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mytho-phorie: formes et transformations du mythe - Religiologiques

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RELIGIOLOGIQUES, no 10, automne 1994, pp. 49-70MYTHO-PHORIE: FORMES ETTRANSFORMATIONS DU MYTHEJean-Jacques Wunenburger 1___________________________________________________Les recherches menées par les sciences humaines sur le<strong>mythe</strong> ont permis de le réévaluer à partir de quelques acquisthéoriques, qui tranchent avec la dévalorisation massive dont il afait l'obj<strong>et</strong>, <strong>du</strong>rant longtemps, sous la pression d'un rationalismepositiviste. D'une part, le <strong>mythe</strong> s'est vu reconnaître une identité<strong>et</strong> une légitimité incontestables comme mode symboliqued'appréhension de l'expérience humaine; d'autre part, il n'est plusréservé au seul mode de pensée archaïque, à la civilisationtraditionnelle, mais son polymorphisme lui perm<strong>et</strong> de structurer<strong>et</strong> d'orienter représentations <strong>et</strong> actions même dans les sociétés àreprésentations <strong>et</strong> normes rationnelles. Il reste cependant, dansbeaucoup d'approches académiques, une persistance de faussesévidences, de clichés, qui méritent de faire l'obj<strong>et</strong> d'examenscritiques. En particulier, le <strong>mythe</strong> reste souvent encore assimiléà une construction <strong>et</strong> une con<strong>du</strong>ite narratives figées, à un champclos de significations, par opposition aux pro<strong>du</strong>ctionsrationnelles de la pensée qui seraient caractérisées, à l'opposé,par une mobilité, une possibilité d'adaptation à des donnéesnouvelles <strong>et</strong> donc une capacité à faire progresser les contenus depenser.Ce préjugé trouve peut-être son origine, <strong>et</strong> un renforcementthéorique non négligeable, dans la méthodologie même desétudes <strong>mytho</strong>graphiques, qui se voient contraintes d'objectiver1 Jean-Jacques Wunenburger est professeur de philosophie àl'Université de Bourgogne (Dijon) <strong>et</strong> directeur <strong>du</strong> Centre GastonBachelard de recherches sur l'imaginaire <strong>et</strong> la rationalité.


Mytho-<strong>phorie</strong>: <strong>formes</strong> <strong>et</strong> <strong>transformations</strong> <strong>du</strong> <strong>mythe</strong>imaginatif. Bref, la poïétique mythique, c'est-à-dire sagénérativité indéfinie, qui le rend inséparable de la créationcollective, de la culture vivante, de la religion dynamique, nerésiderait-elle pas dans sa capacité à différer de soi, à intro<strong>du</strong>irede la différence? Loin d'être ré<strong>du</strong>ctible, par conséquent, à untexte clos, immuable, répétitif, dogmatique, le <strong>mythe</strong> ne devraitilpas être appréhendé comme un texte indéfini, une «œuvreouverte» 2 , une histoire sans fin? En ce sens, il serait par nature«<strong>mytho</strong>-phorique», c'est-à-dire condamné, comme l'image dansla métaphore, au déplacement, au transport. À ce point, on peutmême se demander si le discours des sciences humaines sur le<strong>mythe</strong>, la <strong>mytho</strong>-graphie comme la <strong>mytho</strong>-logie, ne contribuepas, à son tour, par un eff<strong>et</strong> imprévu à féconder le <strong>mythe</strong>, voire àfaire naître de nouveaux <strong>mythe</strong>s?Le <strong>mythe</strong>, une parole ouverteDans sa définition la plus extensive, le <strong>mythe</strong> se présente,dans une société traditionnelle, comme une histoire, portant surdes actions <strong>et</strong> des personnages, dont la remémoration, plus oumoins ritualisée, a valeur d'exemplarité, parce que le récit estporteur de vérité <strong>et</strong> de valeur pour ceux qui en sont lesmédiateurs. Un <strong>mythe</strong> est donc un récit, pas nécessairementreligieux dans son contenu, doté d'une structure <strong>et</strong> d'unefonction, d'une substance symbolique <strong>et</strong> d'une valeurpragmatique: d'un côté, il se présente comme une mise en scène,comme un scénario particulier (<strong>mythe</strong> de...), qui agence desévénements déterminés 3 ; de l'autre, il est, avant tout, destiné àêtre récité, raconté à d'autres, <strong>et</strong> répété par d'autres porte-paroleencore. Bref, le <strong>mythe</strong> est à la fois un message <strong>et</strong> un médium, uncorpus d'histoires à décrypter <strong>et</strong> une pratique sociale narrative.Dans ce contexte, la compréhension actuelle <strong>du</strong> <strong>mythe</strong> gagnesûrement à partir de sa forme vivante, de son usage réel, dans le2 Voir Umberto Eco, L'œuvre ouverte, Paris, Seuil (coll. «Points»),1979.3 Aristote définit le muthos comme mimesis, dans Poétique, Paris,Livre de poche classique, 1990.3


Jean-Jacques Wunenburgercontexte d'une civilisation orale. Car la transcription littéraire <strong>du</strong><strong>mythe</strong>, qui sert généralement de référence privilégiée pourl'étude <strong>du</strong> sens mythique, risque de faire oublier la dynamiquepremière de sa circulation <strong>et</strong> des échanges auxquels il participe.Oralité <strong>et</strong> inventivitéEn eff<strong>et</strong>, l'étude des <strong>mythe</strong>s par les sciences humaines asouvent eu tendance à surdéterminer les questions <strong>du</strong> sens desrécits, de leur origine <strong>et</strong> de leur genèse. Or l'essence même <strong>du</strong>fait mythique réside peut-être d'abord dans une pratiquenarrative, <strong>et</strong> donc dans les activités même de son expression <strong>et</strong>de sa transmission. Un récit mythique, aussi riche, complexe <strong>et</strong>fondateur de sens qu'il soit, qui ne serait pas actuellementpartagé ni transmis ne pourrait être considéré comme unvéritable <strong>mythe</strong>, comme un <strong>mythe</strong> vivant. Autrement dit, unehistoire est mythique, moins d'abord par le contenu sémiotiqueou symbolique qui la définit <strong>et</strong> la singularise, qu'en raison de sarépétition <strong>et</strong> donc de sa réception par des agents. Le champ <strong>du</strong><strong>mythe</strong> est donc fondamentalement d'ordre pragmatique <strong>et</strong>herméneutique, c'est-à-dire constitué par les actes mentaux <strong>et</strong>sociaux de sa récitation, de son écoute <strong>et</strong> de son assimilation. Lavérité première <strong>du</strong> <strong>mythe</strong> réside dans son oralité <strong>et</strong> dansl'ensemble des pratiques corporelles qui accompagnent la parolequi le transm<strong>et</strong>. Comme en témoigne, parmi d'autres,l'<strong>et</strong>hnographe Jacques Dournes, les <strong>mythe</strong>s indochinois des Jöraine sauraient être compris qu'à partir de leur transmissionphysique incarnée: «Le mode oral (global) est le mode naturel leplus complètement humain d'impression <strong>et</strong> d'expression; vocal,il occupe le temps, atteint l'oreille, connote une présence del'ém<strong>et</strong>teur au récepteur <strong>du</strong> message; gestuel, il occupe l'espac<strong>et</strong>ridimensionnel, atteint la vue... Le style de la pro<strong>du</strong>ctionmythique est fondamentalement oral.» 44 Jacques Dournes, L'homme <strong>et</strong> son <strong>mythe</strong>, Paris, Aubier-Montaigne,1968, p. 92; voir aussi Marcel D<strong>et</strong>ienne, L'invention de la<strong>mytho</strong>logie, Paris, Gallimard, 1981.4


