br />
issus de Sciences Po, le choc est rude : après avoir passé<br />
plusieurs années à baigner dans des enseignements hautement<br />
intellectuels dispensés par des universitaires de renom,<br />
ils consacrent désormais la plupart de leur temps à travailler<br />
sur d’austères documents administratifs.<br />
À leurs yeux, la scolarité de l’ENA fait moins appel à<br />
l’esprit créatif qu’à la capacité de synthèse et au bachotage.<br />
Chaque enseignement est axé sur la méthode, les connaissances<br />
en tant que telles étant censées être acquises. D’ailleurs,<br />
180
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 181<br />
Une scolarité décevante<br />
pour nombre d’épreuves, les élèves peuvent consulter les<br />
livres ou les codes qu’ils souhaitaient au cours de l’examen.<br />
Ce qui est demandé aux énarques est de développer un<br />
esprit analytique ou de maîtriser des techniques juridiques<br />
et financières, pas d’accumuler des savoirs.<br />
Beaucoup d’élèves s’interrogent sur la valeur ajoutée de<br />
certaines matières, avec le sentiment que celles-ci ne sont là<br />
que pour alimenter les épreuves de classement. Comme si<br />
ledit classement était le seul guide des choix pédagogiques.<br />
Sans compter que quelques intervenants ne font preuve<br />
d’aucun esprit de pédagogie. Le contenu de plusieurs enseignements<br />
semble également inadapté aux réalités. La promotion<br />
suit par exemple des cours d’informatique sans savoir<br />
que dans un futur très proche tout ce qu’ils ont appris sera<br />
complètement dépassé par l’évolution technologique. Les<br />
élèves sont censés se familiariser avec le mode de pensée des<br />
informaticiens à travers des problèmes pratiques débouchant<br />
sur l’élaboration d’ordinogrammes et la programmation<br />
de solution en langage BASIC. Dans ces cours, les<br />
énarques travaillent uniquement sur de l’informatique de<br />
traitements de masses, la gestion comptable et les traitements<br />
de nombres mais ne touchent jamais un ordinateur.<br />
Les élèves suivent aussi des cours de comptabilité ou de<br />
statistiques mais ceux-ci se révèlent peu approfondis, consistant<br />
essentiellement à apprendre par cœur. Quelques énarques<br />
ont réclamé à la direction des cours de dactylographie,<br />
qui ont été refusés car jugés « pas au niveau de l’ENA ».<br />
Refusant de dupliquer les cycles universitaires, l’ENA apparaît<br />
bien comme une école d’apprentissage et de formation<br />
mais qui n’a pas réellement fait le choix de la pratique.<br />
Aucune matière ne traitant par exemple de problématiques<br />
181
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 182<br />
Le roman de la promotion Voltaire<br />
liées à la gestion du personnel et du management. Des élèves<br />
passés par des écoles de commerce s’étonnent que les intervenants<br />
issus de l’administration semblent tout ignorer de<br />
l’économie globalisée à venir, dont le début du déclin industriel<br />
français, le surinvestissement de ses entreprises ou la<br />
montée en puissance de pays comme le Japon sont les<br />
prémices. A posteriori, les prévisions de certains hauts-fonctionnaires<br />
peuvent faire sourire, comme cet intervenant qui<br />
affirmait avec certitude à un groupe d’élèves qu’à l’horizon<br />
1995-2000 les réserves de pétrole seront totalement épuisées.<br />
La déconnexion entre les enseignants et les jurys des<br />
épreuves pose également des problèmes. Car si la direction<br />
de l’ENA se glorifie de cette séparation qui préserve une<br />
totale impartialité dans la notation, certains élèves estiment<br />
que le contenu des cours ne correspond pas toujours aux<br />
attentes des correcteurs. Car si chaque intervenant, selon ses<br />
propres critères, insiste sur des points précis dans sa matière,<br />
ceux-ci peuvent être tout à fait anodins aux yeux de celui qui<br />
notera l’épreuve. Les élèves ne peuvent même pas se référer<br />
aux copies des années précédentes, mises à leur disposition,<br />
car les jurys changent chaque année. Même pour des travaux<br />
aussi formels que la rédaction d’une note administrative, les<br />
critères de notation objectifs n’existent pas réellement, le<br />
correcteur pouvant privilégier la précision du contenu ou la<br />
synthèse, un style presque littéraire ou purement administratif,<br />
l’exhaustivité des annexes ou au contraire la pertinence<br />
de leur sélection. Le cas le plus flagrant d’élèves pris<br />
à contre-pied concernera le laboratoire de langues, où un<br />
professeur avait insisté sur la nécessité de commencer<br />
l’épreuve en traduisant le texte présenté alors qu’in fine l’exa-<br />
182
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 183<br />
Une scolarité décevante<br />
minateur fera remarquer aux élèves qu’il est inutile de répéter<br />
ce qu’il y a dans ledit texte mais qu’il attend d’eux qu’ils<br />
cherchent à aller au-delà.<br />
L’une des matières les plus honnies répond au nom de<br />
« participation individuelle à un travail de groupe », unanimement<br />
