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Les Chouans Honoré de BALZAC - livrefrance.com

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qui n'ont pas assisté au drame <strong>de</strong> la Révolution, que cette dénomination remplaçait letitre <strong>de</strong> colonel, proscrit par les patriotes <strong>com</strong>me trop aristocratique. Ces soldatsappartenaient au dépôt d'une <strong>de</strong>mi-briga<strong>de</strong> d'infanterie en séjour à Mayenne. Dansces temps <strong>de</strong> discor<strong>de</strong>s, les habitants <strong>de</strong> l'Ouest avaient appelé tous les soldats <strong>de</strong> laRépublique, <strong>de</strong>s Bleus. Ce surnom était dû à ces premiers uniformes bleus et rougesdont le souvenir est encore assez frais pour rendre leur <strong>de</strong>scription superflue. Ledétachement <strong>de</strong>s Bleus servait donc d'escorte à ce rassemblement d'hommes presquetous mécontents d'être dirigés sur Mayenne, où la discipline militaire <strong>de</strong>vaitpromptement leur donner un même esprit, une même livrée et l'uniformité d'allure quileur manquait alors si <strong>com</strong>plètement.Cette colonne était le contingent péniblement obtenu du district <strong>de</strong> Fougères, et dûpar lui dans la levée que le Directoire exécutif <strong>de</strong> la République française avaitordonnée par une loi du 10 messidor précé<strong>de</strong>nt. Le gouvernement avait <strong>de</strong>mandé centmillions et cent mille hommes, afin d'envoyer <strong>de</strong> prompts secours à ses armées, alorsbattues par les Autrichiens en Italie, par les Prussiens en Allemagne, et menacées enSuisse par les Russes, auxquels Suwarow faisait espérer la conquête <strong>de</strong> la France. <strong>Les</strong>départements <strong>de</strong> l'Ouest, connus sous le nom <strong>de</strong> Vendée, la Bretagne et une portion<strong>de</strong> la Basse-Normandie, pacifiés <strong>de</strong>puis trois ans par les soins du général Hoche aprèsune guerre <strong>de</strong> quatre années, paraissaient avoir saisi ce moment pour re<strong>com</strong>mencer lalutte. En présence <strong>de</strong> tant d'agressions, la République retrouva sa primitive énergie.Elle avait d'abord pourvu à la défense <strong>de</strong>s départements attaqués, en en remettant lesoin aux habitants patriotes par un <strong>de</strong>s articles <strong>de</strong> cette loi <strong>de</strong> messidor. En effet, legouvernement, n'ayant ni troupes ni argent dont il pût disposer à l'intérieur, éluda ladifficulté par une gasconna<strong>de</strong> législative: ne pouvant rien envoyer aux départementsinsurgés, il leur donnait sa confiance. Peut-être espérait-il aussi que cette mesure, enarmant les citoyens les uns contre les autres, étoufferait l'insurrection dans sonprincipe. Cet article, source <strong>de</strong> funestes représailles, était ainsi conçu: Il sera organisé<strong>de</strong>s <strong>com</strong>pagnies franches dans les départements <strong>de</strong> l'Ouest. Cette dispositionimpolitique fit prendre à l'Ouest une attitu<strong>de</strong> si hostile, que le Directoire désespérad'en triompher <strong>de</strong> prime abord. Aussi, peu <strong>de</strong> jours après, <strong>de</strong>manda-t-il auxAssemblées <strong>de</strong>s mesures particulières relativement aux légers contingents dus envertu <strong>de</strong> l'article qui autorisait les <strong>com</strong>pagnies franches. Donc, une nouvelle loipromulguée quelques jours avant le <strong>com</strong>mencement <strong>de</strong> cette histoire, et rendue letroisième jour <strong>com</strong>plémentaire <strong>de</strong> l'an VII, ordonnait d'organiser en légions ces faibleslevées d'hommes. <strong>Les</strong> légions <strong>de</strong>vaient porter le nom <strong>de</strong>s départements <strong>de</strong> la Sarthe,<strong>de</strong> l'Orne, <strong>de</strong> la Mayenne, d'Ille-et-Vilaine, du Morbihan, <strong>de</strong> la Loire-Inférieure et <strong>de</strong>Maine-et-Loire. Ces légions, disait la loi, spécialement employées à <strong>com</strong>battre les<strong>Chouans</strong>, ne pourraient, sous aucun prétexte, être portées aux frontières. Ces détailsfastidieux, mais ignorés, expliquent à la fois l'état <strong>de</strong> faiblesse où se trouva leDirectoire et la marche <strong>de</strong> ce troupeau d'hommes conduit par les Bleus. Aussi, peutêtren'est-il pas superflu d'ajouter que ces belles et patriotiques déterminationsdirectoriales n'ont jamais reçu d'autre exécution que leur insertion au Bulletin <strong>de</strong>s Lois.N'étant plus soutenus par <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s idées morales, par le patriotisme ou par laterreur, qui les rendait naguère exécutoires, les décrets <strong>de</strong> la République créaient <strong>de</strong>smillions et <strong>de</strong>s soldats dont rien n'entrait ni au trésor ni à l'armée. Le ressort <strong>de</strong> laRévolution s'était usé en <strong>de</strong>s mains inhabiles, et les lois recevaient dans leurapplication l'empreinte <strong>de</strong>s circonstances au lieu <strong>de</strong> les dominer.<strong>Les</strong> départements <strong>de</strong> la Mayenne et d'Ille-et-Vilaine étaient alors <strong>com</strong>mandés par unvieil officier qui, jugeant sur les lieux <strong>de</strong> l'opportunité <strong>de</strong>s mesures à prendre, voulutessayer d'arracher à la Bretagne ses contingents, et surtout celui <strong>de</strong> Fougères, l'un<strong>de</strong>s plus redoutables foyers <strong>de</strong> la chouannerie. Il espérait ainsi affaiblir les forces <strong>de</strong>ces districts menaçants. Ce militaire dévoué profita <strong>de</strong>s prévisions illusoires <strong>de</strong> la loi3


pour affirmer qu'il équiperait et armerait sur-le-champ les réquisitionnaires, et qu'iltenait à leur disposition un mois <strong>de</strong> la sol<strong>de</strong> promise par le gouvernement à cestroupes d'exception. Quoique la Bretagne se refusât alors à toute espèce <strong>de</strong> servicemilitaire, l'opération réussit tout d'abord sur la foi <strong>de</strong> ces promesses, et avec tant <strong>de</strong>promptitu<strong>de</strong> que cet officier s'en alarma. Mais c'était un <strong>de</strong> ces vieux chiens <strong>de</strong> guéritedifficiles à surprendre. Aussitôt qu'il vit accourir au district une partie <strong>de</strong>s contingents,il soupçonna quelque motif secret à cette prompte réunions d'hommes, et peut-être<strong>de</strong>vina-t-il bien en croyant qu'ils voulaient se procurer <strong>de</strong>s armes. Sans attendre lesretardataires, il prit alors <strong>de</strong>s mesures pour tâcher d'effectuer sa retraite sur Alençon,afin <strong>de</strong> se rapprocher <strong>de</strong>s pays soumis; quoique l'insurrection croissante <strong>de</strong> cescontrées rendît le succès <strong>de</strong> ce projet très problématique. Cet officier, qui, selon sesinstructions, gardait le plus profond secret sur les malheurs <strong>de</strong> nos armées et sur lesnouvelles peu rassurantes parvenues <strong>de</strong> la Vendée, avait donc tenté, dans la matinéeoù <strong>com</strong>mence cette histoire, d'arriver par une marche forcée à Mayenne, où il sepromettait bien d'exécuter la loi suivant son bon vouloir, en remplissant les cadres <strong>de</strong>sa <strong>de</strong>mi-briga<strong>de</strong> avec ses conscrits bretons. Ce mot <strong>de</strong> conscrit, <strong>de</strong>venu plus tard sicélèbre, avait remplacé pour la première fois, dans les lois, le nom <strong>de</strong>réquisitionnaires, primitivement donné aux recrues républicaines. Avant <strong>de</strong> quitterFougères, le <strong>com</strong>mandant avait fait prendre secrètement à ses soldats les cartoucheset les rations <strong>de</strong> pain nécessaires à tout son mon<strong>de</strong>, afin <strong>de</strong> ne pas éveiller l'attention<strong>de</strong>s conscrits sur la longueur <strong>de</strong> la route; et il <strong>com</strong>ptait bien ne pas s'arrêter à l'étaped'Ernée, où, revenus <strong>de</strong> leur étonnement, les hommes du contingent auraient pus'entendre avec les <strong>Chouans</strong>, sans doute répandus dans les campagnes voisines. Lemorne silence qui régnait dans la troupe <strong>de</strong>s réquisitionnaires surpris par lamanoeuvre du vieux républicain, et la lenteur <strong>de</strong> leur marche sur cette montagne,excitaient au plus haut <strong>de</strong>gré la défiance <strong>de</strong> ce chef <strong>de</strong> <strong>de</strong>mi-briga<strong>de</strong>, nommé Hulot;les traits les plus saillants <strong>de</strong> la <strong>de</strong>scription qui précè<strong>de</strong> étaient pour lui d'un vifintérêt; aussi marchait-il silencieusement, au milieu <strong>de</strong> cinq jeunes officiers qui, tous,respectaient la préoccupation <strong>de</strong> leur chef. Mais au moment où Hulot parvint au faîte<strong>de</strong> la Pèlerine, il tourna tout à coup la tête, <strong>com</strong>me par instinct, pour inspecter lesvisages inquiets <strong>de</strong>s réquisitionnaires, et ne tarda pas à rompre le silence. En effet, leretard progressif <strong>de</strong> ces Bretons avait déjà mis entre eux et leur escorte une distanced'environ <strong>de</strong>ux cents pas. Hulot fit alors une grimace qui lui était particulière.- Que diable ont donc tous ces muscadins-là? s'écria-t-il d'une voix sonore. Nosconscrits ferment le <strong>com</strong>pas au lieu <strong>de</strong> l'ouvrir, je crois!À ces mots, les officiers qui l'ac<strong>com</strong>pagnaient se retournèrent par un mouvementspontané assez semblable au réveil en sursaut que cause un bruit soudain. <strong>Les</strong>sergents, les caporaux les imitèrent, et la <strong>com</strong>pagnie s'arrêta sans avoir entendu lemot souhaité <strong>de</strong>: - Halte! Si d'abord les officiers jetèrent un regard sur le détachementqui, semblable à une longue tortue, gravissait la montagne <strong>de</strong> la Pèlerine, ces jeunesgens, que la défense <strong>de</strong> la patrie avait arrachés, <strong>com</strong>me tant d'autres, à <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>sdistinguées, et chez lesquels la guerre n'avait pas encore éteint le sentiment <strong>de</strong>s arts,furent assez frappés du spectacle qui s'offrit à leurs regards pour laisser sans réponseune observation dont l'importance leur était inconnue. Quoiqu'ils vinssent <strong>de</strong>Fougères, où le tableau qui se présentait alors à leurs yeux se voit également, maisavec les différences que le changement <strong>de</strong> perspective lui fait subir, ils ne purent serefuser à l'admirer une <strong>de</strong>rnière fois, semblables à ces dilettanti auxquels une musiquedonne d'autant plus <strong>de</strong> jouissances qu'ils en connaissent mieux les détails.Du sommet <strong>de</strong> la Pèlerine apparaît aux yeux du voyageur la gran<strong>de</strong> vallée duCouësnon, dont l'un <strong>de</strong>s points culminants est occupé à l'horizon par la ville <strong>de</strong>Fougères. Son château domine, en haut du rocher où il est bâti, trois ou quatre routes4


frappé au milieu d'une musique. Le mot <strong>de</strong> harangue suffit à peine pour rendre lahaine, les désirs <strong>de</strong> vengeance qu'exprimèrent un geste hautain, une parole brève etla contenance empreinte d'une énergie farouche et froi<strong>de</strong>. La grossièreté <strong>de</strong> cethomme taillé <strong>com</strong>me à coups <strong>de</strong> hache, sa noueuse écorce, la stupi<strong>de</strong> ignorancegravée sur ses traits, en faisaient une sorte <strong>de</strong> <strong>de</strong>mi-dieu barbare. Il gardait uneattitu<strong>de</strong> prophétique et apparaissait là <strong>com</strong>me le génie même <strong>de</strong> la Bretagne, qui serelevait d'un sommeil <strong>de</strong> trois années, pour re<strong>com</strong>mencer une guerre où la victoire nese montra jamais sans <strong>de</strong> doubles crêpes.- Voilà un joli coco, dit Hulot en se parlant à lui-même. Il m'a l'air d'êtrel'ambassa<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> gens qui s'apprêtent à parlementer à coups <strong>de</strong> fusil.Après avoir grommelé ces paroles entre ses <strong>de</strong>nts, le <strong>com</strong>mandant promenasuccessivement ses regards <strong>de</strong> cet homme au paysage, du paysage au détachement,du détachement sur les talus abrupts <strong>de</strong> la route, dont les crêtes étaient ombragéespar les hauts genêts <strong>de</strong> la Bretagne; puis il les reporta tout à coup sur l'inconnu,auquel il fit subir <strong>com</strong>me un muet interrogatoire qu'il termina en lui <strong>de</strong>mandantbrusquement: - D'où viens-tu?Son oeil avi<strong>de</strong> et perçant cherchait à <strong>de</strong>viner les secrets <strong>de</strong> ce visage impénétrablequi, pendant cet intervalle, avait pris la niaise expression <strong>de</strong> torpeur dont s'enveloppeun paysan au repos.- Du pays <strong>de</strong>s Gars, répondit l'homme sans manifester aucun trouble.- Ton nom?- Marche-à-terre.- Pourquoi portes-tu, malgré la loi, ton surnom <strong>de</strong> Chouan?Marche-à-terre, puisqu'il se donnait ce nom, regarda le <strong>com</strong>mandant d'un aird'imbécillité si profondément vraie, que le militaire crut n'avoir pas été <strong>com</strong>pris.- Fais-tu partie <strong>de</strong> la réquisition <strong>de</strong> Fougères?À cette <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, Marche-à-terre répondit par un <strong>de</strong> ces je ne sais pas, dont l'inflexiondésespérante arrête tout entretien. Il s'assit tranquillement sur le bord du chemin, tira<strong>de</strong> son sarrau quelques morceaux d'une mince et noire galette <strong>de</strong> sarrasin, repasnational dont les tristes délices ne peuvent être <strong>com</strong>prises que <strong>de</strong>s Bretons, et se mità manger avec une indifférence stupi<strong>de</strong>. Il faisait croire à une absence si <strong>com</strong>plète <strong>de</strong>toute intelligence, que les officiers le <strong>com</strong>parèrent tour à tour, dans cette situation, àun <strong>de</strong>s animaux qui broutaient les gras pâturages <strong>de</strong> la vallée, aux sauvages <strong>de</strong>l'Amérique ou à quelque naturel du cap <strong>de</strong> Bonne-Espérance. Trompé par cetteattitu<strong>de</strong>, le <strong>com</strong>mandant lui-même n'écoutait déjà plus ses inquiétu<strong>de</strong>s, lorsque, jetantun <strong>de</strong>rnier regard <strong>de</strong> pru<strong>de</strong>nce à l'homme qu'il soupçonnait d'être le héraut d'unprochain carnage, il en vit les cheveux, le sarreau, les peaux <strong>de</strong> chèvre couvertsd'épines, <strong>de</strong> débris <strong>de</strong> feuilles, <strong>de</strong> brins <strong>de</strong> bois et <strong>de</strong> broussailles, <strong>com</strong>me si ce Chouaneût fait une longue route à travers les halliers. I1 lança un coup d'oeil significatif à sonadjudant Gérard, près duquel il se trouvait, lui serra fortement la main et dit à voixbasse: - Nous sommes allés chercher <strong>de</strong> la laine, et nous allons revenir tondus.<strong>Les</strong> officiers étonnés se regardèrent en silence.7


sort pour le travail, il y rentre pour dormir. S'il y est visité, c'est par ce recteur, l'âme<strong>de</strong> la contrée. Aussi, fût-ce à la voix <strong>de</strong> ce prêtre que <strong>de</strong>s milliers d'hommes se ruèrentsur la République, et que ces parties <strong>de</strong> la Bretagne fournirent cinq ans avant l'époqueà laquelle <strong>com</strong>mence cette histoire, <strong>de</strong>s masses <strong>de</strong> soldats à la première chouannerie.<strong>Les</strong> frères Cottereau, hardis contrebandiers qui donnèrent leur nom à cette guerre,exerçaient leur périlleux métier <strong>de</strong> Laval à Fougères. Mais les insurrections <strong>de</strong> cescampagnes n'eurent rien <strong>de</strong> noble et l'on peut dire avec assurance que si la Vendée fitdu brigandage une guerre, la Bretagne fit <strong>de</strong> la guerre un brigandage. La proscription<strong>de</strong>s princes, la religion détruite ne furent pour les <strong>Chouans</strong> que <strong>de</strong>s prétextes <strong>de</strong>pillage, et les événements <strong>de</strong> cette lutte intestine contractèrent quelque chose <strong>de</strong> lasauvage âpreté qu'ont les moeurs en ces contrées. Quand <strong>de</strong> vrais défenseurs <strong>de</strong> lamonarchie vinrent recruter <strong>de</strong>s soldats parmi ces populations ignorantes etbelliqueuses, ils essayèrent mais en vain, <strong>de</strong> donner, sous le drapeau blanc, quelquegran<strong>de</strong>ur à ces entreprises qui avaient rendu la chouannerie odieuse et les <strong>Chouans</strong>sont restés <strong>com</strong>me un mémorable exemple du danger <strong>de</strong> remuer les masses peucivilisées d'un pays. Le tableau <strong>de</strong> la première vallée offerte par la Bretagne aux yeuxdu voyageur, la peinture <strong>de</strong>s hommes qui <strong>com</strong>posaient le détachement <strong>de</strong>sréquisitionnaires, la <strong>de</strong>scription du gars apparu sur le sommet <strong>de</strong> la Pèlerine, donnenten raccourci une fidèle image <strong>de</strong> la province et <strong>de</strong> ses habitants. Une imaginationexercée peut, d'après ces détails, concevoir le théâtre et les instruments <strong>de</strong> la guerre;là en étaient les éléments. <strong>Les</strong> haies si fleuries <strong>de</strong> ces belles vallées cachaient alorsd'invisibles agresseurs. Chaque champ était alors une forteresse, chaque arbreméditait un piège, chaque vieux tronc <strong>de</strong> saule creux gardait un stratagème. Le lieu du<strong>com</strong>bat était partout. <strong>Les</strong> fusils attendaient au coin <strong>de</strong>s routes les Bleus que <strong>de</strong> jeunesfilles attiraient en riant sous le feu <strong>de</strong>s canons, sans croire être perfi<strong>de</strong>s; elles allaienten pèlerinage avec leurs pères et leurs frères <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s ruses et <strong>de</strong>s absolutions à<strong>de</strong>s vierges <strong>de</strong> bois vermoulu. La religion ou plutôt le fétichisme <strong>de</strong> ces créaturesignorantes désarmait le meurtre <strong>de</strong> ses remords. Aussi une fois cette lutte engagée,tout dans le pays <strong>de</strong>venait-il dangereux: le bruit <strong>com</strong>me le silence, la grâce <strong>com</strong>me laterreur, le foyer domestique <strong>com</strong>me le grand chemin. I1 y avait <strong>de</strong> la conviction dansces trahisons. C'était <strong>de</strong>s Sauvages qui servaient Dieu et le roi, à la manière dont lesMohicans font la guerre. Mais pour rendre exacte et vraie en tout point la peinture <strong>de</strong>cette lutte, l'historien doit ajouter qu'au moment où la paix <strong>de</strong> Hoche fut signée, lacontrée entière re<strong>de</strong>vint et riante et amie. <strong>Les</strong> familles, qui, la veille, se déchiraientencore, le len<strong>de</strong>main soupèrent sans danger sous le même toit.À l'instant où Hulot reconnut les perfidies secrètes que trahissait la peau <strong>de</strong> chèvre <strong>de</strong>Marche-à-terre, il resta convaincu <strong>de</strong> la rupture <strong>de</strong> cette heureuse paix due au génie<strong>de</strong> Hoche et dont le maintien lui parut impossible. Ainsi la guerre renaissait sans douteplus terrible qu'autrefois, à la suite d'une inaction <strong>de</strong> trois années. La Révolution,adoucie <strong>de</strong>puis le 9 thermidor, allait peut-être reprendre le caractère <strong>de</strong> terreur qui larendit haïssable aux bons esprits. L'or <strong>de</strong>s Anglais avait donc, <strong>com</strong>me toujours, aidéaux discor<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la France. La République, abandonnée du jeune Bonaparte, quisemblait en être le génie tutélaire, semblait hors d'état <strong>de</strong> résister à tant d'ennemis, etle plus cruel se montrait le <strong>de</strong>rnier. La guerre civile, annoncée par mille petitssoulèvements partiels, prenait un caractère <strong>de</strong> gravité tout nouveau, du moment oùles <strong>Chouans</strong> concevaient le <strong>de</strong>ssein d'attaquer une si forte escorte. Telles étaient lesréflexions qui se déroulèrent dans l'esprit <strong>de</strong> Hulot, quoique d'une manière beaucoupmoins succincte, dès qu'il crut apercevoir, dans l'apparition <strong>de</strong> Marche-à-terre, l'indiced'une embusca<strong>de</strong> habilement préparée, car lui seul fut d'abord dans le secret <strong>de</strong> sondanger.Le silence qui suivit la phrase prophétique du <strong>com</strong>mandant à Gérard, et qui termine lascène précé<strong>de</strong>nte, servit à Hulot pour recouvrer son sang-froid. Le vieux soldat avait9


presque chancelé. Il ne put chasser les nuages qui couvrirent son front quand il vint àpenser qu'il était environné déjà <strong>de</strong>s horreurs d'une guerre dont les atrocités eussentété peut-être reniées par les Cannibales. Le capitaine Merle et l'adjudant Gérard, ses<strong>de</strong>ux amis, cherchaient à s'expliquer la crainte, si nouvelle pour eux, dont témoignaitla figure <strong>de</strong> leur chef, et contemplaient Marche-à-terre mangeant sa galette au borddu chemin, sans pouvoir établir le moindre rapport entre cette espèce d'animal etl'inquiétu<strong>de</strong> <strong>de</strong> leur intrépi<strong>de</strong> <strong>com</strong>mandant. Mais le visage <strong>de</strong> Hulot s'éclaircit bientôt.Tout en déplorant les malheurs <strong>de</strong> la République, il se réjouit d'avoir à <strong>com</strong>battre pourelle, il se promit joyeusement <strong>de</strong> ne pas être la dupe <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong> et <strong>de</strong> pénétrerl'homme si ténébreusement rusé qu'ils lui faisaient l'honneur d'employer contre lui.Avant <strong>de</strong> prendre aucune résolution, il se mit à examiner la position dans laquelle sesennemis voulaient le surprendre. En voyant que le chemin au milieu duquel il setrouvait engagé passait dans une espèce <strong>de</strong> gorge peu profon<strong>de</strong> à la vérité, maisflanquée <strong>de</strong> bois, et où aboutissaient plusieurs sentiers, il fronça fortement ses grossourcils noirs, puis il dit à ses amis d'une voix sour<strong>de</strong> et très émue: - Nous sommesdans un drôle <strong>de</strong> guêpier.- Et <strong>de</strong> quoi donc avez-vous peur? <strong>de</strong>manda Gérard.- Peur?... reprit le <strong>com</strong>mandant, oui, peur. J'ai toujours eu peur d'être fusillé <strong>com</strong>meun chien au détour d'un bois sans qu'on vous crie: Qui vive!- Bah! dit Merle en riant, qui vive! est aussi un abus.- Nous sommes donc vraiment en danger? <strong>de</strong>manda Gérard aussi étonné du sangfroid<strong>de</strong> Hulot qu'il l'avait été <strong>de</strong> sa passagère terreur.- Chut! dit le <strong>com</strong>mandant, nous sommes dans la gueule du loup, il y fait noir <strong>com</strong>medans un four, et il faut y allumer une chan<strong>de</strong>lle. Heureusement, reprit-il, que noustenons le haut <strong>de</strong> cette côte. Il la décora d'une épithète énergique, et ajouta: - Jefinirai peut-être bien par y voir clair. Le <strong>com</strong>mandant, attirant à lui les <strong>de</strong>ux officiers,cerna Marche-à-terre; le Gars feignit <strong>de</strong> croire qu'il les gênait, il se leva promptement.- Reste là, chenapan! lui cria Hulot en le poussant et le faisant retomber sur le talusoù il s'était assis. Dès ce moment, le chef <strong>de</strong> <strong>de</strong>mi-briga<strong>de</strong> ne cessa <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>rattentivement l'insouciant Breton. - Mes amis, reprit-il alors en parlant à voix basseaux <strong>de</strong>ux officiers, il est temps <strong>de</strong> vous dire que la boutique est enfoncée là-bas. LeDirectoire, par suite d'un remue-ménage qui a eu lieu aux Assemblées, a encoredonné un coup <strong>de</strong> balai à nos affaires. Ces pentarques, ou pantins, c'est plus français,<strong>de</strong> directeurs viennent <strong>de</strong> perdre une bonne lame, Bernadotte n'en veut plus.- Qui le remplace? <strong>de</strong>manda vivement Gérard. - Milet-Mureau, une vieille perruque. Onchoisit là un bien mauvais temps pour laisser naviguer <strong>de</strong>s mâchoires! Voilà <strong>de</strong>s fuséesanglaises qui partent sur les côtes. Tous ces hannetons <strong>de</strong> Vendéens et <strong>de</strong> <strong>Chouans</strong>sont en l'air, et ceux qui sont <strong>de</strong>rrière ces marionnettes-là ont bien su prendre lemoment où nous suc<strong>com</strong>bons.- Comment! dit Merle.-. Nos armées sont battues sur tous les points, reprit Hulot en étouffant sa voix <strong>de</strong>plus en plus. <strong>Les</strong> <strong>Chouans</strong> ont déjà intercepté <strong>de</strong>ux fois les courriers, et je n'ai reçumes dépêches et les <strong>de</strong>rniers décrets qu'au moyen d'un exprès envoyé par Bernadotteau moment où il quittait le Ministère. Des amis m'ont heureusement écritconfi<strong>de</strong>ntiellement sur cette débâcle. Fouché a découvert que le tyran Louis XVIII aété averti par <strong>de</strong>s traîtres <strong>de</strong> Paris d'envoyer un chef à ses canards <strong>de</strong> l'intérieur. On10


pense que Barras trahit la République. Bref, Pitt et les princes ont envoyé, ici, un ci<strong>de</strong>vant,homme vigoureux, plein <strong>de</strong> talent, qui voudrait, en réunissant les efforts <strong>de</strong>sVendéens à ceux <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong>, abattre le bonnet <strong>de</strong> la République. Ce camara<strong>de</strong>-là adébarqué dans le Morbihan, je l'ai su le premier, je l'ai appris aux malins <strong>de</strong> Paris, leGars est le nom qu'il s'est donné. Tous ces animaux-là, dit-il en montrant Marche-àterre,chaussent <strong>de</strong>s noms qui donneraient la colique à un honnête patriote s'il lesportait. Or, notre homme est dans ce district. L'arrivée <strong>de</strong> ce Chouan-là, et il indiqua<strong>de</strong> nouveau Marche-à-terre, m'annonce qu'il est sur notre dos. Mais on n'apprend pasà un vieux singe à faire la grimace, et vous allez m'ai<strong>de</strong>r à ramener mes linottes à lacage et pus vite que ça! Je serais un joli coco si je me laissais engluer <strong>com</strong>me unecorneille par ce ci-<strong>de</strong>vant qui arrive <strong>de</strong> Londres sous prétexte d'avoir à épousseter noschapeaux!En apprenant ces circonstances secrètes et critiques, les <strong>de</strong>ux officiers, sachant queleur <strong>com</strong>mandant ne s'alarmait jamais en vain, prirent alors cette contenance gravequ'ont les militaires au fort du danger, lorsqu'ils sont fortement trempés et habitués àvoir un peu loin dans les affaires humaines. Gérard que son gra<strong>de</strong>, supprimé <strong>de</strong>puis,rapprochait <strong>de</strong> son chef, voulut répondre, et <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r toutes les nouvelles politiquesdont une partie était évi<strong>de</strong>mment passée sous silence; mais un signe <strong>de</strong> Hulot luiimposa silence; et tous les trois ils se mirent à regar<strong>de</strong>r Marche-à-terre. Ce Chouan nedonna pas la moindre marque d'émotion en se voyant sous la surveillance <strong>de</strong> ceshommes aussi redoutables par leur intelligence que par leur force corporelle. Lacuriosité <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux officiers, pour lesquels cette sorte <strong>de</strong> guerre était nouvelle, futvivement excitée par le <strong>com</strong>mencement d'une affaire qui offrait un intérêt presqueromanesque; aussi voulurent-ils en plaisanter; mais, au premier mot qui leur échappa,Hulot les regarda gravement et leur dit: - Tonnerre <strong>de</strong> Dieu! n'allons pas fumer sur letonneau <strong>de</strong> poudre, citoyens. C'est s'amuser à porter <strong>de</strong> l'eau dans un panier qued'avoir du courage hors <strong>de</strong> propos.- Gérard, dit-il ensuite en se penchant à l'oreille <strong>de</strong> son adjudant, approchez-vousinsensiblement <strong>de</strong> ce brigand; et au moindre mouvement suspect, soyez prêt à luipasser votre épée au travers du corps. Quant à moi, je vais prendre <strong>de</strong>s mesures poursoutenir la conversation, si nos inconnus veulent bien l'entamer.Gérard inclina légèrement la tête en signe d'obéissance, puis il se mit à contempler lespoints <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> cette vallée avec laquelle on a pu se familiariser; il parut vouloir lesexaminer plus attentivement et marcha pour ainsi dire sur lui-mêrne et sansaffectation; mais on pense bien que le paysage était la <strong>de</strong>rnière chose qu'il observa.De son côté, Marche-à-terre laissa <strong>com</strong>plètement ignorer si la manoeuvre <strong>de</strong> l'officierle mettait en péril; à la manière dont il jouait avec le bout <strong>de</strong> son fouet, on eût dit qu'ilpêchait à la ligne dans le fossé.Pendant que Gérard essayait ainsi <strong>de</strong> prendre position <strong>de</strong>vant le Chouan, le<strong>com</strong>mandant dit tout bas à Merle: - Donnez dix hommes d'élite à un sergent et allezles poster vous-même au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> nous, à l'endroit du sommet <strong>de</strong> cette côte où lechemin s'élargit en formant un plateau, et d'où vous apercevrez un bon ruban <strong>de</strong>queue <strong>de</strong> la route d'Ernée. Choisissez une place où le chemin ne soit pas flanqué <strong>de</strong>bois et d'où le sergent puisse surveiller la campagne. Appelez La-clef-<strong>de</strong>s-coeurs, il estintelligent. I1 n'y a point <strong>de</strong> quoi rire, je ne donnerai pas un décime <strong>de</strong> notre peau, sinous ne prenons pas notre bisque.Pendant que le capitaine Merle exécutait cet ordre avec une promptitu<strong>de</strong> dontl'importance fut <strong>com</strong>prise, le <strong>com</strong>mandant agita la main droite pour réclamer unprofond silence <strong>de</strong>s soldats qui l'entouraient et causaient en jouant. Il ordonna, par un11


autre geste, <strong>de</strong> reprendre les armes. Lorsque le calme fut établi, il porta les yeux d'uncôté <strong>de</strong> la route à l'autre, écoutant avec une attention inquiète, <strong>com</strong>me s'il espéraitsurprendre quelque bruit étouffé, quelques sons d'armes ou <strong>de</strong>s pas précurseurs <strong>de</strong> lalutte attendue. Son oeil noir et perçant semblait son<strong>de</strong>r les bois à <strong>de</strong>s profon<strong>de</strong>ursextraordinaires; mais ne recueillant aucun indice, il consulta le sable <strong>de</strong> la route, à lamanière <strong>de</strong>s Sauvages, pour tâcher <strong>de</strong> découvrir quelques traces <strong>de</strong> ces invisiblesennemis dont l'audace lui était connue. Désespéré <strong>de</strong> ne rien apercevoir qui justifiâtses craintes, il s'avança vers les côtés <strong>de</strong> la route, en gravit les légères collines avecpeine, puis il en parcourut lentement les sommets. Tout à coup, il sentit <strong>com</strong>bien sonexpérience était utile au salut <strong>de</strong> sa troupe, et <strong>de</strong>scendit. Son visage <strong>de</strong>vint plussombre; car, dans ces temps-là, les chefs regrettaient toujours <strong>de</strong> ne pas gar<strong>de</strong>r poureux seuls la tâche la plus périlleuse. <strong>Les</strong> autres officiers et les soldats, ayant remarquéla préoccupation d'un chef dont le caractère leur plaisait et dont la valeur était connue,pensèrent alors que son extrême attention annonçait un danger; mais incapables d'ensoupçonner la gravité, s'ils restèrent immobiles et retinrent presque leur respiration,ce fut par instinct. Semblables à ces chiens qui cherchent à <strong>de</strong>viner les intentions <strong>de</strong>l'habile chasseur dont l'ordre est in<strong>com</strong>préhensible, mais qui lui obéissentponctuellement, ces soldats regardèrent alternativement la vallée du Couësnon, lesbois <strong>de</strong> la route et la figure sévère <strong>de</strong> leur <strong>com</strong>mandant, en tâchant d'y lire leur sort.Ils se consultaient <strong>de</strong>s yeux, et plus d'un sourire se répétait <strong>de</strong> bouche en bouche.Quand Hulot fit la grimace, Beau-pied, jeune sergent qui passait pour le bel esprit <strong>de</strong>la <strong>com</strong>pagnie, dit à voix basse: - Où diable nous sommes-nous donc fourrés pour quece vieux troupier <strong>de</strong> Hulot nous fasse une mine si marécageuse, il a l'air d'un conseil<strong>de</strong> guerre.Hulot ayant jeté sur Beau-pied un regard sévère, le silence exigé sous les armes régnatout à coup.Au milieu <strong>de</strong> ce silence solennel, les pas tardifs <strong>de</strong>s conscrits, sous les pieds <strong>de</strong>squelsle sable criait sour<strong>de</strong>ment, rendaient un son régulier qui ajoutait une vague émotion àcette anxiété générale. Ce sentiment indéfinissable sera <strong>com</strong>pris seulement <strong>de</strong> ceuxqui, en proie à une attente cruelle, ont senti dans le silence <strong>de</strong>s nuits les largesbattements <strong>de</strong> leur coeur, redoublés par quelque bruit dont le retour monotonesemblait leur verser la terreur, goutte à goutte. En se replaçant au milieu <strong>de</strong> la route,le <strong>com</strong>mandant <strong>com</strong>mençait à se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r: - Me trompé-je? Il regardait déjà avecune colère concentrée, qui lui sortait en éclairs par les yeux, le tranquille et stupi<strong>de</strong>Marche-à-terre; mais l'ironie sauvage qu'il sut démêler dans le regard terne duChouan lui persuada <strong>de</strong> ne pas discontinuer <strong>de</strong> prendre ses mesures salutaires. En cemoment, après avoir ac<strong>com</strong>pli les ordres <strong>de</strong> Hulot, le capitaine Merle revint auprès <strong>de</strong>lui. <strong>Les</strong> muets acteurs <strong>de</strong> cette scène, semblable à mille autres qui rendirent cetteguerre la plus dramatique <strong>de</strong> toutes, attendirent alors avec impatience <strong>de</strong> nouvellesimpressions, curieux <strong>de</strong> voir s'illuminer par d'autres manoeuvres les points obscurs <strong>de</strong>leur situation militaire.- Nous avons bien fait, capitaine, dit le <strong>com</strong>mandant, <strong>de</strong> mettre à la queue dudétachement le petit nombre <strong>de</strong> patriotes que nous <strong>com</strong>ptons parmi cesréquisitionnaires. Prenez encore une douzaine <strong>de</strong> bons lurons, à la tête <strong>de</strong>squels vousmettrez le sous-lieutenant Lebrun et vous les conduirez rapi<strong>de</strong>ment à la queue dudétachement; ils appuieront les patriotes qui s'y trouvent, et feront avancer, etvivement, toute la troupe <strong>de</strong> ces oiseaux-là, afin <strong>de</strong> la ramasser en <strong>de</strong>ux temps vers lahauteur occupée par les camara<strong>de</strong>s. Je vous attends.12


Le capitaine disparut au milieu <strong>de</strong> la troupe. Le <strong>com</strong>mandant regarda tour à tourquatre hommes intrépi<strong>de</strong>s dont l'adresse et l'agilité lui étaient connues, il les appelasilencieusement en les désignant du doigt et leur faisant ce signe amical qui consiste àramener l'in<strong>de</strong>x vers le nez, par un mouvement rapi<strong>de</strong> et répété; ils vinrent.- Vous avez servi avec moi sous Hoche, leur dit-il, quand nous avons mis à la raisonces brigands qui s'appellent les Chasseurs du Roi; vous savez <strong>com</strong>ment ils secachaient pour canar<strong>de</strong>r les Bleus.À cet éloge <strong>de</strong> leur savoir-faire, les quatre soldats hochèrent la tête en faisant unemoue significative. Ils montraient <strong>de</strong> ces figures héroïquement martiales dontl'insouciante résignation annonçait que, <strong>de</strong>puis la lutte <strong>com</strong>mencée entre la France etl'Europe, leurs idées n'avaient pas dépassé leur giberne en arrière et leur baïonnetteen avant. <strong>Les</strong> lèvres ramassées <strong>com</strong>me une bourse dont on serre les cordons, ilsregardaient leur <strong>com</strong>mandant d'un air attentif et curieux.- Eh! bien, reprit Hulot, qui possédait éminemment l'art <strong>de</strong> parler la langue pittoresquedu soldat, il ne faut pas que <strong>de</strong> bons lapins <strong>com</strong>me nous se laissent embêter par <strong>de</strong>s<strong>Chouans</strong>, et il y en a ici, ou je ne me nomme pas Hulot. Vous allez, à vous quatre,battre les <strong>de</strong>ux côtés <strong>de</strong> cette route. Le détachement va filer le câble. Ainsi, suivezferme, tâchez <strong>de</strong> ne pas <strong>de</strong>scendre la gar<strong>de</strong>, et éclairez-moi cela vivement!Puis il leur montra les dangereux sommets du chemin. Tous, en guise <strong>de</strong>remerciement, portèrent le revers <strong>de</strong> la main <strong>de</strong>vant leurs vieux chapeaux à troiscornes dont le haut bord, battu par la pluie et affaibli par l'âge, se courbait sur laforme. L'un d'eux, nommé Larose, caporal connu <strong>de</strong> Hulot, lui dit en faisant sonnerson fusil: - On va leur siffler un air <strong>de</strong> clarinette, mon <strong>com</strong>mandant.Ils partirent les uns à droite, les autres à gauche. Ce ne fut pas sans une émotionsecrète que la <strong>com</strong>pagnie les vit disparaître <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux côtés <strong>de</strong> la route. Cette anxiétéfut partagée par le <strong>com</strong>mandant, qui croyait les envoyer à une mort certaine. Il eutmême un frisson involontaire lorsqu'il ne vit plus la pointe <strong>de</strong> leurs chapeaux. Officierset soldats écoutèrent le bruit graduellement affaibli <strong>de</strong>s pas dans les feuilles sèches,avec un sentiment d'autant plus aigu qu'il était caché plus profondément. Il serencontre à la guerre <strong>de</strong>s scènes où quatre hommes risqués causent plus d'effroi queles milliers <strong>de</strong> morts étendus à Jemmapes. Ces physionomies militaires ont <strong>de</strong>sexpressions si multipliées, si fugitives, que leurs peintres sont obligés d'en appeler auxsouvenirs <strong>de</strong>s soldats, et <strong>de</strong> laisser les esprits pacifiques étudier ces figures sidramatiques, car ces orages si riches en détails ne pourraient être <strong>com</strong>plètementdécrits sans d'interminables longueurs.Au moment où les baïonnettes <strong>de</strong>s quatre soldats ne brillèrent plus, le capitaine Merlerevenait, après avoir ac<strong>com</strong>pli les ordres du <strong>com</strong>mandant avec la rapidité <strong>de</strong> l'éclair.Hulot, par <strong>de</strong>ux ou trois <strong>com</strong>man<strong>de</strong>ments, mit alors le reste <strong>de</strong> sa troupe en batailleau milieu du chemin; puis il ordonna <strong>de</strong> regagner le sommet <strong>de</strong> la Pèlerine oùstationnait sa petite avant-gar<strong>de</strong>; mais il marcha le <strong>de</strong>rnier et à reculons, afind'observer les plus légers changements qui surviendraient sur tous les points <strong>de</strong> cettescène que la nature avait faite si ravissante, et que l'homme rendait si terrible. Ilatteignit l'endroit où Gérard gardait Marche-à-terre, lorsque ce <strong>de</strong>rnier, qui avait suivi,d'un oeil indifférent en apparence, toutes les manoeuvres du <strong>com</strong>mandant, mais quiregardait alors avec une incroyable intelligence les <strong>de</strong>ux soldats engagés dans les boissitués sur la droite <strong>de</strong> la route, se mit à siffler trois ou quatre fois <strong>de</strong> manière àproduire le cri clair et perçant <strong>de</strong> la chouette. <strong>Les</strong> trois célèbres contrebandiers dontles noms ont déjà été cités employaient ainsi, pendant la nuit, certaines intonations <strong>de</strong>13


ce cri pour s'avertir <strong>de</strong>s embusca<strong>de</strong>s, <strong>de</strong> leurs dangers et <strong>de</strong> tout ce qui les intéressait.De là leur était venu le surnom <strong>de</strong> Chuin, qui signifie chouette ou hibou dans le patois<strong>de</strong> ce pays. Ce mot corrompu servit à nommer ceux qui dans la première guerreimitèrent les allures et les signaux <strong>de</strong> ces trois frères. En entendant ce sifflementsuspect, le <strong>com</strong>mandant s'arrêta pour regar<strong>de</strong>r fixement Marche-à-terre. Il feignitd'être la dupe <strong>de</strong> la niaise attitu<strong>de</strong> du Chouan, afin <strong>de</strong> le gar<strong>de</strong>r près <strong>de</strong> lui <strong>com</strong>me unbaromètre qui lui indiquât les mouvements <strong>de</strong> l'ennemi. Aussi arrêta-t-il la main <strong>de</strong>Gérard qui s'apprêtait à dépêcher le Chouan. Puis il plaça <strong>de</strong>ux soldats à quelques pas<strong>de</strong> l'espion, et leur ordonna, à haute et intelligible voix, <strong>de</strong> se tenir prêts à le fusillerau moindre signe qui lui échapperait. Malgré son imminent danger, Marche-à-terre nelaissa paraître aucune émotion et le <strong>com</strong>mandant, qui l'étudiait, s'aperçut <strong>de</strong> cetteinsensibilité. - Le serin n'en sait pas long, dit-il à Gérard. Ah! Ah! il n'est pas facile <strong>de</strong>lire sur la figure d'un Chouan; mais celui-ci s'est trahi par le désir <strong>de</strong> montrer sonintrépidité. Vois-tu, Gérard, s'il avait joué la terreur, j'allais le prendre pour unimbécile. Lui et moi nous aurions fait la paire. J'étais au bout <strong>de</strong> ma gamme. Oh! nousallons être attaqués! Mais qu'ils viennent, maintenant je suis prêt.Après avoir prononcé ces paroles à voix basse et d'un air <strong>de</strong> triomphe, le vieuxmilitaire se frotta les mains, regarda Marche-à-terre d'un air goguenard; puis il secroisa les bras sur la poitrine, resta au milieu du chemin entre ses <strong>de</strong>ux officiersfavoris, et attendit le résultat <strong>de</strong> ses dispositions. Sûr du <strong>com</strong>bat, il contempla sessoldats d'un air calme.- Oh! il va y avoir du foutreau, dit Beau-pied à voix basse, le <strong>com</strong>mandant s'est frottéles mains.La situation critique dans laquelle se trouvaient placés le <strong>com</strong>mandant Hulot et sondétachement, est une <strong>de</strong> celles où la vie est si réellement mise au jeu que les hommesd'énergie tiennent à honneur <strong>de</strong> s'y montrer pleins <strong>de</strong> sang-froid et libres d'esprit. Làse jugent les hommes en <strong>de</strong>rnier ressort. Aussi le <strong>com</strong>mandant, plus instruit dudanger que ses <strong>de</strong>ux officiers, mit-il <strong>de</strong> l'amour-propre à paraître le plus tranquille. <strong>Les</strong>yeux tour à tour fixés sur Marche-à-terre, sur le chemin et sur les bois, il n'attendaitpas sans angoisse le bruit <strong>de</strong> la décharge générale <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong> qu'il croyait cachés,<strong>com</strong>me <strong>de</strong>s lutins autour <strong>de</strong> lui; mais sa figure restait impassible. Au moment où tousles yeux <strong>de</strong>s soldats étaient attachés sur les siens, il plissa légèrement ses jouesbrunes marquées <strong>de</strong> petite-vérole, retroussa fortement sa lèvre droite, cligna <strong>de</strong>syeux, grimace toujours prise pour un sourire par ses soldats; puis, il frappa Gérard surl'épaule en lui disant: - Maintenant nous voilà calmes, que vouliez-vous me dire tout àl'heure?- Dans quelle crise nouvelle sommes-nous donc, mon <strong>com</strong>mandant?- La chose n'est pas neuve, reprit-il à voix basse. L'Europe est toute contre nous, etcette fois elle a beau jeu. Pendant que les Directeurs se battent entre eux <strong>com</strong>me <strong>de</strong>schevaux sans avoine dans une écurie, et que tout tombe par lambeaux dans leurgouvernement, ils laissent les armées sans secours. Nous sommes abîmés en Italie!Oui, mes amis, nous avons évacué Mantoue à la suite <strong>de</strong>s désastres <strong>de</strong> la Trébia, etJoubert vient <strong>de</strong> perdre la bataille <strong>de</strong> Novi. J'espère que Masséna gar<strong>de</strong>ra les défilés <strong>de</strong>la Suisse envahie par Suwarow. Nous sommes enfoncés sur le Rhin. Le Directoire y aenvoyé Moreau. Ce lapin défendra-t-il les frontières?... je le veux bien, mais lacoalition finira par nous écraser, et malheureusement le seul général qui puisse noussauver est au diable, là-bas, en Egypte! Comment reviendrait-il, au surplus?l'Angleterre est maîtresse <strong>de</strong> la mer.14


- L'absence <strong>de</strong> Bonaparte ne m'inquiète pas, <strong>com</strong>mandant, répondit le jeune adjudantGérard chez qui une éducation soignée avait développé un esprit supérieur. Notrerévolution s'arrêterait donc? Ah! nous ne sommes pas seulement chargés <strong>de</strong> défendrele territoire <strong>de</strong> la France, nous avons une double mission. Ne <strong>de</strong>vons-nous pas aussiconserver l'âme du pays, ces principes généreux <strong>de</strong> liberté, d'indépendance, cetteraison humaine, réveillée par nos Assemblées, et qui gagnera, j'espère, <strong>de</strong> proche enproche? La France est <strong>com</strong>me un voyageur chargé <strong>de</strong> porter une lumière, elle la gar<strong>de</strong>d'une main et se défend <strong>de</strong> l'autre; si vos nouvelles sont vraies, jamais, <strong>de</strong>puis dixans, nous n'aurions été entourés <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> gens qui cherchent à la souffler. Doctrineset pays, tout est près <strong>de</strong> périr.- Hélas oui! dit en soupirant le <strong>com</strong>mandant Hulot. Ces polichinelles <strong>de</strong> Directeurs ontsu se brouiller avec tous les hommes qui pouvaient bien mener la barque. Bernadotte,Carnot, tout, jusqu'au citoyen Talleyrand, nous a quittés. Bref, il ne reste plus qu'unseul bon patriote, l'ami Fouché qui tient tout par la police; voilà un homme! Aussi estcelui qui m'a fait prévenir à temps <strong>de</strong> cette insurrection. Encore nous voilà pris, j'ensuis sûr, dans quelque traquenard.-Oh! si l'armée ne se mêle pas un peu <strong>de</strong> notre gouvernement, dit Gérard, les avocatsnous remettront plus mal que nous ne l'étions avant la Révolution. Est-ce que ceschafouins-là s'enten<strong>de</strong>nt à <strong>com</strong>man<strong>de</strong>r!-J'ai toujours peur, reprit Hulot, d'apprendre qu'ils traitent avec les Bourbons.Tonnerre <strong>de</strong> Dieu! s'ils s'entendaient, dans quelle passe nous serions ici, nous autres?- Non, non, <strong>com</strong>mandant, nous n'en viendrons pas là, dit Gérard. L'armée, <strong>com</strong>mevous le dites, élèvera la voix, et, pourvu qu'elle ne prenne pas ses expressions dans levocabulaire <strong>de</strong> Pichegru, j'espère que nous ne nous serons pas hachés pendant dix anspour, après tout, faire pousser du lin et le voir filer à d'autres.- Oh! oui, s'écria le <strong>com</strong>mandant, il nous a en furieusement coûté pour changer <strong>de</strong>costume.- Eh! bien, dit le capitaine Merle, agissons toujours ici en bons patriotes, et tâchonsd'empêcher nos <strong>Chouans</strong> <strong>de</strong> <strong>com</strong>muniquer avec la Vendée; car s'ils s'enten<strong>de</strong>nt et quel'Angleterre s'en mêle, cette fois je ne répondrais pas du bonnet <strong>de</strong> la République, uneet indivisible.Là, le cri <strong>de</strong> la chouette, qui se fit entendre à une distance assez éloignée, interrompitla conversation. Le <strong>com</strong>mandant, plus inquiet, examina <strong>de</strong>rechef Marche-à-terre, dontla figure impassible ne donnait, pour ainsi dire, pas signe <strong>de</strong> vie. <strong>Les</strong> conscrits,rassemblés par un officier, étaient réunis <strong>com</strong>me un troupeau <strong>de</strong> bétail au milieu <strong>de</strong> laroute, à trente pas environ <strong>de</strong> la <strong>com</strong>pagnie en bataille. Puis <strong>de</strong>rrière eux, à dix pas,se trouvaient les soldats et les patriotes <strong>com</strong>mandés par le lieutenant Lebrun. Le<strong>com</strong>mandant jeta les yeux sur cet ordre <strong>de</strong> bataille et regarda une <strong>de</strong>rnière fois lepiquet d'hommes postés en avant sur la route. Content <strong>de</strong> ses dispositions, il seretournait pour ordonner <strong>de</strong> se mettre en marche, lorsqu'il aperçut les cocar<strong>de</strong>stricolores <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux soldats qui revenaient après avoir fouillé les bois situés sur lagauche. Le <strong>com</strong>mandant, ne voyant point reparaître les <strong>de</strong>ux éclaireurs <strong>de</strong> droite,voulut attendre leur retour.- Peut-être, est-ce <strong>de</strong> là que la bombe va partir, dit-il à ses <strong>de</strong>ux officiers en leurmontrant le bois où ses <strong>de</strong>ux enfants perdus étaient <strong>com</strong>me ensevelis.15


Pendant que les <strong>de</strong>ux tirailleurs lui faisaient une espèce <strong>de</strong> rapport, Hulot cessa <strong>de</strong>regar<strong>de</strong>r Marche-à-terre. Le Chouan se mit alors à siffler vivement, <strong>de</strong> manière à faireretentir son cri à une distance prodigieuse; puis, avant qu'aucun <strong>de</strong> ses surveillants nel'eût même couché en joue, il leur avait appliqué un coup <strong>de</strong> fouet qui les renversa surla berme. Aussitôt, <strong>de</strong>s cris ou plutôt <strong>de</strong>s hurlements sauvages surprirent lesRépublicains. Une décharge terrible, partie du bois qui surmontait le talus où leChouan s'était assis, abattit sept ou huit soldats. Marche-à-terre, sur lequel cinq ou sixhommes tirèrent sans l'atteindre, disparut dans le bois après avoir grimpé le talusavec la rapidité d'un chat sauvage; ses sabots roulèrent dans le fossé, et il fut aisé <strong>de</strong>lui voir alors aux pieds les gros souliers ferrés que portaient habituellement lesChasseurs du Roi. Aux premiers cris jetés par les <strong>Chouans</strong>, tous les conscrits sautèrentdans le bois à droite, semblables à ces troupes d'oiseaux qui s'envolent à l'approched'un voyageur.- Feu sur ces mâtins-là! cria le <strong>com</strong>mandant. La <strong>com</strong>pagnie tira sur eux, mais lesconscrits avaient su se mettre tous à l'abri <strong>de</strong> cette fusilla<strong>de</strong> en s'adossant à <strong>de</strong>sarbres; et, avant que les armes eussent été rechargées, ils avaient disparu.- Décrétez donc <strong>de</strong>s légions départementales! hein? dit Hulot à Gérard. Il faut êtrebête <strong>com</strong>me un Directoire pour vouloir <strong>com</strong>pter sur la réquisition <strong>de</strong> ce pays-ci. <strong>Les</strong>Assemblées feraient mieux <strong>de</strong> ne pas nous voter tant d'habits, d'argent, <strong>de</strong> munitions,et <strong>de</strong> nous en donner.- Voilà <strong>de</strong>s crapauds qui aiment mieux leurs galettes que le pain <strong>de</strong> munition, ditBeau-pied, le malin <strong>de</strong> la <strong>com</strong>pagnie.À ces mots, <strong>de</strong>s huées et <strong>de</strong>s éclats <strong>de</strong> rire partis du sein <strong>de</strong> la troupe républicainehonnirent les déserteurs, mais le silence se rétablit tout à coup. <strong>Les</strong> soldats virent<strong>de</strong>scendre péniblement du talus les <strong>de</strong>ux chasseurs que le <strong>com</strong>mandant avait envoyésbattre les bois <strong>de</strong> la droite. Le moins blessé <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux soutenait son camara<strong>de</strong>, quiabreuvait le terrain <strong>de</strong> son sang. <strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux pauvres soldats étaient parvenus à moitié<strong>de</strong> la pente lorsque Marche-à-terre montra sa face hi<strong>de</strong>use, il ajusta si bien les <strong>de</strong>uxBleus qu'il les acheva d'un seul coup, et ils roulèrent pesamment dans le fossé. Àpeine avait-on vu sa grosse tête que trente canons <strong>de</strong> fusils se levèrent; maissemblable à une figure fantasmagorique, il avait disparu <strong>de</strong>rrière les fatales touffes <strong>de</strong>genêts. Ces événements, qui exigent tant <strong>de</strong> mots, se passèrent en un moment; puis,en un moment aussi, les patriotes et les soldats <strong>de</strong> l'arrière-gar<strong>de</strong> rejoignirent le reste<strong>de</strong> l'escorte.- En avant! s'écria Hulot.La <strong>com</strong>pagnie se porta rapi<strong>de</strong>ment à l'endroit élevé et découvert où le piquet avait étéplacé. Là le <strong>com</strong>mandant mit la <strong>com</strong>pagnie en bataille; mais il n'aperçut aucunedémonstration hostile <strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong>, et crut que la délivrance <strong>de</strong>s conscritsétait le seul but <strong>de</strong> cette embusca<strong>de</strong>.- Leurs cris, dit-il à ses <strong>de</strong>ux amis, m'annoncent qu'ils ne sont pas nombreux.Marchons au pas accéléré, nous atteindrons peut-être Ernée sans les avoir sur le dos.Ces mots furent entendus d'un conscrit patriote qui sortit <strong>de</strong>s rangs et se présenta<strong>de</strong>vant Hulot.- Mon général, dit-il, j'ai déjà fait cette guerre-là en contre-chouan. Peut-on voustoucher <strong>de</strong>ux mots?16


- C'est un avocat, cela se croit toujours à l'audience, dit le <strong>com</strong>mandant à l'oreille <strong>de</strong>Merle. - Allons, plai<strong>de</strong>, répondit-il au jeune Fougerais.- Mon <strong>com</strong>mandant, les <strong>Chouans</strong> ont sans doute apporté <strong>de</strong>s armes aux hommes aveclesquels ils viennent <strong>de</strong> se recruter. Or, si nous levons la semelle <strong>de</strong>vant eux, ils irontnous attendre à chaque coin <strong>de</strong> bois, et nous tueront jusqu'au <strong>de</strong>rnier avant que nousarrivions à Ernée. Il faut plai<strong>de</strong>r, <strong>com</strong>me tu le dis, mais avec <strong>de</strong>s cartouches. Pendantl'escarmouche, qui durera encore plus <strong>de</strong> temps que tu ne le crois, l'un <strong>de</strong> mescamara<strong>de</strong>s ira chercher la gar<strong>de</strong> nationale et les <strong>com</strong>pagnies franches <strong>de</strong> Fougères.Quoique nous ne soyons que <strong>de</strong>s conscrits, tu verras alors si nous sommes <strong>de</strong> la race<strong>de</strong>s corbeaux.- Tu crois donc les <strong>Chouans</strong> bien nombreux?- Juges-en toi-même, citoyen <strong>com</strong>mandant!Il amena Hulot à un endroit du plateau où le sable avait été remué <strong>com</strong>me avec unrâteau; puis, après le lui avoir fait remarquer, il le conduisit assez avant dans unsentier où ils virent les vestiges du passage d'un grand nombre d'hommes. <strong>Les</strong> feuillesy étaient empreintes dans la terre battue.- Ceux-là sont les Gars <strong>de</strong> Vitré, dit le Fougerais, ils sont allés se joindre aux Bas-Normands.- Comment te nommes-tu, citoyen? <strong>de</strong>manda Hulot.- Gudin, mon <strong>com</strong>mandant.- Eh! bien, Gudin, je te fais caporal <strong>de</strong> tes bourgeois. Tu m'as l'air d'un homme soli<strong>de</strong>.Je te charge <strong>de</strong> choisir celui <strong>de</strong> tes camara<strong>de</strong>s qu'il faut envoyer à Fougères. Tu tetiendras à côté <strong>de</strong> moi. D'abord, va avec tes réquisitionnaires prendre les fusils, lesgibernes et les habits <strong>de</strong> nos pauvres camara<strong>de</strong>s que ces brigands viennent <strong>de</strong>coucher dans le chemin. Vous ne resterez pas ici à manger <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> fusil sans enrendre.<strong>Les</strong> intrépi<strong>de</strong>s Fougerais allèrent chercher la dépouille <strong>de</strong>s morts, et la <strong>com</strong>pagnieentière les protégea par un feu bien nourri dirigé sur le bois <strong>de</strong> manière qu'ilsréussirent à dépouiller les morts sans perdre un seul homme.- Ces Bretons-là, dit Hulot à Gérard, feront <strong>de</strong> fameux fantassins, si jamais la gamelleleur va.L'émissaire <strong>de</strong> Gudin partit en courant par un sentier détourné dans les bois <strong>de</strong>gauche. <strong>Les</strong> soldats, occupés à visiter leurs armes, s'apprêtèrent au <strong>com</strong>bat, le<strong>com</strong>mandant les passa en revue, leur sourit, alla se planter à quelques pas en avantavec ses <strong>de</strong>ux officiers favoris, et attendit <strong>de</strong> pied ferme l'attaque <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong>. <strong>Les</strong>ilence régna <strong>de</strong> nouveau pendant un instant, mais il ne fut pas <strong>de</strong> longue durée. Troiscents <strong>Chouans</strong>, dont les costumes étaient i<strong>de</strong>ntiques avec ceux <strong>de</strong>s réquisitionnaires,débouchèrent par les bois <strong>de</strong> la droite et vinrent sans ordre, en poussant <strong>de</strong> véritableshurlements, occuper toute la route <strong>de</strong>vant le faible bataillon <strong>de</strong>s Bleus. Le<strong>com</strong>mandant rangea ses soldats en <strong>de</strong>ux parties égales qui présentaient chacune unfront <strong>de</strong> dix hommes. Il plaça au milieu <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux troupes ses douzeréquisitionnaires équipés en toute hâte, et se mit à leur tête. Cette petite armée était17


protégée par <strong>de</strong>ux ailes <strong>de</strong> vingt-cinq hommes chacune, qui manoeuvrèrent sur les<strong>de</strong>ux côtés du chemin sous les ordres <strong>de</strong> Gérard et <strong>de</strong> Merle. Ces <strong>de</strong>ux officiers<strong>de</strong>vaient prendre à propos les <strong>Chouans</strong> en flanc et les empêcher <strong>de</strong> s'égailler. Ce motdu patois <strong>de</strong> ces contrées exprime l'action <strong>de</strong> se répandre dans la campagne, oùchaque paysan allait se poster <strong>de</strong> manière à tirer les Bleus sans danger; les troupesrépublicaines ne savaient plus alors où prendre leurs ennemis.Chapitre IICes dispositions, ordonnées par le <strong>com</strong>mandant avec la rapidité voulue en cettecirconstance, <strong>com</strong>muniquèrent sa confiance aux soldats, et tous marchèrent en silencesur les <strong>Chouans</strong>. Au bout <strong>de</strong> quelques minutes exigées par la marche <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux corpsl'un vers l'autre, il se fit une décharge à bout portant qui répandit la mort dans les<strong>de</strong>ux troupes. En ce moment, les <strong>de</strong>ux ailes républicaines auxquelles les <strong>Chouans</strong>n'avaient pu rien opposer, arrivèrent sur leurs flancs, et par une fusilla<strong>de</strong> vive etserrée, semèrent la mort et le désordre au milieu <strong>de</strong> leurs ennemis. Cette manoeuvrerétablit presque l'équilibre numérique entre les <strong>de</strong>ux partis. Mais le caractère <strong>de</strong>s<strong>Chouans</strong> <strong>com</strong>portait une intrépidité et une constance à toute épreuve; ils ne bougèrentpas, leur perte ne les ébranla point, ils se serrèrent et tâchèrent d'envelopper la petitetroupe noire et bien alignée <strong>de</strong>s Bleus, qui tenait si peu d'espace qu'elle ressemblait àune reine d'abeilles au milieu d'un essaim. Il s'engagea donc un <strong>de</strong> ces <strong>com</strong>batshorribles où le bruit <strong>de</strong> la mousqueterie, rarement entendu, est remplacé par lecliquetis <strong>de</strong> ces luttes à armes blanches pendant lesquelles on se bat corps à corps, etoù, à courage égal, le nombre déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> la victoire. <strong>Les</strong> <strong>Chouans</strong> l'auraient emporté <strong>de</strong>prime abord si les <strong>de</strong>ux ailes, <strong>com</strong>mandées par Merle et Gérard, n'avaient réussi àopérer <strong>de</strong>ux ou trois décharges qui prirent en écharpe la queue <strong>de</strong> leurs ennemis. <strong>Les</strong>Bleus <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux ailes auraient dû rester dans leurs positions et continuer ainsid'ajuster avec adresse leurs terribles adversaires; mais, animés par la vue <strong>de</strong>sdangers que courait cet héroïque bataillon <strong>de</strong> soldats alors <strong>com</strong>plétement entouré parles Chasseurs du Roi, ils se jetèrent sur la route <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s furieux la baïonnette enavant, et rendirent la partie plus égale pour quelques instants. <strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux troupes selivrèrent alors à un acharnement aiguisé par toute la fureur et la cruauté <strong>de</strong> l'esprit <strong>de</strong>parti qui firent <strong>de</strong> cette guerre une exception. Chacun attentif à son danger, <strong>de</strong>vintsilencieux. La scène fut sombre et froi<strong>de</strong> <strong>com</strong>me la mort. Au milieu <strong>de</strong> ce silence, onn'entendait, à travers le cliquetis <strong>de</strong>s armes et le grincement du sable sous les pieds,que les exclamations sour<strong>de</strong>s et graves échappées à ceux qui, blessés grièvement oumourants, tombaient à terre. Au sein du parti républicain, les douze réquisitionnairesdéfendaient avec un tel courage le <strong>com</strong>mandant, occupé à donner <strong>de</strong>s avis et <strong>de</strong>sordres multipliés, que plus d'une fois <strong>de</strong>ux ou trois soldats crièrent: - Bravo! lesrecrues.Hulot, impassible et l'oeil a tout, remarqua bientôt parmi les <strong>Chouans</strong> un homme qui,entouré <strong>com</strong>me lui d'une troupe d'élite, <strong>de</strong>vait être le chef. I1 lui parut nécessaire <strong>de</strong>bien connaître cet officier; mais il fit à plusieurs reprises <strong>de</strong> vains efforts pour endistinguer les traits que lui dérobaient toujours les bonnets rouges et les chapeaux àgrands bords. Seulement, il aperçut Marche-à-terre qui, placé à côté <strong>de</strong> son général,répétait les ordres d'une voix rauque, et dont la carabine ne restait jamais inactive. Le<strong>com</strong>mandant s'impatienta <strong>de</strong> cette contrariété renaissante. Il mit l'épée à la main,anima ses réquisitionnaires, chargea sur le centre <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong> avec une telle furiequ'il troua leur masse et put entrevoir le chef, dont malheureusement la figure étaitentièrement cachée par un grand feutre à cocar<strong>de</strong> blanche. Mais l'inconnu, surprisd'une si audacieuse attaque, fit un mouvement rétrogra<strong>de</strong> en relevant son chapeau18


avec brusquerie; alors il fut permis à Hulot <strong>de</strong> prendre à la hâte le signalement <strong>de</strong> cepersonnage. Ce jeune chef, auquel Hulot ne donna pas plus <strong>de</strong> vingt-cinq ans, portaitune veste <strong>de</strong> chasse en drap vert. Sa ceinture blanche contenait <strong>de</strong>s pistolets. Sesgros souliers étaient ferrés <strong>com</strong>me ceux <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong>. Des guêtres <strong>de</strong> chasseurmontant jusqu'aux genoux et s'adaptant à une culotte <strong>de</strong> coutil très-grossier<strong>com</strong>plétaient ce costume qui laissait voir une taille moyenne, mais svelte et bien prise.Furieux <strong>de</strong> voir les Bleus arrivés jusqu'à sa personne, il abaissa son chapeau ets'avança vers eux; mais il fut promptement entouré par Marche-à-terre et parquelques <strong>Chouans</strong> alarmés. Hulot crut apercevoir, à travers les intervalles laissés parles têtes qui se pressaient autour <strong>de</strong> ce jeune homme, un large cordon rouge sur uneveste entr'ouverte. <strong>Les</strong> yeux du <strong>com</strong>mandant, attirés d'abord par cette royaledécoration, alors <strong>com</strong>plétement oubliée, se portèrent soudain sur un visage qu'il perditbientôt <strong>de</strong> vue, forcé par les acci<strong>de</strong>nts du <strong>com</strong>bat <strong>de</strong> veiller à la sûreté et auxévolutions <strong>de</strong> sa petite troupe. Aussi, à peine vit-il <strong>de</strong>s yeux étincelants dont la couleurlui échappa, <strong>de</strong>s cheveux blonds et <strong>de</strong>s traits assez délicats, brunis par le soleil.Cependant il fut frappé <strong>de</strong> l'éclat d'un cou nu dont la blancheur était rehaussée parune cravate noire, lâche et négligemment nouée. L'attitu<strong>de</strong> fougueuse et animée dujeune chef était militaire, à la manière <strong>de</strong> ceux qui veulent dans un <strong>com</strong>bat unecertaine poésie <strong>de</strong> convention. Sa main bien gantée agitait en l'air une épée quiflamboyait au soleil. Sa contenance accusait tout à la fois <strong>de</strong> l'élégance et <strong>de</strong> la force.Son exaltation consciencieuse, relevée encore par les charmes <strong>de</strong> la jeunesse, par <strong>de</strong>smanières distinguées, faisait <strong>de</strong> cet émigré une gracieuse image <strong>de</strong> la noblessefrançaise; il contrastait vivement avec Hulot, qui, à quatre pas <strong>de</strong> lui, offrait à son tourune image vivante <strong>de</strong> cette énergique République pour laquelle ce vieux soldat<strong>com</strong>battait, et dont la figure sévère, l'uniforme bleu à revers rouges usés, lesépaulettes noircies et pendant <strong>de</strong>rrière les épaules, peignaient si bien les besoins et lecaractère.La pose gracieuse et l'expression du jeune homme n'échappèrent pas à Hulot, quis'écria en voulant le joindre: - Allons, danseur d'Opéra, avance donc que je tedémolisse.Le chef royaliste, courroucé <strong>de</strong> son désavantage momentané, s'avança par unmouvement <strong>de</strong> désespoir; mais au moment où ses gens le virent se hasardant ainsi,tous se ruèrent sur les Bleus. Soudain une voix douce et claire domina le bruit du<strong>com</strong>bat: - Ici saint <strong>Les</strong>cure est mort! Ne le vengerez-vous pas?À ces mots magiques, l'effort <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong> <strong>de</strong>vint terrible, et les soldats <strong>de</strong> laRépublique eurent gran<strong>de</strong> peine à se maintenir, sans rompre leur petit ordre <strong>de</strong>bataille.- Si ce n'était pas un jeune homme, se disait Hulot en rétrogradant pied à pied, nousn'aurions pas été attaqués. A-t-on jamais vu les <strong>Chouans</strong> livrant bataille? Mais tantmieux, on ne nous tuera pas <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s chiens le long <strong>de</strong> la route. Puis, élevant lavoix <strong>de</strong> manière à faire retentir les bois: - Allons, vivement, mes lapins! Allons-nousnous laisser embêter par <strong>de</strong>s brigands?Le verbe par lequel nous remplaçons ici l'expression dont se servit le brave<strong>com</strong>mandant, n'en est qu'un faible équivalent; mais les vétérans sauront y substituerle véritable, qui certes est d'un plus haut goût soldatesque.- Gérard, Merle, reprit le <strong>com</strong>mandant, rappelez vos hommes, formez-les en bataillon,reformez-vous en arrière, tirez sur ces chiens-là et finissons-en.19


L'ordre <strong>de</strong> Hulot fut difficilement exécuté; car en entendant la voix <strong>de</strong> son adversaire,le jeune chef s'écria: - Par sainte Anne d'Auray, ne les lâchez pas! égaillez-vous, mesgars.Quand les <strong>de</strong>ux ailes <strong>com</strong>mandées par Merle et Gérard se séparèrent du gros <strong>de</strong> lamêlée, chaque petit bataillon fut alors suivi par <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong> obstinés et biensupérieurs en nombre. Ces vieilles peaux <strong>de</strong> biques entourèrent <strong>de</strong> toutes parts lessoldats <strong>de</strong> Merle et <strong>de</strong> Gérard, en poussant <strong>de</strong> nouveau leurs cris sinistres et pareils à<strong>de</strong>s hurlements.- Taisez-vous donc, messieurs, on ne s'entend pas tuer! s'écria Beau-pied.Cette plaisanterie ranima le courage <strong>de</strong>s Bleus. Au lieu <strong>de</strong> se battre sur un seul point,les Républicains se défendirent sur trois endroits différents du plateau <strong>de</strong> la Pèlerine,et le bruit <strong>de</strong> la fusilla<strong>de</strong> éveilla tous les échos <strong>de</strong> ces vallées naguère si paisibles. Lavictoire aurait pu rester indécise <strong>de</strong>s heures entières, ou la lutte se serait terminéefaute <strong>de</strong> <strong>com</strong>battants. Bleus et <strong>Chouans</strong> déployaient une égale valeur. La furie allaitcroissant <strong>de</strong> part et d'autre, lorsque dans le lointain un tambour résonna faiblement,et, d'après la direction du bruit, le corps qu'il annonçait <strong>de</strong>vait traverser la vallée duCouësnon.- C'est la gar<strong>de</strong> nationale <strong>de</strong> Fougères! s'écria Gudin d'une voix forte, Vannier l'aurarencontrée.À cette exclamation qui parvint à l'oreille du jeune chef <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong> et <strong>de</strong> son féroceai<strong>de</strong> <strong>de</strong> camp, les royalistes firent un mouvement rétrogra<strong>de</strong>, que réprima bientôt uncri bestial jeté par Marche-à-terre. Sur <strong>de</strong>ux ou trois ordres donnés à voix basse par lechef et transmis par Marche-à-terre aux <strong>Chouans</strong> en bas-breton, ils opérèrent leurretraite avec une habileté qui déconcerta les Républicains et même leur <strong>com</strong>mandant.Au premier ordre, les plus vali<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong> se mirent en ligne et présentèrent unfront respectable, <strong>de</strong>rrière lequel les blessés et le reste <strong>de</strong>s leurs se retirèrent pourcharger leurs fusils. Puis tout à coup, avec cette agilité dont l'exemple a déjà étédonné par Marche-à-terre, les blessés gagnèrent le haut <strong>de</strong> l'éminence qui flanquait laroute à droite, et y furent suivis par la moitié <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong> qui la gravirent lestementpour en occuper le sommet, en ne montrant plus aux Bleus que leurs têtesénergiques. Là, ils se firent un rempart <strong>de</strong>s arbres, et dirigèrent les canons <strong>de</strong> leursfusils sur le reste <strong>de</strong> l'escorte qui, d'après les <strong>com</strong>man<strong>de</strong>ments réitérés <strong>de</strong> Hulot,s'était rapi<strong>de</strong>ment mis en ligne, afin d'opposer sur la route un front égal à celui <strong>de</strong>s<strong>Chouans</strong>. Ceux-ci reculèrent lentement et défendirent le terrain en pivotant <strong>de</strong>manière à se ranger sous le feu <strong>de</strong> leurs camara<strong>de</strong>s. Quand ils atteignirent le fossé quibordait la route, ils grimpèrent à leur tour le talus élevé dont la lisière était occupéepar les leurs, et les rejoignirent en essuyant bravement le feu <strong>de</strong>s Républicains qui lesfusillèrent avec assez d'adresse pour joncher <strong>de</strong> corps le fossé. <strong>Les</strong> gens quicouronnaient l'escarpement répondirent par un feu non moins meurtrier. En cemoment, la gar<strong>de</strong> nationale <strong>de</strong> Fougères arriva sur le lieu du <strong>com</strong>bat au pas <strong>de</strong> course,et sa présence termina l'affaire. <strong>Les</strong> gar<strong>de</strong>s nationaux et quelques soldats échauffésdépassaient déjà la berme <strong>de</strong> la route pour s'engager dans les bois; mais le<strong>com</strong>mandant leur cria <strong>de</strong> sa voix martiale: - Voulez-vous vous faire démolir là-bas!Ils rejoignirent alors le bataillon <strong>de</strong> la République, à qui le champ <strong>de</strong> bataille était resténon sans <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s pertes. Tous les vieux chapeaux furent mis au bout <strong>de</strong>sbaïonnettes, les fusils se hissèrent, et les soldats crièrent unanimement, à <strong>de</strong>uxreprises: Vive la République! <strong>Les</strong> blessés eux-mêmes, assis sur l'accotement <strong>de</strong> la20


oute, partagèrent cet enthousiasme, et Hulot pressa la main <strong>de</strong> Gérard en lui disant:- Hein! voilà ce qui s'appelle <strong>de</strong>s lapins?Merle fut chargé d'ensevelir les morts dans un ravin <strong>de</strong> la route. D'autres soldatss'occupèrent du transport <strong>de</strong>s blessés. <strong>Les</strong> charrettes et les chevaux <strong>de</strong>s fermesvoisines furent mis en réquisition, et l'on s'empressa d'y placer les camara<strong>de</strong>ssouffrants sur les dépouilles <strong>de</strong>s morts. Avant <strong>de</strong> partir, la gar<strong>de</strong> nationale <strong>de</strong>Fougères remit à Hulot un Chouan dangereusement blessé qu'elle avait pris au bas <strong>de</strong>la côte abrupte par où s'échappèrent les <strong>Chouans</strong>, et où il avait roulé, trahi par sesforces expirantes.- Merci <strong>de</strong> votre coup <strong>de</strong> main, citoyens, dit le <strong>com</strong>mandant. Tonnerre <strong>de</strong> Dieu! sansvous, nous pouvions passer un ru<strong>de</strong> quart d'heure. Prenez gar<strong>de</strong> à vous! la guerre est<strong>com</strong>mencée. Adieu, mes braves. Puis, Hulot se tournant vers le prisonnier. - Quel estle nom <strong>de</strong> ton général? lui <strong>de</strong>manda-t-il.- Le Gars.- Qui? Marche-à-terre.- Non, le Gars.- D'où le Gars est-il venu?À cette question, le Chasseur du Roi, dont la figure ru<strong>de</strong> et sauvage était abattue parla douleur, garda le silence, prit son chapelet et se mit à réciter <strong>de</strong>s prières.- Le Gars est sans doute ce jeune ci-<strong>de</strong>vant à cravate noire? Il a été envoyé par letyran et ses alliés Pitt et Cobourg.À ces mots, le Chouan, qui n'en savait pas si long, releva fièrement la tête: - Envoyépar Dieu et le Roi! Il prononça ces paroles avec une énergie qui épuisa ses forces. Le<strong>com</strong>mandant vit qu'il était difficile <strong>de</strong> questionner un homme mourant dont toute lacontenance trahissait un fanatisme obscur, et détourna la tête en fronçant le sourcil.Deux soldats, amis <strong>de</strong> ceux que Marche-à-terre avait si brutalement dépêchés d'uncoup <strong>de</strong> fouet sur l'accotement <strong>de</strong> la route, car ils y étaient morts, se reculèrent <strong>de</strong>quelques pas, ajustèrent le Chouan, dont les yeux fixes ne se baissèrent pas <strong>de</strong>vantles canons dirigés sur lui, le tirèrent à bout portant, et il tomba. Lorsque les soldatss'approchèrent pour dépouiller le mort, il cria fortement encore: - Vive le Roi!- Oui, oui, sournois, dit La-clef-<strong>de</strong>s-coeurs, va-t-en manger <strong>de</strong> la galette chez tabonne Vierge. Ne vient-il pas nous crier au nez vive le tyran, quand on le croit frit!- Tenez, mon <strong>com</strong>mandant, dit Beau-pied, voici les papiers du brigand.- Oh! oh! s'écria La-clef-<strong>de</strong>s-coeurs, venez donc voir ce fantassin du bon Dieu qui a<strong>de</strong>s couleurs sur l'estomac?Hulot et quelques soldats vinrent entourer le corps entièrement nu du Chouan, et ilsaperçurent sur sa poitrine une espèce <strong>de</strong> tatouage <strong>de</strong> couleur bleuâtre qui représentaitun coeur enflammé. C'était le signe <strong>de</strong> ralliement <strong>de</strong>s initiés <strong>de</strong> la confrérie du Sacré-Coeur. Au-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> cette image Hulot put lire: Marie Lambrequin, sans doute lenom du Chouan.21


- Tu vois bien, La-clef-<strong>de</strong>s-coeurs! dit Beau-pied. Eh! bien, tu resterais cent déca<strong>de</strong>ssans <strong>de</strong>viner à quoi sert ce fourniment-là.- Est-ce que je me connais aux uniformes du pape! répliqua La-clef-<strong>de</strong>s-coeurs.Méchant pousse-caillou, tu ne t'instruiras donc jamais! reprit Beau-pied. Comment nevois-tu pas qu'on a promis à ce coco-là qu'il ressusciterait, et qu'il s'est peint le gésierpour se reconnaître.À cette saillie, qui n'était pas sans fon<strong>de</strong>ment, Hulot lui-même ne put s'empêcher <strong>de</strong>partager l'hilarité générale. En ce moment Merle avait achevé <strong>de</strong> faire ensevelir lesmorts, et les blessés avaient été, tant bien que mal, arrangés dans <strong>de</strong>ux charrettespar leurs camara<strong>de</strong>s. <strong>Les</strong> autres soldats, rangés d'eux-mêmes sur <strong>de</strong>ux files le long <strong>de</strong>ces ambulances improvisées, <strong>de</strong>scendaient le revers <strong>de</strong> la montagne qui regar<strong>de</strong> leMaine, et d'où l'on aperçoit la belle vallée <strong>de</strong> la Pèlerine, rivale <strong>de</strong> celle du Couësnon.Hulot, ac<strong>com</strong>pagné <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>ux amis, Merle et Gérard, suivit alors lentement sessoldats, en souhaitant d'arriver sans malheur à Ernée, où les blessés <strong>de</strong>vaient trouver<strong>de</strong>s secours. Ce <strong>com</strong>bat, presque ignoré au milieu <strong>de</strong>s grands événements qui sepréparaient en France, prit le nom du lieu où il fut livré. Cependant il obtint quelqueattention dans l'Ouest, dont les habitants occupés <strong>de</strong> cette secon<strong>de</strong> prise d'armes yremarquèrent un changement dans la manière dont les <strong>Chouans</strong> re<strong>com</strong>mençaient laguerre. Autrefois ces gens-là n'eussent pas attaqué <strong>de</strong>s détachements siconsidérables. Selon les conjectures <strong>de</strong> Hulot, le jeune royaliste qu'il avait aperçu<strong>de</strong>vait être le Gars, nouveau général envoyé en France par les princes, et qui, selon lacoutume <strong>de</strong>s chefs royalistes, cachait son titre et son nom sous un <strong>de</strong> ces sobriquetsappelés noms <strong>de</strong> guerre. Cette circonstance rendait le <strong>com</strong>mandant aussi inquiet aprèssa triste victoire qu'au moment où il soupçonna l'embusca<strong>de</strong>, il se retourna à plusieursreprises pour contempler le plateau <strong>de</strong> la Pèlerine qu'il laissait <strong>de</strong>rrière lui, et d'oùarrivait encore, par intervalles, le son étouffé <strong>de</strong>s tambours <strong>de</strong> la gar<strong>de</strong> nationale qui<strong>de</strong>scendait dans la vallée <strong>de</strong> Couësnon en même temps que les Bleus <strong>de</strong>scendaientdans la vallée <strong>de</strong> la Pèlerine.- Y a-t-il un <strong>de</strong> vous, dit-il brusquement à ses <strong>de</strong>ux amis, qui puisse <strong>de</strong>viner le motif<strong>de</strong> l'attaque <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong>? Pour eux, les coups <strong>de</strong> fusil sont un <strong>com</strong>merce, et je nevois pas encore ce qu'ils gagnent à ceux-ci. Ils auront au moins perdu cent hommes,et nous, ajouta-t-il en retroussant sa joue droite et clignant <strong>de</strong>s yeux pour sourire,nous n'en avons pas perdu soixante. Tonnerre <strong>de</strong> Dieu! je ne <strong>com</strong>prends pas laspéculation. <strong>Les</strong> drôles pouvaient bien se dispenser <strong>de</strong> nous attaquer, nous aurionspassé <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s lettres à la poste, et je ne vois pas à quoi leur a servi <strong>de</strong> trouer noshommes. Et il montra par un geste triste les <strong>de</strong>ux charrettes <strong>de</strong> blessés. - Ils aurontpeut-être voulu nous dire bonjour, ajouta-t-il.- Mais, mon <strong>com</strong>mandant, ils y ont gagné nos cent cinquante serins, répondit Merle.- <strong>Les</strong> réquisitionnaires auraient sauté <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s grenouilles dans le bois que nous neserions pas allés les y repêcher surtout après avoir essuyé une bordée, répliqua Hulot.- Non, non, reprit-il, il y a quelque chose là-<strong>de</strong>ssous. I1 se retourna encore vers laPèlerine.Tenez, s'écria-t-il, voyez?22


Quoique les trois officiers fussent déjà éloignés <strong>de</strong> ce fatal plateau, leurs yeux exercésreconnurent facilement Marche-à-terre et quelques <strong>Chouans</strong> qui l'occupaient <strong>de</strong>nouveau.- Allez au pas accéléré! cria Hulot à sa troupe, ouvrez le <strong>com</strong>pas et faites marcher voschevaux plus vite que ça. Ont-ils les jambes gelées? Ces bêtes-là seraient-elles aussi<strong>de</strong>s Pitt et Cobourg?Ces paroles imprimèrent à la petite troupe un mouvement rapi<strong>de</strong>.- Quant au mystère dont l'obscurité me paraît difficile à percer, Dieu veuille, mesamis, dit-il aux <strong>de</strong>ux officiers, qu'il ne se débrouille point par <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> fusil àErnée. J'ai bien peur d'apprendre que la route <strong>de</strong> Mayenne nous est encore coupée parles sujets du roi.Le problème <strong>de</strong> stratégie qui hérissait la moustache du <strong>com</strong>mandant Hulot ne causaitpas, en ce moment, une moins vive inquiétu<strong>de</strong> aux gens qu'il avait aperçus sur lesommet <strong>de</strong> la Pèlerine. Aussitôt que le bruit du tambour <strong>de</strong> la gar<strong>de</strong> nationalefougeraise n'y retentit plus, et que Marche-à-terre eut aperçu les Bleus au bas <strong>de</strong> lalongue rampe qu'ils avaient <strong>de</strong>scendue, il fit entendre gaiement le cri <strong>de</strong> la chouette etles <strong>Chouans</strong> reparurent, mais moins nombreux. Plusieurs d'entre eux étaient sansdoute occupés à placer les blessés dans le village <strong>de</strong> la Pèlerine, situé sur le revers <strong>de</strong>la montagne qui regar<strong>de</strong> la vallée <strong>de</strong> Couësnon. Deux ou trois chefs <strong>de</strong>s Chasseurs duRoi vinrent auprès <strong>de</strong> Marche-à-terre. À quatre pas d'eux, le jeune noble, assis surune roche <strong>de</strong> granit, semblait absorbé dans les nombreuses pensées excitées par lesdifficultés que son entreprise présentait déjà.Marche-à-terre fit avec sa main une espèce d'auvent au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> son f'ront pour segarantir les yeux <strong>de</strong> l'éclat du soleil, et contempla tristement la route que suivaient lesRépublicains à travers la vallée <strong>de</strong> la Pèlerine. Ses petits yeux noirs et perçantsessayaient <strong>de</strong> découvrir ce qui se passait sur l'autre rampe, à l'horizon <strong>de</strong> la vallée.- <strong>Les</strong> Bleus vont intercepter le courrier, dit d'une voix farouche celui <strong>de</strong>s chefs qui setrouvait le plus près <strong>de</strong> Marche-à-terre.- Par sainte Anne d'Auray! reprit un autre, pourquoi nous as-tu fait battre? Était-cepour Sauver ta peau?Marche-à-terre lança sur le questionneur un regard <strong>com</strong>me venimeux et frappa le sol<strong>de</strong> sa lour<strong>de</strong> carabine.- Suis-je le chef? <strong>de</strong>manda-t-il. Puis après une pause: -Si vous vous étiez battus tous<strong>com</strong>me moi, pas un <strong>de</strong> ces Bleus-là n'aurait échappé, reprit-il en montrant les restesdu détachement <strong>de</strong> Hulot. Peut-être, la voiture serait-elle alors arrivée jusqu'ici.- Crois-tu, reprit un troisième, qu'ils penseraient à l'escorter ou à la retenir, si nous lesavions laissé passer tranquillement? Tu as voulu sauver ta peau <strong>de</strong> chien, parce que tune croyais pas les Bleus en route. - Pour la santé <strong>de</strong> son groin, ajouta l'orateur en setournant vers les autres, il nous a fait saigner, et nous perdrons encore vingt millefrancs <strong>de</strong> bon or...- Groin toi-même! s'écria Marche-à-terre en se reculant <strong>de</strong> trois pas et ajustant sonagresseur. Ce n'est pas les Bleus que tu hais, c'est l'or que tu aimes. Tiens, tumourras sans confession, vilain damné, qui n'as pas <strong>com</strong>munié cette année.23


Cette insulte irrita le Chouan au point <strong>de</strong> le faire pâlir, et un sourd grognement sortit<strong>de</strong> sa poitrine pendant qu'il se mit en mesure d'ajuster Marche-à-terre. Le jeune chefs'élança entre eux, il leur fit tomber les armes <strong>de</strong>s mains en frappant leurs carabinesavec le canon <strong>de</strong> la sienne; puis il <strong>de</strong>manda l'explication <strong>de</strong> cette dispute, car laconversation avait été tenue en bas-breton, idiome qui ne lui était pas très familier.- Monsieur le marquis, dit Marche-à-terre en achevant son discours, c'est d'autant plusmal à eux <strong>de</strong> m'en vouloir que j'ai laissé en arrière Pille-miche qui saura peut-êtresauver la voiture <strong>de</strong>s griffes <strong>de</strong>s voleurs.Et il montra les Bleus qui, pour ces fidèles serviteurs <strong>de</strong> l'Autel et du Trône étaienttous les assassins <strong>de</strong> Louis XVI et <strong>de</strong>s brigands.- Comment! s'écria le jeune homme en colère, c'est donc pour arrêter une voiture quevous restez encore ici, lâches qui n'avez pu remporter une victoire dans le premier<strong>com</strong>bat où j'ai <strong>com</strong>mandé! Mais <strong>com</strong>ment triompherait-on avec <strong>de</strong> semblablesintentions? <strong>Les</strong> défenseurs <strong>de</strong> Dieu et du Roi sont-ils donc <strong>de</strong>s pillards? Par sainteAnne d'Auray! nous avons à faire la guerre à la République et non aux diligences. Ceuxqui désormais se rendront coupables d'attaques si honteuses ne recevront pasl'absolution et ne profiteront pas <strong>de</strong>s faveurs réservées aux braves serviteurs du Roi.Un sourd murmure s'éleva du sein <strong>de</strong> cette troupe. Il était facile <strong>de</strong> voir que l'autoritédu nouveau chef, si difficile à établir sur ces hor<strong>de</strong>s indisciplinées, allait être<strong>com</strong>promise. Le jeune homme, auquel ce mouvement n'avait pas échappé, cherchaitdéjà à sauver l'honneur du <strong>com</strong>man<strong>de</strong>ment, lorsque le trot d'un cheval retentit aumilieu du silence. Toutes les têtes se tournèrent dans la direction présumée dupersonnage qui survenait. C'était une jeune femme assise en travers sur un petitcheval breton, qu'elle mit au galop pour arriver promptement auprès <strong>de</strong> la troupe <strong>de</strong>s<strong>Chouans</strong> en y apercevant le jeune homme.- Qu'avez-vous donc? <strong>de</strong>manda-t-elle en regardant tour à tour les <strong>Chouans</strong> et leurchef.- Croiriez-vous, madame, qu'ils atten<strong>de</strong>nt la correspondance <strong>de</strong> Mayenne à Fougères,dans l'intention <strong>de</strong> la piller, quand nous venons d'avoir, pour délivrer nos gars <strong>de</strong>Fougères, une escarmouche qui nous a coûté beaucoup d'hommes sans que nousayons pu détruire les Bleus.- Eh! bien, où est le mal? <strong>de</strong>manda la jeune dame à laquelle un tact naturel auxfemmes révéla le secret <strong>de</strong> la scène. Vous avez perdu <strong>de</strong>s hommes nous n'enmanquerons jamais. Le courrier porte <strong>de</strong> l'argent, et nous en manquerons toujours!Nous enterrerons nos hommes qui iront au ciel, et nous prendrons l'argent qui ira dansles poches <strong>de</strong> tous ces braves gens. Où est la difficulté!<strong>Les</strong> <strong>Chouans</strong> approuvèrent ce discours par <strong>de</strong>s sourires unanimes.- N'y a-t-il donc rien là-<strong>de</strong>dans qui vous fasse rougir? <strong>de</strong>manda le jeune homme à voixbasse. Êtes-vous donc dans un tel besoin d'argent qu'il vous faille en prendre sur lesroutes?- J'en suis tellement affamée, marquis, que je mettrais, je crois, mon coeur en gages'il n'était pas pris, dit-elle en lui souriant avec coquetterie. Mais d'où venez-vousdonc, pour croire que vous vous servirez <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong> sans leur laisser piller par-ci24


par-là quelques Bleus? Ne savez-vous pas le proverbe: Voleur <strong>com</strong>me une chouette.Or, qu'est-ce qu'un Chouan? D'ailleurs, dit-elle en élevant la voix, n'est-ce pas uneaction juste? <strong>Les</strong> Bleus n'ont-ils pas pris tous les biens <strong>de</strong> l'Église et les nôtres?Un autre murmure, bien différent du grognement par lequel les <strong>Chouans</strong> avaientrépondu au marquis, accueillit ces paroles. Le jeune homme, dont le front serembrunissait, prit alors la jeune dame à part et lui dit avec la vive bou<strong>de</strong>rie d'unhomme bien élevé: - Ces messieurs viendront-ils à la Vivetière au jour fixé?- Oui, dit-elle, tous, l'Intimé, Grand-Jacques et peut-être Ferdinand.- Permettez donc que j'y retourne; car je ne saurais sanctionner <strong>de</strong> tels brigandagespar ma présence. Oui, madame, j'ai dit brigandages. Il y a <strong>de</strong> la noblesse à être volé,mais...- Eh! bien, dit-elle en l'interrompant, j'aurai votre part, et je vous remercie <strong>de</strong> mel'abandonner. Ce surplus <strong>de</strong> prise me fera grand bien. Ma mère a tellement tardé am'envoyer <strong>de</strong> l'argent que je suis au désespoir.- Adieu, s'écria le marquis.Et il disparut; mais la jeune dame courut vivement après lui.- Pourquoi ne restez-vous pas avec moi? <strong>de</strong>manda-t-elle en lui lançant le regard à<strong>de</strong>mi <strong>de</strong>spotique, à <strong>de</strong>mi caressant par lequel les femmes qui ont <strong>de</strong>s droits au respectd'un homme savent si bien exprimer leurs désirs.- N'allez-vous pas piller la voiture?- Piller? reprit-elle, quel singulier terme! Laissez-moi vous expliquer...- Rien, dit-il en lui prenant les mains et en les lui baisant avec la galanteriesuperficielle d'un courtisan. - Écoutez-moi, reprit-il après une pause, si je <strong>de</strong>meurais làpendant la capture <strong>de</strong> cette diligence, nos gens me tueraient, car je les...- Vous ne les tueriez pas, reprit-elle vivement, car ils vous lieraient les mains avec leségards dus à votre rang; et, après avoir levé sur les Républicains une contributionnécessaire à leur équipement, à leur subsistance, à <strong>de</strong>s achats <strong>de</strong> poudre, ils vousobéiraient aveuglément.- Et vous voulez que je <strong>com</strong>man<strong>de</strong> ici? Si ma vie est nécessaire à la cause que jedéfends, permettez-moi <strong>de</strong> sauver l'honneur <strong>de</strong> mon pouvoir. En me retirant, je puisignorer cette lâcheté. Je reviendrai pour vous ac<strong>com</strong>pagner.Et il s'éloigna rapi<strong>de</strong>ment. La jeune dame écouta le bruit <strong>de</strong>s pas avec un sensibledéplaisir. Quand le bruissement <strong>de</strong>s feuilles séchées eut insensiblement cessé, elleresta <strong>com</strong>me interdite, puis elle revint en gran<strong>de</strong> hâte vers les <strong>Chouans</strong>. Elle laissabrusquement échapper un geste <strong>de</strong> dédain, et dit à Marche-à-terre, qui l'aidait à<strong>de</strong>scendre <strong>de</strong> cheval: - Ce jeune homme-là voudrait pouvoir faire une guerre régulièreà la République!... ah! bien, encore quelques jours, et il changera d'opinion. - Commeil m'a traitée, se dit-elle après une pause.Elle s'assit sur la roche qui avait servi <strong>de</strong> siège au marquis, et attendit en silencel'arrivée <strong>de</strong> la voiture. Ce n'était pas un <strong>de</strong>s moindres phénomènes <strong>de</strong> l'époque que25


cette jeune dame noble jetée par <strong>de</strong> violentes passions dans la lutte <strong>de</strong>s monarchiescontre l'esprit du siècle, et poussée par la vivacité <strong>de</strong> ses sentiments à <strong>de</strong>s actionsdont pour ainsi dire elle n'était pas <strong>com</strong>plice; semblable en cela à tant d'autres quifurent entraînées par une exaltation souvent fertile en gran<strong>de</strong>s choses. Comme elle,beaucoup <strong>de</strong> femmes jouèrent <strong>de</strong>s rôles ou héroïques ou blâmables dans cettetourmente. La cause royaliste ne trouva pas d'émissaires ni plus dévoués ni plus actifsque ces femmes, mais aucune <strong>de</strong>s héroïnes <strong>de</strong> ce parti ne paya les erreurs dudévouement, ou le malheur <strong>de</strong> ces situations interdites à leur sexe, par une expiationaussi terrible que le fut le désespoir <strong>de</strong> cette dame, lorsque, assise sur le granit <strong>de</strong> laroute, elle ne put refuser son admiration au noble dédain et à la loyauté du jeune chef.Insensiblement, elle tomba dans une profon<strong>de</strong> rêverie. D'amers souvenirs lui firentdésirer l'innocence <strong>de</strong> ses premières années et regretter <strong>de</strong> n'avoir pas été une victime<strong>de</strong> cette révolution dont la marche, alors victorieuse, ne pouvait pas être arrêtée par<strong>de</strong> si faibles mains.La voiture qui entrait pour quelque chose dans l'attaque <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong> avait quitté lapetite ville d'Ernée quelques instants avant l'escarmouche <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux partis. Rien nepeint mieux un pays que l'état <strong>de</strong> son matériel social. Sous ce rapport, cette voituremérite une mention honorable. La Révolution elle-même n'eut pas le pouvoir <strong>de</strong> ladétruire, elle roule encore <strong>de</strong> nos jours. Lorsque Turgot remboursa le privilège qu'une<strong>com</strong>pagnie obtint sous Louis XIV <strong>de</strong> transporter exclusivement les voyageurs par toutle royaume, et qu'il institua les entreprises nommées les turgotines, les vieuxcarrosses <strong>de</strong>s sieurs <strong>de</strong> Vouges, Chanteclaire et veuve La<strong>com</strong>be refluèrent dans lesprovinces. Une <strong>de</strong> ces mauvaises voitures établissait donc la <strong>com</strong>munication entreMayenne et Fougères. Quelques entêtés l'avaient jadis nommée, par antiphrase, laturgotine, pour singer Paris ou en haine d'un ministre qui tentait <strong>de</strong>s innovations.Cette turgotine était un méchant cabriolet à <strong>de</strong>ux roues très-hautes, au fond duquel<strong>de</strong>ux personnes un peu grasses auraient difficilement tenu. L'exiguïté <strong>de</strong> cette frêlemachine ne permettant pas <strong>de</strong> la charger beaucoup, et le coffre qui formait le siègeétant exclusivement réservé au service <strong>de</strong> la poste, si les voyageurs avaient quelquebagage, ils étaient obligés <strong>de</strong> le gar<strong>de</strong>r entre leurs jambes déjà torturées dans unepetite caisse que sa forme faisait assez ressembler à un soufflet. Sa couleur primitiveet celle <strong>de</strong>s roues fournissait aux voyageurs une insoluble énigme. Deux ri<strong>de</strong>aux <strong>de</strong>cuir, peu maniables malgré <strong>de</strong> longs services, <strong>de</strong>vaient protéger les patients contre lefroid et la pluie. Le conducteur, assis sur une banquette semblable à celle <strong>de</strong>s plusmauvais coucous parisiens participait forcément à la conversation par la manière dontil était placé entre ses victimes bipè<strong>de</strong>s et quadrupè<strong>de</strong>s. Cet équipage offrait <strong>de</strong>fantastiques similitu<strong>de</strong>s avec ces vieillards décrépits qui ont essuyé bon nombre <strong>de</strong>catarrhes, d'apoplexies, et que la mort semble respecter, il geignait en marchant, ilcriait par moments. Semblable à un voyageur pris par un lourd sommeil, il se penchaitalternativement en arrière et en avant, <strong>com</strong>me s'il eût essayé <strong>de</strong> résister à l'actionviolente <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux petits chevaux bretons qui le traînaient sur une route passablementraboteuse. Ce monument d'un autre âge contenait trois voyageurs qui, à la sortied'Ernée, où l'on avait relayé, continuèrent avec le conducteur une conversationentamée avant le relais.- Comment voulez-vous que les <strong>Chouans</strong> se soient montrés par ici? disait leconducteur. Ceux d'Ernée viennent <strong>de</strong> me dire que le <strong>com</strong>mandant Hulot n'a pasencore quitté Fougères.- Oh! oh! l'ami, lui répondit le moins âgé <strong>de</strong>s voyageurs, tu ne risques que tacarcasse! Si tu avais, <strong>com</strong>me moi, trois cents écus sur toi, et que tu fusses connu pourêtre un bon patriote, tu ne serais pas si tranquille.26


- Vous êtes en tout cas bien bavard, répondit le conducteur en hochant la tête.- Brebis <strong>com</strong>ptées, le loup les mange, reprit le second personnage.Ce <strong>de</strong>rnier, vêtu <strong>de</strong> noir, paraissait avoir une quarantaine d'années et <strong>de</strong>vait êtrequelque recteur <strong>de</strong>s environs. Son menton s'appuyait sur un double étage, et son teintfleuri <strong>de</strong>vait appartenir à l'ordre ecclésiastique. Quoique gros et court, il déployait unecertaine agilité chaque fois qu'il fallait <strong>de</strong>scendre <strong>de</strong> voiture ou y remonter.- Seriez-vous <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong>? s'écria l'homme aux trois cents écus dont l'opulente peau<strong>de</strong> bique couvrait un pantalon <strong>de</strong> bon drap et une veste fort propre qui annonçaientquelque riche cultivateur. Par l'âme <strong>de</strong> saint Robespierre, je jure que vous seriez malreçus.Puis, il promena ses yeux gris du conducteur au voyageur, en leur montrant <strong>de</strong>uxpistolets à sa ceinture.- <strong>Les</strong> Bretons n'ont pas peur <strong>de</strong> cela, dit avec dédain le recteur. D'ailleurs avons-nousl'air d'en vouloir à votre argent?Chaque fois que le mot argent était prononcé, le conducteur <strong>de</strong>venait taciturne, et lerecteur avait précisément assez d'esprit pour douter que le patriote eût <strong>de</strong>s écus etpour croire que leur gui<strong>de</strong> en portait.- Es-tu chargé aujourd'hui, Coupiau? <strong>de</strong>manda l'abbé.- Oh! monsieur Gudin, je n'ai quasiment rien, répondit le conducteur.L'abbé Gudin ayant interrogé la figure du patriote et celle <strong>de</strong> Coupiau, les trouva,pendant cette réponse, également imperturbables.- Tant mieux pour toi, répliqua le patriote, je pourrai prendre alors mes mesures poursauver mon avoir en cas <strong>de</strong> malheur.Une dictature si <strong>de</strong>spotiquement réclamée révolta Coupiau, qui reprit brutalement: -Je suis le maître <strong>de</strong> ma voiture, et pourvu que je vous conduise... - Es-tu patriote, estuChouan? Iui <strong>de</strong>manda vivement son adversaire en l'interrompant.- Ni l'un ni l'autre, lui répondit Coupiau. Je suis postillon, et Breton qui plus est;partant, je ne crains ni les Bleus ni les gentilshommes.- Tu veux dire les gens-pille-hommes, reprit le patriote avec ironie.- Ils ne font que reprendre ce qu'on leur a ôté, dit vivement le recteur.<strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux voyageurs se regardèrent, s'il est permis d'emprunter ce terme à laconversation, jusque dans le blanc <strong>de</strong>s yeux. Il existait au fond <strong>de</strong> la voiture untroisième voyageur qui gardait, au milieu <strong>de</strong> ces débats, le plus profond silence. Leconducteur, le patriote et même Gudin ne faisaient aucune attention à ce muetpersonnage. C'était en effet un <strong>de</strong> ces voyageurs in<strong>com</strong>mo<strong>de</strong>s et peu sociables quisont dans une voiture <strong>com</strong>me un veau résigné que l'on mène, les pattes liées, aumarché voisin. Ils <strong>com</strong>mencent par s'emparer <strong>de</strong> toute leur place légale, et finissent27


par dormir sans aucun respect humain sur les épaules <strong>de</strong> leurs voisins. Le patriote,Gudin et le conducteur l'avaient donc laissé à lui-même sur la foi <strong>de</strong> son sommeil,après s'être aperçus qu'il était inutile <strong>de</strong> parler à un homme dont la figure pétrifiéeannonçait une vie passée à mesurer <strong>de</strong>s aunes <strong>de</strong> toiles et une intelligence occupée àles vendre tout bonnement plus cher qu'elles ne coûtaient. Ce gros petit homme,pelotonné dans son coin, ouvrait <strong>de</strong> temps en temps ses petits yeux d'un bleu-faïence,et les avait successivement portés sur chaque interlocuteur avec <strong>de</strong>s expressionsd'effroi, <strong>de</strong> doute et <strong>de</strong> défiance pendant cette discussion. Mais il paraissait ne craindreque ses <strong>com</strong>pagnons <strong>de</strong> voyage et se soucier fort peu <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong>. Quand il regardaitle conducteur, on eût dit <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux francs-maçons. En ce moment la fusilla<strong>de</strong> <strong>de</strong> laPèlerine <strong>com</strong>mença. Coupiau, déconcerté, arrêta sa voiture.- Oh! oh! dit l'ecclésiastique qui paraissait s'y connaître, c'est un engagement sérieux,il y a beaucoup <strong>de</strong> mon<strong>de</strong>.- L'embarrassant, monsieur Gudin, est <strong>de</strong> savoir qui l'emportera? s'écria Coupiau.Cette fois les figures furent unanimes dans leur anxiété.- Entrons la voiture, dit le patriote, dans cette auberge là-bas, et nous l'y cacheronsen attendant le résultat <strong>de</strong> la bataille.Cet avis parut si sage que Coupiau s'y rendit. Le patriote aida le conducteur à cacherla voiture à tous les regards, <strong>de</strong>rrière un tas <strong>de</strong> fagots. Le prétendu recteur saisit uneoccasion <strong>de</strong> dire tout bas à Coupiau: - Est-ce qu'il aurait réellement <strong>de</strong> l'argent?- Hé! monsieur Gudin, si ce qu'il en a entrait dans les poches <strong>de</strong> Votre Révérence,elles ne seraient pas lour<strong>de</strong>s.<strong>Les</strong> Républicains, pressés <strong>de</strong> gagner Ernée, passèrent <strong>de</strong>vant l'auberge sans y entrer.Au bruit <strong>de</strong> leur marche précipitée, Gudin et l'aubergiste stimulés par la curiositéavancèrent sur la porte <strong>de</strong> la cour pour les voir. Tout à coup le gros ecclésiastiquecourut à un soldat qui restait en arrière.- Eh! bien, Gudin! s'écria-t-il, entêté, tu vas donc avec les Bleus. Mon enfant, ypenses-tu?- Oui, mon oncle, répondit le caporal. J'ai juré <strong>de</strong> défendre la France.- Eh! malheureux, tu perds ton âme! dit l'oncle en essayant <strong>de</strong> réveiller chez sonneveu les sentiments religieux si puissants dans le coeur <strong>de</strong>s Bretons.Mon oncle, si le Roi s'était mis à la tête <strong>de</strong> ses armées, je ne dis pas que...- Eh! imbécile, qui te parle du Roi? Ta République donne-t-elle <strong>de</strong>s abbayes? Elle atout renversé. À quoi veux-tu parvenir? Reste avec nous, nous triompherons, un jourou l'autre, et tu <strong>de</strong>viendras conseiller à quelque parlement.- Des parlements?... dit Gudin d'un ton moqueur. Adieu, mon oncle.- Tu n'auras pas <strong>de</strong> moi trois louis vaillant, dit l'oncle en colère. Je te déshérite!- Merci, dit le Républicain.28


