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Comprendre et soigner

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Didier BOURGEOIS<br />

<strong>Comprendre</strong><br />

<strong>et</strong> <strong>soigner</strong><br />

les états-limites<br />

Préface de<br />

Dominique Barbier


SOMMAIRE<br />

PRÉFACE<br />

AVANT-PROPOS<br />

VII<br />

XI<br />

PREMIÈRE PARTIE<br />

COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

1. Les états-limites : passer de la nosographie actuelle à une<br />

troisième entité 3<br />

2. Des origines supposées du problème : la constellation des<br />

apports théoriques 17<br />

3. Psychogenèse comparée des états-limites <strong>et</strong> des autres<br />

dispositions psychiques 43<br />

4. La constellation borderline 57<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

5. Les situations expérimentales de traumatisme narcissique 71<br />

DEUXIÈME PARTIE<br />

L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

6. Les aménagements comme supports de la clinique du quotidien 83<br />

7. Aménagements pathologiques : les perversions 97<br />

8. Syndromes autonomes constituant l’équivalent d’une mise en<br />

échec inconsciente d’un interlocuteur masculin 127


VI<br />

SOMMAIRE<br />

9. Les aménagements addictifs comme indices de la structure<br />

psychique lacunaire 143<br />

10. Autres issues du tronc commun borderline 169<br />

TROISIÈME PARTIE<br />

SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

11. Stratégies thérapeutiques <strong>et</strong> tactiques d’approche des<br />

états-limites 199<br />

12. Des troubles de la personnalité aux troubles de l’identité 241<br />

13. Peut-on envisager une prévention des états-limites ? 269<br />

CONCLUSION 283<br />

BIBLIOGRAPHIE 287<br />

LISTE DES CAS 295<br />

INDEX 297<br />

TABLE DES MATIÈRES 303


PRÉFACE<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

LES PATIENTS qui présentent des troubles limites de la personnalité<br />

sont fascinants. Ils développent en nous des sentiments contradictoires<br />

faits de passion <strong>et</strong> de colère. C’est peut-être là que réside l’intérêt<br />

qu’on leur porte. Bien connaître la pathologie limite perm<strong>et</strong> de mieux<br />

saisir les mécanismes de la psychose comme de la névrose, car il s’agit<br />

d’une pathologie frontière à la limite de ces deux grandes structures.<br />

Ces états-frontières ont c<strong>et</strong>te richesse séméiologique qui attire celui<br />

qui s’intéresse à la psychopathologie <strong>et</strong> à l’énigme de la vie psychique.<br />

Les patients états-limites sont à la fois très attachants dans leur tentative<br />

d’essayer de vivre mieux, mais extrêmement déroutants par leurs troubles<br />

du comportement.<br />

Qu’est-ce qui fait qu’on devient état-limite ? C<strong>et</strong>te question à laquelle<br />

il n’est pas aisé de répondre supposerait une enquête épidémiologique<br />

rétrospective considérable. C’est pourquoi la plupart des auteurs se sont<br />

livrés à des hypothèses concordantes dont la cohérence ne peut être mise<br />

en doute. La plupart des spécialistes considèrent que la pathologie limite<br />

auntaux d’incidence particulièrement élevé. Pour certains auteurs, il<br />

atteindrait même 50 % de la population générale ! parallèlement, les<br />

épidémiologistes constatent une diminution de la prévalence de la schizophrénie<br />

<strong>et</strong> de l’hystérie dans la population générale.<br />

C<strong>et</strong> aspect mérite qu’on s’y arrête. Plusieurs explications peuvent être<br />

fournies.<br />

– Nous savons mieux repérer que du temps de Freud les états-limites.<br />

Leur démembrement clinique est maintenant bien avancé <strong>et</strong> les patients<br />

que Freud considérait comme névrotiques seraient maintenant des<br />

états-limites. C’est le cas de « l’homme aux loups » si bien analysé<br />

par Freud sans qu’un résultat bien n<strong>et</strong> sur son évolution n’ait pu être<br />

noté.<br />

C’est là un des premiers aspects qui explique l’importante fréquence<br />

des états-limites autrefois amalgamés au groupe des névroses.<br />

– La deuxième explication est démographique :ilnefautpasoublier<br />

qu’avant-guerre l’espérance de vie était très limitée : on ne dépassait<br />

guère en moyenne la trentaine. Ainsi ne pouvait-on pas suivre sur une


VIII<br />

PRÉFACE<br />

longue période de vie les patients. Ce qui empêchait bien entendu de<br />

repérer ces sortes d’adolescents attardés que sont les états-limites.<br />

– Un troisième aspect, sociologique celui-ci, mérite un détour : notre<br />

société conçue sur un modèle psychotique <strong>et</strong> pervers est fondée sur le<br />

principe de plaisir <strong>et</strong> le clivage capitaliste de la rentabilité immédiate<br />

sans souci du lendemain réduit l’homme à sa valeur économique. Elle<br />

le dépossède de sa dimension spirituelle <strong>et</strong> psychique. Nul doute alors<br />

que notre mode de vie induit de plus en plus d’états-limites.<br />

La vie moderne inductrice d’états-limites ?<br />

D’un point de vue psychodynamique, deux théories essentielles proposent<br />

une conception heuristique intéressante : l’angoisse d’abandon<br />

précoce qui va sidérer les capacités de l’enfant <strong>et</strong> l’empêcher d’être résiliant<br />

ou le premier traumatisme désorganisateur qui va installer l’enfant<br />

trop précocement dans une pseudo-latence qui sera à l’origine d’une sorte<br />

d’adolescence pérennisée.<br />

Et de ce point de vue, il existe des corrélations entre les facteurs<br />

psychologiques <strong>et</strong> leurs correspondances socio-économiques. C’estlà<br />

toute la question des corrélats entre la vie psychique <strong>et</strong> le mode de<br />

vie. Abandon, intrusion, traumatisme, trois mots-clés qui peuvent être<br />

rapportés à notre mode de vie. En eff<strong>et</strong>, si l’on considère l’évolution<br />

de nos sociétés en fonction de l’organisation de l’Œdipe, force est de<br />

constater que nous sommes passés en près d’un demi-siècle de la famille<br />

structurée à la famille éclatée, ce qui n’est pas sans conséquence sur<br />

l’évolution de la psychopathologie.<br />

Si toute société a la folie qu’elle mérite, il y a lieu de reconnaître que<br />

notre mode de vie fabrique de plus en plus de cas-limites.<br />

La plupart des psychanalystes de deuxième génération <strong>et</strong> notamment<br />

Winnicott <strong>et</strong> Bion, ont insisté sur l’importance du rôle maternel dans<br />

le développement de l’enfant. Ils ont continué l’approfondissement des<br />

théories freudiennes <strong>et</strong> kleiniennes déjà admises.<br />

Pour Winnicott, la mère suffisamment bonne est celle qui sert de<br />

contenant aux angoisses de l’enfant. Sa présence, son activité de nursing<br />

<strong>et</strong> les soins qu’elle dispense à l’enfant l’aident peu à peu à accepter<br />

le monde externe <strong>et</strong> lui perm<strong>et</strong>tent d’avoir avec lui des investissements<br />

d’obj<strong>et</strong>s progressifs. C<strong>et</strong>te période du narcissisme primaire décrite par<br />

Freud est fondamentale au point que certains ont pu considérer que la<br />

pathologie du narcissisme était centrale dans les cas-limites.<br />

Pour Bion, la capacité de rêverie maternelle évite l’expulsion d’éléments<br />

bruts non métabolisables (les éléments bêta) dont l’enfant ne peut<br />

comprendre le sens <strong>et</strong> lui perm<strong>et</strong> une élaboration psychique minimale : la<br />

fonction alpha. Celle-ci est une capacité à lier <strong>et</strong> à donner sens à ce qu’il<br />

vit. C<strong>et</strong>te fonction de symbolisation due à la mère dans la compréhension


PRÉFACE<br />

IX<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

de son enfant ne joue plus tellement dans la vie moderne.<br />

Mais il est aussi un autre aspect qui est la plupart du temps laissé<br />

sous silence : il s’agit de la position toute particulière qui est donnée à<br />

l’enfant-roi <strong>et</strong> qui ne lui perm<strong>et</strong> pas facilement d’accepter le poids du<br />

réel. C<strong>et</strong> enfant qui n’est pas à sa place est magnifié par ses parents.<br />

Son irrespect, son insolence ou son audace font rire ; la difficulté de<br />

l’existence ne lui est pas montrée ; chacun s’amuse de lui ; il n’a pas de<br />

limites clairement établies. Et quand la drôlerie passe à un second plan,<br />

on s’aperçoit bien tard que l’enfant-roi présente des troubles de l’identification,<br />

<strong>et</strong> surtout n’a pas intégré l’interdit puisque ses moindres caprices<br />

ont été exaucés. Il va passer brutalement d’un sentiment océanique de la<br />

prime enfance à l’irruption du monde de l’autre vécue alors sur un mode<br />

persécutoire, parce qu’au départ, il vivait dans une élation narcissique<br />

sans limite.<br />

Par ailleurs, nos sociétés fondées sur la rentabilité économique ne sont<br />

pas suffisamment maternantes au sens d’aider à accepter les conditions<br />

de l’existence. Et le mythe actuel de l’enfant-roi doit être entendu comme<br />

tendance réactionnelle à un infanticide symbolique. Ne pas laisser l’enfant<br />

à sa place d’enfant consiste à le presser dans un adultomorphisme<br />

qui ne respecte pas les étapes qu’il a à franchir à son rythme.<br />

Ces carences éducatives précoces fixeront une suprématie du narcissisme<br />

à un stade où il gênera l’épanouissement d’une relation d’obj<strong>et</strong><br />

satisfaisante.<br />

Les états-limites se situent dans une relation d’obj<strong>et</strong> nostalgique. L’obj<strong>et</strong><br />

a existé, mais il n’a pas été suffisamment bon ni suffisamment structurant.<br />

C<strong>et</strong>te relation d’obj<strong>et</strong> nostalgique explique la sensation cruelle<br />

qu’ont les cas-limites de n’avoir pas eu leur dû <strong>et</strong> de rechercher leurs<br />

limites.<br />

Leurs mécanismes de défense sont de deux ordres : l’axe de la coupure,<br />

pour éviter de souffrir à vide parce qu’ils sont tellement avides<br />

d’amour <strong>et</strong> l’axe de la puissance pour essayer de trouver malgré tout<br />

une certaine jouissance dans leur existence misérable. Ce qui peut leur<br />

perm<strong>et</strong>tre de ne pas évoluer vers la paranoïa qui les figerait dans le<br />

postulat que l’enfer c’est les autres. Faute d’avoir pu trouver en l’autre<br />

celui qui sensible à leur altération, les désaltérant, les initiera à l’altérité.<br />

Il était bon que Didier Bourgeois, chef de service à l’hôpital de<br />

Montfav<strong>et</strong>, qui fait encore partie des trop rares psychiatres militants du<br />

secteur, nous entr<strong>et</strong>ienne des liens entre l’éclairage psychodynamique <strong>et</strong><br />

la clinique des états-limites. Son intelligence des situations, son ouverture<br />

d’esprit, sa double formation de psychanalyste <strong>et</strong> de systémicien<br />

perm<strong>et</strong>tent un abord passionnant de ce type de pathologie.<br />

Son engagement dans la cause psychiatrique n’est plus à démontrer :<br />

il a exercé en milieu carcéral pendant de nombreuses années <strong>et</strong> s’occupe<br />

actuellement, entre autres, de suj<strong>et</strong>s en situation de précarité sociale.


X<br />

PRÉFACE<br />

Il nous livre dans c<strong>et</strong> ouvrage la quintessence de sa réflexion <strong>et</strong> de<br />

sa pratique. Il était donc tout naturel que la collection psychothérapie<br />

l’accueille en bonne place <strong>et</strong> fasse honneur aux qualités cliniques, scientifiques<br />

<strong>et</strong> humaines de l’auteur !<br />

Dominique BARBIER<br />

Psychiatre des hôpitaux<br />

Président de l’Association nationale<br />

de recherche <strong>et</strong> d’étude en psychiatrie (ANREP)


AVANT-PROPOS<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

CET OUVRAGE se propose d’envisager la notion d’état-limite de la<br />

personnalité à travers ses aménagements cliniques les plus fréquents<br />

<strong>et</strong> les plus significatifs, capables de dégager le sens lacunaire <strong>et</strong> archaïque<br />

du point de vue du narcissisme des nombreux suj<strong>et</strong>s qui en sont porteurs.<br />

L’idée d’un état-limite de la personnalité, bien qu’ancienne dans sa<br />

conceptualisation, déborde la dichotomie névrose/psychose <strong>et</strong> subvertit<br />

totalement la psychopathologie traditionnelle fondée sur les apports de<br />

la psychanalyse. Elle transcende la clinique psychiatrique tout autant<br />

que les individus borderlines dérangent leur entourage, en explorent les<br />

limites, <strong>et</strong> interrogent, là où elle a mal, la société en général. En ce sens,<br />

le questionnement que ces malades offrent au médecin ou au psychothérapeute<br />

est fécond. Il répond à l’une des exigences de la psychiatrie qui<br />

est de réévaluer sans cesse sa pertinence en tant que science humaine<br />

<strong>et</strong> science médicale, confrontée à l’évolution des mentalités <strong>et</strong> aussi à<br />

l’évolutivité naturelle des maladies mentales.<br />

Ce texte, muni d’un appareil de notes <strong>et</strong> de nombreux cas cliniques, ne<br />

prétend pas l’exhaustivité. Il n’est qu’une proposition de grille de lecture<br />

de désordres comportementaux, fréquents, à rapporter subjectivement au<br />

matériel psychodynamique éventuellement restitué dans la relation nouée<br />

entre un intervenant <strong>et</strong> un suj<strong>et</strong> en souffrance, que ce dernier soit ou<br />

non en demande d’aide. Des pans entiers de la psychiatrie (psychoses<br />

<strong>et</strong> névroses) n’y sont pas abordés directement bien que, en creux, la<br />

mise en exergue de la problématique narcissique dessine des contours<br />

utilisables dans l’approche clinique de ces troubles structuraux de la<br />

personnalité ainsi que pour l’abord thérapeutique des désordres mentaux<br />

qui en découlent.<br />

Les tentatives contemporaines de classification, telles que la CIM-10<br />

ou le DSM-IV, se veulent factuelles <strong>et</strong> non structurales, plus synchroniques<br />

que diachroniques. Elles ne recoupent pas l’expérience du narcissisme<br />

<strong>et</strong> de sa faillite comme constitutive de la souffrance psychique.<br />

C<strong>et</strong>te expérience, que nous tentons de partager, reste, en quelque sorte,<br />

le point aveugle de la « nouvelle clinique » (comme on disait autrefois<br />

« nouvelle cuisine »), épurée, sans doute de ce qui s’avère trop intime <strong>et</strong>


XII<br />

AVANT-PROPOS<br />

trop humain pour se voir codifié. Elle ne peut être qu’interprétée mais de<br />

c<strong>et</strong>te interprétation, parfois, naîtra le changement.<br />

La richesse de la pratique psychiatrique, que celle-ci se déroule dans le<br />

strict cadre prévu à c<strong>et</strong> eff<strong>et</strong> où bien qu’elle s’insinue en contrebande dans<br />

une relation d’aide, réside justement dans la possible mise en perspective<br />

de divers points de vue apportant un relief sans cesse renouvelé à des<br />

conduites ébranlant les certitudes héritées de notre formation <strong>et</strong> de notre<br />

éducation.<br />

Le principe de la constitution d’une personnalité durablement structurée<br />

de façon borderline apparaît aujourd’hui clair <strong>et</strong> stéréotypé dans son<br />

agencement psychogénétique, nécessitant traumatismes désorganisateurs<br />

précoces <strong>et</strong> tardifs afin de verrouiller une trajectoire vitale spécifique,<br />

génératrice en elle-même de beaucoup de souffrance <strong>et</strong>, par ailleurs,<br />

capable d’aménagements économiques si divers qu’ils en sont déroutants.<br />

Le narcissisme <strong>et</strong> ses avatars sont des notions essentielles pour<br />

aborder, sinon comprendre, les émotions, le comportement ponctuel <strong>et</strong><br />

la trajectoire vitale extraordinaire de ces suj<strong>et</strong>s, qui sont de plus en plus<br />

nombreux.<br />

<strong>Comprendre</strong> les états-limites perm<strong>et</strong> d’oser les <strong>soigner</strong> en utilisant les<br />

techniques les plus appropriées, celles qui tiennent compte de la carence<br />

narcissique fondatrice de la fragilité de ces personnalités.<br />

C<strong>et</strong> ouvrage est destiné aux psychiatres <strong>et</strong> aux psychothérapeutes<br />

mais il pourra intéresser aussi les médecins généralistes qu’interpelle<br />

la proportion croissante de patients inclassables mais clairement « psy »<br />

<strong>et</strong> en grande souffrance psychique, suscitant des réactions passionnelles<br />

parfois mal maîtrisables. Il s’adresse également à l’ensemble des professionnels<br />

du paramédical, exerçant en milieu hospitalier ou en secteur<br />

libéral.<br />

Il se donne pour but d’explorer les avatars du narcissisme, aussi<br />

bien dans la psychogenèse que dans la clinique, dans la mesure où la<br />

carence narcissique détermine, infiltre <strong>et</strong> colore des comportements si<br />

déstabilisants <strong>et</strong> divers qu’on parle souvent de comorbidité à leur propos<br />

alors qu’ils renvoient à une évidente unité structurale.<br />

L’histoire de l’élaboration du concept est édifiante. Elle évoque la<br />

difficulté théorique à conceptualiser enfin un trouble mental demeurant<br />

purement psychogénétique, au fur <strong>et</strong> à mesure que les apports des neurosciences<br />

fondamentales teintaient de biologisme des maladies jusque-là<br />

réputées mentales, schizophrénies ou dysthymies, considérées comme<br />

le noyau dur de la discipline. La variabilité clinique orienta tour à tour<br />

l’attention des cliniciens sur tel ou tel tableau clinique en fonction de<br />

sa visibilité sociale <strong>et</strong> de son potentiel sociopathogène <strong>et</strong> elle poussa<br />

les thérapeutes dans des directions qui se sont souvent avérées être des<br />

impasses.


AVANT-PROPOS<br />

XIII<br />

En étant au clair avec les avatars du narcissisme <strong>et</strong> en les reconnaissant<br />

dans les partenaires relationnels que sont les patients porteurs de traits<br />

narcissiques, en acceptant de voir en soi-même la réalité de certains<br />

d’entre eux, le « praticien en état-limite » sera davantage à même de<br />

conserver une ligne directrice cohérente à son intervention thérapeutique,<br />

c’est-à-dire à ne pas se laisser manipuler – ce qui ne pourra être que<br />

bénéfique, à terme, pour le malade. Le proj<strong>et</strong> de c<strong>et</strong> ouvrage est donc<br />

d’aider à comprendre <strong>et</strong> <strong>soigner</strong> les états-limites.


PARTIE 1<br />

COMPRENDRE<br />

LES ÉTATS-LIMITES


Chapitre 1<br />

LES ÉTATS-LIMITES :<br />

PASSER DE LA<br />

NOSOGRAPHIE ACTUELLE<br />

À UNE TROISIÈME ENTITÉ<br />

LE PARADIGME ACTUEL<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Psychoses <strong>et</strong> névroses sont les variantes structurelles du « cristal de<br />

roche » qu’est la personnalité, selon le système de conception <strong>et</strong> de<br />

représentation des arcanes du psychisme humain avancé par S. Freud <strong>et</strong><br />

ses héritiers, les tenants de la psychanalyse. La psychanalyse est à la base<br />

de la grille de lecture la plus usuelle concernant les troubles psychiques<br />

mais elle reste, à l’heure actuelle, quasiment mu<strong>et</strong>te sur le suj<strong>et</strong>.<br />

La richesse clinique des troubles de la personnalité <strong>et</strong> de leur expression<br />

pathologique comportementale ne se satisfait plus de c<strong>et</strong>te dichotomie<br />

réductrice. C<strong>et</strong>te constatation a conduit à postuler l’existence d’une<br />

troisième entité structurelle de la personnalité, potentiellement autonome<br />

par l’agencement de ses déterminants psychogénétiques <strong>et</strong> son fonctionnement<br />

intrinsèque qui sont perceptibles à travers la clinique.<br />

C<strong>et</strong>te troisième entité potentielle ne serait pas seulement une interface<br />

entre les deux structurations psychodynamiques princeps, psychose <strong>et</strong><br />

névrose. Psychose <strong>et</strong> névrose sont des concepts qui ont été individualisés<br />

à grande distance historique : la névrose par W. Cullen (1769) <strong>et</strong> la<br />

psychose par E. Von Feuchtersleben (1845).


4 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

Dès le milieu du XX <br />

siècle, confrontés à la question des limites de<br />

ces concepts structuraux, les cliniciens ont proposé des dénominations<br />

intermédiaires destinées à atténuer la contradiction entre la théorie <strong>et</strong> la<br />

clinique. C<strong>et</strong>te troisième entité soupçonnée empiriquement ne serait ni<br />

une schizomanie, ni une pré-schizophrénie, ni une schizophrénie incipiens,<br />

ces trois appellations renvoyant à une proximité fondamentale à la<br />

psychose. Elle ne renverrait pas plus à de simples formes de passage insidieux<br />

entre les deux pôles, ce qui serait peu compatible avec le modèle<br />

théorique binaire freudien. Elle constituerait une tiers-structure si ce n’est<br />

un tiers état, voire un tiers-monde de la psychiatrie tant les suj<strong>et</strong>s qui en<br />

relèvent apparaissent « marqués par le malheur ». Les conceptualisations<br />

destinées à transcender la dichotomie psychose/névrose sont nombreuses<br />

<strong>et</strong> ce nombre signe justement la difficulté théorique du problème. Aujourd’hui<br />

encore, le terme d’état limite reste un terme flou <strong>et</strong> à partir de ces<br />

considérations, on voit que c<strong>et</strong>te notion d’état limite a été admise « en<br />

creux », par élimination.<br />

Cependant, bien que construit à l’aide de références théoriques <strong>et</strong><br />

d’intuitions cliniques appartenant au champ psychanalytique, ce postulat<br />

dérangeant donne un sens enrichi à des désordres psychocomportementaux<br />

atypiques <strong>et</strong> il dégage d’autres logiques résolutives que psychose <strong>et</strong><br />

névrose. Ainsi, il subvertit le modèle auquel il se réfère <strong>et</strong> en fait éclater<br />

la cohérence. Dès lors, même aujourd’hui de nombreux psychanalystes<br />

le réfutent.<br />

En dehors de ce néo-contexte explicatif, nombre de tableaux cliniques<br />

actuels, seraient à adm<strong>et</strong>tre, par défaut, comme des errements diagnostiques,<br />

des états mixtes ou des formes hybrides, des coïncidences<br />

ou des comorbidités habituelles. L’évolution de la nosographie regorge<br />

de tentatives destinées à donner un sens à ces tableaux atypiques, en<br />

fonction de la variation de leur visibilité sociale. Nous avons évoqué<br />

la schizomanie mais on a pu parler de « psychonévrose » (S. Freud, à<br />

propos de la névrose obsessionnelle) voire de « psychose hystérique »,<br />

ce qui était un non-sens théorique puisque c’était un terme accolant deux<br />

éléments appartenant à des structures psychiques opposables.<br />

La réalité ne peut se plier à la théorie, elle est vouée à dessiner, par<br />

son irréductibilité, d’autres pistes hypothétiques fécondes ou se révélant<br />

être des impasses thérapeutiques puisque le but de toute théorisation en<br />

la matière reste d’éclairer la pratique, que ce soit dans la compréhension<br />

du phénomène ou dans la mise en place de traitements originaux.<br />

Par référence au fait qu’ils relèvent d’états psychiques frontières,<br />

riches précisément par leur instabilité, L. Fineltain (1996), nomma<br />

styxose c<strong>et</strong>te disposition limite mais autonome par rapport à psychose <strong>et</strong><br />

névrose de la personnalité. C<strong>et</strong>te terminologie a le mérite de m<strong>et</strong>tre sur<br />

un pied d’égalité les trois entités sans subordonner l’une aux deux autres.<br />

Tenant compte du fait que nombre d’individus présentaient des<br />

troubles psychiques sans complètement « verser dans la maladie


PASSER DE LA NOSOGRAPHIE ACTUELLE À UNE TROISIÈME ENTITÉ 5<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

mentale » (c’est un autre sens de l’état-limite) on a pu postuler que la<br />

notion d’état-limite correspondait aux troubles graves de la personnalité ½ .<br />

En eff<strong>et</strong>, ces « troubles graves de la personnalité », à type d’états<br />

limites (Racamier, 1963 ; Berger<strong>et</strong>, 1970) constituent une partie notable<br />

d’un socle intrapsychique propre à se traduire par des désordres psychocomportementaux<br />

spécifiques, parfois violents <strong>et</strong> spectaculaires. Ces<br />

troubles existent aussi bien chez des individus considérés comme non<br />

pathologiques, mais plongés en position d’intense souffrance psychique<br />

chronique si leurs mécanismes défensifs prévalents viennent à défaillir,<br />

que chez des malades avérés, soignés en psychiatrie, ou chez des grands<br />

déviants sociaux échappant d’habitude à la psychiatrisation <strong>et</strong> fréquentant<br />

les lieux de répression telle que la prison.<br />

Ainsi, le champ recouvrant des états-limites s’est élargi progressivement,<br />

allant de la psychopathologie à la sociopathologie, du fait, précisément,<br />

que la mise en jeu de ces désordres intrapsychiques est de<br />

nature à rem<strong>et</strong>tre durablement en question l’ordre établi, la nosographie<br />

comme la paix sociale. Un délire paranoïde agi, chez un schizophrène<br />

n’est pas en mesure de constituer un fait de société, il contribuera juste,<br />

en négatif, à faciliter la détermination des contours d’une normalité psychocomportementale<br />

<strong>et</strong> à rassurer les « normaux » sur leur santé mentale.<br />

Un névrosé restera facilement inscrit dans un fonctionnement normal<br />

<strong>et</strong>, s’il dérape, c’est la loi, en tant qu’émanation du consensus social<br />

<strong>et</strong> expression des mentalités, qui sanctionnera son acte. En revanche,<br />

le fait que la plupart des suj<strong>et</strong>s borderlines interrogent fortement leur<br />

monde les rend plus volontiers insterticiels, quitte à m<strong>et</strong>tre à mal les<br />

structures entre lesquelles ils évoluent. Ils se font rej<strong>et</strong>er. Leurs troubles<br />

comportementaux patents les démarquent du monde ordinaire mais leur<br />

lucidité (qui n’est jamais mise en défaut), leur souffrance manifeste <strong>et</strong><br />

leur intelligence, les ramènent sans cesse du côté des « normopathes ».<br />

Dès lors, leur visibilité comportementale <strong>et</strong> leur impact sur le monde sont<br />

de l’ordre de la sociopathie. Ils ont, plus que tout autre, la particularité<br />

d’être sensibles au contexte social en dépit du fait qu’une partie de leurs<br />

troubles ressort du champ de la psychodynamique. Ceci explique que la<br />

symptomatologie qu’ils présentent soit si évolutive.<br />

LA LACUNOSE<br />

C’est pour cela que l’intérêt des chercheurs vis-à-vis de ce type de<br />

personnalité énigmatique n’a jamais faibli depuis les descriptions princeps<br />

: Hugues (1884), (cité par L. Fineltain, 1996), comme état frontière<br />

1. En France, les imprimés des feuilles de demande d’exonération du tick<strong>et</strong> modérateur<br />

(le 100 %) au titre d’affection longue durée comprennent trois items psychiatriques :<br />

psychose, névrose, troubles graves de la personnalité.


6 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

de la folie, avant la théorisation freudienne, D. N Stern (1985, 1989) <strong>et</strong><br />

H. Searles (1977, 1994).<br />

Nous avons vu que c<strong>et</strong> intérêt, guidé par une clinique heuristique, se<br />

focalisa tout à tour sur les diverses manifestations comportementales du<br />

désordre comme autant de pistes pour décrypter son sens intime, sans<br />

toujours pouvoir ramener clairement celles-ci à une disposition sousjacente<br />

particulière du psychisme puisqu’on ne voulait (ou pouvait) pas<br />

sortir de la dualité psychose/névrose.<br />

C’est ainsi que furent revendiquées comme des entités autonomes<br />

sociopathiques, voire des maladies mentales des regroupements aléatoires<br />

ou syndromiques aussi variés que la sorcellerie en son temps<br />

mais aussi la psychopathie, ou le déséquilibre psychique, l’alcoolisme,<br />

les toxicomanies, l’anorexie/boulimie ou les perversions sexuelles, ainsi<br />

qu’une nébuleuse de p<strong>et</strong>its tableaux cliniques qui se sont peu à peu<br />

agrégés en un ensemble cohérent : syndrome de Ganser, syndrome de<br />

Münchausen, syndrome de Lasthénie de Ferjol. Nous reviendrons ultérieurement<br />

sur ces syndromes. Sous des apparences distinctes, on pouvait<br />

constater, dès c<strong>et</strong>te époque, une profonde intrication clinique dépassant la<br />

comorbidité simple, adm<strong>et</strong>tant des formes de passage ou une succession<br />

de « maladies » appelées à se développer chez un seul <strong>et</strong> même individu<br />

au fur <strong>et</strong> à mesure qu’il avançait en âge.<br />

Par ailleurs, en fonction de l’angle d’analyse du processus psychique,<br />

la plupart de ces entités cliniques sont potentiellement intégrables dans<br />

le groupe des addictions ou des perversions, voire des aménagements<br />

pseudo-psychotiques ou des « psychoses focales ½<br />

». Un même comportement<br />

peut, en outre, se décrire comme une forme mixte, en raison<br />

de son déroulement diachronique ou par sa signification existentielle :<br />

citons la scatophilie téléphonique dans son rapport à l’érotomanie, la<br />

kleptomanie comme perversion <strong>et</strong> addiction ; la règle étant la coexistence<br />

systématique de plusieurs de ces dysfonctionnements chez une même<br />

personne (Abel, <strong>et</strong> al., 1988). Nous aborderons ces comportements dans<br />

le chapitre des perversions.<br />

Ce démembrement clinique superficiel, utile pour affiner la sémiologie,<br />

aidait à la détermination des symptômes cibles d’éventuelles thérapeutiques<br />

médicamenteuses ou biophysiques espérées. Par sa logique, il<br />

contredisait néanmoins toute approche analytique globale d’une personnalité<br />

sous-jacente, seule capable, pourtant, de susciter une mise en perspective<br />

cohérente visant à dépasser leur juxtaposition taxinomique simplificatrice,<br />

mais didactique. Il interdisait la perspective d’une approche<br />

psychothérapique cohérente.<br />

1. Le terme de psychose focale correspond à l’intuition que le bouleversement pathologique<br />

de la personnalité reste focalisé à un secteur du champ vital <strong>et</strong> n’envahit pas la<br />

totalité du fonctionnement du suj<strong>et</strong>.


PASSER DE LA NOSOGRAPHIE ACTUELLE À UNE TROISIÈME ENTITÉ 7<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

L’expérience montre que ces patients, nombreux (30 % des consultations<br />

selon L. Fineltain, 1996), s’ils sont souvent passionnants pour<br />

l’économie psychique du soignant, ne sont pas les plus faciles à prendre<br />

en charge car ils s’avèrent déroutants, au sens propre. Il apparaît donc<br />

licite de chercher à mieux démonter les ressorts intimes de leurs comportements<br />

morbides, parfois spectaculaires, rebutants par leur itération,<br />

ou attachants. Cela perm<strong>et</strong> de proposer des stratégies d’approche<br />

relationnelle ou thérapeutique dépassant la simple rétroaction médicale<br />

<strong>et</strong> la sanction sociale qui, nous le verrons, renforce inévitablement le<br />

comportement pathologique jusqu’à le figer en une sociopathie. Pourtant,<br />

la sanction sociale intervient encore souvent, lorsque les déviances sont<br />

devenues trop déstabilisantes pour l’ordre public <strong>et</strong> la morale.<br />

La psychogenèse de ces personnalités est éloquente. Leur abord thérapeutique<br />

n’est pas encore codifié <strong>et</strong> il reste empirique, sous-tendu<br />

parfois par un contre-transfert négatif, tant les troubles <strong>et</strong> leur variabilité<br />

interindividuelle comme intra-individuelle sont dérangeants <strong>et</strong> touchent<br />

souvent au point aveugle des soignants en réactivant des positionnements<br />

transactionnels enfouis chez ces derniers ½ .<br />

Il n’est pas étonnant de constater que, hormis les cas pathologiques<br />

extrêmes, relatifs à des aménagements pervers ou caractéropathes prédominants,<br />

les suj<strong>et</strong>s dotés (doués ?) d’une personnalité borderline savent<br />

émouvoir. Ils arrivent avec une facilité déconcertante à débusquer le<br />

partenaire complémentaire qui parviendra à les apaiser ou les contenir, le<br />

temps d’une vie parfois, le temps d’une prise en charge référente souvent.<br />

Ce partenaire potentiel étant initialement plus ou moins consentant,<br />

il se r<strong>et</strong>rouve très vite, irrémédiablement, happé dans l’histoire du suj<strong>et</strong><br />

borderline, désubjectivé, un peu comme dans certains processus paranoïaques<br />

passionnels qui se révèlent d’ailleurs, à l’analyse, plus souvent<br />

borderlines que psychotiques (heureusement !). Ils vivent une passion au<br />

sens philosophique du terme.<br />

L’hypersensibilité <strong>et</strong> la souffrance chronique des suj<strong>et</strong>s borderlines<br />

s’avèrent souvent très complémentaires de la vectorisation psychoémotionnelle<br />

de leur partenaire privilégié, que celui-ci soit lui-même<br />

engagé dans un fonctionnement borderline réparateur ou masochiste,<br />

ou qu’il soit intimement doté d’une personnalité névrotique fondée<br />

sur la culpabilité ¾ , la compassion <strong>et</strong> le dévouement. La psychologie<br />

1. La problématique de réparation qui infiltre plus ou moins sourdement certaines<br />

vocations thérapeutiques, soignantes ou éducatives, a sans doute à voir, pour partie, avec<br />

des formes cicatricielles ou atténuées du questionnement borderline. La confrontation<br />

de ces vécus, si elle parvient à transcender les eff<strong>et</strong>s de miroir, est parfois un puissant<br />

levier thérapeutique.<br />

2. La culpabilité est l’un des concepts centraux de la psychodynamique. Elle exprime<br />

dans le conscient <strong>et</strong> l’inconscient du suj<strong>et</strong> une relation topique conflictuelle entre le moi<br />

<strong>et</strong> le surmoi. Le surmoi est conçu comme une instance psychique intersubjective qui<br />

est dérivée du narcissisme <strong>et</strong> se trouve pérennisée après le complexe d’Œdipe à la suite


8 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

intime de ce partenaire désigné est évidemment à questionner car, tôt ou<br />

tard, après la lune de miel, lorsque son illusion réparatrice s’évanouira,<br />

lorsque le faux self ½<br />

du suj<strong>et</strong> borderline se fragilisera, lorsque la<br />

faille narcissique ¾<br />

primordiale s’élargira sous les coups de boutoir des<br />

inévitables frustrations ordinaires ou extraordinaires de l’existence, la<br />

question de la cohabitation puis de la séparation se posera pour les deux<br />

suj<strong>et</strong>s. C’est le sens de la problématique de répétition <strong>et</strong> d’abandon chez<br />

les suj<strong>et</strong>s borderlines <strong>et</strong> leur entourage.<br />

On constate que le questionnement abandonnique inhérent aux suj<strong>et</strong>s<br />

narcissiquement défaillants les poussera à explorer (ou à faire exploser) la<br />

tolérance de leur partenaire, sachant souvent là où il faut appuyer pour lui<br />

faire le plus mal, le provoquer inéluctablement, susciter parfois sa rage ou<br />

sa violence réactionnelle <strong>et</strong> s’exposer au risque, une fois de plus, de se<br />

voir violenté ou abandonné. Ce passage à l’acte du partenaire, comme<br />

celui de l’entourage familial, de l’institution, de la société (Conrad,<br />

Schneider, 1980) – car nous sommes là dans des dimensions fractales<br />

de l’environnement du suj<strong>et</strong> « cas limite » – confirmera <strong>et</strong> validera, une<br />

fois de plus, les précédents passages à l’acte, enfonçant le patient dans<br />

sa problématique abandonnique par mésestime de soi, dans un destin<br />

victimaire. C’est cela qu’il faut prévenir le plus tôt possible (dans le<br />

champ éducatif <strong>et</strong> soignant, comme dans le champ familial ou conjugal).<br />

C’est cela qu’il faut désamorcer autant que possible (perspective psychothérapique<br />

à court terme), qu’il faut prendre en considération dans<br />

l’après-coup, parfois pour contextualiser un passage à l’acte (perspective<br />

victimologique <strong>et</strong> criminologique).<br />

APPROCHES PLURIELLES DU PHÉNOMÈNE ÉTAT-LIMITE :<br />

DE L’IMPORTANCE DU TRAIT D’UNION<br />

Nous placerons désormais un trait d’union entre état <strong>et</strong> limite, ce<br />

qui ne se r<strong>et</strong>rouve pas dans les définitions habituelles. À notre sens ce<br />

trait confère une cohérence supplémentaire à l’expression qui, dès lors,<br />

n’est plus la simple juxtaposition des deux termes. Ainsi, l’un n’est<br />

d’une identification à l’interdit parental. C<strong>et</strong>te identification perm<strong>et</strong> à l’enfant de penser<br />

conserver l’amour du parent avec qui il s’est placé en rivalité <strong>et</strong> parer ainsi la menace<br />

de la castration par lui.<br />

1. Ce terme introduit par D.W. Winnicott désigne « une distorsion de la personnalité<br />

qui consiste à s’engager dès l’enfance dans une existence en trompe l’œil (le soi<br />

inauthentique) afin de protéger, par une organisation défensive, un vrai self (le soi<br />

authentique). Le faux self est donc le moyen de ne pas être soi-même selon plusieurs<br />

gradations qui vont jusqu’à une pathologie de type schizoïde où le faux self est alors<br />

instauré comme étant la seule réalité, venant ainsi signifier l’absence du vrai self. »<br />

(définition issue du Dictionnaire de la Psychanalyse, E. Roudinesco, M. Plon, 1997,<br />

p. 967).<br />

2. La notion de faille narcissique est primordiale dans l’approche des états-limites. La<br />

question du narcissisme <strong>et</strong> de ses avatars sera développée ultérieurement.


PASSER DE LA NOSOGRAPHIE ACTUELLE À UNE TROISIÈME ENTITÉ 9<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

plus adjectif de l’autre, mais chacun devient co-substantif particulier,<br />

capable de définir un néo-terme qui dépasse la signification de ses deux<br />

composants.<br />

Après avoir vu la façon dont est née la conceptualisation d’une troisième<br />

entité à partir de la clinique, nous allons aborder la manière dont<br />

l’entité état-limite a pu se dégager, aussi, à partir du contexte social puis<br />

des théories psychodynamiques.<br />

Bien que les états-limites constituent traditionnellement des contreindications<br />

formelles à la psychanalyse – puisque renvoyés dans la sphère<br />

rédhibitoire (en matière de psychanalyse) des psychoses – ce sont des<br />

théoriciens appartenant au courant psychanalytique qui s’y intéressèrent<br />

tout au long de la seconde moitié du XX siècle, ne serait-ce que pour<br />

les diagnostiquer avant toute initiation abusive d’une tranche de cure<br />

psychanalytique, mais surtout parce que ces positions <strong>et</strong> ces organisations<br />

psychiques, en raison de leur aspect tranché, proposent un éclairage<br />

formidable sur les dynamiques névrotiques <strong>et</strong> psychotiques qui déclinent<br />

le cœur de la praxis psychothérapique analytique <strong>et</strong> son socle théorique,<br />

articulé depuis toujours sur le complexe d’Œdipe.<br />

O. Kernberg (1977, 1989) <strong>et</strong> M. Klein (1948, 1975) parlèrent, eux,<br />

d’organisations limites de la personnalité, en tant qu’organisations<br />

stables, spécifiques, mobilisables, caractérisées par l’importance des<br />

mécanismes défensifs archaïques, traditionnellement perçus comme<br />

inclus dans le registre psychotique : dénégation, clivage, identification<br />

projective. O. Kernberg alla plus loin en parlant à ce propos de « relations<br />

d’obj<strong>et</strong> primitives intériorisées ».<br />

C<strong>et</strong>te ambiguïté contribua à renforcer certains théoriciens, <strong>et</strong> cela<br />

perdure, dans l’idée que ce qui n’était pas clairement névrotique ne<br />

pouvait appartenir qu’au champ de la psychose, quitte à élaborer l’hypothèse<br />

d’une gradation de gravité entre névrose <strong>et</strong> psychose constituée,<br />

la psychose pouvant être autant un processus qu’un état stable.<br />

La différence, selon nous, est que les mécanismes défensifs des étatslimites,<br />

même d’essence psychotique, s’ils sont repérés, peuvent se montrer<br />

sensibles à l’interprétation analytique, ce qui n’est ni évident ni<br />

opérant dans la psychose.<br />

Selon O. Kernberg, les suj<strong>et</strong>s présentant une organisation limite de la<br />

personnalité ont subi précocement des situations réelles ayant entraîné<br />

une frustration ; c<strong>et</strong>te hypothèse ne s’oppose donc pas au concept de<br />

traumatisme désorganisateur précoce, mis en exergue par J. Berger<strong>et</strong>, <strong>et</strong><br />

que nous développerons ultérieurement.<br />

Sont évoqués comme les caractéristiques de c<strong>et</strong>te organisation limite<br />

de la personnalité :<br />

– une absence d’autonomie primaire adéquate ;<br />

– une faible tolérance à l’anxiété <strong>et</strong> à la frustration, ce qui renvoie aux<br />

réactions caractérielles ;<br />

– la présence de pulsions agressives ;


10 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

– les limites du moi sont néanmoins assurées, ce qui le différentie du moi<br />

psychotique déterminé comme morcelé, voire pulvérisé ;<br />

– le statut de l’obj<strong>et</strong> est globalement assuré mais l’investissement objectal<br />

est instable, aléatoire ;<br />

– le moi, lui-même instable dans son volume <strong>et</strong> ses attributions, est clivé,<br />

ce qui affaiblit d’autant le jeu des autres instances mises en place selon<br />

le modèle de la seconde topique freudienne.<br />

La notion de clivage du moi fait écho au mécanisme défensif du clivage.<br />

Elle n’est pas contradictoire avec la conception d’un moi lacunaire<br />

potentiellement comblé par un faux self au sens de D. W. Winnicott, la<br />

ligne de clivage passant alors entre le faux self <strong>et</strong> le moi lacunaire, un peu<br />

comme dans les monnaies bimétalliques modernes. En théorie, on pourrait<br />

également imaginer une faille n’épousant pas le contour du clivage,<br />

voire des jeux de clivage ou des agrégats de faux selfs individualisant des<br />

« personnalités multiples ».<br />

Ces dernières sont des entités cliniques rarissimes, presque théoriques<br />

(James, 1999 <strong>et</strong> Carroy, 1993). Elles sont désormais traditionnellement<br />

rattachées, faute de mieux, à la psychose <strong>et</strong> caractérisées par l’alternance<br />

chronologique ou la juxtaposition non intégrable dans une seule personnalité<br />

d’équivalents identitaires (l’identité d’un individu se concevant<br />

comme la résultante de l’interaction dynamique de sa personnalité, de<br />

son caractère, de ses aménagements économiques, de son tempérament,<br />

de son statut social <strong>et</strong> de l’idée qu’il se fait de tout cela) distincts sur<br />

une période allant de quelques jours à plusieurs années, la composante<br />

biologique s’y surajoutant. On r<strong>et</strong>rouve la notion de l’être humain comme<br />

« être biopsychosocial ».<br />

A contrario, l’amnésie psychogène, qui est une affection rarissime,<br />

bien que traditionnellement rattachée à la constellation hystérique, c’està-dire<br />

sans cause organique soupçonnable, pourrait se concevoir comme<br />

une brutale panne d’identité, un blanc identitaire paroxystique faisant<br />

pendant, mais dans le même registre, aux identités <strong>et</strong> personnalités multiples.<br />

Un schéma montre diverses formes théoriques du moi.<br />

La notion de personnalité multiple est pour une part antérieure à la<br />

psychiatrie <strong>et</strong> à la psychanalyse. Le magnétisme (Mesmer), le spiritisme<br />

<strong>et</strong> l’occultisme (V. Hugo) s’y intéressèrent car le phénomène pouvait<br />

entrer dans leurs champs de compréhension <strong>et</strong> dans les préoccupations<br />

culturelles de l’époque. P. Despine (1840, puis 1875, le cas Estelle,<br />

1880), puis M. Azam (1887, le cas Félida X) contribuèrent à sa description<br />

médicalisée donc libérée d’une lecture mystique ou occultiste, dans<br />

une perspective la rapprochant prémonitoirement de l’hystérie, entité<br />

psychoclinique qui n’existait pas encore. La discussion psychopathologique<br />

opposait, à c<strong>et</strong>te époque, les théories organicistes (l’idée d’une<br />

séparation hémisphérique entraînant une dichotomie affective) <strong>et</strong> associationnistes.<br />

Par la suite, l’hypnose, comme l’une des voies royales<br />

d’approche de l’inconscient, son association à la psychanalyse ainsi que


PASSER DE LA NOSOGRAPHIE ACTUELLE À UNE TROISIÈME ENTITÉ 11<br />

1. Moi névrotique<br />

entier<br />

2. Faux self comblant<br />

une lacune du moi<br />

3. Moi lacunaire<br />

non comblé<br />

4. Moi polylacunaire<br />

partiellement comblé<br />

par des faux selfs<br />

5. Moi lacunaire<br />

imparfaitement comblé<br />

par un faux self.<br />

Ligne de clivage prévisible<br />

6. Moi polylacunaire, polyclivé,<br />

imparfaitement comblé :<br />

support à personnalité multiple<br />

ou à fonctionnement pseudopsychotique<br />

Figure 1. Quelques modèles du moi<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

le concept de schizophrénie introduit par E. Bleuler en 1911, ébranlèrent<br />

les descriptions initiales. On ne trouvait plus de cas clinique ! Devenue<br />

désuète, l’entité « personnalité multiple » se trouva démembrée <strong>et</strong> reliée<br />

à d’autres troubles neuropsychiatriques (somnambulisme, automatisme<br />

mental psychotique). Tout se passa comme si l’affection mentale avait<br />

alors traversé l’Atlantique dans les bagages des psychanalystes. Aux<br />

États-Unis, la multiplication des cas comme le nombre des personnalités<br />

pouvant coexister, (jusqu’à soixante chez un même individu), fut<br />

remarquable mais ces tableaux restèrent rarissimes dans les autres pays.<br />

Certains psychiatres s’en sont fait aujourd’hui, aux Etats-Unis, une spécialité<br />

: F. W. Putnam (1989) comme un nouveau Charcot ?<br />

Le fait que le déclenchement du passage de l’une à l’autre des personnalités<br />

soit étroitement corrélé à un stress psychosocial, la nondialectisation<br />

existentielle de personnalités contradictoires <strong>et</strong> la présence<br />

concomitante de dysmnésies ont fait parler de « personnalité caméléon »<br />

à rapprocher là encore de la clinique traditionnelle de l’hystérie (Tribol<strong>et</strong>,<br />

1998). En d’autres temps ou d’autres lieux, on aurait pu parler de sorcellerie<br />

ou de possession diabolique à propos de ces tableaux cliniques.<br />

C’est en ce sens que la sociopathologie <strong>et</strong> l’<strong>et</strong>hnopsychologie touchent


12 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

à la psychopathologie ½ . Ce n’est que depuis peu que l’on a précisé les<br />

caractéristiques cliniques <strong>et</strong> thérapeutiques de c<strong>et</strong>te personnalité multiple<br />

:<br />

– Élaboration très précoce, dès l’enfance, des personnalités coexistantes.<br />

– Antécédents infantiles significatifs de traumatismes graves, avec fréquence<br />

de l’abus sexuel, ce qui recoupe la notion de traumatisme désorganisateur<br />

précoce de J. Berger<strong>et</strong> <strong>et</strong> qui renoue de façon troublante<br />

avec les premières intuitions théoriques de S. Freud postulant l’étiologie<br />

d’une séduction sexuelle avérée dans l’hystérie avant que c<strong>et</strong>te<br />

hypothèse, politiquement incorrecte pour l’ordre social de l’époque,<br />

ne se r<strong>et</strong>rouve reléguée aux oubli<strong>et</strong>tes (Freud, 1905).<br />

– La guérison envisageable, en utilisant la narcoanalyse ou des entr<strong>et</strong>iens<br />

orientés. L’objectif thérapeutique est de favoriser l’abréaction des<br />

personnalités secondaires puis leur (ré)intégration en une seule entité<br />

personnelle.<br />

– Nécessité de traiter simultanément les autres personnalités, « comme<br />

si elles étaient des personnes réelles » (Girardon, 1998).<br />

– La théorisation psychanalytique orthodoxe prenant le pas sur les autres<br />

modèles, le concept de personnalité multiple se trouva peu à peu marginalisé<br />

<strong>et</strong> ceci en dépit de l’option syncrétique sous-tendant la notion<br />

transnosographique marginale <strong>et</strong> controversée de psychose hystérique<br />

que nous avons évoquée plus haut. Celle-ci ne constitua jamais une<br />

grille de lecture efficace du phénomène « personnalité multiple » pas<br />

plus que des formes mixtes psychonévrotiques r<strong>et</strong>rouvées en clinique.<br />

La place des personnalités multiples dans l’imaginaire social leur<br />

confère une dimension particulière ainsi qu’une aura culturelle <strong>et</strong> métaphorique<br />

spécifique. Il peut être psychiquement protecteur de concevoir,<br />

en soi-même, l’éventualité d’une personnalité à double fac<strong>et</strong>te, l’une<br />

d’entre elles se voyant chargée de la part obscure, la plus intéressante<br />

sans doute ; il y a toujours un Mister Hydde en nous ! C’est la littérature<br />

fantastique, <strong>et</strong> la création artistique en général, qui nous offrent les<br />

descriptions cliniques les plus parlantes de ces cas de dédoublement <strong>et</strong> de<br />

dichotomie de la personnalité, au risque de devoir considérer, éventuellement,<br />

certaines de ces authentiques dissociations-dédoublements identitaires<br />

comme induits ou fortement colorés par l’environnement culturel,<br />

comme un avatar historique de l’hystérie alors que c’était peut-être un<br />

avatar du narcissisme : C. S. North <strong>et</strong> al. (1993) ont recensé près de vingt<br />

biographies de « personnalités multiples » dont certaines sont devenues<br />

des best sellers ou des films à succès. Le concept de personnalité multiple<br />

1. C<strong>et</strong>te approche historico-clinique ne peut avoir de sens que dans la perspective<br />

d’affections pouvant être évolutives du point de vue clinique. A contrario, laschizophrénie,<br />

dont on découvre chaque jour la composante organique, subit beaucoup moins<br />

de variations historico-cliniques.


PASSER DE LA NOSOGRAPHIE ACTUELLE À UNE TROISIÈME ENTITÉ 13<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

r<strong>et</strong>rouvera peut-être un jour un nouveau souffle, moins teinté de considérations<br />

mystiques <strong>et</strong> émotionnelles, grâce aux états-limites. Dans un<br />

contexte favorisant la contagiosité mentale, c’est néanmoins la dimension<br />

hystérique de la personnalité (suggestibilité, histrionisme) qui se verra<br />

encore proposée comme critère de compréhension de la plupart des cas<br />

cliniques d’autant que la notion de dédoublement de la personnalité<br />

renvoie aussi à l’illusion démiurge sommeillant en tout être humain.<br />

Créer un homme de chair ou d’apparence vivante n’est rien, du point<br />

de vue technique. Les premières statu<strong>et</strong>tes magdaléniennes puis la statuaire<br />

égyptienne, réaliste, peinte, visaient à représenter au mieux l’apparence<br />

formelle d’un être vivant. C<strong>et</strong> obj<strong>et</strong> anthropomorphe ou théomorphe,<br />

minéral, demandait à être animé par les pouvoirs des chamans,<br />

les rituels des prêtres, ou la puissance de l’imagination.<br />

C<strong>et</strong>te dimension magico-religieuse qui est le négatif socioculturel<br />

de la problématique perverse individuelle, telle que nous la décrirons<br />

ultérieurement, dériva progressivement vers une composante esthétique<br />

de la représentation : « de l’art pour l’art ». Pourtant, qui peut dire qu’il<br />

n’a jamais été troublé par une statue, un portrait, une photographie ou<br />

même un texte suggestif ?<br />

Par quels mécanismes polysensoriels (ou suprasensoriels) un être<br />

humain peut-il ainsi transm<strong>et</strong>tre une émotion ou une idée à un de ses<br />

pairs ?<br />

À l’inverse, sculpter <strong>et</strong> transformer son corps propre <strong>et</strong> en faire une<br />

œuvre d’art (body art) est à intégrer à la fois comme un accomplissement<br />

autoconstructeur (voire autodéconstructeur !) personnel, une performance<br />

artistique, parfois revendiquée comme telle, (de Lolo Ferrari à<br />

Orlan, 1978 ½ ) <strong>et</strong> comme, pour partie, sinon la mise en acte d’un délire<br />

autoérotique, du moins un évocateur passage à l’acte narcissique ou un<br />

équivalent parthénogénétique en se recréant soi-même.<br />

En chirurgie plastique ou esthétique, aujourd’hui banalisée certes<br />

par les progrès techniques <strong>et</strong> la revendication individualiste d’une<br />

conformité aux canons en vigueurs, il faut tenir compte du fait que le<br />

risque psychique à terme, réside dans l’actualisation, dans la réalité, des<br />

remaniements psycho-identitaires sévères induits par la transformation<br />

d’apparence. C<strong>et</strong>te problématique, liée à la dialectique psychocorporelle,<br />

culmine au cours des interventions chirurgicales drastiques, visant à<br />

m<strong>et</strong>tre en conformité l’identité sexuelle revendiquée par un transsexuel<br />

<strong>et</strong> son morphotype, mais elle est tout aussi présente à l’occasion d’une<br />

« simple » rectification d’arête nasale, comme lors de la pose d’un<br />

anneau siliconé œsophagien visant à restreindre les apports caloriques,<br />

1. Ces deux artistes ont chacun « joué » avec leur corps. Lolo Ferrari ne faisait pas<br />

mystère d’avoir eu recours à la chirurgie esthétique mammaire, Orlan s’est infligé une<br />

série d’interventions chirurgicales destinées à modeler son corps selon son fantasme,<br />

son corps devenant son œuvre d’art.


14 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

ou lors de la mise en place d’un piercing, d’un tatouage ou d’un<br />

implant exogène. Les chirurgiens sont de plus en plus souvent conduits<br />

à solliciter un avis psychiatrique avant intervention <strong>et</strong> à conseiller un<br />

suivi psychologique serré par la suite. C’est devenu, depuis peu, un<br />

impératif médico-légal pour certaines interventions <strong>et</strong> nous voyons<br />

débouler dans les consultations, pour un avis difficile puisque peu<br />

argumentable, des hommes <strong>et</strong> femmes sans antécédent psychiatrique,<br />

avant l’éventuelle pose d’un anneau gastrique comme remède à une<br />

obésité récalcitrante. Lors de ces entr<strong>et</strong>iens, ces individus ne présentent<br />

aucun trouble psychique patent mais qu’en sera-t-il après la perte<br />

de cinquante kilogrammes ou pire, après l’échec de l’intervention ?<br />

Qu’en est-il des altérations de l’image corporelle <strong>et</strong> de l’estime de soi<br />

provoquées par de telles modifications ?<br />

Il est techniquement possible d’envisager, pour bientôt, la greffe d’un<br />

visage (prélevé sur un cadavre) sur un massif facial préalablement préparé<br />

à le recevoir. Des microgreffes nerveuses perm<strong>et</strong>traient de réanimer<br />

grossièrement le greffon en mobilisant muscles <strong>et</strong> tendons <strong>et</strong> de transformer<br />

donc, radicalement, l’apparence du receveur. Le receveur aurait<br />

(idéalement ?) le visage du donneur. Outre la mutilation sans équivoque<br />

que représenterait la préparation physiologique du receveur – un véritable<br />

écorchage à vif, bien que c<strong>et</strong>te plastie ne concernerait pour l’instant que<br />

des grands brûlés – a-t-on bien pensé à tous les remaniements identitaires<br />

à gérer en postopératoire ? On est bien loin d’un simple lifting ou de<br />

l’usage du Botox ®½ .<br />

1. Un soutien psychothérapique est néanmoins prévu par les tenants du proj<strong>et</strong>. P<strong>et</strong>er<br />

Butler, chirurgien plasticien au Royal Free Hospital de Londres, assure que les détails<br />

techniques sont réglés, les derniers obstacles étant « essentiellement d’ordre éthique ».<br />

(The Irish independant, 22 décembre 2002). « Comment vivra-t-on le fait d’avoir le<br />

visage de quelqu’un d’autre ? Et que dire de ceux qui ont connu <strong>et</strong> aimé ce visage ?<br />

Comment supporteront-ils de le voir sur la tête d’un autre ? [...] Il va immanquablement<br />

y avoir un débat éthique, parce que c’est là, je crois, que la plupart des problèmes<br />

vont se poser, estime P<strong>et</strong>er Butler. Les donneurs vont avoir des réticences tant le<br />

visage est associé à l’identité de la personne. Et celui qui recevra le greffon devra<br />

faire face à des difficultés psychologiques importantes, sans compter les problèmes de<br />

santé dus à la toxicité des immunosuppresseurs. [...] De telles transplantations pourront<br />

bénéficier à de grands brûlés ou à des suj<strong>et</strong>s atteints de difformités faciales. On ne peut<br />

reconstruire ni les paupières ni les lèvres. On arrive à remodeler un nez jusqu’à un<br />

certain point, mais l’eff<strong>et</strong> général n’est jamais très satisfaisant. L’œil humain détecte<br />

automatiquement la moindre difformité dans les traits. Les transplantations de visage<br />

seront-elles convaincantes ? [...] Notre approche consistera à suturer aux endroits les<br />

mieux à même de cicatriser : à la naissance des cheveux, sous le menton ou le cou,<br />

autour des paupières. [...] Le résultat obtenu dépendra de l’adaptation de la structure<br />

osseuse du patient à l’enveloppe cutanée d’une autre personne. Avec c<strong>et</strong>te technique,<br />

nous voulons faire en sorte que le patient puisse s’avancer vers vous <strong>et</strong>, peut-être<br />

jusqu’à un mètre cinquante, ne pas avoir l’air anormal. Mais évidemment on ne peut<br />

pas préjuger de l’authenticité qu’aura un tel visage avant d’avoir réalisé la première<br />

intervention. »


PASSER DE LA NOSOGRAPHIE ACTUELLE À UNE TROISIÈME ENTITÉ 15<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Cela n’est pour le moment envisagé, à titre expérimental, qu’en vue de<br />

la reconstruction du visage de grands brûlés mais qui dit que des dérives,<br />

infiltrées de narcissisme <strong>et</strong> d’eumorphisme normalisateur, ne seront pas<br />

possibles par la suite ?<br />

Les progrès de la génétique <strong>et</strong> des connaissances sur le vivant rendent<br />

maintenant faisables des choses qui étaient, autrefois, de l’ordre du miraculeux,<br />

voire du divin. De nos jours, réanimer un suj<strong>et</strong> en coma dépassé<br />

n’est plus qu’une performance médicale. Mais c’est néanmoins, au sens<br />

propre, faire revenir parmi les vivants un individu déjà engagé dans le<br />

tunnel, avec toute la dimension renarcissisante que cela peut induire chez<br />

le « miraculé », nous le verrons au chapitre 5 de c<strong>et</strong> ouvrage.<br />

Perm<strong>et</strong>tre à une femme stérile de procréer est déjà en soi un fantastique<br />

franchissement des limites naturelles, une nouveauté au regard de l’histoire<br />

des humanoïdes dont la portée psychobiologique sur l’espèce n’est<br />

pas encore complètement évaluable. Mais cloner un être vivant à partir<br />

d’une cellule souche transcende <strong>et</strong> démultiplie la thématique du double<br />

<strong>et</strong> celle de la filiation, jusqu’à déboucher sur l’absolu inceste (avoir<br />

un enfant de soi-même) <strong>et</strong> au « crime contre l’ordre des générations ».<br />

C<strong>et</strong>te technique aura, elle aussi, immanquablement, des implications à<br />

terme sur la dynamique psychique collective ; on est dans le borderline à<br />

dimension sociale.<br />

À l’opposé, dans les cas exceptionnels de gémellité siamoise, au-delà<br />

du drame humain qui fascine la conscience humaine, le fait que deux<br />

corps, presque distincts, puissent avoir la même personnalité <strong>et</strong> des<br />

destins entrecroisés (il existe des cas troublants de ce point de vue dans<br />

lesquels l’un des siamois commence la phrase <strong>et</strong> l’autre la termine),<br />

la dissociation personnalité/identité détermine d’autres questionnements<br />

sur la psychogenèse. Dans certaines circonstances, c’est le sacrifice par<br />

dissection chirurgicale de l’un des corps qui sauve la personnalité du<br />

survivant (<strong>et</strong> à quel coût !), quant à l’évolution attendue de c<strong>et</strong>te personnalité<br />

?<br />

Si c’est donc créer (ou modifier) une personnalité qui reste le plus<br />

difficile <strong>et</strong> qui constitue finalement la transgression ultime, le psychothérapeute,<br />

« médecin de l’âme », n’est-il pas alors le plus transgressif des<br />

médecins ?<br />

Golem, cyborg, créature fantastique <strong>et</strong> composite du docteur Frankenstein<br />

ou créatures chimériques du docteur Moreau, clones animaux<br />

contemporains ou procréations humaines hors limites naturelles, finalement<br />

seul le consensus éthique à connotation sociale <strong>et</strong> historique<br />

peut proposer une limite provisoire <strong>et</strong> une dialectisation entre délire <strong>et</strong><br />

déviance, ces deux concepts étant à réinterroger sans cesse. Dans toutes<br />

les œuvres de fiction narrant de telles expériences, l’histoire finit mal <strong>et</strong><br />

c<strong>et</strong>te issue, systématiquement tragique, est liée au fait que la personnalité


16 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

de la créature échappe à son créateur <strong>et</strong> ne lui ressemble pas ½ .L’analyse<br />

des fondements du film montre que si la créature du docteur Frankenstein<br />

dérape du point de vue comportemental c’est surtout parce qu’elle n’est<br />

pas aimée (ne se sent pas aimée !) <strong>et</strong>, dans tous les films du genre,<br />

les cyborgs, comme toutes progénitures, échappent systématiquement<br />

au contrôle de leur concepteur : ces créations artistico-culturelles sont<br />

des métaphores articulant le cauchemar au désir dans la problématique<br />

borderline.<br />

On voit ici que la question du double relève toujours de la problématique<br />

du dédoublement de la personnalité <strong>et</strong> qu’il est question<br />

d’engendrement sans fécondation, de réinscription dans une dynamique,<br />

d’un temps qui avance après avoir été gelé. Mais ce processus se veut<br />

dégagé d’un passé historicisé. Il est question d’un nouveau temps originel<br />

<strong>et</strong> d’une recréation itérative du monde, ce qui renvoie au délire<br />

parthénogénétique comme aux problématiques de transmissions pathogènes<br />

transgénérationnelles, à l’œuvre dans certains dysfonctionnements<br />

familiaux. Nous sommes dans la perversion des limites naturelles.<br />

1. Une hypothèse biologique sur la notion de beauté : chacun peut concevoir une<br />

notion très subjective de ce qu’est un « beau visage », harmonieux <strong>et</strong> régulier. Cela<br />

ne correspondrait-il pas à un morphotype évocateur de morphogènes non dominants,<br />

c’est-à-dire peu susceptibles de s’exprimer à la génération suivante <strong>et</strong> donc de perm<strong>et</strong>tre<br />

au partenaire d’envisager une transmission maximale de son morphotype, si ce n’est de<br />

ses gènes ?


Chapitre 2<br />

DES ORIGINES SUPPOSÉES<br />

DU PROBLÈME :<br />

LA CONSTELLATION DES<br />

APPORTS THÉORIQUES<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

DANS CE CHAPITRE, nous allons, tenter de résumer la masse des<br />

questionnements soulevés par la conceptualisation progressive<br />

des états-limites. Ces questionnements forment une constellation encore<br />

hétérogène d’approches, de logiques explicatives, de tentatives de donner<br />

du sens à ce qui est constaté au quotidien <strong>et</strong> qui reste mystérieux dans<br />

ses déterminants. Ces théories avancées ont eu, à un moment ou à un<br />

autre, des répercussions dans le champ de la psychodynamique mais<br />

elles n’ont pas toujours été intégrées dans une théorie unificatrice. Les<br />

éléments r<strong>et</strong>enus sont le plus souvent dispersés dans une œuvre plus<br />

globalisante non vouée à la théorisation des états-limites ou ont été<br />

secondairement inclus dans des conceptualisations plus larges. C<strong>et</strong>te<br />

revue de la littérature n’est donc pas exhaustive. Ce chapitre fait appel<br />

à des notions complexes, définies de manière relativement consensuelle<br />

dans les ouvrages de référence, en matière de théorie psychanalytique<br />

(Laplanche, Pontalis, 1967).<br />

LE CONCEPTD’ÉTAT-LIMITE<br />

Selon J.-F. Masterson (1976), les structurations limites de la personnalité<br />

seraient dues à un arrêt du développement du moi à la phase de


18 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

séparation/individuation – située selon M. Malher (Malher <strong>et</strong> al., 1975)<br />

entre le 18 <strong>et</strong> le 36 <br />

mois – dans le contexte de l’échec adaptatif de l’internalisation<br />

d’une figure maternelle. Celle-ci est vécue par l’enfant, en<br />

cas d’évolution harmonieuse, comme totale <strong>et</strong> permanente, c’est-à-dire<br />

intégrant fonctionnellement les deux fac<strong>et</strong>tes relationnelles de la dyade<br />

sans engendrer d’angoisse. La figure maternelle normale comporte :<br />

– Une composante maternelle à connotation positive, comprenant une<br />

« suffisamment » bonne mère, gratificatrice, déterminant, en r<strong>et</strong>our, un<br />

enfant comblé <strong>et</strong> sûr de lui, solide quand à la perception de son moi <strong>et</strong><br />

quant à l’estime de soi.<br />

– Une composante maternelle à connotation négative, supposant une<br />

mère « mauvaise <strong>et</strong> frustrante », interagissant durablement avec son<br />

enfant, dès lors frustré <strong>et</strong> susceptible de rétroagir ponctuellement ou<br />

chroniquement avec rage, anxiété <strong>et</strong> destructivité, qui sont les sentiments<br />

<strong>et</strong> comportements mis en acte, le plus souvent, à la fois dans le<br />

caprice enfantin <strong>et</strong> dans l’acting out psychopathique.<br />

La notion de clivage entre ces comportements renvoie à celle d’un<br />

clivage intra-instantiel (du moi en l’occurrence) ou inter-instantiel. Elle<br />

r<strong>et</strong>rouve les intuitions de M. Klein exposées dans son approche de la<br />

position dépressive paranoïde <strong>et</strong> rapportées depuis, de façon peut-être<br />

excessive, aux positionnements psychotiques, c’est-à-dire archaïques,<br />

de la personnalité. En principe, c<strong>et</strong>te modalité d’organisation préserve<br />

les deux états affectifs dans leur opposition non dialectisée : le clivage<br />

protège, à sa façon, la composante partielle « bonne mère » mais confine<br />

l’enfant dans une relation pathogène à un obj<strong>et</strong> forcément incompl<strong>et</strong>,<br />

partiel ou lacunaire. Dans ce cas, il n’y aurait donc pas, pour l’enfant,<br />

d’obj<strong>et</strong> total <strong>et</strong> permanent, fonctionnellement intégré, souple, <strong>et</strong> sur<br />

lequel il pourrait investir son énergie libidinale, puisqu’il n’y a pas eu<br />

d’établissement d’une relation dyadique totale <strong>et</strong> soutenue.<br />

Le stade symbiotique (cf. M. Malher) ayant été dépassé, l’enfant ne<br />

campera néanmoins pas sur une position symbiotique, psychotique,<br />

même si celle-ci s’avère moins archaïque que la position fusionnelle<br />

dite autistique (autisme de Kanner), mais il est évident que le modèle de<br />

J.-F. Masterson se réfère lui aussi à des positionnements très limites de<br />

la personnalité, en eux-mêmes très archaïques. Il pourrait donc exister<br />

une porosité structurale entre personnalité psychotique <strong>et</strong> états-limites<br />

de la personnalité. Selon c<strong>et</strong>te conception, on passerait du modèle<br />

monolithique du cristal de roche, portant en lui-même ses failles <strong>et</strong> son<br />

destin, à un modèle métaphorique faisant appel à l’image de l’argile,<br />

matière organique devenue minérale, éventuellement stratifiée, traversée<br />

par des fluides énergétiques (ou des courants libidinaux).<br />

À l’origine du problème, dans l’hypothèse analytique, la mère de<br />

l’enfant, elle-même fragilisée par des positionnements borderlines ne<br />

serait pas en mesure d’apporter son soutien <strong>et</strong> d’effectuer sa part de travail<br />

bipolaire de construction d’un espace relationnel, par rapprochement <strong>et</strong>


LA CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES 19<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

distanciation émotionnelle adaptée. Ce processus serait à attendre lorsque<br />

l’enfant essaiera de dépasser c<strong>et</strong>te disposition relationnelle, de s’individualiser,<br />

d’être plus mature. C<strong>et</strong>te défaillance maternelle renvoie à l’idée<br />

que l’obj<strong>et</strong> (<strong>et</strong> sa permanence) est perçu par le psychisme précisément<br />

par son absence, comme le rappelle l’intuition freudienne du jeu de la<br />

bobine (le for-da) (Freud, 1920).<br />

Dans c<strong>et</strong>te configuration psychique, l’enfant ne pourra ériger de<br />

défense solide contre le sentiment naissant d’abandon <strong>et</strong> de rej<strong>et</strong>,<br />

identifié émotionnellement à la frustration (notion d’abandonnisme)<br />

parce que la mère ne supporte pas l’éloignement de son enfant. Celui-ci<br />

possède, pour elle, un attribut contra-dépressif – c’est-à-dire comblant<br />

son vide dépressogène – dans la mesure où il reste instrumentalisé<br />

comme un faux self de substitution. Ainsi vécu, l’enfant ne pourra être<br />

considéré par elle comme un suj<strong>et</strong> doté d’un destin distinct du sien,<br />

il restera positionné en obj<strong>et</strong> fantoche, en marionn<strong>et</strong>te manipulable,<br />

en prolongement narcissique, prothétique. On conçoit que de telles<br />

dispositions relationnelles caricaturales précoces, lorsqu’elles ne peuvent<br />

être dépassées ou limitées par la thérapie ou la rééducation, puissent<br />

introduire le suj<strong>et</strong> dans le champ clinique de la psychose.<br />

S’il entre dans ce rôle, par passivité (déficit dans la sphère comportementale)<br />

ou par incapacité économique psychique, l’enfant objectalisé ½<br />

pourra se voir cantonné dans un tel faux self jusqu’à l’adolescence ; s’il<br />

se révolte, il court le risque d’être catalogué comme déviant ou « en<br />

souffrance », <strong>et</strong> d’inaugurer précocement une carrière d’assisté mental,<br />

de devenir un gibier de DHMI ¾ .<br />

C’est la question de la prévalence des troubles psychocomportementaux<br />

chez les enfants de mères malades mentales avérées ou simplement<br />

dépressives sur une longue durée (ce qui reste logique), de mères en<br />

difficulté quant à l’établissement d’une relation précoce de qualité. Ces<br />

troubles sont-ils uniquement liés aux déficiences contextuelles éducatives<br />

(conception sociopathique) ou sont-ils déterminés « de surcroît »,<br />

psychogénétiquement ou biologiquement ? C’est la question de l’inné <strong>et</strong><br />

de l’acquis dans le déterminisme des troubles psychiques. Les réponses<br />

fournies à c<strong>et</strong>te question ont toujours été étroitement surdéterminées par<br />

des arguments philosophiques.<br />

En contrepartie, plus tard, chez l’enfant instrumentalisé, rendu inauthentique<br />

dans son rapport au monde <strong>et</strong> à lui-même, toute frustration,<br />

même minime, ne pourra être dépassée. Elle le submergera imparablement<br />

car elle sera vécue comme une nouvelle trahison <strong>et</strong> un abandon<br />

supplémentaire par la mauvaise mère ou son substitut (la société, par<br />

1. L’objectalisation est le fait de se voir dénier toute destinée autonome. L’individuobj<strong>et</strong><br />

n’accède pas au rang de suj<strong>et</strong> dans la relation à sa mère.<br />

2. DHMI : le dispensaire d’hygiène mentale infantile est un service public dispensant<br />

des consultations psychologiques <strong>et</strong> psychiatriques gratuites destinées aux enfants <strong>et</strong><br />

adolescents. On dit aussi : centre médicopsychologique infantile.


20 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

exemple), ce qui ouvre la voie à des crises itératives. Que peut-il arriver<br />

de pire à une marionn<strong>et</strong>te que d’être abandonnée par son manipulateur !<br />

Tout ceci renvoie encore à la clinique du sentiment d’impuissance, de<br />

l’effondrement narcissique <strong>et</strong> des crises de rage chez les abandonniques<br />

caractériels.<br />

Dans d’autres circonstances, des stades réactionnels à la situation<br />

d’abandon ont été décrits par J. Bowlby (1978) à la suite de R. A. Spitz<br />

(1966), à partir de la situation d’hospitalisme, par comparaison de<br />

cohortes d’enfants élevés dans une pouponnière bien équipée en<br />

personnel <strong>et</strong> de cohortes d’enfants placés dans un établissement mal<br />

pourvu. On r<strong>et</strong>rouve des analogies avec ce qui existe dans la clinique<br />

polymorphe de l’abandonnisme chez des grands primates en captivité<br />

(éthologie), des enfants plus âgés (Freud, Burlingham, 1939-1945) des<br />

adultes, voire des vieillards placés en institution, mais aussi chez des<br />

détenus ou des déportés.<br />

Chez ces derniers, individus soumis à une situation expérimentale de<br />

faillite narcissique maximale, B. B<strong>et</strong>telheim (1943), qui fut, lui-même,<br />

un temps déporté en camp de concentration nazi, observa des tableaux<br />

analogues (les « musulmans »), ce qui l’aida à imaginer, plus tard, une<br />

fois libéré, une institution thérapeutique globale à même de prendre<br />

en charge, de façon « orthogénique », des enfants autistes. Détenus,<br />

déportés ou internés chroniques vésaniques d’institutions psychiatriques<br />

totales au sens de E. Goffman (1968), déclinent, par leurs trajectoires<br />

vitales, les diverses gradations d’un véritable quint-monde, tant se<br />

conjuguent <strong>et</strong> se potentialisent les mécanismes d’exclusion. Hors cadre<br />

institutionnel, les « sans domicile fixe » <strong>et</strong> les marginaux de toutes<br />

sortes forment également des populations qui, bien qu’inhomogènes<br />

par l’histoire personnelle des individus qui la composent, présentent<br />

une cohérence dans leur dynamique collective ainsi que dans leurs<br />

positionnements identitaires, à travers le fait que leurs membres se<br />

r<strong>et</strong>rouvent en situation de défaillance narcissique majeure. Inscrites dans<br />

le champ social par leurs déterminants exogènes, bien que constitués<br />

d’adultes (donc de suj<strong>et</strong>s théoriquement matures <strong>et</strong> stabilisés du point de<br />

vue de leur individuation psychique), ces identités fragilisées influencent,<br />

en r<strong>et</strong>our, les personnalités au narcissisme carencées qui les sous-tendent<br />

souvent. Ces groupes humains <strong>et</strong> leur dynamique interrelationnelle<br />

définissent de formidables modèles d’approche périphérique de la<br />

pathologie du narcissisme. Chaque civilisation sécrète ses marginaux<br />

(borderlines au sens social) <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te marginalisation constitue, en r<strong>et</strong>our,<br />

une styxose expérimentale.<br />

Concernant les bébés, puisque c’est sur eux que portèrent les premiers<br />

travaux, R. A. Spitz décrit trois phases devenues classiques :<br />

– Protestation : le bébé abandonné pleure, envoie des signaux de détresse<br />

aiguë, s’agite. Il crie <strong>et</strong> m<strong>et</strong> en action tous les moyens à sa disposition<br />

pour signaler sa frustration à un entourage qui demeure pour lui


LA CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES 21<br />

confus <strong>et</strong> indifférencié. C<strong>et</strong>te phase de lutte affective peut s’allonger<br />

sur quelques heures ou quelques jours selon les capacités réactives<br />

intrinsèques du suj<strong>et</strong>.<br />

– Désespoir : le nouveau-né est dérouté, il commence à se renfermer sur<br />

lui-même, exprime moins de demandes à son entourage <strong>et</strong> il semble<br />

relâcher ses efforts de reconquête. Il ne s’agite plus, ce qui peut être<br />

trompeur car rassurant pour l’entourage infirmier. À ce stade, s’il est<br />

à nouveau stimulé de façon maternelle (ou assimilée), les signes cliniques<br />

sont réversibles <strong>et</strong> la construction psychique peut se poursuivre<br />

harmonieusement.<br />

– Détachement : le bébé s’installe dans la séparation, accepte mécaniquement<br />

les soins, s’il y en a, mais il ne les investit plus, il mange de<br />

nouveau normalement <strong>et</strong> recommence à jouer. Il perd néanmoins tout<br />

attachement réel à sa mère, ou au substitut maternel, ce qui contribue<br />

à fragiliser son économie psychique. C<strong>et</strong>te phase n’est pas facilement<br />

repérable.<br />

Après une période de séparation assez longue, le bébé présentera,<br />

très souvent, des troubles du sommeil (insomnie d’endormissement ou<br />

fractionnement du sommeil), des refus paroxystiques de s’alimenter, un<br />

mutisme, des tics nerveux plus ou moins prononcés, un attachement<br />

exagéré à sa mère (si elle est revenue) ou un apparent détachement<br />

réactionnel. Si une relation de qualité peut se renouer à temps, l’enfant<br />

conservera peu de séquelles apparentes. Dans le cas contraire <strong>et</strong> surtout<br />

s’il s’agit de situations d’abandon pérennisées par le contexte social,<br />

l’observation objectivera des carences durables au niveau de l’acquisition<br />

de certains processus intellectuels, allant du langage à la facilité d’abstraction,<br />

ainsi que des déficits au niveau de certaines sphères d’expression<br />

de la personnalité en collectivité, comme l’aptitude à nouer <strong>et</strong> entr<strong>et</strong>enir<br />

des relations profondes <strong>et</strong> significatives, ainsi que l’aptitude à maîtriser<br />

ses impulsions au profit d’objectifs à long terme. Ces défauts cicatriciels<br />

seront désormais intégrés dans la façon d’être au monde de l’enfant <strong>et</strong> sa<br />

personnalité :<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

« [C’est] l’art d’aimer peu dans un environnement carencé pour se protéger<br />

de la souffrance d’aimer beaucoup [...] c’est la délinquance comme<br />

valeur adaptative empreinte d’un véritable sens éthique. » (Cyrulnik,<br />

2002)<br />

Dans la psychopathie de l’adulte, l’un des aménagements économiques<br />

les plus bruyants des personnalités carencées du point<br />

de vue du narcissisme, on pointera fréquemment un tel agencement<br />

apparemment protecteur de l’investissement affectif mais ce<br />

fonctionnement-symptôme s’avère surmarginalisant car il n’est pas<br />

compris comme pathologique par l’entourage. Il est souvent compris<br />

comme indice d’un mauvais caractère ou d’un mépris.


22 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

D’autres apports théoriques issus de divers courants complexifièrent<br />

ultérieurement les intuitions des premiers psychanalystes à se pencher<br />

sur la question. Cela se fit sans pour autant réussir à circonscrire les<br />

états-limites dans une dimension sociologique plus médicale, c’est-à-dire<br />

à vocation sémiologique, étayée sur la prévalence d’un symptôme préjugé<br />

pertinent. En conséquence, la notion d’état-limite, cantonnée dans<br />

une perspective psychodynamique, n’échappa pas au champ clos des<br />

débats entre psychanalystes <strong>et</strong> psychiatres, ce qui contribua peut-être à<br />

son discrédit.<br />

A. Wolberg (1952) décrivit, à son tour, les traits devenus cardinaux du<br />

tableau : adaptation maintenue à la réalité, hyperesthésie relationnelle,<br />

relation d’obj<strong>et</strong> ambivalente, problématique de répétition de comportement<br />

avec traits masochistes moraux, tout au long de l’existence <strong>et</strong> quel<br />

que soit le partenaire. Grinker (1968) (cité par Rannou-Dubas <strong>et</strong> Gohier)<br />

lista les registres psychopathologiques : agressivité, trouble des relations<br />

affectives, trouble identitaire, dépression <strong>et</strong> sentiment de solitude. Pour sa<br />

part, P. L. Giovacchini (1975) décrivit le « soi blanc » qui constitue une<br />

image suggestive mais susceptible de prêter à confusion avec la notion<br />

de « psychose blanche » ½ . D’autres auteurs insistèrent sur la notion de<br />

dysphorie chronique, d’anhédonie (Loas, 2002) ¾<br />

<strong>et</strong> sur celle de labilité<br />

affective. J. Berger<strong>et</strong> introduisit dans le débat la notion de dépressivité<br />

(Berger<strong>et</strong>, 1964, 1974, 1996), m<strong>et</strong>tant en avant sa version du noyau<br />

intrapsychique relatif au syndrome clinique (une rage vis-à-vis de l’obj<strong>et</strong><br />

vécu comme hostile, des échanges personnels inadéquats, un sentiment<br />

de vacuité <strong>et</strong> de solitude), tout en m<strong>et</strong>tant en avant une hypothèse psychogénétique<br />

qui allait révolutionner la question : la notion de traumatisme<br />

désorganisateur précoce.<br />

P.-C. Racamier s’intéressa à la séduction narcissique, ce « mouvement<br />

d’unisson » indispensable à l’établissement du lien affectif <strong>et</strong> constructif<br />

de la dyade. C<strong>et</strong>te séduction narcissique d’une mère sur son enfant est un<br />

processus évolutif normal qui doit être ouvert <strong>et</strong> adaptable. Mais il peut,<br />

dans certaines conditions, se fermer. Dans c<strong>et</strong>te perspective, restreint<br />

dans ses potentialités, le suj<strong>et</strong> ne peut plus advenir, il sera sous l’emprise<br />

(de sa mère le plus souvent). C<strong>et</strong>te emprise est une passion dans la mesure<br />

où elle empêche l’émergence de la critique <strong>et</strong> de la distanciation. Tout<br />

tiers potentiel ou réel (l’autre parent ou un membre de la fratrie, <strong>et</strong> cela<br />

ouvre sur toute la dimension thérapeutique systémique) sera vécu comme<br />

1. La psychose blanche correspond à un état psychotique asymptomatique mais capable<br />

à tout moment de basculer dans la maladie. Des analogies avec la notion de schizoïdie<br />

ou de préschizophrénie peuvent être envisagées. L’usage du concept fut complètement<br />

dévoyé dans le contexte historique du stalinisme soviétique, pour perm<strong>et</strong>tre à l’État<br />

d’envoyer en hôpital psychiatrique des déviants sociaux, sous prétexte qu’ils pouvaient<br />

un jour présenter des troubles psychiatriques.<br />

2. L’anhédonie, ou insensibilité au plaisir, est considérée comme l’un des symptômes<br />

caractéristiques ou discriminants des états-limites. Voir G. Loas (2002), p. 130.


LA CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES 23<br />

dangereux pour ce lien pathogène, car privilégié, <strong>et</strong> il se verra donc<br />

exclu par le biais d’un phénomène de nature centripète, « incestuelle ».<br />

Ce dernier peut être agi, insidieux, ou imprimer au contexte une simple<br />

atmosphère incestuelle, érigeant une sorte de perversion narcissique dans<br />

le sens où les échanges constructeurs de narcissisme se r<strong>et</strong>rouvent figés<br />

selon des lignes de force devenues peu mobilisables. C<strong>et</strong>te séduction<br />

narcissique aliénante fait alors dramatiquement barrage aux processus<br />

innés de croissance <strong>et</strong> de maturation psychique individuelle. Privé de ses<br />

assises narcissiques <strong>et</strong> surtout de la capacité de celles-ci à évoluer <strong>et</strong> à<br />

s’autoréguler, non autonome, le suj<strong>et</strong> sera enclin à rester fixé sur des<br />

fantasmes d’omnipotence infantile répondant, pour partie, aux attentes<br />

maternelles complémentaires <strong>et</strong> inconscientes, pouvant aller jusqu’au<br />

fantasme (psychotique) parthénogénétique.<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 1 – Une généalogie géologique<br />

Un de nos patients, psychotique paraphrène <strong>et</strong> jargonaphasique faisait<br />

remonter sa lignée jusqu’au précambrien. Il récitait, usant de mots latins<br />

<strong>et</strong> provençaux, toutes les ères géologiques comme autant d’ancêtres personnels<br />

fabuleux, faisant ainsi l’économie de la question de ses origines<br />

<strong>et</strong> donc de la sexualité. Ce positionnement ante-sexuel, quasi minéral,<br />

signe un fonctionnement archaïque laissant peu de place à un éventuel<br />

entourage humain. Il est donc clairement psychotique même si par ailleurs<br />

ce suj<strong>et</strong> a pu longtemps rester inséré socialement <strong>et</strong> même travailler comme<br />

gardien de musée. C<strong>et</strong>te modalité pathologique d’élaboration du lignage est<br />

à différentier de ce qui se r<strong>et</strong>rouve dans certains mythes tribaux, dans la<br />

mesure où ceux-ci sont ritualisés <strong>et</strong> sacralisés, constitutifs d’une identité<br />

collective faisant office d’histoire ou de métaphore. La force du tabou de<br />

l’inceste dans ces civilisations <strong>et</strong> la propension exogamique traduite par<br />

la guerre sont à la mesure du risque que pourrait engendrer une telle<br />

ferm<strong>et</strong>ure du monde telle que dans le cas clinique ci-dessus évoquée.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

La clinique de l’incestuel, selon P.-C. Racamier <strong>et</strong> ses disciples,<br />

s’étend aussi bien aux champs intrapsychiques qu’interpsychiques.<br />

À l’échelle individuelle, dans c<strong>et</strong>te perspective de structuration du<br />

narcissisme comme une instance autonome susceptible de s’articuler<br />

avec les autres, il serait licite d’envisager une topique supplémentaire,<br />

celle de l’interne, de l’externe <strong>et</strong> de l’intermédiaire rejoignant peut-être<br />

partiellement la notion d’espace transitionnel (<strong>et</strong> d’obj<strong>et</strong> transitionnel)<br />

de D. W. Winnicott (1969, 1975, 1994).<br />

L’hospitalisme décrit par R. A. Spitz dans les processus de séparation<br />

trace plusieurs pistes diagnostiques :<br />

– un r<strong>et</strong>ard du développement psychomoteur, plus ou moins réversible<br />

selon l’intensité de l’atteinte narcissique, pouvant confiner dans les cas<br />

extrêmes au nanisme psychogène ;<br />

– une fragilité physique, ces enfants étant classiquement plus souvent<br />

atteints que les autres par des infections banales.


24 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

La dépression anaclitique du nourrisson peut faire suite à une frustration<br />

survenue après une période pendant laquelle les relations avec<br />

la mère ont été satisfaisantes. Les symptômes s’apparentent alors à une<br />

dépression d’adulte (par perte d’obj<strong>et</strong>, donc avec deuil) d’évolution favorable<br />

si l’enfant bénéficie de la restauration de relations correctes dans un<br />

délai de quelques mois. Le ralentissement progressif du développement<br />

général par eff<strong>et</strong> d’une carence prolongée peut être inversé, s’il est mis<br />

rapidement fin à la situation frustrante. Dans le cas contraire, le pronostic<br />

sera celui de l’hospitalisme comprenant, en particulier, une péjoration<br />

intellectuelle quelle que soit la qualité éducative de l’institution.<br />

Les performances intellectuelles d’enfants élevés ainsi sont considérées<br />

comme statistiquement toujours inférieures à celles d’enfants du<br />

même âge non institutionnalisés, en ce qui concerne l’intelligence générale,<br />

la mémoire visuelle, la capacité de conceptualisation, la fonction<br />

verbale <strong>et</strong> l’adaptation scolaire ou professionnelle – c’est la notion de<br />

débilité affective. C’est une indication à prendre en compte lors de<br />

l’examen clinique d’adultes porteurs d’antécédents de carences.<br />

Des troubles cognitivo-comportementaux vont de déficits simples <strong>et</strong><br />

transitoires de l’humeur à un repliement d’allure autistique faisant parfois<br />

poser le diagnostic de psychose.<br />

L’autisme infantile (Kanner, Malher) était considéré autrefois comme<br />

le prototype de la psychose <strong>et</strong> il était rapporté à un défaut de la relation<br />

dyadique primaire dont l’origine (<strong>et</strong> la culpabilité) maternelle ne faisait<br />

aucun doute. C<strong>et</strong>te tendance perdure de façon atténuée <strong>et</strong> recadrée. Certains<br />

comportements d’allure autistique demeurent directement rapportés<br />

à la pathologie psychique envahissante de la mère <strong>et</strong> peuvent être conçus<br />

comme des syndromes de Münchausen par procuration (cf. infra). Des<br />

générations de parents furent alors globalement stigmatisées par des<br />

générations de psychiatres <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te hypothèse superficielle, débordant<br />

largement jusque dans le champ des psychoses adultes, aboutit – par<br />

extension à la posture thérapeutique dite antipsychiatrique (Laing, 1986 ;<br />

Cooper, 1970) – comme remise en cause radicale <strong>et</strong> politisée de l’environnement<br />

familial puis social dans la psychogenèse de la psychose.<br />

C<strong>et</strong>te psychiatrie écologique voulait changer le contenu des conduites<br />

par une modification du système environnemental contenant, sans tenir<br />

compte du fait que ce système avait sans doute, pour partie, été obligé de<br />

se configurer ainsi pour s’accommoder d’un noyau relationnel différent<br />

<strong>et</strong> que le modèle qu’elle abordait puisait son énergie <strong>et</strong> sa finalité homéostatique<br />

dans la spécificité dynamique de ses composants morbides :<br />

mère/enfant/entourage.<br />

Dans des perspectives complémentaires, les travaux inspirés de la<br />

cybernétique <strong>et</strong> de la théorie des systèmes alors en gestation, contribuèrent<br />

à distiller un éclairage nouveau sur les dysfonctionnements relationnels<br />

générateurs d’une souffrance mentale s’exprimant au cœur de<br />

microcollectivités signifiantes : la fratrie ou la famille surtout mais, par<br />

extension, tout système (Bateson, 1956, Watzlawitck <strong>et</strong> al., 1972).


LA CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES 25<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

On reconnaît maintenant la prévalence des troubles génétiques <strong>et</strong> des<br />

maladies néonatales chez les suj<strong>et</strong>s étiqu<strong>et</strong>és autistes (depuis l’existence<br />

de chromosomes surnuméraires jusqu’à des dysmétabolismes fins, du<br />

même registre que ce qui est décrit aujourd’hui dans les « maladies<br />

orphelines »), comme chez les schizophrènes.<br />

C<strong>et</strong>te prévalence va au-delà de l’interférence. Les avancées scientifiques<br />

tendent donc à établir un lien entre les désordres psychocomportementaux<br />

psychotiques <strong>et</strong> des altérations fines, multiples <strong>et</strong> physiopathologiques<br />

du fonctionnement cérébral. Dans la période actuelle, en raison<br />

de ces découvertes convergentes issues des sciences dures relativisant les<br />

apports des sciences molles (sciences humaines), la psychose se r<strong>et</strong>rouve<br />

révisée dans sa nature, revisitée <strong>et</strong> proj<strong>et</strong>ée délibérément dans le champ<br />

de la neuropsychiatrie ou de la pathologie neurodéveloppementale. Par<br />

conséquent, si la psychose se voit, elle aussi, exclue du champ des<br />

désordres essentiellement psychogénétiques, il faudra redimensionner<br />

sérieusement le cadre de la psychiatrie.<br />

On assiste à une dépsychologisation <strong>et</strong> à une remédicalisationbiologicisation<br />

du concept de psychose. Ceci conduit à considérer<br />

maintenant le psychotique comme un handicapé psychique plus que<br />

comme un malade <strong>et</strong> à déterminer, pour sa prise en compte, des stratégies<br />

palliatives réadaptatives ou rééducatives plutôt que des stratégies<br />

psychothérapeutiques. Pourtant, il faut bien continuer à prendre en<br />

considération le fait qu’aux désordres neurophysiopathologiques se<br />

superposent, souvent, des catastrophes relationnelles impliquant les<br />

narcissismes parentaux, mis à rude épreuve par les déficits polymorphes<br />

de leur progéniture, <strong>et</strong> le narcissisme, en devenir, sinon en construction,<br />

des enfants stigmatisés par le handicap. Ce recadrage psychologisant<br />

du champ de la psychiatrie aboutit à faire repousser à ses marges les<br />

psychotiques par les suj<strong>et</strong>s borderlines sur une hypothétique échelle de<br />

sévérité des troubles d’origine psychogénétique.<br />

En France, le contexte de l’après guerre où pullulaient les orphelins de<br />

guerre, fut l’occasion d’observation de cohortes d’enfants se r<strong>et</strong>rouvant<br />

en séjours forcés, plus ou moins longs, en pensionnat, ou en sanatorium<br />

car la tuberculose faisait encore des ravages. Ce type de fragilisation<br />

narcissique, décuplé par le déséquilibre social de la collectivité, posait<br />

problème <strong>et</strong> pouvait facilement se détecter. Bien qu’occupé à sa reconstruction,<br />

le pays s’obligea à s’intéresser à ceux qui restaient au bord<br />

du chemin. Les ordonnances de 1945 sur la protection de l’enfance ½<br />

allaient, par ailleurs, fournir un terrain d’étude fantastique. Leur mise<br />

en œuvre a offert des milliers d’enfants <strong>et</strong> d’adolescents en difficulté à<br />

la sagacité <strong>et</strong> à l’observation de psychologues, d’éducateurs spécialisés<br />

1. Ordonnance N ◦ 45-174 du 2 février 1945, relative à l’enfance délinquante. Ordonnance<br />

N ◦ 58-1301 du 23 décembre 1958, relative à la protection de l’enfance <strong>et</strong> de<br />

l’adolescence en danger.


26 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

ou d’enseignants ½ . Face à c<strong>et</strong> enjeu de société, des efforts de formation<br />

des professionnels du champ psycho-éducatif s’appuyant sur les avancées<br />

théoriques considérables de l’époque (Wallon, 1949 ; Piag<strong>et</strong>, 1966 ;<br />

Lacan, 1975, 1978 ; Dolto, 1980) furent promus.<br />

Les miracles du nursing pour les tout-p<strong>et</strong>its en situation d’abandon,<br />

ainsi que les dispositions éducatives inspirées de ces travaux pour les<br />

plus grands, parfois déjà installés dans la déviance, permirent, sinon de<br />

juguler le phénomène, du moins de le comprendre.<br />

Bien qu’ils restent d’actualité, les outils de la prise en compte de la<br />

carence narcissique furent forgés durant c<strong>et</strong>te période, mais force est<br />

de constater qu’ils n’ont pas vraiment essaimé hors de leur champ de<br />

naissance.<br />

En eff<strong>et</strong>, on constate aujourd’hui des drames existentiels analogues. Ils<br />

sont favorisés par la misère <strong>et</strong> se déroulent dans des pays pas si lointains.<br />

L’ouverture politique récente de certains d’entre eux a autorisé un<br />

regard ému <strong>et</strong> une intervention ponctuelle sur les conditions de vie<br />

régnant au cœur d’orphelinats roumains ou russes, très proches de ce qui<br />

se passait en France dans les années cinquante. Qu’en est-il des autres ?<br />

Bien que l’on sache intellectuellement ce qu’il faudrait faire du point<br />

de vue de la prévention, on fabrique toujours des abandonniques <strong>et</strong> ce<br />

problème continue à avoir des répercussions concrètes jusque dans notre<br />

pays !<br />

Dans la perspective d’une adoption, chaque année, des milliers de<br />

parents potentiels arpentent le monde, courant les orphelinats des pays<br />

sous-développés en quête d’un enfant adoptable. Ils découvrent des<br />

situations telles que celles décrites ci-dessus sans pour autant mesurer<br />

l’impact de c<strong>et</strong>te misère existentielle précoce sur le développement<br />

affectif de leurs futurs enfants. Ils partent du postulat que les enfants<br />

adoptés tôt, donc moins longtemps soumis aux épreuves de l’abandon<br />

ou de l’hospitalisme larvé, présenteront moins de difficultés d’adaptation<br />

que les enfants plus âgés au moment de leur adoption. La tendance est<br />

à l’adoption d’enfants les plus jeunes possible ¾ . Une fois adoptés, les<br />

enfants auront néanmoins à surmonter d’autres écueils du point de vue<br />

du narcissisme, pour se construire une personnalité dense, autonome, <strong>et</strong><br />

une identité opérante.<br />

On conçoit l’immense difficulté pour un enfant à se créer une identité<br />

<strong>et</strong> à s’autoriser un avenir personnel, en bâtissant sur le sable mouvant<br />

1. Déjà au début du siècle, lors de l’instauration de l’école publique <strong>et</strong> obligatoire, il<br />

fallut différencier ce qu’on appelait les anormaux d’hospice (enfants carencés affectivement)<br />

des anormaux d’école (enfants déficients intellectuels). Ces derniers, dépistés<br />

par les tests d’intelligence type échelle de Bin<strong>et</strong>-Simon (1905), ne pouvaient pas suivre<br />

une scolarité normale.<br />

2. Ceci a pour corollaire que la vie des enfants d’orphelinat est une véritable course<br />

contre la montre <strong>et</strong> engendre un traumatisme narcissique supplémentaire pour ceux qui<br />

sont oubliés.


LA CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES 27<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

d’un passé recomposé. Ce passé, il ne le connaît pas. Il ne peut que le<br />

fantasmer en s’appuyant, au gré des événements, sur l’histoire officielle<br />

(mais forcément filtrée) de son adoption. C<strong>et</strong>te histoire incomplète tend<br />

à occulter l’histoire de son abandon, elle aussi amputée, volontairement<br />

ou non. Pourtant, un enfant ne pourra se sentir pleinement adopté avant<br />

d’avoir fait le deuil de son identité d’abandonné. Ceci sera d’autant plus<br />

délicat que celle-ci se verra déniée ou rationalisée par des considérations<br />

moralisatrices.<br />

C<strong>et</strong>te identité infranarrative car infraverbale, d’expression analogique,<br />

est parfois même plus qu’infranarrative, impensable, au point qu’une<br />

partie importante des réserves énergétiques de l’enfant (<strong>et</strong> de sa famille<br />

d’adoption) passera à empêcher la prise de conscience de telles évocations<br />

angoissantes. Elle est inscrite dans tout ce que l’enfant a vécu <strong>et</strong><br />

dont il peut n’avoir aucun souvenir conscient (notion d’amnésie infantile<br />

ordinaire), mais aussi dans tout ce qui est irréductible (sa part génétique,<br />

tant dans son aspect physique que caractériel) <strong>et</strong> qui éclatera au grand<br />

jour, tôt ou tard. Elle s’incarnera aussi dans ce qui lui est directement<br />

relaté ou caché par son entourage adoptant, ainsi que par les souvenirs<br />

réels (ou les souvenirs-écrans) à sa disposition. Elle existera par ce qu’il<br />

se ressentira, à certains moments privilégiés, critiques le plus souvent,<br />

capable d’en dire par lui-même. C’est l’identité narrative au sens de<br />

B. Cyrulnik (2002).<br />

C<strong>et</strong>te identité a pour vocation de se voir revendiquée plus tard, à<br />

l’adolescence, sous forme de conduites à connotation essentiellement<br />

provocatrices espérant une fissure salutaire, une issue dans ce mur de<br />

l’histoire officielle que l’on pourrait, par d’autres traits, rapprocher du<br />

roman familial du névrosé. Ces mots ou ces conduites seraient à chaque<br />

fois à décrypter dans l’urgence, puisque chaque occasion manquée de<br />

rem<strong>et</strong>tre en question ou de redresser la trajectoire affective du suj<strong>et</strong>,<br />

risque de confiner le jeune dans l’impasse borderline qui signe, ici, l’inauthenticité<br />

<strong>et</strong> la faiblesse du moi. Ce switch d’identités instantanées se<br />

combinant avec un chassé croisé de filiation va, entre autre, bouleverser<br />

définitivement l’ordre des générations des parents adoptants comme celui<br />

des parents abandonnés, puisqu’adopter un enfant c’est l’inciter, quelque<br />

part, à consentir à l’abandon de ses parents biologiques.<br />

Ce processus est un deuil inénarrable <strong>et</strong> culpabilisant. Les niveaux<br />

logiques de l’identité infranarrative <strong>et</strong> de l’identité narrative n’étant pas<br />

les mêmes, un difficile travail d’intégration psychique de ces deux parcelles<br />

ou fac<strong>et</strong>tes identitaires contradictoires dans le moi du suj<strong>et</strong> en<br />

construction devra être opéré sous peine que, par exemple, l’identité<br />

« enfant accueilli adopté », d’essence plus librement narrative (car elle<br />

peut se voir positivée), ne s’impose en un faux self prenant le pas<br />

sur l’identité « enfant abandonnant ses parents naturels ». En cas de<br />

décompensation psychique, c’est évidemment c<strong>et</strong>te dernière qui prendra<br />

le pas du point de vue émotionnel.


28 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

Le travail de deuil sur ce faux self , pourtant nécessaire, est psychosocialement<br />

indialectisable, indicible ou impensable, autrement que par<br />

des phénomènes aigus de rupture, générateurs de culpabilité nostalgique<br />

au mieux, d’effondrement individuel au pire. Seul le clivage comme<br />

mécanisme défensif archaïque pouvant être opérant sans trop de douleur,<br />

le fonctionnement clivé r<strong>et</strong>rouvé chez des suj<strong>et</strong>s borderlines (anorexie<br />

ou perversions) peut alors être compris comme une réminiscence fonctionnelle<br />

de c<strong>et</strong>te période cruciale, puisque mal dépassée. Le deuil des<br />

parents abandonnés peut prendre la forme symptomatique d’angoisses<br />

de mort, plus ou moins spectaculaires <strong>et</strong> c’est alors, souvent, de sa<br />

propre disparition que l’enfant aura peur. C<strong>et</strong>te éventualité, que doit par<br />

ailleurs fantasmer chaque enfant « ordinaire » à un moment donné de son<br />

parcours psychique normal, ayant été expérimenté <strong>et</strong> vérifiée dramatiquement,<br />

au moins une fois dans la réalité, chez un enfant abandonné-adopté,<br />

ses proches-indispensables peuvent donc, pour lui, disparaître à tout<br />

moment.<br />

En ce sens, à travers le clivage, comme le soulignent les psychanalystes<br />

orthodoxes, l’état limite cicatriciel n’est pas totalement délivré de<br />

l’hypothèque psychotique puisqu’il utilise les armes de la psychose pour<br />

s’en défendre, ce qui est toutefois une façon de prendre du recul avec la<br />

problématique ½ .<br />

C’est ainsi que D. Wildöcher (1984) distingua la psychose vraie des<br />

mécanismes psychotiques de lutte contre le conflit, quelle que soit la<br />

nature de ce dernier. Dans le cadre de l’effort d’individuation borderline,<br />

la problématique perverse, par exemple, comme exploration des limites<br />

de la mort signe alors, pour partie, une fixation pulsionnelle non encore<br />

sexuée sur c<strong>et</strong>te expérience traumatisante qui, là encore, n’a rien de<br />

libidinale.<br />

C’est bien Thanatos qui œuvre, <strong>et</strong> non Éros. Tout se passe comme si<br />

l’énergie normalement promise à l’exercice ultérieur de pulsions génitalisées<br />

restait dérivée sur ce questionnement lié à l’individuation resté sans<br />

réponse, devenu morbide en infiltrant toujours plus le fonctionnement<br />

affectif du suj<strong>et</strong>, jusqu’à se concrétiser, par exemple, par des fonctionnements<br />

pervers ou addictifs.<br />

« Il faudra bien que l’on réponde à la question », disait une patiente<br />

borderline en soliloquant... « Je veux bien essayer mais quelle est la question<br />

? » lui répondis-je. C<strong>et</strong>te répartie, logique à mon sens, déclencha un<br />

bouleversement anxieux intense chez la patiente, un malaise physique<br />

profond ; la question était inénarrable, seule la mort pouvait en répondre.<br />

En dehors de ces cas dramatiques, dans la psychogenèse des états-limites<br />

1. En ce sens, on peut remarquer que le borderline se dégage de la position psychotique<br />

en utilisant les mécanismes défensifs de la psychose tout comme il se définit en subvertissant<br />

les concepts issus de la psychanalyse. Le pervers ne fait pas autre chose que de<br />

combattre son partenaire en exploitant la faiblesse propre de celui-ci, c’est-à-dire, sa<br />

logique.


LA CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES 29<br />

de la personnalité, on constate dans les suites d’un traumatisme désorganisateur<br />

précoce (si celui-ci n’est pas traité comme il se doit), que<br />

les défenses acquises, en dépit de leur précarité structurelle, perm<strong>et</strong>tent<br />

la poursuite d’une évolution paraissant satisfaisante jusqu’à la poussée<br />

prépubertaire (10/12 ans), ce qui ne présage pas des désordres ultérieurs<br />

comme autant de tentatives de cicatrisation ou d’aménagements : c’est la<br />

pseudo-latence décrite par J. Berger<strong>et</strong>.<br />

Du point de vue psychologique <strong>et</strong> physiologique, c<strong>et</strong>te période clef<br />

pour la poursuite d’un développement harmonieux comporte, entre autre,<br />

un détachement accru vis-à-vis de la mère. C<strong>et</strong>te période constitue une<br />

récapitulation de la phase séparation/individuation, une chance de l’intégrer<br />

solidement dans l’avenir du jeune, si tout va bien. Mais, le plus<br />

souvent, dans ce contexte critique, se cristallisera un sentiment de vide,<br />

d’ennui morne pouvant occasionner subitement une résurgence anxieuse<br />

<strong>et</strong> des symptômes comportementaux plus bruyants : violence, fugue,<br />

conduites caractérielles.<br />

DES LIMITES DU CONCEPT D’ÉTAT-LIMITE<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Pour L. Fineltain (1996), les termes de styxose (en référence au fleuve<br />

Styx, le haïssable, qui séparait, dans la mythologie grecque antique le<br />

monde des vivants du monde des ombres) <strong>et</strong> de m<strong>et</strong>horiose (étymologiquement<br />

« qui est sur la frontière ») recouvrent d’autres formes frontières<br />

que ce qui est aujourd’hui conceptualisé comme état-limite. L. Fineltain<br />

intègre, dans ce terme évocateur, les états à potentialité prépsychotique,<br />

ce qui montre qu’il n’est pas non plus dégagé de la dichotomie psychose/névrose.<br />

Ces états pathologiques déroulent un véritable anneau de Möbius<br />

décrivant l’intrication psychoclinique conscient-inconscient dans la<br />

gradation insidieuse classique schizoïdie/schizothymie/schizophrénie,<br />

qui exprime l’un des processus d’entrée dans la schizophrénie,<br />

ceux-ci s’étendant jusqu’aux oxymoriques psychoses réversibles.<br />

Dans ces dernières, peuvent s’inclure les bouffées délirantes sans<br />

lendemain (ce qui pose à notre époque la question de la prééminence<br />

clinique d’un apport exotoxique psychodysleptique comme facteur<br />

déclenchant ou favorisant la décompensation d’allure psychotique), les<br />

psychoses paranoïdes à évolution périodique ½ , très proches des maladies<br />

maniaco-dépressives par leur pronostic <strong>et</strong> leur approche thérapeutique<br />

« étiologique » (les sels de lithium), ainsi que certains états psychotiques<br />

transitoires traduisant une situation psychique conflictuelle aiguë, comme<br />

la dissociation psychique brutale chez un suj<strong>et</strong> placé en situation de<br />

catastrophe.<br />

1. Décrites par l’école de psychiatrie de Marseille (J. Sutter) dans les années soixantedix.


30 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

Pour L. Fineltain, le système borderline doit être regardé comme une<br />

psychose réversible. À notre sens, c<strong>et</strong>te interprétation perpétue le risque<br />

de dissoudre la nosographie, de faire perdre de vue l’idée structurale de<br />

la personnalité qui se trouve, finalement, enrichie plus que déstabilisée<br />

par l’introduction potentielle d’une tiers-structure. Elle est de nature à<br />

avaliser d’autant le tronçonnage sémiologique actuel <strong>et</strong> l’empilement<br />

axiologique des DSM ½<br />

successifs, qui va jusqu’à dissoudre la notion<br />

même de structure.<br />

Dans le DSM, le diagnostic est coaxial. Il repose sur un item « trouble<br />

de la personnalité » associé à un item « trouble mental ». C<strong>et</strong>te description<br />

sèche <strong>et</strong> démembrée s’oppose à la logique centrifuge du modèle<br />

psychodynamique dialectisant le trouble de la personnalité <strong>et</strong> les aménagements<br />

économiques du trouble, triangulant ces derniers par la notion<br />

de caractère ; ce modèle pouvant seul rendre compte de la variabilité<br />

clinique rencontrée, sans rem<strong>et</strong>tre en cause l’unité structurale sousjacente.<br />

Elle a le mérite d’introduire la possibilité d’envisager l’existence<br />

autonome d’une personnalité borderline asymptomatique, sans devoir<br />

la rattacher automatiquement à un désordre mental sévère inévitable, à<br />

détecter le plus tôt possible pour le traiter (au mieux) ou pour interner<br />

préventivement l’individu qui en serait porteur.<br />

Les informations contenues dans le DSM sont à appréhender dans<br />

leur logique qui est de fournir pour chaque diagnostic une liste complète<br />

de critères destinée à améliorer la fidélité intercotateurs (interjuges) <strong>et</strong><br />

donc la fiabilité de la transmission d’informations. Par ailleurs, chaque<br />

définition est précédée d’un double code :<br />

– Le code de la CIM10, alphanumérique – c’est-à-dire formé d’une l<strong>et</strong>tre<br />

<strong>et</strong> de chiffres, ex. F 60.31 – évoquant l’affection la plus proche sans<br />

superposition exacte ;<br />

– Le code de la CIM-9-MC, numérique – ex. [301.83] – qui est le code<br />

en vigueur aux Etats-Unis au moment de la publication du manuel.<br />

Le jeu entre ces différentes grilles de lecture (CIM-9-MC, CIM10,<br />

DSM-IV) de la symptomatologie offerte par le patient est censé laissé<br />

peu de place au doute quant à la description clinique. Il ne s’agit pas de<br />

produire une description clinique la plus exacte possible d’une vign<strong>et</strong>te<br />

clinique exemplaire dans laquelle des thérapeutes pourraient r<strong>et</strong>rouver<br />

des symptômes de leurs propres patients <strong>et</strong> en faire des déductions<br />

diagnostiques, mais de m<strong>et</strong>tre en place les conditions pour que des<br />

cotateurs différents, ne se connaissant pas <strong>et</strong> n’ayant jamais travaillé<br />

ensemble, n’étant pas forcément de la même culture, puissent, face à des<br />

cas cliniques similaires, restituer des diagnostics identiques.<br />

1. DSM : Diagnostic and statistical Manual of Mental Disorders. Ce manuel utilise une<br />

classification multiaxiale des items cliniques sans les rapporter à une notion structurale.


LA CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES 31<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

[381.83] Personnalité borderline (284), comme mode d’instabilité des<br />

relations interpersonnelles, de l’image de soi <strong>et</strong> des affects avec une<br />

impulsivité marquée, qui apparaît au début de l’âge adulte <strong>et</strong> est présent<br />

dans des contextes divers, comme en témoignent au moins cinq des<br />

manifestations suivantes :<br />

(1) efforts effrénés pour éviter les abandons réels ou imaginés [...]<br />

(2) mode de relations interpersonnelles instables <strong>et</strong> intenses caractérisées<br />

par l’alternance entre des positions extrêmes d’idéalisation excessive<br />

<strong>et</strong> de dévalorisation (3) perturbation de l’identité : instabilité marquée<br />

<strong>et</strong> persistante de l’image ou de la notion de soi (4) impulsivité dans<br />

au moins deux domaines potentiellement dommageables pour le suj<strong>et</strong><br />

(p. ex., dépenses, sexualité, toxicomanie, conduite automobile dangereuse,<br />

crises de boulimie) [...] (5) répétition de comportements, de gestes<br />

ou de menaces suicidaires ou d’automutilations (6) instabilité affective<br />

due à une réactivité marquée de l’humeur (p. ex. dysphorie épisodique<br />

intense, irritabilité ou anxiété durant habituellement quelques heures<br />

<strong>et</strong> rarement plus de quelques jours) (7) sentiments chroniques de vide<br />

(8) colères intenses <strong>et</strong> inappropriées ou difficultés à contrôler sa colère<br />

(par ex. fréquentes manifestations de mauvaise humeur, colère constante<br />

ou bagarre répétées) (9) survenue transitoire dans des situations de stress<br />

d’une idéation persécutoire ou de symptômes dissociatifs sévères.<br />

[301.81] Personnalité narcissique (286) comme mode général de fantaisie<br />

ou de comportements grandioses, de besoin d’être admiré <strong>et</strong> de<br />

manque d’empathie qui apparaissent au début de l’âge adulte <strong>et</strong> sont<br />

présents dans des contextes divers. Le DSM-IV sélectionne 9 manifestations,<br />

parmi lesquels (4) besoin excessif d’être aimé ou (6) exploite<br />

l’autre dans les relations interpersonnelles : utilise autrui pour arriver<br />

à ses propres fins. Il faut satisfaire à au moins 5/9 des items pour être<br />

catalogué personnalité narcissique.<br />

Ces types descriptifs m<strong>et</strong>tent en rapport des bribes de comportement,<br />

soigneusement listées <strong>et</strong> exhaustives, ainsi que le jugement plus ou moins<br />

objectif qu’un observateur médical pourra porter sur ces conduites considérées<br />

comme liées à une personnalité postulée comme sous-jacente.<br />

[301.9] Trouble de la personnalité (non spécifié). Dans ce cadre apparaît<br />

la notion de personnalité mixte, qui n’a rien à voir avec les étatsmixtes<br />

maniaco-dépressifs, <strong>et</strong> qui cherche à illustrer l’instabilité foncière<br />

de la personnalité d’un suj<strong>et</strong> borderline. On peut, par exemple, y pointer<br />

la conceptualisation d’une personnalité dépendante [301.6] <strong>et</strong> d’une<br />

personnalité antisociale [301.7], mode général de mépris <strong>et</strong> de transgression<br />

des droits d’autrui qui survient depuis l’âge de quinze ans... avec<br />

7 items révélateurs. Ce type de personnalité est clairement r<strong>et</strong>rouvable<br />

en clinique criminologique chez les escrocs, qui ne sont pas considérés,<br />

eux, comme des malades <strong>et</strong> qui relèvent complètement du droit pénal.<br />

C<strong>et</strong>te catégorisation intermédiaire a l’intérêt de faire ainsi le lien entre<br />

une conduite antisociale <strong>et</strong> une personnalité sous-jacente conçue comme


32 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

fondamentalement antisociale. Ceci autorise bien des batailles d’experts<br />

au suj<strong>et</strong> de la responsabilité des délinquants de ce type.<br />

D’autres éléments, pouvant entrer en ligne de compte dans la psychogenèse<br />

d’un état-limite, sont individualisés. En combinant DSM-IV <strong>et</strong><br />

CIM9-MC qui est la classification en vigueur au moment de la publication<br />

du DSM-IV, on r<strong>et</strong>rouve par exemple, le premier code dépendant de<br />

la CIM, le second du DSM.<br />

F93.0 [309.21] Anxiété de séparation<br />

F94.x [313.89] Trouble réactionnel de l’attachement de la première ou<br />

de la deuxième enfance. Spécifier le type (inhibé/désinhibé).<br />

Troubles envahissants du développement (58)<br />

F84.0 [299.00] Trouble autistique (58)<br />

F84.1 [299.80] Autisme atypique (63)<br />

Troubles de l’alimentation <strong>et</strong> troubles des conduites alimentaires de la<br />

première ou de la deuxième enfance (70) :<br />

F98.2 [307.53] Mérycisme<br />

F98.2 [307.59] Trouble de l’alimentation de la première ou de la<br />

deuxième enfance (71).<br />

Les différents aménagements économiques de l’âge adulte sont individualisés<br />

sous forme d’items de l’axe II, parfois exclusifs, ce qui ne rend<br />

pas compte de la fluctuance intrinsèque des troubles tout au long de la<br />

vie d’un suj<strong>et</strong> borderline :<br />

Paraphilies (245)<br />

F65.2 [302.4] Exhibitionnisme (245)<br />

F65.0 [302.81] Fétichisme (245)<br />

F65.5 [302.83] Masochisme sexuel (248)<br />

F65.5 [302.84] Sadisme sexuel (248) ou :<br />

F65.4 [302.2] Pédophilie (246). Spécifier si : attiré sexuellement par<br />

les garçons, attiré sexuellement par les filles/ attiré sexuellement par les<br />

filles <strong>et</strong> les garçons. Spécifier si : limité à l’inceste. Spécifier le type :<br />

exclusif/ non exclusif.<br />

Troubles du contrôle des impulsions non classés ailleurs (271)<br />

F63.8 [312.34] Trouble explosif intermittent (271)<br />

F63.2 [312.32] Kleptomanie (271)<br />

À partir de ces critères, la prévalence épidémiologique de ces personnalités<br />

pathologiques présente une occurrence de 5 à 15 % (1986) <strong>et</strong> de<br />

13 à 33 % (Marin, Widiger, Frances <strong>et</strong> al., 1989) dans une population<br />

ordinaire de consultants de secteur psychiatrique. Multiaxial par principe,<br />

le DSM se propose de prendre en considération les problèmes psychosociaux<br />

<strong>et</strong> environnementaux (axe IV), intégrant au diagnostic, par<br />

exemple, des précisions portant sur d’éventuels problèmes de logement<br />

(absence de domicile fixe, logement inadapté, insécurité du quartier,<br />

conflits avec les voisins ou le propriétaire), des problèmes en relation<br />

avec les institutions judiciaires/pénales, (arrestation, incarcération, litige,


LA CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES 33<br />

se trouver victime d’un crime), des problèmes économiques (très grande<br />

pauvr<strong>et</strong>é, insuffisance des revenus <strong>et</strong> des prestations sociales). Il prend<br />

également en compte l’évaluation globale du fonctionnement en utilisant<br />

l’échelle globale du fonctionnement (EGF). C<strong>et</strong>te description compartimentée<br />

d’une existence, de portée clairement sociale puisque destinée<br />

à légitimer l’intervention psychiatrique, est morcelée <strong>et</strong> déshumanisée.<br />

En conséquence, elle nous semble peu adaptée pour restituer la globalité<br />

d’une destinée, fut-elle aussi douloureuse <strong>et</strong> chaotique que celle d’un<br />

suj<strong>et</strong> borderline. Que dire en cas de personnalité multiple, si ce n’est<br />

créer un compartiment de plus ?<br />

Une autre dérive dangereuse à notre sens serait d’utiliser les items<br />

psychodynamiques dans une perspective de normalisation sociologique.<br />

En outre, les items r<strong>et</strong>enus dans l’axe IV, s’ils sont globalement adaptés<br />

au mode de vie occidental contemporain, perdent vite leur pertinence<br />

dans d’autres contextes.<br />

Cependant, il n’en reste pas moins que superposer les perspectives<br />

psychodynamiques <strong>et</strong> DSMiques apporte parfois un éclairage supplémentaire<br />

au clinicien dans certains cas litigieux <strong>et</strong> perm<strong>et</strong>, ce qui était<br />

le but du proj<strong>et</strong>, de communiquer sur le patient.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

LES TESTS PSYCHOMÉTRIQUES STANDARDISÉS<br />

ET LES TESTS PROJECTIFS<br />

Les tests psychométriques sont sous-utilisés en France où la part belle<br />

est faite à l’intuition clinique <strong>et</strong> aux entr<strong>et</strong>iens « non directifs ». Dans<br />

les pays anglo-saxons, au contraire, l’usage s’est répandu de confronter<br />

la clinique (entr<strong>et</strong>iens directifs <strong>et</strong> semi-directifs) à une batterie de tests<br />

<strong>et</strong> d’échelles de cotation visant à standardiser les approches cliniques<br />

jusqu’à obtenir une relative fidélité interpersonnelle des cotations. Il<br />

existe de nombreuses échelles de dépressions <strong>et</strong> des échelles visant à<br />

quantifier l’expression d’une psychose. À notre connaissance, il n’existe<br />

pas d’échelle pour coter spécifiquement les suj<strong>et</strong>s borderlines. L’absence<br />

d’intérêt direct de l’industrie pharmaceutique pour les troubles borderlines,<br />

pour lesquels il n’existe pas encore de médicament spécifique, n’est<br />

pas étrangère au phénomène.<br />

Le test de Rorschach (Villerbu <strong>et</strong> al., 1992) appartient à la panoplie de<br />

l’approche psychodynamique <strong>et</strong> il peut se révéler décisif en cas d’errance<br />

diagnostique favorisée par l’atypicité manifeste d’un trouble. Il explore<br />

la question de la représentation de soi dans l’intégration, plus ou moins<br />

aisée, des mouvements pulsionnels narcissiques ou objectaux. Il propose<br />

une approche structurale. Par exemple, en tant que mise à l’épreuve des<br />

limites, il apprécie l’intégration libidinale corporelle. Peuvent ainsi être<br />

pointés des signes évocateurs de fonctionnements archaïques à travers la<br />

présence de réponses déréelles, bizarres, mal structurées pouvant faire<br />

évoquer la psychose.


