12.07.2015 Views

cartographier l'imaginaire : un exercice géographique - Comite ...

cartographier l'imaginaire : un exercice géographique - Comite ...

cartographier l'imaginaire : un exercice géographique - Comite ...

SHOW MORE
SHOW LESS
  • No tags were found...

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

CARTOGRAPHIER L’IMAGINAIRE :UN EXERCICE GÉOGRAPHIQUEpar Jean-Benoît Bouronprofesseur agrégé de géographie, auteur du site www.geotheque.orgCourriel : jb.bouron@gmail.comLa crise épistémologique qu’a traversée la géographie au XX e siècle a achoppé sur la question de la scientificité.Faire de la géographie <strong>un</strong>e science dite « dure » a paru à certains la seule réponse possible auproblème de la légitimité de la géographie. Cette option conduit à <strong>un</strong>e inévitable aporie dans la mesure où lagéographie ne peut être <strong>un</strong>e science que sociale, et que la recherche d’invariants en sciences socialesconduit à <strong>un</strong>e aporie, comme le savent les anthropologues. De fait, la dimension littéraire, narrative, de lagéographie, n’a jamais pu être définitivement évacuée. Comme le montre Cynthia Ghorra-Gobin, «l’imagination<strong>géographique</strong>» a, par exemple, joué <strong>un</strong> rôle essentiel dans la construction du mythe de la frontière dansla société américaine (Ghorra-Gobin 2006). Et dans certains cas, l’imagination peut même être considéréecomme <strong>un</strong> outil <strong>géographique</strong> en tant que tel, jouant <strong>un</strong> rôle dans la formation des représentations de l’espace(Molina 2007). La carte, cet outil <strong>géographique</strong> par excellence, est emblématique des liens ténus entregéographie et imaginaire. Elle peut se parer des attributs de la scientificité comme elle peut assumerpleinement sa subjectivité narrative. Nous pouvons, dès lors, nous demander en quoi il y a réciprocité desapports entre l’outil cartographique et l’imaginaire. Pour le dire autrement : en quoi l’imaginaire peut-il nourrirla réflexion cartographique, et en quoi, en retour, les cartes peuvent-elles enrichir l’imagination ? Dans <strong>un</strong> premiertemps, nous étudierons plusieurs espaces de fiction, en analysant la façon dont ils sont représentésgraphiquement, et en particulier cartographiquement. Ensuite, nous verrons comment les géographes peuventutiliser, dans leurs travaux, les espaces de l’imaginaire.1 L’imaginaire cartographié :<strong>un</strong>e approche <strong>géographique</strong> de lafiction1.1 La carte comme outil de représentationfictionnelleLa carte permet au lecteur ou au spectateur de sereprésenter l’espace (n’est-ce pas là son essencepremière ?), mais elle a en elle-même, en tant qu’objet,<strong>un</strong>e valeur évocatrice très forte. C’est-à-direqu’on utilise la carte dans les œuvres de fiction,autant pour situer, pour localiser l’action, que pourses qualités formelles propres.Une carte (fig. 1) représente la Terre du Milieu,monde imaginaire formant le cadre de plusieursromans de J.R.R. Tolkien. Professeur d’<strong>un</strong>iversité etécrivain (1892-1973), Tolkien est surtout connu pourBilbo le Hobbit et le Seigneur des anneaux, récemmentadaptés au cinéma, qui prennent place sur laTerre du Milieu. La particularité de cet auteur, considérécomme le père de l’Heroic Fantasy, est d’avoirimaginé <strong>un</strong> continent entier avec <strong>un</strong>e précision surprenante,et surtout d’avoir réalisé des cartes pourappuyer ses descriptions. Tolkien a rencontré <strong>un</strong>immense succès, notamment auprès des adolescents(en particulier de sexe masculin), à <strong>un</strong> degréqu’on n’imagine qu’à peine. Pour se donner <strong>un</strong>eidée, il suffit de considérer que l’article consacré àMiddle Earth, le monde qu’il a imaginé, sur la versionanglaise de l’encyclopédie en ligne Wikipedia, compteplus de 54 000 signes, références comprises,contre 32 000 pour l’article consacré auLuxembourg, pays réel. Les passionnés de l’œuvrede Tolkien et des œuvres apparentées attachent <strong>un</strong>egrande importance à la cartographie des mondesimaginaires. Il existe même <strong>un</strong> artiste qui vit de lavente de cartes <strong>géographique</strong>s, peintes à la main ouréalisées par ordinateur, dérivées de l’œuvre deTolkien ! Pour donner <strong>un</strong> exemple du degré de précisiondes travaux de cet auteur, son site Internet propose<strong>un</strong>e carte politique de la « troisième guerre descorsaires pendant la rébellion de Belatar » (sic) ou<strong>un</strong>e « carte religieuse de Bellakar ». Le genre del’Heroic Fantasy se décline sur tous les supports(bande dessinée, jeux vidéos, jeux de rôles) quireprennent presque systématiquement l’usage d’<strong>un</strong>ecartographie inspirée par Tolkien : imitation graphiquedes cartes médiévales, représentation figurativedes reliefs et de la végétation, toponymes inventés,absence d’échelle le plus souvent.CFC (N°205 - Septembre 2010)11