Ils se séparèrent. <strong>Les</strong> fumées du cidre versé par le patriote à Coupiau pendant lepassage <strong>de</strong> la petite troupe avaient réussi à obscurcir l'intelligence du conducteur;mais il se réveilla tout joyeux quand l'aubergiste, après s'être informé du résultat <strong>de</strong> lalutte, annonça que les Bleus avaient eu l'avantage. Coupiau remit alors en route savoiture qui ne tarda pas à se montrer au fond <strong>de</strong> la vallée <strong>de</strong> la Pèlerine où il étaitfacile <strong>de</strong> l'apercevoir et <strong>de</strong>s plateaux du Maine et <strong>de</strong> ceux <strong>de</strong> la Bretagne, semblable àun débris <strong>de</strong> vaisseau qui nage sur les flots après une tempête.Arrivé sur le sommet d'une côte que les Bleus gravissaient alors et d'où l'on apercevaitencore la Pèlerine dans le lointain, Hulot se retourna pour voir si les <strong>Chouans</strong> yséjournaient toujours; le soleil, qui faisait reluire les canons <strong>de</strong> leurs fusils, les luiindiqua <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s points brillants. En jetant un <strong>de</strong>rnier regard sur la vallée qu'il allaitquitter pour entrer dans celle d'Ernée, il crut distinguer sur la gran<strong>de</strong> route l'équipage<strong>de</strong> Coupiau.- N'est-ce pas la voiture <strong>de</strong> Mayenne? <strong>de</strong>manda-t-il à ses <strong>de</strong>ux amis.<strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux officiers, qui dirigèrent leurs regards sur la vieille turgotine, la reconnurentparfaitement.- Hé! bien, dit Hulot, <strong>com</strong>ment ne l'avons-nous pas rencontrée?Ils se regardèrent en silence.- Voilà encore une énigme? s'écria le <strong>com</strong>mandant. Je <strong>com</strong>mence à entrevoir la véritécependant.En ce moment Marche-à-terre, qui reconnaissait aussi la turgotine, la signala à sescamara<strong>de</strong>s, et les éclats d'une joie générale tirèrent la jeune dame <strong>de</strong> sa rêverie.L'inconnue s'avança et vit la voiture qui s'approchait du revers <strong>de</strong> la Pèlerine avec unefatale rapidité. La malheureuse turgotine arriva bientôt sur le plateau. <strong>Les</strong> <strong>Chouans</strong>,qui s'y étaient cachés <strong>de</strong> nouveau, fondirent alors sur leur proie avec une avi<strong>de</strong>célérité. Le voyageur muet se laissa couler au fond <strong>de</strong> la voiture et se blottit soudainen cherchant à gar<strong>de</strong>r l'apparence d'un ballot.- Ah! bien, s'écria Coupiau <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssus son siège en leur désignant le paysan, vous avezsenti le patriote que voilà, car il a <strong>de</strong> l'or, un plein sac!<strong>Les</strong> <strong>Chouans</strong> accueillirent ces paroles par un éclat <strong>de</strong> rire général et s'écrièrent: - Pillemiche!Pille-miche! Pille-miche!Au milieu <strong>de</strong> ce rire, auquel Pille-miche lui-même répondit <strong>com</strong>me un écho, Coupiau<strong>de</strong>scendit tout honteux <strong>de</strong> son siège. Lorsque le fameux Cibot, dit Pille-miche, aida sonvoisin à quitter la voiture, il s'éleva un murmure <strong>de</strong> respect.- C'est l'abbé Gudin! crièrent plusieurs hommes.À ce nom respecté, tous les chapeaux furent ôtés, les <strong>Chouans</strong> s'agenouillèrent <strong>de</strong>vantle prêtre et lui <strong>de</strong>mandèrent sa bénédiction, que l'abbé leur donna gravement.- Il tromperait saint Pierre et lui volerait les clefs du paradis, dit le recteur en frappantsur l'épaule <strong>de</strong> Pille-miche. Sans lui, les Bleus nous interceptaient.29


Mais, en apercevant la jeune dame, l'abbé Gudin alla s'entretenir avec elle à quelquespas <strong>de</strong> là. Marche-à-terre, qui avait ouvert lestement le coffre du cabriolet, fit voiravec une joie sauvage un sac dont la forme annonçait <strong>de</strong>s rouleaux d'or. Il ne restapas longtemps à faire les parts. Chaque Chouan reçut <strong>de</strong> lui son contingent avec unetelle exactitu<strong>de</strong>, que ce partage n'excita pas la moindre querelle. Puis il s'avança versla jeune dame et le prêtre, en leur présentant six mille francs environ.- Puis-je accepter en conscience, monsieur Gudin? dit-elle en sentant le besoin d'uneapprobation.- Comment donc, madame? l'Église n'a-t-elle pas autrefois approuvé la confiscation dubien <strong>de</strong>s Protestants; à plus forte raison, celle <strong>de</strong>s Révolutionnaires qui renient Dieu,détruisent les chapelles et persécutent la religion. L'abbé Gudin joignit l'exemple à laprédication, en acceptant sans scrupule la dîme <strong>de</strong> nouvelle espèce que lui offraitMarche-à-terre. - Au reste, ajouta-t-il, je puis maintenant consacrer tout ce que jepossè<strong>de</strong> à la défense <strong>de</strong> Dieu et du Roi. Mon neveu part avec les Bleus!Coupiau se lamentait et criait qu'il était ruiné.- Viens avec nous, lui dit Marche-à-terre, tu auras ta part.- Mais on croira que j'ai fait exprès <strong>de</strong> me laisser voler, si je reviens sans avoir essuyé<strong>de</strong> violence.- N'est-ce que ça?... dit Marche-à-terre.Il fit un signal, et une décharge cribla la turgotine. À cette fusilla<strong>de</strong> imprévue, la vieillevoiture poussa un cri si lamentable, que les <strong>Chouans</strong>, naturellement superstitieux,reculèrent d'effroi; mais Marche-à-terre avait vu sauter et retomber dans un coin <strong>de</strong> lacaisse la figure pâle du voyageur taciturne.- Tu as encore une volaille dans ton poulailler, dit tout bas Marche-à-terre à Coupiau.Pille-miche, qui <strong>com</strong>prit la question, cligna <strong>de</strong>s yeux en signe d'intelligence.- Oui, répondit le conducteur; mais je mets pour condition à mon enrôlement avecvous autres, que vous me laisserez conduire ce brave homme sain et sauf à Fougères.Je m'y suis engagé au nom <strong>de</strong> la sainte d'Auray.Qui est-ce? <strong>de</strong>manda Pille-miche.Je ne puis pas vous le dire, répondit Coupiau.Laisse-le donc! reprit Marche-à-terre en poussant Pille-miche par le cou<strong>de</strong>, il a juré parSainte-Anne d'Auray. Faut qu'il tienne ses promesses.- Mais, dit le Chouan en s'adressant à Coupiau, ne <strong>de</strong>scends pas trop vite lamontagne, nous allons te rejoindre, et pour cause. Je veux voir le museau <strong>de</strong> tonvoyageur, et nous lui donnerons un passeport.En ce moment on entendit le galop d'un cheval dont le bruit se rapprochait vivement<strong>de</strong> la Pèlerine. Bientôt le jeune chef apparut. La dame cacha promptement le sacqu'elle tenait à la main.30


- Vous pouvez gar<strong>de</strong>r cet argent sans scrupule, dit le jeune homme en ramenant enavant le bras <strong>de</strong> la dame. Voici une lettre que j'ai trouvée pour vous parmi celles quim'attendaient à la Vivetière, elle est <strong>de</strong> madame votre mère. Après avoir tour à tourregardé les <strong>Chouans</strong> qui regagnaient le bois, et la voiture qui <strong>de</strong>scendait la vallée duCouësnon, il ajouta: - Malgré ma diligence, je ne suis pas arrivé à temps. Fasse le cielque je me sois trompé dans mes soupçons!C'est l'argent <strong>de</strong> ma pauvre mère, s'écria la dame après avoir décacheté la lettre dontles premières lignes lui arrachèrent cette exclamation.Quelques rires étouffés retentirent dans le bois. Le jeune homme lui-même ne puts'empêcher <strong>de</strong> sourire en voyant la dame gardant à la main le sac qui renfermait sapart dans le pillage <strong>de</strong> son propre argent. Elle-même se mit à rire- Eh! bien, marquis, Dieu soit loué! pour cette fois je m'en tire sans blâme, dit-elle auchef.- Vous mettez donc <strong>de</strong> la légèreté en toute chose, même dans vos remords?... dit lejeune homme.Elle rougit et regarda le marquis avec une contrition si véritable, qu'il en fut désarmé.L'abbé rendit poliment, mais d'un air équivoque, la dîme qu'il venait d'accepter; puis ilsuivit le jeune chef qui se dirigeait vers le chemin détourné par lequel il était venu.Avant <strong>de</strong> les rejoindre, la jeune dame fit un signe à Marche-à-terre, qui vint prèsd'elle.- Vous vous porterez en avant <strong>de</strong> Mortagne lui dit-elle à voix basse. Je sais que lesBleus doivent envoyer incessamment à Alençon une forte somme en numéraire poursubvenir aux préparatifs <strong>de</strong> la guerre. Si j'abandonne à tes camara<strong>de</strong>s la prised'aujourd'hui, c'est à condition qu'ils sauront m'en in<strong>de</strong>mniser. Surtout que le Gars nesache rien du but <strong>de</strong> cette expédition, peut-être s'y opposerait-il; mais, en cas <strong>de</strong>malheur, je l'adoucirai.- Madame, dit le marquis, sur le cheval duquel elle se mit en croupe en abandonnantle sien à l'abbé, nos amis <strong>de</strong> Paris m'écrivent <strong>de</strong> prendre gar<strong>de</strong> à nous. La Républiqueveut essayer <strong>de</strong> nous <strong>com</strong>battre par la ruse et par la trahison.- Ce n'est pas trop mal, répondit-elle. Ils ont d'assez bonnes idées, ces gens-là! Jepourrai prendre part à la guerre et trouver <strong>de</strong>s adversaires.- Je le crois, s'écria le marquis. Pichegru m'engage à être scrupuleux et circonspectdans mes amitiés <strong>de</strong> toute espèce. La République me fait l'honneur <strong>de</strong> me supposerplus dangereux que tous les Vendéens ensemble, et <strong>com</strong>pte sur mes faiblesses pours'emparer <strong>de</strong> ma personne.- Vous défieriez-vous <strong>de</strong> moi? dit-elle en lui frappant le coeur avec la main par laquelleelle se cramponnait à lui.- Seriez-vous là?... madame, dit-il en tournant vers elle son front qu'elle embrassa.- Ainsi, reprit l'abbé, la police <strong>de</strong> Fouché sera plus dangereuse pour nous que ne lesont les bataillons mobiles et les contre-<strong>Chouans</strong>.31


- Comme vous le dites, mon révérend.- Ha! ha! s'écria la dame, Fouché va donc envoyer <strong>de</strong>s femmes contre vous?... je lesattends, ajouta-t-elle d'un son <strong>de</strong> voix profond et après une légère pause.À trois ou quatre portées <strong>de</strong> fusil du plateau désert que les chefs abandonnaient, il sepassait une <strong>de</strong> ces scènes qui, pendant quelque temps encore, <strong>de</strong>vinrent assezfréquentes sur les gran<strong>de</strong>s routes. Au sortir du petit village <strong>de</strong> la Pèlerine, Pille-micheet Marche-à-terre avaient arrêté <strong>de</strong> nouveau la voiture dans un enfoncement duchemin. Coupiau était <strong>de</strong>scendu <strong>de</strong> son siège après une molle résistance. Le voyageurtaciturne, exhumé <strong>de</strong> sa cachette par les <strong>de</strong>ux <strong>Chouans</strong>, se trouvait agenouillé dansun genêt.- Qui es-tu? lui <strong>de</strong>manda Marche-à-terre d'une voix sinistre.Le voyageur gardait le silence, lorsque Pille-miche re<strong>com</strong>mença la question en luidonnant un coup <strong>de</strong> crosse.- Je suis, dit-il alors en jetant un regard sur Coupiau, Jacques Pinaud, un pauvremarchand <strong>de</strong> toile. Coupiau fit un signe négatif, sans croire enfreindre ses promesses.Ce signe éclaira Pille-miche, qui ajusta le voyageur, pendant que Marche-à-terre luisignifia catégoriquement ce terrible ultimatum: - Tu es trop gras pour avoir les soucis<strong>de</strong>s pauvres! Si tu te fais encore <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r une fois ton véritable nom, voici mon amiPille-miche qui par un seul coup <strong>de</strong> fusil acquerra l'estime et la reconnaissance <strong>de</strong> teshéritiers. - Qui es-tu? ajouta-t-il après une pause.- Je suis d'Orgemont <strong>de</strong> Fougères.Ah! ah! s'écrièrent les <strong>de</strong>ux <strong>Chouans</strong>.Ce n'est pas moi qui vous ai nommé, monsieur d'Orgemont, dit Coupiau. La sainteVierge m'est témoin que je vous ai bien défendu.- Puisque vous êtes monsieur d'Orgemont <strong>de</strong> Fougères, reprit Marche-à-terre d'un airrespectueusement ironique, nous allons vous laisser aller bien tranquillement. Mais<strong>com</strong>me vous n'êtes ni un bon Chouan, ni un vrai Bleu, quoique ce soit vous qui ayezacheté les biens <strong>de</strong> l'abbaye <strong>de</strong> Juvigny, vous nous payerez, ajouta le Chouan enayant l'air <strong>de</strong> <strong>com</strong>pter ses associés, trois cents écus <strong>de</strong> six francs pour votre rançon.La neutralité vaut bien cela.- Trois cents écus <strong>de</strong> six francs! répétèrent en choeur le malheureux banquier, Pillemicheet Coupiau, mais avec <strong>de</strong>s expressions diverses.- Hélas! mon cher monsieur, continua d'Orgemont, je suis ruiné. L'emprunt forcé <strong>de</strong>cent millions fait par cette République du diable, qui me taxe à une somme énorme,m'a mis à sec.- Combien t'a-t-elle donc <strong>de</strong>mandé, ta République?- Mille écus, mon cher monsieur, répondit ]e banquier d'un air piteux en croyantobtenir une remise.32


- Si ta République t'arrache <strong>de</strong>s emprunts forcés si considérables, tu vois bien qu'il y atout à gagner avec nous autres, notre gouvernement est moins cher. Trois cents écus,est-ce donc trop pour ta peau?- Où les prendrai-je?- Dans ta caisse, dit Pille-miche. Et que tes écus ne soient pas rognés, ou nous terognerons les ongles au feu.- Où vous les paierai-je? <strong>de</strong>manda d'Orgemont.- Ta maison <strong>de</strong> campagne <strong>de</strong> Fougères n'est pas loin <strong>de</strong> la ferme <strong>de</strong> Gibarry, où<strong>de</strong>meure mon cousin Galope-Chopine, autrement dit le grand Cibot, tu les luiremettras, dit Pille-miche.- Ce n'est pas régulier, dit d'Orgemont.- Qu'est-ce que cela nous fait? reprit Marche-à-terre. Songe que, s'ils ne sont pasremis à Galope-Chopine d'ici à quinze jours, nous te rendrons une petite visite qui teguérira <strong>de</strong> la goutte, si tu l'as aux pieds.- Quant à toi, Coupiau, reprit Marche-à-terre, ton nom désormais sera Mène-à-bien.À ces mots les <strong>de</strong>ux <strong>Chouans</strong> s'éloignèrent. Le voyageur remonta dans la voiture, qui,grâce au fouet <strong>de</strong> Coupiau, se dirigea rapi<strong>de</strong>ment vers Fougères.- Si vous aviez eu <strong>de</strong>s armes, lui dit Coupiau, nous aurions pu nous défendre un peumieux.- Imbécile, j'ai dix mille francs là, reprit d'Orgemont en montrant ses gros souliers.Est-ce qu'on peut se défendre avec une si forte somme sur soi?Mène-à-bien se gratta l'oreille et regarda <strong>de</strong>rrière lui, mais ses nouveaux camara<strong>de</strong>savaient <strong>com</strong>plètement disparu.Hulot et ses soldats s'arrêtèrent à Ernée pour l'hôpital <strong>de</strong> cette petite ville; déposer lesblessés puis, sans que nul événement fâcheux interrompît la marche <strong>de</strong>s troupesrépublicaines, elles arrivèrent à Mayenne. Là le <strong>com</strong>mandant put, le len<strong>de</strong>main,résoudre tous ses doutes relativement à la marche du messager; car le len<strong>de</strong>main, leshabitants apprirent le pillage <strong>de</strong> la voiture. Peu <strong>de</strong> jours après, les autorités dirigèrentsur Mayenne assez <strong>de</strong> conscrits patriotes pour que Hulot pût y remplir le cadre <strong>de</strong> sa<strong>de</strong>mi-briga<strong>de</strong>. Bientôt se succédèrent <strong>de</strong>s ouï-dire peu rassurants sur l'insurrection. Larévolte était <strong>com</strong>plète sur tous les points où, pendant la <strong>de</strong>rnière guerre, les <strong>Chouans</strong>et les Vendéens avaient établi les principaux foyers <strong>de</strong> cet incendie. En Bretagne, lesroyalistes s'étaient rendus maîtres <strong>de</strong> Pontorson afin <strong>de</strong> se mettre en <strong>com</strong>municationavec la mer. La petite ville <strong>de</strong> Saint-James, située entre Pontorson et Fougères, avaitété prise par eux, et ils paraissaient vouloir en faire momentanément leur placed'armes le centre <strong>de</strong> leurs magasins ou <strong>de</strong> leurs opérations. De là, ils pouvaientcorrespondre sans danger avec la Normandie et le Morbihan. <strong>Les</strong> chefs subalternesparcouraient ces trois pays pour y soulever les partisans <strong>de</strong> la monarchie et arriver àmettre <strong>de</strong> l'ensemble dans leur entreprise. Ces menées coïncidaient avec les nouvelles<strong>de</strong> la Vendée, où <strong>de</strong>s intrigues semblables agitaient la contrée, sous l'influence <strong>de</strong>quatre chefs célèbres, messieurs l'abbé Vernal, le <strong>com</strong>te <strong>de</strong> Fontaine, <strong>de</strong> Châtillon etSuzannet. Le chevalier <strong>de</strong> Valois, le marquis d'Esgrignon et les Troisville étaient,33


disait-on, leurs correspondants dans le département <strong>de</strong> l'Orne. Le chef du vaste pland'opérations qui se déroulait lentement, mais d'une manière formidable étaitréellement le Gars, surnom donné par les <strong>Chouans</strong> à monsieur le marquis <strong>de</strong>Montauran, lors <strong>de</strong> son débarquement. <strong>Les</strong> renseignements transmis aux ministres parHulot se trouvaient exacts en tout point. L'autorité <strong>de</strong> ce chef envoyé du <strong>de</strong>hors avaitété aussitôt reconnue. Le marquis prenait même assez d'empire sur les <strong>Chouans</strong> pourleur faire concevoir le véritable but <strong>de</strong> la guerre et leur persua<strong>de</strong>r que les excès dontils se rendaient coupables souillaient la cause généreuse qu'ils avaient embrassée. Lecaractère hardi, la bravoure, le sang-froid, la capacité <strong>de</strong> ce jeune seigneur réveillaientles espérances <strong>de</strong>s ennemis <strong>de</strong> la République et flattaient si vivement la sombreexaltation <strong>de</strong> ces contrées que les moins zélés coopéraient à y préparer <strong>de</strong>sévénements décisifs pour la monarchie abattue. Hulot ne recevait aucune réponse aux<strong>de</strong>man<strong>de</strong>s et aux rapports réitérés qu'il adressait à Paris. Ce silence étonnantannonçait, sans doute, une nouvelle crise révolutionnaire.- En serait-il maintenant, disait le vieux chef à ses amis, en fait <strong>de</strong> gouvernement<strong>com</strong>me en fait d'argent, met-on néant à toutes les pétitions?Mais le bruit du magique retour du général Bonaparte et <strong>de</strong>s événements du Dix-huitBrumaire ne tarda pas à se répandre. <strong>Les</strong> <strong>com</strong>mandants militaires <strong>de</strong> l'Ouest<strong>com</strong>prirent alors le silence <strong>de</strong>s ministres. Néanmoins ces chefs n'en furent que plusimpatients d'être délivrés <strong>de</strong> la responsabilité qui pesait sur eux, et <strong>de</strong>vinrent assezcurieux <strong>de</strong> connaître les mesures qu'allait prendre le nouveau gouvernement. Enapprenant que le général Bonaparte avait été nommé premier consul <strong>de</strong> la République,les militaires éprouvèrent une joie très-vive: ils voyaient, pour la première fois, un <strong>de</strong>sleurs arrivant au maniement <strong>de</strong>s affaires. La France, qui avait fait une idole <strong>de</strong> cejeune général, tressaillit d'espérance. L'énergie <strong>de</strong> la nation se renouvela. La capitale,fatiguée <strong>de</strong> sa sombre attitu<strong>de</strong>, se livra aux fêtes et aux plaisirs <strong>de</strong>squels elle était<strong>de</strong>puis si longtemps sevrée. <strong>Les</strong> premiers actes du Consulat ne diminuèrent aucunespoir, et la Liberté ne s'en effaroucha pas. Le premier consul fit une proclamation auxhabitants <strong>de</strong> l'Ouest. Ces éloquentes allocutions adressées aux masses et queBonaparte avait, pour ainsi dire, inventées, produisaient, dans ces temps <strong>de</strong>patriotisme et <strong>de</strong> miracles, <strong>de</strong>s effets prodigieux. Sa voix retentissait dans le mon<strong>de</strong><strong>com</strong>me la voix d'un prophète, car aucune <strong>de</strong> ses proclamations n'avait encore étédémentie par la victoire."HABITANTS,"Une guerre impie embrase une secon<strong>de</strong> fois les départements <strong>de</strong> l'Ouest."<strong>Les</strong> artisans <strong>de</strong> ces troubles sont <strong>de</strong>s traîtres vendus à l'Anglais ou <strong>de</strong>s brigands quine cherchent dans les discor<strong>de</strong>s civiles que l'aliment et l'impunité <strong>de</strong> leurs forfaits."À <strong>de</strong> tels hommes le gouvernement ne doit ni ménagements, ni déclaration <strong>de</strong> sesprincipes."Mais il est <strong>de</strong>s citoyens chers à la patrie qui ont été séduits par leurs artifices; c'est àces citoyens que sont dues les lumières et la vérité."Des lois injustes ont été promulguées et exécutées; <strong>de</strong>s actes arbitraires ont alarméla sécurité <strong>de</strong>s citoyens et la liberté <strong>de</strong>s consciences; partout <strong>de</strong>s inscriptionshasardées sur <strong>de</strong>s listes d'émigrés ont frappé <strong>de</strong>s citoyens; enfin <strong>de</strong> grands principesd'ordre social ont été violés.34


"<strong>Les</strong> consuls déclarent que la liberté <strong>de</strong>s cultes étant garantie par la Constitution, la loidu 11 prairial an III, qui laisse aux citoyens l'usage <strong>de</strong>s édifices <strong>de</strong>stinés aux cultesreligieux, sera exécutée."Le gouvernement pardonnera: il fera grâce au repentir, l'indulgence sera entière etabsolue; mais il frappera quiconque, après cette déclaration, oserait encore résister àla souveraineté nationale."- Eh! bien, disait Hulot après la lecture publique <strong>de</strong> ce discours consulaire, est-ceassez paternel? Vous verrez cependant que pas un brigand royaliste ne changerad'opinion.Le <strong>com</strong>mandant avait raison. Cette proclamation ne servit qu'à raffermir chacun dansson parti. Quelques jours après, Hulot et ses collègues reçurent <strong>de</strong>s renforts. Lenouveau ministre <strong>de</strong> la guerre leur manda que le général Brune était désigné pouraller prendre le <strong>com</strong>man<strong>de</strong>ment <strong>de</strong>s troupes dans l'ouest <strong>de</strong> la France. Hulot, dontl'expérience était connue, eut provisoirement l'autorité dans les départements <strong>de</strong>l'Orne et <strong>de</strong> la Mayenne. Une activité inconnue anima bientôt tous les ressorts dugouvernement. Une circulaire du ministre <strong>de</strong> la Guerre et du ministre <strong>de</strong> la PoliceGénérale annonça que <strong>de</strong>s mesures vigoureuses confiées aux chefs <strong>de</strong>s<strong>com</strong>man<strong>de</strong>ments militaires avaient été prises pour étouffer l'insurrection dans sonprincipe. Mais les <strong>Chouans</strong> et les Vendéens avaient déjà profité <strong>de</strong> l'inaction <strong>de</strong> laRépublique pour soulever les campagnes et s'en emparer entièrement. Aussi, unenouvelle proclamation consulaire fut-elle adressée. Cette fois le général parlait auxtroupes."SOLDATS,"Il ne reste plus dans l'Ouest que <strong>de</strong>s brigands, <strong>de</strong>s émigrés, <strong>de</strong>s stipendiés <strong>de</strong>l'Angleterre."L'armée est <strong>com</strong>posée <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> soixante mille braves; que j'apprenne bientôt queles chefs <strong>de</strong>s rebelles ont vécu. La gloire ne s'acquiert que par les fatigues; si onpouvait l'acquérir en tenant son quartier général dans les gran<strong>de</strong>s villes, qui n'enaurait pas?..."Soldats, quel que soit le rang que vous occupiez dans l'armée, la reconnaissance <strong>de</strong>la nation vous attend. Pour en être dignes, il faut braver l'intempérie <strong>de</strong>s saisons, lesglaces, les neiges, le froid excessif <strong>de</strong>s nuits; surprendre vos ennemis à la pointe dujour et exterminer ces misérables, le déshonneur du nom français."Faites une campagne courte et bonne; soyez inexorables pour les brigands, maisobservez une discipline sévère."Gar<strong>de</strong>s nationales, joignez les efforts <strong>de</strong> vos bras à celui <strong>de</strong>s troupes <strong>de</strong> ligne."Si vous connaissez parmi vous <strong>de</strong>s hommes partisans <strong>de</strong>s brigands, arrêtez-les! Quenulle part ils ne trouvent d'asile contre le soldat qui va les poursuivre; et s'il était <strong>de</strong>straîtres qui osassent les recevoir et les défendre, qu'ils périssent avec eux!"- Quel <strong>com</strong>père! s'écria Hulot, c'est <strong>com</strong>me à l'armée d'Italie, il sonne la messe et il ladit. Est-ce parler, cela?35


- Oui, mais il parle tout seul et en son nom, dit Gérard, qui <strong>com</strong>mençait à s'alarmer<strong>de</strong>s suites du Dix-huit Brumaire.- Hé! sainte guérite, qu'est-ce que cela fait, puisque c'est un militaire, s'écria Merle.À quelques pas <strong>de</strong> là, plusieurs soldats s'étaient attroupés <strong>de</strong>vant la proclamationaffichée sur le mur. Or, <strong>com</strong>me pas un d'eux ne savait lire, ils la contemplaient, lesuns d'un air insouciant, les autres avec curiosité, pendant que <strong>de</strong>ux ou troischerchaient parmi les passants un citoyen qui eût la mine d'un savant.- Vois donc, La-clef-<strong>de</strong>s-coeurs, ce que c'est que ce chiffon <strong>de</strong> papier-là, dit Beau-piedd'un air goguenard à son camara<strong>de</strong>.- C'est bien facile à <strong>de</strong>viner, répondit La-clef-<strong>de</strong>s-coeurs.À ces mots, tous regardèrent les <strong>de</strong>ux camara<strong>de</strong>s toujours prêts à jouer leurs rôles.- Tiens, regar<strong>de</strong>, reprit La-clef-<strong>de</strong>s-coeurs en montrant en tête <strong>de</strong> la proclamation unegrossière vignette où, <strong>de</strong>puis peu <strong>de</strong> jours, un <strong>com</strong>pas remplaçait le niveau <strong>de</strong> 1793.Cela veut dire qu'il faudra que, nous autres troupiers, nous marchions ferme! Ils ontmis là un <strong>com</strong>pas toujours ouverts, c'est un emblème.- Mon garçon, ça ne te va pas <strong>de</strong> faire le savant, cela s'appelle un problème. J'ai servid'abord dans l'artillerie, reprit Beau-pied, mes officiers ne mangeaient que <strong>de</strong> ça.- C'est un emblème.- C'est un problème. Gageons!- Quoi!- Ta pipe alleman<strong>de</strong>!- Tope!Sans vous <strong>com</strong>man<strong>de</strong>r, mon adjudant, n'est-ce pas que c'est un emblème, et non unproblème, <strong>de</strong>manda La-clef-<strong>de</strong>s-coeurs à Gérard, qui, tout pensif, suivait Hulot etMerle.- C'est l'un et l'autre, répondit-il gravement.- L'adjudant s'est moqué <strong>de</strong> nous, reprit Beau-pied. Ce papier-là veut dire que notregénéral d'Italie est passé consul, ce qui est un fameux gra<strong>de</strong>, et que nous allons avoir<strong>de</strong>s capotes et <strong>de</strong>s souliers.DEUXIÈME PARTIE: Une idée <strong>de</strong> FouchéChapitre PremierVers les <strong>de</strong>rniers jours du mois <strong>de</strong> brumaire, au moment où, pendant la matinée,Hulot faisait manoeuvrer sa <strong>de</strong>mi-briga<strong>de</strong> entièrement concentrée à Mayenne par <strong>de</strong>s36


ordres supérieurs, un exprès venu d'Alençon lui remit <strong>de</strong>s dépêches pendant la lecture<strong>de</strong>squelles une assez forte contrariété se peignit sur sa figure.- Allons, en avant! s'écria-t-il avec humeur en serrant les papiers au fond <strong>de</strong> sonchapeau. Deux <strong>com</strong>pagnies vont se mettre en marche avec moi et se diriger surMortagne. <strong>Les</strong> <strong>Chouans</strong> y sont.- Vous m'ac<strong>com</strong>pagnerez, dit-il à Merle et à Gérard. Si je <strong>com</strong>prends un mot à madépêche, je veux être fait noble. Je ne suis peut-être qu'une bête, n'importe, enavant! Il n'y a pas <strong>de</strong> temps à perdre.- Mon <strong>com</strong>mandant, qu'y a-t-il donc <strong>de</strong> si barbare dans cette carnassière-là! dit Merleen montrant du bout <strong>de</strong> sa botte l'enveloppe ministérielle <strong>de</strong> la dépêche.- Tonnerre <strong>de</strong> Dieu! il n'y a rien si ce n'est qu'on nous embête.Lorsque le <strong>com</strong>mandant laissait échapper cette expression militaire, déjà l'objet d'uneréserve, elle annonçait toujours quelque tempête. <strong>Les</strong> diverses intonations <strong>de</strong> cettephrase formaient <strong>de</strong>s espèces <strong>de</strong> <strong>de</strong>grés qui, pour la <strong>de</strong>mi-briga<strong>de</strong>, étaient un sûrthermomètre <strong>de</strong> la patience du chef; et la franchise <strong>de</strong> ce vieux soldat en avait rendula connaissance si facile, que le plus méchant tambour savait bientôt son Hulot parcoeur, en observant les variations <strong>de</strong> la petite grimace par laquelle le <strong>com</strong>mandantretroussait sa joue et clignait les yeux. Cette fois, le ton <strong>de</strong> la sour<strong>de</strong> colère par lequelil ac<strong>com</strong>pagna ce mot rendit les <strong>de</strong>ux amis silencieux et circonspects. <strong>Les</strong> marquesmêmes <strong>de</strong> petite vérole qui sillonnaient ce visage guerrier parurent plus profon<strong>de</strong>s etle teint plus brun que <strong>de</strong> coutume. Sa large queue bordée <strong>de</strong> tresses étant revenuesur une <strong>de</strong>s épaulettes quand il remit son chapeau à trois cornes, Hulot la rejeta avectant <strong>de</strong> fureur que les ca<strong>de</strong>nettes en furent dérangées. Cependant <strong>com</strong>me il restaitimmobile, les poings fermés, les bras croisés avec force sur la poitrine, la moustachehérissée, Merle se hasarda à lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r: - Part-on sur l'heure?- Oui, si les gibernes sont garnies, répondit-il en grommelant.- Elles le sont.- Portez arme! par file à gauche, en avant, marche! dit Gérard à un geste <strong>de</strong> son chef.Et les tambours se mirent en tête <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux <strong>com</strong>pagnies désignées par Gérard. Au sondu tambour, le <strong>com</strong>mandant plongé dans ses réflexions parut se réveiller, et il sortit<strong>de</strong> la ville ac<strong>com</strong>pagné <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>ux amis, auxquels il ne dit pas un mot. Merle etGérard se regardèrent silencieusement à plusieurs reprises <strong>com</strong>me pour se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r:- Nous tiendra-t-il longtemps rigueur? Et, tout en marchant, ils jetèrent à la dérobée<strong>de</strong>s regards observateurs sur Hulot qui continuait à dire entre ses <strong>de</strong>nts <strong>de</strong> vaguesparoles. Plusieurs fois ces phrases résonnèrent <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s jurements aux oreilles <strong>de</strong>ssoldats; mais pas un d'eux n'osa souffler mot; car, dans l'occasion, tous savaientgar<strong>de</strong>r la discipline sévère à laquelle étaient habitués les troupiers jadis <strong>com</strong>mandésen Italie par Bonaparte. La plupart d'entre eux étaient <strong>com</strong>me Hulot, les restes <strong>de</strong> cesfameux bataillons qui capitulèrent à Mayence sous la promesse <strong>de</strong> ne pas êtreemployés sur les frontières, et l'armée les avait nommés les Mayençais. Il était difficile<strong>de</strong> rencontrer <strong>de</strong>s soldats et <strong>de</strong>s chefs qui se <strong>com</strong>prissent mieux.Le len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> leur départ, Hulot et ses <strong>de</strong>ux amis se trouvaient <strong>de</strong> grand matin surla route d'Alençon, à une lieue environ <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière ville vers Mortagne, dans lapartie du chemin qui côtoie les pâturages arrosés par la Sarthe. <strong>Les</strong> vues pittoresques37


<strong>de</strong> ces prairies se déployent successivement sur la gauche, tandis que la droite,flanquée <strong>de</strong>s bois épais qui se rattachent à la gran<strong>de</strong> forêt <strong>de</strong> Menil-Broust, forme, s'ilest permis d'emprunter ce terme à la peinture, un repoussoir aux délicieux aspects <strong>de</strong>la rivière. <strong>Les</strong> bermes du chemin sont encaissées par <strong>de</strong>s fossés dont les terres sanscesse rejetées sur les champs y produisent <strong>de</strong> hauts talus couronnés d'ajoncs, nomdonné dans tout l'Ouest au genêt épineux. Cet arbuste, qui s'étale en buissons épais,fournit pendant l'hiver une excellente nourriture aux chevaux et aux bestiaux; maistant qu'il n'était pas récolté, les <strong>Chouans</strong> se cachaient <strong>de</strong>rrière ses touffes d'un vertsombre. Ces talus et ces ajoncs, qui annoncent au voyageur l'approche <strong>de</strong> laBretagne, rendaient donc alors cette partie <strong>de</strong> la route aussi dangereuse qu'elle estbelle. <strong>Les</strong> périls qui <strong>de</strong>vaient se rencontrer dans le trajet <strong>de</strong> Mortagne à Alençon etd'Alençon à Mayenne, étaient la cause du départ <strong>de</strong> Hulot; et, là, le secret <strong>de</strong> sa colèrefinit par lui échapper. Il escortait alors une vieille malle traînée par <strong>de</strong>s chevaux <strong>de</strong>poste que ses soldats fatigués obligeaient à marcher lentement. <strong>Les</strong> <strong>com</strong>pagnies <strong>de</strong>Bleus appartenant à la garnison <strong>de</strong> Mortagne et qui avaient ac<strong>com</strong>pagné cette horriblevoiture jusqu'aux limites <strong>de</strong> leur étape, où Hulot était venu les remplacer dans ceservice, à juste titre nommé par ses soldats une scie patriotique, retournaient àMortagne et se voyaient dans le lointain <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s points noirs. Une <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<strong>com</strong>pagnies du vieux Républicain se tenait à quelques pas en arrière, et l'autre enavant <strong>de</strong> cette calèche. Hulot, qui se trouva entre Merle et Gérard, à moitié chemin <strong>de</strong>l'avant-gar<strong>de</strong> et <strong>de</strong> la voiture, leur dit, tout à coup: - Mille tonnerres! croiriez-vous quec'est pour ac<strong>com</strong>pagner les <strong>de</strong>ux cotillons qui sont dans ce vieux fourgon que legénéral nous a détachés <strong>de</strong> Mayenne?- Mais, mon <strong>com</strong>mandant, quand nous avons pris position tout à l'heure auprès <strong>de</strong>scitoyennes, répondit Gérard, vous les avez saluées d'un air qui n'était pas déjà sigauche.- Hé! voilà l'infamie. Ces muscadins <strong>de</strong> Paris ne nous re<strong>com</strong>man<strong>de</strong>nt-ils pas les plusgrands égards pour leurs damnées femelles! Peut-on déshonorer <strong>de</strong> bons et bravespatriotes <strong>com</strong>me nous, en les mettant à la suite d'une jupe. Oh! moi, je vais droit monchemin et n'aime pas les zigzags chez les autres. Quand j'ai vu à Danton <strong>de</strong>smaîtresses, à Barras <strong>de</strong>s maîtresses, je leur ai dit: - "Citoyens, quand la Républiquevous a requis <strong>de</strong> la gouverner, ce n'était pas pour autoriser les amusements <strong>de</strong>l'ancien régime. "Vous me direz à cela que les femmes? Oh! on a <strong>de</strong>s femmes! c'estjuste. À <strong>de</strong> bons lapins, voyez-vous, il faut <strong>de</strong>s femmes et <strong>de</strong> bonnes femmes. Mais,assez causé quand vient le danger. À quoi donc aurait servi <strong>de</strong> balayer les abus <strong>de</strong>l'ancien temps si les patriotes les re<strong>com</strong>mençaient. Voyez le premier consul, c'est là unhomme: pas <strong>de</strong> femmes, toujours à son affaire. Je parierais ma moustache gauchequ'il ignore le sot métier qu'on nous fait faire ici.- Ma foi, <strong>com</strong>mandant, répondit Merle en riant, j'ai aperçu le bout du nez <strong>de</strong> la jeunedame cachée au fond <strong>de</strong> la malle, et j'avoue que tout le mon<strong>de</strong> pourrait sansdéshonneur se sentir, <strong>com</strong>me je l'éprouve, la démangeaison d'aller tourner autour <strong>de</strong>cette voiture pour nouer avec les voyageurs un petit bout <strong>de</strong> conversation.- Gare à toi, Merle, dit Gérard. <strong>Les</strong> corneilles coiffées sont ac<strong>com</strong>pagnées d'un citoyenassez rusé pour te prendre dans un piège.- Qui? Cet incroyable dont les petits yeux vont incessamment d'un côté du chemin àl'autre, <strong>com</strong>me s'il y voyait <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong>; ce muscadin à qui on aperçoit à peine lesjambes; et qui, dans le moment où celles <strong>de</strong> son cheval sont cachées par la voiture, al'air d'un canard dont la tête sort d'un pâté! Si ce dadais-là m'empêche jamais <strong>de</strong>caresser sa jolie fauvette...38


-Canard, fauvette! Oh! mon pauvre Merle, tu es furieusement dans les volatiles. Maisne te fie pas au canard! Ses yeux verts me paraissent perfi<strong>de</strong>s <strong>com</strong>me ceux d'unevipère et fins <strong>com</strong>me ceux d'une femme qui pardonne à son mari. Je me défie moins<strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong> que <strong>de</strong> ces avocats dont les figures ressemblent à <strong>de</strong>s carafes <strong>de</strong>limona<strong>de</strong>.- Bah! s'écria Merle gaiement, avec la permission du <strong>com</strong>mandant, je me risque! Cettefemme-là a <strong>de</strong>s yeux qui sont <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s étoiles, on peut tout mettre au jeu pour lesvoir.- I1 est pris le camara<strong>de</strong>, dit Gérard au <strong>com</strong>mandant, il <strong>com</strong>mence à dire <strong>de</strong>s bêtises.Hulot fit la grimace, haussa les épaules et répondit: - Avant <strong>de</strong> prendre le potage, jelui conseille <strong>de</strong> le sentir.- Brave Merle, reprit Gérard en jugeant à la lenteur <strong>de</strong> sa marche qu'il manoeuvraitpour se laisser graduellement gagner par la malle, est-il gai! C'est le seul homme quipuisse rire <strong>de</strong> la mort d'un camara<strong>de</strong> sans être taxé d'insensibilité.- C'est le vrai soldat français, dit Hulot d'un ton grave.- Oh! le voici qui ramène ses épaulettes sur son épaule pour faire voir qu'il estcapitaine, s'écria Gérard en riant, <strong>com</strong>me si le gra<strong>de</strong> y faisait quelque chose.La voiture vers laquelle pivotait l'officier renfermait en effet <strong>de</strong>ux femmes, dont l'unesemblait être la servante <strong>de</strong> l'autre.- Ces femmes-là vont toujours <strong>de</strong>ux par <strong>de</strong>ux, disait Hulot.Un petit homme sec et maigre caracolait, tantôt en avant, tantôt en arrière <strong>de</strong> lavoiture; mais quoiqu'il parût ac<strong>com</strong>pagner les <strong>de</strong>ux voyageuses privilégiées, personnene l'avait encore vu leur adressant la parole. Ce silence, preuve <strong>de</strong> dédain ou <strong>de</strong>respect, les bagages nombreux, et les cartons <strong>de</strong> celle que le <strong>com</strong>mandant appelaitune princesse, tout, jusqu'au costume <strong>de</strong> son cavalier servant, avait encore irrité labile <strong>de</strong> Hulot. Le costume <strong>de</strong> cet inconnu présentait un exact tableau <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong> quivalut en ce temps les caricatures <strong>de</strong>s Incroyables. Qu'on se figure ce personnageaffublé d'un habit dont les basques étaient si courtes, qu'elles laissaient passer cinq àsix pouces du gilet, et les pans si longs qu'ils ressemblaient a une queue <strong>de</strong> morue,terme alors employé pour les désigner. Une cravate énorme décrivait autour <strong>de</strong> soncou <strong>de</strong> si nombreux contours, que la petite tête qui sortait <strong>de</strong> ce labyrinthe <strong>de</strong>mousseline justifiait presque la <strong>com</strong>paraison gastronomique du capitaine Merle.L'inconnu portait un pantalon collant et <strong>de</strong>s bottes à la Suwaroff. Un immense caméeblanc et bleu servait d'épingle à sa chemise. Deux chaînes <strong>de</strong> montre s'échappaientparallèlement <strong>de</strong> sa ceinture; puis ses cheveux, pendant en tirebouchons <strong>de</strong> chaquecôté <strong>de</strong>s faces, lui couvraient presque tout le front. Enfin, pour <strong>de</strong>rnier enjolivement,le col <strong>de</strong> sa chemise et celui <strong>de</strong> l'habit montaient si haut, que sa tête paraissaitenveloppée <strong>com</strong>me un bouquet dans un cornet <strong>de</strong> papier. Ajoutez à ces grêlesaccessoires qui juraient entre eux sans produire d'ensemble, L'opposition burlesque<strong>de</strong>s couleurs du pantalon jaune, du gilet rouge, <strong>de</strong> l'habit cannelle, et l'on aura uneimage fidèle du suprême bon ton auquel obéissaient les élégants au <strong>com</strong>mencementdu Consulat. Ce costume, tout à fait baroque, semblait avoir été inventé pour servird'épreuve à la grâce, et montrer qu'il n'y a rien <strong>de</strong> si ridicule que la mo<strong>de</strong> ne sacheconsacrer. Le cavalier paraissait avoir atteint l'âge <strong>de</strong> trente ans, mais il en avait à39


peine vingt-<strong>de</strong>ux; peut-être <strong>de</strong>vait-il cette apparence soit à la débauche, soit auxpérils <strong>de</strong> cette époque. Malgré cette toilette d'empirique, sa tournure accusait unecertaine élégance <strong>de</strong> manières à laquelle on reconnaissait un homme bien élevé.Lorsque le capitaine se trouva près <strong>de</strong> la calèche, le muscadin parut <strong>de</strong>viner son<strong>de</strong>ssein, et le favorisa en retardant le pas <strong>de</strong> son cheval; Merle, qui lui avait jeté unregard sardonique, rencontra un <strong>de</strong> ces visages impénétrables, accoutumés par lesvicissitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la Révolution à cacher toutes les émotions, même les moindres. Aumoment où le bout recourbé du vieux chapeau triangulaire et l'épaulette du capitainefurent aperçus par les dames, une voix d'une angélique douceur lui <strong>de</strong>manda: -Monsieur l'officier, auriez-vous la bonté <strong>de</strong> nous dire en quel endroit <strong>de</strong> la route nousnous trouvons?Il existe un charme inexprimable dans une question faite par une voyageuse inconnue,le moindre mot semble alors contenir toute une aventure; mais si la femme sollicitequelque protection, en s'appuyant sur sa faiblesse et sur une certaine ignorance <strong>de</strong>schoses, chaque homme n'est-il pas légèrement enclin à bâtir une fable impossible où ilse fait heureux? Aussi les mots <strong>de</strong> "Monsieur l'officier, "la forme polie <strong>de</strong> la <strong>de</strong>man<strong>de</strong>,portèrent-ils un trouble inconnu dans le coeur du capitaine. Il essaya d'examiner lavoyageuse et fut singulièrement désappointé, car un voile jaloux lui en cachait lestraits; à peine même put-il en voir les yeux, qui, à travers la gaze, brillaient <strong>com</strong>me<strong>de</strong>ux onyx frappés par le soleil.- Vous êtes maintenant à une lieue d'Alençon, madame.- Alençon, déjà! Et la dame inconnue se rejeta, ou plutôt se laissa aller au fond <strong>de</strong> lavoiture, sans plus rien répondre.- Alençon, répéta l'autre femme en paraissant se réveiller. Vous allez revoir le paysElle regarda le capitaine et se tut. Merle, trompé dans son espérance <strong>de</strong> voir la belleinconnue, se mit à en examiner la <strong>com</strong>pagne. C'était une fille d'environ vingt-six ans,blon<strong>de</strong>, d'une jolie taille, et dont le teint avait cette fraîcheur <strong>de</strong> peau, cet éclat nourriqui distingue les femmes <strong>de</strong> Valognes, <strong>de</strong> Bayeux et <strong>de</strong>s environs d'Alençon. Le regard<strong>de</strong> ses yeux bleus n'annonçait pas d'esprit, mais une certaine fermeté mêlée <strong>de</strong>tendresse. Elle portait une robe d'étoffe <strong>com</strong>mune. Ses cheveux, relevés sous un petitbonnet à la mo<strong>de</strong> cauchoise, et sans aucune prétention, rendaient sa figure charmante<strong>de</strong> simplicité. Son attitu<strong>de</strong>, sans avoir la noblesse convenue <strong>de</strong>s salons, n'était pasdénuée <strong>de</strong> cette dignité naturelle à une jeune fille mo<strong>de</strong>ste qui pouvait contempler letableau <strong>de</strong> sa vie passée sans y trouver un seul sujet <strong>de</strong> repentir. D'un coup d'oeil,Merle sut <strong>de</strong>viner en elle une <strong>de</strong> ces fleurs champêtres qui, transportée dans les serresparisiennes où se concentrent tant <strong>de</strong> rayons flétrissants, n'avait rien perdu <strong>de</strong> sescouleurs pures ni <strong>de</strong> sa rustique franchise. L'attitu<strong>de</strong> naïve <strong>de</strong> la jeune fille et lamo<strong>de</strong>stie <strong>de</strong> son regard apprirent à Merle qu'elle ne voulait pas d'auditeur. En effetquand il s'éloigna, les <strong>de</strong>ux inconnues <strong>com</strong>mencèrent à voix basse une conversationdont le murmure parvint à peine à son oreille.- Vous êtes partie si précipitamment, dit la jeune campagnar<strong>de</strong>, que vous n'avez passeulement pris le temps <strong>de</strong> vous habiller. Vous voilà belle! Si nous allons plus loinqu'Alençon, il faudra nécessairement y faire une autre toilette...- Oh! oh! Francine, s'écria l'inconnue.- Plaît-il?40


- Voici la troisième tentative que tu fais pour apprendre le terme et la cause <strong>de</strong> cevoyage.- Ai-je dit la moindre chose qui puisse me valoir ce reproche..- Oh! j'ai bien remarqué ton petit manège. De candi<strong>de</strong> et simple que tu étais, tu aspris un peu <strong>de</strong> ruse à mon école. Tu <strong>com</strong>mences à avoir les interrogations en horreur.Tu as bien raison, mon enfant. De toutes les manières connues d'arracher un secret,c'est, à mon avis, la plus niaise.- Eh! bien, reprit Francine, puisqu'on ne peut rien vous cacher, convenez-en, Marie?votre conduite n'exciterait-elle pas la curiosité d'un saint. Hier matin sans ressources,aujourd'hui les mains pleines d'or, on vous donne à Mortagne la malle-poste pilléedont le conducteur a été tué, vous êtes protégée par les troupes du gouvernement, etsuivie par un homme que je regar<strong>de</strong> <strong>com</strong>me votre mauvais génie...- Qui, Corentin?... <strong>de</strong>manda la jeune inconnue en accentuant ces <strong>de</strong>ux mots par <strong>de</strong>uxinflexions <strong>de</strong> voix pleines d'un mépris qui déborda même dans le geste par lequel ellemontra le cavalier. Écoute, Francine, reprit-elle, te souviens-tu <strong>de</strong> Patriote, ce singeque j'avais habitué à contrefaire Danton, et qui nous amusait tant.- Oui, ma<strong>de</strong>moiselle.- Eh! bien, en avais-tu peur?- Il était enchaîné.- Mais Corentin est muselé, mon enfant.- Nous badinions avec Patriote pendant <strong>de</strong>s heures entières, dit Francine, je le sais,mais il finissait toujours par nous jouer quelque mauvais tour. À ces mots, Francine serejeta vivement au fond <strong>de</strong> la voiture, près <strong>de</strong> sa maîtresse, lui prit les mains pour lescaresser avec <strong>de</strong>s manières câlines, en lui disant d'une voix affectueuse: - Mais vousm'avez <strong>de</strong>vinée, Marie, et vous ne me répon<strong>de</strong>z pas. Comment, après ces tristessesqui m'ont fait tant <strong>de</strong> mal, oh! bien du mal, pouvez-vous en vingt-quatre heures<strong>de</strong>venir d'une gaieté folle, <strong>com</strong>me lorsque vous parliez <strong>de</strong> vous tuer. D'où vient cechangement. J'ai le droit <strong>de</strong> vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r un peu <strong>com</strong>pte <strong>de</strong> votre âme. Elle est àmoi avant d'être à qui que ce soit, car jamais vous ne serez mieux aimée que vous nel'êtes par moi. Parlez, ma<strong>de</strong>moiselle.- Eh! bien, Francine, ne vois-tu pas autour <strong>de</strong> nous le secret <strong>de</strong> ma gaieté. Regar<strong>de</strong> leshouppes jaunies <strong>de</strong> ces arbres lointains? pas une ne se ressemble. À les contempler <strong>de</strong>loin, ne dirait-on pas d'une vieille tapisserie <strong>de</strong> château. Vois ces haies <strong>de</strong>rrièrelesquelles il peut se rencontrer <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong> à chaque instant. Quand je regar<strong>de</strong> cesajoncs, il me semble apercevoir <strong>de</strong>s canons <strong>de</strong> fusil. J'aime ce renaissant péril qui nousenvironne. Toutes les fois que la route prend un aspect sombre, je suppose que nousallons entendre <strong>de</strong>s détonations, alors mon coeur bat, une sensation inconnue m'agite.Et ce n'est ni les tremblements <strong>de</strong> la peur, ni les émotions du plaisir; non c'est mieux,c'est le jeu <strong>de</strong> tout ce qui se meut en moi, c'est la vie. Quand je ne serais joyeuse qued'avoir un peu animé ma vie!- Ah! vous ne me dites rien, cruelle. Sainte Vierge, ajouta Francine en levant les yeuxau ciel avec douleur, à qui se confessera-t-elle, si elle se tait avec moi?41


- Francine, reprit l'inconnue d'un ton grave, je ne peux pas t'avouer mon entreprise.Cette fois-ci, c'est horrible.- Pourquoi faire le mal en connaissance <strong>de</strong> cause?- Que veux-tu, je me surprends à penser <strong>com</strong>me si j'avais cinquante ans, et à agir<strong>com</strong>me si j'en avais encore quinze. Tu as toujours été ma raison, ma pauvre fille; maisdans cette affaire-ci, je dois étouffer ma conscience. Et, dit-elle après une pause, enlaissant échapper un soupir, je n'y parviens pas. Or, <strong>com</strong>ment veux-tu que j'ailleencore mettre après moi un confesseur aussi rigi<strong>de</strong> que toi? Et elle lui frappadoucement dans la main.- Hé! quand vous ai-je reproché vos actions? s'écria Francine. Le mal en vous a <strong>de</strong> lagrâce. Oui, sainte Anne d'Auray, que je prie tant pour votre salut, vous absoudrait <strong>de</strong>tout. Enfin ne suis-je pas à vos côtés sur cette route, sans savoir où vous allez? Etdans son effusion, elle lui baisa les mains.- Mais, reprit Marie, tu peux m'abandonner, si ta conscience...- Allons, taisez-vous, madame, reprit Francine en faisant une petite moue chagrine.Oh! ne me direz-vous pas...- Rien, dit la jeune <strong>de</strong>moiselle d'une voix ferme. Seulement sache-le bien! je hais cetteentreprise encore plus que celui dont la langue dorée me l'a expliquée. Je veux êtrefranche, je t'avouerai que je ne me serais pas rendue à leurs désirs, si je n'avaisentrevu dans cette ignoble farce un mélange <strong>de</strong> terreur et d'amour qui m'a tentée.Puis, je n'ai pas voulu m'en aller <strong>de</strong> ce bas mon<strong>de</strong> sans avoir essayé d'y cueillir lesfleurs que j'en espère, dussé-je périr! Mais souviens-toi, pour l'honneur <strong>de</strong> mamémoire, que si j'avais été heureuse, l'aspect <strong>de</strong> leur gros couteau prêt à tomber surma tête ne m'aurait pas fait accepter un rôle dans cette tragédie, car c'est unetragédie. Maintenant, reprit-elle en laissant échapper un geste <strong>de</strong> dégoût, si elle étaitdé<strong>com</strong>mandée, je me jetterais à l'instant dans la Sarthe; et ce ne serait point unsuici<strong>de</strong>, je n'ai pas encore vécu.- Oh! sainte Vierge d'Auray, pardonnez-lui!- De quoi t'effraies-tu? <strong>Les</strong> plates vicissitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la vie domestique n'excitent pas mespassions, tu le sais. Cela est mal pour une femme; mais mon âme s'est fait unesensibilité plus élevée, pour supporter <strong>de</strong> plus fortes épreuves. J'aurais été peut-être,<strong>com</strong>me toi, une douce créature. Pourquoi me suis-je élevée au-<strong>de</strong>ssus ou abaissée au<strong>de</strong>ssous<strong>de</strong> mon sexe? Ah! que la femme du général Bonaparte est heureuse. Tiens, jemourrai jeune, puisque j'en suis déjà venue à ne pas m'effrayer d'une partie <strong>de</strong> plaisiroù il y a du sang à boire, <strong>com</strong>me disait ce pauvre Danton. Mais oublie ce que je te dis;c'est la femme <strong>de</strong> cinquante ans qui a parlé. Dieu merci! la jeune fille <strong>de</strong> quinze ans vabientôt reparaître.La jeune campagnar<strong>de</strong> frémit. Elle seule connaissait le caractère bouillant etimpétueux <strong>de</strong> sa maîtresse. Elle seule était initiée aux mystères <strong>de</strong> cette âme riched'exaltation, aux sentiments <strong>de</strong> cette créature qui, jusque-là, avait vu passer la vie<strong>com</strong>me une ombre insaisissable, en voulant toujours la saisir. Après avoir semé àpleines mains sans rien récolter cette femme était restée vierge, mais irritée par unemultitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> désirs trompés. Lassée d'une lutte sans adversaire, elle arrivait alorsdans son désespoir à préférer le bien au mal quand il s'offrait <strong>com</strong>me une jouissance,le mal au bien quand il présentait quelque poésie, la misère à la médiocrité <strong>com</strong>me42


quelque chose <strong>de</strong> plus grand, l'avenir sombre et inconnu <strong>de</strong> la mort à une vie pauvred'espérances ou même <strong>de</strong> souffrances. Jamais tant <strong>de</strong> poudre ne s'était amassée pourl'étincelle, jamais tant <strong>de</strong> richesses à dévorer pour l'amour, enfin jamais aucune filled'Ève n'avait été pétrie avec plus d'or dans son argile. Semblable à un ange terrestre,Francine veillait sur cet être en qui elle adorait la perfection, croyant ac<strong>com</strong>plir uncéleste message si elle le conservait au choeur <strong>de</strong>s séraphins d'où il semblait banni enexpiation d'un péché d'orgueil.- Voici le clocher d'Alençon, dit le cavalier en s'approchant <strong>de</strong> la voiture.- Je le vois, répondit sèchement la jeune dame.Ah! bien, dit-il en s'éloignant avec les marques d'une soumission servile malgré sondésappointement.- Allez, allez plus vite, dit la dame au postillon. Maintenant il n'y a rien à craindre.Allez au grand trot ou au galop, si vous pouvez. Ne sommes-nous pas sur le pavéd'Alençon.En passant <strong>de</strong>vant le <strong>com</strong>mandant elle lui cria d'une voix douce:- Nous nous retrouverons à l'auberge, <strong>com</strong>mandant. Venez m'y voir.- C'est cela, répliqua le <strong>com</strong>mandant. À l'auberge! Venez me voir! Comme ça vousparle à un chef <strong>de</strong> <strong>de</strong>mi-briga<strong>de</strong>...Et il montrait du poing la voiture qui roulait rapi<strong>de</strong>ment sur la route.- Ne vous en plaignez pas, <strong>com</strong>mandant, elle a votre gra<strong>de</strong> <strong>de</strong> général dans samanche, dit en riant Corentin qui essayait <strong>de</strong> mettre son cheval au galop pourrejoindre la voiture.- Ah! je ne me laisserai pas embêter par ces paroissiens-là, dit Hulot à ses <strong>de</strong>ux amisen grognant. J'aimerais mieux jeter l'habit <strong>de</strong> général dans un fossé que <strong>de</strong> le gagnerdans un lit. Que veulent-ils donc, ces canards-là? Y <strong>com</strong>prenez-vous quelque chose,vous autres?- Oh! oui, dit Merle, je sais que c'est la femme la plus belle que j'aie jamais vue! Jecrois que vous enten<strong>de</strong>z mal la métaphore. C'est la femme du premier consul, peutêtre?- Bah! la femme du premier consul est vieille, et celle-ci est jeune, reprit Hulot.D'ailleurs, l'ordre que j'ai reçu du ministre m'apprend qu'elle se nomme ma<strong>de</strong>moiselle<strong>de</strong> Verneuil. C'est une ci-<strong>de</strong>vant. Est-ce que je ne connais pas ça! Avant la révolution,elles faisaient toutes ce métier-là; on <strong>de</strong>venait alors, en <strong>de</strong>ux temps et sixmouvements, chef <strong>de</strong> <strong>de</strong>mi-briga<strong>de</strong>, il ne s'agissait que <strong>de</strong> leur bien dire <strong>de</strong>ux ou troisfois: Mon Coeur!Pendant que chaque soldat ouvrait le <strong>com</strong>pas, pour employer l'expression du<strong>com</strong>mandant, la voiture horrible qui servait alors <strong>de</strong> malle avait promptement atteintl'hôtel <strong>de</strong>s Trois-Maures, situé au milieu <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> rue d'Alençon. Le bruit <strong>de</strong>ferraille que rendait cette informe voiture amena l'hôte sur le pas <strong>de</strong> la porte. C'étaitun hasard auquel personne dans Alençon ne <strong>de</strong>vait s'attendre que la <strong>de</strong>scente <strong>de</strong> lamalle à l'auberge <strong>de</strong>s Trois-Maures; mais l'affreux événement <strong>de</strong> Mortagne la fit suivre43


par tant <strong>de</strong> mon<strong>de</strong>, que les <strong>de</strong>ux voyageuses, pour se dérober à la curiosité générale,entrèrent lestement dans la cuisine, inévitable antichambre <strong>de</strong>s auberges dans toutl'Ouest; et l'hôte se disposait à les suivre après avoir examiné la voiture, lorsque lepostillon l'arrêta par le bras.- Attention, citoyen Brutus, dit-il, il y a escorte <strong>de</strong> Bleus. Comme il n'y a ni conducteurni dépêches, c'est moi qui t'amène les citoyennes, elles paieront sans doute <strong>com</strong>me <strong>de</strong>ci-<strong>de</strong>vant princesses, ainsi...- Ainsi, nous boirons un verre <strong>de</strong> vin ensemble tout à l'heure, mon garçon, lui ditl'hôte.Après avoir jeté un coup d'oeil sur cette cuisine noircie par la fumée et sur une tableensanglantée par <strong>de</strong>s vian<strong>de</strong>s crues, ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil se sauva dans la sallevoisine avec la légèreté d'un oiseau, car elle craignit l'aspect et l'o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> cettecuisine, autant que la curiosité d'un chef malpropre et d'une petite femme grasse quidéjà l'examinaient avec attention.- Comment allons-nous faire, ma femme? dit l'hôte. Qui diable pouvait croire que nousaurions tant <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> par le temps qui court? Avant que je puisse lui servir undéjeuner convenable, cette femme-là va s'impatienter. Ma foi, il me vient une bonneidée: puisque c'est <strong>de</strong>s gens <strong>com</strong>me il faut, je vais leur proposer <strong>de</strong> se réunir à lapersonne que nous avons là-haut. Hein?Quand l'hôte chercha la nouvelle arrivée, il ne vit plus que Francine, à laquelle il dit àvoix basse en l'emmenant au fond <strong>de</strong> la cuisine du côté <strong>de</strong> la cour pour l'éloigner <strong>de</strong>ceux qui pouvaient l'écouter: - Si ces dames désirent se faire servir à part, <strong>com</strong>me jen'en doute point, j'ai un repas très délicat tout préparé pour une dame et pour son fils.Ces voyageurs ne s'opposeront sans doute pas à partager leur déjeuner avec vous,ajouta-t-il d'un air mystérieux. C'est <strong>de</strong>s personnes <strong>de</strong> condition.À peine avait-il achevé sa <strong>de</strong>rnière phrase, que l'hôte se sentit appliquer dans le dosun léger coup <strong>de</strong> manche <strong>de</strong> fouet, il se retourna brusquement! et vit <strong>de</strong>rrière lui unpetit homme trapu, sorti sans bruit d'un cabinet voisin, et dont l'apparition avait glacé<strong>de</strong> terreur la grosse femme, le chef et son marmiton. L'hôte pâlit en retournant latête. Le petit homme secoua ses cheveux qui lui cachaient entièrement le front et lesyeux, se dressa sur ses pieds pour atteindre à l'oreille <strong>de</strong> l'hôte, et lui dit: - Voussavez ce que vaut une impru<strong>de</strong>nce, une dénonciation, et <strong>de</strong> quelle couleur est lamonnaie avec laquelle nous les payons. Nous sommes généreux.I1 joignit à ses paroles un geste qui en fut un épouvantable <strong>com</strong>mentaire. Quoique lavue <strong>de</strong> ce personnage fût dérobée à Francine par la rotondité <strong>de</strong> l'hôte, elle saisitquelques mots <strong>de</strong>s phrases qu'il avait sour<strong>de</strong>ment prononcées, et resta <strong>com</strong>mefrappée par la foudre en entendant les sons rauques d'une voix bretonne. Au milieu <strong>de</strong>la terreur générale, elle s'élança vers le petit homme; mais celui-ci, qui semblait semouvoir avec l'agilité d'un animal sauvage, sortait déjà par une porte latérale donnantsur la cour. Francine crut s'être trompée dans ses conjectures, car elle n'aperçut quela peau fauve et noire d'un ours <strong>de</strong> moyenne taille. Étonnée, elle courut à la fenêtre. Àtravers les vitres jaunies par la fumée, elle regarda l'inconnu qui gagnait l'écurie d'unpas traînant. Avant d'y entrer, il dirigea <strong>de</strong>ux yeux noirs sur le premier étage <strong>de</strong>l'auberge, et, <strong>de</strong> là, sur la malle, <strong>com</strong>me s'il voulait faire part à un ami <strong>de</strong> quelqueimportante observation relative à cette voiture. Malgré les peaux <strong>de</strong> biques, et grâce àce mouvement qui lui permit <strong>de</strong> distinguer le visage <strong>de</strong> cet homme, Francine reconnutalors à son énorme fouet et à sa démarche rampante, quoique agile dans l'occasion, le44


Chouan surnommé Marche-à-terre; elle l'examina, mais indistinctement, à traversl'obscurité <strong>de</strong> l'écurie où il se coucha dans la paille en prenant une position d'où ilpouvait observer tout ce qui se passerait dans l'auberge. Marche-à-terre était ramassé<strong>de</strong> telle sorte que, <strong>de</strong> loin <strong>com</strong>me <strong>de</strong> près l'espion le plus rusé l'aurait facilement prispour un <strong>de</strong> ces gros chiens <strong>de</strong> roulier, tapis en rond et qui dorment, la gueule placéesur leurs pattes. La conduite <strong>de</strong> Marche-à-terre prouvait à Francine que le Chouan nel'avait pas reconnue. Or, dans les circonstances délicates où se trouvait sa maîtresse,elle ne sut pas si elle <strong>de</strong>vait s'en applaudir ou s'en chagriner. Mais le mystérieuxrapport qui existait entre l'observation menaçante du Chouan et l'offre <strong>de</strong> l'hôte, assez<strong>com</strong>mune chez les aubergistes qui cherchent toujours à tirer <strong>de</strong>ux moutures du sac,piqua sa curiosité; elle quitta la vitre crasseuse d'où elle regardait la masse informe etnoire qui, dans l'obscurité, lui indiquait la place occupée par Marche-à-terre, seretourna vers l'aubergiste, et le vit dans l'attitu<strong>de</strong> d'un homme qui a fait un pas <strong>de</strong>clerc et ne sait <strong>com</strong>ment s'y prendre pour revenir en arrière. Le geste du Chouan avaitpétrifié ce pauvre homme. Personne, dans l'Ouest, n'ignorait les cruels raffinements<strong>de</strong>s supplices par lesquels les Chasseurs du Roi punissaient les gens soupçonnésseulement d'indiscrétion, aussi l'hôte croyait-il déjà sentir leurs couteaux sur son cou.Le chef regardait avec terreur l'âtre du feu où souvent ils chauffaient les pieds <strong>de</strong> leursdénonciateurs. La grosse petite femme tenait un couteau <strong>de</strong> cuisine d'une main, <strong>de</strong>l'autre une pomme <strong>de</strong> terre à moitié coupée, et contemplait son mari d'un air hébété.Enfin le marmiton cherchait le secret, inconnu pour lui, <strong>de</strong> cette silencieuse terreur. Lacuriosité <strong>de</strong> Francine s'anima naturellement à cette scène muette, dont l'acteurprincipal était vu par tous, quoique absent. Le jeune fille fut flattée <strong>de</strong> la terriblepuissance du Chouan, et encore qu'il n'entrât guère dans son humble caractère <strong>de</strong>faire <strong>de</strong>s malices <strong>de</strong> femme <strong>de</strong> chambre, elle était cette fois trop fortement intéresséeà pénétrer ce mystère pour ne pas profiter <strong>de</strong> ses avantages.- Eh! bien, ma<strong>de</strong>moiselle accepte votre proposition, dit-elle gravement à l'hôte, qui fut<strong>com</strong>me réveillé en sursaut par ces paroles.- Laquelle? <strong>de</strong>manda-t-il avec une surprise réelle.- Laquelle? <strong>de</strong>manda Corentin survenant.- Laquelle? <strong>de</strong>manda ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil.- Laquelle? <strong>de</strong>manda un quatrième personnage qui se trouvait sur la <strong>de</strong>rnière marche<strong>de</strong> l'escalier et qui sauta légèrement dans la cuisine.- Eh! bien, <strong>de</strong> déjeuner avec vos personnes <strong>de</strong> distinction, répondit Francineimpatiente.- De distinction, reprit d'une voix mordante et ironique le personnage arrivé parl'escalier. Ceci, mon cher, me semble une mauvaise plaisanterie d'auberge; mais sic'est cette jeune citoyenne que tu veux nous donner pour convive, il faudrait être foupour s'y refuser, brave homme, dit-il en regardant ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil. Enl'absence <strong>de</strong> ma mère j'accepte, ajouta-t-il en frappant sur l'épaule <strong>de</strong> l'aubergistestupéfait.La gracieuse étour<strong>de</strong>rie <strong>de</strong> la jeunesse déguisa la hauteur insolente <strong>de</strong> ces paroles quiattira naturellement l'attention <strong>de</strong> tous les acteurs <strong>de</strong> cette scène sur ce nouveaupersonnage. L'hôte prit alors la contenance <strong>de</strong> Pilate cherchant à se laver les mains <strong>de</strong>la mort <strong>de</strong> Jésus-Christ, il rétrograda <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux pas vers sa grosse femme, et lui dit à45


l'oreille: - Tu es témoin que, s'il arrive quelque malheur, ce ne sera pas ma faute. Maisau surplus, ajouta-t-il encore plus bas va prévenir <strong>de</strong> tout ça monsieur Marche-à-terre.Le voyageur, jeune homme <strong>de</strong> moyenne taille, portait un habit bleu et <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>sguêtres noires qui lui montaient au-<strong>de</strong>ssus du genou, sur une culotte <strong>de</strong> drapégalement bleu. Cet uniforme simple et sans épaulettes appartenait aux élèves <strong>de</strong>1'École Polytechnique. D'un seul regard, ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil sut distinguer sousce costume sombre <strong>de</strong>s formes élégantes et ce je ne sais quoi qui annoncent unenoblesse native. Assez ordinaire au premier aspect, la figure du jeune homme sefaisait bientôt remarquer par la conformation <strong>de</strong> quelques traits où se révélait uneâme capable <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s choses. Un teint bruni, <strong>de</strong>s cheveux blonds et bouclés, <strong>de</strong>syeux bleus étincelants, un nez fin, <strong>de</strong>s mouvements pleins d'aisance; en lui, toutdécelait et une vie dirigée par <strong>de</strong>s sentiments élevés et l'habitu<strong>de</strong> du <strong>com</strong>man<strong>de</strong>ment.Mais les signes les plus caractéristiques <strong>de</strong> son génie se trouvaient dans un menton àla Bonaparte, et dans sa lèvre inférieure qui se joignait à la supérieure en décrivant lacourbe gracieuse <strong>de</strong> la feuille d'acanthe sous le chapiteau corinthien. La nature avaitmis dans ces <strong>de</strong>ux traits d'irrésistibles enchantements. - Ce jeune homme estsingulièrement distingué pour un républicain, se dit ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil. Voirtout cela d'un clin d'oeil, s'animer par l'envie <strong>de</strong> plaire, pencher mollement la tête <strong>de</strong>côté, sourire avec coquetterie, lancer un <strong>de</strong> ces regards veloutés qui ranimeraient uncoeur mort à l'amour; voiler ses longs yeux noirs sous <strong>de</strong> larges paupières dont les cilsfournis et recourbés <strong>de</strong>ssinèrent une ligne brune sur sa joue; chercher les sons lesplus mélodieux <strong>de</strong> sa voix pour donner un charme pénétrant à cette phrase banale: "-Nous vous sommes bien obligées, monsieur? "tout ce manège n'employa pas le tempsnécessaire à le décrire. Puis ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, s'adressant à l'hôte, <strong>de</strong>mandason appartement, vit l'escalier, et disparut avec Francine en laissant à l'étranger lesoin <strong>de</strong> <strong>de</strong>viner si cette réponse contenait une acceptation ou un refus.Chapitre II- Quelle est cette femme-là? <strong>de</strong>manda lestement l'élève <strong>de</strong> l'École Polytechnique àl'hôte immobile et <strong>de</strong> plus en plus stupéfait.- C'est la citoyenne Verneuil, répondit aigrement Corentin en toisant le jeune hommeavec jalousie, une ci-<strong>de</strong>vant, qu'en veux-tu faire?L'inconnu, qui fredonnait une chanson républicaine, leva la tête avec fierté versCorentin. <strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux jeunes gens se regardèrent alors pendant un moment <strong>com</strong>me <strong>de</strong>uxcoqs prêts à se battre, et ce regard fit éclore la haine entre eux pour toujours. Autantl'oeil bleu du militaire était franc, autant l'oeil vert <strong>de</strong> Corentin annonçait <strong>de</strong> malice et<strong>de</strong> fausseté; l'un possédait nativement <strong>de</strong>s manières nobles, l'autre n'avait que <strong>de</strong>sfaçons insinuantes; l'un s'élançait, l'autre se courbait; l'un <strong>com</strong>mandait le respect,l'autre cherchait à l'obtenir; l'un <strong>de</strong>vait dire: Conquérons! l'autre: Partageons?-Le citoyen du Gua-Saint-Cyr est-il ici? dit un paysan en entrant.- Que lui veux-tu? répondit le jeune homme en s'avançant.Le paysan salua profondément, et remit une lettre que le jeune élève jeta dans le feuaprès l'avoir lue; pour toute réponse, il inclina la tête, et l'homme partit.46


- Tu viens sans doute <strong>de</strong> Paris, citoyen? dit alors Corentin en s'avançant versl'étranger avec une certaine aisance <strong>de</strong> manières, avec un air souple et liant quiparurent être insupportables au citoyen du Gua.- Oui, répondit-il sèchement.- Et tu es sans doute promu à quelque gra<strong>de</strong> dans l'artillerie?- Non, citoyen, dans la marine.- Ah! tu te rends à Brest? <strong>de</strong>manda Corentin d'un ton insouciant.Mais le jeune marin tourna lestement sur les talons <strong>de</strong> ses souliers sans vouloirrépondre, et démentit bientôt les belles espérances que sa figure avait fait concevoir àma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil. I1 s'occupa <strong>de</strong> son déjeuner avec une légèreté enfantine,questionna le chef et l'hôtesse sur leurs recettes, s'étonna <strong>de</strong>s habitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> provinceen Parisien arraché à sa coque enchantée, manifesta <strong>de</strong>s répugnances <strong>de</strong> petitemaîtresse,et montra enfin d'autant moins <strong>de</strong> caractère que sa figure et ses manièresen annonçaient davantage; Corentin sourit <strong>de</strong> pitié en lui voyant faire la grimacequand il goûta le meilleur cidre <strong>de</strong> Normandie.- Pouah! s'écria-t-il, <strong>com</strong>ment pouvez-vous avaler cela, vous autres? I1 y a là-<strong>de</strong>dansà boire et à manger. La République a bien raison <strong>de</strong> se défier d'une province où l'onvendange à coups <strong>de</strong> gaule et où l'on fusille sournoisement les voyageurs sur lesroutes. N'allez pas nous mettre sur la table une carafe <strong>de</strong> cette mé<strong>de</strong>cine-là, mais <strong>de</strong>bon vin <strong>de</strong> Bor<strong>de</strong>aux blanc et rouge. Allez voir surtout s'il y a bon feu là-haut. Cesgens-là m'ont l'air d'être bien retardés en fait <strong>de</strong> civilisation. - Ah! reprit-il ensoupirant, il n'y a qu'un Paris au mon<strong>de</strong>, et c'est grand dommage qu'on ne puisse pasl'emmener en mer! - Comment, gâte-sauce, dit-il au chef, tu mets du vinaigre danscette fricassée <strong>de</strong> poulet, quand tu as là <strong>de</strong>s citrons... - Quant à vous, madamel'hôtesse, vous m'avez donné <strong>de</strong>s draps si gros que je n'ai pas fermé l'oeil pendantcette nuit. Puis il se mit à jouer avec une grosse canne en exécutant avec un soinpuéril <strong>de</strong>s évolutions dont le plus ou le moins <strong>de</strong> fini et d'habileté annonçaient le <strong>de</strong>gréplus ou moins honorable qu'un jeune homme occupait dans la classe <strong>de</strong>s Incroyables.- Et c'est avec <strong>de</strong>s muscadins <strong>com</strong>me ça, dit confi<strong>de</strong>ntiellement Corentin à l'hôte en enépiant le visage, qu'on espère relever la marine <strong>de</strong> la République?- Cet homme-là, disait le jeune marin à l'oreille <strong>de</strong> l'hôtesse, est quelque espion <strong>de</strong>Fouché. Il a la police gravée sur la figure, et je jurerais que la tache qu'il conserve aumenton est <strong>de</strong> la boue <strong>de</strong> Paris. Mais à bon chat, bon...En ce moment une dame, vers laquelle le marin s'élança avec tous les signes d'unrespect extérieur, entra dans la cuisine <strong>de</strong> l'auberge.- Ma chère maman, lui dit-il, arrivez donc. Je crois avoir, en votre absence, recruté<strong>de</strong>s convives.- Des convives, lui répondit-elle, quelle folie! - C'est ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil. reprit-ilà voix basse.- Elle a péri sur l'échafaud après l'affaire <strong>de</strong> Savenay, elle était venue au Mans poursauver son frère le prince <strong>de</strong> Loudon, lui dit brusquement sa mère.47


- Vous vous trompez, madame, reprit avec douceur Corentin en appuyant sur le motmadame, il y a <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>moiselles <strong>de</strong> Verneuil, les gran<strong>de</strong>s maisons ont toujoursplusieurs branches.L'étrangère, surprise <strong>de</strong> cette familiarité, se recula <strong>de</strong> quelques pas <strong>com</strong>me pourexaminer cet interlocuteur inattendu: elle arrêta sur lui ses yeux noirs pleins <strong>de</strong> cettevive sagacité si naturelle aux femmes et parut chercher dans quel intérêt il venaitaffirmer l'existence <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil. En même temps Corentin, quiétudiait cette dame à la dérobée la <strong>de</strong>stitua <strong>de</strong> tous les plaisirs <strong>de</strong> la maternité pour luiaccor<strong>de</strong>r ceux <strong>de</strong> l'amour; il refusa galamment le bonheur d'avoir un fils <strong>de</strong> vingt ans àune femme dont la peau éblouissante, les sourcils arqués encore bien fournis, les cilspeu dégarnis furent l'objet <strong>de</strong> son admiration, et dont les abondants cheveux noirsséparés en <strong>de</strong>ux ban<strong>de</strong>aux sur le front, faisaient ressortir la jeunesse d'une têtespirituelle. <strong>Les</strong> faibles ri<strong>de</strong>s du front, loin d'annoncer les années, trahissaient <strong>de</strong>spassions jeunes. Enfin, si les yeux perçants étaient un peu voilés, on ne savait si cettealtération venait <strong>de</strong> la fatigue du voyage ou <strong>de</strong> la trop fréquente expression du plaisir.Enfin Corentin remarqua que l'inconnue était enveloppée dans une mante d'étofféanglaise, et que la forme <strong>de</strong> son chapeau, sans doute étrangère, n'appartenait àaucune <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s dites à la grecque qui régissaient encore les toilettes parisiennes.Corentin était un <strong>de</strong> ces êtres portés par leur caractère à toujours soupçonner le malplutôt que le bien, et il conçut à l'instant <strong>de</strong>s doutes sur le civisme <strong>de</strong>s <strong>de</strong>uxvoyageurs. De son côté, la dames qui avait aussi fait avec une égale rapidité sesobservations sur la personne <strong>de</strong> Corentin, se tourna vers son fils avec un air significatifassez fidèlement traduit par ces mots: Quel est cet original-là? Est-il <strong>de</strong> notre bord? Àcette mentale interrogation, le jeune marin répondit par une attitu<strong>de</strong>, par un regard etpar un geste <strong>de</strong> main qui disaient: - Je n'en sais, ma foi, rien, et il m'est encore plussuspect qu'à vous. Puis, laissant à sa mère le soin <strong>de</strong> <strong>de</strong>viner ce mystère, il se tournavers l'hôtesse, à laquelle il dit à l'oreille: - Tâchez donc <strong>de</strong> savoir ce qu'est ce drôle-là,s'il ac<strong>com</strong>pagne effectivement cette <strong>de</strong>moiselle et pourquoi.- Ainsi dit madame du Gua en regardant Corentin, tu es sûr, citoyen, quema<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil existe?- Elle existe aussi certainement en chair et en os, madame, que le citoyen du Gua-Saint-Cyr.Cette réponse renfermait une profon<strong>de</strong> ironie dont le secret n'était connu que <strong>de</strong> ladame et toute autre qu'elle en aurait été déconcertée. Son fils regarda tout à coupfixement Corentin qui tirait froi<strong>de</strong>ment sa montre sans paraître se douter du troubleque produisait sa réponse. La dame, inquiète et curieuse <strong>de</strong> savoir sur-le-champ sicette phrase couvrait une perfidie, ou si elle était seulement l'effet du hasard, dit àCorentin <strong>de</strong> l'air le plus naturel; - Mon Dieu! <strong>com</strong>bien les routes sont peu sûres! Nousavons été attaqués au <strong>de</strong>là <strong>de</strong> Mortagne par les <strong>Chouans</strong>. Mon fils a manqué <strong>de</strong> restersur la place, il a reçu <strong>de</strong>ux balles dans son chapeau en me défendant.- Comment, madame, vous étiez dans le courrier que les brigands ont dévalisé malgrél'escorte, et qui vient <strong>de</strong> nous amener? Vous <strong>de</strong>vez connaître alors la voiture! On m'adit à mon passage à Mortagne que les <strong>Chouans</strong> s'étaient trouvés au nombre <strong>de</strong> <strong>de</strong>uxmille à l'attaque <strong>de</strong> la malle et que tout le mon<strong>de</strong> avait péri, même les voyageurs.Voilà <strong>com</strong>me on écrit l'histoire! Le ton musard que prit Corentin et son air niais lefirent en ce moment ressembler à un habitué <strong>de</strong> la petite Provence qui reconnaîtraitavec douleur la fausseté d'une nouvelle politique. - Hélas! madame, continua-t-il, sil'on assassine les voyageurs si près <strong>de</strong> Paris, jugez <strong>com</strong>bien les routes <strong>de</strong> la Bretagnevont être dangereuses. Ma foi, je vais retourner a Paris sans vouloir aller plus loin.48


- Ma<strong>de</strong>rnoiselle <strong>de</strong> Verneuil est-elle belle et jeune? <strong>de</strong>manda la dame frappée d'uneidée soudaine et s'adressant à l'hôtesse.En ce moment l'hôte interrompit cette conversation dont l'intérêt avait quelque chose<strong>de</strong> cruel pour ces trois personnages, en annonçant que le déjeuner était servi. Lejeune marin offrit la main à sa mère avec une fausse familiarité qui confirma lessoupçons <strong>de</strong> Corentin, auquel il dit tout haut en se dirigeant vers l'escalier: - Citoyen,si tu ac<strong>com</strong>pagnes la citoyenne Verneuil et qu'elle accepte la proposition <strong>de</strong> l'hôte, nete gêne pas...Quoique ces paroles fussent prononcées d'un ton leste et peu engageant, Corentinmonta. Le jeune homme serra vivement la main <strong>de</strong> la dame, et quand ils furentséparés du Parisien par sept à huit marches: - Voilà, dit-il à voix basse, à quelsdangers sans gloire nous exposent vos impru<strong>de</strong>ntes entreprises. Si nous sommesdécouverts, <strong>com</strong>ment pourrons nous échapper? Et quel rôle me faites-vous jouer!Tous trois arrivèrent dans une chambre assez vaste. Il ne fallait pas avoir beaucoupcheminé dans l'Ouest pour reconnaître que l'aubergiste avait prodigué pour recevoirses hôtes tous ses trésors et un luxe peu ordinaire. La table était soigneusementservie. La chaleur d'un grand feu avait chassé l'humidité <strong>de</strong> l'appartement. Enfin, lelinge, les sièges, la vaisselle, n'étaient pas trop malpropres. Aussi Corentin s'aperçut-ilque l'aubergiste s'était, pour nous servir d'une expression populaire, mis en quatre,afin <strong>de</strong> plaire aux étrangers. - Donc, se dit-il, ces gens ne sont pas ce qu'ils veulentparaître. Ce petit jeune homme est rusé; je le prenais pour un sot, mais maintenant jele crois aussi fin que je puis l'être moi-même.Le jeune marin, sa mère et Corentin attendirent ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil que l'hôtealla prévenir. Mais la belle voyageuse ne parut pas. L'élève <strong>de</strong> l'École Polytechnique sedouta bien qu'elle <strong>de</strong>vait faire <strong>de</strong>s difficultés, il sortit en fredonnant Veillons au salut<strong>de</strong> l'empire, et se dirigea vers la chambre <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, dominé par unpiquant désir <strong>de</strong> vaincre ses scrupules et <strong>de</strong> l'amener avec lui. Peut-être voulait-ilrésoudre les doutes qui l'agitaient, on peut-être essayer sur cette inconnue le pouvoirque tout homme a la prétention d'exercer sur une jolie femme.- Si c'est là un républicain, se dit Corentin en le voyant sortir, je veux être pendu! Il adans les épaules le mouvement <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> cour. Et si c'est là sa mère, se dit-ilencore en regardant madame du Gua, je suis le pape! Je tiens <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong>. Assuronsnous<strong>de</strong> leur qualité?La porte s'ouvrit bientôt, et le jeune marin parut en tenant par la main ma<strong>de</strong>moiselle<strong>de</strong> Verneuil, qu'il conduisit à table avec une suffisance pleine <strong>de</strong> courtoisie. L'heure quivenait <strong>de</strong> s'écouler n'avait pas été perdue pour le diable. Aidée par Francine,ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil s'était armée d'une toilette <strong>de</strong> voyage plus redoutable peutêtreque ne l'est une parure <strong>de</strong> bal. Sa simplicité avait cet attrait qui procè<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'artavec lequel une femme, assez belle pour se passer d'ornements, sait réduire la toiletteà n'être plus qu'un agrément secondaire. Elle portait une robe verte dont la joliecoupe, dont le spencer orné <strong>de</strong> bran<strong>de</strong>bourgs <strong>de</strong>ssinaient ses formes avec uneaffectation peu convenable à une jeune fille, et laissaient voir sa taille souple, soncorsage élégant et ses gracieux mouvements. Elle entra en souriant avec cetteaménité naturelle aux femmes qui peuvent montrer, dans une bouche rose, <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ntsbien rangées aussi transparentes que la porcelaine, et sur leurs joues, <strong>de</strong>ux fossettesaussi fraîches que celles d'un enfant. Ayant quitté la capote qui l'avait d'abord presquedérobée aux regards du jeune marin, elle put employer aisément les mille petits49


artifices, si naïfs en apparence, par lesquels une femme fait ressortir et admirer toutesles beautés <strong>de</strong> son visage et les grâces <strong>de</strong> sa tête. Un certain accord entre sesmanières et sa toilette la rajeunissait si bien que madame du Gua se crut libérale enlui donnant vingt ans. La coquetterie <strong>de</strong> cette toilette, évi<strong>de</strong>mment faite pour plaire,<strong>de</strong>vait inspirer <strong>de</strong> l'espoir au jeune homme; mais ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil le saluapar une molle inclinaison <strong>de</strong> tête sans le regar<strong>de</strong>r et parut l'abandonner avec unefolâtre insouciance qui le déconcerta. Cette réserve n'annonçait aux yeux <strong>de</strong>sétrangers ni précaution ni coquetterie, mais une indifférence naturelle ou feinte.L'expression candi<strong>de</strong> que la voyageuse sut donner à son visage le rendit impénétrable.Elle ne laissa paraître aucune préméditation <strong>de</strong> triomphe et sembla douée <strong>de</strong> ces joliespetites manières qui séduisent, et qui avaient dupé déjà l'amour-propre du jeunemarin. Aussi l'inconnu regagna-t-il sa place avec une sorte <strong>de</strong> dépit.Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil prit Francine par la main, et s'adressant à madame du Gua:- Madame, lui dit-elle d'une voix caressante, auriez-vous la bonté <strong>de</strong> permettre quecette fille, en qui je vois plutôt une amie qu'une servante, dîne avec nous? Dans cestemps d'orage, le dévouement ne peut se payer que par le coeur, et d'ailleurs, n'estcepas tout ce qui nous reste?Madame du Gua répondit à cette <strong>de</strong>rnière phrase, prononcée à voix basse, par une<strong>de</strong>mi-révérence un peu cérémonieuse, qui révélait son désappointement <strong>de</strong> rencontrerune femme si jolie. Puis se penchant à l'oreille <strong>de</strong> son fils: - Oh! temps d'orage,dévouement, madame, et la servante! dit-elle, ce ne doit pas être ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong>Verneuil, mais une fille envoyée par Fouché.<strong>Les</strong> convives allaient s'asseoir, lorsque ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil aperçut Corentin, quicontinuait <strong>de</strong> soumettre à une sévère analyse les <strong>de</strong>ux inconnus, assez inquiets <strong>de</strong> sesregards.- Citoyen, lui dit-elle, tu es sans doute trop bien élevé pour suivre ainsi mes pas. Enenvoyant mes parents à l'échafaud, la République n'a pas eu la magnanimité <strong>de</strong> medonner <strong>de</strong> tuteur. Si, par une galanterie chevaleresque, inouïe, tu m'as ac<strong>com</strong>pagnéemalgré moi (et là elle laissa échapper un soupir), je suis décidée à ne pas souffrir queles soins protecteurs dont tu es si prodigue aillent jusqu'à te causer <strong>de</strong> la gêne. Je suisen sûreté ici, tu peux m'y laisser.Elle lui lança un regard fixe et méprisant. Elle fut <strong>com</strong>prise, Corentin réprima unsourire qui fronçait presque les coins <strong>de</strong> ses lèvres rusées, et la salua d'une manièrerespectueuse.- Citoyenne, dit-il, je me ferai toujours un honneur <strong>de</strong> t'obéir. La beauté est la seulereine qu'un vrai républicain puisse volontiers servir.En le voyant partir, les yeux <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil brillèrent d'une joie si naïve,elle regarda Francine avec un sourire d'intelligence empreint <strong>de</strong> tant <strong>de</strong> bonheur, quemadame du Gua, <strong>de</strong>venue pru<strong>de</strong>nte en <strong>de</strong>venant jalouse, se sentit disposée àabandonner les soupçons que la parfaite beauté <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil venait<strong>de</strong> lui faire concevoir.- C'est peut-être ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, dit-elle à l'oreille <strong>de</strong> son fils.- Et l'escorte? lui répondit le jeune homme, que le dépit rendait sage. Est-elleprisonnière ou protégée, amie ou ennemie du gouvernement?50


Madame du Gua cligna <strong>de</strong>s yeux <strong>com</strong>me pour dire qu'elle saurait bien éclaircir cemystère. Cependant le départ <strong>de</strong> Corentin sembla tempérer la défiance du marin, dontla figure perdit son expression sévère et il jeta sur ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil <strong>de</strong>sregards où se révélait un amour immodéré <strong>de</strong>s femmes et non la respectueuse ar<strong>de</strong>urd'une passion naissante. La jeune fille n'en <strong>de</strong>vint que plus circonspecte et réserva sesparoles affectueuses pour madame du Gua Le jeune homme, se fâchant à lui tout seul,essaya dans son amer dépit, <strong>de</strong> jouer aussi l'insensibilité. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil neparut pas s'apercevoir <strong>de</strong> ce manège, et se montra simple sans timidité réservée, sanspru<strong>de</strong>rie. Cette rencontre <strong>de</strong> personnes qui ne paraissaient pas <strong>de</strong>stinées à se lier,n'éveilla donc aucune sympathie bien vive. Il y eut même un embarras vulgaire, unegêne qui détruisirent tout le plaisir que ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil et le jeune marins'étaient promis un moment auparavant. Mais les femmes ont entre elles un siadmirable tact <strong>de</strong>s convenances, <strong>de</strong>s liens si intimes ou <strong>de</strong> si vifs désirs d'émotions,qu'elles savent toujours rompre la glace dans ces occasions. Tout à coup, <strong>com</strong>me siles <strong>de</strong>ux belles convives eussent eu la même pensée, elles se mirent à plaisanterinnocemment leur unique cavalier, et rivalisèrent à son égard <strong>de</strong> moqueries,d'attentions et <strong>de</strong> soins; cette unanimité d'esprit les laissait libres. Un regard ou unmot qui, échappés dans la gêne, ont <strong>de</strong> la valeur, <strong>de</strong>venaient alors insignifiants. Bref,au bout d'une <strong>de</strong>mi-heure, ces <strong>de</strong>ux femmes, déjà secrètement ennemies, parurentêtre les meilleures amies du mon<strong>de</strong>. Le jeune marin se surprit alors à en vouloirautant à ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil <strong>de</strong> sa liberté d'esprit que <strong>de</strong> sa réserve. Il étaittellement contrarié, qu'il regrettait avec une sour<strong>de</strong> colère d'avoir partagé sondéjeuner avec elle.- Madame, dit ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil à madame du Gua, monsieur votre fils est-iltoujours aussi triste qu'en ce moment?- Ma<strong>de</strong>moiselle, répondit-il, je me <strong>de</strong>mandais à quoi sert un bonheur qui va s'enfuir.Le secret <strong>de</strong> ma tristesse est dans la vivacité <strong>de</strong> mon plaisir.- Voilà <strong>de</strong>s madrigaux, reprit-elle en riant, qui sentent plus la Cour que l'ÉcolePolytechnique.- I1 n'a fait qu'exprimer une pensée bien naturelle, ma<strong>de</strong>moiselle, dit madame duGua, qui avait ses raisons pour apprivoiser l'inconnue.- Allons, riez donc, reprit ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil en souriant au jeune homme.Comment êtes-vous donc quand vous pleurez, si ce qu'il vous plaît d'appeler unbonheur vous attriste ainsi?Ce sourire, ac<strong>com</strong>pagné d'un regard agressif qui détruisit l'harmonie <strong>de</strong> ce masque <strong>de</strong>can<strong>de</strong>ur, rendit un peu d'espoir au marin. Mais inspirée par sa nature qui entraîne lafemme à toujours rire trop ou trop peu, tantôt ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil semblaits'emparer <strong>de</strong> ce jeune homme par un coup d'oeil où brillaient les fécon<strong>de</strong>s promesses<strong>de</strong> l'amour; puis, tantôt elle opposait à ses galantes expressions une mo<strong>de</strong>stie froi<strong>de</strong>et sévère; vulgaire manège sous lequel les femmes cachent leurs véritables émotions.Un moment, un seul, où chacun d'eux crut trouver chez l'autre <strong>de</strong>s paupièresbaissées, ils se <strong>com</strong>muniquèrent leurs véritables pensées; mais ils furent aussiprompts à voiler leurs regards qu'ils l'avaient été à confondre cette lumière quibouleversa leurs coeurs en les éclairant. Honteux <strong>de</strong> s'être dit tant <strong>de</strong> choses en unseul coup d'oeil, ils n'osèrent plus se regar<strong>de</strong>r. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, jalouse <strong>de</strong>détromper l'inconnu se renferma dans une froi<strong>de</strong> politesse, et parut même attendre lafin du repas avec impatience.51


- Ma<strong>de</strong>moiselle, vous avez dû bien souffrir en prison? Iui <strong>de</strong>manda madame du Gua.- Hélas! madame, il me semble que je n'ai pas cessé d'y être.- Votre escorte est-elle <strong>de</strong>stinée à vous protéger ma<strong>de</strong>moiselle, ou à vous surveiller?Êtes-vous précieuse ou suspecte à la République?Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil <strong>com</strong>prit instinctivement qu'elle inspirait peu d'intérêt àmadame du Gua, et s'effaroucha <strong>de</strong> cette question.- Madame, répondit-elle, je ne sais pas bien précisément quelle est en ce moment lanature <strong>de</strong> mes relations avec la République.- Vous la faites peut-être trembler? dit le jeune homme avec un peu d'ironie- Pourquoi ne pas respecter les secrets <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle? reprit madame du Gua.- Oh! madame, les secrets d'une jeune personne qui ne connaît encore <strong>de</strong> la vie queses malheurs, ne sont pas bien curieux.- Mais, répondit madame du Gua pour continuer une conversation qui pouvait luiapprendre ce qu'elle voulait savoir, le premier consul paraît avoir <strong>de</strong>s intentionsparfaites. Ne va-t-il pas, dit-on, arrêter l'effet <strong>de</strong>s lois contre les émigrés?- C'est vrai, madame, dit-elle avec trop <strong>de</strong> vivacité peut-être; mais alors pourquoisoulevons-nous la Vendée et la Bretagne? pourquoi donc incendier la France?...Ce cri généreux par lequel elle semblait se faire un reproche à elle-même, causa untressaillement au marin. Il regarda fort attentivement ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, maisil ne put découvrir sur sa figure ni haine ni amour. Cette peau dont le coloris attestaitla finesse était impénétrable. Une curiosité invincible l'attacha soudain à cettesingulière créature vers laquelle il était attiré déjà par <strong>de</strong> violents désirs.- Mais, dit-elle en continuant après une pause, madame, allez-vous à Mayenne?- Oui, ma<strong>de</strong>moiselle, répondit le jeune homme d'un air interrogateur.- Eh! bien, madame, continua ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, puisque monsieur votre filssert la République... Elle prononça ces paroles d'un air indifférent en apparence, maiselle jeta sur les <strong>de</strong>ux inconnus un <strong>de</strong> ces regards furtifs qui n'appartiennent qu'auxfemmes et aux diplomates. - Vous <strong>de</strong>vez redouter les <strong>Chouans</strong>? reprit-elle, uneescorte n'est pas à dédaigner. Nous sommes <strong>de</strong>venus presque <strong>com</strong>pagnons <strong>de</strong>voyage, venez avec nous jusqu'à Mayenne.Le fils et la mère hésitèrent et parurent se concerter.- Je ne sais, ma<strong>de</strong>moiselle, répondit le jeune homme, s'il est bien pru<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> vousavouer que <strong>de</strong>s intérêts d'une haute importance exigent pour cette nuit notre présenceaux environs <strong>de</strong> Fougères, et que nous n'avons pas encore trouvé <strong>de</strong> moyens <strong>de</strong>transport; mais les femmes sont si naturellement généreuses que j'aurais honte <strong>de</strong> nepas me confier à vous. Néanmoins, ajouta-t-il, avant <strong>de</strong> nous remettre entre vosmains, au moins <strong>de</strong>vons-nous savoir si nous pourrons en sortir sains et saufs. Êtesvousla reine ou l'esclave <strong>de</strong> votre escorte républicaine? Excusez la franchise d'unjeune marin, mais je ne vois dans votre situation rien <strong>de</strong> bien naturel...52


- Nous vivons dans un temps, monsieur, où rien <strong>de</strong> ce qui se passe n'est naturel. Ainsivous pouvez accepter sans scrupule, croyez-le bien. Et surtout ajouta-t-elle enappuyant sur ses paroles, vous n'avez à craindre aucune trahison dans une offre faiteavec simplicité par une personne qui n'épouse point les haines politiques.- Le voyage ainsi fait ne sera pas sans danger, reprit-il en mettant dans son regardune finesse qui donnait <strong>de</strong> l'esprit à cette vulgaire réponse.- Que craignez-vous donc encore, <strong>de</strong>manda-t-elle avec un sourire moqueur, je ne vois<strong>de</strong> périls pour personne.- La femme qui parle ainsi est-elle la même dont le regard partageait mes désirs, sedisait le jeune homme. Quel accent! Elle me tend quelque piège.En ce moment, le cri clair et perçant d'une chouette qui semblait perchée sur lesommet <strong>de</strong> la cheminée, vibra <strong>com</strong>me un sombre avis.- Qu'est ceci? dit ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil. Notre voyage ne <strong>com</strong>mencera pas sousd'heureux présages. Mais <strong>com</strong>ment se trouve-t-il ici <strong>de</strong>s chouettes qui chantent enplein jour? <strong>de</strong>manda-t-elle en faisant un geste <strong>de</strong> surprise.- Cela peut arriver quelquefois, dit le jeune homme froi<strong>de</strong>ment. - Ma<strong>de</strong>moiselle, repritil,nous vous porterions peut-être malheur. N'est-ce pas là votre pensée? Nevoyageons donc pas ensemble.Ces paroles furent dites avec un calme et une réserve qui surprirent ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong>Verneuil.- Monsieur, dit-elle avec une impertinence tout aristocratique, je suis loin <strong>de</strong> vouloirvous contraindre. Gardons le peu <strong>de</strong> liberté que nous laisse la République. Si madameétait seule, j'insisterais...<strong>Les</strong> pas pesants d'un militaire retentirent dans le corridor, et le <strong>com</strong>mandant Hulotmontra bientôt une mine renfrogée.- Venez ici, mon colonel, dit en souriant ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil qui lui indiqua <strong>de</strong> lamain une chaise auprès d'elle. - Occupons-nous, puisqu'il le faut, <strong>de</strong>s affaires <strong>de</strong> l'État.Mais riez donc? Qu'avez-vous? Y a-t-il <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong> ici?Le <strong>com</strong>mandant était resté béant à l'aspect du jeune inconnu qu'il contemplait avecune singulière attention.- Ma mère, désirez-vous encore du lièvre? Ma<strong>de</strong>moiselle, vous ne mangez pas, disait àFrancine le marin en s'occupant <strong>de</strong>s convives.Mais la surprise <strong>de</strong> Hulot et l'attention <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil avaient quelquechose <strong>de</strong> cruellement sérieux qu'il était dangereux <strong>de</strong> méconnaître.- Qu'as-tu donc, <strong>com</strong>mandant, est-ce que tu me connaîtrais? reprit brusquement lejeune homme.- Peut-être, répondit le républicain.53


