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Un vie Guy de MAUPASSANT - Pitbook.com

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Jan<strong>vie</strong>r 2001<strong>Un</strong> <strong>vie</strong><strong>Guy</strong> <strong>de</strong> <strong>MAUPASSANT</strong>


IJeanne, ayant fini ses malles, s'approcha <strong>de</strong> la fenêtre,mais la pluie ne cessait pas.L'averse, toute la nuit, avait sonné contre les carreaux etles toits. Le ciel bas et chargé d'eau semblait crevé, sevidant sur la terre, la délayant en bouillie, la fondant<strong>com</strong>me du sucre. Des rafales passaient pleines d'unechaleur lour<strong>de</strong>. Le ronflement <strong>de</strong>s ruisseaux débordésemplissait les rues désertes où les maisons, <strong>com</strong>me <strong>de</strong>séponges, buvaient l'humidité qui pénétrait au-<strong>de</strong>dans etfaisait suer les murs <strong>de</strong> la cave au grenier.Jeanne, sortie la veille du couvent, libre enfin pourtoujours, prête à saisir tous les bonheurs <strong>de</strong> la <strong>vie</strong> dont ellerêvait <strong>de</strong>puis si longtemps, craignait que son père hésitâtà partir si le temps ne s'éclaircissait pas, et pour lacentième fois <strong>de</strong>puis le matin elle interrogeait l'horizon.Puis elle s'aperçut qu'elle avait oublié <strong>de</strong> mettre soncalendrier dans son sac <strong>de</strong> voyage. Elle cueillit sur le murle petit carton divisé par mois, et portant au milieu d'un<strong>de</strong>ssin la date <strong>de</strong> l'année courante 1819 en chiffres d'or.Puis elle biffa à coups <strong>de</strong> crayon les quatre premièrescolonnes, rayant chaque nom <strong>de</strong> saint jusqu'au 2 mai, jour<strong>de</strong> sa sortie du couvent.<strong>Un</strong>e voix, <strong>de</strong>rrière la porte, appela: "Jeannette!"Jeanne répondit: "Entre, papa." Et son père parut.Le baron Simon-Jacques Le Perthuis <strong>de</strong>s Vauds était un


gentilhomme <strong>de</strong> l'autre siècle, maniaque et bon. Discipleenthousiaste <strong>de</strong> J.-J. Rousseau, il avait <strong>de</strong>s tendressesd'amant pour la nature, les champs, les bois, les bêtes.Aristocrate <strong>de</strong> naissance, il haïssait par instinct quatrevingt-treize;mais philosophe par tempérament, et libéralpar éducation, il exécrait la tyrannie d'une haineinoffensive et déclamatoire.Sa gran<strong>de</strong> force et sa gran<strong>de</strong> faiblesse, c'était la bonté, unebonté qui n'avait pas assez <strong>de</strong> bras pour caresser, pourdonner, pour étreindre, une bonté <strong>de</strong> créateur, éparse, sansrésistance, <strong>com</strong>me l'engourdissement d'un nerf <strong>de</strong> lavolonté, une lacune dans l'énergie, presque un vice.Homme <strong>de</strong> théorie, il méditait tout un plan d'éducationpour sa fille, voulant la faire heureuse, bonne, droite ettendre.Elle était <strong>de</strong>meurée jusqu'à douze ans dans la maison,puis, malgré les pleurs <strong>de</strong> la mère, elle fut mise au Sacré-Coeur.Il l'avait tenue là sévèrement enfermée, cloîtrée, ignorée etignorante <strong>de</strong>s choses humaines. Il voulait qu'on la luirendît chaste à dix-sept ans pour la tremper lui-même dansune sorte <strong>de</strong> bain <strong>de</strong> poésie raisonnable; et, par leschamps, au milieu <strong>de</strong> la terre fécondée, ouvrir son âme,dégourdir son ignorance à l'aspect <strong>de</strong> l'amour naïf, <strong>de</strong>stendresses simples <strong>de</strong>s animaux, <strong>de</strong>s lois sereines <strong>de</strong> la<strong>vie</strong>.Elle sortait maintenant du couvent, radieuse, pleine <strong>de</strong>sèves et d'appétits <strong>de</strong> bonheur, prête à toutes les joies, à


tous les hasards charmants que dans le désoeuvrement <strong>de</strong>sjours, la longueur <strong>de</strong>s nuits, la solitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s espérances,son esprit avait déjà parcourus.Elle semblait un portrait <strong>de</strong> Véronèse avec ses cheveuxd'un blond luisant qu'on aurait dit avoir déteint sur sachair, une chair d'aristocrate à peine nuancée <strong>de</strong> rose,ombrée d'un léger duvet, d'une sorte <strong>de</strong> velours pâle qu'onapercevait un peu quand le soleil la caressait. Ses yeuxétaient bleus, <strong>de</strong> ce bleu opaque qu'ont ceux <strong>de</strong>sbonshommes en faïence <strong>de</strong> Hollan<strong>de</strong>.Elle avait, sur l'aile gauche <strong>de</strong> la narine, un petit grain <strong>de</strong>beauté, un autre à droite, sur le menton, où frisaientquelques poils si semblables à sa peau qu'on lesdistinguait à peine. Elle était gran<strong>de</strong>, mûre <strong>de</strong> poitrine,ondoyante <strong>de</strong> la taille. Sa voix nette semblait parfois tropaiguë; mais son rire franc jetait <strong>de</strong> la joie autour d'elle.Souvent, d'un geste familier, elle portait ses <strong>de</strong>ux mains àses tempes <strong>com</strong>me pour lisser sa chevelure.Elle courut à son père et l'embrassa, en l'étreignant: "Ehbien, partons-nous?" dit-elle.Il sourit, secoua ses cheveux déjà blancs, et qu'il portaitassez longs, et, tendant la main vers la fenêtre:"Comment veux-tu voyager par un temps pareil?"Mais elle le priait, câline et tendre: "Oh! papa, partons, jet'en supplie. Il fera beau dans l'après-midi.- Mais ta mère n'y consentira jamais.- Si, je te le promets, je m'en charge.- Si tu par<strong>vie</strong>ns à déci<strong>de</strong>r ta mère, je veux bien, moi.”


Et elle se précipita vers la chambre <strong>de</strong> la baronne. Car elleavait attendu ce jour du départ avec une impatiencegrandissante.Depuis son entrée au Sacré-Coeur elle n'avait pas quittéRouen, son père ne permettant aucune distraction avantl'âge qu'il avait fixé. Deux fois seulement on l'avaitemmenée quinze jours à Paris, mais c'était une villeencore, et elle ne rêvait que la campagne.Elle allait maintenant passer l'été dans leur propriété <strong>de</strong>sPeuples, <strong>vie</strong>ux château <strong>de</strong> famille planté sur la falaise prèsd'Yport; et elle se promettait une joie infinie <strong>de</strong> cette <strong>vie</strong>libre au bord <strong>de</strong>s flots. Puis il était entendu qu'on luifaisait don <strong>de</strong> ce manoir, qu'elle habiterait toujourslorsqu'elle serait mariée.Et la pluie, tombant sans répit <strong>de</strong>puis la veille au soir,était le premier gros chagrin <strong>de</strong> son existence.Mais, au bout <strong>de</strong> trois minutes, elle sortit, en courant, <strong>de</strong>la chambre <strong>de</strong> sa mère, criant par toute la maison: "Papa,papa! maman veut bien; fais atteler."Le déluge ne s'apaisait point; on eût dit même qu'ilredoublait quand la calèche s'avança <strong>de</strong>vant la porte.Jeanne était prête à monter en voiture lorsque la baronne<strong>de</strong>scendit l'escalier, soutenue d'un côté par son mari, et, <strong>de</strong>l'autre, par une gran<strong>de</strong> fille <strong>de</strong> chambre forte et biendécouplée <strong>com</strong>me un gars. C'était une Norman<strong>de</strong> du pays<strong>de</strong> Caux, qui paraissait au moins vingt ans, bien qu'elle eneût au plus dix-huit. On la traitait dans la famille un peu<strong>com</strong>me une secon<strong>de</strong> fille, car elle avait été la soeur <strong>de</strong> lait


<strong>de</strong> Jeanne. Elle s'appelait Rosalie.Sa principale fonction consistait d'ailleurs à gui<strong>de</strong>r les pas<strong>de</strong> sa maîtresse <strong>de</strong>venue énorme <strong>de</strong>puis quelques annéespar suite d'une hypertrophie du coeur dont elle se plaignaitsans cesse.La baronne atteignit, en soufflant beaucoup, le perron du<strong>vie</strong>il hôtel, regarda la cour où l'eau ruisselait et murmura:"Ce n'est vraiment pas raisonnable."Son mari, toujours souriant, répondit: "C'est vous quil'avez voulu, madame Adélaï<strong>de</strong>."Comme elle portait ce nom pompeux d'Adélaï<strong>de</strong>, il lefaisait toujours précé<strong>de</strong>r <strong>de</strong> "madame" avec un certain air<strong>de</strong> respect un peu moqueur.Puis elle se remit en marche et monta péniblement dans lavoiture dont tous les ressorts plièrent. Le baron s'assit àson côté, Jeanne et Rosalie prirent place sur la banquetteà reculons.La cuisinière Ludivine apporta <strong>de</strong>s masses <strong>de</strong> manteauxqu'on disposa sur les genoux, plus <strong>de</strong>ux paniers qu'ondissimula sous les jambes; puis elle grimpa sur le siège àcôté du père Simon, et s'enveloppa d'une gran<strong>de</strong>couverture qui la coiffait entièrement. Le concierge et safemme vinrent saluer en fermant la portière; ils reçurentles <strong>de</strong>rnières re<strong>com</strong>mandations pour les malles qui<strong>de</strong>vaient suivre dans une charrette; et on partit.Le père Simon, le cocher, la tête baissée, le dos arrondisous la pluie, disparaissait dans son carrick à triple collet.La bourrasque gémissante battait les vitres, inondait la


chaussée.La berline, au grand trot <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux chevaux, dévalaron<strong>de</strong>ment sur le quai, longea la ligne <strong>de</strong>s grands naviresdont les mâts, les vergues, les cordages se dressaienttristement dans le ciel ruisselant <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s arbresdépouillés; puis elle s'engagea sur le long boulevard dumont Ribou<strong>de</strong>t.Bientôt on traversa les prairies; et <strong>de</strong> temps en temps unsaule noyé, les branches tombantes avec unabandonnement <strong>de</strong> cadavre, se <strong>de</strong>ssinait gravement àtravers un brouillard d'eau. Les fers <strong>de</strong>s chevauxclapotaient et les quatre roues faisaient <strong>de</strong>s soleils <strong>de</strong>boue.On se taisait; les esprits eux-mêmes semblaient mouillés<strong>com</strong>me la terre. Petite mère se renversant appuya sa têteet ferma les paupières. Le baron considérait d'un oeilmorne les campagnes monotones et trempées. Rosalie, unpaquet sur les genoux, songeait <strong>de</strong> cette songerie animale<strong>de</strong>s gens du peuple. Mais Jeanne, sous ce ruissellementtiè<strong>de</strong>, se sentait revivre ainsi qu'une plante enfermée qu'on<strong>vie</strong>nt <strong>de</strong> remettre à l'air; et l'épaisseur <strong>de</strong> sa joie, <strong>com</strong>meun feuillage, abritait son coeur <strong>de</strong> la tristesse. Bien qu'ellene parlât pas, elle avait en<strong>vie</strong> <strong>de</strong> chanter, <strong>de</strong> tendre au<strong>de</strong>horssa main pour l'emplir d'eau qu'elle boirait; et ellejouissait d'être emportée au grand trot <strong>de</strong>s chevaux, <strong>de</strong>voir la désolation <strong>de</strong>s paysages, et <strong>de</strong> se sentir à l'abri aumilieu <strong>de</strong> cette inondation.Et sous la pluie acharnée les croupes luisantes <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux


Comme ils vivaient simplement, ce revenu aurait suffi s'iln'y avait eu dans la maison un trou sans fond toujoursouvert, la bonté. Elle tarissait l'argent dans leurs mains<strong>com</strong>me le soleil tarit l'eau <strong>de</strong>s marécages. Cela coulait,fuyait, disparaissait. Comment? Personne n'en savait rien.À tout moment l'un d'eux disait: "Je ne sais <strong>com</strong>ment celas'est fait, j'ai dépensé cent francs aujourd'hui sans rienacheter <strong>de</strong> gros.”Cette facilité <strong>de</strong> donner était du reste un <strong>de</strong>s grandsbonheurs <strong>de</strong> leur <strong>vie</strong>; et ils s'entendaient sur ce point d'unefaçon superbe et touchante.Jeanne <strong>de</strong>manda: "Est-ce beau, maintenant, monchâteau?"Le baron répondit gaiement: "Tu verras, fillette."Mais peu à peu, la violence <strong>de</strong> l'averse diminuait; puis cene fut plus qu'une sorte <strong>de</strong> brume, une très fine poussière<strong>de</strong> pluie voltigeant. La voûte <strong>de</strong>s nuées semblait s'élever,blanchir; et soudain, par un trou qu'on ne voyait point, unlong rayon <strong>de</strong> soleil oblique <strong>de</strong>scendit sur les prairies.Et, les nuages s'étant fendus, le fond bleu du firmamentparut; puis la déchirure s'agrandit <strong>com</strong>me un voile qui sedéchire; et un beau ciel pur d'un azur net et profond sedéveloppa sur le mon<strong>de</strong>.<strong>Un</strong> souffle frais et doux passa, <strong>com</strong>me un soupir heureux<strong>de</strong> la terre; et, quand on longeait <strong>de</strong>s jardins ou <strong>de</strong>s bois,on entendait parfois le chant alerte d'un oiseau qui séchaitses plumes.Le soir venait. Tout le mon<strong>de</strong> dormait maintenant dans la


voiture, excepté Jeanne. Deux fois on s'arrêta dans <strong>de</strong>sauberges pour laisser souffler les chevaux et leur donnerun peu d'avoine avec <strong>de</strong> l'eau.Le soleil s'était couché; <strong>de</strong>s cloches sonnaient au loin.Dans un petit village on alluma les lanternes; et le cielaussi s'illumina d'un fourmillement d'étoiles. Des maisonséclairées apparaissaient <strong>de</strong> place en place, traversant lesténèbres d'un point <strong>de</strong> feu; et tout d'un coup, <strong>de</strong>rrière unecôte, à travers <strong>de</strong>s branches <strong>de</strong> sapins, la lune, rouge,énorme, et <strong>com</strong>me engourdie <strong>de</strong> sommeil, surgit.Il faisait si doux que les vitres <strong>de</strong>meuraient baissées.Jeanne, épuisée <strong>de</strong> rêve, rassasiée <strong>de</strong> visions heureuses, sereposait maintenant. Parfois l'engourdissement d'uneposition prolongée lui faisait rouvrir les yeux; alors elleregardait au-<strong>de</strong>hors, voyait dans la nuit lumineuse passerles arbres d'une ferme, ou bien quelques vaches çà et làcouchées en un champ, et qui relevaient la tête. Puis ellecherchait une posture nouvelle, essayait <strong>de</strong> ressaisir unsonge ébauché; mais le roulement continu <strong>de</strong> la voitureemplissait ses oreilles, fatiguait sa pensée et elle refermaitles yeux, se sentant l'esprit courbaturé <strong>com</strong>me le corps.Cependant on s'arrêta. Des hommes et <strong>de</strong>s femmes setenaient <strong>de</strong>bout <strong>de</strong>vant les portières avec <strong>de</strong>s lanternes àla main. On arrivait. Jeanne subitement réveillée sautabien vite. Père et Rosalie, éclairés par un fermier,portèrent presque la baronne tout à fait exténuée, geignant<strong>de</strong> détresse, et répétant sans cesse d'une petite voixexpirante: "Ah! mon Dieu! mes pauvres enfants!" Elle ne


voulut rien boire, rien manger, se coucha et tout aussitôtdormit.Jeanne et le baron soupèrent en tête-à-tête.Ils souriaient en se regardant, se prenaient les mains àtravers la table; et, saisis tous <strong>de</strong>ux d'une joie enfantine,ils se mirent à visiter le manoir réparé.C'était une <strong>de</strong> ces hautes et vastes <strong>de</strong>meures norman<strong>de</strong>stenant <strong>de</strong> la ferme et du château, bâties en pierresblanches <strong>de</strong>venues grises, et spacieuses à loger une race.<strong>Un</strong> immense vestibule séparait en <strong>de</strong>ux la maison et latraversait <strong>de</strong> part en part, ouvrant ses gran<strong>de</strong>s portes surles <strong>de</strong>ux faces. <strong>Un</strong> double escalier semblait enjamber cetteentrée, laissant vi<strong>de</strong> le centre, et joignant au premier ses<strong>de</strong>ux montées à la façon d'un pont.Au rez-<strong>de</strong>-chaussée, à droite, on entrait dans le salondémesuré, tendu <strong>de</strong> tapisseries à feuillages où sepromenaient <strong>de</strong>s oiseaux. Tout le meuble, en tapisserie aupetit point, n'était que l'illustration <strong>de</strong>s Fables <strong>de</strong> LaFontaine; et Jeanne eut un tressaillement <strong>de</strong> plaisir enretrouvant une chaise qu'elle avait aimée, étant toutenfant, et qui représentait l'histoire du Renard et <strong>de</strong> laCigogne.À côté du salon s'ouvraient la bibliothèque pleine <strong>de</strong> livresanciens, et <strong>de</strong>ux autres pièces inutilisées; à gauche, lasalle à manger en boiseries neuves, la lingerie, l'office, lacuisine et un petit appartement contenant une baignoire.<strong>Un</strong> corridor coupait en long tout le premier étage. Les dixportes <strong>de</strong>s dix chambres s'alignaient sur cette allée. Tout


au fond, à droite, était l'appartement <strong>de</strong> Jeanne. Ils yentrèrent. Le baron venait <strong>de</strong> le faire remettre à neuf,ayant employé simplement <strong>de</strong>s tentures et <strong>de</strong>s meublesrestés sans usage dans les greniers.Des tapisseries d'origine flaman<strong>de</strong>, et très <strong>vie</strong>illes,peuplaient ce lieu <strong>de</strong> personnages singuliers.Mais, en apercevant son lit, la jeune fille poussa <strong>de</strong>s cris<strong>de</strong> joie. Aux quatre coins, quatre grands oiseaux <strong>de</strong> chêne,tout noirs et luisants <strong>de</strong> cire, portaient la couche etparaissaient en être les gardiens. Les côtés représentaient<strong>de</strong>ux larges guirlan<strong>de</strong>s <strong>de</strong> fleurs et <strong>de</strong> fruits sculptés; etquatre colonnes finement cannelées, que terminaient <strong>de</strong>schapiteaux corinthiens, soulevaient une corniche <strong>de</strong> roseset d'Amours enroulés.Il se dressait monumental, et tout gracieux cependant,malgré la sévérité du bois bruni par le temps.Le couvre-pied et la tenture du ciel <strong>de</strong> lit scintillaient<strong>com</strong>me <strong>de</strong>ux firmaments. Ils étaient faits d'une soieantique d'un bleu foncé qu'étoilaient par places <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>sfleurs <strong>de</strong> lis brodées d'or.Quand elle l'eut bien admiré, Jeanne, élevant sa lumière,examina les tapisseries pour en <strong>com</strong>prendre le sujet.<strong>Un</strong> jeune seigneur et une jeune dame habillés en vert, enrouge et en jaune, <strong>de</strong> la façon la plus étrange, causaientsous un arbre bleu où mûrissaient <strong>de</strong>s fruits blancs. <strong>Un</strong>gros lapin <strong>de</strong> même couleur broutait un peu d'herbe grise.Juste au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s personnages, dans un lointain <strong>de</strong>convention, on apercevait cinq petites maisons ron<strong>de</strong>s,


aux toits aigus; et là-haut, presque dans le ciel, un moulinà vent tout rouge.De grands ramages, figurant <strong>de</strong>s fleurs, circulaient danstout cela.Les <strong>de</strong>ux autres panneaux ressemblaient beaucoup aupremier, sauf qu'on voyait sortir <strong>de</strong>s maisons quatre petitsbonshommes vêtus à la façon <strong>de</strong>s Flamands et qui levaientles bras au ciel en signe d'étonnement et <strong>de</strong> colèreextrêmes.Mais la <strong>de</strong>rnière tenture représentait un drame. Près dulapin qui broutait toujours, le jeune homme étendusemblait mort. La jeune dame, le regardant, se perçait lesein d'une épée, et les fruits <strong>de</strong> l'arbre étaient <strong>de</strong>venusnoirs.Jeanne renonçait à <strong>com</strong>prendre quand elle découvrit dansun coin une bestiole microscopique, que le lapin, s'il eûtvécu, aurait pu manger <strong>com</strong>me un brin d'herbe. Etcependant c'était un lion.Alors elle reconnut les malheurs <strong>de</strong> Pyrame et <strong>de</strong> Thysbé;et, quoiqu'elle sourît <strong>de</strong> la simplicité <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ssins, elle sesentit heureuse d'être enfermée dans cette aventured'amour qui parlerait sans cesse à sa pensée <strong>de</strong>s espoirschéris, et ferait planer, chaque nuit, sur son sommeil, cettetendresse antique et légendaire.Tout le reste du mobilier unissait les styles les plus divers.C'étaient ces meubles que chaque génération laisse dansla famille et qui font <strong>de</strong>s anciennes maisons <strong>de</strong>s sortes <strong>de</strong>musées où tout se mêle. <strong>Un</strong>e <strong>com</strong>mo<strong>de</strong> Louis XIV


superbe, cuirassée <strong>de</strong> cuivres éclatants, était flanquée <strong>de</strong><strong>de</strong>ux fauteuils Louis XV encore vêtus <strong>de</strong> leur soie àbouquets. <strong>Un</strong> secrétaire en bois <strong>de</strong> rose faisait face à lacheminée qui présentait, sous un globe rond, une pendule<strong>de</strong> l'Empire.C'était une ruche <strong>de</strong> bronze, suspendue par quatrecolonnes <strong>de</strong> marbre au-<strong>de</strong>ssus d'un jardin <strong>de</strong> fleurs dorées.<strong>Un</strong> mince balancier sortant <strong>de</strong> la ruche par une fenteallongée promenait éternellement sur ce parterre une petiteabeille aux ailes d'émail.Le cadran était en faïence peinte et encadré dans le flanc<strong>de</strong> la ruche.Elle se mit à sonner onze heures. Le baron embrassa safille, et se retira chez lui.Alors, Jeanne, avec regret, se coucha.D'un <strong>de</strong>rnier regard elle parcourut sa chambre, et puiséteignit sa bougie. Mais le lit, dont la tête seule s'appuyaità la muraille, avait une fenêtre sur sa gauche, par oùentrait un flot <strong>de</strong> lune qui répandait à terre une flaque <strong>de</strong>clarté.Des reflets rejaillissaient aux murs, <strong>de</strong>s reflets pâlescaressant faiblement les amours immobiles <strong>de</strong> Pyrame et<strong>de</strong> Thysbé.Par l'autre fenêtre, en face <strong>de</strong> ses pieds, Jeanne apercevaitun grand arbre tout baigné <strong>de</strong> lumière douce. Elle setourna sur le côté, ferma les yeux, puis, au bout <strong>de</strong>quelque temps, les rouvrit.Elle croyait se sentir encore secouée par les cahots <strong>de</strong> la


voiture dont le roulement continuait dans sa tête. Elleresta d'abord immobile, espérant que ce repos la feraitenfin s'endormir; mais l'impatience <strong>de</strong> son esprit envahitbientôt tout son corps.Elle avait <strong>de</strong>s crispations dans les jambes, une fièvre quigrandissait. Alors elle se leva, et, nu-pieds, nu-bras, avecsa longue chemise qui lui donnait l'aspect d'un fantôme,elle traversa la mare <strong>de</strong> lumière répandue sur sonplancher, ouvrit sa fenêtre et regarda.La nuit était si claire qu'on y voyait <strong>com</strong>me en plein jour;et la jeune fille reconnaissait tout ce pays aimé jadis danssa première enfance.C'était d'abord, en face d'elle, un large gazon jaune<strong>com</strong>me du beurre sous la lumière nocturne. Deux arbresgéants se dressaient aux pointes <strong>de</strong>vant le château, unplatane au nord, un tilleul au sud.Tout au bout <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> étendue d'herbe, un petit boisen bosquet terminait ce domaine garanti <strong>de</strong>s ouragans dularge par cinq rangs d'ormes antiques, tordus, rasés,rongés, taillés en pente <strong>com</strong>me un toit par le vent <strong>de</strong> mertoujours déchaîné.Cette espèce <strong>de</strong> parc était borné à droite et à gauche par<strong>de</strong>ux longues avenues <strong>de</strong> peupliers démesurés, appeléspeuples en Normandie, qui séparaient la rési<strong>de</strong>nce <strong>de</strong>smaîtres <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux fermes y attenantes, occupées, l'une parla famille Couillard, l'autre par la famille Martin.Ces peuples avaient donné leur nom au château. Au-<strong>de</strong>là<strong>de</strong> cet enclos, s'étendait une vaste plaine inculte, semée


d'ajoncs, où la brise sifflait et galopait jour et nuit. Puissoudain la côte s'abattait en une falaise <strong>de</strong> cent mètres,droite et blanche, baignant son pied dans les vagues.Jeanne regardait au loin la longue surface moirée <strong>de</strong>s flotsqui semblaient dormir sous les étoiles.Dans cet apaisement du soleil absent, toutes les senteurs<strong>de</strong> la terre se répandaient. <strong>Un</strong> jasmin grimpé autour <strong>de</strong>sfenêtres d'en bas exhalait continuellement son haleinepénétrante qui se mêlait à l'o<strong>de</strong>ur plus légère <strong>de</strong>s feuillesnaissantes. De lentes rafales passaient, apportant lessaveurs fortes <strong>de</strong> l'air salin et <strong>de</strong> la sueur visqueuse <strong>de</strong>svarechs.La jeune fille s'abandonna au bonheur <strong>de</strong> respirer; et lerepos <strong>de</strong> la campagne la calma <strong>com</strong>me un bain frais.Toutes les bêtes qui s'éveillent quand <strong>vie</strong>nt le soir etcachent leur existence obscure dans la tranquillité <strong>de</strong>snuits, emplissaient les <strong>de</strong>mi-ténèbres d'une agitationsilencieuse. De grands oiseaux qui ne criaient pointfuyaient dans l'air <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s taches, <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s ombres;<strong>de</strong>s bourdonnements d'insectes invisibles effleuraientl'oreille; <strong>de</strong>s courses muettes traversaient l'herbe pleine <strong>de</strong>rosée ou le sable <strong>de</strong>s chemins déserts.Seuls quelques crapauds mélancoliques poussaient vers lalune leur note courte et monotone.Il semblait à Jeanne que son coeur s'élargissait, plein <strong>de</strong>murmures <strong>com</strong>me cette soirée claire, fourmillant soudain<strong>de</strong> mille désirs rô<strong>de</strong>urs, pareils à ces bêtes nocturnes dontle frémissement l'entourait. <strong>Un</strong>e affinité l'unissait à cette


poésie vivante; et dans la molle blancheur <strong>de</strong> la nuit, ellesentait courir <strong>de</strong>s frissons surhumains, palpiter <strong>de</strong>s espoirsinsaisissables, quelque chose <strong>com</strong>me un souffle <strong>de</strong>bonheur.Et elle se mit à rêver d'amour.L'amour! Il l'emplissait <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux années <strong>de</strong> l'anxiétécroissante <strong>de</strong> son approche. Maintenant elle était libred'aimer; elle n'avait plus qu'à le rencontrer, lui!Comment serait-il? Elle ne le savait pas au juste et ne sele <strong>de</strong>mandait même pas. Il serait lui, voilà tout.Elle savait seulement qu'elle l'adorerait <strong>de</strong> toute son âmeet qu'il la chérirait <strong>de</strong> toute sa force. Ils se promèneraientpar les soirs pareils à celui-ci, sous la cendre lumineusequi tombait <strong>de</strong>s étoiles. Ils iraient, les mains dans lesmains, serrés l'un contre l'autre, entendant battre leurscoeurs, sentant la chaleur <strong>de</strong> leurs épaules, mêlant leuramour à la simplicité suave <strong>de</strong>s nuits d'été, tellement unisqu'ils pénétreraient aisément, par la seule puissance <strong>de</strong>leur tendresse, jusqu'à leurs plus secrètes pensées.Et cela continuerait indéfiniment, dans la sérénité d'uneaffection in<strong>de</strong>scriptible.Et il lui sembla soudain qu'elle le sentait là, contre elle; etbrusquement un vague frisson <strong>de</strong> sensualité lui courut <strong>de</strong>spieds à la tête. Elle serra ses bras contre sa poitrine, d'unmouvement inconscient, <strong>com</strong>me pour étreindre son rêve;et sur sa lèvre tendue vers l'inconnu quelque chose passaqui la fit presque défaillir, <strong>com</strong>me si l'haleine duprintemps lui eût donné un baiser d'amour.


Tout à coup, là-bas, <strong>de</strong>rrière le château, sur la route elleentendit marcher dans la nuit. Et dans un élan <strong>de</strong> son âmeaffolée, dans un transport <strong>de</strong> foi à l'impossible, auxhasards provi<strong>de</strong>ntiels, aux pressentiments divins, auxromanesques <strong>com</strong>binaisons du sort, elle pensa: "Si c'étaitlui?" Elle écoutait anxieusement le pas rythmé dumarcheur, sûre qu'il allait s'arrêter à la grille pour<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r l'hospitalité.Lorsqu'il fut passé, elle se sentit triste <strong>com</strong>me après unedéception. Mais elle <strong>com</strong>prit l'exaltation <strong>de</strong> son espoir etsourit à sa démence.Alors, un peu calmée, elle laissa flotter son esprit aucourant d'une rêverie plus raisonnable, cherchant àpénétrer l'avenir, échafaudant son existence.Avec lui elle vivrait ici, dans ce calme château quidominait la mer. Elle aurait sans doute <strong>de</strong>ux enfants, unfils pour lui, une fille pour elle. Et elle les voyait courantsur l'herbe entre le platane et le tilleul, tandis que le pèreet la mère les suivraient d'un oeil ravi, en échangeant par<strong>de</strong>ssusleurs têtes <strong>de</strong>s regards pleins <strong>de</strong> passion.Et elle resta longtemps, longtemps, à rêvasser ainsi, tandisque la lune, achevant son voyage à travers le ciel, allaitdisparaître dans la mer.L'air <strong>de</strong>venait plus frais. Vers l'orient, l'horizon pâlissait.<strong>Un</strong> coq chanta dans la ferme <strong>de</strong> droite; d'autresrépondirent dans la ferme <strong>de</strong> gauche. Leurs voix enrouéessemblaient venir <strong>de</strong> très loin à travers la cloison <strong>de</strong>spoulaillers; et dans l'immense voûte du ciel, blanchie


insensiblement, les étoiles disparaissaient.<strong>Un</strong> petit cri d'oiseau s'éveilla quelque part. Desgazouillements, timi<strong>de</strong>s d'abord, sortirent <strong>de</strong>s feuilles;puis ils s'enhardirent, <strong>de</strong>vinrent vibrants, joyeux, gagnant<strong>de</strong> branche en branche, d'arbre en arbre.Jeanne soudain se sentit dans une clarté; et, levant la têtequ'elle avait cachée en ses mains, elle ferma les yeux,éblouie par le resplendissement <strong>de</strong> l'aurore.<strong>Un</strong>e montagne <strong>de</strong> nuages empourprés, cachés en partie<strong>de</strong>rrière une gran<strong>de</strong> allée <strong>de</strong> peuples, jetait <strong>de</strong>s lueurs <strong>de</strong>sang sur la terre réveillée.Et lentement, crevant les nuées éclatantes, criblant <strong>de</strong> feules arbres, les plaines, l'océan, tout l'horizon, l'immenseglobe flamboyant parut.Et Jeanne se sentait <strong>de</strong>venir folle <strong>de</strong> bonheur. <strong>Un</strong>e joiedélirante, un attendrissement infini <strong>de</strong>vant la splen<strong>de</strong>ur<strong>de</strong>s choses noya son coeur qui défaillait. C'était son soleil!son aurore! le <strong>com</strong>mencement <strong>de</strong> sa <strong>vie</strong>! le lever <strong>de</strong> sesespérances! Elle tendit les bras vers l'espace rayonnant,avec une en<strong>vie</strong> d'embrasser le soleil; elle voulait parler,crier quelque chose <strong>de</strong> divin <strong>com</strong>me cette éclosion dujour; mais elle <strong>de</strong>meurait paralysée dans un enthousiasmeimpuissant. Alors, posant son front dans ses mains, ellesentit ses yeux pleins <strong>de</strong> larmes; et elle pleuradélicieusement.Lorsqu'elle releva la tête, le décor superbe du jour naissantavait déjà disparu. Elle se sentit elle-même apaisée, unpeu lasse, <strong>com</strong>me refroidie. Sans fermer sa fenêtre, elle


alla s'étendre sur son lit, rêva encore quelques minutes ets'endormit si profondément qu'à huit heures elle n'entenditpoint les appels <strong>de</strong> son père et se réveilla seulementlorsqu'il entra dans sa chambre.Il voulait lui montrer l'embellissement du château, <strong>de</strong> sonchâteau.La faça<strong>de</strong> qui donnait sur l'intérieur <strong>de</strong>s terres étaitséparée du chemin par une vaste cour plantée <strong>de</strong>pommiers. Ce chemin, dit vicinal, courant entre les enclos<strong>de</strong>s paysans, joignait, une <strong>de</strong>mi-lieue plus loin, la gran<strong>de</strong>route du Havre à Fécamp.<strong>Un</strong>e allée droite venait <strong>de</strong> la barrière <strong>de</strong> bois jusqu'auperron. Les <strong>com</strong>muns, petits bâtiments en caillou <strong>de</strong> mer,coiffés <strong>de</strong> chaume, s'alignaient <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux côtés <strong>de</strong> la cour,le long <strong>de</strong>s fossés <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux fermes.Les couvertures étaient refaites à neuf; toute la menuiserieavait été restaurée, les murs réparés, les chambresretapissées, tout l'intérieur repeint. Et le <strong>vie</strong>ux manoirterni portait, <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s taches, ses contrevents frais, d'unblanc d'argent, et ses replâtrages récents sur sa gran<strong>de</strong>faça<strong>de</strong> grisâtre.L'autre faça<strong>de</strong>, celle où s'ouvrait une <strong>de</strong>s fenêtres <strong>de</strong>Jeanne, regardait au loin la mer par-<strong>de</strong>ssus le bosquet etla muraille d'ormes rongés du vent.Jeanne et le baron, bras <strong>de</strong>ssus, bras <strong>de</strong>ssous, visitèrenttout, sans omettre un coin; puis ils se promenèrentlentement dans les longues avenues <strong>de</strong> peupliers, quienfermaient ce qu'on appelait le parc. L'herbe avait poussé


sous les arbres, étalant son tapis vert. Le bosquet, tout aubout, était charmant, mêlait ses petits chemins tortueux,séparés par <strong>de</strong>s cloisons <strong>de</strong> feuilles. <strong>Un</strong> lièvre partitbrusquement, qui fit peur à la jeune fille, puis il sauta letalus et détala dans les joncs marins vers la falaise.Après le déjeuner, <strong>com</strong>me Mme Adélaï<strong>de</strong>, encoreexténuée, déclarait qu'elle allait se reposer, le baronproposa <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre jusqu'à Yport.Ils partirent, traversant d'abord le hameau d'Étouvent, oùse trouvaient les Peuples. Trois paysans les saluèrent<strong>com</strong>me s'ils les eussent connus <strong>de</strong> tout temps.Ils entrèrent dans les bois en pente qui s'abaissent jusqu'àla mer en suivant une vallée tournante.Bientôt apparut le village d'Yport. Des femmes quirac<strong>com</strong>modaient <strong>de</strong>s har<strong>de</strong>s, assises sur le seuil <strong>de</strong> leurs<strong>de</strong>meures, les regardaient passer. La rue inclinée, avec unruisseau dans le milieu et <strong>de</strong>s tas <strong>de</strong> débris traînant <strong>de</strong>vantles portes, exhalait une o<strong>de</strong>ur forte <strong>de</strong> saumure. Les filetsbruns, où restaient <strong>de</strong> place en place <strong>de</strong>s écailles luisantespareilles à <strong>de</strong>s piécettes d'argent, séchaient entre les portes<strong>de</strong>s taudis d'où sortaient les senteurs <strong>de</strong>s famillesnombreuses grouillant dans une seule pièce.Quelques pigeons se promenaient au bord du ruisseau,cherchant leur <strong>vie</strong>.Jeanne regardait tout cela qui lui semblait curieux etnouveau <strong>com</strong>me un décor <strong>de</strong> théâtre.Mais, brusquement, en tournant un mur, elle aperçut lamer, d'un bleu opaque et lisse, s'étendant à perte <strong>de</strong> vue.


Ils s'arrêtèrent, en face <strong>de</strong> la plage, à regar<strong>de</strong>r. Des voiles,blanches <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s ailes d'oiseaux, passaient au large. Àdroite <strong>com</strong>me à gauche, la falaise énorme se dressait. <strong>Un</strong>esorte <strong>de</strong> cap arrêtait le regard d'un côté, tandis que <strong>de</strong>l'autre la ligne <strong>de</strong>s côtes se prolongeait indéfinimentjusqu'à n'être plus qu'un trait insaisissable.<strong>Un</strong> port et <strong>de</strong>s maisons apparaissaient dans une <strong>de</strong> cesdéchirures prochaines; et <strong>de</strong> tous petits flots qui faisaientà la mer une frange d'écume roulaient sur le galet avec unbruit léger.Les barques du pays, halées sur la pente <strong>de</strong> cailloux ronds,reposaient sur le flanc, tendant au soleil leurs joues ron<strong>de</strong>svernies <strong>de</strong> goudron. Quelques pêcheurs les préparaientpour la marée du soir.<strong>Un</strong> matelot s'approcha pour offrir du poisson, et Jeanneacheta une barbue qu'elle voulait rapporter elle-même auxPeuples.Alors l'homme proposa ses services pour <strong>de</strong>s promena<strong>de</strong>sen mer, répétant son nom coup sur coup afin <strong>de</strong> le fairebien entrer dans les mémoires: "Lastique, JoséphinLastique."Le baron promit <strong>de</strong> ne pas l'oublier.Ils reprirent le chemin du château.Comme le gros poisson fatiguait Jeanne, elle lui passadans les ouïes la canne <strong>de</strong> son père, dont chacun d'eux pritun bout; et ils allaient gaiement en remontant la côte,bavardant <strong>com</strong>me <strong>de</strong>ux enfants, le front au vent et lesyeux brillants, tandis que la barbue, qui lassait peu à peu


leurs bras, balayait l'herbe <strong>de</strong> sa queue grasse.II<strong>Un</strong>e <strong>vie</strong> charmante et libre <strong>com</strong>mença pour Jeanne. Ellelisait, rêvait et vagabondait, toute seule, aux environs. Elleerrait à pas lents le long <strong>de</strong>s routes, l'esprit parti dans lesrêves; ou bien, elle <strong>de</strong>scendait, en gambadant, les petitesvallées tortueuses, dont les <strong>de</strong>ux croupes portaient,<strong>com</strong>me une chape d'or, une toison <strong>de</strong> fleurs d'ajoncs. Leuro<strong>de</strong>ur forte et douce, exaspérée par la chaleur, la grisait àla façon d'un vin parfumé; et, au bruit lointain <strong>de</strong>s vaguesroulant sur une plage, une houle berçait son esprit.<strong>Un</strong>e mollesse parfois la faisait s'étendre sur l'herbe drued'une pente; et parfois, lorsqu'elle apercevait tout à coupau détour du val, dans un entonnoir <strong>de</strong> gazon, un triangle<strong>de</strong> mer bleue étincelante au soleil avec une voile àl'horizon, il lui venait <strong>de</strong>s joies désordonnées <strong>com</strong>me àl'approche mystérieuse <strong>de</strong> bonheurs planant sur elle.<strong>Un</strong> amour <strong>de</strong> la solitu<strong>de</strong> l'envahissait dans la douceur <strong>de</strong>ce frais pays, et dans le calme <strong>de</strong>s horizons arrondis, etelle restait si longtemps assise sur le sommet <strong>de</strong>s collinesque <strong>de</strong>s petits lapins sauvages passaient en bondissant à


ses pieds.Elle se mettait souvent à courir sur la falaise, fouettée parl'air léger <strong>de</strong>s côtes, toute vibrante d'une jouissanceexquise à se mouvoir sans fatigue <strong>com</strong>me les poissonsdans l'eau ou les hiron<strong>de</strong>lles dans l'air.Elle semait partout <strong>de</strong>s souvenirs <strong>com</strong>me on jette <strong>de</strong>sgraines en terre, <strong>de</strong> ces souvenirs dont les racines tiennentjusqu'à la mort. Il lui semblait qu'elle jetait un peu <strong>de</strong> soncoeur à tous les plis <strong>de</strong> ces vallons.Elle se mit à prendre <strong>de</strong>s bains avec passion. Elle nageaità perte <strong>de</strong> vue, étant forte et hardie et sans conscience dudanger. Elle se sentait bien dans cette eau froi<strong>de</strong>, limpi<strong>de</strong>et bleue qui la portait en la balançant. Lorsqu'elle étaitloin du rivage, elle se mettait sur le dos, les bras croiséssur sa poitrine, les yeux perdus dans l'azur profond du cielque traversait vite un vol d'hiron<strong>de</strong>lle, ou la silhouetteblanche d'un oiseau <strong>de</strong> mer. On n'entendait plus aucunbruit que le murmure éloigné du flot contre le galet et unevague rumeur <strong>de</strong> la terre glissant encore sur lesondulations <strong>de</strong>s vagues, mais confuse, presqueinsaisissable. Et puis Jeanne se redressait et, dans unaffolement <strong>de</strong> joie, poussait <strong>de</strong>s cris aigus en battant l'eau<strong>de</strong> ses <strong>de</strong>ux mains.Quelquefois, quand elle s'aventurait trop loin, une barquevenait la chercher.Elle rentrait au château, pâle <strong>de</strong> faim, mais légère, alerte,du sourire à la lèvre et du bonheur plein les yeux.Le baron <strong>de</strong> son côté méditait <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s entreprises


agricoles; il voulait faire <strong>de</strong>s essais, organiser le progrès,expérimenter <strong>de</strong>s instruments nouveaux, acclimater <strong>de</strong>sraces étrangères; et il passait une partie <strong>de</strong> ses journées enconversation avec les paysans qui hochaient la tête,incrédules à ses tentatives.Souvent aussi il allait en mer avec les matelots d'Yport.Quand il eut visité les grottes, les fontaines et les aiguilles<strong>de</strong>s environs, il voulut pêcher <strong>com</strong>me un simple marin.Dans les jours <strong>de</strong> brise, lorsque la voile pleine <strong>de</strong> vent faitcourir sur le dos <strong>de</strong>s vagues la coque joufflue <strong>de</strong>s barques,et que, par chaque bord, traîne jusqu'au fond <strong>de</strong> la mer lagran<strong>de</strong> ligne fuyante que poursuivent les hor<strong>de</strong>s <strong>de</strong>maquereaux, il tenait dans sa main tremblante d'anxiété lapetite cor<strong>de</strong> qu'on sent vibrer sitôt qu'un poisson pris sedébat.Il partait au clair <strong>de</strong> lune pour lever les filets posés laveille. Il aimait à entendre craquer le mât, à respirer lesrafales sifflantes et fraîches <strong>de</strong> la nuit; et, après avoirlongtemps louvoyé pour retrouver les bouées en se guidantsur une crête <strong>de</strong> roche, le toit d'un clocher et le phare <strong>de</strong>Fécamp, il jouissait à <strong>de</strong>meurer immobile sous lespremiers feux du soleil levant qui faisait reluire sur le pontdu bateau le dos gluant <strong>de</strong>s larges raies en éventail et leventre gras <strong>de</strong>s turbots.À chaque repas, il racontait avec enthousiasme sespromena<strong>de</strong>s; et petite mère à son tour lui disait <strong>com</strong>bien<strong>de</strong> fois elle avait parcouru la gran<strong>de</strong> allée <strong>de</strong> peuples, celle<strong>de</strong> droite, contre la ferme <strong>de</strong>s Couillard, l'autre n'ayant pas


assez <strong>de</strong> soleil.Comme on lui avait re<strong>com</strong>mandé <strong>de</strong> "prendre dumouvement", elle s'acharnait à marcher. Dès que lafraîcheur <strong>de</strong> la nuit s'était dissipée, elle <strong>de</strong>scendaitappuyée sur le bras <strong>de</strong> Rosalie, enveloppée d'une mante et<strong>de</strong> <strong>de</strong>ux châles, et la tête étouffée d'une capeline noire querecouvrait encore un tricot rouge.Alors, traînant son pied gauche, un peu plus lourd et quiavait déjà tracé, dans toute la longueur du chemin, l'un àl'aller, l'autre au retour, <strong>de</strong>ux sillons poudreux où l'herbeétait morte, elle re<strong>com</strong>mençait sans fin un interminablevoyage en ligne droite <strong>de</strong>puis l'encoignure du châteaujusqu'aux premiers arbustes du bosquet. Elle avait faitplacer un banc à chaque extrémité <strong>de</strong> cette piste; et toutesles cinq minutes elle s'arrêtait, disant à la pauvre bonnepatiente qui la soutenait: "Asseyons-nous, ma fille, je suisun peu lasse."Et à chaque arrêt elle laissait sur un <strong>de</strong>s bancs tantôt letricot qui lui couvrait la tête, tantôt un châle, et puisl'autre, puis la capeline, puis la mante; et tout cela faisait,aux <strong>de</strong>ux bouts <strong>de</strong> l'allée, <strong>de</strong>ux gros paquets <strong>de</strong> vêtementsque Rosalie rapportait sur son bras libre quand on rentraitpour déjeuner.Et dans l'après-midi, la baronne re<strong>com</strong>mençait d'uneallure plus molle, avec <strong>de</strong>s repos plus allongés,sommeillant même une heure <strong>de</strong> temps en temps sur unechaise longue qu'on lui roulait <strong>de</strong>hors.Elle appelait cela faire "son exercice", <strong>com</strong>me elle disait


"mon hypertrophie ",<strong>Un</strong> mé<strong>de</strong>cin consulté dix ans auparavant, parce qu'elleéprouvait <strong>de</strong>s étouffements, avait parlé d'hypertrophie.Depuis lors ce mot, dont elle ne <strong>com</strong>prenait guère lasignification, s'était établi dans sa tête. Elle faisait tâterobstinément au baron, à Jeanne ou à Rosalie son coeurque personne ne sentait plus, tant il était enseveli sous labouffissure <strong>de</strong> sa poitrine; mais elle refusait avec énergie<strong>de</strong> se laisser examiner par aucun nouveau mé<strong>de</strong>cin, <strong>de</strong>peur qu'on lui découvrît d'autres maladies; et elle parlait<strong>de</strong> "son" hypertrophie à tout propos et si souvent qu'ilsemblait que cette affection lui fût spéciale, lui appartînt<strong>com</strong>me une chose unique sur laquelle les autres n'avaientaucun droit.Le baron disait "l'hypertrophie <strong>de</strong> ma femme", et Jeanne"l'hypertrophie <strong>de</strong> maman", <strong>com</strong>me ils auraient dit "larobe, le chapeau, ou le parapluie".Elle avait été fort jolie dans sa jeunesse et plus mincequ'un roseau. Après avoir valsé dans les bras <strong>de</strong> tous lesuniformes <strong>de</strong> l'Empire, elle avait lu Corinne qui l'avait faitpleurer; et elle était <strong>de</strong>meurée <strong>de</strong>puis <strong>com</strong>me marquée <strong>de</strong>ce roman.À mesure que sa taille s'était épaissie, son âme avait pris<strong>de</strong>s élans plus poétiques; et quand l'obésité l'eut clouée surun fauteuil, sa pensée vagabonda à travers <strong>de</strong>s aventurestendres dont elle se croyait l'héroïne. Elle en avait <strong>de</strong>spréférées qu'elle faisait toujours revenir dans ses rêves,<strong>com</strong>me une boîte à musique dont on remonte la manivelle


épète interminablement le même air. Toutes les romanceslangoureuses où l'on parle <strong>de</strong> captives et d'hiron<strong>de</strong>lles luimouillaient infailliblement les paupières; et elle aimaitmême certaines chansons grivoises <strong>de</strong> Béranger à cause<strong>de</strong>s regrets qu'elles expriment.Elle <strong>de</strong>meurait souvent pendant <strong>de</strong>s heures immobile,éloignée dans ses songeries; et son habitation <strong>de</strong>s Peupleslui plaisait infiniment parce qu'elle prêtait un décor auxromans <strong>de</strong> son âme, lui rappelant et par les boisd'alentour, et par la lan<strong>de</strong> déserte, et par le voisinage <strong>de</strong> lamer, les livres <strong>de</strong> Walter Scott qu'elle lisait <strong>de</strong>puisquelques mois.Dans les jours <strong>de</strong> pluie, elle restait enfermée en sachambre à visiter ce qu'elle appelait ses "reliques".C'étaient toutes ses anciennes lettres, les lettres <strong>de</strong> sonpère et <strong>de</strong> sa mère, les lettres du baron quand elle était safiancée, et d'autres encore.Elle les avait enfermées dans un secrétaire d'acajouportant à ses angles <strong>de</strong>s sphinx <strong>de</strong> cuivre; et elle disaitd'une voix particulière: "Rosalie, ma fille, apporte-moi letiroir aux souvenirs."La petite bonne ouvrait le meuble, prenait le tiroir, leposait sur une chaise à côté <strong>de</strong> sa maîtresse qui se mettaità lire lentement, une à une, ces lettres, en laissant tomberune larme <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> temps en temps.Jeanne parfois remplaçait Rosalie et promenait petite mèrequi lui racontait <strong>de</strong>s souvenirs d'enfance. La jeune fille seretrouvait dans ces histoires d'autrefois, s'étonnant <strong>de</strong> la


similitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> leurs pensées, <strong>de</strong> la parenté <strong>de</strong> leurs désirs;car chaque coeur s'imagine ainsi avoir tressailli avant toutautre sous une foule <strong>de</strong> sensations qui ont fait battre ceux<strong>de</strong>s premières créatures et feront palpiter encore ceux <strong>de</strong>s<strong>de</strong>rniers hommes et <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rnières femmes.Leur marche lente suivait la lenteur du récit que <strong>de</strong>soppressions parfois interrompaient quelques secon<strong>de</strong>s; etla pensée <strong>de</strong> Jeanne alors, bondissant par-<strong>de</strong>ssus lesaventures <strong>com</strong>mencées, s'élançait vers l'avenir peuplé <strong>de</strong>joies, se roulait dans les espérances.<strong>Un</strong> après-midi, <strong>com</strong>me elles se reposaient sur le banc dufond, elles aperçurent tout à coup, au bout <strong>de</strong> l'allée, ungros prêtre qui s'en venait vers elles.Il salua <strong>de</strong> loin, prit un air souriant, salua <strong>de</strong> nouveauquand il fut à trois pas et s'écria: "Eh bien, madame labaronne, <strong>com</strong>ment allons-nous?" C'était le curé du pays.Petite mère, née dans le siècle <strong>de</strong>s philosophes, élevée parun père peu croyant, aux jours <strong>de</strong> la Révolution, nefréquentait guère l'église, bien qu'elle aimât les prêtres parune sorte d'instinct religieux <strong>de</strong> femme.Elle avait totalement oublié l'abbé Picot, son curé, etrougit en le voyant. Elle s'excusa <strong>de</strong> n'avoir point prévenusa démarche. Mais le bonhomme n'en semblait pointfroissé; il regarda Jeanne, la <strong>com</strong>plimenta sur sa bonnemine, s'assit, mit son tricorne sur ses genoux et s'épongeale front. Il était fort gros, fort rouge, et suait à flots. Il tirait<strong>de</strong> sa poche à tout instant un énorme mouchoir à carreauximbibé <strong>de</strong> transpiration, et se le passait sur le visage et le


cou; mais à peine le linge humi<strong>de</strong> était-il rentré dans lesprofon<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> sa robe que <strong>de</strong> nouvelles gouttespoussaient sur sa peau, et, tombant sur la soutanerebondie au ventre, fixaient en petites taches ron<strong>de</strong>s lapoussière volante <strong>de</strong>s chemins.Il était gai, vrai prêtre campagnard, tolérant, bavard etbrave homme. Il raconta <strong>de</strong>s histoires, parla <strong>de</strong>s gens dupays, ne sembla pas s'être aperçu que ses <strong>de</strong>uxparoissiennes n'étaient pas encore venues aux offices, labaronne accordant son indolence avec sa foi confuse etJeanne trop heureuse d'être délivrée du couvent où elleavait été repue <strong>de</strong> cérémonies pieuses.Le baron parut. Sa religion panthéiste le laissaitindifférent aux dogmes. Il fut aimable pour l'abbé qu'ilconnaissait <strong>de</strong> loin, et le retint à dîner.Le prêtre sut plaire grâce à cette astuce inconsciente quele maniement <strong>de</strong>s âmes donne aux hommes les plusmédiocres appelés par le hasard <strong>de</strong>s événements à exercerun pouvoir sur leurs semblables.La baronne le choya, attirée peut-être par une <strong>de</strong> cesaffinités qui rapprochent les natures semblables, la figuresanguine et l'haleine courte du gros homme plaisant à sonobésité soufflante.Vers le <strong>de</strong>ssert il eut une verve <strong>de</strong> curé en goguette, celaisser-aller familier <strong>de</strong>s fins <strong>de</strong> repas joyeuses.Et tout à coup il s'écria <strong>com</strong>me si une idée heureuse luieût traversé l'esprit: "Mais j'ai un nouveau paroissien qu'ilfaut que je vous présente, M. le vi<strong>com</strong>te <strong>de</strong> Lamare!"


La baronne qui connaissait sur le bout du doigt toutl'armorial <strong>de</strong> la province, <strong>de</strong>manda: "Est-il <strong>de</strong> la famille <strong>de</strong>Lamare <strong>de</strong> l'Eure?"Le prêtre s'inclina: "Oui, madame, c'est le fils du vi<strong>com</strong>teJean <strong>de</strong> Lamare, mort l'an <strong>de</strong>rnier. "Alors, Mme Adélaï<strong>de</strong>,qui aimait par-<strong>de</strong>ssus tout la noblesse, posa une foule <strong>de</strong>questions, et apprit que, les <strong>de</strong>ttes du père payées, le jeunehomme, ayant vendu son château <strong>de</strong> famille, s'étaitorganisé un petit pied-à-terre dans une <strong>de</strong>s trois fermesqu'il possédait dans la <strong>com</strong>mune d'Étouvent. Ces biensreprésentaient en tout cinq à six mille livres <strong>de</strong> rente; maisle vi<strong>com</strong>te était d'humeur économe et sage et <strong>com</strong>ptaitvivre simplement pendant <strong>de</strong>ux ou trois ans dans cemo<strong>de</strong>ste pavillon afin d'amasser <strong>de</strong> quoi faire bonne figuredans le mon<strong>de</strong> pour se marier avec avantage sanscontracter <strong>de</strong> <strong>de</strong>ttes ou hypothéquer ses fermes.Le curé ajouta: "C'est un bien charmant garçon; et sirangé, si paisible. Mais il ne s'amuse guère dans le pays."Le baron dit: "Amenez-le chez nous, monsieur l'abbé, celapourra le distraire <strong>de</strong> temps en temps." Et on parla d'autrechose.Quand on passa dans le salon, après avoir pris le café, leprêtre <strong>de</strong>manda la permission <strong>de</strong> faire un tour dans lejardin, ayant l'habitu<strong>de</strong> d'un peu d'exercice après sesrepas. Le baron l'ac<strong>com</strong>pagna. Ils se promenaientlentement tout le long <strong>de</strong> la faça<strong>de</strong> blanche du châteaupour revenir ensuite sur leurs pas. Leurs ombres, l'unemaigre, l'autre ron<strong>de</strong> et coiffée d'un champignon, allaient


et venaient tantôt <strong>de</strong>vant eux, tantôt <strong>de</strong>rrière eux, selonqu'ils marchaient vers la lune ou qu'ils lui tournaient ledos. Le curé mâchonnait une sorte <strong>de</strong> cigarette qu'il avaittirée <strong>de</strong> sa poche. Il en expliqua l'utilité avec le francparler<strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong> campagne: "C'est pour favoriser lesrenvois, parce que j'ai les digestions un peu lour<strong>de</strong>s."Puis, soudain, regardant le ciel où voyageait l'astre clair,il prononça: "On ne se lasse jamais <strong>de</strong> ce spectacle-là."Et il rentra prendre congé <strong>de</strong>s dames.


IIILe dimanche suivant, la baronne et Jeanne allèrent à lamesse, poussées par un délicat sentiment <strong>de</strong> déférencepour leur curé.Elles l'attendirent après l'office afin <strong>de</strong> l'inviter à déjeunerpour le jeudi. Il sortit <strong>de</strong> la sacristie avec un grand jeunehomme élégant qui lui donnait le bras familièrement. Dèsqu'il aperçut les <strong>de</strong>ux femmes, il fit un geste <strong>de</strong> joyeusesurprise et s'écria: "Comme ça tombe! Permettez-moi,madame la baronne et ma<strong>de</strong>moiselle Jeanne, <strong>de</strong> vousprésenter votre voisin, M. le vi<strong>com</strong>te <strong>de</strong> Lamare."Le vi<strong>com</strong>te s'inclina, dit son désir ancien déjà <strong>de</strong> faire laconnaissance <strong>de</strong> ces dames et se mit à causer avecaisance, en homme <strong>com</strong>me il faut, ayant vécu. Il possédaitune <strong>de</strong> ces figures heureuses dont rêvent les femmes et quisont désagréables à tous les hommes. Ses cheveux noirs etfrisés ombraient son front lisse et bruni; et <strong>de</strong>ux grandssourcils réguliers <strong>com</strong>me s'ils eussent été artificielsrendaient profonds et tendres ses yeux sombres dont leblanc semblait un peu teinté <strong>de</strong> bleu.Ses cils serrés et longs prêtaient à son regard cetteéloquence passionnée qui trouble dans les salons la belledame hautaine et fait se retourner la fille en bonnet quiporte un panier par les rues.Le charme langoureux <strong>de</strong> cet oeil faisait croire à laprofon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> la pensée et donnait <strong>de</strong> l'importance aux


moindres paroles.La barbe drue, luisante et fine, cachait une mâchoire unpeu trop forte.On se sépara après beaucoup <strong>de</strong> <strong>com</strong>pliments.M. <strong>de</strong> Lamare, <strong>de</strong>ux jours après, fit sa première visite.Il arriva <strong>com</strong>me on essayait un banc rustique posé lematin même sous le grand platane en face <strong>de</strong>s fenêtres dusalon. Le baron voulait qu'on en plaçât un autre, pour fairependant, sous le tilleul; petite mère, ennemie <strong>de</strong> lasymétrie, ne voulait pas. Le vi<strong>com</strong>te consulté fut <strong>de</strong> l'avis<strong>de</strong> la baronne.Puis il parla du pays, qu'il déclarait très "pittoresque",ayant trouvé, dans ses promena<strong>de</strong>s solitaires, beaucoup <strong>de</strong>"sites" ravissants. De temps en temps ses yeux, <strong>com</strong>mepar hasard, rencontraient ceux <strong>de</strong> Jeanne; et elle éprouvaitune sensation singulière <strong>de</strong> ce regard brusque, vitedétourné, où apparaissaient une admiration caressante etune sympathie éveillée.M. <strong>de</strong> Lamare, le père, mort l'année précé<strong>de</strong>nte, avaitjustement connu un ami <strong>de</strong> M. <strong>de</strong>s Cultaux dont petitemère était fille; et la découverte <strong>de</strong> cette connaissanceenfanta une conversation d'alliances, <strong>de</strong> dates, <strong>de</strong> parentésinterminable. La baronne faisait <strong>de</strong>s tours <strong>de</strong> force <strong>de</strong>mémoire, rétablissant les ascendances et les <strong>de</strong>scendancesd'autres familles, circulant, sans jamais se perdre, dans lelabyrinthe <strong>com</strong>pliqué <strong>de</strong>s généalogies."Dites-moi, vi<strong>com</strong>te, avez-vous entendu parler <strong>de</strong>s Saunoy<strong>de</strong> Varfleur? le fils aîné, Gontran, avait épousé une


<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Coursil, une Coursil-Courville, et le ca<strong>de</strong>t,une <strong>de</strong> mes cousines, Mlle <strong>de</strong> la Roche-Aubert qui étaitalliée aux Crisange. Or, M. <strong>de</strong> Crisange était l'ami intime<strong>de</strong> mon père et a dû connaître aussi le vôtre.- Oui, madame. N'est-ce pas ce M. <strong>de</strong> Crisange qui émigraet dont le fils s'est ruiné?- Lui-même. Il avait <strong>de</strong>mandé en mariage ma tante, aprèsla mort <strong>de</strong> son mari, le <strong>com</strong>te d'Eretry; mais elle ne voulutpas <strong>de</strong> lui parce qu'il prisait. Savez-vous, à ce propos, ceque sont <strong>de</strong>venus les Viloise? Ils ont quitté la Tourainevers 1813, à la suite <strong>de</strong> revers <strong>de</strong> fortune, pour se fixer enAuvergne, et je n'en ai plus entendu parler.- Je crois, madame, que le <strong>vie</strong>ux marquis est mort d'unechute <strong>de</strong> cheval, laissant une fille mariée avec un Anglais,et l'autre avec un certain Bassolle, un <strong>com</strong>merçant, riche,dit-on, et qui l'avait séduite.”Et <strong>de</strong>s noms appris et retenus dès l'enfance dans lesconversations <strong>de</strong>s <strong>vie</strong>ux parents revenaient. Et lesmariages <strong>de</strong> ces familles égales prenaient dans leursesprits l'importance <strong>de</strong>s grands événements publics. Ilsparlaient <strong>de</strong> gens qu'ils n'avaient jamais vus <strong>com</strong>me s'ilsles connaissaient beaucoup; et ces gens-là, dans d'autrescontrées, parlaient d'eux <strong>de</strong> la même façon; et ils sesentaient familiers <strong>de</strong> loin, presque amis, presque alliés,par le seul fait d'appartenir à la même caste, et d'être d'unsang équivalent.Le baron, d'une nature assez sauvage et d'une éducationqui ne s'accordait point avec les croyances et les préjugés


<strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> son mon<strong>de</strong>, ne connaissait guère les familles<strong>de</strong>s environs; il interrogea sur elles le vi<strong>com</strong>te.M. <strong>de</strong> Lamare répondit: "Oh! il n'y a pas beaucoup <strong>de</strong>noblesse dans l'arrondissement", du même ton dont ilaurait déclaré qu'il y avait peu <strong>de</strong> lapins sur les côtes; et ildonna <strong>de</strong>s détails. Trois familles seulement se trouvaientdans un rayon assez rapproché: le marquis <strong>de</strong> Coutelier,une sorte <strong>de</strong> chef <strong>de</strong> l'aristocratie norman<strong>de</strong>; le vi<strong>com</strong>te etla vi<strong>com</strong>tesse <strong>de</strong> Briseville, <strong>de</strong>s gens d'excellente race,mais se tenant assez isolés; enfin le <strong>com</strong>te <strong>de</strong> Fourville,sorte <strong>de</strong> croque-mitaine qui passait pour faire mourir safemme <strong>de</strong> chagrin et qui vivait en chasseur dans sonchâteau <strong>de</strong> la Vrillette, bâti sur un étang.Quelques parvenus qui frayaient entre eux avaient acheté<strong>de</strong>s domaines par-ci, par-là. Le vi<strong>com</strong>te ne les connaissaitpoint.Il prit congé; et son <strong>de</strong>rnier regard fut pour Jeanne,<strong>com</strong>me s'il lui eût adressé un adieu particulier, pluscordial et plus doux.La baronne le trouva charmant et surtout très <strong>com</strong>me ilfaut. Petit père répondit: "Oui, certes, c'est un garçon trèsbien élevé."On l'invita à dîner la semaine suivante. Il vint alorsrégulièrement.Il arrivait le plus souvent vers quatre heures <strong>de</strong> l'aprèsmidi,rejoignait petite mère dans "son allée" et lui offraitle bras pour faire "son exercice". Quand Jeanne n'étaitpoint sortie, elle soutenait la baronne <strong>de</strong> l'autre côté, et


tous trois marchaient lentement d'un bout à l'autre dugrand chemin tout droit, allant et revenant sans cesse. Il neparlait guère à la jeune fille. Mais son oeil, qui semblaiten velours noir, rencontrait souvent l'oeil <strong>de</strong> Jeanne, qu'onaurait dit en agate bleue.Plusieurs fois ils <strong>de</strong>scendirent tous les <strong>de</strong>ux à Yport avecle baron.Comme ils se trouvaient sur la plage, un soir, le pèreLastique les aborda, et, sans quitter sa pipe, dont l'absenceaurait étonné peut-être davantage que la disparition <strong>de</strong> sonnez, il prononça: "Avec ce vent-là m'sieu l'baron, y auraitd'quoi aller d'main jusqu'Étretat, et r'venir sans s'donnerd'peine."Jeanne joignit les mains: "Oh! papa, si tu voulais?" Lebaron se tourna vers M. <strong>de</strong> Lamare:"En êtes-vous, vi<strong>com</strong>te? Nous irions déjeuner là-bas."Et la partie fut tout <strong>de</strong> suite décidée.Dès l'aurore, Jeanne était <strong>de</strong>bout. Elle attendit son pèreplus lent à s'habiller, et ils se mirent à marcher dans larosée, traversant d'abord la plaine, puis le bois tout vibrant<strong>de</strong> chants d'oiseaux. Le vi<strong>com</strong>te et le père Lastique étaientassis sur un cabestan.Deux autres marins aidèrent au départ. Les hommes,appuyant leurs épaules aux bordages, poussaient <strong>de</strong> touteleur force. On avançait avec peine sur la plate-forme <strong>de</strong>galet. Lastique glissait sous la quille <strong>de</strong>s rouleaux <strong>de</strong> boisgraissés, puis, reprenant sa place, modulait d'une voixtraînante son interminable "Ohée hop!" qui <strong>de</strong>vait régler


l'effort <strong>com</strong>mun.Mais, lorsqu'on parvint à la pente, le canot tout d'un couppartit, dévala sur les cailloux ronds avec un grand bruit <strong>de</strong>toile déchirée. Il s'arrêta net à l'écume <strong>de</strong>s petites vagues,et tout le mon<strong>de</strong> prit place sur les bancs; puis les <strong>de</strong>uxmatelots restés à terre le mirent à flot.<strong>Un</strong>e brise légère et continue, venant du large, effleurait etridait la surface <strong>de</strong> l'eau. La voile fut hissée, s'arrondit unpeu, et la barque s'en alla paisiblement, à peine bercée parla mer.On s'éloigna d'abord. Vers l'horizon, le ciel se baissant semêlait à l'océan. Vers la terre, la haute falaise droite faisaitune gran<strong>de</strong> ombre à son pied, et <strong>de</strong>s pentes <strong>de</strong> gazonpleines <strong>de</strong> soleil l'échancraient par endroits. Là-bas, enarrière, <strong>de</strong>s voiles brunes sortaient <strong>de</strong> la jetée blanche <strong>de</strong>Fécamp, et là-bas, en avant, une roche d'une formeétrange, arrondie et percée à jour, avait à peu près lafigure d'un éléphant énorme enfonçant sa trompe dans lesflots. C'était la petite porte d'Étretat.Jeanne, tenant le bordage d'une main, un peu étourdie parle bercement <strong>de</strong>s vagues, regardait au loin; et il luisemblait que trois seules choses étaient vraiment bellesdans la création: la lumière, l'espace et l'eau.Personne ne parlait. Le père Lastique, qui tenait la barreet l'écoute, buvait un coup <strong>de</strong> temps en temps à même unebouteille cachée sous son banc; et il fumait, sans repos,son moignon <strong>de</strong> pipe qui semblait inextinguible. Il ensortait toujours un mince filet <strong>de</strong> fumée bleue, tandis


qu'un autre tout pareil s'échappait du coin <strong>de</strong> sa bouche.Et on ne voyait jamais le matelot rallumer le fourneau <strong>de</strong>terre plus noir que l'ébène, ou le remplir <strong>de</strong> tabac.Quelquefois il le prenait d'une main, l'ôtait <strong>de</strong> ses lèvres,et du même coin d'où sortait la fumée lançait à la mer unlong jet <strong>de</strong> salive brune.Le baron, assis à l'avant, surveillait la voile, tenant laplace d'un homme. Jeanne et le vi<strong>com</strong>te se trouvaient côteà côte, un peu troublés tous les <strong>de</strong>ux. <strong>Un</strong>e force inconnuefaisait se rencontrer leurs yeux qu'ils levaient au mêmemoment <strong>com</strong>me si une affinité les eût avertis; car entreeux flottait déjà cette subtile et vague tendresse qui naît sivite entre <strong>de</strong>ux jeunes gens, lorsque le garçon n'est paslaid et que la jeune fille est jolie. Ils se sentaient heureuxl'un près <strong>de</strong> l'autre, peut-être parce qu'ils pensaient l'un àl'autre.Le soleil montait <strong>com</strong>me pour considérer <strong>de</strong> plus haut lavaste mer étendue sous lui; mais elle eut <strong>com</strong>me unecoquetterie et s'enveloppa d'une brume légère qui lavoilait à ses rayons. C'était un brouillard transparent, trèsbas, doré, qui ne cachait rien, mais rendait les lointainsplus doux. L'astre dardait ses flammes, faisait fondre cettenuée brillante; et lorsqu'il fut dans toute sa force, la buées'évapora, disparut; et la mer, lisse <strong>com</strong>me une glace, semit à miroiter dans la lumière.Jeanne, tout émue, murmura: "Comme c'est beau!" Levi<strong>com</strong>te répondit: "Oh! oui, c'est beau!" La clarté sereine<strong>de</strong> cette matinée faisait s'éveiller <strong>com</strong>me un écho dans


leurs coeurs.Et soudain on découvrit les gran<strong>de</strong>s arca<strong>de</strong>s d'Étretat,pareilles à <strong>de</strong>ux jambes <strong>de</strong> la falaise marchant dans lamer, hautes à servir d'arche à <strong>de</strong>s navires; tandis qu'uneaiguille <strong>de</strong> roche blanche et pointue se dressait <strong>de</strong>vant lapremière.On aborda, et pendant que le baron, <strong>de</strong>scendu le premier,retenait la barque au rivage en tirant sur une cor<strong>de</strong>, levi<strong>com</strong>te prit dans ses bras Jeanne pour la déposer à terresans qu'elle se mouillât les pieds; puis ils montèrent ladure banque <strong>de</strong> galet, côte à côte, émus tous <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> cerapi<strong>de</strong> enlacement, et ils entendirent tout à coup le pèreLastique disant au baron: "M'est avis que ça ferait un jolicouple tout <strong>de</strong> même."Dans une petite auberge, près <strong>de</strong> la plage, le déjeuner futcharmant. L'océan, engourdissant la voix et la pensée, lesavait rendus silencieux; la table les fit bavards, et bavards<strong>com</strong>me <strong>de</strong>s écoliers en vacances.Les choses les plus simples leur donnaient d'interminablesgaietés.Le père Lastique, en se mettant à table, cachasoigneusement dans son béret sa pipe qui fumait encore;et l'on rit. <strong>Un</strong>e mouche, attirée sans doute par son nezrouge, s'en vint à plusieurs reprises se poser <strong>de</strong>ssus; etlorsqu'il l'avait chassée d'un coup <strong>de</strong> main trop lent pourla saisir, elle allait se poster sur un ri<strong>de</strong>au <strong>de</strong> mousseline,que beaucoup <strong>de</strong> ses soeurs avaient déjà maculé, et ellesemblait guetter avi<strong>de</strong>ment le pif enluminé du matelot, car


elle reprenait aussitôt son vol pour revenir s'y installer.À chaque voyage <strong>de</strong> l'insecte un rire fou jaillissait, et,lorsque le <strong>vie</strong>ux, ennuyé par ce chatouillement, murmura:"Elle est bougrement obstinée", Jeanne et le vi<strong>com</strong>te semirent à pleurer <strong>de</strong> gaieté, se tordant, étouffant, laser<strong>vie</strong>tte sur la bouche pour ne pas crier.Lorsqu'on eut pris le café: "Si nous allions nouspromener", dit Jeanne. Le vi<strong>com</strong>te se leva; mais le baronpréférait faire son lézard au soleil sur le galet: "Allezvous-en,mes enfants, vous me retrouverez ici dans uneheure."Ils traversèrent en ligne droite les quelques chaumières dupays; et, après avoir dépassé un petit château quiressemblait à une gran<strong>de</strong> ferme, ils se trouvèrent dans unevallée découverte allongée <strong>de</strong>vant eux.Le mouvement <strong>de</strong> la mer les avait alanguis, troublant leuréquilibre ordinaire, le grand air salin les avait affamés,puis le déjeuner les avait étourdis et la gaieté les avaiténervés. Ils se sentaient maintenant un peu fous avec <strong>de</strong>sen<strong>vie</strong>s <strong>de</strong> courir éperdument dans les champs. Jeanneentendait bourdonner ses oreilles, toute remuée par <strong>de</strong>ssensations nouvelles et rapi<strong>de</strong>s.<strong>Un</strong> soleil dévorant tombait sur eux. Des <strong>de</strong>ux côtés <strong>de</strong> laroute les récoltes mûres se penchaient, pliées sous lachaleur. Les sauterelles s'égosillaient, nombreuses <strong>com</strong>meles brins d'herbe, jetant partout, dans les blés, dans lesseigles, dans les joncs marins <strong>de</strong>s côtes, leur cri maigre etassourdissant.


