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La texture ouverte du sens musical - iFAC - Université de Nantes

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<strong>La</strong> <strong>texture</strong> <strong>ouverte</strong> <strong>du</strong> <strong>sens</strong> <strong>musical</strong>(Présentation <strong>de</strong> l’article Sur le phénomène <strong>musical</strong> <strong>de</strong> René-François MAIRESSE).Présenté par Vincent WISTRAND sous la direction <strong>de</strong> Patrick LANG.Séminaire <strong>de</strong> phénoménologie <strong>de</strong> la musique.En licence 3 <strong>de</strong> philosophie à l’université <strong>de</strong> <strong>Nantes</strong>.Année 2012-2013.1


1. Quelques mots sur la pensée <strong>de</strong> Marc Richir…L’article que nous nous proposons <strong>de</strong> présenter nous resterait obscur si nous ne disions pasquelques mots sur la pensée <strong>de</strong> Marc Richir, pensée par laquelle René-François Mairesse estfortement influencé.Richir est philosophe et physicien, ses recherches en phénoménologie font <strong>de</strong> lui un penseur<strong>de</strong> première envergure. Son œuvre entend dénoncer l’illusion ontologique dont sont victimesHusserl et Hei<strong>de</strong>gger, et donner à la phénoménologie <strong>de</strong>s fondations nouvelles.Selon Richir, le <strong>sens</strong> ne se confond ni avec la subjectivité transcendantale comme chezHusserl (toute expérience doit être considérée comme un vécu <strong>de</strong> conscience), ni avec leDasein comme chez Hei<strong>de</strong>gger (toute expérience doit être considérée comme portée par une<strong>de</strong> mes manières d’être-au-mon<strong>de</strong>). Le <strong>sens</strong> chez Richir, est un <strong>sens</strong> se faisant. Ce <strong>sens</strong> sefaisant, bien que soumis à modifications, transformations, reste lui-même, ne <strong>de</strong>vient pasautre.Le <strong>sens</strong> se faisant, pour Richir, est un phénomène <strong>de</strong> langage (à ne pas confondre avec lelangage comme institution symbolique) : ce phénomène <strong>de</strong> langage est une expressionlangagière <strong>de</strong> l’expérience elle-même. En effet, <strong>de</strong> même qu’une expérience sans expressionreste indéterminée, une expression <strong>de</strong> l’expérience fixe un <strong>sens</strong> se faisant.Le <strong>sens</strong> se faisant n’a aucun présent assignable, il est une présence sans présent assignable.Ce point est crucial. En effet, il marque une différence fondamentale avec la pensée <strong>de</strong>Husserl. De plus, c’est en vertu <strong>de</strong> cette différence fondamentale que Richir, et Mairesse à sasuite, expliquent la constitution <strong>du</strong> <strong>sens</strong> <strong>musical</strong>.Le <strong>sens</strong> se faisant est constitué <strong>de</strong> lambeaux <strong>de</strong> <strong>sens</strong>. Tout comme le <strong>sens</strong> se faisant, lelambeau <strong>de</strong> <strong>sens</strong> est caractérisé par une équivoque indépassable. Cette notion d’équivocité n’est pas sans lien avec celle <strong>de</strong> présence sans présent assignable. En effet, la référence qui luiconvient n’est jamais un objet indéterminé, mais un mon<strong>de</strong> entier, un phénomène <strong>de</strong> mon<strong>de</strong>.<strong>La</strong> temporalisation <strong>du</strong> phénomène <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> est corrélative <strong>de</strong> la temporalisation <strong>du</strong>phénomène <strong>de</strong> langage. Mais si la temporalisation <strong>du</strong> phénomène <strong>de</strong> langage concerne <strong>de</strong>sprésences (rétentions et protentions, ou encore, passé présent et futur présent), latemporalisation <strong>du</strong> phénomène <strong>de</strong> mon<strong>de</strong>, quant à elle, ne concerne que <strong>de</strong>s absences(réminiscences et prémonitions, ou encore, passé qui n’aura jamais été présent et futur qui3