rebaptisée « pédalage de groupe ». Une dizaine<br />
d’élèves sont réunis dans une salle pour réaliser une note de<br />
synthèse à partir d’un document administratif. L’essentiel<br />
de l’exercice n’est pas la synthèse en elle-même mais les<br />
discussions collectives qui y mènent, un jury attribuant à la<br />
fois une note collective au groupe et une note individuelle<br />
en fonction de l’attitude de chacun. À l’issue des discussions,<br />
les élèves doivent également commenter leur propre<br />
comportement ainsi que celui des autres. Préalablement à<br />
l’épreuve finale, chaque groupe suit plusieurs séances d’entraînement<br />
dans le sous-sol de l’école, durant lesquelles ils<br />
sont filmés. Ils visionnent ensuite les discussions pour les<br />
commenter. Nombre d’énarques se montrent très hostiles<br />
à cet exercice, qui nécessite paradoxalement de faire preuve<br />
d’esprit d’équipe tout en tirant la couverture à soi. Il est<br />
vrai que le principe apparaît relativement vicieux : « Audelà<br />
de la présentation hypocrite qu’en faisait la direction<br />
de l’ENA, le principe est de descendre ses petits camarades<br />
sans pour autant montrer que l’on se prend pour le centre<br />
du monde. » L’intitulé de l’exercice laissant une relative<br />
liberté d’interprétation, plusieurs énarques se montrent<br />
convaincus que cette soi-disant épreuve collective consiste<br />
seulement à « écraser son voisin pour être mieux noté que<br />
lui ».<br />
Certains élèves jouent parfaitement le jeu, en rajoutant<br />
dans la politesse lors des échanges avec les autres : « Pardonne-<br />
183
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 184<br />
Le roman de la promotion Voltaire<br />
moi François, tu souhaites ajouter quelque chose Toi non<br />
plus Georges Je vous propose donc, si vous en êtes tous d’accord,<br />
que nous passions à la phase suivante. À moins que tu<br />
souhaites, Henri, poursuivre ton analyse sur le point précédent<br />
Non Bien. Poursuivons par un nouveau tour de<br />
table afin que chacun puisse s’exprimer et que nous dégagions<br />
ensuite un consensus. » D’autres ont du mal à contenir<br />
leur agacement. Comme Jean-Maurice Ripert qui pique<br />
une colère en découvrant ce qui était demandé, ou des élèves<br />
liés à la CFDT qui se mettent à revendiquer la suppression<br />
de l’épreuve. Une discussion très sérieuse peut être corrompue<br />
en fou rire à cause d’un malheureux lapsus, comme lors<br />
d’une séance d’entraînement où un élève développe un<br />
argumentaire avec le plus grand sérieux, jusqu’au moment<br />
où, au lieu de dire « que tout dépend du rapport de force entre<br />
les différents organes communautaires », il emploie le terme<br />
« orgasmes communautaires » en provoquant l’hilarité générale.<br />
Lors de l’épreuve finale, beaucoup se font violence pour<br />
dissimuler leur nature de dominant. Au sein d’un groupe<br />
majoritairement composé d’administrateurs PTT qui<br />
restaient muets la plupart du temps, un énarque s’évertue<br />
à intervenir le plus possible pour limiter les silences. Il<br />
recevra une très mauvaise note car le jury lui reprochera<br />
d’« étouffer la créativité des autres en fermant le débat par<br />
ses synthèses ». Un autre se montre si odieux qu’il recevra<br />
la note minimum, lui fermant sans doute l’inspection des<br />
finances dont il rêvait.<br />
Autre domaine fort peu apprécié : les cours de TDA<br />
(Textes et documents administratifs). L’exercice consiste à<br />
transformer en six heures une imposante pile de documents<br />
184
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 185<br />
Une scolarité décevante<br />
en une note de synthèse de deux pages. Les fonctionnaires<br />
qui animent ces cours peuvent parfois faire preuve d’un<br />
certain humour : lors d’un examen blanc, les énarques<br />
doivent préparer un arrêté pour le maire de Paris visant à<br />
limiter les déjections canines. Le jour de l’épreuve finale de<br />
TDA, Jérôme Turot devient papa pour la seconde fois. Une<br />
coïncidence qui lui vaudra de traîner quelque temps le<br />
surnom de « bébé TDA ».<br />
Si la plupart des cours du tronc commun sont jugés inintéressants<br />
par les énarques, en revanche les options sont très<br />
appréciées. Les domaines qui y sont étudiés sont relativement<br />
libres puisque les voltairiens peuvent faire valider eux-mêmes<br />
les sujets d’études des options dès lors que dix élèves<br />
minimum s’y inscrivent. Chaque énarque doit suivre deux<br />
options. Une dite majeure portant sur un coefficient de 13<br />
(6 à l’écrit et 7 à l’oral) et une mineure débouchant sur une<br />
épreuve écrite au coefficient de 7, soit un coefficient de 20<br />
pour les deux options. Au-delà du sujet abordé, les élèves définissent<br />
également eux-mêmes les méthodes de travail. Les<br />
options doivent prendre la forme d’un bureau d’étude ou<br />
d’un centre de recherche appliquée susceptibles de répondre<br />
à des besoins de l’administration. Mises en œuvre entre<br />
novembre 1979 et mars 1980, les options donnent lieu à<br />