Aucune autre voix ne montait sous le ciel torri<strong>de</strong>, d'unbleu miroitant et jauni <strong>com</strong>me s'il allait tout d'un coup<strong>de</strong>venir rouge, à la façon <strong>de</strong>s métaux trop rapprochés d'unbrasier.Ayant aperçu un petit bois, plus loin, à droite, ils yallèrent.Encaissée entre <strong>de</strong>ux talus, une allée étroite s'avançaitsous <strong>de</strong> grands arbres impénétrables au soleil. <strong>Un</strong>e espèce<strong>de</strong> fraîcheur moisie les saisit en entrant, cette humidité quifait frissonner la peau et pénètre dans les poumons.L'herbe avait disparu, faute <strong>de</strong> jour et d'air libre; mais unemousse cachait le sol.Ils avançaient: "Tiens, là-bas, nous pourrons nous asseoirun peu", dit-elle. Deux <strong>vie</strong>ux arbres étaient morts et,profitant du trou fait dans la verdure, une averse <strong>de</strong>lumière tombait là, chauffait la terre, avait réveillé <strong>de</strong>sgermes <strong>de</strong> gazon, <strong>de</strong> pissenlits et <strong>de</strong> lianes, fait éclore <strong>de</strong>spetites fleurs blanches, fines <strong>com</strong>me un brouillard, et <strong>de</strong>sdigitales pareilles à <strong>de</strong>s fusées. Des papillons, <strong>de</strong>s abeilles,<strong>de</strong>s frelons trapus, <strong>de</strong>s cousins démesurés quiressemblaient à <strong>de</strong>s squelettes <strong>de</strong> mouches, mille insectesvolants, <strong>de</strong>s bêtes à bon Dieu roses et tachetées, <strong>de</strong>s bêtesd'enfer aux reflets verdâtres, d'autres noires avec <strong>de</strong>scornes, peuplaient ce puits lumineux et chaud, creusédans l'ombre glacée <strong>de</strong>s lourds feuillages.Ils s'assirent, la tête à l'abri et les pieds dans la chaleur. Ilsregardaient toute cette <strong>vie</strong> grouillante et petite qu'un rayonfait apparaître; et Jeanne attendrie répétait: "Comme on


est bien! que c'est bon la campagne! Il y a <strong>de</strong>s moments oùje voudrais être mouche ou papillon pour me cacher dansles fleurs."Ils parlèrent d'eux, <strong>de</strong> leurs habitu<strong>de</strong>s, <strong>de</strong> leurs goûts, surce ton plus bas, intime, dont on fait les confi<strong>de</strong>nces. Il sedisait déjà dégoûté du mon<strong>de</strong>, las <strong>de</strong> sa <strong>vie</strong> futile; c'étaittoujours la même chose; on n'y rencontrait rien <strong>de</strong> vrai,rien <strong>de</strong> sincère.Le mon<strong>de</strong>! elle aurait bien voulu le connaître; mais elleétait convaincue d'avance qu'il ne valait pas la campagne.Et plus leurs coeurs se rapprochaient, plus ils s'appelaientavec cérémonie "Monsieur et Ma<strong>de</strong>moiselle", plus aussileurs regards se souriaient, se mêlaient; et il leur semblaitqu'une bonté nouvelle entrait en eux, une affection plusépandue, un intérêt à mille choses dont ils ne s'étaientjamais souciés.Ils revinrent; mais le baron était parti à pied jusqu'à laChambre-aux-Demoiselles, grotte suspendue dans unecrête <strong>de</strong> falaise; et ils l'attendirent à l'auberge.Il ne reparut qu'à cinq heures du soir, après une longuepromena<strong>de</strong> sur les côtes.On remonta dans la barque. Elle s'en allait mollement,vent arrière, sans secousse aucune, sans avoir l'aird'avancer. La brise arrivait par souffles lents et tiè<strong>de</strong>s quitendaient la voile une secon<strong>de</strong>, puis la laissaient retomber,flasque, le long du mât. L'on<strong>de</strong> opaque semblait morte; etle soleil épuisé d'ar<strong>de</strong>urs, suivant sa route arrondie,s'approchait d'elle tout doucement.


L'engourdissement <strong>de</strong> la mer faisait <strong>de</strong> nouveau taire toutle mon<strong>de</strong>.Jeanne dit enfin: "Comme j'aimerais voyager!"Le vi<strong>com</strong>te reprit: "Oui, mais c'est triste <strong>de</strong> voyager seul,il faut être au moins <strong>de</strong>ux pour se <strong>com</strong>muniquer sesimpressions..."Elle réfléchit: "C'est vrai..., j'aime à me promener seulecependant...; <strong>com</strong>me on est bien quand on rêve touteseule..."Il la regarda longuement: "On peut aussi rêver à <strong>de</strong>ux."Elle baissa les yeux. Était-ce une allusion? Peut-être. Elleconsidéra l'horizon <strong>com</strong>me pour découvrir encore plusloin; puis, d'une voix lente: "Je voudrais aller en Italie...;et en Grèce... ah! oui, en Grèce... et en Corse! ce doit êtresi sauvage et si beau!"Il préférait la Suisse à cause <strong>de</strong>s chalets et <strong>de</strong>s lacs.Elle disait: "Non, j'aimerais les pays tout neufs <strong>com</strong>me laCorse, ou les pays très <strong>vie</strong>ux et pleins <strong>de</strong> souvenirs,<strong>com</strong>me la Grèce. Ce doit être si doux <strong>de</strong> retrouver lestraces <strong>de</strong> ces peuples dont nous savons l'histoire <strong>de</strong>puisnotre enfance, <strong>de</strong> voir les lieux où se sont ac<strong>com</strong>plies lesgran<strong>de</strong>s choses."Le vi<strong>com</strong>te, moins exalté, déclara: "Moi, l'Angleterrem'attire beaucoup; c'est une région fort instructive."Alors, ils parcoururent l'univers, discutant les agréments<strong>de</strong> chaque pays, <strong>de</strong>puis les pôles jusqu'à l'équateur,s'extasiant sur <strong>de</strong>s paysages imaginaires et les moeursinvraisemblables <strong>de</strong> certains peuples <strong>com</strong>me les Chinois


et les Lapons; mais ils en arrivèrent à conclure que le plusbeau pays du mon<strong>de</strong>, c'était la France avec son climattempéré, frais l'été et doux l'hiver, ses riches campagnes,ses vertes forêts, ses grands fleuves calmes et ce culte <strong>de</strong>sbeaux-arts qui n'avait existé nulle part ailleurs, <strong>de</strong>puis lesgrands siècles d'Athènes.Puis ils se turent.Le soleil, plus bas, semblait saigner; et une large traînéelumineuse, une route éblouissante courait sur l'eau <strong>de</strong>puisla limite <strong>de</strong> l'océan jusqu'au sillage <strong>de</strong> la barque.Les <strong>de</strong>rniers souffles <strong>de</strong> vent tombèrent; toute ri<strong>de</strong>s'aplanit; et la voile immobile était rouge. <strong>Un</strong>e accalmieillimitée semblait engourdir l'espace, faire le silenceautour <strong>de</strong> cette rencontre d'éléments; tandis que, cambrantsous le ciel son ventre luisant et liqui<strong>de</strong>, la mer, fiancéemonstrueuse, attendait l'amant <strong>de</strong> feu qui <strong>de</strong>scendait verselle. Il précipitait sa chute, empourpré <strong>com</strong>me par le désir<strong>de</strong> leur embrasement. Il la joignit; et, peu à peu, elle ledévora.Alors <strong>de</strong> l'horizon une fraîcheur accourut; un frissonplissa le sein mouvant <strong>de</strong> l'eau <strong>com</strong>me si l'astre engloutieût jeté sur le mon<strong>de</strong> un soupir d'apaisement.Le crépuscule fut court; la nuit se déploya criblée d'astres.Le père Lastique prit les rames; et on s'aperçut que la merétait phosphorescente. Jeanne et le vi<strong>com</strong>te, côte à côte,regardaient ces lueurs mouvantes que la barque laissait<strong>de</strong>rrière elle. Ils ne songeaient presque plus, contemplantvaguement, aspirant le soir dans un bien-être délicieux; et


<strong>com</strong>me Jeanne avait une main appuyée sur le banc, undoigt <strong>de</strong> son voisin se posa, <strong>com</strong>me par hasard, contre sapeau; elle ne remua point, surprise, heureuse, et confuse<strong>de</strong> ce contact si léger.Quand elle fut rentrée le soir, dans sa chambre, elle sesentit étrangement remuée et tellement attendrie que toutlui donnait en<strong>vie</strong> <strong>de</strong> pleurer. Elle regarda sa pendule,pensa que la petite abeille battait à la façon d'un coeur,d'un coeur ami; qu'elle serait le témoin <strong>de</strong> toute sa <strong>vie</strong>,qu'elle ac<strong>com</strong>pagnerait ses joies et ses chagrins <strong>de</strong> ce tictacvif et régulier; et elle arrêta la mouche dorée pourmettre un baiser sur ses ailes. Elle aurait embrassén'importe quoi. Elle se souvint d'avoir caché dans le fondd'un tiroir une <strong>vie</strong>ille poupée d'autrefois; elle la rechercha,la revit avec la joie qu'on a en retrouvant <strong>de</strong>s amiesadorées; et, la serrant contre sa poitrine, elle cribla <strong>de</strong>baisers ar<strong>de</strong>nts les joues peintes et la filasse frisée dujoujou.Et, tout en le gardant en ses bras, elle songea.Était-ce bien LUI l'époux promis par mille voix secrètes,qu'une Provi<strong>de</strong>nce souverainement bonne avait ainsi jetésur sa route? Était-ce bien l'être créé pour elle, à qui elledévouerait son existence? Étaient-ils ces <strong>de</strong>ux pré<strong>de</strong>stinésdont les tendresses se joignant <strong>de</strong>vaient s'étreindre, semêler indissolublement, engendrer L'AMOUR?Elle n'avait point encore ces élans tumultueux <strong>de</strong> tout sonêtre, ces ravissements fous, ces soulèvements profondsqu'elle croyait être la passion; il lui semblait cependant


qu'elle <strong>com</strong>mençait à l'aimer; car elle se sentait parfoistoute défaillante en pensant à lui; et elle y pensait sanscesse. Sa présence lui remuait le coeur; elle rougissait etpâlissait en rencontrant son regard, et frissonnait enentendant sa voix.Elle dormit bien peu cette nuit-là.Alors <strong>de</strong> jour en jour le troublant désir d'aimer l'envahitdavantage. Elle se consultait sans cesse, consultait aussiles marguerites, les nuages, <strong>de</strong>s pièces <strong>de</strong> monnaie jetéesen l'air.Or, un soir, son père lui dit: "Fais-toi belle, <strong>de</strong>mainmatin." Elle <strong>de</strong>manda: "Pourquoi, papa?" Il reprit: "C'estun secret."Et quand elle <strong>de</strong>scendit le len<strong>de</strong>main toute fraîche dansune toilette claire, elle trouva la table du salon couverte <strong>de</strong>boîtes <strong>de</strong> bonbons; et, sur une chaise, un énorme bouquet.<strong>Un</strong>e voiture entra dans la cour. On lisait <strong>de</strong>ssus: "Lerat,pâtissier à Fécamp. Repas <strong>de</strong> noces "; et Ludivine, aidéed'un marmiton, tirait d'une trappe ouvrant <strong>de</strong>rrière lacarriole beaucoup <strong>de</strong> grands paniers plats qui sentaientbon.Le vi<strong>com</strong>te <strong>de</strong> Lamare parut. Son pantalon était tendu etretenu sous <strong>de</strong> mignonnes bottes vernies qui faisaient voirla petitesse <strong>de</strong> son pied. Sa longue redingote serrée à lataille laissait sortir par l'échancrure sur la poitrine la<strong>de</strong>ntelle <strong>de</strong> son jabot; et une cravate fine, à plusieurstours, le forçait à porter haut sa belle tête brune empreinted'une distinction grave. Il avait un autre air que <strong>de</strong>


coutume, cet aspect particulier que la toilette donnesubitement aux visages les mieux connus. Jeanne,stupéfaite, le regardait <strong>com</strong>me si elle ne l'avait pointencore vu; elle le trouvait souverainement gentilhomme,grand seigneur <strong>de</strong> la tête aux pieds.Il s'inclina, en souriant: "Eh bien, ma <strong>com</strong>mère, êtes-vousprête?"Elle balbutia: "Mais quoi? Qu'y a-t-il donc?- Tu le sauras tout à l'heure", dit le baron.La calèche attelée s'avança, Mme Adélaï<strong>de</strong> <strong>de</strong>scendit <strong>de</strong>sa chambre en grand apparat au bras <strong>de</strong> Rosalie, qui paruttellement émue par l'élégance <strong>de</strong> M. <strong>de</strong> Lamare que petitpère murmura: "Dites donc, vi<strong>com</strong>te, je crois que notrebonne vous trouve à son goût." Il rougit jusqu'aux oreilles,fit semblant <strong>de</strong> n'avoir pas entendu, et, s'emparant du grosbouquet, le présenta à Jeanne. Elle le prit plus étonnéeencore. Tous les quatre montèrent en voiture; et lacuisinière Ludivine, qui apportait à la baronne un bouillonfroid pour la soutenir, déclara: "Vrai, madame, on diraitune noce."On mit pied à terre en entrant dans Yport et, à mesurequ'on avançait à travers le village, les matelots dans leurshar<strong>de</strong>s neuves, dont les plis se voyaient, sortaient <strong>de</strong> leursmaisons, saluaient, serraient la main du baron et semettaient à suivre <strong>com</strong>me <strong>de</strong>rrière une procession.Le vi<strong>com</strong>te avait offert son bras à Jeanne et marchait entête avec elle.Lorsqu'on arriva <strong>de</strong>vant l'église, on s'arrêta; et la gran<strong>de</strong>


croix d'argent parut, tenue droite par un enfant <strong>de</strong> choeurprécédant un autre gamin rouge et blanc qui portait l'urned'eau bénite où trempait le goupillon.Puis passèrent trois <strong>vie</strong>ux chantres dont l'un boitait, puisle serpent, puis le curé soulevant <strong>de</strong> son ventre pointul'étole dorée, croisée <strong>de</strong>ssus. Il dit bonjour d'un sourire etd'un signe <strong>de</strong> tête; puis, les yeux mi-clos, les lèvresremuées d'une prière, la barrette enfoncée jusqu'au nez, ilsuivit son état-major en surplis en se dirigeant vers la mer.Sur la plage, une foule attendait autour d'une barqueneuve enguirlandée. Son mât, sa voile, ses cordagesétaient couverts <strong>de</strong> longs rubans qui voltigeaient dans labrise, et son nom JEANNE apparaissait en lettres d'or, àl'arrière.Le père Lastique, patron <strong>de</strong> ce bateau construit avecl'argent du baron, s'avança au-<strong>de</strong>vant du cortège. Tous leshommes, d'un même mouvement, ôtèrent ensemble leurscoiffures; et une rangée <strong>de</strong> dévotes, encapuchonnées sous<strong>de</strong> vastes mantes noires à grands plis tombant <strong>de</strong>s épaules,s'agenouillèrent en cercle à l'aspect <strong>de</strong> la croix.Le curé, entre les <strong>de</strong>ux enfants <strong>de</strong> choeur, s'en vint à l'un<strong>de</strong>s bouts <strong>de</strong> l'embarcation, tandis qu'à l'autre, les trois<strong>vie</strong>ux chantres, crasseux dans leur blanche vêture, lementon poileux, l'air grave, l'oeil sur le livre <strong>de</strong> plainchant,détonnaient à pleine gueule dans la claire matinée.Chaque fois qu'ils reprenaient haleine, le serpent tout seulcontinuait son mugissement; et, dans l'enflure <strong>de</strong> ses jouespleines <strong>de</strong> vent ses petits yeux gris disparaissaient. La


peau du front même, et celle du cou, semblaient décollées<strong>de</strong> la chair tant il se gonflait en soufflant.La mer immobile et transparente semblait assister,recueillie, au baptême <strong>de</strong> sa nacelle, roulant à peine, avecun tout petit bruit <strong>de</strong> râteau grattant le galet, <strong>de</strong>s vaguetteshautes <strong>com</strong>me le doigt. Et les gran<strong>de</strong>s mouettes blanchesaux ailes déployées passaient en décrivant <strong>de</strong>s courbesdans le ciel bleu, s'éloignaient, revenaient d'un vol arrondiau-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la foule agenouillée, <strong>com</strong>me pour voir aussice qu'on faisait là.Mais le chant s'arrêta après un amen hurlé cinq minutes;et le prêtre, d'une voix empâtée, gloussa quelques motslatins dont on ne distinguait que les terminaisons sonores.Il fit ensuite le tour <strong>de</strong> la barque en l'aspergeant d'eaubénite, puis il <strong>com</strong>mença à murmurer <strong>de</strong>s oremus en setenant à présent le long d'un bordage en face du parrain et<strong>de</strong> la marraine qui <strong>de</strong>meuraient immobiles, la main dansla main.Le jeune homme gardait sa figure grave <strong>de</strong> beau garçon,mais la jeune fille, étranglée par une émotion soudaine,défaillante, se mit à trembler tellement, que ses <strong>de</strong>ntss'entrechoquaient. Le rêve qui la hantait <strong>de</strong>puis quelquetemps venait <strong>de</strong> prendre tout à coup, dans une espèced'hallucination, l'apparence d'une réalité. On avait parlé <strong>de</strong>noce, un prêtre était là, bénissant, <strong>de</strong>s hommes en surplispsalmodiaient <strong>de</strong>s prières; n'était-ce pas elle qu'onmariait?Eut-elle dans les doigts une secousse nerveuse, l'obsession


<strong>de</strong> son coeur avait-elle couru le long <strong>de</strong> ses veinesjusqu'au coeur <strong>de</strong> son voisin? Comprit-il, <strong>de</strong>vina-t-il, fut-il<strong>com</strong>me elle envahi par une sorte d'ivresse d'amour? oubien, savait-il seulement par expérience qu'aucune femmene lui résistait? Elle s'aperçut soudain qu'il pressait samain, doucement d'abord, puis plus fort, plus fort, à labriser. Et, sans que sa figure remuât, sans que personnes'en aperçût, il dit, oui certes, il dit très distinctement:"Oh! Jeanne, si vous vouliez, ce seraient nos fiançailles."Elle baissa la tête d'un mouvement très lent qui peut-êtrevoulait dire "oui". Et le prêtre qui jetait encore <strong>de</strong> l'eaubénite leur en envoya quelques gouttes sur les doigts.C'était fini. Les femmes se relevaient. Le retour fut unedébanda<strong>de</strong>. La croix, entre les mains <strong>de</strong> l'enfant <strong>de</strong> choeur,avait perdu sa dignité; elle filait vite, oscillant <strong>de</strong> droite àgauche, ou bien penchée en avant, prête à tomber sur lenez. Le curé, qui ne priait plus, galopait <strong>de</strong>rrière; leschantres et le serpent avaient disparu par une ruelle pourêtre plus tôt déshabillés, et les matelots, par groupes, sehâtaient. <strong>Un</strong>e même pensée, qui mettait en leur tête<strong>com</strong>me une o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> cuisine, allongeait les jambes,mouillait les bouches <strong>de</strong> salive, <strong>de</strong>scendait jusqu'au fond<strong>de</strong>s ventres où elle faisait chanter les boyaux.<strong>Un</strong> bon déjeuner les attendait aux Peuples.La gran<strong>de</strong> table était mise dans la cour sous les pommiers.Soixante personnes y prirent place: marins et paysans. Labaronne, au centre, avait à ses côtés les <strong>de</strong>ux curés, celuid'Yport et celui <strong>de</strong>s Peuples. Le baron, en face, était


flanqué du maire et <strong>de</strong> sa femme, maigre campagnar<strong>de</strong>déjà <strong>vie</strong>ille, qui adressait <strong>de</strong> tous les côtés une multitu<strong>de</strong><strong>de</strong> petits saluts. Elle avait une figure étroite serrée dansson grand bonnet normand, une vraie tête <strong>de</strong> poule àhuppe blanche, avec un oeil tout rond et toujours étonné;et elle mangeait par petits coups rapi<strong>de</strong>s <strong>com</strong>me si elle eûtpicoté son assiette avec son nez.Jeanne, à côté du parrain, voyageait dans le bonheur. Ellene voyait plus rien, ne savait plus rien, et se taisait, la têtebrouillée <strong>de</strong> joie.Elle lui <strong>de</strong>manda: "Quel est donc votre petit nom?"Il dit: "Julien. Vous ne sa<strong>vie</strong>z pas?"Mais elle ne répondit point, pensant: "Comme je lerépéterai souvent, ce nom-là!"Quand le repas fut fini, on laissa la cour aux matelots eton passa <strong>de</strong> l'autre côté du château. La baronne se mit àfaire son exercice, appuyée sur le baron, escortée <strong>de</strong> ses<strong>de</strong>ux prêtres. Jeanne et Julien allèrent jusqu'au bosquet,entrèrent dans les petits chemins touffus; et tout à coup illui saisit les mains: "Dites, voulez-vous être ma femme?"Elle baissa encore la tête; et <strong>com</strong>me il balbutiait:"Répon<strong>de</strong>z, je vous en supplie!" elle releva ses yeux verslui, tout doucement; et il lut la réponse dans son regard.


IVLe baron, un matin, entra dans la chambre <strong>de</strong> Jeanneavant qu'elle fût levée, et s'asseyant sur les pieds du lit:"M. le vi<strong>com</strong>te <strong>de</strong> Lamare nous a <strong>de</strong>mandé ta main."Elle eut en<strong>vie</strong> <strong>de</strong> cacher sa figure sous les draps.Son père reprit: "Nous avons remis notre réponse àtantôt." Elle haletait, étranglée par l'émotion. Au boutd'une minute le baron, qui souriait, ajouta: "Nous n'avonsrien voulu faire sans t'en parler. Ta mère et moi nesommes pas opposés à ce mariage, sans prétendrecependant t'y engager. Tu es beaucoup plus riche que lui,mais, quand il s'agit du bonheur d'une <strong>vie</strong>, on ne doit passe préoccuper <strong>de</strong> l'argent. Il n'a plus aucun parent; si tul'épousais donc ce serait un fils qui entrerait dans notrefamille, tandis qu'avec un autre, c'est toi, notre fille, quiirait chez <strong>de</strong>s étrangers. Le garçon nous plaît. Te plairaitil...à toi?"Elle balbutia, rouge jusqu'aux cheveux: "Je veux bien,papa."Et petit père, en la regardant au fond <strong>de</strong>s yeux, et rianttoujours, murmura: "Je m'en doutais un peu,ma<strong>de</strong>moiselle."Elle vécut jusqu'au soir <strong>com</strong>me si elle était grise, sanssavoir ce qu'elle faisait, prenant machinalement <strong>de</strong>s objetspour d'autres, et les jambes toutes molles <strong>de</strong> fatigue sansqu'elle eût marché.


Vers six heures, <strong>com</strong>me elle était assise avec petite mèresous le platane, le vi<strong>com</strong>te parut.Le coeur <strong>de</strong> Jeanne se mit à battre follement. Le jeunehomme s'avançait sans paraître ému. Lorsqu'il fut toutprès, il prit les doigts <strong>de</strong> la baronne et les baisa, puissoulevant à son tour la main frémissante <strong>de</strong> la jeune fille,il y déposa <strong>de</strong> toutes ses lèvres un long baiser tendre etreconnaissant.Et la radieuse saison <strong>de</strong>s fiançailles <strong>com</strong>mença. Ilscausaient seuls dans les coins du salon ou bien assis sur letalus au fond du bosquet <strong>de</strong>vant la lan<strong>de</strong> sauvage. Parfois,ils se promenaient dans l'allée <strong>de</strong> petite mère, lui, parlantd'avenir, elle, les yeux baissés sur la trace poudreuse dupied <strong>de</strong> la baronne.<strong>Un</strong>e fois la chose décidée, on voulut hâter le dénouement;il fut donc convenu que la cérémonie aurait lieu dans sixsemaines, au 15 août; et que les jeunes mariés partiraientimmédiatement pour leur voyage <strong>de</strong> noces. Jeanneconsultée sur le pays qu'elle voulait visiter se décida pourla Corse où l'on <strong>de</strong>vait être plus seuls que dans les villesd'Italie.Ils attendaient le moment fixé pour leur union sansimpatience trop vive, mais enveloppés, roulés dans unetendresse délicieuse, savourant le charme exquis <strong>de</strong>sinsignifiantes caresses, <strong>de</strong>s doigts pressés, <strong>de</strong>s regardspassionnés si longs que les âmes semblent se mêler; etvaguement tourmentés par le désir indécis <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>sétreintes.


On résolut <strong>de</strong> n'inviter personne au mariage, à l'exception<strong>de</strong> tante Lison, la soeur <strong>de</strong> la baronne, qui vivait <strong>com</strong>medame pensionnaire dans un couvent <strong>de</strong> Versailles.Après la mort <strong>de</strong> leur père, la baronne avait voulu gar<strong>de</strong>rsa soeur avec elle; mais la <strong>vie</strong>ille fille, poursui<strong>vie</strong> parl'idée qu'elle gênait tout le mon<strong>de</strong>, qu'elle était inutile etimportune, se retira dans une <strong>de</strong> ces maisons religieusesqui louent <strong>de</strong>s appartements aux gens tristes et isolés dansl'existence.Elle venait, <strong>de</strong> temps en temps, passer un mois ou <strong>de</strong>uxdans sa famille.C'était une petite femme qui parlait peu, s'effaçaittoujours, apparaissait seulement aux heures <strong>de</strong>s repas, etremontait ensuite dans sa chambre où elle restait enferméesans cesse.Elle avait un air bon et <strong>vie</strong>illot, bien qu'elle fût âgéeseulement <strong>de</strong> quarante-<strong>de</strong>ux ans, un oeil doux et triste;elle n'avait jamais <strong>com</strong>pté pour rien dans sa famille. Toutepetite, <strong>com</strong>me elle n'était point jolie ni turbulente, on nel'embrassait guère; et elle restait tranquille et douce dansles coins. Depuis elle <strong>de</strong>meura toujours sacrifiée. Jeunefille, personne ne s'occupa d'elle.C'était quelque chose <strong>com</strong>me une ombre ou un objetfamilier, un meuble vivant qu'on est accoutumé à voirchaque jour, mais dont on ne s'inquiète jamais.Sa soeur, par habitu<strong>de</strong> prise dans la maison paternelle, laconsidérait <strong>com</strong>me un être manqué, tout à faitinsignifiant. On la traitait avec une familiarité sans gêne


qui cachait une sorte <strong>de</strong> bonté méprisante. Elle s'appelaitLise et semblait gênée par ce nom pimpant et jeune.Quand on avait vu qu'elle ne se mariait pas, qu'elle ne semarierait sans doute point, <strong>de</strong> Lise on avait fait Lison.Depuis la naissance <strong>de</strong> Jeanne, elle était <strong>de</strong>venue "tanteLison", une humble parente, proprette, affreusementtimi<strong>de</strong>, même avec sa saur et son beau-frère qui l'aimaientpourtant, mais d'une affection vague participant d'unetendresse indifférente, d'une <strong>com</strong>passion inconsciente etd'une bienveillance naturelle.Quelquefois, quand la baronne parlait <strong>de</strong>s choseslointaines <strong>de</strong> sa jeunesse, elle prononçait, pour fixer unedate: "C'était à l'époque du coup <strong>de</strong> tête <strong>de</strong> Lison."On n'en disait jamais plus; et "ce coup <strong>de</strong> tête" restait<strong>com</strong>me enveloppé <strong>de</strong> brouillard.<strong>Un</strong> soir Lise, âgée alors <strong>de</strong> vingt ans, s'était jetée à l'eausans qu'on sût pourquoi. Rien dans sa <strong>vie</strong>, dans sesmanières, ne pouvait faire pressentir cette folie. On l'avaitrepêchée à moitié morte; et ses parents, levant <strong>de</strong>s brasindignés, au lieu <strong>de</strong> chercher la cause mystérieuse <strong>de</strong> cetteaction, s'étaient contentés <strong>de</strong> parler du "coup <strong>de</strong> tête",<strong>com</strong>me ils parlaient <strong>de</strong> l'acci<strong>de</strong>nt du cheval "Coco" quis'était cassé la jambe un peu auparavant dans une ornièreet qu'on avait été obligé d'abattre.Depuis lors, Lise, bientôt Lison, fut considérée <strong>com</strong>me unesprit très faible. Le doux mépris qu'elle avait inspiré à sesproches s'infiltra lentement dans le coeur <strong>de</strong> tous les gensqui l'entouraient. La petite Jeanne elle-même, avec cette


divination naturelle <strong>de</strong>s enfants, ne s'occupait point d'elle,ne montait jamais l'embrasser dans son lit, ne pénétraitjamais dans sa chambre. La bonne Rosalie, qui donnait àcette chambre les quelques soins nécessaires, semblaitseule savoir où elle était située.Quand tante Lison entrait dans la salle à manger pour ledéjeuner, la "Petite" allait, par habitu<strong>de</strong>, lui tendre sonfront; et voilà tout.Si quelqu'un voulait lui parler, on envoyait un domestiquela quérir; et, quand elle n'était pas là, on ne s'occupaitjamais d'elle, on ne songeait jamais à elle, on n'auraitjamais eu la pensée <strong>de</strong> s'inquiéter, <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r: "Tiens,mais je n'ai pas vu Lison, ce matin.”Elle ne tenait point <strong>de</strong> place; c'était un <strong>de</strong> ces êtres qui<strong>de</strong>meurent inconnus même à leurs proches, <strong>com</strong>meinexplorés, et dont la mort ne fait ni trou ni vi<strong>de</strong> dans unemaison, un <strong>de</strong> ces êtres qui ne savent entrer ni dansl'existence, ni dans les habitu<strong>de</strong>s, ni dans l'amour <strong>de</strong> ceuxqui vivent à côté d'eux.Quand on prononçait "tante Lison", ces <strong>de</strong>ux motsn'éveillaient pour ainsi dire aucune affection en l'esprit <strong>de</strong>personne. C'est <strong>com</strong>me si on avait dit "la cafetière ou lesucrier".Elle marchait toujours à petits pas pressés et muets; nefaisait jamais <strong>de</strong> bruit, ne heurtait jamais rien, semblait<strong>com</strong>muniquer aux objets la propriété <strong>de</strong> ne rendre aucunson. Ses mains paraissaient faites d'une espèce d'ouate,tant elle maniait légèrement et délicatement ce qu'elle


touchait.Elle arriva vers la mi-juillet, toute bouleversée par l'idée<strong>de</strong> ce mariage. Elle apportait une foule <strong>de</strong> ca<strong>de</strong>aux qui,venant d'elle, <strong>de</strong>meurèrent presque inaperçus.Dès le len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> sa venue on ne remarqua plus qu'elleétait là.Mais en elle fermentait une émotion extraordinaire, et sesyeux ne quittaient point les fiancés. Elle s'occupa dutrousseau avec une énergie singulière, une activitéfiévreuse, travaillant <strong>com</strong>me une simple couturière danssa chambre où personne ne la venait voir.À tout moment elle présentait à la baronne <strong>de</strong>s mouchoirsqu'elle avait ourlés elle-même, <strong>de</strong>s ser<strong>vie</strong>ttes dont elleavait brodé les chiffres, en <strong>de</strong>mandant: "Est-ce bien<strong>com</strong>me ça, Adélaï<strong>de</strong>?" Et petite mère, tout en examinantnonchalamment l'objet, répondait: "Ne te donne donc pastant <strong>de</strong> mal, ma pauvre Lison."<strong>Un</strong> soir, vers la fin du mois, après une journée <strong>de</strong> lour<strong>de</strong>chaleur, la lune se leva dans une <strong>de</strong> ces nuits claires ettiè<strong>de</strong>s, qui troublent, attendrissent, font s'exalter, semblentéveiller toutes les poésies secrètes <strong>de</strong> l'âme. Les soufflesdoux <strong>de</strong>s champs entraient dans le salon tranquille. Labaronne et son mari jouaient mollement une partie <strong>de</strong>cartes dans la clarté ron<strong>de</strong> que l'abat-jour <strong>de</strong> la lampe<strong>de</strong>ssinait sur la table; tante Lison, assise entre eux,tricotait; et les jeunes gens accoudés à la fenêtre ouverteregardaient le jardin plein <strong>de</strong> clarté.Le tilleul et le platane semaient leur ombre sur le grand


gazon qui s'étendait ensuite, pâle et luisant, jusqu'aubosquet tout noir.Attirée invinciblement par le charme tendre <strong>de</strong> cette nuit,par cet éclairement vaporeux <strong>de</strong>s arbres et <strong>de</strong>s massifs,Jeanne se tourna vers ses parents: "Petit père, nous allonsfaire un tour là, sur l'herbe, <strong>de</strong>vant le château." Le barondit, sans quitter son jeu: "Allez, mes enfants", et se remità sa partie.Ils sortirent et <strong>com</strong>mencèrent à marcher lentement sur lagran<strong>de</strong> pelouse blanche jusqu'au petit bois du fond.L'heure avançait sans qu'ils songeassent à rentrer. Labaronne, fatiguée, voulut monter à sa chambre: "Il fautrappeler les amoureux", dit-elle.Le baron, d'un coup d'oeil, parcourut le vaste jardinlumineux, où les <strong>de</strong>ux ombres erraient doucement."Laisse-les donc, reprit-il, il fait si bon <strong>de</strong>hors! Lison vales attendre; n'est-ce pas, Lison?"La <strong>vie</strong>ille fille releva ses yeux inquiets, et répondit <strong>de</strong> savoix timi<strong>de</strong>: "Certainement, je les attendrai."Petit père souleva la baronne, et, lassé lui-même par lachaleur du jour: "Je vais me coucher aussi", dit-il. Et ilpartit avec sa femme.Alors tante Lison à son tour se leva, et, laissant sur le brasdu fauteuil l'ouvrage <strong>com</strong>mencé, sa laine et la gran<strong>de</strong>aiguille, elle vint s'accou<strong>de</strong>r à la fenêtre et contempla lanuit charmante.Les <strong>de</strong>ux fiancés allaient sans fin, à travers le gazon, dubosquet jusqu'au perron, du perron jusqu'au bosquet. Ils


se serraient les doigts et ne parlaient plus, <strong>com</strong>me sortisd'eux-mêmes, tout mêlés à la poésie visible qui s'exhalait<strong>de</strong> la terre.Jeanne tout à coup aperçut dans le cadre <strong>de</strong> la fenêtre lasilhouette <strong>de</strong> la <strong>vie</strong>ille fille que <strong>de</strong>ssinait la clarté <strong>de</strong> lalampe."Tiens, dit-elle, tante Lison qui nous regar<strong>de</strong>."Le vi<strong>com</strong>te releva la tête, et, <strong>de</strong> cette voix indifférente quiparle sans pensée:"Oui, tante Lison nous regar<strong>de</strong>."Et ils continuèrent à rêver, à marcher lentement, à s'aimer.Mais la rosée couvrait l'herbe, ils eurent un petit frisson <strong>de</strong>fraîcheur."Rentrons maintenant", dit-elle.Et ils revinrent.Lorsqu'ils pénétrèrent dans le salon, tante Lison s'étaitremise à tricoter; elle avait le front penché sur son travail;et ses doigts maigres tremblaient un peu, <strong>com</strong>me s'ilseussent été très fatigués.Jeanne s'approcha:"Tante, on va dormir, à présent."La <strong>vie</strong>ille fille tourna les yeux; ils étaient rouges <strong>com</strong>mesi elle eût pleuré. Les amoureux n'y prirent point gar<strong>de</strong>;mais le jeune homme aperçut soudain les fins souliers <strong>de</strong>la jeune fille tout couverts d'eau. Il fut saisi d'inquiétu<strong>de</strong>et <strong>de</strong>manda tendrement: "N'avez-vous point froid à voschers petits pieds?"Et tout à coup les doigts <strong>de</strong> la tante furent secoués d'un


tremblement si fort que son ouvrage s'en échappa; lapelote <strong>de</strong> laine roula au loin sur le parquet; et, cachantbrusquement sa figure dans ses mains, elle se mit àpleurer par grands sanglots convulsifs.Les <strong>de</strong>ux fiancés la regardaient stupéfaits, immobiles.Jeanne brusquement se mit à ses genoux, écarta ses bras,bouleversée, répétant:"Mais qu'as-tu, mais qu'as-tu, tante Lison?"Alors la pauvre femme, balbutiant, avec la voix toutemouillée <strong>de</strong> larmes, et le corps crispé <strong>de</strong> chagrin, répondit:"C'est quand il t'a <strong>de</strong>mandé... N'avez-vous pas froid à...à... à vos chers petits pieds?... on ne m'a jamais dit <strong>de</strong> ceschoses-là... à moi... jamais... jamais..."Jeanne, surprise, apitoyée, eut cependant en<strong>vie</strong> <strong>de</strong> rire à lapensée d'un amoureux débitant <strong>de</strong>s tendresses à Lison; etle vi<strong>com</strong>te s'était retourné pour cacher sa gaieté.Mais la tante se leva soudain, laissa sa laine à terre et sontricot sur le fauteuil, et elle se sauva sans lumière dansl'escalier sombre, cherchant sa chambre à tâtons.Restés seuls, les <strong>de</strong>ux jeunes gens se regardèrent, égayéset attendris. Jeanne murmura: "Cette pauvre tante!...”Julien reprit: "Elle doit être un peu folle, ce soir."Ils se tenaient les mains sans se déci<strong>de</strong>r à se séparer, etdoucement, tout doucement, ils échangèrent leur premierbaiser <strong>de</strong>vant le siège vi<strong>de</strong> que venait <strong>de</strong> quitter tanteLison.Ils ne pensaient plus guère, le len<strong>de</strong>main, aux larmes <strong>de</strong> la<strong>vie</strong>ille fille.


Les <strong>de</strong>ux semaines qui précédèrent le mariage laissèrentJeanne assez calme et tranquille <strong>com</strong>me si elle eût étéfatiguée d'émotions douces.Elle n'eut pas non plus le temps <strong>de</strong> réfléchir durant lamatinée du jour décisif. Elle éprouvait seulement unegran<strong>de</strong> sensation <strong>de</strong> vi<strong>de</strong> en tout son corps, <strong>com</strong>me si sachair, son sang, ses os se fussent fondus sous la peau; etelle s'apercevait, en touchant les objets, que ses doigtstremblaient beaucoup.Elle ne reprit possession d'elle que dans le choeur <strong>de</strong>l'église pendant l'office.Mariée! Ainsi elle était mariée! La succession <strong>de</strong> choses,<strong>de</strong> mouvements, d'événements ac<strong>com</strong>plis <strong>de</strong>puis l'aube luiparaissait un rêve, un vrai rêve. Il est <strong>de</strong> ces moments oùtout semble changé autour <strong>de</strong> nous; les gestes même ontune signification nouvelle; jusqu'aux heures qui nesemblent plus à leur place ordinaire.Elle se sentait étourdie, étonnée surtout. La veille encorerien n'était modifié dans son existence; l'espoir constant<strong>de</strong> sa <strong>vie</strong> <strong>de</strong>venait seulement plus proche, presquepalpable. Elle s'était endormie jeune fille; elle était femmemaintenant.Donc elle avait franchi cette barrière qui semble cacherl'avenir avec toutes ses joies, ses bonheurs rêvés. Ellesentait <strong>com</strong>me une porte ouverte <strong>de</strong>vant elle; elle allaitentrer dans l'Attendu.La cérémonie finissait. On passa dans la sacristie presquevi<strong>de</strong>; car on n'avait invité personne; puis on ressortit.


Quand ils apparurent sur la porte <strong>de</strong> l'église, un fracasformidable fit faire un bond à la mariée et pousser ungrand cri à la baronne: c'était une salve <strong>de</strong> coups <strong>de</strong> fusiltirée par les paysans; et jusqu'aux Peuples les détonationsne cessèrent plus.<strong>Un</strong>e collation était ser<strong>vie</strong> pour la famille, le curé <strong>de</strong>schâtelains et celui d'Yport, le marié et les témoins choisisparmi les gros cultivateurs <strong>de</strong>s environs.Puis on fit un tour dans le jardin pour attendre le dîner. Lebaron, la baronne, tante Lison, le maire et l'abbé Picot semirent à parcourir l'allée <strong>de</strong> petite mère; tandis que dansl'allée en face l'autre prêtre lisait son bréviaire enmarchant à grands pas.On entendait, <strong>de</strong> l'autre côté du château, la gaieté bruyante<strong>de</strong>s paysans qui buvaient du cidre sous les pommiers.Tout le pays endimanché emplissait la cour. Les gars etles filles se poursuivaient.Jeanne et Julien traversèrent le bosquet, puis montèrentsur le talus, et, muets tous <strong>de</strong>ux, se mirent à regar<strong>de</strong>r lamer. Il faisait un peu frais, bien qu'on fût au milieu d'août;le vent du nord soufflait, et le grand soleil luisaitdurement dans le ciel tout bleu.Les jeunes gens, pour trouver <strong>de</strong> l'abri, traversèrent lalan<strong>de</strong> en tournant à droite, voulant gagner la valléeondulante et boisée qui <strong>de</strong>scend vers Yport. Dès qu'ilseurent atteint les taillis, aucun souffle ne les effleura plus,et ils quittèrent le chemin pour prendre un étroit sentiers'enfonçant sous les feuilles. Ils pouvaient à peine marcher


<strong>de</strong> front; alors elle sentit un bras qui se glissait lentementautour <strong>de</strong> sa taille.Elle ne disait rien, haletante, le coeur précipité, larespiration coupée. Des branches basses leur caressaientles cheveux; ils se courbaient souvent pour passer. Ellecueillit une feuille; <strong>de</strong>ux bêtes à bon Dieu, pareilles à <strong>de</strong>uxfrêles coquillages rouges, étaient blotties <strong>de</strong>ssous.Alors elle dit, innocente et rassurée un peu: "Tiens, unménage."Julien effleura son oreille <strong>de</strong> sa bouche: "Ce soir vousserez ma femme."Quoiqu'elle eût appris bien <strong>de</strong>s choses dans son séjour auxchamps, elle ne songeait encore qu'à la poésie <strong>de</strong> l'amour,et fut surprise. Sa femme? ne l'était-elle pas déjà?Alors il se mit à l'embrasser à petits baisers rapi<strong>de</strong>s sur latempe et sur le cou, là où frisaient les premiers cheveux.Saisie à chaque fois par ces baisers d'homme auxquels ellen'était point habituée, elle penchait instinctivement la tête<strong>de</strong> l'autre côté pour éviter cette caresse qui la ravissaitcependant.Mais ils se trouvèrent soudain sur la lisière du bois. Elles'arrêta, confuse d'être si loin. Qu'allait-on penser?"Retournons", dit-elle.Il retira le bras dont il serrait sa taille, et, en se tournanttous <strong>de</strong>ux, ils se trouvèrent face à face, si près qu'ilssentirent leurs haleines sur leurs visages; et ils seregardèrent. Ils se regardèrent d'un <strong>de</strong> ces regards fixes,aigus, pénétrants, où <strong>de</strong>ux âmes croient se mêler. Ils se


cherchèrent dans leurs yeux, <strong>de</strong>rrière leurs yeux, dans cetinconnu impénétrable <strong>de</strong> l'être, ils se sondèrent dans unemuette et obstinée interrogation. Que seraient-ils l'un pourl'autre? Que serait cette <strong>vie</strong> qu'ils <strong>com</strong>mençaientensemble? Que se réservaient-ils l'un à l'autre <strong>de</strong> joies, <strong>de</strong>bonheurs ou <strong>de</strong> désillusions en ce long tête-à-têteindissoluble du mariage? Et il leur sembla, à tous les<strong>de</strong>ux, qu'ils ne s'étaient pas encore vus,Et tout à coup, Julien, posant ses <strong>de</strong>ux mains sur lesépaules <strong>de</strong> sa femme, lui jeta à pleine bouche un baiserprofond <strong>com</strong>me elle n'en avait jamais reçu. Il <strong>de</strong>scendit, cebaiser, il pénétra dans ses veines et dans ses moelles; etelle en eut une telle secousse mystérieuse qu'elle repoussaéperdument Julien <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>ux bras, et faillit tomber surle dos."Allons-nous-en. Allons-nous-en", balbutia-t-elle.Il ne répondit pas, mais il lui prit les mains qu'il gardadans les siennes.Ils n'échangèrent plus un mot jusqu'à la maison. Le reste<strong>de</strong> l'après-midi sembla long.On se mit à table à la nuit tombante.Le dîner fut simple et assez court, contrairement auxusages normands. <strong>Un</strong>e sorte <strong>de</strong> gêne paralysait lesconvives. Seuls les <strong>de</strong>ux prêtres, le maire et les quatrefermiers invités montrèrent un peu <strong>de</strong> cette grosse gaietéqui doit ac<strong>com</strong>pagner les noces.Le rire semblait mort, un mot du maire le ranima. Il étaitneuf heures environ; on allait prendre le café. Au-<strong>de</strong>hors,


sous les pommiers <strong>de</strong> la première cour, le bal champêtre<strong>com</strong>mençait. Par la fenêtre ouverte on apercevait toute lafête. Des lumignons pendus aux branches donnaient auxfeuilles <strong>de</strong>s nuances <strong>de</strong> vert-<strong>de</strong>-gris. Rustres et rustau<strong>de</strong>ssautaient en rond en hurlant un air <strong>de</strong> danse sauvagequ'ac<strong>com</strong>pagnaient faiblement <strong>de</strong>ux violons et uneclarinette juchés sur une gran<strong>de</strong> table <strong>de</strong> cuisine enestra<strong>de</strong>. Le chant tumultueux <strong>de</strong>s paysans couvraitentièrement parfois la chanson <strong>de</strong>s instruments; et la frêlemusique déchirée par les voix déchaînées semblait tomberdu ciel en lambeaux, en petits fragments <strong>de</strong> quelquesnotes éparpillées.Deux gran<strong>de</strong>s barriques entourées <strong>de</strong> torches flambantesversaient à boire à la foule. Deux servantes étaientoccupées à rincer incessamment les verres et les bols dansun baquet, pour les tendre, encore ruisselants d'eau, sousles robinets d'où coulait le filet rouge du vin ou le filet d'ordu cidre pur. Et les danseurs assoiffés, les <strong>vie</strong>uxtranquilles, les filles en sueur se pressaient, tendaient lesbras pour saisir à leur tour un vase quelconque et se verserà grands flots dans la gorge, en renversant la tête, leliqui<strong>de</strong> qu'ils préféraient.Sur une table on trouvait du pain, du beurre, du fromageet <strong>de</strong>s saucisses. Chacun avalait une bouchée <strong>de</strong> temps entemps, et, sous le plafond <strong>de</strong> feuilles illuminées, cette fêtesaine et violente donnait aux convives mornes <strong>de</strong> la sallel'en<strong>vie</strong> <strong>de</strong> danser aussi, <strong>de</strong> boire au ventre <strong>de</strong> ces grossesfutailles en mangeant une tranche <strong>de</strong> pain avec du beurre


et un oignon cru.Le maire qui battait la mesure avec son couteau s'écria:"Sacristi! ça va bien, c'est <strong>com</strong>me qui dirait les noces <strong>de</strong>Ganache."<strong>Un</strong> frisson <strong>de</strong> rire étouffé courut. Mais l'abbé Picot,ennemi naturel <strong>de</strong> l'autorité civile, répliqua: "Vous voulezdire <strong>de</strong> Cana." L'autre n'accepta pas la leçon. "Non,monsieur le curé, je m'entends; quand je dis Ganache,c'est Ganache."On se leva et on passa dans le salon. Puis on alla se mêlerun peu au populaire en goguette. Puis les invités seretirèrent.Le baron et la baronne eurent à voix basse une sorte <strong>de</strong>querelle. Mme Adélaï<strong>de</strong>, plus essoufflée que jamais,semblait refuser ce que <strong>de</strong>mandait son mari; enfin elle dit,presque haut: "Non, mon ami, je ne peux pas, je nesaurais <strong>com</strong>ment m'y prendre."Petit père alors, la quittant brusquement, s'approcha <strong>de</strong>Jeanne. "Veux-tu faire un tour avec moi, fillette?" Toutémue, elle répondit: "Comme tu voudras, papa." Ilssortirent.Dès qu'ils furent <strong>de</strong>vant la porte, du côté <strong>de</strong> la mer, unpetit vent sec les saisit. <strong>Un</strong> <strong>de</strong> ces vents froids d'été, quisentent déjà l'automne.Des nuages galopaient dans le ciel, voilant, puisredécouvrant les étoiles.Le baron serrait contre lui le bras <strong>de</strong> sa fille en lui pressanttendrement la main. Ils marchèrent quelques minutes. Il


semblait indécis, troublé. Enfin il se décida."Mignonne, je vais remplir un rôle difficile qui <strong>de</strong>vraitrevenir à ta mère; mais <strong>com</strong>me elle s'y refuse, il faut bienque je prenne sa place. J'ignore ce que tu sais <strong>de</strong>s choses<strong>de</strong> l'existence. Il est <strong>de</strong>s mystères qu'on cachesoigneusement aux enfants, aux filles surtout, aux fillesqui doivent rester pures d'esprit, irréprochablement puresjusqu'à l'heure où nous les remettons entre les bras <strong>de</strong>l'homme qui prendra soin <strong>de</strong> leur bonheur. C'est à lui qu'ilappartient <strong>de</strong> lever ce voile jeté sur le doux secret <strong>de</strong> la<strong>vie</strong>. Mais elles, si aucun soupçon ne les a encoreeffleurées, se révoltent souvent <strong>de</strong>vant la réalité un peubrutale cachée <strong>de</strong>rrière les rêves. Blessées en leur âme,blessées même en leur corps, elles refusent à l'époux ceque la loi, la loi humaine et la loi naturelle lui accor<strong>de</strong>nt<strong>com</strong>me un droit absolu. Je ne puis t'en dire davantage, machérie; mais n'oublie point ceci, que tu appartiens toutentière à ton mari."Que savait-elle au juste? que <strong>de</strong>vinait-elle? Elle s'étaitmise à trembler, oppressée d'une mélancolie accablante etdouloureuse <strong>com</strong>me un pressentiment.Ils rentrèrent. <strong>Un</strong>e surprise les arrêta sur la porte du salon.Mme Adélaï<strong>de</strong> sanglotait sur le coeur <strong>de</strong> Julien. Sespleurs, <strong>de</strong>s pleurs bruyants poussés <strong>com</strong>me par un soufflet<strong>de</strong> forge, semblaient lui sortir en même temps du nez, <strong>de</strong>la bouche et <strong>de</strong>s yeux; et le jeune homme interdit, gauche,soutenait la grosse femme abattue en ses bras pour luire<strong>com</strong>man<strong>de</strong>r sa chérie, sa mignonne, son adorée fillette.


Le baron se précipita: "Oh! pas <strong>de</strong> scène; pasd'attendrissement, je vous prie", et, prenant sa femme, ill'assit dans un fauteuil pendant qu'elle s'essuyait le visage.Il se tourna ensuite vers Jeanne: "Allons, petite, embrasseta mère bien vite et va te coucher."Prête à pleurer aussi, elle embrassa ses parents rapi<strong>de</strong>mentet s'enfuit.Tante Lison s'était déjà retirée en sa chambre. Le baron etsa femme restèrent seuls avec Julien. Et ils <strong>de</strong>meuraient sigênés tous les trois qu'aucune parole ne leur venait, les<strong>de</strong>ux hommes en tenue <strong>de</strong> soirée, <strong>de</strong>bout, les yeux perdus,Mme Adélaï<strong>de</strong> abattue sur son siège avec <strong>de</strong>s restes <strong>de</strong>sanglots dans la gorge. Leur embarras <strong>de</strong>venaitintolérable, le baron se mit à parler du voyage que lesjeunes gens <strong>de</strong>vaient entreprendre dans quelques jours.Jeanne, dans sa chambre, se laissait déshabiller parRosalie qui pleurait <strong>com</strong>me une source. Les mainserrantes au hasard, elle ne trouvait plus ni les cordons niles épingles et elle semblait assurément plus émue encoreque sa maîtresse. Mais Jeanne ne songeait guère auxlarmes <strong>de</strong> sa bonne; il lui semblait qu'elle était entrée dansun autre mon<strong>de</strong>, partie sur une autre terre, séparée <strong>de</strong> toutce qu'elle avait connu, <strong>de</strong> tout ce qu'elle avait chéri. Toutlui semblait bouleversé dans sa <strong>vie</strong> et dans sa pensée;même cette idée étrange lui vint: "Aimait-elle son mari?"Voilà qu'il lui apparaissait tout à coup <strong>com</strong>me un étrangerqu'elle connaissait à peine. Trois mois auparavant elle nesavait point qu'il existait, et maintenant elle était sa


femme. Pourquoi cela? Pourquoi tomber si vite dans lemariage <strong>com</strong>me dans un trou ouvert sous vos pas?Quand elle fut en toilette <strong>de</strong> nuit, elle se glissa dans sonlit; et ses draps un peu frais, faisant frissonner sa peau,augmentèrent cette sensation <strong>de</strong> froid, <strong>de</strong> solitu<strong>de</strong>, <strong>de</strong>tristesse qui lui pesait sur l'âme <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux heures.Rosalie s'enfuit, toujours sanglotant; et Jeanne attendit.Elle attendit anxieuse, le coeur crispé, ce je ne sais quoi<strong>de</strong>viné, et annoncé en termes confus par son père, cetterévélation mystérieuse <strong>de</strong> ce qui est le grand secret <strong>de</strong>l'amour.Sans qu'elle eût entendu monter l'escalier, on frappa troiscoups légers contre sa porte. Elle tressaillit horriblementet ne répondit point. On frappa <strong>de</strong> nouveau, puis la serruregrinça. Elle se cacha la tête sous ses couvertures <strong>com</strong>mesi un voleur eût pénétré chez elle. Des bottines craquèrentdoucement sur le parquet; et soudain on toucha son lit.Elle eut un sursaut nerveux et poussa un petit cri; et,dégageant sa tête, elle vit Julien <strong>de</strong>bout <strong>de</strong>vant elle, quisouriait en la regardant. "Oh! que vous m'avez fait peur!"dit-elle.Il reprit: "Vous ne m'attendiez donc point?" Elle nerépondit pas. Il était en gran<strong>de</strong> toilette, avec sa figuregrave <strong>de</strong> beau garçon; et elle se sentit affreusementhonteuse d'être couchée ainsi <strong>de</strong>vant cet homme si correct.Ils ne savaient que dire, que faire, n'osant même pas seregar<strong>de</strong>r à cette heure sérieuse et décisive d'où dépendl'intime bonheur <strong>de</strong> toute la <strong>vie</strong>.


Il sentait vaguement peut-être quel danger offre cettebataille, et quelle souple possession <strong>de</strong> soi, quelle ruséetendresse il faut pour ne froisser aucune <strong>de</strong>s subtilespu<strong>de</strong>urs, <strong>de</strong>s infinies délicatesses d'une âme virginale etnourrie <strong>de</strong> rêves.Alors, doucement, il lui prit la main qu'il baisa, et,s'agenouillant auprès du lit <strong>com</strong>me <strong>de</strong>vant un autel, ilmurmura d'une voix aussi légère qu'un souffle: "Voudrezvousm'aimer?" Elle, rassurée tout à coup, souleva surl'oreiller sa tête ennuagée <strong>de</strong> <strong>de</strong>ntelles, et elle sourit: "Jevous aime déjà, mon ami."Il mit en sa bouche les petits doigts fins <strong>de</strong> sa femme, etla voix changée par ce bâillon <strong>de</strong> chair: "Voulez-vous meprouver que vous m'aimez?"Elle répondit, troublée <strong>de</strong> nouveau, sans bien <strong>com</strong>prendrece qu'elle disait, sous le souvenir <strong>de</strong>s paroles <strong>de</strong> son père:"Je suis à vous, mon ami."Il couvrit son poignet <strong>de</strong> baisers mouillés, et, se redressantlentement, il approchait <strong>de</strong> son visage qu'ellere<strong>com</strong>mençait à cacher.Soudain, jetant un bras en avant par-<strong>de</strong>ssus le lit, il enlaçasa femme à travers les draps, tandis que, glissant son autrebras sous l'oreiller, il le soulevait avec la tête: et, tout bas,tout bas il <strong>de</strong>manda: "Alors, vous voulez bien me faire unetoute petite place à côté <strong>de</strong> vous?"Elle eut peur, une peur d'instinct, et balbutia: "Oh! pasencore, je vous prie."Il sembla désappointé, un peu froissé, et il reprit d'un ton


toujours suppliant, mais plus brusque: "Pourquoi plus tardpuisque nous finirons toujours par là?"Elle lui en voulut <strong>de</strong> ce mot; mais soumise et résignée, ellerépéta pour la <strong>de</strong>uxième fois: "Je suis à vous, mon ami."Alors, il disparut bien vite dans le cabinet <strong>de</strong> toilette; etelle entendait distinctement ses mouvements avec <strong>de</strong>sfroissements d'habits défaits, un bruit d'argent dans lapoche, la chute successive <strong>de</strong>s bottines.Et tout à coup, en caleçon, en chaussettes, il traversavivement la chambre pour aller déposer sa montre sur lacheminée. Puis il retourna, en courant, dans la petite piècevoisine, remua quelque temps encore et Jeanne se retournarapi<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> l'autre côté en fermant les yeux, quand ellesentit qu'il arrivait.Elle fit un soubresaut <strong>com</strong>me pour se jeter à terre lorsqueglissa vivement contre sa jambe une autre jambe froi<strong>de</strong> etvelue; et, la figure dans ses mains, éperdue, prête à crier<strong>de</strong> peur et d'effarement, elle se blottit tout au fond du lit.Aussitôt, il la prit en ses bras, bien qu'elle lui tournât ledos, et il baisait voracement son cou, les <strong>de</strong>ntellesflottantes <strong>de</strong> sa coiffure <strong>de</strong> nuit et le col brodé <strong>de</strong> sachemise.Elle ne remuait pas, raidie dans une horrible anxiété,sentant une main forte qui cherchait sa poitrine cachéeentre ses cou<strong>de</strong>s. Elle haletait bouleversée sous cetattouchement brutal; et elle avait surtout en<strong>vie</strong> <strong>de</strong> sesauver, <strong>de</strong> courir par la maison, <strong>de</strong> s'enfermer quelquepart, loin <strong>de</strong> cet homme.


Il ne bougeait plus. Elle recevait sa chaleur dans son dos.Alors son effroi s'apaisa encore et elle pensa brusquementqu'elle n'aurait qu'à se retourner pour l'embrasser.À la fin, il parut s'impatienter, et d'une voix attristée:"Vous ne voulez donc point être ma petite femme?" Ellemurmura à travers ses doigts: "Est-ce que je ne la suispas?" Il répondit avec une nuance <strong>de</strong> mauvaise humeur:"Mais non, ma chère, voyons, ne vous moquez pas <strong>de</strong>moi."Elle se sentit toute remuée par le ton mécontent <strong>de</strong> savoix; et elle se tourna tout à coup vers lui pour lui<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r pardon.Il la saisit à bras-le-corps, rageusement, <strong>com</strong>me affaméd'elle; et il parcourait <strong>de</strong> baisers rapi<strong>de</strong>s, <strong>de</strong> baisersmordants, <strong>de</strong> baisers fous, toute sa face et le haut <strong>de</strong> sagorge, l'étourdissant <strong>de</strong> caresses. Elle avait ouvert lesmains et restait inerte sous ses efforts, ne sachant plus cequ'elle faisait, ce qu'il faisait, dans un trouble <strong>de</strong> penséequi ne lui laissait rien <strong>com</strong>prendre. Mais une souffranceaiguë la déchira soudain; et elle se mit à gémir, torduedans ses bras, pendant qu'il la possédait violemment.Que se passa-t-il ensuite? Elle n'en eut guère le souvenir,car elle avait perdu la tête; il lui sembla seulement qu'il luijetait sur les lèvres une grêle <strong>de</strong> petits baisersreconnaissants.Puis il dut lui parler et elle dut lui répondre. Puis il fitd'autres tentatives qu'elle repoussa avec épouvante; et<strong>com</strong>me elle se débattait, elle rencontra sur sa poitrine ce


poil épais qu'elle avait déjà senti sur sa jambe, et elle serecula <strong>de</strong> saisissement.Las enfin <strong>de</strong> la solliciter sans succès, il <strong>de</strong>meura immobilesur le dos.Alors elle songea; elle se dit, désespérée jusqu'au fond <strong>de</strong>son âme, dans la désillusion d'une ivresse rêvée sidifférente, d'une chère attente détruite, d'une félicitécrevée: "Voilà donc ce qu'il appelle être sa femme; c'estcela! c'est cela!"Et elle resta longtemps ainsi, désolée, l'oeil errant sur lestapisseries du mur, sur la <strong>vie</strong>ille légen<strong>de</strong> d'amour quienveloppait sa chambre.Mais, <strong>com</strong>me Julien ne parlait plus, ne remuait plus, elletourna lentement son regard vers lui, et elle s'aperçut qu'ildormait! Il dormait, la bouche entrouverte, le visagecalme! Il dormait!Elle ne le pouvait croire, se sentant indignée, plusoutragée par ce sommeil que par sa brutalité, traitée<strong>com</strong>me la première venue. Pouvait-il dormir une nuitpareille? Ce qui s'était passé entre eux n'avait donc pourlui rien <strong>de</strong> surprenant? Oh! elle eût mieux aimé êtrefrappée, violentée encore, meurtrie <strong>de</strong> caresses odieusesjusqu'à perdre connaissance.Elle resta immobile, appuyée sur un cou<strong>de</strong>, penchée verslui, écoutant entre ses lèvres passer un léger souffle qui,parfois, prenait une apparence <strong>de</strong> ronflement.Le jour parut, terne d'abord, puis clair, puis rose, puiséclatant. Julien ouvrit les yeux, bâilla, étendit ses bras,


egarda sa femme, sourit, et <strong>de</strong>manda: "As-tu bien dormi,ma chérie?"Elle s'aperçut qu'il lui disait "tu" maintenant et ellerépondit, stupéfaite: "Mais oui. Et vous?" Il dit: "Oh! moi,fort bien." Et, se tournant vers elle, il l'embrassa, puis semit à causer tranquillement. Il lui développait <strong>de</strong>s projets<strong>de</strong> <strong>vie</strong>, avec <strong>de</strong>s idées d'économie; et ce mot revenuplusieurs fois étonnait Jeanne. Elle l'écoutait sans biensaisir le sens <strong>de</strong>s paroles, le regardait, songeait à millechoses rapi<strong>de</strong>s qui passaient, effleurant à peine son esprit.Huit heures sonnèrent. "Allons, il faut nous lever, dit-il,nous serions ridicules en restant tard au lit", et il <strong>de</strong>scenditle premier. Quand il eut fini sa toilette, il aida gentimentsa femme en tous les menus détails <strong>de</strong> la sienne, nepermettant pas qu'on appelât Rosalie.Au moment <strong>de</strong> sortir, il l'arrêta. "Tu sais, entre nous, nouspouvons nous tutoyer maintenant, mais <strong>de</strong>vant tes parentsil vaut mieux attendre encore. Ce sera tout naturel enrevenant <strong>de</strong> notre voyage <strong>de</strong> noces."Elle ne se montra qu'à l'heure du déjeuner. Et la journées'écoula ainsi qu'à l'ordinaire <strong>com</strong>me si rien <strong>de</strong> nouveaun'était survenu. Il n'y avait qu'un homme <strong>de</strong> plus dans lamaison.


VQuatre jours plus tard arriva la berline qui <strong>de</strong>vait lesemporter à Marseille.Après l'angoisse du premier soir, Jeanne s'était habituéedéjà au contact <strong>de</strong> Julien, à ses baisers, à ses caressestendres, bien que sa répugnance n'eût pas diminué pourleurs rapports plus intimes.Elle le trouvait beau, elle l'aimait; elle se sentait <strong>de</strong>nouveau heureuse et gaie.Les adieux furent courts et sans tristesse. La baronne seulesemblait émue; et elle mit, au moment où la voiture allaitpartir, une grosse bourse lour<strong>de</strong> <strong>com</strong>me du plomb dans lamain <strong>de</strong> sa fille: "C'est pour tes petites dépenses <strong>de</strong> jeunefemme", dit-elle.Jeanne la jeta dans sa poche; et les chevaux détalèrent.Vers le soir, Julien lui dit: "Combien ta mère t'a-t-elledonné dans cette bourse?" Elle n'y pensait plus et elle laversa sur ses genoux. <strong>Un</strong> flot d'or se répandit: <strong>de</strong>ux millefrancs. Elle battit <strong>de</strong>s mains: "Je ferai <strong>de</strong>s folies", et elleresserra l'argent.Après huit jours <strong>de</strong> route, par une chaleur terrible, ilsarrivèrent à Marseille.Et le len<strong>de</strong>main le Roi-Louis, un petit paquebot qui allaità Naples en passant par Ajaccio, les emportait vers laCorse.La Corse! les maquis! les bandits! les montagnes! la patrie


<strong>de</strong> Napoléon! Il semblait à Jeanne qu'elle sortait <strong>de</strong> laréalité pour entrer, tout éveillée, dans un rêve.Côte à côte sur le pont du navire, ils regardaient courir lesfalaises <strong>de</strong> la Provence. La mer immobile, d'un azurpuissant, <strong>com</strong>me figée, <strong>com</strong>me durcie dans la lumièrear<strong>de</strong>nte qui tombait du soleil, s'étalait sous le ciel infini,d'un bleu presque exagéré.Elle dit: "Te rappelles-tu notre promena<strong>de</strong> dans le bateaudu père Lastique?"Au lieu <strong>de</strong> répondre, il lui jeta rapi<strong>de</strong>ment un baiser dansl'oreille.Les roues du vapeur battaient l'eau, troublant son épaissommeil; et par-<strong>de</strong>rrière une longue trace écumeuse, unegran<strong>de</strong> traînée pâle où l'on<strong>de</strong> remuée moussait <strong>com</strong>me duchampagne, allongeait jusqu'à perte <strong>de</strong> vue le sillage toutdroit du bâtiment,Soudain, vers l'avant, à quelques brasses seulement, unénorme poisson, un dauphin, bondit hors <strong>de</strong> l'eau, puis yreplongea la tête la première et disparut. Jeanne toutesaisie eut peur, poussa un cri, et se jeta sur la poitrine <strong>de</strong>Julien. Puis elle se mit à rire <strong>de</strong> sa frayeur, et regarda,anxieuse, si la bête n'allait pas reparaître. Au bout <strong>de</strong>quelques secon<strong>de</strong>s elle jaillit <strong>de</strong> nouveau <strong>com</strong>me un grosjoujou mécanique. Puis elle retomba, ressortit encore; puiselles furent <strong>de</strong>ux, puis trois, puis six qui semblaientgamba<strong>de</strong>r autour du lourd bateau, faire escorte à leur frèremonstrueux, le poisson <strong>de</strong> bois aux nageoires <strong>de</strong> fer. Ellespassaient à gauche, revenaient à droite du navire, et tantôt


ensemble, tantôt l'une après l'autre, <strong>com</strong>me dans un jeu,dans une poursuite gaie, elles s'élançaient en l'air par ungrand saut qui décrivait une courbe, puis ellesreplongeaient à la queue leu leu.Jeanne battait <strong>de</strong>s mains, tressaillait, ra<strong>vie</strong>, à chaqueapparition <strong>de</strong>s énormes et souples nageurs. Son coeurbondissait <strong>com</strong>me eux dans une joie folle et enfantine.Tout à coup, ils disparurent. On les aperçut encore unefois, très loin, vers la pleine mer; puis on ne les vit plus,et Jeanne ressentit, pendant quelques secon<strong>de</strong>s, un chagrin<strong>de</strong> leur départ.Le soir venait, un soir calme, radieux, plein <strong>de</strong> clarté, <strong>de</strong>paix heureuse. Pas un frisson dans l'air ou sur l'eau; et cerepos illimité <strong>de</strong> la mer et du ciel s'étendait aux âmesengourdies où pas un frisson non plus ne passait.Le grand soleil s'enfonçait doucement là-bas, versl'Afrique invisible, l'Afrique, la terre brûlante dont oncroyait déjà sentir les ar<strong>de</strong>urs; mais une sorte <strong>de</strong> caressefraîche, qui n'était cependant pas même une apparence <strong>de</strong>brise, effleura les visages lorsque l'astre eut disparu.Ils ne voulurent pas rentrer dans leur cabine où l'on sentaittoutes les horribles o<strong>de</strong>urs <strong>de</strong>s paquebots; et ilss'étendirent tous les <strong>de</strong>ux sur le pont, flanc contre flanc,roulés dans leurs manteaux. Julien s'endormit tout <strong>de</strong>suite; mais Jeanne restait les yeux ouverts, agitée parl'inconnu du voyage. Le bruit monotone <strong>de</strong>s roues laberçait; et elle regardait au-<strong>de</strong>ssus d'elle ces légionsd'étoiles si claires, d'une lumière aiguë, scintillante et


<strong>com</strong>me mouillée, dans ce ciel pur du Midi.Vers le matin, cependant, elle s'assoupit. Des bruits, <strong>de</strong>svoix la réveillèrent. Les matelots, en chantant, faisaient latoilette du navire. Elle secoua son mari, immobile dans lesommeil, et ils se levèrent.Elle buvait avec exaltation la saveur <strong>de</strong> la brume salée quilui pénétrait jusqu'au bout <strong>de</strong>s doigts. Partout la mer.Pourtant, vers l'avant, quelque chose <strong>de</strong> gris, <strong>de</strong> confusencore dans l'aube naissante, une sorte d'accumulation <strong>de</strong>nuages singuliers, pointus, déchiquetés, semblait poséesur les flots.Puis cela apparut plus distinct; les formes se marquèrentdavantage sur le ciel éclairci; une gran<strong>de</strong> ligne <strong>de</strong>montagnes cornues et bizarres surgit: la Corse, enveloppéedans une sorte <strong>de</strong> voile léger.Et le soleil se leva <strong>de</strong>rrière, <strong>de</strong>ssinant toutes les saillies <strong>de</strong>scrêtes en ombres noires; puis tous les sommetss'allumèrent tandis que le reste <strong>de</strong> l'île <strong>de</strong>meurait embrumé<strong>de</strong> vapeur.Le capitaine, un <strong>vie</strong>ux petit homme tanné, séché,raccourci, racorni, rétréci par les vents durs et salés,apparut sur le pont, et, d'une voix enrouée par trente ans<strong>de</strong> <strong>com</strong>man<strong>de</strong>ment, usée par les cris poussés dans lesbourrasques, il dit à Jeanne:"La sentez-vous, cette gueuse-là?"Elle sentait en effet une forte et singulière o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>plantes, d'arômes sauvages.Le capitaine reprit:


"C'est la Corse qui fleure <strong>com</strong>me ça, madame; c'est sono<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> jolie femme, à elle. Après vingt ans d'absence, jela reconnaîtrais à cinq milles au large. J'en suis. Lui, làbas,à Sainte-Hélène, il en parle toujours, paraît-il, <strong>de</strong>l'o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> son pays. Il est <strong>de</strong> ma famille."Et le capitaine, ôtant son chapeau, salua la Corse, salua làbas,à travers l'océan, le grand empereur prisonnier quiétait <strong>de</strong> sa famille.Jeanne fut tellement émue qu'elle faillit pleurer.Puis le marin tendit le bras vers l'horizon: "LesSanguinaires!" dit-il.Julien, <strong>de</strong>bout près <strong>de</strong> sa femme, la tenait par la taille, ettous <strong>de</strong>ux regardaient au loin pour découvrir le pointindiqué.Ils aperçurent enfin quelques rochers en forme <strong>de</strong>pyrami<strong>de</strong>s, que le navire contourna bientôt pour entrerdans un golfe immense et tranquille, entouré d'un peuple<strong>de</strong> hauts sommets dont les pentes basses semblaientcouvertes <strong>de</strong> mousses.Le capitaine indiqua cette verdure: "Le maquis."À mesure qu'on avançait, le cercle <strong>de</strong>s monts semblait serefermer <strong>de</strong>rrière le bâtiment qui nageait avec lenteur dansun lac d'azur si transparent qu'on en voyait parfois le fond.Et la ville apparut soudain, toute blanche, au fond dugolfe, au bord <strong>de</strong>s flots, au pied <strong>de</strong>s montagnes.Quelques petits bateaux italiens étaient à l'ancre dans leport. Quatre ou cinq barques s'en vinrent rô<strong>de</strong>r autour duRoi-Louis pour chercher ses passagers.