accentuant l’indétermination <strong>du</strong> tempo déjà assez lent, une structure rythmique assez régulièreà la basse installant une sorte d’hypnose, une alternance entre groupes binaires et groupesternaires qui tend à neutraliser toute forme <strong>de</strong> nervosité, une mélodie constituée d’alternancesentre valeurs simples (blanches, noires, etc.) et divisions exceptionnelles <strong>de</strong> temps (triolets,quintolets, etc.), etc.).Pour « sentir » tout ceci, le temps propre d’une œuvre, le simple signe ne suffit pas, pas plusqu’une lecture mentale.Saisir le temps propre d’une œuvre implique <strong>de</strong> la comprendre <strong>de</strong> l’intérieur ; comprendre sontissu, ses organes, sa respiration, etc. Il ne s’agit pas <strong>de</strong> jouer en rythme, ni à une vitesseprécise, mais plutôt <strong>de</strong> se saisir <strong>de</strong> la pulsation interne d’une œuvre.b) <strong>La</strong> dimension temporalisante <strong>de</strong> l’œuvre : le rythmeUne œuvre <strong>musical</strong>e n’est pas seulement dans le temps, elle est aussi articulation <strong>du</strong> temps àdifférents niveaux. En effet, toute œuvre présente une organisation singulière <strong>du</strong> temps.Pour comprendre le <strong>sens</strong> d’une œuvre, nous <strong>de</strong>vons adapter le temps <strong>de</strong> notre conscience autemps propre <strong>de</strong> l’œuvre, ou encore, saisir le temps propre <strong>de</strong> l’œuvre à partir <strong>du</strong> temps <strong>de</strong>notre conscience.L’œuvre <strong>musical</strong>e est ainsi constituante d’une temporalité, elle est un quasi-sujet. Par quasisujet,nous entendons le fait que, conformément à la notion traditionnelle (cartésienne) <strong>de</strong>sujet, l’œuvre d’art n’est pas seulement un objet constitué par un sujet constituant ; elle estelle-même constituante, puisque constituante <strong>de</strong> temps. Mais surtout, cette expression <strong>de</strong>quasi-sujet nous vient <strong>de</strong> Dufrenne (Phénoménologie <strong>de</strong> l’expérience esthétique) ; l’œuvre,tout comme le sujet humain, nous fait signe, <strong>de</strong> par son extériorité, vers son intériorité.Nous retrouvons peut-être ici une trace <strong>de</strong> la pensée <strong>de</strong> Richir ; en effet, Richir insiste souventsur le fait que le <strong>sens</strong> se faisant n’est pas intégralement constitué comme chez Husserl ouHei<strong>de</strong>gger, par la subjectivité transcendantale ou par le Dasein existant ; le <strong>sens</strong>, pourrait-ondire, reste lui-même, se fait lui-même.Le fait d’appréhen<strong>de</strong>r l’œuvre en tant que processus <strong>de</strong> temporalisation nous emmène versune conception non objectivante <strong>de</strong> la musique.Cela nous con<strong>du</strong>it à relativiser le rôle <strong>de</strong> la source sonore ; en effet, la situation physique <strong>de</strong>l’apparition d’une œuvre reste acci<strong>de</strong>ntelle quant à l’œuvre (une même œuvre peut être jouée7


