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Les conduites addictives

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Alain MOREL<br />

Jean-Pierre COUTERON<br />

<strong>Les</strong> <strong>conduites</strong><br />

<strong>addictives</strong><br />

Comprendre, prévenir,<br />

soigner


<strong>Les</strong> <strong>conduites</strong><br />

<strong>addictives</strong>


Dans la Collection Psychothérapies<br />

Derniers ouvrages parus<br />

G. Loas, M. Corcos, Psychopathologie de la personnalité dépendante<br />

R. Jaitin, Clinique de l'inceste fraternel<br />

L. Jehel, G. Lopez et al., Psychotraumatologie. Évaluation, clinique, traitement<br />

S. Rusinek, Soigner les schémas de pensée. Une approche de la restructuration<br />

cognitive<br />

FF2P, Être psychothérapeute. Questions, pratiques, enjeux<br />

G. Lopez, A. Sabouraud-Séguin, L. Jehel, Psychothérapie des victimes.<br />

Traitements, évaluation, accompagnement (2 e ed.)<br />

C. Ballouard, Le travail du psychomotricien (2 e ed.)<br />

J. Audet, J.-F. Katz, Précis de victimologie générale (2 e ed.)<br />

E. Marc, A. Delourme et al., La supervision en psychanalyse et psychothérapie<br />

A. Bioy, D. Michaux et al., Traité d'hypnothérapie<br />

A.-M. Cariou-Rognant, A.-F. Chaperon, N. Duchesne, L’affirmation de soi par le<br />

jeu de rôle en thérapie comportementale et cognitive<br />

J.-P. Matot, C. Frisch-Desmarez, et al., <strong>Les</strong> premiers entretiens thérapeutiques<br />

avec l'enfant et sa famille<br />

H. Gomez, Guide de l'accompagnement des personnes en difficulté avec<br />

l'alcool<br />

J.-M. Thurin, M. Thurin, B. Lapeyronie, X. Briffault, Évaluer les psychothérapies.<br />

Méthodes et pratiques<br />

L. Morasz, F. Danet, Comprendre et soigner la crise suicidaire<br />

Du même auteur<br />

Soigner les toxicomanes, A. Morel, F. Hervé, B. Fontaine, 2 e ed. 2003<br />

Prévenir les toxicomanies, coordonné par A. Morel, 2004


Alain MOREL<br />

Jean-Pierre COUTERON<br />

<strong>Les</strong> <strong>conduites</strong><br />

<strong>addictives</strong>


© Dunod, Paris, 2008<br />

ISBN 978-2-10-053522-4


SOMMAIRE<br />

REMERCIEMENTS<br />

VII<br />

INTRODUCTION 1<br />

PREMIÈRE PARTIE<br />

COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC<br />

L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

1. Pourquoi une approche expérientielle de l’addiction ? 15<br />

2. Le modèle expérientiel et systémique des addictions 33<br />

3. Quatre clés pour comprendre les drogues 37<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

4. Quatre clés pour comprendre les addictions 65<br />

DEUXIÈME PARTIE<br />

FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

5. Enjeux et fondements de l’intervention sociale 95<br />

6. Sens et finalité de l’intervention sociale 131<br />

7. Stratégies et modalités de l’intervention 161


VI<br />

SOMMAIRE<br />

TROISIÈME PARTIE<br />

PRÉVENIR ET ACCOMPAGNER<br />

8. La prévention, évolutions et bilan 191<br />

9. La prévention est la clé de voûte de toute politique des drogues 213<br />

10. Deux priorités : l’éducation préventive et l’intervention précoce 225<br />

QUATRIÈME PARTIE<br />

ACCOMPAGNER ET SOIGNER<br />

11. Une définition actualisée du soin en addictologie 243<br />

12. Une pluralité de modes d’intervention 267<br />

CONCLUSION 297<br />

BIBLIOGRAPHIE 299<br />

INDEX 311<br />

TABLE DES MATIÈRES 317


REMERCIEMENTS<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

À<br />

nos épouses, Catherine Péquart et Marina Stephanoff, et à nos<br />

enfants qui ont supporté nos fréquentes et longues immersions<br />

dans l’univers de ce livre.<br />

À André Therrien, psychosociologue, directeur et fondateur de l’Association<br />

québécoise de gestion expérientielle, qui a beaucoup contribué,<br />

par ses travaux, ses qualités de formateur, ses commentaires directs<br />

et chaleureux, et son amitié, à ce que nous nous passionnions pour<br />

l’approche expérientielle des addictions. À Jean-Pol Tassin, professeur<br />

de pharmacobiologie au Collège de France qui a fait une relecture très<br />

précise et attentive de nos pages sur la psychobiologie des addictions. À<br />

Serge Boarini, philosophe, avec qui nous avons partagé avec plaisir nos<br />

réflexions sur le bonheur. À Michel Lefebvre, Françoise Bergamaschi,<br />

Véronique Lefebvre, directeur et chargées de mission de l’ACET qui,<br />

depuis des années, nous encouragent et nous aident à mettre en « langage<br />

commun » nos idées et nos conceptions. À Marie Villez, ancienne<br />

présidente de l’ANIT qui nous a toujours apporté un soutien précieux.<br />

À Jean-François Valette, directeur de l’association Aides-Alcool à Lyon<br />

ainsi qu’à Véronique Grolleau, Hervé Prévert et tous les animateurs<br />

de l’Association pour la recherche et la promotion des approches<br />

expérientielles. À Patrice Hémery, Jean-François Guignard et le Réseau<br />

Oté de la Réunion, Monique Bounab et AID-11, et tant d’autres qui,<br />

sans autre bénéfice qu’humain, professionnel et intellectuel, mettent<br />

leur énergie au service du développement d’une vision globale de la<br />

prévention des addictions, et qui, nous l’espérons, se retrouveront dans<br />

cet ouvrage. À Patrick Fouilland, médecin et président de la Fédération<br />

des acteurs de l’alcoologie et de l’addictologie avec qui les échanges sont<br />

à chaque fois vivifiants. À nos proches collaborateurs et à nos équipes<br />

d’Oppelia, du Trait d’Union et du CEDAT avec lesquels nous partageons<br />

au jour le jour la pratique que nous avons tenté de théoriser et qui nous y


VIII<br />

REMERCIEMENTS<br />

ont beaucoup aidés. À nos collègues et amis de l’Association nationale<br />

des intervenants en toxicomanie avec lesquels nous nous battons depuis<br />

des années pour promouvoir des conceptions et une éthique qui sont à la<br />

base de ce livre, en espérant qu’il les confortera dans ce combat autant<br />

qu’ils nous ont confortés à ne pas renoncer. À ceux aussi de l’Association<br />

française de réduction des risques, avec lesquels les rapprochements de<br />

ces dernières années sont riches de nouvelles perspectives, à ceux du<br />

conseil d’administration de la Fédération française d’addictologie. À<br />

tous nos relecteurs, et à tous ceux que nous n’avons pas cités mais qui le<br />

mériteraient...<br />

À tous les usagers et patients que nous avons rencontrés, parfois<br />

brièvement, parfois de façon intense, parfois encore aujourd’hui et qui<br />

nous ont montré que nous devions entendre leur savoir et respecter<br />

pleinement leurs choix si nous voulions les aider.<br />

Toutes ces rencontres, tous ces liens, tous ces échanges sont la vraie<br />

« matière » de cet ouvrage.


INTRODUCTION<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

NOTRE société a un problème sans précédent avec les addictions.<br />

Personne ne peut le contester. Mais quelle est la nature de ce<br />

problème ?<br />

En 1997, le magazine Science a donné sa réponse en titrant « Addiction<br />

is a brain disease », officialisant le modèle de « maladie chronique<br />

du cerveau » appliqué aux addictions. Si le terme de maladie était déjà<br />

utilisé depuis longtemps pour l’alcoolodépendance, jamais une étiologie<br />

biogénétique n’avait été affirmée aussi clairement pour des comportements<br />

individuels et sociaux. Dans le même temps, nous n’avions jamais<br />

connu un tel déferlement de lois et de réglementations pour interdire et<br />

limiter ces comportements et pour appliquer un principe de précaution au<br />

bénéfice de la santé publique et de la sécurité générale. Jamais, pourtant,<br />

la société n’avait produit autant de besoins de liberté, de rapidité, de<br />

vitesse, de performance, d’efficacité, de flexibilité, de consommation,<br />

d’individualisme et de fascination de la nouveauté... Jamais elle n’avait<br />

offert autant d’objets, de substances, d’opportunités et de motivations<br />

propices à développer des comportements addictifs.<br />

Curieux paradoxe que d’expliquer (et donc de traiter) par la biologie<br />

du cerveau des <strong>conduites</strong> aussi fortement liées à une société et une<br />

culture, et de n’imaginer comme prévention que des mesures de contrôle<br />

des individus dans une société « de liberté ».<br />

POUR CHANGER DE POLITIQUE, IL FAUT CHANGER<br />

DE PARADIGME<br />

<strong>Les</strong> liens entre le cancer et les <strong>conduites</strong> <strong>addictives</strong>, avec les conséquences<br />

que l’on en tire, sont très illustratifs de cette tendance. Un


2 LES CONDUITES ADDICTIVES<br />

plan voulu en 2006 par le Président de la République puis un Rapport<br />

de l’Académie de médecine ont établi un étroit lien causal entre les<br />

consommations de tabac et d’alcool et l’accroissement considérable<br />

des pathologies tumorales dans les sociétés occidentales. Un rapport<br />

de l’Institut national du cancer a même affirmé que l’alcool augmente le<br />

risque de cancer, indépendamment de la dose consommée.<br />

Il est indéniable que le tabac et son association avec l’alcool sont<br />

des facteurs qui participent au développement des maladies cancéreuses<br />

dans nos sociétés. Mais il ne l’est pas moins que d’autres facteurs comme<br />

l’alimentation, la pollution et le mode de vie « pèsent » davantage sur la<br />

fréquence des cancers.<br />

Que proposent gouvernements et académiciens ? D’une part de créer<br />

des services et des postes de médecins addictologues dans les hôpitaux<br />

et, d’autre part, d’interdire de plus en plus la consommation de tabac,<br />

et d’alcool. Contrôler l’usage et soigner les victimes, culpabiliser et<br />

médicaliser, ordre public et santé, tels sont les paradigmes de nos politiques.<br />

Cela paraît si logique, moderne et efficace... que l’on ne se pose<br />

même plus la question de mesures éducatives et préventives. Comme s’il<br />

était inutile de s’intéresser à ce qui motive ces comportements, d’éviter<br />

que les prises de risques excessives ne se déplacent et que de nouvelles<br />

addictions n’apportent de nouveaux dommages.<br />

Parce qu’aujourd’hui la consommation de tabac, peut-être demain<br />

celle de cannabis, baissent de quelques pour cents, on laisse croire<br />

que nous sommes sur la bonne voie. Certes, cela aura quelques effets<br />

bénéfiques sur la santé publique. Mais, dans le même temps, les ivresses<br />

chez les jeunes sont de plus en plus brutales et intenses, la consommation<br />

de cocaïne grimpe, nous n’avons jamais été autant en surpoids, déprimés<br />

et consommateurs de tranquillisants. <strong>Les</strong> espaces dédiés aux jeux et aux<br />

achats ne cessent de se multiplier en même temps que leurs « addicts ».<br />

Sans parler des « troubles des <strong>conduites</strong> » et de la violence croissante,<br />

notamment chez des enfants et adolescents, dont les manifestations<br />

secouent les familles et toute la société.<br />

Des citoyens commencent d’ailleurs à interroger les initiateurs de ces<br />

politiques : rallonger la durée de vie moyenne c’est bien, mais pour vivre<br />

quoi et comment ? Quel intérêt si c’est au prix de la disparition d’espaces<br />

de plaisirs et de convivialité, au prix de ses choix personnels, au prix de<br />

moins de vie ? Manger fait grossir, manger tue, mais manger est vital et<br />

c’est également un plaisir, surtout s’il est partagé. Va-t-on réglementer<br />

et contrôler ce que l’on mange pour éviter les dangers de la nourriture,<br />

fascinés par la science des spécialistes qui s’occupent de traiter « les<br />

ravages de l’obésité » et des économistes qui mesurent les dépenses de


INTRODUCTION 3<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

santé liées à ces « comportements » ? Et si nous commencions par ne<br />

pas oublier que les hommes sont ce qu’ils sont mais qu’ils ont un pouvoir<br />

de penser et un pouvoir sur leurs actes ? Puisque ces questions se posent<br />

avec cette acuité dans l’époque que nous vivons, ne devrions-nous pas<br />

nous demander en quoi notre société d’aujourd’hui modèle et induit ces<br />

comportements, et comment ce pourrait être différent ?<br />

Dire tout cela n’est en rien minimiser les problèmes de dépendance et<br />

n’est pas davantage faire l’apologie de telle ou telle pratique, de telle ou<br />

telle substance. Ce n’est pas non plus rêver d’un monde sans contrainte ni<br />

dénier la nécessité d’un contrôle social. De grâce, cessons de faire croire<br />

que parce que l’on ne tient pas un discours de « guerre », de dénonciation<br />

des dangers de « la drogue », de « lutte contre » des <strong>conduites</strong> à risque,<br />

on se ficherait que les gens se droguent et mettent leur santé en danger.<br />

Il n’est plus possible d’accepter ce manichéisme stérile, aveuglant et<br />

désastreux.<br />

Nous refusons de partir en croisade contre l’usager — toxicomane,<br />

alcoolique, obèse, etc. — désigné comme fautif. Parce que ces questions<br />

nous traversent tous et que nous préférons trouver des réponses qui nous<br />

rendent plus autonomes que plus infantiles, plus solidaires que plus<br />

égoïstes.<br />

Nous disons que les approches le plus souvent utilisées jusqu’ici pour<br />

« prévenir » ces problèmes aboutissent davantage à les déplacer et à<br />

continuer de nous rendre aveugles et impuissants. Parce que nous le<br />

constatons.<br />

Impliqués depuis longtemps dans la prévention et le traitement des<br />

addictions, nous pouvons témoigner du besoin des « gens », jeunes,<br />

adultes, parents, éducateurs, d’aborder ces questions franchement. Nous<br />

pouvons témoigner des facteurs qui conduisent certains à devenir dépendants,<br />

à en souffrir, de ce qu’ils en disent et de leurs capacités d’autocontrôle<br />

alors qu’on voudrait leur retirer tout pouvoir sur eux-mêmes et<br />

toute capacité à choisir. Nous pouvons témoigner aussi des difficultés<br />

énormes pour sortir des tabous, des idées reçues et du repli individuel<br />

que cela détermine. Nous ne sommes pas que témoins, nous sommes<br />

aussi acteurs, à notre niveau, et cela nous donne une responsabilité : celle<br />

de rechercher d’autres voies.<br />

Parmi les différents modèles d’intervention expérimentés depuis<br />

deux décennies par les acteurs de terrain, les modèles systémiques, de<br />

réduction des risques, de promotion de la santé, de « self-change » et<br />

expérientiel nous apparaissent comme convergents et porteurs de sens.<br />

Porteurs d’une même vision de l’homme autonome et citoyen. Porteurs


4 LES CONDUITES ADDICTIVES<br />

d’une politique de prévention et de soins. Qui inverse les priorités pour<br />

apporter un autre paradigme : éduquer et accompagner.<br />

COMPRENDRE ET DONNER DU SENS POUR AGIR<br />

Nous proposons une démarche qui cherche à comprendre ce qu’est<br />

l’addiction, sa souffrance mais aussi sa signification individuelle et<br />

sociale. Une démarche qui cherche à donner du sens, car cela ne survient<br />

pas au hasard et ne se résoudra pas sans une perspective qui en tienne<br />

compte. Et une démarche qui permette d’agir, non pas sur et encore moins<br />

contre, mais avec ceux qui sont concernés : les « usagers ». Résumons-la.<br />

À la source de tout cela, il y a une quête légitime :<br />

le bien-être<br />

La recherche du plaisir et l’évitement du déplaisir, la recherche d’un<br />

état de bien-être jamais totalement acquis, est une dimension essentielle<br />

de l’homme. Son développement, sa vie, sa biologie et son rapport au<br />

monde sont animés par ce besoin qui transcende tous les autres. De tout<br />

temps, l’homme a fait appel à des agents externes, des « déclencheurs de<br />

satisfactions », pour trouver réponses ou soulagements dans cette quête<br />

du bien-être. C’est en particulier le cas des psychotropes, des « drogues ».<br />

La connaissance de leurs effets et contre-effets, des satisfactions qu’elles<br />

procurent et des problèmes qu’elles provoquent, nous apprend beaucoup<br />

sur notre recherche de bien-être, sur ses limites, sur ses risques et sur<br />

nous-mêmes.<br />

C’est ce que nous avons étudié, dans le détail et avec un souci<br />

pédagogique, à travers la présentation de « huit clés pour comprendre les<br />

drogues et les addictions ».<br />

Tout cela se passe dans un contexte particulier :<br />

la modernité<br />

Notre société et notre époque mettent à disposition des moyens<br />

chimiques et techniques de plus en plus divers et puissants qui répondent<br />

à notre avidité croissante d’objets de satisfaction immédiate : drogues<br />

et médicaments, images et médias en direct, moyens de transports à<br />

grande vitesse, réseaux de communication ultrarapides, et toutes sortes de<br />

techniques « prolongeant » les compétences de l’homme... <strong>Les</strong> sciences<br />

jouent évidemment un grand rôle dans cette assistance au bien-être, mais<br />

la façon dont les individus et les populations se saisissent de ces « outils »


INTRODUCTION 5<br />

est riche d’enseignements sur ce qu’ils apportent et sur ce qu’ils peuvent<br />

déterminer comme dépendance à l’illusion d’effacement des contraintes.<br />

Nos sociétés valorisent l’individualisme et la recherche du bonheur,<br />

mettant du même coup au second plan l’appartenance au collectif et la<br />

prise en compte des liens et des contraintes qui en résultent. Le bonheur<br />

est aujourd’hui une affaire individuelle... et c’est à l’individu de savoir<br />

mener sa vie pour lui-même, sans perdre le lien aux autres. Tâche parfois<br />

difficile d’autant que les repères manquent ou deviennent obsolètes. Il ne<br />

peut donc y avoir de réponse au problème des <strong>conduites</strong> <strong>addictives</strong> sans<br />

prise en compte de ce qu’elles signifient comme formes d’adaptation aux<br />

pressions de la vie sociale d’aujourd’hui, et sans un projet qui donne à<br />

l‘individu sa capacité d’agir et de se construire.<br />

L’ intervention sociale doit être en adéquation avec<br />

les aspirations des individus dans la société moderne<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

<strong>Les</strong> progrès techniques viennent bouleverser les mécanismes « naturels<br />

» du plaisir/déplaisir : les substances sont de plus en plus « performantes<br />

» pour explorer des satisfactions et offrir des réponses à tous les<br />

maux, elles le sont aussi pour éloigner une douleur ou un mal-être... et<br />

en créer d’autres. La recherche de bien-être risque ainsi de s’emballer<br />

sans cesse pour ne plus créer que du mal-être en épuisant les ressources<br />

de l’individu. Vis-à-vis de ce « risque de la modernité », il n’y a d’autre<br />

issue que d’apprendre, de sa propre expérience et du lien à autrui,<br />

comment réguler nos <strong>conduites</strong> en fonction de nous-mêmes, de nos<br />

limites et de nos choix.<br />

Dans cette affaire, interdire ne peut suffire. Comment interdire en<br />

effet ce que le monde moderne et sa culture encouragent et suscitent en<br />

prétendant donner aux individus la liberté de choisir leur existence ? Il<br />

faut donc éduquer.<br />

Dans cette affaire, soigner ne peut suffire. Comment se contenter<br />

de traiter les conséquences sans chercher de donner à l’homme les<br />

moyens de les éviter ? Comment promouvoir l’abstinence pour tous,<br />

de tout et à tout moment alors que les occasions de consommer, de<br />

prendre des risques, sont partout et n’apportent pas que des problèmes<br />

et des souffrances ? Comment ne pas voir le risque d’une escalade en<br />

symétrie, l’homme demandant de plus en plus à la chimie de maîtriser<br />

des comportements dont il se déresponsabilise de plus en plus ? Il faut<br />

donc accompagner.


6 LES CONDUITES ADDICTIVES<br />

Donner la priorité à l’éducation préventive<br />

et à l’accompagnement thérapeutique<br />

Cela part d’une évidence : on ne peut éradiquer ni les drogues ni les<br />

prises de risques, mais on peut contribuer à en diminuer les excès et en<br />

augmenter la maîtrise.<br />

Cela signifie repenser les interdits en distinguant nettement la mise<br />

en danger d’autrui de la prise de risque pour soi-même. L’un et l’autre<br />

ne se traitent pas de la même façon tant par la loi que par l’éducation à<br />

la responsabilité. Cela signifie aussi privilégier les compétences et les<br />

autocontrôles, donc l’intégration de l’expérience vécue pour donner à<br />

l’individu plus de savoir et de pouvoir sur lui-même. De ce point de<br />

vue, l’âge est un facteur important — on ne vit pas les expériences de<br />

la même façon durant l’adolescence ou à l’âge adulte —, mais aussi les<br />

différences de « tempérament » et de personnalité — nous ne sommes<br />

pas tous égaux devant le besoin d’expérience et d’intensité.<br />

Dans le domaine des soins, cela signifie que l’on ne peut prétendre<br />

« guérir » l’addiction par la seule intervention sur le fonctionnement<br />

cérébral ou la simple magie de l’introspection. Le corps, la pensée,<br />

le rapport aux autres sont totalement solidaires dans ce qui constitue<br />

l’addiction et ce qui peut permettre de s’en extraire. <strong>Les</strong> addictions<br />

s’inscrivent dans des modes de vie, et changer de mode de vie n’est<br />

chose aisée pour personne. On comprend alors pourquoi soigner exige<br />

préalablement une alliance entre le soignant et le patient autour de<br />

sa décision de changement, au niveau où ce changement est voulu et<br />

possible. Soigner est aussi un accompagnement pour desserrer les étaux<br />

de la dépendance, du sentiment d’impuissance et de la culpabilité. C’est<br />

aider à retisser une identité et des liens, trouver d’autres expériences<br />

et d’autres sources de satisfactions. Et cela « marche » : beaucoup de<br />

personnes dépendantes réorientent leur vie et s’en trouvent mieux. Ils y<br />

parviennent essentiellement par eux-mêmes. Non que les interventions<br />

thérapeutiques soient inutiles, bien au contraire, mais elles ne font que<br />

créer des conditions favorables au changement.<br />

POUR UNE INTELLIGENCE COLLECTIVE<br />

DU CHANGEMENT<br />

Notre travail n’est pas sans parti pris, nous l’avouons. Il en a même<br />

deux.<br />

Le premier est de vouloir repenser globalement les drogues et les<br />

addictions et, donc, de vouloir repenser les politiques en la matière. Cela


INTRODUCTION 7<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

nécessite que l’on en examine les tenants et les aboutissants et que l’on<br />

en définisse les concepts et principes fondamentaux. C’est pourquoi nous<br />

avons explicité le projet éthique et politique qui est à la fois le résultat et<br />

le moteur de nos questionnements et de nos pratiques d’intervention.<br />

Notre second parti pris est de ne pas fonder notre réflexion seulement<br />

sur ce que nous connaissons le mieux, la clinique des personnes qui vont<br />

mal et qui viennent demander de l’aide. Mais de donner toute sa place<br />

à la réalité, beaucoup plus massive mais quasi invisible et indicible, de<br />

ceux qui n’en souffrent pas, de ceux qui trouvent des bénéfices à leur<br />

consommation de produits psychoactifs et de ceux qui parviennent à<br />

modifier leur comportement s’il leur pose problème. Ce faisant, nous<br />

avons beaucoup appris et nous avons peu à peu acquis un autre regard<br />

sur ces questions, bien plus proche, nous en sommes convaincus, des<br />

réalités humaines, sociales et même cliniques. Et donc beaucoup plus<br />

efficaces pour prévenir et pour soigner, nous en sommes également<br />

convaincus. Tout cela, nous voulons le faire partager et continuer d’y<br />

travailler collectivement avec tous ceux qui y sont prêts, car ces réalités<br />

ne sont pas figées et nous interdisent tout immobilisme.<br />

Le domaine des addictions est celui des interactions, entre l’individu<br />

et la société, entre les dimensions biologiques, psychiques et sociales<br />

de ce que vivent les êtres humains. Nous ne pouvons donc entreprendre<br />

de comprendre et d’intervenir sans un effort de transdisciplinarité et<br />

d’intégration de connaissances diverses mais interactives. Cela s’appelle<br />

l’intelligence collective.<br />

L’approche expérientielle des addictions ne peut s’approfondir que<br />

de cette façon. Pour proposer des voies de confrontations et de dialogue<br />

permanent entre disciplines, pour forger de nouveaux outils de prévention<br />

et de soins et pour construire un « langage commun ». Le langage<br />

commun n’est ni une « pensée unique » ni un dogme, mais l’élaboration<br />

collective de points de convergences pouvant sans cesse être partagés et<br />

réinterrogés. C’est aussi un instrument de dialogue entre professionnels<br />

et non-professionnels, entre soignants et usagers.<br />

Sans nul doute, les tenants du « tout contrôle » et adeptes de l’action<br />

publique par la pression de l’interdit social et de la peur de la sanction,<br />

auront du mal à comprendre une logique qui contredit leurs certitudes.<br />

Pour autant, la question n’est plus, selon nous, de savoir si cette nouvelle<br />

approche de la question des addictions est possible, mais de savoir<br />

comment la développer et la promouvoir par l’action politique. Sur le<br />

terrain, les acteurs ne demandent qu’à être soutenus et à coordonner leurs<br />

actions pour qu’elles aient leur pleine efficacité.


PARTIE 1<br />

COMPRENDRE<br />

LES DROGUES ET<br />

LES ADDICTIONS AVEC<br />

L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

INTRODUCTION<br />

Drogues, addictions, toxicomanies, dépendances... On ne compte plus<br />

les témoignages, les articles et les ouvrages qui décrivent, dénoncent,<br />

analysent ces phénomènes sous leurs facettes médicales, historiques,<br />

psychologiques, sociologiques et biologiques (les plus en vogue actuellement).<br />

« Addictomanie », « addictature »... Tous nos comportements<br />

semblent susceptibles d’entrer dans cette grande catégorie des addictions


10 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

pour peu qu’ils puissent être un peu compulsifs et jouissifs. À tel<br />

point que nous nous sentons tous potentiellement coupables et malades,<br />

que chacun se demande jusqu’où il est atteint, et s’il n’existe pas un<br />

médicament ou un « programme » pour son cas, voire une clinique pour<br />

« s’en sortir ». Plans et politiques s’accumulent pour annoncer le développement<br />

de consultations, de services d’addictologie, de réglementations,<br />

de stages-sanctions et autres dispositifs pour dire les dangers, évaluer et<br />

soigner tous ces malades.<br />

Dans cette effervescence sociale, nous sommes tous assaillis d’informations,<br />

de mises en garde et de messages. Il n’est qu’à observer le<br />

nombre de rubriques d’informations des médias consacrées à ces sujets<br />

chaque jour...<br />

Quoi que l’on pense de cette effervescence autour des addictions, il est<br />

indéniable que, simples citoyens ou professionnels, nous savons de plus<br />

en plus de choses sur ces questions. Mais, en réalité, que savons-nous ?<br />

Dans toute cette masse, quelles sont les connaissances utiles ? Comment<br />

les hiérarchiser, les organiser et nous permettre de les penser plutôt que<br />

les subir ? Comment peuvent-elles nous aider à être acteurs, vis-à-vis<br />

de nous-mêmes d’abord et envers autrui, notamment si nous sommes<br />

professionnels de l’éducation, de l’action sociale ou du soin. Voilà l’objet<br />

de cette première partie : résumer ce que l’on sait et organiser ces<br />

connaissances de façon à ce que chacun puisse se les approprier.<br />

CROISER LES SAVOIRS ET CONSTRUIRE DE NOUVELLES<br />

REPRÉSENTATIONS<br />

Beaucoup d’organisations internationales et de groupes d’experts<br />

en tout genre (ONU, OMS, académies de médecine et bien d’autres)<br />

se sont essayés à trouver les définitions les plus adéquates des mots<br />

drogue, dépendance, toxicomanie et, plus récemment, addiction. Pour<br />

l’essentiel cette démarche a consisté jusqu’ici à catégoriser des substances,<br />

à mettre en relation des comportements avec des dérèglements<br />

bio-psychologiques et à ériger des lois, des normes et des conventions.<br />

Cela n’est pas sans intérêt, mais dans nos vies ou dans nos expériences<br />

professionnelles, nous sentons bien que des réalités échappent ou sont<br />

travesties. Nous n’allons donc pas emboîter ce chemin, quitte à emprunter<br />

des voies plus difficiles car moins conventionnelles et moins balisées.<br />

Il nous semble en effet fondamental de croiser tous les savoirs<br />

scientifiques sur ces phénomènes, pour les mettre en interaction, pour<br />

en dégager le (ou les) sens dans leur contexte, et pour les rendre


COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE 11<br />

compréhensibles. Nous croyons qu’un pas important sera franchi dans la<br />

capacité de nos sociétés à maîtriser ces questions dès lors qu’elles auront<br />

construit des représentations communes permettant à chacun de se situer<br />

et de (se) penser. Cela passe par un grand effort des scientifiques pour<br />

mettre les données essentielles à la portée de tous, sans simplisme ni<br />

réductionnisme idéologique. Démarche exigeante, nous le savons bien,<br />

pour que chaque discipline, chaque « école de pensée », accepte d’entrer<br />

dans des logiques qui ne sont pas forcément les siennes et de ne pas avoir<br />

qu’un réflexe défensif cherchant à démontrer qu’elle est la seule à détenir<br />

le « cœur » de la vérité.<br />

L’un des enjeux est celui de la définition de l’addiction, à la fois en tant<br />

que processus (comment devient-on addict ?), en tant que « problème »<br />

(à partir de quand cela nécessite-t-il une action de la société ?), et en<br />

tant que nature de ce « problème » (de quels types doivent être ces<br />

interventions extérieures et jusqu’où peuvent-elles aller ?). Comment en<br />

effet agir, prévenir et soigner, si l’on ne répond pas à ces questions ? Pour<br />

y répondre, il est nécessaire d’avoir une vue d’ensemble et quelques clés<br />

essentielles qui aient deux qualités particulières : partir de ce qui est vécu<br />

par les personnes, c’est-à-dire de l’expérience, et mettre en relation les<br />

différents aspects de ce vécu, donc les différentes disciplines scientifiques<br />

qui les explorent. C’est toute l’ambition de l’approche expérientielle que<br />

nous développons dans cette première partie.<br />

TRANSDISCIPLINARITÉ ET INTELLIGENCE COLLECTIVE<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Cette approche est, on l’a compris, résolument transdisciplinaire. Dans<br />

sa méthode d’élaboration comme dans son objectif de « globalité ». Elle<br />

intègre les apports de la médecine et des sciences « dures » (en particulier<br />

de la neurobiologie) mais en mettant ces savoirs sous l’éclairage d’autres<br />

données fournies par les sciences sociales et psychosociales, par la<br />

psychologie et la clinique. C’est-à-dire par l’écoute et l’échange avec<br />

les usagers, sans certitude a priori, qu’ils soient « patients » ou simples<br />

« consommateurs ».<br />

Sur les plans scientifique et professionnel, ces phénomènes sont le<br />

plus souvent abordés à partir d’un des axes — biologique, psychologique<br />

ou sociologique —, qui sont au mieux juxtaposés. Nous les abordons<br />

quant à nous à partir des interactions entre ces axes, dans une approche


12 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

holiste 1 , systémique et dynamique, qui laisse place et rend le mieux<br />

compte du vécu des personnes. C’est à notre sens la seule façon de<br />

restituer à chacun et à la collectivité tout à la fois la complexité de ces<br />

questions, la pluralité de sens de ces comportements et la capacité d’agir<br />

des personnes et des professionnels de toute discipline. Cette approche a<br />

en effet de nombreuses implications pratiques et elle offre des directions<br />

nouvelles dans tous les domaines d’intervention, comme nous le verrons<br />

dans les deux dernières parties de l’ouvrage.<br />

Nous sommes parfaitement conscients qu’il y aurait quelque chose<br />

d’impossible, voire de dangereux dans cette démarche si elle prétendait<br />

à l’exhaustivité et à faire taire les différences. Chercher à avoir une<br />

vision globale, holistique, d’un phénomène humain ne signifie pas viser<br />

à s’approprier sa totalité. Par définition, l’approche expérientielle est<br />

mouvante, constituée de multiples points de vue et points de rencontre.<br />

Elle n’a pour ambition que de les mettre en lien pour en dégager<br />

du sens. Elle repose donc fondamentalement sur une collectivité de<br />

pensées diverses, sur le mouvement et l’incertitude. Sur une intelligence<br />

collective.<br />

BASES HISTORIQUES ET CONCEPTUELLES<br />

DE L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE DES ADDICTIONS<br />

Nous ne sommes pas les inventeurs de l’approche expérientielle des<br />

addictions. Depuis plus de trente ans des auteurs nord-américains tels<br />

Stanton Peele aux États-Unis ou Dollard Cormier au Canada ont ouvert<br />

cette voie humaniste et écologique 2 avec talent. Ils sont malheureusement<br />

peu connus en France. Pourtant, en ces temps de médicalisation de<br />

notre quotidien et de toutes nos dépendances, ces travaux sont d’une<br />

grande utilité pour ne succomber ni à ce réductionnisme ni à aucun<br />

autre. L’« école française » d’addictologie a aussi des racines dans<br />

des approches humanistes et écologiques, fortement influencées par<br />

la psychothérapie institutionnelle et la psychanalyse — nous pensons<br />

à Pierre Fouquet, fondateur de l’alcoologie, et à Claude Olievenstein,<br />

fondateur de la clinique des toxicomanies — qui ont établi un socle<br />

éthique et conceptuel dont nous sommes issus et auquel nous gardons<br />

un profond attachement. Nos propres travaux menés depuis plus de<br />

1. Du grec holos (entier), l’holisme est une doctrine épistémologique qui cherche à<br />

toujours relier le particulier à l’ensemble dans lequel il s’inscrit.<br />

2. Au sens de la prise en compte de l’individu dans son milieu de vie.


COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE 13<br />

vingt ans avec des équipes travaillant dans les soins et la prévention<br />

des toxicomanies se sont développés dans cette filiation, en essayant de<br />

traduire en termes d’intervention une conception « globale » de l’homme<br />

et de ce qui construit son rapport au monde 1 .<br />

Le modèle expérientiel et systémique que nous présentons dans cette<br />

première partie est le fruit d’une collaboration avec des collègues québécois<br />

et français. Il s’appuie notamment sur les travaux d’André Therrien,<br />

psychosociologue québécois, fondateur et directeur de l’AQGE 2 . Il<br />

s’alimente aussi de nos propres formations, de notre expérience clinique,<br />

de nos échanges au sein d’associations de professionnels 3 et, plus<br />

largement, de notre culture sud européenne.<br />

LE MODÈLE EXPÉRIENTIEL ET SYSTÉMIQUE<br />

DES ADDICTIONS<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Ce modèle est construit à partir de l’analyse des phénomènes d’usage<br />

de drogues et des addictions « pharmaco-chimiques ». <strong>Les</strong> substances<br />

psycho-actives sont en effet les « agents » déclencheurs d’effets de plaisirs<br />

les plus intenses et les plus variables. Elles permettent donc de mettre<br />

en évidence de façon quasi expérimentale les effets ainsi provoqués<br />

et leurs risques éventuels. Loin de négliger les autres addictions dites<br />

« comportementales » ou « sans dogue », l’approche expérientielle nous<br />

paraît au contraire parfaitement applicable à tous les comportements de<br />

recherche de plaisir qui rencontrent tous une dynamique plaisir/déplaisir<br />

qu’elle permet d’analyser. Nous mentionnerons régulièrement dans le<br />

texte l’extension des éléments de ce modèle aux « expériences de grande<br />

intensité » et aux « <strong>conduites</strong> à risques ».<br />

Le modèle expérientiel n’est, par définition, aucunement fermé. Il a<br />

ses limites et ne prétend pas donner une vision exhaustive du monde,<br />

répétons-le. Il est destiné à s’enrichir et à évoluer au fur et à mesure des<br />

confrontations et des approfondissements multidisciplinaires. Il voudrait<br />

en particulier stimuler le dialogue, en France, entre les neurosciences<br />

1. Lire Soigner les toxicomanes (Morel, Fontaine, Hervé, 1997, réédité en 2003),<br />

Prévenir les toxicomanies (Morel, Boulanger, Hervé, Tonnelet, 2000), et de nombreux<br />

articles dont « Prévention et expérience » (Couteron, Morel, 2004), « <strong>Les</strong> addictions,<br />

objet spécifique de la prévention » (Morel, 2005), et « Réflexions sur le bonheur et<br />

l’intervention en addictologie » (Therrien, Morel, 2007).<br />

2. Association québécoise de gestion expérientielle.<br />

3. Notamment au sein de l’Association nationale des intervenants en toxicomane (ANIT)<br />

et de nos institutions, le Trait d’Union, Oppélia et le CEDAT en région parisienne.


14 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

et les disciplines psychosociales (ce qui recouvre toutes les sciences<br />

« humaines » qui acceptent cette interdisciplinarité). La clinique, au sens<br />

médical et psycho-pathologique y prenant sa place, la psychanalyse et<br />

son anthropologie de l’inconscient devant y jouer, à nos yeux, un rôle<br />

indispensable pour ne pas se laisser prendre au factuel du sujet et du<br />

monde.<br />

Le parti pris est aussi pédagogique et vise une chose essentielle : à<br />

partir de faits validés et sans a priori idéologique, établir une culture<br />

et un langage communs qui permettent à chacun, professionnel de tous<br />

horizons ou simple quidam, d’y reconnaître sa part de vie et de participer<br />

à la réflexion collective autour des problèmes liés aux consommations<br />

de substances psycho-actives et aux addictions en général.


Chapitre 1<br />

POURQUOI<br />

UNE APPROCHE<br />

EXPÉRIENTIELLE<br />

DE L’ADDICTION ?<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

À<br />

DE<br />

nombreuses reprises dans cet ouvrage nous employons les<br />

notions d’expérience, et plus particulièrement d’expérience psychotrope<br />

d’expérience addictive ou d’expérience psychocorporelle et<br />

d’expérience psychosociale. Cela mérite que nous nous y attardions<br />

et que nous définissions les fondements du modèle des « huit clés de<br />

l’addictologie » que nous allons exposer ensuite.<br />

QU’EST-CE QUE L’EXPÉRIENCE PSYCHOTROPE ?<br />

Tout d’abord, pourquoi cette insistance à mettre l’expérience au centre<br />

de notre approche et en faire une sorte de « trousseau de clés » de ce<br />

que vivent les individus ? Principalement parce que nous avons besoin<br />

de trouver une « focale », un angle de vue holistique qui nous donne


16 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

une vision et une compréhension d’ensemble. Une globalité qui ne se<br />

suffit pas du visible ou de ce qui est le plus étudié à un moment, mais<br />

qui rend compte d’une entité et de ses sources essentielles comme de ses<br />

implications.<br />

Ainsi, pour comprendre suffisamment un ordinateur afin de l’utiliser<br />

intelligemment, il ne suffit pas de l’observer et de le décrire, ni de<br />

l’ouvrir et d’étudier le fonctionnement de ses composants, mais nous<br />

avons surtout besoin d’une « notice » qui en donne le mode d’emploi à<br />

partir des utilisations et des problèmes éventuellement rencontrés. Cette<br />

notice n’a pas besoin de décrypter dans le détail les différentes lois et<br />

techniques qui ont permis d’aboutir à l’objet dont on essaye de se servir,<br />

mais elle ouvre la possibilité de le faire si on le souhaite. Globalité ne<br />

signifie pas exhaustivité, mais restitution de l’ensemble constitué par une<br />

série de sous parties différentes. Cet ensemble de dit pas tout sur les<br />

différentes sous parties, mais permet de comprendre leurs combinaisons.<br />

Notre objet ici n’est pas seulement l’addiction, mais le sujet et l’addiction.<br />

Ce qui veut dire qu’à la différence d’un ordinateur, l’addiction<br />

n’est pas une pure fabrication humaine et n’entre donc que partiellement<br />

dans la maîtrise des hommes, et qu’en tant que phénomène humain elle<br />

est faite de la complexité et de l’évolutivité du vivant. Il n’y a donc pas<br />

de meilleur angle de vue que celui de ce que vit le sujet avec une drogue<br />

ou par son addiction pour y trouver une intelligibilité humaine.<br />

L’expérience donne accès au sujet<br />

Quand il s’agit de ce que nous vivons et de ce que nous sommes, généralement,<br />

nous n’aimons pas être « coupés en tranches de saucissons »,<br />

nous avons besoin de ressentir et de faire ressentir notre unité.<br />

Prenons un nouvel exemple. Imaginez-vous dans un magnifique désert.<br />

Si l’on vous examine par les moyens actuels des neurosciences, on aura<br />

quelques renseignements sur les circuits neuronaux activés par cette<br />

vision. Si l’on s’intéresse à votre état psychologique au moment de<br />

faire ce voyage dans le désert on aura quelques éléments quant à l’état<br />

d’esprit qui était le vôtre au moment de cette découverte du paysage par<br />

vos yeux, nous saurons par exemple si cela vous rappelle brutalement<br />

une situation d’abandon ou si vous êtes venu là pour oublier certaines<br />

tensions accumulées. Si nous étudions le contexte social dans lequel vous<br />

vivez et celui de votre voyage, nous aurons des informations intéressantes<br />

sur vos moyens, sur le contexte de ce voyage et sur vos rapports avec le<br />

voyage en général et le pays où vous vous trouvez.


POURQUOI UNE APPROCHE EXPÉRIENTIELLE DE L’ADDICTION ? 17<br />

Mais qu’en sera-t-il de votre émotion particulière devant un tel<br />

paysage, en fonction de tout cela, et dans une alchimie qui vous est<br />

propre ? Quelles seront les conséquences de cette rencontre avec cette<br />

partie du monde que l’on dit si envoûtante ? Votre plaisir et vos angoisses<br />

éventuels ?<br />

Seul vous pouvez le dire, seul vous pouvez transmettre par votre parole<br />

et vos autres moyens d’expression ce qu’a été pour vous l’expérience<br />

du désert. Celle-ci constitue le fait humain le plus important dans cette<br />

affaire car elle dit ce que déclenche en vous et ce que vous ressentez<br />

et faites de cette rencontre. Mais pour le savoir, encore faut-il que<br />

l’on s’y intéresse et que l’on vous écoute. Et cette écoute, selon son<br />

degré d’empathie et selon les échos qu’elle provoquera, rejaillira sur<br />

l’expression de cette expérience elle-même... L’expérience est donc<br />

d’abord subjective, mais elle s’inscrit aussi dans l’intersubjectivité.<br />

L’expérience participe à la construction de soi<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Une expérience se constitue à la fois du ressenti et de l’expérimentation<br />

: l’acte permet à l’individu de rencontrer une situation et une<br />

émotion, d’où il reçoit information et formation. Faire une expérience,<br />

c’est ainsi essayer et éprouver, tant du côté du plaisir et de la découverte<br />

que de celui de la limite et de la douleur. C’est aussi poser un acte, une<br />

conduite, qui va déterminer une transformation de soi et du monde. En<br />

ce sens, l’acte déclenche une expérience et permet à l’individu d’exercer<br />

le pouvoir d’interférer sur son vécu et de « construire » une identité, une<br />

façon d’être. La capacité à faire un usage approprié de ce pouvoir de<br />

l’acte appartient entièrement au sujet. Elle est notamment déterminée par<br />

ses propres conflits internes et son histoire.<br />

Le mode d’utilisation de la capacité à produire des actes facteurs<br />

d’expérience constitue un véritable langage. <strong>Les</strong> cliniciens ne font<br />

d’ailleurs rien d’autre que de tenter de « lire » ce langage et de travailler<br />

sur ce qui prend signification de symptôme (par exemple la répétition,<br />

la discordance ou l’ambivalence). Mais il n’y a pas que du côté de la<br />

clinique que l’expérience se manifeste par des signes et par des codes.<br />

Elle s’inscrit aussi dans un mode de vie.<br />

L’apprentissage du plaisir et de la souffrance est aussi profondément<br />

déterminé par l’expérience vécue. La prise de conscience de limites prend<br />

également sa vérité dans l’expérience et non dans la seule énonciation<br />

de l’interdit. Ce qui fait valeur d’expérience tient pour une grande part à<br />

ce qui lui donne sens, à son interprétation. Cela ne vient pas de soi, mais


18 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

provient de la relation aux autres, et singulièrement aux adultes qui ont<br />

une fonction éducative.<br />

L’autonomie et l’épanouissement personnel ne sont ni donnés en soi ni<br />

déliés de l’histoire individuelle, familiale et communautaire, mais ils sont<br />

le fruit de l’émergence graduelle de capacités qui se développent dans<br />

les interactions entre soi et le monde. Capacités qui s’alimentent d’un<br />

ensemble d’expériences relationnelles, d’éprouvés corporels et de mouvements<br />

de la pensée symbolique, à même de donner des significations<br />

partagées aux émotions et aux affects. C’est à partir de cette prise de sens<br />

de son vécu que le sujet peut diriger plus lucidement et plus efficacement<br />

son comportement. Pour parvenir à cet objectif — qui résume finalement<br />

celui de la prévention et des soins et que nous appellerons l’optimalité 1<br />

—, il va falloir commencer par aider l’enfant puis l’adolescent à porter<br />

attention à ses ressentis, aux effets de ses expériences sur lui et sur<br />

ceux qui l’entourent afin qu’il puisse les expliciter et en déterminer pour<br />

lui-même les satisfactions durables ou les impasses. Ceci est valable en<br />

l’absence de toute consommation de substance psycho-actives et l’est<br />

tout autant si des consommations de ces substances surviennent. Cela<br />

l’est probablement encore plus lorsque celles-ci débutent.<br />

Expérience et prise de drogues<br />

<strong>Les</strong> bénéfices attendus des drogues, tout comme les dangers que l’on<br />

peut en craindre, ont à voir avec leurs effets objectifs, tant psychocorporels<br />

2 que psychosociaux 3 , mais également avec l’imaginaire qu’elles<br />

suscitent et les attentes qu’elles soulèvent. Au point de rencontre entre<br />

l’attente et l’effet, entre l’imaginaire et le réel, nous retrouvons l’éprouvé,<br />

c’est-à-dire l’expérience et un code de lecture de cette expérience<br />

qui est apporté par la culture. Subjectivité et culture sont les deux<br />

sources qui donnent contenu au vécu pour en « faire expérience » et lui<br />

apportent son intelligibilité. Ce seront d’ailleurs deux fils rouges de notre<br />

1. Mais dans un sens quelque peu différent de celui que donnent à l’optimalité les<br />

psychologues positivistes tels que Mihaly Csikszentmihalyi (1990), ou, avant lui, Carl<br />

Rogers (1961). Cette question est abordée dans le chapitre 6.<br />

2. <strong>Les</strong> effets psychocorporels des drogues sont liés aux modifications du fonctionnement<br />

cérébral qui déterminent des sensations comme l’euphorie, les hallucinations, le<br />

détachement, etc.<br />

3. <strong>Les</strong> effets psychosociaux des drogues sont liés aux modifications du comportement et<br />

des perceptions sociales qui vont faciliter ou pas la relation, l’intégration ou au contraire<br />

la dévalorisation sociale, et, globalement, interférer sur l’image de soi pour les autres.


POURQUOI UNE APPROCHE EXPÉRIENTIELLE DE L’ADDICTION ? 19<br />

réflexion depuis les deux versants de l’expérience (psychocorporelle et<br />

psychosociale) jusque dans la conception des interventions.<br />

Cette expérience psychotrope est « globale » en ce qu’elle produit<br />

un vécu à la fois psychocorporel et psychosocial, s’inscrivant de façon<br />

concomitante dans le substrat biologique et dans la relation au monde<br />

extérieur. Plus simplement, elle est dite « bio-psycho-sociale », expression<br />

déjà ancienne dans le domaine des addictions 1 mais qui a gardé<br />

toute sa valeur pour rappeler une réalité un peu vite oubliée : l’homme<br />

est tridimensionnel et ces trois dimensions s’intriquent profondément<br />

dans ce qui constitue son être et son existence.<br />

Nous verrons que l’expérience est aussi globale dans le sens qu’elle<br />

réunit de facto un ressenti de plaisir et une « récupération » pouvant aller<br />

jusqu’à la souffrance, l’un et l’autre étant étroitement liés. Son intensité<br />

et son expression sont variables en fonction de nombreux paramètres<br />

parmi lesquels ceux de la puissance psycho-modificatrice du produit et<br />

ceux liés à l’éventuelle tolérance et sensibilisation biologique du sujet 2 .<br />

Expérience psychotrope et polysémie<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Comment se « lit » cette expérience psychotrope, comment s’élaboret-elle<br />

ou non, comment prend-t-elle sens pour le consommateur et<br />

pour ceux qui l’entourent ? À travers les expériences antérieures de ce<br />

consommateur (ses « apprentissages expérientiels »), mais aussi à travers<br />

des grilles de significations venues des affiliations familiales, groupales<br />

et communautaires. Car si l’expérience subjective se modèle et s’élabore<br />

à travers l’histoire personnelle, par des événements, des relations et des<br />

échanges, elle est également profondément soumise à des influences<br />

sociales, à des représentations collectives, donc à la culture.<br />

Inscrite ainsi profondément dans les différentes dimensions d’un sujet,<br />

l’expérience de modification par les psychotropes aura des valeurs et<br />

des fonctions différentes selon les individus. Elle n’est pas univoque<br />

(par exemple elle n’est pas forcément une tentative de résoudre une<br />

souffrance psychique), elle est polysémique : pour quelques-uns, elle<br />

constituera une véritable révélation sur eux-mêmes de laquelle ils auront<br />

du mal à se détacher, pour d’autres ce sera un moyen de se conformer à<br />

1. Rappelons en effet les « triptyques » du fondateur de l’alcoologie française, Pierre<br />

Fouquet, et du fondateur de la clinique des toxicomanies en France, Claude Olievenstein,<br />

l’un et l’autre fondant sa conception de l’addiction sur l’interaction étroite entre un<br />

individu, un produit et un contexte.<br />

2. Tous ces termes seront explicités un peu plus loin.


20 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

un groupe de pairs ou à un milieu de vie, pour beaucoup, il ne s’agira<br />

que d’une conduite d’essai dans un contexte donné. Souvent, ce sera<br />

différent selon les moments et les contextes de vie, et les attentes latentes<br />

ne seront pas toujours celles que le sujet s’attribue spontanément. La<br />

lecture et la compréhension de cette fonction prise par la consommation<br />

de psychotrope est généralement faite très a posteriori, après que la<br />

dépendance et les difficultés se sont installées, rarement lors des premiers<br />

usages ou au long du parcours de consommation. Or une réflexion<br />

suscitée à ces moments-là (ce que vise l’intervention précoce 1 ) contribue<br />

à la prise de conscience des véritables attentes auxquelles veut répondre<br />

la consommation et favorise la promotion de <strong>conduites</strong> à moindres<br />

risques, voire un changement de comportement de consommation. La<br />

question du sens de l’expérience est d’autant plus importante qu’elle<br />

permet à l’usager de s’interroger sur la maîtrise de sa consommation et<br />

la satisfaction qu’il en tire ou pas.<br />

QU’EST-CE QUE L’EXPÉRIENCE ADDICTIVE ?<br />

DÉPENDRE D’UN PSYCHOTROPE ?<br />

« La dépendance n’est pas causée par un psychotrope ou par ses propriétés<br />

chimiques. Elle est rattachée à l’effet recherché que produit un<br />

psychotrope sur une personne donnée, dans des circonstances données,<br />

qui supprime l’angoisse et qui (paradoxalement) diminue la capacité de<br />

l’individu à faire face à la vie, de sorte que toutes les situations anxiogènes<br />

de la vie s’aggravent pour lui. Ce à quoi nous devenons assujettis, c’est à<br />

l’expérience que nous fait vivre le psychotrope. »<br />

Stanton Peele, 1982.<br />

Lorsque l’expérience psychotrope se répète de façon rapprochée et<br />

s’inscrit dans un cycle (cf. le cycle de l’addiction décrit plus loin), elle<br />

tend à prendre une nouvelle fonction pour le sujet et à engager un certain<br />

nombre de mécanismes biologiques autant que psychosociaux qui aboutissent<br />

progressivement à ce qu’il convient de dénommer aujourd’hui<br />

l’addiction. Schématiquement, un état de dépendance. Mais ce terme de<br />

dépendance devient de plus en plus inadéquat tant il est attaché dans<br />

« l’opinion » à une vision binaire (on est ou on n’est pas dépendant) d’un<br />

état lié à une drogue. Alors qu’il s’agit d’un processus progressif (de<br />

l’envie de reprendre à l’état de manque), différent selon les produits,<br />

1. Voir partie 3.


POURQUOI UNE APPROCHE EXPÉRIENTIELLE DE L’ADDICTION ? 21<br />

existant parfois sans produit, et beaucoup moins irréversible qu’on ne le<br />

croit généralement 1 . Pour qu’un état de dépendance s’installe, il faut du<br />

temps et que plusieurs facteurs entrent en jeu : les propriétés <strong>addictives</strong><br />

de la substance, la « vulnérabilité » de la personne, et des conditions de<br />

stress et de pression externes. Le processus d’installation sera décrit et<br />

analysé avec les quatre « clés de compréhension » de l’addiction (chap.<br />

3).<br />

Quoi qu’il en soit, un état de dépendance constitué ou pas, il nous<br />

semble important d’aborder l’addiction à travers l’expérience qu’elle<br />

représente pour le sujet, y compris dans sa dimension clinique, mais sans<br />

se limiter à celle-ci. Car la part pathologique, facteur de souffrance et de<br />

symptômes, n’est que l’un des aspects de cette expérience.<br />

Phénoménologie « clinique » des addictions<br />

En clinique, la dépendance est généralement définie selon des critères<br />

négatifs touchant à la « perte de contrôle », c’est-à-dire, classiquement,<br />

la perte de liberté de s’abstenir malgré la conscience des dommages<br />

occasionnés par la consommation. Cela constitue la base de la définition<br />

du DSM-IV, référence incontournable de la communauté médicale<br />

internationale 2 .<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Perte de contrôle et modification du rapport au monde<br />

Cette définition à partir de la perte de contrôle, si elle est conforme<br />

à une part de la clinique (le craving, la fréquence des rechutes), occulte<br />

toutefois un autre versant de la dépendance pourtant fondamental :<br />

la modification permanente de soi qui conduit à une transformation<br />

permanente et de longue durée de son rapport au monde.<br />

Un versant « positif » de la dépendance en ce qu’elle change l’individu,<br />

lui apporte du plaisir — au moins durant la première partie de la<br />

« trajectoire addictive » —, et lui confère même un sentiment d’identité<br />

autre, imprimant jusqu’à son parcours et son style de vie. Ce vécu<br />

de la dépendance, nous l’avons dénommé « centration » (Morel et al.,<br />

1. « Addict un jour, addict toujours » professent par exemple depuis des décennies<br />

les groupes s’inspirant du modèle de Minnesota (Alcooliques-Anonymes, Narcotiques-<br />

Anonymes...). Croyances confirmées par la science lorsqu’elle enseigne que l’addiction<br />

est une « maladie chronique du cerveau ».<br />

2. <strong>Les</strong> critères du DSM-IV pour définir la dépendance à une substance se résument à des<br />

symptômes de tolérance, des manifestations de sevrage et toutes formes de conséquences<br />

psychocomportementales et sociales de la perte du contrôle de la consommation.


22 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

1997) pour rendre compte d’une focalisation de l’existence de l’usager<br />

non seulement sur le produit, ses effets et ses rites d’utilisation, mais<br />

également sur toute l’expérience qui accompagne cette consommation,<br />

tout l’univers subjectif et le rapport au monde qu’elle crée. Une nouvelle<br />

façon d’être et de percevoir qui affecte la relation au corps, la relation au<br />

temps, à l’espace et le rapport à autrui. Prendre la mesure d’un tel vécu<br />

permet de comprendre la difficulté particulièrement grande que rencontre<br />

le sujet dépendant pour renoncer au produit auquel sont attachés pour lui<br />

non seulement un plaisir et un apaisement radical, mais aussi un mode<br />

de gestion de soi et des conflits avec l’extérieur, jusqu’à son sentiment<br />

profond d’être.<br />

La centration ne disparaît pas avec le sevrage du produit, tant s’en<br />

faut. C’est bien l’illustration que la dépendance n’est pas seulement<br />

un asservissement à une drogue, mais aussi une façon, subordonnée<br />

à la prise de la drogue, de transformer le monde et les autres. Le<br />

problème du sujet et son vécu ne sont pas que d’ordre neurobiologique<br />

et psychocorporel, même si cette dimension est évidemment importante<br />

à ce stade, mais également psychosocial.<br />

<strong>Les</strong> manifestations cliniques de l’addiction ne se limitent pas au<br />

craving et au manque<br />

Ainsi, la clinique de la dépendance ne se résume pas aux symptômes<br />

de la perte de contrôle (sevrage, tolérance, craving, désordres<br />

comportementaux et sociaux) mais comporte aussi une dimension de<br />

modification de soi souvent négligée bien que particulièrement riche. Des<br />

contributions anciennes ou récentes ont mis en exergue certains aspects<br />

de cette clinique phénoménologique dont voici quelques éléments.<br />

L’ambivalence<br />

Toute addiction, notamment dans la phase de tentative d’autogestion<br />

ou dans la période de tentative de sortie, suscite ce que la psychanalyste<br />

Joyce Mac Dougall appelle « une lutte du sujet contre une part de<br />

lui-même ». Ce combat intérieur entre la pulsion et la volonté d’y<br />

renoncer donne lieu à cette inconstance dans son projet d’abstinence qui<br />

le fait osciller entre sevrages et rechutes. Cette ambivalence, longtemps<br />

considérée comme une marque de « faiblesse » (quand ce n’est pas<br />

comme une manipulation perverse !), est à l’origine d’une inauthenticité<br />

dans les rapports à autrui qui, en miroir, déclenche souvent des contre<br />

attitudes de confrontation, voire de rejet de la part des soignants. Cette<br />

perpétuelle remise en question de la confiance crée en effet une difficulté<br />

pour l’établissement d’une relation d’aide. <strong>Les</strong> travaux sur la motivation


POURQUOI UNE APPROCHE EXPÉRIENTIELLE DE L’ADDICTION ? 23<br />

et les moyens de la renforcer (Prochaska et al., 1992 ; Miller et Rollnick,<br />

2002) permettent de jeter un autre regard sur cette ambivalence en tant<br />

que symptôme inhérent à toute forme de dépendance, et de créer les bases<br />

d’une véritable relation thérapeutique prenant en compte le dilemme qui<br />

traverse inévitablement le sujet.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

<strong>Les</strong> distorsions cognitives et émotionnelles<br />

L’exposition à long terme aux effets de puissants modificateurs<br />

psychiques perturbe les différentes sensibilités (intéroceptives et extéroceptives)<br />

et la hiérarchie des informations reçues. La pression de l’état<br />

de besoin et la hantise de l’état de manque influent sur l’interprétation<br />

subjective des événements et des stimuli. Ainsi, peut-on observer<br />

des anticipations anxieuses du syndrome de sevrage qui induisent des<br />

manifestations du manque avant même que celui-ci ait une réalité<br />

biologique. Ce sont en fait toutes les sensations corporelles, actuelles ou<br />

anticipées, qui sont ainsi reliées aux effets ou au manque du produit,<br />

et l’on peut observer des sujets récemment sevrés interpréter toute<br />

manifestation fonctionnelle banale (un bâillement, une sensation de froid,<br />

une fatigue, etc.) comme la manifestation du besoin de plus ou de moins<br />

de psychotropes. L’utilisation du produit s’inscrit également dans une<br />

gestion des émotions et des affects : un surcroît de stress déclenche<br />

l’envie de produit, une contrariété, un sentiment de tristesse, tout devient<br />

objet de régulation par voie chimique. Cela comporte évidemment des<br />

répercussions sur la libido et l’activité sexuelle. Ainsi, par les effets du<br />

produit, l’usager de drogues tout à la fois dérègle et tente de gérer les<br />

systèmes biologiques d’intériorisation de l’ensemble de l’expérience et,<br />

ce faisant, se crée une néo-expérience. En intervenant chimiquement<br />

sur la genèse des émotions et des affects, il modifie son rapport au<br />

monde et peut s’en absenter partiellement. L’investissement total sur<br />

le produit agit comme une « anti-pensée » et conduit à la réduction de<br />

la dimension de sujet. Sur le plan thérapeutique, l’enjeu sera donc à la<br />

fois de redonner le goût et les possibilités à « l’être là » (Heidegger),<br />

aux interactions sociales, à d’autres modes de gestion des émotions, à<br />

la réappropriation de la pensée et de nouvelles capacités au plaisir, mais<br />

il sera aussi d’apporter un maximum de sécurité psychique étant donné<br />

l’angoisse que suscite le renoncement aux délices de l’absence.<br />

L’alexithymie<br />

L’alexithymie se définit comme « une difficulté à trouver les mots<br />

pour décrire ses sentiments, une restriction marquée dans l’expression<br />

des émotions, une vie fantasmatique pauvre avec comme résultat une


24 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

forme de pensée utilitaire, un manque d’introspection, et une tendance<br />

à utiliser l’action pour éviter les conflits et les situations stressantes »<br />

(Farges, 1996). L’étude dirigée par Maurice Corcos (Corcos, 2003)<br />

confirme l’hypothèse d’une prévalence élevée de l’alexithymie chez les<br />

toxicomanes et les liens plus généraux entre l’alexithymie, la dépendance<br />

et la dépression. Nous y voyons un chevauchement conceptuel avec la<br />

centration et les troubles affectifs et cognitifs qui l’accompagnent. La<br />

dérégulation des dialogues entre l’intérieur et l’extérieur de soi rend plus<br />

difficile et moins intelligible l’extériorisation des émotions.<br />

Phénoménologie « expérientielle » des addictions<br />

La clinique des addictions permet une approche et une écoute attentive<br />

des patients sous l’angle des troubles dont ils souffrent. Elle est en<br />

cela précieuse pour le soignant afin de définir la thérapeutique et pour<br />

évaluer les effets de celle-ci. Pour autant, dès lors qu’il y a addiction<br />

ou même dépendance selon les critères médicaux, sommes-nous systématiquement<br />

dans un registre pathologique ? Ce qui légitimerait, en<br />

toutes circonstances, une intervention prioritairement médicale pour faire<br />

cesser ces troubles. C’est précisément ce qu’induisent les définitions<br />

de la dépendance à partir d’une perte de contrôle due à un désordre<br />

intracérébral ou de l’usage nocif à partir de l’apparition de dommages.<br />

L’une et l’autre font abstraction d’une chose pourtant essentielle, mais<br />

qui n’entre pas en considération dans la nosographie médicale : la<br />

question de la satisfaction 1 .<br />

Le sujet et la question de sa satisfaction<br />

La question est capitale en effet, car, nous l’avons vu, la dimension<br />

« positive » de l’addiction apporte des bénéfices à certains sujets et<br />

indique qu’addiction n’est pas forcément antinomique de bien vivre au<br />

sens de bien être dans sa vie. L’addiction en tant que conduite n’est pas<br />

forcément synonyme de souffrance et de maladie. Elle l’est quand elle<br />

est perçue comme telle par le sujet qui en subit davantage de souffrances<br />

qu’il en tire de bienfaits et qui en a perdu la maîtrise. Puisque le sujet est<br />

acteur de son comportement d’usage et dépositaire du vécu lié à celui-ci,<br />

c’est lui, en dernière analyse, qui peut dire si la balance plaisir/souffrance<br />

penche du côté de la souffrance et s’il est en quelque sorte la « victime<br />

non consentante » de son comportement. Ou si, dans les conditions qui<br />

1. La définition de la notion de satisfaction est abordée un peu plus loin, dans le<br />

chapitre 2.


POURQUOI UNE APPROCHE EXPÉRIENTIELLE DE L’ADDICTION ? 25<br />

sont les siennes, c’est la meilleure façon qu’il ait trouvée de vivre, le<br />

meilleur rapport possible entre soi et le monde. Un critère éminemment<br />

subjectif, certes, mais déterminant.<br />

L’addiction en tant que pathologie ne peut donc être un diagnostic<br />

posé de l’extérieur du sujet par quelque « expert » que ce soit. Toutes<br />

les addictions ne sont pas pathologiques et, au risque de surprendre,<br />

nous pouvons même affirmer qu’il y a des addictions heureuses... Nous<br />

pensons, parmi de multiples exemples, à de nombreuses personnes<br />

dépendantes du tabac 1 , mais aussi à des personnes prenant durant des<br />

années un somnifère pour éviter à tout prix l’insomnie, ou d’autres<br />

consommant régulièrement des psychostimulants et de l’alcool pour<br />

vivre « à fond » une vie de noctambule. Cela ne signifie pas que cette<br />

face « heureuse » de l’addiction ne le soit pas « faute de mieux » ni que<br />

la face « malheureuse » ne la supplante pas un jour. Cela ne signifie pas<br />

non plus que, comme dans toute situation de dépendance, il n’y ait pas<br />

une ambivalence entre l’une et l’autre. Cela ne signifie pas plus que la<br />

collectivité et l’entourage de cette personne dépendante ne puissent rien<br />

dire ni rien faire auprès de l’individu et vis-à-vis de son comportement<br />

addictif (cf. chap. 7).<br />

Mais cela signifie qu’au nom de la prédiction médicale (« les dommages<br />

sont inévitables », voire « l’addiction est une maladie chronique<br />

et définitive ») il n’est pas possible de dénier au sujet son vécu et les<br />

avantages qu’il y trouve. Tel est le grand malentendu de la conception<br />

médicale conventionnelle de l’addiction : le sujet n’est plus décisionnaire<br />

de son problème, et la médecine anticipant son avenir, le range « pour<br />

son bien » dans la vaste catégorie des malades devant être traités 2 .<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Nous ne sommes pas égaux devant la nécessité de prendre des risques<br />

<strong>Les</strong> <strong>conduites</strong> <strong>addictives</strong> comportent des risques élevés d’aggraver les<br />

problèmes de vie et d’entrer dans un vécu de souffrances, c’est indéniable.<br />

Elles impriment des trajectoires émaillées de difficultés et, plus ou moins<br />

fréquemment, de complications parfois graves. Mais toutes ces <strong>conduites</strong><br />

comportent aussi une dimension adaptative et peuvent représenter, en tout<br />

cas chez certaines personnes, une « technique d’adaptation privilégiée »<br />

1. Le schéma du processus de décision du changement de Prochaska (1992) permet de<br />

distinguer, en fonction du point de vue de l’usager sur son addiction, des « fumeurs<br />

heureux », des « fumeurs insatisfaits » et des « fumeurs malheureux », et de déterminer<br />

des interventions différentes qui respectent chacun de ces stades.<br />

2. C’est ce qui conduit des interventions « pour le bien » du patient — comme des<br />

sevrages engagés un peu trop vite — à le plonger au contraire dans le mal-être et la<br />

souffrance (Therrien, Morel, 2007).


26 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

(Peele). C’est tout aussi indéniable. Ainsi, l’addiction à l’expérience<br />

psychotrope, chez certains sujets, participe à la structuration de la vie,<br />

à sa temporalité, elle infiltre les rapports aux autres, la lecture de soi et<br />

de ses émotions jusqu’à « fabriquer » de l’identité. Il s’agit moins de<br />

tendance à l’autodestruction ou à l’ordalie que d’« une façon inadéquate<br />

de chercher à survivre et à mieux vivre, même si cette façon de faire est<br />

vouée à l’échec » (Cormier). Ce qui est « inadéquat » vu de l’extérieur<br />

du sujet ne l’est pas, « faute de mieux », pour le sujet lui-même. Or nos<br />

conditions internes et externes de vie ne sont pas égales et ne déterminent<br />

pas la même nécessité de prendre des risques pour trouver un équilibre<br />

et un bien-être suffisant.<br />

Des personnalités très reconnues et très médiatiques, dans le sport, le<br />

spectacle, les affaires et la politique montrent que l’on peut « réussir »<br />

tout en ayant un haut niveau de besoin de sensations, donc de prise<br />

de risques. C’est une affaire de tempérament, c’est aussi une affaire<br />

d’histoire personnelle et de conditions de vie.<br />

Il existe aussi des personnes dont la vie est marquée par des traumatismes<br />

irréparables, des problèmes insolubles et des situations inextricables<br />

qui les conduisent à aménager leur existence d’une façon<br />

« inadéquate » aux yeux des autres. Pour autant, cette façon de vivre<br />

est celle trouvée par la personne en fonction de ses ressources propres<br />

et de son environnement, et elle lui appartient. Elle n’est a priori ni<br />

« bonne » ni « mauvaise », elle est celle du sujet et celui-ci a droit au<br />

même respect et à la même compréhension que tout autre dès lors que<br />

ses propres choix ne portent pas atteinte à autrui 1 .<br />

Ainsi, des addictions sont à fort degré de psychopathologie et de<br />

souffrance qui détruisent des existences, alors que d’autres sont peu<br />

bruyantes et résolutives. Une grande partie se trouve entre les deux. Ce<br />

qui pose finalement problème n’est pas tant l’existence d’une dépendance<br />

(c’est le lot de nos vies), mais ce sont les dépendances qui se développent<br />

contre le gré du sujet, qui le plongent dans la souffrance, qui perdent<br />

leur sens et vis-à-vis desquelles il se sent impuissant. Le problème de<br />

l’addiction, c’est son éventuel non-sens. Mais cela, ce n’est ni au soignant<br />

ni à la société d’en juger, c’est d’abord au sujet lui-même.<br />

1. Ce qui n’empêche nullement d’envisager des changements avec le sujet, déterminés<br />

et mis en œuvre par lui-même. Mais ces changements touchent à l’identité et au mode de<br />

vie, ils sont donc très profonds, et une aide ne peut se réaliser que dans des conditions<br />

éthiques et pratiques qui respectent pleinement cette autodétermination (cf. chap. 2 et<br />

11).


POURQUOI UNE APPROCHE EXPÉRIENTIELLE DE L’ADDICTION ? 27<br />

COMMENT S’ÉLABORE ET SE MODIFIE L’EXPÉRIENCE ?<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

L’expérience s’impose au sujet. Au contraire d’un comportement, il<br />

peut difficilement l’anticiper et la maîtriser. Cela demande en effet une<br />

réflexion préalable au regard de soi-même qui suppose des conditions<br />

pour se réaliser. Le sujet n’élaborera son expérience que dans un<br />

processus d’intégration à son histoire, à ses ressources, à ses limites,<br />

et à ses choix. Cela suppose de la penser et de se l’approprier autour de<br />

la question : ce qui m’arrive est-il ce que je veux ? Quel sens cela a-t-il<br />

pour moi ? Ce que je vis ainsi me satisfait-il ?<br />

Pour répondre à ces questions, il est nécessaire de commencer par s’en<br />

poser d’autres.<br />

D’abord, quelle est ma propre expérience ? La verbaliser permet de<br />

la rendre consciente, de « l’objectiver », de lui donner une réalité et<br />

un début d’intelligibilité. Ce qui suppose bien souvent de le faire avec<br />

d’autres ou parfois auprès de quelqu’un en capacité de partager cette<br />

connaissance, voire d’interroger ce qui peut être spontanément gardé<br />

in peto, que ce soit par dénégation ou par fausse évidence. Ensuite se<br />

pose une autre question : existe-t-il des alternatives ? Pourrais-je adopter<br />

d’autres façons de vivre qui m’apportent des satisfactions ? Celles-ci<br />

me conviendraient-elles mieux en regard de mes aspirations et de mes<br />

limites ? Se pose enfin la dernière question : si une autre façon de<br />

trouver des satisfactions peut me permettre d’en obtenir davantage et de<br />

minimiser les problèmes que je suis susceptible de rencontrer, comment<br />

puis-je alors changer et passer d’un style de vie à un autre ?<br />

C’est ce que l’on peut désigner, à l’instar de la gestion expérientielle,<br />

comme un « bilan expérientiel ». Celui-ci ne se limite pas à un diagnostic<br />

ou à un dépistage (déjà addict ou pas encore ?), il ne se réduit pas<br />

non plus à un bilan de santé et dépasse de beaucoup le problème de<br />

la consommation de substances sans pour autant l’éluder.<br />

Ce bilan est en particulier ce qui peut être entrepris aux stades précoces<br />

de la consommation, mais il est utile à tous les stades de la trajectoire<br />

de vie, car ce bilan n’est pas définitif. <strong>Les</strong> évolutions dues à l’âge,<br />

au contexte de vie, aux événements, etc. conduisent à de nouvelles<br />

« donnes » et, éventuellement, à d’autres réponses à ces questions.<br />

Quoi qu’il en soit, vouloir modifier une expérience addictive, c’est<br />

toucher à un mode de vie, à une relation entre soi et le monde, à une<br />

identité. C’est toucher au plus profond de la vie, ce n’est donc ni simple<br />

ni rapide à réaliser. Il faut en faire le choix, il faut des tentatives et des<br />

échecs, des étapes, il faut du temps et, parfois, lorsque les ressources<br />

propres sont épuisées ou dépassées, il faut une aide extérieure. Celle-ci


28 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

ne peut être uniquement technique ou ponctuelle, elle peut être brève<br />

mais, en tous les cas, quels que soient les « outils » utilisés (éloignement,<br />

échanges et paroles à deux ou en groupes, activités et plaisirs alternatifs,<br />

médicaments...), elle s’inscrit dans un cheminement. C’est pourquoi la<br />

notion d’accompagnement est essentielle pour caractériser les pratiques<br />

de soins dans une telle conception de l’addiction.<br />

INTÉRÊTS ET LIMITES DE L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

DE L’ADDICTION<br />

Notre approche expérientielle de l’addiction est à la croisée de différentes<br />

influences, notamment de la phénoménologie des faits humains<br />

(Binswanger, Merleau-Ponty), de la psychologie humaniste (Rogers,<br />

Erickson), des théories des systèmes (Watzlawick, Bertalanffy), de<br />

la psychanalyse (Anzieu) et de la sociopsychanalyse (Mendel). Elle<br />

s’inspire aussi des théories psychosociales du psychologue américain<br />

Stanton Peele sur la dépendance, reprises au Québec par Dollard Cormier<br />

puis André Therrien. Théories mal connues en France et pourtant fort<br />

utiles pour penser une conception « globale » des addictions.<br />

Selon Stanton Peele, et nous le suivons totalement sur ce point,<br />

une théorie de l’addiction doit pouvoir expliquer non pas un seul<br />

mais plusieurs phénomènes à la fois. Elle doit en effet permettre de<br />

comprendre :<br />

• l’éventail des comportements pouvant provoquer une véritable dépendance<br />

et leurs points communs ;<br />

• pour un comportement donné, les variations de son pouvoir addictif,<br />

d’une culture à l’autre et d’un individu à l’autre au sein d’une même<br />

culture ;<br />

• l’impact des groupes et des autres facteurs sociaux à la fois sur l’usage<br />

compulsif d’un comportement, et sur le fait d’en abandonner l’usage ;<br />

• les événements qui, dans le déroulement de la vie d’un individu,<br />

modifient sa tendance à devenir dépendant d’un comportement ;<br />

• les évolutions sociales et culturelles qui font que les <strong>conduites</strong> <strong>addictives</strong><br />

sont devenues un problème social en pleine extension.<br />

Ce sont là les questions essentielles posées par les addictions. L’approche<br />

expérientielle permet de les poser et restitue au sujet la part qui<br />

lui revient pour y répondre.


POURQUOI UNE APPROCHE EXPÉRIENTIELLE DE L’ADDICTION ? 29<br />

La définition de l’addiction dans l’approche expérientielle<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Dans le prolongement des travaux des auteurs que nous venons de<br />

citer, nous pouvons ainsi résumer la définition de l’addiction :<br />

L’addiction est une recherche de satisfaction qui amène le sujet à<br />

focaliser peu à peu son existence sur un comportement (compulsion) en<br />

réduisant ses capacités à jouir de la vie (centration). L’addiction devient<br />

une pathologie lorsque, du fait de ces éléments, la conduite n’apporte<br />

plus au sujet la satisfaction qui lui donnait raison d’être, qu’il en souffre<br />

et qu’il ne parvient plus à la modifier.<br />

Autrement dit, s’il est clair que toute conduite addictive comporte<br />

un « cycle » et une « pente naturelle » qui amène le sujet vers des<br />

problèmes, la conduite ne constitue pas en soi un problème jusqu’à ce<br />

qu’elle n’apporte plus ou plus assez de satisfaction. Cela signifie aussi —<br />

ce que beaucoup savent déjà — que nous vivons tous avec des addictions<br />

de toutes sortes, mais que cela ne fait pas forcément de nous des malades,<br />

car, généralement, nous pouvons nous en satisfaire ou nous pouvons<br />

modifier par nous-mêmes ce qui ne nous convient plus et nous empêche<br />

de « jouir de la vie ».<br />

Certes, l’addiction fonctionne en partie de façon circulaire, comme<br />

un « cycle », voire comme une « spirale », du fait des processus engagés<br />

par la répétition de l’expérience psychotrope. Le renforcement positif<br />

psychosocial vient se combiner au renforcement positif de la réponse<br />

biologique pour créer de la dépendance. Mais cette circularité n’est pas<br />

inexorable, et le cycle comporte de nombreuses portes de sorties (voir le<br />

cycle de l’addiction chapitre 3).<br />

Cette conception est très différente et divergente de l’approche conventionnelle,<br />

médico-biologique et juridique, qui se limite à la dimension<br />

souffrance, destruction, déviance et perte de soi de ces <strong>conduites</strong> et<br />

qui conduit à n’envisager d’autres modes d’intervention que de « lutter<br />

contre », en les assimilant à un fléau social. Notre conception nous<br />

conduit avant tout à nous interroger sur le sens et la fonction existentielle<br />

de ces pratiques et de les considérer comme un mode de compromis<br />

entre satisfactions et risques. Comme un mode d’adaptation aussi aux<br />

pressions sociales et au type de mode de vie que la modernité détermine.<br />

Un mode d’adaptation parfois inadéquat mais qui le sera d’autant moins<br />

qu’il ne sera pas figé et qu’il pourra trouver des alternatives.


30 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

LA TOXICOMANIE EST UN STYLE DE VIE<br />

« La toxicomanie, c’est le style de vie de la personne par lequel elle<br />

exprime, dans tous les éléments qui constituent sa vie, la solution apportée<br />

à sa propre existence. Tout y a joué ; tout y a concouru : les interactions<br />

sociales dont elle a été à la fois l’agent et l’objet, un mode personnel de<br />

voir les choses, déterminé lui-même par le potentiel de l’organisme et les<br />

possibilités de l’environnement. À point nommé de cette conjonction, l’abus<br />

de l’alcool ou le recours aux psychotropes illicites lui est apparu, de façon<br />

plus ou moins délibérée, préférable à tout autre modèle de vie possible.<br />

C’est alors une part de déterminisme, une part d’interprétation individuelle,<br />

une part de préférence et de choix. »<br />

Dollard Cormier (1993)<br />

L’intérêt d’un modèle expérientiel et systémique<br />

Cette conception est aussi une position éthique. Car elle nous rappelle<br />

sans cesse qu’avant d’être une pathologie ou une maladie, l’addiction<br />

est une conduite individuelle et sociale qui procède de la recherche de<br />

satisfaction.<br />

Une conduite est un processus qui va de la motivation et ses déterminants<br />

jusqu’au comportement et son feedback. En passant par des<br />

phases d’évolution, dans le temps, selon les événements de l’histoire<br />

personnelle, en fonction des autres et de leur regard, des projections<br />

vers l’avenir, des conditions de réalisation concrètes du comportement,<br />

etc. Cette énumération apporte déjà un certain nombre d’indications<br />

sur les interactions entre les différents types de facteurs. Motivations,<br />

attentes, satisfactions recherchées ou déplaisir obtenus, regard des autres<br />

et contexte social..., sont autant d’éléments qui constituent la dimension<br />

psychosociale d’une conduite. Ceux-ci interagiront avec « l’empreinte<br />

biologique » réalisée par l’effectuation de la conduite. Une intention,<br />

un acte et ses effets de satisfaction ou non ne se résument donc pas à<br />

un ensemble de décharges inter-synaptiques, mais est l’expression d’un<br />

système d’inter-relations entre différents facteurs.<br />

Au-delà de la théorie, cela a de nombreuses conséquences pratiques.<br />

Si l’addiction est envisagée seulement à travers un désordre biologique<br />

acquis ou inné affectant le fonctionnement du cerveau — et par là le<br />

fonctionnement de l’individu —, les réponses recherchées seront du côté<br />

d’agents pharmacologiques susceptibles de corriger ce désordre.<br />

Si l’addiction est conçue comme une façon pathologique d’échapper<br />

à un trouble ou à un traumatisme initial, les réponses seront recherchées<br />

dans des thérapies visant à réparer ces troubles ou ce traumatisme.


POURQUOI UNE APPROCHE EXPÉRIENTIELLE DE L’ADDICTION ? 31<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Si l’addiction est abordée comme un comportement inadéquat qui<br />

s’impose à l’individu, celui-ci sera l’objet d’apprentissages déconditionnant<br />

pour changer son comportement.<br />

Si l’addiction est vue comme une façon de « tricher » avec la vie et<br />

de s’abandonner aux excès du plaisir, les réponses seront recherchées du<br />

côté d’une morale sociale et individuelle visant à restreindre l’accès au<br />

plaisir et à diriger le sujet vers un mode de vie conforme à cette morale.<br />

Si l’addiction n’est interprétée que comme un artefact de la vie<br />

moderne et de la répression sociale, l’issue proposée sera celle d’une<br />

société organisant mieux la maximalisation des plaisirs.<br />

Notre conception a deux différences fondamentales avec toutes cellesci.<br />

La première c’est qu’elle restitue l’ensemble des données à la personne<br />

et qu’elle lui attribue la liberté de « se prendre en charge », de se<br />

déterminer selon ses ressources et ses limites propres, et selon sa<br />

satisfaction. Le sujet est le premier expert de sa vie et de son éventuel<br />

problème.<br />

La seconde différence, c’est sa globalité au sens fonctionnel et sans<br />

cesse à construire. Il s’agit en effet d’une conception fondamentalement<br />

systémique basée sur le principe élémentaire qu’un « système » (en<br />

l’occurrence l’individu et son mode de rapport au monde) n’est pas<br />

que l’addition de ses différentes dimensions biologique, psychique,<br />

comportementale, morale et sociale. Le tout dépasse la somme des<br />

parties. Le sujet, sa conscience, sa capacité à agir et son mode d’être<br />

dépassent son fonctionnement physiologique, psychologique et social.<br />

Cette conception « plurielle » de ce dont procède l’addiction, permet<br />

la coopération de différents regards, de différents acteurs. Fidèle à<br />

cette phrase attribuée soit à Paul Watzlawick, l’un des fondateurs de la<br />

systémie, soit à Abraham Maslow l’un des fondateurs de la psychologie<br />

humaniste : « If the only tool you have is the hammer, you tend to see<br />

every problem as a nail » que l’on peut traduire par : « Si le seul outil<br />

que vous avez est un marteau, vous considérerez tout problème comme<br />

un clou. »<br />

Comme nous le verrons dans la suite de cet ouvrage, cette façon<br />

d’aborder le champ des addictions a de nombreuses retombées. En<br />

particulier sur les interventions préventives ou thérapeutiques qui ne<br />

peuvent se limiter à modifier l’un des éléments en l’absence d’une<br />

réélaboration par le sujet dans la globalité de ses choix de vie. C’est en<br />

cela que nous avons défini l’accompagnement préventif et thérapeutique :<br />

une aide à la personne dans sa prise en charge d’elle-même.


Chapitre 2<br />

LE MODÈLE EXPÉRIENTIEL<br />

ET SYSTÉMIQUE<br />

DES ADDICTIONS<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

NOTRE modèle propose un ensemble de jalons et de repères communs,<br />

simples et s’appuyant sur des outils visuels, en huit « clés » de<br />

compréhension : quatre à propos des drogues et quatre pour les addictions.<br />

Nous les résumons ici avant de les approfondir dans les chapitres<br />

suivants.<br />

LES QUATRE CLÉS DE COMPRÉHENSION DES DROGUES<br />

Clé 1 : Nous avons tous, en tout lieu et à toute époque, recours à des<br />

agents externes — tels que les drogues mais pas seulement — qui nous<br />

apportent des satisfactions dans la réponse à nos besoins vitaux et dans la<br />

confrontation à notre environnement. Ces comportements sont universels<br />

et s’inscrivent dans des contextes psycho-individuels et socioculturels<br />

qui leur donnent à la fois sens et contenu.<br />

Clé 2 : Toutes les substances psycho-actives peuvent apporter des<br />

satisfactions mais aucune ne le fait sans risque, sans éventuellement


34 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

provoquer des complications, même si elles le font selon des degrés<br />

et des formes différentes. C’est le pouvoir d’ubiquité des drogues que<br />

d’être tout à la fois pourvoyeuses de bienfaits et de souffrances, facteurs<br />

de problèmes comme de solutions. Satisfactions et dangers que l’on doit<br />

définir.<br />

Clé 3 : Toutes les substances psycho-actives modifient le fonctionnement<br />

du cerveau et du psychisme, et provoquent sur l’organisme un<br />

ensemble d’effets et de contre-effets qui ont des liens étroits entre eux. Il<br />

existe des systèmes de régulation interne de l’organisme qui obéissent à<br />

des mécanismes intangibles.<br />

Clé 4 : L’effet produit par une drogue ne se limite pas son action neurobiologique.<br />

L’effet vécu par l’individu a des dimensions biologiques,<br />

sociales et psychologiques. Cet ensemble complexe représente autant de<br />

facteurs qui influent sur l’effet pour créer une expérience psychotrope<br />

globale qui est propre à l’individu, mais qui est aussi déterminée par les<br />

significations sociales et culturelles qu’elle comporte. C’est l’équation<br />

E = SIC, qui signifie que l’effet est la résultante de facteurs provenant de<br />

la substance, de l’individu et du contexte, et que le tout dépasse l’addition<br />

de chaque partie.<br />

LES QUATRE CLÉS DE COMPRÉHENSION<br />

DES ADDICTIONS<br />

Clé 5 : Tous les comportements d’usage ne se valent pas, non seulement<br />

au regard des risques de complications (usage simple, abus et<br />

dépendance), mais aussi de critères expérientiels, en particulier la<br />

satisfaction. Il existe néanmoins un continuum qui relie tous ces usages,<br />

et le passage d’un niveau de consommation à un autre est toujours<br />

possible pour un individu, dans un sens comme dans un autre.<br />

Clé 6 : Le processus qui conduit à l’addiction répond à des règles<br />

communes, il s’enclenche et se renforce selon un ensemble d’actions et<br />

de rétroactions biologiques (le cycle biologique de la dépendance) mais<br />

aussi psychosociales (le cycle de l’assuétude) qui déterminent le cycle<br />

de l’addiction.<br />

Clé 7 : L’addiction se définit comme le passage du plaisir à la<br />

souffrance et l’échec de la satisfaction. Cette souffrance peut se définir<br />

par deux types de problèmes (ou deux versants du même problème) : la<br />

perte de contrôle du comportement (la compulsion), et la focalisation de<br />

l’existence sur l’objet addictif (la centration).


LE MODÈLE EXPÉRIENTIEL ET SYSTÉMIQUE DES ADDICTIONS 35<br />

Clé 8 : Des facteurs psychosociaux et biologiques contribuent à la<br />

régulation des comportements d’usage. En intervenant sur ces facteurs,<br />

le sujet peut modifier son expérience et le mode de vie qui est associé<br />

au comportement de consommation. Y compris face aux dépendances<br />

jugées les plus sévères. À partir de la question de la satisfaction et<br />

de celle du mode de vie, un questionnement peut toujours s’engager<br />

sur l’expérience du sujet, sa gestion, son sens, ses propres choix de<br />

changement et ses propres difficultés pour y parvenir.<br />

L’ensemble de ces huit clés donne les bases d’une conception expérientielle<br />

et systémique de l’addiction. Celle-ci ne prétend se substituer<br />

à aucune approche, à aucune méthode de prévention ni aucune thérapie.<br />

Au-delà des définitions et des concepts, ce modèle se veut fondamentalement<br />

ouvert et évolutif. Ouvert à différentes disciplines mais également<br />

à différents courants de pensée. Évolutif car au fur et à mesure que<br />

s’agrègent les connaissances et que se débattent des différences de point<br />

de vue, ce modèle ne peut qu’être enrichi. Il veut mettre les connaissances<br />

au service de la conscience et des actes du sujet. Au service également<br />

de la conscience et des actes de la collectivité sociale 1 .<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

1. Pour tout complément d’information ou tout commentaire sur ce modèle expérientiel et<br />

systémique, contact peut être pris avec l’Association pour la Recherche et la Promotion<br />

des Approches Expérientielles (ARPAE) par l’intermédiaire d’Alain Morel (a.morel<br />

@trait-union.org)


Chapitre 3<br />

QUATRE CLÉS<br />

POUR COMPRENDRE<br />

LES DROGUES<br />

PREMIÈRE CLÉ : LES DROGUES FONT PARTIE DE NOS VIES<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

<strong>Les</strong> drogues accompagnent nos vies.<br />

La question est de savoir comment vivre avec ou sans elles.<br />

Tout au long de l’histoire des hommes et de leurs sociétés, les drogues<br />

ont été présentes. Elles le sont aujourd’hui de plus en plus, et dans<br />

toujours davantage de nos activités.<br />

Ce constat doit être élargi à tous les comportements et objets déclencheurs<br />

d’une forte émotion de plaisir et qui agissent, selon l’expression de<br />

Stanton Peele, comme des « analgésiants émotionnels » en provoquant<br />

des sensations capables d’apaiser les tensions ou les douleurs psychiques<br />

et corporelles. Tous ces comportements (alimentation, sexualité, achat,<br />

jeu, sport, travail, internet...) peuvent conduire, dans certaines conditions,<br />

à des expériences <strong>addictives</strong>. Néanmoins, la consommation de drogues<br />

constitue le modèle le plus accompli de ce « risque addictif », ce qui


38 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

justifie que l’on s’y intéresse plus spécifiquement et qu’il soit appliqué<br />

ensuite aux autres comportements « addictogènes ».<br />

Pour éviter tout malentendu, il nous faut préciser que le mot drogue<br />

recouvre pour nous toutes les substances chimiques qui peuvent modifier<br />

le fonctionnement du cerveau et provoquer des modifications biologiques,<br />

psychiques et comportementales. En ce sens, nous nous démarquons<br />

de l’acception conventionnelle qui réserve ce mot à une catégorie de<br />

substances réputées plus dangereuses et interdites par la loi 1 . Catégorie<br />

improbable nous le verrons. Drogues, substances psycho-actives et<br />

psychotropes 2 sont, à nos yeux, trois synonymes que nous utiliserons<br />

indifféremment dans cet ouvrage.<br />

Déclencheurs et curseurs de nos émotions<br />

L’homme ne possède finalement pas grand-chose excepté son corps.<br />

Son corps et les moyens d’en faire usage, de le percevoir et d’en avoir<br />

conscience. Cela lui octroie l’immense privilège d’avoir une vision de<br />

soi et du monde et une capacité d’interagir avec son environnement et<br />

avec autrui. Il lui donne accès à des satisfactions, que ce soit du plaisir,<br />

du bien-être ou un mieux-être, mais aussi à des souffrances, que ce soit<br />

des sensations désagréables ou des douleurs psychiques et physiques.<br />

Beaucoup de ce que l’homme peut faire avec son corps est potentiellement<br />

agréable. Tous les états émotionnels, affectifs et sociaux<br />

plaisants qu’il peut ainsi rencontrer ou susciter ont une traduction, une<br />

« empreinte » biologique, sous forme de processus où interviennent des<br />

substances naturelles appelées neuromédiateurs. La dopamine, nous<br />

a-t-on dit d’abord, mais probablement beaucoup d’autres aussi. La<br />

particularité des substances chimiques actives sur le psychisme est, précisément,<br />

qu’elles possèdent des propriétés qui leur permettent d’entrer<br />

dans le jeu complexe de ces neuromédiateurs. Vaste pouvoir qui ouvre à<br />

de multiples utilisations.<br />

La conscience de soi et du monde est dépendante de l’expérience<br />

intérieure que crée le rapport au monde extérieur. <strong>Les</strong> drogues sont<br />

précisément un moyen — et un moyen parfois de grande puissance<br />

— d’amplifier, de filtrer ou de modifier ce rapport au monde. Elles<br />

interviennent directement dans la genèse des émotions et peuvent ainsi<br />

les « déconnecter », les dé-dialectiser de la réalité (Morel et al., 2003).<br />

1. Voir la définition de l’Académie de médecine, chapitre 5, page 124.<br />

2. Psychotrope signifie étymologiquement « qui agit sur le psychisme », ce qui est bien<br />

en totale synonymie avec « substance psycho-actives ».


QUATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES DROGUES 39<br />

Ainsi, ces « analgésiants émotionnels » peuvent nous donner des émotions<br />

agréables « comme si » tout va bien, même si, en réalité, tout<br />

va mal... <strong>Les</strong> drogues peuvent créer ou amplifier les diverses émotions<br />

agréables comme l’euphorie, l’anxiolyse (la disparition de l’angoisse),<br />

la déréalisation perceptive. Leur polyvalence est d’ailleurs un pouvoir<br />

extraordinaire qui explique leurs utilisations de plus en plus larges.<br />

Outre son corps et ses besoins vitaux — tels que respirer, se nourrir et<br />

se reproduire —, l’homme dispose d’une autre capacité avec ses besoins<br />

propres : être en rapport avec les autres et avec le monde. <strong>Les</strong> drogues<br />

constituent un moyen de faire disparaître les contraintes de ce rapport aux<br />

autres et au monde, essentiellement liées aux inhibitions et aux affects<br />

douloureux comme l’angoisse.<br />

En un mot, par leurs actions sur les perceptions du corps et les<br />

interactions avec le monde, les psychotropes fabriquent de l’expérience<br />

de façon à en augmenter les satisfactions et à diminuer les insatisfactions.<br />

Rien d’étonnant à ce qu’elles s’inscrivent dans nos codes sociaux,<br />

nos fêtes, nos recherches d’apaisements, nos pratiques soignantes, nos<br />

activités quotidiennes. À tous niveaux, elles peuvent nous assister dans<br />

nos vies.<br />

Recourir aux drogues : un choix ?<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Étant donné cette puissance et cette polyvalence, ne risque-t-on pas<br />

de leur laisser trop de pouvoir sur nous-mêmes ?<br />

Ce risque existe, et nous percevons bien le danger qu’il y aurait à ce<br />

que nos vies soient vécues sous assistance chimique, tant du point de vue<br />

de notre santé que du point de vue social et éthique. Que deviendraient les<br />

humains dans une société où tous seraient sous l’emprise de substances ?<br />

Le dopage et ses multiples répercussions nous en donnent un petit<br />

avant-goût. <strong>Les</strong> addictions — les toxicomanies et celles du quotidien<br />

— en sont un autre. Mais qu’est-ce qui fait que nous utilisons de plus<br />

en plus toutes ces substances ? Nous le savons bien, cela n’est pas<br />

qu’une question de comportement individuel, c’est surtout un problème<br />

« sociétal », c’est-à-dire l’une des manifestations de notre évolution<br />

moderne. Plus d’objets de satisfaction à notre portée et plus de pression<br />

sociale à y recourir... Le risque psychotrope est partie intégrante des<br />

risques de la modernité (cf. partie 2).<br />

Mais faudrait-il alors, pour ne pas encourir les risques, s’en priver totalement<br />

? C’est ce que font certains, les « abstinents », moins nombreux<br />

que les autres. Peuvent-ils être heureux ? Certainement. Mais le sont-ils


40 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

plus que les autres ? Rien ne permet de le dire car l’on peut être abstinent<br />

et très malheureux et on peut être consommateur et heureux.<br />

D’autres moyens existent pour parvenir à des états agréables, et parfois<br />

avec moins de risques (mais pas toujours) : on pense au sport, à la culture,<br />

à l’art, à la promenade, la baignade, la montagne, la musique, la danse,<br />

le cinéma, la fête avec des amis, la lecture, la méditation, la gastronomie,<br />

etc., etc. Oui, mais les drogues ont deux pouvoirs sans égal : l’intensité<br />

et l’instantanéité. Elles peuvent être d’une très grande puissance d’action<br />

(intensité), et elles sont faciles — à première vue — d’utilisation : un<br />

peu de poudre, un comprimé, un verre ou une cigarette et l’effet s’en suit<br />

immédiatement ou presque (instantanéité).<br />

Ce qui fait leurs pouvoirs de « bien faits » fait aussi leurs risques<br />

particuliers, nous le verrons très précisément un peu plus loin. Car,<br />

en utilisant un agent chimique extérieur, l’individu déclenche dans son<br />

organisme un ensemble de réactions et de déséquilibres qu’il va devoir<br />

contrôler, compenser, moduler et qu’il a parfois du mal à maîtriser.<br />

C’est ce en quoi l’usage de psychotropes — quels qu’ils soient et<br />

quelle qu’en soit la motivation — n’est pas sans risques. Pour autant, le<br />

problème de l’homme, ici comme ailleurs, n’est pas de prendre (ou pas)<br />

des risques, le problème est d’en prendre de façon excessive, c’est-à-dire<br />

au-delà de ses moyens de contrôle, au-delà de ses limites biologiques,<br />

au-delà de ses ressources.<br />

Pour la majorité des individus, le contrôle se réalise suffisamment pour<br />

que l’expérience des drogues soit reliée au plaisir et à l’amélioration de la<br />

vie plus qu’à l’empoisonnement et à la souffrance. Pour une grande part,<br />

les hommes se limitent eux-mêmes dans l’usage des « déclencheurs » de<br />

satisfactions, surtout si leur contexte de vie y contribue en leur apportant<br />

des savoirs et des moyens concrets de se préserver et de mettre à profit<br />

leurs propres ressources.<br />

N’y a-t-il pas drogues et drogues ?<br />

Certaines drogues comportent-elles plus de risques que d’autres ?<br />

À l’évidence oui, mais il est pour autant bien difficile de dégager des<br />

catégories simples. Nous avons probablement besoin de faire un tri entre<br />

les « bonnes » et les « mauvaises » drogues pour satisfaire notre mode<br />

de pensée binaire, mais c’est une entreprise périlleuse : les drogues sont<br />

bonnes et mauvaises, cela dépend...<br />

Prenons un exemple : la morphine. Nous savons depuis longtemps que<br />

cet analgésique puissant comporte un risque de dépendance, pourtant,<br />

son usage régulé et approprié pour calmer médicalement certaines


QUATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES DROGUES 41<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

douleurs n’entraîne plus aujourd’hui qu’une très faible proportion de<br />

dépendances iatrogènes. Alors que la plupart des morphinomanes de la<br />

fin du XIX e siècle étaient devenus dépendants suite à un tel traitement.<br />

De toute évidence nous avons considérablement gagné en contrôle dans<br />

cette utilisation. En revanche, l’individu qui consomme un morphinique<br />

à forte dose dans une recherche de « défonce » analgésique ou d’automédication,<br />

a toutes les chances de se retrouver dépendant. C’est pourtant<br />

la même molécule ! Cela démontre que selon le mode d’usage et son<br />

contexte, les conséquences et les possibilités de maîtrise d’une drogue<br />

ne seront pas du tout les mêmes.<br />

Mais si ce principe s’applique à toutes les substances, elles ne s’y<br />

prêtent pas toutes de la même façon. Par exemple, certaines substances<br />

nouvelles 1 et de grande puissance potentielle apparaissent très difficiles<br />

à maîtriser hors de cadres très particuliers 2 . Mais nos psychotropes<br />

familiers (alcool, tabac, somnifères, cannabis) sont loin d’être indemnes<br />

de dangers. L’usage des deux premiers apparaît même comme le facteur<br />

principal de décès précoces (avant 65 ans).<br />

La définition des risques et des possibilités de les contrôler n’est<br />

donc que très partiellement fournie par l’étude de la molécule qui<br />

compose cette substance. Nous ne sommes pas davantage aidés par<br />

les classifications légales qui, par exemple, mettent sur le même plan<br />

l’héroïne et le cannabis, mais pas les benzodiazépines ou la codéine. La<br />

première chose à faire serait de définir plus clairement cette notion de<br />

dangerosité des drogues et nous verrons que cela nécessite d’intégrer un<br />

certain nombre de facteurs (voir chapitre suivant).<br />

S’il est donc vain de chercher à classer les substances en « dures » ou<br />

« douces », il est en revanche possible de les classer en fonction du type<br />

d’effet principal qu’elles provoquent sur le psychisme et le cerveau.<br />

Le tableau 3.1 donne quelques exemples parmi les substances les plus<br />

connues ou « en vogue », classées en trois catégories selon leurs effets :<br />

les dépresseurs, les stimulants et les perturbateurs.<br />

1. Elles sont généralement « nouvelles » en terme d’usage plus qu’en terme de découverte.<br />

Par exemple, l’ecstasy considérée comme une drogue moderne a été isolée par des<br />

chimistes en... 1914. Le GHB dans les années 1950, la kétamine un peu plus tard... Ce<br />

sont surtout leurs usages « récréatif » qui sont récents.<br />

2. Par exemple des amphétamines utilisées en médecine dans des traitements de maladies<br />

spécifiques comme la narcolepsie ou les troubles majeurs de l’attention chez certains<br />

enfants. Mais même en médecine, la plupart des amphétamines ont été jugées de bénéfice<br />

thérapeutique trop réduit au regard des risques, notamment d’addiction.


42 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

• Alcool<br />

• Opiacés<br />

– Opium<br />

– Morphine<br />

– Codéine<br />

– Héroïne<br />

– Méthadone<br />

Tableau 3.1. Tableau des drogues.<br />

Dépresseurs Stimulants Perturbateurs<br />

– Buprénorphine<br />

• Tranquillisants<br />

– Benzodiazépines<br />

– Barbituriques<br />

• Solvants volatils<br />

– Éther<br />

• Anesthésiants<br />

– GHB<br />

– Kétamine<br />

• Nicotine<br />

• Caféine<br />

• Théine<br />

• Cocaïne (Crack)<br />

• Amphétamines<br />

– Speed<br />

– Ecstasy<br />

– MDEA, MDA<br />

– Ritaline ®<br />

• Méthamphétamines<br />

• Antidépresseurs<br />

• Poppers<br />

• Khat<br />

• Cannabis (THC)<br />

– Herbe, marijuana<br />

– Hasch<br />

– Huile<br />

• Hallucinogènes<br />

– LSD, Acide<br />

– Champignons<br />

– Datura<br />

– PCP ou Angel Dust<br />

• Artane ®<br />

<strong>Les</strong> dépresseurs<br />

Certaines drogues ont une action principalement sédative et vont<br />

diminuer l’activité du cerveau. Ce sont des dépresseurs du système<br />

nerveux central. C’est le cas des opiacés (dérivés de l’opium), de l’alcool,<br />

des tranquillisants (benzodiazépines et autres), des neuroleptiques et<br />

des anesthésiants parmi lesquels des solvants volatils (l’éther notamment)<br />

ou d’autres tels que l’acide Gamma-hydroxybutyrique (GHB)<br />

ou la kétamine. Ces dépresseurs agissent de façon séquentielle 1 , ce<br />

qui explique que, tout en diminuant l’activité cérébrale, l’alcool ou les<br />

benzodiazépines par exemple provoquent une désinhibition, en début de<br />

consommation ou chez des personnes très « habituées » (chez lesquelles<br />

la tolérance est efficace). Pour les anesthésiants tels que l’éther, le GHB<br />

ou la Kétamine, leur action va déclencher des effets parfois « délirogènes<br />

». À hautes doses, ces substances provoquent une dépression de<br />

l’activité des commandes cérébrales des systèmes vitaux (dépression<br />

respiratoire), ce qui peut conduire au coma et à la mort.<br />

1. Voir chapitre « Effets et contre-effet » page 51.


QUATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES DROGUES 43<br />

<strong>Les</strong> stimulants<br />

D’autres substances vont au contraire augmenter l’activité du système<br />

nerveux central, on les appelle des stimulants, comme la cocaïne et<br />

ses dérivés (la cocaïne base ou crack), les amphétamines, les antidépresseurs,<br />

la nicotine, la caféine. Ce sont généralement des substances<br />

qui diminuent la sensation de faim et de fatigue et qui donnent une<br />

impression de gain en énergie et en capacités. À haute dose ou à<br />

consommations très répétées, les plus puissantes peuvent provoquer des<br />

troubles essentiellement cardio-vasculaires et un épuisement (fatigue<br />

intense et humeur dépressive) lors de la récupération.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

<strong>Les</strong> perturbateurs<br />

La troisième catégorie est composée de molécules qui perturbent<br />

l’activité du cerveau essentiellement sur les fonctions perceptives. On<br />

y retrouve le cannabis et ses dérivés et les hallucinogènes, depuis<br />

la mescaline (extrait du peyotl), jusqu’au LSD en passant par les<br />

champignons hallucinogènes (dont le principe actif est la psylocibine<br />

ou la mescaline), etc. On les appelle des perturbateurs. Leurs effets<br />

portent principalement sur les perceptions (pouvant générer des illusions,<br />

voire des hallucinations), mais aussi sur les émotions attachées à ces<br />

modifications perceptives : hallucinations effrayantes parfois ou, au<br />

contraire, vécus oniriques agréables. De ce fait, elles peuvent provoquer<br />

des troubles mentaux. En revanche elles ne sont pas ou peu l’objet de<br />

dépendances.<br />

Cette classification pharmaco-clinique (fondée sur des critères d’effets<br />

biologiques et comportementaux observables) est déjà ancienne,<br />

proposée par Delay et Denicker, deux psychiatres français, il y a près<br />

d’un demi-siècle, mais elle reste encore la plus pertinente et la plus<br />

compréhensible.<br />

La variabilité des effets<br />

Néanmoins ces classifications ne nous donnent que peu d’éléments<br />

pour déterminer l’intensité et la forme exacte de l’effet qu’une consommation<br />

produira sur un individu dans un contexte donné. Beaucoup de<br />

paramètres interviennent, comme la dose, la voie d’administration, le<br />

contexte physique, etc.<br />

Parmi ces nombreux éléments, citons en deux qui interviennent directement<br />

sur l’effet biologique et complexifient souvent les choses dans la<br />

réalité. Le premier est l’usage (volontaire ou non) de potentialisateurs,<br />

c’est-à-dire de substances qui augmentent la réceptivité du cerveau à telle


44 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

ou telle substance. L’alcool semble jouer ce type de rôle avec la cocaïne.<br />

Il le fait avec les benzodiazépines qui agissent sur les mêmes récepteurs<br />

Gaba. Des substances non psychotropes peuvent également interférer<br />

(par exemple des anti-inflammatoires et l’alcool, ou des antirétroviraux<br />

sur la méthadone). Ces interactions sont très nombreuses et mal connues<br />

malgré la grande fréquence des polyconsommations.<br />

L’autre élément est communément appelé l’effet placebo 1 . Il montre<br />

qu’une part non négligeable de l’effet subjectif est due, non pas à la<br />

substance elle-même, mais à l’idée que se fait la personne de la prise de<br />

cette substance. Un phénomène démontré expérimentalement pour tous<br />

les médicaments et commun à tous les « déclencheurs de satisfaction »,<br />

mais qui est particulièrement notable avec les psychotropes.<br />

Tout cela démontre une chose simple et évidente, mais que nous avons<br />

du mal à assumer : nous avons de plus en plus besoin de savoir comment<br />

« vivre avec » toutes ces substances, comment s’en servir tout en s’en<br />

protégeant. Cela ne signifie pas que nous devrions réclamer « les drogues<br />

pour tous » au nom d’un « droit au plaisir », mais cela signifie que nous<br />

serons d’autant plus vulnérables aux drogues que nous ne les connaîtrons<br />

pas, ou mal, à travers des préjugés ou des représentations déformées par<br />

souci de susciter la crainte. Il est préférable de mener cette réflexion à<br />

partir de connaissances validées et au regard de nos expériences de vie,<br />

y compris celles produites par des substances.<br />

DEUXIÈME CLÉ : TOUTES LES DROGUES PEUVENT<br />

APPORTER DES BIENFAITS ET DES MÉFAITS<br />

L’ubiquité des drogues. <strong>Les</strong> cubes : le profil de dangerosité<br />

pharmacologique et le profil de satisfactions recherchées.<br />

L’ubiquité est la faculté d’être présent à plusieurs endroits en même<br />

temps, et c’est bien là une particularité de toutes les drogues. Tous les<br />

observateurs ont depuis toujours insisté sur le visage multiple de ces<br />

substances, tout à la fois « remèdes et poison », « portes du paradis et de<br />

l’enfer »... Nous en tirons de grands bienfaits et elles causent de graves<br />

conséquences sanitaires et sociales. Elles nous procurent la plénitude,<br />

1. Pierre Pichot, dans les années soixante, a défini ainsi cet effet : « L’effet placebo est,<br />

lors de l’administration d’une drogue active, la différence entre la modification constatée<br />

et celle imputable à l’action pharmacologique de la drogue. » <strong>Les</strong> questions posées par<br />

cet effet placebo sont examinées dans le chapitre 1, page 52 dans cette version.


QUATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES DROGUES 45<br />

mais aussi le manque, elles provoquent un effet, mais aussi un contreeffet.<br />

Cette ubiquité des drogues ne se limite pas à une dualité entre<br />

« bonnes » ou « mauvaises », bienfaits et méfaits. <strong>Les</strong> entrecroisements<br />

sont multiples qui illustrent leur capacité à s’inscrire dans toutes sortes<br />

d’expériences humaines. Mais en termes de dangers et de satisfactions,<br />

comment caractériser cette réalité commune à toutes et les spécificités<br />

de chacune ?<br />

Danger des drogues, de quoi parle-t-on ?<br />

À force d’en avoir rajouté et d’avoir donné du crédit à des discours<br />

moralistes ignorant des faits scientifiques établis, il faut bien reconnaître<br />

que les dangers des substances sont souvent mal compris, tantôt<br />

sous-évalués, d’autres fois exagérés, voire fantasmés. Un cas particulier<br />

sert à « prouver » que l’on peut consommer sans vrai risque. Un autre<br />

témoignage vient le contredire, montrant des conséquences désastreuses.<br />

Nous connaissons bien cela à propos du cannabis, controverse récurrente<br />

s’il en est. Définir de façon simple et compréhensible la dangerosité<br />

des substances psycho-actives pour clarifier les risques liés aux comportements<br />

d’usage est donc un préalable. Il est de la responsabilité<br />

de la science et de la clinique d’y contribuer, de façon rigoureuse et<br />

pédagogique, sans en masquer pour autant la complexité. C’est dans<br />

ce but que nous avons proposé la représentation de la dangerosité<br />

pharmacologique des substances psycho-actives dans un cube à trois<br />

dimensions.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Le profil de dangerosité pharmacologique<br />

Le profil pharmacologique de dangerosité que nous dénommons<br />

aussi le profil pharmaco-clinique est un modèle commun à toutes les<br />

substances psycho-actives qui permet de caractériser les effets potentiellement<br />

défavorables à la santé de chacune, selon trois axes :<br />

• la toxicité somatique de cette substance ou potentiel somatotoxique,<br />

c’est-à-dire sa capacité à provoquer des atteintes cellulaires ;<br />

• le pouvoir de modification psychique ou potentiel dysleptique, c’est-àdire<br />

sa faculté de perturber les perceptions, les cognitions, l’humeur,<br />

la motivation, etc. ;


46 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

Héroïne<br />

LSD<br />

Cocaïne<br />

Champignons<br />

Alcool<br />

Intensité<br />

Tabac<br />

Cannabis<br />

Toxicité<br />

Dépendance<br />

Figure 3.1. Le cube n ◦ 1. Profil pharmacologique de dangerosité<br />

(d’après ww.acet.fr/afpa).<br />

• la capacité de la substance à créer une dépendance ou potentiel addictif,<br />

qui dépend de l’impact de la substance sur le système intracérébral de<br />

récompense 1 .<br />

Cette représentation en trois axes permet de figurer les différentes<br />

substances dans un cube où chacune est placée en fonction de ses niveaux<br />

de dangerosité propre. Par exemple, le tabac et l’héroïne sont placés tous<br />

1. Des études comparatives de ce potentiel addictif commencent à être publiées, telle<br />

celle de Léonard et Ben Amar (2002) qui indique que 31,9 % des personnes qui ont<br />

fumé du tabac au moins une fois en sont dépendants. Cette proportion est de 23,1 % pour<br />

l’héroïne, 16,7 % pour la cocaïne, 15,4 % pour l’alcool, 9,1 % pour le cannabis et 4,9 %<br />

pour les hallucinogènes. Chiffres qui n’ont évidemment qu’une valeur indicative.


QUATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES DROGUES 47<br />

deux au niveau le plus élevé sur l’axe du potentiel addictif, mais si<br />

l’héroïne est très haut sur l’échelle de l’action psycho-modificatrice et<br />

très bas sur le potentiel de toxicité somatique, le tabac est en position<br />

inverse, car peu psycho-modificateur, mais fortement somatotoxique.<br />

De ces trois axes de dangerosité pharmacologique découlent trois<br />

types de complications :<br />

• les complications somatiques ;<br />

• les complications psychopathologiques ;<br />

• la dépendance.<br />

En fonction du degré de dangerosité potentielle propre à chaque substance,<br />

l’importance et la nature des complications seront évidemment<br />

différentes. Prenons quelques exemples : le cannabis a un potentiel<br />

addictif assez faible, mais il est un puissant modificateur psychique,<br />

ce n’est donc pas du côté de la dépendance que l’on trouvera les<br />

complications majeures, mais sur le plan psychodysleptique ; l’alcool<br />

présente un potentiel addictif plutôt moyen, mais croissant rapidement<br />

avec les doses ingérées et déterminant des complications somatiques<br />

que l’on connaît bien, tout comme l’on sait que, sans dépendance, les<br />

modifications psychiques de l’ivresse sont susceptibles d’entraîner des<br />

conséquences négatives pour l’usager.<br />

<strong>Les</strong> autres facteurs de dangerosité<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

La dangerosité pharmacologique d’une substance n’est qu’un élément<br />

de sa dangerosité réelle. En effet, celle-ci n’est pas seulement liée aux<br />

propriétés chimiques du produit considéré, mais à des contextes et à des<br />

pratiques de consommation. Dans le concret, comme l’a souligné depuis<br />

longtemps le modèle tri-varié (produit-individu-environnement), cette<br />

dangerosité est soumise à différents facteurs tenant à l’usager et à sa<br />

conduite de consommation :<br />

• le mode d’administration (usage ponctuel ou usage répété notamment)<br />

;<br />

• la dose utilisée ;<br />

• les produits associés ;<br />

• la vulnérabilité propre, somatique et psychique, du sujet consommateur,<br />

et la solidité de ses liens sociaux.<br />

Tout cela contribue à l’effet et au contre-effet, augmente ou minimise<br />

les risques et influe, dans une certaine mesure, sur le curseur placé


48 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

sur chacun des trois axes. La dangerosité effective des substances psychotropes<br />

est également fortement soumise aux systèmes de régulation<br />

sociale qui tendent à promouvoir des comportements d’usage, censés,<br />

dans une certaine mesure aussi, augmenter les bénéfices et diminuer<br />

les effets négatifs. C’est pourquoi nous parlons de « potentiel » de<br />

dangerosité (et non de dangerosité) à propos de la pharmacologie de<br />

chaque substance.<br />

Ce modèle du « cube dangerosité » permet de comprendre globalement<br />

et simplement ce que sont les risques des drogues en général, et en<br />

particulier pour chacune d’entre elles. À partir de chaque type de profil<br />

pharmaco-clinique peuvent se décliner un certain nombre de modes<br />

d’action et de messages plus spécifiques. Par exemple, les substances qui<br />

génèrent le plus rapidement une dépendance n’ont qu’une faible marge<br />

entre usage « simple » (ponctuel et sans risque élevé) et la dépendance.<br />

C’est le cas de l’héroïne et du tabac. Ce type de substances soulève en<br />

priorité la question des premières consommations. Mais ce modèle du<br />

profil de dangerosité pharmacologique des substances n’apporterait rien<br />

de très nouveau s’il n’était mis en rapport avec un autre profil : celui des<br />

potentiels de satisfactions apportées par ces substances psycho-actives.<br />

Plaisir des drogues, de quoi parle-t-on ?<br />

<strong>Les</strong> aspects positifs et attractifs des drogues ne peuvent être passés<br />

sous silence dans la mesure où ils sont à la source des motivations<br />

à consommer. Et c’est parce que cette recherche de satisfactions est<br />

universelle que les consommations de substances le sont également.<br />

Le profil de satisfactions recherchées<br />

<strong>Les</strong> usages de substances psycho-actives — d’aujourd’hui comme<br />

d’hier — recouvrent des situations et des motivations qui correspondent<br />

schématiquement à trois types d’expériences recherchées :<br />

• la quête de plaisir, de sensations intenses et inhabituelles ;<br />

• l’entrée dans des cadres et des codes sociaux renforçant l’identité ;<br />

• le soulagement de tensions et de souffrances internes, notamment celles<br />

associées à des affects générés par la relation à autrui et la pensée.<br />

Il est intéressant d’observer que ces trois types d’effets recherchés<br />

rencontrent parfaitement les effets produits, peu ou prou, par toutes les<br />

substances psycho-actives. Il est aussi essentiel de souligner que ces<br />

effets portent sur deux dimensions que nous évoquions dans la première<br />

clé à propos de la fonction des drogues : libérer de la contingence


QUATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES DROGUES 49<br />

corporelle et faciliter le rapport à l’autre, dans l’instant et dans l’intense !<br />

Voilà ce qui fonde l’effet « positif recherché » et qui peut se définir<br />

schématiquement par trois potentiels de satisfactions très liés entre eux :<br />

• le potentiel hédonique déterminé par la production de certaines sensations<br />

internes psychocorporelles, du fait de leur propriété de stimuler<br />

les voies mésocorticolimbiques du système dopaminergique ;<br />

• le potentiel de socialisation par l’inscription collective et culturelle<br />

de leur usage, et par les éléments de posture et d’identité qu’elles<br />

fournissent ;<br />

• le potentiel thérapeutique du fait de leurs propriétés apaisantes et<br />

anesthésiantes, voire euphorisantes.<br />

LSD<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Potentiel hédonique<br />

Potentiel<br />

thérapeutique<br />

Héroïne<br />

Champignons<br />

Cocaïne<br />

Cannabis<br />

Potentiel social<br />

Alcool<br />

Tabac<br />

Figure 3.2. Le cube n ◦ 2. Profil de satisfactions recherchées<br />

(d’après www.acet.fr/afpa).


50 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

Au-delà des capacités spécifiques de chaque substance à apporter<br />

euphorie, stimulation, apaisement ou déréalisation, toutes ont une propriété<br />

commune qui leur confère leur pouvoir hédonique : elles lèvent<br />

des inhibitions et donnent un sentiment de se libérer de contraintes<br />

psychiques et corporelles. Ce pouvoir explique combien la notion de<br />

fête et de « divertissement » leur est attachée, car la fête correspond<br />

précisément à cette recherche de détachement des limites du quotidien, à<br />

une transgression ritualisée du réel, une perte partielle de contrôle voulue<br />

et partagée selon certains codes sociaux dans un groupe. Ce pouvoir<br />

hédonique est au centre de l’attrait qu’exerce l’expérience psychotrope.<br />

Si l’être humain trouve une part de son bonheur grâce à son corps,<br />

une autre provient de ses relations à l’autre. Précisément, toutes ces substances<br />

n’ont pas que des propriétés chimiques sur le cerveau, elles sont<br />

également porteuses de valeurs sociales et contribuent à la socialisation.<br />

Bien entendu, selon la nature de la substance et du groupe social, et<br />

selon que son usage est légalement et culturellement encouragé, toléré<br />

ou réprouvé, ce potentiel de socialisation ne sera pas le même. Ou plutôt,<br />

il ne s’agira pas de la même socialisation, dans la mesure où l’inscription<br />

dans la marginalité représente aussi une forme de socialisation.<br />

Enfin, toutes les substances psycho-actives ont eu, à un moment ou un<br />

autre de l’histoire, des utilisations médicales. Réelles ou pas aujourd’hui,<br />

ces propriétés médicinales figurent dans l’imaginaire collectif comme<br />

une traduction palpable du pouvoir bénéfique dont elles peuvent disposer.<br />

Loin des jouissances extatiques, l’effet retiré par de nombreux usagers<br />

actuels se résume à un simple effet de protection contre l’ennui ou contre<br />

un mal-être sous jacent. Cette fonction prothétique et adaptative explique<br />

comment des consommations de drogues s’établissent dans cette ambiguïté<br />

où des usages d’apparence hédonique ont en réalité une motivation<br />

autothérapeutique et conduisent alors souvent à la dépendance.<br />

<strong>Les</strong> systèmes de régulation et l’acceptabilité du risque<br />

Il est important de noter que, sur chacun des axes correspondant à une<br />

recherche de satisfaction particulière, il existe des systèmes propres de<br />

régulation, des normes, des règles plus ou moins explicites qui favorisent<br />

l’obtention maximum de la satisfaction recherchée et la minimisation<br />

des effets non désirés ou nocifs. Ainsi, par exemple, la fête est un<br />

moment limité dans le temps et l’espace (ce qui encadre l’excès et<br />

facilite la récupération), les codes sociaux valorisent des limites de<br />

consommation (comme pour l’alcool en société avec le rituel de l’apéritif<br />

par exemple), et l’usage médicinal est encadré par des règles d’utilisation<br />

du médicament.


QUATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES DROGUES 51<br />

Ces régulations « sociétales » et culturelles fonctionnent pour la plus<br />

grande partie des usages, et contribuent à la gestion individuelle et collective<br />

de ces consommations. Mais elles ne sont pas toujours efficaces<br />

et doivent évoluer dans le temps (comme on le voit depuis peu pour les<br />

usages publics de tabac par exemple). On peut d’ailleurs remarquer que<br />

les effets nocifs apparaissent principalement lorsque ces systèmes de<br />

régulation sont absents, inopérants ou lorsque la satisfaction recherchée<br />

n’est plus celle pour laquelle les systèmes de minimisation des risques<br />

fonctionnent. Par exemple, la recherche hédonique ne peut évidemment<br />

pas être compatible avec la notion de posologie et de prescription, et<br />

elle exclut le recours à des médicaments psychotropes ; à l’inverse, la<br />

recherche d’apaisement de tensions internes par des modes d’usages de<br />

type festif ou socialisant (avec l’alcool, le cannabis...) conduit très vite à<br />

des effets nocifs et des dépendances.<br />

Au total, le double profil de « dangerosité pharmacologique » et de<br />

« satisfactions recherchées » permet pour chaque substance de situer la<br />

notion de risque relatif et sa marge d’acceptabilité. En effet, entre plaisirs<br />

et dangers, chacun se conduit en fonction d’une attente et de limites qui<br />

laissent (ou pas) un espace à une prise de risques. Cette acceptabilité du<br />

risque est fortement déterminée par la culture, la société, la pression<br />

du groupe d’appartenance, mais aussi par l’histoire et l’expérience<br />

personnelle. La connaissance de cette « double face » des drogues (en<br />

réalité leurs multiples facettes) et des facteurs qui influent dans un sens<br />

ou dans un autre est donc très importante afin de mieux prévenir et savoir<br />

se servir des drogues pour leurs dimensions positives en se protégeant<br />

des risques liés à leurs dangerosités.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

TROISIÈME CLÉ : TOUTES LES DROGUES DÉCLENCHENT,<br />

SUR L’ORGANISME, UN EFFET ET UN CONTRE-EFFET<br />

La mise en jeu de processus biologiques qui aboutissent à la fois<br />

à un effet et à un contre-effet qui permet à l’organisme de survivre<br />

et de retourner à un équilibre. Le diagramme.<br />

L’expérience psychocorporelle.<br />

C’est une chose établie aujourd’hui : les drogues agissent dans le<br />

système nerveux central en modifiant l’action des neurotransmetteurs,<br />

soit en amplifiant leur action sur les boutons synaptiques, soit en<br />

entravant cette action. La sensation de plaisir procurée semble ainsi<br />

liée à l’augmentation de libération de dopamine dans certaines régions


52 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

cérébrales, mais d’autres systèmes et d’autres neuromédiateurs sont probablement<br />

impliqués dans des interférences complexes 1 . <strong>Les</strong> recherches<br />

dans ce domaine vont certainement apporter dans l’avenir de nouvelles<br />

précisions et de nouvelles données. Mais les connaissances actuelles<br />

permettent dans une large mesure de comprendre et de se représenter ce<br />

qui se passe lorsque l’on prend une substance psycho-active.<br />

Effet : amplitude et cinétique<br />

Le pouvoir d’action des drogues sur le cerveau provient de leur<br />

capacité à s’immiscer dans sa « mécanique » biochimique. Telles des<br />

« leurres pharmacologiques » (selon l’expression de Michel Reynaud),<br />

elles tiennent ce pouvoir de leur parenté chimique avec les « drogues<br />

endogènes » que constituent les neuromédiateurs.<br />

Cette parenté permet de comprendre « l’effet psychique » ou l’effet<br />

placebo, c’est-à-dire un effet positif obtenu non pas du fait de l’action<br />

de la drogue elle-même, mais de « l’idée » de la drogue dans certaines<br />

conditions d’attente. Cet effet est connu depuis fort longtemps, mais il a<br />

pu être mesuré depuis que des essais cliniques sur les médicaments l’ont<br />

mis en évidence. Par exemple, pour les antidépresseurs on estime que cet<br />

effet (amélioration de l’humeur et/ou effets secondaires) déclenché par<br />

l’administration d’un médicament inerte mais ayant toutes les apparences<br />

du médicament actif, peut être rapporté chez 30 % à 50 % des sujets.<br />

Des expériences réalisées avec les techniques de la neuro-imagerie<br />

moderne ont montré que l’administration d’un placebo (par exemple,<br />

une injection inactive mais prétendument antalgique chez un patient<br />

douloureux) déclenchait chez nombre d’individus les mêmes réactions<br />

dopaminergiques sur les circuits de la récompense que la drogue active.<br />

Cela montre que le sujet anticipe et qu’il est capable de provoquer<br />

« psychiquement » lui-même l’expérience biologique de l’effet qu’une<br />

drogue peut déclencher.<br />

Autrement dit, les drogues ne créent pas de toutes pièces les effets<br />

qu’elles provoquent, mais majorent, minorent ou perturbent des mécanismes<br />

cérébraux qui existent sans elles.<br />

Par ce biais, elles agissent sur le psychisme, c’est-à-dire à la fois sur<br />

les perceptions, les opérations mentales et le comportement, réalisant<br />

une expérience que nous dénommons psychocorporelle et qu’André<br />

Therrien appelle « expérience biologique » (Therrien, 2006). Dans son<br />

1. Notamment par des mécanismes de couplage-découplage des systèmes monoaminergiques<br />

étudiés par Jean Pol Tassin et évoqués plus loin.


QUATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES DROGUES 53<br />

approche dite de « gestion expérientielle », il a proposé de représenter<br />

cette expérience sous forme d’un diagramme que nous avons repris (voir<br />

figure 3.3).<br />

Maximum supportable<br />

Surdose<br />

E<br />

f<br />

f<br />

e<br />

t<br />

Cocaïne base fumée<br />

Plaisir<br />

Cocaïne sniffée<br />

Effet recherché<br />

État non<br />

perturbé<br />

C<br />

o<br />

n<br />

t<br />

r<br />

e<br />

Récupération<br />

Cigarette tabac<br />

Temps<br />

qui passe<br />

e<br />

f<br />

f<br />

e<br />

t<br />

Douleur<br />

Souffrance<br />

Effet non désiré<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Maximum supportable<br />

Figure 3.3. Effet/contre-effet des drogues<br />

(d’après A. Therrien et l’AQGE).<br />

La particularité des drogues psycho-actives ne réside pas dans la<br />

faculté de créer la satisfaction et des effets de plaisir, mais de créer<br />

cette expérience de l’intérieur du cerveau, sans passer par la stimulation<br />

externe des sens. Leur seconde spécificité réside dans la durée et/ou<br />

l’intensité de la stimulation qu’elles déclenchent et qui procure la


54 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

satisfaction, imprimant un effet 1 particulier quant à son amplitude et<br />

sa cinétique (Tassin, 1998).<br />

Cette stimulation crée un déséquilibre brutal et provoque de ce fait une<br />

réaction de contre-effet sans laquelle la consommation d’une drogue mettrait<br />

rapidement en péril la survie de l’organisme. Ainsi, toute expérience<br />

psychocorporelle liée à une drogue (ou autre déclencheur) comporte une<br />

phase de satisfaction puis une phase de récupération et de retour à un<br />

état non perturbé. <strong>Les</strong> particularités de l’action des drogues en termes<br />

de durée et d’intensité vont également se retrouver dans la phase de<br />

contre-effet et dans l’importance de la quantité d’énergie que l’organisme<br />

va devoir dépenser pour le maintien de son fonctionnement biologique.<br />

Ce qui explique l’importance de la réserve d’énergie disponible chez<br />

l’usager. Malade ou affaibli par une précédente consommation par<br />

exemple, le sujet va être plus fortement perturbé et aura plus de difficulté<br />

à se « remettre ».<br />

Contre-effet : tolérance, sensibilisation et récupération<br />

Le contre-effet, pour préserver l’organisme et permettre un retour à<br />

l’équilibre (ou état non perturbé), associe trois types de réactions : une<br />

réaction de tolérance, une réaction de sensibilisation et une réaction<br />

globale de récupération.<br />

La tolérance<br />

Toute la difficulté pour l’organisme confronté à un apport massif de<br />

substances exogènes, est d’en limiter la quantité active et de rétablir les<br />

mécanismes naturels du système vital. Cette double action est effectuée<br />

essentiellement par le foie et par le système nerveux central.<br />

Le foie joue un rôle de filtre (tolérance hépatique), mais il ne peut,<br />

en efficacité et en rapidité, réaliser un contrôle total sur les substances<br />

venues de l’extérieur. Il est plus efficace sur certaines que sur d’autres<br />

et certains modes d’administration l’empêchent d’intervenir (la voie<br />

pulmonaire en particulier).<br />

<strong>Les</strong> systèmes neurobiologiques intra-synaptiques où interagissent de<br />

façon complexe les différents neuromédiateurs organisent eux aussi<br />

une défense contre les afflux de molécules dont ils maintiennent les<br />

équilibres dans les échanges (tolérance synaptique). <strong>Les</strong> modalités sont<br />

diverses : réduction de la sensibilité des récepteurs, diminution de leur<br />

1. Par effet(s) nous entendons l’ensemble des processus déclenchés ; le plaisir et la<br />

souffrance étant des sensations subjectives qui résultent de certains de ces effets.


QUATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES DROGUES 55<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

nombre, augmentation de substances endogènes d’action inverse... Ils<br />

déclenchent ainsi un « anti-effet » qui s’apparente au développement de<br />

l’effet contraire de celui provoqué par la substance : à un effet stimulant<br />

répond un contre-effet dépresseur, et, inversement, à un effet dépresseur<br />

de la drogue répondra un contre-effet de stimulation.<br />

Cela explique les manifestations dites de sevrage (ou de manque)<br />

et leur nature différente selon le type de produits. Pour les opiacés<br />

(des dépresseurs) le sevrage est marqué par un état d’excitation et de<br />

tension anxieuse ainsi que des troubles viscéraux liés à une stimulation de<br />

différentes fonctions (notamment digestives). Pour les psychostimulants,<br />

la réaction de sevrage, beaucoup plus brève pour des raisons tenant à<br />

leur effet de sensibilisation (cf. infra), se traduit au contraire par des<br />

manifestations de fatigue, voire de dépression.<br />

La tolérance est un phénomène très important mais qui est transitoire :<br />

il accompagne le passage du produit dans l’organisme, commence dès<br />

que le produit est identifié et disparaît après un temps de latence plus ou<br />

moins court (de quelques heures à quelques jours) après l’élimination du<br />

produit.<br />

Une image qui permet de comprendre ce phénomène est celle du<br />

voilier dans la tempête. Confronté à une tempête et à des vents de grande<br />

intensité qui risquent de le faire chavirer, le navigateur va réduire sa<br />

voilure afin de réduire son exposition à la force du vent. Une fois la<br />

tempête passée, et le temps de faire la manœuvre, il remettra toute la<br />

voilure, sans quoi il ne pourrait alors plus avancer. L’organisme fait,<br />

vis-à-vis des drogues, comme le navigateur dans la tempête.<br />

Si l’organisme est exposé à des quantités croissantes et rapprochées<br />

de substances exogènes, ses réactions de contre-effet vont devenir<br />

permanentes. On comprend alors que, par exemple, des héroïnomanes<br />

peuvent s’administrer des doses qui, si elles étaient prises par un usager<br />

« naïf » d’opiacés (dont l’organisme n’a donc pas mis en marche ses<br />

mécanismes de tolérance), conduiraient à l’overdose mortelle immédiate.<br />

Cela explique aussi pourquoi les overdoses mortelles chez les héroïnomanes<br />

se produisent très souvent après un temps d’abstinence : leur<br />

organisme avait mis fin aux réactions de tolérance et se trouvait donc<br />

sans défense lors d’un nouvel afflux brutal d’une quantité de molécules<br />

qu’il avait pourtant supporté sans difficulté avant l’arrêt.<br />

Ce mécanisme d’adaptation est à l’origine de l’apparition de manifestations<br />

de manque « physique » lors d’un sevrage, mais il est toujours<br />

transitoire. Il participe à l’installation d’une dépendance mais d’une<br />

façon minime en comparaison du mécanisme de sensibilisation.


56 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

La sensibilisation ou tolérance inverse<br />

La sensibilisation recouvre deux mécanismes concomitants mais<br />

distincts :<br />

• d’une part un accroissement des effets au fur et à mesure des reconsommations<br />

(d’où l’appellation de tolérance inverse), celles-ci,<br />

loin d’entraîner une diminution de l’envie du produit, l’augmentent au<br />

contraire ;<br />

• d’autre part une mémorisation, dans les structures les plus « profondes<br />

» du cerveau, de l’effet de la drogue et de tous les stimuli<br />

externes et internes qui lui sont associés 1 . Cet effet de la sensibilisation<br />

explique des phénomènes cliniques classiquement rangés dans le<br />

registre de la « dépendance psychologique ». Cette mémorisation ne<br />

semble pas spécifique aux psychotropes, car on la retrouve pour toute<br />

expérience de satisfaction intense. Elle semble même constituer l’un<br />

des facteurs de reconnaissance des expériences intenses de plaisir en<br />

vue de leur répétition 2 .<br />

Ces deux mécanismes concourent au « renforcement positif » (augmentation<br />

de l’appétence pour le produit), et au craving (impulsion à<br />

consommer pouvant apparaître longtemps après l’arrêt de la consommation).<br />

Ce phénomène biologique de sensibilisation est encore mal connu et<br />

ses différents aspects sont discutés par les neurobiologistes. Il s’installe<br />

de façon plus ou moins rapide selon les produits et s’accroît avec la<br />

répétition des consommations. Il semble irréversible, comme une trace<br />

ou une cicatrice, même après une très longue période d’abstinence 3 .<br />

Fait remarquable, la sensibilisation est fortement influencée par des<br />

facteurs extérieurs 4 . Plusieurs éléments le démontrent. Le stress en<br />

particulier amplifie la réponse de l’organisme au produit et augmente la<br />

1. C’est ce qu’explique la neurobiologiste, Emiliana Borelli : « Chez quelqu’un qui a<br />

pris de la drogue de façon chronique, il va y avoir une sorte de mémoire cellulaire. Il n’y<br />

a pas que la mémoire de l’individu qui entre en jeu, mais aussi la mémoire du neurone<br />

lui-même » (Horel et Lentin, 2005). Ces phénomènes de mémorisation semblent en tout<br />

cas au cœur des mécanismes de dépendance (Balland et Luscher, 2007).<br />

2. Parmi les exemples, on ne peut manquer de citer la passion amoureuse et l’association<br />

qui se constitue entre une émotion intense et un visage, un parfum, un objet, un lieu, etc.<br />

3. Même s’il est irréversible, ce processus ne garde pas la même activité au fil du temps,<br />

il peut être atténué et ne prend jamais complètement possession de l’individu.<br />

4. C’est sans doute pourquoi des observations faites à partir d’expériences sur des animaux<br />

en laboratoire sont difficilement transférables à l’homme, être fondamentalement<br />

social et doté d’un appareil psychique sans commune mesure avec des rats ou des souris.


QUATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES DROGUES 57<br />

sensibilisation elle-même. D’autre part, il a été observé expérimentalement<br />

que le phénomène était nettement moins marqué si l’environnement<br />

du sujet change. Car ce qui est mémorisé par le cerveau ne semble pas se<br />

limiter à l’effet strictement neurobiologique de la substance mais à toute<br />

l’expérience intégrant aussi les stimuli issus de l’environnement pendant<br />

les consommations.<br />

Retombées cliniques et pratiques<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Lors d’un colloque où nous avions évoqué les effets de la sensibilisation,<br />

un participant est venu nous voir à la fin pour nous donner<br />

son témoignage. Ancien buveur militant dans une association d’entraide<br />

depuis vingt ans, il n’a pas bu depuis deux décennies et n’en ressent<br />

plus l’envie depuis fort longtemps. Mais un jour, allant visiter un ami,<br />

celui-ci lui proposa des cachous. Il accepta et, aussitôt après avoir senti<br />

les premiers effets de la petite pastille sur sa langue, il ressentit une<br />

brutale envie d’alcool. Il maîtrisa cette envie, mais se souvint alors qu’il<br />

utilisait ces cachous pendant sa période alcoolique pour masquer son<br />

haleine qui le trahissait auprès de ses interlocuteurs.<br />

Ce type d’exemple est très répandu et fort connu des cliniciens.<br />

<strong>Les</strong> « déclencheurs » du craving sont de nature et de formes très<br />

variables et très personnalisées (des situations, des lieux, des émotions,<br />

des personnes, etc.). Ce phénomène n’est pas propre aux substances<br />

psycho-actives mais est observé dans tous les plaisirs de forte intensité<br />

et répétés, y compris par exemple la passion amoureuse. Il rend compte<br />

des difficultés plus importantes pour une personne dépendante d’arrêter<br />

sa consommation dans le milieu où elle consomme habituellement. Si la<br />

trace mnésique semble biologiquement ineffaçable, ce qui favorise bien<br />

évidemment la dépendance, celle-ci n’est pas pour autant irrémédiable et<br />

inamovible. La primauté des facteurs psychosociaux sur son installation<br />

et sur son expression psychologique et comportementale ouvre différentes<br />

possibilités de « surmonter » et de contrôler cette sensibilisation.<br />

Cela permet de comprendre l’efficacité des traitements psycho-éducatifs<br />

alors que la représentation courante voudrait qu’un phénomène aussi<br />

« biologique » soit d’abord traité médicalement.<br />

La sensibilisation est un phénomène particulièrement marqué pour<br />

les substances psychostimulantes d’action intense et rapide telles que la<br />

cocaïne et les amphétamines. Ces drogues génèrent peu de tolérance<br />

mais davantage une augmentation progressive de la réponse et un<br />

effet d’excitation croissant. Cette propriété aboutit à un « renforcement<br />

positif » particulièrement important pour cette catégorie de substances.


58 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

Dans le cas des produits dépresseurs comme les opiacés, l’alcool<br />

et les benzodiazépines, cela semble inversé : la tolérance est rapide<br />

et importante, la sensibilisation est plus progressive. Cela expliquerait<br />

pourquoi ces produits ont plusieurs effets psychotropes qui apparaissent<br />

séquentiellement. Dans le cas de l’alcool par exemple (mais on le voit<br />

aussi dans une moindre mesure avec les opiacés à petite dose), l’effet<br />

sédatif est précédé d’un effet stimulant : le consommateur passe d’abord<br />

par un stade d’excitation, de désinhibition, d’accroissement de son<br />

activité motrice et mentale, d’euphorie... Dans un deuxième temps, l’effet<br />

stimulant s’estompe et l’effet sédatif apparaît, la personne s’endort. Ce<br />

deuxième stade apparaît plus rapidement chez les personnes qui sont peu<br />

habituées à consommer de l’alcool car chez elles, l’effet de tolérance<br />

ne s’est pas (encore) installé. En revanche, chez les consommateurs<br />

habituels, dont on dira qu’ils « tiennent bien l’alcool », l’effet sédatif<br />

apparaît très peu et l’effet stimulant prédomine. Dans le cas des benzodiazépines<br />

c’est l’effet « Rambo » qui comporte une excitation paradoxale<br />

(avec sentiment de toute-puissance) puis un endormissement et un état<br />

confusionnel avec perte de mémoire de la période d’intoxication aiguë.<br />

La récupération<br />

L’effet de la substance entraîne des déséquilibres biologiques que<br />

l’organisme est programmé à rétablir. Ainsi se mettent aussitôt en action<br />

des processus de réorganisation biologiques qui vont en particulier mettre<br />

fin aux mécanismes de tolérance et reconstituer les réserves énergétiques.<br />

Ces processus de « récupération » correspondent à ce qu’André Therrien<br />

dénomme « la loi de la réciprocité » (ou l’effet élastique). Une fois<br />

passé son acmé, l’effet du produit redescend mais le sujet ne revient pas<br />

d’emblée à son « état non perturbé ». Il doit faire face à une période de<br />

restauration qui peut comporter, au fil du temps et de la répétition des<br />

consommations, des sensations de plus en plus pénibles de différentes<br />

sortes.<br />

Systématiquement donc, après la phase « positive » de l’effet recherché,<br />

s’ensuit inévitablement une phase d’effets non désirés. Ces derniers<br />

peuvent se limiter à un bref état de fatigue ou être douloureux et plonger<br />

dans la souffrance, surtout quand s’est instauré un processus addictif.<br />

C’est la « gueule de bois » des lendemains de cuite, la sensation de<br />

manque de l’usager d’héroïne ou la « descente » du crackeur. Mais il est<br />

repérable même pour une simple consommation de café qui, lorsqu’on<br />

est fatigué, va dans un premier temps apporter l’effet d’éveil escompté<br />

avant de donner une sensation de perte d’énergie et de somnolence plus<br />

importante qu’initialement.


QUATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES DROGUES 59<br />

La récupération est figurée sur le diagramme en dessous de la ligne<br />

de l’état non perturbé. Cette phase de récupération est de plus longue<br />

durée que l’effet « positif » et elle est probablement marquée par des<br />

phénomènes pendulaires avant le retour à la normale. Son intensité est<br />

proportionnelle à celle de l’effet de plaisir. Elle sera donc plus prononcée<br />

pour les substances très puissantes et consommées à fortes doses.<br />

L’intérêt de ce diagramme est de donner une représentation visuelle<br />

de l’expérience psychocorporelle de tout psychotrope. Il montre que<br />

l’usager d’une substance psycho-active doit non seulement s’attendre à<br />

l’effet « positif » (high en anglais) de cette substance, mais aussi à un<br />

contre-effet permettant le retour à l’état normal (non perturbé), mais qui<br />

oblige à passer par une phase de « bas » (down en anglais).<br />

La plupart des usagers n’imaginent ne recevoir que l’effet qu’ils<br />

recherchent, or la connaissance de ce phénomène est très importante<br />

pour la « gestion » de la consommation.<br />

L’usager sera en effet tenté de « sauter » cette phase de récupération<br />

ou d’essayer de la minimiser à tout prix (par exemple en utilisant une<br />

autre drogue pour raccourcir la récupération). Ce faisant, il complique<br />

généralement cette récupération et, à l’inverse de son objectif, se met en<br />

situation de diminuer ses capacités à retrouver l’état non perturbé et à<br />

accéder à une nouvelle expérience de plaisir. Ce qui favorise le processus<br />

addictif.<br />

En résumé, nous retiendrons de ce diagramme que l’expérience<br />

psychocorporelle issue de la consommation de substance psycho-active<br />

(ou un autre type d’expérience intense et soudaine provoquée par d’autres<br />

déclencheurs) est toujours globale en ce qu’elle associe inévitablement<br />

effet et contre-effet, plaisir et déplaisir jusqu’à la souffrance dans certains<br />

cas.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

QUATRIÈME CLÉ : L’EFFET PSYCHOTROPE NE SE RÉDUIT<br />

PAS À L’EFFET BIOLOGIQUE<br />

La loi de l’effet E = SIC. L’expérience psychosociale.<br />

L’inscription du comportement dans un mode de vie.<br />

Il est bien connu pour les alcoologues comme pour les intervenants<br />

en toxicomanie que l’effet des drogues est le fruit de « la rencontre d’un<br />

produit, d’une personne et d’un moment socioculturel » selon la formule<br />

du docteur Olievenstein à propos de la toxicomanie. Pierre Fouquet,<br />

fondateur de l’alcoologie en France avait, lui, défini dans les années


60 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

soixante l’« écosystème entre l’alcool, l’individu et la société ». De<br />

nombreux auteurs, en Europe comme en Amérique du Nord, parlent<br />

d’un triptyque bio-psycho-social.<br />

Étant donné sa simplicité, nous adopterons avec nos collègues québécois<br />

la formule E = SIC que l’on peut expliciter ainsi : l’expérience<br />

psychotrope (E) est déterminée par des facteurs liés à la substance (S) à<br />

l’individu qui consomme (I) et au contexte (C) de celui-ci au moment où<br />

il consomme. Le S pouvant être remplacé par un D pour « déclencheurs »<br />

si l’on veut y inclure tous les comportements possiblement addictifs<br />

(jeux, travail, comportements alimentaires...) (figure 3.4).<br />

Substance<br />

- Profil de dangerosité spécifique<br />

- Mode d’adimistration<br />

- Durée, fréquence d’utilisation<br />

- Quantité absorbée<br />

- Pureté ou adultération<br />

- Interactions entre substances<br />

Individu<br />

- Facteurs biologiques (sexe, poids,<br />

hérédité, etc.)<br />

- Facteurs physiques (santé, âge, etc.)<br />

- Facteurs psychiques et de développement<br />

- Attitudes et attentes vis-à-vis du produit<br />

- Mode de vie, satisfactions/frustrations<br />

- Facteurs de personnalité<br />

- Estime de soi, solitude<br />

- Capacité d’adaptation et de relation<br />

Effet<br />

et comportement<br />

de consommation<br />

Résultante<br />

de Substance-Individu-Contexte<br />

Relation de la personne à la substance<br />

et à l’univers qui y est attaché<br />

Fonction de la substance<br />

dans la vie de la personne<br />

Contexte<br />

- Facteurs culturels et sociaux<br />

- Milieu familial, communication, violence<br />

- Milieu social et insertion (école, amis...)<br />

- Facteurs économiques<br />

- Accessibilité au produit<br />

Figure 3.4. La loi de l’effet, E = SIC.


QUATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES DROGUES 61<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Ces interactions sont fondamentales pour comprendre ces phénomènes,<br />

pour prévenir et pour soigner. Il ne s’agit pas, en effet, de vagues<br />

interférences ou de clauses de style « scientifiquement correctes » sur<br />

des « variables d’ajustement ». Il s’agit, dans ce domaine particulier<br />

des addictions, d’intrications très profondes et complexes qui sont à<br />

la source même de la problématique. Chacune des trois parties de<br />

l’équation n’est pas univoque ni toujours active avec la même puissance<br />

d’impact sur le comportement. Pour autant, les systèmes à deux variables<br />

(drogue-individu, drogue-contexte) sont trop réducteurs pour donner des<br />

modèles utilisables. C’est donc un modèle systémique tri-varié qui doit<br />

servir de trame à toute tentative de compréhension et d’intervention sur<br />

ces phénomènes.<br />

Si l’on accepte cette donnée fondamentale, cela signifie notamment<br />

qu’il est inopérant d’isoler l’effet biologique d’une drogue de ses autres<br />

composantes.<br />

Le cerveau est un éloge de la complexité de l’homme et de ses<br />

interactions avec son environnement humain et physique. Nous l’avons<br />

vu à tous les échelons des processus biologiques engagés par une<br />

consommation de psychotrope : sur l’effet et son ressenti psychique, sur<br />

les phénomènes de tolérance ou, plus encore, sur ceux de sensibilisation,<br />

les interactions sont fondamentales. <strong>Les</strong> éléments venus de l’extérieur<br />

du corps, que ce soit les facteurs de stress, les conditions physiques au<br />

moment de la consommation, la stabilité ou les changements d’environnement<br />

et les relations sociales, que ce soit les attentes de l’usager, ses<br />

éventuels troubles psychiques (dépression, angoisse), tout cela influence<br />

profondément les mécanismes biologiques eux mêmes et les sensations<br />

qu’ils produisent. Nous retrouverons ce système d’interactions dans les<br />

processus addictifs comme nous le retrouverons tout au long de nos<br />

réflexions, dans les enjeux et les stratégies d’intervention, préventives ou<br />

thérapeutiques.<br />

Expérience psychocorporelle, expérience psychosociale<br />

et mode de vie<br />

Si, comme il se doit, nous plaçons l’individu au centre de l’équation E<br />

= SIC, nous pouvons dire schématiquement que l’effet d’une substance<br />

sur lui est à l’intersection entre son expérience psychocorporelle et son<br />

expérience psychosociale liées à cette substance. Il reçoit en effet des<br />

sensations physiques et psychiques de l’action biologique de la molécule<br />

qu’il consomme, et cette expérience entre en relation avec ses besoins, ses<br />

motivations, ses représentations directement influencées par son milieu


62 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

social et ses attaches culturelles, par ses propres modes de pensées (ses<br />

cognitions) et par sa propre histoire psychoaffective.<br />

Dans cette conception globale, E ≠ S + I + C. L’effet n’est pas égal<br />

à la somme des facteurs substance, individu, contexte. <strong>Les</strong> interactions<br />

entre les dimensions biologiques, psychologiques et sociales sont en effet<br />

dynamiques et systémiques : elles agissent par actions et rétroactions<br />

les unes envers les autres et réalisent un tout, c’est-à-dire l’expérience<br />

psychotrope, qui est bien autre chose que la juxtaposition de chaque<br />

partie. Et qui est transcendée par le sujet, sa singularité, son histoire<br />

propre, sa capacité de choix. En systémie, la résultante dépasse toujours<br />

la somme des parties. C’est particulièrement vrai ici.<br />

L’expérience psychosociale est attachée en particulier à un mode de<br />

vie. Un mode de vie (ou style de vie) est la manière d’être et de penser<br />

de la personne. Il se définit souvent dans un groupe, une communauté<br />

ou une autre forme de collectivité. Dans le quotidien de l’individu, le<br />

mode de vie articule ses relations sociales, ses habitus, ses modes de<br />

consommation, avec ses valeurs et sa façon de voir le monde.<br />

Adopter un mode de vie, quel qu’il soit, suppose une série de choix de<br />

comportements et d’attitudes, dont certains pris en conscience et d’autres<br />

moins.<br />

La consommation de substance psycho-actives, au cœur des interactions<br />

entre individu et société, est l’une des composantes des attitudes et<br />

des comportements qui définissent le mode de vie d’une personne. Ainsi,<br />

par exemple, l’abstinence totale ou la polyconsommation de « défonce »<br />

s’inscrivent l’un et l’autre dans des modes d’être au monde et dans<br />

des styles de vie très différents. Certains styles de vie sont totalement<br />

incompatibles avec tel ou tel mode de consommation. Par exemple,<br />

mener une vie paisible, proche de la nature à la campagne est rarement<br />

associé à des « défonces » régulières de cocaïne et d’alcool. En revanche<br />

ce type de consommation se rencontre bien davantage chez des personnes<br />

vivant en ville, aimant vivre la nuit, faire des rencontres et qui ont une<br />

appétence plus particulière pour le stress et le mouvement.<br />

Une typologie « expérientielle » des modes de vie en fonction d’attitudes<br />

soit « minimaliste » soit « maximaliste » dans la recherche de<br />

plaisirs intenses et d’expériences à risques a été proposée par la gestion<br />

expérientielle (Therrien, 2003b) 1 .<br />

1. Dans cette approche, schématiquement et à titre pédagogique, on peut dire que<br />

certaines personnes sont plutôt « fourmis » (économes de l’énergie dépensée et minimalistes<br />

dans les risques), alors que d’autres sont plutôt « cigales » (plus dispendieuses


QUATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES DROGUES 63<br />

Cette typologie ne donne évidemment qu’un éclairage psychosocial<br />

sur les rapports entre mode de vie et consommation, mais elle est utile à<br />

la réflexion. Nous y reviendrons dans la partie 2.<br />

Résumons-nous. Nous avons d’abord examiné l’effet psychotrope<br />

avec trois clés. La première insiste sur la tendance naturelle de l’homme<br />

à rechercher des satisfactions et à utiliser pour cela des déclencheurs et<br />

des curseurs modifiant ses émotions. La deuxième montre la plasticité<br />

et la polyvalence des effets des drogues : plaisirs ou dangers, positifs<br />

ou négatifs, apaisants ou excitants, agréables ou douloureux, etc. La<br />

troisième clé souligne le cycle « organique » provoqué par toute drogue<br />

dont l’usage détermine toujours un effet et un contre-effet.<br />

La quatrième clé nous révèle qu’aucune des précédentes ne peut<br />

suffire pour comprendre l’usage de drogues car c’est dans la dimension<br />

expérientielle de chacun qu’il trouve ses significations et son sens. Le<br />

sujet et son expérience ne sont pas le produit de son substrat biologique,<br />

elles ne sont pas non plus le produit de déterminants sociaux, elles sont<br />

le produit des deux et, au-delà, de ce que le sujet en fait dans sa façon<br />

de vivre. Voilà qui nous conduit à passer des clés pour comprendre les<br />

drogues à celles pour comprendre les addictions.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

et maximalistes vers la recherche de nouveauté). La GE utilise d’autres animaux pour<br />

caractériser ces types de modes de vie : le tamanoir pour le style fourmi et le jaguar pour<br />

le style cigale, d’où le nom de « jagtam » donné à un outil pédagogique d’intervention<br />

pour aider à la réflexion sur son mode de vie personnel.


Chapitre 4<br />

QUATRE CLÉS<br />

POUR COMPRENDRE<br />

LES ADDICTIONS<br />

CINQUIÈME CLÉ : TOUS LES COMPORTEMENTS D’USAGE<br />

NE SE VALENT PAS<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Usages, abus et dépendances. Le continuum des comportements.<br />

La pyramide des comportements d’usage à partir de critères<br />

médicaux. La pyramide expérientielle des usages.<br />

La distinction entre l’usage simple, l’abus et la dépendance, est<br />

aujourd’hui adoptée par toute la communauté scientifique internationale.<br />

Cette distinction est très importante car elle indique clairement<br />

que, du point de vue de la santé, le comportement d’usage est plus<br />

déterminant que la substance consommée. L’exemple de l’alcool permet<br />

de le comprendre instantanément dans un pays comme la France. Parce<br />

que nous sommes très familiarisés avec cette substance, nous savons<br />

que boire occasionnellement et à faible quantité est sans risque pour la<br />

santé. Cela définit l’usage simple ou « à risque acceptable » selon une


66 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

qualification néerlandaise déjà ancienne. Nous savons également que<br />

l’on peut s’enivrer une seule fois et que cela peut porter à de graves<br />

conséquences, sur la route par exemple. C’est l’abus ou l’usage nocif.<br />

Nous savons enfin que l’on peut en devenir sévèrement dépendant au<br />

point de perdre sa santé, son travail, sa famille et jusqu’à sa dignité. C’est<br />

la dépendance.<br />

Non sans arguments, certains auteurs ont jugé nécessaire d’ajouter<br />

une autre catégorie entre usage simple et abus, celle des usages à risques,<br />

usages pouvant potentiellement provoquer des complications, sans que<br />

ceux-ci soient encore apparus comme c’est cas dans la définition de<br />

l’abus ou de l’usage nocif (Reynaud et al., 2000, Reynaud, 2002).<br />

Ce schéma distinctif s’applique à toutes les substances, y compris les<br />

plus puissantes, avec évidemment des différences liées aux propriétés<br />

spécifiques de chacune d’entre elles. Un produit à fort potentiel addictif<br />

pourra entraîner plus rapidement une dépendance et laissera moins de<br />

place à des usages simples ou à des abus. C’est le cas particulièrement<br />

du tabac : du fait de son fort pouvoir addictogène et de son faible pouvoir<br />

psycho-modificateur, ce produit engendre surtout des dépendances, et<br />

l’existence d’usages simples est même discutée 1 . Pour l’héroïne, le risque<br />

de dépendance, on l’a vu, est élevé, mais l’abus existe (un seul usage<br />

excessif peut conduire à l’overdose par exemple), l’usage occasionnel<br />

sans effet nocif sur la santé existe également.<br />

Des substances à fort impact sur le psychisme et à faible potentiel<br />

addictif, tel que le LSD, conduiront au contraire à des usages facilement<br />

nocifs (sur le plan neuropsychique), mais à très peu de dépendances et à<br />

des usages « simples » rapidement à risques.<br />

La pyramide « médicale » des usages<br />

La nature de la substance n’est cependant pas le seul facteur déterminant<br />

tel ou tel type d’usage. Rentrent également en considération des<br />

questions de concentration en principes actifs, de modes d’administration,<br />

de répétition des prises, mais aussi des facteurs individuels ou ethniques<br />

et culturels 2 . Nous retrouvons là tous les facteurs participant à « l’effet<br />

1. On peut néanmoins observer des personnes qui maintiennent des consommations très<br />

occasionnelles de tabac dont l’impact sur leur santé paraît minime.<br />

2. Il est connu, par exemple, qu’une ethnie asiatique originaire du Sud de la Chine<br />

présente, pour des raisons génétiques, une intolérance hépatique à l’alcool qui détermine<br />

une réaction d’enivrement avec une toute petite quantité d’alcool. Le fait que ces<br />

personnes ne peuvent connaître un usage simple et se trouvent immédiatement dans


QUATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES ADDICTIONS 67<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

psychotrope » que nous avons examinés précédemment (cf. chapitre 3,<br />

l’équation E = SIC) et que nous développerons un peu plus loin.<br />

Deux remarques sont ici essentielles. D’abord, entre les différents<br />

types d’usages, il existe un continuum des comportements, le passage<br />

d’un usage simple à un usage nocif et à une dépendance par exemple<br />

s’opérant le plus souvent de façon progressive. Aussi faut-il généralement<br />

du temps pour que, petit à petit, s’instaure une dépendance. Il en<br />

faut beaucoup pour l’alcool, nettement moins pour le tabac ou les<br />

opiacés (ce qui rend compte de leur différence de potentiel addictif).<br />

Il existe néanmoins des « étapes » de stabilisation ou des « phases »<br />

de basculement d’un niveau de consommation et de risques à un autre.<br />

Cela réalise des trajectoires de consommation émaillées de différentes<br />

périodes, depuis l’initiation jusqu’à l’arrêt. Des périodes auxquelles<br />

doivent s’adapter les modalités d’aide et d’intervention. Deuxième<br />

remarque, tout aussi fondamentale mais venant contredire des idées<br />

reçues : nombre d’usagers sont capables de gérer leurs consommations, y<br />

compris de drogues dites « dures », de façon plus ou moins durable. Cette<br />

découverte a été faite fortuitement par des chercheurs, tels N.E. Zinberg<br />

dans les années quatre-vingt, qui ont essayé de comprendre pourquoi,<br />

partout dans le monde, seule une minorité d’usagers a recours aux<br />

services de soins qui leur sont proposés 1 .<br />

Tout cela peut être représenté par une pyramide que nous appellerons<br />

la pyramide « médicale » des usages (figure 4.1).<br />

Cette pyramide est intéressante, mais elle a un défaut : les distinctions<br />

entre les usages ne sont fondées que sur des critères médicaux, un<br />

comportement entrant dans telle ou telle catégorie en fonction des<br />

complications actuelles ou prévisibles qu’il provoque ou pas. Ce schéma<br />

apporte des informations essentielles dans ce registre, mais il en occulte<br />

d’autres.<br />

une situation d’abus désagréable explique certainement pourquoi l’alcoolo-dépendance<br />

est inexistante parmi eux.<br />

1. « À l’origine, j’étais intéressé, comme les autres par l’abus de drogues... C’est<br />

seulement après une longue période de recherche clinique, d’étude historique et de<br />

réflexion que j’ai réalisé le fait que pour comprendre comment et pourquoi certains<br />

consommateurs avaient perdu le contrôle de celle-ci, je devais m’affronter à la question<br />

de toute première importance du comment et pourquoi beaucoup d’autres s’arrangeaient<br />

pour parvenir au contrôle de leur consommation et même à la maintenir » (Zinberg,<br />

1984).


68 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

Comportement d’usage et dommages provoqués<br />

Dépendance<br />

Usages nocifs<br />

Usages à risques<br />

zones<br />

de passage<br />

Usages simples<br />

Nombre de personnes concernées<br />

Figure 4.1. La pyramide « médicale » des usages.<br />

La pyramide « expérientielle » des usages<br />

Nous proposons une seconde pyramide dénommée « expérientielle »<br />

(figure 4.2) car elle intègre et ajoute aux critères médicaux deux autres<br />

types de critères distinctifs qui ont trait au vécu psychologique et social<br />

de la personne et qui sont aussi essentiels.<br />

L’intensité de l’expérience recherchée<br />

Le premier type de critère se fonde sur les différences d’intensité de<br />

l’expérience recherchée selon le mode de consommation. Il est représenté<br />

sur un axe horizontal avec deux extrémités : d’un côté un mode de<br />

consommation minimaliste, et, de l’autre un mode de consommation<br />

maximaliste.


QUATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES ADDICTIONS 69<br />

Insatisfaction<br />

Dépendances<br />

Usages nocifs<br />

Ambivalence<br />

Usages à risques<br />

Usages simples<br />

Satisfaction<br />

Non<br />

consommation<br />

Usage minimaliste modération Usage maximaliste<br />

Figure 4.2. La pyramide « expérientielle » des usages.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Le mode de consommation minimaliste consiste à éviter le plus<br />

possible les effets des drogues, agréables et désagréables. Dans son<br />

expression la plus accomplie, c’est l’abstinence.<br />

Le mode de consommation maximaliste est au contraire à la recherche<br />

d’un effet agréable le plus intense possible et d’effets désagréables<br />

minimums. On le rencontre de plus en plus chez les adolescents, à<br />

travers les binge 1 (binge drinking ou binge de cocaïne par exemple) ou à<br />

1. <strong>Les</strong> binge sont des consommations très rapides, très excessives et ponctuelles. Dans un<br />

article intitulé « La mode de l’alcool chez les jeunes inquiète les autorités autrichiennes »,<br />

le quotidien Le Monde du 22 août 2007 note que « se saouler jusqu’au coma est devenu un<br />

sport prisé parmi la jeunesse autrichienne » et que 1 230 mineurs ont dû être hospitalisés<br />

aux urgences entre janvier et mai. Deux ans plus tôt, une compétition de « botellón »<br />

entre des étudiants de différentes universités d’Espagne avait défrayé la chronique. Deux<br />

exemples d’une évolution du mode de consommation de l’alcool parmi les jeunes, dans<br />

toute l’Europe comme en Amérique du Nord.


70 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

travers des associations destinées à potentialiser le plus possible les effets<br />

combinés de plusieurs substances, puis d’utiliser d’autres associations<br />

pour diminuer la « descente ». Bien évidemment, ce mode d’usage se<br />

rapproche d’emblée de l’« abus » au sens médical.<br />

Entre les deux, peuvent se situer les comportements de modération<br />

qui visent une intensité d’effet raisonnable en regard des impératifs de la<br />

récupération.<br />

La satisfaction obtenue<br />

Le second type de critère de différenciation expérientielle des comportements<br />

d’usage s’établit à partir de la notion de satisfaction selon<br />

trois possibilités schématiques : le sujet est satisfait par son mode<br />

d’usage dans la mesure où il lui apporte à son avis plus d’avantages<br />

que d’inconvénients, ou il en est insatisfait parce que les difficultés et les<br />

souffrances ont pris le dessus, ou bien encore il est ambivalent, tiraillé<br />

entre les deux.<br />

Ce second critère est figuré sur notre graphique par un axe porté sur<br />

un côté de la pyramide avec, à une extrémité une satisfaction pleine et<br />

entière, à l’autre l’insatisfaction maximum et, entre les deux, une zone<br />

d’incertitude nommée ambivalence. Bien entendu, les comportements<br />

d’usage nocif ou de dépendance sont ceux qui sont porteurs du plus d’insatisfaction,<br />

mais il existe aussi des usages de ce type avec ambivalence<br />

ou même satisfaction. Cela renvoie à la question de la « gestion » de la<br />

consommation.<br />

Nous reverrons avec la différenciation que nous faisons entre addiction<br />

et addiction pathologique que cette frontière apportée par la satisfaction<br />

ou non est une donnée essentielle, mais généralement occultée dans les<br />

approches conventionnelles.<br />

Si la pyramide « médicale » des usages présente une hiérarchie<br />

quantitative, la pyramide « expérientielle » place ces usages en<br />

fonction de l’expérience addictive et de sa complexité, à l’aune du<br />

ressenti tant en terme de satisfaction (plus ou moins) que d’intensité<br />

(plus ou moins). Ce ressenti n’appartient ni au médecin ni à aucun<br />

intervenant ou observateur extérieur, il n’appartient qu’au sujet<br />

et seul celui-ci peut le restituer, seul aussi il pourra in fine le<br />

modifier.


QUATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES ADDICTIONS 71<br />

SIXIÈME CLÉ : LE PROCESSUS QUI CONDUIT À<br />

L’ADDICTION RÉPOND À DES MÉCANISMES COMMUNS<br />

Le processus expérientiel de l’addiction : les lois<br />

de la récupération et de l’élévation du seuil de satisfaction.<br />

Le cycle biologique de la dépendance. Le cycle psychosocial<br />

de l’assuétude. Le cycle global de l’addiction.<br />

La loi de réversibilité du cycle de l’addiction.<br />

La dépendance, bien ou mal supportée, ne touche qu’une minorité<br />

d’usagers 1 et l’addiction pathologique, celle qui crée la souffrance et<br />

la difficulté de modifier le comportement qui en est à l’origine, ne<br />

concerne qu’une fraction de ces usagers dépendants. Pour autant, ces<br />

états pathologiques n’en existent pas moins, ils peuvent être graves et<br />

posent la question de savoir quels sont les processus qui y conduisent et<br />

comment ils se mettent en place. Comment passe-t-on de l’usage à l’abus<br />

et à la dépendance ? Dans ce processus, quels sont les éléments communs<br />

qui permettent de dégager des étapes et des « lois » éventuellement<br />

repérables et identifiables par l’usager ou par des signes extérieurs ? Pour<br />

répondre, il nous faut explorer le processus expérientiel de l’addiction,<br />

c’est-à-dire appliquer notre démarche qui s’intéresse prioritairement au<br />

vécu des patients qui rencontrent ce type de situation et ce qu’ils donnent<br />

à voir dans leur comportement.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Le processus expérientiel de l’addiction :<br />

les lois de la récupération et de l’élévation<br />

du seuil de satisfaction<br />

La figure 4.3 permet d’éclairer comment la répétition des prises de<br />

drogues de façon rapprochée 2 , modifie peu à peu l’expérience du plaisir<br />

pour conduire l’individu de plus en plus exclusivement du côté de la<br />

souffrance 3 .<br />

1. <strong>Les</strong> études comparatives du pouvoir addictif des drogues montrent que même pour<br />

le tabac, moins de 40 % de ceux qui en ont consommé en deviennent dépendants (cf.<br />

chapitre sur l’ubiquité des drogues).<br />

2. Tout comme la répétition de l’usage de déclencheurs d’expériences intenses.<br />

3. <strong>Les</strong> expériences qui tendent à être renouvelées sont celles de Forte intensité et de<br />

courte durée. C’est la raison pour laquelle certains jeux déclenchant une grande intensité<br />

de stress et réitéré à très court terme (type le « bandit manchot » ou le « rapido ») peuvent<br />

provoquer des compulsions et de véritables dépendances. Et c’est aussi pourquoi, mais<br />

dans un sens inverse, il n’existe que très peu de dépendance aux hallucinogènes : leur<br />

puissance est telle que l’organisme est très profondément perturbé et la récupération<br />

nécessaire est longue. <strong>Les</strong> usagers savent pratiquement d’instinct qu’à trop répéter<br />

l’expérience leur santé mentale n’y survivra pas.


72 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

Maximum supportable<br />

Plaisir<br />

Effet recherché<br />

E<br />

f<br />

f<br />

e<br />

t<br />

Addiction<br />

Seuil de satisfaction<br />

Déprime<br />

Addiction<br />

pathologique<br />

État non<br />

perturbé<br />

C<br />

o<br />

n<br />

t<br />

r<br />

e<br />

e<br />

f<br />

f<br />

e<br />

t<br />

Récupération<br />

Souffrance<br />

Douleur<br />

Effet non désiré<br />

Maximum supportable<br />

Figure 4.3. Le processus expérientiel de l’addiction.<br />

Plusieurs mécanismes sont en jeu dans ce processus, à la fois sur<br />

les plans biologique et psychosocial. Nous les avons résumés en deux<br />

« lois ».<br />

La loi de la récupération<br />

Nous l’avons déjà vu à propos du contre-effet provoqué par la<br />

prise d’une substance psycho-active, ces phénomènes de récupération<br />

suivent systématiquement la suractivité déclenchée par l’effet, et sont<br />

essentiellement représentés par la fin du mécanisme de tolérance (à<br />

l’origine d’un « état de manque » plus ou moins bref et prononcé),<br />

et par une restauration énergétique. Ils permettent le rétablissement<br />

de l’état « normal », non perturbé. Nous avons vu que ce sinusoïde


QUATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES ADDICTIONS 73<br />

effet/contre-effet est d’autant plus ample que la cinétique et l’intensité<br />

de l’expérience sont fortes. Il faut donc un minimum de temps pour<br />

que, biologiquement et psychologiquement, le sujet « récupère » son<br />

état et ses ressources. Si une expérience intense est renouvelée trop<br />

tôt, elle va s’amorcer avant la fin de cette phase de récupération et<br />

n’aboutira pas au niveau de l’effet de la précédente. Ainsi, chaque<br />

nouvelle expérience rapprochée va devoir faire appel peu à peu à une<br />

intensité croissante (par la dose, le mode d’administration, les mélanges,<br />

etc.). De ce fait, la récupération de chacune des expériences successives<br />

se « creuse » un peu plus en provocant un contre-effet plus problématique<br />

et plus long, que le sujet sera tenté d’atténuer et de raccourcir par une<br />

nouvelle consommation de drogue, augmentant par là même le déficit<br />

de récupération. Ceci, présenté ici schématiquement, est un premier<br />

mécanisme d’engagement dans le processus d’addiction. Contrairement<br />

à une conception classique qui le désigne souvent sous le terme de<br />

« dépendance physique », il ne se limite pas à un effet de la tolérance, et<br />

comporte des aspects énergétiques (« je n’en peux plus ») et psychiques<br />

(« j’ai la tête dans le sac »).<br />

La loi de l’élévation du seuil de satisfaction<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Ce second processus, déjà évoqué lui aussi, a plusieurs conséquences :<br />

une augmentation des effets au fur et à mesure des répétitions de<br />

l’expérience et une mémorisation des éléments de contexte de cette<br />

expérience, nous l’avons vu, mais aussi une élévation progressive du<br />

seuil de satisfaction des cellules nerveuses et des structures cérébrales<br />

impliquées (Tassin, 1998). La sensibilisation provoque un état de besoin<br />

croissant marqué par des « crises » sous forme de craving. La sensibilisation,<br />

autrefois appelée « dépendance psychologique » intervient sur le<br />

long terme et sur la mémorisation profonde. Elle est étroitement liée au<br />

contexte de vie et n’est donc pas un mécanisme biologique totalement<br />

autonome.<br />

Ainsi, sous l’effet de ces deux lois de la récupération et de la<br />

sensibilisation, se met en place la double « pente » naturelle du processus<br />

addictif : d’un côté une diminution des capacités à trouver ou retrouver<br />

du plaisir et donc une tendance à intensifier le recours à la substance,<br />

et, de l’autre côté, une élévation du seuil de satisfaction, c’est-à-dire<br />

un rapprochement toujours plus près de la zone de l’insatisfaction, des<br />

complications et des expériences douloureuses. Cette « pente » est plus<br />

ou moins forte selon les produits, le contexte et les individus, et le temps<br />

est variable mais toujours assez long avant le passage « du côté obscur »,<br />

celui de l’addiction pathologique, celui de la perte de la satisfaction et


74 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

de la souffrance. Ce temps d’installation d’une addiction, puis d’une<br />

addiction pathologique, il est important d’y insister, laisse une grande<br />

place à des évolutions ou des changements possibles et qui sont d’ailleurs<br />

souvent entrepris par les personnes elles-mêmes.<br />

Le cycle biologique de la dépendance<br />

La recherche en neurosciences et la médecine ont analysé plus en<br />

profondeur la partie proprement biologique de ces processus. Nos<br />

connaissances sur ce versant ont beaucoup progressé ces dernières décennies.<br />

Pour résumer les modifications provoquées par la substance dans le<br />

fonctionnement cérébral, son effet, le contre-effet et la réaction organique<br />

et comportementale de l’usager nous reprendrons la présentation par<br />

Goldstein et Volkow (Karila, 2006) sous forme d’un cycle en quatre<br />

étapes :<br />

• l’intoxication aiguë et le renforcement positif ;<br />

• le craving, l’impulsion à re-consommer ;<br />

• le binge, la consommation compulsive ;<br />

• le sevrage, la récupération biologique.<br />

Ce modèle est plus spécialement applicable à l’abus de cocaïne, mais<br />

peut être étendu à toutes les substances générant une sensibilisation<br />

comportementale, donc un renforcement positif.<br />

Ce processus est habituellement attribué à un dérèglement du système<br />

dopaminergique, mais des recherches récentes tendent à démontrer qu’il<br />

ne s’agit pas forcément du premier et du seul dérèglement, des équipes<br />

ayant mis en évidence un « découplage » des systèmes noradrénergique<br />

et sérotoninergique préalable aux perturbations dopaminergiques (Tassin,<br />

2007).<br />

Quoi qu’il en soit, il ne s’agit là que de la description d’un processus<br />

interne dont on sait, nous l’avons vu à plusieurs reprises, qu’il n’est<br />

pas « purement » biologique tant il est assujetti au contexte extérieur,<br />

en particulier tout au long de la période de son installation qui est<br />

généralement longue. Ce processus et son aggravation participent, renforcent<br />

et s’intègrent à la dépendance comportementale et psychosociale<br />

(l’assuétude dans notre schéma décrit plus loin). C’est-à-dire cette<br />

« centration » de l’existence du sujet autour de l’expérience addictive,<br />

conjointement au sentiment qui s’impose de plus en plus à lui qu’il n’a<br />

plus d’autre choix que de rester dans la spirale.<br />

S’il existe bel et bien un cycle biologique dont nous avons précisément<br />

décrit les mécanismes tels que nous les connaissons aujourd’hui, celui-ci


QUATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES ADDICTIONS 75<br />

ne peut donc d’aucune façon être isolé d’un autre cycle plus large, et,<br />

selon nous, plus déterminant chez l’humain 1 : le cycle psychosocial de<br />

l’assuétude.<br />

Du cycle de l’assuétude au cycle de l’addiction<br />

Le cycle de l’assuétude est l’un des éléments du modèle psychosocial<br />

des addictions élaboré par Stanton Peele à la fin des années soixante-dix<br />

(Peele, 1982). Voici ce cycle rapidement décrit.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Stress, apaisement et état de besoin<br />

<strong>Les</strong> drogues ont toutes en commun la faculté d’apaiser rapidement le<br />

stress ou l’angoisse et de mettre à distance les ennuis de toutes sortes<br />

et la douleur ; des « effaceurs de soucis », selon l’expression de Freud<br />

à propos des stupéfiants, qui ont en plus l’avantage de faire gagner un<br />

temps précieux en ces périodes où tout s’accélère. Certaines personnes,<br />

ne trouvant pas de meilleure solution à leur problème, vont en faire un<br />

usage régulier pour tenter de rendre permanent cet effet. Ce faisant, elles<br />

entrent dans un cycle. En consommant une drogue pour éviter de faire<br />

face à la réalité et aux problèmes qu’elle comporte, ces personnes ont de<br />

plus en plus de difficultés à assumer leurs responsabilités et à appréhender<br />

leurs problèmes, ceux-ci paraissent de plus en plus insurmontables, ce<br />

qui crée encore plus de stress, plus de culpabilité, et ce qui va pousser ces<br />

personnes à recourir davantage à la substance. Leurs problèmes ne vont<br />

qu’empirer, tout comme leur consommation, tout comme leur sentiment<br />

d’impuissance. Ainsi, le produit et sa consommation deviennent le centre<br />

de leur vie et elles perdent la capacité de trouver d’autres satisfactions<br />

que celle recherchée dans les psychotropes. Elles ne s’intéressent plus<br />

aux choses pourtant aimées auparavant, pour se consacrer « corps et<br />

bien » à leur consommation, qui va occuper le temps, structurer la vie,<br />

procurer un rituel rassurant et « fabriquer » une certaine identité. Une<br />

façon d’être.<br />

L’état de besoin apparaît quand l’expérience psychotrope est devenue<br />

la source majeure de satisfaction et qu’elle s’est inscrite dans un style<br />

1. Soulignons-le à nouveau : c’est probablement là l’une des faiblesses des modèles<br />

animaux abondamment utilisées en neurobiologie car si ces dimensions psychosociales<br />

ne sont pas absentes dans la vie des rats ou des souris, elles sont considérablement moins<br />

importantes que chez l’homme qui possède, chose décisive, des moyens de concevoir et<br />

de réinterpréter autrement ses propres déterminismes.


76 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

de vie. Ôter la drogue, c’est alors retirer la seule raison, la seule façon<br />

d’être, c’est créer le manque.<br />

Ce cycle est exactement celui de « l’ivrogne » que chantait Jacques<br />

Brel.<br />

L’IVROGNE<br />

Ami, remplis mon verre<br />

Encore un et je vas<br />

Encore un et je vais<br />

Non je ne pleure pas<br />

Je chante et je suis gai<br />

Mais j’ai mal d’être moi<br />

Ami, remplis mon verre<br />

Ami, remplis mon verre<br />

Buvons à ta santé<br />

Toi qui sais si bien dire<br />

Que tout peut s’arranger<br />

Qu’elle va revenir<br />

Tant pis si tu es menteur<br />

Tavernier sans tendresse<br />

Je serai saoul dans une heure<br />

Je serai sans tristesse<br />

Buvons à la santé<br />

Des amis et des rires<br />

Que je vais retrouver<br />

Qui vont me revenir<br />

Tant pis si ces seigneurs<br />

Me laissent à terre<br />

Je serai saoul dans une heure<br />

Je serai sans colère.<br />

Jacques Brel.<br />

Cette conception de la dépendance donne toute sa place à l’attente<br />

de l’usager vis-à-vis du produit qu’il prend (ou du déclencheur de<br />

satisfaction qu’il utilise), à sa motivation, consciente ou inconsciente. Car<br />

excepté les cas (rares) d’intoxication involontaire ou de « soumission chimique<br />

», tout consommateur s’administre un psychotrope avec l’attente<br />

d’un effet, pour soi et dans la relation aux autres. L’usager choisit/accepte


QUATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES ADDICTIONS 77<br />

de faire une expérience dont il attend un « plus », un « mieux », aussi<br />

divers que le sont les effets selon la substance, la personne et son contexte.<br />

Il est fortement déterminé pour cela par les représentations culturelles<br />

(ou « contre culturelles ») du milieu dans lequel il a ses attaches sociales.<br />

Il est aussi éventuellement agi par son histoire personnelle, des conflits<br />

non résolus et transmis de façon transgénérationnelle.<br />

Cette conception fait également place à ce qu’ont observé les cliniciens<br />

depuis longtemps : à la source des addictions les plus sévères, il y a<br />

souvent une souffrance psychique que le sujet « compense », au moins<br />

transitoirement, par un acte de soulagement qui devient peu à peu un acte<br />

addictif dans la mesure où l’effet de l’acte devant être répété (puisque la<br />

souffrance ne disparaît pas durablement) se constitue une « centration »,<br />

une focalisation sur l’addiction elle-même.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Stress, souffrance psychique et pression sociale<br />

Ce schéma doit être précisé sur certains points. D’abord toute addiction<br />

ne s’origine pas d’une recherche d’« auto-traitement » d’une souffrance.<br />

<strong>Les</strong> portes d’entrées sont multiples : expérimentation du plaisir<br />

chez un sujet « immature », affirmation de soi dans un univers où le<br />

produit joue un rôle social important, etc. Tout peut aussi démarrer<br />

d’une simple recherche de bien-être comme l’attestent les enquêtes<br />

réalisées auprès des jeunes sur leur consommation et d’un processus<br />

de « construction de soi » ainsi que nous le développerons plus avant.<br />

C’est le cas de la grande masse des consommations de substances<br />

psycho-actives. Parmi les « usages simples » bien sûr puisqu’ils sont<br />

caractérisés par leur faible fréquence et leur intensité limitée, mais ce<br />

peut aussi être le cas parmi des usages plus « problématiques », que<br />

ce soit des abus, voire même des dépendances. N’existe-t-il pas des<br />

« toxicomanies du plaisir », dénuées d’un contexte individuel et social<br />

dégradé ?<br />

Un exemple est apporté par le tabagisme : on peut parfaitement se<br />

retrouver dépendant du tabac sans avoir eu de problèmes particuliers<br />

dans sa vie et tenir encore au plaisir de fumer 1 . Beaucoup d’entre nous<br />

peuvent le vérifier dans leur propre histoire. Mais on peut également<br />

vérifier que les tabagismes « de compensation » (par exemple chez des<br />

personnes déprimées ou présentant une maladie mentale) sont les plus<br />

sévères et échappent le plus aux possibilités d’arrêt spontané ou même<br />

1. Plaisir tellement culpabilisé aujourd’hui qu’il est presque indécent d’en parler. Il est<br />

déclenché par des stimulations olfactives, gustatives et pulmonaires qui produisent un<br />

effet de détente et d’anxiolyse augmentant des capacités telles que la concentration.


78 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

de sevrages médicalisés. Il est également connu que les personnes en<br />

arrêt récent du tabac rechutent d’autant plus facilement qu’elles sont<br />

confrontées à une situation de stress.<br />

Le stress, ou l’angoisse ou encore la tension interne, apparaissent<br />

effectivement comme un « carburant » très actif dans « l’emballement »<br />

du cycle de l’assuétude. Mais ce terme de stress recouvre ici toutes sortes<br />

de tensions et de frustrations de sources très diverses et qui vont des plus<br />

banales difficultés que rencontre un être humain dans sa vie quotidienne<br />

à des angoisses beaucoup plus intenses et destructrices. Comme nous<br />

le verrons à propos des rapports entre addictions et société, il est peu<br />

contestable que « la vie moderne » induit et favorise le recours aux effets<br />

des drogues pour supporter mieux les maux de la vie et pour mieux<br />

répondre à ses exigences de « maximalisation » (réussite, performance,<br />

vitesse, confiance en soi...).<br />

Par ailleurs, il est indispensable de mettre les éléments psychosociaux<br />

du comportement d’usage en relation avec les éléments biologiques :<br />

le cycle de l’assuétude et le cycle biologique de la dépendance se<br />

combinent, se renforcent et s’influencent mutuellement. C’est pourquoi<br />

nous les avons associés dans le même schéma (figure 4.4) qui réalise<br />

ainsi un cycle plus complet, plus global, et donc plus expérientiel, le<br />

cycle de l’addiction.<br />

Si ces « cycles » rendent compte de processus circulaires, cela ne<br />

signifie pas pour autant que le cercle infernal est irrémédiable et sans fin.<br />

C’est ce qu’indique ce que nous avons dénommé la loi de réversibilité<br />

du cycle de l’addiction.<br />

La loi de réversibilité du cycle de l’addiction<br />

En effet, si la notion de cycle indique l’existence d’enchaînements de<br />

processus et d’une tendance à ce que le sujet ait un comportement « en<br />

boucle », répété, voire compulsif, il n’a rien d’inexorable. Car tous les<br />

éléments qui participent à sa mise en place, qu’ils soient biologiques ou<br />

psychosociaux, sont aussi des leviers ou des ouvertures pour sortir du<br />

cycle. Cela ne signifie pas que certaines dépendances ne sont pas plus<br />

sévères que d’autres et donc plus difficiles à rompre. Cela ne signifie<br />

pas non plus que des dépendances ne subsisteront pas toute la vie, les<br />

interventions ne permettant que de les aménager. Tout soignant le sait.<br />

Mais de nombreux exemples démontrent aussi que des addictions que<br />

l’on croyait les plus ancrées et les plus graves pouvaient être moins<br />

tyranniques, voire disparaître sous l’effet d’événements de vie ou de<br />

changements de mode de vie. À ce titre, la recherche effectuée par Lee


QUATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES ADDICTIONS 79<br />

Cycle psychosocial de l’assuétude<br />

Facteurs générateurs de problèmes<br />

(famille, adolescence, traumatisme, deuil, solitude, pression sociale…)<br />

Problèmes de la vie<br />

Augmentation<br />

de l’insatisfaction,<br />

culpabilité,<br />

mésestime<br />

de soi, ...<br />

Cycle biologique<br />

de la dépendance<br />

effet de la substance<br />

contre effet<br />

renforcement positif<br />

Stress,<br />

impuissance,<br />

peur de l’échec,<br />

culpabilité,<br />

dépression,<br />

angoisse…<br />

Effets secondaires,<br />

argent, famille,<br />

école, ...<br />

Effet<br />

=> apaisement<br />

temporaire<br />

récupération<br />

sevrage<br />

reconsommation<br />

binge<br />

Solutions<br />

transitoires,<br />

immédiates<br />

alcool, drogues,<br />

travail, « bouffe »,<br />

sport<br />

Sensibilisation<br />

craving<br />

Recherche de solutions<br />

pour diminuer<br />

les tensions et<br />

la souffrance<br />

(physique, morale)<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Solutions dynamiques<br />

=> sentiment de confiance,<br />

et estime de soi, ouverture<br />

aux autres<br />

Inventaire<br />

des solutions possibles,<br />

actions sur le contexte<br />

Figure 4.4. Le cycle de l’addiction<br />

(d’après S.Peele et A. Therrien).<br />

Robins (Robins, 1974) au moment du retour du contingent américain du<br />

Vietnam, a été très éclairante mais curieusement vite oubliée.


80 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

LE RETOUR DES GI’S DU VIETNAM EN 1973<br />

« [Au Vietnam] selon les époques, de 43 % à 70 % des GI auraient utilisé<br />

des narcotiques et 20 % à 30 % d’entre eux étaient devenus dépendants.<br />

Que vont-ils devenir ? Pour les autorités militaires, persuadées du pouvoir<br />

incontrôlable de la drogue, c’est un véritable désastre : “Once addict, always<br />

addict” (« un toxicomane sera toujours un toxicomane »), tel est le credo<br />

collectif.<br />

Des études de suivi (follow up) sont mises en place. Or, trois ans après,<br />

9 % seulement ont poursuivi leur consommation d’héroïne. Ceux qui sont<br />

restés toxicomanes appartenaient le plus souvent à des communautés<br />

où le produit était largement disponible. <strong>Les</strong> autres, quelquefois avec une<br />

simple cure de désintoxication, le plus souvent avec le soutien de leur<br />

entourage, ont renoncé à leur consommation d’héroïne (au contraire du<br />

tabac). Conclusion : la toxicomanie n’est pas une maladie incurable et<br />

l’environnement (situation mais aussi accès aux produits) joue un rôle clé<br />

dans la consommation. »<br />

Anne Coppel, 1997.<br />

En tant que « rupture d’évidence », selon l’expression de Marc-Henri<br />

Soulet, changer totalement d’environnement permet donc, dans un<br />

grand nombre de cas, de rompre le cycle de l’addiction. En réalité,<br />

c’est à toutes les étapes du cycle que différents types de changements<br />

et différentes alternatives peuvent jouer cette fonction et modifier le<br />

mode d’usage. Et cela est réalisé souvent de façon spontanée, ainsi que<br />

l’ont démontré différents auteurs comme Berger et Luckman (1986),<br />

Klingemann (1989), Castel (1999), Soulet (2002) pour n’en citer que<br />

quelques-uns (cela est détaillé dans les chapitres 6 et 11).<br />

Selon les événements de sa vie et en saisissant des opportunités<br />

qu’ils offrent ou qu’il peut susciter lui-même, le sujet peut apporter<br />

des réponses à ses problèmes et subir moins de tension. Il peut atténuer<br />

l’impact ou l’intensité du stress occasionné par ses problèmes. Il peut<br />

trouver des solutions alternatives au recours à des réponses immédiates,<br />

des réponses plus « dynamiques », c’est-à-dire ouvrant davantage à<br />

une diversité de ressources pour obtenir des satisfactions et par des<br />

moyens comportant moins de contre-effets, moins d’effets secondaires,<br />

moins de risques. Il peut aussi, par une action directement sur le cycle<br />

biologique, desserrer l’étau du besoin physiquement ressenti, soit avec<br />

un substitut chimique (quand il en existe) qui déplace la dépendance et<br />

réduit l’intensité du craving, soit en aidant au sevrage (la récupération)<br />

et à son maintien.<br />

<strong>Les</strong> modalités de sortie du cycle sont très nombreuses et sont généralement<br />

d’un impact partiel, ce qui nécessite souvent de les combiner.


QUATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES ADDICTIONS 81<br />

Beaucoup d’usagers le font par eux-mêmes, d’autres ont besoin d’aides<br />

et d’un accompagnement extérieur pour y parvenir.<br />

Cette notion de réversibilité permanente du cycle de l’addiction est<br />

une donnée fondamentale que nous retrouverons bien entendu dans la<br />

partie consacrée aux interventions et aux soins.<br />

SEPTIÈME CLÉ : L’ADDICTION EN TANT QUE<br />

PATHOLOGIE SE DÉFINIT COMME LE PASSAGE<br />

DU PLAISIR À LA SOUFFRANCE ET L’ÉCHEC<br />

DE LA RECHERCHE DE SATISFACTION<br />

La notion de limite.<br />

La souffrance déterminée par le cycle de l’addiction.<br />

La définition de la satisfaction.<br />

La souffrance de l’addiction<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

La souffrance liée à une conduite addictive se traduit par deux types<br />

de problèmes ou deux versants du même problème si l’on préfère :<br />

la compulsion et un sentiment de perte de contrôle d’une part, et la<br />

focalisation de l’existence sur l’objet addictif, la centration, d’autre part.<br />

Autrement dit, deux dimensions sont engagées dans la problématique<br />

comme nous l’avons vu notamment à propos du cycle de l’addiction :<br />

une dimension biologique et comportementale avec une connotation de<br />

contrainte et de perte de contrôle, et une dimension psychosociale avec<br />

une signification de perte de capacités pour parvenir à avoir des relations<br />

et des activités apportant des satisfactions. À cette souffrance directement<br />

liée à l’addiction s’ajoute la survenue d’éventuelles complications somatiques<br />

ou psychiques, et, surtout, de fréquents troubles concomitants ou<br />

préexistants que l’addiction masque et révèle à la fois pour finir par les<br />

aggraver.<br />

Il s’agit en quelque sorte d’une perte de capacité à réguler les<br />

difficultés de la vie (au sens large), et une tendance, au contraire, à<br />

les déréguler pour les rendre encore moins accessibles au changement, et<br />

donc à aggraver une souffrance initialement et transitoirement apaisée.<br />

Nous trouvons régulièrement l’illustration de cette spirale dans des<br />

faits divers, tels ces « drames de l’alcoolisme » qui transforment un<br />

être apparemment sain d’esprit en criminel. Ce fut le cas au début des<br />

années 2000 d’un ancien capitaine de l’équipe de France de rugby qui,<br />

après les gloires sportives, rencontrant des difficultés psychologiques et


82 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

sociales à se reconvertir, s’est enfoncé dans une consommation d’alcool<br />

(et de médicaments) de moins en moins festive et de plus en plus<br />

incoercible. <strong>Les</strong> problèmes d’insertion se sont doublés de problèmes<br />

conjugaux pour finir par l’assassinat de sa femme au milieu d’une<br />

fête. Décrit quelques années auparavant dans un ouvrage qui lui était<br />

consacré comme « l’homme tranquille du rugby français », le couple<br />

dépression-alcool l’a conduit au comble de l’impuissance et de la « folie<br />

meurtrière ».<br />

La souffrance de l’addiction est faite des souffrances de la vie<br />

humaine qu’elle n’efface plus et qu’elle rend même inintelligibles en<br />

désynchronisant les émotions de la réalité.<br />

Ce qui résume sans doute le mieux la souffrance de l’addiction est la<br />

notion avancée par la psychosociologue Jaqueline Barus-Michel (2004)<br />

à propos de la souffrance psychique en général : une perte du sens. En<br />

effet, ce qui fait souffrir n’est pas la consommation de substance en soi,<br />

ni même la diminution de la capacité à modifier sa consommation (la<br />

dépendance), mais la perte d’effet de sens et de satisfaction liée à cette<br />

conduite. Elle n’apporte plus suffisamment d’anesthésie ou de mise à<br />

distance des difficultés et elle est de moins en moins compréhensible pour<br />

l’entourage. Ce dérèglement ne tient pas qu’au biologique, il est dans le<br />

rapport entre soi et le monde et il devient facteur d’auto-renforcement de<br />

la conduite et de la souffrance. C’est l’existence même qui perd sens.<br />

Toutefois, si ce risque existe, il nous faut toujours rappeler qu’il<br />

ne constitue pas un aboutissement systématique ni même fréquent :<br />

les millions de consommateurs « excessifs » d’alcool en France, pour<br />

reprendre cet exemple, ne finissent pas tous criminels, clochards ou<br />

malades mentaux... C’est donc que des processus de régulation et<br />

d’autocontrôle existent pour éviter et prévenir généralement un tel<br />

basculement.<br />

La notion de limite<br />

Ainsi, le sujet qui présente une consommation répétée et « nocive »<br />

de substances psycho-actives, ou qui présente une compulsion à stimuler<br />

une source d’excitation comme dans le jeu ou d’autres comportements,<br />

va être amené, à un moment ou un autre de sa « trajectoire », à se poser<br />

différentes questions comme « suis-je vraiment libre de poursuivre ou<br />

d’arrêter cette activité ou cet usage ? » ou « quelle place cela occupe-t-il<br />

dans ma vie et quelles en sont les conséquences ? ». Mais, plus fondamentalement<br />

et simplement, il se demandera « est-ce trop ? » « How


QUATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES ADDICTIONS 83<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

much is too much ? » pour reprendre la formulation de Stanton Peele,<br />

c’est-à-dire : « Jusqu’où puis-je aller ? »<br />

Cette notion de limite, c’est une évidence que de le rappeler, est au<br />

cœur de la définition de l’addiction. Oui, mais de quelle limite s’agit-il ?<br />

Celle du moment où la contrainte devient perceptible, celle du moment<br />

où le sujet souffre de la restriction de son champ social et de sa capacité<br />

à accéder au plaisir... bref, le moment où le sujet a perdu la satisfaction.<br />

Cette frontière qu’apporte la notion de positionnement du sujet sur<br />

sa satisfaction, nous l’avons dit plus haut, est essentielle et, pourtant,<br />

elle est très souvent oubliée dès qu’il s’agit de « prise en charge » ou<br />

même de prévention. D’ailleurs, n’en doutons pas, elle plongera dans le<br />

scepticisme plus d’un lecteur qui n’imagine pas qu’il puisse y avoir la<br />

moindre compatibilité (réelle ou morale) entre bien-être et addiction 1 .<br />

Pourtant, de nombreuses personnes bien que dépendantes et<br />

conscientes de l’être ne sont pas dans l’insatisfaction. Ces personnes<br />

sont encore nombreuses parmi les usagers du tabac et, pour l’instant,<br />

cela n’est pas encore jugé comme de la pure inconscience. Cela peut être<br />

aussi compris pour des usagers réguliers d’alcool, au-dessus des normes<br />

données par l’OMS (pas plus de deux à trois « unités alcool » par jour<br />

pour un homme adulte, rappelons-le), mais qui ne voient pas de raison<br />

suffisante pour modifier leur mode de vie, même si leur consommation<br />

est jugée comme excessive, voire addictive par la science ou la raison<br />

sanitaire. Pour les drogues illégales, la question devient beaucoup plus<br />

sensible et complexe du fait de la transgression que représente par<br />

définition la consommation, même « simple », d’une drogue frappée<br />

d’interdit. Pourtant, des addictions « gérées » et représentant aux yeux<br />

de l’usager la seule façon de vivre acceptable, cela existe aussi avec<br />

des drogues illégales. Nous observons cette situation, par exemple, chez<br />

des patients qui sollicitent une substitution à l’héroïne par méthadone<br />

ou buprénorphine et qui « savent » qu’ils ne pourront sans doute<br />

jamais arrêter cette consommation d’opiacés (devenus légaux par la<br />

prescription). Ce que les Anglo-Saxons appellent assez justement des<br />

traitements de « maintenance ». Mais bien avant la méthadone, certains<br />

usagers ont exprimé avec force vérité leur refus d’abandonner leur<br />

addiction, tel Antonin Artaud en 1925.<br />

1. Il est vrai que, si l’on adopte l’acception selon laquelle l’addiction est une maladie, la<br />

question ne se pose pas : on ne peut être satisfait d’être malade, à moins d’être totalement<br />

désespéré, masochiste ou d’avoir perdu la raison.