quinze séances de travail de deux heures avec des animateurs<br />
sélectionnés par l’école. La plupart des options nécessitant<br />
des voyages d’études, la direction de l’ENA oriente les<br />
groupes d’élèves vers des sources de financement extérieures.<br />
Les « sponsors habituels de l’ENA » sont le plus souvent<br />
les mêmes entreprises, notamment Air France ou IBM. Un<br />
an plus tôt, un groupe de la promotion précédente s’était fait<br />
financer un voyage par une société de négoce d’armes dans<br />
185
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 186<br />
Le roman de la promotion Voltaire<br />
le cadre d’une option sur « l’Islam dans les pays du sud-est<br />
asiatique ».<br />
Les énarques sélectionnent leurs options selon leur intérêt<br />
pour le sujet mais aussi en raison de supposées facilités pour<br />
obtenir une bonne note finale. Pour les administrateurs<br />
PTT et pour quelques énarques moins ambitieux, le choix<br />
se fait également en fonction des voyages induits par le<br />
thème d’études.<br />
Pierre Mongin et Georges Laville échouent à mettre en<br />
place une option sur la police nationale, avec seulement<br />
huit inscrits. Un élève tente sans succès de monter une<br />
option sur la cuisine française. Dov Zerah propose au directeur<br />
des études deux thèmes plutôt iconoclastes : « la corruption<br />
» et « l’urbanisation dans les pays en voie de<br />
développement ». À l’énoncé du premier, Lemoyne de Forges<br />
saute de son siège. Il refuse tout net en prétextant qu’une telle<br />
option nuirait à « l’image de la maison », malgré l’insistance<br />
de Dov qui avance que le sujet est étudié dans certaines<br />
universités américaines. Le directeur des études ne se montre<br />
pas beaucoup plus emballé par la seconde proposition. Ne<br />
pouvant décemment formuler un nouveau refus, il indique<br />
à l’énarque que, s’il trouve dix camarades, l’option sera mise<br />
au programme. En sortant du bureau, Dov croise François<br />
Hollande dans le couloir et lui fait part de son inquiétude<br />
pour trouver suffisamment d’élèves intéressés. François lui<br />
répond qu’il s’en charge. En plus de ses fondateurs, l’option<br />
est suivie notamment par Pierre-René Lemas, Colas<br />
Durrleman, Dominique Pannier et Bernard Cottin. En<br />
décembre 1979, une partie du groupe se rend à Alger. Les<br />
élèves y rencontrent leurs homologues de l’ENA algérienne<br />
qui se montrent ravis de les recevoir. Pour Pierre-René<br />
186
promotion VOLTAIRE 11-1-13 11/01/13 16:58 Page 187<br />
Une scolarité décevante<br />
Lemas, venu avec son épouse Dominique, ce voyage possède<br />
une forte dimension sentimentale : c’est la première fois<br />
qu’il retourne dans le pays qu’il a quitté avec ses parents<br />
lors de l’indépendance. Pudique, Pierre-René n’en touche<br />
pas un mot à ses camarades. Lors d’une promenade dans le<br />
centre-ville, il quitte le groupe sans dire où il va. Le soir,<br />
quand il rejoint les autres, il apparaît troublé et garde le<br />
silence une partie du dîner. Des années plus tard, quand il<br />
croisera l’un des participants au voyage, il lui racontera qu’il<br />
s’était rendu dans la maison où il avait vécu enfant. Lors de<br />
son arrivée dans le quartier, un vieil algérois l’a pris par le<br />
bras en lui disant avec un grand sourire : « Tu es revenu. »<br />
Pierre-René mit quelques secondes à réaliser que l’homme<br />
le prenait pour son père.<br />
François Hollande et une partie de ses copains du Caréna,<br />
dont Jean-Pierre Jouyet, Bernard Cottin, Jean-Maurice<br />
Ripert, Colette Horel, Sylvie François et Michel Gagneux<br />
décident de créer une option « Corne de l’Afrique ». Le<br />
sujet les intéresse, l’Éthiopie et le régime de Mengitsu faisant<br />
l’objet de débats au sein du groupe, mais l’objectif premier<br />
reste de participer ensemble à un voyage dans le tiers-monde.<br />
L’option rencontre des difficultés à se mettre en place, la<br />
direction n’ayant pas sous la main des personnes maîtrisant<br />
suffisamment un tel sujet pour animer les cours et constituer<br />
un jury. Un intervenant habituel de l’ENA pour les<br />
thématiques liées à l’Afrique refuse même d’être associé à cette<br />
option, dont il juge l’intérêt très relatif. Les énarques persistent<br />
et obtiennent finalement gain de cause, rejoints par<br />
d’autres élèves comme Roger Silhol, Bernard Tandeau et<br />
deux administrateurs PTT. L’option est finalement animée<br />
par un jeune diplomate du nom de Christophe Philibert.<br />
187
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
Après avoir échoué à emmener les énarques en Éthiopie,<br />
qui ne laissait plus entrer les Occidentaux, l’animateur<br />
parvient à organiser un voyage en Somalie en décembre<br />
1979. Quelques jours avant le départ, Bernard Tandeau<br />
doit renoncer à partir en raison d’un deuil familial. Le reste<br />
du groupe embarque pour Mogadiscio, via une correspondance<br />
à Rome. C’est lors de cette escale que le groupe<br />
