Comprendre et soigner
Comprendre et soigner
Comprendre et soigner
Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
Didier BOURGEOIS<br />
<strong>Comprendre</strong><br />
<strong>et</strong> <strong>soigner</strong><br />
les états-limites<br />
Préface de<br />
Dominique Barbier
SOMMAIRE<br />
PRÉFACE<br />
AVANT-PROPOS<br />
VII<br />
XI<br />
PREMIÈRE PARTIE<br />
COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
1. Les états-limites : passer de la nosographie actuelle à une<br />
troisième entité 3<br />
2. Des origines supposées du problème : la constellation des<br />
apports théoriques 17<br />
3. Psychogenèse comparée des états-limites <strong>et</strong> des autres<br />
dispositions psychiques 43<br />
4. La constellation borderline 57<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
5. Les situations expérimentales de traumatisme narcissique 71<br />
DEUXIÈME PARTIE<br />
L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
6. Les aménagements comme supports de la clinique du quotidien 83<br />
7. Aménagements pathologiques : les perversions 97<br />
8. Syndromes autonomes constituant l’équivalent d’une mise en<br />
échec inconsciente d’un interlocuteur masculin 127
VI<br />
SOMMAIRE<br />
9. Les aménagements addictifs comme indices de la structure<br />
psychique lacunaire 143<br />
10. Autres issues du tronc commun borderline 169<br />
TROISIÈME PARTIE<br />
SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
11. Stratégies thérapeutiques <strong>et</strong> tactiques d’approche des<br />
états-limites 199<br />
12. Des troubles de la personnalité aux troubles de l’identité 241<br />
13. Peut-on envisager une prévention des états-limites ? 269<br />
CONCLUSION 283<br />
BIBLIOGRAPHIE 287<br />
LISTE DES CAS 295<br />
INDEX 297<br />
TABLE DES MATIÈRES 303
PRÉFACE<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
LES PATIENTS qui présentent des troubles limites de la personnalité<br />
sont fascinants. Ils développent en nous des sentiments contradictoires<br />
faits de passion <strong>et</strong> de colère. C’est peut-être là que réside l’intérêt<br />
qu’on leur porte. Bien connaître la pathologie limite perm<strong>et</strong> de mieux<br />
saisir les mécanismes de la psychose comme de la névrose, car il s’agit<br />
d’une pathologie frontière à la limite de ces deux grandes structures.<br />
Ces états-frontières ont c<strong>et</strong>te richesse séméiologique qui attire celui<br />
qui s’intéresse à la psychopathologie <strong>et</strong> à l’énigme de la vie psychique.<br />
Les patients états-limites sont à la fois très attachants dans leur tentative<br />
d’essayer de vivre mieux, mais extrêmement déroutants par leurs troubles<br />
du comportement.<br />
Qu’est-ce qui fait qu’on devient état-limite ? C<strong>et</strong>te question à laquelle<br />
il n’est pas aisé de répondre supposerait une enquête épidémiologique<br />
rétrospective considérable. C’est pourquoi la plupart des auteurs se sont<br />
livrés à des hypothèses concordantes dont la cohérence ne peut être mise<br />
en doute. La plupart des spécialistes considèrent que la pathologie limite<br />
auntaux d’incidence particulièrement élevé. Pour certains auteurs, il<br />
atteindrait même 50 % de la population générale ! parallèlement, les<br />
épidémiologistes constatent une diminution de la prévalence de la schizophrénie<br />
<strong>et</strong> de l’hystérie dans la population générale.<br />
C<strong>et</strong> aspect mérite qu’on s’y arrête. Plusieurs explications peuvent être<br />
fournies.<br />
– Nous savons mieux repérer que du temps de Freud les états-limites.<br />
Leur démembrement clinique est maintenant bien avancé <strong>et</strong> les patients<br />
que Freud considérait comme névrotiques seraient maintenant des<br />
états-limites. C’est le cas de « l’homme aux loups » si bien analysé<br />
par Freud sans qu’un résultat bien n<strong>et</strong> sur son évolution n’ait pu être<br />
noté.<br />
C’est là un des premiers aspects qui explique l’importante fréquence<br />
des états-limites autrefois amalgamés au groupe des névroses.<br />
– La deuxième explication est démographique :ilnefautpasoublier<br />
qu’avant-guerre l’espérance de vie était très limitée : on ne dépassait<br />
guère en moyenne la trentaine. Ainsi ne pouvait-on pas suivre sur une
VIII<br />
PRÉFACE<br />
longue période de vie les patients. Ce qui empêchait bien entendu de<br />
repérer ces sortes d’adolescents attardés que sont les états-limites.<br />
– Un troisième aspect, sociologique celui-ci, mérite un détour : notre<br />
société conçue sur un modèle psychotique <strong>et</strong> pervers est fondée sur le<br />
principe de plaisir <strong>et</strong> le clivage capitaliste de la rentabilité immédiate<br />
sans souci du lendemain réduit l’homme à sa valeur économique. Elle<br />
le dépossède de sa dimension spirituelle <strong>et</strong> psychique. Nul doute alors<br />
que notre mode de vie induit de plus en plus d’états-limites.<br />
La vie moderne inductrice d’états-limites ?<br />
D’un point de vue psychodynamique, deux théories essentielles proposent<br />
une conception heuristique intéressante : l’angoisse d’abandon<br />
précoce qui va sidérer les capacités de l’enfant <strong>et</strong> l’empêcher d’être résiliant<br />
ou le premier traumatisme désorganisateur qui va installer l’enfant<br />
trop précocement dans une pseudo-latence qui sera à l’origine d’une sorte<br />
d’adolescence pérennisée.<br />
Et de ce point de vue, il existe des corrélations entre les facteurs<br />
psychologiques <strong>et</strong> leurs correspondances socio-économiques. C’estlà<br />
toute la question des corrélats entre la vie psychique <strong>et</strong> le mode de<br />
vie. Abandon, intrusion, traumatisme, trois mots-clés qui peuvent être<br />
rapportés à notre mode de vie. En eff<strong>et</strong>, si l’on considère l’évolution<br />
de nos sociétés en fonction de l’organisation de l’Œdipe, force est de<br />
constater que nous sommes passés en près d’un demi-siècle de la famille<br />
structurée à la famille éclatée, ce qui n’est pas sans conséquence sur<br />
l’évolution de la psychopathologie.<br />
Si toute société a la folie qu’elle mérite, il y a lieu de reconnaître que<br />
notre mode de vie fabrique de plus en plus de cas-limites.<br />
La plupart des psychanalystes de deuxième génération <strong>et</strong> notamment<br />
Winnicott <strong>et</strong> Bion, ont insisté sur l’importance du rôle maternel dans<br />
le développement de l’enfant. Ils ont continué l’approfondissement des<br />
théories freudiennes <strong>et</strong> kleiniennes déjà admises.<br />
Pour Winnicott, la mère suffisamment bonne est celle qui sert de<br />
contenant aux angoisses de l’enfant. Sa présence, son activité de nursing<br />
<strong>et</strong> les soins qu’elle dispense à l’enfant l’aident peu à peu à accepter<br />
le monde externe <strong>et</strong> lui perm<strong>et</strong>tent d’avoir avec lui des investissements<br />
d’obj<strong>et</strong>s progressifs. C<strong>et</strong>te période du narcissisme primaire décrite par<br />
Freud est fondamentale au point que certains ont pu considérer que la<br />
pathologie du narcissisme était centrale dans les cas-limites.<br />
Pour Bion, la capacité de rêverie maternelle évite l’expulsion d’éléments<br />
bruts non métabolisables (les éléments bêta) dont l’enfant ne peut<br />
comprendre le sens <strong>et</strong> lui perm<strong>et</strong> une élaboration psychique minimale : la<br />
fonction alpha. Celle-ci est une capacité à lier <strong>et</strong> à donner sens à ce qu’il<br />
vit. C<strong>et</strong>te fonction de symbolisation due à la mère dans la compréhension
PRÉFACE<br />
IX<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
de son enfant ne joue plus tellement dans la vie moderne.<br />
Mais il est aussi un autre aspect qui est la plupart du temps laissé<br />
sous silence : il s’agit de la position toute particulière qui est donnée à<br />
l’enfant-roi <strong>et</strong> qui ne lui perm<strong>et</strong> pas facilement d’accepter le poids du<br />
réel. C<strong>et</strong> enfant qui n’est pas à sa place est magnifié par ses parents.<br />
Son irrespect, son insolence ou son audace font rire ; la difficulté de<br />
l’existence ne lui est pas montrée ; chacun s’amuse de lui ; il n’a pas de<br />
limites clairement établies. Et quand la drôlerie passe à un second plan,<br />
on s’aperçoit bien tard que l’enfant-roi présente des troubles de l’identification,<br />
<strong>et</strong> surtout n’a pas intégré l’interdit puisque ses moindres caprices<br />
ont été exaucés. Il va passer brutalement d’un sentiment océanique de la<br />
prime enfance à l’irruption du monde de l’autre vécue alors sur un mode<br />
persécutoire, parce qu’au départ, il vivait dans une élation narcissique<br />
sans limite.<br />
Par ailleurs, nos sociétés fondées sur la rentabilité économique ne sont<br />
pas suffisamment maternantes au sens d’aider à accepter les conditions<br />
de l’existence. Et le mythe actuel de l’enfant-roi doit être entendu comme<br />
tendance réactionnelle à un infanticide symbolique. Ne pas laisser l’enfant<br />
à sa place d’enfant consiste à le presser dans un adultomorphisme<br />
qui ne respecte pas les étapes qu’il a à franchir à son rythme.<br />
Ces carences éducatives précoces fixeront une suprématie du narcissisme<br />
à un stade où il gênera l’épanouissement d’une relation d’obj<strong>et</strong><br />
satisfaisante.<br />
Les états-limites se situent dans une relation d’obj<strong>et</strong> nostalgique. L’obj<strong>et</strong><br />
a existé, mais il n’a pas été suffisamment bon ni suffisamment structurant.<br />
C<strong>et</strong>te relation d’obj<strong>et</strong> nostalgique explique la sensation cruelle<br />
qu’ont les cas-limites de n’avoir pas eu leur dû <strong>et</strong> de rechercher leurs<br />
limites.<br />
Leurs mécanismes de défense sont de deux ordres : l’axe de la coupure,<br />
pour éviter de souffrir à vide parce qu’ils sont tellement avides<br />
d’amour <strong>et</strong> l’axe de la puissance pour essayer de trouver malgré tout<br />
une certaine jouissance dans leur existence misérable. Ce qui peut leur<br />
perm<strong>et</strong>tre de ne pas évoluer vers la paranoïa qui les figerait dans le<br />
postulat que l’enfer c’est les autres. Faute d’avoir pu trouver en l’autre<br />
celui qui sensible à leur altération, les désaltérant, les initiera à l’altérité.<br />
Il était bon que Didier Bourgeois, chef de service à l’hôpital de<br />
Montfav<strong>et</strong>, qui fait encore partie des trop rares psychiatres militants du<br />
secteur, nous entr<strong>et</strong>ienne des liens entre l’éclairage psychodynamique <strong>et</strong><br />
la clinique des états-limites. Son intelligence des situations, son ouverture<br />
d’esprit, sa double formation de psychanalyste <strong>et</strong> de systémicien<br />
perm<strong>et</strong>tent un abord passionnant de ce type de pathologie.<br />
Son engagement dans la cause psychiatrique n’est plus à démontrer :<br />
il a exercé en milieu carcéral pendant de nombreuses années <strong>et</strong> s’occupe<br />
actuellement, entre autres, de suj<strong>et</strong>s en situation de précarité sociale.
X<br />
PRÉFACE<br />
Il nous livre dans c<strong>et</strong> ouvrage la quintessence de sa réflexion <strong>et</strong> de<br />
sa pratique. Il était donc tout naturel que la collection psychothérapie<br />
l’accueille en bonne place <strong>et</strong> fasse honneur aux qualités cliniques, scientifiques<br />
<strong>et</strong> humaines de l’auteur !<br />
Dominique BARBIER<br />
Psychiatre des hôpitaux<br />
Président de l’Association nationale<br />
de recherche <strong>et</strong> d’étude en psychiatrie (ANREP)
AVANT-PROPOS<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
CET OUVRAGE se propose d’envisager la notion d’état-limite de la<br />
personnalité à travers ses aménagements cliniques les plus fréquents<br />
<strong>et</strong> les plus significatifs, capables de dégager le sens lacunaire <strong>et</strong> archaïque<br />
du point de vue du narcissisme des nombreux suj<strong>et</strong>s qui en sont porteurs.<br />
L’idée d’un état-limite de la personnalité, bien qu’ancienne dans sa<br />
conceptualisation, déborde la dichotomie névrose/psychose <strong>et</strong> subvertit<br />
totalement la psychopathologie traditionnelle fondée sur les apports de<br />
la psychanalyse. Elle transcende la clinique psychiatrique tout autant<br />
que les individus borderlines dérangent leur entourage, en explorent les<br />
limites, <strong>et</strong> interrogent, là où elle a mal, la société en général. En ce sens,<br />
le questionnement que ces malades offrent au médecin ou au psychothérapeute<br />
est fécond. Il répond à l’une des exigences de la psychiatrie qui<br />
est de réévaluer sans cesse sa pertinence en tant que science humaine<br />
<strong>et</strong> science médicale, confrontée à l’évolution des mentalités <strong>et</strong> aussi à<br />
l’évolutivité naturelle des maladies mentales.<br />
Ce texte, muni d’un appareil de notes <strong>et</strong> de nombreux cas cliniques, ne<br />
prétend pas l’exhaustivité. Il n’est qu’une proposition de grille de lecture<br />
de désordres comportementaux, fréquents, à rapporter subjectivement au<br />
matériel psychodynamique éventuellement restitué dans la relation nouée<br />
entre un intervenant <strong>et</strong> un suj<strong>et</strong> en souffrance, que ce dernier soit ou<br />
non en demande d’aide. Des pans entiers de la psychiatrie (psychoses<br />
<strong>et</strong> névroses) n’y sont pas abordés directement bien que, en creux, la<br />
mise en exergue de la problématique narcissique dessine des contours<br />
utilisables dans l’approche clinique de ces troubles structuraux de la<br />
personnalité ainsi que pour l’abord thérapeutique des désordres mentaux<br />
qui en découlent.<br />
Les tentatives contemporaines de classification, telles que la CIM-10<br />
ou le DSM-IV, se veulent factuelles <strong>et</strong> non structurales, plus synchroniques<br />
que diachroniques. Elles ne recoupent pas l’expérience du narcissisme<br />
<strong>et</strong> de sa faillite comme constitutive de la souffrance psychique.<br />
C<strong>et</strong>te expérience, que nous tentons de partager, reste, en quelque sorte,<br />
le point aveugle de la « nouvelle clinique » (comme on disait autrefois<br />
« nouvelle cuisine »), épurée, sans doute de ce qui s’avère trop intime <strong>et</strong>
XII<br />
AVANT-PROPOS<br />
trop humain pour se voir codifié. Elle ne peut être qu’interprétée mais de<br />
c<strong>et</strong>te interprétation, parfois, naîtra le changement.<br />
La richesse de la pratique psychiatrique, que celle-ci se déroule dans le<br />
strict cadre prévu à c<strong>et</strong> eff<strong>et</strong> où bien qu’elle s’insinue en contrebande dans<br />
une relation d’aide, réside justement dans la possible mise en perspective<br />
de divers points de vue apportant un relief sans cesse renouvelé à des<br />
conduites ébranlant les certitudes héritées de notre formation <strong>et</strong> de notre<br />
éducation.<br />
Le principe de la constitution d’une personnalité durablement structurée<br />
de façon borderline apparaît aujourd’hui clair <strong>et</strong> stéréotypé dans son<br />
agencement psychogénétique, nécessitant traumatismes désorganisateurs<br />
précoces <strong>et</strong> tardifs afin de verrouiller une trajectoire vitale spécifique,<br />
génératrice en elle-même de beaucoup de souffrance <strong>et</strong>, par ailleurs,<br />
capable d’aménagements économiques si divers qu’ils en sont déroutants.<br />
Le narcissisme <strong>et</strong> ses avatars sont des notions essentielles pour<br />
aborder, sinon comprendre, les émotions, le comportement ponctuel <strong>et</strong><br />
la trajectoire vitale extraordinaire de ces suj<strong>et</strong>s, qui sont de plus en plus<br />
nombreux.<br />
<strong>Comprendre</strong> les états-limites perm<strong>et</strong> d’oser les <strong>soigner</strong> en utilisant les<br />
techniques les plus appropriées, celles qui tiennent compte de la carence<br />
narcissique fondatrice de la fragilité de ces personnalités.<br />
C<strong>et</strong> ouvrage est destiné aux psychiatres <strong>et</strong> aux psychothérapeutes<br />
mais il pourra intéresser aussi les médecins généralistes qu’interpelle<br />
la proportion croissante de patients inclassables mais clairement « psy »<br />
<strong>et</strong> en grande souffrance psychique, suscitant des réactions passionnelles<br />
parfois mal maîtrisables. Il s’adresse également à l’ensemble des professionnels<br />
du paramédical, exerçant en milieu hospitalier ou en secteur<br />
libéral.<br />
Il se donne pour but d’explorer les avatars du narcissisme, aussi<br />
bien dans la psychogenèse que dans la clinique, dans la mesure où la<br />
carence narcissique détermine, infiltre <strong>et</strong> colore des comportements si<br />
déstabilisants <strong>et</strong> divers qu’on parle souvent de comorbidité à leur propos<br />
alors qu’ils renvoient à une évidente unité structurale.<br />
L’histoire de l’élaboration du concept est édifiante. Elle évoque la<br />
difficulté théorique à conceptualiser enfin un trouble mental demeurant<br />
purement psychogénétique, au fur <strong>et</strong> à mesure que les apports des neurosciences<br />
fondamentales teintaient de biologisme des maladies jusque-là<br />
réputées mentales, schizophrénies ou dysthymies, considérées comme<br />
le noyau dur de la discipline. La variabilité clinique orienta tour à tour<br />
l’attention des cliniciens sur tel ou tel tableau clinique en fonction de<br />
sa visibilité sociale <strong>et</strong> de son potentiel sociopathogène <strong>et</strong> elle poussa<br />
les thérapeutes dans des directions qui se sont souvent avérées être des<br />
impasses.
AVANT-PROPOS<br />
XIII<br />
En étant au clair avec les avatars du narcissisme <strong>et</strong> en les reconnaissant<br />
dans les partenaires relationnels que sont les patients porteurs de traits<br />
narcissiques, en acceptant de voir en soi-même la réalité de certains<br />
d’entre eux, le « praticien en état-limite » sera davantage à même de<br />
conserver une ligne directrice cohérente à son intervention thérapeutique,<br />
c’est-à-dire à ne pas se laisser manipuler – ce qui ne pourra être que<br />
bénéfique, à terme, pour le malade. Le proj<strong>et</strong> de c<strong>et</strong> ouvrage est donc<br />
d’aider à comprendre <strong>et</strong> <strong>soigner</strong> les états-limites.
PARTIE 1<br />
COMPRENDRE<br />
LES ÉTATS-LIMITES
Chapitre 1<br />
LES ÉTATS-LIMITES :<br />
PASSER DE LA<br />
NOSOGRAPHIE ACTUELLE<br />
À UNE TROISIÈME ENTITÉ<br />
LE PARADIGME ACTUEL<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Psychoses <strong>et</strong> névroses sont les variantes structurelles du « cristal de<br />
roche » qu’est la personnalité, selon le système de conception <strong>et</strong> de<br />
représentation des arcanes du psychisme humain avancé par S. Freud <strong>et</strong><br />
ses héritiers, les tenants de la psychanalyse. La psychanalyse est à la base<br />
de la grille de lecture la plus usuelle concernant les troubles psychiques<br />
mais elle reste, à l’heure actuelle, quasiment mu<strong>et</strong>te sur le suj<strong>et</strong>.<br />
La richesse clinique des troubles de la personnalité <strong>et</strong> de leur expression<br />
pathologique comportementale ne se satisfait plus de c<strong>et</strong>te dichotomie<br />
réductrice. C<strong>et</strong>te constatation a conduit à postuler l’existence d’une<br />
troisième entité structurelle de la personnalité, potentiellement autonome<br />
par l’agencement de ses déterminants psychogénétiques <strong>et</strong> son fonctionnement<br />
intrinsèque qui sont perceptibles à travers la clinique.<br />
C<strong>et</strong>te troisième entité potentielle ne serait pas seulement une interface<br />
entre les deux structurations psychodynamiques princeps, psychose <strong>et</strong><br />
névrose. Psychose <strong>et</strong> névrose sont des concepts qui ont été individualisés<br />
à grande distance historique : la névrose par W. Cullen (1769) <strong>et</strong> la<br />
psychose par E. Von Feuchtersleben (1845).
4 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
Dès le milieu du XX <br />
siècle, confrontés à la question des limites de<br />
ces concepts structuraux, les cliniciens ont proposé des dénominations<br />
intermédiaires destinées à atténuer la contradiction entre la théorie <strong>et</strong> la<br />
clinique. C<strong>et</strong>te troisième entité soupçonnée empiriquement ne serait ni<br />
une schizomanie, ni une pré-schizophrénie, ni une schizophrénie incipiens,<br />
ces trois appellations renvoyant à une proximité fondamentale à la<br />
psychose. Elle ne renverrait pas plus à de simples formes de passage insidieux<br />
entre les deux pôles, ce qui serait peu compatible avec le modèle<br />
théorique binaire freudien. Elle constituerait une tiers-structure si ce n’est<br />
un tiers état, voire un tiers-monde de la psychiatrie tant les suj<strong>et</strong>s qui en<br />
relèvent apparaissent « marqués par le malheur ». Les conceptualisations<br />
destinées à transcender la dichotomie psychose/névrose sont nombreuses<br />
<strong>et</strong> ce nombre signe justement la difficulté théorique du problème. Aujourd’hui<br />
encore, le terme d’état limite reste un terme flou <strong>et</strong> à partir de ces<br />
considérations, on voit que c<strong>et</strong>te notion d’état limite a été admise « en<br />
creux », par élimination.<br />
Cependant, bien que construit à l’aide de références théoriques <strong>et</strong><br />
d’intuitions cliniques appartenant au champ psychanalytique, ce postulat<br />
dérangeant donne un sens enrichi à des désordres psychocomportementaux<br />
atypiques <strong>et</strong> il dégage d’autres logiques résolutives que psychose <strong>et</strong><br />
névrose. Ainsi, il subvertit le modèle auquel il se réfère <strong>et</strong> en fait éclater<br />
la cohérence. Dès lors, même aujourd’hui de nombreux psychanalystes<br />
le réfutent.<br />
En dehors de ce néo-contexte explicatif, nombre de tableaux cliniques<br />
actuels, seraient à adm<strong>et</strong>tre, par défaut, comme des errements diagnostiques,<br />
des états mixtes ou des formes hybrides, des coïncidences<br />
ou des comorbidités habituelles. L’évolution de la nosographie regorge<br />
de tentatives destinées à donner un sens à ces tableaux atypiques, en<br />
fonction de la variation de leur visibilité sociale. Nous avons évoqué<br />
la schizomanie mais on a pu parler de « psychonévrose » (S. Freud, à<br />
propos de la névrose obsessionnelle) voire de « psychose hystérique »,<br />
ce qui était un non-sens théorique puisque c’était un terme accolant deux<br />
éléments appartenant à des structures psychiques opposables.<br />
La réalité ne peut se plier à la théorie, elle est vouée à dessiner, par<br />
son irréductibilité, d’autres pistes hypothétiques fécondes ou se révélant<br />
être des impasses thérapeutiques puisque le but de toute théorisation en<br />
la matière reste d’éclairer la pratique, que ce soit dans la compréhension<br />
du phénomène ou dans la mise en place de traitements originaux.<br />
Par référence au fait qu’ils relèvent d’états psychiques frontières,<br />
riches précisément par leur instabilité, L. Fineltain (1996), nomma<br />
styxose c<strong>et</strong>te disposition limite mais autonome par rapport à psychose <strong>et</strong><br />
névrose de la personnalité. C<strong>et</strong>te terminologie a le mérite de m<strong>et</strong>tre sur<br />
un pied d’égalité les trois entités sans subordonner l’une aux deux autres.<br />
Tenant compte du fait que nombre d’individus présentaient des<br />
troubles psychiques sans complètement « verser dans la maladie
PASSER DE LA NOSOGRAPHIE ACTUELLE À UNE TROISIÈME ENTITÉ 5<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
mentale » (c’est un autre sens de l’état-limite) on a pu postuler que la<br />
notion d’état-limite correspondait aux troubles graves de la personnalité ½ .<br />
En eff<strong>et</strong>, ces « troubles graves de la personnalité », à type d’états<br />
limites (Racamier, 1963 ; Berger<strong>et</strong>, 1970) constituent une partie notable<br />
d’un socle intrapsychique propre à se traduire par des désordres psychocomportementaux<br />
spécifiques, parfois violents <strong>et</strong> spectaculaires. Ces<br />
troubles existent aussi bien chez des individus considérés comme non<br />
pathologiques, mais plongés en position d’intense souffrance psychique<br />
chronique si leurs mécanismes défensifs prévalents viennent à défaillir,<br />
que chez des malades avérés, soignés en psychiatrie, ou chez des grands<br />
déviants sociaux échappant d’habitude à la psychiatrisation <strong>et</strong> fréquentant<br />
les lieux de répression telle que la prison.<br />
Ainsi, le champ recouvrant des états-limites s’est élargi progressivement,<br />
allant de la psychopathologie à la sociopathologie, du fait, précisément,<br />
que la mise en jeu de ces désordres intrapsychiques est de<br />
nature à rem<strong>et</strong>tre durablement en question l’ordre établi, la nosographie<br />
comme la paix sociale. Un délire paranoïde agi, chez un schizophrène<br />
n’est pas en mesure de constituer un fait de société, il contribuera juste,<br />
en négatif, à faciliter la détermination des contours d’une normalité psychocomportementale<br />
<strong>et</strong> à rassurer les « normaux » sur leur santé mentale.<br />
Un névrosé restera facilement inscrit dans un fonctionnement normal<br />
<strong>et</strong>, s’il dérape, c’est la loi, en tant qu’émanation du consensus social<br />
<strong>et</strong> expression des mentalités, qui sanctionnera son acte. En revanche,<br />
le fait que la plupart des suj<strong>et</strong>s borderlines interrogent fortement leur<br />
monde les rend plus volontiers insterticiels, quitte à m<strong>et</strong>tre à mal les<br />
structures entre lesquelles ils évoluent. Ils se font rej<strong>et</strong>er. Leurs troubles<br />
comportementaux patents les démarquent du monde ordinaire mais leur<br />
lucidité (qui n’est jamais mise en défaut), leur souffrance manifeste <strong>et</strong><br />
leur intelligence, les ramènent sans cesse du côté des « normopathes ».<br />
Dès lors, leur visibilité comportementale <strong>et</strong> leur impact sur le monde sont<br />
de l’ordre de la sociopathie. Ils ont, plus que tout autre, la particularité<br />
d’être sensibles au contexte social en dépit du fait qu’une partie de leurs<br />
troubles ressort du champ de la psychodynamique. Ceci explique que la<br />
symptomatologie qu’ils présentent soit si évolutive.<br />
LA LACUNOSE<br />
C’est pour cela que l’intérêt des chercheurs vis-à-vis de ce type de<br />
personnalité énigmatique n’a jamais faibli depuis les descriptions princeps<br />
: Hugues (1884), (cité par L. Fineltain, 1996), comme état frontière<br />
1. En France, les imprimés des feuilles de demande d’exonération du tick<strong>et</strong> modérateur<br />
(le 100 %) au titre d’affection longue durée comprennent trois items psychiatriques :<br />
psychose, névrose, troubles graves de la personnalité.
6 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
de la folie, avant la théorisation freudienne, D. N Stern (1985, 1989) <strong>et</strong><br />
H. Searles (1977, 1994).<br />
Nous avons vu que c<strong>et</strong> intérêt, guidé par une clinique heuristique, se<br />
focalisa tout à tour sur les diverses manifestations comportementales du<br />
désordre comme autant de pistes pour décrypter son sens intime, sans<br />
toujours pouvoir ramener clairement celles-ci à une disposition sousjacente<br />
particulière du psychisme puisqu’on ne voulait (ou pouvait) pas<br />
sortir de la dualité psychose/névrose.<br />
C’est ainsi que furent revendiquées comme des entités autonomes<br />
sociopathiques, voire des maladies mentales des regroupements aléatoires<br />
ou syndromiques aussi variés que la sorcellerie en son temps<br />
mais aussi la psychopathie, ou le déséquilibre psychique, l’alcoolisme,<br />
les toxicomanies, l’anorexie/boulimie ou les perversions sexuelles, ainsi<br />
qu’une nébuleuse de p<strong>et</strong>its tableaux cliniques qui se sont peu à peu<br />
agrégés en un ensemble cohérent : syndrome de Ganser, syndrome de<br />
Münchausen, syndrome de Lasthénie de Ferjol. Nous reviendrons ultérieurement<br />
sur ces syndromes. Sous des apparences distinctes, on pouvait<br />
constater, dès c<strong>et</strong>te époque, une profonde intrication clinique dépassant la<br />
comorbidité simple, adm<strong>et</strong>tant des formes de passage ou une succession<br />
de « maladies » appelées à se développer chez un seul <strong>et</strong> même individu<br />
au fur <strong>et</strong> à mesure qu’il avançait en âge.<br />
Par ailleurs, en fonction de l’angle d’analyse du processus psychique,<br />
la plupart de ces entités cliniques sont potentiellement intégrables dans<br />
le groupe des addictions ou des perversions, voire des aménagements<br />
pseudo-psychotiques ou des « psychoses focales ½<br />
». Un même comportement<br />
peut, en outre, se décrire comme une forme mixte, en raison<br />
de son déroulement diachronique ou par sa signification existentielle :<br />
citons la scatophilie téléphonique dans son rapport à l’érotomanie, la<br />
kleptomanie comme perversion <strong>et</strong> addiction ; la règle étant la coexistence<br />
systématique de plusieurs de ces dysfonctionnements chez une même<br />
personne (Abel, <strong>et</strong> al., 1988). Nous aborderons ces comportements dans<br />
le chapitre des perversions.<br />
Ce démembrement clinique superficiel, utile pour affiner la sémiologie,<br />
aidait à la détermination des symptômes cibles d’éventuelles thérapeutiques<br />
médicamenteuses ou biophysiques espérées. Par sa logique, il<br />
contredisait néanmoins toute approche analytique globale d’une personnalité<br />
sous-jacente, seule capable, pourtant, de susciter une mise en perspective<br />
cohérente visant à dépasser leur juxtaposition taxinomique simplificatrice,<br />
mais didactique. Il interdisait la perspective d’une approche<br />
psychothérapique cohérente.<br />
1. Le terme de psychose focale correspond à l’intuition que le bouleversement pathologique<br />
de la personnalité reste focalisé à un secteur du champ vital <strong>et</strong> n’envahit pas la<br />
totalité du fonctionnement du suj<strong>et</strong>.
PASSER DE LA NOSOGRAPHIE ACTUELLE À UNE TROISIÈME ENTITÉ 7<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
L’expérience montre que ces patients, nombreux (30 % des consultations<br />
selon L. Fineltain, 1996), s’ils sont souvent passionnants pour<br />
l’économie psychique du soignant, ne sont pas les plus faciles à prendre<br />
en charge car ils s’avèrent déroutants, au sens propre. Il apparaît donc<br />
licite de chercher à mieux démonter les ressorts intimes de leurs comportements<br />
morbides, parfois spectaculaires, rebutants par leur itération,<br />
ou attachants. Cela perm<strong>et</strong> de proposer des stratégies d’approche<br />
relationnelle ou thérapeutique dépassant la simple rétroaction médicale<br />
<strong>et</strong> la sanction sociale qui, nous le verrons, renforce inévitablement le<br />
comportement pathologique jusqu’à le figer en une sociopathie. Pourtant,<br />
la sanction sociale intervient encore souvent, lorsque les déviances sont<br />
devenues trop déstabilisantes pour l’ordre public <strong>et</strong> la morale.<br />
La psychogenèse de ces personnalités est éloquente. Leur abord thérapeutique<br />
n’est pas encore codifié <strong>et</strong> il reste empirique, sous-tendu<br />
parfois par un contre-transfert négatif, tant les troubles <strong>et</strong> leur variabilité<br />
interindividuelle comme intra-individuelle sont dérangeants <strong>et</strong> touchent<br />
souvent au point aveugle des soignants en réactivant des positionnements<br />
transactionnels enfouis chez ces derniers ½ .<br />
Il n’est pas étonnant de constater que, hormis les cas pathologiques<br />
extrêmes, relatifs à des aménagements pervers ou caractéropathes prédominants,<br />
les suj<strong>et</strong>s dotés (doués ?) d’une personnalité borderline savent<br />
émouvoir. Ils arrivent avec une facilité déconcertante à débusquer le<br />
partenaire complémentaire qui parviendra à les apaiser ou les contenir, le<br />
temps d’une vie parfois, le temps d’une prise en charge référente souvent.<br />
Ce partenaire potentiel étant initialement plus ou moins consentant,<br />
il se r<strong>et</strong>rouve très vite, irrémédiablement, happé dans l’histoire du suj<strong>et</strong><br />
borderline, désubjectivé, un peu comme dans certains processus paranoïaques<br />
passionnels qui se révèlent d’ailleurs, à l’analyse, plus souvent<br />
borderlines que psychotiques (heureusement !). Ils vivent une passion au<br />
sens philosophique du terme.<br />
L’hypersensibilité <strong>et</strong> la souffrance chronique des suj<strong>et</strong>s borderlines<br />
s’avèrent souvent très complémentaires de la vectorisation psychoémotionnelle<br />
de leur partenaire privilégié, que celui-ci soit lui-même<br />
engagé dans un fonctionnement borderline réparateur ou masochiste,<br />
ou qu’il soit intimement doté d’une personnalité névrotique fondée<br />
sur la culpabilité ¾ , la compassion <strong>et</strong> le dévouement. La psychologie<br />
1. La problématique de réparation qui infiltre plus ou moins sourdement certaines<br />
vocations thérapeutiques, soignantes ou éducatives, a sans doute à voir, pour partie, avec<br />
des formes cicatricielles ou atténuées du questionnement borderline. La confrontation<br />
de ces vécus, si elle parvient à transcender les eff<strong>et</strong>s de miroir, est parfois un puissant<br />
levier thérapeutique.<br />
2. La culpabilité est l’un des concepts centraux de la psychodynamique. Elle exprime<br />
dans le conscient <strong>et</strong> l’inconscient du suj<strong>et</strong> une relation topique conflictuelle entre le moi<br />
<strong>et</strong> le surmoi. Le surmoi est conçu comme une instance psychique intersubjective qui<br />
est dérivée du narcissisme <strong>et</strong> se trouve pérennisée après le complexe d’Œdipe à la suite
8 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
intime de ce partenaire désigné est évidemment à questionner car, tôt ou<br />
tard, après la lune de miel, lorsque son illusion réparatrice s’évanouira,<br />
lorsque le faux self ½<br />
du suj<strong>et</strong> borderline se fragilisera, lorsque la<br />
faille narcissique ¾<br />
primordiale s’élargira sous les coups de boutoir des<br />
inévitables frustrations ordinaires ou extraordinaires de l’existence, la<br />
question de la cohabitation puis de la séparation se posera pour les deux<br />
suj<strong>et</strong>s. C’est le sens de la problématique de répétition <strong>et</strong> d’abandon chez<br />
les suj<strong>et</strong>s borderlines <strong>et</strong> leur entourage.<br />
On constate que le questionnement abandonnique inhérent aux suj<strong>et</strong>s<br />
narcissiquement défaillants les poussera à explorer (ou à faire exploser) la<br />
tolérance de leur partenaire, sachant souvent là où il faut appuyer pour lui<br />
faire le plus mal, le provoquer inéluctablement, susciter parfois sa rage ou<br />
sa violence réactionnelle <strong>et</strong> s’exposer au risque, une fois de plus, de se<br />
voir violenté ou abandonné. Ce passage à l’acte du partenaire, comme<br />
celui de l’entourage familial, de l’institution, de la société (Conrad,<br />
Schneider, 1980) – car nous sommes là dans des dimensions fractales<br />
de l’environnement du suj<strong>et</strong> « cas limite » – confirmera <strong>et</strong> validera, une<br />
fois de plus, les précédents passages à l’acte, enfonçant le patient dans<br />
sa problématique abandonnique par mésestime de soi, dans un destin<br />
victimaire. C’est cela qu’il faut prévenir le plus tôt possible (dans le<br />
champ éducatif <strong>et</strong> soignant, comme dans le champ familial ou conjugal).<br />
C’est cela qu’il faut désamorcer autant que possible (perspective psychothérapique<br />
à court terme), qu’il faut prendre en considération dans<br />
l’après-coup, parfois pour contextualiser un passage à l’acte (perspective<br />
victimologique <strong>et</strong> criminologique).<br />
APPROCHES PLURIELLES DU PHÉNOMÈNE ÉTAT-LIMITE :<br />
DE L’IMPORTANCE DU TRAIT D’UNION<br />
Nous placerons désormais un trait d’union entre état <strong>et</strong> limite, ce<br />
qui ne se r<strong>et</strong>rouve pas dans les définitions habituelles. À notre sens ce<br />
trait confère une cohérence supplémentaire à l’expression qui, dès lors,<br />
n’est plus la simple juxtaposition des deux termes. Ainsi, l’un n’est<br />
d’une identification à l’interdit parental. C<strong>et</strong>te identification perm<strong>et</strong> à l’enfant de penser<br />
conserver l’amour du parent avec qui il s’est placé en rivalité <strong>et</strong> parer ainsi la menace<br />
de la castration par lui.<br />
1. Ce terme introduit par D.W. Winnicott désigne « une distorsion de la personnalité<br />
qui consiste à s’engager dès l’enfance dans une existence en trompe l’œil (le soi<br />
inauthentique) afin de protéger, par une organisation défensive, un vrai self (le soi<br />
authentique). Le faux self est donc le moyen de ne pas être soi-même selon plusieurs<br />
gradations qui vont jusqu’à une pathologie de type schizoïde où le faux self est alors<br />
instauré comme étant la seule réalité, venant ainsi signifier l’absence du vrai self. »<br />
(définition issue du Dictionnaire de la Psychanalyse, E. Roudinesco, M. Plon, 1997,<br />
p. 967).<br />
2. La notion de faille narcissique est primordiale dans l’approche des états-limites. La<br />
question du narcissisme <strong>et</strong> de ses avatars sera développée ultérieurement.
PASSER DE LA NOSOGRAPHIE ACTUELLE À UNE TROISIÈME ENTITÉ 9<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
plus adjectif de l’autre, mais chacun devient co-substantif particulier,<br />
capable de définir un néo-terme qui dépasse la signification de ses deux<br />
composants.<br />
Après avoir vu la façon dont est née la conceptualisation d’une troisième<br />
entité à partir de la clinique, nous allons aborder la manière dont<br />
l’entité état-limite a pu se dégager, aussi, à partir du contexte social puis<br />
des théories psychodynamiques.<br />
Bien que les états-limites constituent traditionnellement des contreindications<br />
formelles à la psychanalyse – puisque renvoyés dans la sphère<br />
rédhibitoire (en matière de psychanalyse) des psychoses – ce sont des<br />
théoriciens appartenant au courant psychanalytique qui s’y intéressèrent<br />
tout au long de la seconde moitié du XX siècle, ne serait-ce que pour<br />
les diagnostiquer avant toute initiation abusive d’une tranche de cure<br />
psychanalytique, mais surtout parce que ces positions <strong>et</strong> ces organisations<br />
psychiques, en raison de leur aspect tranché, proposent un éclairage<br />
formidable sur les dynamiques névrotiques <strong>et</strong> psychotiques qui déclinent<br />
le cœur de la praxis psychothérapique analytique <strong>et</strong> son socle théorique,<br />
articulé depuis toujours sur le complexe d’Œdipe.<br />
O. Kernberg (1977, 1989) <strong>et</strong> M. Klein (1948, 1975) parlèrent, eux,<br />
d’organisations limites de la personnalité, en tant qu’organisations<br />
stables, spécifiques, mobilisables, caractérisées par l’importance des<br />
mécanismes défensifs archaïques, traditionnellement perçus comme<br />
inclus dans le registre psychotique : dénégation, clivage, identification<br />
projective. O. Kernberg alla plus loin en parlant à ce propos de « relations<br />
d’obj<strong>et</strong> primitives intériorisées ».<br />
C<strong>et</strong>te ambiguïté contribua à renforcer certains théoriciens, <strong>et</strong> cela<br />
perdure, dans l’idée que ce qui n’était pas clairement névrotique ne<br />
pouvait appartenir qu’au champ de la psychose, quitte à élaborer l’hypothèse<br />
d’une gradation de gravité entre névrose <strong>et</strong> psychose constituée,<br />
la psychose pouvant être autant un processus qu’un état stable.<br />
La différence, selon nous, est que les mécanismes défensifs des étatslimites,<br />
même d’essence psychotique, s’ils sont repérés, peuvent se montrer<br />
sensibles à l’interprétation analytique, ce qui n’est ni évident ni<br />
opérant dans la psychose.<br />
Selon O. Kernberg, les suj<strong>et</strong>s présentant une organisation limite de la<br />
personnalité ont subi précocement des situations réelles ayant entraîné<br />
une frustration ; c<strong>et</strong>te hypothèse ne s’oppose donc pas au concept de<br />
traumatisme désorganisateur précoce, mis en exergue par J. Berger<strong>et</strong>, <strong>et</strong><br />
que nous développerons ultérieurement.<br />
Sont évoqués comme les caractéristiques de c<strong>et</strong>te organisation limite<br />
de la personnalité :<br />
– une absence d’autonomie primaire adéquate ;<br />
– une faible tolérance à l’anxiété <strong>et</strong> à la frustration, ce qui renvoie aux<br />
réactions caractérielles ;<br />
– la présence de pulsions agressives ;
10 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
– les limites du moi sont néanmoins assurées, ce qui le différentie du moi<br />
psychotique déterminé comme morcelé, voire pulvérisé ;<br />
– le statut de l’obj<strong>et</strong> est globalement assuré mais l’investissement objectal<br />
est instable, aléatoire ;<br />
– le moi, lui-même instable dans son volume <strong>et</strong> ses attributions, est clivé,<br />
ce qui affaiblit d’autant le jeu des autres instances mises en place selon<br />
le modèle de la seconde topique freudienne.<br />
La notion de clivage du moi fait écho au mécanisme défensif du clivage.<br />
Elle n’est pas contradictoire avec la conception d’un moi lacunaire<br />
potentiellement comblé par un faux self au sens de D. W. Winnicott, la<br />
ligne de clivage passant alors entre le faux self <strong>et</strong> le moi lacunaire, un peu<br />
comme dans les monnaies bimétalliques modernes. En théorie, on pourrait<br />
également imaginer une faille n’épousant pas le contour du clivage,<br />
voire des jeux de clivage ou des agrégats de faux selfs individualisant des<br />
« personnalités multiples ».<br />
Ces dernières sont des entités cliniques rarissimes, presque théoriques<br />
(James, 1999 <strong>et</strong> Carroy, 1993). Elles sont désormais traditionnellement<br />
rattachées, faute de mieux, à la psychose <strong>et</strong> caractérisées par l’alternance<br />
chronologique ou la juxtaposition non intégrable dans une seule personnalité<br />
d’équivalents identitaires (l’identité d’un individu se concevant<br />
comme la résultante de l’interaction dynamique de sa personnalité, de<br />
son caractère, de ses aménagements économiques, de son tempérament,<br />
de son statut social <strong>et</strong> de l’idée qu’il se fait de tout cela) distincts sur<br />
une période allant de quelques jours à plusieurs années, la composante<br />
biologique s’y surajoutant. On r<strong>et</strong>rouve la notion de l’être humain comme<br />
« être biopsychosocial ».<br />
A contrario, l’amnésie psychogène, qui est une affection rarissime,<br />
bien que traditionnellement rattachée à la constellation hystérique, c’està-dire<br />
sans cause organique soupçonnable, pourrait se concevoir comme<br />
une brutale panne d’identité, un blanc identitaire paroxystique faisant<br />
pendant, mais dans le même registre, aux identités <strong>et</strong> personnalités multiples.<br />
Un schéma montre diverses formes théoriques du moi.<br />
La notion de personnalité multiple est pour une part antérieure à la<br />
psychiatrie <strong>et</strong> à la psychanalyse. Le magnétisme (Mesmer), le spiritisme<br />
<strong>et</strong> l’occultisme (V. Hugo) s’y intéressèrent car le phénomène pouvait<br />
entrer dans leurs champs de compréhension <strong>et</strong> dans les préoccupations<br />
culturelles de l’époque. P. Despine (1840, puis 1875, le cas Estelle,<br />
1880), puis M. Azam (1887, le cas Félida X) contribuèrent à sa description<br />
médicalisée donc libérée d’une lecture mystique ou occultiste, dans<br />
une perspective la rapprochant prémonitoirement de l’hystérie, entité<br />
psychoclinique qui n’existait pas encore. La discussion psychopathologique<br />
opposait, à c<strong>et</strong>te époque, les théories organicistes (l’idée d’une<br />
séparation hémisphérique entraînant une dichotomie affective) <strong>et</strong> associationnistes.<br />
Par la suite, l’hypnose, comme l’une des voies royales<br />
d’approche de l’inconscient, son association à la psychanalyse ainsi que
PASSER DE LA NOSOGRAPHIE ACTUELLE À UNE TROISIÈME ENTITÉ 11<br />
1. Moi névrotique<br />
entier<br />
2. Faux self comblant<br />
une lacune du moi<br />
3. Moi lacunaire<br />
non comblé<br />
4. Moi polylacunaire<br />
partiellement comblé<br />
par des faux selfs<br />
5. Moi lacunaire<br />
imparfaitement comblé<br />
par un faux self.<br />
Ligne de clivage prévisible<br />
6. Moi polylacunaire, polyclivé,<br />
imparfaitement comblé :<br />
support à personnalité multiple<br />
ou à fonctionnement pseudopsychotique<br />
Figure 1. Quelques modèles du moi<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
le concept de schizophrénie introduit par E. Bleuler en 1911, ébranlèrent<br />
les descriptions initiales. On ne trouvait plus de cas clinique ! Devenue<br />
désuète, l’entité « personnalité multiple » se trouva démembrée <strong>et</strong> reliée<br />
à d’autres troubles neuropsychiatriques (somnambulisme, automatisme<br />
mental psychotique). Tout se passa comme si l’affection mentale avait<br />
alors traversé l’Atlantique dans les bagages des psychanalystes. Aux<br />
États-Unis, la multiplication des cas comme le nombre des personnalités<br />
pouvant coexister, (jusqu’à soixante chez un même individu), fut<br />
remarquable mais ces tableaux restèrent rarissimes dans les autres pays.<br />
Certains psychiatres s’en sont fait aujourd’hui, aux Etats-Unis, une spécialité<br />
: F. W. Putnam (1989) comme un nouveau Charcot ?<br />
Le fait que le déclenchement du passage de l’une à l’autre des personnalités<br />
soit étroitement corrélé à un stress psychosocial, la nondialectisation<br />
existentielle de personnalités contradictoires <strong>et</strong> la présence<br />
concomitante de dysmnésies ont fait parler de « personnalité caméléon »<br />
à rapprocher là encore de la clinique traditionnelle de l’hystérie (Tribol<strong>et</strong>,<br />
1998). En d’autres temps ou d’autres lieux, on aurait pu parler de sorcellerie<br />
ou de possession diabolique à propos de ces tableaux cliniques.<br />
C’est en ce sens que la sociopathologie <strong>et</strong> l’<strong>et</strong>hnopsychologie touchent
12 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
à la psychopathologie ½ . Ce n’est que depuis peu que l’on a précisé les<br />
caractéristiques cliniques <strong>et</strong> thérapeutiques de c<strong>et</strong>te personnalité multiple<br />
:<br />
– Élaboration très précoce, dès l’enfance, des personnalités coexistantes.<br />
– Antécédents infantiles significatifs de traumatismes graves, avec fréquence<br />
de l’abus sexuel, ce qui recoupe la notion de traumatisme désorganisateur<br />
précoce de J. Berger<strong>et</strong> <strong>et</strong> qui renoue de façon troublante<br />
avec les premières intuitions théoriques de S. Freud postulant l’étiologie<br />
d’une séduction sexuelle avérée dans l’hystérie avant que c<strong>et</strong>te<br />
hypothèse, politiquement incorrecte pour l’ordre social de l’époque,<br />
ne se r<strong>et</strong>rouve reléguée aux oubli<strong>et</strong>tes (Freud, 1905).<br />
– La guérison envisageable, en utilisant la narcoanalyse ou des entr<strong>et</strong>iens<br />
orientés. L’objectif thérapeutique est de favoriser l’abréaction des<br />
personnalités secondaires puis leur (ré)intégration en une seule entité<br />
personnelle.<br />
– Nécessité de traiter simultanément les autres personnalités, « comme<br />
si elles étaient des personnes réelles » (Girardon, 1998).<br />
– La théorisation psychanalytique orthodoxe prenant le pas sur les autres<br />
modèles, le concept de personnalité multiple se trouva peu à peu marginalisé<br />
<strong>et</strong> ceci en dépit de l’option syncrétique sous-tendant la notion<br />
transnosographique marginale <strong>et</strong> controversée de psychose hystérique<br />
que nous avons évoquée plus haut. Celle-ci ne constitua jamais une<br />
grille de lecture efficace du phénomène « personnalité multiple » pas<br />
plus que des formes mixtes psychonévrotiques r<strong>et</strong>rouvées en clinique.<br />
La place des personnalités multiples dans l’imaginaire social leur<br />
confère une dimension particulière ainsi qu’une aura culturelle <strong>et</strong> métaphorique<br />
spécifique. Il peut être psychiquement protecteur de concevoir,<br />
en soi-même, l’éventualité d’une personnalité à double fac<strong>et</strong>te, l’une<br />
d’entre elles se voyant chargée de la part obscure, la plus intéressante<br />
sans doute ; il y a toujours un Mister Hydde en nous ! C’est la littérature<br />
fantastique, <strong>et</strong> la création artistique en général, qui nous offrent les<br />
descriptions cliniques les plus parlantes de ces cas de dédoublement <strong>et</strong> de<br />
dichotomie de la personnalité, au risque de devoir considérer, éventuellement,<br />
certaines de ces authentiques dissociations-dédoublements identitaires<br />
comme induits ou fortement colorés par l’environnement culturel,<br />
comme un avatar historique de l’hystérie alors que c’était peut-être un<br />
avatar du narcissisme : C. S. North <strong>et</strong> al. (1993) ont recensé près de vingt<br />
biographies de « personnalités multiples » dont certaines sont devenues<br />
des best sellers ou des films à succès. Le concept de personnalité multiple<br />
1. C<strong>et</strong>te approche historico-clinique ne peut avoir de sens que dans la perspective<br />
d’affections pouvant être évolutives du point de vue clinique. A contrario, laschizophrénie,<br />
dont on découvre chaque jour la composante organique, subit beaucoup moins<br />
de variations historico-cliniques.
PASSER DE LA NOSOGRAPHIE ACTUELLE À UNE TROISIÈME ENTITÉ 13<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
r<strong>et</strong>rouvera peut-être un jour un nouveau souffle, moins teinté de considérations<br />
mystiques <strong>et</strong> émotionnelles, grâce aux états-limites. Dans un<br />
contexte favorisant la contagiosité mentale, c’est néanmoins la dimension<br />
hystérique de la personnalité (suggestibilité, histrionisme) qui se verra<br />
encore proposée comme critère de compréhension de la plupart des cas<br />
cliniques d’autant que la notion de dédoublement de la personnalité<br />
renvoie aussi à l’illusion démiurge sommeillant en tout être humain.<br />
Créer un homme de chair ou d’apparence vivante n’est rien, du point<br />
de vue technique. Les premières statu<strong>et</strong>tes magdaléniennes puis la statuaire<br />
égyptienne, réaliste, peinte, visaient à représenter au mieux l’apparence<br />
formelle d’un être vivant. C<strong>et</strong> obj<strong>et</strong> anthropomorphe ou théomorphe,<br />
minéral, demandait à être animé par les pouvoirs des chamans,<br />
les rituels des prêtres, ou la puissance de l’imagination.<br />
C<strong>et</strong>te dimension magico-religieuse qui est le négatif socioculturel<br />
de la problématique perverse individuelle, telle que nous la décrirons<br />
ultérieurement, dériva progressivement vers une composante esthétique<br />
de la représentation : « de l’art pour l’art ». Pourtant, qui peut dire qu’il<br />
n’a jamais été troublé par une statue, un portrait, une photographie ou<br />
même un texte suggestif ?<br />
Par quels mécanismes polysensoriels (ou suprasensoriels) un être<br />
humain peut-il ainsi transm<strong>et</strong>tre une émotion ou une idée à un de ses<br />
pairs ?<br />
À l’inverse, sculpter <strong>et</strong> transformer son corps propre <strong>et</strong> en faire une<br />
œuvre d’art (body art) est à intégrer à la fois comme un accomplissement<br />
autoconstructeur (voire autodéconstructeur !) personnel, une performance<br />
artistique, parfois revendiquée comme telle, (de Lolo Ferrari à<br />
Orlan, 1978 ½ ) <strong>et</strong> comme, pour partie, sinon la mise en acte d’un délire<br />
autoérotique, du moins un évocateur passage à l’acte narcissique ou un<br />
équivalent parthénogénétique en se recréant soi-même.<br />
En chirurgie plastique ou esthétique, aujourd’hui banalisée certes<br />
par les progrès techniques <strong>et</strong> la revendication individualiste d’une<br />
conformité aux canons en vigueurs, il faut tenir compte du fait que le<br />
risque psychique à terme, réside dans l’actualisation, dans la réalité, des<br />
remaniements psycho-identitaires sévères induits par la transformation<br />
d’apparence. C<strong>et</strong>te problématique, liée à la dialectique psychocorporelle,<br />
culmine au cours des interventions chirurgicales drastiques, visant à<br />
m<strong>et</strong>tre en conformité l’identité sexuelle revendiquée par un transsexuel<br />
<strong>et</strong> son morphotype, mais elle est tout aussi présente à l’occasion d’une<br />
« simple » rectification d’arête nasale, comme lors de la pose d’un<br />
anneau siliconé œsophagien visant à restreindre les apports caloriques,<br />
1. Ces deux artistes ont chacun « joué » avec leur corps. Lolo Ferrari ne faisait pas<br />
mystère d’avoir eu recours à la chirurgie esthétique mammaire, Orlan s’est infligé une<br />
série d’interventions chirurgicales destinées à modeler son corps selon son fantasme,<br />
son corps devenant son œuvre d’art.
14 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
ou lors de la mise en place d’un piercing, d’un tatouage ou d’un<br />
implant exogène. Les chirurgiens sont de plus en plus souvent conduits<br />
à solliciter un avis psychiatrique avant intervention <strong>et</strong> à conseiller un<br />
suivi psychologique serré par la suite. C’est devenu, depuis peu, un<br />
impératif médico-légal pour certaines interventions <strong>et</strong> nous voyons<br />
débouler dans les consultations, pour un avis difficile puisque peu<br />
argumentable, des hommes <strong>et</strong> femmes sans antécédent psychiatrique,<br />
avant l’éventuelle pose d’un anneau gastrique comme remède à une<br />
obésité récalcitrante. Lors de ces entr<strong>et</strong>iens, ces individus ne présentent<br />
aucun trouble psychique patent mais qu’en sera-t-il après la perte<br />
de cinquante kilogrammes ou pire, après l’échec de l’intervention ?<br />
Qu’en est-il des altérations de l’image corporelle <strong>et</strong> de l’estime de soi<br />
provoquées par de telles modifications ?<br />
Il est techniquement possible d’envisager, pour bientôt, la greffe d’un<br />
visage (prélevé sur un cadavre) sur un massif facial préalablement préparé<br />
à le recevoir. Des microgreffes nerveuses perm<strong>et</strong>traient de réanimer<br />
grossièrement le greffon en mobilisant muscles <strong>et</strong> tendons <strong>et</strong> de transformer<br />
donc, radicalement, l’apparence du receveur. Le receveur aurait<br />
(idéalement ?) le visage du donneur. Outre la mutilation sans équivoque<br />
que représenterait la préparation physiologique du receveur – un véritable<br />
écorchage à vif, bien que c<strong>et</strong>te plastie ne concernerait pour l’instant que<br />
des grands brûlés – a-t-on bien pensé à tous les remaniements identitaires<br />
à gérer en postopératoire ? On est bien loin d’un simple lifting ou de<br />
l’usage du Botox ®½ .<br />
1. Un soutien psychothérapique est néanmoins prévu par les tenants du proj<strong>et</strong>. P<strong>et</strong>er<br />
Butler, chirurgien plasticien au Royal Free Hospital de Londres, assure que les détails<br />
techniques sont réglés, les derniers obstacles étant « essentiellement d’ordre éthique ».<br />
(The Irish independant, 22 décembre 2002). « Comment vivra-t-on le fait d’avoir le<br />
visage de quelqu’un d’autre ? Et que dire de ceux qui ont connu <strong>et</strong> aimé ce visage ?<br />
Comment supporteront-ils de le voir sur la tête d’un autre ? [...] Il va immanquablement<br />
y avoir un débat éthique, parce que c’est là, je crois, que la plupart des problèmes<br />
vont se poser, estime P<strong>et</strong>er Butler. Les donneurs vont avoir des réticences tant le<br />
visage est associé à l’identité de la personne. Et celui qui recevra le greffon devra<br />
faire face à des difficultés psychologiques importantes, sans compter les problèmes de<br />
santé dus à la toxicité des immunosuppresseurs. [...] De telles transplantations pourront<br />
bénéficier à de grands brûlés ou à des suj<strong>et</strong>s atteints de difformités faciales. On ne peut<br />
reconstruire ni les paupières ni les lèvres. On arrive à remodeler un nez jusqu’à un<br />
certain point, mais l’eff<strong>et</strong> général n’est jamais très satisfaisant. L’œil humain détecte<br />
automatiquement la moindre difformité dans les traits. Les transplantations de visage<br />
seront-elles convaincantes ? [...] Notre approche consistera à suturer aux endroits les<br />
mieux à même de cicatriser : à la naissance des cheveux, sous le menton ou le cou,<br />
autour des paupières. [...] Le résultat obtenu dépendra de l’adaptation de la structure<br />
osseuse du patient à l’enveloppe cutanée d’une autre personne. Avec c<strong>et</strong>te technique,<br />
nous voulons faire en sorte que le patient puisse s’avancer vers vous <strong>et</strong>, peut-être<br />
jusqu’à un mètre cinquante, ne pas avoir l’air anormal. Mais évidemment on ne peut<br />
pas préjuger de l’authenticité qu’aura un tel visage avant d’avoir réalisé la première<br />
intervention. »
PASSER DE LA NOSOGRAPHIE ACTUELLE À UNE TROISIÈME ENTITÉ 15<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Cela n’est pour le moment envisagé, à titre expérimental, qu’en vue de<br />
la reconstruction du visage de grands brûlés mais qui dit que des dérives,<br />
infiltrées de narcissisme <strong>et</strong> d’eumorphisme normalisateur, ne seront pas<br />
possibles par la suite ?<br />
Les progrès de la génétique <strong>et</strong> des connaissances sur le vivant rendent<br />
maintenant faisables des choses qui étaient, autrefois, de l’ordre du miraculeux,<br />
voire du divin. De nos jours, réanimer un suj<strong>et</strong> en coma dépassé<br />
n’est plus qu’une performance médicale. Mais c’est néanmoins, au sens<br />
propre, faire revenir parmi les vivants un individu déjà engagé dans le<br />
tunnel, avec toute la dimension renarcissisante que cela peut induire chez<br />
le « miraculé », nous le verrons au chapitre 5 de c<strong>et</strong> ouvrage.<br />
Perm<strong>et</strong>tre à une femme stérile de procréer est déjà en soi un fantastique<br />
franchissement des limites naturelles, une nouveauté au regard de l’histoire<br />
des humanoïdes dont la portée psychobiologique sur l’espèce n’est<br />
pas encore complètement évaluable. Mais cloner un être vivant à partir<br />
d’une cellule souche transcende <strong>et</strong> démultiplie la thématique du double<br />
<strong>et</strong> celle de la filiation, jusqu’à déboucher sur l’absolu inceste (avoir<br />
un enfant de soi-même) <strong>et</strong> au « crime contre l’ordre des générations ».<br />
C<strong>et</strong>te technique aura, elle aussi, immanquablement, des implications à<br />
terme sur la dynamique psychique collective ; on est dans le borderline à<br />
dimension sociale.<br />
À l’opposé, dans les cas exceptionnels de gémellité siamoise, au-delà<br />
du drame humain qui fascine la conscience humaine, le fait que deux<br />
corps, presque distincts, puissent avoir la même personnalité <strong>et</strong> des<br />
destins entrecroisés (il existe des cas troublants de ce point de vue dans<br />
lesquels l’un des siamois commence la phrase <strong>et</strong> l’autre la termine),<br />
la dissociation personnalité/identité détermine d’autres questionnements<br />
sur la psychogenèse. Dans certaines circonstances, c’est le sacrifice par<br />
dissection chirurgicale de l’un des corps qui sauve la personnalité du<br />
survivant (<strong>et</strong> à quel coût !), quant à l’évolution attendue de c<strong>et</strong>te personnalité<br />
?<br />
Si c’est donc créer (ou modifier) une personnalité qui reste le plus<br />
difficile <strong>et</strong> qui constitue finalement la transgression ultime, le psychothérapeute,<br />
« médecin de l’âme », n’est-il pas alors le plus transgressif des<br />
médecins ?<br />
Golem, cyborg, créature fantastique <strong>et</strong> composite du docteur Frankenstein<br />
ou créatures chimériques du docteur Moreau, clones animaux<br />
contemporains ou procréations humaines hors limites naturelles, finalement<br />
seul le consensus éthique à connotation sociale <strong>et</strong> historique<br />
peut proposer une limite provisoire <strong>et</strong> une dialectisation entre délire <strong>et</strong><br />
déviance, ces deux concepts étant à réinterroger sans cesse. Dans toutes<br />
les œuvres de fiction narrant de telles expériences, l’histoire finit mal <strong>et</strong><br />
c<strong>et</strong>te issue, systématiquement tragique, est liée au fait que la personnalité
16 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
de la créature échappe à son créateur <strong>et</strong> ne lui ressemble pas ½ .L’analyse<br />
des fondements du film montre que si la créature du docteur Frankenstein<br />
dérape du point de vue comportemental c’est surtout parce qu’elle n’est<br />
pas aimée (ne se sent pas aimée !) <strong>et</strong>, dans tous les films du genre,<br />
les cyborgs, comme toutes progénitures, échappent systématiquement<br />
au contrôle de leur concepteur : ces créations artistico-culturelles sont<br />
des métaphores articulant le cauchemar au désir dans la problématique<br />
borderline.<br />
On voit ici que la question du double relève toujours de la problématique<br />
du dédoublement de la personnalité <strong>et</strong> qu’il est question<br />
d’engendrement sans fécondation, de réinscription dans une dynamique,<br />
d’un temps qui avance après avoir été gelé. Mais ce processus se veut<br />
dégagé d’un passé historicisé. Il est question d’un nouveau temps originel<br />
<strong>et</strong> d’une recréation itérative du monde, ce qui renvoie au délire<br />
parthénogénétique comme aux problématiques de transmissions pathogènes<br />
transgénérationnelles, à l’œuvre dans certains dysfonctionnements<br />
familiaux. Nous sommes dans la perversion des limites naturelles.<br />
1. Une hypothèse biologique sur la notion de beauté : chacun peut concevoir une<br />
notion très subjective de ce qu’est un « beau visage », harmonieux <strong>et</strong> régulier. Cela<br />
ne correspondrait-il pas à un morphotype évocateur de morphogènes non dominants,<br />
c’est-à-dire peu susceptibles de s’exprimer à la génération suivante <strong>et</strong> donc de perm<strong>et</strong>tre<br />
au partenaire d’envisager une transmission maximale de son morphotype, si ce n’est de<br />
ses gènes ?
Chapitre 2<br />
DES ORIGINES SUPPOSÉES<br />
DU PROBLÈME :<br />
LA CONSTELLATION DES<br />
APPORTS THÉORIQUES<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
DANS CE CHAPITRE, nous allons, tenter de résumer la masse des<br />
questionnements soulevés par la conceptualisation progressive<br />
des états-limites. Ces questionnements forment une constellation encore<br />
hétérogène d’approches, de logiques explicatives, de tentatives de donner<br />
du sens à ce qui est constaté au quotidien <strong>et</strong> qui reste mystérieux dans<br />
ses déterminants. Ces théories avancées ont eu, à un moment ou à un<br />
autre, des répercussions dans le champ de la psychodynamique mais<br />
elles n’ont pas toujours été intégrées dans une théorie unificatrice. Les<br />
éléments r<strong>et</strong>enus sont le plus souvent dispersés dans une œuvre plus<br />
globalisante non vouée à la théorisation des états-limites ou ont été<br />
secondairement inclus dans des conceptualisations plus larges. C<strong>et</strong>te<br />
revue de la littérature n’est donc pas exhaustive. Ce chapitre fait appel<br />
à des notions complexes, définies de manière relativement consensuelle<br />
dans les ouvrages de référence, en matière de théorie psychanalytique<br />
(Laplanche, Pontalis, 1967).<br />
LE CONCEPTD’ÉTAT-LIMITE<br />
Selon J.-F. Masterson (1976), les structurations limites de la personnalité<br />
seraient dues à un arrêt du développement du moi à la phase de
18 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
séparation/individuation – située selon M. Malher (Malher <strong>et</strong> al., 1975)<br />
entre le 18 <strong>et</strong> le 36 <br />
mois – dans le contexte de l’échec adaptatif de l’internalisation<br />
d’une figure maternelle. Celle-ci est vécue par l’enfant, en<br />
cas d’évolution harmonieuse, comme totale <strong>et</strong> permanente, c’est-à-dire<br />
intégrant fonctionnellement les deux fac<strong>et</strong>tes relationnelles de la dyade<br />
sans engendrer d’angoisse. La figure maternelle normale comporte :<br />
– Une composante maternelle à connotation positive, comprenant une<br />
« suffisamment » bonne mère, gratificatrice, déterminant, en r<strong>et</strong>our, un<br />
enfant comblé <strong>et</strong> sûr de lui, solide quand à la perception de son moi <strong>et</strong><br />
quant à l’estime de soi.<br />
– Une composante maternelle à connotation négative, supposant une<br />
mère « mauvaise <strong>et</strong> frustrante », interagissant durablement avec son<br />
enfant, dès lors frustré <strong>et</strong> susceptible de rétroagir ponctuellement ou<br />
chroniquement avec rage, anxiété <strong>et</strong> destructivité, qui sont les sentiments<br />
<strong>et</strong> comportements mis en acte, le plus souvent, à la fois dans le<br />
caprice enfantin <strong>et</strong> dans l’acting out psychopathique.<br />
La notion de clivage entre ces comportements renvoie à celle d’un<br />
clivage intra-instantiel (du moi en l’occurrence) ou inter-instantiel. Elle<br />
r<strong>et</strong>rouve les intuitions de M. Klein exposées dans son approche de la<br />
position dépressive paranoïde <strong>et</strong> rapportées depuis, de façon peut-être<br />
excessive, aux positionnements psychotiques, c’est-à-dire archaïques,<br />
de la personnalité. En principe, c<strong>et</strong>te modalité d’organisation préserve<br />
les deux états affectifs dans leur opposition non dialectisée : le clivage<br />
protège, à sa façon, la composante partielle « bonne mère » mais confine<br />
l’enfant dans une relation pathogène à un obj<strong>et</strong> forcément incompl<strong>et</strong>,<br />
partiel ou lacunaire. Dans ce cas, il n’y aurait donc pas, pour l’enfant,<br />
d’obj<strong>et</strong> total <strong>et</strong> permanent, fonctionnellement intégré, souple, <strong>et</strong> sur<br />
lequel il pourrait investir son énergie libidinale, puisqu’il n’y a pas eu<br />
d’établissement d’une relation dyadique totale <strong>et</strong> soutenue.<br />
Le stade symbiotique (cf. M. Malher) ayant été dépassé, l’enfant ne<br />
campera néanmoins pas sur une position symbiotique, psychotique,<br />
même si celle-ci s’avère moins archaïque que la position fusionnelle<br />
dite autistique (autisme de Kanner), mais il est évident que le modèle de<br />
J.-F. Masterson se réfère lui aussi à des positionnements très limites de<br />
la personnalité, en eux-mêmes très archaïques. Il pourrait donc exister<br />
une porosité structurale entre personnalité psychotique <strong>et</strong> états-limites<br />
de la personnalité. Selon c<strong>et</strong>te conception, on passerait du modèle<br />
monolithique du cristal de roche, portant en lui-même ses failles <strong>et</strong> son<br />
destin, à un modèle métaphorique faisant appel à l’image de l’argile,<br />
matière organique devenue minérale, éventuellement stratifiée, traversée<br />
par des fluides énergétiques (ou des courants libidinaux).<br />
À l’origine du problème, dans l’hypothèse analytique, la mère de<br />
l’enfant, elle-même fragilisée par des positionnements borderlines ne<br />
serait pas en mesure d’apporter son soutien <strong>et</strong> d’effectuer sa part de travail<br />
bipolaire de construction d’un espace relationnel, par rapprochement <strong>et</strong>
LA CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES 19<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
distanciation émotionnelle adaptée. Ce processus serait à attendre lorsque<br />
l’enfant essaiera de dépasser c<strong>et</strong>te disposition relationnelle, de s’individualiser,<br />
d’être plus mature. C<strong>et</strong>te défaillance maternelle renvoie à l’idée<br />
que l’obj<strong>et</strong> (<strong>et</strong> sa permanence) est perçu par le psychisme précisément<br />
par son absence, comme le rappelle l’intuition freudienne du jeu de la<br />
bobine (le for-da) (Freud, 1920).<br />
Dans c<strong>et</strong>te configuration psychique, l’enfant ne pourra ériger de<br />
défense solide contre le sentiment naissant d’abandon <strong>et</strong> de rej<strong>et</strong>,<br />
identifié émotionnellement à la frustration (notion d’abandonnisme)<br />
parce que la mère ne supporte pas l’éloignement de son enfant. Celui-ci<br />
possède, pour elle, un attribut contra-dépressif – c’est-à-dire comblant<br />
son vide dépressogène – dans la mesure où il reste instrumentalisé<br />
comme un faux self de substitution. Ainsi vécu, l’enfant ne pourra être<br />
considéré par elle comme un suj<strong>et</strong> doté d’un destin distinct du sien,<br />
il restera positionné en obj<strong>et</strong> fantoche, en marionn<strong>et</strong>te manipulable,<br />
en prolongement narcissique, prothétique. On conçoit que de telles<br />
dispositions relationnelles caricaturales précoces, lorsqu’elles ne peuvent<br />
être dépassées ou limitées par la thérapie ou la rééducation, puissent<br />
introduire le suj<strong>et</strong> dans le champ clinique de la psychose.<br />
S’il entre dans ce rôle, par passivité (déficit dans la sphère comportementale)<br />
ou par incapacité économique psychique, l’enfant objectalisé ½<br />
pourra se voir cantonné dans un tel faux self jusqu’à l’adolescence ; s’il<br />
se révolte, il court le risque d’être catalogué comme déviant ou « en<br />
souffrance », <strong>et</strong> d’inaugurer précocement une carrière d’assisté mental,<br />
de devenir un gibier de DHMI ¾ .<br />
C’est la question de la prévalence des troubles psychocomportementaux<br />
chez les enfants de mères malades mentales avérées ou simplement<br />
dépressives sur une longue durée (ce qui reste logique), de mères en<br />
difficulté quant à l’établissement d’une relation précoce de qualité. Ces<br />
troubles sont-ils uniquement liés aux déficiences contextuelles éducatives<br />
(conception sociopathique) ou sont-ils déterminés « de surcroît »,<br />
psychogénétiquement ou biologiquement ? C’est la question de l’inné <strong>et</strong><br />
de l’acquis dans le déterminisme des troubles psychiques. Les réponses<br />
fournies à c<strong>et</strong>te question ont toujours été étroitement surdéterminées par<br />
des arguments philosophiques.<br />
En contrepartie, plus tard, chez l’enfant instrumentalisé, rendu inauthentique<br />
dans son rapport au monde <strong>et</strong> à lui-même, toute frustration,<br />
même minime, ne pourra être dépassée. Elle le submergera imparablement<br />
car elle sera vécue comme une nouvelle trahison <strong>et</strong> un abandon<br />
supplémentaire par la mauvaise mère ou son substitut (la société, par<br />
1. L’objectalisation est le fait de se voir dénier toute destinée autonome. L’individuobj<strong>et</strong><br />
n’accède pas au rang de suj<strong>et</strong> dans la relation à sa mère.<br />
2. DHMI : le dispensaire d’hygiène mentale infantile est un service public dispensant<br />
des consultations psychologiques <strong>et</strong> psychiatriques gratuites destinées aux enfants <strong>et</strong><br />
adolescents. On dit aussi : centre médicopsychologique infantile.
20 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
exemple), ce qui ouvre la voie à des crises itératives. Que peut-il arriver<br />
de pire à une marionn<strong>et</strong>te que d’être abandonnée par son manipulateur !<br />
Tout ceci renvoie encore à la clinique du sentiment d’impuissance, de<br />
l’effondrement narcissique <strong>et</strong> des crises de rage chez les abandonniques<br />
caractériels.<br />
Dans d’autres circonstances, des stades réactionnels à la situation<br />
d’abandon ont été décrits par J. Bowlby (1978) à la suite de R. A. Spitz<br />
(1966), à partir de la situation d’hospitalisme, par comparaison de<br />
cohortes d’enfants élevés dans une pouponnière bien équipée en<br />
personnel <strong>et</strong> de cohortes d’enfants placés dans un établissement mal<br />
pourvu. On r<strong>et</strong>rouve des analogies avec ce qui existe dans la clinique<br />
polymorphe de l’abandonnisme chez des grands primates en captivité<br />
(éthologie), des enfants plus âgés (Freud, Burlingham, 1939-1945) des<br />
adultes, voire des vieillards placés en institution, mais aussi chez des<br />
détenus ou des déportés.<br />
Chez ces derniers, individus soumis à une situation expérimentale de<br />
faillite narcissique maximale, B. B<strong>et</strong>telheim (1943), qui fut, lui-même,<br />
un temps déporté en camp de concentration nazi, observa des tableaux<br />
analogues (les « musulmans »), ce qui l’aida à imaginer, plus tard, une<br />
fois libéré, une institution thérapeutique globale à même de prendre<br />
en charge, de façon « orthogénique », des enfants autistes. Détenus,<br />
déportés ou internés chroniques vésaniques d’institutions psychiatriques<br />
totales au sens de E. Goffman (1968), déclinent, par leurs trajectoires<br />
vitales, les diverses gradations d’un véritable quint-monde, tant se<br />
conjuguent <strong>et</strong> se potentialisent les mécanismes d’exclusion. Hors cadre<br />
institutionnel, les « sans domicile fixe » <strong>et</strong> les marginaux de toutes<br />
sortes forment également des populations qui, bien qu’inhomogènes<br />
par l’histoire personnelle des individus qui la composent, présentent<br />
une cohérence dans leur dynamique collective ainsi que dans leurs<br />
positionnements identitaires, à travers le fait que leurs membres se<br />
r<strong>et</strong>rouvent en situation de défaillance narcissique majeure. Inscrites dans<br />
le champ social par leurs déterminants exogènes, bien que constitués<br />
d’adultes (donc de suj<strong>et</strong>s théoriquement matures <strong>et</strong> stabilisés du point de<br />
vue de leur individuation psychique), ces identités fragilisées influencent,<br />
en r<strong>et</strong>our, les personnalités au narcissisme carencées qui les sous-tendent<br />
souvent. Ces groupes humains <strong>et</strong> leur dynamique interrelationnelle<br />
définissent de formidables modèles d’approche périphérique de la<br />
pathologie du narcissisme. Chaque civilisation sécrète ses marginaux<br />
(borderlines au sens social) <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te marginalisation constitue, en r<strong>et</strong>our,<br />
une styxose expérimentale.<br />
Concernant les bébés, puisque c’est sur eux que portèrent les premiers<br />
travaux, R. A. Spitz décrit trois phases devenues classiques :<br />
– Protestation : le bébé abandonné pleure, envoie des signaux de détresse<br />
aiguë, s’agite. Il crie <strong>et</strong> m<strong>et</strong> en action tous les moyens à sa disposition<br />
pour signaler sa frustration à un entourage qui demeure pour lui
LA CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES 21<br />
confus <strong>et</strong> indifférencié. C<strong>et</strong>te phase de lutte affective peut s’allonger<br />
sur quelques heures ou quelques jours selon les capacités réactives<br />
intrinsèques du suj<strong>et</strong>.<br />
– Désespoir : le nouveau-né est dérouté, il commence à se renfermer sur<br />
lui-même, exprime moins de demandes à son entourage <strong>et</strong> il semble<br />
relâcher ses efforts de reconquête. Il ne s’agite plus, ce qui peut être<br />
trompeur car rassurant pour l’entourage infirmier. À ce stade, s’il est<br />
à nouveau stimulé de façon maternelle (ou assimilée), les signes cliniques<br />
sont réversibles <strong>et</strong> la construction psychique peut se poursuivre<br />
harmonieusement.<br />
– Détachement : le bébé s’installe dans la séparation, accepte mécaniquement<br />
les soins, s’il y en a, mais il ne les investit plus, il mange de<br />
nouveau normalement <strong>et</strong> recommence à jouer. Il perd néanmoins tout<br />
attachement réel à sa mère, ou au substitut maternel, ce qui contribue<br />
à fragiliser son économie psychique. C<strong>et</strong>te phase n’est pas facilement<br />
repérable.<br />
Après une période de séparation assez longue, le bébé présentera,<br />
très souvent, des troubles du sommeil (insomnie d’endormissement ou<br />
fractionnement du sommeil), des refus paroxystiques de s’alimenter, un<br />
mutisme, des tics nerveux plus ou moins prononcés, un attachement<br />
exagéré à sa mère (si elle est revenue) ou un apparent détachement<br />
réactionnel. Si une relation de qualité peut se renouer à temps, l’enfant<br />
conservera peu de séquelles apparentes. Dans le cas contraire <strong>et</strong> surtout<br />
s’il s’agit de situations d’abandon pérennisées par le contexte social,<br />
l’observation objectivera des carences durables au niveau de l’acquisition<br />
de certains processus intellectuels, allant du langage à la facilité d’abstraction,<br />
ainsi que des déficits au niveau de certaines sphères d’expression<br />
de la personnalité en collectivité, comme l’aptitude à nouer <strong>et</strong> entr<strong>et</strong>enir<br />
des relations profondes <strong>et</strong> significatives, ainsi que l’aptitude à maîtriser<br />
ses impulsions au profit d’objectifs à long terme. Ces défauts cicatriciels<br />
seront désormais intégrés dans la façon d’être au monde de l’enfant <strong>et</strong> sa<br />
personnalité :<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
« [C’est] l’art d’aimer peu dans un environnement carencé pour se protéger<br />
de la souffrance d’aimer beaucoup [...] c’est la délinquance comme<br />
valeur adaptative empreinte d’un véritable sens éthique. » (Cyrulnik,<br />
2002)<br />
Dans la psychopathie de l’adulte, l’un des aménagements économiques<br />
les plus bruyants des personnalités carencées du point<br />
de vue du narcissisme, on pointera fréquemment un tel agencement<br />
apparemment protecteur de l’investissement affectif mais ce<br />
fonctionnement-symptôme s’avère surmarginalisant car il n’est pas<br />
compris comme pathologique par l’entourage. Il est souvent compris<br />
comme indice d’un mauvais caractère ou d’un mépris.
22 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
D’autres apports théoriques issus de divers courants complexifièrent<br />
ultérieurement les intuitions des premiers psychanalystes à se pencher<br />
sur la question. Cela se fit sans pour autant réussir à circonscrire les<br />
états-limites dans une dimension sociologique plus médicale, c’est-à-dire<br />
à vocation sémiologique, étayée sur la prévalence d’un symptôme préjugé<br />
pertinent. En conséquence, la notion d’état-limite, cantonnée dans<br />
une perspective psychodynamique, n’échappa pas au champ clos des<br />
débats entre psychanalystes <strong>et</strong> psychiatres, ce qui contribua peut-être à<br />
son discrédit.<br />
A. Wolberg (1952) décrivit, à son tour, les traits devenus cardinaux du<br />
tableau : adaptation maintenue à la réalité, hyperesthésie relationnelle,<br />
relation d’obj<strong>et</strong> ambivalente, problématique de répétition de comportement<br />
avec traits masochistes moraux, tout au long de l’existence <strong>et</strong> quel<br />
que soit le partenaire. Grinker (1968) (cité par Rannou-Dubas <strong>et</strong> Gohier)<br />
lista les registres psychopathologiques : agressivité, trouble des relations<br />
affectives, trouble identitaire, dépression <strong>et</strong> sentiment de solitude. Pour sa<br />
part, P. L. Giovacchini (1975) décrivit le « soi blanc » qui constitue une<br />
image suggestive mais susceptible de prêter à confusion avec la notion<br />
de « psychose blanche » ½ . D’autres auteurs insistèrent sur la notion de<br />
dysphorie chronique, d’anhédonie (Loas, 2002) ¾<br />
<strong>et</strong> sur celle de labilité<br />
affective. J. Berger<strong>et</strong> introduisit dans le débat la notion de dépressivité<br />
(Berger<strong>et</strong>, 1964, 1974, 1996), m<strong>et</strong>tant en avant sa version du noyau<br />
intrapsychique relatif au syndrome clinique (une rage vis-à-vis de l’obj<strong>et</strong><br />
vécu comme hostile, des échanges personnels inadéquats, un sentiment<br />
de vacuité <strong>et</strong> de solitude), tout en m<strong>et</strong>tant en avant une hypothèse psychogénétique<br />
qui allait révolutionner la question : la notion de traumatisme<br />
désorganisateur précoce.<br />
P.-C. Racamier s’intéressa à la séduction narcissique, ce « mouvement<br />
d’unisson » indispensable à l’établissement du lien affectif <strong>et</strong> constructif<br />
de la dyade. C<strong>et</strong>te séduction narcissique d’une mère sur son enfant est un<br />
processus évolutif normal qui doit être ouvert <strong>et</strong> adaptable. Mais il peut,<br />
dans certaines conditions, se fermer. Dans c<strong>et</strong>te perspective, restreint<br />
dans ses potentialités, le suj<strong>et</strong> ne peut plus advenir, il sera sous l’emprise<br />
(de sa mère le plus souvent). C<strong>et</strong>te emprise est une passion dans la mesure<br />
où elle empêche l’émergence de la critique <strong>et</strong> de la distanciation. Tout<br />
tiers potentiel ou réel (l’autre parent ou un membre de la fratrie, <strong>et</strong> cela<br />
ouvre sur toute la dimension thérapeutique systémique) sera vécu comme<br />
1. La psychose blanche correspond à un état psychotique asymptomatique mais capable<br />
à tout moment de basculer dans la maladie. Des analogies avec la notion de schizoïdie<br />
ou de préschizophrénie peuvent être envisagées. L’usage du concept fut complètement<br />
dévoyé dans le contexte historique du stalinisme soviétique, pour perm<strong>et</strong>tre à l’État<br />
d’envoyer en hôpital psychiatrique des déviants sociaux, sous prétexte qu’ils pouvaient<br />
un jour présenter des troubles psychiatriques.<br />
2. L’anhédonie, ou insensibilité au plaisir, est considérée comme l’un des symptômes<br />
caractéristiques ou discriminants des états-limites. Voir G. Loas (2002), p. 130.
LA CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES 23<br />
dangereux pour ce lien pathogène, car privilégié, <strong>et</strong> il se verra donc<br />
exclu par le biais d’un phénomène de nature centripète, « incestuelle ».<br />
Ce dernier peut être agi, insidieux, ou imprimer au contexte une simple<br />
atmosphère incestuelle, érigeant une sorte de perversion narcissique dans<br />
le sens où les échanges constructeurs de narcissisme se r<strong>et</strong>rouvent figés<br />
selon des lignes de force devenues peu mobilisables. C<strong>et</strong>te séduction<br />
narcissique aliénante fait alors dramatiquement barrage aux processus<br />
innés de croissance <strong>et</strong> de maturation psychique individuelle. Privé de ses<br />
assises narcissiques <strong>et</strong> surtout de la capacité de celles-ci à évoluer <strong>et</strong> à<br />
s’autoréguler, non autonome, le suj<strong>et</strong> sera enclin à rester fixé sur des<br />
fantasmes d’omnipotence infantile répondant, pour partie, aux attentes<br />
maternelles complémentaires <strong>et</strong> inconscientes, pouvant aller jusqu’au<br />
fantasme (psychotique) parthénogénétique.<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 1 – Une généalogie géologique<br />
Un de nos patients, psychotique paraphrène <strong>et</strong> jargonaphasique faisait<br />
remonter sa lignée jusqu’au précambrien. Il récitait, usant de mots latins<br />
<strong>et</strong> provençaux, toutes les ères géologiques comme autant d’ancêtres personnels<br />
fabuleux, faisant ainsi l’économie de la question de ses origines<br />
<strong>et</strong> donc de la sexualité. Ce positionnement ante-sexuel, quasi minéral,<br />
signe un fonctionnement archaïque laissant peu de place à un éventuel<br />
entourage humain. Il est donc clairement psychotique même si par ailleurs<br />
ce suj<strong>et</strong> a pu longtemps rester inséré socialement <strong>et</strong> même travailler comme<br />
gardien de musée. C<strong>et</strong>te modalité pathologique d’élaboration du lignage est<br />
à différentier de ce qui se r<strong>et</strong>rouve dans certains mythes tribaux, dans la<br />
mesure où ceux-ci sont ritualisés <strong>et</strong> sacralisés, constitutifs d’une identité<br />
collective faisant office d’histoire ou de métaphore. La force du tabou de<br />
l’inceste dans ces civilisations <strong>et</strong> la propension exogamique traduite par<br />
la guerre sont à la mesure du risque que pourrait engendrer une telle<br />
ferm<strong>et</strong>ure du monde telle que dans le cas clinique ci-dessus évoquée.<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
La clinique de l’incestuel, selon P.-C. Racamier <strong>et</strong> ses disciples,<br />
s’étend aussi bien aux champs intrapsychiques qu’interpsychiques.<br />
À l’échelle individuelle, dans c<strong>et</strong>te perspective de structuration du<br />
narcissisme comme une instance autonome susceptible de s’articuler<br />
avec les autres, il serait licite d’envisager une topique supplémentaire,<br />
celle de l’interne, de l’externe <strong>et</strong> de l’intermédiaire rejoignant peut-être<br />
partiellement la notion d’espace transitionnel (<strong>et</strong> d’obj<strong>et</strong> transitionnel)<br />
de D. W. Winnicott (1969, 1975, 1994).<br />
L’hospitalisme décrit par R. A. Spitz dans les processus de séparation<br />
trace plusieurs pistes diagnostiques :<br />
– un r<strong>et</strong>ard du développement psychomoteur, plus ou moins réversible<br />
selon l’intensité de l’atteinte narcissique, pouvant confiner dans les cas<br />
extrêmes au nanisme psychogène ;<br />
– une fragilité physique, ces enfants étant classiquement plus souvent<br />
atteints que les autres par des infections banales.
24 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
La dépression anaclitique du nourrisson peut faire suite à une frustration<br />
survenue après une période pendant laquelle les relations avec<br />
la mère ont été satisfaisantes. Les symptômes s’apparentent alors à une<br />
dépression d’adulte (par perte d’obj<strong>et</strong>, donc avec deuil) d’évolution favorable<br />
si l’enfant bénéficie de la restauration de relations correctes dans un<br />
délai de quelques mois. Le ralentissement progressif du développement<br />
général par eff<strong>et</strong> d’une carence prolongée peut être inversé, s’il est mis<br />
rapidement fin à la situation frustrante. Dans le cas contraire, le pronostic<br />
sera celui de l’hospitalisme comprenant, en particulier, une péjoration<br />
intellectuelle quelle que soit la qualité éducative de l’institution.<br />
Les performances intellectuelles d’enfants élevés ainsi sont considérées<br />
comme statistiquement toujours inférieures à celles d’enfants du<br />
même âge non institutionnalisés, en ce qui concerne l’intelligence générale,<br />
la mémoire visuelle, la capacité de conceptualisation, la fonction<br />
verbale <strong>et</strong> l’adaptation scolaire ou professionnelle – c’est la notion de<br />
débilité affective. C’est une indication à prendre en compte lors de<br />
l’examen clinique d’adultes porteurs d’antécédents de carences.<br />
Des troubles cognitivo-comportementaux vont de déficits simples <strong>et</strong><br />
transitoires de l’humeur à un repliement d’allure autistique faisant parfois<br />
poser le diagnostic de psychose.<br />
L’autisme infantile (Kanner, Malher) était considéré autrefois comme<br />
le prototype de la psychose <strong>et</strong> il était rapporté à un défaut de la relation<br />
dyadique primaire dont l’origine (<strong>et</strong> la culpabilité) maternelle ne faisait<br />
aucun doute. C<strong>et</strong>te tendance perdure de façon atténuée <strong>et</strong> recadrée. Certains<br />
comportements d’allure autistique demeurent directement rapportés<br />
à la pathologie psychique envahissante de la mère <strong>et</strong> peuvent être conçus<br />
comme des syndromes de Münchausen par procuration (cf. infra). Des<br />
générations de parents furent alors globalement stigmatisées par des<br />
générations de psychiatres <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te hypothèse superficielle, débordant<br />
largement jusque dans le champ des psychoses adultes, aboutit – par<br />
extension à la posture thérapeutique dite antipsychiatrique (Laing, 1986 ;<br />
Cooper, 1970) – comme remise en cause radicale <strong>et</strong> politisée de l’environnement<br />
familial puis social dans la psychogenèse de la psychose.<br />
C<strong>et</strong>te psychiatrie écologique voulait changer le contenu des conduites<br />
par une modification du système environnemental contenant, sans tenir<br />
compte du fait que ce système avait sans doute, pour partie, été obligé de<br />
se configurer ainsi pour s’accommoder d’un noyau relationnel différent<br />
<strong>et</strong> que le modèle qu’elle abordait puisait son énergie <strong>et</strong> sa finalité homéostatique<br />
dans la spécificité dynamique de ses composants morbides :<br />
mère/enfant/entourage.<br />
Dans des perspectives complémentaires, les travaux inspirés de la<br />
cybernétique <strong>et</strong> de la théorie des systèmes alors en gestation, contribuèrent<br />
à distiller un éclairage nouveau sur les dysfonctionnements relationnels<br />
générateurs d’une souffrance mentale s’exprimant au cœur de<br />
microcollectivités signifiantes : la fratrie ou la famille surtout mais, par<br />
extension, tout système (Bateson, 1956, Watzlawitck <strong>et</strong> al., 1972).
LA CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES 25<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
On reconnaît maintenant la prévalence des troubles génétiques <strong>et</strong> des<br />
maladies néonatales chez les suj<strong>et</strong>s étiqu<strong>et</strong>és autistes (depuis l’existence<br />
de chromosomes surnuméraires jusqu’à des dysmétabolismes fins, du<br />
même registre que ce qui est décrit aujourd’hui dans les « maladies<br />
orphelines »), comme chez les schizophrènes.<br />
C<strong>et</strong>te prévalence va au-delà de l’interférence. Les avancées scientifiques<br />
tendent donc à établir un lien entre les désordres psychocomportementaux<br />
psychotiques <strong>et</strong> des altérations fines, multiples <strong>et</strong> physiopathologiques<br />
du fonctionnement cérébral. Dans la période actuelle, en raison<br />
de ces découvertes convergentes issues des sciences dures relativisant les<br />
apports des sciences molles (sciences humaines), la psychose se r<strong>et</strong>rouve<br />
révisée dans sa nature, revisitée <strong>et</strong> proj<strong>et</strong>ée délibérément dans le champ<br />
de la neuropsychiatrie ou de la pathologie neurodéveloppementale. Par<br />
conséquent, si la psychose se voit, elle aussi, exclue du champ des<br />
désordres essentiellement psychogénétiques, il faudra redimensionner<br />
sérieusement le cadre de la psychiatrie.<br />
On assiste à une dépsychologisation <strong>et</strong> à une remédicalisationbiologicisation<br />
du concept de psychose. Ceci conduit à considérer<br />
maintenant le psychotique comme un handicapé psychique plus que<br />
comme un malade <strong>et</strong> à déterminer, pour sa prise en compte, des stratégies<br />
palliatives réadaptatives ou rééducatives plutôt que des stratégies<br />
psychothérapeutiques. Pourtant, il faut bien continuer à prendre en<br />
considération le fait qu’aux désordres neurophysiopathologiques se<br />
superposent, souvent, des catastrophes relationnelles impliquant les<br />
narcissismes parentaux, mis à rude épreuve par les déficits polymorphes<br />
de leur progéniture, <strong>et</strong> le narcissisme, en devenir, sinon en construction,<br />
des enfants stigmatisés par le handicap. Ce recadrage psychologisant<br />
du champ de la psychiatrie aboutit à faire repousser à ses marges les<br />
psychotiques par les suj<strong>et</strong>s borderlines sur une hypothétique échelle de<br />
sévérité des troubles d’origine psychogénétique.<br />
En France, le contexte de l’après guerre où pullulaient les orphelins de<br />
guerre, fut l’occasion d’observation de cohortes d’enfants se r<strong>et</strong>rouvant<br />
en séjours forcés, plus ou moins longs, en pensionnat, ou en sanatorium<br />
car la tuberculose faisait encore des ravages. Ce type de fragilisation<br />
narcissique, décuplé par le déséquilibre social de la collectivité, posait<br />
problème <strong>et</strong> pouvait facilement se détecter. Bien qu’occupé à sa reconstruction,<br />
le pays s’obligea à s’intéresser à ceux qui restaient au bord<br />
du chemin. Les ordonnances de 1945 sur la protection de l’enfance ½<br />
allaient, par ailleurs, fournir un terrain d’étude fantastique. Leur mise<br />
en œuvre a offert des milliers d’enfants <strong>et</strong> d’adolescents en difficulté à<br />
la sagacité <strong>et</strong> à l’observation de psychologues, d’éducateurs spécialisés<br />
1. Ordonnance N ◦ 45-174 du 2 février 1945, relative à l’enfance délinquante. Ordonnance<br />
N ◦ 58-1301 du 23 décembre 1958, relative à la protection de l’enfance <strong>et</strong> de<br />
l’adolescence en danger.
26 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
ou d’enseignants ½ . Face à c<strong>et</strong> enjeu de société, des efforts de formation<br />
des professionnels du champ psycho-éducatif s’appuyant sur les avancées<br />
théoriques considérables de l’époque (Wallon, 1949 ; Piag<strong>et</strong>, 1966 ;<br />
Lacan, 1975, 1978 ; Dolto, 1980) furent promus.<br />
Les miracles du nursing pour les tout-p<strong>et</strong>its en situation d’abandon,<br />
ainsi que les dispositions éducatives inspirées de ces travaux pour les<br />
plus grands, parfois déjà installés dans la déviance, permirent, sinon de<br />
juguler le phénomène, du moins de le comprendre.<br />
Bien qu’ils restent d’actualité, les outils de la prise en compte de la<br />
carence narcissique furent forgés durant c<strong>et</strong>te période, mais force est<br />
de constater qu’ils n’ont pas vraiment essaimé hors de leur champ de<br />
naissance.<br />
En eff<strong>et</strong>, on constate aujourd’hui des drames existentiels analogues. Ils<br />
sont favorisés par la misère <strong>et</strong> se déroulent dans des pays pas si lointains.<br />
L’ouverture politique récente de certains d’entre eux a autorisé un<br />
regard ému <strong>et</strong> une intervention ponctuelle sur les conditions de vie<br />
régnant au cœur d’orphelinats roumains ou russes, très proches de ce qui<br />
se passait en France dans les années cinquante. Qu’en est-il des autres ?<br />
Bien que l’on sache intellectuellement ce qu’il faudrait faire du point<br />
de vue de la prévention, on fabrique toujours des abandonniques <strong>et</strong> ce<br />
problème continue à avoir des répercussions concrètes jusque dans notre<br />
pays !<br />
Dans la perspective d’une adoption, chaque année, des milliers de<br />
parents potentiels arpentent le monde, courant les orphelinats des pays<br />
sous-développés en quête d’un enfant adoptable. Ils découvrent des<br />
situations telles que celles décrites ci-dessus sans pour autant mesurer<br />
l’impact de c<strong>et</strong>te misère existentielle précoce sur le développement<br />
affectif de leurs futurs enfants. Ils partent du postulat que les enfants<br />
adoptés tôt, donc moins longtemps soumis aux épreuves de l’abandon<br />
ou de l’hospitalisme larvé, présenteront moins de difficultés d’adaptation<br />
que les enfants plus âgés au moment de leur adoption. La tendance est<br />
à l’adoption d’enfants les plus jeunes possible ¾ . Une fois adoptés, les<br />
enfants auront néanmoins à surmonter d’autres écueils du point de vue<br />
du narcissisme, pour se construire une personnalité dense, autonome, <strong>et</strong><br />
une identité opérante.<br />
On conçoit l’immense difficulté pour un enfant à se créer une identité<br />
<strong>et</strong> à s’autoriser un avenir personnel, en bâtissant sur le sable mouvant<br />
1. Déjà au début du siècle, lors de l’instauration de l’école publique <strong>et</strong> obligatoire, il<br />
fallut différencier ce qu’on appelait les anormaux d’hospice (enfants carencés affectivement)<br />
des anormaux d’école (enfants déficients intellectuels). Ces derniers, dépistés<br />
par les tests d’intelligence type échelle de Bin<strong>et</strong>-Simon (1905), ne pouvaient pas suivre<br />
une scolarité normale.<br />
2. Ceci a pour corollaire que la vie des enfants d’orphelinat est une véritable course<br />
contre la montre <strong>et</strong> engendre un traumatisme narcissique supplémentaire pour ceux qui<br />
sont oubliés.
LA CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES 27<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
d’un passé recomposé. Ce passé, il ne le connaît pas. Il ne peut que le<br />
fantasmer en s’appuyant, au gré des événements, sur l’histoire officielle<br />
(mais forcément filtrée) de son adoption. C<strong>et</strong>te histoire incomplète tend<br />
à occulter l’histoire de son abandon, elle aussi amputée, volontairement<br />
ou non. Pourtant, un enfant ne pourra se sentir pleinement adopté avant<br />
d’avoir fait le deuil de son identité d’abandonné. Ceci sera d’autant plus<br />
délicat que celle-ci se verra déniée ou rationalisée par des considérations<br />
moralisatrices.<br />
C<strong>et</strong>te identité infranarrative car infraverbale, d’expression analogique,<br />
est parfois même plus qu’infranarrative, impensable, au point qu’une<br />
partie importante des réserves énergétiques de l’enfant (<strong>et</strong> de sa famille<br />
d’adoption) passera à empêcher la prise de conscience de telles évocations<br />
angoissantes. Elle est inscrite dans tout ce que l’enfant a vécu <strong>et</strong><br />
dont il peut n’avoir aucun souvenir conscient (notion d’amnésie infantile<br />
ordinaire), mais aussi dans tout ce qui est irréductible (sa part génétique,<br />
tant dans son aspect physique que caractériel) <strong>et</strong> qui éclatera au grand<br />
jour, tôt ou tard. Elle s’incarnera aussi dans ce qui lui est directement<br />
relaté ou caché par son entourage adoptant, ainsi que par les souvenirs<br />
réels (ou les souvenirs-écrans) à sa disposition. Elle existera par ce qu’il<br />
se ressentira, à certains moments privilégiés, critiques le plus souvent,<br />
capable d’en dire par lui-même. C’est l’identité narrative au sens de<br />
B. Cyrulnik (2002).<br />
C<strong>et</strong>te identité a pour vocation de se voir revendiquée plus tard, à<br />
l’adolescence, sous forme de conduites à connotation essentiellement<br />
provocatrices espérant une fissure salutaire, une issue dans ce mur de<br />
l’histoire officielle que l’on pourrait, par d’autres traits, rapprocher du<br />
roman familial du névrosé. Ces mots ou ces conduites seraient à chaque<br />
fois à décrypter dans l’urgence, puisque chaque occasion manquée de<br />
rem<strong>et</strong>tre en question ou de redresser la trajectoire affective du suj<strong>et</strong>,<br />
risque de confiner le jeune dans l’impasse borderline qui signe, ici, l’inauthenticité<br />
<strong>et</strong> la faiblesse du moi. Ce switch d’identités instantanées se<br />
combinant avec un chassé croisé de filiation va, entre autre, bouleverser<br />
définitivement l’ordre des générations des parents adoptants comme celui<br />
des parents abandonnés, puisqu’adopter un enfant c’est l’inciter, quelque<br />
part, à consentir à l’abandon de ses parents biologiques.<br />
Ce processus est un deuil inénarrable <strong>et</strong> culpabilisant. Les niveaux<br />
logiques de l’identité infranarrative <strong>et</strong> de l’identité narrative n’étant pas<br />
les mêmes, un difficile travail d’intégration psychique de ces deux parcelles<br />
ou fac<strong>et</strong>tes identitaires contradictoires dans le moi du suj<strong>et</strong> en<br />
construction devra être opéré sous peine que, par exemple, l’identité<br />
« enfant accueilli adopté », d’essence plus librement narrative (car elle<br />
peut se voir positivée), ne s’impose en un faux self prenant le pas<br />
sur l’identité « enfant abandonnant ses parents naturels ». En cas de<br />
décompensation psychique, c’est évidemment c<strong>et</strong>te dernière qui prendra<br />
le pas du point de vue émotionnel.
28 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
Le travail de deuil sur ce faux self , pourtant nécessaire, est psychosocialement<br />
indialectisable, indicible ou impensable, autrement que par<br />
des phénomènes aigus de rupture, générateurs de culpabilité nostalgique<br />
au mieux, d’effondrement individuel au pire. Seul le clivage comme<br />
mécanisme défensif archaïque pouvant être opérant sans trop de douleur,<br />
le fonctionnement clivé r<strong>et</strong>rouvé chez des suj<strong>et</strong>s borderlines (anorexie<br />
ou perversions) peut alors être compris comme une réminiscence fonctionnelle<br />
de c<strong>et</strong>te période cruciale, puisque mal dépassée. Le deuil des<br />
parents abandonnés peut prendre la forme symptomatique d’angoisses<br />
de mort, plus ou moins spectaculaires <strong>et</strong> c’est alors, souvent, de sa<br />
propre disparition que l’enfant aura peur. C<strong>et</strong>te éventualité, que doit par<br />
ailleurs fantasmer chaque enfant « ordinaire » à un moment donné de son<br />
parcours psychique normal, ayant été expérimenté <strong>et</strong> vérifiée dramatiquement,<br />
au moins une fois dans la réalité, chez un enfant abandonné-adopté,<br />
ses proches-indispensables peuvent donc, pour lui, disparaître à tout<br />
moment.<br />
En ce sens, à travers le clivage, comme le soulignent les psychanalystes<br />
orthodoxes, l’état limite cicatriciel n’est pas totalement délivré de<br />
l’hypothèque psychotique puisqu’il utilise les armes de la psychose pour<br />
s’en défendre, ce qui est toutefois une façon de prendre du recul avec la<br />
problématique ½ .<br />
C’est ainsi que D. Wildöcher (1984) distingua la psychose vraie des<br />
mécanismes psychotiques de lutte contre le conflit, quelle que soit la<br />
nature de ce dernier. Dans le cadre de l’effort d’individuation borderline,<br />
la problématique perverse, par exemple, comme exploration des limites<br />
de la mort signe alors, pour partie, une fixation pulsionnelle non encore<br />
sexuée sur c<strong>et</strong>te expérience traumatisante qui, là encore, n’a rien de<br />
libidinale.<br />
C’est bien Thanatos qui œuvre, <strong>et</strong> non Éros. Tout se passe comme si<br />
l’énergie normalement promise à l’exercice ultérieur de pulsions génitalisées<br />
restait dérivée sur ce questionnement lié à l’individuation resté sans<br />
réponse, devenu morbide en infiltrant toujours plus le fonctionnement<br />
affectif du suj<strong>et</strong>, jusqu’à se concrétiser, par exemple, par des fonctionnements<br />
pervers ou addictifs.<br />
« Il faudra bien que l’on réponde à la question », disait une patiente<br />
borderline en soliloquant... « Je veux bien essayer mais quelle est la question<br />
? » lui répondis-je. C<strong>et</strong>te répartie, logique à mon sens, déclencha un<br />
bouleversement anxieux intense chez la patiente, un malaise physique<br />
profond ; la question était inénarrable, seule la mort pouvait en répondre.<br />
En dehors de ces cas dramatiques, dans la psychogenèse des états-limites<br />
1. En ce sens, on peut remarquer que le borderline se dégage de la position psychotique<br />
en utilisant les mécanismes défensifs de la psychose tout comme il se définit en subvertissant<br />
les concepts issus de la psychanalyse. Le pervers ne fait pas autre chose que de<br />
combattre son partenaire en exploitant la faiblesse propre de celui-ci, c’est-à-dire, sa<br />
logique.
LA CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES 29<br />
de la personnalité, on constate dans les suites d’un traumatisme désorganisateur<br />
précoce (si celui-ci n’est pas traité comme il se doit), que<br />
les défenses acquises, en dépit de leur précarité structurelle, perm<strong>et</strong>tent<br />
la poursuite d’une évolution paraissant satisfaisante jusqu’à la poussée<br />
prépubertaire (10/12 ans), ce qui ne présage pas des désordres ultérieurs<br />
comme autant de tentatives de cicatrisation ou d’aménagements : c’est la<br />
pseudo-latence décrite par J. Berger<strong>et</strong>.<br />
Du point de vue psychologique <strong>et</strong> physiologique, c<strong>et</strong>te période clef<br />
pour la poursuite d’un développement harmonieux comporte, entre autre,<br />
un détachement accru vis-à-vis de la mère. C<strong>et</strong>te période constitue une<br />
récapitulation de la phase séparation/individuation, une chance de l’intégrer<br />
solidement dans l’avenir du jeune, si tout va bien. Mais, le plus<br />
souvent, dans ce contexte critique, se cristallisera un sentiment de vide,<br />
d’ennui morne pouvant occasionner subitement une résurgence anxieuse<br />
<strong>et</strong> des symptômes comportementaux plus bruyants : violence, fugue,<br />
conduites caractérielles.<br />
DES LIMITES DU CONCEPT D’ÉTAT-LIMITE<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Pour L. Fineltain (1996), les termes de styxose (en référence au fleuve<br />
Styx, le haïssable, qui séparait, dans la mythologie grecque antique le<br />
monde des vivants du monde des ombres) <strong>et</strong> de m<strong>et</strong>horiose (étymologiquement<br />
« qui est sur la frontière ») recouvrent d’autres formes frontières<br />
que ce qui est aujourd’hui conceptualisé comme état-limite. L. Fineltain<br />
intègre, dans ce terme évocateur, les états à potentialité prépsychotique,<br />
ce qui montre qu’il n’est pas non plus dégagé de la dichotomie psychose/névrose.<br />
Ces états pathologiques déroulent un véritable anneau de Möbius<br />
décrivant l’intrication psychoclinique conscient-inconscient dans la<br />
gradation insidieuse classique schizoïdie/schizothymie/schizophrénie,<br />
qui exprime l’un des processus d’entrée dans la schizophrénie,<br />
ceux-ci s’étendant jusqu’aux oxymoriques psychoses réversibles.<br />
Dans ces dernières, peuvent s’inclure les bouffées délirantes sans<br />
lendemain (ce qui pose à notre époque la question de la prééminence<br />
clinique d’un apport exotoxique psychodysleptique comme facteur<br />
déclenchant ou favorisant la décompensation d’allure psychotique), les<br />
psychoses paranoïdes à évolution périodique ½ , très proches des maladies<br />
maniaco-dépressives par leur pronostic <strong>et</strong> leur approche thérapeutique<br />
« étiologique » (les sels de lithium), ainsi que certains états psychotiques<br />
transitoires traduisant une situation psychique conflictuelle aiguë, comme<br />
la dissociation psychique brutale chez un suj<strong>et</strong> placé en situation de<br />
catastrophe.<br />
1. Décrites par l’école de psychiatrie de Marseille (J. Sutter) dans les années soixantedix.
30 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
Pour L. Fineltain, le système borderline doit être regardé comme une<br />
psychose réversible. À notre sens, c<strong>et</strong>te interprétation perpétue le risque<br />
de dissoudre la nosographie, de faire perdre de vue l’idée structurale de<br />
la personnalité qui se trouve, finalement, enrichie plus que déstabilisée<br />
par l’introduction potentielle d’une tiers-structure. Elle est de nature à<br />
avaliser d’autant le tronçonnage sémiologique actuel <strong>et</strong> l’empilement<br />
axiologique des DSM ½<br />
successifs, qui va jusqu’à dissoudre la notion<br />
même de structure.<br />
Dans le DSM, le diagnostic est coaxial. Il repose sur un item « trouble<br />
de la personnalité » associé à un item « trouble mental ». C<strong>et</strong>te description<br />
sèche <strong>et</strong> démembrée s’oppose à la logique centrifuge du modèle<br />
psychodynamique dialectisant le trouble de la personnalité <strong>et</strong> les aménagements<br />
économiques du trouble, triangulant ces derniers par la notion<br />
de caractère ; ce modèle pouvant seul rendre compte de la variabilité<br />
clinique rencontrée, sans rem<strong>et</strong>tre en cause l’unité structurale sousjacente.<br />
Elle a le mérite d’introduire la possibilité d’envisager l’existence<br />
autonome d’une personnalité borderline asymptomatique, sans devoir<br />
la rattacher automatiquement à un désordre mental sévère inévitable, à<br />
détecter le plus tôt possible pour le traiter (au mieux) ou pour interner<br />
préventivement l’individu qui en serait porteur.<br />
Les informations contenues dans le DSM sont à appréhender dans<br />
leur logique qui est de fournir pour chaque diagnostic une liste complète<br />
de critères destinée à améliorer la fidélité intercotateurs (interjuges) <strong>et</strong><br />
donc la fiabilité de la transmission d’informations. Par ailleurs, chaque<br />
définition est précédée d’un double code :<br />
– Le code de la CIM10, alphanumérique – c’est-à-dire formé d’une l<strong>et</strong>tre<br />
<strong>et</strong> de chiffres, ex. F 60.31 – évoquant l’affection la plus proche sans<br />
superposition exacte ;<br />
– Le code de la CIM-9-MC, numérique – ex. [301.83] – qui est le code<br />
en vigueur aux Etats-Unis au moment de la publication du manuel.<br />
Le jeu entre ces différentes grilles de lecture (CIM-9-MC, CIM10,<br />
DSM-IV) de la symptomatologie offerte par le patient est censé laissé<br />
peu de place au doute quant à la description clinique. Il ne s’agit pas de<br />
produire une description clinique la plus exacte possible d’une vign<strong>et</strong>te<br />
clinique exemplaire dans laquelle des thérapeutes pourraient r<strong>et</strong>rouver<br />
des symptômes de leurs propres patients <strong>et</strong> en faire des déductions<br />
diagnostiques, mais de m<strong>et</strong>tre en place les conditions pour que des<br />
cotateurs différents, ne se connaissant pas <strong>et</strong> n’ayant jamais travaillé<br />
ensemble, n’étant pas forcément de la même culture, puissent, face à des<br />
cas cliniques similaires, restituer des diagnostics identiques.<br />
1. DSM : Diagnostic and statistical Manual of Mental Disorders. Ce manuel utilise une<br />
classification multiaxiale des items cliniques sans les rapporter à une notion structurale.
LA CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES 31<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
[381.83] Personnalité borderline (284), comme mode d’instabilité des<br />
relations interpersonnelles, de l’image de soi <strong>et</strong> des affects avec une<br />
impulsivité marquée, qui apparaît au début de l’âge adulte <strong>et</strong> est présent<br />
dans des contextes divers, comme en témoignent au moins cinq des<br />
manifestations suivantes :<br />
(1) efforts effrénés pour éviter les abandons réels ou imaginés [...]<br />
(2) mode de relations interpersonnelles instables <strong>et</strong> intenses caractérisées<br />
par l’alternance entre des positions extrêmes d’idéalisation excessive<br />
<strong>et</strong> de dévalorisation (3) perturbation de l’identité : instabilité marquée<br />
<strong>et</strong> persistante de l’image ou de la notion de soi (4) impulsivité dans<br />
au moins deux domaines potentiellement dommageables pour le suj<strong>et</strong><br />
(p. ex., dépenses, sexualité, toxicomanie, conduite automobile dangereuse,<br />
crises de boulimie) [...] (5) répétition de comportements, de gestes<br />
ou de menaces suicidaires ou d’automutilations (6) instabilité affective<br />
due à une réactivité marquée de l’humeur (p. ex. dysphorie épisodique<br />
intense, irritabilité ou anxiété durant habituellement quelques heures<br />
<strong>et</strong> rarement plus de quelques jours) (7) sentiments chroniques de vide<br />
(8) colères intenses <strong>et</strong> inappropriées ou difficultés à contrôler sa colère<br />
(par ex. fréquentes manifestations de mauvaise humeur, colère constante<br />
ou bagarre répétées) (9) survenue transitoire dans des situations de stress<br />
d’une idéation persécutoire ou de symptômes dissociatifs sévères.<br />
[301.81] Personnalité narcissique (286) comme mode général de fantaisie<br />
ou de comportements grandioses, de besoin d’être admiré <strong>et</strong> de<br />
manque d’empathie qui apparaissent au début de l’âge adulte <strong>et</strong> sont<br />
présents dans des contextes divers. Le DSM-IV sélectionne 9 manifestations,<br />
parmi lesquels (4) besoin excessif d’être aimé ou (6) exploite<br />
l’autre dans les relations interpersonnelles : utilise autrui pour arriver<br />
à ses propres fins. Il faut satisfaire à au moins 5/9 des items pour être<br />
catalogué personnalité narcissique.<br />
Ces types descriptifs m<strong>et</strong>tent en rapport des bribes de comportement,<br />
soigneusement listées <strong>et</strong> exhaustives, ainsi que le jugement plus ou moins<br />
objectif qu’un observateur médical pourra porter sur ces conduites considérées<br />
comme liées à une personnalité postulée comme sous-jacente.<br />
[301.9] Trouble de la personnalité (non spécifié). Dans ce cadre apparaît<br />
la notion de personnalité mixte, qui n’a rien à voir avec les étatsmixtes<br />
maniaco-dépressifs, <strong>et</strong> qui cherche à illustrer l’instabilité foncière<br />
de la personnalité d’un suj<strong>et</strong> borderline. On peut, par exemple, y pointer<br />
la conceptualisation d’une personnalité dépendante [301.6] <strong>et</strong> d’une<br />
personnalité antisociale [301.7], mode général de mépris <strong>et</strong> de transgression<br />
des droits d’autrui qui survient depuis l’âge de quinze ans... avec<br />
7 items révélateurs. Ce type de personnalité est clairement r<strong>et</strong>rouvable<br />
en clinique criminologique chez les escrocs, qui ne sont pas considérés,<br />
eux, comme des malades <strong>et</strong> qui relèvent complètement du droit pénal.<br />
C<strong>et</strong>te catégorisation intermédiaire a l’intérêt de faire ainsi le lien entre<br />
une conduite antisociale <strong>et</strong> une personnalité sous-jacente conçue comme
32 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
fondamentalement antisociale. Ceci autorise bien des batailles d’experts<br />
au suj<strong>et</strong> de la responsabilité des délinquants de ce type.<br />
D’autres éléments, pouvant entrer en ligne de compte dans la psychogenèse<br />
d’un état-limite, sont individualisés. En combinant DSM-IV <strong>et</strong><br />
CIM9-MC qui est la classification en vigueur au moment de la publication<br />
du DSM-IV, on r<strong>et</strong>rouve par exemple, le premier code dépendant de<br />
la CIM, le second du DSM.<br />
F93.0 [309.21] Anxiété de séparation<br />
F94.x [313.89] Trouble réactionnel de l’attachement de la première ou<br />
de la deuxième enfance. Spécifier le type (inhibé/désinhibé).<br />
Troubles envahissants du développement (58)<br />
F84.0 [299.00] Trouble autistique (58)<br />
F84.1 [299.80] Autisme atypique (63)<br />
Troubles de l’alimentation <strong>et</strong> troubles des conduites alimentaires de la<br />
première ou de la deuxième enfance (70) :<br />
F98.2 [307.53] Mérycisme<br />
F98.2 [307.59] Trouble de l’alimentation de la première ou de la<br />
deuxième enfance (71).<br />
Les différents aménagements économiques de l’âge adulte sont individualisés<br />
sous forme d’items de l’axe II, parfois exclusifs, ce qui ne rend<br />
pas compte de la fluctuance intrinsèque des troubles tout au long de la<br />
vie d’un suj<strong>et</strong> borderline :<br />
Paraphilies (245)<br />
F65.2 [302.4] Exhibitionnisme (245)<br />
F65.0 [302.81] Fétichisme (245)<br />
F65.5 [302.83] Masochisme sexuel (248)<br />
F65.5 [302.84] Sadisme sexuel (248) ou :<br />
F65.4 [302.2] Pédophilie (246). Spécifier si : attiré sexuellement par<br />
les garçons, attiré sexuellement par les filles/ attiré sexuellement par les<br />
filles <strong>et</strong> les garçons. Spécifier si : limité à l’inceste. Spécifier le type :<br />
exclusif/ non exclusif.<br />
Troubles du contrôle des impulsions non classés ailleurs (271)<br />
F63.8 [312.34] Trouble explosif intermittent (271)<br />
F63.2 [312.32] Kleptomanie (271)<br />
À partir de ces critères, la prévalence épidémiologique de ces personnalités<br />
pathologiques présente une occurrence de 5 à 15 % (1986) <strong>et</strong> de<br />
13 à 33 % (Marin, Widiger, Frances <strong>et</strong> al., 1989) dans une population<br />
ordinaire de consultants de secteur psychiatrique. Multiaxial par principe,<br />
le DSM se propose de prendre en considération les problèmes psychosociaux<br />
<strong>et</strong> environnementaux (axe IV), intégrant au diagnostic, par<br />
exemple, des précisions portant sur d’éventuels problèmes de logement<br />
(absence de domicile fixe, logement inadapté, insécurité du quartier,<br />
conflits avec les voisins ou le propriétaire), des problèmes en relation<br />
avec les institutions judiciaires/pénales, (arrestation, incarcération, litige,
LA CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES 33<br />
se trouver victime d’un crime), des problèmes économiques (très grande<br />
pauvr<strong>et</strong>é, insuffisance des revenus <strong>et</strong> des prestations sociales). Il prend<br />
également en compte l’évaluation globale du fonctionnement en utilisant<br />
l’échelle globale du fonctionnement (EGF). C<strong>et</strong>te description compartimentée<br />
d’une existence, de portée clairement sociale puisque destinée<br />
à légitimer l’intervention psychiatrique, est morcelée <strong>et</strong> déshumanisée.<br />
En conséquence, elle nous semble peu adaptée pour restituer la globalité<br />
d’une destinée, fut-elle aussi douloureuse <strong>et</strong> chaotique que celle d’un<br />
suj<strong>et</strong> borderline. Que dire en cas de personnalité multiple, si ce n’est<br />
créer un compartiment de plus ?<br />
Une autre dérive dangereuse à notre sens serait d’utiliser les items<br />
psychodynamiques dans une perspective de normalisation sociologique.<br />
En outre, les items r<strong>et</strong>enus dans l’axe IV, s’ils sont globalement adaptés<br />
au mode de vie occidental contemporain, perdent vite leur pertinence<br />
dans d’autres contextes.<br />
Cependant, il n’en reste pas moins que superposer les perspectives<br />
psychodynamiques <strong>et</strong> DSMiques apporte parfois un éclairage supplémentaire<br />
au clinicien dans certains cas litigieux <strong>et</strong> perm<strong>et</strong>, ce qui était<br />
le but du proj<strong>et</strong>, de communiquer sur le patient.<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
LES TESTS PSYCHOMÉTRIQUES STANDARDISÉS<br />
ET LES TESTS PROJECTIFS<br />
Les tests psychométriques sont sous-utilisés en France où la part belle<br />
est faite à l’intuition clinique <strong>et</strong> aux entr<strong>et</strong>iens « non directifs ». Dans<br />
les pays anglo-saxons, au contraire, l’usage s’est répandu de confronter<br />
la clinique (entr<strong>et</strong>iens directifs <strong>et</strong> semi-directifs) à une batterie de tests<br />
<strong>et</strong> d’échelles de cotation visant à standardiser les approches cliniques<br />
jusqu’à obtenir une relative fidélité interpersonnelle des cotations. Il<br />
existe de nombreuses échelles de dépressions <strong>et</strong> des échelles visant à<br />
quantifier l’expression d’une psychose. À notre connaissance, il n’existe<br />
pas d’échelle pour coter spécifiquement les suj<strong>et</strong>s borderlines. L’absence<br />
d’intérêt direct de l’industrie pharmaceutique pour les troubles borderlines,<br />
pour lesquels il n’existe pas encore de médicament spécifique, n’est<br />
pas étrangère au phénomène.<br />
Le test de Rorschach (Villerbu <strong>et</strong> al., 1992) appartient à la panoplie de<br />
l’approche psychodynamique <strong>et</strong> il peut se révéler décisif en cas d’errance<br />
diagnostique favorisée par l’atypicité manifeste d’un trouble. Il explore<br />
la question de la représentation de soi dans l’intégration, plus ou moins<br />
aisée, des mouvements pulsionnels narcissiques ou objectaux. Il propose<br />
une approche structurale. Par exemple, en tant que mise à l’épreuve des<br />
limites, il apprécie l’intégration libidinale corporelle. Peuvent ainsi être<br />
pointés des signes évocateurs de fonctionnements archaïques à travers la<br />
présence de réponses déréelles, bizarres, mal structurées pouvant faire<br />
évoquer la psychose.
34 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
Dans ce cas, la plupart des psychologues en activité aujourd’hui relevant<br />
d’une formation théorique universitaire privilégiant la dichotomie<br />
psychose/névrose, c’est le diagnostic de psychose qui pourra se voir<br />
(abusivement ?) avancé. Le diagnostic est ici un pronostic puisque la<br />
façon dont un médecin <strong>et</strong> l’entourage d’un malade vont concevoir l’agencement<br />
<strong>et</strong> la signification de ses troubles comportementaux est de nature<br />
à sélectionner ceux r<strong>et</strong>enus (ou r<strong>et</strong>enables) dans sa symptomatologie<br />
puisqu’attendus. C<strong>et</strong>te sélection (inconsciente) faisant office de filtre,<br />
tend à conformer, insidieusement, le patient à ce qu’on en attend ou<br />
on en craint. Par conséquent, chacun peut constater, dans sa pratique<br />
professionnelle, que considérer un suj<strong>et</strong> comme psychotique lui ouvre<br />
souvent, par le jeu de telles rétroactions mal maîtrisables, une carrière<br />
effective de psychotique.<br />
Si dans les tests, la différence sémiologique avec ce qui peut être<br />
trouvé dans des organisations psychotiques de la personnalité reste difficile<br />
à objectiver, il faut se rappeler que les tests projectifs <strong>et</strong> psychométriques<br />
n’ont été étalonnés, en leur temps, que pour différentier structurellement<br />
psychose <strong>et</strong> névrose. Ce qui explique leurs limites techniques<br />
vis-à-vis des états-limites.<br />
Le T.A.T. ½ explore les mécanismes défensifs prévalents <strong>et</strong> complète la<br />
connaissance standardisée de la personnalité de base.<br />
En fait, il apparaît bien que les états-limites ont toujours été abordés de<br />
façon pointilliste ou impressionniste, en jouant sur des concepts importés<br />
de logiques distinctes. C<strong>et</strong>te histoire trouble les rendant définitivement<br />
ingérables du point de vue du dogme psychanalytique <strong>et</strong> de la sémantique,<br />
c’est peu à peu qu’ils émergèrent, sous une forme psychoclinique<br />
admise, adoptant une formulation définitive en tant que soubassement<br />
particulier de la personnalité.<br />
Les différentes tentatives classificatoires des troubles psychiques <strong>et</strong><br />
mentaux, quels que soient leurs niveaux logiques (psychiatrie biologique,<br />
psychologie, psychométrie, psychosociologie) ont donc pris en compte,<br />
à leur manière, la notion d’état-limite.<br />
Parmi les angles d’attaque du problème, la dimension du narcissisme<br />
défaillant est pertinente. Celle-ci est appréhendée comme susceptible<br />
d’entraîner un défaut de l’investissement de soi <strong>et</strong> d’induire une incapacité<br />
mortifère à se tourner positivement vers des obj<strong>et</strong>s extérieurs.<br />
Par conséquent, le suj<strong>et</strong> pourra difficilement soutenir une relation saine.<br />
C<strong>et</strong>te piste aide à comprendre rétrospectivement la psychogenèse de<br />
1. TAT : Thematic aperception test. Le TAT sollicite la conflictualité œdipienne dans<br />
ses références identificatoires <strong>et</strong> relationnelles. Cependant, les champs du TAT <strong>et</strong> du<br />
Rorschach se recoupent à travers l’articulation défensive dégagée par les deux épreuves.<br />
Celle-ci démontre les caractéristiques des aménagements des conflits au sein d’organisations<br />
psychopathologiques spécifiques.