Les cartes de la Terre du Milieu ne ressemblentpas à celles que produisaient les cartographes deson époque. Elles renvoient à <strong>un</strong>e cartographie plusancienne, déjà vieillie et folklorique au début du XX esiècle. Les chaînes de montagnes et les forêts sontdessinées comme sur les cartes de la périodemoderne voire médiévale (on pense aux cartes dugéographe arabe du XII e siècle Al Îdrisî, qui travaillaitpour Roger II de Sicile) (fig. 2). De largesespaces blancs subsistent, surtout aux marges del’œkoumène, d’autres espaces sont plus densémentrenseignés. Nous pouvons voir ici des chemins,des localités, des cours d’eau et des ponts.L’enchevêtrement des toponymes dans des caractèresde tailles différentes montre <strong>un</strong> emboîtementde territoires à plusieurs échelles, locale, régionaleet « nationale ».En réalité, en raison de leur popularité, les cartesde Tolkien sont <strong>un</strong> archétype des cartes de fiction.En outre, comme toutes les cartes de mondes imaginaires,elles posent la question des sources d’inspirationde l’auteur. Dans la mesure où nous n’inventonsjamais complètement, il est impossible quel’auteur n’ait pas puisé son inspiration dans descartes de géographie réelle. C’est ce que montrentles cartes des bandes dessinées de fiction, souventinspirées en partie par d’autres auteurs (dontTolkien) et en partie par des cartes existantes.L’expression <strong>géographique</strong>, dans certains cas,ne s’appuie pas sur la cartographie (fig. 3) commele montre <strong>un</strong>e vignette extraite de la série debandes dessinées peu connue Les maîtres cartographes.Chaque album s’ouvre sur <strong>un</strong>e vue de laville qui recouvre toute la planète. Nous retrouvonslà <strong>un</strong> thème familier depuis Fritz Lang et récurrentdans la bande dessinée : la ville tentaculaire, quis’étend à l’infini et donne naissance à tous lesvices. La permanence de ce thème dans la bandedessinée ou dans la science fiction renvoie audéveloppement considérable de l’urbanisation dansle monde réel au XX e siècle. Le spécialiste de lagéographie urbaine, Alain Musset, a bien étudié lesrelations entre villes imaginaires et inquiétudesréelles liées à l’urbanisation, dans son travail sur laville de Star Wars, Coruscant (Musset 2005). Nousy reviendrons. La plupart de ces villes archétypalesdes bandes dessinées obéissent aux schémasclassiques de la sociologie urbaine : rapports centrepériphérie et étagement vertical des activités oudes couches sociales. Dans Les maîtres cartographes,la ville s’est tellement étendue que nuln’en peut fournir le plan, par conséquent le métierde cartographe est aussi prestigieux que dangereux.Aussi contradictoire que cela puisse paraître,ce scénario explique l’absence complète de planset de cartes dans les différents albums de la série,bien que le métier de cartographe soit au centre del’intrigue.1.2 Une cartographie stéréotypéeUn album de bandes dessinées récent, intitulé LaRégion, accorde à l’inverse <strong>un</strong>e place intéressanteaux cartes (fig. 4). Le personnage principal de l’albumest finalement cette région. Aux confins d’<strong>un</strong>pays appelé la Nation, cette marge rurale et délaisséeest considérée par les technocrates venus de lacapitale de la Nation comme <strong>un</strong>e province reculée,archaïque et pittoresque. Elle condense volontairementles clichés de toutes les périphéries françaises: villages perchés rappelant la Corse, spécialitésculinaires odorantes, folklore qui séduit les touristesvenus de la ville. Une carte apparaît sur les 2 eet 3 e de couverture, le lecteur la trouve donc dès qu’ilouvre le volume. Son graphisme tranche avec lescodes habituels de la cartographie de fiction. Le traitest grossier, les formes sont stylisées : la carte estconçue comme <strong>un</strong> plan tracé rapidement sur <strong>un</strong> coinde nappe. Nous remarquons cependant <strong>un</strong>e rosedes vents élaborée, mais on peut déplorer l’absenced’échelle.Une deuxième carte (fig. 5) fait partie d’<strong>un</strong> dossierproposé en fin d’ouvrage dans l’intégrale de LaRégion. Beaucoup plus précise et travaillée, elleobéit bien aux canons de la cartographie de fiction.Le coin inférieur gauche laisse apparaître <strong>un</strong> cartoucherichement décoré rappelant les cartesanciennes. Mais cette carte, au-delà de son intérêtvisuel, est surtout intéressante par l’espace qu’ellereprésente. On remarque que la géographie physiqueest réduite à sa plus simple expression. Larégion dispose d’<strong>un</strong> lac et d’<strong>un</strong> seul relief central, leGrand mont, entouré d’<strong>un</strong>e seule forêt sur ses versants.Le Grand mont est dominé par <strong>un</strong>e éminencetabulaire quasi-cylindrique, rabotée en son sommet,baptisée le pic des Velus et culminant à 1 234mètres. Le plus souvent, les mondes imaginairessont des mondes simplifiés, et le relief en témoigne.Parfois, comme c’est le cas ici, <strong>un</strong>e seule montagneémerge du paysage, qu’il s’agisse des montsManarai sur Coruscant dans l’<strong>un</strong>ivers de Star Wars(Musset 2005), ou des monts Venteux de la série Lesmaîtres cartographes. (Arleston/Tarquin 1999).Enfin, il est intéressant d’examiner la toponymie.Ici, pas de noms de science-fiction inventés detoutes pièces (fig. 6). Les villages s’appellentBourgadin, Molasse, Village natal ou Lieu comm<strong>un</strong>.Se mêlent donc à la fois des noms à consonancepaysanne ou provinciale et des toponymes tautolo-12 CFC (N°205 - Septembre 2010)