apprend par la presse l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS.<br />
En plein aéroport, un débat proche de l’empoignade oppose<br />
une partie de la bande du Caréna : Jean-Maurice Ripert et<br />
Bernard Cottin condamnent violemment l’invasion, François<br />
Hollande et Jean-Pierre Jouyet la défendent. François avance<br />
des arguments historico-stratégiques pour justifier l’occupation,<br />
Bernard Cottin pronostique un enlisement soviétique<br />
dans le pays. Les énarques prennent ensuite un avion improbable<br />
de Somalie Airline, avec des moteurs fortement<br />
bruyants et des sièges qui n’en sont pas. Pendant le vol, des<br />
hôtesses s’emparent d’une bonbonne à oxygène et courent<br />
vers le cockpit. À Mogadiscio, le groupe d’énarques est reçu<br />
en grande pompe par le ministre des Universités somalien.<br />
L’« Université » en question est constituée d’une salle de<br />
classe dans un immeuble en mauvais état. Le bon accueil s’explique<br />
par la situation géostratégique du pays : quelques<br />
semaines auparavant, le régime somalien a rompu avec<br />
l’URSS et mis dehors ses conseillers soviétiques, se tournant<br />
désormais vers les États-Unis. Les énarques comptent<br />
parmi les premiers occidentaux à venir dans le pays après cette<br />
nouvelle alliance. Les élèves sont logés dans un hôtel où ils<br />
se nourrissent exclusivement de pâtes le midi et sortent<br />
presque tous les soirs pour aller déguster des langoustes dans<br />
l’un des rares restaurants. Jean-Pierre Jouyet et Michel<br />
188
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Une scolarité décevante<br />
Gagneux cessent de boire du jus de papaye après avoir été<br />
malades. La chaleur est étouffante, la sieste du début d’aprèsmidi<br />
devient un rituel. François Hollande sonne régulièrement<br />
le rappel pour organiser des réunions d’études lorsqu’il<br />
sent que ses camarades décrochent un peu trop du travail.<br />
Dans la ville, l’insécurité ne se fait pas sentir. Les filles se<br />
promènent sur le marché du centre-ville sans crainte. Le<br />
gouvernement somalien octroie tout de même au groupe<br />
deux gardes du corps qui ne les lâcheront pas d’une semelle<br />
durant tout le séjour. Les énarques multiplient les rendezvous<br />
à l’Ambassade de France et auprès de différents ministres<br />
somaliens, dont beaucoup semblent encore sous<br />
influence soviétique. Le groupe ne se contente pas de rester<br />
à Mogadiscio, il part en minibus pour le sud du pays. Le<br />
déplacement de nuit est un peu pénible, les énarques tentent<br />
de dormir dans le car sans y parvenir. Quelques arrêts plages<br />
sont programmés. Colette Horel se baigne dans un maillot<br />
de bain rouge et blanc aux motifs léopard qui ne laisse pas<br />
indifférents ses compagnons de voyage. Les deux gardes du<br />
corps leur indiquent les endroits où ils peuvent se baigner<br />
sans craindre les requins et surveillent la plage tandis que les<br />
énarques font trempette. Au gré de leur séjour, les énarques<br />
constatent l’absence absolue de ressources du pays. Ils visitent<br />
trois entreprises, dont une usine de savon appartenant<br />
à des Chinois. Au fur et à mesure de leurs rencontres avec<br />
des acteurs locaux, ils apprennent les opérations orchestrées<br />
antérieurement par les Soviétiques pour déplacer des<br />
populations depuis le nord désertique vers le sud, avec des<br />
tentatives de créer des communautés paysannes par le biais<br />
d’un autoritarisme complet. Leurs interlocuteurs tentent<br />
de leur présenter ces opérations sous un jour positif alors<br />
189
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
qu’elles s’étaient soldées par des échecs. Après deux jours dans<br />
le sud, ils repartent à Mogadiscio. Les énarques s’approchent<br />
aussi de la frontière éthiopienne, aux abords d’un<br />
camp de réfugiés. De nombreux Somaliens qu’ils croisent<br />
mâchonnent sans cesse des feuilles de khat, un arbuste dont<br />
les effets sont similaires à ceux du cannabis. Le 31 décembre,<br />
les énarques réveillonnent en plein air, entourés de grillages.<br />
Sylvie François décide de prendre l’avion du retour quelques<br />
jours avant ses camarades, prétextant un petit ami à retrouver<br />
ou un examen à préparer. Bernard Cottin et Colette Horel<br />
tente de convaincre le reste du groupe de passer quelques<br />
jours aux Seychelles avant de repartir à Paris. Les autres<br />
refusent. Le séjour a été émotionnellement pénible pour<br />
nombre d’entre eux. Parler du tiers monde est une chose, le<br />
regarder en face en est une autre.<br />
L’option « Politique française de la mer », rebaptisée<br />
« option mer », connaît un franc succès. Elle est notamment<br />
suivie par Jean-Jacques Augier, Frédérique Bredin,<br />
Christian Tardivon, Michel Jau, Renaud Donnedieu de<br />
Vabres, Jean-Marc Janaillac, Christian Bodin et Claire Bazy-<br />
Malaurie (qui ne s’appelle encore que Claire Malaurie).<br />
Beaucoup d’entre eux obtiendront la note maximum de<br />
5/5 pour leur soutenance individuelle. Les conférenciers, tous<br />