LA CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES 35<br />
c<strong>et</strong>te organisation palliative de la personnalité, <strong>et</strong> à la rapporter utilement<br />
à la clinique cicatricielle découlant des aménagements économiques<br />
de la personnalité sous-jacente. En dépit de la survenue dans leur<br />
existence d’un traumatisme désorganisateur (c’est-à-dire, susceptible de<br />
bouleverser le processus d’individuation psychique harmonieuse d’un<br />
suj<strong>et</strong>, <strong>et</strong> d’induire une faille narcissique), certains individus parviennent<br />
à poursuivre une évolution psychique satisfaisante, aboutissant à des<br />
positionnements identitaires <strong>et</strong> personnels socialisant ; c’est la résilience.<br />
D’autres accumulent très vite une cascade de troubles du comportement<br />
associés à des signes de souffrance intense, ils s’engagent dans une<br />
dysharmonie évolutive à pronostic médiocre. D’autres enfin, semblent<br />
aborder suffisamment l’Œdipe <strong>et</strong> ils s’installent dans une pseudo-latence<br />
superficielle, trompeuse, susceptible de déboucher, à l’adolescence, sur<br />
un réveil existentiel douloureux pour eux-mêmes <strong>et</strong> pour leur entourage<br />
avec le risque d’un positionnement psychique ultérieur dans le tronc<br />
commun borderline, si un traumatisme désorganisateur tardif survient<br />
secondairement.<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
LE RÉSERVOIR LIBIDINAL ET SON CONTENU<br />
Le narcissisme est une notion introduite par A. Bin<strong>et</strong> en 1887 pour<br />
décrire une forme de fétichisme consistant à prendre sa personne comme<br />
obj<strong>et</strong> sexuel, ce que l’on appellerait plutôt auto-érotisme aujourd’hui.<br />
Il fut considéré par la suite comme un stade normal du développement<br />
sexuel humain (Freud, 1911), c’est-à-dire, un phénomène libidinal<br />
(Freud, 1914) résultant du report sur soi des investissements libidinaux<br />
préalablement dispersés sur le monde extérieur, ce monde n’étant<br />
pas totalement perçu comme définitivement du non-soi jusqu’à ce que<br />
la position psychotique se trouve dépassée. Il pourrait représenter une<br />
ébauche dans le registre libidinal de ce qui sera conceptualisé ultérieurement<br />
par S. Freud comme l’idéal du moi.<br />
Pour S. Freud (1895, 1915, 1926), ce r<strong>et</strong>rait libidinal fondant un narcissisme<br />
primaire infantile, absolu, ne peut donc se produire qu’après<br />
l’investissement vers l’extérieur d’une libido en provenance du moi ce<br />
qui postule, en préalable, l’investissement vers l’extérieur. Ce jeu active<br />
une dialectique extérieur/intérieur <strong>et</strong> moi/non-moi : il semble que la<br />
libido narcissique, ou libido du moi, constitue le grand réservoir d’où<br />
partent les investissements d’obj<strong>et</strong> <strong>et</strong> vers lesquels ils sont à nouveau<br />
ramenés ; l’investissement libidinal du moi est l’état originaire réalisé<br />
dans la toute première enfance, <strong>et</strong> les cessions ultérieures de libido ne font<br />
que le recouvrir, mais il persiste, pour l’essentiel, à l’arrière-plan, (SE-<br />
VII, p. 218). La balance énergétique entre une libido du moi <strong>et</strong> une libido<br />
d’obj<strong>et</strong> détermine pour S. Freud le modèle de l’investissement amoureux<br />
comme prototype de la libido d’obj<strong>et</strong> <strong>et</strong> le fantasme de fin du monde<br />
chez le paranoïaque comme l’expression la plus sévère de la libido du<br />
moi (Roudinesco, Plon, 1997). Tout ce que nous savons concerne le moi
36 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
où s’accumule, dès le début, toute la part disponible de libido. C’est<br />
à c<strong>et</strong> état de choses que nous donnons le nom de narcissisme:primaire<br />
absolu (Freud, 1938, chap. 2). C<strong>et</strong> état instable se maintient tant que la<br />
libido narcissique ne se transforme pas en libido objectale, c’est-à-dire<br />
en pulsion libidinale tournée vers l’obj<strong>et</strong>. Ce narcissisme primaire est<br />
le socle énergétique qui conditionnera toute la potentialité évolutive de<br />
la personnalité, mais toute la question est de connaître sa nature exacte,<br />
structure ou état (Green, 1993, 1996).<br />
Pour M. Balint (1977, 1978), la notion d’amour primaire serait préférable<br />
à celle de narcissisme primaire, dans la mesure où le ça serait<br />
en fait le réservoir primitif de libido, dans lequel puiserait le moi au<br />
fur <strong>et</strong> à mesure de son renforcement pour constituer, par la suite, le<br />
« réservoir citerne » de libido. Ces considérations, toutes théoriques,<br />
ont le mérite de soulever l’hypothèse que le moi ne serait pas la seule<br />
instance en question dans les carences narcissiques. Pourrait-on parler de<br />
« ça » lacunaire renvoyant à des expériences de « plaisirs » non vécus, de<br />
frustration émotionnelle primaire carençante en raison de son intensité ou<br />
du moment crucial où elle a été subie ½ ?<br />
Il existe, selon M. Balint, une zone du défaut fondamental dans<br />
laquelle le jeu des forces ne prend pas la forme d’un conflit (comme dans<br />
la zone du complexe d’Œdipe) mais celle d’un défaut. Pour lui, ces trois<br />
zones (il y ajoute celle de la création), « couvrent » le moi <strong>et</strong> atteignent<br />
peut-être le ça. Nous sommes dans le multiaxial avant l’heure !<br />
Ce narcissisme primaire s’étaye, pour partie, sur l’attention attendrie<br />
des parents <strong>et</strong> sur la satisfaction continue des besoins de l’enfant, comme<br />
un véritable avatar du narcissisme parental, avec tous les risques d’incomplétude<br />
que cela induit pour le parent, <strong>et</strong> pour l’enfant, si la part<br />
des choses n’est pas faite. Trop de sollicitude ou d’angoisse parentale<br />
peut viser à réparer un défaut narcissique de ces derniers <strong>et</strong> contribuer<br />
à fragiliser l’enfant (en ne lui laissant nulle place pour le désir, <strong>et</strong> la<br />
latence entre frustration <strong>et</strong> satisfaction) plus qu’à le remplir utilement<br />
si c<strong>et</strong>te composante n’est pas maîtrisée. En ce sens, de la même façon<br />
que l’adolescence peut réaliser une récapitulation œdipienne maturante,<br />
la naissance d’un enfant réactive toujours <strong>et</strong> récapitule, brutalement, les<br />
positionnements narcissiques gigognes, maternels <strong>et</strong> grands maternels,<br />
(<strong>et</strong> peut-être aussi paternels, dans un autre registre). Ce bouleversement<br />
narcissique doit être géré sur la durée, mais ce n’est pas toujours possible.<br />
Le drame familial que constitue toujours une bouffée délirante des<br />
psychoses du post-partum s’ancre pour partie dans la difficulté, pour une<br />
mère, de métaboliser <strong>et</strong> de dialectiser/différentier son propre narcissisme,<br />
structurellement fragile <strong>et</strong> mis en question par la gestation <strong>et</strong> la naissance,<br />
1. Ces frustrations fondatrices <strong>et</strong> les distorsions émotionnelles qu’elles engendrent<br />
sont parfois accessibles, car actualisées, au cours de soins à médiation corporelle.<br />
La kinésithérapie psychiatrique comme médium <strong>et</strong> la morphopathologie comme cadre<br />
conceptuel pourraient être utiles dans ces cas.
LA CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES 37<br />
<strong>et</strong> ce qu’elle sera en mesure de proj<strong>et</strong>er affectivement sur son enfant<br />
nouveau-né, afin de lui perm<strong>et</strong>tre de bâtir son propre narcissisme. En ce<br />
sens, la naissance est une co-construction de narcissisme engageant une<br />
réciprocité structurante. La naissance accorde à la mère une chance de<br />
rétroagir efficacement sur ses carences antérieures, l’un des narcissismes,<br />
le nouveau venu, s’appuyant pour se densifier sur la qualité de l’ancien<br />
<strong>et</strong> requalifiant par ailleurs celui-ci.<br />
Plus globalement, une naissance est l’occasion pour le système familial<br />
entier de relativiser <strong>et</strong> de redistribuer les problématiques narcissiques<br />
transgénérationnelles comme autant de cartes (atouts ou mauvaises<br />
pioches) qui traduisent une convergence d’histoires individuelles<br />
ou collectives <strong>et</strong> qui trouvent dans ces moments nodaux une occasion de<br />
remonter à la surface ou de s’exprimer ½ .<br />
Dans les psychoses du post-partum, le matériel psychique explosif,<br />
restitué par la mère lors de sa production délirante, qu’il soit expansif ou<br />
concentrique <strong>et</strong> persécutoire, est souvent d’essence narcissique. La prise<br />
en compte de c<strong>et</strong>te problématique comme convergence historique entrelaçant<br />
les deux histoires familiales parentales <strong>et</strong> leurs passifs (notion de<br />
linkage psychique), est essentielle pour aider la patiente à se positionner.<br />
« Serais-je une suffisamment bonne mère ? » est le questionnement<br />
banal, en cascade, de toute mère. On pourrait ajouter : « pour être<br />
enfin une bonne fille, <strong>et</strong> légitimer ma propre mère en bonne fille de<br />
ses parents ? » C’est la notion d’enfant réparateur maintenant prise en<br />
compte en néonatologie <strong>et</strong> en pédopsychiatrie mais pas toujours en<br />
psychiatrie d’adulte.<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 2 – L’enfant non réparateur<br />
M., un de nos patients, jeune borderline surdoué (Q.I. coté à 140), engagé<br />
très tôt dans une problématique sexuelle perverse avec aménagements<br />
pseudo-psychotiques favorisés par la prise de divers toxiques fut un enfant<br />
adopté. Bien qu’empêtré dans un fonctionnement homosexuel <strong>et</strong> masochiste<br />
s’accompagnant des revendications délirantes s’apparentant à du<br />
transsexualisme lors des phases les plus délicates, il tomba un jour amoureux<br />
d’une jeune femme. Celle-ci, physiquement fort peu féminine, intellectuellement<br />
frustre, était l’aînée de trois sœurs dont la puînée, déjà<br />
suivie par les services sociaux se trouvait précocement conformée à un<br />
fonctionnement clairement masculin. De c<strong>et</strong>te fréquentation apparemment<br />
dysharmonique naquirent deux garçons. M. recevait là du destin une chance<br />
extraordinaire d’offrir à ses parents adoptifs deux garçons portant leur nom,<br />
ce qui aurait été dans le contexte de c<strong>et</strong>te famille traditionaliste, le plus beau<br />
des cadeaux, voire la plus intense des réparations. Il se « débrouilla » pour<br />
être absent lors des deux naissances (« au trou » : au service national la<br />
première fois, interné en psychiatrie la seconde fois). Dès lors, la mère, sur<br />
1. Par analogie biologique, on pourrait prendre l’image de la méiose suivie de la<br />
fusion des gamètes parentaux qui déterminerait en l’occurrence une recomposition par<br />
brassage (psycho)génétique.
38 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
les conseils de son propre père alla déclarer ses deux enfants sous son<br />
nom personnel, celui de son père. Dans c<strong>et</strong> entrecroisement de filiations,<br />
une famille dotée de trois filles réussi à « récupérer » deux garçons portant<br />
son nom, <strong>et</strong> une autre se r<strong>et</strong>rouva comme surlésée de c<strong>et</strong>te « chance » de<br />
réparation de lignage, la d<strong>et</strong>te indicible contractée lors de l’adoption par le<br />
jeune M. ne pouvait être réglée, les narcissismes restaient à vif de part <strong>et</strong><br />
d’autre, la psychose n’était pas loin. Il faut par ailleurs noter que du côté<br />
du grand-père maternel, lui-même enfant de la DDASS, on comptait trois<br />
demi-frères portant chacun des patronymes différents.<br />
La psychose se manifesta logiquement à la génération suivante : le premierné<br />
des enfants, placé au foyer de l’enfance en raison des carences maternelles,<br />
manifesta très tôt une symptomatologie évocatrice d’autisme infantile<br />
précoce. Bien plus tard, quinquagénaire, comme libéré de la question du<br />
nom, le grand-père maternel réussit enfin à avoir un p<strong>et</strong>it garçon.<br />
Ce cas montre combien la question de la filiation, voire du « nom<br />
du père », comme disent les lacaniens, se r<strong>et</strong>rouve placée au premier<br />
plan lors d’une naissance <strong>et</strong> qu’il est question, ici, de remaniements<br />
narcissiques chez tous les protagonistes.<br />
Les phobies d’impulsions, aboutissant à la peur de j<strong>et</strong>er son enfant par<br />
la fenêtre, ou les délires de filiation divine ou diabolique, sont fréquentes<br />
lors des bouffées délirantes du post-partum. Ces désordres renvoient dans<br />
leurs registres propres à ce que l’enfant nouveau-né est censé réparer par<br />
sa survenue, à ce que la jeune mère a pu vivre (ou subir), au préalable,<br />
de la part de sa propre mère, ainsi qu’à l’histoire personnelle de c<strong>et</strong>te<br />
dernière car il n’y a, dans ces histoires, il faut le souligner, que des<br />
victimes (à transformer par la thérapie en autant de survivants) !<br />
Le narcissisme secondaire, ou narcissisme du moi, tel qu’il est élaboré<br />
par S. Freud, appartient à la clinique de la psychose <strong>et</strong> se réfère au r<strong>et</strong>rait<br />
libidinal de tous les obj<strong>et</strong>s extérieurs. Il est donc de signification pathologique.<br />
De la psychose mélancolique à la schizophrénie, son champ de<br />
carence est large.<br />
Au-delà de c<strong>et</strong>te conceptualisation limitée au monde de la psychose <strong>et</strong><br />
transposable, pour partie seulement, aux états-limites, c<strong>et</strong> effondrement<br />
narcissique, réactionnel, nous apparaît comme étant également à l’œuvre,<br />
de façon signifiante, dans les processus pathologiques de la sénescence<br />
psycho-physique, autre période charnière, située quelque peu en miroir<br />
du post-partum ½ .<br />
Il infiltre l’égoïsme du vieillard, devenu autocentré sur ses préoccupations<br />
immédiates, versé dans l’hypochondrie ou, au minimum, dans<br />
la quête anxieuse du moindre de ses dysfonctionnements physiques. Il<br />
1. Autant le post-partum est le moment où éclate la possibilité d’engendrer, autant<br />
la sénescence signe la période où l’engendrement (de quoi que ce soit, <strong>et</strong> pas seulement<br />
d’un enfant) est désormais impossible ; c’est le moment où le suj<strong>et</strong> est asséché.<br />
Quelques rares grands créateurs, de Picasso à Rostropovitch, n’ont jamais vécu c<strong>et</strong>te<br />
période.
LA CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES 39<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
dessine en creux le repli existentiel du grand âge, sur un monde concentrique,<br />
réduit à un maigre périmètre de marche invalidant <strong>et</strong> confiné<br />
dans un espace clos où trônent quelques souvenirs défraîchis, de moins<br />
en moins investis. Pour ces grands vieillards, leur entourage immédiat<br />
(animal de compagnie, femme de ménage, infirmière, aide à domicile,<br />
médecin) compte désormais plus que leur environnement affectif antérieur.<br />
Les enfants se sont éloignés, ils sont non reconnus, oubliés parfois.<br />
Lorsque sont installés des déficits mnésiques sévères, ils ne signifient<br />
plus rien, du point de vue de l’économie libidinale <strong>et</strong> du narcissisme.<br />
Ce rétrécissement narcissique explique des fonctionnements<br />
paradoxaux <strong>et</strong> nourrit la fragilité psycho-affective de ces suj<strong>et</strong>s vis-à-vis<br />
de leur entourage. Il en fait des proies faciles, il est une violence libidinale<br />
terminale à laquelle peuvent se surajouter de façon dramatique, dans la<br />
réalité, des phénomènes de maltraitance par c<strong>et</strong> entourage. Clairement,<br />
dans c<strong>et</strong>te dimension, la libido, sans doute déjà appauvrie, se rétracte,<br />
désinvestit l’extérieur, se condense sur quelques émotions <strong>et</strong> sensations<br />
résiduelles. Les capacités gustatives s’appauvrissent, le suj<strong>et</strong> ne goûte<br />
plus que le sucré, il en perd le sens social du repas. On est devant des<br />
tableaux cliniques dramatiques pour l’entourage. On est aux limites<br />
de l’hypochondrie <strong>et</strong> de la boulimie avec appétence aux médicaments.<br />
Thanatos prend le pas sur Éros.<br />
La psychogenèse des troubles borderlines fait appel à la conception<br />
d’une personnalité ébranlée par un trouble désorganisateur précoce<br />
auquel fait suite, à distance, un trouble désorganisateur tardif. C’est<br />
J. Berger<strong>et</strong> (1964, 1970, 1974, 1996) qui alla le plus loin en proposant<br />
ce modèle. Son parcours l’a conduit ensuite à préciser la syntaxe des<br />
états-limites dans leurs rapports avec les concepts de dépressivité <strong>et</strong> de<br />
pseudo-latence, entraînant des aménagements de la cure type. Il a, en<br />
outre, contribué à élaborer le concept de violence fondamentale <strong>et</strong> à<br />
préciser l’opposition diachronique du narcissisme <strong>et</strong> de la génitalité, en<br />
distinguant le phallique du génital <strong>et</strong> l’homosexualité de l’homoérotisme.<br />
Ces concepts métapsychologiques convergent pour éclairer la psychodynamique<br />
de la personnalité <strong>et</strong> en proposer une lecture syntaxique<br />
pouvant se superposer à la lecture sémantique des aménagements de c<strong>et</strong>te<br />
personnalité.<br />
La combinatoire des traumatismes désorganisateurs précoces <strong>et</strong> tardifs<br />
semble à même de verrouiller un dyspositionnement psychique du suj<strong>et</strong>,<br />
sinon un destin, sous forme d’un tronc commun inhérent à la personnalité<br />
borderline dont les aménagements sont polymorphes.<br />
Le modèle descriptif communément admis de la psychogenèse névrotique,<br />
dite normale, utilise des concepts psychanalytiques, donc très datés<br />
historiquement (la charnière entre XIX <strong>et</strong> XX siècle, en Europe). Ce<br />
modèle n’est pas figé <strong>et</strong> il se déploie en des stades (ou des phases<br />
évolutives) qui sont non pas stratifiés <strong>et</strong> exclusifs, l’un succédant chronologiquement<br />
à l’autre dans une espèce de palimpseste psychique, mais<br />
imbriqués, voire co-évolutifs. On a pu utiliser l’image de la spirale pour
40 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
en décrire la dynamique. La notion d’« organisateur » au sens de R. Spitz<br />
se superpose à celle de stade <strong>et</strong> rend compte de points critiques de<br />
convergences partielles évolutives. Ces points, perceptibles à l’observation<br />
clinique (l’angoisse du huitième mois, le non...), sont indices de<br />
pré-requis puis d’acquis sur lesquels le processus constructeur en cours<br />
peut s’étayer tour à tour pour amorcer <strong>et</strong> consolider de nouvelles phases.<br />
Le traumatisme désorganisateur peut donc également s’entendre aussi<br />
comme susceptible de rem<strong>et</strong>tre en cause les acquis (« organisateurs » de<br />
Spitz), de provoquer une régression psychique.<br />
Il faut avoir conscience qu’il ne s’agit que d’un modèle cognitif, fonctionnellement<br />
adapté aux limites conceptuelles humaines, d’un métaphénomène,<br />
à la fois intime <strong>et</strong> pluriel, qui les dépasse, car il les contient. Il<br />
est didactique, pour une part, <strong>et</strong> il ne traduit qu’imparfaitement la complexité<br />
fragile de la psychogenèse individuelle. Il relève d’une géométrie<br />
psychique sommaire, à laquelle manquent, sans doute, des dimensions<br />
essentielles (l’impact du biologique sur le psychisme, par exemple) <strong>et</strong><br />
des moyens pour se frayer un chemin dans ces espaces.<br />
La première topique freudienne (inconscient, préconscient, conscient)<br />
en est une grille de lecture parallèle. La seconde topique (moi, ça, surmoi)<br />
en est une application périphérique au sens de l’informatique. La psychogenèse<br />
individuelle, comme élément de la genèse d’une personnalité puis<br />
de la genèse d’une personne se reconnaissant une identité, se déploie<br />
au sein d’un contexte, lui-même évolutif <strong>et</strong> complexe, la communauté<br />
humaine dans sa dimension historique <strong>et</strong> polymorphe.<br />
La notion d’inconscient collectif (à psychogenèse polyfactorielle)<br />
(Jung, 1913) concernant plusieurs dizaines de générations, adm<strong>et</strong> des<br />
dimensions synchroniques <strong>et</strong> diachroniques qui s’étendent jusqu’à<br />
la notion de civilisation. Celle-ci dotée, elle aussi, d’aménagements<br />
économiques ayant à voir avec le symbolique (l’argent, l’honneur),<br />
l’affectif (l’amour, la haine, la jalousie, l’envie) <strong>et</strong> inscrits en tant que<br />
superstructures (mentalités, institutions). Elle noue d’autre part, sans<br />
doute, des liens avec une phylogenèse d’essence plus biologique que<br />
l’on redécouvre aussitôt que s’estompent les voiles du religieux <strong>et</strong> de<br />
l’anthropocentrisme. Elle est à comprendre comme un métaprocessus<br />
supplémentaire, entrant en ligne de compte pour comprendre la<br />
complexité insondable d’une simple personnalité humaine extraite<br />
de son contexte.<br />
La naissance, longtemps considérée comme un début, est elle-même<br />
une sorte d’organisateur primordial. Elle est un point de convergence critique<br />
d’un processus biologique miraculeux à chaque fois (la fécondation<br />
puis le développement embryonnaire normal, puis fœtal ; la coexistence<br />
de deux organismes consubstantiels dont l’un est en quelque sorte, du<br />
point de vue biologique, l’extension parasite de l’autre). Elle est aussi un<br />
ensemble de processus génético-psychiques entrecroisés la structurant <strong>et</strong><br />
la déterminant partiellement en amont.
LA CONSTELLATION DES APPORTS THÉORIQUES 41<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Nous avons vu que le temps de la gestation reste, notamment, pour la<br />
future parturiente, le temps de la naissance du sentiment d’être désormais<br />
mère, à la fois maillon d’une chaîne immémoriale <strong>et</strong> singulière dans son<br />
expérience. Déjà le narcissisme est à l’ouvrage dans la perception intime<br />
qu’à la mère de son état : « j’attends un enfant » ou « je suis enceinte »<br />
sont, par exemple, deux formulations signifiantes à m<strong>et</strong>tre en perspective<br />
de ce point de vue.<br />
Ce sentiment est à même de réactiver, sinon de résoudre, les fragilités<br />
identitaires inévitables ayant présidé jusqu’alors, silencieusement ou pas,<br />
à l’être-au-monde de la future mère, y compris dans ses rapports avec ses<br />
propres parents. Le futur père, lui aussi, doit effectuer un travail précieux,<br />
analogue <strong>et</strong> complémentaire, sur son identité à venir.<br />
Ces dimensions au dynamisme fort appartiennent au champ de l’haptologie.<br />
En fonction de la qualité de ces processus préalables, on a pu<br />
dire que beaucoup de choses étaient déjà jouées, nouées, à la naissance ;<br />
ce qui confère un autre sens au « deviens ce que tu es ! » ou à la notion<br />
de destinée.<br />
La naissance est aussi un traumatisme (Rank, 1924). Elle concrétise<br />
brutalement ce processus <strong>et</strong> l’ancre dans la réalité historico-sociale.<br />
Des troubles psychoaffectifs maternels sévères peuvent s’installer, nous<br />
l’avons montré, car c<strong>et</strong>te période est aussi une période de deuils. Deuils<br />
de leurs statuts précédents pour la mère <strong>et</strong> le père, deuil inéluctable<br />
d’un mode de vie privilégié pour l’enfant, ex-fœtus. Du baby blues à<br />
la bouffée délirante du post-partum, des phobies d’impulsion homicide<br />
de la mère au réel passage à l’acte infanticide, la clinique psychiatrique<br />
est déjà trop riche, même si l’on a tendance à ne r<strong>et</strong>enir que les aspects<br />
dysfonctionnels aux dépens de ce qui se construit positivement durant<br />
c<strong>et</strong>te phase.<br />
Même pris en charge <strong>et</strong> rapidement stabilisés, même seulement ébauchés<br />
ou craints par l’entourage, de tels épisodes ne manqueront pas<br />
d’hypothéquer l’existence à venir de l’enfant. La dyade résulte déjà d’un<br />
système de compromis biopsychique, lui-même en interactions exponentielles<br />
avec d’autres systèmes ébranlés.<br />
La toute p<strong>et</strong>ite enfance est l’occasion pour l’enfant d’expérimenter<br />
la dépendance totale puis d’explorer, au fur <strong>et</strong> à mesure de ses progrès<br />
psycho-intellectuels <strong>et</strong> physiologiques, une autonomie à gagner sans<br />
cesse sur le monde, contre le monde parfois, dans certains cas pathologiques<br />
! C<strong>et</strong>te autonomie, relative, est nécessaire à l’instauration ultérieure<br />
d’un vécu de permanence, d’individuation effective. Les limites de<br />
l’autonomie d’un p<strong>et</strong>it enfant sont les portes de sa liberté future.<br />
On comprend que toutes les limitations abusives à c<strong>et</strong>te autonomie<br />
– imposées au nom, souvent, de principes éducatifs rigides – tout flou<br />
<strong>et</strong> toutes contradictions induites également, seront de nature à perturber
42 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
<strong>et</strong> gauchir le faisceau psychogénétique <strong>et</strong> la trajectoire personnelle de<br />
l’enfant ½ .<br />
1. Dans c<strong>et</strong>te perspective, les stades fusionnels <strong>et</strong> symbiotiques ont pu se voir successivement<br />
impliqués dans la psychogenèse de positionnements ultérieurs pathologiques,<br />
psychotiques. Les apports récents de la génétique, de la virologie <strong>et</strong> des<br />
équilibres immunitaires qui en découlent, ainsi que la compréhension plus fine de<br />
dysfonctionnements physiopathologiques ont permis de relativiser c<strong>et</strong>te dimension<br />
psychorelationnelle <strong>et</strong> de déculpabiliser pour partie l’entourage. En ce sens, il est<br />
important que les psychoses infantiles les plus sévères <strong>et</strong> beaucoup de psychoses<br />
adultes, intrinsèquement décrites de façon pertinente avec l’aide initiale du modèle<br />
psychogénétique, appartiennent désormais au vaste champ de la neuropsychiatrie. Une<br />
composante psychothérapique demeure indispensable à leur prise en charge. Elle sera<br />
à recentrer sur les conséquences interrelationnelles précoces des déficits somatiques<br />
sous-jacents inconsciemment subodorés ainsi que sur l’aide à vivre à apporter à un suj<strong>et</strong><br />
ainsi partiellement conscient des déficits cognitivo-affectifs le handicapant dans son<br />
mode d’être-au-monde. Ce sera une psychothérapie à visée de narcissisation.
Chapitre 3<br />
PSYCHOGENÈSE<br />
COMPARÉE DES<br />
ÉTATS-LIMITES ET DES<br />
AUTRES DISPOSITIONS<br />
PSYCHIQUES<br />
TRAUMATISME DÉSORGANISATEUR PRÉCOCE,<br />
PSEUDO-ŒDIPE, PSEUDO-LATENCE<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
C’est dans la p<strong>et</strong>ite enfance, (entre les deux ans de l’enfant <strong>et</strong> le début<br />
de la phase de résolution du complexe d’Œdipe), qu’est classiquement<br />
positionné le traumatisme désorganisateur précoce, susceptible d’introduire<br />
une évolution borderline de la personnalité.<br />
Il est donc, lui, clairement psychogène, psychotraumatique, induit par<br />
l’entourage ou le contexte.<br />
Il s’agit, expérimentalement, de la survenue d’une agression psychique<br />
survenant à distance de la période fusionnelle ou symbiotique <strong>et</strong> précédant<br />
l’abord du tournant œdipien, mais mal métabolisable à ce moment<br />
de son existence, en raison de sa sévérité <strong>et</strong> de la personnalité immature<br />
<strong>et</strong> très dépendante d’un tout jeune enfant. Intervenant en pleine période<br />
fusionnelle, c<strong>et</strong>te agression induirait un risque de morcellement du moi ;<br />
ce dernier pouvant enclencher une désorganisation dissociative durable<br />
de la personnalité, ainsi que des capacités relationnelles instantanées du
44 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
suj<strong>et</strong>. Une organisation psychique de type psychotique, stable, peut alors<br />
s’installer par défaut, se fixer par réitération traumatique <strong>et</strong> hypothéquer<br />
par la suite toute évolution ou progression psychogénétique. Si c<strong>et</strong>te<br />
désorganisation se trouve entrer en résonance avec d’autres facteurs favorisants<br />
(biologiques, par exemple), le suj<strong>et</strong>, ainsi bloqué <strong>et</strong> carencé, aura<br />
à sa disposition, à l’âge adulte, une personnalité psychotique susceptible,<br />
en cas de décompensation, de produire un tableau clinique de psychose,<br />
quelle que soit la forme de celle-ci.<br />
La conception d’un morcellement du moi n’implique pas seulement<br />
un processus destructeur, susceptible de désagréger un édifice intrapsychique<br />
préalablement stable mais il évoque plutôt la mise en jeu de<br />
résistances à un processus fragile de construction d’un moi univoque,<br />
entier, solide. C<strong>et</strong>te construction se fait normalement, à c<strong>et</strong>te période, par<br />
agrégation centripète d’expériences affectives <strong>et</strong> cognitives structurantes.<br />
Ces expériences successives, si elles sont cohérentes <strong>et</strong> congruentes,<br />
valideront une sensation inconsciente d’être soi, engagé dans un destin<br />
personnel <strong>et</strong> pourvu d’une historicité franche ; c’est la notion de personnalité<br />
névrotique « normale ».<br />
A contrario, la psychose-maladie ne découle pas d’une désagrégation<br />
d’un acquis mais d’une non-agrégation de potentialités, d’un défaut<br />
structurel fondamental devenu patent cliniquement. Pour reprendre une<br />
image issue de l’embryologie, à partir d’un certain stade évolutif indifférencié<br />
du développement, si une hormone spécifique (produite sous la<br />
dépendance d’une combinaison fine de protéines exprimant une partie<br />
du génotype porté par le chromosome Y), n’agit pas complètement,<br />
quelle qu’en soit la cause, l’enfant sera de sexe féminin ; si elle agit,<br />
il sera de sexe masculin. Si elle agit incomplètement il y aura risque<br />
d’hermaphrodisme partiel.<br />
La notion de traumatisme désorganisateur précoce, intervenant après<br />
la période fusionnelle, rend compte de la faille initiale ayant tendance à<br />
obérer durablement, par son existence, le développement ultérieur du moi<br />
du suj<strong>et</strong>, donc à entraîner les défauts criants d’harmonie psychique intrinsèque<br />
<strong>et</strong> de complétude dense du suj<strong>et</strong>, que l’on constate en clinique.<br />
En référence au modèle de la seconde topique freudienne (le jeu au<br />
cœur de l’inconscient entre les trois instances moi, ça <strong>et</strong> surmoi) les<br />
suj<strong>et</strong>s borderlines présenteraient un moi à la fois (poly)lacunaire <strong>et</strong> clivé.<br />
La lacune précoce s’organisera sous forme d’une carence irrémédiable<br />
si elle survient à c<strong>et</strong>te période charnière du développement <strong>et</strong> si un<br />
processus thérapeutique suffisamment narcissisant <strong>et</strong> comblant n’a pu<br />
être mis à disposition du suj<strong>et</strong> en devenir. C<strong>et</strong>te lacune se verra alors<br />
comblée ou dissimulée peu ou prou, au fur <strong>et</strong> à mesure de l’évolution<br />
psychique, par des structures psychiques écrans ou des mécanismes de<br />
fonctionnement cicatriciels, peu authentiques dans leur ancrage dans la<br />
personnalité permanente du suj<strong>et</strong> <strong>et</strong> donc parfois clivable du continuum<br />
de fonctionnement du suj<strong>et</strong> : notion de faux self (D.W. Winnicott) <strong>et</strong> de
PSYCHOGENÈSE COMPARÉE 45<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
personnalité as if qui peut faire illusion longtemps, notion expérimentale<br />
de personnalité multiple telle que nous l’avons décrite.<br />
Des modèles graphiques non contradictoires de faux self peuvent être<br />
dessinés, parmi eux (cf. schéma p. ) :<br />
–lefauxself comme comblant une lacune (type 2) ;<br />
–lefauxself comme reliant des fragments non congruents d’un moi<br />
en risque d’être morcelé (type 6) ; c’est un faux self plus directement<br />
cicatriciel de la psychose.<br />
Le faux self peut cimenter <strong>et</strong> structurer toute une existence as if.<br />
Dans ce cas, la béance narcissique sera psychiquement <strong>et</strong> cliniquement<br />
compensée, c’est-à-dire peu perceptible, y compris par le suj<strong>et</strong>, quant à<br />
la souffrance psychique induite.<br />
En cas de décompensation morbide, le modèle préalable de type 2<br />
induirait l’éventualité d’une béance lacunaire susceptible de déboucher,<br />
par exemple, sur une dépression de type anaclitique, définie par l’absence<br />
(<strong>et</strong> non la perte) d’obj<strong>et</strong>. Dans ce cas, divers aménagements économiques<br />
peuvent tenter de s’y substituer, allant des addictions diverses, actualisant<br />
la métaphore de l’oralité ½ , aux conduites pseudo-névrotiques, si le faux<br />
self fait illusion.<br />
Le modèle préalable de type 6 livrerait plutôt le malade aux dérives<br />
intrapsychiques d’un moi quasi morcelé pouvant déterminer des aménagements<br />
pseudo-psychotiques, ou un basculement pur <strong>et</strong> simple dans la<br />
psychose constituée.<br />
L’hypothèse de la mobilisation de faux selfs partiels ou multiples, ainsi<br />
que l’image d’un faux self établi un peu comme un ciment instable<br />
– capable de réunir un temps, sinon d’harmoniser le jeu des divers<br />
fragments de c<strong>et</strong>te instance – trouvent une illustration clinique à travers<br />
les cas de personnalités multiples, que celles-ci soient simultanément présentes<br />
ou se succèdent en un tableau clinique inquiétant <strong>et</strong> déstabilisateur<br />
pour l’entourage.<br />
Certains fragments actifs de ce conglomérat fluctuant qui appartient<br />
toujours à l’inconscient seraient à même d’apparaître dans le fonctionnement<br />
de la personnalité donnée à voir. Ils se trouvent alors supplantés<br />
transitoirement, par d’autres fragments non cohérents avec lesquels ils ne<br />
sont pas articulés mais « en concurrence » énergétique ou émotionnelle.<br />
C<strong>et</strong>te combinaison, certes simpliste dans sa formulation, a pour mérite de<br />
recentrer dans le champ de la psychopathologie, des tableaux qui furent,<br />
en leur temps, l’obj<strong>et</strong> de spéculations métaphysiques, voire parapsychologiques<br />
<strong>et</strong> conduisirent des patients au bûcher.<br />
1. Les addictions sont souvent rapportées à la pulsion orale. La boulimie en est l’illustration.<br />
Il semble pourtant que les enjeux sont différents. Dans l’oralité, la pulsion vise<br />
à remplir. Or, les individus porteurs de « lacunose » ne peuvent être remplis puisque<br />
leur citerne libidinale est percée. L’apport thérapeutique relève plus d’un travail de<br />
suturation que d’un travail de remplissage.
46 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
La nature du traumatisme désorganisateur précoce reste anecdotique,<br />
quoique stéréotypée. C’est l’impact <strong>et</strong> le vécu de l’impact, par l’enfant,<br />
de ce traumatisme, qui importent pour en déterminer les suites. Ce dernier<br />
peut se voir combiné avec une éventuelle carence éducativo-affective de<br />
l’entourage, si celui-ci est incapable de soupçonner le drame qui se joue,<br />
<strong>et</strong> dont il peut, en outre, être partie prenante.<br />
Cela peut se voir, dans la mesure où l’entourage affectif se montre<br />
dans l’incapacité d’apporter à l’enfant une consolation ½<br />
narcissisante<br />
<strong>et</strong> une relativisation préservant le processus de construction en cours.<br />
Abandon réel ou relatif (naissance impromptue d’un puîné), séduction<br />
ou abus sexuel avéré, incestueux ou extrafamilial, violences physiques<br />
ou psychiques subies ou simplement vues, maladie chronique ou décès<br />
de la mère, séparation conflictuelle des parents, grande honte d’enfant,<br />
maladie grave de l’enfant indiquant son éloignement du milieu familial<br />
ou impliquant à un moment donné le pronostic vital <strong>et</strong> la mise en route<br />
d’un processus de deuil par les parents.<br />
La notion de traumatisme narcissique est, dans ce cas, importante<br />
à préserver, car c<strong>et</strong>te dimension conditionnera une grande partie de la<br />
prise charge reconstructrice de ces patients. L’anamnèse ou le matériel<br />
restitué par la psychothérapie r<strong>et</strong>rouvent bien souvent des configurations<br />
traumatiques plus insidieuses, floues, mixtes, mais néanmoins susceptibles<br />
d’interférer significativement avec l’élaboration d’un moi entier,<br />
harmonieux <strong>et</strong> stable.<br />
Ainsi fragilisé <strong>et</strong> carencé, l’appareil psychique du jeune enfant sera<br />
en position d’aborder, de façon biaisée, la révolution œdipienne dont la<br />
résolution normale seule perm<strong>et</strong>trait à l’enfant, selon le modèle psychanalytique,<br />
de donner sens <strong>et</strong> unité aux pulsions partielles, puis convergentes,<br />
de la sexualité infantile. C<strong>et</strong>te résolution est à comprendre comme<br />
un véritable tour de clef validant la serrure, un équivalent démultiplié<br />
d’un organisateur au sens de ce que R. Spitz avait pu décrire à propos<br />
de l’angoisse du huitième mois <strong>et</strong> du non. Elle est capable de perm<strong>et</strong>tre<br />
à l’enfant de converger vers un positionnement stable <strong>et</strong> apaisé, de<br />
dépasser le questionnement anxiogène d’individuation réelle, d’accéder<br />
au symbolique, à l’imaginaire, <strong>et</strong> aussi à la potentialité primordiale d’une<br />
identité sexuelle acceptée, dans laquelle pourront s’exprimer pleinement<br />
ses potentialités affectives <strong>et</strong> intellectuelles, voire génésiques.<br />
Si l’Œdipe n’est pas résolu, ou pas complètement, l’enfant s’engagera<br />
au mieux dans une pseudo-latence, remarquablement silencieuse du point<br />
de vue de l’adaptation psychoaffective au monde – voire brillante du<br />
point de vue des acquis intellectuels attendus – mais instable <strong>et</strong> fragilisé<br />
quant à ses fondements. C<strong>et</strong>te période de pseudo-latence ne reposant que<br />
1. La consolation doit précéder la réparation. Certains temps essentiels de la thérapie<br />
narcissisante (psychocorporelle) ne sont que des consolations. La réparation viendra<br />
après, par les mots. Dans l’enfance, le chagrin d’un enfant blessé sera consolé avant que<br />
l’on ne s’occupe de panser la plaie. Il y a donc inversion des séquences.
PSYCHOGENÈSE COMPARÉE 47<br />
sur des fondations de sable (moi lacunaire, moi instable), elle augure mal<br />
de l’évolution ultérieure <strong>et</strong> des avatars existentiels du suj<strong>et</strong>.<br />
Au pire, à la place d’une pseudo-latence, l’enfant présentera des symptômes<br />
psychosomatiques évocateurs ½ ou de graves troubles désadaptatifs<br />
du comportement, capables à eux seuls d’attirer l’attention de l’entourage<br />
familial ou scolaire. C’est la notion de « dysharmonie évolutive »<br />
engageant précocement l’enfant dans la « carrière » psychiatrique, mais<br />
pouvant, paradoxalement, si un processus psychothérapique est enclenché,<br />
être, à la limite, une chance offerte à l’enfant. Nous l’évoquerons<br />
ultérieurement.<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
PUBERTÉ ET ADOLESCENCE, PÉRIODES FAVORABLES<br />
AUX TRAUMATISMES DÉSORGANISATEURS TARDIFS<br />
La puberté, phénomène psycho-socio-biologique, est un repère chronologique<br />
incontournable. Elle signe l’entrée dans l’adolescence qui est,<br />
elle, un phénomène encore plus complexe car multifactoriel. Son ancrage<br />
se fait autant dans le contexte social que dans l’histoire individuelle du<br />
suj<strong>et</strong> ; c’est un véritable état-limite au sens étymologique, une charnière<br />
existentielle.<br />
Les déterminants pubertaires sont essentiellement physiologiques.<br />
Ceci a comme corollaire que toute dyschronie pubertaire sera d’essence<br />
physiopathologique. Il existe, cependant, des cas de r<strong>et</strong>ard pubertaire<br />
psychogène qui sont accompagnés d’un r<strong>et</strong>ard staturo-pondéral psychogène,<br />
ce qui intègre des composantes psychologiques <strong>et</strong> contextuelles au<br />
déclenchement de l’éveil pubertaire <strong>et</strong> à l’accomplissement correct du<br />
processus.<br />
L’adolescence est aussi un monde de souffrance. Considérée comme<br />
la dernière chance pour un suj<strong>et</strong> de résoudre spontanément son Œdipe<br />
(M. Klein, 1966), il est normal qu’elle soit l’occasion de profonds remaniements<br />
pulsionnels (Morizot-Martinez, Brenot, Marnier <strong>et</strong> al., 1996),<br />
de remises en question cruciales pouvant, y compris, déboucher dramatiquement<br />
sur une issue suicidaire. Tout adolescent, à un moment ou à un<br />
autre de son évolution personnelle, pense au suicide, la mort fantasmée<br />
pouvant avoir une paradoxale vertu narcissisante <strong>et</strong> réparatrice, le remède<br />
étant pire que le mal. La survenue d’un état dépressif n’est pas rare<br />
non plus <strong>et</strong> le risque, à c<strong>et</strong> âge, c’est aussi la « dépression atypique »,<br />
inaugurant une entrée dans la psychose.<br />
Au cours de c<strong>et</strong>te phase à hauts risques, apocalyptique acmé affective<br />
dévoreuse d’énergie libidinale, l’adolescent rejoue sur un mode majeur<br />
les enjeux, comme les étapes, qui furent plus ou moins normalement<br />
1. En pédiatrie, certaines affections, si elles se répètent, peuvent faire évoquer des<br />
lacunoses. Métaphoriquement, les dermatoses ou les otites à répétition (avec perforation<br />
tympanique !) illustrent c<strong>et</strong>te problématique.
48 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
abordées par lui lors des phases développementales précédentes. Il les<br />
rejoue dans un monde étrange <strong>et</strong> inquiétant, brutalement privé des repères<br />
<strong>et</strong> des certitudes péniblement élaborés précédemment. Son corps n’est<br />
plus celui qu’il avait connu ; l’adolescent est gauche, décalé, étranger à<br />
lui-même (ce qui est la définition de l’aliénation), tout n’est que pertes<br />
<strong>et</strong> dangers (« le complexe du homard », Dolto, 1989). Sa voix a mué,<br />
ses pôles d’intérêt sont radicalement transformés <strong>et</strong> vont jusqu’à s’effondrer<br />
douloureusement dans certains cas, le plongeant dans un état de<br />
vacuité. L’adolescent n’est parfois même plus reconnu par son entourage<br />
proche, tant il a changé physiquement <strong>et</strong> psychiquement, alors que dans<br />
ce tumulte, conformisme <strong>et</strong> révolte, dépendance <strong>et</strong> déviance accaparent<br />
son énergie ½<br />
en tentant de colmater les pertes inéluctables. En cela,<br />
l’adolescence est un archipel de deuils qu’il faut aborder <strong>et</strong> abandonner<br />
en s’aventurant à chaque fois sur une mer hostile ; pour paraphraser le<br />
poète, l’adolescent est veuf, inconsolable de lui-même.<br />
Certains enjeux existentiels peuvent se voir relativisés ou cruellement<br />
révisés devant l’ampleur <strong>et</strong> la masse des bouleversements contextuels.<br />
Par exemple, l’adolescent ne parvient plus, du point de vue scolaire, à<br />
se montrer à la hauteur de l’investissement narcissique de ses parents,<br />
auxquels il pouvait apporter, par sa réussite antérieure, une revanche. C<strong>et</strong><br />
échec peut être paradoxalement compris comme une tentative d’autonomisation<br />
psycho-existentielle, un effort pour ne plus être seulement dans<br />
le désir <strong>et</strong> les critères de réussite de ses parents. C’est le sens positif de<br />
certaines « névroses d’échec », à m<strong>et</strong>tre en balance néanmoins avec les<br />
conséquences sociales <strong>et</strong> narcissiques à terme de l’échec de l’intégration<br />
sociale <strong>et</strong> de la non-acquisition des outils d’une authentique autonomie<br />
ultérieure. L’adolescent se construit en s’opposant à ses parents, mais<br />
c<strong>et</strong>te opposition se fait à ses dépens. Il est, à ce moment, « en panne ».<br />
D’autres investissements prennent une acuité sans précédent, ils polarisent<br />
l’intellect autant que l’affect du suj<strong>et</strong>, <strong>et</strong> ceci au détriment des<br />
tâches liées au processus de socialisation accélérée en cours, qui le<br />
pressent à ce moment : échéances scolaires, apprentissages relationnels<br />
ouvrant sur le monde du travail <strong>et</strong> sur l’univers des adultes, premiers<br />
émois affectifs.<br />
Il faut parer au plus pressé. L’adolescence est une période de révolution<br />
sur le plan cognitif, mais c<strong>et</strong>te potentialité créative nécessite que<br />
1. Les adolescents se r<strong>et</strong>rouvent en situation paradoxale : d’un côté, leurs parents les<br />
pressent de grandir, réussir, devenir comme eux ; de l’autre, ces mêmes parents, refusant<br />
de vieillir, tentent de conserver sinon un aspect, du moins un fonctionnement de jeune,<br />
puisque le jeunisme est le modèle existentiel privilégié par les mentalités actuelles<br />
(irresponsabilité, tendance au passage à l’acte). Par ailleurs, le fonctionnement social<br />
réel des parents (divorce, chômage, individualisme, anxiété...) n’est pas toujours un<br />
modèle : si grandir c’est devenir comme les parents, ce n’est pas encourageant. Le hiatus<br />
est flagrant, il y a télescopage générationnel <strong>et</strong> les processus identificatoires susceptibles<br />
de donner un sens à l’évolution psychique de l’adolescence deviennent aléatoires.
PSYCHOGENÈSE COMPARÉE 49<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
l’individu dispose d’un espace psychique de pensée abstraite <strong>et</strong> de sublimation,<br />
celui-ci étant étroitement conditionné par la balance narcissicoobjectale.<br />
C’est uniquement dans c<strong>et</strong> espace fragile que pourront s’expérimenter,<br />
sans danger, ces nouvelles potentialités.<br />
Parfois aussi, l’émergence d’une sexualisation de la pensée, ordinaire<br />
à c<strong>et</strong> âge, suscite la mise en route réactionnelle de mécanismes défensifs<br />
<strong>et</strong> le plaisir, qui n’est psychiquement pas autorisé à être accessible dans<br />
le réel, se confond avec une relation d’emprise à laquelle l’adolescent<br />
résiste par les mécanismes défensifs traditionnels <strong>et</strong> quasi physiologiques<br />
: phobies, tics, obsessions idéatoires, traduites cliniquement par<br />
une pseudo-indolence ou une inhibition. Certains travaux montrent qu’il<br />
existerait une relation entre niveau d’estime de soi <strong>et</strong> problématique<br />
narcissique d’une part, capacité d’abstraction <strong>et</strong> compétences logiques<br />
d’autre part (Catheline <strong>et</strong> al., 1997).<br />
Les troubles du comportement repérables chez l’adolescent sont polymorphes,<br />
bruyants, inéluctables. Ils vont de la simple <strong>et</strong> banale « crise<br />
d’adolescence », capable néanmoins, par sa cruauté intrinsèque, de fortement<br />
déstabiliser l’entourage, jusque dans le narcissisme parental à<br />
« l’adolescence à problème » pouvant exceptionnellement révéler, nous<br />
l’avons vu, un positionnement atypique de la personnalité, ou une dépression<br />
atypique, modes d’entrée dans la psychose ou, le plus souvent,<br />
déboucher sur une issue psychopathique.<br />
La différentiation clinique est souvent hasardeuse entre un passage<br />
à l’acte autolytique faisant office d’appel à l’aide – à considérer donc<br />
comme un signe évident du désir de vivre, <strong>et</strong> de vivre mieux, de maîtriser<br />
le monde alentour – <strong>et</strong> une tentative de suicide violente, impulsive, mal<br />
mentalisable, clastique dans son déroulement <strong>et</strong> sa finalité.<br />
C<strong>et</strong> acting out traduit alors un réel désir d’en finir. Il est parfois<br />
occasion d’un raptus hétéroagressifs comme équivalent suicidaire ou<br />
ordalique (dans la crise d’Amok ½ , Bourgeois, 2002).<br />
À partir du début des troubles, le diagnostic de certitude est souvent<br />
rétrospectif, nécessitant plusieurs années de recul <strong>et</strong> le recadrage de l’acte<br />
dans son contexte. La frontière est ténue entre le passage à l’acte sans<br />
lendemain <strong>et</strong> l’engrenage morbide aliénant, menant à la schizothymie, la<br />
schizoïdie <strong>et</strong> parfois à la schizophrénie franche, pathologie médicale dont<br />
le mode d’entrée polymorphe lui aussi, peut être bruyant ou insidieux ¾ .<br />
1. La crise d’Amok est une forme traditionnelle de passage à l’acte dans laquelle un<br />
individu va se f<strong>et</strong>er dans la foule, tuant tout sur son passage, jusqu’à ce qu’il soit<br />
lui-même tué. L’individu place sa vie entre les mains de Dieu.<br />
2. Si un démembrement des schizophrénies devait être fait, c’est en recherchant, à<br />
partir de la clinique, à différentier les troubles « d’allure psychotique » mais d’origine<br />
psychodynamique des troubles d’allure psychotique étant d’origine neuropsychiatrique,<br />
comme en son temps on avait cru pouvoir départager la catatonie neurologique de la<br />
catatonie psychotique.
50 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
L’état-limite serait du registre d’une « adolescence interminable »<br />
(Masterson, 1976), donc sans limite, ce que traduisent la notion<br />
empirique d’immaturité affective <strong>et</strong> l’approche socio-historique qui<br />
voit l’adolescence se dilater dans le temps.<br />
Réciproquement, nous l’avons vu, l’adolescent est un état-limite.<br />
« Ce qui domine en lui, c’est la concomitance de la peur de l’intrusion <strong>et</strong><br />
la crainte d’être abandonné. » (Enjalbert, 2003)<br />
Cela aboutit à des comportements paradoxaux, mal compris par son<br />
entourage. Dans sa relation à autrui, l’adolescent va tester inlassablement<br />
la crédibilité des lois énoncées (c’est l’ordalie comme recherche des<br />
limites divines ou naturelles), mais aussi sa distance à l’Autre autant<br />
que l’effectivité de la présence de c<strong>et</strong> Autre toujours soupçonnable d’être<br />
ailleurs que dans son désir. Les adolescents, états-limites, ne délirent pas,<br />
même si c<strong>et</strong> espace du délire leur est proche <strong>et</strong> même s’ils en revendiquent<br />
souvent la potentialité, c<strong>et</strong>te éventualité du dérapage suffisant<br />
parfois à les contenir. « Délirer », seul ou en groupe, c’est échapper un<br />
instant <strong>et</strong> « par le haut » à sa condition d’état-limite ½ .<br />
Il leur faut ainsi, parfois, user de subterfuges pour accéder au délire<br />
libérateur, par l’usage de drogues psychodysleptiques, par exemple, combinant<br />
déviance, dépendance <strong>et</strong> exploration des limites par la folie, ce<br />
qui n’est pas sans risques. C<strong>et</strong>te conduite s’avère opérante <strong>et</strong> superficiellement<br />
suturante, dans la mesure où la paraverbalisation autorisée par<br />
le moment fécond psychotique, donne un semblant de sens <strong>et</strong> offre une<br />
issue provisoire à leur impasse existentielle : c’est l’une des significations<br />
positives des délires mystiques, paranoïaques <strong>et</strong> mégalomaniaques qui<br />
forment l’essentiel de la clinique des bouffées délirantes aiguës postaddictives.<br />
La plupart du temps, seuls leurs comportements provocateurs ou leurs<br />
corps maladroits parlent, hurlent pour eux, dans la mesure où le discours<br />
d’un adolescent, même délirant, ne peut jamais rendre compte du point<br />
où sa pensée s’arrête, s’aveugle, se cogne à l’indicible, par défaut d’élaboration<br />
du fantasme. C’est encore la question des limites :<br />
– Limites entre fantasme <strong>et</strong> réalité, qu’actualise la difficulté grandissante<br />
des adolescents nourris aux jeux vidéos de faire la différence entre<br />
imaginaire, réel, symbolique <strong>et</strong> virtuel. Le game over n’est plus une<br />
fin mais une incitation à recommencer.<br />
– Limites entre vie <strong>et</strong> mort, ce qui provoque la multiplication des<br />
conduites ordaliques dont les modalités sont, certes, propres à chaque<br />
génération mais qui demeurent stéréotypées dans leur signification :<br />
1. Il est important pour les adolescents de se ménager un espace pour le délire,<br />
espace d’intimité <strong>et</strong> espace d’expérimentation ; c’est le sens de certaines conduites<br />
adolescentes pseudofestives (accompagnées d’addictions le plus souvent).
PSYCHOGENÈSE COMPARÉE 51<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
« j’existe parce que je risque de ne plus exister »... <strong>et</strong> son corollaire :<br />
« je prends le risque de mourir pour exister ».<br />
– Limites entre les sexes, les générations, les individus... L’exploration<br />
systématique de chacune de ces limites constitue une prise de risque,<br />
structurante si elle peut être dépassée. Elle peut s’avérer dévastatrice <strong>et</strong><br />
vertigineuse si, mal accompagné, l’adolescent s’y perd.<br />
Faute de s’autoriser à explorer ces limites, l’adolescent, comme le borderline,<br />
se r<strong>et</strong>rouveraient face à l’immensité lacunaire de leur existence<br />
<strong>et</strong> à leur dépressivité fondamentale. Une étape de plus dans la dissolution<br />
des limites, <strong>et</strong> c’est la faillite cognitive par flou idéique anxiogène <strong>et</strong><br />
manque de rigueur. Une de plus encore, <strong>et</strong> c’est la suspension de la<br />
pensée, le fading mental puis le barrage, éléments sémiologiques, tous<br />
deux propres aux expériences dissociatives psychotiques <strong>et</strong> aussi, dans<br />
une certaine mesure, à la physiologie psychique de la crise adolescente.<br />
B. Penot (2003) soutient l’hypothèse que le point où la pensée de<br />
l’adolescent s’arrête correspond aux secteurs de pensée dans lesquels<br />
sa famille, au sens large, éprouve des difficultés, ainsi qu’aux failles<br />
des défenses narcissiques de c<strong>et</strong>te dernière, ce qui aboutit à ce que<br />
le groupe familial échoue à fabriquer du mythe ½ . C’est un point de<br />
départ pour toutes les approches thérapeutiques du système familial d’un<br />
adolescent en souffrance. La naissance du mythe, comme potentialité<br />
narrative ouverte <strong>et</strong> consolidante de l’histoire familiale, peut ici s’opposer<br />
au roman familial du névrosé établi comme modalité fermée de l’histoire<br />
collective. On r<strong>et</strong>rouve les intuitions de B. Cyrunilk sur la résilience.<br />
En ce sens l’adolescent, par sa flamboyance <strong>et</strong> le tumulte de sa pensée,<br />
est une Renaissance à lui tout seul. Il s’impose, toujours, comme le<br />
symptôme idéal de sa famille car il a l’art de m<strong>et</strong>tre le doigt là où sa<br />
famille a mal. Il sait poser les bonnes questions sans susciter ou attendre<br />
forcément les bonnes réponses, car les réponses appartiennent à un autre<br />
monde que lui. Il le fait aux dépens de sa sécurité parfois : de la fugue<br />
comme appel, à la toxicomanie <strong>et</strong> au suicide comme tentatives suprêmes<br />
d’évasion. Il a, entre ses mains, (provisoirement, mais il peut avoir la<br />
tentation de suspendre l’instant), le pouvoir magistral de sceller le destin<br />
de sa lignée, ce qu’il fait parfois à travers ses passages à l’acte dont il<br />
s’avère être la première victime sacrificielle.<br />
Dans ce contexte, le mécanisme défensif du silence <strong>et</strong> le déni (la communauté<br />
du déni qui est une communauté d’identification dans le déni,<br />
comme le propose M. Fain, 1982, p. 114), que l’on rencontre souvent à<br />
l’œuvre, ôtent leurs sens douloureux aux passages à l’acte <strong>et</strong> aux symptômes<br />
brûlants, comme ils refusaient préventivement (défensivement) de<br />
1. Comme l’adolescence est la dernière occasion de résoudre l’Œdipe, l’adolescent –<br />
être en devenir – offre, génération après génération, une chance de résilience, de rachat<br />
à sa famille dont il constitue alors le symptôme <strong>et</strong> l’étendard. Mais comment dessiner<br />
son propre étendard sans user du blason paternel <strong>et</strong> sans en être en d<strong>et</strong>te ?
52 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
donner sens à l’élaboration du discours <strong>et</strong> à la tentative de mise en mots.<br />
Ils sont facteurs de mauvais pronostic.<br />
Morcelée ou simplement clivée par le déni, la personnalité se désorganise<br />
dans le silence. Seules subsistent l’émotion, l’atmosphère de<br />
tragédie apocalyptique <strong>et</strong> la souffrance, appelées à submerger le suj<strong>et</strong>,<br />
à le résumer un temps <strong>et</strong> à constituer parfois un sur-traumatisme désorganisateur.<br />
La problématique adolescente peut également se dévider, à partir de la<br />
notion du don inextricable de la vie, qui inscrit en contrepoint la d<strong>et</strong>te,<br />
voire la faute. Par exemple, le terme allemand Schuld renvoie à la d<strong>et</strong>te<br />
comme à la culpabilité. La d<strong>et</strong>te de vie originelle, à moins de délirer<br />
sur le thème de la parthénogenèse comme dans le cas clinique n ◦ 1,<br />
renvoie à la filiation comme héritage à accepter ou à renier une bonne fois<br />
pour toutes. Dès lors, plusieurs stratégies d’évitement, qui sont autant de<br />
tentations pour l’adolescent <strong>et</strong> donc autant de modalités de ses passages à<br />
l’acte, peuvent se voir mises en jeu. Au cours de c<strong>et</strong>te crise, l’adolescent<br />
se revendique (<strong>et</strong> se comporte) habituellement comme étant « dans le<br />
passage à l’acte » : « je pète les plombs » dit-il de nos jours. Ceci peut<br />
être l’occasion de conduites réitérées de prise de risque, à sens ordalique<br />
plus qu’autodestructeur, puisque ne peut être détruit que ce qui était au<br />
préalable construit.<br />
La fugue <strong>et</strong> l’errance sont des modalités propres à c<strong>et</strong> âge. La fugue<br />
est l’équivalent psychomoteur d’un r<strong>et</strong>our désespéré vers le dernier lieu<br />
où l’adolescent fut heureux, (certain d’être aimé <strong>et</strong> conforté dans son<br />
narcissisme), vers un Eden idéalisé. Les éducateurs <strong>et</strong> les travailleurs<br />
sociaux de l’enfance, qui sont souvent confrontés à ce type de passage<br />
à l’acte, ont appris à orienter systématiquement leurs recherches vers ces<br />
lieux, d’où l’intérêt d’avoir, dans le dossier, une biographie tenue à jour.<br />
Le clochard traditionnel, non superposable au SDF actuel, par son<br />
errance philobathe <strong>et</strong> sa marginalisation, impose une autre fac<strong>et</strong>te de<br />
la déviance. Il montre son refus de recevoir (de la société) comme une<br />
volonté de ne rien devoir. Beaucoup d’adolescents en rupture de lien<br />
social <strong>et</strong> familial semblent tentés par ce mode d’inexistence, de transparence<br />
agressive, de dissolution dans la cité évocatrice d’un fantasme<br />
régressif de r<strong>et</strong>our vers le ventre maternel. Malheureusement, au bout<br />
de quelques mois, ils n’ont pas toujours l’opportunité de faire machine<br />
arrière. La machine à exclure, que constitue la rue, les broie <strong>et</strong> démultiplie<br />
les risques. Les facteurs péjoratifs se surajoutent (alcoolisme, toxicomanie,<br />
violence). Ce qui n’était qu’un symptôme devient une identité ; nous<br />
le verrons dans la partie sociologique de ce texte (chapitre 12).<br />
Dans le jeu pathologique, qui va du jeu de la roul<strong>et</strong>te russe aux enjeux<br />
massifs dans les casinos, parfois ponctués d’un suicide, comme dans<br />
l’ordalie, le joueur ne cherche pas à gagner. Inconsciemment, il cherche,<br />
sinon à perdre, (se ruiner), du moins à vérifier l’éventualité d’une perte<br />
réparatrice. Sans c<strong>et</strong> oxymoron émotionnel, sans ces limites ostensibles,
PSYCHOGENÈSE COMPARÉE 53<br />
la vie lui semble morne, invivable, inconsistante. Jouer sa vie reste la<br />
seule manière de la (re)gagner.<br />
En ce sens, paradoxalement, le jeu pathologique <strong>et</strong> le jeu masochiste<br />
semblent deux manières opposées mais contiguës d’exister, tout<br />
en consolidant les limites de l’existence fantasmatique. Dans le premier,<br />
la part belle est faite aux aléas, dans le second, rien n’est laissé au hasard,<br />
tout est cadré <strong>et</strong> contractualisé (Masoch) ½ .<br />
Les conduites déviantes des « jeunes » sont à la une des préoccupations<br />
aujourd’hui. Elles signalent, à leur manière, la recherche effrénée<br />
par ces suj<strong>et</strong>s, de limites naturelles, sociales, corporelles <strong>et</strong> psychiques.<br />
Elles m<strong>et</strong>tent à plat le rapport à la loi <strong>et</strong> aux dispositifs de régulation<br />
intergénérationnelle ; elles sont inhérentes à la relation trouble de<br />
l’adolescent à son propre corps ou du moins à l’image qu’il se fait de<br />
celui-ci, forcément décalée en raison des difficultés d’accommodation<br />
entre le corps passé (celui de l’enfance), le corps espéré ou revendiqué<br />
(lié pour partie à l’idéal du moi), le corps présent, décevant, étranger,<br />
encore inhabité. C’est l’adolescence comme maladie psychosomatique.<br />
Le point commun à ces deux conduites est l’intensité du processus<br />
autodestructeur qui outrepasse rapidement la causalité initiale.<br />
La mort ou la mutilation sont, parfois, pour l’adolescent, les seules<br />
façons de sortir de c<strong>et</strong>te impasse existentielle ; des limites sont touchées.<br />
On est là aussi dans la styxose.<br />
Ces limites seront d’autant plus facilement abordées que l’idée de mort<br />
sera érotisée, socialement valorisée (cas des kamikazes japonais durant<br />
la seconde guerre mondiale ou des adolescents palestiniens aujourd’hui),<br />
ou dangereusement virtualisée par l’immersion pathogène dans les cybermondes<br />
<strong>et</strong> paramondes violents, actuellement mis à leur disposition dans<br />
les jeux vidéos ¾ .<br />
Les autoscarifications compulsives ne sont pas rares à c<strong>et</strong>te période.<br />
Elles sont parfois improprement confondues avec des tentatives<br />
phlébotomiques autolytiques, du fait d’une fréquente coexistence. Elles<br />
relèvent, là aussi, pour partie, de la problématique des limites.<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
1. Le masochisme vise pour partie, au prix de l’humiliation <strong>et</strong> de la souffrance, à<br />
conserver un illusoire lien à l’autre qui n’a en fait jamais été (ou que l’on n’a jamais<br />
eu). Si l’autre est le père, une composante homosexuelle entre en jeu par non-résolution<br />
œdipienne. L’érotisme narcissique, que constitue, pour partie, le masochisme puisqu’il<br />
sacralise la soi-disant victime, explore les limites corporelles <strong>et</strong> la capacité à vivre du<br />
suj<strong>et</strong>. Il craint par-dessus tout la temporalité aléatoire, le défaut de timing qui pourrait<br />
tout faire capoter. En ce sens, maître du suspens (Deleuze), le masochiste, comme<br />
l’adolescent attardé, aux dépens de pans entiers de sa personnalité, dilate à l’infini une<br />
période charnière qui peut alors devenir mortifère <strong>et</strong> résumer son existence psychique.<br />
2. Les jeunes soldats américains, durant la seconde guerre du golfe (2003), juchés sur<br />
leurs tanks invincibles ont remonté des kilomètres de routes ou de rues en tirant impunément<br />
sur tout ce qui bougeait, comme dans un jeu vidéo. Selon certains témoignages,<br />
ce n’est qu’après qu’ils ont compris que ce n’était pas un jeu. Combien de syndromes<br />
post-traumatiques cela prépare-t-il pour eux (<strong>et</strong> pour les familles de leurs victimes !) ?
54 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
Elles peuvent s’interpréter, à ce moment de crise existentielle majeure,<br />
redonner au réel, par une souffrance physique charnelle, une primauté<br />
sur l’imaginaire angoissant, tout en disséquant <strong>et</strong> modelant les limites de<br />
l’enveloppe psychocorporelle, la seule qui soit la propriété de son porteur,<br />
comme dans l’espoir d’agir sur une mue.<br />
Les passages à l’acte perm<strong>et</strong>tent d’évacuer sur l’extérieur la réalité<br />
psychique interne, avant que la relation mentalisée – à l’obj<strong>et</strong> ou au soi<br />
– puisse se développer de façon satisfaisante. Mais ils peuvent devenir<br />
l’occasion de l’irruption de traumatismes désorganisateurs tardifs : échec<br />
scolaire (Catheline <strong>et</strong> al,. 1997), expérience toxicomaniaque psychédélique<br />
dissociative (au cours de rave party), brouille radicale avec la<br />
famille, violences verbales, physiques ou sexuelles, subies ou infligées<br />
– la tournante, véritable viol en réunion aux yeux de la loi, comme rituel<br />
d’intégration dans la bande, est l’un de ces rites désorganisateurs du narcissisme,<br />
car il conforte la victime <strong>et</strong> le bourreau dans une identité qu’ils<br />
n’ont pas choisi – conduites provocatrices s’apparentant à une prise de<br />
risque... Les circonstances sont, là encore, variables mais la signification<br />
est univoque. L’adolescent ou le jeune adulte s’en r<strong>et</strong>rouve ébranlé dans<br />
ses fondations, il se ressent, non seulement comme non-aimé par ceux qui<br />
comptent pour lui, mais, bien plus, comme ne méritant définitivement pas<br />
d’en être aimé.<br />
Pour reprendre l’image freudienne du cristal de roche, c<strong>et</strong>te seconde<br />
faille narcissique touchant un édifice fragilisé, risque de r<strong>et</strong>rouver rapidement<br />
les lignes de fractures qui furent colmatées superficiellement, lors<br />
du pseudo-Œdipe, <strong>et</strong> de faire voler en éclats les aménagements palliatifs<br />
qui firent office de faux self opérationnel, lors de la pseudo-latence.<br />
Ces traumatismes désorganisateurs tardifs ont tendance à s’accumuler<br />
<strong>et</strong> à se nourrir l’un de l’autre, entraînant le jeune dans un engrenage polytraumatique.<br />
Ils peuvent, dans ce cas, réactiver les zones de faiblesse de<br />
la personnalité sous-jacente, en sapant le dispositif précaire qui présidait<br />
alors à l’être-au-monde du suj<strong>et</strong>. Dès lors, l’individu se verra engagé dans<br />
la psychodynamique du tronc commun borderline.<br />
Dans la pratique, on peut considérer qu’un seul événement traumatogène,<br />
précoce ou tardif, ne suffit pas à verrouiller définitivement une<br />
trajectoire existentielle traumatique. La personnalité humaine a des ressources<br />
<strong>et</strong> des défenses. C’est sans doute la conjugaison de plusieurs<br />
traumatismes sidérants, <strong>et</strong> de leurs après-coup, au sens lacanien, se<br />
répondant <strong>et</strong> entrant en synergie négative, avec une période de faiblesse<br />
ou de sensibilité structurelle de la personnalité en devenir, qui contribuent<br />
à l’émergence d’un vécu psychotraumatique. L’âge adulte stable <strong>et</strong> la<br />
maturité seraient atteints après résolution effective de la crise d’adolescence.<br />
On constate, par ailleurs, que d’une part, c<strong>et</strong>te phase adolescente<br />
reste fortement connotée culturellement (il existe des civilisations dans<br />
lesquelles on passe directement de l’enfance à l’âge adulte) <strong>et</strong> que d’autre<br />
part, en occident, sous l’eff<strong>et</strong> peut être de la crise sociale mais également
PSYCHOGENÈSE COMPARÉE 55<br />
sans doute à travers des phénomènes ayant à voir avec la néoténie<br />
humaine, l’adolescence semble se dilater. Le positionnement borderline<br />
adolescent en devient ordinaire.<br />
On voit, maintenant, des vieux adolescents de trente ans, ce qui commence<br />
à devenir un fait de société ½ . C<strong>et</strong>te disposition d’esprit immature<br />
reste encore versée dans l’anormalité statistique ; elle n’empiète pas sur<br />
la pathologie. Mais qu’en sera-t-il dans quelques générations ?<br />
Toute séquence existentielle comportant un traumatisme désorganisateur<br />
précoce <strong>et</strong> un traumatisme désorganisateur tardif, verrouillera la<br />
personnalité du suj<strong>et</strong> selon un modèle potentiellement pathogène, étatlimite,<br />
ouvrant sur le tronc commun borderline qui est, de fait, une<br />
constellation clinique.<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
1. La génération des trentenaires actuels cultive c<strong>et</strong>te tendance « rétro » comme si,<br />
face à la dur<strong>et</strong>é de la société, ses membres tentaient d’arrêter le cours du temps.<br />
Faute de possibilité d’insertion, de nombreux jeunes gens en sont réduits à habiter plus<br />
longtemps qu’il ne faudrait chez leur parent <strong>et</strong> ne parviennent pas à prendre leur envol<br />
à temps. Le narcissisme est en jeu dans la mesure où le modèle identitaire proposé est<br />
la « jeunesse ».
Chapitre 4<br />
LA CONSTELLATION<br />
BORDERLINE<br />
LA DÉPRESSION ANACLITIQUE<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Des contours au contenu de la dépression anaclitique<br />
Ce tronc commun, constitué d’un trouble narcissique de la personnalité,<br />
ne nous est appréhendable qu’à travers ses aménagements économiques.<br />
La faible estime de soi, devenue chronique <strong>et</strong> intégrée par<br />
le suj<strong>et</strong> dans son habitus relationnel, mine les rapports interpersonnels<br />
<strong>et</strong> provoque facilement des rej<strong>et</strong>s en cascade que le suj<strong>et</strong> suscite l’un<br />
après l’autre par son comportement, comme pour valider son sentiment<br />
hyperesthésique d’être mal-aimé.<br />
Ces conduites d’échec que l’on nommait autrefois « névroses<br />
d’échec », <strong>et</strong> ce masochisme moral induisent de nombreux dysfonctionnements<br />
se répétant <strong>et</strong> se répondant en milieu familial, conjugal,<br />
professionnel. Ceux-ci, en se conjuguant, engagent le suj<strong>et</strong> dans un<br />
positionnement à la fois victimaire <strong>et</strong> persécuteur, ce qui dessine les<br />
contours de la constellation borderline dans le registre relationnel. Ces<br />
aménagements peuvent être caractériels, immédiatement réactionnels<br />
aux frustrations, ou clairement pervers, dans la mesure où la recherche<br />
inconsciente de la frustration <strong>et</strong> de l’échec devient un fonctionnement<br />
naturel. Leur intrication fluctuante est bien sûr la plus fréquente,<br />
ce que corrobore l’instabilité des tableaux cliniques rencontrés.<br />
Chaque suj<strong>et</strong>-patient se différentie en fonction de ses aménagements<br />
préférentiels, ce qui suscite l’intérêt <strong>et</strong> l’art du psychothérapeute, mais le<br />
fourvoie souvent. Ce qui reste encore mystérieux c’est pourquoi, à partir
58 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
d’un traumatisme quelconque, l’individu se r<strong>et</strong>rouve engagé dans tel ou<br />
tel fonctionnement. Les antécédents génétiques, l’histoire familiale, le<br />
tempérament, les rétroactions venues du contexte socioculturel, peuvent<br />
éventuellement entrer en ligne de compte.<br />
J. Berger<strong>et</strong> (1964,1970, 1974, 1996) parle d’une lignée dépressive<br />
spécifique, qu’il nomme dépressivité. C<strong>et</strong>te dimension infiltre <strong>et</strong> ponctue,<br />
comme un fil rouge, l’ensemble des déséquilibres vitaux que peut<br />
connaître un suj<strong>et</strong> dans sa vie. La dépressivité latente détermine un climat<br />
vital morne, anhédonique, hostile, laissant le suj<strong>et</strong> dans l’incapacité à<br />
prendre du plaisir ou à ressentir le moindre enthousiasme. Ces suj<strong>et</strong>s<br />
se vivent comme « marqués par le malheur ». Ils n’existent qu’au nom<br />
de c<strong>et</strong>te position victimaire. Chaque fois qu’un suj<strong>et</strong> borderline devra<br />
abandonner, même partiellement, l’un de ses aménagements ou l’un des<br />
avatars narcissiques de son faux self, il sera en risque de s’abîmer dans<br />
un abîme dépressif anaclitique presque pathognomonique.<br />
N’ayant pu accéder à une relation d’obj<strong>et</strong> véritablement postœdipienne<br />
<strong>et</strong> génitalisée, le suj<strong>et</strong> borderline demeure structurellement<br />
centré sur une relation de dépendance anaclitique, d’étayage chronique<br />
palliatif, quitte à entr<strong>et</strong>enir c<strong>et</strong> étayage contenant par des conduites<br />
d’échec ou de prise de risques itératives. C<strong>et</strong> étayage peut être réalisé par<br />
un partenaire existentiel à peu près consentant, ce qui fonde une relation<br />
plus que complémentaire au sens systémique, dissymétrique. Celle-ci<br />
se traduit à l’occasion par un positionnement conjugal intenable, source<br />
de souffrance inabandonnable pour les deux conjoints, qu’il conviendra<br />
de décrypter par une approche systémique interrelationnelle. Par sa<br />
conduite, le suj<strong>et</strong> tend à provoquer la rupture mais, par sa souffrance non<br />
feinte (ou par un chantage affectif conscient ou inconscient), il inquiète<br />
suffisamment son partenaire pour que celui-ci ne puisse m<strong>et</strong>tre en<br />
acte effectivement c<strong>et</strong>te rupture <strong>et</strong> ém<strong>et</strong>te, alors, un message menaçant<br />
paradoxal du type « je te quitterai quand tu iras mieux ». Dès lors,<br />
s’installe une spirale mortifère dans le couple, difficile à démonter.<br />
Le patient n’aura aucun intérêt objectif à aller mieux puisque toute<br />
amélioration l’exposerait au risque d’un abandon supplémentaire, tandis<br />
que, s’il continue à aller mal il verra se réitérer les menaces d’abandon<br />
mais restera « en lien » avec son abandonnant potentiel. L’escalade, à<br />
attendre, du dysfonctionnement conjugal ne pourra que verrouiller le<br />
système jusqu’au clash. L’étayage peut aussi se voir concrétisé par un<br />
ou plusieurs faux selfs défensifs, forcément variables dans le temps car<br />
profondément instables, nous l’avons vu.<br />
Le partenaire désigné, par son positionnement social ou affectif, par<br />
l’image plus ou moins idéalisée <strong>et</strong> suj<strong>et</strong>te à caution que s’en fera le<br />
suj<strong>et</strong> borderline peut, à lui seul, combler illusoirement les lacunes du<br />
moi. Il en sera capable, pour autant que ce self par procuration ne<br />
s’effondre pas. Ce dernier pourrait le faire sous les coups de boutoir de<br />
la réalité quotidienne. C<strong>et</strong> effondrement peut se traduire par un abandon<br />
réel ou fantasmé ; ceci est une éventualité fréquente nonobstant l’impasse
LA CONSTELLATION BORDERLINE 59<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
systémique ci-dessus décrite. C<strong>et</strong> effondrement pourra survenir parce que<br />
le partenaire avait été manifestement surinvesti au moyen de mécanismes<br />
projectifs. Il peut aussi avoir été abusivement doté de supposées capacités<br />
réparatrices, elles-mêmes surévaluées, <strong>et</strong> d’une omnipotence fantasmée.<br />
C<strong>et</strong>te idéalisation peut laisser coexister une surestimation <strong>et</strong> des sentiments<br />
hostiles inconscients. Tout n’est que télescopage de fantasmes.<br />
Confronté à ce vide, le suj<strong>et</strong> lacunaire se verra plongé un danger<br />
immédiat de dépression. Toutes les dépressions ne sont pas anaclitiques,<br />
il en est qui sont d’essence névrotique par « perte d’obj<strong>et</strong> » (le deuil<br />
sous toutes ses formes) ; il en est, nous l’avons vu, qui renvoient à un<br />
positionnement plus psychotique (mélancolie ou dépression atypique,<br />
forme d’entrée juvénile dans la schizophrénie). Les dépressions anaclitiques<br />
expriment un effondrement narcissique massif par absence d’obj<strong>et</strong><br />
<strong>et</strong> font le lit de conduites, diverses cliniquement, qui sont toutes de<br />
dimension hostile ou autopunitive (comme pour se punir d’inexister).<br />
Elles expriment l’angoisse envahissante d’abandon, mais elles sont aussi<br />
ordaliques, pouvant être lues comme des tentatives désespérées de sortir<br />
du système <strong>et</strong> d’en dénoncer la violence intrinsèque.<br />
Ces conduites peuvent être plus clairement encore autodestructrices,<br />
allant de la tentative de suicide à répétition, dont le pronostic est sombre<br />
en raison du fait que, parfois, les moyens utilisés sont de plus en plus<br />
radicaux ou mutilants (absorption d’eau de Javel, immolation, défenestration),<br />
aux conduites chaotiques quasi-ordaliques de prises de risque<br />
chroniques débouchant sur « l’accident ». Dans ce contexte, des somatisations<br />
récurrentes portant sur l’enveloppe cutanéo-phanérienne peuvent<br />
parfois être considérées comme des équivalents dépressifs archaïques :<br />
eczéma, psoriasis, alopécies psychogènes. Là encore, l’intrication clinique<br />
est la règle.<br />
Pour le suj<strong>et</strong> borderline, l’angoisse se fonde sur l’absence de l’obj<strong>et</strong><br />
d’amour <strong>et</strong> le vécu d’abandon qui en découle. C<strong>et</strong>te angoisse le renvoie<br />
à sa dépendance, ce qui focalise l’imaginaire sur un passé idyllique,<br />
considéré comme meilleur que tout présent réel <strong>et</strong> tout futur potentiel.<br />
À ce moment-là, l’obj<strong>et</strong> d’amour était présent, idéalisé (l’âge d’or) ;<br />
c’était la partie « bonne » de la mère. On pouvait s’appuyer sur lui.<br />
La fugue chez l’adolescent, fréquente, concrétise ce r<strong>et</strong>our impossible<br />
vers un passé idéalisé. Nous avons vu que c’est toujours dans le dernier<br />
endroit où il fut heureux qu’il faut chercher un fugueur.<br />
C<strong>et</strong>te dérive de l’imaginaire explique que les relations interhumaines<br />
entr<strong>et</strong>enues par de tels patients sont le plus souvent disproportionnées,<br />
dissymétriques <strong>et</strong> dysharmoniques, rejouant des positionnements préœdipiens<br />
à composante incestuelle ou violente, car la réalité demeure<br />
insatisfaisante par nature, le déni ne pouvant maintenir indéfiniment hors<br />
du champ de la conscience certaines expériences traumatiques.<br />
La constatation de leur échec relatif ne les amène ni à la modestie <strong>et</strong><br />
à la remise en question positive de leur fonctionnement (cas des suj<strong>et</strong>s<br />
« normaux »), ni à la culpabilité (suj<strong>et</strong>s névrosés), mais à la dépression,
60 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
aussitôt immense <strong>et</strong> intolérable, <strong>et</strong> à la rage clastique. La rage peut être<br />
conçue comme le négatif de la dépression. Il s’agit alors, pour le suj<strong>et</strong><br />
narcissiquement déstabilisé, de détruire ce qui risque de l’abandonner<br />
<strong>et</strong> de le surtraumatiser une fois de plus. Élément caractéristique, au<br />
moment du passage à l’acte, le suj<strong>et</strong> est en accord avec sa conduite mais<br />
il manque de jugement critique immédiat, il se voit agir comme dans un<br />
état second, ce qui a pu faire parler de dédoublement de la personnalité au<br />
moment du geste. Dans l’après-coup, il peut se critiquer avec lucidité <strong>et</strong><br />
sincérité, se jurer à lui-même qu’il ne recommencera plus, ce qui n’exclue<br />
cependant pas la récidive. Ce mécanisme hyper-réactif, dysesthésique, est<br />
à la base de nombreux problèmes relationnels survenant au sein de ces<br />
couples dissymétriques, qu’il s’agisse de couple sadomasochiques ½ ,de<br />
couples d’alcooliques, de couples désappariés en âge. Ce positionnement<br />
explosif, souvent appelé immature est, bizarrement, longtemps toléré,<br />
voire entr<strong>et</strong>enu par le conjoint placé en situation haute, donc réparatrice,<br />
<strong>et</strong> comme lui-même, narcissisé par c<strong>et</strong>te posture. Il est à repérer, que<br />
ce soit en thérapie personnelle ou en conseil conjugal <strong>et</strong> familial. Il ne<br />
ressort pas de la pathologie mais du cadre des dyspositionnements de la<br />
personnalité. Nous y reviendrons dans ce chapitre.<br />
C<strong>et</strong>te crise anaclitique ressemble, par certains aspects, à la banale<br />
crise d’adolescence, combinant une appétence pour la déviance <strong>et</strong> une<br />
persévération dans des positionnements de dépendance (Kamerer, 1992).<br />
Elle s’en diffère par le fait qu’elle est tardive, brutale, se formatant<br />
comme un raccourci (au sens de la bureautique informatique) de c<strong>et</strong>te<br />
crise prototypique.<br />
La crise d’adolescence, elle aussi marquée par la dépressivité, charnière<br />
existentielle, est obligatoirement productive dans le sens ou elle<br />
libère un formidable potentiel libidinal ouvrant sur un nouveau rapport<br />
du suj<strong>et</strong> à son existence, à lui-même <strong>et</strong> à autrui, <strong>et</strong> ou elle suscite en<br />
r<strong>et</strong>our des aménagements médians, positifs, des changements. Étape,<br />
elle perm<strong>et</strong> potentiellement au suj<strong>et</strong> d’accéder à une maturité affective.<br />
Au contraire, la crise dépressive anaclitique s’impose comme un événement<br />
vital majeur involutif, là aussi souvent teinté d’ordalie. C’est<br />
une (re)naissance anxiogène, à coup de dés, qui est en jeu à chaque<br />
instant alors que l’énergie libidinale fait tragiquement défaut puisque la<br />
« citerne libidinale » est constitutionnellement percée. À l’occasion d’un<br />
tel accès, c’est la trajectoire individuelle qui est appelée à se gauchir<br />
puisque l’énergie reconstructrice fait défaut.<br />
Au contraire, la dépression réactionnelle « par perte d’obj<strong>et</strong> », deuil<br />
véritable, n’est-elle, qu’un accident de parcours, elle ne rem<strong>et</strong> pas fondamentalement<br />
en cause les repères <strong>et</strong> le sens de la vie du suj<strong>et</strong>. Un<br />
deuil névrotique se fait toujours (bien ou mal) <strong>et</strong> le suj<strong>et</strong> passe à autre<br />
1. Dans ce type de couple, le conjoint sait exactement ce qu’il faut dire ou faire pour<br />
déclencher la crise (notion de gâch<strong>et</strong>te) mais il ne sait pas ce qu’il faut faire pour la<br />
stopper.
LA CONSTELLATION BORDERLINE 61<br />
chose. La difficulté du traitement psychothérapique de la « dépression<br />
majeure », item maintenant r<strong>et</strong>enu en psychiatrie, tient souvent au fait<br />
que l’on ne tient pas compte de la composante narcissique du phénomène<br />
mis en avant dans la plainte. Autant une dépression névrotique banale<br />
bénéficie significativement d’un appoint psychotrope à dose soutenue<br />
(antidépresseur <strong>et</strong> anxiolytique si besoin), rapidement efficace sur les<br />
symptômes, s’il est accompagné d’une psychothérapie de soutien <strong>et</strong> de<br />
dynamisation, autant la dépression anaclitique, révélant une lacune identitaire<br />
profonde, jusque-là comblée peu ou prou par un ou plusieurs faux<br />
selfs successifs, propulse le patient, malgré l’apport chimiothérapique,<br />
vers une véritable <strong>et</strong> douloureuse remise en question inaugurant une<br />
refondation existentielle, ou la mort. Le simple soutien est insuffisant.<br />
Il s’agira de m<strong>et</strong>tre en place une psychothérapie d’élucidation autant<br />
qu’une thérapie narcissisante <strong>et</strong> cicatrisante, visant à remplir à nouveau<br />
la « citerne d’énergie » <strong>et</strong> à éviter la poursuite de l’hémorragie libidinale.<br />
Dépression <strong>et</strong> contexte de maladie mortelle<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
La dépression sévère qui accompagne la révélation de certains cancers<br />
ou autres maladies à pronostic grave est à comprendre dans ce sens. Il y<br />
a, à c<strong>et</strong>te occasion, indéniablement, un vécu de perte d’obj<strong>et</strong> (que ce soit<br />
la santé ou le sentiment commun d’immortalité) mais il s’y ajoute le plus<br />
souvent, la réactivation, par le traumatisme, d’un vécu carencé antérieur.<br />
Parfois, la révélation de la maladie, par le pronostic sombre que celle-ci<br />
sous-tend, s’impose comme l’équivalent d’un traumatisme désorganisateur<br />
tardif, verrouillant inéluctablement le suj<strong>et</strong> dans un fonctionnement<br />
borderline, ce qui peut trancher avec les positions psychiques antérieures<br />
<strong>et</strong> surprendre autant le patient que son entourage.<br />
Tout se passe comme si l’existence du suj<strong>et</strong> prenait (enfin) sens à<br />
travers ce drame, comme si le patient avait de tout temps été voué à<br />
en arriver là (l’accident grave fondant rétrospectivement le destin). Une<br />
d<strong>et</strong>te inconnue étant payée au prix fort, le suj<strong>et</strong> peut commencer à vivre.<br />
Dans certaines circonstances, on assiste à une véritable catharsis émotionnelle<br />
<strong>et</strong> intellectuelle pouvant redynamiser psychiquement le patient<br />
<strong>et</strong> l’introduire littéralement dans un processus de résilience psychique<br />
au prix d’un effondrement somatique. C<strong>et</strong>te balance paradoxale entre le<br />
somatique <strong>et</strong> le psychique est à l’origine de l’hypothèse psychosomatique.<br />
Nous aborderons la clinique des maladies psychosomatiques dans<br />
un chapitre ultérieur mais nous pouvons déjà articuler ce phénomène avec<br />
la notion de dépression anaclitique.<br />
Lors de l’annonce d’un cancer, on assiste souvent à des demandes<br />
d’élucidation : « Pourquoi en suis-je arrivé là ? » Il est vrai que certains<br />
déclenchements de cancer s’inscrivent de manière troublante dans une<br />
problématique d’effondrement narcissique du suj<strong>et</strong> au cours de laquelle
62 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
devient patente une alexithymie (Pedinielli, 1992) ½<br />
sous-jacente. En<br />
conséquence, certains cliniciens ont envisagé l’hypothèse que le cancer,<br />
en tant que phénomène intime de prolifération cellulaire <strong>et</strong> perte<br />
des limites infraorganiques, à travers sa potentialité subversive métastatique,<br />
pouvait adm<strong>et</strong>tre (partiellement) une signification psychosomatique<br />
(Zorn, Mars).<br />
La question d’une psychopathologie du cancer est au cœur de la<br />
démarche psychosomatique, dont la spécificité est de concevoir l’homme<br />
dans son unité <strong>et</strong> sa globalité. Si l’existence d’une personnalité prémorbide<br />
ou prédisposante au cancer reste controversée car les preuves se sont<br />
maintenant accumulées pour impliquer, clairement, le biologique (immunologie,<br />
virologie, cytologie) dans l’oncogenèse, la multifactorialité dont<br />
ferait partie la piste psychosomatique reste de mise. La composante<br />
psychique se voit mise en avant, aussi bien dans la genèse du cancer (lien<br />
de causalité ?) qu’à travers la capacité qu’auraient certains individus à<br />
lutter, en s’aidant de la force de leur psychisme, contre leur cancer. C<strong>et</strong>te<br />
idée sous-tendrait comme corollaire l’éventualité que d’autres, pour des<br />
raisons psychiques, se laisseraient dévorer par lui. Rien ne le prouve, à<br />
l’heure actuelle, <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te idée relève plus du fantasme destiné à donner<br />
sens à l’innommable, que de la clinique validée. Elle est à respecter,<br />
cependant, dans la mesure où c<strong>et</strong>te auto-illusion, voire autosuggestion<br />
vis-à-vis d’un degré potentiel de maîtrise de leur maladie, préserve<br />
longtemps une partie du narcissisme de certains malades. L’exemple du<br />
recours consolant à la religion à travers la quête d’un miracle, participe<br />
des mêmes tentatives de trouver une issue positive à c<strong>et</strong>te impasse existentielle<br />
apocalyptique <strong>et</strong> inacceptable pour l’entendement humain.<br />
On a pu explorer la relation entre psychisme <strong>et</strong> facteurs immunitaires<br />
à travers la notion de stress <strong>et</strong> d’épuisement (H. Seyle) ¾<br />
mais,<br />
la question du saut du psychique au somatique trouve une illustration<br />
dans la notion d’impasse par stress aigu ou choc psychologique, dont<br />
la composante effondrement narcissique n’est pas la moindre des candidates.<br />
Un choc psychologique de c<strong>et</strong> ordre, quelle que soit sa nature,<br />
serait responsable de modifications brutales de l’équilibre immunitaire<br />
1. Les manifestations alexithymiques dites « nucléaires » sont au nombre de quatre<br />
(Pedinielli, 1992) : – l’incapacité à exprimer verbalement les émotions ou les sentiments<br />
; – la limitation de la vie imaginaire. – la tendance à recourir à l’action pour<br />
éviter <strong>et</strong> résoudre les conflits ; – la description détaillée des faits, des événements, des<br />
symptômes physiques. C<strong>et</strong>te conception recouvre partiellement les thèses de P. Marty<br />
<strong>et</strong> de l’École de Paris.<br />
2. H. Seyle, dans les années trente, parlait de « maladie de l’adaptation ». Le stress<br />
est un phénomène naturel nécessaire à la survie de l’individu. On peut différentier<br />
le bon stress (eustress) qui perm<strong>et</strong>tra au suj<strong>et</strong> de m<strong>et</strong>tre en branle des stratégies<br />
adaptatives immédiates <strong>et</strong> le stress nuisible (distress) qui, ne parvenant pas à mobiliser<br />
l’individu, aboutit à une usure organique <strong>et</strong> un épuisement. Le concept récent de burn<br />
out articule l’épuisement physique à l’épuisement psychique. Il évoque des individus<br />
« carbonisés », usés par le stress <strong>et</strong> incapables de faire face à la situation.
LA CONSTELLATION BORDERLINE 63<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
ou infra-immunitaire. Ce déséquilibre entraînerait, en conséquence, l’engagement<br />
du suj<strong>et</strong> dans un processus cataclysmique aboutissant au cancer,<br />
comme étant un événement cellulaire signifiant constituant l’exact<br />
négatif métaphorique de l’apoptose.<br />
Si l’approche élucidative psycho-oncologique ne perm<strong>et</strong> pas de faire<br />
l’économie de la dimension thérapeutique spécifique (radiothérapie, chimiothérapie),<br />
elle est de nature à aider le patient à découvrir (ou à inventer)<br />
un sens positif à son existence présente <strong>et</strong> à recadrer l’événement<br />
traumatisant qu’est la survenue d’un cancer dans une perspective fantasmatique<br />
<strong>et</strong> réelle moins submergeante <strong>et</strong> moins destructrice ½ .Ilest,bien<br />
sûr, fondamental, dans ce cas, de ménager une approche narcissisante,<br />
médiatisée, visant à perm<strong>et</strong>tre au patient de remodeler l’image qu’il a de<br />
lui-même – celle de son corps, de sa sexualité parfois – <strong>et</strong> de la réinvestir.<br />
C<strong>et</strong>te dimension polymorphe (soutien-élucidation-narcissisation) tisse la<br />
trame de la relation d’aide aux patients atteints de maladies graves,<br />
invalidantes ou à pronostic vital engagé, ainsi que celle d’une partie des<br />
soins palliatifs <strong>et</strong> d’accompagnement aux mourants <strong>et</strong> à leurs familles.<br />
Heureusement, la dimension carentielle narcissique n’est, le plus souvent,<br />
qu’un trait à traquer au cours du bilan exhaustif d’un état dépressif<br />
ordinaire dégagé des contingences somatiques ci-dessus évoquées <strong>et</strong> survenant,<br />
avec des causes favorisantes ou des circonstances déclenchantes,<br />
au décours de la vie d’un suj<strong>et</strong> par ailleurs stable <strong>et</strong> solide du point de vue<br />
de sa personnalité de base. Un banal traitement par antidépresseur peut<br />
alors faire merveille.<br />
Néanmoins, l’issue dépressive est toujours à redouter chez tout patient<br />
soigné pour des troubles psychocomportementaux directement liés à<br />
l’un des aménagements économiques habituels de c<strong>et</strong>te personnalité que<br />
nous aurons à aborder. Par exemple, lorsqu’un toxicomane, à force de<br />
sevrages rémittents, <strong>et</strong> l’âge aidant, en arrive à abandonner réellement<br />
ses conduites addictives, il se découvre tel qu’il est, sans le support <strong>et</strong> la<br />
médiation du produit (alcool, tabac, cannabis ou héroïne, mais aussi jeu,<br />
sexe ou travail). Dans ce cas, la probabilité de survenue d’un processus<br />
dépressif est grande. Il s’agira, là encore, d’une dépression anaclitique,<br />
toutes les postures existentielles de dépendance <strong>et</strong> de déviance devant<br />
être abandonnées « d’un coup ». Le pronostic est sombre dans la mesure<br />
où tout est à (re)construire <strong>et</strong> où le temps ne travaille pas pour le patient :<br />
– Du point de vue de l’habitus car les conduites de craving comblaient<br />
jusque-là une grande partie de l’existence du suj<strong>et</strong>. C<strong>et</strong>te nuance distingue<br />
l’expérience totale <strong>et</strong> la ligne biographique dominante. Lorsque<br />
le suj<strong>et</strong> était inscrit dans son addiction, le temps, était circulaire <strong>et</strong> non<br />
1. Si le malade parvient à surmonter c<strong>et</strong>te épreuve, aidé par la chimiothérapie comme<br />
par son travail psychothérapique, <strong>et</strong> s’installe en rémission sinon en guérison, on peut<br />
parler, par extension, de « résilience au stress ».
64 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
pas linéaire, le rythme était binaire, fait de pleins punctiformes (les<br />
« fixes ») <strong>et</strong> de vides dilatés (les périodes de manque).<br />
– Du point de vue de la perte des eff<strong>et</strong>s somatiques <strong>et</strong> des bénéfices<br />
secondaires apportés par chaque produit, nonobstant ses eff<strong>et</strong>s primaires<br />
thyméréthiques ou sédatifs.<br />
– Du point de vue du deuil absolu de la vie antérieure. Ce deuil amer <strong>et</strong><br />
irréversible est parfois le plus difficile à accomplir pour un toxicomane<br />
revenu dans le monde ordinaire, car il signifie, pour lui, prendre acte<br />
qu’il a définitivement dilapidé, dans la drogue, cinq à dix années<br />
de sa jeunesse, <strong>et</strong> sa santé physique en plus, sans compter les vies<br />
périphériques qu’il a pu gâcher.<br />
Confrontés à ce constat, certains toxicomanes n’hésitent pas à replonger,<br />
une fois de plus, ce qui valide les années passées <strong>et</strong> leur maintient<br />
un semblant de sens, certes pathologique ; d’autres sont amenés à se<br />
suicider, inexplicablement, si on ne prend pas en compte c<strong>et</strong> aspect du<br />
problème.<br />
Les tentatives de suicide sont donc fréquentes au moment de l’arrêt de<br />
prise de produit. Elles peuvent prendre, symboliquement la forme d’une<br />
overdose finale, apothéose autodestructrice couronnant une existence<br />
préalablement vidée, y compris de son vide, une ultime conduite d’échec.<br />
En contrepoint sinistre, il n’est pas rare que l’irruption d’une échéance<br />
vitale à court terme (découverte d’un cancer du poumon, pour le fumeur<br />
invétéré ou sida décompensé, pour un héroïnomane) détermine un arrêt<br />
total <strong>et</strong> dérisoirement « facile » de la conduite toxicophilique. Tout se<br />
passe comme si c<strong>et</strong>te nouvelle, par son aspect dramatique, avait redimensionné<br />
positivement l’existence du suj<strong>et</strong>, lui conférant le sens qui,<br />
jusque-là, lui faisait désespérément défaut.<br />
Là encore, l’appoint médicamenteux ne suffit pas, d’autant que certains<br />
produits <strong>et</strong> psychotropes utilisés lors du sevrage (Clonidine, Halopéridol)<br />
se révèlent pharmacologiquement dépressogènes. Le soutien<br />
psychothérapique des toxicomanes est complexe à m<strong>et</strong>tre en jeu, devant<br />
obligatoirement articuler une relation d’aide au sevrage, basée sur des<br />
mécanismes profondément régressifs <strong>et</strong> une relation d’aide au changement<br />
(Bourgeois, 1986), introduisant la perception d’un futur comme<br />
instance anticipative, au cœur d’une personnalité habituée à survivre dans<br />
l’instant selon le principe du « tout, tout de suite, ou rien » commun aux<br />
toxicomanes <strong>et</strong> aux adolescents <strong>et</strong> à beaucoup de suj<strong>et</strong>s borderlines non<br />
décompensés.<br />
La perspective du changement postule l’établissement d’un bilan de<br />
vie, c’est-à-dire confronte durement le patient à sa vacuité lacunaire<br />
primordiale, à ses responsabilités (<strong>et</strong> culpabilités) <strong>et</strong> parfois au souvenir<br />
insoutenable des traumatismes désorganisateurs qui l’ont engendré.<br />
Passer du statut de victime à celui de survivant est parfois impossible.<br />
Tout choix existentiel est une perspective de vectorisation (tendre<br />
vers) <strong>et</strong> d’anticipation, <strong>et</strong> sera compliqué. Comment intégrer un tel vide
LA CONSTELLATION BORDERLINE 65<br />
dans une existence <strong>et</strong> comment en faire le deuil lorsque se présentera<br />
l’échéance du changement ? C’est-à-dire, faire le deuil du deuil. Ce<br />
vide ne sera jamais comblé, il faudra faire avec <strong>et</strong> de plus, comme dit<br />
C. Olievenstein (1976), « vieillir est inéluctable ».<br />
La toxicomanie en tant que modalité existentielle, comme toutes<br />
addictions, peut se lire comme une stratégie visant à protéger le suj<strong>et</strong><br />
des réactions imprévisibles de l’obj<strong>et</strong> (transitionnel ?), lui aussi un suj<strong>et</strong><br />
strictement potentiel, puisqu’à ce stade d’indistinction relationnelle tout<br />
est possible.<br />
« [Le produit] inerte <strong>et</strong> dépourvu de sensibilité [...] n’est pas à même<br />
d’éprouver quoi que ce soit pour qui que ce soit... La blessure du rej<strong>et</strong><br />
ou de la perte n’est plus à craindre. Paradoxalement, il s’agit en somme<br />
d’établir une relation passionnelle à une chose privée de conscience,<br />
plutôt que de risquer d’être abandonné par l’être aimé. » (Richard, Senon,<br />
1999)<br />
C’est une relation cicatricielle, fragile, <strong>et</strong> finalement, proche de la<br />
perversion de moyen, ce qui traduit la profonde faillite narcissique du<br />
suj<strong>et</strong>.<br />
RÉSILIENCE ET DYSHARMONIE ÉVOLUTIVE<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
La résilience<br />
Certains individus ayant survécu à des drames atroces ou ayant subi<br />
des traumatismes précoces fondamentalement désorganisateurs, répétés,<br />
auraient tout pour être des borderlines. Ils réussissent cependant, parfois,<br />
à orienter leur existence de manière positive, socialisée, productive,<br />
soit qu’ils s’engagent dans une vocation réparatrice ou artistique, soit<br />
qu’ils atteignent une sérénité existentielle enviable. Ils ne semblent pas<br />
« marqués » négativement par ce qu’ils ont subi, ils en paraissent même<br />
bonifiés <strong>et</strong> transcendés. Il ne s’agit pas seulement d’une insensibilité aux<br />
épreuves ou de la mise en œuvre d’un faux self palliatif particulièrement<br />
solide, résistant, d’un vernis sécatif toujours en risque de craquer.<br />
Il s’agit aussi d’une disposition d’esprit qui s’impose à l’observateur<br />
comme une véritable sublimation, d’allure névrotique, de leurs antécédents<br />
dramatiques. Contre toutes attentes, ils paraissent avoir acquis<br />
un authentique fonctionnement névrotique. La résilience, c’est donc le<br />
fait, non seulement de ne pas rompre sous les coups mais de « tirer<br />
profit » de l’expérience traumatique. C<strong>et</strong>te réalité clinique optimiste est<br />
déconcertante ½<br />
pour les soignants. Ils sont habitués à ne rencontrer que<br />
des patients durablement confinés dans des situations de souffrance <strong>et</strong><br />
1. La disposition complémentaire du tempérament comme empreinte affective du<br />
milieu, en complexifiant encore le tableau clinique, peut masquer un temps la souffrance<br />
caractérielle ou son expression ; il faut en faire la part avant d’évoquer la résilience.
66 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
de désarroi révélées par l’échec patent des mécanismes réparateurs habituels.<br />
C’est peut-être qu’ils ne voient pas tous ceux qui s’en sont sortis<br />
seuls. Comment <strong>et</strong> par quels processus individuels <strong>et</strong> collectifs ont-ils pu<br />
cautériser c<strong>et</strong>te plaie existentielle ?<br />
Dans l’histoire de ces suj<strong>et</strong>s, on peut souvent pointer, au moment<br />
opportun, la présence d’une aide significative, que celle-ci ait été dispensée<br />
par un membre de leur entourage ou par un dispositif institutionnel<br />
ad hoc. Ceci perm<strong>et</strong> d’entrevoir que les traumatismes désorganisateurs<br />
précoces, même les plus sévères, peuvent être surmontés dans certaines<br />
circonstances favorables.<br />
C<strong>et</strong>te résilience suppose la sauvegarde de la possibilité d’une acquisition,<br />
d’une mobilisation opportune <strong>et</strong> d’un développement ultérieur<br />
de ressources internes, mises au service de l’individu par lui-même.<br />
Ces ressources sont à élaborer lors des interactions précoces, avant ou<br />
après l’accès aux mots qui perm<strong>et</strong>tront à l’individu de distancier ou<br />
de donner rétrospectivement un sens acceptable à ce qui fut vécu par<br />
lui. Les mots, images, sentiments <strong>et</strong> associations émotionnelles qu’ils<br />
feront surgir vont devenir les outils précieux de la composition d’une<br />
histoire positive, par le fait même que celle-ci existe. Ces processus<br />
réparateurs sont nombreux, non contradictoires. Ils ont été décrits peu<br />
à peu dans une perspective psychogénétique (Cyrulnik, 2002). On peut<br />
relever parmi eux l’importance du regard (<strong>et</strong> du récit) des adultes sur le<br />
développement psychoaffectif de l’enfant. Sensible, l’enfant se comporte<br />
comme une « éponge à ressenti », même <strong>et</strong> surtout s’il semble montrer de<br />
la froideur, de la distance ou de l’indifférence aux tempêtes émotionnelles<br />
qui l’entourent. S’il est parlé, partagé, élaboré, le traumatisme ne sera<br />
plus pour lui un destin, il deviendra un moteur. La notion complémentaire<br />
d’identité narrative renvoie à l’idée d’une métamorphose du traumatisme<br />
à travers la parole : c’est la parole comme filtre (le dicible <strong>et</strong> l’indicible),<br />
comme mise en intrigue jusqu’à la catharsis, comme instrument de mise<br />
à distance vis-à-vis du traumatisme <strong>et</strong> comme révélateur au sens photographique.<br />
Les mots posés par autrui sur le traumatisme lui confèrent<br />
une forme <strong>et</strong> une portée différente, recomposantes. C’est aussi la parole<br />
comme moule morphogénétique dessinant les contours du préjudice,<br />
<strong>et</strong> comme squel<strong>et</strong>te – l’inconscient structuré comme un langage ou le<br />
langage qui structure l’inconscient – prototype du rapport ultérieur de c<strong>et</strong><br />
individu au monde.<br />
Si le préjudice devient ce qu’il a été dit, il est important qu’il puisse<br />
être décrit de la façon la plus fouillée possible par la victime, même si<br />
c<strong>et</strong>te étape est douloureuse pour elle. S’il y a un hiatus trop important<br />
entre ce qui a été vécu <strong>et</strong> ce qui a pu être relaté, la problématique<br />
traumatique ne pourra être réellement intégrée dans l’existence du suj<strong>et</strong>.<br />
Elle pourra, au mieux, se voir évacuée, plus ou moins transitoirement, au<br />
cours de la relation thérapeutique, sous forme de cauchemars récurrents,<br />
par exemple, ou de symptôme résistant. C’est dans ce sens que certains<br />
« souvenirs écrans » – qui parlent, entre autres fonctions pour autre chose
LA CONSTELLATION BORDERLINE 67<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
que ce dont ils sont censés parler – doivent être disséqués (ils condensent<br />
souvent plusieurs éléments), analysés <strong>et</strong> interprétés.<br />
In fine, on touche au « j’ai vécu ce que je dis que j’ai vécu », nonobstant<br />
la part d’indicible à réduire, <strong>et</strong> à accepter peut-être, avec sérénité <strong>et</strong><br />
lucidité. C’est la notion de point aveugle, de la part des soignants comme<br />
des soignés.<br />
Selon B. Cyrulnik, « la narration d’un événement, clé de voûte de son<br />
identité, <strong>et</strong> ses aléas, selon les circuits affectifs, historicisés <strong>et</strong> institutionnels<br />
que le contexte social dispose autour du blessé » sont à l’œuvre<br />
dans ces processus. Les lieux de paroles sont multiples <strong>et</strong> pas toujours<br />
là où on les attend ; l’aide à espérer est polymorphe dans ses supports,<br />
s’étendant aux camarades ou aux condisciples en milieu scolaire, aux<br />
enseignants, images structurantes dotées d’un « pouvoir de résilience »<br />
parfois sous-estimé ½ , à tous les éducateurs. Il faut également compter sur<br />
les psychothérapeutes institués, bien sûr, s’ils sont en mesure de s’engager<br />
dans ce rôle d’étayage. En fait, toute présence écoutante humaine à<br />
connotation positive, choisie <strong>et</strong> individualisée à un moment dans l’entourage,<br />
serait en position de pouvoir incarner, partiellement ou totalement<br />
c<strong>et</strong>te fonction tutorale bienveillante, littéralement « qui aide à pousser<br />
dans la bonne direction ». L’aide à dispenser est de nature psychologique<br />
mais également (ré)éducative ; c’est un soutien, suture <strong>et</strong> structure, <strong>et</strong><br />
aussi une relation forte, narcissisante, réussissant à tarir puis à inverser<br />
le vécu d’objectalisation massif de la victime, ce qui tend à la transmuer<br />
en survivant. L’aide visera à inciter la victime à réactiver son narcissisme<br />
primaire, jusqu’alors ébranlé par la faillite ou le dévoiement pervers des<br />
dispositifs relationnels à sa disposition, <strong>et</strong> à faire appel aux instances<br />
« intermédiaires » (P.-C. Racamier) ou transitionnelles (D. Winnicott),<br />
en respectant leurs contingences. L’enfant qui se réfugie auprès de son<br />
nounours ou de son animal de compagnie (ou obj<strong>et</strong>s transitionnels) ne<br />
fait pas autre chose ! ¾<br />
Si c<strong>et</strong>te aide ne suffit pas, l’enfant affectivement carencé devra, pour<br />
survivre ou faire semblant de vivre – <strong>et</strong> même cela peut lui être imposé, ce<br />
qui est une aliénation supplémentaire – se replier sur des stratégies adaptatives<br />
palliatives, au mieux solides <strong>et</strong> mobiles, mais le plus souvent chéloïdes<br />
<strong>et</strong> sources de rigidité affective ou psycho-intellectuelle, ou d’alexithymie.<br />
Par imitation ou par apprentissage, bien des modalités interrelationnelles<br />
du futur adulte se forgent <strong>et</strong> se fixent dans ces moments clefs.<br />
Si les modèles interactionnels proposés sont trop prégnants, ils figeront<br />
le suj<strong>et</strong> dans un fonctionnement qui ne lui est pas personnel. Toute sa vie<br />
1. Le modèle de l’enseignant pédophile est à la mode actuellement mais, bien heureusement,<br />
la plupart des enseignants assument leur rôle éducatif <strong>et</strong> tutoral.<br />
2. Le rôle des animaux dans c<strong>et</strong>te dimension est fondamental. On ne peut que regr<strong>et</strong>ter<br />
que des impératifs sanitaires rigides expulsent les animaux des lieux de soins au même<br />
moment où la P<strong>et</strong> Therapy (thérapie par les animaux de compagnie) acquiert une<br />
légitimité théorique aux Etats-Unis.
68 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
il apparaîtra superficiel, dépourvu de sentiments, monolithique <strong>et</strong> rigide,<br />
parfois conforme à une image convenue de solidité masculine (s’il est<br />
un homme) ou de p<strong>et</strong>ite fille (s’il est une femme). Rien ne transparaît de<br />
sa fragilité intrinsèque. C’est ce type de suj<strong>et</strong> qui se trouve décrit dans<br />
les « personnalités caractérielles comme aménagements économiques<br />
de la structuration borderline de la personnalité » que nous décrirons<br />
ultérieurement.<br />
Le faux self se bâtit ici aussi. Il peut s’y réfugier durant une période<br />
puis, à l’occasion d’un quelconque événement clef, véritable organisateur<br />
déliant, résiliant, repartir pour une tranche évolutive. Il est susceptible de<br />
s’y replier à tout moment, si l’entourage s’avère hostile ou déstabilisant<br />
par son insuffisance à prendre en charge sa souffrance, que ce soit dans la<br />
réalité objective ou dans le vécu subjectif de la victime. C’est la notion de<br />
position régressive, à susciter ou à respecter parfois, à relier à l’histoire<br />
affective du suj<strong>et</strong>, toujours.<br />
Si c<strong>et</strong>te aide (<strong>et</strong> surtout si celle-ci ne s’arrête pas brutalement, ce qui<br />
réactiverait ainsi le processus abandonnique) parvient à rincer suffisamment<br />
la victime de son expérience traumatogène ou à repousser celle-ci à<br />
distance convenable, alors l’Œdipe peut se voir (re)abordé correctement<br />
puis résolu. Un néo-processus de névrotisation de la personnalité répondant<br />
aux canons de la normalité peut se voir enclenché, bien qu’il soit<br />
fragile <strong>et</strong> de seconde intention.<br />
Selon l’intuition psychanalytique, l’adolescence propose au suj<strong>et</strong> une<br />
nouvelle chance de résoudre ou de finaliser la métabolisation psychique<br />
des traumatismes désorganisateurs précoces <strong>et</strong> de leurs cicatrices, à<br />
condition que ceux-ci se trouvent intégrés dans l’identité psychosociale<br />
de l’individu <strong>et</strong> dans son destin.<br />
Ce schéma est évidemment tout théorique, quasi-miraculeux. Il représente<br />
la portion statistique gaussienne plausible, qui fait balance aux<br />
schémas évolutifs catastrophiques qui président à l’instauration durable<br />
d’aménagements vitaux antisociaux (pervers ou psychopathiques), ou<br />
dépressifs anaclitiques majeurs ; ceux que la psychiatrie, placée en bout<br />
de course, peut se voir réduite à réceptionner <strong>et</strong> à contenir.<br />
La dysharmonie évolutive<br />
Par ailleurs, malheureusement, les services de pédopsychiatrie fourmillent<br />
d’enfants traumatisés, présentant cliniquement des perturbations<br />
précoces <strong>et</strong> sévères du comportement. Elles rendent difficile toute perspective<br />
éducative ou simplement socialisante, <strong>et</strong> perturbent leur volonté<br />
d’apprentissage, les amenant à gravement dysfonctionner du point de vue<br />
relationnel <strong>et</strong> affectif. Le pronostic social est souvent sombre.<br />
Le malaise traumatique est parfois évident, repéré <strong>et</strong> consigné inlassablement<br />
dans le dossier du patient, mais il n’est pas toujours possible,<br />
faute de moyens ou d’envie (car les soignants ont leurs limites<br />
à l’écoute), de le recadrer positivement dans l’histoire du suj<strong>et</strong> <strong>et</strong> de
LA CONSTELLATION BORDERLINE 69<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
sa constellation familiale, d’y accorder ce regard bienveillant qui peut<br />
suffire, ou de proposer des mots admissibles sur la souffrance, susceptibles<br />
d’introduire une possibilité narrative mobilisatrice <strong>et</strong> déliante. Des<br />
loyautés contradictoires empêchent parfois l’adulte d’entendre <strong>et</strong> l’enfant<br />
victimisé de parler, de formuler les paroles attendues sur ce qui fut vécu,<br />
d’être simplement entendu, reconnu, <strong>et</strong> de passer à autre chose. Ainsi se<br />
m<strong>et</strong>tent en place des cryptes affectives <strong>et</strong> des fonctionnements victimaires<br />
générateurs de répétitions transgénérationnelles : la victime devient à son<br />
tour bourreau, enclenchant un nouveau cycle de souffrance.<br />
La notion de dysharmonie évolutive, dont le pronostic à l’âge adulte<br />
est réservé mais ouvert, recouvre des conduites bruyantes, explosives,<br />
qui sont classiquement mises en relation avec des perturbations traumatogènes<br />
graves du milieu familial.<br />
Les signaux ou symptômes présentés par l’enfant s’avèrent très vite<br />
mal tolérés par les familles – évidemment fragiles <strong>et</strong> peu tolérantes<br />
en raison de leur déstructuration préalable ou leur acculturation – par<br />
l’école <strong>et</strong> même par les services sociaux <strong>et</strong> soignants. Ils suscitent des<br />
passages à l’acte en cascade de la part de ces institutions <strong>et</strong> de ces<br />
milieux, engageant alors l’enfant dans une carrière d’assistanat <strong>et</strong>/ou de<br />
déviance par sentiment d’injustice <strong>et</strong> objectalisation qui reproduit, valide<br />
<strong>et</strong> pérennise ce qu’il voulait inconsciemment communiquer <strong>et</strong> expulser.<br />
La possibilité statistique d’évolution clinique favorable laisse espérer que<br />
le milieu soignant, à la fois protecteur, désamorçant <strong>et</strong> dynamisant, peut<br />
s’avérer en capacité d’apporter à l’enfant, en proie à une telle intense<br />
souffrance agie, à la fois une reconnaissance de ses besoins affectifs, une<br />
compréhension <strong>et</strong> un autre modus relationnel.<br />
Ce milieu peut favoriser l’accès à une sanction structurante ou à une<br />
réparation sociale du traumatisme (cas des abus sexuels ou des violences<br />
à enfant), mais également dispenser une empathie suffisante <strong>et</strong> proposer<br />
des outils psychothérapeutiques à même d’amener ces jeunes malades,<br />
sinon à une résilience complète, du moins à l’élaboration d’un moi<br />
cicatriciel, suffisamment dense <strong>et</strong> solide pour leur perm<strong>et</strong>tre d’évoluer<br />
correctement plus tard <strong>et</strong> de tendre vers une maturité affective. Ces suj<strong>et</strong>s<br />
seront en mesure de transm<strong>et</strong>tre des valeurs saines à leur descendance<br />
éventuelle, ouvrant, par-là même, une perspective préventive transgénérationnelle.<br />
En s’appuyant sur la parole des victimes, on peut tenter de catégoriser<br />
les traumatismes. S’il est facile d’identifier un traumatisme désorganisateur<br />
précoce accidentel, c’est-à-dire, suffisamment grave par lui-même<br />
ou clairement situé en rupture avec le déroulement antérieur de la vie<br />
de l’enfant (viol, séduction incestueuse, mort d’un parent), il est parfois<br />
plus problématique d’individualiser <strong>et</strong> de reconnaître comme tel, un<br />
traumatisme désorganisateur insidieux ou un faisceau traumatique.<br />
Ce n’est parfois que tardivement, que des suj<strong>et</strong>s, devenus adultes<br />
<strong>et</strong> ayant de par leur expérience, pu se confronter à d’autres histoires<br />
analogues, parviennent à adm<strong>et</strong>tre comme anormaux un comportement
70 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
parental ou un climat familial (incestueux, violent, anomique) jusque-là<br />
totalement intériorisés comme banals : « Je croyais que c’était normal,<br />
que c’était comme ça dans toutes les familles ». Le traumatisme insidieux<br />
sera d’autant plus profondément marquant qu’il sera entré dans les<br />
mœurs du suj<strong>et</strong> ; il se verra souvent répété, ou aggravé, à la génération<br />
suivante. C’est parfois le prix exorbitant des conséquences dramatiques<br />
de la réitération aggravée de son comportement envers sa propre progéniture,<br />
qui incitera le parent (une victime devenue bourreau) à prendre<br />
conscience que, décidément, il avait gravement pâti de celui-ci <strong>et</strong> qu’il<br />
était en train de faire de même avec ses propres enfants. C<strong>et</strong>te prise de<br />
conscience subite fera que le parent pourra alors demander de l’aide ou<br />
autoriser inconsciemment son enfant à révéler les sévices qu’il lui fait<br />
subir, pour interrompre le cycle. Les travailleurs sociaux de l’aide à l’enfance<br />
sont chaque jour témoins de ces processus de répétition/révélation<br />
dans des situations où de la violence parentale à enfant est mise à<br />
jour dans des circonstances étonnantes. Ils se demandent alors pourquoi<br />
personne n’avait vu la gravité de la situation auparavant.
Chapitre 5<br />
LES SITUATIONS<br />
EXPÉRIMENTALES<br />
DE TRAUMATISME<br />
NARCISSIQUE<br />
SYNDROMES DE STRESS POST-TRAUMATIQUE<br />
Aspects sociologiques<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Des situations socio-existentielles aiguës déterminent de véritables<br />
expériences de traumatisme désorganisateur à forte potentialité déstabilisante<br />
pour le narcissisme. Nous avons vu (p. 20) que les vécus infantiles<br />
d’abandonnisme ou d’hospitalisme pouvaient déterminer un traumatisme<br />
désorganisateur précoce mais, peu à peu, en contrepoint clinique, se<br />
trouvent répertoriées d’autres circonstances, tels d’éventuels traumatismes<br />
désorganisateurs de l’âge adulte, ou surtraumatismes. La séquence<br />
pathogène « traumatisme désorganisateur précoce/traumatisme désorganisateur<br />
tardif » peut donc aussi s’instaurer à l’âge adulte.<br />
En cours d’intervention psychiatrique d’urgence, lors de catastrophes,<br />
ce qui interpelle les sauv<strong>et</strong>eurs <strong>et</strong> les professionnels ayant à prendre<br />
en charge à court <strong>et</strong> à long terme les victimes, c’est la différence des
72 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
réactions, immédiates (lors du defusing ½ ) <strong>et</strong> différées, des suj<strong>et</strong>s selon<br />
leurs antécédents psychiques personnels ¾ .<br />
Selon notre expérience, les suj<strong>et</strong>s qui craquent tout de suite, <strong>et</strong> bruyamment<br />
(état d’angoisse ou épisode confusionnel), s’avèrent être des personnalités<br />
pour lesquelles le traumatisme actuel agit comme un réactif sur<br />
une problématique narcissique (quelle que soit la nature de c<strong>et</strong>te dernière)<br />
antérieurement mal résolue. Un suj<strong>et</strong> solide <strong>et</strong> dense du point de vue psychique<br />
pourra, bien sûr, se voir touché <strong>et</strong> considérablement ému par une<br />
catastrophe, il n’en sera pas déstabilisé <strong>et</strong> déstructuré durablement pour<br />
autant, mais on peut néanmoins considérer que l’épreuve subie lui infligera<br />
l’équivalent d’un traumatisme désorganisateur précoce de l’adulte <strong>et</strong><br />
ce n’est qu’en cas de survenue d’un deuxième traumatisme narcissique,<br />
accidentel ou insidieux (s’il survient !) que sera définitivement fixée la<br />
nouvelle disposition, désormais traumatique, de la personnalité du suj<strong>et</strong>.<br />
C<strong>et</strong>te hypothèse implique comme corollaire que la personnalité <strong>et</strong> la<br />
destinée d’un individu adulte peuvent, dans certaines conditions, se trouver<br />
transfigurées par une épreuve. C<strong>et</strong>te transfiguration peut être négative,<br />
dans le cas d’un traumatisme, mais elle est aussi, potentiellement, positive.<br />
Ceci est corroboré par les multiples observations concernant l’évolution<br />
psychoclinique de suj<strong>et</strong>s ayant vécu des expériences de mort imminente<br />
ou étant sortis miraculeusement d’états de comas dépassés ou de<br />
mort clinique. Indépendamment des interprétations mystico-surnaturelles<br />
qui peuvent en être faites, ces suj<strong>et</strong>s apparaissent transformés par c<strong>et</strong>te<br />
expérience dans leur façon d’être-au-monde (Maurer, 2001) <strong>et</strong> comme<br />
hypernarcissisés. Par ailleurs, se r<strong>et</strong>rouve ainsi vérifiée mais généralisée<br />
à l’adulte, l’intuition popularisée par J. Berger<strong>et</strong>, développée à partir<br />
de la psychogénétique, de la nécessité d’un doubl<strong>et</strong> traumatogène pour<br />
déterminer une personnalité état-limite durable. Celle-ci, nous le voyons<br />
ici, peut se construire, ou se résoudre, y compris après la maturité, ce qui<br />
ouvre des perspectives thérapeutiques !<br />
Le syndrome de stress post-traumatique se r<strong>et</strong>rouve maintenant objectivé<br />
sous différents vocables dans toutes les nomenclatures psychiatriques.<br />
Il a succédé à des dénominations devenues désuètes qui traduisaient<br />
la connotation socioculturelle pesant longtemps sur les troubles<br />
constatés (sinistrose, sursimulation, névrose de guerre). Le syndrome<br />
1. Defusing : intervention à type d’aide psychologique informelle, mise en œuvre dans<br />
les tout premiers temps de l‘événement traumatogène. Il s’agit de m<strong>et</strong>tre en place<br />
un environnement rassurant <strong>et</strong> contenant, propice à la verbalisation, constituant une<br />
première occasion de mise à distance du traumatisme. C’est à différencier du debriefing<br />
dans lequel la restitution du traumatisme est plus structurée.<br />
2. En France, les « cellules d’urgence médicopsychologiques » ont été créées à partir<br />
du postulat qu’une intervention psychothérapique précoce <strong>et</strong> adaptée (le debriefing)<br />
pourrait limiter l’évolution péjorative post-traumatique chez les victimes. On s’aperçoit,<br />
à l’usage, que c<strong>et</strong> interventionnisme n’a que peu d’impact sur le devenir psychique à<br />
terme des victimes <strong>et</strong> qu’il relève surtout d’un traitement politicosocial de la crise.
LES SITUATIONS EXPÉRIMENTALES DE TRAUMATISME NARCISSIQUE 73<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
de stress post-traumatique est reconnu comme une éventualité clinique<br />
à dépister au plus tôt (ne serait-ce que pour l’indemniser), <strong>et</strong> aussi à<br />
prévenir.<br />
C<strong>et</strong>te conceptualisation a pris de l’importance, dans la mesure où de<br />
plus en plus, des suj<strong>et</strong>s victimes ont demandé réparation à leur agresseur<br />
ou à l’État, par défaut. La tendance actuelle est à la réparation de tout<br />
handicap <strong>et</strong> il faut logiquement remonter une chaîne de causalité pour<br />
établir les responsabilités conformément à la jurisprudence. Dans l’esprit<br />
manichéen du public, habitué à partager le monde de façon dichotomique<br />
entre vainqueur <strong>et</strong> victime – la victime-sacrifiée pouvant aussi être<br />
sanctifiée, donc être vainqueur, c’est la conceptualisation masochiste des<br />
rapports interhumains – mais aussi entre léseur <strong>et</strong> lésé, tout préjudice doit<br />
trouver une indemnisation. Posé comme un point d’orgue à c<strong>et</strong>te dérive<br />
« à l’américaine » qui allie judiciarisation à outrance <strong>et</strong> intolérance à la<br />
différence, le préjudice de naître non conforme fut même un temps admis<br />
comme étant indemnisable ½ .<br />
Par leur démesure, les guerres mondiales du siècle dernier ont constitué<br />
des terrains expérimentaux fantastiques. La médecine de guerre, puis<br />
la psychiatrie de guerre (Bourgeois, 1997b), ont ainsi contribué à démembrer<br />
la clinique psychiatrique. La mission de ces nouvelles disciplines<br />
était de trier ce qui relevait de la victimologie, à indemniser (attaque de<br />
panique sur le champ de bataille, blessure organique), <strong>et</strong> ce qui renvoyait<br />
à la déviance, par rapport à la norme <strong>et</strong> aux mentalités en vigueur (lâch<strong>et</strong>é<br />
ou désertion, mutinerie, pathomimie...). La déviance étant, dès lors, à<br />
sanctionner durement, y compris par la décimation des bataillons.<br />
Plus tard, la mondialisation par augmentation exponentielle des possibilités<br />
de communication, contribua également à rendre immédiatement<br />
perceptibles à l’opinion publique les conséquences humaines des catastrophes<br />
les plus lointaines <strong>et</strong> à sensibiliser le citoyen du monde, donateur<br />
empathique <strong>et</strong> charitable potentiel, mais aussi lecteur de journaux<br />
à la recherche de sensation, à la souffrance des victimes de quelque<br />
chose de forcément injuste. Car c’est le vécu d’injustice qui demeure le<br />
plus mobilisateur <strong>et</strong> qui interpelle les foules. Là encore, il est question<br />
de narcissisme <strong>et</strong> d’identité, de problématique de gratification ou de<br />
réparation <strong>et</strong> de mécanisme agrégant, mais à l’échelle logistique d’une<br />
macrocollectivité c<strong>et</strong>te fois ¾ .<br />
1. Arrêt « Perruche », 17 novembre 2000, abrogé par la suite.<br />
2. Cependant, il importe toujours de présenter aux donateurs sollicités des garanties<br />
scientifiques d’objectivité vis-à-vis de la réalité <strong>et</strong> de l’ampleur de ces traumatismes. Par<br />
exemple, l’opinion internationale se scandalisa à propos de l’ouragan Mitch (1998) qui<br />
ravagea l’Amérique Centrale, en estimant, a posteriori que les responsables politiques<br />
de ces pays avaient sciemment augmenté le nombre des victimes pour bénéficier<br />
d’une aide internationale plus grande. Elle se sentit flouée (fragment d’un traumatisme<br />
narcissique collectif), ce qui déclencha la polémique.