giques (à ce titre, « Lieu comm<strong>un</strong> » est très évocateur).Il s’agit là justement d’<strong>un</strong> lieu comm<strong>un</strong> de lacartographie de fiction : elle représente souvent <strong>un</strong><strong>un</strong>ivers fermé, simplifié, modélisé : <strong>un</strong> seul continent,<strong>un</strong>e seule ville, <strong>un</strong>e seule montagne, <strong>un</strong>e seulerégion, les toponymes se confondant avec l’objetqu’ils incarnent (et ainsi la région de cette bande dessinées’appelle la Région).La planète de Troy, imaginée par Arleston dans lasérie de bandes dessinées Lanfeust, est beaucoupplus complexe que la région de Jouvray et Roland(fig. 7). Parue chez Soleil (maison spécialisée dansles bandes dessinées grand public, dites « commerciales»), la série a connu <strong>un</strong> très grand succès et aété déclinée sur des supports divers. La nécessités’est donc fait sentir de publier <strong>un</strong> ouvrage cartographiquesur le monde de Troy (Arleston/Tarquin1998). Le planisphère reproduit en est extrait. Il estintéressant de constater qu’il s’éloigne, cette fois,des cartes anciennes. Les couleurs, vives, rappellentplutôt les planisphères éducatifs que l’on trouve dansles publications destinées à la je<strong>un</strong>esse. Les caractèresutilisés pour les toponymes n’imitent plus la calligraphieancienne ni les débuts de l’imprimerie maisse rapprochent au contraire des caractères manuscritstels qu’on les apprend dans les écoles debandes dessinées. En revanche, la caractéristiquemajeure de la cartographie de fiction est présente :les représentations figuratives l’emportent sur l’abstraction.Pour finir, la planète de Troy n’a auc<strong>un</strong>e vraisemblance<strong>géographique</strong>. La zonation latitudinaleest improbable, et les milieux sont juxtaposés, sansauc<strong>un</strong>e cohérence, à l’image de cette forêt placée aumilieu d’<strong>un</strong> désert, dans <strong>un</strong>e cuvette abritée, séparéedes océans par de hautes chaînes de montagnes.On retient le caractère extrêmement archétypal etconventionnel de la géographie et de la cartographiedans la plupart des œuvres de fiction, notammentd’<strong>un</strong> point de vue formel. D’autres auteurs cependantvont beaucoup plus loin dans l’utilisation de la cartographie.Il faut penser notamment à Benoît Peeterset François Schuiten, qui ont réalisé avec leconcours de l’IGN <strong>un</strong>e carte de la Sodrovno-Voldachie (fig. 8). Le réalisme est poussé très loinpuisque l’IGN a repris le format et l’apparence de sescartes du monde réel. Nous reconnaissons sur lacouverture : au recto, <strong>un</strong>e vignette remplaçant laphotographie de paysage habituelle, et, au verso, lalocalisation de l’espace cartographié dans soncontexte régional.Au recto de la carte proprement dite, l’apparenceest encore celle d’<strong>un</strong>e carte ancienne (fig. 9). Il s’agitd’<strong>un</strong>e