Julien, qui réunissait les bagages, <strong>de</strong>manda tout bas à safemme: "C'est assez, n'est-ce pas, <strong>de</strong> donner vingt sous àl'homme <strong>de</strong> service?”Depuis huit jours il posait à tout moment la mêmequestion, dont elle souffrait chaque fois. Elle réponditavec un peu d'impatience: "Quand on n'est pas sûr <strong>de</strong>donner assez, on donne trop."Sans cesse, il discutait avec les maîtres et les garçonsd'hôtel, avec les voituriers, avec les ven<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> n'importequoi, et quand il avait, à force d'arguties, obtenu un rabaisquelconque, il disait à Jeanne, en se frottant les mains: "Jen'aime pas être volé."Elle tremblait en voyant venir les notes, sûre d'avance <strong>de</strong>sobservations qu'il allait faire sur chaque article, humiliéepar ces marchandages, rougissant jusqu'aux cheveux sousle regard méprisant <strong>de</strong>s domestiques qui suivaient sonmari <strong>de</strong> l'oeil en gardant au fond <strong>de</strong> la main soninsuffisant pourboire.Il eut encore une discussion avec le batelier qui les mit àterre.Le premier arbre qu'elle vit fut un palmier!Ils <strong>de</strong>scendirent dans un grand hôtel vi<strong>de</strong>, à l'encoignured'une vaste place, et se firent servir à déjeuner.Lorsqu'ils eurent fini le <strong>de</strong>ssert, au moment où Jeanne selevait pour aller vagabon<strong>de</strong>r par la ville, Julien, la prenantdans ses bras, lui murmura tendrement à l'oreille: "Si nousnous couchions un peu, ma chatte?”Elle resta surprise: "Nous coucher? Mais je ne me sens


pas fatiguée.”Il l'enlaça. "J'ai en<strong>vie</strong> <strong>de</strong> toi. Tu <strong>com</strong>prends? Depuis <strong>de</strong>uxjours!...”Elle s'empourpra, honteuse, balbutiant: "Oh! maintenant!Mais que dirait-on? Comment oserais-tu <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r unechambre en plein jour? Oh! Julien, je t'en supplie."Mais il l'interrompit: "Je m'en moque un peu <strong>de</strong> ce quepeuvent dire et penser <strong>de</strong>s gens d'hôtel. Tu vas voir<strong>com</strong>me ça me gêne."Et il sonna.Elle ne disait plus rien, les yeux baissés, révoltée toujoursdans son âme et dans sa chair, <strong>de</strong>vant ce désir incessant<strong>de</strong> l'époux, n'obéissant qu'avec dégoût, résignée, maishumiliée, voyant là quelque chose <strong>de</strong> bestial, <strong>de</strong>dégradant, une saleté enfin.Ses sens dormaient encore, et son mari la traitaitmaintenant <strong>com</strong>me si elle eût partagé ses ar<strong>de</strong>urs.Quand le garçon fut arrivé, Julien lui <strong>de</strong>manda <strong>de</strong> lesconduire à leur chambre. L'homme, un vrai Corse velujusque dans les yeux, ne <strong>com</strong>prenait pas, affirmait quel'appartement serait préparé pour la nuit.Julien impatienté s'expliqua: "Non, tout <strong>de</strong> suite. Noussommes fatigués du voyage, nous voulons nous reposer."Alors un sourire glissa dans la barbe du valet et Jeanne euten<strong>vie</strong> <strong>de</strong> se sauver.Quand ils re<strong>de</strong>scendirent, une heure plus tard, elle n'osaitplus passer <strong>de</strong>vant les gens qu'elle rencontrait, persuadéequ'ils allaient rire et chuchoter <strong>de</strong>rrière son dos. Elle en


voulait en son coeur à Julien <strong>de</strong> ne pas <strong>com</strong>prendre cela,<strong>de</strong> n'avoir point ces fines pu<strong>de</strong>urs, ces délicatessesd'instinct; et elle sentait entre elle et lui <strong>com</strong>me un voile,un obstacle, s'apercevant pour la première fois que <strong>de</strong>uxpersonnes ne se pénètrent jamais jusqu'à l'âme, jusqu'aufond <strong>de</strong>s pensées, qu'elles marchent côte à côte, enlacéesparfois, mais non mêlées, et que l'être moral <strong>de</strong> chacun <strong>de</strong>nous reste éternellement seul par la <strong>vie</strong>.Ils <strong>de</strong>meurèrent trois jours dans cette petite ville cachée aufond <strong>de</strong> son golfe bleu, chau<strong>de</strong> <strong>com</strong>me dans une fournaise<strong>de</strong>rrière son ri<strong>de</strong>au <strong>de</strong> montagnes qui ne laisse jamais levent souffler jusqu'à elle.Puis un itinéraire fut arrêté pour leur voyage, et, afin <strong>de</strong> nereculer <strong>de</strong>vant aucun passage difficile, ils décidèrent <strong>de</strong>louer <strong>de</strong>s chevaux. Ils prirent donc <strong>de</strong>ux petits étalonscorses à l'oeil furieux, maigres et infatigables, et se mirenten route un matin au lever du jour. <strong>Un</strong> gui<strong>de</strong> monté surune mule les ac<strong>com</strong>pagnait et portait les provisions, carles auberges sont inconnues en ce pays sauvage.La route suivait d'abord le golfe pour s'enfoncer dans unevallée peu profon<strong>de</strong> allant vers les grands monts. Souventon traversait <strong>de</strong>s torrents presque secs; une apparence <strong>de</strong>ruisseau remuait encore sous les pierres, <strong>com</strong>me une bêtecachée, faisait un glouglou timi<strong>de</strong>. Le pays incultesemblait tout nu. Les flancs <strong>de</strong>s côtes étaient couverts <strong>de</strong>hautes herbes, jaunes en cette saison brûlante. Parfois onrencontrait un montagnard soit à pied, soit sur son petitcheval, soit à califourchon sur son âne gros <strong>com</strong>me un


chien. Et tous avaient sur le dos le fusil chargé, <strong>vie</strong>illesarmes rouillées, redoutables en leurs mains.Le mordant parfum <strong>de</strong>s plantes aromatiques dont l'île estcouverte semblait épaissir l'air; et la route allait s'élevantlentement au milieu <strong>de</strong>s longs replis <strong>de</strong>s monts.Les sommets <strong>de</strong> granit rose ou bleu donnaient au vastepaysage <strong>de</strong>s tons <strong>de</strong> féerie; et, sur les pentes plus basses,<strong>de</strong>s forêts <strong>de</strong> châtaigniers immenses avaient l'air <strong>de</strong>buissons verts tant les vagues <strong>de</strong> la terre soulevée sontgéantes en ce pays.Quelquefois le gui<strong>de</strong>, tendant la main vers les hauteursescarpées, disait un nom. Jeanne et Julien regardaient, nevoyaient rien, puis découvraient enfin quelque chose <strong>de</strong>gris pareil à un amas <strong>de</strong> pierres tombées du sommet.C'était un village, un petit hameau <strong>de</strong> granit accroché là,cramponné <strong>com</strong>me un vrai nid d'oiseau, presque invisiblesur l'immense montagne.Ce long voyage au pas énervait Jeanne. "Courons un peu",dit-elle. Et elle lança son cheval. Puis <strong>com</strong>me ellen'entendait pas son mari galoper près d'elle, elle seretourna et se mit à rire d'un rire fou en le voyant accourir,pâle, tenant la crinière <strong>de</strong> la bête et bondissantétrangement. Sa beauté même, sa figure <strong>de</strong> beau cavalierrendaient plus drôles sa maladresse et sa peur.Ils se mirent alors à trotter doucement. La routemaintenant s'étendait entre <strong>de</strong>ux interminables taillis quicouvraient toute la côte, <strong>com</strong>me un manteau.C'était le maquis, l'impénétrable maquis, formé <strong>de</strong> chênes


verts, <strong>de</strong> genévriers, d'arbousiers, <strong>de</strong> lentisques,d'alaternes, <strong>de</strong> bruyères, <strong>de</strong> lauriers-tins, <strong>de</strong> myrtes et <strong>de</strong>buis que reliaient entre eux, les mêlant <strong>com</strong>me <strong>de</strong>schevelures, <strong>de</strong>s clématites enlaçantes, <strong>de</strong>s fougèresmonstrueuses, <strong>de</strong>s chèvrefeuilles, <strong>de</strong>s cystes, <strong>de</strong>sromarins, <strong>de</strong>s lavan<strong>de</strong>s, <strong>de</strong>s ronces, jetant sur le dos <strong>de</strong>smonts une inextricable toison.Ils avaient faim. Le gui<strong>de</strong> les rejoignit et les conduisitauprès d'une <strong>de</strong> ces sources charmantes, si fréquentesdans les pays escarpés, fil mince et rond d'eau glacée quisort d'un petit trou dans la roche et coule au bout d'unefeuille <strong>de</strong> châtaignier disposée par un passant pour amenerle courant menu jusqu'à la bouche.Jeanne se sentait tellement heureuse qu'elle avait grandpeineà ne point jeter <strong>de</strong>s cris d'allégresse.Ils repartirent et <strong>com</strong>mencèrent à <strong>de</strong>scendre, encontournant le golfe <strong>de</strong> Sagone.Vers le soir, ils traversèrent Cargèse, le village grec fondélà jadis par une colonie <strong>de</strong> fugitifs chassés <strong>de</strong> leur patrie.De gran<strong>de</strong>s et belles filles, aux reins élégants, aux mainslongues, à la taille fine, singulièrement gracieuses,formaient un groupe auprès d'une fontaine. Julien leurayant crié "Bonsoir", elles répondirent d'une voixchantante dans la langue harmonieuse du pays abandonné.En arrivant à Piana, il fallut <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r l'hospitalité <strong>com</strong>medans les temps anciens et dans les contrées perdues.Jeanne frissonnait <strong>de</strong> joie en attendant que s'ouvrît laporte où Julien avait frappé. Oh! c'était bien un voyage,


cela! avec tout l'imprévu <strong>de</strong>s routes inexplorées.Ils s'adressaient justement à un jeune ménage. On les reçut<strong>com</strong>me les patriarches <strong>de</strong>vaient recevoir l'hôte envoyé <strong>de</strong>Dieu, et ils dormirent sur une paillasse <strong>de</strong> maïs, dans une<strong>vie</strong>ille maison vermoulue dont toute la charpente piquée<strong>de</strong>s vers, parcourue par les longs tarets mangeurs <strong>de</strong>poutres, bruissait, semblait vivre et soupirer.Ils partirent au soleil levant et bientôt ils s'arrêtèrent enface d'une forêt, d'une vraie forêt <strong>de</strong> granit pourpré.C'étaient <strong>de</strong>s pics, <strong>de</strong>s colonnes, <strong>de</strong>s clochetons, <strong>de</strong>sfigures surprenantes mo<strong>de</strong>lées par le temps, le ventrongeur et la brume <strong>de</strong> mer.Hauts jusqu'à trois cents mètres, minces, ronds, tortus,crochus, difformes, imprévus, fantastiques, cessurprenants rochers semblaient <strong>de</strong>s arbres, <strong>de</strong>s plantes, <strong>de</strong>sbêtes, <strong>de</strong>s monuments, <strong>de</strong>s hommes, <strong>de</strong>s moines en robe,<strong>de</strong>s diables cornus, <strong>de</strong>s oiseaux démesurés, tout un peuplemonstrueux, une ménagerie <strong>de</strong> cauchemar pétrifiée par levouloir <strong>de</strong> quelque Dieu extravagant.Jeanne ne parlait plus, le coeur serré, et elle prit la main<strong>de</strong> Julien qu'elle étreignit, envahie d'un besoin d'aimer<strong>de</strong>vant cette beauté <strong>de</strong>s choses.Et soudain, sortant <strong>de</strong> ce chaos, ils découvrirent unnouveau golfe ceint tout entier d'une muraille sanglante <strong>de</strong>granit rouge. Et dans la mer bleue ces roches écarlates sereflétaient.Jeanne balbutia: "Oh! Julien!" sans trouver d'autres mots,attendrie d'admiration, la gorge étranglée; et <strong>de</strong>ux larmes


coulèrent <strong>de</strong> ses yeux. Il la regardait, stupéfait,<strong>de</strong>mandant: "Qu'as-tu, ma chatte?"Elle essuya ses joues, sourit et, d'une voix un peutremblante: "Ce n'est rien... c'est nerveux... Je ne saispas... J'ai été saisie. Je suis si heureuse que la moindrechose me bouleverse le coeur."Il ne <strong>com</strong>prenait pas ces énervements <strong>de</strong> femme, lessecousses <strong>de</strong> ces êtres vibrants affolés d'un rien, qu'unenthousiasme remue <strong>com</strong>me une catastrophe, qu'unesensation insaisissable révolutionne, affole <strong>de</strong> joie oudésespère.Ces larmes lui semblaient ridicules, et, tout entier à lapréoccupation du mauvais chemin: "Tu ferais mieux, ditil,<strong>de</strong> veiller à ton cheval."Par une route presque impraticable, ils <strong>de</strong>scendirent aufond <strong>de</strong> ce golfe, puis tournèrent à droite pour gravir lesombre val d'Ota.Mais le sentier s'annonçait horrible. Julien proposa: "Sinous montions à pied?" Elle ne <strong>de</strong>mandait pas mieux,ra<strong>vie</strong> <strong>de</strong> marcher, d'être seule avec lui après l'émotion <strong>de</strong>tout à l'heure.Le gui<strong>de</strong> partit en avant avec la mule et les chevaux, et ilsallèrent à petits pas.La montagne, fendue du haut en bas, s'entrouvrait. Lesentier s'enfonce dans cette brèche. Il suit le fond entre<strong>de</strong>ux prodigieuses murailles; et un gros torrent parcourtcette crevasse. L'air est glacé, le granit paraît noir et toutlà-haut ce qu'on voit du ciel bleu étonne et engourdit.


<strong>Un</strong> bruit soudain fit tressaillir Jeanne. Elle leva les yeux;un énorme oiseau s'envolait d'un trou: c'était un aigle. Sesailes ouvertes semblaient chercher les <strong>de</strong>ux parois du puitset il monta jusqu'à l'azur où il disparut.Plus loin, la fêlure du mont se dédouble; le sentier grimpeentre les <strong>de</strong>ux ravins, en zigzags brusques. Jeanne légèreet folle allait la première, faisant rouler <strong>de</strong>s cailloux sousses pieds, intrépi<strong>de</strong>, se penchant sur les abîmes. Il lasuivait, un peu essoufflé, les yeux à terre par crainte duvertige.Tout à coup le soleil les inonda; ils crurent sortir <strong>de</strong>l'enfer. Ils avaient soif, une trace humi<strong>de</strong> les guida, àtravers un chaos <strong>de</strong> pierres, jusqu'à une source toute petitecanalisée dans un bâton creux pour l'usage <strong>de</strong>s chevriers.<strong>Un</strong> tapis <strong>de</strong> mousse couvrait le sol alentour. Jeannes'agenouilla pour boire; et Julien en fit autant.Et <strong>com</strong>me elle savourait la fraîcheur <strong>de</strong> l'eau, il lui prit lataille et tâcha <strong>de</strong> lui voler sa place au bout du conduit <strong>de</strong>bois. Elle résista; leurs lèvres se battaient, serencontraient, se repoussaient. Dans les hasards <strong>de</strong> lalutte, ils saisissaient tour à tour la mince extrémité du tubeet la mordaient pour ne point lâcher. Et le filet d'eaufroi<strong>de</strong>, repris et quitté sans cesse, se brisait et se renouait,éclaboussait les visages, les cous, les habits, les mains.Des gouttelettes pareilles à <strong>de</strong>s perles luisaient dans leurscheveux. Et <strong>de</strong>s baisers coulaient dans le courant.Soudain Jeanne eut une inspiration d'amour. Elle emplitsa bouche du clair liqui<strong>de</strong>, et, les joues gonflées <strong>com</strong>me


<strong>de</strong>s outres, fit <strong>com</strong>prendre à Julien que, lèvre à lèvre, ellevoulait le désaltérer.Il tendit sa gorge, souriant, la tête en arrière, les brasouverts; et il but d'un trait à cette source <strong>de</strong> chair vive quilui versa dans les entrailles un désir enflammé.Jeanne s'appuyait sur lui avec une tendresse inusitée; soncoeur palpitait; ses reins se soulevaient; ses yeuxsemblaient amollis, trempés d'eau. Elle murmura tout bas:"Julien... je t'aime!" et, l'attirant à son tour, elle serenversa et cacha dans ses mains son visage empourpré <strong>de</strong>honte.Il s'abattit sur elle, l'étreignant avec emportement. Ellehaletait dans une attente énervée; et tout à coup ellepoussa un cri, frappée, <strong>com</strong>me <strong>de</strong> la foudre, par lasensation qu'elle appelait.Ils furent longtemps à gagner le sommet <strong>de</strong> la montée tantelle <strong>de</strong>meurait palpitante et courbaturée, et ils n'arrivèrentà Évisa que le soir, chez un parent <strong>de</strong> leur gui<strong>de</strong>, PaoliPalabretti.C'était un homme <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> taille, un peu voûté, avec l'airmorne d'un phtisique. Il les conduisit dans leur chambre,une triste chambre <strong>de</strong> pierre nue, mais belle pour ce pays,où toute élégance reste ignorée; et il exprimait en sonlangage, patois corse, bouillie <strong>de</strong> français et d'italien, sonplaisir à les recevoir, quand une voix claire l'interrompit;et une petite femme brune, avec <strong>de</strong> grands yeux noirs, unepeau chau<strong>de</strong> <strong>de</strong> soleil, une taille étroite, <strong>de</strong>s <strong>de</strong>nts toujours<strong>de</strong>hors dans un rire continu, s'élança, embrassa Jeanne,


secoua la main <strong>de</strong> Julien en répétant: "Bonjour, madame,bonjour, monsieur, ça va bien?"Elle enleva les chapeaux, les châles, rangea tout avec unseul bras, car elle portait l'autre en écharpe, puis elle fitsortir tout le mon<strong>de</strong>, en disant à son mari: "Va lespromener jusqu'au dîner."M. Palabretti obéit aussitôt, se plaça entre les <strong>de</strong>ux jeunesgens et leur fit voir le village. Il traînait ses pas et sesparoles, toussant fréquemment, et répétant à chaquequinte: "C'est l'air du Val qui est fraîche, qui m'est tombéesur la poitrine."Il les guida, par un sentier perdu, sous <strong>de</strong>s châtaigniersdémesurés. Soudain, il s'arrêta, et, <strong>de</strong> son accentmonotone: "C'est ici que mon cousin Jean Rinaldi fut tuépar Mathieu Lori. Tenez, j'étais tout près <strong>de</strong> Jean, quandMathieu parut à dix pas <strong>de</strong> nous. "Jean, cria-t-il, ne va pasà Albertacce; n'y va pas Jean, ou je te tue, je te le dis.""Je pris le bras <strong>de</strong> Jean: "N'y va pas, Jean, il le ferait.""C'était pour une fille qu'ils suivaient tous <strong>de</strong>ux, PaulinaSinacoupi."Mais Jean se mit à crier: "J'irai, Mathieu; ce n'est pas toiqui m'empêcheras.""Alors Mathieu abaissa son fusil, avant que j'aie puajuster le mien, et il tira."Jean fit un grand saut <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux pieds <strong>com</strong>me un enfantqui danse à la cor<strong>de</strong>, oui, monsieur, et il me retomba enplein sur le corps, si bien que mon fusil en échappa etroula jusqu'au gros châtaignier là-bas.


"Jean avait la bouche gran<strong>de</strong> ouverte, mais il ne dit plusun mot, il était mort."Les jeunes gens regardaient, stupéfaits, le tranquilletémoin <strong>de</strong> ce crime. Jeanne <strong>de</strong>manda: "Et l'assassin?"Paoli Palabretti toussa longtemps, puis il reprit: "Il agagné la montagne. C'est mon frère qui l'a tué, l'ansuivant. Vous savez bien, mon frère, Philippi Palabretti,le bandit."Jeanne frissonna: "Votre frère? un bandit?"Le Corse placi<strong>de</strong> eut un éclair <strong>de</strong> fierté dans l'oeil. "Oui,madame, c'était un célèbre, celui-là. Il a mis à bas sixgendarmes. Il est mort avec Nicolas Morali, lorsqu'ils ontété cernés dans le Niolo, après six jours <strong>de</strong> lutte, et qu'ilsallaient périr <strong>de</strong> faim."Puis il ajouta, d'un air résigné: "C'est le pays qui veut ça",du même ton qu'il prenait pour dire: "C'est l'air du Val quiest fraîche."Puis ils rentrèrent dîner, et la petite Corse les traita <strong>com</strong>mesi elle les eût connus <strong>de</strong>puis vingt ans.Mais une inquiétu<strong>de</strong> poursuivait Jeanne. Retrouverait-elleencore entre les bras <strong>de</strong> Julien cette étrange et véhémentesecousse <strong>de</strong>s sens qu'elle avait ressentie sur la mousse <strong>de</strong>la fontaine?Lorsqu'ils furent seuls dans la chambre, elle tremblait <strong>de</strong>rester encore insensible sous ses baisers. Mais elle serassura bien vite; et ce fut sa première nuit d'amour.Et, le len<strong>de</strong>main, à l'heure <strong>de</strong> partir, elle ne se décidaitplus à quitter cette humble maison où il lui semblait qu'un


onheur nouveau avait <strong>com</strong>mencé pour elle.Elle attira dans sa chambre la petite femme <strong>de</strong> son hôte et,tout en établissant bien qu'elle ne voulait point lui faire <strong>de</strong>ca<strong>de</strong>au, elle insista, se fâchant même, pour lui envoyer <strong>de</strong>Paris, dès son retour, un souvenir, un souvenir auquel elleattachait une idée presque superstitieuse.La jeune Corse résista longtemps, ne voulant pointaccepter. Enfin elle consentit: "Eh bien, dit-elle, envoyezmoiun petit pistolet, un tout petit.”Jeanne ouvrit <strong>de</strong> grands yeux. L'autre ajouta tout bas, près<strong>de</strong> l'oreille, <strong>com</strong>me on confie un doux et intime secret:"C'est pour tuer mon beau-frère." Et, souriant, elle déroulavivement les ban<strong>de</strong>s qui enveloppaient sa chair ron<strong>de</strong> etblanche, traversée <strong>de</strong> part en part d'un coup <strong>de</strong> styletpresque cicatrisé: "Si je n'avais pas été aussi forte que lui,dit-elle, if m'aurait tuée. Mon mari n'est pas jaloux, lui, ilme connaît; et puis il est mala<strong>de</strong>, vous savez; et cela luicalme le sang. D'ailleurs, je suis une honnête femme, moi,madame; mais mon beau-frère croit tout ce qu'on lui dit.Il est jaloux pour mon mari; et il re<strong>com</strong>menceracertainement. Alors, j'aurais un petit pistolet, je seraistranquille, et sûre <strong>de</strong> me venger."Jeanne promit d'envoyer l'arme, embrassa tendrement sanouvelle amie, et continua sa route.Le reste <strong>de</strong> son voyage ne fut plus qu'un songe, unenlacement sans fin, une griserie <strong>de</strong> caresses. Elle ne vitrien, ni les paysages, ni les gens, ni les lieux où elles'arrêtait. Elle ne regardait plus que Julien.


Alors <strong>com</strong>mença l'intimité enfantine et charmante <strong>de</strong>sniaiseries d'amour, <strong>de</strong>s petits mots bêtes et délicieux, lebaptême avec <strong>de</strong>s noms mignards <strong>de</strong> tous les détours etcontours et replis <strong>de</strong> leurs corps où se plaisaient leursbouches.Comme Jeanne dormait sur le côté droit, son téton du côtégauche était souvent à l'air au réveil. Julien, l'ayantremarqué, appelait celui-là: "monsieur <strong>de</strong> Couche-<strong>de</strong>hors"et l'autre "monsieur Lamoureux", parce que la fleur roséedu sommet semblait plus sensible aux baisers.La route profon<strong>de</strong> entre les <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>vint "l'allée <strong>de</strong> petitemère "parce qu'il s'y promenait sans cesse; et une autreroute plus secrète fut dénommée le "chemin <strong>de</strong> Damas" ensouvenir du val d'Ota.En arrivant à Bastia, il fallut payer le gui<strong>de</strong>. Julien fouilladans ses poches. Ne trouvant point ce qu'il lui fallait, il dità Jeanne: "Puisque tu ne te sers pas <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux mille francs<strong>de</strong> ta mère, donne-les-moi donc à porter. Ils seront plus ensûreté dans ma ceinture, et cela m'évitera <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> lamonnaie."Et elle lui tendit sa bourse.Ils gagnèrent Livourne, visitèrent Florence, Gênes, toutela Corniche.Par un matin <strong>de</strong> mistral, ils se retrouvèrent à Marseille.Deux mois s'étaient écoulés <strong>de</strong>puis leur départ <strong>de</strong>sPeuples. On était au 15 octobre.Jeanne, saisie par le grand vent froid qui semblait venir <strong>de</strong>là-bas, <strong>de</strong> la lointaine Normandie, se sentait triste. Julien,


<strong>de</strong>puis quelque temps, semblait changé, fatigué,indifférent; et elle avait peur sans savoir <strong>de</strong> quoi.Elle retarda <strong>de</strong> quatre jours encore leur voyage <strong>de</strong> rentrée,ne pouvant se déci<strong>de</strong>r à quitter ce bon pays du soleil. Il luisemblait qu'elle venait d'ac<strong>com</strong>plir le tour du bonheur.Ils s'en allèrent enfin.Ils <strong>de</strong>vaient faire à Paris tous leurs achats pour leurinstallation définitive aux Peuples; et Jeanne se réjouissait<strong>de</strong> rapporter <strong>de</strong>s merveilles, grâce au ca<strong>de</strong>au <strong>de</strong> petitemère; mais la première chose à laquelle elle songea fut lepistolet promis à la jeune Corse d'Évisa.Le len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> leur arrivée, elle dit à Julien:"Mon chéri, veux-tu me rendre l'argent <strong>de</strong> maman parceque je vais faire mes emplettes?"Il se tourna vers elle avec un visage mécontent."Combien te faut-il?"Elle fut surprise et balbutia:"Mais... ce que tu voudras."Il reprit: "Je vais te donner cent francs; surtout ne lesgaspille pas."Elle ne savait plus que dire, interdite, et confuse.Enfin elle prononça en hésitant: "Mais... je... t'avais remiscet argent pour..."Il ne la laissa pas achever."Oui, parfaitement. Que ce soit dans ta poche ou dans lamienne, qu'importe, du moment que nous avons la mêmebourse. Je ne t'en refuse point, n'est-ce pas, puisque je tedonne cent francs."


Elle prit les cinq pièces d'or, sans ajouter un mot, maiselle n'osa plus en <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r d'autres et n'acheta rien que lepistolet.Huit jours plus tard, ils se mirent en route pour rentrer auxPeuples.


VIDevant la barrière blanche aux piliers <strong>de</strong> brique, la familleet les domestiques attendaient. La chaise <strong>de</strong> poste s'arrêta,et les embrassa<strong>de</strong>s furent longues. Petite mère pleurait;Jeanne attendrie essuya <strong>de</strong>ux larmes; père, nerveux, allaitet venait.Puis, pendant qu'on déchargeait les bagages, le voyage futraconté <strong>de</strong>vant le feu du salon. Les paroles abondantescoulaient <strong>de</strong>s lèvres <strong>de</strong> Jeanne; et tout fut dit, tout, en une<strong>de</strong>mi-heure, sauf peut-être quelques petits détails oubliésdans ce récit rapi<strong>de</strong>.Puis la jeune femme alla défaire ses paquets. Rosalie, toutémue aussi, l'aidait. Quand ce fut fini, quand le linge, lesrobes, les objets <strong>de</strong> toilette eurent été mis en place, lapetite bonne quitta sa maîtresse; et Jeanne, un peu lasse,s'assit.Elle se <strong>de</strong>manda ce qu'elle allait faire maintenant,cherchant une occupation pour son esprit, une besognepour ses mains. Elle n'avait point en<strong>vie</strong> <strong>de</strong> re<strong>de</strong>scendre ausalon auprès <strong>de</strong> sa mère qui sommeillait; et elle songeaità une promena<strong>de</strong>, mais la campagne semblait si tristequ'elle sentait en son coeur, rien qu'à la regar<strong>de</strong>r par lafenêtre, une pesanteur <strong>de</strong> mélancolie.Alors elle s'aperçut qu'elle n'avait plus rien à faire, plusjamais rien à faire. Toute sa jeunesse au couvent avait étépréoccupée <strong>de</strong> l'avenir, affairée <strong>de</strong> songeries. La


continuelle agitation <strong>de</strong> ses espérances emplissait, en cetemps-là, ses heures sans qu'elle les sentît passer. Puis, àpeine sortie <strong>de</strong>s murs austères où ses illusions étaientécloses, son attente d'amour se trouvait tout <strong>de</strong> suiteac<strong>com</strong>plie. L'homme espéré, rencontré, aimé, épousé enquelques semaines, <strong>com</strong>me on épouse en ces brusquesdéterminations, l'emportait dans ses bras sans la laisserréfléchir à rien.Mais voilà que la douce réalité <strong>de</strong>s premiers jours allait<strong>de</strong>venir la réalité quotidienne qui fermait la porte auxespoirs indéfinis, aux charmantes inquiétu<strong>de</strong>s <strong>de</strong>l'inconnu. Oui, c'était fini d'attendre.Alors plus rien à faire, aujourd'hui, ni <strong>de</strong>main ni jamais.Elle sentait tout cela vaguement à une certaine désillusion,à un affaissement <strong>de</strong> ses rêves.Elle se leva et vint coller son front aux vitres froi<strong>de</strong>s. Puis,après avoir regardé quelque temps le ciel où roulaient <strong>de</strong>snuages sombres, elle se décida à sortir.Étaient-ce la même campagne, la même herbe, les mêmesarbres qu'au mois <strong>de</strong> mai? Qu'étaient donc <strong>de</strong>venues lagaieté ensoleillée <strong>de</strong>s feuilles, et la poésie verte du gazonoù flambaient les pissenlits, où saignaient les coquelicots,où rayonnaient les marguerites, où frétillaient, <strong>com</strong>me aubout <strong>de</strong> fils invisibles, les fantasques papillons jaunes? Etcette griserie <strong>de</strong> l'air chargé <strong>de</strong> <strong>vie</strong>, d'arômes, d'atomesfécondants n'existait plus.Les avenues détrempées par les continuelles aversesd'automne s'allongeaient, couvertes d'un épais tapis <strong>de</strong>


feuilles mortes, sous la maigreur grelottante <strong>de</strong>s peuplierspresque nus. Les branches grêles tremblaient au vent,agitaient encore quelque feuillage prêt à s'égrener dansl'espace. Et sans cesse, tout le long du jour, <strong>com</strong>me unepluie incessante et triste à faire pleurer, ces <strong>de</strong>rnièresfeuilles, toutes jaunes maintenant, pareilles à <strong>de</strong> largessous d'or, se détachaient, tournoyaient, voltigeaient ettombaient.Elle alla jusqu'au bosquet. Il était lamentable <strong>com</strong>me lachambre d'un mourant. La muraille verte, qui séparait etfaisait secrètes les gentilles allées sinueuses, s'étaitéparpillée. Les arbustes emmêlés, <strong>com</strong>me une <strong>de</strong>ntelle <strong>de</strong>bois fin, heurtaient les unes aux autres leurs maigresbranches; et le murmure <strong>de</strong>s feuilles tombées et sèchesque la brise poussait, remuait, amoncelait en tas parendroits, semblait un douloureux soupir d'agonie.De tout petits oiseaux sautaient <strong>de</strong> place en place avec unléger cri frileux, cherchant un abri.Garantis cependant par l'épais ri<strong>de</strong>au <strong>de</strong>s ormes jetés enavant-gar<strong>de</strong> contre le vent <strong>de</strong> mer, le tilleul et le plataneencore couverts <strong>de</strong> leur parure d'été semblaient vêtus l'un<strong>de</strong> velours rouge, l'autre <strong>de</strong> soie orange, teints aussi par lespremiers froids selon la nature <strong>de</strong> leurs sèves.Jeanne allait et venait à pas lents dans l'avenue <strong>de</strong> petitemère, le long <strong>de</strong> la ferme <strong>de</strong>s Couillard. Quelque chosel'appesantissait <strong>com</strong>me le pressentiment <strong>de</strong>s longs ennuis<strong>de</strong> la <strong>vie</strong> monotone qui <strong>com</strong>mençait.Puis elle s'assit sur le talus où Julien, pour la première


fois, lui avait parlé d'amour; et elle resta là, rêvassant,presque sans songer, alanguie jusqu'au coeur, avec uneen<strong>vie</strong> <strong>de</strong> se coucher, <strong>de</strong> dormir pour échapper à la tristesse<strong>de</strong> ce jour.Tout à coup, elle aperçut une mouette qui traversait leciel, emportée dans une rafale; et elle se rappela cet aiglequ'elle avait vu, là-bas, en Corse, dans le sombre vald'Ota. Elle reçut au coeur la vive secousse que donne lesouvenir d'une chose bonne et finie; et elle revitbrusquement l'île radieuse avec son parfum sauvage, sonsoleil qui mûrit les oranges et les cédrats, ses montagnesaux sommets roses, ses golfes d'azur, et ses ravins oùroulent <strong>de</strong>s torrents.Alors l'humi<strong>de</strong> et dur paysage qui l'entourait, avec lachute lugubre <strong>de</strong>s feuilles, et les nuages gris entraînés parle vent, l'enveloppa d'une telle épaisseur <strong>de</strong> désolationqu'elle rentra pour ne point sangloter.Petite mère, engourdie <strong>de</strong>vant la cheminée, sommeillait,accoutumée à la mélancolie <strong>de</strong>s journées, ne la sentantplus. Père et Julien étaient partis se promener en causant<strong>de</strong> leurs affaires. Et la nuit vint, semant <strong>de</strong> l'ombre mornedans le vaste salon, qu'éclairaient par éclats les reflets dufeu.Au-<strong>de</strong>hors, par les fenêtres, un reste <strong>de</strong> jour laissaitdistinguer encore cette nature sale <strong>de</strong> fin d'année, et le cielgrisâtre, <strong>com</strong>me frotté <strong>de</strong> boue lui-même.Le baron bientôt parut, suivi <strong>de</strong> Julien; dès qu'il eutpénétré dans la pièce enténébrée, il sonna, criant: "Vite,


vite, <strong>de</strong> la lumière! il fait triste ici."Et il s'assit <strong>de</strong>vant la cheminée. Pendant que ses piedsmouillés fumaient près <strong>de</strong> la flamme, et que la crotte <strong>de</strong>ses semelles tombait, séchée par la chaleur, il se frottaitgaiement les mains: "Je crois bien, dit-il, qu'il va geler; leciel s'éclaircit au nord; c'est pleine lune ce soir; ça piqueraferme cette nuit."Puis, se tournant vers sa fille: "Eh bien, petite, es-tucontente d'être revenue dans ton pays, dans ta maison,auprès <strong>de</strong>s <strong>vie</strong>ux?”Cette simple question bouleversa Jeanne. Elle se jeta dansles bras <strong>de</strong> son père, les yeux pleins <strong>de</strong> larmes, etl'embrassa nerveusement, <strong>com</strong>me pour se faire pardonner;car, malgré ses efforts <strong>de</strong> coeur pour être gaie, elle sesentait triste à défaillir. Elle songeait pourtant à la joiequ'elle s'était promise en retrouvant ses parents; et elles'étonnait <strong>de</strong> cette froi<strong>de</strong>ur qui paralysait sa tendresse,<strong>com</strong>me si, lorsqu'on a beaucoup pensé <strong>de</strong> loin aux gensqu'on aime, et perdu l'habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> les voir à toute heure,on éprouvait, en les retrouvant, une sorte d'arrêtd'affection jusqu'à ce que les liens <strong>de</strong> la <strong>vie</strong> <strong>com</strong>munefussent renoués.Le dîner fut long; on ne parla guère. Julien semblait avoiroublié sa femme.Au salon, ensuite, elle se laissa engourdir par le feu, enface <strong>de</strong> petite mère qui dormait tout à fait; et, un momentréveillée par la voix <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux hommes qui discutaient, ellese <strong>de</strong>manda, en essayant <strong>de</strong> secouer son esprit, si elle


allait aussi être saisie par cette léthargie morne <strong>de</strong>shabitu<strong>de</strong>s que rien n'interrompt.La flamme <strong>de</strong> la cheminée, molle et rougeâtre pendant lejour, <strong>de</strong>venait vive, claire, crépitante. Elle jetait <strong>de</strong>gran<strong>de</strong>s lueurs subites sur les tapisseries ternies <strong>de</strong>sfauteuils, sur le renard et la cigogne, sur le héronmélancolique, sur la cigale et la fourmi.Le baron se rapprocha, souriant et tendant ses doigtsouverts aux tisons vifs: "Ah ah! ça flambe bien, ce soir. Ilgèle, mes enfants, il gèle." Puis il posa sa main surl'épaule <strong>de</strong> Jeanne, et, montrant le feu: "Vois-tu, fillette,voilà ce qu'il y a <strong>de</strong> meilleur au mon<strong>de</strong>: le foyer, le foyeravec les siens autour. Rien ne vaut ça. Mais si on allait secoucher. Vous <strong>de</strong>vez être exténués, les enfants?”Remontée en sa chambre, la jeune femme se <strong>de</strong>mandait<strong>com</strong>ment <strong>de</strong>ux retours aux mêmes lieux qu'elle croyaitaimer pouvaient être si différents. Pourquoi se sentait-elle<strong>com</strong>me meurtrie, pourquoi cette maison, ce pays cher,tout ce qui, jusque-là, faisait frémir son coeur, luisemblaient-ils aujourd'hui si navrants?Mais son oeil soudain tomba sur sa pendule. La petiteabeille voltigeait toujours <strong>de</strong> gauche à droite, et <strong>de</strong> droiteà gauche, du même mouvement rapi<strong>de</strong> et continu, au<strong>de</strong>ssus<strong>de</strong>s fleurs <strong>de</strong> vermeil. Alors, brusquement, Jeannefut traversée par un élan d'affection, remuée jusqu'auxlarmes <strong>de</strong>vant cette petite mécanique qui semblait vivante,qui lui chantait l'heure et palpitait <strong>com</strong>me une poitrine.Certes, elle n'avait pas été aussi émue en embrassant père


et mère. Le coeur a <strong>de</strong>s mystères qu'aucun raisonnementne pénètre.Pour la première fois <strong>de</strong>puis son mariage, elle était seuleen son lit, Julien, sous prétexte <strong>de</strong> fatigue, ayant pris uneautre chambre. Il était convenu d'ailleurs que chacunaurait la sienne.Elle fut longtemps à s'endormir, étonnée <strong>de</strong> ne plus sentirun corps contre le sien, déshabituée du sommeil solitaire,et troublée par le vent hargneux du nord qui s'acharnaitcontre le toit.Elle fut réveillée au matin par une gran<strong>de</strong> lueur quiteignait son lit <strong>de</strong> sang; et ses carreaux, tout barbouillés <strong>de</strong>givre, étaient rouges <strong>com</strong>me si l'horizon entier brûlait.S'enveloppant d'un grand peignoir, elle courut à sa fenêtreet l'ouvrit.<strong>Un</strong>e brise glacée, saine et piquante, s'engouffra dans sachambre, lui cinglant la peau d'un froid aigu qui fitpleurer ses yeux; et au milieu d'un ciel empourpré, un grossoleil rutilant et bouffi <strong>com</strong>me une figure d'ivrogneapparaissait <strong>de</strong>rrière les arbres. La terre, couverte <strong>de</strong> geléeblanche, dure et sèche à présent, sonnait sous les pieds <strong>de</strong>sgens <strong>de</strong> ferme. En cette seule nuit toutes les branchesencore garnies <strong>de</strong>s peupliers s'étaient dépouillées; et<strong>de</strong>rrière la lan<strong>de</strong> apparaissait la gran<strong>de</strong> ligne verdâtre <strong>de</strong>sflots tout parsemés <strong>de</strong> traînées blanches.Le platane et le tilleul se dévêtaient rapi<strong>de</strong>ment sous lesrafales. À chaque passage <strong>de</strong> la brise glacée <strong>de</strong>stourbillons <strong>de</strong> feuilles détachées par la brusque gelée


s'éparpillaient dans le vent <strong>com</strong>me un envolementd'oiseaux. Jeanne s'habilla, sortit, et, pour faire quelquechose, alla voir les fermiers.Les Martin levèrent les bras, et la maîtresse l'embrassa surles joues; puis on la contraignit à boire un petit verre <strong>de</strong>noyau. Et elle se rendit à l'autre ferme. Les Couillardlevèrent les bras; la maîtresse la bécota sur les oreilles, etil fallut avaler un petit verre <strong>de</strong> cassis.Après quoi elle rentra déjeuner.Et la journée s'écoula <strong>com</strong>me celle <strong>de</strong> la veille, froi<strong>de</strong>, aulieu d'être humi<strong>de</strong>. Et les autres jours <strong>de</strong> la semaineressemblèrent à ces <strong>de</strong>ux-là; et toutes les semaines dumois ressemblèrent à la première.Peu à peu, cependant, son regret <strong>de</strong>s contrées lointainess'affaiblit. L'habitu<strong>de</strong> mettait sur sa <strong>vie</strong> une couche <strong>de</strong>résignation pareille au revêtement <strong>de</strong> calcaire quecertaines eaux déposent sur les objets. Et une sorted'intérêt pour les mille choses insignifiantes <strong>de</strong> l'existencequotidienne, un souci <strong>de</strong>s simples et médiocresoccupations régulières renaquit en son coeur. En elle sedéveloppait une espèce <strong>de</strong> mélancolie méditante, un vaguedésenchantement <strong>de</strong> vivre. Que lui eût-il fallu? Quedésirait-elle? Elle ne le savait pas. Aucun besoin mondainne la possédait; aucune soif <strong>de</strong> plaisir, aucun élan mêmevers les joies possibles; lesquelles, d'ailleurs? Ainsi queles <strong>vie</strong>ux fauteuils du salon ternis par le temps, tout sedécolorait doucement à ses yeux, tout s'effaçait, prenaitune nuance pâle et morne.


Ses relations avec Julien avaient changé <strong>com</strong>plètement. Ilsemblait tout autre <strong>de</strong>puis le retour <strong>de</strong> leur voyage <strong>de</strong>noces, <strong>com</strong>me un acteur qui a fini son rôle et reprend safigure ordinaire. C'est à peine s'il s'occupait d'elle, s'il luiparlait même; toute trace d'amour avait subitementdisparu; et les nuits étaient rares où il pénétrait dans sachambre.Il avait pris la direction <strong>de</strong> la fortune et <strong>de</strong> la maison,revisait les baux, harcelait les paysans, diminuait lesdépenses, et ayant revêtu lui-même <strong>de</strong>s allures <strong>de</strong> fermiergentilhomme, il avait perdu son vernis et son élégance <strong>de</strong>fiancé.Il ne quittait plus, bien qu'il fût tigré <strong>de</strong> taches, un <strong>vie</strong>ilhabit <strong>de</strong> chasse en velours, garni <strong>de</strong> boutons <strong>de</strong> cuivre,retrouvé dans sa gar<strong>de</strong>-robe <strong>de</strong> jeune homme, et, envahipar la négligence <strong>de</strong>s gens qui n'ont plus besoin <strong>de</strong> plaire,il avait cessé <strong>de</strong> se raser, <strong>de</strong> sorte que sa barbe longue, malcoupée, l'enlaidissait incroyablement. Ses mains n'étaientplus soignées; et il buvait, après chaque repas, quatre oucinq petits verres <strong>de</strong> cognac.Jeanne ayant essayé <strong>de</strong> lui faire quelques tendresreproches, il avait répondu si brusquement: "Tu vas melaisser tranquille, n'est-ce pas? "qu'elle ne se hasarda plusà lui donner <strong>de</strong>s conseils.Elle avait pris son parti <strong>de</strong> ces changements d'une façonqui l'étonnait elle-même. Il était <strong>de</strong>venu un étranger pourelle, un étranger dont l'âme et le coeur lui restaient fermés.Elle y songeait souvent, se <strong>de</strong>mandant d'où venait qu'après


s'être rencontrés ainsi, aimés, épousés dans un élan <strong>de</strong>tendresse, ils se retrouvaient tout à coup presque aussiinconnus l'un à l'autre que s'ils n'avaient pas dormi côte àcôte.Et <strong>com</strong>ment ne souffrait-elle pas davantage <strong>de</strong> sonabandon? Était-ce ainsi, la <strong>vie</strong>? S'étaient-ils trompés? N'yavait-il plus rien pour elle dans l'avenir?Si Julien était <strong>de</strong>meuré beau, soigné, élégant, séduisant,peut-être eût-elle beaucoup souffert?Il était convenu qu'après le jour <strong>de</strong> l'an les nouveauxmariés resteraient seuls; et que père et petite mèreretourneraient passer quelques mois dans leur maison <strong>de</strong>Rouen. Les jeunes gens, cet hiver-là, ne <strong>de</strong>vaient pointquitter les Peuples, pour achever <strong>de</strong> s'installer, <strong>de</strong>s'habituer et <strong>de</strong> se plaire aux lieux où allait s'écouler touteleur <strong>vie</strong>. Ils avaient quelques voisins d'ailleurs, à quiJulien présenterait sa femme. C'étaient les Briseville, lesCoutelier et les Fourville.Mais les jeunes gens ne pouvaient encore <strong>com</strong>mencerleurs visites, parce qu'il avait été impossible jusque-là <strong>de</strong>faire venir le peintre pour changer les armoiries <strong>de</strong> lacalèche.La <strong>vie</strong>ille voiture <strong>de</strong> famille avait été cédée en effet à songendre par le baron; et Julien, pour rien au mon<strong>de</strong>, n'auraitconsenti à se présenter dans les châteaux voisins sil'écusson <strong>de</strong>s <strong>de</strong> Lamare n'avait été écartelé avec celui <strong>de</strong>sLe Perthuis <strong>de</strong>s Vauds.Or, un seul homme dans le pays conservait la spécialité


<strong>de</strong>s ornements héraldiques, c'était un peintre <strong>de</strong> Bolbec,nommé Bataille, appelé tour à tour dans tous les castelsnormands pour fixer les précieux ornements sur lesportières <strong>de</strong>s véhicules.Enfin, un matin <strong>de</strong> décembre, vers la fin du déjeuner, onvit un individu ouvrir la barrière et s'avancer dans lechemin droit. Il portait une boîte sur son dos. C'étaitBataille.On le fit entrer dans la salle et on lui servit à manger<strong>com</strong>me s'il eût été un monsieur, car sa spécialité, sesrapports incessants avec toute l'aristocratie dudépartement, sa connaissance <strong>de</strong>s armoiries, <strong>de</strong>s termesconsacrés, <strong>de</strong>s emblèmes, en avaient fait une sorted'homme-blason à qui les gentilshommes serraient lamain.On fit apporter aussitôt un crayon et du papier et, pendantqu'il mangeait, le baron et Julien esquissèrent leursécussons écartelés. La baronne, toute secouée dès qu'ils'agissait <strong>de</strong> ces choses, donnait son avis; et Jeanne ellemêmeprenait part à la discussion <strong>com</strong>me si quelquemystérieux intérêt se fût soudain éveillé en elle.Bataille, tout en déjeunant, indiquait son opinion, prenaitparfois le crayon, traçait un projet, citait <strong>de</strong>s exemples,décrivait toutes les voitures seigneuriales <strong>de</strong> la contrée,semblait apporter avec lui, dans son esprit, dans sa voixmême, une sorte d'atmosphère <strong>de</strong> noblesse.C'était un petit homme à cheveux gris et ras, aux mainssouillées <strong>de</strong> couleurs, et qui sentait l'essence. Il avait eu


autrefois, disait-on, une vilaine affaire <strong>de</strong> moeurs; mais laconsidération générale <strong>de</strong> toutes les familles titrées avait<strong>de</strong>puis longtemps effacé cette tache.Dès qu'il eut fini son café, on le conduisit sous la remiseet on enleva la toile cirée qui recouvrait la voiture.Bataille l'examina, puis il se prononça gravement sur lesdimensions qu'il croyait nécessaires <strong>de</strong> donner à son<strong>de</strong>ssin; et, après un nouvel échange d'idées, il se mit à labesogne.Malgré le froid, la baronne fit apporter un siège afin <strong>de</strong> leregar<strong>de</strong>r travailler; puis elle <strong>de</strong>manda une chaufferettepour ses pieds qui se glaçaient: et elle se mittranquillement à causer avec le peintre, l'interrogeant sur<strong>de</strong>s alliances qu'elle ignorait, sur les morts et lesnaissances nouvelles, <strong>com</strong>plétant par ses renseignementsl'arbre <strong>de</strong>s généalogies qu'elle portait en sa mémoire.Julien était <strong>de</strong>meuré près <strong>de</strong> sa belle-mère, à cheval surune chaise. Il fumait sa pipe, crachait par terre, écoutait,et suivait <strong>de</strong> l'oeil la mise en couleur <strong>de</strong> sa noblesse.Bientôt, le père Simon, qui se rendait au potager avec sabêche sur l'épaule, s'arrêta lui-même pour considérer letravail; et l'arrivée <strong>de</strong> Bataille ayant pénétré dans les <strong>de</strong>uxfermes, les <strong>de</strong>ux fermières ne tardèrent point à seprésenter. Elles s'extasiaient <strong>de</strong>bout aux <strong>de</strong>ux côtés <strong>de</strong> labaronne, répétant: "Faut d'l'adresse tout d'même pourfignoler ces machines-là."Les écussons <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux portières ne purent être terminésque le len<strong>de</strong>main, vers onze heures. Tout le mon<strong>de</strong>


aussitôt fut présent; et on tira la calèche <strong>de</strong>hors pourmieux juger.C'était parfait. On <strong>com</strong>plimenta Bataille qui repartit avecsa boîte accrochée au dos. Et le baron, sa femme, Jeanneet Julien tombèrent d'accord sur ce point que le peintreétait un garçon <strong>de</strong> grands moyens qui, si les circonstancesl'avaient permis, serait <strong>de</strong>venu, sans aucun doute, unartiste,Mais, par mesure d'économie, Julien avait ac<strong>com</strong>pli <strong>de</strong>sréformes, qui nécessitaient <strong>de</strong>s modifications nouvelles.Le <strong>vie</strong>ux cocher était <strong>de</strong>venu jardinier, le vi<strong>com</strong>te sechargeant <strong>de</strong> conduire lui-même et ayant vendu lescarrossiers pour n'avoir plus à payer leur nourriture.Puis, <strong>com</strong>me il fallait quelqu'un pour tenir les bêtes quandles maîtres seraient <strong>de</strong>scendus, il avait fait un petitdomestique d'un jeune vacher nommé Marius.Enfin, pour se procurer <strong>de</strong>s chevaux, il introduisit dans lebail <strong>de</strong>s Couillard et <strong>de</strong>s Martin une clause spécialecontraignant les <strong>de</strong>ux fermiers à fournir chacun un cheval,un jour chaque mois, à la date fixée par lui, moyennantquoi ils <strong>de</strong>meuraient dispensés <strong>de</strong>s re<strong>de</strong>vances <strong>de</strong>volailles.Donc les Couillard ayant amené une gran<strong>de</strong> rosse à poiljaune, et les Martin un petit animal blanc à poil long, les<strong>de</strong>ux bêtes furent attelées côte à côte; et Marius, noyédans une ancienne livrée du père Simon, amena <strong>de</strong>vant leperron du château cet équipage.Julien, nettoyé, la taille cambrée, avait retrouvé un peu <strong>de</strong>


son élégance passée; mais sa barbe longue lui donnaitmalgré tout un aspect <strong>com</strong>mun.Il considéra l'attelage, la voiture et le petit domestique, etles jugea satisfaisants, les armoiries repeintes ayant seulespour lui <strong>de</strong> l'importance.La baronne <strong>de</strong>scendue <strong>de</strong> sa chambre au bras <strong>de</strong> son marimonta avec peine, et s'assit, le dos soutenu par <strong>de</strong>scoussins. Jeanne à son tour parut. Elle rit d'abord <strong>de</strong>l'accouplement <strong>de</strong>s chevaux, le blanc, disait-elle, était lepetit-fils du jaune; puis, quand elle aperçut Marius, la faceensevelie dans son chapeau à cocar<strong>de</strong>, dont son nez seullimitait la <strong>de</strong>scente, et les mains disparues dans laprofon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s manches, et les <strong>de</strong>ux jambes enjuponnéesdans les basques <strong>de</strong> sa livrée, dont ses pieds, chaussés <strong>de</strong>souliers énormes, sortaient étrangement par le bas; etquand elle le vit renverser la tête en arrière pour regar<strong>de</strong>r,lever le genou pour faire un pas, <strong>com</strong>me s'il allaitenjamber un fleuve, et s'agiter <strong>com</strong>me un aveugle pourobéir aux ordres, perdu tout entier, disparu dans l'ampleur<strong>de</strong> ses vêtements, elle fut saisie d'un rire invincible, d'unrire sans fin.Le baron se retourna, considéra le petit homme abasourdi,et, cédant aussitôt à la contagion, il éclata, appelant safemme, ne pouvant plus parler. "Re-regar<strong>de</strong> Ma-Ma-Marius! Est-il drôle! Mon Dieu, est-il drôle."Alors la baronne, s'étant penchée par la portière et l'ayantconsidéré, fut secouée d'une telle crise <strong>de</strong> gaieté que toutela calèche dansait sur ses ressorts, <strong>com</strong>me soulevée par


<strong>de</strong>s cahots.Mais Julien, la face pâle, <strong>de</strong>manda: "Qu'est-ce que vousavez à rire <strong>com</strong>me ça? il faut que vous soyez fous!"Jeanne, mala<strong>de</strong>, convulsée, impuissante à se calmer,s'assit sur une marche du perron. Le baron en fit autant;et, dans la calèche, <strong>de</strong>s éternuements convulsifs, une sorte<strong>de</strong> gloussement continu, disaient que la baronne étouffait.Et soudain la redingote <strong>de</strong> Marius se mit à palpiter. Ilavait <strong>com</strong>pris sans doute, car il riait lui-même <strong>de</strong> toute saforce au fond <strong>de</strong> sa coiffure.Alors Julien exaspéré s'élança. D'une gifle il sépara la têtedu gamin et le chapeau géant qui s'envola sur le gazon;puis, s'étant retourné vers son beau-père, il balbutia d'unevoix tremblante <strong>de</strong> colère: "Il me semble que ce n'est pasà vous <strong>de</strong> rire. Nous n'en serions pas là si vous n'a<strong>vie</strong>zgaspillé votre fortune et mangé votre avoir. À qui la fautesi vous êtes ruiné?"Tout la gaieté fut glacée, cessa net. Et personne ne dit unmot. Jeanne, prête à pleurer maintenant, monta sans bruitprès <strong>de</strong> sa mère. Le baron, surpris et muet, s'assit en face<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux femmes; et Julien s'installa sur le siège, aprèsavoir hissé près <strong>de</strong> lui l'enfant larmoyant et dont la joueenflait.La route fut triste et parut longue. Dans la voiture on setaisait. Mornes et gênés tous trois, ils ne voulaient points'avouer ce qui préoccupait leurs coeurs. Ils sentaient bienqu'ils n'auraient pu parler d'autre chose, tant cette penséedouloureuse les obsédait, et ils aimaient mieux se taire


tristement que <strong>de</strong> toucher à ce sujet pénible.Au trot inégal <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux bêtes, la calèche longeait les cours<strong>de</strong>s fermes, faisait fuir à grands pas <strong>de</strong>s poules noireseffrayées qui plongeaient et disparaissaient dans les haies,était parfois sui<strong>vie</strong> d'un chien-loup hurlant, qui regagnaitensuite sa maison, le poil hérissé, en se retournant encorepour aboyer vers la voiture. <strong>Un</strong> gars en sabots crottés, àlongues jambes nonchalantes, qui allait, les mains au fond<strong>de</strong>s poches, la blouse bleue gonflée par le vent dans ledos, se rangeait pour laisser passer l'équipage, et retiraitgauchement sa casquette, laissant voir ses cheveux platscollés au crâne.Et, entre chaque ferme, les plaines re<strong>com</strong>mençaient avecd'autres fermes, au loin <strong>de</strong> place en place.Enfin, on pénétra dans une gran<strong>de</strong> avenue <strong>de</strong> sapinsaboutissant à la route. Les ornières boueuses et profon<strong>de</strong>sfaisaient se pencher la calèche et pousser <strong>de</strong>s cris à petitemère. Au bout <strong>de</strong> l'avenue, une barrière blanche étaitfermée; Marius courut l'ouvrir et on contourna unimmense gazon pour arriver, par un chemin arrondi,<strong>de</strong>vant un haut, vaste et triste bâtiment dont les voletsétaient clos.La porte du milieu soudain s'ouvrit; et un <strong>vie</strong>uxdomestique paralysé, vêtu d'un gilet rouge rayé <strong>de</strong> noirque recouvrait en partie son tablier <strong>de</strong> service, <strong>de</strong>scendità petits pas obliques les marches du perron. Il prit le nom<strong>de</strong>s visiteurs et les introduisit dans un spacieux salon dontil ouvrit péniblement les persiennes toujours fermées. Les


meubles étaient voilés <strong>de</strong> housses, la pendule et lescandélabres enveloppés <strong>de</strong> linge blanc; et un air moisi, unair d'autrefois, glacé, humi<strong>de</strong>, semblait imprégner lespoumons, le coeur et la peau <strong>de</strong> tristesse.Tout le mon<strong>de</strong> s'assit et on attendit. Quelques pasentendus dans le corridor au-<strong>de</strong>ssus annonçaient unempressement inaccoutumé. Les châtelains surpriss'habillaient au plus vite. Ce fut long. <strong>Un</strong>e sonnette tintaplusieurs fois. D'autres pas <strong>de</strong>scendirent un escalier, puisremontèrent.La baronne, saisie par le froid pénétrant, éternuait coupsur coup. Julien marchait <strong>de</strong> long en large. Jeanne, morne,restait assise auprès <strong>de</strong> sa mère. Et le baron, adossé aumarbre <strong>de</strong> la cheminée, <strong>de</strong>meurait le front bas.Enfin, une <strong>de</strong>s hautes portes tourna, découvrant levi<strong>com</strong>te et la vi<strong>com</strong>tesse <strong>de</strong> Briseville. Ils étaient tous les<strong>de</strong>ux petits, maigrelets, sautillants, sans âge appréciable,cérémonieux et embarrassés. La femme en robe <strong>de</strong> soieramagée, coiffée d'un petit bonnet douairière à rubans,parlait vite <strong>de</strong> sa voix aigrelette.Le mari serré dans une redingote pompeuse saluait avecun ploiement <strong>de</strong>s genoux. Son nez, ses yeux, ses <strong>de</strong>ntsdéchaussées, ses cheveux qu'on aurait dits enduits <strong>de</strong> cireet son beau vêtement d'apparat luisaient <strong>com</strong>me luisent leschoses dont on prend grand soin.Après les premiers <strong>com</strong>pliments <strong>de</strong> bienvenue et lespolitesses <strong>de</strong> voisinage, personne ne trouva plus rien àdire. Alors on se félicita <strong>de</strong> part et d'autre sans raison. On


continuerait, espérait-on <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux côtés, ces excellentesrelations. C'était une ressource <strong>de</strong> se voir quand onhabitait toute l'année la campagne.Et l'atmosphère glaciale du salon pénétrait les os, enrouaitles gorges. La baronne toussait maintenant sans avoircessé tout à fait d'éternuer. Alors le baron donna le signaldu départ. Les Briseville insistèrent. "Comment? si vite?Restez donc encore un peu." Mais Jeanne s'était levéemalgré les signes <strong>de</strong> Julien qui trouvait trop courte lavisite.On voulut sonner le domestique pour faire avancer lavoiture. La sonnette ne marchait plus. Le maître du logisse précipita, puis vint annoncer qu'on avait mis leschevaux à l'écurie.Il fallut attendre. Chacun cherchait une phrase, un mot àdire. On parla <strong>de</strong> l'hiver plu<strong>vie</strong>ux. Jeanne, avecd'involontaires frissons d'angoisse, <strong>de</strong>manda ce quepouvaient faire leurs hôtes, tous <strong>de</strong>ux seuls, toute l'année.Mais les Briseville s'étonnèrent <strong>de</strong> la question, car ilss'occupaient sans cesse, écrivant beaucoup à leurs parentsnobles semés par toute la France, passant leurs journéesen <strong>de</strong>s occupations microscopiques, cérémonieux l'un visà-vis<strong>de</strong> l'autre <strong>com</strong>me en face <strong>de</strong>s étrangers, et causantmajestueusement <strong>de</strong>s affaires les plus insignifiantes.Et sous le haut plafond noirci du vaste salon inhabité, toutempaqueté en <strong>de</strong>s linges, l'homme et la femme si petits, sipropres, si corrects, semblaient à Jeanne <strong>de</strong>s conserves <strong>de</strong>noblesse.


Enfin la voiture passa <strong>de</strong>vant les fenêtres avec ses <strong>de</strong>uxbi<strong>de</strong>ts inégaux. Mais Marius avait disparu. Se croyantlibre jusqu'au soir, il était sans doute parti faire un tourdans la campagne.Julien furieux pria qu'on le renvoyât à pied; et, aprèsbeaucoup <strong>de</strong> saluts <strong>de</strong> part et d'autre, on reprit le chemin<strong>de</strong>s Peuples.Dès qu'ils furent enfermés dans la calèche, Jeanne et sonpère, malgré l'obsession pesante qui leur restait <strong>de</strong> labrutalité <strong>de</strong> Julien, se remirent à rire en contrefaisant lesgestes et les intonations <strong>de</strong>s Briseville. Le baron imitait lemari, Jeanne faisait la femme, mais la baronne un peufroissée dans ses respects leur dit: "Vous avez tort <strong>de</strong> vousmoquer ainsi, ce sont <strong>de</strong>s gens très <strong>com</strong>me il faut,appartenant à d'excellentes familles." On se tut pour nepoint contrarier petite mère, mais <strong>de</strong> temps en temps,malgré tout, père et Jeanne re<strong>com</strong>mençaient en seregardant. Il saluait avec cérémonie, et, d'un ton solennel:"Votre château <strong>de</strong>s Peuples doit être bien froid, madame,avec ce grand vent <strong>de</strong> mer qui le visite tout le jour?" Elleprenait un air pincé, et minaudant avec un petitfrétillement <strong>de</strong> la tête pareil à celui d'un canard qui sebaigne: "Oh! ici, monsieur, j'ai <strong>de</strong> quoi m'occuper toutel'année. Puis nous possédons tant <strong>de</strong> parents à qui écrire.Et M. <strong>de</strong> Briseville se décharge <strong>de</strong> tout sur moi. Ils'occupe <strong>de</strong> recherches savantes avec l'abbé Pelle. Ils fontensemble l'histoire religieuse <strong>de</strong> la Normandie."La baronne souriait à son tour, contrariée et bienveillante,


et répétait: "Ce n'est pas bien <strong>de</strong> se moquer ainsi <strong>de</strong>s gens<strong>de</strong> notre classe."Mais soudain la voiture s'arrêta, et Julien criait appelantquelqu'un par-<strong>de</strong>rrière. Alors Jeanne et le baron, s'étantpenchés aux portières, aperçurent un être singulier quisemblait rouler vers eux. Les jambes embarrassées dans lajupe flottante <strong>de</strong> sa livrée, aveuglé par sa coiffure quichavirait sans cesse, agitant ses manches <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s ailes<strong>de</strong> moulin, pataugeant dans les larges flaques d'eau qu'iltraversait éperdument, trébuchant contre toutes les pierres<strong>de</strong> la route, se trémoussant, bondissant et couvert <strong>de</strong> boue,Marius suivait la calèche <strong>de</strong> toute la vitesse <strong>de</strong> ses pieds.Dès qu'il l'eut rattrapée, Julien, se penchant, l'empoignapar le collet, l'amena près <strong>de</strong> lui et, lâchant les rênes, semit à cribler <strong>de</strong> coups <strong>de</strong> poing le chapeau qui s'enfonçajusqu'aux épaules du gamin en sonnant <strong>com</strong>me untambour. Le gars hurlait là-<strong>de</strong>dans, essayait <strong>de</strong> fuir, <strong>de</strong>sauter du siège, tandis que son maître, le maintenant d'unemain, frappait toujours avec l'autre.Jeanne, éperdue, balbutiait: "Père... Oh! père!" et labaronne soulevée d'indignation serrait le bras <strong>de</strong> son mari."Mais empêchez-le donc, Jacques.". Alors brusquement lebaron abaissa la vitre <strong>de</strong> <strong>de</strong>vant, et, attrapant la manche <strong>de</strong>son gendre, lui jeta, d'une voix frémissante: "Avez-vousbientôt fini <strong>de</strong> frapper cet enfant?"Julien stupéfait se retourna: "Vous ne voyez donc pasdans quel état le bougre a mis sa livrée?"Mais le baron, la tête sortie entre les <strong>de</strong>ux: "Eh, que


m'importe! on n'est pas brutal à ce point." Julien se fâchait<strong>de</strong> nouveau: "Laissez-moi tranquille, s'il vous plaît, celane vous regar<strong>de</strong> pas!" et il levait encore la main; mais sonbeau-père la saisit brusquement et l'abaissa avec tant <strong>de</strong>force qu'il la heurta contre le bois du siège, et il cria siviolemment: "Si vous ne cessez pas, je <strong>de</strong>scends et jesaurai bien vous arrêter, moi!" que le vi<strong>com</strong>te se calmasoudain, et, haussant les épaules sans répondre, il fouettales bêtes qui partirent au grand trot.Les <strong>de</strong>ux femmes, livi<strong>de</strong>s, ne remuaient point, et onentendait distinctement les coups pesants du coeur <strong>de</strong> labaronne.Au dîner Julien fut plus charmant que <strong>de</strong> coutume,<strong>com</strong>me si rien ne s'était passé. Jeanne, son père et MmeAdélaï<strong>de</strong>, qui oubliaient vite en leur sereine bienveillance,attendris <strong>de</strong> le voir aimable, se laissaient aller à la gaietéavec la sensation <strong>de</strong> bien-être <strong>de</strong>s convalescents; et,<strong>com</strong>me Jeanne reparlait <strong>de</strong>s Briseville, son mari lui-mêmeplaisanta, mais il ajouta bien vite: "C'est égal, ils ontgrand air."On ne fit point d'autres visites, chacun craignant <strong>de</strong>raviver la question Marius. Il fut seulement décidé qu'onenverrait aux voisins <strong>de</strong>s cartes au jour <strong>de</strong> l'an, et qu'onattendrait, pour aller les voir, les premiers jours tiè<strong>de</strong>s duprintemps prochain.La Noël vint. On eut à dîner le curé, le maire et sa femme.On les invita <strong>de</strong> nouveau pour le jour <strong>de</strong> l'an. Ce furent lesseules distractions qui rompirent le monotone


enchaînement <strong>de</strong>s jours.Père et petite mère <strong>de</strong>vaient quitter les Peuples le 9jan<strong>vie</strong>r; Jeanne les voulait retenir, mais Julien ne s'yprêtait guère, et le baron, <strong>de</strong>vant la froi<strong>de</strong>ur grandissante<strong>de</strong> son gendre, fit venir <strong>de</strong> Rouen une chaise <strong>de</strong> poste.La veille <strong>de</strong> leur départ, les paquets étant finis, <strong>com</strong>me ilfaisait une claire gelée, Jeanne et son père se résolurent à<strong>de</strong>scendre jusqu'à Yport où ils n'avaient point été <strong>de</strong>puisle retour <strong>de</strong> Corse.Ils traversèrent le bois qu'elle avait parcouru le jour <strong>de</strong> sonmariage, toute mêlée à celui dont elle <strong>de</strong>venait pourtoujours la <strong>com</strong>pagne, le bois où elle avait reçu sapremière caresse, tressailli du premier frisson, pressenticet amour sensuel qu'elle ne <strong>de</strong>vait connaître enfin quedans le vallon sauvage d'Ota, auprès <strong>de</strong> la source où ilsavaient bu, mêlant leurs baisers à l'eau.Plus <strong>de</strong> feuilles, plus d'herbes grimpantes, rien que le bruit<strong>de</strong>s branches, et cette rumeur sèche qu'ont en hiver lestaillis dépouillés.Ils entrèrent dans le petit village. Les rues vi<strong>de</strong>s,silencieuses, gardaient une o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> mer, <strong>de</strong> varech et <strong>de</strong>poisson. Les vastes filets tannés séchaient toujours,accrochés <strong>de</strong>vant les portes ou bien étendus sur le galet.La mer grise et froi<strong>de</strong> avec son éternelle et grondanteécume <strong>com</strong>mençait à <strong>de</strong>scendre, découvrant vers Fécamples rochers verdâtres au pied <strong>de</strong>s falaises. Et le long <strong>de</strong> laplage les grosses barques échouées sur le flanc semblaient<strong>de</strong> vastes poissons morts. Le soir tombait et les pêcheurs


s'en venaient par groupes au perret, marchant lour<strong>de</strong>ment,avec leurs gran<strong>de</strong>s bottes marines, le cou enveloppé <strong>de</strong>laine, un litre d'eau-<strong>de</strong>-<strong>vie</strong> d'une main, la lanterne dubateau <strong>de</strong> l'autre. Longtemps ils tournèrent autour <strong>de</strong>sembarcations inclinées; ils mettaient à bord, avec lalenteur norman<strong>de</strong>, leurs filets, leurs bouées, un gros pain,un pot <strong>de</strong> beurre, un verre et la bouteille <strong>de</strong> trois-six. Puisils poussaient vers l'eau la barque redressée qui dévalait àgrand bruit sur le galet, fendait l'écume, montait sur lavague, se balançait quelques instants, ouvrait ses ailesbrunes et disparaissait dans la nuit avec son petit feu aubout du mât.Et les gran<strong>de</strong>s femmes <strong>de</strong>s matelots dont les durescarcasses saillaient sous les robes minces, restées jusqu'audépart du <strong>de</strong>rnier pêcheur, rentraient dans le villageassoupi, troublant <strong>de</strong> leurs voix criar<strong>de</strong>s le lourd sommeil<strong>de</strong>s rues noires.Le baron et Jeanne, immobiles, contemplaientl'éloignement dans l'ombre <strong>de</strong> ces hommes qui s'enallaient ainsi chaque nuit risquer la mort pour ne pointcrever <strong>de</strong> faim, et si misérables cependant qu'ils nemangeaient jamais <strong>de</strong> vian<strong>de</strong>.Le baron, s'exaltant <strong>de</strong>vant l'océan, murmura: "C'estterrible et beau. Comme cette mer sur qui tombent lesténèbres, sur qui tant d'existences sont en péril, c'estsuperbe! n'est-ce pas, Jeannette?”Elle répondit avec un sourire gelé: "Ça ne vaut point laMéditerranée." Mais son père, s'indignant: "La


Méditerranée! <strong>de</strong> l'huile, <strong>de</strong> l'eau sucrée, l'eau bleue d'unbaquet <strong>de</strong> lessive. Regar<strong>de</strong> donc celle-ci <strong>com</strong>me elle esteffrayante avec ses crêtes d'écume! Et songe à tous ceshommes, partis là-<strong>de</strong>ssus, et qu'on ne voit déjà plus."Jeanne, avec un soupir, consentit: "Oui, si tu veux." Maisce mot qui lui était venu aux lèvres, "la Méditerranée",l'avait <strong>de</strong> nouveau pincée au coeur, rejetant toute sapensée vers ces contrées lointaines où gisaient ses rêves.Le père et la fille alors, au lieu <strong>de</strong> revenir par les bois,gagnèrent la route et montèrent la côte à pas ralentis. Ilsne parlaient guère, tristes <strong>de</strong> la séparation prochaine.Parfois en longeant les fossés <strong>de</strong>s fermes, une o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>pommes pilées, cette senteur <strong>de</strong> cidre frais qui sembleflotter en cette saison sur toute la campagne norman<strong>de</strong>, lesfrappait au visage, ou bien un gras parfum d'étable, cettebonne et chau<strong>de</strong> puanteur qui s'exhale du fumier <strong>de</strong>vaches. <strong>Un</strong>e petite fenêtre éclairée indiquait au fond <strong>de</strong> lacour la maison d'habitation.Et il semblait à Jeanne que son âme s'élargissait,<strong>com</strong>prenait <strong>de</strong>s choses invisibles; et ces petites lueurséparses dans les champs lui donnèrent soudain lasensation vive <strong>de</strong> l'isolement <strong>de</strong> tous les êtres que toutdésunit, que tout sépare, que tout entraîne loin <strong>de</strong> ce qu'ilsaimeraient.Alors, d'une voix résignée, elle dit: "Ça n'est pas toujoursgai, la <strong>vie</strong>."Le baron soupira: "Que veux-tu, fillette, nous n'y pouvonsrien."