74 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
Parmi les tableaux présentés, si les traumatismes organiques furent les<br />
plus aisés à répertorier <strong>et</strong> à suivre, en vue d’indemnisation ultérieure,<br />
ceux qui comprenaient une composante psychique (de la sinistrose à<br />
connotation péjorative dans l’imaginaire médical aux post traumatic<br />
stress disorders définitivement ancrés dans la démarche diagnostique),<br />
restaient déroutants par leur évolution capricieuse à distance ou chronique,<br />
souvent invalidante.<br />
Ils devinrent des enjeux notables du discours psychiatrique normatif<br />
dans son articulation au consensus social dans la dimension de l’expertise.<br />
La clinique de ces troubles est polymorphe, adm<strong>et</strong>tant pour une<br />
part une connotation culturelle (Ebisu, 1995). Les circonstances<br />
déclenchantes du traumatisme sont variables, elles renvoient à des<br />
champs récents d’intervention de la psychiatrie qui s’y voit convoquée<br />
dans une perspective expertale médico-légale (évaluative <strong>et</strong> réparatrice)<br />
ou sanitaire (préventive).<br />
– Pathologie de guerre, de l’exil forcé : psychiatrie militaire <strong>et</strong> médecine<br />
humanitaire.<br />
– Pathologie des catastrophes : psychiatrie d’urgence <strong>et</strong> cellules d’urgence<br />
médico-psychologique.<br />
– Pathologie du travail : médecine du travail <strong>et</strong> prise en compte du<br />
harcèlement sur le lieu de travail.<br />
– Pathologie liée à la victimologie quotidienne : structures de médiation<br />
pénale, de soutien aux victimes.<br />
Aspects thérapeutiques<br />
Ce qui apparaît de plus en plus clair avec l’expérience, <strong>et</strong> qui relativise<br />
à sa façon la portée de l’intervention précoce auprès des victimes –<br />
que ce soit par le service médical des armées ou les cellules d’urgence<br />
médico-psychologique, pour les deux premiers champs – c’est que<br />
le déterminisme d’un syndrome post-traumatique postule (sans doute)<br />
l’existence d’antécédents traumatiques. Nous l’avons théorisé plus haut<br />
<strong>et</strong> cela est maintenant corroboré par les derniers travaux en la matière<br />
(Silver, Holmann, Mc Intosh, 2002 ; Neuro Psy New, 2003) ½ .<br />
1. Les événements du 11 septembre 2001 à New York ont offert une opportunité<br />
malheureuse de vérifier l’impact réel de l’aide psychologique sur le devenir à terme des<br />
victimes : dans une étude longitudinale, les histoires sanitaires d’un grand nombre de<br />
victimes ont été recueillies, leurs modalités de réponse au stress ainsi que les stratégies<br />
mises en œuvres (coping) ont été étudiées. Dès la catastrophe, de nombreuses équipes<br />
de soutien médicopsychologique ont convergé sur les lieux, se sont mises au service<br />
des victimes. On peut dire que tout ce qui est conforme aux théories modernes leur<br />
a été proposé. Il en est ressorti que des taux élevés de syndrome post-traumatiques<br />
étaient corrélés au sexe féminin, à la séparation conjugale préalable <strong>et</strong> aux troubles
LES SITUATIONS EXPÉRIMENTALES DE TRAUMATISME NARCISSIQUE 75<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Une fois dépassé la situation de crise <strong>et</strong> d’urgence au cours de laquelle<br />
s’expriment naturellement, de façon intense <strong>et</strong> diverse, un désarroi émotionnel<br />
collectif <strong>et</strong> individuel, ainsi que des sentiments de peur panique,<br />
de culpabilité <strong>et</strong> d’angoisse, force est de constater que l’impact existentiel<br />
réel du traumatisme sur les victimes, à moyen <strong>et</strong> long terme, demeure<br />
relativement indépendant du nombre de victimes ou de l’importance<br />
objective du traumatisme subi, aussi cruel soit-il.<br />
Les suj<strong>et</strong>s préalablement non carencés du point de vue narcissique<br />
passent par de mauvais moments, bien sûr, ils nécessitent un soutien<br />
attentif <strong>et</strong> actif dans les premiers temps, ainsi qu’à moyen terme. Leur<br />
déstabilisation psychique peut durer de quelques semaines à quelques<br />
mois, mais ils parviennent à se reconstruire, à conclure les deuils nécessaires<br />
<strong>et</strong> à intégrer positivement c<strong>et</strong>te expérience traumatique <strong>et</strong> douloureuse<br />
dans leur existence. Ils surmontent l’épreuve <strong>et</strong> en gardent une<br />
cicatrice psycho-émotionnelle. Ils passent à autre chose.<br />
Les autres, après un certain temps d’évolution <strong>et</strong> quels que soient les<br />
soins prodigués, développent une tendance à stagner dans un positionnement<br />
victimaire parfois outrancier <strong>et</strong> source de rej<strong>et</strong> par l’entourage,<br />
confortant un sentiment d’insécurité vitale qui peut les isoler peu à peu<br />
du monde du travail, aboutir à une mise en invalidité, les éloigner de leur<br />
système relationnel préexistant. Ils accumulent, selon une chronologie<br />
définie <strong>et</strong> après un temps de latence clinique (<strong>et</strong> donc de cheminement<br />
psychodestructeur inconscient) qui montre peut-être des analogies avec la<br />
pseudo-latence postulée par J. Berger<strong>et</strong>, les signes évidents du syndrome<br />
de stress post-traumatique.<br />
L’anamnèse qui est faite à distance, à l’occasion d’une expertise visant<br />
à déterminer le montant d’une réparation, d’une orientation Cotorep ½ ,<br />
restitue souvent, en fait, des antécédents significatifs ou patents du point<br />
de vue psychiatrique : état dépressif déjà passé à la chronicité <strong>et</strong> en cours<br />
de traitement au moment du traumatisme, graves difficultés sociales, professionnelles,<br />
dissensions familiales ou conjugales préexistantes, antécédents<br />
d’un premier traumatisme « tardif » plus ou moins bien métabolisé,<br />
antécédents personnels à forme de traumatisme désorganisateur précoce<br />
traditionnel. Parfois le drame est ressenti par la victime comme le châtiment,<br />
logique <strong>et</strong> mérité, d’une mauvaise action effectuée juste avant qu’il<br />
ne survienne. Elle l’intègre comme un pan de sa destinée personnelle.<br />
Tout se passe, nous l’avons vu, comme si le traumatisme objectif, quelle<br />
que soit son intensité réelle, était subi comme un événement vital de<br />
grande intensité, non dépassable en raison des sévères prélimitations<br />
personnelles <strong>et</strong> contextuelles du suj<strong>et</strong>. Il s’érige ainsi en une sorte de<br />
anxiodépressifs préexistant à l’attentat. La détresse psychique était aussi corrélée au<br />
déni <strong>et</strong> au renoncement à utiliser les stratégies spécifiques d’aide.<br />
1. Cotorep : commission technique départementale d’orientation professionnelle. Elle<br />
est chargée de statuer sur l’attribution d’allocations aux handicapés ou de proposer des<br />
orientations vers des emplois protégés.
76 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
traumatisme désorganisateur tardif <strong>et</strong> de récapitulation traumatique analogue<br />
à ce qui est décrit dans la psychogenèse des organisations limites<br />
de la personnalité. Il désorganise de fait, la trajectoire vitale aval du suj<strong>et</strong>,<br />
en déstabilisant définitivement son assise narcissique.<br />
Pour c<strong>et</strong>te raison, dans une perspective prédictive, donc préventive<br />
(prévention tertiaire), il apparaît fondamental de détecter dès le début,<br />
parmi les victimes, celles qui auraient des facteurs objectifs de risque de<br />
survenue d’un syndrome post-traumatique. Mais cela va à l’encontre de<br />
la sanctification sociale de la victime forcément innocente. La victime<br />
n’était pas innocente si elle était prédisposée !<br />
LES POSITIONNEMENTS TRAUMATIQUES<br />
LIÉS À DES HANDICAPS, DES MALADIES<br />
OU DES TRANSPLANTATIONS D’ORGANE<br />
Narcissisme <strong>et</strong> handicap<br />
Le traumatisme désorganisateur, en tant que modèle, adm<strong>et</strong> des<br />
variantes structurales pouvant susciter des aménagements préférentiels.<br />
Toute différence, anormalité (au sens statistique) ou infirmité dont le<br />
suj<strong>et</strong> est en mesure, plus ou moins confusément, de percevoir le caractère<br />
aliénant ou excluant. C<strong>et</strong>te perception, parce qu’elle le marginalise par<br />
rapport à une norme implicite ou explicite représentée la plupart du<br />
temps par son entourage familial, scolaire ou professionnel, peut faire,<br />
tôt ou tard, irruption dans la conscience <strong>et</strong> constituer une expérience<br />
émotionnelle ou cognitive chroniquement douloureuse.<br />
Dans ce cas, le traumatisme désorganisateur se constitue de façon<br />
insidieuse, rej<strong>et</strong> après rej<strong>et</strong> (objectif ou subjectif), <strong>et</strong> se confirme par<br />
l’accumulation inexorable de ces expériences de différence ½ . L’entourage<br />
peut être amené à produire des stratégies de protection compensatrice<br />
mais celles-ci mêmes contribuent à fragiliser d’autant la personnalité de<br />
ces jeunes patients, <strong>et</strong> à induire, en réponse, un vécu surmarginalisant.<br />
Traumatismes désorganisateurs précoces <strong>et</strong> tardifs se confondent, c<strong>et</strong>te<br />
fois, en une destinée qui infléchit aussi celle de l’entourage, y compris<br />
dans son narcissisme, une ligne déviante dominante même si, malheureusement,<br />
d’autres traumatismes narcissiques peuvent interférer à tout<br />
moment <strong>et</strong> aggraver le processus. De rares cas d’extraordinaires compensations<br />
résilientes existent, apportant par-là un démenti au pessimisme :<br />
de Elephant man ¾<br />
à Henri de Toulouse-Lautrec, de Michel P<strong>et</strong>rucciani<br />
à Stephen Hawkin, des hommes ont su transcender leur handicap. Des<br />
1. L’identité personnelle acceptable procède d’un subtil va <strong>et</strong> vient entre trop de<br />
ressemblance <strong>et</strong> trop de dissemblance avec nos alter ego.<br />
2. Un film raconte l’histoire de John Marrick, Elephant man de David Lynch, États-<br />
Unis, 1980.
LES SITUATIONS EXPÉRIMENTALES DE TRAUMATISME NARCISSIQUE 77<br />
dysmorphies graves, congénitales ou précocement acquises, des maladies<br />
métaboliques handicapantes à participation génétiques, allant du diabète<br />
infantile au nanisme, ou au syndrome de Prader-Willis, la survenue d’une<br />
épilepsie <strong>et</strong> les réaménagements existentiels que celle-ci impose, par<br />
exemple, contribuent à favoriser, de surcroît, des fonctionnements défensifs<br />
caractériels susceptibles de compliquer dramatiquement la prise en<br />
charge médicale de la maladie en cause, ainsi que le développement<br />
psychosocial de ces suj<strong>et</strong>s.<br />
La dimension caractérielle constitue l’une des cibles préférentielles<br />
de la démarche éducative, dans la mesure où la caractéropathie peut<br />
devenir un handicap relationnel, donc social, supérieur au handicap initial<br />
si celui-ci est regardé objectivement, celui qui pouvait constituer le<br />
point d’ancrage de la faille narcissique <strong>et</strong> de l’organisation limite de la<br />
personnalité. Ayant l’occasion d’examiner des jeunes gens demandeurs<br />
de reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (Cotorep) au<br />
sortir de placements en institutions médico-éducatives, nous constatons<br />
fréquemment que certains jeunes, objectivement très handicapés intellectuellement<br />
mais soutenus, du point de vue du narcissisme, présentent une<br />
aptitude au travail supérieure à celle d’autres suj<strong>et</strong>s moins handicapés<br />
objectivement, mais ébranlés dans leur narcissisme.<br />
De même, au cours de certaines psychoses schizophréniques de survenue<br />
tardive, interférant négativement avec une trajectoire vitale ayant<br />
pu se développer correctement au préalable, il est possible de voir se<br />
constituer pathologiquement un vécu d’injustice <strong>et</strong> de perte, sub-délirant,<br />
lié à ce handicap. Le suj<strong>et</strong> ayant là, conscience de sa régression. Ici aussi,<br />
des phénomènes de surcompensation, ayant à voir avec la résilience, sont<br />
statistiquement à attendre. Ils ne se constituent pas en un faux self mais<br />
plutôt en un néo self (renaissance !). Certains individus, indépendamment<br />
de la qualité objective de l’accompagnement parental ou thérapeutique,<br />
peuvent m<strong>et</strong>tre entre eux <strong>et</strong> le monde, de façon compensatrice,<br />
voire protectrice, un réel talent (cf.lefilmRain man) ½ .<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
La transplantation d’organe :<br />
un traumatisme narcissique expérimental<br />
La greffe d’organe (Consoli, Bedrossian, 1979) est à prendre en considération<br />
comme un life event significatif, à composante déstabilisatrice,<br />
sinon traumatique, dans la trajectoire vitale d’un individu. En tant que<br />
telle, elle adm<strong>et</strong> des contre-indications formelles, dont les états-limites<br />
de la personnalité <strong>et</strong> leurs aménagements constituent la plus grande<br />
partie. Psychoses actives <strong>et</strong> débilités intellectuelles, pouvant favoriser<br />
1. Rain man : film de Barry Levinson, États-Unis, 1988.
78 COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
une non-compliance préjudiciable aux soins, résument les autres contreindications<br />
aux greffes. Pour un suj<strong>et</strong> apparemment indemne de tels antécédents<br />
mais fatalement déstabilisé par l’expérience de maladie inexorable,<br />
<strong>et</strong> la réduction progressive de ses possibilités existentielles, il<br />
faut tenir compte du fait que la transplantation, même réussie, peut<br />
induire des remaniements intrapsychiques considérables, au niveau du<br />
moi (Castelnuovo-Tedesco, 1973).<br />
Dans les suites de transplantation on peut observer classiquement<br />
(Leon, Baudin, Consoli, 1990) :<br />
1. Des troubles anxieux, <strong>et</strong> ceci d’autant plus que l’intervention présente<br />
des complications, nécessite un lourd traitement médicamenteux ou<br />
provoque des douleurs (Penn, Bunch, 1971).<br />
2. Des troubles thymiques (avec ou sans antécédent de ce type), pouvant<br />
s’accompagner d’un vécu de persécution ou de désillusion car toute<br />
greffe, en tant qu’ajout, active paradoxalement un travail sur la perte.<br />
Le greffé doit parfois accomplir le deuil d’une dysfonction corporelle<br />
<strong>et</strong> le deuil d’un organe malade qui, par leurs défaillances même,<br />
avaient longtemps vectorisé sa vie. Il doit en outre faire celui du<br />
donneur anonyme <strong>et</strong> métaboliser, en très peu de temps, l’évènement<br />
clef <strong>et</strong> inconsciemment culpabilisant que constitue la mort préalable<br />
du donneur (mort souvent secrètement <strong>et</strong> impersonnellement espérée,<br />
mort survenue qui débloque une autre vie). Le greffé ressent parfois le<br />
besoin de savoir qui est en quelque sorte « mort pour lui », donc un peu<br />
à cause de lui, de savoir de qui il est redevable. Il y a un télescopage<br />
fantasmatique d’identité favorisé par c<strong>et</strong> entrecroisement de destinés<br />
dramatiques. Dans ce cadre, d’autant plus que l’organe salvateur sera<br />
un organe « dit noble » (cœur), le greffé peut avoir des difficultés à<br />
ne pas incorporer psychiquement une partie de l’identité, réelle <strong>et</strong><br />
fantasmée du donneur ou de l’organe. Clint Hallam, transplanté de<br />
la main en 1998, décrit comme préalablement fragile du point de<br />
vue psychique, mais non récusé car l’occasion scientifique était trop<br />
belle, avait si mal supporté ce remaniement identitaire majeur <strong>et</strong> le<br />
traitement anti-rej<strong>et</strong> qu’il imposa par la suite à son chirurgien qu’il<br />
l’amputât de sa main greffée. Il s’agit aussi de dépasser, dans une certaine<br />
mesure <strong>et</strong> non-contradictoirement le statut de malade, de victime,<br />
afin d’accéder au statut jamais expérimenté de survivant, voire de suj<strong>et</strong><br />
« ayant profité de la mort de ». Le patient doit faire le deuil de relations<br />
privilégiées, longues <strong>et</strong> émotionnellement chargées, anaclitiques, avec<br />
les équipes médicales l’ayant pris en charge tout au long de l’évolution<br />
de sa maladie <strong>et</strong> de l’insuffisance ainsi brusquement palliée. C<strong>et</strong>te<br />
difficulté a un peu à voir avec le syndrome de Münchausen, dans la<br />
mesure où la réussite de la greffe confirme la toute puissance médicale<br />
à travers la situation de dépendance, extrême <strong>et</strong> complexe, du malade.<br />
La greffe réussie, le malade se r<strong>et</strong>rouve soumis au risque de perdre le<br />
pouvoir compensatoire qu’il avait, de m<strong>et</strong>tre le médecin en échec.
LES SITUATIONS EXPÉRIMENTALES DE TRAUMATISME NARCISSIQUE 79<br />
3. Des épisodes confusionnels, souvent liés aux eff<strong>et</strong>s de l’anesthésique,<br />
des corticoïdes <strong>et</strong> autres immunosuppresseurs.<br />
4. Des épisodes psychotiques aigus, polymorphes. La thématique délirante<br />
(déni de la greffe), le vécu persécutif, la dissociation anxiogène<br />
dans sa dimension psychique ou corporelle signent le rapport de c<strong>et</strong>te<br />
décompensation avec le traumatisme identitaire induit par la greffe<br />
d’organe. Le transplanté est condamné à intégrer ce nouvel élément<br />
dans son moi, tout en sauvegardant une continuité narcissique minimale.<br />
Si celui-ci est préalablement clivé ou lacunaire, il aura du mal à<br />
trouver du sens (Viederman, 1974), ce qui est l’occasion de régresser<br />
sur des positions défensives archaïques (déni, projection, clivage),<br />
voire d’exploser : dépression anaclitique.<br />
On a décrit (Leon <strong>et</strong> al., 1990) des réactions psychologiques propres<br />
à chacun des stades d’un processus de transplantation d’organe (proposition<br />
de transplantation, bilan pré-transplantation, attente anxieuse de l’organe,<br />
greffe, convalescence <strong>et</strong> suites, rej<strong>et</strong> éventuel, sortie de l’hôpital).<br />
Ce qui est important, c’est qu’à chacune de ces étapes, la question de la<br />
survie se pose, comme celle du sens de la vie, à travers c<strong>et</strong>te renaissance<br />
réparatrice. Renaître pourquoi, pour qui, avec quoi, sans quoi ?<br />
Si les suj<strong>et</strong>s transplantés sont rarement des individus borderlines, de<br />
par la sélection préalable, les remaniements psychiques occasionnés par<br />
c<strong>et</strong>te expérience exceptionnelle constituent une sorte de mise en situation<br />
expérimentale de fragilisation narcissique majeure. Nous différentions<br />
délibérément les remaniements identitaires à attendre de ces greffes, qui<br />
sont des actes médicaux validés <strong>et</strong> dont les troubles sont en quelque sorte<br />
les eff<strong>et</strong>s secondaires, de ce que nous avons décrit au suj<strong>et</strong> du body art ou<br />
des greffes à visée esthétique ou sensationnelle (greffe de visage), dont<br />
les troubles ci-avant évoqués seraient des eff<strong>et</strong>s primaires.
PARTIE 2<br />
L’ÉTAT-LIMITE<br />
DE LA PERSONNALITÉ<br />
DÉTERMINE LA CLINIQUE
Chapitre 6<br />
LES AMÉNAGEMENTS<br />
COMME SUPPORTS DE LA<br />
CLINIQUE DU QUOTIDIEN<br />
PRÉLIMINAIRES<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Nous allons procéder ici à une description non exhaustive de ces aménagements,<br />
volontairement limitée à leurs implications avec la dimension<br />
narcissique post-traumatique des organisations limites de la personnalité<br />
qui en sont le socle lathoménologique – sous-jacent <strong>et</strong> nécessaire.<br />
Il apparaît licite de s’interroger sur le fait qu’à partir d’une telle<br />
organisation basale de la personnalité (qui sans être unique présente une<br />
certaine logique structurelle), des aménagements aussi divers peuvent<br />
se concevoir <strong>et</strong> se disperser en une nébuleuse socioclinique que les<br />
praticiens rattachent difficilement à une problématique sous-jacente commune.<br />
C<strong>et</strong>te conceptualisation heurtait déjà les classifications dérivées de<br />
cohérences psychodynamiques classiques, opposant névrose <strong>et</strong> psychose,<br />
adm<strong>et</strong>tant la perversion comme marginale ou antinomique (« la perversion<br />
comme négatif de la névrose »). Elle s’oppose aujourd’hui aux<br />
systèmes classificatoires contemporains se voulant détachés de la psychodynamique,<br />
astructuraux, athéoriques (DSM-IV) <strong>et</strong> qui se r<strong>et</strong>rouvent<br />
morcelées par leur logique axiale.<br />
Ces derniers aboutissent – c’est peut-être l’une des raisons de leur<br />
succès – à isoler un item clinique de ses corrélations avec l’histoire<br />
personnelle d’un individu (psychogenèse) <strong>et</strong> le contexte complexe dans
84 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
lequel le désordre psychocomportemental s’est installé. Mais c<strong>et</strong>te apparente<br />
simplification logistique l’individualise par rapport à l’efficacité<br />
supposée d’une classe moléculaire sur c<strong>et</strong>te cible précirconscrite. Tout<br />
se passe comme si on dessinait la cible a posteriori autour de l’impact.<br />
La troisième voie structurale, nous l’avons montré, n’est pourtant pas<br />
qu’un « fourre-tout » commode, elle renvoie à des life events <strong>et</strong> à une<br />
chrono-logique psychogénétique stéréotypée. La variabilité des aménagements<br />
amène à s’interroger sur le fait qu’interviennent des déterminants<br />
supplémentaires. Ces déterminants peuvent être listés à partir de<br />
critères statistiques.<br />
– Le sexe agit en tant que composante génétique incontournable <strong>et</strong> il<br />
induit sans doute le formatage différent, en fonction du sexe de la<br />
personne, des rétroactions de la société sur un comportement : la<br />
psychopathie apparaît l’apanage des hommes, ne serait-ce que parce<br />
qu’elle n’est pas reconnue comme telle chez la femme ou bien parce<br />
qu’elle s’exprime différemment chez l’homme <strong>et</strong> chez la femme. Les<br />
serial killers sont exceptionnellement des femmes, la pédophilie féminine<br />
apparaît inconcevable encore de nos jours car m<strong>et</strong>tant trop en<br />
cause l’idéal sociofantasmatique de la relation mère/enfant ; il y a<br />
traditionnellement plus d’hommes que de femmes en prison <strong>et</strong> les<br />
motifs d’incarcération dessinent une discrimination sexiste, comme s’il<br />
fallait encore vraiment en faire beaucoup pour aller en prison lorsqu’on<br />
est femme ou comme si l’incarcération apparaissait être la sanction<br />
naturelle concernant un homme.<br />
– L’éducation, refl<strong>et</strong> des attentes parentales puis sociales, est différente<br />
selon les sexes. Les modes transactionnels familiaux placent chacun<br />
des éléments du système dans un statut <strong>et</strong> un rôle dont il est parfois<br />
difficile de soupçonner les tenants <strong>et</strong> aboutissants intimes, <strong>et</strong> encore<br />
plus de les modifier.<br />
– La position des enfants <strong>et</strong> leur signification polymorphe dans la configuration<br />
familiale plurigénérationnelle sont également un facteur, parfois<br />
traumatogène à lui tout seul, de différentiation dans les aménagements.<br />
C’est désormais un classique des manuels d’éducation <strong>et</strong> de<br />
pédagogie. Dans une perspective systémique, on a pu dire qu’il fallait<br />
trois générations pour faire un psychotique ! Combien en faut-il pour<br />
faire un psychopathe, un pervers, un dealer, unescrocouunserial<br />
killer ?<br />
– Le poids des déterminants biologiques reste à définir à sa juste<br />
valeur dans la diversification symptomatique des aménagements<br />
économiques des organisations limites de la personnalité (Kandel,<br />
2002). Nous avons vu que longtemps la schizophrénie fut appréhendée<br />
dans une perspective exclusivement psychodynamique. Ce fut<br />
l’époque de la culpabilisation de la mère – stigmatisée par les<br />
psychiatres comme abusive, trop fusionnelle – puis du père – trop<br />
absent, incapable de fixer des limites – de la famille comme système
LES AMÉNAGEMENTS COMME SUPPORTS DE LA CLINIQUE DU QUOTIDIEN 85<br />
aliénant à détruire – le patient en était le symptôme – ou de la société –<br />
l’épopée antipsychiatrique <strong>et</strong> la politichiatrie de F. Basaglia (Basaglia,<br />
1976).<br />
On adm<strong>et</strong> aujourd’hui une origine polyfactorielle à la schizophrénie<br />
tandis que les progrès technologiques apportent, chaque jour, leurs<br />
lots d’hypothèses neurophysiopathologiques <strong>et</strong> de modèles lathoménologiques<br />
qui repoussent, toujours plus, la schizophrénie dans le champ<br />
neuropsychiatrique. En ce sens, nous l’avons vu, les personnalités limites<br />
<strong>et</strong> leurs aménagements seraient, par leur origine exclusivement psychodéterminée<br />
selon les hypothèses actuelles, une exception conceptuelle<br />
aujourd’hui subversive.<br />
AMÉNAGEMENTS CARACTÉRIELS<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Le caractère est ordinairement défini (Diatkine, 1967) comme l’ensemble<br />
des modes relationnels de l’individu avec ce qui l’entoure dans<br />
une perspective qui donne à chacun son originalité.<br />
En tant que structure mentale, il est la donnée stable de l’individu<br />
après sa fixation par le passage de certaines étapes, organisateurs au<br />
sens de R. Spitz (1966). Le caractère est l’une des modalités perceptibles<br />
d’aménagement économique de la structure en tant que mode opératoire<br />
adaptatif. Il est visible <strong>et</strong> en cela partiellement traducteur de la structure<br />
psychique sous-jacente. La pathologie caractérielle est une éventualité<br />
clinique finalement exceptionnelle rendant compte de la résultante émergeante<br />
de l’échec des aménagements économiques auxquels s’ajoutent<br />
des interactions éventuellement exogènes, contextuelles.<br />
Le caractère est en quelque sorte l’aménagement tampon entre la structure<br />
<strong>et</strong> l’éventuelle pathologie. En pratique, seuls quelques traits d’un<br />
aménagement du caractère peuvent apparaître, se combinant à d’autres<br />
traits. Un caractère harmonieux (idéal), tout théorique, laisserait cohabiter<br />
de façon fluide des traits appartenant à tous les types répertoriés<br />
de caractères. Par conséquent, la pathologie psychique des suj<strong>et</strong>s borderlines<br />
peut n’être qu’une pathologie du caractère (caractéropathie) par<br />
grossissement ou prégnance d’un trait caractériel, par exemple de type<br />
obsessionnel, ou être une pathologie distincte, connexe, éventuellement<br />
non psychogène.<br />
Le tempérament (génético-dépendant) <strong>et</strong> la disposition caractérielle<br />
de base d’un individu apparaissent néanmoins peu accessibles au changement<br />
radical même si les déterminants caractériels sont, pour partie,<br />
culturels ou éducationnels (de l’accommodation à l’assimilation piag<strong>et</strong>ienne),<br />
donc eux aussi psychogénétiques. Leur expression est sous la<br />
dépendance étroite de la qualité de l’équipement psycho-intellectuel du<br />
suj<strong>et</strong> : c’est la dialectique entre l’inné <strong>et</strong> l’acquis.
86 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
Tout au plus, le suj<strong>et</strong> peut-il prendre un jour conscience de la prévalence<br />
de certains traits de son tempérament ou de son caractère (psychotique,<br />
névrotique ou pervers) au décours d’une psychothérapie, les<br />
intégrer, sans culpabiliser outre mesure, à son histoire personnelle ou à<br />
son éducation, les contrôler relativement ou les accepter dans certains de<br />
leurs dérapages, c’est-à-dire, vivre avec.<br />
Le pervers constitutionnel, lui, malgré tout ce que la réalité lui renverra,<br />
continuera à réussir à cliver efficacement son fonctionnement,<br />
sans culpabilisation mobilisatrice ; chez lui, la psychothérapie ne peut<br />
être intégrative. Il persistera à demander à son entourage de changer<br />
pour que, lui, puisse rester le même. C’est la raison de l’échec fréquent<br />
des démarches psychothérapiques chez des suj<strong>et</strong>s qui sont réellement de<br />
structure psychique perverse.<br />
Relativement peu accessible, la personnalité de base, infrastructure,<br />
reste la cible privilégiée des dispositifs préventifs (prévention d’un<br />
traumatisme désorganisateur), voire potentiellement curatifs si une<br />
relation d’aide de qualité s’établit lors des périodes critiques (prè-Œdipe„<br />
puberté). Dans ces périodes, la réactivation libidinale peut rendre la<br />
personnalité plus plastique ou plus poreuse à des influences exogènes.<br />
La notion de psychorigidité (opposée à celle de psychoplasticité) illustre<br />
une coagulation péjorative du fonctionnement psychique d’un suj<strong>et</strong><br />
braqué sur quelques traits modalitaires de son caractère <strong>et</strong> de son<br />
être-en-relation.<br />
La cure psychothérapique ne changera ni le caractère ni la personnalité,<br />
il ne faut pas se leurrer. Tout au plus, conférera-t-elle un regain de<br />
souplesse adaptative entre les instances qui suffit, parfois, de surcroît,<br />
comme disait S. Freud, à débloquer une existence ou à apaiser des<br />
tensions interpersonnelles.<br />
La bipolarisation inversible de son fonctionnement caractérise le suj<strong>et</strong><br />
borderline.<br />
Dans la sphère thymique, cela peut aller jusqu’à la cyclothymie<br />
maniaco-dépressive, <strong>et</strong> la composante biologique, maintenant avérée de<br />
certaines affections maniaco-dépressives, traduit, à sa façon, l’inscription<br />
dans le réel de fonctionnements psychiques. À une échelle temporelle<br />
plus courte, les étonnants virages de l’humeur que l’on peut constater<br />
chez les suj<strong>et</strong>s borderlines illustrent c<strong>et</strong>te potentialité d’inversion de<br />
polarité.<br />
Les sphères caractérielles sont également concernées (cela va<br />
du simple caractère « soupe au lait » aux crises caractérielles<br />
incontrôlables). À un degré supplémentaire, la volition peut être<br />
concernée. Dans les cas sévères, c<strong>et</strong>te bipolarisation réversible<br />
semble pouvoir se gripper, ce qui entraîne la possible simultanéité<br />
d’affects contradictoires ou les désordres psychocomportementaux que<br />
l’on r<strong>et</strong>rouve dans l’ambivalence, signe cardinal de la dissociation<br />
psychotique.
LES AMÉNAGEMENTS COMME SUPPORTS DE LA CLINIQUE DU QUOTIDIEN 87<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Tous les caractères ne renvoient pas aux troubles borderlines de la<br />
personnalité.<br />
Il existe des caractères névrotiques typiques (hystériques, obsessionnels),<br />
prédéterminés par un primat du génital <strong>et</strong> un accès au symbolique<br />
signant la résolution normale de l’Œdipe. L’expression outrancière de<br />
certains de ces traits peut néanmoins être gênante pour l’entourage <strong>et</strong><br />
le suj<strong>et</strong> : scatologie habituelle, collectionnisme, méticulosité tournant à<br />
l’obsession, obséquiosité pour l’analité, par exemple, suggestibilité <strong>et</strong><br />
histrionisme pour l’hystérie. Classiquement, un suj<strong>et</strong> de caractère <strong>et</strong> de<br />
personnalité névrotique, s’il venait à décompenser, présenterait ce qui est<br />
identifié par la psychanalyse comme une névrose.<br />
Certains de ces traits névrotiques peuvent nuancer <strong>et</strong> affadir<br />
une caractéropathie borderline, ou la masquer un temps, mais ce<br />
phénomène doit être appréhendé comme distinct d’un aménagement<br />
pseudo-névrotique borderline. Les traits de caractère psychotique,<br />
s’ils sont paranoïaques, sont dominés par les mécanismes défensifs<br />
traditionnellement invoqués dans les psychoses de ce type, vis-à-vis<br />
de l’homosexualité latente ou sous-jacente : identification projective,<br />
vécu persécutoire, quérulence sthénique de la justice sont, entre<br />
autres, r<strong>et</strong>rouvés à l’œuvre dans les psychoses paranoïaques <strong>et</strong><br />
contribuent à la dangerosité de ces patients. Les traits de caractère<br />
schizophréniquesrenvoient à des difficultés relationnelles chroniques<br />
chez un individu mal adapté à son monde. Ces difficultés sont faites<br />
d’inhibition ambivalente, de bizarrerie relationnelle, de froideur<br />
paradoxale, d’imprévisibilité hermétique.<br />
Selon leur intensité <strong>et</strong> leur conséquence négative sur l’existence du<br />
suj<strong>et</strong>, ils peuvent n’être que des traits de caractère ou s’inscrire dans un<br />
véritable syndrome dissociatif latent éventuellement combiné à d’autres<br />
syndromes psychotiques pour s’agencer en une forme de psychose schizophrénique<br />
blanche.<br />
Les caractères psychotiques sont interprétés par la psychogénétique<br />
comme prédéterminés par des carences affectives hyperprécoces, ce qui<br />
interdit au suj<strong>et</strong> de fonctionner sous le primat de génital. En cas de<br />
décompensation, <strong>et</strong> nous savons qu’il existe un continuum entre traits<br />
de personnalité <strong>et</strong> maladie psychotique, le tableau clinique pathologique<br />
sera celui d’une psychose. Là encore, des traits psychotiques, s’ils<br />
demeurent dans ce registre <strong>et</strong> s’intriquent avec un positionnement caractériel<br />
narcissique borderline, peuvent faire errer le diagnostic, évoquer<br />
un diagnostic de prépsychose, de psychose a minima ou de dépression<br />
atypique. C’est la finesse de l’approche structurale qui déterminera en<br />
partie, sinon le pronostic qui reste réservé, du moins la stratégie thérapeutique.<br />
Celle-ci sera combinatoire à doses spécifiques de traitements antidépresseurs<br />
<strong>et</strong> antipsychotiques, d’abords psychothérapiques adaptés,<br />
éventuellement médiatisés ou assouplis pour contourner les résistances<br />
<strong>et</strong> réaménager le narcissisme.
88 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
Il existe d’autres modalités caractérielles : le caractère épileptique,<br />
avec glischroïdie (perséveration idéique, adhésivité <strong>et</strong> explosibilité), les<br />
caractères psychosomatiques, allergiques (se rapprocher de l’obj<strong>et</strong> jusqu’à<br />
se confondre avec lui selon P. Marty, 1958), migraineux ou hypochondriaques.<br />
Là encore, c’est la distribution nuancée <strong>et</strong> peu mobilisable<br />
des traits de caractère qui déterminera la caractéristique (c’est le terme<br />
tautologique !) mentale d’un individu, en fera un être totalement original,<br />
perçu comme sympathique ou antipathique dans la mesure où ces traits se<br />
montreront adaptés, car complémentaires <strong>et</strong> agonistes, de ceux des suj<strong>et</strong>s<br />
formant son cercle relationnel.<br />
Les états-limites de la personnalité peuvent donner lieu à des aménagements<br />
(utilisant le vocabulaire des autres personnalités, névrotiques ou<br />
épileptiques, par exemple) qui sont des ramifications du tronc commun<br />
borderline, ceux-ci pouvant donner le change avec des caractéropathies<br />
névrotiques ou psychotiques. Le suffixe pseudo les différentie, montrant<br />
qu’ils ne sont « qu’à l’image de » <strong>et</strong> doivent être rapportés aux troubles<br />
sous-jacents de la personnalité.<br />
Nous sommes dans le domaine des traits caractériels, composantes<br />
de la personnalité apparente globale d’un suj<strong>et</strong>. Aucun individu heureusement,<br />
même borderline, n’entre dans le cadre strict d’un seul de ces<br />
aménagements. Il est pourtant intéressant de repérer ces particularismes<br />
caractériels car ils sont à la base de nombreuses difficultés relationnelles<br />
<strong>et</strong> contre-transférentielles pour le thérapeute. C’est le plus souvent leur<br />
entourage qui consulte, souffrant de leurs agissements. Il importe alors de<br />
percevoir ces traits caractériels comme les aménagements défensifs d’une<br />
personnalité sous-jacente fragilisée <strong>et</strong>, donc, elle-même en souffrance. Ce<br />
qui pouvait apparaître comme inné, transmis, – « il est comme son père »<br />
– s’impose alors comme acquis à l’identique, ce qui évoque aussi une<br />
problématique de répétition. Ceci est à considérer dans un but préventif.<br />
LE SUJET BORDERLINE ET SON ENTOURAGE<br />
Le démembrement nosographique <strong>et</strong> l’expérience clinique ont permis<br />
de distinguer plusieurs grands types de personnalité caractérielle :<br />
pseudo-névroses, pseudo-psychoses <strong>et</strong> pseudo-perversions de caractère,<br />
caractère masochiste.<br />
Les personnalités dites « pseudo-névroses de caractère »<br />
Elles sont souvent décrites comme hyperactives, voulant dominer à<br />
tout prix leur entourage familial ou professionnel. Elles semblent ne pas<br />
supporter de tout maîtriser à tout moment. Elles le font en utilisant des<br />
moyens d’apparence « nobles », proches de la sublimation névrotique,<br />
faisant preuve en public de compassion activiste mais elles peuvent user<br />
également, si besoin, d’artifices moins glorieux : menaces, colère, usage<br />
de la force dans l’intimité. Tout cela relève du faux self, de la séduction,
LES AMÉNAGEMENTS COMME SUPPORTS DE LA CLINIQUE DU QUOTIDIEN 89<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
reste superficiellement inscrit dans leur personnalité <strong>et</strong> manque d’authenticité.<br />
Ceci transparaît au fur <strong>et</strong> à mesure que les relations à autrui sont<br />
amenées à se prolonger, donc à s’affiner <strong>et</strong> à ne plus être basées sur<br />
la superficialité <strong>et</strong> les faux-semblants. En ce sens, le suj<strong>et</strong> porteur de<br />
tels traits caractériels est amené à toujours garder une certaine distance<br />
avec autrui ou bien à rompre brutalement une relation devenant par trop<br />
intime, donc dangereuse, puisque capable de le m<strong>et</strong>tre face à ses insuffisances.<br />
Ce comportement n’est pas toujours compris par l’entourage. Les<br />
ruptures relationnelles itératives, véritables fuites devant la réalité, sont<br />
un bon critère de diagnostic. C<strong>et</strong>te inauthenticité <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te fragilité relationnelle,<br />
facilement perçue par l’entourage, biaisant leurs relations à autrui,<br />
sont sources d’insatisfactions, de sautes d’humeur <strong>et</strong> d’imprévisibilités.<br />
Certains individus mènent de front plusieurs relations sentimentales ou<br />
fréquentent plusieurs groupes en prenant soin de compartimenter leur<br />
monde. Cela leur perm<strong>et</strong> de ne pas avoir à s’investir complètement <strong>et</strong><br />
de pouvoir toujours préserver un jardin secr<strong>et</strong> (qui en fait est un désert !),<br />
d’user à l’occasion de mythomanie. En milieu familial, ces suj<strong>et</strong>s sont<br />
vécus comme des tyrans domestiques, capables de comportement diamétralement<br />
opposés selon qu’ils sont en famille ou « à l’extérieur ». C<strong>et</strong>te<br />
dualité comportementale peut se voir improprement conçue comme relevant<br />
de personnalités multiples. Là encore, ces comportements masquent<br />
une inauthenticité foncière <strong>et</strong> traduisent le besoin de ces individus de se<br />
préserver d’une mésestime de soi ; c’est bien de carence narcissique qu’il<br />
s’agit.<br />
Dotés de capacités de fantasmatisation faibles, habités d’une sexualité<br />
frustre <strong>et</strong> peu satisfaisante pour eux, plus ou moins compensée par<br />
l’alcool ou des comportements sexuels palliatifs, ils consultent rarement,<br />
sauf lorsqu’ils « craquent » <strong>et</strong> cela peut se faire sous forme de dépression<br />
anaclitique. Ils sont également amenés à consulter à l’occasion de<br />
complications neuropsychiatriques de leur alcoolisme. À ce moment, la<br />
profondeur du vide émotionnel <strong>et</strong> l’ennui de leur existence éclatent au<br />
grand jour. On est déjà dans la dépression anaclitique <strong>et</strong> celle-ci remonte<br />
souvent à l’adolescence.<br />
Les suj<strong>et</strong>s dits « pseudo-psychoses de caractère »<br />
Ils montrent, classiquement, des difficultés pour évaluer correctement<br />
la réalité. Ils peuvent en venir à dénier le réel si celui-ci ne correspond<br />
pas à leurs attentes, ce qui est, à force de rupture, de nature à fragiliser<br />
leur insertion sociale à les isoler dans une misanthropie défensive : En<br />
fait, ce ne sont pas les humains qu’ils détestent, c’est eux. En outre des<br />
mécanismes défensifs archaïques, à type de projection vers l’extérieur de<br />
tout élément dissonant dans leur conception du monde leur perm<strong>et</strong>tent de<br />
trouver facilement un « bouc émissaire » en cas de conflit avec la réalité.
90 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
En dépit de ces fragilités, certains d’entre eux, se voulant des hommes<br />
d’action, peuvent développer un ascendant trouble sur leurs proches, ils<br />
sont « taxés de fou par leurs adversaires, de génie par leurs adeptes ».<br />
S’ils sont intelligents <strong>et</strong> suffisamment manipulateurs, on les r<strong>et</strong>rouve<br />
parfois à la tête d’une secte ou d’un mouvement de masse. A. Miller,<br />
psychanalyste, a r<strong>et</strong>rouvé dans l’enfance de quelques-uns des chefs historiques<br />
du troisième Reich nazi, notamment Hitler (Miller, 1983), des<br />
éléments douloureux, de nature traumatique, pouvant aboutir à la notion<br />
d’enfant détruit, dont l’accumulation <strong>et</strong> la combinaison sont susceptibles<br />
d’avoir engendré un adulte destructeur « pseudo-psychose de caractère ».<br />
L’enfance de ces dirigeants, située au cœur de la Prusse rurale ou de la<br />
Bavière de la fin du XIX <br />
siècle, n’était sans doute pas un modèle d’ouverture<br />
<strong>et</strong> de tolérance, l’autoritarisme parental <strong>et</strong> la rigidité relationnelle<br />
prônée par une société cadenassée laissant peu de place à l’expression<br />
d’un désir enfantin y étaient sans doute de mise.<br />
Il ne s’agit naturellement pas, à travers cela, d’exonérer par leur<br />
histoire les dirigeants nazis de leurs responsabilités personnelles dans<br />
l’avènement d’un régime politique tragique (le nazisme). Ce régime était<br />
à leur image, caricaturalement manipulateur de narcissisme collectif.<br />
Il s’apparentait, par certains de ses traits, à un délire collectif ou à<br />
un mouvement sectaire à grande échelle, en ce sens qu’il cultivait, à<br />
l’échelle d’une nation, le déni du réel, la quête narcissique <strong>et</strong> qu’il usait<br />
de mécanismes de projection sur autrui de tous les maux de la terre<br />
(Bourgeois, 2002).<br />
On r<strong>et</strong>rouve naturellement de tels suj<strong>et</strong>s, à notre époque, ils sont<br />
non-demandeurs de soins pour la plupart, car ils restent incapables de<br />
concevoir leur fragilité intrinsèque <strong>et</strong> l’implication de celle-ci dans leurs<br />
échecs puisqu’ils sont en position, eux aussi, de proj<strong>et</strong>er sur autrui la<br />
cause de leurs maux <strong>et</strong> de leurs désillusions vitales. Comme chez les<br />
vrais pervers, on ne r<strong>et</strong>rouve pas de culpabilité, pas de souffrance morale<br />
tant que le faux self , individuel ou groupal s’ils arrivent à en bâtir un, fait<br />
son office. Mais si celui-ci vient à se fissurer, ou à manquer d’épaisseur,<br />
ils plongent dans la dépression anaclitique. Le risque suicidaire est alors<br />
majeur.<br />
Les gourous de secte, qui sont en plus de grands manipulateurs <strong>et</strong> de<br />
grands séducteurs, présentent fréquemment des traits caractériels de ce<br />
type.<br />
Dans une perspective victimologique, on peut postuler que ces<br />
« guides » sont complémentaires de leurs adeptes, ce qui soude un<br />
dysfonctionnement systémique solide qui, s’il est patent aux yeux de<br />
l’observateur neutre, reste inabordable <strong>et</strong> incommunicable aux adeptes<br />
jusqu’à ce que la réalité ne les rattrape, eux aussi, un jour. Comme<br />
l’enfant crée sa mère en tant que mère, c’est l’adepte qui fait le gourou.<br />
Nous avons évoqué (cf. supra) la possibilité de suppléance narcissique<br />
des adeptes par l’instauration d’un moi cicatriciel groupal plus ou moins
LES AMÉNAGEMENTS COMME SUPPORTS DE LA CLINIQUE DU QUOTIDIEN 91<br />
issu du faux self du leader, ce dernier pouvant se nourrir <strong>et</strong> se conforter<br />
de l’illusion groupale, voire d’une fusion mythique.<br />
« Pseudo-perversions de caractère »<br />
Certains suj<strong>et</strong>s sont considérés comme des « p<strong>et</strong>its paranoïaques »,<br />
tant ils sont agressifs a minima, dérisoirement ce qui en est parfois<br />
pitoyable, mais de manière répétée. Ils veulent être respectés <strong>et</strong> aimés à<br />
tout prix, quitte à ne respecter <strong>et</strong> n’aimer personne, ce qui renvoie à leur<br />
faille narcissique profonde. Là encore, on ne r<strong>et</strong>rouve pas de culpabilité<br />
<strong>et</strong> la souffrance psychique n’est pas facilement avouée, sauf lorsqu’ils<br />
plongent dans un état dépressif anaclitique. Par la souffrance psychique<br />
potentielle qui ne parvient jamais à trouver une issue « par le haut »,<br />
(c’est-à-dire par l’émergence d’un délire dont la thématique mégalomaniaque<br />
pourrait les combler, par leur lucidité face à leurs passages à<br />
l’acte, par la sensibilité relative des troubles à l’interprétation <strong>et</strong> par leur<br />
évolution), ces organisations psychiques se démarquent de la psychose<br />
mais parfois le diagnostic n’est que rétrospectif.<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Les traits de caractère masochiste moral<br />
(syndrome de Prométhée ½ )<br />
Certains individus sont portésà se m<strong>et</strong>tre en avant dans des conflits,<br />
non pas simplement pour se faire valoir, encore que c<strong>et</strong>te dimension<br />
égotique existe, mais en se conduisant, souvent, comme le porte-parole<br />
exalté du groupe dans lequel ils se fondent <strong>et</strong> avec qui ils fusionnent.<br />
Ils montent systématiquement au créneau face aux injustices, réelles ou<br />
supposées, faites à ce groupe dont ils se considèrent comme l’émanation<br />
émotionnelle <strong>et</strong> la conscience, plus que comme l’un des simples<br />
membres. Ils s’opposent pseudo-symétriquement – avec une hypervigilance<br />
à l’injustice <strong>et</strong> une virulence pointilleuse souvent pertinente –<br />
car le combat est perdu d’avance, à une autorité ainsi contestée dans sa<br />
légitimité. Ils peuvent passer de groupe en groupe tout en conservant ce<br />
fonctionnement.<br />
Tout se passe comme si, plongé dans un mythe fusionnel avec<br />
le groupe, ils se sentaient concernés par les intérêts de chacun en<br />
s’appropriant personnellement une dynamique revendicative collective<br />
qui devrait, en principe, être partagée énergétiquement (jusque dans<br />
les risques à s’opposer à l’autorité), dans une dimension collégiale, par<br />
l’ensemble du groupe. Ils se comportent comme s’ils en étaient la voix<br />
autorisée de la conscience du juste. Dans une perspective systémique,<br />
1. Selon la légende, Prométhée répara, à ses dépens, l’injustice faite aux hommes par<br />
l’égoïsme des dieux de l’Olympe alors qu’il n’était pas vraiment l’un d’eux, car fils de<br />
titans. Il le paya cher <strong>et</strong> son supplice éternel, non sexué dans son protocole, qui le voit<br />
enchaîné au rocher minéral <strong>et</strong> partiellement dévoré par le bec phallique mais tout aussi<br />
minéral d’un aigle, reste le prototype du fantasme masochiste.
92 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
le groupe les utilise souvent, les manipule, parfois, dans leur penchant.<br />
Ils sont les « contestataires de services », les rebelles inévitables dont<br />
chaque autorité doit tenir compte lorsqu’émergent des processus de<br />
négociation conflictuelle. On constate que chaque groupe en situation de<br />
conflit sécrète son Prométhée <strong>et</strong> que les rôles sont très vite répartis dans<br />
la dynamique groupale. Socialement sublimée dans le politique ou le<br />
syndicalisme mais repérable dans toutes les catégories groupales, c<strong>et</strong>te<br />
prise de risque individuelle, chronique <strong>et</strong> para-sacrificielle confère au<br />
suj<strong>et</strong> un statut relativement privilégié au sein du groupe. Ce statut est<br />
narcissiquement très « comblant » mais il peut être risqué du point de vue<br />
social. Le suj<strong>et</strong> est victime/vainqueur du conflit <strong>et</strong> il se voit, en quelque<br />
sorte, sanctifié par son rôle. La prise en charge de suj<strong>et</strong>s consultant<br />
en tant que victime de harcèlement professionnel doit tenir compte<br />
de c<strong>et</strong>te dimension car si le contexte socio-économique actuel durcit<br />
incontestablement les relations dans l’entreprise, le positionnement<br />
prométhéen inconscient de certains les expose considérablement.<br />
Le masochisme moral, dit féminin (au sens de S. Freud), est une<br />
dimension caractérielle relationnelle proche du syndrome de Prométhée,<br />
r<strong>et</strong>rouvée en dynamique des microgroupes ou dans la dynamique de<br />
couple. Dans la conjugalité quotidienne qu’il cimente, il fait des ravages.<br />
Par sa psychodépendance anaclitique <strong>et</strong> sa disposition caractérielle à<br />
s’effacer devant les exigences du partenaire qui lui impose, à sa façon,<br />
les impératifs de son moi dominant, certains individus (pas forcément<br />
des femmes) composent, à leur détriment systématique, une mise en<br />
situation complémentaire d’infériorité psychique compliquée parfois de<br />
prolongements physiques dramatiques (violence intraconjugale), sociaux<br />
(harcèlement professionnel, Hirigoyen, 1998) <strong>et</strong>, plus rarement, sexuels<br />
(harcèlement sexuel au travail, violence sexuelle <strong>et</strong> prostitution). Le<br />
masochisme moral peut se compliquer d’un masochisme sexuel dans<br />
lequel la composante masochiste érotique comprenant la fantasmatisation<br />
d’une position humiliante, la contrainte <strong>et</strong> la douleur (algolagnie)<br />
sont mises en acte préférentiellement pour l’obtention d’un plaisir sexuel.<br />
Le masochisme sexuel sort du cadre de ce masochisme moral, hors<br />
comorbidité clinique.<br />
Masochisme érotique <strong>et</strong> masochisme moral, s’ils renvoient tous deux<br />
à la problématique narcissique <strong>et</strong> donc à une infrastructure limite de la<br />
personnalité, sont des aménagements distincts, sans être exclusifs l’un<br />
de l’autre. Le suj<strong>et</strong> masochiste moral ½<br />
se r<strong>et</strong>rouve être le souffre-douleur<br />
habituel <strong>et</strong> presque consentant du groupe, contribuant ainsi à la cohésion<br />
de ce dernier. Il devient la victime toute désignée de fonctionnements<br />
sadiques polymorphes, ce qui réalise le couple sadomasochiste traditionnel<br />
dans lequel le masochiste trouve un statut lui convenant au niveau<br />
1. Le masochiste sexuel exclusif, au contraire maîtrise parfaitement la situation. Il peut<br />
même être dominant du point de vue social.
LES AMÉNAGEMENTS COMME SUPPORTS DE LA CLINIQUE DU QUOTIDIEN 93<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
de son économie psychique. Ce fonctionnement, s’il n’occasionne pas de<br />
dérapage trop voyant ou si n’interfèrent pas des éléments perturbateurs<br />
extérieurs, peut longtemps perdurer <strong>et</strong> se reproduire à l’identique dans<br />
toutes les sphères de l’existence du suj<strong>et</strong>.<br />
Mais heureusement, être de personnalité état-limite n’empêche pas, la<br />
plupart du temps, de mener dans les sphères privées <strong>et</strong> professionnelles<br />
une existence satisfaisante. Cela peut se faire à condition de pouvoir,<br />
toutefois, par le biais d’une approche thérapeutique personnelle, prendre<br />
conscience du fait que certains dysfonctionnements <strong>et</strong> débordements<br />
émotionnels relèvent d’une fragilité relationnelle personnelle <strong>et</strong> non de<br />
la méchanc<strong>et</strong>é exclusive du partenaire. Un minimum de discernement <strong>et</strong><br />
de capacité d’autocritique est nécessaire.<br />
Ceci est naturellement vrai pour toutes formes de personnalité. C’est<br />
dans le contexte de thérapie conjugale ou de médiation familiale ½<br />
que se<br />
dévoileront souvent certains mécanismes de fonctionnement, non pathologiques,<br />
de suj<strong>et</strong>s de structuration borderline de la personnalité. Cela<br />
se fera lorsqu’ils seront devenus suffisamment prégnants pour m<strong>et</strong>tre en<br />
péril le système <strong>et</strong> nécessiter un regard extérieur.<br />
Le plus caractéristique d’entre eux constitue une sorte de « syndrome<br />
de Marx ». Calquant leur modus relationnel sur l’aphorisme de Groucho<br />
Marx : « Je n’accepterai jamais d’être membre d’un club qui m’accepte<br />
comme membre », en raison de leur mauvaise estime de soi, certaines<br />
personnes se montrent tellement persuadées de ne pas mériter d’être<br />
aimées ou respectées qu’elles en viennent à ne pas supporter qu’on leur<br />
montre de l’affection. Toute marque de respect devient insupportable <strong>et</strong><br />
est vécue comme une agression. Si on les aime, c’est qu’on se trompe.<br />
Ces suj<strong>et</strong>s vont inconsciemment tout faire pour pousser leur partenaire<br />
affectif (ou conjugal) à la rupture <strong>et</strong> lorsque celle-ci survient – inévitablement,<br />
car tout être humain a ses limites – cela les confortera dans leur<br />
sentiment de ne pas mériter d’être aimé, élargira un peu plus la faille<br />
narcissique, validera rétrospectivement toutes les situations d’abandon<br />
vécues précédemment. L’abandon – ce qu’ils redoutent le plus – étant<br />
réitéré.<br />
Il est courant de dire que chez un suj<strong>et</strong> état-limite, la constatation de<br />
ses échecs ne l’amène pas à la modestie (comme chez le suj<strong>et</strong> normal),<br />
à la paranoïa (comme chez certains psychotiques), à la dépression ainsi<br />
qu’on pourrait le croire, mais à la rage clastique <strong>et</strong> à la haine. La haine,<br />
établie insidieusement ou éclatant par bouffées, peut devenir leur seul<br />
moteur. Il s’agit par là de détruire ce qui s’oppose à un idéal fantasmé, à<br />
ce rêve inaccessible d’une vie sans aucune frustration – d’une vie avec la<br />
1. Si la thérapie vise à aider le système à changer sans trop de souffrance, <strong>et</strong> ne réfère<br />
pas à la norme exclusive de l’union, la médiation, souvent d’incitation externe (à la<br />
demande d’un juge des affaires familiales par exemple), cherche à aider les partenairesadversaires<br />
dans le concr<strong>et</strong> : du droit de garde des enfants au partage des meubles. Il est<br />
parfois malaisé de rester dans l’un ou l’autre des champs de compétence.
94 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
seule bonne mère ou la seule partie bonne de la mère ? – de c<strong>et</strong> âge d’or<br />
souvent évoqué, ou de c<strong>et</strong>te personne idéalisée jamais rencontrée dans la<br />
réalité « qui me comprenait, elle »...<br />
Pour un suj<strong>et</strong> borderline, si la réalité n’est pas à la hauteur de ses<br />
espérances (<strong>et</strong> elle ne le sera jamais), il faut détruire la réalité. Ce courtcircuit<br />
émotionnel submergeant les capacités intellectuelles constitue la<br />
« crise de nerfs ».<br />
C<strong>et</strong>te disposition qui s’apparente, par certains aspects, à de l’immaturité<br />
affective, est à la base de dysfonctionnements critiques conjugaux.<br />
Ceux-ci sont stéréotypés dans leur déroulement, faits parfois d’escalade<br />
symétrique ou de positionnements complémentaires. La violence verbale<br />
ou physique y a sa place grandissante car le partenaire n’est pas neutre.<br />
C<strong>et</strong>te situation peut entrer en résonance avec sa propre problématique <strong>et</strong><br />
activer des affects non maîtrisés. Il fait inconsciemment ce qui suffit pour<br />
provoquer le clash inévitable (notion de mot gâch<strong>et</strong>te).<br />
Ce clash, par son caractère répétitif, disproportionné <strong>et</strong> décalé, disqualifie<br />
immanquablement son auteur (le suj<strong>et</strong> borderline) dans le couple <strong>et</strong><br />
le confirme, une fois de plus, dans la mauvaise image qu’il a de lui. Il lui<br />
attribue le mauvais rôle ce qui exonérera, en r<strong>et</strong>our, le partenaire de ses<br />
propres responsabilités bien que celui-ci soit, de fait, totalement impliqué<br />
dans le système.<br />
À l’issue du clash, on r<strong>et</strong>rouve cliniquement une phase postcritique de<br />
grande fatigue, d’apaisement pulsionnel <strong>et</strong> de culpabilité intense rétrospective.<br />
Le suj<strong>et</strong> peut s’isoler, s’endormir <strong>et</strong> ne plus se souvenir au réveil<br />
de ce qu’il a dit ou fait. La réalité ne peut plus être reprise, ce qui est<br />
un frein puissant à sa prise de conscience ½ . D’autres fois, l’excitation<br />
psychocomportementale bilatérale <strong>et</strong> les décharges libidinales induites<br />
peuvent se vectoriser, en fin de crise, à travers un rapport sexuel intense,<br />
cautérisant provisoirement le système conjugal mais le verrouillant d’autant<br />
plus. Il arrive même que c<strong>et</strong>te conclusion soit l’un des déterminants<br />
inconscients du déclenchement de la crise par le partenaire. Ceci signe<br />
la composante sadomasochiste de la relation. Une partie de la jouissance<br />
s’installe au prix de la violence <strong>et</strong> de la haine. Les r<strong>et</strong>rouvailles sont le<br />
négatif de l’abandon. Le plaisir de pouvoir apaiser les tensions potentialise<br />
le plaisir à les déclencher.<br />
1. C<strong>et</strong>te amnésie focale post-critique présente des analogies cliniques avec la phase<br />
post-critique des épilepsies. Certains auteurs ont proposé de traiter les suj<strong>et</strong>s borderlines<br />
par des molécules à propriétés anti-épileptiques qui sont aussi actives sur les<br />
dysthymies. Par ailleurs, une relative cyclicité des raptus caractériels <strong>et</strong> une fréquente<br />
corrélation des troubles avec les menstruations font évoquer une composante hormonodépendante<br />
aux troubles. Aux États-Unis, on traite le syndrome prémenstruel par des<br />
antidépresseurs.
LES AMÉNAGEMENTS COMME SUPPORTS DE LA CLINIQUE DU QUOTIDIEN 95<br />
Ce type de relation interpersonnelle pathologique, lorsqu’il s’installe<br />
en mode habituel, détermine un fonctionnement sadomasochiste en complémentarité<br />
du couple, dans lequel chacun des protagonistes rejoue<br />
indéfiniment sa partition qui le conforte, au fil des épisodes, dans son<br />
aménagement psychodynamique pervers.
Chapitre 7<br />
AMÉNAGEMENTS<br />
PATHOLOGIQUES :<br />
LES PERVERSIONS<br />
LE CADRE DE LA RENCONTRE<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Parmi les aménagements pathologiques, les perversions sont les plus<br />
difficiles à adm<strong>et</strong>tre pour l’entendement. La perversion s’impose comme<br />
un destin humain funeste car elle est considérée comme une disposition<br />
psychique non amendable, c’est-à-dire non accessible au travail psychothérapique<br />
traditionnel. Cependant, depuis peu (loi de 1998 ½ ), certaines<br />
d’entre elles <strong>et</strong> non des moindres, relèvent, après la fin de la sanction<br />
de droit commun, d’un suivi sociojudiciaire obligatoire qui l’articule<br />
aux yeux des patients/condamnés comme une véritable « double peine ».<br />
Bien que n’en comportant pas le terme dans son intitulé, elle est un suivi<br />
médical, imposant au thérapeute désigné un rôle d’auxiliaire de justice.<br />
Ce rôle réduit d’autant le mince espace thérapeutique qui jusque-là<br />
pouvait se voir tissé, en fonction de la demande, entre le pervers <strong>et</strong> son<br />
thérapeute potentiel. C<strong>et</strong> espace, jeu sur la souffrance <strong>et</strong> la culpabilisation<br />
(composantes névrotisantes) ne peut être créé que par la demande de<br />
changement. La pression sociale sur la dimension thérapeutique part du<br />
postulat que le pervers peut être changé par une psychothérapie bien<br />
conduite. La construction du cadre de la relation d’aide le place en<br />
1. Loi du 17 juin 1998 relative à la prévention <strong>et</strong> la répression des infractions sexuelles,<br />
articles 131-36-1 <strong>et</strong> suivants.
98 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
posture d’attente, de passivité <strong>et</strong> donc de toute puissance vis-à-vis du<br />
thérapeute : « changez-moi malgré moi ! ».<br />
C’est paradoxalement après la parution de la loi de 1998, qu’une<br />
conférence de consensus sur le traitement des pervers sexuels a été<br />
réunie ½ . Pour éclairer notre propos, nous allons nous centrer sur la<br />
modalité perverse qui s’affirme, sinon comme la plus fréquente, comme<br />
la plus caricaturale <strong>et</strong> la plus facilement définie aujourd’hui comme<br />
hors normes : la pédophilie incestueuse. Les difficultés de l’approche<br />
psychothérapique d’un tel suj<strong>et</strong> sont nombreuses :<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 3 – Un père pervers<br />
Monsieur X., d’un très bon niveau social, me demanda, il y a quelques<br />
années, à effectuer une psychothérapie pour état dépressif. Très vite au<br />
cours des séances, il va me révéler les attouchements sexuels qu’il a fait<br />
subir à l’une de ses filles alors qu’elle était mineure de moins de quinze<br />
ans. Celle-ci était désormais majeure, vivait avec un copain <strong>et</strong> n’avait jamais<br />
porté plainte contre son père. Elle ne savait pas qu’il faisait une démarche<br />
psychothérapique. Si les attouchements continuaient <strong>et</strong> si la fille était encore<br />
mineure, la législation de c<strong>et</strong>te époque m’aurait autorisé (obligé) à révéler<br />
ces faits, ce qui aurait cassé la psychothérapie ! Mais ce n’était pas le<br />
cas. Pendant plusieurs séances, je tentais vainement de pousser le patient<br />
à parler à sa fille, à la libérer de ce douloureux secr<strong>et</strong> sans doute en<br />
train de la détruire à p<strong>et</strong>it feu, ou à se dénoncer lui-même, officiellement<br />
pour m<strong>et</strong>tre en marche un processus sanctionnant réparateur. Cela n’eut<br />
aucun eff<strong>et</strong>. La démarche de ce Monsieur X. n’était pas une démarche<br />
d’élucidation ou de remise en question, elle ne développait pas un proj<strong>et</strong><br />
de changement, elle participait, malgré lui, car il aimait réellement sa fille,<br />
de son jeu pervers. Le contre-transfert restait difficile à maîtriser pour moi <strong>et</strong><br />
j’appréhendais les séances. Au bout de quelque temps, Monsieur X. m’apporta<br />
des photographies, notamment de sa fille... « Elle est jolie n’est-ce<br />
pas ? ». Il m’apparaissait clair que se rejouait ainsi une tentative morbide de<br />
poursuivre à distance, à travers moi-même, ou ce que je représentais pour<br />
le patient, le jeu pervers interrompu par la montée en âge de sa fille <strong>et</strong> son<br />
autonomisation affective... Que mobiliser dans ce cas-là ? Bien sûr, lors de<br />
l’anamnèse, Monsieur X. avait pu me restituer les abus dont lui-même fut<br />
victime, étant enfant, de la part d’un proche de sa famille. Il était, comme<br />
souvent, victime <strong>et</strong> bourreau.<br />
Avec Monsieur X, je n’étais pas en position psychothérapique de la<br />
composante perverse de sa personnalité, ce qui est aussi fréquemment le<br />
cas lors de psychothérapies sur injonction légale ou effectuées dans le<br />
contexte de pressions exogènes, comme l’illustre le cas suivant.<br />
1. « Psychopathologies <strong>et</strong> traitements actuels des auteurs d’agressions sexuelles ».<br />
V ◦ conférence de consensus de la Fédération française de psychiatrie, Paris les 22 <strong>et</strong><br />
23 novembre 2001, avec le soutien de la Direction générale de la santé <strong>et</strong> de l’Anaes.
AMÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS 99<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 4 – Pour une permission<br />
Monsieur Y., ancien policier, était incarcéré pour une affaire de mœurs. Il<br />
avait demandé une permission de sortie, étant à quelques mois de sa libération<br />
de fin de peine. Le juge d’application des peines l’a lui ayant refusé,<br />
sous prétexte qu’il n’avait jamais fait de psychothérapie pendant sa détention,<br />
ce qui était le cas, il vint donc me voir à la consultation en UCSA me<br />
demandant c<strong>et</strong>te psychothérapie qui lui était imposée par les circonstances.<br />
Lorsque je l’interrogeais sur ce qu’il en attendait, il me répondit clairement :<br />
une permission. La motivation au changement intrapsychique réel semblait<br />
plus que modérée ; pourtant le patient exigea ces consultations comme il<br />
en avait le droit ½ , trouvant même qu’une fois par semaine, ce n’était pas<br />
suffisant. Il lui fallait un maximum de séances avant la prochaine commission<br />
attributive de permissions. Mis en demeure par mon statut de médecin<br />
en milieu pénitentiaire de le rencontrer, je fus très vite réduit à signer des<br />
attestations de présence, mon statut de thérapeute m’interdisant bien sûr,<br />
par ailleurs, de signaler au juge qu’il ne se passait rien de psychothérapique<br />
dans ces rencontres formelles. Profitant du temps imparti je tentais, bien sûr,<br />
d’amorcer une ébauche de travail sur les faits ayant motivé l’incarcération.<br />
Le patient m’opposa alors une « histoire officielle » impossible à vérifier, <strong>et</strong><br />
dans laquelle il se trouvait victime d’un complot politique de son entourage<br />
professionnel en raison de ses opinions d’extrême droite. À aucun moment<br />
il ne livrera le fond de sa pensée <strong>et</strong> ses émotions, <strong>et</strong> ne pourra critiquer son<br />
fonctionnement psychique. Pourtant, muni de dix attestations de rencontres<br />
avec le psychiatre, il aura sa permission, le juge n’étant certainement pas<br />
dupe mais, lui aussi, prisonnier du système.<br />
Mais tous les pervers, même incarcérés, ne montrent pas autant de<br />
cynisme. Certains d’entre eux sont parfois capables de remise en cause<br />
partielle de leur comportement, même s’ils ne parviennent pas à l’amender.<br />
Ce n’est que lorsque la réalité les rattrape qu’ils peuvent s’extraire<br />
un instant de leur fuite en avant dans le passage à l’acte <strong>et</strong> en mesurer<br />
rétrospectivement l’horreur, comme le montre le cas de Monsieur Z.<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 5 – Le clivage<br />
Monsieur Z. est incarcéré pour un acte incestueux sur sa fille, qu’il ne nie<br />
pas. Pour lui, tout s’écroule. Il se r<strong>et</strong>rouve en prison <strong>et</strong> s’inquiète pour sa<br />
famille car il était le seul à avoir un revenu dans le couple. « S’il ne rentre<br />
pas d’argent, ils ne pourront payer les traites de la maison, ils vont devoir<br />
quitter le village ». Il se demande comment il a pu faire « ça » à sa fille qu’il<br />
adore. Il argumente des heures supplémentaires qu’il faisait régulièrement<br />
pour lui payer des cours particuliers. Dans son fonctionnement mental, il<br />
y a un clivage compl<strong>et</strong> entre le père attentionné <strong>et</strong> le bon mari qu’il était<br />
d’un côté, <strong>et</strong> l’homme capable d’imposer des fellations à sa fille qu’il était<br />
d’un autre côté. Les deux fac<strong>et</strong>tes de sa personnalité s’opposent <strong>et</strong> ne se<br />
comprennent pas. Elles ne peuvent pas être intégrées dans une dynamique<br />
1. Loi N ◦ 94-43 du 18 janvier 1994 relative à la santé publique <strong>et</strong> à la protection sociale,<br />
chap. 2 : soins en milieu pénitentiaire <strong>et</strong> protection sociale des détenus.
100 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
« entière », c’est la notion de clivage qui peut rendre compte de c<strong>et</strong>te<br />
impasse existentielle. Quelques semaines plus tard, monsieur Z. fera une<br />
tentative de suicide.<br />
DIFFICULTÉS NOSOGRAPHIQUES<br />
Ces vign<strong>et</strong>tes cliniques démontrent la difficulté d’une prise en charge<br />
psychologique de suj<strong>et</strong>s porteurs de traits pervers. La perversion est<br />
assimilée au mal <strong>et</strong> son étymologie est parlante. La place de la perversion<br />
dans la nosographie est encore récente <strong>et</strong> aléatoire. Les termes de pervers,<br />
perversité <strong>et</strong> pervertir – apparus en France au début du XII <br />
siècle – ont<br />
rapport avec le mal. Le mal était, à c<strong>et</strong>te époque, le malin (le diable) <strong>et</strong> les<br />
pervers étaient traités en conséquence. Pourtant ce qui pouvait apparaître<br />
pervers jadis (homosexualité sodomie) ne l’est plus forcément de nos<br />
jours <strong>et</strong> vice versa. Ces composantes de la sexualité humaine renvoient<br />
aujourd’hui à une connotation morale par l’établissement d’une échelle<br />
des valeurs relationnelles, la définition de « ce qui se fait » ou « ne se<br />
fait pas », ce qui est conforme ou non aux principes actuels des rapports<br />
interhumains. En ce sens, il n’est pas étonnant que les conduites perverses<br />
subissent des modifications de leur statut social au fil des siècles <strong>et</strong> des<br />
pays, en fonction de la variation des mœurs, us <strong>et</strong> coutumes, en fonction<br />
également de la tendance générale contemporaine à concevoir un droit<br />
soucieux du respect de l’individu, surtout s’il est en état de faiblesse.<br />
Dans les sociétés érigées avant l’émergence de l’État de droit, seule<br />
une minorité d’humains étaient considérés comme des suj<strong>et</strong>s : l’infans ou<br />
l’esclave, la femme, le serf ou le captif (un butin) ne relevaient pas de ces<br />
barrières morales <strong>et</strong> ce qu’on leur faisait subir appartenait au monde privé<br />
du maître, c’est-à-dire, était repoussé hors du champ de la moralité <strong>et</strong> de<br />
la société. Il ne venait à l’idée de personne de les considérer comme suj<strong>et</strong>s<br />
potentiels ayant le droit de donner leur avis sur une relation sexuelle.<br />
Toutes les formes de violence envers eux étaient légitimes. Ils étaient<br />
des obj<strong>et</strong>s, des meubles au sens du droit commun, ils étaient des soushommes<br />
dans un sens sinistrement ressuscité plus tard par l’idéologie<br />
nazie. C’est peu à peu, avec l’apparition des notions de libre arbitre, de<br />
liberté individuelle (de l’habeas corpus au siècle des Lumières), que les<br />
perversions s’imposèrent comme des actes antisociaux à réprimer <strong>et</strong> non<br />
plus uniquement comme des pratiques intimes.<br />
La question de la perversion se voit sans cesse interrogée par la visibilité<br />
sociale de la conduite en question <strong>et</strong> par son acceptation relative dans<br />
la constellation de « ce qui est normal », si les formes sont respectées.<br />
À partir du moment où des pratiques immémoriales ont commencé à se<br />
voir repérées comme barbares, inhumaines ou antisociales, il a fallu les<br />
extraire de la norme, les répertorier, les évaluer à l’aune changeante de la<br />
morale. Cela releva tout d’abord de la curiosité malsaine puis de l’abord<br />
médical. Sade puis Sacher Masoch (Deleuze, 1967) en firent des suj<strong>et</strong>s
AMÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS 101<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
littéraires <strong>et</strong> contribuèrent ainsi à donner leurs noms à des perversions,<br />
mais ce sont des médecins qui en firent des obj<strong>et</strong>s d’étude scientifique <strong>et</strong><br />
fixèrent les descriptions cliniques : R. von Krafft-Ebing (1893), H. Ellis<br />
(1897).<br />
Notons, d’autre part que, fait exceptionnel en médecine, les seuls<br />
syndromes pathologiques auxquels on a donné le nom du malade initialement<br />
décrit <strong>et</strong> non celui du médecin l’ayant décrit, sont les syndromes<br />
pervers sexuels. Outre Sade <strong>et</strong> Masoch, citons encore le chevalier<br />
d’Éon (éonisme) ou le biblique Onan (onanisme) qui illustrent, eux<br />
aussi, aujourd’hui, des pratiques sexuelles. Cela révèle que l’orientation<br />
sexuelle ne peut être disjointe de l’être humain qui la porte, même si on<br />
généralise <strong>et</strong> catégorise, secondairement, la description du comportement<br />
relaté. C’est à la fin du XIX <br />
siècle que l’on commença à théoriser sur ce<br />
thème.<br />
L’époque était à la pudibonderie, pourtant la question du sexe se<br />
voyait posée avec force. S. Freud, lui-même, commença à élaborer sa<br />
Théorie de la sexualité (1905), qui j<strong>et</strong>ait les bases de la psychanalyse, sur<br />
l’hypothèse socialement dérangeante d’une séduction sexuelle infantile<br />
traumatogène (Pope <strong>et</strong> al., 1983), (à laquelle S. Ferenczi resta fidèle)<br />
avant de théoriser sur le fantasme <strong>et</strong> l’Œdipe, ce qui rem<strong>et</strong>tait moins en<br />
cause l’intimité des familles étudiées.<br />
Adm<strong>et</strong>tre la réalité de telles pratiques domestiques dans la société<br />
viennoise cors<strong>et</strong>ée du début du XX <br />
siècle aurait été trop grave, d’autant<br />
qu’à c<strong>et</strong>te époque la dichotomie soignant/soigné n’était pas établie<br />
dans la psychanalyse puisqu’elle n’était qu’une curiosité intellectuelle.<br />
S. Freud recrutait souvent ses analysés au sein de ses proches. Au-delà<br />
de la variabilité sémiologique intrinsèque des conduites perverses (car<br />
l’être humain est inventif), c’est l’ancrage profond de c<strong>et</strong>te dys-sexualité<br />
dans le positionnement psychique individuel <strong>et</strong> interrelationnel qui lui<br />
est sous-jacent, qui éclairera ce qui n’est en fait, qu’un aménagement<br />
économique de plus, de la fragilité narcissique primordiale des suj<strong>et</strong>s<br />
borderlines.<br />
Par son apport, la théorie psychanalytique a extrait la perversion du<br />
champ de la folie (aberration, anomalie, dégénérescence) mais l’a engagée<br />
dans celui de la psychopathologie. Plus tard, par un processus sociodynamique<br />
analogue, l’homosexualité égodystonique ½ se verra exclue du<br />
champ des perversions <strong>et</strong> extraite des classifications internationales des<br />
maladies mentales dans la mesure où elle s’impose désormais comme<br />
une préférence sexuelle non voulue, paraphilique ¾<br />
au sens propre certes,<br />
mais exercée par des individus matures <strong>et</strong> consentants (<strong>et</strong> en mesure de<br />
donner leur consentement). Dans c<strong>et</strong>te perspective, ce n’est pas la nature<br />
1. Forme d’homosexualité dans laquelle l’individu aspire à changer son orientation<br />
sexuelle.<br />
2. Littéralement : « attirance hors normes ».
102 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
de l’acte qui est importante, c’est la notion de consentement possible<br />
ou impossible du partenaire. Ainsi, dans ce cadre, il ne s’agit plus d’un<br />
positionnement pervers puisque les partenaires, indépendamment de la<br />
fantasmatisation sous-jacente à leur paraphilie, restent suj<strong>et</strong>s de leur existence<br />
personnelle <strong>et</strong> libres de leurs choix érotiques. Par exemple, l’évolution<br />
des mentalités est telle qu’aujourd’hui, il existe aux États-Unis<br />
une association de psychiatres gays <strong>et</strong> lesbiens. Son combat identitaire<br />
s’inscrit, à sa façon, dans la dérive de la psychiatrie communautaire à<br />
l’américaine qui s’établit aux antipodes de la psychiatrie dans la communauté<br />
à l’européenne puisqu’elle suscite un repli identitaire, donc<br />
excluant ce qui est différent. Dans ce contexte, il est maintenant admis<br />
aux États-Unis que les malades afro-américains sont mieux (compris)<br />
soignés par des psychiatres afro-américains <strong>et</strong> les malades hispaniques<br />
par des psychiatres hispaniques <strong>et</strong>c. Un schizophrène noir, gay <strong>et</strong> protestant<br />
sera-t-il mieux soigné s’il l’est par un psychiatre noir, gay, protestant...<br />
<strong>et</strong> schizophrène ? Le combat des psychiatres gays <strong>et</strong> lesbiens est<br />
passé par des phases activistes ; il a réussi, à exclure l’homosexualité du<br />
champ des perversions, ce qui clive à sa façon la théorie de la sexualité<br />
freudienne <strong>et</strong> s’inscrit tout à fait dans la psychiatrie américaine moderne<br />
qui ne veut r<strong>et</strong>enir, dans le registre de la pathologie, que ce qui est<br />
inhérent au comportement. Pour suivre c<strong>et</strong>te logique, il faudrait adm<strong>et</strong>tre<br />
qu’il existe une homosexualité névrotique ½<br />
à côté d’une homosexualité<br />
perverse, se traduisant par des comportements identiques.<br />
Nous n’avons envisagé dans ce chapitre que les deux pôles extrêmes<br />
des aménagements pervers, homosexualité <strong>et</strong> pédophilie, situés aux antipodes<br />
dans la constellation paraphilique. Ils sont exemplaires de l’importance<br />
du contexte social sur la vision que l’on peut porter sur une<br />
conduite.<br />
1. L’homosexualité a été extraite du catalogue des perversions dès le DSM-III R, 1987,<br />
sur la pression des lobbies gays <strong>et</strong> lesbiens américains Elle ne doit plus être incluse<br />
dans le registre de la perversion. Pourtant, dans une logique didactique, c<strong>et</strong>te conduite<br />
s’apparente à une perversion d’obj<strong>et</strong> puisque l’obj<strong>et</strong> homoérotique n’est pas du sexe<br />
statistiquement attendu. Mais dans la mesure où c<strong>et</strong>te conduite, immémoriale, s’est<br />
banalisée en conquérant progressivement un droit d’existence, un espace social <strong>et</strong> une<br />
visibilité croissante, du moins en Occident (car dans certaines civilisations elle reste<br />
pourchassée <strong>et</strong> même passible de mort), on peut envisager une homosexualité non perverse,<br />
c’est-à-dire recadrée comme préférence sexuelle entre deux adultes consentants.<br />
Les déterminants sont complexes <strong>et</strong> non élucidés. Outre le fait que le choix homosexuel<br />
apparaît très tôt fixé <strong>et</strong> qu’il semble, la plupart du temps, inexorablement confirmé après<br />
la poussée pubertaire, les théories psychogénétiques ne suffisent pas à rendre compte<br />
de la totalité du phénomène <strong>et</strong> du choix affectif <strong>et</strong> existentiel qu’il implique. Il n’y<br />
a pas toujours notion du traumatisme désorganisateur précoce attendu <strong>et</strong> le souvenir<br />
parfois rapporté en psychothérapie d’une séduction infantile par un adulte comme étant<br />
responsable du choix érotique ultérieur ressemble plus à une rationalisation secondaire<br />
(ou un souvenir écran recomposant la trajectoire vitale) qu’à l’expression d’une réalité<br />
objective ou significative. La notion d’empreinte précoce, issue de l’éthologie, est candidate<br />
pour expliquer partiellement ce choix précoce <strong>et</strong> inaccessible à la psychothérapie.
AMÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS 103<br />
DU NARCISSISME À LA CLINIQUE<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Les délits sexuels ne sont pas exclusivement l’œuvre de personnalités<br />
à organisation « perverse ». Ils sont susceptibles de s’intégrer dans un<br />
tableau économico-dynamique complexe. Ils illustrent, à un moment<br />
donné, un point de rupture ou de déviance dans le champ psychosocial.<br />
Ils traduisent aussi une tentative désespérée de la part du délinquant, de<br />
m<strong>et</strong>tre en forme, ou de m<strong>et</strong>tre en acte, une partie de ce qui n’a jamais<br />
pu être représenté psychiquement <strong>et</strong> être partagé sous forme de pensées,<br />
sinon par des mots, en thérapie. L’acte délictueux ne doit pas faire écran<br />
à ce qu’il représente pour le suj<strong>et</strong> qui l’accomplit. Il est aussi la mise<br />
en œuvre d’un mécanisme de sauvegarde psychique. Il peut empêcher<br />
le suj<strong>et</strong> de faire ou de penser pire ½ . Il n’est pas un simple système de<br />
réponse pavlovienne à une excitation-stimulation émotionnelle. Il traduit<br />
un inachèvement des processus de transitionnalité psychique, il cache <strong>et</strong><br />
dévoile à la fois l’individu qui le produit <strong>et</strong> le subit. Didactiquement, on<br />
distingue perversions d’obj<strong>et</strong> <strong>et</strong> perversions de moyen mais il n’est pas<br />
toujours aisé de faire la part des choses d’autant que des comorbidités<br />
existent, ce qui est logique compte tenu du support psychodynamique<br />
commun à toutes ces conduites.<br />
C<strong>et</strong>te comorbidité n’est pas qu’une juxtaposition syndromique. Ceci<br />
s’étaye sur la constatation que la plupart des traits pervers, actés ou non,<br />
peuvent être abordés selon des grilles de lecture non contradictoires qui<br />
les rattachent simultanément à plusieurs composantes perverses, voire<br />
à d’autres aménagements économiques des organisations limites de la<br />
personnalité.<br />
Ceci en conditionne la richesse sémiologique <strong>et</strong> autorise leur intégration<br />
dans un système cohérent. Toute déviation par rapport à l’acte sexuel<br />
« normal » (notion de norme statistique), soit le coït par pénétration<br />
génitale, consenti, entre deux partenaires de sexe opposé, dans un but<br />
de reproduction <strong>et</strong>/ou de plaisir, peut se voir taxé de perversion. En<br />
d’autres temps, même, seul le but de reproduction était toléré par l’église,<br />
ce qui pouvait expliquer que l’acte sexuel hors période de fécondité de<br />
la femme soit banni ou rendu tabou par l’impur<strong>et</strong>é des menstruations.<br />
Mais ce n’est pas parce qu’un acte est repérable comme pervers, en<br />
raison du contexte, du choix objectal ou du moyen utilisé pour obtenir<br />
la satisfaction sexuelle, que son auteur est nécessairement un pervers.<br />
T. Albernhe (1998) distingue, d’une part, les pervers sexuels chez<br />
lesquels l’acte est prévalent, c’est-à-dire constitue le mode de défense<br />
électif par rapport à une angoisse sous-jacente (...) agresseurs sexuels<br />
primaires, <strong>et</strong> « d’autre part les agresseurs sexuels dits secondaires chez<br />
1. En ce sens, l’approche comportementaliste ou l’usage de castration chimiques n’empêchent<br />
pas le déviant de fantasmer de travers, même s’il peut moins passer à l’acte. Il<br />
peut n’en être que plus dangereux <strong>et</strong> dériver vers des fonctionnements <strong>et</strong> des pensées<br />
extrêmes.
104 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
lesquels la transgression sexuelle est contingente, constituant une sorte<br />
d’épiphénomène à une problématique de fond. »<br />
Là encore, il faut adm<strong>et</strong>tre que l’expression de traits pervers, renvoyant<br />
aux pulsions partielles <strong>et</strong> à la sexualité infantile – l’enfant comme pervers<br />
polymorphe selon S. Freud – est naturellement à attendre, sinon à espérer,<br />
dans les préliminaires ou l’atmosphère d’un rapport sexuel ordinaire.<br />
Dans le cas contraire, on pourrait parler d’« alexithymie sexuelle ». Ce<br />
n’est que dans la mesure où un positionnement sexuel spécial s’imposera<br />
comme préférentiels ou exclusifs, seul capable de mener le suj<strong>et</strong><br />
à complète satisfaction, <strong>et</strong> se voyant, par ailleurs, contraire à la volonté<br />
éclairée du partenaire, qu’il sera à considérer comme de tonalité perverse.<br />
La pulsion <strong>et</strong> son obj<strong>et</strong>, qui n’est pas déterminé biologiquement dans une<br />
certaine mesure (malgré les phérormones), ainsi que son but (modalité<br />
de satisfaction) <strong>et</strong> son énergie intrapsychique (libido), sont étroitement<br />
liés à l’excitation <strong>et</strong> au bon fonctionnement des zones érogènes. Ces<br />
items comme « entrées » sont susceptibles de dessiner une classification<br />
pseudo-mendelievenne des conduites perverses dans laquelle existent peu<br />
de cases vides en raison de l’inventivité des primates ½ .<br />
Psychogénétiquement, la pulsion fixée comme partielle, c’est-à-dire<br />
d’essence perverse, est capable de s’exprimer par des activités variées,<br />
se fixant qu’ultérieurement sous une forme finale lorsque sera atteinte<br />
la maturité affective, relationnelle <strong>et</strong> sexuelle. En ce sens, les pervers<br />
sont aussi, mais pas seulement, des suj<strong>et</strong>s n’ayant pas conquis leur totale<br />
maturité psychoaffective <strong>et</strong> sexuelle.<br />
Ce postulat est le support de bien des espérances thérapeutiques qui<br />
seront forcément déçues par la réalité. L’anamnèse à distance montre que<br />
les préférences sexuelles sont fixées très précocement (phase de latence<br />
<strong>et</strong> péripubertée) dans l’économie relationnelle des individus ¾ . Aller au<br />
bout de « son » fantasme puis en changer serait une utopie.<br />
Dès lors, seront à considérer en tant que composantes perverses toutes<br />
activités sexuelles auto-érotiques, toutes activités hors normes quant au<br />
rythme (sex addiction), m<strong>et</strong>tant en jeu des obj<strong>et</strong>s sexuels-partenaires<br />
1. La sexualité des grands primates, les chimpanzés bonobos par exemple, relativise<br />
toutes notions de perversion bien qu’il existe semble-t-il, étayé par des considérations<br />
biologiques, une prohibition des rapports au sein de la fratrie.<br />
2. Lorsqu’une relation psychothérapique peut s’instaurer, les suj<strong>et</strong>s pervers évoquent<br />
souvent le fait que très tôt, ils ont pris conscience de l’inéluctabilité de leur penchant<br />
déviant. Après une phase de lutte pour accéder à la normalité, la tentation suicidaire<br />
est alors grande. Un certain nombre des adultes rencontrés en prison où ils se trouvent<br />
pour des actes pédophiles, par exemple, ont ainsi fait des passages à l’acte suicidaires<br />
dans leur adolescence. On rencontre seulement ceux qui y ont survécu. On peut faire<br />
l’hypothèse que quelques-uns des suicides inexpliqués d’adolescents renvoient à de<br />
tels drames existentiels. Ceci est à prendre en compte dans une dimension préventive.<br />
Faire partager leur secr<strong>et</strong> serait un premier pas vers la mise en place de stratégies<br />
comportementales d’évitement avant que cela ne devienne une injonction légale a<br />
posteriori.
AMÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS 105<br />
autres qu’exogames (le tabou de l’inceste), strictement hétérosexuels<br />
(zoophilie, homophilie, fétichisme), à plus que deux en nombre (triolisme<br />
ou pluralisme), non conformes en âge (pédophilie, gérontophilie),<br />
non habituelles quand aux usages des zones génitales, <strong>et</strong> à l’ambiance<br />
(thanatophilie). À notre époque, c<strong>et</strong>te définition moralisatrice, à m<strong>et</strong>tre<br />
en perspective avec le contexte culturel <strong>et</strong> historique dominant lors de<br />
sa conception (la fin du XIX <br />
siècle), est à prendre, bien sûr, comme<br />
un simple canevas à but didactique sous peine de conformisme sexuel<br />
ennuyeux.<br />
Bien plus que la coloration sémiologique, c’est l’ancrage profond du<br />
positionnement dans l’histoire personnelle du suj<strong>et</strong> ainsi que le caractère<br />
dissymétrique de la relation imposée qui rendra compte de c<strong>et</strong>te<br />
question : en quoi la perversion découle-t-elle d’un aménagement économique<br />
des personnalités limites <strong>et</strong> que colmate-t-elle par son côté<br />
spectaculaire ?<br />
PERVERSIONS D’OBJET<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Il y a perversion d’obj<strong>et</strong> lorsque le partenaire sur lequel s’exerce la<br />
pulsion érotique est hors normes, nous l’avons dit. Ainsi, une sexualité<br />
auto-érotique pourra s’inscrire comme perversion d’obj<strong>et</strong> puisqu’autocentrée.<br />
Le mythe antique grec de Narcisse, auquel fait référence directe<br />
le concept qui nous intéresse, exprime bien l’incongruité psychobiologique<br />
qu’il y a à ne s’intéresser qu’à soi-même du point de vue sexuel. Par<br />
contre, selon la théorisation psychanalytique, les élaborations successives<br />
du narcissisme primaire puis du narcissisme secondaire sont des étapes<br />
nécessaires à la constitution d’un self suffisamment solide pour pouvoir<br />
être en mesure, ultérieurement, de se tourner utilement vers le monde<br />
(relation puis procréation). Le narcissisme est donc une composante<br />
normale de la personnalité.<br />
Au-delà du cas sexologiquement banal <strong>et</strong> bénin de l’auto-érotisme<br />
qui peut néanmoins dans certains cas résumer toute l’activité sexuelle<br />
d’une vie (on est alors dans le registre pathologique), on peut décrire de<br />
nombreuses perversions d’obj<strong>et</strong>. Certaines sont spectaculaires <strong>et</strong> anecdotiques<br />
; d’autres, moins rares, n’en sont pas moins très dangereuses<br />
du point de vue de leur impact dans la mesure où elles impliquent des<br />
partenaires-obj<strong>et</strong>s qui peuvent être non-consentants <strong>et</strong> donc être victimes.<br />
Pédophilie<br />
On en parle aujourd’hui beaucoup <strong>et</strong> c’est devenu un enjeu de société.<br />
La clinique est terriblement simple. Il s’agit de relations sexuelles plus<br />
ou moins complètes <strong>et</strong> abouties imposées à un enfant par un adulte placé<br />
en situation d’autorité de par son statut particulier avec des variantes :
106 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
parents ou équivalent parental, ce qui signe l’inceste ½ , prêtre, enseignant<br />
ou personnel soignant, voisin. Le statut de ces adultes est donc souvent<br />
un statut d’autorité par délégation partielle ou transitoire ce qui fait qu’ils<br />
sont toujours, pour partie, des équivalents parentaux. C’est un facteur<br />
aggravant du point de vue de l’impact de leur geste sur la victime.<br />
Ce qui importe pour le pédophile, ce n’est pas le sexe de l’enfant<br />
mais sa caractéristique de « jeune », ce qui l’a fait considérer comme<br />
un troisième sexe (voir Matzneff ¾ ). Surtout, mais cela va de soi avec<br />
l’immaturité affective, sexuelle <strong>et</strong> sociale de l’enfant, c’est le fait que<br />
ce dernier, incapable au sens de la loi, ne soit pas en situation de<br />
consentement. C’est aussi cela, nous l’avons dit, qui définit la position<br />
perverse.<br />
Que l’enfant soit « demandeur » actif (ce qui peut se voir) ou qu’il<br />
consente passivement seulement à la séduction par l’adulte, n’est pas la<br />
question, même si le « consentement » <strong>et</strong> le plaisir éprouvé par le mineur<br />
sont souvent mis en avant comme des excuses par les pédophiles. C’est<br />
toujours à l’adulte, doté des moyens de réflexion sur l’acte, qu’il revient<br />
de ne jamais se m<strong>et</strong>tre en situation de comm<strong>et</strong>tre l’irréparable.<br />
Malheureusement, c<strong>et</strong>te violence sexuelle faite à l’enfant n’est souvent<br />
que le couronnement d’un climat de violence chronique intrafamiliale<br />
dans l’inceste, violence psychique <strong>et</strong>/ou physique, faite de chantage<br />
affectif, d’ascendant objectalisant, de dissimulation <strong>et</strong> d’usage de la force<br />
au besoin ; elle constitue alors un climat incestuel puis un inceste (Finkelhord,<br />
1984). Père, faisant fonction de père ou beau-père, grand-père,<br />
frère ou proche cousin, mère également, bien que le suj<strong>et</strong> reste tabou,<br />
chacun des adultes de l’entourage d’un enfant est susceptible de franchir<br />
la barrière un jour ¿ .<br />
Longtemps niée ou cachée au nom de la toute puissance paternelle<br />
puis de la cohésion familiale <strong>et</strong> de son honneur, c<strong>et</strong>te éventualité n’est pas<br />
rare <strong>et</strong> se r<strong>et</strong>rouve dans tous les milieux. Elle est l’un des traumatismes<br />
désorganisateurs précoces les plus fréquents. Elle commence à pouvoir<br />
être évoquée. En consultation de psychiatrie pour adultes, le nombre<br />
de femmes s’avérant avoir été un jour victimes d’attouchements est<br />
considérable.<br />
1. La prohibition de l’inceste est une loi universelle transculturelle <strong>et</strong> absolue dans<br />
l’espèce humaine bien qu’il faille différentier l’inceste du point de vue anthropologique<br />
de l’inceste du point de vue psychodynamique.<br />
2. Parmi beaucoup d’ouvrages de c<strong>et</strong> auteur, explorant de manière littéraire ou polémique<br />
la problématique pédophilique, voir Les moins de seize ans (1974). Il a en<br />
outre inventé le néologisme décalé de « philopédie » destiné à escamoter la connotation<br />
péjorative attachée désormais à la pédophilie.<br />
3. Le paupérisme, la promiscuité adultes-enfants <strong>et</strong> les carences éducativo-sociales<br />
peuvent faciliter les dérapages. On a vu ces dernières années, en France, des familles<br />
louer leurs nouveau-nés à des pédophiles voisins contre de l’argent ou des avantages<br />
matériels. Ces dérapages familiaux ne sont sans doute pas nouveaux, c’est le fait qu’on<br />
en parle qui l’est.
AMÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS 107<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Le simple climat incestuel (Racamier, 1963), peut à lui seul participer<br />
à l’élaboration d’un traumatisme désorganisateur précoce <strong>et</strong> insidieux.<br />
Dans le cas où l’agresseur fait partie du cercle de ceux en qui l’enfant se<br />
doit de faire confiance, la double contrainte traumatique sera de même<br />
nature que lorsque c’est un membre de la famille qui dérape.<br />
Une agression pédophile, lorsqu’elle est commise par un suj<strong>et</strong> complètement<br />
extérieur au cercle familial, parfait inconnu de passage, constitue<br />
bien sûr un traumatisme psychique intense d’autant qu’elle peut se voir<br />
compliquée d’actes sadiques ou d’une tentative de meurtre destinée à<br />
empêcher la dénonciation ultérieure puisque les barrières incestuelles<br />
n’existent pas dans ce cas.<br />
Elle est pourtant mieux évacuable, plus facilement reconnue comme<br />
anormale par l’enfant <strong>et</strong> elle sera moins culpabilisante pour lui (sinon<br />
pour les parents qui pourront se reprocher de ne pas avoir réussi à le<br />
protéger). L’enfant pourra en parler librement, être entendu.<br />
Il n’aura pas de difficultés particulières à partager son désarroi <strong>et</strong> exprimer<br />
sa haine avec ses intimes <strong>et</strong> à verbaliser ce qui lui a été imposé. Il<br />
n’y aura pas de mise en jeu de loyauté contradictoire. L’accompagnement<br />
psychologique sera plus vigilant.<br />
Du point de vue psychopathologique, la conduite pédophile apparaît,<br />
pour partie, comme la résultante identificatoire morbide d’une fixation<br />
identitaire <strong>et</strong> érotique à un stade de développement prépubère. Lorsque<br />
des pédophiles arrivent à verbaliser leurs émotions <strong>et</strong> à relater leurs<br />
« rencontres », on est frappé par le fait qu’au fond, c’est avec eux-mêmes,<br />
enfant, qu’ils ont tenté, désespérément, de nouer une relation d’allure<br />
sexuelle. Nous parlons des pédophiles authentiques, non des « tripoteurs<br />
occasionnels » ou des individus qui s’attaquent à des enfants faute d’autre<br />
proie (Cordier, Brousse, 2001) ½ . L’enfant trouble le pédophile d’autant<br />
plus qu’il leur ressemble psychiquement lorsqu’ils étaient du même âge.<br />
On est dans les errements du narcissisme. Il y a, dans le passage à<br />
l’acte une ébauche dérisoire de paraconstruction psychique. Ils veulent<br />
réparer c<strong>et</strong> enfant en lui montrant de l’affection, ils veulent, en fait,<br />
se réparer eux-mêmes. C<strong>et</strong>te dimension narcissique, autoérotique, en<br />
abolissant le temps <strong>et</strong> en fusionnant fantasmatiquement deux individus<br />
dont les trajectoires auraient dû rester distinctes, renvoie à la constatation<br />
élémentaire que le plus souvent, ces adultes rejouent ainsi une séduction<br />
ancienne dont ils furent eux-mêmes, en leur temps, les victimes non<br />
consentantes. Dans de nombreux cas, en eff<strong>et</strong>, l’abuseur s’avère être un<br />
ancien abusé <strong>et</strong> ceci est à prendre en compte, non pas pour exonérer<br />
1. La différentiation sémiologique prend son importance lors des expertises psychiatriques<br />
pré ou post-sentencielles devant déterminer l’indication d’un éventuel suivi<br />
psychothérapique dans la mesure où il faut peser l’indication d’un suivi médicopsychiatrique<br />
qui est, de fait, une psychothérapie. La conduite à tenir, du point de vue formel,<br />
en matière d’infractions sexuelles est résumée par B. Cordier <strong>et</strong> M. Brousse (2001).
108 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
l’ensemble des pédophiles de leurs responsabilités mais pour situer leurs<br />
passages à l’acte dans une perspective singulière <strong>et</strong> diachronique.<br />
Un autre type fréquent d’abus renvoie à un adulte imposant des rapports<br />
sexuels à des enfants comme à des adultes de tous sexes. Il n’y a<br />
pas de véritable préférence sexuelle pour l’enfant. Dans ce cas la conduite<br />
pédophile n’est que l’expression superficielle d’un désir morbide d’emprise<br />
globale sur l’ensemble de l’entourage <strong>et</strong> d’hypersexualité frustre<br />
incontrôlable. L’agresseur sexuel est souvent engagé dans la psychopathie.<br />
La violence faite à autrui est alors plus une déshumanisation <strong>et</strong> une<br />
instrumentalisation dans un but de plaisir immédiat, que la résultante<br />
d’une séduction au sens propre.<br />
Dans les cas où l’anamnèse ne restitue pas d’antécédents d’abus sexuel<br />
chez l’offenseur, il faudra rechercher d’autres types de traumatismes<br />
désorganisateurs précoces pour expliquer une telle structuration borderline<br />
de la personnalité. Ils ne manquent pas, en général.<br />
De plus, tous les enfants victimes d’abus ne deviennent pas automatiquement<br />
des pédophiles plus tard ! Résilience psychique <strong>et</strong> modifications<br />
positives du contexte sont de nature, heureusement, à faire la plupart du<br />
temps barrage à la réitération morbide.<br />
Deux processus hypothétiques sont postulés : l’hypothèse d’un traumatisme<br />
désorganisateur précoce <strong>et</strong> l’hypothèse d’une prédisposition<br />
précoce. C’est l’interaction non contradictoire entre ces deux fragilités<br />
(acquises <strong>et</strong> innées) qui est susceptible de rendre compte de la diversité<br />
des tableaux psychopathologiques r<strong>et</strong>rouvés lors des expertises médicopsychologiques<br />
<strong>et</strong> des psychothérapies.<br />
Replacée dans la perspective de l’aménagement économique d’une<br />
personnalité post-traumatique, la pédophilie peut alors aisément coexister,<br />
par le biais du clivage, avec des fonctionnements intrapsychiques<br />
normaux. Le dépistage <strong>et</strong> la prédiction du risque de récidive seront<br />
d’autant plus difficiles à formuler.<br />
L’approche psychothérapique, qui n’est possible qu’en cas de réel<br />
désir de changement de la part du patient <strong>et</strong> ne peut découler d’une<br />
injonction de soin, a pour but de dépasser les clivages <strong>et</strong> de perm<strong>et</strong>tre<br />
au suj<strong>et</strong> d’intégrer sa dimension pédophile à l’ensemble de sa personnalité.<br />
À ce prix, un travail psychothérapique d’élucidation personnelle<br />
ne sera pas vain ou destructeur. Il pourra commencer dès la phase<br />
d’incarcération, pour peu que le pédophile consente à avouer puis à<br />
verbaliser autour de son geste, ce qui est souvent le plus difficile à<br />
obtenir (Kensey, Guilloneau, 1996 ; Earls, Bouchard, Laberge, 1984).<br />
Par ailleurs, pourra être développée l’utilisation de techniques cognitivocomportementalistes<br />
consistant en un apprentissage psycho- (ré)éducatif<br />
de conduites d’évitement des situations à risque d’agression sexuelle.<br />
C<strong>et</strong> apprentissage se fera par un conditionnement opérant recherchant<br />
systématiquement la « non-mise en situation » de se r<strong>et</strong>rouver seul avec<br />
éventuelle autorité due à l’âge sur un enfant, puisque c’est ce cadre<br />
qui favorise le passage à l’acte. Le but de ces approches ne sera pas
AMÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS 109<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
de dénaturer la pulsion, ce qui serait illusoire, mais de la neutraliser<br />
dans ses conséquences, de la détourner en encadrant <strong>et</strong> désamorçant<br />
drastiquement les circonstances susceptibles de perm<strong>et</strong>tre un passage à<br />
l’acte car du fantasme au passage à l’acte il demeure, heureusement,<br />
un espace de liberté (<strong>et</strong> de frustration) à conquérir par le patient. Ce<br />
n’est, statistiquement, qu’une minorité de suj<strong>et</strong>s porteurs de tendances<br />
pédophiles qui passe à l’acte. Comment font les autres pour s’abstenir ?<br />
Nous avons vu que c<strong>et</strong>te approche pouvait comporter des risques puisque<br />
la pulsion n’est pas tarie.<br />
Si la pédophilie masculine est désormais connue, rendue visible parce<br />
que parlée <strong>et</strong> traquée à juste titre, qu’en est-il de la pédophilie féminine ?<br />
Est-elle plus rare, ou simplement plus indicible <strong>et</strong> non encore visible ?<br />
L’inceste pédophile, s’il ne se différentie pas fondamentalement des<br />
autres formes de pédophilie constitue un formidable réservoir de traumatismes<br />
désorganisateurs précoces. Il est d’autant plus traumatique qu’il<br />
tend à placer l’enfant en situation de loyauté contradictoire, de non-dit<br />
obligatoire sous peine de détruire sa famille.<br />
L’intenable emprise psychique de l’abuseur se superpose à la séduction<br />
sexuelle pour créer une atmosphère violente <strong>et</strong> destructrice que la mort<br />
seule (de l’enfant ou de l’abuseur), pourra dénouer, <strong>et</strong> ceci aux prix<br />
d’autres souffrances. Il y a cumul de perversions sur plusieurs générations.<br />
L’enfant victime est culpabilisé <strong>et</strong> il se sent, en outre, profondément<br />
trahi par celui qu’il aime (<strong>et</strong> dont il est souvent aimé pour ce qui est de<br />
l’autre partie de la personnalité parentale bifide de l’agresseur) alors que<br />
la mère, parfois consentante, parfois ignorante ou dépassée, elle-même<br />
actrice <strong>et</strong>/ou victime supplémentaire de l’atmosphère de violence familiale<br />
<strong>et</strong> conjugale ci-dessus évoquée, n’est pas en mesure de le protéger<br />
car elle n’est pas en capacité d’entendre les symptômes qu’il produit<br />
<strong>et</strong> ceux que produit, inévitablement, l’abuseur-conjoint. C’est tout le<br />
système psychique <strong>et</strong> relationnel de l’enfant qui est mis en péril par<br />
c<strong>et</strong>te trahison primordiale. Devenu adulte, il ne pourra plus jamais avoir<br />
confiance en quiconque, ni en lui-même non plus. À terme, le risque, bien<br />
connu des professionnels, est la répétition transgénérationnelle de l’objectalisation<br />
d’autrui <strong>et</strong> de non-prise en compte de la différentiation entre<br />
individus. Ce qui est en jeu, c’est donc l’objectalisation du partenaire par<br />
l’adulte ; en ce sens, la pédophilie s’ancre dans la constellation perverse.<br />
Gérontophilie, nécrophilie, thanatophilie<br />
La gérontophilie se réfère à la préférence sexuelle affirmée d’un individu<br />
envers un suj<strong>et</strong> bien plus âgé que lui, ou à l’image de la vieillesse.<br />
Elle doit être relativisée par le contexte social qui autorisa longtemps<br />
des suj<strong>et</strong>s âgés, mais socialement puissants, des hommes en général, à<br />
trouver matière à satisfaction libidinale auprès de partenaires beaucoup<br />
plus jeunes qu’eux. Ces jeunes gens, étant placés dans un état de sujétion
110 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
sociale, se voyaient ainsi dans l’obligation d’accepter, sinon de susciter<br />
(la prostitution) de tels rapports <strong>et</strong> de telles relations, où d’y simuler de<br />
la satisfaction.<br />
Par ailleurs le pouvoir confère à son détenteur une aura érotique <strong>et</strong> il a<br />
toujours été jusqu’à présent, l’apanage des anciens ½ . Ces jeunes garçons<br />
<strong>et</strong> filles n’étaient, bien sûr, pas gérontophiles. Pourtant, la banalisation<br />
de tels modèles relationnels a rendu mal visible la vraie gérontophilie,<br />
en tant que conduite perverse individualisable. Elle n’est pas une simple<br />
préférence poussant certains individus, bien que jeunes, à apprécier une<br />
compagnie intellectuellement plus mature, bien qu’une intrication clinique<br />
puisse se concevoir avec la gérontophilie sexuelle. Débarrassée de<br />
ces caractères périphériques, la gérontophilie pure, sexuelle, reste donc<br />
souvent anecdotique.<br />
La nécrophilie renvoie à l’utilisation à des fins sexuelles d’un partenaire<br />
mort ou « à l’image de la mort ». C<strong>et</strong>te conduite se rencontre<br />
surtout chez des suj<strong>et</strong>s frustres, ou chez des travailleurs de la mort<br />
(croque-mort, thanatopracteur, garçon d’amphithéâtre). Elle est le plus<br />
souvent occasionnelle <strong>et</strong> s’établit par défaut. Elle traduit donc davantage<br />
une misère sexuelle trouvant à s’assouvir dans un contexte favorable,<br />
particulier, qu’une préférence vraie <strong>et</strong> exclusive. En ce sens, les cas de<br />
suj<strong>et</strong>s allant nuitamment déterrer des cadavres plus ou moins « frais »<br />
dans les cim<strong>et</strong>ières urbains pour les violer apparaissent comme le produit<br />
d’un imaginaire fantasmatique <strong>et</strong> culturel, morbide, popularisé par le<br />
roman noir ou le cinéma, plus que comme l’expression d’une réalité<br />
psychique <strong>et</strong> clinique.<br />
En revanche, à travers de tels passages à l’acte faisant office de<br />
provocation intergénérationnelle ou de rébellion contre l’ordre établi,<br />
certains individus ou certains groupes revendiquent ouvertement de tels<br />
fantasmes. Ces pratiques se résument, le plus souvent, à des mises en<br />
scène macabres, des ébauches de relations sexuelles ne pouvant réellement<br />
aboutir à une conclusion en raison d’un dégoût physiologique.<br />
Ces conduites s’inscrivent alors dans le cadre de polyperversions <strong>et</strong><br />
sont parfois associées à des polyaddictions à vertu désinhibitrice, en<br />
l’occurrence.<br />
La nécrophilie adm<strong>et</strong> des variantes qui ne changent pas son sens<br />
psychodynamique, mais elle contribue à cerner le profil d’une autre<br />
population transgressive : le commerce sexuel occasionnel avec des personnes<br />
comateuses ou anesthésiées peut se rencontrer en milieu propice<br />
(hospitalier) <strong>et</strong> il renvoie, là encore, à des individus diminués par l’alcool<br />
ou en grande misère sexuelle. Il existe également, parfois, des cas plus<br />
troubles dans lesquels se m<strong>et</strong> en place une micro-organisation collective<br />
1. Une évolution sociale considérable se déroule aujourd’hui. Par le miracle de l’économie<br />
nouvelle, on peut devenir milliardaire à vingt ans. Pouvoir <strong>et</strong> maturité sont désormais<br />
dissociés. Logiquement, le jeunisme, comme une nouvelle perversion sociale,<br />
gu<strong>et</strong>te !
AMÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS 111<br />
pour favoriser de tels passages à l’acte. On ne peut plus parler d’acte<br />
occasionnel mais bien de conspiration criminelle sexopathique, dans<br />
laquelle la dimension perverse prend tout son sens. Ainsi, des réseaux<br />
ont pu être mis à jour dans certaines cliniques. Les brancardiers chargés<br />
de convoyer de jeunes opérées pré-anesthésiées vers le bloc, arrêtaient<br />
l’ascenseur entre deux étages pour assouvir leurs désirs. Dans ce cas,<br />
ce qui était recherché, étaient les signes évocateurs de vie ; la victime<br />
n’était pas vraiment à l’image de la mort. D’autres cas, comme celui de<br />
mademoiselle A., m<strong>et</strong>tent en jeu une attirance mortifère plus n<strong>et</strong>te vers<br />
la mort.<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 6–Lamort<br />
Mademoiselle A., 25 ans, toxicomane, sidéenne en fin de vie, amaigrie,<br />
édentée, le teint terreux, était rej<strong>et</strong>ée par son entourage familial en raison<br />
de son affection. Faute d’autre lieu d’hébergement <strong>et</strong> de soin, elle s’est<br />
r<strong>et</strong>rouvée hospitalisée en psychiatrie. La seule personne qui lui manifestait<br />
de l’intérêt <strong>et</strong> s’était portée volontaire pour la recevoir chez elle, en permission,<br />
était un oncle par alliance, par ailleurs employé communal affecté aux<br />
cim<strong>et</strong>ières de la ville, très limité intellectuellement <strong>et</strong> placé, pour c<strong>et</strong>te raison,<br />
sur un emploi protégé. Après le décès de la patiente, il est apparu que c<strong>et</strong><br />
oncle, durant les permissions, la droguait avec des sédatifs ach<strong>et</strong>és dans<br />
des circuits parallèles <strong>et</strong> se livrait sur elle à des actes de nature sexuelle.<br />
La patiente était par ailleurs à la fois consentante à être ainsi droguée<br />
(toxicomane, elle pouvait difficilement se procurer des produits à l’hôpital) <strong>et</strong><br />
à être ainsi placée en situation d’obj<strong>et</strong> sexuel. Compte tenu de sa situation<br />
existentielle dramatique, y trouvait-elle un semblant d’affection ?<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
La thanatophilie inclut la mort dans sa fantasmatisation en tant<br />
qu’ambiance préférentielle <strong>et</strong> source d’excitation libidinale. Ses<br />
pratiques vont du satanisme militant (revendication antireligieuse<br />
comme provocation antisociale, revendication esthétique également,<br />
saturée parfois de connotations politiques extrémistes) à la simple<br />
fascination trouble pour les atmosphères morbides, avec recours à des<br />
mises en scène macabres inspirées de l’univers de la bande dessinée<br />
contemporaine ou des jeux vidéo hyperviolents (Bourgeois, 1997a).<br />
Ces pratiques sont variables : elles peuvent comporter des rapports<br />
sexuels sur des tombes, des crucifixions plus ou moins accomplies<br />
(la composante sadomasochiste est intriquée avec un jeu provocateur<br />
d’identification au Christ), des crucifixions inversées (hommage à<br />
l’Antéchrist ?). On r<strong>et</strong>rouve parfois la prise d’une apparence gothique, à<br />
l’image de la mort ou tendant à ressusciter le passé. Là encore, se joue<br />
une quête (anxiolytique ?) illusoire de maîtrise de la mort <strong>et</strong> du temps.<br />
C<strong>et</strong>te quête est marquée par une fascination pour l’inorganique (Perniola,<br />
1994). La problématique psychodynamique y apparaît analogue à ce qui<br />
se r<strong>et</strong>rouve chez les nécrophiles, les sadomasochistes ou les fétichistes.<br />
L’intrication des conduites est d’ailleurs la règle.
112 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
L’usage de drogues psychodysleptiques désinhibitrices (LSD25, ecstasy,<br />
alcool) est habituel. La défonce préalable est à la fois un rituel<br />
antisocial supplémentaire, un défit groupal ordalique, <strong>et</strong> un adjuvant<br />
psychique nécessaire à la mise en condition thanatophile transgressive.<br />
La cruauté macabre des actes <strong>et</strong> la confrontation, sans filtre, à la chair<br />
en décomposition, seraient par trop insupportables sans le recours à un<br />
produit susceptible de les déréaliser partiellement.<br />
La virtualisation <strong>et</strong> la démultiplication à l’infini d’expériences de c<strong>et</strong><br />
ordre par leur exploitation scénarique dans de jeux vidéos ou des films<br />
destinés à des adolescents – qui en sont friands car elles rentrent complètement<br />
dans la problématique de c<strong>et</strong> âge difficile – contribuent à les<br />
banaliser. Ceci comporte des dangers <strong>et</strong> favorise la survenue de dérapages<br />
psychocomportementaux dans la réalité. Si de simples tendances nécrophiles<br />
peuvent être sublimées professionnellement <strong>et</strong> être inoffensives (la<br />
thanatopraxie ou la vocation de secouriste !) ou dérivées sur des animaux<br />
(la taxidermie dans ses rapports avec le collectionnisme), d’autres formes<br />
sont plus complexes car elles se r<strong>et</strong>rouvent intriquées avec d’autres<br />
modalités pulsionnelles telles que le vampirisme sexuel (cannibalisme<br />
partiel ciblé ½ ), directement inspiré du roman de B. Stocker (1897) (voir<br />
Saracaceanu, Bourgeois, 1998), à vectorisation sadique nécrophagique.<br />
Ce qui est opérant dans ces conduites, <strong>et</strong> significatif du point de vue<br />
psychopathologique, c’est que le suj<strong>et</strong> expérimente à travers elles la<br />
limite (ténue mais fondatrice du sentiment d’exister) entre le vivantéphémère-libre<br />
<strong>et</strong> le mort, éternel car inanimé <strong>et</strong> minéral mais donc<br />
non-libre <strong>et</strong> non-sexué. La ligne de partage signifiante passe entre d’une<br />
part ce qui est un « autrui », mort (un état) ou moribond (un processus),<br />
à l’image encore du vivant, à l’image de soi également, sans pouvoir être<br />
considéré comme un alter ego (c’est la dimension dissymétrique de la<br />
relation), pouvant néanmoins être objectalisé <strong>et</strong> d’autre part un soi-même,<br />
vivant <strong>et</strong> entier, pouvant agir sur l’obj<strong>et</strong>. Être vivant, c’est surtout être<br />
capable d’engendrer <strong>et</strong> en l’occurrence, ce qui est engendré, n’est pas un<br />
enfant, c’est la mort d’autrui objectalisé, considérée comme une œuvre<br />
d’art. Il s’agit de manipuler physiquement, de se laisser fasciner par lui<br />
ou de regarder mourir c<strong>et</strong> obj<strong>et</strong> humanoïde particulier, si ressemblant<br />
<strong>et</strong> si différent. Il y a une sorte de jouissance héautoscopique ¾ ,àla<br />
fois impossible à réaliser <strong>et</strong> inévitable, à laquelle fait écho le fantasme<br />
culturellement significatif du non-refl<strong>et</strong> dans le miroir du vampire ou du<br />
1. Il existe peu de cannibalismes partiels : le sang, le lait (par le nouveau-né), l’urine<br />
(ondinisme) <strong>et</strong> le sperme sont les humeurs humaines parfois consommées. On peut<br />
remarquer qu’aucun fromage à base de lait de femme n’est commercialisé, alors que<br />
le partage de son lait par une nourrice était autrefois admis ; c’est un tabou absolu.<br />
Récemment, en Chine, de riches commerçants se sont adonnés à ce « vice ». Ils ont été<br />
condamnés à mort.<br />
2. Littéralement : « se voir soi-même en hallucination ».
AMÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS 113<br />
mort vivant. Le mort vivant est déjà mort, il ne peut se regarder mais il<br />
peut être vu.<br />
La problématique essentielle de la constellation nécrophiliqu<strong>et</strong>hanatophilique<br />
n’est donc pas sexuée. Si elle peut se r<strong>et</strong>rouver inclue<br />
dans un jeu sexuel, c’est de surcroît car elle formalise un jeu sur<br />
l’agonie. Ce jeu assume <strong>et</strong> illustre une illusion défensive de maîtrise<br />
de ce processus essentiel à la vie, comme pour conforter le suj<strong>et</strong><br />
dans l’illusion de faire, à jamais, partie des vivants. Le narcissisme<br />
archaïque est à l’œuvre à travers le fantasme d’un transfert vital magique<br />
entre morts <strong>et</strong> vivants, dans l’espoir d’une régénération-remplissage.<br />
Ce fantasme rejoint des pratiques funéraires primitives <strong>et</strong> des rituels<br />
anthropophagiques maintenant révolus, comme la consommation de la<br />
chair du défunt ou du cerveau d’un vaincu pour s’en approprier la force.<br />
Le fantasme pervers rejoint ici la pensée magique.<br />
Coupeurs de nattes, fétichistes<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Selon les conceptions psychanalytiques classiques, l’obj<strong>et</strong> fétiche, de<br />
signification <strong>et</strong> de forme phallique le plus souvent (chaussure, natte,<br />
couteau) représente « le dernier moment où le suj<strong>et</strong> a pu penser pouvoir<br />
continuer à nier la différentiation sexuelle homme/femme ». La<br />
condensation sur un obj<strong>et</strong> particulier ou partiel (s’il s’agit d’un fragment<br />
évocateur du corps de la partenaire) investit celui-ci de la capacité à<br />
apaiser la pulsion. Elle résume en même temps qu’elle dévoie la fixation<br />
érotique du suj<strong>et</strong>. Elle marque ainsi l’échec patent de la quête infantile<br />
de la connaissance en la matière, l’impossible abord de la génitalité par<br />
évitement du nœud œdipien. Le fétichisme comme prototype de relation<br />
perverse se voit souvent associé à d’autres formes de perversion ou<br />
s’introduit, à dose variable, dans une relation sexuelle dite normale.<br />
Dans la relation fétichiste vraie (Rosolato, 1981), le partenaire authentique<br />
du pervers, véritable suj<strong>et</strong> inanimé, inorganique, vestigial, c’est<br />
l’obj<strong>et</strong> fétiche, ce n’est pas le partenaire vivant. Le soi-disant partenaire<br />
n’est que le « porteur de fétiche ». Il se voit instrumentalisé bon gré,<br />
mal gré. Le pervers fétichiste ne développe lui aussi, par conséquent,<br />
qu’une relation avec lui-même (auto-érotisme partiel), avec un lui-même<br />
surgit du passé, avec une partie de lui-même, avec une partie de sa<br />
problématique non résolue. On est dans la pulsion partielle.<br />
Ce qui n’était qu’un problème narcissique est devenu un mystère, le<br />
mystère de la vie. Parfois, le fétiche se voit utilisé dans une relation<br />
à connotation sadique avec le partenaire, non consentant, dans ce cas.<br />
Cela existe chez les piqueurs de sein, ce qui l’extrait de l’ensemble du<br />
fétichisme. Du sein ou de l’aiguille quel est alors le fétiche principal<br />
ou dominant ? Ce sein <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te aiguille, matérialisations d’obj<strong>et</strong>s partiels<br />
télescopés, s’adresseraient-ils à des faux selfs partiels ? Du point de vue<br />
psychopathologique, n’y aurait-il pas dans c<strong>et</strong>te perversion, l’amorce
114 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
d’une fusion mythique sein/obj<strong>et</strong> phallique pouvant tenter de faire perdurer<br />
l’illusion de l’indifférenciation sexuelle ?<br />
Zoophilie ou bestialité<br />
Il y a perversion si l’acte est délibéré <strong>et</strong> préférentiel <strong>et</strong> s’il n’est pas<br />
lié, à l’instar de la gérontophilie ou de la nécrophilie, à la misère sexuelle<br />
<strong>et</strong> à la pauvr<strong>et</strong>é intellectuelle de son auteur. En revanche, faire souffrir<br />
gratuitement un animal mélange obscurément la dimension sadique du<br />
plaisir <strong>et</strong> la bestialité, par défaut. On r<strong>et</strong>rouve parfois ce symptôme<br />
dérangeant comme un signe d’appel de la souffrance psychique d’un<br />
enfant. Il est à comprendre comme le déplacement offensif sur un être<br />
disponible <strong>et</strong> plus faible que lui, objectalisé, de ce qu’il peut endurer<br />
dans sa propre existence. La « méchanc<strong>et</strong>é naturelle » des enfants <strong>et</strong> de<br />
l’humanité en général, comme le pensent les misanthropes, n’est pas en<br />
cause ici. Si un enfant agit de la sorte, c’est souvent une demande de<br />
limites socio-éducatives qu’il formule. Dans ce contexte, l’animal est<br />
appréhendé, pour partie, comme un obj<strong>et</strong> <strong>et</strong> l’enfant expérimente sur<br />
lui une relation perverse qu’il n’a pas les moyens d’expérimenter sur<br />
un autre humain, mais qu’il a pu déjà connaître à ses dépens. En ce<br />
sens, ce signe est alarmant <strong>et</strong> réclame des investigations psychologiques<br />
complémentaires ½ .<br />
Le passage à l’acte zoophile, s’il est préférentiel <strong>et</strong> non accidentel,<br />
s’appuie souvent sur une fantaisie anthropomorphique. C’est parce qu’il<br />
ressemble confusément ou partiellement à l’humain que l’animal interpelle<br />
les sens du zoophile. De la zoomorphie dans certains fantasmes<br />
(Wanda, la vénus à la fourrure pour Sacher Masoch) à l’anthropomorphisme<br />
dans la bestialité, la boucle est bouclée. Un pas de plus est franchi<br />
lorsque le pervers utilise l’animal non comme partenaire mais comme<br />
un obj<strong>et</strong> partiel phalloïde. Dans certaines déviances extrêmes, des suj<strong>et</strong>s<br />
s’introduisent volontairement, à but de jouissance sexuelle, des insectes<br />
vivants dans l’urètre pénien ou de p<strong>et</strong>its oiseaux dans l’anus (aviophilie).<br />
La zoophilie peut néanmoins être considérée comme une forme supplémentaire<br />
de recherche <strong>et</strong> de délimitation personnelle par leur subversion<br />
des limites naturelles. Ces limites sont alors arbitrairement posées,<br />
non pas entre ce qui est vivant <strong>et</strong> ce qui est non-vivant (comme dans le<br />
sadisme ou la nécrophilie), mais entre ce qui est humain <strong>et</strong> ce qui est<br />
non-humain.<br />
1. Pourtant, la société est ambivalente, elle n’a pas encore réglé la question de sa<br />
relation à l’animal. Des animaux de compagnie sont considérés à l’égal d’humains, ils<br />
sont choyés <strong>et</strong> portent des noms doux tandis que d’autres animaux, parfois de la même<br />
espèce, sont élevés en batterie ou sont soumis à des expérimentations scientifiques<br />
cruelles. Ils sont carrément objectalisés <strong>et</strong> maltraités en conséquence. On r<strong>et</strong>rouve à<br />
l’œuvre la même objectalisation que celle qui était imposée aux esclaves <strong>et</strong> aux enfants<br />
dans l’antiquité.
AMÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS 115<br />
De tout ceci résulte une expérimentation acrobatique de la dichotomie<br />
fondatrice de l’individuation : qu’y a-t-il réellement entre moi <strong>et</strong> un « non<br />
moi qui me ressemble » ?<br />
Là encore, la démarche identitaire est structurellement perverse car<br />
positionnée en deçà des limites du génital, elle est présexuée <strong>et</strong> archaïque,<br />
elle a à voir avec la naissance du narcissisme comme composante fondatrice<br />
de l’être humain.<br />
PERVERSIONS DE MOYEN<br />
Dans les perversions de moyen, l’obj<strong>et</strong> sexuel peut être normal, c’est<br />
le moyen préférentiel d’accéder au plaisir, qui s’impose comme objectivant<br />
<strong>et</strong> en dehors des normes, bien qu’une intrication perversion d’obj<strong>et</strong>/perversion<br />
de moyens puisse se concevoir <strong>et</strong> se rencontrer dans la<br />
clinique. Le médecin généraliste se verra rarement interpellé à ce suj<strong>et</strong><br />
puisque les suj<strong>et</strong>s pervers ne sont pas demandeurs de changement <strong>et</strong><br />
qu’ils s’entourent, en général, de partenaires sinon consentants, du moins<br />
silencieux. Le psychiatre, s’il n’est pas introduit de force dans c<strong>et</strong>te<br />
sphère de l’intime par son statut d’expert, par un rôle de médecin traitant<br />
au titre de la loi de 1998 ou par une pratique spécialisée en milieu<br />
carcéral, verra peu de pervers de moyen. C’est le sexologue qui pourra<br />
plus facilement être consulté, mais uniquement dans la mesure où la<br />
conduite deviendra trop gênante pour le pervers <strong>et</strong> dérangeante pour<br />
l’entourage. Certaines perversions sont limitées dans leur expression <strong>et</strong><br />
leur potentialité antisociale : ce sont les perversions de l’intime ; d’autres<br />
sont beaucoup plus graves par les dérives comportementales qu’elles<br />
impliquent, les déclinaisons du sadisme en sont un exemple.<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Les perversions de l’intime<br />
Coprophilie <strong>et</strong> urophilie, rares, anecdotiques <strong>et</strong> étranges, peu dangereuses<br />
(si elles restent des p<strong>et</strong>its plaisirs partiels entre intimes en situation<br />
de pouvoir donner effectivement leur consentement à l’expérience), ces<br />
conduites dérivent évidemment d’une fixation libidinale anale ou urétrale,<br />
masochiste <strong>et</strong> décalée, inscrite dans la sexualité au terme d’un parcours<br />
psychogénétique appartenant au tronc commun borderline. Imposées<br />
à un partenaire non consentant, elles participent d’une agression<br />
d’essence sadique. L’ondinisme est considéré par certains comme l’équivalent<br />
pervers d’une fellation, l’urine remplaçant alors le sperme chez<br />
des suj<strong>et</strong>s physiologiquement impuissants. Le sentiment de dégoût de<br />
l’un des partenaires est le seul frein à la conduite. Des variantes limites<br />
<strong>et</strong> fétichistes existent, comme l’usage de couche culotte j<strong>et</strong>able <strong>et</strong> de talc<br />
alors constitutifs d’une certaine ambiance hyper régressive, d’une identification<br />
mortifère au bébé dépendant des soins de sa mère, voire d’une<br />
tendance pédophilique inversée. Ces jeux érotiques pervers démontrent,<br />
une fois de plus, la puissance imaginative humaine ainsi que l’importance
116 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
de l’imprégnation précoce, au sens éthologique, dans la détermination de<br />
l’émoi sexuel.<br />
Sadisme <strong>et</strong> masochisme<br />
Dans ce cadre polymorphe, tous les degrés de l’horreur peuvent se<br />
concevoir.<br />
Le sadisme est la propension à rechercher du plaisir dans les souffrances<br />
<strong>et</strong> les humiliations infligées à un autrui non consentant. Il couvre<br />
un vaste champ interrelationnel qui va de comportements simplement<br />
caustiques vis-à-vis d’un partenaire faible, ou d’attitudes sadiques au<br />
quotidien. Ces comportements sont plus ou moins tolérés par l’entourage<br />
ou se r<strong>et</strong>rouvent sublimés dans des professions spécifiques, qui<br />
perm<strong>et</strong>tent d’assouvir une part de ces tendances. La conduite sadique<br />
recouvre parfois une barbarie totale dans laquelle la fusion de l’agression<br />
<strong>et</strong> de l’acte sexuel est consommée. Le sadisme fonde aussi l’ambiance<br />
de certains passages à l’acte individuels ou collectifs. Ceux-ci peuvent<br />
être considérés comme de nature criminelle ou de signification politique<br />
s’ils s’inscrivent dans une dimension collective. Ils sont, parfois,<br />
superficiellement rationalisés par un contexte belliqueux ou par un statut<br />
social particulier. Autrefois, il y avait toujours une place pour les sadiques<br />
dans la société : militaires, bourreaux ½ , brigands de grand chemin... Le<br />
polissage progressif des mœurs – ce que l’on appelle les progrès de<br />
la civilisation, ce qui reste relatif – a contribué au fil de l’évolution<br />
sociale à rej<strong>et</strong>er aux marges de l’admis les comportements les plus<br />
ostensiblement sadiques <strong>et</strong> à les verser progressivement dans le champ<br />
de la déviance amorale, puis de la psychiatrie. Quittant la scène sociale,<br />
ils sont maintenant cantonnés au caché <strong>et</strong> à l’intimité du fantasme, mais<br />
ils n’ont fait que perdre de la visibilité sociale. À la moindre occasion<br />
(guerre civile, conflit intrafamilial), les dérapages reprennent, stéréotypés<br />
dans leur déroulement.<br />
Sadisme mental<br />
Le sadisme mental peut s’exprimer sous forme de tracasseries <strong>et</strong><br />
d’agressivité, larvée ou patente, en tout cas déstabilisante, envers une<br />
victime-cible. Il est désormais considéré, en France, comme constitutif<br />
d’un « harcèlement moral », punissable, s’il s’exerce sur un partenaire<br />
victimisé si non consentant.<br />
Ce dernier relève d’un profil sociopsychologique complémentaire de<br />
celui du harceleur. Ainsi, il peut avoir été « recruté », ponctuellement ou<br />
1. La torture, officiellement abolie en France par Louis XVI, a repris insidieusement<br />
droit de cité par la suite. Aujourd’hui, les États-Unis, pays parmi les plus judiciarisés,<br />
s’octroient le pouvoir de détenir des prisonniers à Guantanamo, leur déniant tous les<br />
droits, sous prétexte qu’ils ne sont pas des prisonniers de guerre <strong>et</strong> recourant aux<br />
services d’interrogateurs issus de services secr<strong>et</strong>s étrangers, habitués à pratiquer la<br />
torture, pour ne pas avoir à le faire eux-mêmes.
AMÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS 117<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
chroniquement, occasionnellement ou préférentiellement, en raison d’un<br />
état de faiblesse relative lié à son statut social (subordonné hiérarchique),<br />
psychique (handicapé, suj<strong>et</strong> fragilisé par des problèmes personnels ponctuels<br />
ou habituels) ou fantasmé (le simple fait d’être une femme dans<br />
le harcèlement scatologique téléphonique). Une fois repérée, c<strong>et</strong>te faiblesse<br />
sera exploitée <strong>et</strong> servira de point d’appel aux comportements de<br />
harcèlement. Dans une dimension psychopathologique analogue à ce qui<br />
est décrit dans le couple persécuté/persécuteur engagé dans une relation<br />
paranoïaque, une composante homosexuelle ou autoérotique peut être<br />
r<strong>et</strong>rouvée chez le harceleur.<br />
En eff<strong>et</strong>, il y a de la quête identitaire <strong>et</strong> narcissique dans c<strong>et</strong>te attitude :<br />
« Dis-moi qui tu harcèles, je te dirais qui tu es ! » Trouver <strong>et</strong> explorer les<br />
limites de sa victime est une façon de r<strong>et</strong>rouver <strong>et</strong> structurer les siennes.<br />
Dans c<strong>et</strong>te perspective, le harcèlement en provenance d’un homme <strong>et</strong><br />
dirigé contre une femme (comme son symétrique femme/homme) peut<br />
être, le plus souvent, déchiffré comme un substitut atténué ou dévoyé, <strong>et</strong><br />
un équivalent, non génitalisé en raison du contexte, d’une mise en relation<br />
sexuelle tandis que le harcèlement d’un homme dirigé contre un autre<br />
homme semble plus archaïque dans ses fondements psychodynamiques.<br />
Le harcèlement moral, sur le lieu de travail est maintenant repérable <strong>et</strong><br />
objectivable sur des critères consensuels. Il est pénalisable, ce qui traduit<br />
une nouvelle avancée de l’État de droit (Hirigoyen, 1998) Peu à peu,<br />
pour un individu donné, l’éventail des possibilités d’exercer son sadisme<br />
se resserre, mais d’autres terrains restent à défricher.<br />
Par exemple, le bizutage ½<br />
<strong>et</strong> ses équivalents, formes d’un harcèlement<br />
moral limité dans le temps <strong>et</strong> sélectionnant ses victimes, sont maintenant<br />
réprimés par la loi, ce qui était inconcevable il y a peu. Ces pratiques,<br />
hypersocialisées puisque traditionnelles <strong>et</strong> rituelles, renvoient à des comportements<br />
collectifs d’emprise, immémoriaux, eux aussi teintés d’agressivité<br />
sadique sourde envers des individus ou des groupes à statut fragile,<br />
mais très proche des tourmenteurs.<br />
Ces victimes sont des alter ego auxquels on ne veut plus s’identifier :<br />
la classe d’âge ou la promotion immédiatement suivante ! L’armée au<br />
temps de la conscription, les grandes écoles élitistes furent les terrains<br />
traditionnels de ces pratiques.<br />
Le point important est que, traditionnellement, le groupe victime se<br />
montre relativement consentant aux sévices, dans la mesure où ce rituel<br />
est censé signifier un mode obligatoire <strong>et</strong> positif d’intégration de l’impétrant<br />
(l’individu) à la microcollectivité fermée, au sein de laquelle il<br />
se déroule. La brutalité injuste <strong>et</strong> scatologique des sévices auxquels ils<br />
sont soumis conforte, paradoxalement, le narcissisme des victimes. Elle<br />
1. Le bizutage relève maintenant, lui aussi, de la Loi N ◦ 98-468 relative à la prévention<br />
<strong>et</strong> à la répression des infractions sexuelles ainsi qu’à la protection des mineurs, art.<br />
225-16-1 à 225-16-3.
118 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
contribue à leur donner une identité nouvelle, recherchée. Il s’agit d’un<br />
cas expérimental, rare, où un acte de violence objectivante puisse avoir<br />
pour eff<strong>et</strong> de narcissiser victimes <strong>et</strong> bourreaux. La narcissisation du bourreau<br />
en question demeure, sans doute, superficielle <strong>et</strong> il peut, à distance,<br />
advenir le temps des remords. Dans ce contexte hors limites, malgré les<br />
bornes imposées par l’usage, la désinhibition aidant, certains individus<br />
peuvent ponctuellement perdre tout contrôle durant le bizutage <strong>et</strong>, s’ils<br />
en ont le loisir, laisser libre cours à leurs penchants sadiques. Dans ce cas<br />
l’objectalisation agira dans un sens désorganisateur du psychisme pour<br />
tous les partenaires impliqués dans le dérapage.<br />
Là aussi, des phénomènes d’identification projective <strong>et</strong> de brutale<br />
mise en miroir des narcissismes précaires de chacun des protagonistes<br />
du couple bizut/bizuteur sont en action. Au-delà de la sanction sociale<br />
codifiée, seule capable d’instituer des limites dans un premier temps,<br />
la prise en compte de la fragilité narcissique des protagonistes <strong>et</strong> de la<br />
signification exceptionnelle de l’expérience, aura une portée préventive<br />
vis-à-vis de ces dérapages comportementaux <strong>et</strong> de leurs conséquences<br />
psychiques.<br />
Sadisme physique <strong>et</strong> sexuel<br />
Parfois intriqué au sadisme mental, le sadisme physique <strong>et</strong> sexuel<br />
constitue un véritable catalogue de l’horreur, l’imagination humaine en<br />
la matière se montrant à la fois sans borne <strong>et</strong> tristement répétitive ½ .<br />
Lorsqu’un individu, quel qu’il soit, quelles que soient la qualité de son<br />
éducation <strong>et</strong> sa rigueur morale, se r<strong>et</strong>rouve en posture d’exercice d’un<br />
pouvoir absolu sur un autre individu, <strong>et</strong> si aucune métarègle (morale ou<br />
répressive) ne peut être opposée à l’expression de sa volonté <strong>et</strong> de ses<br />
pulsions à ressorts inconscients, le pire est toujours possible. Il est même<br />
certain.<br />
Les barrières intrapsychiques surmoïques <strong>et</strong> les bornes sociales, en<br />
principe redondantes, sont activées par la perspective triangulante d’un<br />
regard extérieur, d’un jugement - ne serait-ce que le regard divin ! Ces<br />
barrières doivent obligatoirement converger pour contenir les pulsions<br />
sadiques présentes chez chaque être humain. Comme pour l’expression<br />
du sadisme mental, le droit, comme infrastructure collective, infiltre le<br />
mode relationnel habituel établi entre des individus hiérarchiquement<br />
dissymétriques <strong>et</strong> il tend, aujourd’hui, à jouer ce rôle de méta-instance,<br />
de cadre-contrôle. Hors ce cadre artificiel <strong>et</strong> culturellement déterminé, <strong>et</strong><br />
1. La pulsion d’emprise <strong>et</strong> de maîtrise du corps d’autrui paraît si forte <strong>et</strong> si constante<br />
dans l’esprit humain, qu’elle est à peine policée par les avancées de la civilisation <strong>et</strong><br />
qu’elle semble toujours susceptible de ressurgir chez chaque être humain, à la moindre<br />
occasion. Dans c<strong>et</strong>te perspective, on peut superposer une lecture psychodynamique <strong>et</strong><br />
libidinale à la lecture économico-politique marxiste du phénomène de la guerre. C’est<br />
la guerre comme instrument de conquête, la guerre comme moyen immémorial de<br />
faire des prisonniers <strong>et</strong> d’exercer ainsi son sadisme sexuel autant que comme moyen<br />
d’expansion économique.
AMÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS 119<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
cela peut se voir en situation extrême (guerre, rapt...), la relation interhumaine<br />
incontrôlée dérivera rapidement vers de la violence gratuite ou<br />
vers des tortures à connotation sexuelle : bondage sadique, humiliations,<br />
coups ½ .<br />
Du point de vue psychopathologique, ces comportements ont été<br />
décrits comme exprimant une fixation libidinale à un stade prégénital,<br />
sadique oral ou sadique anal (Abraham, 1966). Ce qu’illustre le plaisir<br />
pris par le sadique à la mise en œuvre de rétention physique (bondage),<br />
à la contrainte objectivante ou à la possession totale d’autrui, pouvant<br />
aller jusqu’au démembrement <strong>et</strong> au dépeçage, puis à la mise à mort. Le<br />
principe sadique a pour l’objectif de transformer, par l’acte, la victime<br />
en un « obj<strong>et</strong> », manipulable à merci, déshumanisé, désubjectivé. Dans<br />
c<strong>et</strong>te approche, il s’avère que l’important pour le sadique sera de faire<br />
durer l’agonie, ce qui l’autorise, morbidement, à avoir l’illusion de<br />
maîtriser définitivement c<strong>et</strong> intervalle mystérieux entre la vie <strong>et</strong> la mort,<br />
symbolisé par la souffrance. La souffrance, reçue ou infligée, est une<br />
décharge énergétique ambiguë, elle n’appartient ni à la vie, ni à la mort,<br />
ni au corps, ni à l’esprit ; elle appartient à celui qui la maîtrise <strong>et</strong> en jouit.<br />
Tant que la victime gardera, malgré tout ce qu’elle endure, un aspect<br />
proche du vivant, son agression aura un sens pour l’agresseur mais l’acte<br />
sadique perdra ce sens dès que le doute ne sera plus possible : morte,<br />
la victime n’a plus aucun intérêt, elle sera abandonnée ; moribonde<br />
elle concrétise dramatiquement c<strong>et</strong>te articulation fondamentale entre le<br />
minéral <strong>et</strong> l’animal, source de l’obsession perverse. Dès lors, il n’est<br />
plus question de sexe mais de vie. M. Perniola (1994) avait évoqué ce<br />
sex appeal de l’inorganique en tant que fascination trouble de l’humain<br />
pour ce qui rejoue à sa façon les mythes fondateurs de l’humanité (la<br />
mythologie égyptienne ou grecque, la Genèse) : l’humain crée à partir<br />
de la poussière, <strong>et</strong> qui r<strong>et</strong>ournera à la poussière.<br />
Bien que liés du point de vue psychodynamique, sadisme <strong>et</strong> masochisme<br />
s’opposent, entre autre, par leurs temporalités. Le masochiste<br />
sexuelseveutlemaîtredelamiseenscènedesoncorps,faussement<br />
soumis à son partenaire en un théâtre trouble. Il se m<strong>et</strong> en scène. L’art <strong>et</strong><br />
la méticulosité des préparatifs, le contrat qui fige l’espace relationnel <strong>et</strong><br />
soum<strong>et</strong>, en vérité, le partenaire à ses fantasmes, déterminent une sexualité<br />
de prime abord intellectualisée, imaginée au sens propre avant d’être<br />
vécue. Au contraire, le sadique doit sans cesse répéter son acte dans le<br />
réel, dans le but de vérifier, à chaque fois, l’effectivité de sa maîtrise<br />
fragile, punctiforme, sur le temps de l’agonie. Il se m<strong>et</strong> en position de<br />
transgresser la loi simplissime de la nature qui lie la vie à la mort dans<br />
un processus éternel, de défier les mythologies divines qui attribuent<br />
aux seuls dieux le pouvoir de créer la vie <strong>et</strong> les espèces (les mythes<br />
du Golem, des zombies, des vampires, des lycanthropes <strong>et</strong> autres morts<br />
1. Voir les exactions survenues dans la prison d’Abou Graïb (Irak), 2004.
120 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
vivants appartiennent à ce registre). Son questionnement est sans autre<br />
limite que sa capacité obsédante à créer les conditions de sa jouissance<br />
<strong>et</strong> de son apaisement anxiolytique provisoire ; le tout étant érigé en un<br />
cycle infernal.<br />
Le masochisme n’est donc pas simplement l’inverse intellectuel du<br />
sadisme. Il s’agit, pour partie, d’un dépassement psychique de la position<br />
sadique. De ce point de vue, le masochisme peut se concevoir comme<br />
du « sursadisme » autocentré, complètement narcissique <strong>et</strong> autoérotique<br />
dans son déroulement. Le suj<strong>et</strong> (à la fois bourreau, victime <strong>et</strong> instigateur<br />
du cadre) est, contrairement aux apparences, le véritable maître du jeu.<br />
Dans le contrat masochiste sexuel qui relève bien d’une métaposition<br />
sadique (Deleuze, 1967), il conserve un regard d’avance. Là encore, le<br />
partenaire (le pseudo-tourmenteur) est objectivé <strong>et</strong> il n’est que l’instrument<br />
du masochiste, le porteur de l’obj<strong>et</strong> fétiche (du lien au fou<strong>et</strong>) avec<br />
lequel le masochiste noue une relation privilégiée, quasi duelle.<br />
Des variantes cliniques existent, du pilorisme (fantasme d’être exposé<br />
au pilori) au pagisme ½ , de l’algolagnie ¾<br />
à la vincilagnie ¿ , la problématique<br />
de fond reste identique <strong>et</strong> renvoie, là aussi, aux aménagements<br />
cliniques des états-limites de la personnalité, aux avatars du narcissisme.<br />
Il n’y a chez le sadique <strong>et</strong> chez le masochiste, ni culpabilité, ni<br />
souffrance mentale, tant que le système pervers fonctionne ; il ne faut<br />
pas s’attendre à des demandes de psychothérapie pour changer c<strong>et</strong> état<br />
de fait. Le sexologue, parfois, est interpellé, mais uniquement lorsque<br />
les débordements pulsionnels ou l’incompatibilité de la demande avec ce<br />
que peut tolérer le (a) partenaire, déstabilisent gravement le couple sexuel<br />
ou fait déborder la conduite hors de l’intime. Dans ce cas, s’il se voit<br />
privé de c<strong>et</strong> aménagement défensif, parfois inscrit dès l’enfance dans son<br />
fonctionnement mental, relationnel ou sexuel, le suj<strong>et</strong> peut décompenser<br />
sévèrement, sur un mode de dépression anaclitique, voire à travers une<br />
thématique délirante persécutoire. C’est la notion de perversion comme<br />
processus cicatriciel de la psychose. Du point de vue psychopathologique,<br />
si le ciment du faux self ne colmate plus le moi, un risque de<br />
morcellement existe.<br />
« Viol pathologique »<br />
Le viol en tant que fantasme actif, renvoie au sadisme ; en tant que<br />
fantasme passif, il renvoie au masochisme. L’intrication fantasmatique<br />
est la règle hors fixation pathologique. Il s’agit de « forcer » la victime<br />
ou d’être forcé (être victime). Le plaisir peut se condenser uniquement<br />
dans un scénario de viol élaboré de façon plus ou moins complexe<br />
<strong>et</strong> même, dans certaines circonstances, il peut se voir contractualisé<br />
avec le partenaire, ce qui apparaît antinomique mais logique dans un<br />
1. Ressembler à un page du Moyen-Âge, ce qui actualise une composante pédophile.<br />
2. Jouissance liée à la douleur.<br />
3. Jouissance à être maîtrisé.
AMÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS 121<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
contexte masochiste. Le jeu formel sur le désir soi-disant prédominant<br />
du violeur-partenaire sur celui du (de la) violé(e)-partenaire exprime<br />
l’acceptation contractuelle d’une dissymétrie foncière dans la relation<br />
érotique <strong>et</strong> affective duelle mise en acte. De façon atténuée mais analogue,<br />
c<strong>et</strong>te dimension existe dans la concrétisation d’un couple très<br />
désapparié en âge, couple dans lequel un suj<strong>et</strong> (souvent un homme) vit<br />
avec une femme plus âgée que lui <strong>et</strong> trouve ainsi un semblant d’équilibre<br />
personnel : ce cas se rencontre chez des toxicomanes ou des alcooliques,<br />
présentant des conduites fragilisantes qui, complémentairement, attisent<br />
la fibre maternante de la conjointe. Par c<strong>et</strong>te différence d’âge le suj<strong>et</strong><br />
espère, pour partie, rester celui qui sera désiré (ou materné, ce qui confère<br />
une signification archaïque au désir). C<strong>et</strong>te imbrication de narcissismes<br />
complémentaires peut fonder un réel équilibre mais le plus souvent,<br />
s’il n’est pas traité, il peut déboucher sur de la violence conjugale car<br />
il s’étaye, en quelque sorte, sur des faux selfs complémentaires <strong>et</strong> des<br />
leurres relationnels.<br />
A contrario, le « viol sans consentement », qu’il soit accompli de<br />
façon solitaire ou collective (la « tournante ») est parfois secondairement<br />
rationalisé ou élaboré en un rituel infiltré de recherche identitaire proche<br />
du bizutage. Il détermine la victime comme un obj<strong>et</strong>, un butin appropriable,<br />
il nie celle-ci en tant qu’individu doté de limites <strong>et</strong> d’une histoire<br />
personnelle (Bourgeois, Sene-M’Baye, 2002).<br />
Bien que toujours socialement acceptée, la prostitution est, elle aussi,<br />
une forme de violence sexuelle intense, objectivante. Mais, elle est<br />
contractualisée (le tarif de la passe), tolérée (le « plus vieux métier<br />
du monde »). Banalisée <strong>et</strong> minimisée, elle réalise néanmoins une pure<br />
mise en acte perverse dans la mesure où l’un des partenaires utilise<br />
un pouvoir exorbitant (financier en l’occurrence) pour obtenir des<br />
faveurs de la part d’un autre suj<strong>et</strong>. Le proxénète comme tiers-violent<br />
manipule à sa façon les deux protagonistes qui sont, tout deux, des<br />
victimes puisque leurrées (l’un l’étant moins que l’autre bien sûr !).<br />
Le proxénète, exclu physiquement de l’acte, en r<strong>et</strong>ire un bénéfice<br />
libidinal clair, symbolisé par l’argent, prix de la passe. De par c<strong>et</strong>te<br />
symbolisation de la possession <strong>et</strong> des limites de l’acte sexuel, la<br />
prostitution articule un aménagement socioclinique fondamental des<br />
états-limites puisque d’allure pseudo-névrotique. Mais le triangle de<br />
la prostitution (client-prostituée-proxénète) éventuellement lui-même<br />
métapositionné par le regard social, n’est pas superposable au triangle<br />
œdipien. S’il en épouse grossièrement la silhou<strong>et</strong>te, ce qui peut être la<br />
perversion absolue du mimétisme, il fait néanmoins exploser les limites<br />
de la perversion dans le sens où il « autorise » certains suj<strong>et</strong>s (de tous<br />
sexes), les prostitués, à aller jusqu’au bout de leur objectalisation, tout<br />
en la rationalisant socialement. En ce sens, le fantasme féminin de<br />
prostitution, couramment r<strong>et</strong>rouvé en pratique sexologique, aboutissant<br />
rarement au passage à l’acte, relève de la perversion puisqu’il explore<br />
également les limites de l’objectalisation.
122 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 7 – Une prostitution domestique<br />
Monsieur X. oblige son épouse à le rémunérer pour ses actes sexuels.<br />
Pour cela, elle doit faire des ménages. Ce comportement, apparemment<br />
machiste <strong>et</strong> égoïste, n’est-il pas en fait un renversement pervers du fantasme<br />
féminin de prostitution, accompagné de bénéfices secondaires, narcissiques<br />
<strong>et</strong> matériels, pour lui ?<br />
Le monde de la prostitution est un champ clos d’objectalisation. Les<br />
prostituées ne sont pas des femmes qui explorent leurs fantasmes, comme<br />
certains voudraient le croire, elles sont des femmes qui n’ont, bien<br />
souvent, pas d’autre choix social. Il faut être très carencé, du point de<br />
vue narcissique, pour solliciter ou supporter la cruauté de c<strong>et</strong> univers. La<br />
prise en compte de ce phénomène social immémorial, bien que déjà multifocale,<br />
allant de la mise en place d’un contexte juridique relativement<br />
protecteur (vis-à-vis des prostituées) <strong>et</strong> d’une politique de réduction des<br />
risques aux psychothérapies spécifiques (groupes de parole), reste indigente.<br />
Elle sera sans doute l’un des enjeux de la psychiatrie sociale dans<br />
les décennies à venir. C’est en agissant sur les déterminants économiques<br />
du phénomène que l’on pourra espérer tarir le processus.<br />
Des associations spécialisées (Le Nid ½ ), tentent, dans une certaine<br />
mesure, d’enclencher une approche aidante intégrant psycho <strong>et</strong> sociothérapie.<br />
Par rapport au tronc commun borderline., l’intrication clinique est<br />
la règle chez les prostituées : psychopathie sous-jacente, transsexualisme,<br />
toxicomanie (trafics <strong>et</strong> consommation), alcoolisme, perversion sexuelle,<br />
caractéropathie. Cela exprime l’unicité structurelle du trouble sous-jacent<br />
de la personnalité. Dans ces conditions, il serait vain de vouloir appréhender<br />
le problème de manière clivée.<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 8 – Un couple soudé par la dysharmonie<br />
Madame A., ancienne prostituée, vit en concubinage avec un homme, plus<br />
âgé qu’elle, qu’elle a rencontré comme client <strong>et</strong> qui, l’ayant sorti de là, lui<br />
voue son existence. Par ses sautes d’humeur caractérielles elle rend la<br />
vie du couple impossible, ce qui est le motif de la consultation à laquelle,<br />
lucide, elle consent. Son ami est très demandeur. Outre une composante<br />
masochiste chez lui on r<strong>et</strong>rouve la dimension éminemment narcissisante<br />
d’être un sauveur qui s’accroche (mais il fait assumer par la suite). Dans le<br />
comportement de madame A., pointe une agressivité patente vis-à-vis de<br />
ce sauveur (« qui est comme tous les hommes qui ont profité d’elle, comme<br />
tous les hommes en fait, <strong>et</strong> qui maintenant profite d’elle gratuitement »<br />
tout en y gagnant un bénéfice narcissique), dont elle est, bien malgré elle,<br />
dépendante affectivement. Le couple se montre soudé par ces imbrications<br />
narcissiques mortifères que la souffrance quotidienne ne parvient pas à<br />
faire céder.<br />
1. Cf. www.mouvementdunid.org/
AMÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS 123<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Meurtriers en série <strong>et</strong> meurtriers en masse<br />
Le type humain du tueur en série caricature la dimension sadique <strong>et</strong><br />
s’impose aujourd’hui en un fait de société. La violence froide d’un seul<br />
individu, disposée de façon rémittente au fil de l’actualité, comme en<br />
miroir de la violence sociale déferlante, exacerbe l’angoisse collective.<br />
Elle cristallise les passions <strong>et</strong> interroge chacun sur les tréfonds de l’âme<br />
humaine. En dépit de la violence de ses actes, <strong>et</strong> parce que justement il<br />
réalise la part obscure de chacun, le tueur en série, contre-modèle fort,<br />
contribue à la cohésion sociale, il en clame les limites. En dehors de sa<br />
fac<strong>et</strong>te perverse focale, il peut se trouver être le plus conformiste <strong>et</strong> le plus<br />
inaperçu des citoyens, ce qui le rend d’autant plus difficile à cerner par<br />
les profileurs. Le tueur en série sort de l’ombre pour clamer le désarroi<br />
de la société qui l’engendre ½ , il en désagrège les limites <strong>et</strong> il en trouve<br />
une intense satisfaction narcissique. Il est, un instant, par la cruauté de<br />
son acte, le maître du monde.<br />
Du point de vue psychopathologique (Mont<strong>et</strong>, 2003) ¾ , il faut différentier<br />
le tueur en série sadique, violant, torturant puis tuant ses victimes<br />
anonymisées, <strong>et</strong> réduites dans son fantasme au rang de simples proies,<br />
(selon un rituel personnel lui faisant abandonner en quelque sorte sa<br />
signature psychocomportementale, ce que recherche à préciser le profileur),<br />
du tueur froid, ayant la vengeance pour mobile, cherchant à faire<br />
le maximum de victimes, celles-ci ne restant pas anonymes pour lui.<br />
Dans ce dernier cas, c’est l’instant pendant lequel il tiendra la vie de ses<br />
victimes entre ses mains qui comblera sa quête des limites <strong>et</strong> son désir<br />
de toute puissance vengeresse. Il faut le différentier aussi du tueur en<br />
masse qui, au décours d’un passage à l’acte unique <strong>et</strong> clastique, la crise<br />
d’Amok, va tenter d’éliminer un maximum de victimes anonymes.<br />
Par toutes ces caractéristiques, le tueur en série appartient bien à la<br />
constellation sadomasochiste dont il accumule les caractéristiques, le<br />
masochisme insidieux qui l’habite transparaissant dans la manière dont<br />
il peut semer inconsciemment les indices menant à sa perte.<br />
Au contraire, le meurtrier de masse revendique une identité <strong>et</strong> une<br />
valeur personnelle différentes de celles qu’il a longtemps subies (faux<br />
self ) ou qu’il pense lui avoir été attribuées à tort. Il affirme au monde, par<br />
ce geste éclatant, une image de lui-même plus conforme à ses aspirations<br />
mégalomaniaques en même temps qu’il délivre une œuvre ultime (Fondation<br />
Maeght, 1989) <strong>et</strong> un chef-d’œuvre censé parler pour lui, capable<br />
de restituer instantanément un sens noble <strong>et</strong> réparateur à sa vie, au prix<br />
1. De Jack l’Éventreur, m<strong>et</strong>tant en acte dans le réel la pudibonderie de l’Angl<strong>et</strong>erre<br />
victorienne en assassinant sauvagement des prostituées, à M. le Maudit qui sévit durant<br />
la crise sociale allemande qui engendrera le nazisme, aux deux tueurs de Washington<br />
(2002) capables de susciter la peur d’un terrorisme urbain chez leurs concitoyens,<br />
chaque serial killer parle de son époque.<br />
2. Voir, par ailleurs, la différence établie par L. Mont<strong>et</strong> (2003) entre personnalités<br />
narcisso-perverses organisées <strong>et</strong> désorganisées chez le tueur en série.
124 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
même de la conclusion tragique <strong>et</strong> dévastatrice qu’il lui donne. C’est<br />
sa mort qui grandira sa vie, jusque-là insignifiante, jusqu’à en devenir<br />
exemplaire <strong>et</strong> iconique, il aspire à un martyre quasi prométhéen, de<br />
sens masochiste, dont il tient à régler lui-même toutes les modalités<br />
temporospatiales ½ .<br />
Le passage à l’acte meurtrier, est doté, selon le tueur en masse, du<br />
pouvoir de faire écran à tout ce qu’il n’a jamais pu accepter chez lui. Il<br />
doit, en outre, gommer les injustices qui auraient été faites à son auteur.<br />
Il est l’acmé clinique d’un cheminement psychique souterrain, infraclinique,<br />
parfois long <strong>et</strong> insidieux, que seuls quelques proches auraient pu<br />
soupçonner. Par sa fantasmatisation obsédante ou sa préparation minutieuse<br />
il entr<strong>et</strong>ient, chez le tueur, l’illusion d’une maîtrise <strong>et</strong> il incarne<br />
une tentative désespérée d’anticipation. Mais c<strong>et</strong>te anticipation se révèle<br />
punctiforme ; elle ne dépasse pas les quelques secondes de sentiment de<br />
toute puissance que lui procurera son geste, au moment de son accomplissement.<br />
À c<strong>et</strong> instant, le tueur est focalisé sur le fait de tenir entre ses<br />
mains quelques vies, de devenir, un instant, l’égal, ou le rival de Dieu<br />
<strong>et</strong> le centre de toutes les préoccupations de ses victimes. Il y trouve une<br />
jouissance intense par le fait de son existence ainsi proclamée. Pour prix,<br />
il lui faut réussir sa mort pour annuler le fait éclatant d’avoir raté sa vie, de<br />
ne pas avoir existé comme il l’avait fantasmé en fait. Exister intensément<br />
un instant, tel apparaît le ressort profond du meurtrier de masse. Par<br />
conséquent, si le tueur en série aspire à rester en vie pour parfaire sa<br />
sinistre série – répéter son forfait <strong>et</strong> en jouir, y compris sexuellement –<br />
le meurtrier de masse tend à vouloir disparaître en apothéose pendant<br />
sa décharge agressive brute, non sexuée, dirigée autant contre lui que<br />
contre les autres. Il est finalement indifférent au statut <strong>et</strong> à l’identité de<br />
ses victimes qui n’existent qu’en tant que silhou<strong>et</strong>tes interchangeables,<br />
décors flous à sa mégalomanie exacerbée, prétextes...<br />
Là toujours, ce sont les variantes qui éclairent la problématique narcissique<br />
qui sous-tend la conduite.<br />
Il peut exister des « conjurations de tueurs en masse ».<br />
Ces dernières années, aux Etats-Unis, tout d’abord – mais le phénomène<br />
semble gagner l’Europe – des groupes d’adolescents ont organisé<br />
minutieusement <strong>et</strong> mené à bien des tueries massives. Celles-ci étaient<br />
perpétrées le plus souvent en milieu significatif pour eux : l’école. Ceci<br />
laisse à penser que le dysfonctionnement intrapsychique majeur décrit<br />
ci-dessus peut se voir partagé, ne serait-ce que le temps de la mise<br />
au point, du geste homicide. Les adolescents ayant commis la tuerie<br />
de Columbine (Littelton, Etats-Unis, 1998), la plus connue à ce jour,<br />
ont formé une microcollectivité criminelle éphémère, spontanée, une<br />
1. Le passage à l’acte homicide de R. Durn en 2002 contre ceux qui étaient à ses yeux<br />
les représentants d’un monde honni, suivi de son suicide comme conclusion héroïque <strong>et</strong><br />
manière de tout gérer jusqu’au bout, en est une illustration.
AMÉNAGEMENTS PATHOLOGIQUES : LES PERVERSIONS 125<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
coalition agissant en un véritable commando. Ils ont pu unir leurs efforts<br />
pour arriver à leurs fins, ce qui présuppose qu’ils ont su modeler une<br />
sorte de personnalité groupale minimale suffisamment dense, cohérente<br />
<strong>et</strong> soudée vers le but défini (qui était pourtant de tonalité désespérée), afin<br />
qu’aucun d’entre eux ne craque avant l’acte <strong>et</strong> ne révèle leur dessein.<br />
Ce qui est socialement prôné dans le cadre de groupes sportifs ou<br />
au cours de préparations militaires se r<strong>et</strong>rouve ici mis au service d’une<br />
libération, explosive mais calculée, des pulsions agressives contre un<br />
autrui. Celui-ci est entr’aperçu seulement dans la mesure où il est captif<br />
de l’imaginaire ; un autrui-silhou<strong>et</strong>te en opposition, dont la fonction est<br />
de les confirmer dans leur fragile sentiment d’exister. Un faux self collectif,<br />
conforme aux canons de l’époque, s’est comme brusquement délité,<br />
aussitôt remplacé par un autre, plus authentique sans doute, quoique<br />
dérivé de l’imaginaire morbide <strong>et</strong> déconnecté de ces adolescents. C’est<br />
dans ce contexte de crise identitaire (l’adolescence comme état-limite),<br />
comme ce qui a été évoqué à propos des fantasmes sataniques, qu’ont<br />
été incriminés les jeux de rôles comme facteurs supplémentaires de<br />
déconnexion de la réalité ainsi que les jeux vidéo traditionnellement<br />
saturés en violence virtuelle <strong>et</strong> gratuite. C<strong>et</strong>te violence imprégnant le<br />
psychisme de ces jeunes, se voit érigée en un paramonde (déréel mais aux<br />
allures de la réalité), pour des enfants fragilisés <strong>et</strong> sans autre alternative<br />
affective. Elle résume leur vie.<br />
Le Parang Sabihl ou crise d’Amok fut d’abord décrit dans les communautés<br />
musulmanes d’Indonésie : un individu, puissamment armé, se<br />
m<strong>et</strong> brusquement à s’agiter dans la foule <strong>et</strong> passe à l’acte en tuant le<br />
plus de monde possible. La plupart du temps, il finit sa course en étant<br />
submergé, puis lynché, par la foule. Ce comportement, s’il se limite à<br />
cela, peut être rapproché de celui de certains des tueurs en masse agissant<br />
maintenant en Occident, comme s’il s’y était produit une contagiosité<br />
psychocomportementale transcivilisationnelle.<br />
Pourtant, dans certains cas, le suj<strong>et</strong> a, au préalable, parlé de son proj<strong>et</strong><br />
à un dignitaire religieux <strong>et</strong> il a choisi comme lieu du carnage un quartier<br />
peuplé d’infidèles (des gens ne partageant pas sa religion). Appelé alors<br />
Juramentados ou Djihad, son geste prend alors une connotation socioreligieuse<br />
<strong>et</strong> politique plus que psycho-individuelle (Bourgeois, 2002).<br />
À l’instar des conjurations de tueurs en masse, ce Djihad tend à<br />
se généraliser <strong>et</strong> à dépasser son cadre <strong>et</strong>hnique d’origine. L’acte fou<br />
de l’Israélien Baruch Goldstein qui tua brusquement 29 Palestiniens en<br />
1994, contribuant à envenimer durablement la situation politique au<br />
Proche-Orient, ou ceux des kamikazes palestiniens qui se font désormais<br />
délibérément sauter au milieu de la foule israélienne pour faire le plus<br />
possible de victimes, apparaissent de la même veine narcissique à connotation<br />
masochiste, désespérée mais sanctifiante.<br />
Là encore, il est question de la mise en résonance pathologique d’une<br />
faille identitaire personnelle sourde <strong>et</strong> de ses aménagements avec la
126 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
revendication identitaire <strong>et</strong> la souffrance narcissique intense d’une communauté<br />
en crise, quelles que soient les rationalisations politiques ou<br />
religieuses ultérieures accordées à ce geste. Dans c<strong>et</strong>te perspective, la<br />
qualification psychosociale de l’acte posera problème : crime politique<br />
ou crime psychiatrique ? Il s’agit là aussi d’un acte borderline puisque<br />
situé aux frontières de l’intime <strong>et</strong> du social.
Chapitre 8<br />
SYNDROMES<br />
AUTONOMES<br />
Constituant l’équivalent d’une mise en échec<br />
inconsciente d’un interlocuteur masculin<br />
NOUS REGROUPONS-LÀ<br />
des syndromes cliniques qui, sous des<br />
masques divers, explorent la même problématique narcissique<br />
<strong>et</strong> qui sont très fortement linkées au sexe, (que soit le sexe masculin,<br />
pour ce qui concerne les dysphories de genre, ou le sexe féminin,<br />
pour ce qui concerne les syndromes de Lasthénie de Ferjol <strong>et</strong> de<br />
Münchausen) ; le syndrome des scarifications étant moins lié au sexe. Là<br />
encore, il n’existe à ce jour, aucune preuve en faveur d’un quelconque<br />
déterminisme biologique : ces troubles des conduites apparaissent<br />
comme des aménagements spécifiques du tronc commun borderline.<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
LES DYSPHORIES DE GENRE<br />
Le DSM-III a conçu le transsexualisme comme un trouble mental<br />
autonome, c’est-à-dire inclassable <strong>et</strong> difficile à m<strong>et</strong>tre en perspective<br />
directe avec les entités psychopathologiques traditionnelles. Ce trouble<br />
spectaculaire de l’être-au-monde, s’il apparaît ancien quand à sa description,<br />
est réellement défini médicalement depuis peu : J.-M. Alby<br />
(1956) puis Benjamin (1966) (cités in Bourgeois 1988) le comprennent<br />
comme la « croyance chez un suj<strong>et</strong> biologiquement normal, d’appartenir<br />
à l’autre sexe, avec un désir intense <strong>et</strong> obsédant de changer sa conformation<br />
anatomique sexuelle, selon l’image que le suj<strong>et</strong> s’est faite de<br />
lui-même, avec demandes d’intervention chirurgicale <strong>et</strong> endocrinienne ».<br />
C<strong>et</strong>te demande active de métamorphose ou métempsychose (Bourgeois,<br />
1988) est une réassignation sexuelle qui apparaît si radicale <strong>et</strong> coupée
128 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
du contexte, voire de l’histoire réelle ou fantasmée du suj<strong>et</strong>, qu’elle<br />
s’impose comme autonome, y compris dans la constellation borderline.<br />
Si la ligne de fracture du questionnement borderline passe par le dipôle<br />
inanimé/animé, celle à l’œuvre dans le questionnement transsexuel est<br />
clairement sexuelle. Identité vivant/non-vivant pour l’un, identité dysphorique<br />
de genre pour l’autre.<br />
Pourtant, l’anamnèse psychogénétique du transsexuel r<strong>et</strong>rouve des<br />
antécédents pouvant évoquer une fragilisation traumatique précoce de<br />
type désorganisatrice.<br />
Chez le transsexuel féminin, c’est-à-dire porteur du caryotype féminin<br />
(X, X) voulant devenir anatomiquement homme, on r<strong>et</strong>rouve la notion<br />
d’une mère « féminine » mais psychologiquement fragile, dépressive<br />
voire franchement psychotique, <strong>et</strong> d’un père « masculin » mais peu présent,<br />
car alcoolique ou déprimé. La dynamique pathogène du couple,<br />
dépression maternelle <strong>et</strong> défaillance paternelle, pourrait constituer un<br />
environnement favorisant l’éclosion de ce transsexualisme féminin (Stoller,<br />
1968) qui ne peut sans doute pourtant pas être considéré comme<br />
monofactoriel.<br />
Le transsexualisme masculin, existant sur un suj<strong>et</strong> porteur du caryotype<br />
masculin (X, Y) mais revendiquant une anatomie <strong>et</strong> une identité<br />
féminine, serait, toujours selon R. J. Stoller, lié à une constellation familiale<br />
<strong>et</strong> parentale particulière : « mère ouvertement ou inconsciemment<br />
bisexuelle avec une forte envie de pénis »... « chroniquement déprimée<br />
»... « garçon manqué »... « sa propre mère était distante, vide, puissante<br />
», relation privilégiée symbiotique entre c<strong>et</strong>te mère incertaine <strong>et</strong> son<br />
p<strong>et</strong>it garçon, sans que personne ne puisse réellement trianguler la relation<br />
<strong>et</strong> introduire le questionnement œdipien, la possibilité de symboliser les<br />
rôles parentaux. Le père, en eff<strong>et</strong>, selon ce modèle, serait absent, distant,<br />
inexistant, <strong>et</strong>/ou barré par la mère... « passif ou bisexuel »... « il serait<br />
le seul homme tolérable par la mère ». On voit que, dans ce contexte<br />
pathogène qui adm<strong>et</strong> des variantes, même s’il peut ne pas avoir existé<br />
de traumatisme désorganisateur précoce au sens habituellement entendu,<br />
l’Œdipe n’est pas abordé par l’enfant sur des bases saines, structurantes<br />
<strong>et</strong> l’ensemble de la dimension symbolique est gauchi dès le départ. Ce<br />
dyspositionnement de genre est hyperprécoce dans la mesure ou, très<br />
tôt <strong>et</strong> y compris avant l’âge chronologique correspondant à l’Œdipe,<br />
l’enfant ressent être naturellement « de l’autre sexe », c’est-à-dire du<br />
seul sexe toléré par la mère. On ne connaît pas encore de déterminant<br />
biopathologique à c<strong>et</strong> état de fait. Faute d’argument, en conséquence, les<br />
seules hypothèses avancées à ce jour sont éducationnelles <strong>et</strong> psychogénétiques.<br />
On peut espérer que dans l’avenir, la recherche fondamentale<br />
pondérera les facteurs relationnels dyadiques <strong>et</strong> apportera des réponses<br />
éventuellement déculpabilisantes pour l’entourage <strong>et</strong> pour le suj<strong>et</strong>, à<br />
défaut d’apporter un traitement sur un positionnement individuel qui<br />
n’est peut-être pas à considérer comme une maladie.
SYNDROMES AUTONOMES 129<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Engagé malgré lui dans c<strong>et</strong>te radicale impasse identitaire, le patient<br />
sera forcément conduit, à un moment de son existence, à se déclarer<br />
familialement <strong>et</strong> socialement, à faire son « acting out », par analogie<br />
avec ce qui se passe dans l’homosexualité. C<strong>et</strong>te revendication délicate<br />
d’une identité se r<strong>et</strong>rouvant en contradiction flagrante avec l’identité<br />
chromosomique, biologique, anatomique <strong>et</strong> sociale, qui a été attribuée<br />
jusqu’alors au suj<strong>et</strong>, ne peut être compréhensible que si elle est placée<br />
en perspective avec la dynamique du microsystème identitaire familial,<br />
méta-individuel, avec l’histoire complexe de celui-ci, donc.<br />
De ce point de vue, la revendication transsexuelle, bien que provoquant<br />
un séisme familial, une fois posée, semble contribuer à souder irrémédiablement<br />
le système familial <strong>et</strong> à le protéger contre toute remise en<br />
cause. Elle agit donc comme un faux self familial, dans la mesure où<br />
elle colmate un flou identitaire qui renvoie à une identité plus large qui<br />
n’est pas la sienne, ni d’ailleurs celle de ses parents pris individuellement.<br />
Dans c<strong>et</strong>te perspective, l’enfant transsexuel serait, par lui-même, un faux<br />
self comblant aléatoirement un moi familial défaillant.<br />
G. Druel-Salmane (2002), citant J.-M. Alby, note chez le transsexuel<br />
« une tendance à l’exhibitionnisme, une composante fétichiste ainsi<br />
qu’une fréquence des pulsions masochistes », ce qui le rattache au<br />
pervers polymorphe. Cependant l’ampleur de la discordance établie entre<br />
le monde du suj<strong>et</strong> <strong>et</strong> le monde réel traduit une « altération fondamentale »<br />
(Alby, 1956) supplémentaire. Ce qui apparaît étonnant au regard de la<br />
psychanalyse, c’est que les principaux symptômes transnosographiques<br />
répertoriés en psychiatrie, comme l’angoisse, ou les aménagements <strong>et</strong><br />
positionnements existentiels les plus cicatriciels (de la perversion à la<br />
psychosomatique), visent à évacuer ou rendre tolérable l’angoisse de<br />
castration. Or, le transsexuel revendique sans angoisse c<strong>et</strong>te castration<br />
effective <strong>et</strong> il passe à l’acte, lorsqu’il le peut, impliquant au passage<br />
juges <strong>et</strong> médecins, équivalents paternels s’il en est. Pour certains, c<strong>et</strong>te<br />
implication médicale classe le transsexualisme dans les pathologies<br />
iatrogènes.<br />
Pour M. Safouan (1974), le transsexuel, en position d’obj<strong>et</strong> du désir<br />
de la mère, demande dans le réel c<strong>et</strong>te castration qui n’a pas été abordée<br />
à temps au niveau symbolique. Le sexe mâle réduit ou ôté, le désir<br />
de construction anatomo-plastique (dans la réalité) d’un sexe féminin<br />
est, pour le castré, un surcroît. Certains suj<strong>et</strong>s ne demandent rien ou<br />
s’opposent farouchement à la construction d’une plastie gynoïde. Ils ne<br />
veulent pas, au fond, remplacer un sexe par un autre, se contentant d’arborer<br />
par la suite un sexe indifférencié (pré-embryonnaire ?), à l’image<br />
du néant politiquement correct relatif aux mannequins-présentoirs de<br />
vêtement, dans les grands magasins.<br />
Schématiquement, si le suj<strong>et</strong> borderline aunfauxself , ce qui n’est<br />
déjà pas facile à négocier du point de vue existentiel, le transsexuel est<br />
en cela, lui, l’incarnation d’un faux self. Une réelle mise en perspective<br />
de non-dits <strong>et</strong> de cryptes plurigénérationnels est souvent impossible, mais
130 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
serait nécessaire, pour trouver un sens à c<strong>et</strong>te irruption tonitruante d’un<br />
lambeau d’une histoire inconnue, étrangère, dans le destin d’un individu.<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 9 – Transsexuel <strong>et</strong> psychopathe<br />
N. est un transsexuel bien connu dans la ville. C’est un grand gaillard,<br />
obèse. Sans domicile fixe, habitué à la violence de la ville, il se prostitue<br />
pour survivre <strong>et</strong> se drogue par ailleurs. Issue d’une famille désunie dont<br />
l’évocation seule suffit à le m<strong>et</strong>tre en rage pour des raisons qu’il n’a jamais<br />
expliquées, il dort sur un carton à proximité des lieux où il exerce son<br />
commerce. Il est sous tutelle, titulaire d’une AAH ½<br />
mais n’arrive pas à<br />
garder un appartement en raison de ses problèmes de voisinage récurrents,<br />
liés à sa violence extrême. Son tuteur le craint, les autres prostituées<br />
le craignent, il fait régner la terreur dans les centres d’hébergement qu’il<br />
fréquente parfois, par nécessité. La police, elle-même, répugne à intervenir<br />
lors de ses esclandres répétitifs. Caractériel <strong>et</strong> violent, il présente une<br />
trajectoire vitale psychopathique qui l’amène à fréquenter la prison <strong>et</strong> la<br />
psychiatrie. Lorsqu’il est hospitalisé, le plus souvent sous contrainte <strong>et</strong> en<br />
raison de ses débordements comportementaux, il reste confiné en chambre<br />
d’isolement. Sous ses vêtements, il porte toujours des dessous féminins <strong>et</strong><br />
il rêve d’être un jour opéré pour conformer son corps à ce qu’il considère<br />
être son identité. On voit dans ce cas que la revendication transsexuelle<br />
est noyée dans un fonctionnement borderline polymorphe, proche de la<br />
psychopathie par certains aspects, mais on r<strong>et</strong>rouve, comme concentrés,<br />
les déterminants hypothétiques du transsexualisme.<br />
Par conséquent, le transsexualisme est à individualiser soigneusement<br />
d’autres conduites évocatrices de dysphorie de genre, appartenant elles<br />
aussi à la sphère de l’intime.<br />
Le travestisme concerne un homme qui se sait <strong>et</strong> se revendique masculin<br />
mais qui affiche une préférence à s’habiller en femme, que ce soit<br />
à l’occasion d’une relation sexuelle, homosexuelle ou hétérosexuelle, le<br />
travestissement pouvant devenir une condition sine qua non du plaisir<br />
sexuel ou du plaisir d’exister, ou que ce soit en dehors d’une relation<br />
sexuelle (Eonisme).<br />
L’évolution relationnelle des transsexuels les pousse à rechercher un<br />
partenaire complémentaire de leur position transsexuelle. Un transsexuel<br />
masculin devenu anatomiquement féminin par le biais d’une plastie<br />
chirurgicale (interdite en France car considérée comme une mutilation<br />
volontaire, mais ouvertement praticable, quoique chère, dans certains<br />
pays périphériques tolérants, ce qui introduit une ségrégation sociale)<br />
<strong>et</strong> d’une action hormonale complémentaire, recherchera un partenaire<br />
masculin mais ne se considérera pas comme homosexuel. Un transsexuel<br />
féminin, une fois métamorphosé en homme, cherchera une partenaire<br />
1. AAH : allocation aux adultes handicapés.
SYNDROMES AUTONOMES 131<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
féminine <strong>et</strong> pourra constituer avec elle un couple, certes structurellement<br />
dysharmonique, mais superficiellement cohérent, potentiellement<br />
durable <strong>et</strong> conformiste quant à ses objectifs, cela pouvant aller jusqu’à<br />
un désir de procréation ou un proj<strong>et</strong> d’adoption plénière.<br />
Certains individus, rares mais significatifs, à l’instar du mythique<br />
Tirésias, poursuivent leur quête identitaire jusqu’à réclamer, <strong>et</strong> obtenir,<br />
un deuxième changement de sexe. C<strong>et</strong>te trajectoire, révolutionnaire au<br />
sens astronomique, montre que le questionnement fondamental se situe<br />
ailleurs, dans la maîtrise <strong>et</strong> quasiment dans la parthénogenèse : être<br />
rebelle jusqu’à ne se conformer qu’à son propre désir autoplastique.<br />
Peut-être leur a-t-il fallu expérimenter la liberté d’aller jusqu’au bout de<br />
la première transformation pour échapper à leur destin de faux self <strong>et</strong><br />
s’autoriser à devenir ce qu’ils ont toujours été ; leurs identités génétiques<br />
<strong>et</strong> psychiques enfin devenues cohérentes.<br />
C<strong>et</strong>te trajectoire sexuelle extraordinaire évoque l’hermaphrodisme de<br />
certains animaux. Mais la ressemblance n’est que superficielle car si<br />
l’hermaphrodisme existe chez l’humain, c’est à l’occasion d’aberrations<br />
développementales physiopathologiques perturbant gravement la somatogenèse.<br />
Par ses conséquences sociales, l’hermaphrodisme est aussi,<br />
naturellement, un état qui m<strong>et</strong> à mal le narcissisme : le traumatisme<br />
désorganisateur étant précoce <strong>et</strong> constant, le suj<strong>et</strong> se r<strong>et</strong>rouvant borderline<br />
y compris sur le plan anatomique.<br />
Dans ce cas, soumis à la prégnance de leur morphologie ambiguë <strong>et</strong> de<br />
troubles déficitaires hormonaux, les suj<strong>et</strong>s souffrant de ce handicap grave<br />
sont susceptibles de développer les aménagements économiques attendus<br />
du tronc commun borderline (caractéropathie par sentiment d’injustice,<br />
dépression anaclitique) correspondant à une structuration carencée de la<br />
personnalité, comme ce qui est décrit dans d’autres affections endocriniennes<br />
à r<strong>et</strong>entissement somatique ou dans les aberrations chromosomiques<br />
n’altérant pas systématiquement les fonctions intellectuelles, par<br />
exemple le syndrome de Klinefelter.<br />
Nous avons vu que le questionnement borderline traditionnel n’est pas<br />
sexué, car non génitalisé, <strong>et</strong> qu’il porte sur des interrogations bien plus<br />
archaïques.<br />
En ce sens, bisexualité <strong>et</strong> homosexualité comme processus homoérotiques<br />
mineurs, par leur implication sociale en comparaison avec les<br />
grands troubles ci-avant évoqués, ont à voir avec l’économie narcissique<br />
du suj<strong>et</strong> <strong>et</strong> même si elles ont été extraites des classifications des perversions,<br />
elles s’imposent comme des modalités cicatricielles évocatrices de<br />
structuration borderline de la personnalité.<br />
La dimension polysexuelle de la bisexualité montre que le sexe du partenaire<br />
importe peu dans ces positionnements, finalement très autocentrés.<br />
Corollaire à leur inscription récente dans le champ des paraphilies,<br />
existe-t-il une homosexualité <strong>et</strong> une bisexualité névrotiques, c’est-à-dire<br />
qui ne soit pas borderline ?
132 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
SYNDROME DE LASTHÉNIE DE FERJOL<br />
Il s’agit traditionnellement d’une conduite automutilatrice constatée<br />
presque exclusivement chez des femmes travaillant en milieu sanitaire ½ .<br />
Une fatigue invalidante, des infections à répétition, une baisse de l’état<br />
général, des malaises hypotensifs, comme signes d’appel, poussent le<br />
médecin traitant à demander des investigations complémentaires. Cellesci<br />
perm<strong>et</strong>tent d’objectiver, rapidement, une anémie férriprive, évocatrice<br />
de saignements à répétition. Un tel tableau est inquiétant en soi, il conduit<br />
généralement à de nouvelles investigations paracliniques, parfois invasives,<br />
à la recherche d’une pathologie organique évolutive sous-jacente.<br />
Les sphères génito-urinaires ou digestives peuvent être le point d’ancrage<br />
de tels troubles, potentiellement graves. Tous ces examens ne débouchent<br />
sur rien de concr<strong>et</strong>, ce qui proclame une première fois l’impuissance<br />
médicale.<br />
Rare, le syndrome de Lasthénie de Ferjol est une anémie vraie, de<br />
cause factice, par carence martiale. En fait, la patiente, qui en est techniquement<br />
capable de par sa profession, se soutire, de façon régulière,<br />
elle-même, du sang. C<strong>et</strong>te conduite est parfois intriquée avec un syndrome<br />
de Münchausen (se soutirer du sang <strong>et</strong> s’injecter des germes pour<br />
induire une infection), elle ne peut être mise en évidence que si elle<br />
est suspectée, ce qui est exceptionnel, <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te objectivation nécessite,<br />
comme pour le Münchausen, une véritable traque médicale. Difficile à<br />
affirmer, sauf si on prend c<strong>et</strong>te patiente en flagrant délit, elle reste un<br />
diagnostic d’élimination qui interpelle le psychiatre par sa dimension<br />
psychodynamique <strong>et</strong> par son pronostic qui s’avère sévère (Boulanger,<br />
Minard, 2001). Au-delà du déni même devant l’évidence, le suicide<br />
est fréquent, comme si le faux self de malade insoignable garantissait,<br />
préalablement, un semblant d’existence.<br />
R<strong>et</strong>rouvée chez des personnes borderlines, c<strong>et</strong>te pathologie signe, du<br />
point de vue psychopathologique, une dynamique inconsciente de mise<br />
en échec médicale (le médecin, même de sexe féminin, étant traditionnellement<br />
une imago masculine) en même temps qu’il exacerbe la possibilité<br />
pour la patiente de se r<strong>et</strong>rouver l’obj<strong>et</strong> d’investigations intrusives<br />
<strong>et</strong> aussi d’une sollicitude inquiète autant qu’impuissante, quasi parentale,<br />
si ce n’est, lorsque le diagnostic est suspecté, d’une attention médicale<br />
permanente. Démasquées, ces patientes, si elles acceptent de s’engager<br />
dans une démarche psychothérapique personnelle, peuvent révéler des<br />
1. Les cas, rares mais rémittents, d’infirmières tueuses de malades participent de la<br />
même problématique alliant une mise en échec du médecin – en outre supérieur<br />
hiérarchique dans son art – avec sentiment focal de toute puissance <strong>et</strong> de maîtrise<br />
absolue, recherche des limites entre la vie <strong>et</strong> la mort, ce à quoi les confronte au<br />
quotidien leur métier. Les experts psychiatres évoquent, le plus souvent, la notion<br />
d’état-limite <strong>et</strong> concluent à une responsabilisation de la tueuse. Dans c<strong>et</strong>te perspective,<br />
une comorbidité Lasthénie de Ferjol/tueuse de malade pourrait se concevoir, mais nous<br />
n’avons connaissance d’aucun cas.
SYNDROMES AUTONOMES 133<br />
éléments banalement évocateurs de traumatisme désorganisateur précoce.<br />
Le faux self réparateur (profession paramédicale ou médicale) en<br />
miroir dérisoire du faux self de malade, n’aura sans doute pas suffit à<br />
les protéger de ces fonctionnements manipulatoires, très conscients dans<br />
leur mise en acte élaborée, mais complètement inconscients dans leurs<br />
déterminants, non communicables, aliénants car il les rend étrangères à<br />
elle-même, <strong>et</strong> situés ainsi au cœur même de la perversion.<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
SYNDROME DE MÜNCHAUSEN<br />
Ce syndrome est, lui aussi, décrit presque exclusivement chez des<br />
femmes. Celles-ci interpellent activement <strong>et</strong> itérativement le corps médical,<br />
m<strong>et</strong>tant en avant un symptôme quelconque, fixe ou variable, appartenant<br />
préférentiellement aux sphères digestives ou urogénitales. Ce symptôme<br />
est fictif ou factice mais d’un registre autre que ceux entrant dans le<br />
champ de l’hypochondrie ou des pathologies fonctionnelles. Il s’impose<br />
comme une pathomimie particulière, dans le sens ou il n’est pas corrélé à<br />
la recherche consciente d’un bénéfice matériel ou personnel quelconque.<br />
Il interroge le praticien, en déstabilisant <strong>et</strong> pervertissant le sens de sa<br />
pratique. Quel qu’il soit, le symptôme mis en avant apparaît suffisamment<br />
inquiétant pour entraîner, de la part du médecin, une indication opératoire<br />
ou nécessiter, comme dans le syndrome de Lasthénie de Ferjol, des investigations<br />
complémentaires intrusives. Les investigations ne r<strong>et</strong>rouvent<br />
évidemment rien de spécifique, se répètent lors de chaque « alerte »,<br />
peuvent aller jusqu’à une laparotomie exploratrice ou, si cela n’a pas<br />
été fait, jusqu’à une appendicectomie en urgence. De symptômes en<br />
interventions, ces femmes semblent collectionner les cicatrices comme<br />
autant de trophées souvenirs de ces effractions médicales dont la connotation<br />
masochiste passive est évidente, sans compter que ces interventions<br />
digestives multiples peuvent, pour finir, provoquer d’authentiques<br />
complications m<strong>et</strong>tant réellement en danger la santé <strong>et</strong> l’existence même<br />
de ces malades.<br />
Par c<strong>et</strong> artifice inconscient, elles fourvoient le médecin, le trompant<br />
dans son art <strong>et</strong> manipulant sa vocation première à « faire le bien ». Elles<br />
l’entraînent dans une relation scénarisée <strong>et</strong> dissymétrique, d’essence perverse,<br />
dans laquelle leur corps se voit offert aux aiguilles, scalpels, tubes<br />
ou autres instruments contondants à signification phallique. Devenu lieu<br />
<strong>et</strong> obj<strong>et</strong> de souffrance, celui-ci s’impose comme leur unique médiateur<br />
relationnel à l’homme, réduit à être simple porteur des instruments.<br />
Il n’y a pas rencontre interpersonnelle pouvant se voir, même fugacement,<br />
basée sur la séduction ou l’érotisation partielle de la relation<br />
nouée entre deux suj<strong>et</strong>s. Il y a collision morbide d’un corps mu<strong>et</strong> ou<br />
parlant une langue étrangère <strong>et</strong> d’une technique dévoyée. Ce syndrome<br />
reste difficile à dépister, il n’est souvent, lui aussi, qu’un diagnostic<br />
tardif car d’élimination, les médecins répugnant à l’entrevoir tant il les
134 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
blesse narcissiquement (Schreier, Libow, 1993 ; Lyons-Ruth <strong>et</strong> al., 1991 ;<br />
Mc Guire, Feldman, 1989). Avoir pratiqué trois interventions pour rien !<br />
Les chirurgiens <strong>et</strong> les médecins somaticiens y sont les plus classiquement<br />
confrontés, mais des psychiatres ou des psychothérapeutes peuvent se<br />
trouver également impliqués dans de telles dérives, sans les soupçonner.<br />
Certaines résistances au changement, certaines dépressions étonnamment<br />
résistantes à un traitement bien conduit, certaines inobservances médicamenteuses<br />
chroniques ou eff<strong>et</strong>s secondaires bizarres, allégués, induisant<br />
l’arrêt du traitement, peuvent se concevoir, pour partie, comme provenant<br />
de c<strong>et</strong>te forme particulière de jouissance perverse, évoluant aux marges<br />
de l’inconscient. Ces patientes parviennent à m<strong>et</strong>tre l’homme en échec,<br />
à susciter, entr<strong>et</strong>enir puis stigmatiser son impuissance, au prix de leur<br />
propre santé.<br />
Dans le cas du psychiatre, logiquement en première ligne, le harcèlement<br />
professionnel – certaines patientes semblent en faire leur profession<br />
de foi ! – prend des formes plus subtiles encore, m<strong>et</strong>tant en avant la<br />
souffrance mentale qui est la plus difficile à objectiver. C<strong>et</strong>te quérulence<br />
confine alors à l’érotomanie ½<br />
(être la patiente préférée ou, à défaut, être<br />
la patiente qui fera cauchemarder le praticien en le tenant en haleine,<br />
semaines après semaines, par ses menaces suicidaires) ou se concrétise<br />
par de multiples plaintes en justice, dirigées contre la pratique du thérapeute.<br />
Ainsi, elle adopte une allure superficiellement paranoïaque. C’est<br />
dans ce sens que, selon nous, la majorité des conduites paranoïaques<br />
rencontrées peuvent, à terme, s’inscrire dans une dimension borderline<br />
plutôt que dans une dimension psychotique.<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 10 – Un enfant loyal<br />
Un de nos patients présentait des troubles maniformes rémittents, à type<br />
de conduites désadaptées. Lors de ces phases aiguës, il allait interpeller<br />
aux quatre coins de France les autorités sanitaires de tutelle, exigeant un<br />
rendez-vous avec un préf<strong>et</strong>, un DDASS, le ministre, pour lui soum<strong>et</strong>tre,<br />
dans l’urgence, un proj<strong>et</strong> de prise en charge révolutionnaire de la maladie<br />
mentale. Régulièrement interné, il se calmait dès qu’un cadre contenant<br />
se voyait posé. Sa mère, aussitôt accourue, dès lors exigeait sa sortie.<br />
Lui-même, étonnement calme <strong>et</strong> lucide, intelligent <strong>et</strong> fin, donnait toutes<br />
les garanties d’un suivi, demandant un rendez-vous en CMP. Puisqu’il ne<br />
1. L’érotomanie est classée depuis P. Serieux <strong>et</strong> J. Capgras (1902), M. Dide (1913)<br />
<strong>et</strong> surtout depuis G. Gatian de Clerambault (1921) parmi les psychoses passionnelles.<br />
C’est une affection essentiellement féminine, parfaitement décrite <strong>et</strong> stéréotypée dans<br />
son processus lorsqu’elle est pure. À partir de la notion de passivité <strong>et</strong> de masochisme<br />
moral « féminin » telle que S. Freud l’a postulée, on pourrait soulever l’hypothèse que<br />
si elle se r<strong>et</strong>rouve aussi (rarement) chez l’homme, c’est parce qu’elle s’étaye ici sur<br />
un positionnement féminin au sens freudien du suj<strong>et</strong>, ce qui n’est pas contradictoire<br />
avec l’hypothèse psychopathologique communément admise d’une sublimation homosexuelle<br />
comme fondement dans c<strong>et</strong>te psychose passionnelle, comme dans le délire de<br />
jalousie.
SYNDROMES AUTONOMES 135<br />
présentait aucun trouble psychocomportemental, le garder interné aurait<br />
été abusif aux yeux de la loi de 1990. Aussitôt sorti, en congé d’essai ou<br />
pas, il disparaissait, n’honorant pas les rendez-vous donnés <strong>et</strong> m<strong>et</strong>tant en<br />
échec le proj<strong>et</strong> de suivi ambulatoire qu’il avait instamment demandé. Sa<br />
mère nous harcelait alors, téléphoniquement, affirmant qu’il était en rechute,<br />
qu’il fallait le <strong>soigner</strong> dans l’urgence (il était à 800 km de là <strong>et</strong> son portable<br />
immanquablement débranché), que nous ne faisions jamais rien pour lui,<br />
semblant oublier qu’elle avait elle-même demandé la sortie de son fils la<br />
veille. Ce mode de fonctionnement se répéta. Parallèlement, sa mère interpellait<br />
les autorités sanitaires <strong>et</strong> les associations de parents de malades,<br />
protestant contre le fait qu’on ne faisait rien pour son fils. Dans ce contexte<br />
pressant, nous fûmes amenés à plusieurs reprises à nous justifier auprès de<br />
la DDASS. Ce patient <strong>et</strong> sa mère en devenaient n<strong>et</strong>tement plus prégnants<br />
sur notre pratique que la gravité de leurs états ne l’exigeait. La clef de<br />
l’énigme fut donnée par le patient. Lors d’une nouvelle hospitalisation sans<br />
consentement, interrogé sur ce fonctionnement bizarre, il dit, en substance,<br />
qu’il se sentait comme obligé de faire cela pour que sa mère ait l’impression<br />
d’avoir une existence remplie. Il avait conscience de la nature manipulatrice<br />
de son fonctionnement mais il se sentait incapable d’y échapper. Lucide<br />
sur son existence, il convenait qu’il avait autre chose à faire de sa vie que<br />
de courir les hôpitaux mais il se r<strong>et</strong>rouvait prisonnier semi-consentant de<br />
son rôle. Sa mère, elle-même suivie pour troubles mentaux dans un autre<br />
département, trouvait une sorte de plénitude à se présenter ainsi au monde<br />
comme la victime de l’impuissance ou de la négligence coupable de la<br />
médecine <strong>et</strong> lui-même était prisonnier d’une loyauté morbide à l’existence<br />
quérulente de sa mère.<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
La relation psychothérapique, duelle par essence, est plus que tout<br />
autre, un lieu risqué où l’intime peut (doit) se dévoiler. Les gardefous<br />
sont d’ordre déontologique, le médecin en étant jusqu’alors le<br />
garant unilatéral mais le contexte actuel de judiciarisation suspicieuse<br />
croissante du rapport médecin/usager (la loi du 4 mars 2002 dont on<br />
découvre chaque jour de nouvelles conséquences susceptibles de restreindre<br />
l’espace thérapeutique) contribue à pervertir un peu plus ce qui<br />
s’y déroule. Traditionnellement dissymétrique en raison de l’ascendant<br />
médical, paternaliste <strong>et</strong> sans réelle possibilité de mise en cause, la relation<br />
médecin/malade par r<strong>et</strong>our de balancier, tend à se positionner de façon<br />
radicalement opposée <strong>et</strong>, dans ce cas, le syndrome de Münchausen nous<br />
paraît promis à un bel avenir. C<strong>et</strong>te perspective est l’une des raisons pour<br />
laquelle les troubles borderlines de la personnalité constituent, plus que<br />
jamais, une contre-indication à la psychanalyse orthodoxe comme aux<br />
interventions de chirurgie esthétique, alors que la chirurgie esthétique<br />
adm<strong>et</strong> des implications renarcissisantes évidentes.<br />
Le dérapage relationnel, dans le syndrome de Münchausen, n’apparaît<br />
pas franchement psychotique dans la mesure où la quérulence n’est pas<br />
fixée <strong>et</strong> apparaît comme un moyen de pression affective, le but ultime<br />
étant bien de « faire rentrer le psychiatre dans son histoire », malgré lui,
136 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
<strong>et</strong> de nouer à travers le conflit un contact privilégié, proto-érotique. C’est<br />
la jouissance masochiste à être persécuté.<br />
De façon plus complexe, <strong>et</strong> en cascade, peut s’enclencher un jeu<br />
analogue avec la justice (le juge est un autre équivalent masculin habituellement<br />
choisi) susceptible de nourrir, par le conflit <strong>et</strong> par la procédure,<br />
une existence vide de sens. Il est parfois difficile de faire la part entre un<br />
transfert massif occasionnant un accrochage hors de proportion <strong>et</strong> une<br />
souffrance psychique vraie accompagnée de psychodépendance outrancière.<br />
Il est parfois difficile, au début, de différentier un fonctionnement<br />
procédurier paranoïaque psychotique d’un syndrome de Münchausen,<br />
d’autant que des possibilités de transition clinique existent, y compris<br />
chez la même patiente, en raison même de la nature borderline de la<br />
personnalité sous-jacente.<br />
Le syndrome de Münchausen par procuration est une variante plus<br />
dramatique encore dans la mesure où parfois, ce n’est pas son corps<br />
que la personne offre aux investigations stériles du médecin mais celui<br />
de ses enfants. Un enfant peut se voir conduit aux urgences hospitalières,<br />
porteur d’une symptomatologie médicale d’apparence sérieuse,<br />
fictive ou réelle (une fracture volontairement provoquée chez l’enfant<br />
par exemple), ce qui mobilise naturellement l’attention du praticien ainsi<br />
leurré, ainsi que la sollicitude de l’équipe pour c<strong>et</strong>te malheureuse mère<br />
d’un enfant blessé ou sérieusement malade. De c<strong>et</strong>te relation manipulée<br />
<strong>et</strong> surdéterminée par son inconscient, la mère r<strong>et</strong>ire des bénéfices narcissiques<br />
qui sont du même ordre que dans le syndrome de Münchausen<br />
classique. Ce n’est qu’au bout de quelques récidives ou si les blessures<br />
ou affections de l’enfant s’imposent comme manifestement bizarres, exogènes,<br />
majorées, dans le contexte d’un contact particulier avec la mère,<br />
que ce syndrome gravissime peut se voir soupçonné <strong>et</strong> objectivé. Il faut<br />
parfois, là également, utiliser des caméras vidéo cachées dans la chambre<br />
de l’enfant pour démasquer une mère trafiquant, subrepticement, par<br />
exemple, la perfusion de son enfant ou lui faisant ingurgiter un produit<br />
dangereux. Même prise sur le fait, la mère continue à nier l’évidence.<br />
Le risque immédiat est qu’elle signe une décharge <strong>et</strong> emmène faire<br />
« <strong>soigner</strong> » son enfant ailleurs. Dans ce cas, un signalement urgent au<br />
procureur perm<strong>et</strong> d’interrompre c<strong>et</strong>te épopée mortifère.<br />
Du point de vue psychopathologique, il est constant de r<strong>et</strong>rouver une<br />
personnalité de type borderline chez ces femmes, renvoyant à des traumatismes<br />
désorganisateurs précoces cliniquement stéréotypés <strong>et</strong> allant<br />
dans le sens d’une trahison fondamentale par la figure paternelle primordiale.<br />
La mise en avant <strong>et</strong> la mise en jeu de l’enfant sont peut-être<br />
des tentatives de rejouer une situation d’abandon-trahison-abus que la<br />
femme aurait subi, elle-même, dans son enfance. C’est une possibilité<br />
de porter plainte sans pouvoir ou vouloir être entendue à travers la<br />
réitération morbide de sévices <strong>et</strong> la répétition de l’aveuglement de ceux<br />
qui étaient en fonction de devoir comprendre. Comme cela existe dans<br />
la pédophile (cf. supra), l’enfant n’est, ici, qu’un obj<strong>et</strong> au service d’une
SYNDROMES AUTONOMES 137<br />
relation pathologique du pervers à lui-même enfant, un instrument au<br />
service de c<strong>et</strong>te tentative de cicatrisation impossible d’un traumatisme<br />
désorganisateur.<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 11 – Une mère indigne<br />
Madame A., d’un excellent niveau socioculturel, a trois enfants. Elle s’est<br />
mise à soupçonner ses deux grands garçons (6 <strong>et</strong> 8 ans) d’attouchements<br />
sexuels sur le plus p<strong>et</strong>it (18 mois). Après avoir tenté en vain de les rééduquer<br />
par les moyens à sa disposition (du martin<strong>et</strong> à l’enfermement dans<br />
leurs chambres au moyen de verrous posés par son mari) elle a développé<br />
une véritable haine contre eux, pensant même à les tuer pour protéger<br />
le plus jeune. Pour les punir, elle en est arrivée à sodomiser, à plusieurs<br />
reprises, l’un d’entre eux, avec un morceau de bois <strong>et</strong> à m<strong>et</strong>tre la main de<br />
l’autre sur la plaque chauffante du four : « Pour leur montrer ». À plusieurs<br />
reprises, après ses passages à l’acte, elle a conduit ses grands à l’hôpital<br />
général. Là, aucun urgentiste n’a soupçonné le drame. Il a fallu que le plus<br />
grand des enfants arrive un jour à se confier à un proche pour que l’affaire<br />
éclate. Internée en psychiatrie à l’issue de sa garde à vue, la mère a pu<br />
livrer son secr<strong>et</strong> : lorsqu’elle était enfant, elle a été elle aussi victime d’abus<br />
sexuel de la part d’un membre de sa famille mais lorsqu’elle en a parlé, nul<br />
n’en avait tenu compte à c<strong>et</strong>te époque.<br />
À travers c<strong>et</strong> exemple édulcoré on perçoit la douloureuse problématique<br />
de répétition <strong>et</strong> d’amplification d’une conduite à l’œuvre, pour que<br />
celle-ci apparaisse à la lumière. Là encore, les médecins n’avaient pas<br />
vu que c<strong>et</strong>te brûlure <strong>et</strong> ces prétendus saignements rectaux parlaient pour<br />
autre chose. La suspicion de ses grands enfants illustrait le fait que chez<br />
elle, à partir d’un certain âge (post-œdipien), le suj<strong>et</strong> de sexe masculin ne<br />
pouvait qu’être dangereux.<br />
LES SCARIFICATIONS<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Constater la présence de scarifications plus ou moins profondes,<br />
situées au niveau des avant-bras <strong>et</strong> de cicatrices de phlébotomie est<br />
relativement fréquent chez des suj<strong>et</strong>s psychopathes, des caractériels<br />
ou des dépressifs. Ces marques sont parfois interprétées comme des<br />
tentatives de suicide, <strong>et</strong> relatées comme telles par le patient, bien qu’on<br />
ne meure habituellement pas de phlébotomie. Il s’agit, en fait, le plus<br />
souvent, de conduites automutilatrices (autoscarifications) à dimension<br />
protestataire, par intolérance à la frustration. Leur présence est souvent<br />
révélatrice d’un long passé institutionnel, prison ou hôpital psychiatrique,<br />
des lieux d’enfermement <strong>et</strong> de frustration dans lesquels, bien souvent, le<br />
corps reste à la fois la seule arme relationnelle <strong>et</strong> le seul lieu possible de<br />
la révolte.<br />
Tentative de suicide, automutilation ou ingestion d’obj<strong>et</strong>s divers<br />
(cuiller ou lame de rasoir) sont, dans ces conditions, le seul moyen
138 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
d’exister <strong>et</strong> d’exprimer son opposition ou sa détresse. Ces passages à<br />
l’acte signent, chez leurs auteurs, une faillite narcissique majeure. Ils<br />
expriment la recherche désespérée de la conservation d’un semblant<br />
de maîtrise sur les seuls biens qu’ils possèdent encore, leur corps <strong>et</strong><br />
leur santé. La dimension manipulatoire, en milieu carcéral est, bien<br />
sûr, à prendre en compte. Ce sont, le plus souvent, des hommes qui<br />
agissent ainsi mais c<strong>et</strong>te constatation est statistiquement biaisée par la<br />
surreprésentation masculine en détention. Là encore, médecins <strong>et</strong> juges,<br />
substituts masculins, sont les plus directement visés.<br />
D’autres modalités scarificatoires ont des déterminants psychologiques<br />
encore plus complexes qui se rapprochent de ceux ci-dessus<br />
décrits pour le syndrome de Münchausen <strong>et</strong> pour le syndrome de<br />
Lasthénie de Ferjol.<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 12–Lasurvivante<br />
Mademoiselle A., trente ans, est une survivante. Enfant, elle fut l’obj<strong>et</strong><br />
d’attouchements de la part d’un instituteur. Ayant maintenant dépassé le<br />
délai légal pour pouvoir le dénoncer, il lui arrive de le croiser parfois,<br />
r<strong>et</strong>raité paisible <strong>et</strong> digne, dans son quartier. Elle a vécu son enfance dans<br />
une atmosphère de violence. Son beau-père, ancien harki, psychorigide,<br />
frappait <strong>et</strong> insultait sa mère. A. s’interposait, parfois, pour prendre les coups<br />
à la place de sa mère. Sa sœur, avec qui elle était très complice, a dû<br />
quitter la maison, enceinte ; depuis, elle est maudite par le beau-père <strong>et</strong><br />
A. doit la voir en cach<strong>et</strong>te. Longtemps, A. cacha une hach<strong>et</strong>te sous son lit,<br />
espérant trouver un jour le courage d’en finir avec « le vieux », de délivrer<br />
sa famille. Toxicomane, alcoolique, à l’adolescence, elle se trouva violée<br />
une fois encore par un garçon, elle flirta longtemps avec la prostitution <strong>et</strong><br />
la p<strong>et</strong>ite délinquance de nécessité. Elle fit plusieurs tentatives de suicide,<br />
usant de médicaments comme de phlébotomies. Elle subit de nombreuses<br />
hospitalisations en psychiatrie. Son enfance, comme sa trajectoire vitale<br />
que nous avons résumée ici, en font une personnalité borderline typique.<br />
Depuis quelque temps, elle se scarifie régulièrement. A. décrit très bien la<br />
montée de l’idée puis du désir de se taillader le corps. Elle lutte contre cela,<br />
cherche à dériver c<strong>et</strong>te obsession, mais elle s’est ach<strong>et</strong>é un cutter qu’elle<br />
cache dans sa chambre. La nuit, réveillée par sa pulsion, elle est amenée,<br />
plusieurs fois par semaine, à s’entailler la peau, non pas sur ses avants<br />
bras, ce qu’elle a déjà fait, mais en longues scarifications douloureuses<br />
sur le dos ou le long des cuisses, près du sexe, là où ça ne se voit pas<br />
« pour ne pas inquiéter sa mère ». Le passage à l’acte l’apaise, la détend,<br />
la soulage <strong>et</strong> elle peut s’endormir. « La douleur que j’ai dans le dos »<br />
dit-elle en montrant là où elle s’entaille, « fait passer celle que j’ai dans<br />
la poitrine » (l’angoisse). Elle est capable d’évoquer froidement tout cela<br />
devant le psychiatre, acceptant lorsque la pulsion devient trop prégnante<br />
de se faire hospitaliser quelques jours. Loin du domicile, coupée des siens<br />
(dimension métaphorique ?), elle parvient plus aisément à résister à sa<br />
compulsion morbide. Il y a peu, faisant un stage d’essai en CAT, au risque de<br />
se faire renvoyer, elle déroba un énorme cutter industriel destiné à ouvrir les<br />
cartons, en acier, de forme phallique, le cacha encore une fois sous son lit,<br />
mais ne put résister à nous le dire : « J’ai peur de m’en servir ». Confrontés
SYNDROMES AUTONOMES 139<br />
à ses dires, quasiment réduits à l’impuissance, il fallut user de beaucoup de<br />
ferm<strong>et</strong>é pour obtenir qu’elle nous le rem<strong>et</strong>te.<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
La dimension masochiste de c<strong>et</strong>te conduite est évidente, l’acte s’impose<br />
comme un équivalent sexuel autoérotique. Il n’y a que deux partenaires<br />
dans le drame, le cutter <strong>et</strong> elle-même, le beau-père <strong>et</strong> sa violence se<br />
voyant relégués en arrière-plan. La triangulation masochiste ou fétichiste<br />
se voit amputée, réduite à un monologue narcissique, dans lequel les mots<br />
sont remplacés par de la souffrance. Celle-ci seule, par son intensité, peut<br />
ramener A. à la réalité <strong>et</strong> à ses limites vivantes, c<strong>et</strong>te peau mentale à<br />
laquelle font référence Rosenfeld (1990) <strong>et</strong> O. Kernberg (1977, 1989,<br />
1986), ce « Moi-peau » (Anzieu, 1985), <strong>et</strong> la confirmer dans son existence<br />
victimaire : « Je suis victime, donc je suis ». C<strong>et</strong>te emprise morbide<br />
est déplacée sur son corps, à la place de l’être sur sa vie. A. l’expérimente,<br />
par défaut. Son corps, totalement disqualifié en tant que lieu de sérénité,<br />
de plaisir ou tout simplement d’existence, ne lui appartient qu’en tant que<br />
lieu de souffrance. Par le passé, certains se sont montrés tout puissants,<br />
régnant par la terreur sur ce corps <strong>et</strong> sur son esprit, sur sa peur <strong>et</strong> sa pitié<br />
impuissante pour sa mère.<br />
Elle n’avait pas d’autre choix (<strong>et</strong> de jouissance ?) que de s’offrir aux<br />
coups de son beau-père, en lieu <strong>et</strong> place de sa mère, comme si elle la remplaçait<br />
dans ce qui peut se lire comme une relation sexuelle. Aujourd’hui,<br />
A. règne en maître sur son corps. Elle l’explore, comme un homme, à<br />
la lame du cutter, jusqu’à obtenir, sinon un équivalent orgastique qui<br />
la culpabiliserait davantage, au moins un apaisement momentané. En<br />
dehors de ces accès vespéraux, A. expose sa déviance au psychiatre, à<br />
celui qui ne touche pas les corps. Quelle réponse en attend-elle ? Il y<br />
a de la perversion dans c<strong>et</strong>te exhibition un peu comme lorsque ce père<br />
incestueux nous montrait (cf. vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 3) la photographie de<br />
sa fille.<br />
Par son comportement déstabilisant <strong>et</strong> la mise en échec de tout ce que<br />
les médecins ont pu échafauder pour elle, A. semble, elle aussi, rejouer en<br />
miroir les scènes qui l’ont traumatisé. Des hommes (son beau-père, son<br />
instituteur, son violeur) ont pu, un jour posséder son corps, ils n’ont pas<br />
pu posséder son esprit. Longtemps, l’équipe soignante <strong>et</strong> les médecins<br />
auront beau tout tenter ; par sa stagnation psychique <strong>et</strong> la répétition de<br />
ses passages à l’acte, elle les maintiendra en position d’impuissance. Elle<br />
le fera au prix de son bonheur <strong>et</strong> de son intégrité physique. Peu à peu,<br />
le champ de sa peau saccagée s’étendant, elle se r<strong>et</strong>rouva contrainte à se<br />
vêtir de façon à masquer ses cicatrices inavouables : brûlures de cigar<strong>et</strong>te,<br />
traces de phlébotomie, traces sur ses cuisses. L’approche thérapeutique<br />
fut longue. Il fallut, en particulier, traiter ce problème à travers une<br />
interprétation faisant le rapprochement entre le non-dit dans l’inceste <strong>et</strong><br />
dans les violences conjugales <strong>et</strong> familiales, conditions sine qua non àla<br />
perpétuation de la situation <strong>et</strong> son non-dit. Avouer ou assumer son acte,<br />
exposer aux regards perplexes ces cicatrices (en allant, par exemple à
140 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
la piscine), lui permit de suspendre ses passages à l’acte pendant l’été.<br />
Peu à peu, A. accepta les soins, une énième psychothérapie de soutien,<br />
avec les mots, avec une psychologue femme. Elle a admis dans son<br />
monde un psychiatre référent (un homme, pour mieux le m<strong>et</strong>tre en échec<br />
peut-être !), puis une infirmière référente participant aux entr<strong>et</strong>iens. Les<br />
deux intervenants tendaient ainsi à symboliser un modèle de couple<br />
susceptible de fonctionner différemment de ce qu’elle a toujours connu.<br />
Ensuite, un kinésithérapeute a été introduit, l’infirmière référente étant<br />
là, lors des séances, comme garant des limites, <strong>et</strong> pour éviter une situation<br />
duelle par trop angoissante pour elle dans la mesure où son corps allait<br />
être touché.<br />
Régulièrement massé pour en dénouer les tensions, effleuré ou pétri,<br />
peu à peu dévoilé au regard (y compris au niveau de ses scarifications),<br />
son corps est désormais moins vécu par elle comme étant uniquement un<br />
lieu de honte <strong>et</strong> de souffrance auto ou hétero-infligée. Il devient un lieu de<br />
calme. Elle peut en parler, choisir les parties à faire masser. Maintenant,<br />
A. participe à l’activité « danse », qui est une autre façon d’apprivoiser le<br />
mouvement du corps, de pouvoir se laisser toucher mais selon des codes,<br />
de se socialiser. Elle y a, d’ailleurs, rencontré un copain...<br />
Un jour, elle exhiba son cutter, massif, lourd <strong>et</strong> métallique. Je fis le<br />
passage à l’acte de le lui confisquer <strong>et</strong> de le ranger ostensiblement dans un<br />
placard derrière moi. Depuis, à ce jour, elle n’a pas recommencé, même<br />
si elle a ach<strong>et</strong>é un autre cutter <strong>et</strong> me répète régulièrement qu’elle y pense.<br />
Avait-t-il suffi qu’un homme fixât une limite protectrice ? Ce serait trop<br />
beau. En fait, maintenant, elle se brûle l’avant-bras avec une cigar<strong>et</strong>te !<br />
Ces syndromes sont différents par leur séquençage clinique. Ils illustrent,<br />
de façon souvent dramatique, une problématique psychodynamique<br />
de même nature, lacunaire. Là encore, la difficulté est de faire la part<br />
équitable entre deux points :<br />
1. La problématique victimologique de l’agresseur (par exemple la<br />
mère dans le syndrome de Münchausen par procuration). L’agresseur est,<br />
la plupart du temps, une femme ayant eu à subir, dans son existence,<br />
un dommage traumatique intense, à la fois narcissiquement destructeur<br />
<strong>et</strong> désorganisateur du point de vue psychogénétique. Il ne peut, apparemment,<br />
clamer son dol victimaire que de c<strong>et</strong>te manière détournée.<br />
L’indicible doit être agi quelle que soit la distance temporelle <strong>et</strong> quel<br />
qu’en soit le prix. C<strong>et</strong>te réitération par la mère sur une victime innocente<br />
(qui est, souvent, la personne qu’elle aime le plus au monde), explique<br />
la cruauté manipulatrice de la mise en acte <strong>et</strong> la production de ces<br />
syndromes factices ou de ces blessures réelles, au risque de la mise en<br />
danger de son enfant, ou d’elle-même. Une fois le dol identifié, il faut<br />
alors envisager avec l’agresseur, recadré positivement comme un patient,<br />
une démarche psychothérapique adaptée. Il convient, d’abord, d’entendre<br />
<strong>et</strong> de reconnaître en tant que tel, l’enfant-victime qu’il fut dans le passé,<br />
pour qu’il puisse accéder, par la suite, à l’idée d’une sanction justifiée<br />
(faisant office de limite structurante <strong>et</strong> de conclusion) de son acte de
SYNDROMES AUTONOMES 141<br />
bourreau, aujourd’hui. Ces deux étapes ne doivent pas être télescopées.<br />
De manière périphérique, une psychothérapie de soutien <strong>et</strong> d’élucidation,<br />
directement centrée sur l’acte, ou une psychothérapie plus « profonde »<br />
peut l’aider à verbaliser puis à intégrer de façon plus positive dans sa<br />
personnalité, les aléas traumatiques de son enfance, à évoluer d’une<br />
position de victime à une position de survivant pour pouvoir critiquer<br />
dialectiquement sa posture de bourreau <strong>et</strong> peut-être demander la sanction<br />
de son crime qui sera aussi réparation a posteriori de ce qu’il a lui-même<br />
subi. C’est la dimension de résilience tardive, ultime.<br />
2. La prise en compte simultanée de la dimension manipulatrice <strong>et</strong><br />
de l’essence perverse des actes produits par la patiente, àtraversla<br />
prise de conscience que ces personnes, livrées à leur trouble psychique,<br />
sont capables de recruter de nouvelles victimes <strong>et</strong> donc de perpétuer le<br />
dommage en tache d’huile (parmi leurs proches) ou de façon transgénérationnelle.<br />
La réitération diachronique des passages à l’acte est une<br />
manière de maintenir ouverte une question vitale que l’on ne souhaite<br />
ni clore ni élucider. La sanction s’impose donc, même si, souvent, la<br />
personne qui en est l’instigatrice (l’enfant qui a osé parler) en est aussi<br />
la première victime. Certains comportements ne peuvent être admis <strong>et</strong><br />
relèvent d’une sanction sociale comme limite structurante.
Chapitre 9<br />
LES AMÉNAGEMENTS<br />
ADDICTIFS COMME<br />
INDICES DE LA STRUCTURE<br />
PSYCHIQUE LACUNAIRE<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
LA TOXICOMANIE est une conduite, une constellation d’expression<br />
psychosociale. En tant que telle, elle n’est pas spécifique. Si la<br />
plupart des addictions sont des aménagements de la fragilité induite<br />
par une organisation limite de la personnalité, celle-ci ne peut résumer<br />
leur substratum psychologique <strong>et</strong> physiologique puisqu’on parvient à<br />
induire des comportements addictifs chez des animaux. Il faut, avant de<br />
parler d’état-limite <strong>et</strong> de carence narcissique chez un suj<strong>et</strong>, conduire un<br />
diagnostic différentiel <strong>et</strong> ne pas ignorer la possibilité d’une toxicomanie<br />
symptomatique de psychose ainsi que l’occurrence d’une toxicomanie<br />
réactionnelle, dans l’adolescence par exemple. En outre, des formes de<br />
transition sont envisageables.<br />
Force est de constater que quelques-unes des conduites addictives sont<br />
sous-tendues par une souffrance mentale psychotique dont elles sont<br />
symptomatiques. Dans ce cadre, l’abus exotoxique s’installera pour le<br />
suj<strong>et</strong>, le plus souvent, comme une façon détournée de lutter contre son<br />
angoisse de morcellement massive ou son anhédonie. Il contribuera à<br />
rationaliser secondairement l’apragmatisme, la déconnexion sociale <strong>et</strong><br />
existentielle insidieusement induite par le processus de dissociation en<br />
cours de développement. « C’est le produit qui me rend ainsi ». Le
144 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
malade, qui reste toujours partiellement conscient de sa désadaptation,<br />
pourra croire que, s’il arrête un jour de se droguer, il sera plus lucide<br />
<strong>et</strong> moins « mal dans sa peau ». Par ailleurs le milieu de la toxicomanie<br />
est, par essence, celui de la marginalité. Il se montre remarquablement<br />
tolérant aux troubles mentaux les plus exubérants <strong>et</strong> il pourra constituer<br />
un sanctuaire lorsque le milieu de vie naturel du psychotique (la famille<br />
ou l’entourage socioprofessionnel) osera se poser des questions <strong>et</strong> commencera<br />
à parler de folie.<br />
D’autres toxicomanies, <strong>et</strong> cela ne recoupe pas la dichotomie drogues<br />
douces/drogues dures, apparaissent révélatrices d’une structuration plus<br />
solide de la personnalité dans la mesure où la marginalisation, induite<br />
<strong>et</strong> recherchée, s’inscrit dans un positionnement réactionnel (autant que<br />
structurel : la crise de l’adolescence) à une problématique névrotique.<br />
C<strong>et</strong>te problématique ordinaire, accessible à la thérapie, est saturée en<br />
culpabilisation anxieuse. La conduite addictive y trouve sa place en<br />
raison de sa composante anxiolytique ; de l’abus de benzodiazépine à la<br />
recherche d’un état second permanent par l’usage de solvants volatils, ce<br />
qui constitue un rempart contre l’émergence de l’angoisse. Elle réactive<br />
aussi, en miroir, une problématique de culpabilité car le suj<strong>et</strong> a également<br />
conscience que ce qu’il fait est « mal ». La dialectique entre l’angoisse<br />
<strong>et</strong> la culpabilité est à la base d’une grande partie de la problématique<br />
psychique des toxicomanes, comme si la culpabilité les délivrait de<br />
l’angoisse <strong>et</strong> réciproquement. Il s’y exprime, en outre, un sentiment de<br />
manque permanent <strong>et</strong> de relation difficile à autrui. Autrui demeure vécu,<br />
néanmoins, comme un suj<strong>et</strong> doté de limites propres en relation avec un<br />
soi entier <strong>et</strong> pourvu également de limites propres. Le recours à la drogue<br />
peut être temporaire <strong>et</strong> cesser sans difficulté lorsqu’un cap existentiel aura<br />
été franchi <strong>et</strong> que l’insertion socioprofessionnelle sera moins aléatoire.<br />
À ce moment, réassuré sur ses capacités <strong>et</strong> narcissiquement stabilisé,<br />
le suj<strong>et</strong> sera en position de passer à autre chose <strong>et</strong> de construire son<br />
existence de façon autonome.<br />
La plupart du temps cependant, la quête exotoxique addictive est révélatrice<br />
d’une structuration borderline de la personnalité dont elle s’impose,<br />
à l’examen, comme un aménagement défensif cicatriciel majeur, la<br />
cicatrice pouvant être, en l’occurrence, plus douloureuse <strong>et</strong> aliénante que<br />
le mal.<br />
On peut pointer un certain nombre de caractères communs aux<br />
fonctionnements psychiques toxicomaniaques, tous étroitement ancrés<br />
dans la structuration limite de la personnalité : dépressivité fondamentale<br />
(Berger<strong>et</strong>, 1974b), difficultés d’élaboration psychique <strong>et</strong> recherche<br />
identitaire à travers le couple déviance/dépendance.<br />
L’usage déviant du produit pourrait constituer une tentative magique<br />
(la drogue est un obj<strong>et</strong> magique pour son consommateur) de pallier le<br />
défaut préalable d’une représentation intériorisé, intégré dans son êtreau-monde,<br />
d’une mère adéquate. Serait adéquate une mère susceptible<br />
de lui perm<strong>et</strong>tre de dialectiser ses deux fac<strong>et</strong>tes, positives <strong>et</strong> négatives, en
LES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS 145<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
une image maternelle globale. La notion d’introjection, en tant que processus<br />
psychique renvoie, dans la psychogenèse normale, à la potentialité<br />
d’un individu d’expérimenter le fait que ses obj<strong>et</strong>s d’amour externes<br />
(c’est-à-dire, non issus de lui-même) puissent passer à l’intérieur de<br />
lui-même. L’introjection est en cause dans ce dyspositionnement intrapsychique.<br />
C<strong>et</strong>te porosité moïque, normale à un moment de l’évolution psychique,<br />
deviendra pathologique si elle se perpétue <strong>et</strong> devient constitutionnelle.<br />
Selon certains psychanalystes (Abraham, 1966 ; Abraham, Torok, 1972),<br />
si ce processus d’introjection ne peut avoir lieu, d’une façon ou d’une<br />
autre, le fantasme d’incorporation peut être amené pathologiquement<br />
à s’y substituer pour réaliser au sens propre, ce qui normalement n’a<br />
de sens emplisseur qu’au « figuré ». Dès lors l’incorporation forcenée,<br />
magique, irrépressible, prendra un sens anxiolytique <strong>et</strong> existentiel. Elle<br />
structurera l’existence du suj<strong>et</strong> <strong>et</strong> la comblera ½ . Notre hypothèse est qu’il<br />
ne suffit pas de combler mais bien d’empêcher de se vider indéfiniment<br />
de son narcissisme une sorte de tonneau des Danaïdes ¾ . L’approche<br />
psychothérapique puisera son utilité dans sa contribution au colmatage<br />
de c<strong>et</strong>te porosité moïque.<br />
La potomanie ¿<br />
est pour partie métaphorique de c<strong>et</strong>te porosité. Le<br />
va-<strong>et</strong>-vient incessant du potomane est une autre forme de craving. C<strong>et</strong>te<br />
affection est r<strong>et</strong>rouvée comme un syndrome terminal chez des suj<strong>et</strong>s<br />
alcooliques chroniques, hospitalisés au long cours <strong>et</strong> donc durablement<br />
coupés de leur produit magique favori, l’alcool. On constate que s’instaure<br />
progressivement une compulsion à boire dans laquelle le fétichisme<br />
du geste (aller au robin<strong>et</strong>, boire... <strong>et</strong> éliminer – toujours le tonneau des<br />
Danaïdes) remplace le fétichisme du produit. L’un de nos patients en était<br />
arrivé à boire 22 litres d’eau par jour, à boire l’eau des toil<strong>et</strong>tes, lorsqu’on<br />
l’empêchait d’accéder à un robin<strong>et</strong> ordinaire (Bourgeois, 1985). De telles<br />
conduites peuvent avoir des conséquences somatiques létales : coma<br />
hyponatrémique , décompensation d’un diabète insipide.<br />
Dans un autre registre, il peut arriver que le suj<strong>et</strong> recherche, compulsivement<br />
(le craving), à s’introduire dans le corps les instruments<br />
de jouissance <strong>et</strong> de remplissage les plus divers, en tant que substance<br />
externe instrumentalisée <strong>et</strong> indifférenciée. Cela va de la nourriture en<br />
général (boulimie), de la nourriture sélectionnée disposant de propriétés<br />
spécifiques renforçant sa dimension magique car réputée roborative (abus<br />
de vitamines, caféinomanie, alcoolisme, chocolatomanie – Bourgeois,<br />
1. Pour prendre une image, elle sera, en même temps, la carapace <strong>et</strong> le squel<strong>et</strong>te de la<br />
tortue, mais la chair manquera.<br />
2. Le craving, par sa répétition, renoue avec le supplice évoqué dans le mythe du<br />
tonneau des Danaïdes.<br />
3. Compulsion à boire de l’eau sans soif.<br />
4. Le sel secrété dans les urines ne peut plus être remplacé par les apports alimentaires,<br />
ce qui provoque des désordres hydro-électrolytiques <strong>et</strong> la souffrance des neurones.
146 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
1993 – potomanie) au rien (anorexie). Cela recoupe aussi le champ des<br />
perversions les plus sordides (aviophilie) ou peut aller jusqu’à donner<br />
une telle signification à l’aiguille de la seringue (le « fixe ») <strong>et</strong> aux scarifications<br />
par obj<strong>et</strong> contondant (cf. vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 12) qui peuvent<br />
adm<strong>et</strong>tre un sens équivalent ½ . Cela concerne toute substance que le<br />
patient « sentira ». Lorsqu’on prescrit un traitement à un toxicomane,<br />
sa préoccupation première est de savoir son eff<strong>et</strong> : « Est-ce que je le<br />
sentirai ? ». Lorsqu’on leur explique que le but du traitement n’est pas<br />
de leur faire ressentir quelque chose mais bien de les pousser à ne plus<br />
ressentir (le manque <strong>et</strong> le plaisir artificiels) pour mieux exister, ils ne<br />
comprennent plus. C<strong>et</strong>te quête esthésique effrénée trahit leur anesthésie<br />
affective anhédonique transmuée en une dysesthésie physique.<br />
Les classifications des toxicomanies font un distinguo entre les<br />
drogues selon l’eff<strong>et</strong> produit, mais le phénomène psychique central<br />
reste le même, quelle que soit l’addiction : pour un toxicomane ¾ ,un<br />
bon produit est donc un produit que l’on sent passer. Certains jeunes<br />
absorbent des buvards contenant une association détonante de produits<br />
divers (ecstasy ou LSD, strychnine, mort au rat). Le fait que ces deux<br />
dernières substances soient mortelles, avec notamment des eff<strong>et</strong>s sur la<br />
coagulation, ne les en dissuade pas. Outre la dimension ordalique pour<br />
partie à l’œuvre, une jeune patiente nous disait qu’elle ressentait ainsi<br />
le sang couler dans ses veines. Et c’est cela qui la persuadait qu’elle<br />
était vivante : un bon produit est aussi un produit dont on est dépendant,<br />
que l’on peut insulter (les surnoms des produits ne sont pas tendres)<br />
<strong>et</strong> espérer. D’un point de vue systémique, l’expérimentation de la<br />
dépendance conditionne la conceptualisation de l’autonomie <strong>et</strong> la phase<br />
dépendante (du produit, du dealer, de la famille...) est à respecter, dans<br />
une certaine mesure, au cours de l’évolution psychique d’un individu.<br />
On r<strong>et</strong>rouve le couple déviance/dépendance.<br />
C<strong>et</strong>te incorporation polymorphe, source recherchée de sensations,<br />
pourrait s’entendre, comme un rempart efficace contre l’angoisse de<br />
morcellement, en unifiant <strong>et</strong> vectorisant, un instant, les sensations<br />
psychiques <strong>et</strong> corporelles chaotiques, en risque de morcellement.<br />
Dans c<strong>et</strong>te perspective, le surinvestissement compulsif de la sphère<br />
corporelle, quitte à justement malmener ce corps <strong>et</strong> aller jusqu’à ses<br />
limites physiologiques parfois, comme dans l’anorexie mentale, vient se<br />
substituer à la relation d’obj<strong>et</strong> (Charles-Nicolas, 1986). Le suj<strong>et</strong> est, en<br />
quelque sorte, pris dans une lutte au corps à corps avec lui-même.<br />
1. Dans la vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 12, La patiente évoque sa jouissance à ressentir le sang<br />
s’écouler par les scarifications. Au propre comme au figuré, elle se perce <strong>et</strong> se vide.<br />
2. Le toxicomane joue de la d<strong>et</strong>te. Il est toujours en d<strong>et</strong>te, avec son dealer à qui il<br />
doit souvent la dose précédente, avec ses proches, ses parents... Tout se passe comme<br />
s’il considérait, inconsciemment, que la société lui devait quelque chose. Le travail<br />
thérapeutique <strong>et</strong> éducatif sur la d<strong>et</strong>te, le dû, le don est de nature à l’aider à progresser<br />
dans ce domaine.
LES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS 147<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
C<strong>et</strong>te dimension palliative ou pseudo-réparatrice du produit, fondant<br />
la pathologie addictive, peut être explorée, sinon traitée, au cours des<br />
thérapies à médiations corporelles, à visée de renarcissisation. Il ne<br />
s’agit plus seulement de r<strong>et</strong>rouver l’expérience du plaisir (c’est, bien<br />
sûr, une étape indispensable quoique tardive), <strong>et</strong> on n’est pas encore,<br />
naturellement, dans un plaisir à composante génitalisée (le plaisir d’être<br />
à deux). Il s’agit avant tout, pour le patient, d’expérimenter la possibilité<br />
neuve d’avoir du plaisir à ne rien ressentir, d’exister unifié sans l’aide<br />
du produit ou de la souffrance injectée artificiellement comme un ciment<br />
existentiel. « Je ne ressens rien, donc je suis ».<br />
C<strong>et</strong>te convergence psychodynamique valide le concept d’addiction au<br />
sens large qui transcende désormais le champ traditionnel des conduites<br />
toxicomaniaques pour aller explorer des confins comportementaux en<br />
expansion. L’alcoolisme, en particulier, n’en est qu’une variante, bien<br />
sûr significative par ses conséquences socio-économiques majeures, mais<br />
individualisable par certaines de ses spécificités. Ces dernières sont éclairantes<br />
quant aux relations entre addictions <strong>et</strong> états-limites.<br />
L’alcool est un psychodysleptique devenu culturellement banal dans<br />
notre civilisation (comme le tabac). Il est autorisé à la vente, contrairement<br />
aux autres drogues, <strong>et</strong> l’étude de son impact psychique s’en trouve<br />
expurgée de l’hypothèse transgressive, a contrario de celles portant sur<br />
la consommation des drogues illicites.<br />
Il est possible d’envisager le rôle de la personnalité sous-jacente suspecté<br />
dans la genèse <strong>et</strong> le maintien de la dépendance, ainsi que de cerner<br />
la fonction du neurotoxique spécifique qu’est l’alcool dans l’économie<br />
psychique d’un suj<strong>et</strong>, qu’il soit borderline ou névrotique. Ces produits<br />
toxiques <strong>et</strong> ces mécanismes psychiques interagissent bel <strong>et</strong> bien pour<br />
donner un tableau clinique terminal complexe dans lequel on ne sait<br />
pas si l’alcoolisme résulte d’une fragilité psychique préexistante ou si la<br />
personnalité de base s’est vue désagrégée par le cumul pathogène d’expériences<br />
alcooliques psychodésorganisatrices. Pour la plupart des auteurs,<br />
il est impossible de dresser le portrait psychologique d’une personnalité<br />
pré-alcoolique, c’est-à-dire pouvant potentiellement basculer dans l’alcoolisme.<br />
Aucune disposition psychopathologique particulière ne peut<br />
rendre compte isolément du développement à attendre linéairement d’une<br />
conduite alcoolique. De plus, aucun indice n’a pu être mis en évidence<br />
pour différencier les futurs « alcooliques » des suj<strong>et</strong>s simples buveurs<br />
excessifs, c’est-à-dire les suj<strong>et</strong>s qui sont porteurs de tous les facteurs<br />
sociaux de l’alcoolisme mais ne plongent pas dans la dépendance.<br />
Même si les études statistiques parviennent à dégager des traits de<br />
caractère communs, non spécifiques (impulsivité, anxiété), on ne peut<br />
prévoir quels sont les suj<strong>et</strong>s qui rentrent dans la catégorie des patients<br />
psychiatriques <strong>et</strong> lesquels sont à exclure. Les traits de caractère répertoriés<br />
semblent appartenir à des structures psychiques diverses d’autant<br />
que l’alcoolisme chronique aura logiquement un impact péjoratif sur la<br />
symptomatologie <strong>et</strong> sur l’évolution du trouble psychique auquel il est
148 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
associé (Ades, 1989). Par exemple, un tableau de délire paranoïaque de<br />
jalousie (relatif à la psychose) sera logiquement accentué par l’alcoolisme<br />
chronique mais la consommation d’alcool peut être, au début, un<br />
moyen efficace d’apaiser le vécu douloureux de perte du jaloux pathologique,<br />
de personnalité psychotique. Elle sera opérante <strong>et</strong> protectrice tant<br />
que l’action désinhibitrice <strong>et</strong> désorganisatrice du produit ne prédominera<br />
pas.<br />
De la même manière qu’une conduite toxicophilique peut être symptomatique<br />
d’une évolution psychotique, l’alcoolisme chronique peut transitoirement<br />
remplir une fonction palliative dans la psychose.<br />
La coexistence d’une alcoolose addictive <strong>et</strong> d’un trouble sous-jacent de<br />
la personnalité est une donnée couramment admise <strong>et</strong> parmi les troubles<br />
de la personnalité les plus fréquemment associés à une alcoolodépendance<br />
on décrit les états-limites (Koenigsberg <strong>et</strong> al., 1985) ½ .Ilsemble<br />
qu’il y a une confusion de niveau logique entre la conceptualisation d’une<br />
conduite pouvant agir sur les perceptions <strong>et</strong> sur le mode d’être-au-monde<br />
du suj<strong>et</strong> (<strong>et</strong> par conséquent altérer la psychogenèse) <strong>et</strong> une structure de<br />
la personnalité. De c<strong>et</strong>te confusion initiale sont nés bien des débats sur la<br />
comorbidité alcoolisme/état-limite.<br />
Cependant, il semblerait qu’il n’y ait pas de corrélation entre la gravité<br />
du trouble de personnalité <strong>et</strong> celle de l’alcoolisation (Hesselbrock <strong>et</strong><br />
al., 1985). Les suj<strong>et</strong>s alcooliques <strong>et</strong> états-limites seraient, en moyenne,<br />
plus jeunes que les autres, leur vécu se caractérisant par une dysphorie<br />
permanente associée à un plus grand nombre de passages à l’acte <strong>et</strong><br />
de comportements suicidaires (Kernberg, 1986), l’alcool serait utilisé en<br />
guise d’automédication comme une prothèse narcissique (Le Poulich<strong>et</strong>,<br />
2002) perm<strong>et</strong>tant de r<strong>et</strong>rouver rapidement un état d’élation <strong>et</strong> apaiser le<br />
ressenti dysphorique.<br />
En cela, il serait une boulimie sélective au même titre que d’autres<br />
comme la chocolatomanie qui n’a, elle, aucune visibilité sociale ou<br />
comme la caféinomanie qui est fréquente en institution psychiatrique,<br />
du côté des soignants comme du côté des soignés. D. F. Klein (1978)<br />
compare les états dysphoriques que procure l’alcool à ceux des patients<br />
borderlines <strong>et</strong> on constate cliniquement, en eff<strong>et</strong>, que les troubles du<br />
comportement habituellement rencontrés au cours des ivresses aiguës ou<br />
des ivresses pathologiques récapitulent la plupart des aménagements économiques<br />
des états-limites : raptus de violence fondamentale auto <strong>et</strong>/ou<br />
hétéroagressive, crises caractérielles, conduites perverses, effondrement<br />
dépressif, labilité émotionnelle, colère...<br />
1. Sur une population de plus de 2400 patients psychiatriques, ces auteurs r<strong>et</strong>rouvent<br />
que ceux qui présentaient une alcoolo-dépendance avaient plus de chances de souffrir<br />
de surcroît d’un trouble de la personnalité (46 % des patients alcooliques avaient un<br />
trouble de la personnalité, dont le plus fréquent était le trouble borderline soit 43 % de<br />
ce sous-groupe de patients).
LES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS 149<br />
Mais résumer un patient dépendant de l’alcool au concept de borderline<br />
cache l’escamotage narcissique « magique » produit par l’alcool,<br />
par son action <strong>et</strong> sa fonction spécifique au sein du trouble grave de la<br />
personnalité qu’il accompagne.<br />
Dès lors, l’alcoolisme ne peut pas être considéré comme une addiction<br />
identique aux autres. Il est une addiction qui révèle, à sa façon, la personnalité<br />
<strong>et</strong> ses failles, alors que les autres addictions tendent à colmater<br />
(provisoirement) la lacunose. Mais cela n’est pas contradictoire.<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
LES AUTRES ADDICTIONS : UNE CONSTELLATION<br />
EN EXPANSION<br />
Le concept d’addiction est extensif <strong>et</strong> déspécifié. Il va aujourd’hui jusqu’au<br />
jeu pathologique (le gambling), au sex addiction <strong>et</strong> même jusqu’à<br />
certaines conduites hypersportives (le marathon ou le triathlon comme<br />
occasions de libérer des enképhalines <strong>et</strong> des endorphines, de dépasser sa<br />
souffrance <strong>et</strong> de quérir un second ou un troisième souffle, de ressentir un<br />
« quelque chose de plus ») ½ .<br />
La rencontre de l’autre, instaurant une relation intersubjective duelle,<br />
est déstabilisante pour un suj<strong>et</strong> toxicomane, comme pour tout suj<strong>et</strong> borderline,<br />
le produit lui sert donc de tiers, voire de partenaire de substitution<br />
(cf. la notion d’introjection). Tout interlocuteur potentiel s’en trouve<br />
réduit à n’être qu’un simple support, voire l’instrument manipulable de<br />
la relation privilégiée au produit qui seul compte par son eff<strong>et</strong> supposé<br />
roboratif, anxiolytique ou de pare-excitations. Ph. Jeamm<strong>et</strong> (1991) a<br />
parlé à ce propos d’une « néo-relation d’obj<strong>et</strong> addictive ».<br />
Les toxicomanes, errant dans la cité en quête de produit, ne reconnaissent<br />
personne. Ils tueraient père <strong>et</strong> mère pour de la dope, pour la<br />
simple raison qu’ils ne les voient plus. Ces derniers, comme chacun<br />
des membres de l’entourage sociofamilial, se trouvent rej<strong>et</strong>és en arrièreplan<br />
(au sens de la gestalt-théorie). Ils sont devenus accessoires car ils<br />
n’apportent pas de ressenti. La recherche de la drogue polarise la faible<br />
énergie vitale restant à disposition du patient, ce qui lui interdit de lutter<br />
pour continuer à discerner dans son entourage ceux qui l’aident. Tout<br />
se passe comme si le produit occupait l’ensemble du champ émotionnel<br />
du patient, non seulement par ce qu’il lui procure mais aussi par la<br />
quête qu’il lui impose. En ce sens, en dépit de sa nocivité intrinsèque,<br />
il s’impose en un médiateur puissant avec le monde, mais qui finit, par sa<br />
1. Dans c<strong>et</strong>te perspective, les liens entre sport <strong>et</strong> dopage sont étroits : d’une part,<br />
parce que le sportif de haut niveau est un être fragile, souvent blessé physiquement,<br />
<strong>et</strong> profondément narcissique, attentif à son corps <strong>et</strong> à l’évolution de son classement ;<br />
d’autre part, parce que la dépendance au produit dopant <strong>et</strong> au « sorcier » (le coach)<br />
capable de le fournir, est la règle dans ce milieu. Beaucoup de toxicomanes furent,<br />
avant de sombrer, de grands sportifs.
150 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
prégnance, par résumer le monde <strong>et</strong> occulter la vie. La « Mal vie » (Karlin,<br />
Lainé, 1978) qu’il engendre est devenue l’unique vie envisageable.<br />
Le monde du toxicomane concrétise une sorte d’oscillation à l’image<br />
de la vie entre le plein <strong>et</strong> le manque ; le « tout, tout de suite » incarné par<br />
le flash morphinique <strong>et</strong> le rien du manque ½ , dilaté à l’infini (Bourgeois,<br />
1986). C<strong>et</strong>te perturbation temporale oppose le fixe punctiforme <strong>et</strong> le<br />
manque immense, support psychocomportemental du craving. Cevide,<br />
incomblable à jamais est à l’image, pour partie, de la lacune fondamentale<br />
repérée dans le moi narcissique. Savoir résister à l’injonction<br />
du « tout, tout de suite ou rien » est le leït motiv de la prise charge du<br />
toxicomane.<br />
Il n’y a pas de figuration possible du manque (J. Lacan, 1962-1963).<br />
Le produit, dévorant, mais efficace faux self à sa façon, en comblant<br />
artificiellement le manque indescriptible, dessine en creux ses contours<br />
qu’il révèle. Il leurre le suj<strong>et</strong>. Le jeu cyclique entre manque <strong>et</strong> plein<br />
contribue à rassurer le suj<strong>et</strong> sur son existence : Je suis en manque donc je<br />
suis, je suis en manque donc je jouis ¾ .<br />
C<strong>et</strong>te jouissance inversée en tant que satisfaction substitutive dans son<br />
propos explique que rien ne puisse satisfaire pleinement le toxicomane <strong>et</strong><br />
lui faire abandonner, volontairement, son positionnement dépendant. Le<br />
suj<strong>et</strong> se montre incapable de supporter l’évitement des sensations sans<br />
éprouver aussitôt une angoisse massive. Il est structurellement incapable<br />
d’accepter l’angoisse comme moteur. C’est le manque qui prendra la<br />
1. L’obj<strong>et</strong>, dans la problématique freudienne, reste indéterminé <strong>et</strong> pour l’enfant –<br />
pervers polymorphe – tous les obj<strong>et</strong>s sont équivalents dans l’excitation qu’ils procurent<br />
(M. Klein). C’est en les explorant, à l’aide de tous ses sens, qu’il va pouvoir les sélectionner.<br />
Lacan nomme « obj<strong>et</strong> a » l’obj<strong>et</strong> du désir, <strong>et</strong> le rapport du désir au manque est<br />
flagrant. Ce manque doit vivre dans les trois axes (symbolique, réel <strong>et</strong> imaginaire) qui<br />
sont les trois axes qui commandent le suj<strong>et</strong> selon Lacan. C’est le morceau qui manque au<br />
puzzle de la reconstitution du corps d’Osiris, tué puis dépecé par son frère, qui donne<br />
sens au mythe. C’est le sein, r<strong>et</strong>iré par la mère devant l’enfant à sevrer, qui assure la<br />
poursuite du développement psychique, « c’est la chair prélevée dans les cérémonies<br />
initiatiques, c’est aussi l’enfant tombé du corps de la mère, p<strong>et</strong>it bout d’homme chu<br />
<strong>et</strong> déchu. L’obj<strong>et</strong> a est du côté du déch<strong>et</strong> [...] entre imaginaire <strong>et</strong> symbolique, texture<br />
illusoire, <strong>et</strong> réel dont il est un eff<strong>et</strong> à peine esquissé, informe. L’obj<strong>et</strong> a introduit dans<br />
la structure du suj<strong>et</strong> une altérité à jamais incomplète, que l’individu, par le moyen de la<br />
psychanalyse, peut seulement reconnaître. » (Clément <strong>et</strong> al., 1973). La problématique<br />
de la mort comme absence innommable est au cœur de la fonction symbolique. Entre<br />
le mot <strong>et</strong> ce que le mot désigne se tient une absence que tente de décrire par le manque<br />
puisqu’il ne sait pas la dire, inlassablement, le toxicomane, « comme dans la forme<br />
métonymique du désir que les hommes institutionnalisent sous la forme du tombeau »,<br />
ibid. p. 129. Le faible accès à l’imaginaire chez le toxicomane le condamne au réel du<br />
manque.<br />
2. C’est bien l’imminence de l’acmé orgastique qui déclenche l’orgasme. Le somm<strong>et</strong><br />
atteint, on ne peut plus que redescendre. Le vécu de tristesse <strong>et</strong> de vide postcoïtum<br />
ressenti par certains suj<strong>et</strong>s aurait-il à voir avec la béance anaclitique ?
LES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS 151<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
relève <strong>et</strong> qui sera le moteur car lui seul perm<strong>et</strong> d’entrevoir quelque chose<br />
de susceptible de le combler, comme par magie.<br />
Et si, au fond, ce que recherchait paradoxalement le toxicomane, ce<br />
n’était pas le produit, mais le manque ?<br />
Quelle que soit la force biochimique du produit, viendra le temps<br />
inéluctable <strong>et</strong> répétitif du manque, des frissons <strong>et</strong> de la douleur, des<br />
sensations existentielles seules en capacité de m<strong>et</strong>tre en un semblant<br />
de mouvement le suj<strong>et</strong> en dépendance. Au-delà du manque lui-même<br />
<strong>et</strong> de son expression douloureuse (donc partiellement partageable car il<br />
existe une grammaire du manque), c’est le jeu ambigu sur le contrôle,<br />
le manque <strong>et</strong> la saturation, satisfaction périlleuse <strong>et</strong> en péril, qui reste<br />
le moyen le plus efficace de lutter contre l’angoisse <strong>et</strong> d’échapper à la<br />
mort psychique, à l’absence de naissance psychique en fait. Dans c<strong>et</strong>te<br />
acception, l’anorexie mentale réalise paradoxalement une toxicomanie<br />
pure, puisqu’épurée de l’alibi du produit, dans laquelle seul le manque<br />
<strong>et</strong> le processus d’expulsion comblent le suj<strong>et</strong>. Ceci fait qu’il ne va<br />
avoir de cesse que d’expulser le plein (qui sera toujours un trop plein !)<br />
par une restriction alimentaire, des vomissements provoqués ou l’usage<br />
de laxatifs <strong>et</strong> d’accéder ainsi à la satisfaction éthérée, désincarnée, du<br />
manque.<br />
Les stimulations endogènes engendrées par le manque <strong>et</strong> ses conséquences<br />
physiopathologiques commencent à être repérées. L’addiction<br />
comme perte de contrôle sur sa destinée <strong>et</strong> comme compulsion, peut être<br />
lue, entre autre, comme un agir protecteur. Il serait dirigé contre l’imminence<br />
d’une réaction de nature psychotique, susceptible d’émerger dans<br />
les états de régression psychique tels que ceux liés à la déstructuration de<br />
la conscience induite par l’action du produit. Dans ces conditions, on a pu<br />
envisager l’héroïnomanie comme étant, entre autres choses, une véritable<br />
maladie métabolique. Les stimulations endogènes augmentent le niveau<br />
général de stimulation cérébrale <strong>et</strong>, par conséquence, les sensations, ou<br />
la capacité à en ressentir, mais aussi l’extraversion, ce qui colore la<br />
clinique : de l’ivresse euphorique à l’ivresse triste. Ceci leurre le suj<strong>et</strong> en<br />
entr<strong>et</strong>enant chez lui l’illusion de pouvoir entrer en contact avec le monde<br />
dans ces seules conditions artificielles. La réalité de c<strong>et</strong>te non-vie, par<br />
trop frustrante <strong>et</strong> ennuyeuse, s’efface derrière la mémoire toute relative<br />
de l’expérience d’avoir eu des sensations. Tout se passe comme si le rêve<br />
<strong>et</strong> l’artifice se substituaient durablement à la réalité dans une existence,<br />
alors que la déstructuration psychique induite par le produit pourrait,<br />
en outre, engendrer la psychodépendance ½ . Si on peut prendre le risque<br />
1. La notion de palier renvoie au fait que l’évolution de la toxicomanie est fonction du<br />
degré de liberté que le suj<strong>et</strong> entr<strong>et</strong>ient avec le produit, pour passer d’un usage récréatif<br />
(<strong>et</strong> tout est relatif) à un usage plus lourd (l’abus), puis à la dépendance, c’est-à-dire<br />
l’état dans lequel le suj<strong>et</strong> ne se sent plus normal sans exoproduit. Le produit lui perm<strong>et</strong><br />
de vivre <strong>et</strong> son absence crée le manque. À chaque palier existe un point de bascule,<br />
sinon de non-r<strong>et</strong>our. La pratique de la substitution perm<strong>et</strong> de faire la part du manque
152 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
de mourir c’est que, quelque part, on est né ; l’ordalie toxicomaniaque<br />
assène jour après jour, jusqu’à ce que mort s’en suive, c<strong>et</strong>te vérité cruelle.<br />
La douleur <strong>et</strong> le risque de mourir tracent <strong>et</strong> transcendent les limites<br />
corporéo-psychiques à partir desquelles le suj<strong>et</strong> peut jouer ou jouir, jouer<br />
à jouir, jouir de jouer de sa vulnérabilité. La possibilité supplémentaire<br />
de mourir, inhérente à c<strong>et</strong>te expérience, valide l’existence en aiguisant<br />
ou en éclipsant, à volonté, l’impact de la réalité ainsi que la ressource<br />
structurante mais angoissante de la temporalité.<br />
La dimension manipulatrice du questionnement narcissique essentiel<br />
se conjugue, inéluctablement, en divers modes cliniques qui s’avèrent<br />
être des modes d’emploi du manque, autour d’une problématique qui<br />
s’apparente au mystère (ce qui ne s’explique pas, à opposer à ce qui n’a<br />
pas été résolu mais pourrait l’être), autant qu’aux modes de résolution<br />
fantasmés de ce questionnement. Dès lors, le toxicomane sera parfois<br />
amené à demander du soutien pour gérer l’emballement de son fonctionnement<br />
(composante comportementale), s’il est appelé à se heurter aux<br />
contingences sociales (la loi, le manque d’argent) comme aux limites<br />
physiologiques individuelles (la nature, la composante corporelle), mais<br />
il sera beaucoup plus rarement en quête d’aide pour changer sa vie (ses<br />
composantes émotionnelles <strong>et</strong> cognitives) puisqu’il est sans cesse hors la<br />
vie (hors la loi !).<br />
INTRICATION PERVERSION-ADDICTION<br />
Le bondage, comme perversion de moyen tel que nous l’avons évoqué<br />
(cf. supra) adm<strong>et</strong> des fioritures posturales significatives qui vont bien<br />
au-delà de simples variantes cliniques. Bondage <strong>et</strong> addictions adm<strong>et</strong>tent<br />
des étymologies analogues ½ . Dans ce registre, contrainte, algolagnie,<br />
humiliation peuvent être, de plus, associées à de l’asphyxie érotique<br />
par strangulation (hypoxyphilie). C<strong>et</strong>te association est r<strong>et</strong>rouvée dans<br />
certains jeux pervers au cours desquels le suj<strong>et</strong> se fait pendre par son partenaire.<br />
L’aquaérotisme par quasi-noyade se voit dans le même contexte<br />
<strong>et</strong> peut être associé à ce qui est ci-dessus décrit. Ces pratiques limites ne<br />
sont pas sans rapport avec le sniffing, véritable autoérotisme respiratoire<br />
qui consiste à inhaler volontairement, dans un sac en plastique, jusqu’à<br />
perte de conscience, diverses substances volatiles à eff<strong>et</strong> psychotrope<br />
dans la pérennisation du comportement. Il y a des toxicomanes qui, une fois substitués,<br />
remplis, parviennent à fonctionner normalement <strong>et</strong> à se réinsérer. Il y en a d’autres qui<br />
vont continuer à fonctionner comme des toxicomanes, à détourner le produit, jouer avec<br />
les doses, ajouter d’autres psychotropes <strong>et</strong> organiser le manque. Ceci montre que c’est<br />
toujours le manque le plus important pour un toxicomane.<br />
1. Le mot « addiction » est issu du droit romain <strong>et</strong> renvoie à l’esclavage ou la contrainte<br />
par corps en cas d’end<strong>et</strong>tement. Le « bondage » (mot d’étymologie anglosaxone) renvoie<br />
à l’obligation <strong>et</strong> au servage. Le jeu trouble lié à la d<strong>et</strong>te permanente comme lien<br />
étroit entre le toxicomane <strong>et</strong> son dealer illustre bien c<strong>et</strong> asservissement volontaire.