84 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

LETTRE À MONSIEUR LE LÉGISLATEUR<br />

DE LA LOI SUR LES STUPÉFIANTS<br />

« Monsieur le législateur de la loi de 1916, agrémentée du décret de juillet<br />

1917 sur les stupéfiants, tu es un con. Ta loi ne sert qu’à embêter la<br />

pharmacie mondiale sans profit pour l’étiage toxicomanique de la nation<br />

parce que : [...] <strong>Les</strong> toxicomanes malades ont sur la société un droit<br />

imprescriptible, qui est celui qu’on leur foute la paix. [...] c’est une prétention<br />

singulière de la médecine moderne que de vouloir dicter ses devoirs à la<br />

conscience de chacun. Tous les bêlements de la charte officielle sont sans<br />

pouvoir d’action contre ce fait de conscience : à savoir, que, plus encore<br />

que de la mort, je suis le maître de ma douleur. Tout homme est juge, et<br />

juge exclusif, de la quantité de douleur physique, ou encore de vacuité<br />

mentale qu’il peut honnêtement supporter. [...] Messieurs les dictateurs de<br />

l’école pharmaceutique de France, vous êtes des cuistres rognés : il y a<br />

une chose que vous devriez mieux mesurer ; c’est que l’opium est cette<br />

imprescriptible et impérieuse substance qui permet de rentrer dans la vie<br />

de leur âme à ceux qui ont eu le malheur de l’avoir perdue. Il y a un mal<br />

contre lequel l’opium est souverain et ce mal s’appelle l’Angoisse, dans<br />

sa forme mentale, médicale, physiologique, logique ou pharmaceutique,<br />

comme vous voudrez. L’Angoisse qui fait les fous. L’Angoisse qui fait les<br />

suicidés. L’Angoisse qui fait les damnés. L’Angoisse que la médecine ne<br />

connaît pas. L’Angoisse que votre docteur n’entend pas. L’Angoisse qui lèse<br />

la vie. [...] Toute la science hasardeuse des hommes n’est pas supérieure à<br />

la connaissance immédiate que je puis avoir de mon être. Je suis seul juge<br />

de ce qui est en moi [...]. »<br />

Antonin Artaud, 1925.<br />

Ce pamphlet est celui d’un « malade de l’Angoisse » qui entend qu’on<br />

le laisse se soigner par ce qui lui donne la meilleure satisfaction contre<br />

sa douleur psychique. Son addiction a du sens et c’est la lui retirer qui<br />

est un non-sens.<br />

D’autres personnes toxicomanes, dépendantes de l’alcool ou du tabac,<br />

sans être tenues par la hantise du retour d’une telle souffrance, considèrent<br />

simplement que, même s’il comporte des risques à plus ou moins<br />

long terme, leur mode de consommation ne leur pose pas de problème<br />

majeur. C’est pourquoi il nous apparaît indispensable d’introduire cette<br />

notion clé de satisfaction afin de distinguer l’addiction pathologique<br />

(celle qui fait souffrir mais que le sujet ne parvient pas à changer) de<br />

l’addiction tout court (celle qui ne fait pas forcément souffrir et que le<br />

sujet ne veut pas changer). Sans omettre de mentionner qu’entre les deux<br />

se situe une phase souvent longue où le sujet ne sait plus s’il est satisfait<br />

ou non, une phase d’ambivalence que nous connaissons bien en clinique<br />

car c’est celle où les usagers sont amenés à consulter.


QUATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES ADDICTIONS 85<br />

Définition de la notion de satisfaction<br />

« Contentement, plaisir qui résulte de l’accomplissement de ce qu’on<br />

attend, de ce qu’on désire » dit le Petit Larousse. Cette définition qualifit<br />

donc l’éprouvé positif du sujet en fonction de l’adéquation qu’il perçoit<br />

entre sa situation et ses attentes, et le sens de son action par rapport à<br />

son désir. « Je suis satisfait ou je ne le suis pas » : il ne s’agit pas là d’un<br />

état statique, mais d’un état dynamique, d’une disposition psychique qui<br />

juge cet état relativement aux attentes plus ou moins conscientes qui lui<br />

sont sous-jacentes.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Une notion capitale dans les addictions<br />

Cette notion peut s’appliquer dans tous les secteurs de nos vies<br />

personnelles. Être satisfait ou non de ce que l’on ressent et de ce que l’on<br />

vit oriente nos existences, et fait, par exemple, que l’on abandonne ou pas<br />

une habitude, une activité, une relation, un environnement, un symptôme,<br />

etc. C’est elle qui donne un sens à un éventuel choix de changement et<br />

qui le rend possible.<br />

Comme tout ce qui tend à exprimer un vécu et une position de « soi »<br />

par rapport à ce vécu, cette notion est complexe. Elle est la résultante<br />

de beaucoup de déterminants, et une appréciation relative en fonction<br />

des expériences personnelles de plaisirs/souffrances, de contraintes et de<br />

désirs liés à l’histoire personnelle, à la culture, au contexte dans lequel<br />

on vit. Elle est donc avant tout subjective, car seule la personne peut dire<br />

ou non sa satisfaction. Elle s’inscrit dans une démarche de sens, qu’il<br />

soit inconscient ou clairement revendiqué. Et cette « prise de position »<br />

est fondamentale en tant qu’acte-pouvoir du sujet sur lui-même : c’est<br />

une synthèse entre ce que je ressens et ce que je pense, que je traduis à<br />

la première personne et qui engage pour moi une série de conséquences.<br />

Dans le domaine des addictions, cette notion est, à nos yeux, capitale<br />

car c’est un élément déterminant quant à la définition du problème<br />

que peut poser un comportement et, par conséquent, la direction que<br />

peut prendre une éventuelle intervention d’aide. Il est en effet capital<br />

d’entendre et de respecter la « position » du sujet sur l’existence ou non<br />

d’un problème pour lui et ce qu’il tire de son comportement.<br />

Elle ne dénie pas une approche médicale des aspects pathologiques<br />

et elle intègre parfaitement toutes les données récentes de la science,<br />

mais elle ajoute une dimension : celle de l’expérience subjective et<br />

globale dont l’individu peut dire « elle me convient », ou « elle ne me<br />

convient pas ». Cette question ne figure jamais dans l’« interrogatoire »<br />

médical type : celui-ci vise en effet à réunir des symptômes (notamment


86 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

en questionnant et écoutant le patient), à établir le diagnostic d’une<br />

pathologie et à en déduire une conduite à tenir thérapeutique. Entendre<br />

et questionner la satisfaction du patient vis-à-vis de ses symptômes ne<br />

fait pas spontanément partie de l’attitude du médecin. Et on peut le<br />

comprendre : le médecin part du principe que si le patient lui confie une<br />

plainte, c’est qu’il attend de lui qu’il en trouve l’origine et le moyen de<br />

faire cesser ce dont il souffre. Mais si ce dont il souffre fait partie de sa<br />

démarche de vie et qu’il n’en tire pas que de la souffrance ?<br />

Entendre le sujet sur sa satisfaction ou non, sur ce que lui apportent<br />

en mieux-être des comportements jugés par ailleurs dangereux et pathologiques,<br />

est une attitude empathique plus facilement adoptée par le<br />

psychothérapeute qui s’intéresse au sujet plus qu’à ses symptômes. Mais<br />

dans le domaine qui nous intéresse, cela va plus loin : la notion de<br />

satisfaction définit en grande partie non seulement la relation du sujet<br />

avec son problème, mais elle définit l’existence même du problème !<br />

Nous verrons dans la deuxième partie que cette conception du sujet est<br />

tout sauf une attitude passive vis-à-vis de lui et qu’elle a des limites,<br />

comme par exemple l’urgence vitale ou l’atteinte à autrui.<br />

Bien entendu, il n’existe pas de séparation brutale entre « satisfait »<br />

ou « insatisfait ». Il existe fréquemment des états intermédiaires qui<br />

se caractérisent surtout par le doute, la perte de confiance en soi et la<br />

difficulté d’agir. On ne sait trop si ce que l’on vit est véritablement<br />

conforme à nos choix personnels ou déterminé par des contraintes contre<br />

lesquelles on a le sentiment de ne rien pouvoir faire. Lorsque cette<br />

ambivalence et le doute sur soi qui l’accompagne deviennent le seul<br />

éprouvé que peut énoncer le sujet, cela signe en tout cas un trouble<br />

d’accession à la satisfaction.<br />

Une notion dynamique<br />

Pour toutes ces raisons, la question de la satisfaction ouvre à l’intervention<br />

et à l’accompagnement. Elle ouvre en effet au questionnement et<br />

à l’évolution car ce qui est vrai aujourd’hui en termes de satisfaction ne<br />

le sera pas forcément plus tard. Elle ouvre à l’interrogation, à la réflexion,<br />

à l’identification des motivations à changer ou pas, à la demande d’aide<br />

pour changer et pour être plus heureux que ce que l’on est.<br />

Elle ouvre donc à la pensée et à l’action du sujet lui-même à partir<br />

de ce qu’il vit et non pas à partir de ce que d’autres pensent qu’il vit ou<br />

qu’il devrait vivre.<br />

Cette notion a d’autres conséquences utiles et même décisives. Ainsi,<br />

elle permet une claire compréhension de la différence entre une addiction<br />

avec l’héroïne de rue et celle avec une héroïne médicalement délivrée


QUATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES ADDICTIONS 87<br />

comme dans certains programmes en Suisse ou dans d’autres pays. Ce<br />

qui permet de distinguer « la toxicomanie » de « la dépendance médicalement<br />

assistée » ne tient pas uniquement au caractère « médicalisé »<br />

de la distribution de la substance (il y a des prescriptions médicales<br />

qui n’apportent aucun changement au mode de vie ni à la défonce et<br />

la dépendance, et parfois au contraire). Mais ce sont les conditions<br />

nouvelles que cela crée pour le sujet. C’est l’amélioration de la situation<br />

du sujet qui lui permet d’adopter une nouvelle façon de vivre, laquelle,<br />

sur les plans physique comme psychosocial, lui apporte beaucoup de<br />

mieux-être, c’est-à-dire de satisfactions. La même chose peut être dite<br />

à propos des traitements de substitution : ce n’est pas la nature de la<br />

molécule (opiacée) qui change les choses, ce n’est pas non plus la<br />

disparition de la dépendance (puisqu’elle est maintenue, il faut prendre<br />

son médicament tous les jours), mais c’est la possibilité d’avoir un mode<br />

de vie satisfaisant tout en restant dépendant des opiacés. C’est ce qui<br />

permet de dire qu’une personne sous traitement de substitution n’est plus<br />

« toxicomane », et qu’elle est « normale » (comme se qualifient euxmêmes<br />

beaucoup d’usagers dans ce cas), et c’est ce qui fait différence<br />

entre addiction et addiction pathologique.<br />

S’il s’agit d’une notion clé, la satisfaction n’est pas un dogme : la<br />

satisfaction, en tant que position subjective est à respecter, pas à sacraliser.<br />

Interroger cette position (satisfait/insatisfait) est la nature même de<br />

l’intervention préventive et soignante. Mais en n’oubliant jamais que<br />

cette perception du sujet sur lui-même est sa vérité et qu’il ne saurait en<br />

être dépossédé, même au titre d’un bien-être « supérieur ».<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

HUITIÈME CLÉ : DES FACTEURS PSYCHOSOCIAUX<br />

ET BIOLOGIQUES CONTRIBUENT À LA RÉGULATION<br />

DES COMPORTEMENTS D’USAGE<br />

<strong>Les</strong> systèmes de protection et de régulation.<br />

<strong>Les</strong> facteurs de vulnérabilité et de dérégulation.<br />

<strong>Les</strong> conditions de possibilité de la gestion expérientielle<br />

individuelle et de la gestion sociale des comportements de<br />

recherche de satisfaction. La métaphore de l’ornière.<br />

L’être humain est programmé pour repérer et répéter les expériences de<br />

plaisir. Ce besoin de satisfaction et d’expériences de plaisir lui donne une<br />

sorte de disposition « naturelle » à l’addiction. Un « potentiel addictif »,<br />

c’est-à-dire une tendance à entrer dans un cycle qui peut s’emballer.<br />

Pourtant, tous les humains ne sont pas « prisonniers du joug » des


88 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

addictions : tous les consommateurs de drogues ne tombent pas dans<br />

la dépendance et ce n’est pas parce que l’on joue que nous sommes tous<br />

game addict. Nous avons vu que seule une minorité entre dans ce cas<br />

de figure. Cela démontre qu’il existe de façon naturelle des systèmes<br />

de protection et de régulation efficaces qui empêchent généralement le<br />

cycle de s’emballer et les comportements d’aller trop loin dans l’excès<br />

ou de verser dans la dépendance. Mais s’il s’emballe parfois, c’est qu’il<br />

existe des facteurs de vulnérabilité et de dérégulation qui en retirent les<br />

freins.<br />

Régulations et dérégulations qui portent schématiquement sur trois<br />

sous ensembles interactifs : ce qui a trait à la substance (ou à l’expérience<br />

intense liée à un comportement), ce qui touche l’individu et ce qui<br />

concerne l’influence du contexte dans lequel se trouve l’individu.<br />

<strong>Les</strong> systèmes de protection et de régulation<br />

Pour en faire le survol ici, nous distinguerons les régulations biologiques<br />

et psycho-individuelles d’une part, et les régulations sociales et<br />

sociétales d’autre part, sans jamais oublier toutefois que ces deux niveaux<br />

sont en interactions constantes.<br />

<strong>Les</strong> régulations biologiques et psychologiques<br />

Nous avons vu qu’il existe des systèmes biologiques que l’organisme<br />

déclenche immédiatement et qui lui permettent « d’encaisser » des<br />

expériences intenses, facteurs de déséquilibres brutaux. Mais le plein<br />

effet de ces systèmes nécessite de respecter les processus de récupération,<br />

notamment dans leur durée.<br />

<strong>Les</strong> systèmes de régulation psycho-individuels semblent notamment<br />

ressortir des facteurs concourant à la « résilience » et à la protection<br />

de la santé tels qu’ils sont développés par l’éducation pour la santé. Il<br />

s’agit des facteurs psychoaffectifs, psychocorporels et psychosociaux<br />

qui favorisent la capacité du sujet à s’adapter, à s’intégrer et à traverser<br />

des expériences personnelles plus ou moins douloureuses. La plupart<br />

des travaux dans ce domaine insistent sur un certain nombre de qualités<br />

psychologiques de la personne qui sont à considérer comme des objectifs<br />

éducatifs : notamment l’estime de soi, la connaissance et l’épanouissement<br />

de ses domaines d’excellence, l’acquisition d’habiletés sociales, la<br />

capacité à choisir, à résoudre des problèmes et à devenir autonome.<br />

La qualité des relations et des transmissions entre l’individu et sa<br />

communauté de vie est également très importante : qualité des liens<br />

familiaux, adhésion aux modèles transmis par les adultes, attachement


QUATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES ADDICTIONS 89<br />

aux valeurs communes. Il apparaît en effet que ces liens sont indispensables<br />

aux individus pour « trouver des solutions » aux problèmes qu’ils<br />

rencontrent mais aussi pour élaborer leurs propres scénarios de vie.<br />

<strong>Les</strong> régulations sociales et sociétales<br />

Sur le plan du contexte, on peut distinguer aussi deux types de<br />

processus différents mais intriqués : les facteurs sociaux de contrôle<br />

et les facteurs d’acculturation.<br />

<strong>Les</strong> premiers concernent l’équilibre entre la demande sociale de « produits<br />

de satisfaction » (substances psychotropes et autres déclencheurs) et<br />

l’accessibilité à ceux-ci. Cet équilibre passe par des modalités de contrôle<br />

social (limitation des points de vente, publicité, prix, interdits d’usage<br />

dans certaines conditions, etc.). S’il n’y a pas de système idéal en tout<br />

lieu, il apparaît que l’exposition doit être régulée mais que les systèmes<br />

de contrôle doivent aussi être en adéquation avec les représentations.<br />

L’inadéquation du contrôle social peut l’être par défaut (absence de règles<br />

ou leur inapplicabilité) ou par excès (sur-répression ou suppression de<br />

libertés individuelles).<br />

Nous touchons là aux processus sociétaux d’acculturation, c’est-à-dire<br />

aux régulations symboliques et intraculturelles qui permettent à la fois<br />

d’intégrer des pratiques sociales anciennes ou émergentes en les limitant<br />

et en leur donnant un sens commun à travers des représentations la<br />

prescription et des encodages rituels (la fête, etc.). Ces processus ont<br />

été actifs dans notre histoire, vis-à-vis de l’alcool par exemple, et ils<br />

sont à l’œuvre dans toute société face aux pratiques auxquelles elle est<br />

confrontée.<br />

<strong>Les</strong> facteurs de vulnérabilité et de dérégulation<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

A contrario des systèmes de protection, il existe des facteurs de<br />

vulnérabilité et de dérégulation qui augmentent les risques de mener<br />

les <strong>conduites</strong> de consommation (et/ou d’expérience intense) à l’addiction<br />

pathologique. Nous ne sommes pas individuellement égaux face à<br />

ces risques, tout comme, d’ailleurs, les substances ne se valent pas<br />

toutes en terme de dangerosité (cf. le cube des profils de dangerosité<br />

pharmacologique), ni les contextes ne sont équivalents dans leur capacité<br />

de régulation.<br />

<strong>Les</strong> facteurs de vulnérabilité individuels<br />

<strong>Les</strong> facteurs de vulnérabilité biologique sont aujourd’hui mis en<br />

exergue du fait de l’importance donnée à des approches centrées sur


90 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

le pathologique et ses manifestations mesurables dans le fonctionnement<br />

neurophysiologique et comportemental de l’individu.<br />

<strong>Les</strong> effets des substances psycho-actives réalisent une « empreinte<br />

biologique » mettant en jeu des structures cérébrales et différents neuromédiateurs.<br />

Cette empreinte biologique, sous l’effet de facteurs psychosociaux<br />

et génétiques, peut se transformer en une vulnérabilité. Cette<br />

fragilité potentielle n’est pas purement biologique, car elle est déjà en<br />

elle-même la résultante de différents événements internes et externes Il<br />

est important de ne pas l’oublier. Cette vulnérabilité est plus prononcée<br />

chez certains individus et joue un rôle de facteur de dérégulation. C’est<br />

ce qu’illustre bien la métaphore de l’ornière proposée par le psychiatre<br />

suisse Daniele Zullino.<br />

Dans cette métaphore, le chemin du plaisir est une voie qui, comme un<br />

chemin routier, peut se creuser au fil des passages de véhicules (surtout<br />

les poids lourds, c’est-à-dire les substances et expériences aux effets les<br />

plus intenses). Des ornières peuvent apparaître sur ce chemin pour deux<br />

types de raisons qui peuvent évidemment se combiner : la multiplicité et<br />

l’intensité des passages (c’est-à-dire la fréquence des consommations) et<br />

la friabilité du sol (c’est-à-dire la vulnérabilité biologique et génétique).<br />

Cela permet de comprendre, par exemple, l’alcoolisme qui s’instaure<br />

au fil de l’habitude de boire de façon quotidienne en quantité plus ou<br />

moins importante. Ou celui que l’on retrouve chez certains adolescents<br />

qui plongent très vite dans des ivresses de défonce et qui ont ensuite<br />

du mal à trouver des satisfactions autrement qu’en recherchant un effet<br />

psychotrope brutal de n’importe quel produit. <strong>Les</strong> uns passent tous les<br />

jours sur le chemin en 4×4, les autres toutes les semaines en poids lourd,<br />

mais le résultat est le même.<br />

Dans les deux cas, l’ornière se creuse, cela signifie que le sujet doit<br />

dépenser beaucoup d’énergie pour changer de voie de satisfaction comme<br />

un véhicule a des difficultés à sortir ses roues des ornières qui sont<br />

devenues de véritables rails. La prise de produit devient la seule voie<br />

d’apaisement mais son résultat est à chaque fois plus incertain. À moins<br />

que l’on arrête d’y faire passer des véhicules lourds et que l’on mette<br />

le remblai nécessaire pour boucher ces ornières et aménager d’autres<br />

passages... (fin de la métaphore).<br />

<strong>Les</strong> facteurs psychosociaux<br />

<strong>Les</strong> chercheurs, notamment en France (citons l’équipe de Jean-Pol<br />

Tassin du Collège de France et celle de Pier Vincenzo Piazza à Bordeaux)<br />

ont démontré la force d’impact du « stress » sur les phénomènes observés<br />

en laboratoire sur des souris. Mais les limites de l’expérimentation


QUATRE CLÉS POUR COMPRENDRE LES ADDICTIONS 91<br />

animales sont ici palpables : le stress est une notion vague qui recouvre<br />

mal les tensions et les douleurs morales ressenties par les hommes et<br />

elle ne fait guère place à la notion d’expérience plaisir/déplaisir qui est<br />

pourtant le moteur de nombreux comportements humains. <strong>Les</strong> animaux<br />

ne jouent pas de l’argent, ne font pas la fête en s’enivrant, ne vivent pas<br />

dans une société de performance et, surtout, ne peuvent exprimer leurs<br />

émotions et leurs choix.<br />

Ce que le cerveau « apprend » avec les drogues, ce n’est pas seulement<br />

un dérangement de ses synapses, voire (si cela est prouvé) un encodage<br />

génétique, mais c’est une série d’étapes où la sensation (l’effet) se lie<br />

avec des éléments symboliques, des éléments affectifs, des éléments<br />

cognitifs. La plasticité du cerveau est certainement l’une de ses propriétés<br />

les plus extraordinaires et les plus utiles à l’adaptation de l’homme à ses<br />

conditions de vie et d’expérience. C’est précisément cette plasticité et la<br />

formidable complexité du cerveau de l’homme qui est la source de son<br />

libre arbitre.<br />

L’expérience psychosociale détermine une expérience biologique<br />

qui s’imprime dans le cerveau, cela implique que si cette expérience<br />

psychosociale change, elle peut aussi modifier cette empreinte. Le cycle<br />

de la dépendance tel que défini par les neurobiologistes n’est donc pas<br />

plus inexorable que celui de l’assuétude (voir la règle de réversibilité<br />

du cycle de l’addiction). Autrement dit, l’usager est l’acteur de son<br />

comportement, même si celui-ci semble s’imposer à lui : il le met en<br />

œuvre et peut le changer. Toutefois, un tel changement ne va pas de soi<br />

et suppose des conditions de possibilité. Des conditions de possibilité<br />

qui dépendent pour une part de l’individu lui-même, mais qui dépendent<br />

aussi de la collectivité sociale.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

<strong>Les</strong> conditions de possibilité de la gestion expérientielle<br />

et de la gestion sociale<br />

Au-delà de la multiplicité des facteurs en cause dans l’expérience<br />

et ses risques, deux « instances » vont en assurer une synthèse plus ou<br />

moins efficiente ou déficiente. La gestion de l’expérience subjective est le<br />

fait du sujet, la gestion des pratiques sociales est le fait de la collectivité.<br />

Deux niveaux évidemment interactifs.<br />

En intervenant sur les facteurs auxquels il a accès, le sujet peut<br />

modifier son expérience et sa façon de vivre dans laquelle s’inscrit le<br />

comportement de consommation. À partir de la question de la satisfaction<br />

et de celle du mode de vie, il peut engager un questionnement sur son<br />

expérience, sa gestion et ses propres choix. Mais nous savons que cela<br />

n’est possible qu’à un certain nombre de conditions qui touchent à


92 COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

l’individu et à son développement en tant que sujet, à l’étiage social<br />

et à son développement démocratique.<br />

D’abord il faut que le sujet ait conscience de son « acte-pouvoir 1 », de<br />

son autonomie et de sa citoyenneté, c’est-à-dire de sa capacité d’agir sur<br />

sa condition et de faire des choix. Cette conscience est directement liée<br />

à son expérience passée, à son éducation et à sa connaissance de soi..<br />

Ensuite, il faut qu’il ait effectivement le choix... Ce qui ne dépend pas<br />

que de lui mais aussi de ses conditions sociales. Conditions matérielles<br />

(économiques et physiques) et conditions culturelles, au sens de valeurs<br />

et de représentations qui lui donnent accès à des alternatives et non<br />

à des impasses (ce à quoi conduisent les conflits de loyauté ou la<br />

stigmatisation).<br />

Enfin, il faut qu’il trouve les espaces et les interlocuteurs pour mener<br />

cette réflexion à des moments clés de sa vie (notamment à l’adolescence,<br />

mais pas seulement).<br />

Il serait naïf de croire que, par la seule magie d’une meilleure gestion<br />

de leur expérience par les individus, naisse une société qui en crée les<br />

conditions. C’est à un niveau collectif que se situe la gestion des pratiques<br />

sociales qui ne cessent de se renouveler et de prendre des formes en<br />

résonance ou en résistance vis-à-vis de la « modernité ». Gestion aussi<br />

des transformations de nos sociétés et des risques qu’encoure la planète<br />

si nos modes de vie continuent de puiser sans limite dans nos ressources.<br />

1. Le concept est de Gérard Mendel et tient une grande place dans l’approche sociopsychanalytique<br />

qu’il a fondée.


PARTIE 2<br />

FONDEMENTS<br />

ET MODALITÉS<br />

DE L’INTERVENTION<br />

SOCIALE<br />

Un projet éthique et politique : donner à l’individu<br />

ses capacités d’agir et de se construire<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Malgré quelques résultats ponctuels, nos politiques n’ont pas réussi à<br />

contenir les problèmes posés par les addictions. Outre les consommations<br />

de substances psycho-actives, de nombreux autres comportements ont<br />

perdu une part de leurs régulations et posent de graves problèmes de santé<br />

publique : les comportements alimentaires avec le problème croissant de<br />

l’obésité, les comportements liés au stress et à la dépression (il y a chaque<br />

année dans le monde un million de personnes qui se suicident, onze<br />

mille en France), les comportements violents et de petite délinquance,<br />

les dépendances aux activités ludiques ou professionnelles, etc. Si l’on<br />

examine les prévalences des consommations de psychotropes et autres


94 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

<strong>conduites</strong> à risques ainsi que leurs conséquences sanitaires, si l’on évalue<br />

avec un peu de rigueur nos progrès dans la capacité à intégrer ces<br />

problèmes dans nos modes de vie, nous ne pouvons considérer les<br />

politiques actuelles comme satisfaisantes. Et nous avons le devoir de<br />

chercher à leur donner plus d’efficacité. Mais, pour cela, nous ne pouvons<br />

faire l’économie de nous poser quelques questions préalables : quelles<br />

sont les racines du problème ? De quelle nature est-il ? Quels sont les<br />

moyens les plus adaptés pour aider les hommes à moins en souffrir ?<br />

Pour répondre à ces questions et pouvoir ainsi définir les interventions<br />

adéquates, il nous paraît indispensable d’aller à la source et de mettre en<br />

lien les <strong>conduites</strong> <strong>addictives</strong> avec leurs contextes individuel et sociétal<br />

d’apparition. C’est la condition nécessaire pour donner un sens commun<br />

et une finalité intelligible à l’action politique, préventive et thérapeutique,<br />

et pour définir des stratégies et des modalités d’intervention véritablement<br />

opérationnelles.


Chapitre 5<br />

ENJEUX ET FONDEMENTS<br />

DE L’INTERVENTION<br />

SOCIALE<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

LES addictions ne sont pas un phénomène venu de nulle part. Elles<br />

sont ancrées dans ce que nous sommes et nos manières de vivre, en<br />

particulier dans nos recherches de satisfactions avec les moyens et les<br />

attentes d’aujourd’hui. Elles ont à voir avec l’idée que nous nous faisons<br />

du bonheur et nos façons d’essayer de le trouver. Elles sont étroitement<br />

liées à l’évolution des techniques et à ce que celles-ci nous offrent comme<br />

nouveaux espaces, comme nouvelles sensations et comme « technologies<br />

de soi » : tous ces moyens de créer du sentiment d’existence, d’élargir et<br />

d’étendre le champ des expériences en repoussant les limites du possible.<br />

L’individu moderne est ainsi façonné par de nouveaux besoins, et il est<br />

souvent bien seul, non seulement pour choisir les réponses adéquates,<br />

mais pour trouver, dans tout cela, du sens à sa vie.<br />

Le contexte est un facteur déterminant dans la production et les<br />

représentations des <strong>conduites</strong> <strong>addictives</strong>. Il en détermine aussi les « solutions<br />

». Ainsi, le concept d’addiction s’est construit à travers deux<br />

préoccupations modernes : la sécurité et la santé. D’un côté déviance<br />

et délinquance, de l’autre maladie du cerveau. <strong>Les</strong> États sont poussés à


96 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

produire toujours plus de lois et de contrôles sur ces comportements, la<br />

médecine et l’industrie pharmaceutique à « mettre sur le marché » de<br />

nouvelles techniques toujours plus sophistiquées.<br />

La question n’est pas d’ignorer le besoin de règles ni de minimiser<br />

l’intérêt des neurosciences, mais elle est de ne pas enfermer les addictions<br />

dans une vision fragmentaire qui, en déniant leurs liens avec ce monde,<br />

ne fait qu’en accroître l’incompréhensibilité et les dommages.<br />

LA MODERNITÉ ET SES RISQUES<br />

Certes, dans les discours et les traités d’addictologie, il est de bon<br />

ton d’accorder un rôle au contexte social et culturel. Mais ce rôle<br />

est généralement réduit à celui d’un facteur parmi d’autres, un peu<br />

comme un fond d’écran : l’essentiel est bien entendu le premier plan,<br />

en l’occurrence le produit et ses dangers, l’individu, sa biologie et sa<br />

psychologie. Pourtant, les conditions sociales et culturelles sont bien<br />

davantage qu’un arrière-plan, tout particulièrement dans la question des<br />

addictions.<br />

L’ÈRE DE L’HYPERCONSOMMATION<br />

EST CELLE DE LA BANALISATION DES STUPÉFIANTS<br />

« Des produits naturels ou de synthèse sans cesse croissants et à prix<br />

toujours plus bas d’un côté, l’éclatement des encadrements moraux, les<br />

anxiétés qui se répandent, l’hédonisation des mœurs de l’autre, tout cela<br />

provoque une forte expansion sociale des paradis artificiels. Le moment de<br />

l’hyperconsommation est celui de la banalisation du recours au stupéfiant. »<br />

Gilles Lipovetsky, 2006.<br />

<strong>Les</strong> psychotropes et les possibilités qu’ils offrent, sont, comme<br />

d’autres technologies, des instruments issus de notre monde « moderne »<br />

ou « postmoderne 1 » pour répondre à nos besoins de satisfactions :<br />

plaisirs, socialité et soulagement de souffrances. Leur disponibilité, leurs<br />

usages et leurs limites interrogent l’évolution globale de notre société<br />

1. Nous n’entrerons pas ici dans le débat sur la question de savoir si nous sommes<br />

dans une époque « moderne », « post-moderne » ou une « seconde modernité ». En<br />

nous excusant auprès des sociologues et anthropologues qui attachent légitimement de<br />

l’importance à cette distinction, nous utilisons dans cet ouvrage les deux substantifs dans<br />

un sens équivalent, celui de la société et de la culture qui se mondialisent aujourd’hui, et<br />

qui se caractérise notamment par une nouvelle relation entre l’individu et la collectivité.


ENJEUX ET FONDEMENTS DE L’INTERVENTION SOCIALE 97<br />

autant que le micro-contexte social vécu par l’individu et sa famille. Et<br />

ils interrogent l’individu lui-même dans ses capacités de choix, et dans<br />

son éducation en ce qu’elle lui permet (ou pas) d’acquérir ces capacités.<br />

De nombreuses approches socio-anthropologiques analysent de façon<br />

approfondie et convergente ces mouvements de nos modes de vies, de<br />

nos représentations et de ce qui anime nos comportements comme nos<br />

systèmes économiques, sociaux et politiques. Nous ne prétendons pas<br />

en faire un panorama exhaustif, mais orienter le projecteur sur les liens,<br />

à nos yeux les plus significatifs, entre mutations sociales et pratiques<br />

<strong>addictives</strong>. Avec les « métamorphoses du rapport au monde » (Morel et<br />

al., 2003) qui s’impriment ainsi dans nos vies, l’expérience vécue dans<br />

la prise de substances prend des significations et des fonctions nouvelles.<br />

Nous devons en tenir compte pour proposer des réponses adaptées.<br />

La primauté de l’individu et l’impératif du bonheur<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

L’individu a pris une place sans précédent dans nos façons de penser<br />

le monde et nos existences. Nous n’avons jamais autant exploré les<br />

potentiels et les ressources dont il dispose en tant qu’être unique jouissant<br />

d’une certaine liberté. Nous sommes dans une civilisation de l’individu et<br />

du bonheur. Il existe bien entendu des degrés et des variables en fonction<br />

des pays, des cultures et des communautés, mais ces variations sont<br />

moindres que le constat perceptible à l’échelle planétaire : l’individu est<br />

au centre de notre vision du monde et, dans beaucoup de pays, au centre<br />

du système politique.<br />

La dimension positive de cet « individualisme » l’emporte sur ses<br />

inconvénients, en tout cas dans nos perceptions d’aujourd’hui. Nous<br />

avons acquis une capacité d’agir et de découvrir individuellement jamais<br />

atteinte jusqu’ici et peu de gens souhaiteraient revenir en arrière. L’individu<br />

est possiblement acteur du système politique, agent de consommation,<br />

concepteur et opérateur de sa propre vie (de son corps, de sa famille,<br />

de sa santé, de sa carrière, et même de sa mort...). Bien sûr, la liberté<br />

de l’individu dans ces trois domaines essentiels (citoyenneté, économie,<br />

vie privée) est relative : il s’agit d’un principe organisateur des représentations<br />

et de l’éthique sociale qui ne fait pas pour autant disparaître<br />

les inégalités, les contraintes, le besoin d’aspirations communes et de<br />

normes collectives. Ce besoin de liens est tout aussi constant et impératif<br />

que celui de liberté.<br />

Mais l’individualisme n’a évidemment pas que des aspects « libérateurs<br />

», car il distend les liens des individus entre eux et des individus à la<br />

collectivité. D’innombrables analyses montrent que nous sommes passés


98 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

d’une société soudée autour du devoir envers la collectivité, à une société<br />

qui met au centre le devoir de se réaliser soi-même. L’autodétermination<br />

prime sur la conformité à « la masse » jusqu’à la limite (pas toujours<br />

aisée à tracer) où les comportements individuels pourraient aller à<br />

l’encontre des intérêts d’autrui.<br />

Voilà donc la question à laquelle nous sommes confrontés : comment<br />

aider l’individu à aller au bout de sa quête individuelle sans mettre en<br />

péril son environnement social et écologique, sans se mettre en péril<br />

lui-même ? Le bonheur — au sens de correspondre aux canons de la<br />

réussite — est devenu un marqueur de la réalisation de soi, et, de ce<br />

fait, a pris la forme d’une obligation, intégrée comme telle par chacun.<br />

Cet impératif du bonheur et de la plénitude conduit à une « tyrannie<br />

du plaisir » et accroît la difficulté à intégrer la limite, la souffrance,<br />

la vieillesse, la mort. Or l’individu n’échappera pas à l’expérience du<br />

sentiment d’échec personnel, et cet échec sera d’autant moins dépassable<br />

qu’il se déroule dans cette « civilisation du bonheur ». L’augmentation<br />

des dépressions et des anxiétés, tous les symptômes de dégradation<br />

de l’estime de soi signalent cette nouvelle vulnérabilité de l’individu<br />

(Lipovetsky, 2006). Toutes ces questions sont au cœur de l’expérience<br />

addictive.<br />

L’individu et l’exigence de performance<br />

La primauté de l’individu a plusieurs conséquences capitales. L’une<br />

d’entre elles est que le sujet « moderne » va rechercher son bien-être et<br />

le sens de sa vie d’abord en fonction de lui-même (« être soi-même »).<br />

Ainsi, est-il conduit hors des chemins balisés par des normes et des<br />

interdits extérieurs, qu’ils viennent des contraintes imposées par la nature<br />

ou des règles restrictives imposées par le groupe. Le résultat est une<br />

extraordinaire diversité des modèles de vie et leur grande variabilité<br />

dans un même espace 1 , et selon les époques de la vie de chacun. <strong>Les</strong><br />

travaux sur ces questions ont des titres significatifs : <strong>Les</strong> Tyrannies de<br />

l’intimité de R. Sennett (1979), L’Ère du vide de G. Lipovetsky (1983),<br />

La Fatigue d’être soi d’A. Ehrenberg (1998), La Culture du narcissisme<br />

de G. Lasch (2000), <strong>Les</strong> Uns avec les autres : quand l’individualisme<br />

crée du lien de F. de Singly (2003), L’Invention de soi de J.-C. Kauffman<br />

(2004), pour ne citer que quelques exemples. Tous développent avec plus<br />

ou moins d’insistance les thèmes du déclin des formes traditionnelles<br />

1. On peut l’observer par exemple dans toutes les grandes mégapoles, quel que soit le<br />

continent.


ENJEUX ET FONDEMENTS DE L’INTERVENTION SOCIALE 99<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

d’appartenance et la mise en lumière des contraintes paradoxales de<br />

ce qui découle du nouvel impératif social : la réalisation de soi et le<br />

dépassement de soi.<br />

Nul ne peut en effet nier « la montée des valeurs qui favorisent le<br />

droit à réaliser les besoins de l’expérience de soi » comme l’a écrit<br />

Helmut Klages (1983). Cette société nous permet et nous enjoint même<br />

d’être « le constructeur flexible de sa propre vie », le plasticien de son<br />

existence, du vécu des événements rencontrés et de ses émotions. Ce<br />

faisant, en passant de valeurs comme « une vie de famille heureuse » à<br />

celles de « l’épanouissement de l’individualité », des tensions nouvelles<br />

apparaissent entre l’individu et l’éthique sociale, les libertés nouvelles<br />

créent des incertitudes nouvelles. Nous sommes entrés dans « la société<br />

du vécu » comme l’a développé un autre auteur germanophone, Gerhard<br />

Schulze (1993).<br />

Alain Ehrenberg (1991, 1995, 1998) avait aussi pointé les effets du<br />

« néo-individualisme » et exploré ses liens avec le développement des<br />

expériences <strong>addictives</strong>. Sur sa face « positive », il y a la valorisation<br />

d’un individu souple, mobile, autonome, donc adaptable aux exigences<br />

du monde moderne, capable de trouver et de définir par lui-même ses<br />

repères. Pour parvenir à cet idéal, l’individu « moderne » n’a guère<br />

d’autre choix que de consommer les objets produits à cet effet (car la<br />

libre consommation est un autre pilier de notre système collectif). Mais<br />

le risque de créer un individu fragile, anxieux, insatiable et se mesurant<br />

en permanence à l’autre, en est la face plus « négative ». Si on entrait<br />

naguère dans l’usage de psychotropes pour se « libérer » d’un carcan<br />

collectif étouffant, on y recourt de plus en plus pour chercher à apaiser les<br />

angoisses d’un monde trop incertain. Là où on cherchait à explorer des<br />

univers « parallèles », on consomme dans une course à la performance<br />

qu’alimente la compétition sociale...<br />

La consommation de drogues, dans notre société en tout cas, n’est<br />

donc en rien « antisociale ». Au contraire, elle est parfaitement conforme<br />

aux valeurs sociales dominantes. Il est logique qu’elle fasse l’objet de<br />

revendications, à l’image de la liberté de choix en matière de croyance,<br />

de mode de vie, de commerce, de sexualité et de plaisir. Si « jouir sans<br />

entrave » était une illusion soixante-huitarde exposant à de nombreux<br />

risques, la recherche du bonheur maximal de l’homme moderne n’en<br />

comporte pas moins. Aussi doit-elle être balisée et éduquée pour prendre<br />

sens et parvenir à son objet : la satisfaction personnelle dans le respect<br />

des autres, et en se dégageant de l’illusion du « tout est possible ».


100 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

L’individu et sa solitude<br />

En poussant l’individu à se centrer sur lui pour répondre au défi de se<br />

réaliser lui-même, nos sociétés compliquent son intégration au monde.<br />

Comme dans un mouvement de balancier, la dimension d’appartenance<br />

collective, essentielle à une réalisation satisfaisante d’une vie d’homme,<br />

est en concurrence avec la forme individuelle de réalisation de soi. Le<br />

constat est connu : nos modes de vie d’aujourd’hui mettent à mal ou<br />

délitent les liens sociaux. L’organisation sociale a longtemps imposé,<br />

décidé, limité, normé ; aujourd’hui l’individu se retrouve en nécessité de<br />

choisir et d’assumer la responsabilité individuelle de son choix. Comme<br />

si, en échange d’une autonomie supérieure, il devait se confronter à la<br />

tension représentée par ce « devoir choisir », seul.<br />

Un premier facteur de « déliaison sociale », souvent relevé, est celui<br />

de l’affaiblissement des affiliations par la tradition, l’affaiblissement des<br />

rituels intégratifs. Déstabilisation des cadres conventionnels et sociaux,<br />

diminution du pouvoir des institutions de socialisation, y compris les relations<br />

intrafamiliales et les modèles d’identification comme ceux liés aux<br />

genres et ou aux positions parentales, l’énumération des mutations/crises<br />

peut être impressionnante. <strong>Les</strong> grandes industries, telles celles des mines,<br />

des aciéries, du textile et autres manufactures, tous ces conglomérats<br />

qui régentaient la vie des familles, organisant le travail mais aussi les<br />

loisirs, le commerce, l’habitat, etc., ont disparu en quelques décennies.<br />

La famille, l’école, l’armée qui constituaient des temps et des lieux de<br />

socialisation sont à la recherche de nouvelles légitimités et de la redéfinition<br />

de leurs fonctions. Nombreux sont aussi les auteurs qui ont analysé<br />

l’évolution du lien au religieux et au politique, et donc aux Églises et<br />

aux partis. Toutes ces mutations ont pour conséquence un effacement<br />

des effets de transmission, de traditions partagées et d’appropriation<br />

de <strong>conduites</strong> antérieures qui apportaient à chacun, notamment durant<br />

l’enfance et l’adolescence, des repères et des modèles pour se situer dans<br />

l’espace social adulte.<br />

Il en résulte une perte d’un « savoir être » collectif facteur d’anxiété<br />

individuelle mais aussi d’affaiblissement des systèmes de régulation<br />

des prises de risques. La séparation s’accentue entre le monde adulte<br />

et des mondes adolescents. L’accès difficile et retardé au monde du<br />

travail, la fragilisation et l’évolution des statuts professionnels renforce<br />

cette coupure qui prive les adolescents d’un accompagnement de leurs<br />

expériences de vie. Cette coupure les renvoie vers des groupes plus<br />

« homogènes », et moins intégrés au monde adulte. La perte du collectif


ENJEUX ET FONDEMENTS DE L’INTERVENTION SOCIALE 101<br />

et des traditions est potentiellement une perte de compétences et de savoir<br />

faire 1 .<br />

Un nouveau rapport entre autorité et éducation<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

L’affaiblissement de l’autorité est un autre aspect souvent mis en<br />

exergue pour décrire cette « mutation » de l’individu (jeune) dans la<br />

modernité. Il suscite des politiques renforçant toujours plus les systèmes<br />

de contrôle. Mais l’autorité ne semble pas se trouver dans cette surenchère<br />

de plus en plus coûteuse et vaine de tels systèmes.<br />

Hannah Arendt a rappelé que l’exercice de l’autorité repose sur la<br />

double reconnaissance préalable de la hiérarchie et de l’intérêt de la<br />

transmission du savoir. Sinon, il ne s’agit que d’autoritarisme, d’une<br />

soumission à la domination du plus fort : c’est la force qui impose la<br />

soumission, et non la soumission à un principe d’autorité qui fait loi.<br />

Cette intégration du principe d’autorité implique une différenciation<br />

claire des frontières sensorielles autant que psychiques entre adultes et<br />

adolescents. C’est la position « hiérarchique » de l’adulte qui assure cette<br />

distinction : détenteur d’une place et d’une compétence sociale à laquelle<br />

le jeune adulte aspire à accéder, il est reconnu comme « compétent ».<br />

Aujourd’hui, cette place se trouve bien souvent ébranlée par les mutations<br />

du monde que les parents subissent de plein fouet, les plaçant dans une<br />

posture délicate pour formuler leurs interdits. La désagrégation du cadre<br />

institutionnel qui donnait consistance à l’autorité du père laisse une<br />

prééminence disproportionnée à des liens intrafamiliaux affectifs. <strong>Les</strong><br />

adultes sont perçus, à tort ou à raison, comme « non compétents ». Leur<br />

« compétence sociale » n’est plus recherchée ni même attendue. Elle<br />

est jugée inadaptée au monde tel qu’il est, alors même que ce monde<br />

est de plus en plus difficile à appréhender par l’intensité des mutations<br />

techniques et sociétales qu’il connaît. Ce non-désir du savoir des adultes<br />

conduit à les disqualifier dans leurs fonctions d’apprentissage, et donc à<br />

les affaiblir dans leur posture d’autorité.<br />

1. Nous savons par exemple que l’usage d’une substance psycho-actives est à risque<br />

plus élevé dès lors qu’il échappe à des savoirs traditionnels et à leurs régulations<br />

établies à partir d’une expérience acquise et transmise. <strong>Les</strong> exemples sont nombreux,<br />

citons simplement celui de l’usage d’ayahuasca et d’autres plantes hallucinogènes.<br />

Celui-ci conduit facilement les occidentaux qui veulent en faire un usage récréatif<br />

ou pseudo religieux à des bad trips, alors que les tribus amazoniennes en font des<br />

usages chamaniques traditionnels dans un cadre culturel très codifié leur donnant<br />

« naturellement » sens d’expérience autant mystique que thérapeutique.


102 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

Avec cette évolution de la relation à l’adulte, c’est aussi le rapport à<br />

l’autorité qui a évolué (Gauchet, 2002) et qui connaît une crise. L’autorité<br />

est aujourd’hui moins ressentie comme un moyen de l’intégration au collectif<br />

que comme une contrainte inutile envers la réalisation personnelle,<br />

« le droit à ».<br />

Ainsi, les modèles et systèmes d’éducation en place ne paraissent pas<br />

toujours en mesure d’apporter les freins et les régulations aux expériences<br />

vécues. La priorité est de former des êtres autonomes, singuliers, mobiles,<br />

adaptables et adaptés. L’épanouissement de l’enfant, de sa créativité et<br />

de ses capacités d’apprentissage est inévitablement en tension avec le<br />

conformisme, la soumission au collectif, le respect de la tradition. La<br />

société consumériste a économiquement besoin de personnes attentives<br />

aux notions de bien-être et de confort, capables de changements multiples<br />

et successifs. Le niveau d’équipement atteint par nos sociétés conduit à<br />

privilégier une économie de l’achat. L’acte d’achat ne résulte plus d’un<br />

besoin fonctionnel mais d’un désir d’accéder à un stade supérieur d’équipement<br />

comme signe tout à la fois d’appartenance et de différenciation.<br />

Avoir l’objet que tout le monde a (téléphone portable, MP3, ordinateur et<br />

blog personnel, chaussures et vêtements de marque...), mais l’avoir sous<br />

une forme personnelle ou nouvelle, qui nous différencie et nous qualifie.<br />

Cet appel à la créativité, à l’originalité produit une éducation moins<br />

centrée sur la norme et qui laisse l’individu davantage seul, partagé entre<br />

des liens appartenances intragénérationnelles, intracommunautaires et<br />

intrafamiliaux, pour fixer les règles qui l’aideront à contenir un cycle<br />

besoin/satisfaction/besoin fortement sollicité.<br />

Crises des familles et des identités<br />

À l’intérieur de la cellule familiale, la mutation découle d’une évolution<br />

des fonctions sociales de la famille. Nous y retrouvons le même<br />

affaiblissement de fonctions « modélisantes et socialisantes », au profit<br />

d’une finalité « singulière ». La fonction de transmission et de gestion du<br />

lien au social fut essentielle au XIX e et encore au XX e siècle. Aujourd’hui,<br />

la famille se replie sur elle-même pour assurer son nouvel objectif : le<br />

bonheur de ses enfants. La famille est modifiée dans son fonctionnement<br />

par cette prééminence de l’objectif « bonheur ». <strong>Les</strong> relations entre<br />

générations en connaissent des évolutions profondes. Si la famille<br />

traditionnelle tissait des liens de dépendance qui prenaient leur source<br />

dans des loyautés historiques, traversant les générations, insistant sur<br />

la fonction de transmission, la famille d’aujourd’hui se déploie dans le<br />

présent, autour de l’obligation de s’aimer les uns les autres, d’êtres libres<br />

et heureux. Elle se confronte au doute du choix de la meilleure stratégie.


ENJEUX ET FONDEMENTS DE L’INTERVENTION SOCIALE 103<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Louis Roussel a décrit cette désinstitutionnalisation de la famille qui<br />

s’éloigne de sa mission de matrice de l’adaptation de l’individu au social<br />

pour se centrer sur l’intime, sur le privé (Roussel, 1997).<br />

La conséquence première de ce repli est le risque qu’il génère une<br />

trop forte proximité entre les membres de la famille. Ainsi que le relève<br />

de Singly (2000), c’est la logique affective qui sous-tend la nouvelle<br />

éducation relationnelle. La famille se laisse envahir par une « fusion »<br />

affective, une sorte de fonctionnement où l’émotif prime et qui viendra<br />

ensuite en contradiction avec l’objectif de bonheur : l’autonomie est<br />

déchirement, la séparation est douleur. Sans chercher à systématiser<br />

ce qu’une clinique des familles fait apparaître, nous remarquons un<br />

certain nombre de points communs rencontrés lors des consultations : la<br />

pseudo-mutualité parents/enfants estompe les frontières générationnelles,<br />

la dynamique familiale s’organise autour du seul objectif « d’éviter le<br />

conflit », y compris dans sa dimension éducative et structurante, au<br />

nom de l’idéal d’amour et de bonheur devenu prépondérant. On n’ose<br />

dire non, de peur que l’autre ne rompe la relation. Il en découle une<br />

vraie problématique du lien, de la limite et de la séparation. Jean-Pierre<br />

Lebrun (1997) a montré comment s’installe ainsi une indifférenciation<br />

entre le légal et l’interdit, entre les différentes générations... avec les<br />

conséquences en termes d’autorité que nous avons déjà évoquées. Cette<br />

indifférenciation est aussi source d’une incertitude des limites et d’une<br />

perte des repères, une source d’angoisse. L’apparent confort apporté par<br />

l’évitement du conflit se « paye » par un surcroît de peur de l’intrusion,<br />

d’un manque de démarcation.<br />

Autres conséquences, les conflits de loyauté. Ils concernent autant<br />

le groupe famille vis-à-vis de sa communauté que l’individu vis-à-vis<br />

de sa famille. <strong>Les</strong> conflits sont multiples entre les familles à structure<br />

traditionnelle, avec leur valorisation du groupe famille et de son patrimoine,<br />

et le modèle individualiste du bonheur singulier. Familles issues<br />

des différentes immigrations, familles paysannes, familles ouvrières,<br />

familles de milieux sociaux favorisés partagent cette culture patrimoniale<br />

qui continue de préserver une soumission du bonheur privé au collectif<br />

(choix de conjoints, choix des métiers, etc.), même si les modalités en<br />

sont bien évidemment différentes. La morale du groupe se trouve en<br />

opposition à la loi du bonheur « moderne » et conduit à la souffrance,<br />

au renfermement sur le groupe communautaire ou au conflit de loyauté.<br />

<strong>Les</strong> familles y perdent leurs repères et leurs attaches identitaires. <strong>Les</strong><br />

mécanismes de perte de la cohésion familiale, les tensions dans les<br />

groupes communautaires de référence marquent ainsi profondément<br />

certaines histoires de vie.


104 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

Une partie des enfants, notamment en milieux populaires mais pas<br />

uniquement, élabore des réseaux de relation à la croisée de plusieurs<br />

mondes. Le monde officiel et légal qu’ils rencontrent « à distance »,<br />

et un monde social fragmenté celui du quartier, celui de la précarité,<br />

du chômage et des stratégies de survie. <strong>Les</strong> difficultés de transmission<br />

des normes et des valeurs renvoient encore davantage les individualités à<br />

elles-mêmes, à leurs responsabilités et à la nécessité de « se débrouiller ».<br />

Cela aboutit parfois à créer et organiser un autre monde, un monde<br />

reconstitué qui va les aider à dépasser leurs vulnérabilités en rétablissant<br />

des liens et des cadres sociaux aux lisières du monde ordinaire : l’économie<br />

parallèle, les groupes d’adolescents, les bandes, le monde virtuel<br />

d’Internet où ils auront un imaginaire disponible... D’autres fractions des<br />

mêmes tranches d’âge partageant les mêmes conditions sociales peuvent<br />

emprunter d’autres voies pour se faire reconnaître et « respecter », ou<br />

« prennent sur eux » tout en traversant dans une grande solitude les<br />

multiples épreuves liées à ces conditions.<br />

Vitesse et immédiateté<br />

Parmi les éléments de compréhension sollicités pour appréhender cette<br />

mutation de l’expérience addictive, la temporalité — c’est-à-dire notre<br />

vécu commun du passé, du présent et de l’avenir — est aussi relevée.<br />

Elle s’est considérablement modifiée par la puissance d’instantanéité des<br />

nouvelles technologies. En particulier celles de la communication. Le<br />

« tout, tout de suite » ne peut plus être attribué aux seuls « toxicomanes ».<br />

L’accélération de la perception du temps est une tendance dominante.<br />

Elle envahit l’ensemble de nos existences. Nos sociétés occidentales<br />

fonctionnent sur un paradigme de l’usure rapide des objets. Pas une<br />

usure « naturelle », mais une usure fabriquée par la mode. Le produit<br />

est démodé, donc déclassé, jeté, délaissé. L’obsolescence des produits<br />

de la technologie impose une course au renouvellement. L’exemple le<br />

plus significatif est celui du téléphone portable, instrument dont on sait<br />

l’importance chez les adolescents, importance qui ne se réduit pas à<br />

sa fonctionnalité communicationnelle. <strong>Les</strong> spécialistes parlent d’une<br />

« consommation émotionnelle », et par définition, labile.<br />

Cette évolution de la temporalité se remarque aussi dans l’uniformisation<br />

des espaces. La consommation est partout : dans les trains, les<br />

aéroports, mais aussi les halls des hôpitaux, les écoles, etc. On consomme<br />

tout le temps, tous les jours, en ligne, à toute heure. La scansion du temps,<br />

entre-temps avec et temps sans, s’estompe. Paradoxalement, ce temps<br />

uniforme augmente le besoin de ruptures, l’impatience et le goût pour<br />

l’instantané. Des besoins auxquels répondent parfaitement les objets de


ENJEUX ET FONDEMENTS DE L’INTERVENTION SOCIALE 105<br />

la psychopharmacologie moderne. C’est ce qu’illustre cet extrait d’une<br />

thèse de médecine qui a étudié l’usage de calmants dans un groupe de<br />

patientes consultant en médecine générale.<br />

RÉPARATION ET IMMÉDIATETÉ GRÂCE AUX BENZODIAZÉPINES<br />

« Il existe chez les patientes un refus de l’attente d’aller mieux. Leur rapport<br />

au temps est particulier du moins pour certaines.<br />

Elles vont chercher le médicament quand il n’y en a plus, fréquemment lors<br />

de consultation sans rendez-vous. Elles en prennent tout de suite, sans<br />

attendre, pour ne pas laisser monter en elle cette peur. Pourquoi attendre<br />

puisque je sais ce dont j’ai besoin ? Quitte même à devancer le problème,<br />

puisqu’elles le prennent de façon préventive.<br />

D’ailleurs elles définissent l’horaire et la dose du traitement à l’avance, en<br />

fonction de leur incapacité à gérer tel ou tel événement. Le sommeil pose<br />

problème alors je le prends le soir, ou bien j’ai du mal à gérer les courses<br />

alors je le prendrai vers 11 heures, ou bien encore, je le prendrai vers midi<br />

pour passer une bonne journée avec les enfants, c’est plus confortable, ça<br />

me permet d’être mieux avec eux. »<br />

Marie-Cécile Roche, 2005.<br />

Progrès techniques et exigences de responsabilité<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Si le primat de l’individu l’isole et le coupe des amortisseurs sociaux<br />

tout en démultipliant les risques d’enclencher le cycle addictif, une autre<br />

évolution marque l’histoire moderne : l’extraordinaire développement<br />

des capacités scientifiques et techniques pour repousser les limites de<br />

l’humain et explorer les « au-delà ». Aujourd’hui, beaucoup d’individus<br />

des sociétés occidentales peuvent découvrir le monde, voyager, aller sous<br />

les mers, sur les montagnes, dans les airs (et même pour certains, très<br />

riches, dans l’espace), se brancher sur le monde et communiquer comme<br />

jamais nous aurions pu l’imaginer. Nous avons accès à d’innombrables<br />

biens, naturels ou manufacturés, à d’innombrables informations et<br />

images. Nous fabriquons toujours davantage d’objets pour aller plus vite,<br />

avoir des plaisirs nouveaux, plus intenses, et minimiser les contraintes<br />

et les côtés pénibles de nos vies quotidiennes. C’est « le monde sans<br />

limites » dont parle Jean-Pierre Lebrun (1997) qui s’accompagne du<br />

mythe d’une science toute puissante, capable de tout découvrir et de tout<br />

soigner. Dans ce monde sans limite, toute contrainte se transforme vite<br />

en une entrave à la recherche du bonheur.<br />

Nous sommes dans une période historique où la question de la relation<br />

entre soi (individu) et le monde (un monde globalisé) a pris une acuité<br />

particulière et où un grand nombre d’humains est en contact avec des


106 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

objets ou des capacités à stimuler des satisfactions censées apporter<br />

réponse à toute question, même si une partie encore plus grande de<br />

l’humanité en est partiellement ou totalement privée. Le pouvoir de<br />

l’acte s’est réduit au pouvoir de consommer. Que faire de ce pouvoir,<br />

fortement orienté et exploité par les intérêts économiques ?<br />

L’usage des drogues est l’un des exemples les plus illustratifs de ces<br />

questions. Nous recevons tous sur nos messageries électroniques des<br />

publicités de plus en plus explicites qui nous proposent toutes sortes de<br />

« pilules » (Viagra®, Xanax®, Valium®, Tramadol®, Tamiflu®, etc.)<br />

avec des slogans comme : « No privacy exposure, no time wasted, no<br />

exorbitant prices ! Start a super life now ! » (« Pas de vie privée exposée,<br />

pas de temps gâché, pas de prix exorbitant ! Commencez une vie géniale<br />

maintenant ! »). N’est-ce pas là une illustration parfaite de valeurs ô<br />

combien essentielles de la modernité : au plus vite et au moins cher, avoir<br />

les objets qui vont donner le sentiment que sa propre vie est « géniale » ?<br />

De nos jours, les substances psycho-actives sont des assistants possibles<br />

dans tous les domaines et tous les instants de nos vies. Elles nous<br />

permettent d’agir sur les substances endogènes de notre cerveau, ces<br />

neuro-hormones et autres ligants qui inscrivent dans la physiologie de<br />

notre cerveau notre relation au monde, habituellement sous la médiation<br />

des sens. Ces substances nous permettent ainsi d’intervenir directement<br />

et immédiatement dans l’intimité de nos émotions et de nos perceptions.<br />

Peut-on rêver mieux ?<br />

La « maximalisation » de l’existence<br />

Se libérer des contraintes collectives au profit de l’expérience singulière,<br />

chercher le bonheur dans une « optimisation » de la performance<br />

singulière... Faire appel à l’intensité de cette expérience pour exorciser<br />

les craintes et peurs de nos solitudes et échecs... Aller plus vite, plus loin,<br />

plus fort... Telles sont les caractéristiques du « mode de vie maximal »,<br />

selon l’expression d’André Therrien (2006), fortement valorisé dans la<br />

société moderne et qui met en jeu notre « potentiel addictif », le risque<br />

d’emballement du cycle de l’assuétude 1 .<br />

<strong>Les</strong> rapports actuels entre sport et dopage en illustrent toute la force<br />

et l’actualité, mais ce n’est pas le seul secteur qu’elle concerne, loin de<br />

là. Au travail, dans la technologie du bien-être (beau, jeune, intelligent),<br />

dans l’expérimentation d’états modifiés pour la fête ou pour la simple<br />

1. Voir, partie 1, la sixième « clé » : les mécanismes communs qui conduisent à<br />

l’addiction, chapitre 4, p. 71.


ENJEUX ET FONDEMENTS DE L’INTERVENTION SOCIALE 107<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

découverte de soi... Toute la technologie moderne est au service de cette<br />

définition du bonheur à partir de la consommation d’objets répondant<br />

à un besoin insatiable de vitesse, d’instantanéité de réponse à tous nos<br />

maux, qu’ils soient dus aux contraintes de la vie elle-même ou qu’ils<br />

soient produits par la société.<br />

Cette maximalisation de l’existence et ses promesses de repousser<br />

toutes les limites humaines s’accompagne parallèlement d’une recherche<br />

des moyens pour en minimiser le plus possible les conséquences. Au<br />

risque parfois de s’aveugler. Des sportifs récusent les méfaits du dopage<br />

et la perversion des valeurs du sport qu’il induit. Le consommateur<br />

voudrait oublier que produire et consommer des biens, pousser à la<br />

recherche de satisfactions toujours plus immédiates et intenses, ne peut<br />

se faire sans tenir compte des limites des ressources. <strong>Les</strong> conséquences<br />

actuelles de cette maximalisation de la vie nous contraignent pourtant<br />

à nous à questionner sur le risque d’épuisement de l’individu et de la<br />

planète...<br />

Car c’est là sans doute le risque le plus radical — et le plus actuel<br />

— de la modernité : l’autodestruction. Disparition pure et simple de la<br />

planète qui par une société non régulée, inconsciente de ses limites, tel<br />

l’épuisement de la personne prise dans le cycle de l’addiction... Nous<br />

voilà face aux mêmes difficultés que le toxicomane ou l’alcoolique<br />

qui se dit « je ne peux plus continuer comme ça, je suis en train de<br />

creuser ma tombe ». Il cherche spontanément des solutions dans de<br />

petits aménagements mais doit se ranger à l’évidence, c’est une question<br />

globale, une question de mode de vie...<br />

Un autre risque est de répondre à cette dissolution des limites, à<br />

cette prévalence du singulier, à cette appétence pour l’intensité, par la<br />

seule sanction de l’excès et le contrôle des individus. Mais poser sans<br />

cesse de nouvelles limites sociales est vain sans éducation préalable à<br />

l’autorégulation. Cela conduit à la réponse sécuritaire inégalée que nous<br />

connaissons. Jamais les hommes ne se sont sentis aussi libres et jamais<br />

il y a eu autant de personnes en prison. Jamais nous n’avons eu autant<br />

d’objets pour satisfaire nos envies et nos besoins, et pourtant nous ne<br />

sommes pas plus heureux que nos aïeux.<br />

Risque de la modernité et risque psychotrope<br />

La dialectique entre besoin de sécurité (d’attachement) et besoin de<br />

nouveauté (d’exploration) est un moteur de la vie et du développement<br />

des hommes. C’est grâce à ce balancier que nous pouvons devenir<br />

adultes et nous adapter aux conditions dans lesquelles nous vivons.


108 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

Ce mécanisme est ontologique, mais la société occidentale moderne<br />

et sa logique de développement exponentiel poussent les deux termes et<br />

leur contradiction à leurs paroxysmes. Tel est le risque de la modernité.<br />

D’un côté une logique de performance, de « flexibilité » et de prise de<br />

risque, et, de l’autre, un besoin de sécurité, de stabilité et de protection<br />

de ses ressources. Aussi, sommes-nous dans l’obligation de trouver de<br />

nouvelles régulations, de nouveaux équilibres, de nouveaux compromis.<br />

Du fait de leur ubiquité et de leur puissance expérientielle, les psychotropes<br />

sont au centre de ce conflit : attractifs pour toutes les satisfactions<br />

parfois intenses qu’ils peuvent apporter, ils suscitent la crainte pour<br />

les dangers qu’ils comportent également. Entre les deux « cubes » (cf.<br />

chapitre 3), lequel choisir ? Quel est le risque acceptable et quel est<br />

le contrôle supportable ? Autrement dit, comment « vivre avec » ces<br />

objets de modification de soi, comment savoir s’en servir tout en s’en<br />

protégeant ?<br />

En soulevant toutes ces questions, en suscitant tous ces enjeux, en<br />

créant un certain type de besoins et en produisant les objets sans cesse<br />

renouvelés, la modernité joue donc un rôle déterminant dans la question<br />

du risque psychotrope et des régulations possibles de ce risque. C’est<br />

ce rôle qu’il nous semble indispensable de préciser pour déterminer<br />

comment et sur quoi, individus et société peuvent intervenir. La critique<br />

de la modernité ne saurait faire le lit d’un discours passéiste, « pré 68 »,<br />

regrettant la perte de l’autorité et le « bon vieux temps ». Le progrès<br />

reste une formidable réussite de l’homme, un témoignage de sa capacité<br />

à avancer et à influer sur le monde. Mais cette capacité, on le sait<br />

depuis longtemps, peut aussi le mener à sa perte si elle ne s’associe<br />

pas à une réflexion sur la gestion du mal-être, de la limite et du temps.<br />

Cette réflexion générale appliquée aux drogues nous paraît indispensable<br />

pour améliorer nos façons de « faire avec » ces risques et améliorer la<br />

prévention et le traitement des <strong>conduites</strong> pathologiques.<br />

LA CONSTRUCTION DE SOI, RISQUES ET EXPÉRIENCE<br />

PSYCHOTROPE<br />

Notre identité, notre subjectivité se construisent au fil de nos expériences<br />

et des conditions sociales (relationnelles, affectives, familiales)<br />

dans lesquelles se réalise cette « construction de soi ». Comment les


ENJEUX ET FONDEMENTS DE L’INTERVENTION SOCIALE 109<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

expériences psychotropes et addicitives 1 viennent-elles participer ou<br />

compliquer cette lente et progressive élaboration de soi ?<br />

La construction du sentiment d’identité est certainement le point<br />

crucial de la rencontre entre le corporel et le social, médiatisé par le<br />

psychisme. Il n’est donc pas surprenant que ce soit dans le temps de<br />

l’adolescence, moment où se jouent de façon la plus aiguë les tensions<br />

autour de l’identité et de l’autonomie, que l’usage de substances psychoactives,<br />

à l’instar d’autres comportements à risque, débute le plus souvent.<br />

Sollicitant particulièrement le « potentiel de risque addictif ».<br />

C’est en effet à cette période de la vie que l’équilibre est le plus<br />

précaire entre des stimulations internes et externes croissantes d’une part,<br />

et les limites éducatives et sociales rencontrées d’autre part. <strong>Les</strong> tensions<br />

internes et externes sont d’autant plus fortes, la recherche de sens et<br />

d’apaisement d’autant plus exigeante. <strong>Les</strong> conditions sont donc réunies<br />

pour le déclenchement et l’entretien du cycle de l’assuétude : le stress<br />

répété crée une souffrance et pousse le sujet à rechercher des solutions<br />

et à recourir aux objets les plus chargés en représentation d’efficacité<br />

immédiate pour lui. D’où le recours aux expériences psychocorporelles<br />

procurées par les drogues apaisantes ou euphorisantes. Une fois passés<br />

ces effets, revient alors en force un sentiment d’incapacité et de culpabilité<br />

qui, conscient ou non, renforce en retour l’angoisse et la tension. Ce<br />

processus de « renforcement positif » (ici de nature psychosociale plus<br />

que biologique) est particulièrement activé lors de l’adolescence 2 . <strong>Les</strong><br />

mutations de nos sociétés participent, nous l’avons vu, à amplifier les<br />

sollicitations et à rendre nécessaires de nouvelles régulations, notamment<br />

éducatives.<br />

Ce cycle révèle aussi un autre paradoxe de nos <strong>conduites</strong> modernes :<br />

alors que ce sont des problèmes à dominante sociale et psychique,<br />

ce sont des solutions « chimiques » qui sont adoptées. Paradoxe qui<br />

n’est qu’apparent, car s’il peut paraître vain de vouloir faire évoluer<br />

le monde, s’il peut sembler bien difficile de se changer soi-même,<br />

prendre un produit qui en quelques minutes apportera tout ou partie<br />

des changements désirés est beaucoup plus facile. Et tant pis si cela ne<br />

dure que quelques heures et si certaines conséquences négatives peuvent<br />

être durables, tant sur l’intégrité du corps que pour l’image de soi. Le<br />

moment de l’adolescence n’est pas le plus propice à l’anticipation et à<br />

1. Voir les définitions d’expérience psychotrope et d’expérience addictive, chapitre 1.<br />

2. Mais aussi à l’occasion d’autres événements ou périodes de la vie (traumatisme, deuils,<br />

licenciements, séparation, retraite...).


110 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

une vision globale de l’expérience. Raison de plus pour accompagner<br />

cette expérience...<br />

Image de soi, appartenance et dépendance aux autres<br />

La dépendance à l’autre est inhérente à notre existence. Elle met<br />

en jeu l’image que l’on se fait de soi et l’image que les autres se<br />

font de moi. Elle se manifeste dans les émotions que l’on ressent en<br />

fonction de la présence ou de l’absence des autres, qu’il s’agisse d’émotions<br />

agréables comme la proximité et l’attachement, ou d’émotions<br />

douloureuses comme la solitude et l’abandon. L’appartenance reste<br />

un des mécanismes psychiques essentiels de la satisfaction ressentie<br />

par un être humain : si le corps peut se satisfaire d’une expérience de<br />

plaisir, pour le psychisme c’est le sentiment d’appartenance qui tient<br />

ce rôle. L’actuelle valorisation de l’individu modifie cette dynamique,<br />

notamment par le recul des processus d’affiliation. L’individu moderne<br />

est de moins en moins « identifié » par son inscription dans une identité<br />

collective (celle de son métier, de sa classe sociale par exemple). Ce<br />

recul des coordonnées « sociales » génère ce que des auteurs ont appelé<br />

« l’incertitude hypermoderne ». Elle est une source potentielle d’anxiété,<br />

et donc un appel à des solutions pour « gérer » cette anxiété, dont le<br />

recours aux substances et aux comportements addictifs.<br />

L’image de soi commence avant même la conception et la naissance.<br />

Un enfant est « imaginé » avant même que d’être conçu ! Il est d’abord<br />

un désir... celui de ses parents. Venu au monde, affublé d’un prénom, lesté<br />

de la généalogie d’un nom, il commence son travail d’enfant : décevoir<br />

ou satisfaire ce désir d’enfant de ses parents. Source de satisfaction,<br />

l’image de soi est donc aussi source de tension, d’anxiété.<br />

Ce premier équilibre, fait d’illusion et de désillusion, va se dénouer<br />

à l’adolescence lors d’une nouvelle étape du processus d’ouverture au<br />

monde. Dans ces années adolescentes, ce n’est plus exclusivement des<br />

parents qu’il attend confirmation de ce qu’il doit être pour être aimé,<br />

mais des autres, des pairs. Il va donc agir pour être « comme eux », pour<br />

appartenir à cette nouvelle communauté dont il a besoin pour sortir du<br />

cercle familial. L’intégration dans un groupe adolescent est importante<br />

et nécessaire. Cette intégration contribue à une bonne image de soi,<br />

et peut même faciliter la trajectoire scolaire. <strong>Les</strong> marqueurs en sont<br />

aussi identifiés : les vêtements, les modes, les objets, les tatouages, des<br />

prises de risque, des consommations de psychotropes... Tout est bon pour<br />

faire comme l’autre, être comme lui et donc consolider un sentiment<br />

d’appartenance essentiel, dont Boris Cyrulnik a écrit qu’il était « le


ENJEUX ET FONDEMENTS DE L’INTERVENTION SOCIALE 111<br />

meilleur tranquillisant naturel » (Cyrulnik, 1989) tandis que François de<br />

Singly considère qu’il « constitue l’être humain » (Singly, 2000).<br />

Pourtant, et non sans raison, beaucoup de parents redoutent l’immersion<br />

de leur enfant dans l’univers des groupes d’adolescents, car un<br />

groupe de pair peut imperceptiblement devenir aliénant. Faire corps<br />

avec le groupe de pairs peut se réaliser, parfois, au prix d’y perdre son<br />

autonomie (Pommereau, 2002).<br />

Consommation, regard de l’autre et identité<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

À l’affaiblissement du sentiment d’appartenance sociale et familiale<br />

répond la survalorisation de l’image de soi et de ses « marques ». Le<br />

ballet des apparences n’en prend que plus d’importance. C’est par le<br />

biais du groupe, de cet entre-soi, que va souvent se jouer la définition<br />

de soi. On vient y chercher une redéfinition personnelle au travers<br />

d’une identification au collectif, et donc une sensation d’existence, de<br />

reconnaissance. Là où l’adulte voit des influences, souvent mauvaises,<br />

l’adolescent ressent l’apaisement de l’appartenance. Or, dans ces groupes,<br />

les jeux autour des risques et des usages de substances sont nombreux :<br />

l’ivresse et/ou la défonce jouent des rôles divers pour chacun mais très<br />

souvent de lien entre les membres. Ces façons de consommer participent<br />

de ce que Sophie Le Garrec décrit comme autant de positionnements<br />

dans le groupe, pour conforter ou modifier l’image de soi, pour soi et les<br />

autres (Le Garrec, 2002).<br />

Une tension peut aussi se manifester entre les normes et valeurs consuméristes,<br />

massivement intériorisées, et une vie économique précaire qui<br />

exclue d’une participation à la consommation. Cette contradiction n’est<br />

pas uniquement résolue par les espoirs vacillants et souvent déçus dans<br />

l’ascenseur social. Bien au contraire, le désinvestissement de la confiance<br />

en ce mécanisme conduit à un ressenti d’exclusion de plus en plus fort<br />

et/ou à des comportements de délinquances et de combines qui sont<br />

autant d’échappatoires.<br />

L’identification au quartier, vécue comme un stigmate dévalorisant,<br />

l’exclusion du marché du travail, un mépris de la condition ouvrière, le<br />

désinvestissement de la politique conduit paradoxalement à valoriser le<br />

vol, la débrouille, le bizness comme des stratégies adaptées pour accéder<br />

aux pratiques consuméristes. Ils arrivent à ce paradoxe de revendiquer<br />

leur délinquance comme une manière de vivre « normale » par un de ces<br />

mouvements de déplacement du sens et d’inversion de la valeur d’une<br />

conduite qui sont au cœur de notre réflexion.


112 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

Identité, individuation et séparation des parents sont autant de tensions<br />

et d’éléments saillants de la construction de soi sur lesquels interviennent<br />

et s’inscrivent les consommations de substances psycho-actives à l’adolescence.<br />

Nous retrouvons ces éléments en examinant, par exemple, les motivations<br />

pour fumer la première cigarette. Il est bien rare que soit<br />

mentionné l’espoir d’un plaisir « biologique » (psychocorporel). En<br />

revanche, la satisfaction recherchée résulte le plus souvent d’un effet<br />

doublement induit par la psychodynamique de l’adolescent : une modification<br />

positive de la perception que les autres ont de moi (fumer me<br />

vieillit dans le regard des autres) et un renforcement de mon appartenance<br />

au groupe (j’ai fait comme eux). D’une part, se vieillir c’est accélérer la<br />

traversée d’une période ingrate dont « devenir un grand » est bien l’issue.<br />

D’autre part, le sentiment d’appartenance apaise les doutes identitaires.<br />

Ce n’est donc pas la sensation déclenchée par le produit qui est à ce stade<br />

la motivation dominante, mais ce que le produit modifie dans le regard<br />

que l’autre porte sur moi, l’expérience psychosociale de la substance.<br />

La recherche de sensations<br />

Outre les processus identitaires, un deuxième facteur de consommation<br />

de substances psycho-actives à l’adolescence est un degré élevé<br />

d’appétence pour les sensations fortes. La satisfaction passe par la<br />

recherche d’expériences nouvelles, l’excitation du risque, un goût pour<br />

les limites et la marge des normes sociales.<br />

Comme pour les autres facteurs, le pôle infantile n’est pas sans<br />

influence sur cette appétence. Le nourrisson fait, in utero puis à la<br />

naissance, l’expérience d’un bain sensoriel plus ou moins diversifié et<br />

riche d’expériences (Anzieu, 1994). C’est l’occasion d’une première<br />

différenciation du monde : différenciation olfactive du corps maternel<br />

et du corps paternel, différenciation motrice du porté féminin et de<br />

la stimulation motrice masculine, différenciation sonore, les voies, les<br />

bruits, les sons ; différenciations visuelles, avec l’angoisse du visage<br />

étranger. Ce bain sensoriel est essentiel à son devenir par les échanges<br />

qu’il institue.<br />

Cet équilibre va être remis en cause par les processus pubertaires.<br />

La sensorialité quitte le terrain relationnel apaisé pour se redéployer<br />

sur un terrain dont l’arrière-plan devient de plus en plus sexué, donc<br />

potentiellement conflictuel. Là aussi, les marqueurs en sont connus : le<br />

contact physique avec l’adulte s’en trouve modifié, avec un éloignement<br />

du corps des parents. <strong>Les</strong> échanges entre pairs en sont perturbés, le regard


ENJEUX ET FONDEMENTS DE L’INTERVENTION SOCIALE 113<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

des autres venant connoter sexuellement les mouvements d’approche et<br />

d’éloignement. Exprimer une émotion dans un cadre relationnel devient<br />

problème. Il en résulte un possible repli régressif dans une recherche de<br />

sensations 1 . Si l’apprentissage vient « ouvrir » le champ des possibles,<br />

libérant ainsi l’expression émotionnelle, la sensorialité peut à l’inverse<br />

faire écran à ce qui est insupportable dans l’émotionnel, par l’intensité<br />

des expériences qu’elle peut offrir. Le besoin de sensations n’est pas<br />

le même pour tous. <strong>Les</strong> garçons iront particulièrement rechercher la<br />

motricité, mais cette sur-activation sensorielle peut concerner les deux<br />

sexes : on s’enferme dans l’écoute de la musique, on recherche des<br />

« sensations fortes » dans la vitesse, le jeu, le fantasme, le risque, etc. Le<br />

vocabulaire des adolescents exprime cela : on « s’éclate », on « se pète<br />

la gueule », on « se déchire »...<br />

Ce deuxième mouvement de l’adolescence est donc lui aussi potentiellement<br />

celui d’une entrée dans les usages de produits psychoactifs :<br />

l’alcool, avec l’ivresse, le cannabis qui peut jouer sur l’effet relaxant,<br />

sur l’effet « défonce ». Et parfois plus : l’ecstasy, les champignons, les<br />

usages associés... L’expérience d’usage vient apporter la satisfaction<br />

d’un supplément de stimulation, parfois complété par l’occultation<br />

de l’incapacité émotionnelle transitoire induit par le surgissement du<br />

sexuel. Cette stimulation sensorielle par le produit peut aller jusqu’à<br />

l’évitement de l’expérience sexuelle, soit en la rendant impossible, soit<br />

en la réduisant à un acte physique dont le sujet est « absent ». Cette<br />

signification « positive », cette valeur « solutions » l’emportera sur toutes<br />

autres considérations de l’expérience addictive...<br />

Comme dans le scénario de l’appartenance/dépendance, cet attrait<br />

pour l’émotionnel/sensoriel est renforcé par les évolutions sociales. La<br />

société évolue vers un modèle qui sollicite de plus en plus ces émotions.<br />

La place prise dans le marketing par les mécanismes de « consommation<br />

émotionnelle » l’illustre parfaitement (Lipovetsky, 2006). Pour<br />

déclencher un réflexe d’achat, la stratégie marketing fait vivre aux<br />

consommateurs des expériences affectives, imaginaires et sensorielles.<br />

Le message publicitaire ne sollicite plus la simple fonctionnalité, trop<br />

froide, mais l’émotionnel : être un conquérant, puis acquérir la voiture<br />

d’un conquérant... Nous sommes dans une économie de l’expérience,<br />

où il s’agit d’offrir du vécu, du ressenti. La logique de consommation<br />

1. L’expression « recherche de sensations » n’est ici pas exactement celle développée<br />

par Marvin Zuckerman (1979) qui y voit une base étiologique à travers des particularités<br />

neurobiologiques individuelles déterminant un profil psychologique spécifique chez<br />

certains sujets ayant besoin plus que les autres de décharges dopaminergiques.


114 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

recherche l’ivresse des sensations, des émotions, mais s’engage à l’apporter<br />

sans risque ni inconvénients. Message bien contradictoire en termes<br />

d’éducation : faire des expériences « extrêmes » dont le risque serait<br />

absent est une gageure !<br />

Il est alors présomptueux d’espérer limiter, sans un vrai travail éducatif,<br />

la quête de sensations ainsi socialement promue. Et les adolescents<br />

nous le rappellent en multipliant leurs expériences avec les produits,<br />

licites ou non, dans des recherches de sensations fortes, de défonces,<br />

d’expériences intenses.<br />

L’ordalie et les transgressions<br />

Le troisième facteur à la base des comportements d’usage de substances<br />

psycho-actives de l’adolescent est celui de l’ordalie et de la<br />

transgression. L’ordalie est historiquement une mise en scène du jugement<br />

de Dieu : le résultat d’une épreuve « à mort » servant à déterminer<br />

de la validité ou non d’une accusation. En sortir vivant, revenait à avoir<br />

fait la preuve de son innocence. On pouvait ensuite reprendre sa vie<br />

parmi les autres. Sinon, la mort valait sanction de la faute.<br />

Il existe des problématiques identitaires d’adolescents que cette notion<br />

d’ordalie permet de mieux comprendre. Il s’agit de se confronter à une<br />

épreuve et de questionner une autorité suprême, afin de se sentir autorisé<br />

à continuer de vivre. La prise de risque extrême, telle l’épreuve ordalique,<br />

vient conforter un sentiment d’identité vacillant. Ces adolescents, après<br />

de tels actes mettant réellement en jeu leur vie, décrivent l’apaisement<br />

succédant à cet acte. Mais cet apaisement n’est que temporaire, et appelle<br />

à renouveler un acte comparable pour retrouver cet état. La mise en<br />

danger par la prise de certaines substances peut parfois traduire ce type<br />

de motivation.<br />

L’usage de substance illicite ou l’abus de substance licite peuvent<br />

trouver aussi leur valeur pour l’adolescent en ce qu’ils constituent<br />

une transgression d’un interdit fixé par l’adulte. Ainsi, le cannabis est<br />

d’autant plus attractif qu’il est illégal, une ivresse alcoolique qu’elle est<br />

réprouvée par les adultes, tous deux représentant un rituel de passage<br />

intégratif. Toutefois, aujourd’hui, l’usage de substance ne semble plus<br />

aussi directement lié à l’idée d’un comportement transgressif, de part<br />

un estompage des limites et de l’interdit. La logique de la transgression<br />

implique une envie de « bousculer » l’adulte pour prendre sa place ce qui<br />

ne paraît pas animer les comportements aujourd’hui. Pour de nombreux<br />

adolescents, le futur n’est pas quelque chose qui se désire et sur lequel<br />

ils peuvent avoir prise. Le futur laisse indifférent, il fait même plutôt


ENJEUX ET FONDEMENTS DE L’INTERVENTION SOCIALE 115<br />

peur et repousse : société en décomposition, ultra-violente, marquée<br />

par les guerres, les scénarios de films décrivent ce monde d’après la<br />

civilisation, version apocalyptique du no future. L’adolescent se retourne<br />

donc davantage vers le présent et l’intensité du moment, la peur du vide<br />

et de l’ennui.<br />

Le sens du comportement addictif en est changé : la satisfaction<br />

apportée par le produit n’est plus d’avoir permis de faire l’expérience<br />

des limites en transgressant un interdit. Le produit vient aider à gérer<br />

un rapport au monde insatisfaisant et, en cela, l’expérience psychotrope<br />

gagne en puissance de satisfaction et en force d’attraction.<br />

Bien évidemment, tous ces scénarios, présentés ici de façon autonome,<br />

s’entrecroisent et se combinent.<br />

Chacun d’entre eux doit être lu avec les clés de la première partie :<br />

elles indiquent comment ces dimensions de l’expérience <strong>addictives</strong><br />

peuvent interagir. Dans le premier scénario, la substance est recherchée<br />

pour l’image qu’elle donne, et le danger est relativisé. Le deuxième<br />

scénario fait appel à la capacité d’un produit de procurer des sensations<br />

« fortes », des substances et des modes de consommation sont particulièrement<br />

utilisés pour cela. Enfin, le troisième scénario inclut la possibilité<br />

d’un risque vital, d’une réelle mise en danger dans le présent qui n’existe<br />

pas dans le premier.<br />

Représentations subjectives et représentations sociales<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

<strong>Les</strong> dimensions « identitaires » sont très présentes dans la mise en<br />

jeu de l’expérience addicitive, mais elles sont rarement vécues comme<br />

tel. Bien souvent, le récit du consommateur comme de son entourage<br />

rapporte le début de l’usage à une « rencontre » considérée comme<br />

cause ou déclencheur de l’initiation. Pourtant, ce qui se joue dans cette<br />

rencontre ne peut être séparé de la période qui précède et des attentes qui<br />

vont donner sens à l’expérience. Avant de consommer, la personne est<br />

en contact avec les produits, elle va les côtoyer socialement avant d’en<br />

faire usage. Cela se passe dans la famille, avec les usages d’alcool, de<br />

tabac, voire de cannabis et à l’extérieur de la famille, dans le cadre de<br />

loisirs, de sports, de temps extrascolaires, au travail, etc. Cela suscite des<br />

questions, entretient des illusions et construit un premier savoir profane<br />

qui sera à la base des premières expériences d’usage.<br />

C’est sur les bases de cette première signification sociale que se<br />

construisent progressivement les attentes et le sens du comportement<br />

(appartenance à un groupe, différenciation générationnelle ou sociale,<br />

revendication festive...), selon aussi le contexte et la personnalité de


116 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

la personne concernée. Ce sens sera ensuite complété et renforcé,<br />

parfois même contredit par les effets ressentis lors des premiers usages<br />

qui viennent avec la phase d’initiation. Pour une même pratique, il<br />

y a ainsi des sens très différents. Pedretti-Watel (2003) parle d’une<br />

« médiatisation des effets pharmacologiques par l’insertion sociale et<br />

familiale ». La signification de l’usage peut être celle d’une solution<br />

apportant « satisfaction » là où bien souvent l’entourage insiste sur<br />

l’aspect problème ; elle peut être celle d’une profonde détermination<br />

là ou l’entourage ne verra que manque de volonté. Comprendre les<br />

mécanismes de ces possibles inversions des représentations du risque<br />

et de la causalité est une nécessité pour élaborer un accompagnement<br />

adapté de ces <strong>conduites</strong>.<br />

L’un des grands enjeux de la politique des drogues est précisément<br />

de faire lien et cohérence entre les représentations subjectives (ou<br />

expérience psychocorporelle), celles issues de l’expérience de soi, et les<br />

représentations sociales (ou expérience psychosociale), celles véhiculées<br />

par les messages de prévention et par les lois. Nous constatons que ces<br />

représentations sont souvent discordantes et qu’en imposant par exemple<br />

une expérience (ou représentation) sociale négative et menaçante à une<br />

expérience personnelle ressentie comme positive et libératrice d’énergie,<br />

la société brouille le sens de l’expérience des individus et ne les aide pas<br />

à gérer celle-ci. Il nous paraît capital de corriger ce hiatus.<br />

Fragilisations sociales et <strong>conduites</strong> à risques<br />

La notion de « conduite à risque », plus large que celle des seules<br />

<strong>conduites</strong> <strong>addictives</strong>, recouvre des pratiques consistant à se mettre en<br />

danger de façon répétitive, sur les plans physique, psychologique ou<br />

social. Ce sont des <strong>conduites</strong> qui ont aussi en commun de susciter<br />

chez leurs auteurs des expériences intenses. La question qu’elles posent<br />

n’est pas la prise de risque — qui fait partie de toute adolescence et<br />

de toute existence —, mais ses excès. Comme les expériences psychotropes,<br />

ces comportements sont multiformes et traduisent différents<br />

types de tensions. Des sociologues et des préventeurs du département<br />

de Seine-Saint-Denis qui ont travaillé sur ces <strong>conduites</strong> distinguent<br />

trois « sphères de vulnérabilité » sources de ces tensions : le social, le<br />

familial et l’intime 1 . Ces tensions s’entrecroisent dans les parcours de<br />

1. Ce travail que nous reprenons en partie ici a été publié dans « <strong>Les</strong> <strong>conduites</strong> à<br />

risques : penser et agir la prévention » Proximités, revue de la mission départementale<br />

de prévention des <strong>conduites</strong> à risques du 93, hors série, juin 2007.


ENJEUX ET FONDEMENTS DE L’INTERVENTION SOCIALE 117<br />

vie 1 et s’inscrivent plus ou moins dans chacune de ces « sphères ». <strong>Les</strong><br />

<strong>conduites</strong> à risques contribuent ainsi à des « habitus de vie » d’autant<br />

plus prégnants que les possibilités d’agir sur l’environnement (s’adapter,<br />

expérimenter, se confronter...) apparaissent restreintes ou inaccessibles.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

La sphère sociale<br />

Déscolarisation, isolement et précarisation des conditions de vie contribuent<br />

au développement de la marginalisation et à l’engagement dans<br />

des activités illicites (économie souterraine, violences collectives, délits<br />

divers...), parfois dans l’errance et la rue. Socialement, les <strong>conduites</strong> à<br />

risques ont une quadruple origine : la précarisation et l’enclavement dans<br />

le territoire, la fragilisation des instances de socialisation traditionnelle,<br />

la structuration par « l’école de la rue », les discriminations ethniques<br />

et conflits de cultures. Des modes de socialisation décalée vont se<br />

développer au sein de cercles de relations, de collectifs « déviants ».<br />

Commerce des drogues et recel constituent ainsi, parfois, un apprentissage<br />

intégratif suivant une double logique : insertion (trouver une place<br />

et des moyens d’y rester), et accumulation (constituer un capital hors<br />

du circuit). Il en résulte des « effets secondaires » : un rapport biaisé à<br />

la violence nécessaire pour défendre sa réputation et son territoire, un<br />

rapport à l’argent fossé par l’argent du « bizness ». Dans ces contextes,<br />

les <strong>conduites</strong> à risques peuvent représenter une manière paradoxale de<br />

s’affirmer, de se faire reconnaître et de trouver une place socialement<br />

valorisée. Deux types de <strong>conduites</strong> se rencontrent davantage dans ce<br />

registre social : l’intériorisation des stigmates (victimisation, maladies<br />

somatiques, addictions) ou, au contraire, l’inversion du stigmate en<br />

jouant de la mauvaise réputation et de la peur pour se faire respecter.<br />

Plus les causes des tensions s’exerçant sur les individus (adolescents<br />

en premier lieu) relèvent de difficultés économiques, plus les prises<br />

de risques renvoient à des impératifs de survie. Lorsque la division, la<br />

fragmentation des quartiers brise les solidarités et provoque des crises de<br />

la vie commune, la question de la protection des siens, du contrôle d’un<br />

territoire et du droit d’être là devient alors centrale.<br />

La sphère familiale<br />

La sphère familiale renvoie aux relations privées, aux rapports<br />

hommes/femmes, aux relations intrafamiliales, aux échanges propres<br />

1. La reconstitution des biographies et des trajectoires des personnes engagées dans ces<br />

<strong>conduites</strong> permet d’identifier ces contextes et facteurs de production de comportements<br />

à risques.


118 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

aux groupes de pairs, à la parentalité... Des violences peuvent affecter<br />

la cohérence et l’intégrité des trajectoires individuelles (séquestrations,<br />

fugues, viols, grossesses précoces...). On retrouve l’évolution des<br />

liens familiaux déjà évoquée avec ses conséquences : fragilisation de<br />

l’exercice des fonctions parentales, discréditation (voire disqualification)<br />

des pères et de leur autorité, familles monoparentales, mères seules<br />

et dans la précarité, enfants « parentalisés » et brouillage des<br />

frontières entre générations. Ce contexte de transformation des normes<br />

concerne aussi les normes de genre : les relations hommes/femmes se<br />

conflictualisent, les relations entre garçons et filles tendent à se dégrader.<br />

<strong>Les</strong> attitudes viriloïdes des garçons renforcent en miroir celles des filles<br />

qui ont tendance à fuir la cité, à se confiner ou se voiler.<br />

La sphère intime<br />

La troisième sphère concerne des vulnérabilités inscrites dans l’intimité<br />

des individus. La recherche de sensations (prise de psychotropes,<br />

mises en danger de soi, <strong>conduites</strong> ordaliques) et les violences exercées<br />

contre soi (scarifications, automutilations, <strong>conduites</strong> alimentaires problématiques,<br />

tentatives de suicide...) y sont dominantes. Ces <strong>conduites</strong> à<br />

risques renvoient à une fonction de régulation des tensions émotionnelles<br />

et des affects (Bouhnik, 2007), en lien avec l’environnement social.<br />

Confrontés à des sentiments dépressifs de résignation, de peur, d’anxiété,<br />

d’isolement et d’impuissance, certains recourent aux produits psychoactifs<br />

et aux comportements provocants (violence, virilisme...) pour se<br />

mettre en scène, lever des inhibitions, masquer les peurs, augmenter<br />

les performances, s’endurcir et s’imposer dans les jeux de réputation<br />

(Sauvadet, 2006). La quête de distinction et de prestige, stimulée par<br />

les <strong>conduites</strong> à risques, peut devenir exponentielle et produire des<br />

basculements importants dans les trajectoires. <strong>Les</strong> personnes qui se<br />

sentent débordées par leurs révoltes peuvent gérer leurs émotions en<br />

consommant des produits calmants, en adoptant des attitudes d’isolement,<br />

de retrait, qui leur donnent le sentiment de « diminuer la pression », de<br />

« déconnecter » et d’« oublier ». Mais quand ils en perdent la maîtrise,<br />

ces <strong>conduites</strong> tendent à les fragiliser physiquement et socialement. À<br />

l’effet classique de levée des inhibitions et de stimulation des capacités<br />

communicationnelles et sensorielles, les drogues apportent la<br />

participation à l’économie souterraine et une certaine reconnaissance.<br />

L’expérience d’usage vient également briser l’ennui, la routine et fournir<br />

des mises à l’épreuve valorisantes. <strong>Les</strong> prises de risques se voient alors<br />

attribuer la fonction de redonner du sens à des parcours ensevelis dans<br />

un quotidien monotone et sans horizon (Aquatias, 1998).