Et le len<strong>de</strong>main, père et petite mère étant partis, Jeanne etJulien restèrent seuls.VIILes cartes entrèrent alors dans la <strong>vie</strong> <strong>de</strong>s jeunes gens.Chaque jour, après le déjeuner, Julien, tout en fumant sapipe et se gargarisant avec du cognac dont il buvait peu àpeu six à huit verres, faisait plusieurs parties <strong>de</strong> bésigueavec sa femme. Elle montait ensuite en sa chambre,s'asseyait près <strong>de</strong> la fenêtre et, pendant que la pluie battaitles vitres ou que le vent les secouait, elle brodaitobstinément une garniture <strong>de</strong> jupon. Parfois, fatiguée, ellelevait les yeux et contemplait au loin la mer sombre quimoutonnait. Puis, après quelques minutes <strong>de</strong> ce regardvague, elle reprenait son ouvrage.Elle n'avait d'ailleurs rien autre chose à faire, Julien ayantrepris toute la direction <strong>de</strong> la maison, pour satisfairepleinement ses besoins d'autorité et ses démangeaisonsd'économie. Il se montrait d'une parcimonie féroce, nedonnait jamais <strong>de</strong> pourboires, réduisait la nourriture austrict nécessaire; et <strong>com</strong>me Jeanne, <strong>de</strong>puis qu'elle étaitvenue aux Peuples, se faisait faire chaque matin par leboulanger une petite galette norman<strong>de</strong>, il supprima cette


dépense et la condamna au pain grillé.Elle ne disait rien, afin d'éviter les explications, lesdiscussions et les querelles, mais elle souffrait <strong>com</strong>me <strong>de</strong>coups d'aiguille à chaque nouvelle manifestation d'avarice<strong>de</strong> son mari. Cela lui semblait bas et odieux à elle, élevéedans une famille où l'argent <strong>com</strong>ptait pour rien. Combiensouvent elle avait entendu dire à petite mère: "Mais c'estfait pour être dépensé, l'argent." Julien maintenantrépétait: "Tu ne pourras donc jamais t'habituer à ne pasjeter l'argent par les fenêtres?" Et chaque fois qu'il avaitrogné quelques sous sur un salaire ou sur une note, ilprononçait, avec un sourire, en glissant la monnaie danssa poche: "Les petits ruisseaux font les gran<strong>de</strong>s rivières."En certains jours cependant, Jeanne se reprenait à rêver.Elle s'arrêtait doucement <strong>de</strong> travailler, et, les mainsmolles, le regard éteint, elle refaisait un <strong>de</strong> ses romans <strong>de</strong>petite fille, partie en <strong>de</strong>s aventures charmantes. Maissoudain, la voix <strong>de</strong> Julien qui donnait un ordre au pèreSimon l'arrachait à ce bercement <strong>de</strong> songerie; et ellereprenait son patient ouvrage en se disant: "C'est fini, toutça "; et une larme tombait sur ses doigts qui poussaientl'aiguille.Rosalie aussi, autrefois si gaie et toujours chantant, étaitchangée. Ses joues rebondies avaient perdu leur vernisrouge, et, presque creuses maintenant, semblaient parfoisfrottées <strong>de</strong> terre.Souvent Jeanne lui <strong>de</strong>mandait: "Es-tu mala<strong>de</strong>, ma fille?"La petite bonne répondait toujours: "Non, madame." <strong>Un</strong>


peu <strong>de</strong> sang lui montait aux pommettes et elle se sauvaitbien vite.Au lieu <strong>de</strong> courir <strong>com</strong>me autrefois, elle traînait ses piedsavec peine et ne paraissait même plus coquette, n'achetaitplus rien aux marchands voyageurs qui lui montraient envain leurs rubans <strong>de</strong> soie et leurs corsets et leursparfumeries variées.Et la gran<strong>de</strong> maison avait l'air <strong>de</strong> sonner le creux, toutemorne, avec sa face que les pluies maculaient <strong>de</strong> longuestraînées grises.À la fin <strong>de</strong> jan<strong>vie</strong>r les neiges arrivèrent. On voyait <strong>de</strong> loinles gros nuages du nord au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la mer sombre; et lablanche <strong>de</strong>scente <strong>de</strong>s flocons <strong>com</strong>mença. En une nuittoute la plaine fut ensevelie, et les arbres apparurent aumatin drapés dans cette écume <strong>de</strong> glace.Julien, chaussé <strong>de</strong> hautes bottes, l'air hirsute, passait sontemps au fond du bosquet, embusqué <strong>de</strong>rrière le fossédonnant sur la lan<strong>de</strong>, à guetter les oiseaux émigrants. Detemps en temps un coup <strong>de</strong> fusil crevait le silence gelé <strong>de</strong>schamps; et <strong>de</strong>s ban<strong>de</strong>s <strong>de</strong> corbeaux noirs effrayéss'envolaient <strong>de</strong>s grands arbres en tournoyant.Jeanne, suc<strong>com</strong>bant à l'ennui, <strong>de</strong>scendait parfois sur leperron. Des bruits <strong>de</strong> <strong>vie</strong> venaient <strong>de</strong> fort loin répercutéssur la tranquillité dormante <strong>de</strong> cette nappe livi<strong>de</strong> et morne.Puis elle n'entendait plus rien qu'une sorte <strong>de</strong> ronflement<strong>de</strong>s flots éloignés et le glissement vague et continu <strong>de</strong>cette poussière d'eau gelée tombant toujours.Et la couche <strong>de</strong> neige s'élevait sans cesse sous la chute


infinie <strong>de</strong> cette mousse épaisse et légère.Par une <strong>de</strong> ces pâles matinées, Jeanne immobile chauffaitses pieds au feu <strong>de</strong> sa chambre, pendant que Rosalie, pluschangée <strong>de</strong> jour en jour, faisait lentement le lit. Soudainelle entendit <strong>de</strong>rrière elle un douloureux soupir. Sanstourner la tête, elle <strong>de</strong>manda: "Qu'est-ce que tu as donc?"La bonne, <strong>com</strong>me toujours, répondit: "Rien, madame",mais sa voix semblait brisée, expirante.Jeanne déjà songeait à autre chose quand elle remarquaqu'elle n'entendait plus remuer la jeune fille. Elle appela:"Rosalie!" Rien ne bougea. Alors, la croyant sortie sansbruit, elle cria plus fort: "Rosalie!" et elle allait allonger lebras pour sonner quand un profond gémissement, poussétout près d'elle, la fit se dresser avec un frisson d'angoisse,La petite servante, livi<strong>de</strong>, les yeux hagards, était assise parterre, les jambes allongées, le dos appuyé contre le bois dulit.Jeanne s'élança: "Qu'est-ce que tu as, qu'est-ce que tu as?"L'autre ne dit pas un mot, ne fit pas un geste; elle fixaitsur sa maîtresse un regard fou et haletait, <strong>com</strong>me déchiréepar une effroyable douleur. Puis, soudain, tendant tout soncorps, elle glissa sur le dos, étouffant entre ses <strong>de</strong>ntsserrées un cri <strong>de</strong> détresse.Alors sous sa robe collée à ses cuisses ouvertes quelquechose remua. Et <strong>de</strong> là partit aussitôt un bruit singulier, unclapotement, un souffle <strong>de</strong> gorge étranglée qui suffoque;puis soudain ce fut un long miaulement <strong>de</strong> chat, uneplainte frêle et déjà douloureuse, le premier appel <strong>de</strong>


souffrance <strong>de</strong> l'enfant entrant dans la <strong>vie</strong>.Jeanne brusquement <strong>com</strong>prit, et, la tête égarée, courut àl'escalier criant: "Julien, Julien!"Il répondit d'en bas: "Qu'est-ce que tu veux?"Elle eut grand-peine à prononcer: "C'est... c'est Rosaliequi..."Julien s'élança, gravit les marches <strong>de</strong>ux par <strong>de</strong>ux, et,entrant brusquement dans la chambre, il releva d'un seulcoup les vêtements <strong>de</strong> la fillette et découvrit un affreuxpetit morceau <strong>de</strong> chair, plissé, geignant, crispé et toutgluant, qui s'agitait entre <strong>de</strong>ux jambes nues.Il se redressa, la face méchante, et poussant <strong>de</strong>hors safemme éperdue: "Ça ne te regar<strong>de</strong> pas. Va-t'en. EnvoiemoiLudivine et le père Simon."Jeanne, toute tremblante, <strong>de</strong>scendit à la cuisine, puis,n'osant plus remonter, elle entra dans le salon qui restaitsans feu <strong>de</strong>puis le départ <strong>de</strong> ses parents, et elle attenditanxieusement <strong>de</strong>s nouvelles.Elle vit bientôt le domestique qui sortait en courant. Cinqminutes après il rentrait avec la veuve Dentu, la sagefemmedu pays.Alors ce fut dans l'escalier un grand remuement <strong>com</strong>me sion portait un blessé; et Julien vint dire à Jeanne qu'ellepouvait remonter chez elle.Elle tremblait <strong>com</strong>me si elle venait d'assister à quelquesinistre acci<strong>de</strong>nt. Elle s'assit <strong>de</strong> nouveau <strong>de</strong>vant son feu,puis <strong>de</strong>manda: "Comment va-t-elle?"Julien, préoccupé, nerveux, marchait à travers


l'appartement; et une colère semblait le soulever. Il nerépondit point d'abord; puis, au bout <strong>de</strong> quelquessecon<strong>de</strong>s, s'arrêtant: "Qu'est-ce que tu <strong>com</strong>ptes faire <strong>de</strong>cette fille?"Elle ne <strong>com</strong>prenait pas et regardait son mari: "Comment?Que veux-tu dire? Je ne sais pas, moi."Et soudain il cria <strong>com</strong>me s'il s'emportait: "Nous nepouvons pourtant pas gar<strong>de</strong>r un bâtard dans la maison!"Alors Jeanne <strong>de</strong>meura très perplexe; puis, au bout d'unlong silence: "Mais, mon ami, peut-être pourrait-on lemettre en nourrice?"Il ne la laissa pas achever: "Et qui est-ce qui paiera? Toisans doute?"Elle réfléchit encore longtemps, cherchant une solution;enfin elle dit: "Mais le père s'en chargera <strong>de</strong> cet enfant; et,s'il épouse Rosalie, il n'y a plus <strong>de</strong> difficultés." Julien,<strong>com</strong>me à bout <strong>de</strong> patience, et furieux, reprit: "Le père!...le père!... le connais-tu... le père?... - Non, n'est-ce pas? Ehbien, alors?..."Jeanne, émue, s'animait: "Mais il ne laissera pascertainement cette fille ainsi. Ce serait un lâche! nous<strong>de</strong>man<strong>de</strong>rons son nom, et nous irons le trouver, lui, et ilfaudra bien qu'il s'explique."Julien s'était calmé et remis à marcher: "Ma chère, elle neveut pas le dire, le nom <strong>de</strong> l'homme; elle ne te l'avouerapas plus qu'à moi... et, s'il ne veut pas d'elle, lui?... Nousne pouvons pourtant pas gar<strong>de</strong>r sous notre toit une fillemère avec son bâtard, <strong>com</strong>prends-tu?"


Jeanne, obstinée, répétait: "Alors c'est un misérable, cethomme; mais il faudra bien que nous le connaissions: etalors, il aura affaire à nous."Julien, <strong>de</strong>venu fort rouge, s'irritait encore: "Mais... enattendant?"Elle ne savait que déci<strong>de</strong>r et lui <strong>de</strong>manda: "Qu'est-ce quetu proposes, toi?"Aussitôt, il dit son avis: "Oh! moi, c'est bien simple. Je luidonnerais quelque argent et je l'enverrais au diable avecson mioche."Mais la jeune femme, indignée, se révolta. "Quant à cela,jamais. C'est ma soeur <strong>de</strong> lait, cette fille; nous avonsgrandi ensemble. Elle a fait une faute, tant pis; mais je nela jetterai pas <strong>de</strong>hors pour cela; et, s'il le faut, je l'élèverai,cet enfant."Alors Julien éclata: "Et nous aurons une propre réputation,nous autres, avec notre nom et nos relations! Et on dirapartout que nous protégeons le vice, que nous abritons <strong>de</strong>sgueuses; et les gens honorables ne voudront plus mettreles pieds chez nous. Mais à quoi penses-tu, vraiment? Tues folle!"Elle était <strong>de</strong>meurée calme. "Je ne laisserai jamais jeter<strong>de</strong>hors Rosalie; et si tu ne veux pas la gar<strong>de</strong>r, ma mère lareprendra et il faudra bien que nous finissions parconnaître le nom du père <strong>de</strong> son enfant."Alors il sortit exaspéré, tapant la porte, et criant: "Lesfemmes sont stupi<strong>de</strong>s avec leurs idées!"Jeanne, dans l'après-midi, monta chez l'accouchée. La


petite bonne, veillée par la veuve Dentu, restait immobiledans son lit, les yeux ouverts, tandis que la gar<strong>de</strong> berçaiten ses bras l'enfant nouveau-né.Dès qu'elle aperçut sa maîtresse, Rosalie se mit àsangloter, cachant sa figure dans ses draps, toute secouée<strong>de</strong> désespoir. Jeanne la voulut embrasser, mais ellerésistait, se voilant. Alors la gar<strong>de</strong> intervint, lui découvritle visage; et elle se laissa faire, pleurant encore, maisdoucement.<strong>Un</strong> maigre feu brûlait dans la cheminée; il faisait froid;l'enfant pleurait. Jeanne n'osait point parler du petit <strong>de</strong>crainte d'amener une autre crise; et avait pris la main <strong>de</strong>sa bonne, en répétant d'un ton machinal: "Ça ne sera rien,ça ne sera rien." La pauvre fille regardait à la dérobée versla gar<strong>de</strong>, tressaillait aux cris du marmot; et un reste <strong>de</strong>chagrin l'étranglant jaillissait encore par moments en unsanglot convulsif, tandis que <strong>de</strong>s larmes rentrées faisaientun bruit d'eau dans sa gorge.Jeanne, encore une fois, l'embrassa, et, tout bas, luimurmura dans l'oreille: "Nous en aurons bien soin, va, mafille." Puis <strong>com</strong>me un nouvel accès <strong>de</strong> pleurs <strong>com</strong>mençait,elle se sauva bien vite.Tous les jours elle y retourna, et tous les jours Rosalieéclatait en sanglots en apercevant sa maîtresse.L'enfant fut mis en nourrice chez une voisine.Julien cependant parlait à peine à sa femme, <strong>com</strong>me s'ileût gardé contre elle une grosse colère <strong>de</strong>puis qu'elle avaitrefusé <strong>de</strong> renvoyer la bonne. <strong>Un</strong> jour, il revint sur ce sujet,


mais Jeanne tira <strong>de</strong> sa poche une lettre <strong>de</strong> la baronne<strong>de</strong>mandant qu'on lui envoyât immédiatement cette fille sion ne la gardait pas aux Peuples. Julien, furieux, cria: "Tamère est aussi folle que toi." Mais il n'insista plus.Quinze jours après, l'accouchée pouvait déjà se lever etreprendre son service.Alors, Jeanne, un matin, la fit asseoir, lui tint les mains et,la traversant <strong>de</strong> son regard:"Voyons, ma fille, dis-moi tout,"Rosalie se mit à trembler, et balbutia:"Quoi, madame?- À qui est-il, cet enfant?"Alors la petite bonne fut reprise d'un désespoirépouvantable; et elle cherchait éperdument à dégager sesmains pour s'en cacher la figure.Mais Jeanne l'embrassait malgré elle, la consolait: "C'estun malheur, que veux-tu, ma fille? Tu as été faible; maisça arrive à bien d'autres. Si le père t'épouse, on n'y penseraplus; et nous pourrons le prendre à notre service avec toi."Rosalie gémissait <strong>com</strong>me si on l'eût martyrisée, et <strong>de</strong>temps en temps donnait une secousse pour se dégager ets'enfuir. Jeanne reprit: "Je <strong>com</strong>prends bien que tu aieshonte, mais tu vois que je ne me fâche pas, que je te parledoucement. Si je te <strong>de</strong>man<strong>de</strong> le nom <strong>de</strong> l'homme, c'estpour ton bien, parce que je sens à ton chagrin qu'ilt'abandonne, et que je veux empêcher cela. Julien ira letrouver, vois-tu, et nous le forcerons à t'épouser; et <strong>com</strong>menous vous gar<strong>de</strong>rons tous les <strong>de</strong>ux, nous le forcerons bien


aussi à te rendre heureuse."Cette fois Rosalie fit un effort si brusque qu'elle arrachases mains <strong>de</strong> celles <strong>de</strong> sa maîtresse, et se sauva <strong>com</strong>meune folle.Le soir, en dînant, Jeanne dit à Julien: "J'ai voulu déci<strong>de</strong>rRosalie à me révéler le nom <strong>de</strong> son séducteur. Je n'ai pu yréussir. Essaie donc <strong>de</strong> ton côté pour que nouscontraignions ce misérable à l'épouser."Mais Julien tout <strong>de</strong> suite se fâcha: "Ah! tu sais, je ne veuxpas entendre parler <strong>de</strong> cette histoire-là, moi. Tu as voulugar<strong>de</strong>r cette fille, gar<strong>de</strong>-la, mais ne m'embête plus à sonsujet."Il semblait, <strong>de</strong>puis l'accouchement, d'une humeur plusirritable encore; et il avait pris cette habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> ne plusparler à sa femme sans crier <strong>com</strong>me s'il eût été toujoursfurieux, tandis qu'au contraire elle baissait la voix, sefaisait douce, conciliante, pour éviter toute discussion; etsouvent elle pleurait, la nuit, dans son lit.Malgré sa constante irritation, son mari avait repris <strong>de</strong>shabitu<strong>de</strong>s d'amour oubliées <strong>de</strong>puis leur retour, et il étaitrare qu'il passât trois soirs <strong>de</strong> suite sans franchir la porteconjugale.Rosalie fut bientôt guérie entièrement et <strong>de</strong>vint moinstriste, quoiqu'elle restât <strong>com</strong>me effarée, poursui<strong>vie</strong> par unecrainte inconnue.Et elle se sauva <strong>de</strong>ux fois encore, alors que Jeanneessayait <strong>de</strong> l'interroger <strong>de</strong> nouveau.Julien tout à coup parut aussi plus aimable; et la jeune


femme se rattachait à <strong>de</strong> vagues espoirs, retrouvait <strong>de</strong>sgaietés, bien qu'elle se sentît parfois souffrante <strong>de</strong>malaises singuliers dont elle ne parlait point. Le dégeln'était pas venu et <strong>de</strong>puis bientôt cinq semaines un cielclair <strong>com</strong>me un cristal bleu le jour, et, la nuit, tout seméd'étoiles qu'on aurait crues <strong>de</strong> givre, tant le vaste espaceétait rigoureux, s'étendait sur la nappe unie, dure etluisante <strong>de</strong>s neiges.Les fermes isolées dans leurs cours carrées, <strong>de</strong>rrière leursri<strong>de</strong>aux <strong>de</strong> grands arbres poudrés <strong>de</strong> frimas, semblaientendormies en leur chemise blanche. Ni hommes ni bêtesne sortaient plus; seules les cheminées <strong>de</strong>s chaumièresrévélaient la <strong>vie</strong> cachée, par les minces filets <strong>de</strong> fumée quimontaient droit dans l'air glacial.La plaine, les haies, les ormes <strong>de</strong>s clôtures, tout semblaitmort, tué par le froid. De temps en temps, on entendaitcraquer les arbres, <strong>com</strong>me si leurs membres <strong>de</strong> bois sefussent brisés sous leur écorce; et parfois une grossebranche se détachait et tombait, l'invincible geléepétrifiant la sève et rompant les fibres.Jeanne attendait anxieusement le retour <strong>de</strong>s soufflestiè<strong>de</strong>s, attribuant à la rigueur terrible du temps toutes lessouffrances vagues qui la traversaient.Tantôt elle ne pouvait plus rien manger, prise <strong>de</strong> dégoût<strong>de</strong>vant toute nourriture; tantôt son pouls battait follement;tantôt ses faibles repas lui donnaient <strong>de</strong>s écoeurementsd'indigestion; et ses nerfs tendus, vibrant sans cesse, lafaisaient vivre en une agitation constante et intolérable.


<strong>Un</strong> soir le thermomètre <strong>de</strong>scendit encore et Julien, toutfrissonnant au sortir <strong>de</strong> table (car jamais la salle n'étaitchauffée à point, tant il économisait sur le bois), se frottales mains en murmurant: "Il fera bon coucher <strong>de</strong>ux cettenuit, n'est-ce pas, ma chatte?”Il riait <strong>de</strong> son rire bon enfant d'autrefois, et Jeanne luisauta au cou; mais elle se sentait justement si mal à l'aise,ce soir-là, si endolorie, si étrangement nerveuse qu'elle lepria, tout bas, en lui baisant les lèvres, <strong>de</strong> la laisser dormirseule. Elle lui dit, en quelques mots, son mal: "Je t'en prie,mon chéri; je t'assure que je ne suis pas bien. Ça ira mieux<strong>de</strong>main, sans doute."Il n'insista pas: "Comme il te plaira, ma chère; si tu esmala<strong>de</strong>, il faut te soigner."Et on parla d'autre chose.Elle se coucha <strong>de</strong> bonne heure. Julien, par extraordinaire,fit allumer du feu dans sa chambre particulière.Quand on lui annonça que "ça flambait bien", il baisa safemme au front et s'en alla.La maison entière semblait travaillée par le froid; les murspénétrés avaient <strong>de</strong>s bruits légers <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s frissons; etJeanne en son lit grelottait.Deux fois elle se releva pour mettre <strong>de</strong>s bûches au foyer,et chercher <strong>de</strong>s robes, <strong>de</strong>s jupes, <strong>de</strong>s <strong>vie</strong>ux vêtementsqu'elle amoncelait sur sa couche. Rien ne la pouvaitréchauffer, ses pieds s'engourdissaient, tandis qu'en sesmollets et jusqu'en ses cuisses <strong>de</strong>s vibrations couraient quila faisaient se retourner sans cesse, s'agiter, s'énerver à


l'excès.Bientôt ses <strong>de</strong>nts claquèrent; ses mains tremblèrent; sapoitrine se serrait; son coeur lent battait <strong>de</strong> grands coupssourds et semblait parfois s'arrêter; et sa gorge haletait<strong>com</strong>me si l'air n'y pouvait plus entrer.<strong>Un</strong>e effroyable angoisse saisit son âme en même tempsque l'invincible froid l'envahissait jusqu'aux moelles.Jamais elle n'avait éprouvé cela, elle ne s'était sentieabandonnée ainsi par la <strong>vie</strong>, prête à exhaler son <strong>de</strong>rniersouffle.Elle pensa: "Je vais mourir... Je meurs..."Et, frappée d'épouvante, elle sauta hors du lit, sonnaRosalie, attendit, sonna <strong>de</strong> nouveau, attendit encore,frémissante et glacée.La petite bonne ne venait point. Elle dormait sans doute<strong>de</strong> ce dur premier sommeil que rien ne brise; et Jeanne,perdant l'esprit, s'élança pieds nus dans l'escalier.Elle monta sans bruit, à tâtons, trouva la porte, l'ouvrit,appela . "Rosalie!" avança toujours, heurta le lit, promenases mains <strong>de</strong>ssus et reconnut qu'il était vi<strong>de</strong>. Il était vi<strong>de</strong>et tout froid <strong>com</strong>me si personne n'y eût couché.Surprise, elle se dit: "Comment! elle est encore partiecourir par un pareil temps!"Mais <strong>com</strong>me son coeur, <strong>de</strong>venu tout à coup tumultueux,bondissait, l'étouffait, elle re<strong>de</strong>scendit, les jambesfléchissantes, afin <strong>de</strong> réveiller Julien.Elle pénétra chez lui violemment, fouettée par cetteconviction qu'elle allait mourir et par le désir <strong>de</strong> le voir


avant <strong>de</strong> perdre connaissance.À la lueur du feu agonisant, elle aperçut, à côté <strong>de</strong> la tête<strong>de</strong> son mari, la tête <strong>de</strong> Rosalie sur l'oreiller.Au cri qu'elle poussa, ils se dressèrent tous les <strong>de</strong>ux. Elle<strong>de</strong>meura une secon<strong>de</strong> immobile dans l'effarement <strong>de</strong> cettedécouverte. Puis elle s'enfuit, rentra dans sa chambre; et<strong>com</strong>me Julien éperdu avait appelé "Jeanne!", une peuratroce la saisit <strong>de</strong> le voir, d'entendre sa voix, <strong>de</strong> l'écouters'expliquer, mentir, <strong>de</strong> rencontrer son regard face à face;et elle se précipita <strong>de</strong> nouveau dans l'escalier qu'elle<strong>de</strong>scendit.Elle courait maintenant dans l'obscurité au risque <strong>de</strong>rouler le long <strong>de</strong>s marches, <strong>de</strong> se casser les membres surla pierre. Elle allait <strong>de</strong>vant elle, poussée par un impérieuxbesoin <strong>de</strong> fuir, <strong>de</strong> ne plus apprendre rien, <strong>de</strong> ne plus voirpersonne.Quand elle fut en bas, elle s'assit sur une marche, toujoursen chemise et nu-pieds; et elle <strong>de</strong>meurait là, l'esprit perdu.Julien avait sauté du lit, s'habillait à la hâte. Elle seredressa pour se sauver <strong>de</strong> lui. Déjà il <strong>de</strong>scendait aussil'escalier, et il criait: "Écoute, Jeanne!"Non, elle ne voulait pas écouter ni se laisser toucher dubout <strong>de</strong>s doigts; et elle se jeta dans la salle à mangercourant <strong>com</strong>me <strong>de</strong>vant un assassin. Elle cherchait uneissue, une cachette, un coin noir, un moyen <strong>de</strong> l'éviter.Elle se blottit sous la table. Mais déjà il ouvrait la porte,sa lumière à la main, répétant toujours: "Jeanne!" et ellerepartit <strong>com</strong>me un lièvre, s'élança dans la cuisine, en fit


<strong>de</strong>ux fois le tour à la façon d'une bête acculée; et, <strong>com</strong>meil la rejoignait encore, elle ouvrit brusquement la porte dujardin et s'élança dans la campagne.Le contact glacé <strong>de</strong> la neige où ses jambes nues entraientparfois jusqu'aux genoux lui donna soudain une énergiedésespérée. Elle n'avait pas froid, bien que toutedécouverte; elle ne sentait plus rien tant la convulsion <strong>de</strong>son âme avait engourdi son corps, et elle courait, blanche<strong>com</strong>me la terre.Elle suivit la gran<strong>de</strong> allée, traversa le bosquet, franchit lefossé et partit à travers la lan<strong>de</strong>.Pas <strong>de</strong> lune; les étoiles luisaient <strong>com</strong>me une semaille <strong>de</strong>feu dans le noir du ciel; mais la plaine était clairecependant, d'une blancheur terne, d'une immobilité figée,d'un silence infini.Jeanne allait vite, sans souffler, sans savoir, sans réfléchirà rien. Et soudain elle se trouva au bord <strong>de</strong> la falaise. Elles'arrêta net, par instinct, et s'accroupit, vidée <strong>de</strong> toutepensée et <strong>de</strong> toute volonté.Dans le trou sombre <strong>de</strong>vant elle la mer invisible et muetteexhalait l'o<strong>de</strong>ur salée <strong>de</strong> ses varechs à marée basse.Elle <strong>de</strong>meura là longtemps, inerte d'esprit <strong>com</strong>me <strong>de</strong>corps; puis, tout à coup, elle se mit à trembler, mais àtrembler follement <strong>com</strong>me une voile qu'agite le vent. Sesbras, ses mains, ses pieds secoués par une force invinciblepalpitaient, vibraient <strong>de</strong> sursauts précipités; et laconnaissance lui revint brusquement, claire et poignante.Puis <strong>de</strong>s visions anciennes passèrent <strong>de</strong>vant ses yeux;


cette promena<strong>de</strong> avec lui dans le bateau du père Lastique,leur causerie, son amour naissant, le baptême <strong>de</strong> labarque; puis elle remonta plus loin jusqu'à cette nuitbercée <strong>de</strong> rêves à son arrivée aux Peuples. Et maintenant!maintenant! Oh! sa <strong>vie</strong> était cassée, toute joie finie, touteattente impossible; et l'épouvantable avenir plein <strong>de</strong>tortures, <strong>de</strong> trahisons et <strong>de</strong> désespoirs lui apparut. Autantmourir, ce serait fini tout <strong>de</strong> suite.Mais une voix criait au loin: "C'est ici, voilà ses pas; vite,vite, par ici!" C'était Julien qui la cherchait.Oh! elle ne voulait pas le revoir. Dans l'abîme, là, <strong>de</strong>vantelle, elle entendait maintenant un petit bruit, le vagueglissement <strong>de</strong> la mer sur les roches.Elle se dressa, toute soulevée déjà pour s'élancer et jetantà la <strong>vie</strong> l'adieu <strong>de</strong>s désespérés, elle gémit le <strong>de</strong>rnier mot<strong>de</strong>s mourants, le <strong>de</strong>rnier mot <strong>de</strong>s jeunes soldats éventrésdans les batailles: "Maman!"Soudain la pensée <strong>de</strong> petite mère la traversa; elle la vitsanglotant; elle vit son père à genoux <strong>de</strong>vant son cadavrenoyé, elle eut en une secon<strong>de</strong> toute la souffrance <strong>de</strong> leurdésespoir.Alors elle retomba mollement dans la neige; et elle ne sesauva plus quand Julien et le père Simon, suivis <strong>de</strong>Marius qui tenait une lanterne, la saisirent par les braspour la rejeter en arrière, tant elle était près du bord.Ils firent d'elle ce qu'ils voulurent, car elle ne pouvait plusremuer. Elle sentit qu'on l'emportait, puis qu'on la mettaitdans un lit, puis qu'on la frictionnait avec <strong>de</strong>s linges


ûlants; puis tout s'effaça, toute connaissance disparut.Puis un cauchemar - était-ce un cauchemar? - l'obséda.Elle était couchée dans sa chambre. Il faisait jour, maiselle ne pouvait pas se lever. Pourquoi? Elle n'en savaitrien. Alors elle entendit un petit bruit sur le plancher, unesorte <strong>de</strong> grattement, <strong>de</strong> frôlement, et soudain une souris,une petite souris grise passait vivement sur son drap. <strong>Un</strong>eautre aussitôt la suivait, puis une troisième qui s'avançaitvers la poitrine, <strong>de</strong> son trot vif et menu. Jeanne n'avait paspeur; mais elle voulut prendre la bête et lança sa main,sans y parvenir.Alors d'autres souris, dix, vingt, <strong>de</strong>s centaines, <strong>de</strong>s millierssurgirent <strong>de</strong> tous les côtés. Elles grimpaient aux colonnes,filaient sur les tapisseries, couvraient la couche toutentière. Et bientôt elles pénétrèrent sous les couvertures;Jeanne les sentait glisser sur sa peau, chatouiller sesjambes, <strong>de</strong>scendre et monter le long <strong>de</strong> son corps. Elle lesvoyait venir du pied du lit pour pénétrer <strong>de</strong>dans contre sagorge; et elle se débattait, jetait ses mains en avant pouren saisir une et les refermait toujours vi<strong>de</strong>s.Elle s'exaspérait, voulait fuir, criait, et il lui semblait qu'onla tenait immobile, que <strong>de</strong>s bras vigoureux l'enlaçaient etla paralysaient; mais elle ne voyait personne.Elle n'avait point la notion du temps. Cela dut être long,très long.Puis elle eut un réveil las, meurtri, doux cependant. Ellese sentait faible. Elle ouvrit les yeux, et ne s'étonna pas <strong>de</strong>voir petite mère assise dans sa chambre avec un gros


homme qu'elle ne connaissait point.Quel âge avait-elle? elle n'en savait rien et se croyait toutepetite fille. Elle n'avait, non plus, aucun souvenir.Le gros homme dit: "Tenez, la connaissance re<strong>vie</strong>nt." Etpetite mère se mit à pleurer. Alors le gros homme reprit:"Voyons, soyez calme, madame la baronne, je vous disque j'en réponds maintenant. Mais ne lui parlez <strong>de</strong> rien, <strong>de</strong>rien. Qu'elle dorme."Et il sembla à Jeanne qu'elle vivait encore très longtempsassoupie, reprise par un pesant sommeil dès qu'elleessayait <strong>de</strong> penser; et elle n'essayait pas non plus <strong>de</strong> serappeler quoi que ce soit, <strong>com</strong>me si, vaguement, elle avaiteu peur <strong>de</strong> la réalité reparue en sa tête.Or, une fois, <strong>com</strong>me elle s'éveillait, elle aperçut Julien,seul près d'elle; et brusquement. tout lui revint, <strong>com</strong>me siun ri<strong>de</strong>au se fût levé qui cachait sa <strong>vie</strong> passée.Elle eut au coeur une douleur horrible et voulut fuirencore. Elle rejeta ses draps, sauta par terre et tomba, sesjambes ne la pouvant plus porter.Julien s'élança vers elle; et elle se mit à hurler pour qu'ilne la touchât point. Elle se tordait, se roulait. La portes'ouvrit. Tante Lison accourait avec la veuve Dentu, puisle baron, puis enfin petite mère arriva soufflant, éperdue.On la recoucha; et aussitôt elle ferma les yeuxsournoisement pour ne point parler et pour réfléchir à sonaise.Sa mère et sa tante la soignaient, s'empressaient,l'interrogeaient: "Nous entends-tu maintenant, Jeanne, ma


petite Jeanne?"Elle faisait la sour<strong>de</strong>, ne répondait pas; et elle s'aperçuttrès bien <strong>de</strong> la journée finie. La nuit vint. La gar<strong>de</strong>s'installa près d'elle, et la faisait boire <strong>de</strong> temps en temps.Elle buvait sans rien dire, mais elle ne dormait plus; elleraisonnait péniblement, cherchant <strong>de</strong>s choses qui luiéchappaient, <strong>com</strong>me si elle avait eu <strong>de</strong>s trous dans samémoire, <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s places blanches et vi<strong>de</strong>s où lesévénements ne s'étaient point marqués.Peu à peu, après <strong>de</strong> longs efforts, elle retrouva tous lesfaits.Et elle y réfléchit avec une obstination fixe.Petite mère, tante Lison et le baron étaient venus, doncelle avait été très mala<strong>de</strong>. Mais Julien? Qu'avait-il dit? Sesparents savaient-ils? Et Rosalie? où était-elle? Et puis quefaire? <strong>Un</strong>e idée l'illumina - retourner avec père et petitemère, à Rouen, <strong>com</strong>me autrefois. Elle serait veuve; voilàtout.Alors elle attendit, écoutant ce qu'on disait autour d'elle,<strong>com</strong>prenant fort bien sans le laisser voir, jouissant <strong>de</strong> ceretour <strong>de</strong> raison, patiente et rusée.Le soir, enfin, elle se trouva seule avec fa baronne et elleappela, tout bas: "Petite mère!" Sa propre voix l'étonna,lui parut changée. La baronne lui saisit les mains: "Mafille, ma Jeanne chérie! ma fille, tu me reconnais?- Oui, petite mère, mais il ne faut point pleurer; nousavons à causer longtemps. Julien t'a-t-il dit pourquoi je mesuis sauvée dans la neige?


- Oui, ma mignonne, tu as eu une fièvre très dangereuse.- Ce n'est pas ça, maman. J'ai eu la fièvre après; mais t'a-tildit qui me l'a donnée, cette fièvre, et pourquoi je mesuis sauvée?- Non, ma chérie.- C'est parce que j'ai trouvé Rosalie dans son lit."La baronne crut qu'elle délirait encore, la caressa. "Dors,ma mignonne, calme-toi, essaie <strong>de</strong> dormir."Mais Jeanne, obstinée, reprit: "J'ai toute ma raisonmaintenant, petite maman, je ne dis pas <strong>de</strong> folies <strong>com</strong>mej'ai dû en dire les jours <strong>de</strong>rniers. Je me sentais mala<strong>de</strong> unenuit, alors j'ai été chercher Julien. Rosalie était couchéeavec lui. J'ai perdu la tête <strong>de</strong> chagrin et je me suis sauvéedans la neige pour me jeter à la falaise."Mais la baronne répétait: "Oui, ma mignonne, tu as étébien mala<strong>de</strong>.- Ce n'est pas ça, maman, j'ai trouvé Rosalie dans le lit <strong>de</strong>Julien, et je ne veux plus rester avec lui. Tu m'emmènerasà Rouen, <strong>com</strong>me autrefois."La baronne, à qui le mé<strong>de</strong>cin avait re<strong>com</strong>mandé <strong>de</strong> necontrarier Jeanne en rien, répondit: "Oui, ma mignonne."Mais la mala<strong>de</strong> s'impatienta: "Je vois bien que tu ne mecrois pas. Va chercher petit père, lui, il finira bien par me<strong>com</strong>prendre."Et petite mère se leva difficilement, prit ses <strong>de</strong>ux cannes,sortit en traînant ses pieds, puis revint après quelquesminutes avec le baron qui la soutenait.Ils s'assirent <strong>de</strong>vant le lit et Jeanne aussitôt <strong>com</strong>mença.


Elle dit tout, doucement, d'une voix faible, avec clarté: lecaractère bizarre <strong>de</strong> Julien, ses duretés, son avarice, etenfin son infidélité.Quand elle eut fini, le baron vit bien qu'elle ne divaguaitpas, mais il ne savait que penser, que résoudre et querépondre.Il lui prit la main, d'une façon tendre, <strong>com</strong>me autrefoisquand il l'endormait avec <strong>de</strong>s histoires. "Écoute, machérie, il faut agir avec pru<strong>de</strong>nce. Ne brusquons rien;tâche <strong>de</strong> supporter ton mari jusqu'au moment où nousaurons pris une résolution... Tu me le promets?" Ellemurmura: "Je veux bien, mais je ne resterai pas ici quandje serai guérie."Puis, tout bas, elle ajouta: "Où est Rosalie maintenant?"Le baron reprit: "Tu ne la verras plus." Mais elles'obstinait. "Où est-elle? je veux savoir." Alors il avouaqu'elle n'avait point quitté la maison; mais il affirmaqu'elle allait partir.En sortant <strong>de</strong> chez la mala<strong>de</strong>, le baron tout chauffé par lacolère, blessé dans son coeur <strong>de</strong> père, alla trouver Julien,et, brusquement: "Monsieur, je <strong>vie</strong>ns vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<strong>com</strong>pte <strong>de</strong> votre conduite vis-à-vis <strong>de</strong> ma fille. Vous l'aveztrompée avec votre servante; cela est doublementindigne."Mais Julien joua l'innocent, nia avec passion, jura, pritDieu à témoin. Quelle preuve avait-on d'ailleurs? Est-ceque Jeanne n'était pas folle? ne venait-elle pas d'avoir unefièvre cérébrale? ne s'était-elle pas sauvée par la neige,


une nuit, dans un accès <strong>de</strong> délire, au début <strong>de</strong> sa maladie?Et c'est justement au milieu <strong>de</strong> cet accès, alors qu'ellecourait presque nue par la maison, qu'elle prétendait avoirvu sa bonne dans le lit <strong>de</strong> son mari.Et il s'emportait; il menaça d'un procès; il s'indignait avecvéhémence. Et le baron, confus, fit <strong>de</strong>s excuses, <strong>de</strong>mandapardon, et tendit sa main loyale que Julien refusa <strong>de</strong>prendre.Quand Jeanne connut la réponse <strong>de</strong> son mari, elle ne sefâcha point et répondit: "Il ment, papa, mais nous finironspar le convaincre."Et pendant <strong>de</strong>ux jours elle fut taciturne, recueillie,méditant.Puis, le troisième matin, elle voulut voir Rosalie. Le baronrefusa <strong>de</strong> faire monter la bonne, déclara qu'elle étaitpartie. Jeanne ne céda point, répétant: "Alors qu'on aillela chercher chez elle."Et déjà elle s'irritait quand le docteur entra. On lui dit toutpour qu'il jugeât. Mais Jeanne soudain se mit à pleurer,énervée outre mesure, criant presque: "Je veux voirRosalie: je veux la voir!"Alors le mé<strong>de</strong>cin lui prit la main, et, à voix basse:"Calmez-vous, madame; toute émotion pourrait <strong>de</strong>venirgrave; car vous êtes enceinte."Elle <strong>de</strong>meura saisie, <strong>com</strong>me frappée d'un coup, et il luisembla tout <strong>de</strong> suite que quelque chose remuait en elle.Puis elle resta silencieuse, n'écoutant pas même ce qu'ondisait, s'enfonçant en sa pensée. Elle ne put dormir <strong>de</strong> la


nuit, tenue en éveil par cette idée nouvelle et singulièrequ'un enfant vivait là, dans son ventre; et triste, peinéequ'il fût le fils <strong>de</strong> Julien; inquiète, craignant qu'il neressemblât à son père. Au jour venu, elle fit appeler lebaron. "Petit père, ma résolution est bien prise; je veuxtout savoir, surtout maintenant; tu entends, je veux; et tusais qu'il ne faut pas me contrarier dans la situation où jesuis. Écoute bien. Tu vas aller chercher M. le curé. J'aibesoin <strong>de</strong> lui pour empêcher Rosalie <strong>de</strong> mentir; puis, dèsqu'il sera venu, tu la feras monter et tu resteras là avecpetite mère. Surtout veille à ce que Julien n'ait pas <strong>de</strong>soupçons."<strong>Un</strong>e heure plus tard, le prêtre entrait, engraissé encore,soufflant autant que petite mère. Il s'assit près d'elle dansun fauteuil, le ventre tombant entre ses jambes ouvertes;et il <strong>com</strong>mença par plaisanter, en passant par habitu<strong>de</strong> sonmouchoir à carreaux sur son front: "Eh bien, madame labaronne, je crois que nous ne maigrissons pas; m'est avisque nous faisons la paire." Puis, se tournant vers le lit <strong>de</strong>la mala<strong>de</strong>: "Hé! hé! qu'est-ce qu'on m'a dit, ma jeunedame, que nous aurions bientôt un nouveau baptême? Ah!ah! ah! pas d'une barque cette fois." Et il ajouta d'un tongrave:"Ce sera un défenseur pour la patrie", puis, après unecourte réflexion: "A moins que ce ne soit une bonne mère<strong>de</strong> famille"; et, saluant la baronne, "<strong>com</strong>me vous,madame".Mais la porte du fond s'ouvrit. Rosalie, éperdue,


larmoyant, refusait d'entrer, cramponnée à l'encadrement,et poussée par le baron. Impatienté, il la jeta d'unesecousse dans la chambre. Alors elle se couvrit la face <strong>de</strong>ses mains et resta <strong>de</strong>bout, sanglotant.Jeanne, dès qu'elle l'aperçut, se dressa brusquement,s'assit, plus pâle que ses draps; et son coeur affolésoulevait <strong>de</strong> ses battements la mince chemise collée à sapeau. Elle ne pouvait parler, respirant à peine, suffoquée.Enfin, elle prononça d'une voix coupée par l'émotion:"Je... je... n'aurais pas... pas besoin... <strong>de</strong> t'interroger. Il... ilme suffit <strong>de</strong> te voir ainsi... <strong>de</strong>... <strong>de</strong> voir ta... ta honte<strong>de</strong>vant moi."Après une pause, car le souffle lui manquait, elle reprit:"Mais je veux tout savoir, tout... tout. J'ai fait venir M. lecuré pour que ce soit <strong>com</strong>me une confession, tu entends."Immobile, Rosalie poussait presque <strong>de</strong>s cris entre sesmains crispées.Le baron, que la colère gagnait, lui saisit les bras, lesécarta violemment, et, la jetant à genoux près du lit: "Parledonc... Réponds."Elle resta par terre, dans la posture qu'on prête auxMa<strong>de</strong>leines, le bonnet <strong>de</strong> travers, le tablier sur le parquet,le visage voilé <strong>de</strong> nouveau <strong>de</strong> ses mains re<strong>de</strong>venues libres.Alors le curé lui parla: "Allons, ma fille, écoute ce qu'onte dit, et réponds. Nous ne voulons pas te faire <strong>de</strong> mal;mais on veut savoir ce qui s'est passé."Jeanne, penchée au bord <strong>de</strong> sa couche, la regardait. Elledit: "C'est bien vrai que tu étais dans le lit <strong>de</strong> Julien quand


je vous ai surpris.”Rosalie, à travers ses mains, gémit: "Oui, madame."Alors, brusquement, la baronne se mit à pleurer aussi avecun gros bruit <strong>de</strong> suffocation; et ses sanglots convulsifsac<strong>com</strong>pagnaient ceux <strong>de</strong> Rosalie.Jeanne, les yeux droit sur la bonne, <strong>de</strong>manda:"Depuis quand cela durait-il?"Rosalie balbutia: "Depuis qu'il est v'nu."Jeanne ne <strong>com</strong>prenait pas. "Depuis qu'il est venu...Alors... <strong>de</strong>puis... <strong>de</strong>puis le printemps?- Oui, madame.- Depuis qu'il est entré dans cette maison?- Oui, madame."Et Jeanne, <strong>com</strong>me oppressée <strong>de</strong> questions, interrogead'une voix précipitée:"Mais <strong>com</strong>ment cela s'est-il fait? Comment te l'a-t-il<strong>de</strong>mandé? Comment t'a-t-il prise? Qu'est-ce qu'il t'a dit?À quel moment, <strong>com</strong>ment as-tu cédé? <strong>com</strong>ment as-tu pute donner à lui?”Et Rosalie, écartant ses mains cette fois, saisie aussi d'unefièvre <strong>de</strong> parler, d'un besoin <strong>de</strong> répondre:"J'sais ti mé? C'est le jour qu'il a dîné ici la première fois,qu'il est v'nu m'trouver dans ma chambre. Il s'était cachédans l'grenier. J'ai pas osé crier pour pas faire d'histoire.Il s'est couché avec mé; j'savais pu c'que j'faisais à çumoment-là; il a fait c'qu'il a voulu. J'ai rien dit parce queje le trouvais gentil!..."Alors Jeanne poussant un cri:


"Mais... ton... ton enfant... c'est à lui?..."Rosalie sanglota."Oui, madame."Puis toutes <strong>de</strong>ux se turent.On n'entendait plus que le bruit <strong>de</strong>s larmes <strong>de</strong> Rosalie et<strong>de</strong> la baronne.Jeanne, accablée, sentit à son tour ses yeux ruisselants; etles gouttes sans bruit coulèrent sur ses joues.L'enfant <strong>de</strong> sa bonne avait le même père que le sien! Sacolère était tombée. Elle se sentait maintenant toutepénétrée d'un désespoir morne, lent, profond, infini.Elle reprit enfin d'une voix changée, mouillée, d'une voix<strong>de</strong> femme qui pleure:"Quand nous sommes revenus <strong>de</strong>... là-bas... du voyage...quand est-ce qu'il a re<strong>com</strong>mencé?"La petite bonne, tout à fait écroulée par terre, balbutia;"Le... le premier soir, il est v'nu."Chaque parole tordait le coeur <strong>de</strong> Jeanne. Ainsi, lepremier soir, le soir du retour aux Peuples, il l'avait quittéepour cette fille. Voilà pourquoi il la laissait dormir seule!Elle en savait assez, maintenant, elle ne voulait plus rienapprendre; elle cria: "Va-t'en, va-t'en!" Et <strong>com</strong>me Rosaliene bougeait point, anéantie, Jeanne appela son père:"Emmène-la, emporte-la." Mais le curé, qui n'avait encorerien dit, jugea le moment venu <strong>de</strong> placer un petit sermon."C'est très mal, ce que tu as fait là, ma fille, très mal; et lebon Dieu ne te pardonnera pas <strong>de</strong> sitôt. Pense à l'enfer quit'attend si tu ne gar<strong>de</strong>s pas désormais une bonne conduite.


Maintenant que tu as un enfant, il faut que tu te ranges.Mme la baronne fera sans doute quelque chose pour toi,et nous te trouverons un mari..."Il aurait longtemps parlé, mais le baron ayant <strong>de</strong> nouveausaisi Rosalie par les épaules, la souleva, la traîna jusqu'àla porte, et la jeta, <strong>com</strong>me un paquet, dans le couloir.Dès qu'il fut revenu, plus pâle que sa fille, le curé reprit laparole: "Que voulez-vous? elles sont toutes <strong>com</strong>me çadans le pays. C'est une désolation, mais on n'y peut rien,et il faut bien un peu d'indulgence pour les faiblesses <strong>de</strong>la nature. Elles ne se marient jamais sans être enceintes,jamais, madame." Et il ajouta souriant: "On dirait unecoutume locale." Puis d'un ton indigné: "Jusqu'auxenfants qui s'en mêlent! N'ai-je pas trouvé l'an <strong>de</strong>rnier,dans le cimetière, <strong>de</strong>ux petits du catéchisme, le garçon etla fille! J'ai prévenu les parents! Savez-vous ce qu'ilsm'ont répondu?" Qu'voulez-vous, monsieur l'curé, c'estpas nous qui leur avons appris ces saletés-là, j'y pouvonsrien.""Voilà, monsieur, votre bonne a fait <strong>com</strong>me les autres."Mais le baron, qui tremblait d'énervement, l'interrompit:"Elle? que m'importe! mais c'est Julien qui m'indigne.C'est infâme ce qu'il a fait là, et je vais emmener ma fille."Et il marchait, s'animant toujours, exaspéré: "C'est infâmed'avoir ainsi trahi ma fille, infâme! C'est un gueux, cethomme, une canaille, un misérable; et je le lui dirai, je lesouffletterai, je le tuerai sous ma canne!"Mais le prêtre, qui absorbait lentement une prise <strong>de</strong> tabac


à côté <strong>de</strong> la baronne en larmes, et qui cherchait àac<strong>com</strong>plir son ministère d'apaisement, reprit: "Voyons,monsieur le baron, entre nous, il a fait <strong>com</strong>me tout lemon<strong>de</strong>. En connaissez-vous beaucoup, <strong>de</strong>s maris quisoient fidèles?" Et il ajouta avec une bonhomiemalicieuse: "Tenez, je parie que vous-même, vous avezfait vos farces. Voyons, la main sur la conscience, est-cevrai?" Le baron s'était arrêté, saisi, en face du prêtre quicontinua: "Eh! oui, vous avez fait <strong>com</strong>me les autres. Quisait même si vous n'avez jamais tâté d'une petite bobonne<strong>com</strong>me celle-là. Je vous dis que tout le mon<strong>de</strong> en faitautant. Votre femme n'en a pas été moins heureuse nimoins aimée, n'est-ce pas?"Le baron ne remuait plus, bouleversé.C'était vrai, parbleu, qu'il en avait fait autant, et souventencore, toutes les fois qu'il avait pu; et il n'avait pasrespecté non plus le toit conjugal; et, quand elles étaientjolies, il n'avait jamais hésité <strong>de</strong>vant les servantes <strong>de</strong> safemme! Était-il pour cela un misérable? Pourquoi jugeaitilsi sévèrement la conduite <strong>de</strong> Julien alors qu'il n'avaitjamais même songé que la sienne pût être coupable?Et la baronne, tout essoufflée encore <strong>de</strong> sanglots, eut surles lèvres une ombre <strong>de</strong> sourire au souvenir <strong>de</strong>s fredaines<strong>de</strong> son mari, car elle était <strong>de</strong> cette race sentimentale, viteattendrie, et bienveillante, pour qui les aventures d'amourfont partie <strong>de</strong> l'existence.Jeanne, affaissée, les yeux ouverts <strong>de</strong>vant elle, allongéesur le dos et les bras inertes, songeait douloureusement.


<strong>Un</strong>e parole <strong>de</strong> Rosalie lui était revenue qui lui blessaitl'âme, et pénétrait <strong>com</strong>me une vrille en son coeur: "Moi,j'ai rien dit parce que je le trouvais gentil."Elle aussi l'avait trouvé gentil; et c'est uniquement pourcela qu'elle s'était donnée, liée pour la <strong>vie</strong>, qu'elle avaitrenoncé à toute autre espérance, à tous les projetsentrevus, à tout l'inconnu <strong>de</strong> <strong>de</strong>main. Elle était tombéedans ce mariage, dans ce trou sans bords pour remonterdans cette misère, dans cette tristesse, dans ce désespoir,parce que, <strong>com</strong>me Rosalie, elle l'avait trouvé gentil!La porte s'ouvrit d'une poussée furieuse. Julien parut, l'airféroce. Il avait aperçu, dans l'escalier, Rosalie gémissantet il venait savoir, <strong>com</strong>prenant qu'on tramait quelquechose, que la bonne avait parlé sans doute. La vue duprêtre le cloua sur place.Il <strong>de</strong>manda d'une voix tremblante, mais calme:"Quoi? qu'y a-t-il?" Le baron, si violent tout à l'heure,n'osait rien dire, craignant l'argument du curé et sonpropre exemple invoqué par son gendre. Petite mèrelarmoyait plus fort; mais Jeanne s'était soulevée sur sesmains, et elle regardait, haletante, celui qui la faisait sicruellement souffrir. Elle balbutia: "Il y a que nousn'ignorons plus rien, que nous savons toutes vos infamies<strong>de</strong>puis... <strong>de</strong>puis le jour où vous êtes entré dans cettemaison... il y a que l'enfant <strong>de</strong> cette bonne est à vous<strong>com</strong>me... <strong>com</strong>me... le mien... ils seront frères..." Et, unesurabondance <strong>de</strong> douleur lui étant venue à cette pensée,elle s'affaissa dans ses draps et pleura frénétiquement.


Il restait béant, ne sachant que dire ni que faire. Le curéintervint encore."Voyons, voyons, ne nous chagrinons pas tant que ça, majeune dame, soyez raisonnable."Il se leva, s'approcha du lit, et posa sa main tiè<strong>de</strong> sur lefront <strong>de</strong> cette désespérée. Ce simple contact l'amollitétrangement; elle se sentit aussitôt alanguie, <strong>com</strong>me sicette forte main <strong>de</strong> rustre habituée aux gestes quiabsolvent, aux caresses réconfortantes, lui eût apportédans son toucher un apaisement mystérieux.Le bonhomme, <strong>de</strong>meuré <strong>de</strong>bout, reprit: "Madame, il fauttoujours pardonner. Voilà un grand malheur qui vousarrive; mais Dieu, dans sa miséricor<strong>de</strong>, l'a <strong>com</strong>pensé parun grand bonheur, puisque vous allez être mère. Cetenfant sera votre consolation. C'est en son nom que jevous implore, que je vous adjure <strong>de</strong> pardonner l'erreur <strong>de</strong>M. Julien. Ce sera un lien nouveau entre vous, un gage <strong>de</strong>sa fidélité future. Pouvez-vous rester séparée <strong>de</strong> coeur <strong>de</strong>celui dont vous portez l'oeuvre dans votre flanc?"Elle ne répondait point, broyée, endolorie, épuiséemaintenant, sans force même pour la colère et la rancune.Ses nerfs lui semblaient lâchés, coupés doucement, elle nevivait plus qu'à peine.La baronne, pour qui tout ressentiment semblaitimpossible, et dont l'âme était incapable d'un effortprolongé, murmura: "Voyons, Jeanne.”Alors le prêtre prit la main du jeune homme, et, l'attirantprès du lit, la posa dans la main <strong>de</strong> sa femme. Il appliqua


<strong>de</strong>ssus une petite tape <strong>com</strong>me pour les unir d'une façondéfinitive; et, quittant son ton prêcheur et professionnel,il dit, d'un air content: "Allons, c'est fait: croyez-moi, çavaut mieux."Puis les <strong>de</strong>ux mains, rapprochées un moment, seséparèrent aussitôt. Julien, n'osant embrasser Jeanne,baisa sa belle-mère au front, pivota sur ses talons, prit lebras du baron qui se laissa faire, heureux au fond que lachose se fût arrangée ainsi; et ils sortirent ensemble pourfumer un cigare.Alors la mala<strong>de</strong> anéantie s'assoupit pendant que le prêtreet petite mère causaient doucement à voix basse.L'abbé parlait, expliquant, développant ses idées; et labaronne consentait toujours d'un signe <strong>de</strong> tête. Il dit enfin,pour conclure: "Donc, c'est entendu, vous donnez à cettefille la ferme <strong>de</strong> Barville, et je me charge <strong>de</strong> lui trouver unmari, un brave garçon rangé. Oh! avec un bien <strong>de</strong> vingtmille francs, nous ne manquerons pas d'amateurs. Nousn'aurons que l'embarras du choix."Et la baronne souriait maintenant, heureuse, avec <strong>de</strong>uxlarmes restées en route sur ses joues, mais dont la traînéehumi<strong>de</strong> était déjà séchée,Elle insistait: "C'est entendu, Barville vaut, au bas mot,vingt mille francs; mais on placera le bien sur la tête <strong>de</strong>l'enfant; les parents en auront la jouissance pendant leur<strong>vie</strong>."Et le curé se leva, serra la main <strong>de</strong> petite mère: "Ne vousdérangez point, madame la baronne, ne vous dérangez


point; je sais ce que vaut un pas."Comme il sortait, il rencontra tante Lison qui venait voirsa mala<strong>de</strong>. Elle ne s'aperçut <strong>de</strong> rien; on ne lui dit rien etelle ne sut rien, <strong>com</strong>me toujours.VIIIRosalie avait quitté la maison et Jeanne ac<strong>com</strong>plissait lapério<strong>de</strong> <strong>de</strong> sa grossesse douloureuse. Elle ne se sentait aucoeur aucun plaisir à se savoir mère, trop <strong>de</strong> chagrinsl'avaient accablée. Elle attendait son enfant sans curiosité,courbée encore sous <strong>de</strong>s appréhensions <strong>de</strong> malheursindéfinis.Le printemps était venu tout doucement. Les arbres nusfrémissaient sous la brise encore fraîche, mais dans l'herbehumi<strong>de</strong> <strong>de</strong>s fossés, où pourrissaient les feuilles <strong>de</strong>l'automne, les primevères jaunes <strong>com</strong>mençaient à semontrer. De toute la plaine, <strong>de</strong>s cours <strong>de</strong> ferme, <strong>de</strong>schamps détrempés, s'élevait une senteur d'humidité,<strong>com</strong>me un goût <strong>de</strong> fermentation. Et une foule <strong>de</strong> petitespointes vertes sortaient <strong>de</strong> la terre brune et luisaient auxrayons du soleil.<strong>Un</strong>e grosse femme, bâtie en forteresse, remplaçait Rosalieet soutenait la baronne dans ses promena<strong>de</strong>s monotonestout le long <strong>de</strong> son allée, où la trace <strong>de</strong> son pied plus lourdrestait sans cesse humi<strong>de</strong> et boueuse.


Petit père donnait le bras à Jeanne alourdie maintenant ettoujours souffrante; et tante Lison inquiète, affairée <strong>de</strong>l'événement prochain, lui tenait la main <strong>de</strong> l'autre côté,toute troublée <strong>de</strong> ce mystère qu'elle ne <strong>de</strong>vait jamaisconnaître.Ils allaient tous ainsi sans guère parler, pendant <strong>de</strong>sheures, tandis que Julien parcourait le pays à cheval, cegoût nouveau l'ayant envahi subitement.Rien ne vint plus troubler leur <strong>vie</strong> morne. Le baron, safemme et le vi<strong>com</strong>te firent une visite aux Fourville queJulien semblait déjà connaître beaucoup, sans qu'ons'expliquât au juste <strong>com</strong>ment. <strong>Un</strong>e autre visite <strong>de</strong>cérémonie fut échangée avec les Briseville, toujourscachés en leur manoir dormant.<strong>Un</strong> après-midi, vers quatre heures, <strong>com</strong>me <strong>de</strong>ux cavaliers,l'homme et la femme, entraient au trot dans la courprécédant le château, Julien, très animé, pénétra dans lachambre <strong>de</strong> Jeanne. "Vite, vite, <strong>de</strong>scends. Voici lesFourville. Ils <strong>vie</strong>nnent en voisins, tout simplement,sachant ton état. Dis que je suis sorti, mais que je vaisrentrer. Je fais un bout <strong>de</strong> toilette."Jeanne, étonnée, <strong>de</strong>scendit. <strong>Un</strong>e jeune femme pâle, jolie,avec une figure douloureuse, <strong>de</strong>s yeux exaltés, et <strong>de</strong>scheveux d'un blond mat <strong>com</strong>me s'ils n'avaient jamais étécaressés d'un rayon <strong>de</strong> soleil, présenta tranquillement sonmari, une sorte <strong>de</strong> géant, <strong>de</strong> croque-mitaine à gran<strong>de</strong>smoustaches rousses. Puis elle ajouta: "Nous avons euplusieurs fois l'occasion <strong>de</strong> rencontrer M. <strong>de</strong> Lamare.


Nous savons par lui <strong>com</strong>bien vous êtes souffrante; et nousn'avons pas voulu tar<strong>de</strong>r davantage à venir vous voir envoisins, sans cérémonie du tout. Vous le voyez, d'ailleurs,nous sommes à cheval. J'ai eu, en outre, l'autre jour, leplaisir <strong>de</strong> recevoir la visite <strong>de</strong> Mme votre mère et dubaron."Elle parlait avec une aisance infinie, familière etdistinguée. Jeanne fut séduite et l'adora tout <strong>de</strong> suite."Voici une amie", pensa-t-elle.Le <strong>com</strong>te <strong>de</strong> Fourville, au contraire, semblait un ours entrédans un salon. Quand il fut assis, il posa son chapeau surla chaise voisine, hésita quelque temps sur ce qu'il ferait<strong>de</strong> ses mains, les appuya sur ses genoux, sur les bras <strong>de</strong>son fauteuil, puis enfin croisa les doigts <strong>com</strong>me pour uneprière.Tout à coup, Julien entra. Jeanne stupéfaite ne lereconnaissait plus. Il s'était rasé. Il était beau, élégant etséduisant <strong>com</strong>me aux jours <strong>de</strong> leurs fiançailles. Il serra lapatte velue du <strong>com</strong>te qui sembla réveillé par sa venue, etbaisa la main <strong>de</strong> la <strong>com</strong>tesse dont la joue d'ivoire rosit unpeu, et dont les paupières eurent un tressaillement.Il parla. Il fut aimable <strong>com</strong>me autrefois. Ses larges yeux,miroirs d'amour, étaient re<strong>de</strong>venus caressants; et sescheveux, tout à l'heure ternes et durs, avaient reprissoudain sous la brosse et l'huile parfumée leurs molles etluisantes ondulations.Au moment où les Fourville repartaient, la <strong>com</strong>tesse setourna vers lui: "Voulez-vous, mon cher vi<strong>com</strong>te, faire


jeudi une promena<strong>de</strong> à cheval?”Puis, pendant qu'il s'inclinait en murmurant: "Maiscertainement, madame", elle prit la main <strong>de</strong> Jeanne, etd'une voix tendre et pénétrante, avec un sourireaffectueux: "Oh! quand vous serez guérie, nousgaloperons tous les trois par le pays. Ce sera délicieux;voulez-vous?”D'un geste aisé elle releva la queue <strong>de</strong> son amazone; puiselle fut en selle avec une légèreté d'oiseau, tandis que sonmari, après avoir gauchement salué, enfourchait sa gran<strong>de</strong>bête norman<strong>de</strong>, d'aplomb là-<strong>de</strong>ssus <strong>com</strong>me un centaure.Quand ils eurent disparu au tournant <strong>de</strong> la barrière, Julien,qui semblait enchanté, s'écria: "Quelles charmantes gens!Voilà une connaissance qui nous sera utile."Jeanne, contente aussi sans savoir pourquoi, répondit: "Lapetite <strong>com</strong>tesse est ravissante, je sens que je l'aimerai;mais le mari a l'air d'une brute. Où les as-tu doncconnus?"Il se frottait gaiement les mains: "Je les ai rencontrés parhasard chez les Briseville. Le mari semble un peu ru<strong>de</strong>.C'est un chasseur enragé, mais un vrai noble, celui-là."Et le dîner fut presque joyeux, <strong>com</strong>me si un bonheurcaché était entré dans la maison.Et rien <strong>de</strong> nouveau n'arriva plus jusqu'aux <strong>de</strong>rniers jours<strong>de</strong> juillet.<strong>Un</strong> mardi soir, <strong>com</strong>me ils étaient assis sous le platane,autour d'une table <strong>de</strong> bois qui portait <strong>de</strong>ux petits verres etun carafon d'eau-<strong>de</strong>-<strong>vie</strong>, Jeanne soudain poussa une sorte


<strong>de</strong> cri, et, <strong>de</strong>venant très pâle, porta les <strong>de</strong>ux mains à sonflanc. <strong>Un</strong>e douleur rapi<strong>de</strong>, aiguë, l'avait brusquementparcourue, puis s'était éteinte aussitôt.Mais, au bout <strong>de</strong> dix minutes, une autre douleur latraversa qui fut plus longue, bien que moins vive. Elle eutgrand-peine à rentrer, presque portée par son père et sonmari. Le court trajet du platane à sa chambre lui parutinterminable; et elle geignait involontairement, <strong>de</strong>mandantà s'asseoir, à s'arrêter, accablée par une sensationintolérable <strong>de</strong> pesanteur dans le ventre.Elle n'était pas à terme, l'enfantement n'étant prévu quepour septembre; mais, <strong>com</strong>me on craignait un acci<strong>de</strong>nt,une carriole fut attelée, et le père Simon partit au galoppour chercher le mé<strong>de</strong>cin.Il arriva vers minuit, et, du premier coup d'oeil, reconnutles symptômes d'un accouchement prématuré.Dans le lit les souffrances s'étaient un peu apaisées, maisune angoisse affreuse étreignait Jeanne, une défaillancedésespérée <strong>de</strong> tout son être, quelque chose <strong>com</strong>me lepressentiment, le toucher mystérieux <strong>de</strong> la mort. Il est <strong>de</strong>ces moments où elle nous effleure <strong>de</strong> si près que sonsouffle nous glace le coeur.La chambre était pleine <strong>de</strong> mon<strong>de</strong>. Petite mère suffoquait,affaissée dans un fauteuil. Le baron, dont les mainstremblaient, courait <strong>de</strong> tous côtés, apportait <strong>de</strong>s objets,consultait le mé<strong>de</strong>cin, perdait la tête. Julien marchait <strong>de</strong>long en large, la mine affairée, mais l'esprit calme; et laveuve Dentu se tenait <strong>de</strong>bout aux pieds du lit avec un


visage <strong>de</strong> circonstance, un visage <strong>de</strong> femme d'expérienceque rien n'étonne. Gar<strong>de</strong>-mala<strong>de</strong>, sage-femme et veilleuse<strong>de</strong>s morts, recevant ceux qui <strong>vie</strong>nnent, recueillant leurpremier cri, lavant <strong>de</strong> la première eau leur chair nouvelle,la roulant dans le premier linge, puis écoutant avec lamême quiétu<strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière parole, le <strong>de</strong>rnier râle, le<strong>de</strong>rnier frisson <strong>de</strong> ceux qui partent, faisant aussi leur<strong>de</strong>rnière toilette, épongeant avec du vinaigre leur corpsusé, l'enveloppant du <strong>de</strong>rnier drap, elle s'était fait uneindifférence inébranlable à tous les acci<strong>de</strong>nts <strong>de</strong> lanaissance ou <strong>de</strong> la mort.La cuisinière Ludivine et tante Lison restaientdiscrètement cachées contre la porte du vestibule.Et la mala<strong>de</strong>, <strong>de</strong> temps en temps, poussait une faibleplainte.Pendant <strong>de</strong>ux heures, on put croire que l'événement seferait longtemps attendre; mais vers le point du jour, lesdouleurs reprirent tout à coup avec violence, et <strong>de</strong>vinrentbientôt épouvantables.Et Jeanne, dont les cris involontaires jaillissaient entre ses<strong>de</strong>nts serrées, pensait sans cesse à Rosalie qui n'avaitpoint souffert, qui n'avait presque pas gémi, dont l'enfant,l'enfant bâtard, était sorti sans peine et sans tortures.Dans son âme misérable et troublée, elle faisait entre ellesune <strong>com</strong>paraison incessante; et elle maudissait Dieu,qu'elle avait cru juste autrefois; elle s'indignait <strong>de</strong>spréférences coupables du <strong>de</strong>stin, et <strong>de</strong>s criminelsmensonges <strong>de</strong> ceux qui prêchent la droiture et le bien.