d) Le travail <strong>de</strong> variation et <strong>de</strong> répétition comme outil principal <strong>du</strong> temps <strong>de</strong> l’œuvre<strong>La</strong> force principale d’un discours <strong>musical</strong> consiste dans le travail sur la tension entre variationet répétition.Nous remarquons tout d’abord qu’il n’y a jamais <strong>de</strong> répétition au <strong>sens</strong> strict <strong>du</strong> terme ; eneffet, toute œuvre étant dans le temps, tout temps étant continu et irréversible, la symétrie estimpossible.Ainsi, exécuter le <strong>de</strong>uxième A d’une forme A-B-A exactement <strong>de</strong> la même manière que lepremier, est une sorte d’« erreur » <strong>de</strong> perception <strong>de</strong> la nature <strong>du</strong> temps, une tentative <strong>de</strong> créerune symétrie impossible. En ce <strong>sens</strong>, exécuter le <strong>de</strong>uxième A d’une manière différente, ouécrire un A’, sont <strong>de</strong>s manières <strong>de</strong> prendre en compte la dimension irréversible <strong>de</strong> lacontinuité temporelle. Cela, les musiciens, compositeurs comme interprètes, l’ont rapi<strong>de</strong>mentcompris.Inversement, nous ne percevons <strong>de</strong> la variation que sur fond d’i<strong>de</strong>ntique.Répétition et variation ne sont perceptibles que dans le temps.C’est sur ce fond <strong>de</strong> répétitions et variations que le <strong>sens</strong> <strong>musical</strong> se déploie ; il y a unmouvement croisé <strong>de</strong> « différenciation » et <strong>de</strong> « résorption ».Par différenciation, il faut entendre le fait que le <strong>sens</strong> <strong>musical</strong> se déploie par apparitiond’éléments musicaux différenciés sur un fond d’i<strong>de</strong>ntique. En effet, toutes unités <strong>musical</strong>es,aussi différentes soient-elles les unes <strong>de</strong>s autres, se déploient et se constituent en tant quedifférenciées à partir <strong>de</strong> structures communes ; un timbre commun (une mélodie est saisiedans son unité parce qu’unifiée par le timbre d’un seul et même instrument), un pôle tonalcommun (dans les formes classiques, un thème se délimite <strong>de</strong>s autres par son appartenance aupremier ou au cinquième <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> la gamme), etc.Par résorption, nous voulons dire que les unités <strong>musical</strong>es constituées comme « toutsdifférenciés », sont progressivement intégrées à <strong>de</strong>s unités <strong>musical</strong>es <strong>de</strong> plus en plusimportantes. Ainsi, la note saisie en tant qu’unité sera intégrée dans un ensemble <strong>de</strong> notesconstituant une unité plus gran<strong>de</strong> : le motif ; ce motif dans un ensemble <strong>de</strong> motifs : le thème ;puis la section, le mouvement, etc.9


4. <strong>La</strong> solitu<strong>de</strong> <strong>du</strong> <strong>sens</strong> <strong>musical</strong>Mairesse consacre ensuite toute une partie à montrer l’immanence <strong>du</strong> <strong>sens</strong> <strong>de</strong> l’œuvre<strong>musical</strong>e ; le <strong>sens</strong> d’une œuvre <strong>musical</strong>e est interne à l’œuvre, et toute importation <strong>de</strong> <strong>sens</strong>d’une nature autre que <strong>musical</strong>e bloque l’accès à la constitution <strong>du</strong> <strong>sens</strong> <strong>musical</strong>.a) <strong>La</strong> langue propre <strong>de</strong> la musique<strong>La</strong> musique peut, par certains aspects, être considérée comme un langage. Mais le discours<strong>musical</strong> n’est pas comme le discours verbal : dans le discours verbal, à chaque son estattachée une signification. Alors que dans le discours <strong>musical</strong>, un son seul ne veut rien dire.C’est <strong>du</strong> déploiement et <strong>de</strong> la progression, que se dégage le <strong>sens</strong>. Et ce, même si la musiquecomme langage fait également l’objet d’une « institution symbolique » (l’instauration <strong>du</strong>système tonal, par exemple), laquelle possè<strong>de</strong> ses