- En effet, je crois t'avoir vu venir à l'École.- Je ne suis jamais allé à l'école, répliqua brusquement le <strong>com</strong>mandant. Et <strong>de</strong> quelleécole sors-tu donc, toi?- De l'École Polytechnique.- Ah! ah! oui, <strong>de</strong> cette caserne où l'on veut faire <strong>de</strong>s militaires dans <strong>de</strong>s dortoirs,répondit le <strong>com</strong>mandant dont l'aversion était insurmontable pour les officiers sortis <strong>de</strong>cette savante pépinière. Mais dans quel corps sers-tu?- Dans la marine.- Ah! dit Hulot en riant avec malice. Connais-tu beaucoup d'élèves <strong>de</strong> cette École-làdans la marine - Il n'en sort, reprit-il d'un accent grave, que <strong>de</strong>s officiers d'artillerie etdu génie.Le jeune homme ne se déconcerta pas.-J'ai fait exception à cause du nom que je porte, répondit-il. Nous avons tous étémarins dans notre famille.- Ah! reprit Hulot, quel est donc ton nom <strong>de</strong> famille, citoyen?- Du Gua Saint-Cyr.- Tu n'as donc pas été assassiné à Mortagne?- Ah! Il s'en est <strong>de</strong> bien peu fallu, dit vivement madame du Gua, mon fils a reçu <strong>de</strong>uxballes.- Et as-tu <strong>de</strong>s papiers? dit Hulot sans écouter la mère.- Est-ce que vous voulez les lire, <strong>de</strong>manda impertinemment le jeune marin dont l'oeilbleu plein <strong>de</strong> malice étudiait alternativement la sombre figure du <strong>com</strong>mandant et celle<strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil.- Un blanc-bec <strong>com</strong>me toi voudrait-il m'embêter, par hasard? Allons, donne-moi tespapiers, ou sinon, en route!- La, la, mon brave, je ne suis pas un serin. Ai-je donc besoin <strong>de</strong> te répondre! Qui estu?- Le <strong>com</strong>mandant du département, reprit Hulot. - Oh! alors mon cas peut <strong>de</strong>venir trèsgrave, je serais pris les armes à la main. Et il tendit un verre <strong>de</strong> vin <strong>de</strong> Bor<strong>de</strong>aux au<strong>com</strong>mandant.-Je n'ai pas soif, répondit Hulot. Allons, voyons, tes papiers.En ce moment, un bruit d'armes et les pas <strong>de</strong> quelques soldats ayant retenti dans larue, Hulot s'approcha <strong>de</strong> la fenêtre et prit un air satisfait qui fit trembler ma<strong>de</strong>moiselle<strong>de</strong> Verneuil. Ce signe d'intérêt réchauffa le jeune homme, dont la figure était <strong>de</strong>venuefroi<strong>de</strong> et fière. Après avoir fouillé dans la poche <strong>de</strong> son habit, il tira d'un élégant54


portefeuille et offrit au <strong>com</strong>mandant <strong>de</strong>s papiers que Hulot se mit à lire lentement, en<strong>com</strong>parant le signalement du passeport avec le visage du voyageur suspect. Pendantcet examen, le cri <strong>de</strong> la chouette re<strong>com</strong>mença; mais cette fois il ne fut pas difficile d'ydistinguer l'accent et les jeux d'une voix humaine. Le <strong>com</strong>mandant rendit alors aujeune homme les papiers d'un air moqueur.- Tout cela est bel et bon, lui dit-il, mais il faut me suivre au district. Je n'aime pas lamusique, moi!- Pourquoi l'emmenez-vous au District? <strong>de</strong>manda ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil d'une voixaltérée.- Ma petite fille, répondit le <strong>com</strong>mandant en faisant sa grimace habituelle, cela nevous regar<strong>de</strong> pas.Irritée du ton, <strong>de</strong> l'expression du vieux militaire, et plus encore <strong>de</strong> cette espèced'humiliation subie <strong>de</strong>vant un homme à qui elle plaisait, ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil seleva, quitta tout à coup l'attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> can<strong>de</strong>ur et <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>stie dans laquelle elle s'étaittenue jusqu'alors, son teint s'anima, et ses yeux brillèrent.- Dites-moi, ce jeune homme a-t-il satisfait à tout ce qu'exige la loi? s'écria-t-elledoucement, mais avec une sorte <strong>de</strong> tremblement dans la voix.- Oui, en apparence, répondit ironiquement Hulot.- Eh! bien, j'entends que vous le laissiez tranquille en apparence, reprit-elle. Avezvouspeur qu'il ne vous échappe? vous allez l'escorter avec moi jusqu'à Mayenne, ilsera dans la malle avec madame sa mère. Pas d'observation, je le veux. - Eh! bien,quoi?... reprit-elle en voyant Hulot qui se permit <strong>de</strong> faire sa petite grimace, le trouvezvousencore suspect?- Mais un peu, je pense.- Que voulez-vous donc en faire?- Rien, si ce n'est <strong>de</strong> lui rafraîchir la tête avec un peu <strong>de</strong> plomb. C'est un étourdi, repritle <strong>com</strong>mandant avec ironie.- Plaisantez-vous, colonel? s'écria ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil.- Allons, camara<strong>de</strong>, dit le <strong>com</strong>mandant en faisant un signe <strong>de</strong> tête au marin. Allons,dépêchons!À cette impertinence <strong>de</strong> Hulot, ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil <strong>de</strong>vint calme et sourit.- N'avancez pas, dit-elle au jeune homme qu'elle protégea par un geste plein <strong>de</strong>dignité.- Oh! la belle tête, dit le marin à l'oreille <strong>de</strong> sa mère qui fronça les sourcils.Le dépit et mille sentiments irrités mais <strong>com</strong>battus déployaient alors <strong>de</strong>s beautésnouvelles sur le visage <strong>de</strong> la Parisienne. Francine, madame du Gua, son fils s'étaientlevés tous. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil se plaça vivement entre eux et le <strong>com</strong>mandantqui souriait, et défit lestement <strong>de</strong>ux bran<strong>de</strong>bourgs <strong>de</strong> son spencer. Puis, agissant par55


suite <strong>de</strong> cet aveuglement dont les femmes sont saisies lorsqu'on attaque fortementleur amour-propre, mais flattée ou impatiente aussi d'exercer son pouvoir <strong>com</strong>me unenfant peut l'être d'essayer le nouveau jouet qu'on lui a donné, elle présenta vivementau <strong>com</strong>mandant une lettre ouverte.- Lisez, lui dit-elle avec un sourire sardonique.Elle se retourna vers le jeune homme, à qui, dans l'ivresse du triomphe, elle lança unregard où la malice se mêlait à une expression amoureuse. Chez tous <strong>de</strong>ux, les frontss'éclaircirent, la joie colora leurs figures agitées, et mille pensées contradictoiress'élevèrent dans leurs âmes. Par un seul regard, madame du Gua parut attribuer bienplus à l'amour qu'à la charité la générosité <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, et certes elleavait raison. La jolie voyageuse rougit d'abord et baissa mo<strong>de</strong>stement les paupièresen <strong>de</strong>vinant tout ce que disait ce regard <strong>de</strong> femme. Devant cette menaçanteaccusation, elle releva fièrement la tête et défia tous les yeux. Le <strong>com</strong>mandant,pétrifié, rendit cette lettre contre-signée <strong>de</strong>s ministres, et qui enjoignait à toutes lesautorités d'obéir aux ordres <strong>de</strong> cette mystérieuse personne; mais, il tira son épée dufourreau, la prit, la cassa sur son genou, et jeta les morceaux.- Ma<strong>de</strong>moiselle, vous savez probablement bien ce que vous avez à faire; mais unrépublicain a ses idées et sa fierté, dit-il. Je ne sais pas servir là où les belles filles<strong>com</strong>man<strong>de</strong>nt; le premier Consul aura, dès ce soir, ma démission, et d'autres que Hulotvous obéiront. Là ou je ne <strong>com</strong>prends plus, je m'arrête; surtout quand je suis tenu <strong>de</strong><strong>com</strong>prendre.I1 y eut un moment <strong>de</strong> silence; mais il fut bientôt rompu par la jeune Parisienne quimarcha au <strong>com</strong>mandant, lui tendit la main et lui dit: - Colonel, quoique votre barbesoit un peu longue, vous pouvez m'embrasser, vous êtes un homme.-Et je m'en flatte, ma<strong>de</strong>moiselle, répondit-il en déposant assez gauchement un baisersur la main <strong>de</strong> cette singulière fille. - Quant à toi, camara<strong>de</strong> ajouta-t-i1 en menaçantdu doigt le jeune homme, tu en reviens d'une belle!- Mon <strong>com</strong>mandant, reprit en riant l'inconnu, il est temps que la plaisanterie finisse, etsi tu le veux, je vais te suivre au District.Chapitre III- Y viendras-tu avec ton siffleur invisible. Marche-à-terre...- Qui, Marche-à-terre? <strong>de</strong>manda le marin avec tous les signes <strong>de</strong> la surprise la plusvraie.- N'a-t-on pas sifflé tout à l'heure?- Eh! bien, reprit l'étranger, qu'a <strong>de</strong> <strong>com</strong>mun ce sifflement et moi, je te le <strong>de</strong>man<strong>de</strong>.J'ai cru que les soldats que tu avais <strong>com</strong>mandés, pour m'arrêter sans doute, teprévenaient ainsi <strong>de</strong> leur arrivée-Vraiment, tu as cru cela!56


- Eh! mon Dieu, oui. Mais bois donc ton verre <strong>de</strong> vin <strong>de</strong> Bor<strong>de</strong>aux, il est délicieux.Surpris <strong>de</strong> l'étonnement naturel du marin, <strong>de</strong> l'incroyable légèreté <strong>de</strong> ses manières, <strong>de</strong>la jeunesse <strong>de</strong> sa figure, que rendaient presque enfantine les boucles <strong>de</strong> ses cheveuxblonds soigneusement frisés, le <strong>com</strong>mandant flottait entre mille soupçons. Il remarquamadame du Gua qui essayait <strong>de</strong> surprendre le secret <strong>de</strong>s regards que son fils jetait àma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, et lui <strong>de</strong>manda brusquement. - Votre âge, citoyenne?-Hélas! monsieur l'officier, les lois <strong>de</strong> notre République <strong>de</strong>viennent bien cruelles! j'aitrente-huit ans.- Quand on <strong>de</strong>vrait me fusiller, je n'en croirais rien encore. Marche-à-terre est ici. il asifflé. Vous êtes <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong> déguisés. Tonnerre <strong>de</strong> Dieu, je vais faire entièrementcerner et fouiller l'auberge.En ce moment, un sifflement irrégulier, assez semblable à ceux qu'on avait entendus,et qui partait <strong>de</strong> la cour <strong>de</strong> l'auberge, coupa la parole au <strong>com</strong>mandant; il se précipitafort heureusement dans le corridor, et n'aperçut point la pâleur que ses parolesavaient répandue sur la figure <strong>de</strong> madame du Gua. Hulot vit, dans le siffleur, unpostillon qui attelait ses chevaux à la malle; il déposa ses soupçons, tant il lui semblaridicule que <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong> se hasardassent au milieu d'Alençon, et il revint confus.-Je lui pardonne, mais plus tard il paiera cher le moment qu'il nous fait passer ici, ditgravement la mère à l'oreille <strong>de</strong> son fils au moment où Hulot rentrait dans la chambre.Le brave officier offrait sur sa figure embarrassée l'expression <strong>de</strong> la lutte que lasévérité <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>voirs livrait dans son coeur à sa bonté naturelle. Il conserva son airbourru, peut-être parce qu'il croyait alors s'être trompé; mais il prit le verre <strong>de</strong> vin <strong>de</strong>Bor<strong>de</strong>aux et dit: - Camara<strong>de</strong>, excuse-moi, mais ton École envoie à l'armée <strong>de</strong>sofficiers si jeunes...- <strong>Les</strong> brigands en ont donc <strong>de</strong> plus jeunes encore? <strong>de</strong>manda en riant le prétendumarin.- Pour qui preniez-vous donc mon fils? reprit madame du Gua.- Pour le Gars, le chef envoyé aux <strong>Chouans</strong> et aux Vendéens par le cabinet <strong>de</strong>Londres, et qu'on nomme le marquis <strong>de</strong> Montauran.Le <strong>com</strong>mandant épia encore attentivement la figure <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux personnagessuspects, qui se regardèrent avec cette singulière expression <strong>de</strong> physionomie queprennent successivement <strong>de</strong>ux ignorants présomptueux et qu'on peut traduire par cedialogue:- Connais-tu cela? - Non. Et toi? - Connais pas, du tout. - Qu'est-ce qu'il nous dit donclà? -I1 rêve. Puis le rire insultant et goguenard <strong>de</strong> la sottise quand elle croit triompher.La subite altération <strong>de</strong>s manières et la torpeur <strong>de</strong> Marie <strong>de</strong> Verneuil, en entendantprononcer le nom du général royaliste, ne furent sensibles que pour Francine, la seuleà qui fussent connues les imperceptibles nuances <strong>de</strong> cette jeune figure. Tout à fait misen déroute, le <strong>com</strong>mandant ramassa les <strong>de</strong>ux morceaux <strong>de</strong> son épée, regardama<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, dont la chaleureuse expression avait trouvé le secretd'émouvoir son coeur, et lui dit: -Quant à vous, ma<strong>de</strong>moiselle, je ne m'en dédis pas,et <strong>de</strong>main, les tronçons <strong>de</strong> mon épée parviendront à Bonaparte, à moins que...57


- Eh! que me fait Bonaparte, votre République, les <strong>Chouans</strong>, le Roi et le Gars! s'écriat-elleen réprimant assez mal un emportement <strong>de</strong> mauvais goût.Des caprices inconnus ou la passion donnèrent à cette figure <strong>de</strong>s couleursétincelantes, et l'on vit que le mon<strong>de</strong> entier ne <strong>de</strong>vait plus être rien pour cette jeunefille du moment où elle y distinguait une créature; mais tout à coup elle rentra dansun calme forcé en se voyant, <strong>com</strong>me un acteur sublime, l'objet <strong>de</strong>s regards <strong>de</strong> tous lesspectateurs. Le <strong>com</strong>mandant se leva brusquement. Inquiète et agitée, ma<strong>de</strong>moiselle<strong>de</strong> Verneuil le suivit, l'arrêta dans le corridor et lui <strong>de</strong>manda d'un ton solennel: - Vousaviez donc <strong>de</strong> bien fortes raisons <strong>de</strong> soupçonner ce jeune homme d'être le Gars?- Tonnerre <strong>de</strong> Dieu, ma<strong>de</strong>moiselle, le fantassin qui vous ac<strong>com</strong>pagne est venu meprévenir que les voyageurs et le courrier avaient été assassinés par les <strong>Chouans</strong>, ceque je savais: mais ce que je ne savais pas, c'était les noms <strong>de</strong>s voyageurs morts, etils s'appelaient du Gua Saint-Cyr!- Oh! s'il y a du Corentin là-<strong>de</strong>dans, je ne m'étonne plus <strong>de</strong> rien, s'écria-t-elle avec unmouvement <strong>de</strong> dégoût.Le <strong>com</strong>mandant s'éloigna, sans oser regar<strong>de</strong>r ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil dont ladangereuse beauté lui troublait déjà le coeur.- Si j'étais resté <strong>de</strong>ux minutes <strong>de</strong> plus, j'aurais fait la sottise <strong>de</strong> reprendre mon épéepour l'escorter, se disait-il en <strong>de</strong>scendant l'escalier.En voyant le jeune homme les yeux attachés sur la porte par où ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong>Verneuil était sortie, madame du Gua lui dit à l'oreille: - Toujours le même! Vous nepérirez que par la femme. Une poupée vous fait tout oublier. Pourquoi donc avez-voussouffert qu'elle déjeunât avec nous. Qu'est-ce qu'une <strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil quiaccepte le déjeuner <strong>de</strong> gens inconnus, que les Bleus escortent, et qui les désarmeavec une lettre mise en réserve <strong>com</strong>me un billet doux, dans son spencer? C'est une <strong>de</strong>ces mauvaises créatures à l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>squelles Fouché veut s'emparer <strong>de</strong> vous, et lalettre qu'elle a montrée est donnée pour requérir les Bleus contre vous.- Eh! madame, répondit le jeune homme d'un ton aigre qui perça le coeur <strong>de</strong> la dameet la fit pâlir, sa générosité dément votre supposition. Souvenez-vous bien quel'intérêt seul du Roi nous rassemble. Après avoir eu Charette à vos pieds, l'univers neserait-il donc pas vi<strong>de</strong> pour vous? Ne vivriez-vous déjà plus pour le venger?La dame resta pensive et <strong>de</strong>bout <strong>com</strong>me un homme qui, du rivage, contemple lenaufrage <strong>de</strong> ses trésors, et n'en convoite que plus ar<strong>de</strong>mment sa fortune perdue.Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil rentra, le jeune marin échangea avec elle un sourire et unregard empreint <strong>de</strong> douce moquerie. Quelque incertain que parût l'avenir, quelqueéphémère que fût leur union, les prophéties <strong>de</strong> cet espoir n'en étaient que pluscaressantes. Quoique rapi<strong>de</strong>, ce regard ne put échapper à l'oeil sagace <strong>de</strong> madame duGua qui le <strong>com</strong>prit: aussitôt, son front se contracta légèrement, et sa physionomie neput entièrement cacher <strong>de</strong> jalouses pensées. Francine observait cette femme; elle envit les yeux briller, les joues s'animer; elle crut apercevoir un esprit infernal animer cevisage en proie à quelque révolution terrible; mais l'éclair n'est pas plus vif, ni la mortplus prompte que ne le fut cette expression passagère; madame du Gua reprit son airenjoué, avec un tel aplomb que Francine crut avoir rêvé. Néanmoins, en reconnaissantchez cette femme une violence au moins égale à celle <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil,elle frémit en prévoyant les terribles chocs qui <strong>de</strong>vaient survenir entre <strong>de</strong>ux esprits <strong>de</strong>58


cette trempe, et frissonna quand elle vit ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil allant vers le jeuneofficier, lui jetant un <strong>de</strong> ces regards passionnés qui enivrent, lui prenant les <strong>de</strong>uxmains, l'attirant à elle et le menant au jour par un geste <strong>de</strong> coquetterie pleine <strong>de</strong>malice.- Maintenant, avouez-le-moi, dit-elle en cherchant à lire dans ses yeux, vous n'êtespas le citoyen du Gua Saint-Cyr.- Si, ma<strong>de</strong>moiselle.- Mais sa mère et lui ont été tués avant-hier-J'en suis désolé, répondit-il en riant. Quoi qu'il en soit, je ne vous en ai pas moinsune obligation pour laquelle je vous conserverai toujours une gran<strong>de</strong> reconnaissance,et je voudrais être à même <strong>de</strong> vous la témoigner.- J'ai cru sauver un émigré, mais je vous aime mieux républicain. À ces mots,échappés <strong>de</strong> ses lèvres <strong>com</strong>me par étour<strong>de</strong>rie, elle <strong>de</strong>vint confuse; ses yeuxsemblèrent rougir, et il n'y eut plus dans sa contenance qu'une délicieuse naïveté <strong>de</strong>sentiment, elle quitta mollement les mains <strong>de</strong> l'officier, poussée non par la honte <strong>de</strong>les avoir pressées, mais par une pensée trop lour<strong>de</strong> à porter dans son coeur, et elle lelaissa ivre d'espérance. Tout à coup elle parut s'en vouloir à elle seule <strong>de</strong> cette liberté,autorisée peut-être par ces fugitives aventures <strong>de</strong> voyage; elle reprit son attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>convention, salua ses <strong>de</strong>ux <strong>com</strong>pagnons <strong>de</strong> voyage et disparut avec Francine. Enarrivant dans leur chambre, Francine se croisa les doigts, retourna les paumes <strong>de</strong> sesmains en se tordant les bras, et contempla sa maîtresse en lui disant: - Ah! Marie,<strong>com</strong>bien <strong>de</strong> choses en peu <strong>de</strong> temps? il n'y a que vous pour ces histoires-là!Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil bondit et sauta au cou <strong>de</strong> Francine.- Ah! voilà la vie, je suis dans le ciel!- Dans l'enfer, peut-être, répliqua Francine.- Oh! va pour l'enfer! reprit ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil avec gaieté. Tiens, donne-moita main. Sens mon coeur, <strong>com</strong>me il bat. J'ai la fièvre. Le mon<strong>de</strong> entier est maintenantpeu <strong>de</strong> chose! Combien <strong>de</strong> fois n'ai-je pas vu cet homme dans mes rêves! oh! <strong>com</strong>mesa tête est belle et quel regard étincelant!- Vous aimera-t-il? <strong>de</strong>manda d'une voix affaiblie la naïve et simple paysanne, dont levisage s'était empreint <strong>de</strong> mélancolie.- Tu le <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s? répondit ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil. - Mais dis donc, Francine,ajouta-t-elle en se montrant à elle dans une attitu<strong>de</strong> moitié sérieuse, moitié <strong>com</strong>ique,il serait donc difficile.- Oui, mais vous aimera-t-il toujours? reprit Francine en souriant.Elles se regardèrent un moment <strong>com</strong>me interdites, Francine <strong>de</strong> révéler tantd'expérience, Marie d'apercevoir pour la première fois un avenir <strong>de</strong> bonheur dans lapassion; aussi resta-t-elle <strong>com</strong>me penchée sur un précipice dont elle aurait vouluson<strong>de</strong>r la profon<strong>de</strong>ur en attendant le bruit d'une pierre jetée d'abord avec insouciance.59


- Hé! c'est mon affaire, dit-elle en laissant échapper le geste d'un joueur au désespoir.Je ne plaindrais jamais une femme trahie, elle ne doit s'en prendre qu'à elle-même <strong>de</strong>son abandon. Je saurai bien gar<strong>de</strong>r, vivant ou mort, l'homme dont le coeur m'auraappartenu. - Mais, dit-elle avec surprise et après un moment <strong>de</strong> silence, d'où te vienttant <strong>de</strong> science, Francine?...- Ma<strong>de</strong>moiselle, répondit vivement la paysanne, j'entends <strong>de</strong>s pas dans le corridor.- Ah! dit-elle en écoutant, ce n'est pas lui! Mais, reprit-elle, voilà <strong>com</strong>ment tu réponds,je te <strong>com</strong>prends: je t'attendrai ou je te <strong>de</strong>vinerai.Francine avait raison. Trois coups frappés à la porte interrompirent cette conversation.Le capitaine Merle se montra bientôt, après avoir entendu l'invitation d'entrer que luiadressa ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil.En faisant un salut militaire à ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, le capitaine hasarda <strong>de</strong> luijeter une oeilla<strong>de</strong> et tout ébloui par sa beauté, il ne trouva rien autre chose à lui direque: - Ma<strong>de</strong>moiselle, je suis à vos ordres!- Vous êtes donc <strong>de</strong>venu mon protecteur par la démission <strong>de</strong> votre chef <strong>de</strong> <strong>de</strong>mibriga<strong>de</strong>.Votre régiment ne s'appelle-t-il pas ainsi?- Mon supérieur est l'adjudant-major Gérard qui m'envoie.- Votre <strong>com</strong>mandant a donc bien peur <strong>de</strong> moi, <strong>de</strong>manda-t-elle.- Faites excuse, ma<strong>de</strong>moiselle, Hulot n'a pas peur; mais les femmes, voyez-vous, çan'est pas son affaire; et ça l'a chiffonné <strong>de</strong> trouver son général en cornette.Cependant reprit ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, son <strong>de</strong>voir était d'obéir à ses supérieurs!J'aime la subordination, je vous en préviens, et je ne veux pas qu'on me résiste.- Cela serait difficile, répondit Merle.- Tenons conseil, reprit ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil. Vous avez ici <strong>de</strong>s troupes fraîches,elles m'ac<strong>com</strong>pagneront à Mayenne, où je puis arriver ce soir. Pouvons-nous y trouver<strong>de</strong> nouveaux soldats pour en repartir sans nous y arrêter? <strong>Les</strong> <strong>Chouans</strong> ignorent notrepetite expédition. En voyageant ainsi nuitamment, nous aurions bien du malheur sinous les rencontrions en assez grand nombre pour être attaqués. Voyons, dites,croyez-vous que ce soit possible?- Oui, ma<strong>de</strong>moiselle.- Comment est le chemin <strong>de</strong> Mayenne à Fougère?- Ru<strong>de</strong>. Il faut toujours monter et <strong>de</strong>scendre, un vrai pays d'écureuil.- Partons, partons, dit-elle; et <strong>com</strong>me nous n'avons pas <strong>de</strong> dangers à redouter ensortant d'Alençon, allez en avant; nous vous rejoindrons bien.- On dirait qu'elle a dix ans <strong>de</strong> gra<strong>de</strong>, se dit Merle en sortant. Hulot se trompe, cettejeune fille-là n'est pas <strong>de</strong> celles qui se font <strong>de</strong>s rentes avec un lit <strong>de</strong> plume. Et, millecartouches, si le capitaine Merle veut <strong>de</strong>venir adjudant-major, je ne lui conseille pas<strong>de</strong> prendre saint Michel pour le diable.60


Pendant la conférence <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil avec le capitaine, Francine étaitsortie dans l'intention d'examiner par une fenêtre du corridor un point <strong>de</strong> la cour verslequel une irrésistible curiosité l'entraînait <strong>de</strong>puis son arrivée dans l'auberge. Ellecontemplait la paille <strong>de</strong> l'écurie avec une attention si profon<strong>de</strong> qu'on l'aurait pu croireen prières <strong>de</strong>vant une bonne vierge. Bientôt elle aperçut madame du Gua se dirigeantvers Marche-à-terre avec les précautions d'un chat qui ne veut pas se mouiller lespattes. En voyant cette dame, le Chouan se leva et garda <strong>de</strong>vant elle l'attitu<strong>de</strong> du plusprofond respect. Cette étrange circonstance éveilla la curiosité <strong>de</strong> Francine, quis'élança dans la cour, se glissa le long <strong>de</strong>s murs <strong>de</strong> manière à ne point être vue parmadame du Gua, et tâcha <strong>de</strong> se cacher <strong>de</strong>rrière la porte <strong>de</strong> l'écurie; elle marcha sur lapointe du pied, retint son haleine, évita <strong>de</strong> faire le moindre bruit, et réussit à se poserprès <strong>de</strong> Marche-à-terre sans avoir excité son attention.- Et si, après toutes ces informations, disait l'inconnue au Chouan, ce n'est pas sonnom, tu tireras <strong>de</strong>ssus sans pitié, <strong>com</strong>me sur une chienne enragée.- Entendu, répondit Marche-à-terre.La dame s'éloigna. Le Chouan remit son bonnet <strong>de</strong> laine rouge sur la tête, resta<strong>de</strong>bout, et se grattait l'oreille à la manière <strong>de</strong>s gens embarrassés, lorsqu'il vit Francinelui apparaître <strong>com</strong>me par magie.- Sainte Anne d'Auray! s'écria-t-il. Tout à coup il laissa tomber son fouet, joignit lesmains et <strong>de</strong>meura en extase. Une faible rougeur illumina son visage grossier, et sesyeux brillèrent <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s diamants perdus dans <strong>de</strong> la fange. - Est-ce bien la garce àCottin? dit-il d'une voix si sour<strong>de</strong> que lui seul pouvait s'entendre. - Êtes-vous godaine!reprit-il après une pause.Ce mot assez bizarre <strong>de</strong> godain, godaine, est un superlatif du patois <strong>de</strong> ces contréesqui sert aux amoureux à exprimer l'accord d'une riche toilette et <strong>de</strong> la beauté.- Je n'oserais point vous toucher, ajouta Marche-à-terre en avançant néanmoins salarge main vers Francine <strong>com</strong>me pour s'assurer du poids d'une grosse chaîne d'or quitournait autour <strong>de</strong> son cou, et <strong>de</strong>scendait jusqu'à sa taille.- Et vous feriez bien, Pierre, répondit Francine inspirée par cet instinct <strong>de</strong> la femme quila rend <strong>de</strong>spote quand elle n'est pas opprimée. Elle se recula avec hauteur après avoirjoui <strong>de</strong> la surprise du Chouan; mais elle <strong>com</strong>pensa la dureté <strong>de</strong> ses paroles par unregard plein <strong>de</strong> douceur, et se rapprocha <strong>de</strong> lui. - Pierre, reprit-elle, cette dame-là teparlait <strong>de</strong> la jeune <strong>de</strong>moiselle que je sers? n'est-ce pas?Marche-à-terre resta muet et sa figure lutta <strong>com</strong>me l'aurore entre les ténèbres et lalumière. Il regarda tour à tour Francine, le gros fouet qu'il avait laissé tomber et lachaîne d'or qui paraissait exercer sur lui <strong>de</strong>s séductions aussi puissantes que le visage<strong>de</strong> la Bretonne; puis, <strong>com</strong>me pour mettre un terme à son inquiétu<strong>de</strong>, il ramassa sonfouet et garda le silence.- Oh! il n'est pas difficile <strong>de</strong> <strong>de</strong>viner que cette dame t'a ordonné <strong>de</strong> tuer ma maîtresse,reprit Francine qui connaissait la discrète fidélité du gars et qui voulut en dissiper lesscrupules.Marche-à-terre baissa la tête d'une manière significative. Pour la garce à Cottin, ce futune réponse.61


- Eh! bien, Pierre, s'il lui arrive le moindre malheur, si un seul cheveu <strong>de</strong> sa tête estarraché, nous nous serons vus ici pour la <strong>de</strong>rnière fois et pour l'éternité, car je seraidans le paradis, moi! et toi, tu iras en enfer.Le possédé que l'Église allait jadis exorciser en gran<strong>de</strong> pompe n'était pas plus agitéque Marche-à-terre ne le fut sous cette prédiction prononcée avec une croyance qui luidonnait une sorte <strong>de</strong> certitu<strong>de</strong>. Ses regards, d'abord empreints d'une tendressesauvage, puis <strong>com</strong>battus par les <strong>de</strong>voirs d'un fanatisme aussi exigeant que celui <strong>de</strong>l'amour, <strong>de</strong>vinrent tout à coup farouches quand il aperçut l'air impérieux <strong>de</strong> l'innocentemaîtresse qu'il s'était jadis donnée. Francine interpréta le silence du Chouan à samanière.- Tu ne veux donc rien faire pour moi? lui dit-elle d'un ton <strong>de</strong> reproche.À ces mots, le Chouan jeta sur sa maîtresse un coup d'oeil aussi noir que l'aile d'uncorbeau.- Es-tu libre? <strong>de</strong>manda-t-il par un grognement que Francine seule pouvait entendre.- Serais-je là?... répondit-elle avec indignation. Mais toi, que fais-tu ici? Tu chouannesencore, tu cours par les chemins <strong>com</strong>me une bête enragée qui cherche à mordre. Oh!Pierre, si tu étais sage, tu viendrais avec moi. Cette belle <strong>de</strong>moiselle qui, je puis te ledire, a été jadis nourrie chez nous, a eu soin <strong>de</strong> moi. J'ai maintenant <strong>de</strong>ux cents livres<strong>de</strong> bonnes rentes. Enfin ma<strong>de</strong>moiselle m'a acheté pour cinq cents écus la gran<strong>de</strong>maison à mon oncle Thomas, et j'ai <strong>de</strong>ux mille livres d'économies.Mais son sourire et l'énumération <strong>de</strong> ses trésors échouèrent <strong>de</strong>vant l'impénétrableexpression <strong>de</strong> Marche-à-terre.- <strong>Les</strong> Recteurs ont dit <strong>de</strong> se mettre en guerre, répondit-il. Chaque Bleu jeté par terrevaut une indulgence.-Mais les bleus te tueront peut-être.Il répondit en laissant aller ses bras <strong>com</strong>me pour regretter la modicité <strong>de</strong> l'offran<strong>de</strong>qu'il faisait à Dieu et au Roi.- Et que <strong>de</strong>viendrais-je, moi? <strong>de</strong>manda douloureusement la jeune fille.Marche-à-terre regarda Francine avec stupidité; ses yeux semblèrent s'agrandir, il s'enéchappa <strong>de</strong>ux larmes qui roulèrent parallèlement <strong>de</strong> ses joues velues sur les peaux <strong>de</strong>chèvre dont il était couvert, et un sourd gémissement sortit <strong>de</strong> sa poitrine.- Sainte Anne d'Auray!... Pierre, voilà donc tout ce que tu me diras après uneséparation <strong>de</strong> sept ans. Tu as bien changé.- Je t'aime toujours, répondit le Chouan d'une voix brusque.- Non, lui dit-elle à l'oreille, le Roi passe avant moi.- Si tu me regar<strong>de</strong>s ainsi, reprit-il, je m'en vais.- Eh! bien, adieu, reprit-elle avec tristesse.62


- Adieu, répéta Marche-à-terre.Il saisit la main <strong>de</strong> Francine, la serra, la baisa, fit un signe <strong>de</strong> croix, et se sauva dansl'écurie, <strong>com</strong>me un chien qui vient <strong>de</strong> dérober un os.- Pille-miche, dit-il à son camara<strong>de</strong>, je n'y vois goutte. As-tu ta chinchoire?- Oh! cré bleu!... la belle chaîne, répondit Pille-miche en fouillant dans une pochepratiquée sous sa peau <strong>de</strong> bique.Il tendit à Marche-à-terre ce petit cône en corne <strong>de</strong> boeuf dans lequel les Bretonsmettent le tabac fin qu'ils lévigent eux-mêmes pendant les longues soirées d'hiver. LeChouan leva le pouce <strong>de</strong> manière à former dans son poignet gauche ce creux où lesinvali<strong>de</strong>s se mesurent leurs prises <strong>de</strong> tabac, il y secoua fortement la chinchoire dont lapointe avait été dévissée par Pille-miche. Une poussière impalpable tomba lentementpar le petit trou qui terminait le cône <strong>de</strong> ce meuble breton. Marche-à-terrere<strong>com</strong>mença sept ou huit fois ce manège silencieux, <strong>com</strong>me si cette poudre eûtpossédé le pouvoir <strong>de</strong> changer la nature <strong>de</strong> ses pensées. Tout à coup, il laissaéchapper un geste désespéré, jeta la chinchoire à Pille-miche et ramassa une carabinecachée dans la paille.- Sept à huit chinchées <strong>com</strong>me ça <strong>de</strong> suite, ça ne vaut rien, dit l'avare Pille-miche.- En route, s'écria Marche-à-terre d'une voix rauque. Nous avons <strong>de</strong> la besogne.Une trentaine <strong>de</strong> <strong>Chouans</strong> qui dormaient sous les râteliers et dans la paille, levèrent latête, virent Marche-à-terre <strong>de</strong>bout, et disparurent aussitôt par une porte qui donnaitsur <strong>de</strong>s jardins et d'où l'on pouvait gagner les champs. Lorsque Francine sortit <strong>de</strong>l'écurie, elle trouva la malle en état <strong>de</strong> partir. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil et ses <strong>de</strong>ux<strong>com</strong>pagnons <strong>de</strong> voyage y étaient déjà montés. La Bretonne frémit en voyant samaîtresse au fond <strong>de</strong> la voiture à côté <strong>de</strong> la femme qui venait d'en ordonner la mort.Le Suspect se mit en avant <strong>de</strong> Marie, et aussitôt que Francine se fut assise, la lour<strong>de</strong>voiture partit au grand trot.Le soleil avait dissipé les nuages gris <strong>de</strong> l'automne, et ses rayons animaient lamélancolie <strong>de</strong>s champs par un certain air <strong>de</strong> fête et <strong>de</strong> jeunesse. Beaucoup d'amantsprennent ces hasards du ciel pour <strong>de</strong>s présages. Francine fut étrangement surprise dusilence qui régna d'abord entre les voyageurs. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil avait reprisson air froid, et se tenait les yeux baissés, la tête doucement inclinée, et les mainscachées sous une espèce <strong>de</strong> mante dans laquelle elle s'enveloppa. Si elle leva lesyeux, ce fut pour voir les paysages qui s'enfuyaient en tournoyant avec rapidité.Certaine d'être admirée, elle se refusait à l'admiration: mais son apparenteinsouciance accusait plus <strong>de</strong> coquetterie que <strong>de</strong> can<strong>de</strong>ur. La touchante pureté quidonne tant d'harmonie aux diverses expressions par lesquelles se révèlent les âmesfaibles, semblait ne pas pouvoir prêter son charme à une créature que ses vivesimpressions <strong>de</strong>stinaient aux orages <strong>de</strong> l'amour. En proie au plaisir que donnent les<strong>com</strong>mencements d'une intrigue, l'inconnu ne cherchait pas encore à s'expliquer ladiscordance qui existait entre la coquetterie et l'exaltation <strong>de</strong> cette singulière fille.Cette can<strong>de</strong>ur jouée ne lui permettait-elle pas <strong>de</strong> contempler à son aise une figure quele calme embellissait alors autant qu'elle venait <strong>de</strong> l'être par l'agitation. Nousn'accusons guère la source <strong>de</strong> nos jouissances.63


Il est difficile à une jolie femme <strong>de</strong> se soustraire, en voiture, aux regards <strong>de</strong> ses<strong>com</strong>pagnons, dont les yeux s'attachent sur elle <strong>com</strong>me pour y chercher une distraction<strong>de</strong> plus à la monotonie du voyage. Aussi, très heureux <strong>de</strong> pouvoir satisfaire l'avidité <strong>de</strong>sa passion naissante, sans que l'inconnue évitât son regard ou s'offensât <strong>de</strong> sapersistance, le jeune officier se plut-il à étudier les ligne pures et brillantes qui<strong>de</strong>ssinaient les contours <strong>de</strong> ce visage. Ce fut pour lui <strong>com</strong>me un tableau. Tantôt le jourfaisait ressortir la transparence rose <strong>de</strong>s narines, et le double arc qui unissait le nez àla lèvre supérieure; tantôt un pâle rayon <strong>de</strong> soleil mettait en lumière les nuances duteint, nacrées sous les yeux et autour <strong>de</strong> la bouche, rosées sur les joues, mates versles tempes et sur le cou. Il admira les oppositions <strong>de</strong> clair et d'ombre produites par<strong>de</strong>s cheveux dont les rouleaux noirs environnaient la figure, en y imprimant une grâceéphémère: car tout est si fugitif chez la femme! sa beauté d'aujourd'hui n'est souventpas celle d'hier, heureusement pour elle peut-être! Encore dans l'âge où l'homme peutjouir <strong>de</strong> ces riens qui sont tout l'amour, le soi-disant marin attendait avec bonheur lemouvement répété <strong>de</strong>s paupières et les jeux séduisants que la respiration donnait aucorsage. Parfois, au gré <strong>de</strong> ses pensées, il épiait un accord entre l'expression <strong>de</strong>s yeuxet l'imperceptible inflexion <strong>de</strong>s lèvres. Chaque geste lui livrait une âme, chaquemouvement une face nouvelle <strong>de</strong> cette jeune fille. Si quelques idées venaient agiterces traits mobiles, si quelque soudaine rougeur s'y infusait, si le sourire y répandait lavie, il savourait mille délices en cherchant à <strong>de</strong>viner les secrets <strong>de</strong> cette femmemystérieuse. Tout était piège pour l'âme, piège pour les sens. Enfin le silence, loind'élever <strong>de</strong>s obstacles à l'entente <strong>de</strong>s coeurs, <strong>de</strong>venait un lien <strong>com</strong>mun pour lespensées. Plusieurs regards où ses yeux rencontrèrent ceux <strong>de</strong> l'étranger apprirent àMarie <strong>de</strong> Verneuil que ce silence allait la <strong>com</strong>promettre; elle lit alors à madame du Guaquelques-unes <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s insignifiantes qui prélu<strong>de</strong>nt aux conversations, maiselle ne put s'empêcher d'y mêler le fils.- Madame, <strong>com</strong>ment avez-vous pu, disait-elle vous déci<strong>de</strong>r à mettre monsieur votrefils dans la marine? N'est-ce pas vous condamner à <strong>de</strong> perpétuelles inquiétu<strong>de</strong>s?- Ma<strong>de</strong>moiselle, le <strong>de</strong>stin <strong>de</strong>s femmes, <strong>de</strong>s mères, veux-je dire, est <strong>de</strong> toujourstrembler pour leurs plus chers trésors.- Monsieur vous ressemble beaucoup.- Vous trouvez, ma<strong>de</strong>moiselle.Cette innocente légitimation <strong>de</strong> l'âge que madame du Gua s'était donné, fit sourire lejeune homme et inspira à sa prétendue mère un nouveau dépit. La haine <strong>de</strong> cettefemme grandissait à chaque regard passionné que jetait son fils sur Marie. Le silence,le discours, tout allumait en elle une effroyable rage déguisée sous les manières lesplus affectueuses.- Ma<strong>de</strong>moiselle, dit alors l'inconnu, vous êtes dans l'erreur. <strong>Les</strong> marins ne sont pasplus exposés que ne le sont les autres militaires. <strong>Les</strong> femmes ne <strong>de</strong>vraient pas haïr lamarine: n'avons-nous pas sur les troupes <strong>de</strong> terre l'immense avantage <strong>de</strong> resterfidèles à nos maîtresses?- Oh! <strong>de</strong> force, répondit en riant ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil.- C'est toujours]ours <strong>de</strong> la fidélité, répliqua madame du Gua d'un ton presque sombre.La conversation s'anima, se porta sur <strong>de</strong>s sujets qui n'étaient intéressants que pourles trois voyageurs; car, en ces sortes <strong>de</strong> circonstances, les gens d'esprit donnent aux64


analités <strong>de</strong>s significations neuves; mais l'entretien, frivole en apparence, par lequelces inconnus se plurent à s'interroger mutuellement, cacha les désirs, les passions etles espérances qui les agitaient. La finesse et la malice <strong>de</strong> Marie, qui fut constammentsur ses gar<strong>de</strong>s, apprirent à madame du Gua que la calomnie et la trahison pourraientseules la faire triompher d'une rivale aussi redoutable par son esprit que par sabeauté. <strong>Les</strong> voyageurs atteignirent l'escorte, et la voiture alla moins rapi<strong>de</strong>ment. Lejeune marin aperçut une longue côte à monter et proposa une promena<strong>de</strong> àma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil. Le bon goût, l'affectueuse politesse du jeune hommesemblèrent déci<strong>de</strong>r la Parisienne, et son consentement le flatta.- Madame est-elle <strong>de</strong> notre avis? <strong>de</strong>manda-t-elle à madame du Gua. Veut-elle aussi sepromener?- Coquette! dit la dame en <strong>de</strong>scendant <strong>de</strong> voiture.Marie et l'inconnu marchèrent ensemble mais séparés. Le marin, déjà saisi par <strong>de</strong>violents désirs, fut jaloux <strong>de</strong> faire tomber la réserve qu'on lui opposait, et <strong>de</strong> laquelle iln'était pas la dupe. Il crut pouvoir y réussir en badinant avec l'inconnue à la faveur <strong>de</strong>cette amabilité française, <strong>de</strong> cet esprit parfois léger, parfois sérieux, toujourschevaleresque, souvent moqueur qui distinguait les hommes remarquables <strong>de</strong>l'aristocratie exilée. Mais la rieuse Parisienne plaisanta si malicieusement le jeuneRépublicain, sut lui reprocher ses intentions <strong>de</strong> frivolité si dédaigneusement ens'attachant <strong>de</strong> préférence aux idées fortes et à l'exaltation qui perçaient malgré luidans ses discours, qu'il <strong>de</strong>vina facilement le secret <strong>de</strong> plaire. La conversation changeadonc. L'étranger réalisa dès lors les espérances que donnait sa figure expressive. Demoment en moment, il éprouvait <strong>de</strong> nouvelles difficultés en voulant apprécier la sirène<strong>de</strong> laquelle il s'éprenait <strong>de</strong> plus en plus, et fut forcé <strong>de</strong> suspendre ses jugements surune fille qui se faisait un jeu <strong>de</strong> les infirmer tous. Après avoir été séduit par lacontemplation <strong>de</strong> la beauté, il fut donc entraîné vers cette âme inconnue par unecuriosité que Marie se plut à exciter. Cet entretien prit insensiblement un caractèred'intimité très étranger au ton d'indifférence que ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil s'efforçad'y imprimer sans pouvoir y parvenir. Quoique madame du Gua eût suivi les <strong>de</strong>uxamoureux, ils avaient insensiblement marché plus vite qu'elle, et ils s'en trouvèrentbientôt séparés par une centaine <strong>de</strong> pas environ. Ces <strong>de</strong>ux charmants êtres foulaientle sable fin <strong>de</strong> la route, emportés par le charme enfantin d'unir le léger retentissement<strong>de</strong> leurs pas, heureux <strong>de</strong> se voir enveloppés par un même rayon <strong>de</strong> lumière quiparaissait appartenir au soleil du printemps, et <strong>de</strong> respirer ensemble ces parfumsd'automne chargés <strong>de</strong> tant <strong>de</strong> dépouilles végétales, qu'ils semblent une nourritureapportée par les airs à la mélancolie <strong>de</strong> l'amour naissant. Quoiqu'ils ne parussent voirl'un et l'autre qu'une aventure ordinaire dans leur union momentanée, le ciel, le site etla saison <strong>com</strong>muniquèrent à leurs sentiments une teinte <strong>de</strong> gravité qui leur donnal'apparence <strong>de</strong> la passion. Ils <strong>com</strong>mencèrent à faire l'éloge <strong>de</strong> la journée, <strong>de</strong> sabeauté: puis ils parlèrent <strong>de</strong> leur étrange rencontre, <strong>de</strong> la rupture prochaine d'uneliaison si douce et <strong>de</strong> la facilité qu'on met en voyage à s'épancher avec les personnesaussitôt perdues qu'entrevues. À cette <strong>de</strong>rnière observation, le jeune homme profita<strong>de</strong> la permission tacite qui semblait l'autoriser à faire quelques douces confi<strong>de</strong>nces, etessaya <strong>de</strong> risquer <strong>de</strong>s aveux, en homme accoutumé à <strong>de</strong> semblables situations.- Remarquez-vous, ma<strong>de</strong>moiselle, lui dit-il, <strong>com</strong>bien les sentiments suivent peu laroute <strong>com</strong>mune, dans le temps <strong>de</strong> terreur où nous vivons? Autour <strong>de</strong> nous, tout n'estilpas frappé d'une inexplicable soudaineté. Aujourd'hui, nous aimons, nous haïssonssur la foi d'un regard. L'on s'unit pour la vie ou l'on se quitte avec la célérité dont onmarche à la mort. On se dépêche en toute chose, <strong>com</strong>me la Nation dans ses tumultes.Au milieu <strong>de</strong>s dangers, les étreintes doivent être plus vives que dans le train ordinaire65


<strong>de</strong> la vie. À Paris, <strong>de</strong>rnièrement, chacun a su, <strong>com</strong>me sur un champ <strong>de</strong> bataille, toutce que pouvait dire une poignée <strong>de</strong> main.- On sentait la nécessite <strong>de</strong> vivre vite et beaucoup, répondit-elle, parce qu'on avaitalors peu <strong>de</strong> temps à vivre. Et après avoir lancé à son jeune <strong>com</strong>pagnon un regard quisemblait lui montrer le terme <strong>de</strong> leur court voyage, elle ajouta malicieusement: - Vousêtes bien instruit <strong>de</strong>s choses <strong>de</strong> la vie, pour un jeune homme qui sort <strong>de</strong> l'École?- Que pensez-vous <strong>de</strong> moi? <strong>de</strong>manda-t-il après un moment <strong>de</strong> silence. Dites-moi votreopinion sans ménagements.- Vous voulez sans doute acquérir ainsi le droit <strong>de</strong> me parler <strong>de</strong> moi?.. répliqua-t-elleen riant.- Vous ne répon<strong>de</strong>z pas, reprit-il après une légère pause. Prenez gar<strong>de</strong>, le silence estsouvent une réponse.- Ne <strong>de</strong>viné-je pas tout ce que vous voudriez pouvoir me dire? Hé! mon dieu, vousavez déjà trop parlé.- Oh! si nous nous entendons, reprit-il en riant, j'obtiens plus que je n'osais espérer.Elle se mit à sourire si gracieusement qu'elle parut accepter la lutte courtoise <strong>de</strong>laquelle tout homme se plaît à menacer une femme. Ils se persuadèrent alors, autantsérieusement que par plaisanterie, qu'il leur était impossible d'être jamais l'un pourl'autre autre chose que ce qu'ils étaient en ce moment. Le jeune homme pouvait selivrer à une passion qui n'avait point d'avenir, et Marie pouvait en rire. Puis quand ilseurent élevé ainsi entre eux une barrière imaginaire, ils parurent l'un et l'autre fortempressés <strong>de</strong> mettre à profit la dangereuse liberté qu'ils venaient <strong>de</strong> stipuler. Marieheurta tout à coup une pierre et fit un faux pas.- Prenez mon bras, dit l'inconnu.- Il le faut bien, étourdi! Vous seriez trop fier si je refusais. N'aurais-je pas l'air <strong>de</strong>vous craindre?- Ah! ma<strong>de</strong>moiselle, répondit-il en lui pressant le bras pour lui faire sentir lesbattements <strong>de</strong> son coeur, vous allez me rendre fier <strong>de</strong> cette faveur.- Eh bien, ma facilité vous ôtera vos illusions.- Voulez-vous déjà me défendre contre le danger <strong>de</strong>s émotions que vous causez?- Cessez, je vous prie, dit-elle, <strong>de</strong> m'entortiller dans ces petites idées <strong>de</strong> boudoir, dansces logogriphes <strong>de</strong> ruelle. Je n'aime pas à rencontrer chez un homme <strong>de</strong> votrecaractère, l'esprit que les sots peuvent avoir. Voyez?... nous sommes sous un beauciel, en pleine campagne; <strong>de</strong>vant nous, au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> nous, tout est grand. Vousvoulez me dire que je suis belle, n'est-ce pas? mais vos yeux me le prouvent, etd'ailleurs, je le sais; mais je ne suis pas une femme que <strong>de</strong>s <strong>com</strong>pliments puissentflatter. Voudriez-vous, par hasard, me parler <strong>de</strong> vos sentiments? dit-elle avec uneemphase sardonique. Me supposeriez-vous donc la simplicité <strong>de</strong> croire à <strong>de</strong>ssympathies soudaines assez fortes pour dominer une vie entière par le souvenir d'unematinée.66


Chapitre IV- Non pas d'une matinée, répondit-il, mais d'une belle femme qui s'est montréegénéreuse.- Vous oubliez, reprit-elle en riant, <strong>de</strong> bien plus grands attraits, une femme inconnue,et chez laquelle tout doit sembler bizarre, le nom, la qualité, la situation, la libertéd'esprit et <strong>de</strong> manières.- Vous ne m'êtes point inconnue, s'écria-t-il, j'ai su vous <strong>de</strong>viner, et ne voudrais rienajouter à vos perfections, si ce n'est un peu plus <strong>de</strong> foi dans l'amour que vous inspireztout d'abord.- Ah! mon pauvre enfant <strong>de</strong> dix-sept ans, vous parlez déjà d'amour? dit-elle ensouriant. Eh! bien, soit, reprit-elle. C'est là un secret <strong>de</strong> conversation entre <strong>de</strong>uxpersonnes, <strong>com</strong>me la pluie et le beau temps quand nous faisons une visite, prenonsle?Vous ne trouverez en moi, ni fausse mo<strong>de</strong>stie, ni petitesse. Je puis écouter ce motsans rougir, il m'a été tant <strong>de</strong> fois prononcé sans l'accent du coeur, qu'il est <strong>de</strong>venupresque insignifiant pour moi. Il m'a été répété au théâtre, dans les livres, dans lemon<strong>de</strong>, partout, mais je n'ai jamais rien rencontré qui ressemblât à ce magnifiquesentiment.- L'avez-vous cherché?- Oui.Ce mot fut prononcé avec tant <strong>de</strong> laisser-aller, que le jeune homme fit un geste <strong>de</strong>surprise et regarda fixement Marie <strong>com</strong>me s'il eût tout à coup changé d'opinion surson caractère et sa véritable situation.- Ma<strong>de</strong>moiselle, dit-il avec une émotion mal déguisée, êtes-vous fille ou femme, angeou démon?- Je suis l'un et l'autre, reprit-elle en riant. N'y a-t-il pas toujours quelque chose <strong>de</strong>diabolique et d'angélique chez une jeune fille qui n'a point aimé, qui n'aime pas, et quin'aimera peut-être jamais?- Et vous trouvez-vous heureuse ainsi?... dit-il en prenant un ton et <strong>de</strong>s manièreslibres, <strong>com</strong>me s'il eût déjà conçu moins d'estime pour sa libératrice.- Oh! heureuse, reprit-elle, non. Si je viens à penser que je suis seule, dominée par<strong>de</strong>s conventions sociales qui me ren<strong>de</strong>nt nécessairement artificieuse, j'envie lesprivilèges <strong>de</strong> l'homme. Mais, si je songe à tous les moyens que la nature nous adonnés pour vous envelopper, vous autres, pour vous enlacer dans les filets invisiblesd'une puissance à laquelle aucun <strong>de</strong> vous ne peut résister, alors mon rôle ici-bas mesourit; puis, tout à coup, il me semble petit, et je sens que je mépriserais un homme,s'il était la dupe <strong>de</strong> séductions vulgaires. Enfin tantôt j'aperçois notre joug, et il meplaît, puis il me semble horrible et je m'y refuse; tantôt je sens en moi ce désir <strong>de</strong>dévouement qui rend la femme si noblement belle, puis j'éprouve un désir <strong>de</strong>domination qui me dévore. Peut-être, est-ce le <strong>com</strong>bat naturel du bon et du mauvaisprincipe qui fait vivre toute créature ici-bas. Ange ou démon, vous l'avez dit. Ah! ce67


n'est pas d'aujourd'hui que je reconnais ma double nature. Mais, nous autres femmes,nous <strong>com</strong>prenons encore mieux que vous notre insuffisance. N'avons-nous pas uninstinct qui nous fait pressentir en toute chose une perfection à laquelle il est sansdoute impossible d'atteindre. Mais, ajouta-t-elle en regardant le ciel et jetant unsoupir, ce qui nous grandit à vos yeux...- C'est?... dit-il.- Hé bien, répondit-elle, c'est que nous luttons toutes, plus ou moins, contre une<strong>de</strong>stinée in<strong>com</strong>plète.- Ma<strong>de</strong>moiselle, pourquoi donc nous quittons-nous ce soir?- Ah! dit-elle en souriant au regard passionné que lui lança le jeune homme,remontons en voiture, le grand air ne nous vaut rien.Marie se retourna brusquement, l'inconnu la suivit, et lui serra le bras par unmouvement peu respectueux, mais qui exprima tout à la fois d'impérieux désirs et <strong>de</strong>l'admiration. Elle marcha plus vite; le marin <strong>de</strong>vina qu'elle voulait fuir une déclarationpeut-être importune, il n'en <strong>de</strong>vint que plus ar<strong>de</strong>nt, risqua tout pour arracher unepremière faveur à cette femme, et il lui dit en la regardant avec finesse: - Voulez-vousque je vous apprenne un secret?- Oh! dites promptement, s'il vous concerne?- Je ne suis point au service <strong>de</strong> la République. Où allez-vous? j'irai.À cette phrase, Marie trembla violemment, elle retira son bras, et se couvrit le visage<strong>de</strong> ses <strong>de</strong>ux mains pour dérober la rougeur ou la pâleur peut-être qui en altéra lestraits; mais elle dégagea tout à coup sa figure, et dit d'une voix attendrie: Vous avezdonc débuté <strong>com</strong>me vous auriez fini, vous m'avez trompée?- Oui, dit-il.À cette réponse, elle tourna le dos à la grosse mallevers laquelle ils se dirigeaient, et se mit à courir presque. - Mais, reprit l'inconnu, l'airne nous valait rien?...- Oh! il a changé, dit-elle avec un son <strong>de</strong> voix grave en continuant à marcher en proieà <strong>de</strong>s pensées orageuses.- Vous vous taisez, <strong>de</strong>manda l'étranger, dont le coeur se remplit <strong>de</strong> cette douceappréhension que donne l'attente du plaisir.- Oh! dit-elle d'un accent bref, la tragédie a bien promptement <strong>com</strong>mencé.- De quelle tragédie parlez-vous? <strong>de</strong>manda-t-il.Elle s'arrêta, toisa l'élève d'abord d'un air empreint d'une double expression <strong>de</strong> crainteet <strong>de</strong> curiosité puis elle cacha sous un calme impénétrable les sentiments quil'agitaient, et montra que, pour une jeune fille, elle avait une gran<strong>de</strong> habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> lavie.68


- Qui êtes-vous? reprit-elle; mais je le sais! En vous voyant, je m'en étais doutée,vous êtes le chef royaliste nommé le Gars? L'ex-évêque d'Autun a bien raison, en nousdisant <strong>de</strong> toujours croire aux pressentiments qui annoncent <strong>de</strong>s malheurs.- Quel intérêt avez-vous donc à connaître ce garçon-là?- Quel intérêt aurait-il donc à se cacher <strong>de</strong> moi si je lui ai déjà sauvé la vie? Elle se mità rire, mais forcément. -J'ai sagement fait <strong>de</strong> vous empêcher <strong>de</strong> me dire que vousm'aimez. Sachez-le bien, monsieur, je vous abhorre. Je suis républicaine, vous êtesroyaliste, et je vous livrerais si vous n'aviez ma parole, si je ne vous avais déjà sauvéune fois, et si... Elle s'arrêta. Ces violents retours sur elle-même, ces <strong>com</strong>bats qu'ellene se donnait plus la peine <strong>de</strong> déguiser, inquiétèrent l'inconnu, qui tâcha, maisvainement, <strong>de</strong> l'observer. - Quittons-nous à l'instant, je le veux, adieu, dit-elle. Elle seretourna vivement, fit quelques pas et revint. Mais non, j'ai un immense intérêt àapprendre qui vous êtes, reprit-elle. Ne me cachez rien, et dites-moi la vérité. Quiêtes-vous, car vous n'êtes pas plus un élève <strong>de</strong> l'École que vous n'avez dix-sept ans...- Je suis un marin, tout prêt à quitter l'Océan pour vous suivre partout où votreimagination voudra me gui<strong>de</strong>r. Si j'ai le bonheur <strong>de</strong> vous offrir quelque mystère, je megar<strong>de</strong>rai bien <strong>de</strong> détruire votre curiosité. Pourquoi mêler les graves intérêts <strong>de</strong> la vieréelle à la vie du coeur, où nous <strong>com</strong>mencions à si bien nous <strong>com</strong>prendre.- Nos âmes auraient pu s'entendre, dit-elle d'un ton grave. Mais, monsieur, je n'ai pasle droit d'exiger votre confiance. Vous ne connaîtrez jamais l'étendue <strong>de</strong> vosobligations envers moi: je me tairai.Ils avancèrent <strong>de</strong> quelques pas dans le plus profond silence.- Combien ma vie vous intéresse! reprit l'inconnu.- Monsieur, dit-elle, <strong>de</strong> grâce, votre nom, ou taisez-vous. Vous êtes un enfant, ajoutat-elleen haussant les épaules, et vous me faites pitié.L'obstination que la voyageuse mettait à connaître son secret fit hésiter le prétendumarin entre la pru<strong>de</strong>nce et ses désirs. Le dépit d'une femme souhaitée a <strong>de</strong> bienpuissants attraits; sa soumission <strong>com</strong>me sa colère est si impérieuse, elle attaque tant<strong>de</strong> fibres dans le coeur <strong>de</strong> l'homme, elle le pénètre et le subjugue. Était-ce chezma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil une coquetterie <strong>de</strong> plus? Malgré sa passion, l'étranger eut laforce <strong>de</strong> se défier d'une femme qui voulait lui violemment arracher un secret <strong>de</strong> vie ou<strong>de</strong> mort.- Pourquoi, lui dit-il en lui prenant la main qu'elle laissa prendre par distraction,pourquoi mon indiscrétion, qui donnait un avenir à cette journée, en a-t-elle détruit lecharme?Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, qui paraissait souffrante, garda le silence.- En quoi puis-je vous affliger, reprit-il, et que puis-je faire pour vous apaiser?- Dites-moi votre nom.69


À son tour il marcha en silence, et ils avancèrent <strong>de</strong> quelques pas. Tout à coupma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil s'arrêta, <strong>com</strong>me une personne qui a pris une importantedétermination.- Monsieur le marquis <strong>de</strong> Montauran, dit-elle avec dignité sans pouvoir entièrementdéguiser une agitation qui donnait une sorte <strong>de</strong> tremblement nerveux à ses traits, quoiqu'il puisse m'en coûter, je suis heureuse <strong>de</strong> vous rendre un bon office. Ici nous allonsnous séparer. L'escorte et la malle sont trop nécessaires à votre sûreté pour que vousn acceptiez pas l'une et l'autre. Ne craignez rien <strong>de</strong>s Républicains: tous ces soldats,voyez-vous, sont <strong>de</strong>s hommes d'honneur, et je vais donner à l'adjudant <strong>de</strong>s ordresqu'il exécutera fidèlement. Quant à moi, je puis regagner Alençon à pied avec mafemme <strong>de</strong> chambre, quelques soldats nous ac<strong>com</strong>pagneront. Écoutez-moi bien car ils'agit <strong>de</strong> votre tête. Si vous rencontriez, avant d'être en sûreté, l'horrible muscadinque vous avez vu dans l'auberge, fuyez, car il vous livrerait aussitôt. Quant à moi... -Elle fit une pause. - Quant à moi, je me rejette avec orgueil dans les misères <strong>de</strong> la vie,reprit-elle à voix basse en retenant ses pleurs. Adieu monsieur. Puissiez-vous êtreheureux! Adieu.Et elle fit un signe au capitaine Merle qui atteignait alors le haut <strong>de</strong> la colline. Le jeunehomme ne s'attendait pas à un si brusque dénouement.- Atten<strong>de</strong>z! cria-t-il avec une sorte <strong>de</strong> désespoir assez bien joué.Ce singulier caprice d'une fille pour laquelle il aurait alors sacrifié sa vie surprittellement l'inconnu, qu'il inventa une déplorable ruse pour tout à la fois cacher sonnom et satisfaire la curiosité <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil.- Vous avez presque <strong>de</strong>viné, dit-il, je suis émigré, condamné à mort, et je me nommele vi<strong>com</strong>te <strong>de</strong> Bauvan. L'amour <strong>de</strong> mon pays m'a ramené en France, près <strong>de</strong> monfrère. J'espère être radié <strong>de</strong> la liste par l'influence <strong>de</strong> madame <strong>de</strong> Beauharnais,aujourd'hui la femme du premier Consul; mais si j'échoue, alors je veux mourir sur laterre <strong>de</strong> mon pays en <strong>com</strong>battant auprès <strong>de</strong> Montauran, mon ami. Je vais d'abord ensecret, à l'ai<strong>de</strong> d'un passeport qu'il m'a fait parvenir, savoir s'il me reste quelquespropriétés en Bretagne.Pendant que le jeune gentilhomme parlait, ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil l'examinait d'unoeil perçant. Elle essaya <strong>de</strong> douter <strong>de</strong> la vérité <strong>de</strong> ces paroles, mais crédule etconfiante, elle reprit lentement une expression <strong>de</strong> sérénité, et s'écria: - Monsieur, ceque vous me dites en ce moment est-il vrai?- Parfaitement vrai, répéta l'inconnu qui paraissait mettre peu <strong>de</strong> probité dans sesrelations avec les femmes.Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil soupira fortement <strong>com</strong>me une personne qui revient à la vie.- Ah! s'écria-t-elle, je suis bien heureuse.- Vous haïssez donc bien mon pauvre Montauran.- Non, dit-elle, vous ne sauriez me <strong>com</strong>prendre. Je n'aurais pas voulu que vous fussiezmenacé <strong>de</strong>s dangers contre lesquels je vais tâcher <strong>de</strong> le défendre, puisqu'il est votreami.- Qui vous a dit que Montauran fût en danger?70


- Hé! monsieur, si je ne venais pas <strong>de</strong> Paris, où il n'est question que <strong>de</strong> son entreprise,le <strong>com</strong>mandant d'Alençon nous en a dit assez sur lui, je pense.- Je vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rai alors <strong>com</strong>ment vous pourriez le préserver <strong>de</strong> tout danger.- Et si je ne voulais pas répondre? dit-elle avec cet air dédaigneux sous lequel lesfemmes savent si bien cacher leurs émotions. De quel droit voulez-vous connaître messecrets?- Du droit que doit avoir un homme qui vous aime.- Déjà?... dit-elle. Non vous ne m'aimez pas, monsieur, vous voyez en moi l'objetd'une galanterie passagère, voilà tout. Ne vous ai-je pas sur-le-champ <strong>de</strong>viné? Unepersonne qui a quelque habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la bonne <strong>com</strong>pagnie peut-elle, par les moeurs quicourent, se tromper en entendant un élève <strong>de</strong> l'École Polytechnique se servird'expressions choisies, et déguiser, aussi mal que vous l'avez fait, les manières d'ungrand seigneur sous l'écorce <strong>de</strong>s républicains: mais vos cheveux ont un reste <strong>de</strong>poudre, et vous avez un parfum <strong>de</strong> gentilhomme que doit sentir tout d'abord unefemme du mon<strong>de</strong>. Aussi, tremblant pour vous que mon surveillant, qui a toute lafinesse d'une femme, ne vous reconnût, l'ai-je promptement congédié. Monsieur, unvéritable officier républicain sorti <strong>de</strong> l'École ne se croirait pas près <strong>de</strong> moi en bonnefortune, et ne me prendrait pas pour une jolie intrigante. Permettez-moi, monsieur <strong>de</strong>Bauvan, <strong>de</strong> vous soumettre à ce propos un léger raisonnement <strong>de</strong> femme. Êtes-voussi jeune, que vous ne sachiez pas que <strong>de</strong> toutes les créatures <strong>de</strong> notre sexe, la plusdifficile à soumettre est celle dont la valeur est chiffrée et qui s'ennuie du plaisir. Cettesorte <strong>de</strong> femme exige, m'a-t-on dit, d'immenses séductions, ne cè<strong>de</strong> qu'à sescaprices; et, prétendre lui plaire, est chez un homme la plus gran<strong>de</strong> <strong>de</strong>s fatuités.Mettons à part cette classe <strong>de</strong> femmes dans laquelle vous me faites la galanterie <strong>de</strong>me ranger, car elles sont tenues toutes d'être belles, vous <strong>de</strong>vez <strong>com</strong>prendre qu'unejeune femme noble, belle, spirituelle (vous m'accor<strong>de</strong>z ces avantages), ne se vendpas, et ne peut s'obtenir que d'une seule façon, quand elle est aimée. Vousm'enten<strong>de</strong>z! Si elle aime, et qu'elle veuille faire une folie, elle doit être justifiée parquelque gran<strong>de</strong>ur. Pardonnez-moi ce luxe <strong>de</strong> logique, si rare chez les personnes <strong>de</strong>notre sexe; mais, pour votre honneur et... le mien, dit-elle en s'inclinant, je nevoudrais pas que nous nous trompassions sur notre mérite, ou que vous crussiezma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, ange ou démon, fille ou femme, capable <strong>de</strong> se laisserprendre à <strong>de</strong> banales galanteries.- Ma<strong>de</strong>moiselle, dit le marquis dont la surprise quoique dissimulée fut extrême et quire<strong>de</strong>vint tout à coup homme <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> <strong>com</strong>pagnie, je vous supplie <strong>de</strong> croire que jevous accepte <strong>com</strong>me une très noble personne, pleine <strong>de</strong> coeur et <strong>de</strong> sentimentsélevés, ou... <strong>com</strong>me une bonne fille, à votre choix!- Je ne vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pas tant, monsieur, dit-elle en riant. Laissez-moi mon incognito.D'ailleurs, mon masque est mieux mis que le vôtre, et il me plaît à moi <strong>de</strong> le gar<strong>de</strong>r,ne fût-ce que pour savoir si les gens qui me parlent d'amour sont sincères... Ne voushasar<strong>de</strong>z donc pas légèrement près <strong>de</strong> moi. - Monsieur, écoutez, lui dit-elle en luisaisissant le bras avec force, si vous pouviez me prouver un véritable amour, aucunepuissance humaine ne nous séparerait. Oui, je voudrais m'associer à quelque gran<strong>de</strong>existence d'homme, épouser une vaste ambition, <strong>de</strong> belles pensées. <strong>Les</strong> nobles coeursne sont pas infidèles, car la constance est une force qui leur va; je serais donctoujours aimée, toujours heureuse; mais aussi, ne serais-je pas toujours prête à faire<strong>de</strong> mon corps une marche pour élever l'homme qui aurait mes affections, à me71


sacrifier pour lui, à tout supporter <strong>de</strong> lui, à l'aimer toujours, même quand il nem'aimerait plus. Je n'ai jamais osé confier à un autre coeur ni les souhaits du mien, niles élans passionnés <strong>de</strong> l'exaltation qui me dévore; mais je puis bien vous en direquelque chose, puisque nous allons nous quitter aussitôt que vous serez en sûreté.- Nous quitter?... jamais! dit-il électrisé par les sons que rendait cette âme vigoureusequi semblait se débattre contre quelque immense pensée.- Êtes-vous libre? reprit-elle en lui jetant un regard dédaigneux qui le rapetissa.- Oh! pour libre... oui, sauf la condamnation à mort.Elle lui dit alors d'une voix pleine <strong>de</strong> sentiments amers: - Si tout ceci n'était pas unsonge, quelle belle vie serait la vôtre?... Mais si j'ai dit <strong>de</strong>s folies, n'en faisons pas.Quand je pense à tout ce que vous <strong>de</strong>vriez être pour m'apprécier à ma juste valeur, jedoute <strong>de</strong> tout.- Et moi je ne douterais <strong>de</strong> rien, si vous vouliez m 'appar...- Chut! s'écria-t-elle en entendant cette phrase dite avec un véritable accent <strong>de</strong>passion, l'air ne nous vaut décidément plus rien, allons retrouver nos chaperons.La malle ne tarda pas à rejoindre ces <strong>de</strong>ux personnages, qui reprirent leurs places etfirent quelques lieues dans le plus profond silence; s'ils avaient l'un et l'autre trouvématière à d'amples réflexions, leurs yeux ne craignirent plus désormais <strong>de</strong> serencontrer. Tous <strong>de</strong>ux, ils semblaient avoir un égal intérêt à s'observer et à se cacherun secret important: mais ils se sentaient entraînés l'un vers l'autre par un mêmedésir qui, <strong>de</strong>puis leur entretien, contractait l'étendue <strong>de</strong> la passion; car ils avaientréciproquement reconnu chez eux <strong>de</strong>s qualités qui rehaussaient encore à leurs yeuxles plaisirs qu'ils se promettaient <strong>de</strong> leur lutte ou <strong>de</strong> leur union. Peut-être chacund'eux, embarqué dans une vie aventureuse, était-il arrivé à cette singulière situationmorale où, soit par lassitu<strong>de</strong>, soit pour défier le sort, on se refuse à <strong>de</strong>s réflexionssérieuses, et où l'on se livre aux chances du hasard en poursuivant une entreprise,précisément parce qu'elle n'offre aucune issue et qu'on veut en voir le dénouementnécessaire. La nature morale n a-t-elle pas, <strong>com</strong>me la nature physique, ses gouffres etses abîmes où les caractères forts aiment à se plonger en risquant leur vie <strong>com</strong>me unjoueur aime à jouer sa fortune? Le gentilhomme et ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil eurenten quelque sorte une révélation <strong>de</strong> ces idées, qui leur furent <strong>com</strong>munes aprèsl'entretien dont elles étaient la conséquence, et ils firent ainsi tout à coup un pasimmense, car la sympathie <strong>de</strong>s âmes suivit celle <strong>de</strong> leurs sens. Néanmoins plus ils sesentirent fatalement entraînés l'un vers l'autre, plus ils furent intéressés à s'étudier,ne fût-ce que pour augmenter, par un involontaire calcul, la somme <strong>de</strong> leursjouissances futures. Le jeune homme encore étonné <strong>de</strong> la profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s idées <strong>de</strong>cette fille bizarre, se <strong>de</strong>manda tour d'abord <strong>com</strong>ment elle pouvait allier tant <strong>de</strong>connaissances acquises à tant <strong>de</strong> fraîcheur et <strong>de</strong> jeunesse. Il crut découvrir alors unextrême désir <strong>de</strong> paraître chaste, dans l'extrême chasteté que Marie cherchait àdonner à ses attitu<strong>de</strong>s; il la soupçonna <strong>de</strong> feinte, se querella sur son plaisir, et nevoulut plus voir dans cette inconnue qu'une habile <strong>com</strong>édienne: il avait raison.Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, <strong>com</strong>me toutes les filles du mon<strong>de</strong>, <strong>de</strong>venue d'autant plusmo<strong>de</strong>ste qu'elle ressentait plus d'ar<strong>de</strong>ur, prenait fort naturellement cette contenance<strong>de</strong> pru<strong>de</strong>rie sous laquelle les femmes savent si bien voiler leurs excessifs désirs.Toutes voudraient s'offrir vierges à la passion; et, si elles ne le sont pas, leurdissimulation est toujours un hommage qu'elles ren<strong>de</strong>nt à leur amour. Ces réflexionspassèrent rapi<strong>de</strong>ment dans l'âme du gentilhomme, et lui firent plaisir. En effet, pour72


tous <strong>de</strong>ux, cet examen <strong>de</strong>vait être un progrès, et l'amant en vint bientôt à cette phase<strong>de</strong> la passion où un homme trouve dans les défauts <strong>de</strong> sa maîtresse <strong>de</strong>s raisons pourl'aimer davantage. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil resta plus longtemps pensive que ne lefut l'émigré; peut-être son imagination lui faisait-elle franchir une plus gran<strong>de</strong> étendue<strong>de</strong> l'avenir. Le jeune homme obéissait à quelqu'un <strong>de</strong>s mille sentiments qu'il <strong>de</strong>vaitéprouver dans sa vie d'homme, et la jeune fille apercevait toute une vie en se<strong>com</strong>plaisant à l'arranger belle, à la remplir <strong>de</strong> bonheur, <strong>de</strong> grands et <strong>de</strong> noblessentiments. Heureuse en idée, éprise autant <strong>de</strong> ses chimères que <strong>de</strong> la réalité, autant<strong>de</strong> l'avenir que du présent, Marie essaya <strong>de</strong> revenir sur ses pas pour mieux établir sonpouvoir sur ce jeune coeur, agissant en cela instinctivement, <strong>com</strong>me agissent toutesles femmes. Après être convenue avec elle-même <strong>de</strong> se donner tout entière, elledésirait, pour ainsi dire, se disputer en détail, elle aurait voulu pouvoir reprendre dansle passé toutes ses actions, ses paroles, ses regards pour les mettre en harmonie avecla dignité <strong>de</strong> la femme aimée. Aussi, ses yeux exprimèrent-ils parfois une sorte <strong>de</strong>terreur, quand elle songeait à l'entretien qu'elle venait d'avoir et où elle s'étaitmontrée si agressive. Mais, en contemplant cette figure empreinte <strong>de</strong> force, elle se ditqu'un être si puissant <strong>de</strong>vait être généreux, et s'applaudit <strong>de</strong> rencontrer une part plusbelle que celle <strong>de</strong> beaucoup d'autres femmes, en trouvant dans son amant un homme<strong>de</strong> caractère, un homme condamné à mort qui venait jouer lui-même sa tête et faire laguerre à la République. La pensée <strong>de</strong> pouvoir occuper sans partage une telle âmeprêta bientôt à toutes les choses une physionomie différente. Entre le moment où,cinq heures auparavant, elle <strong>com</strong>posa son visage et sa voix pour agacer legentilhomme, et le moment actuel où elle pouvait le bouleverser d'un regard, il y eutla différence <strong>de</strong> l'univers mort à un vivant univers. De bons rires, <strong>de</strong> joyeusescoquetteries cachèrent une immense passion qui se présenta <strong>com</strong>me le malheur, ensouriant. Dans les dispositions d'âme où se trouvait ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, la vieextérieure prit donc pour elle le caractère d'une fantasmagorie. La calèche passa par<strong>de</strong>s villages, par <strong>de</strong>s vallons, par <strong>de</strong>s montagnes dont aucune image ne s'imprimadans sa mémoire. Elle arriva dans Mayenne, les soldats <strong>de</strong> l'escorte changèrent, Merlelui parla, elle répondit, traversa toute une ville, et se remit en route; mais les figures,les maisons, les rues, les paysages, les hommes furent emportés <strong>com</strong>me les ormesindistinctes d'un rêve. La nuit vint. Marie voyagea sous un ciel <strong>de</strong> diamants,enveloppée d'une douce lumière, et sur la route <strong>de</strong> Fougères, sans qu'il lui vînt dans lapensée que le ciel eût changé d'aspect, sans savoir ce qu'était ni Mayenne niFougères, ni où elle allait. Qu'elle pût quitter dans peu d'heures l'homme <strong>de</strong> son choixet par qui elle se croyait choisie, n'était pas, pour elle, une chose possible. L'amour estla seule passion qui ne souffre ni passé ni avenir. Si parfois sa pensée se trahissait par<strong>de</strong>s paroles, elle laissait échapper <strong>de</strong>s phrases presque dénuées <strong>de</strong> sens, mais quirésonnaient dans le coeur <strong>de</strong> son amant <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s promesses <strong>de</strong> plaisir. Aux yeux<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux témoins <strong>de</strong> cette passion naissante, elle prenait une marche effrayante.Francine connaissait Marie aussi bien que l'étrangère connaissait le jeune homme, etcette expérience du passé leur faisait attendre en silence quelque terribledénouement. En effet, elles ne tardèrent pas à voir finir ce drame que ma<strong>de</strong>moiselle<strong>de</strong> Verneuil avait si tristement, sans le savoir peut-être, nommé une tragédie.Quand les quatre voyageurs eurent fait environ une lieue hors <strong>de</strong> Mayenne, ilsentendirent un homme à cheval qui se dirigeait vers eux avec une excessive rapidité:lorsqu'il atteignit la voiture, il se pencha pour y regar<strong>de</strong>r ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil,qui reconnut Corentin; ce sinistre personnage se permit <strong>de</strong> lui adresser un signed'intelligence dont la familiarité eut quelque chose <strong>de</strong> flétrissant pour elle, et il s'enfuitaprès l'avoir glacée par ce signe empreint <strong>de</strong> bassesse. L'émigré parutdésagréablement affecté <strong>de</strong> cette circonstance qui n'échappa certes point à saprétendue mère; mais Marie le pressa légèrement, et sembla se réfugier par un regarddans son coeur, <strong>com</strong>me dans le seul asile qu'elle eût sur terre. Le front du jeune73


homme s'éclaircit alors en savourant l'émotion que lui fit éprouver le geste par lequelsa maîtresse lui avait révélé, <strong>com</strong>me par mégar<strong>de</strong>, l'étendue <strong>de</strong> son attachement. Uneinexplicable peur avait fait évanouir toute coquetterie, et l'amour se montra pendantun moment sans voile. Ils se turent <strong>com</strong>me pour prolonger la douceur <strong>de</strong> ce moment.Malheureusement au milieu d'eux madame du Gua voyait tout; et, <strong>com</strong>me un avarequi donne un festin, elle paraissait leur <strong>com</strong>pter les morceaux et leur mesurer la vie.En proie à leur bonheur, les <strong>de</strong>ux amants arrivèrent, sans se douter du chemin qu'ilsavaient fait, à la partie <strong>de</strong> la route qui se trouve au fond <strong>de</strong> la vallée d'Ernée, et quiforme le premier <strong>de</strong>s trois bassins à travers lesquels se sont passés les événementsqui servent d'exposition à cette histoire. Là, Francine aperçut et montra d'étrangesfigures qui semblaient se mouvoir <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s ombres à travers les arbres et dans lesajoncs dont les champs étaient entourés. Quand la voiture arriva dans la direction <strong>de</strong>ces ombres, une décharge générale, dont les balles passèrent en sifflant au-<strong>de</strong>ssus<strong>de</strong>s têtes, apprit aux voyageurs que tout était positif dans cette apparition. L'escortetombait dans une embusca<strong>de</strong>.À cette vive fusilla<strong>de</strong>, le capitaine Merle regretta vivement d'avoir partagé l'erreur <strong>de</strong>ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, qui, croyant à la sécurité d'un voyage nocturne et rapi<strong>de</strong>,ne lui avait laissé prendre qu'une soixantaine d'hommes. Aussitôt le capitaine,<strong>com</strong>mandé par Gérard, divisa la petite troupe en <strong>de</strong>ux colonnes pour tenir les <strong>de</strong>uxcôtés <strong>de</strong> la route, et chacun <strong>de</strong>s officiers se dirigea vivement au pas <strong>de</strong> course àtravers les champs <strong>de</strong> genêts et d'ajoncs, en cherchant à <strong>com</strong>battre les assaillantsavant <strong>de</strong> les <strong>com</strong>pter. <strong>Les</strong> Bleus se mirent à battre à droite et à gauche ces épaisbuissons avec une intrépidité pleine d'impru<strong>de</strong>nce, et répondirent à l'attaque <strong>de</strong>s<strong>Chouans</strong> par un feu soutenu dans les genêts, d'où partaient les coups <strong>de</strong> fusil. Lepremier mouvement <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil avait été <strong>de</strong> sauter hors <strong>de</strong> lacalèche et <strong>de</strong> courir assez loin en arrière pour s'éloigner du champ <strong>de</strong> bataille; mais,honteuse <strong>de</strong> sa peur, et mue par ce sentiment qui porte à se grandir aux yeux <strong>de</strong>l'être aimé, elle <strong>de</strong>meura immobile et tâcha d'examiner froi<strong>de</strong>ment le <strong>com</strong>bat.L'émigré la suivit, lui prit la main et la plaça sur son coeur.- J'ai eu peur, dit-elle en souriant: mais maintenant...En ce moment sa femme <strong>de</strong> chambre effrayée lui cria: - Marie, prenez gar<strong>de</strong>! MaisFrancine, qui voulait s'élancer hors <strong>de</strong> la voiture, s'y sentit arrêtée par une mainvigoureuse. Le poids <strong>de</strong> cette main énorme lui arracha un cri violent, elle se retournaet garda le silence en reconnaissant la figure <strong>de</strong> Marche-à-terre.- Je <strong>de</strong>vrai donc à vos terreurs, disait l'étranger à ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, larévélation <strong>de</strong>s plus doux secrets du coeur. Grâce à Francine, j'apprends que vousportez le nom gracieux <strong>de</strong> Marie. Marie, le nom que j'ai prononcé dans toutes mesangoisses! Marie, le nom que je prononcerai désormais dans la joie, et que je ne diraiplus maintenant sans faire un sacrilège, en confondant la religion et l'amour. Maisserait-ce donc un crime que <strong>de</strong> prier et d'aimer tout ensemble?À ces mots, ils se serrèrent fortement la main, se regardèrent en silence, et l'excès <strong>de</strong>leurs sensations leur ôta la force et le pouvoir <strong>de</strong> les exprimer.- Ce n'est pas pour vous autres qu'il y a du danger! dit brutalement Marche-à-terre àFrancine en donnant aux sons rauques et gutturaux <strong>de</strong> sa voix une sinistre expression<strong>de</strong> reproche et appuyant sur chaque mot <strong>de</strong> manière à jeter l'innocente paysanne dansla stupeur.74


Pour la première fois la pauvre fille apercevait <strong>de</strong> la férocité dans les regards <strong>de</strong>Marche-à-terre. La lueur <strong>de</strong> la lune semblait être la seule qui convînt à cette figure. Cesauvage Breton tenant son bonnet d'une main, sa lour<strong>de</strong> carabine <strong>de</strong> l'autre, ramassé<strong>com</strong>me un gnome et enveloppé par cette blanche lumière dont les flots donnent auxformes <strong>de</strong> si bizarres aspects, appartenaient ainsi plutôt à la féerie qu'à la vérité.Cette apparition et son reproche eurent quelque chose <strong>de</strong> la rapidité <strong>de</strong>s fantômes. Ilse tourna brusquement vers madame du Gua, avec laquelle il échangea <strong>de</strong> vivesparoles, et Francine, qui avait un peu oublié le bas-breton, ne put y rien <strong>com</strong>prendre.La dame paraissait donner à Marche-à-terre <strong>de</strong>s ordres multipliés. Cette courteconférence fut terminée par un geste impérieux <strong>de</strong> cette femme qui désignait auChouan les <strong>de</strong>ux amants. Avant d'obéir, Marche-à-terre jeta un <strong>de</strong>rnier regard àFrancine, qu'il semblait plaindre, il aurait voulu lui parler; mais la Bretonne sut que lesilence <strong>de</strong> son amant était imposé. La peau ru<strong>de</strong> et tannée <strong>de</strong> cet homme parvint à seplisser sur son front, et ses sourcils se rapprochèrent violemment. Résistait-il à l'ordrerenouvelé <strong>de</strong> tuer ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil? Cette grimace le rendit sans doute plushi<strong>de</strong>ux à madame du Gua, mais l'éclair <strong>de</strong> ses yeux <strong>de</strong>vint presque doux pourFrancine, qui, <strong>de</strong>vinant par ce regard qu'elle pourrait faire plier l'énergie <strong>de</strong> ce sauvagesous sa volonté <strong>de</strong> femme, espéra régner encore, après Dieu, sur ce coeur grossier.Le doux entretien <strong>de</strong> Marie fut interrompu par madame du Gua qui vint la prendre encriant <strong>com</strong>me si quelque danger la menaçait, mais elle voulait uniquement laisser l'un<strong>de</strong>s membres du <strong>com</strong>ité royaliste d'Alençon qu'elle reconnut, libre <strong>de</strong> parler à l'émigré.- Défiez-vous <strong>de</strong> la fille que vous avez rencontrée à l'hôtel <strong>de</strong>s Trois-Mores.Après avoir dit cette phrase à l'oreille du jeune homme le chevalier <strong>de</strong> Valois quimontait un petit cheval breton disparut dans les genêts d'où il venait <strong>de</strong> sortir. En cemoment, le feu roulait avec une étonnante vivacité, mais sans que les <strong>de</strong>ux partis envinssent aux mains.- Mon adjudant, ne serait-ce pas une fausse attaque pour enlever nos voyageurs etleur imposer une rançon?... dit La-clef-<strong>de</strong>s-coeurs.- Tu as les pieds dans leurs souliers ou le diable m'emporte, répondit Gérard en volantsur la route.En ce moment, le feu <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong> se ralentit, car la <strong>com</strong>munication faite au chef parle chevalier était le seul but <strong>de</strong> leur escarmouche; Merle, qui les vit se sauvant en petitnombre à travers les haies, ne jugea pas à propos <strong>de</strong> s'engager dans une lutteinutilement dangereuse. Gérard, en <strong>de</strong>ux mots, fit reprendre à l'escorte sa position surle chemin, et se remit en marche sans avoir essuyé <strong>de</strong> perte. Le capitaine put offrir lamain à ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil pour remonter en voiture, car le gentilhomme resta<strong>com</strong>me frappé <strong>de</strong> la foudre. La Parisienne étonnée monta sans accepter la politesse duRépublicain; elle tourna la tête vers son amant, le vit immobile, et fut stupéfaite duchangement subit que les mystérieuses paroles du cavalier venaient d'opérer en lui. Lejeune émigré revint lentement, et son attitu<strong>de</strong> décelait un profond sentiment <strong>de</strong>dégoût.- N'avais-je pas raison? dit à l'oreille du jeune homme madame du Gua en le ramenantà la voiture, nous sommes certes entre les mains d'une créature avec laquelle on atrafiqué <strong>de</strong> votre tête; mais puisqu'elle est assez sotte pour s'amouracher <strong>de</strong> vous aulieu <strong>de</strong> faire son métier, n'allez pas vous conduire en enfant, et feignez <strong>de</strong> l'aimerjusqu'à ce que nous ayons gagné la Vivetière... Une fois là!...75


- Mais l'aimerait-il donc déjà?... se dit-elle en voyant le jeune homme à sa place, dansl'attitu<strong>de</strong> d'un homme endormi.La calèche roula sour<strong>de</strong>ment sur le sable <strong>de</strong> la route. Au premier regard quema<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil jeta autour d'elle, tout lui parut avoir changé. La mort seglissait déjà dans son amour. Ce n'était peut-être que <strong>de</strong>s nuances: mais aux yeux <strong>de</strong>toute femme qui aime, ces nuances sont aussi tranchées que <strong>de</strong> vives couleurs.Francine avait <strong>com</strong>pris, par le regard <strong>de</strong> Marche-à-Terre, que le <strong>de</strong>stin <strong>de</strong>ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil sur laquelle elle lui avait ordonné <strong>de</strong> veiller, était entred'autres mains que les siennes, et offrait un visage pâle, sans pouvoir retenir seslarmes quand sa maîtresse la regardait. La dame inconnue cachait mal sous <strong>de</strong> fauxsourires la malice d'une vengeance féminine, et le subit changement que sonobséquieuse bonté pour ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil introduisit dans son maintien, danssa voix et sa physionomie, était <strong>de</strong> nature à donner <strong>de</strong>s craintes à une personneperspicace. Aussi, ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil frissonna-t-elle par instinct en se<strong>de</strong>mandant: - Pourquoi frissonné-je?... C'est sa mère. Mais elle trembla <strong>de</strong> tous sesmembres en se disant tout à coup: - Est-ce bien sa mère? Elle vit un abîme qu'un<strong>de</strong>rnier coup d'oeil jeté sur l'inconnue acheva d'éclairer. - Cette femme l'aime! pensat-elle.Mais pourquoi m'accabler <strong>de</strong> prévenances, après m'avoir témoigné tant <strong>de</strong>froi<strong>de</strong>ur? Suis-je perdue? Aurait-elle peur <strong>de</strong> moi? Quant au gentilhomme, il pâlissait,rougissait tour à tour, et gardait une attitu<strong>de</strong> calme en baissant les yeux pour déroberles étranges émotions qui l'agitaient. Une <strong>com</strong>pression violente détruisait la gracieusecourbure <strong>de</strong> ses lèvres et son teint jaunissait sous les efforts d'une orageuse pensée.Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil ne pouvait même plus <strong>de</strong>viner s'il y avait encore <strong>de</strong> l'amourdans sa fureur. Le chemin, flanqué <strong>de</strong> bois en cet endroit, <strong>de</strong>vint sombre et empêchaces muets acteurs <strong>de</strong> s'interroger <strong>de</strong>s yeux. Le murmure du vent, le bruissement <strong>de</strong>stouffes d'arbres, le bruit <strong>de</strong>s pas mesurés <strong>de</strong> l'escorte, donnèrent à cette scène cecaractère solennel qui accélère les battements du coeur. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil nepouvait pas chercher en vain la cause <strong>de</strong> ce changement. Le souvenir <strong>de</strong> Corentinpassa <strong>com</strong>me un éclair, et lui apporta l'image <strong>de</strong> sa véritable <strong>de</strong>stinée qui lui apparuttout à coup. Pour la première fois <strong>de</strong>puis la matinée, elle réfléchit sérieusement à sasituation jusqu'en ce moment, elle s'était laissée aller au bonheur d'aimer, sans penserni à elle, ni à l'avenir. Incapable <strong>de</strong> supporter plus longtemps ses angoisses, ellechercha, elle attendit, avec la douce patience <strong>de</strong> l'amour, un <strong>de</strong>s regards du jeunehomme, et le supplia si vivement, sa pâleur et son frisson eurent une éloquence sipénétrante, qu'il chancela; mais la chute n'en fut que plus <strong>com</strong>plète.- Souffririez-vous, ma<strong>de</strong>moiselle? <strong>de</strong>manda-t-il.Cette voix dépouillée <strong>de</strong> douceur, la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> elle-même, le regard, le geste, toutservit à convaincre la pauvre fille que les événements <strong>de</strong> cette journée appartenaientà un mirage <strong>de</strong> l'âme qui se dissipait alors <strong>com</strong>me ces nuages à <strong>de</strong>mi formés que levent emporte.- Si je souffre?... reprit-elle en riant forcément, j'allais vous faire la même question.- Je croyais que vous vous entendiez, dit madame du Gua avec une fausse bonhomie.Ni le gentilhomme ni ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil ne répondirent. La jeune fille,doublement outragée, se dépita <strong>de</strong> voir sa puissante beauté sans puissance. Ellesavait pouvoir apprendre au moment où elle le voudrait la cause <strong>de</strong> cette situation,mais, peu curieuse <strong>de</strong> la pénétrer, pour la première fois, peut-être, une femme recula<strong>de</strong>vant un secret. La vie humaine est tristement fertile en situations ou, par suite, soitd'une méditation trop forte, soit d'une catastrophe, nos idées ne tiennent plus à rien,76


sont sans substance, sans point <strong>de</strong> départ, où le présent ne trouve plus <strong>de</strong> liens pourse rattacher au passé, ni dans l'avenir. Tel fut l'état <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil.Penchée dans le fond <strong>de</strong> la voiture, elle y resta <strong>com</strong>me un arbuste déraciné. Muette etsouffrante, elle ne regarda plus personne, s'enveloppa <strong>de</strong> sa douleur, et <strong>de</strong>meura avectant <strong>de</strong> volonté dans le mon<strong>de</strong> inconnu où se réfugient les malheureux, qu'elle ne vitplus rien. Des corbeaux passèrent en croassant au-<strong>de</strong>ssus d'eux; mais quoique,semblable à toutes les âmes fortes, elle eût un coin du coeur pour les superstitions,elle n'y fit aucune attention. <strong>Les</strong> voyageurs cheminèrent quelque temps en silence. -Déjà séparés se disait ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil. Cependant rien autour <strong>de</strong> moi n'aparlé. Serait-ce Corentin? Ce n'est pas son intérêt. Qui donc a pu se lever pourm'accuser? À peine aimée, voici déjà l'horreur <strong>de</strong> l'abandon. Je sème l'amour et jerecueille le mépris. Il sera donc toujours dans ma <strong>de</strong>stinée <strong>de</strong> toujours voir le bonheuret <strong>de</strong> toujours le perdre! Elle sentit alors dans son coeur <strong>de</strong>s troubles inconnus, carelle aimait réellement et pour la première fois. Cependant elle ne s'était pas tellementlivrée qu'elle ne pût trouver <strong>de</strong>s ressources contre sa douleur dans la fierté naturelle àune femme jeune et belle. Le secret <strong>de</strong> son amour, ce secret souvent gardé dans lestortures, ne lui était pas échappé. Elle se releva, et honteuse <strong>de</strong> donner la mesure <strong>de</strong>sa passion par sa silencieuse souffrance, elle secoua la tête par un mouvement <strong>de</strong>gaieté, montra un visage ou plutôt un masque riant, puis elle força sa voix pour endéguiser l'altération.Chapitre V- Où sommes-nous? <strong>de</strong>manda-t-elle au capitaine Merle, qui se tenait toujours a unecertaine distance <strong>de</strong> la voiture.- À trois lieues et <strong>de</strong>mie <strong>de</strong> Fougères, ma<strong>de</strong>moiselle.- Nous allons donc y arriver bientôt? lui dit-elle pour l'encourager à lier uneconversation où elle se promettait bien <strong>de</strong> témoigner quelque estime au jeunecapitaine.- Ces lieues-là, reprit Merle tout joyeux, ne sont pas larges, seulement elles sepermettent dans ce pays-ci <strong>de</strong> ne jamais finir. Lorsque vous serez sur le plateau <strong>de</strong> lacôte que nous gravissons, vous apercevrez une vallée semblable à celle que nousallons quitter, et à l'horizon vous pourrez alors voir le sommet <strong>de</strong> la Pèlerine. Plaise àDieu que les <strong>Chouans</strong> ne veuillent pas y prendre leur revanche! Or vous concevez qu'àmonter et <strong>de</strong>scendre ainsi l'on n'avance guère. De la Pèlerine, vous découvrirezencore...À ce mot l'émigré tressaillit pour la secon<strong>de</strong> fois, mais si légèrement, quema<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil fut seule à remarquer ce tressaillement.- Qu'est-ce donc que cette Pèlerine? <strong>de</strong>manda vivement la jeune fille en interrompantle capitaine engagé dans sa topographie bretonne.- C'est, reprit Merle, le sommet d'une montagne qui donne son nom à la vallée duMaine dans laquelle nous allons entrer, et qui sépare cette province <strong>de</strong> la vallée duCouësnon, à l'extrémité <strong>de</strong> laquelle est située Fougères, la première ville <strong>de</strong> Bretagne.Nous nous y sommes battus à la fin <strong>de</strong> vendémiaire avec le Gars et ses brigands. Nous77


emmenions <strong>de</strong>s conscrits qui, pour ne pas quitter leur pays, ont voulu nous tuer sur lalimite; mais Hulot est un ru<strong>de</strong> chrétien qui leur a donné...- Alors vous avez dû voir le Gars? <strong>de</strong>manda-t-elle. Quel homme est-ce?...Ses yeux perçants et malicieux ne quittèrent pas la figure du faux vi<strong>com</strong>te <strong>de</strong> Bauvan.- Oh! mon Dieu! ma<strong>de</strong>moiselle, répondit Merle toujours interrompu, il ressembletellement au citoyen du Gua, que, s'il ne portait pas l'uniforme <strong>de</strong> l'ÉcolePolytechnique, je gagerais que c'est lui.Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil regarda fixement le froid et immobile jeune homme qui ladédaignait, mais elle ne vit rien en lui qui pût trahir un sentiment <strong>de</strong> crainte; ellel'instruisit par un sourire amer <strong>de</strong> la découverte qu'elle faisait en ce moment du secretsi traîtreusement gardé par lui, puis, d'une voix railleuse, les narines enflées <strong>de</strong> joie, latête <strong>de</strong> côté pour examiner le gentilhomme et voir Merle tout à la fois, elle dit auRépublicain: - Ce chef-là, capitaine, donne bien <strong>de</strong>s inquiétu<strong>de</strong>s au premier Consul. Ila <strong>de</strong> la hardiesse, dit-on; seulement il s'aventure dans certaines entreprises <strong>com</strong>meun étourneau, surtout auprès <strong>de</strong>s femmes.- Nous <strong>com</strong>ptons bien là-<strong>de</strong>ssus, reprit le capitaine, pour sol<strong>de</strong>r notre <strong>com</strong>pte avec lui.Si nous le tenons seulement <strong>de</strong>ux heures, nous lui mettrons un peu <strong>de</strong> plomb dans latête. S'il nous rencontrait, le Coblentz en ferait autant <strong>de</strong> nous, et nous mettrait àl'ombre; ainsi, par pari...- Oh! dit l'émigré, nous n'avons rien à craindre! Vos soldats n'iront pas jusqu'à laPèlerine, ils sont trop fatigués, et si vous y consentez, ils pourront se reposer à <strong>de</strong>uxpas d'ici. Ma mère <strong>de</strong>scend à la Vivetière, et en voici le chemin, à quelques portées <strong>de</strong>fusil. Ces <strong>de</strong>ux dames voudront s'y reposer, elles doivent être lasses d'être venuesd'une seule traite d'Alençon, ici. - Et puisque ma<strong>de</strong>moiselle, dit-il avec une politesseforcée en se tournant vers sa maîtresse, a eu la générosité <strong>de</strong> donner à notre voyageautant <strong>de</strong> sécurité que d'agrément, elle daignera peut-être accepter à souper chez mamère. - Enfin, capitaine, ajouta-t-il en s'adressant à Merle, les temps ne sont pas simalheureux qu'il ne puisse se trouver encore à la Vivetière une pièce <strong>de</strong> cidre àdéfoncer pour vos hommes. Allez, le Gars n'y aura pas tout pris, du moins, ma mère lecroit...- Votre mère?... reprit ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil en interrompant avec ironie et sansrépondre à la singulière invitation qu'on lui faisait.- Mon âge ne vous semble donc plus croyable ce soir, ma<strong>de</strong>moiselle, répondit madamedu Gua. J'ai eu le malheur d'être mariée fort jeune, j'ai eu mon fils à quinze ans...- Ne vous trompez-vous pas, madame; ne serait-ce pas à trente?Madame du Gua pâlit en dévorant ce sarcasme, elle aurait voulu pouvoir se venger, etse trouvait forcée <strong>de</strong> sourire, car elle désira reconnaître à tout prix, même à <strong>de</strong> pluscruelles épigrammes, le sentiment dont la jeune fille était animée; aussi feignit-elle <strong>de</strong>ne l'avoir pas <strong>com</strong>prise.- Jamais les <strong>Chouans</strong> n'ont eu <strong>de</strong> chef plus cruel que celui-là, s'il faut ajouter foi auxbruits qui courent sur lui, dit-elle en s'adressant à la fois à Francine et à sa maîtresse.78