carte physique, et les milieux sont représentésde façon figurative. Le moutonnement des forêts, lescrêtes des vagues et les alignements des sommets,sont reconnaissables au premier coup d’œil. Le codede couleurs adopté est conventionnel : bleu pourl’hydrographie, vert pour la végétation, et ocre pourles milieux arides. Enfin, la présence de monstresmarins est là pour évoquer les mappemondes et portulansde l’époque des Grandes Découvertes. Auverso est représenté l’ensemble du continent de lasérie des Cités obscures (fig. 10). Il s’agit cette foisd’<strong>un</strong>e carte politique mais les milieux apparaissentencore, de façon plus feutrée. La répartition desmilieux naturels reste <strong>un</strong>e énigme pour le géographe: <strong>un</strong>e « j<strong>un</strong>gle » côtoie <strong>un</strong> désert sans qu’onpuisse expliquer cette juxtaposition par des facteursclimatiques, orographiques ou anthropiques. Nousreviendrons sur le problème de la géographie physiquedans les œuvres de fiction. La carte est entouréed’<strong>un</strong>e échelle mais les latitudes et les longitudesne comportent pas d’<strong>un</strong>ité. Enfin, les toponymess’inspirent volontairement du monde réel, sousformes de clins d’œil : la ville de Brüsel renvoie à lapatrie de Schuiten et de nombre d’auteurs de bandesdessinées. L’île d’Orsenna évoque la capitale de laprincipauté d’Orsenna, dans le Rivage des Syrtes deJulien Gracq. Ce nom a d’ailleurs inspiré l’écrivainErik Orsenna qui l’a adopté comme patronyme.1.3 La cartographie du réel, source d’inspirationfictionnelleCette question de l’inspiration <strong>géographique</strong> chezles cartographes de fiction peut s’appuyer surl’exemple de Jules Verne (fig. 11). Une carte représentel’île Mystérieuse, baptisée par les protagonistesdu roman éponyme l’île Lincoln. D’autres toponymesévoquent des grands noms de l’histoire desÉtats-Unis : mont Franklin, baie Washington… Laqualité formelle de la carte n’a rien à envier à cellesqui circulaient à cette époque dans les milieux instruits.Elle n’est pas sans évoquer les cartes d’État-Major du XIX e siècle, sur lesquelles le relief est indiquéen trompe-l’œil par des barbules tracées dans lesens de la pente. On saluera également la présenced’<strong>un</strong>e échelle et même celle de coordonnées <strong>géographique</strong>s,souvent sacrifiées aujourd’hui. Rappelonsque le siècle de Jules Verne fut <strong>un</strong>e grande périoded’explorations, accessibles seulement au public(composé de quelques passionnés) par les cartespubliées avec les comptes rendus de ces explorations.La revue La géographie qui paraît depuis 2009donne à lire chaque trimestre des extraits du Bulletinde la Société de géographie de l’époque, qui circulaientalors dans les milieux instruits. Ainsi, le récit del’expédition de l’Astrolabe qui a reconnu les côtes deNouvelle-Zélande en 1827 (La géographie, n°1,CFC (N°205 - Septembre 2010)13