ENJEUX ET FONDEMENTS DE L’INTERVENTION SOCIALE 119<br />

Il est significatif de constater avec les auteurs du document cité que ce<br />

contexte social d’usage permet paradoxalement à certains de contrôler<br />

leurs <strong>conduites</strong> d’excès. Lorsque la culture du groupe est tournée vers<br />

la maîtrise de soi, les liens de confiance et l’équilibre psychique, elle<br />

« qualifie » celui qui « gère » par opposition à celui qui perd pied du fait<br />

de sa soumission au produit. La défonce, recherchée dans sa dimension<br />

« festive » est vécue comme un droit, la preuve de la maîtrise, un<br />

signe de réussite, là où la dépendance signifie l’échec, la déchéance.<br />

Pour préserver ce résultat, les usagers se cantonnent à des prises de<br />

risque « acceptables » : ils doivent faire la preuve de leur capacité à<br />

rester dans la « maîtrise » et à développer des stratégies d’évitement<br />

des situations les plus dangereuses. À l’inverse, les mises en danger<br />

compulsives détruisent la réputation des jeunes et des familles. Quand<br />

le système de régulation échoue, les logiques d’exacerbation des délits<br />

et/ou des « défonces » s’accélèrent, produisant des effets de précarisation<br />

en boucle, destructeurs ou autodestructeurs.<br />

L’analyse des interactions entre les situations sociales et des comportements<br />

à risques et addictifs montre que « le social » ne se réduit<br />

pas un « facteur » ni à une « vulnérabilité », mais qu’il imprime et rend<br />

intelligible ces comportements. Il les « fabrique » comme il peut les réguler.<br />

Une contextualisation approfondie de l’expérience est indispensable.<br />

Nous l’amorçons ici à propos de l’expérience addictive, mais beaucoup<br />

reste à faire dans ce domaine de connaissance.<br />

PERMANENCE ET ACTUALITÉ DE LA QUESTION<br />

DES ADDICTIONS<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Avec la sexualité, ou peut-être intrinsèquement à celle-ci, les addictions<br />

touchent au point focal de la question morale : jusqu’où ? Jusqu’où<br />

est-il licite, c’est-à-dire non mortel, de prendre du plaisir, et uniquement<br />

d’en prendre ? Ce plaisir autoproduit peut-il indûment s’émanciper de<br />

l’échange avec autrui, de l’interaction régulatrice du rapport intersubjectif<br />

et de la médiation des sens ? Peut-il échapper aux limites fixées par<br />

la coutume ou par la loi ? Peut-il échapper aux limites de l’individu et<br />

de ses ressources biologiques et psychiques ? Telles sont les questions<br />

permanentes posées par l’addiction.<br />

Avec les pratiques d’absorption de toxiques modificateurs de l’état<br />

de conscience, la question est encore plus précise : quand le recours à<br />

l’extase — étymologiquement sortir de soi — conduit-il à la perte de


120 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

soi ? Quand s’émanciper des conditions communes de la vie conduit-il à<br />

rompre les attaches avec autrui et avec le monde.<br />

Au-delà de la question « jusqu’où », s’en profile une autre : qui va<br />

fixer la limite et au nom de quoi ? Car si l’homme a besoin de limites<br />

dans ses comportements, il a aussi besoin qu’elles prennent sens pour les<br />

adopter.<br />

De la définition religieuse à la définition médicale<br />

des limites du plaisir<br />

Avant d’être une question morale, puis médicale et « de santé<br />

publique », la question des passions et du « jusqu’où » relevait du<br />

religieux et du sacré. C’est-à-dire de ce à quoi l’homme confie ce qui<br />

lui est le plus essentiel et qui le dépasse, de ce qui ne saurait être touché,<br />

violé, sans se retourner contre l’homme lui-même. Il était alors de la<br />

fonction de la religion d’énoncer la limite et la faute, et de les étayer par<br />

ses propres représentations du Monde, de l’Être et de la Mort.<br />

Il existe indéniablement une continuité historique entre les approches<br />

religieuse, puis morale et médicale de l’addiction (Valleur, Matysiak,<br />

2006). À chacune de ses étapes, la collectivité humaine a tenté d’apporter<br />

du sens et de définir des frontières entre le bien et le mal, entre des<br />

attitudes valorisées et d’autres réprouvées, entre des comportements<br />

« sains » et d’autres qui ne le seraient pas. En fonction des moyens<br />

de connaissance empirique du moment, chaque type de codification a<br />

désigné ses dangers a apporté de nouvelles formes de régulation.<br />

À n’en point douter, la construction d’un concept de maladie à propos<br />

de l’alcoolisme ou de la toxicomanie a correspondu, d’un point de<br />

vue anthropologique et historique, à l’avènement d’un nouveau mode<br />

de régulation, d’un nouveau « logiciel », pour distinguer les bonnes<br />

<strong>conduites</strong> des mauvaises, le sain du pathologique. Ce concept se recompose<br />

aujourd’hui pour englober « les addictions » dans leur ensemble, en<br />

tant que trouble comportemental et en tant que « maladie du cerveau ».<br />

L’histoire du concept médical de l’addiction<br />

La définition de la dépendance comme maladie est relativement<br />

récente, mais le processus qui y a conduit remonte à un ou deux siècles<br />

en arrière.<br />

<strong>Les</strong> travaux effectués sur la naissance des notions d’alcoolisme puis<br />

de toxicomanie (et, plus globalement, sur toutes ces « manies » attachées<br />

aux passions) méritent d’être rappelés et repris, pour que l’on n’oublie


ENJEUX ET FONDEMENTS DE L’INTERVENTION SOCIALE 121<br />

pas combien nos pensées, nos conceptions, nos catégories, sont filles de<br />

notre histoire. En perdant de vue les sources et les fonctions des représentations<br />

d’autrefois, nous continuons perpétuellement de perdre de vue<br />

que nos certitudes ne sont toujours que les avatars des connaissances<br />

mais aussi des croyances et des mythes d’un moment, d’une époque... la<br />

nôtre 1 .<br />

D’abord, rappelons qu’à la base de la puissance explicative de la<br />

médecine, il y a une méthode : la méthode anatomo-clinique. Celle de<br />

Bichat et Laënnec, aux débuts du XIX e siècle, selon laquelle tout désordre<br />

humain comporte nécessairement une base anatomo-physiologique qu’il<br />

s’agit d’identifier pour en trouver l’étiologie et pour traiter. Mais si tout<br />

symptôme comporte un support anatomo-physiologique, il n’y a qu’un<br />

pas pour penser que tout désordre humain est de nature physiologique,<br />

et que c’est par cette « base » physiologique que l’on pourra le modifier.<br />

Or, précisément, la nature du trouble addictif, depuis le début du<br />

comportement qui y a conduit jusqu’à l’état de souffrance qu’il peut<br />

constituer, est fondamentalement multidimensionnelle, c’est-à-dire dans<br />

une interaction systémique permanente entre ses différentes dimensions.<br />

L’approche seulement biologique, comme toute approche centrée sur une<br />

seule dimension, ne peut être que réductrice.<br />

Outre la méthode anatomo-clinique, les progrès techniques, en particulier<br />

pharmacologiques, constituent un second facteur qui participe<br />

activement à la construction du regard médical sur les phénomènes<br />

humains. Il s’agit d’un facteur qui influence considérablement l’évolution<br />

des représentations sociales sur une problématique et sur les pratiques<br />

de prise en charge. Il est facile d’observer combien, par exemple, les<br />

pratiques de soins peuvent être déterminées, organisées, définies à<br />

partir de techniques médicamenteuses 2 . La banalisation de la notion<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

1. On peut rappeler à ce sujet l’étonnante histoire de l’onanisme et de « la grande peur<br />

anti-masturbatoire » (Stengers, Van Neck, 2000). Partie probablement au XVIII e d’un<br />

récit d’un charlatan londonien, Onania, elle se répandit dans tout le monde occidental<br />

pour atteindre son apogée au XIX e , attisée par l’Église et soutenue par de grands noms de<br />

la médecine (comme Raspail) qui ont attribué à cette « funeste habitude » toutes sortes<br />

de maladies incurables telles l’épilepsie, la démence, l’hystéries, le tabès et... la mort. Ce<br />

n’est que dans le milieu du XX e siècle que ce mythe va disparaître peu à peu des peurs<br />

sociales et des traités médicaux. La médecine aura à nouveau démontré qu’elle appartient<br />

à son temps et que ses immenses capacités servent parfois davantage à « objectiver » les<br />

peurs d’une époque et à stigmatiser des comportements qu’à interroger la société sur ses<br />

propres constructions morales.<br />

2. Comme ce fut le cas, en alcoologie, avec l’érection de la « cure de sevrage »<br />

hospitalière d’une durée de trois semaines formatée autour de la découverte du disulfiram<br />

dans les années soixante.


122 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

de substitut médicamenteux qui vient de s’opérer avec le développement<br />

des technologies substitutives, en particulier pour les opiacés et le tabac,<br />

a pour corollaire l’adoption du modèle de maladie biologique chronique<br />

pour ces addictions. Le phénomène prend une nouvelle ampleur avec<br />

l’imagerie médicale et, de façon très récente, avec l’usage extensif de<br />

l’imagerie cérébrale fonctionnelle 1 qui met en couleur, sur des clichés<br />

du cerveau, la topologie des modifications provoquées par telle ou telle<br />

substance, par tel ou tel comportement ou même, telle ou telle pensée.<br />

Donnant ainsi une certaine légitimité apparente à la notion de « maladie<br />

du cerveau ».<br />

« Addiction is a brain disease » ou le retour du scientisme<br />

Le modèle de maladie pour l’alcoolisme a été inventé par un médecin<br />

américain, Benjmin Rush, à la fin du XVIII e siècle, et a été depuis<br />

largement popularisé, notamment par le mouvement des Alcooliques-<br />

Anonymes. Mais, jusqu’ici, son étiologie était incertaine et généralement<br />

considérée comme « plurifactorielle ». Aujourd’hui, si d’autres facteurs<br />

sont admis, les mécanismes et la définition de l’addiction sont de plus en<br />

plus attribués à des causalités physiologiques et génétiques.<br />

L’ADDICTION SELON LE NIDA<br />

« What is drug addiction ?<br />

Addiction is defined as a chronic, relapsing brain disease that is characterized<br />

by compulsive drug seeking and use, despite harmful consequences.<br />

It is considered a brain disease because drugs change the brain — they<br />

change its structure and how it works. These brain changes can be long<br />

lasting, and can lead to the harmful behaviors seen in people who abuse<br />

drugs. [...]<br />

Scientists estimate that genetic factors account for between 40 and 60<br />

percent of a person’s vulnerability to addiction, including the effects of<br />

environment on gene expression and function. »<br />

Source : site web du NIDA, 2007.<br />

☞<br />

1. <strong>Les</strong> différents types d’imagerie cérébrale fonctionnelle sont la tomographie à émission<br />

de positon (TEP ou PET-Scan en anglais), la tomographie à émission monophotonique<br />

(TEMP ou SPECT) et l’IRM fonctionnelle. « <strong>Les</strong> études de neuro-imagerie fonctionnelle<br />

ont permis d’avancer dans la compréhension des mécanismes physiopathologiques<br />

des addictions et ont mis en évidence différentes régions cérébrales, comme le cortex<br />

orbito-frontal, le gyrus cingulaire antérieur, le thalamus, impliqués dans les addictions »<br />

(Karila, 2006).


ENJEUX ET FONDEMENTS DE L’INTERVENTION SOCIALE 123<br />

☞<br />

« Qu’est-ce que l’addiction ?<br />

L’addiction se définit comme une maladie cérébrale chronique et à rechutes<br />

qui est caractérisée par une recherche et un usage compulsifs de drogue<br />

malgré les conséquences dommageables. Elle est considérée comme une<br />

maladie cérébrale car les drogues modifient le cerveau — elles changent<br />

sa structure et son fonctionnement. Ces modifications du cerveau peuvent<br />

être de longue durée et peuvent conduire à des comportements à risque<br />

parmi les personnes qui abusent de drogues. [...]<br />

<strong>Les</strong> scientifiques estiment que les facteurs génétiques représentent entre<br />

40 % et 60 % des facteurs individuels de l’addiction, y compris l’effet de<br />

l’environnement sur l’expression et la fonction des gènes. »<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Ce qu’énonce cette définition donnée par le National Institute on<br />

Drug Abuse, la plus haute autorité scientifique des États-Unis sur les<br />

addictions, n’est pas erroné en soi mais le devient en attribuant un rôle<br />

central (et donc causal) à des phénomènes pathologiques d’expression<br />

biologique et comportementale. Ce réductionnisme organiciste est frappant<br />

lorsque le NIDA s’avance à chiffrer, dans cette même page de son<br />

site Internet, « entre 40 % et 60 % » la part du génétique dans les facteurs<br />

de vulnérabilité individuelle. On sait pourtant que la génétique des<br />

comportements humains est un domaine fort complexe et encore très mal<br />

connu. Où peut conduire ce triomphalisme scientiste ? La médicalisation<br />

des addictions peut contribuer à mettre fin au rejet et à l’isolement des<br />

« alcooliques » et « toxicomanes » pour des raisons morales 1 . Mais elle<br />

peut aussi légitimer de nouvelles formes de stigmatisation.<br />

Le point commun entre l’approche religieuse et l’approche médicale<br />

est de limiter la question à un modèle à deux variables : l’individu et<br />

le produit. La religion a mis en avant la « faiblesse » de l’individu qui<br />

succombe à la tentation, la médecine a mis l’accent sur les pouvoirs de<br />

la drogue sur le cerveau de l’individu. Si l’Église a évoqué la possession,<br />

la médecine lui a substitué la dépendance. Dans les deux cas c’est la<br />

perte de contrôle qui est mise en exergue, dans un processus inévitable<br />

et destructeur. C’est exactement ce que vient de confirmer l’Académie<br />

de médecine en définissant le mot drogue essentiellement à partir de son<br />

pouvoir à créer de la dépendance.<br />

1. Ce que soulignait déjà le psychiatre américain Thomas Szasz en 1976 : « Le grand<br />

mérite, toujours accordé aujourd’hui au “modèle de maladie” inauguré par Rush<br />

en matière d’intempérance alcoolique, est bien d’avoir potentiellement soustrait les<br />

“malades” au jugement moral de leurs contemporains, comme aux foudres de l’Église »<br />

(Szasz, 1976).


124 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

LES DROGUES SELON L’ACADÉMIE FRANÇAISE DE MÉDECINE<br />

« Drogue :<br />

Substance naturelle ou de synthèse dont les effets psychotropes suscitent<br />

des sensations apparentées au plaisir, incitant à un usage répétitif qui<br />

conduit à instaurer la permanence de cet effet et à prévenir les troubles<br />

psychiques (dépendance psychique), voire même physiques (dépendance<br />

physique), survenant à l’arrêt de cette consommation qui, de ce fait, s’est<br />

muée en besoin.<br />

À un certain degré de ce besoin correspond un asservissement (une<br />

addiction) à la substance ; le drogué ou toxicomane concentre alors sur elle<br />

ses préoccupations, en négligeant les conséquences sanitaires et sociales<br />

de sa consommation compulsive. En aucun cas le mot drogue ne doit être<br />

utilisé au sens de médicament ou de substance pharmacologiquement<br />

active. »<br />

Académie de médecine, le 28 novembre 2006.<br />

Cette définition cherche à limiter la désignation du mot drogue<br />

à des substances qui conduisent à la dépendance (l’état de besoin)<br />

tout en déniant (« en aucun cas ») l’attribution de ce substantif à des<br />

médicaments... dont on sait pourtant que certains (et pas des moindres)<br />

répondent parfaitement à la définition adoptée par l’Académie, comme<br />

les morphiniques, les codéinés ou les benzodiazépines 1 . Elle n’hésite pas<br />

non plus à remettre au goût du jour les désignations péjoratives telles<br />

que « le drogué ou toxicomane ».<br />

Plutôt que s’intéresser aux pouvoirs qu’ont les drogues de s’immiscer<br />

dans le fonctionnement du cerveau en modifiant l’activité psychique,<br />

les académiciens ont choisi de ne retenir que la caractéristique qu’elles<br />

auraient de conduire à la dépendance. Avec une telle définition, il devient<br />

impossible de désigner le LSD comme drogue (il n’y a pas de dépendance<br />

au LSD), et le cannabis le serait moins que le tabac ou l’alcool... À<br />

l’inverse, d’autres caractéristiques sont minimisées ou disparaissent :<br />

l’effet devient « apparenté » au plaisir, sans plus de précision, et rien<br />

n’est dit sur les propriétés toxiques à plus ou moins long terme de l’usage<br />

de ces substances.<br />

1. Nous retrouvons là la logique purement idéologique portée par des groupes de pression<br />

telle l’association « France sans drogue » dont le slogan répété en boucle sur son site est :<br />

« <strong>Les</strong> drogues sont interdites parce que dangereuses, elles ne sont pas dangereuses parce<br />

qu’interdites. » Donc les drogues qui ne sont pas interdites ne sont pas dangereuses...


ENJEUX ET FONDEMENTS DE L’INTERVENTION SOCIALE 125<br />

En tout état de cause, c’est le produit qui fait « le toxicomane » et ses<br />

problèmes ne sont que la conséquence de sa toxicomanie. Nous revenons<br />

quarante ans en arrière...<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

La médecine ne peut appréhender qu’une (petite) facette<br />

des addictions<br />

La science apporte « de l’expertise », c’est-à-dire des connaissances<br />

vérifiées qui permettent d’objectiver un tant soit peu le réel. Cette<br />

fonction sociale de la science fait toute son utilité. Mais, pour jouer<br />

ce rôle, elle doit tenir compte des limites de son expertise. Ces limites<br />

sont d’autant plus étroites si on lui demande d’intervenir dans des champs<br />

fort complexes et multidimensionnels comme celui des comportements<br />

sociaux. Sans une grande prudence, elle risque d’être rapidement instrumentalisée<br />

pour jouer un rôle idéologique, c’est-à-dire pour devenir le<br />

garant et l’instance de validation des croyances collectives à l’origine des<br />

catégories de comportements et des interdits. C’est ainsi que médecine<br />

et justice peuvent se trouver étroitement associées dans le maintien de<br />

représentations sociales 1 .<br />

Pourquoi interdit-on les stupéfiants ? Parce que les experts internationaux<br />

de la médecine ont dit que ces drogues sont les plus dangereuses.<br />

Pourquoi la médecine trouve ces produits particulièrement dangereux<br />

(rappelons-nous les discours antimorphine) ? Parce que la médecine<br />

ayant du mal à en maîtriser l’usage, elle a voulu en restreindre, voire en<br />

interdire l’accès. <strong>Les</strong> drogues légales, tels l’alcool et le tabac, longtemps<br />

hors du domaine propre de la médecine, réintègrent son champ et cela se<br />

traduit par des mesures légales de plus en plus restrictives. Le fondement<br />

de notre politique des drogues et des toxicomanies a été médico-juridique.<br />

Ce modèle tend à présent à s’élargir à toutes les substances et à toutes<br />

sortes de comportements.<br />

Pourtant, on aurait pu imaginer qu’en développant une conception<br />

plus « globale » des substances psycho-actives, en connaissant mieux<br />

leurs mécanismes d’action, la médicalisation des addictions conduirait à<br />

remettre en cause le socle médico-juridique établi il y a environ un<br />

siècle. Comment en effet maintenir cette approche s’il se démontre<br />

que ce sont les mêmes questions qui sont posées par l’alcool ou par<br />

la boulimie, si la frontière tracée entre drogues licites et drogues illicites<br />

ne trouve plus guère de validité scientifique ? Et si la médecine rompt<br />

avec ses certitudes de naguère, le juridique devrait s’en trouver ébranlé<br />

1. On pourrait dire le maintien d’une idéologie dominante.


126 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

dans ses normes 1 . Il n’en est rien. Si l’approche médicale et scientifique<br />

évolue et la législation sociale avec elle, cette évolution n’aboutit qu’à<br />

une modernisation du couple médecine-justice à partir d’une nouvelle<br />

conception : celle des addictions comme pathologie du fonctionnement<br />

cérébral. <strong>Les</strong> addictions rentreraient alors, purement et simplement, dans<br />

le rang des « maladies comme les autres » et, par extension, ne seraient<br />

plus qu’une affaire du ressort de la médecine biologique. La loi devrait<br />

alors la prévenir sur la base des données apportées par la science. Le<br />

meilleur des mondes ? Oui dans le sens « orwélien », mais en réalité<br />

non, car les addictions ne sont pas qu’un problème de santé, la santé<br />

n’est pas qu’une question médicale et la médecine qu’une affaire de<br />

pharmacobiologie... D’autres dimensions déterminantes sont absentes et<br />

un tiers manque dans le système médecine-justice : l’usager, c’est-à-dire<br />

nous, c’est-à-dire la société. C’est ainsi que les représentations peuvent<br />

changer sans que ni la collectivité ni l’usager n’en sortent davantage<br />

propriétaires d’eux-mêmes et de leurs éventuels problèmes... La porte<br />

est ouverte à de nouveaux réductionnismes et de nouvelles impuissances<br />

de nos sociétés pour comprendre ces comportements, et à ainsi se priver<br />

des moyens pour qu’ils créent le moins de dommages possibles.<br />

L’exemple des médicaments « addictolytiques »<br />

L’exemple des médicaments « addictolytiques 2 » sur lesquels reposent<br />

beaucoup des promesses de la médecine biologique des addictions<br />

indique bien les limites de cette médecine. <strong>Les</strong> seuls médicaments qui<br />

apportent aujourd’hui un bénéfice thérapeutique réel sont ceux qui se<br />

substituent totalement à la substance consommée. <strong>Les</strong> médicaments de<br />

substitution des opiacés, utilisés dans de bonnes conditions, sont une<br />

aide thérapeutique très importante. Mais ce ne sont rien d’autre que des<br />

molécules apparentées au produit de dépendance et ayant les mêmes<br />

effets de base 3 . <strong>Les</strong> résultats obtenus avec les substituts nicotiniques sont<br />

moindres, sans doute du fait que la nicotine n’agit pleinement qu’avec<br />

d’autres produits auxquels elle est associée dans le tabac. Pour les autres<br />

médicaments récemment mis sur le marché, malgré les annonces et les<br />

1. Plus personne ne peut, par exemple, soutenir la validité de la loi de 1970. Plus aucune<br />

des conceptions qui ont fondé son volet pénal et son volet sanitaire envers l’usage<br />

de certaines drogues n’ont de pertinence : la cure de désintoxication comme passage<br />

nécessaire pour la « guérison », les soins sous obligations comme garantie d’efficacité,<br />

la dissuasion par la répression comme prévention de la rechute...<br />

2. C’est-à-dire s’attaquant au processus générique de la dépendance.<br />

3. Ils ont seulement une durée d’action plus longue, ce qui diminue leur amplitude<br />

d’action (ils sont moins « euphorisants »).


ENJEUX ET FONDEMENTS DE L’INTERVENTION SOCIALE 127<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

espoirs, le « service médical rendu » est des plus minimes, sans parler<br />

des effets secondaires rencontrés avec certains.<br />

« Sevrage tabagique : le miracle a fait long feu » titrait un encart dans<br />

un dossier de la revue Science & Vie (mai 2007) à propos de la varénicline<br />

(le Champix®) : « Après un an, seuls 22 % des “addicts” au tabac<br />

qui ont reçu du Champix®sont toujours non-fumeurs » reconnaissait<br />

le laboratoire Pfitzer. À peine plus que les résultats du bupropion<br />

(le Zyban®) présenté lui aussi comme un miracle quelques années<br />

auparavant. Et que penser du rimonabant (l’Acomplia®), cet antagoniste<br />

sélectif du récepteur cannabinoïde de type 1 qui devait révolutionner<br />

enfin le traitement des addictions en bloquant, pensait-on, le processus<br />

même de la dépendance biologique ? Devant les effets secondaires,<br />

notamment les dépressions qu’il a entraînées, ce médicament n’a été mis<br />

sur le marché « que » pour l’indication de l’hyperphagie chez l’obèse<br />

diabétique de type 2 non stabilisé... et la FDA 1 ne l’a pas autorisé aux<br />

États-Unis !<br />

Cela n’arrêtera pas la science. Ainsi, le neurobiologiste américain<br />

Charles O’Brien de l’université de Pennsylvanie, l’un des « pontes »<br />

mondiaux des addictions, appelle de ses vœux « une approche génétique<br />

qui permettrait de cibler les traitements en fonction des “profils” de<br />

patients »... Tout cela dans le but d’enrayer la dépendance, donc de<br />

minimiser les inconvénients de la répétition d’expériences psychotropes<br />

intenses. La société maximalise les comportements et la médecine<br />

cherche à minimiser les contre-effets naturels à ces expériences... Nous<br />

ne doutons pas que des médicaments (coûteux) seront découverts qui<br />

modifieront le cycle biologique de la dépendance. Ils permettront peutêtre<br />

d’aider des personnes malades de leur addiction. Et cela ne sera pas<br />

négligeable. Mais l’erreur serait de croire que la seule voie biologique<br />

peut constituer une réponse à la hauteur de l’enjeu, vouant du même<br />

coup toute autre direction de recherche à la portion congrue.<br />

Le problème posé par le modèle médico-biologique des addictions est<br />

celui de tous les modèles qui les amputent de l’une de leurs trois dimensions.<br />

<strong>Les</strong> modèles qui ont fait l’impasse sur la dimension biologique<br />

sont tombés dans les mêmes errements. Pour être efficiente, l’approche<br />

des questions de drogues doit être non seulement tri-variée, bio-psychosociale,<br />

mais également systémique : la consommation d’une drogue<br />

ne signifie ni ne déclenche jamais qu’une seule chose, elle provoque<br />

l’activation de systèmes, et pas que des systèmes neurobiologiques.<br />

1. Food and Drug Administration, l’équivalent de nos agences des médicaments et des<br />

aliments réunis.


128 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

C’est pourquoi nous pensons nécessaire d’interroger la propension de<br />

la médecine moderne — et singulièrement de la médecine des addictions<br />

— à vouloir à tout prix ranger les addictions parmi les maladies chroniques<br />

« comme les autres », et singulièrement parmi celles du cerveau.<br />

Remettre en question la médicalisation abusive d’une conduite sociale<br />

n’est en rien nier le fait biologique, ni l’intérêt de la médecine pour<br />

apporter des soins utiles. Nous pensons qu’elle le pourra d’autant mieux<br />

dans une approche « globale », expérientielle et systémique, partant de<br />

la compréhension des interactions psychosociales et biologiques, plus<br />

conforme à la réalité de ces phénomènes et donc plus efficace pour aider<br />

la société à les maîtriser.<br />

<strong>Les</strong> addictions n’ont de sens que dans leurs contextes<br />

Qu’est-ce qui est une addiction et qu’est-ce qui ne l’est pas ? La<br />

science a bien du mal à répondre, car le phénomène addictif sourd<br />

de toute part, et on peut légitimement, comme le psychanalyste belge<br />

Jean-Pierre Jacques, rester dubitatif devant cet envahissement.<br />

TOUS ADDICTS ?<br />

« Le sujet dépendant fait fureur, une nouvelle discipline lui est dédiée, l’addictologie<br />

qui dispose de chaires universitaires et de revues scientifiques en<br />

toutes les langues. Sous sa bannière étoilée sont dorénavant rassemblés,<br />

derrières les héros précurseurs que furent les drogués héroïnomanes et<br />

alcooliques, les clubbers adeptes des nouvelles drogues, la multitude d’adolescents<br />

fumeurs de joints, puis la nombreuse troupe des pharmacomanes,<br />

le peuple innombrable des boulimiques et autres outremangeurs, mœurs<br />

doubles au miroir des anorexiques, mais aussi les dépendants masqués<br />

que sont les cyber-addidcts, les sex-addicts, les mokaholics, les ludopathes,<br />

les acheteurs compulsifs, les dépendants de l‘amour, du sport ou des<br />

<strong>conduites</strong> à risques. Non que ces symptômes ou <strong>conduites</strong> n’existassent<br />

pas auparavant, mais ils n’avaient jamais bénéficié d’un rattachement au<br />

même ensemble conceptuel. [...] Subrepticement l’espèce humaine se<br />

retrouve divisée entre les sujets dépendants et les autres. <strong>Les</strong> autres, s’il<br />

en reste... vu la gloutonnerie de ce concept qui annexe des catégories sans<br />

cesse plus nombreuses et plus variées de sujets qui appartenaient autrefois<br />

à d’autres registres promis au déclin. »<br />

Jean-Pierre Jacques, 1999.<br />

Cette « extension du domaine des addictions » est une autre source<br />

d’interrogation, non seulement sur le « périmètre » du concept d’addiction<br />

et les nouveaux clivages qu’il crée, mais sur son sens tel qu’il


ENJEUX ET FONDEMENTS DE L’INTERVENTION SOCIALE 129<br />

survient aujourd’hui. Pourquoi attribuer à tant de comportements une<br />

désignation médicale et une connotation pathologique ? Nous y voyons<br />

un signe supplémentaire de la difficulté dans laquelle se trouve la<br />

modernité vis-à-vis d’elle-même.<br />

Selon nous, comme pour tout comportement humain, pour déterminer<br />

son véritable sens, la question se situe dans la relation entre l’individu<br />

et le social, le sujet et ses environnements, l’organique et le psychique.<br />

Ainsi, dans le monde moderne, l’addiction apparaît comme un produit de<br />

la pression sociale qui s’exerce sur les individus. Parmi ces pressions du<br />

social, celle qui concerne l’idéal d’indépendance et de bonheur individuel<br />

joue un rôle puissant : plus il y a une valorisation du sujet replié dans<br />

son univers, plus celui-ci recherche des substituts de liens sociaux et plus<br />

on « pathologise » toutes les formes de dépendances. L’addiction fait<br />

donc partie de nos vies dans leur banalité et peut aussi manifester les<br />

souffrances qu’elles génèrent.<br />

Une autre définition de l’addiction<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Dans la première partie, nous avons défini l’addiction comme une<br />

expérience globale, psychocorporelle et psychosociale, déterminée par<br />

la recherche du bien-être dans notre société. Nous avons explicité aussi<br />

pourquoi l’addiction n’est pas en soi une pathologie mais qu’elle le<br />

devient lorsque la souffrance l’emporte sur les satisfactions obtenues et<br />

empêche le sujet d’accéder au bien-être qu’il recherche. La définition<br />

de cet état de bien-être et de satisfaction dépend de facteurs « internes »<br />

au sujet, de son microcontexte de vie, et du cadre social « externe » qui<br />

fonde la culture, les modes de « vivre ensemble » de la société à laquelle<br />

il appartient.<br />

Cette conception de l’addiction nous permet de comprendre comment<br />

le contexte social joue un rôle essentiel dans les relations qu’un sujet,<br />

avec ses particularités biologiques et son psychisme, établit avec les<br />

déclencheurs de satisfaction dont il dispose. Il s’agit d’aller au-delà<br />

d’une explication mécaniste faisant de l’environnement comme de la<br />

personnalité de simples « facteurs de vulnérabilité », pour chercher à<br />

comprendre comment interagissent les représentations des produits, les<br />

usages et les risques dans les différents contextes de vie des usagers.<br />

Le social joue un rôle plus subtil qu’un simple facteur de causalité<br />

directe, il est aussi le cadre qui fournit son système d’interprétation du<br />

monde à la personne. Ainsi entendu, le social contribue au travers son<br />

système symbolique et des mécanismes sociocognitifs, à donner du sens<br />

à l’expérience humaine singulière. Dans le cas des usages de substances


130 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

psycho-actives, il influence le sens de l’expérience d’usage, et cette<br />

influence peut participer à la maîtrise, à l’augmentation ou à l’arrêt des<br />

usages en lien avec la perception du risque. Nous le verrons notamment à<br />

propos des comportements de « gestion » des consommations (chap. 7).<br />

L’originalité de cette conception peut déconcerter tant l’on est habitué<br />

à une vision binaire drogue-individu et à ne concevoir le rôle du social<br />

qu’à travers ses lois. Mais, selon nous, connaître et respecter cette<br />

pluralité de sens des usages et de l’expérience addictive dans leurs<br />

contextes est le socle du travail préventif ou thérapeutique avec les<br />

usagers. C’est donner à ces <strong>conduites</strong> leur dimension existentielle et<br />

fondamentalement humaine.


Chapitre 6<br />

SENS ET FINALITÉ<br />

DE L’INTERVENTION<br />

SOCIALE<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

NOUS avons vu qu’en matière d’addictions, les frontières établies<br />

jusqu’ici entre ce qui est « mal » ou pas, entre ce qui est « pathologique<br />

» ou pas, ne sont plus toujours adéquates pour légitimer d’intervenir<br />

aujourd’hui.<br />

Outre la redéfinition du pathologique, c’est aussi la finalité éthique<br />

et politique de l’action qu’il nous faut clarifier. Car l’intervention à but<br />

préventif et thérapeutique a besoin de sens et d’expliciter son projet.<br />

Que vise-t-elle, en effet ? Doit-elle se borner à ce que les individus<br />

soient indemnes de conduite ou de pathologie addictive, ou a-t-elle<br />

d’autres ambitions comme celle de changer le cours « addictogène »<br />

de la modernité ? Notre approche nous porte à penser que les conditions<br />

du progrès, du mieux-être, de l’identité et de son épanouissement, ne se<br />

définissent pas par « une vie sans... » (drogue ou addiction au choix),<br />

et qu’elles ne peuvent être apportées ni seulement par les institutions<br />

(l’État pour résumer), ni uniquement par la conscience de soi et de ses<br />

propres choix personnels, mais par les deux conjointement. En d’autres


132 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

termes, il s’agit de faire de l’individualisme moderne autre chose qu’un<br />

égoïsme, d’en faire un ferment d’existence, en tant que soi et que soi<br />

avec les autres, un ferment de changement collectif.<br />

Quelles sont les valeurs qui peuvent guider une telle position éthique<br />

et un tel projet politique ?<br />

La première est celle de la liberté de l’individu à décider de sa propre<br />

vie. La seconde est celle de la responsabilité que cela exige au regard<br />

du risque d’autodestruction vers lequel conduirait le « chacun pour soi ».<br />

Liberté et responsabilité donc, mais quelle est l’actualité de ces valeurs,<br />

notamment pour prévenir et soigner les addictons ?<br />

Et puis tout cela pour quoi, au fond ? Pour trouver le bonheur ? Y<br />

a-t-il antinomie entre l’addiction et le bonheur ? Veut-on le bonheur<br />

de l’autre ? Autant de questions qui n’ont rien de superflu pour penser<br />

l’intervention.<br />

L’INDIVIDU AUTONOME ET CITOYEN<br />

L’individualisme contemporain n’est pas qu’un facteur de repli sur<br />

soi, ni un simple produit du libéralisme économique : il est aussi une<br />

aspiration à gagner en pouvoir sur soi et une redéfinition du rôle des<br />

institutions envers les individus. <strong>Les</strong> vraies questions sont de savoir si<br />

cet individualisme peut, comme le dit le titre d’un ouvrage du sociologue<br />

François de Singly 1 , être le support d’un nouvel humanisme, si la société<br />

offre à tous la maîtrise d’« être soi », et si elle est en capacité de le faire<br />

au profit des liens entre les individus, au profit de la collectivité.<br />

De fait, les questions de liberté et de responsabilité ne se posent<br />

plus aujourd’hui comme il y a un siècle ou même un demi-siècle. Il<br />

ne s’agit plus seulement d’assurer le principe politique de la liberté<br />

des individus mais de créer les conditions pour tous de l’autonomie. Et<br />

c’est autre chose. Il ne s’agit pas non plus d’organiser une dépendance<br />

de l’individu à la société au nom de la responsabilité et des devoirs<br />

envers elle, mais de construire une nouvelle citoyenneté qui établisse des<br />

rapports plus équilibrés entre les devoirs et les droits des individus dans<br />

la collectivité. Il s’agit de construire cet homme que Gérard Mendel a<br />

appelé « l’individu social ».<br />

1. L’individualisme est un humanisme (Singly, 2005).


SENS ET FINALITÉ DE L’INTERVENTION SOCIALE 133<br />

De la liberté à l’autonomie<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Depuis longtemps, mais surtout depuis les Lumières, les pas de<br />

l’humanité sont animés par un mot dans lequel se condensent tous<br />

ses espoirs : liberté. Depuis moins de deux siècles, cette aspiration a<br />

pris une dimension anthropologique et politique sans précédent, comme<br />

l’exprimait déjà Victor Hugo dans <strong>Les</strong> Misérables : « Au point de vue<br />

politique, il n’y a qu’un seul principe, la souveraineté de l’homme sur<br />

lui-même. Cette souveraineté de moi sur moi s’appelle Liberté. »<br />

Le droit s’est ainsi construit autour de l’objectif de « permettre à la<br />

liberté de chacun de s’accorder à la liberté de tous » (Kant). Mais cette<br />

liberté formelle montre de plus en plus ses limites : l’individu de nos<br />

sociétés est certes relativement libre, mais il peut l’être comme l’homme<br />

perdu sur une île déserte. Une liberté en trompe l’œil, dépourvue de<br />

sens, qui conduit au désespoir de l’impuissance. Qu’est-ce en effet que la<br />

liberté sans les moyens et les conditions, externes et internes, de pouvoir<br />

l’exercer ?<br />

Outre les oppressions venues du monde social, en particulier toutes<br />

formes de discriminations et de stigmatisations 1 , il en existe qui viennent<br />

de nous-mêmes. Notre histoire personnelle, notamment quand elle est<br />

marquée par le traumatisme et la souffrance, peut nous emprisonner<br />

dans certains déterminismes. L’esclavage n’est pas que celui de l’homme<br />

par l’homme, il peut être celui de l’homme en lui-même : on connaît<br />

bien la tyrannie des « passions » et sa forte parenté (y compris dans sa<br />

dimension biologique) avec les addictions. On connaît aussi les effets<br />

sur la subjectivité qu’ont les troubles de la personnalité. Alors que faire,<br />

face à ce qui entrave notre liberté ?<br />

Depuis ses origines, l’humanité connaît un conflit permanent entre<br />

dénier le réel (le transcender) ou subir ce réel (l’introjecter). Vieille<br />

1. La discrimination est un des obstacles majeurs à la liberté : un groupe d’individus est<br />

jugé incapable ou indigne de l’autonomie dont jouissent les autres. Discriminations de<br />

genre, d’ethnie, d’orientation sexuelle, de religion, de handicap ou de choix de mode de<br />

vie. À ce titre, les « toxicomanes » subissent une discrimination spécifique qui aggrave<br />

leurs conditions de vie et empêche leur reconnaissance en tant que personnes jouissant du<br />

même respect que les autres. Dans un régime légal qui les considère comme délinquants<br />

dès lors qu’ils font usage de drogues illicites, les « toxicomanes » (en réalité tous les<br />

usagers) sont mis au ban de la société et servent de bouc émissaire à la « lutte contre la<br />

drogue ». <strong>Les</strong> usagers de stupéfiants ne sont pas les seuls à subir l’opprobre social : quelle<br />

que soit la substance en cause, licite ou illicite, plus les mesures prises visent à limiter les<br />

libertés des individus et à les contrôler, plus ceux qui en font usage se trouvent (au moins<br />

potentiellement) dans la transgression et en subissent les conséquences, notamment dans<br />

le regard des autres.


134 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

dialectique stoïcienne entre l’aspiration à la liberté et la nécessité de la<br />

responsabilité. L’expérience nous a montré que le jeu de l’une à l’autre<br />

s’avère nécessaire à notre survie. Cette dialectique revêt aujourd’hui une<br />

nouvelle forme. <strong>Les</strong> problèmes rencontrés (dans l’éducation des enfants,<br />

la régulation de toutes sortes de comportements, le maintien d’un lien<br />

social, etc.) traduisent en effet les tensions nées de la modernité mais<br />

aussi les besoins de franchir une nouvelle étape dans la relation individusociété,<br />

et, plus précisément, dans la relation entre liberté individuelle et<br />

démocratie.<br />

La liberté n’est qu’une illusion si elle n’est qu’un ensemble de droits<br />

octroyés aux individus sans qu’ils aient en même temps la capacité de<br />

s’approprier ces droits et de s’autodéterminer. Car si la liberté formelle,<br />

celle des règles et des lois, est une condition nécessaire pour exercer sa<br />

souveraineté sur soi, elle n’est pas suffisante pour accéder à cette liberté<br />

qui s’appelle alors autonomie (de autos « le même » et nomos « loi »,<br />

c’est-à-dire obéir à la loi que l’on s’est prescrite). Celui qui ne peut<br />

se donner à lui-même sa propre loi, dictée par sa raison dans la réalité<br />

qui est la sienne, ne peut connaître qu’une illusoire indépendance (le<br />

pouvoir de faire tout ce qui lui plaît), ce que nous comparions à la liberté<br />

qu’éprouve le sujet abandonné sur une île déserte.<br />

Cette autonomie ne vient pas de soi : elle exige des conditions sociales<br />

de possibilité et des conditions d’apprentissage de la responsabilité. C’est<br />

ici que se trouve l’enjeu de la prévention des addictions et des <strong>conduites</strong><br />

d’excès quelles qu’elles soient : comment devenir suffisamment responsable,<br />

comment apprendre et exercer sa responsabilité sur soi, comment<br />

connaître ses limites et ses propres déterminismes, comment tenir compte<br />

des contraintes et inventer sa propre façon d’être, y compris dans les<br />

risques que l’on prend ? Il n’y a, selon nous, qu’une seule réponse : par<br />

l’éducation.<br />

De la responsabilité à la citoyenneté<br />

L’exercice de la liberté est consubstantielle à celle de responsabilité :<br />

j’ai ma liberté de sujet dans cette société, mais pour en jouir sans faire<br />

de mal à autrui et sans me mettre en danger moi-même, j’ai besoin de<br />

penser et d’apprendre. J’ai besoin de tirer profit de mon expérience et de<br />

celle de ceux qui m’ont précédé. J’ai besoin de savoir les limites, celles<br />

qui viennent de mon groupe d’appartenance et les miennes, et de m’y<br />

confronter autant que de m’y conformer.<br />

Transposée en termes collectifs, la notion de responsabilité de soi<br />

croise et alimente celle de citoyenneté. L’individu ne se résume pas à son


SENS ET FINALITÉ DE L’INTERVENTION SOCIALE 135<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

entité psychocorporelle, il est aussi une réalité psychosociale. L’être est<br />

autant dans le corps biologique que dans le rapport à autrui. Ses valeurs<br />

et ses liens aux autres s’objectivent dans son être et dans son corps par<br />

ses émotions et par ses actes. La citoyenneté définit, en démocratie, cette<br />

gestion des actes dans l’interaction avec autrui et le monde extérieur, la<br />

tentative d’un sujet de maîtriser le réel à travers la communauté.<br />

Dans ses prémices aristotéliciennes, la citoyenneté a d’abord été<br />

définie par le droit d’occuper les magistratures dans la cité : fonctions<br />

judiciaire, législative et gouvernementale. Avec l’avènement des démocraties<br />

politiques, cette citoyenneté s’est étendue à la liberté civique et<br />

politique, et à l’égalité des droits pour tous les membres de la société.<br />

Aujourd’hui, tout comme elle appelle une nouvelle dimension de liberté,<br />

la démocratie moderne appelle une nouvelle forme de citoyenneté.<br />

Une citoyenneté qui ne se résume pas à un pouvoir formel d’infléchissement<br />

du destin de la « cité », mais qui consiste à avoir comme<br />

projet collectif de créer les conditions de l’autonomie de chacun, donc<br />

les conditions de la diversité, dans les différents espaces de société.<br />

C’est peut-être pourquoi nous avons besoin depuis un certain temps<br />

de qualifier davantage la démocratie et d’en améliorer la dimension<br />

réelle, vécue par les individus dans leur existence quotidienne et dans<br />

leur relation avec leur environnement immédiat : « démocratie sociale »,<br />

« démocratie participative », « démocratie directe », « démocratie<br />

locale », « démocratie sanitaire »... mais aussi éducation civique,<br />

éducation à la citoyenneté...<br />

<strong>Les</strong> valeurs démocratiques ont ouvert un espace totalement nouveau<br />

aux individus en prenant l’exact contre-pied de l’autoritarisme social :<br />

« l’égalité des citoyens contre la hiérarchie autoritaire, la raison contre le<br />

pathos, l’explication et la délibération contre l’injonction, la recherche<br />

des causes contre l’occultation des faits, la négociation et le compromis<br />

contre la décision imposée » (Mendel, 2004).<br />

Des valeurs comme l’égalité et la solidarité sont des « contrepoids »<br />

nécessaires pour que la primauté de l’individu ne débouche pas vers un<br />

égoïsme inévitablement destructeur pour l’humanité. L’économie de marché,<br />

sans doute moteur dans la production d’une culture individualiste et<br />

libérale, a, on le sait, besoin de tels « régulateurs ».<br />

Voilà donc ce que nous avons à construire face à cette modernité :<br />

du sens et des régulations. C’est bien ce à quoi nous confrontent les<br />

addictions. <strong>Les</strong> usages de psychotropes ou d’autres déclencheurs de<br />

satisfactions individuelles posent un même problème à chacun de nous,<br />

pour lui-même et pour ses enfants : nous avons le choix. Nous avons


136 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

besoin de l’avoir, mais nous ne pouvons le faire sans tenir compte des<br />

autres et du réel.<br />

L’INDIVIDU LIBRE A LE CHOIX<br />

« Pas de morale sans libre arbitre ; pas de libre arbitre sans choix, par le<br />

sujet, de lui-même ; pas de choix du sujet par lui-même s’il n’existe qu’un<br />

seul monde » (...) « Qui dit morale dit responsabilité, qui dit responsabilité<br />

dit liberté, qui dit liberté dit choix, par chacun, de soi-même. »<br />

André Comte-Sponville, 1988.<br />

C’est donc dans l’individu que se trouve une part des réponses aux<br />

problèmes que lui crée son nouveau statut dans la société. C’est aussi<br />

dans le lien social car celui-ci est fondamental dans la constitution de<br />

cet individu, et c’est pourquoi ce lien doit être repensé pour permettre à<br />

chacun de s’approprier ce pouvoir sur lui-même.<br />

Cela exige de la société qu’elle assume sa tâche d’éduquer à l’autonomie<br />

et à la citoyenneté. Qu’elle établisse un cadre donnant à tous<br />

la liberté et la responsabilité de choisir, et qu’elle permette à chacun<br />

de s’approprier et de maîtriser ses choix. Tel est le projet éthique et<br />

politique dont nous savons bien qu’il ne se décrète pas mais se construit,<br />

individuellement et collectivement.<br />

Autodétermination versus contrôle social<br />

Notre réflexion vise à tirer toutes les conséquences de cette mise en<br />

perspective dans le domaine qui nous occupe : la recherche du bien-être<br />

et la prise de risque, en particulier avec l’usage de psychotropes. Mais<br />

nous ne saurions négliger les débats que cette position suscite. Ce n’est<br />

évidemment pas par hasard si, en la matière, partout dans le monde, les<br />

États hésitent mais continuent de recourir au contrôle social plutôt que<br />

de développer l’autodétermination des individus. Le monde libéral dans<br />

lequel nous vivons est dans cette contradiction : il valorise le libre choix<br />

des personnes tout en renforçant les mesures de contrôle qui le limitent.<br />

Plusieurs éléments participent à cette situation, notamment la croyance<br />

fortement ancrée selon laquelle les plaisirs autoproduits conduiraient à<br />

la perte de contrôle et à la perte de soi.<br />

Une nouvelle version d’un débat récurrent, avec d’un côté une vision<br />

de la volonté individuelle régie par des déterminismes et, de l’autre,<br />

une vision de l’homme libre de ses choix qui tendrait à dénier ces<br />

déterminismes.


SENS ET FINALITÉ DE L’INTERVENTION SOCIALE 137<br />

Positions « procontrôle » et « prochoix »<br />

Ce fut l’enjeu de la controverse des années cinquante entre Skinner et<br />

Rogers, entre comportementalisme et existentialisme, entre scientisme et<br />

humanisme. Le scientisme aujourd’hui est moins dans le comportementalisme<br />

que dans le biologisme pour lequel la causalité de l’addiction est<br />

à chercher dans un dérèglement du cerveau 1 .<br />

Le problème posé par la position scientiste, quel que soit le domaine<br />

scientifique qui lui sert d’appui, est qu’elle considère que le problème<br />

posé par la conduite d’un individu le dépasserait, et qu’en d’autres<br />

termes les interventions modifiant cette conduite ne pourraient venir<br />

que de l’extérieur de lui. Il s’agit donc de prendre son contrôle. Par<br />

les modalités d’action que peut fournir la science sur les déterminants<br />

des comportements, et, en attendant, par des contrôles sociaux puisque<br />

seuls les hétérocontrôles peuvent, dans cette logique, remédier aux<br />

insuffisances des autocontrôles. La position scientiste s’est toujours,<br />

très logiquement, associée à une politique de contrôle légal croissant<br />

des individus et de leurs comportements. Cette association définit la<br />

position que nous appelons « procontrôle ». Position à l’œuvre dans une<br />

approche des addictions uniquement basée sur la maladie comme preuve<br />

des dangers et sur le contrôle des comportements qui peuvent y conduire.<br />

À l’inverse, des approches comme la promotion de la santé, la<br />

réduction des risques et l’éducation expérientielle 2 partent des besoins et<br />

de l’aspiration de l’individu moderne à l’autonomie et à la citoyenneté,<br />

pour développer sa créativité, l’aider à trouver des façons personnelles<br />

de s’adapter à la vie et à ses problèmes, lui permettre d’avoir des<br />

relations satisfaisante avec les autres et la collectivité. Cette position<br />

que nous appellerons « prochoix 3 » peut tomber aussi dans certains<br />

travers. Notamment dans l’idéalisme d’une vision positiviste de l’homme<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

1. Tous les scientifiques qui se penchent aujourd’hui sur le fonctionnement du cerveau<br />

n’adhèrent heureusement pas à ce scientisme. Ainsi, le grand neurologue Vilayamur<br />

Ramachandran (2005) se demande utilement : « Est-ce que mon esprit n’est constitué que<br />

de l’activité des neurones de mon cerveau ? Et si c’est le cas quelle sera la place de mon<br />

libre arbitre ? » Et il répond, démonstrations scientifiques et réflexions épistémologiques<br />

à l’appui, que le cerveau est un tout qui dépasse l’addition de ses parties, et que, de ce<br />

fait, l’art, l’esprit et la liberté de choix, par exemple, sont tout autre chose que le résultat<br />

de l’activation de processus biochimiques.<br />

2. Ces différentes approches sont abordées dans la partie 3 sur la prévention.<br />

3. Ces désignations « procontrôle » et « prochoix » rappellent celles qui, aux États-Unis,<br />

appelées « prolife » et « prochoice », opposent les adversaires et partisans de la liberté<br />

de l’avortement. Ce n’est évidemment pas par hasard ni par simple parallèle, mais parce<br />

que sur tous les grands sujets concernant la liberté des individus vis-à-vis de leur vie


138 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

fondamentalement bon. Un idéalisme que nous retrouvons dans certains<br />

propos de Rogers comme celui-ci :<br />

« Un des concepts les plus révolutionnaires qui provient de notre expérience<br />

clinique est cette reconnaissance grandissante que le cœur même<br />

de la nature humaine, les niveaux les plus intimes de la personnalité, sa<br />

dimension même animale, est positive de par nature, fondamentalement<br />

sociale, portée vers la progression, rationnelle et réaliste » (Rogers, 1961).<br />

Cinquante ans auparavant, Freud avait combattu cette vision rousseauiste<br />

pour proposer une conception plus contradictoire et plus complexe<br />

de l’homme, plus réaliste aussi : l’homme n’est pas seulement<br />

agi par sa propre intelligence, mais également par sa propre histoire qui<br />

est sous l’influence d’Éros comme de Thanatos. La pratique clinique le<br />

confirme : l’homme ne se veut pas toujours du bien.<br />

Le positivisme est un idéalisme car il fait abstraction d’un certain<br />

nombre de bien-fondés de la position « procontrôle » : notre univers<br />

comporte des limites, des déterminants, des contraintes, c’est notre<br />

réalité. Le dénier est dangereux, et nous avons besoin de connaître cette<br />

réalité si nous voulons moins la subir.<br />

S’autodéterminer c’est construire le sens de sa vie<br />

Mais ériger la limitation des libertés et l’accroissement des contraintes<br />

en unique instrument de changement des hommes aboutit à l’échec : cela<br />

annihile l’espace éducatif, étouffe le devenir et suscite la confrontation.<br />

Ces questions sont complexes, nous devons donc être précis et mesurés,<br />

mais sans pour autant refuser d’adopter une position éthique. Une<br />

position qui observe et tient compte de la réalité, mais qui remarque<br />

aussi que celle-ci n’est pas immuable et que l’avenir dépend pour partie<br />

de ce qu’en feront les hommes. C’est pourquoi nous attachons la plus<br />

grande importance au principe selon lequel ce que fait le sujet de ses<br />

déterminants, de ses ressources et de ses contraintes appartient « en<br />

dernière analyse » à l’individu. Ne pas respecter ce principe, c’est priver<br />

l’individu de sa liberté et, in fine, de son existence en tant que personne.<br />

Aujourd’hui encore, une croyance, voudrait que l’individu dépendant<br />

ne sache plus, ne puisse plus agir que contre lui-même (sa santé, sa<br />

famille, son bien-être...). « Le toxicomane » est la caricature de cet être<br />

« mal faisant » pour lui et pour la société : n’est-il pas d’ailleurs classé<br />

(avortement, sexualité, suicide...), ces deux positions existent et s’affrontent dans nos<br />

sociétés.


SENS ET FINALITÉ DE L’INTERVENTION SOCIALE 139<br />

généralement parmi les « personnalités antisociales 1 » après avoir longtemps<br />

été considéré comme psychopathe et autodestructeur ? N’a-t-on<br />

pas prétendu qu’il était tellement sous l’emprise que, par exemple, même<br />

si on lui donnait des seringues stériles il continuerait à les partager ?<br />

Dans ces conditions, comment ne pas penser en effet que la motivation<br />

au changement doit nécessairement venir de l’extérieur ?<br />

Cette tendance à rechercher dans le contrôle des individus la réponse<br />

systématique aux problèmes de leurs comportements n’est pas réservée<br />

aux toxicomanes. Elle est à l’œuvre dans de très nombreux secteurs de<br />

nos vies, surtout ceux qui deviennent un enjeu du spectacle politique<br />

où, par souci de visibilité et « d’efficacité » le leitmotiv est à la fois une<br />

culture du « résultat » visible et l’appel incessant à plus de « fermeté »...<br />

Cette politique du contrôle maximum à effet immédiat nous semble<br />

aller à l’encontre du besoin d’autonomisation dont beaucoup de signes<br />

montrent qu’il est pourtant grandissant dans nos sociétés. De ce fait, les<br />

tensions s’accentuent et les comportements s’adaptent aux contraintes<br />

sans se modifier réellement.<br />

À CHACUN LA CHARGE DE CONSTRUIRE LE SENS DE SA VIE<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

« Le mal-être contemporain n’est pas une maladie, c’est un moment de<br />

l’histoire de l’individu occidental [...]. L’interprétation de ce mal-être demande<br />

donc bien davantage que la seule psychologie, car l’individu n’est pas un<br />

isolat social. Il faut replacer ce mal-être dans l’Histoire et dans les rapports<br />

sociaux et économiques qui sont les nôtres. La psychologie ainsi articulée<br />

à ce qui la façonne s’élargit alors à la dimension d’une anthropologie du<br />

sujet. C’est bien d’un individu qu’il s’agit [...], mais à considérer dans une<br />

nouveauté radicale car ce sujet historicisé est porteur de besoins nouveaux,<br />

et aussi de ressources nouvelles auxquelles les conditions sociales ne<br />

permettent généralement pas de se développer. C’est à chacun dans sa<br />

singularité qu’incombera désormais la charge de construire le sens de sa<br />

vie. »<br />

G. Mendel, 2004.<br />

1. Le diagnostic de « personnalité anti-sociale » fondé par le Diagnostic and Statistical<br />

Manual (DSM) nous pose un sérieux problème car il semble désigner certaines personnes<br />

comme foncièrement « contre » la société donc nocives à celle-ci, et nous préférerions<br />

que la terminologie psychiatrique parle de personnalités « dysociales » (comme le fait<br />

l’OMS) ce qui aurait l’énorme avantage de situer le problème dans le rapport entre ces<br />

personnes et la société plutôt que de le situer de leur seul côté... Mais nous savons qu’en<br />

la matière notre avis a peu de chance d’être entendu.


140 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

Impossible pour l’individu de réaliser ses choix personnels et de<br />

trouver un sens à son engagement dans la vie sans un pouvoir sur elle.<br />

Pour disposer d’un tel pouvoir sur sa vie, il faut donc en même temps<br />

reconnaître et comprendre comment la société agit sur soi, et avoir une<br />

action concrète sur son propre mode de vie.<br />

VALORISER LES RESSOURCES DES INDIVIDUS<br />

Qu’est-ce qui permet d’être si affirmatifs et si confiants dans l’autodétermination<br />

des individus ? Qu’est-ce qui permet de penser que, dans le<br />

domaine des addictions, responsabiliser les personnes (dans le sens que<br />

nous venons de donner, à savoir favoriser en même temps l’autonomie<br />

et la citoyenneté), cela « marche », c’est-à-dire aboutit à des évolutions<br />

de comportements dans un sens favorable à la santé et au bien-être de<br />

chacun et de tous ?<br />

Beaucoup de faits le prouvent. Nous avons retenu ici deux catégories<br />

de données, attestées et importantes mais néanmoins très peu prises en<br />

considération dans les politiques actuelles. Il s’agit d’abord de celles<br />

émanant des travaux sur le self-change qui mettent en évidence que<br />

de nombreuses personnes modifient d’elles-mêmes leur comportement,<br />

surtout si on leur en donne les moyens. Ce sont ensuite les résultats<br />

de la politique de réduction des risques, en particulier en France, qui<br />

montrent à quelles conditions des comportements peuvent changer de<br />

façon favorable et les usagers faire preuve d’une responsabilité qui leur<br />

était déniée.<br />

Le self-change<br />

Il est connu depuis longtemps que de nombreux usagers, y compris<br />

parmi les plus dépendants, parviennent à modifier leur comportement<br />

d’eux-mêmes. Nous avons déjà évoqué l’étude faite auprès des GI’s<br />

américains rentrant au pays en 1973 et qui ont, contre toute attente,<br />

abandonné eux-mêmes, dans leur grande majorité, leurs consommations<br />

parfois massives de drogues quand ils étaient au Vietnam. <strong>Les</strong> premières<br />

études sur les « autocontrôles » ont été menées un peu plus tard, notamment<br />

par Norman E. Zinberg dont l’ouvrage Drug, Set and Setting a<br />

fait date (Zinberg, 1984). C’est à sa suite que d’autres scientifiques,<br />

comme Proshaska et Di Clemente ou les Sobell aux États-Unis et Harald<br />

Klingemann en Suisse se sont penchés sur les capacités à changer<br />

soi-même son comportement.


SENS ET FINALITÉ DE L’INTERVENTION SOCIALE 141<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

<strong>Les</strong> données des études sur le self-change<br />

Dans les années quatre-vingt, les premières études sur le self-change 1<br />

mirent en évidence que près de 20 % des personnes présentant une<br />

alcoolo-dépendance parviennent à s’extraire d’elles-mêmes de cette<br />

situation.<br />

Un peu plus tard, d’autres études ont décrit comment des individus<br />

changent par des mécanismes intrinsèques à leur histoire de vie, à des<br />

événements, sans passer par un traitement organisé (Bergier, 1996 ;<br />

Soulet, 2002 ; Klingeman et Sobell, 2007). Elles ont permis également<br />

de mieux cerner les obstacles à l’accès aux traitements « classiques » :<br />

la peur du stigmate qui est associé au diagnostic, la sous-évaluation de<br />

la gravité de son propre cas, la volonté de s’en sortir seul.<br />

Pour mieux analyser le phénomène, certains de ces travaux ont précisé<br />

l’impact du type d’usage concerné sur la capacité à l’autochangement<br />

(usage quotidien, dépendance, drogues licites et illicites). D’autres ont<br />

précisé et complété la définition de ce qui fait ou non partie du traitement<br />

(le rôle de l’intervention brève, de l’action communautaire, des groupes<br />

d’anciens buveurs et autres). Enfin, l’existence de ce self-change a été<br />

évaluée selon les différentes <strong>conduites</strong> <strong>addictives</strong>.<br />

Ainsi, il apparaît que si une large majorité des personnes ayant eu<br />

des problèmes d’alcool les résout sans l’aide d’un traitement formel ni<br />

d’un groupe d’entraide, de tels résultats sont moins fréquents pour les<br />

drogues illicites. Pour autant, toutes les données confirment la réalité<br />

de l’arrêt sans traitement pour toutes les addictions, les variables tenant<br />

essentiellement à deux données : d’une part l’importance de la « dépendance<br />

physique » liée notamment aux caractéristiques pharmacologiques<br />

du produit, d’autre part des facteurs sociaux. <strong>Les</strong> substances ayant les<br />

plus puissants pouvoirs addictifs comme l’héroïne et le tabac sont celles<br />

dont les consommations sont les plus difficiles à arrêter spontanément,<br />

au contraire du cannabis et, dans une certaine mesure, de l’alcool. <strong>Les</strong><br />

facteurs sociaux sont notamment ceux qui influent sur la valorisation<br />

ou la dévalorisation du comportement d’usage par son environnement<br />

communautaire. Nous y retrouvons l’impact négatif de la stigmatisation.<br />

Une autre série de données montre que les usagers en traitement dans<br />

les dispositifs de soins ne sont qu’une petite fraction de l’ensemble des<br />

usagers à problèmes et qu’ils sont très différents, dans leur trajectoire<br />

1. La notion de « changement par soi-même » est retenue lorsqu’un usager peut attester<br />

de cinq années d’arrêt d’une consommation, sans avoir bénéficié d’une intervention<br />

thérapeutique et sans déplacement sur une autre substance.


142 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

et dans leur histoire, de ceux qui ne recourent pas à ces dispositifs. <strong>Les</strong><br />

raisons de ce clivage sont de deux ordres : d’une part la représentation<br />

de l’addiction comme maladie et souffrance est en décalage avec ce<br />

que vivent bon nombre d’usagers et pour une période longue de leur<br />

trajectoire, d’autre part les modes d’accès et de repérage ne sont pas<br />

adaptés pour toucher les populations non demandeuses de soins. Ce<br />

double constat devrait contribuer à faire évoluer les politiques publiques<br />

et les pratiques professionnelles dans deux directions :<br />

• ne pas s’enfermer sur une définition trop médicale et « pathologisante »<br />

des addictions ;<br />

• ne pas penser l’offre d’intervention sur le seul axe de la demande de<br />

soins.<br />

C’est ce que permettent de préciser plusieurs notions fondamentales<br />

pour comprendre le « self-change ».<br />

Où l’on retrouve les notions de continuum, d’intensité<br />

et de satisfaction<br />

Une première notion que nous avons déjà mentionnée 1 est mise en<br />

exergue par ces recherches : celle du continuum des comportements<br />

d’usage, allant des usages « simples » aux plus « engagés ». Notion qui<br />

relativise beaucoup la dichotomie entre dépendant/pas dépendant ou<br />

malade/pas malade, perte de contrôle/consommation gérée. Prendre en<br />

compte cet étagement des usages sur un même continuum évite d’en<br />

stigmatiser certains et de centrer le dispositif d’aide et d’intervention<br />

trop exclusivement sur les personnes se reconnaissant malades et les cas<br />

les plus pathologiques.<br />

S’il n’y a pas de séparation toujours très nette entre les différents<br />

types d’usage, il existe néanmoins des distinctions. Tous les usages<br />

ne sont pas identiques en termes de significations et de risques. Le<br />

critère médical de différenciation des usages est fondé sur l’apparition<br />

de dommages consécutifs à la consommation, en particulier la survenue<br />

d’un sentiment de perte de contrôle. À ce critère, nous en avons ajouté<br />

deux autres intégrant les dimensions expérientielles plus complexes que<br />

sont l’intensité (maximum ou minimum) du mode de consommation et<br />

la notion de satisfaction (ou pas) du sujet vis-à-vis de cet usage. En<br />

soulignant les liens avec un mode de vie, les effets de sens de cette<br />

expérience et sa contextualisation sociale et culturelle, cette approche<br />

1. Partie 1, voir notamment « la pyramide des usages », chapitre 4.


SENS ET FINALITÉ DE L’INTERVENTION SOCIALE 143<br />

permet de ne pas enfermer ces comportements dans une définition<br />

exclusivement médicale et de comprendre que certaines consommations,<br />

y compris de drogues « dures », peuvent être gérées par l’usager (Soulet,<br />

2002 ; Fontaine, 2006).<br />

Cela rejoint les conclusions auxquelles nous conduit l’approche<br />

expérientielle. En effet, la définition de l’addiction pathologique à partir<br />

de la notion d’insatisfaction et de souffrance de l’usager plus que de<br />

celle de dépendance et de perte de contrôle, permet de lui donner une<br />

dimension « fonctionnelle », moins centrée sur les conséquences (la<br />

dépendance, les dommages sanitaires et sociaux) que sur le sens, et qui<br />

permet de laisser une place entière à l’usager, quel que soit son niveau<br />

d’engagement dans l’addiction.<br />

Redéfinir ainsi la question des addictions permet également de se<br />

dégager d’une idéologie du dépistage des populations au regard du seul<br />

objectif de l’accès au traitement.<br />

Enfin, la prise en compte d’un continuum d’expériences — une<br />

expérience ayant, à nos yeux, plus de sens qu’un comportement d’usage<br />

—, nécessite, pour aider aux changements, une gradation des réponses, des<br />

plus simples aux plus complexes, et de remodeler peu à peu l’ensemble<br />

du dispositif dans cet objectif.<br />

Interventions à intensité adaptée et empowerment<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Cette réorganisation des dispositifs d’appui aux usagers devrait se<br />

réaliser autour de deux principes fondamentaux qu’a mis en exergue la<br />

compréhension des divers processus d’autochangement.<br />

En premier lieu, les services offerts doivent être adaptés suivant les<br />

événements, les étapes et les opportunités possiblement vécus et saisis<br />

par l’usager ; c’est l’approche stepped care que l’on peut traduire par<br />

approche « à intensité adaptée ». La mise en place des services doit<br />

en effet intégrer l’idée d’une intensité progressive, allant du moins au<br />

plus intense selon le niveau d’engagement dans la consommation et la<br />

place prise par l’expérience psychotrope. On peut ainsi distinguer un<br />

premier niveau d’intervention où il s’agit d’aider le sujet à organiser<br />

ses pensées sur le problème et à prendre des décisions « informées »<br />

(niveau de l’intervention brève et de la balance motivationnelle). Un<br />

deuxième niveau d’intervention permet au sujet de comprendre le cycle<br />

de l’addiction et les différentes possibilités qu’il peut avoir de sortir de<br />

sa spirale. Un troisième niveau concerne les prises en charge qui offrent<br />

des supports sociaux et des renforcements pour le changement, quand<br />

le sujet manque de telles ressources dans son environnement. Enfin, un


144 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

dernier niveau regroupe les traitements qui répondent à l’attente sociale<br />

de l’environnement, pour un sujet qui n’a pas encore décidé de changer.<br />

En second lieu, les dispositifs d’intervention doivent utiliser les<br />

compétences de l’usager sur le modèle de l’empowerment. Ce terme<br />

renvoie à un renforcement du contrôle de l’individu sur sa propre vie, au<br />

soutien à sa capacité de prendre des initiatives par lui-même et à moins<br />

dépendre des autres pour être aidé. Son sens est assez proche des mots<br />

français d’autonomisation et d’implication. Cette notion d’empowerment<br />

a d’abord émergé en santé mentale, en réaction à l’inadéquation du<br />

système de soins pour les personnes ayant des troubles mentaux graves.<br />

Le même processus est en jeu dans le domaine des addictions, en réaction<br />

aux stratégies qui incarnent l’utilisation de la peur et les messages comme<br />

« n’y touchez pas ». Ces modes d’intervention ont en effet contribué à<br />

rompre le dialogue avec les adolescents et augmenté leur ressentiment<br />

envers les adultes. Quand les adolescents perçoivent qu’on se contente<br />

de leur dicter ce qu’ils doivent faire, sans faire confiance à leur capacité<br />

à prendre des décisions éclairées, ils se sentent non respectés et rejetés.<br />

C’est ainsi que se fait jour le besoin d’une nouvelle approche stratégique<br />

des usages de drogues, fondée sur une vision plus pragmatique, qui<br />

valide les compétences des adolescents et intègre la possibilité de leur<br />

faire confiance pour prendre des décisions raisonnables à partir d’un socle<br />

éducatif cohérent. Cet empowerment est facilité par des actions avec les<br />

acteurs concernés (groupe d’entraide, adolescents relais, participation<br />

à la recherche...), et par les interventions de type motivationnel ou<br />

autres qui reconnaissent et soutiennent les ressources et compétences des<br />

usagers 1 .<br />

<strong>Les</strong> enseignements que l’on peut tirer de l’observation des autochangements<br />

sont donc clairs : pour améliorer leur efficacité, il faut repenser<br />

l’organisation et les objectifs des interventions sociales envers les<br />

<strong>conduites</strong> <strong>addictives</strong> en mettant au premier plan les notions d’implication<br />

et d’autonomisation, de satisfaction et d’alliance avec les usagers.<br />

L’expérience de la réduction des risques<br />

La politique dite de réduction des risques — c’est-à-dire visant<br />

prioritairement la minimisation des dommages induits par les <strong>conduites</strong><br />

<strong>addictives</strong> — est apparue en tant que telle pour la première fois en<br />

Grande-Bretagne, en 1926, lorsqu’une commission officielle d’experts<br />

concluait que la toxicomanie est une maladie chronique généralement<br />

1. Voir « intervention précoce », chapitre 10.


SENS ET FINALITÉ DE L’INTERVENTION SOCIALE 145<br />

réversible de façon spontanée... En toute logique, elle préconisait de<br />

s’attacher prioritairement à protéger les sujets et la société des dommages<br />

secondaires de la dépendance. Elle recommandait dans ce sens de donner<br />

la possibilité aux médecins de prescrire de la morphine et de l’héroïne.<br />

Ces travaux de la commission Rolleston ont fondé le british system qui,<br />

depuis, a certes beaucoup évolué mais a conservé la minimisation des<br />

dommages parmi ses priorités.<br />

Cette politique a été adoptée dans de nombreux pays avec l’apparition<br />

de l’épidémie de sida 1 . La France comme d’autres pays d’Europe du Sud,<br />

jusque-là orientés plutôt vers la répression et « la lutte contre la drogue<br />

et la toxicomanie », ont dû accepter les impératifs de santé publique et<br />

mettre en œuvre, parfois malgré les professionnels, une politique visant à<br />

s’occuper d’abord des risques de contamination et d’overdoses. On a vu<br />

ainsi apparaître des associations d’usagers, des kits de « shoot propre »,<br />

des programmes d’échange de seringues (PES) et un très grand nombre<br />

d’initiatives menées avec les usagers eux-mêmes. Ce faisant, ce sont les<br />

représentations des toxicomanes et les fondements des interventions qui<br />

ont été bouleversés.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

<strong>Les</strong> principes de la réduction des risques : favoriser l’autonomie<br />

des usagers et leur citoyenneté<br />

La réduction des risques s’appuie sur deux principes fondamentaux :<br />

• un objectif résolument pragmatique partant du constat que, selon<br />

divers facteurs, le comportement de consommation comporte un degré<br />

variable de risque, et que, depuis les premières consommations jusqu’à<br />

l’éventuelle dépendance, les usagers doivent avoir accès aux moyens<br />

de protéger leur santé et celle des autres ;<br />

• la reconnaissance des usagers comme des sujets responsables et<br />

citoyens, capables de faire des choix et donc, pour peu qu’on leur<br />

en donne les moyens, de se protéger et de protéger autrui.<br />

Ces principes n’étaient pas ceux sur lesquels s’était bâti le « système<br />

de soins français », et encore moins la politique de l’État dans ce<br />

domaine. Ils n’ont donc pas été adoptés dans notre pays sans susciter<br />

de fortes controverses qui durent encore (Coppel, 2002). Néanmoins,<br />

l’« auto-support » et l’action communautaire avec les usagers, sur le<br />

modèle qu’a notamment développé l’association Aides avec les personnes<br />

concernées par le sida, ont contribué à ébranler durablement<br />

1. Mais elle a été longtemps combattue par des pays axés sur la « guerre à la drogue »<br />

comme les États-Unis et encore aujourd’hui par la Russie.


146 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

les conceptions verticales classiques de l’intervention sociale envers les<br />

addictions.<br />

La politique de réduction des risques qui s’est développée en France<br />

se caractérise par la conjonction de trois types de mesures qui ont été<br />

mises en place entre le milieu des années quatre-vingt et le milieu<br />

des années quatre-vingt-dix. D’abord la libéralisation de la vente des<br />

seringues en pharmacie en 1987, puis le développement de l’accès aux<br />

seringues stériles au début des années quatre-vingt-dix (kit Stéribox®et<br />

PES) et l’ouverture de lieux-dits « à bas seuil » (boutiques) 1 , et enfin<br />

la libéralisation de la prescription de substituts opiacés : méthadone et<br />

surtout buprénorphine haut dosage. La mise à disposition en médecine<br />

générale du Subutex®est en effet l’une des mesures qui a eu un impact<br />

sanitaire majeur.<br />

<strong>Les</strong> résultats de la réduction des risques<br />

Il n’est pas dans le but de cet ouvrage de faire une étude exhaustive des<br />

résultats de cette politique, plusieurs auteurs l’ont fait mieux que nous le<br />

pourrions. <strong>Les</strong> figures 6.1 et 6.2 nous paraissent démontrer l’essentiel de<br />

ces résultats.<br />

600<br />

500<br />

400<br />

300<br />

200<br />

100<br />

0<br />

90 000<br />

80 000<br />

70 000<br />

60 000<br />

50 000<br />

40 000<br />

30 000<br />

20 000<br />

10 000<br />

0<br />

1990<br />

1992<br />

1994<br />

1996<br />

1998 2000<br />

2002<br />

Heroin Overdoses Buprenorphine Patients Methadone Patients<br />

Figure 6.1. Évolution du nombre d’overdoses mortelles par héroïne<br />

en regard du nombre de personnes recevant un médicament de substitution,<br />

en France de 1990 à 2004 (source : OFDT et INSERM, P. Carrieri).<br />

1. C’est-à-dire des lieux délivrant un accueil à des conditions minimales (pas de<br />

consommation ou de vente de drogues dans le lieu et à sa proximité, pas de violence), et<br />

sans demande de soin préalable.


SENS ET FINALITÉ DE L’INTERVENTION SOCIALE 147<br />

1 493<br />

1 079<br />

424<br />

197<br />

142<br />

UDVI = usagers de drogues par voie injectable<br />

Figure 6.2. Évolution du nombre de nouveaux cas de sida déclarés, liés à<br />

l’usage de drogues par voie veineuse, de 1990 à 2003 (source : OFDT).<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

La comparaison est tout à fait frappante entre les changements<br />

observés, durant la période 1994-1996, d’un côté en ce qui concerne le<br />

nombre d’overdoses mortelles par héroïne et d’un autre côté pour ce qui<br />

est des nouveaux cas de sida : les courbes sont rigoureusement parallèles<br />

avec une « cassure » qui fait chuter la mortalité par overdose de 80 %<br />

et l’incidence du sida dans des proportions comparables. Bien peu de<br />

politiques sanitaires peuvent s’enorgueillir de résultats aussi importants<br />

en termes de vies sauvées et d’amélioration de l’état sanitaire d’une<br />

population en un temps si court.<br />

La mise en regard de ces chiffres avec ceux du développement des<br />

traitements de substitution (surtout celui par Subutex®) est également<br />

instructive : leur développement ne déclenche pas en soi le changement,<br />

puisqu’il s’était amorcé un ou deux ans avant leur réelle explosion,<br />

mais il l’amplifie et l’accélère. Si nous regardions les deux courbes<br />

en fonction de la date de la libéralisation de la vente des seringues<br />

(décret Barzach en 1987), nous ne verrions aucun impact de cette<br />

mesure, en revanche, si nous les regardons en fonction des quantités<br />

de seringues délivrées, nous voyons que celles-ci ont considérablement<br />

augmenté de 1990 à 1999 (Emmanuelli, 2005), de façon concomitante<br />

aux résultats sur la transmission du VIH et sur les overdoses 1 . Enfin, si<br />

1. Il faut néanmoins souligner que, déjà en 1991, suite au décret de Michel Barzach et<br />

aux informations qui ont commencé à être diffusées, environ 60 % des injecteurs avaient<br />

renoncé au partage des seringues selon une évaluation de l’IREP et de l’INSERM.


148 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

nous mettions les courbes en regard des créations de structures dites « à<br />

bas seuil » d’exigence et du développement d’actions communautaires,<br />

notamment avec des associations d’usagers, nous verrions le même<br />

parallélisme. C’est donc bien la combinaison de plusieurs mesures —<br />

et non les mesures prises séparément — qui, en « faisant politique » et<br />

en cristallisant une mobilisation au plus près des usagers et avec eux, a<br />

eu un puissant effet.<br />

Le bilan de cette politique n’est toutefois pas miraculeux, et plusieurs<br />

évolutions durant la même période sont moins positives, comme la<br />

poursuite de la consommation par voie intraveineuse chez une partie<br />

des usagers recevant du Subutex®, l’augmentation de la consommation<br />

de cocaïne et le maintien d’une incidence très haute de l’hépatite C. Mais<br />

cela ne dément en aucune façon ses effets positifs sur les usagers, les<br />

professionnels et les relations entre eux.<br />

Quels enseignements tirer pour une politique<br />

des drogues ?<br />

<strong>Les</strong> recherches sur le self-change et l’analyse des résultats de la<br />

réduction des risques apportent des enseignements très précieux et<br />

très convergents. Nous verrons plus loin (partie 3) que les nouveaux<br />

développements dans le champ de la promotion de la santé et dans celui<br />

de l’éducation expérientielle vont exactement dans le même sens.<br />

L’impact des conditions sociales et matérielles des usagers<br />

La première chose à retenir est que les conditions dans lesquelles<br />

se trouvent les usagers, notamment leur « déstigmatisation » et leurs<br />

possibilités d’intervenir sur leur situation, jouent un grand rôle dans<br />

l’entrée, le maintien, les niveaux de risques et la sortie de l’addiction.<br />

Cela est extrêmement important et devrait constituer la question préalable<br />

à toute intervention sociale : en quoi celle-ci crée ou non des conditions<br />

favorables à la capacité des usagers d’agir eux-mêmes sur leur comportement<br />

et leur situation ?<br />

Ces « conditions favorables » sont schématiquement de deux sortes :<br />

les conditions matérielles et les représentations collectives dans lesquelles<br />

sont « pris » les usagers (et ceux qui les entourent).<br />

La réduction des risques a montré combien la mise à disposition de<br />

lieux et « d’outils » (matériels d’usage à moindres risques, utilisation<br />

de médias d’information adaptés, accès à des dépistages simples...),<br />

pour peu qu’ils soient conçus avec les usagers eux-mêmes, font très


SENS ET FINALITÉ DE L’INTERVENTION SOCIALE 149<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

vite émerger de nouveaux comportements responsables pour se protéger<br />

et protéger autrui.<br />

Mais elle a montré aussi que cela n’était possible que si le regard<br />

social sur ces questions changeait parallèlement. C’est parce que le sida<br />

a fait apparaître que des êtres proches étaient menacés de mort par cette<br />

maladie que l’on a compris qu’il fallait donner à chacun, « drogués »<br />

y compris, les moyens d’empêcher la maladie de se propager et de<br />

continuer de prendre des vies. On a accepté alors de remettre en question<br />

des représentations bien ancrées jusque-là pour admettre de s’intéresser<br />

à « comment ils se droguent » et pas seulement à « comment les en<br />

empêcher ».<br />

<strong>Les</strong> remises en question ont traversé toute la société, y compris les<br />

milieux professionnels spécialisés que la culture du « cas par cas » avait<br />

éloigné des préoccupations de santé publique, et que la conception de<br />

« la toxicomanie comme symptôme » poussait à moins s’intéresser à la<br />

trivialité des comportements de consommation et de leurs conséquences<br />

directes qu’à ce qui pouvait être leur éventuelle étiologie psychique<br />

sous-jacente.<br />

Nous devons aussi remarquer que, contrairement à certaines conclusions<br />

hâtives qui voudraient que les mesures les plus efficaces pour<br />

la prévention soient les interdits et les contrôles instaurés par voie<br />

législative (Babor, 2003), cette politique s’est mise en place en contradiction<br />

avec la loi de 1970 et son esprit 1 , et qu’elle repose sur deux<br />

levées d’interdiction : celle de la vente libre des seringues 2 et celle de la<br />

prescription de médicaments de substitution 3 .<br />

Pour leur part aussi, les autochangements battent en brèche nombre<br />

d’idées reçues. Notamment celles selon lesquelles le comportement<br />

dépendrait uniquement des caractéristiques individuelles de l’usager. En<br />

réalité, l’environnement « écologique » (humain, relationnel, culturel,<br />

matériel et social) tient une place essentielle dans le comportement<br />

1. Ce qui a nécessité différentes dérogations du gouvernement, notamment pour que<br />

soient tolérés les programmes d’échange de seringues et que la police n’y intervienne pas.<br />

Mais, en France, cette politique est aujourd’hui de plus en plus remise en cause : elle est<br />

cantonnée à la distribution de seringues stériles, il n’est plus question de mettre en place<br />

des salles d’injection ou des programmes de substitution injectable, et les actions de<br />

« testing » en milieu festif sont interdites car accusées de « faciliter l’usage de drogues ».<br />

2. Depuis 1974 et jusqu’en 1987, aucune seringue ne pouvait être délivrée sans une<br />

ordonnance médicale.<br />

3. Cette prescription n’était pas autorisée pour les médecins généralistes et elle était<br />

restreinte à un tout petit nombre de patients recevant de la méthadone dans deux hôpitaux<br />

et un centre spécialisé avant 1993.


150 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

addictif et dans son évolution. Le « capital social » (Sobell), le mode de<br />

vie, sa plus ou moins grande stabilité, vont fortement influencer l’usage<br />

de drogues ou d’alcool et son impact sur la vie de la personne. Ce qui<br />

vient confirmer que les conditions dans lesquelles se trouvent les usagers<br />

— contexte social et ressources de l’environnement — sont déterminantes<br />

sur leur conduite et les capacités de les modifier.<br />

Diversité, valorisation des compétences et alliance<br />

avec les usagers<br />

Concevoir que l’essentiel des problèmes des <strong>conduites</strong> <strong>addictives</strong> se<br />

règle en dehors des dispositifs de soins et autrement que par des interdits<br />

supplémentaires n’est évidemment pas facile pour ceux qui les décident<br />

et pour les professionnels dont l’utilité de leur action motive leur vie<br />

professionnelle. Mais si la modification peut advenir sans traitement,<br />

elle ne réduit pas l’intervenant à un rôle passif, bien au contraire. Elle<br />

interroge les dispositifs sur leur pertinence, leur « appariement » ou<br />

accordage avec les besoins réels des usagers, mais souligne en même<br />

temps la triple nécessité de cette intervention : assurer la diversité des<br />

réponses, participer à la valorisation des compétences de l’usager et<br />

nouer avec lui une « reliance » nouvelle.<br />

On ne peut qu’être frappé des similitudes entre les leçons tirées de<br />

la politique de réduction des risques et les préconisations des travaux<br />

sur le « self change », tout particulièrement quant à la place à donner<br />

aux usagers dans les dispositifs et dans les interventions. Ainsi, les<br />

notions, issues des expériences de réduction des risques, de seuil adapté<br />

(c’est-à-dire l’adaptation des services proposés en fonction des situations<br />

des individus), et d’alliance permettant leur implication jusque dans la<br />

définition des services aux différentes étapes de la trajectoire, sont très<br />

similaires de celles d’intervention à intensité variable et d’empowerment<br />

proposées à partir des recherches sur les autochangements.<br />

Le sens et les objectifs se rejoignent : il s’agit de valoriser et capitaliser<br />

les compétences et les ressources des individus, de prendre en considération<br />

les interactions écologiques dont dépendent les changements, et de<br />

favoriser ces changements de façon diversifiée au long des différents<br />

moments ou étapes de la « trajectoire » et selon les choix de vie<br />

différents.<br />

De tels objectifs d’autonomisation-responsabilisation des individus<br />

et de développement d’une nouvelle reliance citoyenne, constituent un<br />

véritable projet social et ne peuvent être réalisés sans un niveau d’action<br />

collectif, un niveau d’action politique qui en crée les conditions.


SENS ET FINALITÉ DE L’INTERVENTION SOCIALE 151<br />

RÉFLEXIONS SUR LE BIEN-ÊTRE ET L’OPTIMALITÉ<br />

Peut-on aller plus loin dans la définition du projet préventif et thérapeutique<br />

? Au-delà de l’aide vis-à-vis de leur problème d’addiction, ne<br />

cherche-t-on pas le bien-être de ceux à qui ces interventions s’adressent ?<br />

Si nous répondons positivement à cette question, ne faut-il pas alors<br />

définir ce que l’on entend par bien-être ? Mais, ce faisant, ne risque-t-on<br />

pas de vouloir définir l’homme idéal et de nous retrouver, comme les<br />

pires totalitarismes, à vouloir prendre possession du bonheur de l’autre ?<br />

Et si nous nous contentons d’aider les personnes à se libérer de leurs<br />

souffrances, ne les abandonne-t-on pas en chemin pour parvenir à mieux,<br />

c’est-à-dire à jouir de la vie puisque nous avons vu que souffrance et<br />

plaisir constituent un tout ?<br />

Si nous restons dans notre sujet, une question préalable se pose :<br />

en quoi l’expérience psychotrope et même l’addiction seraient-elles<br />

contradictoires avec le bien-être ? Car ce qui légitime une intervention<br />

sociale n’est pas d’agir contre un bien-être au prétexte que la conduite<br />

pour y parvenir serait non conforme ou susceptible de dangers, c’est<br />

d’agir contre ce qui empêche le bien-être 1 .<br />

Le modèle expérientiel appliqué à la relation entre addiction et<br />

bonheur va nous aider à répondre.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Le bonheur est-il dans l’addiction<br />

ou hors de toute addiction ?<br />

La principale critique faite aux drogues est qu’elles ne procureraient<br />

qu’un « paradis artificiel » qui, en réalité, ferait le lit du malheur en<br />

laissant croire qu’il est écarté. Cela n’est pas dénué de vérité puisque<br />

certains y perdent effectivement leur santé et même leur vie. À l’évidence,<br />

les psychotropes, en agissant directement sur la genèse des émotions,<br />

désynchronisent la vie réelle et le vécu, la réalité et sa représentation.<br />

Dans l’expérience addictive, les signaux habituels de la vie s’émoussent,<br />

alors que nous avons besoin d’une dose de mal-être pour percevoir<br />

les difficultés et rechercher des issues. De plus, dans cette expérience<br />

addictive, l’intensité et la focalisation sur le plaisir immédiat vient<br />

1. Sans pour autant idéaliser ce bien-être. De ce point de vue, il nous est difficile<br />

d’emboîter le pas à l’OMS qui, dès 1946, promettait aux humains le Salut par la santé<br />

en la définissant comme « un état de complet bien-être physique, mental et social ».<br />

État que l’on ne peut atteindre, comme le remarque le psychanalyste Roland Gori « que<br />

brièvement dans l’orgasme... ou sous l’effet de drogues ! » (Gori, 2007).


152 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

occulter la perception des conséquences, elle prive ainsi le sujet d’une<br />

partie de ses capacités à (ré)agir et à changer.<br />

Pourtant, nous l’avons vu (partie 1), les molécules psycho-actives ne<br />

sont que des déclencheurs et amplificateurs de sensations que le cerveau<br />

produit lui-même dans d’autres expériences intenses. Ce qui est factice<br />

dans la consommation de substances psycho-actives, ce n’est donc pas<br />

la sensation ressentie, bien réelle dans sa dimension psychobiologique,<br />

mais la fonction qu’elle va éventuellement tenir du fait de sa puissance<br />

et sa capacité à occulter toutes les autres (Sissa, 1997).<br />

En libérant des contingences de la relation à l’autre et à son corps, en<br />

produisant sur commande une expérience dont l’intensité et l’instantanéité<br />

modifient l’être lui-même, l’expérience psychotrope peut conduire<br />

à l’inverse de ce qu’elle recherche. Mais conduit-elle immanquablement<br />

vers la douleur et la destruction ? Doit-on penser qu’« il n’y a pas<br />

de drogué heureux » comme le titrait un célèbre ouvrage de Claude<br />

Olievenstein (1977) ?<br />

Il n’est pas contestable que beaucoup sont malheureux et que quelquesuns<br />

y détruisent leur existence. Si cette « pente » existe, l’issue n’est<br />

pas irrémédiable. Nous savons que des consommateurs parviennent à<br />

« gérer » et à s’arrêter. Et puis, n’est-ce pas le fait de tout plaisir que<br />

d’avoir « un prix à payer » et de comporter le risque de faire oublier<br />

qu’il peut se retourner en souffrance ? D’autres plaisirs le montrent : la<br />

vitesse, la gourmandise, la passion amoureuse, etc. Ce n’est donc pas la<br />

recherche de la satisfaction qui est problématique, même sous la forme<br />

d’un plaisir de sensation interne déclenché par une substance externe.<br />

Ce n’est pas non plus d’encourir un risque à la mesure de la satisfaction<br />

obtenue. La véritable question est de savoir comment le plaisir peut<br />

conduire à la souffrance, si le risque peut être « géré » et dans quelles<br />

conditions. La vraie question, nous y revenons, est une question de limite,<br />

avec la question subsidiaire : qui décide de la réponse ?<br />

Car il existe des limites sociales, dont la définition revient à la société,<br />

et des limites individuelles qui reposent, elles, sur l’individu lui-même.<br />

Toute quête du bonheur a ses limites<br />

Une première limite à la quête du bonheur paraît claire et légitime : il<br />

y a l’autre et son bonheur propre.<br />

En effet, si, en prenant mon plaisir, je porte atteinte à l’autre, alors<br />

je suis condamnable au nom du bien commun qui est au fondement de<br />

l’idée même des droits humains et de la Justice : je suis libre tant que je<br />

ne nuis pas à l’autre.


SENS ET FINALITÉ DE L’INTERVENTION SOCIALE 153<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Si une part du plaisir que m’apporte l’expérience addictive est de me<br />

libérer des contingences de la relation à l’autre, il ne peut aller jusqu’à<br />

me rendre indifférent à l’autre. Je dois donc accepter de respecter des<br />

règles. C’est en cela que des interdits légaux sur certains comportements<br />

d’usage trouvent leur pleine légitimité. C’est aussi la base des stratégies<br />

visant à respecter la liberté personnelle du plaisir en écartant les risques<br />

pour autrui (« capitaine de soirée 1 » et autres formes de prévention de ce<br />

type).<br />

Une autre limite sociale est celle de l’impact (sécuritaire et financier)<br />

que font peser sur la collectivité les conséquences de certains plaisirs.<br />

Mais la « charge » qu’ils constituent pour la société peut-elle justifier de<br />

les interdire ? Le sport est un plaisir qui comporte de nombreuses conséquences<br />

négatives pour la société (accidents, dopage, « bigorexie 2 »,<br />

construction d’équipements coûteux...), mais il ne vient à personne l’idée<br />

de l’interdire. On rétorquera que les gains que représentent les activités<br />

sportives pour la santé, pour la culture, pour l’économie... sont bien<br />

supérieurs. C’est sans doute vrai, et cet exemple montre qu’il ne s’agit<br />

que d’une balance entre avantages et inconvénients. Exemple plus proche,<br />

celui de l’usage d’alcool : notre société juge les avantages supérieurs aux<br />

inconvénients, pourtant ces derniers ne manquent pas. D’autres sociétés<br />

ont fait l’analyse inverse, jugeant que les effets négatifs sur les individus<br />

et la société sont bien plus lourds que les aspects positifs, et l’alcool y est<br />

prohibé (à notre grand étonnement d’occidentaux). Il s’agit donc d’un<br />

choix collectif, politique.<br />

La collectivité s’est d’ailleurs organisée pour tirer avantage de<br />

<strong>conduites</strong> qu’elle peut juger pernicieuses : par exemple le tabac, l’alcool<br />

ou les jeux. <strong>Les</strong> activités autour de ces « déclencheurs » génèrent<br />

des plus-values économiques, et les taxations sont telles que plus les<br />

individus s’adonnent à ces plaisirs, plus l’État rempli ses caisses pour le<br />

bien de tous. Paradoxe en apparence, mais mode de régulation sociale<br />

surtout, car le coût de ces activités est un facteur qui les limite.<br />

Outre les limites sociales, la limite au bonheur est avant tout inhérente<br />

à lui-même (Boarini, 2007) : l’addiction pathologique est précisément le<br />

résultat du processus d’épuisement et de retournement du plaisir. Lorsque<br />

l’intensité de l’expérience se répète, dépasse les capacités de récupération<br />

du sujet, lorsque sa préoccupation ne devient plus que celle d’éviter à<br />

1. <strong>Les</strong> actions dites « capitaines de soirée » consistent, lors des soirées (bals, ...), à<br />

susciter l’auto-désignation d’un convive qui ne boira pas d’alcool pour pouvoir ramener<br />

chez eux les membres de son groupe d’amis.<br />

2. Nom donné à l’addiction aux sports.


154 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

tout prix le manque, lorsque l’expérience psychosociale s’appauvrit et<br />

se stéréotype dans l’isolement... le bonheur s’est évaporé et l’addiction<br />

devient souffrance. Elle devient pathologie. Pour des raisons biologiques,<br />

le corps n’a plus les moyens de retrouver ce plaisir (voir partie 1).<br />

Si une part du plaisir de l’expérience addictive provient du fait qu’elle<br />

me libère de contingences corporelles, je ne peux aller jusqu’à les ignorer<br />

toutes, au risque d’obtenir l’effet inverse : m’aliéner au corps.<br />

Cette limite est interne au sujet. La transgresser le met en danger dans<br />

sa santé, mais n’a pas d’autre répercussion sociale que celle-ci. Elle met<br />

essentiellement en jeu la capacité de l’individu à se poser des limites :<br />

elle renvoie à ses ressources et à ses vulnérabilités qui sont, par définition,<br />

variables selon les personnes mais variables aussi selon les moments de<br />

sa vie. C’est là le fondement de toute intervention : aider l’individu à se<br />

placer en situation d’une juste évaluation de ses expériences, en fonction<br />

de ses limites et de ses choix, et en connaissance des risques pour éviter<br />

la bascule dans la souffrance.<br />

Psychotropes, mieux-être, plaisir et souffrance<br />

Quand l’expérience apportée par le psychotrope vient atténuer un<br />

état douloureux, l’effet de l’acte addictif est un plus pour revenir à un<br />

état meilleur, mais pas un maximum. Dans ce cas, c’est le retour à la<br />

norme qui donne du bien-être. Cette conduite peut devenir addictive<br />

si le sujet y trouve, à ses yeux, une solution à un mal-être ou à une<br />

souffrance 1 . C’est ce que nous montre le « cycle de l’assuétude » : plus<br />

les problèmes que l’on rencontre nous mettent dans l’angoisse et dans<br />

un sentiment d’impuissance, plus nous aurons tendance à rechercher un<br />

apaisement immédiat comme celui que procurent des drogues puissantes.<br />

Mais plus alors la récupération nous tirera vers davantage de souffrance,<br />

ce qui ne peut que favoriser un emballement du comportement addictif,<br />

un « renforcement positif » comme disent les neurobiologistes. Et plus<br />

nous nous priverons nous-mêmes du plaisir d’un acte qui pourrait nous<br />

permettre de trouver une meilleure issue à nos difficultés.<br />

Le risque est d’aboutir à un « bonheur sur ordonnance », comme cela<br />

a pu être dénoncé à propos du déversement des psychotropes dans la<br />

vie sociale : antidépresseurs de nouvelle génération, Ritaline ® pour les<br />

enfants trop agités et inattentifs, somnifères et anxiolytiques, et bien<br />

d’autres qui nous sont annoncés. Il est probable que si nous avons de<br />

1. Maupassant, Artaud... les exemples sont innombrables et ne remplissent pas seulement<br />

les bibliothèques, ils occupent aussi beaucoup nos consultations.