d’excellente qualité, leur font étudier l’organisation du droit<br />
maritime, le statut des marins, l’activité des compagnies<br />
maritimes. À l’issue des cours, les élèves auront le sentiment<br />
d’en savoir autant qu’un fonctionnaire avec dix ans d’expérience<br />
dans ce domaine. Frédérique Bredin s’investit beaucoup<br />
dans la rédaction du rapport commun. Même ceux qui<br />
ne l’apprécient guère sont contraints de reconnaître qu’elle<br />
sait jouer collectif. Parmi les intervenants, les élèves font<br />
190
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Une scolarité décevante<br />
venir le ministre de la Mer ivoirien, un amiral très en pointe<br />
sur le sujet. Quand sa Mercedes avec chauffeur arrive devant<br />
l’ENA, son attaché militaire tente de faire ouvrir les portes<br />
pour piétons pour se garer dans la cour. Les énarques passent<br />
également une journée à patrouiller à bord d’un bateau de<br />
la Marine nationale sur le rail d’Ouessant. Le navire n’est pas<br />
très stable. Christian Bodin est malade comme un chien,<br />
Renaud Donnedieu de Vabres, devenu un vrai marin depuis<br />
son service militaire, profite agréablement de la sortie. À la<br />
fin de la journée, les énarques doivent regagner la terre<br />
ferme à bord d’un hélicoptère. L’appareil se place au-dessus<br />
du navire et laisse descendre un filin doté d’une sorte de<br />
harnais que les élèves doivent enfiler pour être remontés à<br />
tour de rôle à bord de l’hélico. La plupart des énarques sont<br />
relativement angoissés à l’idée d’être hélitroyés même si la<br />
remontée se fait très rapidement. Lorsqu’arrive le tour de<br />
Frédérique Bredin, à peine a-t-elle décollé du bateau que l’hélico<br />
fait un mouvement involontaire et se déplace à quelques<br />
mètres du navire, laissant Frédérique se balancer au-dessus<br />
de la mer dans un nuage d’eau. Le pilote parvient à rétablir<br />
la situation et à remonter la jeune fille, totalement trempée.<br />
Frédérique tremble de peur mais ne laisse rien voir à ses<br />
camarades.<br />
L’option sur « le Saint siège et les pays socialistes », montée<br />
par Stanislas Lefebvre de Laboulaye, est également très<br />
appréciée par les élèves qui y sont inscrits, dont Sylvie<br />
Hubac, Philippe Gros, Bruno Grémillot et Henri Paul. Au<br />
départ, l’intitulé rend un peu nerveux Pierre-Louis Blanc,<br />
autant en raison de l’aspect « clérical » que « communiste »<br />
qui découle de l’option. Face au nombre important d’élèves<br />
qui souhaitaient s’y inscrire, il n’a pas eu d’autre choix que<br />
191
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
de la valider. Au-delà de leur voyage au sein de la curie au<br />
Vatican, les élèves organisent également une rencontre avec<br />
l’ambassadeur d’URSS en France qui, lors de leur entrevue,<br />
pose plus de questions aux énarques qu’il ne répond aux<br />
leurs.<br />
Une option « mercatique politique », sorte de « marketing<br />
» qui ne veut pas dire son nom, voit également le jour,<br />
suivie notamment par Jean-Marie Cambacérès, le PTT<br />
Pierre Bertinotti et l’administrateur de la ville de Paris Patrick<br />
Lamarque. À une époque où la communication politique<br />
n’en est qu’à ses balbutiements, le thème fait preuve d’avantgardisme.<br />
Les élèves mènent un important travail sur la<br />
perception des principaux responsables de partis auprès de<br />
plusieurs « échantillons de citoyens ordinaires ». Cambacérès,<br />
Bertinotti et Lamarque ont en charge un panel de trente<br />
personnes, se rendant chacun chez dix d’entre eux. Ils leur<br />
diffusent des extraits de cinq minutes d’émissions radiophoniques<br />
de la campagne législative de 1978 où l’on entend<br />
François Mitterrand, Michel Rocard, Georges Marchais et<br />
Raymond Barre. Ils interrogent ensuite leurs interlocuteurs<br />
selon une grille de trois questions identiques : 1-« Qu’avezvous<br />
retenu » 2-« Quelle impression vous fait cette<br />
personne » 3- « Est-il convaincant » L’un des élèves de ce<br />
groupe transmettra, avec l’accord de ses camarades, la<br />
synthèse de son travail au « groupe-image » de Michel<br />
Rocard, dont la mission première est d’initier le leader de<br />
la deuxième gauche aux techniques de la télévision.<br />
Une option sur le « droit du travail », à laquelle participe<br />
notamment Dominique de Villepin, est animée par Martine<br />
Aubry, alors fonctionnaire au ministère. Le groupe d’énarques<br />
se rend à plusieurs reprises à son bureau, place Fontenoy.<br />
192
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Une scolarité décevante<br />
Ledit bureau, isolé tout en haut de l’immeuble, nécessite de<br />
traverser de longs couloirs encombrés de meubles pour s’y<br />
rendre mais jouit d’une magnifique vue sur les Invalides. Lors<br />
de la première entrevue avec les voltairiens, Martine Aubry<br />
leur précise au bout de quelques minutes de conversation<br />
qu’à sa sortie de l’ENA elle aurait pu choisir le Conseil<br />
d’État mais qu’elle avait volontairement opté pour le ministère<br />