2009) a-t-il pu passer par les mains de Jules Verne :sa description de l’île Lincoln est sans doute inspiréepar l’île d’Auckland, située à 450 km au sud de laNouvelle-Zélande, aux confins du monde.En effet, Jules Verne appuie son imagination surdes données précises. Yves Lacoste rappelle ainsidans La légende de la Terre que « Jules Verne trouvaitdans les ouvrages d’Élisée Reclus la matière deses représentations précises des tempêtes, des éruptionsvolcaniques et autres phénomènes naturels dramatiquesqu’affrontent les héros. […] Les deuxauteurs partageaient d’ailleurs les mêmes éditeurs »(Lacoste 1996).L’exemple de Jules Verne montre donc avec éclatcomment la géographie scientifique et la cartographieprofessionnelle peuvent nourrir et enrichir le travail defiction. Ce qui ne laisse pas d’interroger, c’est que lescartes de fiction actuelles se rapprochent plus de lacarte de Jules Verne que des cartes contemporaines,quelle que soit l’époque de l’action. Ainsi, alors que lacartographie professionnelle a connu <strong>un</strong>e évolutionsans précédent au XX e siècle et surtout depuis lesdébuts de l’informatique, la cartographie fictionnellereste le plus souvent <strong>un</strong>e imitation de la cartographiedes siècles précédents. Nous venons de voir commentla cartographie de fiction peut tirer parti du travaildes géographes. Mais retournons la proposition,et demandons-nous dans quelle mesure la géographiede l’imaginaire influence le travail des géographes.2 Les géographes cartographientl’imaginaire : utiliser la fiction pourpenser le réel2.1 Une géographie de l’imaginaireDes géographes se sont emparés d’espaces imaginairespour les <strong>cartographier</strong> ou au moins pour enproposer <strong>un</strong>e géographie. L’<strong>un</strong>e des formes les plusabouties de cet <strong>exercice</strong> original est l’ouvrage d’AlainMusset intitulé De New-York à Coruscant et sous-titré« essai de géofiction » (Musset 2005). L’auteur justifiesa démarche en introduction en expliquant que la pratiqueconsistant à étudier notre société en s’appuyantsur les fictions qu’elle produit, si elle reste marginaleen France, est fréquente dans les travaux anglosaxons.De fait, dans la mesure où la capitale del’Empire galactique des films de George Lucas est<strong>un</strong>e ville planète (on peut dire <strong>un</strong>e « ville monde »),elle illustre parfaitement de nombreux concepts de lagéographie urbaine. En réalité, Coruscant donne <strong>un</strong>eimage concrète de la « monstruopole » telle que ladécrit la littérature nord-américaine. Elle reflète lesinquiétudes d’<strong>un</strong>e société où la ville joue <strong>un</strong> rôle ambivalentet où l’espace de référence reste la wilderness,la nature sauvage popularisée par Henry DavidThoreau. Ainsi, De New-York à Coruscant est <strong>un</strong>manuel de géographie urbaine appuyé sur l’exempled’<strong>un</strong>e ville imaginaire.Si l’ouvrage manque de cartes, il propose néanmoinsdes représentations graphiques de l’espace.Ainsi peut-on, comme ici, dessiner la skyline deCoruscant (fig. 12). La skyline est, rappelons-le, la vueen profil d’<strong>un</strong>e ville, sa silhouette en quelque sorte, quidonne <strong>un</strong>e idée de l’étagement architectural entrecentre et périphéries. Cette skyline peut être comparéeavec celles que l’on trouve dans les manuels degéographie destinés aux élèves du secondaire. Laquestion de l’imaginaire se pose. La skyline proposéedans le manuel illustre <strong>un</strong>e réalité, mais ne représenteauc<strong>un</strong>e ville en particulier : cette ville a été imaginéepar l’auteur à des fins pédagogiques. À l’inverse,celle de Coruscant représente <strong>un</strong>e ville en particulier,mais qui n’a pas de réalité dans l’espace.Alain Musset n’est pas le premier géographe françaisà faire la géographie de lieux imaginaires. Avantlui, Yves Lacoste a proposé, dans <strong>un</strong> numérod’Hérodote, <strong>un</strong>e lecture géopolitique d’<strong>un</strong> roman deJulien Gracq, Le rivage des Syrtes (Lacoste 1987). Ladémarche a <strong>un</strong> sens lorsqu’on sait que Julien Gracq,Louis Poirier de son vrai nom, était lui-même géographe(et élève de Vidal de la Blache). Pour Lacoste,Le rivage des Syrtes est <strong>un</strong> roman géopolitique, parcequ’il évoque les enjeux de territoires et de pouvoirs, laquestion des limites et des frontières. La carte dessinéepar Yves Lacoste, cependant, ne ressemble pasaux cartes géopolitiques qu’on peut trouver dansHérodote ou dans les revues de géopolitique (fig. 13).Au contraire, elle reprend les codes de la cartographiede fiction. La représentation de l’espace est plus figurativequ’abstractive. De plus, l’angle choisi tient plutôtde la vue aérienne oblique que de la vue aérienneverticale propre aux plans. La carte a donc ici plutôt<strong>un</strong>e valeur évocatrice qu’<strong>un</strong>e valeur informative,comme si le sujet (<strong>un</strong> espace fictionnel) permettait demieux assumer le parti pris subjectif, alors même quetoute cartographie comporte <strong>un</strong>e part de subjectivité.2.2 Les espaces imaginaires cartographiéspour l’étude du réel ou du possibleUne autre carte (fig. 14) ouvre la récente réédition,dans <strong>un</strong>e version remaniée, de l’ouvrage qu’ArmandFrémont a publié quelques années après sa thèse,Paysans de Normandie. Il s’agit d’<strong>un</strong>e simple cartede localisation, mais des toponymes réels, paysd’Auge, Perche, Rouen… côtoient les noms d’au-14 CFC (N°205 - Septembre 2010)