règles, etc.Le paradoxe est le suivant : la musique ne renvoie à rien d’autre qu’elle-même, et pourtant, ilsemblerait qu’elle soit (acci<strong>de</strong>ntellement) toujours associée à <strong>de</strong>s significations externes.Prenons l’exemple <strong>de</strong> la tierce picar<strong>de</strong>.Nous convenons tous que le système tonal est un système artificiel, il n’est pas contenu« naturellement » dans la musique. Les accords parfaits majeur et mineur, eux aussi, sontartificiels. Les idées et les sentiments (idée <strong>de</strong> lumière et sentiment <strong>de</strong> joie pour l’accordmajeur, idée d’ombre et sentiment <strong>de</strong> tristesse pour l’accord mineur) que nous y attachonssont tout aussi artificiels. Enfin, il est naturellement admis (ainsi que culturellement reconnu àune certaine époque), qu’un morceau commencé en majeur doit finir en majeur, et commencéen mineur doit finir en mineur. <strong>La</strong> tierce picar<strong>de</strong> consiste dans le fait <strong>de</strong> conclure un morceausur un accord majeur là où sa « logique » annonçait un accord mineur. D’un point <strong>de</strong> vuepurement <strong>musical</strong>, ce n’est rien <strong>de</strong> plus qu’une surprise, un décalage. Il y a d’abordl’institution d’une règle, l’installation d’un quotidien, puis une distorsion au sein <strong>de</strong> cequotidien : voilà ce qu’est la tierce picar<strong>de</strong>. Et pourtant, ce n’est pas ce que nous entendonscommunément par tierce picar<strong>de</strong> ; communément, nous entendons : un éclairage terminal, unelueur d’espoir, ou encore, un rayon <strong>de</strong> soleil dans un océan <strong>de</strong> nuages.L’auditeur transpose un décalage purement <strong>musical</strong> en termes affectifs et poétiques ; cettetransposition nous écarte <strong>de</strong> l’essence <strong>du</strong> <strong>sens</strong> <strong>musical</strong>.10


) Le <strong>sens</strong> <strong>musical</strong> comme <strong>sens</strong> immanentCette transposition nous in<strong>du</strong>it en erreur quant à la nature <strong>du</strong> ressenti <strong>musical</strong> : ce que nousressentons lorsque nous écoutons <strong>de</strong> la musique n’est ni un état <strong>de</strong> rêverie (qui pourrait trèsbien arriver sans musique), ni <strong>de</strong>s projections <strong>de</strong> pensées ou d’idées poétiques (qui sontcontingentes quant au <strong>musical</strong>). En effet, un même morceau <strong>de</strong> musique peut, selon les jours,me plonger dans tel ou tel état d’âme. Inversement, je peux éprouver la même émotion pour<strong>de</strong> nombreux morceaux différents.Mairesse en conclut qu’accé<strong>de</strong>r au <strong>sens</strong> <strong>musical</strong> exige <strong>de</strong> mettre entre parenthèses le moiempirique, psychique, quotidien.Constituer le <strong>sens</strong> <strong>musical</strong> exige <strong>de</strong> ne pas en rester au purement matériel (sonore), ni aupurement idéal (partition). Il exige également <strong>de</strong> ne pas apporter (importer) <strong>de</strong> significationsextra-<strong>musical</strong>es (émotives, conceptuelles, etc.) dans le processus <strong>de</strong> constitution. Ce <strong>de</strong>rnierpoint est une chose difficile ; en effet, il semblerait que nous ayons une tendance « naturelle »à superposer <strong>de</strong>s couches <strong>de</strong> <strong>sens</strong> étrangères au processus <strong>musical</strong> lui-même.Or, c’est bien l’œuvre <strong>musical</strong>e elle-même qui nous indique la constitution <strong>de</strong> son propre <strong>sens</strong>.Le <strong>sens</strong> d’une œuvre <strong>musical</strong>e est strictement