Parfois la crise <strong>de</strong>venait tellement violente que toute idées'éteignait en elle. Elle n'avait plus <strong>de</strong> force, <strong>de</strong> <strong>vie</strong>, <strong>de</strong>connaissance que pour souffrir.Dans les minutes d'apaisement, elle ne pouvait détacherson oeil <strong>de</strong> Julien; et une autre douleur, une douleur <strong>de</strong>l'âme l'étreignait en se rappelant ce jour où sa bonne étaittombée aux pieds <strong>de</strong> ce même lit avec son enfant entre lesjambes, le frère du petit être qui lui déchirait sicruellement les entrailles. Elle retrouvait avec unemémoire sans ombres les gestes, les regards, les paroles <strong>de</strong>son mari, <strong>de</strong>vant cette fille étendue; et maintenant ellelisait en lui, <strong>com</strong>me si ses pensées eussent été écrites dansses mouvements, elle lisait le même ennui, la mêmeindifférence que pour l'autre, le même insouci d'hommeégoïste, que la paternité irrite.Mais une convulsion effroyable la saisit, un spasme sicruel qu'elle se dit: "Je vais mourir, je meurs!" Alors unerévolte furieuse, un besoin <strong>de</strong> maudire emplit son âme, etune haine exaspérée contre cet homme qui l'avait perdue,et contre l'enfant inconnu qui la tuait.Elle se tendit dans un effort suprême pour rejeter d'elle cefar<strong>de</strong>au. Il lui sembla soudain que tout son ventre se vidaitbrusquement; et sa souffrance s'apaisa.La gar<strong>de</strong> et le mé<strong>de</strong>cin étaient penchés sur elle, lamaniaient. Ils enlevèrent quelque chose; et bientôt ce bruitétouffé qu'elle avait entendu déjà la fit tressaillir; puis cepetit cri douloureux, ce miaulement frêle d'enfantnouveau-né lui entra dans l'âme, dans le coeur, dans tout


son pauvre corps épuisé; et elle voulut, d'un gesteinconscient, tendre les bras.Ce fut en elle une traversée <strong>de</strong> joie, un élan vers unbonheur nouveau, qui venait d'éclore. Elle se trouvait, enune secon<strong>de</strong>, délivrée, apaisée, heureuse, heureuse <strong>com</strong>meelle ne l'avait jamais été. Son coeur et sa chair seranimaient, elle se sentait mère!Elle voulut connaître son enfant! Il n'avait pas <strong>de</strong> cheveux,pas d'ongles, étant venu trop tôt, mais lorsqu'elle vitremuer cette larve, qu'elle la vit ouvrir la bouche, pousser<strong>de</strong>s vagissements, qu'elle toucha cet avorton, fripé,grimaçant, vivant, elle fut inondée d'une joie irrésistible,elle <strong>com</strong>prit qu'elle était sauvée, garantie contre toutdésespoir, qu'elle tenait là <strong>de</strong> quoi aimer à ne savoir plusfaire autre chose.Dès lors elle n'eut plus qu'une pensée: son enfant. Elle<strong>de</strong>vint subitement une mère fanatique, d'autant plusexaltée qu'elle avait été plus déçue dans son amour, plustrompée dans ses espérances. Il lui fallait toujours leberceau près <strong>de</strong> son lit, puis, quand elle put se lever, elleresta <strong>de</strong>s journées entières assise contre la fenêtre, auprès<strong>de</strong> la couche légère qu'elle balançait.Elle fut jalouse <strong>de</strong> la nourrice, et quand le petit êtreassoiffé tendait les bras vers le gros sein aux veinesbleuâtres, et prenait entre ses lèvres goulues le bouton <strong>de</strong>chair brune et plissée, elle regardait, pâlie, tremblante, laforte et calme paysanne, avec un désir <strong>de</strong> lui arracher sonfils, et <strong>de</strong> frapper, <strong>de</strong> déchirer <strong>de</strong> l'ongle cette poitrine qu'il


uvait avi<strong>de</strong>ment.Puis elle voulut bro<strong>de</strong>r elle-même, pour le parer, <strong>de</strong>stoilettes fines, d'une élégance <strong>com</strong>pliquée. Il fut enveloppédans une brume <strong>de</strong> <strong>de</strong>ntelles, et coiffé <strong>de</strong> bonnetsmagnifiques. Elle ne parlait plus que <strong>de</strong> cela, coupait lesconversations, pour faire admirer un lange, une bavette ouquelque ruban supérieurement ouvragé, et, n'écoutant rien<strong>de</strong> ce qui se disait autour d'elle, elle s'extasiait sur <strong>de</strong>sbouts <strong>de</strong> linge qu'elle tournait longtemps et retournaitdans sa main levée pour mieux voir; puis soudain elle<strong>de</strong>mandait: "Croyez-vous qu'il sera beau avec ça?"Le baron et petite mère souriaient <strong>de</strong> cette tendressefrénétique, mais Julien, troublé dans ses habitu<strong>de</strong>s,diminué dans son importance dominatrice par la venue <strong>de</strong>ce tyran braillard et tout-puissant, jaloux inconsciemment<strong>de</strong> ce morceau d'homme qui lui volait sa place dans lamaison, répétait sans cesse, impatient et colère: "Est-elleassommante avec son mioche!"Elle fut bientôt tellement obsédée par cet amour qu'ellepassait les nuits assise auprès du berceau à regar<strong>de</strong>rdormir le petit. Comme elle s'épuisait dans cettecontemplation passionnée et maladive, qu'elle ne prenaitplus aucun repos, qu'elle s'affaiblissait, maigrissait ettoussait, le mé<strong>de</strong>cin ordonna <strong>de</strong> la séparer <strong>de</strong> son fils.Elle se fâcha, pleura, implora; mais on resta sourd à sesprières. Il fut placé chaque soir auprès <strong>de</strong> sa nourrice; etchaque nuit la mère se levait, nu-pieds, et allait coller sonoreille au trou <strong>de</strong> la serrure pour écouter s'il dormait


paisiblement, s'il ne se réveillait pas, s'il n'avait besoin <strong>de</strong>rien.Elle fut trouvée là, une fois, par Julien qui rentrait tard,ayant dîné chez les Fourville; et on l'enferma désormais àclef dans sa chambre pour la contraindre à se mettre au lit.Le baptême eut lieu vers la fin d'août. Le baron futparrain, et tante Lison marraine. L'enfant reçut les noms<strong>de</strong> Pierre-Simon-Paul; Paul pour les appellationscourantes.Dans les premiers jours <strong>de</strong> septembre, tante Lison repartitsans bruit; et son absence <strong>de</strong>meura aussi inaperçue que saprésence.<strong>Un</strong> soir, après le dîner, le curé parut. Il semblaitembarrassé, <strong>com</strong>me s'il eût porté un mystère en lui, et,après une suite <strong>de</strong> propos inutiles, il pria la baronne et sonmari <strong>de</strong> lui accor<strong>de</strong>r quelques instants d'entretienparticulier.Ils partirent tous trois, d'un pas lent, jusqu'au bout <strong>de</strong> lagran<strong>de</strong> allée, causant avec vivacité, tandis que Julien,resté seul avec Jeanne, s'étonnait, s'inquiétait, s'irritait <strong>de</strong>ce secret.Il voulut ac<strong>com</strong>pagner le prêtre qui prenait congé et ilsdisparurent ensemble, allant vers l'église qui sonnaitl'angélus.Il faisait frais, presque froid, on rentra bientôt dans lesalon. Tout le mon<strong>de</strong> sommeillait un peu quand Julienrevint brusquement, rouge, avec un air indigné.De la porte, sans songer que Jeanne était là, il cria vers ses


eaux-parents: "Vous êtes donc fous, nom <strong>de</strong> Dieu! d'allerflanquer vingt mille francs à cette fille!"Personne ne répondit tant la surprise fut gran<strong>de</strong>. Il reprit,beuglant <strong>de</strong> colère: "On n'est pas bête à ce point-là; vousvoulez donc ne pas nous laisser un sou!"Alors le baron, qui reprenait contenance, tenta <strong>de</strong> l'arrêter:"Taisez-vous! Songez que vous parlez <strong>de</strong>vant votrefemme."Mais il trépignait d'exaspération: "Je m'en fiche un peu,par exemple; elle sait bien ce qu'il en est d'ailleurs. C'estun vol à son préjudice."Jeanne, saisie, regardait sans <strong>com</strong>prendre. Elle balbutia:"Qu'est-ce qu'il y a donc?"Alors Julien se tourna vers elle, la prit à témoin, <strong>com</strong>meune associée frustrée aussi dans un bénéfice espéré. Il luiraconta brusquement le <strong>com</strong>plot pour marier Rosalie, ledon <strong>de</strong> la terre <strong>de</strong> Barville qui valait au moins vingt millefrancs. Il répétait: "Mais tes parents sont fous, ma chère,fous à lier! vingt mille francs! vingt mille francs! mais ilsont perdu ta tête! vingt mille francs pour un bâtard!"Jeanne écoutait, sans émotion et sans colère, s'étonnantelle-même <strong>de</strong> son calme, indifférente maintenant à tout cequi n'était pas son enfant.Le baron suffoquait, ne trouvait rien à répondre. Il finitpar éclater, tapant du pied, criant: "Songez à ce que vousdites, c'est révoltant à la fin. À qui la faute s'il a fallu dotercette fille mère? À qui cet enfant? vous auriez voulul'abandonner maintenant!"


Julien, étonné <strong>de</strong> la violence du baron, le considéraitfixement. Il reprit d'un ton plus posé: "Mais quinze centsfrancs suffisaient bien. Elles en ont toutes, <strong>de</strong>s enfants,avant <strong>de</strong> se marier. Que ce soit à l'un ou à l'autre, ça n'ychange rien, par exemple. Au lieu qu'en donnant une <strong>de</strong>vos fermes d'une valeur <strong>de</strong> vingt mille francs, outre lepréjudice que vous nous portez, c'est dire à tout le mon<strong>de</strong>ce qui est arrivé; vous auriez dû, au moins, songer à notrenom et à notre situation."Et il parlait d'une voix sévère, en homme fort <strong>de</strong> son droitet <strong>de</strong> la logique <strong>de</strong> son raisonnement. Le baron, troublépar cette argumentation inattendue, restait béant <strong>de</strong>vantlui. Alors Julien, sentant son avantage, posa sesconclusions: "Heureusement que rien n'est fait encore; jeconnais le garçon qui la prend en mariage, c'est un bravehomme, et avec lui tout pourra s'arranger. Je m'encharge."Et il sortit sur-le-champ, craignant sans doute <strong>de</strong>continuer la discussion, heureux du silence <strong>de</strong> tous, qu'ilprenait pour un acquiescement.Dès qu'il eut disparu, le baron s'écria, outré <strong>de</strong> surprise etfrémissant: "Oh! c'est trop fort, c'est trop fort!"Mais Jeanne, levant les yeux sur la figure effarée <strong>de</strong> sonpère, se mit brusquement à rire, <strong>de</strong> son rire claird'autrefois, quand elle assistait à quelque drôlerie.Elle répétait: "Père, père, as-tu entendu <strong>com</strong>me ilprononçait: vingt mille francs?"Et petite mère, chez qui la gaieté était aussi prompte que


les larmes, au souvenir <strong>de</strong> la tête furieuse <strong>de</strong> son gendre,et <strong>de</strong> ses exclamations indignées, et <strong>de</strong> son refus véhément<strong>de</strong> laisser donner à la fille, séduite par lui, <strong>de</strong> l'argent quin'était pas à lui, heureuse aussi <strong>de</strong> la bonne humeur <strong>de</strong>Jeanne, fut secouée par son rire poussif, qui lui emplissaitles yeux <strong>de</strong> pleurs. Alors, le baron partit à son tour, gagnépar la contagion; et tous trois, <strong>com</strong>me aux bons jourspassés, s'amusaient à s'en rendre mala<strong>de</strong>s.Quand ils furent un peu calmés, Jeanne s'étonna: "C'estcurieux, ça ne me fait plus rien. Je le regar<strong>de</strong> <strong>com</strong>me unétranger maintenant. Je ne puis pas croire que je sois safemme. Vous voyez, je m'amuse <strong>de</strong> ses... <strong>de</strong> ses... <strong>de</strong> sesindélicatesses."Et, sans bien savoir pourquoi, ils s'embrassèrent, encoresouriants et attendris.Mais <strong>de</strong>ux jours plus tard, après le déjeuner, alors queJulien partait à cheval, un grand gars <strong>de</strong> vingt-<strong>de</strong>ux àvingt-cinq ans, vêtu d'une blouse bleue toute neuve, auxplis rai<strong>de</strong>s, aux manches ballonnées, boutonnées auxpoignets, franchit sournoisement la barrière, <strong>com</strong>me s'ileût été embusqué là <strong>de</strong>puis le matin, se glissa le long dufossé <strong>de</strong>s Couillard, contourna le château et s'approcha, àpas suspects, du baron et <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux femmes, assis toujourssous le platane.Il avait ôté sa casquette en les apercevant, et il s'avançaiten saluant, avec <strong>de</strong>s mines embarrassées.Dès qu'il fut assez près pour se faire entendre, ilbredouilla: "Votre serviteur, monsieur le baron, madame


et la <strong>com</strong>pagnie." Puis, <strong>com</strong>me on ne lui parlait pas, ilannonça: "C'est moi que je suis Désiré Lecoq."Ce nom ne révélant rien, le baron <strong>de</strong>manda: "Que voulezvous?”Alors le gars se troubla tout à fait <strong>de</strong>vant la nécessitéd'expliquer son cas. Il balbutia en baissant et en relevantles yeux coup sur coup, <strong>de</strong> sa casquette qu'il tenait auxmains au sommet du toit du château: "C'est m'sieu l'curéqui m'a touché <strong>de</strong>ux mots au sujet <strong>de</strong> c't'affaire..." puis ilse tut par crainte d'en trop lâcher, et <strong>de</strong> <strong>com</strong>promettre sesintérêts.Le baron, sans <strong>com</strong>prendre, reprit: "Quelle affaire? Je nesais pas, moi."L'autre alors, baissant la voix, se décida: "C't'affaire <strong>de</strong>vot'bonne... la Rosalie..."Jeanne, ayant <strong>de</strong>viné, se leva et s'éloigna avec son enfantdans les bras. Et le baron prononça: "Approchez-vous",puis il montra la chaise que sa fille venait <strong>de</strong> quitter.Le paysan s'assit aussitôt en murmurant: "Vous êtes bienhonnête." Puis il attendit <strong>com</strong>me s'il n'avait plus rien àdire. Au bout d'un assez long silence il se décida enfin, et,levant son regard vers le ciel bleu: "En v'là du biau tempspour la saison. C'est la terre, qui n'en profite pour c' qu'y'adéjà d'semé." Et il se tut <strong>de</strong> nouveau.Le baron s'impatientait; il attaqua brusquement laquestion, d'un ton sec: "Alors, c'est vous qui épousezRosalie?"L'homme aussitôt <strong>de</strong>vint inquiet, troublé dans ses


habitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> cautèle norman<strong>de</strong>. Il répliqua d'une voix plusvive, mis en défiance: "C'est selon, p't'être que oui, p't'êtreque non, c'est selon."Mais le baron s'irritait <strong>de</strong> ces tergiversations: "Sacrebleu!répon<strong>de</strong>z franchement: est-ce pour ça que vous venez, ouiou non? La prenez-vous, oui ou non?"L'homme, perplexe, ne regardait plus que ses pieds: "Sic'est c'que dit m'sieu l'curé, j'la prends; mais si c'est c'quedit m'sieu Julien, j'la prends point.- Qu'est-ce que vous a dit M. Julien?- M'sieu Julien, i m'a dit qu'j'aurais quinze cents francs; etm'sieu l'curé i m'a dit que j'n'aurais vingt mille; j'veux benpour vingt mille, mais j'veux point pour quinze cents."Alors la baronne, qui restait enfoncée en son fauteuil,<strong>de</strong>vant l'attitu<strong>de</strong> anxieuse du rustre, se mit à rire parpetites secousses. Le paysan la regarda <strong>de</strong> coin, d'un oeilmécontent, ne <strong>com</strong>prenant pas cette gaieté, et il attendit.Le baron, que ce marchandage gênait, y coupa court. "J'aidit à M. le curé que vous auriez la ferme <strong>de</strong> Barville, votre<strong>vie</strong> durant, pour revenir ensuite à l'enfant. Elle vaut vingtmille francs. Je n'ai qu'une parole. Est-ce fait, oui ounon?"L'homme sourit d'un air humble et satisfait, et <strong>de</strong>venusoudain loquace: "Oh! pour lors, je n'dis pas non, N'yavait qu'ça qui m'opposait. Quand m'sieu l'curé m'naparlé, j'voulais ben tout d'suite, pardi, et pi j'étais ben aised'satisfaire m'sieu l'baron, qui me r'vaudra ça, je m'ledisais. C'est-i pas vrai, quand on s'oblige, entre gens, on


se r'trouve toujours plus tard; et on se r'vaut ça. Maism'sieu Julien m'a v'nu trouver; et c'n'était pu qu'quinzecents. J'mai dit: "Faut savoir", et j'suis v'nu. C'est pas pourdire, j'avais confiance, mais j'voulais savoir. I n'est qu'lesbons <strong>com</strong>ptes qui font les bons amis, pas vrai, m'sieul'baron..."Il fallut l'arrêter; le baron <strong>de</strong>manda:"Quand voulez-vous conclure le mariage?"Alors l'homme re<strong>de</strong>vint brusquement timi<strong>de</strong>, pleind'embarras. Il finit par dire, en hésitant: "J'frons-ti pointd'abord un p'tit papier?"Le baron, cette fois, se fâcha: "Mais nom d'un chien!puisque vous aurez le contrat <strong>de</strong> mariage. C'est là lemeilleur <strong>de</strong>s papiers."Le paysan s'obstinait: "En attendant, j'pourrions ben enfaire un bout tout d'même, ça nuit toujours pas."Le baron se leva pour en finir: "Répon<strong>de</strong>z oui ou non, ettout <strong>de</strong> suite. Si vous ne voulez plus, dites-le, j'ai un autreprétendant."Alors la peur du concurrent affola le Normand rusé. Il sedécida, tendit la main <strong>com</strong>me après l'achat d'une vache:"Topez-là, m'sieu l'baron, c'est fait. Couillon qui s'endédit."Le baron topa, puis cria: "Ludivine!" La cuisinière montrala tête à la fenêtre: "Apportez une bouteille <strong>de</strong> vin." Ontrinqua pour arroser l'affaire conclue. - Et le gars partitd'un pied plus allègre.On ne dit rien <strong>de</strong> cette visite à Julien. Le contrat fut


préparé en grand secret, puis, une fois les bans publiés, lanoce eut lieu un lundi matin.<strong>Un</strong>e voisine portait le mioche à l'église, <strong>de</strong>rrière lesnouveaux époux, <strong>com</strong>me une sûre promesse <strong>de</strong> fortune. Etpersonne, dans le pays, ne s'étonna; on enviait DésiréLecoq. Il était né coiffé, disait-on avec un sourire malinoù n'entrait point d'indignation.Julien fit une scène terrible, qui abrégea le séjour <strong>de</strong> sesbeaux-parents aux Peuples. Jeanne les vit repartir sans unetristesse trop profon<strong>de</strong>, Paul étant <strong>de</strong>venu pour elle unesource inépuisable <strong>de</strong> bonheur.


IXJeanne étant tout à fait remise <strong>de</strong> ses couches, on serésolut à aller rendre leur visite aux Fourville et à seprésenter aussi chez le marquis <strong>de</strong> Coutelier.Julien venait d'acheter dans une vente publique unenouvelle voiture, un phaéton ne <strong>de</strong>mandant qu'un cheval,afin <strong>de</strong> pouvoir sortir <strong>de</strong>ux fois par mois.Elle fut attelée par un jour clair <strong>de</strong> décembre et, après<strong>de</strong>ux heures <strong>de</strong> route à travers les plaines norman<strong>de</strong>s, on<strong>com</strong>mença à <strong>de</strong>scendre en un petit vallon dont les flancsétaient boisés, et le fond mis en culture.Puis les terres ensemencées furent bientôt remplacées par<strong>de</strong>s prairies, et les prairies par un marécage plein <strong>de</strong>grands roseaux secs en cette saison, et dont les longuesfeuilles bruissaient, pareilles à <strong>de</strong>s rubans jaunes.Tout à coup, après un brusque détour du val, le château <strong>de</strong>la Vrillette se montra, adossé d'un côté à la pente boiséeet, <strong>de</strong> l'autre, trempant toute sa muraille dans un grandétang que terminait, en face, un bois <strong>de</strong> hauts sapinsescaladant l'autre versant <strong>de</strong> la vallée.Il fallut passer par un antique pont-levis et franchir unvaste portail Louis XIII pour pénétrer dans la courd'honneur, <strong>de</strong>vant un élégant manoir <strong>de</strong> la même époqueà encadrements <strong>de</strong> briques, flanqué <strong>de</strong> tourelles coifféesd'ardoises.Julien expliquait à Jeanne toutes les parties du bâtiment,


en habitué qui le connaît à fond. Il en faisait les honneurs,s'extasiant sur sa beauté: "Regar<strong>de</strong>-moi ce portail! Est-cegrandiose une habitation <strong>com</strong>me ça, hein? Toute l'autrefaça<strong>de</strong> est dans l'étang, avec un perron royal qui <strong>de</strong>scendjusqu'à l'eau; et quatre barques sont amarrées au bas <strong>de</strong>smarches, <strong>de</strong>ux pour le <strong>com</strong>te, et <strong>de</strong>ux pour la <strong>com</strong>tesse.Là-bas à droite, là où tu vois le ri<strong>de</strong>au <strong>de</strong> peupliers, c'estla fin <strong>de</strong> l'étang; c'est là que <strong>com</strong>mence la rivière qui vajusqu'à Fécamp. C'est plein <strong>de</strong> sauvagine ce pays. Le<strong>com</strong>te adore chasser là-<strong>de</strong>dans. Voilà une vraie rési<strong>de</strong>nceseigneuriale."La porte d'entrée s'était ouverte, et la pâle <strong>com</strong>tesseapparut, venant au-<strong>de</strong>vant <strong>de</strong> ses visiteurs, souriante,vêtue d'une robe traînante <strong>com</strong>me une châtelained'autrefois. Elle semblait la belle dame du lac, née pour cemanoir <strong>de</strong> conte.Le salon, à huit fenêtres, en avait quatre ouvrant sur lapièce d'eau et sur le sombre bois <strong>de</strong> pins qui remontait lecoteau juste en face.La verdure à tons noirs rendait profond, austère et lugubrel'étang; et, quand le vent soufflait, les gémissements <strong>de</strong>sarbres semblaient la voix du marais.La <strong>com</strong>tesse prit les <strong>de</strong>ux mains <strong>de</strong> Jeanne <strong>com</strong>me si elleeût été une amie d'enfance, puis elle la fit asseoir et se mitprès d'elle, sur une chaise basse, tandis que Julien, en quitoutes les élégances oubliées renaissaient <strong>de</strong>puis cinqmois, causait, souriait, doux et familier.La <strong>com</strong>tesse et lui parlèrent <strong>de</strong> leurs promena<strong>de</strong>s à cheval.


Elle riait un peu <strong>de</strong> sa manière <strong>de</strong> monter, l'appelant "lechevalier Trébuche", et il riait aussi, l'ayant baptisée "lareine Amazone". <strong>Un</strong> coup <strong>de</strong> fusil parti sous les fenêtresfit pousser à Jeanne un petit cri. C'était le <strong>com</strong>te qui tuaitune sarcelle.Sa femme aussitôt l'appela. On entendit un bruit d'avirons,le choc d'un bateau contre la pierre, et il parut, énorme etbotté, suivi <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux chiens trempés, rougeâtres <strong>com</strong>melui, et qui se couchèrent sur le tapis <strong>de</strong>vant la porte.Il semblait plus à son aise, en sa <strong>de</strong>meure, et ravi <strong>de</strong> voir<strong>de</strong>s visiteurs. Il fit remettre du bois au feu, apporter du vin<strong>de</strong> Madère et <strong>de</strong>s biscuits; et soudain il s'écria: "Mais vousallez dîner avec nous, c'est entendu." Jeanne, que nequittait jamais la pensée <strong>de</strong> son enfant, refusait; il insista,et, <strong>com</strong>me elle s'obstinait à ne pas vouloir, Julien fit ungeste brusque d'impatience. Alors elle eut peur <strong>de</strong> réveillerson humeur méchante et querelleuse; et, bien que torturéeà l'idée <strong>de</strong> ne plus revoir Paul avant le len<strong>de</strong>main, elle accepta.L'après-midi fut charmant. On alla visiter les sources,d'abord. Elles jaillissaient au pied d'une roche moussuedans un clair bassin toujours remué <strong>com</strong>me <strong>de</strong> l'eaubouillante; puis on fit un tour en barque à travers <strong>de</strong> vraischemins taillés dans une forêt <strong>de</strong> roseaux secs. Le <strong>com</strong>te,assis entre ses <strong>de</strong>ux chiens qui flairaient, le nez au vent,ramait; et chaque secousse <strong>de</strong> ses avirons soulevait lagran<strong>de</strong> barque et la lançait en avant. Jeanne, parfois,laissait tremper sa main dans l'eau froi<strong>de</strong>, et elle jouissait<strong>de</strong> la fraîcheur glacée qui lui courait <strong>de</strong>s doigts au cœur.


Tout à l'arrière du bateau Julien et la <strong>com</strong>tesse enveloppée<strong>de</strong> châles souriaient <strong>de</strong> ce sourire continu <strong>de</strong>s gensheureux à qui le bonheur ne laisse rien à dire.Le soir venait avec <strong>de</strong> longs frissons gelés, <strong>de</strong>s souffles dunord qui passaient dans les joncs flétris. Le soleil avaitplongé <strong>de</strong>rrière les sapins; et le ciel rouge, criblé <strong>de</strong> petitsnuages écarlates et bizarres, donnait froid rien qu'à le regar<strong>de</strong>r.On rentra dans le vaste salon où flambait un feugigantesque. <strong>Un</strong>e sensation <strong>de</strong> chaleur et <strong>de</strong> plaisir rendaitjoyeux dès la porte. Alors le <strong>com</strong>te, mis en gaieté, saisit safemme dans ses bras d'athlète, et, l'élevant <strong>com</strong>me unenfant jusqu'à sa bouche, il lui colla sur les joues <strong>de</strong>uxgros baisers <strong>de</strong> brave homme satisfait.Et Jeanne, souriante, regardait ce bon géant qu'on disaitun ogre au seul aspect <strong>de</strong> ses moustaches; et elle pensait:"Comme on se trompe, chaque jour, sur tout le mon<strong>de</strong>."Ayant alors, presque involontairement, reporté les yeuxsur Julien, elle le vit <strong>de</strong>bout dans l'embrasure <strong>de</strong> la porte,horriblement pâle, et l'œil fixé sur le <strong>com</strong>te. Inquiète, elles'approcha <strong>de</strong> son mari, et, à voix basse: "Es-tu mala<strong>de</strong>?Qu'as-tu donc?" Il répondit d'un ton courroucé: "Rien,laisse-moi tranquille. J'ai eu froid."Quand on passa dans la salle à manger, le <strong>com</strong>te <strong>de</strong>mandala permission <strong>de</strong> laisser entrer ses chiens; et ils vinrentaussitôt se planter sur leur <strong>de</strong>rrière, à droite et à gauche <strong>de</strong>leur maître. Il leur donnait à tout moment quelquemorceau et caressait leurs longues oreilles soyeuses. Lesbêtes tendaient la tête, remuaient la queue, frémissaient <strong>de</strong>


contentement.Après le dîner, <strong>com</strong>me Jeanne et Julien se disposaient àpartir, M. <strong>de</strong> Fourville les retint encore pour leur montrerune pêche au flambeau.Il les posta, ainsi que la <strong>com</strong>tesse, sur le perron qui<strong>de</strong>scendait à l'étang; et il monta dans sa barque avec unvalet portant un éper<strong>vie</strong>r et une torche allumée. La nuitétait claire et piquante sous un ciel semé d'or.La torche faisait ramper sur l'eau <strong>de</strong>s traînées <strong>de</strong> feuétranges et mouvantes, jetait <strong>de</strong>s lueurs dansantes sur lesroseaux, illuminait le grand ri<strong>de</strong>au <strong>de</strong> sapins. Et soudain,la barque ayant tourné, une ombre colossale, fantastique,une ombre d'homme se dressa sur cette lisière éclairée dubois. La tête dépassait les arbres, se perdait dans le ciel, etles pieds plongeaient dans l'étang. Puis l'être démesurééleva les bras <strong>com</strong>me pour prendre les étoiles. Ils sedressèrent brusquement, ces bras immenses, puisretombèrent; et on entendit aussitôt un petit bruit d'eau fouettée.La barque alors ayant encore viré doucement, leprodigieux fantôme sembla courir le long du bois,qu'éclairait, en tournant, la lumière; puis il s'enfonça dansl'invisible horizon, puis soudain il reparut, moins grandmais plus net, avec ses mouvements singuliers, sur lafaça<strong>de</strong> du château.Et la grosse voix du <strong>com</strong>te cria: "Gilberte, j'en ai huit!"Et les avirons battirent l'on<strong>de</strong>. L'ombre énorme restaitmaintenant <strong>de</strong>bout immobile sur la muraille, maisdiminuant peu à peu <strong>de</strong> taille et d'ampleur; sa tête


paraissait <strong>de</strong>scendre, son corps maigrir; et quand M. <strong>de</strong>Fourville remonta les marches du perron, toujours suivi <strong>de</strong>son valet portant le feu, elle était réduite aux proportions<strong>de</strong> sa personne, et répétait tous ses gestes.Il avait dans un filet huit gros poissons qui frétillaient.Lorsque Jeanne et Julien furent en route tout enveloppésen <strong>de</strong>s manteaux et <strong>de</strong>s couvertures qu'on leur avait prêtés,Jeanne dit, presque involontairement: "Quel brave hommeque ce géant!" Et Julien, qui conduisait, répliqua: "Oui,mais il ne se tient pas toujours assez <strong>de</strong>vant le mon<strong>de</strong>."Huit jours après ils se rendirent chez les Coutelier, quipassaient pour la première famille noble <strong>de</strong> la province.Leur domaine <strong>de</strong> Reminil touchait au gros bourg <strong>de</strong> Cany.Le château neuf bâti sous Louis XIV était caché dans leparc magnifique entouré <strong>de</strong> murs. On voyait, sur unehauteur, les ruines <strong>de</strong> l'ancien château. Des valets en tenuefirent entrer les visiteurs dans une gran<strong>de</strong> pièceimposante. Tout au milieu, une espèce <strong>de</strong> colonnesupportait une coupe immense <strong>de</strong> la manufacture <strong>de</strong>Sèvres, et, dans le socle une lettre autographe du roi,défendue par une plaque <strong>de</strong> cristal, invitait le marquisLéopold-Hervé-Joseph-Germer <strong>de</strong> Varneville, <strong>de</strong>Rollebosc <strong>de</strong> Coutelier, à recevoir ce don du souverain.Jeanne et Julien considéraient ce présent royal quan<strong>de</strong>ntrèrent le marquis et la marquise. La femme étaitpoudrée, aimable par fonction, et maniérée par désir <strong>de</strong>sembler con<strong>de</strong>scendante. L'homme, gros personnage àcheveux blancs relevés droit sur la tête, mettait en ses


gestes, en sa voix, en toute son attitu<strong>de</strong>, une hauteur quidisait son importance.C'étaient <strong>de</strong> ces gens à étiquette dont l'esprit, lessentiments et les paroles semblent toujours sur <strong>de</strong>s échasses.Ils parlaient seuls, sans attendre les réponses, souriant d'unair indifférent, semblaient toujours ac<strong>com</strong>plir la fonctionimposée par leur naissance <strong>de</strong> recevoir avec politesse lespetits nobles <strong>de</strong>s environs.Jeanne et Julien, perclus, s'efforçaient <strong>de</strong> plaire, gênés <strong>de</strong>rester davantage, inhabiles à se retirer; mais la marquisetermina elle-même la visite, naturellement, simplement, enarrêtant à point la conversation <strong>com</strong>me une reine polie quidonne congé.En revenant, Julien dit: "Si tu veux, nous bornerons là nosvisites; moi, les Fourville me suffisent." Et Jeanne fut <strong>de</strong>son avis.Décembre s'écoulait lentement, ce mois noir, trou sombreau fond <strong>de</strong> l'année. La <strong>vie</strong> enfermée re<strong>com</strong>mençait <strong>com</strong>mel'an passé. Jeanne ne s'ennuyait point cependant, toujourspréoccupée <strong>de</strong> Paul que Julien regardait <strong>de</strong> côté, d'un œilinquiet et mécontent.Souvent, quand la mère le tenait en ses bras, le caressaitavec ces frénésies <strong>de</strong> tendresse qu'ont les femmes pourleurs enfants, elle le présentait au père, en lui disant:"Mais embrasse-le donc; on dirait que tu ne l'aimes pas."Il effleurait du bout <strong>de</strong>s lèvres, d'un air dégoûté, le frontglabre du marmot en décrivant un cercle <strong>de</strong> tout soncorps, <strong>com</strong>me pour ne point rencontrer les petites mains


emuantes et crispées. Puis il s'en allait brusquement; oneût dit qu'une répugnance le chassait.Le maire, le docteur et le curé venaient dîner <strong>de</strong> temps entemps; <strong>de</strong> temps en temps c'étaient les Fourville avec quion se liait <strong>de</strong> plus en plus.Le <strong>com</strong>te paraissait adorer Paul. Il le tenait sur ses genouxpendant toute la durée <strong>de</strong>s visites, ou même pendant <strong>de</strong>saprès-midi tout entiers. Il le maniait d'une façon délicatedans ses grosses mains <strong>de</strong> colosse, lui chatouillait le boutdu nez avec la pointe <strong>de</strong> ses longues moustaches, puisl'embrassait par élans passionnés, à la façon <strong>de</strong>s mères. Ilsouffrait continuellement <strong>de</strong> ce que son mariage <strong>de</strong>meurâtstérile.Mars fut clair, sec et presque doux. La <strong>com</strong>tesse Gilbertereparla <strong>de</strong> promena<strong>de</strong>s à cheval que tous les quatreferaient ensemble. Jeanne, lasse un peu <strong>de</strong>s longs soirs,<strong>de</strong>s longues nuits, <strong>de</strong>s longs jours pareils et monotones,consentit, tout heureuse <strong>de</strong> ces projets; et pendant unesemaine elle s'amusa à confectionner son amazone.Puis ils <strong>com</strong>mencèrent les excursions. Ils allaient toujours<strong>de</strong>ux par <strong>de</strong>ux, la <strong>com</strong>tesse et Julien <strong>de</strong>vant, le <strong>com</strong>te etJeanne cent pas <strong>de</strong>rrière. Ceux-ci causaienttranquillement, <strong>com</strong>me <strong>de</strong>ux amis, car ils étaient <strong>de</strong>venusamis par le contact <strong>de</strong> leurs âmes droites, <strong>de</strong> leurs cœurssimples; ceux-là parlaient bas souvent, riaient parfois paréclats violents, se regardaient soudain <strong>com</strong>me si leursyeux avaient à se dire <strong>de</strong>s choses que ne prononçaient pasleurs bouches; et ils partaient brusquement au galop,


poussés par un désir <strong>de</strong> fuir, d'aller plus loin, très loin.Puis Gilberte parut <strong>de</strong>venir irritable. Sa voix vive,apportée par <strong>de</strong>s souffles <strong>de</strong> brise, arrivait parfois auxoreilles <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux cavaliers attardés. Le <strong>com</strong>te alorssouriait, disait à Jeanne: "Elle n'est pas tous les jours bienlevée, ma femme."<strong>Un</strong> soir, en rentrant, <strong>com</strong>me la <strong>com</strong>tesse excitait sajument, la piquant, puis la retenant par secoussesbrusques, on entendit plusieurs fois Julien lui répéter:"Prenez gar<strong>de</strong>, prenez donc gar<strong>de</strong>, vous allez êtreemportée." Elle répliqua: "Tant pis; ce n'est pas votreaffaire", d'un ton si clair et si dur que les paroles nettessonnèrent par la campagne <strong>com</strong>me si elles restaientsuspendues dans l'air.L'animal se cabrait, ruait, bavait. Soudain le <strong>com</strong>te inquietcria <strong>de</strong> ses forts poumons: "Fais donc attention, Gilberte!"Alors, <strong>com</strong>me par défi, dans un <strong>de</strong> ces énervements <strong>de</strong>femme que rien n'arrête, elle frappa brutalement <strong>de</strong> sacravache entre les <strong>de</strong>ux oreilles la bête qui se dressa,furieuse, battit l'air <strong>de</strong> ses jambes <strong>de</strong> <strong>de</strong>vant, et,retombant, s'élança d'un bond formidable, et détala par laplaine <strong>de</strong> toute la vigueur <strong>de</strong> se jarrets.Elle franchit d'abord une prairie, puis, se précipitant àtravers les labourés, elle soulevait en poussière la terrehumi<strong>de</strong> et grasse, et filait si vite qu'on distinguait à peinela monture et l'amazone.Julien stupéfait restait en place, appelant désespérément:"Madame, Madame!"


Mais le <strong>com</strong>te eut une sorte <strong>de</strong> grognement, et, secourbant sur l'encolure <strong>de</strong> son pesant cheval, il le jeta enavant d'une poussée <strong>de</strong> tout son corps: et il le lança d'unetelle allure, l'excitant, l'entraînant, l'affolant avec la voix,le geste et l'éperon, que l'énorme cavalier semblait porterla lour<strong>de</strong> bête entre ses cuisses et l'enlever <strong>com</strong>me pours'envoler. Ils allaient d'une inconcevable vitesse, se ruantdroit <strong>de</strong>vant eux; et Jeanne voyait là-bas les <strong>de</strong>uxsilhouettes <strong>de</strong> la femme et du mari, fuir, fuir, diminuer,s'effacer, disparaître, <strong>com</strong>me on voit <strong>de</strong>ux oiseaux sepoursuivant, se perdre et s'évanouir à l'horizon.Alors Julien se rapprocha, toujours au pas, en murmurantd'un air furieux: "Je crois qu'elle est folle, aujourd'hui."Et tous <strong>de</strong>ux partirent <strong>de</strong>rrière leurs amis enfoncésmaintenant dans une ondulation <strong>de</strong> plaine.Au bout d'un quart d'heure ils les aperçurent quirevenaient; et bientôt ils les joignirent.Le <strong>com</strong>te, rouge, en sueur, riant, content, triomphant,tenait <strong>de</strong> sa poigne irrésistible le cheval frémissant <strong>de</strong> safemme. Elle était pâle, avec un visage douloureux etcrispé; et elle se soutenait d'une main sur l'épaule <strong>de</strong> sonmari <strong>com</strong>me si elle allait défaillir.Jeanne, ce jour-là, <strong>com</strong>prit que le <strong>com</strong>te aimait éperdument.Puis la <strong>com</strong>tesse pendant le mois qui suivit se montrajoyeuse <strong>com</strong>me elle ne l'avait jamais été. Elle venait plussouvent aux Peuples, riait sans cesse, embrassait Jeanneavec <strong>de</strong>s élans <strong>de</strong> tendresse. On eût dit qu'un mystérieuxravissement était <strong>de</strong>scendu sur sa <strong>vie</strong>. Son mari, tout


heureux lui-même, ne la quittait point <strong>de</strong>s yeux, et tâchaità tout instant <strong>de</strong> toucher sa main, sa robe, dans unredoublement <strong>de</strong> passion.Il disait, un soir, à Jeanne: "Nous sommes dans lebonheur, en ce moment. Jamais Gilberte n'avait étégentille <strong>com</strong>me ça. Elle n'a plus <strong>de</strong> mauvaise humeur, plus<strong>de</strong> colère. Je sens qu'elle m'aime. Jusqu'à présent je n'enétais pas sûr."Julien aussi semblait changé, plus gai, sans impatiences,<strong>com</strong>me si l'amitié <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux familles avait apporté la paixet la joie dans chacune d'elles.Le printemps fut singulièrement précoce et chaud.Depuis les douces matinées jusqu'aux calmes et tiè<strong>de</strong>ssoirées, le soleil faisait germer toute la surface <strong>de</strong> la terre.C'était une brusque et puissante éclosion <strong>de</strong> tous lesgermes en même temps, une <strong>de</strong> ces irrésistibles poussées<strong>de</strong> sève, une <strong>de</strong> ces ar<strong>de</strong>urs à renaître que la nature montrequelquefois en <strong>de</strong>s années privilégiées qui feraient croireà <strong>de</strong>s rajeunissements du mon<strong>de</strong>.Jeanne se sentait vaguement troublée par cettefermentation <strong>de</strong> <strong>vie</strong>. Elle avait <strong>de</strong>s alanguissements subitsen face d'une petite fleur dans l'herbe, <strong>de</strong>s mélancoliesdélicieuses, <strong>de</strong>s heures <strong>de</strong> mollesse rêvassante.Puis elle se sentit envahie par <strong>de</strong>s souvenirs attendris <strong>de</strong>spremiers temps <strong>de</strong> son amour; non qu'il lui revînt au cœurun renouveau d'affection pour Julien, c'était fini, cela,bien fini pour toujours; mais toute sa chair caressée <strong>de</strong>sbrises, pénétrée <strong>de</strong>s o<strong>de</strong>urs du printemps, se troublait,


<strong>com</strong>me sollicitée par quelque invisible et tendre appel.Elle se plaisait à être seule, à s'abandonner sous la chaleurdu soleil, toute parcourue <strong>de</strong> sensations, <strong>de</strong> jouissancesvagues et sereines qui n'éveillaient point d'idées.<strong>Un</strong> matin, <strong>com</strong>me elle somnolait ainsi, une vision latraversa, une vision rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong> ce trou ensoleillé au milieu<strong>de</strong>s sombres feuillages, dans le petit bois près d'Étretat.C'est là que, pour la première fois, elle avait senti frémirson corps auprès <strong>de</strong> ce jeune homme qui l'aimait alors;c'est là qu'il avait balbutié, pour la première fois, le timi<strong>de</strong>désir <strong>de</strong> son cœur; c'est aussi là qu'elle avait cru touchertout à coup l'avenir radieux <strong>de</strong> ses espérances.Et elle voulait revoir ce bois, y faire une sorte <strong>de</strong>pèlerinage sentimental et superstitieux, <strong>com</strong>me si unretour à ce lieu <strong>de</strong>vait changer quelque chose à la marche<strong>de</strong> sa <strong>vie</strong>.Julien était parti dès l'aube, elle ne savait où. Elle fit doncseller le petit cheval blanc <strong>de</strong>s Martin, qu'elle montaitquelquefois maintenant; et elle partit.C'était par une <strong>de</strong> ces journées si tranquilles que rien neremue nulle part, pas une herbe, pas une feuille; toutsemble immobile pour jusqu'à la fin <strong>de</strong>s temps, <strong>com</strong>me sile vent était mort. On dirait disparus les insectes eux-mêmes.<strong>Un</strong> calme brûlant et souverain <strong>de</strong>scendait du soleil,insensiblement, en buée d'or; et Jeanne allait au pas <strong>de</strong>son bi<strong>de</strong>t, bercée, heureuse. De temps en temps elle levaitles yeux pour regar<strong>de</strong>r un tout petit nuage blanc, gros<strong>com</strong>me une pincée <strong>de</strong> coton, un flocon <strong>de</strong> vapeur


suspendu, oublié, resté là-haut, tout seul, au milieu du cielbleu.Elle <strong>de</strong>scendit dans la vallée qui va se jeter à la mer, entreces gran<strong>de</strong>s arches <strong>de</strong> la falaise qu'on nomme les portesd'Étretat, et tout doucement elle gagna le bois. Il pleuvait<strong>de</strong> la lumière à travers la verdure encore grêle. Ellecherchait l'endroit sans le retrouver, errant par les petits chemins.Tout à coup, en traversant une longue allée, elle aperçuttout au bout <strong>de</strong>ux chevaux <strong>de</strong> selle attachés contre unarbre, et elle les reconnut aussitôt; c'étaient ceux <strong>de</strong>Gilberte et <strong>de</strong> Julien. La solitu<strong>de</strong> <strong>com</strong>mençait à lui peser;elle fut heureuse <strong>de</strong> cette rencontre imprévue; et elle mitau trot sa monture.Quand elle eut atteint les <strong>de</strong>ux bêtes patientes, <strong>com</strong>meaccoutumées à ces longues stations, elle appela. On ne luirépondit pas.<strong>Un</strong> gant <strong>de</strong> femme et les <strong>de</strong>ux cravaches gisaient sur legazon foulé. Donc ils s'étaient assis là, puis éloignéslaissant leurs chevaux.Elle attendit un quart d'heure, vingt minutes, surprise,sans <strong>com</strong>prendre ce qu'ils pouvaient faire. Comme elleavait mis pied à terre, et ne remuait plus, appuyée contreun tronc d'arbre, <strong>de</strong>ux petits oiseaux, sans la voir,s'abattirent dans l'herbe tout près d'elle. L'un d'euxs'agitait, sautillait autour <strong>de</strong> l'autre, les ailes soulevées etvibrantes, saluant <strong>de</strong> la tête et pépiant; tout à coup ils s'accouplèrent.Jeanne fut surprise <strong>com</strong>me si elle eût ignoré cette chose;puis elle se dit: "C'est vrai, c'est le printemps"; puis une


autre pensée lui vint, un soupçon. Elle regarda <strong>de</strong> nouveaule gant, les cravaches, les <strong>de</strong>ux chevaux abandonnés; etelle se remit brusquement en selle avec une irrésistibleen<strong>vie</strong> <strong>de</strong> fuir.Elle galopait maintenant en retournant aux Peuples. Satête travaillait, raisonnait, unissait les faits, rapprochait lescirconstances. Comment n'avait-elle pas <strong>de</strong>viné plus tôt?Comment n'avait-elle rien vu? Comment n'avait-elle pas<strong>com</strong>pris les absences <strong>de</strong> Julien, le re<strong>com</strong>mencement <strong>de</strong> sesélégances passées, puis l'apaisement <strong>de</strong> son humeur? Ellese rappelait aussi les brusqueries nerveuses <strong>de</strong> Gilberte,ses câlineries exagérées, et, <strong>de</strong>puis quelque temps, cetteespèce <strong>de</strong> béatitu<strong>de</strong> où elle vivait, et dont le <strong>com</strong>te était heureux.Elle remit au pas son cheval, car il lui fallait gravementréfléchir, et l'allure vive troublait ses idées.Après la première émotion passée, son cœur étaitre<strong>de</strong>venu presque calme, sans jalousie et sans haine, maissoulevé <strong>de</strong> mépris. Elle ne songeait guère à Julien; rien nel'étonnait plus <strong>de</strong> lui; mais la double trahison <strong>de</strong> la<strong>com</strong>tesse, <strong>de</strong> son amie, la révoltait. Tout le mon<strong>de</strong> étaitdonc perfi<strong>de</strong>, menteur et faux. Et <strong>de</strong>s larmes lui vinrentaux yeux. On pleure parfois <strong>de</strong>s illusions avec autant <strong>de</strong>tristesse que les morts.Elle se résolut pourtant à feindre <strong>de</strong> ne rien savoir, àfermer son âme aux affections courantes, à n'aimer plusque Paul et ses parents; et à supporter les autres avec unvisage tranquille.Sitôt rentrée, elle se jeta sur son fils, l'emporta dans sa


chambre et l'embrassa éperdument, pendant une heuresans s'arrêter.Julien revint pour dîner, charmant et souriant, pleind'intentions aimables. Il <strong>de</strong>manda: "Père et petite mère ne<strong>vie</strong>nnent donc pas cette année?"Elle lui sut tant <strong>de</strong> gré <strong>de</strong> cette gentillesse qu'elle luipardonna presque la découverte du bois; et un violentdésir l'envahissant tout à coup <strong>de</strong> revoir bien vite les <strong>de</strong>uxêtres qu'elle aimait le plus après Paul, elle passa toute sasoirée à leur écrire, pour hâter leur arrivée.Ils annoncèrent leur retour pour le 20 mai. On était alorsau 7 <strong>de</strong> ce mois.Elle les attendit avec une impatience grandissante, <strong>com</strong>mesi elle eût éprouvé, en <strong>de</strong>hors même <strong>de</strong> son affectionfiliale, un besoin nouveau <strong>de</strong> frotter son cœur à <strong>de</strong>s cœurshonnêtes, <strong>de</strong> causer, l'âme ouverte, avec <strong>de</strong>s gens purs,sains <strong>de</strong> toute infamie, dont la <strong>vie</strong>, et toutes les actions ettoutes les pensées, et tous les désirs avaient toujours été droits.Ce qu'elle sentait maintenant, c'était une sorte d'isolement<strong>de</strong> sa conscience juste au milieu <strong>de</strong> toutes ces consciencesdéfaillantes; et bien qu'elle eût appris soudain àdissimuler, bien qu'elle accueillît la <strong>com</strong>tesse, la maintendue et la lèvre souriante, cette sensation <strong>de</strong> vi<strong>de</strong>, <strong>de</strong>mépris pour les hommes, elle la sentait grandir,l'envelopper; et chaque jour les petites nouvelles du payslui jetaient à l'âme un dégoût plus grand, une plus hautemésestime <strong>de</strong>s êtres.La fille <strong>de</strong>s Couillard venait d'avoir un enfant et le


mariage allait avoir lieu. La servante <strong>de</strong>s Martin, uneorpheline, était grosse; une petite voisine âgée <strong>de</strong> quinzeans était grosse; une veuve, une pauvre femme boiteuse etsordi<strong>de</strong>, qu'on appelait la Crotte tant sa saleté paraissaithorrible, était grosse.A tout moment on apprenait une grossesse nouvelle, oubien quelque fredaine d'une fille, d'une paysanne mariéeet mère <strong>de</strong> famille ou <strong>de</strong> quelque riche fermier respecté.Ce printemps ar<strong>de</strong>nt semblait remuer les sèves chez leshommes <strong>com</strong>me chez les plantes.Et Jeanne, dont les sens éteints ne s'agitaient plus, dont lecœur meurtri, l'âme sentimentale semblaient seuls remuéspar les souffles tiè<strong>de</strong>s et féconds, qui rêvait, exaltée sansdésirs, passionnée pour <strong>de</strong>s songes et morte aux besoinscharnels, s'étonnait, pleine d'une répugnance qui <strong>de</strong>venaithaineuse, <strong>de</strong> cette sale bestialité.L'accouplement <strong>de</strong>s êtres l'indignait à présent <strong>com</strong>me unechose contre nature; et, si elle en voulait à Gilberte, cen'était point <strong>de</strong> lui avoir pris son mari, mais du fait mêmed'être tombée aussi dans cette fange universelle.Elle n'était point, celle-là, <strong>de</strong> la race <strong>de</strong>s rustres chez quiles bas instincts dominent. Comment avait-elle pus'abandonner <strong>de</strong> la même façon que ces brutes?Le jour même où <strong>de</strong>vaient arriver ses parents, Julienraviva ses répulsions en lui racontant gaiement, <strong>com</strong>meune chose toute naturelle et drôle, que le boulanger ayantentendu quelque bruit dans son four, la veille, qui n'étaitpas jour <strong>de</strong> cuisson, avait cru y surprendre un chat rô<strong>de</strong>ur


et avait trouvé sa femme "qui n'enfournait pas du pain".Et il ajoutait: "Le boulanger a bouché l'ouverture; ils ontfailli étouffer là-<strong>de</strong>dans; c'est le petit garçon <strong>de</strong> laboulangère qui a prévenu les voisins; car il avait vu entrersa mère avec le forgeron."Et Julien riait, répétant: "Ils nous font manger du paind'amour, ces facteurs-là. C'est un vrai conte <strong>de</strong> La Fontaine."Jeanne n'osait plus toucher au pain.Lorsque la chaise <strong>de</strong> poste s'arrêta <strong>de</strong>vant le perron et quela figure heureuse du baron parut à la vitre, ce fut dansl'âme et dans la poitrine <strong>de</strong> la jeune femme une émotionprofon<strong>de</strong>, un tumultueux élan d'affection <strong>com</strong>me elle n'enavait jamais ressenti.Mais elle <strong>de</strong>meura saisie, et presque défaillante, quan<strong>de</strong>lle aperçut petite mère. La baronne, en ces six moisd'hiver, avait <strong>vie</strong>illi <strong>de</strong> dix ans. Ses joues énormes,flasques, tombantes, s'étaient empourprées, <strong>com</strong>megonflées <strong>de</strong> sang; son œil semblait éteint; et elle neremuait plus que soulevée sous les <strong>de</strong>ux bras; sarespiration pénible était <strong>de</strong>venue sifflante, et si difficile,qu'on éprouvait près d'elle une sensation <strong>de</strong> gêne douloureuse.Le baron, l'ayant vue chaque jour, n'avait point remarquécette déca<strong>de</strong>nce; et, quand elle se plaignait <strong>de</strong> sesétouffements continus, <strong>de</strong> son alourdissement grandissant,il répondait: "Mais non, ma chère, je vous ai toujoursconnue <strong>com</strong>me ça."Jeanne, après les avoir ac<strong>com</strong>pagnés en leur chambre, seretira dans la sienne pour pleurer, bouleversée, éperdue.


Puis, elle alla retrouver son père, et, se jetant sur soncœur, les yeux pleins <strong>de</strong> larmes: "Oh! <strong>com</strong>me mère estchangée! Qu'est-ce qu'elle a, dis-moi, qu'est-ce qu'elle a?"Il fut très surpris, et répondit: "Tu crois? quelle idée? maisnon. Moi qui ne l'ai point quittée, je t'assure que je ne latrouve pas mal, elle est <strong>com</strong>me toujours."Le soir Julien dit à sa femme: "Ta mère file un mauvaiscoton. Je la crois touchée." Et, <strong>com</strong>me Jeanne éclatait ensanglots, il s'impatienta. "Allons, bon, je ne te dis pasqu'elle soit perdue. Tu es toujours follement exagérée. Elleest changée, voilà tout, c'est <strong>de</strong> son âge."Au bout <strong>de</strong> huit jours elle n'y songeait plus, accoutuméeà la physionomie nouvelle <strong>de</strong> sa mère, et refoulant peutêtreses craintes, <strong>com</strong>me on refoule, <strong>com</strong>me on rejettetoujours, par une sorte d'instinct égoïste, <strong>de</strong> besoin naturel<strong>de</strong> tranquillité d'âme, les appréhensions, les soucis menaçants.La baronne, impuissante à marcher, ne sortait plus qu'une<strong>de</strong>mi-heure chaque jour. Quand elle avait ac<strong>com</strong>pli uneseule fois le parcours <strong>de</strong> "son" allée, elle ne pouvait semouvoir davantage et <strong>de</strong>mandait à s'asseoir sur "son"banc. Et, quand elle se sentait incapable même <strong>de</strong> menerjusqu'au bout sa promena<strong>de</strong>, elle disait: "Arrêtons-nous;mon hypertrophie me casse les jambes aujourd'hui."Elle ne riait plus guère, souriait seulement aux choses quil'auraient secouée tout entière l'année précé<strong>de</strong>nte. Mais<strong>com</strong>me ses yeux étaient <strong>de</strong>meurés excellents, elle passait<strong>de</strong>s jours à relire Corinne ou Les Méditations <strong>de</strong>Lamartine; puis elle <strong>de</strong>mandait qu'on lui apportât le tiroir


"aux souvenirs". Alors ayant vidé sur ses genoux les<strong>vie</strong>illes lettres douces à son cœur, elle posait le tiroir surune chaise à côté d'elle et remettait <strong>de</strong>dans, une à une, ses"reliques", après avoir lentement revu chacune. Et, quan<strong>de</strong>lle était seule, bien seule, elle en baisait certaines, <strong>com</strong>meon baise secrètement les cheveux <strong>de</strong>s morts qu'on aime.Quelquefois Jeanne, entrant brusquement, la trouvaitpleurant, pleurant <strong>de</strong>s larmes tristes. Elle s'écriait: "Qu'astu,petite mère?" Et la baronne, après un long soupir,répondait: "Ce sont mes reliques qui m'ont fait ça. Onremue <strong>de</strong>s choses qui ont été si bonnes et qui sont finies!Et puis il y a <strong>de</strong>s personnes auxquelles on ne pensait plusguère et qu'on retrouve tout d'un coup. On croit les voir,et les entendre, et ça vous produit un effet épouvantable.Tu connaîtras ça, plus tard."Quand le baron survenait en ces instants <strong>de</strong> mélancolie, ilmurmurait: "Jeanne, ma chérie, si tu m'en crois, brûle teslettres, toutes tes lettres, celles <strong>de</strong> ta mère, les miennes,toutes. Il n'y a rien <strong>de</strong> plus terrible, quand on est <strong>vie</strong>ux,que <strong>de</strong> remettre le nez dans sa jeunesse." Mais Jeanneaussi gardait sa correspondance, préparait sa "boîte auxreliques", obéissant, bien qu'elle différât en tout <strong>de</strong> samère, à une sorte d'instinct héréditaire <strong>de</strong> sentimentalité rêveuse.Le baron, après quelques jours, eut à s'absenter pour uneaffaire et il partit.La saison était magnifique. Les nuits douces,fourmillantes d'astres, succédaient aux calmes soirées, lessoirs sereins aux jours radieux, et les jours radieux aux


aurores éclatantes. Petite mère se trouva bientôt mieuxportante; et Jeanne, oubliant les amours <strong>de</strong> Julien et laperfidie <strong>de</strong> Gilberte, se sentait presque <strong>com</strong>plètementheureuse. Toute la campagne resplendissait du matin ausoir, sous le soleil.Jeanne, un après-midi, prit Paul en ses bras, et s'en allapar les champs. Elle regardait tantôt son fils, tantôt l'herbecriblée <strong>de</strong> fleurs le long <strong>de</strong> la route, s'attendrissant dansune félicité sans bornes. De minute en minute elle baisaitl'enfant, le serrait passionnément contre elle; puis, frôléepar quelque savoureuse o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> campagne, elle se sentaitdéfaillante, anéantie dans un bien-être infini. Puis ellerêva d'avenir pour lui. Que serait-il? Tantôt elle le voulaitgrand homme, renommé, puissant. Tantôt elle le préféraithumble et restant près d'elle, dévoué, tendre, les brastoujours ouverts pour maman. Quand elle l'aimait avecson cœur égoïste <strong>de</strong> mère, elle désirait qu'il restât son fils,rien que son fils; mais, quand elle l'aimait avec sa raisonpassionnée, elle ambitionnait qu'il <strong>de</strong>vînt quelqu'un par lemon<strong>de</strong>.Elle s'assit au bord d'un fossé, et se mit à le regar<strong>de</strong>r. Il luisemblait qu'elle ne l'avait jamais vu. Et elle s'étonnabrusquement à la pensée que ce petit être serait grand,qu'il marcherait d'un pas ferme, qu'il aurait <strong>de</strong> la barbeaux joues et parlerait d'une voix sonore.Au loin quelqu'un l'appelait. Elle leva la tête. C'étaitMarius accourant. Elle pensa qu'une visite l'attendait, etelle se dressa, mécontente d'être troublée. Mais le gamin


arrivait à toutes jambes, et, quand il fut assez près, il cria:"Madame, c'est madame la Baronne qu'est bien mal."Elle sentit <strong>com</strong>me une goutte d'eau froi<strong>de</strong> qui lui<strong>de</strong>scendait le long du dos; et elle repartit à grands pas, latête égarée.Elle aperçut, <strong>de</strong> loin, <strong>de</strong>s gens en tas sous le platane. Elles'élança et, le groupe s'étant ouvert, elle vit sa mèreétendue par terre, la tête soutenue par <strong>de</strong>ux oreillers. Lafigure était toute noire, les yeux fermés, et sa poitrine, qui<strong>de</strong>puis vingt ans haletait, ne bougeait plus. La nourricesaisit l'enfant dans les bras <strong>de</strong> la jeune femme, et l'emporta.Jeanne, hagar<strong>de</strong>, <strong>de</strong>mandait: "Qu'est-il arrivé? Commentest-elle tombée? Qu'on aille chercher le mé<strong>de</strong>cin." Et,<strong>com</strong>me elle se retournait, elle aperçut le curé, prévenu onne sait <strong>com</strong>ment. Il offrit ses soins, s'empressa en relevantles manches <strong>de</strong> sa soutane. Mais le vinaigre, l'eau <strong>de</strong>Cologne, les frictions <strong>de</strong>meurèrent inefficaces. "Il faudraitla dévêtir et la coucher", dit le prêtre.Le fermier Joseph Couillard se trouvait là ainsi que le pèreSimon et Ludivine. Aidés <strong>de</strong> l'abbé Picot, ils voulurentemporter la baronne; mais, quand ils la soulevèrent, la têtes'abattit en arrière, et la robe qu'ils avaient saisie sedéchirait, tant sa grosse personne était pesante et difficileà remuer. Alors Jeanne se mit à crier d'horreur. On reposapar terre le corps énorme et mou.Il fallut prendre un fauteuil du salon; et, quand on l'eutassise <strong>de</strong>dans, on put enfin l'enlever. Pas à pas ilsgravirent le perron, puis l'escalier; et, parvenus dans la


chambre, la déposèrent sur le lit.Comme la cuisinière n'en finissait pas d'enlever sesvêtements, la veuve Dentu se trouva là juste à point,venue soudain, ainsi que le prêtre, <strong>com</strong>me s'ils avaient"senti la mort", selon le mot <strong>de</strong>s domestiques.Joseph Couillard partit à franc étrier pour prévenir ledocteur; et <strong>com</strong>me le prêtre se disposait à aller chercherles saintes huiles, la gar<strong>de</strong> lui souffla dans l'oreille: "Nevous dérangez point, monsieur le Curé, je m'y connais,elle a passé."Jeanne, affolée, implorait, ne savait que faire, que tenter,quel remè<strong>de</strong> employer. Le curé, à tout hasard, prononça l'absolution.Pendant <strong>de</strong>ux heures on attendit auprès du corps violet etsans <strong>vie</strong>. Tombée maintenant à genoux, Jeanne sanglotait,dévorée d'angoisse et <strong>de</strong> douleur.Lorsque la porte s'ouvrit et que le mé<strong>de</strong>cin parut il luisembla voir entrer le salut, la consolation, l'espérance; etelle s'élança vers lui, balbutiant tout ce qu'elle savait <strong>de</strong>l'acci<strong>de</strong>nt: "Elle se promenait <strong>com</strong>me tous les jours... elleallait bien... très bien même... elle avait mangé unbouillon et <strong>de</strong>ux œufs au déjeuner... elle est tombée toutd'un coup... elle est <strong>de</strong>venue noire <strong>com</strong>me vous la voyez...et elle n'a plus remué... nous avons essayé <strong>de</strong> tout pour laranimer... <strong>de</strong> tout..." Elle se tut, saisie par un geste discret<strong>de</strong> la gar<strong>de</strong> au mé<strong>de</strong>cin pour signifier que c'était fini, bienfini. Alors, se refusant à <strong>com</strong>prendre, elle interrogeaanxieusement, répétant: "Est-ce grave? croyez-vous que cesoit grave?"