Mytho-<strong>phorie</strong>: <strong>formes</strong> <strong>et</strong> <strong>transformations</strong> <strong>du</strong> <strong>mythe</strong>De ce point de vue, un <strong>mythe</strong> est avant tout une histoireanonyme qui circule, en provenance d'une traditionimmémoriale, <strong>et</strong> qui est adressée à tout destinataire, présent oufutur, qui peut l'écouter; sa crédibilité ne dépend donc pas de sonauteur ou de l'identité de son premier énonciateur, généralementinconnus, <strong>et</strong> son audience ne vient pas de son adaptation à tel outel destinataire particulier. L'essentiel est qu'une histoire circule,qu'elle soit toujours reconnue comme digne d'être racontée parcequ'elle «parle» encore, fait toujours sens, pour ceux qui latransm<strong>et</strong>tent. C'est pourquoi l'acte de narration mythique nes'appuie pas sur un suj<strong>et</strong> énonciateur personnalisé, un suj<strong>et</strong>auteur,à qui peut être attribuée la responsabilité de l'inventionou celle de la transmission. Fondamentalement impersonnel,anonyme, le récit mythique est reçu comme un message sansauteur, à la troisième personne, <strong>et</strong> est à nouveau raconté à touttiers qui n'est, à son tour, qu'un relais dans le réseau des porteurs<strong>du</strong> <strong>mythe</strong>. Comme l'a noté J.-F. Lyotard, le <strong>mythe</strong> estinséparable <strong>du</strong> triangle pragmatique (Je, Tu, Il) dans lequels'articulent une série d'instructions perm<strong>et</strong>tant la circulation <strong>du</strong>savoir narratif <strong>et</strong> une série de noms propres qui sous-tendent unlien social: «Je (Y) raconte à toi (Z) une histoire que je tiens d'untiers, il (X)» 5 . D.-R. Dufour peut dès lors, à juste titre, insistersur la dynamique relationnelle inhérente à ce dispositif: «Cedispositif ternaire, narré/narrataire/narrateur, s'insère à l'endroitexact de la versalité <strong>du</strong> récit, entre complétude <strong>et</strong> incomplétude,pour la fixer. Tout nouvel acte de récitation de l'histoire, touteactualisation <strong>du</strong> récit, placera le nouveau narrateur (l'exnarrataire)dans la chaîne récurrente de la transmission <strong>du</strong> récit.Le "tu" qui s'adresse à moi lorsque j'écoute une histoire a ainsiune valeur fondamentale dans le processus de communication,celui de l'annonce.» 6 La propriété première <strong>du</strong> <strong>mythe</strong> est doncd'être un événement de l'annonce qui traverse la grande chaîne5 Jean-François Lyotard, La condition post-moderne, Paris, LesÉditions de Minuit, 1979, p. 35 sq.6 Robert-Dany Dufour, Les mystères de la trinité, Paris, Gallimard,1990, p. 154.5


Jean-Jacques Wunenburgerdes êtres d'un groupe social, <strong>et</strong> qui fait circuler une histoire quine concerne personne mais qui fait sens pour tous.Du clos à l'ouvertDans quelle mesure peut-on dès lors lier le <strong>mythe</strong> à uneorganisation narrative, fixe dans son contenu, figée dans sonexpression, qui devrait être scrupuleusement répétée <strong>et</strong>conservée? La <strong>mytho</strong>graphie contemporaine a certes lié sesavancées dans la connaissance <strong>mytho</strong>logique à la mise en avantde dispositifs stabilisateurs, inhérents à la normativité des récits.D'abord, l'étude systématique des récits mythiques d'un groupesocial donné perm<strong>et</strong> généralement de dégager <strong>et</strong> de m<strong>et</strong>tre envaleur leur organisation narrative. Les méthodes structurales, enparticulier, ont permis de radiographier les <strong>mythe</strong>s jusqu'à enfaire apparaître les fines <strong>et</strong> complexes architectoniquesmathématiques qui rendent compte de leur résistance logiqueinterne 7 . D'autre part, la phénoménologie <strong>et</strong> l'herméneutiquecomparée des <strong>mythe</strong>s ont con<strong>du</strong>it à valoriser, dans la <strong>mytho</strong>sphèr<strong>et</strong>raditionnelle, la représentation des origines <strong>et</strong> la fonctionmnésique de répétition d'un fondement 8 , ce qui rattache le<strong>mythe</strong> à un impératif éminemment conservateur. La traditionmythique se caractérise, de ce point de vue, par un mimétisme,qui perm<strong>et</strong> d'éviter la déperdition <strong>du</strong> sens <strong>et</strong> des valeurs, <strong>et</strong> quiest particulièrement favorisé par son inscription dans le rituel <strong>et</strong>plus largement dans les institutions cultuelles de la religion. Lastructure formelle comme la fonction mimétique amènent donc àvaloriser dans le <strong>mythe</strong> la répétition par rapport au changement,son identité par rapport à sa différence.Ces modèles d'analyse rejoignent, en un sens, lesobservations herméneutiques faites déjà dans l'Antiquité par lespremiers démythificateurs. En eff<strong>et</strong>, si le muthos doit s'opposer,à leurs yeux, au logos, à la vérité définie par une argumentation7 Voir Claude Lévi-Strauss, Mythologiques, Paris, Plon, 1964-1971.8 Voir Mircea Eliade, Le <strong>mythe</strong> de l'éternel r<strong>et</strong>our, Paris, Gallimard(coll. «Idées»), 1969.6


Mytho-<strong>phorie</strong>: <strong>formes</strong> <strong>et</strong> <strong>transformations</strong> <strong>du</strong> <strong>mythe</strong>rationnelle, il n'en reste pas moins que sa consistance <strong>et</strong> sonefficience, pour celui qui l'appréhende comme texte sensé,tiennent à sa forte articulation interne. Les premiers penseursgrecs, qui avaient commencé à démythifier leur culturereligieuse, au point de juger la <strong>mytho</strong>logie inférieure auxprocessus de ratiocination abstraite, ont cependant reconnucombien une histoire (muthos) reposait sur une structurecontraignante, au lieu d'être un assemblage hétéroclite deséquences ou d'actants. Platon, aussi bien qu'Aristote, prêtentainsi au <strong>mythe</strong> une organicité qui perm<strong>et</strong> de lui trouver uncommencement, un milieu <strong>et</strong> une fin dans l'agencement d'unehistoire. Dans le dialogue <strong>du</strong> Gorgias, Platon reconnaît ainsisignificativement: «Il n'est pas permis d'abandonner même des<strong>mythe</strong>s au milieu, mais seulement après leur avoir donné un<strong>et</strong>ête afin qu'(un <strong>mythe</strong>) n'erre pas sans tête.» 9Il reste que l'on ne saurait tirer de ces propriétés l'idée que le<strong>mythe</strong> oral se ramène à une totalité narrative, emprisonnée dansun moule rigide. Sur fond d'une matrice fixe, d'une formeholistique ordonnée, le <strong>mythe</strong> se révèle, en fait, avoir uncomportement métastable, à l'instar de phénomènes physiquesdynamiques toujours en déséquilibre. Bref, le <strong>mythe</strong> apparaît, àplus d'un titre, comme un composé d'ordre <strong>et</strong> de désordre, à lafois sur un plan synchronique <strong>et</strong> sur un plan diachronique:d'abord, dans le contexte des civilisations orales, il ne semblegénéralement pas exister de forme originaire unique, de versionprototypique, qui serait ensuite fidèlement conservée <strong>et</strong> répétée,de modèle primitif, qui constituerait la vérité de référence d'unrécit. Tout montre, au contraire, qu'un <strong>mythe</strong> est d'embléedémultiplié selon des variantes qui, tout en impliquant uncanevas commun, perm<strong>et</strong>tent des écarts, des innovations. C<strong>et</strong>teconstatation se vérifie même lors <strong>du</strong> passage de traditions oralesen versions poétiques écrites. Étudiant, par exemple, les <strong>mythe</strong>sgrecs d'Iphigénie, J. Boulogne n'observe qu'une incessantevariation de noms propres, de généalogies <strong>et</strong> de situations9 Platon, Gorgias, 505c, <strong>et</strong> le commentaire de Luc Brisson, Platon,les mots <strong>et</strong> les <strong>mythe</strong>s, Paris, Maspero, 1982, p. 72 sq.7