du Travail, refusant ainsi de laisser croire qu’elle était<br />
sortie mal classée.<br />
Dans une option sociale, un groupe d’élèves réalise une<br />
étude sur la lutte contre la toxicomanie, avec une analyse des<br />
aspects aussi bien préventifs que répressifs. Ils sont amenés<br />
à visiter des centres de toxicomanes, rencontrant souvent des<br />
consommateurs très jeunes dans un état déplorable. Un<br />
élève suit une équipe policière lors d’une descente dans un<br />
bar du quartier de Barbès soupçonné d’abriter un trafic de<br />
stupéfiants. Les forces de l’ordre descendent de leur camionnette<br />
l’arme au poing, l’un des policiers dit à l’énarque de<br />
les suivre en dernier. Lorsqu’il entre dans le bar, les consommateurs<br />
sont tous les mains sur le comptoir en train d’être<br />
fouillés, plusieurs d’entre eux se font embarquer.<br />
Une option sur « les aspects économiques du développement<br />
du Brésil », montée par Claude Boulle, rassemble<br />
plusieurs élèves PTT plus séduits par le terme « Brésil » que<br />
par le concept de « développement ». L’option compte parmi<br />
ses intervenants Fernando Henrique Cardoso, futur président<br />
du pays. Les élèves se rendent à Brasilla où ils sont<br />
accueillis par l’ambassadeur de France. Le groupe organise<br />
des déplacements à Belém et Manaus, durant lesquels ils ne<br />
se soucient guère des questions de développement.<br />
Dans l’option « Italie : crise de la société et de l’État »,<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
Dominique de Villepin se montre très critique vis-à-vis de<br />
l’animateur, qu’il juge fort peu pertinent. Le groupe organise<br />
un voyage à Turin, au cours duquel les élèves sont brièvement<br />
reçus par Giovanni Agnelli. Dès le début de<br />
l’entretien, le président de Fiat leur demande de but en<br />
blanc s’ils seraient intéressés pour venir travailler dans son<br />
entreprise. Aucun énarque n’ose répondre.<br />
Dans l’option « démographie », Ségolène Royal s’accroche<br />
avec quelques camarades. Elle ne participe pas aux<br />
travaux collectifs et se contente seulement de signer le rapport<br />
final, s’attirant une réelle rancœur de la part des élèves qui<br />
se sont le plus investis.<br />
Dans l’option « outre-mer », que suivent Gonthier<br />
Friederici, Agnès de Clermont-Tonnerre, Raymond-Max<br />
Aubert, Christian Bodin et Michel Delpuech, l’intervenant<br />
se montre trop directif, privilégiant les seuls aspects du sujet<br />
qui l’intéressent personnellement.<br />
Une option sur « les accords SALT », traités de limitation<br />
des armes stratégiques, rassemble essentiellement les élèves<br />
intéressés par le Quai d’Orsay, dont Philippe Carré, Stanislas<br />
Lefebvre de Laboulaye, Sophie-Caroline Tarnowski et Marie-<br />
Françoise Bechtel. Le groupe se rend aux États-Unis où il<br />
multiplie les entretiens avec des diplomates, des militaires<br />
et des universitaires.<br />
Dans l’option « l’État et la presse écrite », qui compte<br />
Pierre Mongin, Sophie Gourdon, Renaud Donnedieu de<br />
Vabres, Benoît Chevauchez et Bernard Boyer, les élèves visitent<br />
plusieurs rédactions parisiennes. Jean-Louis Servan<br />
Schreiber tient une conférence dans laquelle il leur explique<br />
le métier de patron de presse.<br />
Une option intitulée « La Grèce et l’Europe » rassemble<br />
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Une scolarité décevante<br />
Pierre Mongin, Dominique Villemot, Jean-Philippe<br />
Duranthon, Philippe Thiebaud, Guy Yelda et Patrick Février.<br />
À Athènes, au grè de leurs entretiens, les énarques découvrent<br />
que la drachme est ostensiblement manipulée par la<br />
Banque de Grèce.<br />
L’option « collectivités locales » regroupe Michel Sapin,<br />
Jérôme Bédier, Christian Poirier et bon nombre de futurs<br />
préfets, dont Pierre-René Lemas, Michel Delpuech ou<br />
encore Christian Decharrière. Michel Sapin se révèle très actif<br />
au sein du groupe, impressionnant souvent ses camarades<br />
par son esprit clair et précis.<br />
Une option sur la « réinsertion des détenus » regroupe<br />
notamment Jean-Maurice Ripert, Michel Gagneux et Jean<br />
Caudron de Courcel. Les énarques assistent à des audiences<br />
de tribunaux correctionnels et visitent les maisons d’arrêt de<br />
Lille et de Melun, où ils rencontrent plusieurs détenus. Face<br />
à l’un d’eux, un énarque commet l’impair de demander<br />
pour quelle raison il avait été condamné : le détenu leur<br />
fait comprendre que c’est pour un assassinat. Malaise au<br />
sein du groupe.<br />
L’option sur « la politique africaine de la France »,<br />
proposée par Patrick O’Quin, rassemble Jérôme Bédier,<br />
Agnès de Clermont-Tonnerre, François d’Huart et Yves<br />
Tolot. Les élèves effectuent des déplacements au Niger, au<br />
Nigéria et en Côte d’Ivoire, où ils sont reçus par le président<br />
Félix Houphouët-Boigny.<br />
Dans l’option sur « les ressources d’énergie », Philippe<br />
Bordenave prépare l’épreuve en étant convaincu qu’il sera<br />