immanent. Aucune signification externe ne doitentrer en jeu dans la constitution <strong>du</strong> <strong>sens</strong> <strong>musical</strong>.Là encore peut-être, nous trouvons quelques traces <strong>de</strong> l’influence <strong>de</strong> Richir dans la pensée <strong>de</strong>Mairesse, à travers la thèse <strong>de</strong> la co-constitution <strong>du</strong> <strong>sens</strong> <strong>musical</strong> ; le <strong>sens</strong> n’est pasexclusivement constitué par le sujet humain (subjectivité transcendantale ou Dasein), mais le<strong>sens</strong> est un <strong>sens</strong> autonome, un <strong>sens</strong> se faisant.C’est une <strong>de</strong>s raisons pour lesquelles nous pouvons dire que la sémantique <strong>musical</strong>e estindéterminée, donc infinie. En termes kantiens, nous dirons que la constitution <strong>du</strong> <strong>sens</strong><strong>musical</strong> ne relève pas d’un acte <strong>de</strong> connaissance déterminant, mais réfléchissant (cf. Critique<strong>de</strong> la faculté <strong>de</strong> juger).Nous ne pouvons donc pas ré<strong>du</strong>ire la musique à <strong>du</strong> purement signifiant. Mais nous nepouvons pas non plus ré<strong>du</strong>ire la musique à <strong>du</strong> purement émotif.Ce présupposé selon lequel la musique serait un jaillissement d’émotions cachées au cœur <strong>de</strong>nos instincts repose sur une analogie entre le caractère flui<strong>de</strong> <strong>du</strong> flux sonore et <strong>de</strong>s émotionshumaines. Cependant, cette analogie ne suffit pas à établir un parallèle entre sons et émotions.11


Une perception <strong>musical</strong>e adéquate doit mettre entre parenthèses aussi bien le purementsonore, que l’émotion et la sphère signitive. Il y a une épokhè proprement <strong>musical</strong>e nécessairequant à une bonne perception <strong>musical</strong>e.Mais toute œuvre ne passe-t-elle pas nécessairement par une matérialité sonore ?De plus, est-il possible <strong>de</strong> mettre entre parenthèses notre réseau <strong>de</strong> significations quotidien ?Nous répondrons à ces objections un peu plus loin. Nous verrons qu’il ne s’agit pas vraimentd’opposer les pôles <strong>sens</strong>ible et rationnel, mais <strong>de</strong> comprendre leurs importances respectivesdans l’expérience proprement <strong>musical</strong>e, qui semble prendre consistance dans l’intervalle entreles <strong>de</strong>ux.Ainsi, la musique n’exprime pas quelque chose (elle est non-signifiante). Pourtant, elle n’estpas non plus pure affectivité. Son <strong>sens</strong> s’élabore dans un processus temporel (soumis autemps) <strong>de</strong> temporalisation (installation d’un rythme <strong>musical</strong> singulier que doit épouser laconscience intentionnelle <strong>du</strong> sujet-auditeur).Mais n’y a-t-il pas une contradiction dans le fait <strong>de</strong> dire, d’une part, que le <strong>sens</strong> <strong>musical</strong> estimmanent à l’œuvre, et d’autre part, que ce <strong>sens</strong> doit être co-constitué par l’auditeur,l’interprète et le compositeur ?Mairesse répond à cette objection par une analogie avec le corps humain. Nous parleronsquant à nous, <strong>de</strong> personne humaine.Je porte en moi-même le <strong>sens</strong> propre <strong>de</strong> mon existence ; en effet, mon bonheur dépend <strong>de</strong>l’actualisation <strong>de</strong> mes propres potentialités. Cependant, ces potentialités ne peuvent pass’actualiser sans médiation, sans le contact avec autrui. Nous pouvons prendre l’exemple <strong>de</strong>l’é<strong>du</strong>cation ; ce sont bien mes parents et mes enseignants, et non moi-même, quim’apprennent à penser, lire, écrire, à réfléchir sur ce qu’est ou non le bonheur. Il en va <strong>de</strong>même avec le <strong>sens</strong> <strong>musical</strong> ; il est immanent à l’œuvre, mais requiert d’être co-constitué parl’interprète et l’auditeur pour s’actualiser en tant que tel.5. <strong>La</strong> perception <strong>musical</strong>eNous allons essayer <strong>de</strong> voir d’un peu plus près ce qui se passe dans la conscience <strong>de</strong>l’auditeur, alors même qu’il contribue à constituer avec l’interprète et le compositeur, le <strong>sens</strong>12