Jean-Jacques Wunenburgercritiques. «Ce que nous appelons le <strong>mythe</strong> d'Iphigénie résulted'une simplification abusive, qui privilégie, sans aucunenécessité <strong>mytho</strong>logique, le fruit d'un double travail: celui de lavie sociale, qui assure la circulation de telle version plutôt que d<strong>et</strong>elle autre, <strong>et</strong> celui des peintres, des sculpteurs, des poètes, <strong>et</strong>,plus généralement, des écrivains, qui évoquent ou convoquent,m<strong>et</strong>tent en scène ou en écrit, les figures <strong>du</strong> répertoire<strong>mytho</strong>logique, d'une manière ou d'une autre, selon leurpréférence.» 10 Un même type de <strong>mythe</strong> se conjugue donc aupluriel, entrant en un grand nombre de versions locales quiautorisent de larges modifications internes. Bref, un <strong>mythe</strong> estdavantage un thème indicateur qu'un texte contraignant, <strong>et</strong> sonflux de sens s'étale à travers un grand nombre de canaux qui luiconfèrent des singularités, qui en assurent la dissémination.C'est pourquoi un <strong>mythe</strong> varie, à une même époque, dansl'espace, selon des régions géographiques <strong>et</strong> selon les groupes depopulation; ensuite, tout <strong>mythe</strong> oralement transmis est soumiségalement à une évolution linéaire dans la <strong>du</strong>rée. Car même sil'on adm<strong>et</strong> la pression conservatrice <strong>du</strong> rituel, il ne semble pasque l'impératif mimétique suffise à inhiber une créativitécontinue <strong>et</strong> progressive. Au fur <strong>et</strong> à mesure que les versionsmultiples d'un même <strong>mythe</strong> sont transmises à travers le temps,elles subissent à leur tour des <strong>transformations</strong> secondaires quirenouvellent peu à peu l'histoire. L'acte oral de transmission est,à sa manière, toujours une forme de recréation 11 .Comme l'illustre encore J. Dournes, chez les Jörai,La récitation des <strong>mythe</strong>s, de préférencenocturne <strong>et</strong> en position couchée, suit unprocessus comparable. Le langage actuel,perceptible par l'entourage (sans que sa10 Jacques Boulogne, «Le travail des poètes sur le <strong>mythe</strong>», dansUranie, Université de Lille III, no 1, 1991, pp. 91-92.11 Voir, par exemple, Paul Zumthor, La l<strong>et</strong>tre <strong>et</strong> la voix, Paris, Seuil,1987; <strong>et</strong> les travaux de Marcel Jousse, Le style oral rythmique <strong>et</strong>mnémotechnique chez le verbo-moteur, Paris, Éd. G. Baron, 1990.8


Mytho-<strong>phorie</strong>: <strong>formes</strong> <strong>et</strong> <strong>transformations</strong> <strong>du</strong> <strong>mythe</strong>présence soit nécessaire), <strong>du</strong> suj<strong>et</strong> récitantexprime une expérience (pour lui aussi réelleque sa condition concrète présente) faite par unautre <strong>et</strong> qu'il reprend à son compte, saisissantle <strong>mythe</strong> comme action qu'il joue, réactivantun langage qu'il fait sien. Et j'ai constaté que,lorsque le Jörai prend conscience de c<strong>et</strong>tedimension peu explorée de lui-même, il lasaisit comme un appel à dépasser leprogramme fixé par sa société formaliste, <strong>et</strong>d'agi par le <strong>mythe</strong> il devient agissant. 12D'ailleurs, même Cl. Lévi-Strauss, qui a reconnu lacontrainte, dans la structure logico-combinatoire <strong>du</strong> <strong>mythe</strong>, desmécanismes d'invariance, n'en adm<strong>et</strong> pas moins des processus d<strong>et</strong>ransformation, sources de variation, sur le modèle des variationsmusicales de la fugue, <strong>et</strong> même des processus d'entropie quipeuvent con<strong>du</strong>ire au changement même <strong>du</strong> <strong>mythe</strong>. «C'est enappliquant systématiquement des règles d'opposition que les<strong>mythe</strong>s naissent, surgissent, se transforment en d'autres <strong>mythe</strong>squi se transforment à leur tour; <strong>et</strong> ainsi de suite, jusqu'à ce quedes seuils culturels ou linguistiques trop ar<strong>du</strong>s à franchir, oul'inertie propre à la machinerie mythique elle-même, ne délivrentplus que des <strong>formes</strong> affaissées <strong>et</strong> ren<strong>du</strong>es méconnaissables...» 13Le <strong>mythe</strong> présupposerait donc un double niveau d'organisation:un plan invariant <strong>et</strong> un plan probabiliste, à l'intérieur <strong>du</strong>quelvient se glisser la créativité indivi<strong>du</strong>elle 14 .Le <strong>mythe</strong> comme jeuÀ c<strong>et</strong> égard, le porte-parole traditionnel <strong>du</strong> <strong>mythe</strong> ne sauraitêtre unilatéralement assimilé à un agent cultuel manipulant aveccrainte une croyance sacrée. Il est, sans aucun doute, nécessaire12 Dournes, op. cit., p. 146.13 Claude Lévi-Strauss, Mythologiques. L'homme nu, Tome IV,Paris, Plon, 1971, p. 539.14 Ibid., p. 561.9


Jean-Jacques Wunenburgerde rem<strong>et</strong>tre en question un certain statut <strong>du</strong> <strong>mythe</strong>, hérité de saseule appartenance présumée au monde religieux, qui fait qu'onlui confère une gravité solennelle, attachée à un énoncévénérable <strong>et</strong> sacré. S'il existe certes des récits fondateurs plusimmuables que d'autres, en particulier <strong>du</strong> fait de leur insertiondans la vie cultuelle ou magique, tous les récits constitutifs de lamémoire d'un groupe ne peuvent leur être assimilés.Car, à vrai dire, le <strong>mythe</strong> oral fait aussi l'obj<strong>et</strong>, déjà dans lacivilisation traditionnelle, d'une distanciation critique ouironique, qui fonctionne comme un dispositif de mise en abîme,qui favorise la réceptivité multiple. Même si dans une sociététraditionnelle, à forte emprise mythique, les hommes croient àleur <strong>mythe</strong>, comme donateurs de sens, il n'en résulte pas qu'ilsles intériorisent par un mécanisme de pure fascination irréfléchie.Non seulement l'homme traditionnel sait qu'il s'agit d'histoires,qui suscitent d'abord une attention <strong>et</strong> une curiosité comme toutrécit, mais il ne lui est pas généralement interdit de les aborderavec un certain humour, une distanciation ironique, tout encontinuant à y accorder crédit <strong>et</strong> à en tirer des significationspersonnelles 15 . Pour J. Dournes, «le <strong>mythe</strong> n'est pas quelquechose de tout fait, il se fait à chaque récitation. Il est bâti sur unjeu de formules — jeu comme "jeu de société" <strong>et</strong> non "jeu declefs" — en figure de danse plus que d'épure» 16 ; «le <strong>mythe</strong> quin'est pas plus définitif qu'un essai, ne considère pas non plus cemonde-ci comme invariable; il en distrait l'homme en recréantdes assemblages disparates, des situations inversées. Distraction<strong>et</strong> récréation sont des eff<strong>et</strong>s de la fonction mythique.» 17 .Autrement dit, le <strong>mythe</strong> est aussi une occasion d<strong>et</strong>héâtralisation <strong>du</strong> langage qui comprend différents eff<strong>et</strong>s d<strong>et</strong>ransformation qui, loin d'être préjudiciables au sérieux <strong>du</strong> sens,peuvent participer à son intériorisation. Le dramatisation, mêmesous forme de comique, de la parole mythique est donc parfois15 Voir Johan Huizinga, Homo ludens, Paris, Gallimard, 1951.16 Dournes, op. cit., p. 95.17 Ibid., p. 186.10