- Oh! pour cruel, je ne crois pas, répondit ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil; mais il saitmentir et me semble fort crédule: un chef <strong>de</strong> parti ne doit être le jouet <strong>de</strong> personne.- Vous le connaissez? <strong>de</strong>manda froi<strong>de</strong>ment le jeune émigré.- Non, répliqua-t-elle en lui lançant un regard <strong>de</strong> mépris, je croyais le connaître...- Oh! ma<strong>de</strong>moiselle, c'est décidément un malin, reprit le capitaine en hochant la tête,et donnant par un geste expressif la physionomie particulière que ce mot avait alors etqu'il a perdue <strong>de</strong>puis. Ces vieilles familles poussent quelquefois <strong>de</strong> vigoureux rejetons.Il revient d'un pays où les ci-<strong>de</strong>vant n'ont pas eu, dit-on, toutes leurs aises, et leshommes, voyez-vous, sont <strong>com</strong>me les nèfles, ils mûrissent sur la paille. Si ce garçonlàest habile, il pourra nous faire courir longtemps. Il a bien su opposer <strong>de</strong>s<strong>com</strong>pagnies légères à nos <strong>com</strong>pagnies franches et neutraliser les efforts dugouvernement. Si l'on brûle un village aux Royalistes, il en fait brûler <strong>de</strong>ux auxRépublicains. Il se développe sur une immense étendue, et nous force ainsi àemployer un nombre considérable <strong>de</strong> troupes dans un moment où nous n'en avons pas<strong>de</strong> trop! Oh! il entend les affaires.- Il assassine sa patrie, dit Gérard d'une voix forte en interrompant le capitaine.- Mais, répliqua le gentilhomme, si sa mort délivre le pays, fusillez-le donc bien vite.Puis il sonda par un regard l'âme <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, et il se passa entre euxune <strong>de</strong> ces scènes muettes dont le langage ne peut reproduire que trèsimparfaitement la vivacité dramatique et la fugitive finesse. Le danger rendintéressant. Quand il s'agit <strong>de</strong> mort, le criminel le plus vil excite toujours un peu <strong>de</strong>pitié. Or, quoique ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil fût alors certaine que l'amant qui ladédaignait était ce chef dangereux, elle ne voulait pas encore s'en assurer par sonsupplice; elle avait une tout autre curiosité à satisfaire. Elle préféra donc douter oucroire selon sa passion, et se mit à jouer avec le péril. Son regard, empreint d'uneperfidie moqueuse, montrait les soldats au jeune chef d'un air <strong>de</strong> triomphe; en luiprésentant ainsi l'image <strong>de</strong> son danger, elle se plaisait à lui faire durement sentir quesa vie dépendait d'un seul mot, et déjà ses lèvres paraissaient se mouvoir pour leprononcer. Semblable à un sauvage d'Amérique, elle interrogeait les fibres du visage<strong>de</strong> son ennemi lié au poteau, et brandissait le casse-tête avec grâce, savourant unevengeance toute innocente, et punissant <strong>com</strong>me une maîtresse qui aime encore.- Si j'avais un fils <strong>com</strong>me le vôtre, madame, dit-elle à l'étrangère visiblementépouvantée, je porterais son <strong>de</strong>uil le jour où je l'aurais livré aux dangers.Elle ne reçut point <strong>de</strong> réponse. Elle tourna vingt fois la tête vers les officiers et laretourna brusquement vers madame du Gua, sans surprendre entre elle et le Garsaucun signe secret qui pût lui confirmer une intimité qu'elle soupçonnait et dont ellevoulait douter. Une femme aime tant à hésiter dans une lutte <strong>de</strong> vie et <strong>de</strong> mort, quan<strong>de</strong>lle tient l'arrêt. Le jeune général souriait <strong>de</strong> l'air le plus calme, et soutenait sanstrembler la torture que ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil lui faisait subir; son attitu<strong>de</strong> etl'expression <strong>de</strong> sa physionomie annonçaient un homme nonchalant <strong>de</strong>s dangersauxquels il s'était soumis, et parfois il semblait lui dire: "Voici l'occasion <strong>de</strong> vengervotre vanité blessée, saisissez-la! Je serais au désespoir <strong>de</strong> revenir <strong>de</strong> mon méprispour vous. "Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil se mit à examiner le chef <strong>de</strong> toute la hauteur <strong>de</strong>sa position avec une impertinence et une dignité apparente, car, au fond <strong>de</strong> son coeurelle en admirait le courage et la tranquillité. Joyeuse <strong>de</strong> découvrir que son amantportait un vieux titre, dont les privilèges plaisent à toutes les femmes, elle éprouvait79


quelque plaisir à le rencontrer dans une situation où, champion d'une cause ennobliepar le malheur, il luttait avec toutes les facultés d'une âme forte contre une républiquetant <strong>de</strong> fois victorieuse, et <strong>de</strong> le voir aux prises avec le danger, déployant cettebravoure si puissante sur le coeur <strong>de</strong>s femmes; elle le mit vingt fois à l'épreuve, enobéissant peut-être à cet instinct qui porte la femme à jouer avec sa proie <strong>com</strong>me lechat joue avec la souris qu'il a prise.- En vertu <strong>de</strong> quelle loi condamnez-vous donc les <strong>Chouans</strong> à mort? <strong>de</strong>manda-t-elle àMerle.- Mais, celle du 14 fructidor <strong>de</strong>rnier, qui met hors la loi les départements insurgés et yinstitue <strong>de</strong>s conseils <strong>de</strong> guerre, répondit le républicain.- À quoi dois-je maintenant l'honneur d'attirer vos regards? dit-elle au jeune chef quil'examinait attentivement.- À un sentiment qu'un galant homme ne saurait exprimer à quelque femme que cepuisse être, répondit le marquis <strong>de</strong> Montauran à voix basse en se penchant vers elle. Ilfallait, dit-il à haute voix! vivre en ce temps pour voir <strong>de</strong>s filles faisant l'office dubourreau, et enchérissant sur lui par la manière dont elles jouent avec la hache...Elle regarda Montauran fixement; puis, ravie d'être insultée par cet homme aumoment où elle en tenait la vie entre ses mains, elle lui dit à l'oreille, en riant avecune douce malice: - Vous avez une trop mauvaise tête, les bourreaux n'en voudrontpas, je la gar<strong>de</strong>.Le marquis stupéfait contempla pendant un moment cette inexplicable fille dontl'amour triomphait <strong>de</strong> tout, même <strong>de</strong>s plus piquantes injures, et qui se vengeait par lepardon d'une offense que les femmes ne pardonnent jamais. Ses yeux furent moinssévères, moins froids, et même une expression <strong>de</strong> mélancolie se glissa dans ses traits.Sa passion était déjà plus forte qu'il ne le croyait lui-même. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil,satisfaite <strong>de</strong> ce faible gage d'une réconciliation cherchée, regarda le chef tendrement,lui jeta un sourire qui ressemblait à un baiser; puis elle se pencha dans le fond <strong>de</strong> lavoiture, et ne voulut plus risquer l'avenir <strong>de</strong> ce drame <strong>de</strong> bonheur, croyant en avoirrattaché le noeud par ce sourire. Elle était si belle! Elle savait si bien triompher <strong>de</strong>sobstacles en amour! Elle était si fort habituée à se jouer <strong>de</strong> tout, à marcher au hasard!Elle aimait tant l'imprévu et les orages <strong>de</strong> la vie!Bientôt, par l'ordre du marquis, la voiture quitta la gran<strong>de</strong> route et se dirigea vers laVivetière, à travers un chemin creux encaissé <strong>de</strong> hauts talus plantés <strong>de</strong> pommiers quien faisaient plutôt un fossé qu'une route. <strong>Les</strong> voyageurs laissèrent les Bleus gagnerlentement à leur suite le manoir dont les faîtes grisâtres apparaissaient etdisparaissaient tour à tour entre les arbres <strong>de</strong> cette route où quelques soldatsrestèrent occupés à en disputer leurs souliers à sa forte argile.- Cela ressemble furieusement au chemin du paradis, s'écria Beau-pied.Grâce à l'expérience du postillon, ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil ne tarda pas à voir lechâteau <strong>de</strong> la Vivetière. Cette maison, située sur la croupe d'une espèce <strong>de</strong>promontoire, était enveloppée par <strong>de</strong>ux étangs profonds qui ne permettaient d'yarriver qu'en suivant une étroite chaussée. La partie <strong>de</strong> cette péninsule où setrouvaient les habitations et les jardins était protégée à une certaine distance <strong>de</strong>rrièrele château, par un large fossé où se déchargeait l'eau superflue <strong>de</strong>s étangs aveclesquels il <strong>com</strong>muniquait, et formait ainsi réellement une île presque inexpugnable,80


etraite précieuse pour un chef qui ne pouvait être surpris que par trahison. Enentendant crier les gonds rouillés <strong>de</strong> la porte et en passant sous la voûte en ogive d'unportail ruiné par la guerre précé<strong>de</strong>nte, ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil avança la tête. <strong>Les</strong>couleurs sinistres du tableau qui s'offrit à ses regards effacèrent presque les penséesd'amour et <strong>de</strong> coquetterie entre lesquelles elle se berçait. La voiture entra dans unegran<strong>de</strong> cour presque carrée et fermée par les rives abruptes <strong>de</strong>s étangs. Ces bergessauvages, baignées par <strong>de</strong>s eaux couvertes <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s taches vertes, avaient pourtout ornement <strong>de</strong>s arbres aquatiques dépouillés <strong>de</strong> feuilles, dont les troncs rabougris,les têtes énormes et chenues, élevées au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s roseaux et <strong>de</strong>s broussailles,ressemblaient à <strong>de</strong>s marmousets grotesques. Ces haies disgracieuses parurents'animer et parler quand les grenouilles les désertèrent en coassant, et que <strong>de</strong>s poulesd'eau, réveillées par le bruit <strong>de</strong> la voiture, volèrent en barbotant sur la surface <strong>de</strong>sétangs. La cour entourée d'herbes hautes et flétries, d'ajoncs, d'arbustes nains ouparasites, excluait toute idée d'ordre et <strong>de</strong> splen<strong>de</strong>ur. Le château semblait abandonné<strong>de</strong>puis longtemps. <strong>Les</strong> toits paraissaient plier sous le poids <strong>de</strong>s végétations qui ycroissaient. <strong>Les</strong> murs, quoique construits <strong>de</strong> ces pierres schisteuses et soli<strong>de</strong>s dontabon<strong>de</strong> le sol, offraient <strong>de</strong> nombreuses lézar<strong>de</strong>s où le lierre attachait ses griffes. Deuxcorps <strong>de</strong> bâtiment réunis en équerre à une haute tour et qui faisaient face à l'étang,<strong>com</strong>posaient tout le château, dont les portes et les volets pendants et pourris, lesbalustra<strong>de</strong>s rouillées, les fenêtres ruinées, paraissaient <strong>de</strong>voir tomber au premiersouffle d'une tempête. La bise sifflait alors à travers ces ruines auxquelles la luneprêtait, par sa lumière indécise, le caractère et la physionomie d'un grand spectre. Ilfaut avoir vu les couleurs <strong>de</strong> ces pierres granitiques grises et bleues, mariées auxschistes noirs et fauves, pour savoir <strong>com</strong>bien est vraie l'image que suggérait la vue <strong>de</strong>cette carcasse vi<strong>de</strong> et sombre. Ses pierres disjointes, ses croisées sans vitres, sa tourà créneaux, ses toits à jour lui donnaient tout à fait l'air d'un squelette; et les oiseaux<strong>de</strong> proie qui s'envolèrent en criant ajoutaient un trait <strong>de</strong> plus à cette vagueressemblance. Quelques hauts sapins plantés <strong>de</strong>rrière la maison balançaient au-<strong>de</strong>ssus<strong>de</strong>s toits leur feuillage sombre, et quelques ifs, taillés pour en décorer les angles,l'encadraient <strong>de</strong> tristes festons, semblables aux tentures d'un convoi. Enfin, la forme<strong>de</strong>s portes, la grossièreté <strong>de</strong>s ornements, le peu d'ensemble <strong>de</strong>s constructions, toutannonçait un <strong>de</strong> ces manoirs féodaux dont s'enorgueillit la Bretagne, avec raison peutêtre,car ils forment sur cette terre gaélique une espèce d'histoire monumentale <strong>de</strong>stemps nébuleux qui précè<strong>de</strong>nt l'établissement <strong>de</strong> la monarchie. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong>Verneuil, dans l'imagination <strong>de</strong> laquelle le mot <strong>de</strong> château réveillait toujours les formesd'un type convenu, frappée <strong>de</strong> la physionomie funèbre <strong>de</strong> ce tableau, sautalégèrement hors <strong>de</strong> la calèche et le contempla toute seule avec terreur en songeant auparti qu'elle <strong>de</strong>vait prendre. Francine entendit pousser à madame du Gua un soupir <strong>de</strong>joie en se trouvant hors <strong>de</strong> l'atteinte <strong>de</strong>s Bleus, et une exclamation involontaire luiéchappa quand le portail fut fermé et qu'elle se vit dans cette espèce <strong>de</strong> forteressenaturelle. Montauran s'était vivement élancé vers ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil en<strong>de</strong>vinant les pensées qui la préoccupaient.- Ce château, dit-il avec une légère tristesse, a été ruiné par la guerre, <strong>com</strong>me lesprojets que j'élevais pour notre bonheur l'ont été par vous.- Et <strong>com</strong>ment, <strong>de</strong>manda-t-elle toute surprise.- Êtes-vous une jeune femme belle, NOBLE et spirituelle, dit-il avec un accent d'ironieen lui répétant les paroles qu'elle lui avait si coquettement prononcées dans leurconversation sur la route.- Qui vous a dit le contraire?81


- Des amis dignes <strong>de</strong> foi qui s'intéressent à ma sûreté et veillent à déjouer lestrahisons.- Des trahisons! dit-elle d'un air moqueur. Alençon et Hulot sont-ils donc déjà si loin?Vous n'avez pas <strong>de</strong> mémoire, un défaut dangereux pour un chef <strong>de</strong> parti! - Mais dumoment où <strong>de</strong>s amis, ajouta-t-elle avec une rare impertinence, règnent sipuissamment dans votre coeur, gar<strong>de</strong>z vos amis. Rien n'est <strong>com</strong>parable aux plaisirs <strong>de</strong>l'amitié. Adieu, ni moi, ni les soldats <strong>de</strong> la République nous n'entrerons ici.Elle s'élança vers le portail par un mouvement <strong>de</strong> fierté blessée et <strong>de</strong> dédain, mais elledéploya dans sa démarche une noblesse et un désespoir qui changèrent toutes lesidées du marquis, à qui il en coûtait trop <strong>de</strong> renoncer à ses désirs pour qu'il ne fût pasimpru<strong>de</strong>nt et crédule. Lui aussi aimait déjà. Ces <strong>de</strong>ux amants n'avaient donc envie nil'un ni l'autre <strong>de</strong> se quereller longtemps.Ajoutez un mot et je vous crois, dit-il d'une voix suppliante.- Un mot, reprit-elle avec ironie en serrant ses lèvres, un mot? pas seulement ungeste.- Au moins gron<strong>de</strong>z-moi, <strong>de</strong>manda-t-il en essayant <strong>de</strong> prendre une main qu'elle retira;si toutefois vous osez bou<strong>de</strong>r un chef <strong>de</strong> rebelles, maintenant aussi défiant et sombrequ'il était joyeux et confiant naguère.Marie ayant regardé le marquis sans colère, il ajouta: Vous avez mon secret, et je n'aipas le vôtre.À ces mots, le front d'albâtre sembla <strong>de</strong>venu brun, Marie jeta un regard d'humeur auchef et répondit:- Mon secret? Jamais.En amour, chaque parole, chaque coup d'oeil ont leur éloquence du moment; mais làma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil n'exprima rien <strong>de</strong> précis, et quelque habile que fûtMontauran, le secret <strong>de</strong> cette exclamation resta impénétrable, quoique la voix <strong>de</strong> cettefemme eût trahi <strong>de</strong>s émotions peu ordinaires, qui durent vivement piquer sa curiosité.- Vous avez, reprit-il, une plaisante manière <strong>de</strong> dissiper les soupçons.- En conservez-vous donc? <strong>de</strong>manda-t-elle en le toisant <strong>de</strong>s yeux <strong>com</strong>me si elle lui eûtdit: - Avez-vous quelques droits sur moi?- Ma<strong>de</strong>moiselle. répondit le jeune homme d'un air soumis et ferme, le pouvoir quevous exercez sur les troupes républicaines, cette escorte...- Ah! vous m'y faites penser. Mon escorte et moi, lui <strong>de</strong>manda-t-elle avec une légèreironie, vos protecteurs enfin, seront-ils en sûreté ici?- Oui, foi <strong>de</strong> gentilhomme! Qui que vous soyez, vous et les vôtres, vous n'avez rien àcraindre chez moi.Ce serment fut prononcé par un mouvement si loyal et si généreux, que ma<strong>de</strong>moiselle<strong>de</strong> Verneuil dut avoir une entière sécurité sur le sort <strong>de</strong>s Républicains. Elle allaitparler, quand l'arrivée <strong>de</strong> madame du Gua lui imposa silence. Cette dame avait pu82


entendre ou <strong>de</strong>viner une partie <strong>de</strong> la conversation <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux amants, et ne concevaitpas <strong>de</strong> médiocres inquiétu<strong>de</strong>s en les apercevant dans une position qui n'accusait plusla moindre inimitié. En voyant cette femme, le marquis offrit la main à ma<strong>de</strong>moiselle<strong>de</strong> Verneuil, et s'avança vers la maison avec vivacité <strong>com</strong>me pour se défaire d'uneimportune <strong>com</strong>pagnie.- Je le gêne, se dit l'inconnue en restant immobile à sa place. Elle regarda les <strong>de</strong>uxamants réconciliés s'en allant lentement vers le perron, où ils s'arrêtèrent pour causeraussitôt qu'ils eurent mis entre elle et eux un certain espace. - Oui, oui, je les gêne,reprit-elle en se parlant à elle-même, mais dans peu cette créature-là ne me gêneraplus; l'étang sera, par Dieu, son tombeau! Ne tiendrai-je pas bien ta parole <strong>de</strong>gentilhomme? une fois sous cette eau, qu'a-t-on à craindre? n'y sera-t-elle pas ensûreté?Elle regardait d'un oeil fixe le miroir calme du petit lac <strong>de</strong> droite, quand tout à coupelle entendit bruire les ronces <strong>de</strong> la berge et aperçut au clair <strong>de</strong> la lune la figure <strong>de</strong>Marche-à-terre qui se dressa par-<strong>de</strong>ssus la noueuse écorce d'un vieux saule. Il fallaitconnaître le Chouan pour le distinguer au milieu <strong>de</strong> cette assemblée <strong>de</strong> truissesébranchées parmi lesquelles la sienne se confondait si facilement. Madame du Guajeta d'abord autour d'elle un regard <strong>de</strong> défiance; elle vit le postillon conduisant seschevaux à une écurie située dans celle <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux ailes du château qui faisait face à larive où Marche-à-terre était caché; Francine allait vers les <strong>de</strong>ux amants qui, dans cemoment, oubliaient toute la terre; alors, l'inconnue s'avança, mettant un doigt sur seslèvres pour réclamer un profond silence; puis, le Chouan <strong>com</strong>prit plutôt qu'il n'entenditles paroles suivantes: - Combien êtes-vous, ici?- Quatre-vingt-sept.- Ils ne sont que soixante-cinq, je les ai <strong>com</strong>ptés.- Bien, reprit le sauvage avec une satisfaction farouche.Attentif aux moindres gestes <strong>de</strong> Francine, le Chouan disparut dans l'écorce du saule enla voyant se retourner pour chercher <strong>de</strong>s yeux l'ennemie sur laquelle elle veillait parinstinct.Sept ou huit personnes, attirées par le bruit <strong>de</strong> la voiture, se montrèrent en haut duprincipal perron et s'écrièrent: - C'est le Gars! c'est lui, le voici! À ces exclamations,d'autres hommes accoururent, et leur présence interrompit la conversation <strong>de</strong>s <strong>de</strong>uxamants. Le marquis <strong>de</strong> Montauran s'avança précipitamment vers les gentilshommes,leur fit un signe impératif pour leur imposer silence, et leur indiqua le haut <strong>de</strong> l'avenuepar laquelle débouchaient les soldats républicains. À l'aspect <strong>de</strong> ces uniformes bleus àrevers rouges si connus, et <strong>de</strong> ces baïonnettes luisantes, les conspirateurs étonnéss'écrièrent: - Seriez-vous donc venu pour nous trahir?- Je ne vous avertirais pas du danger, répondit le marquis en souriant avec amertume.- Ces Bleus, reprit-il après une pause, forment l'escorte <strong>de</strong> cette jeune dame dont lagénérosité nous a miraculeusement délivrés d'un péril auquel nous avons faillisuc<strong>com</strong>ber dans une auberge d'Alençon. Nous vous conterons cette aventure.Ma<strong>de</strong>moiselle et son escorte sont ici sur ma parole, et doivent être reçus en amis.Madame du Gua et Francine étaient arrivées jusqu'au perron, le marquis présentagalamment la main à ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, le groupe <strong>de</strong> gentilshommes separtagea en <strong>de</strong>ux haies pour les laisser passer, et tous essayèrent d'apercevoir les83


traits <strong>de</strong> l'inconnue; car madame du Gua avait déjà rendu leur curiosité plus vive enleur faisant quelques signes à la dérobée. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil vit dans lapremière salle une gran<strong>de</strong> table parfaitement servie, et préparée pour une vingtaine<strong>de</strong> convives. Cette salle à manger <strong>com</strong>muniquait à un vaste salon où l'assemblée setrouva bientôt réunie. Ces <strong>de</strong>ux pièces étaient en harmonie avec le spectacle <strong>de</strong><strong>de</strong>struction qu'offraient les <strong>de</strong>hors du château. <strong>Les</strong> boiseries <strong>de</strong> noyer poli, mais <strong>de</strong>formes ru<strong>de</strong>s et grossières, saillantes, mal travaillées, étaient disjointes et semblaientprès <strong>de</strong> tomber. Leur couleur sombre ajoutait encore à la tristesse <strong>de</strong> ces salles sansglaces ni ri<strong>de</strong>aux, où quelques meubles séculaires et en ruine s'harmonisaient avec cetensemble <strong>de</strong> débris. Marie aperçut <strong>de</strong>s cartes géographiques, et <strong>de</strong>s plans dérouléssur une gran<strong>de</strong> table; puis, dans les angles <strong>de</strong> l'appartement, <strong>de</strong>s armes et <strong>de</strong>scarabines amoncelées. Tout témoignait d'une conférence importante entre les chefs<strong>de</strong>s Vendéens et ceux <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong>. Le marquis conduisit ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil àun immense fauteuil vermoulu qui se trouvait auprès <strong>de</strong> la cheminée, et Francine vintse placer <strong>de</strong>rrière sa maîtresse en s'appuyant sur le dossier <strong>de</strong> ce meuble antique.- Vous me permettrez bien <strong>de</strong> faire un moment le maître <strong>de</strong> maison, dit le marquis enquittant les <strong>de</strong>ux étrangères pour se mêler aux groupes formés par ses hôtes.Francine vit tous les chefs, sur quelques mots <strong>de</strong> Montauran, s'empressant <strong>de</strong> cacherleurs armes, les cartes et tout ce qui pouvait éveiller les soupçons <strong>de</strong>s officiersrépublicains; quelques-uns quittèrent <strong>de</strong> larges ceintures <strong>de</strong> peau contenant <strong>de</strong>spistolets et <strong>de</strong>s couteaux <strong>de</strong> chasse. Le marquis re<strong>com</strong>manda la plus gran<strong>de</strong>discrétion, et sortit en s'excusant sur la nécessité <strong>de</strong> pourvoir à la réception <strong>de</strong>s hôtesgênants que le hasard lui donnait. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, qui avait levé ses piedsvers le feu en s'occupant à les chauffer, laissa partir Montauran sans retourner la tête,et trompa l'attente <strong>de</strong>s assistants, qui tous désiraient la voir. Francine fût donc seuletémoin du changement que produisit dans l'assemblée le départ du jeune chef. <strong>Les</strong>gentilshommes se groupèrent autour <strong>de</strong> la dame inconnue, et, pendant la sour<strong>de</strong>conversation qu'elle tint avec eux, il n'y en eut pas un seul ne regardât à plusieursreprises les <strong>de</strong>ux étrangères.- Vous connaissez Montauran, leur disait-elle, il s'est amouraché en un moment <strong>de</strong>cette fille, et vous <strong>com</strong>prenez bien que, dans ma bouche, les meilleurs avis lui ont étésuspects. <strong>Les</strong> amis que nous avons à Paris, messieurs <strong>de</strong> Valois et d'Esgrignond'Alençon, tous l'ont prévenu du piège qu'on veut lui tendre en lui jetant à la tête unecréature, et il se coiffe <strong>de</strong> la première qu'il rencontre, d'une fille qui, suivant <strong>de</strong>srenseignements que j'ai fait prendre s'empare d'un grand nom pour le souiller, qui,etc., etc.Cette dame, dans laquelle on a pu reconnaître la femme qui décida l'attaque <strong>de</strong> laturgotine, conservera désormais dans cette histoire le nom qui lui servit à échapperaux dangers <strong>de</strong> son passage par Alençon. La publication du vrai nom ne pourraitqu'offenser une noble famille, déjà profondément affligée par les écarts <strong>de</strong> cette jeunedame, dont la <strong>de</strong>stinée a d'ailleurs été le sujet d'une autre Scène. Bientôt l'attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>curiosité que prit l'assemblée <strong>de</strong>vint impertinente et presque hostile. Quelquesexclamations assez dures parvinrent à l'oreille <strong>de</strong> Francine, qui, après avoir dit un motà sa maîtresse, se réfugia dans l'embrasure d'une croisée. Marie se leva, se tournavers le groupe insolent, y jeta quelques regards pleins <strong>de</strong> dignité, <strong>de</strong> mépris même. Sabeauté, l'élégance <strong>de</strong> ses manières et sa fierté, changèrent tout à coup les dispositions<strong>de</strong> ses ennemis et lui valurent un murmure flatteur qui leur échappa. Deux ou troishommes, dont l'extérieur trahissait les habitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> politesse et <strong>de</strong> galanterie quis'acquièrent dans la sphère élevée <strong>de</strong>s cours, s'approchèrent <strong>de</strong> Marie avec bonne84


grâce; sa décence leur imposa le respect, aucun d'eux n'osa lui adresser la parole, etloin d'être accusée par eux, ce fut elle qui sembla les juger. <strong>Les</strong> chefs <strong>de</strong> cette guerreentreprise pour Dieu et le Roi ressemblaient bien peu aux portraits <strong>de</strong> fantaisie qu'elles'était plu à tracer. Cette lutte, véritablement gran<strong>de</strong>, se rétrécit et prit <strong>de</strong>sproportions mesquines, quand elle vit, sauf <strong>de</strong>ux ou trois figures vigoureuses, cesgentilshommes <strong>de</strong> province, tous dénués d'expression et <strong>de</strong> vie. Après avoir fait <strong>de</strong> lapoésie, Marie tomba tout à coup dans le vrai. Ces physionomies paraissaient annoncerd'abord plutôt un besoin d'intrigue que l'amour <strong>de</strong> la gloire, l'intérêt mettait bienréellement à tous ces gentilshommes les armes à la main; mais s'ils <strong>de</strong>venaienthéroïques dans l'action, là ils se montraient à nu. La perte <strong>de</strong> ses illusions renditma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil injuste et l'empêcha <strong>de</strong> reconnaître le dévouement vrai quirendit plusieurs <strong>de</strong> ces hommes si remarquables. Cependant la plupart d'entre euxmontraient <strong>de</strong>s manières <strong>com</strong>munes. Si quelques têtes originales se faisaientdistinguer entre les autres, elles étaient rapetissées par les formules et par l'étiquette<strong>de</strong> l'aristocratie. Si Marie accorda généralement <strong>de</strong> la finesse et <strong>de</strong> l'esprit à ceshommes, elle trouva chez eux une absence <strong>com</strong>plète <strong>de</strong> cette simplicité, <strong>de</strong> cegrandiose auquel les triomphes et les hommes <strong>de</strong> la République l'habituaient. Cetteassemblée nocturne, au milieu <strong>de</strong> ce vieux castel en ruine et sous ces ornementscontournés assez bien assortis aux figures, la fit sourire, elle voulut y voir un tableausymbolique <strong>de</strong> la monarchie. Elle pensa bientôt avec délices qu'au moins le marquisjouait le premier rôle parmi ces gens dont le seul mérite, pour elle, était <strong>de</strong> se dévouerà une cause perdue. Elle <strong>de</strong>ssina la figure <strong>de</strong> son amant sur cette masse, se plut à l'enfaire ressortir, et ne vit plus dans ces figures maigres et grêles que les instruments <strong>de</strong>ses nobles <strong>de</strong>sseins. En ce moment, les pas du marquis retentirent dans la sallevoisine. Tout à coup les conspirateurs se séparèrent en plusieurs groupes, et leschuchotements cessèrent. Semblables à <strong>de</strong>s écoliers qui ont <strong>com</strong>ploté quelque maliceen l'absence <strong>de</strong> leur maître, ils s'empressèrent d'affecter l 'ordre et le silence.Montauran entra, Marie eut le bonheur <strong>de</strong> l'admirer au milieu <strong>de</strong> ces gens parmilesquels il était le plus jeune, le plus beau, le premier. Comme un roi dans sa cour, ilalla <strong>de</strong> groupe en groupe, distribua <strong>de</strong> légers coups <strong>de</strong> tête, <strong>de</strong>s serrements <strong>de</strong> main,<strong>de</strong>s regards, <strong>de</strong>s paroles d'intelligence ou <strong>de</strong> reproche; en faisant son métier <strong>de</strong> chef<strong>de</strong> parti avec une grâce et un aplomb difficiles à supposer dans ce jeune hommed'abord accusé par elle d'étour<strong>de</strong>rie. La présence du marquis mit un terme à lacuriosité qui s'était attachée à ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, mais bientôt, lesméchancetés <strong>de</strong> madame du Gua produisirent leur effet. Le baron du Guénic,surnommé l'Intimé, qui, parmi tous ces hommes rassemblés par <strong>de</strong> graves intérêts,paraissait autorisé par son nom et par son rang à traiter familièrement Montauran, leprit par le bras et l'emmena dans un coin.- Écoute, mon cher marquis, lui dit-il, nous te voyons tous avec peine sur le point <strong>de</strong>faire une insigne folie.- Qu'entends-tu par ces paroles?- Mais sais-tu bien d'où vient cette fille, qui elle est réellement, et quels sont ses<strong>de</strong>sseins sur toi? - Mon cher l'Intimé, entre nous soit dit, <strong>de</strong>main matin, ma fantaisiesera passée.- D'accord, mais si cette créature te livre avant le jour?...- Je te répondrai quand tu m'auras dit pourquoi elle ne l'a pas déjà fait, répliquaMontauran, qui prit par badinage un air <strong>de</strong> fatuité.85


- Oui, mais si tu lui plais, elle ne veut peut-être pas te trahir avant que sa fantaisie, àelle, soit passée.- Mon cher, regar<strong>de</strong> cette charmante fille, étudie ses manières, et ose dire que cen'est pas une femme <strong>de</strong> distinction? Si elle jetait sur toi <strong>de</strong>s regards favorables, nesentirais-tu pas, au fond <strong>de</strong> ton âme, quelque respect pour elle. Une dame vous a déjàprévenus contre cette personne; mais, après ce que nous nous sommes dit l'un àl'autre, si c'était une <strong>de</strong> ces créatures perdues dont nous ont parlé nos amis, je latuerais...- Croyez-vous, dit madame du Gua, qui intervint, Fouché assez bête pour vousenvoyer une fille prise au coin d'une rue? il a proportionné les séductions à votremérite. Mais si vous êtes aveugle, vos amis auront les yeux ouverts pour veiller survous.- Madame, répondit le Gars en lui dardant <strong>de</strong>s regards <strong>de</strong> colère, songez à ne rienentreprendre contre cette personne, ni contre son escorte, ou rien ne vous garantirait<strong>de</strong> ma vengeance. Je veux que ma<strong>de</strong>moiselle soit traitée avec les plus grands égardset <strong>com</strong>me une femme qui m'appartient. Nous sommes, je crois, alliés aux Verneuil.L'opposition que rencontrait le marquis produisit l'effet ordinaire que font sur lesjeunes gens <strong>de</strong> semblables obstacles. Quoiqu'il eût en apparence traité fortlégèrement ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil et fait croire que sa passion pour elle était uncaprice, il venait, par un sentiment d'orgueil, <strong>de</strong> franchir un espace immense. Enavouant cette femme, il trouva son honneur intéressé à ce qu'elle fût respectée; il alladonc, <strong>de</strong> groupe en groupe, assurant. en homme qu'il eût été dangereux <strong>de</strong> froisser,que cette inconnue était réellement ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil. Aussitôt toutes lesrumeurs s'apaisèrent. Lorsque Montauran eut établi une espèce d'harmonie dans lesalon et satisfait à toutes les exigences, il se rapprocha <strong>de</strong> sa maîtresse avecempressement et lui dit à voix basse: - Ces gens-là m'ont volé un moment <strong>de</strong>bonheur.- Je suis bien contente <strong>de</strong> vous avoir près <strong>de</strong> moi répondit-elle en riant. Je vouspréviens que je suis curieuse; ainsi, ne vous fatiguez pas trop <strong>de</strong> mes questions.Dites-moi d'abord quel est ce bonhomme qui porte une veste <strong>de</strong> drap vert.- C'est le fameux major Brigaut, un homme du Marais, <strong>com</strong>pagnon <strong>de</strong> feu Mercier, ditLa-Vendée.- Mais quel est le gros ecclésiastique à face rubicon<strong>de</strong> avec lequel il cause maintenant<strong>de</strong> moi? reprit ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil.- Savez-vous ce qu'ils disent?- Si je veux le savoir?... Est-ce une question?- Mais je ne pourrais vous en instruire sans vous offenser.- Du moment où vous me laissez offenser sans tirer vengeance <strong>de</strong>s injures que jereçois chez vous, adieu, marquis! Je ne veux pas rester un moment ici. J'ai déjàquelques remords <strong>de</strong> tromper ces pauvres Républicains, si loyaux et si confiants.Elle fit quelques pas, et le marquis la suivit.86


- Ma chère Marie, écoutez-moi. Sur mon honneur, j'ai imposé silence à leurs méchantspropos avant <strong>de</strong> savoir s'ils étaient faux ou vrais. Néanmoins dans ma situation, quandles amis que nous avons dans les ministères à Paris m'ont averti <strong>de</strong> me défier <strong>de</strong> touteespèce <strong>de</strong> femme qui se trouverait sur mon chemin, en m'annonçant que Fouchévoulait employer contre moi une Judith <strong>de</strong>s rues, il est permis à mes meilleurs amis <strong>de</strong>penser que vous êtes trop belle pour être une honnête femme...En parlant, le marquis plongeait son regard dans les yeux <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong>Verneuil qui rougit, et ne put retenir quelques pleurs.- J'ai mérité ces injures, dit-elle. Je voudrais vous voir persuadé que je suis uneméprisable créature et me savoir aimée... alors je ne douterais plus <strong>de</strong> vous. Moi jevous ai cru quand vous me trompiez, et vous ne me croyez pas quand je suis vraie.Brisons là, monsieur, dit-elle en fronçant le sourcil et pâlissant <strong>com</strong>me une femme quiva mourir. Adieu.Elle s'élança hors <strong>de</strong> la salle à manger par un mouvement <strong>de</strong> désespoir.- Marie, ma vie est à vous, lui dit le jeune marquis à l'oreille.Elle s'arrêta, le regarda.- Non, non, dit-elle, je serai généreuse. Adieu. Je ne pensais, en vous suivant, ni àmon passé, ni à votre avenir, j'étais folle.- Comment, vous me quittez au moment où je vous offre ma vie!...- Vous l'offrez dans un moment <strong>de</strong> passion, <strong>de</strong> désir.- Sans regret, et pour toujours, dit-il.Elle rentra. Pour cacher ses émotions, le marquis continua l'entretien.- Ce gros homme <strong>de</strong> qui vous me <strong>de</strong>mandiez le nom est un homme redoutable, l'abbéGudin, un <strong>de</strong> ces jésuites assez obstinés, assez dévoués peut-être pour rester enFrance malgré l'édit <strong>de</strong> 1763 qui les en a bannis. Il est le boute-feu <strong>de</strong> la guerre dansces contrées et le propagateur <strong>de</strong> l'association religieuse dite du Sacré-Coeur. Habituéà se servir <strong>de</strong> la religion <strong>com</strong>me d'un instrument, il persua<strong>de</strong> à ses affiliés qu'ilsressusciteront, et sait entretenir leur fanatisme par d'adroites prédications. Vous levoyez: il faut employer les intérêts particuliers <strong>de</strong> chacun pour arriver à un grand but.Là sont tous les secrets <strong>de</strong> la politique.Chapitre VI- Et ce vieillard encore vert, tout musculeux, dont la figure est si repoussante? Tenez,là, l'homme habillé avec les lambeaux d'une robe d'avocat.- Avocat? il prétend au gra<strong>de</strong> <strong>de</strong> maréchal <strong>de</strong> camp. N'avez-vous pas entendu parler<strong>de</strong> Longuy?87


- Ce serait lui! dit ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil effrayée. Vous vous servez <strong>de</strong> ceshommes!- Chut! il peut vous entendre. Voyez-vous cet autre en conversation criminelle avecmadame du Gua...- Cet homme en noir qui ressemble à un juge;- C'est un <strong>de</strong> nos négociateurs, la Billardière, fils d'un conseiller au parlement <strong>de</strong>Bretagne, dont le nom est quelque chose <strong>com</strong>me Flamet; mais il a la confiance <strong>de</strong>sprinces.- Et son voisin, celui qui serre en ce moment sa pipe <strong>de</strong> terre blanche, et qui appuietous les doigts <strong>de</strong> sa main droite sur le panneau <strong>com</strong>me un pacant? dit ma<strong>de</strong>moiselle<strong>de</strong> Verneuil en riant.- Vous l'avez, pardieu, <strong>de</strong>viné, c'est l'ancien gar<strong>de</strong>-chasse du défunt mari <strong>de</strong> cettedame. Il <strong>com</strong>man<strong>de</strong> une <strong>de</strong>s <strong>com</strong>pagnies que j'oppose aux bataillons mobiles. Lui etMarche-à-terre sont peut-être les plus consciencieux serviteurs que le Roi ait ici.- Mais elle, qui est-elle?- Elle, reprit le marquis, elle est la <strong>de</strong>rnière maîtresse qu'ait eue Charette. Elle possè<strong>de</strong>une gran<strong>de</strong> influence sur tout ce mon<strong>de</strong>.- Lui est-elle restée fidèle?Pour toute réponse le marquis fit une petite moue dubitative.- Et l'estimez-vous?- Vous êtes effectivement bien curieuse.- Elle est mon ennemie parce qu'elle ne peut plus être ma rivale, dit en riantma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, je lui pardonne ses erreurs passées, qu'elle me pardonneles miennes. Et cet officier à moustaches?- Permettez-moi <strong>de</strong> ne pas le nommer. Il veut se défaire du premier Consul enl'attaquant à main armée? Qu'il réussisse ou non, vous le connaîtrez, il <strong>de</strong>viendracélèbre.- Et vous êtes venu <strong>com</strong>man<strong>de</strong>r à <strong>de</strong> pareilles gens?... dit-elle avec horreur. Voilà lesdéfenseurs du Roi! Où sont donc les gentilshommes et les seigneurs?- Mais, dit le marquis avec impertinence, ils sont répandus dans toutes les cours <strong>de</strong>l'Europe. Qui donc enrôle les rois, leurs cabinets, leurs armées, au service <strong>de</strong> lamaison <strong>de</strong> Bourbon, et les lance sur cette République qui menace <strong>de</strong> mort toutes lesmonarchies et l'ordre social d'une <strong>de</strong>struction <strong>com</strong>plète?...- Ah! répondit-elle avec une généreuse émotion, soyez désormais la source pure où jepuiserai les idées que je dois encore acquérir... j'y consens. Mais laissez-moi penserque vous êtes le seul noble qui fasse son <strong>de</strong>voir en attaquant la France avec <strong>de</strong>sFrançais, et non à l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'étranger. Je suis femme, et sens que si mon enfant me88


frappait dans sa colère, je pourrais lui pardonner; mais s'il me voyait <strong>de</strong> sang-froiddéchirée par un inconnu, je le regar<strong>de</strong>rais <strong>com</strong>me un monstre.- Vous serez toujours Républicaine, dit le marquis en proie à une délicieuse ivresseexcitée par les généreux accents qui le confirmaient dans ses présomptions.- Républicaine? Non, je ne le suis plus. Je ne vous estimerais pas si vous voussoumettiez au premier Consul, reprit-elle; mais je ne voudrais pas non plus vous voirà la tête <strong>de</strong> gens qui pillent un coin <strong>de</strong> la France au lieu d'assaillir toute la République.Pour qui vous battez-vous? Qu'atten<strong>de</strong>z-vous d'un roi rétabli sur le trône par vosmains? Une femme a déjà à entrepris ce beau chef-d'oeuvre, le roi libéré l'a laissébrûler vive. Ces hommes-là sont les oints du Seigneur, et il y a du danger à toucheraux choses consacrées. Laissez Dieu seul les placer, les déplacer, les replacer sur leurstabourets <strong>de</strong> pourpre. Si vous avez pesé la ré<strong>com</strong>pense qui vous en reviendra, vousêtes à mes yeux dix fois plus grand que je ne vous croyais; foulez-moi alors si vous levoulez aux pieds, Je vous le permets, je serai heureuse.- Vous êtes ravissante! N'essayez pas d'endoctriner ces messieurs, je serais sanssoldats.- Ah! si vous vouliez me laisser vous convertir, nous irions à mille lieues d'ici.- Ces hommes que vous paraissez mépriser sauront périr dans la lutte, répliqua lemarquis d'un ton plus grave, et leurs torts seront oubliés. D'ailleurs, si mes effortssont couronnés <strong>de</strong> quelques succès, les lauriers du triomphe ne cacheront-ils pas tout?- Il n'y a que vous ici à qui je voie risquer quelque chose.- Je ne suis pas le seul, reprit-il avec une mo<strong>de</strong>stie vraie. Voici là-bas <strong>de</strong>ux nouveauxchefs <strong>de</strong> la Vendée. Le premier, que vous avez entendu nommer le Grand-Jacques, estle <strong>com</strong>te <strong>de</strong> Fontaine, et l'autre la Billardière, que je vous ai déjà montré.- Et oubliez-vous Quiberon, où la Billardière a joué le rôle le plus singulier?... réponditellefrappée d'un souvenir.- La Billardière a beaucoup pris sur lui, croyez-moi. Ce n'est pas être sur <strong>de</strong>s roses que<strong>de</strong> servir les princes...- Ah! vous me faites frémir! s'écria Marie. Marquis, reprit-elle d'un ton qui semblaitannoncer une réticence dont le mystère lui était personnel, il suffit d'un instant pourdétruire une illusion et dévoiler <strong>de</strong>s secrets d'où dépen<strong>de</strong>nt la vie et le bonheur <strong>de</strong>bien <strong>de</strong>s gens... Elle s'arrêta <strong>com</strong>me si elle eût craint d'en trop dire, et ajouta: - Jevoudrais savoir les soldats <strong>de</strong> la République en sûreté.- Je serai pru<strong>de</strong>nt, dit-il en souriant pour déguiser son émotion, mais ne me parlezplus <strong>de</strong> vos soldats, je vous en ai répondu sur ma foi <strong>de</strong> gentilhomme.- Et après tout, <strong>de</strong> quel droit voudrais-je vous conduire? reprit-elle. Entre nous soyeztoujours le maître. Ne vous ai-je pas dit que je serais au désespoir <strong>de</strong> régner sur unesclave?- Monsieur le marquis, dit respectueusement le major Brigaut en interrompant cetteconversation, les Bleus resteront-ils donc longtemps ici?89


- Ils partiront aussitôt qu'ils se seront reposés, s'écria Marie.Le marquis lança <strong>de</strong>s regards scrutateurs sur l'assemblée, y remarqua <strong>de</strong> l'agitation,quitta ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, et laissa madame du Gua venir le remplacer auprèsd'elle. Cette femme apportait un masque riant et perfi<strong>de</strong> que le sourire amer du jeunechef ne déconcerta point. En ce moment Francine jeta un cri promptement étouffé.Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, qui vit avec étonnement sa fidèle campagnar<strong>de</strong> s'élançantvers la salle à manger, regarda madame du Gua, et sa surprise augmenta à l'aspect<strong>de</strong> la pâleur répandue sur le visage <strong>de</strong> son ennemie. Curieuse <strong>de</strong> pénétrer le secret <strong>de</strong>ce brusque départ, elle s'avança vers l'embrasure <strong>de</strong> la fenêtre où sa rivale la suivitafin <strong>de</strong> détruire les soupçons qu'une impru<strong>de</strong>nce pouvait avoir éveillés, et lui souritavec une indéfinissable malice quand, après avoir jeté toutes <strong>de</strong>ux un regard sur lepaysage du lac, elles revinrent ensemble à la cheminée, Marie sans avoir rien aperçuqui justifiât la fuite <strong>de</strong> Francine madame du Gua satisfaite d'être obéie. Le lac au bordduquel Marche-à-terre avait <strong>com</strong>paru dans la cour à l'évocation <strong>de</strong> cette femme, allaitrejoindre le fossé d'enceinte qui protégeait les jardins, en décrivant <strong>de</strong> vaporeusessinuosités, tantôt larges <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s étangs, tantôt resserrées <strong>com</strong>me les rivièresartificielles d'un parc. Le rivage rapi<strong>de</strong> et incliné que baignaient ces eaux clairespassait à quelques toises <strong>de</strong> la croisée. Occupée à contempler, sur la surface <strong>de</strong>s eaux,les lignes noires qu'y projetaient les têtes <strong>de</strong> quelques vieux saules, Francine observaitassez insouciamment l'uniformité <strong>de</strong> courbure qu'une brise légère imprimait à leursbranchages. Tout à coup elle crut apercevoir une <strong>de</strong> leurs figures remuant sur le miroir<strong>de</strong>s eaux par quelques-uns <strong>de</strong> ces mouvements irréguliers et spontanés qui trahissentla vie. Cette figure, quelque vague qu'elle fût, semblait être celle d'un homme.Francine attribua d'abord sa vision aux imparfaites configurations que produisait lalumière <strong>de</strong> la lune, à travers les feuillages; mais bientôt une secon<strong>de</strong> tête se montra;puis d'autres apparurent encore dans le lointain. <strong>Les</strong> petits arbustes <strong>de</strong> la berge secourbèrent et se relevèrent avec violence. Francine vit alors cette longue haieinsensiblement agitée <strong>com</strong>me un <strong>de</strong> ces grands serpents indiens aux formesfabuleuses. Puis, çà et là, dans les genêts et les hautes épines, plusieurs pointslumineux brillèrent et se déplacèrent. En redoublant d'attention, l'amante <strong>de</strong> Marcheà-terrecrut reconnaître la première <strong>de</strong>s figures noires qui allaient au sein <strong>de</strong> cemouvant rivage. Quelque indistinctes que fussent les formes <strong>de</strong> cet homme, lebattement <strong>de</strong> son coeur lui persuada qu'elle voyait en lui Marche-à-terre. Éclairée parun geste, et impatiente <strong>de</strong> savoir si cette marche mystérieuse ne cachait pas quelqueperfidie, elle s'élança vers la cour. Arrivée au milieu <strong>de</strong> ce plateau <strong>de</strong> verdure, elleregarda tour à tour les <strong>de</strong>ux corps <strong>de</strong> logis et les <strong>de</strong>ux berges sans découvrir danscelle qui faisait face à l'aile inhabitée aucune trace <strong>de</strong> ce sourd mouvement. Elle prêtaune oreille attentive, et entendit un léger bruissement semblable à celui que peuventproduire les pas d'une bête fauve dans le silence <strong>de</strong>s forêts; elle tressaillit et netrembla pas. Quoique jeune et innocente encore, la curiosité lui inspira promptementune ruse. Elle aperçut la voiture, courut s'y blottir, et ne leva sa tête qu'avec laprécaution du lièvre aux oreilles duquel résonne le bruit d'une chasse lointaine. Elle vitPille-miche qui sortit <strong>de</strong> l'écurie. Ce Chouan était ac<strong>com</strong>pagné <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux paysans, ettous trois portaient <strong>de</strong>s bottes <strong>de</strong> paille; ils les étalèrent <strong>de</strong> manière à former unelongue litière <strong>de</strong>vant le corps <strong>de</strong> bâtiment inhabité parallèle à la berge bordée d'arbresnains, où les <strong>Chouans</strong> marchaient avec un silence qui trahissait les apprêts <strong>de</strong> quelquehorrible stratagème.- Tu leur donnes <strong>de</strong> la paille <strong>com</strong>me s'ils <strong>de</strong>vaient réellement dormir là. Assez, Pillemiche,assez, dit une voix rauque et sour<strong>de</strong> que Francine reconnut.90


- N'y dormiront-ils pas? reprit Pille-miche en laissant échapper un gros rire bête. Maisne crains-tu pas que le Gars ne se fâche? ajouta-t-il si bas que Francine n'entenditrien.- Eh! bien, il se fâchera, répondit à <strong>de</strong>mi-voix Marche-à-terre; mais nous aurons tuéles Bleus, tout <strong>de</strong> même. -Voilà, reprit-il, une voiture qu'il faut rentrer à nous <strong>de</strong>ux.Pille-miche tira la voiture par le timon, et Marche-à-terre la poussa par une <strong>de</strong>s rouesavec une telle prestesse que Francine se trouva dans la grange et sur le point d'yrester enfermée, avant d'avoir eu le temps <strong>de</strong> réfléchir à sa situation. Pille-miche sortitpour ai<strong>de</strong>r à amener la pièce <strong>de</strong> cidre que le marquis avait ordonné <strong>de</strong> distribuer auxsoldats <strong>de</strong> l'escorte. Marche-à-terre passait le long <strong>de</strong> la calèche pour se retirer etfermer la porte, quand il se sentit arrêté par une main qui saisit les longs crins <strong>de</strong> sapeau <strong>de</strong> chèvre. Il reconnut <strong>de</strong>s yeux dont la douceur exerçait sur lui la puissance dumagnétisme, et <strong>de</strong>meura pendant un moment <strong>com</strong>me charmé. Francine sautavivement hors <strong>de</strong> la voiture, et lui dit <strong>de</strong> cette voix agressive qui va merveilleusementà une femme irritée: -Pierre, quelles nouvelles as-tu donc apportées sur le chemin àcette dame et à son fils? Que fait-on ici? Pourquoi te caches-tu? je veux tout savoir.Ces mots donnèrent au visage du Chouan une expression que Francine ne luiconnaissait pas. Le Breton amena son innocente maîtresse sur le seuil <strong>de</strong> la porte; là,il la tourna vers la lueur blanchissante <strong>de</strong> la lune, et lui répondit en la regardant avec<strong>de</strong>s yeux terribles: - Oui, par ma damnation! Francine, je te le dirai mais quand tum'auras juré sur ce chapelet... Et il tira un vieux chapelet <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssous sa peau <strong>de</strong>bique. - Sur cette relique que tu connais, reprit-il, <strong>de</strong> me répondre vérité à une seule<strong>de</strong>man<strong>de</strong>. Francine rougit en regardant ce chapelet qui, sans doute, était un gage <strong>de</strong>leur amour. - C'est là-<strong>de</strong>ssus, reprit le Chouan tout ému, que tu as juré...Il n'acheva pas. La paysanne appliqua sa main sur les lèvres <strong>de</strong> son sauvage amantpour lui imposer silence.- Ai-je donc besoin <strong>de</strong> jurer? dit-elle.Il prit sa maîtresse doucement par la main, la contempla pendant un instant, et reprit:- La <strong>de</strong>moiselle que tu sers se nomme-t-elle réellement ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil?Francine <strong>de</strong>meura les bras pendants, les paupières baissées, la tête inclinée, pâle,interdite.- C'est une cataud! reprit Marche-à-terre d'une voix terrible.À ce mot, la jolie main lui couvrit encore les lèvres, mais cette fois il se reculaviolemment. La petite Bretonne ne vit plus d'amant, mais bien une bête féroce danstoute l'horreur <strong>de</strong> sa nature. <strong>Les</strong> sourcils du Chouan étaient violemment serrés, seslèvres se contractèrent, et il montra les <strong>de</strong>nts <strong>com</strong>me un chien qui défend son maître.- Je t'ai laissée fleur et je te retrouve fumier. Ah! pourquoi t'ai-je abandonnée! Vousvenez pour nous trahir, pour livrer le Gars.Ces phrases furent plutôt <strong>de</strong>s rugissements que <strong>de</strong>s paroles. Quoique Francine eûtpeur, à ce <strong>de</strong>rnier reproche, elle osa contempler ce visage farouche, leva sur lui <strong>de</strong>syeux angéliques et répondit avec calme: - Je gage mon salut que cela est faux. C'est<strong>de</strong>s idées <strong>de</strong> ta dame.91


À son tour il baissa la tête; puis elle lui prit la main, se tourna vers elle par unmouvement mignon, et lui dit: - Pierre, pourquoi sommes-nous dans tout ça? Écoute,je ne sais pas <strong>com</strong>ment toi tu peux y <strong>com</strong>prendre quelque chose, car je n'y entendsrien! Mais souviens-toi que cette belle et noble <strong>de</strong>moiselle est ma bienfaitrice; elle estaussi la tienne, et nous vivons quasiment <strong>com</strong>me <strong>de</strong>ux soeurs. Il ne doit jamais luiarriver rien <strong>de</strong> mal là où nous serons avec elle, <strong>de</strong> notre vivant du moins. Jure-le-moidonc! Ici je n'ai confiance qu'en toi.- Je ne <strong>com</strong>man<strong>de</strong> pas ici, répondit le Chouan d'un ton bourru.Son visage <strong>de</strong>vint sombre. Elle lui prit ses grosses oreilles pendantes, et les lui torditdoucement, <strong>com</strong>me si elle caressait un chat.- Eh! bien, promets-moi, reprit-elle en le voyant moins sévère, d'employer à la sûreté<strong>de</strong> notre bienfaitrice tout le pouvoir que tu as.Il remua la tête <strong>com</strong>me s'il doutait du succès, et ce geste fit frémir la Bretonne. En cemoment critique, l'escorte était parvenue à la chaussée. Le pas <strong>de</strong>s soldats et le bruit<strong>de</strong> leurs armes réveillèrent les échos <strong>de</strong> la cour et parurent mettre un terme àl'indécision <strong>de</strong> Marche-à-terre.- Je la sauverai peut-être, dit-il à sa maîtresse si tu peux la faire <strong>de</strong>meurer dans lamaison. - Et, ajouta-t-il, quoi qu'il puisse arriver, restes-y avec elle et gar<strong>de</strong> le silencele plus profond; sans quoi, rien.- Je te le promets, répondit-elle dans son effroi.- Eh! bien, rentre. Rentre à l'instant et cache ta peur à tout le mon<strong>de</strong>, même à tamaîtresse.- Oui.Elle serra la main du Chouan, qui la regarda d'un air paternel courant avec la légèretéd'un oiseau vers le perron; puis il se coula dans sa haie, <strong>com</strong>me un acteur qui sesauve vers la coulisse au moment où se lève le ri<strong>de</strong>au tragique.- Sais-tu, Merle, que cet endroit-ci m'a l'air d'une véritable souricière, dit Gérard enarrivant au château.- Je le vois bien, répondit le capitaine soucieux.<strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux officiers s'empressèrent <strong>de</strong> placer <strong>de</strong>s sentinelles pour s'assurer <strong>de</strong> lachaussée et du portail, puis ils jetèrent <strong>de</strong>s regards <strong>de</strong> défiance sur les berges et lesalentours du paysage.- Bah! dit Merle, il faut nous livrer à cette baraque-là en toute confiance ou ne pas yentrer.- Entrons, répondit Gérard.<strong>Les</strong> soldats, rendus à la liberté par un mot <strong>de</strong> leur chef, se hâtèrent <strong>de</strong> déposer leursfusils en faisceaux coniques et formèrent un petit front <strong>de</strong> bandière <strong>de</strong>vant la litière <strong>de</strong>paille, au milieu <strong>de</strong> laquelle figurait la pièce <strong>de</strong> cidre. Ils se divisèrent en groupesauxquels <strong>de</strong>ux paysans <strong>com</strong>mencèrent à distribuer du beurre et du pain <strong>de</strong> seigle. Le92


marquis vint au <strong>de</strong>vant <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux officiers et les emmena au salon. Quand Gérard eutmonté le perron, et qu'il regarda les <strong>de</strong>ux ailes où les vieux mélèzes étendaient leursbranches noires, il appela Beau-pied et La-clef-<strong>de</strong>s-coeurs.- Vous allez, à vous <strong>de</strong>ux, faire une reconnaissance dans les jardins et fouiller leshaies, enten<strong>de</strong>z-vous? Puis, vous placerez une sentinelle <strong>de</strong>vant votre front <strong>de</strong>bandière...- Pouvons-nous allumer notre feu avant <strong>de</strong> nous mettre en chasse, mon adjudant? ditLa clef-<strong>de</strong>s-coeurs.Gérard inclina la tête.- Tu le vois bien, La-clef-<strong>de</strong>s-coeurs, dit Beau-pied, l'adjudant a tort <strong>de</strong> se fourrerdans ce guêpier. Si Hulot nous <strong>com</strong>mandait! il ne se serait jamais acculé ici; noussommes là <strong>com</strong>me dans une marmite.- Es-tu bête! répondit La-clef-<strong>de</strong>s-coeurs, <strong>com</strong>ment, toi, le roi <strong>de</strong>s malins, tu ne<strong>de</strong>vines pas que cette guérite est le château <strong>de</strong> l'aimable particulière auprès <strong>de</strong>laquelle siffle notre joyeux Merle, le plus fini <strong>de</strong>s capitaines, et il l'épousera, cela estclair <strong>com</strong>me une baïonnette bien fourbie. Ça fera honneur à la <strong>de</strong>mi-briga<strong>de</strong>, unefemme <strong>com</strong>me ça.- C'est vrai, reprit Beau-pied. Tu peux encore ajouter que voilà <strong>de</strong> bon cidre, mais jene le bois pas avec plaisir <strong>de</strong>vant ces chiennes <strong>de</strong> haies-là. Il me semble toujours voirdégringoler Larose et Vieux-Chapeau dans le fossé <strong>de</strong> la Pèlerine. Je me souviendraitoute ma vie <strong>de</strong> la queue <strong>de</strong> ce pauvre Larose, elle allait <strong>com</strong>me un marteau <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>porte.- Beau-pied, mon ami, tu as trop d'imagination pour un soldat. Tu <strong>de</strong>vrais faire <strong>de</strong>schansons à l'Institut national.- Si j'ai trop d'imagination, lui répliqua Beaupied, tu n'en as guère, toi, et il te faudradu temps pour passer consul.Le rire <strong>de</strong> la troupe mit fin à la discussion, car La-clef-<strong>de</strong>s-coeurs ne trouva rien danssa giberne pour riposter à son antagoniste.- Viens-tu faire ta ron<strong>de</strong>? Je vais prendre à droite, moi, lui dit Beau-pied.- Eh! bien, je prendrai la gauche, répondit son camara<strong>de</strong>. Mais avant, minute! je veuxboire un verre <strong>de</strong> cidre, mon gosier s'est collé <strong>com</strong>me le taffetas gommé quienveloppe le beau chapeau <strong>de</strong> Hulot.Le côté gauche <strong>de</strong>s jardins que La-clef-<strong>de</strong>s-coeurs négligeait d'aller explorerimmédiatement était par malheur la berge dangereuse où Francine avait observé unmouvement d'hommes. Tout est hasard à la guerre. En entrant dans le salon et ensaluant la <strong>com</strong>pagnie, Gérard jeta un regard pénétrant sur les hommes qui la<strong>com</strong>posaient. Le soupçon revint avec plus <strong>de</strong> force dans son âme, il alla tout à coupvers ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil et lui dit à voix basse: - Je crois qu'il faut vous retirerpromptement, nous ne sommes pas en sûreté ici.- Craindriez-vous quelque chose chez moi? <strong>de</strong>manda-t-elle en riant. Vous êtes plus ensûreté ici, que vous ne le seriez à Mayenne.93


Une femme répond toujours <strong>de</strong> son amant avec assurance. <strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux officiers furentrassurés. En ce moment la <strong>com</strong>pagnie passa dans la salle à manger, malgré quelquesphrases insignifiantes relatives à un convive assez important qui se faisait attendre.Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil put, à la faveur du silence qui règne toujours au<strong>com</strong>mencement <strong>de</strong>s repas, donner quelque attention à cette réunion curieuse dans lescirconstances présentes, et <strong>de</strong> laquelle elle était en quelque sorte la cause par suite <strong>de</strong>cette ignorance que les femmes, accoutumées à se jouer <strong>de</strong> tout, portent dans lesactions les plus critiques <strong>de</strong> la vie. Un fait la surprit soudain. <strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux officiersrépublicains dominaient cette assemblée par le caractère imposant <strong>de</strong> leursphysionomies. Leurs longs cheveux, tirés <strong>de</strong>s tempes et réunis dans une queueénorme <strong>de</strong>rrière le cou, <strong>de</strong>ssinaient sur leurs fronts ces lignes qui donnent tant <strong>de</strong>can<strong>de</strong>ur et <strong>de</strong> noblesse à <strong>de</strong> jeunes têtes. Leurs uniformes bleus râpés, à parementsrouges usés, tout, jusqu'à leurs épaulettes rejetées en arrière par les marches et quiaccusaient dans toute l'armée, même chez les chefs, le manque <strong>de</strong> capotes, faisaitressortir ces <strong>de</strong>ux militaires, <strong>de</strong>s hommes au milieu <strong>de</strong>squels ils se trouvaient. - Oh! làest la nation, la liberté, se dit-elle. Puis, jetant un regard sur les royalistes: - Et, là estun homme, un roi, <strong>de</strong>s privilèges. Elle ne put se refuser à admirer la figure <strong>de</strong> Merle,tant ce gai soldat répondait <strong>com</strong>plètement aux idées qu'on peut avoir <strong>de</strong> ces troupiersfrançais, qui savent siffler un air au milieu <strong>de</strong>s balles et n'oublient pas <strong>de</strong> faire un lazzisur le camara<strong>de</strong> qui tombe mal. Gérard imposait. Grave et plein <strong>de</strong> sang-froid, ilparaissait avoir une <strong>de</strong> ces âmes vraiment républicaines qui, à cette époque, serencontrèrent en foule dans les armées françaises auxquelles <strong>de</strong>s dévouementsnoblement obscurs imprimaient une énergie jusqu'alors inconnue. - Voilà un <strong>de</strong> meshommes à gran<strong>de</strong>s vues, se dit ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil. Appuyés sur le présentqu'ils dominent, ils ruinent le passé mais au profit <strong>de</strong> l'avenir... Cette pensée l'attrista,parce qu'elle ne se rapportait pas à son amant, vers lequel elle se tourna pour sevenger, par une autre admiration, <strong>de</strong> la République qu'elle haïssait déjà. En voyant lemarquis entouré <strong>de</strong> ces hommes assez hardis, assez fanatiques, assez calculateurs <strong>de</strong>l'avenir, pour attaquer une République victorieuse dans l'espoir <strong>de</strong> relever unemonarchie morte, une religion mise en interdit, <strong>de</strong>s princes errants et <strong>de</strong>s privilègesexpirés. - Celui-ci, se dit-elle, n'a pas moins <strong>de</strong> portée que l'autre; car, accroupi sur<strong>de</strong>s dé<strong>com</strong>bres il veut faire du passé, l'avenir. Son esprit nourri d'images hésitait alorsentre les jeunes et les vieilles ruines. Sa conscience lui criait bien que l'un se battaitpour un homme, l'autre pour un pays; mais elle était arrivée par le sentiment au pointoù ]'on arrive par la raison, à reconnaître que le roi, c'est le pays.En entendant retentir dans le salon les pas d'un homme, le marquis se leva pour allerà sa rencontre. Il reconnut le convive attendu qui, surpris <strong>de</strong> la <strong>com</strong>pagnie, voulutparler; mais le Gars déroba aux Républicains le signe qu'il lui fit pour l'engager à setaire et à prendre place au festin. À mesure que les <strong>de</strong>ux officiers républicainsanalysaient les physionomies <strong>de</strong> leurs hôtes, les soupçons qu'ils avaient conçusd'abord renaissaient. Le vêtement ecclésiastique <strong>de</strong> l'abbé Gudin et la bizarrerie <strong>de</strong>scostumes chouans éveillèrent leur pru<strong>de</strong>nce; ils redoublèrent alors d'attention etdécouvrirent <strong>de</strong> plaisants contrastes entre les manières <strong>de</strong>s convives et leurs discours.Autant le républicanisme manifesté par quelques-uns d'entre eux était exagéré, autantles façons <strong>de</strong> quelques autres étaient aristocratiques. Certains coups d'oeil surprisentre le marquis et ses hôtes, certains mots à double sens impru<strong>de</strong>mment prononcés,mais surtout la ceinture <strong>de</strong> barbe dont le cou <strong>de</strong> quelques convives était garni et qu'ilscachaient assez mal dans leurs cravates, finirent par apprendre aux <strong>de</strong>ux officiers unevérité qui les frappa en même temps. Ils se révélèrent leurs <strong>com</strong>munes pensées parun même regard, car madame du Gua les avait habilement séparés et ils en étaientréduits au langage <strong>de</strong> leurs yeux. Leur situation <strong>com</strong>mandait d'agir avec adresse, ilsne savaient s'ils étaient les maîtres du château, ou s'ils y avaient été attirés dans une94


embûche; si ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil était la dupe ou la <strong>com</strong>plice <strong>de</strong> cetteinexplicable aventure; mais un événement imprévu précipita la crise, avant qu'ilspussent en connaître toute la gravité. Le nouveau convive était un <strong>de</strong> ces hommescarrés <strong>de</strong> base <strong>com</strong>me <strong>de</strong> hauteur, dont le teint est fortement coloré, qui se penchenten arrière quand ils marchent, qui semblent déplacer beaucoup d'air autour d'eux, etcroient qu'il faut à tout le mon<strong>de</strong> plus d'un regard pour les voir. Malgré sa noblesse, ilavait pris la vie <strong>com</strong>me une plaisanterie dont on doit tirer ]e meilleur parti possible;mais, tout en s'agenouillant <strong>de</strong>vant lui-même, il était bon, poli et spirituel à la manière<strong>de</strong> ces gentilshommes qui, après avoir fini leur éducation à la cour, reviennent dansleurs terres, et ne veulent jamais supposer qu'ils ont pu, au bout <strong>de</strong> vingt ans, s'yrouiller. Ces sortes <strong>de</strong> gens manquent <strong>de</strong> tact avec un aplomb imperturbable, disentspirituellement une sottise, se défient du bien avec beaucoup d'adresse, et prennentd'incroyables peines pour donner dans un piège. Lorsque par un jeu <strong>de</strong> fourchette quiannonçait un grand mangeur, il eut regagné le temps perdu, il leva les yeux sur la<strong>com</strong>pagnie. Son étonnement redoubla en voyant les <strong>de</strong>ux officiers, et il interrogead'un regard madame du Gua, qui, pour toute réponse lui montra ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong>Verneuil. En apercevant la sirène dont la beauté <strong>com</strong>mençait à imposer silence auxsentiments d'abord excités par madame du Gua dans l'âme <strong>de</strong>s convives, le grosinconnu laissa échapper un <strong>de</strong> ces sourires impertinents et moqueurs qui semblentcontenir toute une histoire graveleuse. Il se pencha à l'oreille <strong>de</strong> son voisin auquel ildit <strong>de</strong>ux ou trois mots, et ces mots, qui restèrent un secret pour les officiers et pourMarie, voyagèrent d'oreille en oreille, <strong>de</strong> bouche en bouche, jusqu'au coeur <strong>de</strong> celuiqu'ils <strong>de</strong>vaient frapper à mort. <strong>Les</strong> chefs <strong>de</strong>s Vendéens et <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong> tournèrentleurs regards sur le marquis <strong>de</strong> Montauran avec une curiosité cruelle. <strong>Les</strong> yeux <strong>de</strong>madame du Gua allèrent du marquis à ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil étonnée, en lançant<strong>de</strong>s éclairs <strong>de</strong> joie. <strong>Les</strong> officiers inquiets se consultèrent en attendant le résultat <strong>de</strong>cette scène bizarre. Puis, en un moment, les fourchettes <strong>de</strong>meurèrent inactives danstoutes les mains, le silence régna dans la salle, et tous les regards se concentrèrentsur le Gars. Une effroyable rage éclata sur ce visage colère et sanguin, qui prit uneteinte <strong>de</strong> cire. Le jeune chef se tourna vers le convive d'où ce serpenteau était parti,et d'une voix qui sembla couverte d'un crêpe: - Mort <strong>de</strong> mon âme, <strong>com</strong>te, cela est-ilvrai? <strong>de</strong>manda-t-il.- Sur mon honneur, répondit le <strong>com</strong>te en s'inclinant avec gravité.Le marquis baissa les yeux un moment, et il les releva bientôt pour les reporter surMarie, qui, attentive à ce débat, recueillit ce regard plein <strong>de</strong> mort.- Je donnerais ma vie, dit-il à voix basse, pour me venger sur l'heure.Madame du Gua <strong>com</strong>prit cette phrase au mouvement seul <strong>de</strong>s lèvres et sourit aujeune homme, <strong>com</strong>me on sourit à un ami dont le désespoir va cesser. Le méprisgénéral pour ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, peint sur toutes les figures, mit le <strong>com</strong>ble àl'indignation <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux Républicains, qui se levèrent brusquement.- Que désirez-vous, citoyens? <strong>de</strong>manda madame du Gua.- Nos épées, citoyenne, répondit ironiquement Gérard.- Vous n'en avez pas besoin à table, dit le marquis froi<strong>de</strong>ment.95


- Non, mais nous allons jouer à un jeu que vous connaissez, répondit Gérard enreparaissant. Nous nous verrons ici d'un peu plus près qu'à la Pèlerine.L'assemblée resta stupéfaite. En ce moment une décharge faite avec un ensembleterrible pour les oreilles <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux officiers, retentit dans la cour. <strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux officierss'élancèrent sur le perron; là, ils virent une centaine <strong>de</strong> <strong>Chouans</strong> qui ajustaientquelques soldats survivant à leur première décharge, et qui tiraient sur eux <strong>com</strong>mesur <strong>de</strong>s lièvres. Ces Bretons sortaient <strong>de</strong> la rive où Marche-à-terre les avait postés aupéril <strong>de</strong> leur vie; car, dans cette évolution et après les <strong>de</strong>rniers coups <strong>de</strong> fusil, onentendit, à travers les cris <strong>de</strong>s mourants, quelques <strong>Chouans</strong> tombant dans les eaux,où ils roulèrent <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s pierres dans un gouffre. Pille-miche visait Gérard, Marcheà-terretenait Merle en respect.- Capitaine, dit froi<strong>de</strong>ment le marquis à Merle en lui répétant les paroles que leRépublicain avait dites <strong>de</strong> lui, voyez-vous, les hommes sont <strong>com</strong>me les nèfles, ilsmûrissent sur la paille. Et, par un geste <strong>de</strong> main, il montra l'escorte entière <strong>de</strong>s Bleuscouchée sur la litière ensanglantée, où les <strong>Chouans</strong> achevaient les vivants, etdépouillaient les morts avec une incroyable célérité. - J'avais bien raison <strong>de</strong> vous direque vos soldats n'iraient pas jusqu'à la Pèlerine, ajouta le marquis. Je crois aussi quevotre tête sera pleine <strong>de</strong> plomb avant la mienne, qu'en dites-vous?Montauran éprouvait un horrible besoin <strong>de</strong> satisfaire sa rage. Son ironie envers levaincu, la férocité, la perfidie même <strong>de</strong> cette exécution militaire faite sans son ordre etqu'il avouait alors, répondaient aux voeux secrets <strong>de</strong> son coeur. Dans sa fureur, ilaurait voulu anéantir la France. <strong>Les</strong> Bleus égorgés, les <strong>de</strong>ux officiers vivants, tousinnocents du crime dont il <strong>de</strong>mandait vengeance, étaient entre ses mains <strong>com</strong>me lescartes que dévore un joueur au désespoir.- J'aime mieux périr ainsi que <strong>de</strong> triompher <strong>com</strong>me vous, dit Gérard. Puis, en voyantses soldats nus et sanglants, il s'écria:- <strong>Les</strong> avoir assassinés lâchement, froi<strong>de</strong>ment!- Comme le fut Louis XVI, monsieur, répondit vivement le marquis.- Monsieur, répliqua Gérard avec hauteur, il existe dans le procès d'un roi <strong>de</strong>smystères que vous ne <strong>com</strong>prendrez jamais.- Accuser le roi! s'écria le marquis hors <strong>de</strong> lui.- Combattre la France! répondit Gérard d'un ton <strong>de</strong> mépris.- Niaiserie, dit le marquis.- Parrici<strong>de</strong>! reprit le Républicain.- Régici<strong>de</strong>! - Eh! bien, vas-tu prendre le moment <strong>de</strong> ta mort pour te disputer? s'écriagaiement Merle.- C'est vrai, dit froi<strong>de</strong>ment Gérard en se retournant vers le marquis. Monsieur, si votreintention est <strong>de</strong> nous donner la mort, reprit-il, faites-nous au moins la grâce <strong>de</strong> nousfusiller sur-le-champ.96


- Te voilà bien! reprit le capitaine, toujours pressé d'en finir. Mais, mon ami, quand onva loin et qu'on ne pourra pas déjeuner le len<strong>de</strong>main, on soupe.Gérard s'élança fièrement et sans mot dire vers la muraille, Pille-miche l'ajusta enregardant le marquis immobile, prit le silence <strong>de</strong> son chef pour un ordre, et l'adjudantmajortomba <strong>com</strong>me un arbre. Marche-à-terre courut partager cette nouvelle dépouilleavec Pille-miche. Comme <strong>de</strong>ux corbeaux affamés, ils eurent un débat et grognèrentsur le cadavre encore chaud.- Si vous voulez achever <strong>de</strong> souper, capitaine, vous êtes libre <strong>de</strong> venir avec moi, dit lemarquis à Merle, qu'il voulut gar<strong>de</strong>r pour faire <strong>de</strong>s échanges.Le capitaine rentra machinalement avec le marquis, en disant à voix basse, <strong>com</strong>me s'ils'adressait un reproche: - C'est cette diablesse <strong>de</strong> fille qui est cause <strong>de</strong> ça. Que diraHulot?- Cette fille! s'écria le marquis d'un ton sourd. C'est donc bien décidément une fille!Le capitaine semblait avoir tué Montauran, qui le suivait tout pâle, défait, morne, etd'un pas chancelant. Il s'était passé dans la salle à manger une autre scène qui, parl'absence du marquis, prit un caractère tellement sinistre, que Marie, se trouvant sansson protecteur, put croire à l'arrêt <strong>de</strong> mort écrit dans les yeux <strong>de</strong> sa rivale. Au bruit <strong>de</strong>la décharge, tous les convives s'étaient levés, moins madame du Gua.- Rassoyez-vous, dit-elle, ce n'est rien, nos gens tuent les Bleus. Lorsqu'elle vit lemarquis <strong>de</strong>hors, elle se leva. - Ma<strong>de</strong>moiselle que voici, s'écria-t-elle avec le calmed'une sour<strong>de</strong> rage, venait nous enlever le Gars! Elle venait essayer <strong>de</strong> le livrer à laRépublique.- Depuis ce matin je l'aurais pu livrer vingt fois, et je lui ai sauvé la vie, répliquama<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil.Madame du Gua s'élança sur sa rivale avec la rapidité <strong>de</strong> l'éclair; elle brisa, dans sonaveugle emportement, les faibles bran<strong>de</strong>bourgs du spencer <strong>de</strong> la jeune fille surprisepar cette soudaine irruption, viola d'une main brutale l'asile sacré où la lettre étaitcachée, déchira l'étoffe, les bro<strong>de</strong>ries, le corset, la chemise; puis elle profita <strong>de</strong> cetterecherche pour assouvir sa jalousie, et sut froisser avec tant d'adresse et <strong>de</strong> fureur lagorge palpitante <strong>de</strong> sa rivale, qu'elle y laissa les traces sanglantes <strong>de</strong> ses ongles, enéprouvant un sombre plaisir à lui faire subir une si odieuse prostitution. Dans la faiblelutte que Marie opposa à cette femme furieuse, sa capote dénouée tomba, sescheveux rompirent leurs liens et s'échappèrent en boucles ondoyantes; son visagerayonna <strong>de</strong> pu<strong>de</strong>ur puis <strong>de</strong>ux larmes tracèrent un chemin humi<strong>de</strong> et brûlant le long <strong>de</strong>ses joues et rendirent le feu <strong>de</strong> ses yeux plus vif; enfin, le tressaillement <strong>de</strong> la honte lalivra frémissante aux regards <strong>de</strong>s convives. Des juges même endurcis auraient cru àson innocence en voyant sa douleur.La haine calcule si mal, que madame du Gua ne s'aperçut pas qu'elle n'était écoutée<strong>de</strong> personne pendant que, triomphante, elle s'écriait: - Voyez, messieurs, ai-je donccalomnié cette horrible créature?- Pas si horrible, dit à voix basse le gros convive auteur du désastre. J'aimeprodigieusement ces horreurs-là, moi.97


- Voici, reprit la cruelle Vendéenne, un ordre signé Laplace et contresigné Dubois. Àces noms quelques personnes levèrent la tête. - Et en voici la teneur, dit en continuantmadame du Gua:"<strong>Les</strong> citoyens <strong>com</strong>mandants militaires <strong>de</strong> tout gra<strong>de</strong>, administrateurs <strong>de</strong> district, lesprocureurs-syndics, etc., <strong>de</strong>s départements insurgés, et particulièrement ceux <strong>de</strong>slocalités où se trouvera le ci-<strong>de</strong>vant marquis <strong>de</strong> Montauran, chef <strong>de</strong> brigands etsurnommé le Gars, <strong>de</strong>vront prêter secours et assistance à la citoyenne Marie Verneuilet se conformer aux ordres qu'elle pourra leur donner, chacun en ce qui le concerne,etc. "- Une fille d'Opéra prendre un nom illustre pour le souiller <strong>de</strong> cette infamie! ajouta-telle.Un mouvement <strong>de</strong> surprise se manifesta dans l'assemblée.- La partie n'est pas égale si la République emploie <strong>de</strong> si jolies femmes contre nous,dit gaiement le baron du Guénic.- Surtout <strong>de</strong>s filles qui ne mettent rien au jeu, répliqua madame du Gua.- Rien? dit le chevalier du Vissard, ma<strong>de</strong>moiselle a cependant un domaine qui doit luirapporter <strong>de</strong> bien grosses rentes!- La République aime donc bien à rire, pour nous envoyer <strong>de</strong>s filles <strong>de</strong> joie enambassa<strong>de</strong>, s'écria l'abbé Gudin.- Mais ma<strong>de</strong>moiselle recherche malheureusement <strong>de</strong>s plaisirs qui tuent, repritmadame du Gua avec une horrible expression <strong>de</strong> joie qui indiquait le terme <strong>de</strong> cesplaisanteries.- Comment donc vivez-vous encore, madame? dit la victime en se relevant après avoirréparé le désordre <strong>de</strong> sa toilette.Cette sanglante épigramme imprima une sorte <strong>de</strong> respect pour une si fière victime etimposa silence à l'assemblée. Madame du Gua vit errer sur les lèvres <strong>de</strong>s chefs unsourire dont l'ironie la mit en fureur; et alors, sans apercevoir le marquis ni lecapitaine qui survinrent: - Pille-miche, emporte-la, dit-elle au Chouan en lui désignantma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, c'est ma part du butin, je te la donne, fais-en tout ce quetu voudras.Chapitre VIIÀ ce mot tout prononcé par cette femme, l'assemblée entière frissonna, car les têteshi<strong>de</strong>uses <strong>de</strong> Marche-à-terre et <strong>de</strong> Pille-miche se montrèrent <strong>de</strong>rrière le marquis, et lesupplice apparut dans toute son horreur.Francine <strong>de</strong>bout, les mains jointes, les yeux pleins <strong>de</strong> larmes, restait <strong>com</strong>me frappée<strong>de</strong> la foudre. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, qui recouvra dans le danger toute sa présenced'esprit, jeta sur l'assemblée un regard <strong>de</strong> mépris, ressaisit la lettre que tenaitmadame du Gua, leva la tête, et l'oeil sec, mais fulgurant, elle s'élança vers la porte98


où l'épée <strong>de</strong> Merle était restée. Là elle rencontra le marquis froid et immobile <strong>com</strong>meune statue. Rien ne plaidait pour elle sur ce visage dont tous les traits étaient fixes etfermes. Blessée dans son coeur, la vie lui <strong>de</strong>vint odieuse. L'homme qui lui avaittémoigné tant d'amour avait donc entendu les plaisanteries dont elle venait d'êtreaccablée, et restait le témoin glacé <strong>de</strong> la prostitution qu'elle venait d'endurer lorsqueles beautés qu'une femme réserve à l'amour essuyèrent tous les regards! Peut-êtreaurait-elle pardonné à Montauran ses sentiments <strong>de</strong> mépris mais elle s'indigna d'avoirété vue par lui dans une infâme situation; elle lui lança un regard stupi<strong>de</strong> et plein <strong>de</strong>haine, car elle sentit naître dans son coeur d'effroyables désirs <strong>de</strong> vengeance. Envoyant la mort <strong>de</strong>rrière elle, son impuissance l'étouffa. Il s'éleva dans sa tête <strong>com</strong>meun tourbillon <strong>de</strong> folie; son sang bouillonnant lui fit voir le mon<strong>de</strong> <strong>com</strong>me un incendie;alors, au lieu <strong>de</strong> se tuer, elle saisit l'épée, la brandit sur le marquis, la lui enfonçajusqu'à la gar<strong>de</strong>; mais l'épée ayant glissé entre le bras et le flanc, le Gars arrêta Mariepar le poignet et l'entraîna hors <strong>de</strong> la salle, aidé par Pille-miche, qui se jeta sur cettecréature furieuse au moment où elle essaya <strong>de</strong> tuer le marquis. À ce spectacle,Francine jeta <strong>de</strong>s cris perçants. - Pierre! Pierre! Pierre! s'écria-t-elle avec <strong>de</strong>s accentslamentables. Et tout en criant elle suivit sa maîtresse.Le marquis laissa l'assemblée stupéfaite, et sortit en fermant la porte <strong>de</strong> la salle.Quand il arriva sur le perron, il tenait encore le poignet <strong>de</strong> cette femme et le serraitpar un mouvement convulsif, tandis que les doigts nerveux <strong>de</strong> Pille-miche en brisaientpresque l'os du bras; mais elle ne sentait que la main brûlante du jeune chef, qu'elleregarda froi<strong>de</strong>ment.- Monsieur, vous me faites mal!Pour toute réponse, le marquis contempla pendant un moment sa maîtresse.- Avez-vous donc quelque chose à venger bassement <strong>com</strong>me cette femme a fait? ditelle.Puis, apercevant les cadavres étendus sur la paille, elle s'écria en frissonnant: -La foi d'un gentilhomme! ah! ah! ah! Après ce rire, qui fut affreux, elle ajouta: - Labelle journée!- Oui, belle, répéta-t-il, et sans len<strong>de</strong>main.Il abandonna la main <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, après avoir contemplé d'un<strong>de</strong>rnier, d'un long regard, cette ravissante créature à laquelle il lui était presqueimpossible <strong>de</strong> renoncer. Aucun <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux esprits altiers ne voulut fléchir. Le marquisattendait peut-être une larme; mais les yeux <strong>de</strong> la jeune fille restèrent secs et fiers. Ilse retourna vivement en laissant à Pille-miche sa victime. - Dieu m'entendra marquis,je lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rai pour vous une belle journée sans len<strong>de</strong>main!Pille-miche, embarrassé d'une si belle proie, l'entraîna avec une douceur mêlée <strong>de</strong>respect et d'ironie. Le marquis poussa un soupir, rentra dans la salle, et offrit à seshôtes un visage semblable à celui d'un mort dont les yeux n'auraient pas été fermés.La présence du capitaine Merle était inexplicable pour les acteurs <strong>de</strong> cette tragédie;aussi tous le contemplèrent-ils avec surprise en s'interrogeant du regard. Merles'aperçut <strong>de</strong> l'étonnement <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong>, et, sans sortir <strong>de</strong> son caractère, il leur dit ensouriant tristement: - Je ne crois pas, messieurs, que vous refusiez un verre <strong>de</strong> vin àun homme qui va faire sa <strong>de</strong>rnière étape.99


Ce fut au moment où l'assemblée était calmée par ces paroles prononcées avec uneétour<strong>de</strong>rie française qui <strong>de</strong>vait plaire aux Vendéens, que Montauran reparut, et safigure pâle, son regard fixe, glacèrent tous les convives.- Vous allez voir, dit le capitaine, que le mort va mettre les vivants en train.- Ah! dit le marquis en laissant échapper le geste d'un homme qui s'éveille, vous voilà,mon cher conseil <strong>de</strong> guerre!Et il lui tendit une bouteille <strong>de</strong> vin <strong>de</strong> Grave <strong>com</strong>me pour lui verser à boire.- Oh! merci, citoyen marquis, je pourrais m'étourdir, voyez-vous.À cette saillie, madame du Gua dit aux convives en souriant: - Allons, épargnons-lui le<strong>de</strong>ssert.-Vous êtes bien cruelle dans vos vengeances, madame, répondit le capitaine. Vousoubliez mon ami assassiné, qui m'attend, et je ne manque pas à mes ren<strong>de</strong>z-vous.- Capitaine, dit alors le marquis en lui jetant son gant, vous êtes libre! Tenez, voilà unpasseport. <strong>Les</strong> Chasseurs du Roi savent qu'on ne doit pas tuer tout le gibier.- Va pour la vie! répondit Merle, mais vous avez tort, je vous réponds <strong>de</strong> jouer serréavec vous, je ne vous ferai pas <strong>de</strong> grâce. Vous pouvez être très habile, mais vous nevalez pas Gérard. Quoique votre tête ne puisse jamais me payer la sienne, il me lafaudra, et je l'aurai.- Il était donc bien pressé, reprit le marquis.- Adieu! je pouvais trinquer avec mes bourreaux, je ne reste pas avec les assassins <strong>de</strong>mon ami, dit le capitaine qui disparut en laissant les convives étonnés.- Hé! bien, messieurs, que dites-vous <strong>de</strong>s échevins, <strong>de</strong>s chirurgiens et <strong>de</strong>s avocats quidirigent la République? <strong>de</strong>manda froi<strong>de</strong>ment le Gars.- Par la mort-dieu, marquis, répondit le <strong>com</strong>te <strong>de</strong> Bauvan, ils sont en tout cas bien malélevés. Celui-ci nous a fait, je crois, une impertinence.La brusque retraite du capitaine avait un secret motif. La créature si dédaignée, sihumiliée, et qui suc<strong>com</strong>bait peut-être en ce moment, lui avait offert dans cette scène<strong>de</strong>s beautés si difficiles à oublier qu'il se disait en sortant: - Si c'est une fille, ce n'estpas une fille ordinaire, et j'en ferai certes bien ma femme... Il désespérait si peu <strong>de</strong> lasauver <strong>de</strong>s mains <strong>de</strong> ces sauvages, que sa première pensée, en ayant la vie sauve,avait été <strong>de</strong> la prendre désormais sous sa protection. Malheureusement en arrivant surle perron, le capitaine trouva la cour déserte. Il jeta les yeux autour <strong>de</strong> lui, écouta lesilence et n'entendit rien que les rires bruyants et lointains <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong> qui buvaientdans les jardins, en partageant leur butin. Il se hasarda à tourner l'aile fatale <strong>de</strong>vantlaquelle ses soldats avaient été fusillés; et, <strong>de</strong> ce coin, à la faible lueur <strong>de</strong> quelqueschan<strong>de</strong>lles, il distingua les différents groupes que formaient les Chasseurs du Roi. NiPille-miche, ni Marche-à-terre, ni la jeune fille ne s'y trouvaient; mais en ce moment, ilse sentit doucement tiré par le pan <strong>de</strong> son uniforme, se retourna et vit Francine àgenoux.- Où est-elle? <strong>de</strong>manda-t-il.100


- Je ne sais pas, Pierre m'a chassée en m'ordonnant <strong>de</strong> ne pas bouger.- Par où sont-ils allés?- Par là, répondit-elle en montrant la chaussée.Le capitaine et Francine aperçurent alors dans cette direction quelques ombresprojetées sur les eaux du lac par la lumière <strong>de</strong> la lune, et reconnurent <strong>de</strong>s formesféminines dont la finesse quoique indistincte leur fit battre le coeur.- Oh! c'est elle, dit la Bretonne.Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil paraissait être <strong>de</strong>bout, et résignée au milieu <strong>de</strong> quelquesfigures dont les mouvements accusaient un débat.- Ils sont plusieurs, s'écria le capitaine. C'est égal, marchons!- Vous allez vous faire tuer inutilement, dit Francine.- Je suis déjà mort une fois aujourd'hui, répondit-il gaiement.Et tous <strong>de</strong>ux s'acheminèrent vers le portail sombre <strong>de</strong>rrière lequel la scène se passait.Au milieu <strong>de</strong> la route, Francine s'arrêta.- Non, je n'irai pas plus loin! s'écria-t-elle doucement, Pierre m'a dit <strong>de</strong> ne pas m'enmêler; je le connais, nous allons tout gâter. Faites ce que vous voudrez, monsieurl'officier, mais éloignez-vous. Si Pierre vous voyait auprès <strong>de</strong> moi, il vous tuerait.En ce moment, Pille-miche se montra hors du portail, appela le postillon resté dansl'écurie, aperçut le capitaine et s'écria en dirigeant son fusil sur lui: - Sainte Anned'Auray! le recteur d'Antrain avait bien raison <strong>de</strong> nous dire que les Bleus signent <strong>de</strong>spactes avec le diable. Attends, attends, je m'en vais te faire ressusciter, moi!- Hé! j'ai la vie sauve, lui cria Merle en se voyant menacé. Voici le gant <strong>de</strong> ton chef.- Oui, voilà bien les esprits, reprit le Chouan. Je ne te la donne pas, moi, la vie, AveMaria!Il tira. Le coup <strong>de</strong> feu atteignit à la tête le capitaine, qui tomba. Quand Francines'approcha <strong>de</strong> Merle, elle l'entendit prononcer indistinctement ces paroles: - J'aimeencore mieux rester avec eux que <strong>de</strong> revenir sans eux.Le Chouan s'élança sur le Bleu pour le dépouiller en disant: - Il y a cela <strong>de</strong> bon chezces revenants, qu'ils ressuscitent avec leurs habits. En voyant dans la main ducapitaine qui avait fait le geste <strong>de</strong> montrer le gant du Gars, cette sauvegar<strong>de</strong> sacrée, ilresta stupéfait. - Je ne voudrais pas être dans la peau du fils <strong>de</strong> ma mère, s'écria-t-il.Puis il disparut avec la rapidité d'un oiseau.Pour <strong>com</strong>prendre cette rencontre si fatale au capitaine, il est nécessaire <strong>de</strong> suivrema<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil quand le marquis, en proie au désespoir et à la rage, l'eutquittée en l'abandonnant à Pille-miche. Francine saisit alors, par un mouvementconvulsif, le bras <strong>de</strong> Marche-à-terre, et réclama, les yeux pleins <strong>de</strong> larmes, lapromesse qu'il lui avait faite. À quelques pas d'eux, Pille-miche entraînait sa victime101


<strong>com</strong>me s'il eût tiré après lui quelque far<strong>de</strong>au grossier. Marie, les cheveux épars, latête penchée, tourna les yeux vers le lac; mais, retenue par un poignet d'acier, elle futforcée <strong>de</strong> suivre lentement le Chouan, qui se retourna plusieurs fois pour la regar<strong>de</strong>rou pour lui faire hâter sa marche, et chaque fois une pensée joviale <strong>de</strong>ssina sur cettefigure un épouvantable sourire.- Est-elle godaine!... s'écria-t-il avec une grossière emphase.En entendant ces mots, Francine recouvra la parole.- Pierre?- Hé! bien.- Il va donc tuer ma<strong>de</strong>moiselle.- Pas tout <strong>de</strong> suite, répondit Marche-à-terre.- Mais elle ne se laissera pas faire, et si elle meurt je mourrai.- Ha! ben, tu l'aimes trop, qu'elle meure! dit Marche-à-terre.- Si nous sommes riches et heureux, c'est à elle que nous <strong>de</strong>vrons notre bonheur;mais qu'importe, n'as-tu pas promis <strong>de</strong> la sauver <strong>de</strong> tout malheur?- Je vais essayer, mais reste là, ne bouge pas.Sur-le-champ le bras <strong>de</strong> Marche-à-terre resta libre, et Francine, en proie à la plushorrible inquiétu<strong>de</strong>, attendit dans la cour. Marche-à-terre rejoignit son camara<strong>de</strong> aumoment où ce <strong>de</strong>rnier, après être entré dans la grange, avait contraint sa victime àmonter en voiture. Pille-miche réclama le secours <strong>de</strong> son <strong>com</strong>pagnon pour sortir lacalèche.- Que veux-tu faire <strong>de</strong> tout cela? lui <strong>de</strong>manda Marche-à-terre.- Ben! la gran<strong>de</strong> garce m'a donné la femme, et tout ce qui est à elle est à mé.- Bon pour la voiture, tu en feras <strong>de</strong>s sous; mais la femme? elle te sautera au visage<strong>com</strong>me un chat.Pille-miche partit d'un éclat <strong>de</strong> rire bruyant et répondit: - Quien, je l'emports itou chezmé, je l'attacherai.- Hé! ben, attelons les chevaux, dit Marche-à-terre.Un moment après, Marche-à-terre, qui avait laissé son camara<strong>de</strong> gardant sa proie,mena la calèche hors du portail, sur la chaussée, et Pille-miche monta près <strong>de</strong>ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, sans s'apercevoir qu'elle prenait son élan pour se précipiterdans l'étang.- Ho! Pille-miche, cria Marche-à-terre.- Quoi?102


- Je t'achète tout ton butin.- Gausses-tu? <strong>de</strong>manda le Chouan en tirant sa prisonnière par les jupons <strong>com</strong>me unboucher ferait d'un veau qui s'échappe.- Laisse-la moi voir, je te dirai un prix.L'infortunée fut contrainte <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre et <strong>de</strong>meura entre les <strong>de</strong>ux <strong>Chouans</strong>, qui latinrent chacun par une main, en la contemplant <strong>com</strong>me les <strong>de</strong>ux vieillards durentregar<strong>de</strong>r Suzanne dans son bain.- Veux-tu, dit Marche-à-terre en poussant un soupir, veux-tu trente livres <strong>de</strong> bonnerente?- Ben vrai.- Tope, lui dit Marche-à-terre en lui tendant la main.- Oh! je tope, il y a <strong>de</strong> quoi avoir <strong>de</strong>s Bretonnes avec ça, et <strong>de</strong>s godaines! Mais lavoiture, à qui qué sera? reprit Pille-miche en se ravisant.- À moi, s'écria Marche-à-terre d'un son <strong>de</strong> voix terrible qui annonça l'espèce <strong>de</strong>supériorité que son caractère féroce lui donnait sur tous ses <strong>com</strong>pagnons.- Mais s'il y avait <strong>de</strong> l'or dans la voiture?- N'as-tu pas topé?- Oui, j'ai topé.- Eh! bien, va chercher le postillon qui est garrotté dans l'écurie.- Mais s'il y avait <strong>de</strong> l'or dans...- Y en a-t-il? <strong>de</strong>manda brutalement Marche-à-terre à Marie en lui secouant le bras.- J'ai une centaine d'écus, répondit ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil.À ces mots les <strong>de</strong>ux <strong>Chouans</strong> se regardèrent.- Eh! mon bon ami, ne nous brouillons pas pour une Bleue, dit Pille-miche à l'oreille <strong>de</strong>Marche-à-terre, boutons-la dans l'étang avec une pierre au cou, et partageons les centécus.- Je te donne les cent écus dans ma part <strong>de</strong> la rançon <strong>de</strong> d'Orgemont, s'écria Marcheà-terreen étouffant un grognement causé par ce sacrifice.Pille-miche poussa une espèce <strong>de</strong> cri rauque, alla chercher le postillon, et sa joie portamalheur au capitaine qu'il rencontra. En entendant le coup <strong>de</strong> feu, Marche-à-terres'élança vivement à l'endroit où Francine, encore épouvantée, priait à genoux, lesmains jointes auprès du pauvre capitaine, tant le spectacle d'un meurtre l'avaitvivement frappée.- Cours à ta maîtresse, lui dit brusquement le Chouan, elle est sauvée!103


Il courut chercher lui-même le postillon, revint avec la rapidité <strong>de</strong> l'éclair, et, enpassant <strong>de</strong> nouveau <strong>de</strong>vant le corps <strong>de</strong> Merle, il aperçut le gant du Gars que la mainmorte serrait convulsivement encore.- Oh! oh! s'écria-t-il, Pille-miche a fait là un traître coup! Il n'est pas sûr <strong>de</strong> vivre <strong>de</strong>ses rentes.Il arracha le gant et dit à ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, qui s'était déjà placée dans lacalèche avec Francine: - Tenez, prenez ce gant. Si dans la route nos hommes vousattaquaient, criez: - Oh! le Gars! Montrez ce passeport-là, rien <strong>de</strong> mal ne vousarrivera.Francine, dit-il en se tournant vers elle et lui saisissant fortement la main, noussommes quittes avec cette femme-là, viens avec moi et que le diable l'emporte.-Tu veux que je l'abandonne en ce moment! répondit Francine d'une voix douloureuse.Marche-à-terre se gratta l'oreille et le front; puis, il leva la tête, et fit voir <strong>de</strong>s yeuxarmés d'une expression féroce: - C'est juste, dit-il. Je te laisse à elle huit jours; sipassé ce terme, tu ne viens pas avec moi... Il n'acheva pas, mais il donna un violentcoup du plat <strong>de</strong> sa main sur l'embouchure <strong>de</strong> sa carabine. Après avoir fait le gested'ajuster sa maîtresse, il s'échappa sans vouloir entendre <strong>de</strong> réponse.Aussitôt que le Chouan fut parti, une voix qui semblait sortir <strong>de</strong> l'étang criasour<strong>de</strong>ment: - Madame, madame.Le postillon et les <strong>de</strong>ux femmes tressaillirent d'horreur, car quelques cadavres avaientflotté jusque-là. Un Bleu caché <strong>de</strong>rrière un arbre se montra.- Laissez-moi monter sur la giberne <strong>de</strong> votre fourgon, ou je suis un homme mort. Ledamné verre <strong>de</strong> cidre que La-clef-<strong>de</strong>s-coeurs a voulu boire a coûté plus d'une pinte <strong>de</strong>sang! s'il m'avait imité et fait sa ron<strong>de</strong>, les pauvres camara<strong>de</strong>s ne seraient pas là,flottant <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s galiotes.Pendant que ces événements se passaient au <strong>de</strong>hors, les chefs envoyés <strong>de</strong> la Vendéeet ceux <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong> délibéraient, le verre à la main, sous la prési<strong>de</strong>nce du marquis <strong>de</strong>Montauran. De fréquentes libations <strong>de</strong> vin <strong>de</strong> Bor<strong>de</strong>aux animèrent cette discussion, qui<strong>de</strong>vint importante et grave à la fin du repas. Au <strong>de</strong>ssert, au moment où la ligne<strong>com</strong>mune <strong>de</strong>s opérations militaires était décidée, les royalistes portèrent une santéaux Bourbons. Là, le coup <strong>de</strong> feu <strong>de</strong> Pille-miche retentit <strong>com</strong>me un écho <strong>de</strong> la guerredésastreuse que ces gais et ces nobles conspirateurs voulaient faire à la République.Madame du Gua tressaillit; et, au mouvement que lui causa le plaisir <strong>de</strong> se savoirdébarrassée <strong>de</strong> sa rivale, les convives se regardèrent en silence. Le marquis se leva <strong>de</strong>table et sortit.- Il l'aimait pourtant! dit ironiquement madame du Gua. Allez donc lui tenir<strong>com</strong>pagnie, monsieur <strong>de</strong> Fontaine, il sera ennuyeux <strong>com</strong>me les mouches, si on luilaisse broyer du noir.Elle alla à la fenêtre qui donnait sur la cour, pour tâcher <strong>de</strong> voir le cadavre <strong>de</strong> Marie.De là, elle put distinguer, aux <strong>de</strong>rniers rayons <strong>de</strong> la lune qui se couchait, la calèchegravissant l'avenue <strong>de</strong> pommiers avec une célérité incroyable. Le voile <strong>de</strong>ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, emporté par le vent, flottait hors <strong>de</strong> la calèche. À cet104


aspect, madame du Gua furieuse quitta l'assemblée. Le marquis, appuyé sur le perronet plongé dans une sombre méditation, contemplait cent cinquante <strong>Chouans</strong> environqui, après avoir procédé dans les jardins au partage du butin, étaient revenus acheverla pièce <strong>de</strong> cidre et le pain promis aux Bleus. Ces soldats <strong>de</strong> nouvelle espèce et surlesquels se fondaient les espérances <strong>de</strong> la monarchie, buvaient par groupes, tandisque, sur la berge qui faisait face au perron, sept ou huit d'entre eux s'amusaient àlancer dans les eaux les cadavres <strong>de</strong>s Bleus auxquels ils attachaient <strong>de</strong>s pierres. Cespectacle, joint aux différents tableaux que présentaient les bizarres costumes et lessauvages expressions <strong>de</strong> ces gars insouciants et barbares, était si extraordinaire et sinouveau pour monsieur <strong>de</strong> Fontaine, à qui les troupes vendéennes avaient offertquelque chose <strong>de</strong> noble et <strong>de</strong> régulier, qu'il saisit cette occasion pour dire au marquis<strong>de</strong> Montauran: - Qu'espérez-vous pouvoir faire avec <strong>de</strong> semblables bêtes?- Pas grand-chose, n'est-ce pas, cher <strong>com</strong>te! répondit le Gars.- Sauront-ils jamais manoeuvrer en présence <strong>de</strong>s Républicains?- Jamais.- Pourront-ils seulement <strong>com</strong>prendre et exécuter vos ordres?- Jamais.- À quoi donc vous seront-ils bons?- À plonger mon épée dans le ventre <strong>de</strong> la République, reprit le marquis d'une voixtonnante, à me donner Fougères en trois jours et toute la Bretagne en dix! Allez,monsieur, dit-il d'une voix plus douce, partez pour la Vendée; que d'Autichamp,Suzannet, l'abbé Bernier marchent seulement aussi rapi<strong>de</strong>ment que moi; qu'ils netraitent pas avec le premier Consul, <strong>com</strong>me on me le fait craindre (là il serrafortement la main du Vendéen), nous serons alors dans vingt jours à trente lieues <strong>de</strong>Paris.- Mais la République envoie contre nous soixante mille hommes et le général Brune.- Soixante mille hommes! vraiment? reprit le marquis avec un rire moqueur. Et avecquoi Bonaparte ferait-il la campagne d'Italie? Quant au général Brune, il ne viendrapas, Bonaparte l'a dirigé contre les Anglais en Hollan<strong>de</strong>, et le général Hédouville, l'ami<strong>de</strong> notre ami Barras, le remplace ici. Me <strong>com</strong>prenez-vous?En l'entendant parler ainsi, monsieur <strong>de</strong> Fontaine regarda le marquis <strong>de</strong> Montaurand'un air fin et spirituel qui semblait lui reprocher <strong>de</strong> ne pas <strong>com</strong>prendre lui-même lesens <strong>de</strong>s paroles mystérieuses qui lui étaient adressées. <strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux gentilshommess'entendirent alors parfaitement, mais le jeune chef répondit avec un indéfinissablesourire aux pensées qu'ils s'exprimèrent <strong>de</strong>s yeux: - Monsieur <strong>de</strong> Fontaine,connaissez-vous mes armes? ma <strong>de</strong>vise est Persévérer jusqu'à la mort.Le <strong>com</strong>te <strong>de</strong> Fontaine prit la main <strong>de</strong> Montauran et la lui serra en disant: J'ai étélaissé pour mort aux Quatre-Chemins, ainsi vous ne doutez pas <strong>de</strong> moi; mais croyez àmon expérience, les temps sont changés.- Oh! oui, dit La Billardière qui survint. Vous êtes jeune, marquis. Écoutez-moi! vosbiens n'ont pas tous été vendus...105


- Ah! concevez-vous le dévouement sans sacrifice! dit Montauran.- Connaissez-vous bien le Roi? dit La Billardière.- Oui!- Je vous admire.- Le Roi, répondit le jeune chef, c'est le prêtre, et je me bats pour la Foi!Ils se séparèrent, le Vendéen convaincu <strong>de</strong> la nécessité <strong>de</strong> se résigner auxévénements en gardant sa foi dans son coeur, La Billardière pour retourner enAngleterre, Montauran pour <strong>com</strong>battre avec acharnement et forcer par les triomphesqu'il rêvait les Vendéens à coopérer à son entreprise.Ces événements avaient excité tant d'émotions dans l'âme <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong>Verneuil, qu'elle se pencha tout abattue, et <strong>com</strong>me morte, au fond <strong>de</strong> la voiture, endonnant l'ordre d'aller à Fougères. Francine imita le silence <strong>de</strong> sa maîtresse. Lepostillon, qui craignit quelque nouvelle aventure, se hâta <strong>de</strong> gagner la gran<strong>de</strong> route, etarriva bientôt au sommet <strong>de</strong> la Pèlerine.Marie <strong>de</strong> Verneuil traversa, dans le brouillard épais et blanchâtre du matin, la belle etlarge vallée du Couësnon, où cette histoire a <strong>com</strong>mencé, et entrevit à peine, du haut<strong>de</strong> la Pèlerine, le rocher <strong>de</strong> schiste sur lequel est bâtie la ville <strong>de</strong> Fougères. <strong>Les</strong> troisvoyageurs en étaient encore séparés d'environ <strong>de</strong>ux lieues. En se sentant transie <strong>de</strong>froid, ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil pensa au pauvre fantassin qui se trouvait <strong>de</strong>rrière lavoiture, et voulut absolument, malgré ses refus, qu'il montât près <strong>de</strong> Francine. Le vue<strong>de</strong> Fougères la tira pour un moment <strong>de</strong> ses réflexions. D'ailleurs, le poste placé à laporte Saint-Léonard ayant refusé l'entrée <strong>de</strong> la ville à <strong>de</strong>s inconnus, elle fut obligéed'exhiber sa lettre ministérielle; elle se vit alors à l'abri <strong>de</strong> toute entreprise hostile enentrant dans cette place, dont, pour le moment, les habitants étaient les seulsdéfenseurs. Le postillon ne lui trouva pas d'autre asile que l'auberge <strong>de</strong> la Poste.- Madame, dit le Bleu qu'elle avait sauvé, si vous avez jamais besoin d'administrer uncoup <strong>de</strong> sabre à un particulier, ma vie est à vous. Je suis bon là. Je me nomme JeanFalcon, dit Beau-pied, sergent à la première <strong>com</strong>pagnie <strong>de</strong>s lapins <strong>de</strong> Hulot, soixantedouzième<strong>de</strong>mi-briga<strong>de</strong>, surnommée la Mayençaise. Faites excuse <strong>de</strong> macon<strong>de</strong>scendance et <strong>de</strong> ma vanité; mais je ne puis vous offrir que l'âme d'un sergent,je n'ai que ça, pour le quart d'heure, à votre service.Il tourna sur ses talons et s'en alla en sifflant.- Plus bas on <strong>de</strong>scend dans la société, dit amèrement Marie, plus on y trouve <strong>de</strong>sentiments généreux sans ostentation. Un marquis me donne la mort pour la vie, etun sergent... Enfin, laissons cela.Lorsque la belle Parisienne fut couchée dans un lit bien chaud, sa fidèle Francineattendit en vain le mot affectueux auquel elle était habituée; mais en la voyantinquiète et <strong>de</strong>bout, sa maîtresse fit un signe empreint <strong>de</strong> tristesse.- On nomme cela une journée, Francine, dit-elle. Je suis <strong>de</strong> dix ans plus vieille.Le len<strong>de</strong>main matin, à son lever, Corentin se présenta pour voir Marie, qui lui permitd'entrer.106