<strong>musical</strong> d’une œuvre <strong>musical</strong>e.a) <strong>La</strong> constitution <strong>du</strong> <strong>musical</strong> par la phantasia perceptiveComment constituer ce <strong>sens</strong> <strong>musical</strong> purement immanent, ne signifiant rien, ne représentantrien ?Mairesse reprend à son compte la notion <strong>de</strong> phantasia perceptive, intro<strong>du</strong>ite par Husserl. <strong>La</strong>perception esthétique est différente <strong>de</strong> la perception d’une réalité « normale ». En effet, nousconvenons tous que la conscience en tant qu’elle vise un objet esthétique n’engage pas lesmêmes fonctions ou facultés, que cette même conscience si elle avait à viser une théoriescientifique, un objet fonctionnel, etc. Selon Husserl, la perception d’un objet artistique se faitsur le mo<strong>de</strong> spécifique <strong>de</strong> la phantasia perceptive. <strong>La</strong> phantasia perceptive n’est ni uneperception <strong>sens</strong>ible ni une image imaginée. Elle est une quasi-perception, une perception surle mo<strong>de</strong> <strong>du</strong> comme-si. Ou encore, un élargissement <strong>de</strong> la perception effective, parl’imagination.Un exemple : un spectateur au théâtre regar<strong>de</strong> Hamlet, <strong>de</strong> la pièce Hamlet (Shakespeare). Lespectateur ne perçoit Hamlet ni sur le mo<strong>de</strong> <strong>du</strong> réel effectif (Hamlet n’est pas réellementprésent), ni sur le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> la pure image coupée <strong>du</strong> réel effectif (il y a un lien entre Hamlet etl’acteur réel effectif jouant Hamlet), mais sur le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> la phantasia perceptive. En effet,Hamlet n’est pas réellement présent ; le spectateur « imagine » Hamlet. Et pourtant, cetteimage d’Hamlet est subordonnée à <strong>de</strong>s évènements réels, présents, qui se déroulent sur scène ;le spectateur imagine Hamlet en train <strong>de</strong> marcher parce que l’acteur marche, Hamlet parlerparce que l’acteur parle, etc. Ainsi, il y a <strong>de</strong>s gestes réels qui renvoient à <strong>de</strong>s gestesimaginaires ; il y a saisie d’un objet fictif au sein même <strong>du</strong> réel effectif 3 .Mairesse gar<strong>de</strong> cette définition <strong>de</strong> la phantasia perceptive pour expliquer le passage <strong>du</strong> sonore(dimension physique) au <strong>musical</strong> (dimension affective). Le <strong>musical</strong> est constitué par laphantasia perceptive, à partir <strong>du</strong> sonore, bien que dépassant le sonore. <strong>La</strong> réalité <strong>musical</strong>e estune réalité sonore perçue en phantasia.b) L’épokhè <strong>musical</strong>eUne perception proprement <strong>musical</strong>e requiert une volonté <strong>de</strong> saisir le <strong>sens</strong> en tant qu’il est3 Cf. Husserl, Phantasia, conscience d’image, souvenir (Husserliana vol. XXIII), trad. fr. R. Kassis et J.-F. Pestureau, Grenoble, Million, 2002, texte n° 18b, p. 486-493.13