teurs littéraires et de leurs personnages : Flaubert,Maupassant et Julien Gracq, Madame Bovary. Eneffet, Frémont s’appuie sur des personnages de fictionpour inscrire le cadre de son étude de la sociétépaysanne dans le temps long. La démarche sejustifie dans la mesure où Flaubert et Maupassantsont des naturalistes. Ils ont recueilli des témoignageset en ont donné <strong>un</strong>e interprétation. À conditionde bien distinguer la part du romanesque etcelle du témoignage, il n’est pas illégitime de s’appuyersur <strong>un</strong>e source littéraire à des fins <strong>géographique</strong>s.Dans La région, espace vécu, Armand Frémontreprend ce procédé (fig. 15). Il propose <strong>un</strong>e cartede l’espace vécu de Madame Bovary, le personnagede Flaubert. Il s’agit d’<strong>un</strong> espace à deux niveauxde polarisation : relations locales, d’<strong>un</strong>e part,attraction régionale avec la ville de Rouen d’autrepart. Pour A. Frémont, « le travail du critique littéraireet celui du géographe se rejoignent pour analyserces textes où psychologie individuelle, psychologiesociale et psychologie de l’espace se complètent». Le matériau littéraire est, pour l’auteur, <strong>un</strong>matériau légitime pour la compréhension de l’espace(et à plus forte raison de l’espace vécu). En proposer<strong>un</strong>e cartographie est donc <strong>un</strong> <strong>exercice</strong> proprement<strong>géographique</strong>.Les trois exemples précédents montrent <strong>un</strong>e cartographied’espaces imaginaires inspirés d’œuvresde fiction. Mais <strong>un</strong>e cartographie de l’imaginaire, ouplutôt de l’abstrait, peut partir de l’espace réel. Eneffet, il existe des cartes représentant des espacesabstraits, n’existant pas, mais ayant pour objet defaire comprendre l’espace réel en réduisant sacomplexité. C’était le cas de la skyline d’<strong>un</strong>e villeaméricaine modèle, évoquée précédemment. C’estégalement le cas pour <strong>un</strong>e carte (fig. 16) extraited’<strong>un</strong> manuel familier à tous les étudiants en géographie,Les milieux « naturels » du globe (Demangeot1992). Le continent cartographié n’existe pas, il estimaginaire. Mais il représente <strong>un</strong> phénomène réel,la répartition des bioclimats continentaux sur laTerre. Ce « super-continent » dont les proportionsreprennent la répartition des terres émergées à lasurface de la planète de part et d’autre de l’Équateur,est <strong>un</strong> continent pédagogique. Sa vue peutfrapper l’imagination : il rappelle en effet les multiplesrécits de science fiction se déroulant sur <strong>un</strong>eplanète à continent <strong>un</strong>ique. Cette nouvelle Pangéeproposée par Demangeot offrirait <strong>un</strong> cadre idéal à<strong>un</strong>e œuvre de fiction, à ceci près que la répartitiondes milieux serait, pour <strong>un</strong>e fois, cohérente.Des historiens ne sont-ils pas convoqués commeconsultants sur certains tournages de films (ainsiMichel Pastoureau pour Le nom de la rose de Jean-Jacques Annaud, comme il l’a raconté à Patrice Gélinetdans l’émission « 2000 ans d’histoire » le 26 juin2009) ? Pourquoi ne pas engager des géographes etdes cartographes pour rendre <strong>géographique</strong>ment plausiblesdes intrigues se situant dans des mondes imaginaires,et, à plus forte raison, dans le monde réel ?Les géographes, ainsi que nous l’avons montré,sont donc aussi légitimes à <strong>cartographier</strong> l’imaginaireque le réel. Et c’est finalement la question de la modélisationqui se pose. Dans quelle mesure <strong>un</strong> espacemodélisé n’est-il pas <strong>un</strong> espace imaginé ? Dans le casde la prospective en tout cas, l’espace cartographién’est pas l’existant, mais le prévisible, ou le possible.Deux cartes, très connues, publiées par la DATAR en2002, représentent la France en 2020 (fig.17). Nousavons choisi deux scénarios parmi les quatre proposéspar la DATAR. Le scénario de l’ « archipel éclaté » faitpartie des trois considérés comme pessimistes, tandisque le scénario du « polycentrisme maillé » est le seulscénario jugé comme enviable par la DATAR. Il est vraique cette autre carte d’<strong>un</strong>e France éclatée, tirailléevers l’extérieur, y compris vers le grand large del’océan Atlantique, a de quoi inquiéter. Il est certain queles auteurs de ces cartes les ont réalisées avec le plusgrand sérieux, et que leur travail a peu de choses encomm<strong>un</strong> avec la douce rêverie de Jules Verne. Pourautant, elles ne représentent pas moins <strong>un</strong> espace fictifet sont <strong>un</strong>e nouvelle preuve que la cartographie del’imaginaire peut servir, finalement, à penser le réel.ConclusionL’objectif de cette présentation était de montrerqu’en matière de cartographie, la limite entre réalité etfiction est parfois mouvante ou floue : il s’agirait plutôtd’<strong>un</strong>e marche que d’<strong>un</strong>e limite. Cela ne discrédite enrien le sérieux du travail cartographique, au contraire,il s’agit plutôt de s’interroger sur la cartographie de fictionpour se demander s’il n’est pas légitime de nourrirà son égard les mêmes exigences que pour la cartographiescientifique. En retour, il faut souligner la qualitégraphique, en termes esthétiques, des cartes defiction, à côté desquelles les cartes réalisées par desgéographes (certes avec des moyens limités) font parfoispâle figure. Les apports sont bien réciproques,dans la mesure où la cartographie de l’imaginaire peutpermettre de mieux appréhender le réel. En mettant encartes la fiction, celle-ci interroge sur les préoccupationsde notre siècle. Elle peut également avoir desvertus pédagogiques, et enfin, servir <strong>un</strong>e géographiede projet, <strong>un</strong>e géographie active.CFC (N°205 - Septembre 2010)15