34 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

Dans ce cas, la plupart des psychologues en activité aujourd’hui relevant<br />

d’une formation théorique universitaire privilégiant la dichotomie<br />

psychose/névrose, c’est le diagnostic de psychose qui pourra se voir<br />

(abusivement ?) avancé. Le diagnostic est ici un pronostic puisque la<br />

façon dont un médecin <strong>et</strong> l’entourage d’un malade vont concevoir l’agencement<br />

<strong>et</strong> la signification de ses troubles comportementaux est de nature<br />

à sélectionner ceux r<strong>et</strong>enus (ou r<strong>et</strong>enables) dans sa symptomatologie<br />

puisqu’attendus. C<strong>et</strong>te sélection (inconsciente) faisant office de filtre,<br />

tend à conformer, insidieusement, le patient à ce qu’on en attend ou<br />

on en craint. Par conséquent, chacun peut constater, dans sa pratique<br />

professionnelle, que considérer un suj<strong>et</strong> comme psychotique lui ouvre<br />

souvent, par le jeu de telles rétroactions mal maîtrisables, une carrière<br />

effective de psychotique.<br />

Si dans les tests, la différence sémiologique avec ce qui peut être<br />

trouvé dans des organisations psychotiques de la personnalité reste difficile<br />

à objectiver, il faut se rappeler que les tests projectifs <strong>et</strong> psychométriques<br />

n’ont été étalonnés, en leur temps, que pour différentier structurellement<br />

psychose <strong>et</strong> névrose. Ce qui explique leurs limites techniques<br />

vis-à-vis des états-limites.<br />

Le T.A.T. ½ explore les mécanismes défensifs prévalents <strong>et</strong> complète la<br />

connaissance standardisée de la personnalité de base.<br />

En fait, il apparaît bien que les états-limites ont toujours été abordés de<br />

façon pointilliste ou impressionniste, en jouant sur des concepts importés<br />

de logiques distinctes. C<strong>et</strong>te histoire trouble les rendant définitivement<br />

ingérables du point de vue du dogme psychanalytique <strong>et</strong> de la sémantique,<br />

c’est peu à peu qu’ils émergèrent, sous une forme psychoclinique<br />

admise, adoptant une formulation définitive en tant que soubassement<br />

particulier de la personnalité.<br />

Les différentes tentatives classificatoires des troubles psychiques <strong>et</strong><br />

mentaux, quels que soient leurs niveaux logiques (psychiatrie biologique,<br />

psychologie, psychométrie, psychosociologie) ont donc pris en compte,<br />

à leur manière, la notion d’état-limite.<br />

Parmi les angles d’attaque du problème, la dimension du narcissisme<br />

défaillant est pertinente. Celle-ci est appréhendée comme susceptible<br />

d’entraîner un défaut de l’investissement de soi <strong>et</strong> d’induire une incapacité<br />

mortifère à se tourner positivement vers des obj<strong>et</strong>s extérieurs.<br />

Par conséquent, le suj<strong>et</strong> pourra difficilement soutenir une relation saine.<br />

C<strong>et</strong>te piste aide à comprendre rétrospectivement la psychogenèse de<br />

1. TAT : Thematic aperception test. Le TAT sollicite la conflictualité œdipienne dans<br />

ses références identificatoires <strong>et</strong> relationnelles. Cependant, les champs du TAT <strong>et</strong> du<br />

Rorschach se recoupent à travers l’articulation défensive dégagée par les deux épreuves.<br />

Celle-ci démontre les caractéristiques des aménagements des conflits au sein d’organisations<br />

psychopathologiques spécifiques.


LA CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES 35<br />

c<strong>et</strong>te organisation palliative de la personnalité, <strong>et</strong> à la rapporter utilement<br />

à la clinique cicatricielle découlant des aménagements économiques<br />

de la personnalité sous-jacente. En dépit de la survenue dans leur<br />

existence d’un traumatisme désorganisateur (c’est-à-dire, susceptible de<br />

bouleverser le processus d’individuation psychique harmonieuse d’un<br />

suj<strong>et</strong>, <strong>et</strong> d’induire une faille narcissique), certains individus parviennent<br />

à poursuivre une évolution psychique satisfaisante, aboutissant à des<br />

positionnements identitaires <strong>et</strong> personnels socialisant ; c’est la résilience.<br />

D’autres accumulent très vite une cascade de troubles du comportement<br />

associés à des signes de souffrance intense, ils s’engagent dans une<br />

dysharmonie évolutive à pronostic médiocre. D’autres enfin, semblent<br />

aborder suffisamment l’Œdipe <strong>et</strong> ils s’installent dans une pseudo-latence<br />

superficielle, trompeuse, susceptible de déboucher, à l’adolescence, sur<br />

un réveil existentiel douloureux pour eux-mêmes <strong>et</strong> pour leur entourage<br />

avec le risque d’un positionnement psychique ultérieur dans le tronc<br />

commun borderline, si un traumatisme désorganisateur tardif survient<br />

secondairement.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

LE RÉSERVOIR LIBIDINAL ET SON CONTENU<br />

Le narcissisme est une notion introduite par A. Bin<strong>et</strong> en 1887 pour<br />

décrire une forme de fétichisme consistant à prendre sa personne comme<br />

obj<strong>et</strong> sexuel, ce que l’on appellerait plutôt auto-érotisme aujourd’hui.<br />

Il fut considéré par la suite comme un stade normal du développement<br />

sexuel humain (Freud, 1911), c’est-à-dire, un phénomène libidinal<br />

(Freud, 1914) résultant du report sur soi des investissements libidinaux<br />

préalablement dispersés sur le monde extérieur, ce monde n’étant<br />

pas totalement perçu comme définitivement du non-soi jusqu’à ce que<br />

la position psychotique se trouve dépassée. Il pourrait représenter une<br />

ébauche dans le registre libidinal de ce qui sera conceptualisé ultérieurement<br />

par S. Freud comme l’idéal du moi.<br />

Pour S. Freud (1895, 1915, 1926), ce r<strong>et</strong>rait libidinal fondant un narcissisme<br />

primaire infantile, absolu, ne peut donc se produire qu’après<br />

l’investissement vers l’extérieur d’une libido en provenance du moi ce<br />

qui postule, en préalable, l’investissement vers l’extérieur. Ce jeu active<br />

une dialectique extérieur/intérieur <strong>et</strong> moi/non-moi : il semble que la<br />

libido narcissique, ou libido du moi, constitue le grand réservoir d’où<br />

partent les investissements d’obj<strong>et</strong> <strong>et</strong> vers lesquels ils sont à nouveau<br />

ramenés ; l’investissement libidinal du moi est l’état originaire réalisé<br />

dans la toute première enfance, <strong>et</strong> les cessions ultérieures de libido ne font<br />

que le recouvrir, mais il persiste, pour l’essentiel, à l’arrière-plan, (SE-<br />

VII, p. 218). La balance énergétique entre une libido du moi <strong>et</strong> une libido<br />

d’obj<strong>et</strong> détermine pour S. Freud le modèle de l’investissement amoureux<br />

comme prototype de la libido d’obj<strong>et</strong> <strong>et</strong> le fantasme de fin du monde<br />

chez le paranoïaque comme l’expression la plus sévère de la libido du<br />

moi (Roudinesco, Plon, 1997). Tout ce que nous savons concerne le moi


36 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

où s’accumule, dès le début, toute la part disponible de libido. C’est<br />

à c<strong>et</strong> état de choses que nous donnons le nom de narcissisme:primaire<br />

absolu (Freud, 1938, chap. 2). C<strong>et</strong> état instable se maintient tant que la<br />

libido narcissique ne se transforme pas en libido objectale, c’est-à-dire<br />

en pulsion libidinale tournée vers l’obj<strong>et</strong>. Ce narcissisme primaire est<br />

le socle énergétique qui conditionnera toute la potentialité évolutive de<br />

la personnalité, mais toute la question est de connaître sa nature exacte,<br />

structure ou état (Green, 1993, 1996).<br />

Pour M. Balint (1977, 1978), la notion d’amour primaire serait préférable<br />

à celle de narcissisme primaire, dans la mesure où le ça serait<br />

en fait le réservoir primitif de libido, dans lequel puiserait le moi au<br />

fur <strong>et</strong> à mesure de son renforcement pour constituer, par la suite, le<br />

« réservoir citerne » de libido. Ces considérations, toutes théoriques,<br />

ont le mérite de soulever l’hypothèse que le moi ne serait pas la seule<br />

instance en question dans les carences narcissiques. Pourrait-on parler de<br />

« ça » lacunaire renvoyant à des expériences de « plaisirs » non vécus, de<br />

frustration émotionnelle primaire carençante en raison de son intensité ou<br />

du moment crucial où elle a été subie ½ ?<br />

Il existe, selon M. Balint, une zone du défaut fondamental dans<br />

laquelle le jeu des forces ne prend pas la forme d’un conflit (comme dans<br />

la zone du complexe d’Œdipe) mais celle d’un défaut. Pour lui, ces trois<br />

zones (il y ajoute celle de la création), « couvrent » le moi <strong>et</strong> atteignent<br />

peut-être le ça. Nous sommes dans le multiaxial avant l’heure !<br />

Ce narcissisme primaire s’étaye, pour partie, sur l’attention attendrie<br />

des parents <strong>et</strong> sur la satisfaction continue des besoins de l’enfant, comme<br />

un véritable avatar du narcissisme parental, avec tous les risques d’incomplétude<br />

que cela induit pour le parent, <strong>et</strong> pour l’enfant, si la part<br />

des choses n’est pas faite. Trop de sollicitude ou d’angoisse parentale<br />

peut viser à réparer un défaut narcissique de ces derniers <strong>et</strong> contribuer<br />

à fragiliser l’enfant (en ne lui laissant nulle place pour le désir, <strong>et</strong> la<br />

latence entre frustration <strong>et</strong> satisfaction) plus qu’à le remplir utilement<br />

si c<strong>et</strong>te composante n’est pas maîtrisée. En ce sens, de la même façon<br />

que l’adolescence peut réaliser une récapitulation œdipienne maturante,<br />

la naissance d’un enfant réactive toujours <strong>et</strong> récapitule, brutalement, les<br />

positionnements narcissiques gigognes, maternels <strong>et</strong> grands maternels,<br />

(<strong>et</strong> peut-être aussi paternels, dans un autre registre). Ce bouleversement<br />

narcissique doit être géré sur la durée, mais ce n’est pas toujours possible.<br />

Le drame familial que constitue toujours une bouffée délirante des<br />

psychoses du post-partum s’ancre pour partie dans la difficulté, pour une<br />

mère, de métaboliser <strong>et</strong> de dialectiser/différentier son propre narcissisme,<br />

structurellement fragile <strong>et</strong> mis en question par la gestation <strong>et</strong> la naissance,<br />

1. Ces frustrations fondatrices <strong>et</strong> les distorsions émotionnelles qu’elles engendrent<br />

sont parfois accessibles, car actualisées, au cours de soins à médiation corporelle.<br />

La kinésithérapie psychiatrique comme médium <strong>et</strong> la morphopathologie comme cadre<br />

conceptuel pourraient être utiles dans ces cas.


LA CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES 37<br />

<strong>et</strong> ce qu’elle sera en mesure de proj<strong>et</strong>er affectivement sur son enfant<br />

nouveau-né, afin de lui perm<strong>et</strong>tre de bâtir son propre narcissisme. En ce<br />

sens, la naissance est une co-construction de narcissisme engageant une<br />

réciprocité structurante. La naissance accorde à la mère une chance de<br />

rétroagir efficacement sur ses carences antérieures, l’un des narcissismes,<br />

le nouveau venu, s’appuyant pour se densifier sur la qualité de l’ancien<br />

<strong>et</strong> requalifiant par ailleurs celui-ci.<br />

Plus globalement, une naissance est l’occasion pour le système familial<br />

entier de relativiser <strong>et</strong> de redistribuer les problématiques narcissiques<br />

transgénérationnelles comme autant de cartes (atouts ou mauvaises<br />

pioches) qui traduisent une convergence d’histoires individuelles<br />

ou collectives <strong>et</strong> qui trouvent dans ces moments nodaux une occasion de<br />

remonter à la surface ou de s’exprimer ½ .<br />

Dans les psychoses du post-partum, le matériel psychique explosif,<br />

restitué par la mère lors de sa production délirante, qu’il soit expansif ou<br />

concentrique <strong>et</strong> persécutoire, est souvent d’essence narcissique. La prise<br />

en compte de c<strong>et</strong>te problématique comme convergence historique entrelaçant<br />

les deux histoires familiales parentales <strong>et</strong> leurs passifs (notion de<br />

linkage psychique), est essentielle pour aider la patiente à se positionner.<br />

« Serais-je une suffisamment bonne mère ? » est le questionnement<br />

banal, en cascade, de toute mère. On pourrait ajouter : « pour être<br />

enfin une bonne fille, <strong>et</strong> légitimer ma propre mère en bonne fille de<br />

ses parents ? » C’est la notion d’enfant réparateur maintenant prise en<br />

compte en néonatologie <strong>et</strong> en pédopsychiatrie mais pas toujours en<br />

psychiatrie d’adulte.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 2 – L’enfant non réparateur<br />

M., un de nos patients, jeune borderline surdoué (Q.I. coté à 140), engagé<br />

très tôt dans une problématique sexuelle perverse avec aménagements<br />

pseudo-psychotiques favorisés par la prise de divers toxiques fut un enfant<br />

adopté. Bien qu’empêtré dans un fonctionnement homosexuel <strong>et</strong> masochiste<br />

s’accompagnant des revendications délirantes s’apparentant à du<br />

transsexualisme lors des phases les plus délicates, il tomba un jour amoureux<br />

d’une jeune femme. Celle-ci, physiquement fort peu féminine, intellectuellement<br />

frustre, était l’aînée de trois sœurs dont la puînée, déjà<br />

suivie par les services sociaux se trouvait précocement conformée à un<br />

fonctionnement clairement masculin. De c<strong>et</strong>te fréquentation apparemment<br />

dysharmonique naquirent deux garçons. M. recevait là du destin une chance<br />

extraordinaire d’offrir à ses parents adoptifs deux garçons portant leur nom,<br />

ce qui aurait été dans le contexte de c<strong>et</strong>te famille traditionaliste, le plus beau<br />

des cadeaux, voire la plus intense des réparations. Il se « débrouilla » pour<br />

être absent lors des deux naissances (« au trou » : au service national la<br />

première fois, interné en psychiatrie la seconde fois). Dès lors, la mère, sur<br />

1. Par analogie biologique, on pourrait prendre l’image de la méiose suivie de la<br />

fusion des gamètes parentaux qui déterminerait en l’occurrence une recomposition par<br />

brassage (psycho)génétique.


38 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

les conseils de son propre père alla déclarer ses deux enfants sous son<br />

nom personnel, celui de son père. Dans c<strong>et</strong> entrecroisement de filiations,<br />

une famille dotée de trois filles réussi à « récupérer » deux garçons portant<br />

son nom, <strong>et</strong> une autre se r<strong>et</strong>rouva comme surlésée de c<strong>et</strong>te « chance » de<br />

réparation de lignage, la d<strong>et</strong>te indicible contractée lors de l’adoption par le<br />

jeune M. ne pouvait être réglée, les narcissismes restaient à vif de part <strong>et</strong><br />

d’autre, la psychose n’était pas loin. Il faut par ailleurs noter que du côté<br />

du grand-père maternel, lui-même enfant de la DDASS, on comptait trois<br />

demi-frères portant chacun des patronymes différents.<br />

La psychose se manifesta logiquement à la génération suivante : le premierné<br />

des enfants, placé au foyer de l’enfance en raison des carences maternelles,<br />

manifesta très tôt une symptomatologie évocatrice d’autisme infantile<br />

précoce. Bien plus tard, quinquagénaire, comme libéré de la question du<br />

nom, le grand-père maternel réussit enfin à avoir un p<strong>et</strong>it garçon.<br />

Ce cas montre combien la question de la filiation, voire du « nom<br />

du père », comme disent les lacaniens, se r<strong>et</strong>rouve placée au premier<br />

plan lors d’une naissance <strong>et</strong> qu’il est question, ici, de remaniements<br />

narcissiques chez tous les protagonistes.<br />

Les phobies d’impulsions, aboutissant à la peur de j<strong>et</strong>er son enfant par<br />

la fenêtre, ou les délires de filiation divine ou diabolique, sont fréquentes<br />

lors des bouffées délirantes du post-partum. Ces désordres renvoient dans<br />

leurs registres propres à ce que l’enfant nouveau-né est censé réparer par<br />

sa survenue, à ce que la jeune mère a pu vivre (ou subir), au préalable,<br />

de la part de sa propre mère, ainsi qu’à l’histoire personnelle de c<strong>et</strong>te<br />

dernière car il n’y a, dans ces histoires, il faut le souligner, que des<br />

victimes (à transformer par la thérapie en autant de survivants) !<br />

Le narcissisme secondaire, ou narcissisme du moi, tel qu’il est élaboré<br />

par S. Freud, appartient à la clinique de la psychose <strong>et</strong> se réfère au r<strong>et</strong>rait<br />

libidinal de tous les obj<strong>et</strong>s extérieurs. Il est donc de signification pathologique.<br />

De la psychose mélancolique à la schizophrénie, son champ de<br />

carence est large.<br />

Au-delà de c<strong>et</strong>te conceptualisation limitée au monde de la psychose <strong>et</strong><br />

transposable, pour partie seulement, aux états-limites, c<strong>et</strong> effondrement<br />

narcissique, réactionnel, nous apparaît comme étant également à l’œuvre,<br />

de façon signifiante, dans les processus pathologiques de la sénescence<br />

psycho-physique, autre période charnière, située quelque peu en miroir<br />

du post-partum ½ .<br />

Il infiltre l’égoïsme du vieillard, devenu autocentré sur ses préoccupations<br />

immédiates, versé dans l’hypochondrie ou, au minimum, dans<br />

la quête anxieuse du moindre de ses dysfonctionnements physiques. Il<br />

1. Autant le post-partum est le moment où éclate la possibilité d’engendrer, autant<br />

la sénescence signe la période où l’engendrement (de quoi que ce soit, <strong>et</strong> pas seulement<br />

d’un enfant) est désormais impossible ; c’est le moment où le suj<strong>et</strong> est asséché.<br />

Quelques rares grands créateurs, de Picasso à Rostropovitch, n’ont jamais vécu c<strong>et</strong>te<br />

période.


LA CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES 39<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

dessine en creux le repli existentiel du grand âge, sur un monde concentrique,<br />

réduit à un maigre périmètre de marche invalidant <strong>et</strong> confiné<br />

dans un espace clos où trônent quelques souvenirs défraîchis, de moins<br />

en moins investis. Pour ces grands vieillards, leur entourage immédiat<br />

(animal de compagnie, femme de ménage, infirmière, aide à domicile,<br />

médecin) compte désormais plus que leur environnement affectif antérieur.<br />

Les enfants se sont éloignés, ils sont non reconnus, oubliés parfois.<br />

Lorsque sont installés des déficits mnésiques sévères, ils ne signifient<br />

plus rien, du point de vue de l’économie libidinale <strong>et</strong> du narcissisme.<br />

Ce rétrécissement narcissique explique des fonctionnements<br />

paradoxaux <strong>et</strong> nourrit la fragilité psycho-affective de ces suj<strong>et</strong>s vis-à-vis<br />

de leur entourage. Il en fait des proies faciles, il est une violence libidinale<br />

terminale à laquelle peuvent se surajouter de façon dramatique, dans la<br />

réalité, des phénomènes de maltraitance par c<strong>et</strong> entourage. Clairement,<br />

dans c<strong>et</strong>te dimension, la libido, sans doute déjà appauvrie, se rétracte,<br />

désinvestit l’extérieur, se condense sur quelques émotions <strong>et</strong> sensations<br />

résiduelles. Les capacités gustatives s’appauvrissent, le suj<strong>et</strong> ne goûte<br />

plus que le sucré, il en perd le sens social du repas. On est devant des<br />

tableaux cliniques dramatiques pour l’entourage. On est aux limites<br />

de l’hypochondrie <strong>et</strong> de la boulimie avec appétence aux médicaments.<br />

Thanatos prend le pas sur Éros.<br />

La psychogenèse des troubles borderlines fait appel à la conception<br />

d’une personnalité ébranlée par un trouble désorganisateur précoce<br />

auquel fait suite, à distance, un trouble désorganisateur tardif. C’est<br />

J. Berger<strong>et</strong> (1964, 1970, 1974, 1996) qui alla le plus loin en proposant<br />

ce modèle. Son parcours l’a conduit ensuite à préciser la syntaxe des<br />

états-limites dans leurs rapports avec les concepts de dépressivité <strong>et</strong> de<br />

pseudo-latence, entraînant des aménagements de la cure type. Il a, en<br />

outre, contribué à élaborer le concept de violence fondamentale <strong>et</strong> à<br />

préciser l’opposition diachronique du narcissisme <strong>et</strong> de la génitalité, en<br />

distinguant le phallique du génital <strong>et</strong> l’homosexualité de l’homoérotisme.<br />

Ces concepts métapsychologiques convergent pour éclairer la psychodynamique<br />

de la personnalité <strong>et</strong> en proposer une lecture syntaxique<br />

pouvant se superposer à la lecture sémantique des aménagements de c<strong>et</strong>te<br />

personnalité.<br />

La combinatoire des traumatismes désorganisateurs précoces <strong>et</strong> tardifs<br />

semble à même de verrouiller un dyspositionnement psychique du suj<strong>et</strong>,<br />

sinon un destin, sous forme d’un tronc commun inhérent à la personnalité<br />

borderline dont les aménagements sont polymorphes.<br />

Le modèle descriptif communément admis de la psychogenèse névrotique,<br />

dite normale, utilise des concepts psychanalytiques, donc très datés<br />

historiquement (la charnière entre XIX <strong>et</strong> XX siècle, en Europe). Ce<br />

modèle n’est pas figé <strong>et</strong> il se déploie en des stades (ou des phases<br />

évolutives) qui sont non pas stratifiés <strong>et</strong> exclusifs, l’un succédant chronologiquement<br />

à l’autre dans une espèce de palimpseste psychique, mais<br />

imbriqués, voire co-évolutifs. On a pu utiliser l’image de la spirale pour


40 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

en décrire la dynamique. La notion d’« organisateur » au sens de R. Spitz<br />

se superpose à celle de stade <strong>et</strong> rend compte de points critiques de<br />

convergences partielles évolutives. Ces points, perceptibles à l’observation<br />

clinique (l’angoisse du huitième mois, le non...), sont indices de<br />

pré-requis puis d’acquis sur lesquels le processus constructeur en cours<br />

peut s’étayer tour à tour pour amorcer <strong>et</strong> consolider de nouvelles phases.<br />

Le traumatisme désorganisateur peut donc également s’entendre aussi<br />

comme susceptible de rem<strong>et</strong>tre en cause les acquis (« organisateurs » de<br />

Spitz), de provoquer une régression psychique.<br />

Il faut avoir conscience qu’il ne s’agit que d’un modèle cognitif, fonctionnellement<br />

adapté aux limites conceptuelles humaines, d’un métaphénomène,<br />

à la fois intime <strong>et</strong> pluriel, qui les dépasse, car il les contient. Il<br />

est didactique, pour une part, <strong>et</strong> il ne traduit qu’imparfaitement la complexité<br />

fragile de la psychogenèse individuelle. Il relève d’une géométrie<br />

psychique sommaire, à laquelle manquent, sans doute, des dimensions<br />

essentielles (l’impact du biologique sur le psychisme, par exemple) <strong>et</strong><br />

des moyens pour se frayer un chemin dans ces espaces.<br />

La première topique freudienne (inconscient, préconscient, conscient)<br />

en est une grille de lecture parallèle. La seconde topique (moi, ça, surmoi)<br />

en est une application périphérique au sens de l’informatique. La psychogenèse<br />

individuelle, comme élément de la genèse d’une personnalité puis<br />

de la genèse d’une personne se reconnaissant une identité, se déploie<br />

au sein d’un contexte, lui-même évolutif <strong>et</strong> complexe, la communauté<br />

humaine dans sa dimension historique <strong>et</strong> polymorphe.<br />

La notion d’inconscient collectif (à psychogenèse polyfactorielle)<br />

(Jung, 1913) concernant plusieurs dizaines de générations, adm<strong>et</strong> des<br />

dimensions synchroniques <strong>et</strong> diachroniques qui s’étendent jusqu’à<br />

la notion de civilisation. Celle-ci dotée, elle aussi, d’aménagements<br />

économiques ayant à voir avec le symbolique (l’argent, l’honneur),<br />

l’affectif (l’amour, la haine, la jalousie, l’envie) <strong>et</strong> inscrits en tant que<br />

superstructures (mentalités, institutions). Elle noue d’autre part, sans<br />

doute, des liens avec une phylogenèse d’essence plus biologique que<br />

l’on redécouvre aussitôt que s’estompent les voiles du religieux <strong>et</strong> de<br />

l’anthropocentrisme. Elle est à comprendre comme un métaprocessus<br />

supplémentaire, entrant en ligne de compte pour comprendre la<br />

complexité insondable d’une simple personnalité humaine extraite<br />

de son contexte.<br />

La naissance, longtemps considérée comme un début, est elle-même<br />

une sorte d’organisateur primordial. Elle est un point de convergence critique<br />

d’un processus biologique miraculeux à chaque fois (la fécondation<br />

puis le développement embryonnaire normal, puis fœtal ; la coexistence<br />

de deux organismes consubstantiels dont l’un est en quelque sorte, du<br />

point de vue biologique, l’extension parasite de l’autre). Elle est aussi un<br />

ensemble de processus génético-psychiques entrecroisés la structurant <strong>et</strong><br />

la déterminant partiellement en amont.


LA CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES 41<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Nous avons vu que le temps de la gestation reste, notamment, pour la<br />

future parturiente, le temps de la naissance du sentiment d’être désormais<br />

mère, à la fois maillon d’une chaîne immémoriale <strong>et</strong> singulière dans son<br />

expérience. Déjà le narcissisme est à l’ouvrage dans la perception intime<br />

qu’à la mère de son état : « j’attends un enfant » ou « je suis enceinte »<br />

sont, par exemple, deux formulations signifiantes à m<strong>et</strong>tre en perspective<br />

de ce point de vue.<br />

Ce sentiment est à même de réactiver, sinon de résoudre, les fragilités<br />

identitaires inévitables ayant présidé jusqu’alors, silencieusement ou pas,<br />

à l’être-au-monde de la future mère, y compris dans ses rapports avec ses<br />

propres parents. Le futur père, lui aussi, doit effectuer un travail précieux,<br />

analogue <strong>et</strong> complémentaire, sur son identité à venir.<br />

Ces dimensions au dynamisme fort appartiennent au champ de l’haptologie.<br />

En fonction de la qualité de ces processus préalables, on a pu<br />

dire que beaucoup de choses étaient déjà jouées, nouées, à la naissance ;<br />

ce qui confère un autre sens au « deviens ce que tu es ! » ou à la notion<br />

de destinée.<br />

La naissance est aussi un traumatisme (Rank, 1924). Elle concrétise<br />

brutalement ce processus <strong>et</strong> l’ancre dans la réalité historico-sociale.<br />

Des troubles psychoaffectifs maternels sévères peuvent s’installer, nous<br />

l’avons montré, car c<strong>et</strong>te période est aussi une période de deuils. Deuils<br />

de leurs statuts précédents pour la mère <strong>et</strong> le père, deuil inéluctable<br />

d’un mode de vie privilégié pour l’enfant, ex-fœtus. Du baby blues à<br />

la bouffée délirante du post-partum, des phobies d’impulsion homicide<br />

de la mère au réel passage à l’acte infanticide, la clinique psychiatrique<br />

est déjà trop riche, même si l’on a tendance à ne r<strong>et</strong>enir que les aspects<br />

dysfonctionnels aux dépens de ce qui se construit positivement durant<br />

c<strong>et</strong>te phase.<br />

Même pris en charge <strong>et</strong> rapidement stabilisés, même seulement ébauchés<br />

ou craints par l’entourage, de tels épisodes ne manqueront pas<br />

d’hypothéquer l’existence à venir de l’enfant. La dyade résulte déjà d’un<br />

système de compromis biopsychique, lui-même en interactions exponentielles<br />

avec d’autres systèmes ébranlés.<br />

La toute p<strong>et</strong>ite enfance est l’occasion pour l’enfant d’expérimenter<br />

la dépendance totale puis d’explorer, au fur <strong>et</strong> à mesure de ses progrès<br />

psycho-intellectuels <strong>et</strong> physiologiques, une autonomie à gagner sans<br />

cesse sur le monde, contre le monde parfois, dans certains cas pathologiques<br />

! C<strong>et</strong>te autonomie, relative, est nécessaire à l’instauration ultérieure<br />

d’un vécu de permanence, d’individuation effective. Les limites de<br />

l’autonomie d’un p<strong>et</strong>it enfant sont les portes de sa liberté future.<br />

On comprend que toutes les limitations abusives à c<strong>et</strong>te autonomie<br />

– imposées au nom, souvent, de principes éducatifs rigides – tout flou<br />

<strong>et</strong> toutes contradictions induites également, seront de nature à perturber


42 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

<strong>et</strong> gauchir le faisceau psychogénétique <strong>et</strong> la trajectoire personnelle de<br />

l’enfant ½ .<br />

1. Dans c<strong>et</strong>te perspective, les stades fusionnels <strong>et</strong> symbiotiques ont pu se voir successivement<br />

impliqués dans la psychogenèse de positionnements ultérieurs pathologiques,<br />

psychotiques. Les apports récents de la génétique, de la virologie <strong>et</strong> des<br />

équilibres immunitaires qui en découlent, ainsi que la compréhension plus fine de<br />

dysfonctionnements physiopathologiques ont permis de relativiser c<strong>et</strong>te dimension<br />

psychorelationnelle <strong>et</strong> de déculpabiliser pour partie l’entourage. En ce sens, il est<br />

important que les psychoses infantiles les plus sévères <strong>et</strong> beaucoup de psychoses<br />

adultes, intrinsèquement décrites de façon pertinente avec l’aide initiale du modèle<br />

psychogénétique, appartiennent désormais au vaste champ de la neuropsychiatrie. Une<br />

composante psychothérapique demeure indispensable à leur prise en charge. Elle sera<br />

à recentrer sur les conséquences interrelationnelles précoces des déficits somatiques<br />

sous-jacents inconsciemment subodorés ainsi que sur l’aide à vivre à apporter à un suj<strong>et</strong><br />

ainsi partiellement conscient des déficits cognitivo-affectifs le handicapant dans son<br />

mode d’être-au-monde. Ce sera une psychothérapie à visée de narcissisation.


Chapitre 3<br />

PSYCHOGENÈSE<br />

COMPARÉE DES<br />

ÉTATS-LIMITES ET DES<br />

AUTRES DISPOSITIONS<br />

PSYCHIQUES<br />

TRAUMATISME DÉSORGANISATEUR PRÉCOCE,<br />

PSEUDO-ŒDIPE, PSEUDO-LATENCE<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

C’est dans la p<strong>et</strong>ite enfance, (entre les deux ans de l’enfant <strong>et</strong> le début<br />

de la phase de résolution du complexe d’Œdipe), qu’est classiquement<br />

positionné le traumatisme désorganisateur précoce, susceptible d’introduire<br />

une évolution borderline de la personnalité.<br />

Il est donc, lui, clairement psychogène, psychotraumatique, induit par<br />

l’entourage ou le contexte.<br />

Il s’agit, expérimentalement, de la survenue d’une agression psychique<br />

survenant à distance de la période fusionnelle ou symbiotique <strong>et</strong> précédant<br />

l’abord du tournant œdipien, mais mal métabolisable à ce moment<br />

de son existence, en raison de sa sévérité <strong>et</strong> de la personnalité immature<br />

<strong>et</strong> très dépendante d’un tout jeune enfant. Intervenant en pleine période<br />

fusionnelle, c<strong>et</strong>te agression induirait un risque de morcellement du moi ;<br />

ce dernier pouvant enclencher une désorganisation dissociative durable<br />

de la personnalité, ainsi que des capacités relationnelles instantanées du


44 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

suj<strong>et</strong>. Une organisation psychique de type psychotique, stable, peut alors<br />

s’installer par défaut, se fixer par réitération traumatique <strong>et</strong> hypothéquer<br />

par la suite toute évolution ou progression psychogénétique. Si c<strong>et</strong>te<br />

désorganisation se trouve entrer en résonance avec d’autres facteurs favorisants<br />

(biologiques, par exemple), le suj<strong>et</strong>, ainsi bloqué <strong>et</strong> carencé, aura<br />

à sa disposition, à l’âge adulte, une personnalité psychotique susceptible,<br />

en cas de décompensation, de produire un tableau clinique de psychose,<br />

quelle que soit la forme de celle-ci.<br />

La conception d’un morcellement du moi n’implique pas seulement<br />

un processus destructeur, susceptible de désagréger un édifice intrapsychique<br />

préalablement stable mais il évoque plutôt la mise en jeu de<br />

résistances à un processus fragile de construction d’un moi univoque,<br />

entier, solide. C<strong>et</strong>te construction se fait normalement, à c<strong>et</strong>te période, par<br />

agrégation centripète d’expériences affectives <strong>et</strong> cognitives structurantes.<br />

Ces expériences successives, si elles sont cohérentes <strong>et</strong> congruentes,<br />

valideront une sensation inconsciente d’être soi, engagé dans un destin<br />

personnel <strong>et</strong> pourvu d’une historicité franche ; c’est la notion de personnalité<br />

névrotique « normale ».<br />

A contrario, la psychose-maladie ne découle pas d’une désagrégation<br />

d’un acquis mais d’une non-agrégation de potentialités, d’un défaut<br />

structurel fondamental devenu patent cliniquement. Pour reprendre une<br />

image issue de l’embryologie, à partir d’un certain stade évolutif indifférencié<br />

du développement, si une hormone spécifique (produite sous la<br />

dépendance d’une combinaison fine de protéines exprimant une partie<br />

du génotype porté par le chromosome Y), n’agit pas complètement,<br />

quelle qu’en soit la cause, l’enfant sera de sexe féminin ; si elle agit,<br />

il sera de sexe masculin. Si elle agit incomplètement il y aura risque<br />

d’hermaphrodisme partiel.<br />

La notion de traumatisme désorganisateur précoce, intervenant après<br />

la période fusionnelle, rend compte de la faille initiale ayant tendance à<br />

obérer durablement, par son existence, le développement ultérieur du moi<br />

du suj<strong>et</strong>, donc à entraîner les défauts criants d’harmonie psychique intrinsèque<br />

<strong>et</strong> de complétude dense du suj<strong>et</strong>, que l’on constate en clinique.<br />

En référence au modèle de la seconde topique freudienne (le jeu au<br />

cœur de l’inconscient entre les trois instances moi, ça <strong>et</strong> surmoi) les<br />

suj<strong>et</strong>s borderlines présenteraient un moi à la fois (poly)lacunaire <strong>et</strong> clivé.<br />

La lacune précoce s’organisera sous forme d’une carence irrémédiable<br />

si elle survient à c<strong>et</strong>te période charnière du développement <strong>et</strong> si un<br />

processus thérapeutique suffisamment narcissisant <strong>et</strong> comblant n’a pu<br />

être mis à disposition du suj<strong>et</strong> en devenir. C<strong>et</strong>te lacune se verra alors<br />

comblée ou dissimulée peu ou prou, au fur <strong>et</strong> à mesure de l’évolution<br />

psychique, par des structures psychiques écrans ou des mécanismes de<br />

fonctionnement cicatriciels, peu authentiques dans leur ancrage dans la<br />

personnalité permanente du suj<strong>et</strong> <strong>et</strong> donc parfois clivable du continuum<br />

de fonctionnement du suj<strong>et</strong> : notion de faux self (D.W. Winnicott) <strong>et</strong> de


PSYCHOGENÈSE COMPARÉE 45<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

personnalité as if qui peut faire illusion longtemps, notion expérimentale<br />

de personnalité multiple telle que nous l’avons décrite.<br />

Des modèles graphiques non contradictoires de faux self peuvent être<br />

dessinés, parmi eux (cf. schéma p. ) :<br />

–lefauxself comme comblant une lacune (type 2) ;<br />

–lefauxself comme reliant des fragments non congruents d’un moi<br />

en risque d’être morcelé (type 6) ; c’est un faux self plus directement<br />

cicatriciel de la psychose.<br />

Le faux self peut cimenter <strong>et</strong> structurer toute une existence as if.<br />

Dans ce cas, la béance narcissique sera psychiquement <strong>et</strong> cliniquement<br />

compensée, c’est-à-dire peu perceptible, y compris par le suj<strong>et</strong>, quant à<br />

la souffrance psychique induite.<br />

En cas de décompensation morbide, le modèle préalable de type 2<br />

induirait l’éventualité d’une béance lacunaire susceptible de déboucher,<br />

par exemple, sur une dépression de type anaclitique, définie par l’absence<br />

(<strong>et</strong> non la perte) d’obj<strong>et</strong>. Dans ce cas, divers aménagements économiques<br />

peuvent tenter de s’y substituer, allant des addictions diverses, actualisant<br />

la métaphore de l’oralité ½ , aux conduites pseudo-névrotiques, si le faux<br />

self fait illusion.<br />

Le modèle préalable de type 6 livrerait plutôt le malade aux dérives<br />

intrapsychiques d’un moi quasi morcelé pouvant déterminer des aménagements<br />

pseudo-psychotiques, ou un basculement pur <strong>et</strong> simple dans la<br />

psychose constituée.<br />

L’hypothèse de la mobilisation de faux selfs partiels ou multiples, ainsi<br />

que l’image d’un faux self établi un peu comme un ciment instable<br />

– capable de réunir un temps, sinon d’harmoniser le jeu des divers<br />

fragments de c<strong>et</strong>te instance – trouvent une illustration clinique à travers<br />

les cas de personnalités multiples, que celles-ci soient simultanément présentes<br />

ou se succèdent en un tableau clinique inquiétant <strong>et</strong> déstabilisateur<br />

pour l’entourage.<br />

Certains fragments actifs de ce conglomérat fluctuant qui appartient<br />

toujours à l’inconscient seraient à même d’apparaître dans le fonctionnement<br />

de la personnalité donnée à voir. Ils se trouvent alors supplantés<br />

transitoirement, par d’autres fragments non cohérents avec lesquels ils ne<br />

sont pas articulés mais « en concurrence » énergétique ou émotionnelle.<br />

C<strong>et</strong>te combinaison, certes simpliste dans sa formulation, a pour mérite de<br />

recentrer dans le champ de la psychopathologie, des tableaux qui furent,<br />

en leur temps, l’obj<strong>et</strong> de spéculations métaphysiques, voire parapsychologiques<br />

<strong>et</strong> conduisirent des patients au bûcher.<br />

1. Les addictions sont souvent rapportées à la pulsion orale. La boulimie en est l’illustration.<br />

Il semble pourtant que les enjeux sont différents. Dans l’oralité, la pulsion vise<br />

à remplir. Or, les individus porteurs de « lacunose » ne peuvent être remplis puisque<br />

leur citerne libidinale est percée. L’apport thérapeutique relève plus d’un travail de<br />

suturation que d’un travail de remplissage.


46 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

La nature du traumatisme désorganisateur précoce reste anecdotique,<br />

quoique stéréotypée. C’est l’impact <strong>et</strong> le vécu de l’impact, par l’enfant,<br />

de ce traumatisme, qui importent pour en déterminer les suites. Ce dernier<br />

peut se voir combiné avec une éventuelle carence éducativo-affective de<br />

l’entourage, si celui-ci est incapable de soupçonner le drame qui se joue,<br />

<strong>et</strong> dont il peut, en outre, être partie prenante.<br />

Cela peut se voir, dans la mesure où l’entourage affectif se montre<br />

dans l’incapacité d’apporter à l’enfant une consolation ½<br />

narcissisante<br />

<strong>et</strong> une relativisation préservant le processus de construction en cours.<br />

Abandon réel ou relatif (naissance impromptue d’un puîné), séduction<br />

ou abus sexuel avéré, incestueux ou extrafamilial, violences physiques<br />

ou psychiques subies ou simplement vues, maladie chronique ou décès<br />

de la mère, séparation conflictuelle des parents, grande honte d’enfant,<br />

maladie grave de l’enfant indiquant son éloignement du milieu familial<br />

ou impliquant à un moment donné le pronostic vital <strong>et</strong> la mise en route<br />

d’un processus de deuil par les parents.<br />

La notion de traumatisme narcissique est, dans ce cas, importante<br />

à préserver, car c<strong>et</strong>te dimension conditionnera une grande partie de la<br />

prise charge reconstructrice de ces patients. L’anamnèse ou le matériel<br />

restitué par la psychothérapie r<strong>et</strong>rouvent bien souvent des configurations<br />

traumatiques plus insidieuses, floues, mixtes, mais néanmoins susceptibles<br />

d’interférer significativement avec l’élaboration d’un moi entier,<br />

harmonieux <strong>et</strong> stable.<br />

Ainsi fragilisé <strong>et</strong> carencé, l’appareil psychique du jeune enfant sera<br />

en position d’aborder, de façon biaisée, la révolution œdipienne dont la<br />

résolution normale seule perm<strong>et</strong>trait à l’enfant, selon le modèle psychanalytique,<br />

de donner sens <strong>et</strong> unité aux pulsions partielles, puis convergentes,<br />

de la sexualité infantile. C<strong>et</strong>te résolution est à comprendre comme<br />

un véritable tour de clef validant la serrure, un équivalent démultiplié<br />

d’un organisateur au sens de ce que R. Spitz avait pu décrire à propos<br />

de l’angoisse du huitième mois <strong>et</strong> du non. Elle est capable de perm<strong>et</strong>tre<br />

à l’enfant de converger vers un positionnement stable <strong>et</strong> apaisé, de<br />

dépasser le questionnement anxiogène d’individuation réelle, d’accéder<br />

au symbolique, à l’imaginaire, <strong>et</strong> aussi à la potentialité primordiale d’une<br />

identité sexuelle acceptée, dans laquelle pourront s’exprimer pleinement<br />

ses potentialités affectives <strong>et</strong> intellectuelles, voire génésiques.<br />

Si l’Œdipe n’est pas résolu, ou pas complètement, l’enfant s’engagera<br />

au mieux dans une pseudo-latence, remarquablement silencieuse du point<br />

de vue de l’adaptation psychoaffective au monde – voire brillante du<br />

point de vue des acquis intellectuels attendus – mais instable <strong>et</strong> fragilisé<br />

quant à ses fondements. C<strong>et</strong>te période de pseudo-latence ne reposant que<br />

1. La consolation doit précéder la réparation. Certains temps essentiels de la thérapie<br />

narcissisante (psychocorporelle) ne sont que des consolations. La réparation viendra<br />

après, par les mots. Dans l’enfance, le chagrin d’un enfant blessé sera consolé avant que<br />

l’on ne s’occupe de panser la plaie. Il y a donc inversion des séquences.


PSYCHOGENÈSE COMPARÉE 47<br />

sur des fondations de sable (moi lacunaire, moi instable), elle augure mal<br />

de l’évolution ultérieure <strong>et</strong> des avatars existentiels du suj<strong>et</strong>.<br />

Au pire, à la place d’une pseudo-latence, l’enfant présentera des symptômes<br />

psychosomatiques évocateurs ½ ou de graves troubles désadaptatifs<br />

du comportement, capables à eux seuls d’attirer l’attention de l’entourage<br />

familial ou scolaire. C’est la notion de « dysharmonie évolutive »<br />

engageant précocement l’enfant dans la « carrière » psychiatrique, mais<br />

pouvant, paradoxalement, si un processus psychothérapique est enclenché,<br />

être, à la limite, une chance offerte à l’enfant. Nous l’évoquerons<br />

ultérieurement.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

PUBERTÉ ET ADOLESCENCE, PÉRIODES FAVORABLES<br />

AUX TRAUMATISMES DÉSORGANISATEURS TARDIFS<br />

La puberté, phénomène psycho-socio-biologique, est un repère chronologique<br />

incontournable. Elle signe l’entrée dans l’adolescence qui est,<br />

elle, un phénomène encore plus complexe car multifactoriel. Son ancrage<br />

se fait autant dans le contexte social que dans l’histoire individuelle du<br />

suj<strong>et</strong> ; c’est un véritable état-limite au sens étymologique, une charnière<br />

existentielle.<br />

Les déterminants pubertaires sont essentiellement physiologiques.<br />

Ceci a comme corollaire que toute dyschronie pubertaire sera d’essence<br />

physiopathologique. Il existe, cependant, des cas de r<strong>et</strong>ard pubertaire<br />

psychogène qui sont accompagnés d’un r<strong>et</strong>ard staturo-pondéral psychogène,<br />

ce qui intègre des composantes psychologiques <strong>et</strong> contextuelles au<br />

déclenchement de l’éveil pubertaire <strong>et</strong> à l’accomplissement correct du<br />

processus.<br />

L’adolescence est aussi un monde de souffrance. Considérée comme<br />

la dernière chance pour un suj<strong>et</strong> de résoudre spontanément son Œdipe<br />

(M. Klein, 1966), il est normal qu’elle soit l’occasion de profonds remaniements<br />

pulsionnels (Morizot-Martinez, Brenot, Marnier <strong>et</strong> al., 1996),<br />

de remises en question cruciales pouvant, y compris, déboucher dramatiquement<br />

sur une issue suicidaire. Tout adolescent, à un moment ou à un<br />

autre de son évolution personnelle, pense au suicide, la mort fantasmée<br />

pouvant avoir une paradoxale vertu narcissisante <strong>et</strong> réparatrice, le remède<br />

étant pire que le mal. La survenue d’un état dépressif n’est pas rare<br />

non plus <strong>et</strong> le risque, à c<strong>et</strong> âge, c’est aussi la « dépression atypique »,<br />

inaugurant une entrée dans la psychose.<br />

Au cours de c<strong>et</strong>te phase à hauts risques, apocalyptique acmé affective<br />

dévoreuse d’énergie libidinale, l’adolescent rejoue sur un mode majeur<br />

les enjeux, comme les étapes, qui furent plus ou moins normalement<br />

1. En pédiatrie, certaines affections, si elles se répètent, peuvent faire évoquer des<br />

lacunoses. Métaphoriquement, les dermatoses ou les otites à répétition (avec perforation<br />

tympanique !) illustrent c<strong>et</strong>te problématique.


48 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

abordées par lui lors des phases développementales précédentes. Il les<br />

rejoue dans un monde étrange <strong>et</strong> inquiétant, brutalement privé des repères<br />

<strong>et</strong> des certitudes péniblement élaborés précédemment. Son corps n’est<br />

plus celui qu’il avait connu ; l’adolescent est gauche, décalé, étranger à<br />

lui-même (ce qui est la définition de l’aliénation), tout n’est que pertes<br />

<strong>et</strong> dangers (« le complexe du homard », Dolto, 1989). Sa voix a mué,<br />

ses pôles d’intérêt sont radicalement transformés <strong>et</strong> vont jusqu’à s’effondrer<br />

douloureusement dans certains cas, le plongeant dans un état de<br />

vacuité. L’adolescent n’est parfois même plus reconnu par son entourage<br />

proche, tant il a changé physiquement <strong>et</strong> psychiquement, alors que dans<br />

ce tumulte, conformisme <strong>et</strong> révolte, dépendance <strong>et</strong> déviance accaparent<br />

son énergie ½<br />

en tentant de colmater les pertes inéluctables. En cela,<br />

l’adolescence est un archipel de deuils qu’il faut aborder <strong>et</strong> abandonner<br />

en s’aventurant à chaque fois sur une mer hostile ; pour paraphraser le<br />

poète, l’adolescent est veuf, inconsolable de lui-même.<br />

Certains enjeux existentiels peuvent se voir relativisés ou cruellement<br />

révisés devant l’ampleur <strong>et</strong> la masse des bouleversements contextuels.<br />

Par exemple, l’adolescent ne parvient plus, du point de vue scolaire, à<br />

se montrer à la hauteur de l’investissement narcissique de ses parents,<br />

auxquels il pouvait apporter, par sa réussite antérieure, une revanche. C<strong>et</strong><br />

échec peut être paradoxalement compris comme une tentative d’autonomisation<br />

psycho-existentielle, un effort pour ne plus être seulement dans<br />

le désir <strong>et</strong> les critères de réussite de ses parents. C’est le sens positif de<br />

certaines « névroses d’échec », à m<strong>et</strong>tre en balance néanmoins avec les<br />

conséquences sociales <strong>et</strong> narcissiques à terme de l’échec de l’intégration<br />

sociale <strong>et</strong> de la non-acquisition des outils d’une authentique autonomie<br />

ultérieure. L’adolescent se construit en s’opposant à ses parents, mais<br />

c<strong>et</strong>te opposition se fait à ses dépens. Il est, à ce moment, « en panne ».<br />

D’autres investissements prennent une acuité sans précédent, ils polarisent<br />

l’intellect autant que l’affect du suj<strong>et</strong>, <strong>et</strong> ceci au détriment des<br />

tâches liées au processus de socialisation accélérée en cours, qui le<br />

pressent à ce moment : échéances scolaires, apprentissages relationnels<br />

ouvrant sur le monde du travail <strong>et</strong> sur l’univers des adultes, premiers<br />

émois affectifs.<br />

Il faut parer au plus pressé. L’adolescence est une période de révolution<br />

sur le plan cognitif, mais c<strong>et</strong>te potentialité créative nécessite que<br />

1. Les adolescents se r<strong>et</strong>rouvent en situation paradoxale : d’un côté, leurs parents les<br />

pressent de grandir, réussir, devenir comme eux ; de l’autre, ces mêmes parents, refusant<br />

de vieillir, tentent de conserver sinon un aspect, du moins un fonctionnement de jeune,<br />

puisque le jeunisme est le modèle existentiel privilégié par les mentalités actuelles<br />

(irresponsabilité, tendance au passage à l’acte). Par ailleurs, le fonctionnement social<br />

réel des parents (divorce, chômage, individualisme, anxiété...) n’est pas toujours un<br />

modèle : si grandir c’est devenir comme les parents, ce n’est pas encourageant. Le hiatus<br />

est flagrant, il y a télescopage générationnel <strong>et</strong> les processus identificatoires susceptibles<br />

de donner un sens à l’évolution psychique de l’adolescence deviennent aléatoires.


PSYCHOGENÈSE COMPARÉE 49<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

l’individu dispose d’un espace psychique de pensée abstraite <strong>et</strong> de sublimation,<br />

celui-ci étant étroitement conditionné par la balance narcissicoobjectale.<br />

C’est uniquement dans c<strong>et</strong> espace fragile que pourront s’expérimenter,<br />

sans danger, ces nouvelles potentialités.<br />

Parfois aussi, l’émergence d’une sexualisation de la pensée, ordinaire<br />

à c<strong>et</strong> âge, suscite la mise en route réactionnelle de mécanismes défensifs<br />

<strong>et</strong> le plaisir, qui n’est psychiquement pas autorisé à être accessible dans<br />

le réel, se confond avec une relation d’emprise à laquelle l’adolescent<br />

résiste par les mécanismes défensifs traditionnels <strong>et</strong> quasi physiologiques<br />

: phobies, tics, obsessions idéatoires, traduites cliniquement par<br />

une pseudo-indolence ou une inhibition. Certains travaux montrent qu’il<br />

existerait une relation entre niveau d’estime de soi <strong>et</strong> problématique<br />

narcissique d’une part, capacité d’abstraction <strong>et</strong> compétences logiques<br />

d’autre part (Catheline <strong>et</strong> al., 1997).<br />

Les troubles du comportement repérables chez l’adolescent sont polymorphes,<br />

bruyants, inéluctables. Ils vont de la simple <strong>et</strong> banale « crise<br />

d’adolescence », capable néanmoins, par sa cruauté intrinsèque, de fortement<br />

déstabiliser l’entourage, jusque dans le narcissisme parental à<br />

« l’adolescence à problème » pouvant exceptionnellement révéler, nous<br />

l’avons vu, un positionnement atypique de la personnalité, ou une dépression<br />

atypique, modes d’entrée dans la psychose ou, le plus souvent,<br />

déboucher sur une issue psychopathique.<br />

La différentiation clinique est souvent hasardeuse entre un passage<br />

à l’acte autolytique faisant office d’appel à l’aide – à considérer donc<br />

comme un signe évident du désir de vivre, <strong>et</strong> de vivre mieux, de maîtriser<br />

le monde alentour – <strong>et</strong> une tentative de suicide violente, impulsive, mal<br />

mentalisable, clastique dans son déroulement <strong>et</strong> sa finalité.<br />

C<strong>et</strong> acting out traduit alors un réel désir d’en finir. Il est parfois<br />

occasion d’un raptus hétéroagressifs comme équivalent suicidaire ou<br />

ordalique (dans la crise d’Amok ½ , Bourgeois, 2002).<br />

À partir du début des troubles, le diagnostic de certitude est souvent<br />

rétrospectif, nécessitant plusieurs années de recul <strong>et</strong> le recadrage de l’acte<br />

dans son contexte. La frontière est ténue entre le passage à l’acte sans<br />

lendemain <strong>et</strong> l’engrenage morbide aliénant, menant à la schizothymie, la<br />

schizoïdie <strong>et</strong> parfois à la schizophrénie franche, pathologie médicale dont<br />

le mode d’entrée polymorphe lui aussi, peut être bruyant ou insidieux ¾ .<br />

1. La crise d’Amok est une forme traditionnelle de passage à l’acte dans laquelle un<br />

individu va se f<strong>et</strong>er dans la foule, tuant tout sur son passage, jusqu’à ce qu’il soit<br />

lui-même tué. L’individu place sa vie entre les mains de Dieu.<br />

2. Si un démembrement des schizophrénies devait être fait, c’est en recherchant, à<br />

partir de la clinique, à différentier les troubles « d’allure psychotique » mais d’origine<br />

psychodynamique des troubles d’allure psychotique étant d’origine neuropsychiatrique,<br />

comme en son temps on avait cru pouvoir départager la catatonie neurologique de la<br />

catatonie psychotique.


50 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

L’état-limite serait du registre d’une « adolescence interminable »<br />

(Masterson, 1976), donc sans limite, ce que traduisent la notion<br />

empirique d’immaturité affective <strong>et</strong> l’approche socio-historique qui<br />

voit l’adolescence se dilater dans le temps.<br />

Réciproquement, nous l’avons vu, l’adolescent est un état-limite.<br />

« Ce qui domine en lui, c’est la concomitance de la peur de l’intrusion <strong>et</strong><br />

la crainte d’être abandonné. » (Enjalbert, 2003)<br />

Cela aboutit à des comportements paradoxaux, mal compris par son<br />

entourage. Dans sa relation à autrui, l’adolescent va tester inlassablement<br />

la crédibilité des lois énoncées (c’est l’ordalie comme recherche des<br />

limites divines ou naturelles), mais aussi sa distance à l’Autre autant<br />

que l’effectivité de la présence de c<strong>et</strong> Autre toujours soupçonnable d’être<br />

ailleurs que dans son désir. Les adolescents, états-limites, ne délirent pas,<br />

même si c<strong>et</strong> espace du délire leur est proche <strong>et</strong> même s’ils en revendiquent<br />

souvent la potentialité, c<strong>et</strong>te éventualité du dérapage suffisant<br />

parfois à les contenir. « Délirer », seul ou en groupe, c’est échapper un<br />

instant <strong>et</strong> « par le haut » à sa condition d’état-limite ½ .<br />

Il leur faut ainsi, parfois, user de subterfuges pour accéder au délire<br />

libérateur, par l’usage de drogues psychodysleptiques, par exemple, combinant<br />

déviance, dépendance <strong>et</strong> exploration des limites par la folie, ce<br />

qui n’est pas sans risques. C<strong>et</strong>te conduite s’avère opérante <strong>et</strong> superficiellement<br />

suturante, dans la mesure où la paraverbalisation autorisée par<br />

le moment fécond psychotique, donne un semblant de sens <strong>et</strong> offre une<br />

issue provisoire à leur impasse existentielle : c’est l’une des significations<br />

positives des délires mystiques, paranoïaques <strong>et</strong> mégalomaniaques qui<br />

forment l’essentiel de la clinique des bouffées délirantes aiguës postaddictives.<br />

La plupart du temps, seuls leurs comportements provocateurs ou leurs<br />

corps maladroits parlent, hurlent pour eux, dans la mesure où le discours<br />

d’un adolescent, même délirant, ne peut jamais rendre compte du point<br />

où sa pensée s’arrête, s’aveugle, se cogne à l’indicible, par défaut d’élaboration<br />

du fantasme. C’est encore la question des limites :<br />

– Limites entre fantasme <strong>et</strong> réalité, qu’actualise la difficulté grandissante<br />

des adolescents nourris aux jeux vidéos de faire la différence entre<br />

imaginaire, réel, symbolique <strong>et</strong> virtuel. Le game over n’est plus une<br />

fin mais une incitation à recommencer.<br />

– Limites entre vie <strong>et</strong> mort, ce qui provoque la multiplication des<br />

conduites ordaliques dont les modalités sont, certes, propres à chaque<br />

génération mais qui demeurent stéréotypées dans leur signification :<br />

1. Il est important pour les adolescents de se ménager un espace pour le délire,<br />

espace d’intimité <strong>et</strong> espace d’expérimentation ; c’est le sens de certaines conduites<br />

adolescentes pseudofestives (accompagnées d’addictions le plus souvent).


PSYCHOGENÈSE COMPARÉE 51<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

« j’existe parce que je risque de ne plus exister »... <strong>et</strong> son corollaire :<br />

« je prends le risque de mourir pour exister ».<br />

– Limites entre les sexes, les générations, les individus... L’exploration<br />

systématique de chacune de ces limites constitue une prise de risque,<br />

structurante si elle peut être dépassée. Elle peut s’avérer dévastatrice <strong>et</strong><br />

vertigineuse si, mal accompagné, l’adolescent s’y perd.<br />

Faute de s’autoriser à explorer ces limites, l’adolescent, comme le borderline,<br />

se r<strong>et</strong>rouveraient face à l’immensité lacunaire de leur existence<br />

<strong>et</strong> à leur dépressivité fondamentale. Une étape de plus dans la dissolution<br />

des limites, <strong>et</strong> c’est la faillite cognitive par flou idéique anxiogène <strong>et</strong><br />

manque de rigueur. Une de plus encore, <strong>et</strong> c’est la suspension de la<br />

pensée, le fading mental puis le barrage, éléments sémiologiques, tous<br />

deux propres aux expériences dissociatives psychotiques <strong>et</strong> aussi, dans<br />

une certaine mesure, à la physiologie psychique de la crise adolescente.<br />

B. Penot (2003) soutient l’hypothèse que le point où la pensée de<br />

l’adolescent s’arrête correspond aux secteurs de pensée dans lesquels<br />

sa famille, au sens large, éprouve des difficultés, ainsi qu’aux failles<br />

des défenses narcissiques de c<strong>et</strong>te dernière, ce qui aboutit à ce que<br />

le groupe familial échoue à fabriquer du mythe ½ . C’est un point de<br />

départ pour toutes les approches thérapeutiques du système familial d’un<br />

adolescent en souffrance. La naissance du mythe, comme potentialité<br />

narrative ouverte <strong>et</strong> consolidante de l’histoire familiale, peut ici s’opposer<br />

au roman familial du névrosé établi comme modalité fermée de l’histoire<br />

collective. On r<strong>et</strong>rouve les intuitions de B. Cyrunilk sur la résilience.<br />

En ce sens l’adolescent, par sa flamboyance <strong>et</strong> le tumulte de sa pensée,<br />

est une Renaissance à lui tout seul. Il s’impose, toujours, comme le<br />

symptôme idéal de sa famille car il a l’art de m<strong>et</strong>tre le doigt là où sa<br />

famille a mal. Il sait poser les bonnes questions sans susciter ou attendre<br />

forcément les bonnes réponses, car les réponses appartiennent à un autre<br />

monde que lui. Il le fait aux dépens de sa sécurité parfois : de la fugue<br />

comme appel, à la toxicomanie <strong>et</strong> au suicide comme tentatives suprêmes<br />

d’évasion. Il a, entre ses mains, (provisoirement, mais il peut avoir la<br />

tentation de suspendre l’instant), le pouvoir magistral de sceller le destin<br />

de sa lignée, ce qu’il fait parfois à travers ses passages à l’acte dont il<br />

s’avère être la première victime sacrificielle.<br />

Dans ce contexte, le mécanisme défensif du silence <strong>et</strong> le déni (la communauté<br />

du déni qui est une communauté d’identification dans le déni,<br />

comme le propose M. Fain, 1982, p. 114), que l’on rencontre souvent à<br />

l’œuvre, ôtent leurs sens douloureux aux passages à l’acte <strong>et</strong> aux symptômes<br />

brûlants, comme ils refusaient préventivement (défensivement) de<br />

1. Comme l’adolescence est la dernière occasion de résoudre l’Œdipe, l’adolescent –<br />

être en devenir – offre, génération après génération, une chance de résilience, de rachat<br />

à sa famille dont il constitue alors le symptôme <strong>et</strong> l’étendard. Mais comment dessiner<br />

son propre étendard sans user du blason paternel <strong>et</strong> sans en être en d<strong>et</strong>te ?


52 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

donner sens à l’élaboration du discours <strong>et</strong> à la tentative de mise en mots.<br />

Ils sont facteurs de mauvais pronostic.<br />

Morcelée ou simplement clivée par le déni, la personnalité se désorganise<br />

dans le silence. Seules subsistent l’émotion, l’atmosphère de<br />

tragédie apocalyptique <strong>et</strong> la souffrance, appelées à submerger le suj<strong>et</strong>,<br />

à le résumer un temps <strong>et</strong> à constituer parfois un sur-traumatisme désorganisateur.<br />

La problématique adolescente peut également se dévider, à partir de la<br />

notion du don inextricable de la vie, qui inscrit en contrepoint la d<strong>et</strong>te,<br />

voire la faute. Par exemple, le terme allemand Schuld renvoie à la d<strong>et</strong>te<br />

comme à la culpabilité. La d<strong>et</strong>te de vie originelle, à moins de délirer<br />

sur le thème de la parthénogenèse comme dans le cas clinique n ◦ 1,<br />

renvoie à la filiation comme héritage à accepter ou à renier une bonne fois<br />

pour toutes. Dès lors, plusieurs stratégies d’évitement, qui sont autant de<br />

tentations pour l’adolescent <strong>et</strong> donc autant de modalités de ses passages à<br />

l’acte, peuvent se voir mises en jeu. Au cours de c<strong>et</strong>te crise, l’adolescent<br />

se revendique (<strong>et</strong> se comporte) habituellement comme étant « dans le<br />

passage à l’acte » : « je pète les plombs » dit-il de nos jours. Ceci peut<br />

être l’occasion de conduites réitérées de prise de risque, à sens ordalique<br />

plus qu’autodestructeur, puisque ne peut être détruit que ce qui était au<br />

préalable construit.<br />

La fugue <strong>et</strong> l’errance sont des modalités propres à c<strong>et</strong> âge. La fugue<br />

est l’équivalent psychomoteur d’un r<strong>et</strong>our désespéré vers le dernier lieu<br />

où l’adolescent fut heureux, (certain d’être aimé <strong>et</strong> conforté dans son<br />

narcissisme), vers un Eden idéalisé. Les éducateurs <strong>et</strong> les travailleurs<br />

sociaux de l’enfance, qui sont souvent confrontés à ce type de passage<br />

à l’acte, ont appris à orienter systématiquement leurs recherches vers ces<br />

lieux, d’où l’intérêt d’avoir, dans le dossier, une biographie tenue à jour.<br />

Le clochard traditionnel, non superposable au SDF actuel, par son<br />

errance philobathe <strong>et</strong> sa marginalisation, impose une autre fac<strong>et</strong>te de<br />

la déviance. Il montre son refus de recevoir (de la société) comme une<br />

volonté de ne rien devoir. Beaucoup d’adolescents en rupture de lien<br />

social <strong>et</strong> familial semblent tentés par ce mode d’inexistence, de transparence<br />

agressive, de dissolution dans la cité évocatrice d’un fantasme<br />

régressif de r<strong>et</strong>our vers le ventre maternel. Malheureusement, au bout<br />

de quelques mois, ils n’ont pas toujours l’opportunité de faire machine<br />

arrière. La machine à exclure, que constitue la rue, les broie <strong>et</strong> démultiplie<br />

les risques. Les facteurs péjoratifs se surajoutent (alcoolisme, toxicomanie,<br />

violence). Ce qui n’était qu’un symptôme devient une identité ; nous<br />

le verrons dans la partie sociologique de ce texte (chapitre 12).<br />

Dans le jeu pathologique, qui va du jeu de la roul<strong>et</strong>te russe aux enjeux<br />

massifs dans les casinos, parfois ponctués d’un suicide, comme dans<br />

l’ordalie, le joueur ne cherche pas à gagner. Inconsciemment, il cherche,<br />

sinon à perdre, (se ruiner), du moins à vérifier l’éventualité d’une perte<br />

réparatrice. Sans c<strong>et</strong> oxymoron émotionnel, sans ces limites ostensibles,


PSYCHOGENÈSE COMPARÉE 53<br />

la vie lui semble morne, invivable, inconsistante. Jouer sa vie reste la<br />

seule manière de la (re)gagner.<br />

En ce sens, paradoxalement, le jeu pathologique <strong>et</strong> le jeu masochiste<br />

semblent deux manières opposées mais contiguës d’exister, tout<br />

en consolidant les limites de l’existence fantasmatique. Dans le premier,<br />

la part belle est faite aux aléas, dans le second, rien n’est laissé au hasard,<br />

tout est cadré <strong>et</strong> contractualisé (Masoch) ½ .<br />

Les conduites déviantes des « jeunes » sont à la une des préoccupations<br />

aujourd’hui. Elles signalent, à leur manière, la recherche effrénée<br />

par ces suj<strong>et</strong>s, de limites naturelles, sociales, corporelles <strong>et</strong> psychiques.<br />

Elles m<strong>et</strong>tent à plat le rapport à la loi <strong>et</strong> aux dispositifs de régulation<br />

intergénérationnelle ; elles sont inhérentes à la relation trouble de<br />

l’adolescent à son propre corps ou du moins à l’image qu’il se fait de<br />

celui-ci, forcément décalée en raison des difficultés d’accommodation<br />

entre le corps passé (celui de l’enfance), le corps espéré ou revendiqué<br />

(lié pour partie à l’idéal du moi), le corps présent, décevant, étranger,<br />

encore inhabité. C’est l’adolescence comme maladie psychosomatique.<br />

Le point commun à ces deux conduites est l’intensité du processus<br />

autodestructeur qui outrepasse rapidement la causalité initiale.<br />

La mort ou la mutilation sont, parfois, pour l’adolescent, les seules<br />

façons de sortir de c<strong>et</strong>te impasse existentielle ; des limites sont touchées.<br />

On est là aussi dans la styxose.<br />

Ces limites seront d’autant plus facilement abordées que l’idée de mort<br />

sera érotisée, socialement valorisée (cas des kamikazes japonais durant<br />

la seconde guerre mondiale ou des adolescents palestiniens aujourd’hui),<br />

ou dangereusement virtualisée par l’immersion pathogène dans les cybermondes<br />

<strong>et</strong> paramondes violents, actuellement mis à leur disposition dans<br />

les jeux vidéos ¾ .<br />

Les autoscarifications compulsives ne sont pas rares à c<strong>et</strong>te période.<br />

Elles sont parfois improprement confondues avec des tentatives<br />

phlébotomiques autolytiques, du fait d’une fréquente coexistence. Elles<br />

relèvent, là aussi, pour partie, de la problématique des limites.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

1. Le masochisme vise pour partie, au prix de l’humiliation <strong>et</strong> de la souffrance, à<br />

conserver un illusoire lien à l’autre qui n’a en fait jamais été (ou que l’on n’a jamais<br />

eu). Si l’autre est le père, une composante homosexuelle entre en jeu par non-résolution<br />

œdipienne. L’érotisme narcissique, que constitue, pour partie, le masochisme puisqu’il<br />

sacralise la soi-disant victime, explore les limites corporelles <strong>et</strong> la capacité à vivre du<br />

suj<strong>et</strong>. Il craint par-dessus tout la temporalité aléatoire, le défaut de timing qui pourrait<br />

tout faire capoter. En ce sens, maître du suspens (Deleuze), le masochiste, comme<br />

l’adolescent attardé, aux dépens de pans entiers de sa personnalité, dilate à l’infini une<br />

période charnière qui peut alors devenir mortifère <strong>et</strong> résumer son existence psychique.<br />

2. Les jeunes soldats américains, durant la seconde guerre du golfe (2003), juchés sur<br />

leurs tanks invincibles ont remonté des kilomètres de routes ou de rues en tirant impunément<br />

sur tout ce qui bougeait, comme dans un jeu vidéo. Selon certains témoignages,<br />

ce n’est qu’après qu’ils ont compris que ce n’était pas un jeu. Combien de syndromes<br />

post-traumatiques cela prépare-t-il pour eux (<strong>et</strong> pour les familles de leurs victimes !) ?


54 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

Elles peuvent s’interpréter, à ce moment de crise existentielle majeure,<br />

redonner au réel, par une souffrance physique charnelle, une primauté<br />

sur l’imaginaire angoissant, tout en disséquant <strong>et</strong> modelant les limites de<br />

l’enveloppe psychocorporelle, la seule qui soit la propriété de son porteur,<br />

comme dans l’espoir d’agir sur une mue.<br />

Les passages à l’acte perm<strong>et</strong>tent d’évacuer sur l’extérieur la réalité<br />

psychique interne, avant que la relation mentalisée – à l’obj<strong>et</strong> ou au soi<br />

– puisse se développer de façon satisfaisante. Mais ils peuvent devenir<br />

l’occasion de l’irruption de traumatismes désorganisateurs tardifs : échec<br />

scolaire (Catheline <strong>et</strong> al,. 1997), expérience toxicomaniaque psychédélique<br />

dissociative (au cours de rave party), brouille radicale avec la<br />

famille, violences verbales, physiques ou sexuelles, subies ou infligées<br />

– la tournante, véritable viol en réunion aux yeux de la loi, comme rituel<br />

d’intégration dans la bande, est l’un de ces rites désorganisateurs du narcissisme,<br />

car il conforte la victime <strong>et</strong> le bourreau dans une identité qu’ils<br />

n’ont pas choisi – conduites provocatrices s’apparentant à une prise de<br />

risque... Les circonstances sont, là encore, variables mais la signification<br />

est univoque. L’adolescent ou le jeune adulte s’en r<strong>et</strong>rouve ébranlé dans<br />

ses fondations, il se ressent, non seulement comme non-aimé par ceux qui<br />

comptent pour lui, mais, bien plus, comme ne méritant définitivement pas<br />

d’en être aimé.<br />

Pour reprendre l’image freudienne du cristal de roche, c<strong>et</strong>te seconde<br />

faille narcissique touchant un édifice fragilisé, risque de r<strong>et</strong>rouver rapidement<br />

les lignes de fractures qui furent colmatées superficiellement, lors<br />

du pseudo-Œdipe, <strong>et</strong> de faire voler en éclats les aménagements palliatifs<br />

qui firent office de faux self opérationnel, lors de la pseudo-latence.<br />

Ces traumatismes désorganisateurs tardifs ont tendance à s’accumuler<br />

<strong>et</strong> à se nourrir l’un de l’autre, entraînant le jeune dans un engrenage polytraumatique.<br />

Ils peuvent, dans ce cas, réactiver les zones de faiblesse de<br />

la personnalité sous-jacente, en sapant le dispositif précaire qui présidait<br />

alors à l’être-au-monde du suj<strong>et</strong>. Dès lors, l’individu se verra engagé dans<br />

la psychodynamique du tronc commun borderline.<br />

Dans la pratique, on peut considérer qu’un seul événement traumatogène,<br />

précoce ou tardif, ne suffit pas à verrouiller définitivement une<br />

trajectoire existentielle traumatique. La personnalité humaine a des ressources<br />

<strong>et</strong> des défenses. C’est sans doute la conjugaison de plusieurs<br />

traumatismes sidérants, <strong>et</strong> de leurs après-coup, au sens lacanien, se<br />

répondant <strong>et</strong> entrant en synergie négative, avec une période de faiblesse<br />

ou de sensibilité structurelle de la personnalité en devenir, qui contribuent<br />

à l’émergence d’un vécu psychotraumatique. L’âge adulte stable <strong>et</strong> la<br />

maturité seraient atteints après résolution effective de la crise d’adolescence.<br />

On constate, par ailleurs, que d’une part, c<strong>et</strong>te phase adolescente<br />

reste fortement connotée culturellement (il existe des civilisations dans<br />

lesquelles on passe directement de l’enfance à l’âge adulte) <strong>et</strong> que d’autre<br />

part, en occident, sous l’eff<strong>et</strong> peut être de la crise sociale mais également


PSYCHOGENÈSE COMPARÉE 55<br />

sans doute à travers des phénomènes ayant à voir avec la néoténie<br />

humaine, l’adolescence semble se dilater. Le positionnement borderline<br />

adolescent en devient ordinaire.<br />

On voit, maintenant, des vieux adolescents de trente ans, ce qui commence<br />

à devenir un fait de société ½ . C<strong>et</strong>te disposition d’esprit immature<br />

reste encore versée dans l’anormalité statistique ; elle n’empiète pas sur<br />

la pathologie. Mais qu’en sera-t-il dans quelques générations ?<br />

Toute séquence existentielle comportant un traumatisme désorganisateur<br />

précoce <strong>et</strong> un traumatisme désorganisateur tardif, verrouillera la<br />

personnalité du suj<strong>et</strong> selon un modèle potentiellement pathogène, étatlimite,<br />

ouvrant sur le tronc commun borderline qui est, de fait, une<br />

constellation clinique.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

1. La génération des trentenaires actuels cultive c<strong>et</strong>te tendance « rétro » comme si,<br />

face à la dur<strong>et</strong>é de la société, ses membres tentaient d’arrêter le cours du temps.<br />

Faute de possibilité d’insertion, de nombreux jeunes gens en sont réduits à habiter plus<br />

longtemps qu’il ne faudrait chez leur parent <strong>et</strong> ne parviennent pas à prendre leur envol<br />

à temps. Le narcissisme est en jeu dans la mesure où le modèle identitaire proposé est<br />

la « jeunesse ».


Chapitre 4<br />

LA CONSTELLATION<br />

BORDERLINE<br />

LA DÉPRESSION ANACLITIQUE<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Des contours au contenu de la dépression anaclitique<br />

Ce tronc commun, constitué d’un trouble narcissique de la personnalité,<br />

ne nous est appréhendable qu’à travers ses aménagements économiques.<br />

La faible estime de soi, devenue chronique <strong>et</strong> intégrée par<br />

le suj<strong>et</strong> dans son habitus relationnel, mine les rapports interpersonnels<br />

<strong>et</strong> provoque facilement des rej<strong>et</strong>s en cascade que le suj<strong>et</strong> suscite l’un<br />

après l’autre par son comportement, comme pour valider son sentiment<br />

hyperesthésique d’être mal-aimé.<br />

Ces conduites d’échec que l’on nommait autrefois « névroses<br />

d’échec », <strong>et</strong> ce masochisme moral induisent de nombreux dysfonctionnements<br />

se répétant <strong>et</strong> se répondant en milieu familial, conjugal,<br />

professionnel. Ceux-ci, en se conjuguant, engagent le suj<strong>et</strong> dans un<br />

positionnement à la fois victimaire <strong>et</strong> persécuteur, ce qui dessine les<br />

contours de la constellation borderline dans le registre relationnel. Ces<br />

aménagements peuvent être caractériels, immédiatement réactionnels<br />

aux frustrations, ou clairement pervers, dans la mesure où la recherche<br />

inconsciente de la frustration <strong>et</strong> de l’échec devient un fonctionnement<br />

naturel. Leur intrication fluctuante est bien sûr la plus fréquente,<br />

ce que corrobore l’instabilité des tableaux cliniques rencontrés.<br />

Chaque suj<strong>et</strong>-patient se différentie en fonction de ses aménagements<br />

préférentiels, ce qui suscite l’intérêt <strong>et</strong> l’art du psychothérapeute, mais le<br />

fourvoie souvent. Ce qui reste encore mystérieux c’est pourquoi, à partir


58 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

d’un traumatisme quelconque, l’individu se r<strong>et</strong>rouve engagé dans tel ou<br />

tel fonctionnement. Les antécédents génétiques, l’histoire familiale, le<br />

tempérament, les rétroactions venues du contexte socioculturel, peuvent<br />

éventuellement entrer en ligne de compte.<br />

J. Berger<strong>et</strong> (1964,1970, 1974, 1996) parle d’une lignée dépressive<br />

spécifique, qu’il nomme dépressivité. C<strong>et</strong>te dimension infiltre <strong>et</strong> ponctue,<br />

comme un fil rouge, l’ensemble des déséquilibres vitaux que peut<br />

connaître un suj<strong>et</strong> dans sa vie. La dépressivité latente détermine un climat<br />

vital morne, anhédonique, hostile, laissant le suj<strong>et</strong> dans l’incapacité à<br />

prendre du plaisir ou à ressentir le moindre enthousiasme. Ces suj<strong>et</strong>s<br />

se vivent comme « marqués par le malheur ». Ils n’existent qu’au nom<br />

de c<strong>et</strong>te position victimaire. Chaque fois qu’un suj<strong>et</strong> borderline devra<br />

abandonner, même partiellement, l’un de ses aménagements ou l’un des<br />

avatars narcissiques de son faux self, il sera en risque de s’abîmer dans<br />

un abîme dépressif anaclitique presque pathognomonique.<br />

N’ayant pu accéder à une relation d’obj<strong>et</strong> véritablement postœdipienne<br />

<strong>et</strong> génitalisée, le suj<strong>et</strong> borderline demeure structurellement<br />

centré sur une relation de dépendance anaclitique, d’étayage chronique<br />

palliatif, quitte à entr<strong>et</strong>enir c<strong>et</strong> étayage contenant par des conduites<br />

d’échec ou de prise de risques itératives. C<strong>et</strong> étayage peut être réalisé par<br />

un partenaire existentiel à peu près consentant, ce qui fonde une relation<br />

plus que complémentaire au sens systémique, dissymétrique. Celle-ci<br />

se traduit à l’occasion par un positionnement conjugal intenable, source<br />

de souffrance inabandonnable pour les deux conjoints, qu’il conviendra<br />

de décrypter par une approche systémique interrelationnelle. Par sa<br />

conduite, le suj<strong>et</strong> tend à provoquer la rupture mais, par sa souffrance non<br />

feinte (ou par un chantage affectif conscient ou inconscient), il inquiète<br />

suffisamment son partenaire pour que celui-ci ne puisse m<strong>et</strong>tre en<br />

acte effectivement c<strong>et</strong>te rupture <strong>et</strong> ém<strong>et</strong>te, alors, un message menaçant<br />

paradoxal du type « je te quitterai quand tu iras mieux ». Dès lors,<br />

s’installe une spirale mortifère dans le couple, difficile à démonter.<br />

Le patient n’aura aucun intérêt objectif à aller mieux puisque toute<br />

amélioration l’exposerait au risque d’un abandon supplémentaire, tandis<br />

que, s’il continue à aller mal il verra se réitérer les menaces d’abandon<br />

mais restera « en lien » avec son abandonnant potentiel. L’escalade, à<br />

attendre, du dysfonctionnement conjugal ne pourra que verrouiller le<br />

système jusqu’au clash. L’étayage peut aussi se voir concrétisé par un<br />

ou plusieurs faux selfs défensifs, forcément variables dans le temps car<br />

profondément instables, nous l’avons vu.<br />

Le partenaire désigné, par son positionnement social ou affectif, par<br />

l’image plus ou moins idéalisée <strong>et</strong> suj<strong>et</strong>te à caution que s’en fera le<br />

suj<strong>et</strong> borderline peut, à lui seul, combler illusoirement les lacunes du<br />

moi. Il en sera capable, pour autant que ce self par procuration ne<br />

s’effondre pas. Ce dernier pourrait le faire sous les coups de boutoir de<br />

la réalité quotidienne. C<strong>et</strong> effondrement peut se traduire par un abandon<br />

réel ou fantasmé ; ceci est une éventualité fréquente nonobstant l’impasse


LA CONSTELLATION BORDERLINE 59<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

systémique ci-dessus décrite. C<strong>et</strong> effondrement pourra survenir parce que<br />

le partenaire avait été manifestement surinvesti au moyen de mécanismes<br />

projectifs. Il peut aussi avoir été abusivement doté de supposées capacités<br />

réparatrices, elles-mêmes surévaluées, <strong>et</strong> d’une omnipotence fantasmée.<br />

C<strong>et</strong>te idéalisation peut laisser coexister une surestimation <strong>et</strong> des sentiments<br />

hostiles inconscients. Tout n’est que télescopage de fantasmes.<br />

Confronté à ce vide, le suj<strong>et</strong> lacunaire se verra plongé un danger<br />

immédiat de dépression. Toutes les dépressions ne sont pas anaclitiques,<br />

il en est qui sont d’essence névrotique par « perte d’obj<strong>et</strong> » (le deuil<br />

sous toutes ses formes) ; il en est, nous l’avons vu, qui renvoient à un<br />

positionnement plus psychotique (mélancolie ou dépression atypique,<br />

forme d’entrée juvénile dans la schizophrénie). Les dépressions anaclitiques<br />

expriment un effondrement narcissique massif par absence d’obj<strong>et</strong><br />

<strong>et</strong> font le lit de conduites, diverses cliniquement, qui sont toutes de<br />

dimension hostile ou autopunitive (comme pour se punir d’inexister).<br />

Elles expriment l’angoisse envahissante d’abandon, mais elles sont aussi<br />

ordaliques, pouvant être lues comme des tentatives désespérées de sortir<br />

du système <strong>et</strong> d’en dénoncer la violence intrinsèque.<br />

Ces conduites peuvent être plus clairement encore autodestructrices,<br />

allant de la tentative de suicide à répétition, dont le pronostic est sombre<br />

en raison du fait que, parfois, les moyens utilisés sont de plus en plus<br />

radicaux ou mutilants (absorption d’eau de Javel, immolation, défenestration),<br />

aux conduites chaotiques quasi-ordaliques de prises de risque<br />

chroniques débouchant sur « l’accident ». Dans ce contexte, des somatisations<br />

récurrentes portant sur l’enveloppe cutanéo-phanérienne peuvent<br />

parfois être considérées comme des équivalents dépressifs archaïques :<br />

eczéma, psoriasis, alopécies psychogènes. Là encore, l’intrication clinique<br />

est la règle.<br />

Pour le suj<strong>et</strong> borderline, l’angoisse se fonde sur l’absence de l’obj<strong>et</strong><br />

d’amour <strong>et</strong> le vécu d’abandon qui en découle. C<strong>et</strong>te angoisse le renvoie<br />

à sa dépendance, ce qui focalise l’imaginaire sur un passé idyllique,<br />

considéré comme meilleur que tout présent réel <strong>et</strong> tout futur potentiel.<br />

À ce moment-là, l’obj<strong>et</strong> d’amour était présent, idéalisé (l’âge d’or) ;<br />

c’était la partie « bonne » de la mère. On pouvait s’appuyer sur lui.<br />

La fugue chez l’adolescent, fréquente, concrétise ce r<strong>et</strong>our impossible<br />

vers un passé idéalisé. Nous avons vu que c’est toujours dans le dernier<br />

endroit où il fut heureux qu’il faut chercher un fugueur.<br />

C<strong>et</strong>te dérive de l’imaginaire explique que les relations interhumaines<br />

entr<strong>et</strong>enues par de tels patients sont le plus souvent disproportionnées,<br />

dissymétriques <strong>et</strong> dysharmoniques, rejouant des positionnements préœdipiens<br />

à composante incestuelle ou violente, car la réalité demeure<br />

insatisfaisante par nature, le déni ne pouvant maintenir indéfiniment hors<br />

du champ de la conscience certaines expériences traumatiques.<br />

La constatation de leur échec relatif ne les amène ni à la modestie <strong>et</strong><br />

à la remise en question positive de leur fonctionnement (cas des suj<strong>et</strong>s<br />

« normaux »), ni à la culpabilité (suj<strong>et</strong>s névrosés), mais à la dépression,


60 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

aussitôt immense <strong>et</strong> intolérable, <strong>et</strong> à la rage clastique. La rage peut être<br />

conçue comme le négatif de la dépression. Il s’agit alors, pour le suj<strong>et</strong><br />

narcissiquement déstabilisé, de détruire ce qui risque de l’abandonner<br />

<strong>et</strong> de le surtraumatiser une fois de plus. Élément caractéristique, au<br />

moment du passage à l’acte, le suj<strong>et</strong> est en accord avec sa conduite mais<br />

il manque de jugement critique immédiat, il se voit agir comme dans un<br />

état second, ce qui a pu faire parler de dédoublement de la personnalité au<br />

moment du geste. Dans l’après-coup, il peut se critiquer avec lucidité <strong>et</strong><br />

sincérité, se jurer à lui-même qu’il ne recommencera plus, ce qui n’exclue<br />

cependant pas la récidive. Ce mécanisme hyper-réactif, dysesthésique, est<br />

à la base de nombreux problèmes relationnels survenant au sein de ces<br />

couples dissymétriques, qu’il s’agisse de couple sadomasochiques ½ ,de<br />

couples d’alcooliques, de couples désappariés en âge. Ce positionnement<br />

explosif, souvent appelé immature est, bizarrement, longtemps toléré,<br />

voire entr<strong>et</strong>enu par le conjoint placé en situation haute, donc réparatrice,<br />

<strong>et</strong> comme lui-même, narcissisé par c<strong>et</strong>te posture. Il est à repérer, que<br />

ce soit en thérapie personnelle ou en conseil conjugal <strong>et</strong> familial. Il ne<br />

ressort pas de la pathologie mais du cadre des dyspositionnements de la<br />

personnalité. Nous y reviendrons dans ce chapitre.<br />

C<strong>et</strong>te crise anaclitique ressemble, par certains aspects, à la banale<br />

crise d’adolescence, combinant une appétence pour la déviance <strong>et</strong> une<br />

persévération dans des positionnements de dépendance (Kamerer, 1992).<br />

Elle s’en diffère par le fait qu’elle est tardive, brutale, se formatant<br />

comme un raccourci (au sens de la bureautique informatique) de c<strong>et</strong>te<br />

crise prototypique.<br />

La crise d’adolescence, elle aussi marquée par la dépressivité, charnière<br />

existentielle, est obligatoirement productive dans le sens ou elle<br />

libère un formidable potentiel libidinal ouvrant sur un nouveau rapport<br />

du suj<strong>et</strong> à son existence, à lui-même <strong>et</strong> à autrui, <strong>et</strong> ou elle suscite en<br />

r<strong>et</strong>our des aménagements médians, positifs, des changements. Étape,<br />

elle perm<strong>et</strong> potentiellement au suj<strong>et</strong> d’accéder à une maturité affective.<br />

Au contraire, la crise dépressive anaclitique s’impose comme un événement<br />

vital majeur involutif, là aussi souvent teinté d’ordalie. C’est<br />

une (re)naissance anxiogène, à coup de dés, qui est en jeu à chaque<br />

instant alors que l’énergie libidinale fait tragiquement défaut puisque la<br />

« citerne libidinale » est constitutionnellement percée. À l’occasion d’un<br />

tel accès, c’est la trajectoire individuelle qui est appelée à se gauchir<br />

puisque l’énergie reconstructrice fait défaut.<br />

Au contraire, la dépression réactionnelle « par perte d’obj<strong>et</strong> », deuil<br />

véritable, n’est-elle, qu’un accident de parcours, elle ne rem<strong>et</strong> pas fondamentalement<br />

en cause les repères <strong>et</strong> le sens de la vie du suj<strong>et</strong>. Un<br />

deuil névrotique se fait toujours (bien ou mal) <strong>et</strong> le suj<strong>et</strong> passe à autre<br />

1. Dans ce type de couple, le conjoint sait exactement ce qu’il faut dire ou faire pour<br />

déclencher la crise (notion de gâch<strong>et</strong>te) mais il ne sait pas ce qu’il faut faire pour la<br />

stopper.


LA CONSTELLATION BORDERLINE 61<br />

chose. La difficulté du traitement psychothérapique de la « dépression<br />

majeure », item maintenant r<strong>et</strong>enu en psychiatrie, tient souvent au fait<br />

que l’on ne tient pas compte de la composante narcissique du phénomène<br />

mis en avant dans la plainte. Autant une dépression névrotique banale<br />

bénéficie significativement d’un appoint psychotrope à dose soutenue<br />

(antidépresseur <strong>et</strong> anxiolytique si besoin), rapidement efficace sur les<br />

symptômes, s’il est accompagné d’une psychothérapie de soutien <strong>et</strong> de<br />

dynamisation, autant la dépression anaclitique, révélant une lacune identitaire<br />

profonde, jusque-là comblée peu ou prou par un ou plusieurs faux<br />

selfs successifs, propulse le patient, malgré l’apport chimiothérapique,<br />

vers une véritable <strong>et</strong> douloureuse remise en question inaugurant une<br />

refondation existentielle, ou la mort. Le simple soutien est insuffisant.<br />

Il s’agira de m<strong>et</strong>tre en place une psychothérapie d’élucidation autant<br />

qu’une thérapie narcissisante <strong>et</strong> cicatrisante, visant à remplir à nouveau<br />

la « citerne d’énergie » <strong>et</strong> à éviter la poursuite de l’hémorragie libidinale.<br />

Dépression <strong>et</strong> contexte de maladie mortelle<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

La dépression sévère qui accompagne la révélation de certains cancers<br />

ou autres maladies à pronostic grave est à comprendre dans ce sens. Il y<br />

a, à c<strong>et</strong>te occasion, indéniablement, un vécu de perte d’obj<strong>et</strong> (que ce soit<br />

la santé ou le sentiment commun d’immortalité) mais il s’y ajoute le plus<br />

souvent, la réactivation, par le traumatisme, d’un vécu carencé antérieur.<br />

Parfois, la révélation de la maladie, par le pronostic sombre que celle-ci<br />

sous-tend, s’impose comme l’équivalent d’un traumatisme désorganisateur<br />

tardif, verrouillant inéluctablement le suj<strong>et</strong> dans un fonctionnement<br />

borderline, ce qui peut trancher avec les positions psychiques antérieures<br />

<strong>et</strong> surprendre autant le patient que son entourage.<br />

Tout se passe comme si l’existence du suj<strong>et</strong> prenait (enfin) sens à<br />

travers ce drame, comme si le patient avait de tout temps été voué à<br />

en arriver là (l’accident grave fondant rétrospectivement le destin). Une<br />

d<strong>et</strong>te inconnue étant payée au prix fort, le suj<strong>et</strong> peut commencer à vivre.<br />

Dans certaines circonstances, on assiste à une véritable catharsis émotionnelle<br />

<strong>et</strong> intellectuelle pouvant redynamiser psychiquement le patient<br />

<strong>et</strong> l’introduire littéralement dans un processus de résilience psychique<br />

au prix d’un effondrement somatique. C<strong>et</strong>te balance paradoxale entre le<br />

somatique <strong>et</strong> le psychique est à l’origine de l’hypothèse psychosomatique.<br />

Nous aborderons la clinique des maladies psychosomatiques dans<br />

un chapitre ultérieur mais nous pouvons déjà articuler ce phénomène avec<br />

la notion de dépression anaclitique.<br />

Lors de l’annonce d’un cancer, on assiste souvent à des demandes<br />

d’élucidation : « Pourquoi en suis-je arrivé là ? » Il est vrai que certains<br />

déclenchements de cancer s’inscrivent de manière troublante dans une<br />

problématique d’effondrement narcissique du suj<strong>et</strong> au cours de laquelle


62 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

devient patente une alexithymie (Pedinielli, 1992) ½<br />

sous-jacente. En<br />

conséquence, certains cliniciens ont envisagé l’hypothèse que le cancer,<br />

en tant que phénomène intime de prolifération cellulaire <strong>et</strong> perte<br />

des limites infraorganiques, à travers sa potentialité subversive métastatique,<br />

pouvait adm<strong>et</strong>tre (partiellement) une signification psychosomatique<br />

(Zorn, Mars).<br />

La question d’une psychopathologie du cancer est au cœur de la<br />

démarche psychosomatique, dont la spécificité est de concevoir l’homme<br />

dans son unité <strong>et</strong> sa globalité. Si l’existence d’une personnalité prémorbide<br />

ou prédisposante au cancer reste controversée car les preuves se sont<br />

maintenant accumulées pour impliquer, clairement, le biologique (immunologie,<br />

virologie, cytologie) dans l’oncogenèse, la multifactorialité dont<br />

ferait partie la piste psychosomatique reste de mise. La composante<br />

psychique se voit mise en avant, aussi bien dans la genèse du cancer (lien<br />

de causalité ?) qu’à travers la capacité qu’auraient certains individus à<br />

lutter, en s’aidant de la force de leur psychisme, contre leur cancer. C<strong>et</strong>te<br />

idée sous-tendrait comme corollaire l’éventualité que d’autres, pour des<br />

raisons psychiques, se laisseraient dévorer par lui. Rien ne le prouve, à<br />

l’heure actuelle, <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te idée relève plus du fantasme destiné à donner<br />

sens à l’innommable, que de la clinique validée. Elle est à respecter,<br />

cependant, dans la mesure où c<strong>et</strong>te auto-illusion, voire autosuggestion<br />

vis-à-vis d’un degré potentiel de maîtrise de leur maladie, préserve<br />

longtemps une partie du narcissisme de certains malades. L’exemple du<br />

recours consolant à la religion à travers la quête d’un miracle, participe<br />

des mêmes tentatives de trouver une issue positive à c<strong>et</strong>te impasse existentielle<br />

apocalyptique <strong>et</strong> inacceptable pour l’entendement humain.<br />

On a pu explorer la relation entre psychisme <strong>et</strong> facteurs immunitaires<br />

à travers la notion de stress <strong>et</strong> d’épuisement (H. Seyle) ¾<br />

mais,<br />

la question du saut du psychique au somatique trouve une illustration<br />

dans la notion d’impasse par stress aigu ou choc psychologique, dont<br />

la composante effondrement narcissique n’est pas la moindre des candidates.<br />

Un choc psychologique de c<strong>et</strong> ordre, quelle que soit sa nature,<br />

serait responsable de modifications brutales de l’équilibre immunitaire<br />

1. Les manifestations alexithymiques dites « nucléaires » sont au nombre de quatre<br />

(Pedinielli, 1992) : – l’incapacité à exprimer verbalement les émotions ou les sentiments<br />

; – la limitation de la vie imaginaire. – la tendance à recourir à l’action pour<br />

éviter <strong>et</strong> résoudre les conflits ; – la description détaillée des faits, des événements, des<br />

symptômes physiques. C<strong>et</strong>te conception recouvre partiellement les thèses de P. Marty<br />

<strong>et</strong> de l’École de Paris.<br />

2. H. Seyle, dans les années trente, parlait de « maladie de l’adaptation ». Le stress<br />

est un phénomène naturel nécessaire à la survie de l’individu. On peut différentier<br />

le bon stress (eustress) qui perm<strong>et</strong>tra au suj<strong>et</strong> de m<strong>et</strong>tre en branle des stratégies<br />

adaptatives immédiates <strong>et</strong> le stress nuisible (distress) qui, ne parvenant pas à mobiliser<br />

l’individu, aboutit à une usure organique <strong>et</strong> un épuisement. Le concept récent de burn<br />

out articule l’épuisement physique à l’épuisement psychique. Il évoque des individus<br />

« carbonisés », usés par le stress <strong>et</strong> incapables de faire face à la situation.


LA CONSTELLATION BORDERLINE 63<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

ou infra-immunitaire. Ce déséquilibre entraînerait, en conséquence, l’engagement<br />

du suj<strong>et</strong> dans un processus cataclysmique aboutissant au cancer,<br />

comme étant un événement cellulaire signifiant constituant l’exact<br />

négatif métaphorique de l’apoptose.<br />

Si l’approche élucidative psycho-oncologique ne perm<strong>et</strong> pas de faire<br />

l’économie de la dimension thérapeutique spécifique (radiothérapie, chimiothérapie),<br />

elle est de nature à aider le patient à découvrir (ou à inventer)<br />

un sens positif à son existence présente <strong>et</strong> à recadrer l’événement<br />

traumatisant qu’est la survenue d’un cancer dans une perspective fantasmatique<br />

<strong>et</strong> réelle moins submergeante <strong>et</strong> moins destructrice ½ .Ilest,bien<br />

sûr, fondamental, dans ce cas, de ménager une approche narcissisante,<br />

médiatisée, visant à perm<strong>et</strong>tre au patient de remodeler l’image qu’il a de<br />

lui-même – celle de son corps, de sa sexualité parfois – <strong>et</strong> de la réinvestir.<br />

C<strong>et</strong>te dimension polymorphe (soutien-élucidation-narcissisation) tisse la<br />

trame de la relation d’aide aux patients atteints de maladies graves,<br />

invalidantes ou à pronostic vital engagé, ainsi que celle d’une partie des<br />

soins palliatifs <strong>et</strong> d’accompagnement aux mourants <strong>et</strong> à leurs familles.<br />

Heureusement, la dimension carentielle narcissique n’est, le plus souvent,<br />

qu’un trait à traquer au cours du bilan exhaustif d’un état dépressif<br />

ordinaire dégagé des contingences somatiques ci-dessus évoquées <strong>et</strong> survenant,<br />

avec des causes favorisantes ou des circonstances déclenchantes,<br />

au décours de la vie d’un suj<strong>et</strong> par ailleurs stable <strong>et</strong> solide du point de vue<br />

de sa personnalité de base. Un banal traitement par antidépresseur peut<br />

alors faire merveille.<br />

Néanmoins, l’issue dépressive est toujours à redouter chez tout patient<br />

soigné pour des troubles psychocomportementaux directement liés à<br />

l’un des aménagements économiques habituels de c<strong>et</strong>te personnalité que<br />

nous aurons à aborder. Par exemple, lorsqu’un toxicomane, à force de<br />

sevrages rémittents, <strong>et</strong> l’âge aidant, en arrive à abandonner réellement<br />

ses conduites addictives, il se découvre tel qu’il est, sans le support <strong>et</strong> la<br />

médiation du produit (alcool, tabac, cannabis ou héroïne, mais aussi jeu,<br />

sexe ou travail). Dans ce cas, la probabilité de survenue d’un processus<br />

dépressif est grande. Il s’agira, là encore, d’une dépression anaclitique,<br />

toutes les postures existentielles de dépendance <strong>et</strong> de déviance devant<br />

être abandonnées « d’un coup ». Le pronostic est sombre dans la mesure<br />

où tout est à (re)construire <strong>et</strong> où le temps ne travaille pas pour le patient :<br />

– Du point de vue de l’habitus car les conduites de craving comblaient<br />

jusque-là une grande partie de l’existence du suj<strong>et</strong>. C<strong>et</strong>te nuance distingue<br />

l’expérience totale <strong>et</strong> la ligne biographique dominante. Lorsque<br />

le suj<strong>et</strong> était inscrit dans son addiction, le temps, était circulaire <strong>et</strong> non<br />

1. Si le malade parvient à surmonter c<strong>et</strong>te épreuve, aidé par la chimiothérapie comme<br />

par son travail psychothérapique, <strong>et</strong> s’installe en rémission sinon en guérison, on peut<br />

parler, par extension, de « résilience au stress ».


64 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

pas linéaire, le rythme était binaire, fait de pleins punctiformes (les<br />

« fixes ») <strong>et</strong> de vides dilatés (les périodes de manque).<br />

– Du point de vue de la perte des eff<strong>et</strong>s somatiques <strong>et</strong> des bénéfices<br />

secondaires apportés par chaque produit, nonobstant ses eff<strong>et</strong>s primaires<br />

thyméréthiques ou sédatifs.<br />

– Du point de vue du deuil absolu de la vie antérieure. Ce deuil amer <strong>et</strong><br />

irréversible est parfois le plus difficile à accomplir pour un toxicomane<br />

revenu dans le monde ordinaire, car il signifie, pour lui, prendre acte<br />

qu’il a définitivement dilapidé, dans la drogue, cinq à dix années<br />

de sa jeunesse, <strong>et</strong> sa santé physique en plus, sans compter les vies<br />

périphériques qu’il a pu gâcher.<br />

Confrontés à ce constat, certains toxicomanes n’hésitent pas à replonger,<br />

une fois de plus, ce qui valide les années passées <strong>et</strong> leur maintient<br />

un semblant de sens, certes pathologique ; d’autres sont amenés à se<br />

suicider, inexplicablement, si on ne prend pas en compte c<strong>et</strong> aspect du<br />

problème.<br />

Les tentatives de suicide sont donc fréquentes au moment de l’arrêt de<br />

prise de produit. Elles peuvent prendre, symboliquement la forme d’une<br />

overdose finale, apothéose autodestructrice couronnant une existence<br />

préalablement vidée, y compris de son vide, une ultime conduite d’échec.<br />

En contrepoint sinistre, il n’est pas rare que l’irruption d’une échéance<br />

vitale à court terme (découverte d’un cancer du poumon, pour le fumeur<br />

invétéré ou sida décompensé, pour un héroïnomane) détermine un arrêt<br />

total <strong>et</strong> dérisoirement « facile » de la conduite toxicophilique. Tout se<br />

passe comme si c<strong>et</strong>te nouvelle, par son aspect dramatique, avait redimensionné<br />

positivement l’existence du suj<strong>et</strong>, lui conférant le sens qui,<br />

jusque-là, lui faisait désespérément défaut.<br />

Là encore, l’appoint médicamenteux ne suffit pas, d’autant que certains<br />

produits <strong>et</strong> psychotropes utilisés lors du sevrage (Clonidine, Halopéridol)<br />

se révèlent pharmacologiquement dépressogènes. Le soutien<br />

psychothérapique des toxicomanes est complexe à m<strong>et</strong>tre en jeu, devant<br />

obligatoirement articuler une relation d’aide au sevrage, basée sur des<br />

mécanismes profondément régressifs <strong>et</strong> une relation d’aide au changement<br />

(Bourgeois, 1986), introduisant la perception d’un futur comme<br />

instance anticipative, au cœur d’une personnalité habituée à survivre dans<br />

l’instant selon le principe du « tout, tout de suite, ou rien » commun aux<br />

toxicomanes <strong>et</strong> aux adolescents <strong>et</strong> à beaucoup de suj<strong>et</strong>s borderlines non<br />

décompensés.<br />

La perspective du changement postule l’établissement d’un bilan de<br />

vie, c’est-à-dire confronte durement le patient à sa vacuité lacunaire<br />

primordiale, à ses responsabilités (<strong>et</strong> culpabilités) <strong>et</strong> parfois au souvenir<br />

insoutenable des traumatismes désorganisateurs qui l’ont engendré.<br />

Passer du statut de victime à celui de survivant est parfois impossible.<br />

Tout choix existentiel est une perspective de vectorisation (tendre<br />

vers) <strong>et</strong> d’anticipation, <strong>et</strong> sera compliqué. Comment intégrer un tel vide


LA CONSTELLATION BORDERLINE 65<br />

dans une existence <strong>et</strong> comment en faire le deuil lorsque se présentera<br />

l’échéance du changement ? C’est-à-dire, faire le deuil du deuil. Ce<br />

vide ne sera jamais comblé, il faudra faire avec <strong>et</strong> de plus, comme dit<br />

C. Olievenstein (1976), « vieillir est inéluctable ».<br />

La toxicomanie en tant que modalité existentielle, comme toutes<br />

addictions, peut se lire comme une stratégie visant à protéger le suj<strong>et</strong><br />

des réactions imprévisibles de l’obj<strong>et</strong> (transitionnel ?), lui aussi un suj<strong>et</strong><br />

strictement potentiel, puisqu’à ce stade d’indistinction relationnelle tout<br />

est possible.<br />

« [Le produit] inerte <strong>et</strong> dépourvu de sensibilité [...] n’est pas à même<br />

d’éprouver quoi que ce soit pour qui que ce soit... La blessure du rej<strong>et</strong><br />

ou de la perte n’est plus à craindre. Paradoxalement, il s’agit en somme<br />

d’établir une relation passionnelle à une chose privée de conscience,<br />

plutôt que de risquer d’être abandonné par l’être aimé. » (Richard, Senon,<br />

1999)<br />

C’est une relation cicatricielle, fragile, <strong>et</strong> finalement, proche de la<br />

perversion de moyen, ce qui traduit la profonde faillite narcissique du<br />

suj<strong>et</strong>.<br />

RÉSILIENCE ET DYSHARMONIE ÉVOLUTIVE<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

La résilience<br />

Certains individus ayant survécu à des drames atroces ou ayant subi<br />

des traumatismes précoces fondamentalement désorganisateurs, répétés,<br />

auraient tout pour être des borderlines. Ils réussissent cependant, parfois,<br />

à orienter leur existence de manière positive, socialisée, productive,<br />

soit qu’ils s’engagent dans une vocation réparatrice ou artistique, soit<br />

qu’ils atteignent une sérénité existentielle enviable. Ils ne semblent pas<br />

« marqués » négativement par ce qu’ils ont subi, ils en paraissent même<br />

bonifiés <strong>et</strong> transcendés. Il ne s’agit pas seulement d’une insensibilité aux<br />

épreuves ou de la mise en œuvre d’un faux self palliatif particulièrement<br />

solide, résistant, d’un vernis sécatif toujours en risque de craquer.<br />

Il s’agit aussi d’une disposition d’esprit qui s’impose à l’observateur<br />

comme une véritable sublimation, d’allure névrotique, de leurs antécédents<br />

dramatiques. Contre toutes attentes, ils paraissent avoir acquis<br />

un authentique fonctionnement névrotique. La résilience, c’est donc le<br />

fait, non seulement de ne pas rompre sous les coups mais de « tirer<br />

profit » de l’expérience traumatique. C<strong>et</strong>te réalité clinique optimiste est<br />

déconcertante ½<br />

pour les soignants. Ils sont habitués à ne rencontrer que<br />

des patients durablement confinés dans des situations de souffrance <strong>et</strong><br />

1. La disposition complémentaire du tempérament comme empreinte affective du<br />

milieu, en complexifiant encore le tableau clinique, peut masquer un temps la souffrance<br />

caractérielle ou son expression ; il faut en faire la part avant d’évoquer la résilience.


66 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

de désarroi révélées par l’échec patent des mécanismes réparateurs habituels.<br />

C’est peut-être qu’ils ne voient pas tous ceux qui s’en sont sortis<br />

seuls. Comment <strong>et</strong> par quels processus individuels <strong>et</strong> collectifs ont-ils pu<br />

cautériser c<strong>et</strong>te plaie existentielle ?<br />

Dans l’histoire de ces suj<strong>et</strong>s, on peut souvent pointer, au moment<br />

opportun, la présence d’une aide significative, que celle-ci ait été dispensée<br />

par un membre de leur entourage ou par un dispositif institutionnel<br />

ad hoc. Ceci perm<strong>et</strong> d’entrevoir que les traumatismes désorganisateurs<br />

précoces, même les plus sévères, peuvent être surmontés dans certaines<br />

circonstances favorables.<br />

C<strong>et</strong>te résilience suppose la sauvegarde de la possibilité d’une acquisition,<br />

d’une mobilisation opportune <strong>et</strong> d’un développement ultérieur<br />

de ressources internes, mises au service de l’individu par lui-même.<br />

Ces ressources sont à élaborer lors des interactions précoces, avant ou<br />

après l’accès aux mots qui perm<strong>et</strong>tront à l’individu de distancier ou<br />

de donner rétrospectivement un sens acceptable à ce qui fut vécu par<br />

lui. Les mots, images, sentiments <strong>et</strong> associations émotionnelles qu’ils<br />

feront surgir vont devenir les outils précieux de la composition d’une<br />

histoire positive, par le fait même que celle-ci existe. Ces processus<br />

réparateurs sont nombreux, non contradictoires. Ils ont été décrits peu<br />

à peu dans une perspective psychogénétique (Cyrulnik, 2002). On peut<br />

relever parmi eux l’importance du regard (<strong>et</strong> du récit) des adultes sur le<br />

développement psychoaffectif de l’enfant. Sensible, l’enfant se comporte<br />

comme une « éponge à ressenti », même <strong>et</strong> surtout s’il semble montrer de<br />

la froideur, de la distance ou de l’indifférence aux tempêtes émotionnelles<br />

qui l’entourent. S’il est parlé, partagé, élaboré, le traumatisme ne sera<br />

plus pour lui un destin, il deviendra un moteur. La notion complémentaire<br />

d’identité narrative renvoie à l’idée d’une métamorphose du traumatisme<br />

à travers la parole : c’est la parole comme filtre (le dicible <strong>et</strong> l’indicible),<br />

comme mise en intrigue jusqu’à la catharsis, comme instrument de mise<br />

à distance vis-à-vis du traumatisme <strong>et</strong> comme révélateur au sens photographique.<br />

Les mots posés par autrui sur le traumatisme lui confèrent<br />

une forme <strong>et</strong> une portée différente, recomposantes. C’est aussi la parole<br />

comme moule morphogénétique dessinant les contours du préjudice,<br />

<strong>et</strong> comme squel<strong>et</strong>te – l’inconscient structuré comme un langage ou le<br />

langage qui structure l’inconscient – prototype du rapport ultérieur de c<strong>et</strong><br />

individu au monde.<br />

Si le préjudice devient ce qu’il a été dit, il est important qu’il puisse<br />

être décrit de la façon la plus fouillée possible par la victime, même si<br />

c<strong>et</strong>te étape est douloureuse pour elle. S’il y a un hiatus trop important<br />

entre ce qui a été vécu <strong>et</strong> ce qui a pu être relaté, la problématique<br />

traumatique ne pourra être réellement intégrée dans l’existence du suj<strong>et</strong>.<br />

Elle pourra, au mieux, se voir évacuée, plus ou moins transitoirement, au<br />

cours de la relation thérapeutique, sous forme de cauchemars récurrents,<br />

par exemple, ou de symptôme résistant. C’est dans ce sens que certains<br />

« souvenirs écrans » – qui parlent, entre autres fonctions pour autre chose


LA CONSTELLATION BORDERLINE 67<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

que ce dont ils sont censés parler – doivent être disséqués (ils condensent<br />

souvent plusieurs éléments), analysés <strong>et</strong> interprétés.<br />

In fine, on touche au « j’ai vécu ce que je dis que j’ai vécu », nonobstant<br />

la part d’indicible à réduire, <strong>et</strong> à accepter peut-être, avec sérénité <strong>et</strong><br />

lucidité. C’est la notion de point aveugle, de la part des soignants comme<br />

des soignés.<br />

Selon B. Cyrulnik, « la narration d’un événement, clé de voûte de son<br />

identité, <strong>et</strong> ses aléas, selon les circuits affectifs, historicisés <strong>et</strong> institutionnels<br />

que le contexte social dispose autour du blessé » sont à l’œuvre<br />

dans ces processus. Les lieux de paroles sont multiples <strong>et</strong> pas toujours<br />

là où on les attend ; l’aide à espérer est polymorphe dans ses supports,<br />

s’étendant aux camarades ou aux condisciples en milieu scolaire, aux<br />

enseignants, images structurantes dotées d’un « pouvoir de résilience »<br />

parfois sous-estimé ½ , à tous les éducateurs. Il faut également compter sur<br />

les psychothérapeutes institués, bien sûr, s’ils sont en mesure de s’engager<br />

dans ce rôle d’étayage. En fait, toute présence écoutante humaine à<br />

connotation positive, choisie <strong>et</strong> individualisée à un moment dans l’entourage,<br />

serait en position de pouvoir incarner, partiellement ou totalement<br />

c<strong>et</strong>te fonction tutorale bienveillante, littéralement « qui aide à pousser<br />

dans la bonne direction ». L’aide à dispenser est de nature psychologique<br />

mais également (ré)éducative ; c’est un soutien, suture <strong>et</strong> structure, <strong>et</strong><br />

aussi une relation forte, narcissisante, réussissant à tarir puis à inverser<br />

le vécu d’objectalisation massif de la victime, ce qui tend à la transmuer<br />

en survivant. L’aide visera à inciter la victime à réactiver son narcissisme<br />

primaire, jusqu’alors ébranlé par la faillite ou le dévoiement pervers des<br />

dispositifs relationnels à sa disposition, <strong>et</strong> à faire appel aux instances<br />

« intermédiaires » (P.-C. Racamier) ou transitionnelles (D. Winnicott),<br />

en respectant leurs contingences. L’enfant qui se réfugie auprès de son<br />

nounours ou de son animal de compagnie (ou obj<strong>et</strong>s transitionnels) ne<br />

fait pas autre chose ! ¾<br />

Si c<strong>et</strong>te aide ne suffit pas, l’enfant affectivement carencé devra, pour<br />

survivre ou faire semblant de vivre – <strong>et</strong> même cela peut lui être imposé, ce<br />

qui est une aliénation supplémentaire – se replier sur des stratégies adaptatives<br />

palliatives, au mieux solides <strong>et</strong> mobiles, mais le plus souvent chéloïdes<br />

<strong>et</strong> sources de rigidité affective ou psycho-intellectuelle, ou d’alexithymie.<br />

Par imitation ou par apprentissage, bien des modalités interrelationnelles<br />

du futur adulte se forgent <strong>et</strong> se fixent dans ces moments clefs.<br />

Si les modèles interactionnels proposés sont trop prégnants, ils figeront<br />

le suj<strong>et</strong> dans un fonctionnement qui ne lui est pas personnel. Toute sa vie<br />

1. Le modèle de l’enseignant pédophile est à la mode actuellement mais, bien heureusement,<br />

la plupart des enseignants assument leur rôle éducatif <strong>et</strong> tutoral.<br />

2. Le rôle des animaux dans c<strong>et</strong>te dimension est fondamental. On ne peut que regr<strong>et</strong>ter<br />

que des impératifs sanitaires rigides expulsent les animaux des lieux de soins au même<br />

moment où la P<strong>et</strong> Therapy (thérapie par les animaux de compagnie) acquiert une<br />

légitimité théorique aux Etats-Unis.


68 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

il apparaîtra superficiel, dépourvu de sentiments, monolithique <strong>et</strong> rigide,<br />

parfois conforme à une image convenue de solidité masculine (s’il est<br />

un homme) ou de p<strong>et</strong>ite fille (s’il est une femme). Rien ne transparaît de<br />

sa fragilité intrinsèque. C’est ce type de suj<strong>et</strong> qui se trouve décrit dans<br />

les « personnalités caractérielles comme aménagements économiques<br />

de la structuration borderline de la personnalité » que nous décrirons<br />

ultérieurement.<br />

Le faux self se bâtit ici aussi. Il peut s’y réfugier durant une période<br />

puis, à l’occasion d’un quelconque événement clef, véritable organisateur<br />

déliant, résiliant, repartir pour une tranche évolutive. Il est susceptible de<br />

s’y replier à tout moment, si l’entourage s’avère hostile ou déstabilisant<br />

par son insuffisance à prendre en charge sa souffrance, que ce soit dans la<br />

réalité objective ou dans le vécu subjectif de la victime. C’est la notion de<br />

position régressive, à susciter ou à respecter parfois, à relier à l’histoire<br />

affective du suj<strong>et</strong>, toujours.<br />

Si c<strong>et</strong>te aide (<strong>et</strong> surtout si celle-ci ne s’arrête pas brutalement, ce qui<br />

réactiverait ainsi le processus abandonnique) parvient à rincer suffisamment<br />

la victime de son expérience traumatogène ou à repousser celle-ci à<br />

distance convenable, alors l’Œdipe peut se voir (re)abordé correctement<br />

puis résolu. Un néo-processus de névrotisation de la personnalité répondant<br />

aux canons de la normalité peut se voir enclenché, bien qu’il soit<br />

fragile <strong>et</strong> de seconde intention.<br />

Selon l’intuition psychanalytique, l’adolescence propose au suj<strong>et</strong> une<br />

nouvelle chance de résoudre ou de finaliser la métabolisation psychique<br />

des traumatismes désorganisateurs précoces <strong>et</strong> de leurs cicatrices, à<br />

condition que ceux-ci se trouvent intégrés dans l’identité psychosociale<br />

de l’individu <strong>et</strong> dans son destin.<br />

Ce schéma est évidemment tout théorique, quasi-miraculeux. Il représente<br />

la portion statistique gaussienne plausible, qui fait balance aux<br />

schémas évolutifs catastrophiques qui président à l’instauration durable<br />

d’aménagements vitaux antisociaux (pervers ou psychopathiques), ou<br />

dépressifs anaclitiques majeurs ; ceux que la psychiatrie, placée en bout<br />

de course, peut se voir réduite à réceptionner <strong>et</strong> à contenir.<br />

La dysharmonie évolutive<br />

Par ailleurs, malheureusement, les services de pédopsychiatrie fourmillent<br />

d’enfants traumatisés, présentant cliniquement des perturbations<br />

précoces <strong>et</strong> sévères du comportement. Elles rendent difficile toute perspective<br />

éducative ou simplement socialisante, <strong>et</strong> perturbent leur volonté<br />

d’apprentissage, les amenant à gravement dysfonctionner du point de vue<br />

relationnel <strong>et</strong> affectif. Le pronostic social est souvent sombre.<br />

Le malaise traumatique est parfois évident, repéré <strong>et</strong> consigné inlassablement<br />

dans le dossier du patient, mais il n’est pas toujours possible,<br />

faute de moyens ou d’envie (car les soignants ont leurs limites<br />

à l’écoute), de le recadrer positivement dans l’histoire du suj<strong>et</strong> <strong>et</strong> de


LA CONSTELLATION BORDERLINE 69<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

sa constellation familiale, d’y accorder ce regard bienveillant qui peut<br />

suffire, ou de proposer des mots admissibles sur la souffrance, susceptibles<br />

d’introduire une possibilité narrative mobilisatrice <strong>et</strong> déliante. Des<br />

loyautés contradictoires empêchent parfois l’adulte d’entendre <strong>et</strong> l’enfant<br />

victimisé de parler, de formuler les paroles attendues sur ce qui fut vécu,<br />

d’être simplement entendu, reconnu, <strong>et</strong> de passer à autre chose. Ainsi se<br />

m<strong>et</strong>tent en place des cryptes affectives <strong>et</strong> des fonctionnements victimaires<br />

générateurs de répétitions transgénérationnelles : la victime devient à son<br />

tour bourreau, enclenchant un nouveau cycle de souffrance.<br />

La notion de dysharmonie évolutive, dont le pronostic à l’âge adulte<br />

est réservé mais ouvert, recouvre des conduites bruyantes, explosives,<br />

qui sont classiquement mises en relation avec des perturbations traumatogènes<br />

graves du milieu familial.<br />

Les signaux ou symptômes présentés par l’enfant s’avèrent très vite<br />

mal tolérés par les familles – évidemment fragiles <strong>et</strong> peu tolérantes<br />

en raison de leur déstructuration préalable ou leur acculturation – par<br />

l’école <strong>et</strong> même par les services sociaux <strong>et</strong> soignants. Ils suscitent des<br />

passages à l’acte en cascade de la part de ces institutions <strong>et</strong> de ces<br />

milieux, engageant alors l’enfant dans une carrière d’assistanat <strong>et</strong>/ou de<br />

déviance par sentiment d’injustice <strong>et</strong> objectalisation qui reproduit, valide<br />

<strong>et</strong> pérennise ce qu’il voulait inconsciemment communiquer <strong>et</strong> expulser.<br />

La possibilité statistique d’évolution clinique favorable laisse espérer que<br />

le milieu soignant, à la fois protecteur, désamorçant <strong>et</strong> dynamisant, peut<br />

s’avérer en capacité d’apporter à l’enfant, en proie à une telle intense<br />

souffrance agie, à la fois une reconnaissance de ses besoins affectifs, une<br />

compréhension <strong>et</strong> un autre modus relationnel.<br />

Ce milieu peut favoriser l’accès à une sanction structurante ou à une<br />

réparation sociale du traumatisme (cas des abus sexuels ou des violences<br />

à enfant), mais également dispenser une empathie suffisante <strong>et</strong> proposer<br />

des outils psychothérapeutiques à même d’amener ces jeunes malades,<br />

sinon à une résilience complète, du moins à l’élaboration d’un moi<br />

cicatriciel, suffisamment dense <strong>et</strong> solide pour leur perm<strong>et</strong>tre d’évoluer<br />

correctement plus tard <strong>et</strong> de tendre vers une maturité affective. Ces suj<strong>et</strong>s<br />

seront en mesure de transm<strong>et</strong>tre des valeurs saines à leur descendance<br />

éventuelle, ouvrant, par-là même, une perspective préventive transgénérationnelle.<br />

En s’appuyant sur la parole des victimes, on peut tenter de catégoriser<br />

les traumatismes. S’il est facile d’identifier un traumatisme désorganisateur<br />

précoce accidentel, c’est-à-dire, suffisamment grave par lui-même<br />

ou clairement situé en rupture avec le déroulement antérieur de la vie<br />

de l’enfant (viol, séduction incestueuse, mort d’un parent), il est parfois<br />

plus problématique d’individualiser <strong>et</strong> de reconnaître comme tel, un<br />

traumatisme désorganisateur insidieux ou un faisceau traumatique.<br />

Ce n’est parfois que tardivement, que des suj<strong>et</strong>s, devenus adultes<br />

<strong>et</strong> ayant de par leur expérience, pu se confronter à d’autres histoires<br />

analogues, parviennent à adm<strong>et</strong>tre comme anormaux un comportement


70 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

parental ou un climat familial (incestueux, violent, anomique) jusque-là<br />

totalement intériorisés comme banals : « Je croyais que c’était normal,<br />

que c’était comme ça dans toutes les familles ». Le traumatisme insidieux<br />

sera d’autant plus profondément marquant qu’il sera entré dans les<br />

mœurs du suj<strong>et</strong> ; il se verra souvent répété, ou aggravé, à la génération<br />

suivante. C’est parfois le prix exorbitant des conséquences dramatiques<br />

de la réitération aggravée de son comportement envers sa propre progéniture,<br />

qui incitera le parent (une victime devenue bourreau) à prendre<br />

conscience que, décidément, il avait gravement pâti de celui-ci <strong>et</strong> qu’il<br />

était en train de faire de même avec ses propres enfants. C<strong>et</strong>te prise de<br />

conscience subite fera que le parent pourra alors demander de l’aide ou<br />

autoriser inconsciemment son enfant à révéler les sévices qu’il lui fait<br />

subir, pour interrompre le cycle. Les travailleurs sociaux de l’aide à l’enfance<br />

sont chaque jour témoins de ces processus de répétition/révélation<br />

dans des situations où de la violence parentale à enfant est mise à<br />

jour dans des circonstances étonnantes. Ils se demandent alors pourquoi<br />

personne n’avait vu la gravité de la situation auparavant.