<strong>musical</strong>. De cette volonté découle une tentative <strong>de</strong> constitution <strong>du</strong> <strong>sens</strong> <strong>musical</strong>.Nous constatons qu’une perception <strong>musical</strong>e n’est jamais vierge <strong>de</strong> tout savoir. En effet, il y atoujours <strong>de</strong>s intentionnalités en fonctionnement. C’est pourquoi le moi psychologique doitêtre mis entre parenthèses, pour que le moi esthétique survienne.Mairesse nous met en gar<strong>de</strong>, cependant, <strong>de</strong> ne pas confondre le moi empirique (dont lecontenant contribue à parasiter la survenue <strong>du</strong> <strong>sens</strong> <strong>musical</strong>) avec le moi <strong>musical</strong>, qui lui, nedoit pas être mis entre parenthèses.Ce moi <strong>musical</strong> peut être composé aussi bien <strong>de</strong> connaissances théoriques musicologiques,que d’attitu<strong>de</strong>s à respecter, d’écoutes passées <strong>de</strong> la même œuvre ou d’autres, stockées dans lamémoire, etc. Mairesse parle « d’habitus d’écoutes sédimentées ».L’existence d’un moi <strong>musical</strong> est une <strong>de</strong>s raisons pour lesquelles l’auditeur peut êtreconsidéré comme co-constitutif <strong>du</strong> <strong>sens</strong> d’une œuvre <strong>musical</strong>e. L’écoute <strong>de</strong> l’auditeur s’affineavec la répétition et l’analyse. Le moi se fait <strong>de</strong> plus en plus <strong>musical</strong>. Un moi plus <strong>musical</strong>reçoit un plaisir esthétique plus important.C’est pourquoi le moi <strong>musical</strong> doit être considéré avec beaucoup d’attention dans l’audition<strong>musical</strong>e.Prenons un exemple <strong>du</strong> langage <strong>musical</strong> : la différence entre consonance et dissonance. Noussavons bien que nous n’entendons pas la même chose par consonance et dissonance selon lesépoques. <strong>La</strong> tierce majeure était considérée, au XIII e siècle, comme une dissonance. Ainsi,nous n’avons pas à écouter tel ou tel morceau <strong>de</strong> musique médiéval comme « dissonant » entant qu’il n’utiliserait pas ou peu <strong>de</strong> tierces majeures, mais beaucoup <strong>de</strong> quartes et <strong>de</strong> quintesparallèles, etc. Nous manquerions son <strong>sens</strong> propre.Notre écoute n’est pertinente qu’en tant qu’elle prend en compte le contexte historique danslequel une œuvre s’inscrit. Cette prise en compte relève <strong>du</strong> moi <strong>musical</strong>.En effet, il serait absur<strong>de</strong> <strong>de</strong> « viser » une œuvre <strong>de</strong> Debussy comme nous « visons » uneœuvre <strong>de</strong> Bach ; chez Debussy, il n’est quasiment pas question <strong>de</strong> contrepoint. D’un autrecôté, il serait tout aussi inexact <strong>de</strong> chercher dans L’Art <strong>de</strong> la fugue <strong>de</strong>s subtilités <strong>de</strong> timbres et<strong>de</strong> couleurs ; en effet, dans cette œuvre, le compositeur lui-même n’a pas donné d’indicationsconcernant la différence entre les instruments.Cependant, il peut bien arriver que <strong>du</strong> « génie » <strong>de</strong> tel ou tel compositeur, survienne une14


lequel, par lequel, <strong>du</strong> <strong>sens</strong> se fait.Ainsi, le rythme propre d’une œuvre étant créé par un écart entre <strong>de</strong>ux sons, seul quelquechose comme un écart (et non une visée objectivante, déterminante) peut être en mesure <strong>de</strong>saisir ce rythme ; cet écart est l’écart originaire <strong>de</strong> la conscience avec elle-même, décrit parRichir. C’est donc grâce à une analyse richirienne <strong>de</strong> la conscience, comprenant la consciencecomme constituée d’un écart initial, que Mairesse parvient à expliquer comment le <strong>sens</strong><strong>musical</strong> se constitue dans la conscience.d) De l’existence <strong>de</strong> plusieurs types d’intentionnalité dans la perception <strong>musical</strong>eAinsi, il semblerait qu’il y ait plusieurs intentionnalités à l’œuvre dans la constitution <strong>du</strong> <strong>sens</strong><strong>musical</strong> : <strong>de</strong>s synthèses passives, <strong>de</strong>s habitus d’écoute, <strong>de</strong>s souvenirs et <strong>de</strong>s anticipations, <strong>de</strong>ssynthèses actives permettant <strong>de</strong> juger <strong>de</strong> l’importance <strong>de</strong> tel ou tel paramètre, etc. Leur unionmaîtrisée rendra possible la constitution <strong>du</strong> <strong>sens</strong> <strong>musical</strong>.Nous remarquons également qu’il y a une relation dialectique entre l’audition et le moi<strong>musical</strong>. <strong>La</strong> conscience auditive est ce qui constitue les entités <strong>musical</strong>es. Cependant, cesentités sont orientées par <strong>de</strong>s notions <strong>musical</strong>es qui, une fois intégrées, peuvent emmener cettemême conscience auditive à percevoir <strong>de</strong>s choses qui lui étaient restées dans l’ombre.C’est ce que Mairesse appelle le passage <strong>du</strong> vécu au perçu.Ainsi, l’expérience <strong>musical</strong>e comprend trois pôles ; le compositeur, l’interprète et l’auditeur.À chacun <strong>de</strong> ces trois pôles semble correspondre un type d’intentionnalité ; la composition,l’interprétation et l’audition.Bien que chacun soit directement orienté par la visée centrale qui le désigne comme tel, iln’en reste pas moins indirectement orienté par les <strong>de</strong>ux autres pôles.En effet, le compositeur est bien à l’origine <strong>de</strong> l’œuvre, mais il doit cependant se soucier <strong>de</strong>l’exécutabilité <strong>de</strong> l’œuvre, <strong>de</strong>s divers moyens formels <strong>de</strong> sa mise en présence, <strong>de</strong>s impactsqu’elle peut avoir sur l’auditeur, <strong>du</strong> contexte historique dans lequel se situent la plupart <strong>de</strong>sauditeurs à qui elle se <strong>de</strong>stine, etc.Et si l’un <strong>de</strong>s pôles venait à manquer, il n’y aurait pas <strong>de</strong> <strong>sens</strong> <strong>musical</strong>.e) Un exemple <strong>de</strong> perception <strong>musical</strong>eMairesse conclut son article par une brillante analyse <strong>de</strong> la sonate pour violon et piano dite Le16


Ce travail est co-constitutif <strong>du</strong> <strong>sens</strong> <strong>de</strong> l’œuvre. Cette co-constitution est infinie.C’est pourquoi Mairesse affirme également que la perception <strong>musical</strong>e ne peut s’apparenter àun jugement <strong>de</strong> connaissance (en effet, il ne s’agit pas <strong>de</strong> déterminer la position <strong>de</strong> tel ou telparamètre sonore à partir d’une signification préétablie) mais plutôt à un jugementréfléchissant (le <strong>sens</strong> <strong>musical</strong> est toujours à découvrir et ne peut être déterminé a priori).Nous remarquons une double influence <strong>de</strong> Kant ; la référence à l’idée régulatrice (Critique <strong>de</strong>la raison pure), et l’analogie entre l’infinité <strong>de</strong> la constitution <strong>du</strong> <strong>sens</strong> <strong>musical</strong> et la notion <strong>de</strong>jugement réfléchissant (Critique <strong>de</strong> la faculté <strong>de</strong> juger).Le <strong>sens</strong> <strong>musical</strong> n’est pas une Essence, mais plutôt une Idée régulatrice propre à touteexpérience qui se veut <strong>musical</strong>e.18

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