Il dit enfin: "J'ai bien peur que ce soit... que ce soit... fini.Ayez du courage, un grand courage."Et Jeanne, ouvrant les bras, se jeta sur sa mère.Julien rentrait. Il <strong>de</strong>meura stupéfait, visiblement contrarié,sans cri <strong>de</strong> douleur ni désespoir apparent, pris àl'improviste trop brusquement pour se faire d'un seul couple visage et la contenance qu'il fallait. Il murmura: "Je m'yattendais, je sentais bien que c'était la fin." Puis il tira sonmouchoir, s'essuya les yeux, s'agenouilla, se signa,marmotta quelque chose, et, se relevant, voulut aussirelever sa femme. Mais elle tenait à pleins bras le cadavreet le baisait, presque couchée sur lui. Il fallut qu'onl'emportât. Elle semblait folle.Au bout d'une heure on la laissa revenir. Aucun espoir nesubsistait. L'appartement était arrangé maintenant enchambre mortuaire. Julien et le prêtre parlaient bas prèsd'une fenêtre. La veuve Dentu, assiste dans un fauteuil,d'une façon confortable, en femme habituée aux veilles etqui se sent chez elle dans une maison dès que la mort<strong>vie</strong>nt d'y entrer, paraissait assoupie déjà.La nuit tombait. Le curé s'avança vers Jeanne, lui prit lesmains, l'encouragea, déversant, sur ce cœur inconsolable,l'on<strong>de</strong> onctueuse <strong>de</strong>s consolations ecclésiastiques. Il parla<strong>de</strong> la trépassée, la célébra en termes sacerdotaux, et, triste<strong>de</strong> cette fausse tristesse <strong>de</strong> prêtre pour qui les cadavressont bienfaisants, il s'offrit à passer la nuit en prièresauprès du corps.Mais Jeanne, à travers ses larmes convulsives, refusa. Elle


voulait être seule, toute seule en cette nuit d'adieux. Juliens'avança: "Mais ce n'est pas possible, nous resterons tousles <strong>de</strong>ux." Elle faisait "non" <strong>de</strong> la tête, incapable <strong>de</strong> parlerdavantage. Elle put dire enfin: "C'est ma mère, ma mère.Je veux être seule à la veiller." Le mé<strong>de</strong>cin murmura:"Laissez-la faire à sa guise, la gar<strong>de</strong> pourra rester dans lachambre à côté."Le prêtre et Julien consentirent, songeant à leur lit. Puisl'abbé Picot s'agenouilla à son tour, pria, se releva et sortiten prononçant: "C'était une sainte", sur le ton dont ildisait: Dominus vobiscum.Alors le vi<strong>com</strong>te, <strong>de</strong> sa voix ordinaire, <strong>de</strong>manda: "Vas-tuprendre quelque chose?" Jeanne ne répondit point,ignorant qu'il s'adressait à elle. Il reprit: "Tu ferais peutêtrebien <strong>de</strong> manger un peu pour te soutenir." Elle répliquad'un air égaré: "Envoie tout <strong>de</strong> suite chercher papa." Et ilsortit pour expédier un cavalier à Rouen.Elle <strong>de</strong>meura abîmée dans une sorte <strong>de</strong> douleur immobile,<strong>com</strong>me si elle eût attendu, pour s'abandonner au flotmontant <strong>de</strong>s regrets désespérés, l'heure du <strong>de</strong>rnier tête-à-tête.Les ombres avaient envahi la chambre, voilant la morte <strong>de</strong>ténèbres. La veuve Dentu se mit à rô<strong>de</strong>r, <strong>de</strong> son pas léger,cherchant et disposant <strong>de</strong>s objets invisibles avec <strong>de</strong>smouvements silencieux <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>-mala<strong>de</strong>. Puis elle alluma<strong>de</strong>ux bougies qu'elle posa doucement sur la table <strong>de</strong> nuitcouverte d'une ser<strong>vie</strong>tte blanche à la tête du lit.Jeanne ne semblait rien voir, rien sentir, rien <strong>com</strong>prendre.Elle attendait d'être seule. Julien rentra; il avait dîné; et,


<strong>de</strong> nouveau, il <strong>de</strong>manda: "Tu ne veux rien prendre?" Safemme fit "non" <strong>de</strong> la tête.Il s'assit, d'un air résigné plutôt que triste, et <strong>de</strong>meura sansparler.Ils restaient tous trois, éloignés l'un <strong>de</strong> l'autre, sans unmouvement, sur leurs sièges.Par moments la gar<strong>de</strong> s'endormant ronflait un peu, puis seréveillait brusquement.Julien à la fin se leva, et, s'approchant <strong>de</strong> Jeanne: "Veuxturester seule maintenant?" Elle lui prit la main, dans unélan involontaire: "Oh oui, laissez-moi."Il l'embrassa sur le front, en murmurant: "Je <strong>vie</strong>ndrai tevoir <strong>de</strong> temps en temps." Et il sortit avec la veuve Dentuqui roula son fauteuil dans la chambre voisine.Jeanne ferma la porte, puis alla ouvrir toutes gran<strong>de</strong>s les<strong>de</strong>ux fenêtres. Elle reçut en pleine figure la tiè<strong>de</strong> caressed'un soir <strong>de</strong> fenaison. Les foins <strong>de</strong> la pelouse, fauchés laveille, étaient couchés sous le clair <strong>de</strong> lune.Cette douce sensation lui fit mal, la navra <strong>com</strong>me une ironie.Elle revint auprès du lit, pris une <strong>de</strong> mes mains inertes etfroi<strong>de</strong>s et se mit à considérer sa mère.Elle n'était plus enflée <strong>com</strong>me au moment <strong>de</strong> l'attaque;elle semblait dormir à présent plus paisiblement qu'ellen'avait jamais fait; et la flamme pâle <strong>de</strong>s bougiesqu'agitaient <strong>de</strong>s souffles déplaçait à tout moment lesombres <strong>de</strong> son visage, la faisait vivante <strong>com</strong>me si elle eûtremué.Jeanne la regardait avi<strong>de</strong>ment; et du fond <strong>de</strong>s lointains <strong>de</strong>


sa petite jeunesse une foule <strong>de</strong> souvenirs accourait.Elle se rappelait les visites <strong>de</strong> petite mère au parloir ducouvent, la façon dont elle lui tendait le sac <strong>de</strong> papierplein <strong>de</strong> gâteaux, une multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> petits détails, <strong>de</strong> petitsfaits, <strong>de</strong> petites tendresses, <strong>de</strong>s paroles, <strong>de</strong>s intonations,<strong>de</strong>s gestes familiers, les plis <strong>de</strong> ses yeux quand elle riait,son grand soupir essoufflé quand elle venait <strong>de</strong> s'asseoir.Et elle restait là, contemplant, se répétant dans une sorted'hébétement: "Elle est morte"; et toute l'horreur <strong>de</strong> ce motlui apparut.Celle couchée là - maman - petite mère - madameAdélaï<strong>de</strong>, était morte? Elle ne remuerait plus, ne parleraitplus, ne rirait plus, ne dînerait plus jamais en face <strong>de</strong> petitpère; elle ne dirait plus: "Bonjour Jeannette." Elle étaitmorte!On allait la clouer dans une caisse et l'enfouir, et ce seraitfini. On ne la verrait plus. Était-ce possible? Comment?Elle n'aurait plus sa mère? Cette chère figure si familière,vue dès qu'on a ouvert les yeux, aimée dès qu'on a ouvertles bras, ce grand déversoir d'affection, cet être unique, lamère, plus important pour le cœur que tout le reste <strong>de</strong>sêtres, était disparu. Elle n'avait plus que quelques heuresà regar<strong>de</strong>r son visage, ce visage immobile et sans pensée;et puis rien, plus rien, un souvenir.Et elle s'abattit sur les genoux dans une crise horrible <strong>de</strong>désespoir; et, les mains crispées sur la toile qu'elle tordait,la bouche collée sur le lit, elle cria d'une voix déchirante,étouffée dans les draps et les couvertures: "Oh! maman,


ma pauvre maman, maman!"Puis, <strong>com</strong>me elle se sentait folle, folle ainsi qu'elle avaitété dans cette nuit <strong>de</strong> fuite à travers la neige, elle se relevaet courut à la fenêtre pour se rafraîchir, boire <strong>de</strong> l'airnouveau qui n'était point l'air <strong>de</strong> cette couche, l'air <strong>de</strong>cette morte.Les gazons coupés, les arbres, la lan<strong>de</strong>, la mer là-bas, sereposaient dans une paix silencieuse, endormis sous lecharme tendre <strong>de</strong> la lune. <strong>Un</strong> peu <strong>de</strong> cette douceurcalmante pénétra Jeanne et elle se mit à pleurer lentement.Puis elle revint auprès du lit et s'assit en reprenant dans samain la main <strong>de</strong> petite mère, <strong>com</strong>me si elle l'eût veillée mala<strong>de</strong>.<strong>Un</strong> gros insecte était entré, attiré par les bougies. Il battaitles murs <strong>com</strong>me une balle, allait d'un bout à l'autre <strong>de</strong> lachambre. Jeanne, distraite par son vol ronflant, levait lesyeux pour le voir; mais elle n'apercevait jamais que sonombre errante sur le blanc du plafond.Puis elle ne l'entendit plus. Alors elle remarqua le tic-tacléger <strong>de</strong> la pendule et un autre petit bruit, ou, plutôt, unbruissement presque imperceptible. C'était la montre <strong>de</strong>petite mère qui continuait à marcher, oubliée dans la robejetée sur une chaise aux pieds du lit. Et soudain un vaguerapprochement entre cette morte et cette mécanique qui nes'était point arrêtée raviva la douleur aiguë au cœur <strong>de</strong> Jeanne.Elle regarda l'heure. Il était à peine dix heures et <strong>de</strong>mie; etelle fut prise d'une peur horrible <strong>de</strong> cette nuit entière àpasser là.D'autres souvenirs lui revenaient: ceux <strong>de</strong> sa propre <strong>vie</strong> -


Rosalie, Gilberte - les amères désillusions <strong>de</strong> son cœur.Tout n'était donc que misère, chagrin, malheur et mort.Tout trompait, tout mentait, tout faisait souffrir et pleurer.Où trouver un peu <strong>de</strong> repos et <strong>de</strong> joie? Dans une autreexistence sans doute! Quand l'âme était délivrée <strong>de</strong>l'épreuve <strong>de</strong> la terre. L'âme! Elle se mit à rêver sur cetinsondable mystère, se jetant brusquement en <strong>de</strong>sconvictions poétiques que d'autres hypothèses non moinsvagues renversaient immédiatement. Où donc était,maintenant, l'âme <strong>de</strong> sa mère? l'âme <strong>de</strong> ce corps immobileet glacé? Très loin, peut-être. Quelque part dans l'espace?Mais où? Évaporée <strong>com</strong>me le parfum d'une fleur sèche?ou errante <strong>com</strong>me un invisible oiseau échappé <strong>de</strong> sa cage?Rappelée à Dieu? ou éparpillée au hasard <strong>de</strong>s créationsnouvelles, mêlée aux germes près d'éclore?Très proche peut-être? Dans cette chambre, autour <strong>de</strong>cette chair inanimée qu'elle avait quittée! Et brusquementJeanne crut sentir un souffle l'effleurer, <strong>com</strong>me le contactd'un esprit. Elle eut peur, une peur atroce, si violentequ'elle n'osait plus remuer, ni respirer, ni se retourner pourregar<strong>de</strong>r <strong>de</strong>rrière elle. Son cœur battait <strong>com</strong>me dans les épouvantes.Et soudain l'invisible insecte reprit son vol et se remit àheurter les murs en tournoyant. Elle frissonna <strong>de</strong>s pieds àla tête, puis, rassurée tout à coup quand elle eut reconnule ronflement <strong>de</strong> la bête ailée, elle se leva, et se retourna.Ses yeux tombèrent sur le secrétaire aux têtes <strong>de</strong> sphinx,le meuble aux reliques.Et une idée tendre et singulière l'envahit; c'était <strong>de</strong> lire, en


cette <strong>de</strong>rnière veillée, <strong>com</strong>me elle aurait fait d'un livrepieux, les <strong>vie</strong>illes lettres chères à la morte. Il lui semblaqu'elle allait remplir un <strong>de</strong>voir délicat et sacré, quelquechose <strong>de</strong> vraiment filial, qui ferait plaisir, dans l'autremon<strong>de</strong>, à petite mère.C'était l'ancienne correspondance <strong>de</strong> son grand'père et <strong>de</strong>sa grand'mère, qu'elle n'avait point connus. Elle voulaitleur tendre les bras par-<strong>de</strong>ssus le corps <strong>de</strong> leur fille, allervers eux en cette nuit funèbre <strong>com</strong>me s'ils eussent souffertaussi, former une sorte <strong>de</strong> chaîne mystérieuse <strong>de</strong> tendresseentre ceux-là morts autrefois, celle qui venait <strong>de</strong>disparaître à son tour, et elle-même restée encore sur la terre.Elle se leva, abattit la tablette du secrétaire et prit dans letiroir du bas une dizaine <strong>de</strong> petits paquets <strong>de</strong> papiersjaunes, ficelés avec ordre, et rangés côte à côte.Elle les déposa tous sur le lit, entre les bras <strong>de</strong> la baronne,par une sorte <strong>de</strong> raffinement sentimental, et elle se mit àlire.C'étaient ces <strong>vie</strong>illes épîtres qu'on retrouve dans lesantiques secrétaires <strong>de</strong> famille, ces épîtres qui sentent unautre siècle.La première <strong>com</strong>mençait par "Ma chérie". <strong>Un</strong>e autre par"Ma belle petite-fille", puis c'étaient "Ma chère petite" -"Ma mignonne" - "Ma fille adorée" puis "Ma chèreenfant" - "Ma chère Adélaï<strong>de</strong>" - "Ma chère fille", selonqu'elles s'adressaient à la fillette, à la jeune fille et, plustard, à la jeune femme.Et tout cela était plein <strong>de</strong> tendresses passionnées et


puériles, <strong>de</strong> mille petites choses intimes, <strong>de</strong> ces grands etsimples événements du foyer, si mesquins pour lesindifférents: "Père a la grippe; la bonne Hortense s'estbrûlée au doigt; le chat Croquerat est mort; on a abattu lesapin à droite <strong>de</strong> la barrière; mère a perdu son livre <strong>de</strong>messe en revenant <strong>de</strong> l'église, elle pense qu'on le lui avolé."On y parlait aussi <strong>de</strong> gens inconnus à Jeanne, mais dontelle se rappelait vaguement avoir entendu prononcer lenom, autrefois, dans son enfance.Elle s'attendrissait à ces détails qui lui semblaient <strong>de</strong>srévélations; <strong>com</strong>me si elle fût entrée tout à coup danstoute la <strong>vie</strong> passée, secrète, la <strong>vie</strong> du cœur <strong>de</strong> petite mère.Elle regardait le corps gisant; et, brusquement, elle se mità lire tout haut, à lire pour la morte, <strong>com</strong>me pour ladistraire, la consoler.Et le cadavre immobile semblait heureux.<strong>Un</strong>e à une elle rejetait les lettres sur les pieds du lit; et ellepensa qu'il faudrait les mettre dans le cercueil, <strong>com</strong>me ony dépose <strong>de</strong>s fleurs.Elle délia un autre paquet. C'était une écriture nouvelle.Elle <strong>com</strong>mença: "Je ne peux plus me passer <strong>de</strong> tescaresses. Je t'aime à <strong>de</strong>venir fou."Rien <strong>de</strong> plus; pas <strong>de</strong> nom.Elle retourna le papier sans <strong>com</strong>prendre. L'adresse portaitbien "Madame la baronne Le Perthuis <strong>de</strong>s Vauds".Alors elle ouvrit la suivante: "Viens ce soir, dès qu'il serasorti. Nous aurons une heure. Je t'adore."


Dans une autre: "J'ai passé une nuit <strong>de</strong> délire à te désirervainement. J'avais ton corps dans mes bras, ta bouchesous mes lèvres, tes yeux sous mes yeux. Et puis je mesentais <strong>de</strong>s rages à me jeter par la fenêtre en songeant qu'àcette heure-là tu dormais à son côté, qu'il te possédait àson gré..."Jeanne, interdite, ne <strong>com</strong>prenait pas.Qu'était-ce que cela? A qui, pour qui, <strong>de</strong> qui ces parolesd'amour?Elle continua, retrouvant toujours <strong>de</strong>s déclarationséperdues, <strong>de</strong>s ren<strong>de</strong>z-vous avec <strong>de</strong>s re<strong>com</strong>mandations <strong>de</strong>pru<strong>de</strong>nce, puis toujours, à la fin, ces quatre mots: "Surtoutbrûle cette lettre."Enfin elle ouvrit un billet banal, une simple acceptation àdîner, mais <strong>de</strong> la même écriture et signée: "Pauld'Ennemare", celui que le baron appelait, quand il parlaitencore <strong>de</strong> lui: "Mon pauvre <strong>vie</strong>ux Paul", et dont la femmeavait été la meilleure amie <strong>de</strong> la baronne.Alors Jeanne, brusquement, fut effleurée d'un doute qui<strong>de</strong>vint tout <strong>de</strong> suite une certitu<strong>de</strong>. Sa mère l'avait eu pouramant.Et soudain, la tête éperdue, elle rejeta d'une secousse cespapiers infâmes, <strong>com</strong>me elle eût rejeté quelque bêtevenimeuse montée sur elle, et elle courut à la fenêtre, etelle se mit à pleurer affreusement avec <strong>de</strong>s crisinvolontaires qui lui déchiraient la gorge; puis, tout sonêtre se brisant, elle s'affaissa au pied <strong>de</strong> la muraille, et,cachant son visage pour qu'on n'entendît point ses


gémissements, elle sanglota abîmée dans un désespoir insondable.Elle serait restée peut-être ainsi toute la nuit; mais un bruit<strong>de</strong> pas dans la pièce voisine la fit se redresser d'un bond.C'était son père, peut-être? Et toutes les lettres gisaient surle lit et sur le plancher. Il lui suffirait d'en ouvrir une? Etil saurait cela! lui!Elle s'élança, et, saisissant à poignées tous les <strong>vie</strong>uxpapiers jaunes, ceux <strong>de</strong>s grands-parents et ceux <strong>de</strong>l'amant, et ceux qu'elle n'avait point dépliés, et ceux quise trouvaient encore ficelés dans les tiroirs du secrétaire,elle les jetait en tas dans la cheminée. Puis elle prit une<strong>de</strong>s bougies qui brûlaient sur la table <strong>de</strong> nuit et mit le feuà ce monceau <strong>de</strong> lettres. <strong>Un</strong>e gran<strong>de</strong> flamme jaillit quiéclaira la chambre, la couche et le cadavre d'une lueurvive et dansante, <strong>de</strong>ssinant en noir sur le ri<strong>de</strong>au blanc dufond du lit le profil tremblotant du visage rigi<strong>de</strong> et leslignes du corps énorme sous le drap.Quand il n'y eut plus qu'un amas <strong>de</strong> cendres au fond dufoyer, elle retourna s'asseoir auprès <strong>de</strong> la fenêtre ouverte<strong>com</strong>me si elle n'eût plus osé rester auprès <strong>de</strong> la morte, etelle se remit à pleurer, la figure dans ses mains, etgémissant d'un ton navré, d'un ton <strong>de</strong> plainte désolée:"Oh! ma pauvre maman, oh! ma pauvre maman!"Et une atroce réflexion lui vint: Si petite mère n'était pasmorte, par hasard, si elle n'était qu'endormie d'un sommeilléthargique, si elle allait soudain se lever, parler? - Laconnaissance <strong>de</strong> l'affreux secret n'amoindrirait-elle passon amour filial? L'embrasserait-elle <strong>de</strong>s mêmes lèvres


pieuses? La chérirait-elle <strong>de</strong> la même affection sacrée?Non. Ce n'était pas possible! et cette pensée lui déchira lecœur.La nuit s'effaçait; les étoiles pâlissaient; c'était l'heurefraîche qui précè<strong>de</strong> le jour. La lune <strong>de</strong>scendue allaits'enfoncer dans la mer qu'elle nacrait sur toute sa surface.Et le souvenir saisit Jeanne <strong>de</strong> cette nuit passée à lafenêtre lors <strong>de</strong> son arrivée aux Peuples. Comme c'étaitloin, <strong>com</strong>me tout était changé, <strong>com</strong>me l'avenir luisemblait différent.Et voilà que le ciel <strong>de</strong>vint rose, d'un rose joyeux,amoureux, charmant. Elle regardait, surprise maintenant<strong>com</strong>me <strong>de</strong>vant un phénomène, cette radieuse éclosion dujour, se <strong>de</strong>mandant s'il était possible que, sur cette terre oùse levaient <strong>de</strong> pareilles aurores, il n'y eût ni joie ni bonheur.<strong>Un</strong> bruit <strong>de</strong> porte la fit tressaillir. C'était Julien. Il<strong>de</strong>manda: "Eh bien? tu n'es pas trop fatiguée?"Elle balbutia "Non", heureuse <strong>de</strong> n'être plus seule. "Aprésent, va te reposer", dit-il. Elle embrassa lentement samère d'un baiser lent, douloureux et navré; puis elle rentradans sa chambre.La journée s'écoula dans ces tristes occupations queréclame un mort. Le baron arriva vers le soir. Il pleura beaucoup.L'enterrement eut lieu le len<strong>de</strong>main.Après qu'elle eut, pour la <strong>de</strong>rnière fois, appuyé ses lèvressur le front glacé, qu'elle eut fait la <strong>de</strong>rnière toilette, et vucouler le corps dans le cercueil, Jeanne se retira. Lesinvités allaient venir.


Gilberte arriva la première, et se jeta en sanglotant sur lecœur <strong>de</strong> son amie.On voyait par la fenêtre, les voitures tourner à la grille,s'en venant au trot. Et <strong>de</strong>s voix résonnaient dans le grandvestibule. Des femmes en noir entraient peu à peu dans lachambre, <strong>de</strong>s femmes que Jeanne ne connaissait point. Lamarquise <strong>de</strong> Coutelier et la vi<strong>com</strong>tesse <strong>de</strong> Briseville l'embrassèrent.Elle s'aperçut tout à coup que tante Lison se glissait<strong>de</strong>rrière elle. Et elle l'étreignit avec tendresse, ce qui fitpresque défaillir la <strong>vie</strong>ille fille.Julien entra, en grand noir, élégant, affairé, satisfait <strong>de</strong>cette affluence. Il parla bas à sa femme pour un conseilqu'il <strong>de</strong>mandait. Il ajouta d'un ton confi<strong>de</strong>ntiel: "Toute lanoblesse est venue, ce sera très bien." Et il repartit ensaluant gravement les dames.Tante Lison et la <strong>com</strong>tesse Gilberte restèrent seules auprès<strong>de</strong> Jeanne pendant que s'ac<strong>com</strong>plissait la cérémoniefunèbre. La <strong>com</strong>tesse l'embrassait sans cesse en répétant:"Ma pauvre chérie, ma pauvre chérie!"Quand le <strong>com</strong>te <strong>de</strong> Fourville revint chercher sa femme, ilpleurait lui-même <strong>com</strong>me s'il avait perdu sa propre mère.


XLes jours furent bien tristes qui suivirent, ces jours mornesdans une maison qui semble vi<strong>de</strong> par l'absence <strong>de</strong> l'êtrefamilier disparu pour toujours, ces jours criblés <strong>de</strong>souffrance à chaque rencontre <strong>de</strong> tout objet que maniaitincessamment la morte. D'instant en instant, un souvenirvous tombe sur le coeur et le meurtrit. Voici son fauteuil,son ombrelle restée dans le vestibule, son verre que labonne n'a point serré! Et dans toutes les chambres onretrouve <strong>de</strong>s choses traînant: ses ciseaux, un gant, levolume dont les feuillets sont usés par ses doigts alourdis,et mille riens qui prennent une signification douloureuseparce qu'ils rappellent mille petits faits.Et sa voix vous poursuit; on croit l'entendre; on voudraitfuir n'importe où, échapper à la hantise <strong>de</strong> cette maison.Il faut rester parce que d'autres sont là qui restent etsouffrent aussi.Et puis Jeanne <strong>de</strong>meurait écrasée sous le souvenir <strong>de</strong> cequ'elle avait découvert. Cette pensée pesait sur elle; soncoeur broyé ne se guérissait pas. Sa solitu<strong>de</strong> d'à présents'augmentait <strong>de</strong> ce secret horrible; sa <strong>de</strong>rnière confianceétait tombée avec sa <strong>de</strong>rnière croyance.Père, au bout <strong>de</strong> quelque temps, s'en alla, ayant besoin <strong>de</strong>remuer, <strong>de</strong> changer d'air, <strong>de</strong> sortir du noir chagrin où ils'enfonçait <strong>de</strong> plus en plus.Et la gran<strong>de</strong> maison, qui voyait ainsi <strong>de</strong> temps en temps


disparaître un <strong>de</strong> ses maîtres, reprit sa <strong>vie</strong> calme etrégulière.Et puis Paul tomba mala<strong>de</strong>. Jeanne en perdit la raison,resta douze jours sans dormir, presque sans manger.Il guérit; mais elle <strong>de</strong>meura épouvantée par cette idée qu'ilpouvait mourir. Alors que ferait-elle? que <strong>de</strong><strong>vie</strong>ndraitelle?Et tout doucement se glissa dans son coeur le vaguebesoin d'avoir un autre enfant. Bientôt elle en rêva, reprisetout entière par son ancien désir <strong>de</strong> voir autour d'elle <strong>de</strong>uxpetits êtres, un garçon et une fille. Et ce fut une obsession.Mais <strong>de</strong>puis l'affaire <strong>de</strong> Rosalie elle vivait séparée <strong>de</strong>Julien. <strong>Un</strong> rapprochement semblait même impossible dansles situations où ils se trouvaient. Julien aimait ailleurs;elle le savait; et la seule pensée <strong>de</strong> subir <strong>de</strong> nouveau sescaresses la faisait frémir <strong>de</strong> répugnance.Elle s'y serait pourtant résignée, tant l'en<strong>vie</strong> d'être encoremère la harcelait; mais elle se <strong>de</strong>mandait <strong>com</strong>mentpourraient re<strong>com</strong>mencer leurs baisers? Elle serait morted'humiliation plutôt que <strong>de</strong> laisser <strong>de</strong>viner ses intentions;et il ne paraissait plus songer à elle.Elle y eût renoncé peut-être; mais voilà que, chaque nuit,elle se mit à rêver d'une fille; et elle la voyait jouant avecPaul sous le platane; et parfois elle sentait une sorte <strong>de</strong>démangeaison <strong>de</strong> se lever, et d'aller, sans prononcer unmot, trouver son mari dans sa chambre. Deux fois mêmeelle se glissa jusqu'à sa porte; puis elle revint vivement, lecoeur battant <strong>de</strong> honte.Le baron était parti; petite mère était morte; Jeanne


maintenant n'avait plus personne qu'elle pût consulter, àqui elle pût confier ses intimes secrets.Alors elle se résolut à aller trouver l'abbé Picot, et à luidire, sous le sceau <strong>de</strong> la confession, les difficiles projetsqu'elle avait,Elle arriva <strong>com</strong>me il lisait son bréviaire dans son petitjardin planté d'arbres fruitiers.Après avoir causé quelques minutes <strong>de</strong> choses et d'autres,elle balbutia, en rougissant: "Je voudrais me confesser,monsieur l'abbé."Il <strong>de</strong>meura stupéfait, et releva ses lunettes pour la bienconsidérer; puis il se mit à rire. "Vous ne <strong>de</strong>vez pourtantpas avoir <strong>de</strong> gros péchés sur la conscience." Elle setroubla tout à fait, et reprit: "Non, mais j'ai un conseil àvous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r, un conseil si... si... si pénible que je n'osepas vous en parler <strong>com</strong>me ça."Il quitta instantanément son aspect bonhomme et prit sonair sacerdotal: "Eh bien, mon enfant, je vous écouteraidans le confessionnal, allons."Mais elle le retint, hésitante, arrêtée tout à coup par unesorte <strong>de</strong> scrupule <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> ces choses un peu honteusesdans le recueillement d'une église vi<strong>de</strong>."Ou bien, non..., monsieur le curé... je puis... je puis... sivous le voulez... vous dire ici ce qui m'amène. Tenez,nous allons nous asseoir là-bas sous votre petite tonnelle."Ils y allèrent à pas lents. Elle cherchait <strong>com</strong>ments'exprimer, <strong>com</strong>ment débuter. Ils s'assirent.Alors, <strong>com</strong>me si elle se fût confessée, elle <strong>com</strong>mença:


"Mon père..." puis elle hésita, répéta <strong>de</strong> nouveau: "Monpère..." et se tut, tout à fait troublée.Il attendait, les mains croisées sur son ventre. Voyant sonembarras, il l'encouragea: "Eh bien, ma fille, on dirait quevous n'osez pas; voyons, prenez courage."Elle se décida, <strong>com</strong>me un poltron qui se jette au danger:"Mon père, je voudrais un autre enfant." Il ne réponditrien, ne <strong>com</strong>prenant pas. Alors elle s'expliqua, perdant lesmots, effarée."Je suis seule dans la <strong>vie</strong> maintenant; mon père et monmari ne s'enten<strong>de</strong>nt guère; ma mère est morte; et... et..."Elle prononça tout bas en frissonnant...: "L'autre jour j'aifailli perdre mon fils! Que serais-je <strong>de</strong>venue alors?..."Elle se tut. Le prêtre dérouté la regardait."Voyons, arrivez au fait."Elle répéta: "Je voudrais un autre enfant."Alors il sourit, habitué aux grosses plaisanteries <strong>de</strong>spaysans qui ne se gênaient guère <strong>de</strong>vant lui, et il réponditavec un hochement <strong>de</strong> tête malin: "Eh bien, il me semblequ'il ne tient qu'à vous.”Elle leva vers lui ses yeux candi<strong>de</strong>s, puis, bégayant <strong>de</strong>confusion: "Mais... mais... vous <strong>com</strong>prenez que <strong>de</strong>puisce... ce que... ce que vous savez <strong>de</strong>... <strong>de</strong> cette bonne... monmari et moi nous vivons... nous vivons tout à fait séparés."Accoutumé aux promiscuités et aux moeurs sans dignité<strong>de</strong>s campagnes, il fut étonné <strong>de</strong> cette révélation; puis toutà coup il crut <strong>de</strong>viner le désir véritable <strong>de</strong> la jeune femme.Il la regarda <strong>de</strong> coin, plein <strong>de</strong> bienveillance et <strong>de</strong>


sympathie pour sa détresse: "Oui, je saisis parfaitement.Je <strong>com</strong>prends que votre... votre veuvage vous pèse. Vousêtes jeune, bien portante. Enfin, c'est naturel, tropnaturel."Il se remettait à sourire, emporté par sa nature grivoise <strong>de</strong>prêtre campagnard; et il tapotait doucement la main <strong>de</strong>Jeanne: "Ça vous est permis, bien permis même par les<strong>com</strong>man<strong>de</strong>ments. - L'oeuvre <strong>de</strong> chair ne désireras qu'enmariage seulement. - Vous êtes mariée, n'est-ce pas? Cen'est point pour piquer <strong>de</strong>s raves.”A son tour elle n'avait pas <strong>com</strong>pris d'abord ses sousentendus;mais, sitôt qu'elle les pénétra, elle s'empourpra,toute saisie, avec <strong>de</strong>s larmes aux yeux."Oh! monsieur le curé, que dites-vous? que pensez-vous?Je vous jure... Je vous jure..." Et les sanglots l'étouffèrent.Il fut surpris; et il la consolait: "Allons, je n'ai pas vouluvous faire <strong>de</strong> peine. Je plaisantais un peu; ça n'est pasdéfendu quand on est honnête. Mais <strong>com</strong>ptez sur moi;vous pouvez <strong>com</strong>pter sur moi. Je verrai M. Julien."Elle ne savait plus que dire. Elle voulait maintenantrefuser cette intervention qu'elle craignait maladroite etdangereuse, mais elle n'osait point; et elle se sauva aprèsavoir balbutié: "Je vous remercie, monsieur le curé."Huit jours se passèrent. Elle vivait dans une angoissed'inquiétu<strong>de</strong>.<strong>Un</strong> soir, au dîner, Julien la regarda d'une façon singulièreavec un certain pli souriant <strong>de</strong>s lèvres qu'elle luiconnaissait en ses heures <strong>de</strong> gouaillerie. Il eut même à son


égard une sorte <strong>de</strong> galanterie imperceptiblement ironique;et <strong>com</strong>me ils se promenaient ensuite dans la gran<strong>de</strong>avenue <strong>de</strong> petite mère, il lui dit tout bas dans l'oreille: "Ilparaît que nous sommes rac<strong>com</strong>modés."Elle ne répondit rien. Elle regardait par terre une sorte <strong>de</strong>ligne droite presque invisible à présent, l'herbe ayantrepoussé. C'était la trace du pied <strong>de</strong> la baronne quis'effaçait, <strong>com</strong>me s'efface un souvenir. Et Jeanne sesentait le coeur crispé, noyé <strong>de</strong> tristesse; elle se sentaitperdue dans la <strong>vie</strong>, si loin <strong>de</strong> tout le mon<strong>de</strong>.Julien reprit: "Moi, je ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pas mieux. Je craignais<strong>de</strong> te déplaire."Le soleil se couchait, l'air était doux. <strong>Un</strong>e en<strong>vie</strong> <strong>de</strong> pleureroppressait Jeanne, un <strong>de</strong> ces besoins d'expansion vers uncoeur ami, un besoin d'étreindre, en murmurant sespeines. <strong>Un</strong> sanglot lui montait à la gorge. Elle ouvrit lesbras et tomba sur le coeur <strong>de</strong> Julien.Et elle pleura. Surpris, il la regardait dans les cheveux, nepouvant voir le visage caché sur sa poitrine. Il pensaqu'elle l'aimait encore et déposa sur son chignon un baisercon<strong>de</strong>scendant.Puis ils rentrèrent sans dire un mot. Il la suivit en sachambre, et passa la nuit avec elle.Et leurs rapports anciens re<strong>com</strong>mencèrent. Il lesac<strong>com</strong>plissait <strong>com</strong>me un <strong>de</strong>voir qui cependant ne luidéplaisait pas; elle les subissait <strong>com</strong>me une nécessitéécoeurante et pénible, avec la résolution <strong>de</strong> les arrêterpour toujours dès qu'elle se sentirait enceinte <strong>de</strong> nouveau.


Mais elle remarqua bientôt que les caresses <strong>de</strong> son marisemblaient différentes <strong>de</strong> jadis. Elles étaient plus raffinéespeut-être, mais moins <strong>com</strong>plètes. Il la traitait <strong>com</strong>me unamant discret, et non plus <strong>com</strong>me un époux tranquille.Elle s'étonna, observa, et s'aperçut bientôt que toutes sesétreintes s'arrêtaient avant qu'elle pût être fécondée.Alors une nuit, la bouche sur la bouche, elle murmura:"Pourquoi ne te donnes-tu plus à moi tout entier <strong>com</strong>meautrefois?"Il se mit à ricaner: "Parbleu, pour ne pas t'engrosser."Elle tressaillit: "Pourquoi donc ne veux-tu plus d'enfants?"Il <strong>de</strong>meura perclus <strong>de</strong> surprise: "Hein? tu dis? mais tu esfolle? <strong>Un</strong> autre enfant? Ah! mais non, par exemple! C'estdéjà trop d'un pour piailler, occuper tout le mon<strong>de</strong> etcoûter <strong>de</strong> l'argent. <strong>Un</strong> autre enfant: merci!"Elle le saisit dans ses bras, le baisa, l'enveloppa d'amour,et, tout bas: "Oh! je t'en supplie, rends-moi mère encoreune fois."Mais il se fâcha <strong>com</strong>me si elle l'eût blessé: "Ça vraiment,tu perds la tête. Fais-moi grâce <strong>de</strong> tes bêtises, je te prie."Elle se tut et se promit <strong>de</strong> le forcer par ruse à lui donner lebonheur qu'elle rêvait.Alors elle essaya <strong>de</strong> prolonger ses baisers, jouant la<strong>com</strong>édie d'une ar<strong>de</strong>ur délirante, le liant à elle <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>uxbras crispés en <strong>de</strong>s transports qu'elle simulait. Elle usa <strong>de</strong>tous les subterfuges; mais il resta maître <strong>de</strong> lui; et pas unefois il ne s'oublia.Alors, travaillée <strong>de</strong> plus en plus par son désir acharné,


poussée à bout, prête à tout braver, à tout oser, elleretourna chez l'abbé Picot.Il achevait son déjeuner; il était fort rouge, ayant toujours<strong>de</strong>s palpitations après ses repas. Dès qu'il la vit entrer, ils'écria: "Eh bien?" désireux <strong>de</strong> savoir le résultat <strong>de</strong> sesnégociations.Résolue maintenant et sans timidité pudique, elle réponditimmédiatement: "Mon mari ne veut plus d'enfants."L'abbé se retourna vers elle, intéressé tout à fait, prêt àfouiller avec une curiosité <strong>de</strong> prêtre dans ces mystères dulit qui lui rendaient plaisant le confessionnal. Il <strong>de</strong>manda:"Comment ça?" Alors, malgré sa détermination, elle setroubla pour expliquer: "Mais il... il... il refuse <strong>de</strong> merendre mère.”L'abbé <strong>com</strong>prit, il connaissait ces choses; et il se mit àinterroger avec <strong>de</strong>s détails précis et minutieux, unegourmandise d'homme qui jeûne.Puis il réfléchit quelques instants, et, d'une voixtranquille, <strong>com</strong>me s'il lui eût parlé <strong>de</strong> la récolte qui venaitbien, il lui traça un plan <strong>de</strong> conduite habile, réglant tousles points: "Vous n'avez qu'un moyen, ma chère enfant,c'est <strong>de</strong> lui faire accroire que vous êtes grosse. Il nes'observera plus; et vous le <strong>de</strong><strong>vie</strong>ndrez pour <strong>de</strong> vrai."Elle rougit jusqu'aux yeux; mais, déterminée à tout, elleinsista. "Et... et s'il ne me croit pas?"Le curé savait bien les ressources pour conduire et tenirles hommes: "Annoncez votre grossesse à tout le mon<strong>de</strong>,dites-la partout; il finira par y croire lui-même."


Puis il ajouta <strong>com</strong>me pour s'absoudre <strong>de</strong> ce stratagème:"C'est votre droit, l'Église ne tolère les rapports entrehomme et femme que dans le but <strong>de</strong> la procréation."Elle suivit le conseil rusé et, quinze jours plus tard, elleannonçait à Julien qu'elle se croyait grosse. Il eut unsursaut. "Pas possible! ce n'est pas vrai."Elle indiqua aussitôt la raison <strong>de</strong> ses soupçons. Mais il serassura. "Bah! attends un peu. Tu verras."Alors chaque matin, il <strong>de</strong>manda: "Eh bien?" Et toujourselle répondait: "Non, pas encore. Je serais bien trompée sije n'étais pas enceinte."Il s'inquiétait à son tour, furieux et désolé, autant quesurpris. Il répétait: "Je n'y <strong>com</strong>prends rien, mais rien. Si jesais <strong>com</strong>ment cela s'est fait! je veux bien être pendu."Au bout d'un mois elle annonçait <strong>de</strong> tous les côtés lanouvelle sauf à la <strong>com</strong>tesse Gilberte, par une sorte <strong>de</strong>pu<strong>de</strong>ur <strong>com</strong>pliquée et délicate.Depuis sa première inquiétu<strong>de</strong>, Julien ne l'approchaitplus; puis il prit, en rageant, son parti, et déclara: "Envoilà un qui n'était pas <strong>de</strong>mandé." Et il re<strong>com</strong>mença àpénétrer dans la chambre <strong>de</strong> sa femme.Ce qu'avait prévu le prêtre se réalisa <strong>com</strong>plètement. Elleétait grosse.Alors, inondée d'une joie délirante, elle ferma sa portechaque soir, se vouant, dans un élan <strong>de</strong> reconnaissancevers la vague divinité qu'elle adorait, à une chastetééternelle.Elle se sentait <strong>de</strong> nouveau presque heureuse, s'étonnant <strong>de</strong>


la promptitu<strong>de</strong> avec laquelle s'était adoucie sa douleuraprès la mort <strong>de</strong> sa mère. Elle s'était crue inconsolable; etvoilà qu'en <strong>de</strong>ux mois à peine cette plaie vive se fermait.Il ne lui restait plus qu'une mélancolie attendrie, <strong>com</strong>meun voile <strong>de</strong> chagrin jeté sur sa <strong>vie</strong>. Aucun événement nelui paraissait plus possible. Ses enfants grandiraient,l'aimeraient; elle <strong>vie</strong>illirait tranquille, contente, sanss'occuper <strong>de</strong> son mari.Vers la fin du mois <strong>de</strong> septembre, l'abbé Picot vint faireune visite <strong>de</strong> cérémonie avec une soutane neuve qui neportait encore que huit jours <strong>de</strong> taches; et il présenta sonsuccesseur, l'abbé Tolbiac. C'était un tout jeune prêtremaigre, fort petit, à la parole emphatique, et dont les yeux,cerclés <strong>de</strong> noir et caves, indiquaient une âme violente. Le<strong>vie</strong>ux curé était nommé doyen <strong>de</strong> Go<strong>de</strong>rville.Jeanne ressentit une vraie tristesse <strong>de</strong> ce départ. La figuredu bonhomme était liée à tous ses souvenirs <strong>de</strong> jeunefemme. Il l'avait mariée, il avait baptisé Paul, et enterré labaronne. Elle ne se figurait pas Étouvent sans la bedaine<strong>de</strong> l'abbé Picot passant le long <strong>de</strong>s cours <strong>de</strong>s fermes; etelle l'aimait parce qu'il était joyeux et naturel.Malgré son avancement il ne semblait pas gai. Il disait:"Ça me coûte, ça me coûte, madame la <strong>com</strong>tesse. Voilàdix-huit ans que je suis ici. Oh! la <strong>com</strong>mune rapporte peuet ne vaut point grand-chose. Les hommes n'ont pas plus<strong>de</strong> religion qu'il ne faut, et les femmes, les femmes, voyezvous,n'ont guère <strong>de</strong> conduite. Les filles ne passent àl'église pour le mariage qu'après avoir fait un pèlerinage


à Notre- Dame du Gros-Ventre, et la fleur d'oranger nevaut pas cher dans le pays. Tant pis, je l'aimais, moi."Le nouveau curé faisait <strong>de</strong>s gestes d'impatience, et<strong>de</strong>venait rouge. Il dit brusquement: "Avec moi, il faudraque tout cela change." Il avait l'air d'un enfant rageur, toutfrêle et tout maigre dans sa soutane usée déjà, maispropre.L'abbé Picot le regarda <strong>de</strong> biais, <strong>com</strong>me il faisait en sesmoments <strong>de</strong> gaieté, et il reprit: "Voyez-vous, l'abbé, pourempêcher ces choses-là, il faudrait enchaîner vosparoissiens, et encore ça ne servirait à rien."Le petit prêtre répondit d'un ton cassant: "Nous verronsbien." Et le <strong>vie</strong>ux curé sourit en humant sa prise: "L'âgevous calmera, l'abbé, et l'expérience aussi; vous éloignerez<strong>de</strong> l'église vos <strong>de</strong>rniers fidèles; et voilà tout. Dans ce paysci,on est croyant, mais tête <strong>de</strong> chien: prenez gar<strong>de</strong>. Mafoi, quand je vois entrer au prône une fille qui me paraîtun peu grasse, je me dis: "C'est un paroissien <strong>de</strong> plusqu'elle m'amène"; - et je tâche <strong>de</strong> la marier. Vous ne lesempêcherez pas <strong>de</strong> fauter, voyez-vous; mais vous pouvezaller trouver le garçon et l'empêcher d'abandonner la mère.Mariez-les, l'abbé, mariez-les, ne vous occupez pas d'autrechose."Le nouveau curé répondit avec ru<strong>de</strong>sse: "Nous pensonsdifféremment; il est inutile d'insister." Et l'abbé Picot seremit à regretter son village, la mer qu'il voyait <strong>de</strong>sfenêtres du presbytère, les petites vallées en entonnoir oùil allait réciter son bréviaire, en regardant au loin passer


les bateaux.Et les <strong>de</strong>ux prêtres prirent congé. Le <strong>vie</strong>ux embrassaJeanne, qui faillit pleurer.Huit jours plus tard, l'abbé Tolbiac revint. Il parla <strong>de</strong>sréformes qu'il ac<strong>com</strong>plissait <strong>com</strong>me aurait pu le faire unprince prenant possession <strong>de</strong> son royaume. Puis il pria la<strong>com</strong>tesse <strong>de</strong> ne point manquer l'office du dimanche, et <strong>de</strong><strong>com</strong>munier à toutes les fêtes. "Vous et moi, disait-il, noussommes la tête du pays; nous <strong>de</strong>vons le gouverner et nousmontrer toujours <strong>com</strong>me un exemple à suivre. Il faut quenous soyons unis pour être puissants et respectés. L'égliseet le château se donnant la main, la chaumière nouscraindra et nous obéira."La religion <strong>de</strong> Jeanne était toute <strong>de</strong> sentiment; elle avaitcette foi rêveuse que gar<strong>de</strong> toujours une femme; et, si elleac<strong>com</strong>plissait à peu près ses <strong>de</strong>voirs, c'était surtout parhabitu<strong>de</strong> gardée du couvent, la philosophie fron<strong>de</strong>use dubaron ayant <strong>de</strong>puis longtemps jeté bas ses convictions.L'abbé Picot se contentait du peu qu'elle pouvait luidonner et ne la gourmandait jamais. Mais son successeur,ne l'ayant point vue à l'office du précé<strong>de</strong>nt dimanche, étaitaccouru inquiet et sévère.Elle ne voulut point rompre avec le presbytère et promit,se réservant <strong>de</strong> ne se montrer assidue que par<strong>com</strong>plaisance dans les premières semaines.Mais peu à peu elle prit l'habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'église et subitl'influence <strong>de</strong> ce frêle abbé intègre et dominateur.Mystique, il lui plaisait par ses exaltations et ses ar<strong>de</strong>urs.


Il faisait vibrer en elle la cor<strong>de</strong> <strong>de</strong> poésie religieuse quetoutes les femmes ont dans l'âme. Son austérité intraitable,son mépris du mon<strong>de</strong> et <strong>de</strong>s sensualités, son dégoût <strong>de</strong>spréoccupations humaines, son amour <strong>de</strong> Dieu, soninexpérience juvénile et sauvage, sa parole dure, savolonté inflexible donnaient à Jeanne l'impression <strong>de</strong> ceque <strong>de</strong>vaient être les martyrs; et elle se laissait séduire,elle, cette souffrante déjà désabusée, par le fanatismerigi<strong>de</strong> <strong>de</strong> cet enfant, ministre du Ciel.Il la menait au Christ consolateur, lui montrant <strong>com</strong>mentles joies pieuses <strong>de</strong> la religion apaiseraient toutes sessouffrances; et elle s'agenouillait au confessionnal,humiliant, se sentant petite et faible <strong>de</strong>vant ce prêtre quisemblait avoir quinze ans.Mais il fut bientôt détesté par toute la campagne.D'une inflexible sévérité pour lui-même, il se montraitpour les autres d'une implacable intolérance. <strong>Un</strong>e chosesurtout le soulevait <strong>de</strong> colère et d'indignation, l'amour. Ilen parlait dans ses prêches avec emportement, en termescrus, selon l'usage ecclésiastique, jetant sur cet auditoire<strong>de</strong> rustres <strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s tonnantes contre la concupiscence;et il tremblait <strong>de</strong> fureur, trépignait, l'esprit hanté <strong>de</strong>simages qu'il évoquait dans ses fureurs.Les grands gars et les filles se coulaient <strong>de</strong>s regardssournois à travers l'église; et les <strong>vie</strong>ux paysans, qui aimenttoujours à plaisanter sur ces choses-là, désapprouvaientl'intolérance du petit curé en retournant à la ferme aprèsl'office, à côté du fils en blouse bleue et <strong>de</strong> la fermière en


mante noire. Et toute la contrée était en émoi.On se racontait tout bas ses sévérités au confessionnal, lespénitences sévères qu'il infligeait; et, <strong>com</strong>me il s'obstinaità refuser l'absolution aux filles dont la chasteté avait subi<strong>de</strong>s atteintes, la moquerie s'en mêla. On riait aux grandmesses<strong>de</strong>s fêtes quand on voyait <strong>de</strong>s jeunesses rester àleurs bancs au lieu d'aller <strong>com</strong>munier avec les autres.Bientôt il épia les amoureux pour empêcher leursrencontres, <strong>com</strong>me fait un gar<strong>de</strong> poursuivant lesbraconniers. Il les chassait le long <strong>de</strong>s fossés, <strong>de</strong>rrière lesgranges, par les soirs <strong>de</strong> lune, et dans les touffes <strong>de</strong> joncsmarins sur le versant <strong>de</strong>s petites côtes.<strong>Un</strong>e fois il en découvrit <strong>de</strong>ux qui ne se désunirent pas<strong>de</strong>vant lui; ils se tenaient par la taille, et marchaient ens'embrassant dans un ravin rempli <strong>de</strong> pierres.L'abbé cria: "Voulez-vous bien finir, manants que vousêtes!"Et le gars, s'étant retourné, lui répondit: "Mêlez-vous d'vosaffaires, m'sieu l'curé, celles-là n'vous r'gar<strong>de</strong>nt pas."Alors l'abbé ramassa <strong>de</strong>s cailloux et les leur jeta <strong>com</strong>meon fait aux chiens.Ils s'enfuirent en riant tous <strong>de</strong>ux; et le dimanche suivant,il les dénonça par leurs noms en pleine église.Tous les garçons du pays cessèrent d'aller aux offices.Le curé dînait au château tous les jeudis, et venait souventen semaine causer avec sa pénitente. Elle s'exaltait <strong>com</strong>melui, discutait sur les choses immatérielles, maniait toutl'arsenal antique et <strong>com</strong>pliqué <strong>de</strong>s controverses


eligieuses.Ils se promenaient tous <strong>de</strong>ux le long <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> allée <strong>de</strong>la baronne en parlant du Christ et <strong>de</strong>s Apôtres, et <strong>de</strong> laVierge et <strong>de</strong>s Pères <strong>de</strong> l'Église, <strong>com</strong>me s'ils les eussentconnus. Ils s'arrêtaient parfois pour se poser <strong>de</strong>s questionsprofon<strong>de</strong>s qui les faisaient divaguer mystiquement, elle,se perdant en <strong>de</strong>s raisonnements poétiques qui montaientau ciel <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s fusées, lui plus précis, arguant <strong>com</strong>meun avoué monomane qui démontrerait mathématiquementla quadrature du cercle.Julien traitait le nouveau curé avec un grand respect,répétant sans cesse: "Il me va, ce prêtre-là, il ne pactisepas." Et il se confessait et <strong>com</strong>muniait à volonté, donnantl'exemple prodigalement.Il allait maintenant presque chaque jour chez les Fourville,chassant avec le mari qui ne pouvait plus se passer <strong>de</strong> lui,et montant à cheval avec la <strong>com</strong>tesse, malgré les pluies etles gros temps. Le <strong>com</strong>te disait: "Ils sont enragés avec leurcheval, mais cela fait du bien à ma femme.”Le baron revint vers la mi-novembre. Il était changé,<strong>vie</strong>illi, éteint, baigné dans une tristesse noire qui avaitpénétré son esprit. Et tout <strong>de</strong> suite l'amour qui le liait à safille sembla accru <strong>com</strong>me si ces quelques mois <strong>de</strong> mornesolitu<strong>de</strong> eussent exaspéré son besoin d'affection, <strong>de</strong>confiance et <strong>de</strong> tendresse.Jeanne ne lui confia point ses idées nouvelles, son intimitéavec l'abbé Tolbiac, et son ar<strong>de</strong>ur religieuse; mais, lapremière fois qu'il vit le prêtre, il sentit s'éveiller contre lui


une inimitié véhémente.Et quand la jeune femme lui <strong>de</strong>manda, le soir: "Commentle trouves-tu?" il répondit: "Cet homme-là, c'est uninquisiteur! Il doit être très dangereux."Puis quand il eut appris par les paysans dont il était l'amiles sévérités du jeune prêtre, ses violences, cette espèce <strong>de</strong>persécution qu'il exerçait contre les lois et les instinctsinnés, ce fut une haine qui éclata dans son coeur.Il était, lui, <strong>de</strong> la race <strong>de</strong>s <strong>vie</strong>ux philosophes adorateurs <strong>de</strong>la nature, attendri dès qu'il voyait <strong>de</strong>ux animaux s'unir, àgenoux <strong>de</strong>vant une espèce <strong>de</strong> Dieu panthéiste et hérissé<strong>de</strong>vant la conception catholique d'un Dieu à intentionsbourgeoises, à colères jésuitiques et à vengeances <strong>de</strong>tyran, un Dieu qui lui rapetissait la création entrevue,fatale, sans limites, toute-puissante, la création <strong>vie</strong>,lumière, terre, pensée, plante, roche, homme, air, bête,étoile, Dieu, insecte en même temps, créant parce qu'elleest création, plus forte qu'une volonté, plus vaste qu'unraisonnement, produisant sans but, sans raison et sans findans tous les sens et dans toutes les formes à traversl'espace infini, suivant les nécessités du hasard et levoisinage <strong>de</strong>s soleils chauffant les mon<strong>de</strong>s.La création contenait tous les germes, la pensée et la <strong>vie</strong>se développant en elle <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s fleurs et <strong>de</strong>s fruits surles arbres.Pour lui donc, la reproduction était la gran<strong>de</strong> loi générale,l'acte sacré, respectable, divin, qui ac<strong>com</strong>plit l'obscure etconstante volonté <strong>de</strong> l'Être <strong>Un</strong>iversel. Et il <strong>com</strong>mença <strong>de</strong>


ferme en ferme une campagne ar<strong>de</strong>nte contre le prêtreintolérant, persécuteur <strong>de</strong> la <strong>vie</strong>.Jeanne, désolée, priait le Seigneur, implorait son père;mais il répondait toujours: "Il faut <strong>com</strong>battre ces hommeslà,c'est notre droit et notre <strong>de</strong>voir. Ils ne sont pashumains." Il répétait, en secouant ses longs cheveuxblancs: "Ils ne sont pas humains; ils ne <strong>com</strong>prennent rien,rien, rien. Ils agissent dans un rêve fatal; ils sont antiphysiques."Et il criait "Anti-physiques!" <strong>com</strong>me s'il eûtjeté une malédiction.Le prêtre sentait bien l'ennemi, mais, <strong>com</strong>me il tenait àrester maître du château et <strong>de</strong> la jeune femme, iltemporisait, sûr <strong>de</strong> la victoire finale.Puis une idée fixe le hantait; il avait découvert par hasardles amours <strong>de</strong> Julien et <strong>de</strong> Gilberte, et il les voulaitinterrompre à tout prix.Il s'en vint un jour trouver Jeanne et, après un longentretien mystique, il lui <strong>de</strong>manda <strong>de</strong> s'unir à lui pour<strong>com</strong>battre, pour tuer le mal dans sa propre famille, poursauver <strong>de</strong>ux âmes en danger.Elle ne <strong>com</strong>prit pas et voulut savoir. Il répondit: "L'heuren'est pas venue, je vous reverrai bientôt." Et il partitbrusquement.L'hiver alors touchait à sa fin, un hiver pourri, <strong>com</strong>me ondit aux champs, humi<strong>de</strong> et tiè<strong>de</strong>.L'abbé revint quelques jours plus tard et parla en termesobscurs d'une <strong>de</strong> ces liaisons indignes entre gens qui<strong>de</strong>vraient être irréprochables. Il appartenait, disait-il, à


ceux qui avaient connaissance <strong>de</strong> ces faits, <strong>de</strong> les arrêterpar tous les moyens. Puis il entra en <strong>de</strong>s considérationsélevées, puis, prenant la main <strong>de</strong> Jeanne, il l'adjurad'ouvrir les yeux, <strong>de</strong> <strong>com</strong>prendre et <strong>de</strong> l'ai<strong>de</strong>r.Elle avait <strong>com</strong>pris, cette fois, mais elle se taisaitépouvantée à la pensée <strong>de</strong> tout ce qui pouvait survenir <strong>de</strong>pénible dans sa maison tranquille à présent et elle feignit<strong>de</strong> ne pas savoir ce que l'abbé voulait dire. Alors iln'hésita plus et parla clairement."C'est un <strong>de</strong>voir pénible que je vais ac<strong>com</strong>plir, madame la<strong>com</strong>tesse, mais je ne puis faire autrement. Le ministèreque je remplis m'ordonne <strong>de</strong> ne pas vous laisser ignorer ceque vous pouvez empêcher. Sachez donc que votre marientretient une amitié criminelle avec Mme <strong>de</strong> Fourville."Elle baissa la tête, résignée et sans force.Le prêtre reprit: "Que <strong>com</strong>ptez-vous faire, maintenant?"Alors elle balbutia: "Que voulez-vous que je fasse,monsieur l'abbé?"Il répondit violemment: "Vous jeter en travers <strong>de</strong> cettepassion coupable."Elle se mit à pleurer; et d'une voix navrée: "Mais il m'adéjà trompée avec une bonne; mais il ne m'écoute pas; ilne m'aime plus; il me maltraite sitôt que je manifeste undésir qui ne lui con<strong>vie</strong>nt pas. Que puis-je?"Le curé, sans répondre directement, s'écria: "Alors, vousvous inclinez! Vous vous résignez! Vous consentez!L'adultère est sous votre toit; et vous le tolérez! Le crimes'ac<strong>com</strong>plit sous vos yeux, et vous détournez le regard?


Êtes-vous une épouse? une chrétienne? une mère?"Elle sanglotait: "Que voulez-vous que je fasse?"Il répliqua: "Tout plutôt que <strong>de</strong> permettre cette infamie.Tout, vous dis-je. Quittez-le. Fuyez cette maison souillée."Elle dit: "Mais je n'ai pas d'argent, monsieur l'abbé; etpuis je suis sans courage, maintenant; et puis <strong>com</strong>mentpartir sans preuves? Je n'en ai même pas le droit."Le prêtre se leva, frémissant: "C'est la lâcheté qui vousconseille, madame, je vous croyais autre. Vous êtesindigne <strong>de</strong> la miséricor<strong>de</strong> <strong>de</strong> Dieu!"Elle tomba à ses genoux: "Oh! je vous en prie, nem'abandonnez pas, conseillez-moi!"Il prononça d'une voix brève: "Ouvrez les yeux <strong>de</strong> M. <strong>de</strong>Fourville. C'est à lui qu'il appartient <strong>de</strong> rompre cetteliaison."À cette pensée une épouvante la saisit: "Mais il les tuerait,monsieur l'abbé! Et je <strong>com</strong>mettrais une dénonciation! Oh!pas cela, jamais!"Alors, il leva la main <strong>com</strong>me pour la maudire, toutsoulevé <strong>de</strong> colère: "Restez dans votre honte et dans votrecrime; car vous êtes plus coupable qu'eux. Vous êtesl'épouse <strong>com</strong>plaisante! Je n'ai plus rien à faire ici."Et il s'en alla, si furieux que tout son corps tremblait.Elle le suivit éperdue, prête à cé<strong>de</strong>r, <strong>com</strong>mençant àpromettre. Mais il <strong>de</strong>meurait vibrant d'indignation,marchant à pas rapi<strong>de</strong>s en secouant <strong>de</strong> rage son grandparapluie bleu presque aussi haut que lui.Il aperçut Julien <strong>de</strong>bout près <strong>de</strong> la barrière, dirigeant <strong>de</strong>s


travaux d'ébranchage; alors il tourna à gauche pourtraverser la ferme <strong>de</strong>s Couillard; et il répétait: "Laissezmoi,madame, je n'ai plus rien à vous dire."Juste sur son chemin, au milieu <strong>de</strong> la cour, un tasd'enfants, ceux <strong>de</strong> la maison et ceux <strong>de</strong>s voisins attroupésautour <strong>de</strong> la loge <strong>de</strong> la chienne Mirza, contemplaientcurieusement quelque chose, avec une attentionconcentrée et muette. Au milieu d'eux le baron, les mains<strong>de</strong>rrière le dos, regardait aussi avec curiosité. On eût ditun maître d'école. Mais, quand il vit <strong>de</strong> loin le prêtre, ils'en alla pour éviter <strong>de</strong> le rencontrer, <strong>de</strong> le saluer, <strong>de</strong> luiparler.Jeanne disait, suppliante: "Laissez-moi quelques jours,monsieur l'abbé, et revenez au château. Je vous raconteraice que j'aurai pu faire, et ce que j'aurai préparé; et nousaviserons."Ils arrivaient alors auprès du groupe <strong>de</strong>s enfants; et le curés'approcha pour voir ce qui les intéressait ainsi. C'était lachienne qui mettait bas. Devant sa niche cinq petitsgrouillaient déjà autour <strong>de</strong> la mère qui les léchait avectendresse, étendue sur le flanc, tout endolorie. Au momentoù le prêtre se penchait, la bête crispée s'allongea et unsixième petit toutou parut. Tous les galopins alors, saisis<strong>de</strong> joie, se mirent à crier en battant <strong>de</strong>s mains: "En v'làencore un, en v'là encore un!" C'était un jeu pour eux, unjeu naturel où rien d'impur n'entrait. Ils contemplaientcette naissance <strong>com</strong>me ils auraient regardé tomber <strong>de</strong>spommes.


L'abbé Tolbiac <strong>de</strong>meura d'abord stupéfait, puis, saisid'une fureur irrésistible, il leva son grand parapluie et semit à frapper dans le tas <strong>de</strong>s enfants sur les têtes, <strong>de</strong> toutesa force. Les galopins effarés s'enfuirent à toutes jambes;et il se trouva subitement en face <strong>de</strong> la chienne en gésinequi s'efforçait <strong>de</strong> se lever. Mais il ne la laissa pas même sedresser sur ses pattes, et, la tête perdue, il <strong>com</strong>mença àl'assommer à tour <strong>de</strong> bras. Enchaînée, elle ne pouvaits'enfuir, et gémissait affreusement en se débattant sous lescoups. Il cassa son parapluie. Alors, les mains vi<strong>de</strong>s, ilmonta <strong>de</strong>ssus, la piétinant avec frénésie, la pilant,l'écrasant. Il lui fit mettre au mon<strong>de</strong> un <strong>de</strong>rnier petit quijaillit sous la pression; et il acheva, d'un talon forcené, lecorps saignant qui remuait encore au milieu <strong>de</strong>s nouveaunéspiaulants, aveugles et lourds, cherchant déjà lesmamelles.Jeanne s'était sauvée; mais le prêtre soudain se sentit prisau cou, un soufflet fit sauter son tricorne; et le baron,exaspéré, l'emporta jusqu'à la barrière et le jeta sur laroute.Quand M. Le Perthuis se retourna, il aperçut sa fille àgenoux, sanglotant au milieu <strong>de</strong>s petits chiens et lesrecueillant dans sa jupe. Il revint vers elle à grands pas, engesticulant, et il criait: "Le voilà, le voilà, l'homme ensoutane! L'as-tu vu, maintenant?”Les fermiers étaient accourus, tout le mon<strong>de</strong> regardait labête éventrée; et la mère Couillard déclara: "C'est-ilpossible d'être sauvage <strong>com</strong>me ça!"


Mais Jeanne avait ramassé les sept petits et prétendait lesélever.On essaya <strong>de</strong> leur donner du lait: trois moururent lelen<strong>de</strong>main. Alors le père Simon courut le pays pourdécouvrir une chienne allaitant. Il n'en trouva pas, mais ilrapporta une chatte en affirmant qu'elle ferait l'affaire. Ontua donc trois autres petits et on confia le <strong>de</strong>rnier à cettenourrice d'une autre race. Elle l'adopta immédiatement, etlui tendit sa mamelle en se couchant sur le côté.Pour qu'il n'épuisât point sa mère adoptive, on sevra lechien quinze jours après, et Jeanne se chargea <strong>de</strong> lenourrir elle-même au biberon. Elle l'avait nommé Toto. Lebaron changea son nom d'autorité, et le baptisa"Massacre".Le prêtre ne revint pas, mais, le dimanche suivant, il lançadu haut <strong>de</strong> la chaire <strong>de</strong>s imprécations, <strong>de</strong>s malédictions et<strong>de</strong>s menaces contre le château, disant qu'il faut porter lefer rouge dans les plaies, anathématisant le baron qui s'enamusa, et marquant d'une allusion voilée, encore timi<strong>de</strong>,les nouvelles amours <strong>de</strong> Julien. Le vi<strong>com</strong>te fut exaspéré,mais la crainte d'un scandale affreux éteignit sa colère.Alors, <strong>de</strong> prône en prône, le prêtre continua l'annonce <strong>de</strong>sa vengeance, prédisant que l'heure <strong>de</strong> Dieu approchait,que tous ses ennemis seraient frappés.Julien écrivit à l'archevêque une lettre respectueuse maisénergique. L'abbé Tolbiac fut menacé d'une disgrâce. Il setut.On le rencontrait maintenant faisant <strong>de</strong> longues courses


solitaires, à pas allongés, avec un air exalté. Gilberte etJulien dans leurs promena<strong>de</strong>s à cheval l'apercevaient àtout moment, parfois au loin <strong>com</strong>me un point noir au boutd'une plaine ou sur le bord <strong>de</strong> la falaise, parfois lisant sonbréviaire dans quelque étroit vallon où ils allaient entrer.Ils tournaient bri<strong>de</strong> alors pour ne point passer près <strong>de</strong> lui.Le printemps était venu, ravivant leur amour, les jetantchaque jour aux bras l'un <strong>de</strong> l'autre, tantôt ici, tantôt là,sous tout abri où les portaient leurs courses.Comme les feuilles <strong>de</strong>s arbres étaient encore claires, etl'herbe humi<strong>de</strong>, et qu'ils ne pouvaient, ainsi qu'au coeur <strong>de</strong>l'été, s'enfoncer dans les taillis <strong>de</strong>s bois, ils avaient adoptéle plus souvent, pour cacher leurs étreintes, la cabaneambulante d'un berger, abandonnée <strong>de</strong>puis l'automne ausommet <strong>de</strong> la côte <strong>de</strong> Vaucotte.Elle restait là toute seule, haute sur ses roues, à cinq centsmètres <strong>de</strong> la falaise, juste au point où <strong>com</strong>mençait la<strong>de</strong>scente rapi<strong>de</strong> du vallon. Ils ne pouvaient être surpris<strong>de</strong>dans, car ils dominaient la plaine; et les chevauxattachés aux brancards attendaient qu'ils fussent las <strong>de</strong>baisers.Mais voilà qu'un jour, au moment où ils quittaient cerefuge, ils aperçurent l'abbé Tolbiac assis presque cachédans les joncs marins <strong>de</strong> la côte. "Il faudra laisser noschevaux dans le ravin, dit Julien, ils pourraient nousdénoncer <strong>de</strong> loin." Et ils prirent l'habitu<strong>de</strong> d'attacher lesbêtes dans un repli du val plein <strong>de</strong> broussailles.Puis un soir, <strong>com</strong>me ils rentraient tous <strong>de</strong>ux à la Vrillette


où ils <strong>de</strong>vaient dîner avec le <strong>com</strong>te, ils rencontrèrent lecuré d'Étouvent qui sortait du château. Il se rangea pourles laisser passer; et salua sans qu'ils rencontrassent sesyeux.<strong>Un</strong>e inquiétu<strong>de</strong> les saisit qui se dissipa bientôt.Or Jeanne, un après-midi, lisait auprès du feu par ungrand coup <strong>de</strong> vent (c'était au <strong>com</strong>mencement <strong>de</strong> mai),quand elle aperçut soudain le <strong>com</strong>te <strong>de</strong> Fourville qui s'envenait à pied et si vite qu'elle crut un malheur arrivé.Elle <strong>de</strong>scendit vivement pour le recevoir et, quand elle futen face <strong>de</strong> lui, elle le pensa <strong>de</strong>venu fou. Il était coifféd'une grosse casquette fourrée qu'il ne portait que chez lui,vêtu <strong>de</strong> sa blouse <strong>de</strong> chasse, et si pâle que sa moustacherousse, qui ne tranchait point d'ordinaire sur son teintcoloré, semblait une flamme. Et ses yeux étaient hagards,roulaient, <strong>com</strong>me vi<strong>de</strong>s <strong>de</strong> pensée.Il balbutia: "Ma femme est ici, n'est-ce pas?" Jeanne,perdant la tête, répondit: "Mais non, je ne l'ai point vueaujourd'hui."Alors il s'assit, <strong>com</strong>me si ses jambes se fussent brisées, ilôta sa coiffure et s'essuya le front avec son mouchoir,plusieurs fois, par un geste machinal; puis se relevantd'une secousse, il s'avança vers la jeune femme, les <strong>de</strong>uxmains tendues, la bouche ouverte, prêt à parler, à luiconfier quelque affreuse douleur; puis il s'arrêta, laregarda fixement, prononça dans une sorte <strong>de</strong> délire:"Mais c'est votre mari... vous aussi..." Et il s'enfuit du côté<strong>de</strong> la mer.


Jeanne courut pour l'arrêter, l'appelant, l'implorant, lecoeur crispé <strong>de</strong> terreur, pensant: "Il sait tout! que va-t-ilfaire? Oh! pourvu qu'il ne les trouve point!"Mais elle ne le pouvait atteindre, et il ne l'écoutait pas. Ilallait <strong>de</strong>vant lui sans hésiter, sûr <strong>de</strong> son but. Il franchit lefossé, puis enjambant les joncs marins à pas <strong>de</strong> géant, ilgagna la falaise.Jeanne, <strong>de</strong>bout sur le talus planté d'arbres, le suivitlongtemps <strong>de</strong>s yeux; puis, le perdant <strong>de</strong> vue, elle rentra,torturée d'angoisse.Il avait tourné vers la droite, et s'était mis à courir. La merhouleuse roulait ses vagues; les gros nuages tout noirsarrivaient d'une vitesse folle, passaient, suivis par d'autres;et chacun d'eux criblait la côte d'une averse furieuse. Levent sifflait, geignait, rasait l'herbe, couchait les jeunesrécoltes, emportait, pareils à <strong>de</strong>s flocons d'écume, <strong>de</strong>grands oiseaux blancs qu'il entraînait au loin dans lesterres.Les grains, qui se succédaient, fouettaient le visage du<strong>com</strong>te, trempaient ses joues et ses moustaches où l'eauglissait, emplissaient <strong>de</strong> bruit ses oreilles et son coeur <strong>de</strong>tumulte.Là-bas, <strong>de</strong>vant lui, le val <strong>de</strong> Vaucotte ouvrait sa gorgeprofon<strong>de</strong>. Rien jusque-là qu'une hutte <strong>de</strong> berger auprèsd'un parc à moutons vi<strong>de</strong>. Deux chevaux étaient attachésaux brancards <strong>de</strong> la maison roulante. - Que pouvait-oncraindre par cette tempête?Dès qu'il les eut aperçus, le <strong>com</strong>te se coucha contre terre,


puis il se traîna sur les mains et sur les genoux, semblableà une sorte <strong>de</strong> monstre avec son grand corps souillé <strong>de</strong>boue et sa coiffure en poil <strong>de</strong> bête. Il rampa jusqu'à lacabane solitaire et se cacha <strong>de</strong>ssous pour n'être pointdécouvert par les fentes <strong>de</strong>s planches.Les chevaux, l'ayant vu, s'agitaient. Il coupa lentementleurs bri<strong>de</strong>s avec son couteau qu'il tenait ouvert à la mainet une bourrasque étant survenue, les animaux s'enfuirentharcelés par la grêle qui cinglait le toit penché <strong>de</strong> lamaison <strong>de</strong> bois, la faisant trembler sur ses roues.Le <strong>com</strong>te alors, redressé sur les genoux, colla son oeil aubas <strong>de</strong> la porte, en regardant <strong>de</strong>dans.Il ne bougeait plus; il semblait attendre. <strong>Un</strong> temps assezlong s'écoula; et tout à coup il se releva, fangeux <strong>de</strong> la têteaux pieds. Avec un geste forcené il poussa le verrou quifermait l'auvent au-<strong>de</strong>hors, et, saisissant les brancards, ilse mit à secouer cette niche <strong>com</strong>me s'il eût voulu la briseren pièces. Puis soudain, il s'attela, pliant sa haute tailledans un effort désespéré, tirant <strong>com</strong>me un boeuf, ethaletant; et il entraîna, vers la pente rapi<strong>de</strong>, la maisonvoyageuse et ceux qu'elle enfermait.Ils criaient là-<strong>de</strong>dans, heurtant la cloison du poing, ne<strong>com</strong>prenant pas ce qui leur arrivait.Lorsqu'il fut en haut <strong>de</strong> la <strong>de</strong>scente, il lâcha la légère<strong>de</strong>meure qui se mit à rouler sur la côte inclinée.Elle précipitait sa course, emportée follement, allanttoujours plus vite, sautant, trébuchant <strong>com</strong>me une bête,battant la terre <strong>de</strong> ses brancards.