Chapitre 5<br />

LES SITUATIONS<br />

EXPÉRIMENTALES<br />

DE TRAUMATISME<br />

NARCISSIQUE<br />

SYNDROMES DE STRESS POST-TRAUMATIQUE<br />

Aspects sociologiques<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Des situations socio-existentielles aiguës déterminent de véritables<br />

expériences de traumatisme désorganisateur à forte potentialité déstabilisante<br />

pour le narcissisme. Nous avons vu (p. 20) que les vécus infantiles<br />

d’abandonnisme ou d’hospitalisme pouvaient déterminer un traumatisme<br />

désorganisateur précoce mais, peu à peu, en contrepoint clinique, se<br />

trouvent répertoriées d’autres circonstances, tels d’éventuels traumatismes<br />

désorganisateurs de l’âge adulte, ou surtraumatismes. La séquence<br />

pathogène « traumatisme désorganisateur précoce/traumatisme désorganisateur<br />

tardif » peut donc aussi s’instaurer à l’âge adulte.<br />

En cours d’intervention psychiatrique d’urgence, lors de catastrophes,<br />

ce qui interpelle les sauv<strong>et</strong>eurs <strong>et</strong> les professionnels ayant à prendre<br />

en charge à court <strong>et</strong> à long terme les victimes, c’est la différence des


72 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

réactions, immédiates (lors du defusing ½ ) <strong>et</strong> différées, des suj<strong>et</strong>s selon<br />

leurs antécédents psychiques personnels ¾ .<br />

Selon notre expérience, les suj<strong>et</strong>s qui craquent tout de suite, <strong>et</strong> bruyamment<br />

(état d’angoisse ou épisode confusionnel), s’avèrent être des personnalités<br />

pour lesquelles le traumatisme actuel agit comme un réactif sur<br />

une problématique narcissique (quelle que soit la nature de c<strong>et</strong>te dernière)<br />

antérieurement mal résolue. Un suj<strong>et</strong> solide <strong>et</strong> dense du point de vue psychique<br />

pourra, bien sûr, se voir touché <strong>et</strong> considérablement ému par une<br />

catastrophe, il n’en sera pas déstabilisé <strong>et</strong> déstructuré durablement pour<br />

autant, mais on peut néanmoins considérer que l’épreuve subie lui infligera<br />

l’équivalent d’un traumatisme désorganisateur précoce de l’adulte <strong>et</strong><br />

ce n’est qu’en cas de survenue d’un deuxième traumatisme narcissique,<br />

accidentel ou insidieux (s’il survient !) que sera définitivement fixée la<br />

nouvelle disposition, désormais traumatique, de la personnalité du suj<strong>et</strong>.<br />

C<strong>et</strong>te hypothèse implique comme corollaire que la personnalité <strong>et</strong> la<br />

destinée d’un individu adulte peuvent, dans certaines conditions, se trouver<br />

transfigurées par une épreuve. C<strong>et</strong>te transfiguration peut être négative,<br />

dans le cas d’un traumatisme, mais elle est aussi, potentiellement, positive.<br />

Ceci est corroboré par les multiples observations concernant l’évolution<br />

psychoclinique de suj<strong>et</strong>s ayant vécu des expériences de mort imminente<br />

ou étant sortis miraculeusement d’états de comas dépassés ou de<br />

mort clinique. Indépendamment des interprétations mystico-surnaturelles<br />

qui peuvent en être faites, ces suj<strong>et</strong>s apparaissent transformés par c<strong>et</strong>te<br />

expérience dans leur façon d’être-au-monde (Maurer, 2001) <strong>et</strong> comme<br />

hypernarcissisés. Par ailleurs, se r<strong>et</strong>rouve ainsi vérifiée mais généralisée<br />

à l’adulte, l’intuition popularisée par J. Berger<strong>et</strong>, développée à partir<br />

de la psychogénétique, de la nécessité d’un doubl<strong>et</strong> traumatogène pour<br />

déterminer une personnalité état-limite durable. Celle-ci, nous le voyons<br />

ici, peut se construire, ou se résoudre, y compris après la maturité, ce qui<br />

ouvre des perspectives thérapeutiques !<br />

Le syndrome de stress post-traumatique se r<strong>et</strong>rouve maintenant objectivé<br />

sous différents vocables dans toutes les nomenclatures psychiatriques.<br />

Il a succédé à des dénominations devenues désuètes qui traduisaient<br />

la connotation socioculturelle pesant longtemps sur les troubles<br />

constatés (sinistrose, sursimulation, névrose de guerre). Le syndrome<br />

1. Defusing : intervention à type d’aide psychologique informelle, mise en œuvre dans<br />

les tout premiers temps de l‘événement traumatogène. Il s’agit de m<strong>et</strong>tre en place<br />

un environnement rassurant <strong>et</strong> contenant, propice à la verbalisation, constituant une<br />

première occasion de mise à distance du traumatisme. C’est à différencier du debriefing<br />

dans lequel la restitution du traumatisme est plus structurée.<br />

2. En France, les « cellules d’urgence médicopsychologiques » ont été créées à partir<br />

du postulat qu’une intervention psychothérapique précoce <strong>et</strong> adaptée (le debriefing)<br />

pourrait limiter l’évolution péjorative post-traumatique chez les victimes. On s’aperçoit,<br />

à l’usage, que c<strong>et</strong> interventionnisme n’a que peu d’impact sur le devenir psychique à<br />

terme des victimes <strong>et</strong> qu’il relève surtout d’un traitement politicosocial de la crise.


LES SITUATIONS EXPÉRIMENTALES DE TRAUMATISME NARCISSIQUE 73<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

de stress post-traumatique est reconnu comme une éventualité clinique<br />

à dépister au plus tôt (ne serait-ce que pour l’indemniser), <strong>et</strong> aussi à<br />

prévenir.<br />

C<strong>et</strong>te conceptualisation a pris de l’importance, dans la mesure où de<br />

plus en plus, des suj<strong>et</strong>s victimes ont demandé réparation à leur agresseur<br />

ou à l’État, par défaut. La tendance actuelle est à la réparation de tout<br />

handicap <strong>et</strong> il faut logiquement remonter une chaîne de causalité pour<br />

établir les responsabilités conformément à la jurisprudence. Dans l’esprit<br />

manichéen du public, habitué à partager le monde de façon dichotomique<br />

entre vainqueur <strong>et</strong> victime – la victime-sacrifiée pouvant aussi être<br />

sanctifiée, donc être vainqueur, c’est la conceptualisation masochiste des<br />

rapports interhumains – mais aussi entre léseur <strong>et</strong> lésé, tout préjudice doit<br />

trouver une indemnisation. Posé comme un point d’orgue à c<strong>et</strong>te dérive<br />

« à l’américaine » qui allie judiciarisation à outrance <strong>et</strong> intolérance à la<br />

différence, le préjudice de naître non conforme fut même un temps admis<br />

comme étant indemnisable ½ .<br />

Par leur démesure, les guerres mondiales du siècle dernier ont constitué<br />

des terrains expérimentaux fantastiques. La médecine de guerre, puis<br />

la psychiatrie de guerre (Bourgeois, 1997b), ont ainsi contribué à démembrer<br />

la clinique psychiatrique. La mission de ces nouvelles disciplines<br />

était de trier ce qui relevait de la victimologie, à indemniser (attaque de<br />

panique sur le champ de bataille, blessure organique), <strong>et</strong> ce qui renvoyait<br />

à la déviance, par rapport à la norme <strong>et</strong> aux mentalités en vigueur (lâch<strong>et</strong>é<br />

ou désertion, mutinerie, pathomimie...). La déviance étant, dès lors, à<br />

sanctionner durement, y compris par la décimation des bataillons.<br />

Plus tard, la mondialisation par augmentation exponentielle des possibilités<br />

de communication, contribua également à rendre immédiatement<br />

perceptibles à l’opinion publique les conséquences humaines des catastrophes<br />

les plus lointaines <strong>et</strong> à sensibiliser le citoyen du monde, donateur<br />

empathique <strong>et</strong> charitable potentiel, mais aussi lecteur de journaux<br />

à la recherche de sensation, à la souffrance des victimes de quelque<br />

chose de forcément injuste. Car c’est le vécu d’injustice qui demeure le<br />

plus mobilisateur <strong>et</strong> qui interpelle les foules. Là encore, il est question<br />

de narcissisme <strong>et</strong> d’identité, de problématique de gratification ou de<br />

réparation <strong>et</strong> de mécanisme agrégant, mais à l’échelle logistique d’une<br />

macrocollectivité c<strong>et</strong>te fois ¾ .<br />

1. Arrêt « Perruche », 17 novembre 2000, abrogé par la suite.<br />

2. Cependant, il importe toujours de présenter aux donateurs sollicités des garanties<br />

scientifiques d’objectivité vis-à-vis de la réalité <strong>et</strong> de l’ampleur de ces traumatismes. Par<br />

exemple, l’opinion internationale se scandalisa à propos de l’ouragan Mitch (1998) qui<br />

ravagea l’Amérique Centrale, en estimant, a posteriori que les responsables politiques<br />

de ces pays avaient sciemment augmenté le nombre des victimes pour bénéficier<br />

d’une aide internationale plus grande. Elle se sentit flouée (fragment d’un traumatisme<br />

narcissique collectif), ce qui déclencha la polémique.


74 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

Parmi les tableaux présentés, si les traumatismes organiques furent les<br />

plus aisés à répertorier <strong>et</strong> à suivre, en vue d’indemnisation ultérieure,<br />

ceux qui comprenaient une composante psychique (de la sinistrose à<br />

connotation péjorative dans l’imaginaire médical aux post traumatic<br />

stress disorders définitivement ancrés dans la démarche diagnostique),<br />

restaient déroutants par leur évolution capricieuse à distance ou chronique,<br />

souvent invalidante.<br />

Ils devinrent des enjeux notables du discours psychiatrique normatif<br />

dans son articulation au consensus social dans la dimension de l’expertise.<br />

La clinique de ces troubles est polymorphe, adm<strong>et</strong>tant pour une<br />

part une connotation culturelle (Ebisu, 1995). Les circonstances<br />

déclenchantes du traumatisme sont variables, elles renvoient à des<br />

champs récents d’intervention de la psychiatrie qui s’y voit convoquée<br />

dans une perspective expertale médico-légale (évaluative <strong>et</strong> réparatrice)<br />

ou sanitaire (préventive).<br />

– Pathologie de guerre, de l’exil forcé : psychiatrie militaire <strong>et</strong> médecine<br />

humanitaire.<br />

– Pathologie des catastrophes : psychiatrie d’urgence <strong>et</strong> cellules d’urgence<br />

médico-psychologique.<br />

– Pathologie du travail : médecine du travail <strong>et</strong> prise en compte du<br />

harcèlement sur le lieu de travail.<br />

– Pathologie liée à la victimologie quotidienne : structures de médiation<br />

pénale, de soutien aux victimes.<br />

Aspects thérapeutiques<br />

Ce qui apparaît de plus en plus clair avec l’expérience, <strong>et</strong> qui relativise<br />

à sa façon la portée de l’intervention précoce auprès des victimes –<br />

que ce soit par le service médical des armées ou les cellules d’urgence<br />

médico-psychologique, pour les deux premiers champs – c’est que<br />

le déterminisme d’un syndrome post-traumatique postule (sans doute)<br />

l’existence d’antécédents traumatiques. Nous l’avons théorisé plus haut<br />

<strong>et</strong> cela est maintenant corroboré par les derniers travaux en la matière<br />

(Silver, Holmann, Mc Intosh, 2002 ; Neuro Psy New, 2003) ½ .<br />

1. Les événements du 11 septembre 2001 à New York ont offert une opportunité<br />

malheureuse de vérifier l’impact réel de l’aide psychologique sur le devenir à terme des<br />

victimes : dans une étude longitudinale, les histoires sanitaires d’un grand nombre de<br />

victimes ont été recueillies, leurs modalités de réponse au stress ainsi que les stratégies<br />

mises en œuvres (coping) ont été étudiées. Dès la catastrophe, de nombreuses équipes<br />

de soutien médicopsychologique ont convergé sur les lieux, se sont mises au service<br />

des victimes. On peut dire que tout ce qui est conforme aux théories modernes leur<br />

a été proposé. Il en est ressorti que des taux élevés de syndrome post-traumatiques<br />

étaient corrélés au sexe féminin, à la séparation conjugale préalable <strong>et</strong> aux troubles


LES SITUATIONS EXPÉRIMENTALES DE TRAUMATISME NARCISSIQUE 75<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Une fois dépassé la situation de crise <strong>et</strong> d’urgence au cours de laquelle<br />

s’expriment naturellement, de façon intense <strong>et</strong> diverse, un désarroi émotionnel<br />

collectif <strong>et</strong> individuel, ainsi que des sentiments de peur panique,<br />

de culpabilité <strong>et</strong> d’angoisse, force est de constater que l’impact existentiel<br />

réel du traumatisme sur les victimes, à moyen <strong>et</strong> long terme, demeure<br />

relativement indépendant du nombre de victimes ou de l’importance<br />

objective du traumatisme subi, aussi cruel soit-il.<br />

Les suj<strong>et</strong>s préalablement non carencés du point de vue narcissique<br />

passent par de mauvais moments, bien sûr, ils nécessitent un soutien<br />

attentif <strong>et</strong> actif dans les premiers temps, ainsi qu’à moyen terme. Leur<br />

déstabilisation psychique peut durer de quelques semaines à quelques<br />

mois, mais ils parviennent à se reconstruire, à conclure les deuils nécessaires<br />

<strong>et</strong> à intégrer positivement c<strong>et</strong>te expérience traumatique <strong>et</strong> douloureuse<br />

dans leur existence. Ils surmontent l’épreuve <strong>et</strong> en gardent une<br />

cicatrice psycho-émotionnelle. Ils passent à autre chose.<br />

Les autres, après un certain temps d’évolution <strong>et</strong> quels que soient les<br />

soins prodigués, développent une tendance à stagner dans un positionnement<br />

victimaire parfois outrancier <strong>et</strong> source de rej<strong>et</strong> par l’entourage,<br />

confortant un sentiment d’insécurité vitale qui peut les isoler peu à peu<br />

du monde du travail, aboutir à une mise en invalidité, les éloigner de leur<br />

système relationnel préexistant. Ils accumulent, selon une chronologie<br />

définie <strong>et</strong> après un temps de latence clinique (<strong>et</strong> donc de cheminement<br />

psychodestructeur inconscient) qui montre peut-être des analogies avec la<br />

pseudo-latence postulée par J. Berger<strong>et</strong>, les signes évidents du syndrome<br />

de stress post-traumatique.<br />

L’anamnèse qui est faite à distance, à l’occasion d’une expertise visant<br />

à déterminer le montant d’une réparation, d’une orientation Cotorep ½ ,<br />

restitue souvent, en fait, des antécédents significatifs ou patents du point<br />

de vue psychiatrique : état dépressif déjà passé à la chronicité <strong>et</strong> en cours<br />

de traitement au moment du traumatisme, graves difficultés sociales, professionnelles,<br />

dissensions familiales ou conjugales préexistantes, antécédents<br />

d’un premier traumatisme « tardif » plus ou moins bien métabolisé,<br />

antécédents personnels à forme de traumatisme désorganisateur précoce<br />

traditionnel. Parfois le drame est ressenti par la victime comme le châtiment,<br />

logique <strong>et</strong> mérité, d’une mauvaise action effectuée juste avant qu’il<br />

ne survienne. Elle l’intègre comme un pan de sa destinée personnelle.<br />

Tout se passe, nous l’avons vu, comme si le traumatisme objectif, quelle<br />

que soit son intensité réelle, était subi comme un événement vital de<br />

grande intensité, non dépassable en raison des sévères prélimitations<br />

personnelles <strong>et</strong> contextuelles du suj<strong>et</strong>. Il s’érige ainsi en une sorte de<br />

anxiodépressifs préexistant à l’attentat. La détresse psychique était aussi corrélée au<br />

déni <strong>et</strong> au renoncement à utiliser les stratégies spécifiques d’aide.<br />

1. Cotorep : commission technique départementale d’orientation professionnelle. Elle<br />

est chargée de statuer sur l’attribution d’allocations aux handicapés ou de proposer des<br />

orientations vers des emplois protégés.


76 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

traumatisme désorganisateur tardif <strong>et</strong> de récapitulation traumatique analogue<br />

à ce qui est décrit dans la psychogenèse des organisations limites<br />

de la personnalité. Il désorganise de fait, la trajectoire vitale aval du suj<strong>et</strong>,<br />

en déstabilisant définitivement son assise narcissique.<br />

Pour c<strong>et</strong>te raison, dans une perspective prédictive, donc préventive<br />

(prévention tertiaire), il apparaît fondamental de détecter dès le début,<br />

parmi les victimes, celles qui auraient des facteurs objectifs de risque de<br />

survenue d’un syndrome post-traumatique. Mais cela va à l’encontre de<br />

la sanctification sociale de la victime forcément innocente. La victime<br />

n’était pas innocente si elle était prédisposée !<br />

LES POSITIONNEMENTS TRAUMATIQUES<br />

LIÉS À DES HANDICAPS, DES MALADIES<br />

OU DES TRANSPLANTATIONS D’ORGANE<br />

Narcissisme <strong>et</strong> handicap<br />

Le traumatisme désorganisateur, en tant que modèle, adm<strong>et</strong> des<br />

variantes structurales pouvant susciter des aménagements préférentiels.<br />

Toute différence, anormalité (au sens statistique) ou infirmité dont le<br />

suj<strong>et</strong> est en mesure, plus ou moins confusément, de percevoir le caractère<br />

aliénant ou excluant. C<strong>et</strong>te perception, parce qu’elle le marginalise par<br />

rapport à une norme implicite ou explicite représentée la plupart du<br />

temps par son entourage familial, scolaire ou professionnel, peut faire,<br />

tôt ou tard, irruption dans la conscience <strong>et</strong> constituer une expérience<br />

émotionnelle ou cognitive chroniquement douloureuse.<br />

Dans ce cas, le traumatisme désorganisateur se constitue de façon<br />

insidieuse, rej<strong>et</strong> après rej<strong>et</strong> (objectif ou subjectif), <strong>et</strong> se confirme par<br />

l’accumulation inexorable de ces expériences de différence ½ . L’entourage<br />

peut être amené à produire des stratégies de protection compensatrice<br />

mais celles-ci mêmes contribuent à fragiliser d’autant la personnalité de<br />

ces jeunes patients, <strong>et</strong> à induire, en réponse, un vécu surmarginalisant.<br />

Traumatismes désorganisateurs précoces <strong>et</strong> tardifs se confondent, c<strong>et</strong>te<br />

fois, en une destinée qui infléchit aussi celle de l’entourage, y compris<br />

dans son narcissisme, une ligne déviante dominante même si, malheureusement,<br />

d’autres traumatismes narcissiques peuvent interférer à tout<br />

moment <strong>et</strong> aggraver le processus. De rares cas d’extraordinaires compensations<br />

résilientes existent, apportant par-là un démenti au pessimisme :<br />

de Elephant man ¾<br />

à Henri de Toulouse-Lautrec, de Michel P<strong>et</strong>rucciani<br />

à Stephen Hawkin, des hommes ont su transcender leur handicap. Des<br />

1. L’identité personnelle acceptable procède d’un subtil va <strong>et</strong> vient entre trop de<br />

ressemblance <strong>et</strong> trop de dissemblance avec nos alter ego.<br />

2. Un film raconte l’histoire de John Marrick, Elephant man de David Lynch, États-<br />

Unis, 1980.


LES SITUATIONS EXPÉRIMENTALES DE TRAUMATISME NARCISSIQUE 77<br />

dysmorphies graves, congénitales ou précocement acquises, des maladies<br />

métaboliques handicapantes à participation génétiques, allant du diabète<br />

infantile au nanisme, ou au syndrome de Prader-Willis, la survenue d’une<br />

épilepsie <strong>et</strong> les réaménagements existentiels que celle-ci impose, par<br />

exemple, contribuent à favoriser, de surcroît, des fonctionnements défensifs<br />

caractériels susceptibles de compliquer dramatiquement la prise en<br />

charge médicale de la maladie en cause, ainsi que le développement<br />

psychosocial de ces suj<strong>et</strong>s.<br />

La dimension caractérielle constitue l’une des cibles préférentielles<br />

de la démarche éducative, dans la mesure où la caractéropathie peut<br />

devenir un handicap relationnel, donc social, supérieur au handicap initial<br />

si celui-ci est regardé objectivement, celui qui pouvait constituer le<br />

point d’ancrage de la faille narcissique <strong>et</strong> de l’organisation limite de la<br />

personnalité. Ayant l’occasion d’examiner des jeunes gens demandeurs<br />

de reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (Cotorep) au<br />

sortir de placements en institutions médico-éducatives, nous constatons<br />

fréquemment que certains jeunes, objectivement très handicapés intellectuellement<br />

mais soutenus, du point de vue du narcissisme, présentent une<br />

aptitude au travail supérieure à celle d’autres suj<strong>et</strong>s moins handicapés<br />

objectivement, mais ébranlés dans leur narcissisme.<br />

De même, au cours de certaines psychoses schizophréniques de survenue<br />

tardive, interférant négativement avec une trajectoire vitale ayant<br />

pu se développer correctement au préalable, il est possible de voir se<br />

constituer pathologiquement un vécu d’injustice <strong>et</strong> de perte, sub-délirant,<br />

lié à ce handicap. Le suj<strong>et</strong> ayant là, conscience de sa régression. Ici aussi,<br />

des phénomènes de surcompensation, ayant à voir avec la résilience, sont<br />

statistiquement à attendre. Ils ne se constituent pas en un faux self mais<br />

plutôt en un néo self (renaissance !). Certains individus, indépendamment<br />

de la qualité objective de l’accompagnement parental ou thérapeutique,<br />

peuvent m<strong>et</strong>tre entre eux <strong>et</strong> le monde, de façon compensatrice,<br />

voire protectrice, un réel talent (cf.lefilmRain man) ½ .<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

La transplantation d’organe :<br />

un traumatisme narcissique expérimental<br />

La greffe d’organe (Consoli, Bedrossian, 1979) est à prendre en considération<br />

comme un life event significatif, à composante déstabilisatrice,<br />

sinon traumatique, dans la trajectoire vitale d’un individu. En tant que<br />

telle, elle adm<strong>et</strong> des contre-indications formelles, dont les états-limites<br />

de la personnalité <strong>et</strong> leurs aménagements constituent la plus grande<br />

partie. Psychoses actives <strong>et</strong> débilités intellectuelles, pouvant favoriser<br />

1. Rain man : film de Barry Levinson, États-Unis, 1988.


78 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

une non-compliance préjudiciable aux soins, résument les autres contreindications<br />

aux greffes. Pour un suj<strong>et</strong> apparemment indemne de tels antécédents<br />

mais fatalement déstabilisé par l’expérience de maladie inexorable,<br />

<strong>et</strong> la réduction progressive de ses possibilités existentielles, il<br />

faut tenir compte du fait que la transplantation, même réussie, peut<br />

induire des remaniements intrapsychiques considérables, au niveau du<br />

moi (Castelnuovo-Tedesco, 1973).<br />

Dans les suites de transplantation on peut observer classiquement<br />

(Leon, Baudin, Consoli, 1990) :<br />

1. Des troubles anxieux, <strong>et</strong> ceci d’autant plus que l’intervention présente<br />

des complications, nécessite un lourd traitement médicamenteux ou<br />

provoque des douleurs (Penn, Bunch, 1971).<br />

2. Des troubles thymiques (avec ou sans antécédent de ce type), pouvant<br />

s’accompagner d’un vécu de persécution ou de désillusion car toute<br />

greffe, en tant qu’ajout, active paradoxalement un travail sur la perte.<br />

Le greffé doit parfois accomplir le deuil d’une dysfonction corporelle<br />

<strong>et</strong> le deuil d’un organe malade qui, par leurs défaillances même,<br />

avaient longtemps vectorisé sa vie. Il doit en outre faire celui du<br />

donneur anonyme <strong>et</strong> métaboliser, en très peu de temps, l’évènement<br />

clef <strong>et</strong> inconsciemment culpabilisant que constitue la mort préalable<br />

du donneur (mort souvent secrètement <strong>et</strong> impersonnellement espérée,<br />

mort survenue qui débloque une autre vie). Le greffé ressent parfois le<br />

besoin de savoir qui est en quelque sorte « mort pour lui », donc un peu<br />

à cause de lui, de savoir de qui il est redevable. Il y a un télescopage<br />

fantasmatique d’identité favorisé par c<strong>et</strong> entrecroisement de destinés<br />

dramatiques. Dans ce cadre, d’autant plus que l’organe salvateur sera<br />

un organe « dit noble » (cœur), le greffé peut avoir des difficultés à<br />

ne pas incorporer psychiquement une partie de l’identité, réelle <strong>et</strong><br />

fantasmée du donneur ou de l’organe. Clint Hallam, transplanté de<br />

la main en 1998, décrit comme préalablement fragile du point de<br />

vue psychique, mais non récusé car l’occasion scientifique était trop<br />

belle, avait si mal supporté ce remaniement identitaire majeur <strong>et</strong> le<br />

traitement anti-rej<strong>et</strong> qu’il imposa par la suite à son chirurgien qu’il<br />

l’amputât de sa main greffée. Il s’agit aussi de dépasser, dans une certaine<br />

mesure <strong>et</strong> non-contradictoirement le statut de malade, de victime,<br />

afin d’accéder au statut jamais expérimenté de survivant, voire de suj<strong>et</strong><br />

« ayant profité de la mort de ». Le patient doit faire le deuil de relations<br />

privilégiées, longues <strong>et</strong> émotionnellement chargées, anaclitiques, avec<br />

les équipes médicales l’ayant pris en charge tout au long de l’évolution<br />

de sa maladie <strong>et</strong> de l’insuffisance ainsi brusquement palliée. C<strong>et</strong>te<br />

difficulté a un peu à voir avec le syndrome de Münchausen, dans la<br />

mesure où la réussite de la greffe confirme la toute puissance médicale<br />

à travers la situation de dépendance, extrême <strong>et</strong> complexe, du malade.<br />

La greffe réussie, le malade se r<strong>et</strong>rouve soumis au risque de perdre le<br />

pouvoir compensatoire qu’il avait, de m<strong>et</strong>tre le médecin en échec.


LES SITUATIONS EXPÉRIMENTALES DE TRAUMATISME NARCISSIQUE 79<br />

3. Des épisodes confusionnels, souvent liés aux eff<strong>et</strong>s de l’anesthésique,<br />

des corticoïdes <strong>et</strong> autres immunosuppresseurs.<br />

4. Des épisodes psychotiques aigus, polymorphes. La thématique délirante<br />

(déni de la greffe), le vécu persécutif, la dissociation anxiogène<br />

dans sa dimension psychique ou corporelle signent le rapport de c<strong>et</strong>te<br />

décompensation avec le traumatisme identitaire induit par la greffe<br />

d’organe. Le transplanté est condamné à intégrer ce nouvel élément<br />

dans son moi, tout en sauvegardant une continuité narcissique minimale.<br />

Si celui-ci est préalablement clivé ou lacunaire, il aura du mal à<br />

trouver du sens (Viederman, 1974), ce qui est l’occasion de régresser<br />

sur des positions défensives archaïques (déni, projection, clivage),<br />

voire d’exploser : dépression anaclitique.<br />

On a décrit (Leon <strong>et</strong> al., 1990) des réactions psychologiques propres<br />

à chacun des stades d’un processus de transplantation d’organe (proposition<br />

de transplantation, bilan pré-transplantation, attente anxieuse de l’organe,<br />

greffe, convalescence <strong>et</strong> suites, rej<strong>et</strong> éventuel, sortie de l’hôpital).<br />

Ce qui est important, c’est qu’à chacune de ces étapes, la question de la<br />

survie se pose, comme celle du sens de la vie, à travers c<strong>et</strong>te renaissance<br />

réparatrice. Renaître pourquoi, pour qui, avec quoi, sans quoi ?<br />

Si les suj<strong>et</strong>s transplantés sont rarement des individus borderlines, de<br />

par la sélection préalable, les remaniements psychiques occasionnés par<br />

c<strong>et</strong>te expérience exceptionnelle constituent une sorte de mise en situation<br />

expérimentale de fragilisation narcissique majeure. Nous différentions<br />

délibérément les remaniements identitaires à attendre de ces greffes, qui<br />

sont des actes médicaux validés <strong>et</strong> dont les troubles sont en quelque sorte<br />

les eff<strong>et</strong>s secondaires, de ce que nous avons décrit au suj<strong>et</strong> du body art ou<br />

des greffes à visée esthétique ou sensationnelle (greffe de visage), dont<br />

les troubles ci-avant évoqués seraient des eff<strong>et</strong>s primaires.


PARTIE 2<br />

L’ÉTAT-LIMITE<br />

DE LA PERSONNALITÉ<br />

DÉTERMINE LA CLINIQUE


Chapitre 6<br />

LES AMÉNAGEMENTS<br />

COMME SUPPORTS DE LA<br />

CLINIQUE DU QUOTIDIEN<br />

PRÉLIMINAIRES<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Nous allons procéder ici à une description non exhaustive de ces aménagements,<br />

volontairement limitée à leurs implications avec la dimension<br />

narcissique post-traumatique des organisations limites de la personnalité<br />

qui en sont le socle lathoménologique – sous-jacent <strong>et</strong> nécessaire.<br />

Il apparaît licite de s’interroger sur le fait qu’à partir d’une telle<br />

organisation basale de la personnalité (qui sans être unique présente une<br />

certaine logique structurelle), des aménagements aussi divers peuvent<br />

se concevoir <strong>et</strong> se disperser en une nébuleuse socioclinique que les<br />

praticiens rattachent difficilement à une problématique sous-jacente commune.<br />

C<strong>et</strong>te conceptualisation heurtait déjà les classifications dérivées de<br />

cohérences psychodynamiques classiques, opposant névrose <strong>et</strong> psychose,<br />

adm<strong>et</strong>tant la perversion comme marginale ou antinomique (« la perversion<br />

comme négatif de la névrose »). Elle s’oppose aujourd’hui aux<br />

systèmes classificatoires contemporains se voulant détachés de la psychodynamique,<br />

astructuraux, athéoriques (DSM-IV) <strong>et</strong> qui se r<strong>et</strong>rouvent<br />

morcelées par leur logique axiale.<br />

Ces derniers aboutissent – c’est peut-être l’une des raisons de leur<br />

succès – à isoler un item clinique de ses corrélations avec l’histoire<br />

personnelle d’un individu (psychogenèse) <strong>et</strong> le contexte complexe dans


84 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

lequel le désordre psychocomportemental s’est installé. Mais c<strong>et</strong>te apparente<br />

simplification logistique l’individualise par rapport à l’efficacité<br />

supposée d’une classe moléculaire sur c<strong>et</strong>te cible précirconscrite. Tout<br />

se passe comme si on dessinait la cible a posteriori autour de l’impact.<br />

La troisième voie structurale, nous l’avons montré, n’est pourtant pas<br />

qu’un « fourre-tout » commode, elle renvoie à des life events <strong>et</strong> à une<br />

chrono-logique psychogénétique stéréotypée. La variabilité des aménagements<br />

amène à s’interroger sur le fait qu’interviennent des déterminants<br />

supplémentaires. Ces déterminants peuvent être listés à partir de<br />

critères statistiques.<br />

– Le sexe agit en tant que composante génétique incontournable <strong>et</strong> il<br />

induit sans doute le formatage différent, en fonction du sexe de la<br />

personne, des rétroactions de la société sur un comportement : la<br />

psychopathie apparaît l’apanage des hommes, ne serait-ce que parce<br />

qu’elle n’est pas reconnue comme telle chez la femme ou bien parce<br />

qu’elle s’exprime différemment chez l’homme <strong>et</strong> chez la femme. Les<br />

serial killers sont exceptionnellement des femmes, la pédophilie féminine<br />

apparaît inconcevable encore de nos jours car m<strong>et</strong>tant trop en<br />

cause l’idéal sociofantasmatique de la relation mère/enfant ; il y a<br />

traditionnellement plus d’hommes que de femmes en prison <strong>et</strong> les<br />

motifs d’incarcération dessinent une discrimination sexiste, comme s’il<br />

fallait encore vraiment en faire beaucoup pour aller en prison lorsqu’on<br />

est femme ou comme si l’incarcération apparaissait être la sanction<br />

naturelle concernant un homme.<br />

– L’éducation, refl<strong>et</strong> des attentes parentales puis sociales, est différente<br />

selon les sexes. Les modes transactionnels familiaux placent chacun<br />

des éléments du système dans un statut <strong>et</strong> un rôle dont il est parfois<br />

difficile de soupçonner les tenants <strong>et</strong> aboutissants intimes, <strong>et</strong> encore<br />

plus de les modifier.<br />

– La position des enfants <strong>et</strong> leur signification polymorphe dans la configuration<br />

familiale plurigénérationnelle sont également un facteur, parfois<br />

traumatogène à lui tout seul, de différentiation dans les aménagements.<br />

C’est désormais un classique des manuels d’éducation <strong>et</strong> de<br />

pédagogie. Dans une perspective systémique, on a pu dire qu’il fallait<br />

trois générations pour faire un psychotique ! Combien en faut-il pour<br />

faire un psychopathe, un pervers, un dealer, unescrocouunserial<br />

killer ?<br />

– Le poids des déterminants biologiques reste à définir à sa juste<br />

valeur dans la diversification symptomatique des aménagements<br />

économiques des organisations limites de la personnalité (Kandel,<br />

2002). Nous avons vu que longtemps la schizophrénie fut appréhendée<br />

dans une perspective exclusivement psychodynamique. Ce fut<br />

l’époque de la culpabilisation de la mère – stigmatisée par les<br />

psychiatres comme abusive, trop fusionnelle – puis du père – trop<br />

absent, incapable de fixer des limites – de la famille comme système


LES AMÉNAGEMENTS COMME SUPPORTS DE LA CLINIQUE DU QUOTIDIEN 85<br />

aliénant à détruire – le patient en était le symptôme – ou de la société –<br />

l’épopée antipsychiatrique <strong>et</strong> la politichiatrie de F. Basaglia (Basaglia,<br />

1976).<br />

On adm<strong>et</strong> aujourd’hui une origine polyfactorielle à la schizophrénie<br />

tandis que les progrès technologiques apportent, chaque jour, leurs<br />

lots d’hypothèses neurophysiopathologiques <strong>et</strong> de modèles lathoménologiques<br />

qui repoussent, toujours plus, la schizophrénie dans le champ<br />

neuropsychiatrique. En ce sens, nous l’avons vu, les personnalités limites<br />

<strong>et</strong> leurs aménagements seraient, par leur origine exclusivement psychodéterminée<br />

selon les hypothèses actuelles, une exception conceptuelle<br />

aujourd’hui subversive.<br />

AMÉNAGEMENTS CARACTÉRIELS<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Le caractère est ordinairement défini (Diatkine, 1967) comme l’ensemble<br />

des modes relationnels de l’individu avec ce qui l’entoure dans<br />

une perspective qui donne à chacun son originalité.<br />

En tant que structure mentale, il est la donnée stable de l’individu<br />

après sa fixation par le passage de certaines étapes, organisateurs au<br />

sens de R. Spitz (1966). Le caractère est l’une des modalités perceptibles<br />

d’aménagement économique de la structure en tant que mode opératoire<br />

adaptatif. Il est visible <strong>et</strong> en cela partiellement traducteur de la structure<br />

psychique sous-jacente. La pathologie caractérielle est une éventualité<br />

clinique finalement exceptionnelle rendant compte de la résultante émergeante<br />

de l’échec des aménagements économiques auxquels s’ajoutent<br />

des interactions éventuellement exogènes, contextuelles.<br />

Le caractère est en quelque sorte l’aménagement tampon entre la structure<br />

<strong>et</strong> l’éventuelle pathologie. En pratique, seuls quelques traits d’un<br />

aménagement du caractère peuvent apparaître, se combinant à d’autres<br />

traits. Un caractère harmonieux (idéal), tout théorique, laisserait cohabiter<br />

de façon fluide des traits appartenant à tous les types répertoriés<br />

de caractères. Par conséquent, la pathologie psychique des suj<strong>et</strong>s borderlines<br />

peut n’être qu’une pathologie du caractère (caractéropathie) par<br />

grossissement ou prégnance d’un trait caractériel, par exemple de type<br />

obsessionnel, ou être une pathologie distincte, connexe, éventuellement<br />

non psychogène.<br />

Le tempérament (génético-dépendant) <strong>et</strong> la disposition caractérielle<br />

de base d’un individu apparaissent néanmoins peu accessibles au changement<br />

radical même si les déterminants caractériels sont, pour partie,<br />

culturels ou éducationnels (de l’accommodation à l’assimilation piag<strong>et</strong>ienne),<br />

donc eux aussi psychogénétiques. Leur expression est sous la<br />

dépendance étroite de la qualité de l’équipement psycho-intellectuel du<br />

suj<strong>et</strong> : c’est la dialectique entre l’inné <strong>et</strong> l’acquis.


86 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

Tout au plus, le suj<strong>et</strong> peut-il prendre un jour conscience de la prévalence<br />

de certains traits de son tempérament ou de son caractère (psychotique,<br />

névrotique ou pervers) au décours d’une psychothérapie, les<br />

intégrer, sans culpabiliser outre mesure, à son histoire personnelle ou à<br />

son éducation, les contrôler relativement ou les accepter dans certains de<br />

leurs dérapages, c’est-à-dire, vivre avec.<br />

Le pervers constitutionnel, lui, malgré tout ce que la réalité lui renverra,<br />

continuera à réussir à cliver efficacement son fonctionnement,<br />

sans culpabilisation mobilisatrice ; chez lui, la psychothérapie ne peut<br />

être intégrative. Il persistera à demander à son entourage de changer<br />

pour que, lui, puisse rester le même. C’est la raison de l’échec fréquent<br />

des démarches psychothérapiques chez des suj<strong>et</strong>s qui sont réellement de<br />

structure psychique perverse.<br />

Relativement peu accessible, la personnalité de base, infrastructure,<br />

reste la cible privilégiée des dispositifs préventifs (prévention d’un<br />

traumatisme désorganisateur), voire potentiellement curatifs si une<br />

relation d’aide de qualité s’établit lors des périodes critiques (prè-Œdipe„<br />

puberté). Dans ces périodes, la réactivation libidinale peut rendre la<br />

personnalité plus plastique ou plus poreuse à des influences exogènes.<br />

La notion de psychorigidité (opposée à celle de psychoplasticité) illustre<br />

une coagulation péjorative du fonctionnement psychique d’un suj<strong>et</strong><br />

braqué sur quelques traits modalitaires de son caractère <strong>et</strong> de son<br />

être-en-relation.<br />

La cure psychothérapique ne changera ni le caractère ni la personnalité,<br />

il ne faut pas se leurrer. Tout au plus, conférera-t-elle un regain de<br />

souplesse adaptative entre les instances qui suffit, parfois, de surcroît,<br />

comme disait S. Freud, à débloquer une existence ou à apaiser des<br />

tensions interpersonnelles.<br />

La bipolarisation inversible de son fonctionnement caractérise le suj<strong>et</strong><br />

borderline.<br />

Dans la sphère thymique, cela peut aller jusqu’à la cyclothymie<br />

maniaco-dépressive, <strong>et</strong> la composante biologique, maintenant avérée de<br />

certaines affections maniaco-dépressives, traduit, à sa façon, l’inscription<br />

dans le réel de fonctionnements psychiques. À une échelle temporelle<br />

plus courte, les étonnants virages de l’humeur que l’on peut constater<br />

chez les suj<strong>et</strong>s borderlines illustrent c<strong>et</strong>te potentialité d’inversion de<br />

polarité.<br />

Les sphères caractérielles sont également concernées (cela va<br />

du simple caractère « soupe au lait » aux crises caractérielles<br />

incontrôlables). À un degré supplémentaire, la volition peut être<br />

concernée. Dans les cas sévères, c<strong>et</strong>te bipolarisation réversible<br />

semble pouvoir se gripper, ce qui entraîne la possible simultanéité<br />

d’affects contradictoires ou les désordres psychocomportementaux que<br />

l’on r<strong>et</strong>rouve dans l’ambivalence, signe cardinal de la dissociation<br />

psychotique.


LES AMÉNAGEMENTS COMME SUPPORTS DE LA CLINIQUE DU QUOTIDIEN 87<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Tous les caractères ne renvoient pas aux troubles borderlines de la<br />

personnalité.<br />

Il existe des caractères névrotiques typiques (hystériques, obsessionnels),<br />

prédéterminés par un primat du génital <strong>et</strong> un accès au symbolique<br />

signant la résolution normale de l’Œdipe. L’expression outrancière de<br />

certains de ces traits peut néanmoins être gênante pour l’entourage <strong>et</strong><br />

le suj<strong>et</strong> : scatologie habituelle, collectionnisme, méticulosité tournant à<br />

l’obsession, obséquiosité pour l’analité, par exemple, suggestibilité <strong>et</strong><br />

histrionisme pour l’hystérie. Classiquement, un suj<strong>et</strong> de caractère <strong>et</strong> de<br />

personnalité névrotique, s’il venait à décompenser, présenterait ce qui est<br />

identifié par la psychanalyse comme une névrose.<br />

Certains de ces traits névrotiques peuvent nuancer <strong>et</strong> affadir<br />

une caractéropathie borderline, ou la masquer un temps, mais ce<br />

phénomène doit être appréhendé comme distinct d’un aménagement<br />

pseudo-névrotique borderline. Les traits de caractère psychotique,<br />

s’ils sont paranoïaques, sont dominés par les mécanismes défensifs<br />

traditionnellement invoqués dans les psychoses de ce type, vis-à-vis<br />

de l’homosexualité latente ou sous-jacente : identification projective,<br />

vécu persécutoire, quérulence sthénique de la justice sont, entre<br />

autres, r<strong>et</strong>rouvés à l’œuvre dans les psychoses paranoïaques <strong>et</strong><br />

contribuent à la dangerosité de ces patients. Les traits de caractère<br />

schizophréniquesrenvoient à des difficultés relationnelles chroniques<br />

chez un individu mal adapté à son monde. Ces difficultés sont faites<br />

d’inhibition ambivalente, de bizarrerie relationnelle, de froideur<br />

paradoxale, d’imprévisibilité hermétique.<br />

Selon leur intensité <strong>et</strong> leur conséquence négative sur l’existence du<br />

suj<strong>et</strong>, ils peuvent n’être que des traits de caractère ou s’inscrire dans un<br />

véritable syndrome dissociatif latent éventuellement combiné à d’autres<br />

syndromes psychotiques pour s’agencer en une forme de psychose schizophrénique<br />

blanche.<br />

Les caractères psychotiques sont interprétés par la psychogénétique<br />

comme prédéterminés par des carences affectives hyperprécoces, ce qui<br />

interdit au suj<strong>et</strong> de fonctionner sous le primat de génital. En cas de<br />

décompensation, <strong>et</strong> nous savons qu’il existe un continuum entre traits<br />

de personnalité <strong>et</strong> maladie psychotique, le tableau clinique pathologique<br />

sera celui d’une psychose. Là encore, des traits psychotiques, s’ils<br />

demeurent dans ce registre <strong>et</strong> s’intriquent avec un positionnement caractériel<br />

narcissique borderline, peuvent faire errer le diagnostic, évoquer<br />

un diagnostic de prépsychose, de psychose a minima ou de dépression<br />

atypique. C’est la finesse de l’approche structurale qui déterminera en<br />

partie, sinon le pronostic qui reste réservé, du moins la stratégie thérapeutique.<br />

Celle-ci sera combinatoire à doses spécifiques de traitements antidépresseurs<br />

<strong>et</strong> antipsychotiques, d’abords psychothérapiques adaptés,<br />

éventuellement médiatisés ou assouplis pour contourner les résistances<br />

<strong>et</strong> réaménager le narcissisme.


88 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

Il existe d’autres modalités caractérielles : le caractère épileptique,<br />

avec glischroïdie (perséveration idéique, adhésivité <strong>et</strong> explosibilité), les<br />

caractères psychosomatiques, allergiques (se rapprocher de l’obj<strong>et</strong> jusqu’à<br />

se confondre avec lui selon P. Marty, 1958), migraineux ou hypochondriaques.<br />

Là encore, c’est la distribution nuancée <strong>et</strong> peu mobilisable<br />

des traits de caractère qui déterminera la caractéristique (c’est le terme<br />

tautologique !) mentale d’un individu, en fera un être totalement original,<br />

perçu comme sympathique ou antipathique dans la mesure où ces traits se<br />

montreront adaptés, car complémentaires <strong>et</strong> agonistes, de ceux des suj<strong>et</strong>s<br />

formant son cercle relationnel.<br />

Les états-limites de la personnalité peuvent donner lieu à des aménagements<br />

(utilisant le vocabulaire des autres personnalités, névrotiques ou<br />

épileptiques, par exemple) qui sont des ramifications du tronc commun<br />

borderline, ceux-ci pouvant donner le change avec des caractéropathies<br />

névrotiques ou psychotiques. Le suffixe pseudo les différentie, montrant<br />

qu’ils ne sont « qu’à l’image de » <strong>et</strong> doivent être rapportés aux troubles<br />

sous-jacents de la personnalité.<br />

Nous sommes dans le domaine des traits caractériels, composantes<br />

de la personnalité apparente globale d’un suj<strong>et</strong>. Aucun individu heureusement,<br />

même borderline, n’entre dans le cadre strict d’un seul de ces<br />

aménagements. Il est pourtant intéressant de repérer ces particularismes<br />

caractériels car ils sont à la base de nombreuses difficultés relationnelles<br />

<strong>et</strong> contre-transférentielles pour le thérapeute. C’est le plus souvent leur<br />

entourage qui consulte, souffrant de leurs agissements. Il importe alors de<br />

percevoir ces traits caractériels comme les aménagements défensifs d’une<br />

personnalité sous-jacente fragilisée <strong>et</strong>, donc, elle-même en souffrance. Ce<br />

qui pouvait apparaître comme inné, transmis, – « il est comme son père »<br />

– s’impose alors comme acquis à l’identique, ce qui évoque aussi une<br />

problématique de répétition. Ceci est à considérer dans un but préventif.<br />

LE SUJET BORDERLINE ET SON ENTOURAGE<br />

Le démembrement nosographique <strong>et</strong> l’expérience clinique ont permis<br />

de distinguer plusieurs grands types de personnalité caractérielle :<br />

pseudo-névroses, pseudo-psychoses <strong>et</strong> pseudo-perversions de caractère,<br />

caractère masochiste.<br />

Les personnalités dites « pseudo-névroses de caractère »<br />

Elles sont souvent décrites comme hyperactives, voulant dominer à<br />

tout prix leur entourage familial ou professionnel. Elles semblent ne pas<br />

supporter de tout maîtriser à tout moment. Elles le font en utilisant des<br />

moyens d’apparence « nobles », proches de la sublimation névrotique,<br />

faisant preuve en public de compassion activiste mais elles peuvent user<br />

également, si besoin, d’artifices moins glorieux : menaces, colère, usage<br />

de la force dans l’intimité. Tout cela relève du faux self, de la séduction,


LES AMÉNAGEMENTS COMME SUPPORTS DE LA CLINIQUE DU QUOTIDIEN 89<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

reste superficiellement inscrit dans leur personnalité <strong>et</strong> manque d’authenticité.<br />

Ceci transparaît au fur <strong>et</strong> à mesure que les relations à autrui sont<br />

amenées à se prolonger, donc à s’affiner <strong>et</strong> à ne plus être basées sur<br />

la superficialité <strong>et</strong> les faux-semblants. En ce sens, le suj<strong>et</strong> porteur de<br />

tels traits caractériels est amené à toujours garder une certaine distance<br />

avec autrui ou bien à rompre brutalement une relation devenant par trop<br />

intime, donc dangereuse, puisque capable de le m<strong>et</strong>tre face à ses insuffisances.<br />

Ce comportement n’est pas toujours compris par l’entourage. Les<br />

ruptures relationnelles itératives, véritables fuites devant la réalité, sont<br />

un bon critère de diagnostic. C<strong>et</strong>te inauthenticité <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te fragilité relationnelle,<br />

facilement perçue par l’entourage, biaisant leurs relations à autrui,<br />

sont sources d’insatisfactions, de sautes d’humeur <strong>et</strong> d’imprévisibilités.<br />

Certains individus mènent de front plusieurs relations sentimentales ou<br />

fréquentent plusieurs groupes en prenant soin de compartimenter leur<br />

monde. Cela leur perm<strong>et</strong> de ne pas avoir à s’investir complètement <strong>et</strong><br />

de pouvoir toujours préserver un jardin secr<strong>et</strong> (qui en fait est un désert !),<br />

d’user à l’occasion de mythomanie. En milieu familial, ces suj<strong>et</strong>s sont<br />

vécus comme des tyrans domestiques, capables de comportement diamétralement<br />

opposés selon qu’ils sont en famille ou « à l’extérieur ». C<strong>et</strong>te<br />

dualité comportementale peut se voir improprement conçue comme relevant<br />

de personnalités multiples. Là encore, ces comportements masquent<br />

une inauthenticité foncière <strong>et</strong> traduisent le besoin de ces individus de se<br />

préserver d’une mésestime de soi ; c’est bien de carence narcissique qu’il<br />

s’agit.<br />

Dotés de capacités de fantasmatisation faibles, habités d’une sexualité<br />

frustre <strong>et</strong> peu satisfaisante pour eux, plus ou moins compensée par<br />

l’alcool ou des comportements sexuels palliatifs, ils consultent rarement,<br />

sauf lorsqu’ils « craquent » <strong>et</strong> cela peut se faire sous forme de dépression<br />

anaclitique. Ils sont également amenés à consulter à l’occasion de<br />

complications neuropsychiatriques de leur alcoolisme. À ce moment, la<br />

profondeur du vide émotionnel <strong>et</strong> l’ennui de leur existence éclatent au<br />

grand jour. On est déjà dans la dépression anaclitique <strong>et</strong> celle-ci remonte<br />

souvent à l’adolescence.<br />

Les suj<strong>et</strong>s dits « pseudo-psychoses de caractère »<br />

Ils montrent, classiquement, des difficultés pour évaluer correctement<br />

la réalité. Ils peuvent en venir à dénier le réel si celui-ci ne correspond<br />

pas à leurs attentes, ce qui est, à force de rupture, de nature à fragiliser<br />

leur insertion sociale à les isoler dans une misanthropie défensive : En<br />

fait, ce ne sont pas les humains qu’ils détestent, c’est eux. En outre des<br />

mécanismes défensifs archaïques, à type de projection vers l’extérieur de<br />

tout élément dissonant dans leur conception du monde leur perm<strong>et</strong>tent de<br />

trouver facilement un « bouc émissaire » en cas de conflit avec la réalité.


90 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

En dépit de ces fragilités, certains d’entre eux, se voulant des hommes<br />

d’action, peuvent développer un ascendant trouble sur leurs proches, ils<br />

sont « taxés de fou par leurs adversaires, de génie par leurs adeptes ».<br />

S’ils sont intelligents <strong>et</strong> suffisamment manipulateurs, on les r<strong>et</strong>rouve<br />

parfois à la tête d’une secte ou d’un mouvement de masse. A. Miller,<br />

psychanalyste, a r<strong>et</strong>rouvé dans l’enfance de quelques-uns des chefs historiques<br />

du troisième Reich nazi, notamment Hitler (Miller, 1983), des<br />

éléments douloureux, de nature traumatique, pouvant aboutir à la notion<br />

d’enfant détruit, dont l’accumulation <strong>et</strong> la combinaison sont susceptibles<br />

d’avoir engendré un adulte destructeur « pseudo-psychose de caractère ».<br />

L’enfance de ces dirigeants, située au cœur de la Prusse rurale ou de la<br />

Bavière de la fin du XIX <br />

siècle, n’était sans doute pas un modèle d’ouverture<br />

<strong>et</strong> de tolérance, l’autoritarisme parental <strong>et</strong> la rigidité relationnelle<br />

prônée par une société cadenassée laissant peu de place à l’expression<br />

d’un désir enfantin y étaient sans doute de mise.<br />

Il ne s’agit naturellement pas, à travers cela, d’exonérer par leur<br />

histoire les dirigeants nazis de leurs responsabilités personnelles dans<br />

l’avènement d’un régime politique tragique (le nazisme). Ce régime était<br />

à leur image, caricaturalement manipulateur de narcissisme collectif.<br />

Il s’apparentait, par certains de ses traits, à un délire collectif ou à<br />

un mouvement sectaire à grande échelle, en ce sens qu’il cultivait, à<br />

l’échelle d’une nation, le déni du réel, la quête narcissique <strong>et</strong> qu’il usait<br />

de mécanismes de projection sur autrui de tous les maux de la terre<br />

(Bourgeois, 2002).<br />

On r<strong>et</strong>rouve naturellement de tels suj<strong>et</strong>s, à notre époque, ils sont<br />

non-demandeurs de soins pour la plupart, car ils restent incapables de<br />

concevoir leur fragilité intrinsèque <strong>et</strong> l’implication de celle-ci dans leurs<br />

échecs puisqu’ils sont en position, eux aussi, de proj<strong>et</strong>er sur autrui la<br />

cause de leurs maux <strong>et</strong> de leurs désillusions vitales. Comme chez les<br />

vrais pervers, on ne r<strong>et</strong>rouve pas de culpabilité, pas de souffrance morale<br />

tant que le faux self , individuel ou groupal s’ils arrivent à en bâtir un, fait<br />

son office. Mais si celui-ci vient à se fissurer, ou à manquer d’épaisseur,<br />

ils plongent dans la dépression anaclitique. Le risque suicidaire est alors<br />

majeur.<br />

Les gourous de secte, qui sont en plus de grands manipulateurs <strong>et</strong> de<br />

grands séducteurs, présentent fréquemment des traits caractériels de ce<br />

type.<br />

Dans une perspective victimologique, on peut postuler que ces<br />

« guides » sont complémentaires de leurs adeptes, ce qui soude un<br />

dysfonctionnement systémique solide qui, s’il est patent aux yeux de<br />

l’observateur neutre, reste inabordable <strong>et</strong> incommunicable aux adeptes<br />

jusqu’à ce que la réalité ne les rattrape, eux aussi, un jour. Comme<br />

l’enfant crée sa mère en tant que mère, c’est l’adepte qui fait le gourou.<br />

Nous avons évoqué (cf. supra) la possibilité de suppléance narcissique<br />

des adeptes par l’instauration d’un moi cicatriciel groupal plus ou moins


LES AMÉNAGEMENTS COMME SUPPORTS DE LA CLINIQUE DU QUOTIDIEN 91<br />

issu du faux self du leader, ce dernier pouvant se nourrir <strong>et</strong> se conforter<br />

de l’illusion groupale, voire d’une fusion mythique.<br />

« Pseudo-perversions de caractère »<br />

Certains suj<strong>et</strong>s sont considérés comme des « p<strong>et</strong>its paranoïaques »,<br />

tant ils sont agressifs a minima, dérisoirement ce qui en est parfois<br />

pitoyable, mais de manière répétée. Ils veulent être respectés <strong>et</strong> aimés à<br />

tout prix, quitte à ne respecter <strong>et</strong> n’aimer personne, ce qui renvoie à leur<br />

faille narcissique profonde. Là encore, on ne r<strong>et</strong>rouve pas de culpabilité<br />

<strong>et</strong> la souffrance psychique n’est pas facilement avouée, sauf lorsqu’ils<br />

plongent dans un état dépressif anaclitique. Par la souffrance psychique<br />

potentielle qui ne parvient jamais à trouver une issue « par le haut »,<br />

(c’est-à-dire par l’émergence d’un délire dont la thématique mégalomaniaque<br />

pourrait les combler, par leur lucidité face à leurs passages à<br />

l’acte, par la sensibilité relative des troubles à l’interprétation <strong>et</strong> par leur<br />

évolution), ces organisations psychiques se démarquent de la psychose<br />

mais parfois le diagnostic n’est que rétrospectif.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Les traits de caractère masochiste moral<br />

(syndrome de Prométhée ½ )<br />

Certains individus sont portésà se m<strong>et</strong>tre en avant dans des conflits,<br />

non pas simplement pour se faire valoir, encore que c<strong>et</strong>te dimension<br />

égotique existe, mais en se conduisant, souvent, comme le porte-parole<br />

exalté du groupe dans lequel ils se fondent <strong>et</strong> avec qui ils fusionnent.<br />

Ils montent systématiquement au créneau face aux injustices, réelles ou<br />

supposées, faites à ce groupe dont ils se considèrent comme l’émanation<br />

émotionnelle <strong>et</strong> la conscience, plus que comme l’un des simples<br />

membres. Ils s’opposent pseudo-symétriquement – avec une hypervigilance<br />

à l’injustice <strong>et</strong> une virulence pointilleuse souvent pertinente –<br />

car le combat est perdu d’avance, à une autorité ainsi contestée dans sa<br />

légitimité. Ils peuvent passer de groupe en groupe tout en conservant ce<br />

fonctionnement.<br />

Tout se passe comme si, plongé dans un mythe fusionnel avec<br />

le groupe, ils se sentaient concernés par les intérêts de chacun en<br />

s’appropriant personnellement une dynamique revendicative collective<br />

qui devrait, en principe, être partagée énergétiquement (jusque dans<br />

les risques à s’opposer à l’autorité), dans une dimension collégiale, par<br />

l’ensemble du groupe. Ils se comportent comme s’ils en étaient la voix<br />

autorisée de la conscience du juste. Dans une perspective systémique,<br />

1. Selon la légende, Prométhée répara, à ses dépens, l’injustice faite aux hommes par<br />

l’égoïsme des dieux de l’Olympe alors qu’il n’était pas vraiment l’un d’eux, car fils de<br />

titans. Il le paya cher <strong>et</strong> son supplice éternel, non sexué dans son protocole, qui le voit<br />

enchaîné au rocher minéral <strong>et</strong> partiellement dévoré par le bec phallique mais tout aussi<br />

minéral d’un aigle, reste le prototype du fantasme masochiste.


92 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

le groupe les utilise souvent, les manipule, parfois, dans leur penchant.<br />

Ils sont les « contestataires de services », les rebelles inévitables dont<br />

chaque autorité doit tenir compte lorsqu’émergent des processus de<br />

négociation conflictuelle. On constate que chaque groupe en situation de<br />

conflit sécrète son Prométhée <strong>et</strong> que les rôles sont très vite répartis dans<br />

la dynamique groupale. Socialement sublimée dans le politique ou le<br />

syndicalisme mais repérable dans toutes les catégories groupales, c<strong>et</strong>te<br />

prise de risque individuelle, chronique <strong>et</strong> para-sacrificielle confère au<br />

suj<strong>et</strong> un statut relativement privilégié au sein du groupe. Ce statut est<br />

narcissiquement très « comblant » mais il peut être risqué du point de vue<br />

social. Le suj<strong>et</strong> est victime/vainqueur du conflit <strong>et</strong> il se voit, en quelque<br />

sorte, sanctifié par son rôle. La prise en charge de suj<strong>et</strong>s consultant<br />

en tant que victime de harcèlement professionnel doit tenir compte<br />

de c<strong>et</strong>te dimension car si le contexte socio-économique actuel durcit<br />

incontestablement les relations dans l’entreprise, le positionnement<br />

prométhéen inconscient de certains les expose considérablement.<br />

Le masochisme moral, dit féminin (au sens de S. Freud), est une<br />

dimension caractérielle relationnelle proche du syndrome de Prométhée,<br />

r<strong>et</strong>rouvée en dynamique des microgroupes ou dans la dynamique de<br />

couple. Dans la conjugalité quotidienne qu’il cimente, il fait des ravages.<br />

Par sa psychodépendance anaclitique <strong>et</strong> sa disposition caractérielle à<br />

s’effacer devant les exigences du partenaire qui lui impose, à sa façon,<br />

les impératifs de son moi dominant, certains individus (pas forcément<br />

des femmes) composent, à leur détriment systématique, une mise en<br />

situation complémentaire d’infériorité psychique compliquée parfois de<br />

prolongements physiques dramatiques (violence intraconjugale), sociaux<br />

(harcèlement professionnel, Hirigoyen, 1998) <strong>et</strong>, plus rarement, sexuels<br />

(harcèlement sexuel au travail, violence sexuelle <strong>et</strong> prostitution). Le<br />

masochisme moral peut se compliquer d’un masochisme sexuel dans<br />

lequel la composante masochiste érotique comprenant la fantasmatisation<br />

d’une position humiliante, la contrainte <strong>et</strong> la douleur (algolagnie)<br />

sont mises en acte préférentiellement pour l’obtention d’un plaisir sexuel.<br />

Le masochisme sexuel sort du cadre de ce masochisme moral, hors<br />

comorbidité clinique.<br />

Masochisme érotique <strong>et</strong> masochisme moral, s’ils renvoient tous deux<br />

à la problématique narcissique <strong>et</strong> donc à une infrastructure limite de la<br />

personnalité, sont des aménagements distincts, sans être exclusifs l’un<br />

de l’autre. Le suj<strong>et</strong> masochiste moral ½<br />

se r<strong>et</strong>rouve être le souffre-douleur<br />

habituel <strong>et</strong> presque consentant du groupe, contribuant ainsi à la cohésion<br />

de ce dernier. Il devient la victime toute désignée de fonctionnements<br />

sadiques polymorphes, ce qui réalise le couple sadomasochiste traditionnel<br />

dans lequel le masochiste trouve un statut lui convenant au niveau<br />

1. Le masochiste sexuel exclusif, au contraire maîtrise parfaitement la situation. Il peut<br />

même être dominant du point de vue social.


LES AMÉNAGEMENTS COMME SUPPORTS DE LA CLINIQUE DU QUOTIDIEN 93<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

de son économie psychique. Ce fonctionnement, s’il n’occasionne pas de<br />

dérapage trop voyant ou si n’interfèrent pas des éléments perturbateurs<br />

extérieurs, peut longtemps perdurer <strong>et</strong> se reproduire à l’identique dans<br />

toutes les sphères de l’existence du suj<strong>et</strong>.<br />

Mais heureusement, être de personnalité état-limite n’empêche pas, la<br />

plupart du temps, de mener dans les sphères privées <strong>et</strong> professionnelles<br />

une existence satisfaisante. Cela peut se faire à condition de pouvoir,<br />

toutefois, par le biais d’une approche thérapeutique personnelle, prendre<br />

conscience du fait que certains dysfonctionnements <strong>et</strong> débordements<br />

émotionnels relèvent d’une fragilité relationnelle personnelle <strong>et</strong> non de<br />

la méchanc<strong>et</strong>é exclusive du partenaire. Un minimum de discernement <strong>et</strong><br />

de capacité d’autocritique est nécessaire.<br />

Ceci est naturellement vrai pour toutes formes de personnalité. C’est<br />

dans le contexte de thérapie conjugale ou de médiation familiale ½<br />

que se<br />

dévoileront souvent certains mécanismes de fonctionnement, non pathologiques,<br />

de suj<strong>et</strong>s de structuration borderline de la personnalité. Cela<br />

se fera lorsqu’ils seront devenus suffisamment prégnants pour m<strong>et</strong>tre en<br />

péril le système <strong>et</strong> nécessiter un regard extérieur.<br />

Le plus caractéristique d’entre eux constitue une sorte de « syndrome<br />

de Marx ». Calquant leur modus relationnel sur l’aphorisme de Groucho<br />

Marx : « Je n’accepterai jamais d’être membre d’un club qui m’accepte<br />

comme membre », en raison de leur mauvaise estime de soi, certaines<br />

personnes se montrent tellement persuadées de ne pas mériter d’être<br />

aimées ou respectées qu’elles en viennent à ne pas supporter qu’on leur<br />

montre de l’affection. Toute marque de respect devient insupportable <strong>et</strong><br />

est vécue comme une agression. Si on les aime, c’est qu’on se trompe.<br />

Ces suj<strong>et</strong>s vont inconsciemment tout faire pour pousser leur partenaire<br />

affectif (ou conjugal) à la rupture <strong>et</strong> lorsque celle-ci survient – inévitablement,<br />

car tout être humain a ses limites – cela les confortera dans leur<br />

sentiment de ne pas mériter d’être aimé, élargira un peu plus la faille<br />

narcissique, validera rétrospectivement toutes les situations d’abandon<br />

vécues précédemment. L’abandon – ce qu’ils redoutent le plus – étant<br />

réitéré.<br />

Il est courant de dire que chez un suj<strong>et</strong> état-limite, la constatation de<br />

ses échecs ne l’amène pas à la modestie (comme chez le suj<strong>et</strong> normal),<br />

à la paranoïa (comme chez certains psychotiques), à la dépression ainsi<br />

qu’on pourrait le croire, mais à la rage clastique <strong>et</strong> à la haine. La haine,<br />

établie insidieusement ou éclatant par bouffées, peut devenir leur seul<br />

moteur. Il s’agit par là de détruire ce qui s’oppose à un idéal fantasmé, à<br />

ce rêve inaccessible d’une vie sans aucune frustration – d’une vie avec la<br />

1. Si la thérapie vise à aider le système à changer sans trop de souffrance, <strong>et</strong> ne réfère<br />

pas à la norme exclusive de l’union, la médiation, souvent d’incitation externe (à la<br />

demande d’un juge des affaires familiales par exemple), cherche à aider les partenairesadversaires<br />

dans le concr<strong>et</strong> : du droit de garde des enfants au partage des meubles. Il est<br />

parfois malaisé de rester dans l’un ou l’autre des champs de compétence.


94 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

seule bonne mère ou la seule partie bonne de la mère ? – de c<strong>et</strong> âge d’or<br />

souvent évoqué, ou de c<strong>et</strong>te personne idéalisée jamais rencontrée dans la<br />

réalité « qui me comprenait, elle »...<br />

Pour un suj<strong>et</strong> borderline, si la réalité n’est pas à la hauteur de ses<br />

espérances (<strong>et</strong> elle ne le sera jamais), il faut détruire la réalité. Ce courtcircuit<br />

émotionnel submergeant les capacités intellectuelles constitue la<br />

« crise de nerfs ».<br />

C<strong>et</strong>te disposition qui s’apparente, par certains aspects, à de l’immaturité<br />

affective, est à la base de dysfonctionnements critiques conjugaux.<br />

Ceux-ci sont stéréotypés dans leur déroulement, faits parfois d’escalade<br />

symétrique ou de positionnements complémentaires. La violence verbale<br />

ou physique y a sa place grandissante car le partenaire n’est pas neutre.<br />

C<strong>et</strong>te situation peut entrer en résonance avec sa propre problématique <strong>et</strong><br />

activer des affects non maîtrisés. Il fait inconsciemment ce qui suffit pour<br />

provoquer le clash inévitable (notion de mot gâch<strong>et</strong>te).<br />

Ce clash, par son caractère répétitif, disproportionné <strong>et</strong> décalé, disqualifie<br />

immanquablement son auteur (le suj<strong>et</strong> borderline) dans le couple <strong>et</strong><br />

le confirme, une fois de plus, dans la mauvaise image qu’il a de lui. Il lui<br />

attribue le mauvais rôle ce qui exonérera, en r<strong>et</strong>our, le partenaire de ses<br />

propres responsabilités bien que celui-ci soit, de fait, totalement impliqué<br />

dans le système.<br />

À l’issue du clash, on r<strong>et</strong>rouve cliniquement une phase postcritique de<br />

grande fatigue, d’apaisement pulsionnel <strong>et</strong> de culpabilité intense rétrospective.<br />

Le suj<strong>et</strong> peut s’isoler, s’endormir <strong>et</strong> ne plus se souvenir au réveil<br />

de ce qu’il a dit ou fait. La réalité ne peut plus être reprise, ce qui est<br />

un frein puissant à sa prise de conscience ½ . D’autres fois, l’excitation<br />

psychocomportementale bilatérale <strong>et</strong> les décharges libidinales induites<br />

peuvent se vectoriser, en fin de crise, à travers un rapport sexuel intense,<br />

cautérisant provisoirement le système conjugal mais le verrouillant d’autant<br />

plus. Il arrive même que c<strong>et</strong>te conclusion soit l’un des déterminants<br />

inconscients du déclenchement de la crise par le partenaire. Ceci signe<br />

la composante sadomasochiste de la relation. Une partie de la jouissance<br />

s’installe au prix de la violence <strong>et</strong> de la haine. Les r<strong>et</strong>rouvailles sont le<br />

négatif de l’abandon. Le plaisir de pouvoir apaiser les tensions potentialise<br />

le plaisir à les déclencher.<br />

1. C<strong>et</strong>te amnésie focale post-critique présente des analogies cliniques avec la phase<br />

post-critique des épilepsies. Certains auteurs ont proposé de traiter les suj<strong>et</strong>s borderlines<br />

par des molécules à propriétés anti-épileptiques qui sont aussi actives sur les<br />

dysthymies. Par ailleurs, une relative cyclicité des raptus caractériels <strong>et</strong> une fréquente<br />

corrélation des troubles avec les menstruations font évoquer une composante hormonodépendante<br />

aux troubles. Aux États-Unis, on traite le syndrome prémenstruel par des<br />

antidépresseurs.


LES AMÉNAGEMENTS COMME SUPPORTS DE LA CLINIQUE DU QUOTIDIEN 95<br />

Ce type de relation interpersonnelle pathologique, lorsqu’il s’installe<br />

en mode habituel, détermine un fonctionnement sadomasochiste en complémentarité<br />

du couple, dans lequel chacun des protagonistes rejoue<br />

indéfiniment sa partition qui le conforte, au fil des épisodes, dans son<br />

aménagement psychodynamique pervers.


Chapitre 7<br />

AMÉNAGEMENTS<br />

PATHOLOGIQUES :<br />

LES PERVERSIONS<br />

LE CADRE DE LA RENCONTRE<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Parmi les aménagements pathologiques, les perversions sont les plus<br />

difficiles à adm<strong>et</strong>tre pour l’entendement. La perversion s’impose comme<br />

un destin humain funeste car elle est considérée comme une disposition<br />

psychique non amendable, c’est-à-dire non accessible au travail psychothérapique<br />

traditionnel. Cependant, depuis peu (loi de 1998 ½ ), certaines<br />

d’entre elles <strong>et</strong> non des moindres, relèvent, après la fin de la sanction<br />

de droit commun, d’un suivi sociojudiciaire obligatoire qui l’articule<br />

aux yeux des patients/condamnés comme une véritable « double peine ».<br />

Bien que n’en comportant pas le terme dans son intitulé, elle est un suivi<br />

médical, imposant au thérapeute désigné un rôle d’auxiliaire de justice.<br />

Ce rôle réduit d’autant le mince espace thérapeutique qui jusque-là<br />

pouvait se voir tissé, en fonction de la demande, entre le pervers <strong>et</strong> son<br />

thérapeute potentiel. C<strong>et</strong> espace, jeu sur la souffrance <strong>et</strong> la culpabilisation<br />

(composantes névrotisantes) ne peut être créé que par la demande de<br />

changement. La pression sociale sur la dimension thérapeutique part du<br />

postulat que le pervers peut être changé par une psychothérapie bien<br />

conduite. La construction du cadre de la relation d’aide le place en<br />

1. Loi du 17 juin 1998 relative à la prévention <strong>et</strong> la répression des infractions sexuelles,<br />

articles 131-36-1 <strong>et</strong> suivants.


98 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

posture d’attente, de passivité <strong>et</strong> donc de toute puissance vis-à-vis du<br />

thérapeute : « changez-moi malgré moi ! ».<br />

C’est paradoxalement après la parution de la loi de 1998, qu’une<br />

conférence de consensus sur le traitement des pervers sexuels a été<br />

réunie ½ . Pour éclairer notre propos, nous allons nous centrer sur la<br />

modalité perverse qui s’affirme, sinon comme la plus fréquente, comme<br />

la plus caricaturale <strong>et</strong> la plus facilement définie aujourd’hui comme<br />

hors normes : la pédophilie incestueuse. Les difficultés de l’approche<br />

psychothérapique d’un tel suj<strong>et</strong> sont nombreuses :<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 3 – Un père pervers<br />

Monsieur X., d’un très bon niveau social, me demanda, il y a quelques<br />

années, à effectuer une psychothérapie pour état dépressif. Très vite au<br />

cours des séances, il va me révéler les attouchements sexuels qu’il a fait<br />

subir à l’une de ses filles alors qu’elle était mineure de moins de quinze<br />

ans. Celle-ci était désormais majeure, vivait avec un copain <strong>et</strong> n’avait jamais<br />

porté plainte contre son père. Elle ne savait pas qu’il faisait une démarche<br />

psychothérapique. Si les attouchements continuaient <strong>et</strong> si la fille était encore<br />

mineure, la législation de c<strong>et</strong>te époque m’aurait autorisé (obligé) à révéler<br />

ces faits, ce qui aurait cassé la psychothérapie ! Mais ce n’était pas le<br />

cas. Pendant plusieurs séances, je tentais vainement de pousser le patient<br />

à parler à sa fille, à la libérer de ce douloureux secr<strong>et</strong> sans doute en<br />

train de la détruire à p<strong>et</strong>it feu, ou à se dénoncer lui-même, officiellement<br />

pour m<strong>et</strong>tre en marche un processus sanctionnant réparateur. Cela n’eut<br />

aucun eff<strong>et</strong>. La démarche de ce Monsieur X. n’était pas une démarche<br />

d’élucidation ou de remise en question, elle ne développait pas un proj<strong>et</strong><br />

de changement, elle participait, malgré lui, car il aimait réellement sa fille,<br />

de son jeu pervers. Le contre-transfert restait difficile à maîtriser pour moi <strong>et</strong><br />

j’appréhendais les séances. Au bout de quelque temps, Monsieur X. m’apporta<br />

des photographies, notamment de sa fille... « Elle est jolie n’est-ce<br />

pas ? ». Il m’apparaissait clair que se rejouait ainsi une tentative morbide de<br />

poursuivre à distance, à travers moi-même, ou ce que je représentais pour<br />

le patient, le jeu pervers interrompu par la montée en âge de sa fille <strong>et</strong> son<br />

autonomisation affective... Que mobiliser dans ce cas-là ? Bien sûr, lors de<br />

l’anamnèse, Monsieur X. avait pu me restituer les abus dont lui-même fut<br />

victime, étant enfant, de la part d’un proche de sa famille. Il était, comme<br />

souvent, victime <strong>et</strong> bourreau.<br />

Avec Monsieur X, je n’étais pas en position psychothérapique de la<br />

composante perverse de sa personnalité, ce qui est aussi fréquemment le<br />

cas lors de psychothérapies sur injonction légale ou effectuées dans le<br />

contexte de pressions exogènes, comme l’illustre le cas suivant.<br />

1. « Psychopathologies <strong>et</strong> traitements actuels des auteurs d’agressions sexuelles ».<br />

V ◦ conférence de consensus de la Fédération française de psychiatrie, Paris les 22 <strong>et</strong><br />

23 novembre 2001, avec le soutien de la Direction générale de la santé <strong>et</strong> de l’Anaes.


AMÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS 99<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 4 – Pour une permission<br />

Monsieur Y., ancien policier, était incarcéré pour une affaire de mœurs. Il<br />

avait demandé une permission de sortie, étant à quelques mois de sa libération<br />

de fin de peine. Le juge d’application des peines l’a lui ayant refusé,<br />

sous prétexte qu’il n’avait jamais fait de psychothérapie pendant sa détention,<br />

ce qui était le cas, il vint donc me voir à la consultation en UCSA me<br />

demandant c<strong>et</strong>te psychothérapie qui lui était imposée par les circonstances.<br />

Lorsque je l’interrogeais sur ce qu’il en attendait, il me répondit clairement :<br />

une permission. La motivation au changement intrapsychique réel semblait<br />

plus que modérée ; pourtant le patient exigea ces consultations comme il<br />

en avait le droit ½ , trouvant même qu’une fois par semaine, ce n’était pas<br />

suffisant. Il lui fallait un maximum de séances avant la prochaine commission<br />

attributive de permissions. Mis en demeure par mon statut de médecin<br />

en milieu pénitentiaire de le rencontrer, je fus très vite réduit à signer des<br />

attestations de présence, mon statut de thérapeute m’interdisant bien sûr,<br />

par ailleurs, de signaler au juge qu’il ne se passait rien de psychothérapique<br />

dans ces rencontres formelles. Profitant du temps imparti je tentais, bien sûr,<br />

d’amorcer une ébauche de travail sur les faits ayant motivé l’incarcération.<br />

Le patient m’opposa alors une « histoire officielle » impossible à vérifier, <strong>et</strong><br />

dans laquelle il se trouvait victime d’un complot politique de son entourage<br />

professionnel en raison de ses opinions d’extrême droite. À aucun moment<br />

il ne livrera le fond de sa pensée <strong>et</strong> ses émotions, <strong>et</strong> ne pourra critiquer son<br />

fonctionnement psychique. Pourtant, muni de dix attestations de rencontres<br />

avec le psychiatre, il aura sa permission, le juge n’étant certainement pas<br />

dupe mais, lui aussi, prisonnier du système.<br />

Mais tous les pervers, même incarcérés, ne montrent pas autant de<br />

cynisme. Certains d’entre eux sont parfois capables de remise en cause<br />

partielle de leur comportement, même s’ils ne parviennent pas à l’amender.<br />

Ce n’est que lorsque la réalité les rattrape qu’ils peuvent s’extraire<br />

un instant de leur fuite en avant dans le passage à l’acte <strong>et</strong> en mesurer<br />

rétrospectivement l’horreur, comme le montre le cas de Monsieur Z.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 5 – Le clivage<br />

Monsieur Z. est incarcéré pour un acte incestueux sur sa fille, qu’il ne nie<br />

pas. Pour lui, tout s’écroule. Il se r<strong>et</strong>rouve en prison <strong>et</strong> s’inquiète pour sa<br />

famille car il était le seul à avoir un revenu dans le couple. « S’il ne rentre<br />

pas d’argent, ils ne pourront payer les traites de la maison, ils vont devoir<br />

quitter le village ». Il se demande comment il a pu faire « ça » à sa fille qu’il<br />

adore. Il argumente des heures supplémentaires qu’il faisait régulièrement<br />

pour lui payer des cours particuliers. Dans son fonctionnement mental, il<br />

y a un clivage compl<strong>et</strong> entre le père attentionné <strong>et</strong> le bon mari qu’il était<br />

d’un côté, <strong>et</strong> l’homme capable d’imposer des fellations à sa fille qu’il était<br />

d’un autre côté. Les deux fac<strong>et</strong>tes de sa personnalité s’opposent <strong>et</strong> ne se<br />

comprennent pas. Elles ne peuvent pas être intégrées dans une dynamique<br />

1. Loi N ◦ 94-43 du 18 janvier 1994 relative à la santé publique <strong>et</strong> à la protection sociale,<br />

chap. 2 : soins en milieu pénitentiaire <strong>et</strong> protection sociale des détenus.


100 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

« entière », c’est la notion de clivage qui peut rendre compte de c<strong>et</strong>te<br />

impasse existentielle. Quelques semaines plus tard, monsieur Z. fera une<br />

tentative de suicide.<br />

DIFFICULTÉS NOSOGRAPHIQUES<br />

Ces vign<strong>et</strong>tes cliniques démontrent la difficulté d’une prise en charge<br />

psychologique de suj<strong>et</strong>s porteurs de traits pervers. La perversion est<br />

assimilée au mal <strong>et</strong> son étymologie est parlante. La place de la perversion<br />

dans la nosographie est encore récente <strong>et</strong> aléatoire. Les termes de pervers,<br />

perversité <strong>et</strong> pervertir – apparus en France au début du XII <br />

siècle – ont<br />

rapport avec le mal. Le mal était, à c<strong>et</strong>te époque, le malin (le diable) <strong>et</strong> les<br />

pervers étaient traités en conséquence. Pourtant ce qui pouvait apparaître<br />

pervers jadis (homosexualité sodomie) ne l’est plus forcément de nos<br />

jours <strong>et</strong> vice versa. Ces composantes de la sexualité humaine renvoient<br />

aujourd’hui à une connotation morale par l’établissement d’une échelle<br />

des valeurs relationnelles, la définition de « ce qui se fait » ou « ne se<br />

fait pas », ce qui est conforme ou non aux principes actuels des rapports<br />

interhumains. En ce sens, il n’est pas étonnant que les conduites perverses<br />

subissent des modifications de leur statut social au fil des siècles <strong>et</strong> des<br />

pays, en fonction de la variation des mœurs, us <strong>et</strong> coutumes, en fonction<br />

également de la tendance générale contemporaine à concevoir un droit<br />

soucieux du respect de l’individu, surtout s’il est en état de faiblesse.<br />

Dans les sociétés érigées avant l’émergence de l’État de droit, seule<br />

une minorité d’humains étaient considérés comme des suj<strong>et</strong>s : l’infans ou<br />

l’esclave, la femme, le serf ou le captif (un butin) ne relevaient pas de ces<br />

barrières morales <strong>et</strong> ce qu’on leur faisait subir appartenait au monde privé<br />

du maître, c’est-à-dire, était repoussé hors du champ de la moralité <strong>et</strong> de<br />

la société. Il ne venait à l’idée de personne de les considérer comme suj<strong>et</strong>s<br />

potentiels ayant le droit de donner leur avis sur une relation sexuelle.<br />

Toutes les formes de violence envers eux étaient légitimes. Ils étaient<br />

des obj<strong>et</strong>s, des meubles au sens du droit commun, ils étaient des soushommes<br />

dans un sens sinistrement ressuscité plus tard par l’idéologie<br />

nazie. C’est peu à peu, avec l’apparition des notions de libre arbitre, de<br />

liberté individuelle (de l’habeas corpus au siècle des Lumières), que les<br />

perversions s’imposèrent comme des actes antisociaux à réprimer <strong>et</strong> non<br />

plus uniquement comme des pratiques intimes.<br />

La question de la perversion se voit sans cesse interrogée par la visibilité<br />

sociale de la conduite en question <strong>et</strong> par son acceptation relative dans<br />

la constellation de « ce qui est normal », si les formes sont respectées.<br />

À partir du moment où des pratiques immémoriales ont commencé à se<br />

voir repérées comme barbares, inhumaines ou antisociales, il a fallu les<br />

extraire de la norme, les répertorier, les évaluer à l’aune changeante de la<br />

morale. Cela releva tout d’abord de la curiosité malsaine puis de l’abord<br />

médical. Sade puis Sacher Masoch (Deleuze, 1967) en firent des suj<strong>et</strong>s


AMÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS 101<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

littéraires <strong>et</strong> contribuèrent ainsi à donner leurs noms à des perversions,<br />

mais ce sont des médecins qui en firent des obj<strong>et</strong>s d’étude scientifique <strong>et</strong><br />

fixèrent les descriptions cliniques : R. von Krafft-Ebing (1893), H. Ellis<br />

(1897).<br />

Notons, d’autre part que, fait exceptionnel en médecine, les seuls<br />

syndromes pathologiques auxquels on a donné le nom du malade initialement<br />

décrit <strong>et</strong> non celui du médecin l’ayant décrit, sont les syndromes<br />

pervers sexuels. Outre Sade <strong>et</strong> Masoch, citons encore le chevalier<br />

d’Éon (éonisme) ou le biblique Onan (onanisme) qui illustrent, eux<br />

aussi, aujourd’hui, des pratiques sexuelles. Cela révèle que l’orientation<br />

sexuelle ne peut être disjointe de l’être humain qui la porte, même si on<br />

généralise <strong>et</strong> catégorise, secondairement, la description du comportement<br />

relaté. C’est à la fin du XIX <br />

siècle que l’on commença à théoriser sur ce<br />

thème.<br />

L’époque était à la pudibonderie, pourtant la question du sexe se<br />

voyait posée avec force. S. Freud, lui-même, commença à élaborer sa<br />

Théorie de la sexualité (1905), qui j<strong>et</strong>ait les bases de la psychanalyse, sur<br />

l’hypothèse socialement dérangeante d’une séduction sexuelle infantile<br />

traumatogène (Pope <strong>et</strong> al., 1983), (à laquelle S. Ferenczi resta fidèle)<br />

avant de théoriser sur le fantasme <strong>et</strong> l’Œdipe, ce qui rem<strong>et</strong>tait moins en<br />

cause l’intimité des familles étudiées.<br />

Adm<strong>et</strong>tre la réalité de telles pratiques domestiques dans la société<br />

viennoise cors<strong>et</strong>ée du début du XX <br />

siècle aurait été trop grave, d’autant<br />

qu’à c<strong>et</strong>te époque la dichotomie soignant/soigné n’était pas établie<br />

dans la psychanalyse puisqu’elle n’était qu’une curiosité intellectuelle.<br />

S. Freud recrutait souvent ses analysés au sein de ses proches. Au-delà<br />

de la variabilité sémiologique intrinsèque des conduites perverses (car<br />

l’être humain est inventif), c’est l’ancrage profond de c<strong>et</strong>te dys-sexualité<br />

dans le positionnement psychique individuel <strong>et</strong> interrelationnel qui lui<br />

est sous-jacent, qui éclairera ce qui n’est en fait, qu’un aménagement<br />

économique de plus, de la fragilité narcissique primordiale des suj<strong>et</strong>s<br />

borderlines.<br />

Par son apport, la théorie psychanalytique a extrait la perversion du<br />

champ de la folie (aberration, anomalie, dégénérescence) mais l’a engagée<br />

dans celui de la psychopathologie. Plus tard, par un processus sociodynamique<br />

analogue, l’homosexualité égodystonique ½ se verra exclue du<br />

champ des perversions <strong>et</strong> extraite des classifications internationales des<br />

maladies mentales dans la mesure où elle s’impose désormais comme<br />

une préférence sexuelle non voulue, paraphilique ¾<br />

au sens propre certes,<br />

mais exercée par des individus matures <strong>et</strong> consentants (<strong>et</strong> en mesure de<br />

donner leur consentement). Dans c<strong>et</strong>te perspective, ce n’est pas la nature<br />

1. Forme d’homosexualité dans laquelle l’individu aspire à changer son orientation<br />

sexuelle.<br />

2. Littéralement : « attirance hors normes ».


102 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

de l’acte qui est importante, c’est la notion de consentement possible<br />

ou impossible du partenaire. Ainsi, dans ce cadre, il ne s’agit plus d’un<br />

positionnement pervers puisque les partenaires, indépendamment de la<br />

fantasmatisation sous-jacente à leur paraphilie, restent suj<strong>et</strong>s de leur existence<br />

personnelle <strong>et</strong> libres de leurs choix érotiques. Par exemple, l’évolution<br />

des mentalités est telle qu’aujourd’hui, il existe aux États-Unis<br />

une association de psychiatres gays <strong>et</strong> lesbiens. Son combat identitaire<br />

s’inscrit, à sa façon, dans la dérive de la psychiatrie communautaire à<br />

l’américaine qui s’établit aux antipodes de la psychiatrie dans la communauté<br />

à l’européenne puisqu’elle suscite un repli identitaire, donc<br />

excluant ce qui est différent. Dans ce contexte, il est maintenant admis<br />

aux États-Unis que les malades afro-américains sont mieux (compris)<br />

soignés par des psychiatres afro-américains <strong>et</strong> les malades hispaniques<br />

par des psychiatres hispaniques <strong>et</strong>c. Un schizophrène noir, gay <strong>et</strong> protestant<br />

sera-t-il mieux soigné s’il l’est par un psychiatre noir, gay, protestant...<br />

<strong>et</strong> schizophrène ? Le combat des psychiatres gays <strong>et</strong> lesbiens est<br />

passé par des phases activistes ; il a réussi, à exclure l’homosexualité du<br />

champ des perversions, ce qui clive à sa façon la théorie de la sexualité<br />

freudienne <strong>et</strong> s’inscrit tout à fait dans la psychiatrie américaine moderne<br />

qui ne veut r<strong>et</strong>enir, dans le registre de la pathologie, que ce qui est<br />

inhérent au comportement. Pour suivre c<strong>et</strong>te logique, il faudrait adm<strong>et</strong>tre<br />

qu’il existe une homosexualité névrotique ½<br />

à côté d’une homosexualité<br />

perverse, se traduisant par des comportements identiques.<br />

Nous n’avons envisagé dans ce chapitre que les deux pôles extrêmes<br />

des aménagements pervers, homosexualité <strong>et</strong> pédophilie, situés aux antipodes<br />

dans la constellation paraphilique. Ils sont exemplaires de l’importance<br />

du contexte social sur la vision que l’on peut porter sur une<br />

conduite.<br />

1. L’homosexualité a été extraite du catalogue des perversions dès le DSM-III R, 1987,<br />

sur la pression des lobbies gays <strong>et</strong> lesbiens américains Elle ne doit plus être incluse<br />

dans le registre de la perversion. Pourtant, dans une logique didactique, c<strong>et</strong>te conduite<br />

s’apparente à une perversion d’obj<strong>et</strong> puisque l’obj<strong>et</strong> homoérotique n’est pas du sexe<br />

statistiquement attendu. Mais dans la mesure où c<strong>et</strong>te conduite, immémoriale, s’est<br />

banalisée en conquérant progressivement un droit d’existence, un espace social <strong>et</strong> une<br />

visibilité croissante, du moins en Occident (car dans certaines civilisations elle reste<br />

pourchassée <strong>et</strong> même passible de mort), on peut envisager une homosexualité non perverse,<br />

c’est-à-dire recadrée comme préférence sexuelle entre deux adultes consentants.<br />

Les déterminants sont complexes <strong>et</strong> non élucidés. Outre le fait que le choix homosexuel<br />

apparaît très tôt fixé <strong>et</strong> qu’il semble, la plupart du temps, inexorablement confirmé après<br />

la poussée pubertaire, les théories psychogénétiques ne suffisent pas à rendre compte<br />

de la totalité du phénomène <strong>et</strong> du choix affectif <strong>et</strong> existentiel qu’il implique. Il n’y<br />

a pas toujours notion du traumatisme désorganisateur précoce attendu <strong>et</strong> le souvenir<br />

parfois rapporté en psychothérapie d’une séduction infantile par un adulte comme étant<br />

responsable du choix érotique ultérieur ressemble plus à une rationalisation secondaire<br />

(ou un souvenir écran recomposant la trajectoire vitale) qu’à l’expression d’une réalité<br />

objective ou significative. La notion d’empreinte précoce, issue de l’éthologie, est candidate<br />

pour expliquer partiellement ce choix précoce <strong>et</strong> inaccessible à la psychothérapie.


AMÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS 103<br />

DU NARCISSISME À LA CLINIQUE<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Les délits sexuels ne sont pas exclusivement l’œuvre de personnalités<br />

à organisation « perverse ». Ils sont susceptibles de s’intégrer dans un<br />

tableau économico-dynamique complexe. Ils illustrent, à un moment<br />

donné, un point de rupture ou de déviance dans le champ psychosocial.<br />

Ils traduisent aussi une tentative désespérée de la part du délinquant, de<br />

m<strong>et</strong>tre en forme, ou de m<strong>et</strong>tre en acte, une partie de ce qui n’a jamais<br />

pu être représenté psychiquement <strong>et</strong> être partagé sous forme de pensées,<br />

sinon par des mots, en thérapie. L’acte délictueux ne doit pas faire écran<br />

à ce qu’il représente pour le suj<strong>et</strong> qui l’accomplit. Il est aussi la mise<br />

en œuvre d’un mécanisme de sauvegarde psychique. Il peut empêcher<br />

le suj<strong>et</strong> de faire ou de penser pire ½ . Il n’est pas un simple système de<br />

réponse pavlovienne à une excitation-stimulation émotionnelle. Il traduit<br />

un inachèvement des processus de transitionnalité psychique, il cache <strong>et</strong><br />

dévoile à la fois l’individu qui le produit <strong>et</strong> le subit. Didactiquement, on<br />

distingue perversions d’obj<strong>et</strong> <strong>et</strong> perversions de moyen mais il n’est pas<br />

toujours aisé de faire la part des choses d’autant que des comorbidités<br />

existent, ce qui est logique compte tenu du support psychodynamique<br />

commun à toutes ces conduites.<br />

C<strong>et</strong>te comorbidité n’est pas qu’une juxtaposition syndromique. Ceci<br />

s’étaye sur la constatation que la plupart des traits pervers, actés ou non,<br />

peuvent être abordés selon des grilles de lecture non contradictoires qui<br />

les rattachent simultanément à plusieurs composantes perverses, voire<br />

à d’autres aménagements économiques des organisations limites de la<br />

personnalité.<br />

Ceci en conditionne la richesse sémiologique <strong>et</strong> autorise leur intégration<br />

dans un système cohérent. Toute déviation par rapport à l’acte sexuel<br />

« normal » (notion de norme statistique), soit le coït par pénétration<br />

génitale, consenti, entre deux partenaires de sexe opposé, dans un but<br />

de reproduction <strong>et</strong>/ou de plaisir, peut se voir taxé de perversion. En<br />

d’autres temps, même, seul le but de reproduction était toléré par l’église,<br />

ce qui pouvait expliquer que l’acte sexuel hors période de fécondité de<br />

la femme soit banni ou rendu tabou par l’impur<strong>et</strong>é des menstruations.<br />

Mais ce n’est pas parce qu’un acte est repérable comme pervers, en<br />

raison du contexte, du choix objectal ou du moyen utilisé pour obtenir<br />

la satisfaction sexuelle, que son auteur est nécessairement un pervers.<br />

T. Albernhe (1998) distingue, d’une part, les pervers sexuels chez<br />

lesquels l’acte est prévalent, c’est-à-dire constitue le mode de défense<br />

électif par rapport à une angoisse sous-jacente (...) agresseurs sexuels<br />

primaires, <strong>et</strong> « d’autre part les agresseurs sexuels dits secondaires chez<br />

1. En ce sens, l’approche comportementaliste ou l’usage de castration chimiques n’empêchent<br />

pas le déviant de fantasmer de travers, même s’il peut moins passer à l’acte. Il<br />

peut n’en être que plus dangereux <strong>et</strong> dériver vers des fonctionnements <strong>et</strong> des pensées<br />

extrêmes.


104 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

lesquels la transgression sexuelle est contingente, constituant une sorte<br />

d’épiphénomène à une problématique de fond. »<br />

Là encore, il faut adm<strong>et</strong>tre que l’expression de traits pervers, renvoyant<br />

aux pulsions partielles <strong>et</strong> à la sexualité infantile – l’enfant comme pervers<br />

polymorphe selon S. Freud – est naturellement à attendre, sinon à espérer,<br />

dans les préliminaires ou l’atmosphère d’un rapport sexuel ordinaire.<br />

Dans le cas contraire, on pourrait parler d’« alexithymie sexuelle ». Ce<br />

n’est que dans la mesure où un positionnement sexuel spécial s’imposera<br />

comme préférentiels ou exclusifs, seul capable de mener le suj<strong>et</strong><br />

à complète satisfaction, <strong>et</strong> se voyant, par ailleurs, contraire à la volonté<br />

éclairée du partenaire, qu’il sera à considérer comme de tonalité perverse.<br />

La pulsion <strong>et</strong> son obj<strong>et</strong>, qui n’est pas déterminé biologiquement dans une<br />

certaine mesure (malgré les phérormones), ainsi que son but (modalité<br />

de satisfaction) <strong>et</strong> son énergie intrapsychique (libido), sont étroitement<br />

liés à l’excitation <strong>et</strong> au bon fonctionnement des zones érogènes. Ces<br />

items comme « entrées » sont susceptibles de dessiner une classification<br />

pseudo-mendelievenne des conduites perverses dans laquelle existent peu<br />

de cases vides en raison de l’inventivité des primates ½ .<br />

Psychogénétiquement, la pulsion fixée comme partielle, c’est-à-dire<br />

d’essence perverse, est capable de s’exprimer par des activités variées,<br />

se fixant qu’ultérieurement sous une forme finale lorsque sera atteinte<br />

la maturité affective, relationnelle <strong>et</strong> sexuelle. En ce sens, les pervers<br />

sont aussi, mais pas seulement, des suj<strong>et</strong>s n’ayant pas conquis leur totale<br />

maturité psychoaffective <strong>et</strong> sexuelle.<br />

Ce postulat est le support de bien des espérances thérapeutiques qui<br />

seront forcément déçues par la réalité. L’anamnèse à distance montre que<br />

les préférences sexuelles sont fixées très précocement (phase de latence<br />

<strong>et</strong> péripubertée) dans l’économie relationnelle des individus ¾ . Aller au<br />

bout de « son » fantasme puis en changer serait une utopie.<br />

Dès lors, seront à considérer en tant que composantes perverses toutes<br />

activités sexuelles auto-érotiques, toutes activités hors normes quant au<br />

rythme (sex addiction), m<strong>et</strong>tant en jeu des obj<strong>et</strong>s sexuels-partenaires<br />

1. La sexualité des grands primates, les chimpanzés bonobos par exemple, relativise<br />

toutes notions de perversion bien qu’il existe semble-t-il, étayé par des considérations<br />

biologiques, une prohibition des rapports au sein de la fratrie.<br />

2. Lorsqu’une relation psychothérapique peut s’instaurer, les suj<strong>et</strong>s pervers évoquent<br />

souvent le fait que très tôt, ils ont pris conscience de l’inéluctabilité de leur penchant<br />

déviant. Après une phase de lutte pour accéder à la normalité, la tentation suicidaire<br />

est alors grande. Un certain nombre des adultes rencontrés en prison où ils se trouvent<br />

pour des actes pédophiles, par exemple, ont ainsi fait des passages à l’acte suicidaires<br />

dans leur adolescence. On rencontre seulement ceux qui y ont survécu. On peut faire<br />

l’hypothèse que quelques-uns des suicides inexpliqués d’adolescents renvoient à de<br />

tels drames existentiels. Ceci est à prendre en compte dans une dimension préventive.<br />

Faire partager leur secr<strong>et</strong> serait un premier pas vers la mise en place de stratégies<br />

comportementales d’évitement avant que cela ne devienne une injonction légale a<br />

posteriori.


AMÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS 105<br />

autres qu’exogames (le tabou de l’inceste), strictement hétérosexuels<br />

(zoophilie, homophilie, fétichisme), à plus que deux en nombre (triolisme<br />

ou pluralisme), non conformes en âge (pédophilie, gérontophilie),<br />

non habituelles quand aux usages des zones génitales, <strong>et</strong> à l’ambiance<br />

(thanatophilie). À notre époque, c<strong>et</strong>te définition moralisatrice, à m<strong>et</strong>tre<br />

en perspective avec le contexte culturel <strong>et</strong> historique dominant lors de<br />

sa conception (la fin du XIX <br />

siècle), est à prendre, bien sûr, comme<br />

un simple canevas à but didactique sous peine de conformisme sexuel<br />

ennuyeux.<br />

Bien plus que la coloration sémiologique, c’est l’ancrage profond du<br />

positionnement dans l’histoire personnelle du suj<strong>et</strong> ainsi que le caractère<br />

dissymétrique de la relation imposée qui rendra compte de c<strong>et</strong>te<br />

question : en quoi la perversion découle-t-elle d’un aménagement économique<br />

des personnalités limites <strong>et</strong> que colmate-t-elle par son côté<br />

spectaculaire ?<br />

PERVERSIONS D’OBJET<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Il y a perversion d’obj<strong>et</strong> lorsque le partenaire sur lequel s’exerce la<br />

pulsion érotique est hors normes, nous l’avons dit. Ainsi, une sexualité<br />

auto-érotique pourra s’inscrire comme perversion d’obj<strong>et</strong> puisqu’autocentrée.<br />

Le mythe antique grec de Narcisse, auquel fait référence directe<br />

le concept qui nous intéresse, exprime bien l’incongruité psychobiologique<br />

qu’il y a à ne s’intéresser qu’à soi-même du point de vue sexuel. Par<br />

contre, selon la théorisation psychanalytique, les élaborations successives<br />

du narcissisme primaire puis du narcissisme secondaire sont des étapes<br />

nécessaires à la constitution d’un self suffisamment solide pour pouvoir<br />

être en mesure, ultérieurement, de se tourner utilement vers le monde<br />

(relation puis procréation). Le narcissisme est donc une composante<br />

normale de la personnalité.<br />

Au-delà du cas sexologiquement banal <strong>et</strong> bénin de l’auto-érotisme<br />

qui peut néanmoins dans certains cas résumer toute l’activité sexuelle<br />

d’une vie (on est alors dans le registre pathologique), on peut décrire de<br />

nombreuses perversions d’obj<strong>et</strong>. Certaines sont spectaculaires <strong>et</strong> anecdotiques<br />

; d’autres, moins rares, n’en sont pas moins très dangereuses<br />

du point de vue de leur impact dans la mesure où elles impliquent des<br />

partenaires-obj<strong>et</strong>s qui peuvent être non-consentants <strong>et</strong> donc être victimes.<br />

Pédophilie<br />

On en parle aujourd’hui beaucoup <strong>et</strong> c’est devenu un enjeu de société.<br />

La clinique est terriblement simple. Il s’agit de relations sexuelles plus<br />

ou moins complètes <strong>et</strong> abouties imposées à un enfant par un adulte placé<br />

en situation d’autorité de par son statut particulier avec des variantes :


106 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

parents ou équivalent parental, ce qui signe l’inceste ½ , prêtre, enseignant<br />

ou personnel soignant, voisin. Le statut de ces adultes est donc souvent<br />

un statut d’autorité par délégation partielle ou transitoire ce qui fait qu’ils<br />

sont toujours, pour partie, des équivalents parentaux. C’est un facteur<br />

aggravant du point de vue de l’impact de leur geste sur la victime.<br />

Ce qui importe pour le pédophile, ce n’est pas le sexe de l’enfant<br />

mais sa caractéristique de « jeune », ce qui l’a fait considérer comme<br />

un troisième sexe (voir Matzneff ¾ ). Surtout, mais cela va de soi avec<br />

l’immaturité affective, sexuelle <strong>et</strong> sociale de l’enfant, c’est le fait que<br />

ce dernier, incapable au sens de la loi, ne soit pas en situation de<br />

consentement. C’est aussi cela, nous l’avons dit, qui définit la position<br />

perverse.<br />

Que l’enfant soit « demandeur » actif (ce qui peut se voir) ou qu’il<br />

consente passivement seulement à la séduction par l’adulte, n’est pas la<br />

question, même si le « consentement » <strong>et</strong> le plaisir éprouvé par le mineur<br />

sont souvent mis en avant comme des excuses par les pédophiles. C’est<br />

toujours à l’adulte, doté des moyens de réflexion sur l’acte, qu’il revient<br />

de ne jamais se m<strong>et</strong>tre en situation de comm<strong>et</strong>tre l’irréparable.<br />

Malheureusement, c<strong>et</strong>te violence sexuelle faite à l’enfant n’est souvent<br />

que le couronnement d’un climat de violence chronique intrafamiliale<br />

dans l’inceste, violence psychique <strong>et</strong>/ou physique, faite de chantage<br />

affectif, d’ascendant objectalisant, de dissimulation <strong>et</strong> d’usage de la force<br />

au besoin ; elle constitue alors un climat incestuel puis un inceste (Finkelhord,<br />

1984). Père, faisant fonction de père ou beau-père, grand-père,<br />

frère ou proche cousin, mère également, bien que le suj<strong>et</strong> reste tabou,<br />

chacun des adultes de l’entourage d’un enfant est susceptible de franchir<br />

la barrière un jour ¿ .<br />

Longtemps niée ou cachée au nom de la toute puissance paternelle<br />

puis de la cohésion familiale <strong>et</strong> de son honneur, c<strong>et</strong>te éventualité n’est pas<br />

rare <strong>et</strong> se r<strong>et</strong>rouve dans tous les milieux. Elle est l’un des traumatismes<br />

désorganisateurs précoces les plus fréquents. Elle commence à pouvoir<br />

être évoquée. En consultation de psychiatrie pour adultes, le nombre<br />

de femmes s’avérant avoir été un jour victimes d’attouchements est<br />

considérable.<br />

1. La prohibition de l’inceste est une loi universelle transculturelle <strong>et</strong> absolue dans<br />

l’espèce humaine bien qu’il faille différentier l’inceste du point de vue anthropologique<br />

de l’inceste du point de vue psychodynamique.<br />

2. Parmi beaucoup d’ouvrages de c<strong>et</strong> auteur, explorant de manière littéraire ou polémique<br />

la problématique pédophilique, voir Les moins de seize ans (1974). Il a en<br />

outre inventé le néologisme décalé de « philopédie » destiné à escamoter la connotation<br />

péjorative attachée désormais à la pédophilie.<br />

3. Le paupérisme, la promiscuité adultes-enfants <strong>et</strong> les carences éducativo-sociales<br />

peuvent faciliter les dérapages. On a vu ces dernières années, en France, des familles<br />

louer leurs nouveau-nés à des pédophiles voisins contre de l’argent ou des avantages<br />

matériels. Ces dérapages familiaux ne sont sans doute pas nouveaux, c’est le fait qu’on<br />

en parle qui l’est.


AMÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS 107<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Le simple climat incestuel (Racamier, 1963), peut à lui seul participer<br />

à l’élaboration d’un traumatisme désorganisateur précoce <strong>et</strong> insidieux.<br />

Dans le cas où l’agresseur fait partie du cercle de ceux en qui l’enfant se<br />

doit de faire confiance, la double contrainte traumatique sera de même<br />

nature que lorsque c’est un membre de la famille qui dérape.<br />

Une agression pédophile, lorsqu’elle est commise par un suj<strong>et</strong> complètement<br />

extérieur au cercle familial, parfait inconnu de passage, constitue<br />

bien sûr un traumatisme psychique intense d’autant qu’elle peut se voir<br />

compliquée d’actes sadiques ou d’une tentative de meurtre destinée à<br />

empêcher la dénonciation ultérieure puisque les barrières incestuelles<br />

n’existent pas dans ce cas.<br />

Elle est pourtant mieux évacuable, plus facilement reconnue comme<br />

anormale par l’enfant <strong>et</strong> elle sera moins culpabilisante pour lui (sinon<br />

pour les parents qui pourront se reprocher de ne pas avoir réussi à le<br />

protéger). L’enfant pourra en parler librement, être entendu.<br />

Il n’aura pas de difficultés particulières à partager son désarroi <strong>et</strong> exprimer<br />

sa haine avec ses intimes <strong>et</strong> à verbaliser ce qui lui a été imposé. Il<br />

n’y aura pas de mise en jeu de loyauté contradictoire. L’accompagnement<br />

psychologique sera plus vigilant.<br />

Du point de vue psychopathologique, la conduite pédophile apparaît,<br />

pour partie, comme la résultante identificatoire morbide d’une fixation<br />

identitaire <strong>et</strong> érotique à un stade de développement prépubère. Lorsque<br />

des pédophiles arrivent à verbaliser leurs émotions <strong>et</strong> à relater leurs<br />

« rencontres », on est frappé par le fait qu’au fond, c’est avec eux-mêmes,<br />

enfant, qu’ils ont tenté, désespérément, de nouer une relation d’allure<br />

sexuelle. Nous parlons des pédophiles authentiques, non des « tripoteurs<br />

occasionnels » ou des individus qui s’attaquent à des enfants faute d’autre<br />

proie (Cordier, Brousse, 2001) ½ . L’enfant trouble le pédophile d’autant<br />

plus qu’il leur ressemble psychiquement lorsqu’ils étaient du même âge.<br />

On est dans les errements du narcissisme. Il y a, dans le passage à<br />

l’acte une ébauche dérisoire de paraconstruction psychique. Ils veulent<br />

réparer c<strong>et</strong> enfant en lui montrant de l’affection, ils veulent, en fait,<br />

se réparer eux-mêmes. C<strong>et</strong>te dimension narcissique, autoérotique, en<br />

abolissant le temps <strong>et</strong> en fusionnant fantasmatiquement deux individus<br />

dont les trajectoires auraient dû rester distinctes, renvoie à la constatation<br />

élémentaire que le plus souvent, ces adultes rejouent ainsi une séduction<br />

ancienne dont ils furent eux-mêmes, en leur temps, les victimes non<br />

consentantes. Dans de nombreux cas, en eff<strong>et</strong>, l’abuseur s’avère être un<br />

ancien abusé <strong>et</strong> ceci est à prendre en compte, non pas pour exonérer<br />

1. La différentiation sémiologique prend son importance lors des expertises psychiatriques<br />

pré ou post-sentencielles devant déterminer l’indication d’un éventuel suivi<br />

psychothérapique dans la mesure où il faut peser l’indication d’un suivi médicopsychiatrique<br />

qui est, de fait, une psychothérapie. La conduite à tenir, du point de vue formel,<br />

en matière d’infractions sexuelles est résumée par B. Cordier <strong>et</strong> M. Brousse (2001).


108 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

l’ensemble des pédophiles de leurs responsabilités mais pour situer leurs<br />

passages à l’acte dans une perspective singulière <strong>et</strong> diachronique.<br />

Un autre type fréquent d’abus renvoie à un adulte imposant des rapports<br />

sexuels à des enfants comme à des adultes de tous sexes. Il n’y a<br />

pas de véritable préférence sexuelle pour l’enfant. Dans ce cas la conduite<br />

pédophile n’est que l’expression superficielle d’un désir morbide d’emprise<br />

globale sur l’ensemble de l’entourage <strong>et</strong> d’hypersexualité frustre<br />

incontrôlable. L’agresseur sexuel est souvent engagé dans la psychopathie.<br />

La violence faite à autrui est alors plus une déshumanisation <strong>et</strong> une<br />

instrumentalisation dans un but de plaisir immédiat, que la résultante<br />

d’une séduction au sens propre.<br />

Dans les cas où l’anamnèse ne restitue pas d’antécédents d’abus sexuel<br />

chez l’offenseur, il faudra rechercher d’autres types de traumatismes<br />

désorganisateurs précoces pour expliquer une telle structuration borderline<br />

de la personnalité. Ils ne manquent pas, en général.<br />

De plus, tous les enfants victimes d’abus ne deviennent pas automatiquement<br />

des pédophiles plus tard ! Résilience psychique <strong>et</strong> modifications<br />

positives du contexte sont de nature, heureusement, à faire la plupart du<br />

temps barrage à la réitération morbide.<br />

Deux processus hypothétiques sont postulés : l’hypothèse d’un traumatisme<br />

désorganisateur précoce <strong>et</strong> l’hypothèse d’une prédisposition<br />

précoce. C’est l’interaction non contradictoire entre ces deux fragilités<br />

(acquises <strong>et</strong> innées) qui est susceptible de rendre compte de la diversité<br />

des tableaux psychopathologiques r<strong>et</strong>rouvés lors des expertises médicopsychologiques<br />

<strong>et</strong> des psychothérapies.<br />

Replacée dans la perspective de l’aménagement économique d’une<br />

personnalité post-traumatique, la pédophilie peut alors aisément coexister,<br />

par le biais du clivage, avec des fonctionnements intrapsychiques<br />

normaux. Le dépistage <strong>et</strong> la prédiction du risque de récidive seront<br />

d’autant plus difficiles à formuler.<br />

L’approche psychothérapique, qui n’est possible qu’en cas de réel<br />

désir de changement de la part du patient <strong>et</strong> ne peut découler d’une<br />

injonction de soin, a pour but de dépasser les clivages <strong>et</strong> de perm<strong>et</strong>tre<br />

au suj<strong>et</strong> d’intégrer sa dimension pédophile à l’ensemble de sa personnalité.<br />

À ce prix, un travail psychothérapique d’élucidation personnelle<br />

ne sera pas vain ou destructeur. Il pourra commencer dès la phase<br />

d’incarcération, pour peu que le pédophile consente à avouer puis à<br />

verbaliser autour de son geste, ce qui est souvent le plus difficile à<br />

obtenir (Kensey, Guilloneau, 1996 ; Earls, Bouchard, Laberge, 1984).<br />

Par ailleurs, pourra être développée l’utilisation de techniques cognitivocomportementalistes<br />

consistant en un apprentissage psycho- (ré)éducatif<br />

de conduites d’évitement des situations à risque d’agression sexuelle.<br />

C<strong>et</strong> apprentissage se fera par un conditionnement opérant recherchant<br />

systématiquement la « non-mise en situation » de se r<strong>et</strong>rouver seul avec<br />

éventuelle autorité due à l’âge sur un enfant, puisque c’est ce cadre<br />

qui favorise le passage à l’acte. Le but de ces approches ne sera pas


AMÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS 109<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

de dénaturer la pulsion, ce qui serait illusoire, mais de la neutraliser<br />

dans ses conséquences, de la détourner en encadrant <strong>et</strong> désamorçant<br />

drastiquement les circonstances susceptibles de perm<strong>et</strong>tre un passage à<br />

l’acte car du fantasme au passage à l’acte il demeure, heureusement,<br />

un espace de liberté (<strong>et</strong> de frustration) à conquérir par le patient. Ce<br />

n’est, statistiquement, qu’une minorité de suj<strong>et</strong>s porteurs de tendances<br />

pédophiles qui passe à l’acte. Comment font les autres pour s’abstenir ?<br />

Nous avons vu que c<strong>et</strong>te approche pouvait comporter des risques puisque<br />

la pulsion n’est pas tarie.<br />

Si la pédophilie masculine est désormais connue, rendue visible parce<br />

que parlée <strong>et</strong> traquée à juste titre, qu’en est-il de la pédophilie féminine ?<br />

Est-elle plus rare, ou simplement plus indicible <strong>et</strong> non encore visible ?<br />

L’inceste pédophile, s’il ne se différentie pas fondamentalement des<br />

autres formes de pédophilie constitue un formidable réservoir de traumatismes<br />

désorganisateurs précoces. Il est d’autant plus traumatique qu’il<br />

tend à placer l’enfant en situation de loyauté contradictoire, de non-dit<br />

obligatoire sous peine de détruire sa famille.<br />

L’intenable emprise psychique de l’abuseur se superpose à la séduction<br />

sexuelle pour créer une atmosphère violente <strong>et</strong> destructrice que la mort<br />

seule (de l’enfant ou de l’abuseur), pourra dénouer, <strong>et</strong> ceci aux prix<br />

d’autres souffrances. Il y a cumul de perversions sur plusieurs générations.<br />

L’enfant victime est culpabilisé <strong>et</strong> il se sent, en outre, profondément<br />

trahi par celui qu’il aime (<strong>et</strong> dont il est souvent aimé pour ce qui est de<br />

l’autre partie de la personnalité parentale bifide de l’agresseur) alors que<br />

la mère, parfois consentante, parfois ignorante ou dépassée, elle-même<br />

actrice <strong>et</strong>/ou victime supplémentaire de l’atmosphère de violence familiale<br />

<strong>et</strong> conjugale ci-dessus évoquée, n’est pas en mesure de le protéger<br />

car elle n’est pas en capacité d’entendre les symptômes qu’il produit<br />

<strong>et</strong> ceux que produit, inévitablement, l’abuseur-conjoint. C’est tout le<br />

système psychique <strong>et</strong> relationnel de l’enfant qui est mis en péril par<br />

c<strong>et</strong>te trahison primordiale. Devenu adulte, il ne pourra plus jamais avoir<br />

confiance en quiconque, ni en lui-même non plus. À terme, le risque, bien<br />

connu des professionnels, est la répétition transgénérationnelle de l’objectalisation<br />

d’autrui <strong>et</strong> de non-prise en compte de la différentiation entre<br />

individus. Ce qui est en jeu, c’est donc l’objectalisation du partenaire par<br />

l’adulte ; en ce sens, la pédophilie s’ancre dans la constellation perverse.<br />

Gérontophilie, nécrophilie, thanatophilie<br />

La gérontophilie se réfère à la préférence sexuelle affirmée d’un individu<br />

envers un suj<strong>et</strong> bien plus âgé que lui, ou à l’image de la vieillesse.<br />

Elle doit être relativisée par le contexte social qui autorisa longtemps<br />

des suj<strong>et</strong>s âgés, mais socialement puissants, des hommes en général, à<br />

trouver matière à satisfaction libidinale auprès de partenaires beaucoup<br />

plus jeunes qu’eux. Ces jeunes gens, étant placés dans un état de sujétion


110 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

sociale, se voyaient ainsi dans l’obligation d’accepter, sinon de susciter<br />

(la prostitution) de tels rapports <strong>et</strong> de telles relations, où d’y simuler de<br />

la satisfaction.<br />

Par ailleurs le pouvoir confère à son détenteur une aura érotique <strong>et</strong> il a<br />

toujours été jusqu’à présent, l’apanage des anciens ½ . Ces jeunes garçons<br />

<strong>et</strong> filles n’étaient, bien sûr, pas gérontophiles. Pourtant, la banalisation<br />

de tels modèles relationnels a rendu mal visible la vraie gérontophilie,<br />

en tant que conduite perverse individualisable. Elle n’est pas une simple<br />

préférence poussant certains individus, bien que jeunes, à apprécier une<br />

compagnie intellectuellement plus mature, bien qu’une intrication clinique<br />

puisse se concevoir avec la gérontophilie sexuelle. Débarrassée de<br />

ces caractères périphériques, la gérontophilie pure, sexuelle, reste donc<br />

souvent anecdotique.<br />

La nécrophilie renvoie à l’utilisation à des fins sexuelles d’un partenaire<br />

mort ou « à l’image de la mort ». C<strong>et</strong>te conduite se rencontre<br />

surtout chez des suj<strong>et</strong>s frustres, ou chez des travailleurs de la mort<br />

(croque-mort, thanatopracteur, garçon d’amphithéâtre). Elle est le plus<br />

souvent occasionnelle <strong>et</strong> s’établit par défaut. Elle traduit donc davantage<br />

une misère sexuelle trouvant à s’assouvir dans un contexte favorable,<br />

particulier, qu’une préférence vraie <strong>et</strong> exclusive. En ce sens, les cas de<br />

suj<strong>et</strong>s allant nuitamment déterrer des cadavres plus ou moins « frais »<br />

dans les cim<strong>et</strong>ières urbains pour les violer apparaissent comme le produit<br />

d’un imaginaire fantasmatique <strong>et</strong> culturel, morbide, popularisé par le<br />

roman noir ou le cinéma, plus que comme l’expression d’une réalité<br />

psychique <strong>et</strong> clinique.<br />

En revanche, à travers de tels passages à l’acte faisant office de<br />

provocation intergénérationnelle ou de rébellion contre l’ordre établi,<br />

certains individus ou certains groupes revendiquent ouvertement de tels<br />

fantasmes. Ces pratiques se résument, le plus souvent, à des mises en<br />

scène macabres, des ébauches de relations sexuelles ne pouvant réellement<br />

aboutir à une conclusion en raison d’un dégoût physiologique.<br />

Ces conduites s’inscrivent alors dans le cadre de polyperversions <strong>et</strong><br />

sont parfois associées à des polyaddictions à vertu désinhibitrice, en<br />

l’occurrence.<br />

La nécrophilie adm<strong>et</strong> des variantes qui ne changent pas son sens<br />

psychodynamique, mais elle contribue à cerner le profil d’une autre<br />

population transgressive : le commerce sexuel occasionnel avec des personnes<br />

comateuses ou anesthésiées peut se rencontrer en milieu propice<br />

(hospitalier) <strong>et</strong> il renvoie, là encore, à des individus diminués par l’alcool<br />

ou en grande misère sexuelle. Il existe également, parfois, des cas plus<br />

troubles dans lesquels se m<strong>et</strong> en place une micro-organisation collective<br />

1. Une évolution sociale considérable se déroule aujourd’hui. Par le miracle de l’économie<br />

nouvelle, on peut devenir milliardaire à vingt ans. Pouvoir <strong>et</strong> maturité sont désormais<br />

dissociés. Logiquement, le jeunisme, comme une nouvelle perversion sociale,<br />

gu<strong>et</strong>te !


AMÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS 111<br />

pour favoriser de tels passages à l’acte. On ne peut plus parler d’acte<br />

occasionnel mais bien de conspiration criminelle sexopathique, dans<br />

laquelle la dimension perverse prend tout son sens. Ainsi, des réseaux<br />

ont pu être mis à jour dans certaines cliniques. Les brancardiers chargés<br />

de convoyer de jeunes opérées pré-anesthésiées vers le bloc, arrêtaient<br />

l’ascenseur entre deux étages pour assouvir leurs désirs. Dans ce cas,<br />

ce qui était recherché, étaient les signes évocateurs de vie ; la victime<br />

n’était pas vraiment à l’image de la mort. D’autres cas, comme celui de<br />

mademoiselle A., m<strong>et</strong>tent en jeu une attirance mortifère plus n<strong>et</strong>te vers<br />

la mort.<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 6–Lamort<br />

Mademoiselle A., 25 ans, toxicomane, sidéenne en fin de vie, amaigrie,<br />

édentée, le teint terreux, était rej<strong>et</strong>ée par son entourage familial en raison<br />

de son affection. Faute d’autre lieu d’hébergement <strong>et</strong> de soin, elle s’est<br />

r<strong>et</strong>rouvée hospitalisée en psychiatrie. La seule personne qui lui manifestait<br />

de l’intérêt <strong>et</strong> s’était portée volontaire pour la recevoir chez elle, en permission,<br />

était un oncle par alliance, par ailleurs employé communal affecté aux<br />

cim<strong>et</strong>ières de la ville, très limité intellectuellement <strong>et</strong> placé, pour c<strong>et</strong>te raison,<br />

sur un emploi protégé. Après le décès de la patiente, il est apparu que c<strong>et</strong><br />

oncle, durant les permissions, la droguait avec des sédatifs ach<strong>et</strong>és dans<br />

des circuits parallèles <strong>et</strong> se livrait sur elle à des actes de nature sexuelle.<br />

La patiente était par ailleurs à la fois consentante à être ainsi droguée<br />

(toxicomane, elle pouvait difficilement se procurer des produits à l’hôpital) <strong>et</strong><br />

à être ainsi placée en situation d’obj<strong>et</strong> sexuel. Compte tenu de sa situation<br />

existentielle dramatique, y trouvait-elle un semblant d’affection ?<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

La thanatophilie inclut la mort dans sa fantasmatisation en tant<br />

qu’ambiance préférentielle <strong>et</strong> source d’excitation libidinale. Ses<br />

pratiques vont du satanisme militant (revendication antireligieuse<br />

comme provocation antisociale, revendication esthétique également,<br />

saturée parfois de connotations politiques extrémistes) à la simple<br />

fascination trouble pour les atmosphères morbides, avec recours à des<br />

mises en scène macabres inspirées de l’univers de la bande dessinée<br />

contemporaine ou des jeux vidéo hyperviolents (Bourgeois, 1997a).<br />

Ces pratiques sont variables : elles peuvent comporter des rapports<br />

sexuels sur des tombes, des crucifixions plus ou moins accomplies<br />

(la composante sadomasochiste est intriquée avec un jeu provocateur<br />

d’identification au Christ), des crucifixions inversées (hommage à<br />

l’Antéchrist ?). On r<strong>et</strong>rouve parfois la prise d’une apparence gothique, à<br />

l’image de la mort ou tendant à ressusciter le passé. Là encore, se joue<br />

une quête (anxiolytique ?) illusoire de maîtrise de la mort <strong>et</strong> du temps.<br />

C<strong>et</strong>te quête est marquée par une fascination pour l’inorganique (Perniola,<br />

1994). La problématique psychodynamique y apparaît analogue à ce qui<br />

se r<strong>et</strong>rouve chez les nécrophiles, les sadomasochistes ou les fétichistes.<br />

L’intrication des conduites est d’ailleurs la règle.