Mytho-<strong>phorie</strong>: <strong>formes</strong> <strong>et</strong> <strong>transformations</strong> <strong>du</strong> <strong>mythe</strong>plus proche <strong>du</strong> spectacle que <strong>du</strong> culte, <strong>et</strong> par conséquentcompatible avec des attitudes de jeu, qui n'excluent en rien laprégnance de la signification, la profondeur de son impact surdes auditeurs ou des témoins.Il apparaît donc qu'un récit mythique est une formeimmatérielle de la culture, soumise à un processus dedifférenciation interne de sens, à la fois dans l'espace <strong>et</strong> dans l<strong>et</strong>emps, ce qui lui assure une démultiplication structurelle <strong>et</strong> passeulement accidentelle. Loin de constituer un patrimoined'histoires hiératiquement figé, le <strong>mythe</strong> est appelé, <strong>du</strong> fait deson partage <strong>et</strong> de sa transmission, à une métamorphosepermanente. Les narrateurs <strong>du</strong> <strong>mythe</strong>, loin d'être des porteparoleconformistes <strong>et</strong> stériles, en assurent un renouvellementcontinu. Raconter des <strong>mythe</strong>s c'est intro<strong>du</strong>ire de la différence, <strong>et</strong>donc, mythiser, c'est-à-dire participer au renouvellement, à larecréation <strong>du</strong> <strong>mythe</strong>. Le <strong>mythe</strong> est fondamentalement, dans sareprise même, poïétique, générateur de nouveauté <strong>et</strong> devariété. 18La réécriture <strong>du</strong> <strong>mythe</strong>Le jeu différenciateur interne à la répétition <strong>du</strong> <strong>mythe</strong>comporte donc une dimension démystificatrice qui, en songenre, démythifie l'héritage narratif pour le soum<strong>et</strong>tre à desinnovations qui remythisent, en r<strong>et</strong>our, la mémoire. Leproblème change, certes, de nature lorsque le <strong>mythe</strong> fait l'obj<strong>et</strong>,dans une culture donnée, d'une véritable démythification, c'est-àdirevoit son statut narratif contesté. En Grèce, par exemple, lemuthos commence à passer pour une fiction incohérente oumensongère, qui peut être démystifiée par un discours critique(logos). Simultanément d'ailleurs, les récits mythiquestraditionnels connaissent une transcription écrite qui favorisent18 Sur le thème de la variation dans la répétition, voir D<strong>et</strong>ienne,op. cit., p. 77 sq.11


Jean-Jacques Wunenburgerleur interprétation allégorique 19 . Mais faut-il assimiler c<strong>et</strong>tescission entre muthos <strong>et</strong> logos <strong>et</strong> la conversion concomitante del'oral à l'écriture, à une récession <strong>du</strong> <strong>mythe</strong>, voire à sadisparition 20 , ou ne convient-il pas plutôt d'y voir les conditionspossibles d'une renaissance? Les <strong>mythe</strong>s ne deviennent-ils pasun matériau disponible pour une autre pratique culturelle, leurréélaboration sous forme de pro<strong>du</strong>ction artistique ou de <strong>mythe</strong>spolitiques, par exemple, assumant un nouveau type decirculation de l'imaginaire dans des sociétés qui ont intégré lelogos?En un sens, si la vie <strong>du</strong> <strong>mythe</strong> est inséparable de sarecréation orale permanente, on devrait s'attendre à ce que lafixation des <strong>mythe</strong>s dans l'écriture <strong>et</strong> surtout leur interprétationallégorique entraînent le déclin, la pétrification, voire la fin <strong>du</strong><strong>mythe</strong>. Inscrit dans le langage écrit, le <strong>mythe</strong> ne serait plus quemémoire de signes morts, devenus, tout au plus, matériaux pourdes recompositions ludiques <strong>et</strong> esthétiques, ou supports d<strong>et</strong>raitements scientifiques afin d'en dégager une structure froide <strong>et</strong>abstraite. Il importe donc de se demander quel est le destin <strong>du</strong><strong>mythe</strong> dans la civilisation écrite; <strong>et</strong> si le passage à l'écritimplique une transcription de la parole, c<strong>et</strong>te transcription estellefatalement déperdition <strong>du</strong> sens ou ne peut-on pas s'attendre àce que la transcription <strong>du</strong> <strong>mythe</strong> devienne souvent l'occasiond'une réécriture qui serait, à son tour, un moment, une techniquede la continuation, voire de la réanimation d'un <strong>mythe</strong>? Bref, lepassage de l'oral à l'écrit <strong>et</strong> sa confrontation au logos ne seraientilspas l'occasion d'une autre forme de poïétique mythique,prolongeant la créativité spontanée de l'oralité?Du <strong>mythe</strong> au romanLa compréhension <strong>du</strong> rapport entre <strong>mythe</strong> oral <strong>et</strong> <strong>mythe</strong> écritest inséparable de la naissance même de genres littéraires, en19 Voir D<strong>et</strong>ienne, op. cit., p. 123 sq.; Jean Pépin, Mythe <strong>et</strong> allégorie,Paris, Aubier, 1958.20 Voir Lévi-Strauss, op. cit.12


Mytho-<strong>phorie</strong>: <strong>formes</strong> <strong>et</strong> <strong>transformations</strong> <strong>du</strong> <strong>mythe</strong>particulier en Occident. Le patrimoine littéraire (théâtre, poésie<strong>et</strong> plus tard roman) constitue, en eff<strong>et</strong>, un lieu de conservation <strong>et</strong>de transformation d'un patrimoine religieux antérieur. Dans laGrèce antique déjà, le théâtre se développe dans le sillage de la<strong>mytho</strong>logie archaïque 21 . En quel sens s'opère c<strong>et</strong>te transition?On peut certes, reprenant le procès généalogique fait déjàparF. Ni<strong>et</strong>zsche, considérer que la littérarisation <strong>et</strong> la théâtralisation<strong>du</strong> <strong>mythe</strong> dans l'Antiquité, en particulier dans la tragédie,correspondent à une rationalisation apollinienne, qui va de pairavec une perte <strong>du</strong> sens existentiel <strong>et</strong> cosmique <strong>du</strong> <strong>mythe</strong>religieux archaïque 22 . En ce sens, d'ailleurs, la naissance de laphilosophie, contemporaine de la création littéraire, confirmeraitun processus de démythisation générale de la culture au profit dela montée d'une ratiocination morbide, qui con<strong>du</strong>it plus tard àentériner la scission entre vie <strong>et</strong> pensée. De manière générale, lemuthos semble effectivement changer de signification. Aristote,par exemple, réhabilite le muthos comme mise en scène narratived'actions <strong>et</strong> de personnages, mais en fait la matrice de genreslittéraires d'où semblent exclu, de manière surprenante, le <strong>mythe</strong>social <strong>et</strong> oral lui-même 23 .Pourtant la création littéraire (parallèlement à la créationplastique) ne peut-elle pas être appréhendée aussi comme unmode de perpétuation <strong>du</strong> <strong>mythe</strong>? En particulier, le roman nepeut-il être considéré comme une transfiguration <strong>du</strong> <strong>mythe</strong> oral?Certes, la forme littéraire de l'écriture romanesque marque l<strong>et</strong>riomphe, dans la civilisation occidentale <strong>et</strong> chrétienne, de lasubjectivité indivi<strong>du</strong>elle, de l'imagination fictionnelle, qui estcontemporaine <strong>du</strong> «désenchantement» <strong>du</strong> monde. Prenant enconsidération les premiers romans grecs <strong>et</strong> les premiers romans21 Voir Aristote, op. cit.22 F. Ni<strong>et</strong>zsche, La naissance de la tragédie, Paris, Gonthier (coll.«Médiations»), 1964.23 Voir Pierre Chartier, Intro<strong>du</strong>ction aux grandes théories <strong>du</strong> roman,Paris, Bordas, 1990.13