BibliographieBandes dessinéesArleston S., Glaudel P., 1992, Les maîtres cartographes, t.1 : Le Monde de la Cité, Soleil.Arleston S., Tarquin D., 1998, Cartographie illustrée du monde de Troy, Soleil.Jouvray J., Roland D., 2008, La Région, l’intégrale, Parquet.Peeters B., Schuiten F., 1983-2008, Les cités obscures, Casterman, 11 t.Ouvrages de fictionFlaubert G., 1857, Madame Bovary.Gracq J., 1951, Le rivage des Syrtes, Paris, José Corti.Tolkien J. R. R., 1969, Bilbo le Hobbit, Paris, Stock.Tolkien J. R. R., 1972-1973, Le seigneur des anneaux, Paris, Christian Bourgois.Verne J., L’île Mystérieuse, 1874.Références à des travaux <strong>un</strong>iversitairesFrémont A., 1999 (2 e édition), La région, espace vécu, Paris, Flammarion (collection champs).Frémont A., 2007, Paysans de Normandie, Paris, Flammarion.Ghorra-Gobin C., 2006, « Territoires et représentations : l’imagination <strong>géographique</strong> de la société américaine », Revue françaised’études américaines, n°108, p. 84-97. http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=RFEA_108_0084Lacoste Y., 1987, « «Le Rivage des Syrtes», <strong>un</strong> roman géopolitique », Hérodote, n°44.Lacoste Y., 1996, La légende de la Terre, Champs Flammarion,Molina G., 2007, « L’influence de la littérature sur les représentations de la ville : l‘exemple de la «ville tentaculaire» ou l’instrumentalisationpolitique d’<strong>un</strong>e matrice poétique », Bulletin de l’Association des géographes français, n°84, p. 287-303.Musset A., 2005, De New-York à Coruscant, Paris, Presses Universitaires de France.Demangeot J., 1992 (4e édition), Les milieux « naturels » du globe, Paris, Masson.Sites internetMarlet O., « Voyage dans la bande dessinée à travers quelques cartes », Mappemondehttp://mappemonde.mgm.fr/actualites/voyage_bd.html, consulté le 17 mars 2010.(en ligne)Rydman S., « Lindefirion, Mapping Middle-Earth », (en ligne) http://www.lindefirion.net/maps/index.html, consulté le 18mars 2010 (en anglais)Terrimago, 2009, « Les cartes en bulles », Terrimago (en ligne) http://terrimago.blogspot.com/2009/01/les-cartes-enbulles.html,consulté le 17 mars 2010Autres sourcesInstitut <strong>géographique</strong> national / Casterman, Sodrovno-Voldachie, carte physique.Image satellite de l’île d’Auckland, 50° 42′ S, 166° 05′ E, 2010, source : 2010 Google, Imagerie TerraMetrics, donnéesMapData Sciences Pty Ltd.Mathieu J.-L., dir.,, 2006, Géographie, les hommes occupent et aménagent la Terre, manuel de Seconde, Paris, Nathan.Extraits du Bulletin de la Société de géographie, 1827, dans La géographie, n°1, hiver 2009, p.90-94.DATAR, Ministère de l’aménagement du Territoire et Environnement, 2002, Aménager la France de 2020, mettre les territoiresen mouvement, Paris, la Documentation française, 112 p.16 CFC (N°205 - Septembre 2010)