112 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

L’usage de drogues psychodysleptiques désinhibitrices (LSD25, ecstasy,<br />

alcool) est habituel. La défonce préalable est à la fois un rituel<br />

antisocial supplémentaire, un défit groupal ordalique, <strong>et</strong> un adjuvant<br />

psychique nécessaire à la mise en condition thanatophile transgressive.<br />

La cruauté macabre des actes <strong>et</strong> la confrontation, sans filtre, à la chair<br />

en décomposition, seraient par trop insupportables sans le recours à un<br />

produit susceptible de les déréaliser partiellement.<br />

La virtualisation <strong>et</strong> la démultiplication à l’infini d’expériences de c<strong>et</strong><br />

ordre par leur exploitation scénarique dans de jeux vidéos ou des films<br />

destinés à des adolescents – qui en sont friands car elles rentrent complètement<br />

dans la problématique de c<strong>et</strong> âge difficile – contribuent à les<br />

banaliser. Ceci comporte des dangers <strong>et</strong> favorise la survenue de dérapages<br />

psychocomportementaux dans la réalité. Si de simples tendances nécrophiles<br />

peuvent être sublimées professionnellement <strong>et</strong> être inoffensives (la<br />

thanatopraxie ou la vocation de secouriste !) ou dérivées sur des animaux<br />

(la taxidermie dans ses rapports avec le collectionnisme), d’autres formes<br />

sont plus complexes car elles se r<strong>et</strong>rouvent intriquées avec d’autres<br />

modalités pulsionnelles telles que le vampirisme sexuel (cannibalisme<br />

partiel ciblé ½ ), directement inspiré du roman de B. Stocker (1897) (voir<br />

Saracaceanu, Bourgeois, 1998), à vectorisation sadique nécrophagique.<br />

Ce qui est opérant dans ces conduites, <strong>et</strong> significatif du point de vue<br />

psychopathologique, c’est que le suj<strong>et</strong> expérimente à travers elles la<br />

limite (ténue mais fondatrice du sentiment d’exister) entre le vivantéphémère-libre<br />

<strong>et</strong> le mort, éternel car inanimé <strong>et</strong> minéral mais donc<br />

non-libre <strong>et</strong> non-sexué. La ligne de partage signifiante passe entre d’une<br />

part ce qui est un « autrui », mort (un état) ou moribond (un processus),<br />

à l’image encore du vivant, à l’image de soi également, sans pouvoir être<br />

considéré comme un alter ego (c’est la dimension dissymétrique de la<br />

relation), pouvant néanmoins être objectalisé <strong>et</strong> d’autre part un soi-même,<br />

vivant <strong>et</strong> entier, pouvant agir sur l’obj<strong>et</strong>. Être vivant, c’est surtout être<br />

capable d’engendrer <strong>et</strong> en l’occurrence, ce qui est engendré, n’est pas un<br />

enfant, c’est la mort d’autrui objectalisé, considérée comme une œuvre<br />

d’art. Il s’agit de manipuler physiquement, de se laisser fasciner par lui<br />

ou de regarder mourir c<strong>et</strong> obj<strong>et</strong> humanoïde particulier, si ressemblant<br />

<strong>et</strong> si différent. Il y a une sorte de jouissance héautoscopique ¾ ,àla<br />

fois impossible à réaliser <strong>et</strong> inévitable, à laquelle fait écho le fantasme<br />

culturellement significatif du non-refl<strong>et</strong> dans le miroir du vampire ou du<br />

1. Il existe peu de cannibalismes partiels : le sang, le lait (par le nouveau-né), l’urine<br />

(ondinisme) <strong>et</strong> le sperme sont les humeurs humaines parfois consommées. On peut<br />

remarquer qu’aucun fromage à base de lait de femme n’est commercialisé, alors que<br />

le partage de son lait par une nourrice était autrefois admis ; c’est un tabou absolu.<br />

Récemment, en Chine, de riches commerçants se sont adonnés à ce « vice ». Ils ont été<br />

condamnés à mort.<br />

2. Littéralement : « se voir soi-même en hallucination ».


AMÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS 113<br />

mort vivant. Le mort vivant est déjà mort, il ne peut se regarder mais il<br />

peut être vu.<br />

La problématique essentielle de la constellation nécrophiliqu<strong>et</strong>hanatophilique<br />

n’est donc pas sexuée. Si elle peut se r<strong>et</strong>rouver inclue<br />

dans un jeu sexuel, c’est de surcroît car elle formalise un jeu sur<br />

l’agonie. Ce jeu assume <strong>et</strong> illustre une illusion défensive de maîtrise<br />

de ce processus essentiel à la vie, comme pour conforter le suj<strong>et</strong><br />

dans l’illusion de faire, à jamais, partie des vivants. Le narcissisme<br />

archaïque est à l’œuvre à travers le fantasme d’un transfert vital magique<br />

entre morts <strong>et</strong> vivants, dans l’espoir d’une régénération-remplissage.<br />

Ce fantasme rejoint des pratiques funéraires primitives <strong>et</strong> des rituels<br />

anthropophagiques maintenant révolus, comme la consommation de la<br />

chair du défunt ou du cerveau d’un vaincu pour s’en approprier la force.<br />

Le fantasme pervers rejoint ici la pensée magique.<br />

Coupeurs de nattes, fétichistes<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Selon les conceptions psychanalytiques classiques, l’obj<strong>et</strong> fétiche, de<br />

signification <strong>et</strong> de forme phallique le plus souvent (chaussure, natte,<br />

couteau) représente « le dernier moment où le suj<strong>et</strong> a pu penser pouvoir<br />

continuer à nier la différentiation sexuelle homme/femme ». La<br />

condensation sur un obj<strong>et</strong> particulier ou partiel (s’il s’agit d’un fragment<br />

évocateur du corps de la partenaire) investit celui-ci de la capacité à<br />

apaiser la pulsion. Elle résume en même temps qu’elle dévoie la fixation<br />

érotique du suj<strong>et</strong>. Elle marque ainsi l’échec patent de la quête infantile<br />

de la connaissance en la matière, l’impossible abord de la génitalité par<br />

évitement du nœud œdipien. Le fétichisme comme prototype de relation<br />

perverse se voit souvent associé à d’autres formes de perversion ou<br />

s’introduit, à dose variable, dans une relation sexuelle dite normale.<br />

Dans la relation fétichiste vraie (Rosolato, 1981), le partenaire authentique<br />

du pervers, véritable suj<strong>et</strong> inanimé, inorganique, vestigial, c’est<br />

l’obj<strong>et</strong> fétiche, ce n’est pas le partenaire vivant. Le soi-disant partenaire<br />

n’est que le « porteur de fétiche ». Il se voit instrumentalisé bon gré,<br />

mal gré. Le pervers fétichiste ne développe lui aussi, par conséquent,<br />

qu’une relation avec lui-même (auto-érotisme partiel), avec un lui-même<br />

surgit du passé, avec une partie de lui-même, avec une partie de sa<br />

problématique non résolue. On est dans la pulsion partielle.<br />

Ce qui n’était qu’un problème narcissique est devenu un mystère, le<br />

mystère de la vie. Parfois, le fétiche se voit utilisé dans une relation<br />

à connotation sadique avec le partenaire, non consentant, dans ce cas.<br />

Cela existe chez les piqueurs de sein, ce qui l’extrait de l’ensemble du<br />

fétichisme. Du sein ou de l’aiguille quel est alors le fétiche principal<br />

ou dominant ? Ce sein <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te aiguille, matérialisations d’obj<strong>et</strong>s partiels<br />

télescopés, s’adresseraient-ils à des faux selfs partiels ? Du point de vue<br />

psychopathologique, n’y aurait-il pas dans c<strong>et</strong>te perversion, l’amorce


114 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

d’une fusion mythique sein/obj<strong>et</strong> phallique pouvant tenter de faire perdurer<br />

l’illusion de l’indifférenciation sexuelle ?<br />

Zoophilie ou bestialité<br />

Il y a perversion si l’acte est délibéré <strong>et</strong> préférentiel <strong>et</strong> s’il n’est pas<br />

lié, à l’instar de la gérontophilie ou de la nécrophilie, à la misère sexuelle<br />

<strong>et</strong> à la pauvr<strong>et</strong>é intellectuelle de son auteur. En revanche, faire souffrir<br />

gratuitement un animal mélange obscurément la dimension sadique du<br />

plaisir <strong>et</strong> la bestialité, par défaut. On r<strong>et</strong>rouve parfois ce symptôme<br />

dérangeant comme un signe d’appel de la souffrance psychique d’un<br />

enfant. Il est à comprendre comme le déplacement offensif sur un être<br />

disponible <strong>et</strong> plus faible que lui, objectalisé, de ce qu’il peut endurer<br />

dans sa propre existence. La « méchanc<strong>et</strong>é naturelle » des enfants <strong>et</strong> de<br />

l’humanité en général, comme le pensent les misanthropes, n’est pas en<br />

cause ici. Si un enfant agit de la sorte, c’est souvent une demande de<br />

limites socio-éducatives qu’il formule. Dans ce contexte, l’animal est<br />

appréhendé, pour partie, comme un obj<strong>et</strong> <strong>et</strong> l’enfant expérimente sur<br />

lui une relation perverse qu’il n’a pas les moyens d’expérimenter sur<br />

un autre humain, mais qu’il a pu déjà connaître à ses dépens. En ce<br />

sens, ce signe est alarmant <strong>et</strong> réclame des investigations psychologiques<br />

complémentaires ½ .<br />

Le passage à l’acte zoophile, s’il est préférentiel <strong>et</strong> non accidentel,<br />

s’appuie souvent sur une fantaisie anthropomorphique. C’est parce qu’il<br />

ressemble confusément ou partiellement à l’humain que l’animal interpelle<br />

les sens du zoophile. De la zoomorphie dans certains fantasmes<br />

(Wanda, la vénus à la fourrure pour Sacher Masoch) à l’anthropomorphisme<br />

dans la bestialité, la boucle est bouclée. Un pas de plus est franchi<br />

lorsque le pervers utilise l’animal non comme partenaire mais comme<br />

un obj<strong>et</strong> partiel phalloïde. Dans certaines déviances extrêmes, des suj<strong>et</strong>s<br />

s’introduisent volontairement, à but de jouissance sexuelle, des insectes<br />

vivants dans l’urètre pénien ou de p<strong>et</strong>its oiseaux dans l’anus (aviophilie).<br />

La zoophilie peut néanmoins être considérée comme une forme supplémentaire<br />

de recherche <strong>et</strong> de délimitation personnelle par leur subversion<br />

des limites naturelles. Ces limites sont alors arbitrairement posées,<br />

non pas entre ce qui est vivant <strong>et</strong> ce qui est non-vivant (comme dans le<br />

sadisme ou la nécrophilie), mais entre ce qui est humain <strong>et</strong> ce qui est<br />

non-humain.<br />

1. Pourtant, la société est ambivalente, elle n’a pas encore réglé la question de sa<br />

relation à l’animal. Des animaux de compagnie sont considérés à l’égal d’humains, ils<br />

sont choyés <strong>et</strong> portent des noms doux tandis que d’autres animaux, parfois de la même<br />

espèce, sont élevés en batterie ou sont soumis à des expérimentations scientifiques<br />

cruelles. Ils sont carrément objectalisés <strong>et</strong> maltraités en conséquence. On r<strong>et</strong>rouve à<br />

l’œuvre la même objectalisation que celle qui était imposée aux esclaves <strong>et</strong> aux enfants<br />

dans l’antiquité.


AMÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS 115<br />

De tout ceci résulte une expérimentation acrobatique de la dichotomie<br />

fondatrice de l’individuation : qu’y a-t-il réellement entre moi <strong>et</strong> un « non<br />

moi qui me ressemble » ?<br />

Là encore, la démarche identitaire est structurellement perverse car<br />

positionnée en deçà des limites du génital, elle est présexuée <strong>et</strong> archaïque,<br />

elle a à voir avec la naissance du narcissisme comme composante fondatrice<br />

de l’être humain.<br />

PERVERSIONS DE MOYEN<br />

Dans les perversions de moyen, l’obj<strong>et</strong> sexuel peut être normal, c’est<br />

le moyen préférentiel d’accéder au plaisir, qui s’impose comme objectivant<br />

<strong>et</strong> en dehors des normes, bien qu’une intrication perversion d’obj<strong>et</strong>/perversion<br />

de moyens puisse se concevoir <strong>et</strong> se rencontrer dans la<br />

clinique. Le médecin généraliste se verra rarement interpellé à ce suj<strong>et</strong><br />

puisque les suj<strong>et</strong>s pervers ne sont pas demandeurs de changement <strong>et</strong><br />

qu’ils s’entourent, en général, de partenaires sinon consentants, du moins<br />

silencieux. Le psychiatre, s’il n’est pas introduit de force dans c<strong>et</strong>te<br />

sphère de l’intime par son statut d’expert, par un rôle de médecin traitant<br />

au titre de la loi de 1998 ou par une pratique spécialisée en milieu<br />

carcéral, verra peu de pervers de moyen. C’est le sexologue qui pourra<br />

plus facilement être consulté, mais uniquement dans la mesure où la<br />

conduite deviendra trop gênante pour le pervers <strong>et</strong> dérangeante pour<br />

l’entourage. Certaines perversions sont limitées dans leur expression <strong>et</strong><br />

leur potentialité antisociale : ce sont les perversions de l’intime ; d’autres<br />

sont beaucoup plus graves par les dérives comportementales qu’elles<br />

impliquent, les déclinaisons du sadisme en sont un exemple.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Les perversions de l’intime<br />

Coprophilie <strong>et</strong> urophilie, rares, anecdotiques <strong>et</strong> étranges, peu dangereuses<br />

(si elles restent des p<strong>et</strong>its plaisirs partiels entre intimes en situation<br />

de pouvoir donner effectivement leur consentement à l’expérience), ces<br />

conduites dérivent évidemment d’une fixation libidinale anale ou urétrale,<br />

masochiste <strong>et</strong> décalée, inscrite dans la sexualité au terme d’un parcours<br />

psychogénétique appartenant au tronc commun borderline. Imposées<br />

à un partenaire non consentant, elles participent d’une agression<br />

d’essence sadique. L’ondinisme est considéré par certains comme l’équivalent<br />

pervers d’une fellation, l’urine remplaçant alors le sperme chez<br />

des suj<strong>et</strong>s physiologiquement impuissants. Le sentiment de dégoût de<br />

l’un des partenaires est le seul frein à la conduite. Des variantes limites<br />

<strong>et</strong> fétichistes existent, comme l’usage de couche culotte j<strong>et</strong>able <strong>et</strong> de talc<br />

alors constitutifs d’une certaine ambiance hyper régressive, d’une identification<br />

mortifère au bébé dépendant des soins de sa mère, voire d’une<br />

tendance pédophilique inversée. Ces jeux érotiques pervers démontrent,<br />

une fois de plus, la puissance imaginative humaine ainsi que l’importance


116 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

de l’imprégnation précoce, au sens éthologique, dans la détermination de<br />

l’émoi sexuel.<br />

Sadisme <strong>et</strong> masochisme<br />

Dans ce cadre polymorphe, tous les degrés de l’horreur peuvent se<br />

concevoir.<br />

Le sadisme est la propension à rechercher du plaisir dans les souffrances<br />

<strong>et</strong> les humiliations infligées à un autrui non consentant. Il couvre<br />

un vaste champ interrelationnel qui va de comportements simplement<br />

caustiques vis-à-vis d’un partenaire faible, ou d’attitudes sadiques au<br />

quotidien. Ces comportements sont plus ou moins tolérés par l’entourage<br />

ou se r<strong>et</strong>rouvent sublimés dans des professions spécifiques, qui<br />

perm<strong>et</strong>tent d’assouvir une part de ces tendances. La conduite sadique<br />

recouvre parfois une barbarie totale dans laquelle la fusion de l’agression<br />

<strong>et</strong> de l’acte sexuel est consommée. Le sadisme fonde aussi l’ambiance<br />

de certains passages à l’acte individuels ou collectifs. Ceux-ci peuvent<br />

être considérés comme de nature criminelle ou de signification politique<br />

s’ils s’inscrivent dans une dimension collective. Ils sont, parfois,<br />

superficiellement rationalisés par un contexte belliqueux ou par un statut<br />

social particulier. Autrefois, il y avait toujours une place pour les sadiques<br />

dans la société : militaires, bourreaux ½ , brigands de grand chemin... Le<br />

polissage progressif des mœurs – ce que l’on appelle les progrès de<br />

la civilisation, ce qui reste relatif – a contribué au fil de l’évolution<br />

sociale à rej<strong>et</strong>er aux marges de l’admis les comportements les plus<br />

ostensiblement sadiques <strong>et</strong> à les verser progressivement dans le champ<br />

de la déviance amorale, puis de la psychiatrie. Quittant la scène sociale,<br />

ils sont maintenant cantonnés au caché <strong>et</strong> à l’intimité du fantasme, mais<br />

ils n’ont fait que perdre de la visibilité sociale. À la moindre occasion<br />

(guerre civile, conflit intrafamilial), les dérapages reprennent, stéréotypés<br />

dans leur déroulement.<br />

Sadisme mental<br />

Le sadisme mental peut s’exprimer sous forme de tracasseries <strong>et</strong><br />

d’agressivité, larvée ou patente, en tout cas déstabilisante, envers une<br />

victime-cible. Il est désormais considéré, en France, comme constitutif<br />

d’un « harcèlement moral », punissable, s’il s’exerce sur un partenaire<br />

victimisé si non consentant.<br />

Ce dernier relève d’un profil sociopsychologique complémentaire de<br />

celui du harceleur. Ainsi, il peut avoir été « recruté », ponctuellement ou<br />

1. La torture, officiellement abolie en France par Louis XVI, a repris insidieusement<br />

droit de cité par la suite. Aujourd’hui, les États-Unis, pays parmi les plus judiciarisés,<br />

s’octroient le pouvoir de détenir des prisonniers à Guantanamo, leur déniant tous les<br />

droits, sous prétexte qu’ils ne sont pas des prisonniers de guerre <strong>et</strong> recourant aux<br />

services d’interrogateurs issus de services secr<strong>et</strong>s étrangers, habitués à pratiquer la<br />

torture, pour ne pas avoir à le faire eux-mêmes.


AMÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS 117<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

chroniquement, occasionnellement ou préférentiellement, en raison d’un<br />

état de faiblesse relative lié à son statut social (subordonné hiérarchique),<br />

psychique (handicapé, suj<strong>et</strong> fragilisé par des problèmes personnels ponctuels<br />

ou habituels) ou fantasmé (le simple fait d’être une femme dans<br />

le harcèlement scatologique téléphonique). Une fois repérée, c<strong>et</strong>te faiblesse<br />

sera exploitée <strong>et</strong> servira de point d’appel aux comportements de<br />

harcèlement. Dans une dimension psychopathologique analogue à ce qui<br />

est décrit dans le couple persécuté/persécuteur engagé dans une relation<br />

paranoïaque, une composante homosexuelle ou autoérotique peut être<br />

r<strong>et</strong>rouvée chez le harceleur.<br />

En eff<strong>et</strong>, il y a de la quête identitaire <strong>et</strong> narcissique dans c<strong>et</strong>te attitude :<br />

« Dis-moi qui tu harcèles, je te dirais qui tu es ! » Trouver <strong>et</strong> explorer les<br />

limites de sa victime est une façon de r<strong>et</strong>rouver <strong>et</strong> structurer les siennes.<br />

Dans c<strong>et</strong>te perspective, le harcèlement en provenance d’un homme <strong>et</strong><br />

dirigé contre une femme (comme son symétrique femme/homme) peut<br />

être, le plus souvent, déchiffré comme un substitut atténué ou dévoyé, <strong>et</strong><br />

un équivalent, non génitalisé en raison du contexte, d’une mise en relation<br />

sexuelle tandis que le harcèlement d’un homme dirigé contre un autre<br />

homme semble plus archaïque dans ses fondements psychodynamiques.<br />

Le harcèlement moral, sur le lieu de travail est maintenant repérable <strong>et</strong><br />

objectivable sur des critères consensuels. Il est pénalisable, ce qui traduit<br />

une nouvelle avancée de l’État de droit (Hirigoyen, 1998) Peu à peu,<br />

pour un individu donné, l’éventail des possibilités d’exercer son sadisme<br />

se resserre, mais d’autres terrains restent à défricher.<br />

Par exemple, le bizutage ½<br />

<strong>et</strong> ses équivalents, formes d’un harcèlement<br />

moral limité dans le temps <strong>et</strong> sélectionnant ses victimes, sont maintenant<br />

réprimés par la loi, ce qui était inconcevable il y a peu. Ces pratiques,<br />

hypersocialisées puisque traditionnelles <strong>et</strong> rituelles, renvoient à des comportements<br />

collectifs d’emprise, immémoriaux, eux aussi teintés d’agressivité<br />

sadique sourde envers des individus ou des groupes à statut fragile,<br />

mais très proche des tourmenteurs.<br />

Ces victimes sont des alter ego auxquels on ne veut plus s’identifier :<br />

la classe d’âge ou la promotion immédiatement suivante ! L’armée au<br />

temps de la conscription, les grandes écoles élitistes furent les terrains<br />

traditionnels de ces pratiques.<br />

Le point important est que, traditionnellement, le groupe victime se<br />

montre relativement consentant aux sévices, dans la mesure où ce rituel<br />

est censé signifier un mode obligatoire <strong>et</strong> positif d’intégration de l’impétrant<br />

(l’individu) à la microcollectivité fermée, au sein de laquelle il<br />

se déroule. La brutalité injuste <strong>et</strong> scatologique des sévices auxquels ils<br />

sont soumis conforte, paradoxalement, le narcissisme des victimes. Elle<br />

1. Le bizutage relève maintenant, lui aussi, de la Loi N ◦ 98-468 relative à la prévention<br />

<strong>et</strong> à la répression des infractions sexuelles ainsi qu’à la protection des mineurs, art.<br />

225-16-1 à 225-16-3.


118 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

contribue à leur donner une identité nouvelle, recherchée. Il s’agit d’un<br />

cas expérimental, rare, où un acte de violence objectivante puisse avoir<br />

pour eff<strong>et</strong> de narcissiser victimes <strong>et</strong> bourreaux. La narcissisation du bourreau<br />

en question demeure, sans doute, superficielle <strong>et</strong> il peut, à distance,<br />

advenir le temps des remords. Dans ce contexte hors limites, malgré les<br />

bornes imposées par l’usage, la désinhibition aidant, certains individus<br />

peuvent ponctuellement perdre tout contrôle durant le bizutage <strong>et</strong>, s’ils<br />

en ont le loisir, laisser libre cours à leurs penchants sadiques. Dans ce cas<br />

l’objectalisation agira dans un sens désorganisateur du psychisme pour<br />

tous les partenaires impliqués dans le dérapage.<br />

Là aussi, des phénomènes d’identification projective <strong>et</strong> de brutale<br />

mise en miroir des narcissismes précaires de chacun des protagonistes<br />

du couple bizut/bizuteur sont en action. Au-delà de la sanction sociale<br />

codifiée, seule capable d’instituer des limites dans un premier temps,<br />

la prise en compte de la fragilité narcissique des protagonistes <strong>et</strong> de la<br />

signification exceptionnelle de l’expérience, aura une portée préventive<br />

vis-à-vis de ces dérapages comportementaux <strong>et</strong> de leurs conséquences<br />

psychiques.<br />

Sadisme physique <strong>et</strong> sexuel<br />

Parfois intriqué au sadisme mental, le sadisme physique <strong>et</strong> sexuel<br />

constitue un véritable catalogue de l’horreur, l’imagination humaine en<br />

la matière se montrant à la fois sans borne <strong>et</strong> tristement répétitive ½ .<br />

Lorsqu’un individu, quel qu’il soit, quelles que soient la qualité de son<br />

éducation <strong>et</strong> sa rigueur morale, se r<strong>et</strong>rouve en posture d’exercice d’un<br />

pouvoir absolu sur un autre individu, <strong>et</strong> si aucune métarègle (morale ou<br />

répressive) ne peut être opposée à l’expression de sa volonté <strong>et</strong> de ses<br />

pulsions à ressorts inconscients, le pire est toujours possible. Il est même<br />

certain.<br />

Les barrières intrapsychiques surmoïques <strong>et</strong> les bornes sociales, en<br />

principe redondantes, sont activées par la perspective triangulante d’un<br />

regard extérieur, d’un jugement - ne serait-ce que le regard divin ! Ces<br />

barrières doivent obligatoirement converger pour contenir les pulsions<br />

sadiques présentes chez chaque être humain. Comme pour l’expression<br />

du sadisme mental, le droit, comme infrastructure collective, infiltre le<br />

mode relationnel habituel établi entre des individus hiérarchiquement<br />

dissymétriques <strong>et</strong> il tend, aujourd’hui, à jouer ce rôle de méta-instance,<br />

de cadre-contrôle. Hors ce cadre artificiel <strong>et</strong> culturellement déterminé, <strong>et</strong><br />

1. La pulsion d’emprise <strong>et</strong> de maîtrise du corps d’autrui paraît si forte <strong>et</strong> si constante<br />

dans l’esprit humain, qu’elle est à peine policée par les avancées de la civilisation <strong>et</strong><br />

qu’elle semble toujours susceptible de ressurgir chez chaque être humain, à la moindre<br />

occasion. Dans c<strong>et</strong>te perspective, on peut superposer une lecture psychodynamique <strong>et</strong><br />

libidinale à la lecture économico-politique marxiste du phénomène de la guerre. C’est<br />

la guerre comme instrument de conquête, la guerre comme moyen immémorial de<br />

faire des prisonniers <strong>et</strong> d’exercer ainsi son sadisme sexuel autant que comme moyen<br />

d’expansion économique.


AMÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS 119<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

cela peut se voir en situation extrême (guerre, rapt...), la relation interhumaine<br />

incontrôlée dérivera rapidement vers de la violence gratuite ou<br />

vers des tortures à connotation sexuelle : bondage sadique, humiliations,<br />

coups ½ .<br />

Du point de vue psychopathologique, ces comportements ont été<br />

décrits comme exprimant une fixation libidinale à un stade prégénital,<br />

sadique oral ou sadique anal (Abraham, 1966). Ce qu’illustre le plaisir<br />

pris par le sadique à la mise en œuvre de rétention physique (bondage),<br />

à la contrainte objectivante ou à la possession totale d’autrui, pouvant<br />

aller jusqu’au démembrement <strong>et</strong> au dépeçage, puis à la mise à mort. Le<br />

principe sadique a pour l’objectif de transformer, par l’acte, la victime<br />

en un « obj<strong>et</strong> », manipulable à merci, déshumanisé, désubjectivé. Dans<br />

c<strong>et</strong>te approche, il s’avère que l’important pour le sadique sera de faire<br />

durer l’agonie, ce qui l’autorise, morbidement, à avoir l’illusion de<br />

maîtriser définitivement c<strong>et</strong> intervalle mystérieux entre la vie <strong>et</strong> la mort,<br />

symbolisé par la souffrance. La souffrance, reçue ou infligée, est une<br />

décharge énergétique ambiguë, elle n’appartient ni à la vie, ni à la mort,<br />

ni au corps, ni à l’esprit ; elle appartient à celui qui la maîtrise <strong>et</strong> en jouit.<br />

Tant que la victime gardera, malgré tout ce qu’elle endure, un aspect<br />

proche du vivant, son agression aura un sens pour l’agresseur mais l’acte<br />

sadique perdra ce sens dès que le doute ne sera plus possible : morte,<br />

la victime n’a plus aucun intérêt, elle sera abandonnée ; moribonde<br />

elle concrétise dramatiquement c<strong>et</strong>te articulation fondamentale entre le<br />

minéral <strong>et</strong> l’animal, source de l’obsession perverse. Dès lors, il n’est<br />

plus question de sexe mais de vie. M. Perniola (1994) avait évoqué ce<br />

sex appeal de l’inorganique en tant que fascination trouble de l’humain<br />

pour ce qui rejoue à sa façon les mythes fondateurs de l’humanité (la<br />

mythologie égyptienne ou grecque, la Genèse) : l’humain crée à partir<br />

de la poussière, <strong>et</strong> qui r<strong>et</strong>ournera à la poussière.<br />

Bien que liés du point de vue psychodynamique, sadisme <strong>et</strong> masochisme<br />

s’opposent, entre autre, par leurs temporalités. Le masochiste<br />

sexuelseveutlemaîtredelamiseenscènedesoncorps,faussement<br />

soumis à son partenaire en un théâtre trouble. Il se m<strong>et</strong> en scène. L’art <strong>et</strong><br />

la méticulosité des préparatifs, le contrat qui fige l’espace relationnel <strong>et</strong><br />

soum<strong>et</strong>, en vérité, le partenaire à ses fantasmes, déterminent une sexualité<br />

de prime abord intellectualisée, imaginée au sens propre avant d’être<br />

vécue. Au contraire, le sadique doit sans cesse répéter son acte dans le<br />

réel, dans le but de vérifier, à chaque fois, l’effectivité de sa maîtrise<br />

fragile, punctiforme, sur le temps de l’agonie. Il se m<strong>et</strong> en position de<br />

transgresser la loi simplissime de la nature qui lie la vie à la mort dans<br />

un processus éternel, de défier les mythologies divines qui attribuent<br />

aux seuls dieux le pouvoir de créer la vie <strong>et</strong> les espèces (les mythes<br />

du Golem, des zombies, des vampires, des lycanthropes <strong>et</strong> autres morts<br />

1. Voir les exactions survenues dans la prison d’Abou Graïb (Irak), 2004.


120 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

vivants appartiennent à ce registre). Son questionnement est sans autre<br />

limite que sa capacité obsédante à créer les conditions de sa jouissance<br />

<strong>et</strong> de son apaisement anxiolytique provisoire ; le tout étant érigé en un<br />

cycle infernal.<br />

Le masochisme n’est donc pas simplement l’inverse intellectuel du<br />

sadisme. Il s’agit, pour partie, d’un dépassement psychique de la position<br />

sadique. De ce point de vue, le masochisme peut se concevoir comme<br />

du « sursadisme » autocentré, complètement narcissique <strong>et</strong> autoérotique<br />

dans son déroulement. Le suj<strong>et</strong> (à la fois bourreau, victime <strong>et</strong> instigateur<br />

du cadre) est, contrairement aux apparences, le véritable maître du jeu.<br />

Dans le contrat masochiste sexuel qui relève bien d’une métaposition<br />

sadique (Deleuze, 1967), il conserve un regard d’avance. Là encore, le<br />

partenaire (le pseudo-tourmenteur) est objectivé <strong>et</strong> il n’est que l’instrument<br />

du masochiste, le porteur de l’obj<strong>et</strong> fétiche (du lien au fou<strong>et</strong>) avec<br />

lequel le masochiste noue une relation privilégiée, quasi duelle.<br />

Des variantes cliniques existent, du pilorisme (fantasme d’être exposé<br />

au pilori) au pagisme ½ , de l’algolagnie ¾<br />

à la vincilagnie ¿ , la problématique<br />

de fond reste identique <strong>et</strong> renvoie, là aussi, aux aménagements<br />

cliniques des états-limites de la personnalité, aux avatars du narcissisme.<br />

Il n’y a chez le sadique <strong>et</strong> chez le masochiste, ni culpabilité, ni<br />

souffrance mentale, tant que le système pervers fonctionne ; il ne faut<br />

pas s’attendre à des demandes de psychothérapie pour changer c<strong>et</strong> état<br />

de fait. Le sexologue, parfois, est interpellé, mais uniquement lorsque<br />

les débordements pulsionnels ou l’incompatibilité de la demande avec ce<br />

que peut tolérer le (a) partenaire, déstabilisent gravement le couple sexuel<br />

ou fait déborder la conduite hors de l’intime. Dans ce cas, s’il se voit<br />

privé de c<strong>et</strong> aménagement défensif, parfois inscrit dès l’enfance dans son<br />

fonctionnement mental, relationnel ou sexuel, le suj<strong>et</strong> peut décompenser<br />

sévèrement, sur un mode de dépression anaclitique, voire à travers une<br />

thématique délirante persécutoire. C’est la notion de perversion comme<br />

processus cicatriciel de la psychose. Du point de vue psychopathologique,<br />

si le ciment du faux self ne colmate plus le moi, un risque de<br />

morcellement existe.<br />

« Viol pathologique »<br />

Le viol en tant que fantasme actif, renvoie au sadisme ; en tant que<br />

fantasme passif, il renvoie au masochisme. L’intrication fantasmatique<br />

est la règle hors fixation pathologique. Il s’agit de « forcer » la victime<br />

ou d’être forcé (être victime). Le plaisir peut se condenser uniquement<br />

dans un scénario de viol élaboré de façon plus ou moins complexe<br />

<strong>et</strong> même, dans certaines circonstances, il peut se voir contractualisé<br />

avec le partenaire, ce qui apparaît antinomique mais logique dans un<br />

1. Ressembler à un page du Moyen-Âge, ce qui actualise une composante pédophile.<br />

2. Jouissance liée à la douleur.<br />

3. Jouissance à être maîtrisé.


AMÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS 121<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

contexte masochiste. Le jeu formel sur le désir soi-disant prédominant<br />

du violeur-partenaire sur celui du (de la) violé(e)-partenaire exprime<br />

l’acceptation contractuelle d’une dissymétrie foncière dans la relation<br />

érotique <strong>et</strong> affective duelle mise en acte. De façon atténuée mais analogue,<br />

c<strong>et</strong>te dimension existe dans la concrétisation d’un couple très<br />

désapparié en âge, couple dans lequel un suj<strong>et</strong> (souvent un homme) vit<br />

avec une femme plus âgée que lui <strong>et</strong> trouve ainsi un semblant d’équilibre<br />

personnel : ce cas se rencontre chez des toxicomanes ou des alcooliques,<br />

présentant des conduites fragilisantes qui, complémentairement, attisent<br />

la fibre maternante de la conjointe. Par c<strong>et</strong>te différence d’âge le suj<strong>et</strong><br />

espère, pour partie, rester celui qui sera désiré (ou materné, ce qui confère<br />

une signification archaïque au désir). C<strong>et</strong>te imbrication de narcissismes<br />

complémentaires peut fonder un réel équilibre mais le plus souvent,<br />

s’il n’est pas traité, il peut déboucher sur de la violence conjugale car<br />

il s’étaye, en quelque sorte, sur des faux selfs complémentaires <strong>et</strong> des<br />

leurres relationnels.<br />

A contrario, le « viol sans consentement », qu’il soit accompli de<br />

façon solitaire ou collective (la « tournante ») est parfois secondairement<br />

rationalisé ou élaboré en un rituel infiltré de recherche identitaire proche<br />

du bizutage. Il détermine la victime comme un obj<strong>et</strong>, un butin appropriable,<br />

il nie celle-ci en tant qu’individu doté de limites <strong>et</strong> d’une histoire<br />

personnelle (Bourgeois, Sene-M’Baye, 2002).<br />

Bien que toujours socialement acceptée, la prostitution est, elle aussi,<br />

une forme de violence sexuelle intense, objectivante. Mais, elle est<br />

contractualisée (le tarif de la passe), tolérée (le « plus vieux métier<br />

du monde »). Banalisée <strong>et</strong> minimisée, elle réalise néanmoins une pure<br />

mise en acte perverse dans la mesure où l’un des partenaires utilise<br />

un pouvoir exorbitant (financier en l’occurrence) pour obtenir des<br />

faveurs de la part d’un autre suj<strong>et</strong>. Le proxénète comme tiers-violent<br />

manipule à sa façon les deux protagonistes qui sont, tout deux, des<br />

victimes puisque leurrées (l’un l’étant moins que l’autre bien sûr !).<br />

Le proxénète, exclu physiquement de l’acte, en r<strong>et</strong>ire un bénéfice<br />

libidinal clair, symbolisé par l’argent, prix de la passe. De par c<strong>et</strong>te<br />

symbolisation de la possession <strong>et</strong> des limites de l’acte sexuel, la<br />

prostitution articule un aménagement socioclinique fondamental des<br />

états-limites puisque d’allure pseudo-névrotique. Mais le triangle de<br />

la prostitution (client-prostituée-proxénète) éventuellement lui-même<br />

métapositionné par le regard social, n’est pas superposable au triangle<br />

œdipien. S’il en épouse grossièrement la silhou<strong>et</strong>te, ce qui peut être la<br />

perversion absolue du mimétisme, il fait néanmoins exploser les limites<br />

de la perversion dans le sens où il « autorise » certains suj<strong>et</strong>s (de tous<br />

sexes), les prostitués, à aller jusqu’au bout de leur objectalisation, tout<br />

en la rationalisant socialement. En ce sens, le fantasme féminin de<br />

prostitution, couramment r<strong>et</strong>rouvé en pratique sexologique, aboutissant<br />

rarement au passage à l’acte, relève de la perversion puisqu’il explore<br />

également les limites de l’objectalisation.


122 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 7 – Une prostitution domestique<br />

Monsieur X. oblige son épouse à le rémunérer pour ses actes sexuels.<br />

Pour cela, elle doit faire des ménages. Ce comportement, apparemment<br />

machiste <strong>et</strong> égoïste, n’est-il pas en fait un renversement pervers du fantasme<br />

féminin de prostitution, accompagné de bénéfices secondaires, narcissiques<br />

<strong>et</strong> matériels, pour lui ?<br />

Le monde de la prostitution est un champ clos d’objectalisation. Les<br />

prostituées ne sont pas des femmes qui explorent leurs fantasmes, comme<br />

certains voudraient le croire, elles sont des femmes qui n’ont, bien<br />

souvent, pas d’autre choix social. Il faut être très carencé, du point de<br />

vue narcissique, pour solliciter ou supporter la cruauté de c<strong>et</strong> univers. La<br />

prise en compte de ce phénomène social immémorial, bien que déjà multifocale,<br />

allant de la mise en place d’un contexte juridique relativement<br />

protecteur (vis-à-vis des prostituées) <strong>et</strong> d’une politique de réduction des<br />

risques aux psychothérapies spécifiques (groupes de parole), reste indigente.<br />

Elle sera sans doute l’un des enjeux de la psychiatrie sociale dans<br />

les décennies à venir. C’est en agissant sur les déterminants économiques<br />

du phénomène que l’on pourra espérer tarir le processus.<br />

Des associations spécialisées (Le Nid ½ ), tentent, dans une certaine<br />

mesure, d’enclencher une approche aidante intégrant psycho <strong>et</strong> sociothérapie.<br />

Par rapport au tronc commun borderline., l’intrication clinique est<br />

la règle chez les prostituées : psychopathie sous-jacente, transsexualisme,<br />

toxicomanie (trafics <strong>et</strong> consommation), alcoolisme, perversion sexuelle,<br />

caractéropathie. Cela exprime l’unicité structurelle du trouble sous-jacent<br />

de la personnalité. Dans ces conditions, il serait vain de vouloir appréhender<br />

le problème de manière clivée.<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 8 – Un couple soudé par la dysharmonie<br />

Madame A., ancienne prostituée, vit en concubinage avec un homme, plus<br />

âgé qu’elle, qu’elle a rencontré comme client <strong>et</strong> qui, l’ayant sorti de là, lui<br />

voue son existence. Par ses sautes d’humeur caractérielles elle rend la<br />

vie du couple impossible, ce qui est le motif de la consultation à laquelle,<br />

lucide, elle consent. Son ami est très demandeur. Outre une composante<br />

masochiste chez lui on r<strong>et</strong>rouve la dimension éminemment narcissisante<br />

d’être un sauveur qui s’accroche (mais il fait assumer par la suite). Dans le<br />

comportement de madame A., pointe une agressivité patente vis-à-vis de<br />

ce sauveur (« qui est comme tous les hommes qui ont profité d’elle, comme<br />

tous les hommes en fait, <strong>et</strong> qui maintenant profite d’elle gratuitement »<br />

tout en y gagnant un bénéfice narcissique), dont elle est, bien malgré elle,<br />

dépendante affectivement. Le couple se montre soudé par ces imbrications<br />

narcissiques mortifères que la souffrance quotidienne ne parvient pas à<br />

faire céder.<br />

1. Cf. www.mouvementdunid.org/


AMÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS 123<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Meurtriers en série <strong>et</strong> meurtriers en masse<br />

Le type humain du tueur en série caricature la dimension sadique <strong>et</strong><br />

s’impose aujourd’hui en un fait de société. La violence froide d’un seul<br />

individu, disposée de façon rémittente au fil de l’actualité, comme en<br />

miroir de la violence sociale déferlante, exacerbe l’angoisse collective.<br />

Elle cristallise les passions <strong>et</strong> interroge chacun sur les tréfonds de l’âme<br />

humaine. En dépit de la violence de ses actes, <strong>et</strong> parce que justement il<br />

réalise la part obscure de chacun, le tueur en série, contre-modèle fort,<br />

contribue à la cohésion sociale, il en clame les limites. En dehors de sa<br />

fac<strong>et</strong>te perverse focale, il peut se trouver être le plus conformiste <strong>et</strong> le plus<br />

inaperçu des citoyens, ce qui le rend d’autant plus difficile à cerner par<br />

les profileurs. Le tueur en série sort de l’ombre pour clamer le désarroi<br />

de la société qui l’engendre ½ , il en désagrège les limites <strong>et</strong> il en trouve<br />

une intense satisfaction narcissique. Il est, un instant, par la cruauté de<br />

son acte, le maître du monde.<br />

Du point de vue psychopathologique (Mont<strong>et</strong>, 2003) ¾ , il faut différentier<br />

le tueur en série sadique, violant, torturant puis tuant ses victimes<br />

anonymisées, <strong>et</strong> réduites dans son fantasme au rang de simples proies,<br />

(selon un rituel personnel lui faisant abandonner en quelque sorte sa<br />

signature psychocomportementale, ce que recherche à préciser le profileur),<br />

du tueur froid, ayant la vengeance pour mobile, cherchant à faire<br />

le maximum de victimes, celles-ci ne restant pas anonymes pour lui.<br />

Dans ce dernier cas, c’est l’instant pendant lequel il tiendra la vie de ses<br />

victimes entre ses mains qui comblera sa quête des limites <strong>et</strong> son désir<br />

de toute puissance vengeresse. Il faut le différentier aussi du tueur en<br />

masse qui, au décours d’un passage à l’acte unique <strong>et</strong> clastique, la crise<br />

d’Amok, va tenter d’éliminer un maximum de victimes anonymes.<br />

Par toutes ces caractéristiques, le tueur en série appartient bien à la<br />

constellation sadomasochiste dont il accumule les caractéristiques, le<br />

masochisme insidieux qui l’habite transparaissant dans la manière dont<br />

il peut semer inconsciemment les indices menant à sa perte.<br />

Au contraire, le meurtrier de masse revendique une identité <strong>et</strong> une<br />

valeur personnelle différentes de celles qu’il a longtemps subies (faux<br />

self ) ou qu’il pense lui avoir été attribuées à tort. Il affirme au monde, par<br />

ce geste éclatant, une image de lui-même plus conforme à ses aspirations<br />

mégalomaniaques en même temps qu’il délivre une œuvre ultime (Fondation<br />

Maeght, 1989) <strong>et</strong> un chef-d’œuvre censé parler pour lui, capable<br />

de restituer instantanément un sens noble <strong>et</strong> réparateur à sa vie, au prix<br />

1. De Jack l’Éventreur, m<strong>et</strong>tant en acte dans le réel la pudibonderie de l’Angl<strong>et</strong>erre<br />

victorienne en assassinant sauvagement des prostituées, à M. le Maudit qui sévit durant<br />

la crise sociale allemande qui engendrera le nazisme, aux deux tueurs de Washington<br />

(2002) capables de susciter la peur d’un terrorisme urbain chez leurs concitoyens,<br />

chaque serial killer parle de son époque.<br />

2. Voir, par ailleurs, la différence établie par L. Mont<strong>et</strong> (2003) entre personnalités<br />

narcisso-perverses organisées <strong>et</strong> désorganisées chez le tueur en série.


124 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

même de la conclusion tragique <strong>et</strong> dévastatrice qu’il lui donne. C’est<br />

sa mort qui grandira sa vie, jusque-là insignifiante, jusqu’à en devenir<br />

exemplaire <strong>et</strong> iconique, il aspire à un martyre quasi prométhéen, de<br />

sens masochiste, dont il tient à régler lui-même toutes les modalités<br />

temporospatiales ½ .<br />

Le passage à l’acte meurtrier, est doté, selon le tueur en masse, du<br />

pouvoir de faire écran à tout ce qu’il n’a jamais pu accepter chez lui. Il<br />

doit, en outre, gommer les injustices qui auraient été faites à son auteur.<br />

Il est l’acmé clinique d’un cheminement psychique souterrain, infraclinique,<br />

parfois long <strong>et</strong> insidieux, que seuls quelques proches auraient pu<br />

soupçonner. Par sa fantasmatisation obsédante ou sa préparation minutieuse<br />

il entr<strong>et</strong>ient, chez le tueur, l’illusion d’une maîtrise <strong>et</strong> il incarne<br />

une tentative désespérée d’anticipation. Mais c<strong>et</strong>te anticipation se révèle<br />

punctiforme ; elle ne dépasse pas les quelques secondes de sentiment de<br />

toute puissance que lui procurera son geste, au moment de son accomplissement.<br />

À c<strong>et</strong> instant, le tueur est focalisé sur le fait de tenir entre ses<br />

mains quelques vies, de devenir, un instant, l’égal, ou le rival de Dieu<br />

<strong>et</strong> le centre de toutes les préoccupations de ses victimes. Il y trouve une<br />

jouissance intense par le fait de son existence ainsi proclamée. Pour prix,<br />

il lui faut réussir sa mort pour annuler le fait éclatant d’avoir raté sa vie, de<br />

ne pas avoir existé comme il l’avait fantasmé en fait. Exister intensément<br />

un instant, tel apparaît le ressort profond du meurtrier de masse. Par<br />

conséquent, si le tueur en série aspire à rester en vie pour parfaire sa<br />

sinistre série – répéter son forfait <strong>et</strong> en jouir, y compris sexuellement –<br />

le meurtrier de masse tend à vouloir disparaître en apothéose pendant<br />

sa décharge agressive brute, non sexuée, dirigée autant contre lui que<br />

contre les autres. Il est finalement indifférent au statut <strong>et</strong> à l’identité de<br />

ses victimes qui n’existent qu’en tant que silhou<strong>et</strong>tes interchangeables,<br />

décors flous à sa mégalomanie exacerbée, prétextes...<br />

Là toujours, ce sont les variantes qui éclairent la problématique narcissique<br />

qui sous-tend la conduite.<br />

Il peut exister des « conjurations de tueurs en masse ».<br />

Ces dernières années, aux Etats-Unis, tout d’abord – mais le phénomène<br />

semble gagner l’Europe – des groupes d’adolescents ont organisé<br />

minutieusement <strong>et</strong> mené à bien des tueries massives. Celles-ci étaient<br />

perpétrées le plus souvent en milieu significatif pour eux : l’école. Ceci<br />

laisse à penser que le dysfonctionnement intrapsychique majeur décrit<br />

ci-dessus peut se voir partagé, ne serait-ce que le temps de la mise<br />

au point, du geste homicide. Les adolescents ayant commis la tuerie<br />

de Columbine (Littelton, Etats-Unis, 1998), la plus connue à ce jour,<br />

ont formé une microcollectivité criminelle éphémère, spontanée, une<br />

1. Le passage à l’acte homicide de R. Durn en 2002 contre ceux qui étaient à ses yeux<br />

les représentants d’un monde honni, suivi de son suicide comme conclusion héroïque <strong>et</strong><br />

manière de tout gérer jusqu’au bout, en est une illustration.


AMÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS 125<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

coalition agissant en un véritable commando. Ils ont pu unir leurs efforts<br />

pour arriver à leurs fins, ce qui présuppose qu’ils ont su modeler une<br />

sorte de personnalité groupale minimale suffisamment dense, cohérente<br />

<strong>et</strong> soudée vers le but défini (qui était pourtant de tonalité désespérée), afin<br />

qu’aucun d’entre eux ne craque avant l’acte <strong>et</strong> ne révèle leur dessein.<br />

Ce qui est socialement prôné dans le cadre de groupes sportifs ou<br />

au cours de préparations militaires se r<strong>et</strong>rouve ici mis au service d’une<br />

libération, explosive mais calculée, des pulsions agressives contre un<br />

autrui. Celui-ci est entr’aperçu seulement dans la mesure où il est captif<br />

de l’imaginaire ; un autrui-silhou<strong>et</strong>te en opposition, dont la fonction est<br />

de les confirmer dans leur fragile sentiment d’exister. Un faux self collectif,<br />

conforme aux canons de l’époque, s’est comme brusquement délité,<br />

aussitôt remplacé par un autre, plus authentique sans doute, quoique<br />

dérivé de l’imaginaire morbide <strong>et</strong> déconnecté de ces adolescents. C’est<br />

dans ce contexte de crise identitaire (l’adolescence comme état-limite),<br />

comme ce qui a été évoqué à propos des fantasmes sataniques, qu’ont<br />

été incriminés les jeux de rôles comme facteurs supplémentaires de<br />

déconnexion de la réalité ainsi que les jeux vidéo traditionnellement<br />

saturés en violence virtuelle <strong>et</strong> gratuite. C<strong>et</strong>te violence imprégnant le<br />

psychisme de ces jeunes, se voit érigée en un paramonde (déréel mais aux<br />

allures de la réalité), pour des enfants fragilisés <strong>et</strong> sans autre alternative<br />

affective. Elle résume leur vie.<br />

Le Parang Sabihl ou crise d’Amok fut d’abord décrit dans les communautés<br />

musulmanes d’Indonésie : un individu, puissamment armé, se<br />

m<strong>et</strong> brusquement à s’agiter dans la foule <strong>et</strong> passe à l’acte en tuant le<br />

plus de monde possible. La plupart du temps, il finit sa course en étant<br />

submergé, puis lynché, par la foule. Ce comportement, s’il se limite à<br />

cela, peut être rapproché de celui de certains des tueurs en masse agissant<br />

maintenant en Occident, comme s’il s’y était produit une contagiosité<br />

psychocomportementale transcivilisationnelle.<br />

Pourtant, dans certains cas, le suj<strong>et</strong> a, au préalable, parlé de son proj<strong>et</strong><br />

à un dignitaire religieux <strong>et</strong> il a choisi comme lieu du carnage un quartier<br />

peuplé d’infidèles (des gens ne partageant pas sa religion). Appelé alors<br />

Juramentados ou Djihad, son geste prend alors une connotation socioreligieuse<br />

<strong>et</strong> politique plus que psycho-individuelle (Bourgeois, 2002).<br />

À l’instar des conjurations de tueurs en masse, ce Djihad tend à<br />

se généraliser <strong>et</strong> à dépasser son cadre <strong>et</strong>hnique d’origine. L’acte fou<br />

de l’Israélien Baruch Goldstein qui tua brusquement 29 Palestiniens en<br />

1994, contribuant à envenimer durablement la situation politique au<br />

Proche-Orient, ou ceux des kamikazes palestiniens qui se font désormais<br />

délibérément sauter au milieu de la foule israélienne pour faire le plus<br />

possible de victimes, apparaissent de la même veine narcissique à connotation<br />

masochiste, désespérée mais sanctifiante.<br />

Là encore, il est question de la mise en résonance pathologique d’une<br />

faille identitaire personnelle sourde <strong>et</strong> de ses aménagements avec la


126 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

revendication identitaire <strong>et</strong> la souffrance narcissique intense d’une communauté<br />

en crise, quelles que soient les rationalisations politiques ou<br />

religieuses ultérieures accordées à ce geste. Dans c<strong>et</strong>te perspective, la<br />

qualification psychosociale de l’acte posera problème : crime politique<br />

ou crime psychiatrique ? Il s’agit là aussi d’un acte borderline puisque<br />

situé aux frontières de l’intime <strong>et</strong> du social.


Chapitre 8<br />

SYNDROMES<br />

AUTONOMES<br />

Constituant l’équivalent d’une mise en échec<br />

inconsciente d’un interlocuteur masculin<br />

NOUS REGROUPONS-LÀ<br />

des syndromes cliniques qui, sous des<br />

masques divers, explorent la même problématique narcissique<br />

<strong>et</strong> qui sont très fortement linkées au sexe, (que soit le sexe masculin,<br />

pour ce qui concerne les dysphories de genre, ou le sexe féminin,<br />

pour ce qui concerne les syndromes de Lasthénie de Ferjol <strong>et</strong> de<br />

Münchausen) ; le syndrome des scarifications étant moins lié au sexe. Là<br />

encore, il n’existe à ce jour, aucune preuve en faveur d’un quelconque<br />

déterminisme biologique : ces troubles des conduites apparaissent<br />

comme des aménagements spécifiques du tronc commun borderline.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

LES DYSPHORIES DE GENRE<br />

Le DSM-III a conçu le transsexualisme comme un trouble mental<br />

autonome, c’est-à-dire inclassable <strong>et</strong> difficile à m<strong>et</strong>tre en perspective<br />

directe avec les entités psychopathologiques traditionnelles. Ce trouble<br />

spectaculaire de l’être-au-monde, s’il apparaît ancien quand à sa description,<br />

est réellement défini médicalement depuis peu : J.-M. Alby<br />

(1956) puis Benjamin (1966) (cités in Bourgeois 1988) le comprennent<br />

comme la « croyance chez un suj<strong>et</strong> biologiquement normal, d’appartenir<br />

à l’autre sexe, avec un désir intense <strong>et</strong> obsédant de changer sa conformation<br />

anatomique sexuelle, selon l’image que le suj<strong>et</strong> s’est faite de<br />

lui-même, avec demandes d’intervention chirurgicale <strong>et</strong> endocrinienne ».<br />

C<strong>et</strong>te demande active de métamorphose ou métempsychose (Bourgeois,<br />

1988) est une réassignation sexuelle qui apparaît si radicale <strong>et</strong> coupée


128 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

du contexte, voire de l’histoire réelle ou fantasmée du suj<strong>et</strong>, qu’elle<br />

s’impose comme autonome, y compris dans la constellation borderline.<br />

Si la ligne de fracture du questionnement borderline passe par le dipôle<br />

inanimé/animé, celle à l’œuvre dans le questionnement transsexuel est<br />

clairement sexuelle. Identité vivant/non-vivant pour l’un, identité dysphorique<br />

de genre pour l’autre.<br />

Pourtant, l’anamnèse psychogénétique du transsexuel r<strong>et</strong>rouve des<br />

antécédents pouvant évoquer une fragilisation traumatique précoce de<br />

type désorganisatrice.<br />

Chez le transsexuel féminin, c’est-à-dire porteur du caryotype féminin<br />

(X, X) voulant devenir anatomiquement homme, on r<strong>et</strong>rouve la notion<br />

d’une mère « féminine » mais psychologiquement fragile, dépressive<br />

voire franchement psychotique, <strong>et</strong> d’un père « masculin » mais peu présent,<br />

car alcoolique ou déprimé. La dynamique pathogène du couple,<br />

dépression maternelle <strong>et</strong> défaillance paternelle, pourrait constituer un<br />

environnement favorisant l’éclosion de ce transsexualisme féminin (Stoller,<br />

1968) qui ne peut sans doute pourtant pas être considéré comme<br />

monofactoriel.<br />

Le transsexualisme masculin, existant sur un suj<strong>et</strong> porteur du caryotype<br />

masculin (X, Y) mais revendiquant une anatomie <strong>et</strong> une identité<br />

féminine, serait, toujours selon R. J. Stoller, lié à une constellation familiale<br />

<strong>et</strong> parentale particulière : « mère ouvertement ou inconsciemment<br />

bisexuelle avec une forte envie de pénis »... « chroniquement déprimée<br />

»... « garçon manqué »... « sa propre mère était distante, vide, puissante<br />

», relation privilégiée symbiotique entre c<strong>et</strong>te mère incertaine <strong>et</strong> son<br />

p<strong>et</strong>it garçon, sans que personne ne puisse réellement trianguler la relation<br />

<strong>et</strong> introduire le questionnement œdipien, la possibilité de symboliser les<br />

rôles parentaux. Le père, en eff<strong>et</strong>, selon ce modèle, serait absent, distant,<br />

inexistant, <strong>et</strong>/ou barré par la mère... « passif ou bisexuel »... « il serait<br />

le seul homme tolérable par la mère ». On voit que, dans ce contexte<br />

pathogène qui adm<strong>et</strong> des variantes, même s’il peut ne pas avoir existé<br />

de traumatisme désorganisateur précoce au sens habituellement entendu,<br />

l’Œdipe n’est pas abordé par l’enfant sur des bases saines, structurantes<br />

<strong>et</strong> l’ensemble de la dimension symbolique est gauchi dès le départ. Ce<br />

dyspositionnement de genre est hyperprécoce dans la mesure ou, très<br />

tôt <strong>et</strong> y compris avant l’âge chronologique correspondant à l’Œdipe,<br />

l’enfant ressent être naturellement « de l’autre sexe », c’est-à-dire du<br />

seul sexe toléré par la mère. On ne connaît pas encore de déterminant<br />

biopathologique à c<strong>et</strong> état de fait. Faute d’argument, en conséquence, les<br />

seules hypothèses avancées à ce jour sont éducationnelles <strong>et</strong> psychogénétiques.<br />

On peut espérer que dans l’avenir, la recherche fondamentale<br />

pondérera les facteurs relationnels dyadiques <strong>et</strong> apportera des réponses<br />

éventuellement déculpabilisantes pour l’entourage <strong>et</strong> pour le suj<strong>et</strong>, à<br />

défaut d’apporter un traitement sur un positionnement individuel qui<br />

n’est peut-être pas à considérer comme une maladie.


SYNDROMES AUTONOMES 129<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Engagé malgré lui dans c<strong>et</strong>te radicale impasse identitaire, le patient<br />

sera forcément conduit, à un moment de son existence, à se déclarer<br />

familialement <strong>et</strong> socialement, à faire son « acting out », par analogie<br />

avec ce qui se passe dans l’homosexualité. C<strong>et</strong>te revendication délicate<br />

d’une identité se r<strong>et</strong>rouvant en contradiction flagrante avec l’identité<br />

chromosomique, biologique, anatomique <strong>et</strong> sociale, qui a été attribuée<br />

jusqu’alors au suj<strong>et</strong>, ne peut être compréhensible que si elle est placée<br />

en perspective avec la dynamique du microsystème identitaire familial,<br />

méta-individuel, avec l’histoire complexe de celui-ci, donc.<br />

De ce point de vue, la revendication transsexuelle, bien que provoquant<br />

un séisme familial, une fois posée, semble contribuer à souder irrémédiablement<br />

le système familial <strong>et</strong> à le protéger contre toute remise en<br />

cause. Elle agit donc comme un faux self familial, dans la mesure où<br />

elle colmate un flou identitaire qui renvoie à une identité plus large qui<br />

n’est pas la sienne, ni d’ailleurs celle de ses parents pris individuellement.<br />

Dans c<strong>et</strong>te perspective, l’enfant transsexuel serait, par lui-même, un faux<br />

self comblant aléatoirement un moi familial défaillant.<br />

G. Druel-Salmane (2002), citant J.-M. Alby, note chez le transsexuel<br />

« une tendance à l’exhibitionnisme, une composante fétichiste ainsi<br />

qu’une fréquence des pulsions masochistes », ce qui le rattache au<br />

pervers polymorphe. Cependant l’ampleur de la discordance établie entre<br />

le monde du suj<strong>et</strong> <strong>et</strong> le monde réel traduit une « altération fondamentale »<br />

(Alby, 1956) supplémentaire. Ce qui apparaît étonnant au regard de la<br />

psychanalyse, c’est que les principaux symptômes transnosographiques<br />

répertoriés en psychiatrie, comme l’angoisse, ou les aménagements <strong>et</strong><br />

positionnements existentiels les plus cicatriciels (de la perversion à la<br />

psychosomatique), visent à évacuer ou rendre tolérable l’angoisse de<br />

castration. Or, le transsexuel revendique sans angoisse c<strong>et</strong>te castration<br />

effective <strong>et</strong> il passe à l’acte, lorsqu’il le peut, impliquant au passage<br />

juges <strong>et</strong> médecins, équivalents paternels s’il en est. Pour certains, c<strong>et</strong>te<br />

implication médicale classe le transsexualisme dans les pathologies<br />

iatrogènes.<br />

Pour M. Safouan (1974), le transsexuel, en position d’obj<strong>et</strong> du désir<br />

de la mère, demande dans le réel c<strong>et</strong>te castration qui n’a pas été abordée<br />

à temps au niveau symbolique. Le sexe mâle réduit ou ôté, le désir<br />

de construction anatomo-plastique (dans la réalité) d’un sexe féminin<br />

est, pour le castré, un surcroît. Certains suj<strong>et</strong>s ne demandent rien ou<br />

s’opposent farouchement à la construction d’une plastie gynoïde. Ils ne<br />

veulent pas, au fond, remplacer un sexe par un autre, se contentant d’arborer<br />

par la suite un sexe indifférencié (pré-embryonnaire ?), à l’image<br />

du néant politiquement correct relatif aux mannequins-présentoirs de<br />

vêtement, dans les grands magasins.<br />

Schématiquement, si le suj<strong>et</strong> borderline aunfauxself , ce qui n’est<br />

déjà pas facile à négocier du point de vue existentiel, le transsexuel est<br />

en cela, lui, l’incarnation d’un faux self. Une réelle mise en perspective<br />

de non-dits <strong>et</strong> de cryptes plurigénérationnels est souvent impossible, mais


130 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

serait nécessaire, pour trouver un sens à c<strong>et</strong>te irruption tonitruante d’un<br />

lambeau d’une histoire inconnue, étrangère, dans le destin d’un individu.<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 9 – Transsexuel <strong>et</strong> psychopathe<br />

N. est un transsexuel bien connu dans la ville. C’est un grand gaillard,<br />

obèse. Sans domicile fixe, habitué à la violence de la ville, il se prostitue<br />

pour survivre <strong>et</strong> se drogue par ailleurs. Issue d’une famille désunie dont<br />

l’évocation seule suffit à le m<strong>et</strong>tre en rage pour des raisons qu’il n’a jamais<br />

expliquées, il dort sur un carton à proximité des lieux où il exerce son<br />

commerce. Il est sous tutelle, titulaire d’une AAH ½<br />

mais n’arrive pas à<br />

garder un appartement en raison de ses problèmes de voisinage récurrents,<br />

liés à sa violence extrême. Son tuteur le craint, les autres prostituées<br />

le craignent, il fait régner la terreur dans les centres d’hébergement qu’il<br />

fréquente parfois, par nécessité. La police, elle-même, répugne à intervenir<br />

lors de ses esclandres répétitifs. Caractériel <strong>et</strong> violent, il présente une<br />

trajectoire vitale psychopathique qui l’amène à fréquenter la prison <strong>et</strong> la<br />

psychiatrie. Lorsqu’il est hospitalisé, le plus souvent sous contrainte <strong>et</strong> en<br />

raison de ses débordements comportementaux, il reste confiné en chambre<br />

d’isolement. Sous ses vêtements, il porte toujours des dessous féminins <strong>et</strong><br />

il rêve d’être un jour opéré pour conformer son corps à ce qu’il considère<br />

être son identité. On voit dans ce cas que la revendication transsexuelle<br />

est noyée dans un fonctionnement borderline polymorphe, proche de la<br />

psychopathie par certains aspects, mais on r<strong>et</strong>rouve, comme concentrés,<br />

les déterminants hypothétiques du transsexualisme.<br />

Par conséquent, le transsexualisme est à individualiser soigneusement<br />

d’autres conduites évocatrices de dysphorie de genre, appartenant elles<br />

aussi à la sphère de l’intime.<br />

Le travestisme concerne un homme qui se sait <strong>et</strong> se revendique masculin<br />

mais qui affiche une préférence à s’habiller en femme, que ce soit<br />

à l’occasion d’une relation sexuelle, homosexuelle ou hétérosexuelle, le<br />

travestissement pouvant devenir une condition sine qua non du plaisir<br />

sexuel ou du plaisir d’exister, ou que ce soit en dehors d’une relation<br />

sexuelle (Eonisme).<br />

L’évolution relationnelle des transsexuels les pousse à rechercher un<br />

partenaire complémentaire de leur position transsexuelle. Un transsexuel<br />

masculin devenu anatomiquement féminin par le biais d’une plastie<br />

chirurgicale (interdite en France car considérée comme une mutilation<br />

volontaire, mais ouvertement praticable, quoique chère, dans certains<br />

pays périphériques tolérants, ce qui introduit une ségrégation sociale)<br />

<strong>et</strong> d’une action hormonale complémentaire, recherchera un partenaire<br />

masculin mais ne se considérera pas comme homosexuel. Un transsexuel<br />

féminin, une fois métamorphosé en homme, cherchera une partenaire<br />

1. AAH : allocation aux adultes handicapés.


SYNDROMES AUTONOMES 131<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

féminine <strong>et</strong> pourra constituer avec elle un couple, certes structurellement<br />

dysharmonique, mais superficiellement cohérent, potentiellement<br />

durable <strong>et</strong> conformiste quant à ses objectifs, cela pouvant aller jusqu’à<br />

un désir de procréation ou un proj<strong>et</strong> d’adoption plénière.<br />

Certains individus, rares mais significatifs, à l’instar du mythique<br />

Tirésias, poursuivent leur quête identitaire jusqu’à réclamer, <strong>et</strong> obtenir,<br />

un deuxième changement de sexe. C<strong>et</strong>te trajectoire, révolutionnaire au<br />

sens astronomique, montre que le questionnement fondamental se situe<br />

ailleurs, dans la maîtrise <strong>et</strong> quasiment dans la parthénogenèse : être<br />

rebelle jusqu’à ne se conformer qu’à son propre désir autoplastique.<br />

Peut-être leur a-t-il fallu expérimenter la liberté d’aller jusqu’au bout de<br />

la première transformation pour échapper à leur destin de faux self <strong>et</strong><br />

s’autoriser à devenir ce qu’ils ont toujours été ; leurs identités génétiques<br />

<strong>et</strong> psychiques enfin devenues cohérentes.<br />

C<strong>et</strong>te trajectoire sexuelle extraordinaire évoque l’hermaphrodisme de<br />

certains animaux. Mais la ressemblance n’est que superficielle car si<br />

l’hermaphrodisme existe chez l’humain, c’est à l’occasion d’aberrations<br />

développementales physiopathologiques perturbant gravement la somatogenèse.<br />

Par ses conséquences sociales, l’hermaphrodisme est aussi,<br />

naturellement, un état qui m<strong>et</strong> à mal le narcissisme : le traumatisme<br />

désorganisateur étant précoce <strong>et</strong> constant, le suj<strong>et</strong> se r<strong>et</strong>rouvant borderline<br />

y compris sur le plan anatomique.<br />

Dans ce cas, soumis à la prégnance de leur morphologie ambiguë <strong>et</strong> de<br />

troubles déficitaires hormonaux, les suj<strong>et</strong>s souffrant de ce handicap grave<br />

sont susceptibles de développer les aménagements économiques attendus<br />

du tronc commun borderline (caractéropathie par sentiment d’injustice,<br />

dépression anaclitique) correspondant à une structuration carencée de la<br />

personnalité, comme ce qui est décrit dans d’autres affections endocriniennes<br />

à r<strong>et</strong>entissement somatique ou dans les aberrations chromosomiques<br />

n’altérant pas systématiquement les fonctions intellectuelles, par<br />

exemple le syndrome de Klinefelter.<br />

Nous avons vu que le questionnement borderline traditionnel n’est pas<br />

sexué, car non génitalisé, <strong>et</strong> qu’il porte sur des interrogations bien plus<br />

archaïques.<br />

En ce sens, bisexualité <strong>et</strong> homosexualité comme processus homoérotiques<br />

mineurs, par leur implication sociale en comparaison avec les<br />

grands troubles ci-avant évoqués, ont à voir avec l’économie narcissique<br />

du suj<strong>et</strong> <strong>et</strong> même si elles ont été extraites des classifications des perversions,<br />

elles s’imposent comme des modalités cicatricielles évocatrices de<br />

structuration borderline de la personnalité.<br />

La dimension polysexuelle de la bisexualité montre que le sexe du partenaire<br />

importe peu dans ces positionnements, finalement très autocentrés.<br />

Corollaire à leur inscription récente dans le champ des paraphilies,<br />

existe-t-il une homosexualité <strong>et</strong> une bisexualité névrotiques, c’est-à-dire<br />

qui ne soit pas borderline ?


132 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

SYNDROME DE LASTHÉNIE DE FERJOL<br />

Il s’agit traditionnellement d’une conduite automutilatrice constatée<br />

presque exclusivement chez des femmes travaillant en milieu sanitaire ½ .<br />

Une fatigue invalidante, des infections à répétition, une baisse de l’état<br />

général, des malaises hypotensifs, comme signes d’appel, poussent le<br />

médecin traitant à demander des investigations complémentaires. Cellesci<br />

perm<strong>et</strong>tent d’objectiver, rapidement, une anémie férriprive, évocatrice<br />

de saignements à répétition. Un tel tableau est inquiétant en soi, il conduit<br />

généralement à de nouvelles investigations paracliniques, parfois invasives,<br />

à la recherche d’une pathologie organique évolutive sous-jacente.<br />

Les sphères génito-urinaires ou digestives peuvent être le point d’ancrage<br />

de tels troubles, potentiellement graves. Tous ces examens ne débouchent<br />

sur rien de concr<strong>et</strong>, ce qui proclame une première fois l’impuissance<br />

médicale.<br />

Rare, le syndrome de Lasthénie de Ferjol est une anémie vraie, de<br />

cause factice, par carence martiale. En fait, la patiente, qui en est techniquement<br />

capable de par sa profession, se soutire, de façon régulière,<br />

elle-même, du sang. C<strong>et</strong>te conduite est parfois intriquée avec un syndrome<br />

de Münchausen (se soutirer du sang <strong>et</strong> s’injecter des germes pour<br />

induire une infection), elle ne peut être mise en évidence que si elle<br />

est suspectée, ce qui est exceptionnel, <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te objectivation nécessite,<br />

comme pour le Münchausen, une véritable traque médicale. Difficile à<br />

affirmer, sauf si on prend c<strong>et</strong>te patiente en flagrant délit, elle reste un<br />

diagnostic d’élimination qui interpelle le psychiatre par sa dimension<br />

psychodynamique <strong>et</strong> par son pronostic qui s’avère sévère (Boulanger,<br />

Minard, 2001). Au-delà du déni même devant l’évidence, le suicide<br />

est fréquent, comme si le faux self de malade insoignable garantissait,<br />

préalablement, un semblant d’existence.<br />

R<strong>et</strong>rouvée chez des personnes borderlines, c<strong>et</strong>te pathologie signe, du<br />

point de vue psychopathologique, une dynamique inconsciente de mise<br />

en échec médicale (le médecin, même de sexe féminin, étant traditionnellement<br />

une imago masculine) en même temps qu’il exacerbe la possibilité<br />

pour la patiente de se r<strong>et</strong>rouver l’obj<strong>et</strong> d’investigations intrusives<br />

<strong>et</strong> aussi d’une sollicitude inquiète autant qu’impuissante, quasi parentale,<br />

si ce n’est, lorsque le diagnostic est suspecté, d’une attention médicale<br />

permanente. Démasquées, ces patientes, si elles acceptent de s’engager<br />

dans une démarche psychothérapique personnelle, peuvent révéler des<br />

1. Les cas, rares mais rémittents, d’infirmières tueuses de malades participent de la<br />

même problématique alliant une mise en échec du médecin – en outre supérieur<br />

hiérarchique dans son art – avec sentiment focal de toute puissance <strong>et</strong> de maîtrise<br />

absolue, recherche des limites entre la vie <strong>et</strong> la mort, ce à quoi les confronte au<br />

quotidien leur métier. Les experts psychiatres évoquent, le plus souvent, la notion<br />

d’état-limite <strong>et</strong> concluent à une responsabilisation de la tueuse. Dans c<strong>et</strong>te perspective,<br />

une comorbidité Lasthénie de Ferjol/tueuse de malade pourrait se concevoir, mais nous<br />

n’avons connaissance d’aucun cas.


SYNDROMES AUTONOMES 133<br />

éléments banalement évocateurs de traumatisme désorganisateur précoce.<br />

Le faux self réparateur (profession paramédicale ou médicale) en<br />

miroir dérisoire du faux self de malade, n’aura sans doute pas suffit à<br />

les protéger de ces fonctionnements manipulatoires, très conscients dans<br />

leur mise en acte élaborée, mais complètement inconscients dans leurs<br />

déterminants, non communicables, aliénants car il les rend étrangères à<br />

elle-même, <strong>et</strong> situés ainsi au cœur même de la perversion.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

SYNDROME DE MÜNCHAUSEN<br />

Ce syndrome est, lui aussi, décrit presque exclusivement chez des<br />

femmes. Celles-ci interpellent activement <strong>et</strong> itérativement le corps médical,<br />

m<strong>et</strong>tant en avant un symptôme quelconque, fixe ou variable, appartenant<br />

préférentiellement aux sphères digestives ou urogénitales. Ce symptôme<br />

est fictif ou factice mais d’un registre autre que ceux entrant dans le<br />

champ de l’hypochondrie ou des pathologies fonctionnelles. Il s’impose<br />

comme une pathomimie particulière, dans le sens ou il n’est pas corrélé à<br />

la recherche consciente d’un bénéfice matériel ou personnel quelconque.<br />

Il interroge le praticien, en déstabilisant <strong>et</strong> pervertissant le sens de sa<br />

pratique. Quel qu’il soit, le symptôme mis en avant apparaît suffisamment<br />

inquiétant pour entraîner, de la part du médecin, une indication opératoire<br />

ou nécessiter, comme dans le syndrome de Lasthénie de Ferjol, des investigations<br />

complémentaires intrusives. Les investigations ne r<strong>et</strong>rouvent<br />

évidemment rien de spécifique, se répètent lors de chaque « alerte »,<br />

peuvent aller jusqu’à une laparotomie exploratrice ou, si cela n’a pas<br />

été fait, jusqu’à une appendicectomie en urgence. De symptômes en<br />

interventions, ces femmes semblent collectionner les cicatrices comme<br />

autant de trophées souvenirs de ces effractions médicales dont la connotation<br />

masochiste passive est évidente, sans compter que ces interventions<br />

digestives multiples peuvent, pour finir, provoquer d’authentiques<br />

complications m<strong>et</strong>tant réellement en danger la santé <strong>et</strong> l’existence même<br />

de ces malades.<br />

Par c<strong>et</strong> artifice inconscient, elles fourvoient le médecin, le trompant<br />

dans son art <strong>et</strong> manipulant sa vocation première à « faire le bien ». Elles<br />

l’entraînent dans une relation scénarisée <strong>et</strong> dissymétrique, d’essence perverse,<br />

dans laquelle leur corps se voit offert aux aiguilles, scalpels, tubes<br />

ou autres instruments contondants à signification phallique. Devenu lieu<br />

<strong>et</strong> obj<strong>et</strong> de souffrance, celui-ci s’impose comme leur unique médiateur<br />

relationnel à l’homme, réduit à être simple porteur des instruments.<br />

Il n’y a pas rencontre interpersonnelle pouvant se voir, même fugacement,<br />

basée sur la séduction ou l’érotisation partielle de la relation<br />

nouée entre deux suj<strong>et</strong>s. Il y a collision morbide d’un corps mu<strong>et</strong> ou<br />

parlant une langue étrangère <strong>et</strong> d’une technique dévoyée. Ce syndrome<br />

reste difficile à dépister, il n’est souvent, lui aussi, qu’un diagnostic<br />

tardif car d’élimination, les médecins répugnant à l’entrevoir tant il les


134 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

blesse narcissiquement (Schreier, Libow, 1993 ; Lyons-Ruth <strong>et</strong> al., 1991 ;<br />

Mc Guire, Feldman, 1989). Avoir pratiqué trois interventions pour rien !<br />

Les chirurgiens <strong>et</strong> les médecins somaticiens y sont les plus classiquement<br />

confrontés, mais des psychiatres ou des psychothérapeutes peuvent se<br />

trouver également impliqués dans de telles dérives, sans les soupçonner.<br />

Certaines résistances au changement, certaines dépressions étonnamment<br />

résistantes à un traitement bien conduit, certaines inobservances médicamenteuses<br />

chroniques ou eff<strong>et</strong>s secondaires bizarres, allégués, induisant<br />

l’arrêt du traitement, peuvent se concevoir, pour partie, comme provenant<br />

de c<strong>et</strong>te forme particulière de jouissance perverse, évoluant aux marges<br />

de l’inconscient. Ces patientes parviennent à m<strong>et</strong>tre l’homme en échec,<br />

à susciter, entr<strong>et</strong>enir puis stigmatiser son impuissance, au prix de leur<br />

propre santé.<br />

Dans le cas du psychiatre, logiquement en première ligne, le harcèlement<br />

professionnel – certaines patientes semblent en faire leur profession<br />

de foi ! – prend des formes plus subtiles encore, m<strong>et</strong>tant en avant la<br />

souffrance mentale qui est la plus difficile à objectiver. C<strong>et</strong>te quérulence<br />

confine alors à l’érotomanie ½<br />

(être la patiente préférée ou, à défaut, être<br />

la patiente qui fera cauchemarder le praticien en le tenant en haleine,<br />

semaines après semaines, par ses menaces suicidaires) ou se concrétise<br />

par de multiples plaintes en justice, dirigées contre la pratique du thérapeute.<br />

Ainsi, elle adopte une allure superficiellement paranoïaque. C’est<br />

dans ce sens que, selon nous, la majorité des conduites paranoïaques<br />

rencontrées peuvent, à terme, s’inscrire dans une dimension borderline<br />

plutôt que dans une dimension psychotique.<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 10 – Un enfant loyal<br />

Un de nos patients présentait des troubles maniformes rémittents, à type<br />

de conduites désadaptées. Lors de ces phases aiguës, il allait interpeller<br />

aux quatre coins de France les autorités sanitaires de tutelle, exigeant un<br />

rendez-vous avec un préf<strong>et</strong>, un DDASS, le ministre, pour lui soum<strong>et</strong>tre,<br />

dans l’urgence, un proj<strong>et</strong> de prise en charge révolutionnaire de la maladie<br />

mentale. Régulièrement interné, il se calmait dès qu’un cadre contenant<br />

se voyait posé. Sa mère, aussitôt accourue, dès lors exigeait sa sortie.<br />

Lui-même, étonnement calme <strong>et</strong> lucide, intelligent <strong>et</strong> fin, donnait toutes<br />

les garanties d’un suivi, demandant un rendez-vous en CMP. Puisqu’il ne<br />

1. L’érotomanie est classée depuis P. Serieux <strong>et</strong> J. Capgras (1902), M. Dide (1913)<br />

<strong>et</strong> surtout depuis G. Gatian de Clerambault (1921) parmi les psychoses passionnelles.<br />

C’est une affection essentiellement féminine, parfaitement décrite <strong>et</strong> stéréotypée dans<br />

son processus lorsqu’elle est pure. À partir de la notion de passivité <strong>et</strong> de masochisme<br />

moral « féminin » telle que S. Freud l’a postulée, on pourrait soulever l’hypothèse que<br />

si elle se r<strong>et</strong>rouve aussi (rarement) chez l’homme, c’est parce qu’elle s’étaye ici sur<br />

un positionnement féminin au sens freudien du suj<strong>et</strong>, ce qui n’est pas contradictoire<br />

avec l’hypothèse psychopathologique communément admise d’une sublimation homosexuelle<br />

comme fondement dans c<strong>et</strong>te psychose passionnelle, comme dans le délire de<br />

jalousie.


SYNDROMES AUTONOMES 135<br />

présentait aucun trouble psychocomportemental, le garder interné aurait<br />

été abusif aux yeux de la loi de 1990. Aussitôt sorti, en congé d’essai ou<br />

pas, il disparaissait, n’honorant pas les rendez-vous donnés <strong>et</strong> m<strong>et</strong>tant en<br />

échec le proj<strong>et</strong> de suivi ambulatoire qu’il avait instamment demandé. Sa<br />

mère nous harcelait alors, téléphoniquement, affirmant qu’il était en rechute,<br />

qu’il fallait le <strong>soigner</strong> dans l’urgence (il était à 800 km de là <strong>et</strong> son portable<br />

immanquablement débranché), que nous ne faisions jamais rien pour lui,<br />

semblant oublier qu’elle avait elle-même demandé la sortie de son fils la<br />

veille. Ce mode de fonctionnement se répéta. Parallèlement, sa mère interpellait<br />

les autorités sanitaires <strong>et</strong> les associations de parents de malades,<br />

protestant contre le fait qu’on ne faisait rien pour son fils. Dans ce contexte<br />

pressant, nous fûmes amenés à plusieurs reprises à nous justifier auprès de<br />

la DDASS. Ce patient <strong>et</strong> sa mère en devenaient n<strong>et</strong>tement plus prégnants<br />

sur notre pratique que la gravité de leurs états ne l’exigeait. La clef de<br />

l’énigme fut donnée par le patient. Lors d’une nouvelle hospitalisation sans<br />

consentement, interrogé sur ce fonctionnement bizarre, il dit, en substance,<br />

qu’il se sentait comme obligé de faire cela pour que sa mère ait l’impression<br />

d’avoir une existence remplie. Il avait conscience de la nature manipulatrice<br />

de son fonctionnement mais il se sentait incapable d’y échapper. Lucide<br />

sur son existence, il convenait qu’il avait autre chose à faire de sa vie que<br />

de courir les hôpitaux mais il se r<strong>et</strong>rouvait prisonnier semi-consentant de<br />

son rôle. Sa mère, elle-même suivie pour troubles mentaux dans un autre<br />

département, trouvait une sorte de plénitude à se présenter ainsi au monde<br />

comme la victime de l’impuissance ou de la négligence coupable de la<br />

médecine <strong>et</strong> lui-même était prisonnier d’une loyauté morbide à l’existence<br />

quérulente de sa mère.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

La relation psychothérapique, duelle par essence, est plus que tout<br />

autre, un lieu risqué où l’intime peut (doit) se dévoiler. Les gardefous<br />

sont d’ordre déontologique, le médecin en étant jusqu’alors le<br />

garant unilatéral mais le contexte actuel de judiciarisation suspicieuse<br />

croissante du rapport médecin/usager (la loi du 4 mars 2002 dont on<br />

découvre chaque jour de nouvelles conséquences susceptibles de restreindre<br />

l’espace thérapeutique) contribue à pervertir un peu plus ce qui<br />

s’y déroule. Traditionnellement dissymétrique en raison de l’ascendant<br />

médical, paternaliste <strong>et</strong> sans réelle possibilité de mise en cause, la relation<br />

médecin/malade par r<strong>et</strong>our de balancier, tend à se positionner de façon<br />

radicalement opposée <strong>et</strong>, dans ce cas, le syndrome de Münchausen nous<br />

paraît promis à un bel avenir. C<strong>et</strong>te perspective est l’une des raisons pour<br />

laquelle les troubles borderlines de la personnalité constituent, plus que<br />

jamais, une contre-indication à la psychanalyse orthodoxe comme aux<br />

interventions de chirurgie esthétique, alors que la chirurgie esthétique<br />

adm<strong>et</strong> des implications renarcissisantes évidentes.<br />

Le dérapage relationnel, dans le syndrome de Münchausen, n’apparaît<br />

pas franchement psychotique dans la mesure où la quérulence n’est pas<br />

fixée <strong>et</strong> apparaît comme un moyen de pression affective, le but ultime<br />

étant bien de « faire rentrer le psychiatre dans son histoire », malgré lui,


136 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

<strong>et</strong> de nouer à travers le conflit un contact privilégié, proto-érotique. C’est<br />

la jouissance masochiste à être persécuté.<br />

De façon plus complexe, <strong>et</strong> en cascade, peut s’enclencher un jeu<br />

analogue avec la justice (le juge est un autre équivalent masculin habituellement<br />

choisi) susceptible de nourrir, par le conflit <strong>et</strong> par la procédure,<br />

une existence vide de sens. Il est parfois difficile de faire la part entre un<br />

transfert massif occasionnant un accrochage hors de proportion <strong>et</strong> une<br />

souffrance psychique vraie accompagnée de psychodépendance outrancière.<br />

Il est parfois difficile, au début, de différentier un fonctionnement<br />

procédurier paranoïaque psychotique d’un syndrome de Münchausen,<br />

d’autant que des possibilités de transition clinique existent, y compris<br />

chez la même patiente, en raison même de la nature borderline de la<br />

personnalité sous-jacente.<br />

Le syndrome de Münchausen par procuration est une variante plus<br />

dramatique encore dans la mesure où parfois, ce n’est pas son corps<br />

que la personne offre aux investigations stériles du médecin mais celui<br />

de ses enfants. Un enfant peut se voir conduit aux urgences hospitalières,<br />

porteur d’une symptomatologie médicale d’apparence sérieuse,<br />

fictive ou réelle (une fracture volontairement provoquée chez l’enfant<br />

par exemple), ce qui mobilise naturellement l’attention du praticien ainsi<br />

leurré, ainsi que la sollicitude de l’équipe pour c<strong>et</strong>te malheureuse mère<br />

d’un enfant blessé ou sérieusement malade. De c<strong>et</strong>te relation manipulée<br />

<strong>et</strong> surdéterminée par son inconscient, la mère r<strong>et</strong>ire des bénéfices narcissiques<br />

qui sont du même ordre que dans le syndrome de Münchausen<br />

classique. Ce n’est qu’au bout de quelques récidives ou si les blessures<br />

ou affections de l’enfant s’imposent comme manifestement bizarres, exogènes,<br />

majorées, dans le contexte d’un contact particulier avec la mère,<br />

que ce syndrome gravissime peut se voir soupçonné <strong>et</strong> objectivé. Il faut<br />

parfois, là également, utiliser des caméras vidéo cachées dans la chambre<br />

de l’enfant pour démasquer une mère trafiquant, subrepticement, par<br />

exemple, la perfusion de son enfant ou lui faisant ingurgiter un produit<br />

dangereux. Même prise sur le fait, la mère continue à nier l’évidence.<br />

Le risque immédiat est qu’elle signe une décharge <strong>et</strong> emmène faire<br />

« <strong>soigner</strong> » son enfant ailleurs. Dans ce cas, un signalement urgent au<br />

procureur perm<strong>et</strong> d’interrompre c<strong>et</strong>te épopée mortifère.<br />

Du point de vue psychopathologique, il est constant de r<strong>et</strong>rouver une<br />

personnalité de type borderline chez ces femmes, renvoyant à des traumatismes<br />

désorganisateurs précoces cliniquement stéréotypés <strong>et</strong> allant<br />

dans le sens d’une trahison fondamentale par la figure paternelle primordiale.<br />

La mise en avant <strong>et</strong> la mise en jeu de l’enfant sont peut-être<br />

des tentatives de rejouer une situation d’abandon-trahison-abus que la<br />

femme aurait subi, elle-même, dans son enfance. C’est une possibilité<br />

de porter plainte sans pouvoir ou vouloir être entendue à travers la<br />

réitération morbide de sévices <strong>et</strong> la répétition de l’aveuglement de ceux<br />

qui étaient en fonction de devoir comprendre. Comme cela existe dans<br />

la pédophile (cf. supra), l’enfant n’est, ici, qu’un obj<strong>et</strong> au service d’une


SYNDROMES AUTONOMES 137<br />

relation pathologique du pervers à lui-même enfant, un instrument au<br />

service de c<strong>et</strong>te tentative de cicatrisation impossible d’un traumatisme<br />

désorganisateur.<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 11 – Une mère indigne<br />

Madame A., d’un excellent niveau socioculturel, a trois enfants. Elle s’est<br />

mise à soupçonner ses deux grands garçons (6 <strong>et</strong> 8 ans) d’attouchements<br />

sexuels sur le plus p<strong>et</strong>it (18 mois). Après avoir tenté en vain de les rééduquer<br />

par les moyens à sa disposition (du martin<strong>et</strong> à l’enfermement dans<br />

leurs chambres au moyen de verrous posés par son mari) elle a développé<br />

une véritable haine contre eux, pensant même à les tuer pour protéger<br />

le plus jeune. Pour les punir, elle en est arrivée à sodomiser, à plusieurs<br />

reprises, l’un d’entre eux, avec un morceau de bois <strong>et</strong> à m<strong>et</strong>tre la main de<br />

l’autre sur la plaque chauffante du four : « Pour leur montrer ». À plusieurs<br />

reprises, après ses passages à l’acte, elle a conduit ses grands à l’hôpital<br />

général. Là, aucun urgentiste n’a soupçonné le drame. Il a fallu que le plus<br />

grand des enfants arrive un jour à se confier à un proche pour que l’affaire<br />

éclate. Internée en psychiatrie à l’issue de sa garde à vue, la mère a pu<br />

livrer son secr<strong>et</strong> : lorsqu’elle était enfant, elle a été elle aussi victime d’abus<br />

sexuel de la part d’un membre de sa famille mais lorsqu’elle en a parlé, nul<br />

n’en avait tenu compte à c<strong>et</strong>te époque.<br />

À travers c<strong>et</strong> exemple édulcoré on perçoit la douloureuse problématique<br />

de répétition <strong>et</strong> d’amplification d’une conduite à l’œuvre, pour que<br />

celle-ci apparaisse à la lumière. Là encore, les médecins n’avaient pas<br />

vu que c<strong>et</strong>te brûlure <strong>et</strong> ces prétendus saignements rectaux parlaient pour<br />

autre chose. La suspicion de ses grands enfants illustrait le fait que chez<br />

elle, à partir d’un certain âge (post-œdipien), le suj<strong>et</strong> de sexe masculin ne<br />

pouvait qu’être dangereux.<br />

LES SCARIFICATIONS<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Constater la présence de scarifications plus ou moins profondes,<br />

situées au niveau des avant-bras <strong>et</strong> de cicatrices de phlébotomie est<br />

relativement fréquent chez des suj<strong>et</strong>s psychopathes, des caractériels<br />

ou des dépressifs. Ces marques sont parfois interprétées comme des<br />

tentatives de suicide, <strong>et</strong> relatées comme telles par le patient, bien qu’on<br />

ne meure habituellement pas de phlébotomie. Il s’agit, en fait, le plus<br />

souvent, de conduites automutilatrices (autoscarifications) à dimension<br />

protestataire, par intolérance à la frustration. Leur présence est souvent<br />

révélatrice d’un long passé institutionnel, prison ou hôpital psychiatrique,<br />

des lieux d’enfermement <strong>et</strong> de frustration dans lesquels, bien souvent, le<br />

corps reste à la fois la seule arme relationnelle <strong>et</strong> le seul lieu possible de<br />

la révolte.<br />

Tentative de suicide, automutilation ou ingestion d’obj<strong>et</strong>s divers<br />

(cuiller ou lame de rasoir) sont, dans ces conditions, le seul moyen


138 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

d’exister <strong>et</strong> d’exprimer son opposition ou sa détresse. Ces passages à<br />

l’acte signent, chez leurs auteurs, une faillite narcissique majeure. Ils<br />

expriment la recherche désespérée de la conservation d’un semblant<br />

de maîtrise sur les seuls biens qu’ils possèdent encore, leur corps <strong>et</strong><br />

leur santé. La dimension manipulatoire, en milieu carcéral est, bien<br />

sûr, à prendre en compte. Ce sont, le plus souvent, des hommes qui<br />

agissent ainsi mais c<strong>et</strong>te constatation est statistiquement biaisée par la<br />

surreprésentation masculine en détention. Là encore, médecins <strong>et</strong> juges,<br />

substituts masculins, sont les plus directement visés.<br />

D’autres modalités scarificatoires ont des déterminants psychologiques<br />

encore plus complexes qui se rapprochent de ceux ci-dessus<br />

décrits pour le syndrome de Münchausen <strong>et</strong> pour le syndrome de<br />

Lasthénie de Ferjol.<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 12–Lasurvivante<br />

Mademoiselle A., trente ans, est une survivante. Enfant, elle fut l’obj<strong>et</strong><br />

d’attouchements de la part d’un instituteur. Ayant maintenant dépassé le<br />

délai légal pour pouvoir le dénoncer, il lui arrive de le croiser parfois,<br />

r<strong>et</strong>raité paisible <strong>et</strong> digne, dans son quartier. Elle a vécu son enfance dans<br />

une atmosphère de violence. Son beau-père, ancien harki, psychorigide,<br />

frappait <strong>et</strong> insultait sa mère. A. s’interposait, parfois, pour prendre les coups<br />

à la place de sa mère. Sa sœur, avec qui elle était très complice, a dû<br />

quitter la maison, enceinte ; depuis, elle est maudite par le beau-père <strong>et</strong><br />

A. doit la voir en cach<strong>et</strong>te. Longtemps, A. cacha une hach<strong>et</strong>te sous son lit,<br />

espérant trouver un jour le courage d’en finir avec « le vieux », de délivrer<br />

sa famille. Toxicomane, alcoolique, à l’adolescence, elle se trouva violée<br />

une fois encore par un garçon, elle flirta longtemps avec la prostitution <strong>et</strong><br />

la p<strong>et</strong>ite délinquance de nécessité. Elle fit plusieurs tentatives de suicide,<br />

usant de médicaments comme de phlébotomies. Elle subit de nombreuses<br />

hospitalisations en psychiatrie. Son enfance, comme sa trajectoire vitale<br />

que nous avons résumée ici, en font une personnalité borderline typique.<br />

Depuis quelque temps, elle se scarifie régulièrement. A. décrit très bien la<br />

montée de l’idée puis du désir de se taillader le corps. Elle lutte contre cela,<br />

cherche à dériver c<strong>et</strong>te obsession, mais elle s’est ach<strong>et</strong>é un cutter qu’elle<br />

cache dans sa chambre. La nuit, réveillée par sa pulsion, elle est amenée,<br />

plusieurs fois par semaine, à s’entailler la peau, non pas sur ses avants<br />

bras, ce qu’elle a déjà fait, mais en longues scarifications douloureuses<br />

sur le dos ou le long des cuisses, près du sexe, là où ça ne se voit pas<br />

« pour ne pas inquiéter sa mère ». Le passage à l’acte l’apaise, la détend,<br />

la soulage <strong>et</strong> elle peut s’endormir. « La douleur que j’ai dans le dos »<br />

dit-elle en montrant là où elle s’entaille, « fait passer celle que j’ai dans<br />

la poitrine » (l’angoisse). Elle est capable d’évoquer froidement tout cela<br />

devant le psychiatre, acceptant lorsque la pulsion devient trop prégnante<br />

de se faire hospitaliser quelques jours. Loin du domicile, coupée des siens<br />

(dimension métaphorique ?), elle parvient plus aisément à résister à sa<br />

compulsion morbide. Il y a peu, faisant un stage d’essai en CAT, au risque de<br />

se faire renvoyer, elle déroba un énorme cutter industriel destiné à ouvrir les<br />

cartons, en acier, de forme phallique, le cacha encore une fois sous son lit,<br />

mais ne put résister à nous le dire : « J’ai peur de m’en servir ». Confrontés


SYNDROMES AUTONOMES 139<br />

à ses dires, quasiment réduits à l’impuissance, il fallut user de beaucoup de<br />

ferm<strong>et</strong>é pour obtenir qu’elle nous le rem<strong>et</strong>te.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

La dimension masochiste de c<strong>et</strong>te conduite est évidente, l’acte s’impose<br />

comme un équivalent sexuel autoérotique. Il n’y a que deux partenaires<br />

dans le drame, le cutter <strong>et</strong> elle-même, le beau-père <strong>et</strong> sa violence se<br />

voyant relégués en arrière-plan. La triangulation masochiste ou fétichiste<br />

se voit amputée, réduite à un monologue narcissique, dans lequel les mots<br />

sont remplacés par de la souffrance. Celle-ci seule, par son intensité, peut<br />

ramener A. à la réalité <strong>et</strong> à ses limites vivantes, c<strong>et</strong>te peau mentale à<br />

laquelle font référence Rosenfeld (1990) <strong>et</strong> O. Kernberg (1977, 1989,<br />

1986), ce « Moi-peau » (Anzieu, 1985), <strong>et</strong> la confirmer dans son existence<br />

victimaire : « Je suis victime, donc je suis ». C<strong>et</strong>te emprise morbide<br />

est déplacée sur son corps, à la place de l’être sur sa vie. A. l’expérimente,<br />

par défaut. Son corps, totalement disqualifié en tant que lieu de sérénité,<br />

de plaisir ou tout simplement d’existence, ne lui appartient qu’en tant que<br />

lieu de souffrance. Par le passé, certains se sont montrés tout puissants,<br />

régnant par la terreur sur ce corps <strong>et</strong> sur son esprit, sur sa peur <strong>et</strong> sa pitié<br />

impuissante pour sa mère.<br />

Elle n’avait pas d’autre choix (<strong>et</strong> de jouissance ?) que de s’offrir aux<br />

coups de son beau-père, en lieu <strong>et</strong> place de sa mère, comme si elle la remplaçait<br />

dans ce qui peut se lire comme une relation sexuelle. Aujourd’hui,<br />

A. règne en maître sur son corps. Elle l’explore, comme un homme, à<br />

la lame du cutter, jusqu’à obtenir, sinon un équivalent orgastique qui<br />

la culpabiliserait davantage, au moins un apaisement momentané. En<br />

dehors de ces accès vespéraux, A. expose sa déviance au psychiatre, à<br />

celui qui ne touche pas les corps. Quelle réponse en attend-elle ? Il y<br />

a de la perversion dans c<strong>et</strong>te exhibition un peu comme lorsque ce père<br />

incestueux nous montrait (cf. vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 3) la photographie de<br />

sa fille.<br />

Par son comportement déstabilisant <strong>et</strong> la mise en échec de tout ce que<br />

les médecins ont pu échafauder pour elle, A. semble, elle aussi, rejouer en<br />

miroir les scènes qui l’ont traumatisé. Des hommes (son beau-père, son<br />

instituteur, son violeur) ont pu, un jour posséder son corps, ils n’ont pas<br />

pu posséder son esprit. Longtemps, l’équipe soignante <strong>et</strong> les médecins<br />

auront beau tout tenter ; par sa stagnation psychique <strong>et</strong> la répétition de<br />

ses passages à l’acte, elle les maintiendra en position d’impuissance. Elle<br />

le fera au prix de son bonheur <strong>et</strong> de son intégrité physique. Peu à peu,<br />

le champ de sa peau saccagée s’étendant, elle se r<strong>et</strong>rouva contrainte à se<br />

vêtir de façon à masquer ses cicatrices inavouables : brûlures de cigar<strong>et</strong>te,<br />

traces de phlébotomie, traces sur ses cuisses. L’approche thérapeutique<br />

fut longue. Il fallut, en particulier, traiter ce problème à travers une<br />

interprétation faisant le rapprochement entre le non-dit dans l’inceste <strong>et</strong><br />

dans les violences conjugales <strong>et</strong> familiales, conditions sine qua non àla<br />

perpétuation de la situation <strong>et</strong> son non-dit. Avouer ou assumer son acte,<br />

exposer aux regards perplexes ces cicatrices (en allant, par exemple à


140 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

la piscine), lui permit de suspendre ses passages à l’acte pendant l’été.<br />

Peu à peu, A. accepta les soins, une énième psychothérapie de soutien,<br />

avec les mots, avec une psychologue femme. Elle a admis dans son<br />

monde un psychiatre référent (un homme, pour mieux le m<strong>et</strong>tre en échec<br />

peut-être !), puis une infirmière référente participant aux entr<strong>et</strong>iens. Les<br />

deux intervenants tendaient ainsi à symboliser un modèle de couple<br />

susceptible de fonctionner différemment de ce qu’elle a toujours connu.<br />

Ensuite, un kinésithérapeute a été introduit, l’infirmière référente étant<br />

là, lors des séances, comme garant des limites, <strong>et</strong> pour éviter une situation<br />

duelle par trop angoissante pour elle dans la mesure où son corps allait<br />

être touché.<br />

Régulièrement massé pour en dénouer les tensions, effleuré ou pétri,<br />

peu à peu dévoilé au regard (y compris au niveau de ses scarifications),<br />

son corps est désormais moins vécu par elle comme étant uniquement un<br />

lieu de honte <strong>et</strong> de souffrance auto ou hétero-infligée. Il devient un lieu de<br />

calme. Elle peut en parler, choisir les parties à faire masser. Maintenant,<br />

A. participe à l’activité « danse », qui est une autre façon d’apprivoiser le<br />

mouvement du corps, de pouvoir se laisser toucher mais selon des codes,<br />

de se socialiser. Elle y a, d’ailleurs, rencontré un copain...<br />

Un jour, elle exhiba son cutter, massif, lourd <strong>et</strong> métallique. Je fis le<br />

passage à l’acte de le lui confisquer <strong>et</strong> de le ranger ostensiblement dans un<br />

placard derrière moi. Depuis, à ce jour, elle n’a pas recommencé, même<br />

si elle a ach<strong>et</strong>é un autre cutter <strong>et</strong> me répète régulièrement qu’elle y pense.<br />

Avait-t-il suffi qu’un homme fixât une limite protectrice ? Ce serait trop<br />

beau. En fait, maintenant, elle se brûle l’avant-bras avec une cigar<strong>et</strong>te !<br />

Ces syndromes sont différents par leur séquençage clinique. Ils illustrent,<br />

de façon souvent dramatique, une problématique psychodynamique<br />

de même nature, lacunaire. Là encore, la difficulté est de faire la part<br />

équitable entre deux points :<br />

1. La problématique victimologique de l’agresseur (par exemple la<br />

mère dans le syndrome de Münchausen par procuration). L’agresseur est,<br />

la plupart du temps, une femme ayant eu à subir, dans son existence,<br />

un dommage traumatique intense, à la fois narcissiquement destructeur<br />

<strong>et</strong> désorganisateur du point de vue psychogénétique. Il ne peut, apparemment,<br />

clamer son dol victimaire que de c<strong>et</strong>te manière détournée.<br />

L’indicible doit être agi quelle que soit la distance temporelle <strong>et</strong> quel<br />

qu’en soit le prix. C<strong>et</strong>te réitération par la mère sur une victime innocente<br />

(qui est, souvent, la personne qu’elle aime le plus au monde), explique<br />

la cruauté manipulatrice de la mise en acte <strong>et</strong> la production de ces<br />

syndromes factices ou de ces blessures réelles, au risque de la mise en<br />

danger de son enfant, ou d’elle-même. Une fois le dol identifié, il faut<br />

alors envisager avec l’agresseur, recadré positivement comme un patient,<br />

une démarche psychothérapique adaptée. Il convient, d’abord, d’entendre<br />

<strong>et</strong> de reconnaître en tant que tel, l’enfant-victime qu’il fut dans le passé,<br />

pour qu’il puisse accéder, par la suite, à l’idée d’une sanction justifiée<br />

(faisant office de limite structurante <strong>et</strong> de conclusion) de son acte de


SYNDROMES AUTONOMES 141<br />

bourreau, aujourd’hui. Ces deux étapes ne doivent pas être télescopées.<br />

De manière périphérique, une psychothérapie de soutien <strong>et</strong> d’élucidation,<br />

directement centrée sur l’acte, ou une psychothérapie plus « profonde »<br />

peut l’aider à verbaliser puis à intégrer de façon plus positive dans sa<br />

personnalité, les aléas traumatiques de son enfance, à évoluer d’une<br />

position de victime à une position de survivant pour pouvoir critiquer<br />

dialectiquement sa posture de bourreau <strong>et</strong> peut-être demander la sanction<br />

de son crime qui sera aussi réparation a posteriori de ce qu’il a lui-même<br />

subi. C’est la dimension de résilience tardive, ultime.<br />

2. La prise en compte simultanée de la dimension manipulatrice <strong>et</strong><br />

de l’essence perverse des actes produits par la patiente, àtraversla<br />

prise de conscience que ces personnes, livrées à leur trouble psychique,<br />

sont capables de recruter de nouvelles victimes <strong>et</strong> donc de perpétuer le<br />

dommage en tache d’huile (parmi leurs proches) ou de façon transgénérationnelle.<br />

La réitération diachronique des passages à l’acte est une<br />

manière de maintenir ouverte une question vitale que l’on ne souhaite<br />

ni clore ni élucider. La sanction s’impose donc, même si, souvent, la<br />

personne qui en est l’instigatrice (l’enfant qui a osé parler) en est aussi<br />

la première victime. Certains comportements ne peuvent être admis <strong>et</strong><br />

relèvent d’une sanction sociale comme limite structurante.


Chapitre 9<br />

LES AMÉNAGEMENTS<br />

ADDICTIFS COMME<br />

INDICES DE LA STRUCTURE<br />

PSYCHIQUE LACUNAIRE<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

LA TOXICOMANIE est une conduite, une constellation d’expression<br />

psychosociale. En tant que telle, elle n’est pas spécifique. Si la<br />

plupart des addictions sont des aménagements de la fragilité induite<br />

par une organisation limite de la personnalité, celle-ci ne peut résumer<br />

leur substratum psychologique <strong>et</strong> physiologique puisqu’on parvient à<br />

induire des comportements addictifs chez des animaux. Il faut, avant de<br />

parler d’état-limite <strong>et</strong> de carence narcissique chez un suj<strong>et</strong>, conduire un<br />

diagnostic différentiel <strong>et</strong> ne pas ignorer la possibilité d’une toxicomanie<br />

symptomatique de psychose ainsi que l’occurrence d’une toxicomanie<br />

réactionnelle, dans l’adolescence par exemple. En outre, des formes de<br />

transition sont envisageables.<br />

Force est de constater que quelques-unes des conduites addictives sont<br />

sous-tendues par une souffrance mentale psychotique dont elles sont<br />

symptomatiques. Dans ce cadre, l’abus exotoxique s’installera pour le<br />

suj<strong>et</strong>, le plus souvent, comme une façon détournée de lutter contre son<br />

angoisse de morcellement massive ou son anhédonie. Il contribuera à<br />

rationaliser secondairement l’apragmatisme, la déconnexion sociale <strong>et</strong><br />

existentielle insidieusement induite par le processus de dissociation en<br />

cours de développement. « C’est le produit qui me rend ainsi ». Le


144 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

malade, qui reste toujours partiellement conscient de sa désadaptation,<br />

pourra croire que, s’il arrête un jour de se droguer, il sera plus lucide<br />

<strong>et</strong> moins « mal dans sa peau ». Par ailleurs le milieu de la toxicomanie<br />

est, par essence, celui de la marginalité. Il se montre remarquablement<br />

tolérant aux troubles mentaux les plus exubérants <strong>et</strong> il pourra constituer<br />

un sanctuaire lorsque le milieu de vie naturel du psychotique (la famille<br />

ou l’entourage socioprofessionnel) osera se poser des questions <strong>et</strong> commencera<br />

à parler de folie.<br />

D’autres toxicomanies, <strong>et</strong> cela ne recoupe pas la dichotomie drogues<br />

douces/drogues dures, apparaissent révélatrices d’une structuration plus<br />

solide de la personnalité dans la mesure où la marginalisation, induite<br />

<strong>et</strong> recherchée, s’inscrit dans un positionnement réactionnel (autant que<br />

structurel : la crise de l’adolescence) à une problématique névrotique.<br />

C<strong>et</strong>te problématique ordinaire, accessible à la thérapie, est saturée en<br />

culpabilisation anxieuse. La conduite addictive y trouve sa place en<br />

raison de sa composante anxiolytique ; de l’abus de benzodiazépine à la<br />

recherche d’un état second permanent par l’usage de solvants volatils, ce<br />

qui constitue un rempart contre l’émergence de l’angoisse. Elle réactive<br />

aussi, en miroir, une problématique de culpabilité car le suj<strong>et</strong> a également<br />

conscience que ce qu’il fait est « mal ». La dialectique entre l’angoisse<br />

<strong>et</strong> la culpabilité est à la base d’une grande partie de la problématique<br />

psychique des toxicomanes, comme si la culpabilité les délivrait de<br />

l’angoisse <strong>et</strong> réciproquement. Il s’y exprime, en outre, un sentiment de<br />

manque permanent <strong>et</strong> de relation difficile à autrui. Autrui demeure vécu,<br />

néanmoins, comme un suj<strong>et</strong> doté de limites propres en relation avec un<br />

soi entier <strong>et</strong> pourvu également de limites propres. Le recours à la drogue<br />

peut être temporaire <strong>et</strong> cesser sans difficulté lorsqu’un cap existentiel aura<br />

été franchi <strong>et</strong> que l’insertion socioprofessionnelle sera moins aléatoire.<br />

À ce moment, réassuré sur ses capacités <strong>et</strong> narcissiquement stabilisé,<br />

le suj<strong>et</strong> sera en position de passer à autre chose <strong>et</strong> de construire son<br />

existence de façon autonome.<br />

La plupart du temps cependant, la quête exotoxique addictive est révélatrice<br />

d’une structuration borderline de la personnalité dont elle s’impose,<br />

à l’examen, comme un aménagement défensif cicatriciel majeur, la<br />

cicatrice pouvant être, en l’occurrence, plus douloureuse <strong>et</strong> aliénante que<br />

le mal.<br />

On peut pointer un certain nombre de caractères communs aux<br />

fonctionnements psychiques toxicomaniaques, tous étroitement ancrés<br />

dans la structuration limite de la personnalité : dépressivité fondamentale<br />

(Berger<strong>et</strong>, 1974b), difficultés d’élaboration psychique <strong>et</strong> recherche<br />

identitaire à travers le couple déviance/dépendance.<br />

L’usage déviant du produit pourrait constituer une tentative magique<br />

(la drogue est un obj<strong>et</strong> magique pour son consommateur) de pallier le<br />

défaut préalable d’une représentation intériorisé, intégré dans son êtreau-monde,<br />

d’une mère adéquate. Serait adéquate une mère susceptible<br />

de lui perm<strong>et</strong>tre de dialectiser ses deux fac<strong>et</strong>tes, positives <strong>et</strong> négatives, en


LES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS 145<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

une image maternelle globale. La notion d’introjection, en tant que processus<br />

psychique renvoie, dans la psychogenèse normale, à la potentialité<br />

d’un individu d’expérimenter le fait que ses obj<strong>et</strong>s d’amour externes<br />

(c’est-à-dire, non issus de lui-même) puissent passer à l’intérieur de<br />

lui-même. L’introjection est en cause dans ce dyspositionnement intrapsychique.<br />

C<strong>et</strong>te porosité moïque, normale à un moment de l’évolution psychique,<br />

deviendra pathologique si elle se perpétue <strong>et</strong> devient constitutionnelle.<br />

Selon certains psychanalystes (Abraham, 1966 ; Abraham, Torok, 1972),<br />

si ce processus d’introjection ne peut avoir lieu, d’une façon ou d’une<br />

autre, le fantasme d’incorporation peut être amené pathologiquement<br />

à s’y substituer pour réaliser au sens propre, ce qui normalement n’a<br />

de sens emplisseur qu’au « figuré ». Dès lors l’incorporation forcenée,<br />

magique, irrépressible, prendra un sens anxiolytique <strong>et</strong> existentiel. Elle<br />

structurera l’existence du suj<strong>et</strong> <strong>et</strong> la comblera ½ . Notre hypothèse est qu’il<br />

ne suffit pas de combler mais bien d’empêcher de se vider indéfiniment<br />

de son narcissisme une sorte de tonneau des Danaïdes ¾ . L’approche<br />

psychothérapique puisera son utilité dans sa contribution au colmatage<br />

de c<strong>et</strong>te porosité moïque.<br />

La potomanie ¿<br />

est pour partie métaphorique de c<strong>et</strong>te porosité. Le<br />

va-<strong>et</strong>-vient incessant du potomane est une autre forme de craving. C<strong>et</strong>te<br />

affection est r<strong>et</strong>rouvée comme un syndrome terminal chez des suj<strong>et</strong>s<br />

alcooliques chroniques, hospitalisés au long cours <strong>et</strong> donc durablement<br />

coupés de leur produit magique favori, l’alcool. On constate que s’instaure<br />

progressivement une compulsion à boire dans laquelle le fétichisme<br />

du geste (aller au robin<strong>et</strong>, boire... <strong>et</strong> éliminer – toujours le tonneau des<br />

Danaïdes) remplace le fétichisme du produit. L’un de nos patients en était<br />

arrivé à boire 22 litres d’eau par jour, à boire l’eau des toil<strong>et</strong>tes, lorsqu’on<br />

l’empêchait d’accéder à un robin<strong>et</strong> ordinaire (Bourgeois, 1985). De telles<br />

conduites peuvent avoir des conséquences somatiques létales : coma<br />

hyponatrémique , décompensation d’un diabète insipide.<br />

Dans un autre registre, il peut arriver que le suj<strong>et</strong> recherche, compulsivement<br />

(le craving), à s’introduire dans le corps les instruments<br />

de jouissance <strong>et</strong> de remplissage les plus divers, en tant que substance<br />

externe instrumentalisée <strong>et</strong> indifférenciée. Cela va de la nourriture en<br />

général (boulimie), de la nourriture sélectionnée disposant de propriétés<br />

spécifiques renforçant sa dimension magique car réputée roborative (abus<br />

de vitamines, caféinomanie, alcoolisme, chocolatomanie – Bourgeois,<br />

1. Pour prendre une image, elle sera, en même temps, la carapace <strong>et</strong> le squel<strong>et</strong>te de la<br />

tortue, mais la chair manquera.<br />

2. Le craving, par sa répétition, renoue avec le supplice évoqué dans le mythe du<br />

tonneau des Danaïdes.<br />

3. Compulsion à boire de l’eau sans soif.<br />

4. Le sel secrété dans les urines ne peut plus être remplacé par les apports alimentaires,<br />

ce qui provoque des désordres hydro-électrolytiques <strong>et</strong> la souffrance des neurones.


146 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

1993 – potomanie) au rien (anorexie). Cela recoupe aussi le champ des<br />

perversions les plus sordides (aviophilie) ou peut aller jusqu’à donner<br />

une telle signification à l’aiguille de la seringue (le « fixe ») <strong>et</strong> aux scarifications<br />

par obj<strong>et</strong> contondant (cf. vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 12) qui peuvent<br />

adm<strong>et</strong>tre un sens équivalent ½ . Cela concerne toute substance que le<br />

patient « sentira ». Lorsqu’on prescrit un traitement à un toxicomane,<br />

sa préoccupation première est de savoir son eff<strong>et</strong> : « Est-ce que je le<br />

sentirai ? ». Lorsqu’on leur explique que le but du traitement n’est pas<br />

de leur faire ressentir quelque chose mais bien de les pousser à ne plus<br />

ressentir (le manque <strong>et</strong> le plaisir artificiels) pour mieux exister, ils ne<br />

comprennent plus. C<strong>et</strong>te quête esthésique effrénée trahit leur anesthésie<br />

affective anhédonique transmuée en une dysesthésie physique.<br />

Les classifications des toxicomanies font un distinguo entre les<br />

drogues selon l’eff<strong>et</strong> produit, mais le phénomène psychique central<br />

reste le même, quelle que soit l’addiction : pour un toxicomane ¾ ,un<br />

bon produit est donc un produit que l’on sent passer. Certains jeunes<br />

absorbent des buvards contenant une association détonante de produits<br />

divers (ecstasy ou LSD, strychnine, mort au rat). Le fait que ces deux<br />

dernières substances soient mortelles, avec notamment des eff<strong>et</strong>s sur la<br />

coagulation, ne les en dissuade pas. Outre la dimension ordalique pour<br />

partie à l’œuvre, une jeune patiente nous disait qu’elle ressentait ainsi<br />

le sang couler dans ses veines. Et c’est cela qui la persuadait qu’elle<br />

était vivante : un bon produit est aussi un produit dont on est dépendant,<br />

que l’on peut insulter (les surnoms des produits ne sont pas tendres)<br />

<strong>et</strong> espérer. D’un point de vue systémique, l’expérimentation de la<br />

dépendance conditionne la conceptualisation de l’autonomie <strong>et</strong> la phase<br />

dépendante (du produit, du dealer, de la famille...) est à respecter, dans<br />

une certaine mesure, au cours de l’évolution psychique d’un individu.<br />

On r<strong>et</strong>rouve le couple déviance/dépendance.<br />

C<strong>et</strong>te incorporation polymorphe, source recherchée de sensations,<br />

pourrait s’entendre, comme un rempart efficace contre l’angoisse de<br />

morcellement, en unifiant <strong>et</strong> vectorisant, un instant, les sensations<br />

psychiques <strong>et</strong> corporelles chaotiques, en risque de morcellement.<br />

Dans c<strong>et</strong>te perspective, le surinvestissement compulsif de la sphère<br />

corporelle, quitte à justement malmener ce corps <strong>et</strong> aller jusqu’à ses<br />

limites physiologiques parfois, comme dans l’anorexie mentale, vient se<br />

substituer à la relation d’obj<strong>et</strong> (Charles-Nicolas, 1986). Le suj<strong>et</strong> est, en<br />

quelque sorte, pris dans une lutte au corps à corps avec lui-même.<br />

1. Dans la vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 12, La patiente évoque sa jouissance à ressentir le sang<br />

s’écouler par les scarifications. Au propre comme au figuré, elle se perce <strong>et</strong> se vide.<br />

2. Le toxicomane joue de la d<strong>et</strong>te. Il est toujours en d<strong>et</strong>te, avec son dealer à qui il<br />

doit souvent la dose précédente, avec ses proches, ses parents... Tout se passe comme<br />

s’il considérait, inconsciemment, que la société lui devait quelque chose. Le travail<br />

thérapeutique <strong>et</strong> éducatif sur la d<strong>et</strong>te, le dû, le don est de nature à l’aider à progresser<br />

dans ce domaine.


LES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS 147<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

C<strong>et</strong>te dimension palliative ou pseudo-réparatrice du produit, fondant<br />

la pathologie addictive, peut être explorée, sinon traitée, au cours des<br />

thérapies à médiations corporelles, à visée de renarcissisation. Il ne<br />

s’agit plus seulement de r<strong>et</strong>rouver l’expérience du plaisir (c’est, bien<br />

sûr, une étape indispensable quoique tardive), <strong>et</strong> on n’est pas encore,<br />

naturellement, dans un plaisir à composante génitalisée (le plaisir d’être<br />

à deux). Il s’agit avant tout, pour le patient, d’expérimenter la possibilité<br />

neuve d’avoir du plaisir à ne rien ressentir, d’exister unifié sans l’aide<br />

du produit ou de la souffrance injectée artificiellement comme un ciment<br />

existentiel. « Je ne ressens rien, donc je suis ».<br />

C<strong>et</strong>te convergence psychodynamique valide le concept d’addiction au<br />

sens large qui transcende désormais le champ traditionnel des conduites<br />

toxicomaniaques pour aller explorer des confins comportementaux en<br />

expansion. L’alcoolisme, en particulier, n’en est qu’une variante, bien<br />

sûr significative par ses conséquences socio-économiques majeures, mais<br />

individualisable par certaines de ses spécificités. Ces dernières sont éclairantes<br />

quant aux relations entre addictions <strong>et</strong> états-limites.<br />

L’alcool est un psychodysleptique devenu culturellement banal dans<br />

notre civilisation (comme le tabac). Il est autorisé à la vente, contrairement<br />

aux autres drogues, <strong>et</strong> l’étude de son impact psychique s’en trouve<br />

expurgée de l’hypothèse transgressive, a contrario de celles portant sur<br />

la consommation des drogues illicites.<br />

Il est possible d’envisager le rôle de la personnalité sous-jacente suspecté<br />

dans la genèse <strong>et</strong> le maintien de la dépendance, ainsi que de cerner<br />

la fonction du neurotoxique spécifique qu’est l’alcool dans l’économie<br />

psychique d’un suj<strong>et</strong>, qu’il soit borderline ou névrotique. Ces produits<br />

toxiques <strong>et</strong> ces mécanismes psychiques interagissent bel <strong>et</strong> bien pour<br />

donner un tableau clinique terminal complexe dans lequel on ne sait<br />

pas si l’alcoolisme résulte d’une fragilité psychique préexistante ou si la<br />

personnalité de base s’est vue désagrégée par le cumul pathogène d’expériences<br />

alcooliques psychodésorganisatrices. Pour la plupart des auteurs,<br />

il est impossible de dresser le portrait psychologique d’une personnalité<br />

pré-alcoolique, c’est-à-dire pouvant potentiellement basculer dans l’alcoolisme.<br />

Aucune disposition psychopathologique particulière ne peut<br />

rendre compte isolément du développement à attendre linéairement d’une<br />

conduite alcoolique. De plus, aucun indice n’a pu être mis en évidence<br />

pour différencier les futurs « alcooliques » des suj<strong>et</strong>s simples buveurs<br />

excessifs, c’est-à-dire les suj<strong>et</strong>s qui sont porteurs de tous les facteurs<br />

sociaux de l’alcoolisme mais ne plongent pas dans la dépendance.<br />

Même si les études statistiques parviennent à dégager des traits de<br />

caractère communs, non spécifiques (impulsivité, anxiété), on ne peut<br />

prévoir quels sont les suj<strong>et</strong>s qui rentrent dans la catégorie des patients<br />

psychiatriques <strong>et</strong> lesquels sont à exclure. Les traits de caractère répertoriés<br />

semblent appartenir à des structures psychiques diverses d’autant<br />

que l’alcoolisme chronique aura logiquement un impact péjoratif sur la<br />

symptomatologie <strong>et</strong> sur l’évolution du trouble psychique auquel il est


148 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

associé (Ades, 1989). Par exemple, un tableau de délire paranoïaque de<br />

jalousie (relatif à la psychose) sera logiquement accentué par l’alcoolisme<br />

chronique mais la consommation d’alcool peut être, au début, un<br />

moyen efficace d’apaiser le vécu douloureux de perte du jaloux pathologique,<br />

de personnalité psychotique. Elle sera opérante <strong>et</strong> protectrice tant<br />

que l’action désinhibitrice <strong>et</strong> désorganisatrice du produit ne prédominera<br />

pas.<br />

De la même manière qu’une conduite toxicophilique peut être symptomatique<br />

d’une évolution psychotique, l’alcoolisme chronique peut transitoirement<br />

remplir une fonction palliative dans la psychose.<br />

La coexistence d’une alcoolose addictive <strong>et</strong> d’un trouble sous-jacent de<br />

la personnalité est une donnée couramment admise <strong>et</strong> parmi les troubles<br />

de la personnalité les plus fréquemment associés à une alcoolodépendance<br />

on décrit les états-limites (Koenigsberg <strong>et</strong> al., 1985) ½ .Ilsemble<br />

qu’il y a une confusion de niveau logique entre la conceptualisation d’une<br />

conduite pouvant agir sur les perceptions <strong>et</strong> sur le mode d’être-au-monde<br />

du suj<strong>et</strong> (<strong>et</strong> par conséquent altérer la psychogenèse) <strong>et</strong> une structure de<br />

la personnalité. De c<strong>et</strong>te confusion initiale sont nés bien des débats sur la<br />

comorbidité alcoolisme/état-limite.<br />

Cependant, il semblerait qu’il n’y ait pas de corrélation entre la gravité<br />

du trouble de personnalité <strong>et</strong> celle de l’alcoolisation (Hesselbrock <strong>et</strong><br />

al., 1985). Les suj<strong>et</strong>s alcooliques <strong>et</strong> états-limites seraient, en moyenne,<br />

plus jeunes que les autres, leur vécu se caractérisant par une dysphorie<br />

permanente associée à un plus grand nombre de passages à l’acte <strong>et</strong><br />

de comportements suicidaires (Kernberg, 1986), l’alcool serait utilisé en<br />

guise d’automédication comme une prothèse narcissique (Le Poulich<strong>et</strong>,<br />

2002) perm<strong>et</strong>tant de r<strong>et</strong>rouver rapidement un état d’élation <strong>et</strong> apaiser le<br />

ressenti dysphorique.<br />

En cela, il serait une boulimie sélective au même titre que d’autres<br />

comme la chocolatomanie qui n’a, elle, aucune visibilité sociale ou<br />

comme la caféinomanie qui est fréquente en institution psychiatrique,<br />

du côté des soignants comme du côté des soignés. D. F. Klein (1978)<br />

compare les états dysphoriques que procure l’alcool à ceux des patients<br />

borderlines <strong>et</strong> on constate cliniquement, en eff<strong>et</strong>, que les troubles du<br />

comportement habituellement rencontrés au cours des ivresses aiguës ou<br />

des ivresses pathologiques récapitulent la plupart des aménagements économiques<br />

des états-limites : raptus de violence fondamentale auto <strong>et</strong>/ou<br />

hétéroagressive, crises caractérielles, conduites perverses, effondrement<br />

dépressif, labilité émotionnelle, colère...<br />

1. Sur une population de plus de 2400 patients psychiatriques, ces auteurs r<strong>et</strong>rouvent<br />

que ceux qui présentaient une alcoolo-dépendance avaient plus de chances de souffrir<br />

de surcroît d’un trouble de la personnalité (46 % des patients alcooliques avaient un<br />

trouble de la personnalité, dont le plus fréquent était le trouble borderline soit 43 % de<br />

ce sous-groupe de patients).