<strong>Un</strong> <strong>vie</strong>ux mendiant, blotti dans un fossé, la vit passer d'unélan sur sa tête; et il entendit <strong>de</strong>s cris affreux poussés dansle coffre <strong>de</strong> bois.Tout à coup elle perdit une roue arrachée d'un heurt,s'abattit sur le flanc et se remit à dévaler <strong>com</strong>me uneboule, <strong>com</strong>me une maison déracinée dégringolerait dusommet d'un mont. Puis, arrivant au rebord du <strong>de</strong>rnierravin, elle bondit en décrivant une courbe, et, tombant aufond, s'y creva <strong>com</strong>me un oeuf.Dès qu'elle se fut brisée sur le sol <strong>de</strong> pierre, le <strong>vie</strong>uxmendiant, qui l'avait vue passer, <strong>de</strong>scendit à petits pas àtravers les ronces; et, mû par une pru<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> paysan,n'osant approcher du coffre éventré, il alla jusqu'à la fermevoisine annoncer l'acci<strong>de</strong>nt.On accourut; on souleva les débris; on aperçut <strong>de</strong>ux corps.Ils étaient meurtris, broyés, saignants. L'homme avait lefront ouvert et toute la face écrasée. La mâchoire <strong>de</strong> lafemme pendait, détachée dans un choc; et leurs membrescassés étaient mous <strong>com</strong>me s'il n'y avait plus d'os sous lachair.On les reconnut cependant; et on se mit à raisonnerlonguement sur les causes <strong>de</strong> ce malheur."Qué qui faisaient dans c'té cahute?" dit une femme.Alors, le <strong>vie</strong>ux pauvre raconta qu'ils s'étaientapparemment réfugiés là-<strong>de</strong>dans pour se mettre à l'abrid'une bourrasque, et que le vent furieux avait dû chavireret précipiter la cabane. Et il expliquait que lui-même allaits'y cacher quand il avait vu les chevaux attachés aux


ancards, et <strong>com</strong>pris par là que la place était occupée.Il ajouta d'un air satisfait: "Sans ça, c'est moi qu'j'ypassais." <strong>Un</strong>e voix dit: "Ça aurait-il pas mieux valu?"Alors, le bonhomme se mit dans une colère terrible:"Pourquoi qu'ça aurait mieux valu? Parce qu'je sieuspauvre et qu'i sont riches! Guettez-les, à c't'heure..." Et,tremblant, déguenillé, ruisselant d'eau, sordi<strong>de</strong> avec sabarbe mêlée et ses longs cheveux coulant du chapeaudéfoncé, il montrait les <strong>de</strong>ux cadavres du bout <strong>de</strong> sonbâton crochu; et il déclara: "J'sommes tous égaux, là<strong>de</strong>vant."Mais d'autres paysans étaient venus, et regardaient <strong>de</strong>coin, d'un oeil inquiet, sournois, effrayé, égoïste et lâche.Puis on délibéra sur ce qu'on ferait; et il fut décidé, dansl'espoir d'une ré<strong>com</strong>pense, que les corps seraient reportésaux châteaux. On attela donc <strong>de</strong>ux carrioles. Mais unenouvelle difficulté surgit. Les uns voulaient simplementgarnir <strong>de</strong> paille le fond <strong>de</strong>s voitures; les autres étaientd'avis d'y placer <strong>de</strong>s matelas par convenance.La femme qui avait déjà parlé cria: "Mais y s'ront pleinsd'sang, ces matelas, qu'y faudra les r'laver à l'ieau <strong>de</strong>javelle."Alors, un gros fermier à face réjouie répondit: "Y lespaieront donc. Plus qu'ça vaudra, plus qu'ça sera cher."L'argument fut décisif.Et les <strong>de</strong>ux carrioles, haut perchées sur <strong>de</strong>s roues sansressorts, partirent au trot, l'une à droite, l'autre à gauche,secouant et ballottant à chaque cahot <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s ornières


ces restes d'êtres qui s'étaient étreints et qui ne serencontreraient plus.Le <strong>com</strong>te, dès qu'il avait vu rouler la cabane sur la dure<strong>de</strong>scente, s'était enfui <strong>de</strong> toute la vitesse <strong>de</strong> ses jambes àtravers la pluie et les bourrasques. Il courut ainsi pendantplusieurs heures, coupant les routes, sautant les talus,crevant les haies; et il était rentré chez lui à la tombée dujour, sans savoir <strong>com</strong>ment.Les domestiques effarés l'attendaient et lui annoncèrentque les <strong>de</strong>ux chevaux venaient <strong>de</strong> revenir sans cavaliers,celui <strong>de</strong> Julien ayant suivi l'autre.Alors M. <strong>de</strong> Fourville chancela; et d'une voix entrecoupée:"Il leur sera arrivé quelque acci<strong>de</strong>nt par ce temps affreux.Que tout le mon<strong>de</strong> se mette à leur recherche.”Il repartit lui-même; mais, dès qu'il fut hors <strong>de</strong> vue, il secacha sous une ronce, guettant la route par où allaitrevenir morte, ou mourante, ou peut-être estropiée,défigurée à jamais, celle qu'il aimait encore d'une passionsauvage.Et bientôt, une carriole passa <strong>de</strong>vant lui, qui portaitquelque chose d'étrange.Elle s'arrêta <strong>de</strong>vant le château, puis entra. C'était cela, oui,c'était Elle; mais une angoisse effroyable le cloua surplace, une peur horrible <strong>de</strong> savoir, une épouvante <strong>de</strong> lavérité; et il ne remuait plus, blotti <strong>com</strong>me un lièvre,tressaillant au moindre bruit.Il attendit une heure, <strong>de</strong>ux heures peut-être. La carriole nesortait pas. Il se dit que sa femme expirait; et la pensée <strong>de</strong>


la voir, <strong>de</strong> rencontrer son regard, l'emplit d'une tellehorreur, qu'il craignit soudain d'être découvert dans sacachette et forcé <strong>de</strong> rentrer pour assister à cette agonie, etqu'il s'enfuit encore jusqu'au milieu <strong>de</strong>s bois. Alors, toutà coup, il réfléchit qu'elle avait peut-être besoin <strong>de</strong>secours, que personne sans doute ne pouvait la soigner; etil revint en courant éperdument.Il rencontra, en rentrant, son jardinier et lui cria: "Ehbien?" L'homme n'osait pas répondre. Alors, M. <strong>de</strong>Fourville hurlant presque: "Est-elle morte?" Et le serviteurbalbutia: "Oui, monsieur le <strong>com</strong>te."Il ressentit un soulagement immense. <strong>Un</strong> calme brusqueentra dans son sang et dans ses muscles vibrants; et ilmonta d'un pas ferme les marches <strong>de</strong> son grand perron.L'autre carriole avait gagné les Peuples. Jeanne <strong>de</strong> loinl'aperçut, vit le matelas, <strong>de</strong>vina qu'un corps gisait <strong>de</strong>ssus,et <strong>com</strong>prit tout. Son émotion fut si vive qu'elle s'affaissasans connaissance.Quand elle reprit ses sens, son père lui tenait la tête et luimouillait les tempes <strong>de</strong> vinaigre. Il <strong>de</strong>manda en hésitant:"Tu sais?..." Elle murmura: "Oui, père." Mais, quand ellevoulut se lever, elle ne le put tant elle souffrait.Le soir même elle accoucha d'un enfant mort: d'une fille.Elle ne vit rien <strong>de</strong> l'enterrement <strong>de</strong> Julien; elle n'en sutrien. Elle s'aperçut seulement au bout d'un jour ou <strong>de</strong>uxque tante Lison était revenue; et, dans les cauchemarsfiévreux qui la hantaient, elle cherchait obstinément à serappeler <strong>de</strong>puis quand la <strong>vie</strong>ille fille était repartie <strong>de</strong>s


Peuples, à quelle époque, dans quelles circonstances. Ellen'y pouvait parvenir, même en ses heures <strong>de</strong> lucidité, sûreseulement qu'elle l'avait vue après la mort <strong>de</strong> petite mère.XIElle <strong>de</strong>meura trois mois dans sa chambre, <strong>de</strong>venue sifaible et si pâle qu'on la croyait et qu'on la disait perdue.Puis peu à peu elle se ranima. Petit père et tante Lison nela quittaient pas, installés tous <strong>de</strong>ux aux Peuples. Elleavait gardé <strong>de</strong> cette secousse une maladie nerveuse; lemoindre bruit la faisait défaillir, et elle tombait en <strong>de</strong>longues syncopes provoquées par les causes les plusinsignifiantes. Jamais elle n'avait <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> détails surla mort <strong>de</strong> Julien. Que lui importait? N'en savait-elle pasassez? Tout le mon<strong>de</strong> croyait à un acci<strong>de</strong>nt, mais elle nes'y trompait pas; et elle gardait en son coeur ce secret quila torturait: la connaissance <strong>de</strong> l'adultère, et la vision <strong>de</strong>cette brusque et terrible visite du <strong>com</strong>te, le jour <strong>de</strong> lacatastrophe.Voilà que maintenant son âme était pénétrée par <strong>de</strong>ssouvenirs attendris, doux et mélancoliques, <strong>de</strong>s courtesjoies d'amour que lui avait autrefois données son mari.Elle tressaillait à tout moment à <strong>de</strong>s réveils inattendus <strong>de</strong>sa mémoire; et elle le revoyait tel qu'il avait été en cesjours <strong>de</strong> fiançailles, et tel aussi qu'elle l'avait chéri en sesseules heures <strong>de</strong> passion écloses sous le grand soleil <strong>de</strong> la


Corse. Tous les défauts diminuaient, toutes les duretésdisparaissaient, les infidélités elles-mêmes s'atténuaientmaintenant dans l'éloignement grandissant du tombeaufermé. Et Jeanne, envahie par une sorte <strong>de</strong> vague gratitu<strong>de</strong>posthume pour cet homme qui l'avait tenue en ses bras,pardonnait les souffrances passées pour ne songer qu'auxmoments heureux. Puis le temps marchant toujours et lesmois tombant sur les mois poudrèrent d'oubli, <strong>com</strong>med'une poussière accumulée, toutes ses réminiscences et sesdouleurs; et elle se donna tout entière à son fils.Il <strong>de</strong>vint l'idole, l'unique pensée <strong>de</strong>s trois êtres réunisautour <strong>de</strong> lui; et il régnait en <strong>de</strong>spote. <strong>Un</strong>e sorte <strong>de</strong>jalousie se déclara même entre ces trois esclaves qu'ilavait, Jeanne regardant nerveusement les grands baisersdonnés au baron après les séances <strong>de</strong> cheval sur un genou.Et tante Lison négligée par lui <strong>com</strong>me elle l'avait toujoursété par tout le mon<strong>de</strong>, traitée parfois en bonne par cemaître qui ne parlait guère encore, s'en allait pleurer danssa chambre en <strong>com</strong>parant les insignifiantes caressesmendiées par elle et obtenues à peine aux étreintes qu'ilgardait pour sa mère et pour son grand-père.Deux années tranquilles, sans aucun événement, passèrentdans la préoccupation incessante <strong>de</strong> l'enfant. Au<strong>com</strong>mencement du troisième hiver, on décida qu'on iraithabiter Rouen jusqu'au printemps; et toute la familleémigra. Mais, en arrivant dans l'ancienne maisonabandonnée et humi<strong>de</strong>, Paul eut une bronchite si gravequ'on craignit une pleurésie; et les trois parents éperdus


déclarèrent qu'il ne pouvait se passer <strong>de</strong> l'air <strong>de</strong>s Peuples.On l'y ramena dès qu'il fut guéri.Alors <strong>com</strong>mença une série d'années monotones et douces.Toujours ensemble autour du petit, tantôt dans sachambre, tantôt dans le grand salon, tantôt dans le jardin,ils s'extasiaient sur ses bégaiements, sur ses expressionsdrôles, sur ses gestes.Sa mère l'appelait Paulet par câlinerie, il ne pouvaitarticuler ce mot et le prononçait Poulet, ce qui éveillait<strong>de</strong>s rires interminables. Le surnom <strong>de</strong> Poulet lui resta. Onne le désignait plus autrement.Comme il grandissait vite, une <strong>de</strong>s passionnantesoccupations <strong>de</strong>s trois parents que le baron appelait "sestrois mères" était <strong>de</strong> mesurer sa taille.On avait tracé sur le lambris contre la porte du salon unesérie <strong>de</strong> petits traits au canif indiquant <strong>de</strong> mois en mois sacroissance. Cette échelle, baptisée "échelle <strong>de</strong> Poulet",tenait une place considérable dans l'existence <strong>de</strong> tout lemon<strong>de</strong>.Puis un nouvel individu vint jouer un rôle important dansla famille, le chien "Massacre", négligé par Jeannepréoccupée uniquement <strong>de</strong> son fils. Nourri par Ludivineet logé dans un <strong>vie</strong>ux baril <strong>de</strong>vant l'écurie, il vivaitsolitaire, toujours à la chaîne.Paul un matin le remarqua, et se mit à crier pour allerl'embrasser. On l'y conduisit avec <strong>de</strong>s craintes infinies. Lechien fit fête à l'enfant qui beugla quand on voulut lesséparer. Alors Massacre fut lâché et installé dans la


maison. Il <strong>de</strong>vint l'inséparable <strong>de</strong> Paul, l'ami <strong>de</strong> tous lesinstants. Ils se roulaient ensemble, dormaient côte à côtesur le tapis. Puis bientôt Massacre coucha dans le lit <strong>de</strong>son camara<strong>de</strong> qui ne consentait plus à le quitter. Jeanne sedésolait parfois à cause <strong>de</strong>s puces; et tante Lison envoulait au chien <strong>de</strong> prendre une si grosse part <strong>de</strong>l'affection du petit, <strong>de</strong> l'affection volée par cette bête, luisemblait-il, <strong>de</strong> l'affection qu'elle aurait tant désirée.De rares visites étaient échangées avec les Briseville et lesCoutelier. Le maire et le mé<strong>de</strong>cin troublaient seuls lasolitu<strong>de</strong> du <strong>vie</strong>ux château. Jeanne, <strong>de</strong>puis le meurtre <strong>de</strong> lachienne et les soupçons que lui avait inspirés le prêtre lors<strong>de</strong> la mort horrible <strong>de</strong> la <strong>com</strong>tesse et <strong>de</strong> Julien, n'entraitplus à l'église, irritée contre le Dieu qui pouvait avoir <strong>de</strong>pareils ministres.L'abbé Tolbiac, <strong>de</strong> temps à autre, anathématisait en <strong>de</strong>sallusions directes le château hanté par l'Esprit du Mal,l'Esprit d'Éternelle Révolte, l'Esprit d'Erreur et <strong>de</strong>Mensonge, l'Esprit d'Iniquité, l'Esprit <strong>de</strong> Corruption etd'Impureté. Il désignait ainsi le baron.Son église d'ailleurs était désertée; et, quand il allait lelong <strong>de</strong>s champs où les laboureurs poussaient leurcharrue, les paysans ne s'arrêtaient pas pour lui parler, nese détournaient point pour le saluer. Il passait en outrepour sorcier, parce qu'il avait chassé le démon d'unefemme possédée. Il connaissait, disait-on, <strong>de</strong>s parolesmystérieuses pour écarter les sorts, qui n'étaient, selon lui,que <strong>de</strong>s espèces <strong>de</strong> farces <strong>de</strong> Satan. Il imposait les mains


aux vaches qui donnaient du lait bleu ou qui portaient laqueue en cercle, et par quelques mots inconnus il faisaitretrouver les objets perdus.Son esprit étroit et fanatique s'adonnait avec passion àl'étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s livres religieux contenant l'histoire <strong>de</strong>sapparitions du Diable sur la terre, les diversesmanifestations <strong>de</strong> son pouvoir, ses influences occultes etvariées, toutes les ressources qu'il avait, et les toursordinaires <strong>de</strong> ses ruses. Et <strong>com</strong>me il se croyait appeléparticulièrement à <strong>com</strong>battre cette Puissance mystérieuseet fatale, il avait appris toutes les formules d'exorcismeindiquées dans les manuels ecclésiastiques.Il croyait sans cesse sentir errer dans l'ombre le MalinEsprit; et la phrase latine revenait à tout moment sur seslèvres: Sicut leo rugiens circuit quaerens quem <strong>de</strong>voret.Alors une crainte se répandit, une terreur <strong>de</strong> sa forcecachée. Ses confrères eux-mêmes, prêtres ignorants <strong>de</strong>scampagnes, pour qui Belzébuth est article <strong>de</strong> foi, qui,troublés par les prescriptions minutieuses <strong>de</strong>s rites en cas<strong>de</strong> manifestation <strong>de</strong> cette puissance du mal, en arrivent àconfondre la religion avec la magie, considéraient l'abbéTolbiac <strong>com</strong>me un peu sorcier; et ils le respectaient autantpour le pouvoir obscur qu'ils lui supposaient que pourl'inattaquable austérité <strong>de</strong> sa <strong>vie</strong>.Quand il rencontrait Jeanne, il ne la saluait pas.Cette situation inquiétait et désolait tante Lison, qui ne<strong>com</strong>prenait point, en son âme craintive <strong>de</strong> <strong>vie</strong>ille fille,qu'on n'allât pas à l'église. Elle était pieuse sans doute,


sans doute elle se confessait et <strong>com</strong>muniait; maispersonne ne le savait, ne cherchait à le savoir.Quand elle se trouvait seule, toute seule avec Paul, elle luiparlait, tout bas, du bon Dieu. Il l'écoutait à peu prèsquand elle lui racontait les histoires miraculeuses <strong>de</strong>spremiers temps du mon<strong>de</strong>; mais, quand elle lui disait qu'ilfaut aimer, beaucoup, beaucoup le bon Dieu, il répondaitparfois: "Où qu'il est, tante?" Alors elle montrait le cielavec son doigt: "Là-haut, Poulet, mais il ne faut pas ledire. "Elle avait peur du baron.Mais un jour Poulet lui déclara: "Le bon Dieu, il estpartout, mais il est pas dans l'église." Il avait parlé à songrand-père <strong>de</strong>s révélations mystérieuses <strong>de</strong> tante.L'enfant prenait dix ans; sa mère semblait en avoirquarante. Il était fort, turbulent, hardi pour grimper dansles arbres, mais il ne savait pas grand-chose. Les leçonsl'ennuyant, il les interrompait tout <strong>de</strong> suite. Et, toutes lesfois que le baron le retenait un peu longtemps <strong>de</strong>vant unlivre, Jeanne aussitôt arrivait, disant: "Laisse-le donc jouermaintenant. Il ne faut pas le fatiguer, il est si jeune." Pourelle, il avait toujours six mois ou un an. C'est à peine sielle se rendait <strong>com</strong>pte qu'il marchait, courait, parlait<strong>com</strong>me un petit homme; et elle vivait dans une peurconstante qu'il ne tombât, qu'il n'eût froid, qu'il n'eûtchaud en s'agitant, qu'il ne mangeât trop pour sonestomac, ou trop peu pour sa croissance.Quand il eut douze ans, une grosse difficulté surgit; celle<strong>de</strong> la première <strong>com</strong>munion.


Lise un matin vint trouver Jeanne et lui représenta qu'onne pouvait laisser plus longtemps le petit sans instructionreligieuse et sans remplir ses premiers <strong>de</strong>voirs. Elleargumenta <strong>de</strong> toutes les façons, invoquant mille raisons,et, avant tout, l'opinion <strong>de</strong>s gens qu'ils voyaient. La mère,troublée, indécise, hésitait, affirmant qu'on pouvaitattendre encore.Mais un mois plus tard, <strong>com</strong>me elle rendait une visite à lavi<strong>com</strong>tesse <strong>de</strong> Briseville, cette dame lui <strong>de</strong>manda parhasard: "C'est cette année sans doute que votre Paul vafaire sa première <strong>com</strong>munion." Et Jeanne, prise audépourvu, répondit: "Oui, madame." Ce simple mot ladécida, et, sans en rien confier à son père, elle pria Lise <strong>de</strong>conduire l'enfant au catéchisme.Pendant un mois tout alla bien; mais Poulet revint un soiravec la gorge enrouée. Et le len<strong>de</strong>main il toussait. Sa mèreaffolée l'interrogea, et elle apprit que le curé l'avait envoyéattendre la fin <strong>de</strong> la leçon à la porte <strong>de</strong> l'église dans lecourant d'air du porche, parce qu'il s'était mal tenu.Elle le garda donc chez elle et lui fit apprendre elle-mêmecet alphabet <strong>de</strong> la religion. Mais l'abbé Tolbiac, malgré lessupplications <strong>de</strong> Lison, refusa <strong>de</strong> l'admettre parmi les<strong>com</strong>muniants, <strong>com</strong>me étant insuffisamment instruit.Il en fut <strong>de</strong> même l'an suivant. Alors le baron exaspéréjura que l'enfant n'avait pas besoin <strong>de</strong> croire à cetteniaiserie, à ce symbole puéril <strong>de</strong> la transsubstantiation,pour être un honnête homme; et il fut décidé qu'il seraitélevé en chrétien, mais non pas en catholique pratiquant,


et qu'à sa majorité il <strong>de</strong>meurerait libre <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir ce qu'illui plairait.Et Jeanne, quelque temps après, ayant fait une visite auxBriseville, n'en reçut point en retour. Elle s'étonna,connaissant la méticuleuse politesse <strong>de</strong> ses voisins; maisla marquise <strong>de</strong> Coutelier lui révéla avec hauteur la raison<strong>de</strong> cette abstention.Se regardant, par la situation <strong>de</strong> son mari, et par son titrebien authentique, et par sa fortune considérable, <strong>com</strong>meune sorte <strong>de</strong> reine <strong>de</strong> la noblesse norman<strong>de</strong>, la marquisegouvernait en vraie reine, parlait en liberté, se montraitgracieuse ou cassante, selon les occasions, admonestait,redressait, félicitait à tout propos. Jeanne donc s'étantprésentée chez elle, cette dame, après quelques parolesglaciales, prononça d'un ton sec: "La société se divise en<strong>de</strong>ux classes: les gens qui croient en Dieu et ceux qui n'ycroient pas. Les uns, même les plus humbles, sont nosamis, nos égaux; les autres ne sont rien pour nous."Jeanne, sentant l'attaque, répliqua: "Mais ne peut-oncroire en Dieu sans fréquenter les églises?"La marquise répondit: "Non, madame; les fidèles vontprier Dieu dans son église <strong>com</strong>me on va trouver leshommes en leurs <strong>de</strong>meures.”Jeanne blessée reprit: "Dieu est partout, madame. Quantà moi qui crois, du fond du coeur, à sa bonté, je ne le sensplus présent quand certains prêtres se trouvent entre lui etmoi."La marquise se leva: "Le prêtre porte le drapeau <strong>de</strong>


l'Église, madame; quiconque ne suit pas le drapeau estcontre, lui, et contre nous."Jeanne s'était levée à son tour, frémissante: "Vous croyez,madame, au Dieu d'un parti. Moi, je crois au Dieu <strong>de</strong>shonnêtes gens."Elle salua et sortit.Les paysans aussi la blâmaient entre eux <strong>de</strong> n'avoir pointfait faire à Poulet sa première <strong>com</strong>munion. Ils n'allaientpoint aux offices, n'approchaient point <strong>de</strong>s sacrements, oubien ne les recevaient qu'à Pâques selon les prescriptionsformelles <strong>de</strong> l'Église; mais pour les mioches, c'était autrechose; et tous auraient reculé <strong>de</strong>vant l'audace d'élever unenfant hors <strong>de</strong> cette loi <strong>com</strong>mune, parce que la Religion,c'est la Religion.Elle vit bien cette réprobation, et s'indigna en son âme <strong>de</strong>toutes ces pactisations, <strong>de</strong> ces arrangements <strong>de</strong>conscience, <strong>de</strong> cette universelle peur <strong>de</strong> tout, <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong>lâcheté gîtée au fond <strong>de</strong> tous les coeurs, et parée, quan<strong>de</strong>lle se montre, <strong>de</strong> tant <strong>de</strong> masques respectables.Le baron prit la direction <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> Paul, et le mit aulatin. La mère n'avait plus qu'une re<strong>com</strong>mandation:"Surtout ne le fatigue pas", et elle rôdait, inquiète, près <strong>de</strong>la chambre aux leçons, petit père lui en ayant interditl'entrée parce qu'elle interrompait à tout instantl'enseignement pour <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r: "Tu n'as pas froid auxpieds, Poulet?" Ou bien: "Tu n'as pas mal à la tête,Poulet?" Ou bien pour arrêter le maître: "Ne le fais pastant parler, tu vas lui fatiguer la gorge."


Dès que le petit était libre, il <strong>de</strong>scendait jardiner avecmère et tante. Ils avaient maintenant un grand amour pourla culture <strong>de</strong> la terre; et tous trois plantaient <strong>de</strong>s jeunesarbres au printemps, semaient <strong>de</strong>s graines dont l'éclosionet la poussée les passionnaient, taillaient <strong>de</strong>s branches,coupaient <strong>de</strong>s fleurs pour faire <strong>de</strong>s bouquets.Le plus grand souci du jeune homme était la production<strong>de</strong>s sala<strong>de</strong>s. Il dirigeait quatre grands carrés du potager oùil élevait avec un soin extrême Laitues, Romaines,Chicorées, Barbes-<strong>de</strong>-capucin, Royales, toutes les espècesconnues <strong>de</strong> ces feuilles <strong>com</strong>estibles. Il bêchait, arrosait,sarclait, repiquait, aidé <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>ux mères qu'il faisaittravailler <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s femmes <strong>de</strong> journée. On les voyaitpendant <strong>de</strong>s heures entières à genoux dans les platesban<strong>de</strong>s,maculant leurs robes et leurs mains occupées àintroduire la racine <strong>de</strong>s jeunes plantes en <strong>de</strong>s trous qu'ellescreusaient d'un seul doigt piqué d'aplomb dans la terre.Poulet <strong>de</strong>venait grand, il atteignait quinze ans; et l'échelledu salon marquait un mètre cinquante-huit. Mais il restaitenfant d'esprit, ignorant, niais, étouffé par ces <strong>de</strong>ux jupeset ce <strong>vie</strong>il homme aimable qui n'était plus du siècle.<strong>Un</strong> soir enfin le baron parla du collège; et Jeanne aussitôtse mit à sangloter. Tante Lison effarée se tenait dans uncoin sombre.La mère répondait: "Qu'a-t-il besoin <strong>de</strong> tant savoir. Nousen ferons un homme <strong>de</strong>s champs, un gentilhommecampagnard. Il cultivera <strong>de</strong>s terres <strong>com</strong>me font beaucoup<strong>de</strong> nobles. Il vivra et <strong>vie</strong>illira heureux dans cette maison


où nous aurons vécu avant lui, où nous mourrons. Quepeut-on <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong> plus?"Mais le baron hochait la tête. "Que répondras-tu s'il <strong>vie</strong>ntte dire, lorsqu'il aura vingt-cinq ans: Je ne suis rien, je nesais rien par ta faute, par la faute <strong>de</strong> ton égoïsme maternel.Je me sens incapable <strong>de</strong> travailler, <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir quelqu'un,et pourtant je n'étais pas fait pour la <strong>vie</strong> obscure, humble,et triste à mourir, à laquelle ta tendresse imprévoyante m'acondamné."Elle pleurait toujours, implorant son fils. "Dis, Poulet, tune me reprocheras jamais <strong>de</strong> t'avoir trop aimé, n'est-cepas?"Et le grand enfant surpris promettait: "Non, maman.- Tu me le jures?- Oui, maman.- Tu veux rester ici, n'est-ce pas?- Oui, maman."Alors le baron parla ferme et haut: "Jeanne, tu n'as pas ledroit <strong>de</strong> disposer <strong>de</strong> cette <strong>vie</strong>. Ce que tu fais là est lâche etpresque criminel; tu sacrifies ton enfant à ton bonheurparticulier."Elle cacha sa figure dans ses mains, poussant <strong>de</strong>s sanglotsprécipités, et elle balbutiait dans ses larmes: "J'ai été simalheureuse... si malheureuse! Maintenant que je suistranquille avec lui, on me l'enlève... Qu'est- ce que je<strong>de</strong><strong>vie</strong>ndrai... toute seule... à présent?..."Son père se leva, vint s'asseoir auprès d'elle, la prit dansses bras. "Et moi, Jeanne?" Elle le saisit brusquement par


le cou, l'embrassa avec violence, puis, toute suffoquéeencore, elle articula au milieu d'étranglements: "Oui. Tuas raison... peut-être... petit père. J'étais folle, mais j'ai tantsouffert. Je veux bien qu'il aille au collège."Et, sans trop <strong>com</strong>prendre ce qu'on allait faire <strong>de</strong> lui,Poulet, à son tour, se mit à larmoyer.Alors ses trois mères l'embrassant, le câlinant,l'encouragèrent. Et lorsqu'on monta se coucher, tousavaient le coeur serré et tous pleurèrent dans leurs lits,même le baron qui s'était contenu.Il fut décidé qu'à la rentrée on mettrait le jeune homme aucollège du Havre; et il eut, pendant tout l'été, plus <strong>de</strong>gâteries que jamais.Sa mère gémissait souvent à la pensée <strong>de</strong> la séparation.Elle prépara son trousseau <strong>com</strong>me s'il allait entreprendreun voyage <strong>de</strong> dix ans; puis, un matin d'octobre, après unenuit sans sommeil, les <strong>de</strong>ux femmes et le baron montèrentavec lui dans la calèche qui partit au trot <strong>de</strong>s <strong>de</strong>uxchevaux.On avait déjà choisi, dans un autre voyage, sa place audortoir et sa place en classe. Jeanne, aidée <strong>de</strong> tante Lison,passa tout le jour à ranger les har<strong>de</strong>s dans la petite<strong>com</strong>mo<strong>de</strong>. Comme le meuble ne contenait pas le quart <strong>de</strong>ce qu'on avait apporté, elle alla trouver le proviseur pouren obtenir un second. L'économe fut appelé; il représentaque tant <strong>de</strong> linges et d'effets ne feraient que gêner sansservir jamais; et il refusa, au nom du règlement, <strong>de</strong> cé<strong>de</strong>rune autre <strong>com</strong>mo<strong>de</strong>. La mère désolée se résolut alors à


louer une chambre dans un petit hôtel voisin enre<strong>com</strong>mandant à l'hôtelier d'aller lui-même porter à Poulettout ce dont il aurait besoin, au premier appel <strong>de</strong> l'enfant.Puis on fit un tour sur la jetée pour regar<strong>de</strong>r sortir et entrerles navires.Le triste soir tomba sur la ville qui s'illuminait peu à peu.On entra pour dîner dans un restaurant. Aucun d'euxn'avait faim; et ils se regardaient d'un oeil humi<strong>de</strong> pendantque les plats défilaient <strong>de</strong>vant eux et s'en retournaientpresque pleins.Puis on se mit en marche lentement vers le collège. Desenfants <strong>de</strong> toutes les tailles arrivaient <strong>de</strong> tous les côtés,conduits par leurs familles ou par <strong>de</strong>s domestiques.Beaucoup pleuraient. On entendait un bruit <strong>de</strong> larmesdans la gran<strong>de</strong> cour à peine éclairée.Jeanne et Poulet s'étreignirent longtemps. Tante Lisonrestait <strong>de</strong>rrière, oubliée tout à fait et la figure dans sonmouchoir. Mais le baron, qui s'attendrissait, abrégea lesadieux en entraînant sa fille. La calèche attendait <strong>de</strong>vantla porte; ils montèrent <strong>de</strong>dans tous trois et s'enretournèrent dans la nuit vers les Peuples.Parfois un gros sanglot passait dans l'ombre.Le len<strong>de</strong>main Jeanne pleura jusqu'au soir. Le jour suivantelle fit atteler le phaéton et partit pour Le Havre. Pouletsemblait avoir déjà pris son parti <strong>de</strong> la séparation. Pour lapremière fois <strong>de</strong> sa <strong>vie</strong> il avait <strong>de</strong>s camara<strong>de</strong>s; et le désir<strong>de</strong> jouer le faisait frémir sur sa chaise au parloir.Jeanne revint ainsi tous les <strong>de</strong>ux jours, et le dimanche


pour les sorties. Ne sachant que faire pendant les classes,entre les récréations, elle <strong>de</strong>meurait assise au parloir,n'ayant ni la force ni le courage <strong>de</strong> s'éloigner du collège.Le proviseur la fit prier <strong>de</strong> monter chez lui, et il lui<strong>de</strong>manda <strong>de</strong> venir moins souvent. Elle ne tint pas <strong>com</strong>pte<strong>de</strong> cette re<strong>com</strong>mandation.Il la prévint alors que, si elle continuait à empêcher sonfils <strong>de</strong> jouer pendant les heures d'ébats, et <strong>de</strong> travailler enle troublant sans cesse, on se verrait forcé <strong>de</strong> le lui rendre;et le baron fut prévenu par un mot. Elle <strong>de</strong>meura doncgardée à vue aux Peuples, <strong>com</strong>me une prisonnière.Elle attendait chaque vacance avec plus d'anxiété que sonenfant.Et une inquiétu<strong>de</strong> incessante agitait son âme. Elle se mità rô<strong>de</strong>r par le pays, se promenant seule avec le chienMassacre pendant <strong>de</strong>s jours entiers, en rêvassant dans levi<strong>de</strong>. Parfois elle restait assise durant tout un après-midià regar<strong>de</strong>r la mer du haut <strong>de</strong> la falaise; parfois, elle<strong>de</strong>scendait jusqu'à Yport à travers le bois, refaisant <strong>de</strong>spromena<strong>de</strong>s anciennes dont le souvenir la poursuivait.Comme c'était loin, <strong>com</strong>me c'était loin, le temps où elleparcourait ce même pays, jeune fille, et grise <strong>de</strong> rêves.Chaque fois qu'elle revoyait son fils, il lui semblait qu'ilsavaient été séparés pendant dix ans. Il <strong>de</strong>venait homme <strong>de</strong>mois en mois; <strong>de</strong> mois en mois elle <strong>de</strong>venait une <strong>vie</strong>illefemme. Son père paraissait son frère, et tante Lison, quine <strong>vie</strong>illissait point, restée fanée dès son âge <strong>de</strong> vingt-cinqans, avait l'air d'une soeur aînée.


Poulet ne travaillait guère; il doubla sa quatrième. Latroisième alla tant bien que mal; mais il fallutre<strong>com</strong>mencer la secon<strong>de</strong>; et il se trouva en rhétoriquealors qu'il atteignait vingt ans.Il était <strong>de</strong>venu un grand garçon blond, avec <strong>de</strong>s favorisdéjà touffus et une apparence <strong>de</strong> moustaches. C'était luimaintenant qui venait aux Peuples chaque dimanche.Comme il prenait <strong>de</strong>puis longtemps <strong>de</strong>s leçonsd'équitation, il louait simplement un cheval et faisait laroute en <strong>de</strong>ux heures.Dès le matin Jeanne partait au-<strong>de</strong>vant <strong>de</strong> lui avec la tanteet le baron qui se courbait peu à peu et marchait ainsiqu'un petit <strong>vie</strong>ux, les mains rejointes <strong>de</strong>rrière son dos<strong>com</strong>me pour s'empêcher <strong>de</strong> tomber sur le nez.Ils allaient tout doucement le long <strong>de</strong> la route, s'asseyantparfois sur le fossé, et regardant au loin si on n'apercevaitpas encore le cavalier. Dès qu'il apparaissait <strong>com</strong>me unpoint noir sur la ligne blanche, les trois parents agitaientleurs mouchoirs; et il mettait son cheval au galop pourarriver <strong>com</strong>me un ouragan, ce qui faisait palpiter <strong>de</strong> peurJeanne et Lison et s'exalter le grand-père qui criait"Bravo" dans un enthousiasme d'impotent.Bien que Paul eût la tête <strong>de</strong> plus que sa mère, elle letraitait toujours <strong>com</strong>me un marmot, lui <strong>de</strong>mandant encore:"Tu n'as pas froid aux pieds, Poulet?" et, quand il sepromenait <strong>de</strong>vant le perron, après déjeuner, en fumant unecigarette, elle ouvrait la fenêtre pour lui crier: "Ne sors pasnu-tête, je t'en prie, tu vas attraper un rhume <strong>de</strong> cerveau."


Et elle frémissait d'inquiétu<strong>de</strong> quand il repartait à chevaldans la nuit: "Surtout ne va pas trop vite, mon petitPoulet, sois pru<strong>de</strong>nt, pense à ta pauvre mère qui seraitdésespérée s'il t'arrivait quelque chose."Mais voilà qu'un samedi matin elle reçut une lettre <strong>de</strong>Paul annonçant qu'il ne <strong>vie</strong>ndrait pas le len<strong>de</strong>main parceque <strong>de</strong>s amis avaient organisé une partie <strong>de</strong> plaisir àlaquelle il était invité.Elle fut torturée d'angoisse pendant toute la journée dudimanche <strong>com</strong>me sous la menace d'un malheur puis, lejeudi, n'y tenant plus, elle partit pour Le Havre.Il lui parut changé sans qu'elle se rendît <strong>com</strong>pte en quoi.Il semblait animé, parlait d'une voix plus mâle. Et soudainil lui dit, <strong>com</strong>me une chose toute naturelle: "Sais-tu,maman, puisque tu es venue aujourd'hui, je n'irai pas auxPeuples dimanche prochain, parce que nousre<strong>com</strong>mençons notre fête."Elle resta toute saisie, suffoquée <strong>com</strong>me s'il eût annoncéqu'il partait pour le Nouveau Mon<strong>de</strong>; puis, quand elle putenfin parler: "Oh! Poulet, qu'as-tu? dis-moi, que se passet-il?"Il se mit à rire et l'embrassa: "Mais rien <strong>de</strong> rien,maman. Je vais m'amuser, avec <strong>de</strong>s amis, c'est <strong>de</strong> monâge."Elle ne trouva pas un mot à répondre, et, quand elle futtoute seule dans la voiture, <strong>de</strong>s idées singulièresl'assaillirent. Elle ne l'avait plus reconnu son Poulet, sonpetit Poulet <strong>de</strong> jadis. Pour la première fois elle s'apercevaitqu'il était grand, qu'il n'était plus à elle, qu'il allait vivre


<strong>de</strong> son côté sans s'occuper <strong>de</strong>s <strong>vie</strong>ux. Il lui semblait qu'enun jour il s'était transformé. Quoi! c'était son fils, sonpauvre petit enfant qui lui faisait autrefois repiquer <strong>de</strong>ssala<strong>de</strong>s, ce fort garçon barbu dont la volonté s'affirmait!Et pendant trois mois Paul ne vint voir ses parents que <strong>de</strong>temps en temps, toujours hanté d'un désir évi<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>repartir au plus vite, cherchant chaque soir à gagner uneheure. Jeanne s'effrayait, et le baron sans cesse laconsolait répétant: "Laisse-le faire; il a vingt ans, cegarçon."Mais, un matin, un <strong>vie</strong>il homme assez mal vêtu <strong>de</strong>mandaen français d'Allemagne: "Matame la vi<strong>com</strong>tesse." Et,après beaucoup <strong>de</strong> saluts cérémonieux, il tira <strong>de</strong> sa pocheun portefeuille sordi<strong>de</strong> en déclarant: "Ché un bétit bapierbour fous", et il tendit, en le dépliant, un morceau <strong>de</strong>papier graisseux. Elle lut, relut, regarda le Juif, relutencore et <strong>de</strong>manda: "Qu'est-ce que cela veut dire?"L'homme, obséquieux, expliqua: "Ché fé fous tire. Votrefils il afé pesoin d'un peu d'archent, et <strong>com</strong>me ché safaisque fous êtes une ponne mère, che lui prêté quelque betitechose bour son pesoin."Elle tremblait. "Mais pourquoi ne m'en a-t-il pas <strong>de</strong>mandéà moi?" Le Juif expliqua longuement qu'il s'agissait d'une<strong>de</strong>tte <strong>de</strong> jeu <strong>de</strong>vant être payée le len<strong>de</strong>main avant midi,que Paul n'étant pas encore majeur, personne ne lui auraitrien prêté et que son "honneur été gombromise" sans le"bétit service obligeant "qu'il avait rendu à ce jeunehomme.


Jeanne voulait appeler le baron, mais elle ne pouvait selever tant l'émotion la paralysait. Enfin elle dit à l'usurier:"Voulez-vous avoir la <strong>com</strong>plaisance <strong>de</strong> sonner?"Il hésitait, craignant une ruse. Il balbutia: "Si che fouschêne, che refiendrai." Elle remua la tête pour dire non.Elle sonna; et ils attendirent, muets, l'un en face <strong>de</strong> l'autre.Quand le baron fut arrivé, il <strong>com</strong>prit tout <strong>de</strong> suite lasituation. Le billet était <strong>de</strong> quinze cents francs. Il en payamille en disant à l'homme entre les yeux: "Surtout nerevenez pas." L'autre remercia, salua, et disparut.Le grand-père et la mère partirent aussitôt pour Le Havre;mais en arrivant au collège, ils apprirent que <strong>de</strong>puis unmois Paul n'y était point venu. Le principal avait reçuquatre lettres signées <strong>de</strong> Jeanne pour annoncer un malaise<strong>de</strong> son élève, et ensuite pour donner <strong>de</strong>s nouvelles.Chaque lettre était ac<strong>com</strong>pagnée d'un certificat <strong>de</strong>mé<strong>de</strong>cin; le tout faux, naturellement. Ils furent atterrés, etils restaient là, se regardant.Le principal, désolé, les conduisit chez le <strong>com</strong>missaire <strong>de</strong>police. Les <strong>de</strong>ux parents couchèrent à l'hôtel.Le len<strong>de</strong>main on retrouva le jeune homme chez une filleentretenue <strong>de</strong> la ville. Son grand-père et sa mèrel'emmenèrent aux Peuples sans qu'un mot fût échangéentre eux tout le long <strong>de</strong> la route. Jeanne pleurait, la figuredans son mouchoir. Paul regardait la campagne d'un airindifférent.En huit jours on découvrit que pendant les trois <strong>de</strong>rniersmois il avait fait quinze mille francs <strong>de</strong> <strong>de</strong>ttes. Les


créanciers ne s'étaient point montrés d'abord, sachant qu'ilserait bientôt majeur.Aucune explication n'eut lieu. On voulait le reconquérirpar la douceur. On lui faisait manger <strong>de</strong>s mets délicats, onle choyait, on le gâtait. C'était au printemps; on lui louaun bateau à Yport, malgré les terreurs <strong>de</strong> Jeanne, pourqu'il pût faire <strong>de</strong>s promena<strong>de</strong>s en mer.On ne lui laissait point <strong>de</strong> cheval <strong>de</strong> crainte qu'il n'allât auHavre.Il <strong>de</strong>meurait désoeuvré, irritable, parfois brutal. Le barons'inquiétait <strong>de</strong> ses étu<strong>de</strong>s in<strong>com</strong>plètes. Jeanne, affolée à lapensée d'une séparation, se <strong>de</strong>mandait cependant ce qu'onallait faire <strong>de</strong> lui.<strong>Un</strong> soir il ne rentra pas. On apprit qu'il était sorti enbarque avec <strong>de</strong>ux matelots. Sa mère éperdue <strong>de</strong>scendit nutêtejusqu'à Yport, dans la nuit.Quelques hommes attendaient sur la plage la rentrée <strong>de</strong>l'embarcation.<strong>Un</strong> petit feu apparut au large; il approchait en sebalançant. Paul ne se trouvait plus à bord. Il s'était faitconduire au Havre.La police eut beau le rechercher, elle ne le retrouva pas.La fille qui l'avait caché une première fois avait aussidisparu, sans laisser <strong>de</strong> traces, son mobilier vendu, et sonterme payé. Dans la chambre <strong>de</strong> Paul, aux Peuples, ondécouvrit <strong>de</strong>ux lettres <strong>de</strong> cette créature qui paraissait folled'amour pour lui. Elle parlait d'un voyage en Angleterre,ayant trouvé les fonds nécessaires, disait-elle.


Et les trois habitants du château vécurent silencieux etsombres dans l'enfer morne <strong>de</strong>s tortures morales. Lescheveux <strong>de</strong> Jeanne, gris déjà, étaient <strong>de</strong>venus blancs. Ellese <strong>de</strong>mandait naïvement pourquoi la <strong>de</strong>stinée la frappaitainsi.Elle reçut une lettre <strong>de</strong> l'abbé Tolbiac: "Madame, la main<strong>de</strong> Dieu s'est appesantie sur vous. Vous Lui avez refusévotre enfant; Il vous l'a pris à son tour pour le jeter à uneprostituée. N'ouvrirez-vous pas les yeux à cetenseignement du Ciel? La miséricor<strong>de</strong> du Seigneur estinfinie. Peut-être vous pardonnera-t-il si vous revenezvous agenouiller <strong>de</strong>vant Lui. Je suis son humble serviteur,je vous ouvrirai la porte <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>meure quand vous y<strong>vie</strong>ndrez frapper."Elle <strong>de</strong>meura longtemps avec cette lettre sur les genoux.C'était vrai, peut-être, ce que disait ce prêtre. Et toutes lesincertitu<strong>de</strong>s religieuses se mirent à déchirer sa conscience.Dieu pouvait-il être vindicatif et jaloux <strong>com</strong>me leshommes? mais s'il ne se montrait pas jaloux, personne nele craindrait, personne ne l'adorerait plus. Pour se fairemieux connaître à nous, sans doute, il se manifestait auxhumains avec leurs propres sentiments. Et le doute lâche,qui pousse aux églises les hésitants, les troublés, entranten elle, elle courut furtivement, un soir, à la nuittombante, jusqu'au presbytère, et, s'agenouillant aux piedsdu maigre abbé, sollicita l'absolution.Il lui promit un <strong>de</strong>mi-pardon, Dieu ne pouvant déversertoutes ses grâces sur un toit qui recouvrait un homme


<strong>com</strong>me le baron: "Vous sentirez bientôt, affirma-t-il, leseffets <strong>de</strong> la Divine Mansuétu<strong>de</strong>."Elle reçut, en effet, <strong>de</strong>ux jours plus tard, une lettre <strong>de</strong> sonfils et elle la considéra, dans l'affolement <strong>de</strong> sa peine,<strong>com</strong>me le début <strong>de</strong>s soulagements promis par l'abbé."Ma chère maman, n'aie pas d'inquiétu<strong>de</strong>. Je suis àLondres, en bonne santé, mais j'ai grand besoin d'argent.Nous n'avons plus un sou et nous ne mangeons pas tousles jours. Celle qui m'ac<strong>com</strong>pagne et que j'aime <strong>de</strong> toutemon âme a dépensé tout ce qu'elle avait pour ne pas mequitter: cinq mille francs; et tu <strong>com</strong>prends que je suisengagé d'honneur à lui rendre cette somme d'abord. Tuserais donc bien aimable <strong>de</strong> m'avancer une quinzaine <strong>de</strong>mille francs sur l'héritage <strong>de</strong> papa, puisque je vais êtrebientôt majeur; tu me tireras d'un grand embarras."Adieu, ma chère maman, je t'embrasse <strong>de</strong> tout moncoeur, ainsi que grand-père et tante Lison. J'espère terevoir bientôt."Ton fils," Vi<strong>com</strong>te Paul <strong>de</strong> LAMARE."Il lui avait écrit! Donc il ne l'oubliait pas. Elle ne songeapoint qu'il <strong>de</strong>mandait <strong>de</strong> l'argent. On lui en enverraitpuisqu'il n'en avait plus. Qu'importait l'argent! Il lui avaitécrit!Et elle courut, en pleurant, porter cette lettre au baron.Tante Lison fut appelée; et on relut, mot à mot, ce papierqui parlait <strong>de</strong> lui. On en discuta chaque terme.Jeanne, sautant <strong>de</strong> la <strong>com</strong>plète désespérance à une sorted'enivrement d'espoir, défendait Paul:


"Il re<strong>vie</strong>ndra, il va revenir puisqu'il écrit."Le baron, plus calme, prononça: "C'est égal, il nous aquittés pour cette créature. Il l'aime donc mieux que nous,puisqu'il n'a pas hésité."<strong>Un</strong>e douleur subite et épouvantable traversa le coeur <strong>de</strong>Jeanne; et tout <strong>de</strong> suite une haine s'alluma en elle contrecette maîtresse qui lui volait son fils, une haineinapaisable, sauvage, une haine <strong>de</strong> mère jalouse.Jusqu'alors toute sa pensée avait été pour Paul. À peinesongeait-elle qu'une drôlesse était la cause <strong>de</strong> seségarements. Mais soudain cette réflexion du baron avaitévoqué cette rivale, lui avait révélé sa puissance fatale; etelle sentit qu'entre cette femme et elle une lutte<strong>com</strong>mençait, acharnée, et elle sentait aussi qu'elle aimeraitmieux perdre son fils que <strong>de</strong> le partager avec l'autre.Ils envoyèrent les quinze mille francs et ne reçurent plus<strong>de</strong> nouvelles pendant cinq mois. Puis un homme d'affairesse présenta pour régler les détails <strong>de</strong> la succession <strong>de</strong>Julien. Jeanne et le baron rendirent les <strong>com</strong>ptes sansdiscuter, abandonnant même l'usufruit qui revenait à lamère. Et, rentré à Paris, Paul toucha cent vingt millefrancs. Il écrivit alors quatre lettres en six mois, donnant<strong>de</strong> ses nouvelles en style concis et terminant par <strong>de</strong> froi<strong>de</strong>sprotestations <strong>de</strong> tendresse: "Je travaille, affirmait-il; j'aitrouvé une position à la Bourse. J'espère aller vousembrasser quelque jour aux Peuples, mes chers parents."Il ne disait pas un mot <strong>de</strong> sa maîtresse; et ce silencesignifiait plus que s'il eût parlé d'elle durant quatre pages.


Jeanne, dans ces lettres glacées, sentait cette femme,embusquée, implacable, l'ennemie éternelle <strong>de</strong>s mères, lafille.Les trois solitaires discutaient sur ce qu'on pouvait fairepour sauver Paul; et ils ne trouvaient rien. <strong>Un</strong> voyage àParis? À quoi bon?Le baron disait: "Il faut laisser s'user sa passion. Il nousre<strong>vie</strong>ndra tout seul."Et leur <strong>vie</strong> était lamentable.Jeanne et Lison allaient ensemble à l'église en se cachantdu baron.<strong>Un</strong> temps assez long s'écoula sans nouvelles, puis, unmatin, une lettre désespérée les terrifia."Ma pauvre maman, je suis perdu, je n'ai plus qu'à mebrûler la cervelle si tu ne <strong>vie</strong>ns pas à mon secours. <strong>Un</strong>espéculation qui présentait pour moi toutes les chances <strong>de</strong>succès <strong>vie</strong>nt d'échouer; et je dois quatre-vingt-cinq millefrancs. C'est le déshonneur si je ne paie pas, la ruine,l'impossibilité <strong>de</strong> rien faire désormais. Je suis perdu. Je tele répète, je me brûlerai la cervelle plutôt que <strong>de</strong> survivreà cette honte. Je l'aurais peut-être fait déjà sans lesencouragements d'une femme dont je ne parle jamais etqui est ma Provi<strong>de</strong>nce."Je t'embrasse du fond du coeur, ma chère maman; c'estpeut-être pour toujours. Adieu."Paul."Des liasses <strong>de</strong> papiers d'affaires joints à cette lettredonnaient <strong>de</strong>s explications détaillées sur le désastre.


Le baron répondit poste pour poste qu'on allait aviser.Puis il partit pour Le Havre afin <strong>de</strong> se renseigner; et ilhypothéqua <strong>de</strong>s terres pour se procurer <strong>de</strong> l'argent qui futenvoyé à Paul.Le jeune homme répondit trois lettres <strong>de</strong> remerciementsenthousiastes et <strong>de</strong> tendresses passionnées, annonçant savenue immédiate pour embrasser ses chers parents.Il ne vint pas.<strong>Un</strong>e année entière s'écoula.Jeanne et le baron allaient partir pour Paris afin <strong>de</strong> letrouver et <strong>de</strong> tenter un <strong>de</strong>rnier effort quand on apprit parun mot qu'il était à Londres <strong>de</strong> nouveau, montant uneentreprise <strong>de</strong> paquebots à vapeur, sous la raison sociale"PAUL DELAMARE ET Cie". Il écrivait: "C'est la fortuneassurée pour moi, peut-être la richesse. Et je ne risquerien. Vous voyez d'ici tous les avantages. Quand je vousreverrai, j'aurai une belle position dans le mon<strong>de</strong>. Il n'y aque les affaires pour se tirer d'embarras aujourd'hui."Trois mois plus tard, la <strong>com</strong>pagnie <strong>de</strong> paquebots étaitmise en faillite et le directeur poursuivi pour irrégularitésdans les écritures <strong>com</strong>merciales. Jeanne eut une crise <strong>de</strong>nerfs qui dura plusieurs heures; puis elle prit le lit.Le baron repartit au Havre, s'informa, vit <strong>de</strong>s avocats, <strong>de</strong>shommes d'affaires, <strong>de</strong>s avoués, <strong>de</strong>s huissiers, constata quele déficit <strong>de</strong> la société Delamare était <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux cent trentecinqmille francs, et il hypothéqua <strong>de</strong> nouveau ses biens.Le château <strong>de</strong>s Peuples et les <strong>de</strong>ux fermes furent grevéspour une grosse somme.


<strong>Un</strong> soir, <strong>com</strong>me il réglait les <strong>de</strong>rnières formalités dans lecabinet d'un homme d'affaires, il roula sur le parquet,frappé d'une attaque d'apoplexie.Jeanne fut prévenue par un cavalier. Quand elle arriva, ilétait mort.Elle le ramena aux Peuples, tellement anéantie que sadouleur était plutôt <strong>de</strong> l'engourdissement que dudésespoir.L'abbé Tolbiac refusa au corps l'entrée <strong>de</strong> l'église, malgréles supplications éperdues <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux femmes. Le baron futenterré à la nuit tombante, sans cérémonie aucune.Paul connut l'événement par un <strong>de</strong>s agents liquidateurs <strong>de</strong>sa faillite. Il était encore caché en Angleterre. Il écrivitpour s'excuser <strong>de</strong> n'être point venu, ayant appris trop tardle malheur. "D'ailleurs, maintenant que tu m'as tiréd'affaire, ma chère maman, je rentre en France, et jet'embrasserai bientôt."Jeanne vivait dans un tel affaissement d'esprit qu'ellesemblait ne plus rien <strong>com</strong>prendre.Et vers la fin <strong>de</strong> l'hiver tante Lison, âgée alors <strong>de</strong> soixantehuitans, eut une bronchite qui dégénéra en fluxion <strong>de</strong>poitrine; et elle expira doucement en balbutiant: "Mapauvre petite Jeanne, je vais <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r au bon Dieu qu'ilait pitié <strong>de</strong> toi."Jeanne la suivit au cimetière, vit tomber la terre sur lecercueil, et, <strong>com</strong>me elle s'affaissait avec l'en<strong>vie</strong> au coeur<strong>de</strong> mourir aussi, <strong>de</strong> ne plus souffrir, <strong>de</strong> ne plus penser, uneforte paysanne la saisit dans ses bras et l'emporta <strong>com</strong>me


elle eût fait d'un petit enfant.En rentrant au château, Jeanne, qui venait <strong>de</strong> passer cinqnuits au chevet <strong>de</strong> la <strong>vie</strong>ille fille, se laissa mettre au litsans résistance par cette campagnar<strong>de</strong> inconnue qui lamaniait avec douceur et autorité; et elle tomba dans unsommeil d'épuisement, accablée <strong>de</strong> fatigue et <strong>de</strong>souffrance.Elle s'éveilla vers le milieu <strong>de</strong> la nuit. <strong>Un</strong>e veilleusebrûlait sur la cheminée. <strong>Un</strong>e femme dormait dans unfauteuil. Qui était cette femme? Elle ne la reconnaissaitpas, et elle cherchait, s'étant penchée au bord <strong>de</strong> sacouche, pour bien distinguer ses traits sous la lueurtremblotante <strong>de</strong> la mèche flottant sur l'huile dans un verre<strong>de</strong> cuisine.Il lui semblait pourtant qu'elle avait vu cette figure. Maisquand? Mais où? La femme dormait paisiblement, la têteinclinée sur l'épaule, le bonnet tombé par terre. Ellepouvait avoir quarante ou quarante-cinq ans. Elle étaitforte, colorée, carrée, puissante. Ses larges mainspendaient <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux côtés du siège. Ses cheveuxgrisonnaient. Jeanne la regardait obstinément dans cetrouble d'esprit du réveil après le sommeil fiévreux quisuit les grands malheurs.Certes elle avait vu ce visage! Était-ce autrefois? Était-cerécemment? Elle n'en savait rien, et cette obsessionl'agitait, l'énervait. Elle se leva doucement pour regar<strong>de</strong>r<strong>de</strong> plus près la dormeuse, et elle s'approcha sur la pointe<strong>de</strong>s pieds. C'était la femme qui l'avait relevée au


cimetière, puis couchée. Elle se rappelait celaconfusément,Mais l'avait-elle rencontrée ailleurs, à une autre époque <strong>de</strong>sa <strong>vie</strong>? Ou bien la croyait-elle reconnaître seulement dansle souvenir obscur <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière journée? Et puis<strong>com</strong>ment était-elle là, dans sa chambre? Pourquoi?La femme souleva sa paupière, aperçut Jeanne et se dressabrusquement. Elles se trouvaient face à face, si près queleurs poitrines se frôlaient. L'inconnue grommela:"Comment! vous v'là d'bout! Vous allez attraper du mal àc't'heure. Voulez-vous bien vous r'coucher!"Jeanne <strong>de</strong>manda: "Qui êtes-vous?"Mais la femme, ouvrant les bras, la saisit, l'enleva <strong>de</strong>nouveau, et la reporta sur son lit avec la force d'unhomme. Et <strong>com</strong>me elle la reposait doucement sur sesdraps, penchée, presque couchée sur Jeanne, elle se mit àpleurer en l'embrassant éperdument sur les joues, dans lescheveux, sur les yeux, lui trempant la figure <strong>de</strong> ses larmes,et balbutiant: "Ma pauvre maîtresse, mam'zelle Jeanne,ma pauvre maîtresse, vous ne me reconnaissez doncpoint?"Et Jeanne s'écria: "Rosalie, ma fille." Et, lui jetant les<strong>de</strong>ux bras au cou, elle l'étreignit en la baisant; et ellessanglotaient toutes les <strong>de</strong>ux, enlacées étroitement, mêlantleurs pleurs, ne pouvant plus <strong>de</strong>sserrer leurs bras.Rosalie se calma la première: "Allons, faut être sage, ditelle,et ne pas attraper froid." Et elle ramassa lescouvertures, reborda le lit, replaça l'oreiller sous la tête <strong>de</strong>


son ancienne maîtresse qui continuait à suffoquer, toutevibrante <strong>de</strong> <strong>vie</strong>ux souvenirs surgis en son âme.Elle finit par <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r: "Comment es-tu revenue, mapauvre fille?"Rosalie répondit: "Pardi, est-ce que j'allais vous laisser<strong>com</strong>me ça, toute seule, maintenant!"Jeanne reprit: "Allume donc une bougie que je te voie."Et, quand la lumière fut apportée sur la table <strong>de</strong> nuit, ellesse considérèrent longtemps sans dire un mot. Puis Jeannetendant la main à sa <strong>vie</strong>ille bonne murmura: "Je ne t'auraisjamais reconnue, ma fille, tu es bien changée, sais-tu,mais pas tant que moi, encore."Et Rosalie, contemplant cette femme à cheveux blancs,maigre et fanée, qu'elle avait quittée jeune, belle etfraîche, répondit: "Ça c'est vrai que vous êtes changée,madame Jeanne, et plus que <strong>de</strong> raison. Mais songez aussique v'là vingt-quatre ans que nous nous sommes pasvues."Elles se turent, réfléchissant <strong>de</strong> nouveau. Jeanne, enfin,balbutia: "As-tu été heureuse au moins?"Et Rosalie, hésitant dans la crainte <strong>de</strong> réveiller quelquesouvenir trop douloureux, bégayait: "Mais... oui..., oui...,madame. J'ai pas trop à me plaindre, j'ai été plus heureuseque vous... pour sûr. Il n'y a qu'une chose qui m'a toujoursgâté le coeur, c'est <strong>de</strong> ne pas être restée ici..." Puis elle setut brusquement, saisie d'avoir touché à cela sans ysonger. Mais Jeanne reprit avec douceur: "Que veux-tu,ma fille, on ne fait pas toujours ce qu'on veut. Tu es veuve


aussi, n'est-ce pas?" Puis une angoisse fit trembler sa voix,et elle continua: "As-tu d'autres... d'autres enfants?- Non, madame.- Et, lui, ton... ton fils, qu'est-ce qu'il est <strong>de</strong>venu? En es-tusatisfaite?- Oui, madame, c'est un bon gars qui travaille d'attaque.Il s'est marié v'là six mois, et il prend ma ferme, donc,puisque me v'là revenue avec vous."Jeanne, tremblant d'émotion, murmura: "Alors, tu ne mequitteras plus, ma fille?"Et Rosalie, d'un ton brusque: "Pour sûr, madame, que j'aipris mes dispositions pour ça."Puis elles ne parlèrent pas <strong>de</strong> quelque temps.Jeanne, malgré elle, se remettait à <strong>com</strong>parer leursexistences, mais sans amertume au coeur, résignéemaintenant aux cruautés injustes du sort. Elle dit:"Ton mari, <strong>com</strong>ment a-t-il été pour toi?- Oh! c'était un brave homme, madame, et pas feignant,qui a su amasser du bien. Il est mort du mal <strong>de</strong> poitrine."Alors Jeanne, s'asseyant sur son lit, envahie d'un besoin <strong>de</strong>savoir: "Voyons, raconte-moi tout, ma fille, toute ta <strong>vie</strong>.Cela me fera du bien, aujourd'hui.”Et Rosalie, approchant une chaise, s'assit et se mit à parlerd'elle, <strong>de</strong> sa maison, <strong>de</strong> son mon<strong>de</strong>, entrant dans les menusdétails chers aux gens <strong>de</strong> campagne, décrivant sa cour,riant parfois <strong>de</strong> choses anciennes déjà qui lui rappelaient<strong>de</strong> bons moments passés, haussant le ton peu à peu enfermière habituée à <strong>com</strong>man<strong>de</strong>r. Elle finit par déclarer:


"Oh! j'ai du bien au soleil, aujourd'hui. Je ne crains rien."Puis elle se troubla encore et reprit plus bas: "C'est à vousque je dois ça tout <strong>de</strong> même: aussi vous savez que jen'veux pas <strong>de</strong> gages. Ah! mais non. Ah! mais non! Et puis,si vous n' voulez point, je m'en vas."Jeanne reprit: "Tu ne prétends pourtant pas me servir pourrien?- Ah! mais que oui, madame. De l'argent! Vous medonneriez <strong>de</strong> l'argent! Mais j'en ai quasiment autant quevous. Savez-vous seulement c'qui vous reste avec tous vosgribouillis d'hypothèques et d'empruntages, et d'intérêtsqui n'sont pas payés et qui s'augmentent à chaque terme?Savez-vous? non, n'est-ce pas? Eh bien, je vous prometsque vous n'avez seulement plus dix mille livres <strong>de</strong> revenu.Pas dix mille, enten<strong>de</strong>z-vous. Mais je vas vous régler toutça, et vite encore."Elle s'était remise à parler haut, s'emportant, s'indignant<strong>de</strong> ces intérêts négligés, <strong>de</strong> cette ruine menaçante. Et<strong>com</strong>me un vague sourire attendri passait sur la figure <strong>de</strong>sa maîtresse, elle s'écria, révoltée:"Il ne faut pas rire <strong>de</strong> ça, madame, parce que sans argent,il n'y a plus que <strong>de</strong>s manants."Jeanne lui reprit les mains et les garda dans les siennes;puis elle prononça lentement, toujours poursui<strong>vie</strong> par lapensée qui l'obsédait: "Oh! moi, je n'ai pas eu <strong>de</strong> chance.Tout a mal tourné pour moi. La fatalité s'est acharnée surma <strong>vie</strong>.”Mais Rosalie hocha la tête: "Faut pas dire ça, madame,


faut pas dire ça. Vous avez mal été mariée, v'là tout. Onn'se marie pas <strong>com</strong>me ça aussi, sans seulement connaîtreson prétendu."Et elles continuèrent à parler d'elles ainsi qu'auraient fait<strong>de</strong>ux <strong>vie</strong>illes amies.Le soleil se leva <strong>com</strong>me elles causaient encore.XIIRosalie, en huit jours, eut pris le gouvernement absolu <strong>de</strong>schoses et <strong>de</strong>s gens du château. Jeanne, résignée, obéissaitpassivement. Faible et traînant les jambes <strong>com</strong>me jadispetite mère, elle sortait au bras <strong>de</strong> sa servante qui lapromenait à pas lents, la sermonnait, la réconfortait avec<strong>de</strong>s paroles brusques et tendres, la traitant <strong>com</strong>me uneenfant mala<strong>de</strong>.Elles causaient toujours d'autrefois, Jeanne avec <strong>de</strong>slarmes dans la gorge, Rosalie avec le ton tranquille <strong>de</strong>spaysans impassibles. La <strong>vie</strong>ille bonne revint plusieurs foissur les questions d'intérêts en souffrance, puis elle exigeaqu'on lui livrât les papiers que Jeanne, ignorante <strong>de</strong> touteaffaire, lui cachait par honte pour son fils.Alors, pendant une semaine, Rosalie fit chaque jour unvoyage à Fécamp pour se faire expliquer les choses par unnotaire qu'elle connaissait.Puis un soir, après avoir mis au lit sa maîtresse, elle s'assit


à son chevet, et brusquement: "Maintenant que vous v'làcouchée, madame, nous allons causer."Et elle exposa la situation.Lorsque tout serait réglé, il resterait environ sept à huitmille francs <strong>de</strong> rentes. Rien <strong>de</strong> plus.Jeanne répondit: "Que veux-tu, ma fille? Je sens bien queje ne ferai pas <strong>de</strong> <strong>vie</strong>ux os; j'en aurai toujours assez."Mais Rosalie se fâcha: "Vous, madame, c'est possible;mais M. Paul, vous ne lui laisserez rien alors?"Jeanne frissonna. "Je t'en prie, ne me parle jamais <strong>de</strong> lui.Je souffre trop quand j'y pense.- Je veux vous en parler au contraire, parce que vousn'êtes pas brave, voyez-vous, madame Jeanne. Il fait <strong>de</strong>sbêtises; eh bien, il n'en fera pas toujours: et puis il semariera, il aura <strong>de</strong>s enfants. Il faudra <strong>de</strong> l'argent pour lesélever. Écoutez-moi bien: Vous allez vendre lesPeuples!..."Jeanne, d'un sursaut, s'assit dans son lit: "Vendre lesPeuples! Y penses-tu? Oh! jamais, par exemple!"Mais Rosalie ne se troubla pas. "Je vous dis que vous lesvendrez, moi, madame, parce qu'il le faut."Et elle expliqua ses calculs, ses projets, ses raisonnements.<strong>Un</strong>e fois les Peuples et les <strong>de</strong>ux fermes attenantes venduesà un amateur qu'elle avait trouvé, on gar<strong>de</strong>rait quatrefermes situées à Saint-Léonard, et qui, dégrevées <strong>de</strong> toutehypothèque, constitueraient un revenu <strong>de</strong> huit mille troiscents francs. On mettrait <strong>de</strong> côté treize cents francs par anpour les réparations et l'entretien <strong>de</strong>s biens; il resterait


donc sept mille francs sur lesquels on prendrait cinq millepour les dépenses <strong>de</strong> l'année; et on en réserverait <strong>de</strong>uxmille pour former une caisse <strong>de</strong> prévoyance.Elle ajouta: "Tout le reste est mangé, c'est fini. Et puisc'est moi qui gar<strong>de</strong>rai la clef, vous enten<strong>de</strong>z; et quant à M.Paul, il n'aura plus rien, mais rien; il vous prendraitjusqu'au <strong>de</strong>rnier sou."Jeanne, qui pleurait en silence, murmura:"Mais s'il n'a pas <strong>de</strong> quoi manger?- Il <strong>vie</strong>ndra manger chez nous, donc, s'il a faim. Il y auratoujours un lit et du fricot pour lui. Croyez-vous qu'ilaurait fait toutes ces bêtises-là si vous ne lui a<strong>vie</strong>z pasdonné un sou du <strong>com</strong>mencement?- Mais il avait <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ttes, il aurait été déshonoré.- Quand vous n'aurez plus rien, ça l'empêchera-t-il d'enfaire? Vous avez payé, c'est bien; mais vous ne paierezplus, c'est moi qui vous le dis. Maintenant, bonsoir,madame."Et elle s'en alla.Jeanne ne dormit point, bouleversée à la pensée <strong>de</strong> vendreles Peuples, <strong>de</strong> s'en aller, <strong>de</strong> quitter cette maison où toutesa <strong>vie</strong> était attachée.Quand elle vit entrer Rosalie dans sa chambre, lelen<strong>de</strong>main, elle lui dit: "Ma pauvre fille, je ne pourraijamais me déci<strong>de</strong>r à m'éloigner d'ici."Mais la bonne se fâcha: "Faut que ça soit <strong>com</strong>me çapourtant, madame. Le notaire va venir tantôt avec celuiqui a en<strong>vie</strong> du château. Sans ça, dans quatre ans, vous


n'auriez plus un radis.”Jeanne restait anéantie, répétant: "Je ne pourrai pas; je nepourrai jamais."<strong>Un</strong>e heure plus tard, le facteur lui remit une lettre <strong>de</strong> Paulqui <strong>de</strong>mandait encore dix mille francs. Que faire?Éperdue, elle consulta Rosalie qui leva les bras: "Qu'est-ceque je vous disais, madame? Ah! vous auriez été proprestous les <strong>de</strong>ux si je n'étais pas revenue!" Et Jeanne, pliantsous la volonté <strong>de</strong> sa bonne, répondit au jeune homme:"Mon cher fils, je ne puis plus rien pour toi. Tu m'asruinée; je me vois même forcée <strong>de</strong> vendre les Peuples.Mais n'oublie point que j'aurai toujours un abri quand tuvoudras te réfugier auprès <strong>de</strong> ta <strong>vie</strong>ille mère que tu as bienfait souffrir."JEANNE."Et lorsque le notaire arriva avec M. Jeoffrin, ancienraffineur <strong>de</strong> sucre, elle les reçut elle-même et les invita àtout visiter en détail.<strong>Un</strong> mois plus tard, elle signait le contrat <strong>de</strong> vente, etachetait en même temps une petite maison bourgeoise siseauprès <strong>de</strong> Go<strong>de</strong>rville, sur la grand-route <strong>de</strong> Montivilliers,dans le hameau <strong>de</strong> Batteville.Puis, jusqu'au soir elle se promena toute seule dans l'allée<strong>de</strong> petite mère, le coeur déchiré et l'esprit en détresse,adressant à l'horizon, aux arbres, au banc vermoulu sousle platane, à toutes ces choses si connues qu'ellessemblaient entrées dans ses yeux et dans son âme, aubosquet, au talus <strong>de</strong>vant la lan<strong>de</strong> où elle s'était si souvent


assise, d'où elle avait vu courir vers la mer le <strong>com</strong>te <strong>de</strong>Fourville en ce jour terrible <strong>de</strong> la mort <strong>de</strong> Julien, à un <strong>vie</strong>ilorme sans tête contre lequel elle s'appuyait souvent, à toutce jardin familier, <strong>de</strong>s adieux désespérés et sanglotants.Rosalie vint la prendre par le bras pour la forcer à rentrer.<strong>Un</strong> grand paysan <strong>de</strong> vingt-cinq ans attendait <strong>de</strong>vant laporte. Il la salua d'un ton amical <strong>com</strong>me s'il la connaissait<strong>de</strong> longtemps. "Bonjour, madame Jeanne, ça va bien? Lamère m'a dit <strong>de</strong> venir pour le déménagement. Je voudraissavoir c'que vous emporterez, vu que je ferai ça <strong>de</strong> tempsen temps pour ne pas nuire aux travaux <strong>de</strong> la terre.”C'était le fils <strong>de</strong> sa bonne, le fils <strong>de</strong> Julien, le frère <strong>de</strong> Paul.Il lui sembla que son coeur s'arrêtait; et pourtant elleaurait voulu embrasser ce garçon.Elle le regardait, cherchant s'il ressemblait à son mari, s'ilressemblait à son fils. Il était rouge, vigoureux, avec lescheveux blonds et les yeux bleus <strong>de</strong> sa mère. Et pourtantil ressemblait à Julien. En quoi? Par quoi? Elle ne le savaitpas trop; mais il avait quelque chose <strong>de</strong> lui dansl'ensemble <strong>de</strong> la physionomie.Le gars reprit: "Si vous pou<strong>vie</strong>z me montrer ça tout <strong>de</strong>suite, ça m'obligerait."Mais elle ne savait pas encore ce qu'elle se déci<strong>de</strong>rait àenlever, sa nouvelle maison étant fort petite, et elle le pria<strong>de</strong> revenir au bout <strong>de</strong> la semaine.Alors son déménagement la préoccupa, apportant unedistraction triste dans sa <strong>vie</strong> morne et sans attentes.Elle allait <strong>de</strong> pièce en pièce, cherchant les meubles qui lui


appelaient <strong>de</strong>s événements, ces meubles amis qui fontpartie <strong>de</strong> notre <strong>vie</strong>, presque <strong>de</strong> notre être, connus <strong>de</strong>puis lajeunesse et auxquels sont attachés <strong>de</strong>s souvenirs <strong>de</strong> joiesou <strong>de</strong> tristesses, <strong>de</strong>s dates <strong>de</strong> notre histoire, qui ont été les<strong>com</strong>pagnons muets <strong>de</strong> nos heures douces ou sombres, quiont <strong>vie</strong>illi, qui se sont usés à côté <strong>de</strong> nous, dont l'étoffe estcrevée par places et la doublure déchirée, dont lesarticulations branlent, dont la couleur s'est effacée.Elle les choisissait un à un, hésitant souvent, troublée<strong>com</strong>me avant <strong>de</strong> prendre <strong>de</strong>s déterminations capitales,revenant à tout instant sur sa décision, balançant lesmérites <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux fauteuils ou <strong>de</strong> quelque <strong>vie</strong>ux secrétaire<strong>com</strong>paré à une ancienne table à ouvrage.Elle ouvrait les tiroirs, cherchait à se rappeler <strong>de</strong>s faits;puis, quand elle s'était bien dit: "Oui, je prendrai ceci", on<strong>de</strong>scendait l'objet dans la salle à manger.Elle voulut gar<strong>de</strong>r tout le mobilier <strong>de</strong> sa chambre, son lit,ses tapisseries, sa pendule, tout.Elle prit quelques sièges du salon, ceux dont elle avaitaimé les <strong>de</strong>ssins dès sa petite enfance: le renard et lacigogne, le renard et le corbeau, la cigale et la fourmi, etle héron mélancolique.Puis, en rôdant par tous les coins <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>meure qu'elleallait abandonner, elle monta, un jour, dans le grenier.Elle <strong>de</strong>meura saisie d'étonnement; c'était un fouillisd'objets <strong>de</strong> toute nature, les uns brisés, les autres salisseulement, les autres montés là on ne sait pourquoi, parcequ'ils ne plaisaient plus, parce qu'ils avaient été


emplacés. Elle apercevait mille bibelots connus jadis, etdisparus tout à coup sans qu'elle y eût songé, <strong>de</strong>s riensqu'elle avait maniés, ces <strong>vie</strong>ux petits objets insignifiantsqui avaient traîné quinze ans à côté d'elle, qu'elle avait vuschaque jour sans les remarquer, et qui, tout à coup,retrouvés là, dans ce grenier, à côté d'autres plus anciensdont elle se rappelait parfaitement les places aux premierstemps <strong>de</strong> son arrivée, prenaient une importance soudaine<strong>de</strong> témoins oubliés, d'amis retrouvés. Ils lui faisaientl'effet <strong>de</strong> ces gens qu'on a fréquentés longtemps sans qu'ilsse soient jamais révélés et qui soudain, un soir, à propos<strong>de</strong> rien, se mettent à bavar<strong>de</strong>r sans fin, à raconter touteleur âme qu'on ne soupçonnait pas.Elle allait <strong>de</strong> l'un à l'autre avec <strong>de</strong>s secousses au coeur, sedisant: "Tiens, c'est moi qui ai fêlé cette tasse <strong>de</strong> Chine,un soir, quelques jours avant mon mariage. - Ah! voici lapetite lanterne <strong>de</strong> mère et la canne que petit père a casséeen voulant ouvrir la barrière dont le bois était gonflé parla pluie."Il y avait aussi là-<strong>de</strong>dans beaucoup <strong>de</strong> choses qu'elle neconnaissait pas, qui ne lui rappelaient rien, venues <strong>de</strong> sesgrands-parents, ou <strong>de</strong> ses arrière-grands-parents, <strong>de</strong> ceschoses poudreuses qui ont l'air exilées dans un temps quin'est plus le leur, et qui semblent tristes <strong>de</strong> leur abandon,dont personne ne sait l'histoire, les aventures, personnen'ayant vu ceux qui les ont choisies, achetées, possédées,aimées, personne n'ayant connu les mains qui lesmaniaient familièrement et les yeux qui les regardaient


avec plaisir.Jeanne les touchait, les retournait, marquant ses doigtsdans la poussière accumulée; et elle <strong>de</strong>meurait là aumilieu <strong>de</strong> ces <strong>vie</strong>illeries, sous le jour terne qui tombait parquelques petits carreaux <strong>de</strong> verre encastrés dans la toiture.Elle examinait minutieusement <strong>de</strong>s chaises à trois pieds,cherchant si elles ne lui rappelaient rien, une bassinoire encuivre, une chaufferette défoncée qu'elle croyaitreconnaître et un tas d'ustensiles <strong>de</strong> ménage hors <strong>de</strong>service.Puis elle fit un lot <strong>de</strong> ce qu'elle voulait emporter, et,re<strong>de</strong>scendant, elle envoya Rosalie le chercher. La bonneindignée refusait <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre "ces saletés". Mais Jeanne,qui n'avait cependant plus aucune volonté, tint bon cettefois; et il fallut obéir.<strong>Un</strong> matin le jeune fermier, fils <strong>de</strong> Julien, Denis Lecoq,s'en vint avec sa charrette pour faire un premier voyage.Rosalie l'ac<strong>com</strong>pagna afin <strong>de</strong> veiller au déchargement et<strong>de</strong> déposer les meubles aux places qu'ils <strong>de</strong>vaient occuper.Restée seule, Jeanne se mit à errer par les chambres duchâteau, saisie d'une crise affreuse <strong>de</strong> désespoir,embrassant, en <strong>de</strong>s élans d'amour exalté, tout ce qu'elle nepouvait prendre avec elle, les grands oiseaux blancs <strong>de</strong>stapisseries du salon, <strong>de</strong>s <strong>vie</strong>ux flambeaux, tout ce qu'ellerencontrait. Elle allait d'une pièce à l'autre, affolée, lesyeux ruisselants <strong>de</strong> larmes; puis elle sortit pour "direadieu" à la mer.C'était vers la fin <strong>de</strong> septembre, un ciel bas et gris


semblait peser sur le mon<strong>de</strong>; les flots tristes et jaunâtress'étendaient à perte <strong>de</strong> vue. Elle resta longtemps <strong>de</strong>boutsur la falaise, roulant en sa tête <strong>de</strong>s pensées torturantes.Puis, <strong>com</strong>me la nuit tombait, elle rentra, ayant souffert ence jour autant qu'en ses plus grands chagrins.Rosalie était revenue et l'attendait, enchantée <strong>de</strong> lanouvelle maison, la déclarant bien plus gaie que ce grandcoffre <strong>de</strong> bâtiment qui n'était seulement pas au bord d'uneroute.Jeanne pleura toute la soirée.Depuis qu'ils savaient le château vendu, les fermiersn'avaient pour elle que bien juste les égards qu'ils lui<strong>de</strong>vaient, l'appelant entre eux "la Folle", sans trop savoirpourquoi, sans doute parce qu'ils <strong>de</strong>vinaient, avec leurinstinct <strong>de</strong> brutes, sa sentimentalité maladive etgrandissante, ses rêvasseries exaltées, tout le désordre <strong>de</strong>sa pauvre âme secouée par le malheur.La veille <strong>de</strong> son départ, elle entra, par hasard, dansl'écurie. <strong>Un</strong> grognement la fit tressaillir. C'était Massacreauquel elle n'avait plus songé <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s mois. Aveugle etparalytique, parvenu à un âge que ces animauxn'atteignent guère, il vivait encore sur un lit <strong>de</strong> paille,soigné par Lucienne qui ne l'oubliait pas. Elle le prit dansses bras, l'embrassa, et l'emporta dans la maison. Gros<strong>com</strong>me une tonne, il se traînait à peine sur ses pattesécartées et rai<strong>de</strong>s, et il aboyait à la façon <strong>de</strong>s chiens <strong>de</strong>bois qu'on donne aux enfants.Le <strong>de</strong>rnier jour enfin se leva. Jeanne avait couché dans


l'ancienne chambre <strong>de</strong> Julien, la sienne étant démeublée.Elle sortit <strong>de</strong> son lit, exténuée et haletante, <strong>com</strong>me si elleeût fait une gran<strong>de</strong> course. La voiture contenant les malleset le reste du mobilier était déjà chargée dans la cour. <strong>Un</strong>eautre carriole à <strong>de</strong>ux roues était attelée <strong>de</strong>rrière, qui <strong>de</strong>vaitemporter la maîtresse et la bonne.Le père Simon et Ludivine resteraient seuls jusqu'àl'arrivée du nouveau propriétaire; puis ils se retireraientchez <strong>de</strong>s parents, Jeanne leur ayant constitué une petiterente. Ils avaient <strong>de</strong>s économies d'ailleurs. C'étaientmaintenant <strong>de</strong> très <strong>vie</strong>ux serviteurs, inutiles et bavards.Marius, ayant pris femme, avait <strong>de</strong>puis longtemps quittéla maison.Vers huit heures, la pluie se mit à tomber, une pluie fineet glacée que chassait une légère brise <strong>de</strong> mer. Il falluttendre <strong>de</strong>s couvertures sur la charrette. Les feuilless'envolaient déjà <strong>de</strong>s arbres.Sur la table <strong>de</strong> la cuisine, <strong>de</strong>s tasses <strong>de</strong> café au laitfumaient. Jeanne s'assit <strong>de</strong>vant la sienne et la but à petitesgorgées, puis, se levant: "Allons!" dit-elle.Elle mit son chapeau, son châle, et, pendant que Rosaliela chaussait <strong>de</strong> caoutchoucs, elle prononça, la gorgeserrée: "Te rappelles-tu, ma fille, <strong>com</strong>me il pleuvait quandnous sommes parties <strong>de</strong> Rouen pour venir ici..."Elle eut une sorte <strong>de</strong> spasme, porta ses <strong>de</strong>ux mains sur sapoitrine et s'abattit sur le dos, sans connaissance.Pendant plus d'une heure, elle <strong>de</strong>meura <strong>com</strong>me morte;puis elle rouvrit les yeux, et <strong>de</strong>s convulsions la saisirent


ac<strong>com</strong>pagnées d'un débor<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> larmes.Quand elle se fut un peu calmée, elle se sentit si faiblequ'elle ne pouvait plus se lever. Mais Rosalie, quiredoutait d'autres crises si on retardait le départ, allachercher son fils. Ils la prirent, l'enlevèrent, l'emportèrent,la déposèrent dans la carriole, sur le banc <strong>de</strong> bois garni <strong>de</strong>cuir ciré; et la <strong>vie</strong>ille bonne, montée à côté <strong>de</strong> Jeanne,enveloppa ses jambes, lui couvrit les épaules d'un grosmanteau, puis, tenant ouvert un parapluie au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> satête, elle s'écria: "Vite, Denis, allons-nous-en."Le jeune homme grimpa près <strong>de</strong> sa mère, et s'asseyant surune seule cuisse, faute <strong>de</strong> place, il lança au grand trot soncheval dont l'allure saccadée faisait sauter les <strong>de</strong>uxfemmes.Quand on tourna au coin du village, on aperçut quelqu'unmarchant <strong>de</strong> long en large sur la route, c'était l'abbéTolbiac qui semblait guetter ce départ.Il s'arrêta pour laisser passer la voiture. Il tenait d'unemain sa soutane relevée par crainte <strong>de</strong> l'eau du chemin, etses jambes maigres, vêtues <strong>de</strong> bas noirs, finissaient end'énormes souliers fangeux.Jeanne baissa les yeux pour ne pas rencontrer son regard;et Rosalie, qui n'ignorait rien, <strong>de</strong>vint furieuse. Ellemurmurait: "Manant, manant!" puis, saisissant la main <strong>de</strong>son fils: "Fiches-y donc un coup <strong>de</strong> fouet."Mais le jeune homme, au moment où il passait contre leprêtre, fit tomber brusquement dans l'ornière la roue <strong>de</strong> saguimbar<strong>de</strong> lancée à toute vitesse, et un flot <strong>de</strong> boue,


jaillissant, couvrit l'ecclésiastique <strong>de</strong>s pieds à la tête.Et Rosalie radieuse se retourna pour lui montrer le poing,pendant que le prêtre s'essuyait avec son grand mouchoir.Ils allaient <strong>de</strong>puis cinq minutes quand Jeanne soudains'écria: "Massacre que nous avons oublié!"Il fallut s'arrêter, et Denis, <strong>de</strong>scendant, courut chercher lechien, tandis que Rosalie tenait les gui<strong>de</strong>s.Le jeune homme enfin reparut portant en ses bras lagrosse bête informe et pelée qu'il déposa entre les jupes<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux femmes.