LES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS 153<br />
délétère. Le sniffing appartient à la constellation des addictions. Le jeu<br />
du foulard, qui sévit aujourd’hui dans certaines cours de récréation, est<br />
du même registre, il télescope dangereusement la posture masochiste<br />
chez la victime ½<br />
avec les sensations fortes provoquées par l’hypoxie<br />
brève. Tout le sel du jeu consiste dans c<strong>et</strong>te manipulation collective des<br />
limites, à sens initiatique : limites sociales (débusquer la victime dans un<br />
groupe à exclure), vitales, ordaliques. Jusqu’où aller pour jouer, jouir ou<br />
mourir ? Le jeu du foulard en microgroupe, dans les cours de récréation, a<br />
paradoxalement, une vertu socialisante puisqu’il nécessite la conjuration<br />
d’une génération se soustrayant au regard de l’adulte. Il est un jeu interdit<br />
de plus, qui va simplement un peu plus loin que fumer dans les toil<strong>et</strong>tes<br />
ou s’adonner à des pratiques d’exploration érotique, qui sont devenues<br />
désuètes en raison de la masse d’information disponible sur le suj<strong>et</strong> dans<br />
les médias. Il est lui aussi ¾<br />
une exploration de l’interdit mais ce qui<br />
l’individualise c’est qu’il illustre une question primordiale : qu’en est-il<br />
du souffle vital <strong>et</strong> peut-on le manipuler ?<br />
Les pathologies néonatales de strangulation par enroulement du cordon<br />
ombilical ne sont pas exceptionnelles ; à leur façon le « sniffeur »<br />
comme, le joueur du foulard ou le pendu érotique rejouent à l’envers<br />
l’expérience traumatique de la naissance (Rank, 1924), prototype de<br />
l’émergence à la vie <strong>et</strong> à sa violence intrinsèque. Rien de génital encore<br />
donc, dans c<strong>et</strong>te expérience asphyxique, même si l’orgasme, parfois, est<br />
àceprix.<br />
Par ailleurs le sniffeur, comme le pendu, dans un exhibitionnisme relatif,<br />
se « donnent à voir » au spectateur potentiel. Celui-ci est impuissant,<br />
il est replacé dans la position de ces parents confrontés à l’inquiétant<br />
spasme du sanglot ¿<br />
de leur enfant. Le sniffing est un détournement de la<br />
fonction respiratoire. L’altération de la conscience qui est obtenue à ce<br />
prix, indépendamment des conséquences neurologiques à terme, va dans<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
1. Le jeu de la garde à vue est une autre forme de quête du risque. Quatre jeunes<br />
s’immobilisent dans la cour de l’école. Le premier qui bouge est passé à tabac par<br />
les trois autres.<br />
2. Chaque génération invente ses jeux limites. À une époque, les très jeunes, en banlieue<br />
parisienne, s’amusaient à se faire frôler par les trains. Le but était de s’arracher au<br />
dernier moment. Certains y ont laissé leur vie, d’autre un membre.<br />
3. C<strong>et</strong>te pathologie fonctionnelle, fréquente dans l’économie psychique de l’enfant, traduit<br />
un défaut de mentalisation, sinon de verbalisation, du conflit en jeu. Elle signe une<br />
position archaïque, pré-hypochondriaque puisque la notion de maladie <strong>et</strong> l’idée de mort,<br />
à c<strong>et</strong> âge, ne sont normalement pas encore à disposition de l’enfant. Dans l’ensemble<br />
de ces conduites (jeu du foulard, jeu de la garde à vue, violence banale dans la cour de<br />
récréation), il s’agit de m<strong>et</strong>tre en exergue l’immensité de l’impuissance des éducateurs<br />
<strong>et</strong> parents, de voir quand (<strong>et</strong> si) ils vont bouger. Le syndrome de Münchausen, élaboré<br />
dans le registre pervers, est à peine plus sexué. Il rejoue, tardivement <strong>et</strong> chez la femme,<br />
une scène analogue.
154 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
le sens d’une sensation d’ébriété décrite (Botbol, 1991) comme « érotisée<br />
<strong>et</strong> recherchée pour elle-même ». C’est M. Botbol qui le rapproche<br />
psychodynamiquement du spasme du sanglot dans sa forme cyanotique :<br />
«Danslesniffing comme dans le spasme du sanglot, on r<strong>et</strong>rouve une<br />
décharge orgastique asphyxique liée à l’inconscience <strong>et</strong> aux activités<br />
motrices aiguës de l’ivresse. »<br />
Les états modifiés de conscience, variables dans leur cause, interviennent<br />
dans le même espace fantasmatique.<br />
Pour D. Maurer (2002), le jeu du foulard relève d’une expérience<br />
analogue à :<br />
« [...] certains états spécifiques, tels ceux provoqués par l’hypnose, la<br />
méditation, la transe, les rêves, les drogues hallucinogènes [qui] ont<br />
amené à concevoir que la conscience pourrait accéder à une sorte d’autonomie<br />
vis-à-vis du corps. Une autonomie qui deviendrait définitive au<br />
moment de la mort. »<br />
Dans le champ socioculturel, les modalités d’exécutions par étouffement<br />
dans des sacs en plastique, pratiquées par les khmers rouges ou<br />
le supplice franquiste du garrot, participaient de c<strong>et</strong>te même mise en<br />
exergue, sadique c<strong>et</strong>te fois, de l’instant suprême d’agonie asphyxique.<br />
L’emmurement vivant dans les fondations d’un bâtiment que l’on voulait<br />
sacraliser ou l’enterrement vivant des condamnés sont des variantes,<br />
plus anciennes encore, de mise à mort, mais leur signification sadique<br />
archaïque objectivante paraît analogue.<br />
Les conduites addictives sexuelles ne constituent pas un suj<strong>et</strong> majeur<br />
de préoccupation en psychiatrie. Elles sont reléguées dans le champ de<br />
la sexologie (sexopathologie) mais cela semble un particularisme du<br />
système de soin français qui tend à rej<strong>et</strong>er résolument hors de la psychiatrie<br />
tout ce qui touche à la sexualité <strong>et</strong> à ses dysfonctions éventuelles.<br />
Cependant, les troubles des conduites sexuelles sont de bons indicateurs<br />
des positionnements psychiques sous-jacents. Le cas clinique ci-dessous<br />
relaté montre qu’une conduite si particulière, même s’il est parfois difficile<br />
de l’adm<strong>et</strong>tre comme relevant de l’anormalité, peut soutenir plusieurs<br />
niveaux de lecture <strong>et</strong> se voir rapportée à de nombreux aménagements<br />
cliniques borderlines.<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 13 – Une bouffée délirante dérangeante<br />
Monsieur XY, âgé de 39 ans, sans antécédent psychiatrique connu, est<br />
hospitalisé en urgence, à la demande de sa femme, pour des convictions<br />
délirantes anxiogènes accompagnées d’une culpabilisation intense faisant<br />
redouter le suicide, le tout évoluant depuis quelques jours. À l’observation,<br />
Monsieur XY se montre en eff<strong>et</strong> sombre <strong>et</strong> préoccupé. Il dit qu’il n’arrive<br />
plus à se consacrer à son travail, qui nécessite une grande minutie <strong>et</strong> dans<br />
lequel il est habituellement performant, parce qu’il pense être le père d’un
LES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS 155<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
enfant anormal qu’il aurait délaissé depuis plusieurs années, <strong>et</strong> que cela le<br />
trouble. Il refuse tout contact charnel à son épouse, ce qui est chez lui très<br />
inhabituel.<br />
La logique de son délire est la suivante : le patient s’auto-accuse publiquement,<br />
avec force, de coucher régulièrement, compulsivement, avec toutes<br />
femmes de rencontre, prostituées comprises. Il se pourrait donc que, parmi<br />
ces innombrables partenaires, l’une d’entre elles soit une sœur inconnue<br />
(il n’y pas de notion vérifiable d’une telle éventualité car sa famille d’origine<br />
n’est pas recomposée). Il l’aurait involontairement mise enceinte par<br />
absence de précaution (bien qu’il utilise des préservatifs, selon ses dires,<br />
avec ses conquêtes <strong>et</strong> avec les prostituées). De c<strong>et</strong> adultère consanguin,<br />
involontairement incestueux, serait né un enfant. Celui-ci serait forcément<br />
mal formé en raison de la consanguinité de ses géniteurs. Sa mère/sœur<br />
du père aurait caché son existence par pudeur, ignorance ou malveillance.<br />
En conséquence Monsieur XY estime faillir à son devoir de père en ne<br />
recherchant pas c<strong>et</strong> enfant pour l’aider.<br />
On peut imaginer la stupeur de son épouse <strong>et</strong> de sa famille car, marié depuis<br />
plus de dix ans, père de plusieurs enfants, considéré par son entourage<br />
comme un gros travailleur <strong>et</strong> un époux modèle, monsieur XY n’avait jamais<br />
laissé suspecter son infidélité chronique.<br />
Sous traitement antipsychotique <strong>et</strong> avec du repos, les convictions délirantes<br />
se tarirent rapidement tandis que se précisait un tableau plus évocateur<br />
de dépression d’épuisement (avec culpabilité vis-à-vis de la qualité de<br />
son travail) : pessimisme, insomnie par éveil nocturne précoce, rumination<br />
intellectuelle, voire état mixte maniaco-dépressif compte tenu de la tonalité<br />
expansive <strong>et</strong> délirante des premières heures.<br />
C<strong>et</strong>te thématique délirante apparaissait comme un épiphénomène psychotique,<br />
transitoire, en rupture avec un habitus sociopsychique proche<br />
d’un positionnement obsessionnel <strong>et</strong> méticuleux, bien compensé jusque-là,<br />
productif du point de vue professionnel.<br />
À distance de l’épisode <strong>et</strong> après recoupements délicats par son épouse,<br />
il se confirma que le patient était, en fait, un véritable « sex addicteur »,<br />
insatisfait physiologiquement <strong>et</strong> psychologiquement par les deux à trois<br />
rapports quotidiens imposés à son épouse consentante, auxquels il ajoutait<br />
régulièrement, un à deux rapports avec des clientes <strong>et</strong>, la nuit, (puisqu’il<br />
sortait régulièrement vers 22 heures « pour aller ach<strong>et</strong>er des cigar<strong>et</strong>tes »<br />
<strong>et</strong> ne rentrait qu’à deux heures du matin sans que son épouse ne s’en<br />
inquiète puisqu’elle dormait), quelques rapports tarifés avec des habituées.<br />
Monsieur XY avait réussi, jusque-là, à mener de front deux vies parallèles :<br />
celle d’un gros travailleur, bon père <strong>et</strong> bon époux, <strong>et</strong> celle d’un obsédé<br />
sexuel, reconnu dans tout le canton par les prostituées <strong>et</strong> les clientes de son<br />
commerce florissant. C<strong>et</strong>te sex addiction, dont le patient n’avait jusqu’alors<br />
jamais souffert, ne s’accompagnait d’aucune paraphilie, d’aucune demande<br />
particulière ou perverse à ses partenaires. Les rapports se résumaient à un<br />
strict minimum qualitatif du point de vue des préliminaires. Seule la quantité<br />
d’actes nécessaire à son apaisement pulsionnel relatif, associée à l’aspect<br />
désespéré <strong>et</strong> compulsif de c<strong>et</strong>te quête sexuelle rattachait celle-ci aux sex<br />
addictions.
156 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
En fait, la bouffée délirante sanctionnait bruyamment une période<br />
de débordements <strong>et</strong> de fuite en avant, au cours de laquelle le patient<br />
commençait à ne plus pouvoir supporter ce mode de fonctionnement<br />
sexuel obscur <strong>et</strong> les mensonges itératifs que celui-ci impliquait. Il se<br />
sentait pris dans un engrenage devenu incontrôlable. Il ne savait pas<br />
comment s’arrêter ni comment avouer à son épouse ce qu’il lui faisait<br />
depuis des années. C’est l’irruption de la culpabilité dans son mode d’être<br />
qui avait déclenché le délire.<br />
Si ce patient n’avait brutalement déliré, <strong>et</strong> n’était-ce pas là finalement<br />
le sens du délire, il aurait pu (du) continuer longtemps ce fonctionnement<br />
clivé, par certains aspects proches de celui d’une « double personnalité »,<br />
<strong>et</strong> conserver un équilibre de plus en plus intenable entre sa réalité professionnelle<br />
<strong>et</strong> conjugale <strong>et</strong> son univers sexuel forcené, insatiable.<br />
Le thème de la culpabilité, même décentré sur c<strong>et</strong> enfant mal formé<br />
imaginaire, l’autorisait, pour partie, à se libérer de sa culpabilité conjugale.<br />
Dans l’efflorescence du délire, il pouvait formuler, indirectement,<br />
un aveu délicat, avec la circonstance atténuante de la maladie mentale, le<br />
clivage comme mécanisme défensif ayant ses limites !<br />
Monsieur XY ne se culpabilisait pas de tromper son épouse. Il n’avait<br />
d’ailleurs pas conscience de le faire. Il se culpabilisait de ne pas s’occuper<br />
de c<strong>et</strong> enfant virtuel, à la fois stigmate <strong>et</strong> sanction de sa faute, lui qui<br />
n’avait pas le temps matériel de s’occuper de ses enfants réels, en raison<br />
de son travail astreignant. À peine élaborée dans le réel, la culpabilité<br />
avait été décalée, détournée sur un obj<strong>et</strong> imaginaire, né dans son inconscient,<br />
c<strong>et</strong> enfant infirme.<br />
C<strong>et</strong> aveu délirant <strong>et</strong> tonitruant recoupe ce qui se rencontre dans certains<br />
états maniaques, qui sont l’occasion, pour le patient, de verbaliser des<br />
choses indicibles, de les dire sans les dire puisque l’entourage ciblé peut<br />
« choisir » de m<strong>et</strong>tre cela sur le compte du délire, de dire donc sans faire<br />
exploser le système, <strong>et</strong> de pouvoir éventuellement se rétracter par la suite.<br />
Ce processus mental au cours d’un moment second n’est pas de<br />
l’ordre de la manipulation car il reste totalement inconscient dans ses<br />
mécanismes <strong>et</strong> incontrôlable. Il émerge dans un instant fécond au cours<br />
duquel quelque chose de l’inconscient affleure sous une forme ou une<br />
autre <strong>et</strong> reste à décrypter parfois. Tout se passe comme si une soupape<br />
évacuait brutalement une pression psychique devenue trop intense. On<br />
peut se demander si la tentative d’abstinence (abstinence extraconjugale<br />
s’entend) précédant l’éclosion de la bouffée délirante <strong>et</strong> le refus de<br />
toucher son épouse durant c<strong>et</strong>te période, relevaient des prémisses <strong>et</strong> du<br />
contenu du délire ou d’une névrotisation fonctionnelle analogue à un<br />
sentiment dépressif du postcoïtum immédiat. Ce sentiment de malaise<br />
passager souvent décrit en sexologie dans les suites immédiates de l’acte<br />
normal ou paraphilique.<br />
Lorsque le délire fut tari <strong>et</strong> l’épisode dépressif suspendu, neutralisé par<br />
le traitement psychotrope, l’inévitable confrontation à la réalité conjugale<br />
eut lieu, en milieu neutre, hospitalier. Monsieur XY, ayant évacué l’enfant
LES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS 157<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
mal formé comme prétexte à sa culpabilisation, ne put formuler aucune<br />
culpabilité quant à son fonctionnement conjugal. Selon un mode quelque<br />
peu projectif, incapable de se rem<strong>et</strong>tre en question du point de vue de la<br />
morale <strong>et</strong> renouant avec le clivage compl<strong>et</strong> de sa pensée <strong>et</strong> de ses affects,<br />
il « chargea » son épouse, l’accusant, avec véhémence, de ne pas assez<br />
s’occuper de lui du point de vue sexuel, ce qui l’obligeait à recourir à<br />
d’autres partenaires. La crise conjugale était appelée à perdurer.<br />
Une grande variabilité clinique est constatée sur peu de temps<br />
chez ce patient. Bouffée délirante aiguë, sex addiction, état mixte<br />
maniaco-dépressif, personnalité de base d’apparence obsessionnelle.<br />
Tout ceci évoque une organisation borderline de la personnalité,<br />
brutalement décompensée sur un mode pseudo-psychotique mais<br />
récupérée, par la suite, sur un mode à composante perverse,<br />
alexithymique, peu accessible au changement puisque la souffrance<br />
intellectuelle étant évacuée, la souffrance du couple ne pouvait plus être<br />
abordée.<br />
La sex addiction chez la femme, ou messalinisme (en référence à<br />
l’impératrice romaine qui, selon la légende, était une grande débauchée),<br />
est à différencier d’un donjuanisme féminin dont la composante<br />
serait plus hystérique, donc névrotique, à travers le besoin de plaire<br />
<strong>et</strong> de séduire. Cliniquement, les femmes messalinistes, ne résistent pas<br />
aux avances des hommes, qui se montrent sensibles, par ailleurs, aux<br />
messages d’ouverture dispensés par leur attitude (ou peut-être par leurs<br />
phérormones !). Elles-mêmes ne font pas toujours ouvertement d’avance,<br />
mais elles répondent aussitôt aux moindres sollicitations, sans pouvoir<br />
m<strong>et</strong>tre d’espace ou de latence entre l’idée <strong>et</strong> l’action, entre le fantasme<br />
<strong>et</strong> le passage à l’acte. Ainsi répétés, les actes sexuels les comblent<br />
physiquement mais ils ne les rassurent pas sur leur capacité de séduction ½<br />
puisqu’elles sont amputées du fantasme. Ils les confortent, au contraire,<br />
dans leur mauvaise opinion d’elles-mêmes en tant que femmes ne pouvant<br />
résister à la tentation, ce qui renoue avec le mythe d’Ève. Contrairement<br />
aux hommes, qui puisent dans la multiplicité un renforcement<br />
narcissique certes superficiel, ces femmes ne vivent pas leurs multiples<br />
conquêtes comme autant d’événements pouvant les narcissiser, mais les<br />
collectionnent comme des confirmations supplémentaires qu’elles ne<br />
sont bonnes qu’à cela, <strong>et</strong> donc bonnes à rien. Elles semblent ne r<strong>et</strong>enir<br />
de ces expériences que le temps de la rupture <strong>et</strong> de la souffrance qu’elles<br />
provoquent au besoin, ce qui est commun aux abandonniques telles que<br />
1. La séduction comme mode relationnel est à composante névrotique puisque faisant<br />
référence au désir d’autrui. L’apport de la notion d’obsession est également à prendre en<br />
compte. On r<strong>et</strong>rouve la signification première de l’obsession sexuelle telle qu’entendue<br />
par le sens commun. Dans ce cadre, l’idéation sexuelle envahit progressivement les<br />
champs émotionnel <strong>et</strong> intellectuel du suj<strong>et</strong> jusqu’à sa mise en acte impulsive, éventuellement<br />
secondairement culpabilisée, <strong>et</strong> qui ne résout les tensions libidinales que<br />
transitoirement.
158 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
ci-dessus décrites. Elles oublient la « lune de miel » de la parade de<br />
séduction au profit de la mise en échec de leur relation.<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 14 – Une femme facile<br />
Madame X., âgée d’une trentaine d’années nous consulte pour une suspicion<br />
de stérilité à composante psychique. C’est le gynécologue du couple,<br />
confronté à des résultats d’examens normaux chez les deux partenaires,<br />
qui lui a conseillé de faire une psychothérapie.<br />
Mariée depuis une dizaine d’années, elle a une vie sexuelle conjugale<br />
intense ; son mari étant, selon elle un partenaire hors pairs <strong>et</strong> leurs fantasmes<br />
étant complémentaires. Mais le couple, par ailleurs très religieux, ne<br />
peut avoir d’enfant <strong>et</strong> ne se résout pas à l’adoption. Dans ce contexte frustrant<br />
se sont installées des divergences relationnelles croissantes. Le mari<br />
est psychorigide, il montre peu ses sentiments, comme s’il en avait honte,<br />
madame X. voudrait qu’il lui dise qu’il l’aime. Comme souvent, madame X,<br />
commence sa psychothérapie en évoquant son enfance. Le couple parental<br />
était un couple anticonventionnel, le père était fils de métayers employés<br />
au château <strong>et</strong> sa mère issue de la p<strong>et</strong>ite noblesse terrienne. Le mariage<br />
fut un passage à l’acte, coupant sa mère de ses parents. Il fut décidé<br />
précipitamment parce que la jeune femme était tombée enceinte. Très<br />
vite, tandis que les naissances se succédaient, les rapports se gâtèrent<br />
dans le jeune couple. Le père, alcoolique, se montrant violent <strong>et</strong> parfois<br />
extrêmement grossier. Madame X. se souvient de scènes d’ivresses aiguës<br />
au cours desquelles son père exhibait ses parties génitales <strong>et</strong> injuriait sa<br />
mère. Mais le couple tint bon malgré tout. Les filles issues de ce couple<br />
ont toutes, à un moment ou à un autre de leurs existences, présenté des<br />
états dépressifs ; aucune n’a réussi à être pleinement heureuse dans sa<br />
vie. Madame X. en veut à sa mère d’avoir supporté tout cela, pourtant elle<br />
aime ses parents, y compris son père. Aucun passage à l’acte incestueux<br />
n’a jamais eu lieu.<br />
Durant c<strong>et</strong>te période de psychothérapie, madame X. apprend son infortune.<br />
Son mari, véritable sex addicteur, la trompe depuis près d’un an avec<br />
une fille de vingt ans. Après une crise conjugale intense, <strong>et</strong> au prix d’une<br />
thérapie conjugale effectuée avec un autre thérapeute, le couple repart ; le<br />
mari a quitté son amante.<br />
Mais madame X. reste fragilisée par c<strong>et</strong> événement. Devenue clairement<br />
dépressive, elle se surprend à augmenter sa consommation d’alcool, le<br />
soir, en rentrant du travail. Elle prend des tranquillisants, en abuse parfois,<br />
ce qui occasionne des états de désinhibition <strong>et</strong> favorise les disputes dans<br />
le couple. Il n’est plus question de faire un enfant <strong>et</strong> la psychothérapie se<br />
fixe d’autres objectifs. L’entente sexuelle dans le couple reste cependant<br />
excellente. Peu après, elle apprend qu’une de ses sœurs, au cours d’une<br />
dispute conjugale alors qu’elle était alcoolisée, a tué son mari, lui-même<br />
alcoolique <strong>et</strong> violent. Le choc fut rude car madame X. a conscience qu’elle<br />
pourrait faire la même chose dans ses moments d’ivresse. Un an plus<br />
tard, madame X. se rend compte que son mari a rechuté ; il la trompe<br />
à nouveau avec une autre femme. Elle demande le divorce, ce qui rem<strong>et</strong><br />
douloureusement en question ses certitudes religieuses. À partir de là, elle<br />
va multiplier les aventures, ne parvenant pas à « dire non ». Elle en arrive
LES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS 159<br />
à avoir cinq partenaires différents dans la semaine, ce qui la m<strong>et</strong> d’autant<br />
plus en danger qu’elle ne prend pas de précaution.<br />
Ce succès ne la comble pas. Bien au contraire, elle s’en culpabilise est se<br />
considère comme une fille facile. Elle s’en veut <strong>et</strong> pense au suicide. Elle ne<br />
comprend pas pourquoi elle attire les hommes. Elle se trouve moche. Ces<br />
passages à l’acte sont stéréotypés : elle répond sans délai aux avances des<br />
hommes, dans tous lieux. Elle y trouve son compte du point de vue sexuel<br />
mais en vient très vite à mépriser ces hommes, mariés pour la plupart.<br />
Même lorsqu’elle tombe sur des hommes intellectuellement intéressants<br />
<strong>et</strong> libres, elle se débrouille pour les quitter <strong>et</strong> se r<strong>et</strong>rouver seule le soir<br />
car, pendant ce temps, le mari déserte le domicile conjugal. En fait, au<br />
cours de la thérapie, elle pourra exprimer le fait que si elle multiplie les<br />
aventures, c’est pour voir les hommes nus, <strong>et</strong> surtout leurs parties génitales.<br />
Elle ne parvient jamais à les considérer comme des êtres « entiers », des<br />
suj<strong>et</strong>s. Elle trouve une certaine jouissance à les tronçonner ainsi dans son<br />
fantasme. Après une interprétation sur la répétition des scènes au cours<br />
desquelles son père s’exhibait, elle prit conscience d’une signification de<br />
c<strong>et</strong> ordre dans c<strong>et</strong>te conduite.<br />
Après quelques mois d’errance sexuelle sans protection, elle tomba<br />
enceinte. Elle, qui avait initialement consulté pour stérilité du couple,<br />
comme rassurée, se décida vite à demander une interruption volontaire<br />
de grossesse, le père potentiel ne lui convenant pas. Après coup, <strong>et</strong> un<br />
dernier passage dépressif empreint de culpabilisation, elle reprit le dessus,<br />
plus confiante en elle. Au bout de quelques semaines, elle parvint à faire<br />
la différence entre des amants de passages, avec qui elle se protégeait<br />
désormais, <strong>et</strong> avec les hommes dont elle pourrait être bien. Depuis, elle a<br />
trouvé un équilibre avec un homme libre avec qui elle voudrait se stabiliser<br />
<strong>et</strong> quelques aventures « pour l’hygiène ».<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Chez les femmes ainsi déstabilisées dans leur estime de soi, la prostitution<br />
est une voie d’échouage toute tracée, pour peu qu’un homme sans<br />
scrupule jouant de leur culpabilité <strong>et</strong> de leur faiblesse moïque, profitant<br />
de leur quête effrénée d’une reconnaissance outrepassant celle du sexe,<br />
se pose en sauveur... puis en proxénète. On est dans une forme de sex<br />
addiction puisque la temporalité existentielle est celle de l’addiction : un<br />
bref instant comblé, à renouveler sans cesse, suivi d’une longue période<br />
de vide, de manque, de craving <strong>et</strong> de culpabilisation. Mais la différence<br />
est flagrante avec la sex addiction masculine. Leur capacité de fantasmatisation<br />
reste normale même si des tendances masochistes s’expriment<br />
plus facilement. La comorbidité avec l’alcoolisme <strong>et</strong> d’autres addictions<br />
dures (pouvant jouer par ailleurs un rôle facilitateur <strong>et</strong> désinhibiteur), ou<br />
avec une dépression anaclitique, est la règle.<br />
Tombées dans la prostitution, ces femmes s’efforcent de survivre par la<br />
dissociation de l’acte charnel d’avec les sentiments mais elles en arrivent<br />
à ne plus croire en leurs sentiments <strong>et</strong> en leurs émotions. Ainsi elles<br />
peuvent, à travers leur métier, accepter des fonctionnements déshumanisés<br />
<strong>et</strong> aliénants : de « l’abattage » aux rapports sadomasochistes avec<br />
leurs clients.
160 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
C<strong>et</strong>te disposition d’esprit, extrêmement carencée du point de vue<br />
du narcissisme, se conjugue psychosociologiquement avec des facteurs<br />
exogènes de déréalisation (violence ou intimidation, prise de drogue pour<br />
accepter leur condition, prostitution pour payer leur drogue, fournie, par<br />
ailleurs, par le proxénète qui devient dealer). Elle nourrit le mépris, puis<br />
l’indifférence mortifère, qu’elles affichent pour leur identité de femme<br />
ou pour le client. Comme dans la vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 14, l’homme<br />
n’est pas vécu comme un partenaire « entier » mais comme un morceau<br />
de chair à animer, méprisable au fond. Là encore, le tableau clinique<br />
dépasse la comorbidité pour trouver une unité structurale. C<strong>et</strong>te unité<br />
structurale est encore plus claire lorsque l’on effectue une approche<br />
psycho-socio-clinique croisée des addictions <strong>et</strong> des perversions<br />
Cliniquement polymorphes, les déviances sexuelles s’agrègent en une<br />
nébuleuse de pratiques. Celles-ci sont, en outre, évolutives du point de<br />
vue de leur acceptation <strong>et</strong> de leur visibilité ; c’est un phénomène sociologique.<br />
L’unité de leurs soubassements structuraux n’est pas évidente à<br />
adm<strong>et</strong>tre. Tandis que Thanatos y triomphe souvent <strong>et</strong> impose son aura<br />
morbide à l’interrelation, Éros se montre toujours bien pâle dans les<br />
perversions.<br />
De plus, si la déviance sexuelle est depuis longtemps cernée dans<br />
ses contours <strong>et</strong> ses implications, la déviance relationnelle détermine<br />
maintenant un nouveau champ d’intervention réparatrice. La psychiatrie<br />
(Hirigoyen, 1998), la victimologie <strong>et</strong> la médecine du travail, après<br />
le droit, se trouvent convoquées depuis peu, pour devoir prendre en<br />
charge le harcèlement professionnel <strong>et</strong> la perversion institutionnelle ½ ,<br />
deux modalités interrelationnelles éternelles.<br />
À ces perversions socialisées (à coloration non directement sexuelle),<br />
font écho de nouvelles addictions, elles aussi socialisées : le workaholism<br />
(addiction au travail) (Signor<strong>et</strong>, Deschamps, 2002), le jeu pathologique,<br />
l’escroquerie pathologique <strong>et</strong>, peut-être même les troubles obsessionnels<br />
compulsifs, s’ils sont conçus comme équivalents d’une addiction anxiolytique<br />
aux rites capables de juguler l’idée obsédante. Le pouvoir peut<br />
être aussi envisagé comme une addiction : il corrompt le suj<strong>et</strong> qui le<br />
possède, du point de vue de la morale, <strong>et</strong> il interfère dans ses relations<br />
avec son entourage. Il y a des individus addictifs au pouvoir <strong>et</strong>, là aussi,<br />
ce sont les avatars du narcissisme qui sont en cause. La perversion est<br />
aussi (sinon principalement) un phénomène social, dans la mesure où les<br />
aléas contextuels font considérer ou pas, comme perverse, une conduite<br />
donnée. En ce sens, des conduites sexuelles longtemps admises comme<br />
« normales », car usuelles, peuvent se voir propulsées dans le champ de la<br />
perversion, du « hors normes » ; des conduites, jusque-là définies comme<br />
perverses, peuvent entrer dans la norme.<br />
1. C’était jadis du rôle du psychologue institutionnel, en méta-statut par rapport aux<br />
équipes, que de traiter les dérives institutionnelles. Ce rôle « de luxe » a longtemps<br />
supplanté la dimension psychothérapique de leur fonction.
LES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS 161<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
De plus, l’<strong>et</strong>hnopsychiatrie nous apprend qu’un même comportement<br />
peut se voir simultanément considéré comme déviant ou normal selon la<br />
culture <strong>et</strong> sanctionné en conséquence. La lapidation des femmes adultères<br />
(<strong>et</strong> pas de l’homme) ou le viol comme réparation d’un dommage dans<br />
certains pays soumis à la charia, en sont des exemples. Là encore, il<br />
faut faire la part des tabous enfreints par le passage à l’acte reproché <strong>et</strong><br />
des bénéfices pour la caste dirigeante (les hommes en l’occurrence) à<br />
pérenniser les choses de ce point de vue.<br />
En France, par exemple, la charnière des siècles <strong>et</strong> les incertitudes<br />
géopolitiques ont été l’occasion d’un gain de visibilité de l’échangisme<br />
(Houellebecq) <strong>et</strong> du sadomasochisme. Promue pratique de l’élite intellectuelle,<br />
ceci normalise relativement ces pratiques immémoriales qui<br />
appartenaient, il y a peu, à la clandestinité <strong>et</strong> à l’intime. Là encore, c’est<br />
la littérature, comme pour le sadisme <strong>et</strong> le masochisme, qui a frayé le<br />
chemin. Parlera-t-on un jour d’« houellbecquisme » ?<br />
Les addictions sont, elles aussi, évolutives. Chaque année, l’actualité<br />
m<strong>et</strong> en exergue de nouvelles conduites <strong>et</strong> l’usage de nouveaux produits<br />
avec, là aussi, des eff<strong>et</strong>s de mode <strong>et</strong> de visibilité sociale. Les mentalités<br />
évoluent <strong>et</strong> le regard de la société sur les produits est fonction de c<strong>et</strong>te<br />
évolution. Tout est possible.<br />
De la prohibition de l’alcool (Etats-Unis dans les années vingt) à<br />
la légalisation du cannabis, du qat banalisé au Moyen-Orient au tabac<br />
maintenant pourchassé en Europe, on voit que le contexte social varie.<br />
Du point de vue de l’addictologie psychopathologique, ce qui est<br />
important à considérer est la potentialité d’un tel produit toxique à induire<br />
linéairement une relation particulière, antinaturelle, du suj<strong>et</strong> au monde,<br />
un eff<strong>et</strong> primaire que l’individu recherche : excitation, tachypsychie,<br />
sentiment de bien être, de toute puissance, hallucination, confuso-ébriété,<br />
sans parler de l’eff<strong>et</strong> placebo... Les différentes classifications en vigueur<br />
rendent compte des eff<strong>et</strong>s attendus par le toxicomane-consommateur<br />
(Bourgeois, Sene-M’Baye, 2002).<br />
La composante ordalique (Le Br<strong>et</strong>on, 1991) s’ajoute à certaines de<br />
ces conduites addictives ce qui évoque une convergence de plus avec les<br />
perversions <strong>et</strong> l’état-limite « physiologique » qu’est l’adolescence.<br />
À titre d’exemple, la conduite ordalique la plus claire, le jeu de la<br />
roul<strong>et</strong>te russe, est-elle une déviance sexuelle ou une toxicomanie ? Qu’en<br />
est-il des rodéos en banlieue, de la conduite en état d’ivresse ou sous<br />
amphétamine, de la prise de risque en voiture (cf.lefilmCrash) ½ ?<br />
La notion de conduite à risque dans la toxicomanie est symétrique de<br />
l’ordalie sexuelle : le fist fucking (à dimension masochiste), le plombage<br />
à dimension sadique sont des exemples d’ordalie sexuelle. On note, plus<br />
banalement, l’augmentation conjointe du taux de rapports sexuels non<br />
1. Crash, film de David Cronenberg, États-Unis, 1990.
162 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
protégés <strong>et</strong> d’injection de drogue à l’aide de seringues souillées chez<br />
certains adolescents.<br />
L’usage compulsif <strong>et</strong> non maîtrisable par les adolescents de vidéo pornographiques<br />
fait qu’on a pu parler de porno-addiction. Ceci détermine<br />
une nouvelle déviance, intermédiaire entre perversion <strong>et</strong> addiction. Les<br />
tournantes, qui se multiplient dans certains quartiers, découlent d’une<br />
norme sexuelle déviée, faite de violence banalisée <strong>et</strong> d’objectalisation<br />
manifeste de la femme. Si une fille plaît, il paraît inconcevable de<br />
différer l’acte sexuel ou de simplement tenir compte de la notion de<br />
consentement. Le mouvement « Ni putes, ni soumises » (2003) s’est créé<br />
en France en réaction à c<strong>et</strong>te montée de l’objectalisation en provenance<br />
d’adolescents, eux-mêmes sévèrement objectalisés par leur absence de<br />
perspective dans la société. Ces dérapages comportementaux sont favorisés<br />
par des addictions diverses. De plus, celles-ci abaissent les capacités<br />
de discernement de ces adolescents à la dérive. Ces dérapages expriment<br />
la violence fondamentale régnant dans les cités, associée une virtualisation<br />
croissante des rapports interhumains <strong>et</strong>, parfois, à une érotisation<br />
trouble de la mort <strong>et</strong> de la violence.<br />
Un jeune qui immole « par jeu » la jeune fille qui s’était refusée à<br />
lui ou l’individu qui a volontairement brûlé deux passantes inconnues<br />
de lui (région parisienne, 2002) sont-ils des pyromanes, des pervers ?<br />
Rejouent-ils, de façon irresponsable, ce qu’ils ont pu apercevoir à la<br />
télévision ou expérimenter sur des jeux vidéos, sans faire la part des<br />
choses entre fantasmes <strong>et</strong> réalité ? Ces actes fous reflètent, en tout cas,<br />
la perte des repères élémentaires fondant les rapports sociaux.<br />
Un autre lien se tisse entre produit déviant <strong>et</strong> sexualité déviante. Le<br />
GHB (acide gammahydroxybutyrique) appelé « drogue du viol » est un<br />
produit actif, qui a pour but, non pas de produire un eff<strong>et</strong> attendu sur son<br />
usager – qui n’est pas son utilisateur (celui qui l’utilise) – mais d’agir sur<br />
la victime, partenaire sexuelle désirée mais non consentante. Celle-ci,<br />
trompée, va l’absorber à son insu, ce qui va abaisser ses capacités de<br />
défense <strong>et</strong> la rendre suggestible <strong>et</strong> soumise. Elle en sera plus facilement<br />
violée. Elle conservera, en outre, une amnésie focale post-viol.<br />
« L’induction programmée d’une telle parenthèse temporelle, hors le<br />
cours de l’histoire, au cours de laquelle toutes normes sociales seraient<br />
vaines ou soumises aux fantasmes du maître, appartient aux perversions<br />
comme aux toxicomanies (le flash) [...] Manipulation, dissymétrie relationnelle,<br />
perversion, ces termes montrent donc que le GHB explore<br />
autant le champ de la perversion que celui de l’addiction. » (Bourgeois,<br />
Sene-M’Baye, 2002)<br />
Dans les sex addictions, on peut parler cliniquement de craving (la<br />
recherche compulsive du partenaire) de sexualité, bien que celle-ci soit<br />
peu génitalisée <strong>et</strong> habituellement pauvre en fantasmes, mais aussi de<br />
tolérance <strong>et</strong> d’accoutumance. Celle-ci entraîne la nécessité d’augmenter<br />
le nombre de rapports, ce qui définit une addiction.
LES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS 163<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Le harcèlement scatologique téléphonique se traduit cliniquement par<br />
une fixation sur une victime-cible, une femme essentiellement. La victime<br />
est souvent unique ou préférentielle mais il peut y avoir une succession<br />
de victimes dans une carrière de harceleur. Elle peut être choisie<br />
au hasard sur un annuaire ou avoir fait l’obj<strong>et</strong> d’un véritable pistage<br />
préalable destiné à obtenir ses coordonnées téléphoniques, elle peut avoir<br />
été choisie en raison d’une particularité physique (une blonde) ou sociale<br />
(une veuve). Les harceleurs sont presque exclusivement des hommes.<br />
Au cours des contacts téléphoniques répétitifs, le suj<strong>et</strong> impose systématiquement<br />
à son interlocutrice des mots jaculatoires, obscènes, insultants<br />
ou menaçants. Il n’hésite pas à rappeler sa victime si elle raccroche <strong>et</strong><br />
souvent il conclut ses propos par une masturbation. Le but de ces appels<br />
est d’obtenir une excitation sexuelle. C’est c<strong>et</strong> ensemble, stéréotypé dans<br />
son déroulement, qui propulse les victimes de tels agissements dans une<br />
atmosphère de terreur <strong>et</strong> d’insécurité permanente.<br />
C<strong>et</strong>te conduite se situe une fois encore à la lisière de la paraphilie<br />
<strong>et</strong> de l’addiction mais elle peut nouer des liens avec d’autres sphères<br />
pathologiques :<br />
– l’érotomanie, dans le sens où le harceleur se ressent parfois autorisé à<br />
agir de la sorte à la suite de ce qu’il estime être une avance de la part<br />
de « c<strong>et</strong>te femme » ;<br />
– les obsessions, dans la mesure où il peut être amené à lutter, en vain,<br />
contre son passage à l’acte ;<br />
– la dépression <strong>et</strong> les addictions en général.<br />
Mais la comorbidité avec les autres perversions, d’obj<strong>et</strong> ou de moyen,<br />
est la plus éloquente :<br />
Sur une cohorte de 561 paraphiles non incarcérés, G. G. Abel <strong>et</strong> al.<br />
(1988) identifièrent 3 % de scatologistes téléphoniques, soit 19 suj<strong>et</strong>s,<br />
<strong>et</strong> parmi eux, 63 % de ces hommes étaient aussi exhibitionnistes, 21 %<br />
frotteurs, 16 % avaient des traits pédophiles <strong>et</strong> 26 % avaient présenté<br />
des gestes incestueux vis-à-vis d’enfants de sexe féminin. Parmi ces<br />
patients, 60 % adm<strong>et</strong>taient avoir des tendances au travestisme <strong>et</strong> 21 % des<br />
pratiques sexuelles sadiques. Mais aucun ne présentait de comorbidité<br />
fétichiste ou masochiste sexuelle. 15 % des voyeurs (autre pulsion intrusive)<br />
avaient pratiqué le harcèlement téléphonique scatologique. Un seul<br />
des 19 scatologistes n’avait aucune comorbidité paraphilique connue.<br />
J. M. Bradford <strong>et</strong> al. (1995), dans une autre enquête portant sur<br />
274 hommes ayant des comportements sexuels évalués du point de vue<br />
médico-légal, r<strong>et</strong>rouvèrent 21 % de suj<strong>et</strong>s adm<strong>et</strong>tant pratiquer le harcèlement<br />
scatologique téléphonique. 47 patients furent préférentiellement<br />
diagnostiqués comme des harceleurs téléphoniques pathologiques. Parmi<br />
eux, 62,2 % furent diagnostiqués comme également voyeurs, <strong>et</strong> 46 %<br />
comme frotteurs. 27 % présentaient une pédophilie hétérosexuelle <strong>et</strong><br />
24,3 % une pédophilie homosexuelle.
164 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
E. B. Saunders <strong>et</strong> G. A. Awad (1991) étudiant 19 adolescents de<br />
sexe masculin, violeurs, les trouvèrent significativement engagés<br />
dans des comportements de harcèlement scatologique téléphonique<br />
<strong>et</strong> d’exhibitionnisme. R. K. Ressler <strong>et</strong> al. (1986), dans une étude portant<br />
sur 36 meurtriers ayant, au préalable, enlevé <strong>et</strong> mutilé leurs victimes,<br />
r<strong>et</strong>rouvèrent 22 % de harceleurs scatologiques téléphoniques. Du point<br />
de vue psychopathologique, ce comportement trace plusieurs pistes non<br />
contradictoires eu égard à la problématique du narcissisme <strong>et</strong> de ses<br />
aménagements fluctuants.<br />
– Dans le harcèlement scatologique téléphonique, les obscénités livrées<br />
parlent pour partie de l’intimité agressive du suj<strong>et</strong>, de ses fantasmes<br />
<strong>et</strong> de ses préoccupations. En ce sens, c<strong>et</strong>te conduite constituerait une<br />
sorte de négatif de l’exhibitionnisme (conduite au cours de laquelle<br />
l’agressivité est paradoxalement agie passivement <strong>et</strong> est « donnée à<br />
voir »). Ainsi, exhibitionnisme <strong>et</strong> harcèlement scatologique téléphonique<br />
s’étayent sur le même socle pervers.<br />
– Les obscénités réalisent une agression sexuelle de la victime <strong>et</strong> sont<br />
l’expression de la rage archaïque <strong>et</strong> de la haine borderline. Lafantasmatisation<br />
<strong>et</strong> la mentalisation de la peur de leur victime imaginée sans<br />
défense (équivalent de nudité) apportent au harceleur une jouissance<br />
sexuelle certaine, il peut se masturber <strong>et</strong>/ou tenter d’apercevoir sa<br />
victime pendant l’appel. Dans ces circonstances, il y a donc aussi<br />
du voyeurisme dans l’acte. D’autre part, certains auteurs (Silverman,<br />
1982) considèrent le téléphone comme un équivalent phallique ; couper<br />
la communication renverrait alors à d’autres fantasmes ! Les harceleurs<br />
téléphoniques scatologiques sont décrits par les experts comme<br />
immatures <strong>et</strong> carencés du point de vue de l’estime de soi. À travers leur<br />
geste, ils quêtent ainsi une réponse de la part de leur interlocutrice.<br />
Celle-ci, par ses réactions <strong>et</strong> sa peur, leur répond involontairement<br />
<strong>et</strong> les rassure sur leur existence (ils sont entendus <strong>et</strong> ils sont craints,<br />
donc ils sont). Le harcèlement scatologique téléphonique peut être<br />
appréhendé comme une conduite de réassurance face à l’angoisse de<br />
castration. Si leur victime a peur d’eux, c’est qu’ils ont une certaine<br />
puissance.<br />
– L’usage du téléphone (ou de l’Intern<strong>et</strong>) combine une emprise sadique,<br />
une distanciation dématérialisante procurée par l’anonymat <strong>et</strong> une<br />
troublante proximité-intimité avec la victime, autorisant le pervers à<br />
aller jusqu’au bout de sa perversion (Bourgeois, 1991). Le contact<br />
téléphonique favorise une pseudo-intimité, de fantasme à fantasme,<br />
sans passer par le corps à corps. Le harceleur peut rompre c<strong>et</strong>te intimité<br />
à tout moment <strong>et</strong> croire ainsi la maîtriser. Mais elle est virtuelle <strong>et</strong> de<br />
toute façon hypercontrôlée puisque la police a désormais le moyen de<br />
localiser, dans le temps <strong>et</strong> l’espace, la plupart des appels ou des e-mails.<br />
C<strong>et</strong>te pratique porte en germe ce qui se r<strong>et</strong>rouve au cours de tous<br />
les détournements sexopathiques <strong>et</strong> psychopathiques de technologies
LES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS 165<br />
modernes, abondant systématiquement dans une logique de sélection<br />
perverse : l’usage du minitel ou de l’Intern<strong>et</strong>, du chat <strong>et</strong> des e-mails,<br />
ainsi que des jeux vidéo, offrent à chacun la possibilité d’aller jusqu’au<br />
bout de ses fantasmes au risque parfois que la réalité face intrusion, <strong>et</strong><br />
frustre irrémédiablement le suj<strong>et</strong> dans son rapport pathologique au réel.<br />
C’est le sens de certains passages à l’acte clastiques r<strong>et</strong>rouvés lors de<br />
rencontres, commencées sur Intern<strong>et</strong> <strong>et</strong> débouchant sur un rendez-vous<br />
réel qui ne sera jamais à la hauteur des espérances <strong>et</strong> des fantasmes, <strong>et</strong><br />
engendrera souvent de surcroît, une culpabilisation intense, donc une<br />
agressivité.<br />
En 2001-2002 ½ , un sadique allemand avait recruté une victime sur<br />
Intern<strong>et</strong>. Il avait explicitement évoqué dans un groupe de discussion<br />
ce qu’il proposait comme sévices (manger sa victime). Il s’est trouvé<br />
un homme pour accepter d’être partenaire de ce fantasme, d’être tué <strong>et</strong><br />
partiellement mangé.<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
LA PSYCHODÉPENDANCE DANS L’ENGAGEMENT<br />
RELIGIEUX ET LES PHÉNOMÈNES SECTAIRES<br />
Sans discernement, toute croyance (religieuse ou pas) peut être érigée<br />
en des systèmes si cohérents <strong>et</strong> redondants du point de vue socioculturel,<br />
qu’ils sont difficiles à m<strong>et</strong>tre en cause. Du temps où la religion était<br />
l’opium du peuple (Marx, 1844) <strong>et</strong> l’un des piliers fondamentaux de la<br />
société, il fallait une force de conviction déviante individuelle peu commune,<br />
au risque du rej<strong>et</strong> social, pour oser s’en détacher, j<strong>et</strong>er un regard<br />
critique <strong>et</strong> dissident sur ce phénomène d’illusion collective, envisager<br />
d’autres alternatives spirituelles. La religion était un des ciments de la<br />
collectivité. Elle participait à l’élaboration d’un moi collectif <strong>et</strong>, sans<br />
doute, aussi du narcissisme collectif.<br />
De nos jours en Occident, la religion reste un facteur résiduel de cohésion<br />
sociale par affiliation, une valeur refuge en temps de troubles, un<br />
idéal de vie rassurant <strong>et</strong> structurant pour certains. Dans ce contexte, si certains<br />
individus s’y plongent toujours, ce sont désormais eux les déviants,<br />
par rapport à une norme sociale <strong>et</strong> statistique devenue individualiste<br />
<strong>et</strong> matérialiste, tandis que d’autres religions ont pris le relais (argent,<br />
sport...). L’entrée en religion, par sa dimension totale <strong>et</strong> rédemptrice,<br />
peut constituer par elle-même, <strong>et</strong> dans des conditions non généralisables,<br />
un faux self efficace, capable de sublimer un temps, <strong>et</strong> de remplir, un<br />
moi fragilisé. Par ailleurs, la prévalence supposée de la pédophilie dans<br />
l’Église, récemment mise en exergue par une accumulation d’affaires<br />
médiatisées, n’est que la partie visible de la question. C<strong>et</strong>te prévalence<br />
ne saurait être considérée comme totalement fortuite.<br />
1. L’affaire s’est déroulée à Rothenburg. Elle a été relatée dans la presse internationale<br />
le 12 décembre 2002.
166 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
En fait, l’échec suturant de tels engagements spirituels, qui faisaient<br />
imparfaitement écran à un trouble identitaire personnel <strong>et</strong> sexuel patent,<br />
à l’origine de l’engagement spirituel colmatant, peut laisser la place à des<br />
dérives déviantes (Geraud, 1943) ½ .<br />
L’immersion dans un système sectaire, si elle peut être, initialement,<br />
la manifestation d’une recherche personnelle, s’impose par son intensité<br />
<strong>et</strong> son imperméabilité à la réalité comme une forme particulière de<br />
psychodépendance pouvant aller jusqu’au sacrifice : sacrifice financier<br />
souvent, sacrifice existentiel <strong>et</strong> soumission sexuelle, voire sacrifice de sa<br />
vie ¾ .<br />
L’engagement sectaire immerge sa victime dans un monde total,<br />
comme celui dénoncé par E. Goffman (1968) à propos de la psychiatrie.<br />
Dans ce monde sans faille, la soumission consentie aux quelques règles<br />
édictées par le leader ou le gourou suffit à garantir une cohérence<br />
existentielle. Tout ce qui n’entre pas dans le cadre autorisé se voit<br />
irrémédiablement exocyté. La sortie du système ne peut se concevoir<br />
que dans la rupture. Les choses sont simples, car le déni <strong>et</strong> le clivage<br />
à l’œuvre empêchent la dialectisation des contradictions, ainsi que<br />
l’émergence des paradoxes existentiels fondant l’évolution critique<br />
ordinaire d’un individu.<br />
Communautarisme opposé au pluralisme, dissidence, différence ou<br />
divergence avec un adversaire désigné, deviennent les facteurs de cohésion<br />
interne du groupe ainsi formé, dans la mesure où il s’impose en un<br />
contre-modèle dessinant, en r<strong>et</strong>our, les contours de ce qui est autorisé par<br />
le chef. Le monde (re)devient clair, car manichéen. Le bien <strong>et</strong> le mal ne<br />
sont pas discutables, la voie, à la fois contenue <strong>et</strong> contenant, est tracée.<br />
Ce type de paramonde artificiel favorise la mise en place d’une géographie<br />
mentale extrêmement balisée. Il recueille facilement en son sein<br />
des individus étant préalablement passés à l’acte, ou non, dans le champ<br />
de l’addiction car il ne les change pas de registre. Il s’adresse plus<br />
1. La question s’est très tôt posée à l’Église qui différencie : 1. L’obsession sexuelle,<br />
souvent imbriquée avec le scrupule dans une personnalité psychasthénique mais « qui<br />
cède généralement à une sage dérivation spirituelle <strong>et</strong> physique ». Elle n’est qu’une<br />
contre-indication relative. 2. Les perversions acquises dues à un défaut dans l’éducation,<br />
où les sentiments moraux sont faussés plus qu’abolis. Elles peuvent bénéficier<br />
d’une chance « d’une sorte d’orthopédie morale (orthophrénie) ». 3. Les perversions<br />
dues à l’obsession sexuelle qui sont des contre-indications formelles « un pervers<br />
constitutionnel n’arrive pas au grand séminaire. Il est filtré au collège ou au p<strong>et</strong>it séminaire<br />
» : 5 temps successifs sont décrits : « 1 ◦ Cause déclenchante : il s’agit souvent de<br />
la présence d’un enfant ; 2 ◦ Lutte morale : la conscience est partagée entre le bien à<br />
poursuivre, le mal à éviter. C’est la tentation ; 3 ◦ Acte délictueux : le pervers succombe<br />
toujours à la tentation. En l’espèce, il y aura attentat à la pudeur sur l’enfant ou masturbation<br />
; 4 ◦ Apaisement : le pervers a un moment de réelle euphorie ; 5 ◦ Scrupules : à<br />
l’euphorie passagère font suite les scrupules. » J. Geraud (1943, p. 97-98).<br />
2. L’exemple le plus significatif à ce jour, reste celui du suicide collectif imposé dans<br />
sa secte par Jim Jones, au Guyana, qui fit 914 morts (1978).
LES AMÉNAGEMENTS ADDICTIFS 167<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
généralement à des suj<strong>et</strong>s en grande souffrance <strong>et</strong> en état de fragilité<br />
mentale : psychotiques délirants ou carencés majeurs y trouvent parfois<br />
un lieu d’asile, troquant une aliénation pour une autre. Les communautés<br />
des années soixante-dix se sont parfois construites « contre » le pouvoir<br />
psychiatrique, considéré à c<strong>et</strong>te époque comme le prototype de tous les<br />
pouvoirs aliénants, mais, tandis que le monde de la psychiatrie hospitalière<br />
tentait de sortir de ce schéma, à travers notamment la politique<br />
de secteur, ces communautés alternatives n’ont fait que dupliquer, à leur<br />
échelle, les caricatures de pouvoir qu’elles se proposaient de dénoncer.<br />
Dans les sectes, il existe des mécanismes de conditionnement opérant<br />
simples <strong>et</strong> terriblement efficaces par leur répétition litanique. Celle-ci est<br />
associée à l’absence d’alternative affective, intellectuelle ou spirituelle,<br />
excluant les métarègles issues du droit commun pouvant trianguler les<br />
inévitables déséquilibres <strong>et</strong> contradictions que le suj<strong>et</strong> pourrait ressentir<br />
à un moment quelconque de sa plongée dans l’univers sectaire. Véritables<br />
lavages de cerveau, ces processus engagent leurs victimes dans un<br />
fonctionnement proche de l’addiction par ses implications psychodynamiques<br />
profondes. Ces processus sont maintenant mis à plat, dénoncés.<br />
Une réflexion de la collectivité est en cours pour tenter d’y m<strong>et</strong>tre des<br />
limites (Abgraal, 1996), sans pour autant vouloir tout normaliser. Dans<br />
ces sectes, les carences narcissiques individuelles se voient cautérisées,<br />
au fer rouge, par l’instauration totalitaire d’un narcissisme collectif fort,<br />
dévorant, émanation directe du narcissisme tentaculaire <strong>et</strong> sans limite<br />
externe du gourou. Il s’agit d’un exemple de faux self collectif, remplissant<br />
plus ou moins solidement, le moi lacunaire de chacun des individus<br />
du groupe, devenu protubérance pathogène du moi du chef <strong>et</strong> soumis au<br />
seul <strong>et</strong> défaillant surmoi de ce dernier.<br />
Il y a quelques années, en Europe, une association privée s’était spécialisée<br />
dans l’aide aux toxicomanes héroïnomanes. Les résultats spectaculaires<br />
qu’elle affichait quant à l’abstinence avérée des patients qui lui<br />
étaient confiés, furent rapidement contrebalancés par la dérive sectaire<br />
de la structure, objectivée par des plaintes multiples puis des inspections<br />
sanitaires. En fait, les toxicomanes avaient substitué une dépendance à<br />
une autre ; ils étaient totalement pris en charge par le groupe, tout au long<br />
du processus de sevrage <strong>et</strong> du post sevrage, qui est classiquement le point<br />
faible des structures institutionnelles de soin. Ils décrochaient du produit,<br />
mais leur reconstruction psychique s’étayait sur une dépendance non<br />
surmontable au chef du mouvement. C<strong>et</strong>te dépendance pouvait aboutir à<br />
une utilisation sexuelle. Dans le modèle sectaire, quelle que soit la nature<br />
du groupe, il n’est pas impossible que le moi propre du chef se r<strong>et</strong>rouve,<br />
à l’occasion, lui aussi leurré. Le chef lui-même, non exempt de fragilité<br />
narcissique souvent, (ce qui peut expliquer sa quête insatiable de pouvoir,<br />
outre les bénéfices financiers propres à certains mouvements), se voit, lui<br />
aussi, suppléé narcissiquement par ce moi collectif expansif, flottant <strong>et</strong><br />
instrumentalisable qu’il a contribué à faire éclore <strong>et</strong> que rapidement il ne<br />
contrôle plus. L’ensemble de la collectivité, coupée de tout rétrocontrôle,
168 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
dérive vers une désincarnation concentrique qui, au fur <strong>et</strong> à mesure<br />
qu’elle s’élabore, peut s’apparenter de plus en plus à un délire. Dès lors<br />
le seul moyen pour le groupe de se limiter, de ne pas imploser, c’est de<br />
développer un syndrome persécutoire. C<strong>et</strong>te éventualité est le lot, à un<br />
moment ou à un autre, de la plupart des institutions sectaires.
Chapitre 10<br />
AUTRES ISSUES DU TRONC<br />
COMMUN BORDERLINE<br />
ISSUES PSEUDO-NÉVROTIQUES<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
On peut s’attendre à peu de cas clinique car, par définition, si des<br />
suj<strong>et</strong>s borderlines arrivent à m<strong>et</strong>tre en place un fonctionnement d’allure<br />
névrotique, ils éviteront ainsi, longtemps, l’éclosion d’une souffrance<br />
aliénante <strong>et</strong> ils sutureront ainsi, efficacement, leur fragilité narcissique.<br />
Ce n’est qu’a posteriori, s’ils craquent, que l’on pourra suspecter que leur<br />
mode de fonctionnement précédent, jusque-là bien socialisé, performant<br />
<strong>et</strong> apparemment dense, était foncièrement inauthentique <strong>et</strong> plaqué. Le<br />
cas de monsieur XY, sex addicteur clandestin (cf. supra) peut s’inscrire<br />
dans c<strong>et</strong> ensemble. On peut estimer que c<strong>et</strong> individu avait mis en place<br />
un fonctionnement existentiel pseudo-névrotique du côté de la sphère de<br />
sa vie conjugale <strong>et</strong> professionnelle, qui aurait pu perdurer, sans heurt, si<br />
l’irruption d’une bouffée délirante n’avait contribué à fragiliser l’édifice.<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 15 – Un rituel comblant<br />
M. V., 35 ans, est suivi dans un hôpital de jour, voisin de son domicile, pour<br />
des troubles obsessionnels compulsifs, graves <strong>et</strong> invalidants. Bien que de<br />
nature méticuleuse <strong>et</strong> pointilleuse sur les horaires, il arrive systématiquement<br />
en r<strong>et</strong>ard aux séances. La raison est qu’il est obligé, lorsqu’il vient à<br />
hôpital, de traverser un grand boulevard passant. D’un côté de ce boulevard,<br />
à hauteur du feu tricolore garantissant le franchissement des clous, se<br />
trouve une cabine téléphonique. Dans son rituel, V. doit faire préalablement<br />
à sa traversée, un nombre défini de tours de cabine. Si la fin de ce rite<br />
coïncide exactement avec le feu piéton au vert, il peut traverser. S’il coïncide
170 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
avec le feu piéton au rouge, il est obligé de repartir pour un certain nombre<br />
de tours. Seule la coïncidence miraculeuse d’un feu piéton au vert à la fin de<br />
ses tours auto-imposés lui perm<strong>et</strong> de franchir l’obstacle. Au r<strong>et</strong>our, ce sera<br />
la même difficulté. En conséquence, il doit chaque jour affronter la honte de<br />
son r<strong>et</strong>ard.<br />
Par ailleurs, d’autres rituels empoisonnent sa vie : rites envahissants de<br />
lavage, de franchissement des portes, arithmomanie, association obligatoire<br />
de mots...<br />
Son discours est également stéréotypé, fait de phrases proverbiales débitées<br />
d’un ton monocorde <strong>et</strong> essoufflé car il ne s’autorise pas à respirer<br />
quand il les prononce, inauthentique, <strong>et</strong> de lieux communs. Il bégaie lorsqu’il<br />
sort des sentiers battus de son discours plaqué. Il n’arrive jamais à<br />
se détendre complètement <strong>et</strong> son visage est en permanence ravagé par<br />
une souffrance anxieuse intense. Seules deux circonstances le détendent :<br />
lorsqu’il joue de la tromp<strong>et</strong>te <strong>et</strong> lorsqu’il joue aux boules. Lors de ces deux<br />
activités qu’il a commencé à pratiquer très tôt dans son enfance, il est<br />
détendu, performant, enjoué, libre, presque en hypomanie. Ces troubles<br />
obsessionnels sont si gravement invalidants que le diagnostic de psychose<br />
obsessionnelle avait été très tôt posé, dès son adolescence, justifiant un<br />
traitement neuroleptique resté inefficace. Il n’a jamais déliré ni présenté<br />
de signes positifs ou négatifs de schizophrénie. Son accrochage forcené<br />
au réel, ainsi que la dynamique anxieuse <strong>et</strong> péri-œdipienne de sa souffrance<br />
psychique, penchent pour une dimension névrotique archaïque à ses<br />
troubles, mais la composante narcissique de sa problématique s’impose. Il<br />
est soumis à un père hyperanxieux, trop bon, <strong>et</strong> qu’il ne pourra jamais égaler<br />
dans son dévouement pour lui <strong>et</strong> aussi pour sa mère, qui est une grande<br />
malade chronique. Dans le même temps, il ne peut souhaiter la disparition<br />
de ce père étouffant dont il est dépendant <strong>et</strong> qu’il ne peut satisfaire. Dans les<br />
deux activités où il est bien (boule <strong>et</strong> tromp<strong>et</strong>te), il est lui-même, sans avoir<br />
besoin de fonctionner à l’aune de son père. Le travail psychothérapique ne<br />
pouvait utiliser les mots. Il s’est agi de le renarcissiser préalablement puis<br />
de l’accompagner physiquement <strong>et</strong> psychiquement dans l’évocation de la<br />
croisée des destins père-fils : « Il faut que tu croisses <strong>et</strong> que je diminue ».<br />
Comment, pour lui, accepter le lent déclin du père sans verbaliser son désir<br />
de le voir disparaître <strong>et</strong> l’angoisse corollaire de disparaître lui-même un jour ;<br />
comment accepter de dépasser ce père si cela signifie la disparition de<br />
celui-ci <strong>et</strong> la sienne ? Ce télescopage est bien sûr très archaïque dans sa<br />
signification.<br />
Le père apporta sa solution en restant, un jour, brutalement, très diminué<br />
des suites d’un accident cardio-vasculaire impromptu (il n’avait jamais eu le<br />
temps de penser à se <strong>soigner</strong> !). Le fils put alors se trouver en position de<br />
rendre service à son père. Il se consacra à lui <strong>et</strong> à sa mère <strong>et</strong> il réussit par<br />
cela à abandonner rapidement une grande partie de son fonctionnement<br />
obsessionnel, le rituel comblant <strong>et</strong> invalidant n’ayant plus lieux d’être.<br />
Lorsqu’un fonctionnement, même s’il emprunte sa symptomatologie<br />
au champ de la névrose, s’avère trop prégnant <strong>et</strong> trop invalidant, il faut<br />
systématiquement le penser comme étant éventuellement un aménagement<br />
borderline de la personnalité. Cela perm<strong>et</strong> parfois de gagner du<br />
temps dans l’approche psychothérapique.
AUTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE 171<br />
ISSUES PSEUDO-PSYCHOTIQUES<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Tous les troubles psychotiques peuvent adm<strong>et</strong>tre une grille de lecture<br />
« narcissique ». La bouffée délirante, par son déroulement aigu <strong>et</strong><br />
son potentiel dissociant, est le prototype de l’expérience psychotique.<br />
Pourtant, dans une perspective psychodynamique, bouffée délirante ne<br />
veut pas dire psychose même si le DSM-IV brouille les pistes. Ce qui<br />
était intuitivement perçu à travers la règle de Mauz ½<br />
sur le devenir des<br />
bouffées délirantes aiguës, devenue classique, se trouve confirmé par<br />
l’abord psychopathologique.<br />
Des bouffées délirantes aiguës peuvent à tout moment émailler le<br />
parcours existentiel de suj<strong>et</strong>s borderlines. Leur survenue <strong>et</strong> surtout leur<br />
répétition peuvent induire un diagnostic erroné de structure psychotique<br />
de la personnalité. La constatation d’une cause exotoxique peut contribuer<br />
à faire errer le diagnostic à travers la notion de psychose toxique<br />
(Medjadji <strong>et</strong> al., 2001) ¾ . Si la démarche diagnostique se base simplement<br />
sur les éléments cliniques <strong>et</strong> n’explore pas la personnalité de base du<br />
suj<strong>et</strong> (ainsi que d’éventuelles circonstances déclenchantes, affectives,<br />
pouvant faire suspecter la problématique narcissique), le suj<strong>et</strong> peut se<br />
voir appréhendé comme psychotique, <strong>et</strong> traité en conséquence, ce qui est<br />
regr<strong>et</strong>table car la neuroleptisation en première intention (alors abusive)<br />
risque de masquer les capacités de réhabilitation sociale du patient <strong>et</strong><br />
d’engager celui-ci dans un apragmatisme aliénant <strong>et</strong> marginalisant.<br />
C<strong>et</strong>te confusion symptôme/structure renvoie à d’étonnants succès<br />
thérapeutiques rapportés par des équipes soignantes ignorant la notion<br />
d’état-limite de la personnalité <strong>et</strong> surétiqu<strong>et</strong>tant « psychotique » tous les<br />
troubles psychocomportementaux s’en rapprochant superficiellement.<br />
Dès lors, si les neuroleptiques n’ont pas abrasé le fonctionnement<br />
du patient, des rémissions inespérées peuvent s’envisager puisque le<br />
pronostic déficitaire biodéterminé de la psychose, abusivement posé hors<br />
référence structurale, n’existait pas en fait.<br />
De toute façon, l’abord pharmacologique de toutes les bouffées délirantes<br />
reste le même. Il comporte l’usage mesuré, à visée sédative <strong>et</strong><br />
délirolytique s’il y a lieu, de médicaments neuroleptiques ou antipsychotiques.<br />
Il se complète par la mise en place d’un cadre institutionnel<br />
contenant. Celui-ci se réalise la plupart du temps par une hospitalisation,<br />
1. Mauz détermina quatre modalités d’évolution des bouffées délirantes aiguës (BDA) :<br />
– 1/4 des cas : il s’agit d’une BDA sans lendemain ; – 1/4 des cas : il y aura une ou plusieurs<br />
BDA résolutives ; – 1/4 des cas : c<strong>et</strong> accès délirant inaugure un fonctionnement<br />
psychotique chronique ; – 1/4 des cas : c<strong>et</strong>te BDA sera résolutive mais il lui succédera,<br />
à distance, une évolution schizophrénique.<br />
2. On a décrit de tout temps des psychoses au kif dans les pays de forte consommation.<br />
Aujourd’hui, en France, la croissance exponentielle de la consommation de dérivés<br />
cannabiques, plus ou moins coupés avec d’autres produits psychotropes, contribue à<br />
l’émergence de véritables tableaux psychotiques réversibles à l’arrêt de la consommation.
172 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
au besoin, sans consentement. C’est au sortir de la crise délirante que se<br />
posera la question de la signification des troubles présentés. Le matériel<br />
restitué au cours du délire peut donner des indications précieuses sur la<br />
nature <strong>et</strong> les enjeux de la souffrance psychique sous-jacente. Mais le plus<br />
souvent, celui-ci est stéréotypé dans sa thématique (mystique, sexuelle,<br />
guerrière), ses mécanismes <strong>et</strong> son tempo d’instauration ainsi que dans<br />
son vécu (persécutoire, mégalomaniaque, sensitif, dépressif...).<br />
On devra procéder à l’exploration de la personnalité sous-jacente,<br />
au besoin, par des entr<strong>et</strong>iens semi-structurés ou non structurés, par la<br />
passation d’une batterie de tests projectifs (cf. supra). La capacité du<br />
suj<strong>et</strong> à s’inscrire dans ce processus d’évaluation sera aussi un bon indice<br />
de la réalité de la « sortie de crise ». On envisagera également l’étude<br />
des interactions de toutes sortes que c<strong>et</strong> état paroxystique a forcément<br />
nouées avec le système contextuel dans lequel évolue habituellement<br />
le patient. Par ailleurs, l’anamnèse de son parcours social <strong>et</strong> affectif,<br />
combinée à l’examen des éléments disponibles sur le fonctionnement<br />
transgénérationnel de l’entourage sont de nature, à condition d’y prêter<br />
sens, à recaler certaines bouffées délirantes dans une problématique<br />
partiellement ou complètement narcissique. En quoi le contenu du délire<br />
pouvait-il combler les failles narcissiques du suj<strong>et</strong> ?<br />
En dehors de la crise délirante, (<strong>et</strong> y compris, dans la mesure où<br />
on a pu assister à une « guérison spectaculaire » : c’est la notion de<br />
« bouffée délirante sans séquelle, sinon sans lendemain »), on pourra<br />
se trouver face à un suj<strong>et</strong> redevenu normal, c’est-à-dire cliniquement<br />
asymptomatique.<br />
C’est à ce moment que se posera la question d’une approche thérapeutique<br />
(à visée préventive de rechute certes) mais surtout à visée de<br />
changement ou de consolidation structurale : il s’agit de faire en sorte que<br />
la crise délirante aiguë soit productive, c’est-à-dire qu’elle ait transformé<br />
de manière positive le système relationnel du suj<strong>et</strong> <strong>et</strong>, pour cela, surtout<br />
sa conception de lui-même. C’est l’objectif de restauration narcissique<br />
comme transformation de l’essai « bouffée délirante aiguë ».<br />
L’écrivain japonais, Y. Mishima, représente, à notre sens, un exemple<br />
clinique de personnalité borderline <strong>et</strong> de sa tentative, à travers la création<br />
littéraire, de trouver une issue acceptable à sa situation.<br />
D’après des travaux psychopathologiques (Condamin-Pouvelle, 2001)<br />
<strong>et</strong> bibliographiques le concernant (Yourcenar, 1973) dont nous faisons<br />
une lecture orientée <strong>et</strong> forcément subjective, son enfance fut douloureuse.<br />
Elle fut confinée dans un étroit espace où régnaient le malheur<br />
<strong>et</strong> la maladie : la chambre de sa grand-mère. Il y subit précocement la<br />
séduction <strong>et</strong> la domination de c<strong>et</strong>te vieille femme, associant dès lors<br />
pour toujours dans son imaginaire, ombre, sexe, sanies <strong>et</strong> mort. Le climat<br />
familial était lourd, peu aimant. Il le coupait inéluctablement du monde<br />
réel. C<strong>et</strong> enfant, décrit comme précocement sage, était de santé délicate<br />
par ailleurs. Il fit très tôt l’expérience de la mort, qu’il craignait (il<br />
avait peur d’être empoisonné par la nourriture) <strong>et</strong> qui le fascinait à la
AUTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE 173<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
fois. Il reçut, plus tard, l’expérience troublante de la souffrance affichée,<br />
imagée, imaginée à travers la contemplation du tableau de Guido Reni<br />
représentant le martyr de Saint Sébastien. Le saint était montré immobile,<br />
extatique, percé de flèches lancées par ses frères d’armes, archers, qui<br />
l’avaient trahi <strong>et</strong> le sanctifiaient ainsi. Est-ce c<strong>et</strong>te scène primitive qui le<br />
traumatisa au sens de la détermination linéaire d’une orientation sexuelle<br />
ultérieure homophile <strong>et</strong> masochiste ? Ou bien fut-il interpellé par ce<br />
tableau, justement parce qu’il se trouvait déjà intimement engagé dans<br />
une voie existentielle <strong>et</strong> sexuelle pervertie, hors normes, isocentrée, cicatricielle<br />
de son sentiment de vide intérieur, de non-existence, de non-vie,<br />
d’incapacité à ressentir des émotions ? Ce vécu de vide qu’il partagea<br />
dans son œuvre l’a fait considérer par certains comme étant de personnalité<br />
psychotique ou même comme étant porteur d’une psychose déclarée.<br />
C<strong>et</strong>te orientation mentale érotisait la souffrance subie ou infligée, <strong>et</strong> la<br />
proj<strong>et</strong>ait préférentiellement sur le corps d’un jeune homme. Bien des<br />
enfants ont entrevu un jour des scènes telles que celle figurant sur le<br />
tableau de Reni. Jadis, ces tableaux édifiants ornaient à profusion les<br />
murs des églises. Tous ne sont pas devenus sadomasochistes pour autant.<br />
Il fallut donc à Mishima d’autres déterminants souterrains, pour bâtir le<br />
puzzle psycho-érotique particulier de sa préférence sexuelle, comblant la<br />
vacuité de sa personnalité. C<strong>et</strong>te impression d’enfance, rapportée après<br />
coup, ne constitue-t-elle pas un souvenir-écran, une rationalisation secondaire,<br />
un organisateur narratif (cf. l’identité narrative selon B. Cyrulnik),<br />
une défense ultime ?<br />
En dépit des mécanismes défensifs puissants qu’il installa dès son adolescence,<br />
Mishima échoua à juguler sa souffrance psychique. Il parvint<br />
longtemps à se maintenir à bonne distance émotionnelle de l’emprise du<br />
chaos. Il le fit en s’appuyant sur sa production littéraire impérieuse, dont<br />
l’esthétique <strong>et</strong> la qualité furent, un temps, la source de la reconnaissance<br />
des lecteurs seule capable, à ses yeux, de le contenir dans un illusoire<br />
semblant de contact avec le monde des humains. Il privilégia aussi<br />
l’érotisation de ses pensées (véritables obsessions sexuelles) <strong>et</strong> celles-ci<br />
érigèrent, longtemps, une sorte de rempart flottant entre un soi blanc<br />
incapable d’aimer <strong>et</strong> le monde cruel, périphérique, qu’il pressentait seul<br />
vivant (ou plus vivant, c’est-à-dire plus productif que lui). Ces pensées<br />
<strong>et</strong> les écrits étranges qui en dérivaient inexorablement trahissaient les<br />
aménagements pervers sadomasochistes <strong>et</strong> fétichistes sexuels (qu’il s’imposa<br />
longtemps sans en faire mystère au monde, ce qui exprime son<br />
insensibilité aux contingences sociales), ainsi que l’échec, finalement,<br />
de ces aménagements face à la montée de son « impuissance à aimer »<br />
qui trahissait son impuissance à s’aimer. Mishima avait pourtant espéré<br />
réussir à dompter par les mots les dérives de ses pensées.<br />
« La mort avait commencé dès le temps où je me suis mis en devoir<br />
d’acquérir une existence indépendante des mots. » (Mishima, 1971)
174 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
C<strong>et</strong>te dérive désincarnée car la chair ne peut rivaliser avec le fantasme,<br />
réussissait parfois à faire écran entre lui <strong>et</strong> le monde. Elle le reléguait<br />
toujours plus loin dans sa tour d’ivoire <strong>et</strong> dans un vécu d’incommunicabilité<br />
puis de persécution, dans un système personnel mystérieux, résiduel,<br />
fantasmatique puisque difficilement socialisable. Ce système apparaît<br />
rétrospectivement construit sur un mode binaire, pseudo-obsessionnel<br />
mais non pas délirant, car jamais Mishima n’en fut dupe <strong>et</strong> ne perdit<br />
contact avec le réel, <strong>et</strong> ce fut sa peine. En ce sens il n’était pas psychotique,<br />
même si l’échec patent de ses mécanismes défensifs pervers le<br />
laissa parfois flirter avec des aménagements pseudo-psychotiques. Il se<br />
ressentit longtemps comme un masque (matérialisation du faux self ?) <strong>et</strong><br />
son roman Confession d’un masque, (Mishima, 1971) a de forts relents<br />
autobiographiques. Ce monde personnel, dans lequel les mots avaient,<br />
pour lui, plus de valeur <strong>et</strong> d’épaisseur que ce qu’ils décrivaient, fut<br />
longtemps garant d’une pararéalité apaisante. Mais alors que la reconnaissance<br />
narcissique absolue en ce domaine l’aurait peut-être comblé <strong>et</strong><br />
définitivement narcissisé, c’est-à-dire sauvé, cela lui fut arbitrairement<br />
refusé. Le prix Nobel 1968 fut attribué à un autre auteur japonais,<br />
pire, à son rival direct en littérature, Kawabata. La déception fut sans<br />
doute immense, le persuadant définitivement d’être à jamais incompris,<br />
déconsidérant encore à ses yeux la valeur de l’artifice littéraire, faux self ,<br />
mot self ou self paradoxal qui l’avait pourtant soutenu <strong>et</strong> colmaté. Il se<br />
r<strong>et</strong>rouva face au vide dramatique de son inexistence.<br />
C<strong>et</strong>te longue dérive personnelle, prélude à un véritable effondrement<br />
narcissique terminal, trouva issue dans son suicide public en 1970,<br />
emblématique par lui-même de son positionnement. Mishima mit fin à<br />
ses jours par un seppuku dévoyé, perverti, puisque clairement situé hors<br />
du cadre signifiant du code d’honneur nippon, <strong>et</strong> invoquant néanmoins<br />
ce code d’honneur. Ce passage à l’acte, allant jusqu’au bout de la<br />
logique qu’il voulait dénoncer, incarne le fonctionnement masochiste,<br />
prométhéen.<br />
D’autres passages à l’acte dramatiques se voient qualifiés de psychotiques.<br />
Ils le sont, faute d’élément explicatif, mais ils peuvent trouver un<br />
éclairage par la prise en compte de la carence narcissique de leur auteur <strong>et</strong><br />
de la vertu narcissisante du geste fou. Il s’agit de ces actes gratuits commis<br />
par des adolescents sans antécédent patent psychotique ou dépressif<br />
atypique. La plupart du temps, c’est le cas de la crise d’Amok que nous<br />
avons décrit précédemment ; la mort par suicide clôt inexorablement<br />
l’épisode <strong>et</strong> il est arbitraire de mener à bien une « autopsie psychologique<br />
rétrospective ». Les observateurs, toujours périphériques, se perdent en<br />
conjectures. Du coup, un processus psychotique est là, rituellement,<br />
évoqué comme un commode paravent à l’incompréhension. Dans les<br />
cas de psychose débutante, tout peut se voir, même cela donc, <strong>et</strong> tout<br />
le monde est rassuré ; c’était inévitable. La société <strong>et</strong> la famille sont<br />
préservées de remises en questions douloureuses.
AUTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE 175<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Le cas récent d’un adolescent de 17 ans ayant assassiné selon un rituel<br />
inspiré du film Scream ½<br />
est éclairant, car l’adolescent a survécu à son<br />
geste homicide <strong>et</strong> il a pu délivrer aux experts psychiatres quelques ouvertures<br />
sur son fonctionnement intrapsychique. C<strong>et</strong> adolescent, considéré<br />
comme sans histoire jusqu’à son action meurtrière, s’est progressivement<br />
abîmé dans un déséquilibre existentiel dépassant, certes, la simple organisation<br />
borderline physiologique de l’adolescence, mais n’atteignant<br />
pas la dissociation psychotique attendue. Aucun thème délirant n’était<br />
mis en jeu dans son acte. Dans le drame, tout se passa comme si le<br />
fantasme identificatoire morbide aux personnages cultes du film agissait,<br />
chez lui, comme un faux self comblant une lacune moïque, exacerbée par<br />
la situation déstabilisante d’échec scolaire dans laquelle il était immergé,<br />
la croyant sans issue. Il s’était peu à peu r<strong>et</strong>iré d’une réalité décevante,<br />
reniée, au profit d’une néoréalité induite par sa propre contre-culture<br />
<strong>et</strong> non par un délire dissociatif. Après son passage à l’acte, revenu à<br />
la réalité, il apparaissait, selon les témoignages, comme étranger à son<br />
acte <strong>et</strong> à côté de la réalité. Ceci a fait parler de psychose mais peut<br />
être également conçu comme un indice de clivage. Il était à côté de<br />
lui-même, étranger à lui-même, aliéné au sens étymologique mais pas<br />
psychotique. Simplement, il n’avait plus de moi dense à offrir dans le jeu<br />
naturel de l’inconscient moi/ça/surmoi. En ce sens, son geste homicide<br />
ne pouvait être intégré dans un délire, même focalisé, car tout délire,<br />
même en secteur, participe de l’ensemble de l’économie psychique de<br />
son porteur ¾ . Il n’appartenait pas plus à sa personnalité ordinaire. Il est<br />
resté clivable de son identité ordinaire d’adolescent en situation de faillite<br />
narcissique, en difficulté sociale <strong>et</strong> en désespérance. Ces troubles sont<br />
restés infracliniques jusqu’à l’explosion comportementale finale.<br />
Ceci pose, évidemment, un problème de responsabilisation. À notre<br />
sens, seul la responsabilisation de ce suj<strong>et</strong> <strong>et</strong> sa pénalisation-sanction<br />
(dans un lieu ou évidemment il pourrait recevoir des soins psychoéducatifs,<br />
si besoin) seraient en mesure de l’aider à intégrer solidement<br />
son acte à sa vie, condition sine qua non à la prise de conscience<br />
ultérieure pouvant l’ancrer dans la réalité <strong>et</strong> lui perm<strong>et</strong>tre, plus tard, de<br />
passer à autre chose.<br />
ISSUES PSYCHOSOMATIQUES<br />
L’issue psychosomatique est une éventualité fréquente dans le parcours<br />
des suj<strong>et</strong>s borderline, ce qui a fait rattacher ces maladies à la<br />
constellation des aménagements économiques du tronc commun des<br />
1. Scream, film de W. Craven, États-Unis, 1997.<br />
2. Les délires paraphréniques sont peut-être une exception dans la mesure où ils<br />
n’infiltrent pas la globalité de l’être-au-monde du délirant. Mais les paraphrénies,<br />
d’ailleurs exceptionnelles aujourd’hui, n’étaient-elles pas des aménagements pseudo<br />
psychotiques des états-limites ?
176 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
états-limites. Il s’agit d’un vaste domaine <strong>et</strong> il n’est pas possible, ici,<br />
d’espérer être exhaustif. S. Freud avait déjà perçu, en son temps, qu’il y<br />
avait quelque chose de mystérieux dans le saut du psychique à l’organique.<br />
J. Cain (1971) avait postulé :<br />
« Le symptôme psychosomatique a un sens qui s’articule avec l’histoire<br />
affective du suj<strong>et</strong>. »<br />
Certaines affections adm<strong>et</strong>tent un balancement clinique psychosomatique,<br />
dans la mesure où la décompensation psychique peut m<strong>et</strong>tre<br />
un terme à une période critique somatique, notamment en matière de<br />
recto-colite hémorragique ou d’allergie (<strong>et</strong> réciproquement). La survenue<br />
d’une affection somatique peut interrompre une phase processuelle<br />
psychiatrique. C’est la notion ancienne d’abcès de fixation qui perm<strong>et</strong>tait,<br />
lorsque la thérapeutique médicamenteuse s’avérait impuissante, d’envisager<br />
de provoquer volontairement, chez les grands délirants, une affection<br />
aiguë susceptible de polariser l’attention du patient <strong>et</strong> de le détourner<br />
provisoirement de son délire.<br />
Cependant, la maladie mentale ne protège pas de la maladie organique<br />
<strong>et</strong> on peut avoir un cancer <strong>et</strong> une schizophrénie. On sait aussi, maintenant,<br />
que la plupart des maladies neurologiques dégénératives adm<strong>et</strong>tent, à un<br />
moment ou à un autre, une symptomatologie psychiatrique qui n’est pas<br />
accidentelle ou réactionnelle, mais consubstantielle à l’affection.<br />
La potentialité dépressive dans la maladie de Parkinson, ou la sclérose<br />
en plaque, l’émergence psychotique dans la chorée de Huntington sont<br />
maintenant bien établis, mais ces correspondances tendent à déspécifier<br />
la place des affections psychosomatiques dans la constellation borderline.<br />
Sclérose en plaque ou chorée sont des affections neurologiques<br />
indiscutables <strong>et</strong> leur symptomatologie psychiatrique rend compte de<br />
l’intrication fonctionnelle étrange entre une lésion anatomique limitée<br />
<strong>et</strong> stéréotypée (plaques de démyélinisation dans la sclérose en plaque)<br />
<strong>et</strong> une symptomatologie clinique complexe <strong>et</strong> productive en émotions,<br />
perceptions <strong>et</strong> idéations pathologiques allant de la dépression à l’hallucination.<br />
En ce sens, ces affections sont borderlines mais dans une autre<br />
acceptation du terme.<br />
On a cependant rapporté, depuis le XIX <br />
siècle, le rôle des facteurs<br />
émotifs dans des affections aussi diverses que l’asthme, l’ulcère gastroduodénal<br />
<strong>et</strong> l’eczéma, qui sont des modèles traditionnels du psychosomatique<br />
situés dans des sphères diverses (appareil respiratoire <strong>et</strong> digestif,<br />
dermatologie), <strong>et</strong> l’allergie (notion de terrain atopique). Cependant,<br />
l’évolution croissante des connaissances sur la physiopathologie fine de<br />
ces maladies tend à diminuer progressivement la part de composante psychique<br />
dans leur genèse. Comme ce qui a été fait concernant les schizophrénies,<br />
il faut peut être dans un premier temps inverser les propositions<br />
causales : ce n’est peut-être pas parce que la mère d’un enfant allergique<br />
« rej<strong>et</strong>te son enfant <strong>et</strong> le surcouve par compensation » (Cain, op. cit.,
AUTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE 177<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
p. 110) que l’enfant sera couvert d’une dermite ; mais peut-être parce<br />
que son nouveau-né est porteur d’une dermite spectaculaire, suintante <strong>et</strong><br />
repoussante par son aspect, avec tout ce que cela peut entraîner pour le<br />
narcissisme de sa mère, que la mère sera préférentiellement rej<strong>et</strong>ante <strong>et</strong><br />
couvante, c’est-à-dire hostile <strong>et</strong> inquiète.<br />
Dans un second temps, on pourrait relativiser l’impact relationnel<br />
sur l’étiologie intime de l’affection mais adm<strong>et</strong>tre, qu’en situation de<br />
stress existentiel ou d’affaiblissement général, réapparaissent, de façon<br />
non spécifique, des troubles dermatologiques auxquels l’enfant serait<br />
prédisposé, d’une manière ou d’une autre. Comme peuvent réapparaître<br />
des comportements dits régressifs chez quiconque, en cas de problème.<br />
De plus, l’impact des éléments liés à sa propre psychogenèse sera<br />
naturellement minime chez un nouveau-né, à moins de le considérer<br />
comme déjà porteur d’éléments lui ayant été transmis par ses parents.<br />
Mais autant il apparaît licite d’appréhender les troubles psychocomportementaux<br />
<strong>et</strong> les remaniements psychiques du post-partum, chez la mère,<br />
dans une perspective transgénérationnelle (cf. supra), autant la métaphore<br />
psychosomatique, si elle en est une, apparaît moins lisible <strong>et</strong>, en tout cas,<br />
moins directement liée aux aléas du narcissisme.<br />
La découverte de l’implication du bacille de Koch dans l’étiologie<br />
infectieuse de la tuberculose a sonné le glas des « maladies de langueur »<br />
comme la connaissance, de plus en plus fine, de l’oncogenèse (y compris<br />
intramoléculaire) rend aux cancers un statut toujours plus médicalisé<br />
alors que, nous l’avons vu, l’approche psychodynamique des individus<br />
atteints d’un cancer est riche, dans la mesure où une affection d’un tel<br />
pronostic entraîne des remaniements psychiques profonds, au niveau du<br />
narcissisme.<br />
La clinique évolue <strong>et</strong> s’il n’est plus nécessaire d’utiliser la grille de<br />
lecture psychosomatique pour décrypter la tuberculose aujourd’hui, on<br />
constate l’émergence de nouvelles maladies psychosomatiques. Il n’est<br />
pas utile, à notre sens, de lister toutes les maladies psychosomatiques<br />
mais la fibromyalgie est une bonne candidate à devenir la maladie psychosomatique<br />
emblématique. On y r<strong>et</strong>rouve le balancement entre une<br />
symptomatologie mal objectivable d’allure physique (les algies), rebelle,<br />
sans substratum actuellement défini, <strong>et</strong> une symptomatologie psychique<br />
susceptible d’ouvrir sur des états dépressifs sévères, proches de l’anaclitisme<br />
parfois.<br />
Les fibromyalgiques consultent un psychiatre pour une symptomatologie<br />
dépressive ou lui sont adressés pour cela par leur généraliste, voire<br />
leur rhumatologue. La maladie se caractérise par différents items :<br />
– Le caractère erratique <strong>et</strong> mal systématisé des douleurs ; ceci évoque<br />
ce qui se r<strong>et</strong>rouve dans les maladies fonctionnelles <strong>et</strong> l’hystérie.<br />
– Le caractère essentiellement féminin du trouble (75 à 80 % des cas),<br />
comparable à la prévalence féminine de l’hystérie <strong>et</strong> de la dépression.
178 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
– L’intrication habituelle des douleurs avec la dépression ou un balancement<br />
dépression/algies.<br />
– La résistance des algies <strong>et</strong>/ou du syndrome dépressif aux traitements<br />
qui sont habituellement efficaces contre la douleur <strong>et</strong>/ou contre la dépression.<br />
Le diagnostic (Capdevielle, Boulenger, 2003) est donc avancé devant<br />
un syndrome complexe associant des algies chroniques, diffuses, de<br />
topographie musculo-squel<strong>et</strong>tique à une douleur à la palpation en des<br />
points sélectifs.<br />
Les douleurs musculo-squel<strong>et</strong>tales sont authentiques mais elles restent<br />
corrélées avec l’évolution vitale des patientes, c’est-à-dire avec l’ensemble<br />
des composantes biologiques, sociologiques <strong>et</strong> personnelles qui<br />
fondent le déroulement de leur existence.<br />
Le contexte psychique comprend des troubles du sommeil, une fatigabilité<br />
musculaire matinale aggravée par la réduction de l’activité liée<br />
à l’asthénie, de l’anxiété <strong>et</strong> de l’anxio-dépression. Des troubles cognitifs<br />
affectant mémoire à court terme <strong>et</strong> concentration sont également<br />
r<strong>et</strong>rouvés. Il est difficile de différentier ce qui pourrait évoquer un état<br />
dépressif (<strong>et</strong> les eff<strong>et</strong>s secondaires associés des médicaments prescrits<br />
dans la dépression) <strong>et</strong> ce qui pourrait être spécifique d’une affection<br />
autonome. Des troubles digestifs <strong>et</strong> vasomoteurs sont également décrits,<br />
ce qui contribue à l’ancrer du côté du somatique chez les patients <strong>et</strong> les<br />
médecins.<br />
En ce sens, la patiente fibromyalgique type est appelée à « tester l’impuissance<br />
» de nombreux médecins, ce qui évoque le parcours classique<br />
des suj<strong>et</strong>s atteints du syndrome de Münchausen, qui sont très souvent des<br />
femmes, nous l’avons vu.<br />
– La composante narcissique : il peut y avoir une instauration progressive<br />
de fibromyalgies dans les suites d’événements traumatiques physiques<br />
ou psychiques. Les délais de latence sont les mêmes que ceux qui<br />
séparent le traumatisme des premiers signes cliniques psychiques dans<br />
les syndromes post-traumatiques. Il n’y a pas de proportionnalité entre<br />
l’intensité du traumatisme <strong>et</strong> l’intensité du syndrome fibromyalgique.<br />
Il y a, par conséquent, une corrélation avérée entre syndrome posttraumatique<br />
<strong>et</strong> fibromyalgie, mais le traumatisme narcissique, que peut<br />
constituer un état algique chronique incontrôlable peut, par lui-même,<br />
constituer un traumatisme désorganisateur tardif effectif ce qui est, nous<br />
l’avons vu, susceptible de verrouiller dans le sens post-traumatique une<br />
existence pré-fragilisée.<br />
Par tous ces caractères, la fibromyalgie est intermédiaire entre un<br />
tableau d’essence psychiatrique, dont le côté algique pourrait n’être<br />
qu’un mode d’expression privilégié <strong>et</strong> une constellation somatique, dont<br />
l’aspect dépressif pourrait être appréhendé comme simplement réactionnel.<br />
En cela, c’est une affection transversale, comme le sont toutes les<br />
maladies psychosomatiques.
AUTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE 179<br />
Par ailleurs, aujourd’hui, une molécule à eff<strong>et</strong> antidépresseur par inhibition<br />
sélective de la recapture de la sérotonine <strong>et</strong> de la noradrénaline (le<br />
Minalcipran), trouve une indication nouvelle dans la fibromyalgie. Jadis,<br />
on avait découvert à la Carbamazépine (un normothymique) une efficacité<br />
réelle contre les algies rebelles. Tout cela montre qu’algies, aiguës<br />
ou rebelles, <strong>et</strong> psychisme peuvent trouver des voies pharmacologiques<br />
d’apaisement communes.<br />
Comorbidité ou intermorbidité, la fibromyalgie, quelle que soit l’évolution<br />
du concept, aura eu le mérite, puisqu’elle a été considérée comme<br />
une affection transversale, de renouer avec la dimension psychosomatique<br />
à une époque où, au contraire, la tendance est à organiciser les<br />
affections psychiatriques.<br />
Si la nosographie des maladies psychosomatiques est évolutive, on ne<br />
peut donc que constater la prévalence de l’issue psychosomatique, quelle<br />
que soit la forme de celle-ci, chez les suj<strong>et</strong>s borderlines ainsi qu’une<br />
corrélation de ces troubles avec un type de caractère particulier (Marty,<br />
1958) qui renvoie à ce qui se rencontre chez des suj<strong>et</strong>s porteurs d’une<br />
psychogenèse évocatrice d’une structuration état-limite de la personnalité.<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
ANOREXIE-BOULIMIE<br />
L’anorexie, qui fut longtemps intégrée parmi les maladies psychosomatiques,<br />
<strong>et</strong> la boulimie sont peut-être des exceptions dans les organisations<br />
limites de la personnalité. Indépendamment de la relation particulière<br />
entre psyché <strong>et</strong> soma présidant à la clinique, du point de vue psychopathologique,<br />
c’est ici, en niant les besoins de son propre corps que<br />
la patiente le manipule <strong>et</strong> l’objectalise. Elle agit ainsi dans la perspective<br />
inconsciente d’en ressentir, dépasser ou nier les limites physiologiques,<br />
c’est-à-dire, rester dans le registre de l’idée. Elle surinvestit, par la même<br />
occasion, un psychisme orienté vers la maîtrise, ainsi qu’un intellect<br />
sans limite, à force d’être désincarné, éthéré. Ces patientes contiennent<br />
ainsi leur gigantesque angoisse existentielle. Celle-ci déborde la plupart<br />
des autres investissements potentiels mobilisateurs, ce qui freine leur<br />
inscription dans la réalité corporelle. L’image même de leur corps est<br />
sous l’empire de leur imaginaire. Leur maigreur effrayante, évidente,<br />
perceptible par tout un chacun au premier regard, ne les émeut pas. Ce<br />
n’est pas elle que l’anorexique aperçoit dans le miroir car elle se réfère<br />
à une image interne, aformée plus que déformée, intellectualisée par<br />
l’introjection <strong>et</strong> ajustée à un idéal du moi afin de pouvoir, a contrario,<br />
définir son idéal désincarné. Tout se passe comme si elle avait avalé son<br />
corps (son moi !) une seule fois pour toutes <strong>et</strong> se trouvait définitivement<br />
nourrie par c<strong>et</strong>te expérience.<br />
C<strong>et</strong>te clinique de la déchéance <strong>et</strong> de la toute puissance se télescope,<br />
parfois, avec d’autres aménagements borderlines, psychopathiques<br />
ou pervers, destins du négatif, qui, eux aussi, manipulent <strong>et</strong>
180 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
objectalisent autrui dans la même perspective d’expérimenter un<br />
vrai-semblant ½ d’existence. La différence est que l’anorexique se<br />
manipule elle-même (pour manipuler le monde qu’elle résume, bien sûr),<br />
elle est son propre instrument d’action, ce qui rejoint les « syndromes<br />
féminins » que nous avions individualisés ¾ . Bien sûr, les anorexiques<br />
sont essentiellement des femmes, ce qui rapproche encore les tableaux.<br />
Nous aurions pu rattacher l’anorexie à ces syndromes si ce n’est que<br />
la dynamique psychopathologique sous-jacente de l’anorexie, bien que<br />
l’ensemble de ces syndromes renvoie à la constellation borderline <strong>et</strong> à<br />
ses déterminants (traumatismes désorganisateurs), n’est pas en rapport<br />
avec la mise en impuissance de l’Homme.<br />
Par ces éléments de son économie psychique, l’anorexie/boulimie<br />
peut être lue comme une pathologie comportementale à dimension narcissique,<br />
une perversion d’obj<strong>et</strong> autocentrée : l’obj<strong>et</strong> fétiche s’impose<br />
comme étant le corps lui-même (voire le souffle vital lui-même), inconsistant<br />
autrement que dans l’intellectualisation (ou la spiritualité, cf. les<br />
grandes mystiques anorexiques), autoérotisé jusqu’à la mort qui survient<br />
parfois, malgré tous les soins.<br />
On y r<strong>et</strong>rouve la problématique prométhéenne du souffle vital, de ce<br />
fluide essentiel dérobé jadis par la ruse aux dieux, confisqué par ce fils<br />
des titans (eux-mêmes vaincus par les dieux de l’Olympe) volontairement<br />
voué au sacrifice, <strong>et</strong> ceci au profit des humains. Ce souffle vital participe<br />
de c<strong>et</strong>te énergie primordiale mythique, ante-humaine, car capable de faire<br />
la part entre l’inanimé (le mortifié, la boue <strong>et</strong> la poussière minérale) <strong>et</strong><br />
l’animé : le vivant tout d’abord, puis le sexué qui n’est à c<strong>et</strong>te échelle<br />
qu’une fioriture, <strong>et</strong> l’enfin l’humain ; c’est-à-dire ce qui est, selon le<br />
modèle culturel admis, doté d’âme, d’esprit, de spiritualité certes, mais<br />
aussi d’intellect. L’anorexique ignore toutes les étapes de c<strong>et</strong>te phylogenèse<br />
mythique <strong>et</strong> joue avec délectation (se joue de) avec son corps pour<br />
le maîtriser ou le mortifier. L’anorexie est ainsi un état d’âme autophage ;<br />
les vomissements <strong>et</strong> autres manœuvres expulsantes, barbares, traduisent<br />
paradoxalement le trop plein permanent qui en résulte. L’anorexique<br />
nourrit son esprit de son abstinence-inappétence.<br />
L’anorexique/boulimique est c<strong>et</strong>te femme accordéon, qui grossit/qui<br />
maigrit, qui joue malignement avec le volume <strong>et</strong> la densité de son corps,<br />
trouve jouissance à orchestrer une « vraie-semblance » à sa vacuité. Bien<br />
que sachant que le pronostic vital de l’affection est réservé, elle accepte<br />
d’être la première victime du jeu puisque c’est le seul qu’elle connaît.<br />
Dans ce contexte, il est logique de constater, à côté des anorexiques<br />
« classiques » qui consciemment restreignent drastiquement leurs<br />
apports caloriques <strong>et</strong> s’auto-affament, qu’existent des anorexiques qui<br />
dévorent littéralement <strong>et</strong> multiplient ensuite les modalités dissimulées<br />
1. L’anorexie s’opposerait ainsi au faux-semblant de l’hystérie.<br />
2. Syndromes de Münchausen, de Lasthénie de Ferjol.
AUTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE 181<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
d’évacuation des nutriments ingérés avant que ceux-ci puissent être<br />
assimilés <strong>et</strong> utilisés par leur organisme. Dans ce but, tous les moyens<br />
sont bons : vomissements provoqués, usage itératif de laxatif, efforts<br />
physiques disproportionnés, combinaison de tout cela ½ . Ceci montre<br />
l’intrication clinique anorexie/boulimie. La compulsion à dévorer<br />
est tout autant incontrôlable (même si elle se voit plus facilement<br />
secondairement culpabilisée <strong>et</strong> verbalisée) que la compulsion à<br />
restreindre son alimentation. Il y a donc une automanipulation du corps<br />
(<strong>et</strong> des apports) conjuguée à une manipulation manifeste de l’entourage,<br />
puisque les anorexiques vont généralement se cacher pour vomir <strong>et</strong> les<br />
boulimiques mangent à la dérobée.<br />
Le narcissisme est en jeu puisqu’il s’agit, à chaque fois, de m<strong>et</strong>tre<br />
en conformité un morphidéal saturé de connotations culturelles (par<br />
exemple, la pression de la mode sur le désir des adolescentes d’être<br />
« minces ») <strong>et</strong> partie prenant d’une identité acceptable <strong>et</strong> un vécu de<br />
surremplissage.<br />
Dans la boulimie isolée, en dehors des cas où existent des causes<br />
physiopathologiques au surpoids, la question de l’authenticité <strong>et</strong> de la<br />
cohérence biopsychologique du personnage aux prises avec c<strong>et</strong>te problématique<br />
se pose : chez les boulimiques <strong>et</strong> chez la plupart des individus<br />
en surcharge pondérale, il est fréquent de voir se déclencher un état<br />
dépressif dès lors qu’un certain nombre de kilos ont été abandonnés ¾ .Les<br />
femmes en ont conscience puisque certaines adm<strong>et</strong>tent, en général, avoir<br />
un poids de forme supérieur à celui prôné par les canons de la mode.<br />
Le yo-yo des femmes accordéons illustre c<strong>et</strong>te démarche sur la ligne<br />
de crêtes, c<strong>et</strong>te recherche des limites, capable de cerner <strong>et</strong> contenir leur<br />
personnage-personnalité, comme une silhou<strong>et</strong>te résumerait un individu.<br />
Pour l’anorexique, le but serait de rendre son corps conforme à un<br />
fantasme archaïque, impartageable (notion de psychose focale), <strong>et</strong> de<br />
nier, ici, la réalité objective des besoins naturels les plus élémentaires tels<br />
qu’ils sont rabâchés par l’entourage (besoins caloriques, vitaminiques) <strong>et</strong><br />
tels qu’ils sont renvoyés par le miroir : le miroir lui-même ne lui dit pas<br />
la vérité, nous l’avons montré, puisque l’image mentale de son corps est<br />
altérée <strong>et</strong> c’est elle seule que perçoit l’anorexique. Le miroir ne renvoie<br />
qu’une image qui n’est pas la réalité de l’anorexique. Nous savons tous,<br />
1. Ce comportement évacuateur, conscient mais à déterminisme inconscient, est à<br />
rapprocher de la mauvaise foi de l’alcoolique capable de vous jurer, droit dans les yeux,<br />
qu’il n’a pas bu alors que son haleine empeste, <strong>et</strong> du déni du toxicomane capable de<br />
justifier le fait qu’il est surpris, une seringue <strong>et</strong> une cuiller à la main, par n’importe<br />
quel prétexte. Il y a analogie de mécanismes défensifs <strong>et</strong> manipulateurs auto-leurrants.<br />
Ces mécanismes ne peuvent être compris que si on adm<strong>et</strong> que l’idée supplante alors la<br />
réalité.<br />
2. Une mise en perspective issue de la gestalt peut illustrer ce phénomène de recherche<br />
de cohérence entre le fond (le contexte socio-affectif), la forme (le volume) <strong>et</strong> la densité<br />
intérieure du personnage, chacun des éléments se nourrissant des autres.
182 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
intuitivement, que l’image n’est pas la réalité comme la carte n’est pas<br />
le territoire <strong>et</strong> l’anorexique prend c<strong>et</strong>te expression au pied de la l<strong>et</strong>tre.<br />
L’anorexique est fidèle à ses seuls sens interoceptifs qui lui disent, jour<br />
après jour, qu’elle est dense, active <strong>et</strong> intelligente, lavée des souillures<br />
que constituent les aliments (ce qui dément les propos alarmistes de son<br />
entourage), <strong>et</strong> que la sensation résiduelle de faim qu’elle perçoit n’est pas<br />
de son monde.<br />
Les cliniciens savent, en eff<strong>et</strong>, que les jeunes filles anorexiques sont<br />
souvent intelligentes, hyperactives <strong>et</strong> performantes, qu’elles cachent<br />
longtemps leur cachexie sous d’amples tee-shirts <strong>et</strong> qu’il ne sert à rien<br />
de les confronter à la réalité de leur corps décharné ½ .<br />
Pour donner une autre lecture du phénomène, on peut se figurer un<br />
faux self condensé à l’extrême, si dense qu’il ne peut être entouré que de<br />
vide (trou noir ?). À part le faux self, il n’y a rien, <strong>et</strong> la mort est au bout du<br />
parcours. Pour continuer dans c<strong>et</strong>te métaphore, seule une greffe de self<br />
ou la mise en place d’un self auxiliaire ¾ (animal de compagnie ou adulte<br />
fortement investi en miroir) pourrait relancer <strong>et</strong> vitaliser la machine.<br />
Ceci explique que, cliniquement, on constate que ces patientes fonctionnent<br />
sur un tout ou rien affectivo-émotionnel <strong>et</strong> qu’elles peuvent<br />
(doivent) passer d’un support narcissique à l’autre, en étant à chaque fois<br />
obligées de brûler leurs vaisseaux pour continuer à avancer. Une prise en<br />
charge multipolaire serait idéale dans ce cas, mais elle se heurte à des<br />
manipulations incessantes de la part de l’anorexique. Ces manipulations<br />
sont destinées à fragiliser le dipôle. Serait-ce parce que ce dernier évoque<br />
le couple parental qui se r<strong>et</strong>rouve souvent engagé dans une lutte (qui<br />
s’apparente à une course contre la montre) pour sauver son enfant ? C<strong>et</strong>te<br />
vectorisation parentale servant de paravent à d’autres insuffisances du<br />
fonctionnement conjugalo-parental.<br />
Parfois, au mieux, passant de self auxiliaire en self auxiliaire, le temps<br />
travaille pour elle <strong>et</strong> il (re)naît un moi authentique, néanmoins inspiré de<br />
ces divers modèles périphériques.<br />
Pour une anorexique, s’il s’agit de privilégier l’intellect <strong>et</strong> sans doute<br />
ainsi de rivaliser avec des dieux (ou des démons) archaïques ayant, de<br />
plus, à voir avec la dynamique familiale sur plusieurs générations, quel<br />
surmoi cruel ou méta entité dévorante brave-t-elle au péril de sa vie ?<br />
À propos de l’anorexie on a pu parler de toxicomanie au vide, au rien,<br />
ce qui la situe aussi comme ayant des connexions avec la constellation<br />
addictive. La faim, comme sensation, a naturellement à voir avec le<br />
1. La pathologie rejoint encore le mythe. Selon la légende, Prométhée (encore lui !),<br />
aurait trompé les dieux en leur présentant deux m<strong>et</strong>s. L’un était de belle apparence <strong>et</strong> ne<br />
contenait que la peau <strong>et</strong> les os de l’animal, les dieux le choisirent. La chair fut octroyée<br />
aux humains.<br />
2. Un animal domestique, fortement investi, peut se voir considéré comme un élément<br />
vital des plus intenses <strong>et</strong> des plus importants par une personne fragilisée, constituer pour<br />
elle un autre soi-même à travers lequel elle semblera vivre.
AUTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE 183<br />
manque ; elle est l’expression physiologique du manque primordial mais<br />
nous savons tous qu’elle peut, dans une certaine mesure, être liée au<br />
plaisir : c’est l’appétit qui donne envie, puis plaisir à manger. De la même<br />
façon que nous avions postulé que pour le toxicomane, au fond ce qui le<br />
structurait, c’était le manque, c’est la faim qui fait que les anorexiques se<br />
ressentent exister, car c’est la seule sensation (sinon sentiment) qui relève<br />
encore, un peu, du monde des autres.<br />
D’autres grilles de lecture non contradictoires de la conduite ont pu<br />
être proposées. Elles ont aussi à voir avec le narcissisme.<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
L’anorexie comme refus de la féminité<br />
Il est vrai que parmi les signes cardinaux on r<strong>et</strong>rouve l’aménorrhée <strong>et</strong><br />
la maigreur extrême qui renvoie de l’anorexique, comme refl<strong>et</strong>, l’exact<br />
opposé d’une image féminine. C<strong>et</strong>te dimension est parfois r<strong>et</strong>enue, dans<br />
la mesure où certaines conduites anorexiques « parlent pour » une problématique<br />
incestueuse, réelle ou fantasmée. Dans un registre analogue,<br />
on a évoqué un refus agi d’identification à la mère (ou à une sœur) dans<br />
un contexte conflictuel péri-œdipien. La problématique sexuelle doit être<br />
mobilisée dans l’approche thérapeutique. Et ceci d’autant plus dans la<br />
mesure où, nous l’avons vu, l’anorexie peut être un moyen de refuser le<br />
modèle identificatoire maternel. L’anorexique, de par sa maigreur <strong>et</strong> son<br />
aménorrhée, n’a ni les formes ni la potentialité reproductrice de l’image<br />
maternelle. En outre, amaigrie <strong>et</strong> minérale, désincarnée, dépouillée de<br />
ses attributs féminins, elle ne peut pas être considérée comme un obj<strong>et</strong> de<br />
convoitise ou comme une cible sexuelle en cas d’atmosphère incestuelle<br />
dans la famille.<br />
La maigreur <strong>et</strong> l’absence d’épaisseur induite incarneraient un trouble<br />
profond de l’identité, l’individu n’est plus qu’une silhou<strong>et</strong>te, un pur<br />
esprit, un « nuage en pantalon » ½ . Ceci renvoie encore au « trouble de<br />
l’identification du trouble » dans la difficulté, pour une anorexique, à percevoir<br />
la réalité objective de son image dans le miroir : même décharnées,<br />
les anorexiques se trouvent encore trop grosses, le miroir leur ment, nous<br />
l’avons vu.<br />
En outre, le désinvestissement charnel s’inscrirait dans une stratégie<br />
psychorelationnelle destinée à perm<strong>et</strong>tre à l’anorexique d’évoluer « sur<br />
un autre terrain », en laissant toute la place à l’Autre. C’est l’image<br />
du fœtus papyrus, ce double aplati <strong>et</strong> bidimensionnel, créé lors d’une<br />
grossesse gémellaire, au cours de laquelle l’un des jumeaux meurt dans<br />
des conditions aseptiques <strong>et</strong> se trouve repoussé <strong>et</strong> parcheminé par la<br />
croissance compressive du survivant.<br />
1. V. Maïakovski, Nuage en pantalon, L’Isle-Adam, Saint Mont, 2001.
184 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
L’anorexie comme psychose focale<br />
Aussi étrangère au sens commun que le transsexualisme par son aspect<br />
antinaturel, l’anorexie suscite l’incompréhension. Sa résistance opiniâtre<br />
aux tentatives d’approche psychothérapique l’a fait envisager comme une<br />
psychose focale, au même titre que le transsexualisme. Le sexe-autre<br />
étant le « maigre » comme le « jeune » (en tant que troisième sexe)<br />
l’était dans la pédophilie, l’anorexique s’érige-t-elle en un quatrième<br />
sexe, narcissique, dont elle jouirait en le maltraitant ? Ce sexe aurait<br />
signification du décharné-désincarné <strong>et</strong> du minéral ½ ,del’éthéré<strong>et</strong>du<br />
spirituel, ce qui abonde dans le sens de la problématique prométhéenne<br />
ci-dessus évoquée.<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 16 – Un personnage de Chagall<br />
A., une de nos patientes anorexiques, intelligente, bonne dessinatrice réaliste,<br />
me montrait parfois ses dessins. Elle ne dessinait que des visages de<br />
femmes ou bien des hommes enchaînés, musculeux c<strong>et</strong>te fois, identifiés<br />
comme elle. Il n’y avait aucune charge érotique dans ces représentations<br />
<strong>et</strong> elle se montrait dans l’incapacité de repérer la différence des sexes.<br />
Lorsque je lui demandais, un jour, de me faire son autoportrait, elle ne<br />
put produire qu’une tête munie d’un morceau de cou (comme décapitée).<br />
Lorsqu’elle dessinait des personnages, ceux-ci étaient souvent incompl<strong>et</strong>s<br />
<strong>et</strong> ce qui manquait, étaient les pieds. Ses personnages étaient flottants, un<br />
peu à la manière des personnages de Chagall.<br />
Dans l’anorexie, le risque vital est toujours présent <strong>et</strong> il impose une<br />
ultime limite à la dérive psychophysiologique.<br />
En dehors du symptôme anorexique prédominant, la personnalité de<br />
base est souvent de type anal. Y cohabitent des éléments obsessionnels<br />
qui contribuent aussi à l’obtention des bons résultats scolaires, qui<br />
masquent longtemps le problème à l’entourage, une psychorigidité <strong>et</strong><br />
une persévérance. La fantasmatisation est pauvre, peu sexualisée <strong>et</strong> lorsqu’elle<br />
l’est, elle est souvent à composante homosexuelle (narcissique)<br />
ou masochiste.<br />
Puisque la boulimie est consubstantielle à l’anorexie, toute anorexique<br />
est également une boulimique potentielle (contre-modèle fort) qui se<br />
trouve dépassée par ses stratégies compulsives de maîtrise du problème<br />
(vomissements systématiques après le repas, restriction calorique<br />
drastique). La dimension du remplissage compulsif <strong>et</strong> de la culpabilité<br />
induite, rapproche encore le bipôle anorexie-boulimie des conduites<br />
addictives comme demontre la chocolatomanie, boulimie sélective,<br />
intéressante par ses répercussions sociales autant que par les vertus<br />
sérotoninergiques, donc psychotropes du produit.<br />
1. Réduit à l’état de squel<strong>et</strong>te, il est difficile de différentier le mâle de la femelle !
AUTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE 185<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 17 – Madame Chocolat<br />
Madame Ch. est une passionnée de chocolat. Issue d’un bon milieu socioculturel,<br />
stable conjugalement <strong>et</strong> sans problème anxio-dépressif particulier,<br />
elle a développé une appétence notoire au chocolat. Puriste <strong>et</strong> gourm<strong>et</strong>, elle<br />
ne consomme que du chocolat noir, d’une certaine marque, <strong>et</strong> en mange<br />
jusqu’à huit tabl<strong>et</strong>tes par jour. Elle n’est pas obèse, elle est plutôt maigre<br />
car elle fait très attention à son alimentation en dehors du chocolat, <strong>et</strong> elle<br />
est par ailleurs très sportive <strong>et</strong> active. Comme elle se culpabilise de c<strong>et</strong>te<br />
« manie », elle a mis en place tout un circuit d’approvisionnement dans sa<br />
ville afin de ne pas être repérée. On constate à travers c<strong>et</strong> exemple, que<br />
peuvent coexister des comportements de restriction alimentaire drastique,<br />
rationalisée par le terme de régime <strong>et</strong> une boulimie, sélective en l’occurrence.<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Ces quelques perspectives psychopathologiques schématiques<br />
traduisent la prégnance de la problématique du narcissisme dans<br />
l’anorexie <strong>et</strong> par voie de conséquence, le traitement fera appel à tout ce<br />
qui peut être opérant dans chacune des dimensions :<br />
– Le rappel à la loi comme pour les perversions : il s’agit, c<strong>et</strong>te fois,<br />
de la loi de la nature, qui dit que si un corps vivant n’est pas nourri<br />
correctement, il dépérira <strong>et</strong> mourra « sans exception » ½ .<br />
– La séparation d’avec le milieu familial qui est le creus<strong>et</strong> <strong>et</strong> l’enjeu<br />
de toutes les manipulations <strong>et</strong> transactions pathogènes à décrypter. Par<br />
le passé, des excès thérapeutiques ont été commis. Dans les années<br />
1970, des psychiatres ont pu procéder à de véritables parentectomies,<br />
avec isolement compl<strong>et</strong> de la jeune fille, établi dans une perspective<br />
cognitivo-comportementaliste. Ceci a pu, à l’occasion, démontrer la<br />
prégnance de la relation fusionnelle mère/fille dans l’établissement<br />
d’un système pathogène réactionnel à l’anorexie, de nature à compliquer<br />
la prise en charge.<br />
– Le sevrage ou le re-conditionnement, comme pour les autres addictions,<br />
est de nature à introduire une nouvelle expérience du suj<strong>et</strong> à<br />
son corps <strong>et</strong> aux produits (la nourriture, le rien) ; une expérience,<br />
dans laquelle la faim, comme sensation, aurait une fonction naturelle<br />
d’alerte <strong>et</strong> ne serait plus une nourriture - certaines anorexiques « carburant<br />
à la faim » ! Il s’agit de réapprendre à fonctionner naturellement :<br />
« carburer au plaisir », par exemple !<br />
– L’exploration de la problématique de la place dans le système<br />
familial : dans le cas d’une rivalité dans la fratrie, ce qui est<br />
1. L’ascétisme mystique <strong>et</strong> la privation prolongée volontaire de nourriture comme<br />
moyens d’accéder à l’extase, tels que développés par certaines grandes mystiques au<br />
XIX <strong>et</strong> XX siècles, sont des formes secondairement socialisées (récupérées) d’un<br />
fonctionnement anorexico-pervers puisque voulant dépasser les règles de la nature <strong>et</strong><br />
donner la primauté au spirituel sur le matériel, donc le réel.
186 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
souvent r<strong>et</strong>rouvé, l’anorexie peut valoir stratégie comportementale<br />
inconsciente d’un jeu de pouvoir sur un autre registre.<br />
Confrontée à une sœur ou un frère normal, c’est-à-dire occupant un<br />
volume physique, émotionnel <strong>et</strong> relationnel palpable, existant dans le<br />
réel, l’anorexique peut, en privilégiant l’intellectualisation froide <strong>et</strong> le<br />
vide, disqualifier sévèrement son rival <strong>et</strong> obtenir ainsi l’attention inquiète<br />
du système familial. Dans ce cas, abandonner le symptôme serait, pour<br />
elle, abandonner la partie <strong>et</strong> accepter de jouer sur le terrain de l’adversaire<br />
<strong>et</strong> avec les règles du jeu de celui-ci. Ceci rend compte d’une composante<br />
de la désespérante résistance au changement des personnalités<br />
anorexiques.<br />
TROUBLES CARACTÉRIELS ET AMÉNAGEMENTS<br />
PSYCHOPATHIQUES<br />
Troubles caractériels<br />
La dimension caractérielle infiltre certains comportements au quotidien<br />
des handicapés moteurs <strong>et</strong> intellectuels, singulièrement ceux qui<br />
ont été placés précocement en institution médico-pédagogique palliative.<br />
Elle impose une gêne considérable à leur scolarisation puis à leur<br />
socialisation, à leur mise au travail ultérieure dans des centres adaptés,<br />
alternatives obligées au milieu de travail ordinaire. Elle résume, parfois<br />
à elle seule, le handicap qu’elle masque jusqu’à le dissoudre. Le suj<strong>et</strong><br />
apparaît plus handicapé <strong>et</strong> invalidé par sa caractéropathie explosive que<br />
par ses déficits intellectuels ou psychiques. Ceux-ci sont réels, mais<br />
pourraient se trouver par ailleurs compatibles avec un travail protégé sans<br />
obligation de rendement (s’il y avait assez de place dans ces institutions<br />
pour répondre aux orientations de la Cotorep) ou avec une vie dans un<br />
milieu familial tolérant <strong>et</strong> soutenu.<br />
La caractéropathie apparaît liée au profond vécu d’injustice malheureuse<br />
<strong>et</strong> à la grande faille narcissique chronique, induite chez ces individus<br />
par leur histoire. Ces suj<strong>et</strong>s ont été confrontés précocement à leur<br />
différence <strong>et</strong> à leur déficit à travers les moqueries ou les comportements<br />
maladroits de leur entourage. En outre, handicapés <strong>et</strong> déjà narcissiquement<br />
fragilisés, ils se r<strong>et</strong>rouvent plongés dans un inévitable vécu de<br />
jalousie <strong>et</strong> ils nourrissent un ressentiment ambivalent à l’encontre de ceux<br />
(dans la fratrie par exemple) qui n’ont pas de handicap <strong>et</strong> acquièrent au fil<br />
du temps leur autonomie, accèdent à la sexualité, ceux qui les doublent,<br />
justement parce qu’ils n’ont pas de handicap. Même prévenu, détecté,<br />
étouffé <strong>et</strong> parfois surcompensé par une hyperprotection bienveillante<br />
associée à une grande angoisse parentale pour l’avenir, ce vécu existe<br />
forcément à un moment donné de l’existence du handicapé.<br />
La surprotection parentale trouve sa logique dans des sentiments de<br />
culpabilité précoce, dans une inquiétude permanente pour la santé de
AUTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE 187<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
l’enfant différent, puis pour le devenir de l’adulte (« pour l’instant, on<br />
est là, mais après nous, qui s’en occupera ? »). Elle se nourrit aussi de<br />
la faille narcissique collective agressivogène, que la présence d’un enfant<br />
handicapé dans la famille est susceptible d’activer chez chacun de ses<br />
membres. La gestion de c<strong>et</strong>te faille est compliquée du deuil des espoirs<br />
parentaux d’une destinée conforme à leurs attentes, pour leur enfant ½ .<br />
C<strong>et</strong>te ambivalence surprotectrice anxieuse est de nature, par son exagération<br />
parfois, à induire, en r<strong>et</strong>our, des rétroactions mal verbalisables de<br />
la part de la fratrie : un sentiment d’être délaissé au profit du frère handicapé<br />
par exemple. Ces rétroactions sont aussitôt culpabilisées, elles sont<br />
susceptibles d’alimenter en cascade le dysfonctionnement intrafamilial <strong>et</strong><br />
d’approfondir d’autant les failles narcissiques du handicapé. Ce malaise<br />
<strong>et</strong> c<strong>et</strong>te souffrance ne sont pas inévitables, ils peuvent être parlés <strong>et</strong><br />
traités précocement à travers, par exemple, des groupes <strong>et</strong> associations de<br />
parents de handicapés ou des groupes de malades. Ces associations sont<br />
parfois activistes mais c<strong>et</strong> activisme, lui-même, contribue à faire avancer<br />
les choses, pour autant qu’il restaure un sens socialisant <strong>et</strong> centrifuge à<br />
l’existence des parents ¾ .<br />
Ce sentiment d’injustice <strong>et</strong> d’infériorité (pour le patient) doit être<br />
traité au niveau du handicapé <strong>et</strong> de sa famille, avec doigté <strong>et</strong> prudence,<br />
en fonction de l’évolution de leurs capacités respectives à intégrer la<br />
situation <strong>et</strong> à continuer, malgré tout, à vivre pour eux-mêmes. Et ceci dès<br />
le début <strong>et</strong> à tous les niveaux de prise en charge : soignante, éducative,<br />
professionnelle. Cela commence lors de l’annonce du handicap à la<br />
naissance si celui-ci est décelable, qui est un temps crucial du rôle des<br />
gynécologues (traditionnellement mal préparés à c<strong>et</strong>te éventualité) ou<br />
des psychologues de maternités. Cela est le fil conducteur de l’accompagnement<br />
psychologique sur la distance. Dans ces situations, de multiples<br />
narcissismes sont à protéger <strong>et</strong> à faire coïncider au mieux pour préserver<br />
<strong>et</strong> le lien <strong>et</strong> les individualités en cause.<br />
En tout état de cause, la caractéropathie ne doit pas être acceptée<br />
comme un signe direct de la maladie ou du déficit somatique, en dépit<br />
du fait que certains dysfonctionnements nerveux peuvent objectivement<br />
accentuer la réactivité émotionnelle <strong>et</strong> motrice du suj<strong>et</strong>, mais comme<br />
l’expression clinique d’un aménagement psychogénétique défensif visà-vis<br />
de la carence narcissique induite par la conscience partielle de ses<br />
troubles par celui-ci. Comme dans toutes affections neuropsychiatriques,<br />
1. Une grossesse suivante est parfois l’occasion de la mise au monde d’un enfant<br />
réparateur (à différentier de l’enfant consolant ou de l’enfant remplaçant après un deuil<br />
d’enfant) dont la destinée narcissique sera naturellement sévèrement obérée par le poids<br />
des prédéterminants implicites à sa conception.<br />
2. On a vu des parents d’enfants handicapés s’investir totalement dans le fonctionnement<br />
d’une association aux dépens, parfois, de leur rôle parental de proximité, comme<br />
s’il leur était plus facile de s’occuper des enfants handicapés des autres que des leurs.<br />
C’est la fonction réparatrice <strong>et</strong> de mise à distance de l’activisme.