interrogé sur le gaz. Le jour de l’examen, il pense avoir très<br />
bien réussi. Il n’aura que 3.<br />
Une option sur « les parcs nationaux » déçoit plutôt,<br />
195
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
même si, grâce à cet enseignement, un énarque se souviendra<br />
trois décennies plus tard qu’un chêne doit atteindre 100 ans<br />
pour être à maturité et un pin 30 ans.<br />
Une option sur « les satellites et la sécurité nationale »,<br />
lancée par Dominique Pannier, donne lieu à un voyage à<br />
Kourou.<br />
Dans l’option « gestion financière » des banquiers viennent<br />
enseigner aux élèves comment déchiffrer le bilan d’une<br />
entreprise.<br />
D’autres options traitent de la « politique pétrolière », la<br />
« sélection à l’université », les « conflits collectifs du travail »,<br />
la « coopération sanitaire internationale », la « politique<br />
extérieure des États-Unis », les « aspects de la gestion du<br />
personnel dans l’administration », les « pays socialistes<br />
d’Europe et les relations internationales » ou « la stratégie<br />
du développement au Mexique ».<br />
En plus des options, la seconde partie de la scolarité<br />
(novembre 1979-mai 1980) est rythmée par les épreuves<br />
d’informatique et gestion (voie générale), de comptabilité<br />
nationale et analyse économique (voie éco), de problèmes<br />
sociaux et de langues vivantes. Mais la majeure partie de<br />
cette période est consacrée au séminaire spécialisé. Ce séminaire<br />
représente un élément essentiel pour le classement de<br />
sortie en raison de son très fort coefficient (7). Les travaux<br />
se déroulent sur neuf mois. Le thème général porte sur « la<br />
politique culturelle », avec un sous-thème spécifique pour<br />
chaque groupe. Le maître du séminaire, qui chapeaute l’ensemble<br />
des groupes, est Claude Mollard, conseiller référendaire<br />
à la Cour des comptes et militant PSU ayant rédigé un<br />
rapport proposant la création du Fonds d’intervention<br />
culturel (FIC). La plupart des intervenants chargés d’animer<br />
196
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Une scolarité décevante<br />
les groupes étant également de sensibilité socialiste, quelques<br />
énarques de droite se plaignent que le séminaire est « noyauté<br />
par la gauche ». Les groupes ont été annoncés lors du séjour<br />
de Font-Romeu. Selon un principe cher à l’ENA, ceux-ci<br />
ont été composés de façon à être « identiquement hétérogènes<br />
». Un élève a tout de même fait bruyamment remarquer<br />
que certains étaient « plus hétérogènes que d’autres ».<br />
À l’issue des neuf mois de travaux, chaque groupe doit<br />
rendre un rapport d’une soixantaine de pages comprenant<br />
des propositions à mettre en œuvre qui soient réalistes et<br />
applicables. Les élèves reçoivent alors deux notes : une pour<br />
le rapport collectif et une note de soutenance individuelle.<br />
Comme pour les options, la volonté d’induire une note<br />
commune repose sur un principe relativement pervers : « Il<br />
s’agit quand même de faire travailler dix gus ensemble dont<br />
la plupart n’ont qu’une idée en tête : écraser le voisin pour<br />
être mieux classé que lui. » Au sein des groupes, l’esprit de<br />
compétition prend souvent le pas sur le collectif et les conflits<br />
sont légion. De nombreux élèves s’écharpent pour imposer<br />
leurs points de vue, convaincus que celui des autres engendrera<br />
une mauvaise note. Le choix du ou des élèves qui<br />
seront chargés in fine de rédiger le rapport est également<br />
source de tensions. Ces conflits liés au séminaire ne sont pas<br />
spécifiques aux voltairiens. Dans une promotion précédente,<br />
une énarque, aujourd’hui au ministère des Finances,<br />
avait « pris en otage » le rapport collectif quelques jours<br />
avant la date de remise et menacé son groupe de le faire<br />
disparaître si les modifications qu’elle souhaitait y apporter<br />
n’étaient pas prises en compte.<br />
En juin 1979, chaque groupe remet un pré-rapport d’une<br />
dizaine de pages faisant le point sur l’avancement des travaux.<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
À cette occasion, le maître du séminaire se montre très<br />
négatif sur la pertinence des orientations prises par certains<br />
groupes. Des propos qui déplaisent à François Hollande, au<br />
point que celui-ci rédige en une nuit un texte reprenant<br />
une à une les critiques du maître du séminaire pour les<br />
tourner en dérision. Le lendemain, il distribuera le texte<br />
dans les boîtes-aux-lettres des élèves et en remettra une copie<br />
à la direction. Pourtant, quelle que soit la pertinence des<br />
remarques du maître de séminaire, certains groupes avaient<br />
effectivement besoin d’être mis en garde.<br />
Thème : « La décentralisation culturelle ». Groupe :<br />
Michel Sapin, Sylvie Hubac, Jean-Marie Cambacérès, Louise<br />
Avon, Bruno Grémillot, Hubert Loiseleur des Longchamps,<br />
Patrick Delage, Xavier Desurmont, Michel Gertosio-Serrera,<br />
Philippe Piraux.<br />