Figure 1 : Carte de la Terre du Milieu de J.R.R. TolkienFigure 2 : Carte de la Terre du Milieu de J.R.R. Tolkien (détail)CFC (N°205 - Septembre 2010)17


Figure 3 : Vignette extraite de Arleston S., Glaudel P., 1992,Les maîtres cartographes, t.1 : Le Monde de la Cité, SoleilFigure 4 : Double page tirée de Jouvray J., Roland D., 2008, La Région, l’intégrale, Parquet18 CFC (N°205 - Septembre 2010)


Figure 5 : Carte tirée de Jouvray J., Roland D., 2008, La Région, l’intégrale, ParquetFigure 6 : Détail de la carte précédenteFigure 7 : Carte tirée de Arleston S., Tarquin D., 1998, Cartographie illustrée du monde de Troy, SoleilCFC (N°205 - Septembre 2010)19


Figure 8 : Couverture de la carte de la Sodrovno-Voldachie, IGN / CastermanFigure 9 : Recto de la carte de la Sodrovno-Voldachie20 CFC (N°205 - Septembre 2010)


Figure 10 : Verso de la carte de la Sodrovno-VoldachieFigure 11 : Carte de l’Île Lincoln, tirée de Verne J., L’île mystérieuse, 1874CFC (N°205 - Septembre 2010)21


Figure 12 : En haut : Mathieu J.-L. (dir.), 2006, Géographie, les hommes occupent et aménagent la Terre, manuel deseconde, Paris, Nathan ; en bas : skyline de Coruscant(Musset A., 2005, De New-York à Coruscant, Paris,Figure 13 : Carte du Rivage des Syrtes par Yves Lacoste (Lacoste Y., 1987,« Le Rivage des Syrtes, <strong>un</strong> roman géopolitique », Hérodote, n°44)22 CFC (N°205 - Septembre 2010)


Figure 14 : Carte tirée de Frémont A., 2007, Paysans de Normandie, Paris, FlammarionFigure 15 : Carte tirée de Frémont A., 1999 (2e édition),La région, espace vécu, Paris, Flammarion (collection champs)CFC (N°205 - Septembre 2010)23

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!