SENS ET FINALITÉ DE L’INTERVENTION SOCIALE 155<br />

plus en plus recours dans notre vie à des médicaments pour améliorer<br />

notre état psychique, c’est que notre vie nous fait psychiquement de plus<br />

en plus souffrir ou que nous savons de moins en moins gérer des états<br />

« sans médicaments »...<br />

Et il est vrai aussi que la panoplie des substances actives ne cesse<br />

de s’élargir et de faire de nouvelles promesses pour notre bien-être. La<br />

question n’est pas nouvelle, mais son importance s’accroît : allons-nous<br />

tous devoir nous « doper » pour survivre, au risque d’affaiblir encore<br />

davantage nos capacités à agir sur notre situation, nos modes de vie et<br />

toutes les choses qui nous font souffrir ?<br />

Mais, en général, plus que pour écarter une souffrance ou une douleur,<br />

l’expérience psychotrope vise d’abord à provoquer une sensation<br />

agréable, un « bon moment », bref, elle donne le pouvoir de déclencher<br />

du plaisir. Le plaisir est une condition nécessaire au bonheur, il n’en est<br />

pas une condition suffisante. La répétition de l’expérience du plaisir<br />

pourrait sembler une solution simple et efficace puisqu’il suffit de<br />

réutiliser le « déclencheur ». Mais, en réalité, la répétition du plaisir<br />

autodéclenché amorce le cycle addictif et éloigne d’un état durable de<br />

bien-être. En d’autres termes, à partir d’un moment, répéter l’expérience<br />

tarit le plaisir et écarte du bonheur.<br />

Il apparaît donc que le problème posé par le plaisir apporté par<br />

les substances psycho-actives est moins un problème de drogue que<br />

celui de l’usage qu’en font les hommes. C’est un problème d’équilibre<br />

entre plaisir et souffrance, entre bien-être et mal-être. Équilibre n’étant<br />

pas le mot adéquat, car, dans cette balance, il s’agit de trouver un<br />

déséquilibre en faveur du plaisir plutôt que de la souffrance. Il s’agit de<br />

retrouver cet équilibre-déséquilibre en un point que certains ont appelé<br />

l’« optimalité ».<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Optimalité, actualisation et réalisation de soi<br />

Des auteurs, notamment du courant de la psychologie humaniste et<br />

positiviste, ont développé l’idée que les hommes sont fabriqués pour<br />

trouver cette optimalité, c’est-à-dire trouver une certaine harmonie et<br />

« se réaliser eux-mêmes ». Selon le principe énoncé par Maslow dans les<br />

années cinquante, la principale motivation des comportements humains<br />

résiderait dans la satisfaction de leurs besoins fondamentaux et dans la<br />

réalisation de leurs aspirations profondes.<br />

Pour les théories « existentielles » et phénoménologiques de la dépendance,<br />

notamment celle de Stanton Peele, les états altérés de conscience


156 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

par les substances psycho-actives serviraient ainsi de mécanisme d’adaptation,<br />

surtout en l’absence d’alternatives pour trouver des satisfactions<br />

suffisantes ou pour diminuer des niveaux d’anxiété trop élevés.<br />

Nous partageons cette conception du processus général qui conduit à<br />

l’addiction en ce qu’elle résume à nos yeux l’essentiel de la démarche<br />

de recours des hommes aux expériences psychocorporelles intenses :<br />

atteindre et maintenir un mieux-être. Mais si cela permet de comprendre<br />

la part minimale de la démarche (ne pas souffrir), cela définit-il la finalité<br />

de l’existence ? Cela définit-il la finalité de l’intervention ?<br />

UNE TENDANCE À LA RÉALISATION DE SOI<br />

« Nous pouvons dire qu’il y a, dans tout organisme, à quelque niveau que<br />

ce soit, un courant inné qui entraîne celui-ci vers la réalisation positive de<br />

ses propres possibilités. Il y a chez l’homme une tendance naturelle vers<br />

un développement complet. Le terme qui a souvent été utilisé pour cela est<br />

celui de tendance à la réalisation de soi, ou tendance actualisante, et elle<br />

existe dans tous les organismes vivants. »<br />

Carl Rogers, 1977.<br />

Se réaliser ou « s’actualiser » prend ici un sens quasi mystique : devenir<br />

soi-même en laissant advenir ce qu’enseigne sa propre expérience.<br />

Mais si l’expérience est la matrice de toute existence individuelle, elle<br />

n’est pas pour autant toujours limpide à soi-même et riche que de créativité.<br />

Elle peut recéler des douleurs terribles, des conflits indépassables,<br />

des traumatismes irréparables. Sans parler des mécanismes de défenses<br />

qui peuvent créer de véritables « points aveugles » dans la vision de soi<br />

et de son expérience.<br />

Certes, l’être humain recherche généralement ce qui peut lui apporter<br />

des satisfactions, mais que sont les satisfactions ? Sont-elles universelles<br />

ou différentes, voire contradictoires selon les individus et selon les<br />

cultures ? Existe-t-il des invariants ? Et comment s’inclut la dimension<br />

sociale, de recherche de lien et d’amour, qui constitue aussi une donnée<br />

essentielle de l’homme et donc de sa satisfaction ?<br />

L’optimalité : une synthèse expérientielle et une aptitude<br />

au bien-être<br />

Ainsi que le disait déjà Épicure, ce qui fait le bonheur n’est pas<br />

seulement un accès aux plaisirs : « Tout plaisir [...] est un bien et pourtant<br />

tout plaisir n’est pas à rechercher ; de même toute douleur est un mal,<br />

mais toute douleur n’est pas faite pour être toujours évitée. »


SENS ET FINALITÉ DE L’INTERVENTION SOCIALE 157<br />

Le lien est étroit entre plaisir et douleur, et ce qui compte n’est pas<br />

le plaisir à tout prix ni l’absence totale de souffrance, mais, dans la<br />

dialectique de l’un à l’autre, une « synthèse expérientielle globale »<br />

satisfaisante pour le sujet. Sachant que cet équilibre n’est pas identique<br />

pour tous les êtres humains et qu’il est la résultante d’un solde à la fois<br />

en termes de satisfaction (suis-je satisfait ?), et d’engagement (qu’est-ce<br />

que je veux ?). Questions jamais totalement closes dans une vie...<br />

Certains d’entre nous trouvent leur bien-être dans le plaisir de la<br />

retenue et d’une activité très mesurée. D’autres, à l’inverse, ont besoin<br />

de mouvement et de décharges d’adrénaline. La gestion expérientielle<br />

(GE) mesure cela par un test : le jagtam. Le « jag » pour les personnes de<br />

type « jaguars » plutôt suractif et jouisseur, et le « tam » pour désigner,<br />

à l’opposé, le type « tamanoir » très lent et précautionneux. Et c’est un<br />

fait : nous ne sommes pas égaux devant ce type de choix (voulu ou subi),<br />

et, de plus, ce choix peut évoluer au cours de la vie.<br />

LE BONHEUR N’EST QU’UNE APTITUDE<br />

« Le bonheur consiste plus dans une disposition générale de l’esprit et du<br />

cœur, qui s’ouvre au bonheur que la nature de l’Homme peut prêter, que<br />

dans la multiplicité de certains moments heureux dans la vie. Il consiste<br />

plus dans une certaine capacité de recevoir ces moments heureux. »<br />

Montesquieu, 1716-1755.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

L’optimalité se définirait donc dans cette aptitude à donner (ou trouver)<br />

du sens à sa vie, qui repose sur une capacité à faire des choix personnels<br />

en fonction de soi (de sa personne biologique, de ses dispositions<br />

psychiques, de son environnement) et à avoir des relations satisfaisantes<br />

avec le monde social dans lequel il vit. Une définition proche de celle du<br />

bonheur non comme fin en soi, mais comme aptitude.<br />

Mais en quoi tout cela concerne-t-il la finalité de l’intervention ?<br />

Parce qu’intervenir n’est ni éliminer quelques symptômes, ni délivrer<br />

aux individus les recettes du bonheur, ni laisser chacun à un libre choix<br />

théorique, mais c’est être porteur de ce que nous avons appelé un projet<br />

éthique et politique. C’est-à-dire contribuer à ce que chacun acquiert<br />

ou augmente sa disposition au bien-être, dans sa dimension individuelle<br />

(psychobiologique) en tant que sujet autonome, et dans sa relation à<br />

autrui et sa citoyenneté (sa dimension psychosociale). Intervenir consiste<br />

donc à créer des conditions de possibilité pour cela, mais pas à définir ce<br />

que chacun doit faire de cette aptitude. Des conditions de possibilité qui<br />

ne se limitent pas à celles apportées à l’individu, mais à la collectivité


158 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

tout entière. Que serait en effet un bonheur individuel s’il contribuait<br />

au malheur collectif ? C’est pourquoi le bonheur individuel passe, à<br />

un moment, par celui de la collectivité, et aussi pourquoi l’individu en<br />

société n’a pas que des droits, mais aussi des devoirs.<br />

Pour l’individu, la question n’est donc pas seulement comment être<br />

soi-même, mais elle est de savoir comment être soi-même dans une<br />

société qui crée les conditions du bien-être de tous, dans les limites des<br />

ressources de l’humanité. La réalisation de soi est dépendante, au moins<br />

en partie, de celle des autres. L’injonction au bonheur individuel dans<br />

nos sociétés nous le fait souvent perdre de vue.<br />

Comment repenser le sens de son expérience ?<br />

Lorsqu’il s’agit d’aborder ces questions à propos d’une conduite<br />

addictive et au recours compulsif à l’expérience psychotrope, cela<br />

signifie que la première question à se poser est : suis-je moi-même dans<br />

ce comportement ? Pour l’intervenant de prévention ou le thérapeute,<br />

cela revient à introduire une « rupture d’évidence » selon l’expression<br />

de Marc-Henri Soulet. Une interrogation sur un mode de vie devenu<br />

implicite, irréfléchi, routinier, et provoquer « une reconceptualisation de<br />

l’expérience antérieure et une recherche de nouvelles alliances avec la<br />

société » (Soulet, 2002).<br />

Comment repenser son expérience ? Faut-il attendre des événements<br />

de vie qui y contraignent ? Nous aborderons cette question notamment à<br />

propos de l’intervention précoce et des soins. Mais elle n’est ni l’apanage<br />

des professionnels ni spécifique aux situations d’addiction. Elle peut se<br />

poser pour chacun de nous, à des moments clés de sa vie.<br />

Cela peut nécessiter des « outils », des méthodes, des « expertises »,<br />

mais, quoi qu’il en soit, le centre de l’évaluation comme celui de la<br />

décision reste le sujet lui-même. Cette déconstruction-reconstruction,<br />

est précisément ce que vise le « bilan expérientiel » que propose la GE<br />

pour aborder tout changement d’une conduite addictive. Un bilan qui se<br />

déroule schématiquement en quatre étapes (Therrien, 2006) :<br />

• identification et exploration du mode de vie (car un comportement de<br />

consommation s’inscrit toujours dans un mode de vie) ;<br />

• exploration des autres modes de vie (car des alternatives existent) ;<br />

• description de la satisfaction trouvée, perdue ou absente de ce mode de<br />

vie (car cela influe sur le choix de maintenir ou pas ce comportement) ;<br />

• définition des moyens d’augmenter la satisfaction et des changements<br />

que cela nécessite ou pas dans le mode de vie.


SENS ET FINALITÉ DE L’INTERVENTION SOCIALE 159<br />

Pour créer les conditions d’une telle réflexion sur la prise de risque,<br />

sur l’expérience, sur le mode de vie et la réappropriation de ses choix,<br />

l’important est moins la qualité des outils que celle de la relation<br />

instaurée par le proche, l’intervenant ou le thérapeute. C’est en tout<br />

cas l’objectif essentiel de l’accompagnement, tant en prévention que<br />

pour soigner, ainsi que nous le développerons tout au long des parties 3<br />

et 4.


Chapitre 7<br />

STRATÉGIES ET MODALITÉS<br />

DE L’INTERVENTION<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

COMMENT traduire en « interventions », en services et en actions<br />

préventives et thérapeutiques, un projet éthique et politique qui<br />

mette le sujet, y compris dépendant, « au centre », en relation avec<br />

lui-même et en interaction avec son environnement, et qui l’aide à<br />

construire son autonomie et sa citoyenneté à travers le pouvoir de ses<br />

actes ?<br />

Pour répondre, il nous faut commencer par définir la nature des<br />

problèmes soulevés par les addictions sur lesquels il est légitime, utile<br />

et nécessaire d’intervenir. Cela impose de se garder des idées reçues et<br />

des croyances. En particulier celles, encore si présentes aujourd’hui,<br />

qui établissent un lien systématique entre addictions et « <strong>conduites</strong><br />

antisociales ». La seule façon de l’éviter est d’adopter une méthode et<br />

une rigueur scientifique qui respectent l’usager et sa parole. Une méthode<br />

qui prenne en compte l’hétérogénéité des modes de perception et<br />

d’engagement dans ces pratiques, et qui soit mise en œuvre aux différents<br />

niveaux de décision collective : en particulier le niveau local de proximité<br />

(celui de l’institution et de la cité), le niveau des collectivités territoriales,<br />

de l’État et, même s’il est plus lointain, le niveau international.


162 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

La société démocratique donne à tout individu des droits pour exercer<br />

sa liberté, elle différencie la sphère privée et la sphère publique, la liberté<br />

de disposer de soi et le devoir de respecter l’autre. Au principe qui<br />

accorde au sujet adulte la liberté de faire son bonheur au risque de son<br />

propre malheur, il s’agit d’adjoindre, pour répondre à l’évolution de<br />

notre monde, celui de l’accompagnement de chacun dans ses choix et de<br />

l’assistance à ceux dont l’autonomie est menacée ou défaillante, quelle<br />

qu’en soit la raison.<br />

Définir une politique globale des drogues<br />

et des addictions<br />

La manière de définir le problème détermine la façon de l’aborder.<br />

Dans le champ des addictions cette définition des problèmes dépend en<br />

grande partie de la place qui est donnée aux usagers car, du début à la fin,<br />

ils en sont les premiers vecteurs et les premiers acteurs. Mais qui sont<br />

les usagers ? En réalité, nous sommes tous des usagers de déclencheurs<br />

et d’amplificateurs d’expériences, et la plupart d’entre nous utilisons peu<br />

ou prou des substances psycho-actives pour cela... Nous sommes donc<br />

tous concernés. Pour autant, nous n’avons pas tous les mêmes pratiques<br />

d’usage ni les mêmes problèmes en lien avec ces pratiques.<br />

Pour qui s’intéresse au domaine des drogues, la diversité des modes<br />

de consommations et des trajectoires est certainement l’une des choses<br />

les plus frappantes. Au-delà des typologies qui distinguent sur des critères<br />

médicaux les différentes catégories de consommation 1 , c’est toute<br />

l’hétérogénéité des modes de vie et des relations avec les psychotropes<br />

qui fait la réalité du phénomène. Abstinents, consommateurs modérés,<br />

preneurs de risque, dépendants, maximalistes, minimalistes... chacun a<br />

son expérience propre. Toutes ces expériences, avec les choix qu’elles<br />

traduisent, les satisfactions et les problèmes qu’elles comportent, doivent<br />

être prises en compte.<br />

Pluralité des besoins<br />

Cela signifie que les réponses publiques ne peuvent s’élaborer ni à<br />

partir de données trop partielles ni en ciblant une catégorie. La politique<br />

en matière d’alcool ne peut, par exemple, se fonder sur la seule lutte<br />

contre l’alcoolisme, ni au seul bénéfice des usagers sans problème, ni<br />

à celui des industries alcoolières. <strong>Les</strong> usagers de drogues illicites ne<br />

1. Voir le continuum des usages et les distinctions entre usage, abus et dépendance<br />

définies dans le chapitre 3.


STRATÉGIES ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION 163<br />

peuvent prétendre définir à eux seuls les politiques en la matière, mais<br />

ils doivent être entendus et leurs intérêts respectés. C’est d’ailleurs la<br />

reconnaissance de leur situation et de leur responsabilité d’acteurs qui<br />

a permis le succès de la politique de réduction des risques. C’est aussi<br />

l’une des raisons essentielles de l’échec des politiques conventionnelles,<br />

généralement décidées entre responsables politiques et experts choisis<br />

parmi les professionnels des soins ou de la répression, mais sans (voire<br />

contre) les usagers.<br />

<strong>Les</strong> besoins des populations face aux drogues 1 et aux addictions sont<br />

également divers et contradictoires. Besoins d’information et d’éducation,<br />

besoins de sécurité et de qualité de vie, besoin d’expression et de<br />

fête, besoin de plaisir, besoin de limites, besoin de soins de proximité,<br />

besoin de survivre, besoin de « bien vivre ensemble »... Aucune de ces<br />

aspirations n’est à exclure ou à négliger. Et si certaines ne convergent<br />

pas toujours de façon évidente (par exemple la sécurité et la fête), il<br />

est du rôle des méthodes de concertation et de décision collective de<br />

chercher des solutions pour y parvenir. C’est ce que signifie pour nous<br />

la démocratie participative. Des modalités de mise en œuvre concrète<br />

existent, comme l’a montré l’expérience du « panel citoyen » réalisée<br />

dans le quartier de la place Stalingrad, dans le 19 e arrondissement de<br />

Paris (Coppel, 2003).<br />

Beaucoup de collectivités locales sont peu ou prou confrontées à ces<br />

questions et quelques-unes expérimentent, sur les addictions comme sur<br />

d’autres sujets touchant à la santé, des pratiques communautaires en<br />

santé. Ce sont notamment celles que cherche à promouvoir l’Institut<br />

Théophraste Renaudot dont nous donnons ci-dessous des extraits de la<br />

charte.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

LES VALEURS ET LES OBJECTIFS DES PRATIQUES<br />

DE SANTÉ COMMUNAUTAIRE<br />

« Nous partageons ensemble des valeurs qui fondent notre démarche<br />

actuelle autour de la promotion de la santé communautaire :<br />

• une conception globale de la santé qui implique divers secteurs d’activités<br />

et justifie de la pluridisciplinarité, l’exigence du droit à un accès aux soins<br />

de qualité égal pour tous ;<br />

• une conception démocratique des pratiques qui vise à associer toute<br />

personne au maintien, à la préservation ou à l’amélioration de la santé ;<br />

1. Rappelons pour mémoire que, dans nos propos, ce vocable recouvre tous les produits<br />

psycho-actifs, licites ou illicites.<br />


164 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

☞<br />

• la solidarité qui repose pour partie importante sur un système de<br />

protection sociale et de distribution des soins accessibles à tous ;<br />

• l’exigence de qualité des réponses curatives et préventives, et leur<br />

évaluation. »<br />

L’objectif essentiel de ces pratiques est « La reconnaissance pour chaque<br />

citoyen de sa place d’acteur de la vie sociale, et la prise en compte des<br />

facteurs qui conditionnent son mieux-être, notamment l’habitat, le cadre de<br />

vie, l’environnement socio-économique... »<br />

Charte de l’institut Théophraste-Renaudot,<br />

Santé communautaire et Santé dans la ville (2007).<br />

Mais il en va de la démocratie participative comme de la démocratie en<br />

général : elle ne peut se développer réellement que si des efforts massifs<br />

d’information et d’éducation des populations sont menés parallèlement.<br />

Cela souligne combien, dans le domaine des drogues et des addictions,<br />

la diffusion d’un « langage commun » est une condition nécessaire<br />

pour sortir des préjugés ou des discours ésotériques des différents<br />

professionnels.<br />

Droits et participation des usagers<br />

À ces versants politique et communautaire de la démocratie s’en ajoute<br />

un autre tout aussi important : le droit des usagers dans les institutions<br />

qui ont pour mission de les aider et de les soigner et la place du sujet<br />

dans sa propre démarche de soins ou, plus généralement, sa démarche de<br />

changement 1 .<br />

La participation des usagers à la définition et à l’adaptation des<br />

services qui leur sont destinés est une des grandes avancées des législations<br />

récentes, celle sur les « droits des malades » (loi du 4 mars<br />

2002) et, surtout, la loi du 2 janvier 2002 visant à rénover le secteur<br />

1. Ce dernier point sera abordé en détail dans la partie 4 à propos de la création<br />

d’une « nouvelle alliance thérapeutique » entre le soignant et le soigné et de la notion<br />

d’accompagnement thérapeutique.


STRATÉGIES ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION 165<br />

social et médico-social 1 . Outre le droit à l’information et à l’expression,<br />

ces mesures législatives introduisent une « citoyennisation ». Elles<br />

modifient profondément les rapports entre les usagers, les institutions<br />

et les professionnels, et, améliorent concrètement « l’accordage » (ou<br />

appariement), c’est-à-dire l’adéquation des services proposés aux usagers<br />

à leurs besoins concrets, tout en leur donnant une cohérence d’ensemble.<br />

C’est dire l’importance de leur pleine application dans une approche<br />

humaniste et sociale des addictions.<br />

<strong>Les</strong> deux axes de l’intervention<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Quels sont les types de problèmes posés par les <strong>conduites</strong> <strong>addictives</strong>,<br />

aux individus et à la collectivité, qui nécessitent une intervention extérieure<br />

au sujet ? C’est de la réponse à cette question que peuvent se<br />

déduire les actions à mener et une politique. Elle est donc capitale.<br />

D’une façon générale, pour penser et construire une telle politique,<br />

il convient de poser une première distinction entre deux sortes de<br />

problèmes : d’une part les risques encourus par l’individu du fait de<br />

sa conduite, et, d’autre part, les risques que sa conduite crée pour autrui.<br />

Cette distinction est, dans toute société démocratique, la première règle<br />

du contrat social et le principe du droit : au regard de la collectivité, ce<br />

que je fais vis-à-vis de moi n’est pas du même registre de responsabilité<br />

que ce que je fais envers autrui. Cela renvoie à la distinction entre<br />

« sphère privée » et « sphère publique » dont le respect devrait trouver<br />

sa pleine application en matière de consommation de drogues.<br />

Dans le premier cas, il s’agit de responsabiliser la personne pour<br />

minimiser les risques qu’elle prend pour elle-même, du fait de son propre<br />

comportement. Cette catégorie est celle de la santé publique mais surtout<br />

de l’éducation à la santé, de la réduction des risques et de la gestion de<br />

ses expériences. C’est un domaine d’exercice de la liberté individuelle,<br />

de l’autodétermination, du savoir et de la conscience. Et celui de la<br />

solidarité collective, notamment envers les individus les plus vulnérables<br />

et ceux qui ont des difficultés à modifier leur comportement dans un sens<br />

1. Nous disons « surtout », car les institutions médico-sociales en addictologie, les<br />

CSAPA (centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie), et les<br />

CAARUD (centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour les<br />

usagers de drogues) sont les espaces de rencontre et d’accompagnement spécialement<br />

dévolus à l’intention des personnes présentant un problème d’addiction. Sur tous les<br />

aspects de cette loi et, notamment, les « 7 outils nouveaux pour les droits des usagers »,<br />

on peut consulter le site de l’Association nationale des intervenants en toxicomanie :<br />

www.anit.asso.fr.


166 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

plus favorable à leur santé. Notons qu’il est ici question de diminuer et<br />

non d’abolir les risques, car l’on sait qu’un monde avec « zéro risque »<br />

et « zéro addiction » est un monde « zéro », en rien idéal car tout à fait<br />

impossible, et, si l’on réfléchit bien, totalement terrifiant.<br />

Dans le second cas, il s’agit d’empêcher la mise en danger d’autrui<br />

et de protéger la collectivité de comportements suscités ou amplifiés<br />

par une consommation de substances psycho-actives chez ceux qui<br />

les consomment. C’est le domaine de la responsabilité citoyenne et<br />

des législations. Mais soyons précis : de quoi la société — les autres<br />

— doivent-ils être protégés du fait du recours aux substances psychoactives<br />

par certains ? Il y a dans ce domaine deux types de situations<br />

qui nécessitent l’intervention de la collectivité (et donc de la loi) : les<br />

atteintes ou mises en danger d’autrui et les « troubles à l’ordre public ».<br />

Si la première catégorie de situations ne pose guère de problème de<br />

définition en droit, la notion de troubles à l’ordre public est en revanche<br />

particulièrement extensible. Plutôt que cette expression, les Néerlandais<br />

utilisent celle de « nuisances publiques », peut-être plus parlante, mais la<br />

difficulté reste la même : cette partie des problèmes de sécurité publique<br />

est juridiquement floue, et c’est surtout la façon de l’aborder qui peut<br />

permettre de la traiter dans le sens du bien commun. C’est l’un des<br />

enjeux de la démocratie locale que de faire émerger les moyens de « bien<br />

vivre ensemble », sans rejeter certains ni abandonner l’espace public à<br />

quelques-uns.<br />

Usage de soi et dangerosité sociale<br />

Au regard de ces deux aspects, quelle est la nature de l’acte posé dans<br />

le cadre d’une conduite addictive ? Il s’agit d’un acte qui correspond<br />

à une recherche de satisfaction, nous l’avons déjà amplement souligné.<br />

Un acte qui porte sur soi-même, sur son expérience psychocorporelle<br />

et psychosociale. Si un tel acte dont la finalité est autocentrée porte<br />

atteinte aux autres, c’est par des effets indirects. Contrairement à une<br />

opinion bien ancrée, il est exceptionnel que la prise de psychotrope<br />

génère en soi une hétéro-agressivité par exemple. En revanche, cette<br />

consommation peut participer à la dérégulation de comportements, ce qui,<br />

dans certains cas, peut favoriser l’hétéro-agressivité 1 . Le comportement<br />

de consommation n’est donc pas socialement dangereux par nature : il<br />

1. Toutes les drogues qui ont un effet désinhibant puissant peuvent donner lieu à de tels<br />

comportements, mais toujours comme co-facteur, à côté d’autres facteurs de circonstance<br />

et de personnalité. Au premier rang de ces substances, on ne trouve pas un « stupéfiant »,<br />

mais l’alcool, c’est-à-dire notre drogue la plus familière.


STRATÉGIES ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION 167<br />

participe à un ensemble de facteurs qui peuvent diminuer les contrôles<br />

de l’agressivité. Notons que les consommations de psychotropes ont le<br />

plus souvent un effet inverse, sédatif et apaisant, et donc d’augmentation<br />

des contrôles de l’agressivité. Ce n’est pas l’acte de consommation en<br />

lui-même qui est en cause, mais certaines circonstances et une limite à ne<br />

pas franchir. Un parallèle peut être fait avec la recherche de vitesse : elle<br />

peut être dangereuse (et donc légitimement interdite et sanctionnée) audelà<br />

d’une certaine limite sur la route, mais elle n’est pas « antisociale »<br />

en soi. Un sujet ne peut pas dire « laissez-moi, prendre mon plaisir et<br />

appuyer comme je veux sur l’accélérateur » s’il est sur la voie publique,<br />

mais il peut prendre ce plaisir sur un circuit ou en descendant à toute<br />

vitesse sur une piste de neige balisée, ou encore en se « défonçant » en<br />

kite surf, wakeboard ou autre sport de glisse.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Inverser la démarche entre contrôler et éduquer<br />

Pour maîtriser ces limites, ce sont avant tout l’individu, son expérience<br />

propre et sa responsabilité personnelle qui sont sollicités ; responsabilité<br />

envers lui-même et envers la communauté à laquelle il appartient (famille,<br />

quartier, groupe, pays). Il s’agit, pour l’individu, d’être capable de mettre<br />

en relation sa propre satisfaction ainsi que les comportements destinés à<br />

l’augmenter avec les conséquences pour lui (le « contre-effet ») et pour<br />

autrui (les « nuisances »). Cela n’est pas inné, mais cela s’acquiert.<br />

Nous voyons donc se dégager les deux axes de l’intervention sociale<br />

envers les <strong>conduites</strong> <strong>addictives</strong> : un axe d’éducation et de liberté de choix,<br />

et un axe de contrôle social et de protection. <strong>Les</strong> deux sont étroitement<br />

liés bien sûr. Leur cohérence est à la base de l’efficacité des politiques<br />

publiques qui se doivent d’être nécessairement « globales ».<br />

Mais cette cohérence ne peut se déterminer de façon purement<br />

théorique. <strong>Les</strong> problèmes sont concrets et ont des répercussions dans la<br />

vie de beaucoup de gens : les usagers bien sûr, mais aussi leur entourage,<br />

en famille, au travail, dans le quartier, etc. C’est pourquoi les principes<br />

d’éthique sociale que l’on adopte doivent être confrontés aux réalités et<br />

au vécu des populations.<br />

Cette cohérence exige d’examiner en profondeur les conditions de<br />

réalisation de ces deux stratégies complémentaires : éduquer à la liberté<br />

de l’usage de soi et poser des limites à cette liberté envers certains<br />

comportements. Cela suppose de commencer par s’intéresser à l’usage<br />

de soi, à ses motivations et aux mécanismes d’autocontrôle, avant<br />

de fixer des interdits et des mesures de contrôle des individus. C’est<br />

pourquoi, contrairement aux politiques conventionnelles qui érigent<br />

d’abord des mesures de contrôle et demandent à l’éducation de les


168 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

justifier, il nous paraît indispensable d’inverser cette démarche : définir<br />

d’abord le premier axe d’éducation et de recours aux autocontrôles pour<br />

pouvoir définir des limites et des hétéro-contrôles efficaces et contribuer<br />

ainsi au développement d’un « individu social » capable d’assumer son<br />

autonomie et de s’engager dans la relation aux autres. L’enjeu ne se réduit<br />

pas à donner davantage priorité à l’éducation, mais il est de réorienter<br />

toute une politique : plutôt que de n’intervenir que sur les situations<br />

extrêmes nécessitant soins lourds et mesures légales restrictives, centrer<br />

l’action publique sur les moyens à mettre en œuvre pour prévenir ces<br />

situations et pour aider tout un chacun à gérer ses expériences de vie.<br />

ÉDUCATION, EXPÉRIENCE ET AUTOCONTRÔLES<br />

L’addiction est un processus qui se déroule le plus souvent sur un<br />

temps long. Ce processus n’échappe jamais totalement, même dans les<br />

situations de dépendance, à la conscience et à la capacité d’autodétermination<br />

et donc de changement du sujet 1 . L’usage de déclencheurs<br />

d’expériences intenses et l’addiction à ceux-ci sont un risque mais aussi<br />

un support à beaucoup de nos comportements de recherche de bien-être.<br />

L’addiction s’inscrit dans un mode de vie et n’est pas un problème réservé<br />

à quelques-uns. Dans notre existence moderne, c’est même une question<br />

quotidienne qui touche aux possibilités d’adaptation que chacun peut<br />

trouver pour répondre à ses aspirations légitimes au bien-être, et pour<br />

faire face aux pressions du monde social qui est le nôtre.<br />

Pour ces différentes raisons, il apparaît que chaque individu est et sera<br />

de plus en plus confronté, tout au long de sa vie, à la question que l’on<br />

peut résumer ainsi : « En fonction de mes choix personnels et du monde<br />

dans lequel je vis, comment puis-je gérer ma propre expérience de façon<br />

à jouir de la vie et lui donner sens ? »<br />

Cette question englobe celle de la consommation de substance psychoactives,<br />

sans se limiter à ce seul aspect. Comment y répondre ? Par<br />

l’éducation, nous l’avons dit. Mais quelle éducation ?<br />

1. Mais, comme nous l’avons vu à propos du cycle de l’addiction, le « renforcement<br />

positif » du cycle biologique qui peut s’ajouter à celui du cycle psychosocial détermine<br />

chez les personnes en grande dépendance une réduction de leur pouvoir sur l’acte de<br />

consommer ou de s’abstenir. <strong>Les</strong> actions thérapeutiques ne visent alors rien d’autre qu’à<br />

redonner un peu plus de pouvoir sur ses actes au sujet dépendant. Mais celui-ci n’en est<br />

jamais privé définitivement. Il est capital de ne jamais l’oublier.


STRATÉGIES ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION 169<br />

Construire un individu autonome et social<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Mettre l’éducation comme socle d’une politique d’intervention ne se<br />

limite pas à donner plus d’importance à la transmission des apprentissages,<br />

même s’il y a là de vrais impératifs. Il s’agit d’une tout autre<br />

ambition : répondre aux besoins d’autonomie qui sont au cœur des<br />

attentes de l’individu moderne et, pour cela, lui donner un pouvoir<br />

plus grand sur sa vie. Comme l’a écrit Gérard Mendel dans ses ultimes<br />

pages avant sa mort (2004) : « Pas d’échappatoire possible : pour que la<br />

personnalité puisse exister, il ne suffit pas d’agir sur le psychisme, il faut<br />

que le sujet possède du pouvoir à l’extérieur sur sa vie. »<br />

Il ne s’agit pas de s’intéresser exclusivement à l’éducation des enfants<br />

et des adolescents, même si ce sont bien entendu des âges cruciaux<br />

du développement de la personnalité. Ni les questions d’autonomie et<br />

de citoyenneté, ni même la construction de soi, ne sont l’apanage des<br />

premiers âges de la vie. L’éducation dont nous parlons — la formation<br />

d’un individu social — est un continuum de toute la vie.<br />

Mais comment une telle éducation peut se réaliser concrètement dans<br />

ce monde ? En aidant l’enfant, l’adolescent, l’adulte, à se poser les<br />

bonnes questions, à trouver les ressources en soi et dans son environnement<br />

pour se structurer et faire les choix les plus adéquats. <strong>Les</strong> plus<br />

adéquats à sa satisfaction et à son implication sociale. Cela nécessite<br />

aussi que des modalités d’information, de débat, de négociation et de<br />

décision existent à tous les niveaux de vie sociale, en particulier ceux de<br />

proximité et du quotidien (l’école, les institutions, le travail, le quartier)<br />

pour permettre à chacun d’influer sur les conditions de sa propre vie et<br />

celle de son collectif d’appartenance. La formation de l’individu social<br />

se forge aujourd’hui moins dans le rapport vertical entre celui qui sait<br />

et celui qui apprend que dans les interactions entre individu, collectif de<br />

coopération 1 et société.<br />

Apprendre à gérer son expérience<br />

Dans le domaine qui nous intéresse, les addictions, nous sommes au<br />

cœur de cette conception de l’éducation à l’autonomie et à la citoyenneté :<br />

« former les esprits » (educare), en apportant des outils à la réflexion, à<br />

1. Nous entendons par « collectifs de coopérations », les groupes plus ou moins informels<br />

tels que la classe, le groupe de pairs, l’équipe, etc., intermédiaires entre la famille et<br />

l’institution, et où se nouent des échanges souvent très formateurs. Nous retrouverons<br />

cette dynamique entre individu et collectif de coopération dans la partie 4 consacrée aux<br />

soins, à propos des groupes.


170 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

la connaissance de soi et du monde, à la prise de pouvoir sur ses actes<br />

et à la capacité de choisir. Des outils pour faire le meilleur usage de ses<br />

ressources d’autocontrôle dont nous avons vu la puissance à propos de<br />

la réduction des risques et de l’autochangement.<br />

Pour atteindre ce niveau de co-réflexion et d’interaction entre les<br />

individus, une première condition s’impose : « libérer » suffisamment<br />

les potentialités des uns et des autres à soutenir, pour soi et pour autrui,<br />

cette démarche de questionnement personnel et d’autodétermination.<br />

Il s’agit de créer des espaces de rencontre et de questionnement dont<br />

la vie moderne nous prive le plus, tout en les rendant sans cesse<br />

plus indispensables... <strong>Les</strong> familles, les proches, les éducateurs au sens<br />

large, les intervenants sanitaires et sociaux, les pairs... Tout un chacun<br />

est potentiellement en position d’aider un autre à cette réflexion, ou,<br />

à l’inverse, de recevoir l’aide de l’autre. <strong>Les</strong> professionnels ont la<br />

responsabilité particulière de soutenir cette démarche générale et de<br />

proposer des outils spécifiques lorsque les interventions touchent au<br />

domaine du pathologique et de la perte de contrôle.<br />

Nous verrons dans la partie suivante, à propos de la prévention et de<br />

l’intervention précoce, différentes approches éducatives qui permettent<br />

d’apporter de tels outils dans le domaine des addictions et, plus largement,<br />

des <strong>conduites</strong> à risque et de la santé.<br />

Mais, outre l’apport d’outils pour penser et se représenter les problèmes,<br />

ce que l’on attend de telles approches éducatives c’est qu’elles<br />

prennent en considération la singularité et l’hétérogénéité des personnes,<br />

de leur expérience et des problèmes qu’elles rencontrent. Il existe<br />

des différences de « tempérament » et de structure de personnalité qui<br />

déterminent une variabilité du besoin d’intensité de l’expérience vécue.<br />

Nous ne sommes pas tous égaux devant le besoin de sensations et de<br />

prise de risques. C’est d’ailleurs pourquoi des slogans comme « savoir<br />

dire non », « boire avec modération », « les drogues, n’y touchez pas »,<br />

etc., n’ont qu’un faible impact sur les personnes qui, précisément, sont<br />

plus portées que les autres à l’excès et à la mise en danger de soi.<br />

Il existe aussi des conditions sociales ou psycho-individuelles qui<br />

privent des personnes d’une bonne partie des alternatives possibles pour<br />

répondre à leurs « problèmes de vie » et pour construire leur existence<br />

selon leurs choix. <strong>Les</strong> conditions sociales et le contexte de vie sont des<br />

éléments d’une grande importance car nul ne peut construire sa vie sans<br />

que celle-ci ne s’adapte d’une manière ou d’une autre au monde tel qu’il<br />

l’entoure. Éduquer consiste donc à permettre à l’individu de se servir<br />

au mieux du pouvoir que lui donne sa capacité d’agir, sur lui-même<br />

et sur son environnement. Il s’agit bien, comme nous l’avons dit plus


STRATÉGIES ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION 171<br />

haut, d’une éducation à l’autonomie et à la citoyenneté. Toutes choses<br />

qui n’ont de sens que si la société les valorise et les rend pleinement<br />

possibles.<br />

Lorsque l’engagement dans une conduite addictive rend difficile<br />

l’autochangement (l’addiction pathologique telle que définie dans le<br />

chapitre 4), modifier ce comportement signifie faire évoluer son mode<br />

de vie, et cela nécessite des conditions de possibilité particulières. <strong>Les</strong><br />

stratégies de soins des personnes dépendantes doivent précisément se<br />

développer autour de ces conditions que nous examinerons en détail<br />

dans la partie 4 : d’abord rendre possible la problématisation (pouvoir<br />

s’interroger sur son mode de vie), ensuite pouvoir accéder à un autre soi<br />

(trouver d’autres équilibres entre soi et son contexte de vie), enfin avoir<br />

une confirmation sociale du bien-fondé de son changement.<br />

Nous voyons en tout état de cause combien la simple information sur<br />

les dangers et sur la loi est dérisoire au regard de ce que devraient être<br />

les objectifs de l’éducation face aux risques liés aux addictions : aider<br />

à faire des choix réfléchis, à évaluer sa propre expérience et faciliter le<br />

changement si celui-ci est nécessaire.<br />

INTERDITS, LOIS ET HÉTÉROCONTRÔLES<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

L’autonomie et la citoyenneté d’une personne se forgent par la connaissance<br />

de ses ressources et de ses désirs, mais nécessairement aussi par la<br />

connaissance et le respect de certaines limites : celles du sujet lui-même<br />

et celles que pose la société. Vivre en société — ce qui est inhérent à<br />

notre humaine condition — exige des devoirs envers la collectivité et<br />

d’intégrer les règles qui la régissent. Éduquer comme prévenir suppose à<br />

la fois d’aider et de cadrer, d’avertir et d’empêcher (Morel et al., 2000).<br />

<strong>Les</strong> interdits, les lois et les hétérocontrôles font partie des interventions<br />

visant à réguler l’utilisation des déclencheurs de plaisir et les <strong>conduites</strong> à<br />

risques. « Jouir sans entrave », slogan abondamment moqué aujourd’hui<br />

pour attaquer les utopies anti-autoritaires des années soixante, invitait<br />

à une impossible abstraction de ces limites, mais pour provoquer le<br />

dépassement de celles qui apparaissaient abusives 1 . Dans les années<br />

quatre-vingt-dix, l’association Actup a lancé brièvement une campagne<br />

1. Rappelons que, dans le contexte d’alors, les mouvements « anti-culturels » exprimaient<br />

surtout un besoin de se libérer d’un grand nombre d’inhibitions et de coercitions,<br />

notamment envers l’usage de son propre corps et de sa sexualité, dont bien peu de gens<br />

réclament aujourd’hui le rétablissement.


172 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

pour « le droit au plaisir » à propos de l’usage de drogues, façon<br />

plus actuelle de poser une revendication à la jouissance sans entrave...<br />

Certains mouvements réclament une légalisation du commerce et de<br />

l’usage de toutes les drogues alors que d’autres demandent au contraire<br />

plus de sévérité et plus de contraintes contre ces drogues et leurs usages.<br />

Le débat entre modération, interdit et liberté en ce qui concerne la<br />

consommation des substances légales (alcool, tabac) 1 , ou celui quant<br />

à l’automédication et l’abus de médicaments posent le même problème :<br />

des limites sont nécessaires mais où et comment les tracer ?<br />

<strong>Les</strong> dangers d’une vision délinquancielle<br />

des <strong>conduites</strong> <strong>addictives</strong><br />

Il est peu contestable que les règles régissant la vie sociale dans nos<br />

sociétés modernes ne cessent de se renforcer et de se multiplier dans tous<br />

les domaines (délinquance, circulation, sexualité, travail, santé...). Au<br />

fur et à mesure que la cohérence sociale est mise à mal, on fait appel à<br />

la loi pour la cautériser. Or si celle-ci peut sanctionner les conséquences,<br />

en l’occurrence certains comportements, elle ne peut répondre à la cause<br />

et refonder une cohérence sociale.<br />

Le recours à des drogues et autres déclencheurs de sensation en est<br />

un parfait exemple. Nous y retrouvons différents facteurs : le sentiment<br />

général d’un affaiblissement de l’autorité dans un monde « insécure » qui<br />

exige de l’individu une forte adaptation mais qui le guide très peu quant<br />

aux moyens de le faire et au sens que cela peut avoir pour lui. Face aux<br />

substances psycho-actives, à leurs propriétés mal connues et à la nécessité<br />

d’inventer de nouvelles régulations, on a demandé à la loi d’être le<br />

rempart contre toutes les dérives. Depuis plus d’un siècle, l’édifice pénal<br />

et réglementaire s’est d’abord fondé sur une morale sociale manichéenne<br />

séparant les « bonnes » drogues des « mauvaises » en fonction d’un<br />

élément très peu scientifique : son intégration dans les pratiques sociales<br />

de l’Occident. Depuis peu, une nouvelle morale médico-sanitariste prend<br />

1. Au moment de la mise en application de la loi interdisant l’usage de tabac dans tout<br />

établissement recevant du public en France début 2008, deux psychiatres, les docteurs<br />

Guy Caro, un alcoologue, et Robert Molimard, un tabacologue, ont lancé une pétition<br />

appuyant la grogne des buralistes et affirmant : « <strong>Les</strong> bars tabac ont raison. Il est faux<br />

que l’on risque sa vie en y pénétrant une minute pour acheter son journal [...] les liens<br />

sociaux tissés en ces lieux sont irremplaçables, quand l’individualisme moderne isole<br />

tant de gens. [...] La politique actuelle à l’égard de l’alcool et du tabac va à l’encontre<br />

des traditions françaises de liberté et de convivialité [...], sous prétexte de santé publique,<br />

elle exprime une idéologie puritaine, prohibitionniste, totalitaire, cachant mal des conflits<br />

d’intérêts. »


STRATÉGIES ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION 173<br />

le pas, assimilant toutes les drogues à des ennemis de la santé, donc à<br />

des dangers sociaux (seul l’alcool échappe encore partiellement à cette<br />

évolution spectaculaire). Régulièrement les gouvernements dénoncent le<br />

« laxisme » des précédents et veulent montrer « la plus grande fermeté 1 ».<br />

Ainsi, la consommation de cannabis est présentée comme un nouveau<br />

« fléau ». Le recours aux tests biologiques se répand en même temps que<br />

la stigmatisation des usagers. <strong>Les</strong> exemples sont innombrables mais les<br />

voix « autorisées » de plus en plus rares à se permettre d’appeler à un<br />

peu de réflexion sur la pertinence et l’efficacité de cette judiciarisation<br />

grandissante des consommations de drogues.<br />

La première stratégie de nos sociétés occidentales face à « la drogue 2 »<br />

a été celle de la « défense sociale » en vogue à la fin du XIX e siècle. En<br />

créant un consensus autour de la diabolisation de certains produits, elle<br />

a probablement limité des dérives qui apparaissaient alors. Mais, avec la<br />

proclamation depuis les États-Unis d’une nouvelle phase, celle de « la<br />

guerre à la drogue », les législations ont franchi une nouvelle étape en<br />

s’attaquant aux « drogués ». On a pu croire cette politique ébranlée ces<br />

dernières décennies tant elle s’est montrée inefficace et coûteuse. Mais<br />

nous assistons au contraire à l’extension de cette vision ultra-restrictive<br />

et normative des consommations de toutes les substances, y compris<br />

les plus intégrées culturellement. L’extension du domaine de la faute.<br />

Étonnamment, la finalité bien illusoire de la « guerre à la drogue » reste<br />

la croyance officielle : le bureau spécialisé sur les stupéfiants de l’ONU<br />

annonçait encore récemment l’éradication prochaine des drogues dans le<br />

monde...<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

<strong>Les</strong> effets pervers du « tout contrôle »<br />

Le premier problème posé par cette stratégie est qu’elle ne prend pas<br />

en compte la source de ces comportements. Aussi voyons-nous ceux-ci<br />

se déplacer, mais souvent sans grand bénéfice pour la santé publique et<br />

le bien-être des individus 3 .<br />

1. « La fête est finie ! » s’est exclamé en novembre 2007, le ministre canadien de la<br />

Santé, Monsieur Tony Clément, pour justifier le nouveau durcissement du gouvernement<br />

envers les consommations des drogues.<br />

2. Vocable qui a d’abord désigné l’opium et ses dérivés, puis a rapidement englobé<br />

d’autres produits venus d’autres cultures (coca, cannabis), et, beaucoup plus tard, des<br />

molécules pharmaceutiques comme le LSD ou l’ecstasy (pourtant connues dès le début<br />

du XX e ).<br />

3. On note, par exemple, dans les populations jeunes de plusieurs pays européens, en<br />

même temps qu’une baisse de l’usage de tabac et de cannabis, un accroissement des


174 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

Sans prendre trop de risques, nous pouvons prévoir la poursuite de<br />

l’échec de cette politique du « tout contrôle ». Pourquoi ? Parce que<br />

face aux processus sociétaux alimentant le besoin de nouveauté et de<br />

maximalisation du vécu, l’embargo ou la prohibition appliqués à l’encontre<br />

de certains objets de satisfaction ne peut constituer une barrière<br />

longtemps étanche. Surtout si les individus perçoivent un moindre risque<br />

pour eux que la menace agitée par le discours social qui veut les protéger.<br />

La consommation mondiale de cannabis en est une parfaite illustration.<br />

De très nombreux usagers sont convaincus, à tort ou à raison, qu’ils<br />

maîtrisent les risques de ce produit et que l’interdit social n’a pas lieu de<br />

s’appliquer envers eux. Beaucoup de personnes parmi les plus intégrées à<br />

la vie sociale des pays développés ont ce point de vue et en consomment,<br />

de façon occasionnelle ou régulière, bravant parfois des risques de graves<br />

sanctions.<br />

Le second problème des politiques d’intervention sociale qui privilégient<br />

les hétérocontrôles est qu’elles sont, par définition, dans une<br />

logique minimisant l’intérêt des autocontrôles (fixons les règles, l’éducation<br />

se chargera de les faire adopter disent-elles en substance). En<br />

effet, si les autocontrôles sont efficaces, il n’y a plus besoin d’autant<br />

de lois et de « fermeté », et il faut penser et développer une éducation<br />

responsabilisant les individus. C’est-à-dire aller en sens contraire.<br />

Cette discordance entre contrôle social et autodétermination des<br />

personnes est à la source, selon nous, d’une opposition dommageable<br />

entre les lois érigées socialement et les règles de vie que les individus<br />

peuvent se donner dans le monde tel qu’il est.<br />

Lois sociales, règles et éducation<br />

Cette opposition se manifeste sur plusieurs plans. En premier lieu,<br />

dans la difficulté permanente dans laquelle se trouve le discours officiel<br />

de prévention pour intégrer l’ubiquité des drogues et la dimension de<br />

plaisir de ces usages. Ne serait-ce que de dire cela est déjà suspect de<br />

« complicité ». Le « tout contrôle » a besoin d’une justification médicoscientifique<br />

« sans concession » confirmant la dangerosité des drogues, en<br />

exagérant s’il le faut, et en occultant les satisfactions qu’elles apportent.<br />

Mais, à chaque fois que le discours officiel apparaît ainsi comme une<br />

simple légitimation de l’interdit, il perd d’autant en crédibilité (Morel,<br />

2005).<br />

comportements de binge drinking (Beck et al., 2006 ; Anderson et al., 2007), et les abus<br />

médicamenteux sont aussi en pleine croissance (Laure et Binsinger, 2003).


STRATÉGIES ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION 175<br />

<strong>Les</strong> discordances entre interdits sociaux et réalités vécues ont d’autres<br />

conséquences pour l’individu et sa propre expérience : la société impose<br />

aux usagers une représentation et un vécu psychosocial exclusivement<br />

négatifs du produit alors qu’ils en ont une expérience psychocorporelle<br />

généralement agréable. Cela empêche l’individu de faire face à son<br />

expérience et d’en élaborer un sens en rapport avec lui.<br />

Ces discordances et les incohérences qu’elles entraînent sont également<br />

palpables parmi les éducateurs. <strong>Les</strong> premiers en difficulté sont les<br />

parents et les familles, mais aussi tous les adultes en situation éducative<br />

(animateurs, infirmières, éducateurs...). Par exemple, comment doivent<br />

réagir des parents d’un enfant de 15 ou 16 ans qui répète des ivresses ou<br />

qui fume du cannabis ? Faut-il « diaboliser » et sanctionner, ou faut-il<br />

croire l’adolescent qui dit « je gère » et attendre que, la maturation aidant,<br />

il comprenne tout seul ? Il y a d’autres voies comme nous le verrons<br />

plus loin, mais on est frappé de voir combien les familles que nous<br />

rencontrons en consultation sont terriblement angoissées et déboussolées,<br />

ne croyant à aucun moment en leur capacité de trouver des réponses<br />

adéquates 1 .<br />

La divergence est grandissante entre une gestion sociale versée dans<br />

le contrôle à tout prix et des individus de plus en plus repliés, qui<br />

expérimentent eux-mêmes les risques, et tentent de les gérer tous seuls,<br />

considérant les limites sociales comme inadéquates. Le problème pour<br />

nos sociétés n’est donc pas, selon nous, celui d’une insuffisance de<br />

contrôle social, mais, au contraire, celui d’un processus de sur-contrôle<br />

erratique qui désinvestit et décrédibilise sans cesse davantage l’éducation<br />

aux autocontrôles.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

S’interroger sur l’efficacité des politiques publiques<br />

Depuis des décennies des messages, des affiches, des discours ne<br />

cessent de répéter les dangers des drogues et, pour les illicites, de<br />

rappeler que l’usage est pénalisé. En France, des centaines de milliers de<br />

personnes ont été arrêtées et un grand nombre ont été sanctionnées, voire<br />

emprisonnées 2 . Pourtant le nombre de consommateurs n’a pas diminué,<br />

bien au contraire. Dans les pays les plus répressifs, l’Iran, l’Indonésie<br />

ou la Chine par exemple, la menace de la peine de mort n’empêche<br />

ni la vente ni la consommation de substances interdites. <strong>Les</strong> grandes<br />

1. Alors qu’il apparaît souvent qu’elles ont entrepris des façons de réagir pertinentes,<br />

mais dont elles doutent du bien-fondé.<br />

2. Contrairement à une idée répandue, chaque année, plusieurs centaines de personnes<br />

sont incarcérées pour un délit d’usage simple de stupéfiant.


176 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

mégapoles de ces pays connaissent des consommations de drogues de<br />

plus en plus comparables à celles des pays occidentaux. S’interroge-t-on<br />

pourquoi dissuader par toutes sortes de menaces ne fonctionne pas ?<br />

À l’inverse, comment comprendre le succès de certains interdits<br />

ciblés ? L’actualité européenne nous donne un très bon exemple avec<br />

l’interdiction de la consommation de tabac dans les lieux publics :<br />

partout, en Irlande, en Italie, en Angleterre, en France on s’étonne de la<br />

facilité avec laquelle les usagers ont adopté les comportements souhaités<br />

dès qu’il y a eu consensus sur le risque du tabagisme passif. Ce qui fait<br />

la réussite c’est l’adéquation de l’interdit : ce n’est pas fumer qui est<br />

interdit, c’est de fumer en mettant l’autre en danger puisqu’un consensus<br />

a été obtenu sur les dangers du tabagisme passif.<br />

D’un côté des mesures efficaces, de l’autre des lois totalement débordées<br />

et décrédibilisées. Ces faits sont, pour nous, la démonstration que<br />

les interdits n’ont une portée que lorsqu’ils ont du sens, c’est-à-dire<br />

qu’ils viennent objectiver une croyance légitime 1 et proposer une limite<br />

adaptée. Sur quels principes peut se faire cette légitimité dans une société<br />

démocratique ? En premier lieu, nous y revenons, en distinguant la mise<br />

en danger de soi et la mise en danger d’autrui.<br />

Distinguer la mise en danger de soi<br />

et la mise en danger d’autrui<br />

La consommation de substances psycho-actives est une conduite qui<br />

s’adresse avant tout à soi-même et qui porte éventuellement atteinte à<br />

la santé de l’usager. <strong>Les</strong> comportements dangereux pour autrui ne sont<br />

que des effets collatéraux (non recherchés) et liés à certains contextes de<br />

consommation (la conduite d’engins, certains emplois, l’usage public et<br />

les difficultés d’accès au produit quand on en est dépendant).<br />

Cette différenciation de la nature de l’acte en fonction de ses retentissements<br />

sur autrui est fondamentale car elle est à la base de la conception<br />

du droit dans une société démocratique : protéger les libertés, protéger<br />

les plus vulnérables et garantir les conditions du « vivre en société ».<br />

Nous pouvons facilement constater que nous n’appliquons pas les<br />

mêmes interdits ni ne concevons les mêmes préventions vis-à-vis d’un<br />

acte selon qu’il porte ou non atteinte à autrui. Plus personne, par exemple,<br />

ne réclame le retour à une pénalisation du suicide pour mieux le prévenir 2 ,<br />

et l’on admet même de plus en plus que l’assistance à quelqu’un qui<br />

1. Le mot croyance ayant ici la signification d’une adhésion à un point de vue commun.<br />

2. Elle l’a été dans le droit militaire jusqu’à la fin du XX e siècle.


STRATÉGIES ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION 177<br />

veut mettre fin à ses jours peut être compréhensible (sinon légale)<br />

dans certaines situations. Il en est de même pour l’automutilation, les<br />

scarifications ou les transformations corporelles définitives. <strong>Les</strong> sports<br />

à haut risque ne sont pas prohibés ni leurs adeptes pourchassés, même<br />

s’ils occasionnent des accidents et des décès, mais ils sont réglementés<br />

et encadrés. La surconsommation de médicaments n’est pas dépistée et<br />

poursuivie, mais on essaie (mollement pour l’instant, il est vrai) de la<br />

diminuer par l’information médicale. En revanche, chacun comprend et<br />

accepte que le chauffard sous l’emprise de l’alcool soit sanctionné et que<br />

l’on envisage d’installer des systèmes d’éthylotests automatiques dans<br />

les véhicules pour empêcher la conduite en état alcoolique. La même<br />

chose paraît à présent légitime pour toute substance qui altère de façon<br />

importante les capacités du conducteur 1 . Personne ne se plaindra non<br />

plus que l’on interdise la consommation de substances modifiant l’état de<br />

conscience de personnes travaillant sur des postes « de sécurité, de sûreté<br />

et à risques 2 ». Face aux actes mettant autrui en danger, le consensus<br />

est donc assez général sur la « tolérance zéro » et l’application de la<br />

loi sociale comme instrument pertinent de la prévention pour empêcher<br />

certains comportements.<br />

Il n’en est pas du tout de même lorsque le comportement touche à<br />

la liberté de faire usage de son propre corps et de modifier son état de<br />

conscience. Il ne s’agit plus de protéger autrui qui n’est pas menacé mais<br />

d’aider autant que possible la personne à minimiser les risques qu’elle<br />

prend tout en trouvant les satisfactions qu’elle recherche. Il ne s’agit<br />

donc pas de faire respecter un interdit pénal par la crainte d’une sanction,<br />

mais de faire comprendre les limites de soi et d’aider à adopter des<br />

comportements qui les respectent, dans l’intérêt de l’usager qui est seul<br />

en cause 3 . D’un côté nous sommes dans le respect de l’autre, de sa vie et<br />

de sa liberté, de l’autre nous sommes dans le respect de soi, de sa propre<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

1. À partir de ce principe, il faut que soient établis cette altération importante (que<br />

n’occasionnent, par exemple, ni le tabac ni une consommation de cannabis antérieure de<br />

plus de 6 heures) et les moyens techniques de la déceler objectivement (ce qui n’est pas<br />

encore au point pour pas mal de substances).<br />

2. Notions qu’il est évidemment important de circonscrire si l’on ne veut pas voir la<br />

systématisation abusive des dépistages biologiques dans toutes les entreprises et dans<br />

n’importe quelle circonstance (voir Mildt, « Conduites <strong>addictives</strong> et milieu professionnel<br />

», 2006).<br />

3. Par exemple, on ne comprendrait pas, en l’état actuel de notre société, qu’une ivresse<br />

en privé puisse être punissable, et si la loi prévoit la pénalisation de l’usage privé<br />

de stupéfiant c’est au nom d’une « dangerosité particulière » de ces substances, au<br />

demeurant discutable et ne justifiant pas, si l’on respectait le principe de distinction des<br />

interdits que nous venons de poser, une telle mesure pénale.


178 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

vie et de sa propre liberté. Si ces deux registres ne sont pas totalement<br />

séparables du point de vue de la construction d’un individu autonome et<br />

citoyen, et s’ils comportent chacun des limites, ils ne peuvent être traités<br />

de la même façon au regard du droit, c’est-à-dire de la collectivité 1 .<br />

Afin d’être plus précis, nous allons examiner comment ces deux types<br />

de limites peuvent être adoptés, en particulier vis-à-vis des consommations<br />

de substances psycho-actives, d’une part dans l’éducation<br />

individuelle et la « sphère privée », et, d’autre part, dans « la sphère<br />

publique » et le respect des règles de vie sociale.<br />

Quelle éducation pour quelles règles ?<br />

Comment rendre nos enfants responsables et capables de gérer au<br />

mieux leurs expériences de vie et les prises de risque qu’elles comportent<br />

? D’une manière plus générale, quelle éducation permet à l’individu<br />

d’être véritablement autonome et citoyen ? Comment faire intégrer<br />

le respect d’autrui et quelles limites mettre à l’individualisme pour vivre<br />

en société ? Comment faire prendre conscience des limites de soi et<br />

permettre d’éviter les conséquences néfastes des excès ?<br />

Nous n’avons pas la prétention de répondre à l’ensemble de ces<br />

questions et dans tous les domaines, mais, au regard de ce que nous<br />

apprennent les <strong>conduites</strong> <strong>addictives</strong> et leur prévention, il nous semble<br />

utile de proposer quelques réflexions autour de trois éléments qui nous<br />

paraissent essentiels dans cette éducation : l’estime de soi, le respect de<br />

l’autre et l’autorité.<br />

Estime de soi et respect de l’autre<br />

Le souci de soi est étroitement lié au souci de l’autre, et c’est dans<br />

cette intrication que se joue l’accession à la position de sujet social. Le<br />

respect d’autrui n’existe pas sans transmission et sans réciprocité. Le<br />

respect de soi et des autres se forge et se structure dans les relations au<br />

sein de la famille, mais aussi au sein de groupes et d’institutions, au sein<br />

de la culture. Estime de soi et respect d’autrui sont intimement liés car<br />

ils participent du même mouvement, celui du lien et de l’attachement.<br />

<strong>Les</strong> intérêts, les valeurs et les croyances, qui jouent un rôle clé dans la<br />

1. Le cas des mineurs et celui des usagers problématiques (chez lesquels la consommation<br />

accroît la violence et pour lesquels l’état de dépendance s’associe à une notion<br />

de dangerosité) sont des situations intermédiaires, très particulières, pour lesquelles des<br />

mesures légales et des mesures spécifiques d’accompagnement peuvent être adaptées,<br />

mais à condition qu’elles le soient dans la clarté des objectifs et des modalités.


STRATÉGIES ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION 179<br />

constitution du moi social, se constituent dans les interactions primaires<br />

(les relations familiales) et dans la confrontation à l’expérience, à la fois<br />

psychocorporelle et psychosociale.<br />

Il s’agit donc bien d’une question fondamentalement éducative. Car<br />

le respect de soi et le respect de l’autre, la transmission et la réciprocité,<br />

apprendre et aimer, sont autant de choses qui s’inscrivent dans la relation<br />

affective et éducative. La famille, les institutions et les « collectifs de<br />

coopération » ont donc un rôle prépondérant à jouer.<br />

En revanche, la loi et la sanction sociale ne peuvent constituer une<br />

suppléance à un défaut de transmission, d’amour et d’estime de soi.<br />

<strong>Les</strong> blessures affectives d’un enfant, même les plus profondes, sont<br />

réparables à condition que le monde adulte manifeste cohérence et<br />

attachement. La violence et la détresse des adolescents sont souvent<br />

proportionnelles à l’incohérence des adultes.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Autorité, contraintes et pédagogie<br />

Le recours au tiers, à l’autorité et à la loi, n’a de portée effective que<br />

pour rompre le fantasme de toute-puissance 1 , pour renouer la parole<br />

et réintroduire la relation éducative si celle-ci est mise en échec. Ce<br />

qui fait autorité est ce qui prend sens de force d’appui. Beaucoup<br />

de cela s’intègre et se vit à travers les échanges intrafamiliaux, mais<br />

aussi à travers la négociation et l’élaboration des règles au sein des<br />

collectifs de coopération. Dans ce domaine, l’éducation à la citoyenneté<br />

devrait être l’une des tâches de l’école et des adultes qui y interviennent<br />

(enseignants, administration et parents). Il est malheureux que, par<br />

défaut de reconnaissance de cette mission et par insuffisance de moyens,<br />

tellement d’occasions soient manquées dans l’institution scolaire de nos<br />

jours. Pourtant, des expériences montrent que l’on peut mettre en œuvre<br />

« des réponses qui véhiculent le plus fidèlement possible le sens porté<br />

par la règle commune et qui, en même temps, manifestent à l’enfant, au<br />

jeune le respect scrupuleux de sa personne et du citoyen qu’il est en train<br />

de devenir » (Maheu, 2006).<br />

D’une manière générale, il est clairement établi que l’interdit est<br />

crédible dans la relation éducative s’il est porté et habité par les adultes,<br />

et donc s’il est en accord avec leur propre mode de vie.<br />

1. Toute puissance de l’adulte qui peut confondre autorité et autoritarisme, et toute<br />

puissance de l’enfant qui refuse de se voir imposer des limites (Dufour, 2003 ; Lebrun,<br />

Volckrick, 2005).


180 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

Majorité et minorité légale<br />

Il est également fondamental pour cette crédibilité de l’interdit éducatif<br />

que la société trace une frontière cohérente et intelligible entre l’âge<br />

de minorité et celui de la majorité, c’est-à-dire l’âge de l’accession à<br />

une responsabilité pleine et entière d’adulte. L’interdit et la contrainte<br />

ne sont pas les mêmes avant et après ce « passage ». Cela engage une<br />

relation d’inégalité assumée entre éducateurs et enfants et adolescents.<br />

En matière de prise de risques, l’adulte va passer ainsi de la position<br />

de « ce n’est pas possible » et « je ne veux pas » (donc je suis décidé<br />

à t’en empêcher), à celle de « je te demande de ne pas le faire » avec à<br />

la clé une double raison : « parce que tu te mets en danger » et « parce<br />

que je tiens à toi » (mais je te laisse prendre la responsabilité de tes<br />

actes) 1 . Dans la loi sociale, en cas de transgression, cela détermine<br />

des mesures de contrainte différentes : avant l’âge de la responsabilité<br />

légale, ces mesures doivent avoir une fonction essentiellement éducative<br />

pour favoriser une responsabilité encore en devenir (par exemple des<br />

obligations de suivi éducatif), alors qu’après il s’agit de mettre l’individu<br />

face à sa responsabilité (les obligations de suivi n’étant plus légitimes<br />

que pour certains soins).<br />

Ne l’oublions pas, prévenir et poser des limites est au service d’une<br />

finalité éducative : promouvoir la capacité de jouir de sa liberté et de sa<br />

vie. Capacité que l’on peut nommer maîtrise de soi et que le sociologue<br />

Norbert Elias a décrit comme l’aboutissement d’un long processus<br />

historique combinant la contrainte, son intériorisation et la conscience de<br />

soi. Une forme évoluée d’autocontrainte d’autant mieux adoptée qu’elle<br />

est génératrice d’un surcroît de liberté.<br />

<strong>Les</strong> critères d’efficacité de la loi sociale<br />

Revenons à la loi sociale. Qu’est-ce qui fait qu’une contrainte, une<br />

limitation de la liberté d’agir imposée par la loi sociale, va être adoptée<br />

ou pas ? La question est d’importance puisqu’il s’agit de l’efficacité de<br />

la loi. Toutes en effet ne sont pas respectées, certaines sont contournées,<br />

d’autres combattues, d’autres encore laissées en désuétude et d’autres<br />

enfin produisent plus d’effets pervers que de résultats sur l’objectif<br />

1. Situation ô combien difficile parfois et qui nécessiterait que les familles trouvent<br />

beaucoup plus facilement qu’aujourd’hui écoute et soutien. Difficulté redoublée par des<br />

discours culpabilisant et des sanctions mettant les défaillances éducatives des familles au<br />

compte d’une « démission » fautive.


STRATÉGIES ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION 181<br />

poursuivi 1 . Ceci est d’autant plus vrai en matière de santé publique<br />

puisque l’objectif est ici de modifier des comportements humains pour<br />

protéger la santé de tous. Si l’on a recours à la loi on en attend donc<br />

qu’elle atteigne cet objectif.<br />

Légitimité, crédibilité et équité<br />

L’efficacité d’une loi sociale dépend, selon nous, de trois conditions :<br />

sa légitimité, sa crédibilité et son équité :<br />

• la légitimité : ne sont admises que les contraintes qui ont un sens, et<br />

ceci, dans notre société, signifie qu’elle soit en conformité avec des<br />

connaissances scientifiquement incontestées ;<br />

• la crédibilité : ne sont supportées que les contraintes qui sont réellement<br />

applicables (sans porter atteinte aux libertés élémentaires) et dont<br />

les répercussions sont proportionnées ;<br />

• l’équité : ne sont respectées que les lois qui sont à la fois justes dans<br />

une application égale pour tous, et adaptées en tenant compte des<br />

situations particulières.<br />

Au regard de ces trois critères, on peut comprendre que les lois de<br />

répression de l’alcoolisation au volant ou de l’usage du tabac sur les lieux<br />

de travail ne soient guère remises en question. On peut comprendre aussi<br />

qu’a contrario la loi du 31 décembre 1970 contre l’usage de stupéfiant<br />

soit si peu efficace : elle ne repose pas sur des connaissances scientifiques<br />

consensuelles, elle est très difficilement applicable (comment, par<br />

exemple, contrôler l’usage privé ?) et elle est connue pour permettre aux<br />

policiers de « faire du chiffre » en interpellant des usagers de cannabis<br />

dans certains quartiers...<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

<strong>Les</strong> risques de la judiciarisation de la santé<br />

En ne respectant pas ces trois critères, la loi sociale est non seulement<br />

inefficace mais procède à une judiciarisation de la vie (y compris de<br />

la vie privée) qui comporte de graves conséquences : pour les libertés<br />

élémentaires qui définissent une démocratie et pour l’autonomie de<br />

chacun sans laquelle ces libertés ne sont rien.<br />

1. Un objectif qui n’est pas de comptabiliser un maximum de contrevenants, mais, au<br />

contraire, de faire qu’une transgression soit contenue, limitée et que la sanction qu’elle<br />

inflige soit comprise.


182 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

Comme l’a écrit Ken Low (1994), à vouloir trop protéger les individus<br />

par la loi, on finit par « infantiliser la population » et à tomber dans un<br />

« paternalisme d’État ».<br />

Cette judiciarisation (voire pénalisation) de la vie quotidienne et de la<br />

santé qui tend à se généraliser est la résultante d’une attente « sécuritaire »<br />

(souvent instrumentalisées) des populations et d’une réponse à courte<br />

vue des politiques qui érigent toujours plus de lois et veulent afficher<br />

toujours plus de « fermeté ». La place laissée à l’interrogation sur les<br />

sources des comportements visés est de plus en plus étroite, l’adaptation<br />

des modèles éducatifs repoussée toujours au second plan. Une logique<br />

infernale qui s’auto-alimente, car « toujours plus » de contrôle le rend de<br />

moins en moins efficace, ce qui diminue le sentiment de sécurité et donc<br />

accroît la demande de... « toujours plus » de contrôle et de « fermeté 1 ».<br />

La santé n’est ni un « devoir » ni un « capital »<br />

Le risque se précise que nous entrions, au prétexte de la santé publique,<br />

dans ce que Michel Foucault dénommait le « bio-pouvoir ». C’est-à-dire<br />

une emprise de l’État sur les êtres et sur les corps pour faire appliquer un<br />

« devoir de santé » ou pour protéger le « capital santé » dont chacun serait<br />

dépositaire. Pour des raisons économiques ou d’application du principe<br />

de précaution, cela est d’ores et déjà à l’œuvre dans les justifications des<br />

poursuites envers les usagers de drogues illicites, mais l’est aussi dans<br />

les mesures qui apparaissent contre l’usage privé de tabac 2 . Une logique<br />

qui serait grandement encouragée par une privatisation de l’assurance<br />

sociale car le profit exige la minimisation des risques assurantiels et<br />

donc la détermination le plus tôt possible des sujets à sur-risque (par des<br />

moyens pré-diagnostiques, en particulier les dépistages biologiques et<br />

ceux que fournira la génétique dans un avenir proche).<br />

La santé n’est ni un devoir ni un capital, c’est une chose qui appartient<br />

à chacun. Il semble de plus en plus nécessaire de le rappeler.<br />

1. C’est cette logique qui préside aux « peines plancher » qui remplissent nos prisons,<br />

comme à la systématicité de sanctions standard tels les amendes et « stages de sensibilisation<br />

aux dangers des drogues » dès qu’il y a flagrant délit d’usage de stupéfiant.<br />

2. Des entreprises ne recrutent plus que du personnel non-fumeur. À Wolfville, une<br />

petite ville de Nouvelle-Écosse au Canada, les adultes qui fument dans un véhicule où<br />

se trouve un enfant de moins de 18 ans sont passibles d’une amende de 35 euros. À<br />

Verone, en Italie, l’interdiction de fumer a été étendue aux jardins publics (demain dans<br />

la rue, puis dans son jardin ?). Dans certaines villes américaines comme en Californie<br />

des interdictions de fumer dans des appartements privés commencent à être prononcées...


STRATÉGIES ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION 183<br />

LES ACTEURS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

Dans une conduite addictive, l’expérience psychosociale et psychocorporelle,<br />

comme l’éventuelle assuétude qui s’engage, sont toujours le fruit<br />

d’interactions du social, du psychologique et du biologique, et celles-ci<br />

sont toujours propres au sujet. La trajectoire addictive est le plus souvent<br />

longue entre les premiers usages « simples » et une éventuelle addiction<br />

pathologique. Si celle-ci, en « bout de parcours », est caractérisée par un<br />

emballement du cycle biologique entraînant une dimension « physique »<br />

de la dépendance, c’est la dimension psychosociale qui prévaut dans le<br />

cycle de l’addiction, pendant très longtemps.<br />

Cela est évidemment déterminant pour définir et articuler entre eux<br />

les différents types d’interventions que la société doit mettre en œuvre<br />

face à ces <strong>conduites</strong> et aux problèmes qu’ils peuvent poser. De façon<br />

longitudinale, au long de la trajectoire, depuis la prévention jusqu’aux<br />

soins, en passant par l’intervention précoce et la réduction des risques.<br />

Et de façon transversale, en fonction de la situation et des besoins du<br />

sujet concerné, depuis l’aide sociale jusqu’aux traitements médicaux, en<br />

passant par les conseils brefs, les accompagnements psycho-éducatifs et<br />

psychothérapiques.<br />

Quels sont les acteurs et les secteurs institutionnels pouvant porter ces<br />

différentes actions en fonction de leurs missions respectives ?<br />

Le dispositif en addictologie et ses acteurs<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Depuis le rapport de la commission « RASCAS 1 », les formes d’organisation<br />

et les missions des différents pôles d’acteurs du dispositif public<br />

de prévention et de soins en addictologie se sont peu à peu dessinées<br />

et précisées. Mais si les places des différents professionnels ont été<br />

particulièrement définies, c’est moins le cas de celles des usagers et de<br />

leurs familles pourtant considérés, dans les discours, comme « au centre<br />

du dispositif ».<br />

L’usager de substances psycho-actives et de déclencheurs d’expériences<br />

intenses — qui peut devenir éventuellement un usager de services<br />

— est non seulement le premier concerné mais le seul véritable acteur.<br />

Répétons-le, il n’est pas une espèce particulière : toute la population, à<br />

1. Pour « Réflexion sur les aspects communs et les aspects spécifiques aux différentes<br />

addictions », fruit d’une concertation et d’un débat organisés par la mission interministérielle<br />

de lutte contre la drogue et la toxicomanie sous la présidence de Nicole Maestracci<br />

et paru en 2001.


184 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

pratiquement tous les âges, est concernée. Toute personne vivant dans<br />

nos sociétés modernes, y compris dans leurs espaces les plus officiels<br />

comme les plus marginaux, rencontre cette question : comment gérer la<br />

recherche de satisfactions et les expériences qui y sont liées, « jusqu’où »<br />

aller ?<br />

Aux usagers s’associent leurs familles et leurs entourages qui, s’ils<br />

n’ont pas tout à fait les mêmes intérêts que les usagers eux-mêmes, n’en<br />

sont pas moins solidaires dans les problématiques qu’ils rencontrent et<br />

pour lesquelles ils ont besoin d’aide et parfois d’intervention.<br />

Placer les usagers en tant qu’acteurs primordiaux dans le dispositif est<br />

l’un des enjeux de sa fondation et de son efficacité, nous y reviendrons<br />

encore à propos de la prévention et des soins.<br />

<strong>Les</strong> acteurs professionnels du dispositif en addictologie sont organisés<br />

selon trois pôles :<br />

• le pôle des professionnels non spécialisés, du sanitaire (réseaux de<br />

soins, médecins généralistes, pharmaciens, etc.) comme du social<br />

(organismes d’aide sociale, de réinsertion, etc.) ;<br />

• le pôle hospitalier avec des unités plus spécialisées (les équipes de<br />

liaison, les unités de soins en addictologie, etc.) mais aussi l’ensemble<br />

des services ;<br />

• le pôle médico-psychosocial spécialisé (les centres et équipes spécialisés<br />

des CSAPA et des CAARUD).<br />

Cette répartition en trois pôles professionnels suppose l’implication de<br />

chacun d’eux et sa reconnaissance en tant que partenaire sans suprématie<br />

de l’un vis-à-vis des autres. <strong>Les</strong> structures associatives du type centres<br />

d’accueil en toxicomanie et centres d’alcoologie ambulatoire ont été<br />

dans un premier temps les seules sur le terrain et ont donc eu un certain<br />

monopole de fait. Mais cette époque est révolue. Médicalisation oblige, le<br />

centre de gravité du dispositif en addictologie se déplace de plus en plus<br />

du côté de l’hôpital et de la médecine technicisée. Cela est perceptible<br />

en regard des moyens attribués mais aussi du type de recherche qui est<br />

développé, des contenus de l’enseignement et de l’expertise en général.<br />

La question n’est pas de défendre telle ou telle corporation ou<br />

institution, mais celle d’organiser un système diversifié, d’une grande<br />

accessibilité et pouvant accueillir, aider et intervenir dès les premiers<br />

stades de la consommation, avant même que des problématiques de santé<br />

apparaissent. Un dispositif en capacité de développer :<br />

• des programmes de prévention ;<br />

• des services d’intervention précoce et de réduction des risques ;


STRATÉGIES ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION 185<br />

• des lieux d’accueil, de consultation et de soins, ambulatoires ou<br />

avec hébergement, offrant différentes modalités de traitements et<br />

d’accompagnements thérapeutiques.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Organiser un ensemble de services psychosociaux<br />

et médicaux<br />

Un tel dispositif doit se caractériser par sa proximité, sa souplesse<br />

et sa pluridisciplinarité. Des caractéristiques que l’on retrouve dans les<br />

différents pôles, mais qui définissent plus spécialement les structures<br />

médico-sociales. Ce qui donne à celles-ci une position stratégique mais<br />

aussi des responsabilités particulières.<br />

Le secteur médico-social est un secteur institutionnel et professionnel,<br />

à l’intersection du champ social et du champ sanitaire, qui regroupe un<br />

ensemble de services destinés à l’aide aux personnes, en particulier celles<br />

dont l’autonomie est réduite par l’âge ou par le handicap. Il s’est constitué<br />

pour porter des pratiques de soins « globales », entre médical et social, à<br />

l’articulation entre « guérir » et « aider », c’est-à-dire « accompagner »<br />

(Bauduret, Jaeger, 2002).<br />

Le secteur médico-social spécialisé en addictologie, petite partie<br />

du vaste secteur médico-social, est à la croisée des enjeux sociaux et<br />

sanitaires des addictions. De ce fait, il se trouve au cœur de la définition<br />

de la prévention et des soins en addictologie (Morel, 2005b). Il est<br />

constitué d’équipes et d’intervenants de multiples disciplines (médicales,<br />

psychologiques, éducatives, sociales) qui ont des relations de proximité<br />

avec la communauté dans laquelle ils s’enracinent, et qui sont davantage<br />

tournés vers la question du sujet que vers celle du pouvoir explicatif<br />

de la science. Cette situation privilégiée comporte des responsabilités<br />

et ce secteur médico-social en addictologie est confronté à la nécessité<br />

d’élever ses capacités d’élaboration commune et d’innovation, ainsi que<br />

la qualité et l’efficacité de ses interventions.<br />

Il pourra d’autant mieux le faire qu’il mettra en œuvre auprès des<br />

populations concernées les principes et les missions du secteur médicosocial<br />

: la polyvalence des actions proposées (« prise en charge globale »,<br />

médico-psycho-sociale), une continuité de l’accompagnement au plus<br />

près de la vie sociale, l’articulation du « projet de soins » dans un « projet<br />

de vie ». Et, surtout, en sellant une alliance avec les usagers à travers<br />

l’application de leurs droits au sein des institutions et des services. Ainsi,<br />

les centres spécialisés devraient constituer des structures « ressource »,<br />

inscrites dans la communauté sociale et dans un réseau de collaborations<br />

dynamiques avec des acteurs des autres pôles, pour développer trois<br />

types de missions spécifiques : l’accompagnement dans la proximité et


186 FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

la durée, l’intervention précoce et la prévention, l’appui aux réseaux<br />

locaux.<br />

POUR UNE NOUVELLE POLITIQUE EN MATIÈRE<br />

D’ADDICTIONS<br />

Afin de résumer simplement tout ce qui a été exposé jusqu’ici, nous<br />

proposons une trame de ce que pourrait être une nouvelle politique des<br />

drogues et des addictions à partir de trois principes de bases et de trois<br />

axes stratégiques.<br />

<strong>Les</strong> principes<br />

La question est de savoir vivre avec et se protéger des drogues.<br />

<strong>Les</strong> sociétés modernes n’ont pas un choix à faire entre « bonnes » et<br />

« mauvaises » drogues, encore moins entre des drogues ou pas de drogue<br />

du tout, mais entre des comportements de consommation de drogues à<br />

risques réduits et des comportements à risques élevés et inacceptables.<br />

Cette question est avant tout éducative. <strong>Les</strong> modes de consommations<br />

de substances psycho-actives comportent tous des potentiels pour générer<br />

du bien-être et des souffrances ; ceux-ci dépendent de facteurs sociaux<br />

et culturels, de facteurs individuels et de motivations sous-jacentes. Ces<br />

comportements de consommation s’inscrivent dans un mode de vie et<br />

une expérience, le cadre légal est un des éléments régulateurs, mais ils<br />

dépendent in fine de l’autodétermination de la personne.<br />

Le problème des addictions est avant tout sanitaire. <strong>Les</strong> conséquences<br />

graves qui peuvent découler d’une consommation problématique (complications<br />

et dépendance) sont essentiellement sanitaires et dépendent pour<br />

partie de processus communs et pour partie de la substance consommée.<br />

Ces conséquences doivent être distinguées entre celles qui peuvent porter<br />

atteinte à autrui et celles qui mettent en danger l’usager lui-même. La<br />

loi ne devrait pas se borner à signifier des interdits mais aussi organiser,<br />

impulser la prévention, la réduction des risques et les soins.<br />

<strong>Les</strong> axes stratégiques<br />

Une politique des drogues s’appuyant sur ces bases doit donc se définir<br />

comme une politique de santé et comme une politique sociale (et non<br />

comme une politique d’ordre publique), mettant en étroite articulation la<br />

prévention, les soins et la législation sur des objectifs communs.


STRATÉGIES ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION 187<br />

Tableau 7.1.<br />

1. Prévenir les risques de l’usage<br />

2. Diminuer les usages<br />

problématiques (abus et<br />

dépendances) et leurs<br />

conséquences négatives<br />

3. Assurer à la fois la sécurité<br />

collective et les libertés<br />

individuelles (y compris celle<br />

de prendre des risques pour soi)<br />

• développer une éducation préventive et<br />

expérientielle,<br />

• réglementer et contrôler l’accès aux produits<br />

(trafic, commerce, lieux, âges, prix, publicité...),<br />

• surveiller et contrôler la qualité des produits<br />

et informer les usagers.<br />

• donner les moyens aux usagers d’adopter<br />

des modes de consommations minimisant les<br />

dommages,<br />

• proposer une gamme de possibilités de<br />

traitements,<br />

• faciliter l’accès à des soins de proximité.<br />

• établir un socle législatif sur des principes<br />

communs : déjudiciariser l’espace privé,<br />

encadrer de façon négociée mais claire<br />

l’espace public et empêcher la mise en danger<br />

d’autrui,<br />

• sanctionner pénalement les comportements<br />

médico-légaux sous l’emprise d’une substance<br />

(conduite d’engins, violence...) tout en facilitant<br />

l’accès aux soins des personnes qui<br />

présentent de tels comportements,<br />

• aborder différemment la question de la<br />

sanction et de la protection de l’individu selon<br />

la notion de majorité ou de minorité légale.<br />

Chacun de ces points mérite un développement et une réflexion<br />

spécifiques (c’est l’objet des deux parties suivantes) ainsi que des débats<br />

politiques ouverts, tant ils touchent à des questions qui concernent non<br />

seulement des orientations institutionnelles et des pratiques professionnelles,<br />

mais aussi nos vies quotidiennes.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit


PARTIE 3<br />

PRÉVENIR<br />

ET ACCOMPAGNER<br />

Bâtir une nouvelle politique de prévention<br />

des addictions axée sur l’éducation<br />

et l’intervention précoce<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

La prévention doit devenir l’axe central de toute politique envers les<br />

addictions. Cette nécessité répond à des évolutions épidémiologiques,<br />

à des problèmes sanitaires et économiques, mais surtout à un enjeu<br />

« sociétal » : l’addiction est un risque inscrit dans la modernité, dans nos<br />

modes de vie, il s’agit donc d’une question qui traverse toute la société et<br />

tous les individus, une question qui concerne la maîtrise de notre devenir.<br />

Notre société a un problème d’addiction. Elle ne peut y répondre ni<br />

par le recours à des lois toujours plus restrictives ni par des traitements<br />

médicaux toujours plus sophistiqués. Depuis plus d’un siècle, nous<br />

avons privilégié toutes ces stratégies du « lutter contre », sans grands<br />

résultats, tandis que celles de la prévention par l’éducation, celles de<br />

l’apprentissage et de l’accompagnement ont été délaissées par peur<br />

d’inefficacité. Pourtant, les pratiques d’autochangement et de réduction


190 PRÉVENIR ET ACCOMPAGNER<br />

des méfaits démontrent toute la puissance des autorégulations dès lors<br />

qu’elles sont reconnues et renforcées. Cela peut paraître utopique dans<br />

la période de surenchère de lois restrictives que nous connaissons, mais,<br />

en réalité, tout porte à penser que le XXI e siècle sera celui de l’éducation.<br />

À condition toutefois qu’elle sache prendre la mesure de sa tâche, en<br />

particulier pour « prévenir ».<br />

L’éducation préventive doit pour cela élargir ses perspectives, au-delà<br />

de l’objectif qui lui est assigné jusqu’ici et qui se résume à vouloir<br />

protéger à tout prix d’un mal, d’une maladie ou d’une épidémie. La<br />

finalité de la prévention est de nous aider à mieux nous débrouiller<br />

avec nous-mêmes, avec nos propres besoins de trouver des plaisirs et de<br />

provoquer des expériences plus ou moins intenses, sans risquer ce que<br />

l’on ne veut pas risquer.<br />

Quelle prévention peut répondre à une telle ambition ? En mettant en<br />

interactions l’individuel et le collectif, le biologique, le psychologique et<br />

le social, l’approche expérientielle et systémique va nous permettre de<br />

répondre. Elle nous permet d’abord de comprendre ce qui, aujourd’hui,<br />

ne marche pas et pourquoi, et, ensuite, de déterminer des stratégies<br />

éducatives et d’intervention précoce les mieux adaptées.<br />

Avec cette approche, la finalité de la prévention dans le domaine<br />

des addictions n’est plus l’addiction elle-même, mais la définition du<br />

bien-être personnel, la place des expériences intenses dans ce bien-être<br />

et les capacités d’autodétermination et d’action des individus pour y<br />

parvenir. <strong>Les</strong> questions qu’elle pose peuvent paraître incongrues dans la<br />

logique de la « lutte contre », mais ce sont, au fond, les plus essentielles :<br />

Comment faire en sorte que l’addiction ne s’instaure ni à l’insu ni<br />

contre le gré de l’usager ?<br />

Comment lui permettre d’éviter ou de réduire les souffrances liées à<br />

son addiction ?<br />

Comment lui permettre d’être acteur et de pouvoir changer ce qu’il<br />

voudrait changer ?


Chapitre 8<br />

LA PRÉVENTION,<br />

ÉVOLUTIONS ET BILAN<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

MÊME si le mot n’apparaissait pas encore, dès la fin du XIX e siècle,<br />

des hommes, médecins, moralistes et politiques, se sont penchés<br />

sur la prévention de ces passions pour les toxiques qui semblaient envahir<br />

certains secteurs et menacer la société tout entière. Depuis, les problèmes<br />

ont grandi, les conceptions ont évolué, les connaissances scientifiques<br />

sur les drogues et le cerveau ont progressé, des lois ont été érigées et des<br />

campagnes de sensibilisation ont été lancées. <strong>Les</strong> discours politiques ne<br />

manquent plus d’évoquer la prévention dans tous les plans d’action et<br />

pour justifier toutes les législations promulguées.<br />

Qu’en est-il des évolutions et des résultats des politiques menées,<br />

notamment sur la « demande » de drogues ? La question est d’une grande<br />

banalité si l’on veut juger d’actions et de politiques lancées au nom de la<br />

collectivité et sur fonds publics. C’est évidemment indispensable pour<br />

tirer les leçons de ce qui marche, de ce qui ne marche pas et pourquoi.<br />

Pourtant, étrangement, il n’existe en France, à ce jour, aucun travail<br />

d’envergure sur ce thème.


192 PRÉVENIR ET ACCOMPAGNER<br />

ÉVOLUTIONS DES APPROCHES DE LA PRÉVENTION<br />

Un « problème de drogues » est apparu pour la première fois en tant<br />

que tel dans une société humaine — en tout cas pour ce que l’on en sait —<br />

dans la seconde partie du XIX e siècle. Cette date n’est pas anodine : elle<br />

met en évidence le lien étroit qui existe entre ce phénomène et l’évolution<br />

de la société occidentale. Évolution technique bien sûr (qui a permis, par<br />

exemple, l’isolement des alcaloïdes psychoactifs et la découverte de<br />

la seringue), mais évolution surtout dans les rapports entre individu et<br />

société, avec le paradoxe d’une société à la fois porteuse comme jamais<br />

de l’aspiration des hommes à la liberté et instigatrice en même temps de<br />

systèmes de contrôle de masse les plus liberticides qui soient 1 .<br />

L’approche conventionnelle : contrôler et dissuader<br />

Interdire pour contrôler<br />

Confrontée à « la passion des toxiques », la société du début du XX e ,<br />

s’est trouvée prise entre une fascination romantique pour l’exploration<br />

de soi et l’angoisse contre une dégradation morale mettant en danger « la<br />

civilisation ». <strong>Les</strong> débats de cette époque portent sur la mise en place<br />

de premières mesures législatives d’interdictions et de contrôle visant<br />

l’exposition au produit, sans toutefois s’en prendre aux consommateurs<br />

(Yvorel, 1993). Il n’est d’ailleurs pas question de prévenir ni même de<br />

dissuader les usages, seulement d’en limiter les abus. C’est au moment<br />

de la cassure historique de la première guerre mondiale que s’opère<br />

un basculement : « la drogue » devient cause de dégénérescence et les<br />

« drogués » sont ses complices prosélytes 2 . Peu après, des prohibitions<br />

sont décrétées envers l’alcool en Scandinavie et en Amérique du Nord. Ce<br />

seront des échecs retentissants. Seules des prohibitions ciblées, comme<br />

celle contre l’absinthe en France, auront un certain succès et seront<br />

1. Un paradoxe analysé de façon limpide par le psychanalyste Erich Fromm, notamment<br />

dans « La peur de la liberté », un livre écrit en plein déferlement de la barbarie totalitaire<br />

qui l’avait obligé, comme beaucoup d’intellectuels juifs et d’esprits libres, à quitter<br />

l’Allemagne pour s’exiler aux États-Unis (Fromm, 1941).<br />

2. L’affaire de l’officier de Marine Ullmo, opiomane et libertin, accusé en 1907 d’avoir<br />

transmis des secrets militaires aux services allemands à la veille de la guerre, sera de<br />

ces événements qui cristallisent l’émotion de l’opinion et font promulguer des lois de<br />

« défense sociale ». La première grande loi contre les drogues sera votée en 1916. Un<br />

processus comparable se produira en 1969 avec le décès par overdose d’une jeune fille à<br />

Bandol en pleine discussion sur la loi qui sera votée un an plus tard et succédera à celle<br />

de 1916.


LA PRÉVENTION, ÉVOLUTIONS ET BILAN 193<br />

maintenues. Une dichotomie grandissante s’opère dans tous les pays<br />

occidentaux entre une politique internationale de contrôle de plus en plus<br />

sévère des « stupéfiants 1 » et un soutien (notamment économique) au<br />

développement de l’usage « culturel » d’alcool et de tabac.<br />

Dans les années soixante, l’apparition de « nouvelles toxicomanies »<br />

touchant les jeunes et s’associant à une violente remise en cause des<br />

cadres et des valeurs traditionnels donne une nouvelle jeunesse à la<br />

désignation de « la drogue » comme une menace de destruction de la<br />

société. L’urgence sociale est décrétée. L’alcoolisme et la toxicomanie<br />

sont élevés au rang de « fléau social ». Il n’est plus question que de<br />

renforcer et durcir toujours plus la législation 2 . La loi de 1970 instaure<br />

pour la première fois la pénalisation de l’usage privé de stupéfiant et<br />

érige un droit d’exception tant envers le trafic que la consommation.<br />

La médicalisation des addictions qui va se développer en même temps<br />

n’enrayera pas le processus de contrôle et de judiciarisation. Au contraire,<br />

celui-ci s’étend, au nom d’impératifs de santé publique peu contestables,<br />

à l’alcool et, surtout, au tabac. Le seul intermède se produira à l’apogée<br />

de l’épidémie de sida, période où la parole des usagers prend une place<br />

qu’elle n’avait jamais eue jusque-là.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Interdire pour dissuader<br />

Dans cette deuxième phase, à partir des années soixante-dix, le<br />

renforcement des interdits n’est plus seulement destiné à contrôler mais<br />

à dissuader : l’interdit pénal est posé comme l’arme de la prévention.<br />

C’est d’ailleurs à cette époque qu’apparaît véritablement le thème<br />

de l’information sur les dangers des drogues, information considérée<br />

jusque-là comme contre productive (« moins on en parle moins on fait de<br />

publicité ») ou peu utile pour les drogues « culturelles ». Si on ne parle<br />

que d’information, c’est qu’il ne s’agit pas d’éduquer mais de délivrer des<br />

messages suscitant la peur et l’opprobre afin de déclencher des réflexes<br />

d’autoprotection. On pense ainsi faire adopter des comportements :<br />

l’abstinence pour les drogues illicites et une vague « sobriété » pour<br />

l’alcool.<br />

1. Terme qui devient l’équivalent « scientifique » de celui de « la drogue » davantage<br />

utilisé dans le langage courant. Mais ni l’un ni l’autre n’ont de limite très claire tant ils<br />

sont le fruit de croyances et pris dans une mythification (Rosenzweig, 1998).<br />

2. La rhétorique de la « fermeté » face au « laxisme » réapparaît sans cesse au sommet de<br />

l’État et semble inépuisable. Ainsi, le président de la MILDT, Étienne Apaire, défendant<br />

« l’amélioration de l’efficacité de la chaîne pénale » envers l’usage de stupéfiants,<br />

déclarait dans une interview (Valeurs actuelles, du 19 octobre 2007) : « Nous avions des<br />

lois très dures et des pratiques très molles [...] il faut changer de braquet. »


194 PRÉVENIR ET ACCOMPAGNER<br />

Comme l’explique Ken Low, ce type d’apprentissage « conventionnel<br />

», fondé sur la transmission d’informations et utilisant la peur,<br />

vise à la reproduction de normes et de comportements et repose sur<br />

« une politique de l’ignorance ». On ne demande pas aux personnes<br />

de s’interroger, mais de croire et d’adhérer aux messages qui leur sont<br />

délivrés (ce que l’on retrouve dans le fameux slogan « just say no ! »). Ce<br />

« dressage » aux interdits résume l’éducation dans sa conception la<br />

plus restrictive. Ce processus de transmission est suffisant tant qu’il<br />

permet de mettre à profit les expériences des générations supérieures sur<br />

des modèles de comportement simples. Mais cette transmission, cette<br />

acculturation de modèles simples de comportements, ne fonctionne plus<br />

aussi bien face à des problèmes nouveaux en lien avec l’avancée de la<br />

société (Low, 1994). Car si les apprentissages conventionnels permettent<br />

de reproduire des modèles, ils ne permettent pas d’acquérir le sens et<br />

les outils pour en concevoir de nouveaux et se les approprier. Ainsi,<br />

l’adoption de « comportements sains » vis-à-vis du phénomène nouveau<br />

des psychotropes n’est pas aussi généralisée que l’envisageaient ces<br />

politiques, d’autant que ces « bons » comportements sont difficiles à<br />

déterminer pour tous et à tous moments de la vie, et que les comportements<br />

« à risques » se renouvellent (nouvelles drogues, nouveaux<br />

usages...).<br />

Des approches nouvelles : éduquer, réduire les risques<br />

et accompagner<br />

De cela, un grand nombre de personnes engagées sur le terrain ont<br />

vite pris conscience. Aussi, se sont-elles tournées vers des stratégies<br />

nouvelles, s’appuyant sur d’autres logiques que celle de la peur. Des<br />

campagnes d’information grand public, des programmes en milieu<br />

scolaire, parfois en milieu de travail ou dans le cadre de politiques<br />

de villes ont ainsi commencé à entreprendre de nouvelles voies. Un<br />

dispositif de prévention s’est ébauché, mais de façon peu structurée,<br />

disparate et sans programmation ni moyens (Morel, Reynaud, 2007).<br />

Un certain nombre d’actions, souvent créatives mais éphémères, ont<br />

été lancées localement, animées plus ou moins explicitement par trois<br />

types de philosophies : la promotion de la santé, la réduction des risques<br />

et l’éducation expérientielle. Leur point commun est de rechercher<br />

les leviers et les outils d’une véritable éducation des individus ne se<br />

satisfaisant pas de rappeler la loi et de sensibiliser aux dangers. Plutôt<br />

que de culpabiliser et de laisser les individus seuls avec leurs prises<br />

de risques et leur expérience, quelles qu’elles soient, il s’agit de les<br />

aider à acquérir de nouvelles capacités de choix et de maîtrise de soi.