Le séminaire est conjointement animé par Bernard Faivre<br />
d’Arcier, administrateur civil au Ministère de la Culture et<br />
futur conseiller culturel de Laurent Fabius, et Dominique<br />
Wallon, futur président de la Maison de la Culture de<br />
Grenoble. Les deux animateurs organisent plusieurs déplacements<br />
en province et permettent aux énarques de rencontrer<br />
de nombreux responsables culturels. Plusieurs élèves,<br />
dont Michel Sapin, s’investissent beaucoup mais c’est Sylvie<br />
Hubac qui porte le groupe. Incollable sur n’importe quel sujet<br />
se rapprochant de près ou de loin à l’art, elle se charge de<br />
rédiger la majeure partie du rapport. En partie grâce à elle,<br />
aucun conflit ne vient entraver le travail collectif. Le groupe<br />
obtiendra 4/5.<br />
Thème : « Actions culturelles de la France à l’étranger ».<br />
Groupe : Stanislas Lefebvre de Laboulaye, Claire Bazy-<br />
Malaurie, Dominique Pannier, Patrick O’Quin, Maurice<br />
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Une scolarité décevante<br />
Meda, Véronique Galouzeau de Villepin, Guy Yelda, Jean-<br />
Pierre Vidal, Joël Fily, Bernard Bonneton, Patrick Berthet.<br />
Dès le début des travaux, plusieurs élèves du groupe font<br />
preuve d’une motivation toute relative pour les travaux<br />
collectifs. Stanislas Lefebvre de Laboulaye et Claire Bazy-<br />
Malaurie s’imposent rapidement comme les principaux<br />
meneurs. Issus du concours interne, ils ont tous deux une<br />
expérience personnelle qui leur permet de maîtriser le sujet :<br />
Stanislas a été attaché culturel en Angleterre, Claire a été attachée<br />
commerciale à Moscou et affectée à la direction des relations<br />
économiques extérieures. Si l’un comme l’autre<br />
s’investissent beaucoup en prenant soin de ne pas écraser les<br />
autres, quelques tensions se font tout de même sentir et le<br />
groupe peine parfois à avancer. Véronique Galouzeau de<br />
Villepin avance des idées mais n’est pas toujours présente<br />
pour les mener au bout. Maurice Meda tente d’apaiser les<br />
esprits quand la conversation s’échauffe. Quelques-uns ne<br />
viennent même plus aux réunions. La note finale se révélera<br />
décevante : 3/5.<br />
Thème : « Théâtre et cinéma ». Groupe : Bernard Cottin,<br />
Sophie-Caroline Tarnowski, Michel Jau, Gauthier Friederici,<br />
Yves Tolot, Philipe Larrieu, Renée Chapuis, Bernard Leplat,<br />
Jean-Luc Perron, Olivier Rochereau, Thierry Stoll. Les<br />
réunions se déroulent dans un climat très décontracté bien<br />
que les élèves rencontrent toutes les difficultés du monde à<br />
déterminer un angle pertinent pour leur rapport. Ils laissent<br />
passer le temps sans trop s’inquiéter puis travaillent comme<br />
des fous lors des dernières semaines. Note : 3/5.<br />
Thème : « Architecture et habitat ». Groupe : Jérôme<br />
Turot, Pierre Duquesne, Françoise Miquel, Claude Boulle,<br />
François Loloum, Didier Cataliotti-Valdina, Stéphan Rivard,<br />
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Le roman de la promotion Voltaire<br />
Catherine Guilloteau, Gilles Marchandon, Jacqueline Sill,<br />
Ulrike Steinhorst, Bernard Lolliot.<br />
Sans doute l’association la plus mal assortie : Jérôme<br />
Turot et Françoise Miquel sont de grands ambitieux obsédés<br />
par le classement ; Didier Cataliotti-Valdina, Claude Boulle,<br />
François Loloum et sa petite amie Ulrike Steinhorst sont des<br />
anticonformistes affichés ; Stéphan Rivard est un garçon<br />
plutôt discret et Pierre Duquesne peut faire preuve d’un<br />
caractère ombrageux. Mettre ces élèves ensemble dans une<br />
pièce pendant une heure ne pouvait que faire des étincelles<br />
et leur refiler un projet commun sur neuf mois les condamnait<br />
à une ambiance électrique. Malgré les efforts de l’animateur<br />
du séminaire, un jeune et sympathique fonctionnaire<br />
du nom d’Hubert Védrine, et plusieurs déplacements collectifs<br />
qui auraient pu souder l’équipe, la relation au sein du<br />
groupe s’avère déplorable. Très vite, Jérôme Turot et Françoise<br />
Miquel se désolidarisent de leurs camarades. Pour les autres<br />
élèves, cette attitude est typique des membres de « l’écurie<br />
Villepin » dont la stratégie durant la scolarité consiste, à<br />
leur yeux, à laisser travailler les autres dans les travaux collectifs<br />
afin de ne pas perdre de temps pour la préparation de<br />
leurs épreuves individuelles. De plus, humainement, plusieurs<br />
élèves ne supportent pas l’attitude de Jérôme Turot, qu’ils<br />
jugent méprisante. Hubert Védrine, très investi, parvient tout<br />
de même à recadrer le séminaire et à faire venir des intervenants<br />
intéressants. Pour le rapport, Pierre Duquesne et<br />
Stéphan Rivard se tapent le gros du boulot, secondés par<br />
François Loloum et Didier Cataliotti-Valdina. Note : 3/5.<br />
Thème : « Préservation du patrimoine ». Groupe : Jean<br />
Chodron de Courcel, Colette Horel, Jean-Philippe<br />
Duranthon, Charles François, Agnès de Clermont-Tonnerre,<br />
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