- Francine, dit-elle, mon malheur est donc immense, la vue <strong>de</strong> Corentin ne m'est pastrop désagréable.Néanmoins, en revoyant cet homme, elle éprouva pour la millième fois unerépugnance instinctive que <strong>de</strong>ux ans <strong>de</strong> connaissance n'avaient pu adoucir.- Eh! bien, dit-il en souriant, j'ai cru à la réussite. Ce n'était donc pas lui que vousteniez:- Corentin, répondit-elle avec une lente expression <strong>de</strong> douleur, ne me parlez <strong>de</strong> cetteaffaire que quand j'en parlerai moi-même.Cet homme se promena dans la chambre et jeta sur ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil <strong>de</strong>sregards obliques, en essayant <strong>de</strong> <strong>de</strong>viner les pensées secrètes <strong>de</strong> cette singulière fille,dont le coup d'oeil avait assez <strong>de</strong> portée pour déconcerter, par instants, les hommesles plus habiles.- J'ai prévu cet échec, reprit-il après un moment <strong>de</strong> silence. S'il vous plaisait d'établirvotre quartier général dans cette ville, j'ai déjà pris <strong>de</strong>s informations. Nous sommesau coeur <strong>de</strong> la chouannerie. Voulez-vous y rester? Elle répondit par un signe <strong>de</strong> têteaffirmatif qui donna lieu à Corentin d'établir <strong>de</strong>s conjectures, en partie vraies, sur lesévénements <strong>de</strong> la veille. - J'ai loué pour vous une maison nationale invendue. Ils sontbien peu avancés dans ce pays-ci. Personne n'a osé acheter cette baraque, parcequ'elle appartient a un émigré qui passe pour brutal. Elle est située auprès <strong>de</strong> l'égliseSaint-Léonard; et ma paôle d'hôneur, on y jouit d'une vue ravissante. On peut tirerparti <strong>de</strong> ce chenil, il est logeable, voulez-vous y venir?- À l'instant, s'écria-t-elle.- Mais il me faut encore quelques heures pour y mettre <strong>de</strong> l'ordre et <strong>de</strong> la propreté,afin que vous y trouviez tout à votre goût.- Qu'importe, dit-elle, j'habiterais un cloître, une prison sans peine. Néanmoins, faitesen sorte que, ce soir, je puisse y reposer dans la plus profon<strong>de</strong> solitu<strong>de</strong>. Allez, laissezmoi.Votre présence m'est insupportable. Je veux rester seule avec Francine, jem'entendrai mieux avec elle qu'avec moi-même peut-être... Adieu. Allez! allez donc.Ces paroles, prononcées avec volubilité, et tour à tour empreintes <strong>de</strong> coquetterie, <strong>de</strong><strong>de</strong>spotisme ou <strong>de</strong> passion, annoncèrent en elle une tranquillité parfaite. Le sommeilavait sans doute lentement classé les impressions <strong>de</strong> la journée précé<strong>de</strong>nte, et laréflexion lui avait conseillé la vengeance. Si quelques sombres expressions sepeignaient encore parfois sur son visage, elles semblaient attester la faculté quepossè<strong>de</strong>nt certaines femmes d'ensevelir dans leur âme les sentiments les plus exaltés,et cette dissimulation qui leur permet <strong>de</strong> sourire avec grâce en calculant la perte <strong>de</strong>leur victime. Elle <strong>de</strong>meura seule occupée à chercher <strong>com</strong>ment elle pourrait amenerentre ses mains le marquis tout vivant. Pour la première fois, cette femme avait vécuselon ses désirs; mais, <strong>de</strong> cette vie, il ne lui restait qu'un sentiment, celui <strong>de</strong> lavengeance, d'une vengeance infinie, <strong>com</strong>plète. C'était sa seule pensée, son uniquepassion. <strong>Les</strong> paroles et les attentions <strong>de</strong> Francine trouvèrent Marie muette, elle sembladormir les yeux ouverts; et cette longue journée s'écoula sans qu'un geste ou uneaction indiquassent cette vie extérieure qui rend témoignage <strong>de</strong> nos pensées. Elleresta couchée sur une ottomane qu'elle avait faite avec <strong>de</strong>s chaises et <strong>de</strong>s oreillers. <strong>Les</strong>oir, seulement, elle laissa tomber négligemment ces mots, en regardant Francine.107


- Mon enfant, j'ai <strong>com</strong>pris hier qu'on vécût pour aimer, et je <strong>com</strong>prends aujourd'huiqu'on puisse mourir pour se venger. Oui, pour l'aller chercher là où il sera, pour <strong>de</strong>nouveau le rencontrer, le séduire et l'avoir à moi, je donnerais ma vie; mais si je n'aipas, dans peu <strong>de</strong> jours, sous mes pieds, humble et soumis, cet homme qui m'améprisée, si je n'en fais pas mon valet; mais je serai au-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> tout, je ne seraiplus une femme, je ne serai plus moi!...La maison que Corentin avait proposée à ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil lui offrit assez <strong>de</strong>ressources pour satisfaire le goût <strong>de</strong> luxe et d'élégance inné dans cette fille; ilrassembla tout ce qu'il savait <strong>de</strong>voir lui plaire avec l'empressement d'un amant poursa maîtresse, ou mieux encore avec la servilité d'un homme puissant qui cherche àcourtiser quelque subalterne dont il a besoin. Le len<strong>de</strong>main il vint proposer àma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil <strong>de</strong> se rendre à cet hôtel improvisé.Bien qu'elle ne fît que passer <strong>de</strong> sa mauvaise ottomane sur un antique sofa queCorentin avait su lui trouver, la fantasque Parisienne prit possession <strong>de</strong> cette maison<strong>com</strong>me d'une chose qui lui aurait appartenu. Ce fut une insouciance royale pour toutce qu'elle y vit, une sympathie soudaine pour les moindres meubles qu'elle s'appropriatout à coup <strong>com</strong>me s'ils lui eussent été connus <strong>de</strong>puis longtemps; détails vulgaires,mais qui ne sont pas indifférents à la peinture <strong>de</strong> ces caractères exceptionnels. Ilsemblait qu'un rêve l'eût familiarisée par avance avec cette <strong>de</strong>meure où elle vécut <strong>de</strong>sa haine <strong>com</strong>me elle y aurait vécu <strong>de</strong> son amour.- Je n'ai pas du moins, se disait-elle, excité en lui cette insultante pitié qui tue, je nelui dois pas la vie. O mon premier, mon seul et mon <strong>de</strong>rnier amour, quel dénouement!Elle s'élança d'un bond sur Francine effrayée: - Aimes-tu? Oh? oui, tu aimes, je m'ensouviens. Ah! je suis bien heureuse d'avoir auprès <strong>de</strong> moi une femme qui me<strong>com</strong>prenne. Eh! bien, ma pauvre Francette, l'homme ne te semble-t-il pas uneeffroyable créature? Hein, il disait m'aimer, et il n'a pas résisté à la plus légère <strong>de</strong>sépreuves. Mais si le mon<strong>de</strong> entier l'avait repoussé, pour lui mon âme eût été un asile;si l'univers l'avait accusé, je l'aurais défendu. Autrefois, je voyais le mon<strong>de</strong> remplid'êtres qui allaient et venaient, ils ne m'étaient qu'indifférents; le mon<strong>de</strong> était triste etnon pas horrible; mais maintenant, qu'est le mon<strong>de</strong> sans lui? Il va donc vivre sans queje sois près <strong>de</strong> lui, sans que je le voie, que je lui parle, que je le sente, que je letienne, que je le serre... Ah! je l'égorgerai plutôt moi-même dans son sommeil.Francine épouvantée la contempla un moment en silence.- Tuer celui qu'on aime?... dit-elle d'une voix douce.- Ah! certes, quand il n'aime plus.Mais après ces épouvantables paroles elle se cacha le visage dans ses mains, se rassitet garda le silence.Le len<strong>de</strong>main, un homme se présenta brusquement <strong>de</strong>vant elle sans être annoncé. Ilavait un visage sévère. C'était Hulot. Elle leva les yeux et frémit.- Vous venez, dit-elle, me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>com</strong>pte <strong>de</strong> vos amis? Ils sont morts.- Je le sais, répondit-il. Ce n'est pas au service <strong>de</strong> la République.108


- Pour moi et par moi, reprit-elle. Vous allez me parler <strong>de</strong> la patrie! La patrie rend-ellela vie à ceux qui meurent pour elle, les venge-t-elle seulement? Moi, je les vengerai,s'écria-t-elle. <strong>Les</strong> lugubres images <strong>de</strong> la catastrophe dont elle avait été la victimes'étant tout à coup développées à son imagination, cet être gracieux qui mettait lapu<strong>de</strong>ur en premier dans les artifices <strong>de</strong> la femme, eut un mouvement <strong>de</strong> folie etmarcha d'un pas saccadé vers le <strong>com</strong>mandant stupéfait.- Pour quelque soldats égorgés, j'amènerai sous la hache <strong>de</strong> vos échafauds une têtequi vaut <strong>de</strong>s milliers <strong>de</strong> têtes, dit-elle. <strong>Les</strong> femmes font rarement la guerre; mais vouspourrez, quelque vieux que vous soyez, apprendre à mon école <strong>de</strong> bons stratagèmes.Je livrerai à vos baïonnettes une famille entière: ses aïeux et lui, son avenir, sonpassé. Autant j'ai été bonne et vraie pour lui, autant je serai perfi<strong>de</strong> et fausse. Oui,<strong>com</strong>mandant, je veux amener ce petit gentilhomme dans mon lit et il en sortira pourmarcher à la mort. C'est cela, je n'aurai jamais <strong>de</strong> rivale. Le misérable a prononcé luimêmeson arrêt: un jour sans len<strong>de</strong>main! Votre République et moi nous seronsvengées. La République! reprit-elle d'une voix dont les intonations bizarres effrayèrentHulot, mais le rebelle mourra donc pour avoir porté les armes contre son pays? LaFrance me volerait donc ma vengeance! Ah! qu'une vie est peu <strong>de</strong> chose, une mortn'expie qu'un crime! Mais si ce monsieur n'a qu'une tête à donner, j'aurai une nuitpour lui faire penser qu'il perd plus d'une vie. Sur toute chose, <strong>com</strong>mandant, vous quile tuerez (elle laissa échapper un soupir), faites en sorte que rien ne trahisse matrahison, et qu'il meure convaincu <strong>de</strong> ma fidélité. Je ne vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong> que cela. Qu'ilne voie que moi, moi et mes caresses!Là, elle se tut; mais à travers la pourpre <strong>de</strong> son visage, Hulot et Corentin s'aperçurentque la colère et le délire n'étouffaient pas entièrement la pu<strong>de</strong>ur. Marie frissonnaviolemment en disant les <strong>de</strong>rniers mots; elle les écouta <strong>de</strong> nouveau <strong>com</strong>me si elle eûtdouté <strong>de</strong> les avoir prononcés, et tressaillit naïvement en faisant les gestesinvolontaires d'une femme à laquelle un voile échappe.- Mais vous l'avez eu entre les mains, dit Corentin.- Probablement, répondit-elle avec amertume.- Pourquoi m'avoir arrêté quand je le tenais, reprit Hulot.- Eh! <strong>com</strong>mandant, nous ne savions pas que ce serait lui. Tout à coup, cette femmeagitée, qui se promenait à pas précipités en jetant <strong>de</strong>s regards dévorants aux <strong>de</strong>uxspectateurs <strong>de</strong> cet orage, se calma. - Je ne me reconnais pas, dit-elle d'un tond'homme. Pourquoi parler, il faut l'aller chercher!- L'aller chercher, dit Hulot; mais, ma chère enfant, prenez-y gar<strong>de</strong>, nous ne sommespas maîtres <strong>de</strong>s campagnes, et, si vous vous hasardiez à sortir <strong>de</strong> la ville, vous seriezprise ou tuée à cent pas.- Il n'y a jamais <strong>de</strong> dangers pour ceux qui veulent se venger, répondit-elle en faisantun geste <strong>de</strong> dédain pour bannir <strong>de</strong> sa présence ces <strong>de</strong>ux hommes qu'elle avait honte<strong>de</strong> voir.- Quelle femme! s'écria Hulot en se retirant avec Corentin. Quelle idée ils ont eue àParis, ces gens <strong>de</strong> police! Mais elle ne nous le livrera jamais, ajouta-t-il en hochant latête.- Oh! si! répliqua Corentin.109


- Ne voyez-vous pas qu'elle l'aime? reprit Hulot.- C'est précisément pour cela. D'ailleurs, dit Corentin en regardant le <strong>com</strong>mandantétonné, je suis là pour l'empêcher <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s sottises, car, selon moi, camara<strong>de</strong>, iln'y a pas d'amour qui vaille trois cent mille francs.Quand ce diplomate <strong>de</strong> l'intérieur quitta le soldat, ce <strong>de</strong>rnier le suivit <strong>de</strong>s yeux; et,lorsqu'il n'entendit plus le bruit <strong>de</strong> ses pas, il poussa un soupir en se disant à luimême:- Il y a donc quelquefois du bonheur à n'être qu'une bête <strong>com</strong>me moi!Tonnerre <strong>de</strong> Dieu si je rencontre le Gars, nous nous battrons corps à corps, ou je neme nomme pas Hulot, car si ce renard-là me l'amenait à juger, maintenant qu'ils ontcréé <strong>de</strong>s conseils <strong>de</strong> guerre, je croirais ma conscience aussi sale que la chemise d'unjeune troupier qui entend le feu pour la première fois.Le massacre <strong>de</strong> la Vivetière et le désir <strong>de</strong> venger ses <strong>de</strong>ux amis avaient autantcontribué à faire reprendre à Hulot le <strong>com</strong>man<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>mi-briga<strong>de</strong>, que laréponse par laquelle un nouveau ministre, Berthier, lui déclarait que sa démissionn'était pas acceptable dans les circonstances présentes. À la dépêche ministérielleétait jointe une lettre confi<strong>de</strong>ntielle où, sans l'instruire <strong>de</strong> la mission dont était chargéema<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, il lui écrivait que cet inci<strong>de</strong>nt, <strong>com</strong>plètement en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>la guerre, n'en <strong>de</strong>vait pas arrêter les opérations. La participation <strong>de</strong>s chefs militaires<strong>de</strong>vait, disait-il, se borner, dans cette affaire, à secon<strong>de</strong>r cette honorable citoyenne,s'il y avait lieu. En apprenant par ses rapports que les mouvements <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong>annonçaient une concentration <strong>de</strong> leurs forces vers Fougères, Hulot avait secrètementramené, par une marche forcée, <strong>de</strong>ux bataillons <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>mi-briga<strong>de</strong> sur cette placeimportante. Le danger <strong>de</strong> la patrie, la haine <strong>de</strong> l'aristocratie, dont les partisansmenaçaient une étendue <strong>de</strong> pays considérable, l'amitié, tout avait contribué à rendreau vieux militaire le feu <strong>de</strong> sa jeunesse.- Voilà donc cette vie que je désirais, s'écria ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil quand elle setrouva seule avec Francine, quelque rapi<strong>de</strong>s que soient les heures, elles sont pour moi<strong>com</strong>me <strong>de</strong>s siècles <strong>de</strong> pensées.Elle prit tout à coup la main <strong>de</strong> Francine, et sa voix, <strong>com</strong>me celle du premier rougegorgequi chante après l'orage, laissa échapper lentement ces paroles.- J'ai beau faire, mon enfant, je vois toujours ces <strong>de</strong>ux lèvres délicieuses, ce mentoncourt et légèrement relevé, ces yeux <strong>de</strong> feu, et j'entends encore le - hue! - dupostillon. Enfin, je rêve... et pourquoi donc tant <strong>de</strong> haine au réveil?Elle poussa un long soupir, se leva; puis, pour la première fois, elle se mit à regar<strong>de</strong>rle pays livré à la guerre civile par ce cruel gentilhomme qu'elle voulait attaquer, à elleseule. Séduite par la vue du paysage, elle sortit pour respirer plus à l'aise sous le ciel,et si elle suivit son chemin à l'aventure, elle fut certes conduite vers la Promena<strong>de</strong> <strong>de</strong>la ville par ce maléfice <strong>de</strong> notre âme qui nous fait chercher <strong>de</strong>s espérances dansl'absur<strong>de</strong>. <strong>Les</strong> pensées conçues sous l'empire <strong>de</strong> ce charme se réalisent souvent; maison en attribue alors la prévision à cette puissance appelée le pressentiment; pouvoirinexpliqué, mais réel, que les passions trouvent toujours <strong>com</strong>plaisant <strong>com</strong>me unflatteur qui, à travers ses mensonges, dit parfois la vérité.TROISIÈME PARTIE: Un jour sans len<strong>de</strong>mainChapitre Premier110


<strong>Les</strong> <strong>de</strong>rniers événements <strong>de</strong> cette histoire ayant dépendu <strong>de</strong> la disposition <strong>de</strong>s lieux oùils se passèrent, il est indispensable d'en donner ici une minutieuse <strong>de</strong>scription, sanslaquelle le dénouement serait d'une <strong>com</strong>préhension difficile.La ville <strong>de</strong> Fougères est assise en partie sur un rocher <strong>de</strong> schiste que l'on dirait tombéen avant <strong>de</strong>s montagnes qui ferment au couchant la gran<strong>de</strong> vallée du Couësnon, etprennent différents noms suivant les localités. À cette exposition, la ville est séparée<strong>de</strong> ces montagnes par une gorge au fond <strong>de</strong> laquelle coule une petite rivière appelée leNançon. La portion du rocher qui regar<strong>de</strong> l'est a pour point <strong>de</strong> vue le paysage dont onjouit au sommet <strong>de</strong> la Pèlerine, et celle qui regar<strong>de</strong> l'ouest a pour toute vue latortueuse vallée du Nançon; mais il existe un endroit d'où l'on peut embrasser à la foisun segment du cercle formé par la gran<strong>de</strong> vallée, et les jolis détours <strong>de</strong> la petite quivient s'y fondre. Ce lieu, choisi par les habitants pour leur promena<strong>de</strong>, et où allait serendre ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, fut précisément le théâtre où <strong>de</strong>vait se dénouer ledrame <strong>com</strong>mencé à la Vivetière. Ainsi, quelque pittoresques que soient les autresparties <strong>de</strong> Fougères, l'attention doit être exclusivement portée sur les acci<strong>de</strong>nts dupays que l'on découvre en haut <strong>de</strong> la Promena<strong>de</strong>.Pour donner une idée <strong>de</strong> l'aspect que présente le rocher <strong>de</strong> Fougères vu <strong>de</strong> ce côté, onpeut le <strong>com</strong>parer à l'une <strong>de</strong> ces immenses tours en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>squelles les architectessarrasins ont fait tourner d'étage en étage <strong>de</strong> larges balcons joints entre eux par <strong>de</strong>sescaliers en spirale. En effet, cette roche est terminée par une église gothique dont lespetites flèches, le clocher, les arcs-boutants en ren<strong>de</strong>nt presque parfaite sa forme enpain <strong>de</strong> sucre. Devant la porte <strong>de</strong> cette église, dédiée à saint Léonard, se trouve unepetite place irrégulière dont les terres sont soutenues par un mur exhaussé en forme<strong>de</strong> balustra<strong>de</strong>, et qui <strong>com</strong>munique par une rampe à la Promena<strong>de</strong>. Semblable à unesecon<strong>de</strong> corniche, cette esplana<strong>de</strong> se développe circulairement autour du rocher, àquelques toises en <strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> la place Saint-Léonard, et offre un large terrain plantéd'arbres, qui vient aboutir aux fortifications <strong>de</strong> la ville. Puis, à dix toises <strong>de</strong>s murailleset <strong>de</strong>s roches qui supportent cette terrasse due à une heureuse disposition <strong>de</strong>sschistes et à une patiente industrie, il existe un chemin tournant nommé l'Escalier <strong>de</strong>la Reine, pratiqué dans le roc, et qui conduit à un pont bâti sur le Nançon par Anne <strong>de</strong>Bretagne. Enfin, sous ce chemin, qui figure une troisième corniche, <strong>de</strong>s jardins<strong>de</strong>scen<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> terrasse en terrasse jusqu'à la rivière, et ressemblent à <strong>de</strong>s gradinschargés <strong>de</strong> fleurs.Parallèlement à la Promena<strong>de</strong>, <strong>de</strong> hautes roches qui prennent le nom du faubourg <strong>de</strong>la ville où elles s'élèvent, et qu'on appelle les montagnes <strong>de</strong> Saint-Sulpice, s'éten<strong>de</strong>ntle long <strong>de</strong> la rivière et s'abaissent en pentes douces dans la gran<strong>de</strong> vallée, où ellesdécrivent un brusque contour vers le nord. Ces roches droites, incultes et sombres,semblent toucher aux schistes <strong>de</strong> la Promena<strong>de</strong>; en quelques endroits, elles en sont àune portée <strong>de</strong> fusil, et garantissent contre les vents du nord une étroite vallée,profon<strong>de</strong> <strong>de</strong> cent toises, où le Nançon se partage en trois bras qui arrosent une prairiechargée <strong>de</strong> fabriques et délicieusement plantée.Vers le sud, à l'endroit où finit la ville proprement dite, et où <strong>com</strong>mence le faubourgSaint-Léonard, le rocher <strong>de</strong> Fougères fait un pli, s'adoucit, diminue <strong>de</strong> hauteur ettourne dans la gran<strong>de</strong> vallée en suivant la rivière, qu'il serre ainsi contre lesmontagnes <strong>de</strong> Saint-Sulpice, en formant un col d'où elle s'échappe en <strong>de</strong>ux ruisseauxvers le Couësnon, où elle va se jeter. Ce joli groupe <strong>de</strong> collines rocailleuses est appeléle Nid-aux-crocs, la vallée qu'elles <strong>de</strong>ssinent se nomme le val <strong>de</strong> Gibarry, et ses111


grasses prairies fournissent une gran<strong>de</strong> partie du beurre connu <strong>de</strong>s gourmets sous lenom <strong>de</strong> beurre <strong>de</strong> la Prée-Valaye.À l'endroit où la Promena<strong>de</strong> aboutit aux fortifications s'élève une tour nommée la tourdu Papegaut. À partir <strong>de</strong> cette construction carrée, sur laquelle était bâtie la maison oùlogeait ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, règne tantôt une muraille, tantôt le roc quand iloffre <strong>de</strong>s tables droites, et la partie <strong>de</strong> la ville, assise sur cette haute baseinexpugnable, décrit une vaste <strong>de</strong>mi-lune, au bout <strong>de</strong> laquelle les roches s'inclinent etse creusent pour laisser passage au Nançon. Là, est située la porte qui mène aufaubourg <strong>de</strong> Saint-Sulpice, dont le nom est <strong>com</strong>mun à la porte et au faubourg. Puis,sur un mamelon <strong>de</strong> granit qui domine trois vallons dans lesquels se réunissentplusieurs routes, surgissent les vieux créneaux et les tours féodales du château <strong>de</strong>Fougères, l'une <strong>de</strong>s plus immenses constructions faites par les ducs <strong>de</strong> Bretagne,murailles hautes <strong>de</strong> quinze toises, épaisses <strong>de</strong> quinze pieds; fortifiée à l'est par unétang d'où sort le Nançon qui coule dans ses fossés et fait tourner <strong>de</strong>s moulins entre laporte Saint-Sulpice et les ponts-levis <strong>de</strong> la forteresse; défendue à l'ouest par la roi<strong>de</strong>ur<strong>de</strong>s blocs <strong>de</strong> granit sur lesquels elle repose.Ainsi, <strong>de</strong>puis la Promena<strong>de</strong> jusqu'à ce magnifique débris du moyen âge, enveloppé <strong>de</strong>ses manteaux <strong>de</strong> lierre, paré <strong>de</strong> ses tours carrées ou ron<strong>de</strong>s, où peut se loger danschacune un régiment entier, le château, la ville et son rocher, protégés par <strong>de</strong>smurailles à pans droits, ou par <strong>de</strong>s escarpements taillés à pic, forment un vaste fer àcheval garni <strong>de</strong> précipices sur lesquels, à l'ai<strong>de</strong> du temps, les Bretons ont tracéquelques étroits sentiers. Çà et là, <strong>de</strong>s blocs s'avancent <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s ornements. Ici, leseaux suintent par <strong>de</strong>s cassures d'où sortent <strong>de</strong>s arbres rachitiques. Plus loin, quelquestables <strong>de</strong> granit moins droites que les autres nourrissent <strong>de</strong> la verdure qui attire leschèvres. Puis, partout <strong>de</strong>s bruyères, venues entre plusieurs fentes humi<strong>de</strong>s, tapissent<strong>de</strong> leurs guirlan<strong>de</strong>s roses <strong>de</strong> noires anfractuosités. Au fond <strong>de</strong> cet immense entonnoir,la petite rivière serpente dans une prairie toujours fraîche et mollement posée <strong>com</strong>meun tapis.Au pied du château et entre plusieurs masses <strong>de</strong> granit, s'élève l'église dédiée à saintSulpice, qui donne son nom à un faubourg situé par <strong>de</strong>là le Nançon. Ce faubourg,<strong>com</strong>me jeté au fond d'un abîme, et son église dont le clocher pointu n'arrive pas à lahauteur <strong>de</strong>s roches qui semblent près <strong>de</strong> tomber sur elle et sur les chaumières quil'entourent, sont pittoresquement baignés par quelques affluents du Nançon,ombragés par <strong>de</strong>s arbres et décorés par <strong>de</strong>s jardins; ils coupent irrégulièrement la<strong>de</strong>mi-lune que décrivent la Promena<strong>de</strong>, la ville et le château et produisent, par leursdétails, <strong>de</strong> naïves oppositions avec les graves spectacles <strong>de</strong> l'amphithéâtre, auquel ilsfont face. Enfin Fougères tout entier, ses faubourgs et ses églises, les montagnesmême <strong>de</strong> Saint-Sulpice, sont encadrés par les hauteurs <strong>de</strong> Rillé, qui font partie <strong>de</strong>l'enceinte générale <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> vallée du Couësnon.Tels sont les traits les plus saillants <strong>de</strong> cette nature dont le principal caractère est uneâpreté sauvage, adoucie par <strong>de</strong> riants motifs, par un heureux mélange <strong>de</strong>s travaux lesplus magnifiques <strong>de</strong> l'homme, avec les caprices d'un sol tourmenté par <strong>de</strong>s oppositionsinattendues, par je ne sais quoi d'imprévu qui surprend, étonne et confond. Nulle parten France le voyageur ne rencontre <strong>de</strong> contrastes aussi grandioses que ceux offertspar le grand bassin du Couësnon et par les vallées perdues entre les rochers <strong>de</strong>Fougères et les hauteurs <strong>de</strong> Rillé. C'est <strong>de</strong> ces beautés inouïes où le hasard triomphe,et auxquelles ne manquent aucune <strong>de</strong>s harmonies <strong>de</strong> la nature. Là <strong>de</strong>s eaux claires,limpi<strong>de</strong>s, courantes; <strong>de</strong>s montagnes vêtues par la puissante végétation <strong>de</strong> cescontrées; <strong>de</strong>s rochers sombres et <strong>de</strong>s fabriques élégantes; <strong>de</strong>s fortifications élevéespar la nature et <strong>de</strong>s tours <strong>de</strong> granit bâties par les hommes; puis, tous les artifices <strong>de</strong>112


la lumière et <strong>de</strong> l'ombre, toutes les oppositions entre les différents feuillages, tantprisées par les <strong>de</strong>ssinateurs <strong>de</strong>s groupes <strong>de</strong> maisons où foisonne une populationactive, et <strong>de</strong>s places désertes, où le granit ne souffre pas même les mousses blanchesqui s'accrochent aux pierres; enfin toutes les idées qu'on <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à un paysage: <strong>de</strong>la grâce et <strong>de</strong> l'horreur, un poème plein <strong>de</strong> renaissantes magies, <strong>de</strong> tableaux sublimes,<strong>de</strong> délicieuses rusticités! La Bretagne est là dans sa fleur. La tour dite du Papegaut,sur laquelle est bâtie la maison occupée par ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, a sa base aufond même du précipice, et s'élève jusqu'à l'esplana<strong>de</strong> pratiquée en corniche <strong>de</strong>vantl'église <strong>de</strong> Saint-Léonard. De cette maison isolée sur trois côtés, on embrasse à la foisle grand fer à cheval qui <strong>com</strong>mence à la tour même, la vallée tortueuse du Nançon, etla place Saint-Léonard. Elle fait partie d'une rangée <strong>de</strong> logis trois fois séculaires, etconstruits en bois, situés sur une ligne parallèle au flanc septentrional <strong>de</strong> l'église aveclaquelle ils forment une impasse dont la sortie donne dans une rue en pente qui longel'église et mène à la porte Saint-Léonard, vers laquelle <strong>de</strong>scendait ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong>Verneuil.Marie négligea naturellement d'entrer sur la place <strong>de</strong> l'église au-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> laquelleelle était, et se dirigea vers la Promena<strong>de</strong>. Lorsqu'elle eut franchi la petite barrièrepeinte en vert qui se trouvait <strong>de</strong>vant le poste alors établi dans la tour <strong>de</strong> la porteSaint-Léonard, la magnificence du spectacle rendit un instant ses passions muettes.Elle admira la vaste portion <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> vallée du Couësnon que ses yeuxembrassaient <strong>de</strong>puis le sommet <strong>de</strong> la Pèlerine jusqu'au plateau par où passe le chemin<strong>de</strong> Vitré; puis ses yeux se reposèrent sur le Nid-aux-crocs et sur les sinuosités du val<strong>de</strong> Gibarry, dont les crêtes étaient baignées par les lueurs vaporeuses du soleilcouchant. Elle fut presque effrayée par la profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> la vallée du Nançon dont lesplus hauts peupliers atteignaient à peine aux murs <strong>de</strong>s jardins situés au-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong>l'Escalier <strong>de</strong> la Reine. Enfin, elle marcha <strong>de</strong> surprise en surprise jusqu'au point d'oùelle put apercevoir et la gran<strong>de</strong> vallée, à travers le val <strong>de</strong> Gibarry, et le délicieuxpaysage encadré par le fer à cheval <strong>de</strong> la ville, par les rochers <strong>de</strong> Saint-Sulpice et parles hauteurs <strong>de</strong> Rillé. À cette heure du jour, la fumée <strong>de</strong>s maisons du faubourg et <strong>de</strong>svallées formait dans les airs un nuage qui ne laissait poindre les objets qu'à travers undais bleuâtre; les teintes trop vives du jour <strong>com</strong>mençaient à s'abolir; le firmamentprenait un ton gris <strong>de</strong> perle; la lune jetait ses voiles <strong>de</strong> lumière sur ce bel abîme; toutenfin tendait à plonger l'âme dans la rêverie et l'ai<strong>de</strong>r à évoquer les êtres chers. Toutà coup, ni les toits en bar<strong>de</strong>au du faubourg Saint-Sulpice, ni son église, dont la flècheaudacieuse se perd dans la profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> la vallée, ni les manteaux séculaires <strong>de</strong>lierre et <strong>de</strong> clématite dont s'enveloppent les murailles <strong>de</strong> la vieille forteresse à traverslaquelle le Nançon bouillonne sous la roue <strong>de</strong>s moulins, enfin rien dans ce paysage nel'intéressa plus. En vain le soleil couchant jeta-t-il sa poussière d'or et ses nappesrouges sur les gracieuses habitations semées dans les rochers, au fond <strong>de</strong>s eaux etsur les prés, elle resta immobile <strong>de</strong>vant les roches <strong>de</strong> Saint-Sulpice. L'espéranceinsensée qui l'avait amenée sur la Promena<strong>de</strong> s'était miraculeusement réalisée àtravers les ajoncs et les genêts qui croissent sur les sommets opposés, elle crutreconnaître, malgré la peau <strong>de</strong> bique dont ils étaient vêtus, plusieurs convives <strong>de</strong> laVivetière, parmi lesquels se distinguait le Gars, dont les moindres mouvements se<strong>de</strong>ssinèrent dans la lumière adoucie du soleil couchant. À quelques pas en arrière dugroupe principal, elle vit sa redoutable ennemie, madame du Gua. Pendant unmoment ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil put penser qu'elle rêvait; mais la haine <strong>de</strong> sa rivalelui prouva bientôt que tout vivait dans ce rêve. L'attention profon<strong>de</strong> qu'excitait en ellele plus petit geste du marquis l'empêcha <strong>de</strong> remarquer le soin avec lequel madame duGua la mirait avec un long fusil. Bientôt un coup <strong>de</strong> feu réveilla les échos <strong>de</strong>smontagnes, et la balle qui siffla près <strong>de</strong> Marie lui révéla l'adresse <strong>de</strong> sa rivale: Ellem'envoie sa carte! se dit-elle en souriant. À l'instant <strong>de</strong> nombreux qui vive retentirent,<strong>de</strong> sentinelle en sentinelle, <strong>de</strong>puis le château jusqu'à la porte Saint-Léonard, et113


trahirent aux <strong>Chouans</strong> la pru<strong>de</strong>nce <strong>de</strong>s Fougerais puisque la partie la moins vulnérable<strong>de</strong> leurs remparts était si bien gardée. - C'est elle et c'est lui, se dit Marie.Aller à la recherche du marquis, le suivre, le surprendre, fut une idée conçue avec larapidité <strong>de</strong> l'éclair. - Je suis sans arme, s'écria-t-elle. Elle songea qu'au moment <strong>de</strong>son départ à Paris, elle avait jeté, dans un <strong>de</strong> ses cartons, un élégant poignard, jadisporté par une sultane et dont elle voulut se munir en venant sur le théâtre <strong>de</strong> laguerre, <strong>com</strong>me ces plaisants qui s'approvisionnent d'albums pour les idées qu'ilsauront en voyage; mais elle fut alors moins séduite par la perspective d'avoir du sangà répandre, que par le plaisir <strong>de</strong> porter un joli cangiar orné <strong>de</strong> pierreries, et <strong>de</strong> joueravec cette lame pure <strong>com</strong>me un regard. Trois jours auparavant elle avait bienvivement regretté d'avoir laissé cette arme dans ses cartons, quand, pour sesoustraire à l'odieux supplice que lui réservait sa rivale, elle avait souhaité <strong>de</strong> se tuer.En un instant elle retourna chez elle, trouva le poignard, le mit à sa ceinture, serraautour <strong>de</strong> ses épaules et <strong>de</strong> sa taille un grand châle, enveloppa ses cheveux d'une<strong>de</strong>ntelle noire, se couvrit la tête d'un <strong>de</strong> ces chapeaux à larges bords que portaient les<strong>Chouans</strong> et qui appartenait à un domestique <strong>de</strong> sa maison, et avec cette présenced'esprit que prêtent parfois les passions, elle prit le gant du marquis donné parMarche-à-terre <strong>com</strong>me un passeport; puis, après avoir répondu à Francine effrayée:- Que veux-tu? j'irais le chercher dans l'enfer! elle revint sur la Promena<strong>de</strong>.Le Gars était encore à la même place, mais seul.D'après la direction <strong>de</strong> sa longue-vue, il paraissait examiner, avec l'attentionscrupuleuse d'un homme <strong>de</strong> guerre, les différents passages du Nançon, l'Escalier <strong>de</strong> laReine, et le chemin qui, <strong>de</strong> la porte Saint-Sulpice, tourne entre cette église et varejoindre les gran<strong>de</strong>s routes sous le feu du château. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil s'élançadans les petits sentiers tracés par les chèvres et leurs pâtres sur le versant <strong>de</strong> laPromena<strong>de</strong>, gagna l'Escalier <strong>de</strong> la Reine, arriva au fond du précipice, passa le Nançon,traversa le faubourg, <strong>de</strong>vina, <strong>com</strong>me l'oiseau dans le désert, sa route au milieu <strong>de</strong>sdangereux escarpements <strong>de</strong>s roches <strong>de</strong> Saint-Sulpice, atteignit bientôt une routeglissante tracée sur <strong>de</strong>s blocs <strong>de</strong> granit, et, malgré les genêts, les ajoncs piquants, lesrocailles qui la hérissaient, elle se mit à la gravir avec ce <strong>de</strong>gré d'énergie inconnupeut-être à l'homme, mais que la femme entraînée par la passion possè<strong>de</strong>momentanément. La nuit surprit Marie à l'instant où, parvenue sur les sommets, elletâchait <strong>de</strong> reconnaître, à la faveur <strong>de</strong>s pales rayons <strong>de</strong> la lune, le chemin qu'avait dûprendre le marquis; une recherche obstinée faite sans aucun succès, et le silence quirégnait dans la campagne, lui apprirent la retraite <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong> et <strong>de</strong> leur chef. Ceteffort <strong>de</strong> passion tomba tout à coup avec l'espoir qui l'avait inspiré. En se trouvantseule, pendant la nuit, au milieu d'un pays inconnu, en proie à la guerre, elle se mit àréfléchir, et les re<strong>com</strong>mandations <strong>de</strong> Hulot, le coup <strong>de</strong> feu <strong>de</strong> madame du Gua, lafirent frissonner <strong>de</strong> peur. Le calme <strong>de</strong> la nuit, si profond sur les montagnes, lui permitd'entendre la moindre feuille errante même à <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s distances, et ces bruitslégers vibraient dans les airs <strong>com</strong>me pour donner une triste mesure <strong>de</strong> la solitu<strong>de</strong> oudu silence. Le vent agissait sur la haute région et emportait les nuages avec violence,en produisant <strong>de</strong>s alternatives d'ombre et <strong>de</strong> lumière dont les effets augmentèrent saterreur, en donnant <strong>de</strong>s apparences fantastiques et terribles aux objets les plusinoffensifs. Elle tourna les yeux vers les maisons <strong>de</strong> Fougères dont les lueursdomestiques brillaient <strong>com</strong>me autant d'étoiles terrestres, et tout à coup elle vitdistinctement la tour du Papegaut. Elle n'avait qu'une faible distance à parcourir pourretourner chez elle, mais cette distance était un précipice. Elle se souvenait assez <strong>de</strong>sabîmes qui bordaient l'étroit sentier par où elle était venue, pour savoir qu'elle couraitplus <strong>de</strong> risques en voulant revenir à Fougères qu'en poursuivant son entreprise. Elle114


pensa que le gant du marquis écarterait tous les périls <strong>de</strong> sa promena<strong>de</strong> nocturne, siles <strong>Chouans</strong> tenaient la campagne. Madame du Gua seule pouvait être redoutable. Àcette idée, Marie pressa son poignard, et tâcha <strong>de</strong> se diriger vers une maison <strong>de</strong>campagne dont elle avait entrevu les toits en arrivant sur les rochers <strong>de</strong> Saint-Sulpice;mais elle marcha lentement, car elle avait jusqu'alors ignoré la sombre majesté quipèse sur un être solitaire pendant la nuit, au milieu d'un site sauvage où <strong>de</strong> toutesparts <strong>de</strong> hautes montagnes penchent leurs têtes <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s géants assemblés. Lefrôlement <strong>de</strong> sa robe, arrêtée par <strong>de</strong>s ajoncs, la fit tressaillir plus d'une fois, et plusd'une fois elle hâta le pas pour le ralentir encore en croyant sa <strong>de</strong>rnière heure venue.Mais bientôt les circonstances prirent un caractère auquel les hommes les plusintrépi<strong>de</strong>s n'eussent peut-être pas résisté, et plongèrent ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuildans une <strong>de</strong> ces terreurs qui pressent tellement les ressorts <strong>de</strong> la vie, qu'alors tout estextrême chez les individus, la force <strong>com</strong>me la faiblesse. <strong>Les</strong> êtres les plus faibles fontalors <strong>de</strong>s actes d'une force inouïe, et les plus forts <strong>de</strong>viennent fous <strong>de</strong> peur. Marieentendit à une faible distance <strong>de</strong>s bruits étranges; distincts et vagues tout à la fois,<strong>com</strong>me la nuit était tour à tour sombre et lumineuse, ils annonçaient <strong>de</strong> la confusion,du tumulte, et l'oreille se fatiguait à les percevoir; ils sortaient du sein <strong>de</strong> la terre, quisemblait ébranlée sous les pieds d'une immense multitu<strong>de</strong> d'hommes en marche. Unmoment <strong>de</strong> clarté permit à ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil d'apercevoir à quelques pasd'elle une longue file <strong>de</strong> hi<strong>de</strong>uses figures qui s'agitaient <strong>com</strong>me les épis d'un champ etglissaient à la manière <strong>de</strong>s fantômes; mais elle les vit à peine, car aussitôt l'obscuritéretomba <strong>com</strong>me un ri<strong>de</strong>au noir, et lui déroba cet épouvantable tableau plein d'yeuxjaunes et brillants. Elle se recula vivement et courut sur le haut d'un talus, pouréchapper à trois <strong>de</strong> ces horribles figures qui venaient à elle.- L'as-tu vu? <strong>de</strong>manda l'un.- J'ai senti un vent froid quand il a passé près <strong>de</strong> moi, répondit une voix rauque.- Et moi, j'ai respiré l'air humi<strong>de</strong> et l'o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s cimetières, dit le troisième.- Est-il blanc? reprit le premier.- Pourquoi, dit le second, est-il revenu seul <strong>de</strong> tous ceux qui sont morts à la Pèlerine?- Ah! pourquoi, répondit le troisième. Pourquoi fait-on <strong>de</strong>s préférences à ceux qui sontdu Sacré-Coeur. Au surplus, j'aime mieux mourir sans confession, que d'errer <strong>com</strong>melui, sans boire ni manger, sans avoir ni sang dans les veines, ni chair sur les os.- Ah!Cette exclamation, ou plutôt ce cri terrible partit du groupe, quand un <strong>de</strong>s trois<strong>Chouans</strong> montra du doigt les formes sveltes et le visage pâle <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong>Verneuil qui se sauvait avec une effrayante rapidité, sans qu'ils entendissent lemoindre bruit.- Le voilà. - Le voici. - Où est-il? - Là. - Ici. - Il est parti. - Non. - Si. - Le vois-tu?Ces phrases retentirent <strong>com</strong>me le murmure monotone <strong>de</strong>s vagues sur la grève.Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil marcha courageusement dans la direction <strong>de</strong> la maison, etvit les figures indistinctes d'une multitu<strong>de</strong> qui fuyait à son approche en donnant lessignes d'une frayeur panique. Elle était <strong>com</strong>me emportée par une puissance inconnuedont l'influence la matait; la légèreté <strong>de</strong> son corps, qui lui semblait inexplicable,115


<strong>de</strong>venait un nouveau sujet d'effroi pour elle-même. Ces figures, qui se levaient parmasses à son approche et <strong>com</strong>me <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssous terre où elles lui paraissaient couchées,laissaient échapper <strong>de</strong>s gémissements qui n'avaient rien d'humain. Enfin elle arriva,non sans peine, dans un jardin dévasté dont les haies et les barrières étaient brisées.Arrêtée par une sentinelle, elle lui montra son gant. La lune ayant alors éclairé safigure, la carabine échappa <strong>de</strong>s mains du Chouan qui déjà mettait Marie en joue, maisqui, à son aspect, jeta le cri rauque dont retentissait la campagne. Elle aperçut <strong>de</strong>grands bâtiments où quelques lueurs indiquaient <strong>de</strong>s pièces habitées, et parvintauprès <strong>de</strong>s murs sans rencontrer d'obstacles. Par la première fenêtre vers laquelle ellese dirigea, elle vit madame du Gua avec les chefs convoqués à la Vivetière. Étourdie etpar cet aspect et par le sentiment <strong>de</strong> son danger, elle se rejeta violemment sur unepetite ouverture défendue par <strong>de</strong> gros barreaux <strong>de</strong> fer, et distingua, dans une longuesalle voûtée, le marquis seul et triste, à <strong>de</strong>ux pas d'elle. <strong>Les</strong> reflets du feu, <strong>de</strong>vantlequel il occupait une chaise grossière, illuminaient son visage <strong>de</strong> teintes rougeâtres etvacillantes qui imprimaient à cette scène le caractère d'une vision; immobile ettremblante, la pauvre fille se colla aux barreaux, et, par le silence profond qui régnait,elle espéra l'entendre s'il parlait; en le voyant abattu, découragé, pâle, elle se flattad'être une <strong>de</strong>s causes <strong>de</strong> sa tristesse; puis sa colère se changea en <strong>com</strong>misération, sa<strong>com</strong>misération en tendresse, et elle sentit soudain qu'elle n'avait pas été amenéejusque-là par la vengeance seulement. Le marquis se leva, tourna la tête, et restastupéfait en apercevant, <strong>com</strong>me dans un nuage, la figure <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong>Verneuil; il laissa échapper un geste d'impatience et <strong>de</strong> dédain en s'écriant: - Je voisdonc partout cette diablesse, même quand je veille! Ce profond mépris, conçu pourelle, arracha à la pauvre fille un rire d'égarement qui fit tressaillir le jeune chef, et ils'élança vers la croisée. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil se sauva. Elle entendit près d'elleles pas d'un homme qu'elle crut être Montauran; et, pour le fuir, elle ne connut plusd'obstacles, elle eût traversé les murs et volé dans les airs, elle aurait trouvé lechemin <strong>de</strong> l'enfer pour éviter <strong>de</strong> relire en traits <strong>de</strong> flamme ces mots: Il te méprise!écrits sur le front <strong>de</strong> cet homme, et qu'une voix intérieure lui criait alors avec l'éclatd'une trompette. Après avoir marché sans savoir par où elle passait, elle s'arrêta en sesentant pénétrée par un air humi<strong>de</strong>. Effrayée par le bruit <strong>de</strong>s pas <strong>de</strong> plusieurspersonnes, et poussée par la peur, elle <strong>de</strong>scendit un escalier qui la mena au fondd'une cave. Arrivée à la <strong>de</strong>rnière marche, elle prêta l'oreille pour tâcher <strong>de</strong> reconnaîtrela direction que prenaient ceux qui la poursuivaient; mais, malgré <strong>de</strong>s rumeursextérieures assez vives, elle entendit les lugubres gémissements d'une voix humainequi ajoutèrent à son horreur. Un jet <strong>de</strong> lumière parti du haut <strong>de</strong> l'escalier lui fitcraindre que sa retraite ne fût connue <strong>de</strong> ses persécuteurs; et, pour leur échapper,elle trouva <strong>de</strong> nouvelles forces. Il lui fut très difficile <strong>de</strong> s'expliquer, quelques instantsaprès et quand elle recueillit ses idées, par quels moyens elle avait pu grimper sur lepetit mur où elle s'était cachée. Elle ne s'aperçut même pas d'abord <strong>de</strong> la gêne que laposition <strong>de</strong> son corps lui fit éprouver; mais cette gêne finit par <strong>de</strong>venir intolérable, carelle ressemblait, sous l'arceau d'une voûte, à la Vénus accroupie qu'un amateur auraitplacée dans une niche trop étroite. Ce mur assez large et construit en granit formaitune séparation entre le passage d'un escalier et un caveau d'où partaient lesgémissements. Elle vit bientôt un inconnu couvert <strong>de</strong> peaux <strong>de</strong> chèvre <strong>de</strong>scendant au<strong>de</strong>ssousd'elle et tournant sous la voûte sans faire le moindre mouvement quiannonçât une recherche empressée. Impatiente <strong>de</strong> savoir s'il se présenterait quelquechance <strong>de</strong> salut pour elle, ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil attendit avec anxiété que lalumière portée par l'inconnu éclairât le caveau où elle apercevait à terre une masseinforme, mais animée, qui essayait d'atteindre à une certaine partie <strong>de</strong> la muraille par<strong>de</strong>s mouvements violents et répétés, semblables aux brusques contorsions d'unecarpe mise hors <strong>de</strong> l'eau sur la rive.116


Une petite torche <strong>de</strong> résine répandit bientôt sa lueur bleuâtre et incertaine dans lecaveau. Malgré la sombre poésie que l'imagination <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuilrépandait sur ces voûtes qui répercutaient les sons d'une prière douloureuse, elle futobligée <strong>de</strong> reconnaître qu'elle se trouvait dans une cuisine souterraine, abandonnée<strong>de</strong>puis longtemps. Éclairée,la masse informe <strong>de</strong>vint un petit homme très gros dont tous les membres avaient étéattachés avec précaution, mais qui semblait avoir été laissé sur les dalles humi<strong>de</strong>ssans aucun soin par ceux qui s'en étaient emparés. À l'aspect <strong>de</strong> l'étranger tenantd'une main la torche, et <strong>de</strong> l'autre un fagot, le captif poussa un gémissement profondqui attaqua si vivement la sensibilité <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, qu'elle oublia sapropre terreur, son désespoir, la gêne horrible <strong>de</strong> tous ses membres pliés quis'engourdissaient; elle tâcha <strong>de</strong> rester immobile. Le Chouan jeta son fagot dans lacheminée après s'être assuré <strong>de</strong> la solidité d'une vieille crémaillère qui pendait le longd'une haute plaque en fonte, et mit le feu au bois avec sa torche. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong>Verneuil ne reconnut pas alors sans effroi ce rusé Pille-miche auquel sa rivale l'avaitlivrée, et dont la figure, illuminée par la flamme, ressemblait à celle <strong>de</strong> ces petitshommes <strong>de</strong> buis, grotesquement sculptés en Allemagne. La plainte échappée à sonprisonnier produisit un rire immense sur ce visage sillonné <strong>de</strong> ri<strong>de</strong>s et brûlé par lesoleil.- Tu vois, dit-il au patient, que nous autres chrétiens nous ne manquons pas <strong>com</strong>metoi à notre parole. Ce feu-là va te dégourdir les jambes, la langue et les mains. Quien!quien! je ne vois point <strong>de</strong> lèchefrite à te mettre sous les pieds, ils sont si dodus, que lagraisse pourrait éteindre le feu. Ta maison est donc bien mal montée qu'on n'y trouvepas <strong>de</strong> quoi donner au maître toutes ses aises quand il se chauffe.La victime jeta un cri aigu, <strong>com</strong>me si elle eût espéré se faire entendre par <strong>de</strong>là lesvoûtes et attirer un libérateur.- Oh! vous pouvez chanter à gogo, monsieur d'Orgemont! ils sont tous couchés làhaut,et Marche-à-terre me suit, il fermera la porte <strong>de</strong> la cave.Tout en parlant, Pille-miche sondait, du bout <strong>de</strong> sa carabine, le manteau <strong>de</strong> lacheminée, les dalles qui pavaient la cuisine, les murs et les fourneaux, pour essayer<strong>de</strong> découvrir la cachette où l'avare avait mis son or. Cette recherche se faisait avecune telle habileté que d'Orgemont <strong>de</strong>meura silencieux, <strong>com</strong>me s'il eût craint d'avoirété trahi par quelque serviteur effrayé; car, quoiqu'il ne se fût confié à personne, seshabitu<strong>de</strong>s auraient pu donner lieu à <strong>de</strong>s inductions vraies. Pille-miche se retournaitparfois brusquement en regardant sa victime <strong>com</strong>me dans ce jeu où les enfantsessaient <strong>de</strong> <strong>de</strong>viner, par l'expression naïve <strong>de</strong> celui qui a caché un objet convenu, s'ilss'en approchent ou s'ils s'en éloignent. D'Orgemont feignit quelque terreur en voyantle Chouan frappant les fourneaux qui rendirent un son creux, et parut vouloir amuserainsi pendant quelque temps l'avi<strong>de</strong> crédulité <strong>de</strong> Pille-miche. En ce moment, troisautres <strong>Chouans</strong>, qui se précipitèrent dans l'escalier, entrèrent tout à coup dans lacuisine. À l'aspect <strong>de</strong> Marche-à-terre, Pille-miche discontinua sa recherche, après avoirjeté sur d'Orgemont un regard empreint <strong>de</strong> toute la férocité que réveillait son avaricetrompée.- Marie Lambrequin est ressuscité, dit Marche-à-terre en gardant une attitu<strong>de</strong> quiannonçait que tout autre intérêt pâlissait <strong>de</strong>vant une si grave nouvelle.- Ca ne m'étonne pas, répondit Pille-miche, il <strong>com</strong>muniait si souvent! le bon Dieusemblait n'être qu'à lui.117


- Ah! ah! reprit Mène-à-bien, ça lui a servi <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s souliers à un mort. Voilà-t-ilpas qu'il n'avait pas reçu l'absolution avant cette affaire <strong>de</strong> la Pèlerine; il a margaudéla fille à Goguelu, et s'est trouvé sous le coup d'un péché mortel. Donc l'abbé Gudin dit<strong>com</strong>me ça qu'il va rester <strong>de</strong>ux mois <strong>com</strong>me un esprit avant <strong>de</strong> revenir tout à fait! Nousl'avons vu tretous passer <strong>de</strong>vant nous, il est pâle, il est froid, il est léger, il sent lecimetière.- Et Sa Révérence a bien dit que si l'esprit pouvait s'emparer <strong>de</strong> quelqu'un, il s'enferait un <strong>com</strong>pagnon, reprit le quatrième Chouan.La figure grotesque <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier interlocuteur tira Marche-à-terre <strong>de</strong> la rêveriereligieuse où l'avait plongé l'ac<strong>com</strong>plissement d'un miracle que la ferveur pouvait,selon l'abbé Gudin, renouveler chez tout pieux défenseur <strong>de</strong> la Religion et du Roi.- Tu vois, Galope-chopine, dit-il au néophyte avec une certaine gravité, à quoi nousmènent les plus légères omissions <strong>de</strong>s <strong>de</strong>voirs <strong>com</strong>mandés par notre sainte religion.C'est un avis que nous donne sainte Anne d'Auray, d'être inexorables entre nous pourles moindres fautes. Ton cousin Pille-miche a <strong>de</strong>mandé pour toi la surveillance <strong>de</strong>Fougères, le Gars consent à te la confier, et tu seras bien payé; mais tu sais <strong>de</strong> quellefarine nous pétrissons la galette <strong>de</strong>s traîtres?- Oui, monsieur Marche-à-terre.- Tu sais pourquoi je te dis cela. Quelques-uns préten<strong>de</strong>nt que tu aimes le cidre et lesgros sous; mais il ne s'agit pas ici <strong>de</strong> tondre sur les oeufs, il faut n'être qu'à nous.- Révérence parler, monsieur Marche-à-terre, le cidre et les sous sont <strong>de</strong>ux bonneschoses qui n'empêchent point le salut.- Si le cousin fait quelque sottise, dit Pille-miche, ce sera par ignorance.- De quelque manière qu'un malheur vienne, s'écria Marche-à-terre d'un son <strong>de</strong> voixqui fit trembler la voûte, je ne le manquerai pas. - Tu m'en réponds, ajouta-t-il en setournant vers Pille-miche, car s'il tombe en faute, je m'en prendrai à ce qui double tapeau <strong>de</strong> bique.- Mais, sous votre respect, monsieur Marche-à-terre, reprit Galope-chopine, est-cequ'il ne vous est pas souvent arrivé <strong>de</strong> croire que les contre-chuins étaient <strong>de</strong>s chuins.- Mon ami, répliqua Marche-à-terre d'un ton sec, que ca ne t'arrive plus, ou je tecouperais en <strong>de</strong>ux <strong>com</strong>me un navet. Quant aux envoyés du Gars, ils auront son gant.Mais, <strong>de</strong>puis cette affaire <strong>de</strong> la Vivetière, la Gran<strong>de</strong> Garce y boute un ruban vert.Pille-miche poussa vivement le cou<strong>de</strong> <strong>de</strong> son camara<strong>de</strong> en lui montrant d'Orgemontqui feignait <strong>de</strong> dormir; mais Marche-à-terre et Pille-miche savaient par expérience quepersonne n'avait encore sommeillé au coin <strong>de</strong> leur feu; et, quoique les <strong>de</strong>rnièresparoles dites à Galope-chopine eussent été prononcées à voix basse, <strong>com</strong>me ellespouvaient avoir été <strong>com</strong>prises par le patient, les quatre <strong>Chouans</strong> le regardèrent touspendant un moment et pensèrent sans doute que la peur lui avait ôté l'usage <strong>de</strong> sessens. Tout à coup, sur un léger signe <strong>de</strong> Marche-à-terre, Pille-miche ôta les souliers etles bas <strong>de</strong> d'Orgemont, Mène-à-bien et Galope-chopine le saisirent à bras-le-corps, leportèrent au feu; puis Marche-à-terre prit un <strong>de</strong>s liens du fagot, et attacha les pieds<strong>de</strong> l'avare à la crémaillère. L'ensemble <strong>de</strong> ces mouvements et leur incroyable célérité118


firent pousser à la victime <strong>de</strong>s cris qui <strong>de</strong>vinrent déchirants quand Pille-miche eutrassemblé <strong>de</strong>s charbons sous les jambes.- Mes amis, mes bons amis, s'écria d'Orgemont, vous allez me faire mal, je suischrétien <strong>com</strong>me vous.- Tu mens par ta gorge, lui répondit Marche-à-terre. Ton frère a renié Dieu. Quant àtoi, tu as acheté l'abbaye <strong>de</strong> Juvigny. L'abbé Gudin dit que l'on peut, sans scrupule,rôtir les apostats.- Mais, mes frères en Dieu, je ne refuse pas <strong>de</strong> vous payer.- Nous t'avions donné quinze jours, <strong>de</strong>ux mois se sont passés, et voilà Galope-chopinequi n'a rien reçu.- Tu n'as donc rien reçu, Galope-chopine? <strong>de</strong>manda l'avare avec désespoir.- Rin! monsieur d'Orgemont, répondit Galope-chopine effrayé.<strong>Les</strong> cris, qui s'étaient convertis en un grognement, continu <strong>com</strong>me le râle d'unmourant, re<strong>com</strong>mencèrent avec une violence inouïe. Aussi habitués à ce spectaclequ'à voir marcher leurs chiens sans sabots, les quatre <strong>Chouans</strong> contemplaient sifroi<strong>de</strong>ment d'Orgemont qui se tortillait et hurlait, qu'ils ressemblaient à <strong>de</strong>s voyageursattendant <strong>de</strong>vant la cheminée d'une auberge si le rôt est assez cuit pour être mangé.-Je meurs! je meurs! cria la victime.. et vous n'aurez pas mon argent.Malgré la violence <strong>de</strong> ces cris, Pille-miche s'aperçut que le feu ne mordait pas encorela peau; l'on attisa donc très artistement les charbons <strong>de</strong> manière à faire légèrementflamber le feu, d'Orgemont dit alors d'une voix abattue: -Mes amis, déliez-moi. Quevoulez-vous? cent écus, mille écus, dix mille écus, cent mille écus, je vous offre <strong>de</strong>uxcents écus...Cette voix était si lamentable que ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil oublia son propre danger,et laissa échapper une exclamation.- Qui a parlé? <strong>de</strong>manda Marche-à-terre.<strong>Les</strong> <strong>Chouans</strong> jetèrent autour d'eux <strong>de</strong>s regards effarés. Ces hommes, si braves sous labouche meurtrière <strong>de</strong>s canons, ne tenaient pas <strong>de</strong>vant un esprit. Pille-miche seulécoutait sans distraction la confession que <strong>de</strong>s douleurs croissantes arrachaient à savictime.- Cinq cents écus, oui, je les donne, disait l'avare.- Bah! Où sont-ils? lui répondit tranquillement Pille-miche.- Hein, ils sont sous le premier pommier. Sainte Vierge! au fond du jardin, à gauche...Vous êtes <strong>de</strong>s brigands... <strong>de</strong>s voleurs... Ah! je meurs... il y a là dix mille francs.- Je ne veux pas <strong>de</strong>s francs, reprit Marche-à-terre, il nous faut <strong>de</strong>s livres. <strong>Les</strong> écus <strong>de</strong>ta République ont <strong>de</strong>s figures païennes qui n'auront jamais cours.119


- Ils sont en livres, en bons louis d'or. Mais déliez-moi, déliez-moi... vous savez où estma vie... mon trésor.<strong>Les</strong> quatre <strong>Chouans</strong> se regardèrent en cherchant celui d'entre eux auquel ils pouvaientse fier pour l'envoyer déterrer la somme. En ce moment, cette cruauté <strong>de</strong> cannibalesfit tellement horreur à ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, que, sans savoir si le rôle que luiassignait sa figure pâle la préserverait encore <strong>de</strong> tout danger, elle s'écriacourageusement d'un son <strong>de</strong> voix grave: - Ne craignez-vous pas la colère <strong>de</strong> Dieu?Détachez-le, barbares!<strong>Les</strong> <strong>Chouans</strong> levèrent la tête, ils aperçurent dans les airs <strong>de</strong>s yeux qui brillaient<strong>com</strong>me <strong>de</strong>ux étoiles, et s'enfuirent épouvantés. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil sauta dansla cuisine, courut à d'Orgemont, le tira si violemment du feu, que les liens du fagotcédèrent; puis, du tranchant <strong>de</strong> son poignard, elle coupa les cor<strong>de</strong>s avec lesquelles ilavait été garrotté. Quand l'avare fut libre et <strong>de</strong>bout, la première expression <strong>de</strong> sonvisage fut un rire douloureux, mais sardonique.- Allez, allez au pommier, brigands! dit-il. Oh! oh! voilà <strong>de</strong>ux fois que je les leurre,aussi ne me reprendront-ils pas une troisième!En ce moment, une voix <strong>de</strong> femme retentit au <strong>de</strong>hors.Un esprit! un esprit! criait madame du Gua imbéciles, c'est elle. Mille écus à quim'apportera là tête <strong>de</strong> cette catin!Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil pâlit; mais l'avare sourit, lui prit la main, l'attira sous lemanteau <strong>de</strong> la cheminée, l'empêcha <strong>de</strong> laisser les traces <strong>de</strong> son passage en laconduisant <strong>de</strong> manière à ne pas déranger le feu qui n'occupait qu'un très petit espace;il fit partir un ressort, la plaque <strong>de</strong> fonte s'enleva; et quand leurs ennemis <strong>com</strong>munsrentrèrent dans le caveau, la lour<strong>de</strong> porte <strong>de</strong> la cachette était déjà retombée sansbruit. La Parisienne <strong>com</strong>prit alors le but <strong>de</strong>s mouvements <strong>de</strong> carpe qu'elle avait vufaire au malheureux banquier.- Voyez-vous, madame, s'écria Marche-à-terre, l'esprit a pris le Bleu pour <strong>com</strong>pagnon.L'effroi dut être grand, car ces paroles furent suivies d'un si profond silence, qued'Orgemont et sa <strong>com</strong>pagne entendirent les <strong>Chouans</strong> prononçant à voix basse: - AveSancta Anna Auriaca gratia plena, Dominus tecum, etc.- Ils prient, les imbéciles, s'écria d'Orgemont.- N'avez-vous pas peur, dit ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil en interrompant son<strong>com</strong>pagnon, <strong>de</strong> faire découvrir notre...Un rire du vieil avare dissipa les craintes <strong>de</strong> la jeune Parisienne.- La plaque est dans une table <strong>de</strong> granit qui a dix pouces <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>ur. Nous lesentendons, et ils ne nous enten<strong>de</strong>nt pas.Puis il prit doucement la main <strong>de</strong> sa libératrice, la plaça vers une fissure par oùsortaient <strong>de</strong>s bouffées <strong>de</strong> vent frais, et elle <strong>de</strong>vina que cette ouverture avait étépratiquée dans le tuyau <strong>de</strong> la cheminée.120


- Ah! ah! reprit d'Orgemont. Diable! les jambes me cuisent un peu! Cette Jument <strong>de</strong>Charette, <strong>com</strong>me on l'appelle à Nantes, n'est pas assez sotte pour contredire sesfidèles: elle sait bien que, s'ils n'étaient pas si brutes, ils ne se battraient pas contreleurs intérêts. La voilà qui prie aussi. Elle doit être bonne à voir en disant son ave àsainte Anne d'Auray. Elle ferait mieux <strong>de</strong> détrousser quelque diligence pour merembourser les quatre mille francs qu'elle me doit. Avec les intérêts, les frais, ça vabien à quatre mille sept cent quatre-vingts francs et <strong>de</strong>s centimes...La prière finie, les <strong>Chouans</strong> se levèrent et partirent. Le vieux d'Orgemont serra la main<strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, <strong>com</strong>me pour la prévenir que néanmoins le dangerexistait toujours.- Non, madame, s'écria Pille-miche après quelques minutes <strong>de</strong> silence, vous resteriezlà dix ans, ils ne reviendront pas.- Mais elle n'est pas sortie, elle doit être ici, dit obstinément la Jument <strong>de</strong> Charette.- Non, madame, non, ils se sont envolés à travers les murs. Le diable n'a-t-il pas déjàemporté là, <strong>de</strong>vant nous, un assermenté?- Comment! toi, Pille-miche, avare <strong>com</strong>me lui, ne <strong>de</strong>vines-tu pas que le vieux cancreaura bien pu dépenser quelques milliers <strong>de</strong> livres pour construire dans les fondations<strong>de</strong> cette voûte un réduit dont l'entrée est cachée par un secret?L'avare et la jeune fille entendirent un gros rire échappé à Pille-miche.- Ben vrai, dit-il.- Reste ici, reprit madame du Gua. Attends-les à la sortie. Pour un seul coup <strong>de</strong> fusil jete donnerai tout ce que tu trouveras dans le trésor <strong>de</strong> notre usurier. Si tu veux que jete pardonne d'avoir vendu cette fille quand je t'avais dit <strong>de</strong> la tuer, obéis-moi.- Usurier! dit le vieux d'Orgemont, je ne lui ai pourtant prêté qu'à neuf pour cent. Ilest vrai que j'ai une caution hypothécaire! Mais enfin, voyez <strong>com</strong>me elle estreconnaissante! Allez, madame, si Dieu nous punit du mal, le diable est là pour nouspunir du bien, et l'homme placé entre ces <strong>de</strong>ux termes-là, sans rien savoir <strong>de</strong> l'avenir,m'a toujours fait l'effet d'une règle <strong>de</strong> trois dont l'X est introuvable.Il laissa échapper un soupir creux qui lui était particulier, car, en passant par sonlarynx, l'air semblait y rencontrer et attaquer <strong>de</strong>ux vieilles cor<strong>de</strong>s détendues. Le bruitque firent Pille-miche et madame du Gua en sondant <strong>de</strong> nouveau les murs, les voûteset les dalles, parut rassurer d'Orgemont, qui saisit la main <strong>de</strong> sa libératrice pour l'ai<strong>de</strong>rà monter une étroite vis saint-gilles, pratiquée dans l'épaisseur d'un mur en granit.Après avoir gravi une vingtaine <strong>de</strong> marches, la lueur d'une lampe éclaira faiblementleurs têtes. L'avare s'arrêta, se tourna vers sa <strong>com</strong>pagne, en examina le visage<strong>com</strong>me s'il eût regardé, manié et remanié une lettre <strong>de</strong> change douteuse à es<strong>com</strong>pter,et poussa son terrible soupir.- En vous mettant ici, dit-il après un moment <strong>de</strong> silence, je vous ai rembourséintégralement le service que vous m'avez rendu; donc, je ne vois pas pourquoi je vousdonnerais...- Monsieur, laissez-moi là, je ne vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong> rien, dit-elle.121


Ces <strong>de</strong>rniers mots, et peut-être le dédain qu'exprima cette belle figure, rassurèrent lepetit vieillard, car il répondit, non sans un soupir: - Ah! en vous conduisant ici, j'en aitrop fait pour ne pas continuer... Il aida poliment Marie à monter quelques marchesassez singulièrement disposées, et l'introduisit moitié <strong>de</strong> bonne grâce, moitiérechignant, dans un petit cabinet <strong>de</strong> quatre pieds carrés, éclairé par une lampesuspendue à la voûte. Il était facile <strong>de</strong> voir que l'avare avait pris toutes sesprécautions pour passer plus d'un jour dans cette retraite, si les événements <strong>de</strong> laguerre civile l'eussent contraint à y rester longtemps.- N'approchez pas du mur, vous pourriez vous blanchir, dit tout à coup d'Orgemont.Et il mit avec assez <strong>de</strong> précipitation sa main entre le châle <strong>de</strong> la jeune fille et lamuraille, qui semblait fraîchement recrépie. Le geste du vieil avare produisit m effettout contraire à celui qu'il en attendait. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil regarda soudain<strong>de</strong>vant elle, et vit dans un angle une sorte <strong>de</strong> construction dont la forme lui arracha uncri <strong>de</strong> terreur, car elle <strong>de</strong>vina qu'une créature humaine avait été enduite <strong>de</strong> mortier etplacée là <strong>de</strong>bout; d'Orgemont lui fit un signe effrayant pour l'engager à se taire, et sespetits yeux d'un bleu <strong>de</strong> faïence annoncèrent autant d'effroi que ceux <strong>de</strong> sa <strong>com</strong>pagne.- Sotte, croyez-vous que je l'aie assassiné?... C'est mon frère, dit-il en variant sonsoupir d'une manière lugubre. C'est le premier recteur qui se soit assermenté. Voilà leseul asile où il ait été en sûreté contre la fureur <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong> et <strong>de</strong>s autres prêtres.Poursuivre un digne homme qui avait tant d'ordre! C'était mon aîné, lui seul a eu lapatience <strong>de</strong> m'apprendre le calcul décimal. Oh! c'était un bon prêtre! Il avait <strong>de</strong>l'économie et savait amasser. Il y a quatre ans qu'il est mort, je ne sais pas <strong>de</strong> quellemaladie; mais voyez-vous, ces prêtres, ça a l'habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> s'agenouiller <strong>de</strong> temps entemps pour prier, et il n'a peut-être pas pu s'accoutumer à rester ici <strong>de</strong>bout <strong>com</strong>memoi... Je l'ai mis là, autre part ils l'auraient déterré. Un jour je pourrai l'ensevelir enterre sainte, <strong>com</strong>me disait ce pauvre homme, qui ne s'est assermenté que par peur.Une larme roula dans les yeux secs du petit vieillard, dont alors la perruque rousseparut moins lai<strong>de</strong> à la jeune fille, qui détourna les yeux par un secret respect pourcette douleur; mais, malgré cet attendrissement, d'Orgemont lui dit encore: -N'approchez pas du mur, vous...Et ses yeux ne quittèrent pas ceux <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, en espérant ainsil'empêcher d'examiner plus attentivement les parois <strong>de</strong> ce cabinet, où l'air trop raréfiéne suffisait pas au jeu <strong>de</strong>s poumons. Cependant Marie réussit à dérober un coup d'oeilà son argus, et, d'après les bizarres proéminences <strong>de</strong>s murs, elle supposa que l'avareles avait bâtis lui-même avec <strong>de</strong>s sacs d'argent ou d'or. Depuis un moment,d'Orgemont était plongé dans un ravissement grotesque. La douleur que la cuisson luifaisait souffrir aux jambes, et sa terreur en voyant un être humain au milieu <strong>de</strong> sestrésors, se lisaient dans chacune <strong>de</strong> ses ri<strong>de</strong>s; mais en même temps ses yeux ari<strong>de</strong>sexprimaient, par un feu inaccoutumé, la généreuse émotion qu'excitait en lui lepérilleux voisinage <strong>de</strong> sa libératrice, dont la joue rose et blanche attirait le baiser, dontle regard noir et velouté lui amenait au coeur <strong>de</strong>s vagues <strong>de</strong> sang si chau<strong>de</strong>s, qu'il nesavait plus si c'était signe <strong>de</strong> vie ou <strong>de</strong> mort.- Êtes-vous mariée? lui <strong>de</strong>manda-t-il d'une voix tremblante.- Non, dit-elle en souriant.- J'ai quelque chose, reprit-il en poussant son soupir, quoique je ne sois pas aussiriche qu'ils le disent tous. Une jeune fille <strong>com</strong>me vous doit aimer les diamants, les122


ijoux, les équipages, l'or, ajouta-t-il en regardant d'un air effaré autour <strong>de</strong> lui. J'aitout cela à donner, après ma mort. Hé! si vous vouliez...L'oeil du vieillard décelait tant <strong>de</strong> calcul, même dans cet amour éphémère, qu'enagitant sa tête par un mouvement négatif, ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil ne puts'empêcher <strong>de</strong> penser que l'avare ne songeait à l'épouser que pour enterrer son secretdans le coeur d'un autre lui-même.- L'argent, dit-elle en jetant à d'Orgemont un regard plein d'ironie qui le rendit à lafois heureux et fâché, l'argent n'est rien pour moi. Vous seriez trois fois plus riche quevous ne l'êtes, si tout l'or que j'ai refusé était là.- N'approchez pas du m...- Et l'on ne me <strong>de</strong>mandait cependant qu'un regard, ajouta-t-elle avec une incroyablefierté.- Vous avez eu tort, c'était une excellente spéculation. Mais songez donc...- Songez, reprit ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, que je viens d'entendre retentir là une voixdont un seul accent a pour moi plus <strong>de</strong> prix que toutes vos richesses.- Vous ne les connaissez pas...Avant que l'avare n'eût pu l'en empêcher, Marie fit mouvoir, en la touchant du doigt.une petite gravure enluminée qui représentait Louis XV à cheval, et vit tout à coup au<strong>de</strong>ssousd'elle le marquis occupé à charger un tromblon. L'ouverture cachée par lepetit panneau sur lequel l'estampe était collée semblait répondre à quelque ornementdans le plafond <strong>de</strong> la chambre voisine, où sans doute couchait le général royaliste.D'Orgemont repoussa avec la plus gran<strong>de</strong> précaution la vieille estampe, et regarda lajeune fille d'un air sévère.- Ne dites pas un mot, si vous aimez la vie. Vous n'avez pas jeté, lui dit-il à l'oreilleaprès une pause, votre grappin sur un petit bâtiment. Savez-vous que le marquis <strong>de</strong>Montauran possè<strong>de</strong> pour cent mille livres <strong>de</strong> revenus en terres affermées qui n'ont pasencore été vendues. Or, un décret <strong>de</strong>s Consuls, que j'ai lu dans le Primidi <strong>de</strong> l'Ille-et-Vilaine, vient d'arrêter les séquestres. Ah! ah! vous trouvez ce gars-là maintenant plusjoli homme, n'est-ce pas? Vos yeux brillent <strong>com</strong>me <strong>de</strong>ux louis d'or tout neufs.<strong>Les</strong> regards <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil s'étaient fortement animés en entendantrésonner <strong>de</strong> nouveau une voix bien connue. Depuis qu'elle était là, <strong>de</strong>bout, <strong>com</strong>meenfouie dans une mine d'argent, le ressort <strong>de</strong> son âme courbée sous ces événementss'était redressé. Elle semblait avoir pris une résolution sinistre et entrevoir les moyens<strong>de</strong> la mettre à exécution.Chapitre II- On ne revient pas d'un tel mépris, se dit-elle et s'il ne doit plus m'aimer, je veux letuer, aucune femme ne l'aura.- Non, l'abbé, non, s'écriait le jeune chef dont la voix se fit entendre, il faut que celasoit ainsi.123


- Monsieur le marquis, reprit l'abbé Gudin avec hauteur, vous scandaliserez toute laBretagne en donnant ce bal à Saint-James. C'est <strong>de</strong>s prédicateurs, et non <strong>de</strong>sdanseurs qui remueront nos villages. Ayez <strong>de</strong>s fusils et non <strong>de</strong>s violons.- L'abbé, vous avez assez d'esprit pour savoir que ce n'est que dans une assembléegénérale <strong>de</strong> tous nos partisans que je verrai ce que je puis entreprendre avec eux. Undîner me semble plus favorable pour examiner leurs physionomies et connaître leursintentions que tous les espionnages possibles, dont, au surplus, j'ai horreur; nous lesferons causer le verre en main.Marie tressaillit en entendant ces paroles, car elle conçut le projet d'aller à ce bal, et<strong>de</strong> s'y venger.- Me prenez-vous pour un idiot avec votre sermon sur la danse, reprit Montauran. Nefigureriez-vous pas <strong>de</strong> bon coeur dans une chaconne pour vous retrouver rétablis sousvotre nouveau nom <strong>de</strong> Pères <strong>de</strong> la Foi!... Ignorez-vous que les Bretons sortent <strong>de</strong> lamesse pour aller danser! Ignorez-vous aussi que messieurs Hy<strong>de</strong> <strong>de</strong> Neuville etd'Andigné ont eu il y a cinq jours une conférence avec le premier Consul sur laquestion <strong>de</strong> rétablir Sa Majesté Louis XVIII. Si je m'apprête en ce moment pour allerrisquer un coup <strong>de</strong> main si téméraire, c'est uniquement pour ajouter à cesnégociations le poids <strong>de</strong> nos souliers ferrés. Ignorez-vous que tous les chefs <strong>de</strong> laVendée et même Fontaine parlent <strong>de</strong> se soumettre. Ah! monsieur, l'on a évi<strong>de</strong>mmenttrompé les princes sur l'état <strong>de</strong> la France. <strong>Les</strong> dévouements dont on les entretient sont<strong>de</strong>s dévouements <strong>de</strong> position. L'abbé, si j'ai mis le pied dans le sang, je ne veux m'ymettre jusqu'à la ceinture qu'à bon escient. Je me suis dévoué au Roi et non pas àquatre cerveaux brûlés, à <strong>de</strong>s hommes perdus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ttes <strong>com</strong>me Rifoël, à <strong>de</strong>schauffeurs, à...- Dites tout <strong>de</strong> suite, monsieur, à <strong>de</strong>s abbés qui perçoivent <strong>de</strong>s contributions sur legrand chemin pour soutenir la guerre, reprit l'abbé Gudin.- Pourquoi ne le dirais-je pas? répondit aigrement le marquis. Je dirai plus, les tempshéroïques <strong>de</strong> la Vendée sont passés...- Monsieur le marquis, nous saurons faire <strong>de</strong>s miracles sans vous.- Oui, <strong>com</strong>me celui <strong>de</strong> Marie Lambrequin, répondit en riant le marquis. Allons, sansrancune, l'abbé! Je sais que vous payez <strong>de</strong> votre personne, et tirez un Bleu aussi bienque vous dites un oremus. Dieu aidant, j'espère vous faire assister, une mitre en tête,au sacre du Roi.Cette <strong>de</strong>rnière phrase eut sans doute un pouvoir magique sur l'abbé, car on entenditsonner une carabine, et il s'écria: - J'ai cinquante cartouches dans mes poches,monsieur le marquis, et ma vie est au Roi.- Voilà encore un <strong>de</strong> mes débiteurs, dit l'avare à ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil. Je ne parlepas <strong>de</strong> cinq à six cents malheureux écus qu'il m'a empruntés, mais d'une <strong>de</strong>tte <strong>de</strong>sang qui, j'espère, s'acquittera. Il ne lui arrivera jamais autant <strong>de</strong> mal que je lui ensouhaite, à ce sacré jésuite; il avait juré la mort <strong>de</strong> mon frère, et soulevait le payscontre lui. Pourquoi? parce que le pauvre homme avait eu peur <strong>de</strong>s nouvelles lois.Après avoir appliqué son oreille à un certain endroit <strong>de</strong> sa cachette: - <strong>Les</strong> voilà quidécampent, tous ces brigands-là, dit-il. Ils vont faire encore quelque miracle! Pourvu124


qu'ils n'essaient pas <strong>de</strong> me dire adieu <strong>com</strong>me la <strong>de</strong>rnière fois, en mettant le feu à lamaison.Après environ une <strong>de</strong>mi-heure, pendant laquelle ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil etd'Orgemont se regardèrent <strong>com</strong>me si chacun d'eux eût regardé un tableau, la voixru<strong>de</strong> et grossière <strong>de</strong> Galope-chopine cria doucement: - Il n'y a plus <strong>de</strong> danger,monsieur d'Orgemont. Mais cette fois-ci, j'ai ben gagné mes trente écus.- Mon enfant, dit l'avare, jurez-moi <strong>de</strong> fermer les yeux.Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil plaça une <strong>de</strong> ses mains sur ses paupières; mais, pour plus<strong>de</strong> secret, le vieillard souffla la lampe, prit sa libératrice par la main, l'aida à faire septou huit pas dans un passage difficile; au bout <strong>de</strong> quelques minutes, il lui dérangeadoucement la main, elle se vit dans la chambre que le marquis <strong>de</strong> Montauran venait <strong>de</strong>quitter et qui était celle <strong>de</strong> l'avare.- Ma chère enfant, lui dit le vieillard, vous pouvez partir. Ne regar<strong>de</strong>z pas ainsi autour<strong>de</strong> vous. Vous n'avez sans doute pas d'argent? Tenez, voici dix écus; il y en a <strong>de</strong>rognés, mais ils passeront. En sortant du jardin, vous trouverez un sentier qui conduità la ville, ou, <strong>com</strong>me on dit maintenant, au District. Mais les <strong>Chouans</strong> sont à Fougères,il n'est pas présumable que vous puissiez y rentrer <strong>de</strong> sitôt; ainsi, vous pourrez avoirbesoin d'un sûr asile. Retenez bien ce que je vais vous dire, et n'en profitez que dansun extrême danger. Vous verrez sur le chemin qui mène au Nid-au-crocs par le val <strong>de</strong>Gibarry une ferme où <strong>de</strong>meure le Grand-Cibot, dit Galope-chopine, entrez-y en disantà sa femme: - bonjour, Bécanière! et Barbette vous cachera. Si Galope-chopine vousdécouvrait, ou il vous prendra pour l'esprit, s'il fait nuit; ou dix écus l'attendriront, s'ilfait jour. Adieu! nos <strong>com</strong>ptes sont soldés. Si vous vouliez, dit-il en montrant par ungeste les champs qui entouraient sa maison, tout cela serait à vous!Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil jeta un regard <strong>de</strong> remerciement à cet être singulier, etréussit à lui arracher un soupir dont les tons furent très variés.- Vous me rendrez sans doute mes dix écus, remarquez bien que je ne parle pasd'intérêts, vous les remettrez à mon crédit chez maître Patrat, le notaire <strong>de</strong> Fougèresqui, si vous le vouliez, ferait notre contrat, beau trésor. Adieu.- Adieu, dit-elle en souriant et le saluant <strong>de</strong> la main.- S'il vous faut <strong>de</strong> l'argent, lui cria-t-il, je vous en prêterai à cinq! Oui, à cinqseulement. Ai-je dit cinq? Elle était partie. - Ca m'a l'air d'être une bonne fille;cependant, je changerai le secret <strong>de</strong> ma cheminée. Puis il prit un pain <strong>de</strong> douze livres,un jambon et rentra dans sa cachette.Lorsque ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil marcha dans la campagne, elle crut renaître, lafraîcheur du matin ranima son visage qui <strong>de</strong>puis quelques heures lui semblait frappépar une atmosphère brûlante. Elle essaya <strong>de</strong> trouver le sentier indiqué par l'avare;mais, <strong>de</strong>puis le coucher <strong>de</strong> la lune, l'obscurité était <strong>de</strong>venue si forte, qu'elle fut forcéed'aller au hasard. Bientôt la crainte <strong>de</strong> tomber dans les précipices la prit au coeur, etlui sauva la vie; car elle s'arrêta tout à coup en pressentant que la terre lui manqueraitsi elle faisait un pas <strong>de</strong> plus. Un vent plus frais qui caressait ses cheveux, le murmure<strong>de</strong>s eaux, l'instinct, tout servit à lui indiquer qu'elle se trouvait au bout <strong>de</strong>s rochers <strong>de</strong>Saint-Sulpice. Elle passa les bras autour d'un arbre, et attendit l'aurore en <strong>de</strong> vivesanxiétés, car elle entendait un bruit d'armes, <strong>de</strong> chevaux et <strong>de</strong> voix humaines. Elle125


endit grâces à la nuit qui la préservait du danger <strong>de</strong> tomber entre les mains <strong>de</strong>s<strong>Chouans</strong>, si, <strong>com</strong>me le lui avait dit l'avare, ils entouraient Fougères.Semblables à <strong>de</strong>s feux nuitamment allumés pour un signal <strong>de</strong> liberté, quelques lueurslégèrement pourprées passèrent par-<strong>de</strong>ssus les montagnes dont les basesconservèrent <strong>de</strong>s teintes bleuâtres qui contrastèrent avec les nuages <strong>de</strong> rosée flottantsur les vallons. Bientôt un disque <strong>de</strong> rubis s'éleva lentement à l'horizon, les cieux lereconnurent; les acci<strong>de</strong>nts du paysage, le clocher <strong>de</strong> Saint-Léonard, les rochers, lesprés ensevelis dans l'ombre reparurent insensiblement et les arbres situés sur lescimes se <strong>de</strong>ssinèrent dans ses feux naissants. Le soleil se dégagea par un gracieuxélan du milieu <strong>de</strong> ses rubans <strong>de</strong> feu, d'ocre et <strong>de</strong> saphir. Sa vive lumière s'harmonisapar lignes égales, <strong>de</strong> colline en colline, déborda <strong>de</strong> vallons en vallons. <strong>Les</strong> ténèbres sedissipèrent, le jour accabla la nature. Une brise piquante frissonna dans l'air, lesoiseaux chantèrent, la vie se réveilla partout. Mais à peine la jeune fille avait-elle eu letemps d'abaisser ses regards sur les masses <strong>de</strong> ce paysage si curieux, que, par unphénomène assez fréquent dans ces fraîches contrées, <strong>de</strong>s vapeurs s'étendirent ennappes, <strong>com</strong>blèrent les vallées, montèrent jusqu'aux plus hautes collines, ensevelirentce riche bassin sous un manteau <strong>de</strong> neige. Bientôt ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil crutrevoir une <strong>de</strong> ces mers <strong>de</strong> glace qui meublent les Alpes. Puis cette nuageuseatmosphère roula <strong>de</strong>s vagues <strong>com</strong>me l'Océan, souleva <strong>de</strong>s lames impénétrables qui sebalancèrent avec mollesse, ondoyèrent, tourbillonnèrent violemment, contractèrentaux rayons du soleil <strong>de</strong>s teintes d'un rose vif, en offrant çà et là les transparences d'unlac d'argent flui<strong>de</strong>. Tout à coup le vent du nord souffla sur cette fantasmagorie etdissipa les brouillards qui déposèrent une rosée pleine d'oxy<strong>de</strong> sur les gazons.Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil put alors apercevoir une immense masse brune placée surles rochers <strong>de</strong> Fougères. Sept à huit cents <strong>Chouans</strong> armés s'agitaient dans le faubourgSaint-Sulpice <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s fourmis dans une fourmilière. <strong>Les</strong> environs du châteauoccupés par trois mille hommes arrivés <strong>com</strong>me par magie furent attaqués avec fureur.Cette ville endormie, malgré ses remparts verdoyants et ses vieilles tours grises,aurait suc<strong>com</strong>bé, si Hulot n'eût pas veillé. Une batterie cachée sur une éminence quise trouve au fond <strong>de</strong> la cuvette que forment les remparts, répondit au premier feu <strong>de</strong>s<strong>Chouans</strong> en les prenant en écharpe sur le chemin du château. La mitraille nettoya laroute, et la balaya. Puis, une <strong>com</strong>pagnie sortit <strong>de</strong> la porte Saint-Sulpice, profita <strong>de</strong>l'étonnement <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong>, se mit en bataille sur le chemin et <strong>com</strong>mença sur eux unfeu meurtrier. <strong>Les</strong> <strong>Chouans</strong> n'essayèrent pas <strong>de</strong> résister, en voyant les remparts duchâteau se couvrir <strong>de</strong> soldats <strong>com</strong>me si l'art du machiniste y eût appliqué <strong>de</strong>s lignesbleues, et le feu <strong>de</strong> la forteresse protéger celui <strong>de</strong>s tirailleurs républicains. Cependantd'autres <strong>Chouans</strong>, maîtres <strong>de</strong> la petite vallée du Nançon, avaient gravi les galeries durocher et parvenaient à la Promena<strong>de</strong>, où ils montèrent; elle fut couverte <strong>de</strong> peaux <strong>de</strong>bique qui lui donnèrent l'apparence d'un toit <strong>de</strong> chaume bruni par le temps. Au mêmemoment, <strong>de</strong> violentes détonations se firent entendre dans la partie <strong>de</strong> la ville quiregardait la vallée du Couësnon. Évi<strong>de</strong>mment Fougères, attaqué sur tous les points,était entièrement cerné. Le feu qui se manifesta sur le revers oriental du rocherprouvait même que les <strong>Chouans</strong> incendiaient les faubourgs. Cependant lesflammèches qui s'élevaient <strong>de</strong>s toits <strong>de</strong> genêt ou <strong>de</strong> bar<strong>de</strong>au cessèrent bientôt, etquelques colonnes <strong>de</strong> fumée noire indiquèrent que l'incendie s'éteignait. Des nuagesblancs et bruns dérobèrent encore une fois cette scène à ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil,mais le vent dissipa bientôt ce brouillard <strong>de</strong> poudre. Déjà, le <strong>com</strong>mandant républicainavait fait changer la direction <strong>de</strong> sa batterie <strong>de</strong> manière à pouvoir prendresuccessivement en file la vallée du Nançon, le sentier <strong>de</strong> la Reine et le rocher, quanddu haut <strong>de</strong> la Promena<strong>de</strong>, il vit ses premiers ordres admirablement bien exécutés.Deux pièces placées au poste <strong>de</strong> la porte Saint-Léonard abattirent la fourmilière <strong>de</strong><strong>Chouans</strong> qui s'étaient emparés <strong>de</strong> cette position; tandis que les gar<strong>de</strong>s nationaux <strong>de</strong>Fougères, accourus en hâte sur la place <strong>de</strong> l'Église, achevèrent <strong>de</strong> chasser l'ennemi.126


Ce <strong>com</strong>bat ne dura pas une <strong>de</strong>mi-heure et ne coûta pas cent hommes aux Bleus. Déjà,dans toutes les directions, les <strong>Chouans</strong> battus et écrasés se retiraient d'après lesordres réitérés du Gars, dont le hardi coup <strong>de</strong> main échouait, sans qu'il le sût, parsuite <strong>de</strong> l'affaire <strong>de</strong> la Vivetière qui avait si secrètement ramené Hulot à Fougères.L'artillerie n'y était arrivée que pendant cette nuit, car la seule nouvelle d'un transport<strong>de</strong> munitions aurait suffi pour faire abandonner par Montauran cette entreprise qui,éventée, ne pouvait avoir qu'une mauvaise issue. En effet, Hulot désirait autantdonner une leçon sévère au Gars, que le Gars pouvait souhaiter <strong>de</strong> réussir dans sapointe pour influer sur les déterminations du premier Consul. Au premier coup <strong>de</strong>canon, le marquis <strong>com</strong>prit donc qu'il y aurait <strong>de</strong> la folie à poursuivre par amour-propreune surprise manquée. Aussi, pour ne pas faire tuer inutilement ses <strong>Chouans</strong>, se hâtat-ild'envoyer sept ou huit émissaires porter <strong>de</strong>s instructions pour opérer promptementla retraite sur tous les points. Le <strong>com</strong>mandant, ayant aperçu son adversaire entouréd'un nombreux conseil au milieu duquel était madame du Gua, essaya <strong>de</strong> tirer sur euxune volée sur le rocher <strong>de</strong> Saint-Sulpice; mais la place avait été trop habilementchoisie pour que le jeune chef n'y lût pas en sûreté. Hulot changea <strong>de</strong> rôle tout à coup,et d'attaqué <strong>de</strong>vint agresseur. Aux premiers mouvements qui indiquèrent lesintentions du marquis, la <strong>com</strong>pagnie placée sous les murs du château se mit en <strong>de</strong>voir<strong>de</strong> couper la retraite aux <strong>Chouans</strong> en s'emparant <strong>de</strong>s issues supérieures <strong>de</strong> la valléedu Nançon.Malgré sa haine, ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil épousa la cause <strong>de</strong>s hommes que<strong>com</strong>mandait son amant, et se tourna vivement vers l'autre issue pour voir si elle étaitlibre; mais elle aperçut les Bleus, sans doute vainqueurs <strong>de</strong> l'autre côté <strong>de</strong> Fougères,qui revenaient <strong>de</strong> la vallée du Couësnon par le Val-<strong>de</strong>-Gibarry pour s'emparer du Nidau-Crocset <strong>de</strong> la partie <strong>de</strong>s rochers Saint-Sulpice où se trouvaient les issuesinférieures <strong>de</strong> la vallée du Nançon. Ainsi les <strong>Chouans</strong>, renfermés dans l'étroite prairie<strong>de</strong> cette gorge, semblaient <strong>de</strong>voir périr jusqu'au <strong>de</strong>rnier, tant les prévisions du vieux<strong>com</strong>mandant républicain avaient été justes et ses mesures habilement prises Mais surces <strong>de</strong>ux points, les canons qui avaient si bien servi Hulot furent impuissants, il s'yétablit <strong>de</strong>s luttes acharnées, et la ville <strong>de</strong> Fougères une fois préservée, l'affaire prit lecaractère d'un engagement auquel les <strong>Chouans</strong> étaient habitués. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong>Verneuil <strong>com</strong>prit alors la présence <strong>de</strong>s masses d'hommes qu'elle avait aperçues dansla campagne, la réunion <strong>de</strong>s chefs chez d'Orgemont et tous les événements <strong>de</strong> cettenuit, sans savoir <strong>com</strong>ment elle avait pu échapper à tant <strong>de</strong> dangers. Cette entreprise,dictée par le désespoir, l'intéressa si vivement qu'elle resta immobile à contempler lestableaux animés qui s'offrirent à ses regards. Bientôt, le <strong>com</strong>bat qui avait lieu au bas<strong>de</strong>s montagnes <strong>de</strong> Saint-Sulpice eut, pour elle, un intérêt <strong>de</strong> plus. En voyant les Bleuspresque maîtres <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong>, le marquis et ses amis s'élancèrent dans la vallée duNançon afin <strong>de</strong> leur porter du secours. Le pied <strong>de</strong>s roches fut couvert d'une multitu<strong>de</strong><strong>de</strong> groupes furieux où se décidèrent <strong>de</strong>s questions <strong>de</strong> vie et <strong>de</strong> mort sur un terrain etavec <strong>de</strong>s armes plus favorables aux Peaux-<strong>de</strong>-bique. Insensiblement, cette arènemouvante s'étendit dans l'espace. <strong>Les</strong> <strong>Chouans</strong>, en s'égaillant, envahirent les rochersà l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>s arbustes qui y croissent çà et là. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil eut un momentd'effroi en voyant un peu tard ses ennemis remontés sur les sommets, où ilsdéfendirent avec fureur les sentiers dangereux par lesquels on y arrivait. Toutes lesissues <strong>de</strong> cette montagne étant occupées par les <strong>de</strong>ux partis, elle eut peur <strong>de</strong> setrouver au milieu d'eux, elle quitta le gros arbre <strong>de</strong>rrière lequel elle s'était tenue, et semit à fuir en pensant à mettre à profit les re<strong>com</strong>mandations du vieil avare. Après avoircouru pendant longtemps sur le versant <strong>de</strong>s montagnes <strong>de</strong> Saint-Sulpice qui regar<strong>de</strong>la gran<strong>de</strong> vallée du Couësnon, elle aperçut <strong>de</strong> loin une étable et jugea qu'elledépendait <strong>de</strong> la maison <strong>de</strong> Galopechopine, qui <strong>de</strong>vait avoir laissé sa femme toute seulependant le <strong>com</strong>bat. Encouragée par ces suppositions, ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil espéraêtre bien reçue dans cette habitation, et pouvoir y passer quelques heures, jusqu'à ce127


qu'il lui fût possible <strong>de</strong> retourner sans danger à Fougères. Selon toute apparence,Hulot allait triompher. <strong>Les</strong> <strong>Chouans</strong> fuyaient si rapi<strong>de</strong>ment qu'elle entendit <strong>de</strong>s coups<strong>de</strong> feu tout autour d'elle, et la peur d'être atteinte par quelques balles lui fitpromptement gagner la chaumière dont la cheminée lui servait <strong>de</strong> jalon. Le sentierqu'elle avait suivi aboutissait à une espèce <strong>de</strong> hangar dont le toit, couvert en genêt,était soutenu par quatre gros arbres encore garnis <strong>de</strong> leurs écorces. Un mur en torchisformait le fond <strong>de</strong> ce hangar, sous lequel se trouvaient un pressoir à cidre, une aire àbattre le sarrasin, et quelques instruments aratoires. Elle s'arrêta contre l'un <strong>de</strong> cespoteaux sans se déci<strong>de</strong>r à franchir le marais fangeux qui servait <strong>de</strong> cour à cettemaison que, <strong>de</strong> loin, en véritable Parisienne, elle avait prise pour une étable.Cette cabane, garantie <strong>de</strong>s vents du nord par une éminence qui s'élevait au-<strong>de</strong>ssus dutoit et à laquelle elle s'appuyait, ne manquait pas <strong>de</strong> poésie, car <strong>de</strong>s pousses d'ormes,<strong>de</strong>s bruyères et les fleurs du rocher la couronnaient <strong>de</strong> leurs guirlan<strong>de</strong>s. Un escalierchampêtre pratiqué entre le hangar et la maison permettait aux habitants d'allerrespirer un air pur sur le haut <strong>de</strong> cette roche. À gauche <strong>de</strong> la cabane, l'éminences'abaissait brusquement, et laissait voir une suite <strong>de</strong> champs dont le premierdépendait sans doute <strong>de</strong> cette ferme. Ces champs <strong>de</strong>ssinaient <strong>de</strong> gracieux bocagesséparés par <strong>de</strong>s haies en terre, plantées d'arbres, et dont la première achevaitl'enceinte <strong>de</strong> la cour. Le chemin qui conduisait à ces champs était fermé par un grostronc d'arbre à moitié pourri, clôture bretonne dont le nom fournira plus tard unedigression qui achèvera <strong>de</strong> caractériser ce pays. Entre l'escalier creusé dans lesschistes et le sentier fermé par ce gros arbre, <strong>de</strong>vant le marais et sous cette rochependante, quelques pierres <strong>de</strong> granit grossièrement taillées, superposées les unes auxautres, formaient les quatre angles <strong>de</strong> cette chaumière, et maintenaient le mauvaispisé, les planches et les cailloux dont étaient bâties les murailles. Une moitié du toitcouverte <strong>de</strong> genêt en guise <strong>de</strong> paille, et l'autre en bar<strong>de</strong>au, espèce <strong>de</strong> merrain taillé enforme d'ardoise annonçaient <strong>de</strong>ux divisions; et, en effet, l'une close par une méchanteclaie servait d'étable, et les maîtres habitaient l'autre. Quoique cette cabane dût auvoisinage <strong>de</strong> la ville quelques améliorations <strong>com</strong>plètement perdues à <strong>de</strong>ux lieues plusloin, elle expliquait bien l'instabilité <strong>de</strong> la vie à laquelle les guerres et les usages <strong>de</strong> laFéodalité avaient si fortement subordonné les moeurs du serf, qu'aujourd'huibeaucoup <strong>de</strong> paysans appellent encore en ces contrées une <strong>de</strong>meure, le châteauhabité par leurs seigneurs. Enfin, en examinant ces lieux avec un étonnement assezfacile à concevoir, ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil remarqua çà et là, dans la fange <strong>de</strong> lacour, <strong>de</strong>s fragments <strong>de</strong> granit disposés <strong>de</strong> manière à tracer vers l'habitation un cheminqui présentait plus d'un danger; mais en entendant le bruit <strong>de</strong> la mousqueterie qui serapprochait sensiblement, elle sauta <strong>de</strong> pierre en pierre, <strong>com</strong>me si elle traversait unruisseau, pour <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r un asile. Cette maison était fermée par une <strong>de</strong> ces portes quise <strong>com</strong>posent <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux parties séparées, dont l'inférieure est en bois plein et massif, etdont la supérieure est défendue par un volet qui sert <strong>de</strong> fenêtre. Dans plusieursboutiques <strong>de</strong> certaines petites villes en France, on voit le type <strong>de</strong> cette porte, maisbeaucoup plus orné et armé à la partie inférieure d'une sonnette d'alarme; celle-cis'ouvrait au moyen d'un loquet <strong>de</strong> bois digne <strong>de</strong> l'âge d'or, et la partie supérieure nese fermait que pendant la nuit, car le jour ne pouvait pénétrer dans la chambre quepar cette ouverture. Il existait bien une grossière croisée, mais ses vitresressemblaient à <strong>de</strong>s fonds <strong>de</strong> bouteille, et les massives branches <strong>de</strong> plomb qui lesretenaient prenaient tant <strong>de</strong> place qu'elle semblait plutôt <strong>de</strong>stinée à intercepter qu'àlaisser passer la lumière. Quand ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil fit tourner la porte sur sesgonds criards, elle sentit d'effroyables vapeurs alcalines sorties par bouffées <strong>de</strong> cettechaumière, et vit que les quadrupè<strong>de</strong>s avaient ruiné à coups <strong>de</strong> pieds le mur intérieurqui les séparait <strong>de</strong> la chambre. Ainsi l'intérieur <strong>de</strong> la ferme, car c'était une ferme, n'endémentait pas l'extérieur. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil se <strong>de</strong>mandait s'il était possibleque <strong>de</strong>s êtres humains vécussent dans cette fange organisée, quand un petit gars en128


haillons et qui paraissait avoir huit ou neuf ans, lui présenta tout à coup sa figurefraîche, blanche et rose, <strong>de</strong>s joues bouffies, <strong>de</strong>s yeux vifs, <strong>de</strong>s <strong>de</strong>nts d'ivoire et unechevelure blon<strong>de</strong> qui tombait par écheveaux sur ses épaules <strong>de</strong>mi-nues; ses membresétaient vigoureux, et son attitu<strong>de</strong> avait cette grâce d'étonnement, cette naïvetésauvage qui agrandit les yeux <strong>de</strong>s enfants. Ce petit gars était sublime <strong>de</strong> beauté.- Où est ta mère? dit Marie d'une voix douce et en se baissant pour lui baiser les yeux.Après avoir reçu le baiser, l'enfant glissa <strong>com</strong>me une anguille, et disparut <strong>de</strong>rrière untas <strong>de</strong> fumier qui se trouvait entre le sentier et la maison, sur la croupe <strong>de</strong> l'éminence.En effet, <strong>com</strong>me beaucoup <strong>de</strong> cultivateurs bretons, Galope-chopine mettait, par unsystème d'agriculture qui leur est particulier, ses engrais dans <strong>de</strong>s lieux élevés, ensorte que quand ils s'en servent, les eaux pluviales les ont dépouillés <strong>de</strong> toutes leursqualités. Maîtresse du logis pour quelques instants, Marie en eut promptement faitl'inventaire. La chambre où elle attendait Barbette <strong>com</strong>posait toute la maison. L'objetle plus apparent et le plus pompeux était une immense cheminée dont le manteauétait formé par une pierre <strong>de</strong> granit bleu. L'étymologie <strong>de</strong> ce mot avait sa preuve dansun lambeau <strong>de</strong> serge verte bordée d'un ruban vert pâle, découpée en rond, quipendait le long <strong>de</strong> cette tablette au milieu <strong>de</strong> laquelle s'élevait une bonne vierge enplâtre colorié. Sur le socle <strong>de</strong> la statue, ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil lut <strong>de</strong>ux vers d'unepoésie religieuse fort répandue dans le pays:Je suis la Mère <strong>de</strong> Dieu, Protectrice <strong>de</strong> ce lieu.Derrière la vierge une effroyable image tachée <strong>de</strong> rouge et <strong>de</strong> bleu, sous prétexte <strong>de</strong>peinture, représentait saint Labre. Un lit <strong>de</strong> serge verte, dit en tombeau, une informecouchette d'enfant, un rouet, <strong>de</strong>s chaises grossières, un bahut sculpté garni <strong>de</strong>quelques ustensiles, <strong>com</strong>plétaient, à peu <strong>de</strong> chose près, le mobilier <strong>de</strong> Galope-chopine.Devant la croisée, se trouvait une longue table <strong>de</strong> châtaignier ac<strong>com</strong>pagnée <strong>de</strong> <strong>de</strong>uxbancs en même bois, auxquels le jour <strong>de</strong>s vitres donnait les sombres teintes <strong>de</strong>l'acajou vieux. Une immense pièce <strong>de</strong> cidre, sous le bondon <strong>de</strong> laquelle ma<strong>de</strong>moiselle<strong>de</strong> Verneuil remarqua une boue jaunâtre dont l'humidité dé<strong>com</strong>posait le plancherquoiqu'il fût formé <strong>de</strong> morceaux <strong>de</strong> granit assemblés par un argile roux, prouvait quele maître du logis n'avait pas volé son surnom <strong>de</strong> Chouan. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuilleva les yeux <strong>com</strong>me pour fuir ce spectacle, et alors, il lui sembla avoir vu toutes leschauves-souris <strong>de</strong> la terre, tant étaient nombreuses les toiles d'araignées quipendaient au plancher. Deux énormes pichés, pleins <strong>de</strong> cidre, se trouvaient sur lalongue table. Ces ustensiles sont <strong>de</strong>s espèces <strong>de</strong> cruches en terre brune, dont lemodèle existe dans plusieurs pays <strong>de</strong> la France, et qu'un Parisien peut se figurer ensupposant aux pots dans lesquels les gourmets servent le beurre <strong>de</strong> Bretagne, unventre plus arrondi, verni par places inégales et nuancé <strong>de</strong> taches fauves <strong>com</strong>mecelles <strong>de</strong> quelques coquillages. Cette cruche est terminée par une espèce <strong>de</strong> gueule,assez semblable à la tête d'une grenouille prenant l'air hors <strong>de</strong> l'eau. L'attention <strong>de</strong>Marie avait fini par se porter sur ces <strong>de</strong>ux pichés; mais le bruit du <strong>com</strong>bat, qui <strong>de</strong>vinttout à coup plus distinct, la força <strong>de</strong> chercher un endroit propre à se cacher sansattendre Barbette, quand cette femme se montra tout à coup.- Bonjour, Bécanière, lui dit-elle en retenant un sourire involontaire à l'aspect d'unefigure qui ressemblait assez aux têtes que les architectes placent <strong>com</strong>me ornementaux clefs <strong>de</strong>s croisées.- Ah! ah! vous venez d'Orgemont, répondit Barbette d'un air peu empressé.- Où allez-vous me mettre? car voici les <strong>Chouans</strong>...129