LA PRÉVENTION, ÉVOLUTIONS ET BILAN 195<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

De ce fait, elles ne sont pas en bonne adéquation avec les politiques<br />

conventionnelles et n’ont généralement qu’une place secondaire dans les<br />

politiques publiques. Elles ne se développent d’ailleurs qu’à la marge<br />

avec peu de moyens et de reconnaissance (San Marco, 2006 ; Rigaud,<br />

2007).<br />

On assiste ainsi à une double évolution contradictoire, très visible en<br />

particulier dans le champ scolaire. D’un côté les acteurs de prévention et<br />

les services médico-sociaux dépensent beaucoup d’énergie pour inventer,<br />

faire valoir et faire durer des programmes d’éducation préventive dans les<br />

établissements. D’un autre côté, les seuls services de l’État qui envoient<br />

des personnels à temps plein pour « faire de la prévention anti-drogue »<br />

dans les écoles sont ceux de la police et de la gendarmerie. Bien entendu,<br />

les acteurs tentent, d’un côté comme de l’autre, de mettre leurs actions<br />

en cohérence voire en complémentarité, mais les logiques dépassent<br />

les acteurs locaux et il n’y a pas de véritable compatibilité entre une<br />

vision pénale de la consommation de substances psycho-actives et une<br />

conception sanitaire et éducative. Ainsi, malgré les volontés affichées<br />

par les protagonistes sur le terrain, les différentes approches se trouvent<br />

en opposition, se neutralisent ou sont mêlées dans une grande confusion.<br />

Au total, si, en deux siècles, le regard porté sur les questions de<br />

drogues et d’addictions a beaucoup changé, les représentations et les<br />

« lignes de force » des politiques n’en ont pas été véritablement modifiées.<br />

Le modèle dominant reste centré sur l’addiction en tant que maladie et<br />

danger social. <strong>Les</strong> réponses sont juridiques et médicales. Ce modèle<br />

donne des explications simples et répond au besoin de sécurité des<br />

populations, mais il ne parvient pas à modifier comme il le voudrait<br />

les comportements. Le dispositif d’intervention fondé ainsi sur la loi et<br />

les soins fait l’impasse sur la prévention comme éducation. Celle-ci est<br />

donc dans une grande difficulté et ne permet pas à de nouvelles approches<br />

éducatives de se développer.<br />

ÉVOLUTIONS DE LA DEMANDE<br />

Nous ne pouvons faire ici l’analyse détaillée de l’évolution de toutes<br />

les consommations, mais nous avons choisi d’examiner quelques grandes<br />

données statistiques fournies par l’Observatoire français des drogues et<br />

des toxicomanies (OFDT) pour nous interroger sur des évolutions significatives<br />

et leurs éventuelles relations avec des politiques de prévention.


196 PRÉVENIR ET ACCOMPAGNER<br />

<strong>Les</strong> niveaux de consommation<br />

Le tableau 8.1 rend compte, en ce début de XXI e siècle, de l’énorme<br />

diffusion des psychotropes, quelle que soit la nature de ceux-ci. Il donne<br />

une idée de l’importance quantitative des pratiques de consommations de<br />

substance, mais n’aborde pas d’autres comportements à risque addictif<br />

comme le jeu 1 , les <strong>conduites</strong> alimentaires, les achats, le travail, la<br />

sexualité... qui sont en réalité très peu étudiés.<br />

Tableau 8.1. Estimation du nombre de consommateurs de substances<br />

psycho-actives en France métropolitaine parmi les 12-75 ans<br />

Expérimentateurs<br />

dont usagers<br />

dans l’année<br />

dont<br />

réguliers<br />

dont<br />

quotidiens<br />

Alcool 42,5 M 39,4 M 9,7 M 6,4 M<br />

Tabac 34,8 M 14,9 M 11,8 M 11,8 M<br />

Médicaments<br />

psychotropes<br />

15,1 M 8,7 M // //<br />

Cannabis 12,4 M 3,9 M 1,2 M 550 000<br />

Cocaïne 1,1 M 250 000 // //<br />

Ecstasy 900 000 200 000 // //<br />

Héroïne 360 000 // // //<br />

Sources : ESCAPAD 2003, OFDT ; ESPAD 2003, INSERM/OFDT/MJENR ; Baromètre santé<br />

2005, INPES, exploit. OFDT.<br />

// : non disponible.<br />

NB : le nombre d’individus de 12-75 ans en 2005 est d’environ 46 millions.<br />

<strong>Les</strong> figures 8.1, 8.2 et 8.3 indiquent, pour les trois principales substances<br />

utilisées, les évolutions de consommations en France.<br />

Ces graphiques de niveaux de consommations ont évidemment leurs<br />

limites, mais ils permettent de faire quelques constats et de se poser un<br />

certain nombre de questions. Celui sur la quantité moyenne d’alcool<br />

consommée par les Français montre que la baisse de la consommation<br />

de vin en explique la pente décroissante. Une baisse continue depuis<br />

plus de quarante ans dont on ne voit guère de lien avec une politique de<br />

prévention mais qui semble liée à des changements de modes culturels<br />

de consommation du vin en France 2 . <strong>Les</strong> résultats sur la santé publique<br />

1. Le professeur Jean-Luc Vénisse, responsable du centre de recherche sur le jeu pathologique<br />

ouvert à Nantes en 2008, estime à 600 000 le nombre de joueurs pathologiques et<br />

à 1,5 million le nombre de « joueurs excessifs, soit environ 2 % et 6 % de la population<br />

totale des joueurs.<br />

2. La consommation à chaque repas de vin de qualité médiocre a évolué vers une<br />

consommation en général moins fréquente et en plus petites quantités de vin de meilleure<br />

qualité (mais dont les titrages d’alcool ne sont pas plus bas).


1982<br />

1988<br />

1990<br />

2000<br />

2004<br />

LA PRÉVENTION, ÉVOLUTIONS ET BILAN 197<br />

Équivalent litres d'alcool pur par habitant de 15 ans et plus<br />

Consommation d'alcool sur le territoire français en litres d'alcool<br />

pur par habitant âgé de 15 ans et plus (1961 - 2005)<br />

30<br />

1961 : 26,0<br />

25<br />

20<br />

15<br />

10<br />

5<br />

0<br />

20,6<br />

2,9<br />

2,5<br />

1961<br />

1963<br />

1965<br />

1967<br />

1969<br />

1970 : 23,2<br />

1971<br />

1973<br />

1980 : 20,1<br />

1990 : 15,4<br />

2005 : 12,7<br />

1975<br />

1977<br />

1979<br />

1981<br />

1983<br />

1985<br />

1987<br />

1989<br />

1991<br />

1993<br />

1995<br />

1997<br />

1999<br />

2001<br />

2003<br />

Total Vin Bière Spiritueux<br />

Source : OMS de 1961 à 1989 ; groupe IDA 1990 et 1999, groupe IDA et INSEE de 2000 à 2005<br />

Figure 8.1. Consommation d’alcool sur le territoire français en litres<br />

d’alcool pur par habitant âgé de 15 ans et plus (1961-2005).<br />

2005<br />

7,5<br />

2,6<br />

2,3<br />

70 %<br />

60<br />

50<br />

40<br />

30<br />

Hommes<br />

Total<br />

Femmes<br />

20<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

10<br />

0<br />

1974<br />

1976<br />

1978<br />

1980<br />

1984<br />

1986<br />

Sources : Enquêtes CFES/INPES de 1974 à 2005 ; EROPP 2002, OFDT<br />

1992<br />

Figure 8.2. Usage actuel (occasionnel ou régulier) de tabac<br />

parmi les 18-75 ans. Evolution depuis 1974.<br />

en sont positifs puisque l’on a assisté dans le même temps à une baisse<br />

de certaines pathologies graves liées à l’alcoolodépendance (cirrhoses<br />

du foie et maladies neuropsychiatriques). Pour autant, la mortalité et la<br />

morbidité globales liées à l’alcool n’ont pas diminué dans les mêmes<br />

1994<br />

1996<br />

1998<br />

2002


198 PRÉVENIR ET ACCOMPAGNER<br />

%<br />

100<br />

90<br />

80<br />

70<br />

60<br />

50<br />

40<br />

30<br />

20<br />

10<br />

0<br />

24,7<br />

17,1<br />

40,1<br />

27,8<br />

47,3<br />

50,1<br />

54,6 53,3 53,1<br />

38,1 40,9 45,7 47,2 45,5<br />

1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005<br />

garçons filles<br />

% 1993 1997 1999 2000 2002 2003 2005<br />

Ensemble 21,0 34,1 42,8 45,6 50,2 50,3 49,4<br />

Sources : INSERM 1993 ; ESPAD 1999, INSERM-OFDT-MENRT ; ESCAPAD 2000-2002-2003-2005, OFDT<br />

Figure 8.3. Usage au cours de la vie de cannabis parmi les 17 ans.<br />

proportions 1 , et les consommations chez les jeunes ont au contraire<br />

augmenté (Baromètre santé, 2004 ; enquête HBSC, 2005).<br />

La baisse de consommation de tabac est beaucoup plus lente et montre<br />

quelques « décrochages » de la courbe en relation avec des politiques<br />

publiques : la loi Évin aux débuts des années quatre-vingt-dix, et les<br />

campagnes énergiques associées à une augmentation du prix au début<br />

des années 2000. Cette baisse est surtout marquée chez les hommes et<br />

les diminutions fortes ne semblent pas toujours durables 2 . La diminution<br />

de consommation chez les jeunes, visible sur d’autres données, semble<br />

en revanche se confirmer et liée aux campagnes de prévention.<br />

En ce qui concerne le cannabis, c’est au contraire à une augmentation<br />

de la consommation chez les adolescents à laquelle on a assisté en France,<br />

illustrée par la figure 8.3. Il semble que cette consommation connaisse<br />

une stabilisation depuis le début des années 2000, probablement accentuée<br />

par la campagne médiatique de 2005.<br />

On note aussi, sur d’autres données, une augmentation des consommations<br />

d’autres substances illicites (la cocaïne en particulier) et le maintien<br />

de la France au premier rang des consommateurs de tranquillisants.<br />

1. On estime en effet à 45 000 le nombre de décès annuels imputables à l’alcool. Celui-ci<br />

serait impliqué dans 1 accident de la route sur 4, 15 % des accidents du travail, 20 % des<br />

accidents domestiques et 25 % de toutes les maladies.<br />

2. Ainsi, en une trentaine d’années, la diminution a été de 10 %, elle ne semble durable<br />

que depuis la loi Évin. Le nombre de décès imputables au tabac chaque année reste à un<br />

niveau supérieur à 60 000.


LA PRÉVENTION, ÉVOLUTIONS ET BILAN 199<br />

En résumé, les évolutions sont variables, vers la baisse (en moyenne)<br />

pour l’alcool et le tabac, vers l’accroissement pour les drogues illicites<br />

et les médicaments. Des déplacements des consommations paraissent<br />

s’opérer, et les modes de consommation qui perdent en régularité ne<br />

perdent pas forcément en risques (comme pour l’alcool avec les binge<br />

drinking). Nous devons donc tempérer les succès ponctuels obtenus, y<br />

compris ceux par la réduction des risques en matière de drogues (voir<br />

chapitre 6) et ceux sur le tabac avec une diminution des consommations.<br />

<strong>Les</strong> actions ciblées sont efficaces, mais à court terme et de façon souvent<br />

transitoire. S’il faut tirer profit de ces résultats, nous ne pouvons pas nous<br />

en satisfaire.<br />

<strong>Les</strong> modes de consommation<br />

L’évolution qualitative des modes de consommation est un domaine<br />

encore peu exploré. Parmi les quelques données existantes, nous avons<br />

pris celles qui permettent d’observer combien cette évolution au cours<br />

de la vie est différente d’un produit à un autre. Ainsi, si nous reprenons<br />

les trois principales substances consommées — alcool, tabac et cannabis<br />

—, nous avons trois courbes très caractéristiques (figures 8.4, 8.5, 8.6).<br />

%<br />

60<br />

56<br />

50<br />

40<br />

41<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

30<br />

20<br />

10<br />

0<br />

4<br />

1<br />

7<br />

18-25<br />

1<br />

26-34<br />

Hommes<br />

14<br />

Femmes<br />

Source : Baromètre santé 2005, INPES, exploit. OFDT<br />

3<br />

35-44<br />

26<br />

8<br />

45-54<br />

16<br />

55-64<br />

23<br />

65-75<br />

Figure 8.4. Usage quotidien d’alcool au cours de l’année en 2005<br />

selon le sexe et l’âge (en %)


200 PRÉVENIR ET ACCOMPAGNER<br />

Il apparaît à travers ces trois graphiques que, d’une façon générale, les<br />

« parcours » de consommation ne sont pas les mêmes selon ces trois substances.<br />

Si les ivresses alcooliques sont plus fréquentes chez les jeunes,<br />

la consommation quotidienne d’alcool augmente progressivement au<br />

fur et à mesure de l’âge pour concerner plus de la moitié des hommes<br />

à l’âge de 65 ans (et un quart des femmes). Cela ne dit pas en quelle<br />

proportion cette consommation est « excessive » (c’est-à-dire au-delà<br />

des normes de l’OMS de trois verres par jour pour les hommes, deux<br />

pour les femmes), mais l’usage quotidien est sans nul doute un facteur et<br />

un signe d’addiction pour une partie de ces consommateurs.<br />

Pour le tabac, la consommation débute massivement à l’adolescence<br />

pour atteindre la fréquence maximum chez 40 % des personnes de 20 à<br />

30 ans, puis elle diminue, et de façon plus sensible après 45 ans environ.<br />

Après 65 ans, trois fumeurs sur quatre se sont donc arrêtés.<br />

%<br />

45<br />

40<br />

35<br />

30<br />

38<br />

33<br />

40<br />

30<br />

35<br />

31 31<br />

25<br />

20<br />

22<br />

20<br />

15<br />

10<br />

5<br />

10 10<br />

6<br />

0<br />

18-24<br />

25-34<br />

35-44<br />

45-54<br />

55-64<br />

65-75<br />

Hommes<br />

Femmes<br />

Source: Baromètre santé 2005, INPES, exploit. OFDT<br />

Figure 8.5. Proportions de fumeurs quotidiens de tabac,<br />

suivant l’âge et le sexe.<br />

Pour le cannabis, on remarque un début très rapide à l’adolescence,<br />

comme pour le tabac (avec un décalage d’un à deux ans en moyenne<br />

selon d’autres données), mais une baisse presque aussi rapide à partir de<br />

25-30 ans pour une quasi-disparition après 50 ans.


LA PRÉVENTION, ÉVOLUTIONS ET BILAN 201<br />

%<br />

60<br />

55 56<br />

Hommes, vie<br />

50<br />

40<br />

39<br />

34<br />

43<br />

Femmes, vie<br />

Hommes, année<br />

Femmes, année<br />

30<br />

29<br />

25<br />

23<br />

20<br />

10<br />

0<br />

17<br />

15<br />

8 14<br />

9<br />

6<br />

3 5<br />

3<br />

3<br />

18-25 26-34 35-44 45-54 55-64 65-75<br />

Source : Baromètre santé 2005, INPES, exploit. OFDT<br />

Figure 8.6. Proportions de consommateurs de cannabis au cours de la vie<br />

et de l’année, suivant l’âge et le sexe.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Bien entendu ces courbes ne permettent de discriminer ni les quantités<br />

ni les effets générationnels, mais elles traduisent les effets combinés<br />

des évolutions culturelles et personnelles au cours d’une vie, et des<br />

influences liées aux substances, à leur statut légal, à leurs différences de<br />

pouvoir addictogène (confirmant par exemple que le tabac est nettement<br />

plus addictogène que le cannabis). Elles montrent que le début des<br />

usages de substances est l’apanage de l’adolescent et de l’adulte jeune,<br />

tandis que l’addiction (à l’alcool et aux médicaments notamment) est<br />

plutôt un problème de l’âge mûr. Cela justifie que la prévention soit<br />

particulièrement tournée vers les jeunes mais qu’elle accompagne aussi<br />

le parcours de vie.<br />

ÉVOLUTIONS DES MESURES DE CONTRÔLE SOCIAL<br />

Le contrôle social « formel » (Assailly, Biecheler, 2006) dont nous<br />

parlons ici est constitué des mesures prises par les pouvoirs publics<br />

par voie réglementaire et législative, visant l’offre de substances d’une<br />

part, l’usage lui-même d’autre part. Ces quatre dernières décennies, ce


202 PRÉVENIR ET ACCOMPAGNER<br />

domaine s’est considérablement enrichi de textes dans un renforcement<br />

et un élargissement perpétuel des mesures de contrôle.<br />

Mesures envers l’offre et l’accès<br />

<strong>Les</strong> mesures qui visent l’offre et l’accès aux substances sont d’ordres<br />

pénal, administratif et réglementaire : la limitation des lieux de consommation<br />

autorisés, le contrôle de la distribution, l’interdiction totale et la<br />

loi pénale pour les stupéfiants, les augmentations de taxes, les limitations<br />

de la publicité, les règles de prescription et de délivrance pour les<br />

médicaments.<br />

Ces mesures ont toutes évolué, ces dernières décennies, dans un sens<br />

de restriction des libertés, mais de façon différenciée selon les produits 1 .<br />

<strong>Les</strong> restrictions ont surtout porté, ces deux dernières décennies, sur le<br />

tabac. Cette politique « anti-tabac » a permis à la France de combler son<br />

retard vis-à-vis d’autres pays européens, notamment sur le prix.<br />

L’augmentation du prix du tabac est une arme à efficacité immédiate 2<br />

mais qui doit être régulièrement renouvelée et qui a des limites. Elle ne<br />

modifie en effet que peu la consommation des deux tiers des fumeurs les<br />

plus dépendants, y compris les plus pauvres, elle augmente les achats<br />

transfrontaliers et les trafics, elle pourrait même favoriser le déplacement<br />

vers l’alcool et le cannabis qui deviennent relativement moins chers (San<br />

Marco, 2006). D’autres mesures restrictives visant le tabac ont été prises,<br />

en matière de publicité (interdiction totale), de distribution (interdiction<br />

de vente aux mineurs de moins de 16 ans) et de lieux de consommation<br />

(interdiction de consommation dans tous les lieux recevant du public).<br />

L’efficacité de cet ensemble de mesures (accompagné, soulignons-le,<br />

par de grandes campagnes médiatiques et de nombreuses actions de<br />

terrain) est indéniable. Mais cette politique porte principalement sur<br />

les consommateurs qui ont le moins de problèmes psychosociaux et<br />

de dépendance. De plus, elle va devoir être sans cesse amplifiée pour<br />

conserver son impact, et sa logique d’accentuation de la réprobation<br />

sociale s’exerce de plus en plus à l’encontre des usagers eux-mêmes et<br />

augmente le risque de judiciarisation de la vie privée.<br />

1. À l’exception, comme nous l’avons déjà signalé, des mesures prises pour la réduction<br />

des risques chez les toxicomanes : la libéralisation de l’accès aux seringues et aux<br />

médicaments de substitution des opiacés.<br />

2. On estime à environ 3 % la diminution de consommation provoquée par une augmentation<br />

de 10 % du prix.


LA PRÉVENTION, ÉVOLUTIONS ET BILAN 203<br />

Pour ce qui concerne l’alcool, aucune mesure restrictive et même<br />

aucune politique ne peuvent véritablement être décrites depuis la loi<br />

Évin (d’ailleurs fortement amputée sur son volet alcool depuis 1992). Ce<br />

qui traduit l’inscription de l’usage d’alcool dans la culture, la force de<br />

ses lobbies, mais aussi la validation scientifique et politique qu’un usage<br />

« modéré » est possible et non nuisible à la santé 1 .<br />

En matière de stupéfiants, la loi du 31 décembre 1970 continue de<br />

faire seule référence. La pénalisation de l’usage qu’elle instaure a centré<br />

le contrôle sur l’usage-détention et se traduit principalement par la<br />

répression de l’usage et les saisies. Ainsi, si les interpellations pour<br />

usage n’ont cessé d’augmenter (cf. infra), l’activité policière envers le<br />

« gros » trafic reste relativement stable.<br />

Mesures envers les consommateurs<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Ces mesures concernent en premier lieu la conduite automobile 2 . La<br />

détection massive de l’alcoolémie au volant (huit millions de dépistages<br />

par an sur les routes ces dernières années) résume à peu de choses près la<br />

politique de prévention de l’accidentalité routière liée à l’alcool. Celle-ci<br />

ne diminue pas sensiblement et beaucoup reste à faire pour développer<br />

d’autres types d’actions (Assailly, Biechler, 2006). <strong>Les</strong> systèmes d’antidémarrages<br />

reliés à un éthylomètre peuvent s’avérer intéressants, mais<br />

inopérants si des accompagnements thérapeutiques n’y sont pas aussitôt<br />

associés pour les personnes dépendantes. La même démarche répressive<br />

a été adoptée en 2003 envers l’usage de stupéfiants au volant et a conduit<br />

un certain nombre de sanctions pénales dont de la prison, mais pose des<br />

problèmes de fiabilité technique des examens biologiques qui est loin<br />

d’être comparable à ceux de l’alcool.<br />

En milieu de travail, le Code du travail ainsi que les réglementations<br />

internes des entreprises ont évolué vers une interdiction totale de la<br />

consommation de tabac, la quasi-disparition des « pots » alcoolisés et<br />

un accroissement du recours à des dépistages biologiques qui a nécessité<br />

différentes tentatives d’encadrement éthiques et réglementaires (rapport<br />

MILDT, 2006).<br />

1. Il n’y a cependant pas de véritable consensus pour définir cet usage « modéré », et<br />

cette notion est même contestée, comme le sont aussi les seuils de l’OMS.<br />

2. À propos de la loi et de la conduite automobile, il faut remarquer l’immense intérêt<br />

qu’a revêtu pour la connaissance objective des relations entre substances psycho-actives<br />

et accidents, l’étude « Stupéfiants et accidents mortels » (SAM, OFDT, 2005) prévue<br />

dans le cadre d’une loi, la loi dite Gayssot de 1999 et visant à améliorer la sécurité<br />

routière.


204 PRÉVENIR ET ACCOMPAGNER<br />

<strong>Les</strong> tests urinaires ne sont pas encore d’utilisation courante dans les<br />

établissements scolaires français, mais, outre l’interdiction de consommation<br />

du tabac et des autres drogues, dans plusieurs d’entre eux des<br />

conventions avec des centres de soins prévoient l’instauration d’obligations<br />

de rencontre des élèves usagers avec un intervenant spécialisé. Des<br />

actions « coup de poing » sont régulièrement médiatisées (interventions<br />

policières avec chiens détecteurs, etc.). Mais, le plus souvent, seules des<br />

séances d’information sont organisées dans les établissements, beaucoup<br />

plus rarement de vrais programmes de prévention.<br />

En matière d’usage public, outre la loi de 2007 interdisant totalement<br />

la consommation de tabac dans les lieux recevant du public, les municipalités<br />

sont de plus en plus nombreuses à prendre des arrêtés restreignant<br />

les lieux de consommation d’alcool pour des raisons d’ordre public et de<br />

nuisances.<br />

L’usage de stupéfiants fait spécifiquement l’objet de mesures d’interdiction<br />

et de pénalisation selon un régime de prohibition totale depuis la<br />

loi du 31 décembre 1970. La figure 8.7 montre la répression accrue de<br />

l’usage (essentiellement de cannabis) sans discontinuité depuis au moins<br />

une vingtaine d’années.<br />

120 000<br />

100 000<br />

80 000<br />

60 000<br />

40 000<br />

20 000<br />

0<br />

1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005<br />

total 24 856 34 311 41 549 38189 44 26152 11256 144 70 444 74 633 80 037 83 385 71 667 81 254 90 630101 27810 047<br />

dont canabis 17 736 24 796 28 29124 58828 672 36 32543 230 58 134 64 479 70 802 73 66163 694 73 449 82 143 91 705 90 905<br />

Source : Fichier national des auteurs d’infractions à la législation sur les stupéfiants (OCRTIS)<br />

Figure 8.7. Interpellations pour usage de stupéfiants<br />

(dont usage de cannabis). Évolution depuis 1990.


LA PRÉVENTION, ÉVOLUTIONS ET BILAN 205<br />

Des circulaires successives du ministère de la Justice ont préconisé<br />

une réponse pénale graduée en fonction de la consommation de la<br />

personne interpellée (classement avec rappel à la loi, classement avec<br />

orientation sanitaire ou sociale, injonction thérapeutique et poursuites<br />

pénales pour ceux qui ne veulent pas se soumettre aux alternatives). La<br />

loi du 5 mars 2007 a voulu, elle, développer la sanction systématique de<br />

tout fait d’usage notamment par des stages payants de « sensibilisation<br />

sur l’usage du cannabis et des autres drogues illicites » et en instaurant les<br />

médecins-relais entre les professionnels de santé et l’autorité judiciaire<br />

en cas d’injonction thérapeutique ou de soins sous obligation, y compris<br />

pour des problèmes d’alcool 1 .<br />

Pour être complets, mentionnons, dans un autre registre, la présence<br />

des addictions dans la loi de santé publique de 2004 et la mise en place,<br />

en 2002, de l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé<br />

(INPES).<br />

QUEL BILAN ?<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Si l’on examine l’évolution des consommations au regard des mesures<br />

adoptées, le bilan est celui d’un échec global, surtout marqué envers<br />

les stupéfiants, malgré quelques succès ponctuels, notamment dans le<br />

domaine du tabac. Il serait intéressant d’analyser plus précisément ce<br />

bilan et d’en tirer tous les enseignements. Mais cela n’a jamais été fait<br />

en France, comme n’a jamais été mise en place une instance nationale<br />

chargée d’impulser une politique dans le domaine des addictions. Deux<br />

faits très significatifs.<br />

À nos yeux, ce mauvais bilan est le résultat d’une surestimation<br />

de l’efficacité des contrôles et de la répression, d’un désintérêt pour<br />

l’éducation préventive maintenue dans une grande faiblesse, et d’une<br />

absence d’objectifs cohérents permettant d’articuler la prévention, les<br />

soins et les législations.<br />

Des politiques publiques axées sur la répression,<br />

peu cohérentes et sans évaluation<br />

Le dernier rapport en date sur les dépenses des administrations<br />

publiques imputables aux drogues licites et illicites (Kopp, Fenoglio,<br />

1. Ce dispositif est conçu sur le modèle du suivi socio-judiciaire des délinquants sexuels,<br />

ce qui en dit long sur les représentations quant à la toxicomanie et sa dangerosité sociale.


206 PRÉVENIR ET ACCOMPAGNER<br />

2006) indique des dépenses globalement en baisse entre 1997 et 2003,<br />

et une augmentation des dépenses de santé. Mais on retrouve, en masse<br />

et en proportion, la très grande faiblesse des dépenses pour la prévention<br />

éducative : moins de 10 % des dépenses contre 30 % aux soins et à la<br />

recherche, et 60 % pour la répression 1 (et l’aide à la production pour<br />

l’alcool). Proportions à peu près identiques pour le tabac. <strong>Les</strong> dépenses<br />

publiques envers l’alcool sont cinq fois plus faibles que pour les drogues,<br />

et dix fois pour le tabac (cette différence provenant pour l’essentiel<br />

des dépenses de répression). Cela indique clairement les orientations<br />

publiques et leurs priorités. Mais cela conduit aussi à une discordance<br />

qui soulève de nombreuses questions. Par exemple, quelle politique des<br />

prix pour le tabac et l’alcool ? Peut-on continuer à vendre à 0,76 euro des<br />

canettes de 50 centilitres de bière titrant à 8 degrés d’alcool ? Peut-on<br />

maintenir la vente libre, ou à peu près, d’alcools de tout type ? Quelle<br />

lutte contre le petit et le grand trafic, en particulier dans les zones<br />

de précarité sociale ? Que fait-on vis-à-vis des abus de médicaments<br />

psychotropes dont l’usage se banalise ?<br />

S’il n’est évidemment pas question de nier la nécessité d’un contrôle<br />

social et de son application, l’utilisation actuelle de la loi pose question.<br />

À la fois dans son efficacité (sa légitimité, sa crédibilité et son<br />

équité) mais aussi dans le fait qu’un dispositif législatif s’empile sans<br />

définition préalable de principes communs et de critères d’évaluation<br />

des résultats. Interroger la logique qui veut, par exemple, qu’une ivresse<br />

alcoolique n’est pas punissable alors qu’un simple usage de cannabis<br />

l’est, c’est interroger cette incohérence. Nous savons bien que la loi<br />

idéale n’existe pas plus qu’une prévention universelle. Mais l’optimum<br />

d’une mesure légale dépend de la validité des objectifs de prévention<br />

qui la sous-tendent. Cela vaut pour toute politique, de la prohibition à la<br />

légalisation. Et c’est pourquoi nous croyons que ce type de controverse<br />

(légalisation/prohibition, pénalisation/dépénalisation...) restera un dialogue<br />

de sourds tant que l’on n’aura pas commencé par définir à travers<br />

un débat de société, un débat démocratique, les objectifs et la priorité de<br />

la prévention.<br />

L’évaluation est, avec la recherche, un autre parent pauvre de la<br />

politique publique dans le domaine des addictions. Cette situation a<br />

connu une amélioration avec la création de l’Observatoire français des<br />

drogues et des toxicomanies à la fin des années quatre-vingt-dix. <strong>Les</strong><br />

1. Répression recouvre ici l’application des mesures de contrôle social examinées plus<br />

haut : activités des services de police, de gendarmerie, des douanes, de la justice et de<br />

l’administration pénitentiaire.


LA PRÉVENTION, ÉVOLUTIONS ET BILAN 207<br />

politiques européennes y ont également contribué 1 . Mais, malgré les<br />

données existantes, la France, comme beaucoup d’autres pays y compris<br />

en Europe, poursuit indéfiniment une politique qui connaît un échec<br />

indéniable.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Un problème de santé et d’éducation traité par le biais<br />

de la sécurité publique<br />

Pourquoi cet entêtement ?<br />

Chacun sait que le problème de l’alcool, du tabac et des drogues est<br />

avant tout un problème de santé publique et d’éducation, comme l’est<br />

le problème de l’obésité par exemple. Néanmoins, et contrairement à la<br />

question de l’obésité, la politique adoptée pour les drogues s’intéresse<br />

avant tout à la sécurité et à l’ordre public. Cela trouve son origine<br />

dans la conception conventionnelle qui se centre sur les dangers que<br />

représente ce comportement, vice ou maladie, pour la société. « L’abus<br />

des drogues, expliquait en 1990 le secrétaire général de l’ONU, Javier de<br />

Cuellar, représente une menace aussi destructrice pour cette génération<br />

et les générations futures que les épidémies de peste qui ont ravagé<br />

de nombreuses régions du monde aux siècles passés 2 . » Bien peu de<br />

dirigeants politiques oseraient encore aujourd’hui prendre des distances<br />

avec ce type de discours. Pourtant, qui peut croire que de telles paroles<br />

ont la moindre portée auprès d’un jeune qui fume du cannabis, d’un autre<br />

qui s’enivre avec de l’alcool ou d’un troisième qui aime faire la fête en<br />

prenant divers produits ? On ne peut aborder une question d’éducation<br />

à l’usage de soi et à la santé en la prenant par le seul bout de la loi<br />

et en en faisant une maladie épidémique. Il y a là un hiatus qui crée<br />

l’incohérence et la confusion à tous les niveaux et qui abandonne les<br />

usagers à eux-mêmes.<br />

Cette incohérence se retrouve dans les comportements individuels,<br />

notamment du fait de la discordance entre l’expérience psychocorporelle<br />

procurée par le produit au consommateur (généralement du plaisir et un<br />

mieux-être) et sa qualification sociale de grave danger et de dégradation,<br />

créant ainsi un clivage et une ambivalence qui imprègnent les discours et<br />

1. Chaque année, la France comme tous les pays de l’Union européenne, adresse à<br />

l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT) un rapport sur sa<br />

politique et différentes études sont réalisées régulièrement dans plusieurs États en même<br />

temps.<br />

2. Cité par Pierre De Taillac (Taillac, 2007).


208 PRÉVENIR ET ACCOMPAGNER<br />

les représentations sociales 1 . Cette même incohérence se retrouve dans<br />

les politiques des États qui balancent perpétuellement entre de multiples<br />

objectifs contradictoires pour finir par revenir à la politique du contrôle<br />

et de la répression 2 .<br />

Quel est aujourd’hui l’objectif de la prévention : faire appliquer la loi ?<br />

informer sur les dangers ? Diminuer les niveaux de consommations ?<br />

Empêcher certaines d’entre elles ou toutes ? Apprendre à ne pas abuser ?<br />

Diminuer les dommages induits ? Responsabiliser les usagers, mais à<br />

quoi ? Qui peut le dire ? La prévention est dans la plus totale confusion.<br />

D’où la nécessité, à nos yeux, d’opérer une « révolution copernicienne »<br />

en commençant par définir un objectif prioritaire, l’éducation et le bienêtre,<br />

pour décliner les objectifs et les actions d’éducation et de santé qui<br />

peuvent s’y rattacher.<br />

Un dispositif qui tend à se médicaliser<br />

La médicalisation de la question des addictions est un phénomène<br />

grandissant, marqué par l’apparition dans le langage courant de termes<br />

comme alcoologie, tabacologie, médecine des addictions, addictologie<br />

en tant que spécialisation médicale, etc. <strong>Les</strong> centres « d’hygiène alimentaire<br />

» (ancêtres des centres d’alcoologie) et les « centres d’accueil »<br />

(pour toxicomanes) ont laissé place à des « centres de soins spécialisés<br />

», et de plus en plus d’hôpitaux créent des services de soins en<br />

addictologie. Des retombées positives de ce processus sont perceptibles :<br />

plus l’addiction est conçue comme une maladie, moins les usagers sont<br />

culpabilisés, et plus on cherche à améliorer leur traitement. Pour autant,<br />

cette médicalisation ne remet pas en question la surenchère du contrôle,<br />

à tel point que la santé publique peut se confondre souvent, dans ce<br />

domaine, avec la multiplication des interdits. Le dispositif en charge<br />

des addictions reste fondé sur la loi et sur les soins et continue de faire<br />

l’impasse sur la prévention. <strong>Les</strong> offres institutionnelles ne répondent<br />

1. Nous pourrions faire le grand florilège des nombreuses personnalités publiques dont<br />

on apprend les consommations de drogues et/ou d’alcool et dont le public comme les<br />

magazines se repaissent des scandales, des « cures » et des « repentirs ».<br />

2. Parmi de nombreux exemples, évoquons l’un d’entre eux tiré de l’actualité au moment<br />

où nous écrivons. L’Angleterre a déclassifié le cannabis en 2004, ce qui revient à une<br />

quasi-dépénalisation. C’était alors le pays d’Europe ayant le plus de consommateurs<br />

parmi ses jeunes. Deux ans après, les chiffres indiquent une baisse sensible de la<br />

consommation parmi ces jeunes. Mais, avant même d’avoir connaissance de ces résultats,<br />

le Premier ministre Gordon Brown annonce le retour à la pénalisation pour faire face aux<br />

reproches de laxisme des conservateurs, et à l’approche d’élections difficiles...


LA PRÉVENTION, ÉVOLUTIONS ET BILAN 209<br />

qu’aux besoins qu’elles visent. Ainsi, les services d’aide proposés sont<br />

essentiellement conçus pour — et fréquentés par — des personnes qui<br />

se reconnaissent comme malades, généralement épuisées et dans une<br />

addiction pathologique avancée. C’est bien entendu une bonne chose<br />

qu’elles trouvent des soins appropriés et accessibles. Mais l’ensemble du<br />

dispositif continue d’être aveugle et impuissant face aux autres besoins et<br />

à la période souvent longue qui précède l’addiction pathologique. Ceux<br />

qui sont aujourd’hui laissés pour compte (tout en étant sous le coup<br />

de mesures sporadiques de contrôle) sont les usagers, en particulier les<br />

consommateurs « excessifs » mais non malades. Ceux qui prennent des<br />

risques sans être en réelle difficulté ou dépendants, mais qui peuvent<br />

le devenir et qui connaissent des problèmes spécifiques auxquels la<br />

médecine n’a pas vraiment de réponse.<br />

Un point aveugle : le plaisir et l’expérience globale<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Toutes les études menées depuis des décennies sur les consommations<br />

de drogues chez les jeunes indiquent que leur première motivation est<br />

la recherche de plaisir sous toutes ses formes : le « trip », le « fun »,<br />

la convivialité, la fête, la curiosité, le défi... Très minoritaires sont<br />

ceux qui attribuent leur consommation personnelle à un quelconque<br />

problème. Lorsque l’on dialogue de façon directe avec ces adolescents,<br />

les problèmes sont plutôt attribués aux « autres » : les parents, le proviseur,<br />

certains copains peut-être, l’intervenant en prévention, les adultes<br />

en général... Face à un tel discours, la réaction des adultes consiste<br />

généralement, pour forcer un peu la « prise de conscience », à en rajouter<br />

sur les conséquences négatives : la dépendance, l’argent dépensé, la santé<br />

mentale, la mémoire, la concentration, etc. Ils font ce que leur dit de faire<br />

la prévention conventionnelle : mettre en garde contre les dangers. Intervention<br />

utile si elle ne faisait l’impasse sur une grande part du problème,<br />

et qui, de ce fait, accroît au contraire l’incompréhension. L’embarras de<br />

la prévention vis-à-vis des comportements festifs démontre parfaitement<br />

ce malentendu.<br />

L’un des charmes de la vie repose sur les moments exceptionnels<br />

qu’elle peut nous apporter. Des situations parfois provoquées dont nous<br />

savons qu’elles apportent un plaisir lié à la possibilité d’être hors des<br />

cadres habituels et dont nous aurons ensuite à assumer les excès 1 . Dans<br />

1. Il n’y a qu’à voir de quelle manière se répand, au moment des fêtes de fin d’année, la<br />

préoccupation de ce que l’on va faire d’exceptionnel à cette occasion et de comment l’on<br />

va en « encaisser » ensuite les abus (et pas que de chocolat...).


210 PRÉVENIR ET ACCOMPAGNER<br />

ces moments que peut la prévention si elle ne brandit que les dangers, les<br />

interdits et veut dissuader l’usage ou prôner la modération 1 ? Comment<br />

rendre moins dangereux, pour soi et pour autrui, ce besoin d’intensité<br />

et d’excès ? Un besoin qui n’est pas le même pour tous et à tous les<br />

âges : certains ne supportent pas l’ivresse et toute perte de contrôle de<br />

soi, d’autres au contraire n’ont l’impression de ne vivre que dans ces<br />

moments, beaucoup se trouvent plus ou moins entre les deux. Mais<br />

chacun recherche un compromis entre vivre sa vie et ne pas la perdre<br />

à « la brûler » ou en « passant à côté ». Chacun essaie de « gérer » son<br />

expérience globale pour trouver les satisfactions qu’il recherche sans<br />

devoir en payer un prix trop lourd.<br />

Déjà, Platon le faisait dire à l’Athénien de son Banquet face à la<br />

position du Spartiate : « Le contrôle du plaisir est fonction de la pratique<br />

du plaisir, la tempérance est le résultat d’une intempérance réglée. »<br />

Pouvons-nous prétendre faire de la prévention et continuer d’être incapables<br />

d’accompagner la recherche et l’expérience du plaisir ? Quelques<br />

actions sont menées en milieu festif (« capitaine de soirée », testing, chill<br />

out...), mais elles n’ont guère de soutien des autorités d’autant qu’elles<br />

ne cadrent pas avec la logique conventionnelle. Résultat : chacun reste<br />

seul avec son expérience, ses questions et ses prises de risque.<br />

L’échec des politiques des drogues repose, selon nous, sur le fait<br />

qu’elles postulent une contradiction entre drogues et mieux-être, entre<br />

substances psycho-actives et plaisir.<br />

LES PRINCIPES D’EFFICACITÉ DE LA PRÉVENTION<br />

Que faire alors ? Sommes-nous si démunis ? En réalité, la rencontre<br />

avec les usagers, la réflexion collective et l’expérience accumulée<br />

apportent de nombreux savoirs sur ce qui crée ou pas des conditions<br />

d’évolution des comportements. Beaucoup d’organismes experts en ont<br />

proposé des synthèses très convergentes. Ainsi, l’Office of National Drug<br />

Control Policy, aux États-Unis a tenté d’établir les principes d’efficacité<br />

de la prévention des abus de drogues en suivant la méthode de l’Evidence<br />

Based Medecine (EBM) pour ne retenir que ce qui a fait preuve de<br />

résultats. Au terme de ce travail, cet organisme officiel américain en<br />

charge de la politique des drogues a produit quinze principes (NIDA,<br />

1997).<br />

1. Cela montre les limites de messages visant à normer les comportements comme celui<br />

de l’OMS conseillant de ne pas dépasser quatre verres d’alcool en une seule journée...


LA PRÉVENTION, ÉVOLUTIONS ET BILAN 211<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Au-delà de ses terminologies et en tenant compte du fait que la plupart<br />

des données sont issues d’expériences anglo-saxonnes (ce qui ne garantit<br />

pas leur totale applicabilité dans d’autres cultures), cet ensemble de<br />

principes confirme les conclusions auxquelles en sont venus aussi des<br />

experts européens (Groupe Pompidou, 1998) et les acteurs de terrain.<br />

En résumé, Il en ressort le peu d’effet de mesures ponctuelles de type<br />

« vaccination » (comme les conférences aux élèves) et d’interventions<br />

centrées uniquement sur les dangers des produits. A contrario, ils donnent<br />

un certain nombre de critères qui permettent d’assurer une meilleure<br />

efficacité aux actions :<br />

• des interventions précoces et répétées, se centrant sur les compétences<br />

de vie, et animées par des professionnels dûment formés et/ou des<br />

pairs également formés ;<br />

• des programmes qui ciblent les comportements de consommation de<br />

façon globale, qui proposent des regards variés et des pédagogies participatives,<br />

et qui sont sous-tendus par un modèle théorique cohérent ;<br />

• des actions qui prennent en compte le contexte économique, social et<br />

culturel, et qui mobilisent les ressources de la personne elle-même.<br />

Différentes méta-analyses réalisées en Amérique du Nord ou en<br />

Europe depuis une ou deux décennies (Vitaro, Gagnon, 2003 ; Foxtrot<br />

et al., 2004) corroborent ces critères de meilleure efficacité et précisent<br />

les résultats des évaluations de programmes réalisés en milieu scolaire<br />

tels que le Strengthening Families Program (SFP) ou le programme<br />

« Prisme » de la GE. Deux caractéristiques ressortent nettement : la durée<br />

(au moins trois ans pour Prisme, quatre pour SFP), et la participation de<br />

l’ensemble de la communauté éducative, tout particulièrement les parents<br />

et les jeunes. Il s’avère donc qu’en matière d’éducation préventive,<br />

le succès d’une action repose sur sa densité, sa permanence et la<br />

mobilisation des personnes « cibles ».<br />

Pour autant, le respect de ces critères ne suffit pas à donner un contenu<br />

à ces actions qui doivent préalablement définir leurs objectifs, leurs<br />

stratégies et, comme l’a rappelé utilement le manuel de prévention du<br />

Groupe Pompidou (1998), avoir une base théorique solide.<br />

Il est frappant de constater le peu de programmes soutenus et développés<br />

en France qui répondent à de tels principes. Confirmation de<br />

l’extrême faiblesse des volontés politiques et des moyens dans ce<br />

domaine pourtant essentiel.


Chapitre 9<br />

LA PRÉVENTION EST LA CLÉ<br />

DE VOÛTE DE TOUTE<br />

POLITIQUE DES DROGUES<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

DANS le domaine des addictions, définir la prévention et ses objectifs<br />

c’est définir le sens et la trame d’une politique publique. La trame<br />

sur laquelle s’adjoindront les mesures de contrôle social et les dispositifs<br />

d’aide et de soins. Car s’interroger sur ce qu’il faut prévenir et la<br />

méthodologie pour le faire, c’est poser toutes les questions essentielles<br />

auxquelles une politique doit répondre. Qualifier la prévention de « clé<br />

de voûte » n’est donc en rien excessif. Mais n’importe quelle prévention<br />

n’est pas en mesure d’apporter des réponses à la hauteur des enjeux<br />

de société.<br />

QUELLE POLITIQUE DE PRÉVENTION ?<br />

En tenant compte du bilan et des critères d’efficacité, en s’appuyant<br />

sur le projet éthique et politique visant à construire des individus capables<br />

de s’autodéterminer et d’agir par eux-mêmes, nous pouvons concevoir


214 PRÉVENIR ET ACCOMPAGNER<br />

une véritable politique de prévention. C’est même une urgence ! Pour<br />

cela, il nous faut dépasser le modèle médical de prévention primaire<br />

d’une « maladie » ou d’une « déviance antisociale », et expliciter les<br />

deux éléments de définition d’une politique : les bases éthiques de son<br />

projet et ses objectifs concrets.<br />

Poser les bases éthiques du projet préventif<br />

Sans revenir sur l’ensemble de la réflexion qui a fait l’objet de la<br />

deuxième partie de cet ouvrage, on peut résumer ces bases éthiques en<br />

cinq préalables autour de la place donnée respectivement à l’individu, au<br />

social, à la loi, à la science et à la conduite addictive elle-même.<br />

Place de l’individu<br />

La primauté de l’individu dans notre société a des conséquences<br />

capitales en ce qui concerne la définition du sens de sa vie et de son<br />

bien-être. Le sujet doit se définir en fonction de lui-même et non pas<br />

seulement en fonction du cadre collectif dans lequel il vit. Il a donc<br />

besoin de ressources pour pouvoir agir sur sa vie et s’autodéterminer.<br />

Place du social<br />

<strong>Les</strong> <strong>conduites</strong> <strong>addictives</strong> sont profondément inscrites dans le contexte<br />

socioculturel de la modernité. Une politique de prévention se caractérise<br />

par ses objectifs et par les relations qu’elle engage avec ceux qu’elle<br />

veut prévenir. Ce qui fait que la prévention en démocratie est différente<br />

de celle d’un régime autocratique, théocratique ou collectiviste réside<br />

uniquement dans les modalités sociales de détermination des risques<br />

et la façon dont ils sont portés et transmis dans la relation éducative.<br />

L’empreinte des rapports sociaux est inscrite dans la définition des<br />

risques et dans la manière de s’en protéger, comme elle s’imprime en<br />

profondeur dans les contenus et les façons d’éduquer.<br />

Place de la loi<br />

La loi sociale, en démocratie, protège et arbitre dans les relations<br />

interindividuelles, mais elle ne peut régir le rapport de l’individu avec<br />

son corps, avec ses émotions et la façon de s’adapter au monde qui<br />

l’entoure. La répression n’est ni une pédagogie de l’autodétermination ni<br />

une prévention des risques. Elle n’est que la manifestation de l’absence<br />

ou de l’échec de la prévention. Ce que l’on observe aujourd’hui dans les<br />

établissements scolaires traduit cette difficulté pour mettre l’interdit et


LA PRÉVENTION EST LA CLÉ DE VOÛTE DE TOUTE POLITIQUE DES DROGUES 215<br />

la sanction à leur place dans la prévention : renvois systématiques des<br />

élèves fumeurs de cannabis, recours aux services de police pour « faire<br />

de la prévention »...<br />

Place de la science<br />

<strong>Les</strong> faits scientifiques sont le meilleur antidote contre les idées<br />

reçues (Batel, 2006). Dans le cadre de phénomènes bio-psychosociaux<br />

complexes comme les <strong>conduites</strong> <strong>addictives</strong>, les sciences qui peuvent<br />

apporter des connaissances sont multiples et leurs éclairages parfois<br />

contradictoires, souvent incomplets, toujours complexes. <strong>Les</strong> faits scientifiques<br />

apportent des enseignements mais laissent une large place à<br />

leur interprétation et à la traduction en politique d’intervention d’une<br />

finalité sociale et humaine. L’intégration d’une démarche scientifique<br />

doit permettre d’élaborer une nouvelle « culture commune » en réinterrogeant<br />

les postulats conventionnels et en s’appuyant sur des approches<br />

soucieuses des usagers et des réalités actuelles.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Place des <strong>conduites</strong> <strong>addictives</strong><br />

Si nous considérons que ces <strong>conduites</strong> ne peuvent être qualifiées<br />

simplement de « maladies » et comportent, peu ou prou, une dimension<br />

adaptative (de soi à ses besoins internes et à son environnement), on doit<br />

admettre qu’elles n’ont pas que des effets néfastes. Mais elles peuvent<br />

en avoir. Il s’agit donc de permettre à chacun de poser ses limites et de<br />

trouver ses alternatives.<br />

Toutes ces questions ne sont évidemment pas propres à tel ou tel<br />

produit ni aux <strong>conduites</strong> <strong>addictives</strong>. Pour cette raison notamment, la<br />

prévention de ces <strong>conduites</strong> passe par une mise en synergie avec celles<br />

visant d’autres problèmes qui mettent également en jeu le comportement,<br />

le lien social et la santé mentale et physique (<strong>conduites</strong> à risque, suicide,<br />

violence, alimentation...).<br />

Définir des objectifs pragmatiques<br />

Soulignons d’abord que la méthodologie de définition des objectifs<br />

d’une politique comme d’une action influe considérablement sur ceux-ci.<br />

Il existe logiquement un lien fort entre les bases éthiques, la méthodologie<br />

choisie, les objectifs visés et les outils utilisés. Cela doit amener à<br />

penser ces quatre « ingrédients » dans leur cohérence.<br />

Il est donc impossible de donner en quelques lignes toutes les déclinaisons<br />

d’objectifs possibles dans tous les domaines. Nous conseillons<br />

aux lecteurs de se reporter à des ouvrages et documents thématiques


216 PRÉVENIR ET ACCOMPAGNER<br />

ou méthodologiques 1 . Nous voudrions évoquer seulement ici plusieurs<br />

questions transversales concernant les objectifs de prévention.<br />

Doit-on se centrer sur les jeunes, sur certains publics en difficulté<br />

ou toucher tout le monde ?<br />

Qu’elle soit « universelle », « spécifique » ou « indiquée », pour<br />

reprendre les catégories retenues internationalement (à la place de<br />

primaire, secondaire, tertiaire), la prévention devrait accompagner « les<br />

gens » au long de la vie, et offrir des opportunités adaptées. Adaptées<br />

car selon l’âge, la situation en regard de la consommation, et d’une<br />

éventuelle addiction, ces opportunités ne seront pas les mêmes. Il s’agit,<br />

d’une façon constante de permettre au sujet de s’interroger, de savoir,<br />

de donner sens et d’agir, bref de lui permettre de s’approprier sa santé<br />

et de s’autodéterminer. Il va de soi que l’enfance et l’adolescence sont<br />

des moments particulièrement importants pour cela dans la vie, mais ils<br />

ne sont pas les seuls. Une approche « globale » des comportements ne<br />

signifie pas abandonner les actions ciblées (par produit, par population,<br />

par comportement) mais de les intégrer toujours dans une politique<br />

globale. Encore faut-il que cette politique existe...<br />

Quelles sont les pistes concrètes d’interventions ?<br />

Elles sont très variables selon le « diagnostic » du problème auquel<br />

veut répondre l’action. Le public et son contexte de vie jouent évidemment<br />

un rôle déterminant. Il s’agit généralement d’un problème<br />

émergeant sur lequel pourra se déployer une stratégie plus large, plus<br />

« globale ». Ce peut être mobiliser face à une situation critique, repérer<br />

les usages problématiques pour intervenir, renforcer les liens de citoyenneté,<br />

étayer et réguler les liens familiaux, lutter contre le décrochage et<br />

l’exclusion du système scolaire, lutter contre les discriminations, prévenir<br />

les conflits de culture et de genre, assouplir les fonctionnements des<br />

institutions et rétablir la confiance, etc.<br />

Quelles sont les consommations acceptables, raisonnables ou<br />

inacceptables ?<br />

Quelles attitudes de consommation préconiser et faut-il en préconiser ?<br />

Disposer de messages clairs et cohérents au vu de ce que l’on sait des<br />

conséquences des consommations est indispensable, tout parent et tout<br />

1. Notamment la documentation de l’ANIT accessible sur son site web, et l’ouvrage<br />

Prévenir les toxicomanies de Morel, Boulanger, Hervé et Tonnelet, Paris, Dunod, 2000.


LA PRÉVENTION EST LA CLÉ DE VOÛTE DE TOUTE POLITIQUE DES DROGUES 217<br />

éducateur le sait... Il est sans doute légitime et nécessaire de préconiser<br />

l’abstention avant 16 ans, la modération pour l’alcool et les médicaments<br />

psychotropes, une grande prudence vis-à-vis du tabac, l’abstention des<br />

produits illicites d’autant plus qu’ils sont interdits par la loi. Mais cette<br />

prévention délivrant des préconisations et des conseils n’est qu’une<br />

partie « prévention universelle », un « bruit de fond » certainement utile<br />

pour donner des repères généraux mais de peu d’efficacité si on en<br />

reste là. C’est-à-dire si on n’admet pas ce que nous avons souligné<br />

en première partie : les drogues accompagnent nos existences, comme<br />

d’autres « déclencheurs » d’expériences intenses, mais de façon inégale<br />

selon les individus. On peut souhaiter que son enfant de 17 ans ne se<br />

saoule pas, ne se défonce pas et ne se mette pas en danger, mais comme<br />

l’on sait qu’il y a une probabilité élevée qu’il fasse l’une ou l’autre de ces<br />

expériences, voire d’autres, il est bien évident que l’on ne peut en rester<br />

là... <strong>Les</strong> adultes, dans la diversité des places et fonctions éducatives qu’ils<br />

occupent, doivent pouvoir aborder les autres clés, celles qui partent du<br />

respect de ce que chacun fait de lui-même et qui donnent la possibilité de<br />

diminuer les conséquences négatives des expériences et même d’éduquer<br />

à leur gestion.<br />

Pour cela, la prévention devrait avoir pour tâche d’apprendre aux<br />

personnes des choses sur elles-mêmes, non seulement sur ce qu’elles<br />

risquent mais aussi sur leurs ressources personnelles. L’utilisation d’outils<br />

d’auto-évaluation et d’auto-observation a cet intérêt de pouvoir<br />

apporter des connaissances sur soi et de renforcer la capacité à agir sur<br />

soi-même. Ce qui, à nos yeux, constitue le grand objectif de la prévention.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

DONNER DU SENS À L’EXPÉRIENCE<br />

ET DU POUVOIR SUR L’ACTE<br />

La finalité de la prévention est de créer les conditions de « l’optimalité<br />

» pour chacun, c’est-à-dire, plus directement, de contribuer à<br />

redonner sens et maîtrise à l’expérience individuelle et collective. L’axe<br />

de la prévention doit donc être expérientiel et éducationnel, et pas<br />

seulement moral et législatif. Elle doit viser la culture en tant que fonds<br />

commun et l’individu dans sa subjectivité. Nous allons, sur cette voie,<br />

en examiner les implications, en termes d’objectifs possibles dans les<br />

réalités humaines et sociales d’aujourd’hui.


218 PRÉVENIR ET ACCOMPAGNER<br />

Pour une culture de la prévention<br />

Il n’y a pas de drogue sans culture, il n’y aura pas non plus de<br />

prévention sans culture. L’expérience addictive ne peut être détachée de<br />

la culture qui l’entoure et qui l’influence, la prévention ne peut l’ignorer<br />

et doit même investir ce lien entre culture et addiction. Comment la<br />

prévention peut-elle s’intégrer à la culture ? Cette question n’est pas<br />

réservée à la prévention des <strong>conduites</strong> <strong>addictives</strong>, mais plutôt à la<br />

conception générale de toute attitude visant à aider le groupe social<br />

et les individus à faire face à des risques. C’est dans le social que se<br />

constituent des systèmes de régulation des comportements individuels<br />

et collectifs. Cela met en jeu des valeurs et des représentations sociales<br />

qui se construisent et se déconstruisent, et qui constituent ce que nous<br />

appelons la culture.<br />

La consommation de substances psycho-actives, ou l’usage de déclencheurs<br />

d’expériences intenses, fait partie d’un ensemble de pouvoirs<br />

nouveaux que la société technoscientifique donne aux hommes pour<br />

se transformer ou pour repousser des limites jusque-là posées à leur<br />

expérience. Comment donner plus de poids aux liens sociaux ? Comment<br />

mieux intégrer l’expérience que permettent ces moyens nouveaux et<br />

maîtriser les risques personnels qu’elle comporte ? Nous ne sommes<br />

pas spécialistes de la transformation sociale, aussi nous bornerons nous<br />

à constater, avec d’autres auteurs sur le sujet, que plusieurs pistes<br />

sembleraient devoir être suivies, en rapport avec ce que nous avons<br />

dit des phénomènes addictifs et des nécessités nouvelles de leur gestion<br />

individuelle et collective. Nous en retiendrons au moins trois :<br />

• mettre au centre des choix politiques des valeurs comme la santé,<br />

mais aussi la liberté, la responsabilité, la solidarité, le plaisir et<br />

la convivialité... Pour cela, faudra-t-il sans doute ne pas faire des<br />

addictions qu’un problème de santé et de comportement individuel<br />

et que la question soit un objet « normal » de débat politique ;<br />

• élever les niveaux de connaissance et de réflexion collective. La<br />

prévention passe par l’observation, la connaissance et l’analyse des<br />

déterminants des <strong>conduites</strong> à risques et de recherche de satisfactions,<br />

la compréhension de leurs modes de régulation. Elle passe aussi,<br />

répétons-le, par un langage commun suffisamment clair pour être<br />

adopté largement, mais suffisamment ouvert aussi à l’évolution des<br />

connaissances et des pratiques ;<br />

• développer l’apprentissage à la responsabilité et à la citoyenneté<br />

est sans doute la clé de l’avenir de l’éducation pour la santé (et de<br />

celle d’un certain modèle démocratique). C’est bien ce qu’avaient


LA PRÉVENTION EST LA CLÉ DE VOÛTE DE TOUTE POLITIQUE DES DROGUES 219<br />

voulu préconiser les rédacteurs de la circulaire créant les comités<br />

d’éducation à la santé et à la citoyenneté (CESC) dans l’Éducation<br />

nationale, en 1998. Mais prendre la citoyenneté sous le seul angle de<br />

la santé n’est sans doute pas à la mesure de ce qu’exige cette question<br />

de l’apprentissage à la responsabilité individuelle et collective. Ne<br />

faudrait-il pas lancer des initiatives d’envergure sur cette question ?<br />

De cette acculturation de la prévention, la société ne peut en sortir<br />

que plus « mûre » et enfin capable d’aborder et de traiter ces questions<br />

autrement que de façon simpliste et superficielle.<br />

Promouvoir plutôt que prévenir<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Le renversement épistémologique de la prévention que nous appelons<br />

de nos vœux consiste à la faire passer d’une stratégie centrée sur l’évitement<br />

des événements négatifs (maladies, complications, usages nocifs<br />

de drogues...) à un accompagnement de la dynamique de construction<br />

d’une personne et de son mode de vie. Non plus prôner la privation et<br />

l’abstinence mais proposer des changements d’attitudes qui apportent un<br />

mieux-être, une meilleure qualité de vie et aussi une meilleure protection<br />

contre les événements négatifs.<br />

Aux fondements de la prévention, il y a ce souci de l’autre, cette<br />

attention pour prendre soin de l’autre. Cela ne requiert aucune qualification<br />

professionnelle, et cela se transmet. C’est qu’il y a donc bien du<br />

« savoir » qui s’échange. Soutenir un adolescent en difficulté, dialoguer<br />

avec celui qui transgresse des règles, rassurer celui qui est inquiet de ses<br />

transformations corporelles, c’est plus que « de la prévention », au sens<br />

« primaire » et c’est néanmoins essentiel.<br />

La prévention n’est qu’une facette de ce que l’on pourrait dénommer la<br />

« pro-vention », c’est-à-dire « venir pour », et pas seulement venir contre<br />

(des risques, des comportements, des symptômes...). Pour prévenir il faut<br />

promouvoir : le bien-être et ce qui peut y contribuer, le plaisir, l’échange,<br />

la parole, les valeurs de responsabilité et de liberté, les liens sociaux, etc.<br />

Promouvoir des habiletés, des capacités relationnelles et d’expression,<br />

des aptitudes à s’observer et se connaître, des interactions solidarisantes<br />

avec autrui.<br />

Prévenir consiste avant tout à apprendre à faire des choix, mais c’est<br />

aussi donner des possibilités de choix. C’est donc éduquer à la santé et à<br />

la citoyenneté, c’est également créer des conditions favorables pour que<br />

chacun puisse exercer sa responsabilité et sa liberté, et trouver du plaisir<br />

en minimisant le risque de compromettre sa santé.


220 PRÉVENIR ET ACCOMPAGNER<br />

La boussole de la prévention : santé et plaisir,<br />

liberté et socialité<br />

Si la finalité commune de la prévention est de contribuer au bienêtre<br />

des personnes, notre réflexion éthique et anthropologique sur cette<br />

question nous a montré qu’elle ne peut ni définir ce bien-être ni l’imposer.<br />

En revanche, elle peut contribuer aux conditions de possibilité et à<br />

« une disposition » au bien-être. Conditions de possibilité et disposition<br />

basées sur les quatre points cardinaux de « la boussole de l’intervention<br />

sociale » (chapitre 6) qui constituent aussi ceux de la boussole du bienêtre<br />

individuel et collectif, la boussole de la prévention : santé et plaisir,<br />

liberté et socialité.<br />

Santé<br />

Liberté<br />

Sociabilité<br />

Plaisir<br />

Figure 9.1. La boussole de la prévention<br />

(les quatre points cardinaux du bien-être individuel).<br />

L’appréhension du bien-être peut être guidée par ces quatre directions,<br />

reliées en couple sur deux axes, comme pour les points cardinaux<br />

d’un repérage dans l’espace : nord/sud, est/ouest. Si l’on s’avance dans<br />

une direction, on s’éloigne en même temps de l’autre. L’objectif n’est<br />

donc pas d’imposer l’immobilité, mais de transmettre la capacité de<br />

se mouvoir, d’être autonome, en gardant son propre cap et en s’aidant<br />

des repères pour « faire le point » sans trop dériver sur tel ou tel axe.<br />

Reprenons brièvement chacun de ces quatre points cardinaux et leur<br />

dialectique santé/plaisir et liberté/socialité.<br />

Santé : le « silence des organes », ou en tout cas un état qui nous<br />

permette d’utiliser notre potentiel de vie n’est qu’une des dimensions du<br />

bien-être. Une dimension importante, mais de façon variable, et pas au<br />

point d’être la seule motivation de nos actes.<br />

Plaisir : même si c’est un point aveugle dans la prévention conventionnelle,<br />

le plaisir est au centre de ces questions de santé et de bien-être.


LA PRÉVENTION EST LA CLÉ DE VOÛTE DE TOUTE POLITIQUE DES DROGUES 221<br />

Le problème est que plus nous libérons nos plaisirs et de façon intense,<br />

plus nous tirons sur nos ressources et moins notre corps peut rester<br />

silencieux. Inversement, plus nous voulons garantir notre santé et notre<br />

espérance de vie, plus nous renonçons à des actes pouvant nous apporter<br />

des expériences intenses.<br />

Liberté : il est vrai que le respect de cette aspiration est un garant<br />

indispensable à notre bien-être. Peut-on être heureux et ne pas être<br />

libre ? Mais l’est-on forcément en étant libre ? Car plus on se libère<br />

des contraintes, plus on s’éloigne du monde et surtout du monde des<br />

autres, de la société, de ses traditions, de ses règles de ses exigences,<br />

mais aussi de ce qu’elle nous apporte de carrément vital.<br />

Socialité : que sommes-nous en effet sans « reliance » sociale, sans<br />

appartenance, sans liens et sans solidarité, sans reconnaissance et sans<br />

possibilité d’expression et de partages avec d’autres ? Mais, voilà, plus<br />

nous nous intégrons, plus nous nous attachons et moins nous sommes<br />

libres...<br />

Cette boussole montre que, tout au long de notre vie, nous choisissons<br />

plus ou moins consciemment et relativement aux autres directions, les<br />

chemins que nous suivons ou que nous abandonnons. <strong>Les</strong> consommations<br />

de substances psycho-actives s’inscrivent dans ces choix et ces tensions<br />

entre « pôles ». Elle peut nous guider dans la définition des coordonnées<br />

individuelles de satisfaction (plutôt plus libre/autonome et plus loin vers<br />

le plaisir pour certains, plus vers la socialité/appartenance et la santé pour<br />

d’autres, etc.), en n’oubliant pas que le point d’équilibre, « le centre » du<br />

bien vivre, est variable d’un individu à l’autre, et, pour un même individu,<br />

d’une période à l’autre de sa vie.<br />

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UNE POLITIQUE FONDÉE SUR L’ÉDUCATION<br />

ET L’ACCOMPAGNEMENT<br />

Tout ce que nous venons de développer montre que, pour avoir une<br />

suffisante efficacité, une politique de prévention des addictions devrait<br />

être globale et structurée, multidirectionnelle, populaire et « massive »,<br />

et mettre au cœur de ses priorités l’individu, son éducation à l’autonomie<br />

et à la citoyenneté. Cela nécessite à présent des précisions quant aux<br />

approches et aux stratégies qui peuvent permettre de réaliser de tels<br />

objectifs.


222 PRÉVENIR ET ACCOMPAGNER<br />

Une approche écologique et systémique<br />

L’approche écologique et systémique procède des mêmes principes<br />

que l’approche expérientielle : elle prend en compte les différents déterminants<br />

des comportements en santé et leurs interactions, la modification<br />

d’un des facteurs rejaillissant inévitablement sur les autres. Il peut y avoir<br />

plusieurs lectures de cette mise en système de différents facteurs.<br />

Dans une première approche, les déterminants sont au nombre de<br />

quatre (Demeulemeester, 2007) : l’individu, la famille, les pairs et la<br />

société.<br />

L’individu : des caractéristiques personnelles peuvent favoriser les<br />

<strong>conduites</strong> <strong>addictives</strong> telles que la faible estime de soi, l’autodépréciation,<br />

la timidité, les réactions émotionnelles excessives, des difficultés à établir<br />

des relations stables et satisfaisantes et des difficultés à résoudre les<br />

problèmes.<br />

La famille : l’attitude des parents à l’égard des substances psychoactives<br />

peut jouer un rôle protecteur ou incitateur. Cette influence est<br />

corrélée aux attitudes des <strong>conduites</strong> d’usage chez les parents et dans la<br />

fratrie, ainsi qu’à celles vis-à-vis des <strong>conduites</strong> des enfants. L’ambiance<br />

familiale et la survenue d’événements traumatisants ou douloureux dans<br />

la vie familiale constituent aussi des facteurs de risque. La précocité<br />

de l’initiation et de la consommation apparaît comme le facteur le plus<br />

prédictif d’un abus ou d’une dépendance à l’adolescence.<br />

<strong>Les</strong> pairs : ils jouent un rôle important dans l’initiation et la consommation<br />

de substances psycho-actives. Ils peuvent avoir un rôle renforçateur<br />

dans la mesure où l’adolescent consommateur a tendance à choisir<br />

des groupes au sein desquels circulent ces substances, mais ils peuvent<br />

avoir un rôle inverse si le groupe évolue.<br />

La société : à travers la vie en institution (école, travail...), la culture<br />

dominante et les stéréotypes véhiculés par les médias exercent une pression<br />

à la surconsommation mais peuvent constituer aussi des influences<br />

inverses.<br />

Plus que des facteurs, individus, familles, groupes de pairs et institutions<br />

sociales forment surtout un « carré des partenaires » qu’il ne<br />

faudrait jamais perdre de vue, tant pour la prévention que pour les<br />

interventions thérapeutiques multifocales (voir partie 4).<br />

Appliquant dans le domaine de la prévention les travaux du professeur<br />

Philippe Meirieu en Sciences de l’éducation, Baptiste Cohen (Cohen,<br />

2007) donne un autre sens à l’approche écologique, en définissant quatre<br />

« piliers » stratégiques pour la prévention : le savoir, les comportements,<br />

les interdépendances et l’esprit critique.


LA PRÉVENTION EST LA CLÉ DE VOÛTE DE TOUTE POLITIQUE DES DROGUES 223<br />

• le savoir : la prévention suppose en effet des informations, des connaissances,<br />

des recherches, des évaluations mais qui ne sont ni celles d’une<br />

seule discipline scientifique ni seulement centrées sur la santé ;<br />

• les comportements : la prévention suppose des habitudes, des apprentissages,<br />

des règles, des modes de vie qui sont autant d’éléments influant<br />

sur notre capacité à profiter du monde sans se mettre ni le mettre en<br />

danger ;<br />

• les interdépendances : la prévention suppose que soit prise en compte<br />

la complexité des systèmes dont elle veut diminuer les risques, notamment<br />

que l’usage de drogues peut être à la fois cause et conséquence ;<br />

• l’esprit critique : la prévention suppose de savoir résister. Comment<br />

résister à un danger attractif sans esprit critique ? Quel résultat peut<br />

avoir une prévention qui ne cherche qu’à « faire adopter », voire à<br />

manipuler des comportements ?<br />

Nous pouvons constater combien tous ces modèles systémiques,<br />

écologiques et expérientiels convergent et partagent une même vision<br />

de la prévention que l’on peut résumer avec cette phrase de Baptiste<br />

Cohen : « La prévention ce n’est pas détenir ou transmettre la vérité,<br />

mais apprendre à la chercher. »<br />

Une architecture en quatre niveaux et deux priorités<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Outre son manque d’objectifs partagés et de moyens, l’autre problème<br />

de la prévention des <strong>conduites</strong> <strong>addictives</strong> est l’absence d’une structuration<br />

qui permette aux différents acteurs de s’inscrire dans une politique<br />

d’ensemble et dans un dispositif déclinant les objectifs spécifiques et les<br />

complémentarités. L’architecture ci-dessous 1 propose une organisation<br />

en quatre « niveaux » à la croisée des populations concernées et des<br />

modes de consommation.<br />

1. Dans la mesure où il existe une continuité entre les consommations<br />

« banales » et les consommations « problématiques » déterminant des<br />

complications, diminuer globalement les niveaux de consommation<br />

est un objectif pertinent. Cela passe par la baisse globale de la<br />

demande et de l’offre. C’est le rôle de la « prévention universelle »<br />

1. Celle-ci figure dans le rapport intitulé « Propositions pour une politique de prévention<br />

et de prise en charge des addictions » remis en septembre 2006 au ministre de la Santé.<br />

Le « Plan addiction 2006-2011 » ne s’en est malheureusement que partiellement inspiré<br />

car il ne fait aucune véritable place à la prévention et à l’intervention précoce.


224 PRÉVENIR ET ACCOMPAGNER<br />

(les campagnes générales d’information), et des mesures de réglementation<br />

et de contrôle social (contrôles au volant, réglementations<br />

de l’accès aux produits, taxations, lutte contre le trafic etc.). Mais il<br />

serait illusoire de croire que cette diminution des niveaux moyens<br />

de consommation puisse aller jusqu’à une abstinence généralisée ou<br />

aboutir à l’absence de prise de risques.<br />

2. <strong>Les</strong> usages de substances psycho-actives, même s’ils comportent des<br />

risques, correspondent à une recherche de bien-être et s’inscrivent<br />

dans des modes de vie, des contextes culturels et communautaires. Il<br />

convient en conséquence de développer les capacités de choix et de<br />

réflexion de chacun en fonction de ce contexte. Cette responsabilisation<br />

est le rôle de « l’éducation pour la santé et la citoyenneté » et de<br />

l’« éducation expérientielle » qui sont à promouvoir au moyen d’une<br />

« prévention de proximité ».<br />

3. <strong>Les</strong> problèmes liés aux usages de substances psycho-actives, que<br />

ce soit la dépendance ou d’autres types de complications, sont<br />

étroitement liés aux modes de consommation que les usagers sont les<br />

premiers à pouvoir changer eux-mêmes. Le troisième axe stratégique<br />

devrait donc viser à accroître les capacités d’autochangement et<br />

diminuer les conséquences nocives des consommations. C’est un des<br />

rôles de l’« intervention précoce » en début de consommation et celui<br />

de la « réduction des risques » aux stades de l’addiction.<br />

4. <strong>Les</strong> complications et les dépendances provoquent des souffrances<br />

physiques, psychiques et sociales qui nécessitent des traitements<br />

souvent longs et parfois contraignants, difficiles à maintenir. Il faut<br />

donc que la prévention à ce stade s’intègre aux soins pour diminuer les<br />

risques de rechute et augmenter les durées de rétablissement. C’est le<br />

rôle de l’« éducation thérapeutique » associée aux soins 1 .<br />

Ces quatre « niveaux » se complètent et n’ont d’efficacité que coordonnés<br />

et conduits dans la durée. L’orientation générale de cet ensemble<br />

étant axée autour de deux grandes priorités stratégiques : l’éducation et<br />

l’intervention précoce.<br />

1. L’éducation thérapeutique est abordée dans le chapitre 12.


Chapitre 10<br />

DEUX PRIORITÉS :<br />

L’ÉDUCATION PRÉVENTIVE<br />

ET L’INTERVENTION<br />

PRÉCOCE<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Inverser les priorités et éduquer les individus plutôt qu’ériger des<br />

normes et contrôler leur application, nous avons abondamment expliqué<br />

pourquoi cela s’impose dans la société dans laquelle nous vivons.<br />

Recentrer le dispositif d’intervention sociale sur cette tâche éducative<br />

et sur les moments clés où, en début de parcours et à ses différentes<br />

étapes, la réflexion individuelle sur la consommation est nécessaire, cela<br />

répond aussi à la nécessité de réorienter une politique qui a fait l’inverse<br />

jusqu’ici et qui a largement échoué.<br />

Éduquer et intervenir précocement, voyons comment mettre en œuvre<br />

ces deux grands axes stratégiques.


226 PRÉVENIR ET ACCOMPAGNER<br />

L’ÉDUCATION PRÉVENTIVE<br />

Quelle éducation peut « promouvoir des comportements favorables<br />

à la santé » dans un domaine qui touche à des modes de vie et à des<br />

choix individuels ? Quelle éducation peut apporter des repères tout en<br />

favorisant aussi « l’esprit critique », la réflexion sur son expérience,<br />

l’autodétermination et le renforcement des autocontrôles ?<br />

En premier lieu cette éducation préventive doit faire partie de l’éducation<br />

tout court. Cela implique qu’elle trouve sa place dans les lieux et<br />

les temps de l’apprentissage personnel : la famille et l’école, bien sûr,<br />

mais également d’autres lieux, d’autres temps (le travail, les formations,<br />

le cabinet du médecin, etc.).<br />

En second lieu, il s’agit d’en définir le contenu. Depuis les années<br />

quatre-vingt/quatre-vingt-dix, trois approches proposent et développent<br />

des démarches préventives qui nous semblent en grande partie complémentaires<br />

: la promotion de la santé, la réduction des risques et l’éducation<br />

expérientielle. Aucune ne se suffit à elle-même et chacune a besoin<br />

des deux autres. Toutes les trois se retrouvent sur une base commune,<br />

écologique et systémique, transaddictive, loin des réductionnismes de<br />

l’approche conventionnelle. Toutes les trois mettent en œuvre des actions<br />

concrètes qui, bien que peu soutenues ont montré leur intérêt et leur<br />

efficacité.<br />

La promotion de la santé<br />

Historiquement, l’éducation à la santé a représenté la première<br />

tentative, dans les années soixante-dix, pour sortir la prévention (on<br />

disait alors « les soins primaires ») de la « lutte contre » les maladies.<br />

Il commence à devenir clair pour les acteurs qu’il faut s’intéresser à<br />

la période où le problème ne se pose pas encore, pour contrecarrer les<br />

risques de sa survenue en s’attaquant à tout ce qui peut y contribuer.<br />

Mais, assez vite, il apparaît aussi que cette éducation ne peut se limiter à<br />

de bons conseils et à diffuser des normes de comportements, car on ne<br />

change pas de mode de vie à n’importe quel prix (Bury, 1992).<br />

La charte d’Ottawa, en 1986, marque une nouvelle phase et fonde la<br />

promotion de la santé. La prévention déborde le champ sanitaire pour<br />

entrer dans le champ social : il s’agit de dépasser la notion de « mode<br />

de vie sain » pour chercher à valoriser les ressources individuelles et<br />

sociales, améliorer la qualité de la vie et le bien-être. Cette démarche<br />

prend une dimension très large puisqu’elle embrasse non plus seulement<br />

la santé mais tous les domaines de la vie.


DEUX PRIORITÉS : L’ÉDUCATION PRÉVENTIVE ET L’INTERVENTION PRÉCOCE 227<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Reste à définir ses stratégies et ses actions concrètes : l’éducation<br />

sanitaire, la mobilisation sociale, la santé publique, la réduction des<br />

risques... à peu près tout peut s’y référer. Ce qu’apporte de plus spécifique<br />

la promotion de la santé, en particulier dans le domaine des <strong>conduites</strong><br />

<strong>addictives</strong>, est son intérêt et ses outils propres pour le développement des<br />

compétences psychosociales des individus. Des compétences qui donnent<br />

aux personnes un plus grand contrôle sur leur santé et la capacité de faire<br />

des choix favorables à celle-ci.<br />

Après le constat d’échec des actions basées sur la peur des drogues,<br />

les professionnels ont fait appel à la psychologie sociale et à l’étude<br />

de l’apprentissage des comportements. <strong>Les</strong> premiers programmes sont<br />

d’abord destinés à aider les adolescents à faire face aux pressions sociales<br />

et au stress sans recourir aux psychotropes. Depuis les années quatrevingt-dix<br />

d’autres programmes ont été lancés (mais très peu en France)<br />

visant le développement des « aptitudes essentielles » : savoir résoudre<br />

les problèmes et prendre des décisions, avoir une pensée créatrice et<br />

critique, savoir communiquer efficacement, avoir conscience de soi et<br />

de l’empathie pour les autres, savoir gérer son stress et ses émotions.<br />

Globalement, il s’agit de renforcer l’estime de soi qui est une condition<br />

nécessaire à l’intérêt envers sa propre santé psychique et physique, et<br />

envers autrui.<br />

Cette approche a les grands avantages d’être globale (elle ne se centre<br />

pas sur un symptôme), de donner des outils pédagogiques et d’apporter<br />

une dimension sociale à la prévention. Essentiellement la « prévention<br />

primaire » dans la mesure où ses outils lui permettent d’intervenir surtout<br />

avant les premières consommations.<br />

La première limite de la promotion de la santé est qu’il s’agit<br />

d’une vision très « transculturelle » de ces questions de comportements<br />

(certains disent au contraire très « classe moyenne anglo-saxonne ») ce<br />

qui exige son adaptation. Elle ne devrait donc pas être détachée de la<br />

santé communautaire. L’autre limite de la promotion de la santé est<br />

qu’elle repose sur des professionnels et des programmes intégrés dans<br />

les institutions éducatives, l’école en particulier, ce qui ne peut se réaliser<br />

que s’il existe une volonté politique et des moyens très déterminés dans<br />

ce sens. C’est sans doute la raison pour laquelle, malgré la création<br />

de l’INPES et les efforts des acteurs locaux, en dehors de quelques<br />

campagnes nationales de sensibilisation ciblées (anti-tabac, conduite<br />

automobile et alcool, débanalisation du cannabis), la France n’a pas de<br />

politique de promotion de la santé.


228 PRÉVENIR ET ACCOMPAGNER<br />

La réduction des risques<br />

Pour la réduction des risques, l’objectif est en priorité de prévenir les<br />

dommages occasionnés par les consommations de substances psychoactives.<br />

Il ne s’agit pas de s’attaquer à ce qui motive la consommation,<br />

mais d’en maîtriser, autant que faire se peut, les effets nuisibles. Il ne<br />

s’agit pas de stopper l’addiction mais d’en éviter les complications, et de<br />

le faire en impliquant l’usager lui-même. Il est le premier acteur de sa<br />

consommation et de son éventuel changement de comportement d’usage,<br />

il est le meilleur expert pour savoir comment le faire (Péquart, Lacoste,<br />

2007). L’intervention consiste alors à « aller vers », à entrer en contact<br />

avec les usagers pour mettre en place, en fonction de leur situation, des<br />

réponses à leurs besoins immédiats (ouverture de droits, hébergements...)<br />

et les outils permettant d’éviter certaines complications (informations,<br />

matériel stérile...). Nous avons déjà vu les remarquables résultats de cette<br />

approche vis-à-vis de l’épidémie de sida parmi les injecteurs et vis-à-vis<br />

du risque d’overdose d’opiacés.<br />

Réduire les risques, est-ce faire de la prévention ? Bien évidemment si<br />

l’on se place dans la « prévention secondaire », c’est-à-dire en acceptant<br />

l’usage comme un fait sur lequel on peut intervenir pour améliorer la<br />

situation de l’usager. C’est, avec un certain nombre de publics, souvent<br />

le seul moyen initial de faire de la prévention, en partant des besoins<br />

concrets des personnes (publics précaires, usagers en rupture avec les<br />

institutions de soins, usagers débutants...). La réduction des risques est à<br />

la croisée des logiques de prévention et des logiques de soins.<br />

Réduire les risques liés aux consommations de psychotropes est<br />

donc un critère essentiel pour penser et mener des politiques de santé<br />

dans le domaine de la prévention des complications. Par exemple,<br />

c’est en donnant toutes les informations et les aides utiles que l’on<br />

permet aux usagers de drogues par voie injectable, même (et surtout)<br />

s’ils sont usagers occasionnels, d’éviter les différentes contaminations.<br />

Notamment celle de l’hépatite C dont l’incidence est de loin la plus<br />

élevée aujourd’hui. Il faut pour cela que des lieux, des informations, des<br />

outils, des intervenants se trouvent sur leur chemin, de façon la plus<br />

accessible qui soit, pour permettre cette prévention 1 . Comme pour la<br />

1. L’efficacité d’une telle politique repose, comme on l’a vu pour réduire la contamination<br />

par le VIH parmi les usagers de drogues dans les années quatre-vingt-dix, sur une combinaison<br />

d’actions et de mesures. La démonstration vient d’en être faite par la politique<br />

développée à Amsterdam vis-à-vis de l’hépatite C qui, en associant étroitement des<br />

mesures d’accès aux informations, aux matériels stériles et aux traitements (substitution,<br />

bithérapie antivirale, etc.) a obtenu une baisse importante de l’incidence.


DEUX PRIORITÉS : L’ÉDUCATION PRÉVENTIVE ET L’INTERVENTION PRÉCOCE 229<br />

promotion de la santé, cela ne peut se faire sans une volonté politique,<br />

et, de surcroît, sans prise en compte de l’usage et une responsabilisation<br />

des usagers assez contradictoire avec les conceptions conventionnelles<br />

et culpabilisantes. Nous avons vu que son efficacité repose, comme pour<br />

l’autochangement (chapitre 6), sur l’éducation et la mise à disposition<br />

des moyens de s’autonomiser. C’est d’ailleurs cette façon d’aborder la<br />

question des drogues qui, en décalage avec la vision juridique et médicale<br />

classique, a permis de créer un rapport radicalement différent avec les<br />

usagers de drogues illicites.<br />

Toutefois, dans sa logique, la réduction des risques n’a aucune raison<br />

d’être réservée aux usages de drogues illicites. On peut même penser<br />

qu’elle devrait être moins difficile à appliquer vis-à-vis de consommations<br />

qui ne sont pas soumises à un interdit et une réprobation sociale.<br />

Mais, curieusement, les actions de réduction des risques sont assez peu<br />

développées pour les consommations d’alcool ou de tabac 1 . Cela traduit<br />

encore une fois la conception qui a toujours présidé jusqu’ici : pour<br />

l’alcool comme pour le tabac, ce que l’on prévient c’est l’addiction<br />

maladie (la dépendance) et les troubles à l’ordre public, ce ne sont pas<br />

les modes d’usage qui peuvent y contribuer.<br />

La véritable limite de la réduction des risques est qu’elle ne peut<br />

concerner que l’usager et qu’elle ne touche pas à la question de ce qui<br />

l’amène à consommer et à prendre des risques, ni à sa façon de gérer<br />

sa recherche de plaisir. C’est un complément qu’apporte précisément<br />

l’éducation expérientielle.<br />

L’éducation expérientielle<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Chacune à leur façon, la promotion de la santé et la réduction des<br />

risques contribuent à renforcer les compétences des individus pour<br />

diminuer le besoin et « l’appétence », favoriser des consommations<br />

plus réfléchies et mieux gérées par les usagers eux-mêmes 2 . Elles<br />

1. Quelques actions vis-à-vis de l’alcool se réclament de la réduction des risques (les<br />

actions « capitaines de soirée », ou de raccompagnement en fin de soirée, par exemple)<br />

alors qu’en réalité, toute la prévention du « risque alcool » devrait suivre cette logique<br />

dans un domaine où une consommation « raisonnable » est acceptée. Cela paraît a priori<br />

plus compliqué pour le tabac, néanmoins des modes d’usage à moindres risques sont tout<br />

à fait imaginables (consommation intermittente, diminution des propriétés addictogènes<br />

des cigarettes, etc.).<br />

2. Telle est l’une des conclusions du rapport intitulé « psycho-activ » élaboré par<br />

la Commission fédérale suisse sur les problèmes liés aux drogues (CFLD, 2005) :<br />

« Une prévention élargie comprenant la protection de la santé, la promotion de la


230 PRÉVENIR ET ACCOMPAGNER<br />

correspondent pleinement à l’axe de l’éducation préventive, mais l’une<br />

et l’autre réfèrent leurs actions à l’objectif d’éviter des dangers et de<br />

diminuer des dommages.<br />

Reste une autre part de la prévention, celle que préconisait l’Athénien<br />

de Platon : plutôt que d’ignorer le plaisir et l’excès, les intégrer comme<br />

une réalité et aider les citoyens à savoir comment s’y adonner selon leur<br />

choix et sans s’y perdre. L’objectif n’est pas d’empêcher, de condamner,<br />

ni d’encourager ou de susciter l’excès, mais d’aborder les expériences<br />

provoquées par les substances psycho-actives dans leur globalité, c’està-dire<br />

en tenant compte des satisfactions et plaisirs recherchés, des<br />

risques et dangers rencontrés, et de leurs interactions. L’objectif n’est<br />

pas de définir un idéal pour tous ou les choix de vie des personnes<br />

à leur place, mais, comme le propose André Therrien (2003b), de les<br />

aider à « gérer » leur expérience. C’est-à-dire aider l’individu à savoir<br />

quel niveau de plaisir il recherche, d’en connaître les conséquences,<br />

celles qui lui sont acceptables, celles qui ne le sont pas personnellement,<br />

socialement et légalement, et les moyens à prendre pour les éviter ; ce que<br />

nous préférons nommer « éducation expérientielle » plutôt que « gestion<br />

expérientielle ». Mais ces questions de terminologie sont secondaires,<br />

l’essentiel est la notion commune d’accompagnement de cette expérience.<br />

Accompagnement rendu nécessaire par la solitude de l’individu face à<br />

ses expériences et les incohérences du cadre social.<br />

Comment réaliser un tel accompagnement ? D’abord en créant des<br />

conditions de rencontre et de dialogue. Ensuite en utilisant quelques<br />

outils qui permettent d’aider chacun à comprendre comment la recherche<br />

de satisfactions peut basculer dans le mal-être, et qui permettent de mieux<br />

se connaître et d’identifier ses limites.<br />

Créer des conditions de l’accompagnement de l’expérience<br />

subjective<br />

Le support essentiel de l’éducation expérientielle est la rencontre, le<br />

dialogue et la relation. Cela suppose bien évidemment que les conditions<br />

de ces rencontres soient créées, au plus près des jeunes et des usagers en<br />

général. Mais cela suppose aussi une formation et une position adéquate<br />

de la part des adultes chargés de faire cet accompagnement. De ce point<br />

de vue, la formation clinique n’est pas une garantie, la formation en<br />

santé et la détection précoce est le moyen d’éviter les conséquences néfastes de la<br />

consommation sur les plans sanitaire et social. Jeunes et adultes doivent posséder les<br />

connaissances nécessaires pour vivre sans consommer ou sans avoir une consommation<br />

problématique. »


DEUX PRIORITÉS : L’ÉDUCATION PRÉVENTIVE ET L’INTERVENTION PRÉCOCE 231<br />

prévention conventionnelle non plus. Un abord et une écoute spécifiques<br />

découlent de la conception globale des drogues et des addictions que<br />

nous avons développée, ce qui passe par des formations spécifiques<br />

des acteurs. Pour autant, cette spécificité ne doit pas conduire à un<br />

cloisonnement qui signifierait que seuls des spécialistes seraient capables<br />

de réaliser cette rencontre et cet accompagnement. En milieu scolaire,<br />

et tout particulièrement dans les collèges, cet accompagnement souffre<br />

d’une insuffisance globale, et ce n’est pas quelques consultations ou<br />

quelques permanences d’intervenants de prévention qui vont combler<br />

cette vacuité des adultes à un moment crucial de la vie de ces jeunes.<br />

Nous verrons dans le chapitre suivant comment l’intervention précoce<br />

et l’utilisation du bilan expérientiel dans ce cadre peuvent contribuer à<br />

combler cette carence.<br />

Apporter des outils pour éclairer son expérience et ses choix<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Il existe des règles communes, biologiques mais aussi psychosociales,<br />

qui régissent les processus du passage du mieux-être au mal-être, de la<br />

consommation à l’addiction et à l’addiction pathologique, du plaisir à la<br />

souffrance avec les drogues. Le dialogue autour de l’expérience personnelle,<br />

avec ces éclairages, est un moyen non seulement d’élever le niveau<br />

de savoir et de protection, mais aussi d’auto-évaluation, d’anticipation de<br />

conséquences de la consommation et de définition de ses propres limites.<br />

Au-delà de la délivrance de messages informatifs élaborés à partir de<br />

nouvelles représentations collectives capables d’intégrer les données<br />

actuelles de la science, l’éducation expérientielle considère les individus,<br />

en particulier les jeunes, comme les premiers responsables d’eux-mêmes<br />

et de leur propre santé. Elle vise à leur apporter les outils pouvant les<br />

aider à évaluer leurs choix et se projeter dans l’avenir, tels que les « clés<br />

de compréhension des drogues et des addictions » (partie 1). Celles-ci<br />

veulent aussi contribuer à un langage commun permettant à tous les<br />

acteurs de partager des références communes susceptibles de favoriser le<br />

dialogue — notamment entre adultes et jeunes, entre professionnels et<br />

non professionnels — et de renforcer chacun dans sa capacité à aborder<br />

ces questions, pour soi et dans le débat social.<br />

L’approche expérientielle de la prévention nous paraît de nature à<br />

rendre crédible la promotion de la santé, notamment parmi les adolescents,<br />

en prenant en compte la dimension de recherche de soi que<br />

comporte cette période de la vie, et en respectant leur aspiration au<br />

plaisir et à l’autonomie. C’est à partir de ces principes qu’il est possible<br />

de parler du mal-être ou des difficultés que connaissent certains. Elle est<br />

aussi de nature à prolonger l’approche de réduction des risques, au-delà


232 PRÉVENIR ET ACCOMPAGNER<br />

de la simple préoccupation de les « réduire » pour aussi les questionner<br />

et penser les choix de consommation comme de mode de vie.<br />

<strong>Les</strong> trois approches sont donc particulièrement complémentaires. Leur<br />

combinaison, selon des modalités très adaptables à toutes sortes de<br />

contextes, permettrait de donner un tout autre visage à la prévention.<br />

L’INTERVENTION PRÉCOCE<br />

La nécessité d’une inversion des priorités entre répression et soins<br />

d’une part et prévention d’autre part, repose sur la prise en compte<br />

d’une réalité simple mais capitale : la prise de risques fait partie de nos<br />

existences, en payer le prix par une addiction n’est pas une fatalité car<br />

nous disposons de fortes capacités de contrôle. Alors, plutôt que de se<br />

centrer sur « comment en sortir », il s’agit de commencer par s’intéresser<br />

à « comment on y rentre ou pas ». Plutôt que de s’acharner à poursuivre<br />

dans la surenchère des contrôles et des interdits, plutôt que d’attendre<br />

la découverte du saint Graal d’un traitement pharmacologique radical<br />

de la dépendance, il s’agit d’aider les personnes à donner du sens à leur<br />

conduite et à en garder la maîtrise. On sait, d’ores et déjà, qu’une grande<br />

partie des usagers de substances psycho-actives mettent à profit leurs<br />

capacités d’autocontrôle pour limiter les risques et ne pas s’enfoncer<br />

dans une maladie addictive. Il s’agit de minimiser encore davantage<br />

ce risque et de donner les moyens à chacun de ne se trouver addict<br />

ni à son insu ni malgré lui. Pour avoir une telle efficacité, l’éducation<br />

préventive en addictologie ne peut être « théorique » et faire abstraction<br />

de l’expérience, elle doit au contraire se faire dans l’accompagnement<br />

de l’expérience, quelle qu’elle soit, dans la vie. C’est précisément<br />

ce que permet l’intervention précoce en tant que stratégie et qu’axe<br />

d’organisation d’un dispositif d’action.<br />

<strong>Les</strong> principes généraux de l’intervention précoce<br />

Dans sa définition générale, l’intervention précoce est une stratégie<br />

d’action entre la prévention et l’accès aux soins dont l’objectif est de<br />

raccourcir autant que possible le délai entre l’apparition des premiers<br />

signes d’une pathologie et la mise en œuvre de traitements adaptés. Cette<br />

politique d’intervention a été initialement développée en Amérique du<br />

Nord face à certains problèmes de santé publique tels que l’autisme, la


DEUX PRIORITÉS : L’ÉDUCATION PRÉVENTIVE ET L’INTERVENTION PRÉCOCE 233<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

psychose infantile et, plus récemment, les problèmes liés à la consommation<br />

d’alcool et de drogues 1 .<br />

Dans le domaine des <strong>conduites</strong> <strong>addictives</strong>, l’intervention précoce<br />

s’applique tout au long de la trajectoire de consommation, en particulier<br />

aux moments où celle-ci peut connaître des étapes problématiques. Elle<br />

a pour objectifs spécifiques la rencontre et le repérage des personnes<br />

présentant de tels problèmes, la minimisation des obstacles pour que<br />

ces personnes puissent modifier leur comportement d’usage, et une<br />

intervention adaptée pour ceux qui en ont besoin (Morel, 2006).<br />

Si la prévention vise à sensibiliser et à éviter les comportements à<br />

risque, l’intervention précoce vise à toucher les personnes qui s’exposent<br />

à des risques : « usages problématiques » ou « usages à risques » ou<br />

encore « usages nocifs » selon les classifications et selon les objectifs.<br />

Elle permet de mettre en lien la prévention et les soins en déterminant<br />

une gradation des interventions, depuis la simple délivrance de messages<br />

généraux à l’orientation vers un spécialiste en addictologie en passant<br />

par des conseils brefs donnés in situ. C’est donc une stratégie qui repose<br />

sur l’articulation entre une communauté et les professionnels spécialisés,<br />

ces derniers n’ayant pas le rôle majeur pour une grande partie de l’action,<br />

mais devant la soutenir, contribuer à l’impulser et à l‘organiser.<br />

En France, l’expérience des « consultations pour jeunes consommateurs<br />

» confirme tout l’intérêt de cette stratégie, notamment pour aider<br />

des usagers à réfléchir à leurs consommations et pour permettre à ceux<br />

qui en ont besoin d’être aidés le plus tôt possible. Cette expérience a<br />

aussi montré qu’il ne suffisait pas de décentrer une permanence ou un<br />

lieu d’accueil de spécialistes, mais que ce dispositif n’a d’efficacité que<br />

s’il repose sur un travail à « l’interface » entre services spécialisés et<br />

réseaux de partenaires (professionnels et acteurs communautaires) en<br />

contact direct avec la population visée.<br />

La rencontre et la notion de repérage<br />

L’idée d’une prévention au plus près des populations et qui débouche<br />

sur une « autoprévention » n’est pas totalement nouvelle comme le<br />

montre cet extrait d’un article de deux auteurs québécois datant de 1984.<br />

1. Voir, par exemple, le Programme national de santé publique 2003-2012 du ministère<br />

de la Santé et des Services sociaux du Québec ou le programme « Gouvernail » dans le<br />

cadre du projet national suisse « Fil Rouge ». En France, à ce jour, aucun programme<br />

officiel de ce type n’a été mis en œuvre, excepté celui, intitulé « Boire moins c’est<br />

mieux », destiné uniquement au risque alcool en cabinet de médecine générale.