XIIILa voiture s'arrêta <strong>de</strong>ux heures plus tard <strong>de</strong>vant une petitemaison <strong>de</strong> briques bâtie au milieu d'un verger planté <strong>de</strong>poiriers en quenouilles, sur le bord <strong>de</strong> la grand-route.Quatre tonnelles en treillage habillées <strong>de</strong> chèvrefeuilles et<strong>de</strong> clématites formaient les quatre coins <strong>de</strong> ce jardindisposé par petits carrés à légumes que séparaient d'étroitschemins bordés d'arbres fruitiers.<strong>Un</strong>e haie vive très élevée entourait <strong>de</strong> partout cettepropriété, qu'un champ séparait <strong>de</strong> la ferme voisine. <strong>Un</strong>eforge la précédait <strong>de</strong> cent pas sur la route. Les autreshabitations les plus proches se trouvaient distantes d'unkilomètre.La vue alentour s'étendait sur la plaine du pays <strong>de</strong> Caux,toute parsemée <strong>de</strong> fermes qu'enveloppaient les quatredoubles lignes <strong>de</strong> grands arbres enfermant la cour àpommiers.Jeanne, aussitôt arrivée, voulait se reposer, mais Rosaliene le lui permit pas, craignant qu'elle ne se remît àrêvasser.Le menuisier <strong>de</strong> Go<strong>de</strong>rville était là, venu pourl'installation; et on <strong>com</strong>mença tout <strong>de</strong> suitel'emménagement <strong>de</strong>s meubles apportés déjà, en attendantla <strong>de</strong>rnière voiture.Ce fut un travail considérable, exigeant <strong>de</strong> longuesréflexions et <strong>de</strong> grands raisonnements.


Puis la charrette au bout d'une heure apparut à la barrièreet il fallut la décharger sous la pluie.La maison, quand le soir tomba, était dans un <strong>com</strong>pletdésordre, pleine d'objets empilés au hasard; et Jeanneharassée s'endormit aussitôt qu'elle fut au lit.Les jours suivants elle n'eut pas le temps <strong>de</strong> s'attendrir tantelle se trouva accablée <strong>de</strong> besogne. Elle prit même uncertain plaisir à faire jolie sa nouvelle <strong>de</strong>meure, la penséeque son fils y re<strong>vie</strong>ndrait la poursuivant sans cesse. Lestapisseries <strong>de</strong> son ancienne chambre furent tendues dansla salle à manger, qui servait en même temps <strong>de</strong> salon; etelle organisa avec un soin particulier une <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux piècesdu premier qui prit en sa pensée le nom "d'appartement <strong>de</strong>Poulet".Elle se réserva la secon<strong>de</strong>, Rosalie habitant au-<strong>de</strong>ssus, àcôté du grenier.La petite maison arrangée avec soin était gentille etJeanne s'y plut dans les premiers temps, bien que quelquechose lui manquât dont elle ne se rendait pas bien <strong>com</strong>pte.<strong>Un</strong> matin, le clerc <strong>de</strong> notaire <strong>de</strong> Fécamp lui apporta troismille six cents francs, prix <strong>de</strong>s meubles laissés auxPeuples et estimés par un tapissier. Elle ressentit, enrecevant cet argent, un frémissement <strong>de</strong> plaisir; et, dès quel'homme fut parti, elle s'empressa <strong>de</strong> mettre son chapeau,voulant gagner Go<strong>de</strong>rville au plus vite pour faire tenir àPaul cette somme inespérée.Mais, <strong>com</strong>me elle se hâtait sur la grand-route, ellerencontra Rosalie qui revenait du marché. La bonne eut


un soupçon sans <strong>de</strong>viner tout <strong>de</strong> suite la vérité, puis,quand elle l'eut découverte, car Jeanne ne lui savait plusrien cacher, elle posa son panier par terre pour se fâchertout à son aise.Et elle cria, les poings sur les hanches; puis elle prit samaîtresse du bras droit, son panier du bras gauche, et,toujours furieuse, elle se remit en marche vers la maison.Dès qu'elles furent rentrées, la bonne exigea la remise <strong>de</strong>l'argent. Jeanne le donna en gardant les six cents francs;mais sa ruse fut vite percée par la servante mise endéfiance; et elle dut livrer le tout.Rosalie consentit cependant à ce que ce reliquat fûtenvoyé au jeune homme.Il remercia au bout <strong>de</strong> quelques jours. "Tu m'as rendu ungrand service, ma chère maman, car nous étions dans uneprofon<strong>de</strong> misère."Jeanne cependant ne s'accoutumait guère à Batteville; illui semblait sans cesse qu'elle ne respirait plus <strong>com</strong>meautrefois, qu'elle était plus seule encore, plus abandonnée,plus perdue. Elle sortait pour faire un tour, gagnait lehameau <strong>de</strong> Verneuil, revenait par les Trois-Mares, puisune fois rentrée, se relevait, prise d'une en<strong>vie</strong> <strong>de</strong> ressortir<strong>com</strong>me si elle eût oublié d'aller là justement où elle <strong>de</strong>vaitse rendre, où elle avait en<strong>vie</strong> <strong>de</strong> se promener.Et cela, tous les jours, re<strong>com</strong>mençait sans qu'elle <strong>com</strong>prîtla raison <strong>de</strong> cet étrange besoin. Mais, un soir, une phraselui vint inconsciemment qui lui révéla le secret <strong>de</strong> sesinquiétu<strong>de</strong>s. Elle dit, en s'asseyant, pour dîner: "Oh!


<strong>com</strong>me j'ai en<strong>vie</strong> <strong>de</strong> voir la mer!"Ce qui lui manquait si fort, c'était la mer, sa gran<strong>de</strong>voisine <strong>de</strong>puis vingt-cinq ans, la mer avec son air salé, sescolères, sa voix gron<strong>de</strong>use, ses souffles puissants, la merque chaque matin elle voyait <strong>de</strong> sa fenêtre <strong>de</strong>s Peuples,qu'elle respirait jour et nuit, qu'elle sentait près d'elle,qu'elle s'était mise à aimer <strong>com</strong>me une personne sans s'endouter.Massacre vivait également dans une extrême agitation. Ils'était installé, dès le soir <strong>de</strong> son arrivée, dans le bas dubuffet <strong>de</strong> la cuisine, sans qu'il fût possible <strong>de</strong> l'en déloger.Il restait là tout le jour, presque immobile, se retournantseulement <strong>de</strong> temps en temps avec un grognement sourd.Mais, aussitôt que venait la nuit, il se levait et se traînaitvers la porte du jardin, en heurtant les murs. Puis, quandil avait passé <strong>de</strong>hors les quelques minutes qu'il lui fallait,il rentrait, s'asseyait sur son <strong>de</strong>rrière <strong>de</strong>vant le fourneauencore chaud, et, dès que ses <strong>de</strong>ux maîtresses étaientparties se coucher, il se mettait à hurler.Il hurlait ainsi toute la nuit, d'une voix plaintive etlamentable, s'arrêtant parfois une heure pour reprendre surun ton plus déchirant encore. On l'attacha <strong>de</strong>vant lamaison dans un baril. Il hurla sous les fenêtres. Puis,<strong>com</strong>me il était infirme et bien près <strong>de</strong> mourir, on le remità la cuisine.Le sommeil <strong>de</strong>venait impossible pour Jeanne quientendait le <strong>vie</strong>il animal gémir et gratter sans cesse,cherchant à se reconnaître dans cette maison nouvelle,


<strong>com</strong>prenant bien qu'il n'était plus chez lui.Rien ne le pouvait calmer. Assoupi le long du jour,<strong>com</strong>me si ses yeux éteints, la conscience <strong>de</strong> son infirmité,l'eussent empêché <strong>de</strong> se mouvoir, alors que tous les êtresvivent et s'agitent, il se mettait à rô<strong>de</strong>r sans repos dès quetombait le soir, <strong>com</strong>me s'il n'eût plus osé vivre et remuerque dans les ténèbres, qui font tous les êtres aveugles.On le trouva mort un matin. Ce fut un grand soulagement.L'hiver s'avançait; et Jeanne se sentait envahie par uneinvincible désespérance. Ce n'était pas une <strong>de</strong> cesdouleurs aiguës qui semblent tordre l'âme, mais unemorne et lugubre tristesse.Aucune distraction ne la réveillait. Personne ne s'occupaitd'elle. La grand-route <strong>de</strong>vant sa porte se déroulait à droiteet à gauche presque toujours vi<strong>de</strong>. De temps en temps untilbury passait au trot, conduit par un homme à figurerouge dont la blouse, gonflée au vent <strong>de</strong> la course, faisaitune sorte <strong>de</strong> ballon bleu; parfois c'était une charrette lente,ou bien on voyait venir <strong>de</strong> loin <strong>de</strong>ux paysans, l'homme etla femme, tout petits à l'horizon, puis grandissant, puis,quand ils avaient dépassé la maison, rediminuant,<strong>de</strong>venant gros <strong>com</strong>me <strong>de</strong>ux insectes, là-bas, tout au bout<strong>de</strong> la ligne blanche qui s'allongeait à perte <strong>de</strong> vue, montantet <strong>de</strong>scendant selon les molles ondulations du sol.Quand l'herbe se remit à pousser, une fillette en jupecourte passait tous les matins <strong>de</strong>vant la barrière,conduisant <strong>de</strong>ux vaches maigres qui broutaient le long <strong>de</strong>sfossés <strong>de</strong> la route. Elle revenait le soir, <strong>de</strong> la même allure


endormie, faisant un pas toutes les dix minutes <strong>de</strong>rrièreses bêtes.Jeanne, chaque nuit, rêvait qu'elle habitait encore lesPeuples.Elle s'y retrouvait <strong>com</strong>me autrefois avec père et petitemère, et parfois même avec tante Lison. Elle refaisait <strong>de</strong>schoses oubliées et finies, s'imaginait soutenir MmeAdélaï<strong>de</strong> voyageant dans son allée. Et chaque réveil étaitsuivi <strong>de</strong> larmes.Elle pensait toujours à Paul, se <strong>de</strong>mandant: "Que fait-il?Comment est-il maintenant? Songe-t-il à moiquelquefois?" En se promenant lentement dans leschemins creux entre les fermes, elle roulait dans sa têtetoutes ces idées qui la martyrisaient; mais elle souffraitsurtout d'une jalousie inapaisable contre cette femmeinconnue qui lui avait ravi son fils. Cette haine seule laretenait, l'empêchait d'agir, d'aller le chercher, <strong>de</strong> pénétrerchez lui. Il lui semblait voir la maîtresse <strong>de</strong>bout sur laporte et <strong>de</strong>mandant: "Que voulez-vous ici, madame?" Safierté <strong>de</strong> mère se révoltait <strong>de</strong> la possibilité <strong>de</strong> cetterencontre; et son orgueil hautain <strong>de</strong> femme toujours pure,sans défaillances et sans tache, l'exaspérait <strong>de</strong> plus en pluscontre toutes ces lâchetés <strong>de</strong> l'homme asservi par les salespratiques <strong>de</strong> l'amour charnel qui rend lâches les coeurseux-mêmes. L'humanité lui semblait immon<strong>de</strong> quand ellesongeait à tous les secrets malpropres <strong>de</strong>s sens, auxcaresses qui avilissent, à tous les mystères <strong>de</strong>vinés <strong>de</strong>saccouplements indissolubles.


Le printemps et l'été passèrent encore.Mais quand l'automne revint avec les longues pluies, leciel grisâtre, les nuages sombres, une telle lassitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>vivre ainsi la saisit, qu'elle se résolut à tenter un gran<strong>de</strong>ffort pour reprendre son Poulet.La passion du jeune homme <strong>de</strong>vait être usée à présent.Elle lui écrivit une lettre éplorée."Mon cher enfant, je <strong>vie</strong>ns te supplier <strong>de</strong> revenir auprès <strong>de</strong>moi. Songe donc que je suis <strong>vie</strong>ille et mala<strong>de</strong>, toute seule,toute l'année, avec une bonne. J'habite maintenant unepetite maison auprès <strong>de</strong> la route. C'est bien triste. Mais situ étais là tout changerait pour moi. Je n'ai que toi aumon<strong>de</strong> et je ne t'ai pas vu <strong>de</strong>puis sept ans! Tu ne saurasjamais <strong>com</strong>me j'ai été malheureuse et <strong>com</strong>bien j'avaisreposé mon coeur sur toi. Tu étais ma <strong>vie</strong>, mon rêve, monseul espoir, mon seul amour, et tu me manques, et tu m'asabandonnée."Oh! re<strong>vie</strong>ns, mon petit Poulet, re<strong>vie</strong>ns m'embrasser,re<strong>vie</strong>ns auprès <strong>de</strong> ta <strong>vie</strong>ille mère qui te tend <strong>de</strong>s brasdésespérés."JEANNE."Il répondit quelques jours plus tard."Ma chère maman, je ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rais pas mieux qued'aller te voir, mais je n'ai pas le sou. Envoie-moi quelqueargent et je <strong>vie</strong>ndrai. J'avais du reste l'intention d'aller tetrouver pour te parler d'un projet qui me permettrait <strong>de</strong>faire ce que tu me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s."Le désintéressement et l'affection <strong>de</strong> celle qui a été ma


<strong>com</strong>pagne dans les vilains jours que je traverse,<strong>de</strong>meurent sans limites à mon égard. Il n'est pas possibleque je reste plus longtemps sans reconnaître publiquementson amour et son dévouement si fidèles. Elle a du reste <strong>de</strong>très bonnes manières que tu pourras apprécier. Et elle esttrès instruite, elle lit beaucoup. Enfin, tu ne te fais pasl'idée <strong>de</strong> ce qu'elle a toujours été pour moi. Je serais unebrute, si je ne lui témoignais pas ma reconnaissance. Je<strong>vie</strong>ns donc te <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r l'autorisation <strong>de</strong> l'épouser. Tu mepardonnerais mes escapa<strong>de</strong>s et nous habiterions tousensemble dans ta nouvelle maison."Si tu la connaissais, tu m'accor<strong>de</strong>rais tout <strong>de</strong> suite tonconsentement. Je t'assure qu'elle est parfaite, et trèsdistinguée. Tu l'aimerais, j'en suis certain. Quant à moi, jene pourrais pas vivre sans elle."J'attends ta réponse avec impatience, ma chère maman,et nous t'embrassons <strong>de</strong> tout coeur."Ton fils."Vi<strong>com</strong>te PAUL DE LAMARE."Jeanne fut atterrée. Elle <strong>de</strong>meurait immobile, la lettre surles genoux, <strong>de</strong>vinant la ruse <strong>de</strong> cette fille qui avait sanscesse retenu son fils, qui ne l'avait pas laissé venir uneseule fois, attendant son heure, l'heure où la <strong>vie</strong>ille mèredésespérée, ne pouvant plus résister au désir d'étreindreson enfant, faiblirait, accor<strong>de</strong>rait tout.Et la grosse douleur <strong>de</strong> cette préférence obstinée <strong>de</strong> Paulpour cette créature déchirait son coeur. Elle répétait: "Il nem'aime pas. Il ne m'aime pas."


Rosalie entra. Jeanne balbutia: "Il veut l'épousermaintenant."La bonne eut un sursaut: "Oh! madame, vous nepermettrez pas ça. M. Paul ne va pas ramasser cettetraînée."Et Jeanne accablée, mais révoltée, répondit: "Ça, jamais,ma fille. Et, puisqu'il ne veut pas venir, je vais aller letrouver, moi, et nous verrons laquelle <strong>de</strong> nous <strong>de</strong>uxl'emportera."Et elle écrivit tout <strong>de</strong> suite à Paul pour annoncer sonarrivée, et pour le voir autre part que dans le logis habitépar cette gueuse.Puis, en attendant une réponse, elle fit ses préparatifs.Rosalie <strong>com</strong>mença à empiler dans une <strong>vie</strong>ille malle lelinge et les effets <strong>de</strong> sa maîtresse. Mais <strong>com</strong>me elle pliaitune robe, une ancienne robe <strong>de</strong> campagne, elle s'écria:"Vous n'avez seulement rien à vous mettre sur le dos. Jene vous permettrai pas d'aller <strong>com</strong>me ça. Vous feriezhonte à tout le mon<strong>de</strong>; et les dames <strong>de</strong> Paris vousregar<strong>de</strong>raient <strong>com</strong>me une servante."Jeanne la laissa faire. Et les <strong>de</strong>ux femmes se rendirentensemble à Go<strong>de</strong>rville pour choisir une étoffe à carreauxverts qui fut confiée à la couturière du bourg. Puis ellesentrèrent chez le notaire maître Roussel, qui faisait chaqueannée un voyage d'une quinzaine dans la capitale, afind'obtenir <strong>de</strong> lui <strong>de</strong>s renseignements. Car Jeanne <strong>de</strong>puisvingt-huit ans n'avait pas revu Paris.Il fit <strong>de</strong>s re<strong>com</strong>mandations nombreuses sur la manière


d'éviter les voitures, sur les procédés pour n'être pas volé,conseillant <strong>de</strong> coudre l'argent dans la doublure <strong>de</strong>svêtements et <strong>de</strong> ne gar<strong>de</strong>r dans la poche quel'indispensable; il parla longuement <strong>de</strong>s restaurants à prixmoyens dont il désigna <strong>de</strong>ux ou trois fréquentés par <strong>de</strong>sfemmes; et il indiqua l'hôtel <strong>de</strong> Normandie où il<strong>de</strong>scendait lui-même, auprès <strong>de</strong> la gare du chemin <strong>de</strong> fer.On pouvait s'y présenter <strong>de</strong> sa part.Depuis six ans, ces chemins <strong>de</strong> fer dont on parlait partoutfonctionnaient entre Paris et Le Havre. Mais Jeanne,obsédée <strong>de</strong> chagrin, n'avait pas encore vu ces voitures àvapeur qui révolutionnaient tout le pays.Cependant Paul ne répondait pas.Elle attendit huit jours, puis quinze jours, allant chaquematin sur la route au-<strong>de</strong>vant du facteur qu'elle abordait enfrémissant: "Vous n'avez rien pour moi, père Malandain?"Et l'homme répondait toujours <strong>de</strong> sa voix enrouée par lesintempéries <strong>de</strong>s saisons: "Encore rien c'te fois, ma bonnedame."C'était cette femme assurément qui empêchait Paul <strong>de</strong>répondre!Jeanne alors résolut <strong>de</strong> partir tout <strong>de</strong> suite. Elle voulaitprendre Rosalie avec elle, mais la bonne refusa <strong>de</strong> lasuivre pour ne pas augmenter les frais <strong>de</strong> voyage.Elle ne permit pas d'ailleurs à sa maîtresse d'emporter plus<strong>de</strong> trois cents francs: "S'il vous en faut d'autres, vousm'écrirez donc, et j'irai chez le notaire pour qu'il vousfasse parvenir ça. Si je vous en donne plus, c'est M. Paul


qui l'empochera."Et, un matin <strong>de</strong> décembre, elles montèrent dans la carriole<strong>de</strong> Denis Lecoq qui vint les chercher pour les conduire àla gare, Rosalie faisant jusque-là la conduite à samaîtresse.Elles prirent d'abord <strong>de</strong>s renseignements sur le prix <strong>de</strong>sbillets, puis, quand tout fut réglé et la malle enregistrée,elles attendirent <strong>de</strong>vant ces lignes <strong>de</strong> fer, cherchant à<strong>com</strong>prendre <strong>com</strong>ment manoeuvrait cette chose, sipréoccupées <strong>de</strong> ce mystère qu'elles ne pensaient plus auxtristes raisons du voyage.Enfin, un sifflement lointain leur fit tourner la tête, et ellesaperçurent une machine noire qui grandissait. Cela arrivaavec un bruit terrible, passa <strong>de</strong>vant elles en traînant unelongue chaîne <strong>de</strong> petites maisons roulantes; et un employéayant ouvert une porte, Jeanne embrassa Rosalie enpleurant et monta dans une <strong>de</strong> ces cases.Rosalie, émue, criait:"Au revoir, madame; bon voyage, à bientôt!- Au revoir, ma fille."<strong>Un</strong> coup <strong>de</strong> sifflet partit encore, et tout le chapelet <strong>de</strong>voitures se remit à rouler doucement d'abord, puis plusvite, puis avec une rapidité effrayante.Dans le <strong>com</strong>partiment où se trouvait Jeanne, <strong>de</strong>uxmessieurs dormaient adossés à <strong>de</strong>ux coins.Elle regardait passer les campagnes, les arbres, les fermes,les villages, effarée <strong>de</strong> cette vitesse, se sentant prise dansune <strong>vie</strong> nouvelle, emportée dans un mon<strong>de</strong> nouveau qui


n'était plus le sien, celui <strong>de</strong> sa tranquille jeunesse et <strong>de</strong> sa<strong>vie</strong> monotone.Le soir venait, lorsque le train entra dans Paris.<strong>Un</strong> <strong>com</strong>missionnaire prit la malle <strong>de</strong> Jeanne; et elle lesuivit effarée, bousculée, inhabile à passer dans la fouleremuante, courant presque <strong>de</strong>rrière l'homme dans lacrainte <strong>de</strong> le perdre <strong>de</strong> vue.Quand elle fut dans le bureau <strong>de</strong> l'hôtel, elle s'empressad'annoncer:"Je vous suis re<strong>com</strong>mandée par M. Roussel."La patronne, une énorme femme sérieuse, assise à sonbureau, <strong>de</strong>manda:"Qui ça, M. Roussel?"Jeanne interdite reprit: "Mais le notaire <strong>de</strong> Go<strong>de</strong>rville, qui<strong>de</strong>scend chez vous tous les ans."La grosse dame déclara:"C'est possible. Je ne le connais pas. Vous voulez unechambre?- Oui, madame."Et un garçon, prenant son bagage, monta l'escalier <strong>de</strong>vantelle.Elle se sentait le coeur serré. Elle s'assit <strong>de</strong>vant une petitetable et <strong>de</strong>manda qu'on lui montât un bouillon avec uneaile <strong>de</strong> poulet. Elle n'avait rien pris <strong>de</strong>puis l'aurore.Elle mangea tristement à la lueur d'une bougie, songeantà mille choses, se rappelant son passage en cette mêmeville au retour <strong>de</strong> son voyage <strong>de</strong> noces, les premiers signesdu caractère <strong>de</strong> Julien, apparus lors <strong>de</strong> ce séjour à Paris.


Mais elle était jeune alors, et confiante et vaillante.Maintenant, elle se sentait <strong>vie</strong>ille, embarrassée, craintivemême, faible et troublée pour un rien. Quand elle eut finison repas, elle se mit à la fenêtre et regarda la rue pleine<strong>de</strong> mon<strong>de</strong>. Elle avait en<strong>vie</strong> <strong>de</strong> sortir, et n'osait point. Elleallait infailliblement se perdre, pensait-elle. Elle secoucha; et souffla sa lumière.Mais le bruit, cette sensation d'une ville inconnue, et letrouble du voyage la tenaient éveillée. Les heuress'écoulaient. Les rumeurs du <strong>de</strong>hors s'apaisaient peu à peusans qu'elle pût dormir, énervée par ce <strong>de</strong>mi-repos <strong>de</strong>sgran<strong>de</strong>s villes. Elle était habituée à ce calme et profondsommeil <strong>de</strong>s champs, qui engourdit tout, les hommes, lesbêtes et les plantes; et elle sentait maintenant, autourd'elle, toute une agitation mystérieuse. Des voix presqueinsaisissables lui parvenaient <strong>com</strong>me si elles eussentglissé dans les murs <strong>de</strong> l'hôtel. Parfois un planchercraquait, une porte se fermait, une sonnette tintait.Tout à coup, vers <strong>de</strong>ux heures du matin, alors qu'elle<strong>com</strong>mençait à s'assoupir, une femme poussa <strong>de</strong>s cris dansune chambre voisine; Jeanne s'assit brusquement dans sonlit; puis elle crut entendre un rire d'homme.Alors, à mesure qu'approchait le jour, la pensée <strong>de</strong> Paull'envahit; et elle s'habilla dès que le crépuscule parut.Il habitait rue du Sauvage, dans la Cité. Elle voulut s'yrendre à pied pour obéir aux re<strong>com</strong>mandationsd'économie <strong>de</strong> Rosalie. Il faisait beau; l'air froid piquait lachair; <strong>de</strong>s gens pressés couraient sur les trottoirs. Elle


allait le plus vite possible, suivant une rue indiquée aubout <strong>de</strong> laquelle elle <strong>de</strong>vait tourner à droite, puis à gauche;puis arrivée sur une place, il lui faudrait s'informer ànouveau. Elle ne trouva pas la place et se renseigna auprèsd'un boulanger qui lui donna <strong>de</strong>s indications différentes.Elle repartit, s'égara, erra, suivit d'autres conseils, seperdit tout à fait.Affolée, elle marchait maintenant presque au hasard. Elleallait se déci<strong>de</strong>r à appeler un cocher quand elle aperçut laSeine. Alors elle longea les quais.Au bout d'une heure environ, elle entrait dans la rue duSauvage, une sorte <strong>de</strong> ruelle toute noire. Elle s'arrêta<strong>de</strong>vant la porte, tellement émue qu'elle ne pouvait plusfaire un pas.Il était là, dans cette maison, Poulet.Elle sentait trembler ses genoux et ses mains; enfin, elleentra, suivit un couloir, vit la case du portier, et <strong>de</strong>mandaen tendant une pièce d'argent: "Pourriez-vous monter direà M. Paul <strong>de</strong> Lamare qu'une <strong>vie</strong>ille dame, une amie <strong>de</strong> samère, l'attend en bas?"Le portier répondit:"Il n'habite plus ici, madame."<strong>Un</strong> grand frisson la parcourut. Elle balbutia:"Ah! où... où <strong>de</strong>meure-t-il maintenant?- Je ne sais pas."Elle se sentit étourdie <strong>com</strong>me si elle allait tomber et elle<strong>de</strong>meura quelque temps sans pouvoir parler.Enfin, par un effort violent, elle reprit sa raison, et


murmura:"Depuis quand est-il parti?"L'homme la renseigna abondamment. "Voilà quinze jours.Ils sont partis <strong>com</strong>me ça, un soir, et pas revenus. Ils<strong>de</strong>vaient partout dans le quartier; aussi vous <strong>com</strong>prenezbien qu'ils n'ont pas laissé leur adresse."Jeanne voyait <strong>de</strong>s lueurs, <strong>de</strong>s grands jets <strong>de</strong> flamme,<strong>com</strong>me si on lui eût tiré <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> fusil <strong>de</strong>vant lesyeux. Mais une idée fixe la soutenait, la faisait <strong>de</strong>meurer<strong>de</strong>bout, calme en apparence, et réfléchie. Elle voulaitsavoir et retrouver Poulet."Alors il n'a rien dit, en s'en allant?- Oh! rien du tout, ils se sont sauvés pour ne pas payer,voilà.- Mais, il doit envoyer chercher ses lettres par quelqu'un.- Plus souvent que je les donnerais. Et puis ils n'enrecevaient pas dix par an. Je leur en ai monté une pourtant<strong>de</strong>ux jours avant qu'ils s'en aillent."C'était sa lettre sans doute. Elle dit précipitamment:"Écoutez, je suis sa mère, à lui, et je suis venue pour lechercher. Voilà dix francs pour vous. Si vous savezquelque nouvelle ou quelque renseignement sur lui,apportez-les-moi à l'hôtel <strong>de</strong> Normandie, rue du Havre, etje vous paierai bien."Et elle se sauva.Elle se remit à marcher sans s'inquiéter où elle allait. Ellese hâtait <strong>com</strong>me pressée par une course importante; ellefilait le long <strong>de</strong>s murs, heurtée par <strong>de</strong>s gens à paquets; elle


traversait les rues sans regar<strong>de</strong>r les voitures venir, injuriéepar les cochers; elle trébuchait aux marches <strong>de</strong>s trottoirsauxquelles elle ne prenait point gar<strong>de</strong>; elle courait <strong>de</strong>vantelle, l'âme perdue.Tout à coup elle se trouva dans un jardin et elle se sentitsi fatiguée qu'elle s'assit sur un banc. Elle y <strong>de</strong>meura fortlongtemps apparemment, pleurant sans s'en apercevoir,car <strong>de</strong>s passants s'arrêtaient pour la regar<strong>de</strong>r. Puis ellesentit qu'elle avait très froid; et elle se leva pour repartir;ses jambes la portaient à peine tant elle était accablée etfaible.Elle voulait entrer prendre un bouillon dans un restaurant,mais elle n'osait pas pénétrer dans ces établissements,prise d'une espèce <strong>de</strong> honte, d'une peur, d'une sorte <strong>de</strong>pu<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> son chagrin qu'elle sentait visible. Elle s'arrêtaitune secon<strong>de</strong> <strong>de</strong>vant la porte, regardait au-<strong>de</strong>dans, voyaittous ces gens attablés et mangeant, et s'enfuyait intimidée,se disant: "J'entrerai dans le prochain." Et elle ne pénétraitpas davantage dans le suivant.À la fin elle acheta chez un boulanger un petit pain enforme <strong>de</strong> lune, et elle se mit à le croquer tout en marchant.Elle avait grand-soif, mais elle ne savait où aller boire etelle s'en passa.Elle franchit une voûte et se trouva dans un autre jardinentouré d'arca<strong>de</strong>s. Elle reconnut alors le Palais-Royal.Comme le soleil et la marche l'avaient un peu réchauffée,elle s'assit encore une heure ou <strong>de</strong>ux.<strong>Un</strong>e foule entrait, une foule élégante qui causait, souriait,


saluait, cette foule heureuse dont les femmes sont belleset les hommes riches, qui ne vit que pour la parure et lesjoies.Jeanne, effarée d'être au milieu <strong>de</strong> cette cohue brillante, seleva pour s'enfuir; mais soudain la pensée lui vint, qu'ellepourrait rencontrer Paul en ce lieu; et elle se mit à errer enépiant les visages, allant et venant sans cesse, d'un bout àl'autre du Jardin, <strong>de</strong> son pas humble et rapi<strong>de</strong>.Des gens se retournaient pour la regar<strong>de</strong>r, d'autres riaientet se la montraient. Elle s'en aperçut et se sauva, pensantque, sans doute, on s'amusait <strong>de</strong> sa tournure et <strong>de</strong> sa robeà carreaux verts choisie par Rosalie et exécutée sur sesindications par la couturière <strong>de</strong> Go<strong>de</strong>rville.Elle n'osait même plus <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r sa route aux passants.Elle s'y hasarda pourtant et finit par retrouver son hôtel.Elle passa le reste du jour sur une chaise, aux pieds <strong>de</strong> sonlit, sans remuer. Puis elle dîna, <strong>com</strong>me la veille, d'unpotage et d'un peu <strong>de</strong> vian<strong>de</strong>. Puis elle se coucha,ac<strong>com</strong>plissant chaque acte machinalement par habitu<strong>de</strong>.Le len<strong>de</strong>main elle se rendit à la préfecture <strong>de</strong> police pourqu'on lui retrouvât son enfant. On ne put rien luipromettre; on s'en occuperait cependant.Alors elle vagabonda par les rues, espérant toujours lerencontrer. Et elle se sentait plus seule dans cette fouleagitée, plus perdue, plus misérable qu'au milieu <strong>de</strong>schamps déserts.Quand elle rentra, le soir, à l'hôtel, on lui dit qu'un hommel'avait <strong>de</strong>mandée <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> M. Paul et qu'il re<strong>vie</strong>ndrait


le len<strong>de</strong>main. <strong>Un</strong> flot <strong>de</strong> sang lui jaillit au coeur et elle neferma pas l'oeil <strong>de</strong> la nuit. Si c'était lui? Oui, c'était luiassurément, bien qu'elle ne l'eût pas reconnu aux détailsqu'on lui avait donnés.Vers neuf heures du matin on heurta sa porte, elle cria:"Entrez!" prête à s'élancer, les bras ouverts. <strong>Un</strong> inconnu seprésenta. Et, pendant qu'il s'excusait <strong>de</strong> l'avoir dérangée etqu'il expliquait son affaire, une <strong>de</strong>tte <strong>de</strong> Paul qu'il venaitréclamer, elle se sentait pleurer sans vouloir le laisserparaître, enlevant les larmes du bout du doigt, à mesurequ'elles glissaient au coin <strong>de</strong>s yeux.Il avait appris sa venue par le concierge <strong>de</strong> la rue duSauvage, et, <strong>com</strong>me il ne pouvait retrouver le jeunehomme, il s'adressait à la mère. Et il tendait un papierqu'elle prit sans songer à rien. Elle lut un chiffre: 90francs, tira son argent et paya.Elle ne sortit pas ce jour-là.Le len<strong>de</strong>main d'autres créanciers se présentèrent. Elledonna tout ce qui lui restait, ne réservant qu'une vingtaine<strong>de</strong> francs; et elle écrivit à Rosalie pour lui dire sasituation.Elle passait ses jours à errer, attendant la réponse <strong>de</strong> sabonne, ne sachant que faire, où tuer les heures lugubres,les heures interminables, n'ayant personne à qui dire unmot tendre, personne qui connût sa misère. Elle allait auhasard, harcelée à présent par un besoin <strong>de</strong> partir, <strong>de</strong>retourner là-bas, dans sa petite maison sur le bord <strong>de</strong> laroute solitaire.


Elle n'y pouvait plus vivre quelques jours auparavant tantla tristesse l'accablait, et maintenant elle sentait bienqu'elle ne saurait plus, au contraire, vivre que là, où sesmornes habitu<strong>de</strong>s s'étaient enracinées.Enfin, un soir, elle trouva une lettre et <strong>de</strong>ux cents francs.Rosalie disait:"Madame Jeanne, revenez bien vite, car je ne vousenverrai plus rien. Quant à M. Paul, c'est moi qu'irai lechercher quand nous aurons <strong>de</strong> ses nouvelles."Je vous salue. Votre servante."ROSALIE.Et Jeanne repartit pour Batteville, un matin qu'il neigeait,et qu'il faisait grand froid.


XIVAlors elle ne sortit plus, elle ne remua plus. Elle se levaitchaque matin à la même heure, regardait le temps par safenêtre, puis <strong>de</strong>scendait s'asseoir <strong>de</strong>vant le feu dans lasalle.Elle restait là <strong>de</strong>s jours entiers, immobile, les yeux plantéssur la flamme, laissant aller à l'aventure ses lamentablespensées et suivant le triste défilé <strong>de</strong> ses misères. Lesténèbres peu à peu envahissaient la petite pièce sansqu'elle eût fait d'autre mouvement que pour remettre dubois au feu. Rosalie alors apportait la lampe et s'écriait:"Allons, madame Jeanne, il faut vous secouer ou bienvous n'aurez pas encore faim ce soir."Elle était souvent poursui<strong>vie</strong> d'idées fixes qui l'obsédaientet torturée par <strong>de</strong>s préoccupations insignifiantes, lesmoindres choses, dans sa tête mala<strong>de</strong>, prenant uneimportance extrême.Elle revivait surtout dans le passé, dans le <strong>vie</strong>ux passé,hantée par les premiers temps <strong>de</strong> sa <strong>vie</strong> et par son voyage<strong>de</strong> noces, là-bas en Corse. Des paysages <strong>de</strong> cette île,oubliés <strong>de</strong>puis longtemps, surgissaient soudain <strong>de</strong>vant elledans les tisons <strong>de</strong> sa cheminée; et elle se rappelait tous lesdétails, tous les petits faits, toutes les figures rencontréeslà-bas; la tête du gui<strong>de</strong> Jean Ravoli la poursuivait; et ellecroyait parfois entendre sa voix.Puis elle songeait aux douces années <strong>de</strong> l'enfance <strong>de</strong> Paul,


alors qu'il lui faisait repiquer <strong>de</strong>s sala<strong>de</strong>s, et qu'elles'agenouillait dans la terre grasse à côté <strong>de</strong> tante Lison,rivalisant <strong>de</strong> soins toutes les <strong>de</strong>ux pour plaire à l'enfant,luttant à celle qui ferait reprendre les jeunes plantes avecle plus d'adresse et obtiendrait le plus d'élèves.Et, tout bas, ses lèvres murmuraient: "Poulet, mon petitPoulet", <strong>com</strong>me si elle lui eût parlé; et, sa rêverie s'arrêtantsur ce mot, elle essayait parfois pendant <strong>de</strong>s heuresd'écrire dans le vi<strong>de</strong>, <strong>de</strong> son doigt tendu, les lettres qui le<strong>com</strong>posaient. Elle les traçait lentement, <strong>de</strong>vant le feu,s'imaginant les voir, puis, croyant s'être trompée, ellere<strong>com</strong>mençait le P d'un bras tremblant <strong>de</strong> fatigue,s'efforçant <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssiner le nom jusqu'au bout; puis, quan<strong>de</strong>lle avait fini, elle re<strong>com</strong>mençait.À la fin elle ne pouvait plus, mêlait tout, mo<strong>de</strong>lait d'autresmots, s'énervant jusqu'à la folie.Toutes les manies <strong>de</strong>s solitaires la possédaient. Lamoindre chose changée <strong>de</strong> place l'irritait.Rosalie souvent la forçait à marcher, l'emmenait sur laroute; mais Jeanne au bout <strong>de</strong> vingt minutes déclarait: "Jen'en puis plus, ma fille", et elle s'asseyait au bord du fossé.Bientôt tout mouvement lui fut odieux, et elle restait au litle plus tard possible.Depuis son enfance, une seule habitu<strong>de</strong> lui était <strong>de</strong>meuréeinvariablement tenace, celle <strong>de</strong> se lever tout d'un coupaussitôt après avoir bu son café au lait. Elle tenaitd'ailleurs à ce mélange d'une façon exagérée; et laprivation lui en aurait été plus sensible que celle <strong>de</strong>


n'importe quoi. Elle attendait, chaque matin, l'arrivée <strong>de</strong>Rosalie avec une impatience un peu sensuelle; et, dès quela tasse pleine était posée sur la table <strong>de</strong> nuit, elle semettait sur son séant et la vidait vivement d'une manièreun peu goulue. Puis, rejetant ses draps, elle <strong>com</strong>mençaità se vêtir.Mais peu à peu elle s'habitua à rêvasser quelques secon<strong>de</strong>saprès avoir reposé le bol dans son assiette, puis elles'étendit <strong>de</strong> nouveau dans le lit; puis elle prolongea <strong>de</strong> jouren jour cette paresse jusqu'au moment où Rosalie revenaitfurieuse et l'habillait presque <strong>de</strong> force.Elle n'avait plus, d'ailleurs, une apparence <strong>de</strong> volonté et,chaque fois que sa servante lui <strong>de</strong>mandait un conseil, luiposait une question, s'informait <strong>de</strong> son avis, ellerépondait: "Fais <strong>com</strong>me tu voudras, ma fille."Elle se croyait si directement poursui<strong>vie</strong> par unemalchance obstinée contre elle qu'elle <strong>de</strong>venait fataliste<strong>com</strong>me un Oriental; et l'habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> voir s'évanouir sesrêves et s'écrouler ses espoirs faisait qu'elle n'osait plusrien entreprendre, et qu'elle hésitait <strong>de</strong>s journées entièresavant d'ac<strong>com</strong>plir la chose la plus simple, persuadéequ'elle s'engageait toujours dans la mauvaise voie et quecela tournerait mal.Elle répétait à tout moment: "C'est moi qui n'ai pas eu <strong>de</strong>chance dans la <strong>vie</strong>." Alors Rosalie s'écriait: "Qu'est-ce quevous diriez donc s'il vous fallait travailler pour avoir dupain, si vous étiez obligée <strong>de</strong> vous lever tous les jours àsix heures du matin pour aller en journée! Il y en a bien


qui sont obligées <strong>de</strong> faire ça, pourtant, et, quand elles<strong>de</strong><strong>vie</strong>nnent trop <strong>vie</strong>illes, elles meurent <strong>de</strong> misère."Jeanne répondait: "Songe donc que je suis toute seule, quemon fils m'a abandonnée." Et Rosalie alors se fâchaitfurieusement: "En voilà une affaire! Eh bien! et lesenfants qui sont au service militaire! et ceux qui vonts'établir en Amérique."L'Amérique représentait pour elle un pays vague où l'onva faire fortune et dont on ne re<strong>vie</strong>nt jamais.Elle continuait: "Il y a toujours un moment où il faut seséparer, parce que les <strong>vie</strong>ux et les jeunes ne sont pas faitspour rester ensemble." Et elle concluait d'un ton féroce:"Eh bien, qu'est-ce que vous diriez s'il était mort?"Et Jeanne, alors, ne répondait plus rien.<strong>Un</strong> peu <strong>de</strong> force lui revint quand l'air s'amollit auxpremiers jours du printemps, mais elle n'employait ceretour d'activité qu'à se jeter <strong>de</strong> plus en plus dans sespensées sombres.Comme elle était montée au grenier, un matin, pourchercher quelque objet, elle ouvrit par hasard une caissepleine <strong>de</strong> <strong>vie</strong>ux calendriers; on les avait conservés selon lacoutume <strong>de</strong> certaines gens <strong>de</strong> campagne.Il lui sembla qu'elle retrouvait les années elles-mêmes <strong>de</strong>son passé, et elle <strong>de</strong>meura saisie d'une étrange et confuseémotion <strong>de</strong>vant ce tas <strong>de</strong> cartons carrés.Elle les prit et les emporta dans la salle en bas. Il y enavait <strong>de</strong> toutes les tailles, <strong>de</strong>s grands et <strong>de</strong>s petits. Et ellese mit à les ranger par années sur la table. Soudain elle


etrouva le premier, celui qu'elle avait apporté auxPeuples.Elle le contempla longtemps, avec les jours biffés par ellele matin <strong>de</strong> son départ <strong>de</strong> Rouen, le len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> sa sortiedu couvent. Et elle pleura. Elle pleura <strong>de</strong>s larmes morneset lentes, <strong>de</strong> pauvres larmes <strong>de</strong> <strong>vie</strong>ille en face <strong>de</strong> sa <strong>vie</strong>misérable étalée <strong>de</strong>vant elle sur cette table.Et une idée la saisit qui fut bientôt une obsession terrible,incessante, acharnée. Elle voulait retrouver presque jourpar jour ce qu'elle avait fait.Elle piqua contre les murs, sur la tapisserie, l'un aprèsl'autre, ces cartons jaunis, et elle passait <strong>de</strong>s heures, enface <strong>de</strong> l'un ou <strong>de</strong> l'autre, se <strong>de</strong>mandant: "Que m'est-ilarrivé, ce mois-là?"Elle avait marqué <strong>de</strong> traits les dates mémorables <strong>de</strong> sonhistoire, et elle parvenait parfois à retrouver un moisentier, reconstituant un à un, groupant, rattachant l'un àl'autre tous les petits faits qui avaient précédé ou suivi unévénement important.Elle réussit, à force d'attention obstinée, d'efforts <strong>de</strong>mémoire, <strong>de</strong> volonté concentrée, à rétablir presqueentièrement ses <strong>de</strong>ux premières années aux Peuples, lessouvenirs lointains <strong>de</strong> sa <strong>vie</strong> lui revenant avec une facilitésingulière et une sorte <strong>de</strong> relief.Mais les années suivantes lui semblaient se perdre dans unbrouillard, se mêler, enjamber, l'une sur l'autre; et elle<strong>de</strong>meurait parfois un temps infini, la tête penchée vers uncalendrier, l'esprit tendu sur l'Autrefois, sans parvenir


même à se rappeler si c'était dans ce carton-là que telsouvenir pouvait être retrouvé.Elle allait <strong>de</strong> l'un à l'autre autour <strong>de</strong> la salle qu'entouraient,<strong>com</strong>me les gravures d'un chemin <strong>de</strong> la croix, ces tableaux<strong>de</strong>s jours finis. Brusquement elle arrêtait sa chaise <strong>de</strong>vantl'un d'eux, et restait jusqu'à la nuit immobile à le regar<strong>de</strong>r,enfoncée en ses recherches.Puis tout à coup, quand toutes les sèves se réveillèrentsous la chaleur du soleil, quand les récoltes se mirent àpousser par les champs, les arbres à verdir, quand lespommiers dans les cours s'épanouirent <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s boulesroses et parfumèrent la plaine, une gran<strong>de</strong> agitation lasaisit.Elle ne tenait plus en place; elle allait et venait, sortait etrentrait vingt fois par jour, et vagabondait parfois au loinle long <strong>de</strong>s fermes, s'exaltant dans une sorte <strong>de</strong> fièvre <strong>de</strong>regret.La vue d'une marguerite blottie dans une touffe d'herbe,d'un rayon <strong>de</strong> soleil glissant entre les feuilles, d'une flaqued'eau dans une ornière où se mirait le bleu du ciel, laremuait, l'attendrissait, la bouleversait en lui redonnant<strong>de</strong>s sensations lointaines, <strong>com</strong>me l'écho <strong>de</strong> ses émotions<strong>de</strong> jeune fille, quand elle rêvait par la campagne.Elle avait frémi <strong>de</strong>s mêmes secousses, savouré cettedouceur et cette griserie troublante <strong>de</strong>s jours tiè<strong>de</strong>s, quan<strong>de</strong>lle attendait l'avenir. Elle retrouvait tout cela maintenantque l'avenir était clos. Elle en jouissait encore dans soncoeur; mais elle en souffrait en même temps, <strong>com</strong>me si la


joie éternelle du mon<strong>de</strong> réveillé en pénétrant sa peauséchée, son sang refroidi, son âme accablée, n'y pouvaitplus jeter qu'un charme affaibli et douloureux.Il lui semblait aussi que quelque chose était un peuchangé partout autour d'elle. Le soleil <strong>de</strong>vait être un peumoins chaud que dans sa jeunesse, le ciel un peu moinsbleu, l'herbe un peu moins verte; et les fleurs, plus pâleset moins odorantes, n'enivraient plus tout à fait autant.Dans certains jours, cependant, un tel bien-être <strong>de</strong> <strong>vie</strong> lapénétrait, qu'elle se reprenait à rêvasser, à espérer, àattendre; car peut-on, malgré la rigueur acharnée du sort,ne pas espérer toujours, quand il fait beau?Elle allait, elle allait <strong>de</strong>vant elle, pendant <strong>de</strong>s heures et <strong>de</strong>sheures, <strong>com</strong>me fouettée par l'excitation <strong>de</strong> son âme. Etparfois elle s'arrêtait tout à coup, et s'asseyait au bord <strong>de</strong>la route pour réfléchir à <strong>de</strong>s choses tristes. Pourquoin'avait-elle pas été aimée <strong>com</strong>me d'autres? Pourquoin'avait-elle pas même connu les simples bonheurs d'uneexistence calme?Et parfois encore elle oubliait un moment qu'elle était<strong>vie</strong>ille, qu'il n'y avait plus rien <strong>de</strong>vant elle, hors quelquesans lugubres et solitaires, que toute sa route étaitparcourue; et elle bâtissait, <strong>com</strong>me jadis, à seize ans, <strong>de</strong>sprojets doux à son coeur; elle <strong>com</strong>binait <strong>de</strong>s bouts d'avenircharmants. Puis la dure sensation du réel tombait sur elle;elle se relevait courbaturée <strong>com</strong>me sous la chute d'unpoids qui lui aurait cassé les reins; et elle reprenait pluslentement le chemin <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>meure en murmurant: "Oh!


<strong>vie</strong>ille folle! <strong>vie</strong>ille folle!"Rosalie maintenant lui répétait à tout moment: "Maisrestez donc tranquille, madame, qu'est-ce que vous avezà vous émouver <strong>com</strong>me ça?"Et Jeanne répondait tristement: "Que veux-tu, je suis<strong>com</strong>me "Massacre "aux <strong>de</strong>rniers jours."La bonne, un matin, entra plus tôt dans sa chambre, etdéposant sur sa table <strong>de</strong> nuit le bol <strong>de</strong> café au lait:"Allons, buvez vite, Denis est <strong>de</strong>vant la porte qui nousattend. Nous allons aux Peuples parce que j'ai affaire làbas."Jeanne crut qu'elle allait s'évanouir tant elle se sentitémue; et elle s'habilla en tremblant d'émotion, effarée etdéfaillante à la pensée <strong>de</strong> revoir sa chère maison.<strong>Un</strong> ciel radieux s'étalait sur le mon<strong>de</strong>; et le bi<strong>de</strong>t, pris <strong>de</strong>gaietés, faisait parfois un temps <strong>de</strong> galop. Quand on entradans la <strong>com</strong>mune d'Étouvent, Jeanne sentit qu'ellerespirait avec peine tant sa poitrine palpitait; et quand elleaperçut les piliers <strong>de</strong> brique <strong>de</strong> la barrière, elle dit à voixbasse <strong>de</strong>ux ou trois fois, et malgré elle: "Oh! oh! oh!"<strong>com</strong>me <strong>de</strong>vant les choses qui révolutionnent le coeur.On détela la carriole chez les Couillard; puis, pendant queRosalie et son fils allaient à leurs affaires, les fermiersoffrirent à Jeanne <strong>de</strong> faire un tour au château, les maîtresétant absents, et on lui donna les clefs.Elle partit seule, et, lorsqu'elle fut <strong>de</strong>vant le <strong>vie</strong>ux manoirdu côté <strong>de</strong> la mer, elle s'arrêta pour le regar<strong>de</strong>r. Rienn'était changé au-<strong>de</strong>hors. Le vaste bâtiment grisâtre avait


ce jour-là sur ses murs ternis <strong>de</strong>s sourires <strong>de</strong> soleil. Tousles contrevents étaient clos.<strong>Un</strong> petit morceau d'une branche morte tomba sur sa robe,elle leva les yeux; il venait du platane. Elle s'approcha dugros arbre à la peau lisse et pâle, et le caressa <strong>de</strong> la main<strong>com</strong>me une bête. Son pied heurta, dans l'herbe, unmorceau <strong>de</strong> bois pourri; c'était le <strong>de</strong>rnier fragment dubanc où elle s'était assise si souvent avec tous les siens, dubanc qu'on avait posé le jour même <strong>de</strong> la première visite<strong>de</strong> Julien.Alors elle gagna la double porte du vestibule et eut grandpeineà l'ouvrir, la lour<strong>de</strong> clef rouillée refusant <strong>de</strong> tourner.La serrure enfin céda avec un dur grincement <strong>de</strong>s ressorts;et le battant, un peu résistant lui-même, s'enfonça sousune poussée.Jeanne tout <strong>de</strong> suite, et presque courant, monta jusqu'à sachambre. Elle ne la reconnut pas, tapissée d'un papierclair; mais, ayant ouvert une fenêtre, elle <strong>de</strong>meura remuéejusqu'au fond <strong>de</strong> sa chair <strong>de</strong>vant tout cet horizon tantaimé, le bosquet, les ormes, la lan<strong>de</strong>, et la mer semée <strong>de</strong>voiles brunes qui semblaient immobiles au loin.Alors elle se mit à rô<strong>de</strong>r par la gran<strong>de</strong> <strong>de</strong>meure vi<strong>de</strong>. Elleregardait, sur les murailles, <strong>de</strong>s taches familières à sesyeux. Elle s'arrêta <strong>de</strong>vant un petit trou creusé dans leplâtre par le baron qui s'amusait souvent, en souvenir <strong>de</strong>son jeune temps, à faire <strong>de</strong>s armes avec sa canne contre lacloison quand il passait <strong>de</strong>vant cet endroit.Dans la chambre <strong>de</strong> petite mère elle retrouva piquée


<strong>de</strong>rrière une porte, dans un coin sombre, auprès du lit, unefine épingle à tête d'or qu'elle avait enfoncée là autrefois(elle se le rappelait maintenant), et qu'elle avait, <strong>de</strong>puis,cherchée pendant <strong>de</strong>s années. Personne ne l'avait trouvée.Elle la prit <strong>com</strong>me une inappréciable relique et la baisa.Elle allait partout, cherchait, reconnaissait <strong>de</strong>s tracespresque invisibles dans les tentures <strong>de</strong>s chambres qu'onn'avait point changées, revoyait ces figures bizarres quel'imagination prête souvent aux <strong>de</strong>ssins <strong>de</strong>s étoffes, <strong>de</strong>smarbres, aux ombres <strong>de</strong>s plafonds salis par le temps.Elle marchait à pas muets, toute seule dans l'immensechâteau silencieux, <strong>com</strong>me à travers un cimetière. Toutesa <strong>vie</strong> gisait là-<strong>de</strong>dans.Elle <strong>de</strong>scendit au salon. Il était sombre <strong>de</strong>rrière ses voletsfermés et elle fut quelque temps avant d'y rien distinguer;puis, son regard s'habituant à l'obscurité, elle reconnut peuà peu les hautes tapisseries où se promenaient <strong>de</strong>s oiseaux.Deux fauteuils étaient restés <strong>de</strong>vant la cheminée <strong>com</strong>mesi on venait <strong>de</strong> les quitter; et l'o<strong>de</strong>ur même <strong>de</strong> la pièce, uneo<strong>de</strong>ur qu'elle avait toujours gardée, <strong>com</strong>me les êtres ont laleur, une o<strong>de</strong>ur vague, bien reconnaissable cependant,douce senteur indécise <strong>de</strong>s <strong>vie</strong>ux appartements, pénétraitJeanne, l'enveloppait <strong>de</strong> souvenirs, grisait sa mémoire.Elle restait haletante, aspirant cette haleine du passé, et lesyeux fixés sur les <strong>de</strong>ux sièges. Et soudain, dans unebrusque hallucination qu'enfanta son idée fixe, elle crutvoir, elle vit, <strong>com</strong>me elle les avait vus si souvent, son pèreet sa mère chauffant leurs pieds au feu.


Elle recula épouvantée, heurta du dos le bord <strong>de</strong> la porte,s'y soutint pour ne pas tomber, les yeux toujours tendussur les fauteuils.La vision avait disparu.Elle <strong>de</strong>meura éperdue pendant quelques minutes; puis ellereprit lentement la possession d'elle-même et vouluts'enfuir, ayant peur d'être folle. Son regard tomba parhasard sur le lambris auquel elle s'appuyait; et elle aperçutl'échelle <strong>de</strong> Poulet.Toutes les légères marques grimpaient sur la peinture à<strong>de</strong>s intervalles inégaux; et <strong>de</strong>s chiffres tracés au canifindiquaient les âges, les mois, et la croissance <strong>de</strong> son fils.Tantôt c'était l'écriture du baron, plus gran<strong>de</strong>, tantôt lasienne, plus petite, tantôt celle <strong>de</strong> tante Lison, un peutremblée. Et il lui sembla que l'enfant d'autrefois était là,<strong>de</strong>vant elle, avec ses cheveux blonds, collant son petitfront contre le mur pour qu'on mesurât sa taille.Le baron criait: "Jeanne, il a grandi d'un centimètre <strong>de</strong>puissix semaines."Elle se mit à baiser le lambris, avec une frénésie d'amour.Mais on l'appelait au-<strong>de</strong>hors. C'était la voix <strong>de</strong> Rosalie:"Madame Jeanne, madame Jeanne, on vous attend pourdéjeuner." Elle sortit, perdant la tête. Et elle ne <strong>com</strong>prenaitplus rien <strong>de</strong> ce qu'on lui disait. Elle mangea <strong>de</strong>s chosesqu'on lui servit, écouta parler sans savoir <strong>de</strong> quoi, causasans doute avec les fermiers qui s'informaient <strong>de</strong> sa santé,se laissa embrasser, embrassa elle-même <strong>de</strong>s joues qu'onlui tendait, et elle remonta dans la voiture.


Quand elle perdit <strong>de</strong> vue, à travers les arbres, la hautetoiture du château, elle eut dans la poitrine undéchirement horrible. Elle sentait en son coeur qu'ellevenait <strong>de</strong> dire adieu pour toujours à sa maison.On s'en revint à Batteville.Au moment où elle allait rentrer dans sa nouvelle<strong>de</strong>meure, elle aperçut quelque chose <strong>de</strong> blanc sous laporte; c'était une lettre que le facteur avait glissée là enson absence. Elle reconnut aussitôt qu'elle venait <strong>de</strong> Paul,et l'ouvrit, tremblant d'angoisse. Il disait:"Ma chère maman, je ne t'ai pas écrit plus tôt parce que jene voulais pas te faire faire à Paris un voyage inutile,<strong>de</strong>vant moi-même aller te voir incessamment. Je suis àl'heure présente sous le coup d'un grand malheur et dansune gran<strong>de</strong> difficulté. Ma femme est mourante après avoiraccouché d'une petite fille, voici trois jours; et je n'ai pasle sou. Je ne sais que faire <strong>de</strong> l'enfant que ma conciergeélève au biberon <strong>com</strong>me elle peut, mais j'ai peur <strong>de</strong> laperdre. Ne pourrais-tu t'en charger? Je ne sais absolumentque faire et je n'ai pas d'argent pour la mettre en nourrice.Réponds poste pour poste."Ton fils qui t'aime,"PAUL."Jeanne s'affaissa sur une chaise, ayant à peine la forced'appeler Rosalie. Quand la bonne fut là, elles relurent lalettre ensemble, puis <strong>de</strong>meurèrent silencieuses, l'une enface <strong>de</strong> l'autre, longtemps.Rosalie, enfin, parla: "J'vas aller chercher la petite moi,


madame. On ne peut pas la laisser <strong>com</strong>me ça."Jeanne répondit: "Va, ma fille."Elles se turent encore, puis la bonne reprit: "Mettez votrechapeau, madame, et puis allons à Go<strong>de</strong>rville chez lenotaire. Si l'autre va mourir, faut que M. Paul l'épouse,pour la petite, plus tard."Et Jeanne, sans répondre un mot, mit son chapeau. <strong>Un</strong>ejoie profon<strong>de</strong> et inavouable inondait son coeur, une joieperfi<strong>de</strong> qu'elle voulait cacher à tout prix, une <strong>de</strong> ces joiesabominables dont on rougit, mais dont on jouitar<strong>de</strong>mment dans le secret mystérieux <strong>de</strong> l'âme: lamaîtresse <strong>de</strong> son fils allait mourir.Le notaire donna à la bonne <strong>de</strong>s indications détailléesqu'elle se fit répéter plusieurs fois; puis, sûre <strong>de</strong> ne pas<strong>com</strong>mettre d'erreur, elle déclara: "Ne craignez rien, jem'en charge maintenant."Elle partit pour Paris la nuit même.Jeanne passa <strong>de</strong>ux jours dans un trouble <strong>de</strong> pensée qui larendait incapable <strong>de</strong> réfléchir à rien. Le troisième matinelle reçut un seul mot <strong>de</strong> Rosalie annonçant son retour parle train du soir. Rien <strong>de</strong> plus.Vers trois heures elle fit atteler la carriole d'un voisin quila conduisit à la gare <strong>de</strong> Beuzeville pour attendre saservante.Elle restait <strong>de</strong>bout sur le quai, l'oeil tendu sur la lignedroite <strong>de</strong>s rails qui fuyaient en se rapprochant là-bas, aubout <strong>de</strong> l'horizon. De temps en temps elle regardaitl'horloge. - Encore dix minutes. - Encore cinq minutes. -


Encore <strong>de</strong>ux minutes. - Voici l'heure. - Rien n'apparaissaitsur la voie lointaine. Puis tout à coup, elle aperçut unetache blanche, une fumée, puis au-<strong>de</strong>ssous un point noirqui grandit, accourant à toute vitesse. La grosse machineenfin, ralentissant sa marche, passa, en ronflant, <strong>de</strong>vantJeanne qui guettait avi<strong>de</strong>ment les portières. Plusieurss'ouvrirent; <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong>scendaient, <strong>de</strong>s paysans en blouse,<strong>de</strong>s fermières avec <strong>de</strong>s paniers, <strong>de</strong>s petits-bourgeois enchapeau mou. Enfin elle aperçut Rosalie qui portait en sesbras une sorte <strong>de</strong> paquet <strong>de</strong> linge.Elle voulut aller vers elle, mais elle craignait <strong>de</strong> tombertant ses jambes étaient <strong>de</strong>venues molles. Sa bonne, l'ayantvue, la rejoignit avec son air calme ordinaire; et elle dit:"Bonjour, madame; me v'là revenue, c'est pas sans peine."Jeanne balbutia: "Eh bien?"Rosalie répondit: "Eh bien, elle est morte, c'te nuit. Ilssont mariés, v'là la petite." Et elle tendit l'enfant qu'on nevoyait point dans ses linges.Jeanne la reçut machinalement et elles sortirent <strong>de</strong> la gare,puis montèrent dans la voiture.Rosalie reprit: "M. Paul <strong>vie</strong>ndra dès l'enterrement fini.Demain à la même heure, faut croire."Jeanne murmura "Paul..." et n'ajouta rien.Le soleil baissait vers l'horizon, inondant <strong>de</strong> clarté lesplaines verdoyantes, tachées <strong>de</strong> place en place par l'or <strong>de</strong>scolzas en fleur, et par le sang <strong>de</strong>s coquelicots. <strong>Un</strong>equiétu<strong>de</strong> infinie planait sur la terre tranquille où germaientles sèves. La carriole allait grand train, le paysan claquant


<strong>de</strong> la langue pour exciter son cheval.Et Jeanne regardait droit <strong>de</strong>vant elle en l'air, dans le cielque coupait, <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s fusées, le vol cintré <strong>de</strong>shiron<strong>de</strong>lles. Et soudain une tié<strong>de</strong>ur douce, une chaleur <strong>de</strong><strong>vie</strong> traversant ses robes, gagna ses jambes, pénétra sachair; c'était la chaleur du petit être qui dormait sur sesgenoux.Alors une émotion infinie l'envahit. Elle découvritbrusquement la figure <strong>de</strong> l'enfant qu'elle n'avait pas encorevue: la fille <strong>de</strong> son fils. Et <strong>com</strong>me la frêle créature, frappéepar la lumière vive, ouvrait ses yeux bleus en remuant labouche, Jeanne se mit à l'embrasser furieusement, lasoulevant dans ses bras, la criblant <strong>de</strong> baisers.Mais Rosalie, contente et bourrue, l'arrêta. "Voyons,voyons, madame Jeanne, finissez; vous allez la fairecrier."Puis elle ajouta, répondant sans doute à sa propre pensée:"La <strong>vie</strong>, voyez-vous, ça n'est jamais si bon ni si mauvaisqu'on croit."

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