- Là, reprit Barbette, aussi stupéfaite <strong>de</strong> la beauté que <strong>de</strong> l'étrange accoutrementd'une créature qu'elle n'osait <strong>com</strong>prendre parmi celles <strong>de</strong> son sexe. Là! dans lacachette du prêtre.Elle la conduisit à la tête <strong>de</strong> son lit, la fit entrer dans la ruelle; mais elles furent toutinterdites, en croyant entendre un inconnu qui sauta dans le marais. Barbette eut àpeine le temps <strong>de</strong> détacher un ri<strong>de</strong>au du lit et d'y envelopper Marie, qu'elle se trouvaface à face avec un Chouan fugitif.- La vieille, où peut-on se cacher ici? Je suis le <strong>com</strong>te <strong>de</strong> Bauvan.Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil tressaillit en reconnaissant la voix du convive dont quelquesparoles, restées un secret pour elle, avaient causé la catastrophe <strong>de</strong> la Vivetière.- Hélas! vous voyez, monseigneur. Il n'y a rin ici! Ce que je peux faire <strong>de</strong> mieux est <strong>de</strong>sortir, je veillerai. Si les Bleus viennent, j'avertirai. Si je restais et qu'ils metrouvassent avec vous, ils brûleraient ma maison.Et Barbette sortit, car elle n'avait pas assez d'intelligence pour concilier les intérêts <strong>de</strong><strong>de</strong>ux ennemis ayant un droit égal à la cachette, en vertu du double rôle que jouait sonmari.- J'ai <strong>de</strong>ux coups à tirer, dit le <strong>com</strong>te avec désespoir; mais ils m'ont déjà dépassé.Bah! j'aurais bien du malheur si, en revenant par ici, il leur prenait fantaisie <strong>de</strong>regar<strong>de</strong>r sous le lit.Il déposa légèrement son fusil auprès <strong>de</strong> la colonne où Marie se tenait <strong>de</strong>boutenveloppée dans la serge verte, et il se baissa pour s'assurer s'il pouvait passer sousle lit. Il allait infailliblement voir les pieds <strong>de</strong> la réfugiée, qui, dans ce momentdésespéré, saisit le fusil, sauta vivement dans la chaumière, et menaça le <strong>com</strong>te; maisil partit d'un éclat <strong>de</strong> rire en la reconnaissant; car, pour se cacher, Marie avait quittéson vaste chapeau <strong>de</strong> Chouan, et ses cheveux s'échappaient en grosses touffes <strong>de</strong><strong>de</strong>ssous une espèce <strong>de</strong> résille en <strong>de</strong>ntelle.- Ne riez pas, <strong>com</strong>te, vous êtes mon prisonnier. Si vous faites un geste, vous saurezce dont est capable une femme offensée.Au moment où le <strong>com</strong>te et Marie se regardaient avec <strong>de</strong> bien diverses émotions, <strong>de</strong>svoix confuses criaient dans les rochers: - Sauvez le Gars! Égaillez-vous! sauvez leGars! Égaillez-vous!...La voix <strong>de</strong> Barbette domina le tumulte extérieur et fut entendue dans la chaumièreavec <strong>de</strong>s sensations bien différentes par les <strong>de</strong>ux ennemis, car elle parlait moins à sonfils qu'à eux.- Ne vois-tu pas les Bleus? s'écriait aigrement Barbette. Viens-tu ici, petit méchantgars, ou je vais à toi! Veux-tu donc attraper <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> fusil. Allons, sauve-toivitement.Pendant tous ces petits événements qui se passèrent rapi<strong>de</strong>ment, un Bleu sauta dansle marais.- Beau-pied, lui cria ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil.130


Beau-pied accourut à cette voix et ajusta le <strong>com</strong>te un peu mieux que ne le faisait salibératrice.- Aristocrate, dit le malin soldat, ne bouge pas ou je te démolis <strong>com</strong>me la Bastille, en<strong>de</strong>ux temps.- Monsieur Beau-pied, reprit ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil d'une voix caressante, vous merépon<strong>de</strong>z <strong>de</strong> ce prisonnier. Faites <strong>com</strong>me vos voudrez, mais il faudra me le rendre sainet sauf à Fougères.- Suffit, madame.- La route jusqu'à Fougères est-elle libre maintenant?- Elle est sûre, à moins que les <strong>Chouans</strong> ne ressuscitent.Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil s'arma gaiement du léger fusil <strong>de</strong> chasse, sourit avec ironieen disant à son prisonnier: - Adieu, monsieur le <strong>com</strong>te, au revoir! et s'élança dans lesentier après avoir repris son large chapeau.- J'apprends un peu trop tard, dit amèrement le <strong>com</strong>te <strong>de</strong> Bauvan, qu'il ne faut jamaisplaisanter avec l'honneur <strong>de</strong> celles qui n'en ont plus.- Aristocrate, s'écria durement Beau-pied, si tu ne veux pas que je t'envoie dans tonci-<strong>de</strong>vant paradis, ne dis rien contre cette belle dame.Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil revint à Fougères par les sentiers qui joignent les roches <strong>de</strong>Saint-Sulpice au Nid-au-crocs. Quand elle atteignit cette <strong>de</strong>rnière éminence et qu'ellecourut à travers le chemin tortueux pratiqué sur les aspérités du granit, elle admiracette jolie petite vallée du Nançon naguère si turbulente, alors parfaitement tranquille.Vu <strong>de</strong> là, le vallon ressemblait à une rue <strong>de</strong> verdure. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil rentrapar la porte Saint-Léonard, à laquelle aboutissait ce petit sentier. <strong>Les</strong> habitants,encore inquiets du <strong>com</strong>bat qui, d'après les coups <strong>de</strong> fusil entendus dans le lointain,semblait <strong>de</strong>voir durer pendant la journée, y attendaient le retour <strong>de</strong> la gar<strong>de</strong> nationalepour reconnaître l'étendue <strong>de</strong> leurs pertes. En voyant cette fille dans son bizarrecostume, les cheveux en désordre, un fusil à la main, son châle et sa robe frottéscontre les murs, souillés par la boue et mouillés <strong>de</strong> rosée, la curiosité <strong>de</strong>s Fougeraisfut d'autant plus vivement excitée, que le pouvoir, la beauté, la singularité <strong>de</strong> cetteParisienne, défrayaient déjà toutes leurs conversations.Francine, en proie à d'horribles inquiétu<strong>de</strong>s, avait attendu sa maîtresse pendant toutela nuit; et quand elle la revit, elle voulut parler, mais un geste amical lui imposasilence.- Je ne suis pas morte, mon enfant, dit Marie. Ah! je voulais <strong>de</strong>s émotions en partant<strong>de</strong> Paris?.. j'en ai eu, ajouta-t-elle après une pause.Francine voulut sortir pour <strong>com</strong>man<strong>de</strong>r un repas, en faisant observer à sa maîtressequ'elle <strong>de</strong>vait en avoir grand besoin.- Oh! dit ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, un bain, un bain! La toilette avant tout.131


Francine ne fut pas médiocrement surprise d'entendre sa maîtresse lui <strong>de</strong>mandant lesmo<strong>de</strong>s les plus élégantes <strong>de</strong> celles qu'elle avait emballées. Après avoir déjeuné, Mariefit sa toilette avec la recherche et les soins minutieux qu'une femme met à cetteoeuvre capitale, quand elle doit se montrer aux yeux d'une personne chère, au milieud'un bal. Francine ne s'expliquait point la gaieté moqueuse <strong>de</strong> sa maîtresse. Ce n'étaitpas la joie <strong>de</strong> l'amour, une femme ne se trompe pas à cette expression, c'était unemalice concentrée d'assez mauvais augure. Marie drapa elle-même les ri<strong>de</strong>aux <strong>de</strong> lafenêtre par où les yeux plongeaient sur un riche panorama, puis elle approcha lecanapé <strong>de</strong> la cheminée, le mit dans un jour favorable à sa figure, et dit à Francine <strong>de</strong>se procurer <strong>de</strong>s fleurs, afin <strong>de</strong> donner à sa chambre un air <strong>de</strong> fête. Lorsque Francineeut apporté <strong>de</strong>s fleurs, Marie en dirigea l'emploi <strong>de</strong> la manière la plus pittoresque.Quand elle eut jeté un <strong>de</strong>rnier regard <strong>de</strong> satisfaction sur son appartement, elle dit àFrancine d'envoyer réclamer son prisonnier chez le <strong>com</strong>mandant. Elle se couchavoluptueusement sur le canapé, autant pour se reposer que pour prendre une attitu<strong>de</strong><strong>de</strong> grâce et <strong>de</strong> faiblesse dont le pouvoir est irrésistible chez certaines femmes. Unemolle langueur, la pose provoquante <strong>de</strong> ses pieds, dont la pointe perçait à peine sousles plis <strong>de</strong> la robe, l'abandon du corps, la courbure du col, tout, jusqu'à l'inclinaison<strong>de</strong>s doigts effilés <strong>de</strong> sa main, qui pendait d'un oreiller <strong>com</strong>me les clochettes d'unetouffe <strong>de</strong> jasmin, tout s'accordait avec son regard pour exciter <strong>de</strong>s séductions. Ellebrûla <strong>de</strong>s parfums afin <strong>de</strong> répandre dans l'air ces douces émanations qui attaquent sipuissamment les fibres <strong>de</strong> l'homme, et préparent souvent les triomphes que lesfemmes veulent obtenir sans les solliciter. Quelques instants après, les pas pesants duvieux militaire retentirent dans le salon qui précédait la chambre.- Eh! bien, <strong>com</strong>mandant, où est mon captif?- Je viens <strong>de</strong> <strong>com</strong>man<strong>de</strong>r un piquet <strong>de</strong> douze hommes pour le fusiller <strong>com</strong>me pris lesarmes à la main.- Vous avez disposé <strong>de</strong> mon prisonnier! dit-elle. Écoutez, <strong>com</strong>mandant. La mort d'unhomme ne doit pas être, après le <strong>com</strong>bat, quelque chose <strong>de</strong> bien satisfaisant pourvous, si j'en crois votre physionomie. Eh! bien, ren<strong>de</strong>z-moi mon Chouan, et mettez àsa mort un sursis que je prends sur mon <strong>com</strong>pte. Je vous déclare que cet aristocratem'est <strong>de</strong>venu très essentiel, et va coopérer à l'ac<strong>com</strong>plissement <strong>de</strong> nos projets. Ausurplus, fusiller cet amateur <strong>de</strong> chouannerie serait <strong>com</strong>mettre un acte aussi absur<strong>de</strong>que <strong>de</strong> tirer sur un ballon quand il ne faut qu'un coup d'épingle pour le désenfler. PourDieu, laissez les cruautés à l'aristocratie. <strong>Les</strong> républiques doivent être généreuses.N'auriez-vous pas pardonné, vous, aux victimes <strong>de</strong> Quiberon et à tant d'autres. Allons,envoyez vos douze hommes faire une ron<strong>de</strong>, et venez dîner chez moi avec monprisonnier. Il n'y a plus qu'une heure <strong>de</strong> jour, et voyez-vous, ajouta-t-elle en souriant,si vous tardiez, ma toilette manquerait tout son effet.- Mais, ma<strong>de</strong>moiselle, dit le <strong>com</strong>mandant surpris...- Eh! bien, quoi? Je vous entends. Allez, le <strong>com</strong>te ne vous échappera point. Tôt outard, ce gros papillon-là viendra se brûler à vos feux <strong>de</strong> peloton.Le <strong>com</strong>mandant haussa légèrement les épaules <strong>com</strong>me un homme forcé d'obéir,malgré tout, aux désirs d'une jolie femme, et il revint une <strong>de</strong>mi-heure après, suivi du<strong>com</strong>te <strong>de</strong> Bauvan.Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil feignit d'être surprise par ses <strong>de</strong>ux convives, et parutconfuse d'avoir été vue par le <strong>com</strong>te si négligemment couchée; mais après avoir ludans les yeux du gentilhomme que le premier effet était produit, elle se leva et132


s'occupa d'eux avec une grâce, avec une politesse parfaites. Rien d'étudié ni <strong>de</strong> forcédans les poses, le sourire, la démarche ou la voix, ne trahissait sa préméditation ouses <strong>de</strong>sseins. Tout était en harmonie! et aucun trait trop saillant ne donnait à penserqu'elle affectât les manières d'un mon<strong>de</strong> où elle n'eût pas vécu. Quand le Royaliste etle Républicain furent assis, elle regarda le <strong>com</strong>te d'un air sévère. Le gentilhommeconnaissait assez les femmes pour savoir que l'offense <strong>com</strong>mise envers celle-ci luivaudrait un arrêt <strong>de</strong> mort. Malgré ce soupçon, sans être ni gai, ni triste, il eut l'air d'unhomme qui ne <strong>com</strong>ptait pas sur <strong>de</strong> si brusques dénouements. Bientôt, il lui semblaridicule d'avoir peur <strong>de</strong> la mort <strong>de</strong>vant une jolie femme. Enfin l'air sévère <strong>de</strong> Marie luidonna <strong>de</strong>s idées.- Et qui sait, pensait-il, si une couronne <strong>de</strong> <strong>com</strong>te à prendre ne lui plaira pas mieuxqu'une couronne <strong>de</strong> marquis perdue? Montauran est sec <strong>com</strong>me un clou, et moi... Il seregarda d'un air satisfait. Or, le moins qui puisse m'arriver est <strong>de</strong> sauver ma tête.Ces réflexions diplomatiques furent bien inutiles. Le désir que le <strong>com</strong>te se promettait<strong>de</strong> feindre pour ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil <strong>de</strong>vint un violent caprice que cettedangereuse créature se plut à entretenir.- Monsieur le <strong>com</strong>te, dit-elle, vous êtes mon prisonnier, et j'ai le droit <strong>de</strong> disposer <strong>de</strong>vous. Votre exécution n'aura lieu que <strong>de</strong> mon consentement, et j'ai trop <strong>de</strong> curiositépour vous laisser fusiller maintenant.- Et si j'allais m'entêter à gar<strong>de</strong>r le silence, répondit-il gaiement.- Avec une femme honnête, peut-être, mais avec une fille! allons donc, monsieur le<strong>com</strong>te, impossible. Ces mots, remplis d'une ironie amère, furent sifflés, <strong>com</strong>me ditSully en parlant <strong>de</strong> la duchesse <strong>de</strong> Beaufort, d'un bec si affilé, que le gentilhomme,étonné, se contenta <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r sa cruelle antagoniste. - Tenez, reprit-elle d'un airmoqueur, pour ne pas vous démentir, je vais être <strong>com</strong>me ces créatures-là, bonne fille.Voici d'abord votre carabine. Et elle lui présenta son arme par un geste doucementmoqueur.- Foi <strong>de</strong> gentilhomme, vous agissez, ma<strong>de</strong>moiselle...- Ah! dit-elle en l'interrompant, j'ai assez <strong>de</strong> la foi <strong>de</strong>s gentilshommes. C'est sur cetteparole que je suis entrée à la Vivetière. Votre chef m'avait juré que moi et mes gensnous y serions en sûreté.- Quelle infamie! s'écria Hulot en fronçant les sourcils.- La faute en est à M. le <strong>com</strong>te, reprit-elle en montrant le gentilhomme à Hulot.Certes, le Gars avait bonne envie <strong>de</strong> tenir sa parole; mais monsieur a répandu sur moije ne sais quelle calomnie qui a confirmé toutes celles qu'il avait plu à la Jument <strong>de</strong>Charrette <strong>de</strong> supposer...- Ma<strong>de</strong>moiselle, dit le <strong>com</strong>te tout troublé, la tête sous la hache, j'affirmerais n'avoir ditque la vérité...- En disant quoi?- Que vous aviez été la...- Dites le mot, la maîtresse...133


- Du marquis <strong>de</strong> Lenoncourt, aujourd'hui le duc, l'un <strong>de</strong> mes amis, répondit le <strong>com</strong>te.- Maintenant je pourrais vous laisser aller au supplice, reprit-elle, sans paraître émue<strong>de</strong> l'accusation consciencieuse du <strong>com</strong>te, qui resta stupéfait <strong>de</strong> l'insouciance apparenteou feinte qu'elle montrait pour ce reproche. Mais, reprit-elle en riant, écartez pourtoujours la sinistre image <strong>de</strong> ces morceaux <strong>de</strong> plomb, car vous ne m'avez pas plusoffensée que cet ami <strong>de</strong> qui vous voulez que j'aie été... fi donc! Écoutez, monsieur le<strong>com</strong>te, n'êtes-vous pas venu chez mon père, le duc <strong>de</strong> Verneuil? Eh! bien?Jugeant sans doute que Hulot était <strong>de</strong> trop pour une confi<strong>de</strong>nce aussi importante quecelle qu'elle avait à faire, ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil attira le <strong>com</strong>te à elle par un geste,et lui dit quelques mots à l'oreille. M. <strong>de</strong> Bauvan laissa échapper une sour<strong>de</strong>exclamation <strong>de</strong> surprise, et regarda d'un air hébété Marie, qui tout à coup <strong>com</strong>pléta lesouvenir qu'elle venait d'évoquer en s'appuyant à la cheminée dans l'attitu<strong>de</strong>d'innocence et <strong>de</strong> naïveté d'un enfant. Le <strong>com</strong>te fléchit un genou.- Ma<strong>de</strong>moiselle, s'écria-t-il, je vous supplie <strong>de</strong> m'accor<strong>de</strong>r mon pardon, quelqueindigne que j'en suis.- Je n'ai rien à pardonner, dit-elle. Vous n'avez pas plus raison maintenant dans votrerepentir que dans votre insolente supposition à la Vivetière. Mais ces mystères sontau-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> votre intelligence. Sachez seulement, monsieur le <strong>com</strong>te, reprit-ellegravement, que la fille du duc <strong>de</strong> Verneuil a trop d'élévation dans l'âme pour ne pasvivement s'intéresser à vous.- Même après une insulte, dit le <strong>com</strong>te avec une sorte <strong>de</strong> regret.- Certaines personnes ne sont-elles pas trop haut situées pour que l'insulte lesatteigne? monsieur le <strong>com</strong>te, je suis du nombre.En prononçant ces paroles, la jeune fille prit une attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> noblesse et <strong>de</strong> fierté quiimposa au prisonnier et rendit toute cette intrigue beaucoup moins claire pour Hulot.Le <strong>com</strong>mandant mit la main à sa moustache pour la retrousser, et regarda d'un airinquiet ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, qui lui fit un signe d'intelligence <strong>com</strong>me pour avertirqu'elle ne s'écartait pas <strong>de</strong> son plan.- Maintenant, reprit-elle après une pause, causons Francine, donne-nous <strong>de</strong>s lumières,ma fille.Elle amena fort adroitement la conversation sur le temps qui était, en si peu d'années,<strong>de</strong>venu l'ancien régime. Elle reporta si bien le <strong>com</strong>te à cette époque par la vivacité <strong>de</strong>ses observations et <strong>de</strong> ses tableaux; elle donna tant d'occasions au gentilhommed'avoir <strong>de</strong> l'esprit, par la <strong>com</strong>plaisante finesse avec laquelle elle lui ménagea <strong>de</strong>sreparties, que le <strong>com</strong>te finit par trouver qu'il n'avait jamais été si aimable, et cetteidée l'ayant rajeuni, il essaya <strong>de</strong> faire partager à cette séduisante personne la bonneopinion qu'il avait <strong>de</strong> lui-même. Cette malicieuse fille se plut à essayer sur le <strong>com</strong>tetous les ressorts <strong>de</strong> sa coquetterie, elle put y mettre d'autant plus d'adresse quec'était un jeu pour elle. Ainsi, tantôt elle laissait croire à <strong>de</strong> rapi<strong>de</strong>s progrès, et tantôt,<strong>com</strong>me étonnée <strong>de</strong> la vivacité du sentiment qu'elle éprouvait, elle manifestait unefroi<strong>de</strong>ur qui charmait le <strong>com</strong>te, et qui servait à augmenter insensiblement cettepassion impromptu. Elle ressemblait parfaitement à un pêcheur qui <strong>de</strong> temps en134


temps lève sa ligne pour reconnaître si le poisson mord à l'appât. Le pauvre <strong>com</strong>te selaissa prendre à la manière innocente dont sa libératrice avait accepté <strong>de</strong>ux ou trois<strong>com</strong>pliments assez bien tournés. L'émigration, la République, la Bretagne et les<strong>Chouans</strong> se trouvèrent alors à mille lieues <strong>de</strong> sa pensée. Hulot se tenait droit,immobile et silencieux <strong>com</strong>me le dieu Terme. Son défaut d'instruction le rendait tout àfait inhabile à ce genre <strong>de</strong> conversation, il se doutait bien que les <strong>de</strong>ux interlocuteurs<strong>de</strong>vaient être très spirituels; mais tous les efforts <strong>de</strong> son intelligence ne tendaient qu'àles <strong>com</strong>prendre, afin <strong>de</strong> savoir s'ils ne <strong>com</strong>plotaient pas à mots couverts contre laRépublique.- Montauran, ma<strong>de</strong>moiselle, disait le <strong>com</strong>te, a <strong>de</strong> la naissance, il est bien élevé, joligarçon; mais il ne connaît pas du tout la galanterie. Il est trop jeune pour avoir vuVersailles. Son éducation a été manquée, et, au lieu <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s noirceurs, il donnera<strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> couteau. Il peut aimer violemment, mais il n'aura jamais cette fine fleur<strong>de</strong> manières qui distinguait Lauzun, Adhémar, Coigny, <strong>com</strong>me tant d'autres!... Il n'apoint l'art aimable <strong>de</strong> dire aux femmes <strong>de</strong> ces jolis riens qui, après tout, leurconviennent mieux que ces élans <strong>de</strong> passion par lesquels on les a bientôt fatiguées.Oui, quoique ce soit un homme à bonnes fortunes, il n'en a ni le laisser-aller, ni lagrâce.- Je m'en suis bien aperçue, répondit Marie.Ah! se dit le <strong>com</strong>te, elle a eu une inflexion <strong>de</strong> voix et un regard qui prouvent que je netar<strong>de</strong>rai pas à être du <strong>de</strong>rnier bien avec elle: et ma foi, pour lui appartenir, je croiraitout ce qu'elle voudra que je croie.Il lui offrit la main, le dîner était servi. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil fit les honneurs durepas avec une politesse et un tact qui ne pouvaient avoir été acquis que parl'éducation et dans la vie recherchée <strong>de</strong> la cour.- Allez-vous-en, dit-elle à Hulot en sortant <strong>de</strong> table, vous lui feriez peur, tandis que sije suis seule avec lui, je saurai bientôt tout ce que j'ai besoin d'apprendre; il en est aupoint où un homme me dit tout ce qu'il pense et ne voit plus que par mes yeux.- Et après? <strong>de</strong>manda le <strong>com</strong>mandant en ayant l'air <strong>de</strong> réclamer le prisonnier.- Oh! libre, répondit-elle, il sera libre <strong>com</strong>me l'air.- Il a cependant été pris les armes à la main.- Non, dit-elle par une <strong>de</strong> ces plaisanteries sophistiques que les femmes se plaisent àopposer à une raison péremptoire, je l'avais désarmé. - Comte, dit-elle augentilhomme en rentrant, je viens d'obtenir votre liberté; mais rien pour rien, ajoutat-elleen souriant et mettant sa tête <strong>de</strong> côté <strong>com</strong>me pour l'interroger.- Deman<strong>de</strong>z-moi tout, même mon nom et mon honneur! s'écria-t-il dans son ivresse,je mets tout à vos pieds.Et il s'avança pour lui saisir la main, en essayant <strong>de</strong> lui faire prendre ses désirs pour<strong>de</strong> la reconnaissance; mais ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil n'était pas fille à s'y méprendre.Aussi, tout en souriant <strong>de</strong> manière à donner quelque espérance à ce nouvel amant:- Me feriez-vous repentir <strong>de</strong> ma confiance? dit-elle en se reculant <strong>de</strong> quelques pas.135


- L'imagination d'une jeune fille va plus vite que celle d'une femme, répondit-il enriant.- Une jeune fille a plus à perdre que la femme.- C'est vrai, l'on doit être défiant quand on porte un trésor.- Quittons ce langage-là, reprit-elle, et parlons sérieusement. Vous donnez un bal àSaint-James. J'ai entendu dire que vous aviez établi là vos magasins, vos arsenaux etle siège <strong>de</strong> votre gouvernement. À quand le bal?- À <strong>de</strong>main soir.- Vous ne vous étonnerez pas, monsieur, qu'une femme calomniée veuille, avecl'obstination d'une femme, obtenir une éclatante réparation <strong>de</strong>s injures qu'elle a subiesen présence <strong>de</strong> ceux qui en furent les témoins. J'irai donc à votre bal. Je vous<strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> m'accor<strong>de</strong>r votre protection du moment où j'y paraîtrai jusqu'au momentoù j'en sortirai. - Je ne veux pas <strong>de</strong> votre parole, dit-elle en lui voyant se mettre lamain sur le coeur. J'abhorre les serments, ils ont trop l'air d'une précaution. Dites-moisimplement que vous vous engagez à garantir ma personne <strong>de</strong> toute entreprisecriminelle ou honteuse. Promettez-moi <strong>de</strong> réparer votre tort en proclamant que je suisbien la fille du duc <strong>de</strong> Verneuil, mais en taisant tous les malheurs que j'ai dus à undéfaut <strong>de</strong> protection paternelle: nous serons quittes. Hé! <strong>de</strong>ux heures <strong>de</strong> protectionaccordées à une femme au milieu d'un bal, est-ce une rançon chère?... Allez, vous nevalez pas une obole <strong>de</strong> plus... Et, par un sourire, elle ôta toute amertume à cesparoles.- Que <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rez-vous pour la carabine? dit le <strong>com</strong>te en riant.- Oh! plus que pour vous.- Quoi?- Le secret. Croyez-moi, Bauvan, la femme ne peut être <strong>de</strong>vinée que par une femme.Je suis certaine que si vous dites un mot, je puis périr en chemin. Hier quelques ballesm'ont avertie <strong>de</strong>s dangers que j'ai à courir sur la route. Oh! cette dame est aussihabile à la chasse que leste à la toilette. Jamais femme <strong>de</strong> chambre ne m'a sipromptement déshabillée. Ah! <strong>de</strong> grâce, dit-elle, faites en sorte que je n'aie rien <strong>de</strong>semblable à craindre au bal...- Vous y serez sous ma protection, répondit le <strong>com</strong>te avec orgueil. Mais viendrez-vousdonc à Saint-James pour Montauran? <strong>de</strong>manda-t-il d'un air triste.- Vous voulez être plus instruit que je ne le suis, dit-elle en riant. Maintenant, sortez,ajouta-t-elle après une pause. Je vais vous conduire moi-même hors <strong>de</strong> la ville, carvous vous faites ici une guerre <strong>de</strong> cannibales.- Vous vous intéressez donc un peu à moi? s'écria le <strong>com</strong>te. Ah! ma<strong>de</strong>moiselle,permettez-moi d'espérer que vous ne serez pas insensible à mon amitié; car il faut secontenter <strong>de</strong> ce sentiment, n'est-ce pas? ajouta-t-il d'un air <strong>de</strong> fatuité.- Allez, <strong>de</strong>vin! dit-elle avec cette joyeuse expression que prend une femme pour faireun aveu qui ne <strong>com</strong>promet ni sa dignité ni son secret.136


Puis, elle mit une pelisse et ac<strong>com</strong>pagna le <strong>com</strong>te jusqu'au Nid-aux-crocs. Arrivée aubout du sentier, elle lui dit: - Monsieur, soyez absolument discret, même avec lemarquis. Et elle mit un doigt sur ses <strong>de</strong>ux lèvres.Chapitre IIILe <strong>com</strong>te, enhardi par l'air <strong>de</strong> bonté <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, lui prit la main, ellela lui laissa prendre <strong>com</strong>me une gran<strong>de</strong> faveur, et il la lui baisa tendrement.- Oh! ma<strong>de</strong>moiselle, <strong>com</strong>ptez sur moi à la vie, à la mort, s'écria-t-il en se voyant hors<strong>de</strong> tout danger. Quoique je vous doive une reconnaissance presque égale à celle queje dois à ma mère, il me sera bien difficile <strong>de</strong> n'avoir pour vous que du respect...Il s'élança dans le sentier; après l'avoir vu gagnant les rochers <strong>de</strong> Saint-Sulpice, Marieremua la tête en signe <strong>de</strong> satisfaction et se dit à elle-même à voix basse: - Ce grosgarçon-là m'a livré plus que sa vie pour sa vie! j'en ferais ma créature à bien peu <strong>de</strong>frais! Une créature ou un créateur, voilà donc toute la différence qui existe entre unhomme et un autre!Elle n'acheva pas, jeta un regard <strong>de</strong> désespoir vers le ciel, et regagna lentement laporte Saint-Léonard, où l'attendaient Hulot et Corentin.- Encore <strong>de</strong>ux jours, s'écria-t-elle, et... Elle s'arrêta en voyant qu'ils n'étaient passeuls, et il tombera sous vos fusils, dit-elle à l'oreille <strong>de</strong> Hulot.Le <strong>com</strong>mandant recula d'un pas et regarda d'un air <strong>de</strong> goguenar<strong>de</strong>rie difficile à rendrecette fille dont la contenance et le visage n'accusaient aucun remords. Il y a celad'admirable chez les femmes qu'elles ne raisonnent jamais leurs actions les plusblâmables, le sentiment les entraîne; il y a du naturel même dans leur dissimulation,et c'est chez elles seules que le crime se rencontre sans bassesse, la plupart du tempselles ne savent pas <strong>com</strong>ment cela s'est fait.- Je vais à Saint-James, au bal donné par les <strong>Chouans</strong>, et...- Mais, dit Corentin en interrompant, il y a cinq lieues, voulez-vous que je vous yac<strong>com</strong>pagne?- Vous vous occupez beaucoup, lui dit-elle, d'une chose à laquelle je ne pensejamais... <strong>de</strong> vous.Le mépris que Marie témoignait à Corentin plut singulièrement à Hulot, qui fit sagrimace en la voyant disparaître vers Saint-Léonard; Corentin la suivit <strong>de</strong>s yeux enlaissant éclater sur sa figure une sour<strong>de</strong> conscience <strong>de</strong> la fatale supériorité qu'il croyaitpouvoir exercer sur cette charmante créature, en gouvernant les passions surlesquelles il <strong>com</strong>ptait pour la trouver un jour à lui. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, <strong>de</strong> retourchez elle, s'empressa <strong>de</strong> délibérer sur ses parures <strong>de</strong> bal. Francine, habituée à obéirsans jamais <strong>com</strong>prendre les fins <strong>de</strong> sa maîtresse, fouilla les cartons et proposa uneparure grecque. Tout subissait alors le système grec. La toilette agréée par Marie puttenir dans un carton facile à porter.- Francine, mon enfant, je vais courir les champs; vois si tu veux rester ici ou mesuivre.137


- Rester, s'écria Francine. Et qui vous habillerait?- Où as-tu mis le gant que je t'ai rendu ce matin?- Le voici.- Couds à ce gant-là un ruban vert, et surtout prends <strong>de</strong> l'argent. En s'apercevant queFrancine tenait <strong>de</strong>s pièces nouvellement frappées, elle s'écria: - Il ne faut que celapour nous faire assassiner. Envoie Jérémie éveiller Corentin. Non, le misérable noussuivrait! Envoie plutôt chez le <strong>com</strong>mandant <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong> ma part <strong>de</strong>s écus <strong>de</strong> sixfrancs.Avec cette sagacité féminine qui embrasse les plus petits détails, elle pensait à tout.Pendant que Francine achevait les préparatifs <strong>de</strong> son inconcevable départ, elle se mit àessayer <strong>de</strong> contrefaire le cri <strong>de</strong> la chouette, et parvint à imiter le signal <strong>de</strong> Marche-àterre<strong>de</strong> manière à pouvoir faire illusion. À l'heure <strong>de</strong> minuit, elle sortit par la porteSaint-Léonard, gagna le petit sentier du Nid-au-crocs, et s'aventura suivie <strong>de</strong> Francineà travers le val <strong>de</strong> Gibarry, en allant d'un pas ferme, car elle était animée par cettevolonté forte qui donne à la démarche et au corps je ne sais quel caractère <strong>de</strong>puissance. Sortir d'un bal <strong>de</strong> manière à éviter un rhume, est pour les femme uneaffaire importante; mais qu'elles aient une passion dans le coeur, leur corps <strong>de</strong>vient<strong>de</strong> bronze. Cette entreprise aurait longtemps flotté dans l'âme d'un homme audacieux;et à peine avait-elle souri à ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil que les dangers <strong>de</strong>venaient pourelle autant d'attraits.- Vous partez sans vous re<strong>com</strong>man<strong>de</strong>r à Dieu, dit Francine qui s'était retournée pourcontempler le clocher <strong>de</strong> Saint-Léonard.La pieuse Bretonne s'arrêta, joignit les mains, et dit un Ave à sainte Anne d'Auray, enla suppliant <strong>de</strong> rendre ce voyage heureux, tandis que sa maîtresse resta pensive enregardant tour à tour et la pose naïve <strong>de</strong> sa femme <strong>de</strong> chambre qui priait avecferveur, et les effets <strong>de</strong> la nuageuse lumière <strong>de</strong> la lune qui, en se glissant à travers lesdécoupures <strong>de</strong> l'église, donnait au granit la légèreté d'un ouvrage en filigrane. <strong>Les</strong><strong>de</strong>ux voyageurs arrivèrent promptement à la chaumière <strong>de</strong> Galope-chopine. Quelqueléger que fût le bruit <strong>de</strong> leurs pas, il éveilla l'un <strong>de</strong> ces gros chiens à la fidélité<strong>de</strong>squels les Bretons confient la gar<strong>de</strong> du simple loquet <strong>de</strong> bois qui ferme leurs portes.Le chien accourut vers les <strong>de</strong>ux étrangères, et ses aboiements <strong>de</strong>vinrent si menaçantsqu'elles furent forcées d'appeler au secours en rétrogradant <strong>de</strong> quelques pas; maisrien ne bougea. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil siffla le cri <strong>de</strong> la chouette, aussitôt les gondsrouillés <strong>de</strong> la porte du logis rendirent un son aigu, et Galope-chopine, levé en toutehâte, montra sa mine ténébreuse.- Il faut, dit Marie en présentant au Surveillant <strong>de</strong> Fougères le gant du marquis <strong>de</strong>Montauran, que je me ren<strong>de</strong> promptement à Saint-James. M. le <strong>com</strong>te <strong>de</strong> Bauvan m'adit que ce serait toi qui m'y conduirais et qui me servirais <strong>de</strong> défenseur. Ainsi, moncher Galope-chopine, procure-nous <strong>de</strong>ux ânes pour monture, et prépare-toi à nousac<strong>com</strong>pagner. Le temps est précieux, car si nous n'arrivons pas avant <strong>de</strong>main soir àSaint-James, nous ne verrons ni le Gars, ni le bal.Galope-chopine, tout ébaubi, prit le gant, le tourna, le retourna, et alluma unechan<strong>de</strong>lle en résine grosse <strong>com</strong>me le petit doigt et <strong>de</strong> la couleur du pain d'épice. Cettemarchandise importée en Bretagne du nord <strong>de</strong> l'Europe accuse, <strong>com</strong>me tout ce qui seprésente aux regards dans ce singulier pays, une ignorance <strong>de</strong> tous les principes138


<strong>com</strong>merciaux, même les plus vulgaires. Après avoir vu le ruban vert, et regardéma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, s'être gratté l'oreille, avoir bu un piché <strong>de</strong> cidre en offrantun verre à la belle dame, Galope-chopine la laissa <strong>de</strong>vant la table sur le banc <strong>de</strong>châtaignier poli, et alla chercher <strong>de</strong>ux ânes. La lueur violette que jetait la chan<strong>de</strong>lleexotique, n'était pas assez forte pour dominer les jets capricieux <strong>de</strong> la lune quinuançaient par <strong>de</strong>s points lumineux les tons noirs du plancher et <strong>de</strong>s meubles <strong>de</strong> lachaumière enfumée. Le petit gars avait levé sa jolie tête étonnée, et au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> sesbeaux cheveux, <strong>de</strong>ux vaches montraient, à travers les trous du mur <strong>de</strong> l'étable, leursmufles roses et leurs gros yeux brillants. Le grand chien, dont la physionomie n'étaitpas la moins intelligente <strong>de</strong> la famille, semblait examiner les <strong>de</strong>ux étrangères avecautant <strong>de</strong> curiosité qu'en annonçait l'enfant. Un peintre aurait admiré longtemps leseffets <strong>de</strong> nuit <strong>de</strong> ce tableau; mais, peu curieuse d'entrer en conversation avecBarbette qui se dressait sur son séant <strong>com</strong>me un spectre et <strong>com</strong>mençait à ouvrir <strong>de</strong>grands yeux en la reconnaissant, Marie sortit pour échapper à l'air empesté <strong>de</strong> cetaudis et aux questions que la Bécanière allait lui faire. Elle monta lestement l'escalierdu rocher qui abritait la hutte <strong>de</strong> Galope-chopine, et y admira les immenses détails <strong>de</strong>ce paysage, dont les points <strong>de</strong> vue subissaient autant <strong>de</strong> changements que l'on faisait<strong>de</strong> pas en avant ou en arrière, vers le haut <strong>de</strong>s sommets ou le bas <strong>de</strong>s vallées. Lalumière <strong>de</strong> la lune enveloppait alors <strong>com</strong>me d'une brume lumineuse, la vallée <strong>de</strong>Couësnon. Certes, une femme qui portait en son coeur un amour méconnu <strong>de</strong>vaitsavourer la mélancolie que cette lueur douce fait naître dans l'âme, par les apparencesfantastiques imprimées aux masses, et par les couleurs dont elle nuance les eaux. Ence moment le silence fut troublé par le cri <strong>de</strong>s ânes; Marie re<strong>de</strong>scendit promptement àla cabane du Chouan, et ils partirent aussitôt. Galope-chopine, armé d'un fusil <strong>de</strong>chasse à <strong>de</strong>ux coups, portait une longue peau <strong>de</strong> bique qui lui donnait l'air <strong>de</strong>Robinson Crusoé. Son visage bourgeonné et plein <strong>de</strong> ri<strong>de</strong>s se voyait à peine sous lelarge chapeau que les paysans conservent encore <strong>com</strong>me une tradition <strong>de</strong>s ancienstemps, orgueilleux d'avoir conquis à travers leur servitu<strong>de</strong> l'antique ornement <strong>de</strong>stêtes seigneuriales. Cette nocturne caravane, protégée par ce gui<strong>de</strong> dont le costume,l'attitu<strong>de</strong> et la figure avaient quelque chose <strong>de</strong> patriarcal, ressemblait à cette scène <strong>de</strong>la fuite en Égypte due aux sombres pinceaux <strong>de</strong> Rembrandt. Galope-chopine évitasoigneusement la gran<strong>de</strong> route, et guida les <strong>de</strong>ux étrangères à travers l'immensedédale <strong>de</strong> chemins <strong>de</strong> traverse <strong>de</strong> la Bretagne.Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil <strong>com</strong>prit alors la guerre <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong>. En parcourant cesroutes elle put mieux apprécier l'état <strong>de</strong> ces campagnes qui, vues d'un point élevé, luiavaient paru si ravissantes; mais dans lesquelles il faut s'enfoncer pour en concevoiret les dangers et les inextricables difficultés. Autour <strong>de</strong> chaque champ, et <strong>de</strong>puis untemps immémorial, les paysans ont élevé un mur en terre, haut <strong>de</strong> six pieds, <strong>de</strong> formeprismatique, sur le faîte duquel croissent <strong>de</strong>s châtaigniers, <strong>de</strong>s chênes, ou <strong>de</strong>s hêtres.Ce mur, ainsi planté, s'appelle une haie (la haie norman<strong>de</strong>), et les longues branches<strong>de</strong>s arbres qui la couronnent, presque toujours rejetées sur le chemin, décrivent au<strong>de</strong>ssusun immense berceau. <strong>Les</strong> chemins, tristement encaissés par ces murs tirésd'un sol argileux, ressemblent aux fossés <strong>de</strong>s places fortes, et lorsque le granit qui,dans ces contrées, arrive presque toujours à fleur <strong>de</strong> terre, n'y fait pas une espèce <strong>de</strong>pavé raboteux, ils <strong>de</strong>viennent alors tellement impraticables que la moindre charrettene peut y rouler qu'à l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux paires <strong>de</strong> boeufs et <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux chevaux petits, maisgénéralement vigoureux. Ces chemins sont si habituellement marécageux, que l'usagea forcément établi pour les piétons dans le champ et le long <strong>de</strong> la haie un sentiernommé une rote, qui <strong>com</strong>mence et finit avec chaque pièce <strong>de</strong> terre. Pour passer d'unchamp dans un autre, il faut donc remonter la haie au moyen <strong>de</strong> plusieurs marchesque la pluie rend souvent glissantes.139


<strong>Les</strong> voyageurs avaient encore bien d'autres obstacles à vaincre dans ces routestortueuses. Ainsi fortifié, chaque morceau <strong>de</strong> terre a son entrée qui, large <strong>de</strong> dix piedsenviron, est fermée par ce qu'on nomme dans l'Ouest un échalier. L'échalier est untronc ou une forte branche d'arbre dont un <strong>de</strong>s bouts, percé <strong>de</strong> part en part,s'emmanche dans une autre pièce <strong>de</strong> bois informe qui lui sert <strong>de</strong> pivot. L'extrémité <strong>de</strong>l'échalier se prolonge un peu au <strong>de</strong>là <strong>de</strong> ce pivot, <strong>de</strong> manière à recevoir une chargeassez pesante pour former un contrepoids et permettre à un enfant <strong>de</strong> manoeuvrercette singulière fermeture champêtre dont l'autre extrémité repose dans un trou fait àla partie intérieure <strong>de</strong> la haie. Quelquefois les paysans économisent la pierre ducontrepoids en laissant dépasser le gros bout du tronc <strong>de</strong> l'arbre ou <strong>de</strong> la branche.Cette clôture varie suivant le génie <strong>de</strong> chaque propriétaire. Souvent l'échalier consisteen une seule branche d'arbre dont les <strong>de</strong>ux bouts sont scellés par <strong>de</strong> la terre dans lahaie. Souvent il a l'apparence d'une porte carrée, <strong>com</strong>posée <strong>de</strong> plusieurs menuesbranches d'arbres, placées <strong>de</strong> distance en distance, <strong>com</strong>me les bâtons d'une échellemise en travers. Cette porte tourne alors <strong>com</strong>me un échalier et roule à l'autre bout surune petite roue pleine. Ces haies et ces échaliers donnent au sol la physionomie d'unimmense échiquier dont chaque champ forme une case parfaitement isolée <strong>de</strong>s autres,close <strong>com</strong>me une forteresse, protégée <strong>com</strong>me elle par <strong>de</strong>s remparts. La porte, facile àdéfendre, offre à <strong>de</strong>s assaillants la plus périlleuse <strong>de</strong> toutes les conquêtes. En effet, lepaysan breton croit engraisser la terre qui se repose, en y encourageant la venue <strong>de</strong>genêts immenses, arbuste si bien traité dans ces contrées qu'il y arrive en peu <strong>de</strong>temps à hauteur d'homme. Ce préjugé, digne <strong>de</strong> gens qui placent leurs fumiers dansla partie la plus élevée <strong>de</strong> leurs cours, entretient sur le sol et dans la proportion d'unchamp sur quatre, <strong>de</strong>s forêts <strong>de</strong> genêts, au milieu <strong>de</strong>squelles on peut dresser milleembûches. Enfin il n'existe peut-être pas <strong>de</strong> champ où il ne se trouve quelques vieuxpommiers à cidre qui y abaissent leurs branches basses et par conséquent mortellesaux productions du sol qu'elles couvrent; or, si vous venez à songer au peu d'étendue<strong>de</strong>s champs dont toutes les haies supportent d'immenses arbres à racines gourman<strong>de</strong>squi prennent le quart du terrain, vous aurez une idée <strong>de</strong> la culture et <strong>de</strong> laphysionomie du pays que parcourait alors ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil.On ne sait si le besoin d'éviter les contestations a, plus que l'usage si favorable à laparesse d'enfermer les bestiaux sans les gar<strong>de</strong>r, conseillé <strong>de</strong> construire ces clôturesformidables dont les permanents obstacles ren<strong>de</strong>nt le pays imprenable, et la guerre<strong>de</strong>s masses impossible. Quand on a, pas à pas, analysé cette disposition du terrain,alors se révèle l'insuccès nécessaire d'une lutte entre <strong>de</strong>s troupes régulières et <strong>de</strong>spartisans; car cinq cents hommes peuvent défier les troupes d'un royaume. Là étaittout le secret <strong>de</strong> la guerre <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong>. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil <strong>com</strong>prit alors lanécessité où se trouvait la République d'étouffer la discor<strong>de</strong> plutôt par <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong>police et <strong>de</strong> diplomatie, que par l'inutile emploi <strong>de</strong> la force militaire. Que faire en effetcontre <strong>de</strong>s gens assez habiles pour mépriser la possession <strong>de</strong>s villes et s'assurer celle<strong>de</strong> ces campagnes à fortifications in<strong>de</strong>structibles. Comment ne pas négocier lorsquetoute la force <strong>de</strong> ces paysans aveuglés résidait dans un chef habile et entreprenant?Elle admira le génie du ministre qui <strong>de</strong>vinait du fond d'un cabinet le secret <strong>de</strong> la paix.Elle crut entrevoir les considérations qui agissent sur les hommes assez puissants pourvoir tout un empire d'un regard, et dont les actions, criminelles aux yeux <strong>de</strong> la foule,ne sont que les jeux d'une pensée immense. Il y a chez ces âmes terribles, on ne saitquel partage entre le pouvoir <strong>de</strong> la fatalité et celui du <strong>de</strong>stin, on ne sait quelleprescience dont les signes les élèvent tout à coup; la foule les cherche un momentparmi elle, elle lève les yeux et les voit planant. Ces pensées semblaient justifier etmême ennoblir les désirs <strong>de</strong> vengeance formés par ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil; puis, cetravail <strong>de</strong> son âme et ses espérances lui <strong>com</strong>muniquaient assez d'énergie pour lui fairesupporter les étranges fatigues <strong>de</strong> son voyage. Au bout <strong>de</strong> chaque héritage, Galopechopineétait forcé <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>scendre les <strong>de</strong>ux voyageuses pour les ai<strong>de</strong>r à gravir les140


passages difficiles, et lorsque les rotes cessaient, elles étaient obligées <strong>de</strong> reprendreleurs montures et <strong>de</strong> se hasar<strong>de</strong>r dans ces chemins fangeux qui se ressentaient <strong>de</strong>l'approche <strong>de</strong> l'hiver. La <strong>com</strong>binaison <strong>de</strong> ces grands arbres, <strong>de</strong>s chemins creux et <strong>de</strong>sclôtures, entretenait dans les bas-fonds une humidité qui souvent enveloppait les troisvoyageurs d'un manteau <strong>de</strong> glace. Après <strong>de</strong> pénibles fatigues, ils atteignirent, au leverdu soleil, les bois <strong>de</strong> Marignay. Le voyage <strong>de</strong>vint alors moins difficile dans le largesentier <strong>de</strong> la forêt. La voûte formée par les branches, l'épaisseur <strong>de</strong>s arbres, mirentles voyageurs à l'abri <strong>de</strong> l'inclémence du ciel, et les difficultés multipliées qu'ils avaienteu à surmonter d'abord ne se représentèrent plus.À peine avaient-ils fait une lieue environ à travers ces bois, qu'ils entendirent dans lelointain un murmure confus <strong>de</strong> voix et le bruit d'une sonnette dont les sons argentinsn'avaient pas cette monotonie que leur imprime la marche <strong>de</strong>s bestiaux. Tout encheminant, Galope-chopine écouta cette mélodie avec beaucoup d'attention, bientôtune bouffée <strong>de</strong> vent lui apporta quelques mots psalmodiés dont l'harmonie parut agirfortement sur lui, car il dirigea les montures fatiguées dans un sentier qui <strong>de</strong>vaitécarter les voyageurs du chemin <strong>de</strong> Saint-James, et il fit la sour<strong>de</strong> oreille auxreprésentations <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, dont les appréhensions s'accrurent enraison <strong>de</strong> la sombre disposition <strong>de</strong>s lieux. À droite et à gauche, d'énormes rochers <strong>de</strong>granit, posés les uns sur les autres, offraient <strong>de</strong> bizarres configurations. À travers cesblocs, d'immenses racines semblables à <strong>de</strong> gros serpents se glissaient pour allerchercher au loin les sucs nourriciers <strong>de</strong> quelques hêtres séculaires. <strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux côtés <strong>de</strong>la route ressemblaient à ces grottes souterraines, célèbres par leurs stalactites.D'énormes festons <strong>de</strong> pierre où la sombre verdure du houx et <strong>de</strong>s fougères s'alliait auxtaches verdâtres ou blanchâtres <strong>de</strong>s mousses, cachaient <strong>de</strong>s précipices et l'entrée <strong>de</strong>quelques profon<strong>de</strong>s cavernes. Quand les trois voyageurs eurent fait quelques pas dansun étroit sentier, le plus étonnant <strong>de</strong>s spectacles vint tout à coup s'offrir aux regards<strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, et lui fit concevoir l'obstination <strong>de</strong> Galope-chopine.Un bassin <strong>de</strong>mi-circulaire, entièrement <strong>com</strong>posé <strong>de</strong> quartiers <strong>de</strong> granit, formait unamphithéâtre dans les informes gradins duquel <strong>de</strong> hauts sapins noirs et <strong>de</strong>schâtaigniers jaunis s'élevaient les uns sur les autres en présentant l'aspect d'un grandcirque, où le soleil <strong>de</strong> l'hiver semblait plutôt verser <strong>de</strong> pâles couleurs qu'épancher salumière et où l'automne avait partout jeté le tapis fauve <strong>de</strong> ses feuilles séchées. Aucentre <strong>de</strong> cette salle qui semblait avoir eu le déluge pour architecte, s'élevaient troisénormes pierres druidiques, vaste autel sur lequel était fixée une ancienne bannièred'église. Une centaine d'hommes agenouillés, et la tête nue, priaient avec ferveur danscette enceinte où un prêtre, assisté <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux autres ecclésiastiques, disait la messe. Lapauvreté <strong>de</strong>s vêtements sacerdotaux, la faible voix du prêtre qui retentissait <strong>com</strong>meun murmure dans l'espace, ces hommes pleins <strong>de</strong> conviction, unis par un mêmesentiment et prosternés <strong>de</strong>vant un autel sans pompe, la nudité <strong>de</strong> la croix, l'agresteénergie du temple, l'heure, le lieu, tout donnait à cette scène le caractère <strong>de</strong> naïvetéqui distingua les premières époques du christianisme. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil restafrappée d'admiration. Cette messe dite au fond <strong>de</strong>s bois, ce culte renvoyé par lapersécution vers sa source, la poésie <strong>de</strong>s anciens temps hardiment jetée au milieud'une nature capricieuse et bizarre, ces <strong>Chouans</strong> armés et désarmés, cruels et priant,à la fois hommes et enfants, tout cela ne ressemblait à rien <strong>de</strong> ce qu'elle avait encorevu ou imaginé. Elle se souvenait bien d'avoir admiré dans son enfance les pompes <strong>de</strong>cette église romaine si flatteuses pour les sens; mais elle ne connaissait pas encoreDieu tout seul, sa croix sur l'autel, son autel sur la terre; au lieu <strong>de</strong>s feuillagesdécoupés qui dans les cathédrales couronnent les arceaux gothiques, les arbres <strong>de</strong>l'automne soutenant le dôme du ciel; au lieu <strong>de</strong>s mille couleurs projetées par lesvitraux, le soleil glissant à peine ses rayons rougeâtres et ses reflets assombris surl'autel, sur le prêtre et sur les assistants. <strong>Les</strong> hommes n'étaient plus là qu'un fait et141


non un système, c'était une prière et non une religion. Mais les passions humaines,dont la <strong>com</strong>pression momentanée laissait à ce tableau toutes ses harmonies,apparurent bientôt dans cette scène mystérieuse et l'animèrent puissamment.À l'arrivée <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, l'évangile s'achevait. Elle reconnut enl'officiant, non sans quelque effroi, l'abbé Gudin, et se déroba précipitamment à sesregards en profitant d'un immense fragment <strong>de</strong> granit qui lui fit une cachette où elleattira vivement Francine; mais elle essaya vainement d'arracher Galope-chopine <strong>de</strong> laplace qu'il avait choisie pour participer aux bienfaits <strong>de</strong> cette cérémonie. Elle espérapouvoir échapper au danger qui la menaçait en remarquant que la nature du terrain luipermettrait <strong>de</strong> se retirer avant tous les assistants. À la faveur d'une large fissure durocher, elle vit l'abbé Gudin montant sur un quartier <strong>de</strong> granit qui lui servit <strong>de</strong> chaire,et il y <strong>com</strong>mença son prône en ces termes: In nomine Patris et Filii, et Spiritus Sancti.À ces mots, les assistants firent tous et pieusement le signe <strong>de</strong> la croix.- Mes chers frères, reprit l'abbé d'une voix forte, nous prierons d'abord pour lestrépassés: Jean Cochegrue, Nicolas Laferté, Joseph Brouet, François Parquoi, SulpiceCoupiau, tous <strong>de</strong> cette paroisse et morts <strong>de</strong>s blessures qu'ils ont reçues au <strong>com</strong>bat <strong>de</strong>la Pèlerine et au siège <strong>de</strong> Fougères. De profundis, etc.Ce psaume fut récité, suivant l'usage, par les assistants et par les prêtres, qui disaientalternativement un verset avec une ferveur <strong>de</strong> bon augure pour le succès <strong>de</strong> laprédication. Lorsque le psaume <strong>de</strong>s morts fut achevé, l'abbé Gudin continua d'une voixdont la violence alla toujours en croissant, car l'ancien jésuite n'ignorait pas que lavéhémence du débit était le plus puissant <strong>de</strong>s arguments pour persua<strong>de</strong>r ses sauvagesauditeurs.- Ces défenseurs <strong>de</strong> Dieu, chrétiens, vous ont donné l'exemple du <strong>de</strong>voir, dit-il.N'êtes-vous pas honteux <strong>de</strong> ce qu'on peut dire <strong>de</strong> vous dans le paradis? Sans cesbienheureux qui ont dû y être reçus à bras ouverts par tous les saints, Notre Seigneurpourrait croire que votre paroisse est habitée par <strong>de</strong>s Mahumétisches!... Savez-vous,mes gars, ce qu'on dit <strong>de</strong> vous dans la Bretagne, et chez le roi?... Vous ne le savezpoint, n'est-ce pas? Je vais vous le dire: - "Comment, les Bleus ont renversé lesautels, ils ont tué les recteurs, ils ont assassiné le roi et la reine, ils veulent prendretous les paroissiens <strong>de</strong> Bretagne pour en faire <strong>de</strong>s Bleus <strong>com</strong>me eux et les envoyer sebattre hors <strong>de</strong> leurs paroisses, dans <strong>de</strong>s pays bien éloignés où l'on court risque <strong>de</strong>mourir sans confession et d'aller ainsi pour l'éternité dans l'enfer, et les gars <strong>de</strong>Marignay, à qui l'on a brûlé leur église, sont restés les bras ballants? Oh! oh! CetteRépublique <strong>de</strong> damnés a vendu à l'encan les biens <strong>de</strong> Dieu et ceux <strong>de</strong>s seigneurs, elleen a partagé le prix entre ses Bleus; puis, pour se nourrir d'argent <strong>com</strong>me elle senourrit <strong>de</strong> sang, elle vient <strong>de</strong> décréter <strong>de</strong> prendre trois livres sur les écus <strong>de</strong> six francs,<strong>com</strong>me elle veut emmener trois hommes sur six, et les gars <strong>de</strong> Marignay n'ont paspris leurs fusils pour chasser les Bleus <strong>de</strong> Bretagne? Ah! ah!... le paradis leur serarefusé, et ils ne pourront jamais faire leur salut! "Voilà ce qu'on dit <strong>de</strong> vous. C'est donc<strong>de</strong> votre salut, chrétiens, qu'il s'agit. C'est votre âme que vous sauverez en<strong>com</strong>battant pour la religion et pour le roi. Sainte Anne d'Auray elle-même m'estapparue avant-hier à <strong>de</strong>ux heures et <strong>de</strong>mie. Elle m'a dit <strong>com</strong>me je vous le dis: - "Tues un prêtre <strong>de</strong> Marignay? - Oui, madame, prêt à vous servir. - Eh! bien, je suis sainteAnne d'Auray, tante <strong>de</strong> Dieu, à la mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> Bretagne. Je suis toujours à Auray etencore ici, parce que je suis venue pour que tu dises aux gars <strong>de</strong> Marignay qu'il n'y apas <strong>de</strong> salut à espérer pour eux s'ils ne s'arment pas. Aussi, leur refuseras-tul'absolution <strong>de</strong> leurs péchés, à moins qu'ils ne servent Dieu. Tu béniras leurs fusils, etles gars qui seront sans péché ne manqueront pas les Bleus, parce que leurs fusils142


seront consacrés!... "Elle a disparu en laissant sous le chêne <strong>de</strong> la Patte-d'oie, uneo<strong>de</strong>ur d'encens. J'ai marqué l'endroit. Une belle vierge <strong>de</strong> bois y a été placée par M. lerecteur <strong>de</strong> Saint-James. Or, la mère <strong>de</strong> Pierre Leroi dit Marche-à-terre, y étant venueprier le soir, a été guérie <strong>de</strong> ses douleurs, à cause <strong>de</strong>s bonnes oeuvres <strong>de</strong> son fils. Lavoilà au milieu <strong>de</strong> vous et vous la verrez <strong>de</strong> vos yeux marchant toute seule. C'est unmiracle fait, <strong>com</strong>me la résurrection du bienheureux Marie Lambrequin, pour vousprouver que Dieu n'abandonnera jamais la cause <strong>de</strong>s Bretons quand ils <strong>com</strong>battrontpour ses serviteurs et pour le roi. Ainsi, mes chers frères, si vous voulez faire votresalut et vous montrer les défenseurs du Roi notre seigneur, vous <strong>de</strong>vez obéir à tout ceque vous <strong>com</strong>man<strong>de</strong>ra celui que le roi a envoyé et que nous nommons le Gars. Alorsvous ne serez plus <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s Mahumétisches, et vous vous trouverez avec tous lesgars <strong>de</strong> toute la Bretagne sous la bannière <strong>de</strong> Dieu. Vous pourrez reprendre dans lespoches <strong>de</strong>s Bleus tout l'argent qu'ils auront volé; car, si pendant que vous faites laguerre vos champs ne sont pas semés, le Seigneur et le Roi vous abandonnent lesdépouilles <strong>de</strong> leurs ennemis. Voulez-vous, chrétiens, qu'il soit dit que les gars <strong>de</strong>Marignay sont en arrière <strong>de</strong>s gars du Morbihan, les gars <strong>de</strong> Saint-Georges, <strong>de</strong> ceux <strong>de</strong>Vitré, d'Antrain, qui tous sont au service <strong>de</strong> Dieu et du Roi? Leur laisserez-vous toutprendre? Resterez-vous <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s hérétiques, les bras croisés, quand tant <strong>de</strong>Bretons font leur salut et sauvent leur Roi? - Vous abandonnerez tout pour moi! a ditl'Évangile. N'avons-nous pas déjà abandonné les dîmes, nous autres! Abandonnezdonc tout pour faire cette guerre sainte! Vous serez <strong>com</strong>me les Macchabées. Enfin toutvous sera pardonné. Vous trouverez au milieu <strong>de</strong> vous les recteurs et leurs curés, etvous triompherez! Faites attention à ceci chrétiens, dit-il en terminant, pouraujourd'hui seulement nous avons le pouvoir <strong>de</strong> bénir vos fusils. Ceux qui neprofiteront pas <strong>de</strong> cette faveur, ne retrouveront plus la sainte d'Auray aussimiséricordieuse, et elle ne les écouterait plus <strong>com</strong>me elle l'a fait dans la guerreprécé<strong>de</strong>nte.Cette prédication soutenue par l'éclat d'un organe emphatique et par <strong>de</strong>s gestesmultipliés qui mirent l'orateur tout en eau, produisit en apparence peu d'effet. <strong>Les</strong>paysans immobiles et <strong>de</strong>bout, les yeux attachés sur l'orateur, ressemblaient à <strong>de</strong>sstatues, mais ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil remarqua bientôt que cette attitu<strong>de</strong> généraleétait le résultat d'un charme jeté par l'abbé sur cette foule. Il avait, à la manière <strong>de</strong>sgrands acteurs, manié tout son public <strong>com</strong>me un seul homme, en parlant aux intérêtset aux passions. N'avait-il pas absous d'avance les excès, et délié les seuls liens quiretinssent ces hommes grossiers dans l'observation <strong>de</strong>s préceptes religieux et sociaux.Il avait prostitué le sacerdoce aux intérêts politiques; mais, dans ces temps <strong>de</strong>révolution, chacun faisait, au profit <strong>de</strong> son parti, une arme <strong>de</strong> ce qu'il possédait, et lacroix pacifique <strong>de</strong> Jésus <strong>de</strong>venait un instrument <strong>de</strong> guerre aussi bien que le socnourricier <strong>de</strong>s charrues. Ne rencontrant aucun être avec lequel elle pût s'entendre,ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil se retourna pour regar<strong>de</strong>r Francine, et ne fut pasmédiocrement surprise <strong>de</strong> lui voir partager cet enthousiasme, car elle disaitdévotieusement son chapelet sur celui <strong>de</strong> Galope-chopine qui le lui avait sans douteabandonné pendant la prédication.- Francine! lui dit-elle à voix basse, tu as donc peur d'être une Mahumétische?- Oh! ma<strong>de</strong>moiselle, répliqua la Bretonne, voyez donc là-bas la mère <strong>de</strong> Pierre quimarche...L'attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> Francine annonçait une conviction si profon<strong>de</strong>, que Marie <strong>com</strong>prit alorstout le secret <strong>de</strong> ce prône, l'influence du clergé sur les campagnes, et les prodigieuxeffets <strong>de</strong> la scène qui <strong>com</strong>mença. <strong>Les</strong> paysans les plus voisins <strong>de</strong> l'autel s'avancèrentun à un, et s'agenouillèrent en offrant leurs fusils au prédicateur qui les remettait sur143


l'autel. Galopechopine se hâta d'aller présenter sa vieille canardière. <strong>Les</strong> trois prêtreschantèrent l'hymne du Veni Creator tandis que le célébrant enveloppait cesinstruments <strong>de</strong> mort dans un nuage <strong>de</strong> fumée bleuâtre, en décrivant <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ssins quisemblaient s'entrelacer. Lorsque la brise eut dissipé la vapeur <strong>de</strong> l'encens, les fusilsfurent distribués par ordre. Chaque homme reçut le sien à genoux, <strong>de</strong> la main <strong>de</strong>sprêtres qui récitaient une prière latine en les leur rendant. Lorsque les hommes armésrevinrent à leurs places, le profond enthousiasme <strong>de</strong> l'assistance, jusque-là muette,éclata d'une manière formidable, mais attendrissante. Domine, salvum fac regem!...Telle était la prière que le prédicateur entonna d'une voix retentissante et qui fut par<strong>de</strong>ux fois violemment chantée. Ces cris eurent quelque chose <strong>de</strong> sauvage et <strong>de</strong>guerrier. <strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux notes du mot regem, facilement traduit par ces paysans, furentattaquées avec tant d'énergie, que ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil ne put s'empêcher <strong>de</strong>reporter ses pensées avec attendrissement sur la famille <strong>de</strong>s Bourbons exilés. Cessouvenirs éveillèrent ceux <strong>de</strong> sa vie passée. Sa mémoire lui retraça les fêtes <strong>de</strong> cettecour maintenant dispersée, et au sein <strong>de</strong>squelles elle avait brillé. La figure du marquiss'introduisit dans cette rêverie. Avec cette mobilité naturelle à l'esprit d'une femme,elle oublia le tableau qui s'offrait à ses regards, et revint alors à ses projets <strong>de</strong>vengeance où il s'en allait <strong>de</strong> sa vie, mais qui pouvaient échouer <strong>de</strong>vant un regard. Enpensant à paraître belle, dans ce moment le plus décisif <strong>de</strong> son existence, elle songeaqu'elle n'avait pas d'ornements pour parer sa tête au bal, et fut séduite par l'idée <strong>de</strong>se coiffer avec une branche <strong>de</strong> houx, dont les feuilles crispées et les baies rougesattiraient en ce moment son attention.- Oh! oh! mon fusil pourra rater si je tire sur <strong>de</strong>s oiseaux, mais sur <strong>de</strong>s Bleus...jamais! dit Galope-chopine en hochant la tête en signe <strong>de</strong> satisfaction.Marie examina plus attentivement le visage <strong>de</strong> son gui<strong>de</strong>, et y trouva le type <strong>de</strong> tousceux qu'elle venait <strong>de</strong> voir. Ce vieux Chouan ne trahissait certes pas autant d'idéesqu'il y en aurait eu chez un enfant. Une joie naïve ridait ses joues et son front quand ilregardait son fusil; mais une religieuse conviction jetait alors dans l'expression <strong>de</strong> sajoie une teinte <strong>de</strong> fanatisme qui, pour un moment, laissait éclater sur cette sauvagefigure les vices <strong>de</strong> la civilisation. Ils atteignirent bientôt un village, c'est-à-dire laréunion <strong>de</strong> quatre ou cinq habitations semblables à celle <strong>de</strong> Galope-chopine, où les<strong>Chouans</strong> nouvellement recrutés arrivèrent, pendant que ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuilachevait un repas dont le beurre, le pain et le laitage firent tous les frais. Cette troupeirrégulière était conduite par le recteur, qui tenait à la main une croix grossièretransformée en drapeau, et que suivait un gars tout fier <strong>de</strong> porter la bannière <strong>de</strong> laparoisse. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil se trouva forcément réunie à ce détachement quise rendait <strong>com</strong>me elle à Saint-James, et qui la protégea naturellement contre touteespèce <strong>de</strong> danger, du moment où Galope-chopine eut fait l'heureuse indiscrétion <strong>de</strong>dire au chef <strong>de</strong> cette troupe, que la belle garce à laquelle il servait <strong>de</strong> gui<strong>de</strong> était labonne amie du Gars.Vers le coucher du soleil, les trois voyageurs arrivèrent à Saint-James, petite ville quidoit son nom aux Anglais, par lesquels elle fut bâtie au quatorzième siècle, pendantleur domination en Bretagne. Avant d'y entrer, ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil fut témoind'une étrange scène <strong>de</strong> guerre à laquelle elle ne donna pas beaucoup d'attention, ellecraignit d'être reconnue par quelques-uns <strong>de</strong> ses ennemis, et cette peur lui fit hâter samarche. Cinq à six mille paysans étaient campés dans un champ. Leurs costumesassez semblables à ceux <strong>de</strong>s réquisitionnaires <strong>de</strong> la Pèlerine, excluaient toute idée <strong>de</strong>guerre. Cette tumultueuse réunion d'hommes ressemblait à celle d'une gran<strong>de</strong> foire. Ilfallait même quelque attention pour découvrir que ces Bretons étaient armés, car leurspeaux <strong>de</strong> bique si diversement façonnées cachaient presque leurs fusils, et l'arme la144


plus visible était la faux par laquelle quelques-uns remplaçaient les fusils qu'on <strong>de</strong>vaitleur distribuer. <strong>Les</strong> uns buvaient et mangeaient, les autres se battaient ou sedisputaient à haute voix mais la plupart dormaient couchés par terre. Il n'y avaitaucune apparence d'ordre et <strong>de</strong> discipline. Un officier, portant un uniforme rouge,attira l'attention <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, elle le supposa <strong>de</strong>voir être au serviced'Angleterre. Plus loin, <strong>de</strong>ux autres officiers paraissaient vouloir apprendre à quelques<strong>Chouans</strong>, plus intelligents que les autres, à manoeuvrer <strong>de</strong>ux pièces <strong>de</strong> canon quisemblaient former toute l'artillerie <strong>de</strong> la future armée royaliste. Des hurlementsaccueillirent l'arrivée <strong>de</strong>s gars <strong>de</strong> Marignay qui furent reconnus à leur bannière. À lafaveur du mouvement que cette troupe et les recteurs excitèrent dans le camp,ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil put le traverser sans danger et s'introduisit dans la ville. Elleatteignit une auberge <strong>de</strong> peu d'apparence et qui n'était pas très éloignée <strong>de</strong> la maisonoù se donnait le bal. La ville était envahie par tant <strong>de</strong> mon<strong>de</strong>, qu'après toutes lespeines imaginables, elle n'obtint qu'une mauvaise petite chambre. Lorsqu'elle y futinstallée, et que Galope-chopine eut remis à Francine les cartons qui contenaient latoilette <strong>de</strong> sa maîtresse, il resta <strong>de</strong>bout dans une attitu<strong>de</strong> d'attente et d'irrésolutionin<strong>de</strong>scriptible. En tout autre moment, ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil se serait amusée àvoir ce qu'est un paysan breton sorti <strong>de</strong> sa paroisse; mais elle rompit le charme entirant <strong>de</strong> sa bourse quatre écus <strong>de</strong> six francs qu'elle lui présenta.- Prends donc, dit-elle à Galope-chopine; et, si tu veux m'obliger, tu retourneras surle-champà Fougères, sans passer par le camp et sans goûter au cidre.Le Chouan, étonné d'une telle libéralité, regardait tour à tour les quatre écus qu'ilavait pris et ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil; mais elle fit un geste <strong>de</strong> main, et il disparut.- Comment pouvez-vous le renvoyer, ma<strong>de</strong>moiselle! <strong>de</strong>manda Francine. N'avez-vouspas vu <strong>com</strong>me la ville est entourée, <strong>com</strong>ment la quitterons-nous, et qui vousprotégera ici?...- N'as-tu pas ton protecteur? dit ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil en sifflant sour<strong>de</strong>mentd'une manière moqueuse à la manière <strong>de</strong> Marche-à-terre, <strong>de</strong> qui elle essaya <strong>de</strong>contrefaire l'attitu<strong>de</strong>.Francine rougit et sourit tristement <strong>de</strong> la gaieté <strong>de</strong> sa maîtresse.- Mais où est le vôtre? <strong>de</strong>manda-t-elle.Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil tira brusquement son poignard, et le montra à la Bretonneeffrayée qui se laissa aller sur une chaise, en joignant les mains.- Qu'êtes-vous donc venue chercher ici, Marie! S'écria-t-elle d'une voix suppliante quine <strong>de</strong>mandait pas <strong>de</strong> réponse.Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil était occupée à contourner les branches <strong>de</strong> houx qu'elleavait cueillies, et disait: - Je ne sais pas si ce houx sera bien joli dans les cheveux. Unvisage aussi éclatant que le mien peut seul supporter une si sombre coiffure, qu'endis-tu, Francine?Plusieurs propos semblables annoncèrent la plus gran<strong>de</strong> liberté d'esprit chez cettesingulière fille pendant qu'elle fit sa toilette. Qui l'eût écoutée, aurait difficilement cruà la gravité <strong>de</strong> ce moment où elle jouait sa vie. Une robe <strong>de</strong> mousseline <strong>de</strong>s In<strong>de</strong>s,assez courte et semblable à un linge mouillé, révéla les contours délicats <strong>de</strong> sesformes; puis elle mit un par<strong>de</strong>ssus rouge dont les plis nombreux et graduellement plus145


allongés à mesure qu'ils tombaient sur le côté, <strong>de</strong>ssinèrent le cintre gracieux <strong>de</strong>stuniques grecques. Ce voluptueux vêtement <strong>de</strong>s prêtresses païennes rendit moinsindécent ce costume que la mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> cette époque permettait aux femmes <strong>de</strong> porter.Pour atténuer l'impu<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>, Marie couvrit d'une gaze ses blanches épaulesque la tunique laissait à nu beaucoup trop bas. Elle tourna les longues nattes <strong>de</strong> sescheveux <strong>de</strong> manière à leur faire former <strong>de</strong>rrière la tête ce cône imparfait et aplati quidonne tant <strong>de</strong> grâce à la figure <strong>de</strong> quelques statues antiques par une prolongationfactice <strong>de</strong> la tête, et quelques boucles réservées au-<strong>de</strong>ssus du front retombèrent <strong>de</strong>chaque côté <strong>de</strong> son visage en longs rouleaux brillants. Ainsi vêtue, ainsi coiffée, elleoffrit une ressemblance parfaite avec les plus illustres chefs-d'oeuvre du ciseau grec.Quand elle eut, par un sourire, donné son approbation à cette coiffure dont lesmoindres dispositions faisaient ressortir les beautés <strong>de</strong> son visage, elle y posa lacouronne <strong>de</strong> houx qu'elle avait préparée et dont les nombreuses baies rougesrépétèrent heureusement dans ses cheveux la couleur <strong>de</strong> la tunique. Tout en tortillantquelques feuilles pour produire <strong>de</strong>s oppositions capricieuses entre leur sens et lerevers, ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil regarda dans une glace l'ensemble <strong>de</strong> sa toilettepour juger <strong>de</strong> son effet.- Je suis horrible ce soir! dit-elle <strong>com</strong>me si elle eût été entourée <strong>de</strong> flatteurs, j 'ai l'aird'une statue <strong>de</strong> la Liberté.Elle plaça soigneusement son poignard au milieu <strong>de</strong> son corset en laissant passer lesrubis qui en ornaient le bout et dont les reflets rougeâtres <strong>de</strong>vaient attirer les yeux surles trésors que sa rivale avait si indignement prostitués. Francine ne put se résoudre àquitter sa maîtresse. Quand elle la vit près <strong>de</strong> partir, elle sut trouver, pourl'ac<strong>com</strong>pagner, <strong>de</strong>s prétextes dans tous les obstacles que les femmes ont à surmonteren allant à une fête dans une petite ville <strong>de</strong> la Basse-Bretagne. Ne fallait-il pas qu'elledébarrassât ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil <strong>de</strong> son manteau, <strong>de</strong> la double chaussure que laboue et le fumier <strong>de</strong> la rue l'avaient obligée à mettre, quoiqu'on l'eût fait sabler, et duvoile <strong>de</strong> gaze sous lequel elle cachait sa tête aux regards <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong> que la curiositéattirait autour <strong>de</strong> la maison où la fête avait lieu. La foule était si nombreuse, qu'ellesmarchèrent entre <strong>de</strong>ux haies <strong>de</strong> <strong>Chouans</strong>. Francine n'essaya plus <strong>de</strong> retenir samaîtresse, mais après lui avoir rendu les <strong>de</strong>rniers services exigés par une toilette dontle mérite consistait dans une extrême fraîcheur, elle resta dans la cour pour ne pasl'abandonner aux hasards <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>stinée sans être à même <strong>de</strong> voler à son secours, carla pauvre Bretonne ne prévoyait que <strong>de</strong>s malheurs.Une scène assez étrange avait lieu dans l'appartement <strong>de</strong> Montauran, au moment oùMarie <strong>de</strong> Verneuil se rendait à la fête. Le jeune marquis achevait sa toilette et passaitle large ruban rouge qui <strong>de</strong>vait servir à le faire reconnaître <strong>com</strong>me le premierpersonnage <strong>de</strong> cette assemblée, lorsque l'abbé Gudin entra d'un air inquiet.- Monsieur le marquis, venez vite, lui dit-il.Vous seul pourrez calmer l'orage qui s'est élevé, je ne sais à quel propos, entre leschefs. Ils parlent <strong>de</strong> quitter le service du Roi. Je crois que ce diable <strong>de</strong> Rifoël est cause<strong>de</strong> tout le tumulte. Ces querelles-là sont toujours causées par une niaiserie. Madamedu Gua lui a reproché, m'a-t-on dit, d'arriver très mal mis au bal.- Il faut que cette femme soit folle, s'écria le marquis, pour vouloir...- Le chevalier du Vissard, reprit l'abbé en interrompant le chef, a répliqué que si vouslui aviez donné l'argent promis au nom du Roi...146


- Assez, assez, monsieur l'abbé. Je <strong>com</strong>prends tout, maintenant. Cette scène a étéconvenue, n'est-ce pas, et vous êtes l'ambassa<strong>de</strong>ur...- Moi, monsieur le marquis! reprit l'abbé en interrompant encore, je vais vous appuyervigoureusement, et vous me rendrez, j'espère, la justice <strong>de</strong> croire que lerétablissement <strong>de</strong> nos autels en France celui du Roi sur le trône <strong>de</strong> ses pères, sontpour mes humbles travaux <strong>de</strong> bien plus puissants attraits que cet évêché <strong>de</strong> Rennesque vous...L'abbé n'osa poursuivre, car à ces mots le marquis s'était mis à sourire avecamertume. Mais le jeune chef réprima aussitôt la tristesse <strong>de</strong>s réflexions qu'il faisait,son front prit une expression sévère, et il suivit l'abbé Gudin dans une salle oùretentissaient <strong>de</strong> violentes clameurs.- Je ne reconnais ici l'autorité <strong>de</strong> personne, s'écriait Rifoël en jetant <strong>de</strong>s regardsenflammés à tous ceux qui l'entouraient et en portant la main à la poignée <strong>de</strong> sonsabre.- Reconnaissez-vous celle du bon sens? lui <strong>de</strong>manda froi<strong>de</strong>ment le marquis.Le jeune chevalier du Vissard, plus connu sous son nom patronymique <strong>de</strong> Rifoël, gardale silence <strong>de</strong>vant le général <strong>de</strong>s armées catholiques.- Qu'y a-t-il donc, messieurs? dit le jeune chef en examinant tous les visages.- Il y a, monsieur le marquis, reprit un célèbre contrebandier embarrassé <strong>com</strong>me unhomme du peuple qui reste d'abord sous le joug du préjugé <strong>de</strong>vant un grand seigneur,mais qui ne connaît plus <strong>de</strong> bornes aussitôt qu'il a franchi la barrière qui l'en sépare,parce qu'il ne voit alors en lui qu'un égal; il y a, dit-il, que vous venez fort à propos. Jene sais pas dire <strong>de</strong>s paroles dorées, aussi m'expliquerai-je ron<strong>de</strong>ment. J'ai <strong>com</strong>mandécinq cents hommes pendant tout le temps <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière guerre. Depuis que nousavons repris les armes, j'ai su trouver pour le service du Roi mille têtes aussi duresque la mienne. Voici sept ans que je risque ma vie pour la bonne cause, je ne vous lereproche pas, mais toute peine mérite salaire. Or, pour <strong>com</strong>mencer, je veux qu'onm'appelle monsieur <strong>de</strong> Cottereau. Je veux que le gra<strong>de</strong> <strong>de</strong> colonel me soit reconnu,sinon je traite <strong>de</strong> ma soumission avec le premier Consul. Voyez-vous, monsieur lemarquis, mes hommes et moi nous avons un créancier diablement importun et qu'ilfaut toujours satisfaire! - Le voilà! ajouta-t-il en se frappant le ventre.- <strong>Les</strong> violons sont-ils venus? <strong>de</strong>manda le marquis à madame du Gua avec un accentmoqueur.Mais le contrebandier avait traité brutalement un sujet trop important, et ces espritsaussi calculateurs qu'ambitieux étaient <strong>de</strong>puis trop longtemps en suspens sur ce qu'ilsavaient à espérer du Roi, pour que le dédain du jeune chef pût mettre un terme àcette scène. Le jeune et ar<strong>de</strong>nt chevalier du Vissard se plaça vivement <strong>de</strong>vantMontauran, et lui prit la main pour l'obliger à rester.- Prenez gar<strong>de</strong>, monsieur le marquis, lui dit-il, vous traitez trop légèrement <strong>de</strong>shommes qui ont quelque droit à la reconnaissance <strong>de</strong> celui que vous représentez ici.Nous savons que Sa Majesté vous a donné tout pouvoir pour attester nos services, quidoivent trouver leur ré<strong>com</strong>pense dans ce mon<strong>de</strong> ou dans l'autre, car chaque jourl'échafaud est dressé pour nous. Je sais, quant à moi, que le gra<strong>de</strong> <strong>de</strong> maréchal <strong>de</strong>camp...147


- Vous voulez dire colonel...- Non, monsieur le marquis, Charette m'a nommé colonel. Le gra<strong>de</strong> dont je parle nepouvant pas m'être contesté, je ne plai<strong>de</strong> point en ce moment pour moi, mais pourtous mes intrépi<strong>de</strong>s frères d'armes dont les services ont besoin d'être constatés. Votresignature et vos promesses leur suffiront aujourd'hui, et, dit-il tout bas, j'avoue qu'ilsse contentent <strong>de</strong> peu <strong>de</strong> chose. Mais, reprit-il en haussant la voix, quand le soleil selèvera dans le château <strong>de</strong> Versailles pour éclairer les jours heureux <strong>de</strong> la monarchie,alors les fidèles qui auront aidé le Roi à conquérir la France, en France, pourront-ilsfacilement obtenir <strong>de</strong>s grâces pour leurs familles! <strong>de</strong>s pensions pour les veuves, et larestitution <strong>de</strong>s biens qu'on leur a si mal à propos confisqués. J'en doute. Aussi,monsieur le marquis, les preuves <strong>de</strong>s services rendus ne seront-ils pas alors inutiles.Je ne me défierai jamais du Roi, mais bien <strong>de</strong> ces cormorans <strong>de</strong> ministres et <strong>de</strong>courtisans qui lui corneront aux oreilles <strong>de</strong>s considérations sur le bien public, l'honneur<strong>de</strong> la France, les intérêts <strong>de</strong> la couronne, et mille autres billevesées. Puis l'on semoquera d'un loyal Vendéen ou d'un brave Chouan, parce qu'il sera vieux, et que labrette qu'il aura tirée pour la bonne cause lui battra dans <strong>de</strong>s jambes amaigries par lessouffrances... trouvez-vous que nous ayons tort?- Vous parlez admirablement bien, monsieur du Vissard, mais un peu trop tôt,répondit le marquis.- Écoutez donc, marquis, lui dit le <strong>com</strong>te <strong>de</strong> Bauvan à voix basse, Rifoël a, par ma foi,débité <strong>de</strong> fort bonnes choses. Vous êtes sûr, vous, <strong>de</strong> toujours avoir l'oreille du Roi;mais nous autres, nous n'irons voir le maître que <strong>de</strong> loin en loin; et je vous avoue quesi vous ne me donniez pas votre parole <strong>de</strong> gentilhomme <strong>de</strong> me faire obtenir en tempset lieu la charge <strong>de</strong> Grand-maître <strong>de</strong>s Eaux-et-forêts <strong>de</strong> France, du diable si jerisquerais mon cou. Conquérir la Normandie au Roi, ce n'est pas une petite tâche,aussi espéré-je bien avoir l'Ordre. - Mais, ajouta-t-il en rougissant, nous avons letemps <strong>de</strong> penser à cela. Dieu me préserve d'imiter ces pauvres hères et <strong>de</strong> vousharceler. Vous parlerez <strong>de</strong> moi au Roi, et tout sera dit.Chacun <strong>de</strong>s chefs trouva le moyen <strong>de</strong> faire savoir au marquis, d'une manière plus oumoins ingénieuse, le prix exagéré qu'il attendait <strong>de</strong> ses services. L'un <strong>de</strong>mandaitmo<strong>de</strong>stement le gouvernement <strong>de</strong> Bretagne, l'autre une baronnie, celui-ci un gra<strong>de</strong>,celui-là un <strong>com</strong>man<strong>de</strong>ment; tous voulaient <strong>de</strong>s pensions.- Eh! bien, baron, dit le marquis à monsieur du Guénic, vous ne voulez donc rien?- Ma foi, marquis, ces messieurs ne me laissent que la couronne <strong>de</strong> France, mais jepourrais bien m'en ac<strong>com</strong>mo<strong>de</strong>r...- Eh! messieurs, dit l'abbé Gudin d'une voix tonnante, songez donc que si vous êtes siempressés, vous gâterez tout au jour <strong>de</strong> la victoire. Le Roi ne sera-t-il pas obligé <strong>de</strong>faire <strong>de</strong>s concessions aux révolutionnaires?- Aux jacobins, s'écria le contrebandier. Ah! que le Roi me laisse faire, je répondsd'employer mes mille hommes à les pendre, et nous en serons bientôt débarrassés.- Monsieur <strong>de</strong> Cottereau, reprit le marquis, je vois entrer quelques personnes invitéesà se rendre ici. Nous <strong>de</strong>vons rivaliser <strong>de</strong> zèle et <strong>de</strong> soins pour les déci<strong>de</strong>r à coopérer ànotre sainte entreprise, et vous <strong>com</strong>prenez que ce n'est pas le moment <strong>de</strong> nousoccuper <strong>de</strong> vos <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s, fussent-elles justes.148


En parlant ainsi, le marquis s'avançait vers la porte, <strong>com</strong>me pour aller au-<strong>de</strong>vant <strong>de</strong>quelques nobles <strong>de</strong>s pays voisins qu'il avait entrevus, mais le hardi contrebandier luibarra le passage d'un air soumis et respectueux.- Non, non, monsieur le marquis, excusez-moi; mais les jacobins nous ont trop bienappris, en 1793, que ce n'est pas celui qui fait la moisson qui mange la galette.Signez-moi ce chiffon <strong>de</strong> papier, et <strong>de</strong>main je vous amène quinze cents gars; sinon, jetraite avec le premier Consul.Après avoir regardé fièrement autour <strong>de</strong> lui, le marquis vit que la hardiesse du vieuxpartisan et son air résolu ne déplaisaient à aucun <strong>de</strong>s spectateurs <strong>de</strong> ce débat. Un seulhomme assis dans un coin semblait ne prendre aucune part à la scène, et s'occupait àcharger <strong>de</strong> tabac une pipe en terre blanche. L'air <strong>de</strong> mépris qu'il témoignait pour lesorateurs, son attitu<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>ste, et le regard <strong>com</strong>patissant que le marquis rencontradans ses yeux, lui firent examiner ce serviteur généreux, dans lequel il reconnut lemajor Brigaut; le chef alla brusquement à lui.Chapitre IV- Et toi, lui dit-il, que <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s-tu?- Oh! monsieur le marquis, si le Roi revient, je suis content.- Mais toi?- Oh! moi... Monseigneur veut rire.Le marquis serra la main calleuse du Breton, et dit à madame du Gua, dont il s'étaitrapproché: - Madame, je puis périr dans mon entreprise avant d'avoir eu le temps <strong>de</strong>faire parvenir au Roi un rapport fidèle sur les armées catholiques <strong>de</strong> la Bretagne. Sivous voyez la Restauration, n'oubliez ni ce brave homme ni le baron du Guénic. Il y aplus <strong>de</strong> dévouement en eux que dans tous ces gens-là.Et il montra les chefs qui attendaient avec une certaine impatience que le jeunemarquis fît droit à leurs <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s. Tous tenaient à la main <strong>de</strong>s papiers déployés, oùleurs services avaient sans doute été constatés par les généraux royalistes <strong>de</strong>sguerres précé<strong>de</strong>ntes, et tous <strong>com</strong>mençaient à murmurer. Au milieu d'eux, l'abbéGudin, le <strong>com</strong>te <strong>de</strong> Bauvan, le baron du Guénic se consultaient pour ai<strong>de</strong>r le marquis àrepousser <strong>de</strong>s prétentions si exagérées, car ils trouvaient la position du jeune chef trèsdélicate.Tout à coup le marquis promena ses yeux bleus, brillants d'ironie, sur cetteassemblée, et dit d'une voix claire: - Messieurs, je ne sais pas si les pouvoirs que leRoi a daigné me confier sont assez étendus pour que je puisse satisfaire à vos<strong>de</strong>man<strong>de</strong>s. Il n'a peut-être pas prévu tant <strong>de</strong> zèle, ni tant <strong>de</strong> dévouement. Vous allezjuger vous-mêmes <strong>de</strong> mes <strong>de</strong>voirs, et peut-être saurai-je les ac<strong>com</strong>plir.Il disparut et revint promptement en tenant à la main une lettre déployée, revêtue dusceau et <strong>de</strong> la signature royale.149


- Voici les lettres patentes en vertu <strong>de</strong>squelles vous <strong>de</strong>vez m'obéir, dit-il. Ellesm'autorisent à gouverner les provinces <strong>de</strong> Bretagne, <strong>de</strong> Normandie, du Maine et <strong>de</strong>l'Anjou, au nom du Roi, et à reconnaître les services <strong>de</strong>s officiers qui se serontdistingués dans ses armées.Un mouvement <strong>de</strong> satisfaction éclata dans l'assemblée. <strong>Les</strong> <strong>Chouans</strong> s'avancèrent versle marquis, en décrivant autour <strong>de</strong> lui un cercle respectueux. Tous les veux étaientattachés sur la signature du Roi. Le jeune chef, qui se tenait <strong>de</strong>bout <strong>de</strong>vant lacheminée, jeta les lettres dans le feu, où elles furent consumées en un clin d'oeil.- Je ne veux plus <strong>com</strong>man<strong>de</strong>r, s'écria le jeune homme, qu'à ceux qui verront un Roidans le Roi, et non une proie à dévorer. Vous êtes libres, messieurs, <strong>de</strong>m'abandonner...Madame du Gua, l'abbé Gudin, le major Brigaut, le chevalier du Vissard, le baron duGuénic, le <strong>com</strong>te <strong>de</strong> Bauvan enthousiasmés, firent entendre le cri <strong>de</strong> vive le Roi! Sid'abord les autres chefs hésitèrent un moment à répéter ce cri, bientôt entraînés parla noble action du marquis, ils le prièrent d'oublier ce qui venait <strong>de</strong> se passer, enl'assurant que, sans lettres patentes, il serait toujours leur chef.- Allons danser, s'écria le <strong>com</strong>te <strong>de</strong> Bauvan, et advienne que pourra! Après tout,ajouta-t-il gaiement, il vaut mieux, mes amis, s'adresser à Dieu qu'à ses saints.Battons-nous d'abord, et nous verrons après.- Ah! c'est vrai, ça. Sauf votre respect, monsieur le baron, dit Brigaut à voix basse ens'adressant au loyal du Guénic, je n'ai jamais vu réclamer dès le matin le prix <strong>de</strong> lajournée.L'assemblée se dispersa dans les salons où quelques personnes étaient déjà réunies.Le marquis essaya vainement <strong>de</strong> quitter l'air sombre qui altéra son visage, les chefsaperçurent aisément les impressions défavorables que cette scène avait produites surun homme dont le dévouement était encore ac<strong>com</strong>pagné <strong>de</strong>s belles illusions <strong>de</strong> lajeunesse, et ils en furent honteux.Une joie enivrante éclatait dans cette réunion <strong>com</strong>posée <strong>de</strong>s personnes les plusexaltées du parti royaliste, qui, n'ayant jamais pu juger, du fond d'une provinceinsoumise, les événements <strong>de</strong> la Révolution, <strong>de</strong>vaient prendre les espérances les plushypothétiques pour <strong>de</strong>s réalités. <strong>Les</strong> opérations hardies <strong>com</strong>mencées par Montauran,son nom, sa fortune, sa capacité, relevaient tous les courages, et causaient cetteivresse politique, la plus dangereuse <strong>de</strong> toutes, en ce qu'elle ne se refroidit que dans<strong>de</strong>s torrents <strong>de</strong> sang presque toujours inutilement versés. Pour toutes les personnesprésentes, la Révolution n'était qu'un trouble passager dans le royaume <strong>de</strong> France, où,pour elles, rien ne paraissait changé. Ces campagnes appartenaient toujours à lamaison <strong>de</strong> Bourbon. <strong>Les</strong> royalistes y régnaient si <strong>com</strong>plètement que quatre annéesauparavant. Hoche y obtint moins la paix qu'un armistice. <strong>Les</strong> nobles traitaient doncfort légèrement les Révolutionnaires: pour eux, Bonaparte était un Marceau plusheureux que son <strong>de</strong>vancier. Aussi les femmes se disposaient-elles fort gaiement àdanser. Quelques-uns <strong>de</strong>s chefs qui s'étaient battus avec les Bleus connaissaient seulsla gravité <strong>de</strong> la crise actuelle, et sachant que s'ils parlaient du premier Consul et <strong>de</strong> sapuissance à leurs <strong>com</strong>patriotes arriérés, ils n'en seraient pas <strong>com</strong>pris, tous causaiententre eux en regardant les femmes avec une insouciance dont elles se vengeaient ense critiquant entre elles. Madame du Gua, qui semblait faire les honneurs du bal,essayait <strong>de</strong> tromper l'impatience <strong>de</strong>s danseuses en adressant successivement àchacune d'elles les flatteries d'usage. Déjà l'on entendait les sons criards <strong>de</strong>s150


instruments que l'on mettait d'accord, lorsque madame du Gua aperçut le marquisdont la figure conservait encore une expression <strong>de</strong> tristesse; elle alla brusquement àlui. - Ce n'est pas, j'ose l'espérer, la scène très ordinaire que vous avez eue avec cesmanants qui peut vous accabler, lui dit-elle.Elle n'obtint pas <strong>de</strong> réponse, le marquis absorbé dans sa rêverie croyait entendrequelques-unes <strong>de</strong>s raisons que, d'une voix prophétique, Marie lui avait données aumilieu <strong>de</strong> ces mêmes chefs à la Vivetière pour l'engager à abandonner la lutte <strong>de</strong>s roiscontré les peuples. Mais ce jeune homme avait trop d'élévation dans l'âme, tropd'orgueil, trop <strong>de</strong> conviction peut-être pour délaisser l'oeuvre <strong>com</strong>mencée, et il sedécidait en ce moment à la poursuivre courageusement malgré les obstacles. Il relevala tête avec fierté et alors il <strong>com</strong>prit ce que lui disait madame du Gua.- Vous êtes sans doute à Fougères, disait-elle avec une amertume qui révélaitl'inutilité <strong>de</strong>s efforts qu'elle avait tentés pour distraire le marquis. Ah! monsieur, Jedonnerais mon sang pour vous la mettre entre les mains et vous voir heureux avecelle.- Pourquoi donc avoir tiré sur elle avec tant d'adresse?- Parce que je la voudrais morte ou dans vos bras. Oui, monsieur, j'ai pu aimer lemarquis <strong>de</strong> Montauran le jour où j'ai cru voir en lui un héros. Maintenant je n'ai pluspour lui qu'une douloureuse amitié, je le vois séparé <strong>de</strong> la gloire par le coeur noma<strong>de</strong>d'une fille d'Opéra.- Pour <strong>de</strong> l'amour, reprit le marquis avec l'accent <strong>de</strong> l'ironie, vous me jugez bien mal!Si j'aimais cette fille-là, madame, je la désirerais moins... et, sans vous peut-être, n'ypenserais-je déjà plus.- La voici! dit brusquement madame du Gua.La précipitation que mit le marquis à tourner la tête fit un mal affreux à cette pauvrefemme, mais la vive lumière <strong>de</strong>s bougies lui permettant <strong>de</strong> bien apercevoir les pluslégers changements qui se firent dans les traits <strong>de</strong> cet homme si violemment aimé,elle crut y découvrir quelques espérances <strong>de</strong> retour, lorsqu'il ramena sa tête vers elle,en souriant <strong>de</strong> cette ruse <strong>de</strong> femme.- De quoi riez-vous donc? <strong>de</strong>manda le <strong>com</strong>te <strong>de</strong> Bauvan.- D'une bulle <strong>de</strong> savon qui s'évapore! répondit madame du Gua joyeuse. Le marquis,s'il faut l'en croire, s'étonne aujourd'hui d'avoir senti son coeur battre un instant pourcette fille qui se disait ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil. Vous savez?- Cette fille?... reprit le <strong>com</strong>te avec un accent <strong>de</strong> reproche. Madame, c'est à l'auteur dumal à le réparer, et je vous donne ma parole d'honneur qu'elle est bien réellement lafille du duc <strong>de</strong> Verneuil.- Monsieur le <strong>com</strong>te, dit le marquis d'une voix profondément altérée, laquelle <strong>de</strong> vos<strong>de</strong>ux paroles croire, celle <strong>de</strong> la Vivetière ou celle <strong>de</strong> Saint-James?Une voix éclatante annonça ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil. Le <strong>com</strong>te s'élança vers la porte,offrit la main à la belle inconnue avec les marques du plus profond respect; et, laprésentant à travers la foule curieuse au marquis et à madame du Gua: - Ne croireque celle d'aujourd'hui, répondit-il au jeune chef stupéfait.151


Madame du Gua pâlit à l'aspect <strong>de</strong> cette malencontreuse fille, qui resta <strong>de</strong>bout unmoment en jetant <strong>de</strong>s regards orgueilleux sur cette assemblée ou elle chercha lesconvives <strong>de</strong> la Vivetière. Elle attendit la salutation forcée <strong>de</strong> sa rivale, et, sansregar<strong>de</strong>r le marquis, se laissa conduire à une place d'honneur par le <strong>com</strong>te qui la fitasseoir près <strong>de</strong> madame du Gua, à laquelle elle rendit un léger salut <strong>de</strong> protection,mais qui, par un instinct <strong>de</strong> femme, ne s'en fâcha point et prit aussitôt un air riant etamical. La mise extraordinaire et la beauté <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil excitèrent unmoment les murmures <strong>de</strong> l'assemblée. Lorsque le marquis et madame du Guatournèrent leurs regards sur les convives <strong>de</strong> la Vivetière ils les trouvèrent dans uneattitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> respect qui ne paraissait pas être jouée, chacun d'eux semblait chercherles moyens <strong>de</strong> rentrer en grâce auprès <strong>de</strong> la jeune Parisienne méconnue. <strong>Les</strong> ennemisétaient donc en présence.- Mais c'est une magie, ma<strong>de</strong>moiselle! Il n'y a que vous au mon<strong>de</strong> pour surprendreainsi les gens. Comment, venir toute seule? disait madame du Gua.- Toute seule, répéta ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil ainsi, madame, vous n'aurez que moi,ce soir, à tuer.- Soyez indulgente, reprit madame du Gua. Je ne puis vous exprimer <strong>com</strong>bienj'éprouve <strong>de</strong> plaisir à vous revoir. Vraiment j'étais accablée par le souvenir <strong>de</strong> mestorts envers vous, et je cherchais une occasion qui me permit <strong>de</strong> les réparer.- Quant à vos torts, madame, je vous pardonne facilement ceux que vous avez eusenvers moi, mais j'ai sur le coeur la mort <strong>de</strong>s Bleus que vous avez assassinés. Jepourrais peut-être encore me plaindre <strong>de</strong> la roi<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> votre correspondance... Hé!bien, j'excuse tout, grâce au service que vous m'avez rendu.Madame du Gua perdit contenance en se sentant presser la main par sa belle rivalequi lui souriait avec une grâce insultante. Le marquis était resté immobile, mais en cemoment il saisit fortement le bras du <strong>com</strong>te.- Vous m'avez indignement trompé, lui dit-il, et vous avez <strong>com</strong>promis jusqu'à monhonneur; je ne suis pas un Géronte <strong>de</strong> <strong>com</strong>édie, et il me faut votre vie ou vous aurezla mienne.- Marquis, reprit le <strong>com</strong>te avec hauteur, je suis prêt à vous donner toutes lesexplications que vous désirerez.Et ils se dirigèrent vers la pièce voisine. <strong>Les</strong> personnes les moins initiées au secret <strong>de</strong>cette scène <strong>com</strong>mençaient à en <strong>com</strong>prendre l'intérêt, en sorte que quand les violonsdonnèrent le signal <strong>de</strong> la danse, personne ne bougea.- Ma<strong>de</strong>moiselle, quel service assez important ai-je donc eu l'honneur <strong>de</strong> vous rendre,pour mériter... reprit madame du Gua en se pinçant les lèvres avec une sorte <strong>de</strong> rage.- Madame, ne m'avez-vous pas éclairée sur le vrai caractère du marquis <strong>de</strong>Montauran. Avec quelle impassibilité cet homme affreux me laissait périr. Je vousl'abandonne bien volontiers.- Que venez-vous donc chercher ici? dit vivement madame du Gua.152


- L'estime et la considération que vous m'aviez enlevées à la Vivetière, madame.Quant au reste, soyez bien tranquille. Si le marquis revenait à moi, vous <strong>de</strong>vez savoirqu'un retour n'est jamais <strong>de</strong> l'amour.Madame du Gua prit alors la main <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil avec cette affectueusegentillesse <strong>de</strong> mouvement que les femmes déploient volontiers entre elles, surtout enprésence <strong>de</strong>s hommes.- Eh! bien, ma pauvre petite, je suis enchantée <strong>de</strong> vous voir si raisonnable. Si leservice que je vous ai rendu a été d'abord bien ru<strong>de</strong>, dit-elle en pressant la mainqu'elle tenait quoiqu'elle éprouvât l'envie <strong>de</strong> la déchirer lorsque ses doigts lui enrévélèrent la moelleuse finesse, il sera du moins <strong>com</strong>plet. Écoutez, je connais lecaractère du Gars, dit-elle avec un sourire perfi<strong>de</strong>, eh! bien, il vous aurait trompée, ilne veut et ne peut épouser personne.- Ah!...- Oui, ma<strong>de</strong>moiselle, il n'a accepté sa dangereuse mission que pour mériter la main <strong>de</strong>ma<strong>de</strong>moiselle d'Uxelles, alliance pour laquelle Sa Majesté lui a promis tout son appui.Ah! ah!...Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil n'ajouta pas un mot à cette railleuse exclamation. Le jeuneet beau chevalier du Vissard, impatient <strong>de</strong> se faire pardonner la plaisanterie qui avaitdonné le signal <strong>de</strong>s injures à la Vivetière, s'avança vers elle en l'invitantrespectueusement à danser? elle lui tendit la main et s'élança pour prendre place auquadrille où figurait madame du Gua. La mise <strong>de</strong> ces femmes dont les toilettesrappelaient les mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la cour exilée, qui toutes avaient <strong>de</strong> la poudre ou les cheveuxcrêpés, sembla ridicule aussitôt qu'on put la <strong>com</strong>parer au costume à la fois élégant,riche et sévère que la mo<strong>de</strong> autorisait ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil à porter, qui futproscrit à haute voix, mais envié in petto par les femmes. <strong>Les</strong> hommes ne se lassaientpas d'admirer la beauté d'une chevelure naturelle, et les détails d'un ajustement dontla grâce était toute dans celle <strong>de</strong>s proportions qu'il révélait.En ce moment le marquis et le <strong>com</strong>te rentrèrent dans la salle <strong>de</strong> bal et arrivèrent<strong>de</strong>rrière ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil qui ne se retourna pas. Si une glace, placée vis-àvisd'elle, ne lui eût pas appris la présence du marquis, elle l'eût <strong>de</strong>vinée par lacontenance <strong>de</strong> madame du Gua qui cachait mal, sous un air indifférent en apparence,l'impatience avec laquelle elle attendait la lutte qui, tôt ou tard, <strong>de</strong>vait se déclarerentre les <strong>de</strong>ux amants. Quoique le marquis s'entretînt avec le <strong>com</strong>te et <strong>de</strong>ux autrespersonnes, il put néanmoins entendre les propos <strong>de</strong>s cavaliers et <strong>de</strong>s danseuses qui,selon les caprices <strong>de</strong> la contredanse, venaient occuper momentanément la place <strong>de</strong>ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil et <strong>de</strong> ses voisins.- Oh! mon Dieu, oui, madame, elle est venue seule, disait l'un.- Il faut être bien hardie, répondit la danseuse.- Mais si j'étais habillée ainsi, je me croirais nue, dit une autre dame.- Oh! ce n'est pas un costume décent, répliquait le cavalier, mais elle est si belle, et illui va si bien!153