Jean-Jacques Wunenburgerbaroques, G. Molinié montre d'ailleurs que «l'auteur de romannaît quand s'abîme la construction anonyme <strong>du</strong> <strong>mythe</strong>...L'inefficacité <strong>du</strong> <strong>mythe</strong> fait que la stylisation de l'univers devientpersonnelle, s'incarne dans des expériences communes; lareprésentation collective s'éparpille en une succession de destinsindivi<strong>du</strong>els irré<strong>du</strong>ctibles» 24 .Mais si la narration change de forme, le roman, à travers sapropre diversification historique <strong>et</strong> typologique, recon<strong>du</strong>it deshistoires homologues aux <strong>mythe</strong>s <strong>et</strong> en assure un partage <strong>et</strong> un<strong>et</strong>ransmission culturelle. P. Grimal a d'ailleurs soutenu que lespremiers romans grecs s'inscrivent dans le sillage d'une traditionpopulaire de conteurs <strong>et</strong> aident le lecteur à plonger dansl'épaisseur de l'expérience de la vie, au même titre que les<strong>mythe</strong>s archaïques. 25 L'expression littéraire, loin de se ré<strong>du</strong>ire àun processus de démythisation <strong>du</strong> monde, perm<strong>et</strong>trait doncd'assurer une transfiguration positive de certains contenusmythiques <strong>et</strong> par conséquent leur pérennisation. Si c<strong>et</strong>tehypothèse est acceptable, il s'agit encore de savoir quels types d<strong>et</strong>ransformations accompagnent le passage <strong>du</strong> <strong>mythe</strong> traditionnelau <strong>mythe</strong> littéraire? On peut, semble-t-il, en distinguer au moinstrois.La réanimation herméneutique24 Georges Molinié, «Roman grec <strong>et</strong> roman baroque: <strong>du</strong> Mythe auroman», dans Formation <strong>et</strong> survie des <strong>mythe</strong>s, Paris, Les Belles-L<strong>et</strong>tres, 1977, p. 80.25 Voir Pierre Grimal, préface à Romans grecs <strong>et</strong> latins, Paris,Gallimard (coll. «Pléiade»), 1963. On pourrait r<strong>et</strong>rouver unsemblable isomorphisme dans la littérature médiévale: voir JacquesRibard, «La littérature médiévale d'origine celtique <strong>et</strong> le <strong>mythe</strong>»,dans Problèmes <strong>du</strong> <strong>mythe</strong> <strong>et</strong> de son interprétation, Paris, LesBelles-L<strong>et</strong>tres, 1978, p. 119 sq.; une mise au point synthétique dansJean Libis, «Clôture mythique <strong>et</strong> ouverture romanesque», dans Art,<strong>mythe</strong> <strong>et</strong> création, Paris, Le hameau, 1988, p. 612 sq.14


Mytho-<strong>phorie</strong>: <strong>formes</strong> <strong>et</strong> <strong>transformations</strong> <strong>du</strong> <strong>mythe</strong>La démythification, telle qu'elle est menée à bien dèsl'Antiquité, est probablement un processus plus ambivalent qu'iln'y paraît. D'un côté, se développe incontestablement uneinterprétation ré<strong>du</strong>ctrice, qui vise à dé<strong>mytho</strong>logiser l'esprit, àm<strong>et</strong>tre fin à la médiation de l'imagination mythique au profit <strong>du</strong>seul usage de la raison analytique, qui confronte seulementdonnées de l'expérience <strong>et</strong> concept abstrait. C<strong>et</strong>te herméneutique<strong>du</strong> vide a d'ailleurs fini par s'étendre même aux récits religieux,sous le prétexte de purifier la foi <strong>et</strong> de la rendre compatible avecla raison. 26 Mais Platon, déjà, inaugure une autre voie, uneherméneutique instaurative de sens, qui réinvestit des récitsmythiques par l'exégèse pour en faire un mode de penséesymbolique. 27 Les <strong>mythe</strong>s peuvent donc donner lieu à unereprise de leur sens dans un nouveau contexte culturel deréception. Le discours mythique n'est plus, dès lors, affecté à larécitation mais à une explicitation <strong>du</strong> travail <strong>du</strong> sens, sous formenarrative ou plus généralement argumentative. La théologiechrétienne assume de même, à sa manière, l'héritage del'imaginaire de la <strong>mytho</strong>logie païenne en reconnaissant souventcombien les <strong>mythe</strong>s antérieurs énoncent de manière indirecte,voilée, figurée, oblique, des vérités de la nouvelle Révélationdivine 28 . L'exégèse néo-platonicienne, puis médiévale,appliquent d'ailleurs à l'ensemble des histoires saintes laquadruple interprétation selon les plans littéral, allégorique,anagogique <strong>et</strong> mystique 29 .On peut certes ne voir dans c<strong>et</strong>te destination inédite <strong>du</strong><strong>mythe</strong> qu'une intellectualisation discursive qui le dépouille de sa26 Voir par exemple la justification d'une dé<strong>mytho</strong>logisation dans lathéologie chez R. Bultmann.27 Pour la distinction des deux herméneutiques, voir Gilbert Durand,L'imagination symbolique, Paris, P.U.F., 1964. Et sur la différenceentre interprétation <strong>et</strong> exégèse, voir D<strong>et</strong>ienne, op. cit., p. 131 sq.28 Voir, par exemple, Jean Seznec, La survivance des dieux antiques,Paris, Flammarion (coll. «Champs»), 1993.29 Voir Henri de Lubac, Exégèse médiévale, les quatre sens del'Écriture, Paris, Desclée de Brouwer.15


Jean-Jacques Wunenburgerspécificité interne, puisqu'elle l'asservit aux impératifs noétiquesde la connaissance réfléchie. Il n'en reste pas moins que latradition exégétique a non seulement nourri une culture savanteavec ses recueils de récits, de personnages <strong>et</strong> de situationsexemplaires, qui incorporent le patrimoine mythique dans lesreprésentations <strong>et</strong> les croyances d'une société, mais a aussipermis d'enrichir les récits eux-mêmes de nouvelles couchessymboliques. Car l'art européen, tributaire <strong>du</strong> mouvementexégétique, sous sa forme religieuse ou profane, a assuré unerenutrition psychique de l'imaginaire collectif <strong>et</strong> surtout scandédes <strong>mythe</strong>s anciens selon de nouvelles rimes.Il est significatif de constater que les sciences humaineselles-mêmes continuent le travail historique de la théologie <strong>et</strong>participent à l'irradiation <strong>du</strong> sémantisme mythique traditionnel.Ainsi la psychanalyse, à travers ses expressions savantes commeà travers sa doxographie populaire, a réactivé des <strong>mythe</strong>s pouren faire des outils vivants de l'auto-compréhension de soi del'hommemoderne.S. Freud, par exemple, a sans aucun doute assuré à l'histoiregrecque d'Oedipe un rayonnement collectif <strong>et</strong> une pertinencepsycho-symbolique d'une plus grande ampleur que les tragédiesantiques. La médiation par le discours théorétique, scientifique,loin de vider le <strong>mythe</strong> de sa substance, lui redonne parfois, parses eff<strong>et</strong>s culturels, une nouvelle vitalité. L'abstraction injectéedans le <strong>mythe</strong> par l'exégèse religieuse ou l'herméneutique dessciences humaines se trouve alors, paradoxalement, entraînéedans un processus dialectique qui lui perm<strong>et</strong> d'être à nouveauchargé de concrétude anthropologique, de particularité psychosociale.Selon une logique hégélienne, on pourrait soutenir quel'interprétation rationnelle constitue, en ce sens, un moment denégativité, d'aliénation <strong>du</strong> <strong>mythe</strong>, qui précède unaccomplissement totalisateur, une intériorisation plus achevée. 3030 On pourrait faire des analyses semblables sur la réinjection sociale<strong>du</strong> <strong>mythe</strong> par le biais de l'imaginaire véhiculé par des idéologiespolitiques ou des manifestes activistes. Voir Raoul Girard<strong>et</strong>,16