234 PRÉVENIR ET ACCOMPAGNER<br />

VERS L’AUTOPRÉVENTION<br />

« [...] si un programme de prévention correspond aux besoins des jeunes et<br />

a su ouvrir un bon dialogue, on peut s’attendre à l’autodépistage chez les<br />

jeunes. En d’autres termes, si l’on s’entend pour ne plus intervenir auprès<br />

des jeunes uniquement lorsqu’ils se trouvent gravement compromis sur<br />

les plans médical et/ou légal, il faudrait leur donner les moyens de repérer<br />

eux-mêmes les débuts d’une situation problématique. Si l’on a su créer<br />

un climat de confiance, et si des services de support adéquats prolongent<br />

les programmes de prévention, le jeune pourra de lui-même chercher des<br />

moyens de faire face à ses problèmes. »<br />

Line Beauchesne et Georges Létourneau, 1984.<br />

Ce qui pouvait paraître utopique il y a plus de vingt ans, ne l’est plus<br />

aujourd’hui. L’expérience nous permet de mieux définir les conditions<br />

de cette confiance, de cette proximité, de cet autorepérage et de cette<br />

prévention utile dont devraient pouvoir se saisir concrètement les usagers,<br />

jeunes ou moins jeunes.<br />

La rencontre<br />

Rencontrer des personnes, jeunes en particulier, à propos de leur<br />

consommation ou des risques qu’ils prennent ne s’improvise pas. Cela<br />

requiert des conditions et des objectifs adaptés. <strong>Les</strong> conditions minimum<br />

sont celles nécessaires au dialogue : la confidentialité, l’empathie, mais<br />

aussi une écoute sans engagement a priori, simplement un temps pour<br />

parler des « choses de la vie ». Mais un temps utile, qui permet de parler<br />

librement de sa propre expérience et de rencontrer quelqu’un qui sait<br />

de quoi il parle et qui peut aider, même si ce n’est pas un spécialiste.<br />

Une rencontre qui offre trois types d’aides possibles : aider à prendre<br />

conscience des risques et de leurs conséquences (s’interroger), aider à<br />

repérer les consommations problématiques (évaluer), aider à diminuer,<br />

voire à arrêter les consommations problématiques (modifier) :<br />

• aider à s’interroger : pouvoir aborder son expérience sans crainte d’un<br />

jugement a priori, avoir une écoute qui respecte mais qui questionne<br />

aussi ;<br />

• aider à évaluer par l’aide à l’évaluation et à l’auto-observation ;<br />

• aider à modifier par l’aide à la motivation et l’éventuelle orientation<br />

vers un accompagnement spécialisé.<br />

Cette rencontre, comme l’ensemble du dispositif d’intervention précoce,<br />

se déroule d’abord et principalement dans le milieu de vie (l’infirmerie<br />

scolaire, la médecine du travail, le club de prévention, le foyer


DEUX PRIORITÉS : L’ÉDUCATION PRÉVENTIVE ET L’INTERVENTION PRÉCOCE 235<br />

d’hébergement, etc.), et, dans un second temps, pour ceux qui pourraient<br />

en bénéficier, éventuellement auprès d’un professionnel spécialisé. Le<br />

contexte de la rencontre est évidemment très important pour en définir<br />

les conditions optimum, mais elle privilégie généralement la brièveté et<br />

l’individualisation.<br />

Le repérage<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Le repérage précoce prend légitimement une place de plus en plus<br />

importante dans le cadre de la prévention. Mais l’expérience montre<br />

qu’il n’est pertinent que lorsqu’il s’intègre dans une rencontre et qu’il<br />

permet d’accéder à une intervention acceptable et efficace. Ce constat<br />

est valable dans tous les champs d’intervention possibles (famille,<br />

école, lieu de travail, loisirs, justice...). Cela différencie radicalement<br />

le repérage du dépistage que l’on tente actuellement de généraliser sous<br />

une forme souvent biologique (tests urinaires) et « administrée » dans<br />

le but de déterminer un mode de contrôle. Ainsi, par exemple, certains<br />

établissements scolaires à l’étranger (mais aussi des lycées français à<br />

l’étranger), certaines entreprises, certains magistrats, etc, organisent<br />

des tests urinaires (aléatoires ou pas) à la recherche de substances<br />

comme le cannabis, les « contrevenants démasqués » étant évidemment<br />

sanctionnés, exclus ou envoyés vers un service avec obligation « de<br />

soins ». <strong>Les</strong> dépistages des troubles des <strong>conduites</strong> chez tous les enfants<br />

en bas âge procèdent du même principe : on diagnostique un état qui<br />

serait prédictif d’une pathologie et on applique des mesures standardisées<br />

à ceux qui sont ainsi dépistés.<br />

Le repérage, dans l’intervention précoce, est d’une tout autre nature.<br />

C’est même une alternative aux dépistages-contrôles : il est le fruit d’une<br />

auto-évaluation plus que d’une évaluation, il est volontaire et avant tout<br />

destiné à l’usager, et il s’inscrit dans une relation et des offres d’aides.<br />

Il peut s’effectuer par différents outils tels que questionnaires ou<br />

autoquestionnaires dont un certain nombre sont scientifiquement validés<br />

et peuvent objectiver de façon intéressante le niveau de risque d’une<br />

consommation (Karila et al., 2006, DEP-ADO, 2007). Mais à quoi sert<br />

un questionnaire s’il n’est pas un outil d’auto-observation et d’auto-aide<br />

pour le sujet qui accepte d’y répondre, et s’il ne l’aide pas à réfléchir à<br />

ce qu’il doit éventuellement changer ?<br />

L’aide à l’auto-évaluation peut se réaliser d’autres façons nécessitant<br />

une rencontre de plus longue durée, mais plus approfondie, plus<br />

« clinique » ou existentielle, comme le propose par exemple le « bilan<br />

expérientiel » de la GE (Therrien, 2006, et voir chapitre 1) ou d’autres


236 PRÉVENIR ET ACCOMPAGNER<br />

approches, avec l’objectif commun de mettre en question l’expérience<br />

d’usage à travers une évaluation partagée (Couteron, 2006).<br />

L’intervention<br />

Dans le domaine des drogues et des addictions, l’intervention est<br />

souvent conçue d’emblée sous la forme d’un entretien clinique avec un<br />

professionnel de l’addictologie qui va déterminer ce qu’il faut penser de<br />

la consommation de l’usager et l’aider à prendre des décisions de changement,<br />

voire d’arrêt de sa consommation. Ceci n’est qu’une part, possible<br />

mais la moins fréquente, de l’intervention. Car cette dernière est d’abord<br />

réalisée par l’adulte ou le professionnel qui rencontre in situ l’usager : le<br />

parent, l’infirmière scolaire, celle du travail, le médecin généraliste, mais<br />

aussi l’éducateur, l’animateur, l’enseignant dans certaines circonstances,<br />

etc. Elle peut viser à soutenir l’autochangement, à aider à la motivation<br />

pour ce changement et à ouvrir vers un accompagnement et des soins<br />

pour ceux qui en relèvent.<br />

Soutien à l’autochangement<br />

L’INTERVENTION PRÉCOCE COMME SOUTIEN<br />

À L’AUTOCHANGEMENT<br />

« C’est ainsi que prévention et intervention précoce sont utiles car perçus<br />

comme plus attractifs et recherchés qu’évités. Or cette attractivité est<br />

importante, car en dépit du coût considérable pour la société des usages et<br />

problèmes associés qu’ils provoquent, de nombreux individus dont l’usage<br />

en ferait des usagers « à risque » n’ont encore expérimenté aucune des<br />

conséquences de cet usage, ils persistent donc à ne pas considérer leur<br />

usage comme un problème. C’est à ce titre qu’ils sont d’abord sensibles à<br />

une approche qui sera peu intrusive dans leur vie personnelle actuelle et<br />

dotée d’une chance de succès raisonnable ».<br />

Klingeman et Sobell, 2007.<br />

L’autochangement repose d’abord sur une prise de conscience et<br />

sur un choix. C’est ce que peuvent favoriser des « conseils brefs »<br />

et, plus globalement, l’intérêt porté à l’expérience et aux éventuelles<br />

discordances entre sa part psychocorporelle et sa part psychosociale.<br />

Pour cela, il faut d’abord éviter de réitérer les messages univoques<br />

sur la dangerosité et les risques encourus. Cela peut choquer (des<br />

préventologues qui ne commencent pas par parler des dangers !), mais<br />

si les mises en garde n’ont pas fonctionné, c’est qu’elles sont souvent<br />

reprises et détournées par un mécanisme d’adaptation cognitive. L’usager


DEUX PRIORITÉS : L’ÉDUCATION PRÉVENTIVE ET L’INTERVENTION PRÉCOCE 237<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

procédant (comme tout un chacun) à des ajustements pour éviter les<br />

tensions, les divergences, entre le message et l’expérience. Ainsi, se<br />

développent des mécanismes de défense et des idées « fausses » ou, en<br />

tout cas, en décalage avec « la réalité », mais permettant à l’usager de se<br />

donner une interprétation plausible et acceptable de sa propre expérience.<br />

Dans une étude sur cette question, Pedretti-Watel (2003) a montré<br />

comment trois stratégies de « déni » peuvent ainsi venir modifier la<br />

perception des risques :<br />

• l’usager peut accentuer le rôle de repoussoir des usagers de drogues<br />

« dures » (« ce que je fais n’a rien à voir avec ce qu’ils font ») et<br />

banalise son propre usage en miroir ;<br />

• il peut survaloriser ses capacités de contrôle (« je sais jusqu’où ne<br />

pas aller »), ce qui évite de se sentir concerné par les risques associés<br />

(« puisque je m’arrêterai avant ») ;<br />

• il peut comparer avec les autres drogues pour minimiser les effets de la<br />

substance consommée (« l’autre drogue est plus dangereuse que celle<br />

que je prends »).<br />

La question, face à ces représentations et cognitions, n’est pas de<br />

les contredire — car elles ont toutes une part de vérité — mais de<br />

pousser ceux qui les adoptent à s’interroger « jusqu’où » elles sont<br />

une objectivation ou une subjectivation de leur propre expérience. Et<br />

à partir de quand elles ne sont plus l’expression d’un choix mais de<br />

« petits arrangements » avec soi-même pour ne pas voir les risques, ou<br />

avec le monde extérieur qui ne peut entendre autre chose. Le « je gère »<br />

de la plupart des usagers n’est pas forcément un « déni » et il n’est<br />

ni à contester ni à accepter d’emblée, il est à questionner. Nul besoin<br />

d’être spécialiste pour instiller ce questionnement. La reconnaissance<br />

de l’expérience du sujet à partir de ce qu’il en dit est le préalable avant<br />

l’échange des points de vue et l’apport de nouveaux savoirs qui peuvent<br />

ne contredire certaines perceptions (Couteron, Santucci, 2007).<br />

Aide à la motivation<br />

La difficulté souvent rapportée par les intervenants non spécialisés<br />

(mais aussi ceux qui le sont) c’est le sentiment de ne pas savoir<br />

« convaincre » de la nécessité d’un changement ou des démarches à<br />

faire pour commencer à l’entreprendre. Le modèle qui peut aider ces<br />

intervenants est celui dit « transthéorique du changement » (Benyamina,<br />

2006) issu des travaux de Prochaska, Di Clemente et Norscros (1992).<br />

Ce modèle explique pourquoi, contrairement à une croyance encore très<br />

répandue, la connaissance des risques et même des moyens d’y faire face


238 PRÉVENIR ET ACCOMPAGNER<br />

ne suffit pas à modifier les comportements. Ceci est particulièrement vrai<br />

s’agissant de comportements dont les plaisirs ou les avantages sont immédiats.<br />

Il postule qu’un changement durable de comportement passe par<br />

cinq stades successifs (ici dans le cas du tabac) : l’indifférence (« je sais<br />

que fumer est dangereux pour ma santé mais ça m’est égal »), l’intention<br />

(« j’ai envie d’arrêter de fumer »), la programmation (« je vais profiter<br />

des vacances pour arrêter »), l’action (« j’arrête de fumer »), le maintien<br />

(« je ne fume plus depuis... »). L’approche de Miller et Rollnick (2002,<br />

Lécallier, Michaud, 2004), dite « motivationnelle », est particulièrement<br />

adaptée pour aider la personne à franchir ces différentes étapes et soutenir<br />

la motivation, sans la forcer ni la fabriquer artificiellement, mais en<br />

respectant au contraire l’autodétermination de la personne. Le cycle de<br />

Prochaska n’est pas, en effet, un passage obligatoire de tout usager tant<br />

qu’il n’aura pas arrêté... Ce n’est qu’une aide pour ceux qui s’y sont<br />

engagés et qui ont des difficultés à aboutir.<br />

Ouverture vers l’accompagnement et le soin<br />

La partie « motivationnelle » de l’intervention pourra se dérouler pour<br />

une part dans le cadre de la rencontre banalisée avec l’adulte qui n’est pas<br />

spécialisé et, pour une autre part, par le professionnel spécialisé en addictologie.<br />

Au-delà des techniques d’entretien et des offres thérapeutiques<br />

qui peuvent être faites par ce professionnel, il est surtout à souligner que<br />

l’une et l’autre part de l’intervention procèdent des mêmes principes, des<br />

mêmes repères et des mêmes objectifs : le respect de la personne, de<br />

son expérience, de ses choix, de ses ressources propres de changement<br />

et de contrôle, et de son autodétermination. Cette forte solidarité, cette<br />

véritable alliance, garantit selon nous l’investissement de l’usager et le<br />

cadre éthique de l’intervention. Mais une telle alliance à trois (usager,<br />

intervenant intracommunautaire et professionnel externe) nécessite un<br />

travail important de relation et de coopération autour d’objectifs et de<br />

positionnements communs.<br />

Intégrer la prévention dans la communauté sociale<br />

Si nous nous résumons, l’intervention précoce est une stratégie qui<br />

associe :<br />

• le repérage précoce qui ne peut se réaliser qu’en formant et soutenant<br />

les acteurs proches de la population cible, en particulier les<br />

professionnels de santé (par exemple les équipes médico-sociales des<br />

établissements scolaires, les infirmières du travail, etc.) ;


DEUX PRIORITÉS : L’ÉDUCATION PRÉVENTIVE ET L’INTERVENTION PRÉCOCE 239<br />

• l’utilisation de ce temps du « repérage » pour augmenter la réceptivité<br />

et la motivation au changement, en favorisant la réflexion et l’aide à<br />

l’auto-observation et l’autochangement ;<br />

• la formation des acteurs en contact avec la population ciblée à ces<br />

techniques et stratégies ;<br />

• l’organisation de services de proximité (des « services d’approche »<br />

selon l’expression québécoise), d’actions coordonnées et souples, et le<br />

développement de réseaux intracommunautaires.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

On mesure combien tout cela exige plus qu’une collaboration entre<br />

professionnels : une véritable intégration de l’action dans le fonctionnement<br />

de la communauté ou de l’institution visée.<br />

Une très grande part de l’intervention n’est pas du domaine strictement<br />

médical et thérapeutique, mais du domaine de l’action sociale. Celle-ci<br />

prendra évidemment des contours différents selon les contextes individuels<br />

et sociologiques. En paraphrasant Santiago Serrano, le responsable<br />

du centre de prévention des <strong>conduites</strong> à risques du département de<br />

la Seine-Saint-Denis, on peut dire que la prévention et l’intervention<br />

précoce consistent d’abord à agir sur les processus de vie et sur l’environnement<br />

(Serrano, 2007). <strong>Les</strong> déterminants des <strong>conduites</strong> à risques<br />

tiennent en effet pour beaucoup aux difficultés à entrer dans la vie sociale<br />

(scolaire, professionnelle, familiale) et à trouver un rapport adéquat<br />

avec son environnement. La prévention est donc en grande partie une<br />

« clinique du lien 1 ».<br />

Ce travail s’exerce plus particulièrement là où les relations se sont<br />

délitées, pour donner du sens aux ruptures, aux replis, aux passages<br />

à l’acte et aux crises des personnes et des groupes. Cela requiert des<br />

leviers et des supports adaptés, un parti pris de proximité, des rapports<br />

de réciprocité, une implication dans la relation avec les jeunes et leurs<br />

familles, et de saisir toutes les opportunités de leur participation. Le<br />

travail participatif qui associe les publics et l’entourage est le plus<br />

efficace pour la compréhension et pour tenir compte des compétences<br />

des personnes. Il permet de sortir de la honte, de l’autodisqualification et<br />

fait des jeunes et des familles des partenaires.<br />

Le développement de l’intervention précoce et de l’éducation préventive,<br />

telles que nous venons de les définir, passera donc nécessairement<br />

par la création d’espaces d’écoute et de rencontre, par le partage d’expériences<br />

et de savoir-faire pour construire et maintenir la permanence<br />

1. Lire à ce sujet le numéro déjà cité de la revue Proximités (2007) : « Conduites à<br />

risques : penser et agir la prévention ».


240 PRÉVENIR ET ACCOMPAGNER<br />

d’offres de liens. Il passera aussi par des approches transversales et<br />

transdisciplinaires qui permettent de construire une culture préventive<br />

commune. Un très vaste chantier et une mobilisation sociale qui ne<br />

demandent qu’à être lancés et soutenus.


PARTIE 4<br />

ACCOMPAGNER<br />

ET SOIGNER<br />

Une nouvelle conception de l’usager et de l’alliance<br />

thérapeutique pour de nouveaux outils de soins<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Si les progrès scientifiques permettent de mieux appréhender les<br />

perturbations biologiques déterminées par les drogues, l’expérience<br />

addictive ne se réduit pas à ces seuls éléments. Vécue par une personne,<br />

cette expérience est bien plus que la seule perte de contrôle d’un<br />

comportement, bien autre chose qu’une « maladie du cerveau ». Entre<br />

plaisir et souffrance, c’est une expérience de vie qui connaît des facteurs<br />

d’apparition, des prémices, des étapes, une évolution, des contraintes<br />

de répétition et des ouvertures sur des changements possibles. Cette<br />

quatrième partie porte précisément sur l’ensemble des interventions qui<br />

ont pour but de soigner, c’est-à-dire de créer les conditions favorables<br />

au changement. Nous en poserons d’abord les principes découlant<br />

de l’approche expérientielle et systémique, puis les conséquences en<br />

termes de redéfinition des soins et de l’agencement de leurs différentes<br />

modalités.


Chapitre 11<br />

UNE DÉFINITION<br />

ACTUALISÉE DU SOIN<br />

EN ADDICTOLOGIE<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

RECONNAÎTRE la dimension globale de l’addiction, à l’écart des<br />

jugements moraux, sans se limiter aux seules conséquences et effets<br />

somatiques, psychiques ou sociaux, ni s’enfermer sur tel ou tel produit,<br />

permet d’appréhender la notion de « soins » d’une façon nouvelle. En<br />

effet, tout devient plus dynamique lorsqu’il ne s’agit plus d’appliquer<br />

un projet thérapeutique a priori, mais de rencontrer une personne et<br />

de s’appuyer sur son expérience, telle qu’elle la vit, pour la soutenir<br />

dans le processus de changement qu’elle aura choisi. Pour les soignants,<br />

cela passe par l’établissement d’une alliance avec l’usager et par la<br />

mise en œuvre d’un accompagnement de modalités et d’intensité très<br />

individualisé.<br />

ÉTABLIR UNE ALLIANCE AVEC L’USAGER<br />

La notion d’alliance thérapeutique est centrale dans les soins en<br />

addictologie. Ce mode de relation usager-soignant est fondé sur une


244 ACCOMPAGNER ET SOIGNER<br />

appréhension pragmatique de l’expérience addictive, sur la reconnaissance<br />

des compétences et ressources de l’usager, mais aussi sur les<br />

difficultés spécifiques qu’il rencontre pour changer. En premier lieu,<br />

il s’agit de s’attaquer au stigmate, à cette image de l’alcoolique, du<br />

toxicomane, du dépendant, portée par nos sociétés, intériorisée par bien<br />

des usagers, et qui est l’un des obstacles majeurs à l’objectif de soin.<br />

Changer la représentation du sujet dépendant<br />

La représentation courante de l’usager dépendant est celle d’un<br />

« incapable », d’un « faible », d’un « malade », d’un « manipulateur ».<br />

Elle confirme au sujet en difficulté face à son addiction une définition de<br />

soi comme « fatalement dépendant » et « impuissant », ce qui complique<br />

et contrarie son engagement vers un changement qu’il perçoit comme une<br />

épreuve au-dessus de ses capacités. Une telle autodépréciation résulte<br />

aussi d’expériences antérieures, de « pertes de contrôle » et d’échecs de<br />

précédentes tentatives d’arrêt. Progressivement, l’usager « s’engage dans<br />

un processus répétitif qui consiste à ne voir que les aspects négatifs de<br />

lui-même, les aspects positifs n’étant pas perçus ni symbolisés même s’ils<br />

sont là, ou encore déformés pour mieux cadrer dans le sens d’identité »<br />

(Cormier, 1989).<br />

<strong>Les</strong> interactions sociales renforcent ces mécanismes d’autodévalorisation<br />

de l’usager. Il lui est à la fois reproché d’être « faible » et demandé<br />

d’être capable de « volonté ». Cette vision morale et manichéenne qui<br />

range d’un côté « les bons, les forts », de l’autre « les faibles, les<br />

incapables », est aussi fausse que stérile : l’addiction et son changement<br />

ne sont pas une question de volonté ou de faiblesse. La perte de contrôle<br />

des consommations, par exemple, peut être autant recherchée que subie.<br />

La personne se « laisse aller » à son addiction parce qu’elle s’y trouve<br />

mieux que dans la confrontation à des situations qu’elle ne maîtrise<br />

pas et qui peuvent déclencher les plus grandes angoisses. Une stratégie<br />

de fuite ou d’évitement largement répandue dans les espèces vivantes.<br />

La connoter comme de la faiblesse vient souvent, à l’inverse de l’effet<br />

recherché, dévaloriser un peu plus celui dont on attend pourtant un<br />

sursaut d’implication. De même, demander à des adolescents « d’avoir<br />

la force dire non » peut aboutir à oublier un peu vite la difficulté de tout<br />

un chacun pour affronter un groupe et risquer le rejet. Face à la pression<br />

collective, il est parfois plus réaliste de savoir « tourner le dos », s’enfuir<br />

en s’aidant d’un faux prétexte, que de faire preuve de « volonté » en<br />

cherchant à tout prix à affronter les autres...


UNE DÉFINITION ACTUALISÉE DU SOIN EN ADDICTOLOGIE 245<br />

En recherchant l’alliance autour d’objectifs pragmatiques et la valorisation<br />

des ressources de la personne, le soignant contribue à désamorcer<br />

l’autodévalorisation dans lequel l’usager s’est/a été enfermé, même s’il<br />

masque cela derrière des postures de prestance et de toute-puissance. Il<br />

ouvre ainsi un champ d’interactions positives qui alimenteront l’action<br />

thérapeutique et contribueront à solliciter la part de l’image de soi qui lui<br />

restitue un pouvoir sur lui-même. Même si la dimension pathologique et<br />

les mécanismes intra-psychiques de l’addiction 1 peuvent déterminer des<br />

allers et retours et l’expérimentation par le sujet de voies inappropriées<br />

pour faire aboutir ses intentions de changement.<br />

Abandonner le « savoir sur l’autre »<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

La position éthique qui fonde cette alliance est une position de<br />

non-jugement d’autant plus essentielle qu’elle concerne des personnes<br />

composant sans cesse avec la perte de confiance en eux et le rejet par les<br />

autres.<br />

La thérapeutique, que ce soit dans sa version médicale, psychothérapeutique<br />

ou socio-éducative, a souvent été conçue à partir d’un savoir<br />

sur l’autre que ce dernier ignorerait. Ce savoir donnerait pouvoir au<br />

thérapeute de faire au sujet ce que celui-ci ne pourrait se faire lui-même.<br />

Cela fonctionne bien pour le chirurgien qui enlève une appendicite par<br />

exemple, mais encore le fait-il de façon cadrée et sur la décision du<br />

patient ou de ses tuteurs. Si l’on considère que l’addiction n’est pas<br />

une appendicite mais se réfère à un sujet dans un contexte donné, si<br />

elle s’inscrit dans un mode de vie et si elle fait expérience significative<br />

pour le sujet, alors dans ce cas, le savoir nécessaire n’est pas celui du<br />

spécialiste, c’est celui de l’individu qui vit et qui agit son comportement.<br />

C’est pourquoi la première tâche du thérapeute sera d’écouter le<br />

patient et d’entendre son savoir propre sur son expérience. Cette écoute<br />

ne va pas de soi. Elle suppose une capacité à se dégager de ses propres<br />

projections et à exprimer de l’empathie. Il ne s’agit pas seulement<br />

d’entendre un récit, mais de manifester en quoi cette parole sur soi<br />

est précieuse et singulière pour faire d’une relation initialement déséquilibrée<br />

une relation d’égal à égal, sans pouvoir de l’un sur l’autre. Si<br />

l’empathie signifie l’acceptation de l’autre tel qu’il est, nous pensons à<br />

l’instar d’autres cliniciens (Chambon, Marie-Cardine, 2003) qu’elle n’est<br />

nullement contradictoire avec la variété des attitudes relationnelles et des<br />

approches thérapeutiques. Au contraire, cette variété est la réponse la<br />

1. Voir chapitre 1, « Phénoménologie clinique des addictions ».


246 ACCOMPAGNER ET SOIGNER<br />

plus adaptée à la diversité des contextes et des personnalités concernées :<br />

certains sujets tireront plus de bénéfice d’une attitude « confrontante »<br />

et directe, tandis que pour d’autres un coaching pédagogique sera plus<br />

adéquat.<br />

La deuxième tâche du thérapeute est l’exploration de l’expérience<br />

addictive. L’interlocuteur professionnel possède des compétences et un<br />

savoir qui lui sert à rencontrer celui du patient. Il permet de questionner<br />

le « refoulement chimique » des conflits intrapsychiques et des tensions<br />

sociales, la recherche extrême d’un plaisir et ses contre-effets. <strong>Les</strong><br />

décisions de mise en œuvre d’interventions ou de changements se<br />

prennent dans cet « espace » intermédiaire et relationnel ouvert entre<br />

le sujet et le thérapeute.<br />

Là où le sujet anticipe et redoute de se voir renvoyé à sa faiblesse, de<br />

se voir sommé d’abandonner ce qu’il considère encore comme « la seule<br />

solution », le rôle du thérapeute sera tourné vers la reformulation des<br />

éléments dynamiques de l’expérience afin de vérifier avec le sujet qu’ils<br />

correspondent à ses choix, pour l’aider à élaborer une autre perception<br />

de soi et des autres. Ce « processus autorééducatif accompagné », pour<br />

reprendre l’expression de Dollard Cormier, privilégie la restitution à la<br />

personne de ses potentialités et de sa capacité de choix. Il vient l’assister<br />

afin qu’elle décide au mieux de sa conduite et puisse la mettre en œuvre.<br />

Il s’agit de l’aider à identifier les indices que lui donnent son corps, ses<br />

pensées et ses liens sociaux pour choisir une conduite qui pourrait être<br />

plus appropriée, moins facteur de souffrances.<br />

Le sujet n’a pas toujours raison, mais la raison lui revient, toujours.<br />

La relation thérapeutique<br />

Pour établir une alliance thérapeutique, il est nécessaire de trouver<br />

la distance relationnelle adaptée à la compréhension de l’expérience<br />

de l’autre. Cette évidence mérite d’être éclairée tant chacun des pôles,<br />

distance relationnelle et compréhension de l’expérience, peuvent faire<br />

question. D’une part, certains des acteurs de l’accompagnement n’ont<br />

pas une formation qui prépare à s’interroger sur la notion de « distance<br />

relationnelle ». D’autre part, les manifestations symptomatiques et la<br />

dimension « pathologie du lien » de l’expérience addictive compliquent<br />

ce travail. C’est un avertissement encore couramment donné à des<br />

professionnels débutants de se méfier de la capacité de l’usager à transgresser<br />

la distance relationnelle, alors que, d’une façon contradictoire, le<br />

même professionnel est encouragé à adopter une attitude « engagée »,


UNE DÉFINITION ACTUALISÉE DU SOIN EN ADDICTOLOGIE 247<br />

à « s’impliquer » dans la relation. Trop de distance accentue la problématique<br />

relationnelle, complique la parole sur l’expérience addictive et<br />

favorise l’émergence de l’angoisse d’abandon, retardant l’engagement<br />

dans le soin. Trop de proximité crée une illusion fusionnelle qui soulage<br />

dans un premier temps mais reproduit l’échec de la différenciation, de<br />

l’autonomisation nécessaire.<br />

Ce questionnement sur la relation n’est pas nouveau. Il accompagne<br />

l’histoire des approches thérapeutiques et soignantes. On connaît les<br />

apports de la psychanalyse, notamment la notion de transfert et de<br />

contre-transfert. Elle reste primordiale par l’éclairage qu’elle apporte des<br />

enjeux d’identifications et d’idéalisation, potentiellement contradictoires<br />

avec la compréhension de l’autre. C’est l’intérêt du travail en équipe et<br />

des supervisions institutionnelles d’en proposer une élucidation. Rogers a<br />

théorisé le modèle d’une « relation d’aide » : compréhension empathique<br />

manifestée, considération positive inconditionnelle de l’individu et de<br />

sa propre valeur, degré d’authenticité, de congruence entre parole et<br />

sentiment. De nombreuses autres conceptualisations ont été élaborées,<br />

plus ou moins spécifiques et rattachées à tel ou tel courant, systémique et<br />

stratégique, cognitivo-comportementaliste entre autres. Dans le domaine<br />

des addictions, Cormier, Olievenstein et d’autres ont proposé des conceptions<br />

basées sur la prise en compte du toxicomane et de sa parole.<br />

L’extension du domaine des addictions auquel nous assistons aujourd’hui<br />

conduit à reprendre cette réflexion au regard de modèles transversaux<br />

qui explorent ce même enjeu relationnel : être différent, tout en étant<br />

proche, dans une prise en compte de l’expérience addictive telle qu’elle<br />

est vécue par l’usager.<br />

L’approche par « l’expérience profane »<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Le premier modèle est celui de « l’expérience profane ». Son prédicat<br />

est simple : pour comprendre l’autre, il faut avoir fait la même expérience<br />

que lui. Valoriser l’expérience d’anciens usagers, d’anciens buveurs,<br />

d’anciens toxicomanes, d’anciens joueurs peut sembler naturel : « ils<br />

connaissent », « on ne la leur fait pas », « ils suscitent le respect parce<br />

qu’ils ont connu la même chose, sinon pire ». Certes, l’expérience<br />

partagée peut aider à comprendre ce que l’autre a vécu, mais elle ne<br />

garantit en rien la capacité à trouver la bonne distance relationnelle, le<br />

ni trop près ni trop loin. Pouvoir se revendiquer d’une histoire commune<br />

n’est pas synonyme de compréhension naturelle de la perception du<br />

« comment l’autre l’a vécue ? ». Il n’est pas toujours facile de se<br />

décentrer de sa propre expérience. Ainsi que le rappelle Anne Coppel,<br />

« l’usager sait ce qu’il a vécu, il sait un peu moins bien ce que vivent ses


248 ACCOMPAGNER ET SOIGNER<br />

copains ; l’expertise se construit dans la confrontation des expériences<br />

individuelles » (Coppel, 2002). <strong>Les</strong> dérives sont connues : confusion<br />

entre la posture du témoignage avec celle de l’exemplarité, posture qui<br />

porte en elle le risque majeur d’une prise de pouvoir sur l’autre par un<br />

effacement de la différence. <strong>Les</strong> pratiques sectaires ne sont alors pas loin,<br />

de même que les dogmatismes de tout bord dont l’histoire apprend à<br />

nous méfier, notamment lors qu’il s’agit de « soigner la dépendance ».<br />

Ce risque croise l’attente d’une « compréhension naturelle » qui reste<br />

forte chez les usagers. Elle se fonde sur la nostalgie d’une communication<br />

pleine et silencieuse, infraverbale, vécue dans la petite enfance et dont le<br />

retour est espéré sur un mode magique. L’autre, le soignant, devrait avoir<br />

cette capacité de « se mettre à leur place, de fusionner avec eux comme<br />

s’il fallait être dans l’autre pour partager avec lui » (Jamoulle, 2005). Il y<br />

a évidemment une attente impossible dans cet espoir d’être compris sans<br />

avoir à se dire, espoir d’une fusion qui sera source de déception, puis<br />

de ruptures potentielles de la relation thérapeutique. Aujourd’hui, des<br />

communautés thérapeutiques aux groupes multifamiliaux, cette notion<br />

d’expérience commune est de nouveau utilisée, mais de façon médiatisée<br />

et contrôlée par un tiers professionnel, ce qui écarte ce risque.<br />

L’approche biographique<br />

L’approche biographique est un autre modèle très répandu. Son<br />

prédicat est tout aussi direct : « Je ne peux avoir vécu ce que tu as vécu,<br />

mais je peux l’entendre pour comprendre ton histoire. » Se « raconter »<br />

est devenu dans beaucoup de services sociaux la contre partie de l’aide<br />

sollicitée (Astier, 2007). Cela prend la forme d’un récit de l’expérience<br />

vécue, d’autant plus légitime qu’il est riche d’informations utiles et<br />

valorisées dans le travail social et éducatif, et pour réaliser un « bilan de<br />

situation » souvent nécessaire. Mais ce récit répond à un autre besoin que<br />

la seule production d’informations, il apporte du sens à ce qui fait<br />

« non-sens ». En expliquant la conduite, le récit ouvre la possibilité<br />

de comprendre et de partager. Il soutient et permet un mécanisme<br />

d’identification par l’interlocuteur-soignant. Il instaure la possibilité<br />

d’un échange entre soi et l’autre : « Bien évidemment, je ne suis pas<br />

comme lui, mais si j’avais dû affronter les mêmes aléas que lui... peut-être<br />

aurait-il pu se faire que... ».<br />

Là encore, il faut en identifier le risque pour la relation : essentiellement<br />

celui de l’enfermement sur soi et sur un groupe. Car en<br />

produisant du sens, le récit peut aussi devenir un discours mécanique qui<br />

explique les comportements d’usage tout en limitant leurs possibilités de<br />

changement. Un exemple en est donné par des récits autobiographiques


UNE DÉFINITION ACTUALISÉE DU SOIN EN ADDICTOLOGIE 249<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

qui fonctionnent sur une double logique de fatalité (Apostolidis, 2003).<br />

D’une part, celle d’un recours aux substances lié aux souffrances des<br />

conditions de vie et/ou d’événements douloureux (comment ne pas<br />

consommer face à tant de souffrance vécue et subie ?). D’autre part,<br />

celle d’un environnement inducteur de l’usage : l’omniprésence de<br />

l’expérience sociale des drogues, les jeunes qui consomment au vu et<br />

au su de tous, de plus en plus nombreux, et de plus en plus jeunes.<br />

Le « devenir drogué » relève d’une fatalité « sociale » à laquelle il est<br />

difficile d’échapper, conséquence de l’appartenance à un corps social<br />

menacé et déclassé. Patrick Declerck décrit le même enferment dans un<br />

discours chez des « grands exclus » (Declerck, 2001). Leur récit propose<br />

une histoire en trois temps : exclusion et perte du travail, « trahison »<br />

par l’autre sexe qui abandonne au cœur de la difficulté, alcoolisme et<br />

défonce... Cette « explication biographique » devient une enveloppe, une<br />

« armure identitaire », un mythe autoproduit qui donne à voir mais pour<br />

mieux cacher. Le sujet s’enferme dans son récit qui ne laisse que peu<br />

de prise, à lui et comme au soignant, décrivant un cercle fatal quasi<br />

automatique dont ils ne pourraient être que les simples spectateurs.<br />

Cette utilisation narrative du discours, appliquée sur les produits et<br />

leurs usages, en efface les significations et les dimensions multiples<br />

qui sont au départ de l’expérience. La clinique est riche d’exemples<br />

d’adolescents qui déroulent lors des premières minutes d’un rendez-vous<br />

un récit entremêlant échec scolaire, traumatismes familiaux et prises<br />

de produits « qui viennent soulager ». Une « causalité circulaire » forge<br />

ainsi le destin d’un « devenir drogué » qui associe les facteurs personnels<br />

(la volonté, la responsabilité individuelle), les facteurs situationnels (les<br />

rencontres, la présence ou absence de facteurs familiaux, les événements<br />

traumatiques) et les facteurs sociaux (difficultés économiques).<br />

Ainsi construits, ces récits, loin de contribuer à l’ouverture à l’autre<br />

qui est attendue d’une relation thérapeutique, confortent leur effet d’enfermement<br />

en s’agglomérant au sein de « communautés d’expérience ».<br />

Des groupes réunis autour de « la même expérience » fonctionnent ainsi<br />

sur le mode d’une auto confirmation renforçant les phénomènes de<br />

ségrégation et d’enfermement. La « bonne distance » instaurée par le<br />

thérapeute permettra d’entendre ce type de récit sans s’y laisser prendre,<br />

sans méconnaître ce qui peut contribuer à l’auto enfermement comme à<br />

l’autodévalorisation


250 ACCOMPAGNER ET SOIGNER<br />

PROCESSUS ET OBJECTIFS DE LA THÉRAPIE<br />

Si l‘alliance thérapeutique est un point de départ incontournable, elle<br />

ne fait pas thérapie « en soi ». Elle crée les conditions pour que l’usager<br />

et le(s) thérapeute(s) « travaillent » sur les mécanismes psychiques, les<br />

désordres biologiques et les conséquences sociales de l’addiction. Cela<br />

suppose la définition d’objectifs et d’un processus thérapeutique.<br />

Le processus thérapeutique<br />

Qu’est-ce qui fait que quelque chose « bouge », que le changement<br />

s’élabore et se mette en acte pour améliorer la situation du patient ? La<br />

réponse n’est pas une recette, mais plutôt un ensemble d’ingrédients<br />

qui facilitent le processus en lui donnant deux qualités premières : son<br />

adaptabilité individuelle et son inscription dans la durée.<br />

La variabilité des situations, des usages et des personnalités conduit<br />

à une diversité des expériences <strong>addictives</strong> dont un point commun est<br />

souvent la fragilité de l’implication relationnelle. À cette difficulté<br />

répond naturellement la proposition de diversifier les interlocuteurs possibles<br />

: elle atténue l’impact du face à face relationnel (c’est l’intérêt, par<br />

exemple, des thérapies plurifocales) et rend plus supportable l’éventuelle<br />

défaillance relationnelle de l’un des intervenants.<br />

Un même usager passe par des étapes et des cycles d’expériences,<br />

des boucles de comportements, en tire des effets et des rétro-effets,<br />

etc. Installé dans l’usage et dans un mode de vie, il s’en détachera,<br />

pour y revenir encore et s’y replonger parfois davantage. Cela conduit<br />

à proposer une palette de réponses à intensité variable, qui vont de la<br />

simple prévention aux soins les plus intensifs et se décline sous des<br />

modalités ambulatoires ou résidentielles, avec des niveaux de contrainte<br />

et des durées variables.<br />

Selon un schéma connu, l’intervention soignante doit être la moins<br />

complexe et intrusive possible pour l’usager, et, autant que possible, la<br />

moins coûteuse. Cette cohérence de l’offre avec le niveau d’attente du<br />

sujet, en assure une bonne part du succès, notamment en facilitant son<br />

engagement. Pour l’essentiel, cet accordage entre l’usager et l’offre de<br />

soin découlera de l’élaboration en commun d’une finalité et d’objectifs.<br />

<strong>Les</strong> risques de rupture et de chronicisation sont ceux qui compromettent<br />

généralement le processus. C’est souvent la discordance<br />

des objectifs et des offres de soins avec les attentes de l’usager qui<br />

explique ces ruptures. Que ce soit le « à chaque jour suffit sa peine »<br />

ou que ce soit « le donnant/donnant », « de l’hébergement contre de


UNE DÉFINITION ACTUALISÉE DU SOIN EN ADDICTOLOGIE 251<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

l’éducatif », de la « formation/insertion contre de la désintoxication »,<br />

de la « substitution contre de la thérapie », l’élaboration d’un projet<br />

devrait conduire à questionner sa finalité plus ou moins « cachée » de<br />

l’échange. Concerne-t-il l’usager ? A-t-il un rythme qui laisse place aux<br />

régressions, aux arrêts et aux hésitations ?<br />

Le processus thérapeutique est conçu de façon systémique et transdisciplinaire<br />

pour intégrer l’ensemble des dimensions de l’expérience<br />

addictive. Agir sur l’une des dimensions est susceptible de faire évoluer<br />

l’intégralité du système (donc l’expérience). Une intervention qui se<br />

limite à un élément du système sans prendre en compte celui-ci n’a<br />

que peu d’effet sur le parcours et sur la personne elle-même. Un<br />

sevrage physique par exemple, dans une finalité d’abstinence, n’apporte<br />

pas automatiquement la transformation du parcours de la personne<br />

dépendante. Pour cela, il faut qu’elle puisse reprendre d’une façon plus<br />

globale le changement apporté par l’abstinence pour redéfinir les autres<br />

composants de son expérience.<br />

Ainsi structuré, le processus thérapeutique aboutit à une définition<br />

ouverte des fonctions thérapeutiques. Il englobe les interventions soignantes<br />

au sens somatique du terme, au sens éducatif ou au sens psychothérapeutique.<br />

Il sera à la base d’un accompagnement transdisciplinaire<br />

qui cherche à rendre possible, au regard des attentes et des besoins<br />

exprimés par l’usager, la déconstruction de l’expérience addictive. Tout<br />

au long de ce parcours centré sur l’autonomisation du sujet, les personnes<br />

sont sollicitées pour choisir et appliquer ce qu’elles conçoivent comme<br />

leur façon d’être elles-mêmes et d’obtenir de la satisfaction, et ce<br />

dans le respect du cadre et des contraintes sociales. Ce parcours peut<br />

bien évidemment se faire seul, chaque fois qu’un environnement social<br />

préservé le permet. Il peut aussi se faire dans un cadre institutionnel<br />

adapté, offrant une alternance de temps plus ou moins ouverts, plus<br />

ou moins contraignants qui répondent aux difficultés identifiées avec<br />

l’usager.<br />

Prendre en compte l’attachement à l’identité<br />

et au mode de vie<br />

Un autre paramètre fondamental est celui de l’attachement à un mode<br />

de vie. Au quotidien, l’expérience vécue avec les drogues imprègne en<br />

effet profondément l’identité et la relation au monde de l’usager.


252 ACCOMPAGNER ET SOIGNER<br />

L’ATTACHEMENT À UN MODE DE VIE<br />

L’attachement apparaît d’autant plus fort que vont se trouver associés un<br />

espace de relations, des ressources (argent des produits, relations aux<br />

dealers), des facteurs de sociabilité (réseaux sociaux) et des contextes<br />

propices (conditions locales et matérielles). Ces éléments s’intègrent<br />

progressivement dans certaines de ces histoires pour devenir « seconde<br />

nature », « habitus ». Personne ne « tombe dans la drogue » d’un seul<br />

coup : l‘intégration des composantes de l’attachement à ce type de style<br />

de vie et de consommation résulte d’histoires et de trajectoires variées<br />

que l’on ne peut comprendre que si on reconstitue les conditions de leur<br />

accrochage ».<br />

Bouhnik, 2007.<br />

Pour « le toxicomane » comme pour « l’alcoolique », se met en place<br />

un système de compensation entre le contexte social, les événements de<br />

vie que traverse la personne, les modifications psychiques procurées par<br />

le produit et l’expérience qu’il provoque. Quand le contexte n’apporte pas<br />

de restauration suffisante face à des événements de vie douloureux, ceuxci<br />

vont « faire corps » et s’agglomérer avec l’expérience psychotrope<br />

pour lui donner sens. Et un sens parfois bien différent de celui que nous<br />

imaginons. Comme nous avons pu le voir en examinant la construction de<br />

soi 1 , ce jeu d’aller et retour entre le social et le personnel que médiatise<br />

l’expérience biologique peut se figer.<br />

De même que l’expérience biologique creuse de plus en plus son<br />

empreinte jusqu’à en faire une ornière, la dimension sociale de l’expérience<br />

produit ainsi son propre mécanisme de renforcement. Au<br />

moment d’accéder à une problématique de réparation, avec l’envie de se<br />

réinsérer, de reprendre place dans le droit commun, cet attachement<br />

au style de vie et aux sensations qu’il procure doit être aussi bien<br />

évalué que la dépendance. Comme pour le traitement de la dépendance,<br />

il s’agira d’être capable d’aider à se dégager de ces rapports<br />

d’attachement et d’interdépendance qui sont un frein supplémentaire<br />

en termes d’intégration sociale, d’insertion professionnelle, d’accès au<br />

logement. En sous-estimer l’emprise, c’est mettre en danger le projet<br />

construit en introduisant un déséquilibre potentiel, source de tension<br />

entre l’apaisement et la persistance du mode de vie. Il peut conduire à des<br />

usages paradoxaux, comme le mésusage d’un traitement de substitution,<br />

à des souffrances, puis des ruptures du processus thérapeutique.<br />

1. Chapitre 5.


UNE DÉFINITION ACTUALISÉE DU SOIN EN ADDICTOLOGIE 253<br />

La finalité et les objectifs de la thérapie<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Pendant longtemps, l’abstinence fut pratiquement la seule finalité<br />

du processus thérapeutique. Même si ce n’était pas l’intention véritable,<br />

l’abstinence était le « sésame » permettant d’obtenir l’aide des<br />

professionnels. <strong>Les</strong> travaux de Marlatt et Gordon (1985) ont montré les<br />

effets d’une rechute chez un sujet qui cherche à être abstinent sans avoir<br />

préalablement acquis les moyens de gérer les situations à haut risque<br />

qu’il va aussitôt rencontrer. La rechute vient confirmer sa faible estime<br />

de soi et, paradoxalement, réactiver l’usage. La réduction des risques<br />

et les traitements de substitution ont relancé le débat sur la finalité du<br />

processus thérapeutique en invitant à l’adapter aux différents stades du<br />

trajet de l’usager. L’apparente banalité de cette proposition ne doit pas<br />

en cacher la difficulté et la nécessité de tenir compte d’au moins deux<br />

paramètres supplémentaires.<br />

Pour trouver une finalité commune, il faut en effet aller au-delà de<br />

l’évidence sanitaire pour se poser la question du sens de la conduite<br />

addictive pour le sujet et du lien avec son mode de vie. Ce qui fait<br />

sens pour l’un ne le fait pas forcément pour un autre : par exemple,<br />

qu’en est-il de la valeur de l’insertion pour les plus exclus, de la santé<br />

pour des adolescents en rupture, de l’abandon du jeu du plaisir pour<br />

tel « substitué », ou encore de la nécessité d’une alimentation saine,<br />

d’une vie équilibrée, pour d’autres ? Ce type de malentendu s’illustre<br />

dans l’exemple de cette demande d’aide d’un patient alcoolique et sans<br />

domicile fixe qui, « entendue » sous l’angle du sevrage, le mena à<br />

l’hôpital où il fut confronté à son impossibilité de s’adapter aux cadres<br />

sociaux (interdit de sortir pour fumer la nuit)... Sans un mot, sans retour,<br />

il s’enfuit et rompit tout contact. Autre exemple de divergence des<br />

finalités, les <strong>conduites</strong> à risques chez l’adolescent dont nous avons pu voir<br />

qu’elles peuvent paradoxalement devenir « des <strong>conduites</strong> d’honneur »<br />

(Le Garrec, 2002 ; Jamoulle, 2005). Elles fonctionnent alors comme<br />

« des répliques à la honte de vivre en cité ». L’exclusion ressentie,<br />

la honte vécue, conduisent à survaloriser des attitudes utilisées pour<br />

s’affirmer dans le regard des autres, par la démonstration de « capacités<br />

supérieures ». Et peu importe si elles participent secondairement à<br />

renforcer les mécanismes d’exclusion et de ségrégation.<br />

Intégrer cette « inversion des valeurs » est une nécessité de l’accompagnement<br />

des usagers. Il ne s’agit ni de la conforter, ni de ressusciter<br />

l’idée que l’addict serait inapte à prendre soin de lui, mais d’interroger<br />

notre capacité à élaborer des buts qui font sens pour lui, qui ne soient<br />

pas la projection d’un idéal de soin du soignant. Face à un idéal du soin,<br />

inatteignable comme tout idéal, il y a inévitablement de la déception,


254 ACCOMPAGNER ET SOIGNER<br />

celle d’avoir échoué à atteindre l’objectif apparemment validé. Elle<br />

dévoile les non-dits de la relation et les distorsions dans les finalités.<br />

Et cette déception peut conduire à l’abandon et à la rupture de la relation<br />

thérapeutique.<br />

C’est au regard de ces apports que la finalité de l’intervention est<br />

aujourd’hui reformulée : (r)établir une autorégulation, un nouvel équilibre<br />

dans le système d’interaction du patient avec son environnement.<br />

Adaptée à ses ressources et compétences, la finalité est posée à partir<br />

d’un travail avec l’usager sur l’ici et maintenant, sur les pratiques et<br />

modes d’usage, au plus près de ce qu’il vit.<br />

La finalité se déclinera dans des objectifs concrets, que l’on peut<br />

suivre au jour le jour, et qui contribueront à ce sentiment de réussite,<br />

indispensable pour dépasser le vécu d’échec qui stigmatise le sujet<br />

dépendant. Pour cela, il faudra parfois aider l’usager à clarifier ses<br />

priorités et à formuler ses objectifs entre les attentes contradictoires de<br />

sa famille, des institutions, à les mettre en mots et à les rendre réalisables<br />

et concrets, fractionnés et comportementaux. Même si le premier succès<br />

porte sur un objectif partiel que l’on pourrait sous-estimer, formuler des<br />

objectifs thérapeutiques en fonction de leurs propriétés à restaurer le<br />

sentiment de compétence tend à rendre le traitement efficace et cohérent.<br />

Cela impose de ne pas réduire le soin à la seule acquisition de tel ou tel<br />

comportement, et de répondre à la difficulté essentielle que produisent<br />

le cycle de l’assuétude et l’attachement à un mode de vie : la mise en<br />

échec des compétences et de la confiance nécessaire pour « élaborer »<br />

des solutions.<br />

LA MOTIVATION AU CHANGEMENT<br />

La question de la finalité croise celle de la motivation de l’usager.<br />

Celle-ci ne vient pas de l’extérieur, même si une action extérieure peut<br />

en favoriser les conditions. Elle ne vient pas facilement de l’intérieur,<br />

l’expérience addictive pouvant enfermer l’usager sur la solution qu’elle<br />

lui offre. Il faudra bien souvent la rencontre des deux, une action<br />

extérieure et une évolution interne, pour susciter la motivation nécessaire<br />

à la mise en œuvre du changement. C’est l’un des enjeux de l’alliance<br />

thérapeutique.


UNE DÉFINITION ACTUALISÉE DU SOIN EN ADDICTOLOGIE 255<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

<strong>Les</strong> travaux de Prochaska et Di Clemente sont au départ de la réflexion<br />

sur la motivation au changement. <strong>Les</strong> cinq stades qu’ils ont décrits 1<br />

proposent une perception évolutive du comportement (Benyamina, 2006).<br />

Chaque stade induit un type de réponse thérapeutique spécifique. Soit<br />

pour augmenter la motivation, soit pour enclencher le changement, soit<br />

pour en consolider les acquis, etc.<br />

L’entretien motivationnel est une technique particulièrement bien<br />

adaptée pour faire émerger cette motivation. Dans cette approche, l’accent<br />

est mis sur l’écart entre l’état actuel perçu et l’état désiré tel qu’il est<br />

imaginé. Il s’agit d’aider à ressentir cet écart, à en identifier l’inconfort,<br />

pour donner l’énergie de retrouver un confort. L’art du praticien est<br />

d’identifier cet inconfort sans augmenter le recours à des mécanismes de<br />

défense.<br />

Pour cela, il va d’une part augmenter l’ambivalence et la divergence<br />

perceptive qui sont à la base de l’inconfort. La balance motivationnelle<br />

est un des outils les plus connus : un comportement vécu comme<br />

positif comporte une dimension négative qu’il faut faire émerger. <strong>Les</strong><br />

comportements seront successivement passés au crible de « positif<br />

et négatif », bénéfices et inconvénients. Mais l’évaluateur ne peut se<br />

contenter d’une évaluation « standard » car les finalités personnelles<br />

peuvent être divergentes d’un point de vue trop normatif. Comme<br />

l’expérience d’usage, la balance motivationnelle et l’ambivalence se<br />

comprennent dans le contexte social, familial, amical... Le changement<br />

d’un comportement est d’autant plus possible qu’il est en accord avec des<br />

objectifs personnels importants (se maintenir en bonne santé, assurer son<br />

succès, son bonheur familial, une bonne image de soi) et cohérent avec<br />

les valeurs intrinsèques de l’usager. Nous retrouvons la nécessité de tenir<br />

compte d’une possible « inversion de valeurs », tant les facteurs sociaux<br />

et culturels affectent la perception par les individus de leur comportement.<br />

Estimer la motivation d’un sujet est donc différent de faire la simple<br />

balance motivationnelle d’un comportement (Lécailler, Michaud, 2004 ;<br />

Miller, Rollnick, 2002).<br />

D’autre part, l’entretien motivationnel permet d’identifier des stratégies<br />

de changement possible, de proposer des aides et de « rouler<br />

avec les résistances ». Dans sa volonté de souligner le négatif dans<br />

l’évaluation d’un comportement, le professionnel ne doit pas aller jusqu’à<br />

une confrontation non maîtrisée, sous peine d’obtenir un résultat inverse<br />

de celui recherché et de renforcer la résistance. Le défi relationnel prime<br />

1. <strong>Les</strong> cinq stades du processus de changement sont : la précontemplation, la contemplation,<br />

la préparation, l’action et la maintenance.


256 ACCOMPAGNER ET SOIGNER<br />

alors sur l’augmentation de la perception du négatif, et la persistance<br />

dans le comportement est le seul moyen de gagner ce défi.<br />

L’utilisation de l’empathie, la capacité à jouer avec la résistance<br />

et la sollicitation de l’efficacité personnelle contribuent à rendre<br />

cette approche très congruente avec la notion d’accompagnement.<br />

Elle respecte l’autonomie de la personne et fonctionne comme<br />

une auto-évaluation. Elle fonctionne comme une relation d’aide,<br />

moins centrée sur le patient que sur son ambivalence vis-à-vis d’un<br />

comportement pour le conduire à clarifier les raisons de changer.<br />

LA RÉDUCTION DES RISQUES EN TANT QUE SOIN<br />

ET DANS LE SOIN<br />

La réduction des risques a participé à la rénovation de la relation<br />

thérapeutique en modifiant la conception du premier temps, celui où se<br />

noue l’alliance et se construit la motivation. Le moment de la demande<br />

de soin a longtemps été celui de l’usure du plaisir addictif associée à<br />

une dégradation des conditions de vie de l’usager, et notamment de sa<br />

santé. C’est trop souvent à bout de force que l’on venait demander de<br />

l’aide, avec les conséquences sanitaires aujourd’hui connues. Protéger<br />

la santé de l’usager devient alors primordial, tant pour lui-même qu’au<br />

nom des risques sociaux. La réduction des risques a ainsi pris place dans<br />

une politique de santé publique qui reconnaît l’usage de drogues et en<br />

hiérarchise les risques.<br />

Un des apports essentiels de cette approche est la notion anglosaxonne<br />

d’outreach. Celle-ci englobe les actions par lesquelles les<br />

professionnels vont physiquement au-devant des usagers pour préserver<br />

leurs insertions dans le tissu social, un réseau social de qualité restant<br />

le meilleur moteur d’une décision de changement. D’où ce paradoxe<br />

difficile à admettre dans la vision conventionnelle : accepter les usagers<br />

tels qu’ils sont c’est leur donner la possibilité de changer leur comportement<br />

d’usage. En permettant d’intervenir en amont d’une demande<br />

d’abstinence, la réduction des risques permet que ces premiers liens<br />

soient moteurs d’une prise de conscience de l’autodétermination et de<br />

la capacité au changement. L’intervenant qui assure la distribution du<br />

matériel stérile, qui va en milieu festif ou qui aide un usager dans<br />

ses démarches, établit un processus relationnel. Il engage une relation<br />

d’accompagnement en sollicitant l’usager dans un rôle actif vis-à-vis de<br />

ses comportements à risques.


UNE DÉFINITION ACTUALISÉE DU SOIN EN ADDICTOLOGIE 257<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

En France, l’approche par la réduction des risques s’est imposée<br />

en toxicomanie grâce à ses résultats : la forte diminution des overdoses<br />

et des contaminations par le VIH. Mais c’est aussi son impact<br />

sur l’accès aux soins qu’il faut retenir : des usagers qui ne venaient<br />

plus/pas consulter se font connaître, de nouveaux acteurs sont mobilisés<br />

(médecins de ville, pharmaciens, équipes hospitalières...), et, surtout, les<br />

relations professionnels-usagers en sont considérablement renforcées.<br />

Une réflexion sur des seuils d’accès adaptés a été initiée, des dispositifs<br />

spécifiques ont été créés : « boutiques », sleep’in, bus d’échange de<br />

seringues, « bus méthadone », équipes mobiles, automates, interventions<br />

en milieu festif...<br />

Avec la substitution, une catégorie nouvelle apparaît, celle des patients<br />

« stabilisés ». Elle concernerait les deux tiers des patients substitués. Ce<br />

sont ceux qui suivent régulièrement leur traitement et dont les éventuelles<br />

consommations de drogues, licites ou non, ne les mettent plus en danger.<br />

Ils se sont éloignés des <strong>conduites</strong> d’abus et leur insertion sociale s’est<br />

améliorée. Tout en restant dépendants, ils « ne posent plus problème »<br />

et deviennent des citoyens comme les autres. Ils n’en rendent que plus<br />

visibles les autres, le « tiers exclu » selon l’expression d’Anne Coppel,<br />

qui cumulent le double inconvénient de leur grande visibilité et de<br />

comportements les plus à risques 1 . Ceux-ci montrent que la réduction<br />

des risques ne peut se satisfaire de ses premiers résultats et qu’elle doit<br />

s’adapter à d’autres problématiques, d’autres populations.<br />

La réussite de la réduction des risques en France tient à la façon<br />

dont usagers de drogues et acteurs professionnels se sont appropriés<br />

de nouveaux objectifs pour profondément modifier leurs relations réciproques.<br />

L’oublier, c’est réduire la réduction des risques à ses outils,<br />

espaces d’accueil et seringues stériles, c’est oublier qu’ils peuvent<br />

devenir caducs face aux nouveaux usages de produits psychostimulants<br />

(cocaïne, crack, amphétamines...), et aux nouvelles formes d’exclusion<br />

(la rue, les squats...). La redéfinition de la finalité du soin en est, avec<br />

la diminution des dommages, l’acquis principal. En allant au contact de<br />

l’usager, en identifiant ses besoins, en amorçant le processus de « prendre<br />

soin de soi » sans imposer l’abstinence, la politique de réduction des<br />

risques illustre l’importance de l’alliance thérapeutique. En restaurant les<br />

capacités d’agir de l’usager et en suscitant la possibilité d’aller au-delà<br />

de la « solution » addictive, cette pratique contribue au changement.<br />

Cette « philosophie » peut s’appliquer pleinement à toutes les <strong>conduites</strong><br />

<strong>addictives</strong>. Elle est partie intégrante du soin.<br />

1. Notamment les détournements et mésusages de médicaments.


258 ACCOMPAGNER ET SOIGNER<br />

L’ACCOMPAGNEMENT THÉRAPEUTIQUE<br />

Le terme d’accompagnement s’est progressivement installé dans le<br />

langage des acteurs sociaux et médico-sociaux. Il est devenu un axe<br />

essentiel des politiques publiques en addictologie. <strong>Les</strong> décrets du 14 mai<br />

2007 relatif aux centres de soins, d’accompagnement et de prévention en<br />

addictologie (CSAPA) et du 19 décembre 2005 relatif au centre d’accueil<br />

et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues<br />

(CAARUD) ont officialisé cette mission d’accompagnement pour les<br />

deux types de structures. Mais quel est son contenu ?<br />

L’accompagnement est souvent présenté comme le complément « psychologique<br />

et social » du traitement médical. L’exemple le plus significatif<br />

est celui des traitements de substitution. <strong>Les</strong> interventions psychosociales<br />

y sont souvent présentées comme l’adjuvant de la prescription<br />

du médicament pour en optimiser les effets. Il est aussi chargé de<br />

faciliter la compliance et la bonne observance du traitement. Pour utiles<br />

et nécessaires que soient ces différentes fonctions, l’accompagnement en<br />

a d’autres plus fondamentales : il participe à la redéfinition de la notion<br />

de guérison, à l’évolution de la relation avec l’usager et du temps du<br />

traitement.<br />

La notion d’accompagnement s’inscrit dans une évolution sociale<br />

profonde qui redéfinit le soin de pathologies chroniques à dimension<br />

sociale et psychologique majeure, entre le traitement et la recherche<br />

d’un confort de vie. <strong>Les</strong> professionnels sont passés d’une référence<br />

systématique à la guérison à celle de la qualité de vie et de la diminution<br />

des risques (Ehrenberg, Lovell, 2001). En se décentrant de sa finalité<br />

historique, l’abstinence, l’accompagnement aide l’usager à s’approprier,<br />

ici et maintenant, et sur cet axe de la qualité de vie, ses propres<br />

motivations au changement. Le pré-requis est celui qui traverse toute<br />

notre réflexion : l’expérience addictive aide à se sentir mieux et fait<br />

au départ partie du processus adaptatif dont elle vient ensuite entraver<br />

le développement. Jellineck avait, en son temps, souligné combien<br />

l’alcoolisme était un comportement appris pour faire face aux émotions<br />

négatives. L’accompagnement a donc pour fonction de rétablir une<br />

expérience de satisfaction, une relation « positive » à l’environnement,<br />

mais dans des conditions autres et à moindres risques. Et puisque<br />

l’individu est au centre des interactions <strong>addictives</strong>, c’est vers lui qu’il faut<br />

se tourner pour relancer le processus adaptatif et mettre en marche une<br />

recherche d’optimalité. <strong>Les</strong> changements sur lequel l’accompagnement<br />

se fonde sont triples : modifier son environnement, changer le regard sur


UNE DÉFINITION ACTUALISÉE DU SOIN EN ADDICTOLOGIE 259<br />

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soi et sur le monde, et réduire l’exposition aux « déclencheurs », aux<br />

situations à risques.<br />

L’accompagnement concrétise aussi une évolution de la relation<br />

à l’usager. Il promeut la notion d’association, de libre adhésion, de<br />

projet, là où régnait la seule notion de contrat, de contrainte (contrat<br />

de sevrage, contrat de soins) (Lowenstein, 2003). Étymologiquement<br />

accompagnement est un terme de droit féodal qui définit un « contrat<br />

d’association ». Il vient de « compain », celui avec qui on partage le<br />

pain, tandis qu’accompagner caractérise l’action de « prendre pour compagnon,<br />

se joindre à quelqu’un pour faire un déplacement en commun »<br />

(Rey, 1993). Pour lever la contrainte sur le corps qu’exerce l’addiction,<br />

l’accompagnement rappelle la nécessité de susciter l’engagement de<br />

l’usager, dans une visée qui fait du confort de vie un objectif respectable,<br />

et respecté. Accompagner l’usager se pense comme une succession<br />

d’interventions visant à l’aider à reprendre la maîtrise de sa vie (Joubert,<br />

2003) et à retrouver sa capacité à l’autonomie et à la citoyenneté.<br />

Enfin, l’accompagnement se définit comme un processus temporel. On<br />

ne devient pas addict en une fois, on ne sort pas non plus de l’addiction<br />

sur une simple intervention. <strong>Les</strong> traitements de substitution, par exemple,<br />

indiquent bien l’importance de cette notion de durée (Deglon, 1982,<br />

1999). Des modèles anciens comme celui du Minnesota structurent<br />

aussi le traitement en étapes tout en insistant sur la permanence dans<br />

l’aide 1 . Si l’accompagnement se déroule dans la durée, il ne doit pas<br />

être confondu avec une thérapie « longue ». En cela, la notion de durée<br />

n’est pas contradictoire avec les approches « brèves ». Le trajet de soins<br />

est fait d’étapes, de séquences. C’est cette capacité à adapter et faire<br />

varier l’intensité qui fera la qualité de l’accompagnement, permettant<br />

de sortir d’un cycle prise en charge/rupture, au profit d’un continuum<br />

d’accompagnement dont l’intensité s’adapte. Il y a une pluralité des<br />

entrées, il y aura donc une pluralité des trajectoires et des sorties.<br />

Tout cela souligne l’importance d’un suivi « intégratif » au sens qu’il<br />

permet au patient de (re)trouver une unité à travers les différentes facettes<br />

de son expérience et en lien avec son environnement. C’est ce qu’apporte<br />

précisément la transdisciplinarité.<br />

1. Le « modèle du Minnesota » est le résultat d’une association entre des professionnels<br />

s’occupant d’alcoolisme et les membres du mouvement Alcooliques-Anonymes, qui a<br />

repris des principes de ce mouvement (les mêmes que ceux de Narcotiques-Anonymes),<br />

en particulier le programme en douze étapes.


260 ACCOMPAGNER ET SOIGNER<br />

Transdisciplinarité ou pluridisciplinarité ?<br />

La pluridisciplinarité articule autour d’un axe dominant (l’approche<br />

somatique ou psychopathologique en général) les apports de spécialités<br />

complémentaires (social, psychologique, somatique, etc.). La pratique<br />

transdisciplinaire associe l’ensemble des dimensions de l’expérience<br />

addictive, sans en privilégier a priori aucune, et en tenant compte des<br />

interactions respectives des unes vis-à-vis des autres. Il s’agit d’aller audelà<br />

de la juxtaposition de la pluridisciplinarité classique, une discipline<br />

étant complétée par d’autres ou chacune intervenant de façon successive,<br />

pour prendre en compte l’ubiquité des drogues et respecter la polysémie<br />

des expériences. La transdisciplinarité a une perspective intégrative en<br />

cherchant à faire évoluer l’ensemble des dimensions du système. Elle<br />

fait alterner des approches différentes, en fonction des enjeux actuels et<br />

de l’histoire de la personne, organisant le passage d’un registre à l’autre,<br />

éclairant les acquis de l’un par les acquis de l’autre, pour éviter un<br />

morcellement du soin. Ainsi, la capacité à mailler, à tuiler les savoir-faire<br />

des différents acteurs — en acceptant de passer d’une préoccupation<br />

médicale à une avancée sociale, d’une avancée sociale à une élaboration<br />

psychique, d’une élaboration psychique à une question médicale, etc. —<br />

sera déterminante au sein d’une équipe ou d’un réseau de soins.<br />

Prenons l’exemple du traitement médicamenteux, quel qu’il soit.<br />

Il apaise un déséquilibre biologique. Il libère d’un ressenti corporel<br />

douloureux, de ses manifestations et plaintes. Le corps, objet de soins,<br />

au double sens du médical et du maternage, est le possible point de<br />

départ d’une décentration par la parole. La parole sur le corps devient<br />

parole sur soi, éventuellement parole de soi. Elle est livrée ou cachée,<br />

au rythme des aléas de l’accompagnement et peut se prolonger dans<br />

des thérapies psychocorporelles (cf. plus loin). Autant d’occasions de<br />

reprendre les effets d’un traitement, d’évoquer les risques pris dans<br />

certaines situations, de comprendre les conséquences de telle ou telle<br />

association médicamenteuse ou non. Intégrer ces manifestations, leur<br />

redonner un sens, leur permettre de s’exprimer par des mots est essentiel.<br />

Cette parole participe à l’intégration par l’usager des conséquences<br />

de ses comportements. Il s’y joue un jeu subtil entre les nécessaires<br />

« recadrage » des dérapages plus ou moins graves, et une écoute plus<br />

ouverte en jouant sur la cohérence et la diversité des acteurs, l’infirmier<br />

et le médecin, l’éducateur et le psychothérapeute.<br />

L’intégration transdisciplinaire est complexe à atteindre. La capacité<br />

à penser et agir en équipe, et dans un dialogue potentiellement<br />

contradictoire avec l’usager, repose sur une volonté claire d’articuler<br />

les différents champs de la thérapeutique, d’assurer leur mise en lien et


UNE DÉFINITION ACTUALISÉE DU SOIN EN ADDICTOLOGIE 261<br />

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en cohérence. Elle contribue au développement d’un langage commun<br />

entre les disciplines tout en respectant la spécificité de chacune. Pour<br />

chaque professionnel, le cadre transdisciplinaire conduira à évaluer son<br />

action spécifique au regard de son impact sur les autres dimensions<br />

de l’expérience vécue par l’usager. Pour le médecin, c’est la prise en<br />

charge somatique, l’examen du corps et la prescription de médicaments,<br />

l’adaptation du cadre de délivrance qui aidera à desserrer l’étreinte<br />

biologique. Mais ce sera aussi l’occasion de solliciter et de mettre en<br />

jeu la socialisation de l’usager, ses compétences et ses apprentissages.<br />

Et donc de favoriser une évolution de l’image de soi nécessaire pour<br />

intégrer les acquis du traitement. Pour la psychothérapie, elle sera dans<br />

un premier temps centrée sur l’ici et maintenant de l’accompagnement,<br />

aidant à élucider les émotions, le ressenti corporel, à verbaliser les effets<br />

d’un rétablissement des liens sociaux. Mais elle viendra aussi ouvrir à un<br />

travail sur le sens, la subjectivité, les dimensions inconscientes du sujet.<br />

Pour l’intervenant social, la remise en route des interactions sociales<br />

ne sera ni découplée des autres aspects, ni son simple prolongement.<br />

Avec l’usager, il en évaluera les stress, les tensions, les contraintes pour<br />

aider à une appropriation progressive, compatible avec les ressources que<br />

retrouve en parallèle l’usager. Dans ce travail complexe, ce dernier devra<br />

intégrer cette donnée de base : c’est l’expérience qui éclaire l’expérience.<br />

Face à une perception inconnue, une fois passée la réaction d’alerte<br />

devant la nouveauté, chacun procède par aller et retour comparatif, à la<br />

recherche d’informations dans ses expériences passées.<br />

Une pratique transdisciplinaire permet la mise en route des interactions<br />

nécessaires dans le soin. Elle opère progressivement, en partant du<br />

plus simple, du moins contraignant pour l’usager dont la motivation<br />

et l’expertise restent les supports essentiels. Elle aura le souci de<br />

préserver une cohérence globale, évitant que les avancées d’un champ ne<br />

se mettent trop en tension avec un autre, réactivant tension et stress,<br />

source de rupture et de passage à l’acte. Cette mise en œuvre des<br />

compétences multiples dépendra de l’expérience vécue par la personne<br />

et du degré de désorganisation qu’elle a provoqué, des compétences<br />

sociales maintenues et perdues. Certains patients nécessitent davantage<br />

d’accompagnement que d’autres, chez lesquels la désorganisation de la<br />

vie n’a pas atteint un seuil trop invalidant.


262 ACCOMPAGNER ET SOIGNER<br />

INSCRIPTION SOCIALE ET ORGANISATION<br />

DE L’ACCOMPAGNEMENT<br />

L’un des objectifs de l’accompagnement transdisciplinaire est d’aider<br />

l’usager à retisser des liens avec son environnement, à réamorcer des<br />

affiliations pour retrouver l’apaisement que procurent aussi le sentiment<br />

d’appartenance et une vie sociale un peu plus choisie. Une étude sur<br />

des patients en traitement de substitution suivis en médecine de ville<br />

concluait ainsi :<br />

« <strong>Les</strong> équipes de soins devraient s’attacher à la dimension sociale des<br />

patients substitués. Un soutien social aidant à la création d’un environnement<br />

permettant aux personnes en substitution d’évoluer vers des<br />

réseaux éloignés du milieu des consommateurs pourrait être une des<br />

orientations nouvelles des pratiques professionnelles trop souvent limitées<br />

actuellement aux interventions individuelles auprès des usagers » (Bilal et<br />

al., 2003).<br />

Ce constat très pertinent et n’est pas propre aux traitements de<br />

substitution. Le problème que rencontrent en effet nombre d’usagers<br />

qui tentent de changer de mode de vie pour pouvoir se déprendre d’une<br />

addiction est de devoir abandonner leur réseau social et de se retrouver<br />

de ce fait désespérément seuls.<br />

Se pose alors la question de comment organiser un tel accompagnement<br />

transdisciplinaire conciliant les soins, les changements et la<br />

restauration de liens sociaux. C’est en regardant du côté des pratiques du<br />

case management que nous pouvons trouver une partie des réponses.<br />

Le case management<br />

Historiquement, le case management est destiné aux problèmes « chroniques<br />

» de santé mentale tels que ceux liés au vieillissement ou à l’exclusion<br />

sociale. L’objectif est de traiter dans le cadre communautaire et<br />

d’éviter des épisodes d’hospitalisation, tant pour des raisons d’efficacité<br />

que financières. Quelle que soit la nature du problème de santé et des<br />

traitements qu’il nécessite (biologique ou psychopathologique), l’objectif<br />

est de préserver ou améliorer la qualité des relations de l’usager à son<br />

environnement. Il s’organise schématiquement en trois temps : celui de<br />

la conceptualisation des objectifs et du projet de soins, celui de la mise en<br />

œuvre par les différents acteurs et celui du bilan permettant de réévaluer<br />

voire de réorienter les objectifs.


UNE DÉFINITION ACTUALISÉE DU SOIN EN ADDICTOLOGIE 263<br />

Classiquement, le point de départ est une évaluation établissant<br />

avec l’usager ses besoins et ses ressources. Cette évaluation permet la<br />

planification du processus en définissant quels objectifs spécifiques et<br />

identifiables sont attendus. Comme dans l’accompagnement, la perspective<br />

temporelle finale ne doit pas occulter l’intérêt d’obtenir des<br />

premiers résultats, dans l’ici et maintenant. Ils sont importants en termes<br />

de relance de l’estime de soi. Ils apportent un premier soulagement et<br />

soutiennent la motivation. La mise en œuvre s’effectue avec l’aide du<br />

réseau de l’usager (familial, scolaire, professionnel, groupe de pairs...)<br />

et de services adaptés. Le temps du bilan doit permettre d’identifier les<br />

progrès ou non, par le biais d’objectifs précis. Ce retour régulier sur ce<br />

qui est réalisé ou pas permet un réajustement souple en fonction de l’état<br />

des ressources et des besoins. L’impact des interventions est vérifié avec<br />

l’aide de toutes les personnes concernées par l’action.<br />

Cette approche promeut donc un modèle de fonctionnement et d’adaptation<br />

par l’expérience et par feedback. Elle est différente d’une logique<br />

strictement médicale qui « planifie » un soin technique selon ses propres<br />

nécessités (la délivrance du médicament prescrit, les bilans biologiques<br />

et cliniques...). Mais la logique médicale peut s’y inscrire. Le critère<br />

d’organisation qui préside au management n’est pas seulement propre au<br />

processus de soin, il est aussi externe en se préoccupant sans cesse des<br />

liens de l’usager à son environnement et en saisissant les opportunités<br />

qu’il offre. Sa finalité n’est pas strictement « curative », ce qui en ferait<br />

une simple « plan de soin » comme il se fait lors d’une hospitalisation.<br />

Dans le case management, la finalité est aussi « adaptative », en contribuant<br />

à une préservation de l’intégration et du lien social.<br />

La coordination et l’organisation de l’accompagnement<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Le case management est une approche pragmatique des difficultés<br />

de l’être au monde pour des publics dont les problèmes de santé et<br />

de relations sociales sont très intriqués, dans une dimension à la fois<br />

existentielle et technique, « traitant » et soutenant le tissu social tout en<br />

s’aidant de lui.<br />

Si les modèles organisationnels possibles sont nombreux, les principes<br />

de travail sont communs :<br />

• se focaliser sur les ressources plus que sur la pathologie ;<br />

• fonder son action sur l’autodétermination de l’usager comme condition<br />

de son engagement dans le processus ;<br />

• rendre possible des actions à l’extérieur dans l’espace social de l’usager<br />

(école, domicile, quartier...) ;


264 ACCOMPAGNER ET SOIGNER<br />

• considérer qu’un changement est possible même s’il ne change pas<br />

« tout, tout de suite » ;<br />

• utiliser les ressources de la communauté pour enrichir les compétences<br />

de l’usager.<br />

Sur ces principes, les interventions s’organisent autour de trois axes<br />

concernant :<br />

• l’usager seul (acquisitions de compétences, thérapies, chimiothérapies...)<br />

;<br />

• l’entourage de l’usager (auprès de la famille, de pairs...) ;<br />

• l’environnement social (école, institutions, entreprise...).<br />

Ces pratiques de prise en charge 1 nécessitent à l’évidence un solide<br />

« pilotage ». <strong>Les</strong> différents axes d’action, les multiples acteurs et les<br />

logiques différentes sont autant de facteurs de dispersion et de perte<br />

du fil du projet initial. C’est pourquoi l’organisation de ce type d’accompagnement<br />

passe par la mise en place d’un case manager, un<br />

référent-coordinateur (par exemple un éducateur spécialisé d’une institution<br />

spécialisée), formé à cette tâche, et d’outils de transmission et<br />

d’évaluation permettant de suivre, avec l’usager, les objectifs et leur<br />

réalisation progressive.<br />

Traitement, confrontations et contraintes<br />

Nous avons insisté sur l’engagement, la motivation, l’autodétermination,<br />

donnant l’impression, peut-être, d’une vision idéaliste d’un<br />

processus qui adviendrait de lui-même. La clinique, et notamment celle<br />

de l’adolescent et du jeune adulte, nous montre chaque jour que tout cela<br />

naît de l’interaction, de la confrontation du sujet avec son environnement,<br />

et des contraintes que cela suppose aussi parfois. Utilisées à bon escient,<br />

dans l’accompagnement, confrontations et contraintes participent à<br />

l’engagement.<br />

La confrontation fait partie des techniques motivationnelles et de<br />

techniques de groupe. Son utilisation doit se faire dans le respect de<br />

la personne, en évitant notamment l’humiliation et les défis relationnels.<br />

L’humiliation est contradictoire avec la mobilisation, la valorisation des<br />

ressources. Le défi renforce les contre-attitudes défensives.<br />

1. Pour reprendre une dénomination courante dans les institutions en France mais, on le<br />

voit, plutôt en décalage avec le contenu que nous lui donnons ici.


UNE DÉFINITION ACTUALISÉE DU SOIN EN ADDICTOLOGIE 265<br />

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<strong>Les</strong> contraintes sont nombreuses dans la vie d’une personne dépendante.<br />

Elles peuvent venir du judiciaire. Notamment lorsqu’une décision<br />

fait obligation de suivre un cursus de soins, de se présenter dans un<br />

centre spécialisé, etc. Elles peuvent aussi venir du milieu scolaire ou<br />

professionnel, motivées, par exemple, par la découverte d’un usage qui<br />

renvoie souvent à l’échec de la gestion et du contrôle. Ces contraintes<br />

peuvent être aussi familiales, notamment des parents vis-à-vis d’un<br />

adolescent, du conjoint, des pairs parfois, au nom d’une inquiétude face<br />

à un comportement et d’une impuissance à convaincre d’en changer.<br />

L’obligation et la contrainte peuvent donner l’opportunité d’une<br />

rencontre avec un soignant , et c’est parfois la seule. L’évaluation de ce<br />

qui « bloque », de ce qui met en échec la solution addictive, le travail<br />

sur la motivation créeront la possibilité de passer de la contrainte à<br />

l’engagement dans un processus changement. Mais on ne peut rendre<br />

obligatoire ce que l’on n’est pas en mesure de contrôler. Par exemple<br />

une thérapie, une relation avec un soignant ne peuvent être contrôlés.<br />

L’obligation n’a donc pas à aller au-delà de la rencontre car le risque<br />

serait, encore une fois, de susciter une réaction de défi, d’accentuer les<br />

résistances et les faux-semblants.<br />

<strong>Les</strong> questions que suscite le traitement judiciaire des addictions et de<br />

leurs conséquences sociales ont été largement abordées dans d’autres<br />

chapitres 1 . Nous n’évoquons ici que ses implications dans l’accompagnement.<br />

Outre les mesures d’obligation de soins et d’injonction<br />

thérapeutique, l’emprisonnement peut être un temps de mise en contact<br />

avec des soignants. Au-delà des énormes difficultés tant matérielles que<br />

réglementaires, la question qui se pose est celle des possibilités de mise<br />

en route de cet accompagnement et des pratiques de réductions des<br />

risques à l’occasion d’une incarcération.<br />

Cela nécessite d’abord de repérer les usagers concernés. Si certains<br />

sont interpellés au nom de leur usage, ce n’est pas le cas de tous. Des<br />

questionnaires à l’entrée peuvent aider à ce repérage, autant qu’une<br />

bonne formation des personnels. La mise en œuvre des soins est aussi<br />

un axe important : initiés en prison, dans un cadre bien particulier, ils<br />

ont vocation à être prolongés à l’extérieur. Mais la sortie provoque<br />

nécessairement un changement radical d’environnement et souvent une<br />

redéfinition des projets élaborés en prison. Il ne s’agit pas d’en prendre<br />

prétexte pour y surseoir, mais au contraire d’essayer de se donner les<br />

moyens par des accueils « intermédiaires » adaptés, et d’en articuler<br />

le sens par des contacts suffisants entre les personnels qui initient les<br />

1. Voir notamment chapitre 7.


266 ACCOMPAGNER ET SOIGNER<br />

soins en prison et les équipes qui les relayeront à l’extérieur (Michel,<br />

Brahmy, 2005). Dans ce travail aussi, la dimension transdisciplinaire de<br />

l’évaluation doit être recherchée, particulièrement au moment de préparer<br />

la sortie.


Chapitre 12<br />

UNE PLURALITÉ DE MODES<br />

D’INTERVENTION<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

SI l’approche transdisciplinaire de l’expérience addictive exige un<br />

cadre rigoureux pour bien articuler et intégrer les thérapeutiques<br />

et les apprentissages, elle autorise la liberté de chercher et proposer<br />

les outils les plus divers. Il est impossible d’énumérer ici tous les<br />

modes d’interventions thérapeutiques possibles. Nous indiquerons essentiellement<br />

le cadre et les axes des principaux modes d’intervention :<br />

thérapies psychosociales, psycho-éducatives, psychodynamiques et traitements<br />

médicaux. Ils vont tous jouer sur les différentes dimensions de<br />

l’accompagnement thérapeutique : développer une conscience critique,<br />

développer l’apprentissage du « travail d’exister » (Pagès, 2002) et<br />

l’écologie relationnelle, travailler dans l’ici et maintenant ou jouer sur<br />

la régression, acquérir des compétences nouvelles et se débarrasser de<br />

symptômes gênants (Delourme, Marc, 2004).


268 ACCOMPAGNER ET SOIGNER<br />

PRINCIPES GÉNÉRAUX ET CADRES DE L’INTERVENTION<br />

THÉRAPEUTIQUE<br />

En même temps qu’elle évolue entre plaisir et souffrance, la conduite<br />

addictive s’insère dans un ensemble de comportements qui participent de<br />

l’établissement d’un rapport au monde. Elle s’enracine ainsi profondément<br />

dans un mode de vie et s’inscrit dans la biologie du cerveau. C’est<br />

pourquoi, s’en désengager peut représenter une véritable transformation<br />

identitaire, parfois extrêmement difficile à réaliser. Un tel changement<br />

va exiger du sujet une déconstruction de son expérience antérieure et<br />

sa relecture en termes de rapport coûts/avantages. Le changement peut<br />

passer par le sevrage et l’abstinence ou par la recherche d’autocontrôles<br />

pour une meilleure « gestion » de la consommation. L’une ou l’autre<br />

voie constitue peu ou prou une redéfinition du mode de vie et du projet<br />

de vie. Aucune n’est « supérieure » à l’autre et leur choix dépend avant<br />

tout du sujet.<br />

<strong>Les</strong> conditions nécessaires au changement<br />

Nous avons déjà pu indiquer l’importance d’un temps, rarement<br />

linéaire, pour ce travail. Le processus d’accompagnement intègre en<br />

effet le double objectif d’offrir une continuité de relation et des moments<br />

de rupture. Il se structure sur une série d’étapes (Soulet, 2002).<br />

Celle de la problématisation : le sujet doit pouvoir interroger son<br />

mode de vie, le (re)mettre en question. Pour cela, il faut qu’il ait perdu<br />

la satisfaction qu’il lui apportait, sa dimension « solution ». Cela ne se<br />

fait pas en un jour et rend compte de l’importance des espaces proposées<br />

tout au long du parcours de vie tels que les permettent les dispositifs<br />

d’intervention précoce et, en situation de traitement, les dispositifs<br />

cliniques. Ils contribuent à ce que s’ouvre un questionnement et organise<br />

la rencontre avec des interlocuteurs disponibles pour aider à s’interroger.<br />

Celle de l’accessibilité à une nouvelle identité. Le sujet qui abandonne<br />

une part de lui-même en se désengageant d’un mode de vie addictif<br />

s’expose et se fragilise. Il sera d’autant plus en quête d’une nouvelle<br />

unité personnelle et d’un nouvel équilibre satisfaisant entre soi et le<br />

monde. L’issue d’un changement de style de vie ne peut être qu’une<br />

nouvelle « reliance sociale ». Et qu’un sentiment d’identité nouvelle<br />

apportant des satisfactions à la fois psychocorporelles et psychosociales.<br />

Celle de la confirmation sociale de cette nouvelle identité. Rien<br />

n’est pire en effet que de traverser les épreuves d’un tel changement<br />

pour arriver au bout du compte plus seul et isolé qu’auparavant. Cela


UNE PLURALITÉ DE MODES D’INTERVENTION 269<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

souligne l’intérêt de réaliser ce changement à partir d’une « base sociale »<br />

— un espace d’accueil et de soins par exemple — pouvant servir de<br />

laboratoire et où trouver une « mise en jeu de soi » et une valorisation,<br />

une confirmation externe, sociale, de cette valeur.<br />

Pour mener à bien ce processus, il est essentiel que la personne se<br />

perçoive à la fois suffisamment libre et responsable. Si elle ne se pense<br />

responsable ni de son présent ni de son devenir, il y a peu de chance<br />

qu’elle entame le moindre changement, même sous injonction. Soit elle<br />

entrera dans le jeu du déni, soit elle attendra tout des autres. Lorsque, de<br />

plus, la personne présente des troubles de la personnalité (personnalité<br />

limite ou autres), son vécu d’hostilité et d’incompréhension du monde<br />

des autres compliquera encore plus l’accès au changement. Outre les<br />

ressources sociales, matérielles et symboliques dont aura besoin le sujet<br />

dans ce processus, son « capital expérientiel » est également essentiel :<br />

celui d’avant l’addiction, celui pendant et celui au cours des différentes<br />

étapes du processus de changement. En reconnaissant le patient comme<br />

premier expert de ses propres problèmes, le processus de changement<br />

se démarque d’une vision stigmatisante. Il cherche à faire émerger des<br />

choix et des compétences, à aider la personne à les appliquer de façon<br />

optimum et à les compléter par de nouveaux apprentissages. Se soigner<br />

d’une addiction, c’est aussi apprendre quelque chose de soi et sur soi<br />

pour gagner en liberté et en autonomie.<br />

Ce travail du soin se déploie sur l’ensemble des versants de la personne.<br />

Il est donc par essence transdisciplinaire. Cognitif quand il s’agit de<br />

comprendre ce qu’il en est de sa satisfaction et de l’expérience globale.<br />

Symbolique pour réinterpréter le sens de l’expérience dans une histoire<br />

personnelle et ses conflits internes. Social, par le travail de détachement<br />

d’un univers relationnel pour reconstruire d’autres relations.<br />

<strong>Les</strong> modalités de soins sont individuelles ou en groupes et combinent<br />

de façons diverses des thérapies à dominante psychosociale, des thérapies<br />

psycho-éducatives, des thérapies psychodynamiques et des traitements<br />

médicaux. Elles sont portées par des acteurs de formations et compétences<br />

diverses, bien au-delà du médical ou du psychothérapeutique<br />

auxquels il est erroné de les limiter.<br />

Évaluation et détermination du cadre de soin adapté<br />

Ce processus va s’appuyer sur trois cadres de soins possibles : l’hospitalisation,<br />

les soins ambulatoires, les soins résidentiels. Pour comprendre<br />

l’intérêt de chacun, il peut être utile de se référer au travail<br />

de l’Association américaine de psychiatrie (APA, 2007) qui propose


270 ACCOMPAGNER ET SOIGNER<br />

des recommandations conformes au consensus de l’ASAM (American<br />

Society of Addiction Medicine) et à son algorithme décisionnel (Mee-<br />

Lee et al., 2001 ; Gastfriend, Mee-Lee. 2003). L’orientation est proposée<br />

en fonction d’une évaluation multidimensionnelle incluant six axes<br />

principaux : intoxication aiguë et/ou syndrome potentiel de sevrage ; état<br />

biomédical et pathologies pouvant compliquer la prise en charge ; état<br />

psychologique et comportemental ; volonté de changement, résistances,<br />

ambivalence ; potentiel de rechute ; environnement de vie (Gira, 2006).<br />

Cette orientation, pour des raisons d’efficience et d’adaptation aux<br />

besoins et aux attentes des patients, a comme perspective de proposer<br />

le cadre de traitement le moins contraignant et restrictif possible, et qui<br />

assure à l’usager des conditions de sécurité et d’efficacité conformes à<br />

son état.<br />

Selon cette analyse, le dispositif ambulatoire peut prodiguer l’essentiel<br />

des soins. Il est approprié pour des patients dont l’état clinique ne<br />

nécessite pas un niveau intensif de monitoring médical (axe 1 et 2).<br />

L’approche globale y est préférable, susceptible de fournir dans un<br />

cadre contrôlé une variété de propositions médicamenteuses et psychothérapeutiques<br />

ainsi que des possibilités d’accompagnement social<br />

et de réinsertion si nécessaire. En France, ce niveau ambulatoire est<br />

celui des CSAPA et de la médecine de ville. Si les CSAPA comportent<br />

des équipes formées aux pratiques transdisciplinaires, particulièrement<br />

adaptées aux personnes les plus en difficultés sociales, les réseaux et<br />

les praticiens de ville offrent des prises en charge moins diversifiées<br />

mais plus souples, adaptées à des usagers dont l’inscription sociale a<br />

pu être préservée ou restaurée. L’accompagnement psychothérapeutique<br />

complémentaire peut-être assuré en partenariat, parfois même dans des<br />

« microstructures 1 ».<br />

La prise en charge hospitalière, notamment en unité hospitalière<br />

d’addictologie, est appropriée aux cas se situant sur les axes 1 et<br />

2 : intoxications aiguës et sévères, overdoses ; sevrages complexes<br />

(dépendances alcooliques majeures, polydépendances...). De même,<br />

face à des pathologies associées (cardiaques par exemple) qui rendent<br />

périlleuses une cure de sevrage en ambulatoire, une hospitalisation sera<br />

envisagée. <strong>Les</strong> comorbidités psychiatriques empêchant un traitement<br />

moins intensif du fait de l’existence d’un risque pour le patient lui-même<br />

ou pour autrui (menace suicidaire, psychose aiguë, troubles majeurs<br />

1. Des informations sur le concept de « microstructures médicales » sont disponibles<br />

sur le site web de la coordination nationale des réseaux de ce type : http://www.reseaurms.org


UNE PLURALITÉ DE MODES D’INTERVENTION 271<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

du comportement...) sont bien évidemment des indications pour une<br />

hospitalisation. Enfin, les usages présentant un danger manifeste pour<br />

soi-même ou autrui, les patients n’ayant pas répondu à des traitements<br />

entrepris dans un cadre moins contraignant et dont l’usage persistant<br />

constitue une menace pour leur santé physique ou mentale devraient<br />

pouvoir bénéficier aussi d’une hospitalisation. En France, l’hôpital s’est<br />

doté d’une réponse originale : les équipes de liaisons et de soins en addictologie<br />

(ELSA). Ces équipes assurent un important travail transversal<br />

qui peut faciliter le séjour à l’hôpital tout en favorisant l’engagement<br />

dans l’accompagnement et la prise en charge d’addictions au cours d’une<br />

hospitalisation pour d’autres motifs (sevrage alcoolique ou substitution<br />

nicotinique par exemple).<br />

Le dispositif résidentiel permet, pour des patients qui en ont besoin,<br />

un répit de plusieurs mois par l’éloignement d’un environnement directement<br />

associé à l’expérience addictive. Mais cette mise à distance<br />

n’est qu’un des aspects d’un dispositif qui décline d’autres stratégies,<br />

notamment en proposant un environnement thérapeutique, en offrant des<br />

appuis émotionnels, relationnels (équipes et groupes de pairs), médicaux<br />

et psychiatriques à des patients qui, à l’extérieur, n’ont pas accès à un<br />

tel soutien. Le traitement en centre thérapeutique résidentiel (CTR)<br />

est indiqué pour les patients dont le mode de vie et les interactions<br />

sociales sont centrés sur l’usage de substances, et qui ne disposent pas de<br />

conditions sociales et professionnelles, ni d’un réseau social susceptible<br />

de les soutenir suffisamment dans une période de leur évolution. Pour<br />

ces personnes, l’offre résidentielle de soins procure un environnement<br />

sûr et non exposé aux drogues dans lequel elles peuvent renforcer leurs<br />

aptitudes personnelles et groupales à prévenir la rechute. Ce type de<br />

cadre résidentiel permet une séquence de soins plus intensive, durable et<br />

contrôlée ainsi qu’un accompagnement social et un travail de réinsertion<br />

plus suivi, en articulation avec les structures ambulatoires.<br />

La nature du produit va aussi influencer l’orientation. Le tabac relève<br />

essentiellement d’un traitement ambulatoire. Pour l’alcool, en dehors<br />

des sevrages complexes, la plupart des prises en charge pour abus ou<br />

dépendance peuvent être <strong>conduites</strong> en ambulatoire ou en hospitalisation<br />

de jour, suite à une cure par exemple. La prise en charge résidentielle<br />

s’impose pour assurer des soins intensifs aux patients très dépendants<br />

qui ne parviennent pas à l’abstinence ou qui rechutent fréquemment. Le<br />

cannabis bénéficie de traitements essentiellement conduits en ambulatoire,<br />

même si des séjours de rupture sont parfois nécessaires. Pour la<br />

cocaïne, les données de la clinique et de la recherche indiquent qu’un<br />

traitement global et intensif en ambulatoire est efficace, mais qu’il peut


272 ACCOMPAGNER ET SOIGNER<br />

nécessiter aussi des périodes d’éloignement du milieu de vie et de<br />

restauration physique et psychique. Avec les opiacés, l’hospitalisation est<br />

indiquée en cas d’overdose sévère (détresse respiratoire, coma) comme<br />

pour les cures de sevrage complexes dont le risque élevé de rechute<br />

impose un suivi ambulatoire. <strong>Les</strong> traitements résidentiels sont utiles<br />

pour les patients présentant des antécédents répétés de rechute, une<br />

désocialisation, des troubles médicaux ou psychiatriques associés, un<br />

environnement sociofamilial défavorable, etc.<br />

LES THÉRAPIES PSYCHOSOCIALES<br />

<strong>Les</strong> thérapies psychosociales ont pour particularité de proposer des<br />

espaces où les patients peuvent expérimenter des « savoir-être », des<br />

« solutions » autres que le recours à des drogues. Elles prennent plus<br />

spécifiquement en compte la dimension interaction sociale, appartenance<br />

collective, de l’humain. Elles se déclinent sous des formes diverses,<br />

d’intensité adaptée, qui peuvent se succéder tout au long de l’accompagnement.<br />

Intervenir sur l’environnement social<br />

<strong>Les</strong> représentations négatives, l’exclusion ou l’auto-exclusion, le<br />

sentiment d’abandon vécu par les usagers et les familles, leur isolement,<br />

la culpabilité à laquelle renvoient les représentations sociales, sont<br />

autant de paramètres dans le développement de <strong>conduites</strong> <strong>addictives</strong><br />

encore aggravées par la précarité, la double appartenance culturelle ou<br />

l’appartenance à un quartier sensible... Avec la peur et les fantasmes<br />

associés aux drogues et aux personnes toxicodépendantes, ce sont<br />

autant d’éléments que doit intégrer l’accompagnement dans la double<br />

perspective de renforcer le sujet et de sensibiliser son environnement afin<br />

de créer ou recréer du lien. Il s’agit de construire les conditions d’une<br />

meilleure compréhension mutuelle, de meilleures interactions.<br />

La mise en place de groupes de rencontre ou d’activité avec des<br />

usagers, des familles, des professionnels, les actions de formation, notamment<br />

en direction de professionnels n’ayant habituellement pas accès à<br />

une formation et pourtant quotidiennement confrontés à des publics<br />

usagers de drogues (les gardiens d’immeubles ou les employés des<br />

services de prestations sociales des mairies, par exemple) ont été parmi<br />

les premières interventions cherchant à concrétiser cette volonté. Ces<br />

actions et ces échanges ont pour objectifs une meilleure compréhension<br />

des positionnements et difficultés de chacun, la constitution de réseaux


UNE PLURALITÉ DE MODES D’INTERVENTION 273<br />

locaux de solidarité et d’entraide, et l’aide à l’auto-organisation, mais<br />

aussi l’information sur les réponses existantes, la prise de parole sur leur<br />

adaptation aux besoins et la construction de nouvelles réponses mieux<br />

adaptées.<br />

Cette démarche communautaire est souvent difficile à mener, mais<br />

elle permet que s’expriment le sentiment d’abandon et d’exclusion<br />

d’usagers et de familles, les demandes de plus grande sécurité de la part<br />

d’habitants, les limites des professionnels dans leurs pratiques. Elle met<br />

en exergue la dissolution des rapports sociaux, la crise vécue en banlieue,<br />

la désertification des campagnes 1 . Ces confrontations sont indispensables<br />

pour faire émerger de nouvelles dynamiques, reconstituer du « capital<br />

social » et ainsi créer des conditions nettement plus favorables à la<br />

réinscription sociale des usagers.<br />

<strong>Les</strong> familles en tant que partenaires du soin<br />

Jusque dans un passé récent, l’entourage a été fréquemment considéré<br />

par les professionnels comme une simple variable du contexte, voire un<br />

élément pathogène ou gênant pour le traitement. <strong>Les</strong> familles, de leur<br />

côté, partageaient le sentiment d’être écartées des soins, culpabilisées et<br />

abandonnées à une souffrance souvent ancienne et profonde, alimentée<br />

par les comportements de l’usager. Aujourd’hui, il est établi que les<br />

patients s’en sortent mieux quand ils bénéficient du soutien de leurs<br />

parents. L’entourage est un acteur qui doit devenir un allié de l’accompagnement.<br />

Il y joue un rôle majeur par le maintien et la qualité des<br />

attaches sociales de la personne. Autant que faire se peut, la famille doit<br />

être instituée support et/ou auxiliaire du traitement. Cela est encore trop<br />

peu le cas.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Une offre diversifiée : du conseil à la thérapie familiale<br />

multidimensionnelle<br />

Deux objectifs apparemment opposés sont poursuivis par les soignants<br />

: d’une part garantir au patient un espace et une relation respectant<br />

totalement son intimité et la confidentialité, d’autre part développer une<br />

coopération entre l’ensemble des acteurs, patient, proches, soignant(s).<br />

La possibilité de parvenir à ce double objectif dépend d’un ensemble de<br />

critères parfois contradictoires. Cela conduit à une diversité des réponses<br />

possibles : interventions ponctuelles sur le mode de l’écoute et du conseil,<br />

1. C’est sans doute parce qu’elle met tout cela en lumière qu’elle est rarement développée<br />

et soutenue de façon durable par les pouvoirs publics.