LES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS 149<br />

Mais résumer un patient dépendant de l’alcool au concept de borderline<br />

cache l’escamotage narcissique « magique » produit par l’alcool,<br />

par son action <strong>et</strong> sa fonction spécifique au sein du trouble grave de la<br />

personnalité qu’il accompagne.<br />

Dès lors, l’alcoolisme ne peut pas être considéré comme une addiction<br />

identique aux autres. Il est une addiction qui révèle, à sa façon, la personnalité<br />

<strong>et</strong> ses failles, alors que les autres addictions tendent à colmater<br />

(provisoirement) la lacunose. Mais cela n’est pas contradictoire.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

LES AUTRES ADDICTIONS : UNE CONSTELLATION<br />

EN EXPANSION<br />

Le concept d’addiction est extensif <strong>et</strong> déspécifié. Il va aujourd’hui jusqu’au<br />

jeu pathologique (le gambling), au sex addiction <strong>et</strong> même jusqu’à<br />

certaines conduites hypersportives (le marathon ou le triathlon comme<br />

occasions de libérer des enképhalines <strong>et</strong> des endorphines, de dépasser sa<br />

souffrance <strong>et</strong> de quérir un second ou un troisième souffle, de ressentir un<br />

« quelque chose de plus ») ½ .<br />

La rencontre de l’autre, instaurant une relation intersubjective duelle,<br />

est déstabilisante pour un suj<strong>et</strong> toxicomane, comme pour tout suj<strong>et</strong> borderline,<br />

le produit lui sert donc de tiers, voire de partenaire de substitution<br />

(cf. la notion d’introjection). Tout interlocuteur potentiel s’en trouve<br />

réduit à n’être qu’un simple support, voire l’instrument manipulable de<br />

la relation privilégiée au produit qui seul compte par son eff<strong>et</strong> supposé<br />

roboratif, anxiolytique ou de pare-excitations. Ph. Jeamm<strong>et</strong> (1991) a<br />

parlé à ce propos d’une « néo-relation d’obj<strong>et</strong> addictive ».<br />

Les toxicomanes, errant dans la cité en quête de produit, ne reconnaissent<br />

personne. Ils tueraient père <strong>et</strong> mère pour de la dope, pour la<br />

simple raison qu’ils ne les voient plus. Ces derniers, comme chacun<br />

des membres de l’entourage sociofamilial, se trouvent rej<strong>et</strong>és en arrièreplan<br />

(au sens de la gestalt-théorie). Ils sont devenus accessoires car ils<br />

n’apportent pas de ressenti. La recherche de la drogue polarise la faible<br />

énergie vitale restant à disposition du patient, ce qui lui interdit de lutter<br />

pour continuer à discerner dans son entourage ceux qui l’aident. Tout<br />

se passe comme si le produit occupait l’ensemble du champ émotionnel<br />

du patient, non seulement par ce qu’il lui procure mais aussi par la<br />

quête qu’il lui impose. En ce sens, en dépit de sa nocivité intrinsèque,<br />

il s’impose en un médiateur puissant avec le monde, mais qui finit, par sa<br />

1. Dans c<strong>et</strong>te perspective, les liens entre sport <strong>et</strong> dopage sont étroits : d’une part,<br />

parce que le sportif de haut niveau est un être fragile, souvent blessé physiquement,<br />

<strong>et</strong> profondément narcissique, attentif à son corps <strong>et</strong> à l’évolution de son classement ;<br />

d’autre part, parce que la dépendance au produit dopant <strong>et</strong> au « sorcier » (le coach)<br />

capable de le fournir, est la règle dans ce milieu. Beaucoup de toxicomanes furent,<br />

avant de sombrer, de grands sportifs.


150 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

prégnance, par résumer le monde <strong>et</strong> occulter la vie. La « Mal vie » (Karlin,<br />

Lainé, 1978) qu’il engendre est devenue l’unique vie envisageable.<br />

Le monde du toxicomane concrétise une sorte d’oscillation à l’image<br />

de la vie entre le plein <strong>et</strong> le manque ; le « tout, tout de suite » incarné par<br />

le flash morphinique <strong>et</strong> le rien du manque ½ , dilaté à l’infini (Bourgeois,<br />

1986). C<strong>et</strong>te perturbation temporale oppose le fixe punctiforme <strong>et</strong> le<br />

manque immense, support psychocomportemental du craving. Cevide,<br />

incomblable à jamais est à l’image, pour partie, de la lacune fondamentale<br />

repérée dans le moi narcissique. Savoir résister à l’injonction<br />

du « tout, tout de suite ou rien » est le leït motiv de la prise charge du<br />

toxicomane.<br />

Il n’y a pas de figuration possible du manque (J. Lacan, 1962-1963).<br />

Le produit, dévorant, mais efficace faux self à sa façon, en comblant<br />

artificiellement le manque indescriptible, dessine en creux ses contours<br />

qu’il révèle. Il leurre le suj<strong>et</strong>. Le jeu cyclique entre manque <strong>et</strong> plein<br />

contribue à rassurer le suj<strong>et</strong> sur son existence : Je suis en manque donc je<br />

suis, je suis en manque donc je jouis ¾ .<br />

C<strong>et</strong>te jouissance inversée en tant que satisfaction substitutive dans son<br />

propos explique que rien ne puisse satisfaire pleinement le toxicomane <strong>et</strong><br />

lui faire abandonner, volontairement, son positionnement dépendant. Le<br />

suj<strong>et</strong> se montre incapable de supporter l’évitement des sensations sans<br />

éprouver aussitôt une angoisse massive. Il est structurellement incapable<br />

d’accepter l’angoisse comme moteur. C’est le manque qui prendra la<br />

1. L’obj<strong>et</strong>, dans la problématique freudienne, reste indéterminé <strong>et</strong> pour l’enfant –<br />

pervers polymorphe – tous les obj<strong>et</strong>s sont équivalents dans l’excitation qu’ils procurent<br />

(M. Klein). C’est en les explorant, à l’aide de tous ses sens, qu’il va pouvoir les sélectionner.<br />

Lacan nomme « obj<strong>et</strong> a » l’obj<strong>et</strong> du désir, <strong>et</strong> le rapport du désir au manque est<br />

flagrant. Ce manque doit vivre dans les trois axes (symbolique, réel <strong>et</strong> imaginaire) qui<br />

sont les trois axes qui commandent le suj<strong>et</strong> selon Lacan. C’est le morceau qui manque au<br />

puzzle de la reconstitution du corps d’Osiris, tué puis dépecé par son frère, qui donne<br />

sens au mythe. C’est le sein, r<strong>et</strong>iré par la mère devant l’enfant à sevrer, qui assure la<br />

poursuite du développement psychique, « c’est la chair prélevée dans les cérémonies<br />

initiatiques, c’est aussi l’enfant tombé du corps de la mère, p<strong>et</strong>it bout d’homme chu<br />

<strong>et</strong> déchu. L’obj<strong>et</strong> a est du côté du déch<strong>et</strong> [...] entre imaginaire <strong>et</strong> symbolique, texture<br />

illusoire, <strong>et</strong> réel dont il est un eff<strong>et</strong> à peine esquissé, informe. L’obj<strong>et</strong> a introduit dans<br />

la structure du suj<strong>et</strong> une altérité à jamais incomplète, que l’individu, par le moyen de la<br />

psychanalyse, peut seulement reconnaître. » (Clément <strong>et</strong> al., 1973). La problématique<br />

de la mort comme absence innommable est au cœur de la fonction symbolique. Entre<br />

le mot <strong>et</strong> ce que le mot désigne se tient une absence que tente de décrire par le manque<br />

puisqu’il ne sait pas la dire, inlassablement, le toxicomane, « comme dans la forme<br />

métonymique du désir que les hommes institutionnalisent sous la forme du tombeau »,<br />

ibid. p. 129. Le faible accès à l’imaginaire chez le toxicomane le condamne au réel du<br />

manque.<br />

2. C’est bien l’imminence de l’acmé orgastique qui déclenche l’orgasme. Le somm<strong>et</strong><br />

atteint, on ne peut plus que redescendre. Le vécu de tristesse <strong>et</strong> de vide postcoïtum<br />

ressenti par certains suj<strong>et</strong>s aurait-il à voir avec la béance anaclitique ?


LES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS 151<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

relève <strong>et</strong> qui sera le moteur car lui seul perm<strong>et</strong> d’entrevoir quelque chose<br />

de susceptible de le combler, comme par magie.<br />

Et si, au fond, ce que recherchait paradoxalement le toxicomane, ce<br />

n’était pas le produit, mais le manque ?<br />

Quelle que soit la force biochimique du produit, viendra le temps<br />

inéluctable <strong>et</strong> répétitif du manque, des frissons <strong>et</strong> de la douleur, des<br />

sensations existentielles seules en capacité de m<strong>et</strong>tre en un semblant<br />

de mouvement le suj<strong>et</strong> en dépendance. Au-delà du manque lui-même<br />

<strong>et</strong> de son expression douloureuse (donc partiellement partageable car il<br />

existe une grammaire du manque), c’est le jeu ambigu sur le contrôle,<br />

le manque <strong>et</strong> la saturation, satisfaction périlleuse <strong>et</strong> en péril, qui reste<br />

le moyen le plus efficace de lutter contre l’angoisse <strong>et</strong> d’échapper à la<br />

mort psychique, à l’absence de naissance psychique en fait. Dans c<strong>et</strong>te<br />

acception, l’anorexie mentale réalise paradoxalement une toxicomanie<br />

pure, puisqu’épurée de l’alibi du produit, dans laquelle seul le manque<br />

<strong>et</strong> le processus d’expulsion comblent le suj<strong>et</strong>. Ceci fait qu’il ne va<br />

avoir de cesse que d’expulser le plein (qui sera toujours un trop plein !)<br />

par une restriction alimentaire, des vomissements provoqués ou l’usage<br />

de laxatifs <strong>et</strong> d’accéder ainsi à la satisfaction éthérée, désincarnée, du<br />

manque.<br />

Les stimulations endogènes engendrées par le manque <strong>et</strong> ses conséquences<br />

physiopathologiques commencent à être repérées. L’addiction<br />

comme perte de contrôle sur sa destinée <strong>et</strong> comme compulsion, peut être<br />

lue, entre autre, comme un agir protecteur. Il serait dirigé contre l’imminence<br />

d’une réaction de nature psychotique, susceptible d’émerger dans<br />

les états de régression psychique tels que ceux liés à la déstructuration de<br />

la conscience induite par l’action du produit. Dans ces conditions, on a pu<br />

envisager l’héroïnomanie comme étant, entre autres choses, une véritable<br />

maladie métabolique. Les stimulations endogènes augmentent le niveau<br />

général de stimulation cérébrale <strong>et</strong>, par conséquence, les sensations, ou<br />

la capacité à en ressentir, mais aussi l’extraversion, ce qui colore la<br />

clinique : de l’ivresse euphorique à l’ivresse triste. Ceci leurre le suj<strong>et</strong> en<br />

entr<strong>et</strong>enant chez lui l’illusion de pouvoir entrer en contact avec le monde<br />

dans ces seules conditions artificielles. La réalité de c<strong>et</strong>te non-vie, par<br />

trop frustrante <strong>et</strong> ennuyeuse, s’efface derrière la mémoire toute relative<br />

de l’expérience d’avoir eu des sensations. Tout se passe comme si le rêve<br />

<strong>et</strong> l’artifice se substituaient durablement à la réalité dans une existence,<br />

alors que la déstructuration psychique induite par le produit pourrait,<br />

en outre, engendrer la psychodépendance ½ . Si on peut prendre le risque<br />

1. La notion de palier renvoie au fait que l’évolution de la toxicomanie est fonction du<br />

degré de liberté que le suj<strong>et</strong> entr<strong>et</strong>ient avec le produit, pour passer d’un usage récréatif<br />

(<strong>et</strong> tout est relatif) à un usage plus lourd (l’abus), puis à la dépendance, c’est-à-dire<br />

l’état dans lequel le suj<strong>et</strong> ne se sent plus normal sans exoproduit. Le produit lui perm<strong>et</strong><br />

de vivre <strong>et</strong> son absence crée le manque. À chaque palier existe un point de bascule,<br />

sinon de non-r<strong>et</strong>our. La pratique de la substitution perm<strong>et</strong> de faire la part du manque


152 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

de mourir c’est que, quelque part, on est né ; l’ordalie toxicomaniaque<br />

assène jour après jour, jusqu’à ce que mort s’en suive, c<strong>et</strong>te vérité cruelle.<br />

La douleur <strong>et</strong> le risque de mourir tracent <strong>et</strong> transcendent les limites<br />

corporéo-psychiques à partir desquelles le suj<strong>et</strong> peut jouer ou jouir, jouer<br />

à jouir, jouir de jouer de sa vulnérabilité. La possibilité supplémentaire<br />

de mourir, inhérente à c<strong>et</strong>te expérience, valide l’existence en aiguisant<br />

ou en éclipsant, à volonté, l’impact de la réalité ainsi que la ressource<br />

structurante mais angoissante de la temporalité.<br />

La dimension manipulatrice du questionnement narcissique essentiel<br />

se conjugue, inéluctablement, en divers modes cliniques qui s’avèrent<br />

être des modes d’emploi du manque, autour d’une problématique qui<br />

s’apparente au mystère (ce qui ne s’explique pas, à opposer à ce qui n’a<br />

pas été résolu mais pourrait l’être), autant qu’aux modes de résolution<br />

fantasmés de ce questionnement. Dès lors, le toxicomane sera parfois<br />

amené à demander du soutien pour gérer l’emballement de son fonctionnement<br />

(composante comportementale), s’il est appelé à se heurter aux<br />

contingences sociales (la loi, le manque d’argent) comme aux limites<br />

physiologiques individuelles (la nature, la composante corporelle), mais<br />

il sera beaucoup plus rarement en quête d’aide pour changer sa vie (ses<br />

composantes émotionnelles <strong>et</strong> cognitives) puisqu’il est sans cesse hors la<br />

vie (hors la loi !).<br />

INTRICATION PERVERSION-ADDICTION<br />

Le bondage, comme perversion de moyen tel que nous l’avons évoqué<br />

(cf. supra) adm<strong>et</strong> des fioritures posturales significatives qui vont bien<br />

au-delà de simples variantes cliniques. Bondage <strong>et</strong> addictions adm<strong>et</strong>tent<br />

des étymologies analogues ½ . Dans ce registre, contrainte, algolagnie,<br />

humiliation peuvent être, de plus, associées à de l’asphyxie érotique<br />

par strangulation (hypoxyphilie). C<strong>et</strong>te association est r<strong>et</strong>rouvée dans<br />

certains jeux pervers au cours desquels le suj<strong>et</strong> se fait pendre par son partenaire.<br />

L’aquaérotisme par quasi-noyade se voit dans le même contexte<br />

<strong>et</strong> peut être associé à ce qui est ci-dessus décrit. Ces pratiques limites ne<br />

sont pas sans rapport avec le sniffing, véritable autoérotisme respiratoire<br />

qui consiste à inhaler volontairement, dans un sac en plastique, jusqu’à<br />

perte de conscience, diverses substances volatiles à eff<strong>et</strong> psychotrope<br />

dans la pérennisation du comportement. Il y a des toxicomanes qui, une fois substitués,<br />

remplis, parviennent à fonctionner normalement <strong>et</strong> à se réinsérer. Il y en a d’autres qui<br />

vont continuer à fonctionner comme des toxicomanes, à détourner le produit, jouer avec<br />

les doses, ajouter d’autres psychotropes <strong>et</strong> organiser le manque. Ceci montre que c’est<br />

toujours le manque le plus important pour un toxicomane.<br />

1. Le mot « addiction » est issu du droit romain <strong>et</strong> renvoie à l’esclavage ou la contrainte<br />

par corps en cas d’end<strong>et</strong>tement. Le « bondage » (mot d’étymologie anglosaxone) renvoie<br />

à l’obligation <strong>et</strong> au servage. Le jeu trouble lié à la d<strong>et</strong>te permanente comme lien<br />

étroit entre le toxicomane <strong>et</strong> son dealer illustre bien c<strong>et</strong> asservissement volontaire.


LES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS 153<br />

délétère. Le sniffing appartient à la constellation des addictions. Le jeu<br />

du foulard, qui sévit aujourd’hui dans certaines cours de récréation, est<br />

du même registre, il télescope dangereusement la posture masochiste<br />

chez la victime ½<br />

avec les sensations fortes provoquées par l’hypoxie<br />

brève. Tout le sel du jeu consiste dans c<strong>et</strong>te manipulation collective des<br />

limites, à sens initiatique : limites sociales (débusquer la victime dans un<br />

groupe à exclure), vitales, ordaliques. Jusqu’où aller pour jouer, jouir ou<br />

mourir ? Le jeu du foulard en microgroupe, dans les cours de récréation, a<br />

paradoxalement, une vertu socialisante puisqu’il nécessite la conjuration<br />

d’une génération se soustrayant au regard de l’adulte. Il est un jeu interdit<br />

de plus, qui va simplement un peu plus loin que fumer dans les toil<strong>et</strong>tes<br />

ou s’adonner à des pratiques d’exploration érotique, qui sont devenues<br />

désuètes en raison de la masse d’information disponible sur le suj<strong>et</strong> dans<br />

les médias. Il est lui aussi ¾<br />

une exploration de l’interdit mais ce qui<br />

l’individualise c’est qu’il illustre une question primordiale : qu’en est-il<br />

du souffle vital <strong>et</strong> peut-on le manipuler ?<br />

Les pathologies néonatales de strangulation par enroulement du cordon<br />

ombilical ne sont pas exceptionnelles ; à leur façon le « sniffeur »<br />

comme, le joueur du foulard ou le pendu érotique rejouent à l’envers<br />

l’expérience traumatique de la naissance (Rank, 1924), prototype de<br />

l’émergence à la vie <strong>et</strong> à sa violence intrinsèque. Rien de génital encore<br />

donc, dans c<strong>et</strong>te expérience asphyxique, même si l’orgasme, parfois, est<br />

àceprix.<br />

Par ailleurs le sniffeur, comme le pendu, dans un exhibitionnisme relatif,<br />

se « donnent à voir » au spectateur potentiel. Celui-ci est impuissant,<br />

il est replacé dans la position de ces parents confrontés à l’inquiétant<br />

spasme du sanglot ¿<br />

de leur enfant. Le sniffing est un détournement de la<br />

fonction respiratoire. L’altération de la conscience qui est obtenue à ce<br />

prix, indépendamment des conséquences neurologiques à terme, va dans<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

1. Le jeu de la garde à vue est une autre forme de quête du risque. Quatre jeunes<br />

s’immobilisent dans la cour de l’école. Le premier qui bouge est passé à tabac par<br />

les trois autres.<br />

2. Chaque génération invente ses jeux limites. À une époque, les très jeunes, en banlieue<br />

parisienne, s’amusaient à se faire frôler par les trains. Le but était de s’arracher au<br />

dernier moment. Certains y ont laissé leur vie, d’autre un membre.<br />

3. C<strong>et</strong>te pathologie fonctionnelle, fréquente dans l’économie psychique de l’enfant, traduit<br />

un défaut de mentalisation, sinon de verbalisation, du conflit en jeu. Elle signe une<br />

position archaïque, pré-hypochondriaque puisque la notion de maladie <strong>et</strong> l’idée de mort,<br />

à c<strong>et</strong> âge, ne sont normalement pas encore à disposition de l’enfant. Dans l’ensemble<br />

de ces conduites (jeu du foulard, jeu de la garde à vue, violence banale dans la cour de<br />

récréation), il s’agit de m<strong>et</strong>tre en exergue l’immensité de l’impuissance des éducateurs<br />

<strong>et</strong> parents, de voir quand (<strong>et</strong> si) ils vont bouger. Le syndrome de Münchausen, élaboré<br />

dans le registre pervers, est à peine plus sexué. Il rejoue, tardivement <strong>et</strong> chez la femme,<br />

une scène analogue.


154 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

le sens d’une sensation d’ébriété décrite (Botbol, 1991) comme « érotisée<br />

<strong>et</strong> recherchée pour elle-même ». C’est M. Botbol qui le rapproche<br />

psychodynamiquement du spasme du sanglot dans sa forme cyanotique :<br />

«Danslesniffing comme dans le spasme du sanglot, on r<strong>et</strong>rouve une<br />

décharge orgastique asphyxique liée à l’inconscience <strong>et</strong> aux activités<br />

motrices aiguës de l’ivresse. »<br />

Les états modifiés de conscience, variables dans leur cause, interviennent<br />

dans le même espace fantasmatique.<br />

Pour D. Maurer (2002), le jeu du foulard relève d’une expérience<br />

analogue à :<br />

« [...] certains états spécifiques, tels ceux provoqués par l’hypnose, la<br />

méditation, la transe, les rêves, les drogues hallucinogènes [qui] ont<br />

amené à concevoir que la conscience pourrait accéder à une sorte d’autonomie<br />

vis-à-vis du corps. Une autonomie qui deviendrait définitive au<br />

moment de la mort. »<br />

Dans le champ socioculturel, les modalités d’exécutions par étouffement<br />

dans des sacs en plastique, pratiquées par les khmers rouges ou<br />

le supplice franquiste du garrot, participaient de c<strong>et</strong>te même mise en<br />

exergue, sadique c<strong>et</strong>te fois, de l’instant suprême d’agonie asphyxique.<br />

L’emmurement vivant dans les fondations d’un bâtiment que l’on voulait<br />

sacraliser ou l’enterrement vivant des condamnés sont des variantes,<br />

plus anciennes encore, de mise à mort, mais leur signification sadique<br />

archaïque objectivante paraît analogue.<br />

Les conduites addictives sexuelles ne constituent pas un suj<strong>et</strong> majeur<br />

de préoccupation en psychiatrie. Elles sont reléguées dans le champ de<br />

la sexologie (sexopathologie) mais cela semble un particularisme du<br />

système de soin français qui tend à rej<strong>et</strong>er résolument hors de la psychiatrie<br />

tout ce qui touche à la sexualité <strong>et</strong> à ses dysfonctions éventuelles.<br />

Cependant, les troubles des conduites sexuelles sont de bons indicateurs<br />

des positionnements psychiques sous-jacents. Le cas clinique ci-dessous<br />

relaté montre qu’une conduite si particulière, même s’il est parfois difficile<br />

de l’adm<strong>et</strong>tre comme relevant de l’anormalité, peut soutenir plusieurs<br />

niveaux de lecture <strong>et</strong> se voir rapportée à de nombreux aménagements<br />

cliniques borderlines.<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 13 – Une bouffée délirante dérangeante<br />

Monsieur XY, âgé de 39 ans, sans antécédent psychiatrique connu, est<br />

hospitalisé en urgence, à la demande de sa femme, pour des convictions<br />

délirantes anxiogènes accompagnées d’une culpabilisation intense faisant<br />

redouter le suicide, le tout évoluant depuis quelques jours. À l’observation,<br />

Monsieur XY se montre en eff<strong>et</strong> sombre <strong>et</strong> préoccupé. Il dit qu’il n’arrive<br />

plus à se consacrer à son travail, qui nécessite une grande minutie <strong>et</strong> dans<br />

lequel il est habituellement performant, parce qu’il pense être le père d’un


LES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS 155<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

enfant anormal qu’il aurait délaissé depuis plusieurs années, <strong>et</strong> que cela le<br />

trouble. Il refuse tout contact charnel à son épouse, ce qui est chez lui très<br />

inhabituel.<br />

La logique de son délire est la suivante : le patient s’auto-accuse publiquement,<br />

avec force, de coucher régulièrement, compulsivement, avec toutes<br />

femmes de rencontre, prostituées comprises. Il se pourrait donc que, parmi<br />

ces innombrables partenaires, l’une d’entre elles soit une sœur inconnue<br />

(il n’y pas de notion vérifiable d’une telle éventualité car sa famille d’origine<br />

n’est pas recomposée). Il l’aurait involontairement mise enceinte par<br />

absence de précaution (bien qu’il utilise des préservatifs, selon ses dires,<br />

avec ses conquêtes <strong>et</strong> avec les prostituées). De c<strong>et</strong> adultère consanguin,<br />

involontairement incestueux, serait né un enfant. Celui-ci serait forcément<br />

mal formé en raison de la consanguinité de ses géniteurs. Sa mère/sœur<br />

du père aurait caché son existence par pudeur, ignorance ou malveillance.<br />

En conséquence Monsieur XY estime faillir à son devoir de père en ne<br />

recherchant pas c<strong>et</strong> enfant pour l’aider.<br />

On peut imaginer la stupeur de son épouse <strong>et</strong> de sa famille car, marié depuis<br />

plus de dix ans, père de plusieurs enfants, considéré par son entourage<br />

comme un gros travailleur <strong>et</strong> un époux modèle, monsieur XY n’avait jamais<br />

laissé suspecter son infidélité chronique.<br />

Sous traitement antipsychotique <strong>et</strong> avec du repos, les convictions délirantes<br />

se tarirent rapidement tandis que se précisait un tableau plus évocateur<br />

de dépression d’épuisement (avec culpabilité vis-à-vis de la qualité de<br />

son travail) : pessimisme, insomnie par éveil nocturne précoce, rumination<br />

intellectuelle, voire état mixte maniaco-dépressif compte tenu de la tonalité<br />

expansive <strong>et</strong> délirante des premières heures.<br />

C<strong>et</strong>te thématique délirante apparaissait comme un épiphénomène psychotique,<br />

transitoire, en rupture avec un habitus sociopsychique proche<br />

d’un positionnement obsessionnel <strong>et</strong> méticuleux, bien compensé jusque-là,<br />

productif du point de vue professionnel.<br />

À distance de l’épisode <strong>et</strong> après recoupements délicats par son épouse,<br />

il se confirma que le patient était, en fait, un véritable « sex addicteur »,<br />

insatisfait physiologiquement <strong>et</strong> psychologiquement par les deux à trois<br />

rapports quotidiens imposés à son épouse consentante, auxquels il ajoutait<br />

régulièrement, un à deux rapports avec des clientes <strong>et</strong>, la nuit, (puisqu’il<br />

sortait régulièrement vers 22 heures « pour aller ach<strong>et</strong>er des cigar<strong>et</strong>tes »<br />

<strong>et</strong> ne rentrait qu’à deux heures du matin sans que son épouse ne s’en<br />

inquiète puisqu’elle dormait), quelques rapports tarifés avec des habituées.<br />

Monsieur XY avait réussi, jusque-là, à mener de front deux vies parallèles :<br />

celle d’un gros travailleur, bon père <strong>et</strong> bon époux, <strong>et</strong> celle d’un obsédé<br />

sexuel, reconnu dans tout le canton par les prostituées <strong>et</strong> les clientes de son<br />

commerce florissant. C<strong>et</strong>te sex addiction, dont le patient n’avait jusqu’alors<br />

jamais souffert, ne s’accompagnait d’aucune paraphilie, d’aucune demande<br />

particulière ou perverse à ses partenaires. Les rapports se résumaient à un<br />

strict minimum qualitatif du point de vue des préliminaires. Seule la quantité<br />

d’actes nécessaire à son apaisement pulsionnel relatif, associée à l’aspect<br />

désespéré <strong>et</strong> compulsif de c<strong>et</strong>te quête sexuelle rattachait celle-ci aux sex<br />

addictions.


156 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

En fait, la bouffée délirante sanctionnait bruyamment une période<br />

de débordements <strong>et</strong> de fuite en avant, au cours de laquelle le patient<br />

commençait à ne plus pouvoir supporter ce mode de fonctionnement<br />

sexuel obscur <strong>et</strong> les mensonges itératifs que celui-ci impliquait. Il se<br />

sentait pris dans un engrenage devenu incontrôlable. Il ne savait pas<br />

comment s’arrêter ni comment avouer à son épouse ce qu’il lui faisait<br />

depuis des années. C’est l’irruption de la culpabilité dans son mode d’être<br />

qui avait déclenché le délire.<br />

Si ce patient n’avait brutalement déliré, <strong>et</strong> n’était-ce pas là finalement<br />

le sens du délire, il aurait pu (du) continuer longtemps ce fonctionnement<br />

clivé, par certains aspects proches de celui d’une « double personnalité »,<br />

<strong>et</strong> conserver un équilibre de plus en plus intenable entre sa réalité professionnelle<br />

<strong>et</strong> conjugale <strong>et</strong> son univers sexuel forcené, insatiable.<br />

Le thème de la culpabilité, même décentré sur c<strong>et</strong> enfant mal formé<br />

imaginaire, l’autorisait, pour partie, à se libérer de sa culpabilité conjugale.<br />

Dans l’efflorescence du délire, il pouvait formuler, indirectement,<br />

un aveu délicat, avec la circonstance atténuante de la maladie mentale, le<br />

clivage comme mécanisme défensif ayant ses limites !<br />

Monsieur XY ne se culpabilisait pas de tromper son épouse. Il n’avait<br />

d’ailleurs pas conscience de le faire. Il se culpabilisait de ne pas s’occuper<br />

de c<strong>et</strong> enfant virtuel, à la fois stigmate <strong>et</strong> sanction de sa faute, lui qui<br />

n’avait pas le temps matériel de s’occuper de ses enfants réels, en raison<br />

de son travail astreignant. À peine élaborée dans le réel, la culpabilité<br />

avait été décalée, détournée sur un obj<strong>et</strong> imaginaire, né dans son inconscient,<br />

c<strong>et</strong> enfant infirme.<br />

C<strong>et</strong> aveu délirant <strong>et</strong> tonitruant recoupe ce qui se rencontre dans certains<br />

états maniaques, qui sont l’occasion, pour le patient, de verbaliser des<br />

choses indicibles, de les dire sans les dire puisque l’entourage ciblé peut<br />

« choisir » de m<strong>et</strong>tre cela sur le compte du délire, de dire donc sans faire<br />

exploser le système, <strong>et</strong> de pouvoir éventuellement se rétracter par la suite.<br />

Ce processus mental au cours d’un moment second n’est pas de<br />

l’ordre de la manipulation car il reste totalement inconscient dans ses<br />

mécanismes <strong>et</strong> incontrôlable. Il émerge dans un instant fécond au cours<br />

duquel quelque chose de l’inconscient affleure sous une forme ou une<br />

autre <strong>et</strong> reste à décrypter parfois. Tout se passe comme si une soupape<br />

évacuait brutalement une pression psychique devenue trop intense. On<br />

peut se demander si la tentative d’abstinence (abstinence extraconjugale<br />

s’entend) précédant l’éclosion de la bouffée délirante <strong>et</strong> le refus de<br />

toucher son épouse durant c<strong>et</strong>te période, relevaient des prémisses <strong>et</strong> du<br />

contenu du délire ou d’une névrotisation fonctionnelle analogue à un<br />

sentiment dépressif du postcoïtum immédiat. Ce sentiment de malaise<br />

passager souvent décrit en sexologie dans les suites immédiates de l’acte<br />

normal ou paraphilique.<br />

Lorsque le délire fut tari <strong>et</strong> l’épisode dépressif suspendu, neutralisé par<br />

le traitement psychotrope, l’inévitable confrontation à la réalité conjugale<br />

eut lieu, en milieu neutre, hospitalier. Monsieur XY, ayant évacué l’enfant


LES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS 157<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

mal formé comme prétexte à sa culpabilisation, ne put formuler aucune<br />

culpabilité quant à son fonctionnement conjugal. Selon un mode quelque<br />

peu projectif, incapable de se rem<strong>et</strong>tre en question du point de vue de la<br />

morale <strong>et</strong> renouant avec le clivage compl<strong>et</strong> de sa pensée <strong>et</strong> de ses affects,<br />

il « chargea » son épouse, l’accusant, avec véhémence, de ne pas assez<br />

s’occuper de lui du point de vue sexuel, ce qui l’obligeait à recourir à<br />

d’autres partenaires. La crise conjugale était appelée à perdurer.<br />

Une grande variabilité clinique est constatée sur peu de temps<br />

chez ce patient. Bouffée délirante aiguë, sex addiction, état mixte<br />

maniaco-dépressif, personnalité de base d’apparence obsessionnelle.<br />

Tout ceci évoque une organisation borderline de la personnalité,<br />

brutalement décompensée sur un mode pseudo-psychotique mais<br />

récupérée, par la suite, sur un mode à composante perverse,<br />

alexithymique, peu accessible au changement puisque la souffrance<br />

intellectuelle étant évacuée, la souffrance du couple ne pouvait plus être<br />

abordée.<br />

La sex addiction chez la femme, ou messalinisme (en référence à<br />

l’impératrice romaine qui, selon la légende, était une grande débauchée),<br />

est à différencier d’un donjuanisme féminin dont la composante<br />

serait plus hystérique, donc névrotique, à travers le besoin de plaire<br />

<strong>et</strong> de séduire. Cliniquement, les femmes messalinistes, ne résistent pas<br />

aux avances des hommes, qui se montrent sensibles, par ailleurs, aux<br />

messages d’ouverture dispensés par leur attitude (ou peut-être par leurs<br />

phérormones !). Elles-mêmes ne font pas toujours ouvertement d’avance,<br />

mais elles répondent aussitôt aux moindres sollicitations, sans pouvoir<br />

m<strong>et</strong>tre d’espace ou de latence entre l’idée <strong>et</strong> l’action, entre le fantasme<br />

<strong>et</strong> le passage à l’acte. Ainsi répétés, les actes sexuels les comblent<br />

physiquement mais ils ne les rassurent pas sur leur capacité de séduction ½<br />

puisqu’elles sont amputées du fantasme. Ils les confortent, au contraire,<br />

dans leur mauvaise opinion d’elles-mêmes en tant que femmes ne pouvant<br />

résister à la tentation, ce qui renoue avec le mythe d’Ève. Contrairement<br />

aux hommes, qui puisent dans la multiplicité un renforcement<br />

narcissique certes superficiel, ces femmes ne vivent pas leurs multiples<br />

conquêtes comme autant d’événements pouvant les narcissiser, mais les<br />

collectionnent comme des confirmations supplémentaires qu’elles ne<br />

sont bonnes qu’à cela, <strong>et</strong> donc bonnes à rien. Elles semblent ne r<strong>et</strong>enir<br />

de ces expériences que le temps de la rupture <strong>et</strong> de la souffrance qu’elles<br />

provoquent au besoin, ce qui est commun aux abandonniques telles que<br />

1. La séduction comme mode relationnel est à composante névrotique puisque faisant<br />

référence au désir d’autrui. L’apport de la notion d’obsession est également à prendre en<br />

compte. On r<strong>et</strong>rouve la signification première de l’obsession sexuelle telle qu’entendue<br />

par le sens commun. Dans ce cadre, l’idéation sexuelle envahit progressivement les<br />

champs émotionnel <strong>et</strong> intellectuel du suj<strong>et</strong> jusqu’à sa mise en acte impulsive, éventuellement<br />

secondairement culpabilisée, <strong>et</strong> qui ne résout les tensions libidinales que<br />

transitoirement.


158 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

ci-dessus décrites. Elles oublient la « lune de miel » de la parade de<br />

séduction au profit de la mise en échec de leur relation.<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 14 – Une femme facile<br />

Madame X., âgée d’une trentaine d’années nous consulte pour une suspicion<br />

de stérilité à composante psychique. C’est le gynécologue du couple,<br />

confronté à des résultats d’examens normaux chez les deux partenaires,<br />

qui lui a conseillé de faire une psychothérapie.<br />

Mariée depuis une dizaine d’années, elle a une vie sexuelle conjugale<br />

intense ; son mari étant, selon elle un partenaire hors pairs <strong>et</strong> leurs fantasmes<br />

étant complémentaires. Mais le couple, par ailleurs très religieux, ne<br />

peut avoir d’enfant <strong>et</strong> ne se résout pas à l’adoption. Dans ce contexte frustrant<br />

se sont installées des divergences relationnelles croissantes. Le mari<br />

est psychorigide, il montre peu ses sentiments, comme s’il en avait honte,<br />

madame X. voudrait qu’il lui dise qu’il l’aime. Comme souvent, madame X,<br />

commence sa psychothérapie en évoquant son enfance. Le couple parental<br />

était un couple anticonventionnel, le père était fils de métayers employés<br />

au château <strong>et</strong> sa mère issue de la p<strong>et</strong>ite noblesse terrienne. Le mariage<br />

fut un passage à l’acte, coupant sa mère de ses parents. Il fut décidé<br />

précipitamment parce que la jeune femme était tombée enceinte. Très<br />

vite, tandis que les naissances se succédaient, les rapports se gâtèrent<br />

dans le jeune couple. Le père, alcoolique, se montrant violent <strong>et</strong> parfois<br />

extrêmement grossier. Madame X. se souvient de scènes d’ivresses aiguës<br />

au cours desquelles son père exhibait ses parties génitales <strong>et</strong> injuriait sa<br />

mère. Mais le couple tint bon malgré tout. Les filles issues de ce couple<br />

ont toutes, à un moment ou à un autre de leurs existences, présenté des<br />

états dépressifs ; aucune n’a réussi à être pleinement heureuse dans sa<br />

vie. Madame X. en veut à sa mère d’avoir supporté tout cela, pourtant elle<br />

aime ses parents, y compris son père. Aucun passage à l’acte incestueux<br />

n’a jamais eu lieu.<br />

Durant c<strong>et</strong>te période de psychothérapie, madame X. apprend son infortune.<br />

Son mari, véritable sex addicteur, la trompe depuis près d’un an avec<br />

une fille de vingt ans. Après une crise conjugale intense, <strong>et</strong> au prix d’une<br />

thérapie conjugale effectuée avec un autre thérapeute, le couple repart ; le<br />

mari a quitté son amante.<br />

Mais madame X. reste fragilisée par c<strong>et</strong> événement. Devenue clairement<br />

dépressive, elle se surprend à augmenter sa consommation d’alcool, le<br />

soir, en rentrant du travail. Elle prend des tranquillisants, en abuse parfois,<br />

ce qui occasionne des états de désinhibition <strong>et</strong> favorise les disputes dans<br />

le couple. Il n’est plus question de faire un enfant <strong>et</strong> la psychothérapie se<br />

fixe d’autres objectifs. L’entente sexuelle dans le couple reste cependant<br />

excellente. Peu après, elle apprend qu’une de ses sœurs, au cours d’une<br />

dispute conjugale alors qu’elle était alcoolisée, a tué son mari, lui-même<br />

alcoolique <strong>et</strong> violent. Le choc fut rude car madame X. a conscience qu’elle<br />

pourrait faire la même chose dans ses moments d’ivresse. Un an plus<br />

tard, madame X. se rend compte que son mari a rechuté ; il la trompe<br />

à nouveau avec une autre femme. Elle demande le divorce, ce qui rem<strong>et</strong><br />

douloureusement en question ses certitudes religieuses. À partir de là, elle<br />

va multiplier les aventures, ne parvenant pas à « dire non ». Elle en arrive


LES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS 159<br />

à avoir cinq partenaires différents dans la semaine, ce qui la m<strong>et</strong> d’autant<br />

plus en danger qu’elle ne prend pas de précaution.<br />

Ce succès ne la comble pas. Bien au contraire, elle s’en culpabilise est se<br />

considère comme une fille facile. Elle s’en veut <strong>et</strong> pense au suicide. Elle ne<br />

comprend pas pourquoi elle attire les hommes. Elle se trouve moche. Ces<br />

passages à l’acte sont stéréotypés : elle répond sans délai aux avances des<br />

hommes, dans tous lieux. Elle y trouve son compte du point de vue sexuel<br />

mais en vient très vite à mépriser ces hommes, mariés pour la plupart.<br />

Même lorsqu’elle tombe sur des hommes intellectuellement intéressants<br />

<strong>et</strong> libres, elle se débrouille pour les quitter <strong>et</strong> se r<strong>et</strong>rouver seule le soir<br />

car, pendant ce temps, le mari déserte le domicile conjugal. En fait, au<br />

cours de la thérapie, elle pourra exprimer le fait que si elle multiplie les<br />

aventures, c’est pour voir les hommes nus, <strong>et</strong> surtout leurs parties génitales.<br />

Elle ne parvient jamais à les considérer comme des êtres « entiers », des<br />

suj<strong>et</strong>s. Elle trouve une certaine jouissance à les tronçonner ainsi dans son<br />

fantasme. Après une interprétation sur la répétition des scènes au cours<br />

desquelles son père s’exhibait, elle prit conscience d’une signification de<br />

c<strong>et</strong> ordre dans c<strong>et</strong>te conduite.<br />

Après quelques mois d’errance sexuelle sans protection, elle tomba<br />

enceinte. Elle, qui avait initialement consulté pour stérilité du couple,<br />

comme rassurée, se décida vite à demander une interruption volontaire<br />

de grossesse, le père potentiel ne lui convenant pas. Après coup, <strong>et</strong> un<br />

dernier passage dépressif empreint de culpabilisation, elle reprit le dessus,<br />

plus confiante en elle. Au bout de quelques semaines, elle parvint à faire<br />

la différence entre des amants de passages, avec qui elle se protégeait<br />

désormais, <strong>et</strong> avec les hommes dont elle pourrait être bien. Depuis, elle a<br />

trouvé un équilibre avec un homme libre avec qui elle voudrait se stabiliser<br />

<strong>et</strong> quelques aventures « pour l’hygiène ».<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Chez les femmes ainsi déstabilisées dans leur estime de soi, la prostitution<br />

est une voie d’échouage toute tracée, pour peu qu’un homme sans<br />

scrupule jouant de leur culpabilité <strong>et</strong> de leur faiblesse moïque, profitant<br />

de leur quête effrénée d’une reconnaissance outrepassant celle du sexe,<br />

se pose en sauveur... puis en proxénète. On est dans une forme de sex<br />

addiction puisque la temporalité existentielle est celle de l’addiction : un<br />

bref instant comblé, à renouveler sans cesse, suivi d’une longue période<br />

de vide, de manque, de craving <strong>et</strong> de culpabilisation. Mais la différence<br />

est flagrante avec la sex addiction masculine. Leur capacité de fantasmatisation<br />

reste normale même si des tendances masochistes s’expriment<br />

plus facilement. La comorbidité avec l’alcoolisme <strong>et</strong> d’autres addictions<br />

dures (pouvant jouer par ailleurs un rôle facilitateur <strong>et</strong> désinhibiteur), ou<br />

avec une dépression anaclitique, est la règle.<br />

Tombées dans la prostitution, ces femmes s’efforcent de survivre par la<br />

dissociation de l’acte charnel d’avec les sentiments mais elles en arrivent<br />

à ne plus croire en leurs sentiments <strong>et</strong> en leurs émotions. Ainsi elles<br />

peuvent, à travers leur métier, accepter des fonctionnements déshumanisés<br />

<strong>et</strong> aliénants : de « l’abattage » aux rapports sadomasochistes avec<br />

leurs clients.


160 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

C<strong>et</strong>te disposition d’esprit, extrêmement carencée du point de vue<br />

du narcissisme, se conjugue psychosociologiquement avec des facteurs<br />

exogènes de déréalisation (violence ou intimidation, prise de drogue pour<br />

accepter leur condition, prostitution pour payer leur drogue, fournie, par<br />

ailleurs, par le proxénète qui devient dealer). Elle nourrit le mépris, puis<br />

l’indifférence mortifère, qu’elles affichent pour leur identité de femme<br />

ou pour le client. Comme dans la vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 14, l’homme<br />

n’est pas vécu comme un partenaire « entier » mais comme un morceau<br />

de chair à animer, méprisable au fond. Là encore, le tableau clinique<br />

dépasse la comorbidité pour trouver une unité structurale. C<strong>et</strong>te unité<br />

structurale est encore plus claire lorsque l’on effectue une approche<br />

psycho-socio-clinique croisée des addictions <strong>et</strong> des perversions<br />

Cliniquement polymorphes, les déviances sexuelles s’agrègent en une<br />

nébuleuse de pratiques. Celles-ci sont, en outre, évolutives du point de<br />

vue de leur acceptation <strong>et</strong> de leur visibilité ; c’est un phénomène sociologique.<br />

L’unité de leurs soubassements structuraux n’est pas évidente à<br />

adm<strong>et</strong>tre. Tandis que Thanatos y triomphe souvent <strong>et</strong> impose son aura<br />

morbide à l’interrelation, Éros se montre toujours bien pâle dans les<br />

perversions.<br />

De plus, si la déviance sexuelle est depuis longtemps cernée dans<br />

ses contours <strong>et</strong> ses implications, la déviance relationnelle détermine<br />

maintenant un nouveau champ d’intervention réparatrice. La psychiatrie<br />

(Hirigoyen, 1998), la victimologie <strong>et</strong> la médecine du travail, après<br />

le droit, se trouvent convoquées depuis peu, pour devoir prendre en<br />

charge le harcèlement professionnel <strong>et</strong> la perversion institutionnelle ½ ,<br />

deux modalités interrelationnelles éternelles.<br />

À ces perversions socialisées (à coloration non directement sexuelle),<br />

font écho de nouvelles addictions, elles aussi socialisées : le workaholism<br />

(addiction au travail) (Signor<strong>et</strong>, Deschamps, 2002), le jeu pathologique,<br />

l’escroquerie pathologique <strong>et</strong>, peut-être même les troubles obsessionnels<br />

compulsifs, s’ils sont conçus comme équivalents d’une addiction anxiolytique<br />

aux rites capables de juguler l’idée obsédante. Le pouvoir peut<br />

être aussi envisagé comme une addiction : il corrompt le suj<strong>et</strong> qui le<br />

possède, du point de vue de la morale, <strong>et</strong> il interfère dans ses relations<br />

avec son entourage. Il y a des individus addictifs au pouvoir <strong>et</strong>, là aussi,<br />

ce sont les avatars du narcissisme qui sont en cause. La perversion est<br />

aussi (sinon principalement) un phénomène social, dans la mesure où les<br />

aléas contextuels font considérer ou pas, comme perverse, une conduite<br />

donnée. En ce sens, des conduites sexuelles longtemps admises comme<br />

« normales », car usuelles, peuvent se voir propulsées dans le champ de la<br />

perversion, du « hors normes » ; des conduites, jusque-là définies comme<br />

perverses, peuvent entrer dans la norme.<br />

1. C’était jadis du rôle du psychologue institutionnel, en méta-statut par rapport aux<br />

équipes, que de traiter les dérives institutionnelles. Ce rôle « de luxe » a longtemps<br />

supplanté la dimension psychothérapique de leur fonction.


LES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS 161<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

De plus, l’<strong>et</strong>hnopsychiatrie nous apprend qu’un même comportement<br />

peut se voir simultanément considéré comme déviant ou normal selon la<br />

culture <strong>et</strong> sanctionné en conséquence. La lapidation des femmes adultères<br />

(<strong>et</strong> pas de l’homme) ou le viol comme réparation d’un dommage dans<br />

certains pays soumis à la charia, en sont des exemples. Là encore, il<br />

faut faire la part des tabous enfreints par le passage à l’acte reproché <strong>et</strong><br />

des bénéfices pour la caste dirigeante (les hommes en l’occurrence) à<br />

pérenniser les choses de ce point de vue.<br />

En France, par exemple, la charnière des siècles <strong>et</strong> les incertitudes<br />

géopolitiques ont été l’occasion d’un gain de visibilité de l’échangisme<br />

(Houellebecq) <strong>et</strong> du sadomasochisme. Promue pratique de l’élite intellectuelle,<br />

ceci normalise relativement ces pratiques immémoriales qui<br />

appartenaient, il y a peu, à la clandestinité <strong>et</strong> à l’intime. Là encore, c’est<br />

la littérature, comme pour le sadisme <strong>et</strong> le masochisme, qui a frayé le<br />

chemin. Parlera-t-on un jour d’« houellbecquisme » ?<br />

Les addictions sont, elles aussi, évolutives. Chaque année, l’actualité<br />

m<strong>et</strong> en exergue de nouvelles conduites <strong>et</strong> l’usage de nouveaux produits<br />

avec, là aussi, des eff<strong>et</strong>s de mode <strong>et</strong> de visibilité sociale. Les mentalités<br />

évoluent <strong>et</strong> le regard de la société sur les produits est fonction de c<strong>et</strong>te<br />

évolution. Tout est possible.<br />

De la prohibition de l’alcool (Etats-Unis dans les années vingt) à<br />

la légalisation du cannabis, du qat banalisé au Moyen-Orient au tabac<br />

maintenant pourchassé en Europe, on voit que le contexte social varie.<br />

Du point de vue de l’addictologie psychopathologique, ce qui est<br />

important à considérer est la potentialité d’un tel produit toxique à induire<br />

linéairement une relation particulière, antinaturelle, du suj<strong>et</strong> au monde,<br />

un eff<strong>et</strong> primaire que l’individu recherche : excitation, tachypsychie,<br />

sentiment de bien être, de toute puissance, hallucination, confuso-ébriété,<br />

sans parler de l’eff<strong>et</strong> placebo... Les différentes classifications en vigueur<br />

rendent compte des eff<strong>et</strong>s attendus par le toxicomane-consommateur<br />

(Bourgeois, Sene-M’Baye, 2002).<br />

La composante ordalique (Le Br<strong>et</strong>on, 1991) s’ajoute à certaines de<br />

ces conduites addictives ce qui évoque une convergence de plus avec les<br />

perversions <strong>et</strong> l’état-limite « physiologique » qu’est l’adolescence.<br />

À titre d’exemple, la conduite ordalique la plus claire, le jeu de la<br />

roul<strong>et</strong>te russe, est-elle une déviance sexuelle ou une toxicomanie ? Qu’en<br />

est-il des rodéos en banlieue, de la conduite en état d’ivresse ou sous<br />

amphétamine, de la prise de risque en voiture (cf.lefilmCrash) ½ ?<br />

La notion de conduite à risque dans la toxicomanie est symétrique de<br />

l’ordalie sexuelle : le fist fucking (à dimension masochiste), le plombage<br />

à dimension sadique sont des exemples d’ordalie sexuelle. On note, plus<br />

banalement, l’augmentation conjointe du taux de rapports sexuels non<br />

1. Crash, film de David Cronenberg, États-Unis, 1990.


162 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

protégés <strong>et</strong> d’injection de drogue à l’aide de seringues souillées chez<br />

certains adolescents.<br />

L’usage compulsif <strong>et</strong> non maîtrisable par les adolescents de vidéo pornographiques<br />

fait qu’on a pu parler de porno-addiction. Ceci détermine<br />

une nouvelle déviance, intermédiaire entre perversion <strong>et</strong> addiction. Les<br />

tournantes, qui se multiplient dans certains quartiers, découlent d’une<br />

norme sexuelle déviée, faite de violence banalisée <strong>et</strong> d’objectalisation<br />

manifeste de la femme. Si une fille plaît, il paraît inconcevable de<br />

différer l’acte sexuel ou de simplement tenir compte de la notion de<br />

consentement. Le mouvement « Ni putes, ni soumises » (2003) s’est créé<br />

en France en réaction à c<strong>et</strong>te montée de l’objectalisation en provenance<br />

d’adolescents, eux-mêmes sévèrement objectalisés par leur absence de<br />

perspective dans la société. Ces dérapages comportementaux sont favorisés<br />

par des addictions diverses. De plus, celles-ci abaissent les capacités<br />

de discernement de ces adolescents à la dérive. Ces dérapages expriment<br />

la violence fondamentale régnant dans les cités, associée une virtualisation<br />

croissante des rapports interhumains <strong>et</strong>, parfois, à une érotisation<br />

trouble de la mort <strong>et</strong> de la violence.<br />

Un jeune qui immole « par jeu » la jeune fille qui s’était refusée à<br />

lui ou l’individu qui a volontairement brûlé deux passantes inconnues<br />

de lui (région parisienne, 2002) sont-ils des pyromanes, des pervers ?<br />

Rejouent-ils, de façon irresponsable, ce qu’ils ont pu apercevoir à la<br />

télévision ou expérimenter sur des jeux vidéos, sans faire la part des<br />

choses entre fantasmes <strong>et</strong> réalité ? Ces actes fous reflètent, en tout cas,<br />

la perte des repères élémentaires fondant les rapports sociaux.<br />

Un autre lien se tisse entre produit déviant <strong>et</strong> sexualité déviante. Le<br />

GHB (acide gammahydroxybutyrique) appelé « drogue du viol » est un<br />

produit actif, qui a pour but, non pas de produire un eff<strong>et</strong> attendu sur son<br />

usager – qui n’est pas son utilisateur (celui qui l’utilise) – mais d’agir sur<br />

la victime, partenaire sexuelle désirée mais non consentante. Celle-ci,<br />

trompée, va l’absorber à son insu, ce qui va abaisser ses capacités de<br />

défense <strong>et</strong> la rendre suggestible <strong>et</strong> soumise. Elle en sera plus facilement<br />

violée. Elle conservera, en outre, une amnésie focale post-viol.<br />

« L’induction programmée d’une telle parenthèse temporelle, hors le<br />

cours de l’histoire, au cours de laquelle toutes normes sociales seraient<br />

vaines ou soumises aux fantasmes du maître, appartient aux perversions<br />

comme aux toxicomanies (le flash) [...] Manipulation, dissymétrie relationnelle,<br />

perversion, ces termes montrent donc que le GHB explore<br />

autant le champ de la perversion que celui de l’addiction. » (Bourgeois,<br />

Sene-M’Baye, 2002)<br />

Dans les sex addictions, on peut parler cliniquement de craving (la<br />

recherche compulsive du partenaire) de sexualité, bien que celle-ci soit<br />

peu génitalisée <strong>et</strong> habituellement pauvre en fantasmes, mais aussi de<br />

tolérance <strong>et</strong> d’accoutumance. Celle-ci entraîne la nécessité d’augmenter<br />

le nombre de rapports, ce qui définit une addiction.


LES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS 163<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Le harcèlement scatologique téléphonique se traduit cliniquement par<br />

une fixation sur une victime-cible, une femme essentiellement. La victime<br />

est souvent unique ou préférentielle mais il peut y avoir une succession<br />

de victimes dans une carrière de harceleur. Elle peut être choisie<br />

au hasard sur un annuaire ou avoir fait l’obj<strong>et</strong> d’un véritable pistage<br />

préalable destiné à obtenir ses coordonnées téléphoniques, elle peut avoir<br />

été choisie en raison d’une particularité physique (une blonde) ou sociale<br />

(une veuve). Les harceleurs sont presque exclusivement des hommes.<br />

Au cours des contacts téléphoniques répétitifs, le suj<strong>et</strong> impose systématiquement<br />

à son interlocutrice des mots jaculatoires, obscènes, insultants<br />

ou menaçants. Il n’hésite pas à rappeler sa victime si elle raccroche <strong>et</strong><br />

souvent il conclut ses propos par une masturbation. Le but de ces appels<br />

est d’obtenir une excitation sexuelle. C’est c<strong>et</strong> ensemble, stéréotypé dans<br />

son déroulement, qui propulse les victimes de tels agissements dans une<br />

atmosphère de terreur <strong>et</strong> d’insécurité permanente.<br />

C<strong>et</strong>te conduite se situe une fois encore à la lisière de la paraphilie<br />

<strong>et</strong> de l’addiction mais elle peut nouer des liens avec d’autres sphères<br />

pathologiques :<br />

– l’érotomanie, dans le sens où le harceleur se ressent parfois autorisé à<br />

agir de la sorte à la suite de ce qu’il estime être une avance de la part<br />

de « c<strong>et</strong>te femme » ;<br />

– les obsessions, dans la mesure où il peut être amené à lutter, en vain,<br />

contre son passage à l’acte ;<br />

– la dépression <strong>et</strong> les addictions en général.<br />

Mais la comorbidité avec les autres perversions, d’obj<strong>et</strong> ou de moyen,<br />

est la plus éloquente :<br />

Sur une cohorte de 561 paraphiles non incarcérés, G. G. Abel <strong>et</strong> al.<br />

(1988) identifièrent 3 % de scatologistes téléphoniques, soit 19 suj<strong>et</strong>s,<br />

<strong>et</strong> parmi eux, 63 % de ces hommes étaient aussi exhibitionnistes, 21 %<br />

frotteurs, 16 % avaient des traits pédophiles <strong>et</strong> 26 % avaient présenté<br />

des gestes incestueux vis-à-vis d’enfants de sexe féminin. Parmi ces<br />

patients, 60 % adm<strong>et</strong>taient avoir des tendances au travestisme <strong>et</strong> 21 % des<br />

pratiques sexuelles sadiques. Mais aucun ne présentait de comorbidité<br />

fétichiste ou masochiste sexuelle. 15 % des voyeurs (autre pulsion intrusive)<br />

avaient pratiqué le harcèlement téléphonique scatologique. Un seul<br />

des 19 scatologistes n’avait aucune comorbidité paraphilique connue.<br />

J. M. Bradford <strong>et</strong> al. (1995), dans une autre enquête portant sur<br />

274 hommes ayant des comportements sexuels évalués du point de vue<br />

médico-légal, r<strong>et</strong>rouvèrent 21 % de suj<strong>et</strong>s adm<strong>et</strong>tant pratiquer le harcèlement<br />

scatologique téléphonique. 47 patients furent préférentiellement<br />

diagnostiqués comme des harceleurs téléphoniques pathologiques. Parmi<br />

eux, 62,2 % furent diagnostiqués comme également voyeurs, <strong>et</strong> 46 %<br />

comme frotteurs. 27 % présentaient une pédophilie hétérosexuelle <strong>et</strong><br />

24,3 % une pédophilie homosexuelle.


164 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

E. B. Saunders <strong>et</strong> G. A. Awad (1991) étudiant 19 adolescents de<br />

sexe masculin, violeurs, les trouvèrent significativement engagés<br />

dans des comportements de harcèlement scatologique téléphonique<br />

<strong>et</strong> d’exhibitionnisme. R. K. Ressler <strong>et</strong> al. (1986), dans une étude portant<br />

sur 36 meurtriers ayant, au préalable, enlevé <strong>et</strong> mutilé leurs victimes,<br />

r<strong>et</strong>rouvèrent 22 % de harceleurs scatologiques téléphoniques. Du point<br />

de vue psychopathologique, ce comportement trace plusieurs pistes non<br />

contradictoires eu égard à la problématique du narcissisme <strong>et</strong> de ses<br />

aménagements fluctuants.<br />

– Dans le harcèlement scatologique téléphonique, les obscénités livrées<br />

parlent pour partie de l’intimité agressive du suj<strong>et</strong>, de ses fantasmes<br />

<strong>et</strong> de ses préoccupations. En ce sens, c<strong>et</strong>te conduite constituerait une<br />

sorte de négatif de l’exhibitionnisme (conduite au cours de laquelle<br />

l’agressivité est paradoxalement agie passivement <strong>et</strong> est « donnée à<br />

voir »). Ainsi, exhibitionnisme <strong>et</strong> harcèlement scatologique téléphonique<br />

s’étayent sur le même socle pervers.<br />

– Les obscénités réalisent une agression sexuelle de la victime <strong>et</strong> sont<br />

l’expression de la rage archaïque <strong>et</strong> de la haine borderline. Lafantasmatisation<br />

<strong>et</strong> la mentalisation de la peur de leur victime imaginée sans<br />

défense (équivalent de nudité) apportent au harceleur une jouissance<br />

sexuelle certaine, il peut se masturber <strong>et</strong>/ou tenter d’apercevoir sa<br />

victime pendant l’appel. Dans ces circonstances, il y a donc aussi<br />

du voyeurisme dans l’acte. D’autre part, certains auteurs (Silverman,<br />

1982) considèrent le téléphone comme un équivalent phallique ; couper<br />

la communication renverrait alors à d’autres fantasmes ! Les harceleurs<br />

téléphoniques scatologiques sont décrits par les experts comme<br />

immatures <strong>et</strong> carencés du point de vue de l’estime de soi. À travers leur<br />

geste, ils quêtent ainsi une réponse de la part de leur interlocutrice.<br />

Celle-ci, par ses réactions <strong>et</strong> sa peur, leur répond involontairement<br />

<strong>et</strong> les rassure sur leur existence (ils sont entendus <strong>et</strong> ils sont craints,<br />

donc ils sont). Le harcèlement scatologique téléphonique peut être<br />

appréhendé comme une conduite de réassurance face à l’angoisse de<br />

castration. Si leur victime a peur d’eux, c’est qu’ils ont une certaine<br />

puissance.<br />

– L’usage du téléphone (ou de l’Intern<strong>et</strong>) combine une emprise sadique,<br />

une distanciation dématérialisante procurée par l’anonymat <strong>et</strong> une<br />

troublante proximité-intimité avec la victime, autorisant le pervers à<br />

aller jusqu’au bout de sa perversion (Bourgeois, 1991). Le contact<br />

téléphonique favorise une pseudo-intimité, de fantasme à fantasme,<br />

sans passer par le corps à corps. Le harceleur peut rompre c<strong>et</strong>te intimité<br />

à tout moment <strong>et</strong> croire ainsi la maîtriser. Mais elle est virtuelle <strong>et</strong> de<br />

toute façon hypercontrôlée puisque la police a désormais le moyen de<br />

localiser, dans le temps <strong>et</strong> l’espace, la plupart des appels ou des e-mails.<br />

C<strong>et</strong>te pratique porte en germe ce qui se r<strong>et</strong>rouve au cours de tous<br />

les détournements sexopathiques <strong>et</strong> psychopathiques de technologies


LES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS 165<br />

modernes, abondant systématiquement dans une logique de sélection<br />

perverse : l’usage du minitel ou de l’Intern<strong>et</strong>, du chat <strong>et</strong> des e-mails,<br />

ainsi que des jeux vidéo, offrent à chacun la possibilité d’aller jusqu’au<br />

bout de ses fantasmes au risque parfois que la réalité face intrusion, <strong>et</strong><br />

frustre irrémédiablement le suj<strong>et</strong> dans son rapport pathologique au réel.<br />

C’est le sens de certains passages à l’acte clastiques r<strong>et</strong>rouvés lors de<br />

rencontres, commencées sur Intern<strong>et</strong> <strong>et</strong> débouchant sur un rendez-vous<br />

réel qui ne sera jamais à la hauteur des espérances <strong>et</strong> des fantasmes, <strong>et</strong><br />

engendrera souvent de surcroît, une culpabilisation intense, donc une<br />

agressivité.<br />

En 2001-2002 ½ , un sadique allemand avait recruté une victime sur<br />

Intern<strong>et</strong>. Il avait explicitement évoqué dans un groupe de discussion<br />

ce qu’il proposait comme sévices (manger sa victime). Il s’est trouvé<br />

un homme pour accepter d’être partenaire de ce fantasme, d’être tué <strong>et</strong><br />

partiellement mangé.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

LA PSYCHODÉPENDANCE DANS L’ENGAGEMENT<br />

RELIGIEUX ET LES PHÉNOMÈNES SECTAIRES<br />

Sans discernement, toute croyance (religieuse ou pas) peut être érigée<br />

en des systèmes si cohérents <strong>et</strong> redondants du point de vue socioculturel,<br />

qu’ils sont difficiles à m<strong>et</strong>tre en cause. Du temps où la religion était<br />

l’opium du peuple (Marx, 1844) <strong>et</strong> l’un des piliers fondamentaux de la<br />

société, il fallait une force de conviction déviante individuelle peu commune,<br />

au risque du rej<strong>et</strong> social, pour oser s’en détacher, j<strong>et</strong>er un regard<br />

critique <strong>et</strong> dissident sur ce phénomène d’illusion collective, envisager<br />

d’autres alternatives spirituelles. La religion était un des ciments de la<br />

collectivité. Elle participait à l’élaboration d’un moi collectif <strong>et</strong>, sans<br />

doute, aussi du narcissisme collectif.<br />

De nos jours en Occident, la religion reste un facteur résiduel de cohésion<br />

sociale par affiliation, une valeur refuge en temps de troubles, un<br />

idéal de vie rassurant <strong>et</strong> structurant pour certains. Dans ce contexte, si certains<br />

individus s’y plongent toujours, ce sont désormais eux les déviants,<br />

par rapport à une norme sociale <strong>et</strong> statistique devenue individualiste<br />

<strong>et</strong> matérialiste, tandis que d’autres religions ont pris le relais (argent,<br />

sport...). L’entrée en religion, par sa dimension totale <strong>et</strong> rédemptrice,<br />

peut constituer par elle-même, <strong>et</strong> dans des conditions non généralisables,<br />

un faux self efficace, capable de sublimer un temps, <strong>et</strong> de remplir, un<br />

moi fragilisé. Par ailleurs, la prévalence supposée de la pédophilie dans<br />

l’Église, récemment mise en exergue par une accumulation d’affaires<br />

médiatisées, n’est que la partie visible de la question. C<strong>et</strong>te prévalence<br />

ne saurait être considérée comme totalement fortuite.<br />

1. L’affaire s’est déroulée à Rothenburg. Elle a été relatée dans la presse internationale<br />

le 12 décembre 2002.


166 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

En fait, l’échec suturant de tels engagements spirituels, qui faisaient<br />

imparfaitement écran à un trouble identitaire personnel <strong>et</strong> sexuel patent,<br />

à l’origine de l’engagement spirituel colmatant, peut laisser la place à des<br />

dérives déviantes (Geraud, 1943) ½ .<br />

L’immersion dans un système sectaire, si elle peut être, initialement,<br />

la manifestation d’une recherche personnelle, s’impose par son intensité<br />

<strong>et</strong> son imperméabilité à la réalité comme une forme particulière de<br />

psychodépendance pouvant aller jusqu’au sacrifice : sacrifice financier<br />

souvent, sacrifice existentiel <strong>et</strong> soumission sexuelle, voire sacrifice de sa<br />

vie ¾ .<br />

L’engagement sectaire immerge sa victime dans un monde total,<br />

comme celui dénoncé par E. Goffman (1968) à propos de la psychiatrie.<br />

Dans ce monde sans faille, la soumission consentie aux quelques règles<br />

édictées par le leader ou le gourou suffit à garantir une cohérence<br />

existentielle. Tout ce qui n’entre pas dans le cadre autorisé se voit<br />

irrémédiablement exocyté. La sortie du système ne peut se concevoir<br />

que dans la rupture. Les choses sont simples, car le déni <strong>et</strong> le clivage<br />

à l’œuvre empêchent la dialectisation des contradictions, ainsi que<br />

l’émergence des paradoxes existentiels fondant l’évolution critique<br />

ordinaire d’un individu.<br />

Communautarisme opposé au pluralisme, dissidence, différence ou<br />

divergence avec un adversaire désigné, deviennent les facteurs de cohésion<br />

interne du groupe ainsi formé, dans la mesure où il s’impose en un<br />

contre-modèle dessinant, en r<strong>et</strong>our, les contours de ce qui est autorisé par<br />

le chef. Le monde (re)devient clair, car manichéen. Le bien <strong>et</strong> le mal ne<br />

sont pas discutables, la voie, à la fois contenue <strong>et</strong> contenant, est tracée.<br />

Ce type de paramonde artificiel favorise la mise en place d’une géographie<br />

mentale extrêmement balisée. Il recueille facilement en son sein<br />

des individus étant préalablement passés à l’acte, ou non, dans le champ<br />

de l’addiction car il ne les change pas de registre. Il s’adresse plus<br />

1. La question s’est très tôt posée à l’Église qui différencie : 1. L’obsession sexuelle,<br />

souvent imbriquée avec le scrupule dans une personnalité psychasthénique mais « qui<br />

cède généralement à une sage dérivation spirituelle <strong>et</strong> physique ». Elle n’est qu’une<br />

contre-indication relative. 2. Les perversions acquises dues à un défaut dans l’éducation,<br />

où les sentiments moraux sont faussés plus qu’abolis. Elles peuvent bénéficier<br />

d’une chance « d’une sorte d’orthopédie morale (orthophrénie) ». 3. Les perversions<br />

dues à l’obsession sexuelle qui sont des contre-indications formelles « un pervers<br />

constitutionnel n’arrive pas au grand séminaire. Il est filtré au collège ou au p<strong>et</strong>it séminaire<br />

» : 5 temps successifs sont décrits : « 1 ◦ Cause déclenchante : il s’agit souvent de<br />

la présence d’un enfant ; 2 ◦ Lutte morale : la conscience est partagée entre le bien à<br />

poursuivre, le mal à éviter. C’est la tentation ; 3 ◦ Acte délictueux : le pervers succombe<br />

toujours à la tentation. En l’espèce, il y aura attentat à la pudeur sur l’enfant ou masturbation<br />

; 4 ◦ Apaisement : le pervers a un moment de réelle euphorie ; 5 ◦ Scrupules : à<br />

l’euphorie passagère font suite les scrupules. » J. Geraud (1943, p. 97-98).<br />

2. L’exemple le plus significatif à ce jour, reste celui du suicide collectif imposé dans<br />

sa secte par Jim Jones, au Guyana, qui fit 914 morts (1978).


LES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS 167<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

généralement à des suj<strong>et</strong>s en grande souffrance <strong>et</strong> en état de fragilité<br />

mentale : psychotiques délirants ou carencés majeurs y trouvent parfois<br />

un lieu d’asile, troquant une aliénation pour une autre. Les communautés<br />

des années soixante-dix se sont parfois construites « contre » le pouvoir<br />

psychiatrique, considéré à c<strong>et</strong>te époque comme le prototype de tous les<br />

pouvoirs aliénants, mais, tandis que le monde de la psychiatrie hospitalière<br />

tentait de sortir de ce schéma, à travers notamment la politique<br />

de secteur, ces communautés alternatives n’ont fait que dupliquer, à leur<br />

échelle, les caricatures de pouvoir qu’elles se proposaient de dénoncer.<br />

Dans les sectes, il existe des mécanismes de conditionnement opérant<br />

simples <strong>et</strong> terriblement efficaces par leur répétition litanique. Celle-ci est<br />

associée à l’absence d’alternative affective, intellectuelle ou spirituelle,<br />

excluant les métarègles issues du droit commun pouvant trianguler les<br />

inévitables déséquilibres <strong>et</strong> contradictions que le suj<strong>et</strong> pourrait ressentir<br />

à un moment quelconque de sa plongée dans l’univers sectaire. Véritables<br />

lavages de cerveau, ces processus engagent leurs victimes dans un<br />

fonctionnement proche de l’addiction par ses implications psychodynamiques<br />

profondes. Ces processus sont maintenant mis à plat, dénoncés.<br />

Une réflexion de la collectivité est en cours pour tenter d’y m<strong>et</strong>tre des<br />

limites (Abgraal, 1996), sans pour autant vouloir tout normaliser. Dans<br />

ces sectes, les carences narcissiques individuelles se voient cautérisées,<br />

au fer rouge, par l’instauration totalitaire d’un narcissisme collectif fort,<br />

dévorant, émanation directe du narcissisme tentaculaire <strong>et</strong> sans limite<br />

externe du gourou. Il s’agit d’un exemple de faux self collectif, remplissant<br />

plus ou moins solidement, le moi lacunaire de chacun des individus<br />

du groupe, devenu protubérance pathogène du moi du chef <strong>et</strong> soumis au<br />

seul <strong>et</strong> défaillant surmoi de ce dernier.<br />

Il y a quelques années, en Europe, une association privée s’était spécialisée<br />

dans l’aide aux toxicomanes héroïnomanes. Les résultats spectaculaires<br />

qu’elle affichait quant à l’abstinence avérée des patients qui lui<br />

étaient confiés, furent rapidement contrebalancés par la dérive sectaire<br />

de la structure, objectivée par des plaintes multiples puis des inspections<br />

sanitaires. En fait, les toxicomanes avaient substitué une dépendance à<br />

une autre ; ils étaient totalement pris en charge par le groupe, tout au long<br />

du processus de sevrage <strong>et</strong> du post sevrage, qui est classiquement le point<br />

faible des structures institutionnelles de soin. Ils décrochaient du produit,<br />

mais leur reconstruction psychique s’étayait sur une dépendance non<br />

surmontable au chef du mouvement. C<strong>et</strong>te dépendance pouvait aboutir à<br />

une utilisation sexuelle. Dans le modèle sectaire, quelle que soit la nature<br />

du groupe, il n’est pas impossible que le moi propre du chef se r<strong>et</strong>rouve,<br />

à l’occasion, lui aussi leurré. Le chef lui-même, non exempt de fragilité<br />

narcissique souvent, (ce qui peut expliquer sa quête insatiable de pouvoir,<br />

outre les bénéfices financiers propres à certains mouvements), se voit, lui<br />

aussi, suppléé narcissiquement par ce moi collectif expansif, flottant <strong>et</strong><br />

instrumentalisable qu’il a contribué à faire éclore <strong>et</strong> que rapidement il ne<br />

contrôle plus. L’ensemble de la collectivité, coupée de tout rétrocontrôle,


168 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

dérive vers une désincarnation concentrique qui, au fur <strong>et</strong> à mesure<br />

qu’elle s’élabore, peut s’apparenter de plus en plus à un délire. Dès lors<br />

le seul moyen pour le groupe de se limiter, de ne pas imploser, c’est de<br />

développer un syndrome persécutoire. C<strong>et</strong>te éventualité est le lot, à un<br />

moment ou à un autre, de la plupart des institutions sectaires.


Chapitre 10<br />

AUTRES ISSUES DU TRONC<br />

COMMUN BORDERLINE<br />

ISSUES PSEUDO-NÉVROTIQUES<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

On peut s’attendre à peu de cas clinique car, par définition, si des<br />

suj<strong>et</strong>s borderlines arrivent à m<strong>et</strong>tre en place un fonctionnement d’allure<br />

névrotique, ils éviteront ainsi, longtemps, l’éclosion d’une souffrance<br />

aliénante <strong>et</strong> ils sutureront ainsi, efficacement, leur fragilité narcissique.<br />

Ce n’est qu’a posteriori, s’ils craquent, que l’on pourra suspecter que leur<br />

mode de fonctionnement précédent, jusque-là bien socialisé, performant<br />

<strong>et</strong> apparemment dense, était foncièrement inauthentique <strong>et</strong> plaqué. Le<br />

cas de monsieur XY, sex addicteur clandestin (cf. supra) peut s’inscrire<br />

dans c<strong>et</strong> ensemble. On peut estimer que c<strong>et</strong> individu avait mis en place<br />

un fonctionnement existentiel pseudo-névrotique du côté de la sphère de<br />

sa vie conjugale <strong>et</strong> professionnelle, qui aurait pu perdurer, sans heurt, si<br />

l’irruption d’une bouffée délirante n’avait contribué à fragiliser l’édifice.<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 15 – Un rituel comblant<br />

M. V., 35 ans, est suivi dans un hôpital de jour, voisin de son domicile, pour<br />

des troubles obsessionnels compulsifs, graves <strong>et</strong> invalidants. Bien que de<br />

nature méticuleuse <strong>et</strong> pointilleuse sur les horaires, il arrive systématiquement<br />

en r<strong>et</strong>ard aux séances. La raison est qu’il est obligé, lorsqu’il vient à<br />

hôpital, de traverser un grand boulevard passant. D’un côté de ce boulevard,<br />

à hauteur du feu tricolore garantissant le franchissement des clous, se<br />

trouve une cabine téléphonique. Dans son rituel, V. doit faire préalablement<br />

à sa traversée, un nombre défini de tours de cabine. Si la fin de ce rite<br />

coïncide exactement avec le feu piéton au vert, il peut traverser. S’il coïncide


170 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

avec le feu piéton au rouge, il est obligé de repartir pour un certain nombre<br />

de tours. Seule la coïncidence miraculeuse d’un feu piéton au vert à la fin de<br />

ses tours auto-imposés lui perm<strong>et</strong> de franchir l’obstacle. Au r<strong>et</strong>our, ce sera<br />

la même difficulté. En conséquence, il doit chaque jour affronter la honte de<br />

son r<strong>et</strong>ard.<br />

Par ailleurs, d’autres rituels empoisonnent sa vie : rites envahissants de<br />

lavage, de franchissement des portes, arithmomanie, association obligatoire<br />

de mots...<br />

Son discours est également stéréotypé, fait de phrases proverbiales débitées<br />

d’un ton monocorde <strong>et</strong> essoufflé car il ne s’autorise pas à respirer<br />

quand il les prononce, inauthentique, <strong>et</strong> de lieux communs. Il bégaie lorsqu’il<br />

sort des sentiers battus de son discours plaqué. Il n’arrive jamais à<br />

se détendre complètement <strong>et</strong> son visage est en permanence ravagé par<br />

une souffrance anxieuse intense. Seules deux circonstances le détendent :<br />

lorsqu’il joue de la tromp<strong>et</strong>te <strong>et</strong> lorsqu’il joue aux boules. Lors de ces deux<br />

activités qu’il a commencé à pratiquer très tôt dans son enfance, il est<br />

détendu, performant, enjoué, libre, presque en hypomanie. Ces troubles<br />

obsessionnels sont si gravement invalidants que le diagnostic de psychose<br />

obsessionnelle avait été très tôt posé, dès son adolescence, justifiant un<br />

traitement neuroleptique resté inefficace. Il n’a jamais déliré ni présenté<br />

de signes positifs ou négatifs de schizophrénie. Son accrochage forcené<br />

au réel, ainsi que la dynamique anxieuse <strong>et</strong> péri-œdipienne de sa souffrance<br />

psychique, penchent pour une dimension névrotique archaïque à ses<br />

troubles, mais la composante narcissique de sa problématique s’impose. Il<br />

est soumis à un père hyperanxieux, trop bon, <strong>et</strong> qu’il ne pourra jamais égaler<br />

dans son dévouement pour lui <strong>et</strong> aussi pour sa mère, qui est une grande<br />

malade chronique. Dans le même temps, il ne peut souhaiter la disparition<br />

de ce père étouffant dont il est dépendant <strong>et</strong> qu’il ne peut satisfaire. Dans les<br />

deux activités où il est bien (boule <strong>et</strong> tromp<strong>et</strong>te), il est lui-même, sans avoir<br />

besoin de fonctionner à l’aune de son père. Le travail psychothérapique ne<br />

pouvait utiliser les mots. Il s’est agi de le renarcissiser préalablement puis<br />

de l’accompagner physiquement <strong>et</strong> psychiquement dans l’évocation de la<br />

croisée des destins père-fils : « Il faut que tu croisses <strong>et</strong> que je diminue ».<br />

Comment, pour lui, accepter le lent déclin du père sans verbaliser son désir<br />

de le voir disparaître <strong>et</strong> l’angoisse corollaire de disparaître lui-même un jour ;<br />

comment accepter de dépasser ce père si cela signifie la disparition de<br />

celui-ci <strong>et</strong> la sienne ? Ce télescopage est bien sûr très archaïque dans sa<br />

signification.<br />

Le père apporta sa solution en restant, un jour, brutalement, très diminué<br />

des suites d’un accident cardio-vasculaire impromptu (il n’avait jamais eu le<br />

temps de penser à se <strong>soigner</strong> !). Le fils put alors se trouver en position de<br />

rendre service à son père. Il se consacra à lui <strong>et</strong> à sa mère <strong>et</strong> il réussit par<br />

cela à abandonner rapidement une grande partie de son fonctionnement<br />

obsessionnel, le rituel comblant <strong>et</strong> invalidant n’ayant plus lieux d’être.<br />

Lorsqu’un fonctionnement, même s’il emprunte sa symptomatologie<br />

au champ de la névrose, s’avère trop prégnant <strong>et</strong> trop invalidant, il faut<br />

systématiquement le penser comme étant éventuellement un aménagement<br />

borderline de la personnalité. Cela perm<strong>et</strong> parfois de gagner du<br />

temps dans l’approche psychothérapique.


AUTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE 171<br />

ISSUES PSEUDO-PSYCHOTIQUES<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Tous les troubles psychotiques peuvent adm<strong>et</strong>tre une grille de lecture<br />

« narcissique ». La bouffée délirante, par son déroulement aigu <strong>et</strong><br />

son potentiel dissociant, est le prototype de l’expérience psychotique.<br />

Pourtant, dans une perspective psychodynamique, bouffée délirante ne<br />

veut pas dire psychose même si le DSM-IV brouille les pistes. Ce qui<br />

était intuitivement perçu à travers la règle de Mauz ½<br />

sur le devenir des<br />

bouffées délirantes aiguës, devenue classique, se trouve confirmé par<br />

l’abord psychopathologique.<br />

Des bouffées délirantes aiguës peuvent à tout moment émailler le<br />

parcours existentiel de suj<strong>et</strong>s borderlines. Leur survenue <strong>et</strong> surtout leur<br />

répétition peuvent induire un diagnostic erroné de structure psychotique<br />

de la personnalité. La constatation d’une cause exotoxique peut contribuer<br />

à faire errer le diagnostic à travers la notion de psychose toxique<br />

(Medjadji <strong>et</strong> al., 2001) ¾ . Si la démarche diagnostique se base simplement<br />

sur les éléments cliniques <strong>et</strong> n’explore pas la personnalité de base du<br />

suj<strong>et</strong> (ainsi que d’éventuelles circonstances déclenchantes, affectives,<br />

pouvant faire suspecter la problématique narcissique), le suj<strong>et</strong> peut se<br />

voir appréhendé comme psychotique, <strong>et</strong> traité en conséquence, ce qui est<br />

regr<strong>et</strong>table car la neuroleptisation en première intention (alors abusive)<br />

risque de masquer les capacités de réhabilitation sociale du patient <strong>et</strong><br />

d’engager celui-ci dans un apragmatisme aliénant <strong>et</strong> marginalisant.<br />

C<strong>et</strong>te confusion symptôme/structure renvoie à d’étonnants succès<br />

thérapeutiques rapportés par des équipes soignantes ignorant la notion<br />

d’état-limite de la personnalité <strong>et</strong> surétiqu<strong>et</strong>tant « psychotique » tous les<br />

troubles psychocomportementaux s’en rapprochant superficiellement.<br />

Dès lors, si les neuroleptiques n’ont pas abrasé le fonctionnement<br />

du patient, des rémissions inespérées peuvent s’envisager puisque le<br />

pronostic déficitaire biodéterminé de la psychose, abusivement posé hors<br />

référence structurale, n’existait pas en fait.<br />

De toute façon, l’abord pharmacologique de toutes les bouffées délirantes<br />

reste le même. Il comporte l’usage mesuré, à visée sédative <strong>et</strong><br />

délirolytique s’il y a lieu, de médicaments neuroleptiques ou antipsychotiques.<br />

Il se complète par la mise en place d’un cadre institutionnel<br />

contenant. Celui-ci se réalise la plupart du temps par une hospitalisation,<br />

1. Mauz détermina quatre modalités d’évolution des bouffées délirantes aiguës (BDA) :<br />

– 1/4 des cas : il s’agit d’une BDA sans lendemain ; – 1/4 des cas : il y aura une ou plusieurs<br />

BDA résolutives ; – 1/4 des cas : c<strong>et</strong> accès délirant inaugure un fonctionnement<br />

psychotique chronique ; – 1/4 des cas : c<strong>et</strong>te BDA sera résolutive mais il lui succédera,<br />

à distance, une évolution schizophrénique.<br />

2. On a décrit de tout temps des psychoses au kif dans les pays de forte consommation.<br />

Aujourd’hui, en France, la croissance exponentielle de la consommation de dérivés<br />

cannabiques, plus ou moins coupés avec d’autres produits psychotropes, contribue à<br />

l’émergence de véritables tableaux psychotiques réversibles à l’arrêt de la consommation.


172 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

au besoin, sans consentement. C’est au sortir de la crise délirante que se<br />

posera la question de la signification des troubles présentés. Le matériel<br />

restitué au cours du délire peut donner des indications précieuses sur la<br />

nature <strong>et</strong> les enjeux de la souffrance psychique sous-jacente. Mais le plus<br />

souvent, celui-ci est stéréotypé dans sa thématique (mystique, sexuelle,<br />

guerrière), ses mécanismes <strong>et</strong> son tempo d’instauration ainsi que dans<br />

son vécu (persécutoire, mégalomaniaque, sensitif, dépressif...).<br />

On devra procéder à l’exploration de la personnalité sous-jacente,<br />

au besoin, par des entr<strong>et</strong>iens semi-structurés ou non structurés, par la<br />

passation d’une batterie de tests projectifs (cf. supra). La capacité du<br />

suj<strong>et</strong> à s’inscrire dans ce processus d’évaluation sera aussi un bon indice<br />

de la réalité de la « sortie de crise ». On envisagera également l’étude<br />

des interactions de toutes sortes que c<strong>et</strong> état paroxystique a forcément<br />

nouées avec le système contextuel dans lequel évolue habituellement<br />

le patient. Par ailleurs, l’anamnèse de son parcours social <strong>et</strong> affectif,<br />

combinée à l’examen des éléments disponibles sur le fonctionnement<br />

transgénérationnel de l’entourage sont de nature, à condition d’y prêter<br />

sens, à recaler certaines bouffées délirantes dans une problématique<br />

partiellement ou complètement narcissique. En quoi le contenu du délire<br />

pouvait-il combler les failles narcissiques du suj<strong>et</strong> ?<br />

En dehors de la crise délirante, (<strong>et</strong> y compris, dans la mesure où<br />

on a pu assister à une « guérison spectaculaire » : c’est la notion de<br />

« bouffée délirante sans séquelle, sinon sans lendemain »), on pourra<br />

se trouver face à un suj<strong>et</strong> redevenu normal, c’est-à-dire cliniquement<br />

asymptomatique.<br />

C’est à ce moment que se posera la question d’une approche thérapeutique<br />

(à visée préventive de rechute certes) mais surtout à visée de<br />

changement ou de consolidation structurale : il s’agit de faire en sorte que<br />

la crise délirante aiguë soit productive, c’est-à-dire qu’elle ait transformé<br />

de manière positive le système relationnel du suj<strong>et</strong> <strong>et</strong>, pour cela, surtout<br />

sa conception de lui-même. C’est l’objectif de restauration narcissique<br />

comme transformation de l’essai « bouffée délirante aiguë ».<br />

L’écrivain japonais, Y. Mishima, représente, à notre sens, un exemple<br />

clinique de personnalité borderline <strong>et</strong> de sa tentative, à travers la création<br />

littéraire, de trouver une issue acceptable à sa situation.<br />

D’après des travaux psychopathologiques (Condamin-Pouvelle, 2001)<br />

<strong>et</strong> bibliographiques le concernant (Yourcenar, 1973) dont nous faisons<br />

une lecture orientée <strong>et</strong> forcément subjective, son enfance fut douloureuse.<br />

Elle fut confinée dans un étroit espace où régnaient le malheur<br />

<strong>et</strong> la maladie : la chambre de sa grand-mère. Il y subit précocement la<br />

séduction <strong>et</strong> la domination de c<strong>et</strong>te vieille femme, associant dès lors<br />

pour toujours dans son imaginaire, ombre, sexe, sanies <strong>et</strong> mort. Le climat<br />

familial était lourd, peu aimant. Il le coupait inéluctablement du monde<br />

réel. C<strong>et</strong> enfant, décrit comme précocement sage, était de santé délicate<br />

par ailleurs. Il fit très tôt l’expérience de la mort, qu’il craignait (il<br />

avait peur d’être empoisonné par la nourriture) <strong>et</strong> qui le fascinait à la


AUTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE 173<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

fois. Il reçut, plus tard, l’expérience troublante de la souffrance affichée,<br />

imagée, imaginée à travers la contemplation du tableau de Guido Reni<br />

représentant le martyr de Saint Sébastien. Le saint était montré immobile,<br />

extatique, percé de flèches lancées par ses frères d’armes, archers, qui<br />

l’avaient trahi <strong>et</strong> le sanctifiaient ainsi. Est-ce c<strong>et</strong>te scène primitive qui le<br />

traumatisa au sens de la détermination linéaire d’une orientation sexuelle<br />

ultérieure homophile <strong>et</strong> masochiste ? Ou bien fut-il interpellé par ce<br />

tableau, justement parce qu’il se trouvait déjà intimement engagé dans<br />

une voie existentielle <strong>et</strong> sexuelle pervertie, hors normes, isocentrée, cicatricielle<br />

de son sentiment de vide intérieur, de non-existence, de non-vie,<br />

d’incapacité à ressentir des émotions ? Ce vécu de vide qu’il partagea<br />

dans son œuvre l’a fait considérer par certains comme étant de personnalité<br />

psychotique ou même comme étant porteur d’une psychose déclarée.<br />

C<strong>et</strong>te orientation mentale érotisait la souffrance subie ou infligée, <strong>et</strong> la<br />

proj<strong>et</strong>ait préférentiellement sur le corps d’un jeune homme. Bien des<br />

enfants ont entrevu un jour des scènes telles que celle figurant sur le<br />

tableau de Reni. Jadis, ces tableaux édifiants ornaient à profusion les<br />

murs des églises. Tous ne sont pas devenus sadomasochistes pour autant.<br />

Il fallut donc à Mishima d’autres déterminants souterrains, pour bâtir le<br />

puzzle psycho-érotique particulier de sa préférence sexuelle, comblant la<br />

vacuité de sa personnalité. C<strong>et</strong>te impression d’enfance, rapportée après<br />

coup, ne constitue-t-elle pas un souvenir-écran, une rationalisation secondaire,<br />

un organisateur narratif (cf. l’identité narrative selon B. Cyrulnik),<br />

une défense ultime ?<br />

En dépit des mécanismes défensifs puissants qu’il installa dès son adolescence,<br />

Mishima échoua à juguler sa souffrance psychique. Il parvint<br />

longtemps à se maintenir à bonne distance émotionnelle de l’emprise du<br />

chaos. Il le fit en s’appuyant sur sa production littéraire impérieuse, dont<br />

l’esthétique <strong>et</strong> la qualité furent, un temps, la source de la reconnaissance<br />

des lecteurs seule capable, à ses yeux, de le contenir dans un illusoire<br />

semblant de contact avec le monde des humains. Il privilégia aussi<br />

l’érotisation de ses pensées (véritables obsessions sexuelles) <strong>et</strong> celles-ci<br />

érigèrent, longtemps, une sorte de rempart flottant entre un soi blanc<br />

incapable d’aimer <strong>et</strong> le monde cruel, périphérique, qu’il pressentait seul<br />

vivant (ou plus vivant, c’est-à-dire plus productif que lui). Ces pensées<br />

<strong>et</strong> les écrits étranges qui en dérivaient inexorablement trahissaient les<br />

aménagements pervers sadomasochistes <strong>et</strong> fétichistes sexuels (qu’il s’imposa<br />

longtemps sans en faire mystère au monde, ce qui exprime son<br />

insensibilité aux contingences sociales), ainsi que l’échec, finalement,<br />

de ces aménagements face à la montée de son « impuissance à aimer »<br />

qui trahissait son impuissance à s’aimer. Mishima avait pourtant espéré<br />

réussir à dompter par les mots les dérives de ses pensées.<br />

« La mort avait commencé dès le temps où je me suis mis en devoir<br />

d’acquérir une existence indépendante des mots. » (Mishima, 1971)


174 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

C<strong>et</strong>te dérive désincarnée car la chair ne peut rivaliser avec le fantasme,<br />

réussissait parfois à faire écran entre lui <strong>et</strong> le monde. Elle le reléguait<br />

toujours plus loin dans sa tour d’ivoire <strong>et</strong> dans un vécu d’incommunicabilité<br />

puis de persécution, dans un système personnel mystérieux, résiduel,<br />

fantasmatique puisque difficilement socialisable. Ce système apparaît<br />

rétrospectivement construit sur un mode binaire, pseudo-obsessionnel<br />

mais non pas délirant, car jamais Mishima n’en fut dupe <strong>et</strong> ne perdit<br />

contact avec le réel, <strong>et</strong> ce fut sa peine. En ce sens il n’était pas psychotique,<br />

même si l’échec patent de ses mécanismes défensifs pervers le<br />

laissa parfois flirter avec des aménagements pseudo-psychotiques. Il se<br />

ressentit longtemps comme un masque (matérialisation du faux self ?) <strong>et</strong><br />

son roman Confession d’un masque, (Mishima, 1971) a de forts relents<br />

autobiographiques. Ce monde personnel, dans lequel les mots avaient,<br />

pour lui, plus de valeur <strong>et</strong> d’épaisseur que ce qu’ils décrivaient, fut<br />

longtemps garant d’une pararéalité apaisante. Mais alors que la reconnaissance<br />

narcissique absolue en ce domaine l’aurait peut-être comblé <strong>et</strong><br />

définitivement narcissisé, c’est-à-dire sauvé, cela lui fut arbitrairement<br />

refusé. Le prix Nobel 1968 fut attribué à un autre auteur japonais,<br />

pire, à son rival direct en littérature, Kawabata. La déception fut sans<br />

doute immense, le persuadant définitivement d’être à jamais incompris,<br />

déconsidérant encore à ses yeux la valeur de l’artifice littéraire, faux self ,<br />

mot self ou self paradoxal qui l’avait pourtant soutenu <strong>et</strong> colmaté. Il se<br />

r<strong>et</strong>rouva face au vide dramatique de son inexistence.<br />

C<strong>et</strong>te longue dérive personnelle, prélude à un véritable effondrement<br />

narcissique terminal, trouva issue dans son suicide public en 1970,<br />

emblématique par lui-même de son positionnement. Mishima mit fin à<br />

ses jours par un seppuku dévoyé, perverti, puisque clairement situé hors<br />

du cadre signifiant du code d’honneur nippon, <strong>et</strong> invoquant néanmoins<br />

ce code d’honneur. Ce passage à l’acte, allant jusqu’au bout de la<br />

logique qu’il voulait dénoncer, incarne le fonctionnement masochiste,<br />

prométhéen.<br />

D’autres passages à l’acte dramatiques se voient qualifiés de psychotiques.<br />

Ils le sont, faute d’élément explicatif, mais ils peuvent trouver un<br />

éclairage par la prise en compte de la carence narcissique de leur auteur <strong>et</strong><br />

de la vertu narcissisante du geste fou. Il s’agit de ces actes gratuits commis<br />

par des adolescents sans antécédent patent psychotique ou dépressif<br />

atypique. La plupart du temps, c’est le cas de la crise d’Amok que nous<br />

avons décrit précédemment ; la mort par suicide clôt inexorablement<br />

l’épisode <strong>et</strong> il est arbitraire de mener à bien une « autopsie psychologique<br />

rétrospective ». Les observateurs, toujours périphériques, se perdent en<br />

conjectures. Du coup, un processus psychotique est là, rituellement,<br />

évoqué comme un commode paravent à l’incompréhension. Dans les<br />

cas de psychose débutante, tout peut se voir, même cela donc, <strong>et</strong> tout<br />

le monde est rassuré ; c’était inévitable. La société <strong>et</strong> la famille sont<br />

préservées de remises en questions douloureuses.


AUTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE 175<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Le cas récent d’un adolescent de 17 ans ayant assassiné selon un rituel<br />

inspiré du film Scream ½<br />

est éclairant, car l’adolescent a survécu à son<br />

geste homicide <strong>et</strong> il a pu délivrer aux experts psychiatres quelques ouvertures<br />

sur son fonctionnement intrapsychique. C<strong>et</strong> adolescent, considéré<br />

comme sans histoire jusqu’à son action meurtrière, s’est progressivement<br />

abîmé dans un déséquilibre existentiel dépassant, certes, la simple organisation<br />

borderline physiologique de l’adolescence, mais n’atteignant<br />

pas la dissociation psychotique attendue. Aucun thème délirant n’était<br />

mis en jeu dans son acte. Dans le drame, tout se passa comme si le<br />

fantasme identificatoire morbide aux personnages cultes du film agissait,<br />

chez lui, comme un faux self comblant une lacune moïque, exacerbée par<br />

la situation déstabilisante d’échec scolaire dans laquelle il était immergé,<br />

la croyant sans issue. Il s’était peu à peu r<strong>et</strong>iré d’une réalité décevante,<br />

reniée, au profit d’une néoréalité induite par sa propre contre-culture<br />

<strong>et</strong> non par un délire dissociatif. Après son passage à l’acte, revenu à<br />

la réalité, il apparaissait, selon les témoignages, comme étranger à son<br />

acte <strong>et</strong> à côté de la réalité. Ceci a fait parler de psychose mais peut<br />

être également conçu comme un indice de clivage. Il était à côté de<br />

lui-même, étranger à lui-même, aliéné au sens étymologique mais pas<br />

psychotique. Simplement, il n’avait plus de moi dense à offrir dans le jeu<br />

naturel de l’inconscient moi/ça/surmoi. En ce sens, son geste homicide<br />

ne pouvait être intégré dans un délire, même focalisé, car tout délire,<br />

même en secteur, participe de l’ensemble de l’économie psychique de<br />

son porteur ¾ . Il n’appartenait pas plus à sa personnalité ordinaire. Il est<br />

resté clivable de son identité ordinaire d’adolescent en situation de faillite<br />

narcissique, en difficulté sociale <strong>et</strong> en désespérance. Ces troubles sont<br />

restés infracliniques jusqu’à l’explosion comportementale finale.<br />

Ceci pose, évidemment, un problème de responsabilisation. À notre<br />

sens, seul la responsabilisation de ce suj<strong>et</strong> <strong>et</strong> sa pénalisation-sanction<br />

(dans un lieu ou évidemment il pourrait recevoir des soins psychoéducatifs,<br />

si besoin) seraient en mesure de l’aider à intégrer solidement<br />

son acte à sa vie, condition sine qua non à la prise de conscience<br />

ultérieure pouvant l’ancrer dans la réalité <strong>et</strong> lui perm<strong>et</strong>tre, plus tard, de<br />

passer à autre chose.<br />

ISSUES PSYCHOSOMATIQUES<br />

L’issue psychosomatique est une éventualité fréquente dans le parcours<br />

des suj<strong>et</strong>s borderline, ce qui a fait rattacher ces maladies à la<br />

constellation des aménagements économiques du tronc commun des<br />

1. Scream, film de W. Craven, États-Unis, 1997.<br />

2. Les délires paraphréniques sont peut-être une exception dans la mesure où ils<br />

n’infiltrent pas la globalité de l’être-au-monde du délirant. Mais les paraphrénies,<br />

d’ailleurs exceptionnelles aujourd’hui, n’étaient-elles pas des aménagements pseudo<br />

psychotiques des états-limites ?


176 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

états-limites. Il s’agit d’un vaste domaine <strong>et</strong> il n’est pas possible, ici,<br />

d’espérer être exhaustif. S. Freud avait déjà perçu, en son temps, qu’il y<br />

avait quelque chose de mystérieux dans le saut du psychique à l’organique.<br />

J. Cain (1971) avait postulé :<br />

« Le symptôme psychosomatique a un sens qui s’articule avec l’histoire<br />

affective du suj<strong>et</strong>. »<br />

Certaines affections adm<strong>et</strong>tent un balancement clinique psychosomatique,<br />

dans la mesure où la décompensation psychique peut m<strong>et</strong>tre<br />

un terme à une période critique somatique, notamment en matière de<br />

recto-colite hémorragique ou d’allergie (<strong>et</strong> réciproquement). La survenue<br />

d’une affection somatique peut interrompre une phase processuelle<br />

psychiatrique. C’est la notion ancienne d’abcès de fixation qui perm<strong>et</strong>tait,<br />

lorsque la thérapeutique médicamenteuse s’avérait impuissante, d’envisager<br />

de provoquer volontairement, chez les grands délirants, une affection<br />

aiguë susceptible de polariser l’attention du patient <strong>et</strong> de le détourner<br />

provisoirement de son délire.<br />

Cependant, la maladie mentale ne protège pas de la maladie organique<br />

<strong>et</strong> on peut avoir un cancer <strong>et</strong> une schizophrénie. On sait aussi, maintenant,<br />

que la plupart des maladies neurologiques dégénératives adm<strong>et</strong>tent, à un<br />

moment ou à un autre, une symptomatologie psychiatrique qui n’est pas<br />

accidentelle ou réactionnelle, mais consubstantielle à l’affection.<br />

La potentialité dépressive dans la maladie de Parkinson, ou la sclérose<br />

en plaque, l’émergence psychotique dans la chorée de Huntington sont<br />

maintenant bien établis, mais ces correspondances tendent à déspécifier<br />

la place des affections psychosomatiques dans la constellation borderline.<br />

Sclérose en plaque ou chorée sont des affections neurologiques<br />

indiscutables <strong>et</strong> leur symptomatologie psychiatrique rend compte de<br />

l’intrication fonctionnelle étrange entre une lésion anatomique limitée<br />

<strong>et</strong> stéréotypée (plaques de démyélinisation dans la sclérose en plaque)<br />

<strong>et</strong> une symptomatologie clinique complexe <strong>et</strong> productive en émotions,<br />

perceptions <strong>et</strong> idéations pathologiques allant de la dépression à l’hallucination.<br />

En ce sens, ces affections sont borderlines mais dans une autre<br />

acceptation du terme.<br />

On a cependant rapporté, depuis le XIX <br />

siècle, le rôle des facteurs<br />

émotifs dans des affections aussi diverses que l’asthme, l’ulcère gastroduodénal<br />

<strong>et</strong> l’eczéma, qui sont des modèles traditionnels du psychosomatique<br />

situés dans des sphères diverses (appareil respiratoire <strong>et</strong> digestif,<br />

dermatologie), <strong>et</strong> l’allergie (notion de terrain atopique). Cependant,<br />

l’évolution croissante des connaissances sur la physiopathologie fine de<br />

ces maladies tend à diminuer progressivement la part de composante psychique<br />

dans leur genèse. Comme ce qui a été fait concernant les schizophrénies,<br />

il faut peut être dans un premier temps inverser les propositions<br />

causales : ce n’est peut-être pas parce que la mère d’un enfant allergique<br />

« rej<strong>et</strong>te son enfant <strong>et</strong> le surcouve par compensation » (Cain, op. cit.,


AUTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE 177<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

p. 110) que l’enfant sera couvert d’une dermite ; mais peut-être parce<br />

que son nouveau-né est porteur d’une dermite spectaculaire, suintante <strong>et</strong><br />

repoussante par son aspect, avec tout ce que cela peut entraîner pour le<br />

narcissisme de sa mère, que la mère sera préférentiellement rej<strong>et</strong>ante <strong>et</strong><br />

couvante, c’est-à-dire hostile <strong>et</strong> inquiète.<br />

Dans un second temps, on pourrait relativiser l’impact relationnel<br />

sur l’étiologie intime de l’affection mais adm<strong>et</strong>tre, qu’en situation de<br />

stress existentiel ou d’affaiblissement général, réapparaissent, de façon<br />

non spécifique, des troubles dermatologiques auxquels l’enfant serait<br />

prédisposé, d’une manière ou d’une autre. Comme peuvent réapparaître<br />

des comportements dits régressifs chez quiconque, en cas de problème.<br />

De plus, l’impact des éléments liés à sa propre psychogenèse sera<br />

naturellement minime chez un nouveau-né, à moins de le considérer<br />

comme déjà porteur d’éléments lui ayant été transmis par ses parents.<br />

Mais autant il apparaît licite d’appréhender les troubles psychocomportementaux<br />

<strong>et</strong> les remaniements psychiques du post-partum, chez la mère,<br />

dans une perspective transgénérationnelle (cf. supra), autant la métaphore<br />

psychosomatique, si elle en est une, apparaît moins lisible <strong>et</strong>, en tout cas,<br />

moins directement liée aux aléas du narcissisme.<br />

La découverte de l’implication du bacille de Koch dans l’étiologie<br />

infectieuse de la tuberculose a sonné le glas des « maladies de langueur »<br />

comme la connaissance, de plus en plus fine, de l’oncogenèse (y compris<br />

intramoléculaire) rend aux cancers un statut toujours plus médicalisé<br />

alors que, nous l’avons vu, l’approche psychodynamique des individus<br />

atteints d’un cancer est riche, dans la mesure où une affection d’un tel<br />

pronostic entraîne des remaniements psychiques profonds, au niveau du<br />

narcissisme.<br />

La clinique évolue <strong>et</strong> s’il n’est plus nécessaire d’utiliser la grille de<br />

lecture psychosomatique pour décrypter la tuberculose aujourd’hui, on<br />

constate l’émergence de nouvelles maladies psychosomatiques. Il n’est<br />

pas utile, à notre sens, de lister toutes les maladies psychosomatiques<br />

mais la fibromyalgie est une bonne candidate à devenir la maladie psychosomatique<br />

emblématique. On y r<strong>et</strong>rouve le balancement entre une<br />

symptomatologie mal objectivable d’allure physique (les algies), rebelle,<br />

sans substratum actuellement défini, <strong>et</strong> une symptomatologie psychique<br />

susceptible d’ouvrir sur des états dépressifs sévères, proches de l’anaclitisme<br />

parfois.<br />

Les fibromyalgiques consultent un psychiatre pour une symptomatologie<br />

dépressive ou lui sont adressés pour cela par leur généraliste, voire<br />

leur rhumatologue. La maladie se caractérise par différents items :<br />

– Le caractère erratique <strong>et</strong> mal systématisé des douleurs ; ceci évoque<br />

ce qui se r<strong>et</strong>rouve dans les maladies fonctionnelles <strong>et</strong> l’hystérie.<br />

– Le caractère essentiellement féminin du trouble (75 à 80 % des cas),<br />

comparable à la prévalence féminine de l’hystérie <strong>et</strong> de la dépression.


178 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

– L’intrication habituelle des douleurs avec la dépression ou un balancement<br />

dépression/algies.<br />

– La résistance des algies <strong>et</strong>/ou du syndrome dépressif aux traitements<br />

qui sont habituellement efficaces contre la douleur <strong>et</strong>/ou contre la dépression.<br />

Le diagnostic (Capdevielle, Boulenger, 2003) est donc avancé devant<br />

un syndrome complexe associant des algies chroniques, diffuses, de<br />

topographie musculo-squel<strong>et</strong>tique à une douleur à la palpation en des<br />

points sélectifs.<br />

Les douleurs musculo-squel<strong>et</strong>tales sont authentiques mais elles restent<br />

corrélées avec l’évolution vitale des patientes, c’est-à-dire avec l’ensemble<br />

des composantes biologiques, sociologiques <strong>et</strong> personnelles qui<br />

fondent le déroulement de leur existence.<br />

Le contexte psychique comprend des troubles du sommeil, une fatigabilité<br />

musculaire matinale aggravée par la réduction de l’activité liée<br />

à l’asthénie, de l’anxiété <strong>et</strong> de l’anxio-dépression. Des troubles cognitifs<br />

affectant mémoire à court terme <strong>et</strong> concentration sont également<br />

r<strong>et</strong>rouvés. Il est difficile de différentier ce qui pourrait évoquer un état<br />

dépressif (<strong>et</strong> les eff<strong>et</strong>s secondaires associés des médicaments prescrits<br />

dans la dépression) <strong>et</strong> ce qui pourrait être spécifique d’une affection<br />

autonome. Des troubles digestifs <strong>et</strong> vasomoteurs sont également décrits,<br />

ce qui contribue à l’ancrer du côté du somatique chez les patients <strong>et</strong> les<br />

médecins.<br />

En ce sens, la patiente fibromyalgique type est appelée à « tester l’impuissance<br />

» de nombreux médecins, ce qui évoque le parcours classique<br />

des suj<strong>et</strong>s atteints du syndrome de Münchausen, qui sont très souvent des<br />

femmes, nous l’avons vu.<br />

– La composante narcissique : il peut y avoir une instauration progressive<br />

de fibromyalgies dans les suites d’événements traumatiques physiques<br />

ou psychiques. Les délais de latence sont les mêmes que ceux qui<br />

séparent le traumatisme des premiers signes cliniques psychiques dans<br />

les syndromes post-traumatiques. Il n’y a pas de proportionnalité entre<br />

l’intensité du traumatisme <strong>et</strong> l’intensité du syndrome fibromyalgique.<br />

Il y a, par conséquent, une corrélation avérée entre syndrome posttraumatique<br />

<strong>et</strong> fibromyalgie, mais le traumatisme narcissique, que peut<br />

constituer un état algique chronique incontrôlable peut, par lui-même,<br />

constituer un traumatisme désorganisateur tardif effectif ce qui est, nous<br />

l’avons vu, susceptible de verrouiller dans le sens post-traumatique une<br />

existence pré-fragilisée.<br />

Par tous ces caractères, la fibromyalgie est intermédiaire entre un<br />

tableau d’essence psychiatrique, dont le côté algique pourrait n’être<br />

qu’un mode d’expression privilégié <strong>et</strong> une constellation somatique, dont<br />

l’aspect dépressif pourrait être appréhendé comme simplement réactionnel.<br />

En cela, c’est une affection transversale, comme le sont toutes les<br />

maladies psychosomatiques.


AUTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE 179<br />

Par ailleurs, aujourd’hui, une molécule à eff<strong>et</strong> antidépresseur par inhibition<br />

sélective de la recapture de la sérotonine <strong>et</strong> de la noradrénaline (le<br />

Minalcipran), trouve une indication nouvelle dans la fibromyalgie. Jadis,<br />

on avait découvert à la Carbamazépine (un normothymique) une efficacité<br />

réelle contre les algies rebelles. Tout cela montre qu’algies, aiguës<br />

ou rebelles, <strong>et</strong> psychisme peuvent trouver des voies pharmacologiques<br />

d’apaisement communes.<br />

Comorbidité ou intermorbidité, la fibromyalgie, quelle que soit l’évolution<br />

du concept, aura eu le mérite, puisqu’elle a été considérée comme<br />

une affection transversale, de renouer avec la dimension psychosomatique<br />

à une époque où, au contraire, la tendance est à organiciser les<br />

affections psychiatriques.<br />

Si la nosographie des maladies psychosomatiques est évolutive, on ne<br />

peut donc que constater la prévalence de l’issue psychosomatique, quelle<br />

que soit la forme de celle-ci, chez les suj<strong>et</strong>s borderlines ainsi qu’une<br />

corrélation de ces troubles avec un type de caractère particulier (Marty,<br />

1958) qui renvoie à ce qui se rencontre chez des suj<strong>et</strong>s porteurs d’une<br />

psychogenèse évocatrice d’une structuration état-limite de la personnalité.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

ANOREXIE-BOULIMIE<br />

L’anorexie, qui fut longtemps intégrée parmi les maladies psychosomatiques,<br />

<strong>et</strong> la boulimie sont peut-être des exceptions dans les organisations<br />

limites de la personnalité. Indépendamment de la relation particulière<br />

entre psyché <strong>et</strong> soma présidant à la clinique, du point de vue psychopathologique,<br />

c’est ici, en niant les besoins de son propre corps que<br />

la patiente le manipule <strong>et</strong> l’objectalise. Elle agit ainsi dans la perspective<br />

inconsciente d’en ressentir, dépasser ou nier les limites physiologiques,<br />

c’est-à-dire, rester dans le registre de l’idée. Elle surinvestit, par la même<br />

occasion, un psychisme orienté vers la maîtrise, ainsi qu’un intellect<br />

sans limite, à force d’être désincarné, éthéré. Ces patientes contiennent<br />

ainsi leur gigantesque angoisse existentielle. Celle-ci déborde la plupart<br />

des autres investissements potentiels mobilisateurs, ce qui freine leur<br />

inscription dans la réalité corporelle. L’image même de leur corps est<br />

sous l’empire de leur imaginaire. Leur maigreur effrayante, évidente,<br />

perceptible par tout un chacun au premier regard, ne les émeut pas. Ce<br />

n’est pas elle que l’anorexique aperçoit dans le miroir car elle se réfère<br />

à une image interne, aformée plus que déformée, intellectualisée par<br />

l’introjection <strong>et</strong> ajustée à un idéal du moi afin de pouvoir, a contrario,<br />

définir son idéal désincarné. Tout se passe comme si elle avait avalé son<br />

corps (son moi !) une seule fois pour toutes <strong>et</strong> se trouvait définitivement<br />

nourrie par c<strong>et</strong>te expérience.<br />

C<strong>et</strong>te clinique de la déchéance <strong>et</strong> de la toute puissance se télescope,<br />

parfois, avec d’autres aménagements borderlines, psychopathiques<br />

ou pervers, destins du négatif, qui, eux aussi, manipulent <strong>et</strong>


180 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

objectalisent autrui dans la même perspective d’expérimenter un<br />

vrai-semblant ½ d’existence. La différence est que l’anorexique se<br />

manipule elle-même (pour manipuler le monde qu’elle résume, bien sûr),<br />

elle est son propre instrument d’action, ce qui rejoint les « syndromes<br />

féminins » que nous avions individualisés ¾ . Bien sûr, les anorexiques<br />

sont essentiellement des femmes, ce qui rapproche encore les tableaux.<br />

Nous aurions pu rattacher l’anorexie à ces syndromes si ce n’est que<br />

la dynamique psychopathologique sous-jacente de l’anorexie, bien que<br />

l’ensemble de ces syndromes renvoie à la constellation borderline <strong>et</strong> à<br />

ses déterminants (traumatismes désorganisateurs), n’est pas en rapport<br />

avec la mise en impuissance de l’Homme.<br />

Par ces éléments de son économie psychique, l’anorexie/boulimie<br />

peut être lue comme une pathologie comportementale à dimension narcissique,<br />

une perversion d’obj<strong>et</strong> autocentrée : l’obj<strong>et</strong> fétiche s’impose<br />

comme étant le corps lui-même (voire le souffle vital lui-même), inconsistant<br />

autrement que dans l’intellectualisation (ou la spiritualité, cf. les<br />

grandes mystiques anorexiques), autoérotisé jusqu’à la mort qui survient<br />

parfois, malgré tous les soins.<br />

On y r<strong>et</strong>rouve la problématique prométhéenne du souffle vital, de ce<br />

fluide essentiel dérobé jadis par la ruse aux dieux, confisqué par ce fils<br />

des titans (eux-mêmes vaincus par les dieux de l’Olympe) volontairement<br />

voué au sacrifice, <strong>et</strong> ceci au profit des humains. Ce souffle vital participe<br />

de c<strong>et</strong>te énergie primordiale mythique, ante-humaine, car capable de faire<br />

la part entre l’inanimé (le mortifié, la boue <strong>et</strong> la poussière minérale) <strong>et</strong><br />

l’animé : le vivant tout d’abord, puis le sexué qui n’est à c<strong>et</strong>te échelle<br />

qu’une fioriture, <strong>et</strong> l’enfin l’humain ; c’est-à-dire ce qui est, selon le<br />

modèle culturel admis, doté d’âme, d’esprit, de spiritualité certes, mais<br />

aussi d’intellect. L’anorexique ignore toutes les étapes de c<strong>et</strong>te phylogenèse<br />

mythique <strong>et</strong> joue avec délectation (se joue de) avec son corps pour<br />

le maîtriser ou le mortifier. L’anorexie est ainsi un état d’âme autophage ;<br />

les vomissements <strong>et</strong> autres manœuvres expulsantes, barbares, traduisent<br />

paradoxalement le trop plein permanent qui en résulte. L’anorexique<br />

nourrit son esprit de son abstinence-inappétence.<br />

L’anorexique/boulimique est c<strong>et</strong>te femme accordéon, qui grossit/qui<br />

maigrit, qui joue malignement avec le volume <strong>et</strong> la densité de son corps,<br />

trouve jouissance à orchestrer une « vraie-semblance » à sa vacuité. Bien<br />

que sachant que le pronostic vital de l’affection est réservé, elle accepte<br />

d’être la première victime du jeu puisque c’est le seul qu’elle connaît.<br />

Dans ce contexte, il est logique de constater, à côté des anorexiques<br />

« classiques » qui consciemment restreignent drastiquement leurs<br />

apports caloriques <strong>et</strong> s’auto-affament, qu’existent des anorexiques qui<br />

dévorent littéralement <strong>et</strong> multiplient ensuite les modalités dissimulées<br />

1. L’anorexie s’opposerait ainsi au faux-semblant de l’hystérie.<br />

2. Syndromes de Münchausen, de Lasthénie de Ferjol.


AUTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE 181<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

d’évacuation des nutriments ingérés avant que ceux-ci puissent être<br />

assimilés <strong>et</strong> utilisés par leur organisme. Dans ce but, tous les moyens<br />

sont bons : vomissements provoqués, usage itératif de laxatif, efforts<br />

physiques disproportionnés, combinaison de tout cela ½ . Ceci montre<br />

l’intrication clinique anorexie/boulimie. La compulsion à dévorer<br />

est tout autant incontrôlable (même si elle se voit plus facilement<br />

secondairement culpabilisée <strong>et</strong> verbalisée) que la compulsion à<br />

restreindre son alimentation. Il y a donc une automanipulation du corps<br />

(<strong>et</strong> des apports) conjuguée à une manipulation manifeste de l’entourage,<br />

puisque les anorexiques vont généralement se cacher pour vomir <strong>et</strong> les<br />

boulimiques mangent à la dérobée.<br />

Le narcissisme est en jeu puisqu’il s’agit, à chaque fois, de m<strong>et</strong>tre<br />

en conformité un morphidéal saturé de connotations culturelles (par<br />

exemple, la pression de la mode sur le désir des adolescentes d’être<br />

« minces ») <strong>et</strong> partie prenant d’une identité acceptable <strong>et</strong> un vécu de<br />

surremplissage.<br />

Dans la boulimie isolée, en dehors des cas où existent des causes<br />

physiopathologiques au surpoids, la question de l’authenticité <strong>et</strong> de la<br />

cohérence biopsychologique du personnage aux prises avec c<strong>et</strong>te problématique<br />

se pose : chez les boulimiques <strong>et</strong> chez la plupart des individus<br />

en surcharge pondérale, il est fréquent de voir se déclencher un état<br />

dépressif dès lors qu’un certain nombre de kilos ont été abandonnés ¾ .Les<br />

femmes en ont conscience puisque certaines adm<strong>et</strong>tent, en général, avoir<br />

un poids de forme supérieur à celui prôné par les canons de la mode.<br />

Le yo-yo des femmes accordéons illustre c<strong>et</strong>te démarche sur la ligne<br />

de crêtes, c<strong>et</strong>te recherche des limites, capable de cerner <strong>et</strong> contenir leur<br />

personnage-personnalité, comme une silhou<strong>et</strong>te résumerait un individu.<br />

Pour l’anorexique, le but serait de rendre son corps conforme à un<br />

fantasme archaïque, impartageable (notion de psychose focale), <strong>et</strong> de<br />

nier, ici, la réalité objective des besoins naturels les plus élémentaires tels<br />

qu’ils sont rabâchés par l’entourage (besoins caloriques, vitaminiques) <strong>et</strong><br />

tels qu’ils sont renvoyés par le miroir : le miroir lui-même ne lui dit pas<br />

la vérité, nous l’avons montré, puisque l’image mentale de son corps est<br />

altérée <strong>et</strong> c’est elle seule que perçoit l’anorexique. Le miroir ne renvoie<br />

qu’une image qui n’est pas la réalité de l’anorexique. Nous savons tous,<br />

1. Ce comportement évacuateur, conscient mais à déterminisme inconscient, est à<br />

rapprocher de la mauvaise foi de l’alcoolique capable de vous jurer, droit dans les yeux,<br />

qu’il n’a pas bu alors que son haleine empeste, <strong>et</strong> du déni du toxicomane capable de<br />

justifier le fait qu’il est surpris, une seringue <strong>et</strong> une cuiller à la main, par n’importe<br />

quel prétexte. Il y a analogie de mécanismes défensifs <strong>et</strong> manipulateurs auto-leurrants.<br />

Ces mécanismes ne peuvent être compris que si on adm<strong>et</strong> que l’idée supplante alors la<br />

réalité.<br />

2. Une mise en perspective issue de la gestalt peut illustrer ce phénomène de recherche<br />

de cohérence entre le fond (le contexte socio-affectif), la forme (le volume) <strong>et</strong> la densité<br />

intérieure du personnage, chacun des éléments se nourrissant des autres.