Mytho-<strong>phorie</strong>: <strong>formes</strong> <strong>et</strong> <strong>transformations</strong> <strong>du</strong> <strong>mythe</strong>Ce processus de ré-immersion culturelle d'un <strong>mythe</strong>préalablement rationalisé est d'ailleurs prolongé <strong>et</strong> amplifiélorsque la culture herméneutique d'une époque nourrit à son tourla littérature. L'œuvre de Michel Tournier, par exemple, réinscritainsi dans le médium narratif des séquences de <strong>mythe</strong>spréalablement surchargés de nouvelles valences symboliquesdégagées par les sciences humaines, la psychanalyse, enparticulier 31 . Autrement dit, un <strong>mythe</strong> se survit à lui-même, à samanière, à partir <strong>du</strong> moment où il sert de substrat symbolique àdes visées de sens, dans un nouveau champ de réception. Sapérennité ne se laisse donc pas mesurer seulement à unesurvivance passive autochtone mais aussi à sa capacité à seprêter à de nouveaux réinvestissements de signification dans uncontexte culturel étranger, distant dans l'espace ou dans le temps.Le bricolage mythiqueDans une autre perspective, le <strong>mythe</strong> se transforme non parl'activité même de sa réception, mais par réorganisation de sonarchitecture narrative. Alors que dans la réactualisationherméneutique le <strong>mythe</strong> vivant est généralement repris dans satotalité de référence, pour être seulement relu autrement, il sevoit ici, au contraire, soumis à un travail créateur dedéstructuration. Un certain nombre de pro<strong>du</strong>ctions imaginatives,qui s'expriment par la voie de l'imagerie populaire ou <strong>du</strong>folklore 32 ou qui passent par la voie savante de l'art (peinture<strong>mytho</strong>logique, références poétiques), détotalisent les récitscollectifs, les décomposent en mythèmes (scènes, personnages,<strong>et</strong>c.) qui deviennent ainsi de véritables électrons de sens, libresde survivre pour eux-mêmes ou d'entrer dans de nouvellesassociations, de nouveaux récits. La poïétique mythique se greffeMythes <strong>et</strong> <strong>mytho</strong>logies politiques, Paris, Seuil, 1990; AndréR<strong>et</strong>zler, Mythes politiques modernes, Paris, P.U.F., 1981.31 Voir Michel Tournier, Le vent Paracl<strong>et</strong>, Paris, Gallimard (coll.«Folio»), 1979.32 Par exemple Jacques de Voragine, La légende dorée, Paris,Garnier-Flammarion, 1967.17


Jean-Jacques Wunenburgerdès lors sur une logique <strong>du</strong> démembrement-remembrement, quin'est pas sans rappeler la logique pro<strong>du</strong>ctive <strong>du</strong> bricolage, telleque la décrit Cl. Lévi-Strauss 33 . Dans ce cas, des fragments decorps matériels ou ici, en l'occurrence, textuels, se trouventréintro<strong>du</strong>its, après ré<strong>du</strong>ction de forme <strong>et</strong> combinaison rési<strong>du</strong>elle(hybridation), dans de nouveaux ensembles. Le <strong>mythe</strong> se survitainsi à lui-même, sur un mode épars, mais se voit par là-mêmedisséminé dans un vaste champ de références culturelles.On peut certes ne voir dans ce processus qu'une dislocationqui m<strong>et</strong> fin au paradigme <strong>du</strong> récit totalisateur considéré commela matrice d'une culture orale. On ne peut cependant ignorerqu'en bien des contextes religieux traditionnels déjà, le <strong>mythe</strong> nese déploie pas nécessairement sous forme d'un ensemblearchitectonique unifié, mais prend la forme éclatée de fragmentsd'histoire ou de formules. Ed. Ortigues en prend acte, parexemple, pour la <strong>mytho</strong>logie de plusieurs religions coutumièresafricaines, dont l'<strong>et</strong>hnographe ne recueille généralement que des«lambeaux d'une "connaissance" dispersée en divers contextescultuels ou institutionnels.» 34 Il m<strong>et</strong> d'ailleurs c<strong>et</strong>tefragmentation en parallèle avec la polymorphie <strong>du</strong> récit révélédans le monothéisme: «Partout pour atteindre au cœur, l'Espritcasse la L<strong>et</strong>tre. Le même décousu, caractéristique d'une penséereligieuse vivante, se r<strong>et</strong>rouve dans la confection des Livressaints: des collections de Logia ont précédé les Évangiles; lesplus vieilles sourates <strong>du</strong> Coran ont été écrites, dit-on, sur desossements <strong>et</strong> d'autres matériaux disjoints; la Bible d'Esdras estune marqu<strong>et</strong>terie de "documents"...» 35La transfiguration baroque33 Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962,p. 33 sq.34 Edmond Ortigues, Religions <strong>du</strong> Livre, religions de la coutume,Paris, Le Sycomore, 1981, p. 83.35 Ibid., p. 81.18


Mytho-<strong>phorie</strong>: <strong>formes</strong> <strong>et</strong> <strong>transformations</strong> <strong>du</strong> <strong>mythe</strong>Enfin, à l'intersection des deux logiques poïétiquesprécédentes, on peut dégager une procé<strong>du</strong>re de type «baroque»,dans laquelle une formation mythique se voit transformée parune ré-écriture ludique qui œuvre par le moyen d'inversions oude trompe-l'œil. La création fictionnelle contemporaine(littérature ou audiovisuelle) se présente ainsi souvent commeune libre recréation de <strong>mythe</strong>s anciens ou issus d'autrescontextes culturels. Il s'agit alors non d'un r<strong>et</strong>our <strong>du</strong> <strong>mythe</strong>,comme s'il s'agissait seulement d'adapter un <strong>mythe</strong> ancien auxconditions de sensibilité ou d'intelligibilité actuelles, mais d'unr<strong>et</strong>our au <strong>mythe</strong> avec une intention fictionnelle. L'écrivain, enadoptant une matrice mythique de référence, remythise ainsi lalittérature, au sens où il reconnaît que le <strong>mythe</strong> offre une chargesymbolique inégalée <strong>et</strong> inégalable par l'imagination indivi<strong>du</strong>elle.Mais au lieu de se faire le simple héraut posthume d'un <strong>mythe</strong>mort, l'écrivain renoue avec l'ensemble des procé<strong>du</strong>res devariation <strong>et</strong> de différenciation de la narrativité mythique afin defaire apparaître en filigrane une nouvelle histoire, inédite. Lenouveau texte <strong>du</strong> <strong>mythe</strong> est alors obtenu par des procédéscontrôlés d'emboîtement, de superposition, de métissage interculturel,de croisements inter-textuels (mélange de <strong>mythe</strong>sbibliques <strong>et</strong> <strong>du</strong> paganisme, par exemple), qui ne sont souvent pasdénués, à leur tour, d'humour ou d'ironie. Ainsi F. Tristan,défenseur d'un mouvement placé sous l'égide de la «Nouvellefiction», veut faire revivre dans de nouvelles histoires lapanoplie de l'imaginaire mythique tel que M. Eliade le plaçait àl'origine de la vision <strong>du</strong> monde traditionnel.Pour nous, hommes à la mémoire usée, auxsens perturbés, à l'intelligence encombrée,aucun r<strong>et</strong>our à ce stade originel n'estévidemment possible. En revanche, c'est àtravers le jeu même de c<strong>et</strong>te mémoire usée, deces sens perturbés, de c<strong>et</strong>te intelligenceencombrée que nous pouvons reprendre le filde ce poïein, portant au niveau de l'œuvre d'arttout ce que les "bons auteurs" <strong>et</strong> les "critiquespatentés" réprouvent, à savoir: la parodie,19