188 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
il faut faire la part du biopathologique <strong>et</strong> du psychoréactionnel <strong>et</strong> ne pas<br />
se tromper de cible lorsqu’on intervient.<br />
Aménagements psychopathiques<br />
La psychopathie est l’un des aménagements psychocomportementaux<br />
des troubles graves de la personnalité les plus visibles socialement. Elle<br />
se traduit par une désadaptation réactionnelle chronique <strong>et</strong> cumulative<br />
aux contingences sociales qui sont appréhendées comme un contexte<br />
hostile. Le suj<strong>et</strong>, plus déséquilibré psychique que malade mental, ce que<br />
traduit sa responsabilisation partielle habituelle (article 122-2 du Code<br />
pénal), est la première victime de c<strong>et</strong>te désadaptation répétitive de c<strong>et</strong>te<br />
pathognomonique « histoire à histoires » qu’il ne pourrait amender, au<br />
mieux, qu’à force de sanctions structurantes. Il est aussi un être antisocial<br />
actif, malmenant <strong>et</strong> déstabilisant, profondément <strong>et</strong> précocement,<br />
son entourage (familial, scolaire, professionnel) dont il se voit peu à<br />
peu exclu. Ce processus nourrit en contrepoint un sentiment d’injustice<br />
surajoutant à ses carences narcissiques un vécu de révolte contre le<br />
monde entier ½ . Déviant par rapport à son entourage il n’en reste pas<br />
moins dépendant de lui. C<strong>et</strong>te déviance <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te dépendance (puis c<strong>et</strong>te<br />
dépendance à la déviance) entrent en synergie pour créer le tableau<br />
clinique.<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 18 – L’enfance d’un psychopathe<br />
Le jeune X., 9 ans a été hospitalisée par OPP ¾<br />
à la suite d’une impasse<br />
vitale. Élevé par sa mère, isolée après le départ d’un père violent, il se comporte<br />
envers elle comme un tyran domestique. Il ne fait que ce qu’il veut à la<br />
maison <strong>et</strong> la brutalise lorsqu’elle ose s’opposer à ses exigences. Renvoyé<br />
des écoles ordinaires puis spécialisées, renvoyé des centres judiciaires <strong>et</strong><br />
éducatifs en raison de sa violence incontrôlable <strong>et</strong> de son intolérance à<br />
la frustration <strong>et</strong> à l’autorité, il n’a ni repère, ni limite. Le juge, dépassé, a<br />
prononcé une OPP en milieu psychiatrique, c’est-à-dire une hospitalisation.<br />
Faute de place en pédopsychiatrie il séjournera pendant 24 heures en<br />
psychiatrie adulte où son jeune âge lui conféra, naturellement un statut<br />
très spécial <strong>et</strong> non-contenant aux yeux des adultes soignants <strong>et</strong> des autres<br />
soignés qu’il y côtoya. Transféré, dès que possible, en unité pour adolescent,<br />
il terrorisait infirmières <strong>et</strong> jeunes, pourtant habitués à la violence. Sa<br />
violence froide, utilitaire <strong>et</strong> efficace n’était pas accessible à une approche<br />
relationnelle, pour ne pas dire thérapeutique. Une bonne fessée aurait<br />
soulagé tout le monde, mais ces méthodes éducatives sont maintenant<br />
proscrites ! Ne voulant pas que l’unité de soin devienne un inefficace lieu<br />
1. Le système carcéral est le lieu désigné d’application des décisions de justice. Le<br />
manque cruel de moyen en a fait un lieu d’arbitraire, de surexclusion. Au lieu d’apprendre<br />
aux détenus un autre mode de rapports humains, il les conforte dans leurs<br />
travers <strong>et</strong> leur vécu victimaire. C’est le sens de la faillite de l’un des rôles dévolus à<br />
la prison.<br />
2. OPP : ordonnance de placement provisoire.
AUTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE 189<br />
de contention de plus, considérant qu’il relevait d’une approche éducative,<br />
le pédopsychiatre demanda sa sortie <strong>et</strong> l’enfant fut rendu à sa mère. En<br />
regardant les choses du point de vue de l’enfant, c<strong>et</strong>te histoire pourrait<br />
être recadrée comme un épisode à la Dickens, avec la totalité des adultes<br />
dans le rôle des méchants. Un vécu victimaire est sans doute en train<br />
de se construire chez le p<strong>et</strong>it X., puisqu’il ne parvient pas à réfléchir sur<br />
l’enchaînement morbide de ses actions qui l’a amené à en arriver là. X. est<br />
bien un borderline puisque fondamentalement déviant <strong>et</strong> dépendant, il n’a<br />
sa place nulle part, <strong>et</strong> en jouit. Que va-t-il devenir ?<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
La clinique articule un mélange en proportions fluctuantes d’inadaptation<br />
sociale <strong>et</strong> d’instabilité comportementale. La propension au passage<br />
àl’acte(acting out) est l’un des signes cardinaux du trouble. Les passages<br />
à l’acte itératifs, par intolérance à la frustration, sont de véritables<br />
courts-circuits émotionnels <strong>et</strong> psychomoteurs, l’agir clastique prenant le<br />
pas sur la réflexion pour décharger la tension interne. C<strong>et</strong> état de tension<br />
interne devient peu à peu le seul que le suj<strong>et</strong> considère comme normal,<br />
c’est-à-dire vivant.<br />
L’abus de psychotropes sédatifs (au besoin initialisé par les parents)<br />
qui fait le lit de la toxicomanie lui procure ses seuls moments de relative<br />
détente. Il va très vite osciller entre ces deux polarités comme modalités<br />
existentielles : tension <strong>et</strong> déconnexion sub-confuse. Il y a peu de culpabilité<br />
après l’acte chez le psychopathe, c’est-à-dire peu de capacité de<br />
réflexion <strong>et</strong> de mentalisation rétrospective sur l’enchaînement cognitivoémotionnel<br />
à l’origine de la décharge motrice <strong>et</strong> de la montée de la colère.<br />
Le repérage temporospatial, en outre, peut s’avérer sommaire, ce qui<br />
est favorisé par les carences éducatives <strong>et</strong> affectives, comme par l’accumulation<br />
d’amnésies focales érigées comme des halos crépusculaires<br />
d’irréalités autour des épisodes de colères ou des raptus clastiques.<br />
Ces amnésies focales seront d’autant plus intenses qu’une imprégnation<br />
alcoolique ou une prise de médicaments psychotropes y aura<br />
contribué, mais un simple paroxysme émotionnel rageur peut suffire à<br />
déconnecter temporairement le suj<strong>et</strong> des capacités d’intégration ses actes.<br />
Il n’est pas rare que le suj<strong>et</strong> se décrive a posteriori comme étranger à ses<br />
actes : « Ce n’était plus moi... j’avais pété les plombs... c’était comme<br />
mon double ». Au-delà de la composante manipulatrice, ce phénomène<br />
renvoie aux rapports variables que l’on a pu accepter, selon les époques,<br />
entre ces états crépusculaires psychopathiques avec la conversion hystérique<br />
ou l’épilepsie.<br />
Le tableau syndromique de la psychopathie se complique par la concomitance<br />
de troubles psychiatriques variables parsemant la trajectoire<br />
vitale du suj<strong>et</strong> : alcoolisme dipsomaniaque <strong>et</strong> toxicomanie ½ , perversions<br />
sexuelles, mais aussi accès maniformes <strong>et</strong> dépressivité de fond avec<br />
1. Nous avons vu (cf. supra), la difficulté à faire la part entre personnalité alcoolique <strong>et</strong><br />
personnalité borderline qui découle d’une confusion de niveau logique.
190 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
anhédonie foncière (Loas <strong>et</strong> al., 2000) <strong>et</strong> fréquence de passages à l’acte<br />
autoagressifs (de la phlébotomie aux scarifications <strong>et</strong> aux brûlures de<br />
cigar<strong>et</strong>te) autolytiques. Ceux-ci intervenant soit comme manipulations<br />
froides de l’entourage, soit comme réel désir d’échapper à leur vie.<br />
À tout moment, une bouffée délirante ou un syndrome hallucinatoire<br />
peut complexifier le tableau <strong>et</strong> orienter le diagnostic vers la psychose,<br />
faire basculer le suj<strong>et</strong> dans la psychiatrie, ce qui est aussi une façon<br />
de les irresponsabiliser définitivement. Des conduites ordaliques, de la<br />
délinquance de tout type (chapardage, bagarres à répétition liées à l’alcool,<br />
actes gratuits, pyromanie, escroqueries minables ou de haut vol),<br />
une amoralité fondamentale avec absence de culpabilisation <strong>et</strong> froideur<br />
apparente, fondent la biographie du suj<strong>et</strong>. À elle seule, celle-ci peut<br />
composer le diagnostic qui est aussi un pronostic à long terme.<br />
La composante perverse est relativement stéréotypée, faite d’attentats<br />
sexuels impulsifs, de viols à l’occasion, de kleptomanie mais aussi,<br />
dans une dimension masochiste morale, de conduites d’échec relationnel<br />
répétitif qui contribuent à ce qu’ils se considèrent comme victimes.<br />
L’affectivité de base est archaïque, primitive <strong>et</strong> massive, privilégiant<br />
une oralité non contrôlable : « Je casse ce que je ne peux pas avoir ».<br />
C<strong>et</strong>te stratégie primaire immature est normalement à l’honneur dans les<br />
crèches, avant socialisation à marche forcée par le groupe, c’est-à-dire<br />
dans les premiers jours. Elle semble perdurer chez les psychopathes<br />
comme mode relationnel préférentiel sinon imposé par le défaut d’élaboration<br />
psychique qui les empêche de tenir compte de leurs expériences<br />
désastreuses. L’acte à la place du langage exprime un défaut fondamental<br />
de mentalisation <strong>et</strong> de fantasmatisation en même temps que la recherche<br />
inconsciente, pour partie, de la sanction comme seule limite structurante<br />
entendable <strong>et</strong> réparatrice.<br />
Mais chez le psychopathe, la sanction ne pourra pas être intégrée<br />
comme un acte d’amour ou un acte éducatif, un judicieux rappel des<br />
limites, capable par eff<strong>et</strong> d’apprentissage de l’aider à modifier son fonctionnement<br />
ultérieur. Elle sera vécue comme une injustice de plus, une<br />
atteinte narcissique intolérable supplémentaire, justifiant, par avance,<br />
toute nouvelle conduite antisociale. La carence narcissique trouve sa<br />
réciproque dans une carence de la communication : le psychopathe est<br />
dans l’incapacité d’intégrer la logique d’autrui. Les jeux de rôle, lorsqu’on<br />
tente d’en expérimenter avec de tels suj<strong>et</strong>s, sont de ce point de<br />
vue catastrophiques. Ils peuvent être l’occasion de passages à l’acte car<br />
la notion de jeu (mise en place de règles de fonctionnement <strong>et</strong> prise<br />
de distance) leur reste étrangère. Le seul jeu qu’ils pratiquent, c’est la<br />
manipulation. Ils sont donc contre-indiqués.<br />
Du point de vue psycho-socio-génétique, l’anamnèse restitue fréquemment<br />
une p<strong>et</strong>ite enfance perturbée occasionnant de multiples renvois<br />
scolaires <strong>et</strong> débouchant sur une adolescence difficile, clastique, réactivant<br />
les carences narcissiques initiales <strong>et</strong> verrouillant l’impasse éducative<br />
dans une destinée péjorative. Ces destins sont décrits, bien sûr, chez
AUTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE 191<br />
des enfants familialement <strong>et</strong> socialement déstabilisés, ce qui prérequiert<br />
des déterminants socio-éducatifs <strong>et</strong> fait émerger à nouveau la notion de<br />
traumatisme désorganisateur précoce. Mais ils peuvent se voir en dehors<br />
de ce contexte, ce qui leur fit longtemps attribuer pour origines des<br />
anomalies constitutionnelles transmises à travers les notions de perversion<br />
constitutionnelle (C. Lombroso, 1895) ou d’hérédodégénéresence ½ .<br />
Intelligents ou non, les psychopathes sont souvent des enfants séducteurs,<br />
en conflit avec toute forme d’autorité, décevant leurs parents ou leurs<br />
enseignants après leur avoir laissé entrevoir des possibilités, n’hésitant<br />
pas à manipuler leur entourage par leur mythomanie débridée, sans la<br />
moindre culpabilité.<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 19 – Comment m<strong>et</strong>tre ses parents<br />
dans l’embarras !<br />
La jeune Z., 11 ans, va au commissariat de son quartier <strong>et</strong> porte plainte<br />
contre ses parents qu’elle accuse de violence physique à son égard. Dans<br />
la période actuelle où les intervenants sociaux sont, à juste titre, en alerte<br />
maximale vis-à-vis des phénomènes de violence intrafamiliale, c<strong>et</strong>te plainte<br />
aboutit à un signalement au procureur qui diligenta une enquête sociale. Le<br />
père se trouva appréhendé sur son lieu de travail <strong>et</strong> conduit au commissariat<br />
pour enquête. Il apparut rapidement que la jeune fille tentait ainsi d’échapper<br />
au contrôle familial normal qui lui était imposé, <strong>et</strong> qu’elle ne tolérait pas.<br />
Il lui était simplement fermement interdit de sortir la nuit de 21 heures à<br />
5 heures du matin dans son quartier, pour y faire les quatre cents coups.<br />
Pour une fois que des parents tentaient de m<strong>et</strong>tre des limites, ils se voyaient<br />
inquiétés. C<strong>et</strong> exemple montre que le psychopathe est capable de sentir le<br />
thème qui sera le plus mobilisateur dans son entourage.<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
C<strong>et</strong>te insoumission à l’autorité, par des jeux constants portant sur les<br />
limites, est l’occasion de fugues, de vagabondage philobathe (à différentier<br />
cliniquement de l’errance confuse, du voyage pathologique psychotique<br />
ou de l’équivalent psychomoteur épileptique). Elle est susceptible<br />
d’ancrer très tôt ces jeunes dans une dangereuse marginalisation, à la fois<br />
revendiquée superficiellement mais, bien sûr, rapidement subie à leurs<br />
dépens, <strong>et</strong> à l’origine de nouveaux traumatismes. La répétition <strong>et</strong> les<br />
conséquences physiopsychologiques de ces traumatismes les marginalisent<br />
<strong>et</strong> leur font côtoyer, très tôt, les structures répressives ou psychiatriques.<br />
Un certain nombre des jeunes marginaux <strong>et</strong> de SDF qui peuplent<br />
les rues <strong>et</strong> les asiles de nuit sont des psychopathes que leur stratégie<br />
relationnelle défaillante désadapte fondamentalement <strong>et</strong> a déjà coupé des<br />
1. Ces conceptualisations commodes, élaborées à l’époque où classes exploitantes <strong>et</strong><br />
classes exploitées coexistaient mais ne se mélangeaient pas, dégageaient la société de<br />
toute responsabilité. L’alcoolisme chronique des parents, les ravages de la syphilis, la<br />
consanguinité suspectée dans les basses couches, étaient mis en exergue aux dépens des<br />
déterminants narcissiques de la constitution psychosociale de l’individu.
192 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
circuits relationnels ordinaires, familiaux ½ <strong>et</strong> sociaux. Regroupés aléatoirement<br />
en p<strong>et</strong>ites bandes, victimes à leur tour d’ostracismes multiples,<br />
sensibles à l’injustice sociale, ils se comportent comme des révoltés<br />
irrespectueux mais restent foncièrement individualistes, peu solidaires<br />
<strong>et</strong> anaclitiques. Ils ont tendance, faute de repère, à s’appuyer sur leur<br />
entourage sans jamais se sentir en d<strong>et</strong>te envers lui. C<strong>et</strong> apparent égoïsme<br />
est en fait un manque d’estime de soi. Ils n’entrevoient pas de modalités<br />
existentielles collectives autres que ponctuelles, aléatoires <strong>et</strong> fragiles ¾ .<br />
Ce cumul d’exclusions leur tient lieu d’identité.<br />
En dehors de la composante purement psychodynamique, on a longtemps<br />
cherché à repérer des corrélations somatiques dans ces dysfonctionnements<br />
psychosociaux. On en a r<strong>et</strong>rouvé, mais c<strong>et</strong>te dimension<br />
reste aspécifique, évocatrice d’une nébuleuse de causalités : un syndrome<br />
d’alcoolisme fœtal, des séquelles encéphalopathiques a minima comme<br />
facteur de débilisation ou de carence narcissiques, l’existence de troubles<br />
génotypiques patents associés à des troubles comportementaux voisins<br />
(syndrome chromosomique XYY) laissent entrevoir une intrication clinique<br />
qui laisse espérer un démembrement ultérieur de la clinique de<br />
la psychopathie. La psychopathie ne serait plus seulement une modalité<br />
réactionnelle interrelationnelle mais un point de convergence clinique<br />
de causalités multiples. Il y aura sans doute, comme dans beaucoup<br />
d’affections psychiatriques, à faire la part du somatopathologique <strong>et</strong> du<br />
psychopathologique. En attendant, tout peut se voir, y compris des suj<strong>et</strong>s<br />
surdoués, non carencés socialement, prenant plaisir à transgresser les<br />
règles, ce qui conforte la psychopathie dans le champ des aménagements<br />
économiques des personnalités borderlines <strong>et</strong> non pas dans le cadre des<br />
sociopathies.<br />
1. Nous avons maintenant affaire à des suj<strong>et</strong>s « sauvageons » issus de la troisième<br />
ou de la quatrième génération déstructurée, c’est-à-dire que le bénéfice des efforts<br />
sociopédagogiques engrangés par le progrès social du XX <br />
siècle a été balayé. Nous<br />
r<strong>et</strong>rouvons le XIX siècle. A quand la résurgence de l’herédodégénérescence ?<br />
2. Le rôle des chiens de SDF est intéressant à considérer du point de vue psychodynamique.<br />
Le chien de SDF, fidèle compagnon est pour lui, à la fois son souffre-douleur<br />
(seuls les chiens sont au-dessous de lui dans la société, selon sa hiérarchie mentale<br />
du monde) <strong>et</strong> sa consolation (cf. laP<strong>et</strong>-therapy) ; il est la famille qu’il s’est choisie.<br />
En outre, le chien le protège d’agressions potentielles, car dans les groupes de la rue,<br />
l’insécurité règne. Les chiens sont dissuasifs <strong>et</strong> tiennent chaud par temps froid. Certains<br />
de ces couples homme-bête sont si soudés que SDF <strong>et</strong> chien dorment à tour de rôle,<br />
veillant alternativement, comme dans une meute sauvage. Les structures d’hébergement<br />
pour SDF qui, pour des raisons de réglementation, d’hygiène <strong>et</strong> de sécurité, refusent les<br />
SDF accompagnés de chiens, se privent d’une partie du sens de leur travail.
AUTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE 193<br />
LE SYNDROME DE GANSER : DE L’HYSTÉRIE<br />
AUX ÉTATS-LIMITES<br />
Le syndrome décrit par S.J.M. Ganser, à partir de son expérience de<br />
psychiatre à la prison de Halle, en Allemagne, appartient classiquement<br />
au monde de la détention où il perdure. La mise en place des Services<br />
médico-psychiatriques régionaux, ou plus récemment des Unités de<br />
consultation <strong>et</strong> de soin ambulatoire, perm<strong>et</strong> d’en détecter un plus grand<br />
nombre que par le passé, mais son étiologie reste mystérieuse. Ici encore,<br />
c’est en le comprenant comme un avatar du narcissisme qu’il prend le<br />
plus de sens.<br />
Il se rencontre également, désormais, en milieu psychiatrique car,<br />
en raison de la désinstitutionnalisation française par ferm<strong>et</strong>ure de lits<br />
hospitaliers (Piel, Roelandt, 2001) ½ , des patients de plus en plus nombreux<br />
sont amenés à faire un va-<strong>et</strong>-vient entre ces deux pôles institués,<br />
voués à la normalisation <strong>et</strong> à la prise en charge des déviances de toutes<br />
origines (Cusson, 1981) ¾ . Ces patients sont institutionnellement borderlines,<br />
ou interstitiels puisqu’ils se faufilent entre les failles des systèmes<br />
qui échouent partiellement à les « normaliser ». Ils sont majoritairement<br />
des psychopathes, des schizophrènes ou des héboïdophrènes, bien que le<br />
syndrome soit rattaché par la plupart des auteurs à l’hystérie hypnoïde<br />
<strong>et</strong> soit compatible avec la conception de la contre-volonté décrite par<br />
J. Breuer <strong>et</strong> S. Freud (1893).<br />
Le dénominateur commun de ces suj<strong>et</strong>s est de se trouver relégués en<br />
posture d’impasse existentielle manifeste, d’être arbitrairement contenus<br />
ou r<strong>et</strong>enus sous contrainte par des murs <strong>et</strong> d’être astreints « dans l’ici<br />
<strong>et</strong> maintenant » à répondre à des questions risquant de les confronter<br />
à leurs contradictions internes, ce qui est intenable du point de vue de<br />
leur narcissisme. En dehors de toute composante utilitaire ou manipulatrice<br />
pouvant exister par ailleurs (le mensonge n’est pas un symptôme<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
1. Ce rapport se voulait le couronnement de la psychiatrie de secteur. Mis en acte<br />
sans moyen à travers la loi du 4 mars 2002 <strong>et</strong> conjugué à la mise en place de la<br />
réduction du temps de travail à l’hôpital, il aboutit à la remise en cause du secteur.<br />
Le dogme de l’économie s’est imposé au système sanitaire français en un processus<br />
qui débouche aujourd’hui sur une situation de crise sans précédent dont les malades<br />
psychiatriques sont les premières victimes. Le plan « hôpital 2007 » concrétise ce<br />
processus de désagrégation du dispositif de soin psychiatrique français qui fut l’un des<br />
plus innovants au monde <strong>et</strong> inspira bien des pays.<br />
2. Par opposition à la conceptualisation d’une psychopathologie de la déviance, certains<br />
auteurs proposent une analyse purement stratégique du parcours du délinquant. Selon<br />
c<strong>et</strong>te analyse, le délinquant s’engage, dans l’ici <strong>et</strong> maintenant, dans la déviance par<br />
opportunité, parce que c’est pour lui la voie la plus accessible <strong>et</strong> parce que cela<br />
correspond à une finalité personnelle : vengeance, désir d’appropriation ou de domination.<br />
La carrière criminelle n’est que l’une des solutions à son problème (Cusson,<br />
1981). La personnalité criminelle, dont le noyau central (Pinatel, 1975, 2001) comprend<br />
quatre éléments (agressivité, indifférence affective, labilité, égocentrisme), n’est pas<br />
directement superposable avec la personnalité psychopathique.
194 L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
psychiatrique mais un artifice social de survie, un stratagème vital), on<br />
constate qu’ils répondent ou agissent alors systématiquement à côté, ce<br />
qui engendre entre eux <strong>et</strong> leur interlocuteur la création d’un entrelacs<br />
stérile de monologues interdisant toute communication réelle. C’est le<br />
contraire de la tour de Babel ; on parle la même langue mais on ne parle<br />
pasdelamêmechose.<br />
Des troubles somatoformes, des hallucinations visuelles, une subobnubilation<br />
crépusculaire de la conscience, une désorientation temporospatiale<br />
relative <strong>et</strong> surtout une incapacité à utiliser ce que l’on sait,<br />
ou que l’on a su (composante déficitaire paradoxale au niveau cognitif),<br />
s’ajoutent au désordre princeps. Le tout élabore un tableau clinique<br />
déroutant pouvant passer au premier abord pour de la dissociation psychotique.<br />
Toute tentative de la part de l’interlocuteur de les suivre sur<br />
les pistes diffluentes lancées par eux aboutit à une nouvelle réponse à<br />
côté. Il ne s’agit pas d’une authentique rupture avec la réalité de nature<br />
psychotique, ce qui serait à associer à un délire sous-jacent ou à un<br />
parasitage par des hallucinations, mais bien d’un dysfonctionnement<br />
psychorelationnel autonome, non pathognomonique, mais illustrant la<br />
difficulté intrinsèque de ces individus à se comporter eux-mêmes en suj<strong>et</strong><br />
de leur histoire <strong>et</strong> à intégrer le mode interrelationnel le plus naturel :<br />
échanger.<br />
L’échange ordinaire se construit ainsi : stimulus –> réponse –> rétroaction.<br />
Chez eux le stimulus active une pseudo-rétroaction mais leur discours<br />
fait référence à des stimulations autres, qu’elles soient endogènes ou<br />
relèvent de préoccupations ou de réminiscences.<br />
Toute mise en relation intersubjective semble dangereuse pour ces<br />
suj<strong>et</strong>s. Elle accompagne une impossibilité structurelle à adm<strong>et</strong>tre autrui,<br />
ses limites <strong>et</strong> ses intérêts, dans leur bulle existentielle. Autrui n’a pour<br />
vocation que d’être manipulé ou de les persécuter ce qui peut contribuer<br />
en r<strong>et</strong>our à épargner ou conforter ce qui leur tient lieu de narcissisme<br />
palliatif : « Si on me persécute, c’est que j’existe ».<br />
Le fait que ces comportements se r<strong>et</strong>rouvent dans des milieux sociologiques<br />
spécifiques du point de vue de leur ambiance relationnelle, indique<br />
qu’ils ne sont pas de l’ordre de la maladie mentale telle qu’elle est conçue<br />
du point de vue strictement médical, mais qu’ils expriment plutôt un<br />
phénomène d’aménagement vital réactionnel défensif à vocation socioadaptative<br />
devenu sociopathique ; un mode acquis, culturel qui dépasse<br />
la simulation ou la pathomimie.<br />
Le syndrome de Ganser est logiquement fréquent chez les psychopathes<br />
puisque le médecin ou le thérapeute est amené à les rencontrer<br />
dans des lieux de contrainte <strong>et</strong>, plus que s’il était rapporté à un fonctionnement<br />
hystéroïde, il trouve une cohérence explicative à travers la<br />
notion de narcissisme, c<strong>et</strong>te notion n’étant pas, en outre, étrangère à la<br />
problématique hystérique.
AUTRES ISSUES DU TRONC COMMUN BORDERLINE 195<br />
L’hystérie est méconnue par notre époque. Reléguée dans la conceptualisation<br />
doctrinale freudienne des névroses actuelles ou conception<br />
psychofonctionnelle trop étrangère au cadre scientifico-médical que l’on<br />
tente de restituer à la psychiatrie, elle dérange <strong>et</strong> reste tout autant subversive<br />
que la conception des états-limites de la personnalité. Le démembrement<br />
de l’hystérie, achevé avec la dispersion des items la concernant<br />
dans le DSM, a clôturé le débat ancien sur la notion de « psychose<br />
hystérique ».<br />
Pourtant, c<strong>et</strong>te notion rendait bien compte de ces patients, trop<br />
archaïques dans leurs déterminants psychofonctionnels pour être admis<br />
comme des névrotiques, <strong>et</strong> trop élaborants dans leur manière de jouer<br />
avec les symptômes <strong>et</strong> le transfert, pour être considérés comme dissociés.<br />
C’est la conversion comme enflure mégalomaniaque du corps imaginaire<br />
<strong>et</strong> comme moyen de tracer des fausses pistes relationnelles, de semer<br />
le clinicien, comme leurre du langage analogue à ce qui se r<strong>et</strong>rouve<br />
dans le syndrome de Ganser. C’est la mythomanie comme apport<br />
confabulant d’éléments produits par l’imaginaire <strong>et</strong> destinés à colmater,<br />
dans l’instant, toute intolérable défaillance du narcissisme susceptible<br />
d’apparaître au cours d’une rencontre interpersonnelle. La lecture de ces<br />
comportements à l’aide de concepts croisés, provenant de la clinique<br />
de l’hystérie <strong>et</strong> des états-limites, donne une assez bonne approche du<br />
phénomène <strong>et</strong> de ce qui se joue lorsque le narcissisme est en danger.
PARTIE 3<br />
SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES
Chapitre 11<br />
STRATÉGIES<br />
THÉRAPEUTIQUES ET<br />
TACTIQUES D’APPROCHE<br />
DES ÉTATS-LIMITES<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
OBJECTIFS THÉORIQUES DE LA PRISE EN CHARGE<br />
Dans c<strong>et</strong> objectif, il faut obligatoirement distinguer la prise en charge<br />
de la personnalité sous-jacente, éminemment victimaire, de la prise en<br />
charge des troubles désadaptatifs du comportement, polymorphes. Ces<br />
derniers sont le plus souvent à composante réactionnelle <strong>et</strong> à coloration<br />
antisociale. Ils suscitent, au minimum, un sentiment négatif de la part<br />
des interlocuteurs. Nous avons postulé que ces présentations cliniques<br />
résultent d’aménagements économiques tendant à colmater ou cicatriser<br />
la discordance narcissique interne de la personnalité. Ils sont souvent le<br />
motif de la consultation spontanée ou de l’injonction de soins. Face à un<br />
tel patient il faut à la fois comprendre <strong>et</strong> traiter l’enfant dans le patient<br />
(Balint, 1977, 1978) <strong>et</strong> l’adulte déviant qu’il est devenu, ce qui implique<br />
un travail simultané sur la régression <strong>et</strong> dans « l’ici <strong>et</strong> maintenant ». Une<br />
prise en charge simultanément bipolaire (deux thérapeutes), intégrée dans<br />
un proj<strong>et</strong> global, peut perm<strong>et</strong>tre de dépasser des positionnements partiaux<br />
(car partiels) du thérapeute isolé <strong>et</strong> partagé entre ces deux tâches. C’est<br />
donc tout un système thérapeutique au service du patient qu’il faut bâtir.<br />
On r<strong>et</strong>rouve presque toujours, nous l’avons vu, un questionnement<br />
fondamental sur la différentiation vivant/non vivant, vivant/minéral, ainsi
200 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
que, plus tard, la question de la différenciation des sexes. À un moment<br />
ou à un autre de leur thérapie, les individus états-limites aborderont la<br />
question de leur place sur terre <strong>et</strong> de leur destin : « Je n’ai pas demandé à<br />
venir au monde, pourquoi voulez-vous que je vive ?... Je ne sers à rien...<br />
Je fais du mal à ceux que j’aime... Personne ne m’aime... En fait, je<br />
n’aime pas ma vie, je ne m’aime pas... » sont les interpellations les plus<br />
fréquentes. Les premiers temps de la prise en charge visent à dépasser<br />
ce postulat-cliché destiné à disqualifier par avance toute évolution psychique.<br />
« En quoi le monde serait-il différent sans eux <strong>et</strong> qui (sinon qu’estce<br />
qui) est important pour eux ? »... « Pour qui sont-ils importants <strong>et</strong><br />
comment pourraient-ils faire du bien pour eux ? » sont des formulations<br />
de r<strong>et</strong>our possibles. Il est bien évident que le silence psychanalytique pur,<br />
comme r<strong>et</strong>our, engendrerait un sentiment de frustration supplémentaire <strong>et</strong><br />
le risque d’un passage à l’acte quelconque pour forcer l’interlocuteur à<br />
prendre une posture différente.<br />
Le masochisme <strong>et</strong> le sadisme positionnent les partenaires de façon<br />
dissymétrique, dialectisant en la décalant la dynamique de l’actif <strong>et</strong> du<br />
passif, du féminin au sens freudien. L’instrumentalisation de la relation,<br />
à travers l’obj<strong>et</strong> fétiche ou l’accessoire quel qu’il soit, dévoile la part<br />
d’humanité (opposée à l’animalité) de c<strong>et</strong>te sexualité détachée du génital<br />
<strong>et</strong> décrivant une sorte de perte de la métaphore comme cicatrice prégénitale.<br />
La problématique du lien (chaîne, corde, ...) réalise les fantasmes de<br />
possession ritualisés ou symbolisés par les liens du mariage par exemple.<br />
En ce sens, le décalage relationnel induit par le scénario a quelque chose à<br />
voir avec l’humour <strong>et</strong> le simulacre (politesses du désespoir ?). Le pervers,<br />
à force de pousser le jeu jusqu’à ses limites, le démonte <strong>et</strong> le relativise, à<br />
sa façon. Il n’en est que l’apparent dupe consentant.<br />
Le scénario masochiste ou fétichiste, contractualisé à l’extrême n’est<br />
pas du registre de la loi. La loi s’oppose au protocole. Dans la loi, tout<br />
ce qui n’est pas interdit est autorisé, ce qui autorise la vie. Dans le<br />
protocole, tout doit être prévu. Le manque, le vide ou la faille, l’imprévu,<br />
la vie donc, sont impossibles à assumer <strong>et</strong> foncièrement anxiogènes,<br />
donc générateurs d’un passage à l’acte colmatant. Le fantasme fondamental<br />
du pervers est peut-être d’obliger son partenaire à dépasser/briser<br />
le protocole <strong>et</strong> à r<strong>et</strong>rouver la force du symbole, la loi. En attendant,<br />
s’exprime désespérément la problématique morne de l’individuation, du<br />
non-morcellement de la castration, du passage de l’obj<strong>et</strong>-mort, incapable<br />
d’engendrer, indistinct <strong>et</strong> fusionné, au suj<strong>et</strong>-individu, créateur de<br />
sa destiné, capable d’engendrer, entier, libre (Bourgeois, Faye-Albernhe,<br />
1995). La perversion concrétise, dans la clinique, un défaut fondamental<br />
de la personnalité ; elle exprime la lutte du suj<strong>et</strong> contre un vécu,<br />
archaïque certes, d’absence d’unicité. C’est celle-ci qui détermine, en<br />
r<strong>et</strong>our, l’incapacité d’un investissement génitalisé, entier, sur l’obj<strong>et</strong>, <strong>et</strong><br />
la mise en œuvre d’obj<strong>et</strong>s partiels pour satisfaire la pulsion fragmentée.<br />
Dès lors, le clivage passera entre ceux qui sont capables d’engendrer
STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 201<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
(les vivants) <strong>et</strong> ceux qui n’en sont plus capables. La gérontophilie <strong>et</strong> la<br />
nécrophilie sont-elles des tentatives de casser ces limites (de la genèse<br />
à la génitalité), de ruser avec les lois de la nature, pour en faire des<br />
protocoles.<br />
En opposition théorique avec l’Ego Psychology traditionnellement<br />
ancrée dans le dogme <strong>et</strong> la pratique des deux précédentes générations,<br />
de l’« annafreudisme » au « kleinisme », H. Kohut, qui appartenait à<br />
la troisième génération psychanalytique, proposa, pour appréhender la<br />
complexité de la psychothérapie des suj<strong>et</strong>s borderlines, une Self Psychology.<br />
– La première génération (S. Freud <strong>et</strong> ses premiers disciples) historiquement<br />
issue d’une société puritaine, moralement cors<strong>et</strong>ée mais socialement<br />
structurée, avait fait de la sexualité infantile <strong>et</strong> de ses avatars,<br />
la révolutionnaire clef de voûte des processus thérapeutiques visant<br />
l’élucidation des névroses.<br />
– La seconde génération, confrontée aux déferlements collectifs haineux<br />
de la première moitié du vingtième siècle, fut amenée à s’interroger,<br />
de surcroît, sur la psychose <strong>et</strong> se trouva à même de placer la haine<br />
<strong>et</strong> les processus de destruction au centre de la relation d’obj<strong>et</strong> (Klein,<br />
1948, 1975, 1978) qu’elle contribua à éclaircir. Dans c<strong>et</strong>te perspective<br />
sera défini un obj<strong>et</strong> en devenir, par essence clivé, façonnant en r<strong>et</strong>our<br />
le moi (notion de narcissisme primaire), <strong>et</strong> soumis à des mécanismes<br />
édificateurs d’incorporation ou d’introjection.<br />
– La troisième génération exprima l’idée d’un self, cible naturelle de tous<br />
les investissements narcissiques, <strong>et</strong> on a pu dire qu’à c<strong>et</strong>te occasion, le<br />
mythe de Narcisse supplantait le mythe œdipien (Roudinesco, 1997,<br />
p. 577). Du point de vue sociologique, il faut sans doute rattacher<br />
c<strong>et</strong>te évolution conceptuelle à la période délicate <strong>et</strong> féconde de l’après<br />
seconde guerre mondiale qui avait marqué les esprits <strong>et</strong> voyait s’installer<br />
des bouleversements considérables dans l’organisation sociale des<br />
pays développés, là même où travaillaient les théoriciens pluralistes :<br />
éclatement des familles, baby boom, libre accès à la sexualité, individualisme<br />
forcené <strong>et</strong> « r<strong>et</strong>our du suj<strong>et</strong> » comme r<strong>et</strong>our du refoulé.<br />
C<strong>et</strong>te émergence triomphante du self culmina dans la période péri<br />
soixante-huitarde.<br />
J. Lacan (1975, 1978) tenta de produire <strong>et</strong> d’illustrer une nouvelle<br />
théorie du suj<strong>et</strong>, se revendiquant comme orthodoxe, s’appuyant sur la<br />
doctrine originelle mais intégrant aux forceps les apports récents de la<br />
linguistique <strong>et</strong> de la philosophie existentialiste.<br />
H. Searles eut l’intuition de l’impasse thérapeutique dans laquelle se<br />
r<strong>et</strong>rouvaient placés les thérapeutes s’ils se limitaient à l’usage orthodoxe<br />
des outils (orthodoxes) de la psychanalyse traditionnelle. Il se trouva<br />
amené à introduire la notion de « psychanalyse assouplie » qui, tout en<br />
préservant les acquis théoriques de la psychanalyse, adaptait la démarche<br />
psychothérapique au patient borderline.
202 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
Selon H. Searles, celle-ci se construit dans des dimensions apriori<br />
moins rigides quant au cadre spatio-temporel <strong>et</strong> moins défensives que<br />
dans la technique psychanalytique pure, limitée dans ses indications ;<br />
ou même que dans les psychothérapies d’inspiration psychanalytique en<br />
face à face, habituellement proposées à des individus demandeurs de<br />
changement ou d’élucidation, mal stabilisés <strong>et</strong> exprimant une souffrance<br />
névrotique ou réactionnelle.<br />
H. Kohut (2001), en tant que représentant de la troisième génération,<br />
s’attacha à restaurer les selfs. Il préconisa un travail sur l’empathie de<br />
l’analyste comme élément technique essentiel (1959), rejoignant en cela<br />
S. Ferenczi. C<strong>et</strong>te empathie intersubjective, si elle se voyait réalisée,<br />
serait capable de perm<strong>et</strong>tre à l’analysant un transfert plus créatif <strong>et</strong>, par<br />
conséquent, plus restaurant du narcissisme (notion de transfert narcissique).<br />
Pour utiliser une image issue de la géométrie interrelationnelle,<br />
il s’agirait en fait de superposer à la relation verticale <strong>et</strong> vectorisée<br />
de haut en bas (propre à la psychothérapie traditionnelle), une relation<br />
horizontale bijective, inventant <strong>et</strong> intégrant, à sa façon, les processus de<br />
co-création d’un espace thérapeutique mobile, qui seront définis ultérieurement<br />
par les écoles systémiques.<br />
H. Kohut proposa l’image du self grandiose (1964) issu, selon lui,<br />
d’une imago parentale idéalisée, plus archaïque encore que l’idéal du<br />
moi. Dans c<strong>et</strong>te instance, fluctuante, à rapprocher sans doute des déterminants<br />
intimes du faux self de D. W. Winnicott, existerait un imaginaire<br />
exhibitionniste, compensatoire, ayant à charge de pallier les blessures <strong>et</strong><br />
les humiliations anciennes.<br />
En s’appuyant sur ce concept, H. Kohut différentia trois niveaux, non<br />
contradictoires, de relations transférentielles narcissiques :<br />
• un transfert idéalisant en provenance de l’imago parentale idéalisée ;<br />
• un transfert en miroir issu du self grandiose ;<br />
• un contre-transfert en provenance de l’analyste, établi comme une<br />
réponse au transfert idéalisant.<br />
Plus tard, il porta son attention sur l’analyse du narcissisme à l’œuvre<br />
dans des phénomènes collectifs (notion de self groupal). Il tenta, sans<br />
succès probants, d’appliquer ses concepts à la littérature, l’histoire, la<br />
politique. C<strong>et</strong>te période n’était, certes, pas propice aux idées proposant<br />
de rem<strong>et</strong>tre en question la conception d’une toute puissance individuelle.<br />
Pourtant, c<strong>et</strong>te métadimension que constitue la notion de self<br />
groupal complexifie utilement la psychodissection analytique en action<br />
car si l’idée d’un self groupal apparaît pertinente <strong>et</strong> facilement acceptable<br />
comme outil d’analyse de phénomènes sociopolitiques clairement<br />
pathologiques (comme les totalitarismes ou les regroupements sectaires),<br />
son extension au champ de la psychothérapie pose question. Elle reste<br />
néanmoins opérante lorsque l’on s’intéresse à la relation d’un suj<strong>et</strong> au<br />
narcissisme défaillant aux mondes totalitaires (cf. supra, narcissisme <strong>et</strong><br />
secte).
STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 203<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
La notion d’injonction de soin, par exemple (depuis les années<br />
soixante-dix, en France, pour les toxicomanes ½ ), qui culmine aujourd’hui<br />
à travers le suivi sociojudiciaire (loi de 1998 sur les délinquants sexuels ¾ )<br />
instauré comme cadre à une rencontre à visée psychothérapique<br />
va sans doute, dans les années à venir, contribuer à intensifier la<br />
réflexion sur le self groupal <strong>et</strong> à imposer des passerelles créatives<br />
entre conceptualisations systémiques <strong>et</strong> psychanalytiques, politiques <strong>et</strong><br />
psychologiques.<br />
Débordant ainsi complètement les fondements orthodoxes de l’analyse,<br />
nous pouvons déterminer, là encore, quatre niveaux d’analyse <strong>et</strong><br />
d’intervention psychique concernant les états-limites :<br />
– L’autoanalyse : elle court-circuite les concepts de transfert <strong>et</strong> de<br />
contre-transfert, simplifie la problématique mais trouve en cela ses<br />
limites. Clivage, déni <strong>et</strong> mécanismes projectifs divers en relativisent la<br />
portée mobilisatrice chez les suj<strong>et</strong>s borderlines.<br />
– Les psychanalyses didactiques ou thérapeutiques, profanes ou médicopsychologiques<br />
: elles s’appuient sur les diverses topiques freudiennes<br />
ou lacaniennes <strong>et</strong> adm<strong>et</strong>tent l’idée d’un jeu psychique à visée thérapeutique<br />
sur un moi comprenant à la fois un ego (le Ich allemand) <strong>et</strong> un<br />
self, elles nécessitent, entre autre, une analyse des différents niveaux<br />
de relation transférentielle narcissique tels que décrits par H. Kohut.<br />
Concernant la place de la psychanalyse, quelle que soit son obédience,<br />
dans ce monde postmoderne où les états-limites apparaissent de plus en<br />
plus nombreux, G. Barrios (2001) a eu l’intuition que c<strong>et</strong>te technique,<br />
parce qu’elle se développe dans un espace-temps non synchrone du<br />
globalisme actuel, tend à devenir une activité « sans espace officiel ».<br />
Puisque son application à visée thérapeutique prête encore à discussion,<br />
elle est appelée à rester confinée dans son application, <strong>et</strong> à<br />
s’adresser à la fois « à la marge <strong>et</strong> aux bas-fonds de la société ».<br />
En ce sens, bien que constituant classiquement une contre-indication,<br />
les états-limites auront tout à gagner de la psychanalyse, si celle-ci<br />
est « assouplie », bien sûr. Puisque le concept même d’état-limite a<br />
largement emprunté à la psychanalyse ses concepts pour se forger,<br />
soyons certains que les suj<strong>et</strong>s borderlines, par la richesse intrinsèque<br />
du matériel psychique qu’ils m<strong>et</strong>tent à jour <strong>et</strong> restituent en thérapie,<br />
contribueront à enrichir la théorie analytique, ne serait-ce qu’en y<br />
instillant la notion de narcissisme jusque-là peu utilisée dans les cures<br />
types.<br />
1. Loi N ◦ 70-1320 du 31 décembre 1970 relative aux mesures sanitaires de lutte<br />
contre la toxicomanie <strong>et</strong> à la répression du trafic <strong>et</strong> de l’usage illicite des substances<br />
vénéneuses, complétée par le décr<strong>et</strong> N ◦ 71-690 du 19 août 1971 fixant les conditions<br />
dans lesquelles les personnes ayant fait un usage illicite de stupéfiants <strong>et</strong> inculpées<br />
d’infraction à l’article L. 628 du code la santé publique peuvent être astreintes à subir<br />
une cure de désintoxication.<br />
2. Loi N ◦ 98-468 du 17 juin 1998 sur le suivi sociojudiciaire des délinquants sexuels.
204 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
– Les thérapies groupales, étayées par la dynamique induite par la collectivité,<br />
constituent une formulation élargie de la psychothérapie, mais<br />
elles restent dans la même logique tout en activant des modèles interactionnels<br />
ayant à voir avec la notion de « moi collectif ». Les thérapies<br />
de groupe, nous l’avons vu, concernent déjà de nombreuses catégories<br />
de suj<strong>et</strong>s borderlines. Les groupes d’alcooliques, de toxicomanes, de<br />
victimes d’abus sexuels, les groupes de parole de personnes âgées<br />
(avec des aménagements) s’appuient, entre autres choses, sur l’activation<br />
narcissisante d’un moi collectif susceptible de réactiver, organiser<br />
<strong>et</strong> densifier des « moi individuels » carencés, comme incapables de<br />
jouer leur rôle dans la dynamique de l’inconscient.<br />
– Les injonctions de soins, patentes ou latentes, allant de la contrainte<br />
judiciaire (le rôle du juge d’application des peines dans la loi de<br />
1998) au simple conformisme au souhait de l’entourage, nécessitent<br />
également la prise en compte des notions de moi collectif ou de self<br />
groupal pour ce qui est du narcissisme mais dans une perspective<br />
encore élargie, confinant à la sociologie, ayant à voir avec ce qu’il est<br />
convenu d’appeler des phénomènes de société <strong>et</strong> leur prise en compte.<br />
On peut donc présager la modélisation de moi(s) collectifs <strong>et</strong> de self(s)<br />
groupaux gigognes.<br />
L’objectif est avant tout de renarcissiser la personne, de l’amener à<br />
découvrir <strong>et</strong> investir un corps propre, vivant <strong>et</strong> méritant de vivre, présent<br />
dans le regard d’un partenaire complètement défini comme suj<strong>et</strong> c<strong>et</strong>te<br />
fois, comme suj<strong>et</strong> sexué dans un second temps aussi. Pour c<strong>et</strong> individu,<br />
ce corps, comme renaissant, sera l’incarnation de son identité <strong>et</strong> se<br />
verra (re)dessiné, puis densifié, par les attentions gratifiantes que c<strong>et</strong><br />
autrui-partenaire pourra lui prodiguer ½ . Ainsi reconnu <strong>et</strong> défini, le corps<br />
pourra se rem<strong>et</strong>tre au service de l’intellect <strong>et</strong> accepter les émotions qui<br />
le traversent. Pour décrire la fonction des émotions dans le processus, on<br />
peut utiliser l’image de l’arc électrique réunissant, en un éclair, corps<br />
<strong>et</strong> esprit, susceptible de m<strong>et</strong>tre en relation les deux entités dans les<br />
deux sens. Tout se passe comme si le suj<strong>et</strong> borderline, enraisonde<br />
ses carences narcissiques, avait réussi à perpétuer des stratégies destinées<br />
à cliver corps <strong>et</strong> esprit. Dans c<strong>et</strong>te perspective, les catastrophes<br />
psychosomatiques ou addictives peuvent être, pour partie, lues comme<br />
des indices de la faillite d’une élaboration émotionnelle comme d’une<br />
élaboration fantasmatique utilisable. Dans la même dynamique, la narcissisation<br />
recadrera une destinée jusque-là ressentie comme hostile, lieu <strong>et</strong><br />
temps de souffrance, d’humiliation, de rej<strong>et</strong>, de frustrations. On pourrait<br />
penser que l’un des objectifs de la thérapie serait de perm<strong>et</strong>tre au suj<strong>et</strong><br />
de se r<strong>et</strong>rouver un jour face au vide, aux lacunes qui le modèlent, <strong>et</strong><br />
d’identifier, de supporter ce vide avant de le traiter. Ce qui est concevable<br />
1. Si « l’enfer c’est les autres » (J.-P. Sartre), seuls les autres peuvent aider à se<br />
reconstruire.
STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 205<br />
avec un suj<strong>et</strong> « névrotique », plus dense, ou paradoxalement avec un<br />
suj<strong>et</strong> dissocié par la psychose (hors des émotions) ne l’est pas avec les<br />
états-limites. On constate que beaucoup de suj<strong>et</strong>s borderlines réussissent<br />
longtemps à faire diversion, par une hyperactivité compensatrice ou par<br />
un clivage entre différentes tranches d’existences, qui sont en fait des<br />
lambeaux d’existences, voire des lambeaux d’inexistences. Ce clivage,<br />
parfois construit sur la durée, nécessite une articulation soigneuse des<br />
vides, de façon surtout à ce que le suj<strong>et</strong> ne perçoive pas trop clairement<br />
qu’il n’articule que des vides, des « forteresses vides » (cf. B<strong>et</strong>telheim)<br />
en fait. L’énergie <strong>et</strong> l’intelligence du suj<strong>et</strong> s’épuisent à articuler ces vides<br />
en un tableau « à l’image du dense ». Ce processus institue des vies<br />
parallèles, au mieux des « doubles vies » séparées par des interstices,<br />
les interstices étant la part la plus authentique du suj<strong>et</strong>.<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 20 – Une vie entre les vides<br />
Un patient, peu avant de faire une tentative de suicide grave, arrivait à<br />
dire que le seul endroit où il était à peu près bien, c’était dans sa voiture,<br />
lors des traj<strong>et</strong>s entre son domicile <strong>et</strong> son travail. Sa vie de famille <strong>et</strong> sa<br />
vie professionnelle, pour des raisons diverses, s’étaient avérées être des<br />
échecs <strong>et</strong> des lieux devenus insupportables. Dans sa voiture, il était seul,<br />
n’avait de compte à rendre à personne, il se sentait protégé ½ , vectorisé par<br />
une tache qui n’avait plus de sens profond. Certains suj<strong>et</strong>s s’appliquent<br />
à dilater ce maigre espace personnel : se r<strong>et</strong>rouver au bar à la sortie du<br />
travail ou choisir un mode d’exercice professionnel nécessitant de fréquents<br />
déplacements sont des tactiques existentielles qui peuvent être décryptées,<br />
pour partie, dans c<strong>et</strong>te perspective.<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
C<strong>et</strong>te béance est à traiter, pourtant, il est impossible d’envisager de<br />
laisser un suj<strong>et</strong> borderline seul face à ses failles, c<strong>et</strong>te situation étant<br />
prototypique de la dépression anaclitique. Mais c’est ce qui peut se passer<br />
au cours du processus thérapeutique s’il n’est pas aménagé pour prévenir<br />
l’émergence du vide.<br />
Les psychothérapies médiatisées <strong>et</strong> les sociothérapies hétérodoxes<br />
(art-thérapie, activité sportive avec le bémol du dopage), ainsi que les<br />
approches mobilisant la dimension psychocorporelle, ne sont que des<br />
déclinaisons tenant compte, de façon plus prononcée, de la problématique<br />
narcissique <strong>et</strong> de ses conséquences délétères dans la sphère relationnelle.<br />
Elles sont des modalités éventuelles de la relation d’aide au changement,<br />
à initialement privilégier, pour un suj<strong>et</strong> borderline.<br />
Dans c<strong>et</strong>te perspective, à côté de l’approche groupale, l’approche<br />
psychocorporelle <strong>et</strong> l’approche art-thérapique seront déterminantes.<br />
1. La voiture joue souvent ce rôle protecteur. Elle est c<strong>et</strong>te bulle, c<strong>et</strong>te carapace entre<br />
soi <strong>et</strong> le monde (expansion moderne du Moi-peau ?) ce qui explique certaines réactions<br />
violentes lorsqu’il y a de la tôle froissée.
206 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
L’APPROCHE PSYCHOCORPORELLE ET ART-THÉRAPIQUE<br />
De l’approche psychocorporelle à l’art-thérapie<br />
L’approche psychocorporelle est diversifiée. Elle ne résume pas la<br />
prise en charge mais elle peut créer un préalable, ou un complément<br />
précieux des soins, susceptible de ne pas confronter le patient à ses vides.<br />
Elle est à l’exacte convergence du soin <strong>et</strong> de la psychothérapie. Non<br />
imposée par l’urgence, mais proposée dans la continuité, elle peut être<br />
mise à la disposition du patient lorsque les tensions les plus importantes<br />
commencent à être maîtrisées par l’action d’un cadre contenant (au<br />
cours d’une hospitalisation si cela est nécessaire, mais aussi à partir de<br />
structures ambulatoires cadrantes) <strong>et</strong>, dans la mesure où des traitements<br />
adjuvants (anxiolytiques, sédatifs ou antidépresseurs) peuvent contribuer<br />
à aider le suj<strong>et</strong> à se positionner de façon plus sereine <strong>et</strong> plus volontaire<br />
dans le soin. Nous allons évoquer de façon non exhaustive certains des<br />
aspects les plus caractéristiques de c<strong>et</strong> apport psychothérapique.<br />
Les pratiques<br />
1. L’enveloppement humide thérapeutique (pack), introduit en France<br />
par M. A. Woodburry (1966) remis à l’ordre du jour par T. Albernhe<br />
(1992) s’adresse à des patients très figés sur des positions régressives,<br />
devenus déficitaires du point de vue de leurs capacités de verbalisation,<br />
de partage émotionnel. L’indication première est la psychose (autisme<br />
ou catatonie) mais des suj<strong>et</strong>s borderlines peuvent énormément en bénéficier.<br />
Au fil des séances, l’entourage soignant, chaleureux, constitué<br />
en une permanence suj<strong>et</strong>te à discontinuité, construit alors un réceptacle<br />
recueillant, puis positivant, le matériel psychique souvent archaïque<br />
capable de surgir lors de ces moments post-critiques privilégiés. L’histoire<br />
du suj<strong>et</strong> peut se rem<strong>et</strong>tre en marche dans un cadre contenant.<br />
2. Le hammam, véritable kinésithérapie humide, en tant qu’approche<br />
hydrothérapique, doté d’un cadre clos <strong>et</strong> favorable, autorise, là encore,<br />
une étape de régression affective par son caractère chaud <strong>et</strong> humide,<br />
maternant. Il crée une atmosphère propice au partage émotionnel. Le<br />
geste du massage ne s’impose pas, il reste une proposition <strong>et</strong> autorise un<br />
travail sur l’enveloppe corporelle allant du massage doux au dégommage,<br />
plus intense <strong>et</strong> plus profond. Au cours d’un massage sensitif (Camilli,<br />
2003) ½ , les tensions internes se voient apaisées, les points de nouure<br />
1. Le massage sensitif de C. Camilli est un exemple d’approche par le toucher. Il est<br />
basé sur l’interaction du physique <strong>et</strong> du psychique. À partir de manœuvres spécifiques<br />
associées à la respiration <strong>et</strong> utilisées comme un langage, il est un moyen de communication<br />
non verbal qui privilégie la libre expression corporelle du « massé ». Il perm<strong>et</strong> à<br />
ce dernier d’acquérir progressivement la maîtrise de son propre corps. Pour C. Camilli<br />
(2003), le toucher <strong>et</strong> la psychanalyse sont « épigénétiquement liés puisque le langage<br />
n’a pu apparaître qu’avec la station debout qui a libéré les mains, mais aussi adapté le<br />
larynx <strong>et</strong> le pharynx au langage parlé. »
STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 207<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
peuvent être déliés, étirés, triturés, mis en perspective avec la problématique<br />
psychique. Le corps peut redevenir un lieu, sinon de plaisir,<br />
du moins non exclusivement voué à la souffrance, à l’angoisse <strong>et</strong> à<br />
l’autoagression permanente. L’émergence des béances lacunaires peut<br />
être contrôlée par le toucher qui en restitue un contour, c’est-à-dire,<br />
la possibilité à venir de les exprimer sans vécu de néantisation. L’autoagression<br />
est souvent concrétisée, du point de vue clinique, par des<br />
conduites addictives, des conduites à composante automutilatrice (des<br />
scarifications par exemple) ou des conduites à risques. Par le massage, la<br />
peau, enveloppe <strong>et</strong> tissu de pores à la fois, reprend sa fonction de forme<br />
<strong>et</strong> de surface, d’interface biologique qui confère un volume relationnel à<br />
l’individu. Le Moi-peau (Anzieu, 1985) peut se superposer avec un moi<br />
moins carencé. La lecture patiente des éventuelles cicatrices cutanées par<br />
le kinésithérapeute, combinée à l’exploration des points de contracture<br />
perm<strong>et</strong> au suj<strong>et</strong> de reconquérir une historicité acceptable. Elle est un<br />
temps essentiel de reconstruction d’une identité, d’une sensibilité <strong>et</strong> d’un<br />
destin.<br />
Toutes les autres formes d’hydrothérapie (Dubois, 1985), à condition<br />
d’en adapter l’application aux individus, peuvent avoir une action favorable<br />
sur les troubles psychiques narcissiques. Les états psychosomatiques<br />
dermatosiques (eczéma, psoriasis) comme certains états rhumatismaux,<br />
bénéficient à la fois d’une action directe ou mécanique liée à<br />
la composition ionique <strong>et</strong> chimique de l’eau (balnéothérapie, crénothérapie)<br />
; ou de la boue, à sa température ou à son mode d’application ; mais<br />
aussi du nursing, narcissisant, <strong>et</strong> de la mise à distance des problèmes,<br />
apaisante, qui les accompagnent.<br />
Ce sont des parenthèses reconstructrices dans l’existence des suj<strong>et</strong>s<br />
psychosomatiques <strong>et</strong> états-limites.<br />
3. L’escalade constitue un autre temps fort de la prise en charge<br />
thérapeutique des personnalités borderlines. L’encordage, l’assurance<br />
systématique par le premier de cordée, la nécessité d’assurer sans cesse<br />
ses propres prises pour sa sécurité <strong>et</strong> pour celle d’autrui, réactivent des<br />
fonctionnements solidaires, naturels, resocialisants. Le temps de randonnée,<br />
par le cheminement, est propice aux confidences <strong>et</strong> au recentrage<br />
du suj<strong>et</strong> sur certains aspects physiologiques de son existence. Il perm<strong>et</strong><br />
aussi de se vider la tête des préoccupations stériles. La fatigue physique,<br />
si elle est bien dosée, contribue à redéfinir les priorités vitales <strong>et</strong> à<br />
m<strong>et</strong>tre de côté ce qui n’est pas gérable dans l’immédiat. Au cours de<br />
ces activités sportives, il ne s’agit pas de prendre des risques, de faire<br />
des exploits sportifs, bien qu’à terme, l’idée de la performance relative<br />
comme objectif puisse être aussi narcissisante. Il s’agit de r<strong>et</strong>rouver,<br />
par c<strong>et</strong>te vectorisation existentielle, des repères personnels <strong>et</strong> des bases<br />
relationnelles fiables.<br />
4. La danse explore la dimension du déplacement du corps, du partage<br />
de l’espace disponible avec d’autres trajectoires individuelles. C’est ce<br />
partage qui fonde une collectivité en action, justifie un mouvement,
208 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
assure un spectacle. Ces trois concepts sont utilisables dans un processus<br />
de narcissisation. On distingue trois types d’exercice :<br />
– Les mouvements collectifs : ils cultivent la synchronisation intersubjective<br />
par une utilisation rationnelle de tous les moyens complémentaires<br />
de communication (analogiques <strong>et</strong> digitaux, affectifs <strong>et</strong> intellectuels).<br />
L’harmonie de l’ensemble dépend du respect du proj<strong>et</strong> chorégraphique<br />
(métaregard sur le groupe <strong>et</strong> son sens), <strong>et</strong> l’art est un élément apaisant.<br />
Les mouvements, dans leur enchaînement diachronique, illustrent la<br />
capacité du suj<strong>et</strong> à être attentif à l’autre, à sa consigne comme un apport<br />
capable de le remplir, de lui rendre vie sans le manipuler.<br />
– Les mouvements individuels : ils se font, par principe, devant un public,<br />
même restreint, mais bienveillant <strong>et</strong> attentif. Dans un premier temps, ce<br />
public (devenu partenaire de la thérapie) est formé uniquement d’autres<br />
patients ou de soignants. L’utilité mobilisante du public est d’amener<br />
le suj<strong>et</strong> à accepter de s’exposer ainsi <strong>et</strong> à supporter la simple présence,<br />
puis le regard d’autrui. Dans une étape ultérieure, il peut devenir question<br />
de représentation, c’est-à-dire, que le suj<strong>et</strong> va accepter d’être mis<br />
en scène (manipulation par le chorégraphe) puis de se m<strong>et</strong>tre en scène,<br />
se montrer en un spectacle (de l’importance du regard à soutenir). Tous<br />
ces termes (mise en scène, spectacle, regard) renvoient au narcissisme<br />
<strong>et</strong> aussi à une certaine sublimation de l’angoisse en trac, c’est-à-dire<br />
une ébauche de névrotisation (hystérisation) du comportement qui<br />
signe une reprise de l’évolution psychique. C’est une étape importante<br />
de la prise de conscience narcissique, mais qui n’est pas toujours<br />
évidente à restaurer dans certaines dimensions pseudo-névrotiques des<br />
troubles borderlines de la personnalité. Les phobies sociales invalidantes,<br />
qui renvoient plus souvent à un syndrome post-traumatique<br />
qu’à une catégorisation névrotique de la personnalité, bénéficient de<br />
c<strong>et</strong>te indication. Il ne s’agit pas de proj<strong>et</strong>er brutalement le patient en<br />
situation, où il risquerait l’échec de plus, ce qui pourrait susciter un<br />
blocage. C<strong>et</strong>te perspective, d’inspiration cognitivo-comportementaliste<br />
mais plus soucieuse encore de la gestion de l’angoisse, perm<strong>et</strong> de<br />
travailler sur le symptôme, de le dépasser sans le fixer, de le recadrer<br />
positivement en lui attribuant un sens social <strong>et</strong> non plus individuel (le<br />
trac remplace la peur) <strong>et</strong> de lui redonner une dimension interrelationnelle<br />
créative, moins marginalisante. Le contexte d’un proj<strong>et</strong> artistique<br />
<strong>et</strong> la libération des divers affects liés à la danse peuvent susciter des<br />
niveaux d’interaction très mobilisateurs du psychisme.<br />
– Les mouvements à deux obéissent par définition à des règles précises :<br />
ils imposent un respect du rythme <strong>et</strong> de la configuration préalable du<br />
mouvement en des pas spécifiques (de la valse au tango). Durant ces<br />
pas de danse, on se touche, on se côtoie, mais tout est progressif,<br />
codifié, r<strong>et</strong>enu, balisé. La musique modifie le contexte, dans le sens<br />
où des préférences peuvent s’exprimer, se partager, se discuter. Il y a,<br />
là encore, matière à contacts interhumains utilisant tous les niveaux
STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 209<br />
logiques. Les suj<strong>et</strong>s ayant été victimes d’abus sexuels sont à même<br />
de bénéficier pleinement de c<strong>et</strong>te véritable rééducation, allant vers une<br />
restauration des capacités à supporter un contact physique non perverti.<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
5. La chorale <strong>et</strong> le théâtre : ces deux activités sont plus connotées artistiquement,<br />
mais aussi plus élaborées <strong>et</strong> plus complexes puisqu’exprimées<br />
à travers la maîtrise d’outils sensibles (la voix, le geste, la mémoire, la<br />
connaissance d’un minimum de culture musicale). Le travail sur la respiration<br />
(abdominale ou thoracique), la maîtrise du souffle, le risque de<br />
« perdre haleine », explorent des sensations très archaïques. La chorale<br />
est tout autant un soin à médiation corporelle qu’une art-thérapie. Chorale<br />
<strong>et</strong> théâtre nécessitent en outre un investissement du patient sur la durée,<br />
un engagement envers les autres comme envers soi-même. C<strong>et</strong> investissement<br />
est vectorisé clairement par la perspective d’une représentation<br />
ultérieure. Chorale <strong>et</strong> théâtre peuvent donc être proposés en seconde<br />
intention aux patients déjà accrochés, confiants, <strong>et</strong> dont l’hémorragie<br />
narcissique est en voie de cicatrisation par les outils ci-dessus décrits.<br />
Mais il n’y a pas de contre-indication formelle à proposer des séances de<br />
sensibilisation ou un premier contact, si la proposition provoque d’emblée<br />
l’adhésion du suj<strong>et</strong>. Le risque d’un échec du processus d’intégration<br />
du patient au groupe préexistant est néanmoins à prendre en compte, en<br />
raison des répercussions narcissiques inévitables d’une telle éventualité.<br />
6. Le modelage <strong>et</strong> la sculpture : ces techniques actualisent <strong>et</strong> mobilisent<br />
des émotions encore plus archaïques. Elles restent de très bons<br />
outils de soin pour les suj<strong>et</strong>s psychotiques régressés, pour qui elles ont<br />
été inventées, mais elles le sont aussi pour des borderlines. Elles sont à<br />
même de les confronter avec le réel (froid, humide, visqueux, granuleux,<br />
sec...) de la matière brute <strong>et</strong> inanimée qu’ils peuvent essayer d’animer<br />
en lui donnant une forme, donc un sens, en passant du minéral froid à<br />
l’obj<strong>et</strong>, utilitaire ou artistique, puis de l’obj<strong>et</strong> banal à une création placée<br />
en phase directe avec les productions de l’inconscient. Ce travail sur la<br />
matière, traditionnellement rapporté à une composante anale, n’est pas<br />
sans analogie avec le questionnement pervers tel que nous l’avons décrit,<br />
qui explore la dimension du passage de l’inanimé au vivant <strong>et</strong> vice-versa.<br />
7. La relaxation : différentes techniques peuvent être proposées. Elles<br />
peuvent s’ordonner, soit en séances spécifiques destinées à compléter,<br />
par exemple, l’eff<strong>et</strong> sédatif <strong>et</strong> tranquillisant des traitements médicamenteux<br />
(avec le but de juguler l’angoisse ou de réduire les tensions), soit<br />
comme préparation à des séances psychocorporelles médiatisées, du type<br />
de celles qui sont décrites ci-dessus. La combinaison de ces différents<br />
temps, leur séquençage, rend compte de l’infinité des possibilités de<br />
soulagement de la souffrance psychique <strong>et</strong> de définition de temps d’évolution<br />
personnelle. Il y a néanmoins des contre-indications à respecter :
210 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
ainsi, au cours de séances de training autogène de J. H. Schultz ½ (à visée<br />
d’eutonie) des épisodes brefs mais anxiogènes de morcellement peuvent<br />
avoir lieu si des patients porteurs d’une structure psychique très archaïque<br />
le pratiquent de façon non contrôlée. Cependant, toutes les formes de<br />
relaxation peuvent apporter un apaisement bénéfique <strong>et</strong> constituer le<br />
préalable à une séance de verbalisation productive, à ne pas confondre<br />
néanmoins avec une séquence psychothérapique.<br />
8. Les soins esthétiques : ces soins sont éminemment renarcissisants.<br />
Ils perm<strong>et</strong>tent à l’individu d’expérimenter une certaine situation d’abandon,<br />
au sens de lâcher prise, de faire confiance au soignant. Ils favorisent<br />
une transformation de l’image corporelle mais surtout de la perception<br />
de soi. Pour le patient, si on lui consacre du temps, c’est qu’il en vaut<br />
la peine. Dans l’esprit du public, les soins esthétiques sont un luxe que<br />
peu de patients borderlines s’accordent, ne serait-ce qu’en raison de son<br />
coût. Accéder à un tel luxe, même si celui-ci est proposé comme un soin,<br />
donc pris en charge par le forfait hospitalier, leur apporte une nouvelle<br />
dimension sociale <strong>et</strong> personnelle.<br />
9. Le dessin, la peinture : parmi les art-thérapies, les activités utilisant<br />
la peinture ou le dessin comme médiateur, <strong>et</strong> plus particulièrement les<br />
séances débouchant sur les notions de portrait, ou d’autoportrait, (comme<br />
travail sur la manière dont un patient s’appréhende) lorsque cela est<br />
possible, montrent la grande difficulté de ces suj<strong>et</strong>s à s’imaginer, au sens<br />
propre comme au figuré (cf. la vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 16).<br />
Bien souvent, confrontés à c<strong>et</strong>te consigne, indépendamment de leurs<br />
capacités graphiques <strong>et</strong> de leur efficience intellectuelle, ils ne peuvent<br />
restituer que l’ébauche incomplète, impersonnelle ou stéréotypée d’un<br />
visage. Ils ont, par ailleurs, beaucoup de mal à restituer, même schématiquement<br />
un corps entier, <strong>et</strong> ayant les pieds campés sur le sol. Au-delà<br />
d’interprétations sauvages sur les « manques » constatés, c<strong>et</strong>te carence de<br />
figuration traduit la relation profonde entre la construction d’un schéma<br />
corporel personnel solide <strong>et</strong> la construction de la personnalité. Comment<br />
se sentir bien dans son corps si on n’en perçoit pas les contours, le<br />
volume, la densité ? Réciproquement, on peut s’attendre à ce qu’un<br />
travail de psychomotricité, visant à restaurer un schéma corporel correct,<br />
puisse avoir des répercussions positives sur la configuration narcissique<br />
<strong>et</strong> le fonctionnement émotionnel <strong>et</strong> intellectuel d’un patient.<br />
1. J. H. Schultz, dermatologue allemand, se forma pour devenir neuropsychiatre. Après<br />
avoir étudié l’hypnose, il voulut apporter à ses patients le moyen de se r<strong>et</strong>rouver dans<br />
un état similaire afin d’en finir, sans suggestion, avec leurs problèmes dermatologiques.<br />
En ce sens, il s’agit d’une autosuggestion opposée à une hétéro-hypnose. Il constata<br />
que la répétition de ses exercices de relaxation par autodécontraction concentrative<br />
avait un eff<strong>et</strong> positif sur le stress. D’autres techniques existent : méthode de Jacobson,<br />
sophrologie, <strong>et</strong>c.<br />
L’eutonie est l’acquisition d’un tonus musculaire adéquat, à opposer à l’hypo ou<br />
hypertonie.
STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 211<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Comment acquérir, à l’adolescence (qui est déjà une période troublée<br />
du point de vue de l’acceptation de son corps <strong>et</strong> de soi-même, un état<br />
borderline), ou à l’âge adulte, ces dimensions narcissisantes ayant parfois<br />
fait défaut une vie durant ?<br />
C’est toute la dimension réparatrice de l’art-thérapie <strong>et</strong> des soins<br />
psychocorporels chez les suj<strong>et</strong>s borderlines, ce qui en fait des approches<br />
thérapeutiques à part entière. Nous avons ci-dessus listé une série de<br />
pratiques thérapeutiques dont certaines appartiennent au champ du psychocorporel,<br />
d’autres au domaine de l’art-thérapie <strong>et</strong> d’autres enfin sont<br />
inclassables, appartenant aux deux. La composante art-thérapique du soin<br />
apporte une spécificité.<br />
Les fonctions<br />
Au sein de la production humaine, certains art-thérapeutes (Rodriguez,<br />
Trol, 2001) décrivent trois fonctions : anthropomorphique, formaliste <strong>et</strong><br />
symbolique. Chacune d’entre elles contribue à l’élaboration du narcissisme.<br />
La fonction anthropomorphique, primordiale, est à fort contenu narcissique.<br />
Elle nous pousse à représenter l’être humain <strong>et</strong> surtout à nous<br />
représenter nous-mêmes, c’est-à-dire nous apercevoir, nous multiplier,<br />
nous perpétuer ! On la r<strong>et</strong>rouve à l’œuvre dès les premiers balbutiements<br />
de l’humanité sous forme, par exemple, de stèles anthropomorphes.<br />
La signature, comme trace autonome <strong>et</strong> personnelle, participe de c<strong>et</strong>te<br />
autoreconnaissance de soi-même. De nombreuses œuvres d’art ne sont<br />
que des variations, significatives (le peintre Ben), autour de la signature<br />
qui peut se voir répétée, dilatée, fragmentée, torturée, sublimée...<br />
Quelques patients, au contraire, n’adm<strong>et</strong>tent pas de signer leur travail,<br />
d’autres veulent conserver une maîtrise totale sur leurs œuvres, préférant<br />
les détruire plutôt que de les savoir en risque d’être perdues ou<br />
vendues, dispersées, appropriées par des inconnus. On r<strong>et</strong>rouve là des<br />
formalisations psychiques ayant à voir avec la magie noire ½ . À ce niveau<br />
s’introduisent, de plus, les dimensions formalistes <strong>et</strong> symboliques.<br />
Les deux autres fonctions décrites : la fonction formaliste qui traduit<br />
les rythmes biologiques ou la perception que l’individu s’en fait, <strong>et</strong> la<br />
fonction symbolique (plus tardive), sont donc à explorer, conjointement,<br />
mais c’est principalement le renforcement de la fonction anthropomorphique,<br />
physionomique, qui sera actif <strong>et</strong> qui sera réparateur par son aura<br />
narcissisante pour les suj<strong>et</strong>s borderlines. La variabilité des approches<br />
art-thérapiques n’est qu’une variabilité technique, le contenu du travail<br />
réparateur <strong>et</strong> régulateur du narcissisme rejouant toujours ces dimensions<br />
de la souffrance du suj<strong>et</strong>.<br />
1. Certaines cultures conseillent à leurs membres de ne jamais abandonner la moindre<br />
parcelle d’eux-mêmes (cheveux, rognures d’ongles) car des malveillants pourraient les<br />
utiliser contre eux.
212 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
Ainsi, qu’un suj<strong>et</strong> narcissiquement fragile parvienne un jour à signer<br />
une de ses œuvres, à la revendiquer comme une part de soi, traduit c<strong>et</strong>te<br />
avancée positive de la conscience de « soi ayant une valeur », y compris<br />
marchande.<br />
Dans c<strong>et</strong>te perspective, l’exposition des productions, voire leur vente,<br />
s’impose comme un autre temps du soin qui n’est pas qu’une dérive<br />
mercantile ou utilitaire (trouver des fonds pour faire fonctionner l’atelier)<br />
de l’art-thérapie. Il s’agit de trouver un public acceptant de donner du<br />
temps pour contempler les tableaux ou lire les écrits, il s’agit de trouver<br />
plus prosaïquement un ach<strong>et</strong>eur ½ . Si quelqu’un concède de la valeur à<br />
son travail, c’est fortement surnarcissisant pour le patient ¾ .<br />
Face à un blocage dans le travail d’autoreprésentation, certains subterfuges<br />
artistico-soignants peuvent suggérer la forme humaine ou décrire<br />
un espace autocentré (mandalas, soleil, carrés), pouvant devenir ultérieurement<br />
des blasons ou des drapeaux... Il n’est pas étonnant, comme le<br />
remarque J. Rodriguez (Rodriguez, Troll, 2001), que ces signes contenants<br />
<strong>et</strong> représentants, soient parmi les premiers apparus au cours de<br />
l’évolution de l’humanité <strong>et</strong> se r<strong>et</strong>rouvent aujourd’hui en tant que traces<br />
humaines.<br />
Dessiner ces figures élémentaires, ce qui suppose une ébauche de<br />
contrôle psychomoteur (ce peut être le sens d’une des interventions<br />
incitatrices de l’art-thérapeute), initialise le mouvement de construction<br />
qui sera naturellement anthropomorphe. À partir de là, le patient est<br />
susceptible de s’autoriser à accéder au plaisir de se représenter (avant<br />
le plaisir de s’exposer ou d’exposer son œuvre) qui est un des négatifs<br />
cliniques éventuels de la phobie du miroir, r<strong>et</strong>rouvée dans certains positionnements<br />
psychotiques. Comme cela se rencontre chez le p<strong>et</strong>it enfant<br />
qui s’éveille au monde, ce plaisir de se représenter précède sans doute le<br />
plaisir de créer ou de représenter le monde. Il précède sans doute aussi le<br />
plaisir plus élaboré de partager une émotion ou une idée.<br />
La problématique narcissique, en ce sens, est peut-être, phylogénétiquement,<br />
antérieure à la problématique psychotique ou tout au moins,<br />
la psychose en tant que, pour partie maladie du narcissisme présuppose<br />
l’établissement d’un certain narcissisme, ce qui renoue avec l’intuition<br />
freudienne du narcissisme à partir duquel l’individu va construire son<br />
moi. C’est tout le sens du travail art-thérapique chez les suj<strong>et</strong>s borderlines.<br />
1. On r<strong>et</strong>rouve la construction narcissique nord-américaine où la valeur d’un individu<br />
se calcule en dollars.<br />
2. On arrive ici à un paradoxe, dans la mesure où il faut concilier l’anonymat du maladeartiste<br />
<strong>et</strong> lui perm<strong>et</strong>tre d’exposer sans pseudonyme, ce qui serait limiter la construction<br />
narcissique.
STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 213<br />
L’art-thérapie comme moyen d’accès à l’archaïque<br />
Dans une perspective ontologique, D. Godard a tenté d’apporter sa<br />
contribution à l’élucidation des processus présidant à l’émergence de la<br />
maladie mentale comme une désadaptation, au sens éthologique <strong>et</strong> darwinien<br />
(Darwin, 1872). C<strong>et</strong>te approche présuppose l’établissement documenté<br />
d’une « histoire naturelle du comportement humain » (Godard,<br />
2003), éventuellement étayée sur l’observation scientifique des interactions<br />
précoces mère/enfant, père/enfant (au niveau humain), <strong>et</strong> des interactions<br />
comportementales constatables chez les primates (primatologie<br />
ou psychoprimatologie). Ces modes <strong>et</strong> ces séquences interactionnelles<br />
seraient à considérer en tant que témoins de modalités fonctionnelles primitives.<br />
Par extension, l’enfoui (dans l’inconscient individuel ou collectif),<br />
serait le plus archaïque de l’humanité <strong>et</strong> l’observation des comportements<br />
phylogénétiquement archaïques renseignerait réciproquement sur<br />
le fonctionnement inconscient, présymbolique. Cela n’est qu’une piste de<br />
compréhension à relativiser par rapport à la « psychanalyse, voie royale<br />
vers l’inconscient ».<br />
« L’omniprésence <strong>et</strong> l’omnipotence des processus de symbolisation<br />
humaine ne doivent pas occulter l’éventualité des autres modalités<br />
d’expression <strong>et</strong> de transmission œuvrant chez l’homme, qui, pour<br />
échapper à la conscience, n’en sont pas moins actives. » (Godard, op.<br />
cit.)<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
L’empreinte (Prägung) <strong>et</strong> les conduites d’attachement après imprégnation<br />
dans la période sensible déterminent pour lui le choix objectal<br />
ultérieur. Cela rejoint les observations éthologiques de K. Lorenz (1970)<br />
sur l’importance des influences environnementales dans la construction<br />
du comportement animal. J. Bowlby considère que l’attachement<br />
(mère/enfant) est une extension biologico-comportementale de l’empreinte.<br />
Il en écarte sa dimension interaffective qui serait déjà de l’ordre<br />
du symbolique. Dès lors,<br />
« [...] la place des pulsions <strong>et</strong> leur étayage objectal, <strong>et</strong> la place du symbolique,<br />
devenaient secondaires par rapport aux conduites programmées<br />
d’attachement. » (Bowlby, 1978)<br />
L’Œdipe, que S. Freud avait pourtant tenté de rattacher au phylogénétique<br />
à travers le mythe de la horde primitive,<br />
« [s’il] apparaît comme une étape nécessaire du développement pour<br />
structurer les affects, distribuer l’amour <strong>et</strong> la haine, le Désir <strong>et</strong> la loi,<br />
<strong>et</strong> sortir du chaos émotionnel préœdipien, se superpose tardivement du<br />
point de vue de l’évolution aux déterminants biologiques archaïques. »<br />
(Godard, 2003)
214 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
Il suppose déjà une tentative de sexuation des relations, la séduction<br />
pour l’autre sexe <strong>et</strong> il ouvre sur le symbolique. Tout mauvais accès<br />
au symbolique, lié à l’intervention désorganisatrice d’un traumatisme<br />
précoce, est susceptible de laisser le champ libre à des modalités psychofonctionnelles<br />
non réprimées. C’est l’hypothèse des pathologies mentales<br />
les plus sévères (les psychoses) comme accidents évolutifs de<br />
la phylogenèse que S. Freud développa dans sa correspondance avec<br />
W. Fliess (Freud, 1887-1902). Dès lors, d’autres dispositions existentielles<br />
majeures, telles que le transsexualisme ou l’anorexie mentale,<br />
qui appartiennent à la constellation borderline, peuvent être regardées<br />
différemment <strong>et</strong> la prise en compte de l’élément narcissique dans toutes<br />
les souffrances psychiques devra passer par d’autres voies que la verbalisation<br />
: art-thérapie activant la fonction formaliste <strong>et</strong> la fonction<br />
symbolique ou psychothérapie à médiation corporelle. Il faut, en tout<br />
cas, s’attendre à l’émergence de matériaux psychiques non directement<br />
exploitables par le verbe chez ces patients <strong>et</strong> respecter ces étapes du<br />
processus reconstructeur.<br />
Le registre de l’art-thérapie est transversal, il entre en interaction<br />
avec les trois catégories principales de relations d’aide au changement<br />
que sont le soin, l’éducation (<strong>et</strong> son corollaire l’apprentissage) <strong>et</strong> la<br />
psychothérapie.<br />
Aux premiers temps de la vie, avant donc que ne se noue l’organisateur<br />
œdipien, ces trois catégories se trouvent confondues dans la fonction<br />
maternante, dont elles sont issues. Mais, très rapidement, elles se différentient,<br />
en organisant la construction harmonieuse de l’individu <strong>et</strong><br />
son évolution vers la subjectivité personnelle <strong>et</strong> individuelle, au sens<br />
étymologique. Leur point commun reste que le narcissisme, sous ses<br />
diverses formes, s’avère être le moteur de ces trois évolutions nécessitant,<br />
chacune, une capacité de mobilisation de substrat libidinal. Le jeu<br />
d’ombres entre la « mauvaise mère » <strong>et</strong> la bonne mère (ou la « mère<br />
suffisamment bonne », D. W. Winnicott, 1969) que nous avons évoqué<br />
dans la psychogenèse des états-limites (M. Klein), est l’une des péripéties<br />
initiales de c<strong>et</strong>te différentiation fonctionnelle physiologique mais le<br />
narcissisme peut éclore, vivre ou défaillir tout au long de l’existence d’un<br />
individu ½ .<br />
Au cours de la sénescence, ces trois processus tendent habituellement<br />
à se rejoindre car l’individu, précarisé dans son intégration narcissique<br />
par la perspective anticipée de sa disparition, diminué intellectuellement<br />
<strong>et</strong> physiquement, ayant en outre épuisé une partie de son énergie vitale,<br />
1. Sur Intern<strong>et</strong>, court l’histoire de c<strong>et</strong> homme d’affaires qui, en déplacement, fit appel<br />
à une call girl. À sa grande surprise, c’est sa propre fille qui se présenta dans sa<br />
chambre d’hôtel. De r<strong>et</strong>our chez lui, en bon père, il en parla à son épouse, qui demanda<br />
immédiatement le divorce. Il en fit un accident cardiovasculaire. On peut interpréter<br />
ce dernier comme le symptôme psychosomatique ou métaphorique d’un effondrement<br />
narcissique <strong>et</strong> affectif compl<strong>et</strong>.
STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 215<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
cherche à se rassembler. C<strong>et</strong> égoïsme palliatif, physiologique, colmate,<br />
comme il le peut, les brèches d’un être-soi en carence croissante. Si « la<br />
vieillesse est un naufrage » (C. De Gaulle, Mémoires de guerre), c’est<br />
un peu un sauve qui peut ! Dans ce contexte régressif <strong>et</strong> involutif, par la<br />
force des choses, soin, éducation <strong>et</strong> thérapie peuvent avoir tendance à se<br />
confondre à nouveau <strong>et</strong> l’entourage disponible est mis à contribution.<br />
Tenant compte de c<strong>et</strong>te disposition naturelle de l’équipement narcissique,<br />
l’art-thérapie peut se voir appliquée à la prise en charge des suj<strong>et</strong>s<br />
borderlines : adolescents <strong>et</strong> suj<strong>et</strong>s âgés mais, aussi, tous les états-limites<br />
tels que nous les avons envisagés dans les chapitres précédents.<br />
L’art-thérapie introduit un processus transversal car l’art seul peut<br />
constituer un véritable fil de capiton (par analogie au « point de capiton »<br />
lacanien) capable de mobiliser ou de transférer utilement de l’énergie<br />
libidinale dans ces trois registres de la relation d’aide au changement,<br />
tout en respectant leur nature diversifiée chez le suj<strong>et</strong> adulte.<br />
Chez les suj<strong>et</strong>s cibles, quel que soit l’outil choisi, <strong>et</strong> nous avons vu<br />
qu’ils sont divers, la restauration narcissique induite par le processus de<br />
création artistique dialectise des positionnements narcissiques jusque-là<br />
dysharmoniques, ce qui est source de tensions. Elle a pour vocation<br />
de transcender les registres éducatifs <strong>et</strong> thérapeutiques en m<strong>et</strong>tant en<br />
action, simultanément, une considérable régression (la jouissance créatrice<br />
relève d’une posture archaïque que l’on r<strong>et</strong>rouve dans les joies<br />
infantiles) <strong>et</strong> une projection anticipatrice ; elle articule donc sociothérapie<br />
<strong>et</strong> psychothérapie à la fois.<br />
La projection anticipatrice est introduite par la présence d’une tierce<br />
personne (l’art-thérapeute) comme public ou comme accompagnant ; elle<br />
s’appuie sur l’écart inévitable existant entre deux œuvres :<br />
– L’œuvre fantasmée (forcément idéale), qui n’appartient qu’à soi<br />
puisqu’elle est un produit de l’imaginaire, voire qui peut être vécue<br />
comme un élément indissociable de soi (dans certains fonctionnements<br />
pseudo-psychotiques).<br />
– L’œuvre réelle (forcément imparfaite), finie, qui a pour destin de se<br />
voir exposée, offerte aux regards <strong>et</strong> aux jugements d’autrui, qui peut<br />
se transm<strong>et</strong>tre, ou être détruite. Elle instaure une première borne sur<br />
laquelle le suj<strong>et</strong> peut choisir de s’ancrer, c’est-à-dire, ancrer son narcissisme<br />
dans un processus analogue à ce qui s’est joué, bien avant, lors de<br />
l’élaboration du narcissisme primaire puis du narcissisme secondaire.<br />
Un sentiment de toute puissance préside au premier regard sur la<br />
page blanche, juste avant le début du passage à l’acte créatif. La page<br />
blanche (ou son équivalent dans tout processus créatif) est c<strong>et</strong> espace<br />
transitionnel, miraculeux, à circonscrire au préalable (c’est le cadre de la<br />
séance), sur lequel, un instant seulement, « tout est possible ». C<strong>et</strong> espace<br />
n’est pas vide, il est plein des promesses de l’imaginaire. mais le réel peut<br />
se charger de le vider ! Est-il possible de m<strong>et</strong>tre en perspective ce vide<br />
fécond avec le vide lacunaire borderline ?
216 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
En eff<strong>et</strong>, très vite, au premier mot écrit (atelier d’écriture) comme au<br />
premier coup de crayon (atelier de peinture), <strong>et</strong> cela se r<strong>et</strong>rouve chez tous<br />
les créateurs, il se voit soumis à l’urgence, l’impériosité, l’impétuosité de<br />
la création convoquée pour en combler le vide naissant, puis à l’inhibition<br />
<strong>et</strong> à « l’angoisse de la page blanche » précisément (à l’image du vide<br />
absolu). C<strong>et</strong>te angoisse, rarement mobilisatrice, relève d’un sentiment<br />
d’impuissance face à l’ampleur de la tâche (notion d’infini comme dissolution<br />
des limites).<br />
Quel que soit le support choisi, la (re)constitution d’un narcissisme<br />
harmonieux est l’un des buts des processus de création introduits par<br />
l’art-thérapie. La redistribution narcissique transversale qu’elle opère<br />
se nourrit de la maîtrise de tels écarts. Le rôle de l’art-thérapeute est<br />
alors prépondérant pour canaliser les émotions <strong>et</strong> leur accorder un sens<br />
constructif.<br />
Par extension, l’art-thérapie a sa place dans la détermination du chefd’œuvre<br />
– clef de voûte instituée, placée dans le registre traditionnel des<br />
apprentissages cognitifs mais qui adm<strong>et</strong> une forte composante initiatrice<br />
<strong>et</strong> socialisatrice, puisqu’elle apporte à l’individu qui l’a produite, un statut<br />
social – ainsi que de l’œuvre ultime d’un suj<strong>et</strong>, capable de condenser<br />
<strong>et</strong> de sublimer tout un narcissisme ou d’en trahir, inéluctablement, l’épuisement<br />
libidinal <strong>et</strong> la montée de l’angoisse de mort, ultime « tremblement<br />
de temps » (Fondation Maeght, 1989) (cf. le narcissisme du suj<strong>et</strong> âgé).<br />
Chacun de ces deux pôles existentiels de la création explore des<br />
aspects fondamentaux du narcissisme.<br />
On y r<strong>et</strong>rouve la problématique narcissique prométhéenne puisque la<br />
différence entre suj<strong>et</strong>s morts/inanimés/minéraux <strong>et</strong> suj<strong>et</strong>s vivants/animés<br />
passe, à c<strong>et</strong> instant, entre les individus qui sont encore capables d’enfanter,<br />
de créer <strong>et</strong> ceux qui n’en sont plus capables ; entre ceux qui sont<br />
au clair avec cela <strong>et</strong> ceux qui n’y sont pas. L’angoisse de castration (ou<br />
l’impuissance à créer comme vécu <strong>et</strong> traduction psychobiologique de<br />
c<strong>et</strong>te angoisse) se confond alors avec l’angoisse de mort dont elle est<br />
l’un des prototypes les plus précoces (Bourgeois, Faye, 1993).<br />
Dans une séance d’art-thérapie, à travers la fin programmée du processus<br />
de création de l’œuvre, matérialisée ou non par le rituel de la<br />
signature de l’œuvre par le suj<strong>et</strong>, se rejoue, à chaque fois, la prise de<br />
conscience <strong>et</strong> l’acceptation de la fin de la capacité créative, c’est-à-dire<br />
la mort, dans notre hypothèse.<br />
Le hiatus fonctionnel instauré par la nature entre l’œuvre fantasmée<br />
<strong>et</strong> l’œuvre réelle (celle produite à la fin de la séance <strong>et</strong> soumise à la<br />
signature), est susceptible d’inscrire le suj<strong>et</strong> dans la perspective d’une<br />
acceptation de ses limites, c’est-à-dire d’une névrotisation/normalisation<br />
au sens analytique <strong>et</strong> (enfin) d’une individuation apaisante <strong>et</strong> structurante<br />
: « Si j’ai des limites, c’est que je suis un suj<strong>et</strong> ! » Le suj<strong>et</strong> est<br />
amené à anticiper émotionnellement <strong>et</strong> intellectuellement un « après »<br />
à sa disparition en tant que créateur. C<strong>et</strong> « après » est matérialisé par
STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 217<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
l’œuvre abandonnée, quoiqu’imparfaite, dont la présence désormais infiltrera<br />
<strong>et</strong> ponctuera l’existence de son créateur. C<strong>et</strong>te œuvre, c’est la trace,<br />
elle pondère la mégalomanie.<br />
En ce sens, peuvent être reliés le refus de certains artistes de signer<br />
leur œuvre, le fait de « faire de sa signature une œuvre » (Ben), comme<br />
le fait que d’autres peintres laissent toujours, volontairement, une partie<br />
inachevée dans leur tableau, comme une métaphore de la lacune constitutive<br />
de leur carence narcissique. Il s’agit d’un jeu autour de la mort <strong>et</strong><br />
de l’inaccompli-inaccomplissable.<br />
Mais si on peut « jouer à la mort » (<strong>et</strong> c’est l’un des jeux les plus<br />
constructeurs de l’enfance) la mort n’est pas un jeu, c’est la fin du jeu<br />
(<strong>et</strong> du je !). Sa propre mort est le mystère absolu que l’on commence<br />
à entrevoir dès c<strong>et</strong> âge péri-œdipien, que l’on est voué à rechercher<br />
sans cesse pour mieux l’exorciser, plus tard, si on est porteur d’une<br />
personnalité borderline.<br />
Si les tentatives de résolution de l’angoisse de castration déterminent<br />
classiquement une atmosphère œdipienne, les tentatives de suturation de<br />
l’angoisse de mort qui couvent (<strong>et</strong> parfois flambent), sous ce sentiment<br />
écran à thématique pseudo-sexuelle, dessinent les prémices d’une carrière<br />
névrotique, normale ! La mise en œuvre ultérieure d’une sexualité,<br />
complètement ou partiellement génitalisée (la perversion) ouvrira sur<br />
l’âge adulte <strong>et</strong> pourra m<strong>et</strong>tre sous l’éteignoir longtemps (tant qu’elle sera<br />
opérante) les angoisses de mort ou de néantisation.<br />
Au niveau de la prise en charge des individus, ce qui se joue donc dans<br />
l’art-thérapie, (<strong>et</strong> ceci ne concerne donc pas seulement les suj<strong>et</strong>s borderlines),<br />
c’est la réouverture de voies d’accès à un cheminement créatif<br />
pouvant éventuellement sublimer l’impasse sexuelle ou existentielle dans<br />
laquelle ils se trouvent souvent (cf. les aménagements du tronc commun<br />
borderline). Cela leur laisse entrevoir <strong>et</strong> explorer d’autres perspectives<br />
que les positionnements pervers ou addictifs ainsi que les catastrophes<br />
dépressives anaclitiques qu’ils ont déjà expérimentés.<br />
Si les conditions de maîtrise émotionnelle de part <strong>et</strong> d’autre, de création<br />
d’un espace relationnel authentique par mise en confiance réciproque<br />
<strong>et</strong> de suturation narcissique en sont créées, un travail sur c<strong>et</strong> aspect précis<br />
de la malrésolution œdipienne peut être produit par l’art-thérapie, avec le<br />
complément éventuel d’approches psychocorporelles.<br />
L’art-thérapie s’avère alors capable de ranimer, d’intensifier <strong>et</strong> de<br />
mobiliser certaines des émotions longtemps enfouies ou dévoyées (avec<br />
leur énergie sous-jacente), de les rapporter à la conscience d’un soi entier<br />
(non morcelé bien sûr, sinon on serait dans le registre psychotique).<br />
Ce soi restauré pourrait, si tout évolue bien, devenir à terme moins<br />
lacunaire (on est toujours dans les lacunoses). Plus dense <strong>et</strong> plus solide,<br />
il développerait sa potentialité principale qui est de jouer à nouveau,<br />
naturellement, avec les autres instances décrites dans la seconde topique.
218 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
La psychothérapie par le verbe<br />
À tout âge, c<strong>et</strong>te nouvelle articulation intrapsychique est à même de<br />
relancer les processus de constructions de la personnalité, d’infléchir la<br />
psychogenèse de l’individu dans le sens de la névrotisation. C’est le but<br />
de la psychothérapie.<br />
C<strong>et</strong>te évolutivité étant réenclenchée, alors peut être envisagée, dans un<br />
second temps, l’utilisation de techniques faisant appel aux capacités de<br />
symbolisation de l’individu, à condition d’être préalablement aménagées.<br />
Si la clinique se donne pour objectif de décomposer en symptômes la<br />
combinaison alchimique fondant l’équilibre psychocomportemental d’un<br />
individu, image de son fonctionnement psychique, la psychanalyse <strong>et</strong><br />
toutes les psychothérapies par le verbe peuvent, en levant les résistances<br />
<strong>et</strong> les inhibitions (qui sont deux fac<strong>et</strong>tes de la même problématique)<br />
ordonner le fonctionnement intrapsychique <strong>et</strong> déterminer une psychosynthèse<br />
au sens de C. G. Jung (1913).<br />
Si l’existence d’un suj<strong>et</strong> est, dans le meilleur des cas, l’histoire d’un<br />
inconscient qui a accompli sa réalisation, un individu peut croître tout au<br />
long de son existence pour peu qu’il puisse dépasser sa psychorigidité ½ .<br />
Les psychothérapies non médiatisées, épurées par leur statut psychanalytique,<br />
ne semblent donc pas constituer le traitement de choix des<br />
états limites de la personnalité. La frustration est cultivée, en tant que<br />
moteur du changement espéré par le cadre psychanalytique traditionnel.<br />
Elle autorise mal l’émergence positivante d’associations verbalisées alors<br />
que l’urgence, chez un borderline, c’est de le connoter positivement. Le<br />
risque d’un passage à l’acte « contre le cadre » existe alors. En tant que<br />
conduite d’échec, c<strong>et</strong>te hypothèse-hypothèque entraîne la nécessité d’un<br />
aménagement de la séance destiné à la rendre moins rigide, moins frustrante,<br />
plus tolérante aux écarts attendus sous peine de rupture précoce du<br />
lien thérapeutique, au moins dans les débuts. Ceci ouvre sur le concept<br />
de cadre mouvant, accompagnant au plus près la trajectoire vitale du<br />
suj<strong>et</strong>, sans tenter de la circonscrire à tout prix. Par ailleurs, la plupart des<br />
aménagements économiques syndromiques de ces personnalités (psychopathie,<br />
caractéropathie ou perversion), dans la mesure où chacune d’entre<br />
elles favorise l’élaboration d’un contre-transfert négatif <strong>et</strong> procure peu<br />
de latitude pour travailler sur le transfert (<strong>et</strong> le contre-transfert), n’en<br />
bénéficie pas. La notion de contrat de soin, même provisoire, propre à<br />
ces cadres psychothérapiques, a pour but de perm<strong>et</strong>tre de disposer d’un<br />
espace thérapeutique. Elle est r<strong>et</strong>rouvée aussi à l’occasion de temps forts<br />
de la prise en charge institutionnelle (sevrage toxicomaniaque, hospitalisation<br />
libre en psychiatrie) ; elle est souvent mise à mal. La lutte « autour<br />
1. D’un point de vue philosophique, si l’individu est ce qu’il fait <strong>et</strong> non ce qu’il voudrait<br />
être, l’existence peut aussi, malheureusement, être l’histoire des actes manqués <strong>et</strong> des<br />
tours joués par l’inconscient.
STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 219<br />
du contrat », pour son établissement <strong>et</strong> pour son respect, est souvent l’un<br />
des premiers enjeux.<br />
Quelque part, tout contrat avec un suj<strong>et</strong> borderline est fondamentalement<br />
léonin, injuste <strong>et</strong> fragile, dans la mesure où il cherche à relier des<br />
suj<strong>et</strong>s qui ne sont pas (encore) sur la même longueur d’onde. La pratique<br />
nous apprend qu’imposer un quelconque contrat, même tacite, même<br />
minimal, c’est déjà prédire (au sens propre), par anticipation unilatérale,<br />
les conditions de sa rupture à venir - ce qui ne veut pas dire qu’il faut y<br />
renoncer. Or, la rupture (ou du moins, le point de rupture en tant que<br />
limite relationnelle à explorer), c’est précisément ce que recherchent,<br />
désespérément, pervers <strong>et</strong> psychopathes, alcooliques <strong>et</strong> anorexiques. Ce<br />
point de rupture animé/inanimé, obj<strong>et</strong>/suj<strong>et</strong>, est bien loin, nous l’avons<br />
vu, des questionnements sexués propres aux positionnements névrotiques<br />
à partir desquels, en s’appuyant sur les capacités du patient à accéder<br />
au symbolique, peuvent être travaillées la tolérance à la frustration, la<br />
culpabilisation <strong>et</strong> ses aménagements, la relation d’obj<strong>et</strong>, <strong>et</strong> peuvent se<br />
développer des processus de sublimation. Il ne s’agit pas d’une rupture<br />
affective, mais d’une cassure presque physique. Le postulat même d’un<br />
point de rupture probable est anxiogène pour le suj<strong>et</strong> borderline, dans<br />
le sens où il s’y rejoue, sans cesse, sa problématique abandonnique <strong>et</strong><br />
anaclitique. Confronté à la violence d’un contrat (<strong>et</strong> de ses implications),<br />
le patient cherchera par tous les moyens à y échapper, « faire exception »,<br />
<strong>et</strong> par conséquent le nier, ce qui renvoie au défaut fondamental d’accès au<br />
symbolique qui est perçu au niveau de la clinique <strong>et</strong> fait parfois évoquer<br />
la psychose. Trahi dès son jeune âge, il ne peut faire confiance à personne<br />
<strong>et</strong> à rien, pas même à un contrat, pas même à lui-même. Le contrat<br />
n’est pour lui que l’annonce d’une nouvelle déchirure inéluctable. Les<br />
meilleurs moyens de se défendre resteront le clivage <strong>et</strong> la projection sur<br />
autrui des raisons de c<strong>et</strong>te rupture programmée.<br />
Le patient utilisera souvent le contrat comme une arme à portée autoagressive,<br />
susceptible de réitérer <strong>et</strong> de concrétiser, une fois de plus, les<br />
processus abandonniques qu’il a déjà expérimentés <strong>et</strong> qui le légitiment<br />
dans sa posture (« Je suis abandonné donc je suis »).<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 21 – Virtuel, réel <strong>et</strong> symbolique<br />
Monsieur T. est un redoutable contractant. Ayant longtemps travaillé dans<br />
le commerce de l’art puis en tant que conseiller technique en informatique<br />
<strong>et</strong> concepteur de sites, il réussit régulièrement, par son bagout <strong>et</strong><br />
son intelligence immédiatement perceptible, à se faire embaucher, à des<br />
conditions financières mirobolantes, pour des prestations techniques dont<br />
il connaît, lui, pertinemment, la nature totalement virtuelle <strong>et</strong> peu rentable<br />
pour son employeur. Par sa connaissance du marché (il a fait une école de<br />
commerce) il sait que le proj<strong>et</strong> qu’il présente ou que son employeur m<strong>et</strong> en<br />
route en faisant appel à lui, n’est pas viable sur la durée. Il a conscience que<br />
son embauche n’est qu’un leurre, parfois destiné à rassurer des bailleurs<br />
de fonds situés en amont (pouvoir publics <strong>et</strong> collectivités locales), car très<br />
vite, ne pouvant tenir ses objectifs, son patron sera obligé de le licencier.
220 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
L’essentiel de son activité intellectuelle est donc, lors de la « lune de miel »,<br />
de négocier au mieux avec son employeur les conditions d’indemnisation<br />
financière de son départ futur. Il ne vit pas de la rémunération de son travail,<br />
qu’il fait correctement par ailleurs, mais de ses indemnités de rupture de<br />
contrat. Il n’a pas besoin de passer par la case Assedic car, à peine embauché,<br />
prévoyant, il se m<strong>et</strong> en quête d’un nouvel emploi par Intern<strong>et</strong>. Ce qui<br />
le pousse à venir consulter, c’est qu’il fonctionne de c<strong>et</strong>te façon, également,<br />
dans ses rapports affectifs <strong>et</strong> que cela lui pose problème avec ses femmes<br />
successives. Son fonctionnement professionnel apparaît comme une métaphore<br />
de son fonctionnement psychique <strong>et</strong>, c’est en travaillant sur ce champ<br />
comportemental, moins difficile à aborder du point de vue émotionnel, qu’il<br />
arrivera à modifier, pour partie, son fonctionnement affectif. Pour poser un<br />
cadre thérapeutique à ce patient, il nous a fallu jouer d’artifices. Le contrat,<br />
imposé par nous – mais dans quelle mesure avons-nous été déterminé par<br />
lui – est le suivant : il a droit à cinq séances hebdomadaires tous les deux<br />
ans. Il s’agit par là de contractualiser une rupture, sans en faire un abandon.<br />
Entre ces séquences thérapeutiques, qu’il respecte scrupuleusement, le<br />
patient continue donc son travail psychique sur le contrat. Après six ans<br />
de recul <strong>et</strong> trois séquences thérapeutiques, il a beaucoup changé dans son<br />
rapport aux femmes, mais pas dans son rapport aux employeurs !<br />
Le contrat traditionnel présuppose que les deux parties se constituent<br />
en suj<strong>et</strong>s co-élaborant (collaborant) à travers lui un proj<strong>et</strong> commun<br />
concrétisé par le fond du contrat (<strong>et</strong> non la forme). La relation<br />
objectalisante vécue ou ressentie comme telle par le patient borderline<br />
ne s’appuie pas sur une triangulation ordinaire, structurante, <strong>et</strong> créative,<br />
faisant référence au symbolique. Le partenaire du pervers, prototype en<br />
la matière du suj<strong>et</strong> borderline, ce ne sera pas le cocontractant mais le<br />
contrat, écrit ou verbal, véritable obj<strong>et</strong> fétiche à r<strong>et</strong>ourner contre lui, ou<br />
à déchirer, dénoncer, subvertir. C’est la forme qui se voit privilégiée.<br />
Proposer un contrat de soin à un masochiste, n’est-ce pas alors prendre<br />
le risque d’une manipulation, que ce soit lui qui y instille les germes<br />
de sa jouissance future à le rendre vain <strong>et</strong> vide ou que ce soit nous,<br />
soignants trop facilement portés à y inclure des clauses intenables à<br />
contenu sadique – ce qui revient au même ? C’est ce qui se passe, par<br />
exemple, dans la plupart des contrats de soin mis en place entre une<br />
structure soignante <strong>et</strong> un toxicomane. Ce type de contrat provoque un<br />
fort pourcentage de ruptures, par rechute ou rej<strong>et</strong> <strong>et</strong>, par conséquent,<br />
d’interruptions des soins. Il est le prototype de tous les contrats établis<br />
entre une institution <strong>et</strong> un suj<strong>et</strong> « borderline ».<br />
Quels que soient les clauses, limites <strong>et</strong> avenants, le patient les fera<br />
aussitôt voler en éclats puisque ce qu’il recherche, c’est l’exception <strong>et</strong><br />
la limite ; dès lors, la rupture du contrat par non-respect des clauses le<br />
confirmera dans son fonctionnement victimaire <strong>et</strong> son vécu de mauvais<br />
obj<strong>et</strong>, si la relation se limite au contrat formel.<br />
Pour dépasser c<strong>et</strong>te impasse relationnelle <strong>et</strong> instaurer une véritable<br />
alliance thérapeutique, certains principes sont à respecter, sans qu’ils
STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 221<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
garantissent la solidité <strong>et</strong> la pertinence de c<strong>et</strong>te alliance en termes de<br />
relation d’aide au changement ou « psychanalyse assouplie » (Searles,<br />
1977, 1994).<br />
Il est fondamental de tenir compte de la prégnance des conduites autodestructrices,<br />
dès les premiers contacts. Bien souvent, le suj<strong>et</strong> borderline<br />
fait appel à la thérapie en dernier ressort ou après avoir épuisé bien des<br />
thérapeutes. La consultation, s’érige à la fois en une conduite d’appel<br />
<strong>et</strong> une conduite de prise de risque. Elle adm<strong>et</strong> donc, aussi, un contenu<br />
ordalique : « Et si j’étais changé, continuerais-je à exister ? »<br />
Il ne faut pas craindre de laisser verbaliser, sans les susciter, les<br />
affects (ce qui peut paraître contradictoire avec les principes psychanalytiques)<br />
ou d’exprimer les siens. Mais il est alors nécessaire de les<br />
prendre en compte comme interférant significativement dans la relation<br />
<strong>et</strong>, bien entendu, de rester fidèle au cadre déontologique de sa<br />
pratique. Il convient de contrôler (ou de faire contrôler, c’est le rôle<br />
de la supervision) son contre-transfert, d’accepter qu’il soit chaotique<br />
parfois ; d’interpréter, de façon non punitive, les inévitables pulsions<br />
agressives du patient testant ce nouveau partenaire relationnel, ce nouvel<br />
abandonnateur potentiel, que personnalise le thérapeute. Il faut garder<br />
à l’esprit que la perception (vraie ou fausse) d’un traumatisme infligé<br />
par le thérapeute, ou bien le moindre semblant d’assentiment à leur<br />
autodénigrement lancinant, peut susciter, dans l’immédiat, une conduite<br />
autodestructrice ou un passage à l’acte contre la relation thérapeutique.<br />
Ce cadre maintenant circonscrit, il s’agit d’imputer au patient la « responsabilité<br />
de la préservation du traitement » (Kadish, 1994), tout en<br />
proposant un holding au service de perspectives réparatrices lucides <strong>et</strong><br />
d’un proj<strong>et</strong> de vie : l’espoir, bien qu’aux yeux du suj<strong>et</strong> borderline, le<br />
thérapeute ne soit pas vécu comme permanent. Celui-ci peut disparaître<br />
d’un instant à l’autre <strong>et</strong> d’ailleurs, par ses passages à l’acte, il en a souvent<br />
fait disparaître (au sens figuré !) plus d’un.<br />
H. Searles a, le premier, perçu que le patient borderline avait des<br />
difficultés à distinguer l’humain du non-humain, l’animé du non-animé,<br />
ce qui repousse d’autant l’échéance du questionnement génital dans ses<br />
composantes liées à l’engendrement ou à la sexualité, comme dans les<br />
préoccupations ordinaires. C<strong>et</strong>te problématique ante-humaine prolifère<br />
dans la clinique de perversions, si paradoxales dans leurs contingences<br />
que c<strong>et</strong>te hypothèque fantasmatique seule explique que des obj<strong>et</strong>s (nonanimés<br />
ou non-humains) puissent se voir investis profondément <strong>et</strong> devenir<br />
des partenaires signifiants (aux dépens directs de partenaires-suj<strong>et</strong>s<br />
conventionnels réels), comme dans le fétichisme, la zoophilie ou le<br />
sadomasochisme. C<strong>et</strong>te indistinction inanimé/animé se complique, selon<br />
H. Searles, d’une personnification potentielle des imaginaires : « Ils sont<br />
jaloux de leurs rêves parce que ceux-ci sont des êtres qui s’expriment<br />
mieux qu’eux », ce qui traduit la profondeur du clivage du moi. Pour<br />
continuer dans c<strong>et</strong>te poétique borderline, on pourrait suggérer que l’un<br />
des drames de ces patients est qu’ils ne peuvent jamais savoir si leurs
222 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
peurs, leurs angoisses, leurs rêves ou leurs aspirations sont bien les leurs,<br />
celles de leur faux self ou celles de leur self par procuration.<br />
Si le patient a toujours vécu sa vie à travers celles des autres, que<br />
celles-ci lui soient imposées (faux selfs) ou qu’il les subisse par procuration,<br />
il faudra le soutenir dans un improbable travail de deuil de ces<br />
prothèses narcissiques <strong>et</strong>, au même temps, le pousser à dépasser l’abîme<br />
absolu du deuil de ce qu’il n’a pu faire <strong>et</strong> ne pourra plus jamais faire, le<br />
temps perdu ne se rattrapant jamais.<br />
LES APPROCHES SOCIOTHÉRAPEUTIQUES<br />
ET CHIMIOTHÉRAPIQUES<br />
Le contexte soignant<br />
Il s’agit non plus d’actions thérapeutiques centrées exclusivement sur<br />
l’individu <strong>et</strong> sa relation à lui-même comme à autrui, mais bien souvent<br />
d’interventions palliatives, tardives, à visée sociothérapique, contensives<br />
ou répressives. Elles ont aussi à voir avec l’éducation, voire la rééducation.<br />
Autant la personnalité borderline basale compose une entité<br />
psychique victimaire, séquellaire <strong>et</strong> parfois cicatricielle de drames existentiels<br />
précoces, désorganisant les capacités évolutives du suj<strong>et</strong>, autant<br />
les différents aménagements relèvent de stratégies adaptatives agressives<br />
du suj<strong>et</strong> à un monde vécu comme hostile <strong>et</strong> manipulateur. Par conséquent,<br />
les aménagements à attendre seront majoritairement, en miroir,<br />
des troubles relationnels ou comportementaux liés à la propension réactionnelle<br />
du suj<strong>et</strong> à objectaliser autrui, à le manipuler <strong>et</strong> nier sa subjectivité.<br />
Leur prise en charge sociothérapeutique se doit de tenir compte<br />
des contre-transferts individuels négatifs facilement induits en r<strong>et</strong>our,<br />
généralement massifs <strong>et</strong> ceci d’autant plus qu’ils peuvent cimenter une<br />
collectivité (notion de bouc émissaire), s’ériger en une mentalité groupale<br />
puis en une politique ½ . Ces contre-transferts sont générateurs d’attitudes<br />
situées elles aussi en miroir, ou en opposition. Ces attitudes sont de<br />
natures complémentaires : sadiques, voire masochistes, répressives ou<br />
permissives. Un cercle vicieux relationnel s’enclenche, alors.<br />
Avoir à l’esprit la souffrance mentale basale <strong>et</strong> les rapports de celle-ci<br />
avec l’histoire personnelle douloureuse du suj<strong>et</strong>, ne doit pas occulter<br />
la nécessité d’une réponse claire aux désordres comportementaux qui<br />
en découlent : il faut <strong>soigner</strong> l’individu <strong>et</strong> sanctionner le comportement<br />
déviant. <strong>Comprendre</strong> ne signifie pas excuser, ou dégager un individu<br />
de ses responsabilités envers la société. C’est en métacommuniquant<br />
constamment <strong>et</strong> en maintenant une balance équitable entre ces deux<br />
1. On voit aujourd’hui, en France, que certains groupes humains sont, tour à tour, l’obj<strong>et</strong><br />
de l’attention répressive du politique : les jeunes délinquants, les vieux conducteurs,<br />
les conducteurs alcooliques, ceux qui conduisent sous l’emprise de stupéfiants, <strong>et</strong>c. À<br />
chaque fois, se m<strong>et</strong> en branle un nouveau dispositif contraignant en réponse.
STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 223<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
aspects complémentaires de la prise en compte de tels suj<strong>et</strong>s, que le<br />
soignant-thérapeute-éducateur (respectueux de son statut, de son rôle<br />
structurant <strong>et</strong> compatissant à la fois, comme de ses limites humaines dans<br />
la société), pourra garder le cap <strong>et</strong> ne pas déraper, ni dans le sadisme<br />
répressif, ni dans la complaisance <strong>et</strong> la démagogie. L’idéal serait, bien<br />
sûr, la différentiation fonctionnelle claire des rôles par articulation de<br />
deux équipes thérapeutiques ou d’équipes thérapeutiques <strong>et</strong> éducatives<br />
intégrées dans un proj<strong>et</strong> global.<br />
Il s’avère aussi nécessaire de distinguer la dimension répressive d’essence<br />
sociale, de la dimension thérapeutique ½ . Une des difficultés de<br />
l’exercice de la psychiatrie au sein des institutions réside dans c<strong>et</strong>te<br />
dichotomie. Le psychiatre peut être amené, par la pression de l’institution,<br />
par ses tendances naturelles (le point aveugle de chacun) comme<br />
par la manipulation masochiste du patient, à jouer l’un puis l’autre des<br />
rôles. Entre les rôles de psychiatre d’institution (hôpital psychiatrique ou<br />
prison) <strong>et</strong> de « psychiatre d’individu » (psychothérapeute), il faut parfois<br />
choisir de « sauver l’institution » pour mieux <strong>soigner</strong> le malade, ou les<br />
autres malades. Heureusement, un arsenal législatif s’impose à tous,<br />
encadre <strong>et</strong> régule au quotidien les pratiques, ce qui dessine un espace<br />
thérapeutique balisé.<br />
Jadis, le psychiatre institutionnel détenait tous les pouvoirs, contrôlait<br />
l’institution soignante dans toutes ses dimensions puisque la psychiatrie<br />
institutionnelle s’était érigée en une totalité à vocation soignante ¾ .Siles<br />
dérapages ne furent pas plus nombreux, c’est à m<strong>et</strong>tre sur le compte de<br />
l’effort continu que firent les psychiatres <strong>et</strong> la plupart des soignants, tous<br />
niveaux confondus, pour réaliser une psychothérapie individuelle visant<br />
à les aider à maîtriser leur fonctionnement personnel <strong>et</strong> pour participer<br />
régulièrement à des séances de régulation d’équipe. En dépit de c<strong>et</strong>te<br />
volonté d’approche globalisante, très vite, cependant, il fallut différentier,<br />
à nouveau, la composante répressive du soin. L’un des gestes significatifs<br />
de la psychiatrie institutionnelle fut de créer une salle de police au cœur<br />
de l’asile, pour les patients perturbateurs. C’était paradoxalement un acte<br />
désaliénant ¿ .<br />
De nos jours encore, la confusion hypothèque la pratique. Par exemple,<br />
les patients détenus, hospitalisés d’office en psychiatrie (article D 398 du<br />
1. De plus en plus, les juges veulent comprendre, se montrer psychologues <strong>et</strong> humains.<br />
En contrepartie, la psychiatrie se voit imposer un rôle de plus en plus répressif.<br />
2. Dans certains hôpitaux, le médecin chef exigeait d’avoir en thérapie ses infirmiers.<br />
Il soignait par ailleurs ses malades. Il était, en quelque sorte, le seul à avoir une fenêtre<br />
ouverte sur l’inconscient de chacun de ses subordonnés. Il organisait les soins. Il était<br />
dans la toute puissance. Certains théoriciens pensaient que l’efficacité thérapeutique<br />
était à ce prix.<br />
3. On crée des salles de police <strong>et</strong> des chambres d’isolement au cœur des hôpitaux<br />
psychiatriques, on crée des unités de soin au cœur des prisons... Il y a sans cesse<br />
interpénétration des deux mondes.
224 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
CP) sont « gardés » par les infirmiers, alors que les détenus hospitalisés<br />
en hôpital général, sont surveillés par la police. Ceci risque d’être changé<br />
par la mise en application de la loi du 9 septembre 2002 ½ .<br />
C<strong>et</strong>te image d’une toute puissance psychiatrique (<strong>et</strong> médicale) infiltre<br />
encore l’imaginaire des décideurs puisque les lois les plus récentes<br />
(loi de 1990 ¾ , promulguée pour réformer l’antique loi de 1838, loi du<br />
4 mars 2002 ¿ , vaste conglomérat de mesures diverses) s’appliquent à<br />
contrebalancer les vestiges du pouvoir médical <strong>et</strong> à pourvoir en droits<br />
les malades présupposés lésés. Avec ces patients assistés, irresponsabilisés,<br />
pétris de droits sans avoir le moindre devoir (même pas celui<br />
de se <strong>soigner</strong>), on est en train de construire une génération de malades<br />
ingérables <strong>et</strong> insoignables, de psychopathes en puissance. C<strong>et</strong>te évolution<br />
des mentalités est encore plus désorganisatrice du système de soin que<br />
les réformes hospitalières ou celles du financement de la sécurité sociale,<br />
qui sont simultanément mises en route. Nous ne parlons pas seulement<br />
des malades mentaux. L’exemple américain montre la dangereuse dérive<br />
qui gu<strong>et</strong>te le système de soin français. La question du narcissisme est au<br />
centre du problème : faut-il être (ne serait-ce qu’un temps) dans la toute<br />
puissance pour asseoir son narcissisme ? Être dans la toute puissance de<br />
son malheur d’être malade suffit-il à se consoler d’être malade ? Il y a un<br />
peu du syndrome de Münchausen, mais à dimension collective, dans ces<br />
dispositions.<br />
Dans ces conditions, comment peut-on espérer donner des limites <strong>et</strong><br />
de la densité aux patients <strong>et</strong> restaurer leur narcissisme autrement qu’en<br />
les remplissant, sans fin, par des prescriptions médicamenteuses ou par<br />
des prescriptions d’examens paracliniques considérés comme d’autant<br />
plus actifs sur le narcissisme qu’ils seraient coûteux ? Dans ce contexte,<br />
l’espace thérapeutique se réduit à une peau de chagrin.<br />
D’un autre coté, les dispositifs sociaux répressifs s’appuyant sur des<br />
impératifs sanitaires sont nombreux car la réponse de la société à ces<br />
troubles du comportement est aussi de nature législative. Des lois spécifiques,<br />
ciblées mais déjà anciennes, ont été édictées :<br />
–Loin ◦ 54-439 du 15 avril 1954 sur le traitement des alcooliques dangereux<br />
pour autrui, maintenant tombée en désuétude.<br />
–Loin ◦ 70-1 320 du 31 décembre 1970 relative aux mesures sanitaires<br />
de lutte contre la toxicomanie <strong>et</strong> à la répression du trafic <strong>et</strong> de l’usage<br />
illicite des substances vénéneuses, complétée par le Décr<strong>et</strong> n ◦ 71-690<br />
du 19 août 1971 fixant les conditions dans lesquelles les personnes<br />
1. Loi N ◦ 2002-1138 du 9 septembre 2002 d’orientation <strong>et</strong> de programmation de la<br />
justice. Article 48.<br />
2. Loi N ◦ 90-527 du 27 juin 1990 relative aux droits <strong>et</strong> à la protection des personnes<br />
hospitalisées en raison de troubles mentaux <strong>et</strong> à leurs conditions d’hospitalisation.<br />
3. Loi N ◦ 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades <strong>et</strong> à la qualité du<br />
système de santé.
STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 225<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
ayant fait un usage illicite de stupéfiants <strong>et</strong> inculpées d’infraction à<br />
l’article L. 628 du code la santé publique peuvent être astreintes à subir<br />
une cure de désintoxication.<br />
–Loin ◦ 98-468 du 17 juin 1998 sur le suivi sociojudiciaire des délinquants<br />
sexuels ½ . Elles s’ajoutent au dispositif commun concernant la<br />
prise en compte matérielle (sociale) de la maladie mentale :<br />
–Loin ◦ 75-534 du 30 juin 1975 d’orientation en faveur des personnes<br />
handicapés.<br />
–Loin ◦ 68-5 du 3 janvier 1968 portant réforme du droit des incapables<br />
majeurs.<br />
Mais ces lois spécifiques restent des lois de circonstance, visant à<br />
répondre politiquement au gain en visibilité d’un phénomène social.<br />
Très vite, elles sont vouées à tomber en désuétude ou s’avouent être<br />
inapplicables, faute de moyen. Elles contribuent pourtant à l’édification<br />
d’une ambiance répressive sans pour autant perm<strong>et</strong>tre de traiter le phénomène<br />
au fond, <strong>et</strong> ceci en raison de la dépénalisation possible de certains<br />
actes. L’article 64 de l’ancien Code pénal, les articles 122-1 <strong>et</strong> 122-2<br />
du nouveau Code pénal français ont pour but de ne pas pénaliser, c’est<br />
le sens strict du terme, des suj<strong>et</strong>s manifestement malades mentaux au<br />
moment de leur passage à l’acte délinquant ou criminel.<br />
Selon les périodes, la tendance sociale est à la responsabilisation ou<br />
à l’irresponsabilisation des suj<strong>et</strong>s. Dans les périodes à tendance responsabilisante,<br />
ce qui est le cas aujourd’hui, les prisons sont encombrées<br />
de psychotiques, elles peuvent devenir leur lieu naturel de vie <strong>et</strong> ceci<br />
d’autant plus que les lits hospitaliers à vocation asilaire, manquent.<br />
Ce phénomène n’empêche pas, en parallèle, une montée exponentielle<br />
du nombre d’hospitalisations sous contrainte. Par ailleurs, les psychopathes,<br />
qui aboutissent habituellement en prison, manipulent <strong>et</strong> monopolisent<br />
l’attention <strong>et</strong> l’énergie des soignants <strong>et</strong> des surveillants. L’administration<br />
pénitentiaire rêve de s’en défausser en les psychiatrisant, usant<br />
de l’article D 398 à la moindre tentative de suicide, alors que, concomitamment,<br />
elle ne se donne pas les moyens d’une véritable politique<br />
préventive de ces gestes ¾ .<br />
1. C<strong>et</strong>te loi, paradoxalement, est à la fois une loi de double peine pour le criminel<br />
sexuel <strong>et</strong> un dispositif de défausse sur le psychiatre traitant de toute responsabilité par<br />
la société.<br />
2. En prison, les détenus ont droit, par exemple, de posséder des lames de rasoir,<br />
sous le prétexte que tout individu a le droit de se raser. Les phlébotomies sont donc<br />
monnaies courantes. Pour respecter les droits de l’homme, ne faudrait-il pas dans ce<br />
cas, simplement doter les établissements d’un barbier ? La circulation de lames serait<br />
plus facilement contrôlée. Ce rôle pourrait très bien être tenu par un détenu, au même<br />
titre qu’existent déjà les gameleurs ou les buandiers.
226 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
C<strong>et</strong>te pratique, qui nourrit le quotidien des intervenants en milieu<br />
carcéral, agit au détriment de la création en détention d’un espace authentiquement<br />
resocialisant, utilisant les techniques basiques du réapprentissage<br />
à l’effort, à la relation, au travail, <strong>et</strong> potentiellement habilité à<br />
laisser émerger des moments sociothérapeutiques ou même psychothérapeutiques.<br />
La prison reste un lieu de répression. Ces espaces de resocialisation<br />
seraient de nature à réapprendre aux détenus à faire confiance<br />
à la justice, à ne pas nourrir toujours plus ces sentiments d’injustice qui<br />
habitent la quasi-totalité d’entre eux. Ces sentiments sont générateurs (ou<br />
parfois conséquences) de l’incompréhension de la portée <strong>et</strong> de la validité<br />
de la peine. Et c<strong>et</strong>te incompréhension est source de récidive.<br />
Le parti pris de responsabilisation légale des pervers les extrait, en<br />
théorie, du champ de la maladie mentale. Ce n’est que si l’acte apparaît,<br />
après expertise médicopsychologique, être manifestement le symptôme<br />
d’un désordre mental plus large (psychose chronique, déficience mentale<br />
acquise ou congénitale...) que l’auteur des faits se voit irresponsabilisé,<br />
exonéré de poursuites pénales <strong>et</strong>, la plupart du temps, enjoint à entrer<br />
dans un dispositif soignant par le biais, par exemple, d’une hospitalisation<br />
d’office prononcée au titre de l’article 122-1 du NCP. Mais c<strong>et</strong>te pratique<br />
a aussi des failles.<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 22 – Comment payer ?<br />
Mademoiselle X., 18 ans, étudiante à Paris, était tombée enceinte sans le<br />
vouloir. Sur le moment, elle n’a pas pu en parler à sa famille restée en<br />
province, très conservatrice. Elle avait programmé un accouchement sous X<br />
pour janvier-février. Rentrée chez ses parents pour y fêter Noël, elle pensait<br />
pouvoir leur cacher sa grossesse, n’ayant pas pris beaucoup de poids.<br />
Malheureusement, quelques jours avant de r<strong>et</strong>ourner à Paris, le travail<br />
d’expulsion se déclencha inopinément <strong>et</strong> elle accoucha dans les toil<strong>et</strong>tes.<br />
Paniquée, perdant ses repères, en un état second, elle étouffa l’enfant en<br />
lui bourrant la bouche de papier toil<strong>et</strong>te, puis tenta de regagner sa chambre.<br />
Elle s’évanouit dans l’escalier. Sa famille, alertée par le bruit, prévint aussitôt<br />
le médecin généraliste de famille qui lui prodigua les premiers soins mais,<br />
constatant le décès du nouveau-né <strong>et</strong> les circonstances de sa mort, avertit<br />
la gendarmerie. Mademoiselle X. fut incarcérée pour infanticide mais c<strong>et</strong>te<br />
jeune accouchée, affectivement immature, souffrant, en outre, d’une déchirure<br />
périnéale, n’avait manifestement pas sa place en prison où d’ailleurs<br />
elle fut prise en charge « psychologiquement » par les autres détenues,<br />
alors que l’infanticide n’est habituellement pas tolérée en prison.<br />
Cinq jours plus tard, fut rendu un jugement de non-lieu pénal pour<br />
« démence focale ». Après sa sortie de prison, c<strong>et</strong>te jeune femme n’avait<br />
aucune raison d’être internée en hospitalisation d’office. Elle se r<strong>et</strong>rouva<br />
libre. Sans porter de jugement sur le fonctionnement de la justice, on<br />
peut néanmoins estimer que le travail de deuil <strong>et</strong> de paiement minimal<br />
de sa d<strong>et</strong>te vis-à-vis de la société (<strong>et</strong> vis-à-vis d’elle-même) s’est trouvé<br />
singulièrement compliqué, voire définitivement obéré par ce processus<br />
irresponsabilisant. Il est à prévoir que, tôt ou tard, c<strong>et</strong>te culpabilité devra
STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 227<br />
ressortir. Comment Mademoiselle X. pourra-t-elle un jour payer sa d<strong>et</strong>te,<br />
afin de passer à autre chose <strong>et</strong> recommencer à vivre ?<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
L’usage français reste donc la pénalisation assortie, sur initiative de<br />
la juridiction de jugement ou ultérieurement, du juge d’application des<br />
peines, d’une éventuelle obligation de suivi sociojudiciaire post-carcérale<br />
en vertu de la loi de 1998.<br />
En tout état de cause, le condamné pourra bénéficier, s’il le souhaite,<br />
d’un suivi psychiatrique ou psychologique en détention. Celui-ci est destiné<br />
à l’aider à évoluer psychiquement ou à mieux supporter la rigueur de<br />
sa situation. Mais le manque cruel de moyens relativise c<strong>et</strong>te opportunité.<br />
Les après-midi de consultation en prison sont surchargés, la pression sur<br />
les soignants est énorme, l’atmosphère est peu propice aux confidences,<br />
à la mobilisation des défenses <strong>et</strong> à l’élaboration psychique.<br />
Le pervers <strong>et</strong> son thérapeute forment un couple à jamais lié qui navigue<br />
à vue entre une obligation de moyen, de plus en plus difficile à remplir<br />
en raison de la croissance exponentielle <strong>et</strong> tout azimuts de la demande<br />
en intervention « de la psychiatrie » <strong>et</strong> une l’obligation de résultat exigée<br />
par le public confronté, chaque jour, à l’horreur de certains actes. « Que<br />
font les psychiatres ? » se demande l’opinion publique, dès qu’un acte<br />
trouble, barbare, pervers, est porté à sa connaissance.<br />
De vieux réflexes d’exclusion sont aussitôt réactivés, s’exerçant alors,<br />
indistinctement, sur tous les malades mentaux. C’est oublier que près de<br />
cinq pour cent de la population ont fréquenté, fréquente ou fréquenteront,<br />
un jour, un service de psychiatrie ou nécessiteront une aide médicopsychologique.<br />
C’est nier le fait que, statistiquement, on a plus de chance<br />
d’être victime d’un suj<strong>et</strong> « non-fou » (sans antécédent psychiatrique) que<br />
d’un malade mental (accidents de circulation, délits <strong>et</strong> homicides confondus).<br />
C’est oublier aussi que les perversions vraies, non névrotisées, ne<br />
sont pas accessibles à la psychothérapie <strong>et</strong> que les pervers authentiques<br />
sont non-demandeurs de changement.<br />
Ils ne sont pas habités par la culpabilisation ou la souffrance psychique<br />
indispensables à une ébauche de remise en question, à l’élaboration d’une<br />
demande de soin, à la motivation pour supporter les aléas d’une relation<br />
d’aide au changement. Pris dans un fonctionnement dont ils ne sont pas<br />
maîtres, ils ne peuvent se concevoir autrement qu’au prix de ne pas être :<br />
être pervers ou ne pas être !<br />
De fait, les pervers, nous l’avons vu, ne demandent pas à changer, ils<br />
demandent que la société change <strong>et</strong> s’adapte à eux.<br />
Il arrive, bien sûr, que des suj<strong>et</strong>s porteurs de traits pervers de la<br />
personnalité concrétisent une demande d’aide psychothérapique. C<strong>et</strong>te<br />
demande est rarement spontanée. Il faut des circonstances recadrantes<br />
puissantes pour l’induire. Cela arrive parfois lorsqu’ils se r<strong>et</strong>rouvent<br />
incarcérés à la suite d’un passage à l’acte pervers <strong>et</strong>, le plus souvent, au<br />
décours d’une période dépressive grave, car structurellement anaclitique,
228 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
c’est-à-dire lorsque le faux self opérant jusqu’alors ne suffit plus à leur<br />
assurer pérennité narcissique de leur moi, le contexte ayant changé.<br />
Le risque suicidaire est alors patent. La prise en charge symptomatique<br />
de la dépression, avec l’aide de médicaments antidépresseurs à dose efficace,<br />
peut alors s’accompagner d’une tranche psychothérapique authentique,<br />
mobilisant la composante perverse du patient. C<strong>et</strong>te démarche<br />
doit être adaptée au milieu (en détention, en cabin<strong>et</strong>, en hôpital sous<br />
contrainte) aux circonstances <strong>et</strong> à la nature de la demande. Dans le<br />
parcours existentiel d’un pervers, il y a toujours un moment favorable<br />
au cours duquel l’huître s’ouvre <strong>et</strong> la demande émerge. C’est-à-dire<br />
que le suj<strong>et</strong> prend conscience de la portée morbide de ses actes ou<br />
des conséquences destructrices de ses pulsions sur sa destinée. Il désire<br />
réellement changer de fonctionnement.<br />
Cela est caractéristique du positionnement psychique de certains pédophiles<br />
incestueux qui voient habituellement cohabiter (notion de moi<br />
clivé) des fac<strong>et</strong>tes contradictoires <strong>et</strong> irréductibles de leur personnalité.<br />
Confrontés à la brutalité du r<strong>et</strong>our à la réalité imposé par une mise en<br />
détention <strong>et</strong> à l’éloignement de leurs proches, certains patients, ceux qui<br />
n’ont en fait que des traits pervers, parviennent à se rem<strong>et</strong>tre profondément<br />
en cause, à faire fugacement le lien entre ces deux fac<strong>et</strong>tes de leur<br />
personnalité <strong>et</strong> de leur comportement, à les intégrer dans une démarche<br />
de changement. D’autres pervers, moins « névrotisés », n’y parviendront<br />
jamais <strong>et</strong> pourront continuer à nier leur implication dans ces faits, contre<br />
l’évidence.<br />
Sans réponse soignante adaptée, le risque est que l’huître se referme, à<br />
jamais, ce qui constitue un traumatisme désorganisateur supplémentaire<br />
<strong>et</strong> les confirme, c<strong>et</strong>te fois-ci, non plus seulement dans un positionnement<br />
psychique borderline, mais dans une identité d’exclus. Il faut aussi tenir<br />
compte des éventuels bénéfices secondaires attendus d’une demande<br />
de psychothérapie, même superficielle, par le patient : notion de suivi<br />
psychiatrique obligatoire pour bénéficier d’une sortie conditionnelle ou<br />
pour voir alléger une peine, injonction d’un conjoint à changer. C’est<br />
l’analyse du contexte de l’émergence de la demande qui pourra donner<br />
des indices sur les chances réelles d’un changement.<br />
Psychothérapies <strong>et</strong> réapprentissages<br />
Indépendamment du contexte dans lequel se déroule la prise en charge,<br />
les différences techniques dans l’aide au changement sont à considérer.<br />
– L’approche psychothérapique individuelle, d’inspiration psychanalytique<br />
: elle adm<strong>et</strong> des limites que nous avons explorées. Ce sont celles<br />
du cadre que le suj<strong>et</strong> borderline va sans cesse tenter de casser ou de pervertir<br />
pour « faire exception ». En ce sens, la structuration borderline de<br />
la personnalité est une quasi contre-indication à l’approche d’inspiration<br />
psychanalytique si celle-ci n’est pas aménagée : notion de cadre flottant.
STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 229<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
– Les traitements cognitivo-comportementaux incitent le patient à valider<br />
des stratégies d’évitement de mise en situation propices aux dérapages<br />
idéiques ou comportementaux, à détecter les signes avant-coureurs<br />
d’une rechute : idéation selon une thématique sexuelle anormale devenant<br />
de plus en plus obsédante, signal symptôme à repérer ½ . Pour passer<br />
à l’acte, un suj<strong>et</strong> doit franchir, consciemment ou non, plusieurs barrières<br />
à transformer, pour lui, en autant d’interdits absolus. Pour passer à<br />
l’acte, un pédophile doit, par exemple, approcher un enfant, ce qui est la<br />
condition sine qua non du dérapage. On peut lui apprendre à ne pas errer<br />
devant une école, même si au départ il n’avait pas d’intention coupable ;<br />
à ne pas nouer des relations, même de simple bon voisinage avec une<br />
mère de famille isolée, ceci pouvant contribuer à éloigner la tentation. On<br />
essaie de le conditionner pour qu’il parvienne à refuser qu’on lui confie<br />
un enfant à garder (la voisine, devenue confiante, pouvant être amenée à<br />
lui demander un jour ce service), à ne pas prendre d’enfant en auto-stop...<br />
On peut apprendre à son entourage à repérer précocement l’imminence<br />
du passage à l’acte lorsqu’il se rem<strong>et</strong> à tourner devant les écoles ou à<br />
fréquenter certains lieux propices. Ces réapprentissages fragmentaires,<br />
d’apparence rudimentaires <strong>et</strong> basiques, sont de nature à limiter les risques<br />
de « mise en situation », de succomber à la tentation. Combinés aux<br />
approches psychothérapeutiques, ils peuvent abaisser le risque global de<br />
passage à l’acte, diminuer le taux de rechute, mais pas le supprimer.<br />
– Les traitements à visée systémique apparaissent indiqués en cas de<br />
fonctionnement incestueux, construits en milieu familial. Après que le<br />
patient a avoué son acte <strong>et</strong> qu’il ait été sanctionné, il est alors possible<br />
de proposer au système familial mobilisé par la révélation (avec les<br />
aménagements nécessaires au respect du traumatisme subi par la victime),<br />
un travail réparateur visant à replacer l’acte dans son contexte, à<br />
verbaliser <strong>et</strong> relativiser les responsabilités de chacun <strong>et</strong> à restituer à chacun<br />
sa place : enfant victime, fratrie épargnée pouvant s’en culpabiliser,<br />
mère n’ayant pas su voir, parent incestueux mais néanmoins aimant ses<br />
enfants, grands-parents écartelés entre leur place de parent <strong>et</strong> de grand<br />
parent, <strong>et</strong>c. On constate que ce travail, long <strong>et</strong> douloureux, restaure un<br />
niveau de fonctionnement intrafamilial global parfois meilleur qu’avant,<br />
ce qui est un peu normal, dans la mesure où l’acte incestueux était, pour<br />
le moins, un indice de dysfonctionnement préalable grave.<br />
La détection de la perversion est un temps fondamental de la prise en<br />
compte.<br />
1. L’entourage attentif des patients délirants chroniques, maniaques ou dépressifs,<br />
repère très vite les p<strong>et</strong>its signes annonciateurs d’une rechute ou d’une phase processuelle<br />
du délire. Il peut en être de même chez les pervers. Cela est d’autant plus facile que<br />
l’entourage est au courant de la nature du risque <strong>et</strong> que le patient ne masque pas ce<br />
signe ou se complait, comme souvent dans la manie, à flirter avec la rechute, se sentant<br />
exister au mieux lorsqu’il est sur la ligne de crête.
230 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
Les pervers constitutionnels pressentent très tôt la nature différente<br />
<strong>et</strong> éthiquement répréhensible du contenu de leur pulsion. Leur tendance<br />
naturelle, après la phase de dénégation, puis de lutte contre la pulsion, est<br />
de cacher le problème à leur entourage <strong>et</strong> de s’en accommoder puisqu’ils<br />
ne peuvent en nier l’existence. En cas de faillite des stratégies d’évitement<br />
<strong>et</strong> de sublimation, ou si l’illusion que cela s’arrangera avec l’âge <strong>et</strong><br />
un peu de volonté ne tient pas la route face à la réalité, le risque premier<br />
est le suicide, comme échec de la défense que constitue le clivage. Tout<br />
d’un coup, la part « mauvaise » de leur personnalité les submerge. Leurs<br />
potentialités de mise à distance s’effritent. Disparaître, leur semble la<br />
seule issue. Nous avons évoqué (cf. supra) le fait qu’une partie des<br />
suicides inexpliqués d’adolescents renvoie sans doute à ces impasses<br />
existentielles. S’il est impossible de quantifier l’ampleur du phénomène<br />
a posteriori, force est de constater que lorsque des suj<strong>et</strong>s à tendance<br />
perverse se voient pris en charge en psychothérapie, ils restituent de<br />
manière quasi-constante une tentation suicidaire, ou un passage à l’acte<br />
plus ou moins franc, dans ces circonstances.<br />
Dès lors, les seuls individus qui sont capables d’en parler un jour<br />
au psychiatre, sont ceux qui ont survécu. Cela laisse à penser que la<br />
première victime potentielle du pervers est, quelque part, lui-même. En<br />
ce sens la perversion est, comme l’érotomanie, une passion. Elle est<br />
autodestructrice puisqu’elle est vouée à dévorer la part saine du suj<strong>et</strong>,<br />
réduisant celui-ci fatalement, un jour, à la noirceur de ses actes. En tout<br />
cas pour ceux qui survivent avec leur perversion, quelles que soient<br />
les modalités de cohabitation de leurs fac<strong>et</strong>tes intrapsychiques, celle-ci<br />
exacerbe d’autant les failles narcissiques <strong>et</strong> le fragilise. En conséquence,<br />
le suj<strong>et</strong> peut expérimenter ou subir d’autres aménagements économiques<br />
compensatoires ou à signification autoagressive (toxicomanie, alcoolisme,<br />
conduites à risque, psychopathie, suicide...) (Stone, 1999) ½ . C<strong>et</strong>te<br />
1. M.-H. Stone a fait une étude longitudinale sur les états-limites <strong>et</strong> le suicide, en<br />
comparaison avec le suicide des schizophrènes : « Au départ, je suis parti de l’hypothèse<br />
que le taux de suicide serait moins élevé chez les borderlines que chez les patients<br />
atteints de psychose maniacodépressive ou de schizophrénie. J’ai supposé également<br />
que parmi les borderlines, le taux de suicide serait plus élevé chez les hommes. Il est très<br />
rare qu’un patient borderline se suicide pendant une hospitalisation ou aussitôt après.<br />
Dans le suivi ultérieur, les résultats ont été très différents. Sur 226 borderlines r<strong>et</strong>rouvés,<br />
on a dénombré 17 suicides, ce qui constitue un taux de 7,5 %. Parmi les borderlines en<br />
général, on a trouvé deux femmes pour un homme, c’est-à-dire la même proportion que<br />
dans les cas de suicide... Chez ceux qui consommaient trop d’alcool, le taux de suicide<br />
s’est révélé bien plus élevé (à savoir 7 sur 24 : 29 %). De plus, le fait d’être seul, sans<br />
l’appui de parents ou d’amis, augmentait beaucoup le risque suicidaire. La comparaison<br />
avec les schizophrènes est [...] intéressante, surtout si on subdivise les schizophrènes en<br />
deux groupes : les schizophrénies à symptomatologie déficitaire (les negative signs) <strong>et</strong><br />
les schizophrénies avec troubles de l’humeur associés. Pour les deux groupes combinés,<br />
le taux de suicide est de 17 %, mais chez les schizophrènes déficitaires on ne trouve que<br />
12,5 %, alors qu’il est de 22 % chez ceux qui souffrent en même temps d’un trouble de<br />
l’humeur. [...] C’est chez les femmes atteintes de ce dernier trouble que l’on rencontre
STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 231<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
comorbidité complique <strong>et</strong> dramatise le tableau, elle peut également favoriser<br />
le passage à l’acte.<br />
C’est ce dernier, puis sa révélation, que ce soit par la victime ou<br />
au décours d’une enquête qui va propulser la perversion sur la place<br />
publique. C<strong>et</strong>te révélation se surajoutant aux autres failles narcissiques,<br />
comme un nouveau traumatisme désorganisateur, le faux self se désintègre,<br />
abandonnant le suj<strong>et</strong> à sa fragilité sinon à sa culpabilité, si les<br />
potentialités manipulatoires ne suffisent pas à faire diversion. Là encore,<br />
il y a risque suicidaire.<br />
Dans une perspective préventive, épidémiologique <strong>et</strong> évaluative, des<br />
programmes de détection <strong>et</strong> de qualification des pulsions ont été développés<br />
dans certains pays (République tchèque). Les suj<strong>et</strong>s ainsi soumis<br />
à ces investigations ne le font pas, bien sûr, de leur plein gré ; il y a injonction<br />
légale. Ce sont des individus déjà sélectionnés par leurs antécédents.<br />
Le principe de l’exploration est terriblement simple : on proj<strong>et</strong>te au suspect<br />
une série de photographies, les unes sont de tonalité sexuelle neutre,<br />
(fleur, meuble, paysage), les autres contiennent une tonalité érotique de<br />
plus en plus intense ou spécifiquement perverse. Les photographies de<br />
tonalité érotique comprennent toutes sortes d’obj<strong>et</strong>s sexuels, des plus<br />
« normaux » statistiquement, aux plus pervers. La réaction physiologique<br />
ou physiopathologique du suj<strong>et</strong> est détectée par pléthysmographie<br />
pénienne ½ . Dans ces circonstances, on peut, par exemple, repérer que<br />
des suj<strong>et</strong>s « hypersexuels », violeurs pathologiques ou sex-addicteurs<br />
réagissent significativement à des images comportant pourtant une très<br />
faible connotation sexuelle. Pour eux, tout est provocation sexuelle. Ils<br />
se sentent autorisés à passer à l’acte.<br />
L’intérêt de ces explorations, outre la détermination du profil exact<br />
des victimes potentielles, réside dans le fait qu’elles autorisent le suivi<br />
objectif de l’eff<strong>et</strong> des psychothérapies ou des chimiothérapies inhibitrices.<br />
Néanmoins, leur principe même renvoie à une objectalisation<br />
quelque peu voyeuriste ou ambiguë des patients, <strong>et</strong> soulève des problèmes<br />
éthiques, non résolus quant à leur application, en France.<br />
Une fois repérée, la pulsion perverse doit être traitée, sinon maîtrisée<br />
ou éradiquée : des traitements à eff<strong>et</strong>s radicaux ont été proposés depuis<br />
que la délinquance sexuelle s’est imposée en tant que fait social.<br />
Les traitements médicalisés<br />
La castration chirurgicale a été utilisée dans les temps héroïques ; sa<br />
composante punitive évidente ayant à voir avec la loi du Talion. Le suj<strong>et</strong><br />
le risque le plus élevé de suicide (soit 9 sur 35 : 26 %). Le taux de mortalité parmi<br />
les malades r<strong>et</strong>rouvés (53 sur 445) est six fois supérieur à ce qu’on trouverait dans la<br />
population générale du même âge, de 22 à 38 ans. » (Stone, 1999)<br />
1. Pl<strong>et</strong>hysmographie pelvienne : détermination des variations du diamètre du pénis à<br />
l’aide d’un appareil à brassard
232 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
est ainsi puni par là où il a pêché mais ses fantasmes restent inchangés. Il<br />
demeure potentiellement dangereux. Ce passage à l’acte de la société est<br />
situé en miroir de ce qui est reproché au condamné.<br />
La lobotomie agressivolytique <strong>et</strong> les lobectomies plus ou moins sélectives<br />
ont, elles aussi, fait partie de l’arsenal thérapeutique dans une<br />
période – c’était avant la découverte des médicaments psychotropes – où<br />
peu de moyens d’action existaient – avant la découverte des médicaments<br />
psychotropes – à une période où il existait peu de moyens d’action<br />
contre les désordres comportementaux liés à la maladie mentale <strong>et</strong> aux<br />
déviances psychiques majeures.<br />
La castration chimique, réversible à l’arrêt du produit, est aujourd’hui<br />
utilisée avec prudence en France. L’administration se fait, pour une part,<br />
hors AMM ½ , <strong>et</strong> de façon dérogatoire puisque les molécules utilisées (acétate<br />
de cyprotérone <strong>et</strong> tryptoréline) ont des vertus antiandrogènes dont<br />
l’indication demeure le traitement de certains cancers génitaux hormonodépendants<br />
de l’homme. Leur utilisation est néanmoins tolérée chez des<br />
individus expressément consentants, <strong>et</strong> dans la perspective directe d’une<br />
sortie de prison à l’issue de leur peine ¾ . Agissant de manière spécifique<br />
sur l’axe hypothalamo-hypophysaire <strong>et</strong> le système limbique, qui seraient<br />
directement impliqués dans la genèse biologique du fonctionnement<br />
sexuel humain, ils ont pour eff<strong>et</strong> de diminuer les possibilités physiologiques<br />
de la mise en œuvre de la pulsion mais ils n’en changent pas la<br />
nature. Ils adm<strong>et</strong>tent en outre des eff<strong>et</strong>s secondaires somatiques notables.<br />
Leur usage est variable <strong>et</strong> ne trouve sa pleine indication qu’en combinaison<br />
synergique avec toutes autres stratégies thérapeutiques. Du point<br />
de vue psychodynamique, l’impact de tels protocoles sur le narcissisme<br />
des individus peut être désastreux. La pulsion perdure, les capacités de<br />
satisfaction sont diminuées, le risque est donc que le pervers récidive de<br />
manière plus féroce encore, à la recherche d’un stimulus suffisant pour<br />
lui perm<strong>et</strong>tre de dépasser l’eff<strong>et</strong> inhibant du produit.<br />
Dans une perspective prophylactique globale, les sels polybromurés<br />
étaient distribués largement, autrefois, dans toutes les institutions où se<br />
trouvaient concentrés des jeunes hommes (casernes, hôpitaux psychiatriques,<br />
pensionnats). Mais il ne s’agissait pas d’une mesure spécifique<br />
contre les perversions, c’était une mesure plus générale d’ordre public.<br />
Aujourd’hui, les sels polybromurés gardent quelques indications pour<br />
globalement abaisser la libido de suj<strong>et</strong>s déficients intellectuels <strong>et</strong> manquant<br />
de capacité d’autocontrôle.<br />
Ces protocoles posent questions :<br />
1. AMM : autorisation de mise sur le marché nécessaire à la commercialisation d’un<br />
médicament en France.<br />
2. Il s’agit en quelque sorte d’une double peine préfigurant l’injonction de suivi sociojudiciaire.
STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 233<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
1. Peut-on espérer faire disparaître la pulsion déviante en tant qu’aménagement<br />
anxiolytique <strong>et</strong> possibilité d’expression du désir conditionnant<br />
le risque de récidive ? En d’autres termes, la pulsion est-elle soluble<br />
dans la psychothérapie ou la chimiothérapie ?<br />
2. La souffrance psychique <strong>et</strong> la culpabilité d’un suj<strong>et</strong> conscient des<br />
implications de sa déviance sur son entourage peuvent-elles l’aider<br />
à développer des stratégies protectrices ? C’est l’enjeu des thérapies<br />
cognitivo-comportementalistes <strong>et</strong> d’inspiration systémiques. La culpabilisation<br />
est-elle de nature à protéger un individu de ses penchants en<br />
l’engageant à respecter les protocoles psychocomportementaux ou les<br />
injonctions du juge d’application des peines qui nécessitent, pour être<br />
opérantes, un accès à la symbolisation ? Les innombrables scandales<br />
impliquant des prêtres ou des enseignants dans des affaires de pédophilie<br />
dessinent les limites de la sublimation <strong>et</strong> de l’intellectualisation<br />
de la pulsion face à l’exigence impérieuse de sa satisfaction (Geraud,<br />
1943).<br />
3. Peut-on, par ailleurs, aider le suj<strong>et</strong> à surmonter la problématique<br />
narcissique initiale qui fait de lui un suj<strong>et</strong> borderline, un être en souffrance<br />
psychique ayant construit l’aménagement économique incriminé<br />
?<br />
4. Dans la perspective de l’existence d’une comorbidité autonome, pouvant<br />
renvoyer à d’autres aménagements économiques de c<strong>et</strong>te personnalité<br />
fragile, est-il possible d’intervenir ? Le spectre de la dépression<br />
anaclitique rode <strong>et</strong> le risque suicidaire reste toujours élevé chez ces<br />
patients comme l’a montré M. H. Stone (1999) à propos des suj<strong>et</strong>s<br />
borderlines en général.<br />
En tout état de cause, il n’existe pas de protocole consensuel, ni<br />
d’action évaluative du soin à court <strong>et</strong> moyen terme. Les soignants restent<br />
démunis, tandis que dans l’esprit du public une obligation de résultat<br />
commence à se superposer à l’obligation de moyen, tant le suj<strong>et</strong> est<br />
sensible. Le psychothérapeute, encensé tant qu’il est censé prendre en<br />
charge le délinquant sexuel, tend à devoir porter seul la responsabilité de<br />
ses échecs thérapeutiques.<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 23 – Injonction de soin ou injonction à <strong>soigner</strong><br />
Monsieur W., psychopathe multidélinquant, sort de prison après dix-sept<br />
années de détention pour meurtre. Sa libération est assortie par le juge<br />
d’application des peines d’une obligation de suivi sociojudiciaire. Il se présente<br />
en CMP. Après évaluation clinique de son cas, il est constaté qu’il ne<br />
relève pas d’une psychothérapie puisqu’il n’est pas en souffrance vis-à-vis<br />
de son fonctionnement, ne demande pas à changer du point de vue psychique.<br />
Il n’est venu que pour satisfaire à la demande du juge d’application<br />
des peines <strong>et</strong> ne présente à ce moment aucun trouble psychiatrique justifiant<br />
un traitement psychotrope. Il n’en veut d’ailleurs pas. On lui propose la<br />
désignation d’un infirmier référent susceptible de le recevoir pour un suivi de
234 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
l’évolution de sa demande <strong>et</strong> garder le contact. On l’informe de la possibilité<br />
de rencontrer un psychologue psychothérapeute sur la structure.<br />
Quelques semaines plus tard il se représente au CMP, fort en colère, car son<br />
éducateur sociojudiciaire l’aurait menacé de réincarcération puisqu’il n’a pas<br />
été suivi régulièrement par un psychiatre ! Le patient nous relate que le juge<br />
exigerait de notre part, au minimum, une séance de psychothérapie hebdomadaire.<br />
Dans le contexte de la pénurie médicale qui fait que les psychiatres<br />
de secteur ont déjà du mal à assurer une consultation mensuelle pour leurs<br />
patients psychotiques stabilisés, l’exigence du juge (qui ne nous a, par<br />
ailleurs, jamais contacté officiellement), apparaît inopportune <strong>et</strong> impossible<br />
à tenir. Dégager un créneau horaire n’aurait aucun sens si nul contenu<br />
thérapeutique ne le remplissait, puisqu’aucun espace thérapeutique n’était<br />
créé.<br />
« Dans ce cas, » nous dit le patient, « si je récidive, ce sera votre faute ! »<br />
Sa psychopathie lui avait fait faire une lecture perverse de la loi, mais très<br />
proche finalement des attentes de l’opinion publique : s’il y a récidive, il faut<br />
désigner un coupable. Dans c<strong>et</strong>te logique où les juges semblent s’arroger<br />
le droit de décider de ce qui est bon médicalement pour le patient, le<br />
psychiatre aurait-il le droit, symétriquement, d’exiger que le juge d’application<br />
des peines rencontre hebdomadairement son justiciable <strong>et</strong> avec quel<br />
contenu ?<br />
Les statistiques portant sur le taux de récidive des « pointeurs » sont<br />
pessimistes : Une méta-analyse portant sur un total de 1 313 individus<br />
restitue un taux global de récidive de 27 % pour les suj<strong>et</strong>s non traités <strong>et</strong> de<br />
19 % pour les suj<strong>et</strong>s traités, tout mode de traitement <strong>et</strong> toutes sexopathies<br />
confondues. (Albernhe, 1998, p. 63). En regardant les chiffres de plus<br />
près, force est de constater qu’il existe des variations dans la dangerosité<br />
<strong>et</strong> la potentialité à la récidive selon le type de criminel sexuel. Un<br />
pédophile incestueux, symptomatique à sa façon d’un dysfonctionnement<br />
intrafamilial, aura peu de risque de récidive une fois qu’il aura<br />
été sanctionné, <strong>et</strong> si le système incestogène familial a été démonté, a<br />
fortiori, si ses enfants lui ont été enlevés par décision de justice. Un<br />
pédophile sadique engagé dans une existence vouée à sa déviance, privé<br />
des attributs socialisants (travail, mariage, famille) sera plus fréquemment<br />
inamendable. La récidive semble se nourrir d’elle-même, l’agresseur<br />
pouvant alors être de plus en plus violent, rej<strong>et</strong>é, marginalisé, peut<br />
devenir un serial killer.<br />
Par son fonctionnement, le psychopathe « interpelle » le moi fragile<br />
des équipes qu’il fréquente <strong>et</strong> use. En eff<strong>et</strong>, chaque équipe soignante est<br />
bien plus que la somme des personnalités de chacun de ses membres. Elle<br />
se comporte un peu comme une entité propre, dotée d’un dynamisme,<br />
d’un proj<strong>et</strong> personnel conscient <strong>et</strong> inconscient, d’une histoire, de valeurs,<br />
d’une mentalité. Une équipe de soin a des qualités <strong>et</strong> des défauts <strong>et</strong><br />
nous sommes bien loin de ce qui est évalué par les accréditeurs officiels.
STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 235<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Il existe des équipes plus ou moins autonomes, carencées narcissiquement,<br />
angoissées, paranoïaques. Chacun, membre de l’équipe ou patient,<br />
apprend à « faire avec » dans sa pratique, <strong>et</strong> les psychopathes aussi.<br />
Peut-on parler d’un moi complexe, d’un méta-moi des équipes qui<br />
serait alors plus facile à cliver, sinon à morceler, pour un psychopathe<br />
ou un manipulateur ? La prise en charge institutionnelle des psychopathes<br />
n’est pas de tout repos. Si les abords spécifiques décrits ci-dessus<br />
concernant la relation de soutien, de narcissisation <strong>et</strong> d’aide au changement<br />
des suj<strong>et</strong>s borderlines restent valables, ils ne peuvent être mis<br />
en action de manière satisfaisante <strong>et</strong> productive qu’une fois le cadre<br />
(<strong>et</strong> sa permanence) posé. Ce préalable n’est pas un artifice destiné à<br />
frustrer d’avantage encore le psychopathe <strong>et</strong> favoriser rétroactivement un<br />
nouveau passage à l’acte, donc induire une nouvelle réaction de rej<strong>et</strong> (par<br />
l’équipe) ou de rupture (par le psychopathe).<br />
Le cadre proposé doit être suffisamment souple pour ne pas heurter<br />
d’emblée le patient, suffisamment solide <strong>et</strong> rigide néanmoins pour lui<br />
apporter les limites spatio-temporelles <strong>et</strong> psychoaffectives indispensables<br />
à son évolution, <strong>et</strong> aussi quelque peu mobile pour ne pas construire un<br />
cul de sac relationnel. Les proportions acceptables de c<strong>et</strong>te mobilité,<br />
qui perm<strong>et</strong> un accompagnement du patient dans son évolution, sont<br />
directement fonction de la solidité intrinsèque de la structure de soins.<br />
Une structure solide, rassurée sur son proj<strong>et</strong>, son avenir <strong>et</strong> son narcissisme,<br />
pourra se perm<strong>et</strong>tre une souplesse <strong>et</strong> une évolutivité créative du<br />
cadre qu’elle introduit <strong>et</strong> propose au patient. Une structure de soins fragilisée<br />
par des dissensions internes préexistantes, un manque de confiance<br />
en elle ou la faiblesse ponctuelle de l’un de ses membres, sera rapidement<br />
mise en danger par le psychopathe, apte à en débusquer les failles <strong>et</strong> les<br />
élargir, habile à dialectiser ses contradictions jusqu’à la rupture.<br />
Lorsqu’une institution éclate, c’est souvent sous les coups de boutoir<br />
d’un psychopathe, que celui-ci soit pris en charge par l’institution ou<br />
qu’il en soit membre !<br />
Il ne faut pas espérer qu’un psychopathe s’accommode rapidement<br />
du cadre <strong>et</strong> se l’approprie comme outil de soin. Sa tendance première<br />
sera (après une période d’observation, de séduction ciblée <strong>et</strong> quelques<br />
tentatives pour le faire éclater d’une manière ou d’une autre), de rompre<br />
avec lui.<br />
C<strong>et</strong>te rupture interviendra, soit parce qu’il aura réussi à provoquer<br />
un passage à l’acte de l’équipe au nom d’une entorse vénielle (ce qui<br />
le confirmera dans son vécu d’injustice) ou sérieuse (« j’ai pété les<br />
plombs », sous-entendu « ce n’est pas de ma volonté ») au règlement<br />
intérieur ; soit qu’il se décide impulsivement <strong>et</strong> au moment où l’équipe<br />
commençait à nourrir quelques espoirs, à quitter la structure, la confirmant<br />
dans son impuissance.
236 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
La difficulté est le dosage de la réponse institutionnelle qui risque de<br />
se r<strong>et</strong>rouver rapidement placée en miroir mortifère, ou en escalade symétrique,<br />
vis-à-vis des savants contournements des limites <strong>et</strong> des entorses<br />
au règlement que le patient sait produire.<br />
L’enjeu pour la dynamique de l’équipe est de pouvoir respecter ses<br />
engagements sans aller au-delà, de se faire respecter par le patient sans<br />
tomber dans des réactions contre-transférentielles négatives, sadiques<br />
ou agressives (rej<strong>et</strong>antes). Il est fondamental de faire continuellement<br />
référence aux règles communes ½ , d’imposer la triangulation constante<br />
de la relation par une méta-autorité, symbolisable si possible, mais nous<br />
avons vu que les suj<strong>et</strong>s borderlines n’ont pas toujours un plein accès au<br />
symbolique.<br />
C<strong>et</strong>te stratégie est de nature à désamorcer la relation duelle, affectivement<br />
biaisée <strong>et</strong> faussement symétrique que le psychopathe tente de répéter,<br />
institution après institution, auprès de chacun de ses interlocuteurs.<br />
Il importe de différentier les règles de vie (modalités d’hospitalisation,<br />
règlement intérieur des hôpitaux) des règles de soins ¾ .<br />
Le psychopathe sait contester <strong>et</strong> fragiliser l’un au nom de l’autre <strong>et</strong><br />
réciproquement. Le but, inconscient souvent, est de subvertir les deux<br />
règles, de les faire se plier à sa réalité à lui, morbide <strong>et</strong> cruelle, <strong>et</strong> de<br />
reproduire, une fois de plus, les fonctionnements objectivants <strong>et</strong> clivants<br />
qui sont ceux qu’il connaît <strong>et</strong> qu’il prend pour référence universelle.<br />
Si le soignant ou l’équipe se laissent enfermer dans une telle relation<br />
duelle, ils seront très vite obligés, soit de céder du terrain (« faites une<br />
exception pour moi sinon ce sera la preuve que vous ne m’aimez pas »),<br />
soit de se raidir dans leur comportement <strong>et</strong> de verser dans l’abus de<br />
pouvoir.<br />
Dans ce cas, ils risquent d’être aussitôt convoqués par le psychopathe<br />
comme les « mauvais obj<strong>et</strong>s de service », persécuteurs désignés, victimes<br />
parfois de passage à l’acte agressifs ¿ . S’ils ont cédé une fois, se laissant<br />
séduire ou distraire, par lassitude ou par pitié, les soignants ne pourront<br />
plus ne pas céder, sous peine que le psychopathe ne leur reproche ouvertement<br />
de ne pas avoir cédé c<strong>et</strong>te fois <strong>et</strong> en r<strong>et</strong>ire matière à un autre vécu<br />
1. En ce sens, le règlement intérieur d’une unité de soin est un outil précieux, à adapter<br />
sans cesse à l’évolution du contexte : du « coin fumeur » à faire respecter autant par<br />
les soignants que par les soignés, au contrôle des téléphones portables, ce balisage<br />
structurant de l’espace thérapeutique doit faire l’obj<strong>et</strong> d’une attention constante.<br />
2. Dans ce but, la différentiation lieu de vie/lieu de soin est essentielle. Beaucoup<br />
de suj<strong>et</strong>s borderlines, mais aussi de psychotiques chroniques s’accommodent de c<strong>et</strong>te<br />
confusion. C’est ce qui aboutit à des hospitalisations interminables, des prises en charge<br />
vidées de leur sens qui ne peuvent se conclure que sur un passage à l’acte du patient ou<br />
de l’équipe, une rupture.<br />
3. Le iatrocide, passage à l’acte meurtrier vis-à-vis du médecin, est plutôt l’apanage du<br />
schizophrène. Le psychopathe s’attaquera plus immédiatement à un infirmier, voire un<br />
autre patient, car il a intégré la gradation institutionnelle des peines encourues.
STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 237<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
de préjudice <strong>et</strong> de frustration intolérable, ouvrant la voie à un nouveau<br />
passage à l’acte.<br />
On voit que la possibilité de nouer une relation soignante <strong>et</strong> saine avec<br />
un psychopathe est étroite, souvent acrobatique, <strong>et</strong> qu’elle doit être sans<br />
arrêt limitée, réfléchie, analysée <strong>et</strong> confortée dans un travail intégratif<br />
d’équipe. En r<strong>et</strong>our, l’équipe, pour se m<strong>et</strong>tre en position d’aider le patient<br />
à évoluer, devra tout faire pour se parler, communiquer sur le patient,<br />
métacommuniquer sur ses propres engagements <strong>et</strong> ses fonctionnements,<br />
connaître <strong>et</strong> respecter ses inévitables limites émotionnelles, être capable<br />
de réviser ses objectifs.<br />
En cas de clash ou de rupture annoncée, l’important alors est de<br />
désamorcer le processus victimaire que le psychopathe sera enclin à<br />
réactiver en disant : « Je quitte le service parce qu’on n’y fait rien pour<br />
moi... parce qu’on ne m’aime pas... parce qu’on a été injuste avec moi...<br />
parce qu’on me rej<strong>et</strong>te ».<br />
Ce recadrage doit impérativement préserver les narcissismes respectifs<br />
mis à mal, celui du patient <strong>et</strong> celui de l’équipe, positiver la démarche<br />
de prise de distance du patient sous peine que l’équipe ne s’ajoute à la<br />
longue liste de toutes celles qui l’ont exclu.<br />
Il faudra également assurer dans l’esprit du patient la permanence de<br />
la structure <strong>et</strong> évoquer la possibilité d’un r<strong>et</strong>our plus tard, dans les mêmes<br />
conditions contractuelles, lorsque le patient sera prêt. C’est la possibilité<br />
offerte au psychopathe de pouvoir quitter un lieu de soins sans rompre<br />
inéluctablement avec lui qui sera finalement restructurante <strong>et</strong> rassurante,<br />
soignante : l’obj<strong>et</strong> peut être éloigné sans être anéanti (cf. lefor-da). Tôt<br />
ou tard, après un certain nombre d’essais plus ou moins fructueux, le<br />
psychopathe y repassera pour en tester la permanence <strong>et</strong> parfois s’en<br />
trouver apaisé, respecté, pouvant enfin y commencer un travail sur luimême<br />
débarrassé de l’hypothèque du rej<strong>et</strong>.<br />
Dans la mesure où les troubles psychocomportementaux les plus handicapants<br />
pour le patient (<strong>et</strong> pour le corps social) sont considérés comme<br />
des maladies, l’une des rétroactions logiques du corps social fut de<br />
chercher des médicaments susceptibles d’amender le trouble ou d’en<br />
réduire la portée négative. Des perspectives pharmacologiques existent<br />
donc dans le domaine des désordres pathologiques liés aux états-limites<br />
de la personnalité, mais elles ne sont pas spécifiques.<br />
Si aucun apport moléculaire exogène ne peut se voir aujourd’hui<br />
doté de la possibilité d’agir de manière thérapeutique sur la personnalité<br />
sous-jacente d’un individu, ni d’ailleurs sur les aménagements<br />
économiques du tronc commun borderline, il faut remarquer que parmi<br />
les substances psychotropes, les psychodysleptiques ½ sont capables de<br />
1. La classification des substances psychotropes distingue : – les psycholeptiques ou<br />
sédatifs psychiques : hypnotiques, neuroleptiques <strong>et</strong> tranquillisants ; – les psychoanaleptiques<br />
ou stimulants psychiques : antidépresseurs thymoanaleptiques, stimulants
238 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
déclencher la survenue d’un accès psychotique aiguë (bouffée délirante<br />
aiguë sous LSD 25 par exemple). Mais rien n’autorise à penser qu’ils<br />
agissent par reconfiguration structurale pathogène de la personnalité. Ils<br />
se montrent pourtant potentiellement capables de pharmaco-induire un<br />
fonctionnement clairement psychotique durable (délire, hallucinations,<br />
interprétations, dissociation mentale...) y compris chez des individus<br />
étant de structure préalable névrotique.<br />
Chez un suj<strong>et</strong> de structure psychique préalable psychotique on parlerait<br />
de circonstance déclenchante ou favorisante de l’accès. Chez un<br />
suj<strong>et</strong> borderline on évoquerait un tableau pseudo-psychotique dont on<br />
peut intégrer le côté réversible <strong>et</strong> situé en rupture dans le fonctionnement<br />
existentiel antérieur. Chez un suj<strong>et</strong> névrotique, on est bien forcé<br />
de constater que le fonctionnement psychotique se superpose, le temps<br />
de l’épisode délirant, sans lendemain sinon sans séquelle (ce qui est<br />
contraire à l’aphorisme) sur une structuration névrotique préexistante.<br />
La trajectoire vitale névrotique subit une éclipse laissant place à un<br />
fonctionnement transitoire plus archaïque. Mais on ne peut cependant<br />
pas parler de personnalité multiple, plutôt de modification de niveau de<br />
fonctionnement intrapsychique ½ .<br />
Des modèles neuropsychobiologiques existent pour articuler ces<br />
contradictions, ce sont eux qui tendent à faire dériver aujourd’hui<br />
l’approche de la psychose vers le terrain de la neuropsychiatrie<br />
biologique.<br />
Si aucun traitement n’est censé, à ce jour, avoir des eff<strong>et</strong>s sur la personnalité<br />
<strong>et</strong> l’économie psychique des aménagements de c<strong>et</strong>te personnalité,<br />
en revanche, l’utilisation symptomatique ou syndromique de médications<br />
psychotropes ou polyvalentes reste licite dans l’approche thérapeutique<br />
palliative des troubles cliniques liés aux états-limites :<br />
Les molécules à vertu antidépressive, de toute obédience, dopaminergiques,<br />
sérotoninergiques, mixtes, constituent le traitement de choix des<br />
périodes dépressives. Elles agissent, même si la dépression anaclitique<br />
borderline est traditionnellement cliniquement plus sévère <strong>et</strong> résistante<br />
au traitement que les dépressions névrotiques même majeures, les dépressions<br />
d’épuisement ou les dépressions mélancoliques. Elle n’est pas<br />
seulement un affaissement thymique mais elle est aussi l’expression<br />
d’une carence vitale <strong>et</strong> le couronnement d’une dérive existentielle.<br />
Les traitements anxiolytiques : symptomatiques, ils se montrent efficaces<br />
lorsque le symptôme devient gênant mais la propension addictive<br />
des suj<strong>et</strong>s borderlines incite à la prudence. Les benzodiazépines peuvent<br />
intellectuels (nooanaleptiques) ; – les psychodysleptiques ou perturbateurs psychiques :<br />
hallucinogènes <strong>et</strong> stupéfiants.<br />
1. Dans c<strong>et</strong>te perspective, le modèle organodynamique de H. Ey (1975) trouve toute sa<br />
place.
STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES ET TACTIQUES D’APPROCHE DES ÉTATS-LIMITES 239<br />
rapidement induire des psychopharmacodépendances capables de compliquer<br />
le tableau.<br />
L’alcool, le premier anxiolytique, historiquement, montre les limites<br />
de l’apport exogène dans la prise en compte de l’anxiété humaine. Une<br />
fois l’alcoolisme installé, quelle que soit sa forme clinique, le traitement<br />
à proposer sera celui de toute appétence éthylique <strong>et</strong> il existe maintenant<br />
des substances capables de diminuer le besoin physiologique d’alcool<br />
– Acamprosate (Aotal ® ), Naltrexone (Revia ® ) ½ – sans que le suj<strong>et</strong> ne<br />
puisse, bien sûr, faire l’économie d’un travail psychothérapique, individuel<br />
ou de groupe, sur sa motivation à l’abstinence comme sur sa fragilité<br />
psychique personnelle.<br />
Les toxicomanies constituent l’un des aménagements cliniques parmi<br />
les plus difficiles à maîtriser, une fois celui-ci installé dans l’habitus du<br />
suj<strong>et</strong>.<br />
Au-delà de l’approche psychothérapique <strong>et</strong> rééducative que nous<br />
avons évoquée, l’alternative entre sevrage <strong>et</strong> substitution, qui sont deux<br />
modalités bien distinctes de prise en compte de la dépendance, définit<br />
deux types de produits. D’abord, ceux qui aident au sevrage <strong>et</strong> perm<strong>et</strong>tent<br />
au patient de lutter contre le manque physique, temporaire mais<br />
contraignant car susceptible d’induire la reprise de la consommation de<br />
la drogue. Ensuite, ceux qui aident à gérer une existence de toxicomane<br />
<strong>et</strong> à réduire les risques pour l’individu (<strong>et</strong> pour la société), le temps que<br />
l’évolution psychique du patient, idéalement, ne l’engage définitivement<br />
vers une démarche de sevrage <strong>et</strong> aboutisse à une vie sans le produit :<br />
Subutex ® ou Méthadone ® , pour les produits autorisés, Néocodion ® ¾ ,<br />
benzodiazépines ou alcool pour les produits tolérés...<br />
Les neuroleptiques <strong>et</strong> les antipsychotiques de nouvelle génération<br />
sont indiqués pour la prise en charge d’un délire ou d’une « parano »<br />
symptomatique insidieusement installée chez un individu ayant par<br />
trop consommé de cocaïne, d’amphétamines ou d’autres psychodysleptiques<br />
¿ .<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
1. La même molécule, sous un autre nom commercial (Nalorex ® ), est également utilisée<br />
pour annuler le plaisir ressenti par les héroïnomanes à la prise de drogue, ce qui aurait<br />
pour conséquence, à terme, d’abaisser leur appétence.<br />
2. Le Néocodion ® (<strong>et</strong> les médicaments assimilés) occupe une place particulière dans la<br />
pharmacopée du toxicomane. Sa consommation en France excède largement les besoins<br />
de la population en antitussifs, ce que les autorités sanitaires savent. Il est pourtant la<br />
première autosubstitution engagée par les héroïnomanes. Pas cher <strong>et</strong> facilement disponible,<br />
il est une alternative intéressante à la microdélinquance quotidienne nécessaire<br />
au financement de la dose journalière. C’est sur ce modèle que la substitution a été<br />
ultérieurement envisagée comme traitement palliatif <strong>et</strong> social de la toxicomanie.<br />
3. Actuellement, certains dealers vendent des dérivés cannabiques auxquels sont<br />
mélangées des amphétamines. Le suj<strong>et</strong> qui prend du hachisch pour se détendre, se<br />
r<strong>et</strong>rouve, paradoxalement, plus tendu <strong>et</strong> il augmente sa consommation pour r<strong>et</strong>rouver<br />
le niveau d’apaisement <strong>et</strong> de déconnexion qu’il obtenait auparavant. Un cercle vicieux<br />
peut s’instaurer, aboutissant à la bouffée délirante aiguë avec vécu paranoïaque.
240 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
Les normothymiques de deuxième génération ½<br />
ont un eff<strong>et</strong> positif<br />
sur les grandes variations de l’humeur rencontrées chez les suj<strong>et</strong>s étatslimites<br />
ainsi que sur les microcycles dysthymiques <strong>et</strong> les pics caractériels.<br />
L’indication anticomitiale (antiépileptique) initiale de la plupart de ces<br />
produits soulève des questionnements jusqu’alors sans réponse sur les<br />
liens entre l’explosivité borderline <strong>et</strong> l’explosivité r<strong>et</strong>rouvée comme l’un<br />
des critères cardinaux de la personnalité épileptique ou lors des crises<br />
comitiales avérées.<br />
Les traitements à visée sexorégulatrice ou sexoapaisante : du bromure<br />
sus-cité aux anti-androgènes prescrits hors AMM, ils ont un eff<strong>et</strong> inhibiteur<br />
réel mais limité sur l’intensité de l’énergie libidinale disponible sans<br />
modifier la pulsion dans son but ou son obj<strong>et</strong>.<br />
Les suppléments vitaminiques ou protidocaloriques sont des adjuvants<br />
utiles de la prise en charge des alcooliques (prévention de la psychopolynévrite<br />
de Korsakoff) ou des anorexiques...<br />
Aucune de ces molécules n’est spécifique des pathologies borderlines.<br />
Il n’existe pas de médicament lacunolytique, pas plus d’ailleurs que<br />
n’existe, malgré la dénomination mark<strong>et</strong>ing ambitieuse de certains, de<br />
médicament structural antipsychotique.<br />
1. Depamide ® , Dépakote ® ,Tegr<strong>et</strong>ol ® <strong>et</strong> maintenant certains antipsychotiques <strong>et</strong> antiépileptiques.
Chapitre 12<br />
DES TROUBLES DE<br />
LA PERSONNALITÉ AUX<br />
TROUBLES DE L’IDENTITÉ<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
CERTAINS TROUBLES IDENTITAIRES qui se nourrissent de carences<br />
narcissiques individuelles ou collectives (communautaires dans ce<br />
cas !) influencent, en r<strong>et</strong>our, la personnalité, mais certaines personnalités<br />
se r<strong>et</strong>rouvent, plus souvent, dans ces communautés identitairement<br />
marquées.<br />
Nous nous attacherons à quelques-unes d’entre elles, les SDF, les<br />
détenus <strong>et</strong> les déportés ainsi que les jeunes issus de l’immigration <strong>et</strong> les<br />
suj<strong>et</strong>s hospitalisés en psychiatrie à long terme. Aucun de ces positionnements<br />
identitaires marquants, par ailleurs non contradictoires, ne constitue<br />
une pathologie mentale en soi, bien sûr, mais ils impliquent tous une<br />
structuration identitaire narcissiquement carencée, source potentielle de<br />
souffrances surajoutées. Il s’agit par ailleurs de positionnements sociaux<br />
forts par les rétroactions qu’ils induisent.<br />
La déviance sociale <strong>et</strong> son signe clinique le plus visible, la délinquance,<br />
constituent des fléaux qui s’imposent parmi les plus constants<br />
<strong>et</strong> les plus visibles, tout au long de notre histoire. Folie <strong>et</strong> délinquance<br />
sont pour part égale le propre de l’homme appréhendé aussi bien en tant<br />
que suj<strong>et</strong> (individu) qu’en tant qu’élément d’un collectif dynamique (la<br />
société). Elles déterminent en creux, une idée de la normalité humaine<br />
qui influe, en r<strong>et</strong>our, sur les mentalités, donc sur les rétroactions du corps<br />
social.
242 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
LES JEUNES ISSUS DE L’IMMIGRATION MAGHRÉBINE<br />
Les jeunes issus de l’immigration maghrébine, non pas qu’ils soient<br />
les seuls à poser des problèmes d’intégration, constituent une variante<br />
particulière, prototypique des impasses socio-psycho-existentielles que<br />
peut entraîner une accumulation de manques <strong>et</strong> de carences vis-à-vis<br />
de la Loi, tant sur le plan social que de la symbolique identificatoire<br />
intrapsychique nécessaire à l’édification d’un individu stable <strong>et</strong> cohérent,<br />
engagé de manière positive dans son existence.<br />
Les concernant, la psychiatrie est souvent interpellée, en dernier<br />
recours, après constatation de la mise en échec des outils conceptuels<br />
venus du monde de l’éducation <strong>et</strong> de la répression pour tenter de contenir,<br />
cerner, donner sens à ces troubles des conduites sociales qui, par leur<br />
acuité incivique <strong>et</strong> leur intensité désarçonnent parents, éducateurs,<br />
agents de la force publique, soignants. Il nous est apparu utile, dans<br />
une perspective transdisciplinaire, de chercher en quoi des outils conçus<br />
pour la psychologie pouvaient éclairer ce problème complexe. Notre<br />
hypothèse est que les conduites antisociales répétées de certains<br />
des jeunes provenant d’une troisième génération de l’immigration<br />
maghrébine, borderline au sens propre (le Styx se confondant ici<br />
avec la Méditerranée), laissent à penser qu’ils développent ainsi une<br />
lecture-confrontation à la loi ayant à voir avec un trouble identitaire à<br />
composante narcissique.<br />
Approche sociopsychologique<br />
Issus d’une cascade de mutations sociologiques qui peut s’apparenter<br />
à une mue, rej<strong>et</strong>ons ou avatars ultimes d’un génogramme bouleversé <strong>et</strong><br />
trop souvent coupés de leurs racines, ces jeunes gens ont très tôt fait<br />
l’expérience, dans leur histoire familiale ou scolaire, <strong>et</strong> parfois dans leur<br />
chair même, que la loi est cruelle dans son application comme dans son<br />
contexte. Et qu’elle n’est pas toujours juste, puisqu’elle est humaine,<br />
forcément subjective <strong>et</strong> soumis au contexte sociopolitique.<br />
Le racisme n’est pas inscrit dans la loi française, contrairement à ce<br />
qui pouvait exister il y a peu dans certains pays (l’apartheid) maisil<br />
peut toujours transparaître dans un regard ou une attitude. Il est latent <strong>et</strong><br />
peut se concevoir aussi comme un mécanisme de défense narcissique <strong>et</strong><br />
de revendication identitaire, à l’échelle d’une communauté. Aujourd’hui,<br />
le racisme n’est plus à sens unique mais il reste une expression, au<br />
quotidien, de l’injustice.<br />
Dès lors, si la loi est cruelle, tout se passe comme si la nécessaire<br />
confrontation péri œdipienne, structurante, à la loi du père, ne pouvait se<br />
concevoir <strong>et</strong> s’expérimenter, car vécue comme trop dangereuse. C<strong>et</strong>te loi,<br />
trop archaïque <strong>et</strong> dure dans sa mise en acte, se voit être non-structurante<br />
car elle est vécue comme extérieure au monde du père : c’est la loi qui<br />
fut imposée au père, c’est la loi brandie dérisoirement parfois par le père<br />
(ou son substitut) sans qu’il puisse la parler, la justifier <strong>et</strong> la légitimer par
DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’IDENTITÉ 243<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
son existence à lui. Comment un père pourrait-il promouvoir le respect<br />
d’une loi qui ne l’a pas respecté lui-même ?<br />
Dans ce phénomène, on r<strong>et</strong>rouve des analogies avec la notion<br />
d’identification projective <strong>et</strong> la position paranoïde dépressive,<br />
physiologique, décrite par M. Klein, qui est, nous l’avons vu, la<br />
conséquence clinique chez les enfants, d’une confrontation à un obj<strong>et</strong><br />
partiellement vécu comme mauvais, sans pouvoir appréhender la totalité<br />
de sa signification.<br />
C’est aussi de la confusion entre l’obj<strong>et</strong> <strong>et</strong> ce qu’il représente que se<br />
nourrissent des contresens dans le processus de symbolisation.<br />
Le policier est l’image de la loi à laquelle sont le plus souvent confrontés<br />
ces jeunes. Il n’est que le représentant de la loi, mais il a parfois, de<br />
par ses limites propres (<strong>et</strong> parce qu’il est mal formé à ses responsabilités<br />
sans doute), des comportements pouvant laisser penser qu’il croit être la<br />
loi ½ . Ces confusions de niveaux logiques sont à l’origine de beaucoup de<br />
drames relationnels.<br />
Comme elle n’appartient pas davantage à la microcommunauté familiale<br />
ou clanique, la loi à laquelle ces jeunes se heurtent est toujours<br />
suspectée d’être imprégnée du racisme « des autres », de ceux qui sont<br />
vécus comme méprisant le modèle misérable (prôné ou difficilement<br />
construit par le père) ; voire de ceux habilités à démasquer les insuffisances<br />
criantes de ce groupe auquel ils sont forcés d’appartenir tout en<br />
lorgnant sur un autre (notion de contre-modèle).<br />
Autant un groupe se sentant soumis à un mépris injuste peut en r<strong>et</strong>irer<br />
une cohésion interne qui sera source d’initiatives solidaires, autant un<br />
système constamment infériorisé par sa confrontation quotidienne à des<br />
systèmes valorisés s’auto-invalide davantage. Cela va du « complexe du<br />
colonisé » décrit par F. Fanon (Fanon, 1961 ; Ayme, 1999), à la fascination<br />
actuelle de la jeunesse mondiale par l’image donnée de l’American<br />
way of life <strong>et</strong> à son corollaire : la fascination réactionnelle d’une partie de<br />
la jeunesse des pays en voie de développement, des pays ex ou néo colonisés<br />
<strong>et</strong> aussi des jeunes issus de l’immigration pour l’antiaméricanisme.<br />
L’antiaméricanisme devient une contre-culture <strong>et</strong>, par défaut, un refuge<br />
identitaire. Le va-<strong>et</strong>-vient entre ces deux modèles exogènes peut freiner<br />
l’émergence d’un véritable positionnement autonome <strong>et</strong> authentique.<br />
La « loi de la rue » n’ayant pas, non plus, vocation à la légitimer, la<br />
confrontation à la loi du père ne peut alors qu’être esquivée, déniée,<br />
ou volontairement affaiblie par l’artifice ou le cynisme, elle ne pourra<br />
se voir intériorisée, métabolisée <strong>et</strong> donc transmise. C’est l’impasse des<br />
« troisièmes <strong>et</strong> quatrièmes générations » obligées de trouver d’autres<br />
aménagements psychiques <strong>et</strong> sociaux que ceux qui servirent de socle à<br />
leurs pères.<br />
1. On passe de « Je représente la Loi » à « Je suis la Loi » puis « Je fais Ma Loi ».
244 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
Les commandements inscrits sur les Tables de la Loi présentées, dans<br />
le mythe, par Iahvé à Moïse, sont en nombre limité. Ils illustrent par<br />
leur concision une construction intellectuelle fermée, collective, devenue<br />
consensuelle dans la constellation des civilisations du « livre ». Ils ont<br />
désormais à voir avec l’inconscient collectif de la plupart des groupes<br />
humains.<br />
C<strong>et</strong>te construction sociale limitée du point de vue historique, fait<br />
fonction de cadre éthique socio-existentiel, d’échelle de valeurs ; elle<br />
concrétise l’existence de règles de vie immuables, incontournables <strong>et</strong><br />
transculturelles, à « valeur absolue ». Nul n’est censé y déroger.<br />
Son existence partage de manière manichéenne l’ensemble de nos<br />
actes en « hors » ou « dans la Loi ».<br />
Par ailleurs, « ce que la loi n’interdit pas, elle l’autorise » est une<br />
logique de lecture autorisant interprétations interrogeantes des lois <strong>et</strong><br />
évolution des usages. L’autre logique « ce qui n’est pas strictement prévu<br />
par la Loi ne doit exister ni se concevoir » est le socle des intégrismes fondamentalistes<br />
de tout poil, des Amishs contemporains qui s’interdisent à<br />
eux-mêmes l’accès à la télévision, aux Talibans.<br />
Conformément à la première logique, chaque année des lois changent<br />
<strong>et</strong> c’est le rôle du corps législatif que de faire évoluer le code pour l’adapter<br />
à l’usage <strong>et</strong> à l’évolution des mœurs. Mais la Loi, sauf cataclysme, n’a<br />
pas vocation à changer. D’ailleurs, la plupart du temps les cataclysmes<br />
mythiques sanctionnent un viol de la Loi : du déluge à l’anéantissement<br />
de Sodome <strong>et</strong> Gomorrhe.<br />
Le fait que c<strong>et</strong>te loi-socle soit commune aux civilisations dont est issue<br />
la partie de l’immigration qui nous intéresse, montre que si la Loi ne<br />
change pas, c’est la lecture figée de c<strong>et</strong>te Loi qui fait la différence. Il ne<br />
s’agit donc pas d’un changement de valeurs mais d’un changement du<br />
regard sur ces valeurs qui est en cause.<br />
Le travail d’accompagnement éducationnel ou d’élucidation psychologique<br />
relève de l’apprentissage de stratégies d’accommodation, au sens<br />
optique comme au sens politique, à la loi. En ce sens, c’est une cocréation<br />
d’espace (transitionnel) politique commun. Il s’agit de repeupler<br />
le no man’s land <strong>et</strong> c’est au sens figuré ce que demandent les jeunes des<br />
banlieues : « Considérez-nous comme des hommes ! »<br />
« La Loi, on s’y accommode », tout comme le travail de deuil, bien<br />
ou mal fait s’effectue ; c’est une question de temps. Les générations<br />
intègrent peu à peu la loi locale pour peu que ne se créent pas des<br />
micro-îlots communautaires. C’est ce qui a longtemps miné la société<br />
américaine, c’est ce qui m<strong>et</strong> aujourd’hui en péril l’équilibre identitaire<br />
global en France <strong>et</strong> juxtapose maintenant des narcissismes collectifs qui<br />
tiennent lieu de narcissisme personnel pour quelques individus fragilisés.<br />
Ces « narcissismes gigognes », à leurs échelles respectives, ne peuvent<br />
s’ériger que dans la confrontation aux autres narcissismes, qui sont alors<br />
vécus non seulement comme étrangers, mais comme hostiles. De ces jeux
DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’IDENTITÉ 245<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
d’inconscients, chacun ne perçoit, schématiquement, que la rigueur issue<br />
d’un surmoi imposé <strong>et</strong> non intégré, persécuteur plus que structurant.<br />
Ce qui crée problème, c’est lorsque les jeunes gens actuels, dans<br />
le monde des cités, se trouvent confrontés à des systèmes de valeurs<br />
antinomiques à la loi sociale commune du type : « l’argent ne vient pas<br />
seulement du travail » ou « les dealers tiennent le haut du pavé », <strong>et</strong> que<br />
rien ni personne ne peut les aider à faire le tri parmi ces valeurs.<br />
L’individu ainsi privé, plus qu’émancipé des figures traditionnelles<br />
de l’autorité <strong>et</strong> de ses interdits, fait l’expérience de la solitude extrême,<br />
si celle-ci n’est pas compensée par le recours aux valeurs d’un noyau<br />
sanctuaire, relationnel, porteur. Les jeunes recherchent ce noyau sanctuaire<br />
dans la mentalité collective de la bande qui est le premier modèle<br />
structuré convivial extrafamilial. C’est celui qui est r<strong>et</strong>rouvé au bas des<br />
escaliers de la cité. Ils le trouvent également dans le discours intégriste<br />
religieux qui fait référence à un passé mythifié niant allégrement, au<br />
profit des générations disparues, donc invérifiables, la génération parentale<br />
<strong>et</strong> les valeurs qu’elle voudrait transm<strong>et</strong>tre <strong>et</strong> qu’il contribue ainsi,<br />
à disqualifier davantage. L’approche clinique montre que ces jeunes se<br />
trouvent souvent si carencés quant aux images <strong>et</strong> fonctions parentales<br />
qu’ils forment une génération flottante.<br />
Il n’y a pas de père « suffisamment bon ».<br />
Jusqu’à l’anomie parfois, ces jeunes se refusent à être fils de harki ou<br />
de chômeur, de RMIste, d’assisté chronique, de titulaire d’AAH compassionnelle,<br />
de titulaire de pension d’invalidité ou de rente d’accident du<br />
travail. Ces statuts stigmatisent la perte (la déchéance) du corps de leur<br />
père qui s’est enclenchée en même temps que celle de leurs espérances<br />
<strong>et</strong> de leur jeunesse, quelque part dans la boue <strong>et</strong> le vacarme d’un chantier<br />
des trente glorieuses. Dans ce contexte, ne pas souffrir serait trahir le<br />
père. Ils ne sont les fils de personne. Ils ne peuvent peut-être même pas<br />
être les pères de leur progéniture.<br />
Le statut d’immigré, concernant la génération paternelle, est une<br />
construction sociologique rétrospective, une exclusion supplémentaire.<br />
Ressortissants français (la France d’alors allait de Dunkerque à<br />
Tamanrass<strong>et</strong>), ils n’ont pas toujours été volontaires pour migrer. Ils ont<br />
parfois été immigrés, c’est-à-dire déplacés, importés comme travailleurs<br />
célibataires, préalablement mariés ou non au pays, constamment<br />
restreints dans leur capacité de procréation ou contraint à une humiliante<br />
sexualité tarifée auprès de prostituées, elles-mêmes soumises aux<br />
cadences de l’abattage. Ils ont été restreints aussi dans la citoyenn<strong>et</strong>é<br />
ambiguë qui leur était octroyée, la dimension d’une violence économique<br />
restant prédominante. Ils restaient des fils de pères près à sacrifier leur<br />
fils (réalisant jusqu’au bout le mythe d’Abraham) <strong>et</strong> leur sacrifice a<br />
souvent été inutile.<br />
Les arrière-grands-pères, eux, avaient durement gagné le droit à être<br />
visibles (un peu moins invisibles) dans la boue des tranchées de Verdun.<br />
Leurs noms ne sont pas encore gravés sur les monuments aux morts de la
246 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
République <strong>et</strong> ne sont déjà plus dans la mémoire de leurs p<strong>et</strong>its enfants.<br />
Leurs noms sont volontairement gommés du discours des intégristes<br />
car ils tracent d’autres perspectives, laïques <strong>et</strong> intégratives, que celles<br />
d’un r<strong>et</strong>our à l’Islam où d’un regard attendri <strong>et</strong> nostalgique vers le pays<br />
aujourd’hui disparu d’où ils venaient (le monde colonial français).<br />
Tout se passe donc comme si la Loi structurante héritière de celle<br />
transmise à Moïse, la loi du père, ne les concernait pas, faute de père<br />
« suffisamment bon ».<br />
Il n’a pas de mère « suffisamment bonne ».<br />
On est parfois surpris de constater la différence des capacités d’intégration<br />
constatées chez les filles <strong>et</strong> chez les garçons au sein d’une<br />
même famille immigrée. Les filles, à niveau scolaire identique, ne se<br />
positionnent pas dans la transgression systématique aux règles, pas plus<br />
des règles françaises (scolaires par exemple) dont elles savent tenir<br />
compte au besoin, que les règles traditionnelles (y compris le mariage au<br />
pays) qu’elles contournent ou utilisent habilement, qu’elles s’attachent<br />
à transm<strong>et</strong>tre même à leurs enfants. Certaines d’entre elles revendiquent<br />
aujourd’hui le port du voile comme un signe de fidélité à des valeurs<br />
qu’elles avaient su, un moment, transcender pour réussir leur parcours<br />
scolaire.<br />
Mais c<strong>et</strong>te adaptabilité n’a pas garanti, en r<strong>et</strong>our, une intégration<br />
sociale de meilleure qualité ; là aussi, intervient le racisme latent du corps<br />
social.<br />
Au sein du (dys)fonctionnement de la famille, la mère joue un rôle<br />
important, qui lui est sans doute attribué <strong>et</strong> la cantonne dans une fonction<br />
de nourrissage inconditionnel <strong>et</strong> de passivité, dans un rôle de victime<br />
désignée.<br />
Le « nique ta mère » véhicule sans équivoque c<strong>et</strong>te conception inconsciente<br />
de la fonction maternelle. La mère en question est toujours celle<br />
des autres, celle qui est « bonne pour les autres » <strong>et</strong> ne l’est pas pour<br />
soi-même, la mère injuste, (la marâtre ?) identifiable parfois à l’État providence<br />
dont on attend trop <strong>et</strong> qui déçoit forcément ½ . C<strong>et</strong> assuj<strong>et</strong>tissement<br />
ambivalent à la fonction maternelle est bien proche, structurellement,<br />
de positions prépsychotiques. C<strong>et</strong>te mère collective (matrice sociale de<br />
l’intégration) n’est pas ressentie comme intégrale (intègre !) <strong>et</strong> cohérente.<br />
Il ne peut espérer d’issue cicatrisante qu’à travers les aménagements<br />
économiques des états-limites : les conduites psychopathiques, les toxicomanies<br />
polymorphes à visée cautérisante de déconnexion temporospatiale<br />
<strong>et</strong> de sédation des tensions, la constellation perverse, dont la faillite<br />
1. La mère <strong>et</strong> l’État lui-même, identifié projectivement à sa fonction maternante, ne<br />
sont inclus dans le fonctionnement familial que pour assouvir, dans l’instant, (« tout,<br />
tout de suite ou rien ! ») les fantasmes oraux comme les besoins les plus régressifs <strong>et</strong><br />
les plus archaïques, sous peine d’être aussitôt vécus comme globalement mauvais, voire<br />
rej<strong>et</strong>ants <strong>et</strong> persécuteurs.
DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’IDENTITÉ 247<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
est susceptible de provoquer l’entrée clinique dans la psychose ou la<br />
dépression à connotation hostile ½ .<br />
Les apports kleiniens peuvent, dans c<strong>et</strong>te perspective, apporter des<br />
éclairages psychopathologiques <strong>et</strong> des pistes psychothérapiques.<br />
Les quelques règles de vie importées par les parents n’ont pas donc<br />
tenu dans un monde trop différent car les parents eux-mêmes, sans doute,<br />
les contestaient-ils déjà avant de partir (ce qui est une façon de les<br />
réaliser), ou les avaient perdues avant d’arriver.<br />
Il ne reste plus aujourd’hui, dans les cités, que des règles incertaines,<br />
en mi<strong>et</strong>tes. Clandestins dans leur tête, exilés, étrangers pour toujours, y<br />
compris dans leur pays d’origine, simplement invités à partager, en bout<br />
de table les reliefs frelatés d’un festin éblouissant, méprisés <strong>et</strong> exploités<br />
par leurs employeurs <strong>et</strong> par eux-mêmes, les parents se sont constamment<br />
effacés.<br />
Narcissiquement fragiles, ils se sont attachés à être des trans-parents,<br />
des parents de transition, immergés dans un espace transitionnel qui s’est<br />
dilaté en une vie de privation, un temps de rupture entre deux équilibres<br />
démographiques.<br />
Ils auront été charnières entre des lieux au sein desquels soldes<br />
migratoires exponentiels, loyautés contradictoires envers des drapeaux ¾ ,<br />
des religions, des coutumes parfois adversaires, impératifs de survie se<br />
sont douloureusement entrechoqués. Dans c<strong>et</strong>te tourmente, l’invisibilité<br />
humble restait seule garante d’un minimum de paix. Ils étaient des<br />
parents-truchements, d’involontaires passeurs expiatoires. Ils n’étaient<br />
déjà plus des fils, des descendants, mais des ombres à la sexualité<br />
médiocre, des disparus à l’horizon. Ils portaient, au mieux sur leurs<br />
épaules l’espoir <strong>et</strong> l’honneur d’un clan, au pire l’opprobre voué aux<br />
traîtres, à ceux qui interrompent une lignée <strong>et</strong> s’écartent de la voie droite.<br />
Ils sont revenus au pays, parfois, dans un cercueil de zinc couvert<br />
d’un drapeau étranger, <strong>et</strong> personne n’était là pour les accueillir. Ils furent<br />
souvent, aussi, des revenants venus hanter la conscience des « restés »,<br />
de ceux qui s’étaient arrangés pitoyablement en se partageant les terres<br />
familiales <strong>et</strong> faisant l’impasse sur la part des disparus. Certains se sont<br />
bercés de l’illusion d’un r<strong>et</strong>our triomphal au pays, enrichi <strong>et</strong> généreux,<br />
mais la réalité n’a jamais été l’égale du rêve. Leur vie s’est réduite à une<br />
oscillation ambivalente <strong>et</strong> stérile, une sorte de négatif de l’expérience du<br />
for-da qui délaisse les deux pôles entre lesquels elle s’est inscrite.<br />
1. Ce type de dépression est propre aux périodes transitionnelles. Il associe un sentiment<br />
de persécution diffus <strong>et</strong> mal verbalisable, à un mode relationnel à l’entourage,<br />
fait d’agressivité. Il est caractéristique des dépressions anaclitiques tardives mais il<br />
peut aussi exister chez l’adolescent. Sa survenue dans le présénium peut parfois faire<br />
suspecter une entrée dans la démence, tant le fonctionnement du patient semble en<br />
opposition avec ce qu’il fut.<br />
2. Le match de football France-Algérie (6 octobre 2001) a été l’occasion de débordements<br />
exemplaires de la part de leurs enfants.
248 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
Le trabendisme, trafic fructueux à l’éthique floue entre l’Algérie <strong>et</strong> la<br />
France, est peut-être la seule exception actuelle à ce processus d’échec,<br />
mais il se nourrit aussi de la part d’ombre des deux pays. Ceux qui en<br />
vivent acceptent de n’exister que sur les pointillés. Ils sont des bateliers<br />
d’un Styx dont les deux rives sont des pays des morts.<br />
La génération nouvelle, fils des transparents, veut apparaître à la<br />
lumière. Elle revendique au besoin une néoculture mondialisée, métissée<br />
<strong>et</strong> rhizomique ou faite d’emprunts prothétiques en mosaïque. Elle se<br />
proclame à travers un mode de vie artificiellement construit sur la violence,<br />
s’identifiant à, <strong>et</strong> mimant parfois, celui d’autres fils d’exclus, fils<br />
d’esclaves, (les noirs américains). Ceci signe l’échec du processus transgénérationnel<br />
<strong>et</strong> la mise en place de solidarités horizontales aboutissant à<br />
des identifications aliénantes. Lorsque ces mécanismes échouent, la seule<br />
échappatoire est le repli identitaire sur une communauté mythifiée par les<br />
manipulateurs.<br />
La violence comme loi ultime<br />
La loi n’est plus une limite à force de n’être qu’une limite. « La loi tu<br />
l’imites, la loi tue, limite... » Les règles <strong>et</strong> codes du clan fondés dans une<br />
cave d’immeuble ou une cage d’escalier, cruels eux aussi, imitent la Loi<br />
jusque dans chacun de ses travers qu’elle pousse jusqu’à la caricature.<br />
C’est une loi des égaux dans la misère, une loi autofondée <strong>et</strong> non<br />
transmise, non symbolisable, une loi de l’action <strong>et</strong> non du verbe. C’est<br />
une loi que l’on est obligé de porter sur soi (tatouage, code vestimentaire<br />
<strong>et</strong> autres signes distinctifs) puisqu’on ne l’a pas en soi.<br />
C’est une loi qui ne peut vivre qu’en étant mise en acte (par le passage<br />
à l’acte) <strong>et</strong> la sanction devient initiation, validation rétroactive, gage<br />
d’intégration dans le groupe <strong>et</strong> aussi dans le corps social, la sanction ne<br />
peut être que contre-passage à l’acte tout aussi agressif : « Si la société<br />
me sanctionne, c’est que j’existe pour elle ».<br />
Les meurtres entre adolescents, qu’ils soient des passages à l’acte<br />
gratuits ou pour un intérêt dérisoire, traduisent, au quotidien, ce manque<br />
criant de sens à l’existence <strong>et</strong> d’intégration d’une loi fondant une métalimite<br />
naturelle incontournable. Tout se passe comme si dans l’esprit de<br />
ces jeunes, la mort elle-même n’était plus une limite acceptable.<br />
Ces passages à l’acte sont caractérisés par leur fugacité <strong>et</strong> leur violence.<br />
Ils sont aussi la conséquence d’une pauvr<strong>et</strong>é des acquis culturels<br />
ou de la perte de repères naturels comme autres valeurs (la prééminence<br />
du virtuel sur le réel, par référence aux jeux vidéo).<br />
Ils singent également des scènes offertes par la télévision, le seul<br />
medium réellement accessible dans les cités. Les processus d’imitation<br />
sont à la base des apprentissages. Peut-on parler d’apprentissage de la<br />
violence comme ersatz relationnel ou éducationnel ?<br />
Dans ce contexte, les parents, eux, lorsqu’ils ne sont pas totalement<br />
disqualifiés par leur impotence, leur alcoolisme, leurs antécédents
DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’IDENTITÉ 249<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
sociaux, leur misère sexuelle, pourraient raconter comment (<strong>et</strong> dans<br />
quel but ?) <strong>et</strong> combien ils ont toujours été soumis aux lois étranges <strong>et</strong><br />
étrangères, combien ils ont souffert de la violence. Ce serait la naissance<br />
d’une conscience politique, d’une conscience de classe (de classe d’âge<br />
y compris) d’un sens à la vie. Mais il est peut-être trop tard !<br />
La disparition, après les années quatre-vingt, du référentiel politique<br />
quasi traditionnel du XX <br />
siècle (marxisme <strong>et</strong> lutte de classes) est directement<br />
corrélée dans le temps à la montée de la violence qui fait problème<br />
désormais - ce n’est sans doute pas un hasard. La violence verbale révolutionnaire<br />
d’essence marxiste, ou même, dite anarchiste, faisait peut-être<br />
office d’exutoire, mais surtout elle était vectorisée, tendait vers un but<br />
clair, apportait des réponses <strong>et</strong> des certitudes (qui allaient voler en éclats<br />
plus tard). Elle adm<strong>et</strong>tait un référentiel identique au système capitaliste<br />
qu’elle combattait, quant à la Loi. Elle était un substitut parental, un<br />
contre-modèle contenant <strong>et</strong> un avatar efficace de la Loi. Elle était une<br />
base de discussion favorisant une mise en dialectique des idées <strong>et</strong> des<br />
valeurs. Elle était un instrument d’intégration, à contester parfois (la<br />
contestation des années soixante-huit).<br />
Dans le monde actuel des jeunes issus de l’immigration, constitué de<br />
gh<strong>et</strong>tos comme autant de poches d’anarchies juxtaposées, rien ne peut<br />
plus jouer ce rôle structurant.<br />
Ces jeunes revendiquent leur « éréthisme narcissique » qui se traduit<br />
en une violence qu’ils entr<strong>et</strong>iennent <strong>et</strong> subissent, miroir de la violence<br />
fondamentale, fondatrice, faite à leur père. Ils ne s’érigent plus en une<br />
génération de descendants. Ils sont des jeunes, quasiment auto-engendrés<br />
du point de vue social <strong>et</strong> ici, le mythe parthénogénétique psychotique<br />
télescope le modèle valorisé du self made man, voire le vécu paranoïaque<br />
du seul contre tous. Le seul métier valorisé à leurs yeux, c’est « homme<br />
célèbre ». Dans c<strong>et</strong>te néoculture, on n’existe pas par ce que l’on est ou<br />
par ce que l’on fait, mais à travers ce que l’on paraît, de ce que l’on donne<br />
à voir. C<strong>et</strong>te pseudo-hystérisation des rapports humains ne doit pas faire<br />
illusion. Les narcissismes en action sont trop fragiles pour entrer dans<br />
le jeu névrotique ordinaire (recherche d’un équilibre entre les impératifs<br />
du moi, du ça <strong>et</strong> du surmoi). Les faux selfs peuvent se dissoudre à tout<br />
moment.<br />
Ces jeunes, en difficulté, se veulent clinquants, bruyants, dérangeants,<br />
<strong>et</strong> leur transgression par sa constance provocatrice, par le fait qu’elle<br />
heurte <strong>et</strong> se r<strong>et</strong>ourne bien souvent de manière sadique contre eux, se situe<br />
comme une tentative de réinscription par r<strong>et</strong>ournement masochiste de<br />
la Loi, dans leur chair, un peu comme le ferait la machine décrite par<br />
F. Kafka (1966) dans La Colonie pénitentiaire.<br />
C’est un des sens du vécu persécutif cicatriciel, souvent r<strong>et</strong>rouvé lors<br />
de décompensations psychopathologiques chez les descendants d’immigrés,<br />
quelles que soient leurs origines.<br />
L’excitation chronique, revendiquée comme incontrôlable, explosive,<br />
est l’un des symptômes clefs de leur comportement d’exilés <strong>et</strong> excédés,
250 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
évoquée par O. Labergere (1999) <strong>et</strong> associée par lui à c<strong>et</strong>te demande<br />
incantatoire, impérative du respect.<br />
Il s’agit d’un respect formel, demandé irrespectueusement parfois,<br />
d’un regard lourd <strong>et</strong> menaçant, comme si respect <strong>et</strong> force physique étaient<br />
liés. C’est un respect de la force <strong>et</strong> des rapports de force, comme si les<br />
seules limites acceptées <strong>et</strong> recherchées étaient les limites physiologiques<br />
de ces corps jeunes ½ , ce qui renvoie, par ailleurs à l’une des composantes<br />
de la problématique toxicomane <strong>et</strong> des conduites de prise de risque.<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 24 – Le provocateur<br />
Un de nos patients, jeune des citées, d’origine maghrébine, avait l’habitude<br />
de fréquenter les transports en commun du centre ville, vêtu de cuir, le crâne<br />
rasé à l’exception d’une crête colorée en blond, <strong>et</strong> arborant sur son blouson<br />
de cuir des croix gammées ou des slogans provocateurs. Son accoutrement<br />
ne manquait pas de provoquer chez les autres voyageurs, au mieux un<br />
détournement mu<strong>et</strong> <strong>et</strong> gêné du regard, au pire, parfois, une ébauche de<br />
début de réflexion désapprobatrice. Dès lors, sa violence éclatait contre ces<br />
gens intolérants qui lui « manquaient de respect ». Il fut incarcéré à la suite<br />
de l’une ces agressions répétées mais il put difficilement adm<strong>et</strong>tre que sa<br />
présentation excentrique était, aussi, une façon de rechercher l’irrespect,<br />
donc de tracer des limites au respect, de rejouer à sa façon l’épreuve<br />
subjective de l’altérité du prochain comme nœud originaire des expériences<br />
éthiques <strong>et</strong> érotiques.<br />
Chez ce suj<strong>et</strong>, par ailleurs suj<strong>et</strong> à des expériences de bouffées psychotiques<br />
aiguës par pharmacodépendance, on est loin du modèle névrotique du<br />
conflit comme rapport structurant à l’autre, explorant les dimensions de<br />
la culpabilité ou même du simple déplacement. On se trouve au cœur<br />
d’une position « dépressive paranoïde », jouant sur le registre narcissique<br />
primordial, de la dépendance, de la honte <strong>et</strong> de son corollaire clinique : la<br />
rage. La haine <strong>et</strong> la violence se posent alors comme limites ultimes à la rage<br />
submergeante.<br />
C<strong>et</strong>te quête du respect se traduit au quotidien dans l’équivocité du mot<br />
verlan « vener », anagramme d’« enerv ». Ce respect exigé, unilatéral,<br />
est paradoxalement vécu comme une fin en soi <strong>et</strong> non plus comme<br />
réciprocité relationnelle, outil de socialisation. Ce dysfonctionnement<br />
psychosocial renvoie à « l’inanisation de la fonction paternelle » susdécrite.<br />
Ceux que l’on devrait vénérer énervent !<br />
1. Un jeune patient, fils d’immigré, voue un culte immodéré à son corps. Il passe<br />
le plus clair de son temps à faire des exercices de musculation. Il s’est présenté un<br />
jour au commissariat pour demander comment faire pour devenir policier municipal,<br />
ce qui traduit un souci d’intégration. On lui a répondu qu’il fallait qu’il se muscle<br />
encore. Dans un autre contexte, la salle de musculation est l’un des lieux centraux<br />
du monde pénitentiaire. Pour les détenus, leur corps est un peu le dernier refuge de<br />
leur narcissisme. Pour notre jeune patient, quasi ill<strong>et</strong>tré, son corps est tout ce qu’il peut<br />
offrir à la société.
DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’IDENTITÉ 251<br />
Variantes de l’intégration<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
C<strong>et</strong>te juxtaposition de souffrances psychiques individuelles,<br />
lorsqu’elle s’organise en un fait de société <strong>et</strong> aussi parce qu’elle découle<br />
directement de drames collectifs à signification sociale, en vient à<br />
poser le problème en termes sociologiques <strong>et</strong> à demander des réponses<br />
appartenant à ce registre :<br />
– Réponse économique : « il faut donner de l’argent pour les banlieues,<br />
(...) il faut une politique de la ville » ;<br />
– Réponse politique : « il faut une politique de l’immigration (...) de<br />
l’intégration ».<br />
Du point de vue historique <strong>et</strong> socio-économique, l’intégration est différentielle,<br />
tant sur le plan diachronique que synchronique. Par exemple,<br />
la communauté asiatique semble, à ce jour, globalement, avoir pris le<br />
parti stratégique de l’invisibilité <strong>et</strong> de la juxtaposition culturelle. On<br />
r<strong>et</strong>rouve peu d’Asiatiques en prison ou en hôpital psychiatrique, ce qui<br />
signifie peut-être, que des circuits de soins parallèles existent, mais<br />
peut renvoyer aussi au fait que c<strong>et</strong>te diaspora ponctuelle, concentrée<br />
sur quelques années <strong>et</strong> non pas sur quelques générations, concerna des<br />
microcommunautés d’un niveau socioculturel élevé avant le départ de<br />
leur pays d’origine <strong>et</strong> ayant pu garder des liens avec lui. Elle draina en<br />
France une population restée assurée de la valeur de sa culture <strong>et</strong> donc<br />
plus réceptive aux règles <strong>et</strong> aux valeurs du pays accueillant.<br />
Tout ceci atténue <strong>et</strong> reporte, peut-être, les soubresauts sociopsychologiques<br />
de l’inévitable processus d’assimilation asiatique. Il n’est pas dit<br />
qu’un jour, par un « r<strong>et</strong>our du refoulé social », les choses ne changent<br />
pas.<br />
Les jeunes générations des communautés issues du monde maghrébin<br />
sont plus voyantes dans l’expression clinique de leur malaise incivique<br />
désadaptatif qui illustre paradoxalement une phase d’adaptation. Leurs<br />
comportements sont des déclinaisons tragiques de la Loi, d’une Loi<br />
déclinante, d’une Loi perdue. C’est comme s’ils avaient encore en tête<br />
la mélodie mais avaient perdu les paroles de la chanson. Une mise en<br />
perspective sur plusieurs générations pourra montrer, peut-être là aussi,<br />
une atténuation des soubresauts <strong>et</strong> une accomodation-assimilation au<br />
sens de J. Piag<strong>et</strong> (1966), mais tout dépendra du contexte <strong>et</strong> des réactions<br />
globales du corps social. Des attitudes réactionnaires-réactionnelles d’essence<br />
xénophobe ne peuvent que cristalliser <strong>et</strong> amplifier les divergences,<br />
favoriser une radicalisation réciproque (intégrisme islamique <strong>et</strong> racisme<br />
se nourrissent l’un de l’autre) <strong>et</strong> r<strong>et</strong>arder, là encore, l’inévitable assimilation,<br />
source d’enrichissement culturel de la nouvelle nation ainsi vivifiée.<br />
Dans une perspective sociologique <strong>et</strong> historique (<strong>et</strong> non plus psychodynamique),<br />
le recours à la religion comme étendard, arme narcissique <strong>et</strong><br />
blason identitaire de ces nouvelles générations, peut aussi se lire comme<br />
une recherche des origines se situant bien au-delà des deux générations
252 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
connues pour avoir foulé <strong>et</strong> enrichi parfois le sol français, comme la quête<br />
d’une historicité plus profonde.<br />
Aussi mal assimilées que les règles parentales, ces limites ne peuvent<br />
qu’être perverties, instrumentalisées comme des armes relationnelles <strong>et</strong><br />
faire le lit de comportements tout autant déviants quant au processus<br />
d’intégration en cours.<br />
Les stratégies d’approche de ce phénomène doivent évidemment combiner<br />
la prise en compte des dimensions sociologiques (approche <strong>et</strong>hnopsychiatrique<br />
<strong>et</strong> historico-économique), pédagogique <strong>et</strong> psychodynamiques<br />
de l’enjeu.<br />
Pour ce qui concerne la psychiatrie, on peut résumer quelques pistes :<br />
– Exploration de la psychodynamique collective (notion d’inconscient<br />
collectif) : F. Fanon écrivait, en substance, que le drame des populations<br />
colonisées venait du fait qu’elles avaient les mêmes mythes que<br />
le colonisateur.<br />
– Relation d’aide au changement utilisant la dynamique psychologique<br />
individuelle <strong>et</strong> transgénérationnelle, adaptée aux limitations des<br />
apprentissages <strong>et</strong> aux éléments psychopathologiques de ces jeunes,<br />
évoqués ci-dessus : pour contourner les difficultés chroniques d’accès<br />
au symbolique constatées, conséquence de c<strong>et</strong>te lecture différente de<br />
la Loi, on pourrait développer des instruments socioculturels adaptés,<br />
des médias accessibles à ces jeunes car alors qu’existe déjà toute<br />
une filmographie culte nourrie de leur lecture (déviante) de la loi (La<br />
Haine de Mathieu Kassovitz ½ ), il manque à c<strong>et</strong>te culture le grand film<br />
illustrant la saga des pères (Élise ou la vraie vie ¾<br />
en fut une esquisse).<br />
LES EXCLUS SANS DOMICILE FIXE (SDF)<br />
L’exclusion est un enjeu social contemporain. Sa prise en compte<br />
est un impératif de santé publique qui définit l’un des axes forts de<br />
l’évolution de la psychiatrie à attendre. Bon gré, mal gré, la psychiatrie<br />
se voit convoquée par le politique au chev<strong>et</strong> des exclus. Si la dimension<br />
socio-économique du phénomène ne peut pas être niée, les implications<br />
narcissiques catastrophiques d’une telle situation sont à prendre en<br />
compte par quiconque cherche à aider ces suj<strong>et</strong>s à sortir du marasme dans<br />
lequel ils sont plongés. Par ailleurs, pour rester crédible, la psychiatrie, si<br />
elle se veut citoyenne, se doit d’aller chercher les malades mentaux là où<br />
ils sont. Aujourd’hui, ils sont de moins en moins dans les hôpitaux ; ils<br />
sont dans les prisons ou dans la rue, ils font le va-<strong>et</strong>-vient entre ces lieux<br />
<strong>et</strong> passent, parfois, par la case « hospitalisation ». Les SDF présentent<br />
significativement plus de troubles mentaux que la population ordinaire,<br />
1. La Haine, film français de Mathieu Kassovitz, 1995.<br />
2. : Élise ou la vraie vie, (Etcherelli, 1967). Le film homonyme de Michel Drach (1970)<br />
n’eut pas de succès. Il venait trop tôt.
DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’IDENTITÉ 253<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
soit parce que la rue devient le refuge ultime de toutes les exclusions<br />
psychiques (ce qui renoue avec la notion médiévale de la Cour des<br />
miracles) après l’externalisation activiste due à la désinstitutionalisation<br />
psychiatrique en cours, en France, soit parce que certaines pathologies<br />
mentales aboutissent inéluctablement, d’exclusions en exclusions, à ce<br />
mode de vie ½ .<br />
Autrefois le personnage du clochard renvoyait à un type humain<br />
particulier, trouvant un équilibre misanthrope dans sa précarité <strong>et</strong> son<br />
refus agi du monde organisé. Le clochard était une sorte d’ermite urbain,<br />
bien que cela ne fût sans doute pas plus un choix qu’aujourd’hui.<br />
Vivre à la cloche de bois pouvait se revendiquer même si, bien sûr, la<br />
misère morale <strong>et</strong> l’isolement coexistaient souvent avec la misère sociale.<br />
Être chemineau, non-sédentaire ou transhumant, était des carrières<br />
sociales individuelles, pouvant s’intriquer avec des organisations<br />
culturalo-communautaires originales <strong>et</strong> revendiquées (les Tziganes),<br />
quoiqu’habituellement obj<strong>et</strong>s d’ostracisme de la part de la communauté<br />
majoritaire non sédentaire. Aujourd’hui, peu de SDF le sont par choix<br />
existentiel <strong>et</strong> c’est le plus souvent une cascade de drames personnels<br />
familiaux <strong>et</strong> sociaux qui détermina leur marginalisation extrême,<br />
illustrée par le manque d’un toit <strong>et</strong> le recours aux dispositifs publics<br />
de secours, charitables ou solidaires. Dans les banlieues cohabitent<br />
gitans sédentarisés, RMIstes, immigrés... Les exclusions se cumulent<br />
engendrant d’autres difficultés identitaires. Le point commun à ces<br />
dérives, selon nous, est l’absence d’un sanctuaire individuel.<br />
Le lieu d’habitation, là où l’on possède ses habitudes, renvoie traditionnellement<br />
à la notion de sanctuaire, lieu géométrique dont on a<br />
la clef, qui n’a pas besoin d’être bien grand mais qui, en tout cas, est<br />
considéré comme inviolable. C’est le lieu où l’on peut laisser en toute<br />
sécurité, <strong>et</strong> pour longtemps, des choses chères, les « choses de la vie ».<br />
On sait qu’on les r<strong>et</strong>rouvera intactes ¾ . Au-delà des carences alimentaires<br />
ou hygiéniques qui le minent, c’est un sanctuaire qui manque le plus<br />
au SDF car il est, par nature, en permanence violé dans son intimité<br />
<strong>et</strong> insécurisé dans son espace ¿ . Il n’y a même plus d’urinoirs publics<br />
dans les villes. Son corps lui-même n’est plus un abri sûr, certains SDF<br />
1. Le syndrome de Job, par analogie au mythe antique, renvoie à des malades qui<br />
mènent volontairement une existence de clochard. Un délire chronique est le plus<br />
souvent sous-jacent à leur conduite <strong>et</strong> il s’agit d’un modus vivendi à composante<br />
partiellement autopunitive, comblant une grande faille identitaire.<br />
2. Ce lieu peut être la chambre d’adolescent, restée telle quelle dans la demeure<br />
parentale, un simple tiroir fermé à clef dans la maison conjugale, mais aussi le casier<br />
d’une consigne à la gare.<br />
3. Aujourd’hui, tout un arsenal législatif tend à rendre invisible les exclus. Il stigmatise<br />
de nombreuses conduites (prostitution, nomadisme, stationnement des jeunes dans le<br />
hall des immeubles, mendicité agressive) <strong>et</strong> repousse les marginaux vers un territoire de<br />
l’invisibilité. Il y a peu, ces sous-groupes humains n’étaient dans l’illégalité tout au plus<br />
que quelques minutes par jour ; maintenant, du seul fait d’exister, ils le sont plusieurs
254 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
dorment avec leurs chaussures, sinon leurs compagnons les leur dérobent<br />
sans vergogne. Surtout lorsqu’ils se r<strong>et</strong>rouvent en état de coma éthylique,<br />
ils sont en risque permanent <strong>et</strong> quasi inévitable d’être fouillés <strong>et</strong> dévalisés<br />
par leurs pairs. C’est c<strong>et</strong>te insécurité chronique, subie, qui élabore, à nos<br />
yeux, le traumatisme vital le plus dévastateur <strong>et</strong> qui s’impose comme<br />
un traumatisme désorganisateur tardif, insidieux <strong>et</strong> élargissant d’autant<br />
les failles narcissiques préexistantes, puisqu’inscrivant dans la réalité la<br />
faillite narcissique du suj<strong>et</strong>, sa misère affective <strong>et</strong> physiologique. Restituer<br />
un sanctuaire à ces suj<strong>et</strong>s est la condition sine qua non de leur<br />
démarginalisation, qui est une forme moderne de désaliénation.<br />
Chaque matin, les SDF quittent les centres d’hébergement en étant surchargés<br />
de leurs sacs. M<strong>et</strong>tre à leur disposition permanente une consigne<br />
individuelle inviolable (munie d’une clé personnelle) serait un premier<br />
acte libérateur <strong>et</strong> reconstructeur, mais les municipalités <strong>et</strong> les centres<br />
d’hébergement répugnent à le faire pour ne pas fidéliser une clientèle trop<br />
importante. Leur donner ainsi l’occasion d’expérimenter à nouveau la<br />
possibilité de se séparer provisoirement d’un obj<strong>et</strong> personnel sans risquer<br />
de le perdre définitivement, nous paraît analogue dans sa potentialité<br />
restructurante. À une autre échelle, le sentiment grandissant d’insécurité<br />
dans les banlieues, générateur de tant de violence <strong>et</strong> de troubles sociaux<br />
provient pour partie de l’absence de sanctuaire ; nul ne se sent à l’abri,<br />
pas même dans son quartier natal ou dans son appartement ½ .<br />
Mais si la déchéance sociale favorise la survenue de troubles psychiques<br />
<strong>et</strong> peut décompenser gravement d’autres fragilités préexistantes,<br />
elle peut aussi se concevoir comme un symptôme.<br />
Survivre, mal vivre dans l’exclusion se révèle alors être aussi, de<br />
façon partiellement inconsciente, une expérience auto-infligée, réactivant<br />
des mécanismes punitifs où s’épanouit une culpabilisation mal métabolisable,<br />
non cicatrisable. Ce syndrome de Job comme pronostic social<br />
d’une pathologie sous-jacente de la personnalité est à l’œuvre, à des<br />
degrés divers, chez beaucoup de nos patients qui paraissent m<strong>et</strong>tre toute<br />
leur énergie à contrecarrer les proj<strong>et</strong>s de réhabilitation sociale ou de<br />
réinsertion montés par les équipes soignantes.<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 25 – L’inconsolable<br />
Monsieur A, 45 ans, est un clochard bien connu dans la p<strong>et</strong>ite ville. Il a ses<br />
quartiers sous le porche de l’église <strong>et</strong> présente des conduites rémittentes<br />
d’ivresse aiguë, au cours desquelles il injurie <strong>et</strong> menace les passants. Il a<br />
pour habitude de perturber les cérémonies de mariage <strong>et</strong> les enterrements,<br />
par ses propos grossiers. Pourtant, dans le village personne ne lui en veut<br />
heures par jour, si ce n’est en permanence, comme les immigrés clandestins. C’est une<br />
insécurisation de plus <strong>et</strong> un frein supplémentaire à leur resocialisation.<br />
1. Subir un cambriolage est fréquemment décrit par les victimes comme l’équivalent<br />
traumatique d’un viol. Il s’ensuit un sentiment traumatique d’insécurité pendant un<br />
certain temps <strong>et</strong> parfois même l’instauration de phobies sociales invalidantes.
DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’IDENTITÉ 255<br />
car chacun connaît son histoire : sa p<strong>et</strong>ite fille, alors âgée de dix ans, s’est<br />
noyée sous ses yeux, un jour où il en avait la garde, après son divorce.<br />
Lui-même n’avait rien pu faire. Elle est enterrée au cim<strong>et</strong>ière du village<br />
tout près de l’église. Après ce décès, monsieur A s’est abîmé dans l’alcool<br />
perdant peu à peu tous ses repères socioprofessionnels <strong>et</strong> familiaux. Il<br />
devint SDF, faisant la manche <strong>et</strong> affichant son malheur à la face du monde.<br />
Hospitalisé d’office à la demande du maire, un jour où il avait dépassé les<br />
bornes, monsieur A demeura en institution près d’un an. Sevré d’alcool,<br />
remis en état physiquement, pourvu de ressources stables par les services<br />
sociaux, mis sous tutelle, on lui proposa alors de prendre un appartement<br />
dans le village. Ainsi il pourrait aller se recueillir plus facilement sur la tombe<br />
de sa fille puisque c’était ce qu’il souhaitait faire. Monsieur A refusa le proj<strong>et</strong>,<br />
<strong>et</strong> à peine sorti de l’hôpital il esquiva les soins ambulatoires programmés,<br />
il repartit squatter le porche de l’église. Le prêtre, ému, offrit de le loger<br />
dans un local attenant au presbytère ; les paroissiens incités par le prêtre,<br />
se mobilisèrent pour le m<strong>et</strong>tre dans ses meubles. En quelques mois pourtant,<br />
Monsieur A se dégrada à nouveau, physiquement <strong>et</strong> psychiquement,<br />
perturbant la vie de la commune, à tel point qu’une nouvelle hospitalisation<br />
d’office devint inéluctable... Après plusieurs mois de c<strong>et</strong>te hospitalisation qui<br />
fut l’occasion d’une action volontariste des pouvoirs publics, un appartement<br />
personnel en HLM fut mis à sa disposition. Son tuteur avait tout arrangé, des<br />
infirmiers lui avaient donné des meubles <strong>et</strong> l’avaient aidé à emménager. Il<br />
passa une seule nuit dans son appartement, se présenta le soir suivant,<br />
alcoolisé, à l’hôpital, y fut admis <strong>et</strong> décéda, dans la nuit, d’un accident<br />
cardiaque massif.<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
C<strong>et</strong> exemple illustre en quoi la marginalisation peut s’avérer être un<br />
destin psychiquement déterminé sinon librement consenti, ce qui a à<br />
voir avec l’immense souffrance narcissique d’un suj<strong>et</strong> <strong>et</strong> avec des phénomènes<br />
répétitifs autodestructeurs, autopunitifs, avec des trajectoires<br />
vitales paradoxales d’auto-exclusion que l’on aurait autrefois nommé<br />
névroses d’échec. Parfois le suicide (ou la mort subite comme dans le cas<br />
n ◦ 25) clôt brutalement de telles dérives existentielles. Mais le plus souvent,<br />
à moins que ne vienne s’interposer un événement vital narcissisant<br />
(l’amour !), le suicide est lent, progressif, passant par l’accumulation de<br />
conduites addictives, de prise de risque, de maladies de la misère altérant<br />
peu à peu l’état général. L’hospitalisation <strong>et</strong> la prise en charge sociale<br />
sont palliatives <strong>et</strong> ne peuvent que r<strong>et</strong>arder l’échéance.<br />
Naturellement, beaucoup de marginalisations actuelles relèvent essentiellement<br />
de contingences sociales, même si l’accumulation transgénérationnelle<br />
de traumatismes psychiques à impacts désorganisateurs<br />
peut favoriser les carences narcissiques. Ces traumatismes, construisant<br />
un tronc commun borderline, ne font que se surajouter à la cascade<br />
d’événements douloureux surmarginalisants <strong>et</strong> ils démultiplient le processus<br />
sociopsychique catastrophique. L’aide à ces suj<strong>et</strong>s doit donc, au<br />
minimum, cumuler dimensions éducatives <strong>et</strong> psychothérapiques.<br />
Le fonctionnement psychique des grands exclus apparaît intrinsèquement<br />
modifié par la précarité <strong>et</strong> la déliaison sociale. Le désir chez eux
256 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
semble avoir disparu, comme éteint par l’accumulation des manques.<br />
C<strong>et</strong>te dégradation progressive du rapport du suj<strong>et</strong> à l’espace, à l’intégrité<br />
<strong>et</strong> à la cohésion de son corps <strong>et</strong> au langage, évoque une anesthésie affective,<br />
une « mélancolisation d’exclusion » aboutissant à un « complexe<br />
d’autrui » (Douville, 2001). En ce sens, il pourrait y avoir un ça lacunaire<br />
se superposant au moi lacunaire. Les précaires, hommes surnuméraires<br />
dans notre société où tout se marchande, habitent dans la rue, ils n’ont<br />
plus aucune valeur (au sens économique du terme). En errance, incuriques,<br />
ils ne demandent rien car il leur manque tout : un moi solide. Les<br />
symptômes de souffrance mentale au sens strict sont absents, l’examen<br />
psychiatrique ne rapporte, le plus souvent, que des présomptions ou des<br />
signes périphériques : équivalent dépressif, dépression masquée, polyaddiction<br />
quasi-suicidaire (tabagisme forcené, alcoolisme massif), délire<br />
interprétatif sous-jacent. C’est par son expérience <strong>et</strong> son intuition, plus<br />
que par la clarté des signes, que le psychiatre se voit amené à évoquer<br />
des troubles psychiatriques lorsqu’il rencontre un exclu, à moins, bien<br />
sûr, que l’exclusion ne soit que la conséquence directe d’une maladie<br />
psychiatrique préexistante.<br />
Les autorités de tutelle <strong>et</strong> les psychiatres ont longtemps tenté, en vain,<br />
d’individualiser des modalités spécifiques de prise en compte médicopsychologique<br />
des grands marginalisés ½ . Si la souffrance mentale est là, palpable<br />
parfois, ses signes d’appel restent essentiellement dans le registre<br />
social (trouble de l’ordre public, conduite antisociale au sens large), ou<br />
somatique. La survie psychique se joue ailleurs que dans le champ du<br />
psychisme. Elle se joue à travers une identification victimaire au monde<br />
des exclus. Une partie du travail psychothérapique passe par une aide<br />
au dépassement de ce processus victimaire, sacrificiel (Rosolato, 1987)<br />
<strong>et</strong> sanctifiant à la fois. Mais bien souvent, ni les mots, ni les émotions<br />
ne sont plus à leur disposition. C’est seulement en phase d’alcoolisation<br />
aiguë que, désinhibés, ils peuvent laisser exploser leur souffrance, leur<br />
mal-être, leur rage impuissante autodestructrice ou hétéroagressive. Mais<br />
c<strong>et</strong>te phase explosive n’est pas propice à la thérapie, elle est le plus<br />
souvent l’occasion de nouveaux dérapages aboutissant à leur mise en<br />
cellule de dégrisement ou à leur hospitalisation sous contrainte, qui les<br />
conforte dans leur identification marginale.<br />
1. Après avoir tenté de m<strong>et</strong>tre à disposition des exclus des structures spécifiques d’aide,<br />
on a essayé de les orienter vers le droit commun, c’est-à-dire vers les structures<br />
habilitées ordinairement à prendre en charge tout le monde. Ce fut aussi un échec car les<br />
marginaux ne vont pas dans ces lieux. En outre, un certain nombre d’entre eux sont des<br />
individus en rupture explicite de psychiatrisation. Ils sont parfois sous le coup d’une<br />
recherche pour évasion d’hospitalisation d’office dans un autre département, ils sont<br />
quelque fois des disparus volontaires sans laisser d’adresse <strong>et</strong> ils ne veulent pas laisser<br />
de trace. Ils sont, en quelque sorte, des clandestins de l’intérieur, des exilés invisibles<br />
volontaires. Changeant sans arrêt de région, ils sèment leur existence le long du chemin<br />
<strong>et</strong> ont toujours une longueur d’avance sur les dispositifs d’aide.
DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’IDENTITÉ 257<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Tout se passe comme si, dans leur situation, la parole était vaine,<br />
vidée. On est là encore, toutes proportions gardées, dans un indicible<br />
analogue à ce qu’on vécut les déportés, les plus extrêmes exclus de<br />
l’histoire. Confinés dans une précarité désirante exprimant une précarité<br />
œdipienne (Pir<strong>et</strong>, 2002) traduite par une précarité matérielle, ils en sont<br />
à gu<strong>et</strong>ter le regard de l’autre, ce regard qui les traverse sans les voir. Ils<br />
sont devenus invisibles. Les SDF lorsqu’ils peuvent en parler, se vivent<br />
comme transparents <strong>et</strong> il est vrai que le passant, mal à l’aise, répugne<br />
à croiser leur regard car dès qu’il le leur accorde, ce regard, ils vont le<br />
voir happé. Déshabitué par force aux rapports sociaux harmonieux, le<br />
SDF est avide de relation. Il se r<strong>et</strong>rouve le plus souvent dans l’incapacité<br />
de savoir jusqu’où aller dans le contact. Les risques d’outrepasser les<br />
limites convenables sont alors réels, attirant en r<strong>et</strong>our la rebuffade, le<br />
rej<strong>et</strong> méprisant ou l’agression affective. Il est licite de penser que, au<br />
fond, le plus souvent, c’est celle-ci qui est inconsciemment recherchée,<br />
parce qu’elle le confirme une fois de plus dans son vécu victimaire.<br />
Les passants les considèrent parfois avec mépris ou agressivité, mais<br />
de cela les SDF ont l’habitude, ou avec compassion <strong>et</strong> pitié, mais de<br />
cela ils ne veulent pas. Le contact ne se construit pas d’égal à égal,<br />
il est dissymétrique <strong>et</strong> frustrant. Quémander une cigar<strong>et</strong>te, un soleil (la<br />
pièce de deux euros) reste au fond le prétexte commode à un court<br />
<strong>et</strong> dérisoire échange interhumain. S’il est réussi, renarcissisant pour le<br />
SDF <strong>et</strong> le passant charitable, le contact aura eu des vertus apaisantes<br />
allant bien au-delà de la valeur de la pièce donnée, mais cela reste rare.<br />
Malheureusement, la plupart du temps ce contact ne trouvera pas de<br />
limites <strong>et</strong> peut devenir importun ½ .<br />
En certaines circonstances, pourtant, c’est le passant qui ne sait plus<br />
poser de barrière <strong>et</strong> « fraternise » de façon inadéquate, outrepassant les<br />
règles élémentaires de sécurité. C<strong>et</strong>te quasi-identification renvoie chez<br />
lui aussi à des fragilités narcissiques, voire à des équivalents psychocomportementaux<br />
de conduite à risques à prendre en compte dans une<br />
perspective victimologique. Une fois la distance adéquate entre ces deux<br />
hommes écornée, le fait que le passant tente de faire machine arrière<br />
sera vécu comme insupportable au quémandeur, ce qui peut être source<br />
d’agressivité de sa part. Tout cela procède d’un jeu en miroir, d’un<br />
jeu de regards, d’identités projectives <strong>et</strong> les échanges libidinaux sont<br />
bien particuliers, m<strong>et</strong>tant en l’œuvre un entrelacement instantané (sans<br />
rencontre ?) de narcissismes sans désir par absence d’obj<strong>et</strong>, des projections<br />
pulsionnelles qui sont en fait autocentrées. Dissymétrique par<br />
essence, la relation passant/SDF, éphémère mais signifiante, est par-là,<br />
structurellement perverse.<br />
1. C’est sur cela que s’étaye la Loi N ◦ 2003-239 du 18 mars 2003 sur la sécurité<br />
intérieure réprimant, entre autres délits, la mendicité agressive.
258 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
Lorsque l’alcool à vertu désinhibitrice ou la colère, toujours latente,<br />
autorisent parfois le marginal à exprimer verbalement sa rancœur <strong>et</strong> sa<br />
souffrance, il le fait le plus souvent sur un mode offensif, offensant,<br />
projectif <strong>et</strong> agressif, susceptible d’induire chez l’interlocuteur du moment<br />
(ce partenaire peu ou non consentant), une violence réactionnelle qui<br />
validera une fois de plus, nous l’avons vu, leur vécu victimaire, faisant<br />
le lit des conduites antisociales ultérieures. C’est la notion d’ivresse<br />
pathologique, qui n’est pas spécifique aux SDF, mais plutôt aux suj<strong>et</strong>s<br />
porteurs d’états-limites de la personnalité.<br />
Dans ces conditions, l’accrochage au soin est acrobatique car il faut<br />
dépasser les fondements carencés de leur vie psychique (Kovess-Masf<strong>et</strong>y,<br />
2001) <strong>et</strong> leurs résistances au changement. Les SDF sont réticents à l’idée<br />
même d’accepter de l’aide car ils ont, le plus souvent déjà fréquenté, en<br />
vain, des établissements de soins psychiatriques ou des centres d’hébergement<br />
<strong>et</strong> de réinsertion dans leur existence. Ils se revendiquent ouvertement<br />
comme en refus de prise en charge. Ils se m<strong>et</strong>tent eux-mêmes au<br />
ban de la société par un mécanisme d’identification projective.<br />
Si la précarité sociale n’est pas un obstacle en soi aux soins psychiques,<br />
car le réseau médicosocial français reste dense, construire une<br />
authentique <strong>et</strong> consistante relation thérapeutique transférentielle s’impose<br />
comme un travail de longue haleine, souvent décevant. Il nécessite<br />
la maîtrise préalable de c<strong>et</strong>te précarisation narcissique du suj<strong>et</strong>, qui est<br />
à la fois symptomatique <strong>et</strong> fondamentale, ainsi que le dépassement de<br />
la dimension charitable de l’intervention. À ce prix, le patient pourra<br />
reconstruire un mode relationnel désaliénant ½ . Le délire, par son hermétisme<br />
au sens commun, fut longtemps un obstacle à la relation médecin/malade,<br />
jusqu’à ce que l’on puisse lui conférer un sens. Le mode<br />
de fonctionnement des grands exclus, si désespérant parfois, les aliène<br />
lui aussi du champ du soin en santé mentale. C’est à la psychiatrie de<br />
(re) construire une passerelle sur le Styx pouvant conduire jusqu’à leur<br />
narcissisme mis à mal.<br />
1. Une voie d’approche porteuse est la médiation par les soins somatiques. Les SDF<br />
sont de grands consommateurs de soins somatiques, d’une part parce que leurs conditions<br />
de vie les exposent <strong>et</strong> d’autre part parce que, dans la ville, le seul lieu où on puisse<br />
être accueilli jour <strong>et</strong> nuit, c’est le service des urgences de l’hôpital. De nombreux SDF<br />
« entr<strong>et</strong>iennent » une plaie capable de leur ouvrir ainsi les portes des urgences où ils<br />
recevront, au minimum, en outre, un café <strong>et</strong> un sourire. Travailler sur le somatique<br />
en dehors du contexte de l’urgence est un moyen de pouvoir nouer contact <strong>et</strong> de<br />
pouvoir progressivement parler avec eux de leurs problèmes plus intimes. C’est le sens<br />
de l’introduction d’équipes de soins somatiques dans les centres d’hébergement <strong>et</strong> de<br />
réinsertion sociale.
DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’IDENTITÉ 259<br />
LES DÉTENUS<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Les conduites antisociales, polymorphes, restent la partie la plus<br />
visible des aménagements économico-cliniques des personnalités<br />
déficitaires du point de vue du narcissisme. Il n’est donc pas<br />
étonnant de r<strong>et</strong>rouver en détention nombre d’individus porteurs de<br />
telles structurations psychiques <strong>et</strong> présentant des trajectoires vitales<br />
chaotiques, évocatrices. Naturellement, tous les délinquants <strong>et</strong> tous les<br />
criminels ne sont pas à considérer comme des personnalités limites<br />
<strong>et</strong> contrairement aux hypothèses socionormalisatrices du XIX <br />
siècle,<br />
il n’y pas de causalité linéaire entre personnalité carencée <strong>et</strong> conduite<br />
antisociale. Un nombre significatif de détenus l’est pour des faits qui sont<br />
à appréhender dans une dimension préférentiellement socio-économique<br />
ou réactionnelle. Délinquants de nécessités, d’occasion, délinquants<br />
en col blanc, criminels classiques motivés par l’appât du gain <strong>et</strong> la<br />
fascination pour l’argent facile, individus ordinaires ayant un jour<br />
commis un acte transgressif ou ayant cédé à la violence. Tous sont<br />
généralement de structure psychique non significativement carencée<br />
mais la situation d’incarcération s’avère être un traumatisme psychique<br />
majeur <strong>et</strong> désorganisateur. Ces individus, au-delà de la frustration<br />
psychique provoquée par la contrainte corporelle <strong>et</strong> la privation de<br />
liberté, présentent alors les troubles psychiques réactionnels à leur<br />
situation, à attendre dans un échantillon ordinaire de l’humanité <strong>et</strong> ils<br />
doivent alors recevoir les soins appropriés.<br />
Par ailleurs, en raison de la désinstitutionalisation psychiatrique<br />
actuelle, beaucoup de malades mentaux authentiques se r<strong>et</strong>rouvent<br />
propulsés hors des murs de l’asile, abaissement de la durée moyenne de<br />
séjour oblige. Ils sont livrés à eux-mêmes en dépit des efforts des équipes<br />
de secteur. Plus facilement marginalisés par leur maladie, ils deviennent<br />
parfois la cible logique des déviants sociaux traditionnels (notion de<br />
victimologie). Foncièrement désadaptés à un milieu social de plus en<br />
plus hostile aux non conformes, il est logique de constater que leur<br />
proportion augmente de façon exponentielle en milieu carcéral. Ce fait<br />
est maintenant connu, dénoncé <strong>et</strong> il commence à se voir pris en compte<br />
par les autorités de tutelle. En quelques années, la détention est devenue<br />
un lieu privilégié de l’intervention psychiatrique. SMPR ½<br />
<strong>et</strong> UCSA ¾<br />
se partagent aujourd’hui la lourde tache des soins psychiatriques aux<br />
détenus. C’est dans ce contexte que peuvent être désormais approchés,<br />
1. SMPR : service médicopénitentiaire régional. Service régional pour l’hospitalisation<br />
de détenus malades mentaux consentant aux soins. Ceux qui ne sont pas consentants<br />
relèvent d’une hospitalisation d’office au titre de l’article D398. Ce dispositif va être<br />
remis en cause par la mise en application de la loi N ◦ 2002-1138 du 9 septembre 2002<br />
d’orientation <strong>et</strong> de programmation de la justice.<br />
2. UCSA : unité de consultations <strong>et</strong> de soins ambulatoires. C’est le lieu d’intervention<br />
des psychiatres en détention, maison d’arrêt ou maison centrale.
260 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
de plus près, des types de pathologies échappant jusqu’alors peu ou<br />
prou, à l’intervention psychothérapeutique. Pervers sexuels, violeurs,<br />
pédophiles, incesteurs <strong>et</strong> autres abuseurs (les « pointeurs »), mais<br />
aussi plus traditionnellement psychopathes ou syndromes de Ganser,<br />
sont rencontrés <strong>et</strong> soignés par des psychiatres. Les équipes soignantes,<br />
entièrement dévolues à c<strong>et</strong>te tâche, le sont dans une perspective tout autre<br />
que l’expertise médicopsychologique avant procès, qui était auparavant<br />
le cadre habituel de la rencontre d’un soignant <strong>et</strong> d’un délinquant.<br />
La prise en compte de la dimension narcissique de la personnalité<br />
sous-jacente a été développée dans d’autres chapitres à propos<br />
des aspects structuraux <strong>et</strong> des aménagements économiques de la<br />
constellation borderline. Il nous apparaît utile d’appréhender les avatars<br />
du narcissisme produits précisément par la situation de détention.<br />
C<strong>et</strong>te expérience est essentielle dans le sens qu’elle induit, en principe,<br />
une contrainte physique par limitation drastique de l’espace de liberté<br />
locomotrice individuelle. C’est la peine en elle-même. Peine de mort,<br />
tortures <strong>et</strong> autres punitions sont désormais abolis en France. La sanction<br />
sociale unique est donc la privation de liberté pour un temps défini nonobstant<br />
les réductions de peine codifiées dans leur attribution ainsi que<br />
les espoirs ou fantasmes d’évasion. Paradoxalement, il n’est pas rare de<br />
voir des détenus très angoissés par la perspective de leur sortie ou faisant<br />
ce qu’il faut, dès leur libération, pour r<strong>et</strong>ourner derrière les barreaux ; le<br />
cadre de la détention restant le seul lieu contenant <strong>et</strong> sécurisant qu’ils<br />
n’ont jamais expérimenté.<br />
C<strong>et</strong>te limitation contensive se différentie de celle que l’on r<strong>et</strong>rouve en<br />
milieu psychiatrique. Si l’internement sous contrainte produit lui aussi,<br />
entre autre, une limitation relative de l’espace de déambulation, sa durée<br />
est incertaine <strong>et</strong> indéfinie. Elle dépend directement du comportement du<br />
patient, de l’évolution de sa maladie <strong>et</strong> elle est un soin instauré au nom<br />
de l’intérêt du patient, elle n’est pas une peine.<br />
Le prisonnier, lui, peut compter les jours, soustraire les grâces par des<br />
calculs savants, espérer une confusion de peine <strong>et</strong> peut fixer, à quelques<br />
jours près, le terme de son enfermement ; l’interné, non. D’ailleurs,<br />
certains patients internés fonctionnent dans l’illusion d’être toujours<br />
immergés dans le monde carcéral, qu’ils connaissent bien, en voulant<br />
à tout prix qu’on leur dise pour combien de temps ils en ont.<br />
L’enfermement est une peine <strong>et</strong> la question du sens de la peine est<br />
essentielle du point de vue du narcissisme <strong>et</strong> de sa restauration.<br />
Bien des condamnations sont prononcées à distance du geste antisocial<br />
quelles sont censées sanctionner. Certains délinquants d’habitude,<br />
récidivistes, ont toujours une ou plusieurs affaires de r<strong>et</strong>ard. Ce délai, dû<br />
aux lenteurs structurelles de la justice, s’appliquant chez des personnalités<br />
parfois fragiles, frustres <strong>et</strong> immatures, vivant dans l’instant <strong>et</strong> peu<br />
capables d’anticipation, affaiblit considérablement la portée éducative de<br />
la sanction lorsqu’elle est appliquée. Il y a parfois un délai entre l’énoncé<br />
de la sanction <strong>et</strong> son application.
DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’IDENTITÉ 261<br />
Dès lors, c’est le sentiment d’injustice qui prévaut en détention. Il<br />
rend compte de la plupart des débordements agressifs ou des suicides<br />
que l’on y constate. Ceci est paradoxal car si la société, au nom de qui<br />
est prononcée la peine, peut espérer une portée éducative <strong>et</strong> structurante<br />
à son action, (c’est-à-dire préventive de récidive) c’est en montrant au<br />
délinquant une autre manière de fonctionner que celle qui à toujours<br />
prévalu chez lui <strong>et</strong> dans son entourage. C’est en étant juste.<br />
Pourtant la détention est le monde de l’arbitraire. Dans sa vie quotidienne,<br />
ne serait-ce que pour l’obtention d’un parloir, d’une douche,<br />
d’une place à l’infirmerie, d’un cantinage, le détenu est vulnérable. Il se<br />
voit en permanence soumis à des règles imprécises, révocables, contournables,<br />
incomprises <strong>et</strong> inadaptées. Il ne s’agit pas de faire le procès de<br />
l’administration pénitentiaire car c’est au fond l’ampleur de la tâche, le<br />
manque de moyen <strong>et</strong> l’absence de perspectives structurantes qui nient ou<br />
détruisent au jour le jour la portée éducative de la peine <strong>et</strong> qui sapent le<br />
travail des surveillants. Force est de constater que la prison nourrit encore<br />
plus la récidive qu’elle ne la tarit.<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 26 – L’éducation par le travail<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Dans un centre de détention classique, les détenus ont la possibilité de<br />
travailler dans des ateliers ; cela leur procure un pécule appréciable <strong>et</strong> est<br />
inscrit favorablement dans leur dossier ce qui peut contribuer à alléger la<br />
durée de leur peine. Ce sont des entreprises extérieures qui fournissent<br />
le travail. Au-delà de considérations socio-économiques sur l’exploitation<br />
de c<strong>et</strong>te main d’œuvre « captive » au sens économique comme au sens<br />
social, il est advenu un jour que le travail à effectuer soit de décoller des<br />
étiqu<strong>et</strong>tes sur des boîtes de conserve pour les remplacer par d’autres. Ce<br />
travail basique <strong>et</strong> répétitif ne nécessitant pas de qualification particulière,<br />
semblait tout à fait adapté au milieu pénitentiaire. Les détenus ont rapidement<br />
compris qu’il s’agissait, en fait, de gommer la date de péremption<br />
du produit pour la remplacer par une autre. La manœuvre frauduleuse du<br />
donneur d’ordre était mesquine <strong>et</strong> délictueuse. L’administration pénitentiaire<br />
n’avait pas eu le temps de vérifier la dimension éthique du contrat qui lui était<br />
proposé. C’est la protestation outrée des détenus qui réussit à interrompre<br />
le travail.<br />
Que peut-on penser de la société, lorsqu’on est détenu, quand l’administration<br />
chargée de représenter la justice n’est pas en mesure de faire<br />
respecter la règle ?<br />
En détention, l’arbitraire se manifeste dans l’obtention des cellules<br />
individuelles, soumise au bon vouloir des gardiens, dans la mise en<br />
quartier d’isolement ou en section disciplinaire. Ces mesures obéissent,<br />
en principe, à des règles précises mais celles-ci sont contournées en pratique.<br />
Du droit à la faveur, de la dérogation arbitraire à la manipulation,<br />
l’univers carcéral reste le refl<strong>et</strong> du monde du pervers. Il y a clairement<br />
perversion institutionnelle.
262 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
La trajectoire institutionnelle d’un détenu, depuis son arrestation<br />
jusqu’à sa libération, est composée d’une succession d’objectalisations<br />
majeures. La justice le m<strong>et</strong> en dépôt, littéralement. Le justiciable<br />
y perd en quelques minutes toutes ses capacités d’initiative. Il ne<br />
peut contacter ses proches, on peut disposer de lui, le fouiller, le<br />
m<strong>et</strong>tre à nu, le contrôler, le maîtriser, y compris par la force. C<strong>et</strong>te<br />
situation actualise dramatiquement, souvent, un vécu d’objectalisation<br />
préalable. Dans c<strong>et</strong> univers, rien ne peut le préserver. S’il est privé par les<br />
circonstances du sens de la sanction, l’individu ne perçoit alors que sa<br />
victimisation-objectalisation supplémentaire, ce qui peut rendre compte<br />
de passages à l’acte hétéroagressifs clastiques ou d’abattements soudain.<br />
En tout cas, la sanction perd sa vertu structurante.<br />
Les délais d’instructions sont flous, la détention préventive qui devrait<br />
être l’exception, dure parfois des années <strong>et</strong> le temps se dilate, devient<br />
incertain. Coupés de la réalité extérieure, les repères pathogènes propres<br />
au monde carcéral ont tendance à s’imposer <strong>et</strong> à modeler le fonctionnement<br />
du suj<strong>et</strong>. Le syndrome de Ganser n’est que la caricature de ce qui<br />
peut s’installer dans la tête de tout individu, normal au préalable, plongé<br />
en situation d’incarcération. Par ailleurs, le maigre entourage affectif que<br />
le détenu pouvait conserver à l’extérieur peut se déliter davantage sous<br />
l’eff<strong>et</strong> de l’impact social de l’emprisonnement.<br />
N’oublions pas que la mise en détention révèle aussi des injustices<br />
sociales car plus le niveau socio-éducatif d’un individu est bas, plus il<br />
a de chance d’aboutir en prison, à délit équivalent bien sûr ½ . Structurellement<br />
fragile, de moins en moins solidaire avec lui dans l’épreuve,<br />
car lui aussi est souvent déstabilisé, l’entourage naturel des détenus n’est<br />
pas toujours en mesure d’apporter les réassurances narcissiques utiles,<br />
susceptibles d’aider un individu à survivre en prison.<br />
Si le motif de l’emprisonnement est lié au contexte familial (en cas de<br />
révélation d’inceste, par exemple), tout s’écroule alors pour le suj<strong>et</strong>. La<br />
détention concrétise un effondrement narcissique total. Le risque suicidaire<br />
est donc important en tout début d’incarcération (ce qui est logique<br />
<strong>et</strong> renvoie au stress initial <strong>et</strong> à l’amputation existentielle provoquée par<br />
la privation de liberté) mais il est aussi significativement augmenté à<br />
faible distance de la libération. À ce moment les illusions que le suj<strong>et</strong><br />
pouvait entr<strong>et</strong>enir quant au dehors ne tiennent plus, l’avenir est incertain<br />
ou sombre, les l<strong>et</strong>tres apportent parfois la nouvelle d’une rupture. Il n’est<br />
pas rare, en eff<strong>et</strong>, que le conjoint resté au dehors, mis au pied du mur,<br />
attende le dernier moment pour annoncer une décision de rupture qu’il<br />
avait prise bien avant.<br />
Pour toutes ces raisons, les actes d’autoagression sont fréquents en<br />
prison. Automutilations par scarifications multiples qui ressemblent aux<br />
1. Dans tous les pays, on a statistiquement d’autant plus de chance d’aller en prison si<br />
on appartient à une <strong>et</strong>hnie ou une classe sociale défavorisée.
DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’IDENTITÉ 263<br />
conduites d’autoscarification décrites précédement, ingestion impulsive<br />
ou préparée d’obj<strong>et</strong>s contondants divers, grève de la faim <strong>et</strong> de la soif,<br />
tentatives de suicide par des moyens radicaux sont autant d’agressions<br />
contre le corps du détenu, car celui-ci, même contraint, isolé, est la seule<br />
chose qui lui reste en propre.<br />
Se r<strong>et</strong>ourner contre son corps est une manière d’agresser efficacement<br />
l’institution pénitentiaire car le suicide <strong>et</strong> la grève de la faim sont les<br />
moyens de chantage les plus prégnants dans ce milieu où tout le reste est<br />
possible pourvu que ça ne s’ébruite pas. La signification de ces comportements<br />
dépasse leur dimension manipulatrice éventuelle : agresser son<br />
corps est aussi la manifestation explosive d’une impasse, celle des mots<br />
<strong>et</strong> des symboles. Les mots d’excuse ou les alibis factices n’ont pas suffi<br />
au suj<strong>et</strong> pour se disculper ou se sortir du piège ; les mots de la justice,<br />
survenant trop tard ou étant mal adaptés, n’ont pas été entendus pour<br />
ce qu’ils signifiaient, la valeur symbolique <strong>et</strong> structurante de la sanction<br />
n’est pas acceptée. Tout ceci laisse émerger un intense sentiment d’injustice<br />
qui cristallise une identité victimaire <strong>et</strong> revendicative. Ce gâchis<br />
est la résultante de dysfonctionnements archaïques de part <strong>et</strong> d’autre,<br />
aux niveaux interindividuels <strong>et</strong> intercommunautaires (la communauté<br />
des détenus contre la communauté des surveillants représentative de<br />
la communauté sociale), de la part du justiciable <strong>et</strong> de la part de la<br />
justice. On est sans arrêt dans le passage à l’acte en symétrie. Les actes<br />
suicidaires ou automutilatoires sont fréquents en prison, mais ils gardent<br />
une dimension essentiellement protestataire. Ils ne manifestent pas un<br />
réel désir de disparition, (sauf exception dépressive avérée, relevant alors<br />
de la psychiatrie) <strong>et</strong> ils sont pour le suj<strong>et</strong> qui le m<strong>et</strong> en acte, une manière<br />
de continuer à exister à ses propres yeux au prix même de son intégrité<br />
physique ou de sa vie. Il s’agit d’aller jusqu’au bout de la logique de<br />
ses persécuteurs pour en démontrer l’inanité <strong>et</strong> l’injustice flagrante. Cela<br />
peut aller jusqu’à l’automutilation.<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 27 – Les doigts<br />
Un prévenu, voulant à tout prix rencontrer son juge d’instruction, confronté<br />
à la lenteur de la justice, décida de s’amputer d’une phalange <strong>et</strong> voulu<br />
l’envoyer à son juge comme preuve de sa souffrance. Il refusa bien entendu<br />
qu’on la lui greffe. Le morceau de doigt resta trois jours dans le réfrigérateur<br />
de l’infirmerie puis fut j<strong>et</strong>é.<br />
Plus archaïquement, un autre détenu, en fin de peine, pour exposer son<br />
sentiment de frustration à ne pas bénéficier d’une liberté conditionnelle<br />
anticipée, coupa son auriculaire <strong>et</strong> le mangea ½ .<br />
1. Il existe une technique pour se couper le doigt sans douleur : le suj<strong>et</strong> se le garrotte<br />
pendant quelques heures <strong>et</strong> lorsqu’il est devenu insensible, il peut l’entailler. La sensation<br />
douloureuse vient après.