182 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

intuitivement, que l’image n’est pas la réalité comme la carte n’est pas<br />

le territoire <strong>et</strong> l’anorexique prend c<strong>et</strong>te expression au pied de la l<strong>et</strong>tre.<br />

L’anorexique est fidèle à ses seuls sens interoceptifs qui lui disent, jour<br />

après jour, qu’elle est dense, active <strong>et</strong> intelligente, lavée des souillures<br />

que constituent les aliments (ce qui dément les propos alarmistes de son<br />

entourage), <strong>et</strong> que la sensation résiduelle de faim qu’elle perçoit n’est pas<br />

de son monde.<br />

Les cliniciens savent, en eff<strong>et</strong>, que les jeunes filles anorexiques sont<br />

souvent intelligentes, hyperactives <strong>et</strong> performantes, qu’elles cachent<br />

longtemps leur cachexie sous d’amples tee-shirts <strong>et</strong> qu’il ne sert à rien<br />

de les confronter à la réalité de leur corps décharné ½ .<br />

Pour donner une autre lecture du phénomène, on peut se figurer un<br />

faux self condensé à l’extrême, si dense qu’il ne peut être entouré que de<br />

vide (trou noir ?). À part le faux self, il n’y a rien, <strong>et</strong> la mort est au bout du<br />

parcours. Pour continuer dans c<strong>et</strong>te métaphore, seule une greffe de self<br />

ou la mise en place d’un self auxiliaire ¾ (animal de compagnie ou adulte<br />

fortement investi en miroir) pourrait relancer <strong>et</strong> vitaliser la machine.<br />

Ceci explique que, cliniquement, on constate que ces patientes fonctionnent<br />

sur un tout ou rien affectivo-émotionnel <strong>et</strong> qu’elles peuvent<br />

(doivent) passer d’un support narcissique à l’autre, en étant à chaque fois<br />

obligées de brûler leurs vaisseaux pour continuer à avancer. Une prise en<br />

charge multipolaire serait idéale dans ce cas, mais elle se heurte à des<br />

manipulations incessantes de la part de l’anorexique. Ces manipulations<br />

sont destinées à fragiliser le dipôle. Serait-ce parce que ce dernier évoque<br />

le couple parental qui se r<strong>et</strong>rouve souvent engagé dans une lutte (qui<br />

s’apparente à une course contre la montre) pour sauver son enfant ? C<strong>et</strong>te<br />

vectorisation parentale servant de paravent à d’autres insuffisances du<br />

fonctionnement conjugalo-parental.<br />

Parfois, au mieux, passant de self auxiliaire en self auxiliaire, le temps<br />

travaille pour elle <strong>et</strong> il (re)naît un moi authentique, néanmoins inspiré de<br />

ces divers modèles périphériques.<br />

Pour une anorexique, s’il s’agit de privilégier l’intellect <strong>et</strong> sans doute<br />

ainsi de rivaliser avec des dieux (ou des démons) archaïques ayant, de<br />

plus, à voir avec la dynamique familiale sur plusieurs générations, quel<br />

surmoi cruel ou méta entité dévorante brave-t-elle au péril de sa vie ?<br />

À propos de l’anorexie on a pu parler de toxicomanie au vide, au rien,<br />

ce qui la situe aussi comme ayant des connexions avec la constellation<br />

addictive. La faim, comme sensation, a naturellement à voir avec le<br />

1. La pathologie rejoint encore le mythe. Selon la légende, Prométhée (encore lui !),<br />

aurait trompé les dieux en leur présentant deux m<strong>et</strong>s. L’un était de belle apparence <strong>et</strong> ne<br />

contenait que la peau <strong>et</strong> les os de l’animal, les dieux le choisirent. La chair fut octroyée<br />

aux humains.<br />

2. Un animal domestique, fortement investi, peut se voir considéré comme un élément<br />

vital des plus intenses <strong>et</strong> des plus importants par une personne fragilisée, constituer pour<br />

elle un autre soi-même à travers lequel elle semblera vivre.


AUTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE 183<br />

manque ; elle est l’expression physiologique du manque primordial mais<br />

nous savons tous qu’elle peut, dans une certaine mesure, être liée au<br />

plaisir : c’est l’appétit qui donne envie, puis plaisir à manger. De la même<br />

façon que nous avions postulé que pour le toxicomane, au fond ce qui le<br />

structurait, c’était le manque, c’est la faim qui fait que les anorexiques se<br />

ressentent exister, car c’est la seule sensation (sinon sentiment) qui relève<br />

encore, un peu, du monde des autres.<br />

D’autres grilles de lecture non contradictoires de la conduite ont pu<br />

être proposées. Elles ont aussi à voir avec le narcissisme.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

L’anorexie comme refus de la féminité<br />

Il est vrai que parmi les signes cardinaux on r<strong>et</strong>rouve l’aménorrhée <strong>et</strong><br />

la maigreur extrême qui renvoie de l’anorexique, comme refl<strong>et</strong>, l’exact<br />

opposé d’une image féminine. C<strong>et</strong>te dimension est parfois r<strong>et</strong>enue, dans<br />

la mesure où certaines conduites anorexiques « parlent pour » une problématique<br />

incestueuse, réelle ou fantasmée. Dans un registre analogue,<br />

on a évoqué un refus agi d’identification à la mère (ou à une sœur) dans<br />

un contexte conflictuel péri-œdipien. La problématique sexuelle doit être<br />

mobilisée dans l’approche thérapeutique. Et ceci d’autant plus dans la<br />

mesure où, nous l’avons vu, l’anorexie peut être un moyen de refuser le<br />

modèle identificatoire maternel. L’anorexique, de par sa maigreur <strong>et</strong> son<br />

aménorrhée, n’a ni les formes ni la potentialité reproductrice de l’image<br />

maternelle. En outre, amaigrie <strong>et</strong> minérale, désincarnée, dépouillée de<br />

ses attributs féminins, elle ne peut pas être considérée comme un obj<strong>et</strong> de<br />

convoitise ou comme une cible sexuelle en cas d’atmosphère incestuelle<br />

dans la famille.<br />

La maigreur <strong>et</strong> l’absence d’épaisseur induite incarneraient un trouble<br />

profond de l’identité, l’individu n’est plus qu’une silhou<strong>et</strong>te, un pur<br />

esprit, un « nuage en pantalon » ½ . Ceci renvoie encore au « trouble de<br />

l’identification du trouble » dans la difficulté, pour une anorexique, à percevoir<br />

la réalité objective de son image dans le miroir : même décharnées,<br />

les anorexiques se trouvent encore trop grosses, le miroir leur ment, nous<br />

l’avons vu.<br />

En outre, le désinvestissement charnel s’inscrirait dans une stratégie<br />

psychorelationnelle destinée à perm<strong>et</strong>tre à l’anorexique d’évoluer « sur<br />

un autre terrain », en laissant toute la place à l’Autre. C’est l’image<br />

du fœtus papyrus, ce double aplati <strong>et</strong> bidimensionnel, créé lors d’une<br />

grossesse gémellaire, au cours de laquelle l’un des jumeaux meurt dans<br />

des conditions aseptiques <strong>et</strong> se trouve repoussé <strong>et</strong> parcheminé par la<br />

croissance compressive du survivant.<br />

1. V. Maïakovski, Nuage en pantalon, L’Isle-Adam, Saint Mont, 2001.


184 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

L’anorexie comme psychose focale<br />

Aussi étrangère au sens commun que le transsexualisme par son aspect<br />

antinaturel, l’anorexie suscite l’incompréhension. Sa résistance opiniâtre<br />

aux tentatives d’approche psychothérapique l’a fait envisager comme une<br />

psychose focale, au même titre que le transsexualisme. Le sexe-autre<br />

étant le « maigre » comme le « jeune » (en tant que troisième sexe)<br />

l’était dans la pédophilie, l’anorexique s’érige-t-elle en un quatrième<br />

sexe, narcissique, dont elle jouirait en le maltraitant ? Ce sexe aurait<br />

signification du décharné-désincarné <strong>et</strong> du minéral ½ ,del’éthéré<strong>et</strong>du<br />

spirituel, ce qui abonde dans le sens de la problématique prométhéenne<br />

ci-dessus évoquée.<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 16 – Un personnage de Chagall<br />

A., une de nos patientes anorexiques, intelligente, bonne dessinatrice réaliste,<br />

me montrait parfois ses dessins. Elle ne dessinait que des visages de<br />

femmes ou bien des hommes enchaînés, musculeux c<strong>et</strong>te fois, identifiés<br />

comme elle. Il n’y avait aucune charge érotique dans ces représentations<br />

<strong>et</strong> elle se montrait dans l’incapacité de repérer la différence des sexes.<br />

Lorsque je lui demandais, un jour, de me faire son autoportrait, elle ne<br />

put produire qu’une tête munie d’un morceau de cou (comme décapitée).<br />

Lorsqu’elle dessinait des personnages, ceux-ci étaient souvent incompl<strong>et</strong>s<br />

<strong>et</strong> ce qui manquait, étaient les pieds. Ses personnages étaient flottants, un<br />

peu à la manière des personnages de Chagall.<br />

Dans l’anorexie, le risque vital est toujours présent <strong>et</strong> il impose une<br />

ultime limite à la dérive psychophysiologique.<br />

En dehors du symptôme anorexique prédominant, la personnalité de<br />

base est souvent de type anal. Y cohabitent des éléments obsessionnels<br />

qui contribuent aussi à l’obtention des bons résultats scolaires, qui<br />

masquent longtemps le problème à l’entourage, une psychorigidité <strong>et</strong><br />

une persévérance. La fantasmatisation est pauvre, peu sexualisée <strong>et</strong> lorsqu’elle<br />

l’est, elle est souvent à composante homosexuelle (narcissique)<br />

ou masochiste.<br />

Puisque la boulimie est consubstantielle à l’anorexie, toute anorexique<br />

est également une boulimique potentielle (contre-modèle fort) qui se<br />

trouve dépassée par ses stratégies compulsives de maîtrise du problème<br />

(vomissements systématiques après le repas, restriction calorique<br />

drastique). La dimension du remplissage compulsif <strong>et</strong> de la culpabilité<br />

induite, rapproche encore le bipôle anorexie-boulimie des conduites<br />

addictives comme demontre la chocolatomanie, boulimie sélective,<br />

intéressante par ses répercussions sociales autant que par les vertus<br />

sérotoninergiques, donc psychotropes du produit.<br />

1. Réduit à l’état de squel<strong>et</strong>te, il est difficile de différentier le mâle de la femelle !


AUTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE 185<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 17 – Madame Chocolat<br />

Madame Ch. est une passionnée de chocolat. Issue d’un bon milieu socioculturel,<br />

stable conjugalement <strong>et</strong> sans problème anxio-dépressif particulier,<br />

elle a développé une appétence notoire au chocolat. Puriste <strong>et</strong> gourm<strong>et</strong>, elle<br />

ne consomme que du chocolat noir, d’une certaine marque, <strong>et</strong> en mange<br />

jusqu’à huit tabl<strong>et</strong>tes par jour. Elle n’est pas obèse, elle est plutôt maigre<br />

car elle fait très attention à son alimentation en dehors du chocolat, <strong>et</strong> elle<br />

est par ailleurs très sportive <strong>et</strong> active. Comme elle se culpabilise de c<strong>et</strong>te<br />

« manie », elle a mis en place tout un circuit d’approvisionnement dans sa<br />

ville afin de ne pas être repérée. On constate à travers c<strong>et</strong> exemple, que<br />

peuvent coexister des comportements de restriction alimentaire drastique,<br />

rationalisée par le terme de régime <strong>et</strong> une boulimie, sélective en l’occurrence.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Ces quelques perspectives psychopathologiques schématiques<br />

traduisent la prégnance de la problématique du narcissisme dans<br />

l’anorexie <strong>et</strong> par voie de conséquence, le traitement fera appel à tout ce<br />

qui peut être opérant dans chacune des dimensions :<br />

– Le rappel à la loi comme pour les perversions : il s’agit, c<strong>et</strong>te fois,<br />

de la loi de la nature, qui dit que si un corps vivant n’est pas nourri<br />

correctement, il dépérira <strong>et</strong> mourra « sans exception » ½ .<br />

– La séparation d’avec le milieu familial qui est le creus<strong>et</strong> <strong>et</strong> l’enjeu<br />

de toutes les manipulations <strong>et</strong> transactions pathogènes à décrypter. Par<br />

le passé, des excès thérapeutiques ont été commis. Dans les années<br />

1970, des psychiatres ont pu procéder à de véritables parentectomies,<br />

avec isolement compl<strong>et</strong> de la jeune fille, établi dans une perspective<br />

cognitivo-comportementaliste. Ceci a pu, à l’occasion, démontrer la<br />

prégnance de la relation fusionnelle mère/fille dans l’établissement<br />

d’un système pathogène réactionnel à l’anorexie, de nature à compliquer<br />

la prise en charge.<br />

– Le sevrage ou le re-conditionnement, comme pour les autres addictions,<br />

est de nature à introduire une nouvelle expérience du suj<strong>et</strong> à<br />

son corps <strong>et</strong> aux produits (la nourriture, le rien) ; une expérience,<br />

dans laquelle la faim, comme sensation, aurait une fonction naturelle<br />

d’alerte <strong>et</strong> ne serait plus une nourriture - certaines anorexiques « carburant<br />

à la faim » ! Il s’agit de réapprendre à fonctionner naturellement :<br />

« carburer au plaisir », par exemple !<br />

– L’exploration de la problématique de la place dans le système<br />

familial : dans le cas d’une rivalité dans la fratrie, ce qui est<br />

1. L’ascétisme mystique <strong>et</strong> la privation prolongée volontaire de nourriture comme<br />

moyens d’accéder à l’extase, tels que développés par certaines grandes mystiques au<br />

XIX <strong>et</strong> XX siècles, sont des formes secondairement socialisées (récupérées) d’un<br />

fonctionnement anorexico-pervers puisque voulant dépasser les règles de la nature <strong>et</strong><br />

donner la primauté au spirituel sur le matériel, donc le réel.


186 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

souvent r<strong>et</strong>rouvé, l’anorexie peut valoir stratégie comportementale<br />

inconsciente d’un jeu de pouvoir sur un autre registre.<br />

Confrontée à une sœur ou un frère normal, c’est-à-dire occupant un<br />

volume physique, émotionnel <strong>et</strong> relationnel palpable, existant dans le<br />

réel, l’anorexique peut, en privilégiant l’intellectualisation froide <strong>et</strong> le<br />

vide, disqualifier sévèrement son rival <strong>et</strong> obtenir ainsi l’attention inquiète<br />

du système familial. Dans ce cas, abandonner le symptôme serait, pour<br />

elle, abandonner la partie <strong>et</strong> accepter de jouer sur le terrain de l’adversaire<br />

<strong>et</strong> avec les règles du jeu de celui-ci. Ceci rend compte d’une composante<br />

de la désespérante résistance au changement des personnalités<br />

anorexiques.<br />

TROUBLES CARACTÉRIELS ET AMÉNAGEMENTS<br />

PSYCHOPATHIQUES<br />

Troubles caractériels<br />

La dimension caractérielle infiltre certains comportements au quotidien<br />

des handicapés moteurs <strong>et</strong> intellectuels, singulièrement ceux qui<br />

ont été placés précocement en institution médico-pédagogique palliative.<br />

Elle impose une gêne considérable à leur scolarisation puis à leur<br />

socialisation, à leur mise au travail ultérieure dans des centres adaptés,<br />

alternatives obligées au milieu de travail ordinaire. Elle résume, parfois<br />

à elle seule, le handicap qu’elle masque jusqu’à le dissoudre. Le suj<strong>et</strong><br />

apparaît plus handicapé <strong>et</strong> invalidé par sa caractéropathie explosive que<br />

par ses déficits intellectuels ou psychiques. Ceux-ci sont réels, mais<br />

pourraient se trouver par ailleurs compatibles avec un travail protégé sans<br />

obligation de rendement (s’il y avait assez de place dans ces institutions<br />

pour répondre aux orientations de la Cotorep) ou avec une vie dans un<br />

milieu familial tolérant <strong>et</strong> soutenu.<br />

La caractéropathie apparaît liée au profond vécu d’injustice malheureuse<br />

<strong>et</strong> à la grande faille narcissique chronique, induite chez ces individus<br />

par leur histoire. Ces suj<strong>et</strong>s ont été confrontés précocement à leur<br />

différence <strong>et</strong> à leur déficit à travers les moqueries ou les comportements<br />

maladroits de leur entourage. En outre, handicapés <strong>et</strong> déjà narcissiquement<br />

fragilisés, ils se r<strong>et</strong>rouvent plongés dans un inévitable vécu de<br />

jalousie <strong>et</strong> ils nourrissent un ressentiment ambivalent à l’encontre de ceux<br />

(dans la fratrie par exemple) qui n’ont pas de handicap <strong>et</strong> acquièrent au fil<br />

du temps leur autonomie, accèdent à la sexualité, ceux qui les doublent,<br />

justement parce qu’ils n’ont pas de handicap. Même prévenu, détecté,<br />

étouffé <strong>et</strong> parfois surcompensé par une hyperprotection bienveillante<br />

associée à une grande angoisse parentale pour l’avenir, ce vécu existe<br />

forcément à un moment donné de l’existence du handicapé.<br />

La surprotection parentale trouve sa logique dans des sentiments de<br />

culpabilité précoce, dans une inquiétude permanente pour la santé de


AUTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE 187<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

l’enfant différent, puis pour le devenir de l’adulte (« pour l’instant, on<br />

est là, mais après nous, qui s’en occupera ? »). Elle se nourrit aussi de<br />

la faille narcissique collective agressivogène, que la présence d’un enfant<br />

handicapé dans la famille est susceptible d’activer chez chacun de ses<br />

membres. La gestion de c<strong>et</strong>te faille est compliquée du deuil des espoirs<br />

parentaux d’une destinée conforme à leurs attentes, pour leur enfant ½ .<br />

C<strong>et</strong>te ambivalence surprotectrice anxieuse est de nature, par son exagération<br />

parfois, à induire, en r<strong>et</strong>our, des rétroactions mal verbalisables de<br />

la part de la fratrie : un sentiment d’être délaissé au profit du frère handicapé<br />

par exemple. Ces rétroactions sont aussitôt culpabilisées, elles sont<br />

susceptibles d’alimenter en cascade le dysfonctionnement intrafamilial <strong>et</strong><br />

d’approfondir d’autant les failles narcissiques du handicapé. Ce malaise<br />

<strong>et</strong> c<strong>et</strong>te souffrance ne sont pas inévitables, ils peuvent être parlés <strong>et</strong><br />

traités précocement à travers, par exemple, des groupes <strong>et</strong> associations de<br />

parents de handicapés ou des groupes de malades. Ces associations sont<br />

parfois activistes mais c<strong>et</strong> activisme, lui-même, contribue à faire avancer<br />

les choses, pour autant qu’il restaure un sens socialisant <strong>et</strong> centrifuge à<br />

l’existence des parents ¾ .<br />

Ce sentiment d’injustice <strong>et</strong> d’infériorité (pour le patient) doit être<br />

traité au niveau du handicapé <strong>et</strong> de sa famille, avec doigté <strong>et</strong> prudence,<br />

en fonction de l’évolution de leurs capacités respectives à intégrer la<br />

situation <strong>et</strong> à continuer, malgré tout, à vivre pour eux-mêmes. Et ceci dès<br />

le début <strong>et</strong> à tous les niveaux de prise en charge : soignante, éducative,<br />

professionnelle. Cela commence lors de l’annonce du handicap à la<br />

naissance si celui-ci est décelable, qui est un temps crucial du rôle des<br />

gynécologues (traditionnellement mal préparés à c<strong>et</strong>te éventualité) ou<br />

des psychologues de maternités. Cela est le fil conducteur de l’accompagnement<br />

psychologique sur la distance. Dans ces situations, de multiples<br />

narcissismes sont à protéger <strong>et</strong> à faire coïncider au mieux pour préserver<br />

<strong>et</strong> le lien <strong>et</strong> les individualités en cause.<br />

En tout état de cause, la caractéropathie ne doit pas être acceptée<br />

comme un signe direct de la maladie ou du déficit somatique, en dépit<br />

du fait que certains dysfonctionnements nerveux peuvent objectivement<br />

accentuer la réactivité émotionnelle <strong>et</strong> motrice du suj<strong>et</strong>, mais comme<br />

l’expression clinique d’un aménagement psychogénétique défensif visà-vis<br />

de la carence narcissique induite par la conscience partielle de ses<br />

troubles par celui-ci. Comme dans toutes affections neuropsychiatriques,<br />

1. Une grossesse suivante est parfois l’occasion de la mise au monde d’un enfant<br />

réparateur (à différentier de l’enfant consolant ou de l’enfant remplaçant après un deuil<br />

d’enfant) dont la destinée narcissique sera naturellement sévèrement obérée par le poids<br />

des prédéterminants implicites à sa conception.<br />

2. On a vu des parents d’enfants handicapés s’investir totalement dans le fonctionnement<br />

d’une association aux dépens, parfois, de leur rôle parental de proximité, comme<br />

s’il leur était plus facile de s’occuper des enfants handicapés des autres que des leurs.<br />

C’est la fonction réparatrice <strong>et</strong> de mise à distance de l’activisme.


188 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

il faut faire la part du biopathologique <strong>et</strong> du psychoréactionnel <strong>et</strong> ne pas<br />

se tromper de cible lorsqu’on intervient.<br />

Aménagements psychopathiques<br />

La psychopathie est l’un des aménagements psychocomportementaux<br />

des troubles graves de la personnalité les plus visibles socialement. Elle<br />

se traduit par une désadaptation réactionnelle chronique <strong>et</strong> cumulative<br />

aux contingences sociales qui sont appréhendées comme un contexte<br />

hostile. Le suj<strong>et</strong>, plus déséquilibré psychique que malade mental, ce que<br />

traduit sa responsabilisation partielle habituelle (article 122-2 du Code<br />

pénal), est la première victime de c<strong>et</strong>te désadaptation répétitive de c<strong>et</strong>te<br />

pathognomonique « histoire à histoires » qu’il ne pourrait amender, au<br />

mieux, qu’à force de sanctions structurantes. Il est aussi un être antisocial<br />

actif, malmenant <strong>et</strong> déstabilisant, profondément <strong>et</strong> précocement,<br />

son entourage (familial, scolaire, professionnel) dont il se voit peu à<br />

peu exclu. Ce processus nourrit en contrepoint un sentiment d’injustice<br />

surajoutant à ses carences narcissiques un vécu de révolte contre le<br />

monde entier ½ . Déviant par rapport à son entourage il n’en reste pas<br />

moins dépendant de lui. C<strong>et</strong>te déviance <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te dépendance (puis c<strong>et</strong>te<br />

dépendance à la déviance) entrent en synergie pour créer le tableau<br />

clinique.<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 18 – L’enfance d’un psychopathe<br />

Le jeune X., 9 ans a été hospitalisée par OPP ¾<br />

à la suite d’une impasse<br />

vitale. Élevé par sa mère, isolée après le départ d’un père violent, il se comporte<br />

envers elle comme un tyran domestique. Il ne fait que ce qu’il veut à la<br />

maison <strong>et</strong> la brutalise lorsqu’elle ose s’opposer à ses exigences. Renvoyé<br />

des écoles ordinaires puis spécialisées, renvoyé des centres judiciaires <strong>et</strong><br />

éducatifs en raison de sa violence incontrôlable <strong>et</strong> de son intolérance à<br />

la frustration <strong>et</strong> à l’autorité, il n’a ni repère, ni limite. Le juge, dépassé, a<br />

prononcé une OPP en milieu psychiatrique, c’est-à-dire une hospitalisation.<br />

Faute de place en pédopsychiatrie il séjournera pendant 24 heures en<br />

psychiatrie adulte où son jeune âge lui conféra, naturellement un statut<br />

très spécial <strong>et</strong> non-contenant aux yeux des adultes soignants <strong>et</strong> des autres<br />

soignés qu’il y côtoya. Transféré, dès que possible, en unité pour adolescent,<br />

il terrorisait infirmières <strong>et</strong> jeunes, pourtant habitués à la violence. Sa<br />

violence froide, utilitaire <strong>et</strong> efficace n’était pas accessible à une approche<br />

relationnelle, pour ne pas dire thérapeutique. Une bonne fessée aurait<br />

soulagé tout le monde, mais ces méthodes éducatives sont maintenant<br />

proscrites ! Ne voulant pas que l’unité de soin devienne un inefficace lieu<br />

1. Le système carcéral est le lieu désigné d’application des décisions de justice. Le<br />

manque cruel de moyen en a fait un lieu d’arbitraire, de surexclusion. Au lieu d’apprendre<br />

aux détenus un autre mode de rapports humains, il les conforte dans leurs<br />

travers <strong>et</strong> leur vécu victimaire. C’est le sens de la faillite de l’un des rôles dévolus à<br />

la prison.<br />

2. OPP : ordonnance de placement provisoire.


AUTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE 189<br />

de contention de plus, considérant qu’il relevait d’une approche éducative,<br />

le pédopsychiatre demanda sa sortie <strong>et</strong> l’enfant fut rendu à sa mère. En<br />

regardant les choses du point de vue de l’enfant, c<strong>et</strong>te histoire pourrait<br />

être recadrée comme un épisode à la Dickens, avec la totalité des adultes<br />

dans le rôle des méchants. Un vécu victimaire est sans doute en train<br />

de se construire chez le p<strong>et</strong>it X., puisqu’il ne parvient pas à réfléchir sur<br />

l’enchaînement morbide de ses actions qui l’a amené à en arriver là. X. est<br />

bien un borderline puisque fondamentalement déviant <strong>et</strong> dépendant, il n’a<br />

sa place nulle part, <strong>et</strong> en jouit. Que va-t-il devenir ?<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

La clinique articule un mélange en proportions fluctuantes d’inadaptation<br />

sociale <strong>et</strong> d’instabilité comportementale. La propension au passage<br />

àl’acte(acting out) est l’un des signes cardinaux du trouble. Les passages<br />

à l’acte itératifs, par intolérance à la frustration, sont de véritables<br />

courts-circuits émotionnels <strong>et</strong> psychomoteurs, l’agir clastique prenant le<br />

pas sur la réflexion pour décharger la tension interne. C<strong>et</strong> état de tension<br />

interne devient peu à peu le seul que le suj<strong>et</strong> considère comme normal,<br />

c’est-à-dire vivant.<br />

L’abus de psychotropes sédatifs (au besoin initialisé par les parents)<br />

qui fait le lit de la toxicomanie lui procure ses seuls moments de relative<br />

détente. Il va très vite osciller entre ces deux polarités comme modalités<br />

existentielles : tension <strong>et</strong> déconnexion sub-confuse. Il y a peu de culpabilité<br />

après l’acte chez le psychopathe, c’est-à-dire peu de capacité de<br />

réflexion <strong>et</strong> de mentalisation rétrospective sur l’enchaînement cognitivoémotionnel<br />

à l’origine de la décharge motrice <strong>et</strong> de la montée de la colère.<br />

Le repérage temporospatial, en outre, peut s’avérer sommaire, ce qui<br />

est favorisé par les carences éducatives <strong>et</strong> affectives, comme par l’accumulation<br />

d’amnésies focales érigées comme des halos crépusculaires<br />

d’irréalités autour des épisodes de colères ou des raptus clastiques.<br />

Ces amnésies focales seront d’autant plus intenses qu’une imprégnation<br />

alcoolique ou une prise de médicaments psychotropes y aura<br />

contribué, mais un simple paroxysme émotionnel rageur peut suffire à<br />

déconnecter temporairement le suj<strong>et</strong> des capacités d’intégration ses actes.<br />

Il n’est pas rare que le suj<strong>et</strong> se décrive a posteriori comme étranger à ses<br />

actes : « Ce n’était plus moi... j’avais pété les plombs... c’était comme<br />

mon double ». Au-delà de la composante manipulatrice, ce phénomène<br />

renvoie aux rapports variables que l’on a pu accepter, selon les époques,<br />

entre ces états crépusculaires psychopathiques avec la conversion hystérique<br />

ou l’épilepsie.<br />

Le tableau syndromique de la psychopathie se complique par la concomitance<br />

de troubles psychiatriques variables parsemant la trajectoire<br />

vitale du suj<strong>et</strong> : alcoolisme dipsomaniaque <strong>et</strong> toxicomanie ½ , perversions<br />

sexuelles, mais aussi accès maniformes <strong>et</strong> dépressivité de fond avec<br />

1. Nous avons vu (cf. supra), la difficulté à faire la part entre personnalité alcoolique <strong>et</strong><br />

personnalité borderline qui découle d’une confusion de niveau logique.


190 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

anhédonie foncière (Loas <strong>et</strong> al., 2000) <strong>et</strong> fréquence de passages à l’acte<br />

autoagressifs (de la phlébotomie aux scarifications <strong>et</strong> aux brûlures de<br />

cigar<strong>et</strong>te) autolytiques. Ceux-ci intervenant soit comme manipulations<br />

froides de l’entourage, soit comme réel désir d’échapper à leur vie.<br />

À tout moment, une bouffée délirante ou un syndrome hallucinatoire<br />

peut complexifier le tableau <strong>et</strong> orienter le diagnostic vers la psychose,<br />

faire basculer le suj<strong>et</strong> dans la psychiatrie, ce qui est aussi une façon<br />

de les irresponsabiliser définitivement. Des conduites ordaliques, de la<br />

délinquance de tout type (chapardage, bagarres à répétition liées à l’alcool,<br />

actes gratuits, pyromanie, escroqueries minables ou de haut vol),<br />

une amoralité fondamentale avec absence de culpabilisation <strong>et</strong> froideur<br />

apparente, fondent la biographie du suj<strong>et</strong>. À elle seule, celle-ci peut<br />

composer le diagnostic qui est aussi un pronostic à long terme.<br />

La composante perverse est relativement stéréotypée, faite d’attentats<br />

sexuels impulsifs, de viols à l’occasion, de kleptomanie mais aussi,<br />

dans une dimension masochiste morale, de conduites d’échec relationnel<br />

répétitif qui contribuent à ce qu’ils se considèrent comme victimes.<br />

L’affectivité de base est archaïque, primitive <strong>et</strong> massive, privilégiant<br />

une oralité non contrôlable : « Je casse ce que je ne peux pas avoir ».<br />

C<strong>et</strong>te stratégie primaire immature est normalement à l’honneur dans les<br />

crèches, avant socialisation à marche forcée par le groupe, c’est-à-dire<br />

dans les premiers jours. Elle semble perdurer chez les psychopathes<br />

comme mode relationnel préférentiel sinon imposé par le défaut d’élaboration<br />

psychique qui les empêche de tenir compte de leurs expériences<br />

désastreuses. L’acte à la place du langage exprime un défaut fondamental<br />

de mentalisation <strong>et</strong> de fantasmatisation en même temps que la recherche<br />

inconsciente, pour partie, de la sanction comme seule limite structurante<br />

entendable <strong>et</strong> réparatrice.<br />

Mais chez le psychopathe, la sanction ne pourra pas être intégrée<br />

comme un acte d’amour ou un acte éducatif, un judicieux rappel des<br />

limites, capable par eff<strong>et</strong> d’apprentissage de l’aider à modifier son fonctionnement<br />

ultérieur. Elle sera vécue comme une injustice de plus, une<br />

atteinte narcissique intolérable supplémentaire, justifiant, par avance,<br />

toute nouvelle conduite antisociale. La carence narcissique trouve sa<br />

réciproque dans une carence de la communication : le psychopathe est<br />

dans l’incapacité d’intégrer la logique d’autrui. Les jeux de rôle, lorsqu’on<br />

tente d’en expérimenter avec de tels suj<strong>et</strong>s, sont de ce point de<br />

vue catastrophiques. Ils peuvent être l’occasion de passages à l’acte car<br />

la notion de jeu (mise en place de règles de fonctionnement <strong>et</strong> prise<br />

de distance) leur reste étrangère. Le seul jeu qu’ils pratiquent, c’est la<br />

manipulation. Ils sont donc contre-indiqués.<br />

Du point de vue psycho-socio-génétique, l’anamnèse restitue fréquemment<br />

une p<strong>et</strong>ite enfance perturbée occasionnant de multiples renvois<br />

scolaires <strong>et</strong> débouchant sur une adolescence difficile, clastique, réactivant<br />

les carences narcissiques initiales <strong>et</strong> verrouillant l’impasse éducative<br />

dans une destinée péjorative. Ces destins sont décrits, bien sûr, chez


AUTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE 191<br />

des enfants familialement <strong>et</strong> socialement déstabilisés, ce qui prérequiert<br />

des déterminants socio-éducatifs <strong>et</strong> fait émerger à nouveau la notion de<br />

traumatisme désorganisateur précoce. Mais ils peuvent se voir en dehors<br />

de ce contexte, ce qui leur fit longtemps attribuer pour origines des<br />

anomalies constitutionnelles transmises à travers les notions de perversion<br />

constitutionnelle (C. Lombroso, 1895) ou d’hérédodégénéresence ½ .<br />

Intelligents ou non, les psychopathes sont souvent des enfants séducteurs,<br />

en conflit avec toute forme d’autorité, décevant leurs parents ou leurs<br />

enseignants après leur avoir laissé entrevoir des possibilités, n’hésitant<br />

pas à manipuler leur entourage par leur mythomanie débridée, sans la<br />

moindre culpabilité.<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 19 – Comment m<strong>et</strong>tre ses parents<br />

dans l’embarras !<br />

La jeune Z., 11 ans, va au commissariat de son quartier <strong>et</strong> porte plainte<br />

contre ses parents qu’elle accuse de violence physique à son égard. Dans<br />

la période actuelle où les intervenants sociaux sont, à juste titre, en alerte<br />

maximale vis-à-vis des phénomènes de violence intrafamiliale, c<strong>et</strong>te plainte<br />

aboutit à un signalement au procureur qui diligenta une enquête sociale. Le<br />

père se trouva appréhendé sur son lieu de travail <strong>et</strong> conduit au commissariat<br />

pour enquête. Il apparut rapidement que la jeune fille tentait ainsi d’échapper<br />

au contrôle familial normal qui lui était imposé, <strong>et</strong> qu’elle ne tolérait pas.<br />

Il lui était simplement fermement interdit de sortir la nuit de 21 heures à<br />

5 heures du matin dans son quartier, pour y faire les quatre cents coups.<br />

Pour une fois que des parents tentaient de m<strong>et</strong>tre des limites, ils se voyaient<br />

inquiétés. C<strong>et</strong> exemple montre que le psychopathe est capable de sentir le<br />

thème qui sera le plus mobilisateur dans son entourage.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

C<strong>et</strong>te insoumission à l’autorité, par des jeux constants portant sur les<br />

limites, est l’occasion de fugues, de vagabondage philobathe (à différentier<br />

cliniquement de l’errance confuse, du voyage pathologique psychotique<br />

ou de l’équivalent psychomoteur épileptique). Elle est susceptible<br />

d’ancrer très tôt ces jeunes dans une dangereuse marginalisation, à la fois<br />

revendiquée superficiellement mais, bien sûr, rapidement subie à leurs<br />

dépens, <strong>et</strong> à l’origine de nouveaux traumatismes. La répétition <strong>et</strong> les<br />

conséquences physiopsychologiques de ces traumatismes les marginalisent<br />

<strong>et</strong> leur font côtoyer, très tôt, les structures répressives ou psychiatriques.<br />

Un certain nombre des jeunes marginaux <strong>et</strong> de SDF qui peuplent<br />

les rues <strong>et</strong> les asiles de nuit sont des psychopathes que leur stratégie<br />

relationnelle défaillante désadapte fondamentalement <strong>et</strong> a déjà coupé des<br />

1. Ces conceptualisations commodes, élaborées à l’époque où classes exploitantes <strong>et</strong><br />

classes exploitées coexistaient mais ne se mélangeaient pas, dégageaient la société de<br />

toute responsabilité. L’alcoolisme chronique des parents, les ravages de la syphilis, la<br />

consanguinité suspectée dans les basses couches, étaient mis en exergue aux dépens des<br />

déterminants narcissiques de la constitution psychosociale de l’individu.


192 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

circuits relationnels ordinaires, familiaux ½ <strong>et</strong> sociaux. Regroupés aléatoirement<br />

en p<strong>et</strong>ites bandes, victimes à leur tour d’ostracismes multiples,<br />

sensibles à l’injustice sociale, ils se comportent comme des révoltés<br />

irrespectueux mais restent foncièrement individualistes, peu solidaires<br />

<strong>et</strong> anaclitiques. Ils ont tendance, faute de repère, à s’appuyer sur leur<br />

entourage sans jamais se sentir en d<strong>et</strong>te envers lui. C<strong>et</strong> apparent égoïsme<br />

est en fait un manque d’estime de soi. Ils n’entrevoient pas de modalités<br />

existentielles collectives autres que ponctuelles, aléatoires <strong>et</strong> fragiles ¾ .<br />

Ce cumul d’exclusions leur tient lieu d’identité.<br />

En dehors de la composante purement psychodynamique, on a longtemps<br />

cherché à repérer des corrélations somatiques dans ces dysfonctionnements<br />

psychosociaux. On en a r<strong>et</strong>rouvé, mais c<strong>et</strong>te dimension<br />

reste aspécifique, évocatrice d’une nébuleuse de causalités : un syndrome<br />

d’alcoolisme fœtal, des séquelles encéphalopathiques a minima comme<br />

facteur de débilisation ou de carence narcissiques, l’existence de troubles<br />

génotypiques patents associés à des troubles comportementaux voisins<br />

(syndrome chromosomique XYY) laissent entrevoir une intrication clinique<br />

qui laisse espérer un démembrement ultérieur de la clinique de<br />

la psychopathie. La psychopathie ne serait plus seulement une modalité<br />

réactionnelle interrelationnelle mais un point de convergence clinique<br />

de causalités multiples. Il y aura sans doute, comme dans beaucoup<br />

d’affections psychiatriques, à faire la part du somatopathologique <strong>et</strong> du<br />

psychopathologique. En attendant, tout peut se voir, y compris des suj<strong>et</strong>s<br />

surdoués, non carencés socialement, prenant plaisir à transgresser les<br />

règles, ce qui conforte la psychopathie dans le champ des aménagements<br />

économiques des personnalités borderlines <strong>et</strong> non pas dans le cadre des<br />

sociopathies.<br />

1. Nous avons maintenant affaire à des suj<strong>et</strong>s « sauvageons » issus de la troisième<br />

ou de la quatrième génération déstructurée, c’est-à-dire que le bénéfice des efforts<br />

sociopédagogiques engrangés par le progrès social du XX <br />

siècle a été balayé. Nous<br />

r<strong>et</strong>rouvons le XIX siècle. A quand la résurgence de l’herédodégénérescence ?<br />

2. Le rôle des chiens de SDF est intéressant à considérer du point de vue psychodynamique.<br />

Le chien de SDF, fidèle compagnon est pour lui, à la fois son souffre-douleur<br />

(seuls les chiens sont au-dessous de lui dans la société, selon sa hiérarchie mentale<br />

du monde) <strong>et</strong> sa consolation (cf. laP<strong>et</strong>-therapy) ; il est la famille qu’il s’est choisie.<br />

En outre, le chien le protège d’agressions potentielles, car dans les groupes de la rue,<br />

l’insécurité règne. Les chiens sont dissuasifs <strong>et</strong> tiennent chaud par temps froid. Certains<br />

de ces couples homme-bête sont si soudés que SDF <strong>et</strong> chien dorment à tour de rôle,<br />

veillant alternativement, comme dans une meute sauvage. Les structures d’hébergement<br />

pour SDF qui, pour des raisons de réglementation, d’hygiène <strong>et</strong> de sécurité, refusent les<br />

SDF accompagnés de chiens, se privent d’une partie du sens de leur travail.


AUTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE 193<br />

LE SYNDROME DE GANSER : DE L’HYSTÉRIE<br />

AUX ÉTATS-LIMITES<br />

Le syndrome décrit par S.J.M. Ganser, à partir de son expérience de<br />

psychiatre à la prison de Halle, en Allemagne, appartient classiquement<br />

au monde de la détention où il perdure. La mise en place des Services<br />

médico-psychiatriques régionaux, ou plus récemment des Unités de<br />

consultation <strong>et</strong> de soin ambulatoire, perm<strong>et</strong> d’en détecter un plus grand<br />

nombre que par le passé, mais son étiologie reste mystérieuse. Ici encore,<br />

c’est en le comprenant comme un avatar du narcissisme qu’il prend le<br />

plus de sens.<br />

Il se rencontre également, désormais, en milieu psychiatrique car,<br />

en raison de la désinstitutionnalisation française par ferm<strong>et</strong>ure de lits<br />

hospitaliers (Piel, Roelandt, 2001) ½ , des patients de plus en plus nombreux<br />

sont amenés à faire un va-<strong>et</strong>-vient entre ces deux pôles institués,<br />

voués à la normalisation <strong>et</strong> à la prise en charge des déviances de toutes<br />

origines (Cusson, 1981) ¾ . Ces patients sont institutionnellement borderlines,<br />

ou interstitiels puisqu’ils se faufilent entre les failles des systèmes<br />

qui échouent partiellement à les « normaliser ». Ils sont majoritairement<br />

des psychopathes, des schizophrènes ou des héboïdophrènes, bien que le<br />

syndrome soit rattaché par la plupart des auteurs à l’hystérie hypnoïde<br />

<strong>et</strong> soit compatible avec la conception de la contre-volonté décrite par<br />

J. Breuer <strong>et</strong> S. Freud (1893).<br />

Le dénominateur commun de ces suj<strong>et</strong>s est de se trouver relégués en<br />

posture d’impasse existentielle manifeste, d’être arbitrairement contenus<br />

ou r<strong>et</strong>enus sous contrainte par des murs <strong>et</strong> d’être astreints « dans l’ici<br />

<strong>et</strong> maintenant » à répondre à des questions risquant de les confronter<br />

à leurs contradictions internes, ce qui est intenable du point de vue de<br />

leur narcissisme. En dehors de toute composante utilitaire ou manipulatrice<br />

pouvant exister par ailleurs (le mensonge n’est pas un symptôme<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

1. Ce rapport se voulait le couronnement de la psychiatrie de secteur. Mis en acte<br />

sans moyen à travers la loi du 4 mars 2002 <strong>et</strong> conjugué à la mise en place de la<br />

réduction du temps de travail à l’hôpital, il aboutit à la remise en cause du secteur.<br />

Le dogme de l’économie s’est imposé au système sanitaire français en un processus<br />

qui débouche aujourd’hui sur une situation de crise sans précédent dont les malades<br />

psychiatriques sont les premières victimes. Le plan « hôpital 2007 » concrétise ce<br />

processus de désagrégation du dispositif de soin psychiatrique français qui fut l’un des<br />

plus innovants au monde <strong>et</strong> inspira bien des pays.<br />

2. Par opposition à la conceptualisation d’une psychopathologie de la déviance, certains<br />

auteurs proposent une analyse purement stratégique du parcours du délinquant. Selon<br />

c<strong>et</strong>te analyse, le délinquant s’engage, dans l’ici <strong>et</strong> maintenant, dans la déviance par<br />

opportunité, parce que c’est pour lui la voie la plus accessible <strong>et</strong> parce que cela<br />

correspond à une finalité personnelle : vengeance, désir d’appropriation ou de domination.<br />

La carrière criminelle n’est que l’une des solutions à son problème (Cusson,<br />

1981). La personnalité criminelle, dont le noyau central (Pinatel, 1975, 2001) comprend<br />

quatre éléments (agressivité, indifférence affective, labilité, égocentrisme), n’est pas<br />

directement superposable avec la personnalité psychopathique.


194 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

psychiatrique mais un artifice social de survie, un stratagème vital), on<br />

constate qu’ils répondent ou agissent alors systématiquement à côté, ce<br />

qui engendre entre eux <strong>et</strong> leur interlocuteur la création d’un entrelacs<br />

stérile de monologues interdisant toute communication réelle. C’est le<br />

contraire de la tour de Babel ; on parle la même langue mais on ne parle<br />

pasdelamêmechose.<br />

Des troubles somatoformes, des hallucinations visuelles, une subobnubilation<br />

crépusculaire de la conscience, une désorientation temporospatiale<br />

relative <strong>et</strong> surtout une incapacité à utiliser ce que l’on sait,<br />

ou que l’on a su (composante déficitaire paradoxale au niveau cognitif),<br />

s’ajoutent au désordre princeps. Le tout élabore un tableau clinique<br />

déroutant pouvant passer au premier abord pour de la dissociation psychotique.<br />

Toute tentative de la part de l’interlocuteur de les suivre sur<br />

les pistes diffluentes lancées par eux aboutit à une nouvelle réponse à<br />

côté. Il ne s’agit pas d’une authentique rupture avec la réalité de nature<br />

psychotique, ce qui serait à associer à un délire sous-jacent ou à un<br />

parasitage par des hallucinations, mais bien d’un dysfonctionnement<br />

psychorelationnel autonome, non pathognomonique, mais illustrant la<br />

difficulté intrinsèque de ces individus à se comporter eux-mêmes en suj<strong>et</strong><br />

de leur histoire <strong>et</strong> à intégrer le mode interrelationnel le plus naturel :<br />

échanger.<br />

L’échange ordinaire se construit ainsi : stimulus –> réponse –> rétroaction.<br />

Chez eux le stimulus active une pseudo-rétroaction mais leur discours<br />

fait référence à des stimulations autres, qu’elles soient endogènes ou<br />

relèvent de préoccupations ou de réminiscences.<br />

Toute mise en relation intersubjective semble dangereuse pour ces<br />

suj<strong>et</strong>s. Elle accompagne une impossibilité structurelle à adm<strong>et</strong>tre autrui,<br />

ses limites <strong>et</strong> ses intérêts, dans leur bulle existentielle. Autrui n’a pour<br />

vocation que d’être manipulé ou de les persécuter ce qui peut contribuer<br />

en r<strong>et</strong>our à épargner ou conforter ce qui leur tient lieu de narcissisme<br />

palliatif : « Si on me persécute, c’est que j’existe ».<br />

Le fait que ces comportements se r<strong>et</strong>rouvent dans des milieux sociologiques<br />

spécifiques du point de vue de leur ambiance relationnelle, indique<br />

qu’ils ne sont pas de l’ordre de la maladie mentale telle qu’elle est conçue<br />

du point de vue strictement médical, mais qu’ils expriment plutôt un<br />

phénomène d’aménagement vital réactionnel défensif à vocation socioadaptative<br />

devenu sociopathique ; un mode acquis, culturel qui dépasse<br />

la simulation ou la pathomimie.<br />

Le syndrome de Ganser est logiquement fréquent chez les psychopathes<br />

puisque le médecin ou le thérapeute est amené à les rencontrer<br />

dans des lieux de contrainte <strong>et</strong>, plus que s’il était rapporté à un fonctionnement<br />

hystéroïde, il trouve une cohérence explicative à travers la<br />

notion de narcissisme, c<strong>et</strong>te notion n’étant pas, en outre, étrangère à la<br />

problématique hystérique.


AUTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE 195<br />

L’hystérie est méconnue par notre époque. Reléguée dans la conceptualisation<br />

doctrinale freudienne des névroses actuelles ou conception<br />

psychofonctionnelle trop étrangère au cadre scientifico-médical que l’on<br />

tente de restituer à la psychiatrie, elle dérange <strong>et</strong> reste tout autant subversive<br />

que la conception des états-limites de la personnalité. Le démembrement<br />

de l’hystérie, achevé avec la dispersion des items la concernant<br />

dans le DSM, a clôturé le débat ancien sur la notion de « psychose<br />

hystérique ».<br />

Pourtant, c<strong>et</strong>te notion rendait bien compte de ces patients, trop<br />

archaïques dans leurs déterminants psychofonctionnels pour être admis<br />

comme des névrotiques, <strong>et</strong> trop élaborants dans leur manière de jouer<br />

avec les symptômes <strong>et</strong> le transfert, pour être considérés comme dissociés.<br />

C’est la conversion comme enflure mégalomaniaque du corps imaginaire<br />

<strong>et</strong> comme moyen de tracer des fausses pistes relationnelles, de semer<br />

le clinicien, comme leurre du langage analogue à ce qui se r<strong>et</strong>rouve<br />

dans le syndrome de Ganser. C’est la mythomanie comme apport<br />

confabulant d’éléments produits par l’imaginaire <strong>et</strong> destinés à colmater,<br />

dans l’instant, toute intolérable défaillance du narcissisme susceptible<br />

d’apparaître au cours d’une rencontre interpersonnelle. La lecture de ces<br />

comportements à l’aide de concepts croisés, provenant de la clinique<br />

de l’hystérie <strong>et</strong> des états-limites, donne une assez bonne approche du<br />

phénomène <strong>et</strong> de ce qui se joue lorsque le narcissisme est en danger.


PARTIE 3<br />

SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES


Chapitre 11<br />

STRATÉGIES<br />

THÉRAPEUTIQUES ET<br />

TACTIQUES D’APPROCHE<br />

DES ÉTATS-LIMITES<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

OBJECTIFS THÉORIQUES DE LA PRISE EN CHARGE<br />

Dans c<strong>et</strong> objectif, il faut obligatoirement distinguer la prise en charge<br />

de la personnalité sous-jacente, éminemment victimaire, de la prise en<br />

charge des troubles désadaptatifs du comportement, polymorphes. Ces<br />

derniers sont le plus souvent à composante réactionnelle <strong>et</strong> à coloration<br />

antisociale. Ils suscitent, au minimum, un sentiment négatif de la part<br />

des interlocuteurs. Nous avons postulé que ces présentations cliniques<br />

résultent d’aménagements économiques tendant à colmater ou cicatriser<br />

la discordance narcissique interne de la personnalité. Ils sont souvent le<br />

motif de la consultation spontanée ou de l’injonction de soins. Face à un<br />

tel patient il faut à la fois comprendre <strong>et</strong> traiter l’enfant dans le patient<br />

(Balint, 1977, 1978) <strong>et</strong> l’adulte déviant qu’il est devenu, ce qui implique<br />

un travail simultané sur la régression <strong>et</strong> dans « l’ici <strong>et</strong> maintenant ». Une<br />

prise en charge simultanément bipolaire (deux thérapeutes), intégrée dans<br />

un proj<strong>et</strong> global, peut perm<strong>et</strong>tre de dépasser des positionnements partiaux<br />

(car partiels) du thérapeute isolé <strong>et</strong> partagé entre ces deux tâches. C’est<br />

donc tout un système thérapeutique au service du patient qu’il faut bâtir.<br />

On r<strong>et</strong>rouve presque toujours, nous l’avons vu, un questionnement<br />

fondamental sur la différentiation vivant/non vivant, vivant/minéral, ainsi


200 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

que, plus tard, la question de la différenciation des sexes. À un moment<br />

ou à un autre de leur thérapie, les individus états-limites aborderont la<br />

question de leur place sur terre <strong>et</strong> de leur destin : « Je n’ai pas demandé à<br />

venir au monde, pourquoi voulez-vous que je vive ?... Je ne sers à rien...<br />

Je fais du mal à ceux que j’aime... Personne ne m’aime... En fait, je<br />

n’aime pas ma vie, je ne m’aime pas... » sont les interpellations les plus<br />

fréquentes. Les premiers temps de la prise en charge visent à dépasser<br />

ce postulat-cliché destiné à disqualifier par avance toute évolution psychique.<br />

« En quoi le monde serait-il différent sans eux <strong>et</strong> qui (sinon qu’estce<br />

qui) est important pour eux ? »... « Pour qui sont-ils importants <strong>et</strong><br />

comment pourraient-ils faire du bien pour eux ? » sont des formulations<br />

de r<strong>et</strong>our possibles. Il est bien évident que le silence psychanalytique pur,<br />

comme r<strong>et</strong>our, engendrerait un sentiment de frustration supplémentaire <strong>et</strong><br />

le risque d’un passage à l’acte quelconque pour forcer l’interlocuteur à<br />

prendre une posture différente.<br />

Le masochisme <strong>et</strong> le sadisme positionnent les partenaires de façon<br />

dissymétrique, dialectisant en la décalant la dynamique de l’actif <strong>et</strong> du<br />

passif, du féminin au sens freudien. L’instrumentalisation de la relation,<br />

à travers l’obj<strong>et</strong> fétiche ou l’accessoire quel qu’il soit, dévoile la part<br />

d’humanité (opposée à l’animalité) de c<strong>et</strong>te sexualité détachée du génital<br />

<strong>et</strong> décrivant une sorte de perte de la métaphore comme cicatrice prégénitale.<br />

La problématique du lien (chaîne, corde, ...) réalise les fantasmes de<br />

possession ritualisés ou symbolisés par les liens du mariage par exemple.<br />

En ce sens, le décalage relationnel induit par le scénario a quelque chose à<br />

voir avec l’humour <strong>et</strong> le simulacre (politesses du désespoir ?). Le pervers,<br />

à force de pousser le jeu jusqu’à ses limites, le démonte <strong>et</strong> le relativise, à<br />

sa façon. Il n’en est que l’apparent dupe consentant.<br />

Le scénario masochiste ou fétichiste, contractualisé à l’extrême n’est<br />

pas du registre de la loi. La loi s’oppose au protocole. Dans la loi, tout<br />

ce qui n’est pas interdit est autorisé, ce qui autorise la vie. Dans le<br />

protocole, tout doit être prévu. Le manque, le vide ou la faille, l’imprévu,<br />

la vie donc, sont impossibles à assumer <strong>et</strong> foncièrement anxiogènes,<br />

donc générateurs d’un passage à l’acte colmatant. Le fantasme fondamental<br />

du pervers est peut-être d’obliger son partenaire à dépasser/briser<br />

le protocole <strong>et</strong> à r<strong>et</strong>rouver la force du symbole, la loi. En attendant,<br />

s’exprime désespérément la problématique morne de l’individuation, du<br />

non-morcellement de la castration, du passage de l’obj<strong>et</strong>-mort, incapable<br />

d’engendrer, indistinct <strong>et</strong> fusionné, au suj<strong>et</strong>-individu, créateur de<br />

sa destiné, capable d’engendrer, entier, libre (Bourgeois, Faye-Albernhe,<br />

1995). La perversion concrétise, dans la clinique, un défaut fondamental<br />

de la personnalité ; elle exprime la lutte du suj<strong>et</strong> contre un vécu,<br />

archaïque certes, d’absence d’unicité. C’est celle-ci qui détermine, en<br />

r<strong>et</strong>our, l’incapacité d’un investissement génitalisé, entier, sur l’obj<strong>et</strong>, <strong>et</strong><br />

la mise en œuvre d’obj<strong>et</strong>s partiels pour satisfaire la pulsion fragmentée.<br />

Dès lors, le clivage passera entre ceux qui sont capables d’engendrer


STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 201<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

(les vivants) <strong>et</strong> ceux qui n’en sont plus capables. La gérontophilie <strong>et</strong> la<br />

nécrophilie sont-elles des tentatives de casser ces limites (de la genèse<br />

à la génitalité), de ruser avec les lois de la nature, pour en faire des<br />

protocoles.<br />

En opposition théorique avec l’Ego Psychology traditionnellement<br />

ancrée dans le dogme <strong>et</strong> la pratique des deux précédentes générations,<br />

de l’« annafreudisme » au « kleinisme », H. Kohut, qui appartenait à<br />

la troisième génération psychanalytique, proposa, pour appréhender la<br />

complexité de la psychothérapie des suj<strong>et</strong>s borderlines, une Self Psychology.<br />

– La première génération (S. Freud <strong>et</strong> ses premiers disciples) historiquement<br />

issue d’une société puritaine, moralement cors<strong>et</strong>ée mais socialement<br />

structurée, avait fait de la sexualité infantile <strong>et</strong> de ses avatars,<br />

la révolutionnaire clef de voûte des processus thérapeutiques visant<br />

l’élucidation des névroses.<br />

– La seconde génération, confrontée aux déferlements collectifs haineux<br />

de la première moitié du vingtième siècle, fut amenée à s’interroger,<br />

de surcroît, sur la psychose <strong>et</strong> se trouva à même de placer la haine<br />

<strong>et</strong> les processus de destruction au centre de la relation d’obj<strong>et</strong> (Klein,<br />

1948, 1975, 1978) qu’elle contribua à éclaircir. Dans c<strong>et</strong>te perspective<br />

sera défini un obj<strong>et</strong> en devenir, par essence clivé, façonnant en r<strong>et</strong>our<br />

le moi (notion de narcissisme primaire), <strong>et</strong> soumis à des mécanismes<br />

édificateurs d’incorporation ou d’introjection.<br />

– La troisième génération exprima l’idée d’un self, cible naturelle de tous<br />

les investissements narcissiques, <strong>et</strong> on a pu dire qu’à c<strong>et</strong>te occasion, le<br />

mythe de Narcisse supplantait le mythe œdipien (Roudinesco, 1997,<br />

p. 577). Du point de vue sociologique, il faut sans doute rattacher<br />

c<strong>et</strong>te évolution conceptuelle à la période délicate <strong>et</strong> féconde de l’après<br />

seconde guerre mondiale qui avait marqué les esprits <strong>et</strong> voyait s’installer<br />

des bouleversements considérables dans l’organisation sociale des<br />

pays développés, là même où travaillaient les théoriciens pluralistes :<br />

éclatement des familles, baby boom, libre accès à la sexualité, individualisme<br />

forcené <strong>et</strong> « r<strong>et</strong>our du suj<strong>et</strong> » comme r<strong>et</strong>our du refoulé.<br />

C<strong>et</strong>te émergence triomphante du self culmina dans la période péri<br />

soixante-huitarde.<br />

J. Lacan (1975, 1978) tenta de produire <strong>et</strong> d’illustrer une nouvelle<br />

théorie du suj<strong>et</strong>, se revendiquant comme orthodoxe, s’appuyant sur la<br />

doctrine originelle mais intégrant aux forceps les apports récents de la<br />

linguistique <strong>et</strong> de la philosophie existentialiste.<br />

H. Searles eut l’intuition de l’impasse thérapeutique dans laquelle se<br />

r<strong>et</strong>rouvaient placés les thérapeutes s’ils se limitaient à l’usage orthodoxe<br />

des outils (orthodoxes) de la psychanalyse traditionnelle. Il se trouva<br />

amené à introduire la notion de « psychanalyse assouplie » qui, tout en<br />

préservant les acquis théoriques de la psychanalyse, adaptait la démarche<br />

psychothérapique au patient borderline.


202 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

Selon H. Searles, celle-ci se construit dans des dimensions apriori<br />

moins rigides quant au cadre spatio-temporel <strong>et</strong> moins défensives que<br />

dans la technique psychanalytique pure, limitée dans ses indications ;<br />

ou même que dans les psychothérapies d’inspiration psychanalytique en<br />

face à face, habituellement proposées à des individus demandeurs de<br />

changement ou d’élucidation, mal stabilisés <strong>et</strong> exprimant une souffrance<br />

névrotique ou réactionnelle.<br />

H. Kohut (2001), en tant que représentant de la troisième génération,<br />

s’attacha à restaurer les selfs. Il préconisa un travail sur l’empathie de<br />

l’analyste comme élément technique essentiel (1959), rejoignant en cela<br />

S. Ferenczi. C<strong>et</strong>te empathie intersubjective, si elle se voyait réalisée,<br />

serait capable de perm<strong>et</strong>tre à l’analysant un transfert plus créatif <strong>et</strong>, par<br />

conséquent, plus restaurant du narcissisme (notion de transfert narcissique).<br />

Pour utiliser une image issue de la géométrie interrelationnelle,<br />

il s’agirait en fait de superposer à la relation verticale <strong>et</strong> vectorisée<br />

de haut en bas (propre à la psychothérapie traditionnelle), une relation<br />

horizontale bijective, inventant <strong>et</strong> intégrant, à sa façon, les processus de<br />

co-création d’un espace thérapeutique mobile, qui seront définis ultérieurement<br />

par les écoles systémiques.<br />

H. Kohut proposa l’image du self grandiose (1964) issu, selon lui,<br />

d’une imago parentale idéalisée, plus archaïque encore que l’idéal du<br />

moi. Dans c<strong>et</strong>te instance, fluctuante, à rapprocher sans doute des déterminants<br />

intimes du faux self de D. W. Winnicott, existerait un imaginaire<br />

exhibitionniste, compensatoire, ayant à charge de pallier les blessures <strong>et</strong><br />

les humiliations anciennes.<br />

En s’appuyant sur ce concept, H. Kohut différentia trois niveaux, non<br />

contradictoires, de relations transférentielles narcissiques :<br />

• un transfert idéalisant en provenance de l’imago parentale idéalisée ;<br />

• un transfert en miroir issu du self grandiose ;<br />

• un contre-transfert en provenance de l’analyste, établi comme une<br />

réponse au transfert idéalisant.<br />

Plus tard, il porta son attention sur l’analyse du narcissisme à l’œuvre<br />

dans des phénomènes collectifs (notion de self groupal). Il tenta, sans<br />

succès probants, d’appliquer ses concepts à la littérature, l’histoire, la<br />

politique. C<strong>et</strong>te période n’était, certes, pas propice aux idées proposant<br />

de rem<strong>et</strong>tre en question la conception d’une toute puissance individuelle.<br />

Pourtant, c<strong>et</strong>te métadimension que constitue la notion de self<br />

groupal complexifie utilement la psychodissection analytique en action<br />

car si l’idée d’un self groupal apparaît pertinente <strong>et</strong> facilement acceptable<br />

comme outil d’analyse de phénomènes sociopolitiques clairement<br />

pathologiques (comme les totalitarismes ou les regroupements sectaires),<br />

son extension au champ de la psychothérapie pose question. Elle reste<br />

néanmoins opérante lorsque l’on s’intéresse à la relation d’un suj<strong>et</strong> au<br />

narcissisme défaillant aux mondes totalitaires (cf. supra, narcissisme <strong>et</strong><br />

secte).


STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 203<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

La notion d’injonction de soin, par exemple (depuis les années<br />

soixante-dix, en France, pour les toxicomanes ½ ), qui culmine aujourd’hui<br />

à travers le suivi sociojudiciaire (loi de 1998 sur les délinquants sexuels ¾ )<br />

instauré comme cadre à une rencontre à visée psychothérapique<br />

va sans doute, dans les années à venir, contribuer à intensifier la<br />

réflexion sur le self groupal <strong>et</strong> à imposer des passerelles créatives<br />

entre conceptualisations systémiques <strong>et</strong> psychanalytiques, politiques <strong>et</strong><br />

psychologiques.<br />

Débordant ainsi complètement les fondements orthodoxes de l’analyse,<br />

nous pouvons déterminer, là encore, quatre niveaux d’analyse <strong>et</strong><br />

d’intervention psychique concernant les états-limites :<br />

– L’autoanalyse : elle court-circuite les concepts de transfert <strong>et</strong> de<br />

contre-transfert, simplifie la problématique mais trouve en cela ses<br />

limites. Clivage, déni <strong>et</strong> mécanismes projectifs divers en relativisent la<br />

portée mobilisatrice chez les suj<strong>et</strong>s borderlines.<br />

– Les psychanalyses didactiques ou thérapeutiques, profanes ou médicopsychologiques<br />

: elles s’appuient sur les diverses topiques freudiennes<br />

ou lacaniennes <strong>et</strong> adm<strong>et</strong>tent l’idée d’un jeu psychique à visée thérapeutique<br />

sur un moi comprenant à la fois un ego (le Ich allemand) <strong>et</strong> un<br />

self, elles nécessitent, entre autre, une analyse des différents niveaux<br />

de relation transférentielle narcissique tels que décrits par H. Kohut.<br />

Concernant la place de la psychanalyse, quelle que soit son obédience,<br />

dans ce monde postmoderne où les états-limites apparaissent de plus en<br />

plus nombreux, G. Barrios (2001) a eu l’intuition que c<strong>et</strong>te technique,<br />

parce qu’elle se développe dans un espace-temps non synchrone du<br />

globalisme actuel, tend à devenir une activité « sans espace officiel ».<br />

Puisque son application à visée thérapeutique prête encore à discussion,<br />

elle est appelée à rester confinée dans son application, <strong>et</strong> à<br />

s’adresser à la fois « à la marge <strong>et</strong> aux bas-fonds de la société ».<br />

En ce sens, bien que constituant classiquement une contre-indication,<br />

les états-limites auront tout à gagner de la psychanalyse, si celle-ci<br />

est « assouplie », bien sûr. Puisque le concept même d’état-limite a<br />

largement emprunté à la psychanalyse ses concepts pour se forger,<br />

soyons certains que les suj<strong>et</strong>s borderlines, par la richesse intrinsèque<br />

du matériel psychique qu’ils m<strong>et</strong>tent à jour <strong>et</strong> restituent en thérapie,<br />

contribueront à enrichir la théorie analytique, ne serait-ce qu’en y<br />

instillant la notion de narcissisme jusque-là peu utilisée dans les cures<br />

types.<br />

1. Loi N ◦ 70-1320 du 31 décembre 1970 relative aux mesures sanitaires de lutte<br />

contre la toxicomanie <strong>et</strong> à la répression du trafic <strong>et</strong> de l’usage illicite des substances<br />

vénéneuses, complétée par le décr<strong>et</strong> N ◦ 71-690 du 19 août 1971 fixant les conditions<br />

dans lesquelles les personnes ayant fait un usage illicite de stupéfiants <strong>et</strong> inculpées<br />

d’infraction à l’article L. 628 du code la santé publique peuvent être astreintes à subir<br />

une cure de désintoxication.<br />

2. Loi N ◦ 98-468 du 17 juin 1998 sur le suivi sociojudiciaire des délinquants sexuels.


204 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

– Les thérapies groupales, étayées par la dynamique induite par la collectivité,<br />

constituent une formulation élargie de la psychothérapie, mais<br />

elles restent dans la même logique tout en activant des modèles interactionnels<br />

ayant à voir avec la notion de « moi collectif ». Les thérapies<br />

de groupe, nous l’avons vu, concernent déjà de nombreuses catégories<br />

de suj<strong>et</strong>s borderlines. Les groupes d’alcooliques, de toxicomanes, de<br />

victimes d’abus sexuels, les groupes de parole de personnes âgées<br />

(avec des aménagements) s’appuient, entre autres choses, sur l’activation<br />

narcissisante d’un moi collectif susceptible de réactiver, organiser<br />

<strong>et</strong> densifier des « moi individuels » carencés, comme incapables de<br />

jouer leur rôle dans la dynamique de l’inconscient.<br />

– Les injonctions de soins, patentes ou latentes, allant de la contrainte<br />

judiciaire (le rôle du juge d’application des peines dans la loi de<br />

1998) au simple conformisme au souhait de l’entourage, nécessitent<br />

également la prise en compte des notions de moi collectif ou de self<br />

groupal pour ce qui est du narcissisme mais dans une perspective<br />

encore élargie, confinant à la sociologie, ayant à voir avec ce qu’il est<br />

convenu d’appeler des phénomènes de société <strong>et</strong> leur prise en compte.<br />

On peut donc présager la modélisation de moi(s) collectifs <strong>et</strong> de self(s)<br />

groupaux gigognes.<br />

L’objectif est avant tout de renarcissiser la personne, de l’amener à<br />

découvrir <strong>et</strong> investir un corps propre, vivant <strong>et</strong> méritant de vivre, présent<br />

dans le regard d’un partenaire complètement défini comme suj<strong>et</strong> c<strong>et</strong>te<br />

fois, comme suj<strong>et</strong> sexué dans un second temps aussi. Pour c<strong>et</strong> individu,<br />

ce corps, comme renaissant, sera l’incarnation de son identité <strong>et</strong> se<br />

verra (re)dessiné, puis densifié, par les attentions gratifiantes que c<strong>et</strong><br />

autrui-partenaire pourra lui prodiguer ½ . Ainsi reconnu <strong>et</strong> défini, le corps<br />

pourra se rem<strong>et</strong>tre au service de l’intellect <strong>et</strong> accepter les émotions qui<br />

le traversent. Pour décrire la fonction des émotions dans le processus, on<br />

peut utiliser l’image de l’arc électrique réunissant, en un éclair, corps<br />

<strong>et</strong> esprit, susceptible de m<strong>et</strong>tre en relation les deux entités dans les<br />

deux sens. Tout se passe comme si le suj<strong>et</strong> borderline, enraisonde<br />

ses carences narcissiques, avait réussi à perpétuer des stratégies destinées<br />

à cliver corps <strong>et</strong> esprit. Dans c<strong>et</strong>te perspective, les catastrophes<br />

psychosomatiques ou addictives peuvent être, pour partie, lues comme<br />

des indices de la faillite d’une élaboration émotionnelle comme d’une<br />

élaboration fantasmatique utilisable. Dans la même dynamique, la narcissisation<br />

recadrera une destinée jusque-là ressentie comme hostile, lieu <strong>et</strong><br />

temps de souffrance, d’humiliation, de rej<strong>et</strong>, de frustrations. On pourrait<br />

penser que l’un des objectifs de la thérapie serait de perm<strong>et</strong>tre au suj<strong>et</strong><br />

de se r<strong>et</strong>rouver un jour face au vide, aux lacunes qui le modèlent, <strong>et</strong><br />

d’identifier, de supporter ce vide avant de le traiter. Ce qui est concevable<br />

1. Si « l’enfer c’est les autres » (J.-P. Sartre), seuls les autres peuvent aider à se<br />

reconstruire.


STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 205<br />

avec un suj<strong>et</strong> « névrotique », plus dense, ou paradoxalement avec un<br />

suj<strong>et</strong> dissocié par la psychose (hors des émotions) ne l’est pas avec les<br />

états-limites. On constate que beaucoup de suj<strong>et</strong>s borderlines réussissent<br />

longtemps à faire diversion, par une hyperactivité compensatrice ou par<br />

un clivage entre différentes tranches d’existences, qui sont en fait des<br />

lambeaux d’existences, voire des lambeaux d’inexistences. Ce clivage,<br />

parfois construit sur la durée, nécessite une articulation soigneuse des<br />

vides, de façon surtout à ce que le suj<strong>et</strong> ne perçoive pas trop clairement<br />

qu’il n’articule que des vides, des « forteresses vides » (cf. B<strong>et</strong>telheim)<br />

en fait. L’énergie <strong>et</strong> l’intelligence du suj<strong>et</strong> s’épuisent à articuler ces vides<br />

en un tableau « à l’image du dense ». Ce processus institue des vies<br />

parallèles, au mieux des « doubles vies » séparées par des interstices,<br />

les interstices étant la part la plus authentique du suj<strong>et</strong>.<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 20 – Une vie entre les vides<br />

Un patient, peu avant de faire une tentative de suicide grave, arrivait à<br />

dire que le seul endroit où il était à peu près bien, c’était dans sa voiture,<br />

lors des traj<strong>et</strong>s entre son domicile <strong>et</strong> son travail. Sa vie de famille <strong>et</strong> sa<br />

vie professionnelle, pour des raisons diverses, s’étaient avérées être des<br />

échecs <strong>et</strong> des lieux devenus insupportables. Dans sa voiture, il était seul,<br />

n’avait de compte à rendre à personne, il se sentait protégé ½ , vectorisé par<br />

une tache qui n’avait plus de sens profond. Certains suj<strong>et</strong>s s’appliquent<br />

à dilater ce maigre espace personnel : se r<strong>et</strong>rouver au bar à la sortie du<br />

travail ou choisir un mode d’exercice professionnel nécessitant de fréquents<br />

déplacements sont des tactiques existentielles qui peuvent être décryptées,<br />

pour partie, dans c<strong>et</strong>te perspective.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

C<strong>et</strong>te béance est à traiter, pourtant, il est impossible d’envisager de<br />

laisser un suj<strong>et</strong> borderline seul face à ses failles, c<strong>et</strong>te situation étant<br />

prototypique de la dépression anaclitique. Mais c’est ce qui peut se passer<br />

au cours du processus thérapeutique s’il n’est pas aménagé pour prévenir<br />

l’émergence du vide.<br />

Les psychothérapies médiatisées <strong>et</strong> les sociothérapies hétérodoxes<br />

(art-thérapie, activité sportive avec le bémol du dopage), ainsi que les<br />

approches mobilisant la dimension psychocorporelle, ne sont que des<br />

déclinaisons tenant compte, de façon plus prononcée, de la problématique<br />

narcissique <strong>et</strong> de ses conséquences délétères dans la sphère relationnelle.<br />

Elles sont des modalités éventuelles de la relation d’aide au changement,<br />

à initialement privilégier, pour un suj<strong>et</strong> borderline.<br />

Dans c<strong>et</strong>te perspective, à côté de l’approche groupale, l’approche<br />

psychocorporelle <strong>et</strong> l’approche art-thérapique seront déterminantes.<br />

1. La voiture joue souvent ce rôle protecteur. Elle est c<strong>et</strong>te bulle, c<strong>et</strong>te carapace entre<br />

soi <strong>et</strong> le monde (expansion moderne du Moi-peau ?) ce qui explique certaines réactions<br />

violentes lorsqu’il y a de la tôle froissée.


206 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

L’APPROCHE PSYCHOCORPORELLE ET ART-THÉRAPIQUE<br />

De l’approche psychocorporelle à l’art-thérapie<br />

L’approche psychocorporelle est diversifiée. Elle ne résume pas la<br />

prise en charge mais elle peut créer un préalable, ou un complément<br />

précieux des soins, susceptible de ne pas confronter le patient à ses vides.<br />

Elle est à l’exacte convergence du soin <strong>et</strong> de la psychothérapie. Non<br />

imposée par l’urgence, mais proposée dans la continuité, elle peut être<br />

mise à la disposition du patient lorsque les tensions les plus importantes<br />

commencent à être maîtrisées par l’action d’un cadre contenant (au<br />

cours d’une hospitalisation si cela est nécessaire, mais aussi à partir de<br />

structures ambulatoires cadrantes) <strong>et</strong>, dans la mesure où des traitements<br />

adjuvants (anxiolytiques, sédatifs ou antidépresseurs) peuvent contribuer<br />

à aider le suj<strong>et</strong> à se positionner de façon plus sereine <strong>et</strong> plus volontaire<br />

dans le soin. Nous allons évoquer de façon non exhaustive certains des<br />

aspects les plus caractéristiques de c<strong>et</strong> apport psychothérapique.<br />

Les pratiques<br />

1. L’enveloppement humide thérapeutique (pack), introduit en France<br />

par M. A. Woodburry (1966) remis à l’ordre du jour par T. Albernhe<br />

(1992) s’adresse à des patients très figés sur des positions régressives,<br />

devenus déficitaires du point de vue de leurs capacités de verbalisation,<br />

de partage émotionnel. L’indication première est la psychose (autisme<br />

ou catatonie) mais des suj<strong>et</strong>s borderlines peuvent énormément en bénéficier.<br />

Au fil des séances, l’entourage soignant, chaleureux, constitué<br />

en une permanence suj<strong>et</strong>te à discontinuité, construit alors un réceptacle<br />

recueillant, puis positivant, le matériel psychique souvent archaïque<br />

capable de surgir lors de ces moments post-critiques privilégiés. L’histoire<br />

du suj<strong>et</strong> peut se rem<strong>et</strong>tre en marche dans un cadre contenant.<br />

2. Le hammam, véritable kinésithérapie humide, en tant qu’approche<br />

hydrothérapique, doté d’un cadre clos <strong>et</strong> favorable, autorise, là encore,<br />

une étape de régression affective par son caractère chaud <strong>et</strong> humide,<br />

maternant. Il crée une atmosphère propice au partage émotionnel. Le<br />

geste du massage ne s’impose pas, il reste une proposition <strong>et</strong> autorise un<br />

travail sur l’enveloppe corporelle allant du massage doux au dégommage,<br />

plus intense <strong>et</strong> plus profond. Au cours d’un massage sensitif (Camilli,<br />

2003) ½ , les tensions internes se voient apaisées, les points de nouure<br />

1. Le massage sensitif de C. Camilli est un exemple d’approche par le toucher. Il est<br />

basé sur l’interaction du physique <strong>et</strong> du psychique. À partir de manœuvres spécifiques<br />

associées à la respiration <strong>et</strong> utilisées comme un langage, il est un moyen de communication<br />

non verbal qui privilégie la libre expression corporelle du « massé ». Il perm<strong>et</strong> à<br />

ce dernier d’acquérir progressivement la maîtrise de son propre corps. Pour C. Camilli<br />

(2003), le toucher <strong>et</strong> la psychanalyse sont « épigénétiquement liés puisque le langage<br />

n’a pu apparaître qu’avec la station debout qui a libéré les mains, mais aussi adapté le<br />

larynx <strong>et</strong> le pharynx au langage parlé. »


STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 207<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

peuvent être déliés, étirés, triturés, mis en perspective avec la problématique<br />

psychique. Le corps peut redevenir un lieu, sinon de plaisir,<br />

du moins non exclusivement voué à la souffrance, à l’angoisse <strong>et</strong> à<br />

l’autoagression permanente. L’émergence des béances lacunaires peut<br />

être contrôlée par le toucher qui en restitue un contour, c’est-à-dire,<br />

la possibilité à venir de les exprimer sans vécu de néantisation. L’autoagression<br />

est souvent concrétisée, du point de vue clinique, par des<br />

conduites addictives, des conduites à composante automutilatrice (des<br />

scarifications par exemple) ou des conduites à risques. Par le massage, la<br />

peau, enveloppe <strong>et</strong> tissu de pores à la fois, reprend sa fonction de forme<br />

<strong>et</strong> de surface, d’interface biologique qui confère un volume relationnel à<br />

l’individu. Le Moi-peau (Anzieu, 1985) peut se superposer avec un moi<br />

moins carencé. La lecture patiente des éventuelles cicatrices cutanées par<br />

le kinésithérapeute, combinée à l’exploration des points de contracture<br />

perm<strong>et</strong> au suj<strong>et</strong> de reconquérir une historicité acceptable. Elle est un<br />

temps essentiel de reconstruction d’une identité, d’une sensibilité <strong>et</strong> d’un<br />

destin.<br />

Toutes les autres formes d’hydrothérapie (Dubois, 1985), à condition<br />

d’en adapter l’application aux individus, peuvent avoir une action favorable<br />

sur les troubles psychiques narcissiques. Les états psychosomatiques<br />

dermatosiques (eczéma, psoriasis) comme certains états rhumatismaux,<br />

bénéficient à la fois d’une action directe ou mécanique liée à<br />

la composition ionique <strong>et</strong> chimique de l’eau (balnéothérapie, crénothérapie)<br />

; ou de la boue, à sa température ou à son mode d’application ; mais<br />

aussi du nursing, narcissisant, <strong>et</strong> de la mise à distance des problèmes,<br />

apaisante, qui les accompagnent.<br />

Ce sont des parenthèses reconstructrices dans l’existence des suj<strong>et</strong>s<br />

psychosomatiques <strong>et</strong> états-limites.<br />

3. L’escalade constitue un autre temps fort de la prise en charge<br />

thérapeutique des personnalités borderlines. L’encordage, l’assurance<br />

systématique par le premier de cordée, la nécessité d’assurer sans cesse<br />

ses propres prises pour sa sécurité <strong>et</strong> pour celle d’autrui, réactivent des<br />

fonctionnements solidaires, naturels, resocialisants. Le temps de randonnée,<br />

par le cheminement, est propice aux confidences <strong>et</strong> au recentrage<br />

du suj<strong>et</strong> sur certains aspects physiologiques de son existence. Il perm<strong>et</strong><br />

aussi de se vider la tête des préoccupations stériles. La fatigue physique,<br />

si elle est bien dosée, contribue à redéfinir les priorités vitales <strong>et</strong> à<br />

m<strong>et</strong>tre de côté ce qui n’est pas gérable dans l’immédiat. Au cours de<br />

ces activités sportives, il ne s’agit pas de prendre des risques, de faire<br />

des exploits sportifs, bien qu’à terme, l’idée de la performance relative<br />

comme objectif puisse être aussi narcissisante. Il s’agit de r<strong>et</strong>rouver,<br />

par c<strong>et</strong>te vectorisation existentielle, des repères personnels <strong>et</strong> des bases<br />

relationnelles fiables.<br />

4. La danse explore la dimension du déplacement du corps, du partage<br />

de l’espace disponible avec d’autres trajectoires individuelles. C’est ce<br />

partage qui fonde une collectivité en action, justifie un mouvement,


208 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

assure un spectacle. Ces trois concepts sont utilisables dans un processus<br />

de narcissisation. On distingue trois types d’exercice :<br />

– Les mouvements collectifs : ils cultivent la synchronisation intersubjective<br />

par une utilisation rationnelle de tous les moyens complémentaires<br />

de communication (analogiques <strong>et</strong> digitaux, affectifs <strong>et</strong> intellectuels).<br />

L’harmonie de l’ensemble dépend du respect du proj<strong>et</strong> chorégraphique<br />

(métaregard sur le groupe <strong>et</strong> son sens), <strong>et</strong> l’art est un élément apaisant.<br />

Les mouvements, dans leur enchaînement diachronique, illustrent la<br />

capacité du suj<strong>et</strong> à être attentif à l’autre, à sa consigne comme un apport<br />

capable de le remplir, de lui rendre vie sans le manipuler.<br />

– Les mouvements individuels : ils se font, par principe, devant un public,<br />

même restreint, mais bienveillant <strong>et</strong> attentif. Dans un premier temps, ce<br />

public (devenu partenaire de la thérapie) est formé uniquement d’autres<br />

patients ou de soignants. L’utilité mobilisante du public est d’amener<br />

le suj<strong>et</strong> à accepter de s’exposer ainsi <strong>et</strong> à supporter la simple présence,<br />

puis le regard d’autrui. Dans une étape ultérieure, il peut devenir question<br />

de représentation, c’est-à-dire, que le suj<strong>et</strong> va accepter d’être mis<br />

en scène (manipulation par le chorégraphe) puis de se m<strong>et</strong>tre en scène,<br />

se montrer en un spectacle (de l’importance du regard à soutenir). Tous<br />

ces termes (mise en scène, spectacle, regard) renvoient au narcissisme<br />

<strong>et</strong> aussi à une certaine sublimation de l’angoisse en trac, c’est-à-dire<br />

une ébauche de névrotisation (hystérisation) du comportement qui<br />

signe une reprise de l’évolution psychique. C’est une étape importante<br />

de la prise de conscience narcissique, mais qui n’est pas toujours<br />

évidente à restaurer dans certaines dimensions pseudo-névrotiques des<br />

troubles borderlines de la personnalité. Les phobies sociales invalidantes,<br />

qui renvoient plus souvent à un syndrome post-traumatique<br />

qu’à une catégorisation névrotique de la personnalité, bénéficient de<br />

c<strong>et</strong>te indication. Il ne s’agit pas de proj<strong>et</strong>er brutalement le patient en<br />

situation, où il risquerait l’échec de plus, ce qui pourrait susciter un<br />

blocage. C<strong>et</strong>te perspective, d’inspiration cognitivo-comportementaliste<br />

mais plus soucieuse encore de la gestion de l’angoisse, perm<strong>et</strong> de<br />

travailler sur le symptôme, de le dépasser sans le fixer, de le recadrer<br />

positivement en lui attribuant un sens social <strong>et</strong> non plus individuel (le<br />

trac remplace la peur) <strong>et</strong> de lui redonner une dimension interrelationnelle<br />

créative, moins marginalisante. Le contexte d’un proj<strong>et</strong> artistique<br />

<strong>et</strong> la libération des divers affects liés à la danse peuvent susciter des<br />

niveaux d’interaction très mobilisateurs du psychisme.<br />

– Les mouvements à deux obéissent par définition à des règles précises :<br />

ils imposent un respect du rythme <strong>et</strong> de la configuration préalable du<br />

mouvement en des pas spécifiques (de la valse au tango). Durant ces<br />

pas de danse, on se touche, on se côtoie, mais tout est progressif,<br />

codifié, r<strong>et</strong>enu, balisé. La musique modifie le contexte, dans le sens<br />

où des préférences peuvent s’exprimer, se partager, se discuter. Il y a,<br />

là encore, matière à contacts interhumains utilisant tous les niveaux


STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 209<br />

logiques. Les suj<strong>et</strong>s ayant été victimes d’abus sexuels sont à même<br />

de bénéficier pleinement de c<strong>et</strong>te véritable rééducation, allant vers une<br />

restauration des capacités à supporter un contact physique non perverti.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

5. La chorale <strong>et</strong> le théâtre : ces deux activités sont plus connotées artistiquement,<br />

mais aussi plus élaborées <strong>et</strong> plus complexes puisqu’exprimées<br />

à travers la maîtrise d’outils sensibles (la voix, le geste, la mémoire, la<br />

connaissance d’un minimum de culture musicale). Le travail sur la respiration<br />

(abdominale ou thoracique), la maîtrise du souffle, le risque de<br />

« perdre haleine », explorent des sensations très archaïques. La chorale<br />

est tout autant un soin à médiation corporelle qu’une art-thérapie. Chorale<br />

<strong>et</strong> théâtre nécessitent en outre un investissement du patient sur la durée,<br />

un engagement envers les autres comme envers soi-même. C<strong>et</strong> investissement<br />

est vectorisé clairement par la perspective d’une représentation<br />

ultérieure. Chorale <strong>et</strong> théâtre peuvent donc être proposés en seconde<br />

intention aux patients déjà accrochés, confiants, <strong>et</strong> dont l’hémorragie<br />

narcissique est en voie de cicatrisation par les outils ci-dessus décrits.<br />

Mais il n’y a pas de contre-indication formelle à proposer des séances de<br />

sensibilisation ou un premier contact, si la proposition provoque d’emblée<br />

l’adhésion du suj<strong>et</strong>. Le risque d’un échec du processus d’intégration<br />

du patient au groupe préexistant est néanmoins à prendre en compte, en<br />

raison des répercussions narcissiques inévitables d’une telle éventualité.<br />

6. Le modelage <strong>et</strong> la sculpture : ces techniques actualisent <strong>et</strong> mobilisent<br />

des émotions encore plus archaïques. Elles restent de très bons<br />

outils de soin pour les suj<strong>et</strong>s psychotiques régressés, pour qui elles ont<br />

été inventées, mais elles le sont aussi pour des borderlines. Elles sont à<br />

même de les confronter avec le réel (froid, humide, visqueux, granuleux,<br />

sec...) de la matière brute <strong>et</strong> inanimée qu’ils peuvent essayer d’animer<br />

en lui donnant une forme, donc un sens, en passant du minéral froid à<br />

l’obj<strong>et</strong>, utilitaire ou artistique, puis de l’obj<strong>et</strong> banal à une création placée<br />

en phase directe avec les productions de l’inconscient. Ce travail sur la<br />

matière, traditionnellement rapporté à une composante anale, n’est pas<br />

sans analogie avec le questionnement pervers tel que nous l’avons décrit,<br />

qui explore la dimension du passage de l’inanimé au vivant <strong>et</strong> vice-versa.<br />

7. La relaxation : différentes techniques peuvent être proposées. Elles<br />

peuvent s’ordonner, soit en séances spécifiques destinées à compléter,<br />

par exemple, l’eff<strong>et</strong> sédatif <strong>et</strong> tranquillisant des traitements médicamenteux<br />

(avec le but de juguler l’angoisse ou de réduire les tensions), soit<br />

comme préparation à des séances psychocorporelles médiatisées, du type<br />

de celles qui sont décrites ci-dessus. La combinaison de ces différents<br />

temps, leur séquençage, rend compte de l’infinité des possibilités de<br />

soulagement de la souffrance psychique <strong>et</strong> de définition de temps d’évolution<br />

personnelle. Il y a néanmoins des contre-indications à respecter :


210 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

ainsi, au cours de séances de training autogène de J. H. Schultz ½ (à visée<br />

d’eutonie) des épisodes brefs mais anxiogènes de morcellement peuvent<br />

avoir lieu si des patients porteurs d’une structure psychique très archaïque<br />

le pratiquent de façon non contrôlée. Cependant, toutes les formes de<br />

relaxation peuvent apporter un apaisement bénéfique <strong>et</strong> constituer le<br />

préalable à une séance de verbalisation productive, à ne pas confondre<br />

néanmoins avec une séquence psychothérapique.<br />

8. Les soins esthétiques : ces soins sont éminemment renarcissisants.<br />

Ils perm<strong>et</strong>tent à l’individu d’expérimenter une certaine situation d’abandon,<br />

au sens de lâcher prise, de faire confiance au soignant. Ils favorisent<br />

une transformation de l’image corporelle mais surtout de la perception<br />

de soi. Pour le patient, si on lui consacre du temps, c’est qu’il en vaut<br />

la peine. Dans l’esprit du public, les soins esthétiques sont un luxe que<br />

peu de patients borderlines s’accordent, ne serait-ce qu’en raison de son<br />

coût. Accéder à un tel luxe, même si celui-ci est proposé comme un soin,<br />

donc pris en charge par le forfait hospitalier, leur apporte une nouvelle<br />

dimension sociale <strong>et</strong> personnelle.<br />

9. Le dessin, la peinture : parmi les art-thérapies, les activités utilisant<br />

la peinture ou le dessin comme médiateur, <strong>et</strong> plus particulièrement les<br />

séances débouchant sur les notions de portrait, ou d’autoportrait, (comme<br />

travail sur la manière dont un patient s’appréhende) lorsque cela est<br />

possible, montrent la grande difficulté de ces suj<strong>et</strong>s à s’imaginer, au sens<br />

propre comme au figuré (cf. la vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 16).<br />

Bien souvent, confrontés à c<strong>et</strong>te consigne, indépendamment de leurs<br />

capacités graphiques <strong>et</strong> de leur efficience intellectuelle, ils ne peuvent<br />

restituer que l’ébauche incomplète, impersonnelle ou stéréotypée d’un<br />

visage. Ils ont, par ailleurs, beaucoup de mal à restituer, même schématiquement<br />

un corps entier, <strong>et</strong> ayant les pieds campés sur le sol. Au-delà<br />

d’interprétations sauvages sur les « manques » constatés, c<strong>et</strong>te carence de<br />

figuration traduit la relation profonde entre la construction d’un schéma<br />

corporel personnel solide <strong>et</strong> la construction de la personnalité. Comment<br />

se sentir bien dans son corps si on n’en perçoit pas les contours, le<br />

volume, la densité ? Réciproquement, on peut s’attendre à ce qu’un<br />

travail de psychomotricité, visant à restaurer un schéma corporel correct,<br />

puisse avoir des répercussions positives sur la configuration narcissique<br />

<strong>et</strong> le fonctionnement émotionnel <strong>et</strong> intellectuel d’un patient.<br />

1. J. H. Schultz, dermatologue allemand, se forma pour devenir neuropsychiatre. Après<br />

avoir étudié l’hypnose, il voulut apporter à ses patients le moyen de se r<strong>et</strong>rouver dans<br />

un état similaire afin d’en finir, sans suggestion, avec leurs problèmes dermatologiques.<br />

En ce sens, il s’agit d’une autosuggestion opposée à une hétéro-hypnose. Il constata<br />

que la répétition de ses exercices de relaxation par autodécontraction concentrative<br />

avait un eff<strong>et</strong> positif sur le stress. D’autres techniques existent : méthode de Jacobson,<br />

sophrologie, <strong>et</strong>c.<br />

L’eutonie est l’acquisition d’un tonus musculaire adéquat, à opposer à l’hypo ou<br />

hypertonie.


STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 211<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Comment acquérir, à l’adolescence (qui est déjà une période troublée<br />

du point de vue de l’acceptation de son corps <strong>et</strong> de soi-même, un état<br />

borderline), ou à l’âge adulte, ces dimensions narcissisantes ayant parfois<br />

fait défaut une vie durant ?<br />

C’est toute la dimension réparatrice de l’art-thérapie <strong>et</strong> des soins<br />

psychocorporels chez les suj<strong>et</strong>s borderlines, ce qui en fait des approches<br />

thérapeutiques à part entière. Nous avons ci-dessus listé une série de<br />

pratiques thérapeutiques dont certaines appartiennent au champ du psychocorporel,<br />

d’autres au domaine de l’art-thérapie <strong>et</strong> d’autres enfin sont<br />

inclassables, appartenant aux deux. La composante art-thérapique du soin<br />

apporte une spécificité.<br />

Les fonctions<br />

Au sein de la production humaine, certains art-thérapeutes (Rodriguez,<br />

Trol, 2001) décrivent trois fonctions : anthropomorphique, formaliste <strong>et</strong><br />

symbolique. Chacune d’entre elles contribue à l’élaboration du narcissisme.<br />

La fonction anthropomorphique, primordiale, est à fort contenu narcissique.<br />

Elle nous pousse à représenter l’être humain <strong>et</strong> surtout à nous<br />

représenter nous-mêmes, c’est-à-dire nous apercevoir, nous multiplier,<br />

nous perpétuer ! On la r<strong>et</strong>rouve à l’œuvre dès les premiers balbutiements<br />

de l’humanité sous forme, par exemple, de stèles anthropomorphes.<br />

La signature, comme trace autonome <strong>et</strong> personnelle, participe de c<strong>et</strong>te<br />

autoreconnaissance de soi-même. De nombreuses œuvres d’art ne sont<br />

que des variations, significatives (le peintre Ben), autour de la signature<br />

qui peut se voir répétée, dilatée, fragmentée, torturée, sublimée...<br />

Quelques patients, au contraire, n’adm<strong>et</strong>tent pas de signer leur travail,<br />

d’autres veulent conserver une maîtrise totale sur leurs œuvres, préférant<br />

les détruire plutôt que de les savoir en risque d’être perdues ou<br />

vendues, dispersées, appropriées par des inconnus. On r<strong>et</strong>rouve là des<br />

formalisations psychiques ayant à voir avec la magie noire ½ . À ce niveau<br />

s’introduisent, de plus, les dimensions formalistes <strong>et</strong> symboliques.<br />

Les deux autres fonctions décrites : la fonction formaliste qui traduit<br />

les rythmes biologiques ou la perception que l’individu s’en fait, <strong>et</strong> la<br />

fonction symbolique (plus tardive), sont donc à explorer, conjointement,<br />

mais c’est principalement le renforcement de la fonction anthropomorphique,<br />

physionomique, qui sera actif <strong>et</strong> qui sera réparateur par son aura<br />

narcissisante pour les suj<strong>et</strong>s borderlines. La variabilité des approches<br />

art-thérapiques n’est qu’une variabilité technique, le contenu du travail<br />

réparateur <strong>et</strong> régulateur du narcissisme rejouant toujours ces dimensions<br />

de la souffrance du suj<strong>et</strong>.<br />

1. Certaines cultures conseillent à leurs membres de ne jamais abandonner la moindre<br />

parcelle d’eux-mêmes (cheveux, rognures d’ongles) car des malveillants pourraient les<br />

utiliser contre eux.


212 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

Ainsi, qu’un suj<strong>et</strong> narcissiquement fragile parvienne un jour à signer<br />

une de ses œuvres, à la revendiquer comme une part de soi, traduit c<strong>et</strong>te<br />

avancée positive de la conscience de « soi ayant une valeur », y compris<br />

marchande.<br />

Dans c<strong>et</strong>te perspective, l’exposition des productions, voire leur vente,<br />

s’impose comme un autre temps du soin qui n’est pas qu’une dérive<br />

mercantile ou utilitaire (trouver des fonds pour faire fonctionner l’atelier)<br />

de l’art-thérapie. Il s’agit de trouver un public acceptant de donner du<br />

temps pour contempler les tableaux ou lire les écrits, il s’agit de trouver<br />

plus prosaïquement un ach<strong>et</strong>eur ½ . Si quelqu’un concède de la valeur à<br />

son travail, c’est fortement surnarcissisant pour le patient ¾ .<br />

Face à un blocage dans le travail d’autoreprésentation, certains subterfuges<br />

artistico-soignants peuvent suggérer la forme humaine ou décrire<br />

un espace autocentré (mandalas, soleil, carrés), pouvant devenir ultérieurement<br />

des blasons ou des drapeaux... Il n’est pas étonnant, comme le<br />

remarque J. Rodriguez (Rodriguez, Troll, 2001), que ces signes contenants<br />

<strong>et</strong> représentants, soient parmi les premiers apparus au cours de<br />

l’évolution de l’humanité <strong>et</strong> se r<strong>et</strong>rouvent aujourd’hui en tant que traces<br />

humaines.<br />

Dessiner ces figures élémentaires, ce qui suppose une ébauche de<br />

contrôle psychomoteur (ce peut être le sens d’une des interventions<br />

incitatrices de l’art-thérapeute), initialise le mouvement de construction<br />

qui sera naturellement anthropomorphe. À partir de là, le patient est<br />

susceptible de s’autoriser à accéder au plaisir de se représenter (avant<br />

le plaisir de s’exposer ou d’exposer son œuvre) qui est un des négatifs<br />

cliniques éventuels de la phobie du miroir, r<strong>et</strong>rouvée dans certains positionnements<br />

psychotiques. Comme cela se rencontre chez le p<strong>et</strong>it enfant<br />

qui s’éveille au monde, ce plaisir de se représenter précède sans doute le<br />

plaisir de créer ou de représenter le monde. Il précède sans doute aussi le<br />

plaisir plus élaboré de partager une émotion ou une idée.<br />

La problématique narcissique, en ce sens, est peut-être, phylogénétiquement,<br />

antérieure à la problématique psychotique ou tout au moins,<br />

la psychose en tant que, pour partie maladie du narcissisme présuppose<br />

l’établissement d’un certain narcissisme, ce qui renoue avec l’intuition<br />

freudienne du narcissisme à partir duquel l’individu va construire son<br />

moi. C’est tout le sens du travail art-thérapique chez les suj<strong>et</strong>s borderlines.<br />

1. On r<strong>et</strong>rouve la construction narcissique nord-américaine où la valeur d’un individu<br />

se calcule en dollars.<br />

2. On arrive ici à un paradoxe, dans la mesure où il faut concilier l’anonymat du maladeartiste<br />

<strong>et</strong> lui perm<strong>et</strong>tre d’exposer sans pseudonyme, ce qui serait limiter la construction<br />

narcissique.


STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 213<br />

L’art-thérapie comme moyen d’accès à l’archaïque<br />

Dans une perspective ontologique, D. Godard a tenté d’apporter sa<br />

contribution à l’élucidation des processus présidant à l’émergence de la<br />

maladie mentale comme une désadaptation, au sens éthologique <strong>et</strong> darwinien<br />

(Darwin, 1872). C<strong>et</strong>te approche présuppose l’établissement documenté<br />

d’une « histoire naturelle du comportement humain » (Godard,<br />

2003), éventuellement étayée sur l’observation scientifique des interactions<br />

précoces mère/enfant, père/enfant (au niveau humain), <strong>et</strong> des interactions<br />

comportementales constatables chez les primates (primatologie<br />

ou psychoprimatologie). Ces modes <strong>et</strong> ces séquences interactionnelles<br />

seraient à considérer en tant que témoins de modalités fonctionnelles primitives.<br />

Par extension, l’enfoui (dans l’inconscient individuel ou collectif),<br />

serait le plus archaïque de l’humanité <strong>et</strong> l’observation des comportements<br />

phylogénétiquement archaïques renseignerait réciproquement sur<br />

le fonctionnement inconscient, présymbolique. Cela n’est qu’une piste de<br />

compréhension à relativiser par rapport à la « psychanalyse, voie royale<br />

vers l’inconscient ».<br />

« L’omniprésence <strong>et</strong> l’omnipotence des processus de symbolisation<br />

humaine ne doivent pas occulter l’éventualité des autres modalités<br />

d’expression <strong>et</strong> de transmission œuvrant chez l’homme, qui, pour<br />

échapper à la conscience, n’en sont pas moins actives. » (Godard, op.<br />

cit.)<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

L’empreinte (Prägung) <strong>et</strong> les conduites d’attachement après imprégnation<br />

dans la période sensible déterminent pour lui le choix objectal<br />

ultérieur. Cela rejoint les observations éthologiques de K. Lorenz (1970)<br />

sur l’importance des influences environnementales dans la construction<br />

du comportement animal. J. Bowlby considère que l’attachement<br />

(mère/enfant) est une extension biologico-comportementale de l’empreinte.<br />

Il en écarte sa dimension interaffective qui serait déjà de l’ordre<br />

du symbolique. Dès lors,<br />

« [...] la place des pulsions <strong>et</strong> leur étayage objectal, <strong>et</strong> la place du symbolique,<br />

devenaient secondaires par rapport aux conduites programmées<br />

d’attachement. » (Bowlby, 1978)<br />

L’Œdipe, que S. Freud avait pourtant tenté de rattacher au phylogénétique<br />

à travers le mythe de la horde primitive,<br />

« [s’il] apparaît comme une étape nécessaire du développement pour<br />

structurer les affects, distribuer l’amour <strong>et</strong> la haine, le Désir <strong>et</strong> la loi,<br />

<strong>et</strong> sortir du chaos émotionnel préœdipien, se superpose tardivement du<br />

point de vue de l’évolution aux déterminants biologiques archaïques. »<br />

(Godard, 2003)


214 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

Il suppose déjà une tentative de sexuation des relations, la séduction<br />

pour l’autre sexe <strong>et</strong> il ouvre sur le symbolique. Tout mauvais accès<br />

au symbolique, lié à l’intervention désorganisatrice d’un traumatisme<br />

précoce, est susceptible de laisser le champ libre à des modalités psychofonctionnelles<br />

non réprimées. C’est l’hypothèse des pathologies mentales<br />

les plus sévères (les psychoses) comme accidents évolutifs de<br />

la phylogenèse que S. Freud développa dans sa correspondance avec<br />

W. Fliess (Freud, 1887-1902). Dès lors, d’autres dispositions existentielles<br />

majeures, telles que le transsexualisme ou l’anorexie mentale,<br />

qui appartiennent à la constellation borderline, peuvent être regardées<br />

différemment <strong>et</strong> la prise en compte de l’élément narcissique dans toutes<br />

les souffrances psychiques devra passer par d’autres voies que la verbalisation<br />

: art-thérapie activant la fonction formaliste <strong>et</strong> la fonction<br />

symbolique ou psychothérapie à médiation corporelle. Il faut, en tout<br />

cas, s’attendre à l’émergence de matériaux psychiques non directement<br />

exploitables par le verbe chez ces patients <strong>et</strong> respecter ces étapes du<br />

processus reconstructeur.<br />

Le registre de l’art-thérapie est transversal, il entre en interaction<br />

avec les trois catégories principales de relations d’aide au changement<br />

que sont le soin, l’éducation (<strong>et</strong> son corollaire l’apprentissage) <strong>et</strong> la<br />

psychothérapie.<br />

Aux premiers temps de la vie, avant donc que ne se noue l’organisateur<br />

œdipien, ces trois catégories se trouvent confondues dans la fonction<br />

maternante, dont elles sont issues. Mais, très rapidement, elles se différentient,<br />

en organisant la construction harmonieuse de l’individu <strong>et</strong><br />

son évolution vers la subjectivité personnelle <strong>et</strong> individuelle, au sens<br />

étymologique. Leur point commun reste que le narcissisme, sous ses<br />

diverses formes, s’avère être le moteur de ces trois évolutions nécessitant,<br />

chacune, une capacité de mobilisation de substrat libidinal. Le jeu<br />

d’ombres entre la « mauvaise mère » <strong>et</strong> la bonne mère (ou la « mère<br />

suffisamment bonne », D. W. Winnicott, 1969) que nous avons évoqué<br />

dans la psychogenèse des états-limites (M. Klein), est l’une des péripéties<br />

initiales de c<strong>et</strong>te différentiation fonctionnelle physiologique mais le<br />

narcissisme peut éclore, vivre ou défaillir tout au long de l’existence d’un<br />

individu ½ .<br />

Au cours de la sénescence, ces trois processus tendent habituellement<br />

à se rejoindre car l’individu, précarisé dans son intégration narcissique<br />

par la perspective anticipée de sa disparition, diminué intellectuellement<br />

<strong>et</strong> physiquement, ayant en outre épuisé une partie de son énergie vitale,<br />

1. Sur Intern<strong>et</strong>, court l’histoire de c<strong>et</strong> homme d’affaires qui, en déplacement, fit appel<br />

à une call girl. À sa grande surprise, c’est sa propre fille qui se présenta dans sa<br />

chambre d’hôtel. De r<strong>et</strong>our chez lui, en bon père, il en parla à son épouse, qui demanda<br />

immédiatement le divorce. Il en fit un accident cardiovasculaire. On peut interpréter<br />

ce dernier comme le symptôme psychosomatique ou métaphorique d’un effondrement<br />

narcissique <strong>et</strong> affectif compl<strong>et</strong>.


STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 215<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

cherche à se rassembler. C<strong>et</strong> égoïsme palliatif, physiologique, colmate,<br />

comme il le peut, les brèches d’un être-soi en carence croissante. Si « la<br />

vieillesse est un naufrage » (C. De Gaulle, Mémoires de guerre), c’est<br />

un peu un sauve qui peut ! Dans ce contexte régressif <strong>et</strong> involutif, par la<br />

force des choses, soin, éducation <strong>et</strong> thérapie peuvent avoir tendance à se<br />

confondre à nouveau <strong>et</strong> l’entourage disponible est mis à contribution.<br />

Tenant compte de c<strong>et</strong>te disposition naturelle de l’équipement narcissique,<br />

l’art-thérapie peut se voir appliquée à la prise en charge des suj<strong>et</strong>s<br />

borderlines : adolescents <strong>et</strong> suj<strong>et</strong>s âgés mais, aussi, tous les états-limites<br />

tels que nous les avons envisagés dans les chapitres précédents.<br />

L’art-thérapie introduit un processus transversal car l’art seul peut<br />

constituer un véritable fil de capiton (par analogie au « point de capiton »<br />

lacanien) capable de mobiliser ou de transférer utilement de l’énergie<br />

libidinale dans ces trois registres de la relation d’aide au changement,<br />

tout en respectant leur nature diversifiée chez le suj<strong>et</strong> adulte.<br />

Chez les suj<strong>et</strong>s cibles, quel que soit l’outil choisi, <strong>et</strong> nous avons vu<br />

qu’ils sont divers, la restauration narcissique induite par le processus de<br />

création artistique dialectise des positionnements narcissiques jusque-là<br />

dysharmoniques, ce qui est source de tensions. Elle a pour vocation<br />

de transcender les registres éducatifs <strong>et</strong> thérapeutiques en m<strong>et</strong>tant en<br />

action, simultanément, une considérable régression (la jouissance créatrice<br />

relève d’une posture archaïque que l’on r<strong>et</strong>rouve dans les joies<br />

infantiles) <strong>et</strong> une projection anticipatrice ; elle articule donc sociothérapie<br />

<strong>et</strong> psychothérapie à la fois.<br />

La projection anticipatrice est introduite par la présence d’une tierce<br />

personne (l’art-thérapeute) comme public ou comme accompagnant ; elle<br />

s’appuie sur l’écart inévitable existant entre deux œuvres :<br />

– L’œuvre fantasmée (forcément idéale), qui n’appartient qu’à soi<br />

puisqu’elle est un produit de l’imaginaire, voire qui peut être vécue<br />

comme un élément indissociable de soi (dans certains fonctionnements<br />

pseudo-psychotiques).<br />

– L’œuvre réelle (forcément imparfaite), finie, qui a pour destin de se<br />

voir exposée, offerte aux regards <strong>et</strong> aux jugements d’autrui, qui peut<br />

se transm<strong>et</strong>tre, ou être détruite. Elle instaure une première borne sur<br />

laquelle le suj<strong>et</strong> peut choisir de s’ancrer, c’est-à-dire, ancrer son narcissisme<br />

dans un processus analogue à ce qui s’est joué, bien avant, lors de<br />

l’élaboration du narcissisme primaire puis du narcissisme secondaire.<br />

Un sentiment de toute puissance préside au premier regard sur la<br />

page blanche, juste avant le début du passage à l’acte créatif. La page<br />

blanche (ou son équivalent dans tout processus créatif) est c<strong>et</strong> espace<br />

transitionnel, miraculeux, à circonscrire au préalable (c’est le cadre de la<br />

séance), sur lequel, un instant seulement, « tout est possible ». C<strong>et</strong> espace<br />

n’est pas vide, il est plein des promesses de l’imaginaire. mais le réel peut<br />

se charger de le vider ! Est-il possible de m<strong>et</strong>tre en perspective ce vide<br />

fécond avec le vide lacunaire borderline ?


216 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

En eff<strong>et</strong>, très vite, au premier mot écrit (atelier d’écriture) comme au<br />

premier coup de crayon (atelier de peinture), <strong>et</strong> cela se r<strong>et</strong>rouve chez tous<br />

les créateurs, il se voit soumis à l’urgence, l’impériosité, l’impétuosité de<br />

la création convoquée pour en combler le vide naissant, puis à l’inhibition<br />

<strong>et</strong> à « l’angoisse de la page blanche » précisément (à l’image du vide<br />

absolu). C<strong>et</strong>te angoisse, rarement mobilisatrice, relève d’un sentiment<br />

d’impuissance face à l’ampleur de la tâche (notion d’infini comme dissolution<br />

des limites).<br />

Quel que soit le support choisi, la (re)constitution d’un narcissisme<br />

harmonieux est l’un des buts des processus de création introduits par<br />

l’art-thérapie. La redistribution narcissique transversale qu’elle opère<br />

se nourrit de la maîtrise de tels écarts. Le rôle de l’art-thérapeute est<br />

alors prépondérant pour canaliser les émotions <strong>et</strong> leur accorder un sens<br />

constructif.<br />

Par extension, l’art-thérapie a sa place dans la détermination du chefd’œuvre<br />

– clef de voûte instituée, placée dans le registre traditionnel des<br />

apprentissages cognitifs mais qui adm<strong>et</strong> une forte composante initiatrice<br />

<strong>et</strong> socialisatrice, puisqu’elle apporte à l’individu qui l’a produite, un statut<br />

social – ainsi que de l’œuvre ultime d’un suj<strong>et</strong>, capable de condenser<br />

<strong>et</strong> de sublimer tout un narcissisme ou d’en trahir, inéluctablement, l’épuisement<br />

libidinal <strong>et</strong> la montée de l’angoisse de mort, ultime « tremblement<br />

de temps » (Fondation Maeght, 1989) (cf. le narcissisme du suj<strong>et</strong> âgé).<br />

Chacun de ces deux pôles existentiels de la création explore des<br />

aspects fondamentaux du narcissisme.<br />

On y r<strong>et</strong>rouve la problématique narcissique prométhéenne puisque la<br />

différence entre suj<strong>et</strong>s morts/inanimés/minéraux <strong>et</strong> suj<strong>et</strong>s vivants/animés<br />

passe, à c<strong>et</strong> instant, entre les individus qui sont encore capables d’enfanter,<br />

de créer <strong>et</strong> ceux qui n’en sont plus capables ; entre ceux qui sont<br />

au clair avec cela <strong>et</strong> ceux qui n’y sont pas. L’angoisse de castration (ou<br />

l’impuissance à créer comme vécu <strong>et</strong> traduction psychobiologique de<br />

c<strong>et</strong>te angoisse) se confond alors avec l’angoisse de mort dont elle est<br />

l’un des prototypes les plus précoces (Bourgeois, Faye, 1993).<br />

Dans une séance d’art-thérapie, à travers la fin programmée du processus<br />

de création de l’œuvre, matérialisée ou non par le rituel de la<br />

signature de l’œuvre par le suj<strong>et</strong>, se rejoue, à chaque fois, la prise de<br />

conscience <strong>et</strong> l’acceptation de la fin de la capacité créative, c’est-à-dire<br />

la mort, dans notre hypothèse.<br />

Le hiatus fonctionnel instauré par la nature entre l’œuvre fantasmée<br />

<strong>et</strong> l’œuvre réelle (celle produite à la fin de la séance <strong>et</strong> soumise à la<br />

signature), est susceptible d’inscrire le suj<strong>et</strong> dans la perspective d’une<br />

acceptation de ses limites, c’est-à-dire d’une névrotisation/normalisation<br />

au sens analytique <strong>et</strong> (enfin) d’une individuation apaisante <strong>et</strong> structurante<br />

: « Si j’ai des limites, c’est que je suis un suj<strong>et</strong> ! » Le suj<strong>et</strong> est<br />

amené à anticiper émotionnellement <strong>et</strong> intellectuellement un « après »<br />

à sa disparition en tant que créateur. C<strong>et</strong> « après » est matérialisé par


STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 217<br />

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l’œuvre abandonnée, quoiqu’imparfaite, dont la présence désormais infiltrera<br />

<strong>et</strong> ponctuera l’existence de son créateur. C<strong>et</strong>te œuvre, c’est la trace,<br />

elle pondère la mégalomanie.<br />

En ce sens, peuvent être reliés le refus de certains artistes de signer<br />

leur œuvre, le fait de « faire de sa signature une œuvre » (Ben), comme<br />

le fait que d’autres peintres laissent toujours, volontairement, une partie<br />

inachevée dans leur tableau, comme une métaphore de la lacune constitutive<br />

de leur carence narcissique. Il s’agit d’un jeu autour de la mort <strong>et</strong><br />

de l’inaccompli-inaccomplissable.<br />

Mais si on peut « jouer à la mort » (<strong>et</strong> c’est l’un des jeux les plus<br />

constructeurs de l’enfance) la mort n’est pas un jeu, c’est la fin du jeu<br />

(<strong>et</strong> du je !). Sa propre mort est le mystère absolu que l’on commence<br />

à entrevoir dès c<strong>et</strong> âge péri-œdipien, que l’on est voué à rechercher<br />

sans cesse pour mieux l’exorciser, plus tard, si on est porteur d’une<br />

personnalité borderline.<br />

Si les tentatives de résolution de l’angoisse de castration déterminent<br />

classiquement une atmosphère œdipienne, les tentatives de suturation de<br />

l’angoisse de mort qui couvent (<strong>et</strong> parfois flambent), sous ce sentiment<br />

écran à thématique pseudo-sexuelle, dessinent les prémices d’une carrière<br />

névrotique, normale ! La mise en œuvre ultérieure d’une sexualité,<br />

complètement ou partiellement génitalisée (la perversion) ouvrira sur<br />

l’âge adulte <strong>et</strong> pourra m<strong>et</strong>tre sous l’éteignoir longtemps (tant qu’elle sera<br />

opérante) les angoisses de mort ou de néantisation.<br />

Au niveau de la prise en charge des individus, ce qui se joue donc dans<br />

l’art-thérapie, (<strong>et</strong> ceci ne concerne donc pas seulement les suj<strong>et</strong>s borderlines),<br />

c’est la réouverture de voies d’accès à un cheminement créatif<br />

pouvant éventuellement sublimer l’impasse sexuelle ou existentielle dans<br />

laquelle ils se trouvent souvent (cf. les aménagements du tronc commun<br />

borderline). Cela leur laisse entrevoir <strong>et</strong> explorer d’autres perspectives<br />

que les positionnements pervers ou addictifs ainsi que les catastrophes<br />

dépressives anaclitiques qu’ils ont déjà expérimentés.<br />

Si les conditions de maîtrise émotionnelle de part <strong>et</strong> d’autre, de création<br />

d’un espace relationnel authentique par mise en confiance réciproque<br />

<strong>et</strong> de suturation narcissique en sont créées, un travail sur c<strong>et</strong> aspect précis<br />

de la malrésolution œdipienne peut être produit par l’art-thérapie, avec le<br />

complément éventuel d’approches psychocorporelles.<br />

L’art-thérapie s’avère alors capable de ranimer, d’intensifier <strong>et</strong> de<br />

mobiliser certaines des émotions longtemps enfouies ou dévoyées (avec<br />

leur énergie sous-jacente), de les rapporter à la conscience d’un soi entier<br />

(non morcelé bien sûr, sinon on serait dans le registre psychotique).<br />

Ce soi restauré pourrait, si tout évolue bien, devenir à terme moins<br />

lacunaire (on est toujours dans les lacunoses). Plus dense <strong>et</strong> plus solide,<br />

il développerait sa potentialité principale qui est de jouer à nouveau,<br />

naturellement, avec les autres instances décrites dans la seconde topique.


218 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

La psychothérapie par le verbe<br />

À tout âge, c<strong>et</strong>te nouvelle articulation intrapsychique est à même de<br />

relancer les processus de constructions de la personnalité, d’infléchir la<br />

psychogenèse de l’individu dans le sens de la névrotisation. C’est le but<br />

de la psychothérapie.<br />

C<strong>et</strong>te évolutivité étant réenclenchée, alors peut être envisagée, dans un<br />

second temps, l’utilisation de techniques faisant appel aux capacités de<br />

symbolisation de l’individu, à condition d’être préalablement aménagées.<br />

Si la clinique se donne pour objectif de décomposer en symptômes la<br />

combinaison alchimique fondant l’équilibre psychocomportemental d’un<br />

individu, image de son fonctionnement psychique, la psychanalyse <strong>et</strong><br />

toutes les psychothérapies par le verbe peuvent, en levant les résistances<br />

<strong>et</strong> les inhibitions (qui sont deux fac<strong>et</strong>tes de la même problématique)<br />

ordonner le fonctionnement intrapsychique <strong>et</strong> déterminer une psychosynthèse<br />

au sens de C. G. Jung (1913).<br />

Si l’existence d’un suj<strong>et</strong> est, dans le meilleur des cas, l’histoire d’un<br />

inconscient qui a accompli sa réalisation, un individu peut croître tout au<br />

long de son existence pour peu qu’il puisse dépasser sa psychorigidité ½ .<br />

Les psychothérapies non médiatisées, épurées par leur statut psychanalytique,<br />

ne semblent donc pas constituer le traitement de choix des<br />

états limites de la personnalité. La frustration est cultivée, en tant que<br />

moteur du changement espéré par le cadre psychanalytique traditionnel.<br />

Elle autorise mal l’émergence positivante d’associations verbalisées alors<br />

que l’urgence, chez un borderline, c’est de le connoter positivement. Le<br />

risque d’un passage à l’acte « contre le cadre » existe alors. En tant que<br />

conduite d’échec, c<strong>et</strong>te hypothèse-hypothèque entraîne la nécessité d’un<br />

aménagement de la séance destiné à la rendre moins rigide, moins frustrante,<br />

plus tolérante aux écarts attendus sous peine de rupture précoce du<br />

lien thérapeutique, au moins dans les débuts. Ceci ouvre sur le concept<br />

de cadre mouvant, accompagnant au plus près la trajectoire vitale du<br />

suj<strong>et</strong>, sans tenter de la circonscrire à tout prix. Par ailleurs, la plupart des<br />

aménagements économiques syndromiques de ces personnalités (psychopathie,<br />

caractéropathie ou perversion), dans la mesure où chacune d’entre<br />

elles favorise l’élaboration d’un contre-transfert négatif <strong>et</strong> procure peu<br />

de latitude pour travailler sur le transfert (<strong>et</strong> le contre-transfert), n’en<br />

bénéficie pas. La notion de contrat de soin, même provisoire, propre à<br />

ces cadres psychothérapiques, a pour but de perm<strong>et</strong>tre de disposer d’un<br />

espace thérapeutique. Elle est r<strong>et</strong>rouvée aussi à l’occasion de temps forts<br />

de la prise en charge institutionnelle (sevrage toxicomaniaque, hospitalisation<br />

libre en psychiatrie) ; elle est souvent mise à mal. La lutte « autour<br />

1. D’un point de vue philosophique, si l’individu est ce qu’il fait <strong>et</strong> non ce qu’il voudrait<br />

être, l’existence peut aussi, malheureusement, être l’histoire des actes manqués <strong>et</strong> des<br />

tours joués par l’inconscient.


STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 219<br />

du contrat », pour son établissement <strong>et</strong> pour son respect, est souvent l’un<br />

des premiers enjeux.<br />

Quelque part, tout contrat avec un suj<strong>et</strong> borderline est fondamentalement<br />

léonin, injuste <strong>et</strong> fragile, dans la mesure où il cherche à relier des<br />

suj<strong>et</strong>s qui ne sont pas (encore) sur la même longueur d’onde. La pratique<br />

nous apprend qu’imposer un quelconque contrat, même tacite, même<br />

minimal, c’est déjà prédire (au sens propre), par anticipation unilatérale,<br />

les conditions de sa rupture à venir - ce qui ne veut pas dire qu’il faut y<br />

renoncer. Or, la rupture (ou du moins, le point de rupture en tant que<br />

limite relationnelle à explorer), c’est précisément ce que recherchent,<br />

désespérément, pervers <strong>et</strong> psychopathes, alcooliques <strong>et</strong> anorexiques. Ce<br />

point de rupture animé/inanimé, obj<strong>et</strong>/suj<strong>et</strong>, est bien loin, nous l’avons<br />

vu, des questionnements sexués propres aux positionnements névrotiques<br />

à partir desquels, en s’appuyant sur les capacités du patient à accéder<br />

au symbolique, peuvent être travaillées la tolérance à la frustration, la<br />

culpabilisation <strong>et</strong> ses aménagements, la relation d’obj<strong>et</strong>, <strong>et</strong> peuvent se<br />

développer des processus de sublimation. Il ne s’agit pas d’une rupture<br />

affective, mais d’une cassure presque physique. Le postulat même d’un<br />

point de rupture probable est anxiogène pour le suj<strong>et</strong> borderline, dans<br />

le sens où il s’y rejoue, sans cesse, sa problématique abandonnique <strong>et</strong><br />

anaclitique. Confronté à la violence d’un contrat (<strong>et</strong> de ses implications),<br />

le patient cherchera par tous les moyens à y échapper, « faire exception »,<br />

<strong>et</strong> par conséquent le nier, ce qui renvoie au défaut fondamental d’accès au<br />

symbolique qui est perçu au niveau de la clinique <strong>et</strong> fait parfois évoquer<br />

la psychose. Trahi dès son jeune âge, il ne peut faire confiance à personne<br />

<strong>et</strong> à rien, pas même à un contrat, pas même à lui-même. Le contrat<br />

n’est pour lui que l’annonce d’une nouvelle déchirure inéluctable. Les<br />

meilleurs moyens de se défendre resteront le clivage <strong>et</strong> la projection sur<br />

autrui des raisons de c<strong>et</strong>te rupture programmée.<br />

Le patient utilisera souvent le contrat comme une arme à portée autoagressive,<br />

susceptible de réitérer <strong>et</strong> de concrétiser, une fois de plus, les<br />

processus abandonniques qu’il a déjà expérimentés <strong>et</strong> qui le légitiment<br />

dans sa posture (« Je suis abandonné donc je suis »).<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 21 – Virtuel, réel <strong>et</strong> symbolique<br />

Monsieur T. est un redoutable contractant. Ayant longtemps travaillé dans<br />

le commerce de l’art puis en tant que conseiller technique en informatique<br />

<strong>et</strong> concepteur de sites, il réussit régulièrement, par son bagout <strong>et</strong><br />

son intelligence immédiatement perceptible, à se faire embaucher, à des<br />

conditions financières mirobolantes, pour des prestations techniques dont<br />

il connaît, lui, pertinemment, la nature totalement virtuelle <strong>et</strong> peu rentable<br />

pour son employeur. Par sa connaissance du marché (il a fait une école de<br />

commerce) il sait que le proj<strong>et</strong> qu’il présente ou que son employeur m<strong>et</strong> en<br />

route en faisant appel à lui, n’est pas viable sur la durée. Il a conscience que<br />

son embauche n’est qu’un leurre, parfois destiné à rassurer des bailleurs<br />

de fonds situés en amont (pouvoir publics <strong>et</strong> collectivités locales), car très<br />

vite, ne pouvant tenir ses objectifs, son patron sera obligé de le licencier.