Jean-Jacques Wunenburgerl'invraisemblance, le collage, la digression,l'uchronie, les emboîtements successifs, lafalsification historique, le mélange des genres,les dialogues controuvés, les énigmes,l'ésotérisme, la manipulation <strong>du</strong> visible <strong>et</strong> del'invisible, <strong>du</strong> sérieux <strong>et</strong> <strong>du</strong> burlesque, <strong>du</strong>pseudo-scientifique <strong>et</strong> de l'épopée... 36Dans toutes ces pratiques, propres à la créativité artistiqueoccidentale, le matériau mythique, oral <strong>et</strong> autochtone, connaîtcertes un déplacement à la mesure de l'écart existant entre lacréativité permanente d'une civilisation traditionnelle <strong>et</strong> unerecréation artificielle, maintenue par des codes de créationlittéraire ou plastique. Faut-il cependant se crisper sur unenostalgie primitiviste <strong>et</strong> ne juger de l'imaginaire mythique qu'enfonction d'une perte, d'une distance, d'un écart par rapport à uneforme prototypique? Ou bien ne faut-il pas considérer que larichesse <strong>du</strong> <strong>mythe</strong> réside peut-être justement dans c<strong>et</strong>te capacitéd'anamorphose qui lui perm<strong>et</strong> de survivre lui-même sous d'autresexpressions? Un <strong>mythe</strong> est peut-être d'autant plus profond <strong>et</strong>riche qu'il résiste à c<strong>et</strong>te violence scripturaire, à c<strong>et</strong>te torsion desimaginations indivi<strong>du</strong>elles <strong>et</strong> fictionnantes <strong>et</strong> qu'il continue àsusciter une écoute — ou une lecture —, bref, à faire de l'eff<strong>et</strong>, àservir ici <strong>et</strong> maintenant à des hommes à élaborer <strong>du</strong> sens? À c<strong>et</strong>égard, un <strong>mythe</strong> qui, quoique profondément noué auxreprésentations <strong>et</strong> croyances d'un groupe, ne se laisserait jamaistra<strong>du</strong>ire, serait, non plus riche, mais plus pauvre que celui quiaccède à une tra<strong>du</strong>ctibilité universelle, à une translation spatiotemporellegénéralisée. L'imagination <strong>mytho</strong>-poïétique gagnedonc probablement à être arrachée à une surdéterminationromantique de sa singularité, de son «idiotie».Mythe <strong>et</strong> histoire36 Frédérick Tristan, dans Jeux de fiction, Figures, ÉditionsUniversitaires de Dijon, 1992, no 10, p. 77.20


Mytho-<strong>phorie</strong>: <strong>formes</strong> <strong>et</strong> <strong>transformations</strong> <strong>du</strong> <strong>mythe</strong>Le <strong>mythe</strong> semble donc relever d'une forme symboliqueéminemment mobile, malléable, qui renaît de ses cendres mêmelorsqu'elle semble avoir été per<strong>du</strong>e, qui dispose d'une plasticitéqui lui perm<strong>et</strong> d'amortir les différences <strong>et</strong> les <strong>transformations</strong>.Loin d'être une construction univoque, éternisée, craintivementconservée, le <strong>mythe</strong> constitue une matrice archétypale à partir delaquelle l'imagination recrée, régénère, reconstruit de nouvelleshistoires. L'atlas mythique donne donc lieu, dans une culturedonnée, à de perpétuelles <strong>transformations</strong>, qui impliquent à lafois des mouvements d'émergence <strong>et</strong> de déclin de certains<strong>mythe</strong>s, mais aussi des variations cycliques <strong>et</strong> rythmiques demêmes racines sémantiques. La vitalité de la sphère mythiquene se mesure donc jamais mieux qu'à travers les changements de<strong>mythe</strong>s, au double sens <strong>du</strong> terme, changements internes dans un<strong>mythe</strong>, <strong>et</strong> changements même de référentiels mythiques le longde la ligne <strong>du</strong> temps culturel. C<strong>et</strong>te transformation des <strong>mythe</strong>stouche d'ailleurs aussi bien les <strong>mythe</strong>s littéraires <strong>et</strong> artistiques engénéral, que les <strong>mythe</strong>s sociaux <strong>et</strong> politiques, qui s'entrerépondentsouvent à l'intérieur de la temporalité historique.21


Jean-Jacques WunenburgerDérivations <strong>et</strong> usureLa pérennité des <strong>mythe</strong>s semble être un fait plausible pourl'anthropologue <strong>et</strong> le sociologue qui se trouvent placés devantdes formations imaginaires dont l'innovation masquegénéralement mal la per<strong>du</strong>rance d'anciennes <strong>formes</strong> ou d'ancienscontenus. L'histoire des pro<strong>du</strong>ctions immatérielles est ainsi richeen récurrences, en pseudo-morphoses, en boucles, qui renvoientà ce que Par<strong>et</strong>o nomme des rési<strong>du</strong>s invariants. 37 Pourtant lecorpus mythique évolue au niveau de dérivations, c'est-à-dire dedéterminations différentes d'une même structure schématique,qui connaît des inflations <strong>et</strong> des déflations successives.C'est ainsi que Gilbert Durand reconstitue un type idéal <strong>du</strong><strong>mythe</strong> de Prométhée, sur la base de mythèmes originaires, fixesen qualité <strong>et</strong> en quantité, qui portent sur des actes, des situations<strong>et</strong> des décors (Nature titanesque, désobéissance adroite,châtiment, père des hommes, liberté, immortalité). Il devientcependant possible, dans un second temps, d'en étudier lesfluctuations historiques à travers plusieurs familles de <strong>mythe</strong>s,qui toutes convergent cependant vers «la foi en l'homme contrela foi en dieu... Ce <strong>mythe</strong> définit donc toujours une idéologierationaliste, humaniste, progressiste, scientiste <strong>et</strong>, quelquefois,socialiste.» 38 Mais tout au long de ses reprises, la structure <strong>du</strong><strong>mythe</strong> subit, dans certaines circonstances, des distorsions quipeuvent se faire «par modification ou intrusion dans les colonnesmythémiques.» 39 Le <strong>mytho</strong>logue découvre alors des loisgénérales, «des dérivations par perte pure <strong>et</strong> simple, parappauvrissement jusqu'à l'allégorie — <strong>et</strong> lorsqu'il n'y a plus37 Sur Par<strong>et</strong>o, voir Julien Freund, Par<strong>et</strong>o, la théorie de l'équilibre,Paris, Seghers, 1974.38 Gilbert Durand, «Pérennité, dérivation <strong>et</strong> usure <strong>du</strong> <strong>mythe</strong>», dansProblèmes <strong>du</strong> <strong>mythe</strong> <strong>et</strong> de son interprétation, Paris, Les Belles-L<strong>et</strong>tres, 1978, p. 35.39 Ibid., p. 38.22