264 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
Les grilles d’évaluation de la gravité du risque suicidaires (Granier,<br />
Boulenger, 2002) sont infiltrées de connotations psychiatriques. Les critères<br />
r<strong>et</strong>enus explorent la dépressivité d’un individu, son humeur, son<br />
vécu de perte (notion de deuil). Ils ne suffisent pas toujours pour rendre<br />
compte de la béance narcissique induite par le contexte carcéral <strong>et</strong> le vécu<br />
paroxystique d’injustice <strong>et</strong> d’arbitraire que celui-ci génère. Paradoxalement,<br />
les détenus demandent qu’on leur fasse justice du point de vue<br />
de leur économie psychique intime, tandis que ce vécu d’injustice peut<br />
servir à contrebalancer défensivement la culpabilité latente liée à l’acte<br />
qui les a amenés à se r<strong>et</strong>rouver incarcérés.<br />
L’arbitraire se manifeste aussi dans les relations entre codétenus. Il<br />
n’existe en détention aucun sanctuaire, comme chez les SDF. Le maigre<br />
bagage, la chaîne en or, l’argent ou les cigar<strong>et</strong>tes, peuvent être à tout<br />
moment volés ou ouvertement exigés (taxés) par un codétenu en situation<br />
de force.<br />
À l’image de la société, il existe en détention une hiérarchie subtile,<br />
invisible mais implacable. Tout en bas de l’échelle sont situés les<br />
pointeurs, exclus parmi les exclus, véritable « quint monde » soumis<br />
à toutes les brimades, vexations, agressions physiques ou sexuelles de<br />
leurs compagnons. Ils sont en insécurité permanente, <strong>et</strong> doivent payer<br />
<strong>et</strong> parfois entr<strong>et</strong>enir leurs codétenus. Pour les protéger, l’administration<br />
pénitentiaire les regroupe systématiquement dans des quartiers <strong>et</strong> des<br />
promenades spécifiques, ce qui contribue à les stigmatiser davantage.<br />
Mais au sein même de ces groupes hiérarchisés il peut y avoir de l’intolérance,<br />
certains individus se considérant, à tort ou à raison, comme<br />
moins pointeurs que d’autres.<br />
Dans ce système en vase clos, microcosme accentuant la cruauté des<br />
rapports humains, le risque principal pour tout individu immergé est<br />
logiquement d’ordre narcissique. Indépendamment de sa responsabilité<br />
ou de sa culpabilité dans les faits qui l’ont amené à être sanctionné, pour<br />
tout individu la situation de détention détermine inéluctablement un surtraumatisme<br />
potentialisant tous ceux qu’il avait pu accumuler dans son<br />
existence. Définitivement mauvais à ses propres yeux ou définitivement<br />
victime (<strong>et</strong> cela n’est pas contradictoire), le suj<strong>et</strong> peut en arriver à revendiquer<br />
c<strong>et</strong>te identité de taulard, de voyou, de « méchant » puisque c’est<br />
celle que l’entourage social lui impose. Certains rituels identitaires sont<br />
de nature à le conforter dans ce positionnement (tatouage) (Vern<strong>et</strong>, 1998),<br />
lui conférant enfin, mais superficiellement, une identité réappropriable<br />
qui n’est parfois pourtant qu’un faux self de plus.<br />
Pour certains habitués, le monde de la prison devient « leur monde ».<br />
Il est sécurisant, car contenant <strong>et</strong> structurant, bâtissant une véritable<br />
coquille de contraintes externes susceptible de pallier les défaillances de<br />
leur structuration interne. Par conséquence, la liberté existant hors les<br />
murs les place en insécurité <strong>et</strong> l’extérieur n’est plus qu’un monde hostile<br />
entourant un autre monde hostile. La récidive est inéluctable, dans la
DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’IDENTITÉ 265<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
mesure où le sens de la peine s’est dissous dans l’anomie <strong>et</strong> où le lieu<br />
géométrique de la peine perd son sens rédempteur.<br />
La dimension d’objectalisation se rapproche de ce qui serait une perversion<br />
institutionnelle. Au fur <strong>et</strong> à mesure qu’elle persiste <strong>et</strong> s’amplifie,<br />
la composante structurante <strong>et</strong> éducative de la peine n’est plus présente.<br />
Le suj<strong>et</strong> a intériorisé <strong>et</strong> accepté son statut, il est aliéné.<br />
En ce sens, le rôle du psychiatre en milieu carcéral est multiple :<br />
– Il doit répondre médicalement aux besoins de suj<strong>et</strong>s décompensant en<br />
cours de peine une maladie psychiatrique, que celle-ci soit réactionnelle<br />
au contexte ou préexistante.<br />
– Il doit intervenir au niveau de la béance narcissique cataclysmique<br />
propre à c<strong>et</strong>te expérience déstabilisante. Il s’agit donc à la fois de<br />
préserver un narcissisme déjà fragile mis à mal par l’épreuve <strong>et</strong> le<br />
contexte (<strong>et</strong> cela renvoie à une dimension de psychiatrie institutionnelle<br />
qui présente des analogies marquées avec la psychiatrie asilaire des<br />
années héroïques), <strong>et</strong> également d’aider le détenu à trouver un sens<br />
réparateur à sa peine. Les notions de bien <strong>et</strong> de mal sont à intégrer dans<br />
la dynamique psychique du détenu, mais aussi celles de sublimation, de<br />
repentance, de pardon. On est là à l’intersection de la psychothérapie,<br />
de l’éducation <strong>et</strong> de la morale ½ bien que le psychiatre n’ait pas vocation<br />
à être moralisateur <strong>et</strong> n’a pas à imposer ses opinions <strong>et</strong> ses principes,<br />
là comme dans toutes relations médecin/malade.<br />
De c<strong>et</strong> entrelacs de rôles, beaucoup d’interrogations surgissent :<br />
Comment le psychiatre peut-il agir sur l’institution totale qu’est la prison,<br />
<strong>et</strong> dont il n’est qu’un auxiliaire subalterne, même si des hiérarchies<br />
parallèles existent, pour la rendre moins suraliénante pour le détenu,<br />
c’est-à-dire moins objectalisante <strong>et</strong> moins intrinsèquement injuste ? Tout<br />
un travail de formation <strong>et</strong> de sensibilisation des surveillants serait à<br />
entreprendre ¾ .<br />
A-t-il même le droit d’intervenir ? Depuis plusieurs décennies on a<br />
beaucoup trop demandé son avis à la psychiatrie, <strong>et</strong> sur tous les faits de<br />
société. Ne s’abstenant pas de répondre, la psychiatrie s’est surexposée,<br />
disqualifiée, <strong>et</strong> elle est peu à peu devenue un alibi puis un fusible commode<br />
pour la gestion politique de beaucoup de problèmes sociaux.<br />
Au jour le jour, comment ne pas se m<strong>et</strong>tre en situation de prendre partie<br />
pour l’un (le détenu) ou pour l’autre (l’administration pénitentiaire) en<br />
sachant que des potentialités manipulatrices ne demandent qu’à être<br />
mises en route de part <strong>et</strong> d’autre ? La dimension contre-transférentielle<br />
1. Ce rôle de directeur de conscience était autrefois tenu par les prêtres. Le thérapeute<br />
est là, aujourd’hui pour aider le patient, sinon à se diriger dans son inconscient, du<br />
moins à être moins la victime de ses pulsions.<br />
2. Les surveillants pénitentiaires sont de plus en plus demandeurs de formation à la psychologie.<br />
L’évolution de leur profession apparaît analogue à celle, cent cinquante ans<br />
plus tôt, des garde-fous, qui deviendront les infirmiers psychiatriques.
266 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
<strong>et</strong> les mécanismes projectifs réciproques à l’œuvre dans des relations<br />
si saturées en connotations affectives <strong>et</strong> éthiques sont à contrôler ? La<br />
dimension de supervision est là aussi incontournable.<br />
Comment préserver un espace thérapeutique seul susceptible, en outre,<br />
de respecter le narcissisme déontologique du psychiatre car si le psychiatre<br />
n’est pas là pour <strong>soigner</strong>, à quoi sert-il, à qui sert-il ?<br />
Comment perm<strong>et</strong>tre au suj<strong>et</strong>, s’il le demande, de travailler sur ses<br />
failles narcissiques, celles qui l’ont amené à m<strong>et</strong>tre en jeu dans sa vie<br />
des aménagements antisociaux ?<br />
Il s’agit là aussi, à la fois de cautériser les failles précoces de l’enfant<br />
carencé que fut le détenu <strong>et</strong> ses failles actuelles, celles de c<strong>et</strong> alter<br />
ego aujourd’hui en situation d’objectalisation intensive <strong>et</strong> qui se montre<br />
prisonnier de son vécu chronique d’injustice, plus que des barreaux. Mais<br />
s’il importe de traiter aussi l’adulte ébranlé par la situation extrême qu’il<br />
vit, il faut toujours veiller à ne pas se laisser manipuler. En ce sens, le<br />
travail est acrobatique. Il est une conduite à risque de la part du psychiatre.<br />
Au clivage des rôles peut répondre le clivage des équipes, ainsi<br />
que les contradictions mal dépassées que peut ressentir, dans sa pratique<br />
professionnelle en prison, tout intervenant psycho-socio-éducatif ½ .<br />
LES DÉPORTÉS DES CAMPS DE CONCENTRATION<br />
ET D’EXTERMINATION<br />
Individus ayant été en proie à l’absurde absolu, à l’injustice <strong>et</strong> à<br />
l’horreur permanente, placés en risque vital plusieurs mois durant, ils<br />
présentèrent à leur sortie du camp, de façon caricaturale <strong>et</strong> démultipliée,<br />
les traumatismes narcissiques vécus par les catégories d’exclus que nous<br />
avons évoquées ci-dessus. Traités comme des sous-hommes, institués en<br />
une sombre communauté où même la solidarité interhumaine élémentaire<br />
restait difficile à maintenir, véritable bétail humain voué à une exploitation<br />
éhontée dans les camps de travail puis à une mort industriellement<br />
planifiée (dans les camps d’extermination), les survivants ont longtemps<br />
été dans l’incapacité de témoigner tant l’horreur était indicible. La culpabilité<br />
d’avoir survécu alors que tant d’autres étaient morts existait aussi.<br />
Ce n’est qu’à distance, après une latence de plusieurs décennies parfois,<br />
que certains ont pu, peu à peu, livrer certaines parcelles de leur vécu.<br />
Mais c<strong>et</strong>te latence, qui est l’indice d’une sidération psychique, n’a sans<br />
1. Travaillant en prison, nous avons eu un jour, à pratiquer le bilan d’entrée des<br />
arrivants. Parmi eux, l’un d’entre eux, par sa présentation, détonnait manifestement.<br />
L’anamnèse montra qu’il s’agissait, en fait, d’un étudiant étranger, en situation irrégulière<br />
faute d’avoir pris le temps de renouveler sa carte de séjour <strong>et</strong> qui s’était fait<br />
prendre incidemment, alors qu’il était en pleine période d’examen. Il était désespéré à<br />
l’idée de rater c<strong>et</strong>te session. S’il était hors-la-loi, il était plus victime d’une politique<br />
que délinquant. C’est dans ces moments que le soignant peut se poser des questions sur<br />
son rôle dans l’institution.
DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ AUX TROUBLES DE L’IDENTITÉ 267<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
doute rien à voir, quantitativement, avec ce qui se r<strong>et</strong>rouve dans la clinique<br />
des syndromes de stress post-traumatique lorsqu’elle rend compte,<br />
alors, d’un processus désorganisateur souterrain. Primo Levi resta longtemps<br />
mu<strong>et</strong> sur son épreuve ; il en arriva à se suicider après avoir écrit<br />
sur elle. Jorge Semprun, autre déporté, passa lui aussi par l’artifice de la<br />
fiction pour pouvoir verbaliser, comme si la réalité le dépassait. Combien<br />
n’ont jamais pu témoigner <strong>et</strong> accéder à une résilience ?<br />
Le statut psychique des déportés, pendant <strong>et</strong> après leur expérience,<br />
a fait l’obj<strong>et</strong> de nombreuses études psychosociologiques pertinentes. Il<br />
ne s’agit pas ici d’en reparler, d’autant que ce serait faire un amalgame<br />
entre une expérience identitaire historique particulière, unique en son<br />
genre, <strong>et</strong> un positionnement psychopathologique beaucoup plus large.<br />
Le remaniement identitaire imposé par c<strong>et</strong>te situation extrême est pourtant<br />
du même ordre que celles que nous évoquons pour les détenus<br />
« ordinaires ». Chez le déporté, par son intensité, le traumatisme peut<br />
avoir constitué à la fois le traumatisme désorganisateur précoce <strong>et</strong> le<br />
traumatisme désorganisateur tardif. En conséquence, même des individus<br />
solides <strong>et</strong> denses avant leur déportation peuvent se r<strong>et</strong>rouver désorganisés<br />
du point de vue psychique. En ce sens, ce statut fait exception.<br />
Nous avons montré quelques-uns des avatars du narcissisme présidant<br />
à des processus identitaires forts dont le décryptage psychoclinique perm<strong>et</strong>,<br />
en r<strong>et</strong>our, une certaine validation des hypothèses psychogénétiques.<br />
Il en est d’autres. Par exemple, les malades mentaux, ceux, du moins qui<br />
relèvent aujourd’hui d’un long temps d’hospitalisation sous contrainte<br />
ou les « dépressifs » qui passent « de clinique en clinique » <strong>et</strong> voient leur<br />
existence se dérouler d’institution en institution sous une étiqu<strong>et</strong>te qui<br />
est à la fois une surexclusion <strong>et</strong> un frein supplémentaire à leur réhabilitation<br />
sociofamiliale, peuvent être considérés comme très déficitaires<br />
du point de vue de leur narcissisme. Ce déficit est une conséquence de<br />
leur positionnement social mais celui-ci résulte de leur évolution psychocomportementale.<br />
Nous avons développé certains des aménagements<br />
économiques du tronc commun borderline mais la situation d’internement<br />
ou le statut de malade chronique sont des facteurs surajoutés de<br />
carence narcissique. C’est en ce sens, que la lutte pour limiter le recours<br />
aux hospitalisations sous contrainte <strong>et</strong> la lutte contre la chronicité en<br />
psychiatrie sont aussi des enjeux préventifs de taille dans le domaine des<br />
états-limites.
Chapitre 13<br />
PEUT-ON ENVISAGER<br />
UNE PRÉVENTION<br />
DES ÉTATS-LIMITES ?<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
LES POSITIONNEMENTS borderlines mineurs (ceux qui restent cantonnés<br />
à une disposition de la personnalité) <strong>et</strong> majeurs (ceux qui<br />
sont inscrits dans la pathologie mentale), puisqu’ils déterminent toute<br />
l’existence du suj<strong>et</strong> par leurs aménagements, la transforment, souvent, en<br />
un destin peu enviable. Par eff<strong>et</strong> de groupe, ils peuvent, de plus, contribuer<br />
à forger une identité déviante pouvant relever, nous l’avons vu, de<br />
significations collectives, sociologiques, devenir un fait social <strong>et</strong> dépasser<br />
les limites adaptatives <strong>et</strong> normatives de la société. Il importe de les prévenir,<br />
c’est-à-dire schématiquement, d’intervenir dans un sens correcteur<br />
de trajectoire vitale entre la constitution du traumatisme désorganisateur<br />
précoce <strong>et</strong> celle du traumatisme désorganisateur tardif. Le but premier<br />
serait donc de repérer les indices de l’établissement d’un traumatisme<br />
désorganisateur précoce, chez un enfant comme chez un adulte. Sachant<br />
que si certains sont évidents à détecter parce que focalisés, intenses<br />
<strong>et</strong> partageables, d’autres sont plus insidieux dans leur installation. Il<br />
s’agirait ensuite de le traiter, c’est-à-dire de favoriser les processus de<br />
résilience par intégration constructive de l’expérience dans la vie de<br />
l’enfant <strong>et</strong> d’empêcher que ce traumatisme ne perturbe la résolution<br />
œdipienne pour rester dans le schéma psychogénétique. Si l’enfant est<br />
traité, compris <strong>et</strong> épaulé dans son développement psychique, la période<br />
de latence <strong>et</strong> l’adolescence peuvent rester des étapes psychodynamiquement<br />
ordinaires.
270 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
PRÉVENTION PRIMAIRE<br />
La prévention primaire idéale consisterait, bien sûr, à promouvoir un<br />
fonctionnement social global plus harmonieux. Institué, celui-ci aurait<br />
une potentielle influence bénéfique sur l’ensemble des sous-systèmes<br />
familiaux, professionnels, groupaux, qui interagissent au sein de la<br />
société humaine, elle-même à relativiser <strong>et</strong> à m<strong>et</strong>tre en relation avec<br />
l’univers tel qu’il est conçu.<br />
C<strong>et</strong>te harmonie utopique, si elle était réalisée, serait alors capable<br />
de limiter au maximum les occasions d’un traumatisme désorganisateur<br />
précoce. La recherche d’un système social harmonieux est immémoriale.<br />
Elle a marqué la pensée, sinon l’action philosophique, religieuse <strong>et</strong><br />
politique. Le XX <br />
siècle a cruellement démontré les limites d’une organisation<br />
sociétale totale <strong>et</strong> ambitieuse, vite capable de devenir totalitaire<br />
<strong>et</strong> intolérable.<br />
L’idéal d’un paradis à espérer dans l’au-delà (la religion), d’un paradis<br />
sur terre à construire (les utopies politiques, la foi en la science), à<br />
préserver (l’écologisme), d’un paradis artificiel personnel (la révolution<br />
psychédélique), d’un paradis virtuel (le cyberespace), appartient à chacun.<br />
Tout homme est en droit, à un moment donné de son évolution<br />
personnelle, d’imaginer un monde dans lequel il (pôle individualiste)<br />
serait bien, ou un monde qui serait bien (pôle altruiste).<br />
C<strong>et</strong>te mise en dialectique de soi <strong>et</strong> du monde est l’une des étapes naturelles<br />
de l’évolution psychique humaine, elle nécessite pourtant un accès<br />
au symbolique pour concevoir de telles dimensions temporospatiales,<br />
une perception affinée de soi <strong>et</strong> de ses limites, l’abandon de fantasmes<br />
totipotents.<br />
C’est donc un questionnement de niveau névrotique <strong>et</strong> on peut craindre<br />
que de nombreux suj<strong>et</strong>s, mal équipés du point de vue intellectuel, affectif,<br />
culturel, donc narcissique, demeurent incapables même d’organiser ainsi<br />
leur rapport au monde. Ils subissent alors passivement leur contexte.<br />
Ces questionnements sont peut-être, pour un névrosé, de l’ordre de<br />
la défense psychique mais ils contribuent parfois à unir les hommes<br />
dans des proj<strong>et</strong>s collectifs de portée transgénérationnelle. La réalisation<br />
de ces proj<strong>et</strong>s est à ce moment un formidable organisateur narcissique<br />
à dimension collective positive (ou négative) : du « siècle des cathédrales<br />
½<br />
» au nouvel ordre mondial aberrant proposé par le Nazisme au<br />
peuple allemand.<br />
1. Les initiateurs du chantier d’édification d’une cathédrale moyenâgeuse savaient<br />
pertinemment qu’ils ne verraient jamais l’achèvement de l’édifice. Compte tenu de<br />
l’espérance de vie de l’époque <strong>et</strong> des moyens techniques à disposition, il fallait plusieurs<br />
générations pour parachever un tel édifice culturalo-religieux. Pourtant nul ne<br />
rechignait à l’ouvrage, espérant sans doute gagner une part de paradis mais ayant surtout<br />
conscience de la valeur collective du proj<strong>et</strong>.
PEUT-ON ENVISAGER UNE PRÉVENTION DES ÉTATS-LIMITES ? 271<br />
Plus prosaïquement, la sensibilisation à la notion d’état-limite des<br />
intervenants appartenant aux différentes infrastructures ayant vocation de<br />
prendre en charge des individus potentiellement en souffrance, pourrait<br />
perm<strong>et</strong>tre une prise en compte narcissisante, la plus précoce possible,<br />
des suj<strong>et</strong>s montrant des signes patents ou ayant une histoire personnelle<br />
évocatrice.<br />
Les enfants <strong>et</strong> les adolescents<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
L’Éducation nationale<br />
Le milieu scolaire est le lieu traditionnel des socialisations les plus<br />
précoces (après la crèche enfantine) <strong>et</strong> il est également un lieu d’immersion<br />
prolongée des jeunes. C’est donc un endroit privilégié pour dépister<br />
les traumatisme:désorganisateur <strong>et</strong> intervenir sur eux.<br />
C’est trop souvent aussi un lieu où se configurent certains traumatismes<br />
narcissiques, tel que l’échec scolaire. Un rôle d’écoute est désormais<br />
attribué aux enseignants mais ceux-ci, bien que bénéficiant d’une<br />
sensibilisation à la psychologie de l’enfant, ne sont pas toujours formés<br />
à déceler derrière une difficulté d’ordre pédagogique ou un trouble chronique<br />
du comportement, une souffrance diffuse, d’ordre individuelle <strong>et</strong><br />
psychique.<br />
Ils se r<strong>et</strong>rouvent aujourd’hui dépassés par l’ampleur de la tâche du<br />
simple maintien de l’ordre dans leur classe, alors que la désadaptation<br />
scolaire <strong>et</strong> la violence, en tant que symptômes, devenus des faits<br />
de société par leur banalisation <strong>et</strong> leur accumulation, sont par euxmêmes<br />
évocateurs de souffrances individuelles convergentes. Leur fonction<br />
d’enseignement, c’est-à-dire de transmission de connaissance, les<br />
accapare sans qu’ils puissent toujours s’appuyer sur le fait qu’un narcissisme<br />
assuré reste nécessaire à un enfant pour s’engager correctement<br />
dans un quelconque apprentissage.<br />
La création de classes spécialisées, adaptées <strong>et</strong> à faible effectif <strong>et</strong><br />
le classement en zone prioritaire de certains quartiers, démontre qu’un<br />
effort adaptatif est fait par l’institution scolaire <strong>et</strong> que le phénomène est<br />
pris en compte.<br />
Cependant, lorsque des tranches d’âge échouent en masse dans ces<br />
structures spécialisées, c’est déjà qu’elles sont en échec scolaire <strong>et</strong> que les<br />
bases affectives, cognitives <strong>et</strong> narcissiques de l’apprentissage minimum<br />
ne sont pas acquises ou fonctionnelles. La dimension pédagogique doit<br />
être associée à une dimension psychoconstructive. L’apport d’un savoir<br />
<strong>et</strong> la mise en place des conditions de son acquisition sont indissociables.<br />
Le monde scolaire fourmille d’intervenants pouvant être amenés à<br />
suspecter le trouble de l’organisation psychique lorsqu’il existe. La psychopédagogie<br />
fait partie de la formation des enseignants mais d’autres<br />
professionnels existent. Une partie du rôle majeur de l’infirmière scolaire<br />
ou de l’assistante sociale en milieu scolaire pourrait être le dépistage.
272 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
Mais, là encore, le déficit en moyens <strong>et</strong> le saupoudrage des temps d’intervention<br />
enrayent le dispositif. La dispersion de l’infirmière scolaire<br />
dont le poste est réparti sur de multiples établissements ne favorise pas<br />
une implantation durable <strong>et</strong> une permanence dans le paysage scolaire,<br />
seules susceptibles de rassurer les enfants, de tisser des liens confiants <strong>et</strong><br />
de favoriser les confidences. Par conséquent, ces professionnelles n’ont<br />
pas toujours le temps de voir <strong>et</strong> de comprendre.<br />
Des psychologues en milieu scolaire (dans le primaire) <strong>et</strong> des<br />
conseillers d’éducation (dans le secondaire) existent, mais leur nombre<br />
est insuffisant <strong>et</strong> le flou de leur statut (sont-ils là pour faire le dépistage,<br />
de la thérapie, de l’orientation pédagogique ?) ainsi que les modalités de<br />
leur recrutement les rendent peu opérants, c’est-à-dire d’accès effectif<br />
difficile pour les élèves. À l’instar des psychiatres en prison, ils sont un<br />
peu des alibis pour l’institution qui les emploie.<br />
Des « élèves relais » existent à titre expérimental dans certains établissements<br />
scolaires. Il s’agit d’élèves ordinaires, issus des « grandes<br />
classes », un peu plus sensibilisés que d’autres à l’intérêt de l’écoute <strong>et</strong><br />
cela pose aussi question quant à c<strong>et</strong>te vocation réparatrice précoce. L’idée<br />
de base est qu’un élève en difficulté peut plus facilement s’adresser à un<br />
pair qu’à un adulte, ce qui est parfois exact. C’est à l’élève relais d’être<br />
suffisamment équipé psychiquement <strong>et</strong> outillé quant à sa connaissance<br />
des rouages de l’école, pour être en capacité de recevoir un tel fardeau<br />
psychique <strong>et</strong> d’orienter son camarade en difficulté dans les meilleures<br />
conditions possibles de confidentialité <strong>et</strong> d’efficacité technique (vers<br />
l’infirmière scolaire, par exemple, qui assurera la mise en place d’une<br />
aide psychologique). Si le rôle d’élève relais est très narcissisant par<br />
lui-même, il faut néanmoins se poser la question de l’énormité de la<br />
responsabilité que l’on confie à ces jeunes <strong>et</strong> d’une éventuelle culpabilisation<br />
destructrice en cas d’échec. Par exemple, si l’un de ces élèves<br />
n’arrive pas à aider son camarade <strong>et</strong> que celui-ci se suicide, ce sera un<br />
coup très dur <strong>et</strong> une situation extrêmement traumatisante pour lui.<br />
La prise en compte institutionnelle de la souffrance psychique en<br />
milieu scolaire se fait souvent à travers des symptômes cibles qui, par leur<br />
gravité, interpellent l’opinion publique puis les décideurs <strong>et</strong> deviennent<br />
les enjeux emblématiques d’une politique sanitaire. Tour à tour, le suicide<br />
des jeunes ou la toxicomanie, l’alcoolisme <strong>et</strong> le tabagisme en milieu<br />
scolaire, la sécurité routière <strong>et</strong> la violence sexuelle, les phénomènes<br />
de bande, se voient désignés comme des cibles prioritaires, sans que<br />
l’on puisse replacer ces déviances dans leur contexte global, à la fois<br />
transgénérationnel <strong>et</strong> sociologique.<br />
Elles peuvent être en rapport avec la déviance ordinaire de l’adolescence<br />
(la crise d’adolescence) mais aussi avec la déviance extraordinaire<br />
d’un jeune déjà très engagé dans une problématique dépressive,<br />
borderline ou carrément psychotique, déjà fragilisé <strong>et</strong> marginalisé dans<br />
ses identifications <strong>et</strong> au bord du passage à l’acte. Si le passage à l’acte<br />
le plus fréquent est l’abandon prématuré des études, quelle qu’en soit
PEUT-ON ENVISAGER UNE PRÉVENTION DES ÉTATS-LIMITES ? 273<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
la rationalisation secondaire, les passages à l’acte suicidaires ou les<br />
conduites à risques ne sont pas plus rares.<br />
Des carences du narcissisme, plus ou moins profondes, plus ou moins<br />
ancrées dans le fonctionnement personnel du jeune, se r<strong>et</strong>rouvent au cœur<br />
de toutes ces déviances. Elles dupliquent à l’infini ces dysfonctionnements<br />
graves <strong>et</strong> socialement visibles, comme elles ont déjà empêché le<br />
jeune de s’investir correctement dans des interrelations satisfaisantes <strong>et</strong><br />
dans les processus d’apprentissages auxquels il aurait dû consacrer une<br />
grande partie de son énergie. Elles auraient pu être dépistées (<strong>et</strong> traitées)<br />
plus tôt !<br />
Par ailleurs, s’il est légitime de s’intéresser aux jeunes montrant des<br />
signes de désadaptation (<strong>et</strong> cela concerne surtout les adolescents, ce qui<br />
n’est pas étonnant lorsqu’on connaît le cheminement psychodynamique<br />
conduisant à une structuration borderline de la personnalité), qu’en est-il<br />
de la majorité des jeunes en souffrance qui justement ne présentent<br />
pas encore de symptôme. La phase de pseudo-latence est naturellement<br />
pauvre en symptôme <strong>et</strong> l’enfant peut se montrer superficiellement adapté,<br />
voire hyperadapté quand il demeure soumis aux injonctions objectivantes<br />
de l’adulte <strong>et</strong> à la fatalité morne de son destin de victime. Une inhibition<br />
relationnelle <strong>et</strong> des angoisses diffuses, des troubles du sommeil <strong>et</strong> une<br />
instabilité émotionnelle, pourraient sans doute être précocement repérés,<br />
mais la visibilité de ces signes d’appel reste faible, car ils ne dérangent<br />
pas le groupe. Ils sont sans doute négligés par l’adulte au profit de<br />
symptomatologies plus bruyantes comme l’agitation ou la violence.<br />
Le terme de pseudo-latence s’avère donc peut-être impropre puisqu’il<br />
s’agit d’une non-latence, d’une période paucisymptomatique du point de<br />
vue clinique, mais riche de bouleversements émotionnels mal gérés, car<br />
elle est mal établie du point de vue de l’organisation psychique.<br />
Les services d’aide sociale à l’enfance (ASE) <strong>et</strong> de protection<br />
maternelle <strong>et</strong> infantile (PMI)<br />
Ces structures dépendent du conseil général du département. Elles<br />
ont pour mission la prise en charge, par des professionnels, d’enfants<br />
présentant des difficultés éducativo-sociales majeures.<br />
Il s’agit tout d’abord de procurer une aide financière <strong>et</strong> morale aux<br />
familles dépourvues de moyens suffisants mais aussi de recueillir les<br />
enfants en carence de soutien familial, à travers des accueils temporaires<br />
ou définitifs, voire de les confier à un « tiers digne de confiance », selon<br />
l’ordonnance judiciaire. C’est le juge des enfants qui est chargé de saisir,<br />
instruire ½<br />
<strong>et</strong> juger en matière de mineurs délinquants ou en danger, <strong>et</strong><br />
son jugement est révisable à tout moment. C<strong>et</strong>te toute puissance est<br />
exceptionnelle en droit français. Les accueils peuvent se faire en famille<br />
1. Il existe aussi, dans certains départements, une brigade de protection des mineurs<br />
habilitée à effectuer des enquêtes sur les conditions de vie de l’enfant <strong>et</strong> à transm<strong>et</strong>tre<br />
ces informations au parqu<strong>et</strong>.
274 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
d’accueil (réseau de placement familial) ou en foyer spécialisé (pouponnière<br />
ou internat). Ils concernent les enfants trouvés, abandonnés,<br />
orphelins ou les enfants de parents déchus de l’autorité parentale ½ .<br />
Le principe de l’intervention de ces services spécialisés est la prévention<br />
<strong>et</strong> l’hypothèse que les difficultés de l’enfant parlent le plus souvent<br />
pour des problèmes plus larges, situés dans les sphères familiales ou<br />
sociales. Mais ces difficultés peuvent aussi être liées à une pathologie<br />
personnelle déficitaire précoce, comme l’autisme ou le syndrome d’alcoolisme<br />
fœtal, dont l’impact est augmenté par la fragilité psychosociale<br />
de la famille incapable de procurer à son enfant une prise en charge adaptée.<br />
Du fait que certains déficits d’apprentissage renvoient néanmoins à<br />
des facteurs plus endogènes (débilité mentale par accident neurodéveloppemental,<br />
par exemple), il y a parfois confusion des logiques de prise<br />
en compte du symptôme. Un travail préalable de démembrement des<br />
difficultés perm<strong>et</strong>trait de clarifier les modalités d’intervention, palliative<br />
dans un cas, éducatives dans l’autre, clairement psychodynamique s’il<br />
s’agit d’un trouble d’origine psychoaffective. Cependant, les professionnels<br />
étant, là encore, trop peu nombreux, leurs interventions se situent<br />
le plus souvent en aval, après un certain temps d’évolution du déficit,<br />
au risque qu’il soit trop tard. C’est alors au niveau de la prévention<br />
secondaire qu’elles pourront agir.<br />
Les troubles présentés découlant souvent de troubles psychotraumatiques<br />
ou de carences affectives, le rôle des éducateurs spécialisés, quels<br />
que soient le lieu <strong>et</strong> les modalités de leur intervention, s’établit autour<br />
du dépistage <strong>et</strong> du suivi spécifique d’enfants en difficulté présentant des<br />
indices de souffrance, notamment d’essence narcissique.<br />
Il n’est, par ailleurs, pas facile d’être un enfant en difficulté dans<br />
notre monde où les modèles identificatoires à disposition sont tout autres,<br />
s’appuyant sur un système sociofamilial idéalisé qui n’a souvent que peu<br />
de rapports avec la réalité <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te assistance socio-éducative stigmatise<br />
encore un peu plus les familles <strong>et</strong> les enfants qui en relèvent.<br />
En outre, un certain nombre d’échecs de prise en charge éducative renvoient<br />
à des mises en compétition parents/éducateurs car, bien souvent,<br />
c’est la faillite initiale du dispositif régulateur familial qui entraînera<br />
l’intervention socio-éducative palliative.<br />
Celle-ci, par son caractère subtilement imposé, peut être, consciemment<br />
ou non, mal vécue par les parents déjà, eux aussi, narcissiquement<br />
fragiles. Si elle réussissait là où ils ont dramatiquement échoué, cela<br />
conforterait les parents dans leur identité déjà intériorisée de « mauvais<br />
parents » comme ils furent souvent en leur temps, sans doute, des « mauvais<br />
enfants ».<br />
1. En cas de carence sévère ou de maltraitance avérée, la chambre civile du Tribunal<br />
de grande instance peut déchoir les parents de leur autorité parentale (art. 378 du Code<br />
civil).
PEUT-ON ENVISAGER UNE PRÉVENTION DES ÉTATS-LIMITES ? 275<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
La problématique de répétition est à l’œuvre dans beaucoup de<br />
drames relationnels familiaux <strong>et</strong> les parents, s’ils en prennent conscience,<br />
essaient de faire différemment sans toujours y parvenir : « Je voulais<br />
lui apporter ce que je n’ai pas eu » est un propos fréquemment rapporté<br />
comme justification de leurs manquements éducatifs.<br />
Ils n’y parviennent pas toujours <strong>et</strong> si c<strong>et</strong> enfant à vocation réparatrice<br />
(ce qui déjà trop lourd à porter pour lui) ne parvient pas à réparer ? Et<br />
s’il se comporte, justement, comme le parent ne voulait pas qu’il le fasse<br />
(c’est-à-dire comme eux) ? Il va décevoir leurs espérances <strong>et</strong> susciter des<br />
affects incontrôlables. Ceci est très dévalorisant <strong>et</strong> désorganisant du point<br />
de vue narcissique pour l’enfant comme pour ses parents.<br />
Dans ce contexte préétabli de manière biaisée, si l’intervention socioéducative<br />
échoue, cela pourra conforter les parents dans l’idée que, de<br />
toute façon c’était trop difficile, que leur enfant était ingérable parce<br />
qu’il avait un problème (sous-entendu extérieur à eux), qu’ils ne sont<br />
pas réellement en cause, cela au risque supplémentaire de culpabiliser<br />
l’enfant. La succession d’échecs des services sociaux peut avoir une<br />
fonction défensive <strong>et</strong> rassurante pour le système familial ainsi légitimé<br />
dans sa résistance inconsciente au changement.<br />
L’enfant, plongé dans un système de loyautés contradictoires, peut se<br />
voir enclin à donner inconsciemment raison à ses parents, en contribuant<br />
également à m<strong>et</strong>tre en échec l’action éducative <strong>et</strong> ceci d’autant plus<br />
que, naturellement, plus il posera de problèmes, plus on s’occupera de<br />
lui <strong>et</strong> plus il acquerra un statut de victime ! Le risque principal à aller<br />
mieux, dans ce type de configuration éducative bloquée, c’est aussi d’être<br />
abandonné par les services socio-éducatifs qui ont tendance, faute de<br />
moyens, à faire porter leurs efforts sur les cas les plus aigus <strong>et</strong> les plus<br />
dramatiques ; à en faire plus lorsque ça va mal <strong>et</strong> moins lorsque ça<br />
commence juste à aller mieux au profit de nouvelles priorités. Il y a des<br />
listes d’attente pour être pris en charge en Dispensaire d’hygiène mentale<br />
infantile comme en Service d’aide à l’enfance. La problématique abandonnique<br />
étant le plus souvent au cœur du positionnement borderline,<br />
il va de soi que l’intervention spécialisée se verra souvent inexplicablement<br />
mise en échec si elle ne tient pas compte de c<strong>et</strong> entrecroisement<br />
dynamique de narcissismes complémentaires <strong>et</strong> de la problématique de<br />
sortie de prise en charge. Bien d’autres facteurs complexifient la prise en<br />
charge socio-éducative mais sortent du cadre de ce travail.
276 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
Les services de santé<br />
Le rôle du corps médical est sans doute capital. Il va au-delà du<br />
dépistage du syndrome de Silverman ½ , qui est pathognomonique, du syndrome<br />
du bébé secoué, dramatique par son pronostic ou d’un syndrome<br />
de Münchausen par procuration.<br />
Ces trois éventualités, parfois associées, sont maintenant caractérisées<br />
du point de vue de la clinique <strong>et</strong> elles se trouvent clairement associées à la<br />
maltraitance, que celle-ci soit patente ou latente. C’est le plus souvent sur<br />
des constatations médicales (notion de certificat médical initial) que s’appuiera<br />
la mise en route du processus de signalement puis d’assistance <strong>et</strong><br />
de protection de l’enfant. Un diagnostic de maltraitance à type de « faux<br />
positif », mal étayé, peut entraîner des conséquences catastrophiques<br />
sur l’équilibre familial. A contrario, un diagnostic non fait peut m<strong>et</strong>tre<br />
l’enfant en danger de mort. Tout enfant maltraité nécessite une protection<br />
<strong>et</strong> celle-ci s’impose, au besoin par une hospitalisation qui pourra entraîner<br />
une mise à distance du milieu familial, la sauvegarde immédiate de<br />
l’enfant <strong>et</strong> qui pourra aussi donner le temps de l’établissement d’un<br />
diagnostic.<br />
Mais la majorité des traumatismes désorganisateurs ne sont pas de<br />
l’ordre de la maltraitance physique. Ils sont plus insidieux <strong>et</strong> moins<br />
limpides dans leurs déterminants psychoaffectifs <strong>et</strong> sont d’autant plus<br />
destructeurs. En eff<strong>et</strong>, un enfant victime de sévices clairs pourra plus<br />
facilement faire la part des choses, identifier l’adulte violent ou injuste<br />
envers lui comme tel <strong>et</strong> conserver longtemps une suffisante estime de soi<br />
<strong>et</strong> une cohérence narcissique, jusqu’à ce qu’il puisse arriver à dénoncer<br />
les sévices subis puis passer à autre chose <strong>et</strong> continuer à se construire,<br />
s’il est bien étayé.<br />
Un enfant victime de maltraitance <strong>et</strong> de sévices plus ambigus ou diffus,<br />
pouvant provenir par ailleurs d’un adulte aimé <strong>et</strong> l’aimant malgré tout<br />
(mal sans doute), aura davantage tendance à intérioriser les reproches<br />
qui lui sont adressés <strong>et</strong> à vivre comme naturels <strong>et</strong> mérités les sévices qui<br />
lui sont infligés. Il sera en risque, plus tard, de répéter <strong>et</strong> d’amplifier ce<br />
modèle relationnel avec ses propres enfants. C’est cela qui sera, à long<br />
terme, le plus destructeur du point de vue de son narcissisme, mais aussi<br />
le plus difficile à détecter <strong>et</strong> à régler sur la durée.<br />
De par leur position, les médecins généralistes sont en première ligne<br />
pour m<strong>et</strong>tre en place les éléments du dépistage d’une souffrance diffuse<br />
<strong>et</strong> mal communicable chez l’enfant. Les signes sont variables en fonction<br />
1. Le syndrome décrit par Silverman est un syndrome radiologique. L’examen des<br />
radios osseuses d’un nourrisson amené à l’hôpital pour la prise en charge d’une fracture<br />
révèle une multitude de traces cicatricielles de micro ou macrofractures antérieures <strong>et</strong><br />
d’âge différents. L’enfant est dans ce cas probablement victime de violences habituelles.<br />
Chez le grand enfant, les fractures n’ont pas de caractère spécifique. C’est leur association<br />
à d’autres lésions spécifiques, notamment tégumentaires qui fera envisager la<br />
possibilité d’une maltraitance.
PEUT-ON ENVISAGER UNE PRÉVENTION DES ÉTATS-LIMITES ? 277<br />
de l’âge de l’enfant : infections ORL à répétition, r<strong>et</strong>ard staturo-pondéral,<br />
tonsure occipitale tardive (qui signe un maintien prolongé inadéquat au<br />
lit chez le nourrisson), fatigue anormale, insomnie, obésité, violence<br />
habituelle, préoccupations sexuelles exagérées, brutal fléchissement des<br />
résultats scolaires. Autant de p<strong>et</strong>its signes non pathognomoniques par<br />
eux-mêmes <strong>et</strong> à décrypter parfois, à replacer dans le contexte <strong>et</strong> à ne<br />
pas toujours prendre au pied de la l<strong>et</strong>tre car il existe, heureusement,<br />
des « faux positifs ». Leur accumulation peut néanmoins faire suspecter<br />
au médecin que quelque chose ne va pas. C’est en corrélant c<strong>et</strong>te<br />
impression subjective avec les renseignements complémentaires mis à<br />
sa disposition par une enquête sur le statut psychosocial de l’enfant,<br />
sur son fonctionnement scolaire <strong>et</strong> s’appuyant sur les informations que<br />
pourront éventuellement restituer les parents, partenaires indispensables,<br />
que pourra s’affiner le diagnostic <strong>et</strong> se voir proposer une éventuelle prise<br />
en charge psychopédagogique spécialisée.<br />
La dénonciation immédiate des sévices à enfant est maintenant obligatoire<br />
<strong>et</strong> inscrite dans la pratique <strong>et</strong> la déontologie médicale. Le secr<strong>et</strong><br />
médical ne s’applique plus dans les cas où une violence sur mineur de<br />
moins de quinze ans est suspectée, mais il importe toujours de s’appuyer<br />
au maximum sur la compétence des parents, de distinguer symptôme<br />
social <strong>et</strong> symptôme psychique <strong>et</strong> de garder à l’esprit que la maltraitance<br />
<strong>et</strong> la souffrance psychique des enfants, existent dans tous les milieux.<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Les adultes<br />
À tout moment également, les adultes états-limites doivent pouvoir<br />
bénéficier d’une relation d’aide au changement adaptée à leurs difficultés.<br />
Celle-ci peut les aider à construire des aménagements existentiels<br />
plus confortables <strong>et</strong> moins marginalisants de leur problématique<br />
lacunaire, à comprendre <strong>et</strong> relativiser leur histoire personnelle dans ce<br />
qu’elle a pu engendrer au niveau de leur personnalité. C’est le but<br />
des approches thérapeutiques verbales ou médiatisées sus-décrites. Il<br />
s’agit d’une manœuvre à visée consciemment réparatrice, inscrite dans<br />
le champ de la thérapie. Cependant, au quotidien, chacun est en mesure<br />
de travailler à réparer <strong>et</strong> à développer son narcissisme <strong>et</strong> cela concerne<br />
les individus non borderlines comme les individus borderlines.<br />
Des microexpériences narcissiques s’accumulent <strong>et</strong> prennent sens dans<br />
un bilan principalement intrapsychique mais doté d’un impact corporel :<br />
la sensation de bien-être. L’état de ce bilan contribue, en fin de journée,<br />
à ce qu’un individu se sente plus ou moins content <strong>et</strong> comblé par sa<br />
journée <strong>et</strong>, par voie de conséquence, content de soi. L’impact narcissique<br />
de chaque événement est complètement subjectif <strong>et</strong> il dépend directement<br />
de l’histoire de chacun (dans la mesure où il pourra entrer en résonance<br />
avec celle-ci) ainsi que de l’investissement de la sphère existentielle dans<br />
laquelle c<strong>et</strong> événement vital, qui n’est pas tout à fait de la même nature<br />
que les life events, est survenu.
278 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
Dans une journée banale, sauf exception ½ , les individus borderlines<br />
ne reçoivent pas plus d’événements traumatiques vis-à-vis de leur narcissisme<br />
que les autres. La différence de ressenti réside dans le fait<br />
qu’en raison de la faiblesse structurale <strong>et</strong> lacunaire de leur moi, leurs<br />
expériences positives du point de vue narcissique ne sont pas correctement<br />
assimilables <strong>et</strong> intégrables dans une perspective reconstructrice<br />
ou réparatrice de leur narcissisme. Tout se passe comme si elles étaient<br />
inutiles, l’individu carencé étant structurellement inapte au bonheur. Il le<br />
verbalise ainsi parfois.<br />
PETITE NARCISSISMOLOGIE DE LA VIE QUOTIDIENNE<br />
S. Freud avait écrit une psychopathologie de la vie quotidienne. On<br />
pourrait, par analogie, décrire une narcissismologie de la vie quotidienne<br />
pour rendre compte des processus permanents de maintien d’un narcissisme<br />
adéquat au sein d’une personnalité normale (non précocement<br />
carencée), en tenant compte du fait que l’impact sera différent chez un<br />
suj<strong>et</strong> borderline, chez qui le réservoir narcissique est « percé ».<br />
Mais le narcissisme n’est pas un liquide contenu dans un récipient à<br />
remplir inlassablement par la narcissisation. Celle-ci n’est pas un processus<br />
d’accumulation <strong>et</strong> de construction bien que ce schéma, simple, puisse<br />
rendre compte de l’élaboration du narcissisme durant l’enfance, au cours<br />
de la psychogenèse telle qu’elle a été théorisée par les psychanalystes.<br />
Pour prendre une métaphore géologique <strong>et</strong> astronomique on pourrait,<br />
à partir du modèle de la lacune moïque, postuler que, au quotidien, des<br />
particules narcissisantes (ou dénarcissisantes) nous atteignent inévitablement.<br />
Ce sont les p<strong>et</strong>its événements de la vie. La taille émotionnelle <strong>et</strong><br />
narcissisante des événements positifs est, normalement, si faible, qu’ils<br />
passent au travers de la lacune béante du moi borderline <strong>et</strong> ne peuvent<br />
contribuer à la colmater. Ce sont des événements narcissiques inutiles.<br />
C<strong>et</strong>te image rend compte du fait qu’il ne sert à rien de connoter positivement<br />
des suj<strong>et</strong>s borderlines, ce qui signifie pas qu’il ne faut pas le<br />
faire, car ils apparaissent, au contraire, hypersensibles à toute parole ou<br />
à tout événement blessant, même s’ils ne r<strong>et</strong>iennent pas les paroles ou<br />
les événements qui pourraient les positiver. Il faudrait un événement<br />
à composante narcissisante absolue pour significativement transformer<br />
les choses <strong>et</strong> restaurer une structure moïque enfin entière, cohérente<br />
<strong>et</strong> authentique en comblant (définitivement ?) la lacune, sans pour cela<br />
ériger un néo faux self de plus. Nous avons vu que des individus ayant<br />
éprouvé une expérience d’approche de la mort suivie d’un r<strong>et</strong>our à la vie,<br />
1. Les notions de névrose d’échec <strong>et</strong> de conduite d’échec renvoient néanmoins à la<br />
propension de certains suj<strong>et</strong>s à accumuler, en les suscitant au besoin, les apports<br />
narcissiquement destructeurs.
PEUT-ON ENVISAGER UNE PRÉVENTION DES ÉTATS-LIMITES ? 279<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
véritable renaissance (Maurer, 2001, 2002), montrent de tels tableaux. Ils<br />
ont acquis une sérénité <strong>et</strong> leur vie adm<strong>et</strong>, tout à coup, un sens extrêmement<br />
positif. L’expérience du grand amour (notion de coup de foudre)<br />
peut, elle aussi, transporter provisoirement un être. Tout lui semble beau<br />
<strong>et</strong> simple, son existence s’en r<strong>et</strong>rouve comme vectorisée <strong>et</strong> illuminée.<br />
Ces expériences curatives <strong>et</strong> reconstructives restent malheureusement<br />
exceptionnelles dans une vie d’homme.<br />
A contrario, on peut faire l’hypothèse que certaines expériences de<br />
l’âge adulte constituent des traumatismes narcissiques majeurs ou absolus.<br />
Nous avons cité l’expérience de la déportation. Le « lavage de<br />
cerveau » ou la torture en sont d’autres types. Ces traumatismes sont le<br />
plus souvent, heureusement, limités dans le temps <strong>et</strong> ils peuvent plus<br />
facilement être conçus comme accidentels dans un destin <strong>et</strong> injustes,<br />
alors que les déportés, soumis à la pression déstructurante du nazisme<br />
étaient poussés à penser leur sort, non seulement comme inéluctable,<br />
mais encore comme mérité : on les traitait en « sous-hommes » pour<br />
qu’ils en acceptent le sort.<br />
Selon des modèles non contradictoires, on peut aussi r<strong>et</strong>enir l’image<br />
de lacunes multiples formant un grillage où les particules ne seraient pas<br />
r<strong>et</strong>enues par le maillage moïque trop large, ou évoquer le scénario de<br />
bolides transperçant littéralement un moi structurellement trop faible car<br />
trop mince, trop inconsistant.<br />
Sur un moi entier <strong>et</strong> suffisamment solide au préalable, l’impact d’un<br />
événement narcissique, un peu comme celui d’une météorite, apporterait<br />
de la matière <strong>et</strong> de la densité tout en remaniant plus ou moins le substrat.<br />
Dans le même ordre d’idée, l’impact d’un événement narcissismodestructeur<br />
chez un suj<strong>et</strong> non lacunaire ôterait un peu de « matière »<br />
au narcissisme acquis lors de la psychogenèse, en constant remaniement<br />
lui aussi, sans m<strong>et</strong>tre en péril l’homéostasie narcissique <strong>et</strong> la capacité<br />
évolutive favorable de son psychisme. Des remaniements massifs ou<br />
insidieux par redistribution narcissique pourraient venir, ça <strong>et</strong> là, combler<br />
le manque résultant des impacts trop violents, un peu comme de la lave<br />
issue du magma comblerait progressivement un cratère météoritique.<br />
La problématique de réparation qui infiltre une partie de l’existence de<br />
chacun, névrotique <strong>et</strong> borderline, serait à l’œuvre avec plus ou moins de<br />
bonheur au quotidien, pour susciter <strong>et</strong> quérir de tels apports narcissisants.<br />
La réparation d’autrui, le m<strong>et</strong>tant en d<strong>et</strong>te, est une manière de r<strong>et</strong>rouver, à<br />
ses yeux, une valeur. C’est c<strong>et</strong>te « valeur » déterminée par l’échange qui<br />
donne un sens à l’existence. En ce sens, l’homme est bien, avant tout, un<br />
être social puisqu’il se construit <strong>et</strong> se restaure (ou s’étiole) grâce au regard<br />
d’autrui <strong>et</strong> à la communication. Selon l’importance <strong>et</strong> le systématisme en<br />
tant que mode relationnel qu’il prend dans le fonctionnement psychique<br />
de l’individu, la recherche d’éléments narcissiques par l’entreprise de<br />
réparation d’autrui pourrait dépasser la vocation altruiste (névrotique)<br />
<strong>et</strong> confiner au faux self. La limite entre les deux positionnements, l’un<br />
structurant <strong>et</strong> l’autre suturant, est psychodynamiquement ténue.
280 SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
Dans une existence ordinaire, il y a probablement d’autres sources<br />
« névrotiques » de narcissisation palliatives ou complémentaires, ce qui<br />
complique le modèle.<br />
Ces sources vont de l’identification d’un adolescent à une ved<strong>et</strong>te<br />
du star system ou à un footballeur, qui peut prendre ainsi le relais de<br />
l’identification à l’image paternelle (plus précoce) aux hobbies gratifiants<br />
de l’adulte (de la philatélie à l’aéromodélisme) qui perm<strong>et</strong>tent, au fond,<br />
d’être le meilleur dans son domaine <strong>et</strong> sont en cela très protecteurs.<br />
De façon totalement subjective, on pourrait lister des apports narcissiquement<br />
positifs ou négatifs.<br />
Tableau 1. Les apports narcissiquement positifs <strong>et</strong> négatifs<br />
Événements ayant un impact positif<br />
sur le narcissisme global<br />
Événements ayant un impact négatif<br />
sur le narcissisme global<br />
Passer à un feu orange<br />
Gagner de façon inattendue<br />
une p<strong>et</strong>ite somme au loto<br />
Obtenir une réussite professionnelle<br />
Obtenir une bonne note à l’école<br />
(pour un enfant)<br />
Uneréussiteàunexamen<br />
Être regardé (pour un homme<br />
ou une femme)<br />
Manger un bon plat, rare <strong>et</strong> délicieux<br />
Avoir un rapport sexuel satisfaisant<br />
Pouvoir dire son fait à quelqu’un<br />
Recevoir une bonne nouvelle<br />
Bénéficier d’une séance de massage<br />
Avoir un enfant<br />
Arriver juste au feu rouge <strong>et</strong> attendre<br />
Perdre au loto<br />
Subir un échec professionnel<br />
Obtenir une mauvaise note à l’école<br />
(pour un enfant)<br />
Un échec à un examen<br />
Subir une rebuffade sur son physique<br />
Mal manger<br />
Subir un échec sexuel<br />
Être insulté ou subir une tracasserie<br />
administrative<br />
Recevoir une mauvaise nouvelle<br />
Se coincer le doigt<br />
Perdre un enfant<br />
Ces p<strong>et</strong>its événements, aléas du narcissisme, ne sont que des exemples<br />
dérisoires ou dramatiques parmi tout ce qui peut atteindre un être humain<br />
dans une existence. Leur r<strong>et</strong>entissement sur la destinée narcissique du<br />
suj<strong>et</strong> est aussi fonction de la qualité du statut narcissique préalable.<br />
PRÉVENTION SECONDAIRE ET PRÉVENTION TERTIAIRE<br />
Une fois détectée, la prise en compte de la souffrance s’étaiera sur<br />
la demande de l’enfant, le consentement de l’entourage si possible <strong>et</strong> la<br />
prise en compte des phénomènes de loyauté évoqués ci-dessus. Toutes les<br />
formes de relation d’aide sont envisageables, pour peu qu’elles respectent<br />
le narcissisme de l’enfant <strong>et</strong> celui des parents, <strong>et</strong> contribuent à mobiliser
PEUT-ON ENVISAGER UNE PRÉVENTION DES ÉTATS-LIMITES ? 281<br />
<strong>et</strong> à motiver leurs existences. Souvent, la restauration narcissique induite<br />
perm<strong>et</strong>tra la survenue de progrès notables dans toutes les sphères explorables,<br />
même celles qui sont situées en dehors du domaine de compétence<br />
de l’intervenant, socio-éducatives ou psychorelationnelles. Cela montre<br />
que le narcissisme est souvent au cœur du problème.<br />
La multiplication des propositions d’approche psychothérapeutique, à<br />
tous les temps d’évolution de leur existence (telles que celles évoquées <strong>et</strong><br />
développées dans les chapitres précédents) peut être couplée avec la mise<br />
en jeu ordinaire du dispositif socionormalisateur (le versant répressif<br />
dépendant du ministère de la justice). La fonction de ce versant répressif<br />
est de rendre visibles les limites comportementales acceptables par le<br />
corps social. Tout ceci est de nature à inciter les suj<strong>et</strong>s borderlines à<br />
faire au mieux avec ce qu’ils sont : des individus lacunaires dans leur<br />
soubassement psychique, sensibles <strong>et</strong> fragiles, attachants mais parfois<br />
difficiles à vivre, engagés dans une vie socialisée.<br />
En ce sens, le destin de suj<strong>et</strong> borderline n’est pas une malédiction, il<br />
peut être aussi un destin enviable puisque susceptible à tous moments de<br />
la vie d’être pris en main <strong>et</strong> amélioré par celui qui en est le dépositaire.
CONCLUSION<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
LES ÉTATS-LIMITES ou traumatiques de la personnalité sont de plus<br />
en plus fréquents en clinique psychiatrique. Ils ne sont pas toujours<br />
reconnus, du fait de leur propension à prendre des masques as if ou<br />
à s’exprimer bruyamment sous forme de formations réactionnelles ou<br />
d’aménagements économiques prégnants qui résument, souvent douloureusement,<br />
la clinique. Ces aménagements, par leur capacité de nuisance<br />
sociale, s’imposent quelque fois comme des faits de société (la pédophilie,<br />
l’inceste, la prostitution) qui polarisent avec un redoutable eff<strong>et</strong><br />
de mode lié à l’actualité, toute l’attention des soignants ou des pouvoirs<br />
publics.<br />
Ceci explique de nombreuses impasses thérapeutiques. On se centre<br />
sur l’aménagement <strong>et</strong> on oublie la structure sous-jacente de la personnalité.<br />
De plus, si ces patients sont des « victimes » par la psychogenèse des<br />
désordres lathomémologiques, ce sont donc fréquemment, également,<br />
des individus « antisociaux », en raison de leurs aménagements cicatriciels<br />
: alcoolisme, toxicomanie, perversion, psychopathie... Trouver le<br />
juste équilibre entre une approche compassionnelle ou réparatrice, qui<br />
comprend <strong>et</strong> excuse, <strong>et</strong> une approche répressive ayant à voir avec la<br />
dimension éducative est une gageure. La justice se sent parfois appelée<br />
à <strong>soigner</strong>, comprendre <strong>et</strong> aménager les peines, <strong>et</strong> les psychiatres sont<br />
invités à sanctionner : « Ne plus laisser traîner de fous dehors » devient<br />
la mission qui leur est prioritairement dévolue.<br />
L’intervention soignante <strong>et</strong> éducative se doit d’articuler tous les axes<br />
de prise en charge à travers leur prise en compte gigogne. Cela va de<br />
la détermination de la personnalité sous-jacente <strong>et</strong> des aménagements de<br />
c<strong>et</strong>te personnalité (par exemple, un positionnement pervers), à l’intervention.<br />
Celle-ci va d’une médecine syndromique (syndrome dépressif)<br />
s’attachant aux entités cliniques liées à ces aménagements (psychopathie,<br />
addiction), aux approches psychosomatiques <strong>et</strong> psychosociales tenant<br />
compte des remaniements globaux <strong>et</strong> des précarisations identitaires que<br />
l’on rencontre, en bout de course, dans le champ social.<br />
De plus en plus, la nosographie changera. Ce changement s’effectuera<br />
à la fois sous la pression sociale (aujourd’hui de plus en plus puritaine<br />
<strong>et</strong> intolérante aux déviances) <strong>et</strong> en référence aux nouvelles données de la
284 CONCLUSION<br />
science qui aideront, il faut le souhaiter, à mieux faire la part du physiopathologique<br />
<strong>et</strong> du psychopathologique dans le déclenchement de troubles<br />
du comportement. Les psychoses <strong>et</strong> les névroses furent les enjeux <strong>et</strong> les<br />
fondations de la psychiatrie <strong>et</strong> de la psychologie du XX <br />
siècle. Les aménagements<br />
économiques des personnalités traumatiques, que ce soit au<br />
niveau individuel, réparateur, ou au niveau de la prévention des récidives<br />
ou de leur reproduction transgénérationnelle, au niveau collectif, seront<br />
à notre sens les enjeux de santé publique de ce nouveau siècle.<br />
Le chômage structurel comme mode relationnel à la société, les<br />
guerres innombrables <strong>et</strong> de plus en plus cruelles quand à leur implication<br />
sur les civils (avec le cortège des syndromes post-traumatiques qu’elles<br />
induisent), l’augmentation du niveau socioculturel global qui rend plus<br />
intolérable l’injustice <strong>et</strong> l’inhumanité ainsi que la communicabilité<br />
instantanée des dysfonctionnements relationnels majeurs comme les<br />
perversions individuelles <strong>et</strong> institutionnelles, la mise en exergue du<br />
harcèlement moral <strong>et</strong> du harcèlement en milieu professionnel, font<br />
que de plus en plus, les aménagements économiques des personnalités<br />
borderlines gagnent en visibilité sociale. Par conséquent, l’exigence de<br />
leur prise en charge monte.<br />
En raison de son rôle contensif <strong>et</strong> socioprotecteur, la dimension répressive<br />
de ses dérives reste la plus visible en psychiatrie. Ses fac<strong>et</strong>tes<br />
préventives (éducation <strong>et</strong> réassurance des parents de malades mentaux,<br />
dépistage <strong>et</strong> aide psychologique précoce aux victimes de toutes formes<br />
de traumatisme désorganisateur) <strong>et</strong> thérapeutiques, sont à positionner<br />
comme le cœur du dispositif <strong>et</strong> à consolider, développer, valoriser de<br />
façon durable. Il reste à former <strong>et</strong> à sensibiliser les intervenants sur c<strong>et</strong>te<br />
question. C’est l’un des objectifs de c<strong>et</strong> ouvrage.<br />
Du point de vue de leur compréhension psychodynamique <strong>et</strong> de leurs<br />
perspectives psychosociothérapeutiques, les états-limites constituent un<br />
défit permanent pour le clinicien. Par leur impertinence théorique bienvenue<br />
ils imposent, à tous ceux qui se penchent sur le phénomène, une<br />
souplesse d’approche <strong>et</strong> une humilité car ils télescopent les concepts<br />
<strong>et</strong> m<strong>et</strong>tent à mal les certitudes théoriques. Ils bousculent la clinique<br />
autant qu’ils déstabilisent, jour après jour, les superstructures sociales<br />
(mentalités <strong>et</strong> institutions) censées les contenir.<br />
C’est leur richesse <strong>et</strong> leur intérêt pour la fondation d’une psychiatrie<br />
adaptée à la hauteur des enjeux, capable de recentrer son obj<strong>et</strong> en abandonnant<br />
certaines de ses anciennes prérogatives <strong>et</strong> en prenant conscience<br />
de ses dérives normatives passées.<br />
Paradoxalement, si la psychose dans ses formes les plus spectaculaires<br />
(schizophrénie <strong>et</strong> psychose maniaco-dépressive) avait légitimé la<br />
psychiatrie (qui l’avait créé) comme une discipline autonome en lui<br />
faisant transcender le stade de l’aliénisme, elle tend maintenant à lui<br />
échapper, dérivant chaque jour vers une prise en charge d’inspiration<br />
neurodéveloppementale.
CONCLUSION 285<br />
La névrose s’est peu à peu dissoute dans les classifications coaxiales.<br />
Les névrosés sont culpabilisés, poussés par l’urgence <strong>et</strong> la pression<br />
sociale à se débrouiller tout seuls. Ils font avec leur névrose, <strong>et</strong> la<br />
somme de leurs névroses contribue au fonctionnement collectif que nous<br />
connaissons ! La souffrance névrotique, autodéconsidérée, a réduit sa<br />
demande d’aide à des prescriptions médicamenteuses symptomatiques<br />
<strong>et</strong> transitoires (anxiolytique, anti-TOC, antiphobiques) ou syndromiques<br />
(antidépresseurs). Ces prescriptions seront confiées au mieux – faute de<br />
psychiatres en nombre suffisant dans l’avenir – à des médecins généralistes<br />
assistés de logiciels de prescription. La souffrance névrotique<br />
suscite aussi des démarches psychothérapiques qui s’apparentent de plus<br />
en plus à du coaching, des thérapies brèves ou du soutien ponctuel à rentabilité<br />
immédiate, faisant fi de la structuration psychique sous-jacente.<br />
Selon nous, les états-limites <strong>et</strong> leurs aménagements nécessitent un<br />
nouvel investissement psychiatrique. Ils offrent aux praticiens la chance<br />
de construire une nouvelle psychiatrie. À condition de savoir refuser le<br />
rôle d’auxiliaire de justice, de caution psychologique ou de fusible que<br />
la société voudrait bien leur voir tenir, les psychiatres ont un discours<br />
pertinent à conquérir <strong>et</strong> à tenir sur les états-limites.
BIBLIOGRAPHIE<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
ABEL G.G., BECKER J.V.,<br />
CUNNINGHAM-RATHNER J., MIT-<br />
TLEMAN M., ROULEAU J.-L.<br />
(1988), « Multiple paraphiliac diagnoses<br />
among sex offenders », Bull<strong>et</strong>in<br />
of the american academy of psychiatry<br />
and the law, 16, 153-168.<br />
ABGRAAL J.-M.(1996), La Mécanique<br />
des sectes, Paris, Payot, 2002.<br />
ABRAHAM K. (1966), Œuvres complètes,<br />
2 vol., Paris, Payot, 2000.<br />
ABRAHAM K., Torok M. (1972), « Intojecter,<br />
incorporer (deuil ou mélancolie)<br />
», Nouvelle Revue de psychanalyse,<br />
6 : 111-122.<br />
ADÈS J. <strong>et</strong> al. (1989), « Rapport de thérapeutique<br />
: les relations entre alcoolisme<br />
<strong>et</strong> pathologie mentale, données<br />
théoriques, cliniques, épidémiologiques<br />
<strong>et</strong> thérapeutiques ». 86 session<br />
du Congrès de psychiatrie <strong>et</strong><br />
de neurologie de langue française,<br />
Chambéry, 1988. Paris, Masson.<br />
ALBERNHE T. (1992), L’enveloppement<br />
humide thérapeutique, Paris,<br />
Les Empêcheurs de penser en rond.<br />
ALBERNHE T. (1998), « Comment<br />
traiter les délinquants sexuels », in<br />
R. Cario <strong>et</strong> J.-Ch. Heraut (dir.), Les<br />
Abuseurs sexuels, quel(s) traitement(s)<br />
?, Paris, L’Harmattan.<br />
ALBY J.-M. (1956), « Contribution à<br />
l’étude du transsexualisme », thèse de<br />
Médecine, Paris.<br />
AMERICAN PSYCHIATRIC ASSOCIA-<br />
TION, DSM-IV. Manuel diagnostique<br />
<strong>et</strong> statistique des troubles mentaux,<br />
coord. de la trad. fr. J.-D. Guelfi,<br />
Paris, Masson, 1996.<br />
ANZIEU D. (1985), Le Moi-peau, Paris,<br />
Dunod, 2001.<br />
AYME J. (1999) « Frantz Fanon, un<br />
psychiatre anticolonialiste », communication<br />
aux XVIII ◦ journées de<br />
l’Information psychiatrique, Fortde<br />
France.<br />
AZAM M. (1887), Hypnotisme, double<br />
conscience <strong>et</strong> altération de la personnalité,<br />
Paris, J.-B. Baillère.<br />
BALINT M. (1977), Le Défaut fondamental,<br />
aspects thérapeutiques de la<br />
régression, Paris, Payot.<br />
BALINT M. (1978), Le Médecin, son<br />
malade <strong>et</strong> la maladie, Paris, Payot.<br />
BARRIOS G. (2001), « Interview », La<br />
L<strong>et</strong>tre de la schizophrénie,n ◦ 25, déc.<br />
BASAGLIA F, BASAGLIA-ONGARO F.<br />
(1976), La Majorité déviante, l’idéologie<br />
du contrôle social total, trad. fr.,<br />
Paris, 10/18.<br />
BATESON G. (1980), Vers une écologie<br />
de l’esprit (reprenant des textes collectifs<br />
dont « Vers une théorie de la<br />
schizophrénie », 1956), Paris, Seuil.<br />
BERGERET J. (1964), « A propos de la<br />
pathologie du caractère », Lyon, Journal<br />
de Med., n ◦ spécial.<br />
BERGERET J. (1970), « Les Etatslimites<br />
», EMC-Psychiatrie, Paris,<br />
Elsevier, 9-1970.
288 BIBLIOGRAPHIE<br />
BERGERET J. (1974a), Psychologie<br />
pathologique, Paris, Masson.<br />
BERGERET J. (1974b), La Dépression <strong>et</strong><br />
les états- limites,Paris,Payot.<br />
BERGERET J. (1996), La Violence <strong>et</strong> la<br />
Vie, la face cachée de l’Œdipe, Paris,<br />
Payot.<br />
BERNARD J., NAJEAN Y., ALBY M.,<br />
RAIN J.-D. (1967), « Les anémies<br />
hypochromes dues à des hémorragies<br />
volontairement provoquées », Presse<br />
Médicale, 75 : 2088-2090.<br />
BETTELHEIM B. (1943), « Individual<br />
and man behaviour in extreme situation<br />
», Journal of abnormal and<br />
social psychologie, 38.<br />
BETTELHEIM B. La Forteresse vide,<br />
Paris, Gallimard, 1998.<br />
BLEULER E. (1911), Dementia Praecox<br />
ou Groupe des schizophrénies, préface<br />
de A. Viallard, Paris, Epel, 1993.<br />
BOTBOL M. (1991), « Inhalation volontaire<br />
de solvants volatils : toxicomanie<br />
spécifique ? » in Les nouvelles<br />
addictions, J.-L. Venisse (dir.), Paris,<br />
Masson.<br />
BOULANGER E., MINARD P. (2001),<br />
« Le syndrome de Lasthénie de Ferjol<br />
», Médecine thérapeutique, vol.7,<br />
n ◦ 7, 562-4.<br />
BOURGEOIS D. (1985), « Conduites<br />
potomaniaques en milieu institutionnel<br />
», Actualités psychiatriques,<br />
n ◦ 10.<br />
BOURGEOIS D. (1991), « À propos<br />
d’une logique de sélection perverse :<br />
la relation aux réseaux du minitel »,<br />
Synapse, n ◦ 77.<br />
BOURGEOIS D. (1993), « La chocolatomanie,<br />
une boulimie sélective »,<br />
Médical staff psychiatrie, n ◦ 6.<br />
BOURGEOIS D. (1997a), « Crimes virtuels,<br />
crimes réels », in T. Albernhe<br />
(dir.) Criminologie <strong>et</strong> psychiatrie,<br />
Paris, Ellipses.<br />
BOURGEOIS D. (1997b), « La barémologie<br />
du handicap mental » in<br />
T. Albernhe (dir.) Psychiatrie <strong>et</strong> Handicap<br />
: aspects médico-légaux <strong>et</strong><br />
administratifs, Paris, Masson.<br />
BOURGEOIS D. (2002), Criminologie<br />
politique <strong>et</strong> psychiatrie, Paris, L’Harmattan.<br />
BOURGEOIS D., FAYE K. (1993),<br />
« Contribution au démembrement de<br />
la constellation masochiste », Psychologie<br />
Médicale, 25, 13, Paris, SPM.<br />
BOURGEOIS D., FAYE-ALBERNHE K.<br />
(1995), « Réflexions sur le bondage<br />
», Revue européenne de sexologie,<br />
vol.IV,n ◦ 17.<br />
BOURGEOIS D., SENE-M’BAYE K.<br />
(2002), « Conduites déviantes <strong>et</strong><br />
conduites addictives : de la comorbidité<br />
à l’unité structurelle », communication<br />
aux 7 ◦ journées méditerranéennes<br />
« Toxicomanie <strong>et</strong> réseau de<br />
soins », 23 nov. 2002, Toulon.<br />
BOURGEOIS M.-L. (1988), « Troubles<br />
de l’identité sexuelle. Dysphorie de<br />
genre <strong>et</strong> transsexualisme », EMC-<br />
Psychiatrie, Paris, Elsevier, 11-1988.<br />
BOURGEOIS D. (1986), « De la relation<br />
d’aide au sevrage à la relation<br />
d’aide au changement, de quelques<br />
aspects de la prise en charge des toxicomanes<br />
», Actualité psychiatrique,<br />
n ◦ 6.<br />
BOWLBY J. (1978), Attachement <strong>et</strong><br />
perte, Paris, Puf, 2002.<br />
BRADFORD J.M., GRATZE T.G.<br />
(1995), « A treatment for impulse<br />
control disorders and paraphilia : a<br />
case report », Can. J. Psychiatry, 40:<br />
4-5.<br />
CAIN J. (1971), Le Symptôme psychosomatique,<br />
Toulouse, Privat.<br />
CAMILLI C. (2003), Le Toucher <strong>et</strong><br />
la Psychanalyse, Saint-Rambert-en-<br />
Bugey (Ain), Bern<strong>et</strong>-Danilo.<br />
CAPDEVIELLE D., BOULENGER J.-P.<br />
(2003), « Fibromyalgia and psychiatry<br />
», in L’observatoire du mouvement,<br />
n ◦ 9, nov. 2003.<br />
CARROY J. (1993), Les Personnalités<br />
doubles <strong>et</strong> multiples, Paris,Puf.
BIBLIOGRAPHIE 289<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
CASTELNUOVO-TEDESCO P. (1973),<br />
“Organ Transplant, body image psychosis”,<br />
Psychana Q, 42, 349-362.<br />
CATHELINE N., BATTISTA M., GUELFI<br />
J. (1997), « Inadaptation scolaire, difficultés<br />
d’accès à la pensée abstraite<br />
<strong>et</strong> narcissisme à l’adolescence », Nervure,tomeX,n<br />
◦ 2.<br />
CHARLES-NICOLAS A.-J. (1986),<br />
« Toxicomanies <strong>et</strong> pathologie du narcissisme<br />
» in J. Berger<strong>et</strong>, W. Reid,<br />
Narcissisme <strong>et</strong> Etats-limites, Paris,<br />
Dunod.<br />
CLEMENT C.-B., BRUNO P., SEVE L.<br />
(1973), Pour une critique marxiste<br />
de la théorie psychanalytique, Paris,<br />
Éditions sociales.<br />
CLERAMBAULT G. de (1921), « Les<br />
délires passionnels, érotomanie,<br />
revendication, jalousie. Présentation<br />
de malades », Soc.Clin.Ment.<br />
CONDAMIN-POUVELLE C. (2001),<br />
« Mishima, un destin cruel : Échec<br />
des mécanismes pervers dans la<br />
lutte contre la psychose », Synapse,<br />
n ◦ 180.<br />
CONRAD P., SCHNEIDER J.W. (1980),<br />
Deviance and medicalisation, from<br />
badness to sickness, London, The CV<br />
Mosby Company.<br />
CONSOLI S.M., BEDROSSIAN J.(1979),<br />
« Remaniements psychiques secondaires<br />
à une transplantation rénale »,<br />
Rev. Méd. Psychosom., 9, 21, 299-<br />
307.<br />
COOPER D. (1970), Psychiatrie <strong>et</strong> antipsychiatrie,<br />
Paris, Seuil, 1978.<br />
CORDIER B., BROUSSE M. (2001), Les<br />
Infractions sexuelles : prévention des<br />
récidives <strong>et</strong> assistance aux mineurs<br />
victimes, Ed. Solvay pharma.<br />
CUSSON M. (1981), Délinquant, pourquoi<br />
?, Paris, Armand Colin.<br />
CYRULNIK B. (2002), « Sous le signe du<br />
lien. Le maillage de la résilience aux<br />
différents stades du développement de<br />
l’enfant <strong>et</strong> de l’adolescent », conférence<br />
aux journées Accords, Avignon<br />
le 2 octobre 2002.<br />
DARWIN C. (1872), L’Expression des<br />
émotions chez l’homme <strong>et</strong> les animaux,<br />
trad fr., Paris, Éditions du<br />
CTHS, 1998.<br />
DELEUZE G. (1967), Présentation de<br />
Sacher Masoch : Vénus à la fourrure,<br />
Paris, Minuit.<br />
DESPINE P. (1880), Étude scientifique<br />
sur le somnambulisme, sur les phénomènes<br />
qu’il présente <strong>et</strong> sur son action<br />
thérapeutique dans certaines maladies<br />
nerveuses, Paris,Savy.<br />
DIATKINE R. (1967), « Du normal <strong>et</strong> du<br />
pathologique dans l’évolution mentale<br />
de l’enfant », Psychiatrie de l’enfant,<br />
10, n ◦ 1.<br />
DIDE M. (1913), Les Idéalistes passionnés,<br />
Paris, Alcan.<br />
DOLTO F. (1980), Séminaires de psychanalyse<br />
d’enfants, Paris, Seuil.<br />
DOLTO F. (1989), Paroles pour adolescents<br />
ou Le complexe du homard,avec<br />
C. Dolto-Tolich en collaboration avec<br />
C. Percheminier, Paris, Hatier.<br />
DOUVILLE O. (2001), « À propos des<br />
adolescents en errance : la mélancolisation<br />
d’exclusion ou une souffrance<br />
psychique dans l’actuel », Rhizome,<br />
n ◦ 6.<br />
DRUEL-SALMANE G. (2002), « Statut <strong>et</strong><br />
enjeux de l’intervention chirurgicale<br />
dans le transsexualisme masculin »,<br />
L’information psychiatrique, 78, 10,<br />
2002, pp. 1009-1013.<br />
DUBOIS J.-C. (1985), « Emploi de<br />
la crénothérapie en psychiatrie »,<br />
Encycl. Med. Chir. Psychiatrie, 37872<br />
A10, p. 4.<br />
EARLS Ch., BOUCHARD J.,<br />
LABERGE J. (1984), « Étude descriptive<br />
des délinquants sexuels incarcérés<br />
dans les pénitenciers québécois »,<br />
Cahier de recherche n ◦ 7, Institut Philippe<br />
Pinel de Montréal.<br />
EBISU (1995), Le séisme de Kobe,<br />
1995, enquête <strong>et</strong> réflexions, EBISU,<br />
n ◦ 21/1999, Maison franco-japonaise<br />
de Tokyo, 1999.
290 BIBLIOGRAPHIE<br />
ELLIS H. (1897), Études de psychologie<br />
sexuelle, trad. fr., Paris, Mercure de<br />
France, 1964 (1 ◦ éd. 1935).<br />
ENJALBERT J.-M. (2003), « Introduction<br />
à la journée sur les étatslimites<br />
», XIV Journées vidéo-psy,<br />
Montpellier, 19, 20, 21 mars 2003.<br />
ETCHERELLI C. (1967), Élise ou la<br />
vraie vie,Paris,Denoël.<br />
EY H. (1975), Des idées de Jakson à<br />
un modèle organo-dynamique en psychiatrie,<br />
Toulouse, Privat.<br />
FAIN M. (1982), Le Désir <strong>et</strong> l’Interprète,<br />
Paris, Aubier Montaigne, Paris.<br />
FANON F. (1961), Les Damnés de la<br />
terre, préface de J.-P. Sartre, Paris,<br />
Maspéro, Cahiers libres.<br />
FINELTAIN L. (1996), « Actualité du<br />
syndrome borderline », Bull<strong>et</strong>in de<br />
psychiatrie, n ◦ 3-1.<br />
FINKELHORD D. (1984), Child sexual<br />
abuse : new theory and research,New<br />
York, The free press.<br />
FONDATION MAEGHT (1989), L’Œuvre<br />
ultime, de Cézanne à Dubuff<strong>et</strong>, Saint<br />
Paul de Vence.<br />
FREUD A., BURLINGHAM D. (1939-<br />
1945), Infants without families and<br />
reports on the Hampstead nurseries<br />
1939-1945, London Hogarth, 1974.<br />
FREUD S. (1887-1902), « L<strong>et</strong>tres à<br />
Fliess » in The compl<strong>et</strong>e l<strong>et</strong>ters of Sigmund<br />
Freud to Wilhem Fliess, 1887,<br />
1904, Cambridge, the Belknap Press<br />
of Harvard University Press, 1985.<br />
Trad. fr. in La Naissance de la psychanalyse,<br />
Paris, Puf, 1979.<br />
FREUD S. (1895), Névrose, psychose,<br />
perversions, Paris, Puf, 1973.<br />
FREUD S. (1905), Trois essais sur la<br />
théorie sexuelle, GW, V29-145, SE<br />
VII, 123-243, Paris, Gallimard 1987.<br />
FREUD S. (1911), « Remarques psychanalytiques<br />
sur l’autobiographie d’un<br />
cas de paranoïa » in Cinq Psychanalyses,<br />
Paris, Puf, 1999.<br />
FREUD S. (1914), « Pour introduire le<br />
narcissisme », in La vie sexuelle,<br />
Paris, Puf, 2002.<br />
FREUD S. (1915) Essais de psychanalyse,<br />
Paris, Payot, 1981.<br />
FREUD S. (1920) « Au-delà du principe<br />
de plaisir », in Essais de psychanalyses,<br />
trad. fr., Paris, Payot, 2001.<br />
FREUD S. (1926), Inhibition, symptôme<br />
<strong>et</strong> angoisse, Paris, Puf, 2002.<br />
FREUD S. (1938), Abrégé de psychanalyse.<br />
Trad. A. Berman, Paris, Puf,<br />
1950, 1998.<br />
GAULLE Ch. de, Mémoires de guerre,<br />
t. 1, L’appel, La Pléiade, Paris, Gallimard,<br />
2000.<br />
GERAUD J. (1943), Contre-indications<br />
médicales à l’orientation vers le<br />
clergé, Lyon, Emmanuel Vitte.<br />
GIOVACCHINI P.L. (1975), Impact of<br />
narcissism, the errant therapist on a<br />
chaotic quest, Lanham (Washington<br />
D.C.), Jason Aronson.<br />
GIRARDON N. (1998), « Troubles de<br />
la personnalité multiple (troubles<br />
dissociatifs de l’identité) <strong>et</strong> dissociation<br />
», Perspective psychiatrique,<br />
vol. 37, n ◦ 5.<br />
GODARD D. (2003), « Psychiatrie <strong>et</strong><br />
Darwinisme », Psy-Cause, n ◦ 30.<br />
GOFFMAN E. (1968), Asile, Paris,<br />
Minuit.<br />
GRANIER E., BOULENGER J.-P.<br />
(2002), « Échelles de gravité des<br />
conduites suicidaires », L’Encéphale,<br />
XXVIII, p. 29-38.<br />
GREEN A. (1966), « Le narcissisme primaire,<br />
structure ou état ? », L’Inconscient,<br />
1,127-156.<br />
GREEN A. (1993), Narcissisme de vie,<br />
narcissisme de mort, Paris, Minuit.<br />
HESSELBROCK M., MEYER R.E.,<br />
KEENER J.J. (1985), « Psychopathology<br />
in hospitalized alcoolics », Arch.<br />
Gen Psychiatr, 42 : 1050-5.<br />
HIRIGOYEN M.-F. (1998), Le Harcèlement<br />
moral, la violence perverse au<br />
quotidien, Paris, Syros.<br />
JAMES T. (1999), « Dédoublements »,<br />
L’Évolution psychiatrique, vol. 64,<br />
n ◦ 4.
BIBLIOGRAPHIE 291<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
JEAMMET P. (1991), « Addiction,<br />
dépendance, adolescence. Réflexion<br />
sur leurs liens. Conséquences sur<br />
nos attitudes thérapeutiques », in<br />
J.-L. Venisse, Les nouvelles addictions,<br />
Paris, Masson.<br />
JUNG C.G (1913), « Contribution à<br />
l’étude des types psychologiques »,<br />
Arch. psychol., 13,72-183.<br />
KADISH S.-H. D., (1994), Principles<br />
in the psychotherapy, in L. Fineltain<br />
(1996), op. cit.<br />
KAËS R. (1997), « Fracture du lien<br />
social : quelques conséquences sur les<br />
fondements de la vie psychique »,<br />
in Les soins psychiques confrontés<br />
aux ruptures du lien social, Toulouse,<br />
Erès, pp. 33-46.<br />
KAFKA F. (1966), La Colonie pénitentiaire,<br />
Paris, Gallimard.<br />
KAMERER P. (1992), Délinquance <strong>et</strong><br />
narcissisme à l’adolescence, Paris,<br />
Bayard centurion.<br />
KANDEL E.R. (2002), « Un nouveau<br />
cadre conceptuel de travail » <strong>et</strong> « La<br />
biologie <strong>et</strong> le futur de la psychanalyse<br />
: un nouveau cadre conceptuel<br />
pour une psychiatrie revisitée »,<br />
in L’évolution psychiatrique, vol. 67,<br />
n ◦ 1.<br />
KARLIN D., LAINÉ T. (1978), La<br />
Mal Vie, Paris, Scandéditions, Ed.<br />
sociales.<br />
KENSEY A., GUILLONEAU M. (1996),<br />
« Éléments statistiques pour l’étude<br />
de la santé en milieu carcéral »,<br />
31 ◦ congrès français de criminologie<br />
Santé <strong>et</strong> système pénitentiaire,<br />
applications <strong>et</strong> implications de la Loi<br />
du 18 janvier 1994, Dijon les 25 <strong>et</strong><br />
26 oct. 1996.<br />
KERNBERG O. (1977), La Personnalité<br />
narcissique, Paris, Dunod.<br />
KERNBERG O. (1986), « Les tendances<br />
suicidaires chez les états-limites.<br />
Diagnostic <strong>et</strong> maniement clinique »,<br />
in J. Berger<strong>et</strong> J., W. Reid (dir.)<br />
Narcissisme <strong>et</strong> états-limites, Paris,<br />
Dunod, p. 148-161.<br />
KERNBERG O. (1989), Les troubles<br />
limites de la personnalité, Paris,Privat.<br />
KLEIN D.F. (1978), A proposed definition<br />
of mental illness. in critical issues<br />
in psychiatric diagnoses, NewYork,<br />
Ed. R. F. Spitzer and D. F. Klein,<br />
Raven Press.<br />
KLEIN M. (1948), Essais de psychanalyse,<br />
trad. fr., Paris, Payot, 1967.<br />
KLEIN M. (1966), Développement de la<br />
psychanalyse, trad. fr., Paris, Puf.<br />
KLEIN M. (1975), La Psychanalyse des<br />
enfants, Paris,Puf.<br />
KOENIGSBERG H., KAPLAN R., GIL-<br />
MORE M., COOPER M. (1985),<br />
« The relationship b<strong>et</strong>ween syndrome<br />
and personality disorder in DSM-III :<br />
experience with 2462 patients », Am J<br />
Psychiatry ; 142 : 207-12.<br />
KOHUT H. (2001), Le Soi, Paris,Puf.<br />
KOVESS-MASFETY V. (2001), Précarité<br />
<strong>et</strong> santé mentale, Paris, Doin.<br />
KRAFFT-EBING R. von (1893), Psychopathia<br />
sexualis, tr. fr., Castelnau-le-<br />
Lez (Hérault), éditions Climats, 1990.<br />
LABERGERE O. (1999), « Vener, de<br />
l’excitation au respect dans les<br />
banlieues », communication aux<br />
XVIII ◦ Journées de l’Information<br />
Psychiatrique, Fort de France.<br />
LACAN J. (1962-63), Le Séminaire 10,<br />
L’Angoisse, Paris, Seuil, 2004.<br />
LACAN J. (1975), Le Séminaire 1, Les<br />
Écrits techniques de Freud (les deux<br />
narcissismes), Paris, Seuil.<br />
LACAN J. (1978), Le Séminaire 2, Le<br />
Moi dans la théorie de Freud <strong>et</strong><br />
dans la technique de la psychanalyse<br />
(Question à celui qui enseigne), Paris,<br />
Seuil.<br />
LAING R. D. (1986), Sagesse, déraison<br />
<strong>et</strong> folie, Paris, Le seuil.<br />
LAPLANCHE J., PONTALIS J.-B.<br />
(1967), Vocabulaire de la psychanalyse,Paris,Puf.<br />
LE BRETON D. (1991), Passions du<br />
risque, Paris,Métailié.
292 BIBLIOGRAPHIE<br />
LE POULICHET S. (2002) Toxicomanies<br />
<strong>et</strong> psychanalyse : les narcoses du<br />
désir, Paris,Puf.<br />
LÉON I., BAUDIN M.-L., CONSOLI<br />
S.M. (1990), « Aspects psychiatriques<br />
des greffes d’organe », EMC-<br />
Psychiatrie, Paris, Elsevier, 11-1990.<br />
LEVY P., Si c’est un homme, Paris,<br />
Pock<strong>et</strong>, 1988.<br />
LOAS G. (2002), L’Anhédonie, Paris,<br />
Doin.<br />
LOAS G., KAPSEMBELIS V., CHA-<br />
PIROT C., LEGRAND A. (2000),<br />
L’anhédonie, l’insensibilité au plaisir,<br />
Paris, Doin.<br />
LOMBROSO C. (1895), L’Homme criminel,<br />
Paris, Alcan.<br />
LORENZ K. (1970), Essais sur le comportement<br />
animal, trad. fr., Paris,<br />
Seuil.<br />
LYONS-RUTH K., MASTERS N., WU<br />
J. (1991), « Issues in the identification<br />
and management of Münchausen<br />
syndrome by proxy », Infant Mental<br />
Health Journal, vol. 12, n ◦ 4, 309-<br />
320.<br />
MALHER M.S., PINE F., BERGMANN<br />
A. (1975), The psychological Birth of<br />
the Human Infant, NewYork,Basic<br />
Books, Inc., Publishers.<br />
MARIN D.B., WIDIGER T.A.,<br />
FRANCES A.J., GOLDSMITH S.,<br />
KOCSIS J. (1989), « Personality<br />
disorders : issues assessments », Psychopharmacology<br />
bull<strong>et</strong>in, vol. 25.<br />
MARTY P. (1958), « La relation d’obj<strong>et</strong><br />
allergique », Revue française de psychanalyse,<br />
22, n ◦ 1, 5-37.<br />
MARX K. (1844), Critique de la philosophie<br />
du droit chez Hegel, Paris,<br />
Aubier, 1971.<br />
MASTERSON J. (1976), The treatment<br />
of the borderline adolescent, a developmental<br />
approach, voir le site www.<br />
mastersoninstitute.org/<br />
MATZNEFF G. (1974), Les moins de<br />
seize ans, Paris, Julliard.<br />
MAURER D. (2001), La Vie à corps<br />
perdu, Montviron, Ed. des 3 monts.<br />
MAURER D. (2002), L’autre réalité,<br />
l’au-delà. L’hypothèse survivaliste<br />
aux états modifiés de conscience,<br />
Paris, Félin.<br />
MC GUIRE T.L., FELDMAN K.W.<br />
(1989), « Psychologic morbidity of<br />
children subjected to Münchausen<br />
syndrome by proxy », Pediatrics ;<br />
83 : 289-292.<br />
MEADOW R. (1985), « Management of<br />
Münchausen syndrome by proxy »,<br />
Archives of Disease in Childhood,<br />
60 : 385-393.<br />
MEDJADJI M., EL OUACHI H., BOUR-<br />
GEOIS D. (2001), « Existe-t-il une<br />
sociose cannabique d’allure psychotique?»,Synapse,<br />
n ◦ 177.<br />
MILLER A. (1983), C’est pour ton bien,<br />
Paris, Aubier.<br />
MISHIMA Y. (1971), Confessions d’un<br />
masque, Paris, Gallimard.<br />
MITCHELL I., BRUMMITT J., DEFO-<br />
REST J., FISCHER G. (1993),<br />
« Apnea and factitious illness (Münchausen<br />
syndrome) by proxy »,<br />
Pediatrics, 92, 6, 810-814.<br />
MONTET L. (2003), Tueurs en série,<br />
Paris, Puf.<br />
MORIZOT-MARTINEZ S., BRENOT M.,<br />
MARNIER J.-P. TRAPET P., GISSE-<br />
MAN A. (1996), « Angoisse d’abandon<br />
ou vie sans miroir », Neuropsychiatrie<br />
de l’enfance <strong>et</strong> de l’adolescence,<br />
44 (9-10).<br />
NeuroPsy News (2003), « Les syndromes<br />
psychotraumatiques », n ◦ spécial<br />
mars, (www.neuropsy.fr).<br />
NORTH C.S., RYALL J.O., RICCI<br />
D.M., WETZEL R.D. (1993), Multiple<br />
personalities, multiple disorders<br />
: psychiatric classification and<br />
media influence, New York, Oxford<br />
University Press.<br />
OLIVENSTEIN C. (1976), Il n’y a pas de<br />
drogués heureux, Paris, Laffont<br />
PEDINIELLI J.-L. (1992), Psychosomatique<br />
<strong>et</strong> alexithymie,Paris,Puf.<br />
PENN I., BUNCH D. (1971), « Psychiatric<br />
experience with patients recei-
BIBLIOGRAPHIE 293<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
ving renal and hepatic transplants »,<br />
in Psychiatric aspects of organ transplantation,<br />
(Castelnuovo-Tedesco P.<br />
Ed.), Grune and Stratton, Ed. NY,<br />
1971.<br />
PENOT B. (2003), « États-limites en<br />
hôpital de jour pour adolescents »,<br />
communication aux XIV ◦ Journées<br />
vidéo-psy, Montpellier, 19, 20,<br />
21 mars.<br />
PERNIOLA M. (1994), Il sex appeal<br />
dell’ inorganico, Milan, Einaudi Ed.<br />
PIAGET J., INHELDER B. (1966), La<br />
Psychanalyse de l’enfant, Paris, Puf.<br />
PIEL E., ROELANDT J.-L. (2001), « De<br />
la psychiatrie vers la santé mentale »,<br />
rapport de mission, juill<strong>et</strong>, on publié.<br />
PINATEL J. (1975), « Criminologie », in<br />
Bouzat, Pinatel, Traité de droit pénal<br />
<strong>et</strong> de criminologie, t. 3, Paris, Dalloz.<br />
PINATEL J. (2001), Histoire des<br />
sciences de l’homme <strong>et</strong> de la criminologie,<br />
Paris, L’Harmattan.<br />
PIRET B. (2002), « Précarité œdipienne,<br />
psychanalyse <strong>et</strong> psychiatrie<br />
publique », Rhizome, Bull<strong>et</strong>in national<br />
Santé mentale <strong>et</strong> précarité, n ◦ 8.<br />
POPE H.G., JONAS J.M., HUDSON<br />
J.L. <strong>et</strong> al. (1983), « The validity of<br />
DSM-III borderline personality disorder<br />
: a phenomenological, family history,<br />
treatment response, and longterm<br />
follow-up study », Arch. Gen<br />
Psychiatry ; 40 : 23-30.<br />
PUTNAM F.W. (1989), Diagnostic<br />
and treatment of MPD, NewYork-<br />
London, The Guilford Press.<br />
RABAIN J.-F. (1990), « Lasthénie de<br />
Ferjol ou l’obj<strong>et</strong> fantôme », Revue<br />
française de psychanalyse, 3, 735-<br />
759.<br />
RACAMIER P.-C. (1963), Les Schizophrènes,<br />
Paris, Payot, 1990.<br />
RANK O. (1924), Le Traumatisme de la<br />
naissance, Paris, Payot, 2002.<br />
RANNOU-DUBAS K., B. GOHIER<br />
(2002), « Les états-limites : aspects<br />
cliniques <strong>et</strong> psychopathologiques ou<br />
les limites dans tous leurs états »,<br />
communication Dinard du 9 oct.,<br />
à consulter sur le site : psyfontevraud.fr/psyangevine/publication.<br />
RESSLER R.K., BURGESS A.W.,<br />
HARTMAN C.R., DOUGLAS J.E.,<br />
MC CORMICK A. (1986), « Murderers<br />
who rape and mutilate », Journal<br />
of interpersonal violence, 1, 273-287.<br />
RICHARD D., SENON J.-L. (1999), Dictionnaire<br />
des drogues, des toxicomanies<br />
<strong>et</strong> des dépendances, Paris,<br />
Larousse-Bordas.<br />
RODRIGUEZ J., TROLL G. (2001),<br />
L’Art-thérapie, pratiques, techniques<br />
<strong>et</strong> concepts, Paris, Ellébore.<br />
ROSENFELD J. (1990), « Le dynamisme<br />
des dysfonctionnements interactifs<br />
précoces <strong>et</strong> les psychoses de<br />
l’enfant », Neuropsychiatrie de l’enfance,<br />
39 : 238-243.<br />
ROSOLATO G. (1981), « Étude des perversions<br />
<strong>et</strong> du fétichisme » in Le désir<br />
<strong>et</strong> la perversion, Paris, Seuil.<br />
ROSOLATO G. (1987), Le sacrifice,<br />
repères psychanalytiques, Paris,Puf.<br />
ROUDINESCO E., PLON M. (1997), Dictionnaire<br />
de la psychanalyse, Paris,<br />
Fayard.<br />
SADE D.-A.-F de, LesProspéritésdu<br />
vice, Paris, 10/18.<br />
SAFOUAN M. (1974), « Contribution à la<br />
psychanalyse du transsexualisme », in<br />
Études sur l’Œdipe, Paris, Seuil.<br />
SARACACEANU E., BOURGEOIS D.<br />
(1998), « Naissance d’un mythe<br />
moderne, A propos de Dracula <strong>et</strong> des<br />
perversions », Synapse, n ◦ 148.<br />
SAUNDERS E.B., AWAD G.A. (1991),<br />
« Male adolescent sexual offenders :<br />
exhibitionism and obscene phone<br />
calls », Child Psychiatry Hum dev., 2.<br />
SCHREIER H.A. (1992), « The perversion<br />
of mothering : Münchausen syndrome<br />
by proxy », The Bull<strong>et</strong>in of the<br />
Menninger Clinic, 56, 421-437.<br />
SCHREIER H.A., LIBOW J. (1993),<br />
« Münchausen syndrome by proxy :<br />
diagnosis and prevalence », Am. J.<br />
Orthopsychiatry, 63, 318-321.
294 BIBLIOGRAPHIE<br />
SEARLES H. (1994), Mon expérience<br />
des états-limites, Paris, Gallimard.<br />
SEARLES H.(1977), L’Effort pour<br />
rendre l’autre fou, Paris, Gallimard.<br />
SEMPRUN J. (1996), L’écriture ou la vie,<br />
Paris, Gallimard.<br />
SERIEUX P., CAPGRAS J. (1902), Les<br />
Folies raisonnantes : les délires d’interprétation,<br />
Marseille, Lafitte, 1982.<br />
SEYLE H. (1975), Le Stress de la vie,<br />
Paris, Gallimard.<br />
SIGNORET B., DESCHAMPS F. (2002),<br />
« Workaholism ou l’intoxication par<br />
le travail », Concours médical, vol.<br />
124, n ◦ 3.<br />
SILVER R., HOLMAN E., MC INTOSH <strong>et</strong><br />
col. (2002), « Nationwide longitudinal<br />
study of psychological responses<br />
to september 11 », JAMA ; 288,1234-<br />
44.<br />
SILVERMAN M.A. (1982), « A nine<br />
year old’s use of the telephone : symbolism<br />
in statu nascendi », Psychoanal<br />
Q., 51,598-611.<br />
SPITZ R. (1966), De la naissance à la<br />
parole. La première année de la vie,<br />
Paris, Puf, 2002.<br />
STERN D.N. (1985), Le Monde interpersonnel<br />
du nourrisson, Paris,Puf.<br />
STERN D.N. (1989), « Implications of<br />
research of infant development for<br />
psycho-dynamic theory and practice<br />
», Journal of the American Academy<br />
of Child Psychiatry, 28.<br />
STOKER B. (1897), Dracula, London,<br />
Ed. Archibald Constable ; tr. fr. Arles,<br />
Actes Sud, 2001.<br />
STOLLER R.J. (1968), Sex and gender :<br />
on the development of masculinity<br />
and femininity, New York, Science<br />
house Ed.<br />
STONE M.-H. (1999), « Les Etatslimites<br />
: évolution à long terme »,<br />
Psychiatrie française, 30-3.<br />
TRIBOLET S. (1998), « Troubles dissociatifs<br />
de l’identité : auparavant personnalité<br />
multiple », Nervure, vol. 11,<br />
n ◦ 7.<br />
VERNET A. (1998), « Du tatouage »,<br />
Synapse, n ◦ 142.<br />
VIEDERMAN M. (1974), « Adaptive and<br />
Maladaptive regression in hemodiaysis<br />
», Psychiatry, 37, 68-77.<br />
VILLERBU L.M., BOUCHARD C.<br />
PIGNOL P., DOUVILLE O. (1992),<br />
« Épidémiologie <strong>et</strong> psychopathologie<br />
en techniques projectives à partir du<br />
Rorschach <strong>et</strong> du T.A.T », Bull<strong>et</strong>in de<br />
Psychologie, « Les méthodes projectives<br />
<strong>et</strong> leurs applications pratiques »,<br />
mai-juin 1992, n ◦ 406, t. XLV : 545-<br />
557.<br />
WALLON H. (1949), Les Origines du<br />
caractère chez l’enfant, Paris,Puf.<br />
WATZLAWICK P., HELMICK BEAVIN J.,<br />
JACKSON D.D. (1972), Une logique<br />
de la communication, Paris, Seuil.<br />
WIDLÖCHER D. (1984), « La Psychanalyse<br />
devant les problèmes de classification<br />
», Confrontations Psychiatriques,<br />
n ◦ 24.<br />
WINNICOTT D. (1969), De la pédiatrie<br />
à la psychanalyse, trad. fr. J. Kalmanovitch,<br />
Paris, Payot.<br />
WINNICOTT D. (1975), « Obj<strong>et</strong>s transitionnels<br />
<strong>et</strong> phénomènes transitionnels<br />
» in Jeu <strong>et</strong> réalité. L’espace<br />
potentiel, Paris, Gallimard.<br />
WINNICOTT D. (1994), Déprivation <strong>et</strong><br />
délinquance, Paris, Payot.<br />
WOLBERG A. (1952), The borderline<br />
patient, New York, Intercontinental<br />
medical book, 1973.<br />
WOODBURRY M.A. (1966), « L’équipe<br />
thérapeutique », Information psychiatrique,<br />
n ◦ 10, 1035-1142.<br />
YOURCENAR M. (1973), Mishima ou la<br />
vision du vide, Paris, Gallimard.<br />
ZAZZO R., ANZIEU D., BOWLBY J.,<br />
CHAUVIN R. (dir.) (1996), L’Attachement,<br />
Lonay (Suisse), Delachaux <strong>et</strong><br />
Nieslé.<br />
ZORN F., Mars, Paris, Gallimard, 1995.
LISTE DES CAS<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 1 – Une généalogie géologique, 23<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 2 – L’enfant non réparateur, 37<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 3–Unpèrepervers, 98<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 4 – Pour une permission, 99<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 5–Leclivage, 99<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 6. – La mort, 111<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 7 – Une prostitution domestique, 122<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 8 – Un couple soudé par la dysharmonie, 122<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 9 – Transsexuel <strong>et</strong> psychopathe, 130<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 10 – Un enfant loyal, 134<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 11 – Une mère indigne, 137<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 12 – La survivante, 138<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 13 – Une bouffée délirante dérangeante, 154<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 14 – Une femme facile, 158<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 15 – Un rituel comblant, 169<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 16 – Un personnage de Chagall, 184<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 17 – Madame Chocolat, 185<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 18 – L’enfance d’un psychopathe, 188<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 19 – Comment m<strong>et</strong>tre ses parents dans<br />
l’embarras ! 191
296 LISTE DES CAS<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 20 – Une vie entre les vides, 205<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 21 – Virtuel, réel <strong>et</strong> symbolique, 219<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 22 – Comment payer ?, 226<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 23 – Injonction de soin ou injonction à <strong>soigner</strong>, 233<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 24 – Le provocateur, 250<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 25 – L’inconsolable, 254<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 26 – L’éducation par le travail, 261<br />
Vign<strong>et</strong>te clinique n ◦ 27 – Les doigts, 263
INDEX<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
A<br />
abandonnisme, abandonnique 8, 19, 20,<br />
26, 68, 71, 206, 219, 274,<br />
275<br />
addiction 6, 45, 63, 65, 143, 238, 255<br />
adolescence 47, 50, 60, 68<br />
adoption 26, 27, 131<br />
alcool, alcoolisme 6, 89, 110, 121, 122,<br />
128, 145, 147–149, 159, 161,<br />
189, 219, 230, 239, 240, 248,<br />
256, 258<br />
alcoolisme fœtal 192, 274<br />
alexithymie 62, 67, 104, 157<br />
algolagnie 92, 120, 152<br />
Amok (crise d’) 49, 125, 174<br />
amour primaire 36<br />
angoisse 18, 144, 150, 179<br />
collective 123<br />
d’abandon 59<br />
de castration 129, 164, 216, 217<br />
de la page blanche 216<br />
de la temporalité 152<br />
de morcellement 143, 146<br />
de mort 28, 216, 217<br />
de néantisation 217<br />
du huitième mois 40, 46<br />
parentale 36, 186<br />
anhédonie 22, 143, 190<br />
anorexie 6, 28, 146, 151, 179, 214<br />
ascétisme mystique 185<br />
autisme, autiste 20, 24, 25<br />
aviophilie 146<br />
B<br />
body art 13, 79<br />
bondage 119, 152<br />
bouc émissaire 89<br />
bouffée délirante 29, 36, 38, 41, 50,<br />
156, 157, 169, 171, 190, 238<br />
boulimie 6, 31, 39, 145, 148, 180<br />
C<br />
ça lacunaire 36, 256, Voir aussi lacune,<br />
lacunose<br />
cadre, contrat 219, 220, 235<br />
cancer 61–64, 177, 232<br />
caractéropathie 77, 85, 87, 88, 122,<br />
131, 186, 187, 218<br />
castration<br />
chimique 232<br />
chirurgicale 231<br />
catharsis 61, 66<br />
chocolatomanie 145, 148, 184<br />
chorale 209<br />
chorée de Huntington 176<br />
craving 63, 145, 150, 159, 162<br />
culpabilité 7, 24, 59, 64, 94, 97, 144,<br />
156, 159, 184, 186, 189, 233,<br />
264, 266<br />
nostalgique 28<br />
danse 207<br />
D
298 INDEX<br />
débilité<br />
affective 24<br />
intellectuelle 77<br />
mentale 274<br />
defusing 72<br />
délire 156<br />
autoérotique 13<br />
collectif 90<br />
de filiation 38<br />
dissociatif 175<br />
interprétatif 256<br />
libérateur 50<br />
mégalomaniaque 50<br />
mystique 50<br />
paranoïaque 5, 50, 148<br />
parthénogénétique 16<br />
dépression 63, 178<br />
à connotation hostile 247<br />
anaclitique 61, 63, 68, 79, 89–91,<br />
120, 159, 205, 233<br />
anxio- 178, 185<br />
d’épuisement 155, 238<br />
mélancolique 238<br />
maniaco- 86, 157, 284<br />
maternelle 128<br />
névrotique 238<br />
dépressivité 22, 39, 58, 60, 264<br />
fondamentale 51, 144, 189<br />
latente 58<br />
dessin, peinture 210<br />
déviants sociaux 5, 259<br />
différentiation/indifférentiation<br />
sexuelle 113, 114, 200<br />
dol victimaire 140<br />
drogue du viol 162<br />
dysharmonie évolutive 35, 47, 68<br />
dysphorie 22, 31, 127, 130<br />
E<br />
élève relais 272<br />
enfant<br />
en difficulté 273<br />
handicapé 156, 187<br />
instrumentalisé 19<br />
maltraité 276<br />
objectalisé 19<br />
réparateur 37, 187<br />
transsexuel 129<br />
virtuel 156<br />
enveloppement humide thérapeutique<br />
206<br />
érotomanie 134, 163, 230<br />
escalade 207<br />
eumorphisme 15<br />
eutonie 210<br />
exhibitionnisme 129, 153, 163, 164<br />
F<br />
fantasme 27<br />
actif 120<br />
archaïque 181<br />
d’évasion 260<br />
d’incorporation 145<br />
d’omnipotence 23<br />
de fin du monde 35<br />
de non-refl<strong>et</strong> dans le miroir 112<br />
de possession 200<br />
de prostitution 121<br />
identificatoire morbide 175<br />
passif 120<br />
pervers Voir pervers<br />
régressif 52<br />
satanique 125<br />
fétiche, fétichisme 113, 120, 180, 200,<br />
220<br />
fibromyalgie 178<br />
filiation 27, 38<br />
fonction<br />
alpha VIII<br />
anthropomorphique 211<br />
formaliste 211, 214<br />
symbolique 211, 214<br />
for-da 19, 237, 247<br />
G<br />
gambling 149<br />
gémellité 15, 183<br />
gérontophilie 109<br />
greffe, transplantation 14, 77, 78
INDEX 299<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
H<br />
hammam 206<br />
harcèlement 74<br />
moral 116, 117, 284<br />
professionnel 92, 134, 160, 284<br />
scatologique téléphonique 117,<br />
163, 164<br />
sexuel 92<br />
homoérotisme 39, 131<br />
homosexualité, homosexuel(le) 37, 39,<br />
87, 100–102, 117, 129<br />
hospitalisme 20, 23, 24, 26, 71<br />
hydrothérapie 207<br />
hyperesthésie relationnelle 22<br />
hypochondrie 38, 39, 88, 133<br />
hystérie 12, 87, 157, 177, 189, 193,<br />
249, Voir aussi psychose<br />
identité 10, 26, 41, 54, 78, 129, 192,<br />
264<br />
infranarrative 27<br />
infraverbale 27<br />
narrative 27, 66, 173<br />
sexuelle 13, 46<br />
impasse<br />
identitaire 129<br />
relationnelle 220<br />
inceste, incestueux(se), incestuel(le)<br />
15, 23, 59, 106, 139, 163,<br />
183, 229, 283<br />
kleptomanie 6, 190<br />
I<br />
K<br />
L<br />
lacune, lacunose 5, 36, 44, 45, 64, 79,<br />
143, 149, 150, 175, 207, 217,<br />
278, 279, 281<br />
lobotomie, lobectomie 232<br />
M<br />
maladie de Parkinson 176<br />
masochisme 53, 73, 115, 116, 120, 123,<br />
129, 139, 161, 200<br />
moral 22, 57, 91, 190<br />
sexuel 119, 120, 163<br />
Mauz (règle de) 171<br />
médications psychotropes ou<br />
polyvalentes 238<br />
moi lacunaire 10, 47, 167, 256,<br />
Voir aussi lacune, lacunose<br />
Moi-peau 139, 207<br />
mutilation 53, 130<br />
auto– 31, 137, 262, 263<br />
mythe 51, 91, 119, 201, 244<br />
d’Abraham 245<br />
d’Ève 157<br />
de la horde primitive 213<br />
de Narcisse 105, 201<br />
du Golem 119<br />
parthogenétique 249<br />
N<br />
narcissique<br />
éréthisme – 249<br />
béance – 45, 264, 265<br />
carence, faille – XII, 8, 20, 26, 34,<br />
36, 54, 91, 138, 143, 174,<br />
175, 186, 188, 190, 231, 241,<br />
254<br />
effondrement – 20, 38, 59, 61,<br />
174, 262<br />
organisateur – 270<br />
rétrécissement – 39<br />
séduction – 22, 23<br />
traumatisme – 46, 71, 178, 266,<br />
279<br />
narcissisation, renarcissisation 15, 44,<br />
46, 47, 61, 63, 67, 118, 135,<br />
147, 174, 204, 207, 208,<br />
210–212, 235, 255, 257, 271,<br />
272, 278–280<br />
narcissisme XII, 35<br />
archaïque 113<br />
collectif 167, 244<br />
gigogne 244<br />
palliatif 194<br />
parental 36, 49<br />
primaire 67, 105, 201, 215
300 INDEX<br />
primaire absolu 36<br />
primaire infantile 35<br />
secondaire 38, 105, 215<br />
nécrophage, nécrophilie 110, 112<br />
névrose<br />
d’échec 48, 57, 255<br />
de guerre 72<br />
hystérique 87<br />
obsessionnelle 4, 87<br />
pseudo– 88<br />
nursing VIII, 26, 207<br />
O<br />
objectalisation 109, 121, 262<br />
Œdipe 9, 35, 36, 46, 47, 68, 87, 128,<br />
213<br />
pré– 86<br />
pseudo– 43, 54<br />
ordalie, ordalique 50, 52, 59, 60, 112,<br />
146, 153, 161, 190, 221<br />
organisateur 40, 46, 68, 85<br />
narratif 173<br />
P<br />
pack 206<br />
paranoïa, paranoïaque 35, 87, 93, 117,<br />
134, 136, 235<br />
paraphilie 101, 156, 163<br />
parole 66, 257<br />
des victimes 69<br />
groupe de – 122, 204<br />
porte- 91<br />
parthénogenèse 249<br />
passion, passionnel(le) XII, 7, 22, 123,<br />
230<br />
pathomimie 133, 194<br />
pédophilie 102, 105, 115, 136, 163,<br />
165, 184, 229, 233<br />
féminine 84<br />
homosexuelle 163<br />
incestueuse 98, 109, 228, 234<br />
personnalité multiple 10, 12, 45<br />
pervers<br />
constitutionnel 86, 191, 230<br />
narcissique 23<br />
polymorphe 104, 129<br />
sexuel 6, 98, 101, 103, 122, 189,<br />
260<br />
pervers(e)<br />
fétichiste – 113<br />
fantasme – 113, 122<br />
relation – 97, 113, 114, 137<br />
perversion<br />
d’obj<strong>et</strong> 105<br />
détection de la – 229<br />
de l’intime 115<br />
de moyen 65, 115<br />
institutionnelle 160, 261<br />
poly– 110<br />
pseudo– de caractère 88<br />
phobie 49<br />
d’impulsion 38<br />
du miroir 212<br />
sociale 208<br />
piercing 14<br />
pléthysmographie pénienne 231<br />
porno-addiction 162<br />
position dépressive paranoïde 18, 243,<br />
250<br />
potomanie 145, 146<br />
pseudo-latence 29, 35, 39, 43, 46, 54,<br />
75, 273<br />
psychiatrie écologique 24<br />
psychonévrose 4<br />
psychose 25, 284<br />
blanche 22<br />
du post-partum 36<br />
focale 6, 181, 184<br />
hystérique 4, 12, 195<br />
mélancolique 38<br />
obsessionnelle 170<br />
pré– 87<br />
pseudo– de caractère 89<br />
toxique 171<br />
psychosomatique 47, 53, 61, 175–177,<br />
179, 204, 207<br />
pyromanie 162, 190
INDEX 301<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
R<br />
relation<br />
érotique 121<br />
d’aide, thérapeutique 64, 66, 86,<br />
205, 214, 221, 227, 252, 258,<br />
265, 280<br />
d’emprise 49<br />
horizontale 202<br />
mère/enfant 84<br />
mère/fille 185<br />
néo – d’obj<strong>et</strong> addictive 149<br />
psychothérapique 135<br />
sexuelle 110, 113, 117, 130, 139<br />
transférentielle 202, 203<br />
verticale 202<br />
relation d’obj<strong>et</strong> 146, 219<br />
ambivalente 22<br />
post-œdipienne 58<br />
primitive intériorisée 9<br />
relaxation 209<br />
résilience 35, 51, 61, 65, 66, 69, 108,<br />
141, 267, 269<br />
pouvoir de – 67<br />
sadisme 92, 113–116, 120, 161, 200,<br />
223<br />
mental 116<br />
physique 118<br />
sexuel 118<br />
sadomasochisme 60, 92, 94, 95, 111,<br />
123, 159, 161, 173, 221<br />
sanctuaire 144, 245, 253, 254<br />
scarification 127, 137, 146, 190, 207,<br />
262<br />
auto– 53, 263<br />
schizophrénie 4, 5, 11, 25, 29, 38, 49,<br />
59, 77, 84, 85, 87, 176<br />
blanche 87<br />
pré- 4<br />
sclérose en plaque 176<br />
sculpture, modelage 209<br />
secte 90, 166<br />
self<br />
auxiliaire 182<br />
S<br />
faux – 8, 10, 19, 28, 44, 65, 68,<br />
90, 113, 120, 125, 129, 133,<br />
167, 174, 182, 222<br />
grandiose 202<br />
groupal 202, 204<br />
par procuration 58, 222<br />
paradoxal 174<br />
sex addiction 104, 149, 155, 157, 159,<br />
162<br />
sniffing 152, 153<br />
sociopathie, sociopathe XII, 5, 6, 11,<br />
19, 192, 194<br />
soins esthétiques 210<br />
souffrance psychique XI, XII, 5, 19, 24,<br />
35, 45, 91, 120, 134, 136,<br />
170, 172, 173, 209, 214, 227,<br />
233, 251<br />
de l’adolescent 47, 51<br />
de l’enfant 114, 277<br />
en milieu scolaire 272<br />
stress 11, 31, 62, 177, 262<br />
styxose 4, 20, 29, 53<br />
suicide 47, 49, 51, 52, 59, 64, 132, 137,<br />
174, 225, 230, 255, 261, 263,<br />
267, 272<br />
syndrome<br />
de Ganser 6, 193, 260, 262<br />
de Job 254<br />
de Klinefelter 131<br />
de Lasthénie de Ferjol 6, 127,<br />
132, 138<br />
de Münchausen 6, 24, 78, 127,<br />
133, 138, 178, 224, 276<br />
de Marx 93<br />
de Prader-Willis 77<br />
de Prométhée 91<br />
de Silverman 276<br />
du bébé secoué 276<br />
post-traumatique 72, 74, 76, 178,<br />
208<br />
T<br />
tatouage 14, 248, 264<br />
thanatophilie 111<br />
théâtre 209<br />
topique(s) 10, 23, 40, 44, 203, 217
302 INDEX<br />
toxicomane, toxicomanie 6, 31, 51, 54,<br />
63–65, 121, 122, 143, 144,<br />
146–152, 161, 167, 189, 203,<br />
204, 220, 224, 230, 239, 246<br />
training autogène 210<br />
transgénérationnel(le) 16, 37, 69, 109,<br />
141, 172, 177, 248, 252, 255,<br />
270, 272, 284<br />
transsexualisme, transsexuel(le) 13,<br />
122, 127–129, 184, 214<br />
traumatisme<br />
désorganisateur 35, 64, 65, 69, 71,<br />
76, 271<br />
désorganisateur précoce 9, 12, 22,<br />
29, 39, 43, 108<br />
désorganisateur tardif 35, 39, 47<br />
de la naissance 41<br />
identitaire 79<br />
insidieux 70, 107<br />
narcissique Voir narcissique<br />
organique 74<br />
sur– 71, 264<br />
travestisme 130, 163<br />
trouble (grave) de la personnalité 3, 5,<br />
30, 31, 148<br />
vincilagnie 120<br />
V
TABLE DES MATIÈRES<br />
PRÉFACE<br />
VII<br />
AVANT-PROPOS<br />
XI<br />
PREMIÈRE PARTIE<br />
COMPRENDRE LES ÉTATS-LIMITES<br />
1. Les états-limites : passer de la nosographie actuelle à une<br />
troisième entité 3<br />
Le paradigme actuel 3<br />
La lacunose 5<br />
Approches plurielles du phénomène état-limite : de l’importance<br />
du trait d’union 8<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
2. Des origines supposées du problème : la constellation des<br />
apports théoriques 17<br />
Le concept d’état-limite 17<br />
Des limites du concept d’état-limite 29<br />
Les tests psychométriques standardisés <strong>et</strong> les tests projectifs 33<br />
Le réservoir libidinal <strong>et</strong> son contenu 35<br />
3. Psychogenèse comparée des états-limites <strong>et</strong> des autres<br />
dispositions psychiques 43<br />
Traumatisme désorganisateur précoce, pseudo-Œdipe,<br />
pseudo-latence 43<br />
Puberté <strong>et</strong> adolescence, périodes favorables aux traumatismes<br />
désorganisateurs tardifs 47
304 TABLE DES MATIÈRES<br />
4. La constellation borderline 57<br />
La dépression anaclitique 57<br />
Des contours au contenu de la dépression anaclitique, 57 • Dépression<br />
<strong>et</strong> contexte de maladie mortelle, 61<br />
Résilience <strong>et</strong> dysharmonie évolutive 65<br />
La résilience, 65 • La dysharmonie évolutive, 68<br />
5. Les situations expérimentales de traumatisme narcissique 71<br />
Syndromes de stress post-traumatique 71<br />
Aspects sociologiques, 71 • Aspects thérapeutiques, 74<br />
Les positionnements traumatiques liés à des handicaps, des<br />
maladies ou des transplantations d’organe 76<br />
Narcissisme <strong>et</strong> handicap, 76 • La transplantation d’organe : un<br />
traumatisme narcissique expérimental, 77<br />
DEUXIÈME PARTIE<br />
L’ÉTAT-LIMITE DE LA PERSONNALITÉ DÉTERMINE LA CLINIQUE<br />
6. Les aménagements comme supports de la clinique du quotidien 83<br />
Préliminaires 83<br />
Aménagements caractériels 85<br />
Le suj<strong>et</strong> borderline <strong>et</strong> son entourage 88<br />
Les personnalités dites « pseudo-névroses de caractère », 88<br />
• Les suj<strong>et</strong>s dits « pseudo-psychoses de caractère », 89<br />
• « Pseudo-perversions de caractère », 91<br />
• Les traits de<br />
caractère masochiste moral (syndrome de Prométhée), 91<br />
7. Aménagements pathologiques : les perversions 97<br />
Le cadre de la rencontre 97<br />
Difficultés nosographiques 100<br />
Du narcissisme à la clinique 103<br />
Perversions d’obj<strong>et</strong> 105<br />
Pédophilie, 105 • Gérontophilie, nécrophilie, thanatophilie, 109<br />
• Coupeurs de nattes, fétichistes, 113<br />
• Zoophilie ou<br />
bestialité, 114<br />
Perversions de moyen 115<br />
Les perversions de l’intime, 115 • Sadisme <strong>et</strong> masochisme, 116<br />
8. Syndromes autonomes constituant l’équivalent d’une mise en<br />
échec inconsciente d’un interlocuteur masculin 127<br />
Les dysphories de genre 127
TABLE DES MATIÈRES 305<br />
Syndrome de Lasthénie de Ferjol 132<br />
Syndrome de Münchausen 133<br />
Les scarifications 137<br />
9. Les aménagements addictifs comme indices de la structure<br />
psychique lacunaire 143<br />
Les autres addictions : une constellation en expansion 149<br />
Intrication perversion-addiction 152<br />
La psychodépendance dans l’engagement religieux <strong>et</strong> les<br />
phénomènes sectaires 165<br />
10. Autres issues du tronc commun borderline 169<br />
Issues pseudo-névrotiques 169<br />
Issues pseudo-psychotiques 171<br />
Issues psychosomatiques 175<br />
Anorexie-boulimie 179<br />
L’anorexie comme refus de la féminité, 183 • L’anorexie comme<br />
psychose focale, 184<br />
Troubles caractériels <strong>et</strong> aménagements psychopathiques 186<br />
Troubles caractériels, 186<br />
• Aménagements psychopathiques,<br />
188<br />
Le syndrome de Ganser : de l’hystérie aux états-limites 193<br />
TROISIÈME PARTIE<br />
SOIGNER LES ÉTATS-LIMITES<br />
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />
11. Stratégies thérapeutiques <strong>et</strong> tactiques d’approche des<br />
états-limites 199<br />
Objectifs théoriques de la prise en charge 199<br />
L’approche psychocorporelle <strong>et</strong> art-thérapique 206<br />
De l’approche psychocorporelle à l’art-thérapie, 206<br />
• L’artthérapie<br />
comme moyen d’accès à l’archaïque, 213<br />
Les approches sociothérapeutiques <strong>et</strong> chimiothérapiques 222<br />
Le contexte soignant, 222 • Psychothérapies <strong>et</strong> réapprentissages,<br />
228 • Les traitements médicalisés, 231<br />
12. Des troubles de la personnalité aux troubles de l’identité 241<br />
Les jeunes issus de l’immigration maghrébine 242<br />
Approche sociopsychologique, 242 • La violence comme loi ultime,<br />
248 • Variantes de l’intégration, 251<br />
Les exclus sans domicile fixe (SDF) 252
306 TABLE DES MATIÈRES<br />
Les détenus 259<br />
Les déportés des camps de concentration <strong>et</strong> d’extermination 266<br />
13. Peut-on envisager une prévention des états-limites ? 269<br />
Prévention primaire 270<br />
Les enfants <strong>et</strong> les adolescents, 271<br />
• Les adultes, 277<br />
P<strong>et</strong>ite narcissismologie de la vie quotidienne 278<br />
Prévention secondaire <strong>et</strong> prévention tertiaire 280<br />
CONCLUSION 283<br />
BIBLIOGRAPHIE 287<br />
LISTE DES CAS 295<br />
INDEX 297
PSYCHOTHÉRAPIES<br />
Didier Bourgeois<br />
COMPRENDRE ET SOIGNER<br />
LES ÉTATS-LIMITES<br />
Le concept d’état-limite (borderline) a été créé pour tenter de décrire<br />
des personnalités que ni la dichotomie psychose/névrose ni les items<br />
du DSM-IV ne peuvent aider à appréhender complètement.<br />
• Ces personnalités révèlent à la fois des atteintes névrotiques<br />
(instabilité, mésestime de soi, hypersensibilité, destin victimaire…)<br />
<strong>et</strong> des mécanismes psychotiques (déni, clivage…).<br />
• On les r<strong>et</strong>rouve dans tous les domaines de la pathologie psychiatrique<br />
(troubles de la personnalité <strong>et</strong> de l’identité, perversions,<br />
addictions, troubles du comportement alimentaires…).<br />
• Leur point commun est une faille narcissique primordiale.<br />
Ce concept a été jusqu’à présent étudié surtout dans son aspect<br />
théorique. Or c<strong>et</strong>te pathologie très répandue (elle atteindrait 30 %<br />
des demandes de consultations) doit être reconnue dans sa spécificité<br />
pour être soignée comme il convient.<br />
Dans c<strong>et</strong> ouvrage clair <strong>et</strong> compl<strong>et</strong>, illustré de vingt-sept vign<strong>et</strong>tes<br />
cliniques, l’auteur nous donne les outils pour reconnaître le suj<strong>et</strong><br />
borderline. Il décrit de façon exhaustive la clinique du suj<strong>et</strong> borderline.<br />
Il nous apporte les éléments pour le <strong>soigner</strong>, en travaillant<br />
notamment sur les carences narcissiques. Il traite enfin de la prévention.<br />
Ce livre s’adresse à toutes les personnes susceptibles de rencontrer<br />
des suj<strong>et</strong>s borderline dans l’exercice de leur profession : personnel<br />
médical <strong>et</strong> paramédical (psychiatres, psychothérapeutes, infirmiers)<br />
mais aussi travailleurs du champ socio-éducatif <strong>et</strong> de réhabilitation :<br />
foyers pour adolescents, maisons de r<strong>et</strong>raite, prison, CHRS…<br />
DIDIER BOURGEOIS<br />
est psychiatre hospitalier<br />
<strong>et</strong> chef de service d’un<br />
secteur de psychiatrie<br />
générale. Il bénéficie<br />
d’une expérience<br />
complémentaire<br />
de praticien auprès<br />
de détenus ainsi qu’auprès<br />
de grands marginaux<br />
<strong>et</strong> résidents de centres<br />
d’hébergement.<br />
ISBN 2 10 048860 0<br />
www.dunod.com