220 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

L’essentiel de son activité intellectuelle est donc, lors de la « lune de miel »,<br />

de négocier au mieux avec son employeur les conditions d’indemnisation<br />

financière de son départ futur. Il ne vit pas de la rémunération de son travail,<br />

qu’il fait correctement par ailleurs, mais de ses indemnités de rupture de<br />

contrat. Il n’a pas besoin de passer par la case Assedic car, à peine embauché,<br />

prévoyant, il se m<strong>et</strong> en quête d’un nouvel emploi par Intern<strong>et</strong>. Ce qui<br />

le pousse à venir consulter, c’est qu’il fonctionne de c<strong>et</strong>te façon, également,<br />

dans ses rapports affectifs <strong>et</strong> que cela lui pose problème avec ses femmes<br />

successives. Son fonctionnement professionnel apparaît comme une métaphore<br />

de son fonctionnement psychique <strong>et</strong>, c’est en travaillant sur ce champ<br />

comportemental, moins difficile à aborder du point de vue émotionnel, qu’il<br />

arrivera à modifier, pour partie, son fonctionnement affectif. Pour poser un<br />

cadre thérapeutique à ce patient, il nous a fallu jouer d’artifices. Le contrat,<br />

imposé par nous – mais dans quelle mesure avons-nous été déterminé par<br />

lui – est le suivant : il a droit à cinq séances hebdomadaires tous les deux<br />

ans. Il s’agit par là de contractualiser une rupture, sans en faire un abandon.<br />

Entre ces séquences thérapeutiques, qu’il respecte scrupuleusement, le<br />

patient continue donc son travail psychique sur le contrat. Après six ans<br />

de recul <strong>et</strong> trois séquences thérapeutiques, il a beaucoup changé dans son<br />

rapport aux femmes, mais pas dans son rapport aux employeurs !<br />

Le contrat traditionnel présuppose que les deux parties se constituent<br />

en suj<strong>et</strong>s co-élaborant (collaborant) à travers lui un proj<strong>et</strong> commun<br />

concrétisé par le fond du contrat (<strong>et</strong> non la forme). La relation<br />

objectalisante vécue ou ressentie comme telle par le patient borderline<br />

ne s’appuie pas sur une triangulation ordinaire, structurante, <strong>et</strong> créative,<br />

faisant référence au symbolique. Le partenaire du pervers, prototype en<br />

la matière du suj<strong>et</strong> borderline, ce ne sera pas le cocontractant mais le<br />

contrat, écrit ou verbal, véritable obj<strong>et</strong> fétiche à r<strong>et</strong>ourner contre lui, ou<br />

à déchirer, dénoncer, subvertir. C’est la forme qui se voit privilégiée.<br />

Proposer un contrat de soin à un masochiste, n’est-ce pas alors prendre<br />

le risque d’une manipulation, que ce soit lui qui y instille les germes<br />

de sa jouissance future à le rendre vain <strong>et</strong> vide ou que ce soit nous,<br />

soignants trop facilement portés à y inclure des clauses intenables à<br />

contenu sadique – ce qui revient au même ? C’est ce qui se passe, par<br />

exemple, dans la plupart des contrats de soin mis en place entre une<br />

structure soignante <strong>et</strong> un toxicomane. Ce type de contrat provoque un<br />

fort pourcentage de ruptures, par rechute ou rej<strong>et</strong> <strong>et</strong>, par conséquent,<br />

d’interruptions des soins. Il est le prototype de tous les contrats établis<br />

entre une institution <strong>et</strong> un suj<strong>et</strong> « borderline ».<br />

Quels que soient les clauses, limites <strong>et</strong> avenants, le patient les fera<br />

aussitôt voler en éclats puisque ce qu’il recherche, c’est l’exception <strong>et</strong><br />

la limite ; dès lors, la rupture du contrat par non-respect des clauses le<br />

confirmera dans son fonctionnement victimaire <strong>et</strong> son vécu de mauvais<br />

obj<strong>et</strong>, si la relation se limite au contrat formel.<br />

Pour dépasser c<strong>et</strong>te impasse relationnelle <strong>et</strong> instaurer une véritable<br />

alliance thérapeutique, certains principes sont à respecter, sans qu’ils


STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 221<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

garantissent la solidité <strong>et</strong> la pertinence de c<strong>et</strong>te alliance en termes de<br />

relation d’aide au changement ou « psychanalyse assouplie » (Searles,<br />

1977, 1994).<br />

Il est fondamental de tenir compte de la prégnance des conduites autodestructrices,<br />

dès les premiers contacts. Bien souvent, le suj<strong>et</strong> borderline<br />

fait appel à la thérapie en dernier ressort ou après avoir épuisé bien des<br />

thérapeutes. La consultation, s’érige à la fois en une conduite d’appel<br />

<strong>et</strong> une conduite de prise de risque. Elle adm<strong>et</strong> donc, aussi, un contenu<br />

ordalique : « Et si j’étais changé, continuerais-je à exister ? »<br />

Il ne faut pas craindre de laisser verbaliser, sans les susciter, les<br />

affects (ce qui peut paraître contradictoire avec les principes psychanalytiques)<br />

ou d’exprimer les siens. Mais il est alors nécessaire de les<br />

prendre en compte comme interférant significativement dans la relation<br />

<strong>et</strong>, bien entendu, de rester fidèle au cadre déontologique de sa<br />

pratique. Il convient de contrôler (ou de faire contrôler, c’est le rôle<br />

de la supervision) son contre-transfert, d’accepter qu’il soit chaotique<br />

parfois ; d’interpréter, de façon non punitive, les inévitables pulsions<br />

agressives du patient testant ce nouveau partenaire relationnel, ce nouvel<br />

abandonnateur potentiel, que personnalise le thérapeute. Il faut garder<br />

à l’esprit que la perception (vraie ou fausse) d’un traumatisme infligé<br />

par le thérapeute, ou bien le moindre semblant d’assentiment à leur<br />

autodénigrement lancinant, peut susciter, dans l’immédiat, une conduite<br />

autodestructrice ou un passage à l’acte contre la relation thérapeutique.<br />

Ce cadre maintenant circonscrit, il s’agit d’imputer au patient la « responsabilité<br />

de la préservation du traitement » (Kadish, 1994), tout en<br />

proposant un holding au service de perspectives réparatrices lucides <strong>et</strong><br />

d’un proj<strong>et</strong> de vie : l’espoir, bien qu’aux yeux du suj<strong>et</strong> borderline, le<br />

thérapeute ne soit pas vécu comme permanent. Celui-ci peut disparaître<br />

d’un instant à l’autre <strong>et</strong> d’ailleurs, par ses passages à l’acte, il en a souvent<br />

fait disparaître (au sens figuré !) plus d’un.<br />

H. Searles a, le premier, perçu que le patient borderline avait des<br />

difficultés à distinguer l’humain du non-humain, l’animé du non-animé,<br />

ce qui repousse d’autant l’échéance du questionnement génital dans ses<br />

composantes liées à l’engendrement ou à la sexualité, comme dans les<br />

préoccupations ordinaires. C<strong>et</strong>te problématique ante-humaine prolifère<br />

dans la clinique de perversions, si paradoxales dans leurs contingences<br />

que c<strong>et</strong>te hypothèque fantasmatique seule explique que des obj<strong>et</strong>s (nonanimés<br />

ou non-humains) puissent se voir investis profondément <strong>et</strong> devenir<br />

des partenaires signifiants (aux dépens directs de partenaires-suj<strong>et</strong>s<br />

conventionnels réels), comme dans le fétichisme, la zoophilie ou le<br />

sadomasochisme. C<strong>et</strong>te indistinction inanimé/animé se complique, selon<br />

H. Searles, d’une personnification potentielle des imaginaires : « Ils sont<br />

jaloux de leurs rêves parce que ceux-ci sont des êtres qui s’expriment<br />

mieux qu’eux », ce qui traduit la profondeur du clivage du moi. Pour<br />

continuer dans c<strong>et</strong>te poétique borderline, on pourrait suggérer que l’un<br />

des drames de ces patients est qu’ils ne peuvent jamais savoir si leurs


222 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

peurs, leurs angoisses, leurs rêves ou leurs aspirations sont bien les leurs,<br />

celles de leur faux self ou celles de leur self par procuration.<br />

Si le patient a toujours vécu sa vie à travers celles des autres, que<br />

celles-ci lui soient imposées (faux selfs) ou qu’il les subisse par procuration,<br />

il faudra le soutenir dans un improbable travail de deuil de ces<br />

prothèses narcissiques <strong>et</strong>, au même temps, le pousser à dépasser l’abîme<br />

absolu du deuil de ce qu’il n’a pu faire <strong>et</strong> ne pourra plus jamais faire, le<br />

temps perdu ne se rattrapant jamais.<br />

LES APPROCHES SOCIOTHÉRAPEUTIQUES<br />

ET CHIMIOTHÉRAPIQUES<br />

Le contexte soignant<br />

Il s’agit non plus d’actions thérapeutiques centrées exclusivement sur<br />

l’individu <strong>et</strong> sa relation à lui-même comme à autrui, mais bien souvent<br />

d’interventions palliatives, tardives, à visée sociothérapique, contensives<br />

ou répressives. Elles ont aussi à voir avec l’éducation, voire la rééducation.<br />

Autant la personnalité borderline basale compose une entité<br />

psychique victimaire, séquellaire <strong>et</strong> parfois cicatricielle de drames existentiels<br />

précoces, désorganisant les capacités évolutives du suj<strong>et</strong>, autant<br />

les différents aménagements relèvent de stratégies adaptatives agressives<br />

du suj<strong>et</strong> à un monde vécu comme hostile <strong>et</strong> manipulateur. Par conséquent,<br />

les aménagements à attendre seront majoritairement, en miroir,<br />

des troubles relationnels ou comportementaux liés à la propension réactionnelle<br />

du suj<strong>et</strong> à objectaliser autrui, à le manipuler <strong>et</strong> nier sa subjectivité.<br />

Leur prise en charge sociothérapeutique se doit de tenir compte<br />

des contre-transferts individuels négatifs facilement induits en r<strong>et</strong>our,<br />

généralement massifs <strong>et</strong> ceci d’autant plus qu’ils peuvent cimenter une<br />

collectivité (notion de bouc émissaire), s’ériger en une mentalité groupale<br />

puis en une politique ½ . Ces contre-transferts sont générateurs d’attitudes<br />

situées elles aussi en miroir, ou en opposition. Ces attitudes sont de<br />

natures complémentaires : sadiques, voire masochistes, répressives ou<br />

permissives. Un cercle vicieux relationnel s’enclenche, alors.<br />

Avoir à l’esprit la souffrance mentale basale <strong>et</strong> les rapports de celle-ci<br />

avec l’histoire personnelle douloureuse du suj<strong>et</strong>, ne doit pas occulter<br />

la nécessité d’une réponse claire aux désordres comportementaux qui<br />

en découlent : il faut <strong>soigner</strong> l’individu <strong>et</strong> sanctionner le comportement<br />

déviant. <strong>Comprendre</strong> ne signifie pas excuser, ou dégager un individu<br />

de ses responsabilités envers la société. C’est en métacommuniquant<br />

constamment <strong>et</strong> en maintenant une balance équitable entre ces deux<br />

1. On voit aujourd’hui, en France, que certains groupes humains sont, tour à tour, l’obj<strong>et</strong><br />

de l’attention répressive du politique : les jeunes délinquants, les vieux conducteurs,<br />

les conducteurs alcooliques, ceux qui conduisent sous l’emprise de stupéfiants, <strong>et</strong>c. À<br />

chaque fois, se m<strong>et</strong> en branle un nouveau dispositif contraignant en réponse.


STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 223<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

aspects complémentaires de la prise en compte de tels suj<strong>et</strong>s, que le<br />

soignant-thérapeute-éducateur (respectueux de son statut, de son rôle<br />

structurant <strong>et</strong> compatissant à la fois, comme de ses limites humaines dans<br />

la société), pourra garder le cap <strong>et</strong> ne pas déraper, ni dans le sadisme<br />

répressif, ni dans la complaisance <strong>et</strong> la démagogie. L’idéal serait, bien<br />

sûr, la différentiation fonctionnelle claire des rôles par articulation de<br />

deux équipes thérapeutiques ou d’équipes thérapeutiques <strong>et</strong> éducatives<br />

intégrées dans un proj<strong>et</strong> global.<br />

Il s’avère aussi nécessaire de distinguer la dimension répressive d’essence<br />

sociale, de la dimension thérapeutique ½ . Une des difficultés de<br />

l’exercice de la psychiatrie au sein des institutions réside dans c<strong>et</strong>te<br />

dichotomie. Le psychiatre peut être amené, par la pression de l’institution,<br />

par ses tendances naturelles (le point aveugle de chacun) comme<br />

par la manipulation masochiste du patient, à jouer l’un puis l’autre des<br />

rôles. Entre les rôles de psychiatre d’institution (hôpital psychiatrique ou<br />

prison) <strong>et</strong> de « psychiatre d’individu » (psychothérapeute), il faut parfois<br />

choisir de « sauver l’institution » pour mieux <strong>soigner</strong> le malade, ou les<br />

autres malades. Heureusement, un arsenal législatif s’impose à tous,<br />

encadre <strong>et</strong> régule au quotidien les pratiques, ce qui dessine un espace<br />

thérapeutique balisé.<br />

Jadis, le psychiatre institutionnel détenait tous les pouvoirs, contrôlait<br />

l’institution soignante dans toutes ses dimensions puisque la psychiatrie<br />

institutionnelle s’était érigée en une totalité à vocation soignante ¾ .Siles<br />

dérapages ne furent pas plus nombreux, c’est à m<strong>et</strong>tre sur le compte de<br />

l’effort continu que firent les psychiatres <strong>et</strong> la plupart des soignants, tous<br />

niveaux confondus, pour réaliser une psychothérapie individuelle visant<br />

à les aider à maîtriser leur fonctionnement personnel <strong>et</strong> pour participer<br />

régulièrement à des séances de régulation d’équipe. En dépit de c<strong>et</strong>te<br />

volonté d’approche globalisante, très vite, cependant, il fallut différentier,<br />

à nouveau, la composante répressive du soin. L’un des gestes significatifs<br />

de la psychiatrie institutionnelle fut de créer une salle de police au cœur<br />

de l’asile, pour les patients perturbateurs. C’était paradoxalement un acte<br />

désaliénant ¿ .<br />

De nos jours encore, la confusion hypothèque la pratique. Par exemple,<br />

les patients détenus, hospitalisés d’office en psychiatrie (article D 398 du<br />

1. De plus en plus, les juges veulent comprendre, se montrer psychologues <strong>et</strong> humains.<br />

En contrepartie, la psychiatrie se voit imposer un rôle de plus en plus répressif.<br />

2. Dans certains hôpitaux, le médecin chef exigeait d’avoir en thérapie ses infirmiers.<br />

Il soignait par ailleurs ses malades. Il était, en quelque sorte, le seul à avoir une fenêtre<br />

ouverte sur l’inconscient de chacun de ses subordonnés. Il organisait les soins. Il était<br />

dans la toute puissance. Certains théoriciens pensaient que l’efficacité thérapeutique<br />

était à ce prix.<br />

3. On crée des salles de police <strong>et</strong> des chambres d’isolement au cœur des hôpitaux<br />

psychiatriques, on crée des unités de soin au cœur des prisons... Il y a sans cesse<br />

interpénétration des deux mondes.


224 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

CP) sont « gardés » par les infirmiers, alors que les détenus hospitalisés<br />

en hôpital général, sont surveillés par la police. Ceci risque d’être changé<br />

par la mise en application de la loi du 9 septembre 2002 ½ .<br />

C<strong>et</strong>te image d’une toute puissance psychiatrique (<strong>et</strong> médicale) infiltre<br />

encore l’imaginaire des décideurs puisque les lois les plus récentes<br />

(loi de 1990 ¾ , promulguée pour réformer l’antique loi de 1838, loi du<br />

4 mars 2002 ¿ , vaste conglomérat de mesures diverses) s’appliquent à<br />

contrebalancer les vestiges du pouvoir médical <strong>et</strong> à pourvoir en droits<br />

les malades présupposés lésés. Avec ces patients assistés, irresponsabilisés,<br />

pétris de droits sans avoir le moindre devoir (même pas celui<br />

de se <strong>soigner</strong>), on est en train de construire une génération de malades<br />

ingérables <strong>et</strong> insoignables, de psychopathes en puissance. C<strong>et</strong>te évolution<br />

des mentalités est encore plus désorganisatrice du système de soin que<br />

les réformes hospitalières ou celles du financement de la sécurité sociale,<br />

qui sont simultanément mises en route. Nous ne parlons pas seulement<br />

des malades mentaux. L’exemple américain montre la dangereuse dérive<br />

qui gu<strong>et</strong>te le système de soin français. La question du narcissisme est au<br />

centre du problème : faut-il être (ne serait-ce qu’un temps) dans la toute<br />

puissance pour asseoir son narcissisme ? Être dans la toute puissance de<br />

son malheur d’être malade suffit-il à se consoler d’être malade ? Il y a un<br />

peu du syndrome de Münchausen, mais à dimension collective, dans ces<br />

dispositions.<br />

Dans ces conditions, comment peut-on espérer donner des limites <strong>et</strong><br />

de la densité aux patients <strong>et</strong> restaurer leur narcissisme autrement qu’en<br />

les remplissant, sans fin, par des prescriptions médicamenteuses ou par<br />

des prescriptions d’examens paracliniques considérés comme d’autant<br />

plus actifs sur le narcissisme qu’ils seraient coûteux ? Dans ce contexte,<br />

l’espace thérapeutique se réduit à une peau de chagrin.<br />

D’un autre coté, les dispositifs sociaux répressifs s’appuyant sur des<br />

impératifs sanitaires sont nombreux car la réponse de la société à ces<br />

troubles du comportement est aussi de nature législative. Des lois spécifiques,<br />

ciblées mais déjà anciennes, ont été édictées :<br />

–Loin ◦ 54-439 du 15 avril 1954 sur le traitement des alcooliques dangereux<br />

pour autrui, maintenant tombée en désuétude.<br />

–Loin ◦ 70-1 320 du 31 décembre 1970 relative aux mesures sanitaires<br />

de lutte contre la toxicomanie <strong>et</strong> à la répression du trafic <strong>et</strong> de l’usage<br />

illicite des substances vénéneuses, complétée par le Décr<strong>et</strong> n ◦ 71-690<br />

du 19 août 1971 fixant les conditions dans lesquelles les personnes<br />

1. Loi N ◦ 2002-1138 du 9 septembre 2002 d’orientation <strong>et</strong> de programmation de la<br />

justice. Article 48.<br />

2. Loi N ◦ 90-527 du 27 juin 1990 relative aux droits <strong>et</strong> à la protection des personnes<br />

hospitalisées en raison de troubles mentaux <strong>et</strong> à leurs conditions d’hospitalisation.<br />

3. Loi N ◦ 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades <strong>et</strong> à la qualité du<br />

système de santé.


STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 225<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

ayant fait un usage illicite de stupéfiants <strong>et</strong> inculpées d’infraction à<br />

l’article L. 628 du code la santé publique peuvent être astreintes à subir<br />

une cure de désintoxication.<br />

–Loin ◦ 98-468 du 17 juin 1998 sur le suivi sociojudiciaire des délinquants<br />

sexuels ½ . Elles s’ajoutent au dispositif commun concernant la<br />

prise en compte matérielle (sociale) de la maladie mentale :<br />

–Loin ◦ 75-534 du 30 juin 1975 d’orientation en faveur des personnes<br />

handicapés.<br />

–Loin ◦ 68-5 du 3 janvier 1968 portant réforme du droit des incapables<br />

majeurs.<br />

Mais ces lois spécifiques restent des lois de circonstance, visant à<br />

répondre politiquement au gain en visibilité d’un phénomène social.<br />

Très vite, elles sont vouées à tomber en désuétude ou s’avouent être<br />

inapplicables, faute de moyen. Elles contribuent pourtant à l’édification<br />

d’une ambiance répressive sans pour autant perm<strong>et</strong>tre de traiter le phénomène<br />

au fond, <strong>et</strong> ceci en raison de la dépénalisation possible de certains<br />

actes. L’article 64 de l’ancien Code pénal, les articles 122-1 <strong>et</strong> 122-2<br />

du nouveau Code pénal français ont pour but de ne pas pénaliser, c’est<br />

le sens strict du terme, des suj<strong>et</strong>s manifestement malades mentaux au<br />

moment de leur passage à l’acte délinquant ou criminel.<br />

Selon les périodes, la tendance sociale est à la responsabilisation ou<br />

à l’irresponsabilisation des suj<strong>et</strong>s. Dans les périodes à tendance responsabilisante,<br />

ce qui est le cas aujourd’hui, les prisons sont encombrées<br />

de psychotiques, elles peuvent devenir leur lieu naturel de vie <strong>et</strong> ceci<br />

d’autant plus que les lits hospitaliers à vocation asilaire, manquent.<br />

Ce phénomène n’empêche pas, en parallèle, une montée exponentielle<br />

du nombre d’hospitalisations sous contrainte. Par ailleurs, les psychopathes,<br />

qui aboutissent habituellement en prison, manipulent <strong>et</strong> monopolisent<br />

l’attention <strong>et</strong> l’énergie des soignants <strong>et</strong> des surveillants. L’administration<br />

pénitentiaire rêve de s’en défausser en les psychiatrisant, usant<br />

de l’article D 398 à la moindre tentative de suicide, alors que, concomitamment,<br />

elle ne se donne pas les moyens d’une véritable politique<br />

préventive de ces gestes ¾ .<br />

1. C<strong>et</strong>te loi, paradoxalement, est à la fois une loi de double peine pour le criminel<br />

sexuel <strong>et</strong> un dispositif de défausse sur le psychiatre traitant de toute responsabilité par<br />

la société.<br />

2. En prison, les détenus ont droit, par exemple, de posséder des lames de rasoir,<br />

sous le prétexte que tout individu a le droit de se raser. Les phlébotomies sont donc<br />

monnaies courantes. Pour respecter les droits de l’homme, ne faudrait-il pas dans ce<br />

cas, simplement doter les établissements d’un barbier ? La circulation de lames serait<br />

plus facilement contrôlée. Ce rôle pourrait très bien être tenu par un détenu, au même<br />

titre qu’existent déjà les gameleurs ou les buandiers.


226 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

C<strong>et</strong>te pratique, qui nourrit le quotidien des intervenants en milieu<br />

carcéral, agit au détriment de la création en détention d’un espace authentiquement<br />

resocialisant, utilisant les techniques basiques du réapprentissage<br />

à l’effort, à la relation, au travail, <strong>et</strong> potentiellement habilité à<br />

laisser émerger des moments sociothérapeutiques ou même psychothérapeutiques.<br />

La prison reste un lieu de répression. Ces espaces de resocialisation<br />

seraient de nature à réapprendre aux détenus à faire confiance<br />

à la justice, à ne pas nourrir toujours plus ces sentiments d’injustice qui<br />

habitent la quasi-totalité d’entre eux. Ces sentiments sont générateurs (ou<br />

parfois conséquences) de l’incompréhension de la portée <strong>et</strong> de la validité<br />

de la peine. Et c<strong>et</strong>te incompréhension est source de récidive.<br />

Le parti pris de responsabilisation légale des pervers les extrait, en<br />

théorie, du champ de la maladie mentale. Ce n’est que si l’acte apparaît,<br />

après expertise médicopsychologique, être manifestement le symptôme<br />

d’un désordre mental plus large (psychose chronique, déficience mentale<br />

acquise ou congénitale...) que l’auteur des faits se voit irresponsabilisé,<br />

exonéré de poursuites pénales <strong>et</strong>, la plupart du temps, enjoint à entrer<br />

dans un dispositif soignant par le biais, par exemple, d’une hospitalisation<br />

d’office prononcée au titre de l’article 122-1 du NCP. Mais c<strong>et</strong>te pratique<br />

a aussi des failles.<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 22 – Comment payer ?<br />

Mademoiselle X., 18 ans, étudiante à Paris, était tombée enceinte sans le<br />

vouloir. Sur le moment, elle n’a pas pu en parler à sa famille restée en<br />

province, très conservatrice. Elle avait programmé un accouchement sous X<br />

pour janvier-février. Rentrée chez ses parents pour y fêter Noël, elle pensait<br />

pouvoir leur cacher sa grossesse, n’ayant pas pris beaucoup de poids.<br />

Malheureusement, quelques jours avant de r<strong>et</strong>ourner à Paris, le travail<br />

d’expulsion se déclencha inopinément <strong>et</strong> elle accoucha dans les toil<strong>et</strong>tes.<br />

Paniquée, perdant ses repères, en un état second, elle étouffa l’enfant en<br />

lui bourrant la bouche de papier toil<strong>et</strong>te, puis tenta de regagner sa chambre.<br />

Elle s’évanouit dans l’escalier. Sa famille, alertée par le bruit, prévint aussitôt<br />

le médecin généraliste de famille qui lui prodigua les premiers soins mais,<br />

constatant le décès du nouveau-né <strong>et</strong> les circonstances de sa mort, avertit<br />

la gendarmerie. Mademoiselle X. fut incarcérée pour infanticide mais c<strong>et</strong>te<br />

jeune accouchée, affectivement immature, souffrant, en outre, d’une déchirure<br />

périnéale, n’avait manifestement pas sa place en prison où d’ailleurs<br />

elle fut prise en charge « psychologiquement » par les autres détenues,<br />

alors que l’infanticide n’est habituellement pas tolérée en prison.<br />

Cinq jours plus tard, fut rendu un jugement de non-lieu pénal pour<br />

« démence focale ». Après sa sortie de prison, c<strong>et</strong>te jeune femme n’avait<br />

aucune raison d’être internée en hospitalisation d’office. Elle se r<strong>et</strong>rouva<br />

libre. Sans porter de jugement sur le fonctionnement de la justice, on<br />

peut néanmoins estimer que le travail de deuil <strong>et</strong> de paiement minimal<br />

de sa d<strong>et</strong>te vis-à-vis de la société (<strong>et</strong> vis-à-vis d’elle-même) s’est trouvé<br />

singulièrement compliqué, voire définitivement obéré par ce processus<br />

irresponsabilisant. Il est à prévoir que, tôt ou tard, c<strong>et</strong>te culpabilité devra


STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 227<br />

ressortir. Comment Mademoiselle X. pourra-t-elle un jour payer sa d<strong>et</strong>te,<br />

afin de passer à autre chose <strong>et</strong> recommencer à vivre ?<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

L’usage français reste donc la pénalisation assortie, sur initiative de<br />

la juridiction de jugement ou ultérieurement, du juge d’application des<br />

peines, d’une éventuelle obligation de suivi sociojudiciaire post-carcérale<br />

en vertu de la loi de 1998.<br />

En tout état de cause, le condamné pourra bénéficier, s’il le souhaite,<br />

d’un suivi psychiatrique ou psychologique en détention. Celui-ci est destiné<br />

à l’aider à évoluer psychiquement ou à mieux supporter la rigueur de<br />

sa situation. Mais le manque cruel de moyens relativise c<strong>et</strong>te opportunité.<br />

Les après-midi de consultation en prison sont surchargés, la pression sur<br />

les soignants est énorme, l’atmosphère est peu propice aux confidences,<br />

à la mobilisation des défenses <strong>et</strong> à l’élaboration psychique.<br />

Le pervers <strong>et</strong> son thérapeute forment un couple à jamais lié qui navigue<br />

à vue entre une obligation de moyen, de plus en plus difficile à remplir<br />

en raison de la croissance exponentielle <strong>et</strong> tout azimuts de la demande<br />

en intervention « de la psychiatrie » <strong>et</strong> une l’obligation de résultat exigée<br />

par le public confronté, chaque jour, à l’horreur de certains actes. « Que<br />

font les psychiatres ? » se demande l’opinion publique, dès qu’un acte<br />

trouble, barbare, pervers, est porté à sa connaissance.<br />

De vieux réflexes d’exclusion sont aussitôt réactivés, s’exerçant alors,<br />

indistinctement, sur tous les malades mentaux. C’est oublier que près de<br />

cinq pour cent de la population ont fréquenté, fréquente ou fréquenteront,<br />

un jour, un service de psychiatrie ou nécessiteront une aide médicopsychologique.<br />

C’est nier le fait que, statistiquement, on a plus de chance<br />

d’être victime d’un suj<strong>et</strong> « non-fou » (sans antécédent psychiatrique) que<br />

d’un malade mental (accidents de circulation, délits <strong>et</strong> homicides confondus).<br />

C’est oublier aussi que les perversions vraies, non névrotisées, ne<br />

sont pas accessibles à la psychothérapie <strong>et</strong> que les pervers authentiques<br />

sont non-demandeurs de changement.<br />

Ils ne sont pas habités par la culpabilisation ou la souffrance psychique<br />

indispensables à une ébauche de remise en question, à l’élaboration d’une<br />

demande de soin, à la motivation pour supporter les aléas d’une relation<br />

d’aide au changement. Pris dans un fonctionnement dont ils ne sont pas<br />

maîtres, ils ne peuvent se concevoir autrement qu’au prix de ne pas être :<br />

être pervers ou ne pas être !<br />

De fait, les pervers, nous l’avons vu, ne demandent pas à changer, ils<br />

demandent que la société change <strong>et</strong> s’adapte à eux.<br />

Il arrive, bien sûr, que des suj<strong>et</strong>s porteurs de traits pervers de la<br />

personnalité concrétisent une demande d’aide psychothérapique. C<strong>et</strong>te<br />

demande est rarement spontanée. Il faut des circonstances recadrantes<br />

puissantes pour l’induire. Cela arrive parfois lorsqu’ils se r<strong>et</strong>rouvent<br />

incarcérés à la suite d’un passage à l’acte pervers <strong>et</strong>, le plus souvent, au<br />

décours d’une période dépressive grave, car structurellement anaclitique,


228 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

c’est-à-dire lorsque le faux self opérant jusqu’alors ne suffit plus à leur<br />

assurer pérennité narcissique de leur moi, le contexte ayant changé.<br />

Le risque suicidaire est alors patent. La prise en charge symptomatique<br />

de la dépression, avec l’aide de médicaments antidépresseurs à dose efficace,<br />

peut alors s’accompagner d’une tranche psychothérapique authentique,<br />

mobilisant la composante perverse du patient. C<strong>et</strong>te démarche<br />

doit être adaptée au milieu (en détention, en cabin<strong>et</strong>, en hôpital sous<br />

contrainte) aux circonstances <strong>et</strong> à la nature de la demande. Dans le<br />

parcours existentiel d’un pervers, il y a toujours un moment favorable<br />

au cours duquel l’huître s’ouvre <strong>et</strong> la demande émerge. C’est-à-dire<br />

que le suj<strong>et</strong> prend conscience de la portée morbide de ses actes ou<br />

des conséquences destructrices de ses pulsions sur sa destinée. Il désire<br />

réellement changer de fonctionnement.<br />

Cela est caractéristique du positionnement psychique de certains pédophiles<br />

incestueux qui voient habituellement cohabiter (notion de moi<br />

clivé) des fac<strong>et</strong>tes contradictoires <strong>et</strong> irréductibles de leur personnalité.<br />

Confrontés à la brutalité du r<strong>et</strong>our à la réalité imposé par une mise en<br />

détention <strong>et</strong> à l’éloignement de leurs proches, certains patients, ceux qui<br />

n’ont en fait que des traits pervers, parviennent à se rem<strong>et</strong>tre profondément<br />

en cause, à faire fugacement le lien entre ces deux fac<strong>et</strong>tes de leur<br />

personnalité <strong>et</strong> de leur comportement, à les intégrer dans une démarche<br />

de changement. D’autres pervers, moins « névrotisés », n’y parviendront<br />

jamais <strong>et</strong> pourront continuer à nier leur implication dans ces faits, contre<br />

l’évidence.<br />

Sans réponse soignante adaptée, le risque est que l’huître se referme, à<br />

jamais, ce qui constitue un traumatisme désorganisateur supplémentaire<br />

<strong>et</strong> les confirme, c<strong>et</strong>te fois-ci, non plus seulement dans un positionnement<br />

psychique borderline, mais dans une identité d’exclus. Il faut aussi tenir<br />

compte des éventuels bénéfices secondaires attendus d’une demande<br />

de psychothérapie, même superficielle, par le patient : notion de suivi<br />

psychiatrique obligatoire pour bénéficier d’une sortie conditionnelle ou<br />

pour voir alléger une peine, injonction d’un conjoint à changer. C’est<br />

l’analyse du contexte de l’émergence de la demande qui pourra donner<br />

des indices sur les chances réelles d’un changement.<br />

Psychothérapies <strong>et</strong> réapprentissages<br />

Indépendamment du contexte dans lequel se déroule la prise en charge,<br />

les différences techniques dans l’aide au changement sont à considérer.<br />

– L’approche psychothérapique individuelle, d’inspiration psychanalytique<br />

: elle adm<strong>et</strong> des limites que nous avons explorées. Ce sont celles<br />

du cadre que le suj<strong>et</strong> borderline va sans cesse tenter de casser ou de pervertir<br />

pour « faire exception ». En ce sens, la structuration borderline de<br />

la personnalité est une quasi contre-indication à l’approche d’inspiration<br />

psychanalytique si celle-ci n’est pas aménagée : notion de cadre flottant.


STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 229<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

– Les traitements cognitivo-comportementaux incitent le patient à valider<br />

des stratégies d’évitement de mise en situation propices aux dérapages<br />

idéiques ou comportementaux, à détecter les signes avant-coureurs<br />

d’une rechute : idéation selon une thématique sexuelle anormale devenant<br />

de plus en plus obsédante, signal symptôme à repérer ½ . Pour passer<br />

à l’acte, un suj<strong>et</strong> doit franchir, consciemment ou non, plusieurs barrières<br />

à transformer, pour lui, en autant d’interdits absolus. Pour passer à<br />

l’acte, un pédophile doit, par exemple, approcher un enfant, ce qui est la<br />

condition sine qua non du dérapage. On peut lui apprendre à ne pas errer<br />

devant une école, même si au départ il n’avait pas d’intention coupable ;<br />

à ne pas nouer des relations, même de simple bon voisinage avec une<br />

mère de famille isolée, ceci pouvant contribuer à éloigner la tentation. On<br />

essaie de le conditionner pour qu’il parvienne à refuser qu’on lui confie<br />

un enfant à garder (la voisine, devenue confiante, pouvant être amenée à<br />

lui demander un jour ce service), à ne pas prendre d’enfant en auto-stop...<br />

On peut apprendre à son entourage à repérer précocement l’imminence<br />

du passage à l’acte lorsqu’il se rem<strong>et</strong> à tourner devant les écoles ou à<br />

fréquenter certains lieux propices. Ces réapprentissages fragmentaires,<br />

d’apparence rudimentaires <strong>et</strong> basiques, sont de nature à limiter les risques<br />

de « mise en situation », de succomber à la tentation. Combinés aux<br />

approches psychothérapeutiques, ils peuvent abaisser le risque global de<br />

passage à l’acte, diminuer le taux de rechute, mais pas le supprimer.<br />

– Les traitements à visée systémique apparaissent indiqués en cas de<br />

fonctionnement incestueux, construits en milieu familial. Après que le<br />

patient a avoué son acte <strong>et</strong> qu’il ait été sanctionné, il est alors possible<br />

de proposer au système familial mobilisé par la révélation (avec les<br />

aménagements nécessaires au respect du traumatisme subi par la victime),<br />

un travail réparateur visant à replacer l’acte dans son contexte, à<br />

verbaliser <strong>et</strong> relativiser les responsabilités de chacun <strong>et</strong> à restituer à chacun<br />

sa place : enfant victime, fratrie épargnée pouvant s’en culpabiliser,<br />

mère n’ayant pas su voir, parent incestueux mais néanmoins aimant ses<br />

enfants, grands-parents écartelés entre leur place de parent <strong>et</strong> de grand<br />

parent, <strong>et</strong>c. On constate que ce travail, long <strong>et</strong> douloureux, restaure un<br />

niveau de fonctionnement intrafamilial global parfois meilleur qu’avant,<br />

ce qui est un peu normal, dans la mesure où l’acte incestueux était, pour<br />

le moins, un indice de dysfonctionnement préalable grave.<br />

La détection de la perversion est un temps fondamental de la prise en<br />

compte.<br />

1. L’entourage attentif des patients délirants chroniques, maniaques ou dépressifs,<br />

repère très vite les p<strong>et</strong>its signes annonciateurs d’une rechute ou d’une phase processuelle<br />

du délire. Il peut en être de même chez les pervers. Cela est d’autant plus facile que<br />

l’entourage est au courant de la nature du risque <strong>et</strong> que le patient ne masque pas ce<br />

signe ou se complait, comme souvent dans la manie, à flirter avec la rechute, se sentant<br />

exister au mieux lorsqu’il est sur la ligne de crête.


230 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

Les pervers constitutionnels pressentent très tôt la nature différente<br />

<strong>et</strong> éthiquement répréhensible du contenu de leur pulsion. Leur tendance<br />

naturelle, après la phase de dénégation, puis de lutte contre la pulsion, est<br />

de cacher le problème à leur entourage <strong>et</strong> de s’en accommoder puisqu’ils<br />

ne peuvent en nier l’existence. En cas de faillite des stratégies d’évitement<br />

<strong>et</strong> de sublimation, ou si l’illusion que cela s’arrangera avec l’âge <strong>et</strong><br />

un peu de volonté ne tient pas la route face à la réalité, le risque premier<br />

est le suicide, comme échec de la défense que constitue le clivage. Tout<br />

d’un coup, la part « mauvaise » de leur personnalité les submerge. Leurs<br />

potentialités de mise à distance s’effritent. Disparaître, leur semble la<br />

seule issue. Nous avons évoqué (cf. supra) le fait qu’une partie des<br />

suicides inexpliqués d’adolescents renvoie sans doute à ces impasses<br />

existentielles. S’il est impossible de quantifier l’ampleur du phénomène<br />

a posteriori, force est de constater que lorsque des suj<strong>et</strong>s à tendance<br />

perverse se voient pris en charge en psychothérapie, ils restituent de<br />

manière quasi-constante une tentation suicidaire, ou un passage à l’acte<br />

plus ou moins franc, dans ces circonstances.<br />

Dès lors, les seuls individus qui sont capables d’en parler un jour<br />

au psychiatre, sont ceux qui ont survécu. Cela laisse à penser que la<br />

première victime potentielle du pervers est, quelque part, lui-même. En<br />

ce sens la perversion est, comme l’érotomanie, une passion. Elle est<br />

autodestructrice puisqu’elle est vouée à dévorer la part saine du suj<strong>et</strong>,<br />

réduisant celui-ci fatalement, un jour, à la noirceur de ses actes. En tout<br />

cas pour ceux qui survivent avec leur perversion, quelles que soient<br />

les modalités de cohabitation de leurs fac<strong>et</strong>tes intrapsychiques, celle-ci<br />

exacerbe d’autant les failles narcissiques <strong>et</strong> le fragilise. En conséquence,<br />

le suj<strong>et</strong> peut expérimenter ou subir d’autres aménagements économiques<br />

compensatoires ou à signification autoagressive (toxicomanie, alcoolisme,<br />

conduites à risque, psychopathie, suicide...) (Stone, 1999) ½ . C<strong>et</strong>te<br />

1. M.-H. Stone a fait une étude longitudinale sur les états-limites <strong>et</strong> le suicide, en<br />

comparaison avec le suicide des schizophrènes : « Au départ, je suis parti de l’hypothèse<br />

que le taux de suicide serait moins élevé chez les borderlines que chez les patients<br />

atteints de psychose maniacodépressive ou de schizophrénie. J’ai supposé également<br />

que parmi les borderlines, le taux de suicide serait plus élevé chez les hommes. Il est très<br />

rare qu’un patient borderline se suicide pendant une hospitalisation ou aussitôt après.<br />

Dans le suivi ultérieur, les résultats ont été très différents. Sur 226 borderlines r<strong>et</strong>rouvés,<br />

on a dénombré 17 suicides, ce qui constitue un taux de 7,5 %. Parmi les borderlines en<br />

général, on a trouvé deux femmes pour un homme, c’est-à-dire la même proportion que<br />

dans les cas de suicide... Chez ceux qui consommaient trop d’alcool, le taux de suicide<br />

s’est révélé bien plus élevé (à savoir 7 sur 24 : 29 %). De plus, le fait d’être seul, sans<br />

l’appui de parents ou d’amis, augmentait beaucoup le risque suicidaire. La comparaison<br />

avec les schizophrènes est [...] intéressante, surtout si on subdivise les schizophrènes en<br />

deux groupes : les schizophrénies à symptomatologie déficitaire (les negative signs) <strong>et</strong><br />

les schizophrénies avec troubles de l’humeur associés. Pour les deux groupes combinés,<br />

le taux de suicide est de 17 %, mais chez les schizophrènes déficitaires on ne trouve que<br />

12,5 %, alors qu’il est de 22 % chez ceux qui souffrent en même temps d’un trouble de<br />

l’humeur. [...] C’est chez les femmes atteintes de ce dernier trouble que l’on rencontre


STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 231<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

comorbidité complique <strong>et</strong> dramatise le tableau, elle peut également favoriser<br />

le passage à l’acte.<br />

C’est ce dernier, puis sa révélation, que ce soit par la victime ou<br />

au décours d’une enquête qui va propulser la perversion sur la place<br />

publique. C<strong>et</strong>te révélation se surajoutant aux autres failles narcissiques,<br />

comme un nouveau traumatisme désorganisateur, le faux self se désintègre,<br />

abandonnant le suj<strong>et</strong> à sa fragilité sinon à sa culpabilité, si les<br />

potentialités manipulatoires ne suffisent pas à faire diversion. Là encore,<br />

il y a risque suicidaire.<br />

Dans une perspective préventive, épidémiologique <strong>et</strong> évaluative, des<br />

programmes de détection <strong>et</strong> de qualification des pulsions ont été développés<br />

dans certains pays (République tchèque). Les suj<strong>et</strong>s ainsi soumis<br />

à ces investigations ne le font pas, bien sûr, de leur plein gré ; il y a injonction<br />

légale. Ce sont des individus déjà sélectionnés par leurs antécédents.<br />

Le principe de l’exploration est terriblement simple : on proj<strong>et</strong>te au suspect<br />

une série de photographies, les unes sont de tonalité sexuelle neutre,<br />

(fleur, meuble, paysage), les autres contiennent une tonalité érotique de<br />

plus en plus intense ou spécifiquement perverse. Les photographies de<br />

tonalité érotique comprennent toutes sortes d’obj<strong>et</strong>s sexuels, des plus<br />

« normaux » statistiquement, aux plus pervers. La réaction physiologique<br />

ou physiopathologique du suj<strong>et</strong> est détectée par pléthysmographie<br />

pénienne ½ . Dans ces circonstances, on peut, par exemple, repérer que<br />

des suj<strong>et</strong>s « hypersexuels », violeurs pathologiques ou sex-addicteurs<br />

réagissent significativement à des images comportant pourtant une très<br />

faible connotation sexuelle. Pour eux, tout est provocation sexuelle. Ils<br />

se sentent autorisés à passer à l’acte.<br />

L’intérêt de ces explorations, outre la détermination du profil exact<br />

des victimes potentielles, réside dans le fait qu’elles autorisent le suivi<br />

objectif de l’eff<strong>et</strong> des psychothérapies ou des chimiothérapies inhibitrices.<br />

Néanmoins, leur principe même renvoie à une objectalisation<br />

quelque peu voyeuriste ou ambiguë des patients, <strong>et</strong> soulève des problèmes<br />

éthiques, non résolus quant à leur application, en France.<br />

Une fois repérée, la pulsion perverse doit être traitée, sinon maîtrisée<br />

ou éradiquée : des traitements à eff<strong>et</strong>s radicaux ont été proposés depuis<br />

que la délinquance sexuelle s’est imposée en tant que fait social.<br />

Les traitements médicalisés<br />

La castration chirurgicale a été utilisée dans les temps héroïques ; sa<br />

composante punitive évidente ayant à voir avec la loi du Talion. Le suj<strong>et</strong><br />

le risque le plus élevé de suicide (soit 9 sur 35 : 26 %). Le taux de mortalité parmi<br />

les malades r<strong>et</strong>rouvés (53 sur 445) est six fois supérieur à ce qu’on trouverait dans la<br />

population générale du même âge, de 22 à 38 ans. » (Stone, 1999)<br />

1. Pl<strong>et</strong>hysmographie pelvienne : détermination des variations du diamètre du pénis à<br />

l’aide d’un appareil à brassard


232 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

est ainsi puni par là où il a pêché mais ses fantasmes restent inchangés. Il<br />

demeure potentiellement dangereux. Ce passage à l’acte de la société est<br />

situé en miroir de ce qui est reproché au condamné.<br />

La lobotomie agressivolytique <strong>et</strong> les lobectomies plus ou moins sélectives<br />

ont, elles aussi, fait partie de l’arsenal thérapeutique dans une<br />

période – c’était avant la découverte des médicaments psychotropes – où<br />

peu de moyens d’action existaient – avant la découverte des médicaments<br />

psychotropes – à une période où il existait peu de moyens d’action<br />

contre les désordres comportementaux liés à la maladie mentale <strong>et</strong> aux<br />

déviances psychiques majeures.<br />

La castration chimique, réversible à l’arrêt du produit, est aujourd’hui<br />

utilisée avec prudence en France. L’administration se fait, pour une part,<br />

hors AMM ½ , <strong>et</strong> de façon dérogatoire puisque les molécules utilisées (acétate<br />

de cyprotérone <strong>et</strong> tryptoréline) ont des vertus antiandrogènes dont<br />

l’indication demeure le traitement de certains cancers génitaux hormonodépendants<br />

de l’homme. Leur utilisation est néanmoins tolérée chez des<br />

individus expressément consentants, <strong>et</strong> dans la perspective directe d’une<br />

sortie de prison à l’issue de leur peine ¾ . Agissant de manière spécifique<br />

sur l’axe hypothalamo-hypophysaire <strong>et</strong> le système limbique, qui seraient<br />

directement impliqués dans la genèse biologique du fonctionnement<br />

sexuel humain, ils ont pour eff<strong>et</strong> de diminuer les possibilités physiologiques<br />

de la mise en œuvre de la pulsion mais ils n’en changent pas la<br />

nature. Ils adm<strong>et</strong>tent en outre des eff<strong>et</strong>s secondaires somatiques notables.<br />

Leur usage est variable <strong>et</strong> ne trouve sa pleine indication qu’en combinaison<br />

synergique avec toutes autres stratégies thérapeutiques. Du point<br />

de vue psychodynamique, l’impact de tels protocoles sur le narcissisme<br />

des individus peut être désastreux. La pulsion perdure, les capacités de<br />

satisfaction sont diminuées, le risque est donc que le pervers récidive de<br />

manière plus féroce encore, à la recherche d’un stimulus suffisant pour<br />

lui perm<strong>et</strong>tre de dépasser l’eff<strong>et</strong> inhibant du produit.<br />

Dans une perspective prophylactique globale, les sels polybromurés<br />

étaient distribués largement, autrefois, dans toutes les institutions où se<br />

trouvaient concentrés des jeunes hommes (casernes, hôpitaux psychiatriques,<br />

pensionnats). Mais il ne s’agissait pas d’une mesure spécifique<br />

contre les perversions, c’était une mesure plus générale d’ordre public.<br />

Aujourd’hui, les sels polybromurés gardent quelques indications pour<br />

globalement abaisser la libido de suj<strong>et</strong>s déficients intellectuels <strong>et</strong> manquant<br />

de capacité d’autocontrôle.<br />

Ces protocoles posent questions :<br />

1. AMM : autorisation de mise sur le marché nécessaire à la commercialisation d’un<br />

médicament en France.<br />

2. Il s’agit en quelque sorte d’une double peine préfigurant l’injonction de suivi sociojudiciaire.


STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 233<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

1. Peut-on espérer faire disparaître la pulsion déviante en tant qu’aménagement<br />

anxiolytique <strong>et</strong> possibilité d’expression du désir conditionnant<br />

le risque de récidive ? En d’autres termes, la pulsion est-elle soluble<br />

dans la psychothérapie ou la chimiothérapie ?<br />

2. La souffrance psychique <strong>et</strong> la culpabilité d’un suj<strong>et</strong> conscient des<br />

implications de sa déviance sur son entourage peuvent-elles l’aider<br />

à développer des stratégies protectrices ? C’est l’enjeu des thérapies<br />

cognitivo-comportementalistes <strong>et</strong> d’inspiration systémiques. La culpabilisation<br />

est-elle de nature à protéger un individu de ses penchants en<br />

l’engageant à respecter les protocoles psychocomportementaux ou les<br />

injonctions du juge d’application des peines qui nécessitent, pour être<br />

opérantes, un accès à la symbolisation ? Les innombrables scandales<br />

impliquant des prêtres ou des enseignants dans des affaires de pédophilie<br />

dessinent les limites de la sublimation <strong>et</strong> de l’intellectualisation<br />

de la pulsion face à l’exigence impérieuse de sa satisfaction (Geraud,<br />

1943).<br />

3. Peut-on, par ailleurs, aider le suj<strong>et</strong> à surmonter la problématique<br />

narcissique initiale qui fait de lui un suj<strong>et</strong> borderline, un être en souffrance<br />

psychique ayant construit l’aménagement économique incriminé<br />

?<br />

4. Dans la perspective de l’existence d’une comorbidité autonome, pouvant<br />

renvoyer à d’autres aménagements économiques de c<strong>et</strong>te personnalité<br />

fragile, est-il possible d’intervenir ? Le spectre de la dépression<br />

anaclitique rode <strong>et</strong> le risque suicidaire reste toujours élevé chez ces<br />

patients comme l’a montré M. H. Stone (1999) à propos des suj<strong>et</strong>s<br />

borderlines en général.<br />

En tout état de cause, il n’existe pas de protocole consensuel, ni<br />

d’action évaluative du soin à court <strong>et</strong> moyen terme. Les soignants restent<br />

démunis, tandis que dans l’esprit du public une obligation de résultat<br />

commence à se superposer à l’obligation de moyen, tant le suj<strong>et</strong> est<br />

sensible. Le psychothérapeute, encensé tant qu’il est censé prendre en<br />

charge le délinquant sexuel, tend à devoir porter seul la responsabilité de<br />

ses échecs thérapeutiques.<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 23 – Injonction de soin ou injonction à <strong>soigner</strong><br />

Monsieur W., psychopathe multidélinquant, sort de prison après dix-sept<br />

années de détention pour meurtre. Sa libération est assortie par le juge<br />

d’application des peines d’une obligation de suivi sociojudiciaire. Il se présente<br />

en CMP. Après évaluation clinique de son cas, il est constaté qu’il ne<br />

relève pas d’une psychothérapie puisqu’il n’est pas en souffrance vis-à-vis<br />

de son fonctionnement, ne demande pas à changer du point de vue psychique.<br />

Il n’est venu que pour satisfaire à la demande du juge d’application<br />

des peines <strong>et</strong> ne présente à ce moment aucun trouble psychiatrique justifiant<br />

un traitement psychotrope. Il n’en veut d’ailleurs pas. On lui propose la<br />

désignation d’un infirmier référent susceptible de le recevoir pour un suivi de


234 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

l’évolution de sa demande <strong>et</strong> garder le contact. On l’informe de la possibilité<br />

de rencontrer un psychologue psychothérapeute sur la structure.<br />

Quelques semaines plus tard il se représente au CMP, fort en colère, car son<br />

éducateur sociojudiciaire l’aurait menacé de réincarcération puisqu’il n’a pas<br />

été suivi régulièrement par un psychiatre ! Le patient nous relate que le juge<br />

exigerait de notre part, au minimum, une séance de psychothérapie hebdomadaire.<br />

Dans le contexte de la pénurie médicale qui fait que les psychiatres<br />

de secteur ont déjà du mal à assurer une consultation mensuelle pour leurs<br />

patients psychotiques stabilisés, l’exigence du juge (qui ne nous a, par<br />

ailleurs, jamais contacté officiellement), apparaît inopportune <strong>et</strong> impossible<br />

à tenir. Dégager un créneau horaire n’aurait aucun sens si nul contenu<br />

thérapeutique ne le remplissait, puisqu’aucun espace thérapeutique n’était<br />

créé.<br />

« Dans ce cas, » nous dit le patient, « si je récidive, ce sera votre faute ! »<br />

Sa psychopathie lui avait fait faire une lecture perverse de la loi, mais très<br />

proche finalement des attentes de l’opinion publique : s’il y a récidive, il faut<br />

désigner un coupable. Dans c<strong>et</strong>te logique où les juges semblent s’arroger<br />

le droit de décider de ce qui est bon médicalement pour le patient, le<br />

psychiatre aurait-il le droit, symétriquement, d’exiger que le juge d’application<br />

des peines rencontre hebdomadairement son justiciable <strong>et</strong> avec quel<br />

contenu ?<br />

Les statistiques portant sur le taux de récidive des « pointeurs » sont<br />

pessimistes : Une méta-analyse portant sur un total de 1 313 individus<br />

restitue un taux global de récidive de 27 % pour les suj<strong>et</strong>s non traités <strong>et</strong> de<br />

19 % pour les suj<strong>et</strong>s traités, tout mode de traitement <strong>et</strong> toutes sexopathies<br />

confondues. (Albernhe, 1998, p. 63). En regardant les chiffres de plus<br />

près, force est de constater qu’il existe des variations dans la dangerosité<br />

<strong>et</strong> la potentialité à la récidive selon le type de criminel sexuel. Un<br />

pédophile incestueux, symptomatique à sa façon d’un dysfonctionnement<br />

intrafamilial, aura peu de risque de récidive une fois qu’il aura<br />

été sanctionné, <strong>et</strong> si le système incestogène familial a été démonté, a<br />

fortiori, si ses enfants lui ont été enlevés par décision de justice. Un<br />

pédophile sadique engagé dans une existence vouée à sa déviance, privé<br />

des attributs socialisants (travail, mariage, famille) sera plus fréquemment<br />

inamendable. La récidive semble se nourrir d’elle-même, l’agresseur<br />

pouvant alors être de plus en plus violent, rej<strong>et</strong>é, marginalisé, peut<br />

devenir un serial killer.<br />

Par son fonctionnement, le psychopathe « interpelle » le moi fragile<br />

des équipes qu’il fréquente <strong>et</strong> use. En eff<strong>et</strong>, chaque équipe soignante est<br />

bien plus que la somme des personnalités de chacun de ses membres. Elle<br />

se comporte un peu comme une entité propre, dotée d’un dynamisme,<br />

d’un proj<strong>et</strong> personnel conscient <strong>et</strong> inconscient, d’une histoire, de valeurs,<br />

d’une mentalité. Une équipe de soin a des qualités <strong>et</strong> des défauts <strong>et</strong><br />

nous sommes bien loin de ce qui est évalué par les accréditeurs officiels.


STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 235<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Il existe des équipes plus ou moins autonomes, carencées narcissiquement,<br />

angoissées, paranoïaques. Chacun, membre de l’équipe ou patient,<br />

apprend à « faire avec » dans sa pratique, <strong>et</strong> les psychopathes aussi.<br />

Peut-on parler d’un moi complexe, d’un méta-moi des équipes qui<br />

serait alors plus facile à cliver, sinon à morceler, pour un psychopathe<br />

ou un manipulateur ? La prise en charge institutionnelle des psychopathes<br />

n’est pas de tout repos. Si les abords spécifiques décrits ci-dessus<br />

concernant la relation de soutien, de narcissisation <strong>et</strong> d’aide au changement<br />

des suj<strong>et</strong>s borderlines restent valables, ils ne peuvent être mis<br />

en action de manière satisfaisante <strong>et</strong> productive qu’une fois le cadre<br />

(<strong>et</strong> sa permanence) posé. Ce préalable n’est pas un artifice destiné à<br />

frustrer d’avantage encore le psychopathe <strong>et</strong> favoriser rétroactivement un<br />

nouveau passage à l’acte, donc induire une nouvelle réaction de rej<strong>et</strong> (par<br />

l’équipe) ou de rupture (par le psychopathe).<br />

Le cadre proposé doit être suffisamment souple pour ne pas heurter<br />

d’emblée le patient, suffisamment solide <strong>et</strong> rigide néanmoins pour lui<br />

apporter les limites spatio-temporelles <strong>et</strong> psychoaffectives indispensables<br />

à son évolution, <strong>et</strong> aussi quelque peu mobile pour ne pas construire un<br />

cul de sac relationnel. Les proportions acceptables de c<strong>et</strong>te mobilité,<br />

qui perm<strong>et</strong> un accompagnement du patient dans son évolution, sont<br />

directement fonction de la solidité intrinsèque de la structure de soins.<br />

Une structure solide, rassurée sur son proj<strong>et</strong>, son avenir <strong>et</strong> son narcissisme,<br />

pourra se perm<strong>et</strong>tre une souplesse <strong>et</strong> une évolutivité créative du<br />

cadre qu’elle introduit <strong>et</strong> propose au patient. Une structure de soins fragilisée<br />

par des dissensions internes préexistantes, un manque de confiance<br />

en elle ou la faiblesse ponctuelle de l’un de ses membres, sera rapidement<br />

mise en danger par le psychopathe, apte à en débusquer les failles <strong>et</strong> les<br />

élargir, habile à dialectiser ses contradictions jusqu’à la rupture.<br />

Lorsqu’une institution éclate, c’est souvent sous les coups de boutoir<br />

d’un psychopathe, que celui-ci soit pris en charge par l’institution ou<br />

qu’il en soit membre !<br />

Il ne faut pas espérer qu’un psychopathe s’accommode rapidement<br />

du cadre <strong>et</strong> se l’approprie comme outil de soin. Sa tendance première<br />

sera (après une période d’observation, de séduction ciblée <strong>et</strong> quelques<br />

tentatives pour le faire éclater d’une manière ou d’une autre), de rompre<br />

avec lui.<br />

C<strong>et</strong>te rupture interviendra, soit parce qu’il aura réussi à provoquer<br />

un passage à l’acte de l’équipe au nom d’une entorse vénielle (ce qui<br />

le confirmera dans son vécu d’injustice) ou sérieuse (« j’ai pété les<br />

plombs », sous-entendu « ce n’est pas de ma volonté ») au règlement<br />

intérieur ; soit qu’il se décide impulsivement <strong>et</strong> au moment où l’équipe<br />

commençait à nourrir quelques espoirs, à quitter la structure, la confirmant<br />

dans son impuissance.


236 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

La difficulté est le dosage de la réponse institutionnelle qui risque de<br />

se r<strong>et</strong>rouver rapidement placée en miroir mortifère, ou en escalade symétrique,<br />

vis-à-vis des savants contournements des limites <strong>et</strong> des entorses<br />

au règlement que le patient sait produire.<br />

L’enjeu pour la dynamique de l’équipe est de pouvoir respecter ses<br />

engagements sans aller au-delà, de se faire respecter par le patient sans<br />

tomber dans des réactions contre-transférentielles négatives, sadiques<br />

ou agressives (rej<strong>et</strong>antes). Il est fondamental de faire continuellement<br />

référence aux règles communes ½ , d’imposer la triangulation constante<br />

de la relation par une méta-autorité, symbolisable si possible, mais nous<br />

avons vu que les suj<strong>et</strong>s borderlines n’ont pas toujours un plein accès au<br />

symbolique.<br />

C<strong>et</strong>te stratégie est de nature à désamorcer la relation duelle, affectivement<br />

biaisée <strong>et</strong> faussement symétrique que le psychopathe tente de répéter,<br />

institution après institution, auprès de chacun de ses interlocuteurs.<br />

Il importe de différentier les règles de vie (modalités d’hospitalisation,<br />

règlement intérieur des hôpitaux) des règles de soins ¾ .<br />

Le psychopathe sait contester <strong>et</strong> fragiliser l’un au nom de l’autre <strong>et</strong><br />

réciproquement. Le but, inconscient souvent, est de subvertir les deux<br />

règles, de les faire se plier à sa réalité à lui, morbide <strong>et</strong> cruelle, <strong>et</strong> de<br />

reproduire, une fois de plus, les fonctionnements objectivants <strong>et</strong> clivants<br />

qui sont ceux qu’il connaît <strong>et</strong> qu’il prend pour référence universelle.<br />

Si le soignant ou l’équipe se laissent enfermer dans une telle relation<br />

duelle, ils seront très vite obligés, soit de céder du terrain (« faites une<br />

exception pour moi sinon ce sera la preuve que vous ne m’aimez pas »),<br />

soit de se raidir dans leur comportement <strong>et</strong> de verser dans l’abus de<br />

pouvoir.<br />

Dans ce cas, ils risquent d’être aussitôt convoqués par le psychopathe<br />

comme les « mauvais obj<strong>et</strong>s de service », persécuteurs désignés, victimes<br />

parfois de passage à l’acte agressifs ¿ . S’ils ont cédé une fois, se laissant<br />

séduire ou distraire, par lassitude ou par pitié, les soignants ne pourront<br />

plus ne pas céder, sous peine que le psychopathe ne leur reproche ouvertement<br />

de ne pas avoir cédé c<strong>et</strong>te fois <strong>et</strong> en r<strong>et</strong>ire matière à un autre vécu<br />

1. En ce sens, le règlement intérieur d’une unité de soin est un outil précieux, à adapter<br />

sans cesse à l’évolution du contexte : du « coin fumeur » à faire respecter autant par<br />

les soignants que par les soignés, au contrôle des téléphones portables, ce balisage<br />

structurant de l’espace thérapeutique doit faire l’obj<strong>et</strong> d’une attention constante.<br />

2. Dans ce but, la différentiation lieu de vie/lieu de soin est essentielle. Beaucoup<br />

de suj<strong>et</strong>s borderlines, mais aussi de psychotiques chroniques s’accommodent de c<strong>et</strong>te<br />

confusion. C’est ce qui aboutit à des hospitalisations interminables, des prises en charge<br />

vidées de leur sens qui ne peuvent se conclure que sur un passage à l’acte du patient ou<br />

de l’équipe, une rupture.<br />

3. Le iatrocide, passage à l’acte meurtrier vis-à-vis du médecin, est plutôt l’apanage du<br />

schizophrène. Le psychopathe s’attaquera plus immédiatement à un infirmier, voire un<br />

autre patient, car il a intégré la gradation institutionnelle des peines encourues.


STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 237<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

de préjudice <strong>et</strong> de frustration intolérable, ouvrant la voie à un nouveau<br />

passage à l’acte.<br />

On voit que la possibilité de nouer une relation soignante <strong>et</strong> saine avec<br />

un psychopathe est étroite, souvent acrobatique, <strong>et</strong> qu’elle doit être sans<br />

arrêt limitée, réfléchie, analysée <strong>et</strong> confortée dans un travail intégratif<br />

d’équipe. En r<strong>et</strong>our, l’équipe, pour se m<strong>et</strong>tre en position d’aider le patient<br />

à évoluer, devra tout faire pour se parler, communiquer sur le patient,<br />

métacommuniquer sur ses propres engagements <strong>et</strong> ses fonctionnements,<br />

connaître <strong>et</strong> respecter ses inévitables limites émotionnelles, être capable<br />

de réviser ses objectifs.<br />

En cas de clash ou de rupture annoncée, l’important alors est de<br />

désamorcer le processus victimaire que le psychopathe sera enclin à<br />

réactiver en disant : « Je quitte le service parce qu’on n’y fait rien pour<br />

moi... parce qu’on ne m’aime pas... parce qu’on a été injuste avec moi...<br />

parce qu’on me rej<strong>et</strong>te ».<br />

Ce recadrage doit impérativement préserver les narcissismes respectifs<br />

mis à mal, celui du patient <strong>et</strong> celui de l’équipe, positiver la démarche<br />

de prise de distance du patient sous peine que l’équipe ne s’ajoute à la<br />

longue liste de toutes celles qui l’ont exclu.<br />

Il faudra également assurer dans l’esprit du patient la permanence de<br />

la structure <strong>et</strong> évoquer la possibilité d’un r<strong>et</strong>our plus tard, dans les mêmes<br />

conditions contractuelles, lorsque le patient sera prêt. C’est la possibilité<br />

offerte au psychopathe de pouvoir quitter un lieu de soins sans rompre<br />

inéluctablement avec lui qui sera finalement restructurante <strong>et</strong> rassurante,<br />

soignante : l’obj<strong>et</strong> peut être éloigné sans être anéanti (cf. lefor-da). Tôt<br />

ou tard, après un certain nombre d’essais plus ou moins fructueux, le<br />

psychopathe y repassera pour en tester la permanence <strong>et</strong> parfois s’en<br />

trouver apaisé, respecté, pouvant enfin y commencer un travail sur luimême<br />

débarrassé de l’hypothèque du rej<strong>et</strong>.<br />

Dans la mesure où les troubles psychocomportementaux les plus handicapants<br />

pour le patient (<strong>et</strong> pour le corps social) sont considérés comme<br />

des maladies, l’une des rétroactions logiques du corps social fut de<br />

chercher des médicaments susceptibles d’amender le trouble ou d’en<br />

réduire la portée négative. Des perspectives pharmacologiques existent<br />

donc dans le domaine des désordres pathologiques liés aux états-limites<br />

de la personnalité, mais elles ne sont pas spécifiques.<br />

Si aucun apport moléculaire exogène ne peut se voir aujourd’hui<br />

doté de la possibilité d’agir de manière thérapeutique sur la personnalité<br />

sous-jacente d’un individu, ni d’ailleurs sur les aménagements<br />

économiques du tronc commun borderline, il faut remarquer que parmi<br />

les substances psychotropes, les psychodysleptiques ½ sont capables de<br />

1. La classification des substances psychotropes distingue : – les psycholeptiques ou<br />

sédatifs psychiques : hypnotiques, neuroleptiques <strong>et</strong> tranquillisants ; – les psychoanaleptiques<br />

ou stimulants psychiques : antidépresseurs thymoanaleptiques, stimulants


238 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

déclencher la survenue d’un accès psychotique aiguë (bouffée délirante<br />

aiguë sous LSD 25 par exemple). Mais rien n’autorise à penser qu’ils<br />

agissent par reconfiguration structurale pathogène de la personnalité. Ils<br />

se montrent pourtant potentiellement capables de pharmaco-induire un<br />

fonctionnement clairement psychotique durable (délire, hallucinations,<br />

interprétations, dissociation mentale...) y compris chez des individus<br />

étant de structure préalable névrotique.<br />

Chez un suj<strong>et</strong> de structure psychique préalable psychotique on parlerait<br />

de circonstance déclenchante ou favorisante de l’accès. Chez un<br />

suj<strong>et</strong> borderline on évoquerait un tableau pseudo-psychotique dont on<br />

peut intégrer le côté réversible <strong>et</strong> situé en rupture dans le fonctionnement<br />

existentiel antérieur. Chez un suj<strong>et</strong> névrotique, on est bien forcé<br />

de constater que le fonctionnement psychotique se superpose, le temps<br />

de l’épisode délirant, sans lendemain sinon sans séquelle (ce qui est<br />

contraire à l’aphorisme) sur une structuration névrotique préexistante.<br />

La trajectoire vitale névrotique subit une éclipse laissant place à un<br />

fonctionnement transitoire plus archaïque. Mais on ne peut cependant<br />

pas parler de personnalité multiple, plutôt de modification de niveau de<br />

fonctionnement intrapsychique ½ .<br />

Des modèles neuropsychobiologiques existent pour articuler ces<br />

contradictions, ce sont eux qui tendent à faire dériver aujourd’hui<br />

l’approche de la psychose vers le terrain de la neuropsychiatrie<br />

biologique.<br />

Si aucun traitement n’est censé, à ce jour, avoir des eff<strong>et</strong>s sur la personnalité<br />

<strong>et</strong> l’économie psychique des aménagements de c<strong>et</strong>te personnalité,<br />

en revanche, l’utilisation symptomatique ou syndromique de médications<br />

psychotropes ou polyvalentes reste licite dans l’approche thérapeutique<br />

palliative des troubles cliniques liés aux états-limites :<br />

Les molécules à vertu antidépressive, de toute obédience, dopaminergiques,<br />

sérotoninergiques, mixtes, constituent le traitement de choix des<br />

périodes dépressives. Elles agissent, même si la dépression anaclitique<br />

borderline est traditionnellement cliniquement plus sévère <strong>et</strong> résistante<br />

au traitement que les dépressions névrotiques même majeures, les dépressions<br />

d’épuisement ou les dépressions mélancoliques. Elle n’est pas<br />

seulement un affaissement thymique mais elle est aussi l’expression<br />

d’une carence vitale <strong>et</strong> le couronnement d’une dérive existentielle.<br />

Les traitements anxiolytiques : symptomatiques, ils se montrent efficaces<br />

lorsque le symptôme devient gênant mais la propension addictive<br />

des suj<strong>et</strong>s borderlines incite à la prudence. Les benzodiazépines peuvent<br />

intellectuels (nooanaleptiques) ; – les psychodysleptiques ou perturbateurs psychiques :<br />

hallucinogènes <strong>et</strong> stupéfiants.<br />

1. Dans c<strong>et</strong>te perspective, le modèle organodynamique de H. Ey (1975) trouve toute sa<br />

place.


STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 239<br />

rapidement induire des psychopharmacodépendances capables de compliquer<br />

le tableau.<br />

L’alcool, le premier anxiolytique, historiquement, montre les limites<br />

de l’apport exogène dans la prise en compte de l’anxiété humaine. Une<br />

fois l’alcoolisme installé, quelle que soit sa forme clinique, le traitement<br />

à proposer sera celui de toute appétence éthylique <strong>et</strong> il existe maintenant<br />

des substances capables de diminuer le besoin physiologique d’alcool<br />

– Acamprosate (Aotal ® ), Naltrexone (Revia ® ) ½ – sans que le suj<strong>et</strong> ne<br />

puisse, bien sûr, faire l’économie d’un travail psychothérapique, individuel<br />

ou de groupe, sur sa motivation à l’abstinence comme sur sa fragilité<br />

psychique personnelle.<br />

Les toxicomanies constituent l’un des aménagements cliniques parmi<br />

les plus difficiles à maîtriser, une fois celui-ci installé dans l’habitus du<br />

suj<strong>et</strong>.<br />

Au-delà de l’approche psychothérapique <strong>et</strong> rééducative que nous<br />

avons évoquée, l’alternative entre sevrage <strong>et</strong> substitution, qui sont deux<br />

modalités bien distinctes de prise en compte de la dépendance, définit<br />

deux types de produits. D’abord, ceux qui aident au sevrage <strong>et</strong> perm<strong>et</strong>tent<br />

au patient de lutter contre le manque physique, temporaire mais<br />

contraignant car susceptible d’induire la reprise de la consommation de<br />

la drogue. Ensuite, ceux qui aident à gérer une existence de toxicomane<br />

<strong>et</strong> à réduire les risques pour l’individu (<strong>et</strong> pour la société), le temps que<br />

l’évolution psychique du patient, idéalement, ne l’engage définitivement<br />

vers une démarche de sevrage <strong>et</strong> aboutisse à une vie sans le produit :<br />

Subutex ® ou Méthadone ® , pour les produits autorisés, Néocodion ® ¾ ,<br />

benzodiazépines ou alcool pour les produits tolérés...<br />

Les neuroleptiques <strong>et</strong> les antipsychotiques de nouvelle génération<br />

sont indiqués pour la prise en charge d’un délire ou d’une « parano »<br />

symptomatique insidieusement installée chez un individu ayant par<br />

trop consommé de cocaïne, d’amphétamines ou d’autres psychodysleptiques<br />

¿ .<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

1. La même molécule, sous un autre nom commercial (Nalorex ® ), est également utilisée<br />

pour annuler le plaisir ressenti par les héroïnomanes à la prise de drogue, ce qui aurait<br />

pour conséquence, à terme, d’abaisser leur appétence.<br />

2. Le Néocodion ® (<strong>et</strong> les médicaments assimilés) occupe une place particulière dans la<br />

pharmacopée du toxicomane. Sa consommation en France excède largement les besoins<br />

de la population en antitussifs, ce que les autorités sanitaires savent. Il est pourtant la<br />

première autosubstitution engagée par les héroïnomanes. Pas cher <strong>et</strong> facilement disponible,<br />

il est une alternative intéressante à la microdélinquance quotidienne nécessaire<br />

au financement de la dose journalière. C’est sur ce modèle que la substitution a été<br />

ultérieurement envisagée comme traitement palliatif <strong>et</strong> social de la toxicomanie.<br />

3. Actuellement, certains dealers vendent des dérivés cannabiques auxquels sont<br />

mélangées des amphétamines. Le suj<strong>et</strong> qui prend du hachisch pour se détendre, se<br />

r<strong>et</strong>rouve, paradoxalement, plus tendu <strong>et</strong> il augmente sa consommation pour r<strong>et</strong>rouver<br />

le niveau d’apaisement <strong>et</strong> de déconnexion qu’il obtenait auparavant. Un cercle vicieux<br />

peut s’instaurer, aboutissant à la bouffée délirante aiguë avec vécu paranoïaque.


240 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

Les normothymiques de deuxième génération ½<br />

ont un eff<strong>et</strong> positif<br />

sur les grandes variations de l’humeur rencontrées chez les suj<strong>et</strong>s étatslimites<br />

ainsi que sur les microcycles dysthymiques <strong>et</strong> les pics caractériels.<br />

L’indication anticomitiale (antiépileptique) initiale de la plupart de ces<br />

produits soulève des questionnements jusqu’alors sans réponse sur les<br />

liens entre l’explosivité borderline <strong>et</strong> l’explosivité r<strong>et</strong>rouvée comme l’un<br />

des critères cardinaux de la personnalité épileptique ou lors des crises<br />

comitiales avérées.<br />

Les traitements à visée sexorégulatrice ou sexoapaisante : du bromure<br />

sus-cité aux anti-androgènes prescrits hors AMM, ils ont un eff<strong>et</strong> inhibiteur<br />

réel mais limité sur l’intensité de l’énergie libidinale disponible sans<br />

modifier la pulsion dans son but ou son obj<strong>et</strong>.<br />

Les suppléments vitaminiques ou protidocaloriques sont des adjuvants<br />

utiles de la prise en charge des alcooliques (prévention de la psychopolynévrite<br />

de Korsakoff) ou des anorexiques...<br />

Aucune de ces molécules n’est spécifique des pathologies borderlines.<br />

Il n’existe pas de médicament lacunolytique, pas plus d’ailleurs que<br />

n’existe, malgré la dénomination mark<strong>et</strong>ing ambitieuse de certains, de<br />

médicament structural antipsychotique.<br />

1. Depamide ® , Dépakote ® ,Tegr<strong>et</strong>ol ® <strong>et</strong> maintenant certains antipsychotiques <strong>et</strong> antiépileptiques.


Chapitre 12<br />

DES TROUBLES DE<br />

LA PERSONNALITÉ AUX<br />

TROUBLES DE L’IDENTITÉ<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

CERTAINS TROUBLES IDENTITAIRES qui se nourrissent de carences<br />

narcissiques individuelles ou collectives (communautaires dans ce<br />

cas !) influencent, en r<strong>et</strong>our, la personnalité, mais certaines personnalités<br />

se r<strong>et</strong>rouvent, plus souvent, dans ces communautés identitairement<br />

marquées.<br />

Nous nous attacherons à quelques-unes d’entre elles, les SDF, les<br />

détenus <strong>et</strong> les déportés ainsi que les jeunes issus de l’immigration <strong>et</strong> les<br />

suj<strong>et</strong>s hospitalisés en psychiatrie à long terme. Aucun de ces positionnements<br />

identitaires marquants, par ailleurs non contradictoires, ne constitue<br />

une pathologie mentale en soi, bien sûr, mais ils impliquent tous une<br />

structuration identitaire narcissiquement carencée, source potentielle de<br />

souffrances surajoutées. Il s’agit par ailleurs de positionnements sociaux<br />

forts par les rétroactions qu’ils induisent.<br />

La déviance sociale <strong>et</strong> son signe clinique le plus visible, la délinquance,<br />

constituent des fléaux qui s’imposent parmi les plus constants<br />

<strong>et</strong> les plus visibles, tout au long de notre histoire. Folie <strong>et</strong> délinquance<br />

sont pour part égale le propre de l’homme appréhendé aussi bien en tant<br />

que suj<strong>et</strong> (individu) qu’en tant qu’élément d’un collectif dynamique (la<br />

société). Elles déterminent en creux, une idée de la normalité humaine<br />

qui influe, en r<strong>et</strong>our, sur les mentalités, donc sur les rétroactions du corps<br />

social.


242 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

LES JEUNES ISSUS DE L’IMMIGRATION MAGHRÉBINE<br />

Les jeunes issus de l’immigration maghrébine, non pas qu’ils soient<br />

les seuls à poser des problèmes d’intégration, constituent une variante<br />

particulière, prototypique des impasses socio-psycho-existentielles que<br />

peut entraîner une accumulation de manques <strong>et</strong> de carences vis-à-vis<br />

de la Loi, tant sur le plan social que de la symbolique identificatoire<br />

intrapsychique nécessaire à l’édification d’un individu stable <strong>et</strong> cohérent,<br />

engagé de manière positive dans son existence.<br />

Les concernant, la psychiatrie est souvent interpellée, en dernier<br />

recours, après constatation de la mise en échec des outils conceptuels<br />

venus du monde de l’éducation <strong>et</strong> de la répression pour tenter de contenir,<br />

cerner, donner sens à ces troubles des conduites sociales qui, par leur<br />

acuité incivique <strong>et</strong> leur intensité désarçonnent parents, éducateurs,<br />

agents de la force publique, soignants. Il nous est apparu utile, dans<br />

une perspective transdisciplinaire, de chercher en quoi des outils conçus<br />

pour la psychologie pouvaient éclairer ce problème complexe. Notre<br />

hypothèse est que les conduites antisociales répétées de certains<br />

des jeunes provenant d’une troisième génération de l’immigration<br />

maghrébine, borderline au sens propre (le Styx se confondant ici<br />

avec la Méditerranée), laissent à penser qu’ils développent ainsi une<br />

lecture-confrontation à la loi ayant à voir avec un trouble identitaire à<br />

composante narcissique.<br />

Approche sociopsychologique<br />

Issus d’une cascade de mutations sociologiques qui peut s’apparenter<br />

à une mue, rej<strong>et</strong>ons ou avatars ultimes d’un génogramme bouleversé <strong>et</strong><br />

trop souvent coupés de leurs racines, ces jeunes gens ont très tôt fait<br />

l’expérience, dans leur histoire familiale ou scolaire, <strong>et</strong> parfois dans leur<br />

chair même, que la loi est cruelle dans son application comme dans son<br />

contexte. Et qu’elle n’est pas toujours juste, puisqu’elle est humaine,<br />

forcément subjective <strong>et</strong> soumis au contexte sociopolitique.<br />

Le racisme n’est pas inscrit dans la loi française, contrairement à ce<br />

qui pouvait exister il y a peu dans certains pays (l’apartheid) maisil<br />

peut toujours transparaître dans un regard ou une attitude. Il est latent <strong>et</strong><br />

peut se concevoir aussi comme un mécanisme de défense narcissique <strong>et</strong><br />

de revendication identitaire, à l’échelle d’une communauté. Aujourd’hui,<br />

le racisme n’est plus à sens unique mais il reste une expression, au<br />

quotidien, de l’injustice.<br />

Dès lors, si la loi est cruelle, tout se passe comme si la nécessaire<br />

confrontation péri œdipienne, structurante, à la loi du père, ne pouvait se<br />

concevoir <strong>et</strong> s’expérimenter, car vécue comme trop dangereuse. C<strong>et</strong>te loi,<br />

trop archaïque <strong>et</strong> dure dans sa mise en acte, se voit être non-structurante<br />

car elle est vécue comme extérieure au monde du père : c’est la loi qui<br />

fut imposée au père, c’est la loi brandie dérisoirement parfois par le père<br />

(ou son substitut) sans qu’il puisse la parler, la justifier <strong>et</strong> la légitimer par


DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’IDENTITÉ 243<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

son existence à lui. Comment un père pourrait-il promouvoir le respect<br />

d’une loi qui ne l’a pas respecté lui-même ?<br />

Dans ce phénomène, on r<strong>et</strong>rouve des analogies avec la notion<br />

d’identification projective <strong>et</strong> la position paranoïde dépressive,<br />

physiologique, décrite par M. Klein, qui est, nous l’avons vu, la<br />

conséquence clinique chez les enfants, d’une confrontation à un obj<strong>et</strong><br />

partiellement vécu comme mauvais, sans pouvoir appréhender la totalité<br />

de sa signification.<br />

C’est aussi de la confusion entre l’obj<strong>et</strong> <strong>et</strong> ce qu’il représente que se<br />

nourrissent des contresens dans le processus de symbolisation.<br />

Le policier est l’image de la loi à laquelle sont le plus souvent confrontés<br />

ces jeunes. Il n’est que le représentant de la loi, mais il a parfois, de<br />

par ses limites propres (<strong>et</strong> parce qu’il est mal formé à ses responsabilités<br />

sans doute), des comportements pouvant laisser penser qu’il croit être la<br />

loi ½ . Ces confusions de niveaux logiques sont à l’origine de beaucoup de<br />

drames relationnels.<br />

Comme elle n’appartient pas davantage à la microcommunauté familiale<br />

ou clanique, la loi à laquelle ces jeunes se heurtent est toujours<br />

suspectée d’être imprégnée du racisme « des autres », de ceux qui sont<br />

vécus comme méprisant le modèle misérable (prôné ou difficilement<br />

construit par le père) ; voire de ceux habilités à démasquer les insuffisances<br />

criantes de ce groupe auquel ils sont forcés d’appartenir tout en<br />

lorgnant sur un autre (notion de contre-modèle).<br />

Autant un groupe se sentant soumis à un mépris injuste peut en r<strong>et</strong>irer<br />

une cohésion interne qui sera source d’initiatives solidaires, autant un<br />

système constamment infériorisé par sa confrontation quotidienne à des<br />

systèmes valorisés s’auto-invalide davantage. Cela va du « complexe du<br />

colonisé » décrit par F. Fanon (Fanon, 1961 ; Ayme, 1999), à la fascination<br />

actuelle de la jeunesse mondiale par l’image donnée de l’American<br />

way of life <strong>et</strong> à son corollaire : la fascination réactionnelle d’une partie de<br />

la jeunesse des pays en voie de développement, des pays ex ou néo colonisés<br />

<strong>et</strong> aussi des jeunes issus de l’immigration pour l’antiaméricanisme.<br />

L’antiaméricanisme devient une contre-culture <strong>et</strong>, par défaut, un refuge<br />

identitaire. Le va-<strong>et</strong>-vient entre ces deux modèles exogènes peut freiner<br />

l’émergence d’un véritable positionnement autonome <strong>et</strong> authentique.<br />

La « loi de la rue » n’ayant pas, non plus, vocation à la légitimer, la<br />

confrontation à la loi du père ne peut alors qu’être esquivée, déniée,<br />

ou volontairement affaiblie par l’artifice ou le cynisme, elle ne pourra<br />

se voir intériorisée, métabolisée <strong>et</strong> donc transmise. C’est l’impasse des<br />

« troisièmes <strong>et</strong> quatrièmes générations » obligées de trouver d’autres<br />

aménagements psychiques <strong>et</strong> sociaux que ceux qui servirent de socle à<br />

leurs pères.<br />

1. On passe de « Je représente la Loi » à « Je suis la Loi » puis « Je fais Ma Loi ».


244 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

Les commandements inscrits sur les Tables de la Loi présentées, dans<br />

le mythe, par Iahvé à Moïse, sont en nombre limité. Ils illustrent par<br />

leur concision une construction intellectuelle fermée, collective, devenue<br />

consensuelle dans la constellation des civilisations du « livre ». Ils ont<br />

désormais à voir avec l’inconscient collectif de la plupart des groupes<br />

humains.<br />

C<strong>et</strong>te construction sociale limitée du point de vue historique, fait<br />

fonction de cadre éthique socio-existentiel, d’échelle de valeurs ; elle<br />

concrétise l’existence de règles de vie immuables, incontournables <strong>et</strong><br />

transculturelles, à « valeur absolue ». Nul n’est censé y déroger.<br />

Son existence partage de manière manichéenne l’ensemble de nos<br />

actes en « hors » ou « dans la Loi ».<br />

Par ailleurs, « ce que la loi n’interdit pas, elle l’autorise » est une<br />

logique de lecture autorisant interprétations interrogeantes des lois <strong>et</strong><br />

évolution des usages. L’autre logique « ce qui n’est pas strictement prévu<br />

par la Loi ne doit exister ni se concevoir » est le socle des intégrismes fondamentalistes<br />

de tout poil, des Amishs contemporains qui s’interdisent à<br />

eux-mêmes l’accès à la télévision, aux Talibans.<br />

Conformément à la première logique, chaque année des lois changent<br />

<strong>et</strong> c’est le rôle du corps législatif que de faire évoluer le code pour l’adapter<br />

à l’usage <strong>et</strong> à l’évolution des mœurs. Mais la Loi, sauf cataclysme, n’a<br />

pas vocation à changer. D’ailleurs, la plupart du temps les cataclysmes<br />

mythiques sanctionnent un viol de la Loi : du déluge à l’anéantissement<br />

de Sodome <strong>et</strong> Gomorrhe.<br />

Le fait que c<strong>et</strong>te loi-socle soit commune aux civilisations dont est issue<br />

la partie de l’immigration qui nous intéresse, montre que si la Loi ne<br />

change pas, c’est la lecture figée de c<strong>et</strong>te Loi qui fait la différence. Il ne<br />

s’agit donc pas d’un changement de valeurs mais d’un changement du<br />

regard sur ces valeurs qui est en cause.<br />

Le travail d’accompagnement éducationnel ou d’élucidation psychologique<br />

relève de l’apprentissage de stratégies d’accommodation, au sens<br />

optique comme au sens politique, à la loi. En ce sens, c’est une cocréation<br />

d’espace (transitionnel) politique commun. Il s’agit de repeupler<br />

le no man’s land <strong>et</strong> c’est au sens figuré ce que demandent les jeunes des<br />

banlieues : « Considérez-nous comme des hommes ! »<br />

« La Loi, on s’y accommode », tout comme le travail de deuil, bien<br />

ou mal fait s’effectue ; c’est une question de temps. Les générations<br />

intègrent peu à peu la loi locale pour peu que ne se créent pas des<br />

micro-îlots communautaires. C’est ce qui a longtemps miné la société<br />

américaine, c’est ce qui m<strong>et</strong> aujourd’hui en péril l’équilibre identitaire<br />

global en France <strong>et</strong> juxtapose maintenant des narcissismes collectifs qui<br />

tiennent lieu de narcissisme personnel pour quelques individus fragilisés.<br />

Ces « narcissismes gigognes », à leurs échelles respectives, ne peuvent<br />

s’ériger que dans la confrontation aux autres narcissismes, qui sont alors<br />

vécus non seulement comme étrangers, mais comme hostiles. De ces jeux


DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’IDENTITÉ 245<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

d’inconscients, chacun ne perçoit, schématiquement, que la rigueur issue<br />

d’un surmoi imposé <strong>et</strong> non intégré, persécuteur plus que structurant.<br />

Ce qui crée problème, c’est lorsque les jeunes gens actuels, dans<br />

le monde des cités, se trouvent confrontés à des systèmes de valeurs<br />

antinomiques à la loi sociale commune du type : « l’argent ne vient pas<br />

seulement du travail » ou « les dealers tiennent le haut du pavé », <strong>et</strong> que<br />

rien ni personne ne peut les aider à faire le tri parmi ces valeurs.<br />

L’individu ainsi privé, plus qu’émancipé des figures traditionnelles<br />

de l’autorité <strong>et</strong> de ses interdits, fait l’expérience de la solitude extrême,<br />

si celle-ci n’est pas compensée par le recours aux valeurs d’un noyau<br />

sanctuaire, relationnel, porteur. Les jeunes recherchent ce noyau sanctuaire<br />

dans la mentalité collective de la bande qui est le premier modèle<br />

structuré convivial extrafamilial. C’est celui qui est r<strong>et</strong>rouvé au bas des<br />

escaliers de la cité. Ils le trouvent également dans le discours intégriste<br />

religieux qui fait référence à un passé mythifié niant allégrement, au<br />

profit des générations disparues, donc invérifiables, la génération parentale<br />

<strong>et</strong> les valeurs qu’elle voudrait transm<strong>et</strong>tre <strong>et</strong> qu’il contribue ainsi,<br />

à disqualifier davantage. L’approche clinique montre que ces jeunes se<br />

trouvent souvent si carencés quant aux images <strong>et</strong> fonctions parentales<br />

qu’ils forment une génération flottante.<br />

Il n’y a pas de père « suffisamment bon ».<br />

Jusqu’à l’anomie parfois, ces jeunes se refusent à être fils de harki ou<br />

de chômeur, de RMIste, d’assisté chronique, de titulaire d’AAH compassionnelle,<br />

de titulaire de pension d’invalidité ou de rente d’accident du<br />

travail. Ces statuts stigmatisent la perte (la déchéance) du corps de leur<br />

père qui s’est enclenchée en même temps que celle de leurs espérances<br />

<strong>et</strong> de leur jeunesse, quelque part dans la boue <strong>et</strong> le vacarme d’un chantier<br />

des trente glorieuses. Dans ce contexte, ne pas souffrir serait trahir le<br />

père. Ils ne sont les fils de personne. Ils ne peuvent peut-être même pas<br />

être les pères de leur progéniture.<br />

Le statut d’immigré, concernant la génération paternelle, est une<br />

construction sociologique rétrospective, une exclusion supplémentaire.<br />

Ressortissants français (la France d’alors allait de Dunkerque à<br />

Tamanrass<strong>et</strong>), ils n’ont pas toujours été volontaires pour migrer. Ils ont<br />

parfois été immigrés, c’est-à-dire déplacés, importés comme travailleurs<br />

célibataires, préalablement mariés ou non au pays, constamment<br />

restreints dans leur capacité de procréation ou contraint à une humiliante<br />

sexualité tarifée auprès de prostituées, elles-mêmes soumises aux<br />

cadences de l’abattage. Ils ont été restreints aussi dans la citoyenn<strong>et</strong>é<br />

ambiguë qui leur était octroyée, la dimension d’une violence économique<br />

restant prédominante. Ils restaient des fils de pères près à sacrifier leur<br />

fils (réalisant jusqu’au bout le mythe d’Abraham) <strong>et</strong> leur sacrifice a<br />

souvent été inutile.<br />

Les arrière-grands-pères, eux, avaient durement gagné le droit à être<br />

visibles (un peu moins invisibles) dans la boue des tranchées de Verdun.<br />

Leurs noms ne sont pas encore gravés sur les monuments aux morts de la


246 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

République <strong>et</strong> ne sont déjà plus dans la mémoire de leurs p<strong>et</strong>its enfants.<br />

Leurs noms sont volontairement gommés du discours des intégristes<br />

car ils tracent d’autres perspectives, laïques <strong>et</strong> intégratives, que celles<br />

d’un r<strong>et</strong>our à l’Islam où d’un regard attendri <strong>et</strong> nostalgique vers le pays<br />

aujourd’hui disparu d’où ils venaient (le monde colonial français).<br />

Tout se passe donc comme si la Loi structurante héritière de celle<br />

transmise à Moïse, la loi du père, ne les concernait pas, faute de père<br />

« suffisamment bon ».<br />

Il n’a pas de mère « suffisamment bonne ».<br />

On est parfois surpris de constater la différence des capacités d’intégration<br />

constatées chez les filles <strong>et</strong> chez les garçons au sein d’une<br />

même famille immigrée. Les filles, à niveau scolaire identique, ne se<br />

positionnent pas dans la transgression systématique aux règles, pas plus<br />

des règles françaises (scolaires par exemple) dont elles savent tenir<br />

compte au besoin, que les règles traditionnelles (y compris le mariage au<br />

pays) qu’elles contournent ou utilisent habilement, qu’elles s’attachent<br />

à transm<strong>et</strong>tre même à leurs enfants. Certaines d’entre elles revendiquent<br />

aujourd’hui le port du voile comme un signe de fidélité à des valeurs<br />

qu’elles avaient su, un moment, transcender pour réussir leur parcours<br />

scolaire.<br />

Mais c<strong>et</strong>te adaptabilité n’a pas garanti, en r<strong>et</strong>our, une intégration<br />

sociale de meilleure qualité ; là aussi, intervient le racisme latent du corps<br />

social.<br />

Au sein du (dys)fonctionnement de la famille, la mère joue un rôle<br />

important, qui lui est sans doute attribué <strong>et</strong> la cantonne dans une fonction<br />

de nourrissage inconditionnel <strong>et</strong> de passivité, dans un rôle de victime<br />

désignée.<br />

Le « nique ta mère » véhicule sans équivoque c<strong>et</strong>te conception inconsciente<br />

de la fonction maternelle. La mère en question est toujours celle<br />

des autres, celle qui est « bonne pour les autres » <strong>et</strong> ne l’est pas pour<br />

soi-même, la mère injuste, (la marâtre ?) identifiable parfois à l’État providence<br />

dont on attend trop <strong>et</strong> qui déçoit forcément ½ . C<strong>et</strong> assuj<strong>et</strong>tissement<br />

ambivalent à la fonction maternelle est bien proche, structurellement,<br />

de positions prépsychotiques. C<strong>et</strong>te mère collective (matrice sociale de<br />

l’intégration) n’est pas ressentie comme intégrale (intègre !) <strong>et</strong> cohérente.<br />

Il ne peut espérer d’issue cicatrisante qu’à travers les aménagements<br />

économiques des états-limites : les conduites psychopathiques, les toxicomanies<br />

polymorphes à visée cautérisante de déconnexion temporospatiale<br />

<strong>et</strong> de sédation des tensions, la constellation perverse, dont la faillite<br />

1. La mère <strong>et</strong> l’État lui-même, identifié projectivement à sa fonction maternante, ne<br />

sont inclus dans le fonctionnement familial que pour assouvir, dans l’instant, (« tout,<br />

tout de suite ou rien ! ») les fantasmes oraux comme les besoins les plus régressifs <strong>et</strong><br />

les plus archaïques, sous peine d’être aussitôt vécus comme globalement mauvais, voire<br />

rej<strong>et</strong>ants <strong>et</strong> persécuteurs.


DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’IDENTITÉ 247<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

est susceptible de provoquer l’entrée clinique dans la psychose ou la<br />

dépression à connotation hostile ½ .<br />

Les apports kleiniens peuvent, dans c<strong>et</strong>te perspective, apporter des<br />

éclairages psychopathologiques <strong>et</strong> des pistes psychothérapiques.<br />

Les quelques règles de vie importées par les parents n’ont pas donc<br />

tenu dans un monde trop différent car les parents eux-mêmes, sans doute,<br />

les contestaient-ils déjà avant de partir (ce qui est une façon de les<br />

réaliser), ou les avaient perdues avant d’arriver.<br />

Il ne reste plus aujourd’hui, dans les cités, que des règles incertaines,<br />

en mi<strong>et</strong>tes. Clandestins dans leur tête, exilés, étrangers pour toujours, y<br />

compris dans leur pays d’origine, simplement invités à partager, en bout<br />

de table les reliefs frelatés d’un festin éblouissant, méprisés <strong>et</strong> exploités<br />

par leurs employeurs <strong>et</strong> par eux-mêmes, les parents se sont constamment<br />

effacés.<br />

Narcissiquement fragiles, ils se sont attachés à être des trans-parents,<br />

des parents de transition, immergés dans un espace transitionnel qui s’est<br />

dilaté en une vie de privation, un temps de rupture entre deux équilibres<br />

démographiques.<br />

Ils auront été charnières entre des lieux au sein desquels soldes<br />

migratoires exponentiels, loyautés contradictoires envers des drapeaux ¾ ,<br />

des religions, des coutumes parfois adversaires, impératifs de survie se<br />

sont douloureusement entrechoqués. Dans c<strong>et</strong>te tourmente, l’invisibilité<br />

humble restait seule garante d’un minimum de paix. Ils étaient des<br />

parents-truchements, d’involontaires passeurs expiatoires. Ils n’étaient<br />

déjà plus des fils, des descendants, mais des ombres à la sexualité<br />

médiocre, des disparus à l’horizon. Ils portaient, au mieux sur leurs<br />

épaules l’espoir <strong>et</strong> l’honneur d’un clan, au pire l’opprobre voué aux<br />

traîtres, à ceux qui interrompent une lignée <strong>et</strong> s’écartent de la voie droite.<br />

Ils sont revenus au pays, parfois, dans un cercueil de zinc couvert<br />

d’un drapeau étranger, <strong>et</strong> personne n’était là pour les accueillir. Ils furent<br />

souvent, aussi, des revenants venus hanter la conscience des « restés »,<br />

de ceux qui s’étaient arrangés pitoyablement en se partageant les terres<br />

familiales <strong>et</strong> faisant l’impasse sur la part des disparus. Certains se sont<br />

bercés de l’illusion d’un r<strong>et</strong>our triomphal au pays, enrichi <strong>et</strong> généreux,<br />

mais la réalité n’a jamais été l’égale du rêve. Leur vie s’est réduite à une<br />

oscillation ambivalente <strong>et</strong> stérile, une sorte de négatif de l’expérience du<br />

for-da qui délaisse les deux pôles entre lesquels elle s’est inscrite.<br />

1. Ce type de dépression est propre aux périodes transitionnelles. Il associe un sentiment<br />

de persécution diffus <strong>et</strong> mal verbalisable, à un mode relationnel à l’entourage,<br />

fait d’agressivité. Il est caractéristique des dépressions anaclitiques tardives mais il<br />

peut aussi exister chez l’adolescent. Sa survenue dans le présénium peut parfois faire<br />

suspecter une entrée dans la démence, tant le fonctionnement du patient semble en<br />

opposition avec ce qu’il fut.<br />

2. Le match de football France-Algérie (6 octobre 2001) a été l’occasion de débordements<br />

exemplaires de la part de leurs enfants.


248 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

Le trabendisme, trafic fructueux à l’éthique floue entre l’Algérie <strong>et</strong> la<br />

France, est peut-être la seule exception actuelle à ce processus d’échec,<br />

mais il se nourrit aussi de la part d’ombre des deux pays. Ceux qui en<br />

vivent acceptent de n’exister que sur les pointillés. Ils sont des bateliers<br />

d’un Styx dont les deux rives sont des pays des morts.<br />

La génération nouvelle, fils des transparents, veut apparaître à la<br />

lumière. Elle revendique au besoin une néoculture mondialisée, métissée<br />

<strong>et</strong> rhizomique ou faite d’emprunts prothétiques en mosaïque. Elle se<br />

proclame à travers un mode de vie artificiellement construit sur la violence,<br />

s’identifiant à, <strong>et</strong> mimant parfois, celui d’autres fils d’exclus, fils<br />

d’esclaves, (les noirs américains). Ceci signe l’échec du processus transgénérationnel<br />

<strong>et</strong> la mise en place de solidarités horizontales aboutissant à<br />

des identifications aliénantes. Lorsque ces mécanismes échouent, la seule<br />

échappatoire est le repli identitaire sur une communauté mythifiée par les<br />

manipulateurs.<br />

La violence comme loi ultime<br />

La loi n’est plus une limite à force de n’être qu’une limite. « La loi tu<br />

l’imites, la loi tue, limite... » Les règles <strong>et</strong> codes du clan fondés dans une<br />

cave d’immeuble ou une cage d’escalier, cruels eux aussi, imitent la Loi<br />

jusque dans chacun de ses travers qu’elle pousse jusqu’à la caricature.<br />

C’est une loi des égaux dans la misère, une loi autofondée <strong>et</strong> non<br />

transmise, non symbolisable, une loi de l’action <strong>et</strong> non du verbe. C’est<br />

une loi que l’on est obligé de porter sur soi (tatouage, code vestimentaire<br />

<strong>et</strong> autres signes distinctifs) puisqu’on ne l’a pas en soi.<br />

C’est une loi qui ne peut vivre qu’en étant mise en acte (par le passage<br />

à l’acte) <strong>et</strong> la sanction devient initiation, validation rétroactive, gage<br />

d’intégration dans le groupe <strong>et</strong> aussi dans le corps social, la sanction ne<br />

peut être que contre-passage à l’acte tout aussi agressif : « Si la société<br />

me sanctionne, c’est que j’existe pour elle ».<br />

Les meurtres entre adolescents, qu’ils soient des passages à l’acte<br />

gratuits ou pour un intérêt dérisoire, traduisent, au quotidien, ce manque<br />

criant de sens à l’existence <strong>et</strong> d’intégration d’une loi fondant une métalimite<br />

naturelle incontournable. Tout se passe comme si dans l’esprit de<br />

ces jeunes, la mort elle-même n’était plus une limite acceptable.<br />

Ces passages à l’acte sont caractérisés par leur fugacité <strong>et</strong> leur violence.<br />

Ils sont aussi la conséquence d’une pauvr<strong>et</strong>é des acquis culturels<br />

ou de la perte de repères naturels comme autres valeurs (la prééminence<br />

du virtuel sur le réel, par référence aux jeux vidéo).<br />

Ils singent également des scènes offertes par la télévision, le seul<br />

medium réellement accessible dans les cités. Les processus d’imitation<br />

sont à la base des apprentissages. Peut-on parler d’apprentissage de la<br />

violence comme ersatz relationnel ou éducationnel ?<br />

Dans ce contexte, les parents, eux, lorsqu’ils ne sont pas totalement<br />

disqualifiés par leur impotence, leur alcoolisme, leurs antécédents


DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’IDENTITÉ 249<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

sociaux, leur misère sexuelle, pourraient raconter comment (<strong>et</strong> dans<br />

quel but ?) <strong>et</strong> combien ils ont toujours été soumis aux lois étranges <strong>et</strong><br />

étrangères, combien ils ont souffert de la violence. Ce serait la naissance<br />

d’une conscience politique, d’une conscience de classe (de classe d’âge<br />

y compris) d’un sens à la vie. Mais il est peut-être trop tard !<br />

La disparition, après les années quatre-vingt, du référentiel politique<br />

quasi traditionnel du XX <br />

siècle (marxisme <strong>et</strong> lutte de classes) est directement<br />

corrélée dans le temps à la montée de la violence qui fait problème<br />

désormais - ce n’est sans doute pas un hasard. La violence verbale révolutionnaire<br />

d’essence marxiste, ou même, dite anarchiste, faisait peut-être<br />

office d’exutoire, mais surtout elle était vectorisée, tendait vers un but<br />

clair, apportait des réponses <strong>et</strong> des certitudes (qui allaient voler en éclats<br />

plus tard). Elle adm<strong>et</strong>tait un référentiel identique au système capitaliste<br />

qu’elle combattait, quant à la Loi. Elle était un substitut parental, un<br />

contre-modèle contenant <strong>et</strong> un avatar efficace de la Loi. Elle était une<br />

base de discussion favorisant une mise en dialectique des idées <strong>et</strong> des<br />

valeurs. Elle était un instrument d’intégration, à contester parfois (la<br />

contestation des années soixante-huit).<br />

Dans le monde actuel des jeunes issus de l’immigration, constitué de<br />

gh<strong>et</strong>tos comme autant de poches d’anarchies juxtaposées, rien ne peut<br />

plus jouer ce rôle structurant.<br />

Ces jeunes revendiquent leur « éréthisme narcissique » qui se traduit<br />

en une violence qu’ils entr<strong>et</strong>iennent <strong>et</strong> subissent, miroir de la violence<br />

fondamentale, fondatrice, faite à leur père. Ils ne s’érigent plus en une<br />

génération de descendants. Ils sont des jeunes, quasiment auto-engendrés<br />

du point de vue social <strong>et</strong> ici, le mythe parthénogénétique psychotique<br />

télescope le modèle valorisé du self made man, voire le vécu paranoïaque<br />

du seul contre tous. Le seul métier valorisé à leurs yeux, c’est « homme<br />

célèbre ». Dans c<strong>et</strong>te néoculture, on n’existe pas par ce que l’on est ou<br />

par ce que l’on fait, mais à travers ce que l’on paraît, de ce que l’on donne<br />

à voir. C<strong>et</strong>te pseudo-hystérisation des rapports humains ne doit pas faire<br />

illusion. Les narcissismes en action sont trop fragiles pour entrer dans<br />

le jeu névrotique ordinaire (recherche d’un équilibre entre les impératifs<br />

du moi, du ça <strong>et</strong> du surmoi). Les faux selfs peuvent se dissoudre à tout<br />

moment.<br />

Ces jeunes, en difficulté, se veulent clinquants, bruyants, dérangeants,<br />

<strong>et</strong> leur transgression par sa constance provocatrice, par le fait qu’elle<br />

heurte <strong>et</strong> se r<strong>et</strong>ourne bien souvent de manière sadique contre eux, se situe<br />

comme une tentative de réinscription par r<strong>et</strong>ournement masochiste de<br />

la Loi, dans leur chair, un peu comme le ferait la machine décrite par<br />

F. Kafka (1966) dans La Colonie pénitentiaire.<br />

C’est un des sens du vécu persécutif cicatriciel, souvent r<strong>et</strong>rouvé lors<br />

de décompensations psychopathologiques chez les descendants d’immigrés,<br />

quelles que soient leurs origines.<br />

L’excitation chronique, revendiquée comme incontrôlable, explosive,<br />

est l’un des symptômes clefs de leur comportement d’exilés <strong>et</strong> excédés,


250 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

évoquée par O. Labergere (1999) <strong>et</strong> associée par lui à c<strong>et</strong>te demande<br />

incantatoire, impérative du respect.<br />

Il s’agit d’un respect formel, demandé irrespectueusement parfois,<br />

d’un regard lourd <strong>et</strong> menaçant, comme si respect <strong>et</strong> force physique étaient<br />

liés. C’est un respect de la force <strong>et</strong> des rapports de force, comme si les<br />

seules limites acceptées <strong>et</strong> recherchées étaient les limites physiologiques<br />

de ces corps jeunes ½ , ce qui renvoie, par ailleurs à l’une des composantes<br />

de la problématique toxicomane <strong>et</strong> des conduites de prise de risque.<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 24 – Le provocateur<br />

Un de nos patients, jeune des citées, d’origine maghrébine, avait l’habitude<br />

de fréquenter les transports en commun du centre ville, vêtu de cuir, le crâne<br />

rasé à l’exception d’une crête colorée en blond, <strong>et</strong> arborant sur son blouson<br />

de cuir des croix gammées ou des slogans provocateurs. Son accoutrement<br />

ne manquait pas de provoquer chez les autres voyageurs, au mieux un<br />

détournement mu<strong>et</strong> <strong>et</strong> gêné du regard, au pire, parfois, une ébauche de<br />

début de réflexion désapprobatrice. Dès lors, sa violence éclatait contre ces<br />

gens intolérants qui lui « manquaient de respect ». Il fut incarcéré à la suite<br />

de l’une ces agressions répétées mais il put difficilement adm<strong>et</strong>tre que sa<br />

présentation excentrique était, aussi, une façon de rechercher l’irrespect,<br />

donc de tracer des limites au respect, de rejouer à sa façon l’épreuve<br />

subjective de l’altérité du prochain comme nœud originaire des expériences<br />

éthiques <strong>et</strong> érotiques.<br />

Chez ce suj<strong>et</strong>, par ailleurs suj<strong>et</strong> à des expériences de bouffées psychotiques<br />

aiguës par pharmacodépendance, on est loin du modèle névrotique du<br />

conflit comme rapport structurant à l’autre, explorant les dimensions de<br />

la culpabilité ou même du simple déplacement. On se trouve au cœur<br />

d’une position « dépressive paranoïde », jouant sur le registre narcissique<br />

primordial, de la dépendance, de la honte <strong>et</strong> de son corollaire clinique : la<br />

rage. La haine <strong>et</strong> la violence se posent alors comme limites ultimes à la rage<br />

submergeante.<br />

C<strong>et</strong>te quête du respect se traduit au quotidien dans l’équivocité du mot<br />

verlan « vener », anagramme d’« enerv ». Ce respect exigé, unilatéral,<br />

est paradoxalement vécu comme une fin en soi <strong>et</strong> non plus comme<br />

réciprocité relationnelle, outil de socialisation. Ce dysfonctionnement<br />

psychosocial renvoie à « l’inanisation de la fonction paternelle » susdécrite.<br />

Ceux que l’on devrait vénérer énervent !<br />

1. Un jeune patient, fils d’immigré, voue un culte immodéré à son corps. Il passe<br />

le plus clair de son temps à faire des exercices de musculation. Il s’est présenté un<br />

jour au commissariat pour demander comment faire pour devenir policier municipal,<br />

ce qui traduit un souci d’intégration. On lui a répondu qu’il fallait qu’il se muscle<br />

encore. Dans un autre contexte, la salle de musculation est l’un des lieux centraux<br />

du monde pénitentiaire. Pour les détenus, leur corps est un peu le dernier refuge de<br />

leur narcissisme. Pour notre jeune patient, quasi ill<strong>et</strong>tré, son corps est tout ce qu’il peut<br />

offrir à la société.


DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’IDENTITÉ 251<br />

Variantes de l’intégration<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

C<strong>et</strong>te juxtaposition de souffrances psychiques individuelles,<br />

lorsqu’elle s’organise en un fait de société <strong>et</strong> aussi parce qu’elle découle<br />

directement de drames collectifs à signification sociale, en vient à<br />

poser le problème en termes sociologiques <strong>et</strong> à demander des réponses<br />

appartenant à ce registre :<br />

– Réponse économique : « il faut donner de l’argent pour les banlieues,<br />

(...) il faut une politique de la ville » ;<br />

– Réponse politique : « il faut une politique de l’immigration (...) de<br />

l’intégration ».<br />

Du point de vue historique <strong>et</strong> socio-économique, l’intégration est différentielle,<br />

tant sur le plan diachronique que synchronique. Par exemple,<br />

la communauté asiatique semble, à ce jour, globalement, avoir pris le<br />

parti stratégique de l’invisibilité <strong>et</strong> de la juxtaposition culturelle. On<br />

r<strong>et</strong>rouve peu d’Asiatiques en prison ou en hôpital psychiatrique, ce qui<br />

signifie peut-être, que des circuits de soins parallèles existent, mais<br />

peut renvoyer aussi au fait que c<strong>et</strong>te diaspora ponctuelle, concentrée<br />

sur quelques années <strong>et</strong> non pas sur quelques générations, concerna des<br />

microcommunautés d’un niveau socioculturel élevé avant le départ de<br />

leur pays d’origine <strong>et</strong> ayant pu garder des liens avec lui. Elle draina en<br />

France une population restée assurée de la valeur de sa culture <strong>et</strong> donc<br />

plus réceptive aux règles <strong>et</strong> aux valeurs du pays accueillant.<br />

Tout ceci atténue <strong>et</strong> reporte, peut-être, les soubresauts sociopsychologiques<br />

de l’inévitable processus d’assimilation asiatique. Il n’est pas dit<br />

qu’un jour, par un « r<strong>et</strong>our du refoulé social », les choses ne changent<br />

pas.<br />

Les jeunes générations des communautés issues du monde maghrébin<br />

sont plus voyantes dans l’expression clinique de leur malaise incivique<br />

désadaptatif qui illustre paradoxalement une phase d’adaptation. Leurs<br />

comportements sont des déclinaisons tragiques de la Loi, d’une Loi<br />

déclinante, d’une Loi perdue. C’est comme s’ils avaient encore en tête<br />

la mélodie mais avaient perdu les paroles de la chanson. Une mise en<br />

perspective sur plusieurs générations pourra montrer, peut-être là aussi,<br />

une atténuation des soubresauts <strong>et</strong> une accomodation-assimilation au<br />

sens de J. Piag<strong>et</strong> (1966), mais tout dépendra du contexte <strong>et</strong> des réactions<br />

globales du corps social. Des attitudes réactionnaires-réactionnelles d’essence<br />

xénophobe ne peuvent que cristalliser <strong>et</strong> amplifier les divergences,<br />

favoriser une radicalisation réciproque (intégrisme islamique <strong>et</strong> racisme<br />

se nourrissent l’un de l’autre) <strong>et</strong> r<strong>et</strong>arder, là encore, l’inévitable assimilation,<br />

source d’enrichissement culturel de la nouvelle nation ainsi vivifiée.<br />

Dans une perspective sociologique <strong>et</strong> historique (<strong>et</strong> non plus psychodynamique),<br />

le recours à la religion comme étendard, arme narcissique <strong>et</strong><br />

blason identitaire de ces nouvelles générations, peut aussi se lire comme<br />

une recherche des origines se situant bien au-delà des deux générations


252 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

connues pour avoir foulé <strong>et</strong> enrichi parfois le sol français, comme la quête<br />

d’une historicité plus profonde.<br />

Aussi mal assimilées que les règles parentales, ces limites ne peuvent<br />

qu’être perverties, instrumentalisées comme des armes relationnelles <strong>et</strong><br />

faire le lit de comportements tout autant déviants quant au processus<br />

d’intégration en cours.<br />

Les stratégies d’approche de ce phénomène doivent évidemment combiner<br />

la prise en compte des dimensions sociologiques (approche <strong>et</strong>hnopsychiatrique<br />

<strong>et</strong> historico-économique), pédagogique <strong>et</strong> psychodynamiques<br />

de l’enjeu.<br />

Pour ce qui concerne la psychiatrie, on peut résumer quelques pistes :<br />

– Exploration de la psychodynamique collective (notion d’inconscient<br />

collectif) : F. Fanon écrivait, en substance, que le drame des populations<br />

colonisées venait du fait qu’elles avaient les mêmes mythes que<br />

le colonisateur.<br />

– Relation d’aide au changement utilisant la dynamique psychologique<br />

individuelle <strong>et</strong> transgénérationnelle, adaptée aux limitations des<br />

apprentissages <strong>et</strong> aux éléments psychopathologiques de ces jeunes,<br />

évoqués ci-dessus : pour contourner les difficultés chroniques d’accès<br />

au symbolique constatées, conséquence de c<strong>et</strong>te lecture différente de<br />

la Loi, on pourrait développer des instruments socioculturels adaptés,<br />

des médias accessibles à ces jeunes car alors qu’existe déjà toute<br />

une filmographie culte nourrie de leur lecture (déviante) de la loi (La<br />

Haine de Mathieu Kassovitz ½ ), il manque à c<strong>et</strong>te culture le grand film<br />

illustrant la saga des pères (Élise ou la vraie vie ¾<br />

en fut une esquisse).<br />

LES EXCLUS SANS DOMICILE FIXE (SDF)<br />

L’exclusion est un enjeu social contemporain. Sa prise en compte<br />

est un impératif de santé publique qui définit l’un des axes forts de<br />

l’évolution de la psychiatrie à attendre. Bon gré, mal gré, la psychiatrie<br />

se voit convoquée par le politique au chev<strong>et</strong> des exclus. Si la dimension<br />

socio-économique du phénomène ne peut pas être niée, les implications<br />

narcissiques catastrophiques d’une telle situation sont à prendre en<br />

compte par quiconque cherche à aider ces suj<strong>et</strong>s à sortir du marasme dans<br />

lequel ils sont plongés. Par ailleurs, pour rester crédible, la psychiatrie, si<br />

elle se veut citoyenne, se doit d’aller chercher les malades mentaux là où<br />

ils sont. Aujourd’hui, ils sont de moins en moins dans les hôpitaux ; ils<br />

sont dans les prisons ou dans la rue, ils font le va-<strong>et</strong>-vient entre ces lieux<br />

<strong>et</strong> passent, parfois, par la case « hospitalisation ». Les SDF présentent<br />

significativement plus de troubles mentaux que la population ordinaire,<br />

1. La Haine, film français de Mathieu Kassovitz, 1995.<br />

2. : Élise ou la vraie vie, (Etcherelli, 1967). Le film homonyme de Michel Drach (1970)<br />

n’eut pas de succès. Il venait trop tôt.


DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’IDENTITÉ 253<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

soit parce que la rue devient le refuge ultime de toutes les exclusions<br />

psychiques (ce qui renoue avec la notion médiévale de la Cour des<br />

miracles) après l’externalisation activiste due à la désinstitutionalisation<br />

psychiatrique en cours, en France, soit parce que certaines pathologies<br />

mentales aboutissent inéluctablement, d’exclusions en exclusions, à ce<br />

mode de vie ½ .<br />

Autrefois le personnage du clochard renvoyait à un type humain<br />

particulier, trouvant un équilibre misanthrope dans sa précarité <strong>et</strong> son<br />

refus agi du monde organisé. Le clochard était une sorte d’ermite urbain,<br />

bien que cela ne fût sans doute pas plus un choix qu’aujourd’hui.<br />

Vivre à la cloche de bois pouvait se revendiquer même si, bien sûr, la<br />

misère morale <strong>et</strong> l’isolement coexistaient souvent avec la misère sociale.<br />

Être chemineau, non-sédentaire ou transhumant, était des carrières<br />

sociales individuelles, pouvant s’intriquer avec des organisations<br />

culturalo-communautaires originales <strong>et</strong> revendiquées (les Tziganes),<br />

quoiqu’habituellement obj<strong>et</strong>s d’ostracisme de la part de la communauté<br />

majoritaire non sédentaire. Aujourd’hui, peu de SDF le sont par choix<br />

existentiel <strong>et</strong> c’est le plus souvent une cascade de drames personnels<br />

familiaux <strong>et</strong> sociaux qui détermina leur marginalisation extrême,<br />

illustrée par le manque d’un toit <strong>et</strong> le recours aux dispositifs publics<br />

de secours, charitables ou solidaires. Dans les banlieues cohabitent<br />

gitans sédentarisés, RMIstes, immigrés... Les exclusions se cumulent<br />

engendrant d’autres difficultés identitaires. Le point commun à ces<br />

dérives, selon nous, est l’absence d’un sanctuaire individuel.<br />

Le lieu d’habitation, là où l’on possède ses habitudes, renvoie traditionnellement<br />

à la notion de sanctuaire, lieu géométrique dont on a<br />

la clef, qui n’a pas besoin d’être bien grand mais qui, en tout cas, est<br />

considéré comme inviolable. C’est le lieu où l’on peut laisser en toute<br />

sécurité, <strong>et</strong> pour longtemps, des choses chères, les « choses de la vie ».<br />

On sait qu’on les r<strong>et</strong>rouvera intactes ¾ . Au-delà des carences alimentaires<br />

ou hygiéniques qui le minent, c’est un sanctuaire qui manque le plus<br />

au SDF car il est, par nature, en permanence violé dans son intimité<br />

<strong>et</strong> insécurisé dans son espace ¿ . Il n’y a même plus d’urinoirs publics<br />

dans les villes. Son corps lui-même n’est plus un abri sûr, certains SDF<br />

1. Le syndrome de Job, par analogie au mythe antique, renvoie à des malades qui<br />

mènent volontairement une existence de clochard. Un délire chronique est le plus<br />

souvent sous-jacent à leur conduite <strong>et</strong> il s’agit d’un modus vivendi à composante<br />

partiellement autopunitive, comblant une grande faille identitaire.<br />

2. Ce lieu peut être la chambre d’adolescent, restée telle quelle dans la demeure<br />

parentale, un simple tiroir fermé à clef dans la maison conjugale, mais aussi le casier<br />

d’une consigne à la gare.<br />

3. Aujourd’hui, tout un arsenal législatif tend à rendre invisible les exclus. Il stigmatise<br />

de nombreuses conduites (prostitution, nomadisme, stationnement des jeunes dans le<br />

hall des immeubles, mendicité agressive) <strong>et</strong> repousse les marginaux vers un territoire de<br />

l’invisibilité. Il y a peu, ces sous-groupes humains n’étaient dans l’illégalité tout au plus<br />

que quelques minutes par jour ; maintenant, du seul fait d’exister, ils le sont plusieurs


254 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

dorment avec leurs chaussures, sinon leurs compagnons les leur dérobent<br />

sans vergogne. Surtout lorsqu’ils se r<strong>et</strong>rouvent en état de coma éthylique,<br />

ils sont en risque permanent <strong>et</strong> quasi inévitable d’être fouillés <strong>et</strong> dévalisés<br />

par leurs pairs. C’est c<strong>et</strong>te insécurité chronique, subie, qui élabore, à nos<br />

yeux, le traumatisme vital le plus dévastateur <strong>et</strong> qui s’impose comme<br />

un traumatisme désorganisateur tardif, insidieux <strong>et</strong> élargissant d’autant<br />

les failles narcissiques préexistantes, puisqu’inscrivant dans la réalité la<br />

faillite narcissique du suj<strong>et</strong>, sa misère affective <strong>et</strong> physiologique. Restituer<br />

un sanctuaire à ces suj<strong>et</strong>s est la condition sine qua non de leur<br />

démarginalisation, qui est une forme moderne de désaliénation.<br />

Chaque matin, les SDF quittent les centres d’hébergement en étant surchargés<br />

de leurs sacs. M<strong>et</strong>tre à leur disposition permanente une consigne<br />

individuelle inviolable (munie d’une clé personnelle) serait un premier<br />

acte libérateur <strong>et</strong> reconstructeur, mais les municipalités <strong>et</strong> les centres<br />

d’hébergement répugnent à le faire pour ne pas fidéliser une clientèle trop<br />

importante. Leur donner ainsi l’occasion d’expérimenter à nouveau la<br />

possibilité de se séparer provisoirement d’un obj<strong>et</strong> personnel sans risquer<br />

de le perdre définitivement, nous paraît analogue dans sa potentialité<br />

restructurante. À une autre échelle, le sentiment grandissant d’insécurité<br />

dans les banlieues, générateur de tant de violence <strong>et</strong> de troubles sociaux<br />

provient pour partie de l’absence de sanctuaire ; nul ne se sent à l’abri,<br />

pas même dans son quartier natal ou dans son appartement ½ .<br />

Mais si la déchéance sociale favorise la survenue de troubles psychiques<br />

<strong>et</strong> peut décompenser gravement d’autres fragilités préexistantes,<br />

elle peut aussi se concevoir comme un symptôme.<br />

Survivre, mal vivre dans l’exclusion se révèle alors être aussi, de<br />

façon partiellement inconsciente, une expérience auto-infligée, réactivant<br />

des mécanismes punitifs où s’épanouit une culpabilisation mal métabolisable,<br />

non cicatrisable. Ce syndrome de Job comme pronostic social<br />

d’une pathologie sous-jacente de la personnalité est à l’œuvre, à des<br />

degrés divers, chez beaucoup de nos patients qui paraissent m<strong>et</strong>tre toute<br />

leur énergie à contrecarrer les proj<strong>et</strong>s de réhabilitation sociale ou de<br />

réinsertion montés par les équipes soignantes.<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 25 – L’inconsolable<br />

Monsieur A, 45 ans, est un clochard bien connu dans la p<strong>et</strong>ite ville. Il a ses<br />

quartiers sous le porche de l’église <strong>et</strong> présente des conduites rémittentes<br />

d’ivresse aiguë, au cours desquelles il injurie <strong>et</strong> menace les passants. Il a<br />

pour habitude de perturber les cérémonies de mariage <strong>et</strong> les enterrements,<br />

par ses propos grossiers. Pourtant, dans le village personne ne lui en veut<br />

heures par jour, si ce n’est en permanence, comme les immigrés clandestins. C’est une<br />

insécurisation de plus <strong>et</strong> un frein supplémentaire à leur resocialisation.<br />

1. Subir un cambriolage est fréquemment décrit par les victimes comme l’équivalent<br />

traumatique d’un viol. Il s’ensuit un sentiment traumatique d’insécurité pendant un<br />

certain temps <strong>et</strong> parfois même l’instauration de phobies sociales invalidantes.


DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’IDENTITÉ 255<br />

car chacun connaît son histoire : sa p<strong>et</strong>ite fille, alors âgée de dix ans, s’est<br />

noyée sous ses yeux, un jour où il en avait la garde, après son divorce.<br />

Lui-même n’avait rien pu faire. Elle est enterrée au cim<strong>et</strong>ière du village<br />

tout près de l’église. Après ce décès, monsieur A s’est abîmé dans l’alcool<br />

perdant peu à peu tous ses repères socioprofessionnels <strong>et</strong> familiaux. Il<br />

devint SDF, faisant la manche <strong>et</strong> affichant son malheur à la face du monde.<br />

Hospitalisé d’office à la demande du maire, un jour où il avait dépassé les<br />

bornes, monsieur A demeura en institution près d’un an. Sevré d’alcool,<br />

remis en état physiquement, pourvu de ressources stables par les services<br />

sociaux, mis sous tutelle, on lui proposa alors de prendre un appartement<br />

dans le village. Ainsi il pourrait aller se recueillir plus facilement sur la tombe<br />

de sa fille puisque c’était ce qu’il souhaitait faire. Monsieur A refusa le proj<strong>et</strong>,<br />

<strong>et</strong> à peine sorti de l’hôpital il esquiva les soins ambulatoires programmés,<br />

il repartit squatter le porche de l’église. Le prêtre, ému, offrit de le loger<br />

dans un local attenant au presbytère ; les paroissiens incités par le prêtre,<br />

se mobilisèrent pour le m<strong>et</strong>tre dans ses meubles. En quelques mois pourtant,<br />

Monsieur A se dégrada à nouveau, physiquement <strong>et</strong> psychiquement,<br />

perturbant la vie de la commune, à tel point qu’une nouvelle hospitalisation<br />

d’office devint inéluctable... Après plusieurs mois de c<strong>et</strong>te hospitalisation qui<br />

fut l’occasion d’une action volontariste des pouvoirs publics, un appartement<br />

personnel en HLM fut mis à sa disposition. Son tuteur avait tout arrangé, des<br />

infirmiers lui avaient donné des meubles <strong>et</strong> l’avaient aidé à emménager. Il<br />

passa une seule nuit dans son appartement, se présenta le soir suivant,<br />

alcoolisé, à l’hôpital, y fut admis <strong>et</strong> décéda, dans la nuit, d’un accident<br />

cardiaque massif.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

C<strong>et</strong> exemple illustre en quoi la marginalisation peut s’avérer être un<br />

destin psychiquement déterminé sinon librement consenti, ce qui a à<br />

voir avec l’immense souffrance narcissique d’un suj<strong>et</strong> <strong>et</strong> avec des phénomènes<br />

répétitifs autodestructeurs, autopunitifs, avec des trajectoires<br />

vitales paradoxales d’auto-exclusion que l’on aurait autrefois nommé<br />

névroses d’échec. Parfois le suicide (ou la mort subite comme dans le cas<br />

n ◦ 25) clôt brutalement de telles dérives existentielles. Mais le plus souvent,<br />

à moins que ne vienne s’interposer un événement vital narcissisant<br />

(l’amour !), le suicide est lent, progressif, passant par l’accumulation de<br />

conduites addictives, de prise de risque, de maladies de la misère altérant<br />

peu à peu l’état général. L’hospitalisation <strong>et</strong> la prise en charge sociale<br />

sont palliatives <strong>et</strong> ne peuvent que r<strong>et</strong>arder l’échéance.<br />

Naturellement, beaucoup de marginalisations actuelles relèvent essentiellement<br />

de contingences sociales, même si l’accumulation transgénérationnelle<br />

de traumatismes psychiques à impacts désorganisateurs<br />

peut favoriser les carences narcissiques. Ces traumatismes, construisant<br />

un tronc commun borderline, ne font que se surajouter à la cascade<br />

d’événements douloureux surmarginalisants <strong>et</strong> ils démultiplient le processus<br />

sociopsychique catastrophique. L’aide à ces suj<strong>et</strong>s doit donc, au<br />

minimum, cumuler dimensions éducatives <strong>et</strong> psychothérapiques.<br />

Le fonctionnement psychique des grands exclus apparaît intrinsèquement<br />

modifié par la précarité <strong>et</strong> la déliaison sociale. Le désir chez eux


256 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

semble avoir disparu, comme éteint par l’accumulation des manques.<br />

C<strong>et</strong>te dégradation progressive du rapport du suj<strong>et</strong> à l’espace, à l’intégrité<br />

<strong>et</strong> à la cohésion de son corps <strong>et</strong> au langage, évoque une anesthésie affective,<br />

une « mélancolisation d’exclusion » aboutissant à un « complexe<br />

d’autrui » (Douville, 2001). En ce sens, il pourrait y avoir un ça lacunaire<br />

se superposant au moi lacunaire. Les précaires, hommes surnuméraires<br />

dans notre société où tout se marchande, habitent dans la rue, ils n’ont<br />

plus aucune valeur (au sens économique du terme). En errance, incuriques,<br />

ils ne demandent rien car il leur manque tout : un moi solide. Les<br />

symptômes de souffrance mentale au sens strict sont absents, l’examen<br />

psychiatrique ne rapporte, le plus souvent, que des présomptions ou des<br />

signes périphériques : équivalent dépressif, dépression masquée, polyaddiction<br />

quasi-suicidaire (tabagisme forcené, alcoolisme massif), délire<br />

interprétatif sous-jacent. C’est par son expérience <strong>et</strong> son intuition, plus<br />

que par la clarté des signes, que le psychiatre se voit amené à évoquer<br />

des troubles psychiatriques lorsqu’il rencontre un exclu, à moins, bien<br />

sûr, que l’exclusion ne soit que la conséquence directe d’une maladie<br />

psychiatrique préexistante.<br />

Les autorités de tutelle <strong>et</strong> les psychiatres ont longtemps tenté, en vain,<br />

d’individualiser des modalités spécifiques de prise en compte médicopsychologique<br />

des grands marginalisés ½ . Si la souffrance mentale est là, palpable<br />

parfois, ses signes d’appel restent essentiellement dans le registre<br />

social (trouble de l’ordre public, conduite antisociale au sens large), ou<br />

somatique. La survie psychique se joue ailleurs que dans le champ du<br />

psychisme. Elle se joue à travers une identification victimaire au monde<br />

des exclus. Une partie du travail psychothérapique passe par une aide<br />

au dépassement de ce processus victimaire, sacrificiel (Rosolato, 1987)<br />

<strong>et</strong> sanctifiant à la fois. Mais bien souvent, ni les mots, ni les émotions<br />

ne sont plus à leur disposition. C’est seulement en phase d’alcoolisation<br />

aiguë que, désinhibés, ils peuvent laisser exploser leur souffrance, leur<br />

mal-être, leur rage impuissante autodestructrice ou hétéroagressive. Mais<br />

c<strong>et</strong>te phase explosive n’est pas propice à la thérapie, elle est le plus<br />

souvent l’occasion de nouveaux dérapages aboutissant à leur mise en<br />

cellule de dégrisement ou à leur hospitalisation sous contrainte, qui les<br />

conforte dans leur identification marginale.<br />

1. Après avoir tenté de m<strong>et</strong>tre à disposition des exclus des structures spécifiques d’aide,<br />

on a essayé de les orienter vers le droit commun, c’est-à-dire vers les structures<br />

habilitées ordinairement à prendre en charge tout le monde. Ce fut aussi un échec car les<br />

marginaux ne vont pas dans ces lieux. En outre, un certain nombre d’entre eux sont des<br />

individus en rupture explicite de psychiatrisation. Ils sont parfois sous le coup d’une<br />

recherche pour évasion d’hospitalisation d’office dans un autre département, ils sont<br />

quelque fois des disparus volontaires sans laisser d’adresse <strong>et</strong> ils ne veulent pas laisser<br />

de trace. Ils sont, en quelque sorte, des clandestins de l’intérieur, des exilés invisibles<br />

volontaires. Changeant sans arrêt de région, ils sèment leur existence le long du chemin<br />

<strong>et</strong> ont toujours une longueur d’avance sur les dispositifs d’aide.


DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’IDENTITÉ 257<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Tout se passe comme si, dans leur situation, la parole était vaine,<br />

vidée. On est là encore, toutes proportions gardées, dans un indicible<br />

analogue à ce qu’on vécut les déportés, les plus extrêmes exclus de<br />

l’histoire. Confinés dans une précarité désirante exprimant une précarité<br />

œdipienne (Pir<strong>et</strong>, 2002) traduite par une précarité matérielle, ils en sont<br />

à gu<strong>et</strong>ter le regard de l’autre, ce regard qui les traverse sans les voir. Ils<br />

sont devenus invisibles. Les SDF lorsqu’ils peuvent en parler, se vivent<br />

comme transparents <strong>et</strong> il est vrai que le passant, mal à l’aise, répugne<br />

à croiser leur regard car dès qu’il le leur accorde, ce regard, ils vont le<br />

voir happé. Déshabitué par force aux rapports sociaux harmonieux, le<br />

SDF est avide de relation. Il se r<strong>et</strong>rouve le plus souvent dans l’incapacité<br />

de savoir jusqu’où aller dans le contact. Les risques d’outrepasser les<br />

limites convenables sont alors réels, attirant en r<strong>et</strong>our la rebuffade, le<br />

rej<strong>et</strong> méprisant ou l’agression affective. Il est licite de penser que, au<br />

fond, le plus souvent, c’est celle-ci qui est inconsciemment recherchée,<br />

parce qu’elle le confirme une fois de plus dans son vécu victimaire.<br />

Les passants les considèrent parfois avec mépris ou agressivité, mais<br />

de cela les SDF ont l’habitude, ou avec compassion <strong>et</strong> pitié, mais de<br />

cela ils ne veulent pas. Le contact ne se construit pas d’égal à égal,<br />

il est dissymétrique <strong>et</strong> frustrant. Quémander une cigar<strong>et</strong>te, un soleil (la<br />

pièce de deux euros) reste au fond le prétexte commode à un court<br />

<strong>et</strong> dérisoire échange interhumain. S’il est réussi, renarcissisant pour le<br />

SDF <strong>et</strong> le passant charitable, le contact aura eu des vertus apaisantes<br />

allant bien au-delà de la valeur de la pièce donnée, mais cela reste rare.<br />

Malheureusement, la plupart du temps ce contact ne trouvera pas de<br />

limites <strong>et</strong> peut devenir importun ½ .<br />

En certaines circonstances, pourtant, c’est le passant qui ne sait plus<br />

poser de barrière <strong>et</strong> « fraternise » de façon inadéquate, outrepassant les<br />

règles élémentaires de sécurité. C<strong>et</strong>te quasi-identification renvoie chez<br />

lui aussi à des fragilités narcissiques, voire à des équivalents psychocomportementaux<br />

de conduite à risques à prendre en compte dans une<br />

perspective victimologique. Une fois la distance adéquate entre ces deux<br />

hommes écornée, le fait que le passant tente de faire machine arrière<br />

sera vécu comme insupportable au quémandeur, ce qui peut être source<br />

d’agressivité de sa part. Tout cela procède d’un jeu en miroir, d’un<br />

jeu de regards, d’identités projectives <strong>et</strong> les échanges libidinaux sont<br />

bien particuliers, m<strong>et</strong>tant en l’œuvre un entrelacement instantané (sans<br />

rencontre ?) de narcissismes sans désir par absence d’obj<strong>et</strong>, des projections<br />

pulsionnelles qui sont en fait autocentrées. Dissymétrique par<br />

essence, la relation passant/SDF, éphémère mais signifiante, est par-là,<br />

structurellement perverse.<br />

1. C’est sur cela que s’étaye la Loi N ◦ 2003-239 du 18 mars 2003 sur la sécurité<br />

intérieure réprimant, entre autres délits, la mendicité agressive.


258 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

Lorsque l’alcool à vertu désinhibitrice ou la colère, toujours latente,<br />

autorisent parfois le marginal à exprimer verbalement sa rancœur <strong>et</strong> sa<br />

souffrance, il le fait le plus souvent sur un mode offensif, offensant,<br />

projectif <strong>et</strong> agressif, susceptible d’induire chez l’interlocuteur du moment<br />

(ce partenaire peu ou non consentant), une violence réactionnelle qui<br />

validera une fois de plus, nous l’avons vu, leur vécu victimaire, faisant<br />

le lit des conduites antisociales ultérieures. C’est la notion d’ivresse<br />

pathologique, qui n’est pas spécifique aux SDF, mais plutôt aux suj<strong>et</strong>s<br />

porteurs d’états-limites de la personnalité.<br />

Dans ces conditions, l’accrochage au soin est acrobatique car il faut<br />

dépasser les fondements carencés de leur vie psychique (Kovess-Masf<strong>et</strong>y,<br />

2001) <strong>et</strong> leurs résistances au changement. Les SDF sont réticents à l’idée<br />

même d’accepter de l’aide car ils ont, le plus souvent déjà fréquenté, en<br />

vain, des établissements de soins psychiatriques ou des centres d’hébergement<br />

<strong>et</strong> de réinsertion dans leur existence. Ils se revendiquent ouvertement<br />

comme en refus de prise en charge. Ils se m<strong>et</strong>tent eux-mêmes au<br />

ban de la société par un mécanisme d’identification projective.<br />

Si la précarité sociale n’est pas un obstacle en soi aux soins psychiques,<br />

car le réseau médicosocial français reste dense, construire une<br />

authentique <strong>et</strong> consistante relation thérapeutique transférentielle s’impose<br />

comme un travail de longue haleine, souvent décevant. Il nécessite<br />

la maîtrise préalable de c<strong>et</strong>te précarisation narcissique du suj<strong>et</strong>, qui est<br />

à la fois symptomatique <strong>et</strong> fondamentale, ainsi que le dépassement de<br />

la dimension charitable de l’intervention. À ce prix, le patient pourra<br />

reconstruire un mode relationnel désaliénant ½ . Le délire, par son hermétisme<br />

au sens commun, fut longtemps un obstacle à la relation médecin/malade,<br />

jusqu’à ce que l’on puisse lui conférer un sens. Le mode<br />

de fonctionnement des grands exclus, si désespérant parfois, les aliène<br />

lui aussi du champ du soin en santé mentale. C’est à la psychiatrie de<br />

(re) construire une passerelle sur le Styx pouvant conduire jusqu’à leur<br />

narcissisme mis à mal.<br />

1. Une voie d’approche porteuse est la médiation par les soins somatiques. Les SDF<br />

sont de grands consommateurs de soins somatiques, d’une part parce que leurs conditions<br />

de vie les exposent <strong>et</strong> d’autre part parce que, dans la ville, le seul lieu où on puisse<br />

être accueilli jour <strong>et</strong> nuit, c’est le service des urgences de l’hôpital. De nombreux SDF<br />

« entr<strong>et</strong>iennent » une plaie capable de leur ouvrir ainsi les portes des urgences où ils<br />

recevront, au minimum, en outre, un café <strong>et</strong> un sourire. Travailler sur le somatique<br />

en dehors du contexte de l’urgence est un moyen de pouvoir nouer contact <strong>et</strong> de<br />

pouvoir progressivement parler avec eux de leurs problèmes plus intimes. C’est le sens<br />

de l’introduction d’équipes de soins somatiques dans les centres d’hébergement <strong>et</strong> de<br />

réinsertion sociale.


DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’IDENTITÉ 259<br />

LES DÉTENUS<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Les conduites antisociales, polymorphes, restent la partie la plus<br />

visible des aménagements économico-cliniques des personnalités<br />

déficitaires du point de vue du narcissisme. Il n’est donc pas<br />

étonnant de r<strong>et</strong>rouver en détention nombre d’individus porteurs de<br />

telles structurations psychiques <strong>et</strong> présentant des trajectoires vitales<br />

chaotiques, évocatrices. Naturellement, tous les délinquants <strong>et</strong> tous les<br />

criminels ne sont pas à considérer comme des personnalités limites<br />

<strong>et</strong> contrairement aux hypothèses socionormalisatrices du XIX <br />

siècle,<br />

il n’y pas de causalité linéaire entre personnalité carencée <strong>et</strong> conduite<br />

antisociale. Un nombre significatif de détenus l’est pour des faits qui sont<br />

à appréhender dans une dimension préférentiellement socio-économique<br />

ou réactionnelle. Délinquants de nécessités, d’occasion, délinquants<br />

en col blanc, criminels classiques motivés par l’appât du gain <strong>et</strong> la<br />

fascination pour l’argent facile, individus ordinaires ayant un jour<br />

commis un acte transgressif ou ayant cédé à la violence. Tous sont<br />

généralement de structure psychique non significativement carencée<br />

mais la situation d’incarcération s’avère être un traumatisme psychique<br />

majeur <strong>et</strong> désorganisateur. Ces individus, au-delà de la frustration<br />

psychique provoquée par la contrainte corporelle <strong>et</strong> la privation de<br />

liberté, présentent alors les troubles psychiques réactionnels à leur<br />

situation, à attendre dans un échantillon ordinaire de l’humanité <strong>et</strong> ils<br />

doivent alors recevoir les soins appropriés.<br />

Par ailleurs, en raison de la désinstitutionalisation psychiatrique<br />

actuelle, beaucoup de malades mentaux authentiques se r<strong>et</strong>rouvent<br />

propulsés hors des murs de l’asile, abaissement de la durée moyenne de<br />

séjour oblige. Ils sont livrés à eux-mêmes en dépit des efforts des équipes<br />

de secteur. Plus facilement marginalisés par leur maladie, ils deviennent<br />

parfois la cible logique des déviants sociaux traditionnels (notion de<br />

victimologie). Foncièrement désadaptés à un milieu social de plus en<br />

plus hostile aux non conformes, il est logique de constater que leur<br />

proportion augmente de façon exponentielle en milieu carcéral. Ce fait<br />

est maintenant connu, dénoncé <strong>et</strong> il commence à se voir pris en compte<br />

par les autorités de tutelle. En quelques années, la détention est devenue<br />

un lieu privilégié de l’intervention psychiatrique. SMPR ½<br />

<strong>et</strong> UCSA ¾<br />

se partagent aujourd’hui la lourde tache des soins psychiatriques aux<br />

détenus. C’est dans ce contexte que peuvent être désormais approchés,<br />

1. SMPR : service médicopénitentiaire régional. Service régional pour l’hospitalisation<br />

de détenus malades mentaux consentant aux soins. Ceux qui ne sont pas consentants<br />

relèvent d’une hospitalisation d’office au titre de l’article D398. Ce dispositif va être<br />

remis en cause par la mise en application de la loi N ◦ 2002-1138 du 9 septembre 2002<br />

d’orientation <strong>et</strong> de programmation de la justice.<br />

2. UCSA : unité de consultations <strong>et</strong> de soins ambulatoires. C’est le lieu d’intervention<br />

des psychiatres en détention, maison d’arrêt ou maison centrale.


260 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

de plus près, des types de pathologies échappant jusqu’alors peu ou<br />

prou, à l’intervention psychothérapeutique. Pervers sexuels, violeurs,<br />

pédophiles, incesteurs <strong>et</strong> autres abuseurs (les « pointeurs »), mais<br />

aussi plus traditionnellement psychopathes ou syndromes de Ganser,<br />

sont rencontrés <strong>et</strong> soignés par des psychiatres. Les équipes soignantes,<br />

entièrement dévolues à c<strong>et</strong>te tâche, le sont dans une perspective tout autre<br />

que l’expertise médicopsychologique avant procès, qui était auparavant<br />

le cadre habituel de la rencontre d’un soignant <strong>et</strong> d’un délinquant.<br />

La prise en compte de la dimension narcissique de la personnalité<br />

sous-jacente a été développée dans d’autres chapitres à propos<br />

des aspects structuraux <strong>et</strong> des aménagements économiques de la<br />

constellation borderline. Il nous apparaît utile d’appréhender les avatars<br />

du narcissisme produits précisément par la situation de détention.<br />

C<strong>et</strong>te expérience est essentielle dans le sens qu’elle induit, en principe,<br />

une contrainte physique par limitation drastique de l’espace de liberté<br />

locomotrice individuelle. C’est la peine en elle-même. Peine de mort,<br />

tortures <strong>et</strong> autres punitions sont désormais abolis en France. La sanction<br />

sociale unique est donc la privation de liberté pour un temps défini nonobstant<br />

les réductions de peine codifiées dans leur attribution ainsi que<br />

les espoirs ou fantasmes d’évasion. Paradoxalement, il n’est pas rare de<br />

voir des détenus très angoissés par la perspective de leur sortie ou faisant<br />

ce qu’il faut, dès leur libération, pour r<strong>et</strong>ourner derrière les barreaux ; le<br />

cadre de la détention restant le seul lieu contenant <strong>et</strong> sécurisant qu’ils<br />

n’ont jamais expérimenté.<br />

C<strong>et</strong>te limitation contensive se différentie de celle que l’on r<strong>et</strong>rouve en<br />

milieu psychiatrique. Si l’internement sous contrainte produit lui aussi,<br />

entre autre, une limitation relative de l’espace de déambulation, sa durée<br />

est incertaine <strong>et</strong> indéfinie. Elle dépend directement du comportement du<br />

patient, de l’évolution de sa maladie <strong>et</strong> elle est un soin instauré au nom<br />

de l’intérêt du patient, elle n’est pas une peine.<br />

Le prisonnier, lui, peut compter les jours, soustraire les grâces par des<br />

calculs savants, espérer une confusion de peine <strong>et</strong> peut fixer, à quelques<br />

jours près, le terme de son enfermement ; l’interné, non. D’ailleurs,<br />

certains patients internés fonctionnent dans l’illusion d’être toujours<br />

immergés dans le monde carcéral, qu’ils connaissent bien, en voulant<br />

à tout prix qu’on leur dise pour combien de temps ils en ont.<br />

L’enfermement est une peine <strong>et</strong> la question du sens de la peine est<br />

essentielle du point de vue du narcissisme <strong>et</strong> de sa restauration.<br />

Bien des condamnations sont prononcées à distance du geste antisocial<br />

quelles sont censées sanctionner. Certains délinquants d’habitude,<br />

récidivistes, ont toujours une ou plusieurs affaires de r<strong>et</strong>ard. Ce délai, dû<br />

aux lenteurs structurelles de la justice, s’appliquant chez des personnalités<br />

parfois fragiles, frustres <strong>et</strong> immatures, vivant dans l’instant <strong>et</strong> peu<br />

capables d’anticipation, affaiblit considérablement la portée éducative de<br />

la sanction lorsqu’elle est appliquée. Il y a parfois un délai entre l’énoncé<br />

de la sanction <strong>et</strong> son application.


DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’IDENTITÉ 261<br />

Dès lors, c’est le sentiment d’injustice qui prévaut en détention. Il<br />

rend compte de la plupart des débordements agressifs ou des suicides<br />

que l’on y constate. Ceci est paradoxal car si la société, au nom de qui<br />

est prononcée la peine, peut espérer une portée éducative <strong>et</strong> structurante<br />

à son action, (c’est-à-dire préventive de récidive) c’est en montrant au<br />

délinquant une autre manière de fonctionner que celle qui à toujours<br />

prévalu chez lui <strong>et</strong> dans son entourage. C’est en étant juste.<br />

Pourtant la détention est le monde de l’arbitraire. Dans sa vie quotidienne,<br />

ne serait-ce que pour l’obtention d’un parloir, d’une douche,<br />

d’une place à l’infirmerie, d’un cantinage, le détenu est vulnérable. Il se<br />

voit en permanence soumis à des règles imprécises, révocables, contournables,<br />

incomprises <strong>et</strong> inadaptées. Il ne s’agit pas de faire le procès de<br />

l’administration pénitentiaire car c’est au fond l’ampleur de la tâche, le<br />

manque de moyen <strong>et</strong> l’absence de perspectives structurantes qui nient ou<br />

détruisent au jour le jour la portée éducative de la peine <strong>et</strong> qui sapent le<br />

travail des surveillants. Force est de constater que la prison nourrit encore<br />

plus la récidive qu’elle ne la tarit.<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 26 – L’éducation par le travail<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Dans un centre de détention classique, les détenus ont la possibilité de<br />

travailler dans des ateliers ; cela leur procure un pécule appréciable <strong>et</strong> est<br />

inscrit favorablement dans leur dossier ce qui peut contribuer à alléger la<br />

durée de leur peine. Ce sont des entreprises extérieures qui fournissent<br />

le travail. Au-delà de considérations socio-économiques sur l’exploitation<br />

de c<strong>et</strong>te main d’œuvre « captive » au sens économique comme au sens<br />

social, il est advenu un jour que le travail à effectuer soit de décoller des<br />

étiqu<strong>et</strong>tes sur des boîtes de conserve pour les remplacer par d’autres. Ce<br />

travail basique <strong>et</strong> répétitif ne nécessitant pas de qualification particulière,<br />

semblait tout à fait adapté au milieu pénitentiaire. Les détenus ont rapidement<br />

compris qu’il s’agissait, en fait, de gommer la date de péremption<br />

du produit pour la remplacer par une autre. La manœuvre frauduleuse du<br />

donneur d’ordre était mesquine <strong>et</strong> délictueuse. L’administration pénitentiaire<br />

n’avait pas eu le temps de vérifier la dimension éthique du contrat qui lui était<br />

proposé. C’est la protestation outrée des détenus qui réussit à interrompre<br />

le travail.<br />

Que peut-on penser de la société, lorsqu’on est détenu, quand l’administration<br />

chargée de représenter la justice n’est pas en mesure de faire<br />

respecter la règle ?<br />

En détention, l’arbitraire se manifeste dans l’obtention des cellules<br />

individuelles, soumise au bon vouloir des gardiens, dans la mise en<br />

quartier d’isolement ou en section disciplinaire. Ces mesures obéissent,<br />

en principe, à des règles précises mais celles-ci sont contournées en pratique.<br />

Du droit à la faveur, de la dérogation arbitraire à la manipulation,<br />

l’univers carcéral reste le refl<strong>et</strong> du monde du pervers. Il y a clairement<br />

perversion institutionnelle.


262 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

La trajectoire institutionnelle d’un détenu, depuis son arrestation<br />

jusqu’à sa libération, est composée d’une succession d’objectalisations<br />

majeures. La justice le m<strong>et</strong> en dépôt, littéralement. Le justiciable<br />

y perd en quelques minutes toutes ses capacités d’initiative. Il ne<br />

peut contacter ses proches, on peut disposer de lui, le fouiller, le<br />

m<strong>et</strong>tre à nu, le contrôler, le maîtriser, y compris par la force. C<strong>et</strong>te<br />

situation actualise dramatiquement, souvent, un vécu d’objectalisation<br />

préalable. Dans c<strong>et</strong> univers, rien ne peut le préserver. S’il est privé par les<br />

circonstances du sens de la sanction, l’individu ne perçoit alors que sa<br />

victimisation-objectalisation supplémentaire, ce qui peut rendre compte<br />

de passages à l’acte hétéroagressifs clastiques ou d’abattements soudain.<br />

En tout cas, la sanction perd sa vertu structurante.<br />

Les délais d’instructions sont flous, la détention préventive qui devrait<br />

être l’exception, dure parfois des années <strong>et</strong> le temps se dilate, devient<br />

incertain. Coupés de la réalité extérieure, les repères pathogènes propres<br />

au monde carcéral ont tendance à s’imposer <strong>et</strong> à modeler le fonctionnement<br />

du suj<strong>et</strong>. Le syndrome de Ganser n’est que la caricature de ce qui<br />

peut s’installer dans la tête de tout individu, normal au préalable, plongé<br />

en situation d’incarcération. Par ailleurs, le maigre entourage affectif que<br />

le détenu pouvait conserver à l’extérieur peut se déliter davantage sous<br />

l’eff<strong>et</strong> de l’impact social de l’emprisonnement.<br />

N’oublions pas que la mise en détention révèle aussi des injustices<br />

sociales car plus le niveau socio-éducatif d’un individu est bas, plus il<br />

a de chance d’aboutir en prison, à délit équivalent bien sûr ½ . Structurellement<br />

fragile, de moins en moins solidaire avec lui dans l’épreuve,<br />

car lui aussi est souvent déstabilisé, l’entourage naturel des détenus n’est<br />

pas toujours en mesure d’apporter les réassurances narcissiques utiles,<br />

susceptibles d’aider un individu à survivre en prison.<br />

Si le motif de l’emprisonnement est lié au contexte familial (en cas de<br />

révélation d’inceste, par exemple), tout s’écroule alors pour le suj<strong>et</strong>. La<br />

détention concrétise un effondrement narcissique total. Le risque suicidaire<br />

est donc important en tout début d’incarcération (ce qui est logique<br />

<strong>et</strong> renvoie au stress initial <strong>et</strong> à l’amputation existentielle provoquée par<br />

la privation de liberté) mais il est aussi significativement augmenté à<br />

faible distance de la libération. À ce moment les illusions que le suj<strong>et</strong><br />

pouvait entr<strong>et</strong>enir quant au dehors ne tiennent plus, l’avenir est incertain<br />

ou sombre, les l<strong>et</strong>tres apportent parfois la nouvelle d’une rupture. Il n’est<br />

pas rare, en eff<strong>et</strong>, que le conjoint resté au dehors, mis au pied du mur,<br />

attende le dernier moment pour annoncer une décision de rupture qu’il<br />

avait prise bien avant.<br />

Pour toutes ces raisons, les actes d’autoagression sont fréquents en<br />

prison. Automutilations par scarifications multiples qui ressemblent aux<br />

1. Dans tous les pays, on a statistiquement d’autant plus de chance d’aller en prison si<br />

on appartient à une <strong>et</strong>hnie ou une classe sociale défavorisée.


DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’IDENTITÉ 263<br />

conduites d’autoscarification décrites précédement, ingestion impulsive<br />

ou préparée d’obj<strong>et</strong>s contondants divers, grève de la faim <strong>et</strong> de la soif,<br />

tentatives de suicide par des moyens radicaux sont autant d’agressions<br />

contre le corps du détenu, car celui-ci, même contraint, isolé, est la seule<br />

chose qui lui reste en propre.<br />

Se r<strong>et</strong>ourner contre son corps est une manière d’agresser efficacement<br />

l’institution pénitentiaire car le suicide <strong>et</strong> la grève de la faim sont les<br />

moyens de chantage les plus prégnants dans ce milieu où tout le reste est<br />

possible pourvu que ça ne s’ébruite pas. La signification de ces comportements<br />

dépasse leur dimension manipulatrice éventuelle : agresser son<br />

corps est aussi la manifestation explosive d’une impasse, celle des mots<br />

<strong>et</strong> des symboles. Les mots d’excuse ou les alibis factices n’ont pas suffi<br />

au suj<strong>et</strong> pour se disculper ou se sortir du piège ; les mots de la justice,<br />

survenant trop tard ou étant mal adaptés, n’ont pas été entendus pour<br />

ce qu’ils signifiaient, la valeur symbolique <strong>et</strong> structurante de la sanction<br />

n’est pas acceptée. Tout ceci laisse émerger un intense sentiment d’injustice<br />

qui cristallise une identité victimaire <strong>et</strong> revendicative. Ce gâchis<br />

est la résultante de dysfonctionnements archaïques de part <strong>et</strong> d’autre,<br />

aux niveaux interindividuels <strong>et</strong> intercommunautaires (la communauté<br />

des détenus contre la communauté des surveillants représentative de<br />

la communauté sociale), de la part du justiciable <strong>et</strong> de la part de la<br />

justice. On est sans arrêt dans le passage à l’acte en symétrie. Les actes<br />

suicidaires ou automutilatoires sont fréquents en prison, mais ils gardent<br />

une dimension essentiellement protestataire. Ils ne manifestent pas un<br />

réel désir de disparition, (sauf exception dépressive avérée, relevant alors<br />

de la psychiatrie) <strong>et</strong> ils sont pour le suj<strong>et</strong> qui le m<strong>et</strong> en acte, une manière<br />

de continuer à exister à ses propres yeux au prix même de son intégrité<br />

physique ou de sa vie. Il s’agit d’aller jusqu’au bout de la logique de<br />

ses persécuteurs pour en démontrer l’inanité <strong>et</strong> l’injustice flagrante. Cela<br />

peut aller jusqu’à l’automutilation.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 27 – Les doigts<br />

Un prévenu, voulant à tout prix rencontrer son juge d’instruction, confronté<br />

à la lenteur de la justice, décida de s’amputer d’une phalange <strong>et</strong> voulu<br />

l’envoyer à son juge comme preuve de sa souffrance. Il refusa bien entendu<br />

qu’on la lui greffe. Le morceau de doigt resta trois jours dans le réfrigérateur<br />

de l’infirmerie puis fut j<strong>et</strong>é.<br />

Plus archaïquement, un autre détenu, en fin de peine, pour exposer son<br />

sentiment de frustration à ne pas bénéficier d’une liberté conditionnelle<br />

anticipée, coupa son auriculaire <strong>et</strong> le mangea ½ .<br />

1. Il existe une technique pour se couper le doigt sans douleur : le suj<strong>et</strong> se le garrotte<br />

pendant quelques heures <strong>et</strong> lorsqu’il est devenu insensible, il peut l’entailler. La sensation<br />

douloureuse vient après.


264 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

Les grilles d’évaluation de la gravité du risque suicidaires (Granier,<br />

Boulenger, 2002) sont infiltrées de connotations psychiatriques. Les critères<br />

r<strong>et</strong>enus explorent la dépressivité d’un individu, son humeur, son<br />

vécu de perte (notion de deuil). Ils ne suffisent pas toujours pour rendre<br />

compte de la béance narcissique induite par le contexte carcéral <strong>et</strong> le vécu<br />

paroxystique d’injustice <strong>et</strong> d’arbitraire que celui-ci génère. Paradoxalement,<br />

les détenus demandent qu’on leur fasse justice du point de vue<br />

de leur économie psychique intime, tandis que ce vécu d’injustice peut<br />

servir à contrebalancer défensivement la culpabilité latente liée à l’acte<br />

qui les a amenés à se r<strong>et</strong>rouver incarcérés.<br />

L’arbitraire se manifeste aussi dans les relations entre codétenus. Il<br />

n’existe en détention aucun sanctuaire, comme chez les SDF. Le maigre<br />

bagage, la chaîne en or, l’argent ou les cigar<strong>et</strong>tes, peuvent être à tout<br />

moment volés ou ouvertement exigés (taxés) par un codétenu en situation<br />

de force.<br />

À l’image de la société, il existe en détention une hiérarchie subtile,<br />

invisible mais implacable. Tout en bas de l’échelle sont situés les<br />

pointeurs, exclus parmi les exclus, véritable « quint monde » soumis<br />

à toutes les brimades, vexations, agressions physiques ou sexuelles de<br />

leurs compagnons. Ils sont en insécurité permanente, <strong>et</strong> doivent payer<br />

<strong>et</strong> parfois entr<strong>et</strong>enir leurs codétenus. Pour les protéger, l’administration<br />

pénitentiaire les regroupe systématiquement dans des quartiers <strong>et</strong> des<br />

promenades spécifiques, ce qui contribue à les stigmatiser davantage.<br />

Mais au sein même de ces groupes hiérarchisés il peut y avoir de l’intolérance,<br />

certains individus se considérant, à tort ou à raison, comme<br />

moins pointeurs que d’autres.<br />

Dans ce système en vase clos, microcosme accentuant la cruauté des<br />

rapports humains, le risque principal pour tout individu immergé est<br />

logiquement d’ordre narcissique. Indépendamment de sa responsabilité<br />

ou de sa culpabilité dans les faits qui l’ont amené à être sanctionné, pour<br />

tout individu la situation de détention détermine inéluctablement un surtraumatisme<br />

potentialisant tous ceux qu’il avait pu accumuler dans son<br />

existence. Définitivement mauvais à ses propres yeux ou définitivement<br />

victime (<strong>et</strong> cela n’est pas contradictoire), le suj<strong>et</strong> peut en arriver à revendiquer<br />

c<strong>et</strong>te identité de taulard, de voyou, de « méchant » puisque c’est<br />

celle que l’entourage social lui impose. Certains rituels identitaires sont<br />

de nature à le conforter dans ce positionnement (tatouage) (Vern<strong>et</strong>, 1998),<br />

lui conférant enfin, mais superficiellement, une identité réappropriable<br />

qui n’est parfois pourtant qu’un faux self de plus.<br />

Pour certains habitués, le monde de la prison devient « leur monde ».<br />

Il est sécurisant, car contenant <strong>et</strong> structurant, bâtissant une véritable<br />

coquille de contraintes externes susceptible de pallier les défaillances de<br />

leur structuration interne. Par conséquence, la liberté existant hors les<br />

murs les place en insécurité <strong>et</strong> l’extérieur n’est plus qu’un monde hostile<br />

entourant un autre monde hostile. La récidive est inéluctable, dans la


DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’IDENTITÉ 265<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

mesure où le sens de la peine s’est dissous dans l’anomie <strong>et</strong> où le lieu<br />

géométrique de la peine perd son sens rédempteur.<br />

La dimension d’objectalisation se rapproche de ce qui serait une perversion<br />

institutionnelle. Au fur <strong>et</strong> à mesure qu’elle persiste <strong>et</strong> s’amplifie,<br />

la composante structurante <strong>et</strong> éducative de la peine n’est plus présente.<br />

Le suj<strong>et</strong> a intériorisé <strong>et</strong> accepté son statut, il est aliéné.<br />

En ce sens, le rôle du psychiatre en milieu carcéral est multiple :<br />

– Il doit répondre médicalement aux besoins de suj<strong>et</strong>s décompensant en<br />

cours de peine une maladie psychiatrique, que celle-ci soit réactionnelle<br />

au contexte ou préexistante.<br />

– Il doit intervenir au niveau de la béance narcissique cataclysmique<br />

propre à c<strong>et</strong>te expérience déstabilisante. Il s’agit donc à la fois de<br />

préserver un narcissisme déjà fragile mis à mal par l’épreuve <strong>et</strong> le<br />

contexte (<strong>et</strong> cela renvoie à une dimension de psychiatrie institutionnelle<br />

qui présente des analogies marquées avec la psychiatrie asilaire des<br />

années héroïques), <strong>et</strong> également d’aider le détenu à trouver un sens<br />

réparateur à sa peine. Les notions de bien <strong>et</strong> de mal sont à intégrer dans<br />

la dynamique psychique du détenu, mais aussi celles de sublimation, de<br />

repentance, de pardon. On est là à l’intersection de la psychothérapie,<br />

de l’éducation <strong>et</strong> de la morale ½ bien que le psychiatre n’ait pas vocation<br />

à être moralisateur <strong>et</strong> n’a pas à imposer ses opinions <strong>et</strong> ses principes,<br />

là comme dans toutes relations médecin/malade.<br />

De c<strong>et</strong> entrelacs de rôles, beaucoup d’interrogations surgissent :<br />

Comment le psychiatre peut-il agir sur l’institution totale qu’est la prison,<br />

<strong>et</strong> dont il n’est qu’un auxiliaire subalterne, même si des hiérarchies<br />

parallèles existent, pour la rendre moins suraliénante pour le détenu,<br />

c’est-à-dire moins objectalisante <strong>et</strong> moins intrinsèquement injuste ? Tout<br />

un travail de formation <strong>et</strong> de sensibilisation des surveillants serait à<br />

entreprendre ¾ .<br />

A-t-il même le droit d’intervenir ? Depuis plusieurs décennies on a<br />

beaucoup trop demandé son avis à la psychiatrie, <strong>et</strong> sur tous les faits de<br />

société. Ne s’abstenant pas de répondre, la psychiatrie s’est surexposée,<br />

disqualifiée, <strong>et</strong> elle est peu à peu devenue un alibi puis un fusible commode<br />

pour la gestion politique de beaucoup de problèmes sociaux.<br />

Au jour le jour, comment ne pas se m<strong>et</strong>tre en situation de prendre partie<br />

pour l’un (le détenu) ou pour l’autre (l’administration pénitentiaire) en<br />

sachant que des potentialités manipulatrices ne demandent qu’à être<br />

mises en route de part <strong>et</strong> d’autre ? La dimension contre-transférentielle<br />

1. Ce rôle de directeur de conscience était autrefois tenu par les prêtres. Le thérapeute<br />

est là, aujourd’hui pour aider le patient, sinon à se diriger dans son inconscient, du<br />

moins à être moins la victime de ses pulsions.<br />

2. Les surveillants pénitentiaires sont de plus en plus demandeurs de formation à la psychologie.<br />

L’évolution de leur profession apparaît analogue à celle, cent cinquante ans<br />

plus tôt, des garde-fous, qui deviendront les infirmiers psychiatriques.


266 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

<strong>et</strong> les mécanismes projectifs réciproques à l’œuvre dans des relations<br />

si saturées en connotations affectives <strong>et</strong> éthiques sont à contrôler ? La<br />

dimension de supervision est là aussi incontournable.<br />

Comment préserver un espace thérapeutique seul susceptible, en outre,<br />

de respecter le narcissisme déontologique du psychiatre car si le psychiatre<br />

n’est pas là pour <strong>soigner</strong>, à quoi sert-il, à qui sert-il ?<br />

Comment perm<strong>et</strong>tre au suj<strong>et</strong>, s’il le demande, de travailler sur ses<br />

failles narcissiques, celles qui l’ont amené à m<strong>et</strong>tre en jeu dans sa vie<br />

des aménagements antisociaux ?<br />

Il s’agit là aussi, à la fois de cautériser les failles précoces de l’enfant<br />

carencé que fut le détenu <strong>et</strong> ses failles actuelles, celles de c<strong>et</strong> alter<br />

ego aujourd’hui en situation d’objectalisation intensive <strong>et</strong> qui se montre<br />

prisonnier de son vécu chronique d’injustice, plus que des barreaux. Mais<br />

s’il importe de traiter aussi l’adulte ébranlé par la situation extrême qu’il<br />

vit, il faut toujours veiller à ne pas se laisser manipuler. En ce sens, le<br />

travail est acrobatique. Il est une conduite à risque de la part du psychiatre.<br />

Au clivage des rôles peut répondre le clivage des équipes, ainsi<br />

que les contradictions mal dépassées que peut ressentir, dans sa pratique<br />

professionnelle en prison, tout intervenant psycho-socio-éducatif ½ .<br />

LES DÉPORTÉS DES CAMPS DE CONCENTRATION<br />

ET D’EXTERMINATION<br />

Individus ayant été en proie à l’absurde absolu, à l’injustice <strong>et</strong> à<br />

l’horreur permanente, placés en risque vital plusieurs mois durant, ils<br />

présentèrent à leur sortie du camp, de façon caricaturale <strong>et</strong> démultipliée,<br />

les traumatismes narcissiques vécus par les catégories d’exclus que nous<br />

avons évoquées ci-dessus. Traités comme des sous-hommes, institués en<br />

une sombre communauté où même la solidarité interhumaine élémentaire<br />

restait difficile à maintenir, véritable bétail humain voué à une exploitation<br />

éhontée dans les camps de travail puis à une mort industriellement<br />

planifiée (dans les camps d’extermination), les survivants ont longtemps<br />

été dans l’incapacité de témoigner tant l’horreur était indicible. La culpabilité<br />

d’avoir survécu alors que tant d’autres étaient morts existait aussi.<br />

Ce n’est qu’à distance, après une latence de plusieurs décennies parfois,<br />

que certains ont pu, peu à peu, livrer certaines parcelles de leur vécu.<br />

Mais c<strong>et</strong>te latence, qui est l’indice d’une sidération psychique, n’a sans<br />

1. Travaillant en prison, nous avons eu un jour, à pratiquer le bilan d’entrée des<br />

arrivants. Parmi eux, l’un d’entre eux, par sa présentation, détonnait manifestement.<br />

L’anamnèse montra qu’il s’agissait, en fait, d’un étudiant étranger, en situation irrégulière<br />

faute d’avoir pris le temps de renouveler sa carte de séjour <strong>et</strong> qui s’était fait<br />

prendre incidemment, alors qu’il était en pleine période d’examen. Il était désespéré à<br />

l’idée de rater c<strong>et</strong>te session. S’il était hors-la-loi, il était plus victime d’une politique<br />

que délinquant. C’est dans ces moments que le soignant peut se poser des questions sur<br />

son rôle dans l’institution.


DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’IDENTITÉ 267<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

doute rien à voir, quantitativement, avec ce qui se r<strong>et</strong>rouve dans la clinique<br />

des syndromes de stress post-traumatique lorsqu’elle rend compte,<br />

alors, d’un processus désorganisateur souterrain. Primo Levi resta longtemps<br />

mu<strong>et</strong> sur son épreuve ; il en arriva à se suicider après avoir écrit<br />

sur elle. Jorge Semprun, autre déporté, passa lui aussi par l’artifice de la<br />

fiction pour pouvoir verbaliser, comme si la réalité le dépassait. Combien<br />

n’ont jamais pu témoigner <strong>et</strong> accéder à une résilience ?<br />

Le statut psychique des déportés, pendant <strong>et</strong> après leur expérience,<br />

a fait l’obj<strong>et</strong> de nombreuses études psychosociologiques pertinentes. Il<br />

ne s’agit pas ici d’en reparler, d’autant que ce serait faire un amalgame<br />

entre une expérience identitaire historique particulière, unique en son<br />

genre, <strong>et</strong> un positionnement psychopathologique beaucoup plus large.<br />

Le remaniement identitaire imposé par c<strong>et</strong>te situation extrême est pourtant<br />

du même ordre que celles que nous évoquons pour les détenus<br />

« ordinaires ». Chez le déporté, par son intensité, le traumatisme peut<br />

avoir constitué à la fois le traumatisme désorganisateur précoce <strong>et</strong> le<br />

traumatisme désorganisateur tardif. En conséquence, même des individus<br />

solides <strong>et</strong> denses avant leur déportation peuvent se r<strong>et</strong>rouver désorganisés<br />

du point de vue psychique. En ce sens, ce statut fait exception.<br />

Nous avons montré quelques-uns des avatars du narcissisme présidant<br />

à des processus identitaires forts dont le décryptage psychoclinique perm<strong>et</strong>,<br />

en r<strong>et</strong>our, une certaine validation des hypothèses psychogénétiques.<br />

Il en est d’autres. Par exemple, les malades mentaux, ceux, du moins qui<br />

relèvent aujourd’hui d’un long temps d’hospitalisation sous contrainte<br />

ou les « dépressifs » qui passent « de clinique en clinique » <strong>et</strong> voient leur<br />

existence se dérouler d’institution en institution sous une étiqu<strong>et</strong>te qui<br />

est à la fois une surexclusion <strong>et</strong> un frein supplémentaire à leur réhabilitation<br />

sociofamiliale, peuvent être considérés comme très déficitaires<br />

du point de vue de leur narcissisme. Ce déficit est une conséquence de<br />

leur positionnement social mais celui-ci résulte de leur évolution psychocomportementale.<br />

Nous avons développé certains des aménagements<br />

économiques du tronc commun borderline mais la situation d’internement<br />

ou le statut de malade chronique sont des facteurs surajoutés de<br />

carence narcissique. C’est en ce sens, que la lutte pour limiter le recours<br />

aux hospitalisations sous contrainte <strong>et</strong> la lutte contre la chronicité en<br />

psychiatrie sont aussi des enjeux préventifs de taille dans le domaine des<br />

états-limites.


Chapitre 13<br />

PEUT-ON ENVISAGER<br />

UNE PRÉVENTION<br />

DES ÉTATS-LIMITES ?<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

LES POSITIONNEMENTS borderlines mineurs (ceux qui restent cantonnés<br />

à une disposition de la personnalité) <strong>et</strong> majeurs (ceux qui<br />

sont inscrits dans la pathologie mentale), puisqu’ils déterminent toute<br />

l’existence du suj<strong>et</strong> par leurs aménagements, la transforment, souvent, en<br />

un destin peu enviable. Par eff<strong>et</strong> de groupe, ils peuvent, de plus, contribuer<br />

à forger une identité déviante pouvant relever, nous l’avons vu, de<br />

significations collectives, sociologiques, devenir un fait social <strong>et</strong> dépasser<br />

les limites adaptatives <strong>et</strong> normatives de la société. Il importe de les prévenir,<br />

c’est-à-dire schématiquement, d’intervenir dans un sens correcteur<br />

de trajectoire vitale entre la constitution du traumatisme désorganisateur<br />

précoce <strong>et</strong> celle du traumatisme désorganisateur tardif. Le but premier<br />

serait donc de repérer les indices de l’établissement d’un traumatisme<br />

désorganisateur précoce, chez un enfant comme chez un adulte. Sachant<br />

que si certains sont évidents à détecter parce que focalisés, intenses<br />

<strong>et</strong> partageables, d’autres sont plus insidieux dans leur installation. Il<br />

s’agirait ensuite de le traiter, c’est-à-dire de favoriser les processus de<br />

résilience par intégration constructive de l’expérience dans la vie de<br />

l’enfant <strong>et</strong> d’empêcher que ce traumatisme ne perturbe la résolution<br />

œdipienne pour rester dans le schéma psychogénétique. Si l’enfant est<br />

traité, compris <strong>et</strong> épaulé dans son développement psychique, la période<br />

de latence <strong>et</strong> l’adolescence peuvent rester des étapes psychodynamiquement<br />

ordinaires.


270 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

PRÉVENTION PRIMAIRE<br />

La prévention primaire idéale consisterait, bien sûr, à promouvoir un<br />

fonctionnement social global plus harmonieux. Institué, celui-ci aurait<br />

une potentielle influence bénéfique sur l’ensemble des sous-systèmes<br />

familiaux, professionnels, groupaux, qui interagissent au sein de la<br />

société humaine, elle-même à relativiser <strong>et</strong> à m<strong>et</strong>tre en relation avec<br />

l’univers tel qu’il est conçu.<br />

C<strong>et</strong>te harmonie utopique, si elle était réalisée, serait alors capable<br />

de limiter au maximum les occasions d’un traumatisme désorganisateur<br />

précoce. La recherche d’un système social harmonieux est immémoriale.<br />

Elle a marqué la pensée, sinon l’action philosophique, religieuse <strong>et</strong><br />

politique. Le XX <br />

siècle a cruellement démontré les limites d’une organisation<br />

sociétale totale <strong>et</strong> ambitieuse, vite capable de devenir totalitaire<br />

<strong>et</strong> intolérable.<br />

L’idéal d’un paradis à espérer dans l’au-delà (la religion), d’un paradis<br />

sur terre à construire (les utopies politiques, la foi en la science), à<br />

préserver (l’écologisme), d’un paradis artificiel personnel (la révolution<br />

psychédélique), d’un paradis virtuel (le cyberespace), appartient à chacun.<br />

Tout homme est en droit, à un moment donné de son évolution<br />

personnelle, d’imaginer un monde dans lequel il (pôle individualiste)<br />

serait bien, ou un monde qui serait bien (pôle altruiste).<br />

C<strong>et</strong>te mise en dialectique de soi <strong>et</strong> du monde est l’une des étapes naturelles<br />

de l’évolution psychique humaine, elle nécessite pourtant un accès<br />

au symbolique pour concevoir de telles dimensions temporospatiales,<br />

une perception affinée de soi <strong>et</strong> de ses limites, l’abandon de fantasmes<br />

totipotents.<br />

C’est donc un questionnement de niveau névrotique <strong>et</strong> on peut craindre<br />

que de nombreux suj<strong>et</strong>s, mal équipés du point de vue intellectuel, affectif,<br />

culturel, donc narcissique, demeurent incapables même d’organiser ainsi<br />

leur rapport au monde. Ils subissent alors passivement leur contexte.<br />

Ces questionnements sont peut-être, pour un névrosé, de l’ordre de<br />

la défense psychique mais ils contribuent parfois à unir les hommes<br />

dans des proj<strong>et</strong>s collectifs de portée transgénérationnelle. La réalisation<br />

de ces proj<strong>et</strong>s est à ce moment un formidable organisateur narcissique<br />

à dimension collective positive (ou négative) : du « siècle des cathédrales<br />

½<br />

» au nouvel ordre mondial aberrant proposé par le Nazisme au<br />

peuple allemand.<br />

1. Les initiateurs du chantier d’édification d’une cathédrale moyenâgeuse savaient<br />

pertinemment qu’ils ne verraient jamais l’achèvement de l’édifice. Compte tenu de<br />

l’espérance de vie de l’époque <strong>et</strong> des moyens techniques à disposition, il fallait plusieurs<br />

générations pour parachever un tel édifice culturalo-religieux. Pourtant nul ne<br />

rechignait à l’ouvrage, espérant sans doute gagner une part de paradis mais ayant surtout<br />

conscience de la valeur collective du proj<strong>et</strong>.


PEUT-ON ENVISAGER UNE PRÉVENTION DES ÉTATS-LIMITES ? 271<br />

Plus prosaïquement, la sensibilisation à la notion d’état-limite des<br />

intervenants appartenant aux différentes infrastructures ayant vocation de<br />

prendre en charge des individus potentiellement en souffrance, pourrait<br />

perm<strong>et</strong>tre une prise en compte narcissisante, la plus précoce possible,<br />

des suj<strong>et</strong>s montrant des signes patents ou ayant une histoire personnelle<br />

évocatrice.<br />

Les enfants <strong>et</strong> les adolescents<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

L’Éducation nationale<br />

Le milieu scolaire est le lieu traditionnel des socialisations les plus<br />

précoces (après la crèche enfantine) <strong>et</strong> il est également un lieu d’immersion<br />

prolongée des jeunes. C’est donc un endroit privilégié pour dépister<br />

les traumatisme:désorganisateur <strong>et</strong> intervenir sur eux.<br />

C’est trop souvent aussi un lieu où se configurent certains traumatismes<br />

narcissiques, tel que l’échec scolaire. Un rôle d’écoute est désormais<br />

attribué aux enseignants mais ceux-ci, bien que bénéficiant d’une<br />

sensibilisation à la psychologie de l’enfant, ne sont pas toujours formés<br />

à déceler derrière une difficulté d’ordre pédagogique ou un trouble chronique<br />

du comportement, une souffrance diffuse, d’ordre individuelle <strong>et</strong><br />

psychique.<br />

Ils se r<strong>et</strong>rouvent aujourd’hui dépassés par l’ampleur de la tâche du<br />

simple maintien de l’ordre dans leur classe, alors que la désadaptation<br />

scolaire <strong>et</strong> la violence, en tant que symptômes, devenus des faits<br />

de société par leur banalisation <strong>et</strong> leur accumulation, sont par euxmêmes<br />

évocateurs de souffrances individuelles convergentes. Leur fonction<br />

d’enseignement, c’est-à-dire de transmission de connaissance, les<br />

accapare sans qu’ils puissent toujours s’appuyer sur le fait qu’un narcissisme<br />

assuré reste nécessaire à un enfant pour s’engager correctement<br />

dans un quelconque apprentissage.<br />

La création de classes spécialisées, adaptées <strong>et</strong> à faible effectif <strong>et</strong><br />

le classement en zone prioritaire de certains quartiers, démontre qu’un<br />

effort adaptatif est fait par l’institution scolaire <strong>et</strong> que le phénomène est<br />

pris en compte.<br />

Cependant, lorsque des tranches d’âge échouent en masse dans ces<br />

structures spécialisées, c’est déjà qu’elles sont en échec scolaire <strong>et</strong> que les<br />

bases affectives, cognitives <strong>et</strong> narcissiques de l’apprentissage minimum<br />

ne sont pas acquises ou fonctionnelles. La dimension pédagogique doit<br />

être associée à une dimension psychoconstructive. L’apport d’un savoir<br />

<strong>et</strong> la mise en place des conditions de son acquisition sont indissociables.<br />

Le monde scolaire fourmille d’intervenants pouvant être amenés à<br />

suspecter le trouble de l’organisation psychique lorsqu’il existe. La psychopédagogie<br />

fait partie de la formation des enseignants mais d’autres<br />

professionnels existent. Une partie du rôle majeur de l’infirmière scolaire<br />

ou de l’assistante sociale en milieu scolaire pourrait être le dépistage.


272 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

Mais, là encore, le déficit en moyens <strong>et</strong> le saupoudrage des temps d’intervention<br />

enrayent le dispositif. La dispersion de l’infirmière scolaire<br />

dont le poste est réparti sur de multiples établissements ne favorise pas<br />

une implantation durable <strong>et</strong> une permanence dans le paysage scolaire,<br />

seules susceptibles de rassurer les enfants, de tisser des liens confiants <strong>et</strong><br />

de favoriser les confidences. Par conséquent, ces professionnelles n’ont<br />

pas toujours le temps de voir <strong>et</strong> de comprendre.<br />

Des psychologues en milieu scolaire (dans le primaire) <strong>et</strong> des<br />

conseillers d’éducation (dans le secondaire) existent, mais leur nombre<br />

est insuffisant <strong>et</strong> le flou de leur statut (sont-ils là pour faire le dépistage,<br />

de la thérapie, de l’orientation pédagogique ?) ainsi que les modalités de<br />

leur recrutement les rendent peu opérants, c’est-à-dire d’accès effectif<br />

difficile pour les élèves. À l’instar des psychiatres en prison, ils sont un<br />

peu des alibis pour l’institution qui les emploie.<br />

Des « élèves relais » existent à titre expérimental dans certains établissements<br />

scolaires. Il s’agit d’élèves ordinaires, issus des « grandes<br />

classes », un peu plus sensibilisés que d’autres à l’intérêt de l’écoute <strong>et</strong><br />

cela pose aussi question quant à c<strong>et</strong>te vocation réparatrice précoce. L’idée<br />

de base est qu’un élève en difficulté peut plus facilement s’adresser à un<br />

pair qu’à un adulte, ce qui est parfois exact. C’est à l’élève relais d’être<br />

suffisamment équipé psychiquement <strong>et</strong> outillé quant à sa connaissance<br />

des rouages de l’école, pour être en capacité de recevoir un tel fardeau<br />

psychique <strong>et</strong> d’orienter son camarade en difficulté dans les meilleures<br />

conditions possibles de confidentialité <strong>et</strong> d’efficacité technique (vers<br />

l’infirmière scolaire, par exemple, qui assurera la mise en place d’une<br />

aide psychologique). Si le rôle d’élève relais est très narcissisant par<br />

lui-même, il faut néanmoins se poser la question de l’énormité de la<br />

responsabilité que l’on confie à ces jeunes <strong>et</strong> d’une éventuelle culpabilisation<br />

destructrice en cas d’échec. Par exemple, si l’un de ces élèves<br />

n’arrive pas à aider son camarade <strong>et</strong> que celui-ci se suicide, ce sera un<br />

coup très dur <strong>et</strong> une situation extrêmement traumatisante pour lui.<br />

La prise en compte institutionnelle de la souffrance psychique en<br />

milieu scolaire se fait souvent à travers des symptômes cibles qui, par leur<br />

gravité, interpellent l’opinion publique puis les décideurs <strong>et</strong> deviennent<br />

les enjeux emblématiques d’une politique sanitaire. Tour à tour, le suicide<br />

des jeunes ou la toxicomanie, l’alcoolisme <strong>et</strong> le tabagisme en milieu<br />

scolaire, la sécurité routière <strong>et</strong> la violence sexuelle, les phénomènes<br />

de bande, se voient désignés comme des cibles prioritaires, sans que<br />

l’on puisse replacer ces déviances dans leur contexte global, à la fois<br />

transgénérationnel <strong>et</strong> sociologique.<br />

Elles peuvent être en rapport avec la déviance ordinaire de l’adolescence<br />

(la crise d’adolescence) mais aussi avec la déviance extraordinaire<br />

d’un jeune déjà très engagé dans une problématique dépressive,<br />

borderline ou carrément psychotique, déjà fragilisé <strong>et</strong> marginalisé dans<br />

ses identifications <strong>et</strong> au bord du passage à l’acte. Si le passage à l’acte<br />

le plus fréquent est l’abandon prématuré des études, quelle qu’en soit


PEUT-ON ENVISAGER UNE PRÉVENTION DES ÉTATS-LIMITES ? 273<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

la rationalisation secondaire, les passages à l’acte suicidaires ou les<br />

conduites à risques ne sont pas plus rares.<br />

Des carences du narcissisme, plus ou moins profondes, plus ou moins<br />

ancrées dans le fonctionnement personnel du jeune, se r<strong>et</strong>rouvent au cœur<br />

de toutes ces déviances. Elles dupliquent à l’infini ces dysfonctionnements<br />

graves <strong>et</strong> socialement visibles, comme elles ont déjà empêché le<br />

jeune de s’investir correctement dans des interrelations satisfaisantes <strong>et</strong><br />

dans les processus d’apprentissages auxquels il aurait dû consacrer une<br />

grande partie de son énergie. Elles auraient pu être dépistées (<strong>et</strong> traitées)<br />

plus tôt !<br />

Par ailleurs, s’il est légitime de s’intéresser aux jeunes montrant des<br />

signes de désadaptation (<strong>et</strong> cela concerne surtout les adolescents, ce qui<br />

n’est pas étonnant lorsqu’on connaît le cheminement psychodynamique<br />

conduisant à une structuration borderline de la personnalité), qu’en est-il<br />

de la majorité des jeunes en souffrance qui justement ne présentent<br />

pas encore de symptôme. La phase de pseudo-latence est naturellement<br />

pauvre en symptôme <strong>et</strong> l’enfant peut se montrer superficiellement adapté,<br />

voire hyperadapté quand il demeure soumis aux injonctions objectivantes<br />

de l’adulte <strong>et</strong> à la fatalité morne de son destin de victime. Une inhibition<br />

relationnelle <strong>et</strong> des angoisses diffuses, des troubles du sommeil <strong>et</strong> une<br />

instabilité émotionnelle, pourraient sans doute être précocement repérés,<br />

mais la visibilité de ces signes d’appel reste faible, car ils ne dérangent<br />

pas le groupe. Ils sont sans doute négligés par l’adulte au profit de<br />

symptomatologies plus bruyantes comme l’agitation ou la violence.<br />

Le terme de pseudo-latence s’avère donc peut-être impropre puisqu’il<br />

s’agit d’une non-latence, d’une période paucisymptomatique du point de<br />

vue clinique, mais riche de bouleversements émotionnels mal gérés, car<br />

elle est mal établie du point de vue de l’organisation psychique.<br />

Les services d’aide sociale à l’enfance (ASE) <strong>et</strong> de protection<br />

maternelle <strong>et</strong> infantile (PMI)<br />

Ces structures dépendent du conseil général du département. Elles<br />

ont pour mission la prise en charge, par des professionnels, d’enfants<br />

présentant des difficultés éducativo-sociales majeures.<br />

Il s’agit tout d’abord de procurer une aide financière <strong>et</strong> morale aux<br />

familles dépourvues de moyens suffisants mais aussi de recueillir les<br />

enfants en carence de soutien familial, à travers des accueils temporaires<br />

ou définitifs, voire de les confier à un « tiers digne de confiance », selon<br />

l’ordonnance judiciaire. C’est le juge des enfants qui est chargé de saisir,<br />

instruire ½<br />

<strong>et</strong> juger en matière de mineurs délinquants ou en danger, <strong>et</strong><br />

son jugement est révisable à tout moment. C<strong>et</strong>te toute puissance est<br />

exceptionnelle en droit français. Les accueils peuvent se faire en famille<br />

1. Il existe aussi, dans certains départements, une brigade de protection des mineurs<br />

habilitée à effectuer des enquêtes sur les conditions de vie de l’enfant <strong>et</strong> à transm<strong>et</strong>tre<br />

ces informations au parqu<strong>et</strong>.


274 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

d’accueil (réseau de placement familial) ou en foyer spécialisé (pouponnière<br />

ou internat). Ils concernent les enfants trouvés, abandonnés,<br />

orphelins ou les enfants de parents déchus de l’autorité parentale ½ .<br />

Le principe de l’intervention de ces services spécialisés est la prévention<br />

<strong>et</strong> l’hypothèse que les difficultés de l’enfant parlent le plus souvent<br />

pour des problèmes plus larges, situés dans les sphères familiales ou<br />

sociales. Mais ces difficultés peuvent aussi être liées à une pathologie<br />

personnelle déficitaire précoce, comme l’autisme ou le syndrome d’alcoolisme<br />

fœtal, dont l’impact est augmenté par la fragilité psychosociale<br />

de la famille incapable de procurer à son enfant une prise en charge adaptée.<br />

Du fait que certains déficits d’apprentissage renvoient néanmoins à<br />

des facteurs plus endogènes (débilité mentale par accident neurodéveloppemental,<br />

par exemple), il y a parfois confusion des logiques de prise<br />

en compte du symptôme. Un travail préalable de démembrement des<br />

difficultés perm<strong>et</strong>trait de clarifier les modalités d’intervention, palliative<br />

dans un cas, éducatives dans l’autre, clairement psychodynamique s’il<br />

s’agit d’un trouble d’origine psychoaffective. Cependant, les professionnels<br />

étant, là encore, trop peu nombreux, leurs interventions se situent<br />

le plus souvent en aval, après un certain temps d’évolution du déficit,<br />

au risque qu’il soit trop tard. C’est alors au niveau de la prévention<br />

secondaire qu’elles pourront agir.<br />

Les troubles présentés découlant souvent de troubles psychotraumatiques<br />

ou de carences affectives, le rôle des éducateurs spécialisés, quels<br />

que soient le lieu <strong>et</strong> les modalités de leur intervention, s’établit autour<br />

du dépistage <strong>et</strong> du suivi spécifique d’enfants en difficulté présentant des<br />

indices de souffrance, notamment d’essence narcissique.<br />

Il n’est, par ailleurs, pas facile d’être un enfant en difficulté dans<br />

notre monde où les modèles identificatoires à disposition sont tout autres,<br />

s’appuyant sur un système sociofamilial idéalisé qui n’a souvent que peu<br />

de rapports avec la réalité <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te assistance socio-éducative stigmatise<br />

encore un peu plus les familles <strong>et</strong> les enfants qui en relèvent.<br />

En outre, un certain nombre d’échecs de prise en charge éducative renvoient<br />

à des mises en compétition parents/éducateurs car, bien souvent,<br />

c’est la faillite initiale du dispositif régulateur familial qui entraînera<br />

l’intervention socio-éducative palliative.<br />

Celle-ci, par son caractère subtilement imposé, peut être, consciemment<br />

ou non, mal vécue par les parents déjà, eux aussi, narcissiquement<br />

fragiles. Si elle réussissait là où ils ont dramatiquement échoué, cela<br />

conforterait les parents dans leur identité déjà intériorisée de « mauvais<br />

parents » comme ils furent souvent en leur temps, sans doute, des « mauvais<br />

enfants ».<br />

1. En cas de carence sévère ou de maltraitance avérée, la chambre civile du Tribunal<br />

de grande instance peut déchoir les parents de leur autorité parentale (art. 378 du Code<br />

civil).


PEUT-ON ENVISAGER UNE PRÉVENTION DES ÉTATS-LIMITES ? 275<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

La problématique de répétition est à l’œuvre dans beaucoup de<br />

drames relationnels familiaux <strong>et</strong> les parents, s’ils en prennent conscience,<br />

essaient de faire différemment sans toujours y parvenir : « Je voulais<br />

lui apporter ce que je n’ai pas eu » est un propos fréquemment rapporté<br />

comme justification de leurs manquements éducatifs.<br />

Ils n’y parviennent pas toujours <strong>et</strong> si c<strong>et</strong> enfant à vocation réparatrice<br />

(ce qui déjà trop lourd à porter pour lui) ne parvient pas à réparer ? Et<br />

s’il se comporte, justement, comme le parent ne voulait pas qu’il le fasse<br />

(c’est-à-dire comme eux) ? Il va décevoir leurs espérances <strong>et</strong> susciter des<br />

affects incontrôlables. Ceci est très dévalorisant <strong>et</strong> désorganisant du point<br />

de vue narcissique pour l’enfant comme pour ses parents.<br />

Dans ce contexte préétabli de manière biaisée, si l’intervention socioéducative<br />

échoue, cela pourra conforter les parents dans l’idée que, de<br />

toute façon c’était trop difficile, que leur enfant était ingérable parce<br />

qu’il avait un problème (sous-entendu extérieur à eux), qu’ils ne sont<br />

pas réellement en cause, cela au risque supplémentaire de culpabiliser<br />

l’enfant. La succession d’échecs des services sociaux peut avoir une<br />

fonction défensive <strong>et</strong> rassurante pour le système familial ainsi légitimé<br />

dans sa résistance inconsciente au changement.<br />

L’enfant, plongé dans un système de loyautés contradictoires, peut se<br />

voir enclin à donner inconsciemment raison à ses parents, en contribuant<br />

également à m<strong>et</strong>tre en échec l’action éducative <strong>et</strong> ceci d’autant plus<br />

que, naturellement, plus il posera de problèmes, plus on s’occupera de<br />

lui <strong>et</strong> plus il acquerra un statut de victime ! Le risque principal à aller<br />

mieux, dans ce type de configuration éducative bloquée, c’est aussi d’être<br />

abandonné par les services socio-éducatifs qui ont tendance, faute de<br />

moyens, à faire porter leurs efforts sur les cas les plus aigus <strong>et</strong> les plus<br />

dramatiques ; à en faire plus lorsque ça va mal <strong>et</strong> moins lorsque ça<br />

commence juste à aller mieux au profit de nouvelles priorités. Il y a des<br />

listes d’attente pour être pris en charge en Dispensaire d’hygiène mentale<br />

infantile comme en Service d’aide à l’enfance. La problématique abandonnique<br />

étant le plus souvent au cœur du positionnement borderline,<br />

il va de soi que l’intervention spécialisée se verra souvent inexplicablement<br />

mise en échec si elle ne tient pas compte de c<strong>et</strong> entrecroisement<br />

dynamique de narcissismes complémentaires <strong>et</strong> de la problématique de<br />

sortie de prise en charge. Bien d’autres facteurs complexifient la prise en<br />

charge socio-éducative mais sortent du cadre de ce travail.


276 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

Les services de santé<br />

Le rôle du corps médical est sans doute capital. Il va au-delà du<br />

dépistage du syndrome de Silverman ½ , qui est pathognomonique, du syndrome<br />

du bébé secoué, dramatique par son pronostic ou d’un syndrome<br />

de Münchausen par procuration.<br />

Ces trois éventualités, parfois associées, sont maintenant caractérisées<br />

du point de vue de la clinique <strong>et</strong> elles se trouvent clairement associées à la<br />

maltraitance, que celle-ci soit patente ou latente. C’est le plus souvent sur<br />

des constatations médicales (notion de certificat médical initial) que s’appuiera<br />

la mise en route du processus de signalement puis d’assistance <strong>et</strong><br />

de protection de l’enfant. Un diagnostic de maltraitance à type de « faux<br />

positif », mal étayé, peut entraîner des conséquences catastrophiques<br />

sur l’équilibre familial. A contrario, un diagnostic non fait peut m<strong>et</strong>tre<br />

l’enfant en danger de mort. Tout enfant maltraité nécessite une protection<br />

<strong>et</strong> celle-ci s’impose, au besoin par une hospitalisation qui pourra entraîner<br />

une mise à distance du milieu familial, la sauvegarde immédiate de<br />

l’enfant <strong>et</strong> qui pourra aussi donner le temps de l’établissement d’un<br />

diagnostic.<br />

Mais la majorité des traumatismes désorganisateurs ne sont pas de<br />

l’ordre de la maltraitance physique. Ils sont plus insidieux <strong>et</strong> moins<br />

limpides dans leurs déterminants psychoaffectifs <strong>et</strong> sont d’autant plus<br />

destructeurs. En eff<strong>et</strong>, un enfant victime de sévices clairs pourra plus<br />

facilement faire la part des choses, identifier l’adulte violent ou injuste<br />

envers lui comme tel <strong>et</strong> conserver longtemps une suffisante estime de soi<br />

<strong>et</strong> une cohérence narcissique, jusqu’à ce qu’il puisse arriver à dénoncer<br />

les sévices subis puis passer à autre chose <strong>et</strong> continuer à se construire,<br />

s’il est bien étayé.<br />

Un enfant victime de maltraitance <strong>et</strong> de sévices plus ambigus ou diffus,<br />

pouvant provenir par ailleurs d’un adulte aimé <strong>et</strong> l’aimant malgré tout<br />

(mal sans doute), aura davantage tendance à intérioriser les reproches<br />

qui lui sont adressés <strong>et</strong> à vivre comme naturels <strong>et</strong> mérités les sévices qui<br />

lui sont infligés. Il sera en risque, plus tard, de répéter <strong>et</strong> d’amplifier ce<br />

modèle relationnel avec ses propres enfants. C’est cela qui sera, à long<br />

terme, le plus destructeur du point de vue de son narcissisme, mais aussi<br />

le plus difficile à détecter <strong>et</strong> à régler sur la durée.<br />

De par leur position, les médecins généralistes sont en première ligne<br />

pour m<strong>et</strong>tre en place les éléments du dépistage d’une souffrance diffuse<br />

<strong>et</strong> mal communicable chez l’enfant. Les signes sont variables en fonction<br />

1. Le syndrome décrit par Silverman est un syndrome radiologique. L’examen des<br />

radios osseuses d’un nourrisson amené à l’hôpital pour la prise en charge d’une fracture<br />

révèle une multitude de traces cicatricielles de micro ou macrofractures antérieures <strong>et</strong><br />

d’âge différents. L’enfant est dans ce cas probablement victime de violences habituelles.<br />

Chez le grand enfant, les fractures n’ont pas de caractère spécifique. C’est leur association<br />

à d’autres lésions spécifiques, notamment tégumentaires qui fera envisager la<br />

possibilité d’une maltraitance.


PEUT-ON ENVISAGER UNE PRÉVENTION DES ÉTATS-LIMITES ? 277<br />

de l’âge de l’enfant : infections ORL à répétition, r<strong>et</strong>ard staturo-pondéral,<br />

tonsure occipitale tardive (qui signe un maintien prolongé inadéquat au<br />

lit chez le nourrisson), fatigue anormale, insomnie, obésité, violence<br />

habituelle, préoccupations sexuelles exagérées, brutal fléchissement des<br />

résultats scolaires. Autant de p<strong>et</strong>its signes non pathognomoniques par<br />

eux-mêmes <strong>et</strong> à décrypter parfois, à replacer dans le contexte <strong>et</strong> à ne<br />

pas toujours prendre au pied de la l<strong>et</strong>tre car il existe, heureusement,<br />

des « faux positifs ». Leur accumulation peut néanmoins faire suspecter<br />

au médecin que quelque chose ne va pas. C’est en corrélant c<strong>et</strong>te<br />

impression subjective avec les renseignements complémentaires mis à<br />

sa disposition par une enquête sur le statut psychosocial de l’enfant,<br />

sur son fonctionnement scolaire <strong>et</strong> s’appuyant sur les informations que<br />

pourront éventuellement restituer les parents, partenaires indispensables,<br />

que pourra s’affiner le diagnostic <strong>et</strong> se voir proposer une éventuelle prise<br />

en charge psychopédagogique spécialisée.<br />

La dénonciation immédiate des sévices à enfant est maintenant obligatoire<br />

<strong>et</strong> inscrite dans la pratique <strong>et</strong> la déontologie médicale. Le secr<strong>et</strong><br />

médical ne s’applique plus dans les cas où une violence sur mineur de<br />

moins de quinze ans est suspectée, mais il importe toujours de s’appuyer<br />

au maximum sur la compétence des parents, de distinguer symptôme<br />

social <strong>et</strong> symptôme psychique <strong>et</strong> de garder à l’esprit que la maltraitance<br />

<strong>et</strong> la souffrance psychique des enfants, existent dans tous les milieux.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Les adultes<br />

À tout moment également, les adultes états-limites doivent pouvoir<br />

bénéficier d’une relation d’aide au changement adaptée à leurs difficultés.<br />

Celle-ci peut les aider à construire des aménagements existentiels<br />

plus confortables <strong>et</strong> moins marginalisants de leur problématique<br />

lacunaire, à comprendre <strong>et</strong> relativiser leur histoire personnelle dans ce<br />

qu’elle a pu engendrer au niveau de leur personnalité. C’est le but<br />

des approches thérapeutiques verbales ou médiatisées sus-décrites. Il<br />

s’agit d’une manœuvre à visée consciemment réparatrice, inscrite dans<br />

le champ de la thérapie. Cependant, au quotidien, chacun est en mesure<br />

de travailler à réparer <strong>et</strong> à développer son narcissisme <strong>et</strong> cela concerne<br />

les individus non borderlines comme les individus borderlines.<br />

Des microexpériences narcissiques s’accumulent <strong>et</strong> prennent sens dans<br />

un bilan principalement intrapsychique mais doté d’un impact corporel :<br />

la sensation de bien-être. L’état de ce bilan contribue, en fin de journée,<br />

à ce qu’un individu se sente plus ou moins content <strong>et</strong> comblé par sa<br />

journée <strong>et</strong>, par voie de conséquence, content de soi. L’impact narcissique<br />

de chaque événement est complètement subjectif <strong>et</strong> il dépend directement<br />

de l’histoire de chacun (dans la mesure où il pourra entrer en résonance<br />

avec celle-ci) ainsi que de l’investissement de la sphère existentielle dans<br />

laquelle c<strong>et</strong> événement vital, qui n’est pas tout à fait de la même nature<br />

que les life events, est survenu.


278 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

Dans une journée banale, sauf exception ½ , les individus borderlines<br />

ne reçoivent pas plus d’événements traumatiques vis-à-vis de leur narcissisme<br />

que les autres. La différence de ressenti réside dans le fait<br />

qu’en raison de la faiblesse structurale <strong>et</strong> lacunaire de leur moi, leurs<br />

expériences positives du point de vue narcissique ne sont pas correctement<br />

assimilables <strong>et</strong> intégrables dans une perspective reconstructrice<br />

ou réparatrice de leur narcissisme. Tout se passe comme si elles étaient<br />

inutiles, l’individu carencé étant structurellement inapte au bonheur. Il le<br />

verbalise ainsi parfois.<br />

PETITE NARCISSISMOLOGIE DE LA VIE QUOTIDIENNE<br />

S. Freud avait écrit une psychopathologie de la vie quotidienne. On<br />

pourrait, par analogie, décrire une narcissismologie de la vie quotidienne<br />

pour rendre compte des processus permanents de maintien d’un narcissisme<br />

adéquat au sein d’une personnalité normale (non précocement<br />

carencée), en tenant compte du fait que l’impact sera différent chez un<br />

suj<strong>et</strong> borderline, chez qui le réservoir narcissique est « percé ».<br />

Mais le narcissisme n’est pas un liquide contenu dans un récipient à<br />

remplir inlassablement par la narcissisation. Celle-ci n’est pas un processus<br />

d’accumulation <strong>et</strong> de construction bien que ce schéma, simple, puisse<br />

rendre compte de l’élaboration du narcissisme durant l’enfance, au cours<br />

de la psychogenèse telle qu’elle a été théorisée par les psychanalystes.<br />

Pour prendre une métaphore géologique <strong>et</strong> astronomique on pourrait,<br />

à partir du modèle de la lacune moïque, postuler que, au quotidien, des<br />

particules narcissisantes (ou dénarcissisantes) nous atteignent inévitablement.<br />

Ce sont les p<strong>et</strong>its événements de la vie. La taille émotionnelle <strong>et</strong><br />

narcissisante des événements positifs est, normalement, si faible, qu’ils<br />

passent au travers de la lacune béante du moi borderline <strong>et</strong> ne peuvent<br />

contribuer à la colmater. Ce sont des événements narcissiques inutiles.<br />

C<strong>et</strong>te image rend compte du fait qu’il ne sert à rien de connoter positivement<br />

des suj<strong>et</strong>s borderlines, ce qui signifie pas qu’il ne faut pas le<br />

faire, car ils apparaissent, au contraire, hypersensibles à toute parole ou<br />

à tout événement blessant, même s’ils ne r<strong>et</strong>iennent pas les paroles ou<br />

les événements qui pourraient les positiver. Il faudrait un événement<br />

à composante narcissisante absolue pour significativement transformer<br />

les choses <strong>et</strong> restaurer une structure moïque enfin entière, cohérente<br />

<strong>et</strong> authentique en comblant (définitivement ?) la lacune, sans pour cela<br />

ériger un néo faux self de plus. Nous avons vu que des individus ayant<br />

éprouvé une expérience d’approche de la mort suivie d’un r<strong>et</strong>our à la vie,<br />

1. Les notions de névrose d’échec <strong>et</strong> de conduite d’échec renvoient néanmoins à la<br />

propension de certains suj<strong>et</strong>s à accumuler, en les suscitant au besoin, les apports<br />

narcissiquement destructeurs.


PEUT-ON ENVISAGER UNE PRÉVENTION DES ÉTATS-LIMITES ? 279<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

véritable renaissance (Maurer, 2001, 2002), montrent de tels tableaux. Ils<br />

ont acquis une sérénité <strong>et</strong> leur vie adm<strong>et</strong>, tout à coup, un sens extrêmement<br />

positif. L’expérience du grand amour (notion de coup de foudre)<br />

peut, elle aussi, transporter provisoirement un être. Tout lui semble beau<br />

<strong>et</strong> simple, son existence s’en r<strong>et</strong>rouve comme vectorisée <strong>et</strong> illuminée.<br />

Ces expériences curatives <strong>et</strong> reconstructives restent malheureusement<br />

exceptionnelles dans une vie d’homme.<br />

A contrario, on peut faire l’hypothèse que certaines expériences de<br />

l’âge adulte constituent des traumatismes narcissiques majeurs ou absolus.<br />

Nous avons cité l’expérience de la déportation. Le « lavage de<br />

cerveau » ou la torture en sont d’autres types. Ces traumatismes sont le<br />

plus souvent, heureusement, limités dans le temps <strong>et</strong> ils peuvent plus<br />

facilement être conçus comme accidentels dans un destin <strong>et</strong> injustes,<br />

alors que les déportés, soumis à la pression déstructurante du nazisme<br />

étaient poussés à penser leur sort, non seulement comme inéluctable,<br />

mais encore comme mérité : on les traitait en « sous-hommes » pour<br />

qu’ils en acceptent le sort.<br />

Selon des modèles non contradictoires, on peut aussi r<strong>et</strong>enir l’image<br />

de lacunes multiples formant un grillage où les particules ne seraient pas<br />

r<strong>et</strong>enues par le maillage moïque trop large, ou évoquer le scénario de<br />

bolides transperçant littéralement un moi structurellement trop faible car<br />

trop mince, trop inconsistant.<br />

Sur un moi entier <strong>et</strong> suffisamment solide au préalable, l’impact d’un<br />

événement narcissique, un peu comme celui d’une météorite, apporterait<br />

de la matière <strong>et</strong> de la densité tout en remaniant plus ou moins le substrat.<br />

Dans le même ordre d’idée, l’impact d’un événement narcissismodestructeur<br />

chez un suj<strong>et</strong> non lacunaire ôterait un peu de « matière »<br />

au narcissisme acquis lors de la psychogenèse, en constant remaniement<br />

lui aussi, sans m<strong>et</strong>tre en péril l’homéostasie narcissique <strong>et</strong> la capacité<br />

évolutive favorable de son psychisme. Des remaniements massifs ou<br />

insidieux par redistribution narcissique pourraient venir, ça <strong>et</strong> là, combler<br />

le manque résultant des impacts trop violents, un peu comme de la lave<br />

issue du magma comblerait progressivement un cratère météoritique.<br />

La problématique de réparation qui infiltre une partie de l’existence de<br />

chacun, névrotique <strong>et</strong> borderline, serait à l’œuvre avec plus ou moins de<br />

bonheur au quotidien, pour susciter <strong>et</strong> quérir de tels apports narcissisants.<br />

La réparation d’autrui, le m<strong>et</strong>tant en d<strong>et</strong>te, est une manière de r<strong>et</strong>rouver, à<br />

ses yeux, une valeur. C’est c<strong>et</strong>te « valeur » déterminée par l’échange qui<br />

donne un sens à l’existence. En ce sens, l’homme est bien, avant tout, un<br />

être social puisqu’il se construit <strong>et</strong> se restaure (ou s’étiole) grâce au regard<br />

d’autrui <strong>et</strong> à la communication. Selon l’importance <strong>et</strong> le systématisme en<br />

tant que mode relationnel qu’il prend dans le fonctionnement psychique<br />

de l’individu, la recherche d’éléments narcissiques par l’entreprise de<br />

réparation d’autrui pourrait dépasser la vocation altruiste (névrotique)<br />

<strong>et</strong> confiner au faux self. La limite entre les deux positionnements, l’un<br />

structurant <strong>et</strong> l’autre suturant, est psychodynamiquement ténue.


280 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

Dans une existence ordinaire, il y a probablement d’autres sources<br />

« névrotiques » de narcissisation palliatives ou complémentaires, ce qui<br />

complique le modèle.<br />

Ces sources vont de l’identification d’un adolescent à une ved<strong>et</strong>te<br />

du star system ou à un footballeur, qui peut prendre ainsi le relais de<br />

l’identification à l’image paternelle (plus précoce) aux hobbies gratifiants<br />

de l’adulte (de la philatélie à l’aéromodélisme) qui perm<strong>et</strong>tent, au fond,<br />

d’être le meilleur dans son domaine <strong>et</strong> sont en cela très protecteurs.<br />

De façon totalement subjective, on pourrait lister des apports narcissiquement<br />

positifs ou négatifs.<br />

Tableau 1. Les apports narcissiquement positifs <strong>et</strong> négatifs<br />

Événements ayant un impact positif<br />

sur le narcissisme global<br />

Événements ayant un impact négatif<br />

sur le narcissisme global<br />

Passer à un feu orange<br />

Gagner de façon inattendue<br />

une p<strong>et</strong>ite somme au loto<br />

Obtenir une réussite professionnelle<br />

Obtenir une bonne note à l’école<br />

(pour un enfant)<br />

Uneréussiteàunexamen<br />

Être regardé (pour un homme<br />

ou une femme)<br />

Manger un bon plat, rare <strong>et</strong> délicieux<br />

Avoir un rapport sexuel satisfaisant<br />

Pouvoir dire son fait à quelqu’un<br />

Recevoir une bonne nouvelle<br />

Bénéficier d’une séance de massage<br />

Avoir un enfant<br />

Arriver juste au feu rouge <strong>et</strong> attendre<br />

Perdre au loto<br />

Subir un échec professionnel<br />

Obtenir une mauvaise note à l’école<br />

(pour un enfant)<br />

Un échec à un examen<br />

Subir une rebuffade sur son physique<br />

Mal manger<br />

Subir un échec sexuel<br />

Être insulté ou subir une tracasserie<br />

administrative<br />

Recevoir une mauvaise nouvelle<br />

Se coincer le doigt<br />

Perdre un enfant<br />

Ces p<strong>et</strong>its événements, aléas du narcissisme, ne sont que des exemples<br />

dérisoires ou dramatiques parmi tout ce qui peut atteindre un être humain<br />

dans une existence. Leur r<strong>et</strong>entissement sur la destinée narcissique du<br />

suj<strong>et</strong> est aussi fonction de la qualité du statut narcissique préalable.<br />

PRÉVENTION SECONDAIRE ET PRÉVENTION TERTIAIRE<br />

Une fois détectée, la prise en compte de la souffrance s’étaiera sur<br />

la demande de l’enfant, le consentement de l’entourage si possible <strong>et</strong> la<br />

prise en compte des phénomènes de loyauté évoqués ci-dessus. Toutes les<br />

formes de relation d’aide sont envisageables, pour peu qu’elles respectent<br />

le narcissisme de l’enfant <strong>et</strong> celui des parents, <strong>et</strong> contribuent à mobiliser


PEUT-ON ENVISAGER UNE PRÉVENTION DES ÉTATS-LIMITES ? 281<br />

<strong>et</strong> à motiver leurs existences. Souvent, la restauration narcissique induite<br />

perm<strong>et</strong>tra la survenue de progrès notables dans toutes les sphères explorables,<br />

même celles qui sont situées en dehors du domaine de compétence<br />

de l’intervenant, socio-éducatives ou psychorelationnelles. Cela montre<br />

que le narcissisme est souvent au cœur du problème.<br />

La multiplication des propositions d’approche psychothérapeutique, à<br />

tous les temps d’évolution de leur existence (telles que celles évoquées <strong>et</strong><br />

développées dans les chapitres précédents) peut être couplée avec la mise<br />

en jeu ordinaire du dispositif socionormalisateur (le versant répressif<br />

dépendant du ministère de la justice). La fonction de ce versant répressif<br />

est de rendre visibles les limites comportementales acceptables par le<br />

corps social. Tout ceci est de nature à inciter les suj<strong>et</strong>s borderlines à<br />

faire au mieux avec ce qu’ils sont : des individus lacunaires dans leur<br />

soubassement psychique, sensibles <strong>et</strong> fragiles, attachants mais parfois<br />

difficiles à vivre, engagés dans une vie socialisée.<br />

En ce sens, le destin de suj<strong>et</strong> borderline n’est pas une malédiction, il<br />

peut être aussi un destin enviable puisque susceptible à tous moments de<br />

la vie d’être pris en main <strong>et</strong> amélioré par celui qui en est le dépositaire.


CONCLUSION<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

LES ÉTATS-LIMITES ou traumatiques de la personnalité sont de plus<br />

en plus fréquents en clinique psychiatrique. Ils ne sont pas toujours<br />

reconnus, du fait de leur propension à prendre des masques as if ou<br />

à s’exprimer bruyamment sous forme de formations réactionnelles ou<br />

d’aménagements économiques prégnants qui résument, souvent douloureusement,<br />

la clinique. Ces aménagements, par leur capacité de nuisance<br />

sociale, s’imposent quelque fois comme des faits de société (la pédophilie,<br />

l’inceste, la prostitution) qui polarisent avec un redoutable eff<strong>et</strong><br />

de mode lié à l’actualité, toute l’attention des soignants ou des pouvoirs<br />

publics.<br />

Ceci explique de nombreuses impasses thérapeutiques. On se centre<br />

sur l’aménagement <strong>et</strong> on oublie la structure sous-jacente de la personnalité.<br />

De plus, si ces patients sont des « victimes » par la psychogenèse des<br />

désordres lathomémologiques, ce sont donc fréquemment, également,<br />

des individus « antisociaux », en raison de leurs aménagements cicatriciels<br />

: alcoolisme, toxicomanie, perversion, psychopathie... Trouver le<br />

juste équilibre entre une approche compassionnelle ou réparatrice, qui<br />

comprend <strong>et</strong> excuse, <strong>et</strong> une approche répressive ayant à voir avec la<br />

dimension éducative est une gageure. La justice se sent parfois appelée<br />

à <strong>soigner</strong>, comprendre <strong>et</strong> aménager les peines, <strong>et</strong> les psychiatres sont<br />

invités à sanctionner : « Ne plus laisser traîner de fous dehors » devient<br />

la mission qui leur est prioritairement dévolue.<br />

L’intervention soignante <strong>et</strong> éducative se doit d’articuler tous les axes<br />

de prise en charge à travers leur prise en compte gigogne. Cela va de<br />

la détermination de la personnalité sous-jacente <strong>et</strong> des aménagements de<br />

c<strong>et</strong>te personnalité (par exemple, un positionnement pervers), à l’intervention.<br />

Celle-ci va d’une médecine syndromique (syndrome dépressif)<br />

s’attachant aux entités cliniques liées à ces aménagements (psychopathie,<br />

addiction), aux approches psychosomatiques <strong>et</strong> psychosociales tenant<br />

compte des remaniements globaux <strong>et</strong> des précarisations identitaires que<br />

l’on rencontre, en bout de course, dans le champ social.<br />

De plus en plus, la nosographie changera. Ce changement s’effectuera<br />

à la fois sous la pression sociale (aujourd’hui de plus en plus puritaine<br />

<strong>et</strong> intolérante aux déviances) <strong>et</strong> en référence aux nouvelles données de la


284 CONCLUSION<br />

science qui aideront, il faut le souhaiter, à mieux faire la part du physiopathologique<br />

<strong>et</strong> du psychopathologique dans le déclenchement de troubles<br />

du comportement. Les psychoses <strong>et</strong> les névroses furent les enjeux <strong>et</strong> les<br />

fondations de la psychiatrie <strong>et</strong> de la psychologie du XX <br />

siècle. Les aménagements<br />

économiques des personnalités traumatiques, que ce soit au<br />

niveau individuel, réparateur, ou au niveau de la prévention des récidives<br />

ou de leur reproduction transgénérationnelle, au niveau collectif, seront<br />

à notre sens les enjeux de santé publique de ce nouveau siècle.<br />

Le chômage structurel comme mode relationnel à la société, les<br />

guerres innombrables <strong>et</strong> de plus en plus cruelles quand à leur implication<br />

sur les civils (avec le cortège des syndromes post-traumatiques qu’elles<br />

induisent), l’augmentation du niveau socioculturel global qui rend plus<br />

intolérable l’injustice <strong>et</strong> l’inhumanité ainsi que la communicabilité<br />

instantanée des dysfonctionnements relationnels majeurs comme les<br />

perversions individuelles <strong>et</strong> institutionnelles, la mise en exergue du<br />

harcèlement moral <strong>et</strong> du harcèlement en milieu professionnel, font<br />

que de plus en plus, les aménagements économiques des personnalités<br />

borderlines gagnent en visibilité sociale. Par conséquent, l’exigence de<br />

leur prise en charge monte.<br />

En raison de son rôle contensif <strong>et</strong> socioprotecteur, la dimension répressive<br />

de ses dérives reste la plus visible en psychiatrie. Ses fac<strong>et</strong>tes<br />

préventives (éducation <strong>et</strong> réassurance des parents de malades mentaux,<br />

dépistage <strong>et</strong> aide psychologique précoce aux victimes de toutes formes<br />

de traumatisme désorganisateur) <strong>et</strong> thérapeutiques, sont à positionner<br />

comme le cœur du dispositif <strong>et</strong> à consolider, développer, valoriser de<br />

façon durable. Il reste à former <strong>et</strong> à sensibiliser les intervenants sur c<strong>et</strong>te<br />

question. C’est l’un des objectifs de c<strong>et</strong> ouvrage.<br />

Du point de vue de leur compréhension psychodynamique <strong>et</strong> de leurs<br />

perspectives psychosociothérapeutiques, les états-limites constituent un<br />

défit permanent pour le clinicien. Par leur impertinence théorique bienvenue<br />

ils imposent, à tous ceux qui se penchent sur le phénomène, une<br />

souplesse d’approche <strong>et</strong> une humilité car ils télescopent les concepts<br />

<strong>et</strong> m<strong>et</strong>tent à mal les certitudes théoriques. Ils bousculent la clinique<br />

autant qu’ils déstabilisent, jour après jour, les superstructures sociales<br />

(mentalités <strong>et</strong> institutions) censées les contenir.<br />

C’est leur richesse <strong>et</strong> leur intérêt pour la fondation d’une psychiatrie<br />

adaptée à la hauteur des enjeux, capable de recentrer son obj<strong>et</strong> en abandonnant<br />

certaines de ses anciennes prérogatives <strong>et</strong> en prenant conscience<br />

de ses dérives normatives passées.<br />

Paradoxalement, si la psychose dans ses formes les plus spectaculaires<br />

(schizophrénie <strong>et</strong> psychose maniaco-dépressive) avait légitimé la<br />

psychiatrie (qui l’avait créé) comme une discipline autonome en lui<br />

faisant transcender le stade de l’aliénisme, elle tend maintenant à lui<br />

échapper, dérivant chaque jour vers une prise en charge d’inspiration<br />

neurodéveloppementale.


CONCLUSION 285<br />

La névrose s’est peu à peu dissoute dans les classifications coaxiales.<br />

Les névrosés sont culpabilisés, poussés par l’urgence <strong>et</strong> la pression<br />

sociale à se débrouiller tout seuls. Ils font avec leur névrose, <strong>et</strong> la<br />

somme de leurs névroses contribue au fonctionnement collectif que nous<br />

connaissons ! La souffrance névrotique, autodéconsidérée, a réduit sa<br />

demande d’aide à des prescriptions médicamenteuses symptomatiques<br />

<strong>et</strong> transitoires (anxiolytique, anti-TOC, antiphobiques) ou syndromiques<br />

(antidépresseurs). Ces prescriptions seront confiées au mieux – faute de<br />

psychiatres en nombre suffisant dans l’avenir – à des médecins généralistes<br />

assistés de logiciels de prescription. La souffrance névrotique<br />

suscite aussi des démarches psychothérapiques qui s’apparentent de plus<br />

en plus à du coaching, des thérapies brèves ou du soutien ponctuel à rentabilité<br />

immédiate, faisant fi de la structuration psychique sous-jacente.<br />

Selon nous, les états-limites <strong>et</strong> leurs aménagements nécessitent un<br />

nouvel investissement psychiatrique. Ils offrent aux praticiens la chance<br />

de construire une nouvelle psychiatrie. À condition de savoir refuser le<br />

rôle d’auxiliaire de justice, de caution psychologique ou de fusible que<br />

la société voudrait bien leur voir tenir, les psychiatres ont un discours<br />

pertinent à conquérir <strong>et</strong> à tenir sur les états-limites.


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ZORN F., Mars, Paris, Gallimard, 1995.


LISTE DES CAS<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 1 – Une généalogie géologique, 23<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 2 – L’enfant non réparateur, 37<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 3–Unpèrepervers, 98<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 4 – Pour une permission, 99<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 5–Leclivage, 99<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 6. – La mort, 111<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 7 – Une prostitution domestique, 122<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 8 – Un couple soudé par la dysharmonie, 122<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 9 – Transsexuel <strong>et</strong> psychopathe, 130<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 10 – Un enfant loyal, 134<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 11 – Une mère indigne, 137<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 12 – La survivante, 138<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 13 – Une bouffée délirante dérangeante, 154<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 14 – Une femme facile, 158<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 15 – Un rituel comblant, 169<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 16 – Un personnage de Chagall, 184<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 17 – Madame Chocolat, 185<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 18 – L’enfance d’un psychopathe, 188<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 19 – Comment m<strong>et</strong>tre ses parents dans<br />

l’embarras ! 191


296 LISTE DES CAS<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 20 – Une vie entre les vides, 205<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 21 – Virtuel, réel <strong>et</strong> symbolique, 219<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 22 – Comment payer ?, 226<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 23 – Injonction de soin ou injonction à <strong>soigner</strong>, 233<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 24 – Le provocateur, 250<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 25 – L’inconsolable, 254<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 26 – L’éducation par le travail, 261<br />

Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 27 – Les doigts, 263


INDEX<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

A<br />

abandonnisme, abandonnique 8, 19, 20,<br />

26, 68, 71, 206, 219, 274,<br />

275<br />

addiction 6, 45, 63, 65, 143, 238, 255<br />

adolescence 47, 50, 60, 68<br />

adoption 26, 27, 131<br />

alcool, alcoolisme 6, 89, 110, 121, 122,<br />

128, 145, 147–149, 159, 161,<br />

189, 219, 230, 239, 240, 248,<br />

256, 258<br />

alcoolisme fœtal 192, 274<br />

alexithymie 62, 67, 104, 157<br />

algolagnie 92, 120, 152<br />

Amok (crise d’) 49, 125, 174<br />

amour primaire 36<br />

angoisse 18, 144, 150, 179<br />

collective 123<br />

d’abandon 59<br />

de castration 129, 164, 216, 217<br />

de la page blanche 216<br />

de la temporalité 152<br />

de morcellement 143, 146<br />

de mort 28, 216, 217<br />

de néantisation 217<br />

du huitième mois 40, 46<br />

parentale 36, 186<br />

anhédonie 22, 143, 190<br />

anorexie 6, 28, 146, 151, 179, 214<br />

ascétisme mystique 185<br />

autisme, autiste 20, 24, 25<br />

aviophilie 146<br />

B<br />

body art 13, 79<br />

bondage 119, 152<br />

bouc émissaire 89<br />

bouffée délirante 29, 36, 38, 41, 50,<br />

156, 157, 169, 171, 190, 238<br />

boulimie 6, 31, 39, 145, 148, 180<br />

C<br />

ça lacunaire 36, 256, Voir aussi lacune,<br />

lacunose<br />

cadre, contrat 219, 220, 235<br />

cancer 61–64, 177, 232<br />

caractéropathie 77, 85, 87, 88, 122,<br />

131, 186, 187, 218<br />

castration<br />

chimique 232<br />

chirurgicale 231<br />

catharsis 61, 66<br />

chocolatomanie 145, 148, 184<br />

chorale 209<br />

chorée de Huntington 176<br />

craving 63, 145, 150, 159, 162<br />

culpabilité 7, 24, 59, 64, 94, 97, 144,<br />

156, 159, 184, 186, 189, 233,<br />

264, 266<br />

nostalgique 28<br />

danse 207<br />

D


298 INDEX<br />

débilité<br />

affective 24<br />

intellectuelle 77<br />

mentale 274<br />

defusing 72<br />

délire 156<br />

autoérotique 13<br />

collectif 90<br />

de filiation 38<br />

dissociatif 175<br />

interprétatif 256<br />

libérateur 50<br />

mégalomaniaque 50<br />

mystique 50<br />

paranoïaque 5, 50, 148<br />

parthénogénétique 16<br />

dépression 63, 178<br />

à connotation hostile 247<br />

anaclitique 61, 63, 68, 79, 89–91,<br />

120, 159, 205, 233<br />

anxio- 178, 185<br />

d’épuisement 155, 238<br />

mélancolique 238<br />

maniaco- 86, 157, 284<br />

maternelle 128<br />

névrotique 238<br />

dépressivité 22, 39, 58, 60, 264<br />

fondamentale 51, 144, 189<br />

latente 58<br />

dessin, peinture 210<br />

déviants sociaux 5, 259<br />

différentiation/indifférentiation<br />

sexuelle 113, 114, 200<br />

dol victimaire 140<br />

drogue du viol 162<br />

dysharmonie évolutive 35, 47, 68<br />

dysphorie 22, 31, 127, 130<br />

E<br />

élève relais 272<br />

enfant<br />

en difficulté 273<br />

handicapé 156, 187<br />

instrumentalisé 19<br />

maltraité 276<br />

objectalisé 19<br />

réparateur 37, 187<br />

transsexuel 129<br />

virtuel 156<br />

enveloppement humide thérapeutique<br />

206<br />

érotomanie 134, 163, 230<br />

escalade 207<br />

eumorphisme 15<br />

eutonie 210<br />

exhibitionnisme 129, 153, 163, 164<br />

F<br />

fantasme 27<br />

actif 120<br />

archaïque 181<br />

d’évasion 260<br />

d’incorporation 145<br />

d’omnipotence 23<br />

de fin du monde 35<br />

de non-refl<strong>et</strong> dans le miroir 112<br />

de possession 200<br />

de prostitution 121<br />

identificatoire morbide 175<br />

passif 120<br />

pervers Voir pervers<br />

régressif 52<br />

satanique 125<br />

fétiche, fétichisme 113, 120, 180, 200,<br />

220<br />

fibromyalgie 178<br />

filiation 27, 38<br />

fonction<br />

alpha VIII<br />

anthropomorphique 211<br />

formaliste 211, 214<br />

symbolique 211, 214<br />

for-da 19, 237, 247<br />

G<br />

gambling 149<br />

gémellité 15, 183<br />

gérontophilie 109<br />

greffe, transplantation 14, 77, 78


INDEX 299<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

H<br />

hammam 206<br />

harcèlement 74<br />

moral 116, 117, 284<br />

professionnel 92, 134, 160, 284<br />

scatologique téléphonique 117,<br />

163, 164<br />

sexuel 92<br />

homoérotisme 39, 131<br />

homosexualité, homosexuel(le) 37, 39,<br />

87, 100–102, 117, 129<br />

hospitalisme 20, 23, 24, 26, 71<br />

hydrothérapie 207<br />

hyperesthésie relationnelle 22<br />

hypochondrie 38, 39, 88, 133<br />

hystérie 12, 87, 157, 177, 189, 193,<br />

249, Voir aussi psychose<br />

identité 10, 26, 41, 54, 78, 129, 192,<br />

264<br />

infranarrative 27<br />

infraverbale 27<br />

narrative 27, 66, 173<br />

sexuelle 13, 46<br />

impasse<br />

identitaire 129<br />

relationnelle 220<br />

inceste, incestueux(se), incestuel(le)<br />

15, 23, 59, 106, 139, 163,<br />

183, 229, 283<br />

kleptomanie 6, 190<br />

I<br />

K<br />

L<br />

lacune, lacunose 5, 36, 44, 45, 64, 79,<br />

143, 149, 150, 175, 207, 217,<br />

278, 279, 281<br />

lobotomie, lobectomie 232<br />

M<br />

maladie de Parkinson 176<br />

masochisme 53, 73, 115, 116, 120, 123,<br />

129, 139, 161, 200<br />

moral 22, 57, 91, 190<br />

sexuel 119, 120, 163<br />

Mauz (règle de) 171<br />

médications psychotropes ou<br />

polyvalentes 238<br />

moi lacunaire 10, 47, 167, 256,<br />

Voir aussi lacune, lacunose<br />

Moi-peau 139, 207<br />

mutilation 53, 130<br />

auto– 31, 137, 262, 263<br />

mythe 51, 91, 119, 201, 244<br />

d’Abraham 245<br />

d’Ève 157<br />

de la horde primitive 213<br />

de Narcisse 105, 201<br />

du Golem 119<br />

parthogenétique 249<br />

N<br />

narcissique<br />

éréthisme – 249<br />

béance – 45, 264, 265<br />

carence, faille – XII, 8, 20, 26, 34,<br />

36, 54, 91, 138, 143, 174,<br />

175, 186, 188, 190, 231, 241,<br />

254<br />

effondrement – 20, 38, 59, 61,<br />

174, 262<br />

organisateur – 270<br />

rétrécissement – 39<br />

séduction – 22, 23<br />

traumatisme – 46, 71, 178, 266,<br />

279<br />

narcissisation, renarcissisation 15, 44,<br />

46, 47, 61, 63, 67, 118, 135,<br />

147, 174, 204, 207, 208,<br />

210–212, 235, 255, 257, 271,<br />

272, 278–280<br />

narcissisme XII, 35<br />

archaïque 113<br />

collectif 167, 244<br />

gigogne 244<br />

palliatif 194<br />

parental 36, 49<br />

primaire 67, 105, 201, 215


300 INDEX<br />

primaire absolu 36<br />

primaire infantile 35<br />

secondaire 38, 105, 215<br />

nécrophage, nécrophilie 110, 112<br />

névrose<br />

d’échec 48, 57, 255<br />

de guerre 72<br />

hystérique 87<br />

obsessionnelle 4, 87<br />

pseudo– 88<br />

nursing VIII, 26, 207<br />

O<br />

objectalisation 109, 121, 262<br />

Œdipe 9, 35, 36, 46, 47, 68, 87, 128,<br />

213<br />

pré– 86<br />

pseudo– 43, 54<br />

ordalie, ordalique 50, 52, 59, 60, 112,<br />

146, 153, 161, 190, 221<br />

organisateur 40, 46, 68, 85<br />

narratif 173<br />

P<br />

pack 206<br />

paranoïa, paranoïaque 35, 87, 93, 117,<br />

134, 136, 235<br />

paraphilie 101, 156, 163<br />

parole 66, 257<br />

des victimes 69<br />

groupe de – 122, 204<br />

porte- 91<br />

parthénogenèse 249<br />

passion, passionnel(le) XII, 7, 22, 123,<br />

230<br />

pathomimie 133, 194<br />

pédophilie 102, 105, 115, 136, 163,<br />

165, 184, 229, 233<br />

féminine 84<br />

homosexuelle 163<br />

incestueuse 98, 109, 228, 234<br />

personnalité multiple 10, 12, 45<br />

pervers<br />

constitutionnel 86, 191, 230<br />

narcissique 23<br />

polymorphe 104, 129<br />

sexuel 6, 98, 101, 103, 122, 189,<br />

260<br />

pervers(e)<br />

fétichiste – 113<br />

fantasme – 113, 122<br />

relation – 97, 113, 114, 137<br />

perversion<br />

d’obj<strong>et</strong> 105<br />

détection de la – 229<br />

de l’intime 115<br />

de moyen 65, 115<br />

institutionnelle 160, 261<br />

poly– 110<br />

pseudo– de caractère 88<br />

phobie 49<br />

d’impulsion 38<br />

du miroir 212<br />

sociale 208<br />

piercing 14<br />

pléthysmographie pénienne 231<br />

porno-addiction 162<br />

position dépressive paranoïde 18, 243,<br />

250<br />

potomanie 145, 146<br />

pseudo-latence 29, 35, 39, 43, 46, 54,<br />

75, 273<br />

psychiatrie écologique 24<br />

psychonévrose 4<br />

psychose 25, 284<br />

blanche 22<br />

du post-partum 36<br />

focale 6, 181, 184<br />

hystérique 4, 12, 195<br />

mélancolique 38<br />

obsessionnelle 170<br />

pré– 87<br />

pseudo– de caractère 89<br />

toxique 171<br />

psychosomatique 47, 53, 61, 175–177,<br />

179, 204, 207<br />

pyromanie 162, 190


INDEX 301<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

R<br />

relation<br />

érotique 121<br />

d’aide, thérapeutique 64, 66, 86,<br />

205, 214, 221, 227, 252, 258,<br />

265, 280<br />

d’emprise 49<br />

horizontale 202<br />

mère/enfant 84<br />

mère/fille 185<br />

néo – d’obj<strong>et</strong> addictive 149<br />

psychothérapique 135<br />

sexuelle 110, 113, 117, 130, 139<br />

transférentielle 202, 203<br />

verticale 202<br />

relation d’obj<strong>et</strong> 146, 219<br />

ambivalente 22<br />

post-œdipienne 58<br />

primitive intériorisée 9<br />

relaxation 209<br />

résilience 35, 51, 61, 65, 66, 69, 108,<br />

141, 267, 269<br />

pouvoir de – 67<br />

sadisme 92, 113–116, 120, 161, 200,<br />

223<br />

mental 116<br />

physique 118<br />

sexuel 118<br />

sadomasochisme 60, 92, 94, 95, 111,<br />

123, 159, 161, 173, 221<br />

sanctuaire 144, 245, 253, 254<br />

scarification 127, 137, 146, 190, 207,<br />

262<br />

auto– 53, 263<br />

schizophrénie 4, 5, 11, 25, 29, 38, 49,<br />

59, 77, 84, 85, 87, 176<br />

blanche 87<br />

pré- 4<br />

sclérose en plaque 176<br />

sculpture, modelage 209<br />

secte 90, 166<br />

self<br />

auxiliaire 182<br />

S<br />

faux – 8, 10, 19, 28, 44, 65, 68,<br />

90, 113, 120, 125, 129, 133,<br />

167, 174, 182, 222<br />

grandiose 202<br />

groupal 202, 204<br />

par procuration 58, 222<br />

paradoxal 174<br />

sex addiction 104, 149, 155, 157, 159,<br />

162<br />

sniffing 152, 153<br />

sociopathie, sociopathe XII, 5, 6, 11,<br />

19, 192, 194<br />

soins esthétiques 210<br />

souffrance psychique XI, XII, 5, 19, 24,<br />

35, 45, 91, 120, 134, 136,<br />

170, 172, 173, 209, 214, 227,<br />

233, 251<br />

de l’adolescent 47, 51<br />

de l’enfant 114, 277<br />

en milieu scolaire 272<br />

stress 11, 31, 62, 177, 262<br />

styxose 4, 20, 29, 53<br />

suicide 47, 49, 51, 52, 59, 64, 132, 137,<br />

174, 225, 230, 255, 261, 263,<br />

267, 272<br />

syndrome<br />

de Ganser 6, 193, 260, 262<br />

de Job 254<br />

de Klinefelter 131<br />

de Lasthénie de Ferjol 6, 127,<br />

132, 138<br />

de Münchausen 6, 24, 78, 127,<br />

133, 138, 178, 224, 276<br />

de Marx 93<br />

de Prader-Willis 77<br />

de Prométhée 91<br />

de Silverman 276<br />

du bébé secoué 276<br />

post-traumatique 72, 74, 76, 178,<br />

208<br />

T<br />

tatouage 14, 248, 264<br />

thanatophilie 111<br />

théâtre 209<br />

topique(s) 10, 23, 40, 44, 203, 217


302 INDEX<br />

toxicomane, toxicomanie 6, 31, 51, 54,<br />

63–65, 121, 122, 143, 144,<br />

146–152, 161, 167, 189, 203,<br />

204, 220, 224, 230, 239, 246<br />

training autogène 210<br />

transgénérationnel(le) 16, 37, 69, 109,<br />

141, 172, 177, 248, 252, 255,<br />

270, 272, 284<br />

transsexualisme, transsexuel(le) 13,<br />

122, 127–129, 184, 214<br />

traumatisme<br />

désorganisateur 35, 64, 65, 69, 71,<br />

76, 271<br />

désorganisateur précoce 9, 12, 22,<br />

29, 39, 43, 108<br />

désorganisateur tardif 35, 39, 47<br />

de la naissance 41<br />

identitaire 79<br />

insidieux 70, 107<br />

narcissique Voir narcissique<br />

organique 74<br />

sur– 71, 264<br />

travestisme 130, 163<br />

trouble (grave) de la personnalité 3, 5,<br />

30, 31, 148<br />

vincilagnie 120<br />

V


TABLE DES MATIÈRES<br />

PRÉFACE<br />

VII<br />

AVANT-PROPOS<br />

XI<br />

PREMIÈRE PARTIE<br />

COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />

1. Les états-limites : passer de la nosographie actuelle à une<br />

troisième entité 3<br />

Le paradigme actuel 3<br />

La lacunose 5<br />

Approches plurielles du phénomène état-limite : de l’importance<br />

du trait d’union 8<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

2. Des origines supposées du problème : la constellation des<br />

apports théoriques 17<br />

Le concept d’état-limite 17<br />

Des limites du concept d’état-limite 29<br />

Les tests psychométriques standardisés <strong>et</strong> les tests projectifs 33<br />

Le réservoir libidinal <strong>et</strong> son contenu 35<br />

3. Psychogenèse comparée des états-limites <strong>et</strong> des autres<br />

dispositions psychiques 43<br />

Traumatisme désorganisateur précoce, pseudo-Œdipe,<br />

pseudo-latence 43<br />

Puberté <strong>et</strong> adolescence, périodes favorables aux traumatismes<br />

désorganisateurs tardifs 47


304 TABLE DES MATIÈRES<br />

4. La constellation borderline 57<br />

La dépression anaclitique 57<br />

Des contours au contenu de la dépression anaclitique, 57 • Dépression<br />

<strong>et</strong> contexte de maladie mortelle, 61<br />

Résilience <strong>et</strong> dysharmonie évolutive 65<br />

La résilience, 65 • La dysharmonie évolutive, 68<br />

5. Les situations expérimentales de traumatisme narcissique 71<br />

Syndromes de stress post-traumatique 71<br />

Aspects sociologiques, 71 • Aspects thérapeutiques, 74<br />

Les positionnements traumatiques liés à des handicaps, des<br />

maladies ou des transplantations d’organe 76<br />

Narcissisme <strong>et</strong> handicap, 76 • La transplantation d’organe : un<br />

traumatisme narcissique expérimental, 77<br />

DEUXIÈME PARTIE<br />

L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />

6. Les aménagements comme supports de la clinique du quotidien 83<br />

Préliminaires 83<br />

Aménagements caractériels 85<br />

Le suj<strong>et</strong> borderline <strong>et</strong> son entourage 88<br />

Les personnalités dites « pseudo-névroses de caractère », 88<br />

• Les suj<strong>et</strong>s dits « pseudo-psychoses de caractère », 89<br />

• « Pseudo-perversions de caractère », 91<br />

• Les traits de<br />

caractère masochiste moral (syndrome de Prométhée), 91<br />

7. Aménagements pathologiques : les perversions 97<br />

Le cadre de la rencontre 97<br />

Difficultés nosographiques 100<br />

Du narcissisme à la clinique 103<br />

Perversions d’obj<strong>et</strong> 105<br />

Pédophilie, 105 • Gérontophilie, nécrophilie, thanatophilie, 109<br />

• Coupeurs de nattes, fétichistes, 113<br />

• Zoophilie ou<br />

bestialité, 114<br />

Perversions de moyen 115<br />

Les perversions de l’intime, 115 • Sadisme <strong>et</strong> masochisme, 116<br />

8. Syndromes autonomes constituant l’équivalent d’une mise en<br />

échec inconsciente d’un interlocuteur masculin 127<br />

Les dysphories de genre 127


TABLE DES MATIÈRES 305<br />

Syndrome de Lasthénie de Ferjol 132<br />

Syndrome de Münchausen 133<br />

Les scarifications 137<br />

9. Les aménagements addictifs comme indices de la structure<br />

psychique lacunaire 143<br />

Les autres addictions : une constellation en expansion 149<br />

Intrication perversion-addiction 152<br />

La psychodépendance dans l’engagement religieux <strong>et</strong> les<br />

phénomènes sectaires 165<br />

10. Autres issues du tronc commun borderline 169<br />

Issues pseudo-névrotiques 169<br />

Issues pseudo-psychotiques 171<br />

Issues psychosomatiques 175<br />

Anorexie-boulimie 179<br />

L’anorexie comme refus de la féminité, 183 • L’anorexie comme<br />

psychose focale, 184<br />

Troubles caractériels <strong>et</strong> aménagements psychopathiques 186<br />

Troubles caractériels, 186<br />

• Aménagements psychopathiques,<br />

188<br />

Le syndrome de Ganser : de l’hystérie aux états-limites 193<br />

TROISIÈME PARTIE<br />

SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

11. Stratégies thérapeutiques <strong>et</strong> tactiques d’approche des<br />

états-limites 199<br />

Objectifs théoriques de la prise en charge 199<br />

L’approche psychocorporelle <strong>et</strong> art-thérapique 206<br />

De l’approche psychocorporelle à l’art-thérapie, 206<br />

• L’artthérapie<br />

comme moyen d’accès à l’archaïque, 213<br />

Les approches sociothérapeutiques <strong>et</strong> chimiothérapiques 222<br />

Le contexte soignant, 222 • Psychothérapies <strong>et</strong> réapprentissages,<br />

228 • Les traitements médicalisés, 231<br />

12. Des troubles de la personnalité aux troubles de l’identité 241<br />

Les jeunes issus de l’immigration maghrébine 242<br />

Approche sociopsychologique, 242 • La violence comme loi ultime,<br />

248 • Variantes de l’intégration, 251<br />

Les exclus sans domicile fixe (SDF) 252


306 TABLE DES MATIÈRES<br />

Les détenus 259<br />

Les déportés des camps de concentration <strong>et</strong> d’extermination 266<br />

13. Peut-on envisager une prévention des états-limites ? 269<br />

Prévention primaire 270<br />

Les enfants <strong>et</strong> les adolescents, 271<br />

• Les adultes, 277<br />

P<strong>et</strong>ite narcissismologie de la vie quotidienne 278<br />

Prévention secondaire <strong>et</strong> prévention tertiaire 280<br />

CONCLUSION 283<br />

BIBLIOGRAPHIE 287<br />

LISTE DES CAS 295<br />

INDEX 297


PSYCHOTHÉRAPIES<br />

Didier Bourgeois<br />

COMPRENDRE ET SOIGNER<br />

LES ÉTATS-LIMITES<br />

Le concept d’état-limite (borderline) a été créé pour tenter de décrire<br />

des personnalités que ni la dichotomie psychose/névrose ni les items<br />

du DSM-IV ne peuvent aider à appréhender complètement.<br />

• Ces personnalités révèlent à la fois des atteintes névrotiques<br />

(instabilité, mésestime de soi, hypersensibilité, destin victimaire…)<br />

<strong>et</strong> des mécanismes psychotiques (déni, clivage…).<br />

• On les r<strong>et</strong>rouve dans tous les domaines de la pathologie psychiatrique<br />

(troubles de la personnalité <strong>et</strong> de l’identité, perversions,<br />

addictions, troubles du comportement alimentaires…).<br />

• Leur point commun est une faille narcissique primordiale.<br />

Ce concept a été jusqu’à présent étudié surtout dans son aspect<br />

théorique. Or c<strong>et</strong>te pathologie très répandue (elle atteindrait 30 %<br />

des demandes de consultations) doit être reconnue dans sa spécificité<br />

pour être soignée comme il convient.<br />

Dans c<strong>et</strong> ouvrage clair <strong>et</strong> compl<strong>et</strong>, illustré de vingt-sept vign<strong>et</strong>tes<br />

cliniques, l’auteur nous donne les outils pour reconnaître le suj<strong>et</strong><br />

borderline. Il décrit de façon exhaustive la clinique du suj<strong>et</strong> borderline.<br />

Il nous apporte les éléments pour le <strong>soigner</strong>, en travaillant<br />

notamment sur les carences narcissiques. Il traite enfin de la prévention.<br />

Ce livre s’adresse à toutes les personnes susceptibles de rencontrer<br />

des suj<strong>et</strong>s borderline dans l’exercice de leur profession : personnel<br />

médical <strong>et</strong> paramédical (psychiatres, psychothérapeutes, infirmiers)<br />

mais aussi travailleurs du champ socio-éducatif <strong>et</strong> de réhabilitation :<br />

foyers pour adolescents, maisons de r<strong>et</strong>raite, prison, CHRS…<br />

DIDIER BOURGEOIS<br />

est psychiatre hospitalier<br />

<strong>et</strong> chef de service d’un<br />

secteur de psychiatrie<br />

générale. Il bénéficie<br />

d’une expérience<br />

complémentaire<br />

de praticien auprès<br />

de détenus ainsi qu’auprès<br />

de grands marginaux<br />

<strong>et</strong> résidents de centres<br />

d’hébergement.<br />

ISBN 2 10 048860 0<br />

www.dunod.com

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