Mytho-<strong>phorie</strong>: <strong>formes</strong> <strong>et</strong> <strong>transformations</strong> <strong>du</strong> <strong>mythe</strong>qu'un ou deux mythèmes, il n'y a plus de <strong>mythe</strong> —, ou alors paranastomose, captage d'autres séries mythiques proches.» 40G. Durand croit cependant nécessaire de repérer égalementun phénomène d'usure <strong>du</strong> <strong>mythe</strong> qui aboutit à son éclipse dans laculture. Ce processus peut suivre deux voies, l'une portant surl'excès de dénomination: on voit alors «comment, par simpleconservation <strong>du</strong> nom, <strong>du</strong> nom propre, pour le thyrse, pourProméthée, (...) mais par vidage de la substance mythémique,vous avez une usure <strong>du</strong> <strong>mythe</strong>, mais pas une disparition, car legerme mythique peut toujours bourgeonner à nouveau» 41 ;l'autre se pro<strong>du</strong>it, à l'opposé, par un excès de connotation, qui vade pair avec une impossibilité de la dénomination dans le <strong>mythe</strong>:le <strong>mythe</strong> est alors latent mais ne parvient pas à se fairereconnaître dans la littérarité <strong>du</strong> texte.La rythmique mythiqueÀ partir d'une telle méthode, on peut aussi suivre à la trace,sur un plan diachronique, comment des <strong>mythe</strong>s, anciens ounouveaux, orthodoxes ou hérétiques, dérivés ou usés, traversentl'ensemble <strong>du</strong> champ culturel <strong>et</strong> comment se formentrégulièrement des constellations cohérentes à travers leursexpressions sociales ou artistiques. Comme l'a établi aussi G.Durand, la mythanalyse perm<strong>et</strong>, en eff<strong>et</strong>, de reconstituer unesorte de rythmique culturelle pour un même phylum mythique <strong>et</strong>même des bassins de diversification géo-culturelle: d'une part,un même <strong>mythe</strong> suit une sorte de périodicité de son activation,qui peut être mesurée par un outillage statistique de fréquences.On peut ainsi m<strong>et</strong>tre en évidence, pour une époque donnée, des<strong>mythe</strong>s dominants <strong>et</strong> des <strong>mythe</strong>s récessifs, dont la <strong>du</strong>rée de viepeut même être évaluée à une période de trois générations 42 . Onpeut aussi, à l'échelle de la macro-histoire, de la longue <strong>du</strong>rée,40 Ibid., p. 47.41 Ibid., p. 44.42 Gilbert Durand, Figures mythiques <strong>et</strong> visages de l'œuvre, Paris,Berg International, 1979.23


Jean-Jacques Wunenburgerrepérer des r<strong>et</strong>ours cycliques d'un même paqu<strong>et</strong> de <strong>mythe</strong>s, quiservent, à chaque moment, d'interprétant commun del'expérience sociale. G. Durand reconstitue ainsi la rythmiqued'actualisation <strong>du</strong> <strong>mythe</strong> d'Hermès qui donne lieu à six ou sept«explosions» successives, chacune se voyant cependantmodifiée sous la pression d'une dérivation par syncrétisme, quise pro<strong>du</strong>it «lorsque dans une aire historico-culturelle un <strong>mythe</strong>,en totalité ou en partie, est confon<strong>du</strong>, annexé ou annexantd'autres travées mythiques.» 43 C'est ainsi qu'à l'époque de laRenaissance gothique <strong>du</strong> XII e siècle, Hermès-Mercure se voit, àtravers l'alchimie, associé à un principe lunaire, alors qu'ildevient plutôt mercurial au XVI e siècle <strong>et</strong> finit égyptianisé, aucontraire, à la fin <strong>du</strong> XVIII e siècle; d'autre part, un même phylummythique peut donner lieu, même dans la civilisation écrite, àune diversification géoculturelle selon des bassins sémantiquesqui accentuent, chacun selon son ruissellement, tel ou tel paqu<strong>et</strong>de significations. Un <strong>mythe</strong> se décline donc bien au pluriel,s'orientant vers des polarités qui actualisent chacune une partie<strong>du</strong> message herméneutique qui lui est immanent. G. Durandrepère ainsi, dans l'Europe chrétienne, un véritable atlas géoculturel,qui accueille selon un nombre fixe de pôles, lesdifférents <strong>mythe</strong>s dominants d'une époque. Parmi d'autres, onpeut comparer ainsi le climat socioculturel celtique qui vadériver le <strong>mythe</strong> en général <strong>du</strong> côté de «figurations naturelles»voire réalistes, alors que le climat germanique «va dériver tout<strong>mythe</strong> dans le sens d'une intériorisation.» 44 Dans toutes cesfigures se trouve donc attestée une dynamique de pluralisationqui assure, par là-même, la prégnance <strong>du</strong> <strong>mythe</strong> dans la culture.43 Gilbert Durand, «Permanence <strong>du</strong> <strong>mythe</strong> <strong>et</strong> changement del'histoire», dans Le <strong>mythe</strong> <strong>et</strong> le mythique, Cahiers de l'hermétisme,Paris, Albin Michel, 1987, p. 22.44 Ibid., pp. 20-21; voir aussi notre analyse: «L'imaginaire baroque:approche morphologique à partir <strong>du</strong> structuralisme figuratif deG. Durand», dans Cahiers de l'imaginaire, Privat éditeur, no 3,1989, p. 63 sq.24


Mytho-<strong>phorie</strong>: <strong>formes</strong> <strong>et</strong> <strong>transformations</strong> <strong>du</strong> <strong>mythe</strong>Au terme de ces différents parcours, le <strong>mythe</strong> se révèle bienêtre une forme imaginative profondément auto-plastique <strong>et</strong>créative. Et c<strong>et</strong>te créativité repose, paradoxalement, sur unecertaine démythisation, c'est-à-dire sur une altération de satransmission littérale, sur un affaiblissement des attitudesd'adhésion, qui laissent place, dans la labilité labyrinthique <strong>du</strong>récit, pour une subjectivité qui se réapproprie la forme <strong>et</strong> le sens,la syntaxe <strong>et</strong> la sémantique.Mais c<strong>et</strong>te créativité est généralement contenue, pour qu'ellerende possible une perpétuelle remythisation, à l'intérieur destructures dynamiques, orientées <strong>et</strong> polarisées, qui canalisentculturellement la <strong>mytho</strong>-poïétique. Car le propre <strong>du</strong> <strong>mythe</strong> estbien, comme l'ont dégagé les approches structuraliste <strong>et</strong> formiste,confirmées par la psychologie des profondeurs, d'offrir unerésistance propre, une «antitypie», qui en fait une véritablematière psychique, une réalité archétypale qui traverse les temps<strong>et</strong> les cultures, <strong>et</strong> qui le rattache à des universaux, à des <strong>formes</strong> apriori de toute imagination. Mais c<strong>et</strong>te contrainte substantielleintrinsèque rend précisément possible la métamorphose <strong>du</strong><strong>mythe</strong>, qui se révèle être un processus complexe qui noueensemble des facteurs internes (intention herméneutique) <strong>et</strong> desfacteurs externes (prégnance culturelle de l'imaginaire).Il reste seulement à déterminer si l'approche scientifique <strong>du</strong><strong>mythe</strong>, <strong>du</strong>e au travail de théorisation des sciences humaines,participe elle-même de c<strong>et</strong>te logique de la métamorphose. Elle a,sans doute, entraîné une objectivation <strong>et</strong> donc une altérationinédites <strong>du</strong> <strong>mythe</strong>, plus profondes que toute allégorisationantérieure, <strong>et</strong> fait souvent naître des obstacles épistémologiquesimprévus, qui peuvent occasionner une mystificationanthropologique sur l'homo sermonis, l'homme de parole; mais,par une sorte de ruse de l'histoire, la discipline <strong>mytho</strong>graphiqueou <strong>mytho</strong>logique a peut-être contribué aussi, en c<strong>et</strong>te find'extrême histoire de l'Occident, à remythiser le monde <strong>et</strong> à fairenaître de nouveaux <strong>mythe</strong>s, qui ne sont finalement que desmétamorphoses des plus anciens. Car le logos des scienceshumaines a redécouvert, contre toute attente, ses propres limites25


Jean-Jacques Wunenburger<strong>et</strong> refait place, au cœur de l'Anthropos, au muthos, fondateur d<strong>et</strong>out sens.26

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