- Voyez, je suis honteuse pour elle <strong>de</strong> la perfection <strong>de</strong> sa danse. Ne trouvez-vous pasqu'elle a tout à fait l'air d'une fille d'Opéra? répliqua la dame jalouse.- Croyez-vous qu'elle vienne ici pour traiter au nom du premier Consul? <strong>de</strong>mandaitune troisième dame.- Quelle plaisanterie, répondit le cavalier.- Elle n'apportera guère d'innocence en dot, dit en riant la danseuse.Le Gars se retourna brusquement pour voir la femme qui se permettait cetteépigramme, et alors madame du Gua le regarda d'un air qui disait évi<strong>de</strong>mment: -Vous voyez ce qu'on en pense!- Madame, dit en riant le <strong>com</strong>te à l'ennemie <strong>de</strong> Marie, il n'y a encore que les damesqui la lui ont ôtée...Le marquis pardonna intérieurement au <strong>com</strong>te tous ses torts. Lorsqu'il se hasarda àjeter un regard sur sa maîtresse dont les grâces étaient, <strong>com</strong>me celles <strong>de</strong> presquetoutes les femmes, mises en relief par la lumière <strong>de</strong>s bougies, elle lui tourna le dos enrevenant à sa place, et s'entretint avec son cavalier en laissant parvenir à l'oreille dumarquis les sons les plus caressants <strong>de</strong> sa voix.- Le premier Consul nous envoie <strong>de</strong>s ambassa<strong>de</strong>urs bien dangereux, lui disait sondanseur.- Monsieur, reprit-elle, on a déjà à dit cela à la Vivetière.- Mais vous avez autant <strong>de</strong> mémoire que le Roi, repartit le gentilhomme mécontent <strong>de</strong>sa maladresse.- Pour pardonner les injures, il faut bien s'en souvenir, reprit-elle vivement en le tirantd'embarras par un sourire.- Sommes-nous tous <strong>com</strong>pris dans cette amnistie? lui <strong>de</strong>manda le marquis.Mais elle s'élança pour danser avec une ivresse enfantine en le laissant interdit et sansréponse; il la contempla avec une froi<strong>de</strong> mélancolie, elle s'en aperçut, et alors ellepencha la tête par une <strong>de</strong> ces coquettes attitu<strong>de</strong>s que lui permettait la gracieuseproportion <strong>de</strong> son col, et n'oublia certes aucun <strong>de</strong>s mouvements qui pouvaient attesterla rare perfection <strong>de</strong> son corps. Marie attirait <strong>com</strong>me l'espoir, elle échappait <strong>com</strong>me unsouvenir. La voir ainsi, c'était vouloir la possé<strong>de</strong>r à tout prix. Elle le savait, et laconscience qu'elle eut alors <strong>de</strong> sa beauté répandit sur sa figure un charmeinexprimable. Le marquis sentit s'élever dans son coeur un tourbillon d'amour, <strong>de</strong> rageet <strong>de</strong> folie, il serra violemment la main du <strong>com</strong>te et s'éloigna.- Eh! bien, il est donc parti? <strong>de</strong>manda ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil en revenant à saplace.Le <strong>com</strong>te s'élança dans la salle voisine, et fit à sa protégée un signe d'intelligence enlui ramenant le Gars.- Il est à moi, se dit-elle en examinant dans la glace le marquis dont la figuredoucement agitée rayonnait d'espérance.154


Elle reçut le jeune chef en boudant et sans mot dire, mais elle le quitta en souriant;elle le voyait si supérieur, qu'elle se sentit fière <strong>de</strong> pouvoir le tyranniser, et voulut luifaire acheter chèrement quelques douces paroles pour lui en apprendre tout le prix,suivant un instinct <strong>de</strong> femme auquel toutes obéissent plus ou moins. La contredansefinie, tous les gentilshommes <strong>de</strong> la Vivetière vinrent entourer Marie, et chacun d'euxsollicita le pardon <strong>de</strong> son erreur par <strong>de</strong>s flatteries plus ou moins bien débitées maiscelui qu'elle aurait voulu voir à ses pieds n'approcha pas du groupe où elle régnait.- Il se croit encore aimé, se dit-elle, il ne veut pas être confondu avec les indifférents.Elle refusa <strong>de</strong> danser. Puis, <strong>com</strong>me si cette fête eût été donnée pour elle, elle alla <strong>de</strong>quadrille en quadrille, appuyée sur le bras du <strong>com</strong>te <strong>de</strong> Bauvan, auquel elle se plut àtémoigner quelque familiarité. L'aventure <strong>de</strong> la Vivetière était alors connue <strong>de</strong> toutel'assemblée dans ses moindres détails, grâce aux soins <strong>de</strong> madame du Gua quiespérait, en affichant ainsi ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil et le marquis, mettre un obstacle<strong>de</strong> plus à leur réunion; aussi les <strong>de</strong>ux amants brouillés étaient-ils <strong>de</strong>venus l'objet <strong>de</strong>l'attention générale. Montauran n'osait abor<strong>de</strong>r sa maîtresse, car le sentiment <strong>de</strong> sestorts et la violence <strong>de</strong> ses désirs rallumés la lui rendaient presque terrible; et, <strong>de</strong> soncôté, la jeune fille en épiait la figure faussement calme, tout en paraissant contemplerle bal.- Il fait horriblement chaud ici, dit-elle à son cavalier. Je vois le front <strong>de</strong> monsieur <strong>de</strong>Montauran tout humi<strong>de</strong>. Menez-moi <strong>de</strong> l'autre côté, que je puisse respirer, j'étouffe.Et, d'un geste <strong>de</strong> tête, elle désigna au <strong>com</strong>te le salon voisin où se trouvaient quelquesjoueurs. Le marquis y suivit sa maîtresse, dont les paroles avaient été <strong>de</strong>vinées auseul mouvement <strong>de</strong>s lèvres. Il osa espérer qu'elle ne s'éloignait <strong>de</strong> la foule que pour lerevoir, et cette faveur supposée rendit à sa passion une violence inconnue, car sonamour avait grandi <strong>de</strong> toutes les résistances qu'il croyait <strong>de</strong>voir lui opposer <strong>de</strong>puisquelques jours. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil se plut à tourmenter le jeune chef, sonregard, si doux, si velouté pour le <strong>com</strong>te, <strong>de</strong>venait sec et sombre quand par hasard ilrencontrait les yeux du marquis. Montauran parut faire un effort pénible, et dit d'unevoix sour<strong>de</strong>: - Ne me pardonnerez-vous donc pas?- L'amour, lui répondit-elle avec froi<strong>de</strong>ur, ne pardonne rien, ou pardonne tout. Mais,reprit-elle en lui voyant faire un mouvement <strong>de</strong> joie, il faut aimer.Elle avait repris le bras du <strong>com</strong>te et s'était élancée dans une espèce <strong>de</strong> boudoirattenant à la salle <strong>de</strong> jeu. Le marquis y suivit Marie.- Vous m'écouterez, s'écria-t-il.-Vous feriez croire, monsieur, répondit-elle, que je suis venue ici pour vous et non parrespect pour moi-même. Si vous ne cessez cette odieuse poursuite je me retire.- Eh! bien, dit-il en se souvenant d'une <strong>de</strong>s plus folles actions du <strong>de</strong>rnier duc <strong>de</strong>Lorraine, laissez-moi vous parler seulement pendant le temps que je pourrai gar<strong>de</strong>rdans la main ce charbon.Il se baissa vers le foyer, saisit un bout <strong>de</strong> tison et le serra violemment. Ma<strong>de</strong>moiselle<strong>de</strong> Verneuil rougit, dégagea vivement son bras <strong>de</strong> celui du <strong>com</strong>te et regarda lemarquis avec étonnement. Le <strong>com</strong>te s'éloigna doucement et laissa les <strong>de</strong>ux amants155


seuls. Une si folle action avait ébranlé le coeur <strong>de</strong> Marie car, en amour, il n'y a rien <strong>de</strong>plus persuasif qu'une courageuse bêtise.- Vous me prouvez là, dit-elle en essayant <strong>de</strong> lui faire jeter le charbon, que vous melivreriez au plus cruel <strong>de</strong> tous les supplices. Vous êtes extrême en tout. Sur la foi d'unsot et les calomnies d'une femme, vous avez soupçonné celle qui venait <strong>de</strong> voussauver la vie d'être capable <strong>de</strong> vous vendre.- Oui, dit-il en souriant, j'ai été cruel envers vous; mais oubliez-le toujours, je nel'oublierai jamais. Écoutez-moi. J'ai été indignement trompé, mais tant <strong>de</strong>circonstances dans cette fatale journée se sont trouvées contre vous.- Et ces circonstances suffisaient pour éteindre votre amour?Il hésitait à répondre, elle fit un geste <strong>de</strong> dédain, et se leva.- Oh! Marie, maintenant je ne veux plus croire que vous...- Mais jetez donc ce feu! Vous êtes fou. Ouvrez votre main, je le veux.Il se plut à opposer une molle résistance aux doux efforts <strong>de</strong> sa maîtresse, pourprolonger le plaisir aigu qu'il éprouvait à être fortement pressé par ses doigts mignonset caressants; mais elle réussit enfin à ouvrir cette main qu'elle aurait voulu pouvoirbaiser. Le sang avait éteint le charbon.- Eh! bien, à quoi cela vous a-t-il servi?.. dit-elle.Elle fit <strong>de</strong> la charpie avec son mouchoir, et en garnit une plaie peu profon<strong>de</strong> que lemarquis couvrit bientôt <strong>de</strong> son gant. Madame du Gua arriva sur la pointe du pied dansle salon <strong>de</strong> jeu, et jeta <strong>de</strong> furtifs regards sur les <strong>de</strong>ux amants, aux yeux <strong>de</strong>squels elleéchappa avec adresse en se penchant en arrière à leurs moindres mouvements; maisil lui était certes difficile <strong>de</strong> s'expliquer les propos <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux amants par ce qu'elle leurvoyait faire.- Si tout ce qu'on vous a dit <strong>de</strong> moi était vrai, avouez qu'en ce moment je serais bienvengée, dit Marie avec une expression <strong>de</strong> malignité qui fit pâlir le marquis.- Et par quel sentiment avez-vous donc été amenée ici?- Mais, mon cher enfant, vous êtes un bien grand fat. Vous croyez donc pouvoirimpunément mépriser une femme <strong>com</strong>me moi? - Je venais et pour vous et pour moi,reprit-elle après une pause en mettant la main sur la touffe <strong>de</strong> rubis qui se trouvait aumilieu <strong>de</strong> sa poitrine, et lui montrant la lame <strong>de</strong> son poignard.- Qu'est-ce que tout cela signifie? pensait madame du Gua.- Mais, dit-elle en continuant, vous m'aimez encore! Vous me désirez toujours dumoins, et la sottise que vous venez <strong>de</strong> faire, ajouta-t-elle en lui prenant la main, m'ena donné la preuve. Je suis re<strong>de</strong>venue ce que je voulais être, et je pars heureuse. Quinous aime est toujours absous. Quant à moi, je suis aimée, j'ai reconquis l'estime <strong>de</strong>l'homme qui représente à mes yeux le mon<strong>de</strong> entier, je puis mourir.- Vous m'aimez donc encore? dit le marquis.156


- Ai-je dit cela? répondit-elle d'un air moqueur en suivant avec joie les progrès <strong>de</strong>l'affreuse torture que dès son arrivée elle avait <strong>com</strong>mencé à faire subir au marquis.N'ai-je pas dû faire <strong>de</strong>s sacrifices pour venir ici! J'ai sauvé M. <strong>de</strong> Bauvan <strong>de</strong> la mort,et, plus reconnaissant, il m'a offert, en échange <strong>de</strong> ma protection, sa fortune et sonnom. Vous n'avez jamais eu cette pensée.Le marquis, étourdi par ces <strong>de</strong>rniers mots, réprima la plus violente colère à laquelle ileût encore été en proie, en se croyant joué par le <strong>com</strong>te, et il ne répondit pas.- Ha!.. vous réfléchissez? reprit-elle avec un sourire amer.- Ma<strong>de</strong>moiselle, reprit le jeune homme, votre doute justifie le mien.- Monsieur, sortons d'ici, s'écria ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil en apercevant un coin <strong>de</strong> larobe <strong>de</strong> madame du Gua, et elle se leva; mais le désir <strong>de</strong> désespérer sa rivale la fithésiter à s'en aller.- Voulez-vous donc me plonger dans l'enfer? reprit le marquis en lui prenant la main etla pressant avec force.- Ne m'y avez-vous pas jetée <strong>de</strong>puis cinq jours? En ce moment même, ne me laissezvouspas dans la plus cruelle incertitu<strong>de</strong> sur la sincérité <strong>de</strong> votre amour?- Mais sais-je si vous ne poussez pas votre vengeance jusqu'à vous emparer <strong>de</strong> toutema vie, pour la ternir, au lieu <strong>de</strong> vouloir ma mort...- Ah! vous ne m'aimez pas, vous pensez à vous et non à moi, dit-elle avec rage enversant quelques larmes.La coquette connaissait bien la puissance <strong>de</strong> ses yeux quand ils étaient noyés <strong>de</strong>pleurs.- Eh! bien, dit-il hors <strong>de</strong> lui, prends ma vie, mais sèche tes larmes!- Oh! mon amour, s'écria-t-elle d'une voix étouffée, voici les paroles, l'accent et leregard que j'attendais, pour préférer ton bonheur au mien! Mais, monsieur, reprit-elle,je vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong> une <strong>de</strong>rnière preuve <strong>de</strong> votre affection, que vous dites si gran<strong>de</strong>. Jene veux rester ici que le temps nécessaire pour y bien faire savoir que vous êtes àmoi. Je ne prendrais même pas un verre d'eau dans la maison où <strong>de</strong>meure une femmequi <strong>de</strong>ux fois a tenté <strong>de</strong> me tuer, qui <strong>com</strong>plote peut-être encore quelque trahisoncontre nous, et qui dans ce moment nous écoute, ajouta-t-elle en montrant du doigtau marquis les plis flottants <strong>de</strong> la robe <strong>de</strong> madame du Gua. Puis, elle essuya seslarmes, se pencha jusqu'à l'oreille du jeune chef qui tressaillit en se sentant caresserpar la douce moiteur <strong>de</strong> son haleine. - Préparez tout pour notre départ, dit-elle, vousme reconduirez à Fougères, et là seulement vous saurez bien si je vous aime! Pour lasecon<strong>de</strong> fois, je me fie à vous. Vous fierez-vous une secon<strong>de</strong> fois à moi?- Ah! Marie, vous m'avez amené au point <strong>de</strong> ne plus savoir ce que je fais! je suisenivré par vos paroles, par vos regards, par vous enfin, et suis prêt à vous satisfaire.- Hé! bien, ren<strong>de</strong>z-moi, pendant un moment, bien heureuse! Faites-moi jouir du seultriomphe que j'aie désiré. Je veux respirer en plein air, dans la vie que j'ai rêvée, etme repaître <strong>de</strong> mes illusions avant qu'elles ne se dissipent. Allons, venez, et dansezavec moi.157


Ils revinrent ensemble dans la salle <strong>de</strong> bal, et quoique ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil fûtaussi <strong>com</strong>plètement flattée dans son coeur et dans sa vanité que puisse l'être unefemme, l'impénétrable douceur <strong>de</strong> ses yeux, le fin sourire <strong>de</strong> ses lèvres, la rapidité <strong>de</strong>smouvements d'une danse animée, gardèrent le secret <strong>de</strong> ses pensées, <strong>com</strong>me la mercelui du criminel qui lui confie un pesant cadavre. Néanmoins l'assemblée laissaéchapper un murmure d'admiration quand elle se roula dans les bras <strong>de</strong> son amantpour valser, et que l'oeil sous le sien, tous <strong>de</strong>ux voluptueusement entrelacés, les yeuxmourants, la tête lour<strong>de</strong>, ils tournoyèrent en se serrant l'un l'autre avec une sorte <strong>de</strong>frénésie, et révélant ainsi tous les plaisirs qu'ils espéraient d'une plus intime union.- Comte, dit madame du Gua à monsieur <strong>de</strong> Bauvan, allez savoir si Pille-miche est aucamp, amenez-le-moi; et soyez certain d'obtenir <strong>de</strong> moi, pour ce léger service, tout ceque vous voudrez, même ma main. - Ma vengeance me coûtera cher, dit-elle en levoyant s'éloigner; mais, pour cette fois, je ne la manquerai pas.Quelques moments après cette scène, ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil et le marquis étaientau fond d'une berline attelée <strong>de</strong> quatre chevaux vigoureux. Surprise <strong>de</strong> voir ces <strong>de</strong>uxprétendus ennemis les mains entrelacées et <strong>de</strong> les trouver en si bon accord, Francinerestait muette, sans oser se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si, chez sa maîtresse, c'était <strong>de</strong> la perfidie ou<strong>de</strong> l'amour. Grâce au silence et à l'obscurité <strong>de</strong> la nuit, le marquis ne put remarquerl'agitation <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil à mesure qu'elle approchait <strong>de</strong> Fougères. <strong>Les</strong>faibles teintes du crépuscule permirent d'apercevoir dans le lointain le clocher <strong>de</strong>Saint-Léonard. En ce moment Marie se dit: - Je vais mourir! À la première montagne,les <strong>de</strong>ux amants eurent à la fois la même pensée, ils <strong>de</strong>scendirent <strong>de</strong> voiture etgravirent à pied la colline, <strong>com</strong>me en souvenir <strong>de</strong> leur première rencontre. LorsqueMarie eut pris le bras du marquis et fait quelques pas, elle remercia le jeune hommepar un sourire, <strong>de</strong> ce qu'il avait respecté son silence, puis, en arrivant sur le sommetdu plateau, d'où l'on découvrait Fougères, elle sortit tout à fait <strong>de</strong> sa rêverie.- N'allez pas plus avant, dit-elle, mon pouvoir ne vous sauverait plus <strong>de</strong>s Bleusaujourd'hui.Montauran lui marqua quelque surprise, elle sourit tristement, lui montra du doigt unquartier <strong>de</strong> roche, <strong>com</strong>me pour lui ordonner <strong>de</strong> s'asseoir, et resta <strong>de</strong>bout dans uneattitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> mélancolie. <strong>Les</strong> déchirantes émotions <strong>de</strong> son âme ne lui permettaient plus<strong>de</strong> déployer ces artifices qu'elle avait prodigués. En ce moment, elle se seraitagenouillée sur <strong>de</strong>s charbons ar<strong>de</strong>nts, sans les plus sentir que le marquis n'avait sentile tison dont il s'était saisi pour attester la violence <strong>de</strong> sa passion. Ce fut après avoircontemple son amant par un regard empreint <strong>de</strong> la plus profon<strong>de</strong> douleur, qu'elle luidit ces affreuses paroles: - Tout ce que vous avez soupçonné <strong>de</strong> moi est vrai! Lemarquis laissa échapper un geste. - Ah! par grâce, dit-elle en joignant les mains,écoutez-moi sans m'interrompre. - Je suis réellement, reprit-elle d'une voix émue, lafille du duc <strong>de</strong> Verneuil, mais sa fille naturelle. Ma mère, une <strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Casteran,qui s'est faite religieuse pour échapper aux tortures qu'on lui préparait dans sa famille,expia sa faute par quinze années <strong>de</strong> larmes et mourut à Séez. À son lit <strong>de</strong> mortseulement, cette chère abbesse implora pour moi l'homme qui l'avait abandonnée, carelle me savait sans amis, sans fortune, sans avenir... Cet homme, toujours présentsous le toit <strong>de</strong> la mère <strong>de</strong> Francine aux soins <strong>de</strong> qui je fus remise, avait oublié sonenfant. Néanmoins le duc m'accueillit avec plaisir, et me reconnut parce que j'étaisbelle, et que peut-être il se revoyait jeune en moi. C'était un <strong>de</strong> ces seigneurs qui sousle règne précé<strong>de</strong>nt, mirent leur gloire à montrer <strong>com</strong>ment on pouvait se fairepardonner un crime en le <strong>com</strong>mettant avec grâce. Je n'ajouterai rien, il fut mon père!Cependant laissez-moi vous expliquer <strong>com</strong>ment mon séjour à Paris a dû me gâter158


l'âme. La société du duc <strong>de</strong> Verneuil et celle où il m'introduisit étaient engouées <strong>de</strong>cette philosophie moqueuse dont s'enthousiasmait la France, parce qu'on l'y professaitpartout avec esprit. <strong>Les</strong> brillantes conversations qui flattèrent mon oreille sere<strong>com</strong>mandaient par la finesse <strong>de</strong>s aperçus, ou par un mépris spirituellement formulépour ce qui était religieux et vrai. <strong>Les</strong> hommes, en se moquant <strong>de</strong>s sentiments, lespeignaient d'autant mieux qu'ils ne les éprouvaient pas; et ils séduisaient autant parleurs expressions épigrammatiques que par la bonhomie avec laquelle ils savaientmettre toute une aventure dans un mot; mais souvent ils péchaient par trop d'esprit,et fatiguaient les femmes en faisant <strong>de</strong> l'amour un art plutôt qu'une affaire <strong>de</strong> coeur.J'ai faiblement résisté à ce torrent. Cependant mon âme, pardonnez-moi cet orgueil,était assez passionnée pour sentir que l'esprit avait <strong>de</strong>sséché tous les coeurs; mais lavie que j'ai menée alors a eu pour résultat d'établir une lutte perpétuelle entre messentiments naturels et les habitu<strong>de</strong>s vicieuses que j'y ai contractées. Quelques genssupérieurs s'étaient plu à développer en moi cette liberté <strong>de</strong> pensée, ce mépris <strong>de</strong>l'opinion publique qui ravissent à la femme une certaine mo<strong>de</strong>stie d'âme sans laquelleelle perd son charme. Hélas! le malheur n'a pas eu le pouvoir <strong>de</strong> détruire les défautsque me donna l'opulence. - Mon père, poursuivit-elle après avoir laissé échapper unsoupir, le duc <strong>de</strong> Verneuil, mourut après m avoir reconnue et avantagée par untestament qui diminuait considérablement la fortune <strong>de</strong> mon frère, son fils légitime. Jeme trouvai un matin sans asile ni protecteur. Mon frère attaquait le testament qui metaisait riche. Trois années passées auprès d'une famille opulente avaient développéma vanité. En satisfaisant à toutes mes fantaisies, mon père m'avait créé <strong>de</strong>s besoins<strong>de</strong> luxe, <strong>de</strong>s habitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong>squelles mon âme encore jeune et naïve ne s'expliquait ni lesdangers, ni la tyrannie. Un ami <strong>de</strong> mon père, le maréchal duc <strong>de</strong> Lenoncourt, âgé <strong>de</strong>soixante-dix ans, s'offrit à me servir <strong>de</strong> tuteur. J'acceptai; je me retrouvai, quelquesjours après le <strong>com</strong>mencement <strong>de</strong> cet odieux procès, dans une maison brillante où jejouissais <strong>de</strong> tous les avantages que la cruauté d'un frère me refusait sur le cercueil <strong>de</strong>notre père. Tous les soirs, le vieux maréchal venait passer auprès <strong>de</strong> moi quelquesheures pendant lesquelles ce vieillard ne me faisait entendre que <strong>de</strong>s paroles douceset consolantes. Ses cheveux blancs, et toutes les preuves touchantes qu'il me donnaitd'une tendresse paternelle, m'engageaient à reporter sur son coeur les sentiments dumien, et je me plus à me croire sa fille. J'acceptais les parures qu'il m'offrait et je nelui cachais aucun <strong>de</strong> mes caprices, en le voyant si heureux <strong>de</strong> les satisfaire. Un soir,j'appris que tout Paris me croyait la maîtresse <strong>de</strong> ce pauvre vieillard On me prouvaqu'il était hors <strong>de</strong> mon pouvoir <strong>de</strong> reconquérir une innocence <strong>de</strong> laquelle chacun medépouillait gratuitement. L'homme qui avait abusé <strong>de</strong> mon inexpérience ne pouvaitpas être un amant. et ne voulait pas être mon mari. Dans la semaine où je fis cettehorrible découverte, la veille du jour fixé pour mon union avec celui <strong>de</strong> qui je susexiger le nom, seule réparation qu'il me pût offrir, il partit pour Coblentz. Je fushonteusement chassée <strong>de</strong> la petite maison où le maréchal m'avait mise, et qui ne luiappartenait pas. Jusqu'à présent, je vous ai dit la vérité <strong>com</strong>me si j'étais <strong>de</strong>vant Dieu;mais maintenant, ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z pas à une infortunée le <strong>com</strong>pte <strong>de</strong>s souffrancesensevelies dans sa mémoire. Un jour, monsieur, je me trouvai mariée à Danton.Quelques jours plus tard, l'ouragan renversait le chêne immense autour duquel j'avaistourné mes bras. En me revoyant plongée dans la plus profon<strong>de</strong> misère, je résoluscette fois <strong>de</strong> mourir. Je ne sais si l'amour <strong>de</strong> la vie, si l'espoir <strong>de</strong> fatiguer le malheur et<strong>de</strong> trouver au fond <strong>de</strong> cet abîme sans fin un bonheur qui me fuyait, furent à mon insumes conseillers, ou si je fus séduite par les raisonnements d'un jeune homme <strong>de</strong>Vendôme qui, <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux ans, s'est attaché à moi <strong>com</strong>me un serpent à un arbre, encroyant sans doute qu'un extrême malheur peut me donner à lui; enfin j'ignore<strong>com</strong>ment j'ai accepté l'odieuse mission d'aller, pour trois cent mille francs, me faireaimer d'un inconnu que je <strong>de</strong>vais livrer. Je vous ai vu, monsieur, et vous ai reconnutout d'abord par un <strong>de</strong> ces pressentiments qui ne nous trompent jamais; cependant jeme plaisais à douter, car plus je vous aimais, plus la certitu<strong>de</strong> m'était affreuse. En159


vous sauvant <strong>de</strong>s mains du <strong>com</strong>mandant Hulot, j'abjurai donc mon rôle, et résolus <strong>de</strong>tromper les bourreaux au lieu <strong>de</strong> tromper leur victime. J'ai eu tort <strong>de</strong> me jouer ainsi<strong>de</strong>s hommes, <strong>de</strong> leur vie, <strong>de</strong> leur politique et <strong>de</strong> moi-même avec l'insouciance d'unefille qui ne voit que <strong>de</strong>s sentiments dans le mon<strong>de</strong>. Je me suis crue aimée, et me suislaissé aller à l'espoir <strong>de</strong> re<strong>com</strong>mencer ma vie; mais tout, et jusqu'à moi-même peutêtre,a trahi mes désordres passés, car vous avez dû vous défier d'une femme aussipassionnée que je le suis. Hélas! qui n'excuserait pas et mon amour et madissimulation? Oui, monsieur, il me sembla que j'avais fait un pénible sommeil, etqu'en me réveillant je me retrouvais à seize ans. N'étais-je pas dans Alençon, où monenfance me livrait ses chastes et purs souvenirs? J'ai eu la folle simplicité <strong>de</strong> croireque l'amour me donnerait un baptême d'innocence. Pendant un moment j'ai pensé quej'étais vierge encore puisque je n'avais pas encore aimé. Mais hier au soir, votrepassion m'a paru vraie, et une voix m'a crié: Pourquoi le tromper? - Sachez-le donc,monsieur le marquis, reprit-elle d'une voix gutturale qui sollicitait une réprobationavec fierté, sachez-le bien, je ne suis qu'une créature déshonorée, indigne <strong>de</strong> vous.Dès ce moment, je reprends mon rôle <strong>de</strong> fille perdue, fatiguée que je suis <strong>de</strong> jouercelui d'une femme que vous aviez rendue à toutes les saintetés du coeur. La vertu mepèse. Je vous mépriserais si vous aviez la faiblesse <strong>de</strong> m'épouser. C'est une sottiseque peut faire un <strong>com</strong>te <strong>de</strong> Bauvan; mais vous, monsieur soyez digne <strong>de</strong> votre aveniret quittez-moi sans regret. La courtisane, voyez-vous, serait trop exigeante, elle vousaimerait tout autrement que la jeune enfant simple et naïve qui s'est senti au coeurpendant un moment la délicieuse espérance <strong>de</strong> pouvoir être votre <strong>com</strong>pagne, <strong>de</strong> vousrendre toujours heureux, <strong>de</strong> vous faire honneur, <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir une noble, une gran<strong>de</strong>épouse, et qui a puisé dans ce sentiment le courage <strong>de</strong> ranimer sa mauvaise nature <strong>de</strong>vice et d'infamie, afin <strong>de</strong> mettre entre elle et vous une éternelle barrière. Je voussacrifie honneur et fortune. L'orgueil que me donne ce sacrifice me soutiendra dansma misère, et le <strong>de</strong>stin peut disposer <strong>de</strong> mon sort à son gré. Je ne vous livreraijamais. Je retourne à Paris. Là, votre nom sera pour moi tout un autre moi-même, etla magnifique valeur que vous saurez lui imprimer me consolera <strong>de</strong> tous mes chagrins.Quant à vous, vous êtes homme, vous m'oublierez. Adieu.Elle s'élança dans la direction <strong>de</strong>s vallées <strong>de</strong> Saint-Sulpice, et disparut avant que lemarquis se fût levé pour la retenir; mais elle revint sur ses pas, profita <strong>de</strong>s cavitésd'une roche pour se cacher, leva la tête, examina le marquis avec une curiosité mêlée<strong>de</strong> doute, et le vit marchant sans savoir où il allait, <strong>com</strong>me un homme accablé. -Serait-ce donc une tête faible?... se dit-elle lorsqu'il eut disparu et qu'elle se sentitséparée <strong>de</strong> lui. Me <strong>com</strong>prendra-t-il? Elle tressaillit. Puis tout à coup elle se dirigeaseule vers Fougères à grands pas, <strong>com</strong>me si elle eût craint d'être suivie par le marquisdans cette ville où il aurait trouvé la mort. - Eh! bien, Francine, que t'a-t-il dit?...<strong>de</strong>manda-t-elle à sa fidèle Bretonne lorsqu'elles furent réunies.- Hélas! Marie, il m'a fait pitié. Vous autres gran<strong>de</strong>s dames, vous poignar<strong>de</strong>z unhomme à coups <strong>de</strong> langue.- Comment donc était-il en t'abordant?Est-ce qu'il m'a vue? Oh! Marie, il t'aime!- Oh! il m'aime ou il ne m'aime pas! répondit-elle, <strong>de</strong>ux mots qui pour moi sont leparadis ou l'enfer. Entre ces <strong>de</strong>ux extrêmes, je ne trouve pas une place où je puisseposer mon pied.Après avoir ainsi ac<strong>com</strong>pli son terrible <strong>de</strong>stin, Marie put s'abandonner à toute sadouleur, et sa figure, jusque-là soutenue par tant <strong>de</strong> sentiments divers, s'altéra si160


api<strong>de</strong>ment, qu'après une journée pendant laquelle elle flotta sans cesse entre unpressentiment <strong>de</strong> bonheur et le désespoir, elle perdit l'éclat <strong>de</strong> sa beauté et cettefraîcheur dont le principe est dans l'absence <strong>de</strong> toute passion ou dans l'ivresse <strong>de</strong> lafélicité. Curieux <strong>de</strong> connaître le résultat <strong>de</strong> sa folle entreprise, Hulot et Corentin étaientvenus voir Marie peu <strong>de</strong> temps après son arrivée; elle les reçut d'un air riant.- Eh! bien, dit-elle au <strong>com</strong>mandant, dont la figure soucieuse avait une expression trèsinterrogative, le renard revient à portée <strong>de</strong> vos fusils, et vous allez bientôt remporterune bien glorieuse victoire.- Qu'est-il donc arrivé? <strong>de</strong>manda négligemment Corentin en jetant à ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong>Verneuil un <strong>de</strong> ces regards obliques par lesquels ces espèces <strong>de</strong> diplomates espionnentla pensée.- Ah! répondit-elle, le Gars est plus que jamais épris <strong>de</strong> ma personne, et je l'aicontraint à nous ac<strong>com</strong>pagner jusqu'aux portes <strong>de</strong> Fougères.- Il paraît que votre pouvoir a cessé là, reprit Corentin, et que la peur du ci-<strong>de</strong>vantsurpasse encore l'amour que vous lui inspirez.Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil jeta un regard <strong>de</strong> mépris à Corentin.- Vous le jugez d'après vous-même, lui répondit-elle.- Eh! bien, dit-il sans s'émouvoir, pourquoi ne l'avez-vous pas amené jusque chezvous- S'il m'aimait véritablement, <strong>com</strong>mandant, dit-elle à Hulot en lui jetant un regardplein <strong>de</strong> malice, m'en voudriez-vous beaucoup <strong>de</strong> le sauver, en l'emmenant hors <strong>de</strong>France?Le vieux soldat s'avança vivement vers elle et lui prit la main pour la baiser, avec unesorte d'enthousiasme; puis il la regarda fixement et lui dit d'un air sombre: - Vousoubliez mes <strong>de</strong>ux amis et mes soixante-trois hommes.- Ah! <strong>com</strong>mandant, dit-elle avec toute la naïveté <strong>de</strong> la passion, il n'en est pas<strong>com</strong>ptable, il a été joué par une mauvaise femme, la maîtresse <strong>de</strong> Charette quiboirait, je crois, le sang <strong>de</strong>s Bleus...- Allons, Marie, reprit Corentin, ne vous moquez pas du <strong>com</strong>mandant, il n'est pasencore au fait <strong>de</strong> vos plaisanteries.- Taisez-vous, lui répondit-elle, et sachez que le jour où vous m'aurez un peu tropdéplu, n'aura pas <strong>de</strong> len<strong>de</strong>main pour vous.- Je vois, ma<strong>de</strong>moiselle, dit Hulot sans amertume que je dois m'apprêter à <strong>com</strong>battre.- Vous n'êtes pas en mesure, cher colonel. Je leur ai vu plus <strong>de</strong> six mille hommes àSaint-James, <strong>de</strong>s troupes régulières, <strong>de</strong> l'artillerie et <strong>de</strong>s officiers anglais. Mais que<strong>de</strong>viendraient ces gens-là sans lui? Je pense <strong>com</strong>me Fouché, sa tête est tout.- Eh! bien, l'aurons-nous? <strong>de</strong>manda Corentin impatienté.- Je ne sais pas, répondit-elle avec insouciance.161


- Des Anglais!... cria Hulot en colère, il ne lui manquait plus que ça pour être unbrigand fini! Ah! je vais t'en donner, moi, <strong>de</strong>s Anglais!...- Il paraît, citoyen diplomate, que tu te laisses périodiquement mettre en déroute parcette fille-là, dit Hulot à Corentin quand ils se trouvèrent à quelques pas <strong>de</strong> la maison.Chapitre V- Il est tout naturel, citoyen <strong>com</strong>mandant, répliqua Corentin d'un air pensif, que danstout ce qu'elle nous a dit, tu n'aies vu que du feu. Vous autres troupiers, vous nesavez pas qu'il existe plusieurs manières <strong>de</strong> guerroyer. Employer habilement lespassions <strong>de</strong>s hommes ou <strong>de</strong>s femmes <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s ressorts que l'on fait mouvoir auprofit <strong>de</strong> l'État, mettre les rouages à leur place dans cette gran<strong>de</strong> machine que nousappelons un gouvernement, et se plaire à y renfermer les plus indomptablessentiments <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s détentes que l'on s'amuse à surveiller, n'est-ce pas créer, et,<strong>com</strong>me Dieu, se placer au centre <strong>de</strong> l'univers?...- Tu me permettras <strong>de</strong> préférer mon métier au tien, répliqua sèchement le militaire.Ainsi, vous ferez tout ce que vous voudrez avec vos rouages; mais je ne connaisd'autre supérieur que le ministre <strong>de</strong> la guerre, j'ai mes ordres, je vais me mettre encampagne avec <strong>de</strong>s lapins qui ne bou<strong>de</strong>nt pas, et prendre en face l'ennemi que tuveux saisir par <strong>de</strong>rrière.- Oh! tu peux te préparer à marcher, reprit Corentin. D'après ce que cette fille m'alaissé <strong>de</strong>viner, quelque impénétrable qu'elle te semble, tu vas avoir à t'escarmoucher,et je te procurerai avant peu le plaisir d'un tête-à-tête avec le chef <strong>de</strong> ces brigands.Comment ça? <strong>de</strong>manda Hulot en reculant pour mieux regar<strong>de</strong>r cet étrangepersonnage.- Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil aime le Gars, reprit Corentin d'une voix sour<strong>de</strong>, et peutêtreen est-elle aimée! Un marquis, cordon-rouge, jeune et spirituel, qui sait même s'iln'est pas riche encore, <strong>com</strong>bien <strong>de</strong> tentations! Elle serait bien sotte <strong>de</strong> ne pas agirpour son <strong>com</strong>pte, en tâchant <strong>de</strong> l'épouser plutôt que <strong>de</strong> nous le livrer! Elle cherche ànous amuser. Mais j'ai lu dans les yeux <strong>de</strong> cette fille quelque incertitu<strong>de</strong>. <strong>Les</strong> <strong>de</strong>uxamants auront vraisemblablement un ren<strong>de</strong>z-vous, et peut-être est-il déjà donné. Eh!bien, <strong>de</strong>main je tiendrai mon homme par les <strong>de</strong>ux oreilles. Jusqu'à présent, il n'étaitque l'ennemi <strong>de</strong> la République, mais il est <strong>de</strong>venu le mien <strong>de</strong>puis quelques instants;or, ceux qui se sont avisés <strong>de</strong> se mettre entre cette fille et moi sont tous morts surl'échafaud.En achevant ces paroles, Corentin retomba dans <strong>de</strong>s réflexions qui ne lui permirentpas <strong>de</strong> voir le profond dégoût qui se peignit sur le visage du loyal militaire au momentoù il découvrit la profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> cette intrigue et le mécanisme <strong>de</strong>s ressorts employéspar Fouché. Aussi, Hulot résolut-il <strong>de</strong> contrarier Corentin en tout ce qui ne nuirait pasessentiellement aux succès et aux voeux du gouvernement, et <strong>de</strong> laisser à l'ennemi <strong>de</strong>la République les moyens <strong>de</strong> périr avec honneur les armes à la main, avant d'être laproie du bourreau <strong>de</strong> qui ce sbire <strong>de</strong> la haute police s'avouait être le pourvoyeur.162


- Si le premier Consul m'écoutait, dit-il en tournant le dos à Corentin, il laisserait cesrenards-là <strong>com</strong>battre les aristocrates, ils sont dignes les uns <strong>de</strong>s autres, et ilemploierait les soldats à toute autre chose.Corentin regarda froi<strong>de</strong>ment le militaire, dont la pensée avait éclairé le visage, et alorsses yeux reprirent une expression sardonique qui révéla la supériorité <strong>de</strong> ce Machiavelsubalterne.- Donnez trois aunes <strong>de</strong> drap bleu à ces animaux-là, et mettez-leur un morceau <strong>de</strong> ferau côté, se dit-il, ils s'imaginent qu'en politique on ne doit tuer les hommes que d'unefaçon. Puis, il se promena lentement pendant quelques minutes, et se dit tout à coup:- oui, le moment est venu, cette femme sera donc à moi! <strong>de</strong>puis cinq ans le cercle queje trace autour d'elle s'est insensiblement rétréci, je la tiens, et avec elle j'arriveraidans le gouvernement aussi haut que Fouché. - Oui, si elle perd le seul homme qu'elleait aimé, la douleur me la livrera corps et âme. Il ne s'agit plus que <strong>de</strong> veiller nuit etjour pour surprendre son secret.Un moment après, un observateur aurait distingué la figure pâle <strong>de</strong> cet homme, àtravers la fenêtre d'une maison d'où il pouvait apercevoir tout ce qui entrait dansl'impasse formée par la rangée <strong>de</strong> maisons parallèle à Saint Léonard. Avec la patiencedu chat qui guette la souris, Corentin était encore, le len<strong>de</strong>main matin, attentif aumoindre bruit et occupé à soumettre chaque passant au plus sévère examen. Lajournée qui <strong>com</strong>mençait était un jour <strong>de</strong> marché. Quoique, dans ce temps calamiteux,les paysans se hasardassent difficilement à venir en ville, Corentin vit un petit hommeà figure ténébreuse, couvert d'une peau <strong>de</strong> bique, et qui portait à son bras un petitpanier rond <strong>de</strong> forme écrasée, se dirigeant vers la maison <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong>Verneuil, après avoir jeté au tour <strong>de</strong> lui <strong>de</strong>s regards assez insouciants. Corentin<strong>de</strong>scendit dans l'intention d'attendre le paysan à sa sortie; mais, tout à coup, il sentitque s'il pouvait arriver à l'improviste chez ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil il surprendraitpeut-être d'un seul regard les secrets cachés dans le panier <strong>de</strong> cet émissaire.D'ailleurs la renommée lui avait appris qu'il était presque impossible <strong>de</strong> lutter avecsuccès contre les impénétrables réponses <strong>de</strong>s Bretons et <strong>de</strong>s Normands.- Galope-chopine! s'écria ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil lorsque Francine introduisit leChouan. - Serais-je donc aimée? se dit-elle à voix basse.Un espoir instinctif r épandit les plus brillantes couleurs sur son teint et la joie dansson coeur. Galope-chopine regarda alternativement la maîtresse du logis et Francine,en jetant sur cette <strong>de</strong>rnière <strong>de</strong>s yeux <strong>de</strong> méfiance; mais un signe <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong>Verneuil le rassura.- Madame, dit-il, approchant <strong>de</strong>ux heures, il sera chez moi, et vous y attendra.L'émotion ne permit pas à ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil <strong>de</strong> faire d'autre réponse qu'unsigne <strong>de</strong> tête, mais un Samoyè<strong>de</strong> en eût <strong>com</strong>pris toute la portée. En ce moment, lespas <strong>de</strong> Corentin retentirent dans le salon. Galope-chopine ne se troubla pas le moinsdu mon<strong>de</strong> lorsque le regard autant que le tressaillement <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuillui indiquèrent un danger, et dès que l'espion montra sa face rusée, le Chouan éleva lavoix <strong>de</strong> manière à fendre la tête.- Ah! ah! disait-il à Francine, il y a beurre <strong>de</strong> Bretagne et beurre <strong>de</strong> Bretagne. Vousvoulez du Gibarry et vous ne donnez que onze sous <strong>de</strong> la livre? il ne fallait pasm'envoyer quérir! C'est <strong>de</strong> bon beurre ça, dit-il en découvrant son panier pour montrer163


<strong>de</strong>ux petites mortes <strong>de</strong> beurre façonnées par Barbette. - Faut être juste, ma bonnedame, allons, mettez un sou <strong>de</strong> plus.Sa voix caverneuse ne trahit aucune émotion, et ses yeux verts, ombragés <strong>de</strong> grossourcils grisonnants, soutinrent sans faiblir le regard perçant <strong>de</strong> Corentin.- Allons, tais-toi, bon homme, tu n'es pas venu ici vendre du beurre, car tu as affaire àune femme qui n'a jamais rien marchandé <strong>de</strong> sa vie. Le métier que tu fais, mon vieux,te rendra quelque jour plus court <strong>de</strong> la tête. Et Corentin le frappant amicalement surl'épaule, ajouta: - On ne peut pas être longtemps à la fois l'homme <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong> etl'homme <strong>de</strong>s Bleus.Galope-chopine eut besoin <strong>de</strong> toute sa présence d'esprit pour dévorer sa rage et nepas repousser cette accusation que son avarice rendait juste. Il se contenta <strong>de</strong>répondre: - Monsieur veut se gausser <strong>de</strong> moi.Corentin avait tourné le dos au Chouan; mais, tout en saluant ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong>Verneuil dont le coeur se serra, il pouvait facilement l'examiner dans la glace. Galopechopine,qui ne se crut plus vu par l'espion, consulta par un regard Francine, etFrancine lui indiqua la porte en disant: - Venez avec moi, mon bon homme, nous nousarrangerons toujours bien.Rien n'avait échappé à Corentin, ni la contraction que le sourire <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong>Verneuil déguisait mal, ni sa rougeur et le changement <strong>de</strong> ses traits, ni l'inquiétu<strong>de</strong> duChouan, ni le geste <strong>de</strong> Francine, il avait tout aperçu. Convaincu que Galope-chopineétait un émissaire du marquis, il l'arrêta par les longs poils <strong>de</strong> sa peau <strong>de</strong> chèvre aumoment où il sortait, le ramena <strong>de</strong>vant lui, et le regarda fixement en lui disant: - Où<strong>de</strong>meures-tu, mon cher ami? j'ai besoin <strong>de</strong> beurre...- Mon bon monsieur, répondait le Chouan, tout Fougères sait où je <strong>de</strong>meure, je suisquasiment <strong>de</strong>.. - Corentin! s'écria ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil en interrompant laréponse <strong>de</strong> Galope-chopine, vous êtes bien hardi <strong>de</strong> venir chez moi à cette heure, et<strong>de</strong> me surprendre ainsi? À peine suis-je habillée... Laissez ce paysan tranquille, il ne<strong>com</strong>prend pas plus vos ruses que je n'en conçois les motifs. Allez, brave homme!Galope-chopine hésita un instant à partir. L'indécision naturelle ou jouée d'un pauvrediable qui ne savait à qui obéir, trompait déjà Corentin, lorsque le Chouan, sur ungeste impératif <strong>de</strong> la jeune fille, s'éloigna à pas pesants. En ce moment, ma<strong>de</strong>moiselle<strong>de</strong> Verneuil et Corentin se contemplèrent en silence. Cette fois, les yeux limpi<strong>de</strong>s <strong>de</strong>Marie ne purent soutenir l'éclat du feu sec que distillait le regard <strong>de</strong> cet homme. l'airrésolu avec lequel l'espion pénétra dans la chambre, une expression <strong>de</strong> visage queMarie ne lui connaissait pas, le son mat <strong>de</strong> sa voix grêle, sa démarche, tout l'effraya;elle <strong>com</strong>prit qu'une lutte secrète <strong>com</strong>mençait entre eux, et qu'il déployait contre elletous les pouvoirs <strong>de</strong> sa sinistre influence; mais si elle eut en ce moment une vuedistincte et <strong>com</strong>plète <strong>de</strong> l'abîme au fond duquel elle se précipitait elle puisa <strong>de</strong>s forcesdans son amour pour secouer le froid glacial <strong>de</strong> ses pressentiments.- Corentin, reprit-elle avec une sorte <strong>de</strong> gaieté, j'espère que vous allez me laisser fairema toilette.- Marie, dit-il, oui, permettez-moi <strong>de</strong> vous nommer ainsi. Vous ne me connaissez pasencore! Écoutez, un homme moins perspicace que je ne le suis aurait déjà découvertvotre amour pour le marquis <strong>de</strong> Montauran Je vous ai à plusieurs reprises offert etmon coeur et ma main. Vous ne m'avez pas trouvé digne <strong>de</strong> vous; et peut-être avez-164


vous raison; mais si vous vous trouvez trop haut placée, trop belle, ou trop gran<strong>de</strong>pour moi, je saurai bien vous faire <strong>de</strong>scendre jusqu'à moi. Mon ambition et mesmaximes vous ont donné peu d'estime pour moi; et, franchement, vous avez tort. <strong>Les</strong>hommes ne valent que ce que je les estime, presque rien. J'arriverai certes à unehaute position dont les honneurs vous flatteront. Qui pourra mieux vous aimer, quivous laissera plus souverainement maîtresse <strong>de</strong> lui, si ce n'est l'homme par qui vousêtes aimée <strong>de</strong>puis cinq ans? Quoique je risque <strong>de</strong> vous voir prendre <strong>de</strong> moi une idéequi me sera défavorable, car vous ne concevez pas qu'on puisse renoncer par excèsd'amour à la personne qu'on idolâtre, je vais vous donner la mesure dudésintéressement avec lequel je vous adore. N'agitez pas ainsi votre jolie tête. Si lemarquis vous aime, épousez-le; mais auparavant, assurez-vous bien <strong>de</strong> sa sincérité.Je serais au désespoir <strong>de</strong> vous savoir trompée, car je préfère votre bonheur au mien.Ma résolution peut vous étonner, mais ne l'attribuez qu'à la pru<strong>de</strong>nce d'un homme quin'est pas assez niais pour vouloir possé<strong>de</strong>r une femme malgré elle. Aussi est-ce moi etnon vous que j'accuse <strong>de</strong> l'inutilité <strong>de</strong> mes efforts. J'ai espéré vous conquérir à force<strong>de</strong> soumission et <strong>de</strong> dévouement, car <strong>de</strong>puis longtemps vous le savez, je cherche àvous rendre heureuse suivant mes principes; mais vous n'avez voulu me ré<strong>com</strong>penser<strong>de</strong> rien.- Je vous ai souffert près <strong>de</strong> moi, dit-elle avec hauteur.- Ajoutez que vous vous en repentez...- Après l'infâme entreprise dans laquelle vous m'avez engagée, dois-je encore vousremercier...- En vous proposant une entreprise qui n'était pas exempte <strong>de</strong> blâme pour <strong>de</strong>s espritstimorés, reprit-il audacieusement, je n'avais que votre fortune en vue. Pour moi, queje réussisse ou que j'échoue, je saurai faire servir maintenant toute espèce <strong>de</strong> résultatau succès <strong>de</strong> mes <strong>de</strong>sseins. Si vous épousiez Montauran, je serais charmé <strong>de</strong> servirutilement la cause <strong>de</strong>s Bourbons, à Paris, où je suis membre du club <strong>de</strong> Clichy. Or,une circonstance qui me mettrait en correspondance avec les princes, me déci<strong>de</strong>rait àabandonner les intérêts d'une République qui marche à sa déca<strong>de</strong>nce. Le généralBonaparte est trop habile pour ne pas sentir qu'il lui est impossible d'être à la fois enAllemagne, en Italie, et ici où la Révolution suc<strong>com</strong>be. Il n'a fait sans doute le Dix-HuitBrumaire que pour obtenir <strong>de</strong>s Bourbons <strong>de</strong> plus forts avantages en traitant <strong>de</strong> laFrance avec eux, car c'est un garçon très spirituel et qui ne manque pas <strong>de</strong> portée;mais les hommes politiques doivent le <strong>de</strong>vancer dans la voie où il s'engage. Trahir laFrance est encore un <strong>de</strong> ces scrupules que, nous autres gens supérieurs, laissons auxsots. Je ne vous cache pas que j'ai les pouvoirs nécessaires pour entamer <strong>de</strong>snégociations avec les chefs <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong>, aussi bien que pour les faire périr; carFouché mon protecteur est un homme assez profond, il a toujours joué en double jeu;pendant la terreur il était à la fois pour Robespierre et pour Danton.- Que vous avez lâchement abandonné, dit-elle.- Niaiserie, répondit Corentin; il est mort, oubliez-le. Allons, parlez-moi à coeurouvert, je vous en donne l'exemple. Ce chef <strong>de</strong> <strong>de</strong>mi-briga<strong>de</strong> est plus rusé qu'il ne leparaît, et, si vous vouliez tromper sa surveillance, je ne vous serais pas inutile.Songez qu'il a infesté les vallées <strong>de</strong> Contre-<strong>Chouans</strong> et surprendrait bien promptementvos ren<strong>de</strong>z-vous! En restant ici, sous ses yeux, vous êtes à la merci <strong>de</strong> sa police.Voyez avec quelle rapidité il a su que ce Chouan était chez vous! Sa sagacité militairene doit-elle pas lui faire <strong>com</strong>prendre que vos moindres mouvements lui indiquerontceux du marquis, si vous en êtes aimée?165


Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil n'avait jamais entendu <strong>de</strong> voix si doucement affectueuse,Corentin était tout bonne foi, et paraissait plein <strong>de</strong> confiance. Le coeur <strong>de</strong> la pauvrefille recevait si facilement <strong>de</strong>s impressions généreuses qu'elle allait livrer son secret auserpent qui l'enveloppait dans ses replis; cependant, elle pensa que rien ne prouvait lasincérité <strong>de</strong> cet artificieux langage, elle ne se fit donc aucun scrupule <strong>de</strong> tromper sonsurveillant.- Eh! bien, répondit-elle, vous avez <strong>de</strong>viné, Corentin. Oui, j'aime le marquis; mais jen'en suis pas aimée! du moins je le crains; aussi, le ren<strong>de</strong>z-vous qu'il me donne mesemble-t-il cacher quelque piège.- Mais, répliqua Corentin, vous nous avez dit hier qu'il vous avait ac<strong>com</strong>pagnéejusqu'à Fougères... S'il eût voulu exercer <strong>de</strong>s violences contre vous, vous ne seriezpas ici.- Vous avez le coeur sec, Corentin. Vous pouvez établir <strong>de</strong> savantes <strong>com</strong>binaisons surles événements <strong>de</strong> la vie humaine, et non sur ceux d'une passion. Voilà peut-être d'oùvient la constante répugnance que vous m'inspirez. Puisque vous êtes si clairvoyant,cherchez à <strong>com</strong>prendre <strong>com</strong>ment un homme <strong>de</strong> qui je me suis séparée violemmentavant-hier, m'attend avec impatience aujourd'hui, sur la route <strong>de</strong> Mayenne, dans unemaison <strong>de</strong> Florigny, vers le soir...À cet aveu qui semblait échappé dans un emportement assez naturel à cette créaturefranche et passionnée, Corentin rougit, car il était encore jeune; mais il jeta sur elle età la dérobée un <strong>de</strong> ces regards perçants qui vont chercher l'âme. La naïveté <strong>de</strong>ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil était si bien jouée qu'elle trompa l'espion, et il répondit avecune bonhomie factice: - Voulez-vous que je vous ac<strong>com</strong>pagne <strong>de</strong> loin? j'aurais avecmoi <strong>de</strong>s soldats déguisés, et nous serions prêts à vous obéir.- J'y consens, dit-elle; mais promettez-moi, sur votre honneur... Oh! non, je n'y croispas! par votre salut, mais vous ne croyez pas en Dieu! par votre âme, vous n'en avezpeut-être pas. Quelle assurance pouvez-vous donc me donner <strong>de</strong> votre fidélité? Et jeme fie à vous, cependant, et je remets en vos mains plus que ma vie, ou mon amourou ma vengeance!Le léger sourire qui apparut sur la figure blafar<strong>de</strong> <strong>de</strong> Corentin fit connaître àma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil le danger qu'elle venait d'éviter. Le sbire, dont les narinesse contractaient au lieu <strong>de</strong> se dilater, prit la main <strong>de</strong> sa victime, la baisa avec lesmarques du respect le plus profond, et la quitta en lui faisant un salut qui n'était pasdénué <strong>de</strong> grâce.Trois heures après cette scène, ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, qui craignait le retour <strong>de</strong>Corentin, sortit furtivement par la porte Saint-Léonard, et gagna le petit sentier duNid-au-Crocs qui conduisait dans la vallée du Nançon. Elle se crut sauvée en marchantsans témoins a travers le dédale <strong>de</strong>s sentiers qui menaient à la cabane <strong>de</strong> Galopechopineoù elle allait gaiement, conduite par l'espoir <strong>de</strong> trouver enfin le bonheur, etpar le désir <strong>de</strong> soustraire son amant au sort qui le menaçait. Pendant ce temps,Corentin était à la recherche du <strong>com</strong>mandant. Il eut <strong>de</strong> la peine à reconnaître Hulot,en le trouvant sur une petite place où il s'occupait <strong>de</strong> quelques préparatifs militaires.En effet, le brave vétéran avait fait un sacrifice dont le mérite sera difficilementapprécié.166


Sa queue et ses moustaches étaient coupées, et ses cheveux, soumis au régimeecclésiastique, avaient un oeil <strong>de</strong> poudre. Chaussé <strong>de</strong> gros souliers ferrés, ayanttroqué son vieil uniforme bleu et son épée contre une peau <strong>de</strong> bique, armé d'uneceinture <strong>de</strong> pistolets et d'une lour<strong>de</strong> carabine, il passait en revue <strong>de</strong>ux cents habitants<strong>de</strong> Fougères, dont les costumes auraient pu tromper l'oeil du Chouan le plus exercé.L'esprit belliqueux <strong>de</strong> cette petite ville et le caractère breton se déployaient dans cettescène, qui n'était pas nouvelle. Çà et là, quelques mères, quelques soeurs, apportaientà leurs fils, à leurs frères, une gour<strong>de</strong> d'eau-<strong>de</strong>-vie ou <strong>de</strong>s pistolets oubliés. Plusieursvieillards s'enquéraient du nombre et <strong>de</strong> la bonté <strong>de</strong>s cartouches <strong>de</strong> ces gar<strong>de</strong>snationaux déguisés en Contre-<strong>Chouans</strong>, et dont la gaieté annonçait plutôt une partie<strong>de</strong> chasse qu'une expédition dangereuse. Pour eux, les rencontres <strong>de</strong> la chouannerie,ou les Bretons <strong>de</strong>s villes se battaient avec les Bretons <strong>de</strong>s campagnes, semblaientavoir remplacé les tournois <strong>de</strong> la chevalerie. Cet enthousiasme patriotique avait peutêtrepour principe quelques acquisitions <strong>de</strong> biens nationaux. Néanmoins les bienfaits<strong>de</strong> la Révolution mieux appréciés dans les villes, l'esprit <strong>de</strong> parti, un certain amournational pour la guerre entraient aussi pour beaucoup dans cette ar<strong>de</strong>ur. Hulotémerveillé parcourait les rangs en <strong>de</strong>mandant <strong>de</strong>s renseignements à Gudin, sur lequelil avait reporté tous les sentiments d'amitié jadis voués à Merle et à Gérard. Un grandnombre d'habitants examinaient les préparatifs <strong>de</strong> l'expédition, en <strong>com</strong>parant la tenue<strong>de</strong> leurs tumultueux <strong>com</strong>patriotes à celle d'un bataillon <strong>de</strong> la <strong>de</strong>mi-briga<strong>de</strong> <strong>de</strong> Hulot.Tous immobiles et silencieusement alignés, les Bleus attendaient, sous la conduite <strong>de</strong>leurs officiers, les ordres du <strong>com</strong>mandant, que les yeux <strong>de</strong> chaque soldat suivaient <strong>de</strong>groupe en groupe. En parvenant auprès du vieux chef <strong>de</strong> <strong>de</strong>mi-briga<strong>de</strong> Corentin neput s'empêcher <strong>de</strong> sourire du changement opéré sur la figure <strong>de</strong> Hulot. Il avait l'aird'un portrait qui ne ressemble plus à l'original.- Qu'y a-t-il donc <strong>de</strong> nouveau? Lui <strong>de</strong>manda Corentin.- Viens faire avec nous le coup <strong>de</strong> fusil et tu le sauras, lui répondit le <strong>com</strong>mandant.- Oh! je ne suis pas <strong>de</strong> Fougères répliqua Corentin.- Cela se voit bien, citoyen, lui dit Gudin.Quelques rires moqueurs partirent <strong>de</strong> tous les groupes voisins.- Crois-tu, reprit Corentin, qu'on ne puisse servir la France qu'avec <strong>de</strong>s baïonnettes?Puis il tourna le dos aux rieurs, et s'adressa à une femme pour apprendre le but et la<strong>de</strong>stination <strong>de</strong> cette expédition.- Hélas! mon bon homme, les <strong>Chouans</strong> sont déjà à Florigny. On dit qu'ils sont plus <strong>de</strong>trois mille et s'avancent pour prendre Fougères.- Florigny, s'écria Corentin pâlissant. Le ren<strong>de</strong>z-vous n'est pas là! Est-ce bien, reprit-il,Florigny sur la route <strong>de</strong> Mayenne?- Il n'y a pas <strong>de</strong>ux Florigny, lui répondit la femme en lui montrant le chemin terminépar le sommet <strong>de</strong> la Pèlerine.- Est-ce le marquis <strong>de</strong> Montauran que vous cherchez? <strong>de</strong>manda Corentin au<strong>com</strong>mandant.- Un peu, répondit brusquement Hulot.167


- Il n'est pas à Florigny, répliqua Corentin. Dirigez sur ce point votre bataillon et lagar<strong>de</strong> nationale, mais gar<strong>de</strong>z avec vous quelques-uns <strong>de</strong> vos Contre-<strong>Chouans</strong> etatten<strong>de</strong>z-moi.- Il est trop malin pour être fou, s'écria le <strong>com</strong>mandant en voyant Corentin s'éloigner àgrands pas. C'est bien le roi <strong>de</strong>s espions!En ce moment, Hulot donna l'ordre du départ à son bataillon. <strong>Les</strong> soldats républicainsmarchèrent sans tambour et silencieusement le long du faubourg étroit qui mène à laroute <strong>de</strong> Mayenne, en <strong>de</strong>ssinant une longue ligne bleue et rouge à travers les arbres etles maisons, les gar<strong>de</strong>s nationaux déguisés les suivaient; mais Hulot resta sur la petiteplace avec Gudin et une vingtaine <strong>de</strong>s plus adroits jeunes gens <strong>de</strong> la ville, enattendant Corentin dont l'air mystérieux avait piqué sa curiosité. Francine apprit ellemêmele départ <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil à cet espion sagace, dont tous lessoupçons se changèrent en certitu<strong>de</strong>, et qui sortit aussitôt pour recueillir <strong>de</strong>s lumièressur une fuite à bon droit suspecte. Instruit par les soldats <strong>de</strong> gar<strong>de</strong> au poste Saint-Léonard, du passage <strong>de</strong> la belle inconnue par le Nid-aux-Crocs, Corentin courut sur lapromena<strong>de</strong>, et y arriva malheureusement assez à propos pour apercevoir <strong>de</strong> là lesmoindres mouvements <strong>de</strong> Marie. Quoiqu'elle eût mis une robe et une capote vertespour être vue moins facilement, les soubresauts <strong>de</strong> sa marche presque folle faisaientreconnaître, à travers les haies dépouillées <strong>de</strong> feuilles et blanches <strong>de</strong> givre, le pointvers lequel ses pas se dirigeaient- Ah! s'écria-t-il, tu dois aller à Florigny et tu <strong>de</strong>scends dans le val <strong>de</strong> Gibarry! Je nesuis qu'un sot, elle m'a joué. Mais patience, j'allume ma lampe le jour aussi bien quela nuit.Corentin, <strong>de</strong>vinant alors à peu près le lieu du ren<strong>de</strong>z-vous <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux amants, accourutsur la place au moment où Hulot allait la quitter et rejoindre ses troupes.- Halte, mon général! cria-t-il au <strong>com</strong>mandant qui se retourna.En un instant, Corentin instruisit le soldat <strong>de</strong>s événements dont la trame, quoiquecachée, laissait voir quelques-uns <strong>de</strong> ses fils, et Hulot, frappé par la perspicacité dudiplomate, lui saisit vivement le bras.- Mille tonnerres! citoyen curieux, tu as raison. <strong>Les</strong> brigands font là-bas une fausseattaque! <strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux colonnes mobiles que j'ai envoyées inspecter les environs, entre laroute d'Antrain et <strong>de</strong> Vitré, ne sont pas encore revenues; ainsi, nous trouverons dansla campagne <strong>de</strong>s renforts qui ne nous seront sans doute pas inutiles, car le Gars n'estpas assez niais pour se risquer sans avoir avec lui ses sacrées chouettes.- Gudin, dit-il au jeune Fougerais, cours avertir le capitaine Lebrun qu'il peut se passer<strong>de</strong> moi à Florigny pour y frotter les brigands, et reviens plus vite que ça. Tu connaisles sentiers, je t'attends pour aller à la chasse du ci-<strong>de</strong>vant et venger les assassinats<strong>de</strong> la Vivetière. - Tonnerre <strong>de</strong> Dieu, <strong>com</strong>me il court! reprit-il en voyant partir Gudin quidisparut <strong>com</strong>me par enchantement. Gérard aurait-il aimé ce garçon-là!À son retour, Gudin trouva la petite troupe <strong>de</strong> Hulot augmentée <strong>de</strong> quelques soldatspris aux différents postes <strong>de</strong> la ville. Le <strong>com</strong>mandant dit au jeune Fougerais <strong>de</strong> choisirune douzaine <strong>de</strong> ses <strong>com</strong>patriotes les mieux dressés au difficile métier <strong>de</strong> Contre-Chouan et lui ordonna <strong>de</strong> se diriger par la porte Saint-Léonard, afin <strong>de</strong> longer le revers168


<strong>de</strong>s montagnes <strong>de</strong> Saint-Sulpice qui regardait la gran<strong>de</strong> vallée du Couësnon, et surlequel était située la cabane <strong>de</strong> Galope-chopine; puis il se mit lui-même à la tête dureste <strong>de</strong> la troupe, et sortit par la porte Saint-Sulpice pour abor<strong>de</strong>r les montagnes àleur sommet, où, suivant ses calculs, il <strong>de</strong>vait rencontrer les gens <strong>de</strong> Beau-pied qu'ilse proposait d'employer à renforcer un cordon <strong>de</strong> sentinelles chargées <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r lesrochers, <strong>de</strong>puis le faubourg Saint-Sulpice jusqu'au Nid-aux-Crocs. Corentin, certaind'avoir remis la <strong>de</strong>stinée du chef <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong> entre les mains <strong>de</strong> ses plus implacablesennemis, se rendit promptement sur la Promena<strong>de</strong> pour mieux saisir l'ensemble <strong>de</strong>sdispositions militaires <strong>de</strong> Hulot. Il ne tarda pas à voir la petite escoua<strong>de</strong> <strong>de</strong> Gudindébouchant par la vallée du Nançon et suivant les rochers du côté <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> valléedu Couësnon, tandis que Hulot, débusquant le long du château <strong>de</strong> Fougères, gravissaitle sentier périlleux qui conduisait sur le sommet <strong>de</strong>s montagnes <strong>de</strong> Saint-Sulpice.Ainsi, les <strong>de</strong>ux troupes se déployaient sur <strong>de</strong>ux lignes parallèles. Tous les arbres et lesbuissons décores par le givre <strong>de</strong> riches arabesques, jetaient sur la campagne un refletblanchâtre qui permettait <strong>de</strong> bien voir, <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s lignes grises, ces <strong>de</strong>ux petits corpsd'armée en mouvement. Arrivé sur le plateau <strong>de</strong>s rochers, Hulot détacha <strong>de</strong> sa troupetous les soldats qui étaient en uniforme, et Corentin les vit établissant, par les ordres<strong>de</strong> l'habile <strong>com</strong>mandant, une ligne <strong>de</strong> sentinelles ambulantes séparées chacune par unespace convenable, dont la première <strong>de</strong>vait correspondre avec Gudin et la <strong>de</strong>rnièreavec Hulot, <strong>de</strong> manière qu'aucun buisson ne <strong>de</strong>vait échapper aux baïonnettes <strong>de</strong> cestrois lignes mouvantes qui allaient traquer le Gars à travers les montagnes et leschamps.- Il est rusé, ce vieux loup <strong>de</strong> guérite, s'écria Corentin en perdant <strong>de</strong> vue les <strong>de</strong>rnièrespointes <strong>de</strong> fusil qui brillèrent dans les ajoncs, le Gars est cuit. Si Marie avait livré cedamné marquis, nous eussions, elle et moi, été unis par le plus fort <strong>de</strong>s liens, uneinfamie... Mais elle sera bien à moi!...<strong>Les</strong> douze jeunes Fougerais conduits par le sous-lieutenant Gudin atteignirent bientôtle versant que forment les rochers <strong>de</strong> Saint-Sulpice, en s'abaissant par petites collinesdans la vallée <strong>de</strong> Gibarry. Gudin lui, quitta les chemins, sauta lestement l'échalier dupremier champ <strong>de</strong> genêts qu'il rencontra, et où il fut suivi par six <strong>de</strong> ses <strong>com</strong>patriotes;les six autres se dirigèrent, d'après ses ordres, dans les champs <strong>de</strong> droite, afind'opérer les recherches <strong>de</strong> chaque côté <strong>de</strong>s chemins. Gudin s'élança vivement vers unpommier qui se trouvait au milieu du genêt. Au bruissement produit par la marche <strong>de</strong>ssix Contre-<strong>Chouans</strong> qu'il conduisait à travers cette forêt <strong>de</strong> genêts en tâchant <strong>de</strong> nepas en agiter les touffes givrées, sept ou huit hommes à la tête <strong>de</strong>squels était Beaupied,se cachèrent <strong>de</strong>rrière quelques châtaigniers par lesquels la haie <strong>de</strong> ce champétait couronnée. Malgré le reflet blanc qui éclairait la campagne et malgré leur vueexercée, les Fougerais n'aperçurent pas d'abord leurs adversaires qui s'étaient fait unrempart <strong>de</strong>s arbres.- Chut! les voici, dit Beau-pied qui le premier leva la tête. <strong>Les</strong> brigands nous ontexcédés, mais, puisque nous les avons au bout <strong>de</strong> nos fusils, ne les manquons pas,ou, nom d'une pipe! nous ne serions pas susceptibles d'être soldats du pape!Cependant les yeux perçants <strong>de</strong> Gudin avaient fini par découvrir quelques canons <strong>de</strong>fusil dirigés vers sa petite escoua<strong>de</strong>. En ce moment, par une amère dérision, huitgrosses voix crièrent qui vive! et huit coups <strong>de</strong> fusil partirent aussitôt. <strong>Les</strong> ballessifflèrent autour <strong>de</strong>s Contre-<strong>Chouans</strong>. L'un d'eux en reçut une dans le bras et un autretomba. <strong>Les</strong> cinq Fougerais qui restaient sains et saufs ripostèrent par une décharge enrépondant: - Amis! Puis, ils marchèrent rapi<strong>de</strong>ment sur les ennemis, afin <strong>de</strong> lesatteindre avant qu'ils n'eussent rechargé leurs armes.169


- Nous ne savions pas si bien dire, s'écria le jeune sous-lieutenant en reconnaissantles uniformes et les vieux chapeaux <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>mi-briga<strong>de</strong>. Nous avons agi en vraisBretons, nous nous sommes battus avant <strong>de</strong> nous expliquer.<strong>Les</strong> huit soldats restèrent stupéfaits en reconnaissant Gudin.- Dame! mon officier, qui diable ne vous prendrait pas pour <strong>de</strong>s brigands sous vospeaux <strong>de</strong> bique, s'écria douloureusement Beau-pied.- C'est un malheur, et nous en sommes tous innocents, puisque vous n'étiez pasprévenus <strong>de</strong> la sortie <strong>de</strong> nos Contre-<strong>Chouans</strong>. Mais où en êtes-vous? lui <strong>de</strong>mandaGudin.- Mon officier, nous sommes à la recherche d'une douzaine <strong>de</strong> <strong>Chouans</strong> qui s'amusentà nous échiner. Nous courons <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s rats empoisonnés; mais, à force <strong>de</strong> sauterces échaliers et ces haies que le tonnerre confon<strong>de</strong>, nos <strong>com</strong>pas s'étaient rouillés etnous nous reposions. Je crois que les brigands doivent être maintenant dans lesenvirons <strong>de</strong> cette gran<strong>de</strong> baraque d'où vous voyez sortir <strong>de</strong> la fumée.- Bon! s'écria Gudin. Vous autres, dit-il aux huit soldats et à Beau-pied, vous allezvous replier sur les rochers <strong>de</strong> Saint-Sulpice, à travers les champs, et vous yappuierez la ligne <strong>de</strong> sentinelles que le <strong>com</strong>mandant y a établie. Il ne faut pas quevous restiez avec nous autres, puisque vous êtes en uniforme. Nous voulons, millecartouches! venir à bout <strong>de</strong> ces chiens-là, le Gars est avec eux! <strong>Les</strong> camara<strong>de</strong>s vousen diront plus long que je ne vous en dis. Filez sur la droite, et n'administrez pas <strong>de</strong>coups <strong>de</strong> fusil à six <strong>de</strong> nos peaux <strong>de</strong> bique que vous pourrez rencontrer. Vousreconnaîtrez nos Contre-<strong>Chouans</strong> à leurs cravates qui sont roulées en cor<strong>de</strong> sansnoeud.Gudin laissa ses <strong>de</strong>ux blessés sous le pommier, en se dirigeant vers la maison <strong>de</strong>Galope-chopine, que Beau-pied venait <strong>de</strong> lui indiquer et dont la fumée lui servit <strong>de</strong>boussole. Pendant que le jeune officier était mis sur la piste <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong> par unerencontre assez <strong>com</strong>mune dans cette guerre, mais qui aurait pu <strong>de</strong>venir plusmeurtrière, le petit détachement que <strong>com</strong>mandait Hulot avait atteint sur sa ligned'opérations un point parallèle à celui où Gudin était parvenu sur la sienne. Le vieuxmilitaire, à la tête <strong>de</strong> ses Contre-<strong>Chouans</strong>, se glissait silencieusement le long <strong>de</strong>s haiesavec toute l'ar<strong>de</strong>ur d'un jeune homme, il sautait les échaliers encore assez légèrementen jetant ses yeux fauves sur toutes les hauteurs, et prêtant, <strong>com</strong>me un chasseur,l'oreille au moindre bruit. Au troisième champ dans lequel il entra, il aperçut unefemme d'une trentaine d'années, occupée à labourer la terre à la houe. et qui, toutecourbée, travaillait avec courage; tandis qu'un petit garçon âgé d'environ sept à huitans, armé d'une serpe, secouait le givre <strong>de</strong> quelques ajoncs qui avaient poussé çà etlà, les coupait et les mettait en tas. Au bruit que fit Hulot en retombant lour<strong>de</strong>ment <strong>de</strong>l'autre côté <strong>de</strong> l'échalier, le petit gars et sa mère levèrent la tête. Hulot prit facilementcette jeune femme pour une vieille. Des ri<strong>de</strong>s venues avant le temps sillonnaient lefront et la peau du cou <strong>de</strong> la Bretonne, elle était si grotesquement vêtue d'une peau<strong>de</strong> bique usées que sans une robe <strong>de</strong> toile jaune et sale, marque distinctive <strong>de</strong> sonsexe, Hulot n'aurait su à quel sexe la paysanne appartenait, car les longues mèches <strong>de</strong>ses cheveux noirs étaient cachées sous un bonnet <strong>de</strong> laine rouge. <strong>Les</strong> haillons dont lepetit gars était à peine couvert en laissaient voir la peau.- Ho! la vieille, cria Hulot d'un ton bas à cette femme en s'approchant d'elle, où est leGars? En ce moment les vingt Contre-<strong>Chouans</strong> qui suivaient Hulot franchirent lesenceintes du champ.170


- Ah! pour aller au Gars, faut que vous retourniez d'où vous venez, répondit la femmeaprès avoir jeté un regard <strong>de</strong> défiance sur la troupe.- Est-ce que je te <strong>de</strong>man<strong>de</strong> le chemin du faubourg du Gars à Fougères, vieillecarcasse? répliqua brutalement Hulot. Par sainte Anne d'Auray, as-tu vu passer leGars?- Je ne sais pas ce que vous voulez dire, répondit la femme en se courbant pourreprendre son travail.- Garce damnée, veux-tu donc nous faire avaler par les Bleus qui nous poursuivent?s'écria Hulot.À ces paroles la femme releva la tête et jeta un nouveau regard <strong>de</strong> méfiance sur lesContre-<strong>Chouans</strong> en leur répondant: - Comment les Bleus peuvent-ils être à vostrousses? j'en viens <strong>de</strong> voir passer sept à huit qui regagnent Fougères par le chemind'en bas.- Ne dirait-on pas qu'elle va nous mordre avec son nez? reprit Hulot. Tiens, regar<strong>de</strong>,vieille bique.Et le <strong>com</strong>mandant lui montra du doigt, à une cinquantaine <strong>de</strong> pas en arrière, trois ouquatre <strong>de</strong> ses sentinelles dont les chapeaux, les uniformes et les fusils étaient faciles àreconnaître.- Veux-tu laisser égorger ceux que Marche-à-terre envoie au secours du Gars que lesFougerais veulent prendre? reprit-il avec colère.- Ah! excusez, reprit la femme; mais il est si facile d'être trompé! De quelle paroisseêtes-vous donc? <strong>de</strong>manda-t-elle.- De Saint-Georges, s'écrièrent <strong>de</strong>ux ou trois Fougerais en bas-breton, et nousmourons <strong>de</strong> faim.- Eh! bien tenez, répondit la femme, voyez-vous cette fumée, là-bas? c'est mamaison. En suivant les routes <strong>de</strong> droite, vous y arriverez par en haut. Vous trouverezpeut-être mon homme en route Galope-chopine doit faire le guet pour avertir le Gars,puisque vous savez qu'il vient aujourd'hui chez nous, ajouta-t-elle avec orgueil.- Merci, bonne femme, répondit Hulot. - En avant vous autres, tonnerre <strong>de</strong> Dieu!ajouta-t-il en parlant à ses hommes, nous le tenons!À ces mots, le détachement suivit au pas <strong>de</strong> course le <strong>com</strong>mandant, qui s'engageadans les sentiers indiqués. En entendant le juron si peu catholique du soi-disantChouan, la femme <strong>de</strong> Galope-chopine pâlir. Elle regarda les guêtres et les peaux <strong>de</strong>bique <strong>de</strong>s jeunes Fougerais, s'assit par terre, serra son enfant dans ses bras et dit: -Que la sainte vierge d'Auray et le bienheureux saint Labre aient pitié <strong>de</strong> nous! Je necrois pas que ce soient nos gens, leurs souliers sont sans clous. Cours par le chemind'en bas prévenir ton père, il s'agit <strong>de</strong> sa tète, dit-elle au petit garçon, qui disparut<strong>com</strong>me un daim à travers les genêts et les ajoncs.Cependant ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil n'avait rencontré sur sa route aucun <strong>de</strong>s partisBleus ou <strong>Chouans</strong> qui se pourchassaient les uns les autres dans le labyrinthe <strong>de</strong>171


champs situés autour <strong>de</strong> la cabane <strong>de</strong> Galope-chopine. En apercevant une colonnebleuâtre s'élevant du tuyau à <strong>de</strong>mi détruit <strong>de</strong> la cheminée <strong>de</strong> cette triste habitation,son coeur éprouva une <strong>de</strong> ces violentes palpitations dont les coups précipités etsonores semblent monter dans le cou <strong>com</strong>me par flots. Elle s'arrêta, s'appuya <strong>de</strong> lamain sur une branche d'arbre, et contempla cette fumée qui <strong>de</strong>vait également servir<strong>de</strong> fanal aux amis et aux ennemis du jeune chef. Jamais elle n'avait ressenti d'émotionsi écrasante. - Ah! je l'aime trop, se dit-elle avec une sorte <strong>de</strong> désespoir; aujourd'huije ne serai peut-être plus maîtresse <strong>de</strong> moi. Tout à coup elle franchit l'espace qui laséparait <strong>de</strong> la chaumière, et se trouva dans la cour, dont la fange avait été durcie parla gelée. Le gros chien s'élança encore contre elle en aboyant; mais, sur un seul motprononcé par Galope-chopine, il remua la queue et se tut. En entrant dans lachaumine, ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil y jeta un <strong>de</strong> ces regards qui embrassent tout. Lemarquis n'y était pas. Marie respira plus librement. Elle reconnut avec plaisir que leChouan s'était efforcé <strong>de</strong> restituer quelque propreté à la sale et unique chambre <strong>de</strong> satanière. Galope-chopine saisit sa canardière, salua silencieusement son hôtesse etsortit avec son chien; elle le suivit jusque sur le seuil, et le vit s'en allant par le sentierqui <strong>com</strong>mençait à droite <strong>de</strong> sa cabane, et dont l'entrée était défendue par un grosarbre pourri en y formant un échalier presque ruiné. De là, elle put apercevoir unesuite <strong>de</strong> champs dont les échaliers présentaient à l'oeil <strong>com</strong>me une enfila<strong>de</strong> <strong>de</strong> portes,car la nudité <strong>de</strong>s arbres et <strong>de</strong>s haies permettait <strong>de</strong> bien voir les moindres acci<strong>de</strong>nts dupaysage. Quand le large chapeau <strong>de</strong> Galope-chopine eut tout à fait disparu,ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil se retourna vers la gauche pour voir l'église <strong>de</strong> Fougères;mais le hangar la lui cachait entièrement. Elle jeta les yeux sur la vallée du Couësnonqui s'offrait à ses regards, <strong>com</strong>me une vaste nappe <strong>de</strong> mousseline dont la blancheurrendait plus terne encore un ciel gris et chargé <strong>de</strong> neige. C'était une <strong>de</strong> ces journéesoù la nature semble muette, et où les bruits sont absorbés par l'atmosphère. Aussi,quoique les Bleus et leurs Contre-<strong>Chouans</strong> marchassent dans la campagne sur troislignes, en formant un triangle qu'ils resserraient en s'approchant <strong>de</strong> la cabane, lesilence était si profond que ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil se sentit émue par <strong>de</strong>scirconstances qui ajoutaient à ses angoisses une sorte <strong>de</strong> tristesse physique. Il y avaitdu malheur dans l'air. Enfin, à l'endroit où un petit ri<strong>de</strong>au <strong>de</strong> bois terminait l'enfila<strong>de</strong>d'échaliers, elle vit un jeune homme sautant les barrières <strong>com</strong>me un écureuil, etcourant avec une étonnante rapidité. - C'est lui, se dit-elle. Simplement vêtu <strong>com</strong>meun Chouan, le Gars portait son tromblon en bandoulière <strong>de</strong>rrière sa peau <strong>de</strong> bique, et,sans la grâce <strong>de</strong> ses mouvements, il aurait été méconnaissable. Marie se retiraprécipitamment dans la cabane, en obéissant à l'une <strong>de</strong> ces déterminationsinstinctives aussi peu explicables que l'est la peur; mais bientôt le jeune chef fut à<strong>de</strong>ux pas d'elle <strong>de</strong>vant la cheminée où brillait un feu clair et animé. Tous <strong>de</strong>ux setrouvèrent sans voix, craignirent <strong>de</strong> se regar<strong>de</strong>r, ou <strong>de</strong> faire un mouvement. Unemême espérance unissait leur pensée, un même doute les séparait, c'était uneangoisse, c'était une volupté.- Monsieur, dit enfin ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil d'une voix émue, le soin <strong>de</strong> votresûreté m'a seul amenée ici.- Ma sûreté! reprit-il avec amertume.- Oui, répondit-elle, tant que je resterai à Fougères, votre vie est <strong>com</strong>promise, et jevous aime trop pour n'en pas partir ce soir; ne m'y cherchez donc plus.- Partir, chère ange! je vous suivrai.- Me suivre! y pensez-vous? et les Bleus?172


- Eh! ma chère Marie, qu'y a-t-il <strong>de</strong> <strong>com</strong>mun entre les Bleus et notre amour?- Mais il me semble qu'il est difficile que vous restiez en France, près <strong>de</strong> moi, et plusdifficile encore que vous la quittiez avec moi.-Y a-t-il donc quelque chose d'impossible à qui aime bien?- Ah! oui, je crois que tout est possible. N'ai-je pas eu le courage <strong>de</strong> renoncer à vous,pour vous!- Quoi! vous vous êtes donnée à un être affreux que vous n'aimiez pas, et vous nevoulez pas faire le bonheur d'un homme qui vous adore, <strong>de</strong> qui vous remplirez la vie,et qui jure <strong>de</strong> n'être jamais qu'à vous? Écoute-moi, Marie, m'aimes-tu?- Oui, dit-elle.- Eh! bien, sois à moi.-Avez-vous oublié que j'ai repris le rôle infâme d'une courtisane, et que c'est vous qui<strong>de</strong>vez être à moi? Si je veux vous fuir, c'est pour ne pas laisser retomber sur votretête le mépris que je pourrais encourir; sans cette crainte, peut-être...- Mais si je ne redoute rien...- Et qui m'en assurera? Je suis défiante. Dans ma situation, qui ne le serait pas?... Sil'amour que nous inspirons ne dure pas, au moins doit-il être <strong>com</strong>plet, et nous fairesupporter avec joie l'injustice du mon<strong>de</strong>. Qu'avez-vous fait pour moi?... Vous medésirez. Croyez-vous vous être élevé par là bien au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> ceux qui m'ont vuejusqu'à présent? Avez-vous risqué, pour une heure <strong>de</strong> plaisir, vos <strong>Chouans</strong>, sans plusvous en soucier que je ne m'inquiétais <strong>de</strong>s Bleus massacrés quand tout fut perdu pourmoi? Et si je vous ordonnais <strong>de</strong> renoncer à toutes vos idées, à vos espérances, à votreRoi qui m'offusque et qui peut-être se moquera <strong>de</strong> vous quand vous périrez pour lui;tandis que je saurais mourir pour vous avec un saint respect! Enfin, si je voulais quevous envoyassiez votre soumission au premier Consul pour que vous pussiez mesuivre à Paris?... si j'exigeais que nous allassions en Amérique y vivre loin d'un mon<strong>de</strong>où tout est vanité, afin <strong>de</strong> savoir si vous m'aimez bien pour moi-même, <strong>com</strong>me en cemoment je vous aime! Pour tout dire en un mot, si je voulais, au lieu <strong>de</strong> m'élever avous, que vous tombassiez jusqu'à moi, que feriez-vous?- Tais-toi, Marie, ne te calomnie pas. Pauvre enfant, je t'ai <strong>de</strong>vinée! Va, si monpremier désir est <strong>de</strong>venu <strong>de</strong> la passion, ma passion est maintenant <strong>de</strong> l'amour. Chèreâme <strong>de</strong> mon âme, je le sais, tu es aussi noble que ton nom, aussi gran<strong>de</strong> que belle; jesuis assez noble et me sens assez grand moi-même pour t'imposer au mon<strong>de</strong>. Est-ceparce que je pressens en toi <strong>de</strong>s voluptés inouïes et incessantes?... est-ce parce queje crois rencontrer en ton âme ces précieuses qualités qui nous font toujours aimer lamême femme? j'en ignore la cause, mais mon amour est sans bornes, et il me sembleque je ne puis plus me passer <strong>de</strong> toi. Oui, ma vie serait pleine <strong>de</strong> dégoût si tu n'étaistoujours près <strong>de</strong> moi...- Comment près <strong>de</strong> vous?- Oh! Marie, tu ne veux donc pas <strong>de</strong>viner ton Alphonse?173


- Ah! croiriez-vous me flatter beaucoup en m'offrant votre nom, votre main? dit-elleavec un apparent dédain mais en regardant fixement le marquis pour en surprendreles moindres pensées. Et savez-vous si vous m'aimerez dans six mois, et alors quelserait mon avenir?... Non, non, une maîtresse est la seule femme qui soit sûre <strong>de</strong>ssentiments qu'un homme lui témoigne; car le <strong>de</strong>voir, les lois, le mon<strong>de</strong>, l'intérêt <strong>de</strong>senfants, n'en sont pas les tristes auxiliaires, et si son pouvoir est durable, elle y trouve<strong>de</strong>s flatteries et un bonheur qui font accepter les plus grands chagrins du mon<strong>de</strong>. Êtrevotre femme et avoir la chance <strong>de</strong> vous peser un jour!... À cette crainte je préfère unamour passager, mais vrai, quand même la mort et la misère en seraient la fin. Oui, jepourrais être, mieux que tout autre, une mère vertueuse, une épouse dévouée; maispour entretenir <strong>de</strong> tels sentiments dans l'âme d'une femme, il ne faut pas qu'unhomme l'épouse dans un accès <strong>de</strong> passion. D'ailleurs, sais-je moi-même si vous meplairez <strong>de</strong>main). Non, je ne veux pas faire votre malheur, je quitte la Bretagne, dit-elleen apercevant <strong>de</strong> l'hésitation dans son regard, je retourne à Fougères, et vous neviendrez pas me chercher là...- Eh! bien, après <strong>de</strong>main, si dès le matin tu vois <strong>de</strong> la fumée sur les roches <strong>de</strong> Saint-Sulpice, le soir je serai chez toi, amant, époux, ce que tu voudras que je sois. J'auraitout bravé!- Mais, Alphonse, tu m'aimes donc bien, dit-elle avec ivresse, pour risquer ainsi ta vieavant <strong>de</strong> me la donner?...Il ne répondit pas, il la regarda, elle baissa les yeux; mais il lut sur l'ar<strong>de</strong>nt visage <strong>de</strong>sa maîtresse un délire égal au sien, et alors il lui tendit les bras. Une sorte <strong>de</strong> folieentraîna Marie, qui alla tomber mollement sur le sein du marquis, décidée às'abandonner à lui pour faire <strong>de</strong> cette faute le plus grand <strong>de</strong>s bonheurs, en y risquanttout son avenir, qu'elle rendait plus certain si elle sortait victorieuse <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnièreépreuve. Mais à peine sa tête s'était-elle posée sur l'épaule <strong>de</strong> son amant, qu'un légerbruit retentit au <strong>de</strong>hors. Elle s'arracha <strong>de</strong> ses bras <strong>com</strong>me si elle se fût réveillée, ets'élança hors <strong>de</strong> la chaumière. Elle put alors recouvrer un peu <strong>de</strong> sang-froid et penserà sa situation.- Il m'aurait acceptée et se serait moqué <strong>de</strong> moi, peut-être, se dit-elle. Ah! si jepouvais le croire, je le tuerais. - Ah! pas encore cependant, reprit-elle en apercevantBeau-pied, à qui elle fit un signe que le soldat <strong>com</strong>prit à merveille.Le pauvre garçon tourna brusquement sur ses talons, en feignant <strong>de</strong> n'avoir rien vu.Tout à coup, ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil rentra dans le salon en invitant le jeune chef àgar<strong>de</strong>r le plus profond silence par la manière dont elle se pressa les lèvres sous l'in<strong>de</strong>x<strong>de</strong> sa main droite.Chapitre VIIls sont là, dit-elle avec terreur et d'une voix sour<strong>de</strong>.- Qui?- <strong>Les</strong> Bleus.- Ah! je ne mourrai pas sans avoir...174


- Oui, prends...Il la saisit froi<strong>de</strong> et sans défense, et cueillit sur ses lèvres un baiser plein d'horreur et<strong>de</strong> plaisir, car il pouvait être à la fois le premier et le <strong>de</strong>rnier. Puis ils allèrent ensemblesur le seuil <strong>de</strong> la porte, en y plaçant leurs têtes <strong>de</strong> manière à tout examiner sans êtrevus. Le marquis aperçut Gudin à la tête d'une douzaine d'hommes qui tenaient le bas<strong>de</strong> la vallée du Couësnon. Il se tourna vers l'enfila<strong>de</strong> <strong>de</strong>s échaliers le gros tronc d'arbrepourri était gardé par sept soldats. Il monta sur la pièce <strong>de</strong> cidre, enfonça le toit <strong>de</strong>bar<strong>de</strong>au pour sauter sur l'éminence; mais il retira précipitamment sa tête du trou qu'ilvenait <strong>de</strong> faire: Hulot couronnait la hauteur et lui coupait le chemin <strong>de</strong> Fougères. En cemoment, il regarda sa maîtresse qui jeta un cri <strong>de</strong> désespoir: elle entendait lestrépignements <strong>de</strong>s trois détachements réunis au tour <strong>de</strong> la maison.- Sors la première, lui dit-il, tu me préserveras.En entendant ce mot, pour elle sublime, elle se plaça tout heureuse en face <strong>de</strong> laporte, pendant que le marquis armait son tromblon. Après avoir mesuré l'espace quiexistait entre le seuil <strong>de</strong> la cabane et le gros tronc d'arbre, le Gars se jeta <strong>de</strong>vant lessept Bleus, les cribla <strong>de</strong> sa mitraille et se fit un passage au milieu d'eux. <strong>Les</strong> troistroupes se précipitèrent autour <strong>de</strong> l'échalier que le chef avait sauté, et le virent alorscourant dans le champ avec une incroyable célérité.- Feu, feu, mille noms d'un diable! Vous n'êtes pas Français, feu donc, mâtins! criaHulot d'une voix tonnante.Au moment où il prononçait ces paroles du haut <strong>de</strong> l'éminence, ses hommes et ceux<strong>de</strong> Gudin firent une décharge générale qui heureusement fut mal dirigée. Déjà lemarquis arrivait à l'échalier qui terminait le premier champ, mais au moment où ilpassait dans le second, il faillit être atteint par Gudin qui s'était élancé sur ses pasavec violence. En entendant ce redoutable adversaire à quelques toises, le Garsredoubla <strong>de</strong> vitesse. Néanmoins Gudin et le marquis arrivèrent presque en mêmetemps à l'échalier; mais Montauran lança si adroitement son tromblon à la tête <strong>de</strong>Gudin, qu'il le frappa et en retarda la marche. Il est impossible <strong>de</strong> dépeindre l'anxiété<strong>de</strong> Marie et l'intérêt que manifestaient à ce spectacle Hulot et sa troupe. Tous, ilsrépétaient silencieusement, à leur insu, les gestes <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux coureurs. Le Gars etGudin parvinrent ensemble au ri<strong>de</strong>au blanc <strong>de</strong> givre formé par le petit bois; maisl'officier rétrograda tout à coup et s'effaça <strong>de</strong>rrière un pommier. Une vingtaine <strong>de</strong><strong>Chouans</strong>, qui n'avaient pas tiré <strong>de</strong> peur <strong>de</strong> tuer leur chef, se montrèrent et criblèrentl'arbre <strong>de</strong> balles. Toute la petite troupe <strong>de</strong> Hulot s'élança au pas <strong>de</strong> course pour sauverGudin, qui, se trouvant sans armes, revenait <strong>de</strong> pommier en pommier, en saisissant,pour courir, le moment où les Chasseurs du Roi chargeaient leurs armes. Son dangerdura peu.<strong>Les</strong> Contre-<strong>Chouans</strong> mêlés aux Bleus, et Hulot à leur tête, vinrent soutenir le jeuneofficier à la place où le marquis avait jeté son tromblon. En ce moment Gudin aperçutson adversaire tout épuisé assis sous un <strong>de</strong>s arbres du petit bouquet <strong>de</strong> bois, il laissases camara<strong>de</strong>s se canardant avec les <strong>Chouans</strong> retranchés <strong>de</strong>rrière une haie latérale duchamp, il les tourna et se dirigea vers le marquis avec la vivacité d une bête fauve. Envoyant cette manoeuvre, les Chasseurs du Roi poussèrent d'effroyables cris pouravertir leur chef; puis, après avoir tiré sur les Contre-<strong>Chouans</strong> avec le bonheur qu'ontles braconniers, ils essayèrent <strong>de</strong> leur tenir tête; mais ceux-ci gravirentcourageusement la haie qui servait <strong>de</strong> remparts à leur ennemis, et y prirent unesanglante revanche. <strong>Les</strong> <strong>Chouans</strong> gagnèrent alors le chemin qui longeait le champdans l'enceinte duquel cette scène avait lieu, et s'emparèrent <strong>de</strong>s hauteurs que Hulot175


avait <strong>com</strong>mis la faute d'abandonner. Avant que les Bleus eussent eu le temps <strong>de</strong> sereconnaître, les <strong>Chouans</strong> avaient pris pour retranchements les brisures que formaientles arêtes <strong>de</strong> ces rochers à l'abri <strong>de</strong>squels ils pouvaient tirer sans danger sur lessoldats <strong>de</strong> Hulot, si ceux-ci faisaient quelque démonstration <strong>de</strong> vouloir venir les y<strong>com</strong>battre. Pendant que Hulot, suivi <strong>de</strong> quelques soldats, allait lentement vers le petitbois pour y chercher Gudin, les Fougerais <strong>de</strong>meurèrent pour dépouiller les <strong>Chouans</strong>morts et achever les vivants. Dans cette épouvantable guerre, les <strong>de</strong>ux partis nefaisaient pas <strong>de</strong> prisonniers. Le marquis sauvé, les <strong>Chouans</strong> et les Bleus reconnurentmutuellement la force <strong>de</strong> leurs positions respectives et l'inutilité <strong>de</strong> la lutte, en sorteque chacun ne songea plus qu'à se retirer.- Si je perds ce jeune homme-là, s'écria Hulot en regardant le bois avec attention, jene veux plus faire d'amis!- Ah! ah! dit un <strong>de</strong>s jeunes gens <strong>de</strong> Fougères occupé à dépouiller les morts, voilà unoiseau qui a <strong>de</strong>s plumes jaunes.Et il montrait à ses <strong>com</strong>patriotes une bourse pleine <strong>de</strong> pièces d'or qu'il venait <strong>de</strong>trouver dans la poche d'un gros homme vêtu <strong>de</strong> noir.- Mais qu'a-t-il donc là? reprit un autre qui tira un bréviaire <strong>de</strong> la redingote du défunt.- C'est pain bénit, c'est un prêtre! s'écria-t-il en jetant le bréviaire à terre.- Le voleur, il nous fait banqueroute, dit un troisième en ne trouvant que <strong>de</strong>ux écus <strong>de</strong>six francs dans les poches du Chouan qu'il déshabillait.- Oui, mais il a une fameuse paire <strong>de</strong> souliers, répondit un soldat qui se mit en <strong>de</strong>voir<strong>de</strong> les prendre.- Tu les auras s'ils tombent dans ton lot, lui répliqua l'un <strong>de</strong>s Fougerais, en lesarrachant <strong>de</strong>s pieds du mort et les lançant au tas <strong>de</strong>s effets déjà rassemblés.Un quatrième recevait l'argent, afin <strong>de</strong> faire les parts lorsque tous les soldats <strong>de</strong>l'expédition seraient réunis. Quand Hulot revint avec le jeune officier, dont la <strong>de</strong>rnièreentreprise pour joindre le Gars avait été aussi périlleuse qu'inutile, il trouva unevingtaine <strong>de</strong> ses soldats et une trentaine <strong>de</strong> Contre-<strong>Chouans</strong> <strong>de</strong>vant onze ennemismorts dont les corps avaient été jetés dans un sillon tracé au bas <strong>de</strong> la haie.- Soldats, s'écria Hulot d'une voix sévère, je vous défends <strong>de</strong> partager ces haillons.Formez vos rangs, et plus vite que ça.- Mon <strong>com</strong>mandant, dit un soldat en montrant à Hulot ses souliers, au bout <strong>de</strong>squelsles cinq doigts <strong>de</strong> ses pieds se voyaient à nu, bon pour l'argent; mais cette chaussurelà,ajouta-t-il en montrant avec la crosse <strong>de</strong> son fusil la paire <strong>de</strong> souliers ferrés, cettechaussure-là, mon <strong>com</strong>mandant, m'irait <strong>com</strong>me un gant.- Tu veux à tes pieds <strong>de</strong>s souliers anglais! lui répliqua Hulot- Commandant, dit respectueusement un <strong>de</strong>s Fougerais, nous avons, <strong>de</strong>puis la guerre,toujours partagé le butin.176


- Je ne vous empêche pas, vous autres, <strong>de</strong> suivre vos usages, répliqua durement Huloten l'interrompant.- Tiens, Gudin, voilà une bourse là qui contient trois louis, tu as eu <strong>de</strong> la peine, tonchef ne s'opposera pas à ce que tu la prennes, dit à l'officier l'un <strong>de</strong> ses ancienscamara<strong>de</strong>s.Hulot regarda Gudin <strong>de</strong> travers, et le vit pâlissant.- C'est la bourse <strong>de</strong> mon oncle, s'écria le jeune homme.Tout épuisé qu'il était par la fatigue, il fit quelques pas vers le monceau <strong>de</strong> cadavres,et le premier corps qui s'offrit à ses regards fut précisément celui <strong>de</strong> son oncle; mais àpeine en vit-il le visage rubicond sillonné <strong>de</strong> ban<strong>de</strong>s bleuâtres, les bras roidis, et laplaie faite par le coup <strong>de</strong> feu, qu'il jeta un cri étouffé et s'écria: - Marchons, mon<strong>com</strong>mandant.La troupe <strong>de</strong> Bleus se mit en route. Hulot soutenait son jeune ami en lui donnant lebras.- Tonnerre <strong>de</strong> Dieu, cela ne sera rien, lui disait le vieux soldat.- Mais il est mort, répondit Gudin, mort! C'était mon seul parent, et, malgré sesmalédictions, il m'aimait. Le Roi revenu, tout le pays aurait voulu ma tête, lebonhomme m'aurait caché sous sa soutane.- Est-il bête! disaient les gar<strong>de</strong>s nationaux restés à se partager les dépouilles; lebonhomme est riche, et <strong>com</strong>me ça, il n'a pas eu le temps <strong>de</strong> faire un testament parlequel il l'aurait déshérité.Le partage fait, les Contre-<strong>Chouans</strong> rejoignirent le petit bataillon <strong>de</strong> Bleus et lesuivirent <strong>de</strong> loin.Une horrible inquiétu<strong>de</strong> se glissa, vers la nuit, dans la chaumière <strong>de</strong> Galope-chopine,où jusqu'alors la vie avait été si naïvement insoucieuse. Barbette et son petit garsportant tous <strong>de</strong>ux sur leur dos, l'une sa pesante charge d'ajoncs, l'autre une provisiond'herbes pour les bestiaux, revinrent à l'heure où la famille prenait le repas du soir. Enentrant au logis, la mère et le fils cherchèrent en vain Galope-chopine; et jamais cettemisérable chambre ne leur parut si gran<strong>de</strong>, tant elle était vi<strong>de</strong>. Le foyer sans feu,l'obscurité, le silence, tout leur prédisait quelque malheur. Quand la nuit fut venue,Barbette s'empressa d'allumer un feu clair et <strong>de</strong>ux oribus, nom donné aux chan<strong>de</strong>lles<strong>de</strong> résine dans le pays <strong>com</strong>pris entre les rivages <strong>de</strong> l'Armorique jusqu'en haut <strong>de</strong> laLoire, et encore usité en <strong>de</strong>çà d'Amboise dans les campagnes du Vendômois. Barbettemettait à ces apprêts la lenteur dont sont frappées les actions quand un sentimentprofond les domine; elle écoutait le moindre bruit; mais souvent trompée par lesifflement <strong>de</strong>s rafales, elle allait sur la porte <strong>de</strong> sa misérable hutte et en revenait toutetriste. Elle nettoya <strong>de</strong>ux pichés, les remplit <strong>de</strong> cidre et les posa sur la longue table <strong>de</strong>noyer. À plusieurs reprises, elle regarda son garçon qui surveillait la cuisson <strong>de</strong>sgalettes <strong>de</strong> sarrasin, mais sans pouvoir lui parler. Un instant les yeux du petit garss'arrêtèrent sur les <strong>de</strong>ux clous qui servaient à supporter la canardière <strong>de</strong> son père, etBarbette frissonna en voyant <strong>com</strong>me lui cette place vi<strong>de</strong>. Le silence n'était interrompuque par les mugissements <strong>de</strong>s vaches, ou par les gouttes <strong>de</strong> cidre qui tombaientpériodiquement <strong>de</strong> la bon<strong>de</strong> du tonneau. La pauvre femme soupira en apprêtant dans177


trois écuelles <strong>de</strong> terre brune une espèce <strong>de</strong> soupe <strong>com</strong>posée <strong>de</strong> lait, <strong>de</strong> galette coupéepar petits morceaux et <strong>de</strong> châtaignes cuites.- Ils se sont battus dans la pièce qui dépend <strong>de</strong> la Béraudière, dit le petit gars.- Vas-y donc voir, répondit la mère.Le gars y courut, reconnut au clair <strong>de</strong> la lune le monceau <strong>de</strong> cadavres, n'y trouva pointson père, et revint tout joyeux en sifflant: il avait ramassé quelques pièces <strong>de</strong> centsous foulées aux pieds par les vainqueurs et oubliées dans la boue. Il trouva sa mèreassise sur une escabelle et occupée à filer du chanvre au coin du feu. Il fit un signenégatif à Barbette, qui n'osa croire à quelque chose d'heureux; puis, dix heures ayantsonné à Saint-Léonard, le petit gars se coucha après avoir marmotté une prière à lasainte vierge d'Auray. Au jour, Barbette, qui n'avait pas dormi, poussa un cri <strong>de</strong> joie,en entendant retentir dans le lointain un bruit <strong>de</strong> gros souliers ferrés qu'elle reconnut,et Galope-chopine montra bientôt sa mine renfrognée.- Grâces à saint Labre à qui j'ai promis un beau cierge, le Gars a été sauvé! N'oubliepas que nous <strong>de</strong>vons maintenant trois cierges au saint.Puis, Galope-chopine saisit un piché et l'avala tout entier sans reprendre haleine.Lorsque sa femme lui eut servi sa soupe, l'eut débarrassé <strong>de</strong> sa canardière et qu'il sefut assis sur le banc <strong>de</strong> noyer, il dit en s'approchant du feu: - Comment les Bleus etles Contre-<strong>Chouans</strong> sont-ils donc venus ici? On se battait à Florigny. Quel diable a puleur dire que le Gars était chez nous? car il n'y avait que lui, sa belle garce et nous quile savions.La femme pâlit.- <strong>Les</strong> Contre-<strong>Chouans</strong> m'ont persuadé qu'ils étaient <strong>de</strong>s gars <strong>de</strong> Saint-Georges,répondit-elle en tremblant, et c'est moi qui leur ai dit où était le Gars.Galope-chopine pâlit à son tour, et laissa son écuelle sur le bord <strong>de</strong> la table.- Je t'ai envoyé not'gars pour te prévenir, reprit Barbette effrayée, il ne t'a pasrencontré.Le Chouan se leva, et frappa si violemment sa femme, qu'elle alla tomber pâle <strong>com</strong>meun mort sur le lit.- Garce maudite, tu m'as tué, dit-il. Mais saisi d'épouvante, il prit sa femme dans sesbras: - Barbette? s'écria-t-il, Barbette? Sainte Vierge! j'ai eu la main trop lour<strong>de</strong>.- Crois-tu, lui dit-elle en ouvrant les yeux, que Marche-à-terre vienne à le savoir?- Le Gars, répondit le Chouan, a dit <strong>de</strong> s'enquérir d'où venait cette trahison.- L'a-t-il dit à Marche-à-terre?- Pille-miche et Marche-à-terre étaient à Florigny.Barbette respira plus librement.178