274 ACCOMPAGNER ET SOIGNER<br />

guidances ou médiations familiales, entretiens familiaux ou en couple<br />

avec un autre thérapeute que celui du patient ou véritables thérapies<br />

familiales.<br />

Un parent, conjoint ou ami peut rechercher un soutien pour lui-même<br />

afin de mieux aider son enfant, sa compagne, son ami. <strong>Les</strong> professionnels<br />

peuvent être confrontés à une communication totalement rompue dans<br />

la famille. Toute participation de celle-ci étant impossible, des solutions<br />

alternatives sont recherchées. Parfois, le travail avec la famille est<br />

renvoyé à un temps second, dès lors qu’un premier trajet aura pu être<br />

fait dans l’accompagnement de la conduite addictive pour en diminuer<br />

l’intensité. Dans d’autres situations, la pathologie du système familial<br />

est au centre d’un dysfonctionnement dont la conduite addictive n’est<br />

que le symptôme. Il s’agit d’une indication de prise en charge familiale<br />

orientée vers des équipes formées à ces thérapies.<br />

Mais, le plus souvent, le rôle des soignants est un rôle de médiateur.<br />

Il privilégie la réflexion collective et l’aide à la prise de décision et<br />

vient relayer les défaillances relationnelles de l’usager et sa famille. Il<br />

fait circuler la parole et organise l’écoute. <strong>Les</strong> thématiques de cette<br />

médiation sont assez classiques : faire comprendre à l’entourage qu’agir<br />

(ou se parler) à l’insu du patient est contre-productif pour son traitement<br />

et pour le rétablissement de la confiance ; faire comprendre au patient<br />

qu’il ne gagne rien à cacher son problème, ses difficultés et ce qu’il<br />

entreprend. Définir les modalités du lien avec l’entourage nécessite<br />

l’accord du patient. C’est sans doute l’une des choses les plus difficiles<br />

à faire comprendre à l’entourage comme à l’usager. Car en réponse<br />

aux comportements de l’usager, les familles sont poussées à diverses<br />

stratégies : alliance dans son dos, décisions sans sa participation, etc.<br />

Si ces stratégies peuvent apporter un soulagement dans l’instant, elles<br />

mettent en péril la finalité de l’accompagnement : l’implication de<br />

l’usager. L’objectif est plutôt de diminuer les tensions, l’angoisse et<br />

le désarroi, c’est-à-dire de tenter de prendre la mesure du problème<br />

pour mieux l’affronter. Quoi qu’il en soit, il revient aux professionnels<br />

d’apporter des aides appropriées aux uns et aux autres, d’ouvrir des possibilités<br />

de changements internes au système familial, d’aider à imaginer<br />

d’autres stratégies éducatives et de débloquer une attitude paralysée par<br />

la culpabilité (« je n’arrive pas à lui dire non ») ou par l’implication<br />

des parents dans des situations qui ont possiblement favorisé le recours<br />

à des drogues (conflits, séparations, absence de communication, voire<br />

abandon, violence, addiction d’un parent, etc.). Chacun doit agir sur ce<br />

qui lui appartient.


UNE PLURALITÉ DE MODES D’INTERVENTION 275<br />

Cette intervention peut prendre la forme d’une thérapie « protocolisée<br />

», comme dans l’approche MDFT 1 actuellement expérimentée<br />

avec succès auprès d’adolescents polyconsommateurs de cannabis. Il<br />

s’agit d’une approche d’inspiration systémique qui intègre les apports<br />

d’Aaron Beck sur les théories cognitives des addictions, Carl Rogers<br />

sur l’alliance thérapeutique et Salvator Minuchin pour ce qui est de la<br />

thérapie systémique. Le modèle se veut pragmatique, centrant l’action<br />

thérapeutique sur la consommation et les comportements problématiques.<br />

Il écarte l’analyse causale pour privilégier la résolution de la conduite<br />

addictive par une approche évaluant facteurs de risque/facteurs de<br />

protections et leurs interactions. Il pose une origine multifactorielle à la<br />

consommation de cannabis et souligne combien ces facteurs interagissent<br />

de façon cumulative : des mauvais résultats scolaires engendrent des<br />

difficultés de relations intrafamiliales qui elles-mêmes peuvent avoir<br />

un impact sur le rendement scolaire. Il est donc impossible, à partir<br />

des seules données cliniques, de différencier ce qui a été la cause de<br />

ce qui ne serait qu’une conséquence. En pratique, il peut apparaître<br />

judicieux d’intervenir sur l’ensemble de ces facteurs. Il s’agit d’une<br />

thérapie multidimensionnelle de par son ambition d’intervenir sur quatre<br />

axes principaux : l’adolescent, les interactions familiales, les pratiques<br />

parentales et le milieu extrafamilial (les pairs, l’école) (Liddle 1991 ;<br />

Phan, 2005).<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Des approches informatives et groupales<br />

<strong>Les</strong> personnes qui vivent avec un usager peuvent aussi manquer d’informations<br />

sur la maladie, les effets réels d’un médicament, les stratégies<br />

possibles d’accompagnement. La dépendance reste alors conçue comme<br />

un « vice » et la rechute est comme une preuve de faiblesse, un problème<br />

de manque de volonté. <strong>Les</strong> médicaments de substitution ne sont que « des<br />

drogues légales » et la « vraie guérison » commence lorsque l’on arrête<br />

d’en prendre. Le recours aux soins résidentiels est réduit à une simple<br />

stratégie d’éloignement. De telles représentations erronées mettent les<br />

patients sous pression : il faut baisser au plus vite et arrêter le traitement ;<br />

les aides à la prévention de la rechute, au sens d’éviter des situations<br />

« déclencheurs », de gérer les stress, sont ignorées ; le soin résidentiel<br />

est utilisé à contretemps. Tout cela provoque de véritables conflits de<br />

1. Multidimensional Family Therapy développée par le Center for Treatment Research<br />

on Adolescence Drug Abuse de la Faculté de Médecine de Miami, sous la direction<br />

d’H. Liddle et G. Dakof, et expérimentée en Europe dans le cadre du projet INCANT<br />

(International Cannabis Need of Treatment).


276 ACCOMPAGNER ET SOIGNER<br />

loyauté — suivre l’avis des soignants ou faire plaisir à son entourage —<br />

qui perturbent les traitements.<br />

Pour acquérir les informations nécessaires, un soutien peut être<br />

proposé au sein d’un groupe de parents. Cette approche, par la sortie<br />

de l’isolement et le partage d’expériences qu’elle instaure, apporte<br />

des étayages utiles. Mais nous avons vu les risques d’un recours non<br />

médiatisé à l’expérience vécue. À ce titre, un outil comme le groupe<br />

multi-familial (GMF) est utile. Il s’insère particulièrement bien dans<br />

l’accompagnement dont il reprend de nombreux principes, notamment<br />

la construction de l’alliance thérapeutique. Il s’agit là encore d’une<br />

pratique à la croisée de plusieurs inspirations qui illustre la prise en<br />

compte par les thérapies de l’influence de la culture et des stress de<br />

vie (Cook Darsen, 2007). Un GMF regroupe plusieurs familles autour<br />

d’une pathologie donnée ou d’un même registre, dans un cadre et un but<br />

thérapeutiques. <strong>Les</strong> caractéristiques du GMF favorisent la construction<br />

de l’alliance thérapeutique. C’est une « approche plus collaborative,<br />

fondée sur la recherche d’alliance, d’affiliation, qui pose la famille en<br />

cothérapeute au sein d’un groupe d’entraide composé d’autres familles<br />

partageant le même problème. Cette alliance est encore renforcée par la<br />

dimension psycho-éducative de cette approche, qui insiste sur le caractère<br />

plurifactoriel de l’étiologie de ces troubles » (Cassen, Delile, 2007).<br />

La notion d’apprentissage par analogie en est le principe fondateur.<br />

Il s’agit pour une famille d’enrichir son monde expérientiel par des<br />

échanges avec les autres. Ce processus d’apprentissage mutuel, qui rend<br />

plus facile la remise en cause de son propre fonctionnement, est à la<br />

base de l’aide à une meilleure résolution des problèmes rencontrés. Le<br />

thérapeute multifamilial se positionne dans un rôle de facilitateur des<br />

apprentissages.<br />

Le deuxième principe est celui de la communauté soignante. Le<br />

groupe est le support d’un travail sur les identifications. Par les recontextualisations<br />

et le sentiment d’appartenance qu’il promeut, il diminue<br />

l’effet stigmatisant et augmente l’efficacité du réseau social. Ce principe<br />

s’inspire de l’idée du contexte thérapeutique efficace de Minuchin : le<br />

changement résulte de la mise en place d’un système social artificiel qui<br />

aide l’individu à fonctionner différemment. Le transfert du changement<br />

« appris » en interne dans les relations et le réseau externes est ensuite<br />

l’enjeu de la réussite de cette approche.<br />

Le troisième principe est psycho-éducationnel. Appliquée à la famille,<br />

cette approche associe un axe pédagogique (connaissance sur la maladie,<br />

ses causes, ses effets, les traitements, etc.), un axe psychologique (le


UNE PLURALITÉ DE MODES D’INTERVENTION 277<br />

diagnostic, la réaction émotionnelle, le travail de deuil) et un axe<br />

comportemental (réflexion sur des stratégies adaptées).<br />

Enfin la dimension systémique et familiale du GMF répond à l’implication<br />

de la famille dans l’expérience addictive. Elle permet de prendre<br />

en compte les niveaux d’émotion, la fonctionnalité de l’environnement<br />

par exemple.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Et les enfants ?<br />

<strong>Les</strong> questions de parentalité ne sont pas l’apanage des seuls parents<br />

de personnes dépendantes, elles concernent aussi ces personnes en<br />

tant que parents. Aujourd’hui, parmi les usagers de drogues consultant<br />

en CSAPA, plus de 25 % ont un ou plusieurs enfants dont ils sont<br />

assez souvent séparés 1 . Il est bien évidemment nécessaire d’intégrer<br />

à l’accompagnement les préoccupations de protection de ces enfants,<br />

que ce soit le risque d’intoxication accidentelle par l’absorption des<br />

médicaments des adultes, ou, plus largement, la protection de leur santé<br />

et de leur éducation. <strong>Les</strong> campagnes sur le syndrome d’alcoolisation<br />

fœtale (SAF) en sont un exemple. De même sur les effets du tabagisme<br />

passif. Plus globalement, un soutien sur la fonction parentale est souvent<br />

utile mais rarement entrepris en tant que tel par les équipes soignantes.<br />

<strong>Les</strong> démarches de soins en général et les traitements de substitution en<br />

particulier sont une aide majeure et créent des conditions favorables<br />

pour aborder ces questions. <strong>Les</strong> usagers qui prennent ces traitements<br />

améliorent nettement leurs capacités de s’occuper de leurs enfants par<br />

rapport à ceux qui restent dans une toxicomanie active. Toutes les études<br />

ont montré également que les grossesses, leurs suivis et le devenir des<br />

enfants ont été considérablement améliorés depuis le développement de<br />

ces traitements.<br />

Néanmoins, certaines situations peuvent rester instables et inquiétantes,<br />

et les soignants doivent chercher à établir des coopérations avec<br />

d’autres acteurs impliqués dans la petite enfance pour proposer des suivis<br />

et des soutiens de nature à préserver les liens familiaux et à aider ces<br />

parents à exercer au mieux leur fonction parentale.<br />

Le groupe<br />

Au sein des stratégies thérapeutiques, le groupe tient une place<br />

particulière. Il reste néanmoins sous-utilisé en France. Pour les uns,<br />

1. Cette proportion est plus importante dans les centres recevant plus spécifiquement des<br />

personnes en difficulté avec l’alcool en raison de la moyenne d’âge.


278 ACCOMPAGNER ET SOIGNER<br />

il faut craindre de l’approche groupale qu’elle minore le processus<br />

d’individuation au bénéfice d’une socialisation, voire d’une normalisation.<br />

À l’inverse, d’autres défendent que les processus d’individuation<br />

affaiblissent le lien communautaire, la socialisation. Il y a donc potentiellement<br />

tension entre thérapie et normalisation, entre individuation<br />

et socialisation. Selon nous, les groupes peuvent être le support de<br />

trois aspects de grande importance de l’accompagnement : la notion<br />

d’apprentissage, la notion d’entraide, la notion de collectif thérapeutique.<br />

L’idée d’un apprentissage au sein du laboratoire relationnel que<br />

constitue le groupe comme support d’un travail thérapeutique sur l’intersubjectivité<br />

est centrale. L’objectif est de proposer/créer des situations<br />

propices à des stratégies pour changer les comportements conduisant à<br />

la prise de substance : apprendre à gérer et à exprimer ses émotions ou<br />

apprendre à prévenir la rechute par exemple.<br />

Mais le groupe peut aussi avoir des objectifs d’apprentissage plus<br />

spécifiques pour répondre à telle ou telle difficulté relevée comme une<br />

de ces causes/conséquences de l’expérience addictive. Par exemple<br />

des problèmes de communication : la difficulté à écouter l’autre, à<br />

partager et à participer à un projet collectif. En réponse, des ateliers de<br />

dynamique de groupe peuvent être organisés pour renforcer la capacité de<br />

communication et l’image de soi. Cette compétence acquise, complétée<br />

par un travail en direction des réseaux d’insertion professionnelle, permet,<br />

par exemple, de faire évoluer positivement une démarche d’insertion.<br />

Le groupe peut aussi promouvoir l’entraide. C’est l’objectif des<br />

groupes d’entraide tels qu’ils se sont élaborés, surtout dans la prise en<br />

charge du malade alcoolique. Cette entraide repose sur trois principes :<br />

• la place prépondérante des connaissances liées à l’expérience des<br />

patients, c’est le débat sur le « savoir profane », l’expérience de<br />

l’usager ;<br />

• une conception commune de la maladie autour de laquelle<br />

les patients se rencontrent (comme dans les mouvements des<br />

Alcooliques-Anonymes et des Narcotiques-Anonymes) ;<br />

• l’idée que la personne qui cherche de l’aide est aussi une personne<br />

aidante.<br />

L’entraide peut être collective, sous forme de la réalisation d’une<br />

action ou d’un projet commun, dans le partage des tâches de la vie<br />

quotidienne, par exemple en communauté thérapeutique. L’entraide peut<br />

être individuelle, prenant alors la forme d’une relation duelle et/ou au sein<br />

d’un groupe, centrée sur les difficultés vécues par la personne. L’entraide<br />

s’avère efficiente lorsque sont réunies les conditions suivantes :


UNE PLURALITÉ DE MODES D’INTERVENTION 279<br />

• un vécu commun de situations difficiles qui ouvre à un processus<br />

d’identification basé sur les émotions éprouvées par les personnes face<br />

à ce vécu commun ;<br />

• le bénévolat et la gratuité, la personne qui en aide une autre n’attend<br />

aucune compensation directe ;<br />

• le sentiment d’égalité qu’éprouve l’aidant à l’égard de l’aidé.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Si le groupe d’entraide permet l’apprentissage de nouvelles<br />

connaissances et compétences, son bénéfice principal est apporté par<br />

l’appartenance (Lavoie, Stewart, 1995). Il vient soulager le sentiment<br />

d’isolement et inverser l’effet d’exclusion du stigmate. L’entraide<br />

apporte aussi les bénéfices liés à la satisfaction d’aider autrui : les<br />

personnes ressentent qu’elles comptent les unes pour les autres, qu’elles<br />

peuvent être entendues et s’inscrire de manière positive et authentique<br />

dans un lien. Ce processus participe à la restauration de la confiance<br />

en soi. Le groupe d’entraide fait partie des outils qui associent une<br />

nouvelle perception du problème par l’usager, de son potentiel et un<br />

sentiment de plus grand contrôle sur sa vie faisant émerger le sentiment<br />

de « pouvoir agir ». En sollicitant l’axe des compétences relationnelles,<br />

le groupe d’entraide touche à une spécificité des <strong>conduites</strong> <strong>addictives</strong> qui<br />

peut aussi donner lieu à des abus, dès lors que l’on profite de ce besoin<br />

d’appartenance.<br />

Enfin, la dynamique de groupe peut s’inscrire dans une finalité plus<br />

spécifiquement thérapeutique. Elle permet l’identification de mécanismes<br />

de défense et d’attitudes relationnelles qui contribuent à l’addiction.<br />

Dans le miroir du groupe, l’usager perçoit ses schémas de<br />

fonctionnement relationnel. Il mesure sa part de responsabilité dans ses<br />

échecs sociaux, sa façon de vivre (ou souvent d’éviter de vivre) l’intimité.<br />

Cette auto-observation et le feed-back du groupe ainsi que le désir d’être<br />

accepté, l’encouragent à tenter certains changements dans ses attitudes et<br />

ses actions vis-à-vis des personnes pour améliorer sa situation sociale et<br />

ses relations. <strong>Les</strong> membres du groupe suggèrent à chacun des stratégies<br />

pour essayer de moins se défendre et de mieux vivre ses émotions avec le<br />

soutien des autres. À la pratique du groupe de thérapie, l’immersion dans<br />

une structure résidentielle ajoute les interactions de la vie quotidienne.<br />

La permanence de la vie en groupe vient s’ajouter à la thérapie de groupe<br />

renforçant l’apprentissage d’une démarche de resocialisation.<br />

L’hébergement et les soins résidentiels<br />

Historiquement, le soin résidentiel a été la réponse principale à l’alcoolisme<br />

et aux toxicomanies. L’idée dominante était la nécessité d’éloigner


280 ACCOMPAGNER ET SOIGNER<br />

les usagers de leur milieu pour construire de nouvelles habitudes de vie<br />

avant de mettre en œuvre un projet d’insertion. Bien qu’étant le temps<br />

fort du parcours, ce dispositif n’a curieusement donné lieu à aucune étude<br />

ni évaluation clinique, et a été ballotté entre une finalité d’insertion et une<br />

finalité thérapeutique. Sa prééminence a été relativisée par la politique de<br />

réduction des risques et le développement des traitements ambulatoires<br />

qui font évoluer le paradigme de soin : l’abstinence n’est plus la finalité<br />

unique et ne passe pas forcément par l’éloignement.<br />

Ce désinvestissement du résidentiel au profit d’une approche ambulatoire<br />

et motivationnelle atteint cependant ses limites face au nombre<br />

croissant de patients présentant des situations lourdes pour lesquelles les<br />

traitements ambulatoires ne suffisent pas. Pour ceux-là, la réponse doit<br />

être plus structurée (Edwards et al., 1977). Il est aujourd’hui indispensable<br />

de disposer d’un panel diversifié d’options utilisables en fonction<br />

des besoins individuels, y compris ceux de patients, peu nombreux en<br />

effectifs mais gros consommateurs de soins en ambulatoire (fréquemment<br />

et longtemps) pourtant peu adaptés à leur situation et donc sans<br />

réels bénéfices au long cours. La littérature internationale relève l’intérêt<br />

particulier des approches résidentielles vis-à-vis de publics spécifiques :<br />

personnes présentant des comorbidités psychiatriques, détenus/sortants<br />

de prison, femmes enceintes et dyades mère-enfant, adolescents et jeunes<br />

en errance, consommateurs de crack nécessitant pour un temps un<br />

éloignement de leurs lieux habituels de consommation. <strong>Les</strong> travaux de<br />

l’APA mettent en valeur l’association approche communautaire par les<br />

pairs et prise en charge psychiatrique comme l’une des meilleures options<br />

pour traiter les co-morbidités addictologiques et psychiatriques, dont on<br />

sait qu’elles sont un des premiers facteurs de rechute et de mauvais<br />

pronostic.<br />

Dans cette optique, l’hébergement devrait offrir plusieurs niveaux de<br />

réponses pouvant s’articuler :<br />

• l’hébergement de crise qui nécessite un plateau technique de haut<br />

niveau de compétences (hôpital et centres de crise) ;<br />

• l’hébergement d’urgence et de transition, inconditionnel, en particulier<br />

pour les usagers les plus marginalisés, dépassant une simple mise à<br />

l’abri, offre des possibilités d’accès aux soins et une orientation vers<br />

des dispositifs de plus long séjour ;<br />

• l’hébergement organisé autour d’un programme thérapeutique, le soin<br />

résidentiel ;<br />

• l’hébergement visant l’insertion sociale et professionnelle, tel que les<br />

appartements thérapeutiques, appartements relais, ou encore les places


UNE PLURALITÉ DE MODES D’INTERVENTION 281<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

dédiées en centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS).<br />

Il confronte à la « vraie vie », tout en offrant un soutien par des<br />

professionnels médico-sociaux. Toutes ces structures sont indispensables<br />

dans l’accompagnement, le parcours de soin et d’insertion de<br />

nombreux usagers.<br />

<strong>Les</strong> centres thérapeutiques résidentiels (anciennement appelées « postcures<br />

») proposent des programmes qui bénéficient d’une présence<br />

professionnelle 24 heures/24 heures et fournissent un soutien psychologique<br />

(individuel et/ou groupal), psycho-éducatif, médical et parfois des<br />

actions de réinsertion. La durée du séjour jusqu’à un an intègre le délai<br />

nécessaire pour atteindre les critères permettant un retour vers un cadre<br />

moins structuré et restrictif. Ces critères incluent la redynamisation pour<br />

s’engager dans un programme ambulatoire, l’aptitude à se protéger face<br />

à des situations où les drogues sont potentiellement disponibles (sorties<br />

de week-end, travail de réinsertion à l’extérieur, sorties non accompagnées,<br />

etc.), un cadre de vie (famille, réseau social, emploi, etc.), une<br />

stabilisation suffisante des co-morbidités somatiques et psychiatriques.<br />

<strong>Les</strong> communautés thérapeutiques se définissent comme des centres<br />

résidentiels de plus long séjour (jusqu’à deux ans). Elles sont destinées à<br />

des patients qui, trop attachés à leur mode de vie et à l’identité qui<br />

s’y associe, n’ont pu tirer profit de programmes ambulatoires ou de<br />

traitements résidentiels « brefs ». L’environnement sûr et sans drogues,<br />

et les interactions de la vie communautaire avec des pairs plus avancés<br />

dans leur réadaptation fournissent des éléments de restructuration par des<br />

modèles identificatoires positifs et par la pression de groupe (modeling).<br />

Cette approche aide les résidants à développer leurs capacités à gérer<br />

le stress, à reprendre confiance en eux et à avancer sur la voie de<br />

l’autonomie et de la resocialisation par une responsabilisation croissante.<br />

Le soutien communautaire vise, par les réunions collectives permettant<br />

des échanges sur l’expérience de chacun, à réduire les mécanismes<br />

de déni ou de projection qui relativisent l’impact négatif des usages<br />

de substances dans la vie du sujet et celle de ses proches. <strong>Les</strong> suivis<br />

individuels permettent parallèlement l’élaboration d’un projet personnel.<br />

<strong>Les</strong> services de soins de suites et de réadaptation (SSR) sont le modèle<br />

de l’hébergement dominant en alcoologie. L’appellation services « de<br />

suite » désigne des soins initialement conçus selon des étapes similaires à<br />

celles de la « cure/postcure/(ré)insertion » à l’origine du concept de<br />

« chaîne thérapeutique » en toxicomanie. Une succession de dispositifs<br />

dans une chronologie apparemment logique mais dont de nombreux<br />

usagers n’utilisaient qu’une partie. Aujourd’hui, le traitement n’est<br />

plus conçu selon une trajectoire linéaire mais comme une organisation


282 ACCOMPAGNER ET SOIGNER<br />

souple de services et de prestations complémentaires, sur le modèle<br />

des réseaux, disponibles en fonction de la trajectoire individuelle de<br />

l’usager, associant plus ou moins finalités sociales et thérapeutiques<br />

(Hervé, 2003). Pour leur part, si les SSR continuent généralement de<br />

se situer dans une chronologie d’après cure médicale, certaines de ces<br />

structures mettent elles aussi en place des programmes thérapeutiques<br />

accessibles à différents moments du parcours de soin, et quelques-unes<br />

assurent des fonctions plus spécifiques envers des personnes présentant<br />

de graves déficits neurologiques et cognitifs. Globalement, les objectifs<br />

thérapeutiques de ces différentes structures sont assez similaires :<br />

« Offrir une infrastructure et un accompagnement [...] permettant aux<br />

usagers d’accomplir un changement profond, de retrouver un mieux-être,<br />

de rompre avec la dépendance, de réapprendre à vivre sans alcool ni autres<br />

toxiques, d’aider les usagers à élaborer leur projet de vie et à mettre en<br />

place un suivi social, lorsque cela s’avère nécessaire, afin de favoriser leur<br />

autonomie, d’élaborer leur programme thérapeutique et/ou pédagogique à<br />

partir des besoins des usagers, et à l’individualiser par l’écoute, le dialogue,<br />

l’échange et la communication » (FNASEA, 2007).<br />

LES THÉRAPIES PSYCHO-ÉDUCATIVES<br />

Ces thérapies mettent la notion d’apprentissage au centre de leur<br />

finalité. Bien évidemment, apprendre pour changer, ou changer pour<br />

apprendre, fait partie de toutes les approches thérapeutiques, nous en<br />

avons déjà vu de nombreux exemples. Ces thérapies visent plus particulièrement<br />

à enrichir les compétences expérientielles de la personne, à<br />

l’aider à acquérir des compétences cognitives et sociales nouvelles pour<br />

réaliser le changement visé et sa consolidation.<br />

<strong>Les</strong> thérapies cognitives de prévention de la rechute<br />

<strong>Les</strong> travaux sur la prévention de la rechute sont d’inspiration cognitivocomportementale.<br />

Ils contribuent à mettre en lumière un temps majeur<br />

du travail avec le patient addict. <strong>Les</strong> études de Bandura (1977) et de<br />

Marlatt (1985) sont à la base de cette démarche qui considère la rechute<br />

comme une séquence spécifique. Elle met en jeu les facteurs incitatifs<br />

de l’usage : facteurs de vulnérabilité, absence d’adaptativité, coping,<br />

éléments déclencheurs du craving, etc. En ciblant ces mécanismes, la<br />

prévention de la rechute propose à l’usager une approche pragmatique<br />

et dédramatisée : repérer les situations particulièrement « à risque »,


UNE PLURALITÉ DE MODES D’INTERVENTION 283<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

les anticiper, identifier des stratégies les plus adaptées et solliciter des<br />

ressources nécessaires.<br />

La prévention de la rechute s’inscrit dans la démarche d’alliance<br />

thérapeutique. La rechute n’est plus un échec culpabilisant, vécu comme<br />

la remise à zéro d’une démarche d’abstinence. C’est un événement<br />

désagréable, mais qui doit être source d’apprentissage supplémentaire.<br />

Tout « échec » permet de comprendre ce qui n’a pas fonctionné. Le<br />

recadrage de l’événement « rechute » conforte l’usager dans l’idée qu’il<br />

n’y a pas une rupture du parcours de soins et que le projet adopté reste<br />

d’actualité. La prévention de la rechute a pu être conceptualisée sous la<br />

forme de programmes spécifiques, associés à l’abstinence. Elle participe<br />

de l’accompagnement global de l’usager vers la mise en place d’un mode<br />

de vie plus adapté. Elle peut donc aussi prendre place en complément de<br />

traitements de substitution, d’une autre chimiothérapie et de tout autre<br />

type de traitement.<br />

La définition négociée de l’objectif permet aussi de faire place à des<br />

programmes de consommation contrôlée (Aubin, 2006) qui associent<br />

l’usager. Car c’est bien la capacité à en faire un outil au service de<br />

l’usager dans son trajet spécifique qui en fait sa valeur. Elle trouve sa<br />

pleine utilité non seulement par sa dimension « formative » mais en<br />

s’inscrivant dans la recherche d’un style de vie plus adapté, source de<br />

satisfaction. Pour Marlatt et Gordon, tant que les contraintes externes (je<br />

dois) sont plus importantes que les plaisirs internes (je veux), l’usager<br />

peut ressentir ce sentiment de frustration qui viendra justifier la consommation<br />

(Lukasiewicz, Frénoy Peres, 2006).<br />

Concrètement, elle peut prendre la forme d’une « formation personnelle<br />

», une séquence d’apprentissage en groupe, sur un nombre donné<br />

de sessions. La réflexion est centrée sur les processus mis en jeu lors<br />

des reprises de produits. Chaque session aborde un thème spécifique :<br />

le processus de la rechute, le craving, les déclencheurs internes, etc.<br />

<strong>Les</strong> participants sollicitent leurs capacités d’observation, ils analysent<br />

leurs comportements et leurs émotions. Le groupe permet d’optimiser ce<br />

travail par la confrontation et l’échange entre participants et animateurs.<br />

L’éducation thérapeutique<br />

L’éducation thérapeutique regroupe un certain nombre de pratiques<br />

visant à permettre au patient l’acquisition de compétences, afin de<br />

pouvoir prendre en charge de manière active sa maladie, ses soins et<br />

leur mise en œuvre au quotidien, en partenariat avec ses soignants. Elle<br />

concerne essentiellement les patients atteints de maladies chroniques


284 ACCOMPAGNER ET SOIGNER<br />

(diabète, asthme, Alzheimer...) qui nécessitent de la part des patients une<br />

adhésion étroite aux diverses modalités du traitement et de la surveillance<br />

(prise de médicaments, suivi de régime, auto-surveillance de paramètres<br />

biologiques, etc.) afin d’éviter la survenue de complications.<br />

L’éducation thérapeutique prend naturellement place dans l’accompagnement<br />

des personnes dépendantes dont elle partage de nombreux<br />

principes. Fondée sur des valeurs de responsabilité (partage de la responsabilité<br />

thérapeutique soignant/soigné), respect, autonomie, équité,<br />

accessibilité, elle reconnaît l’importance d’un support social de qualité<br />

dans la gestion d’une affection chronique. Elle connaît un début d’application<br />

dans le cadre des traitements de substitution des opiacés et des<br />

traitements de l’hépatite C.<br />

L’éducation thérapeutique procède d’une démarche éducative. Elle<br />

se fonde sur l’établissement d’un diagnostic éducatif, culturel et social<br />

qui doit permettre au professionnel d’identifier les représentations de<br />

l’usager, ses croyances, ses attitudes et ses connaissances vis-à-vis<br />

de la maladie, de la physiologie concernée et la contextualisation du<br />

traitement. Il cerne le stade d’acceptation et les capacités d’autocontrôle<br />

de la maladie, les priorités de l’usager. Un contrôle interne conduit à<br />

une attitude active, le contrôle externe débouche davantage sur une<br />

attitude passive. Outre le soignant et l’usager, il intègre autant que<br />

possible l’entourage familial. Ce diagnostic permet au patient de se<br />

connaître et de savoir ce qu’il peut attendre de l’éducateur. <strong>Les</strong> contenus<br />

proposés sont d’ordre cognitifs (connaître la maladie, les traitements...)<br />

et pédagogiques (mise en œuvre du traitement).<br />

Trop souvent conçue comme une « éducation du patient », alors qu’il<br />

s’agit d’une coéducation patient-soignant, l’éducation thérapeutique<br />

doit également intégrer tout le savoir acquis par le patient dans son<br />

contexte psychosocial et répondre aux difficultés qu’il rencontre avec<br />

son traitement dans sa vie quotidienne. <strong>Les</strong> associations de patients<br />

tels ASUD, AIDES ou SOS-hépatite, sont particulièrement actives et<br />

impliquées dans la diffusion de ces compétences.<br />

<strong>Les</strong> thérapies psychocorporelles<br />

Dès les premières « cures de désintoxication », il y a plus d’un siècle,<br />

une place importante a été donnée à une démarche impliquant le corps. Il<br />

s’agissait de kinésithérapie, de bains, de massages ou d’autres formes de<br />

relaxation destinées à soulager un corps en souffrance dans le manque.<br />

La prise en compte du corps se retrouvait aussi à d’autres étapes de<br />

la thérapie : appel à l’effort physique comme dans certaines activités en


UNE PLURALITÉ DE MODES D’INTERVENTION 285<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

centre de postcure, des sports de plein air, raids en montagne, traversées<br />

d’océans. Il s’agissait de substituer de « bonnes » sensations à celles<br />

de l’effet de la drogue. Avec, parfois, une mise en compétition de ces<br />

sensations vis-à-vis de celles provoquées par le psychotrope.<br />

<strong>Les</strong> approches corporelles se sont moins focalisées sur la période du<br />

sevrage pour participer au processus d’enrichissement de la personne. Il<br />

s’agit toujours de jouer sur les sensations corporelles, certes, mais pour<br />

les retrouver, apprendre à les verbaliser, à leur donner sens, en identifiant<br />

et respectant les temps nécessaires de récupération.<br />

La pratique clinique amène au constat d’une difficulté, lorsque l’effet<br />

du produit n’est plus là, pour retrouver des investissements susceptibles<br />

de procurer du plaisir. Cette anhédonie, associée à la recherche de<br />

sensations fortes, est une composante centrale de la problématique de<br />

nombreux patients. D’où des propositions d’expériences thérapeutiques<br />

nouvelles, activités d’équipe ou individuelles, sports ou loisirs, dans<br />

le but de se servir du corps comme un vecteur de construction de soi,<br />

d’expression et de communication (Dolbeault et al., 1997). Au corps<br />

« anesthésié » par l’expérience addictive on propose d’autres expériences,<br />

et particulièrement des expériences de plaisir, afin d’aider le sujet à se<br />

le réapproprier. <strong>Les</strong> modes d’« expérimentation » (caissons d’isolation<br />

sensorielle, yoga...) importent moins que le dispositif de parole et de<br />

repérage du sens de l’expérience. Il s’agit de favoriser l’élaboration<br />

d’une expérience globale à partir de l’expérience psychocorporelle et<br />

psychosociale 1 .<br />

D’autres activités utiliseront le corps comme moyen, mettant alors<br />

en avant la notion de travail, notamment par des ateliers d’insertion.<br />

L’objectif est alors le plaisir à découvrir de nouvelles techniques professionnelles,<br />

d’acquérir ou retrouver un savoir-faire gestuel. Selon les<br />

cas, on passe du simple plaisir moteur à une stratégie de qualification en<br />

vue d’une réinsertion. Dans ces activités d’équipe ou d’atelier, il y a, en<br />

résidentiel comme en ambulatoire, une dimension incontestablement<br />

éducative : se confronter au respect du rythme et des horaires d’un<br />

travail ; à la durée d’un match, à la chronologie d’une compétition, à la<br />

gestion de sa fatigue. C’est donc la dimension du temps, vécu et ressenti<br />

par le corps qui est alors sollicitée, sa discipline. Dimension utile dans la<br />

vie quotidienne, une fois obtenu l’arrêt de la consommation : engagement<br />

personnel — tant physique que mental —, autocontrôle de ses émotions<br />

et de ses difficultés psychiques, capacité de dépassement de ses limites,<br />

réapprentissage de la vie communautaire, engagement total de l’individu<br />

1. Voir chapitre 3.


286 ACCOMPAGNER ET SOIGNER<br />

mettant ses ressources au profit des autres membres du groupe comme<br />

de lui-même.<br />

<strong>Les</strong> thérapies par l’expression créative<br />

Partie prenante de l’accompagnement, ces propositions sont présentes<br />

autant en ambulatoire qu’en résidentiel. Elles déclinent tous les principes<br />

de l’accompagnement. En premier, ces activités participent de la restauration<br />

de l’estime de soi, tant par l’appartenance au groupe, que par la<br />

production créatrice et par la restitution au public potentiel (expositions,<br />

spectacles, etc.).<br />

<strong>Les</strong> structures médico-sociales sont de plus en plus nombreuses à<br />

proposer des activités artistiques ou de loisir. Il ne s’agit à ni d’ergothérapie<br />

ni d’activités « occupationnelles », mais d’activités visant à<br />

lever le stigmate social qui exclu et isole, à solliciter et expérimenter les<br />

compétences relationnelles mise à mal, tout en suscitant une motivation<br />

pour un travail plus personnel. L’expérience conduite dans le cadre<br />

de l’ACERMA est un des exemples particulièrement productifs depuis<br />

1987 1 .<br />

Même si ce n’est pas l’objectif premier, ces activités sont aussi des<br />

temps d’apprentissage. Apprentissage de la technique d’expression créative<br />

retenue, apprentissage des règles du groupe d’activité, apprentissage<br />

de l’identification des émotions.<br />

Enfin, elles ont une dimension thérapeutique en mettant en jeu la<br />

capacité à exprimer ; utiliser la parole pour réorganiser sa pensée,<br />

exprimer sa pensée, ses émotions par écrit ; favoriser et diversifier les<br />

processus associatifs cognitifs ; laisser une trace de son état d’esprit à un<br />

moment donné ; revenir sur ses écrits, ses productions et se confronter à<br />

son évolution. Travail sur l’intime et sur l’odeur, travail sur la recherche<br />

de limite, dans des stratégies d’essais et d’erreurs. Autant d’éléments qui<br />

pourront alimenter la thérapie individuelle.<br />

LES THÉRAPIES PSYCHODYNAMIQUES<br />

L’approche psychodynamique a longtemps dominé le dispositif d’accueil<br />

des toxicomanes, le dispositif alcool restant plus somatique. On<br />

connaît la critique qui en a été faite : focalisation sur une approche<br />

1. L’historique, les activités proposées et la « vocation » de l’ACERMA sont sur le site<br />

web de l’association : http://acerma.org


UNE PLURALITÉ DE MODES D’INTERVENTION 287<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

unique, sélection d’un public apte à rentrer dans ce cadre, retard pour<br />

répondre aux questions de santé publique. Même si ce « monopole »<br />

clinique était loin d’être avéré, l’épidémie de Sida et la mise en place<br />

des traitements de substitution ont montré qu’un blocage réel existait visà-vis<br />

d’autres démarches thérapeutiques. Ce blocage étant aujourd’hui<br />

dépassé, la plupart des acteurs ayant délaissé les polémiques au profit<br />

d’un dialogue qui ne peut qu’enrichir la compréhension des problèmes,<br />

cette approche retrouve une place légitime (Jacques, 2006).<br />

Depuis les premiers travaux de Freud, d’autres recherches ont été<br />

effectuées sur le lien entre personnalité et conduite addictive, puis entre<br />

<strong>conduites</strong> <strong>addictives</strong> et approche psychothérapeutique. Bergeret, Mc<br />

Dougall, Le Poulichet, Nasio, Jeammet et Assoun ont, entre autres,<br />

permis de dégager un solide corpus de connaissance : états limites,<br />

passage à l’acte et mise en acte, névrose phobique, dépression et troubles<br />

de l’humeur, personnalités narcissiques sont associées aux <strong>conduites</strong><br />

addicitives. Nous renvoyons le lecteur à la riche littérature produite<br />

(Chassaing et al., 1998).<br />

Tout naturellement l’accompagnement intégrera ce travail sur le<br />

fonctionnement psychique. Il se structure entre un pôle conseil/guidance<br />

et un pôle plus psychothérapeutique. Le principe d’une restructuration<br />

de l’activité psychique comme levier pour un traitement possible de<br />

l’addiction se distingue des théories qui voudraient trouver dans le passé<br />

psychologique du patient un élément traumatique circonstanciel (un<br />

fait traumatique marquant) ou fondamental (sous forme d’un déficit<br />

structurel) qui justifierait sa consommation. En revanche, la dimension<br />

de soutien, visant à étayer la personnalité du patient, à consolider son<br />

identité et à renforcer ses mécanismes de défense pour lui permettre de<br />

mieux supporter les conflits internes et externes est primordiale.<br />

Pedinelli et Rouan (2002) invitent à distinguer la logique du comportement<br />

addictif de la logique du sujet addict. Le comportement est fondé<br />

sur l’appel à un produit pour « agir » sur la jouissance/souffrance du<br />

corps et qui enclenche le cycle de la dépendance. Le sujet addict, lui,<br />

exprime sa crainte de la dépendance à l’autre, cet autre non maîtrisable<br />

et dont pourtant il dépend dans ses affects. La dépendance est donc<br />

tout à la fois d’origine « subjective » dans la relation à l’autre, et<br />

conséquence « objective » du comportement d’usage. L’une pouvant<br />

servir à cacher l’autre. La psychothérapie va dénouer les liens subjectifs<br />

de la dépendance. Son questionnement sur les mobiles inconscients des<br />

<strong>conduites</strong> participe de cette expertise de soi qui est un fondement de<br />

l’accompagnement.


288 ACCOMPAGNER ET SOIGNER<br />

L’approche psychothérapeutique vient donc dans un temps second, ou<br />

sur un axe parallèle, comme une autre étape du trajet d’accompagnement.<br />

Elle se concentre sur les mécanismes psychiques altérant les facultés<br />

de réaction et les relations humaines. L’approche psychodynamique fait<br />

de la conduite addictive une solution qui vient répondre à une double<br />

défaillance psychique : celle de l’élaboration mentale que révèle une<br />

tendance à la mise en acte qui court-circuite la mise en mot des émotions ;<br />

celle du processus de séparation/individuation qui est le support de la<br />

conflictualisation narcissico-objectale. Ces problématiques de l’agir et<br />

ces tensions narcissico-objectales sont très présentes à l’adolescence.<br />

Elles traversent les interactions de familles confrontées à la refonte des<br />

règles sociales dans une société profondément transformée comme nous<br />

l’avons décrit 1 . Joyce Mac Dougall parle ainsi d’une conduite apprise<br />

pour tenir des rôles psychosociaux, d’autres psychanalystes ont évoqué<br />

une pathologie où l’aspect comportemental domine, ce qui la rend peu<br />

réceptive à l’interprétation.<br />

Avec ces patients figés dans un destin « addictif », le travail thérapeutique<br />

reviendra souvent à remettre en mouvement ce qui s’est figé, à<br />

redonner du jeu :<br />

« La psychothérapie se situe en ce lieu où deux aires de jeu se chevauchent,<br />

celle du patient et celle du thérapeute [...] Le travail du thérapeute vise à<br />

amener le patient d’un état où il n’est pas capable de jouer à un état où il<br />

est capable de le faire » (Winnicott, 1971).<br />

LES TRAITEMENTS MÉDICAUX<br />

Comme l’écrit Jean-Luc Vénisse 2 , « les troubles des <strong>conduites</strong> ont de<br />

tout temps été les mal aimés de la nosographie psychiatrique : <strong>conduites</strong><br />

<strong>addictives</strong> et psychopathiques sont de ce point de vue à peu près à la<br />

même enseigne, celle de troubles qui peuvent désorienter et décourager<br />

cliniciens et équipes soignantes ». Et ces troubles peuvent conduire à de<br />

nombreux abus, soit dans un interventionnisme excessif, soit dans un<br />

refus de soins. <strong>Les</strong> personnes toxicomanes mais aussi alcooliques qui<br />

sont passées à l’hôpital psychiatrique ces dernières décennies peuvent<br />

souvent en témoigner. Mais cela démontre surtout la difficulté de déterminer,<br />

par rapport à ces <strong>conduites</strong>, ce qui est du pathologique justifiant<br />

1. Voir chapitre 5.<br />

2. « Peut-on soigner une conduite ? », deuxièmes assises nationales de la FFA, 27 et<br />

28 septembre 2007, à paraître.


UNE PLURALITÉ DE MODES D’INTERVENTION 289<br />

l’intervention médicale, ce qui est de l’adaptation au monde et ce qui est<br />

tellement multifactoriel que le médical ne saurait agir seul.<br />

Si la pratique médicale cherche à prendre en compte l’individu dans sa<br />

globalité, de par sa méthode clinique, la médecine aborde la dépendance<br />

à partir d’un dysfonctionnement anatomo-fonctionnel, aujourd’hui situé<br />

dans des mécanismes neurobiologiques 1 . <strong>Les</strong> traitements médicaux de<br />

l’addiction visent donc à compenser des dysfonctionnements biologiques<br />

et/ou à en atténuer les effets perceptibles. Ils ont eu pour fonction de<br />

« dissuader », c’était le modèle de la cure de dégoût de l’alcool par le<br />

disulfiram. Ils peuvent avoir comme objectif d’aider à arrêter l’usage<br />

du produit, c’est le modèle du sevrage. Ils viennent aussi déplacer et<br />

contrôler la dépendance, c’est le modèle de la substitution.<br />

Mais la médecine, avant de traiter le processus addictif lui-même, a<br />

surtout traité ses complications et ses troubles associés. C’est d’ailleurs<br />

dans ce domaine qu’elle tient toujours son rôle essentiel.<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

<strong>Les</strong> traitements des troubles concomitants<br />

et des complications<br />

Troubles associés, comorbidités, troubles concomitants, double diagnostic,<br />

les différents termes recouvrent de très nombreuses pathologies<br />

somatiques et psychiatriques préexistantes, récurrentes ou fortuitement<br />

coexistantes. Dans le domaine psychiatrique cela nous rappelle que les<br />

<strong>conduites</strong> <strong>addictives</strong> sont transversales à la pathologie : elles sont possibles<br />

dans toutes les pathologies de la personnalité, névroses, psychoses,<br />

états limites, mais aussi sans aucune de ces pathologies. Toutefois,<br />

certaines addictions comportent davantage que d’autres des complications<br />

psychiatriques en raison des effets neurotoxiques spécifiques des<br />

certaines substances sur des sujets apparemment plus vulnérables à ces<br />

effets. Et certains troubles de la personnalité paraissent plus souvent<br />

associés que d’autres à des <strong>conduites</strong> <strong>addictives</strong>, en particulier les<br />

troubles de la personnalité limite 2 .<br />

1. Voir « L’histoire du concept médical de l’addiction », chapitre 5.<br />

2. Ces troubles de la personnalité limite (TPL) recoupent schématiquement ceux des<br />

personnalités dysociales (appelées « personnalités anti-sociales » dans le DSM-IV, ce<br />

qui en dit long sur le stigmate dont elles sont l’objet, même par la médecine), des<br />

personnalités narcissiques et des « États limites ». Ils sont marqués principalement par<br />

trois traits caractéristiques : l’impulsivité, l’instabilité et l’intensité (Labrosse, Leclerc,<br />

2007).


290 ACCOMPAGNER ET SOIGNER<br />

<strong>Les</strong> troubles de personnalité et les pathologies psychiatriques<br />

<strong>Les</strong> liens entre troubles de la personnalité et addictions sont fréquents<br />

et relativement bien connus aujourd’hui. Ces troubles posent<br />

des problèmes dans la relation thérapeutique, et les modes de prise<br />

en charge de ces patients gagneraient à l’approfondissement de cette<br />

double pathologie et des contre attitudes qu’elle détermine souvent.<br />

La séduction hystérique, l’évitement phobique, la ratiocination obsessionnelle,<br />

la méfiance paranoïaque, l’incohérence et le morcellement<br />

schizophrénique, les délires hallucinatoires, les passages à l’acte des<br />

états limites sont autant de difficultés spécifiques à la mise en relation.<br />

Le travail transdisciplinaire doit en tenir compte, notamment vis-à-vis des<br />

personnalités limites qui posent souvent le plus de problème aux équipes<br />

soignantes comme à leur entourage. Ce travail peut permettre d’anticiper,<br />

dans la relation thérapeutique, les mécanismes d’idéalisation/déception,<br />

les passages à l’acte, la difficulté à élaborer la frustration, la labilité des<br />

émotions, etc.<br />

D’autres liens entre addictions et pathologies psychiatriques sont<br />

connus depuis longtemps mais restent complexes : les troubles anxieux<br />

et les alcoolisations, des « pharmacopsychoses » ou tout au moins des<br />

pathologies psychotiques avec certains produits (hallucinogènes, psychostimulants...),<br />

etc. D’autres font davantage l’objet d’un intérêt clinique<br />

ces derniers temps comme les troubles bipolaires, dont l’alternance de<br />

« haut » et de « bas » vient s’adjoindre à l’alternance high-down des<br />

usagers. Nous ne ferons pas la liste de tous ces troubles concomitants<br />

possibles, nous insisterons en revanche sur l’indispensable coordination<br />

des soins, car plus que de savoir si l’accompagnement se fait par telle<br />

ou telle équipe, l’enjeu essentiel pour ces personnes est la prise en<br />

compte de leurs différents problèmes. L’articulation des soins pose le<br />

problème général de la coopération entre les dispositifs addictologiques<br />

et psychiatriques, notamment pour le diagnostic, dans les situations de<br />

crise aiguë et pour l’organisation de l’accompagnement thérapeutique.<br />

Cet accompagnement nécessite des prescriptions adaptées et un suivi<br />

qui s’apparente à ce que nous avons décrit à propos de l’éducation<br />

thérapeutique. Il est particulièrement important de bien en définir les<br />

modalités entre les partenaires concernés, afin d’en présenter un cadre<br />

cohérent au patient.<br />

Tout cela démontre en tous les cas combien la place de la psychiatrie<br />

dans les soins en addictologie devrait être mieux définie.


UNE PLURALITÉ DE MODES D’INTERVENTION 291<br />

<strong>Les</strong> pathologies somatiques associées<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

Pratiquement toute la séméiologie médicale peut être associée à<br />

la pathologie addictive. Citons bien entendu les nombreux cancers<br />

dans lesquels elle est impliquée (mais qui apparaissent le plus souvent<br />

après un long temps de consommation), les pathologies hépatiques et<br />

neurologiques favorisées par une exposition à l’alcool, les problèmes<br />

de grossesse, les overdoses, les infections contaminantes notamment<br />

par l’usage de la voie veineuse, etc. <strong>Les</strong> hépatites et le sida restent<br />

un des risques majeurs liés aux usages de drogues. Ils impliquent une<br />

mobilisation tant pour le dépistage, que pour l’accès au soin et la<br />

réduction des risques. L’exemple du VHC est significatif de ce qui peut<br />

être fait grâce à une alliance thérapeutique efficace. Selon les études,<br />

50 % à 70 % des usagers de drogues par voie veineuse et intra-nasale<br />

sont contaminés. Seuls 10 % à 15 % d’entre eux sont actuellement traités<br />

alors que les traitements conduisent à la guérison dans 50 % à 80 % des<br />

cas selon le génotype du virus. 70 % des quatre à cinq mille nouvelles<br />

contaminations annuelles par le VHC concernent ces usagers, le plus<br />

souvent jeunes. <strong>Les</strong> contaminations par le virus de l’hépatite B persistent<br />

du fait de la faible couverture vaccinale de cette population. C’est un<br />

domaine — mais cela peut être étendu à l’ensemble des dommages<br />

somatiques liés aux addictions — dans lequel la politique de réduction<br />

des risques a enregistré d’importants résultats mais où une remobilisation<br />

s’impose, sans se cantonner à la seule question du risque de l’injection,<br />

pour adapter les actions et les « outils » aux nouveaux risques qui<br />

apparaissent.<br />

Pour des patients qui nécessitent un suivi à la fois médical, psychologique<br />

et social, l’équipe transdisciplinaire de CSAPA constitue un<br />

ancrage particulièrement pertinent. Plusieurs expériences ont montré,<br />

par exemple, l’intérêt d’intégrer la prise en charge de l’hépatite à celle<br />

réalisée au titre de l’addiction, les suivis hospitaliers étant réservés aux<br />

cas les plus complexes (co-infections VIH-VHC, non-répondeurs). Mais<br />

les freins au traitement tiennent aussi et considérablement aux conditions<br />

sociales et de vie des usagers. <strong>Les</strong> publics reçus en centres de soins<br />

et plus encore en structure de première ligne, sont majoritairement<br />

en situation de précarité sociale quant au logement et aux ressources<br />

(données OFDT, 2005). Le souci qu’ils ont de leur santé passe après de<br />

multiples contingences, liées tant aux besoins des consommations qu’à<br />

la survie matérielle.<br />

Même si des progrès ont été effectués depuis la terrible épidémie de<br />

Sida dans les années quatre-vingt/quatre-vingt-dix, de nombreux progrès


292 ACCOMPAGNER ET SOIGNER<br />

sont à réaliser pour améliorer d’une façon générale l’accès précoce aux<br />

soins médicaux de cette population.<br />

<strong>Les</strong> traitements substitutifs<br />

<strong>Les</strong> traitements substitutifs n’existent à ce jour que pour les opiacés et<br />

le tabac. Pour des raisons pharmacologiques déjà évoquées, les substituts<br />

nicotiniques, bien que d’une aide non négligeable pour des personnes<br />

dépendantes du tabac, sont nettement moins efficaces que les TSO. Ces<br />

derniers constituent, nous l’avons déjà souligné, une grande avancée et<br />

ont eu un impact très positif sur de nombreux plans.<br />

LE PRINCIPE DE LA SUBSTITUTION<br />

« Le principe qui sous-tend les traitements de substitution consiste, à<br />

partir de la prescription médicale d’un produit qui soulage le manque sans<br />

produire de sensations agréables et d’une prise en charge psychosociale<br />

adaptée, à offrir un cadre de vie sorti de l’illégalité pour permettre à la<br />

personne de réduire (voire d’arrêter) ses consommations de drogues et<br />

les risques associés, de s’occuper de sa santé et d’adopter un mode de<br />

vie moins déviant, notamment par l’insertion professionnelle et l’arrêt de la<br />

délinquance. »<br />

Auriacombe, 2006.<br />

Contrairement à une idée reçue, la substitution ne s’oppose pas à<br />

l’abstinence, mais elle est une alternative au sevrage immédiat et brutal.<br />

Le traitement de substitution permet à l’usager d’investir les autres<br />

champs thérapeutiques de l’accompagnement afin d’y récupérer du<br />

contrôle et de se dégager des effets de la centration. C’est là tout son<br />

intérêt. Si le sevrage peut symboliser la route directe, la substitution<br />

offre l’opportunité d’un trajet plus lent, plus progressif, moins risqué<br />

et beaucoup plus adéquat pour faire un travail de redéfinition de soi<br />

et de son mode de vie. La règle d’une alliance thérapeutique autour<br />

d’objectifs personnalisés s’applique parfaitement à ces traitements. Si le<br />

traitement est prescrit dans une finalité divergente de celle de l’usager, et<br />

si les moyens de l’accompagnement ne sont pas cohérents avec l’objectif<br />

recherché et les ressources de la personne, les résultats peuvent être à<br />

l’opposé de ceux attendus.<br />

L’effacement des sensations du manque et de la dépendance, l’effet<br />

d’apaisement, éloigne le besoin de « défonce ». Il permet d’affronter<br />

et de redécouvrir ses propres sensations, ses émotions, y compris la<br />

dépression, et ramène à cette finalité de l’accompagnement : aider au


UNE PLURALITÉ DE MODES D’INTERVENTION 293<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

passage à une autre expérience et à une redéfinition de soi. Ce travail<br />

est en partie axé sur le présent, aidant autant que nécessaire l’usager à<br />

s’approprier son environnement : l’expérience de plaisir n’est pas déniée,<br />

elle est peu à peu alimentée à d’autres sources que le produit de défonce.<br />

Et c’est bien parce qu’il y a satisfaction dans ses différentes dimensions<br />

— bien-être corporel, physique autant qu’affectif, ou autre — que le<br />

processus thérapeutique fonctionne. Il en résultera un dernier effet : ainsi<br />

dégagé de l’obligation de conserver des liens constants au monde des<br />

drogues, l’usager va pouvoir s’ancrer dans des réseaux sociaux communs.<br />

Dans l’analyse qu’elle propose, Anne Guichard (2006) décrit différents<br />

profils d’usagers selon leur objectif et leurs capacités d’autonomie :<br />

ceux tournés vers la réinsertion et voyant le traitement comme une<br />

ressource, les adeptes d’une gestion contrôlée des produits et inscrits<br />

dans une logique de maintenance, et ceux qui expérimentent d’autres<br />

expériences toxicomaniaque — le médicament devenant une drogue<br />

légale. Cette polysémie des modes d’usage de ces médicaments et des<br />

effets du traitement n’est pas surprenante. Elle prolonge la polysémie<br />

des drogues dont nous parlions dans la première partie. Ce qui rend les<br />

choses différentes dans le cadre d’un TSO, c’est l’existence d’un « tiers<br />

soignant » qui va permettre de ne pas laisser le rapport sujet-produit<br />

s’enkyster et d’aider le patient à franchir des étapes.<br />

Le premier palier de stabilisation est généralement vécu au début<br />

avec plaisir, notamment lors de la phase d’atténuation sensible des<br />

effets majeurs de la centration. Ce premier résultat positif constitue<br />

souvent l’amorce d’une spirale ascendante et d’une reconstruction. Si<br />

ce palier n’a pu être atteint, la perception d’un relâchement de l’étreinte<br />

de la dépendance ne se produit que trop partiellement et l’effet « traitement<br />

» a du mal à s’amorcer. Cette situation est alors vécue comme<br />

de l’immobilisme, parfois aussi du côté du soignant qui s’étonne de la<br />

chronicisation. Enfin, quand la souffrance domine encore l’existence,<br />

quand l’état de bien-être s’avère difficile à atteindre, le MSO est réduit<br />

au statut de médicament nécessaire mais est incapable d’apporter de réel<br />

soulagement.<br />

Si l’effet du médicament est insuffisamment accompagné, si le patient<br />

est laissé à ses difficultés, les résultats sont sans surprise : c’est le<br />

potentiel de départ qui fait la différence, plus que la molécule. Ceux qui<br />

ont préservé des ressources économiques, un capital social et un potentiel<br />

de gestion de l’addiction vont organiser leur trajet de soin, utilisant les<br />

aides et mettant à profit le peu de cadre. Ceux qui ne disposent pas de<br />

ces acquis de départ iront vers une dérégulation du cadre et, parfois,<br />

même s’ils bénéficient a minima d’un effet d’apaisement social, vers


294 ACCOMPAGNER ET SOIGNER<br />

une dégradation encore plus forte (Duprez, Kokoreff, 2000 ; Bouhnik,<br />

Touzé, 2001). Cela ne remet nullement en cause l’intérêt des TSO, mais<br />

interroge surtout le mode d’accompagnement mis en place.<br />

<strong>Les</strong> traitements de sevrages<br />

De même que certaines définitions psychopathologiques peuvent<br />

enfermer la conduite addictive dans une fatalité, avec l’idée d’un sujet<br />

faible, inapte au contrôle et à la gestion de ses usages, la définition<br />

biologique de la dépendance produit son propre fatalisme. La notion<br />

de sensibilisation en est une des illustrations possibles : si la drogue<br />

laisse une trace indélébile, « on reste alcoolique ou drogué toute sa<br />

vie ». C’est la théorie du « once addict, always addict » qu’utilisent les<br />

Alcooliques-Anonymes ou les Narcotiques-Anonymes. Elle construit<br />

l’image d’un sujet victime de son dérèglement biologique, inapte à se<br />

contrôler, quels que soient ses motivations et son contexte (sa famille,<br />

son travail...), sauf à s’en remettre à une force supérieure ou à une<br />

« désintoxication » magique. Ainsi, régulièrement, apparaissent puis<br />

disparaissent des techniques de sevrage « ultra court », « sans douleur »,<br />

« dans un état de rêve », qui relancent sempiternellement le mythe.<br />

<strong>Les</strong> traitements actuels ne permettent pas de lutter contre la nostalgie,<br />

le souvenir du plaisir perdu. Des recherches existent, notamment sur les<br />

récepteurs de la dopamine, pour trouver des traitements préventifs de la<br />

rechute voire des médicaments addictolytiques qui seraient susceptibles<br />

de faire disparaître la dépendance. Mais, dans ce registre, les laboratoires<br />

pharmaceutiques n’ont pas jusqu’ici obtenu de résultat probant. Il faut<br />

d’ailleurs souligner que la médecine pharmacologique ne dispose à<br />

l’heure actuelle d’aucune molécule pouvant jouer un rôle direct sur le<br />

processus addictif 1 .<br />

En revanche, le recours au médecin et à un traitement adapté pour le<br />

temps d’un sevrage, sans poursuivre les illusions d’un « lavage chimique<br />

de cerveau », constitue parfois une aide déterminante pour réaliser une<br />

démarche de soins et d’abstinence. C’est particulièrement le cas, bien<br />

évidemment, des addictions comme celles à l’alcool ou à la cocaïne,<br />

pour lesquelles on ne dispose pas de l’alternative d’une substitution. La<br />

préparation de ce moment, l’attente de soulagement et d’apaisement<br />

fonctionnent comme une porte d’entrée et un support pour amorcer un<br />

accompagnement thérapeutique plus global.<br />

1. Voir sur ces médicaments le chapitre 5.


UNE PLURALITÉ DE MODES D’INTERVENTION 295<br />

Le sevrage est une étape symbolique de l’entrée « en abstinence ».<br />

Avec l’avancée des concepts de l’accompagnement au long cours, de la<br />

substitution et l’augmentation des polyconsommations, le sevrage n’est<br />

plus marqué par l’enjeu du « tout ou rien ».<br />

Le sevrage accompagné vient renforcer la connaissance que l’individu<br />

à de son problème, et ouvrir des espaces supplémentaires pour<br />

l’apprentissage de l’autonomie. Il intègre la notion de rechute comme<br />

nous l’avons vu précédemment. Il peut concerner tel ou tel produit mais<br />

pas tous ou s’associer à un traitement de substitution . Il est devenu<br />

un épisode choisi par le patient dans son parcours, pouvant se réaliser<br />

de multiples façons, et n’ayant plus de valeur de sine qua non du<br />

changement et de l’amélioration des conditions de vie.<br />

Ici, comme avec la substitution, l’intervention médicale constitue des<br />

éléments clés de l’accompagnement, il donne davantage d’espace et de<br />

temps aux autres formes d’intervention, davantage de possibilités de<br />

choix au patient, mais il ne les détermine pas.


CONCLUSION<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

RIEN n’est pire pour l’homme que d’abandonner le pouvoir de son<br />

acte. <strong>Les</strong> dégâts du Taylorisme l’ont montré sur l’acte travail. <strong>Les</strong><br />

drames provoqués par les dictatures de tout poil l’ont montré sur l’acte<br />

politique et culturel. Il ne faudrait pas qu’au nom d’une nouvelle hygiène<br />

sociale, il abandonne le pouvoir sur sa santé et son plaisir. Comme le<br />

craignait Carl Rogers, « L’homme et son comportement deviendraient le<br />

produit planifié d’une société scientifique ».<br />

Notre société post-moderne met pourtant chacun d’entre nous face à<br />

un tel risque : l’individualisme nous laisse de plus en plus face à nos<br />

décisions, la technique recule sans cesse les limites de nos capacités, et<br />

seuls les interdits et d’autres technologies scientifiques sont censés nous<br />

permettre de contrôler nos actes.<br />

L’existence de <strong>conduites</strong> potentiellement <strong>addictives</strong>, inscrites dans la<br />

vie de chacun et apportant parfois plus de satisfactions que d’inconvénients<br />

est un fait. Ce n’est pas nier ces inconvénients que de le dire.<br />

C’est le cas des consommations de substances psychoactives comme<br />

de nombreux comportements à la recherche de plaisir et d’expériences<br />

intenses. Pourtant, on ne trouve guère de traces de cela dans les politiques<br />

envers les addictions, focalisées qu’elles sont sur le seul versant du<br />

danger et de la dissuasion.<br />

Une prévention est à inventer qui saura aborder les expériences vécues,<br />

notamment avec les substances psycho-actives, dès les stades précoces,<br />

dans leur globalité, tenant compte à la fois de leurs dimensions de plaisir<br />

et de satisfaction comme de déplaisir et de souffrance, et des relations<br />

entre les deux. Une éducation préventive qui respecte un fondement<br />

de notre vie en société : construire son autonomie, en accord avec les<br />

valeurs individualistes de notre époque, mais dans le respect des autres<br />

et de ce qui fait lien, en accord avec ce besoin d’appartenance qui nous<br />

reste essentiel.


298 CONCLUSION<br />

Un accompagnement thérapeutique est à redéfinir, dans une approche<br />

transdisciplinaire de l’expérience addictive. Il demande un cadre rigoureux<br />

qui intègre aides, soins, traitements et apprentissages multidimensionnels,<br />

pour permettre de développer des compétences nouvelles, pour<br />

apporter un mieux être, et, surtout, davantage de moyens et de plaisir à<br />

s’autodéterminer.<br />

Rien de tout cela ne peut s’accomplir sans l’usager, sans sa parole, son<br />

expertise, ses choix.<br />

Si l’on en doutait encore, l’addiction n’est décidément pas qu’une<br />

« maladie du cerveau ». Ce n’est pas qu’une question pour la science ni<br />

même pour la santé publique. C’est une question qui touche au devenir<br />

de l’homme. Une question de société. La société ne doit pas en être<br />

dépossédée.


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INDEX<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

A<br />

abstinence 5, 22, 55, 56, 62, 69, 193,<br />

219, 224, 251, 253, 256–258, 268,<br />

271, 280, 283, 292, 294, 295<br />

abus 30, 34, 65–67, 70, 71, 74, 77, 114,<br />

162, 172, 174, 187, 192, 206, 207,<br />

209, 210, 222, 257, 271, 279, 288<br />

accompagnement<br />

de l’expérience 230, 232<br />

thérapeutique 238, 258, 259<br />

accordage 150, 165, 250<br />

affiliation 110, 276<br />

alcoolique 57, 107, 114, 123, 177, 206,<br />

244, 252, 253, 271, 278, 294<br />

alcoolo-dépendance 67, 141<br />

alexithymie 23, 287<br />

alliance 6, 144, 150, 164, 185, 238, 241,<br />

243, 245, 246, 250, 254, 256, 257,<br />

274–276, 283, 291, 292<br />

ambivalence 17, 22, 25, 70, 84, 86, 207,<br />

255, 256, 270<br />

amplitude 52, 54, 126<br />

anorexie 128<br />

antidépresseur 42, 52, 154<br />

appariement 150, 165<br />

apprentissage 17, 101, 102, 113, 117,<br />

134, 189, 194, 218, 226, 227, 267,<br />

276, 278, 279, 282, 283, 286, 295<br />

atelier d’insertion 285<br />

attachement 12, 88, 107, 110, 178, 179,<br />

251, 252, 254<br />

autochangement 141, 143, 170, 171,<br />

189, 224, 229, 236, 239<br />

autocontrôle 3, 82, 167, 170, 232, 284,<br />

285<br />

autodétermination 26, 98, 136, 140, 165,<br />

168, 170, 174, 186, 190, 214, 226,<br />

238, 256, 263, 264, 298<br />

autonomie 18, 92, 100, 103, 109, 111,<br />

132–137, 140, 145, 161, 162, 168,<br />

169, 171, 181, 185, 221, 231, 256,<br />

259, 269, 281, 282, 284, 293, 295,<br />

297<br />

autorité 101–103, 108, 114, 118, 123,<br />

172, 178, 179, 205<br />

B<br />

benzodiazépines 41, 42, 44, 58, 124<br />

bien-être 4, 5, 24, 26, 38, 77, 83, 87, 92,<br />

98, 102, 106, 129, 136, 138, 140,<br />

151, 154–158, 168, 173, 186, 190,<br />

208, 214, 219–221, 224, 226, 293<br />

bilan expérientiel 27, 158, 231, 235<br />

binge drinking 69, 199<br />

bonheur VII, 5, 13, 50, 83, 95, 97–99,<br />

102, 103, 105–107, 129, 132,<br />

151–158, 162, 255<br />

buprénorphine 83, 146


312 INDEX<br />

C<br />

CAARUD 165, 184, 258<br />

cannabis 42, 196, 275<br />

case management 262, 263<br />

centre thérapeutique résidentiel 271<br />

changement 6, 25, 35, 85, 87, 139, 141,<br />

143, 158, 164, 168, 171, 238, 239,<br />

241, 243–245, 248, 250, 251,<br />

254–258, 264, 265, 268–270, 276,<br />

282, 295<br />

choix 35, 62, 74, 85, 86, 92, 97, 99, 100,<br />

103, 133, 136, 137, 140, 145,<br />

157–159, 162, 167–171, 186, 194,<br />

219, 224, 226, 227, 230–232,<br />

236–238, 246, 268, 269, 295<br />

cinétique 52, 54, 73<br />

citoyenneté 92, 97, 132, 134–137, 140,<br />

145, 157, 161, 169, 171, 179, 216,<br />

218, 219, 221, 224, 259<br />

clés de compréhension 21<br />

des addictions 34, 231<br />

des drogues 33, 231<br />

cocaïne 2, 43, 44, 46, 57, 62, 69, 74,<br />

148, 198, 257, 271, 294<br />

communauté thérapeutique 278<br />

conduite<br />

addictive 29, 81, 158, 166, 171, 183,<br />

214, 253, 268, 274, 275, 287, 288,<br />

294<br />

automobile 203, 227<br />

conflit de loyauté 103<br />

confrontation 22, 33, 138, 179, 244, 248,<br />

255, 264, 283<br />

construction de soi 17, 77, 108, 112,<br />

169, 252, 285<br />

continuité 185, 268<br />

continuum 34, 65, 67, 142, 143, 162,<br />

169, 259<br />

contraintes 5, 7, 39, 50, 85, 86, 97, 98,<br />

105–107, 134, 138, 139, 172, 179,<br />

181, 221, 241, 251, 261, 264, 265,<br />

283<br />

contrôle 1, 3, 7, 21, 22, 40, 41, 50, 54,<br />

67, 89, 101, 107, 108, 117, 136,<br />

137, 139, 144, 167, 173–175, 182,<br />

192, 193, 201–203, 206, 208, 210,<br />

213, 224, 227, 232, 235, 237, 238,<br />

244, 265, 279, 284, 292, 294<br />

perte de — 21, 24, 34, 81, 123, 142,<br />

143, 170, 210, 241, 244<br />

social 89, 175<br />

coût social (des drogues) 236, 268<br />

CSAPA 165, 184, 258, 270, 277, 291<br />

cubes 44, 108<br />

cycle 29<br />

biologique de la dépendance 34, 71,<br />

74, 91, 127, 183<br />

de l’addiction 20, 34, 81, 107, 143<br />

de l’assuétude 34, 75, 109, 154, 254<br />

D<br />

dangerosité<br />

des drogues 41, 45, 47<br />

sociale 166<br />

déclencheurs 4, 13, 37, 40, 44, 57, 59,<br />

60, 63, 71, 89, 129, 135, 152, 153,<br />

162, 168, 171, 172, 183, 217, 218,<br />

259, 275, 282, 283<br />

délinquance 93, 95, 111, 172, 292<br />

démocratie 134, 135, 163, 164, 166,<br />

181, 214<br />

participative 135<br />

dépendance 3, 5, 6, 10, 20–26, 28, 29,<br />

34, 40, 46–48, 50, 55–57, 65–67,<br />

70, 71, 73, 74, 76, 78, 80, 82, 87,<br />

88, 102, 110, 113, 119, 120, 123,<br />

124, 126, 127, 132, 141, 143, 145,<br />

155, 162, 168, 178, 183, 186, 202,<br />

209, 222, 224, 229, 232, 248, 252,<br />

271, 275, 282, 287, 289, 292–294<br />

dépresseurs 41, 42, 55, 58<br />

diagramme 53, 59<br />

discrimination 133<br />

dispositif (en addictologie) 141, 143,<br />

150, 183, 208<br />

distance relationnelle 246, 247


INDEX 313<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

disulfiram 121, 289<br />

dopamine 38, 51, 294<br />

drogue 3, 10, 16, 20, 22, 34, 38, 41, 44,<br />

52, 54–56, 59, 61, 63, 73, 75, 76,<br />

80, 83, 123, 124, 127, 130, 131,<br />

133, 145, 155, 166, 173, 183, 186,<br />

192, 193, 195, 218, 237, 252, 285,<br />

293, 294<br />

durée 2, 21, 53, 54, 59, 88, 121, 123,<br />

126, 186, 211, 224, 235, 250, 259,<br />

281, 285<br />

E<br />

ecstasy 42, 196<br />

éducateur 217, 236, 260, 264, 284<br />

éducation<br />

expérientielle 137, 148, 194, 224,<br />

226, 229–231<br />

préventive 6, 187, 190, 205, 225,<br />

230, 232, 239<br />

efficacité 1, 7, 54, 57, 94, 109, 126, 139,<br />

144, 167, 173, 175, 180, 181, 184,<br />

185, 193, 202, 205, 206, 210, 211,<br />

213, 217, 221, 224, 226, 228, 229,<br />

232, 233, 256, 262, 270, 276<br />

empathie 17, 227, 234, 245, 256<br />

empowerment 144, 150<br />

entretien motivationnel 255<br />

estime de soi 88, 98, 178, 179, 222, 227,<br />

253, 263, 286<br />

éthique 7, 12, 30, 39, 93, 97, 99, 131,<br />

132, 136, 138, 157, 161, 167, 213,<br />

220, 238, 245<br />

évaluation 141, 147, 154, 158, 164, 205,<br />

206, 217, 231, 234, 235, 255, 256,<br />

263–266, 270, 280<br />

expérience<br />

addictive 20, 27, 70, 74, 98, 104,<br />

109, 113, 119, 130, 151, 153, 154,<br />

218, 241, 244, 246, 247, 251, 254,<br />

258, 260, 267, 271, 277, 278, 285,<br />

298<br />

psychocorporelle 15, 51, 54, 59, 61,<br />

116, 166, 175, 207, 285<br />

psychosociale 15, 112, 154, 183<br />

psychotrope 18–20, 158<br />

expérientiel 71, 72, 78, 217, 269, 276<br />

expertise 125, 158, 287<br />

G<br />

génétique 90, 91, 123, 127, 182<br />

gestion<br />

de la consommation 268<br />

expérientielle 3, 13, 230<br />

groupe<br />

d’entraide 141, 144, 276, 279<br />

de rencontre 272<br />

H<br />

hépatite 148, 228, 284, 291<br />

héroïne 21, 41, 46, 48, 58, 66, 80, 83,<br />

86, 141, 145–147<br />

hétérocontrôle 137, 171, 174<br />

hôpital 184, 253, 271, 280, 288<br />

I<br />

identité 6, 17, 21, 26, 27, 48, 49, 75,<br />

108–111, 114, 131, 171, 244, 251,<br />

268, 281, 287<br />

image 18<br />

image de soi 109–111, 245, 255, 261,<br />

278<br />

indépendance 129, 134<br />

indifférenciation 103<br />

individualisme 1, 5, 97–99, 132, 172,<br />

178, 297<br />

intensité 6, 13, 19, 40, 43, 53–55, 57, 59,<br />

68, 70, 73, 77, 80, 90, 101, 106,<br />

107, 113, 115, 142, 143, 150–153,<br />

170, 210, 243, 250, 259, 272, 274<br />

intervention<br />

précoce 20, 144, 158, 170, 183, 184,<br />

186, 189, 190, 223–225, 231–236,<br />

238, 239, 268<br />

sociale 5, 95, 131, 146, 148, 151,<br />

167, 174, 183, 220, 225


314 INDEX<br />

J<br />

judiciarisation 173, 181, 182, 193, 202<br />

L<br />

langage commun VII, 7, 164, 218, 231,<br />

261<br />

liberté 1, 5, 21, 31, 92, 97, 99, 132–138,<br />

153, 162, 165, 167, 172, 177, 180,<br />

192, 218–220, 267, 269<br />

lien social 134, 136, 215, 263<br />

loi<br />

de 1916 84<br />

de 1970 149, 193<br />

de 2007 204<br />

de la récupération 72<br />

de la sensibilisation 73<br />

de réversibilité du cycle de<br />

l’addiction 71, 78<br />

de santé publique de 2004 205<br />

LSD 42, 43, 66, 124, 173<br />

M<br />

médicaments<br />

addictolytiques 126<br />

psychotropes 51, 196, 206, 217<br />

médico-social 165, 185<br />

méthadone 44, 83, 146, 149, 257<br />

méthode anatomo-clinique 121<br />

mieux-être 38, 86, 87, 131, 154, 156,<br />

164, 207, 210, 219, 231, 282<br />

milieu<br />

de travail 194, 203<br />

scolaire 194, 211, 231, 265<br />

mineurs 69, 178, 202<br />

mise en danger<br />

d’autrui 6, 166, 176<br />

de soi 114, 115, 170, 176<br />

mode de vie<br />

maximal 106<br />

minimal 62<br />

modèle<br />

éducatif 182<br />

expérientiel 13, 30, 33, 151<br />

modernité 4, 5, 7, 29, 39, 92, 96, 101,<br />

106–108, 129, 131, 134, 135, 189,<br />

214<br />

morphine 40, 145<br />

motivation 22, 30, 40, 45, 76, 112, 114,<br />

139, 155, 209, 220, 234, 236–239,<br />

254–256, 261, 263–265, 286<br />

N<br />

neurotransmetteurs 51<br />

normes 10, 50, 83, 97, 98, 104, 111,<br />

112, 118, 126, 194, 200, 225, 226<br />

O<br />

obligation 98, 102, 108, 205, 235, 265,<br />

293<br />

offre de soins 235, 238, 250, 273<br />

optimalité 18, 151, 155–157, 217, 258<br />

overdose 66, 147, 192, 228, 272<br />

P<br />

parents 3, 101, 103, 110–112, 175, 179,<br />

209, 211, 222, 265, 273, 274, 276,<br />

277<br />

pénalisation de l’usage 177, 193<br />

performance 1, 78, 91, 98, 99, 106, 108<br />

personnalité (troubles de la —) 133,<br />

139, 269, 287, 289, 290<br />

perturbateur 41–43<br />

phénoménologie<br />

clinique 21<br />

expérientielle 24<br />

pluridisciplinarité 163, 185, 260<br />

politique<br />

de prévention 4, 189, 196, 203, 213,<br />

214, 221, 223<br />

des drogues 116, 125, 148, 186, 210,<br />

213<br />

polysémie 19, 260, 293


INDEX 315<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

prévention de la rechute 126, 275, 282,<br />

283<br />

profil<br />

de satisfactions 44<br />

pharmacologique de dangerosité 45<br />

pharmacologique:de satisfactions 48<br />

psychotrope 15, 19, 20, 26, 29, 34, 39,<br />

50, 59–63, 67, 75, 76, 90, 108,<br />

109, 115, 143, 151, 152, 154, 155,<br />

166, 252, 285<br />

pyramide (des usages) 65–68, 70, 142<br />

Q<br />

qualité 88, 159, 163, 164, 185, 187, 196,<br />

219, 226, 256, 258, 259, 262, 273,<br />

284<br />

R<br />

rapport au monde 4, 13, 21–23, 31, 38,<br />

97, 115, 268<br />

récupération 19, 43, 50, 54, 58, 59,<br />

70–74, 80, 88, 153, 154, 285<br />

réduction des risques 3, 137, 140,<br />

144–146, 148, 150, 163, 165, 170,<br />

183, 184, 186, 194, 199, 202, 224,<br />

226–229, 231, 253, 256–258, 280,<br />

291<br />

régulation 23, 35, 50, 51, 82, 87–89,<br />

100, 118–120, 134, 153, 218<br />

repérage 142, 220, 233, 235, 238, 239,<br />

265, 285<br />

répression 31, 89, 126, 145, 163, 181,<br />

203–206, 208, 214, 232<br />

respect de l’autre 177–179<br />

responsabilité 3, 6, 45, 92, 100, 105,<br />

132, 134, 136, 140, 163, 165–167,<br />

170, 180, 218, 219, 249, 279, 284<br />

risque<br />

addictif 37, 109, 196<br />

de la modernité 5<br />

psychotrope 39, 107, 108<br />

Ritaline ® 42<br />

Ritaline ® 154<br />

rituels intégratifs 100<br />

S<br />

sanction 7, 107, 114, 174, 177, 179, 181,<br />

187, 205, 215<br />

santé communautaire 163, 227<br />

savoir être 100<br />

savoir faire 239, 260, 285<br />

scientisme 122, 137<br />

self change 150<br />

sensations 18, 23, 26, 37, 38, 48, 49, 54,<br />

58, 61, 95, 112–115, 118, 124,<br />

152, 170, 252, 285, 292<br />

sensibilisation 19, 54–58, 61, 73, 74,<br />

182, 191, 205, 227, 294<br />

seringue 149, 192<br />

sérotonine 74<br />

seuil<br />

adapté 150<br />

de satisfaction (élévation du) 71, 73<br />

sexualité 37, 99, 119, 138, 171, 172, 196<br />

sida 145, 147, 149, 193, 228, 291<br />

socialité 96, 220, 221<br />

soins de suites et de réadaptation (SSR)<br />

281<br />

stimulant 55, 58<br />

stress 21, 23, 56, 61, 62, 71, 75, 78, 80,<br />

90, 93, 109, 227, 261, 275, 276,<br />

281<br />

substance psycho-active 18, 52, 59, 62,<br />

72, 166, 168<br />

substitution<br />

médicament de — 126, 146, 149,<br />

275<br />

système de régulation 34, 48, 50, 100,<br />

119, 218<br />

systémique (modèle) 3, 12, 13, 30, 31,<br />

33, 61


316 INDEX<br />

T<br />

tabac 2, 21, 25, 41, 46, 48, 51, 66, 67,<br />

71, 77, 80, 83, 84, 115, 122,<br />

124–127, 141, 153, 172, 173, 176,<br />

177, 181, 182, 193, 197–207, 217,<br />

227, 229, 238, 271, 292<br />

temporalité 26, 104<br />

thérapie<br />

d’expression créative 286<br />

multidimensionnelle 121, 273, 275<br />

psycho-éducative 267, 269, 276, 282<br />

psychodynamique 112, 267, 269,<br />

286<br />

psychosociale 61, 285<br />

tolérance<br />

hépatique 54<br />

inverse 56<br />

synaptique 54<br />

toxicomanie 10, 30, 59, 80, 87, 120,<br />

125, 144, 145, 149, 165, 183, 184,<br />

193, 205, 257, 277, 281, 290<br />

traitement<br />

de sevrage 22, 55, 74, 251, 268, 270,<br />

272, 289<br />

de substitution 87, 147, 252, 253,<br />

258, 259, 262, 292, 295<br />

transaddictif 226<br />

transdisciplinarité 7, 259, 260<br />

troubles<br />

concomitants 81, 289<br />

de la personnalité 269, 290<br />

des <strong>conduites</strong> alimentaires 118, 196<br />

U<br />

ubiquité des drogues 34, 44, 174, 260<br />

V<br />

valeurs 19, 50, 62, 89, 92, 99, 104, 106,<br />

107, 111, 132, 135, 163, 178, 193,<br />

218, 219, 253, 255, 284, 297<br />

vulnérabilité 21, 47, 88–90, 98, 116,<br />

119, 123, 129, 282


TABLE DES MATIÈRES<br />

REMERCIEMENTS<br />

VII<br />

INTRODUCTION 1<br />

Pour changer de politique, il faut changer de paradigme 1<br />

Comprendre et donner du sens pour agir 4<br />

À la source de tout cela, il y a une quête légitime : le<br />

bien-être, 4 • Tout cela se passe dans un contexte particulier : la<br />

modernité, 4 • L’ intervention sociale doit être en adéquation<br />

avec les aspirations des individus dans la société moderne, 5 •<br />

Donner la priorité à l’éducation préventive et à<br />

l’accompagnement thérapeutique, 6<br />

Pour une intelligence collective du changement 6<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

PREMIÈRE PARTIE<br />

COMPRENDRE LES DROGUES ET LES ADDICTIONS AVEC<br />

L’APPROCHE EXPÉRIENTIELLE<br />

Introduction 9<br />

Croiser les savoirs et construire de nouvelles représentations 10<br />

Transdisciplinarité et intelligence collective 11<br />

Bases historiques et conceptuelles de l’approche expérientielle des<br />

addictions 12<br />

Le modèle expérientiel et systémique des addictions 13


318 TABLE DES MATIÈRES<br />

1. Pourquoi une approche expérientielle de l’addiction ? 15<br />

Qu’est-ce que l’expérience psychotrope ? 15<br />

L’expérience donne accès au sujet, 16 • L’expérience participe à<br />

la construction de soi, 17 • Expérience et prise de drogues, 18 •<br />

Expérience psychotrope et polysémie, 19<br />

Qu’est-ce que l’expérience addictive ? 20<br />

Phénoménologie « clinique » des addictions, 21 •<br />

Phénoménologie « expérientielle » des addictions, 24<br />

Comment s’élabore et se modifie l’expérience ? 27<br />

Intérêts et limites de l’approche expérientielle de l’addiction 28<br />

La définition de l’addiction dans l’approche expérientielle, 29 •<br />

L’intérêt d’un modèle expérientiel et systémique, 30<br />

2. Le modèle expérientiel et systémique des addictions 33<br />

<strong>Les</strong> quatre clés de compréhension des drogues 33<br />

<strong>Les</strong> quatre clés de compréhension des addictions 34<br />

3. Quatre clés pour comprendre les drogues 37<br />

Première clé : les drogues font partie de nos vies 37<br />

Déclencheurs et curseurs de nos émotions, 38 • Recourir aux<br />

drogues : un choix ?, 39 • N’y a-t-il pas drogues et drogues ?, 40<br />

Deuxième clé : toutes les drogues peuvent apporter des bienfaits et<br />

des méfaits 44<br />

Danger des drogues, de quoi parle-t-on ?, 45 • Plaisir des<br />

drogues, de quoi parle-t-on ?, 48<br />

Troisième clé : toutes les drogues déclenchent, sur l’organisme, un<br />

effet et un contre-effet 51<br />

Effet : amplitude et cinétique, 52 • Contre-effet : tolérance,<br />

sensibilisation et récupération, 54<br />

Quatrième clé : l’effet psychotrope ne se réduit pas à l’effet<br />

biologique 59<br />

Expérience psychocorporelle, expérience psychosociale et mode<br />

de vie, 61<br />

4. Quatre clés pour comprendre les addictions 65<br />

Cinquième clé : tous les comportements d’usage ne se valent pas 65<br />

La pyramide « médicale » des usages, 66 • La pyramide<br />

« expérientielle » des usages, 68


TABLE DES MATIÈRES 319<br />

Sixième clé : le processus qui conduit à l’addiction répond à des<br />

mécanismes communs 71<br />

Le processus expérientiel de l’addiction : les lois de la<br />

récupération et de l’élévation du seuil de satisfaction, 71 • Le<br />

cycle biologique de la dépendance, 74 • Du cycle de l’assuétude<br />

au cycle de l’addiction, 75 • La loi de réversibilité du cycle de<br />

l’addiction, 78<br />

Septième clé : l’addiction en tant que pathologie se définit comme le<br />

passage du plaisir à la souffrance et l’échec de la recherche de<br />

satisfaction 81<br />

La souffrance de l’addiction, 81 • La notion de limite, 82 •<br />

Définition de la notion de satisfaction, 85<br />

Huitième clé : des facteurs psychosociaux et biologiques contribuent<br />

à la régulation des comportements d’usage 87<br />

<strong>Les</strong> systèmes de protection et de régulation, 88 • <strong>Les</strong> facteurs de<br />

vulnérabilité et de dérégulation, 89 • <strong>Les</strong> conditions de<br />

possibilité de la gestion expérientielle et de la gestion sociale, 91<br />

DEUXIÈME PARTIE<br />

FONDEMENTS ET MODALITÉS DE L’INTERVENTION SOCIALE<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

5. Enjeux et fondements de l’intervention sociale 95<br />

La modernité et ses risques 96<br />

La primauté de l’individu et l’impératif du bonheur, 97 •<br />

L’individu et l’exigence de performance, 98 • L’individu et sa<br />

solitude, 100 • Un nouveau rapport entre autorité et<br />

éducation, 101 • Crises des familles et des identités, 102 •<br />

Vitesse et immédiateté, 104 • Progrès techniques et exigences de<br />

responsabilité, 105 • La « maximalisation » de l’existence, 106 •<br />

Risque de la modernité et risque psychotrope, 107<br />

La construction de soi, risques et expérience psychotrope 108<br />

Image de soi, appartenance et dépendance aux autres, 110 •<br />

Consommation, regard de l’autre et identité, 111 • La recherche<br />

de sensations, 112 • L’ordalie et les transgressions, 114 •<br />

Représentations subjectives et représentations sociales, 115 •<br />

Fragilisations sociales et <strong>conduites</strong> à risques, 116<br />

Permanence et actualité de la question des addictions 119<br />

De la définition religieuse à la définition médicale des limites du<br />

plaisir, 120 • L’histoire du concept médical de l’addiction, 120 •


320 TABLE DES MATIÈRES<br />

« Addiction is a brain disease » ou le retour du scientisme, 122 •<br />

La médecine ne peut appréhender qu’une (petite) facette des<br />

addictions, 125 • <strong>Les</strong> addictions n’ont de sens que dans leurs<br />

contextes, 128 • Une autre définition de l’addiction, 129<br />

6. Sens et finalité de l’intervention sociale 131<br />

L’individu autonome et citoyen 132<br />

De la liberté à l’autonomie, 133 • De la responsabilité à la<br />

citoyenneté, 134 • Autodétermination versus contrôle social, 136<br />

Valoriser les ressources des individus 140<br />

Le self-change, 140 • L’expérience de la réduction des<br />

risques, 144 • Quels enseignements tirer pour une politique des<br />

drogues ?, 148<br />

Réflexions sur le bien-être et l’optimalité 151<br />

Le bonheur est-il dans l’addiction ou hors de toute<br />

addiction ?, 151 • Toute quête du bonheur a ses limites, 152 •<br />

Psychotropes, mieux-être, plaisir et souffrance, 154 • Optimalité,<br />

actualisation et réalisation de soi, 155 • L’optimalité : une<br />

synthèse expérientielle et une aptitude au bien-être, 156 •<br />

Comment repenser le sens de son expérience ?, 158<br />

7. Stratégies et modalités de l’intervention 161<br />

Définir une politique globale des drogues et des<br />

addictions, 162 • <strong>Les</strong> deux axes de l’intervention, 165<br />

Éducation, expérience et autocontrôles 168<br />

Construire un individu autonome et social, 169 • Apprendre à<br />

gérer son expérience, 169<br />

Interdits, lois et hétérocontrôles 171<br />

<strong>Les</strong> dangers d’une vision délinquancielle des <strong>conduites</strong><br />

<strong>addictives</strong>, 172 • Distinguer la mise en danger de soi et la mise<br />

en danger d’autrui, 176 • Quelle éducation pour quelles<br />

règles ?, 178 • <strong>Les</strong> critères d’efficacité de la loi sociale, 180<br />

<strong>Les</strong> acteurs de l’intervention sociale 183<br />

Le dispositif en addictologie et ses acteurs, 183 • Organiser un<br />

ensemble de services psychosociaux et médicaux, 185<br />

Pour une nouvelle politique en matière d’addictions 186<br />

<strong>Les</strong> principes, 186 • <strong>Les</strong> axes stratégiques, 186


TABLE DES MATIÈRES 321<br />

TROISIÈME PARTIE<br />

PRÉVENIR ET ACCOMPAGNER<br />

8. La prévention, évolutions et bilan 191<br />

Évolutions des approches de la prévention 192<br />

L’approche conventionnelle : contrôler et dissuader, 192 • Des<br />

approches nouvelles : éduquer, réduire les risques et<br />

accompagner, 194<br />

Évolutions de la demande 195<br />

<strong>Les</strong> niveaux de consommation, 196 • <strong>Les</strong> modes de<br />

consommation, 199<br />

Évolutions des mesures de contrôle social 201<br />

Mesures envers l’offre et l’accès, 202 • Mesures envers les<br />

consommateurs, 203<br />

Quel bilan ? 205<br />

Des politiques publiques axées sur la répression, peu cohérentes<br />

et sans évaluation, 205 • Un problème de santé et d’éducation<br />

traité par le biais de la sécurité publique, 207 • Un dispositif qui<br />

tend à se médicaliser, 208 • Un point aveugle : le plaisir et<br />

l’expérience globale, 209<br />

<strong>Les</strong> principes d’efficacité de la prévention 210<br />

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit<br />

9. La prévention est la clé de voûte de toute politique des drogues 213<br />

Quelle politique de prévention ? 213<br />

Poser les bases éthiques du projet préventif, 214 • Définir des<br />

objectifs pragmatiques, 215<br />

Donner du sens à l’expérience et du pouvoir sur l’acte 217<br />

Pour une culture de la prévention, 218 • Promouvoir plutôt que<br />

prévenir, 219 • La boussole de la prévention : santé et plaisir,<br />

liberté et socialité, 220<br />

Une politique fondée sur l’éducation et l’accompagnement 221<br />

Une approche écologique et systémique, 222 • Une architecture<br />

en quatre niveaux et deux priorités, 223<br />

10. Deux priorités : l’éducation préventive et l’intervention précoce 225<br />

L’éducation préventive 226<br />

La promotion de la santé, 226 • La réduction des risques, 228 •<br />

L’éducation expérientielle, 229


322 TABLE DES MATIÈRES<br />

L’intervention précoce 232<br />

<strong>Les</strong> principes généraux de l’intervention précoce, 232 • La<br />

rencontre et la notion de repérage, 233 • L’intervention, 236 •<br />

Soutien à l’autochangement, 236 • Intégrer la prévention dans la<br />

communauté sociale, 238<br />

QUATRIÈME PARTIE<br />

ACCOMPAGNER ET SOIGNER<br />

11. Une définition actualisée du soin en addictologie 243<br />

Établir une alliance avec l’usager 243<br />

Changer la représentation du sujet dépendant, 244 • Abandonner<br />

le « savoir sur l’autre », 245 • La relation thérapeutique, 246<br />

Processus et objectifs de la thérapie 250<br />

Le processus thérapeutique, 250 • Prendre en compte<br />

l’attachement à l’identité et au mode de vie, 251 • La finalité et<br />

les objectifs de la thérapie, 253<br />

La motivation au changement 254<br />

La réduction des risques en tant que soin et dans le soin 256<br />

L’accompagnement thérapeutique 258<br />

Transdisciplinarité ou pluridisciplinarité ?, 260<br />

Inscription sociale et organisation de l’accompagnement 262<br />

Le case management, 262 • La coordination et l’organisation de<br />

l’accompagnement, 263 • Traitement, confrontations et<br />

contraintes, 264<br />

12. Une pluralité de modes d’intervention 267<br />

Principes généraux et cadres de l’intervention thérapeutique 268<br />

<strong>Les</strong> conditions nécessaires au changement, 268 • Évaluation et<br />

détermination du cadre de soin adapté, 269<br />

<strong>Les</strong> thérapies psychosociales 272<br />

Intervenir sur l’environnement social, 272 • <strong>Les</strong> familles en tant<br />

que partenaires du soin, 273 • Le groupe, 277 • L’hébergement<br />

et les soins résidentiels, 279<br />

<strong>Les</strong> thérapies psycho-éducatives 282<br />

<strong>Les</strong> thérapies cognitives de prévention de la rechute, 282 •<br />

L’éducation thérapeutique, 283 • <strong>Les</strong> thérapies


TABLE DES MATIÈRES 323<br />

psychocorporelles, 284 • <strong>Les</strong> thérapies par l’expression<br />

créative, 286<br />

<strong>Les</strong> thérapies psychodynamiques 286<br />

<strong>Les</strong> traitements médicaux 288<br />

<strong>Les</strong> traitements des troubles concomitants et des<br />

complications, 289 • <strong>Les</strong> traitements substitutifs, 292 • <strong>Les</strong><br />

traitements de sevrages, 294<br />

CONCLUSION 297<br />

BIBLIOGRAPHIE 299<br />

Ouvrages et articles 299<br />

Rapports, enquêtes et documents 308<br />

INDEX 311


PSYCHOTHÉRAPIES<br />

PSYCHANALYSE<br />

PSYCHOTHÉRAPIES<br />

HUMANISTES<br />

THÉRAPIES<br />

COMPORTEMENTALES<br />

ET COGNITIVES<br />

Alain Morel<br />

Jean-Pierre Couteron<br />

LES CONDUITES<br />

ADDICTIVES<br />

Comprendre, prévenir, soigner<br />

<strong>Les</strong> <strong>conduites</strong> susceptibles de mener à une addiction semblent se<br />

multiplier en même temps que s’étend la « modernité ». Une<br />

conception purement morale ou médicale de ces comportements<br />

les dénature en les réduisant à des transgressions et à des maladies.<br />

Elle amène les sociétés à n’agir que dans une perpétuelle « lutte<br />

contre », par la peur et le contrôle des individus.<br />

En confrontant les acquis des sciences à l’expérience des usagers,<br />

les auteurs posent les bases d’une approche démystifiée des<br />

addictions. Une approche multidisciplinaire et expérientielle qui<br />

ouvre de nouvelles voies pour :<br />

• Comprendre, en partant du sens de ces <strong>conduites</strong> animées par<br />

la recherche de plaisir et de mieux-être, et en éclairant les<br />

mécanismes de leur échec éventuel ;<br />

• Prévenir, en plaçant l’éducation à l’autonomie et à la citoyenneté<br />

comme priorité ;<br />

• Accompagner et soigner, en concevant la pathologie addictive<br />

comme une forme de souffrance dans la société moderne et le<br />

travail thérapeutique comme nécessairement transdisciplinaire.<br />

<strong>Les</strong> auteurs invitent à construire une intelligence collective face<br />

aux addictions, afin de donner aux personnes davantage de pouvoir<br />

sur elles-mêmes, sur leur capacité à changer et la définition de<br />

leur bien-être.<br />

Cet ouvrage s’adresse aux professionnels de la santé et de<br />

l’intervention sociale, ainsi qu’à toute personne qui s’interroge sur<br />

le plaisir et ses risques.<br />

ALAIN MOREL<br />

Psychiatre, directeur général<br />

de l’association Oppelia,<br />

directeur médical du Trait<br />

d’union, secrétaire général<br />

de la Fédération française<br />

d’addictologie.<br />

JEAN-PIERRE COUTERON<br />

Psychologue clinicien,<br />

responsable de la<br />

consultation spécialisée en<br />

addictologie du CEDAT à<br />

Mantes la Jolie, président de<br />

l’Association nationale des<br />

intervenants en toxicomanie.<br />

ISBN 978-2-10-053522-4<br />

www.dunod.com

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