- S'ils touchent à un seul cheveu <strong>de</strong> ta tête, dit-elle, je rincerai leurs verres avec duvinaigre.- Ah! je n'ai plus faim, s'écria tristement Galope-chopine.Sa femme poussa <strong>de</strong>vant lui l'autre piché plein, il n'y fit pas même attention. Deuxgrosses larmes sillonnèrent alors les joues <strong>de</strong> Barbette et humectèrent les ri<strong>de</strong>s <strong>de</strong> sonvisage fané.- Écoute, ma femme, il faudra <strong>de</strong>main matin amasser <strong>de</strong>s fagots au dret <strong>de</strong> Saint-Léonard sur les rochers <strong>de</strong> Saint-Sulpice et y mettre le feu. C'est le signal convenuentre le Gars et le vieux recteur <strong>de</strong> Saint-Georges qui viendra lui dire une messe.- Il ira donc à Fougères?- Oui, chez sa belle garce. J'ai à courir aujourd'hui à cause <strong>de</strong> ça! Je crois bien qu'il val'épouser et l'enlever, car il m'a dit d'aller louer <strong>de</strong>s chevaux et <strong>de</strong> les égailler sur laroute <strong>de</strong> Saint-Malo.Là-<strong>de</strong>ssus, Galope-chopine fatigué se coucha pour quelques heures et se remit encourse. Le len<strong>de</strong>main matin il rentra après s'être soigneusement acquitté <strong>de</strong>s<strong>com</strong>missions que le marquis lui avait confiées. En apprenant que Marche-à-terre etPille-miche ne s'étaient pas présentés, il dissipa les inquiétu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> sa femme, quipartit presque rassurée pour les roches <strong>de</strong> Saint-Sulpice, où la veille elle avait préparésur le mamelon qui faisait face à Saint-Léonard quelques fagots couverts <strong>de</strong> givre. Elleemmena par la main son petit gars qui portait du feu dans un sabot cassé. À peine sonfils et sa femme avaient-ils disparu <strong>de</strong>rrière le toit du hangar, que Galope-chopineentendit <strong>de</strong>ux hommes sautant le <strong>de</strong>rnier <strong>de</strong>s échaliers en enfila<strong>de</strong>, et insensiblementil vit à travers un brouillard assez épais <strong>de</strong>s formes anguleuses se <strong>de</strong>ssinant <strong>com</strong>me<strong>de</strong>s ombres indistinctes. - C'est Pille-miche et Marche-à-terre, se dit-il mentalement.Et il tressaillit. <strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux <strong>Chouans</strong> montrèrent dans la petite cour leurs visagesténébreux qui ressemblaient assez, sous leurs grands chapeaux usés, à ces figuresque <strong>de</strong>s graveurs ont faites avec <strong>de</strong>s paysages.- Bonjour, Galope-chopine, dit gravement Marche-à-terre.- Bonjour, monsieur Marche-à-terre, répondit humblement le mari <strong>de</strong> Barbette.Voulez-vous entrer ici et vi<strong>de</strong>r quelques pichés? J'ai <strong>de</strong> la galette froi<strong>de</strong> et du beurrefraîchement battu.- Ce n'est pas <strong>de</strong> refus, mon cousin, dit Pille-miche.<strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux <strong>Chouans</strong> entrèrent. Ce début n'avait rien d'effrayant pour le maître du logis,qui s'empressa d'aller à sa grosse tonne emplir trois pichés, pendant que Marche-àterreet Pille-miche, assis <strong>de</strong> chaque côté <strong>de</strong> la longue table sur un <strong>de</strong>s bancs luisants,se coupèrent <strong>de</strong>s galettes et les garnirent d'un beurre gras et jaunâtre qui, sous lecouteau, laissait jaillir <strong>de</strong> petites bulles <strong>de</strong> lait. Galope-chopine posa les pichés pleins<strong>de</strong> cidre et couronnés <strong>de</strong> mousse <strong>de</strong>vant ses hôtes, et les trois <strong>Chouans</strong> se mirent àmanger; mais <strong>de</strong> temps en temps le maître du logis jetait un regard <strong>de</strong> côté surMarche-à-terre en s'empressant <strong>de</strong> satisfaire sa soif.- Donne-moi ta chinchoire, dit Marche-à-terre à Pille-miche.179


Et après en avoir secoué fortement plusieurs chinchées dans le creux <strong>de</strong> sa main, leBreton aspira son tabac en homme qui voulait se préparer à quelque action grave.- Il fait froid, dit Pille-miche en se levant pour aller fermer la partie supérieure <strong>de</strong> laporte.Le jour terni par le brouillard ne pénétra plus dans la chambre que par la petitefenêtre, et n'éclaira que faiblement la table et les <strong>de</strong>ux bancs; mais le feu y répandit<strong>de</strong>s lueurs rougeâtres. En ce moment, Galope-chopine, qui avait achevé <strong>de</strong> remplirune secon<strong>de</strong> fois les pichés <strong>de</strong> ses hôtes, les mettait <strong>de</strong>vant eux; mais ils refusèrent<strong>de</strong> boire, jetèrent leurs larges chapeaux et prirent tout à coup un air solennel. Leursgestes et le regard par lequel ils se consultèrent firent frissonner Galope-chopine, quicrut apercevoir du sang sous les bonnets <strong>de</strong> laine rouge dont ils étaient coiffés.- Apporte-nous ton couperet, dit Marche-à-terre.- Mais, monsieur Marche-à-terre, qu'en voulez-vous donc faire?- Allons, cousin, tu le sais bien, dit Pille-miche en serrant sa chinchoire que lui renditMarche-à-terre, tu es jugé.<strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux <strong>Chouans</strong> se levèrent ensemble en saisissant leurs carabines.- Monsieur Marche-à-terre, je n'ai rin dit sur le Gars...- Je te dis d'aller chercher ton couperet, répondit le Chouan.Le malheureux Galope-chopine heurta le bois grossier <strong>de</strong> la couche <strong>de</strong> son garçon, ettrois pièces <strong>de</strong> cent sous roulèrent sur le plancher; Pille-miche les ramassa.- Oh! oh! les Bleus t'ont donné <strong>de</strong>s pièces neuves s'écria Marche-à-terre.- Aussi vrai que voilà l'image <strong>de</strong> saint Labre reprit Galope-chopine, je n'ai rin dit.Barbette a pris les Contre-<strong>Chouans</strong> pour les gars <strong>de</strong> Saint-Georges, voilà tout.- Pourquoi parles-tu d'affaires à ta femme, répondit brutalement Marche-à-terre.- D'ailleurs, cousin, nous ne te <strong>de</strong>mandons pas <strong>de</strong> raisons, mais ton couperet. Tu esjugé.À un signe <strong>de</strong> son <strong>com</strong>pagnon, Pille-miche l'aida à saisir la victime. En se trouvantentre les mains <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux <strong>Chouans</strong>, Galope-chopine perdit toute force, tomba sur sesgenoux, et leva vers ses bourreaux <strong>de</strong>s mains désespérées: - Mes bons amis, moncousin, que voulez-vous que <strong>de</strong>vienne mon petit gars?- J'en prendrai soin, dit Marche-à-terre.- Mes chers camara<strong>de</strong>s, reprit Galope-chopine <strong>de</strong>venu blême, je ne suis pas en état <strong>de</strong>mourir. Me laisserez-vous partir sans confession? Vous avez le droit <strong>de</strong> prendre mavie, mais non celui <strong>de</strong> me faire perdre la bienheureuse éternité.- C'est juste, dit Marche-à-terre en regardant Pille-miche.180


<strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux <strong>Chouans</strong> restèrent un moment dans le plus grand embarras et sans pouvoirrésoudre ce cas <strong>de</strong> conscience. Galope-chopine écouta le moindre bruit causé par levent, <strong>com</strong>me s'il eût conservé quelque espérance. Le son <strong>de</strong> la goutte <strong>de</strong> cidre quitombait périodiquement du tonneau lui fit jeter an regard machinal sur la pièce etsoupirer tristement. Tout à coup, Pille-miche prit le patient par un bras, l'entraîna dansun coin et lui dit: - Confesse-moi tous tes péchés, je les redirai à un prêtre <strong>de</strong> lavéritable Église, il me donnera l'absolution; et s'il y a <strong>de</strong>s pénitences à faire, je lesferai pour toi.Galope-chopine obtint quelque répit, par sa manière d'accuser ses péchés; mais,malgré le nombre et les circonstances <strong>de</strong>s crimes, il finit par atteindre au bout <strong>de</strong> sonchapelet.Hélas! dit-il en terminant, après tout, mon cousin! puisque je te parle <strong>com</strong>me à unconfesseur, je t'assure par le saint nom <strong>de</strong> Dieu, que je n'ai guère à me reprocher qued'avoir, par-ci par-là, un peu trop beurré mon pain, et j'atteste saint Labre que voiciau-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la cheminée, que je n'ai rin dit sur le Gars. Non, mes bons amis, je n'aipas trahi.- Allons, c'est bon, cousin, relève-toi, tu t'entendras sur tout cela avec le bon Dieu,dans le temps <strong>com</strong>me dans le temps.- Mais laissez-moi dire un petit brin d'adieu à Barbe...- Allons, répondit Marche-à-terre, si tu veux qu'on ne t'en veuille pas plus qu'il nefaut, <strong>com</strong>porte-toi en Breton, et finis proprement.<strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux <strong>Chouans</strong> saisirent <strong>de</strong> nouveau Galope-chopine, le couchèrent sur le banc, oùil ne donna plus d'autres signes <strong>de</strong> résistance que ces mouvements convulsifs produitspar l'instinct <strong>de</strong> l'animal; enfin il poussa quelques hurlements sourds qui cessèrentaussitôt que le son lourd du couperet eut retenti. La tête fut tranchée d'un seul coup.Marche-à-terre prit cette tête par une touffe <strong>de</strong> cheveux, sortit <strong>de</strong> la chaumière,chercha et trouva dans le grossier chambranle <strong>de</strong> la porte un grand clou autour duquelil tortilla les cheveux qu'il tenait, et y laissa pendre cette tête sanglante à laquelle il neferma seulement pas les yeux. <strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux <strong>Chouans</strong> se lavèrent les mains sans aucuneprécipitation, dans une gran<strong>de</strong> terrine pleine d'eau, reprirent leurs chapeaux, leurscarabines, et franchirent l'échalier en sifflant l'air <strong>de</strong> la balla<strong>de</strong> du Capitaine. Pillemicheentonna d'une voix enrouée, au bout du champ, ces strophes prises au hasarddans cette naïve chanson dont les rustiques ca<strong>de</strong>nces furent emportées par le vent.À la première ville,Son amant l'habilleTout en satin blanc;À la secon<strong>de</strong> ville,Son amant l'habilleEn or, en argent.Elle était si belle181


Qu'on lui tendait les voilesDans tout le régiment.Cette mélodie <strong>de</strong>vint insensiblement confuse à mesure que les <strong>de</strong>ux <strong>Chouans</strong>s'éloignaient; mais le silence <strong>de</strong> la campagne était si profond, que plusieurs notesparvinrent à l'oreille <strong>de</strong> Barbette, qui revenait alors au logis en tenant son petit garspar la main. Une paysanne n'entend jamais froi<strong>de</strong>ment ce chant, si populaire dansl'ouest <strong>de</strong> la France; aussi Barbette <strong>com</strong>mença-t-elle involontairement les premièresstrophes <strong>de</strong> la balla<strong>de</strong>.Allons, partons, belle,Partons pour la guerre,Partons, il est temps.Brave capitaine,Que ça ne te fasse pas <strong>de</strong> peineMa fille n'est pas pour toi.Tu ne l'auras sur terre,Tu ne l'auras sur mer,Si ce n'est par trahison.Le père prend sa filleQui la déshabilleEt la jette à l'eau.Capitaine plus sage,Se jette à la nage,La ramène à bord.Allons, partons, belle,Partons pour la guerre,Partons, il est temps.À la première ville, etc.Au moment où Barbette se retrouvait en chantant à la reprise <strong>de</strong> la balla<strong>de</strong> par oùavait <strong>com</strong>mencé Pille-miche, elle était arrivée dans sa cour, sa langue se glaça, elleresta immobile, et un grand cri, soudain réprimé, sortit <strong>de</strong> sa bouche béante.- Qu'as-tu donc, ma chère mère? <strong>de</strong>manda l'enfant.182


- Marche tout seul, s'écria sour<strong>de</strong>ment Barbette en lui retirant la main et le poussantavec une incroyable ru<strong>de</strong>sse, tu n'as plus ni père ni mère.L'enfant, qui se frottait l'épaule en criant, vit la tête clouée, et son frais visage gardasilencieusement la convulsion nerveuse que les pleurs donnent aux traits. Il ouvrit <strong>de</strong>grands yeux, regarda longtemps la tête <strong>de</strong> son père avec un air stupi<strong>de</strong> qui netrahissait aucune émotion; puis sa figure, abrutie par l'ignorance, arriva jusqu'àexprimer une curiosité sauvage. Tout à coup Barbette reprit la main <strong>de</strong> son enfant laserra violemment, et l'entraîna d'un pas rapi<strong>de</strong> dans la maison. Pendant que Pillemicheet Marche-à-terre couchaient Galope-chopine sur le banc, un <strong>de</strong> ses souliersétait tombé sous son cou <strong>de</strong> manière à se remplir <strong>de</strong> sang, et ce fut le premier objetque vit sa veuve.- Ote ton sabot, dit la mère à son fils. Mets ton pied là-<strong>de</strong>dans. Bien. Souviens-toitoujours, s'écria-t-elle d'un son <strong>de</strong> voix lugubre, du soulier <strong>de</strong> ton père, et ne t'enmets jamais un aux pieds sans te rappeler celui qui était plein du sang versé par lesChuins, et tue les Chuins.En ce moment, elle agita sa tête par un mouvement si convulsif, que les mèches <strong>de</strong>ses cheveux noirs retombèrent sur son cou et donnèrent à sa figure une expressionsinistre.- J'atteste saint Labre, reprit-elle, que je te voue aux Bleus. Tu seras soldat pourvenger ton père. Tue, tue les Chuins, et fais <strong>com</strong>me moi. Ah! ils ont pris la tête <strong>de</strong>mon homme, je vais donner celle du Gars aux Bleus.Elle sauta d'un seul bond sur le lit, s'empara d'un petit sac d'argent dans une cachette,reprit la main <strong>de</strong> son fils étonné, l'entraîna violemment sans lui laisser le temps <strong>de</strong>reprendre son sabot, et ils marchèrent tous <strong>de</strong>ux d'un pas rapi<strong>de</strong> vers Fougères, sansque l'un ou l'autre retournât la tête vers la chaumière qu'ils abandonnaient. Quand ilsarrivèrent sur le sommet <strong>de</strong>s rochers <strong>de</strong> Saint-Sulpice, Barbette attisa le feu <strong>de</strong>sfagots, et son gars l'aida à les couvrir <strong>de</strong> genêts verts chargés <strong>de</strong> givre, afin d'enrendre la fumée plus forte.- Ca durera plus que ton père, plus que moi et plus que le Gars, dit Barbette d'un airfarouche en montrant le feu à son fils.Au moment où la veuve <strong>de</strong> Galope-chopine et son fils au pied sanglant regardaient,avec une sombre expression <strong>de</strong> vengeance et <strong>de</strong> curiosité, tourbillonner la fumée,ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil avait les yeux attachés sur cette roche, et tâchait, mais envain, d'y découvrir le signal annoncé par le marquis. Le brouillard, qui s'étaitinsensiblement accru, ensevelissait toute la région sous un voile dont les teintes grisescachaient les masses du paysage les plus près <strong>de</strong> la ville. Elle contemplait tour à tour,avec une douce anxiété, les rochers, le château, les édifices, qui ressemblaient dansce brouillard à <strong>de</strong>s brouillards plus noirs encore. Auprès <strong>de</strong> sa fenêtre, quelques arbresse détachaient <strong>de</strong> ce fond bleuâtre <strong>com</strong>me ces madrépores que la mer laisse entrevoirquand elle est calme. Le soleil donnait au ciel la couleur blafar<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'argent terni, sesrayons coloraient d'une rougeur douteuse les branches nues <strong>de</strong>s arbres, où sebalançaient encore quelques <strong>de</strong>rnières feuilles. Mais <strong>de</strong>s sentiments trop délicieuxagitaient l'âme <strong>de</strong> Marie, pour qu'elle vît <strong>de</strong> mauvais présages dans ce spectacle, endésaccord avec le bonheur dont elle se repaissait par avance. Depuis <strong>de</strong>ux jours, sesidées s'étaient étrangement modifiées. L'âpreté, les éclats désordonnés <strong>de</strong> sespassions avaient lentement subi l'influence <strong>de</strong> l'égale température que donne à la vie183


un véritable amour. La certitu<strong>de</strong> d'être aimée, qu'elle était allée chercher à traverstant <strong>de</strong> périls, avait fait naître en elle le désir <strong>de</strong> rentrer dans les conditions socialesqui sanctionnent le bonheur, et d'où elle n'était sortie que par désespoir. N'aimer quependant un moment lui sembla <strong>de</strong> l'impuissance. Puis elle, se vit soudain reportée, dufond <strong>de</strong> la société où lé malheur l'avait plongée, dans le haut rang où son père l'avaitun moment placée. Sa vanité, <strong>com</strong>primée par les cruelles alternatives d'une passiontour à tour heureuse ou méconnue, s'éveilla, lui fit voir tous les bénéfices d'unegran<strong>de</strong> position. En quelque sorte née marquise, épouser Montauran, n'était-ce paspour elle agir et vivre dans la sphère qui lui était propre. Après avoir connu leshasards d'une vie tout aventureuse, elle pouvait mieux qu'une autre femme apprécierla gran<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s sentiments qui font la famille. Puis le mariage, la maternité et sessoins, étaient pour elle moins une tâche qu'un repos. Elle aimait cette vie vertueuse etcalme entrevue à travers ce <strong>de</strong>rnier orage, <strong>com</strong>me une femme lasse <strong>de</strong> la vertu peutjeter un regard <strong>de</strong> convoitise sur une passion illicite. La vertu était pour elle unenouvelle séduction.- Peut-être, dit-elle en revenant <strong>de</strong> la croisée sans avoir vu <strong>de</strong> feu sur la roche <strong>de</strong>Saint-Sulpice, ai-je été bien coquette avec lui? Mais aussi n'ai-je pas su <strong>com</strong>bien jesuis aimée?... Francine, ce n'est plus un songe! je serai ce soir la marquise <strong>de</strong>Montauran. Qu'ai je donc fait pour mériter un si <strong>com</strong>plet bonheur. Oh! je l'aime, etl'amour seul peut payer l'amour. Néanmoins, Dieu veut sans doute me ré<strong>com</strong>penserd'avoir conservé tant <strong>de</strong> coeur malgré tant <strong>de</strong> misères et me faire oublier messouffrances; car, tu le sais, mon enfant, j'ai bien souffert.- Ce soir marquise <strong>de</strong> Montauran, vous, Marie! Ah! tant que ce ne sera pas fait, moi jecroirai rêver. Qui donc lui a dit tout ce que vous valez?- Mais, ma chère enfant, il n'a pas seulement <strong>de</strong> beaux yeux, il a aussi une âme. Si tul'avais vu <strong>com</strong>me moi dans le danger! Oh! il doit bien savoir aimer, il est si courageux!- Si vous l'aimez tant, pourquoi souffrez-vous donc qu'il vienne à Fougères?- Est-ce que nous avons eu le temps <strong>de</strong> nous dire un mot quand nous avons étésurpris. D'ailleurs, n'est-ce pas une preuve d'amour? Et en a-t-on Jamais assez! Enattendant, coiffe-moi.Mais elle dérangea cent fois, par <strong>de</strong>s mouvements <strong>com</strong>me électriques, les heureuses<strong>com</strong>binaisons <strong>de</strong> sa coiffure, en mêlant <strong>de</strong>s pensées encore orageuses à tous les soins<strong>de</strong> la coquetterie. En crêpant les cheveux d'une boucle, ou en rendant ses nattes plusbrillantes, elle se <strong>de</strong>mandait, par un reste <strong>de</strong> défiance, si le marquis ne la trompaitpas, et alors elle pensait qu'une semblable rouerie <strong>de</strong>vait être impénétrable, puisqu'ils'exposait audacieusement à une vengeance immédiate en venant la trouver àFougères. En étudiant malicieusement à son miroir les effets d'un regard oblique, d'unsourire, d'un léger pli du front, d'une attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> colère, d'amour ou <strong>de</strong> dédain, ellecherchait une ruse <strong>de</strong> femme pour son<strong>de</strong>r jusqu'au <strong>de</strong>rnier moment le coeur du jeunechef.- Tu as raison! Francine, dit-elle, je voudrais <strong>com</strong>me toi que ce mariage fût fait. Cejour est le <strong>de</strong>rnier <strong>de</strong> mes jours nébuleux, il est gros <strong>de</strong> ma mort ou <strong>de</strong> notre bonheur.Le brouillard est odieux, ajouta-t-elle en regardant <strong>de</strong> nouveau vers les sommets <strong>de</strong>Saint-Sulpice toujours voilés.184


Elle se mit à draper elle-même les ri<strong>de</strong>aux <strong>de</strong> soie et <strong>de</strong> mousseline qui décoraient lafenêtre, en se plaisant à intercepter le jour <strong>de</strong> manière à produire dans la chambre unvoluptueux clair-obscur.- Francine, dit-elle, ôtes ces babioles qui en<strong>com</strong>brent la cheminée, et n'y laisse que lapendule et les <strong>de</strong>ux vases <strong>de</strong> Saxe dans lesquels j'arrangerai moi-même les fleursd'hiver que Corentin m'a trouvées... Sors toutes les chaises, je ne veux voir ici que lecanapé et un fauteuil. Quand tu auras fini, mon enfant, tu brosseras le tapis <strong>de</strong>manière à en ranimer les couleurs, puis tu garniras <strong>de</strong> bougies les bras <strong>de</strong> cheminée etles flambeaux...Marie regarda longtemps et avec attention la vieille tapisserie tendue sur les murs <strong>de</strong>cette chambre. Guidée par un goût inné, elle sut trouver, parmi les brillantes nuances<strong>de</strong> la haute-lisse, les teintes qui pouvaient servir à lier cette antique décoration auxmeubles et aux accessoires <strong>de</strong> ce boudoir par l'harmonie <strong>de</strong>s couleurs ou par lecharme <strong>de</strong>s oppositions. La même pensée dirigea l'arrangement <strong>de</strong>s fleurs dont ellechargea les vases contournés qui ornaient la chambre. Le canapé fut placé près dufeu. De chaque côté du lit, qui occupait la paroi parallèle à celle où était la cheminée,elle mit, sur <strong>de</strong>ux petites tables dorées, <strong>de</strong> grands vases <strong>de</strong> Saxe remplis <strong>de</strong> feuillageset <strong>de</strong> fleurs qui exhalèrent les plus doux parfums. Elle tressaillit plus d'une fois endisposant les plis onduleux du lampas vert au-<strong>de</strong>ssus du lit, et en étudiant lessinuosités <strong>de</strong> la draperie à fleurs sous laquelle elle le cacha. De semblables préparatifsont toujours un indéfinissable secret <strong>de</strong> bonheur, et amènent une irritation sidélicieuse, que souvent, au milieu <strong>de</strong> ces voluptueux apprêts, une femme oublie tousses doutes, <strong>com</strong>me ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil oubliait alors les siens. N'existe-t-il pasun sentiment religieux dans cette multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> soins pris pour un être aimé qui n'estpas là pour les voir et les ré<strong>com</strong>penser, mais qui doit les payer plus tard par ce sourireapprobateur qu'obtiennent ces gracieux préparatifs, toujours si bien <strong>com</strong>pris. <strong>Les</strong>femmes se livrent alors pour ainsi dire par avance à l'amour, et il n'en est pas uneseule qui ne se dise, <strong>com</strong>me ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil le pensait: - Ce soir je seraibien heureuse! La plus innocente d'entre elles inscrit alors cette suave espérance dansles plis les moins saillants <strong>de</strong> la soie ou <strong>de</strong> la mousseline; puis, insensiblement,l'harmonie qu'elle établit autour d'elle imprime à tout une physionomie où respirel'amour. Au sein <strong>de</strong> cette sphère voluptueuse, pour elle, les choses <strong>de</strong>viennent <strong>de</strong>sêtres, <strong>de</strong>s témoins, et déjà elle en fait les <strong>com</strong>plices <strong>de</strong> toutes ses joies futures. Àchaque mouvement, à chaque pensée, elle s'enhardit à voler l'avenir. Bientôt ellen'attend plus, elle n'espère pas, mais elle accuse le silence, et le moindre bruit lui doitun présage; enfin le doute vient poser sur son coeur une main crochue, elle brûle, elles'agite, elle se sent tordue par une pensée qui se déploie <strong>com</strong>me une force purementphysique; c'est tour à tour un triomphe et un supplice, que sans l'espoir du plaisir ellene supporterait point. Vingt fois, ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil avait soulevé les ri<strong>de</strong>aux,dans l'espérance <strong>de</strong> voir une colonne <strong>de</strong> fumée s'élevant au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s rochers; maisle brouillard semblait <strong>de</strong> moment en moment prendre <strong>de</strong> nouvelles teintes grises danslesquelles son imagination finit par lui montrer <strong>de</strong> sinistres présages. Enfin, dans unmoment d'impatience, elle laissa tomber le ri<strong>de</strong>au, en se promettant bien <strong>de</strong> ne plusvenir le relever.Elle regarda d'un air bou<strong>de</strong>ur cette chambre à laquelle elle avait donné une âme etune voix, se <strong>de</strong>manda si ce serait en vain, et cette pensée la fit songer à tout.- Ma petite, dit-elle à Francine en l'attirant dans un cabinet <strong>de</strong> toilette contigu à sachambre et qui était éclairé par un oeil <strong>de</strong> boeuf donnant sur l'angle obscur où lesfortifications <strong>de</strong> la ville se joignaient aux rochers <strong>de</strong> la promena<strong>de</strong>, range-moi cela,que tout soit propre! Quant au salon, tu le laisseras, si tu veux, en désordre, ajouta-t-185


elle en ac<strong>com</strong>pagnant ces mots d'un <strong>de</strong> ces sourires que les femmes réservent pourleur intimité, et dont jamais les hommes ne peuvent connaître la piquante finesse.- Ah! <strong>com</strong>bien vous êtes jolie! s'écria la petite Bretonne.- Eh! folles que nous sommes toutes, notre amant ne sera-t-il pas toujours notre plusbelle parure.Francine la laissa mollement couchée sur l'ottomane et se retira pas à pas, en<strong>de</strong>vinant que, aimée ou non sa maîtresse ne livrerait jamais Montauran.- Es-tu sûre <strong>de</strong> ce que tu me débites là, ma vieille disait Hulot à Barbette qui l'avaitreconnu en entrant à Fougères.- Avez-vous <strong>de</strong>s yeux? Tenez, regar<strong>de</strong>z les rochers <strong>de</strong> Saint-Sulpice, là, mon bonhomme, au dret <strong>de</strong> Saint-Léonard.Corentin tourna les yeux vers le sommet, dans la direction indiquée par le doigt <strong>de</strong>Barbette; et, <strong>com</strong>me le brouillard <strong>com</strong>mençait à se dissiper, il put voir assezdistinctement la colonne <strong>de</strong> fumée blanchâtre dont avait parlé la femme <strong>de</strong> Galopechopine.- Mais quand viendra-t-il, hé! la vieille? Sera-ce ce soir ou cette nuit?- Mon bon homme, reprit Barbette, je n'en sais rin.- Pourquoi trahis-tu ton parti? dit vivement Hulot après avoir attiré la paysanne àquelques pas <strong>de</strong> Corentin.- Ah! monseigneur le général, voyez le pied <strong>de</strong> mon gars! hé! bien, il est trempé dansle sang <strong>de</strong> mon homme tué par les Chuins, sous votre respect, <strong>com</strong>me un veau, pourle punir <strong>de</strong>s trois mots que vous m'avez arrachés, avant-hier, quand je labourais.Prenez mon gars, puisque vous lui avez ôté son père et sa mère, mats faites-en unvrai Bleu, mon bon homme, et qu'il puisse tuer beaucoup <strong>de</strong> Chuins. Tenez, voila <strong>de</strong>uxcents écus, gar<strong>de</strong>z-les-lui; en les ménageant il ira loin avec ça, puisque son père a étédouze ans à les amasser.Hulot regarda avec étonnement cette paysanne pâle et ridée dont les yeux étaientsecs.- Mais toi, dit-il, toi, la mère, que vas-tu <strong>de</strong>venir? Il vaut mieux que tu conserves cetargent.- Moi, répondit-elle en branlant la tête avec tristesse, je n'ai plus besoin <strong>de</strong> rin! Vousme clancheriez au fin fond <strong>de</strong> la tour <strong>de</strong> Mélusine (et elle montra une <strong>de</strong>s tours duchâteau), que les Chuins sauraient ben m'y venir tuer!Elle embrassa son gars avec une sombre expression <strong>de</strong> douleur, le regarda, versa<strong>de</strong>ux larmes, le regarda encore, et disparut.- Commandant, dit Corentin, voici une <strong>de</strong> ces occasions qui, pour être mises à profit,<strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt plutôt <strong>de</strong>ux bonnes têtes qu'une. Nous savons tout et nous ne savons rien.Faire cerner, dès à présent, la maison <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, ce serait la mettrecontre nous. Nous ne sommes pas, toi, moi, tes Contre-<strong>Chouans</strong> et tes <strong>de</strong>ux186


ataillons, <strong>de</strong> force à lutter contre cette fille-là, si elle se met en tête <strong>de</strong> sauver son ci<strong>de</strong>vant.Ce garçon est homme <strong>de</strong> cour, et par conséquent rusé; c'est un jeunehomme, et il a du coeur. Nous ne pourrons jamais nous en emparer à son entrée àFougères. Il s'y trouve d'ailleurs peut-être déjà. Faire <strong>de</strong>s visites domiciliaires?Absurdité! Ca n'apprend rien, ça donne l'éveil, et ça tourmente les habitants.- Je m'en vais, dit Hulot impatienté, donner au factionnaire du poste Saint-Léonard laconsigne d'avancer sa promena<strong>de</strong> <strong>de</strong> trois pas <strong>de</strong> plus, et il arrivera ainsi en face <strong>de</strong> lamaison <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil. Je conviendrai d'un signe avec chaquesentinelle, je me tiendrai au corps <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>, et quand on m'aura signalé l'entrée d'unjeune homme quelconque, je prends un caporal et quatre hommes, et...- Et, reprit Corentin en interrompant l'impétueux soldat, si le jeune homme n'est pasle marquis, si le marquis n'entre pas par la porte, s'il est déjà chez ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong>Verneuil, si, si...Là, Corentin regarda le <strong>com</strong>mandant avec un air <strong>de</strong> supériorité qui avait quelquechose <strong>de</strong> si insultant, que le vieux militaire s'écria: - Mille tonnerres <strong>de</strong> Dieu! va tepromener, citoyen <strong>de</strong> l'enfer. Est-ce que tout cela me regar<strong>de</strong>! Si ce hanneton-là vienttomber dans un <strong>de</strong> mes corps-<strong>de</strong>-gar<strong>de</strong>, il faudra bien que je le fusille; si j'apprendsqu'il est dans une maison il faudra bien aussi que j'aille le cerner, le prendre et lefusiller! Mais, du diable si je me creuse la cervelle pour mettre <strong>de</strong> la boue sur monuniforme.- Commandant, la lettre <strong>de</strong>s trois ministres t'ordonne d'obéir à ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong>Verneuil.- Citoyen, qu'elle vienne elle-même, je verrai ce que j'aurai à faire.- Eh! bien, citoyen, répliqua Corentin avec hauteur, elle ne tar<strong>de</strong>ra pas. Elle te dira,elle-même l'heure et le moment où le ci-<strong>de</strong>vant sera entré. Peut-être, même, ne serat-elletranquille que quand elle t'aura vu posant les sentinelles et cernant sa maison. -Le diable s'est fait homme, se dit douloureusement le vieux chef <strong>de</strong> <strong>de</strong>mi-briga<strong>de</strong> envoyant Corentin qui remontait à grands pas l'escalier <strong>de</strong> la Reine où cette scène avaiteu lieu et qui regagnait la porte Saint-Léonard. - Il me livrera le citoyen Montauran,pieds et poings liés, reprit Hulot en se parlant à lui-même, et je me trouverai embêtéd'un conseil <strong>de</strong> guerre à prési<strong>de</strong>r. - Après tout, dit-il en haussant les épaules, le Garsest un ennemi <strong>de</strong> la République, il m'a tué mon pauvre Gérard, et ce sera toujours unnoble <strong>de</strong> moins. Au diable!Il tourna lestement sur les talons <strong>de</strong> ses bottes, et alla visiter tous les postes <strong>de</strong> laville en sifflant la Marseillaise.Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil était plongée dans une <strong>de</strong> ces méditations dont les mystèresrestent <strong>com</strong>me ensevelis dans les abîmes <strong>de</strong> l'âme, et dont les mille sentimentscontradictoires ont souvent prouvé à ceux qui en ont été la proie qu'on peut avoir unevie orageuse et passionnée entre quatre murs, sans même quitter l'ottomane surlaquelle se consume alors l'existence. Arrivée au dénouement du drame qu'elle étaitvenue chercher, cette fille en faisait tour à tour passer <strong>de</strong>vant elle les scènes d'amouret <strong>de</strong> colère qui avaient si puissamment animé sa vie pendant les dix jours écoulés<strong>de</strong>puis sa première rencontre avec le marquis. En ce moment le bruit d'un pasd'homme retentit dans le salon qui précédait sa chambre, elle tressaillit; la portes'ouvrit, elle tourna vivement la tête, et vit Corentin.187


- Petite tricheuse! dit en riant l'agent supérieur <strong>de</strong> la police, l'envie <strong>de</strong> me trompervous prendra-t-elle encore? Ah! Marie! Marie! vous jouez un jeu bien dangereux en nem'intéressant pas à votre partie, en décidant les coups sans me consulter. Si lemarquis a échappé à son sort...- Cela n'a pas été votre faute, n'est-ce pas? répondit ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil avecune ironie profon<strong>de</strong>. Monsieur, reprit-elle d'une voix grave, <strong>de</strong> quel droit venez-vousencore chez moi?- Chez vous? <strong>de</strong>manda-t-il d'un ton amer.- Vous m'y faites songer, répliqua-t-elle avec noblesse, je ne suis pas chez moi. Vousavez peut-être sciemment choisi cette maison pour y <strong>com</strong>mettre plus sûrement vosassassinats, je vais en sortir. J'irais dans un désert pour ne plus voir <strong>de</strong>s...- Des espions, dites, reprit Corentin. Mais cette maison n'est ni à vous ni à moi, elleest au gouvernement; et, quant à en sortir, vous n'en feriez rien, ajouta-t-il en lailançant un regard diabolique.Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil se leva par un mouvement d'indignation, s'avança <strong>de</strong>quelques pas; mais tout à coup elle s'arrêta en voyant Corentin qui releva le ri<strong>de</strong>au <strong>de</strong>la fenêtre et se prit à sourire en l'invitant à venir près <strong>de</strong> lui.- Voyez-vous cette colonne <strong>de</strong> fumée? dit-il avec le calme profond qu'il savaitconserver sur sa figure blême quelque profon<strong>de</strong>s que fussent ses émotions.- Quel rapport peut-il exister entre mon départ et <strong>de</strong> mauvaises herbes auxquelles ona mis le feu? <strong>de</strong>manda-t-elle.- Pourquoi votre voix est-elle si altérée? reprit Corentin. Pauvre petite! ajouta-t-ild'une voix douce je sais tout. Le marquis vient aujourd'hui à Fougères, et ce n'est pasdans l'intention <strong>de</strong> nous le livrer que vous avez arrangé si voluptueusement ceboudoir, ces fleurs et ces bougies.Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil pâlit en voyant la mort du marquis écrite dans les yeux <strong>de</strong>ce tigre à face humaine, et ressentit pour son amant un amour qui tenait du délire.Chacun <strong>de</strong> ses cheveux lui versa dans la tête une atroce douleur qu'elle ne putsoutenir, et elle tomba sur l'ottomane. Corentin resta un moment les bras croisés surla poitrine, moitié content d'une torture qui le vengeait <strong>de</strong> tous les sarcasmes et dudédain par lesquels cette femme l'avait accablé, moitié chagrin <strong>de</strong> voir souffrir unecréature dont le joug lui plaisait toujours, quelque lourd qu'il fût.- Elle l'aime se dit-il d'une voix sour<strong>de</strong>.- L'aimer, s'écria-t-elle, eh! qu'est-ce que signifie ce mot? Corentin! il est ma vie, monâme, mon souffle. Elle se jeta aux pieds <strong>de</strong> cet homme dont le calme l'épouvantait. -Âme <strong>de</strong> boue, lui dit-elle, j'aime mieux m'avilir pour lui obtenir la vie, que <strong>de</strong> m'avilirpour la lui ôter. Je veux le sauver au prix <strong>de</strong> tout mon sang. Parle, que te faut-il?Chapitre VIICorentin tressaillit.188


- Je venais prendre vos ordres, Marie, dit-il d'un son <strong>de</strong> voix plein <strong>de</strong> douceur et en larelevant avec une gracieuse politesse. Oui, Marie, vos injures ne m'empêcheront pasd'être tout à vous, pourvu que vous ne me trompiez plus. Vous savez, Marie, qu'on neme dupe jamais impunément.- Ah! si vous voulez que je vous aime, Corentin, ai<strong>de</strong>z-moi à le sauver.- Eh! bien, à quelle heure vient le marquis, dit-il en s'efforçant <strong>de</strong> faire cette <strong>de</strong>man<strong>de</strong>d'un ton calme.- Hélas! je n'en sais rien.Ils se regardèrent tous <strong>de</strong>ux en silence.- Je suis perdue, se disait ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil- Elle me trompe, pensait Corentin. - Marie, reprit-il, j'ai <strong>de</strong>ux maximes. L'une, <strong>de</strong> nejamais croire un mot <strong>de</strong> ce que disent les femmes, c'est le moyen <strong>de</strong> ne pas être leurdupe; l'autre, <strong>de</strong> toujours chercher si elles n'ont pas quelque intérêt à faire le contraire<strong>de</strong> ce qu'elles ont dit et à se conduire en sens inverse <strong>de</strong>s actions dont elles veulentbien nous confier le secret. Je crois que nous nous entendons maintenant.À merveille, répliqua ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil. Vous voulez <strong>de</strong>s preuves <strong>de</strong> ma bonnefoi; mais je les réserve pour le moment où vous m'en aurez donné <strong>de</strong> la vôtre.- Adieu ma<strong>de</strong>moiselle, dit sèchement Corentin.-Allons, reprit la jeune fille en souriant, asseyez-vous, mettez-vous là et ne bou<strong>de</strong>zpas, sinon je saurais bien me passer <strong>de</strong> vous pour sauver le marquis. Quant aux troiscent mille francs que vous voyez toujours étalés <strong>de</strong>vant vous, je puis vous les mettreen or, là, sur cette cheminée, à l'instant où le marquis sera en sûreté.Corentin se leva, recula <strong>de</strong> quelques pas et regarda ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil.-Vous êtes <strong>de</strong>venue riche en peu <strong>de</strong> temps, dit-il d'un ton dont l'amertume était maldéguisée.- Montauran, reprit-elle en souriant <strong>de</strong> pitié, pourra vous offrir lui-même biendavantage pour sa rançon. Ainsi, prouvez-moi que vous avez les moyens <strong>de</strong> legarantir <strong>de</strong> tout danger, et...- Ne pouvez-vous pas, s'écria tout à coup Corentin, le faire éva<strong>de</strong>r au moment même<strong>de</strong> son arrivée puisque Hulot en ignore l'heure et... Il s'arrêta <strong>com</strong>me s'il se reprochaità lui-même d'en trop dire. - Mais est-ce bien vous qui me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z une ruse, reprit-ilen souriant <strong>de</strong> la manière la plus naturelle? Écoutez, Marie, je suis certain <strong>de</strong> votreloyauté. Promettez-moi <strong>de</strong> me dédommager <strong>de</strong> tout ce que je perds en vous servant,et j'endormirai si bien cette buse <strong>de</strong> <strong>com</strong>mandant, que le marquis sera libre àFougères <strong>com</strong>me à Saint-James.- Je vous le promets, répondit la jeune fille avec une sorte <strong>de</strong> solennité.- Non pas ainsi, reprit-il, jurez-le-moi par votre mère.189


Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil tressaillit; et, levant une main tremblante, elle fit le serment<strong>de</strong>mandé par cet homme, dont les manières venaient <strong>de</strong> changer subitement.- Vous pouvez disposer <strong>de</strong> moi, dit Corentin. Ne me trompez pas! et vous me bénirezce soir.- Je vous crois, Corentin, s'écria ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil tout attendrie. Elle le saluapar une douce inclination <strong>de</strong> tête, et lui sourit avec une bonté mêlée <strong>de</strong> surprise en luivoyant sur la figure une expression <strong>de</strong> tendresse mélancolique.- Quelle ravissante créature! s'écria Corentin en s'éloignant. Ne aurai-je donc jamais,pour en faire à la fois, l'instrument <strong>de</strong> ma fortune et la source <strong>de</strong> mes plaisirs? Semettre à mes pieds, elle!... Oh! oui, le marquis périra. Et si je ne puis obtenir cettefemme qu'en la plongeant dans un bourbier, Je l'y plongerai. - Enfin, se dit-il à luimêmeen arrivant sur la place où ses pas le conduisirent à son insu, elle ne se défiepeut-être plus <strong>de</strong> moi. Cent mille écus à l'instant! Elle me croit avare. C'est une ruse,ou elle l'a épousé. Corentin, perdu dans ses pensées, n'osait prendre une résolution.Le brouillard que le soleil avait dissipé vers le milieu du jour, reprenait insensiblementtoute sa force et <strong>de</strong>vint si épais que Corentin n'apercevait plus les arbres même à unefaible distance. - Voilà un nouveau malheur, se dit-il en rentrant à pas lents chez lui. Ilest impossible d'y voir à six pas. Le temps protège nos amants. Surveillez donc unemaison gardée par un tel brouillard. - Qui vive, s'écria-t-il en saisissant le bras d'uninconnu qui semblait avoir grimpé sur la promena<strong>de</strong> à travers les roches les pluspérilleuses.- C'est moi, répondit naïvement une voix enfantine.- Ah! c'est le petit gars au pied rouge. Ne veux-tu pas venger ton père, lui <strong>de</strong>mandaCorentin.- Oui! dit l'enfant.- C'est bien. Connais-tu le Gars?- Oui.C'est encore mieux. Eh! bien, ne me quitte pas, sois exact à faire tout ce que je tedirai, tu achèveras l'ouvrage <strong>de</strong> ta mère, et tu gagneras <strong>de</strong>s gros sous. Aimes-tu lesgros sous?- Oui.- Tu aimes les gros sous et tu veux tuer le Gars, je prendrai soin <strong>de</strong> toi. - Allons, se diten lui-même Corentin après une pause, Marie, tu nous le livreras toi-même! Elle esttrop violente pour juger le coup que je m'en vais lui porter; d'ailleurs, la passion neréfléchit jamais. Elle ne connaît pas l'écriture du marquis, voici donc le moment <strong>de</strong>tendre le piège dans lequel son caractère la fera donner tête baissée. Mais pourassurer le succès <strong>de</strong> ma ruse, Hulot m'est nécessaire, et je cours le voir.En ce moment, ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil et Francine délibéraient sur les moyens <strong>de</strong>soustraire le marquis à la douteuse générosité <strong>de</strong> Corentin et aux baïonnettes <strong>de</strong>Hulot.- Je vais aller le prévenir, s'écriait la petite Bretonne.190


- Folle, sais-tu donc où il est? Moi-même, aidée par tout l'instinct du coeur, je pourraisbien le chercher longtemps sans le rencontrer.Après avoir inventé bon nombre <strong>de</strong> ces projets insensés, si faciles à exécuter au coindu feu, ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil s'écria: - Quand je le verrai, son danger m'inspirera.Puis elle se plut, <strong>com</strong>me tous les esprits ar<strong>de</strong>nts, à ne vouloir prendre son parti qu'au<strong>de</strong>rnier moment, se fiant à son étoile ou à cet instinct d'adresse qui abandonnerarement les femmes. Jamais peut-être son coeur n'avait subi <strong>de</strong> si fortescontractions. Tantôt elle restait <strong>com</strong>me stupi<strong>de</strong>, les yeux fixes, et tantôt, au moindrebruit, elle tressaillait <strong>com</strong>me ces arbres presque déracinés que les bûcherons agitentfortement avec une cor<strong>de</strong> pour en hâter la chute. Tout à coup une détonation violente,produite par la décharge d'une douzaine <strong>de</strong> fusils, retentit dans le lointain.Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil pâlit, saisit la main <strong>de</strong> Francine, et lui dit: - Je meurs, ils mel'ont tué.Le pas pesant d'un soldat se fit entendre dans le salon. Francine épouvantée se leva etintroduisit un caporal. Le Républicain, après avoir fait un salut militaire àma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, lui présenta <strong>de</strong>s lettres dont le papier n'était pas trèspropre. Le soldat, ne recevant aucune réponse <strong>de</strong> la jeune fille, lui dit en se retirant: -Madame, c'est <strong>de</strong> la part du <strong>com</strong>mandant.Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, en proie à <strong>de</strong> sinistres pressentiments, lisait une lettreécrite probablement à la hâte par Hulot."Ma<strong>de</strong>moiselle, mes Contre-<strong>Chouans</strong> viennent <strong>de</strong> s'emparer d'un <strong>de</strong>s messagers duGars qui vient d'être fusillé. Parmi les lettres interceptées, celle que je vous transmetspeut vous être <strong>de</strong> quelque utilité, etc. "- Grâce au ciel, ce n'est pas lui qu'ils viennent <strong>de</strong> tuer, s'écria-t-elle en jetant cettelettre au feu.Elle respira plus librement et lut avec avidité le billet qu'on venait <strong>de</strong> lui envoyer; ilétait du marquis et semblait adressé à madame du Gua."Non, mon ange, je n'irai pas ce soir à la Vivetière. Ce soir, vous per<strong>de</strong>z votre gageureavec le <strong>com</strong>te et je triomphe <strong>de</strong> la République en la personne <strong>de</strong> cette fille délicieuse,qui vaut certes bien une nuit, convenez-en. Ce sera le seul avantage réel que jeremporterai dans cette campagne, car la Vendée se soumet. Il n y a plus rien à faireen France, et nous repartirons sans doute ensemble pour l'Angleterre. Mais à <strong>de</strong>mainles affaires sérieuses. "Le billet lui échappa <strong>de</strong>s mains elle ferma les yeux, garda un profond silence, et restapenchée en arrière, la tête appuyée sur un coussin. Après une longue pause, elle levales yeux sur la pendule qui alors marquait quatre heures.- Et monsieur se fait attendre, dit-elle avec une cruelle ironie.- Oh! s'il pouvait ne pas venir, reprit Francine.- S'il ne venait pas, dit Marie d'une voix sour<strong>de</strong> j'irais au-<strong>de</strong>vant <strong>de</strong> lui, moi! Mais non,il ne peut tar<strong>de</strong>r maintenant. Francine, suis-je bien belle?191


- Vous êtes bien pâle!- Vois, reprit ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, cette chambre parfumée, ces fleurs, ceslumières, cette vapeur enivrante, tout ici pourra-t-il bien donner l'idée d'une viecéleste à celui que je veux plonger cette nuit dans les délices <strong>de</strong> l'amour.- Qu'y a-t-il donc, ma<strong>de</strong>moiselle?- Je suis trahie, trompée, abusée, jouée, rouée perdue, et je veux le tuer, le déchirer.Mais oui, il y avait toujours dans ses manières un mépris qu'il cachait mal, et que jene voulais pas voir! Oh! j'en mourrai! - Sotte que je suis, dit-elle en riant, il vient, j'aila nuit pour lui apprendre que, mariée ou non, un homme qui m'a possédée ne peutplus m'abandonner. Je lui mesurerai la vengeance à l'offense, et il périra désespéré. Jelui croyais quelque gran<strong>de</strong>ur dans l'âme, mais c'est sans doute le fils d'un laquais! Ilm'a certes bien habilement trompée, car j'ai peine à croire encore que l'hommecapable <strong>de</strong> me livrer à Pille-miche sans pitié puisse <strong>de</strong>scendre à <strong>de</strong>s fourberies dignes<strong>de</strong> Scapin. Il est si facile <strong>de</strong> se jouer d'une femme aimante, que c'est la <strong>de</strong>rnière <strong>de</strong>slâchetés. Qu'il me tue, bien; mais mentir, lui que j'avais tant grandi! À l'échafaud! àl'échafaud! Ah! je voudrais le voir guillotiner. Suis-je donc si cruelle? Il ira mourircouvert <strong>de</strong> caresses, <strong>de</strong> baisers qui lui auront valu vingt ans <strong>de</strong> vie...- Marie, reprit Francine avec une douceur angélique, <strong>com</strong>me tant d'autres, soyezvictime <strong>de</strong> votre amant, mais ne vous faites ni sa maîtresse ni son bourreau. Gar<strong>de</strong>zson image au fond <strong>de</strong> votre coeur, sans vous la rendre à vous-même cruelle. S'il n'yavait aucune joie dans un amour sans espoir, que <strong>de</strong>viendrions-nous, pauvres femmesque nous sommes! Ce Dieu, Marie, auquel vous ne pensez jamais, nous ré<strong>com</strong>penserad'avoir obéi à notre vocation sur la terre: aimer et souffrir!- Petite chatte, répondit ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil en caressant la main <strong>de</strong> Francine,ta voix est bien douce et bien séduisante! La raison a bien <strong>de</strong>s attraits sous ta forme!Je voudrais bien t'obéir...- Vous lui pardonnez, vous ne le livrerez pas!- Tais-toi, ne me parle plus <strong>de</strong> cet homme-là. Comparé à lui, Corentin est une noblecréature. Me <strong>com</strong>prends-tu?Elle se leva en cachant, sous une figure horriblement calme, et l'égarement qui lasaisit et une soif inextinguible <strong>de</strong> vengeance. Sa démarche lente et mesurée annonçaitje ne sais quoi d'irrévocable dans ses résolutions. En proie à ses pensées, dévorantson injure, et trop fière pour avouer le moindre <strong>de</strong> ses tourments, elle alla au poste <strong>de</strong>la porte Saint-Léonard pour y <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r la <strong>de</strong>meure du <strong>com</strong>mandant. À peine étaitellesortie <strong>de</strong> sa maison que Corentin y entra.- Oh! monsieur Corentin, s'écria Francine, si vous vous intéressez à ce jeune homme,sauvez-le ma<strong>de</strong>moiselle va le livrer. Ce misérable papier à tout détruit.Corentin prit négligemment la lettre en <strong>de</strong>mandant: - Et où est-elle allée?- Je ne sais.- Je cours, dit-il, la sauver <strong>de</strong> son propre désespoir.192


Il disparut en emportant la lettre, franchit la maison avec rapidité, et dit au petit garsqui jouait <strong>de</strong>vant la porte: - Par où s'est dirigée la dame qui vient <strong>de</strong> sortir?Le fils <strong>de</strong> Galope-Chopine fit quelques pas avec Corentin pour lui montrer la rue enpente qui menait à la porte Saint-Léonard.- C'est par là, dit-il, sans hésiter en obéissant à la vengeance que sa mère lui avaitsoufflée au coeur.En ce moment, quatre hommes déguisés entrèrent chez ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuilsans avoir été vus ni par le petit gars, ni par Corentin.- Retourne à ton poste, répondit l'espion. Aie l'air <strong>de</strong> t'amuser à faire tourner leloqueteau <strong>de</strong>s persiennes, mais veille bien, et regar<strong>de</strong> partout, même sur les toits.Corentin s'élança rapi<strong>de</strong>ment dans la direction indiquée par le petit gars, crutreconnaître ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil au milieu du brouillard, et la rejoigniteffectivement au moment où elle atteignait le poste Saint-Léonard.- Où allez-vous? dit-il en lui offrant le bras, vous êtes pâle, qu'est-il donc arrivé? Est-ilconvenable <strong>de</strong> sortir ainsi toute seule, prenez mon bras.- Où est le <strong>com</strong>mandant? lui <strong>de</strong>manda-t-elle.À peine ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil avait-elle achevé sa phrase, qu'elle entendit lemouvement d'une reconnaissance militaire en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la porte Saint-Léonard, etdistingua bientôt la grosse voix <strong>de</strong> Hulot au milieu du tumulte.- Tonnerre <strong>de</strong> Dieu! s'écria-t-il, jamais je n'ai vu moins clair qu'en ce moment à fairela ron<strong>de</strong>. Ce ci-<strong>de</strong>vant a <strong>com</strong>mandé le temps.- De quoi vous plaignez-vous, répondit ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil en lui serrantfortement le bras, ce brouillard peut cacher la vengeance aussi bien que la perfidie.Commandant, ajouta-t-elle à voix basse, il s'agit <strong>de</strong> prendre avec moi <strong>de</strong>s mesurestelles que le Gars ne puisse pas échapper aujourd'hui.- Est-il chez vous? lui <strong>de</strong>manda-t-il d'une voix dont l'émotion accusait sonétonnement.- Non, répondit-elle, mais vous me donnerez un homme sûr, et je l'enverrai vousavertir <strong>de</strong> l'arrivée <strong>de</strong> ce marquis.- Qu'allez-vous faire? dit Corentin avec empressement à Marie, un soldat chez vousl'effaroucherait, mais un enfant, et j'en trouverai un, n'inspirera pas <strong>de</strong> défiance...- Commandant, reprit ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil, grâce à ce brouillard que vousmaudissez, vous pouvez, dès à présent, cerner ma maison. Mettez <strong>de</strong>s soldatspartout. Placez un poste dans l'église Saint-Léonard pour vous assurer <strong>de</strong> l'esplana<strong>de</strong>sur laquelle donnent les fenêtres <strong>de</strong> mon salon: Apostez <strong>de</strong>s hommes sur lapromena<strong>de</strong>; car, quoique la fenêtre <strong>de</strong> ma chambre soit à vingt pieds du sol, ledésespoir prête quelquefois la force <strong>de</strong> franchir les distances les plus périlleuses.Écoutez! Je ferai probablement sortir ce monsieur par la porte <strong>de</strong> ma maison; ainsi, nedonnez qu'à un homme courageux la mission <strong>de</strong> la surveiller, car,193


dit-elle en poussant un soupir, on ne peut pas lui refuser <strong>de</strong> la bravoure, et il sedéfendra!- Gudin! s'écria le <strong>com</strong>mandant.Aussitôt le jeune Fougerais s'élança du milieu <strong>de</strong> la troupe revenue avec Hulot et quiavait gardé ses rangs à une certaine distance.- Écoute, mon garçon, lui dit le vieux militaire à voix basse, ce tonnerre <strong>de</strong> fille nouslivre le Gars sans que je sache pourquoi, c'est égal, ça n'est pas notre affaire. Tuprendras dix hommes avec toi et tu te placeras <strong>de</strong> manière à gar<strong>de</strong>r le cul-<strong>de</strong>-sac aufond duquel est la maison <strong>de</strong> cette fille, mais arrange-toi pour qu'on ne voie ni toi nites hommes.- Oui, mon <strong>com</strong>mandant, je connais le terrain.- Eh! bien, mon enfant, reprit Hulot, Beaupied viendra t'avertir <strong>de</strong> ma part du momentou il faudra jouer du bancal. Tâche <strong>de</strong> joindre toi-même le marquis et si tu peux letuer, afin que je n'aie pas à le fusiller juridiquement, tu seras lieutenant dans quinzejours ou je ne me nomme pas Hulot. - Tenez, ma<strong>de</strong>moiselle, voici un lapin qui nebou<strong>de</strong>ra pas, dit-il à la jeune fille en lui montrant Gudin. Il fera bonne gar<strong>de</strong> <strong>de</strong>vantvotre maison, et si le ci-<strong>de</strong>vant en sort ou veut y entrer, il ne le manquera pas.Gudin partit avec une dizaine <strong>de</strong> soldats.- Savez-vous bien ce que vous faites? disait tout bas Corentin à ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong>Verneuil.Elle ne lui répondit pas, et vit partir avec une sorte <strong>de</strong> contentement les hommes qui,sous les ordres du sous-lieutenant, allèrent se placer sur la Promena<strong>de</strong>, et ceux qui,suivant les instructions <strong>de</strong> Hulot, se postèrent le long <strong>de</strong>s flancs obscurs <strong>de</strong> l'égliseSaint-Léonard.- Il y a <strong>de</strong>s maisons qui tiennent à la mienne, dit-elle au <strong>com</strong>mandant, cernez-lesaussi. Ne nous préparons pas <strong>de</strong> repentir en négligeant une seule <strong>de</strong>s précautions àprendre.- Elle est enragée, pensa Hulot.- Ne suis-je pas prophète, lui dit Corentin à l'oreille. Quant à celui que je vais mettrechez elle, c'est le petit gars au pied sanglant; ainsi...Il n'acheva pas. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil s'était par un mouvement soudain élancéevers sa maison, où il la suivit en sifflant <strong>com</strong>me un homme heureux; quand il larejoignit, elle avait déjà atteint le seuil <strong>de</strong> la porte où Corentin retrouva le fils <strong>de</strong>Galope-chopine.- Ma<strong>de</strong>moiselle, lui dit-il, prenez avec vous ce petit garçon, vous ne pouvez pas avoird'émissaire plus innocent ni plus actif que lui. - Quand tu auras vu le Gars entré,quelque chose qu'on te dise, sauve-toi, viens me trouver au corps <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>, je tedonnerai <strong>de</strong> quoi manger <strong>de</strong> la galette pendant toute ta vie.À ces mots, soufflés pour ainsi dire dans l'oreille du petit gars, Corentin se sentitpresser fortement la main par le jeune Breton, qui suivit ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil.194


- Maintenant, mes bons amis, expliquez-vous quand vous voudrez! s'écria Corentinlorsque la porte se ferma, si tu fais l'amour, mon petit marquis, ce sera sur ton suaire.Mais Corentin, qui ne put se résoudre à quitter <strong>de</strong> vue cette maison fatale, se renditsur la Promena<strong>de</strong>, où il trouva le <strong>com</strong>mandant occupé à donner quelques ordres.Bientôt la nuit vint. Deux heures s'écoulèrent sans que les différentes sentinellesplacées <strong>de</strong> distance en distance, eussent rien aperçu qui pût faire soupçonner que lemarquis avait franchi la triple enceinte d'hommes attentifs et cachés qui cernaient lestrois côtés par lesquels la tour du Papegaut était accessible. Vingt fois Corentin étaitallé <strong>de</strong> la Promena<strong>de</strong> au corps <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>, vingt fois son attente avait été trompée, etson jeune émissaire n'était pas encore venu le trouver. Abîmé dans ses pensées,l'espion marchait lentement sur la Promena<strong>de</strong> en éprouvant le martyre que luifaisaient subir trois passions terribles dans leur choc: l'amour, l'avarice, l'ambition.Huit heures sonnèrent à toutes les horloges. La lune se levait fort tard. Le brouillard etla nuit enveloppaient donc dans d'effroyables ténèbres les lieux où le drame conçu parcet homme allait se dénouer. L'agent supérieur <strong>de</strong> la police sut imposer silence à sespassions, il se croisa fortement les bras sur la poitrine, et ne quitta pas <strong>de</strong>s yeux lafenêtre qui s'élevait <strong>com</strong>me un fantôme lumineux au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> cette tour. Quand samarche le conduisait du côté <strong>de</strong>s vallées au bord <strong>de</strong>s précipices, il épiaitmachinalement le brouillard sillonné par les lueurs pâles <strong>de</strong> quelques lumières quibrillaient çà et là dans les maisons <strong>de</strong> la ville ou <strong>de</strong>s faubourgs au-<strong>de</strong>ssus et au<strong>de</strong>ssousdu rempart. Le silence profond qui régnait n'était troublé que par le murmuredu Nançon, par les coups lugubres et périodiques du beffroi, par les pas lourds <strong>de</strong>ssentinelles, ou par le bruit <strong>de</strong>s armes, quand on venait d'heure en heure relever lespostes. Tout était <strong>de</strong>venu solennel, les hommes et la Nature.- Il fait noir <strong>com</strong>me dans la gueule d'un loup, dit en ce moment Pille-miche.Va toujours, répondit Marche-à-terre, et ne parle pas plus qu'un chien mort.- J'ose à peine respirer, répliqua le Chouan.- Si celui qui vient <strong>de</strong> laisser rouler une pierre veut que son coeur serve <strong>de</strong> gaine àmon couteau, il n'a qu'à re<strong>com</strong>mencer, dit Marche-à-terre d'une voix si basse qu'ellese confondait avec le frissonnement <strong>de</strong>s eaux du Nançon.- Mais c'est moi, dit Pille-miche.- Eh! bien, vieux sac à sous, reprit le chef, glisse sur ton ventre <strong>com</strong>me une anguille<strong>de</strong> haie, sinon nous allons laisser là nos carcasses plutôt qu'il ne le faudra.- Hé! Marche-à-terre, dit en continuant l'incorrigible Pille-miche, qui s'aida <strong>de</strong> sesmains pour se hisser sur le ventre et arriva sur la ligne où se trouvait son camara<strong>de</strong> àl'oreille duquel il parla d'une voix si étouffée que les <strong>Chouans</strong> par lesquels ils étaientsuivis n'entendirent pas une syllabe. - - Hé! Marche-à-terre, s'il faut en croire notreGran<strong>de</strong> Garce, il doit y avoir un fier butin là-haut. Veux-tu faire part à nous <strong>de</strong>ux?- Écoute, Pille-miche! dit Marche-à-terre en s'arrêtant à plat ventre.Toute la troupe imita ce mouvement, tant les <strong>Chouans</strong> étaient excédés par lesdifficultés que le précipice opposait à leur marche.195


- Je te connais, reprit Marche-à-terre, pour être un <strong>de</strong> ces bons Jean-prend-tout, quiaiment autant donner <strong>de</strong>s coups que d'en recevoir, quand il n'y a que cela à choisir.Nous ne venons pas ici pour chausser les souliers <strong>de</strong>s morts, nous sommes diablescontre diables, et malheur à ceux qui auront les griffes courtes. La Gran<strong>de</strong> Garce nousenvoie ici pour sauver le Gars. Il est là, tiens, lève ton nez <strong>de</strong> chien et regar<strong>de</strong> cettefenêtre, au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la tour. En ce moment minuit sonna. La lune se leva et donnaau brouillard l'apparence d'une fumée blanche Pille-miche serra violemment le bras <strong>de</strong>Marche-à-terre et lui montra silencieusement, à dix pieds au-<strong>de</strong>ssus d'eux, le fertriangulaire <strong>de</strong> quelques baïonnettes luisantes.- <strong>Les</strong> Bleus y sont déjà, dit Pille-miche, nous aurons rien <strong>de</strong> force.- Patience, répondit Marche-à-terre, si j'ai bien tout examiné ce matin, nous <strong>de</strong>vonstrouver au bas <strong>de</strong> la tour du Papegaut, entre les remparts et la Promena<strong>de</strong>, une petiteplace ou l'on met toujours du fumier, et l'on peut se laisser tomber là-<strong>de</strong>ssus <strong>com</strong>mesur un lit.- Si saint Labre, dit Pille-miche, voulait changer en bon cidre le sang qui va couler, lesFougerais en trouveraient <strong>de</strong>main une bien bonne provisionMarche-à-terre couvrit <strong>de</strong> sa large main la bouché <strong>de</strong> son ami; puis, un avissour<strong>de</strong>ment donné par lui courut <strong>de</strong> rang en rang jusqu'au <strong>de</strong>rnier <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong>suspendus dans les airs sur les bruyères <strong>de</strong>s schistes. En effet, Corentin avait uneoreille trop exercée pour n'avoir pas entendu le froissement <strong>de</strong> quelques arbustestourmentés par les <strong>Chouans</strong>, ou le bruit léger <strong>de</strong>s cailloux qui roulèrent au bas duprécipice, et il était au bord <strong>de</strong> l'esplana<strong>de</strong>. Marche-à-terre, qui semblait possé<strong>de</strong>r ledon <strong>de</strong> voir dans l'obscurité ou dont les sens continuellement en mouvement <strong>de</strong>vaientavoir acquis la finesse <strong>de</strong> ceux <strong>de</strong>s Sauvages, avait entrevu Corentin; <strong>com</strong>me un chienbien dressé, peut-être l'avait-il senti. Le diplomate <strong>de</strong> la police eut beau écouter lesilence et regar<strong>de</strong>r le mur naturel formé par les schistes, il n'y put rien découvrir. Si lalueur douteuse du brouillard lui permit d'apercevoir quelques <strong>Chouans</strong>, il les prit pour<strong>de</strong>s fragments du rocher, tant ces corps humains gardèrent bien l'apparence d'unenature inerte. Le danger <strong>de</strong> la troupe dura peu. Corentin fut attiré par un bruit trèsdistinct qui se fit entendre à l'autre extrémité <strong>de</strong> la Promena<strong>de</strong>, au point où cessait lemur <strong>de</strong> soutènement et où <strong>com</strong>mençait la pente rapi<strong>de</strong> du rocher. Un sentier tracé surle bord <strong>de</strong>s schistes et qui <strong>com</strong>muniquait à l'escalier <strong>de</strong> la Reine aboutissaitprécisément à ce point d'intersection. Au moment où Corentin y arriva, il vit une figures'élevant <strong>com</strong>me par enchantement, et quand il avança la main pour s'emparer <strong>de</strong> cetêtre fantastique ou réel auquel il ne supposait pas <strong>de</strong> bonnes intentions, il rencontrales formes ron<strong>de</strong>s et moelleuses d'une femme.- Que le diable vous emporte, ma bonne! dit-il en murmurant. Si vous n'aviez pas euaffaire à moi, vous auriez pu attraper une balle dans la tête... Mais d'où venez-vous etoù allez-vous à cette heure-ci?Êtes-vous muette? - C'est cependant bien une femme, se dit-il à lui-même.Le silence <strong>de</strong>venant suspect, l'inconnue répondit d'une voix qui annonçait un gran<strong>de</strong>ffroi: - Ah! mon bon homme, je revenons <strong>de</strong> la veillée.- C'est la prétendue mère du marquis, se dit Corentin. Voyons ce qu'elle va faire.- Eh! bien, allez par là, la vieille, reprit-il à haute voix en feignant <strong>de</strong> ne pas lareconnaître. À gauche donc, si vous ne voulez pas être fusillée!196


Il resta immobile; mais en voyant madame du Gua qui se dirigea vers la tour duPapegaut, il la suivit <strong>de</strong> loin avec une adresse diabolique. Pendant cette fatalerencontre, les <strong>Chouans</strong> s'étaient très habilement postés sur les tas <strong>de</strong> fumier verslesquels Marche-à-terre les avait guidés.- Voilà la Gran<strong>de</strong> Garce! se dit tout bas Marche-à-terre en se dressant sur ses pieds lelong <strong>de</strong> la tour <strong>com</strong>me aurait pu faire un ours.Nous sommes là, dit-il à la dame.Bien! répondit madame du Gua. Si tu peux trouver une échelle dans la maison dont lejardin aboutit à six pieds au-<strong>de</strong>ssous du fumier, le Gars serait sauvé. Vois-tu cet oeil<strong>de</strong>-boeuflà-haut, il donne dans un cabinet <strong>de</strong> toilette attenant à la chambre acoucher, c'est là qu'il faut arriver. Ce pan <strong>de</strong> la tour au bas duquel vous êtes, est leseul qui ne soit pas cerné. <strong>Les</strong> chevaux son prêts, et si tu as gardé le passage duNançon, en un quart d'heure nous <strong>de</strong>vons le mettre hors <strong>de</strong> danger, malgré sa folie.Mais si cette catin veut le suivre, poignar<strong>de</strong>z-la.Corentin, apercevant dans l'ombre quelques-unes <strong>de</strong>s formes indistinctes qu'il avaitd'abord prises pour <strong>de</strong>s pierres, se mouvoir avec adresse, alla sur-le-champ au poste<strong>de</strong> la porte Saint-Léonard, où il trouva le <strong>com</strong>mandant dormant tout habillé sur le lit<strong>de</strong> camp.- Laissez-le donc, dit brutalement Beau-pied à Corentin, il ne fait que <strong>de</strong> se poser là.- <strong>Les</strong> <strong>Chouans</strong> sont ici, cria Corentin dans l'oreille <strong>de</strong> Hulot.- Impossible, mais tant mieux! s'écria le <strong>com</strong>mandant tout endormi qu'il était, aumoins l'on se battra.Lorsque Hulot arriva sur la Promena<strong>de</strong> Corentin, lui montra dans l'ombre la singulièreposition occupée par les <strong>Chouans</strong>.- Ils auront trompé ou étouffé les sentinelles que j'ai placées entre l'escalier <strong>de</strong> laReine et le château s'écria le <strong>com</strong>mandant. Ah! quel tonnerre <strong>de</strong> brouillard. Maispatience! je vais envoyer, au pied du rocher, une cinquantaine d'hommes, sous laconduite d'un lieutenant. Il ne faut pas les attaquer là, car ces animaux-là sont si dursqu'ils se laisseraient rouler jusqu'en bas du précipice <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s pierres sans secasser un membre.La cloche fêlée du beffroi sonna <strong>de</strong>ux heures lorsque le <strong>com</strong>mandant revint sur laPromena<strong>de</strong>, après avoir pris les précautions militaires les plus sévères, afin <strong>de</strong> sesaisir <strong>de</strong>s <strong>Chouans</strong> <strong>com</strong>mandés par Marche-à-terre. En ce moment, tous les postesayant été doublés, la maison <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil était <strong>de</strong>venue le centred'une petite armée. Le <strong>com</strong>mandant trouva Corentin absorbé dans la contemplation <strong>de</strong>la fenêtre qui dominait la tour du Papegaut.- Citoyen, lui dit Hulot, je crois que le ci-<strong>de</strong>vant nous embête, car rien n'a encorebougé.- Il est là, s'écria Corentin en montrant la fenêtre. J'ai vu l'ombre d'un homme sur lesri<strong>de</strong>aux! Je ne <strong>com</strong>prends pas ce qu'est <strong>de</strong>venu mon petit gars. Ils l'auront tué ouséduit. Tiens, <strong>com</strong>mandant, vois-tu? voici un homme! marchons!197


- Je n'irai pas le saisir au lit, tonnerre <strong>de</strong> Dieu! Il sortira, s'il est entré; Gudin ne lemanquera pas, s'écria Hulot, qui avait ses raisons pour attendre.- Allons, <strong>com</strong>mandant, je t'enjoins, au nom <strong>de</strong> la loi, <strong>de</strong> marcher à l'instant sur cettemaison.- Tu es encore un joli coco pour vouloir me faire aller.Sans s'émouvoir <strong>de</strong> la colère du <strong>com</strong>mandant, Corentin lui dit froi<strong>de</strong>ment: - Tum'obéiras! Voici un ordre en bonne forme, signé du ministre <strong>de</strong> la guerre, qui t'yforcera, reprit-il, en tirant <strong>de</strong> sa poche un papier. Est-ce que tu t'imagines que noussommes assez simples pour laisser cette fille agir <strong>com</strong>me elle l'entend. C'est la guerrecivile que nous étouffons, et la gran<strong>de</strong>ur du résultat absout la petitesse <strong>de</strong>s moyens.Je prends la liberté, citoyen, <strong>de</strong> t'envoyer faire... tu me <strong>com</strong>prends? Suffit. Pars dupied gauche, laisse-moi tranquille et plus vite que ça. Mais lis, dit Corentin. Nem'embête pas <strong>de</strong> tes fonctions, s'écria Hulot indigné <strong>de</strong> recevoir <strong>de</strong>s ordres d'un êtrequ'il trouvait si méprisable.En ce moment, le fils <strong>de</strong> Galope-chopine se trouva au milieu d'eux <strong>com</strong>me un rat quiserait sorti <strong>de</strong> terre. - Le Gars est en route, s'écria-t-il.- Par où...- Par la rue Saint-Léonard.- Beau-pied, dit Hulot à l'oreille du caporal qui se trouvait auprès <strong>de</strong> lui, cours prévenirton lieutenant <strong>de</strong> s'avancer sur la maison et <strong>de</strong> faire un joli petit feu <strong>de</strong> file, tum'entends! - Par file à gauche, en avant sur la tour, vous autres, s'écria le<strong>com</strong>mandant.Pour la parfaite intelligence du dénouement, il est nécessaire <strong>de</strong> rentrer dans lamaison <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil avec elle.Quand les passions arrivent à une catastrophe, elles nous soumettent à une puissanced'enivrement bien supérieure aux mesquines irritations du vin ou <strong>de</strong> l'opium. Lalucidité que contractent alors les idées, la délicatesse <strong>de</strong>s sens trop exaltés, produisentles effets les plus étranges et les plus inattendus. En se trouvant sous la tyrannied'une même pensée, certaines personnes aperçoivent clairement les objets les moinsperceptibles, tandis que les choses les plus palpables sont pour elles <strong>com</strong>me si ellesn'existaient pas. Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil était en proie à cette espèce d'ivresse quifait <strong>de</strong> la vie réelle une vie semblable à celle <strong>de</strong>s somnambules, lorsqu'après avoir lu lalettre du marquis elle s'empressa <strong>de</strong> tout ordonner pour qu'il ne pût échapper à savengeance, <strong>com</strong>me naguère elle avait tout préparé pour la première fête <strong>de</strong> sonamour. Mais quand elle vit sa maison soigneusement entourée par ses ordres d'untriple rang <strong>de</strong> baïonnettes, une lueur soudaine brilla dans son âme. Elle jugea sapropre conduite et pensa avec une sorte d'horreur qu'elle venait <strong>de</strong> <strong>com</strong>mettre uncrime. Dans un premier mouvement d'anxiété, elle s'élança vivement vers le seuil <strong>de</strong>sa porte, et y resta pendant un moment immobile, en s'efforçant <strong>de</strong> réfléchir sanspouvoir achever un raisonnement. Elle doutait si <strong>com</strong>plètement <strong>de</strong> ce qu'elle venait <strong>de</strong>faire, qu'elle chercha pourquoi elle se trouvait dans l'antichambre <strong>de</strong> sa maison, entenant un enfant inconnu par la main. Devant elle, <strong>de</strong>s milliers d'étincelles nageaienten l'air <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s langues <strong>de</strong> feu. Elle se mit à marcher pour secouer l'horrible198


torpeur dont elle était enveloppée; mais, semblable à une personne qui sommeille,aucun objet ne lui apparaissait avec sa forme ou sous ses couleurs vraies. Elle serraitla main du petit garçon avec une violence qui ne lui était pas ordinaire, et l'entraînaitpar une marche si précipitée, qu'elle semblait avoir l'activité d'une folle. Elle ne vit rien<strong>de</strong> tout ce qui était dans le salon quand elle le traversa, et cependant elle y fut saluéepar trois hommes qui se séparèrent pour lui donner passage.- La voici, dit l'un d'eux.Elle est bien belle, s'écria le prêtre.- Oui, répondit le premier; mais <strong>com</strong>me elle est pâle et agitée...- Et distraite, ajouta le troisième, elle ne nous voit pas.À la porte <strong>de</strong> sa chambre, ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil aperçut la figure douce et joyeuse<strong>de</strong> Francine qui lui dit à l'oreille: - Il est là, Marie.Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil se réveilla, put réfléchir regarda l'enfant qu'elle tenait, lereconnut et répondit à Francine: - Enferme ce petit garçon, et, si tu veux que je vive,gar<strong>de</strong>-toi bien <strong>de</strong> le laisser s'éva<strong>de</strong>r.En prononçant ces paroles avec lenteur, elle avait fixé les yeux sur la porte <strong>de</strong> sachambre, où ils restèrent attachés avec une si effrayante immobilité qu'on eut ditqu'elle voyait sa victime à travers l'épaisseur <strong>de</strong>s panneaux. Elle poussa doucement laporte, et la ferma sans se retourner, car elle aperçut le marquis <strong>de</strong>bout <strong>de</strong>vant lacheminée. Sans être trop recherchée, la toilette du gentilhomme avait un certain air<strong>de</strong> fête et <strong>de</strong> parure qui ajoutait encore à l'éclat que toutes les femmes trouvent àleurs amants. À cet aspect, ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil retrouva toute sa présenced'esprit. Ses lèvres, fortement contractées quoique entrouvertes, laissèrent voir l'émail<strong>de</strong> ses <strong>de</strong>nts blanches et <strong>de</strong>ssinèrent un sourire arrêté dont l'expression était plusterrible que voluptueuse. Elle marcha d'un pas lent vers le jeune homme, et luimontrant du doigt la pendule:- Un homme digne d'amour vaut bien la peine qu'on l'atten<strong>de</strong>, dit-elle avec une faussegaieté.Mais, abattue par la violence <strong>de</strong> ses sentiments, elle tomba sur le sofa qui se trouvaitauprès <strong>de</strong> la cheminée.- Ma chère Marie, vous êtes bien séduisante quand vous êtes en colère! dit le marquisen s'asseyant auprès d'elle, lui prenant une main qu'elle laissa prendre et implorant unregard qu'elle refusait. J'espère, continua-t-il d'une voix tendre et caressante queMarie sera dans un instant bien chagrine d'avoir dérobé sa tête à son heureux mari.En entendant ces mots, elle se tourna brusquement et le regarda dans les yeux.- Que signifie ce regard terrible? reprit-il en riant. Mais ta main est brûlante! monamour, qu'as-tu?- Mon amour! répondit-elle d'une voix sour<strong>de</strong> et altérée.- Oui, dit-il en se mettant à genoux <strong>de</strong>vant elle et lui prenant les <strong>de</strong>ux mains qu'ilcouvrit <strong>de</strong> baisers, oui, mon amour, je suis à toi pour la vie.199


Elle le poussa violemment et se leva. Ses traits se contractèrent, elle rit <strong>com</strong>me rientles fous et lui dit: - Tu n'en crois pas un mot, homme plus fourbe que le plus ignoblescélérat. Elle sauta vivement sur le poignard qui se trouvait auprès d'un vase <strong>de</strong>fleurs, et le fit briller à <strong>de</strong>ux doigts <strong>de</strong> la poitrine du jeune homme surpris. - Bah! ditelleen jetant cette arme, je ne t'estime pas assez pour te tuer! Ton sang est mêmetrop vil pour être versé par <strong>de</strong>s soldats, et je ne vois pour toi que le bourreau.Ces paroles furent péniblement prononcées d'un ton bas, et elle trépignait <strong>de</strong>s pieds<strong>com</strong>me un enfant gâté qui s'impatiente. Le marquis s'approcha d'elle en cherchant à lasaisir.- Ne me touchez pas! s'écria-t-elle en se reculant par un mouvement d'horreur.- Elle est folle, se dit le marquis au désespoir.- Oui, folle, répéta-t-elle, mais pas encore assez pour être ton jouet. Que nepardonnerais-je pas à la passion; mais vouloir me possé<strong>de</strong>r sans amour, et l'écrire àcette...- À qui donc ai-je écrit? <strong>de</strong>manda-t-il avec un étonnement qui certes n'était pas joué.- À cette femme chaste qui voulait me tuer.Là, le marquis pâlit, serra le dos du fauteuil qu'il tenait, <strong>de</strong> manière à le briser, ets'écria: - Si madame du Gua a été capable <strong>de</strong> quelque noirceur...Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil chercha la lettre, ne la retrouva plus, appela Francine, et laBretonne vint. - Où est cette lettre?- Monsieur Corentin l'a prise.- Corentin! Ah! je <strong>com</strong>prends tout, il a fait la lettre, et m'a trompée <strong>com</strong>me il trompe,avec un art diabolique.Après avoir jeté un cri perçant, elle alla tomber sur le sofa, et un déluge <strong>de</strong> larmessortit <strong>de</strong> ses yeux. Le doute <strong>com</strong>me la certitu<strong>de</strong> était horrible. Le marquis se précipitaaux pieds <strong>de</strong> sa maîtresse, la serra contre son coeur en lui répétant dix fois ces mots,les seuls qu'il pût prononcer: - Pourquoi pleurer, mon ange? où est le mal? Tes injuressont pleines d'amour. Ne pleure donc pas, je t'aime! je t'aime toujours.Tout à coup il se sentit presser par elle avec une force surnaturelle, et, au milieu <strong>de</strong>ses sanglotsTu m'aimes encore?... dit-elle.Tu en doutes, répondit-il d'un ton presque mélancolique.Elle se dégagea brusquement <strong>de</strong> ses bras et se sauva <strong>com</strong>me effrayée et confuse, à<strong>de</strong>ux pas <strong>de</strong> lui.- Si j'en doute?... s'écria-t-elle.200


Elle vit le marquis souriant avec une si douce ironie, que les paroles expirèrent sur seslèvres. Elle se laissa prendre par la main et conduire jusque sur le seuil <strong>de</strong> la porte.Marie aperçut au fond du salon un autel dressé à la hâte pendant son absence. Leprêtre était en ce moment revêtu <strong>de</strong> son costume sacerdotal. Des cierges allumésjetaient sur le plafond un éclat aussi doux que l'espérance. Elle reconnut dans les <strong>de</strong>uxhommes qui l'avaient saluée, le <strong>com</strong>te <strong>de</strong> Bauvan et le baron du Guénic, <strong>de</strong>ux témoinschoisis par Montauran.Me refuseras-tu toujours? lui dit tout bas le marquis.À cet aspect elle fit tout à coup un pas en arrière pour regagner sa chambre, tombasur les genoux; leva les mains vers le marquis et lui cria: - Ah, pardon! pardon!pardon!Sa voix s'éteignit, sa tête se pencha en arrière, ses yeux se fermèrent, et elle restaentre les bras du marquis et <strong>de</strong> Francine <strong>com</strong>me si elle eût expire. Quand elle ouvritles yeux, elle rencontra le regard du jeune chef; un regard plein d'une amoureusebonté.- Marie, patience! cet orage est le <strong>de</strong>rnier, dit-il. - Le <strong>de</strong>rnier! répéta-t-elle.Francine et le marquis se regardèrent avec surprise, mais elle leur imposa silence parun geste.- Appelez le prêtre, dit-elle, et laissez-moi seule avec lui.Ils se retirèrent.- Mon père, dit-elle au prêtre qui apparut soudain <strong>de</strong>vant elle, mon père, dans monenfance, un vieillard à cheveux blancs, semblable à vous, me répétait souvent qu'avecune foi bien vive on obtenait tout <strong>de</strong> Dieu, est-ce vrai?- C'est vrai, répondit le prêtre. Tout est possible à celui qui a tout créé.Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil se précipita à genoux avec un incroyable enthousiasme: - Omon Dieu! dit-elle dans son extase, ma foi en toi est égale à mon amour pour lui!inspire-moi! Fais ici un miracle ou prends ma vie.-Vous serez exaucée, dit le prêtre.Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil vint s'offrir à tous les regards en s'appuyant sur le bras <strong>de</strong>ce vieux prêtre à cheveux blancs. Une émotion profon<strong>de</strong> et secrète la livrait à l'amourd'un amant, plus brillante qu'en aucun jour passé, car une sérénité pareille à celle queles peintres se plaisent à donner aux martyrs imprimait à sa figure un caractèreimposant. Elle tendit la main au marquis, et ils s'avancèrent ensemble vers l'autel, oùils s'agenouillèrent. Ce mariage qui allait être béni à <strong>de</strong>ux pas du lit nuptial, cet autelélevé à la hâte, cette croix, ces vases, ce calice apportés secrètement par un prêtre,cette fumée d'encens répandue sous <strong>de</strong>s corniches qui n'avaient encore vu que lafumée <strong>de</strong>s repas; ce prêtre qui ne portait qu'une étole par-<strong>de</strong>ssus sa soutane; cescierges dans un salon, tout formait une scène touchante et bizarre qui achève <strong>de</strong>peindre ces temps <strong>de</strong> triste mémoire où la discor<strong>de</strong> civile avait renversé les institutionsles plus saintes. <strong>Les</strong> cérémonies religieuses avaient alors toute la grâce <strong>de</strong>s mystères,les enfants étaient ondoyés dans les chambres où gémissaient encore les mères.Comme autrefois, le Seigneur allait, simple et pauvre, consoler les mourants. Enfin les201


jeunes filles recevaient pour la première fois le pain sacré dans le lieu même où ellesjouaient la veille. L'union du marquis et <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil allait êtreconsacrée, <strong>com</strong>me tant d'autres unions, par un acte contraire à la législation nouvelle;mais plus tard, ces mariages, bénis pour la plupart au pied <strong>de</strong>s chênes, furent tousscrupuleusement reconnus. Le prêtre qui conservait ainsi les anciens usages jusqu'au<strong>de</strong>rnier moment, était un <strong>de</strong> ces hommes fidèles à leurs principes au fort <strong>de</strong>s orages.Sa voix, pure du serment exigé par la République, ne répandait à travers la tempêteque <strong>de</strong>s paroles <strong>de</strong> paix. Il n'attisait pas, <strong>com</strong>me l'avait fait l'abbé Gudin, le feu <strong>de</strong>l'incendie; mais il s'était avec beaucoup d'autres, voué à la dangereuse missiond'ac<strong>com</strong>plir les <strong>de</strong>voirs du sacerdoce pour les âmes restées catholiques. Afin <strong>de</strong> réussirdans ce périlleux ministère, il usait <strong>de</strong> tous les pieux artifices nécessités par lapersécution, et le marquis n'avait pu le trouver que dans une <strong>de</strong> ces excavations qui,<strong>de</strong> nos jours encore, portent le nom <strong>de</strong> la cachette du prêtre. La vue <strong>de</strong> cette figurepâle et souffrante inspirait si bien la prière et le respect, qu'elle suffisait pour donner àcette salle mondaine l'aspect d'un saint lieu. L'acte <strong>de</strong> malheur et <strong>de</strong> joie était toutprêt. Avant <strong>de</strong> <strong>com</strong>mencer la cérémonie, le prêtre <strong>de</strong>manda, au milieu d'un profondsilence, les noms <strong>de</strong> la fiancée.Chapitre VIII- Marie-Nathalie, fille <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle Blanche <strong>de</strong> Castéran, décédée abbesse <strong>de</strong>Notre-Dame <strong>de</strong> Séez et <strong>de</strong> Victor-Amédée, duc <strong>de</strong> Verneuil.- Née?- À La Chasterie, près d'Alençon.- Je ne croyais pas, dit tout bas le baron au <strong>com</strong>te, que Montauran ferait la sottise <strong>de</strong>l'épouser! La fille naturelle d'un duc, fi donc!- Si c'était du roi, encore passe, répondit le <strong>com</strong>te <strong>de</strong> Bauvan en souriant, mais cen'est pas moi qui le blâmerai, l'autre me plaît, et ce sera sur cette Jument <strong>de</strong>Charrette que je vais maintenant faire la guerre. Elle ne roucoule pas, celle-là!...<strong>Les</strong> noms du marquis avaient été remplis à l'avance, les <strong>de</strong>ux amants signèrent et lestémoins après. La cérémonie <strong>com</strong>mença. En ce moment, Marie entendit seule le bruit<strong>de</strong>s fusils et celui <strong>de</strong> la marche lour<strong>de</strong> et régulière <strong>de</strong>s soldats qui venaient sans douterelever le poste <strong>de</strong> Bleus qu'elle avait fait placer dans l'église. Elle tressaillit et leva lesyeux sur la croix <strong>de</strong> l'autel.- La voilà une sainte, dit tout bas Francine.- Qu'on me donne <strong>de</strong> ces saintes-là, et je serai diablement dévot, ajouta le <strong>com</strong>te àvoix basse.Lorsque le prêtre fit à ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil la question d'usage, elle répondit parun oui ac<strong>com</strong>pagné d'un soupir profond. Elle se pencha à l'oreille <strong>de</strong> son mari et luidit: -Dans peu vous saurez pourquoi je manque au serment que j'avais fait <strong>de</strong> nejamais vous épouser.Lorsqu'après la cérémonie, l'assemblée passa dans une salle où le dîner avait étéservi, et au moment où les convives s'assirent, Jérémie arriva tout épouvanté. Lapauvre mariée se leva brusquement,202


alla au-<strong>de</strong>vant <strong>de</strong> lui, suivie <strong>de</strong> Francine, et, sur un <strong>de</strong> ces prétextes que les femmessavent si bien trouver, elle pria le marquis <strong>de</strong> faire tout seul pendant un moment leshonneurs du repas, et emmena le domestique avant qu'il eût <strong>com</strong>mis une indiscrétionqui serait <strong>de</strong>venue fatale.- Ah! Francine, se sentir mourir, et ne pas pouvoir dire: Je meurs!... s'écriama<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Verneuil qui ne reparut plus.Cette absence pouvait trouver sa justification dans la cérémonie qui venait d'avoir lieu.À la fin du repas, et au moment où l'inquiétu<strong>de</strong> du marquis était au <strong>com</strong>ble, Marierevint dans tout l'éclat du vêtement <strong>de</strong>s mariées. Sa figure était joyeuse et calme,tandis que Francine qui l'ac<strong>com</strong>pagnait avait une terreur si profon<strong>de</strong> empreinte surtous les traits, qu'il semblait aux convives voir dans ces <strong>de</strong>ux figures un tableaubizarre où l'extravagant pinceau <strong>de</strong> Salvator Rosa aurait représenté la vie et la mortse tenant par la main.- Messieurs, dit-elle au prêtre, au baron, au <strong>com</strong>te, vous serez mes hôtes pour ce soir,car il y aurait trop <strong>de</strong> danger pour vous à sortir <strong>de</strong> Fougères. Cette bonne fille a mesinstructions et conduira chacun <strong>de</strong> vous dans son appartement.- Pas <strong>de</strong> rébellion, dit-elle au prêtre qui allait parler, j'espère que vous ne désobéirezpas à une femme le jour <strong>de</strong> ses noces.Une heure après, elle se trouva seule avec son amant dans la chambre voluptueusequ'elle avait si gracieusement disposée. Ils arrivèrent enfin à ce lit fatal où, <strong>com</strong>medans un tombeau, se brisent tant d'espérances, où le réveil à une belle vie est siincertain, où meurt, où naît l'amour, suivant la portée <strong>de</strong>s caractères qui nes'éprouvent que là. Marie regarda la pendule, et se dit: Six heures à vivre.- J'ai donc pu dormir, s'écria-t-elle vers le matin réveillée en sursaut par un <strong>de</strong> cesmouvements soudains qui nous font tressaillir lorsqu'on a fait la veille un pacte en soimêmeafin <strong>de</strong> s'éveiller le len<strong>de</strong>main à une certaine heure. - Oui, j'ai dormi, répéta-telleen voyant à la lueur <strong>de</strong>s bougies que l'aiguille <strong>de</strong> la pendule allait bientôt marquer<strong>de</strong>ux heures du matin. Elle se retourna et contempla le marquis endormi, la têteappuyée sur une <strong>de</strong> ses mains, à la manière <strong>de</strong>s enfants, et <strong>de</strong> l'autre serrant celle <strong>de</strong>sa femme en souriant à <strong>de</strong>mi, <strong>com</strong>me s'il se fût endormi au milieu d'un baiser.- Ah! se dit-elle à voix basse, il a le sommeil d'un enfant! Mais pouvait-il se défier <strong>de</strong>moi, <strong>de</strong> moi qui lui dois un bonheur sans nom?Elle le poussa légèrement, il se réveilla et acheva <strong>de</strong> sourire. Il baisa la main qu'iltenait, et regarda cette malheureuse femme avec <strong>de</strong>s yeux si étincelants, que, n'enpouvant soutenir le voluptueux éclat, elle déroula lentement ses larges paupières,<strong>com</strong>me pour s'interdire à elle-même une dangereuse contemplation; mais en voilantainsi le feu <strong>de</strong> ses regards, elle excitait si bien le désir en paraissant s'y refuser, que sielle n'avait pas eu <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>s terreurs à cacher, son mari aurait pu l'accuser d'unetrop gran<strong>de</strong> coquetterie. Ils relevèrent ensemble leurs têtes charmantes et se firentmutuellement un signe <strong>de</strong> reconnaissance plein <strong>de</strong>s plaisirs qu'ils avaient goûtés; maisaprès un rapi<strong>de</strong> examen du délicieux tableau que lui offrait la figure <strong>de</strong> sa femme, lemarquis, attribuant à un sentiment <strong>de</strong> mélancolie les nuages répandus sur le front <strong>de</strong>Marie, lui dit d'une voix douce: - Pourquoi cette ombre <strong>de</strong> tristesse, mon amour?- Pauvre Alphonse, ou crois-tu donc que je t'aie mené, <strong>de</strong>manda-t-elle en tremblant.203


Au bonheur.À la mort.Et tressaillant d'horreur, elle s'élança hors du lit; le marquis étonné la suivit, sa femmel'amena près <strong>de</strong> la fenêtre. Après un geste délirant qui lui échappa, Marie releva lesri<strong>de</strong>aux <strong>de</strong> la croisée, et lui montra du doigt sur la place une vingtaine <strong>de</strong> soldats. Lalune, ayant dissipé le brouillard, éclairait <strong>de</strong> sa blanche lumière les habits, les fusils,l'impassible Corentin qui allait et venait <strong>com</strong>me un chacal attendant sa proie, et le<strong>com</strong>mandant, les bras croisés, immobile, le nez en l'air, les lèvres retroussées, attentifet chagrin.Eh! laissons-les, Marie, et reviens.- Pourquoi ris-tu, Alphonse? c'est moi qui les ai placés là.- Tu rêves?- Non! Ils se regardèrent un moment, le marquis <strong>de</strong>vina tout, et la serrant dans sesbras toujours, dit-il. - Tout n'est donc pas perdu, s'écria Marie. - Alphonse, dit-elleaprès une pause, il y a <strong>de</strong> l'espoir. En ce moment, ils entendirent distinctement le crisourd <strong>de</strong> la chouette, et Francine sortit tout a coup du cabinet <strong>de</strong> toilette.- Pierre est là, dit-elle avec une joie qui tenait du délire.La marquise et Francine revêtirent Montauran d'un costume <strong>de</strong> Chouan, avec cetteétonnante promptitu<strong>de</strong> qui n'appartient qu'aux femmes.Lorsque la marquise vit son mari occupé à charger les armes que Francine apporta,elle s'esquiva lestement après avoir fait un signe d'intelligence à sa fidèle Bretonne.Francine conduisit alors le marquis dans le cabinet <strong>de</strong> toilette attenant à la chambre.Le jeune chef, en voyant une gran<strong>de</strong> quantité <strong>de</strong> draps fortement attachés, put seconvaincre <strong>de</strong> l'active sollicitu<strong>de</strong> avec laquelle la Bretonne avait travaillé à tromper lavigilance <strong>de</strong>s soldats.- Jamais je ne pourrai passer par là, dit le marquis en examinant l'étroite baie <strong>de</strong>l'oeil-<strong>de</strong>-boeuf.En ce moment une grosse figure noire en remplit entièrement l'ovale, et une voixrauque, bien connue <strong>de</strong> Francine, cria doucement: -Dépêchez-vous, mon général, ces crapauds <strong>de</strong> Bleus se remuent.- Oh! encore un baiser, dit une voix tremblanteLe marquis, dont les pieds atteignaient l'échelle libératrice, mais qui avait encore unepartie du corps engagée dans l'oeil-<strong>de</strong>-boeuf, se sentit pressé par une étreinte <strong>de</strong>désespoir. Il jeta un cri en reconnaissant ainsi que sa femme avait pris ses habits; ilvoulut la retenir, mais elle s'arracha brusquement <strong>de</strong> ses bras, et il se trouva forcé <strong>de</strong><strong>de</strong>scendre. Il gardait à la main un lambeau d'étoffe, et la lueur <strong>de</strong> la lune venant àl'éclairer soudain, il s'aperçut que ce lambeau <strong>de</strong>vait appartenir au gilet qu'il avaitporté la veille. -204


Halte! feu <strong>de</strong> peloton.Ces mots, prononcés par Hulot au milieu d'un silence qui avait quelque chosed'horrible, rompirent le charme sous l'empire duquel semblaient être les hommes etles lieux. Une salve <strong>de</strong> balles arrivant du fond <strong>de</strong> la vallée jusqu'au pied <strong>de</strong> la toursuccéda aux décharges que firent les Bleus placés sur la Promena<strong>de</strong>. Le feu <strong>de</strong>sRépublicains n'offrit aucune interruption et fut horrible, impitoyable. <strong>Les</strong> victimes nejetèrent pas un cri. Entre chaque décharge le silence était effrayant.Cependant Corentin, ayant entendu tomber du haut <strong>de</strong> l'échelle un <strong>de</strong>s personnagesaériens qu'il avait signalés au <strong>com</strong>mandant, soupçonna quelque piège.- Pas un <strong>de</strong> ces animaux-là ne chante, dit-il à Hulot, nos <strong>de</strong>ux amants sont biencapables <strong>de</strong> nous amuser ici par quelque ruse, tandis qu'ils se sauvent peut-être parun autre côté...L'espion, impatient d'éclaircir le mystère, envoya le fils <strong>de</strong> Galope-chopine chercher<strong>de</strong>s torches. La supposition <strong>de</strong> Corentin avait été si bien <strong>com</strong>prise <strong>de</strong> Hulot, que levieux soldat, préoccupé par le bruit d'un engagement très sérieux qui avait lieu <strong>de</strong>vantle poste <strong>de</strong> Saint-Léonard, s'écria: - C'est vrai, ils ne peuvent pas être <strong>de</strong>ux.Et il s'élança vers le corps <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>.- On lui a lavé la tête avec du plomb, mon <strong>com</strong>mandant, lui dit Beau-pied qui venait àla rencontre <strong>de</strong> Hulot; mais il a tué Gudin et blessé <strong>de</strong>ux hommes. Ah! l'enragé! ilavait enfoncé trois rangées <strong>de</strong> ,nos lapins, et aurait gagné les champs sans lefactionnaire <strong>de</strong> la porte Saint-Léonard qui l'a embroché avec sa baïonnette.En entendant ces paroles, le <strong>com</strong>mandant se précipita dans le corps <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>, et vitsur le lit <strong>de</strong> camp un corps ensanglanté que l'on venait d'y placer; il s'approcha duprétendu marquis, leva le chapeau qui en couvrait la figure, et tomba sur une chaise.- Je m'en doutais, s'écria-t-il en se croisant les bras avec force; elle l'avait, sacrétonnerre, gardé trop longtemps.Tous les soldats restèrent immobiles. Le <strong>com</strong>mandant avait fait dérouler les longscheveux noirs d'une femme. Tout à coup le silence fut interrompu par le bruit d'unemultitu<strong>de</strong> armée. Corentin entra dans le corps <strong>de</strong> gar<strong>de</strong> en précédant quatre soldatsqui, sur leurs fusils placés en forme <strong>de</strong> civière, portaient Montauran, auquel plusieurscoups <strong>de</strong> feu avaient cassé les <strong>de</strong>ux cuisses et les bras. Le marquis fut déposé sur lelit <strong>de</strong> camp auprès <strong>de</strong> sa femme, il l'aperçut et trouva la force <strong>de</strong> lui prendre la mainpar un geste convulsif. La mourante tourna péniblement la tête, reconnut son mari,frissonna par une secousse horrible à voir, et murmura ces paroles d'une voix presqueéteinte: - Un jour sans len<strong>de</strong>main.... Dieu m'a trop bien exaucée.- Commandant, dit le marquis en rassemblant toutes ses forces et sans quitter la main<strong>de</strong> Marie, je <strong>com</strong>pte sur votre probité pour annoncer ma mort a mon jeune frère qui setrouve à Londres, écrivez-lui que s'il veut obéir à mes <strong>de</strong>rnières paroles, il ne porterapas les armes contre la France, sans néanmoins abandonner le service du Roi.- Ce sera fait, dit Hulot en serrant la main du mourant.- Portez-les à l'hôpital voisin, s'écria Corentin.205


Hulot prit l'espion par le bras, <strong>de</strong> manière à lui laisser l'empreinte <strong>de</strong> ses ongles dansla chair, et lui dit: - Puisque ta besogne est finie par ici, fiche-moi le camp, et regar<strong>de</strong>bien la figure du <strong>com</strong>mandant Hulot, pour ne jamais te trouver sur son passage, si tune veux pas qu'il fasse <strong>de</strong> ton ventre le fourreau <strong>de</strong> son bancal.Et déjà le vieux soldat tirait son sabre.-Voilà encore un <strong>de</strong> mes honnêtes gens qui ne feront jamais fortune, se dit Corentinquand il fut loin du corps <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>.Le marquis put encore remercier par un signe <strong>de</strong> tête son adversaire, en luitémoignant cette estime que les soldats ont pour <strong>de</strong> loyaux ennemis.En 1827, un vieil homme ac<strong>com</strong>pagné <strong>de</strong> sa femme marchandait <strong>de</strong>s bestiaux sur lemarché <strong>de</strong> Fougères et personne ne lui disait rien quoiqu'il eût tué plus <strong>de</strong> centpersonnes, on ne lui rappelait même point son surnom <strong>de</strong> Marche-à-terre; la personneà qui l'on doit <strong>de</strong> précieux renseignements sur tous les personnages <strong>de</strong> cette Scène, levit emmenant une vache et allant <strong>de</strong> cet air simple, ingénu qui fait dire:- Voilà un bien brave homme!Quant à Cibot, dit Pille-miche, on a déjà vu <strong>com</strong>ment il a fini. Peut-être Marche-à-terreessaya-t-il, mais vainement, d'arracher son <strong>com</strong>pagnon à l'échafaud, et se trouvait-ilsur la place d'Alençon, lors <strong>de</strong> l'effroyable tumulte qui fut un <strong>de</strong>s événements dufameux procès Rifoël, Bryond et La Chanterie.*** FIN ***www.<strong>livrefrance</strong>.<strong>com</strong>206

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