Un seul ours debout - Baptiste Morizot
You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
| BILLEBAUDE N°9 L’OURS<br />
RÉCIT PHILOSOPHIE<br />
Et derrière nous, presque sur le sentier par lequel<br />
nous avons débouché sur la prairie, il est là. <strong>Un</strong> grizzly<br />
brun, presque roux, son identité incomparable révélée<br />
au monde par le stop frontal de sa face, et la bosse<br />
musculaire de ses épaules. Je murmure un « grizzly »<br />
qui nous immobilise. Il ne semble pas nous prêter<br />
attention. Peut-être n’a-t-il encore rien vu. Tout à coup<br />
il s’active. Je vois ses deux bras puissants saisir une<br />
souche énorme. Il la secoue, ses muscles saillant sous<br />
la fourrure. Il la déchiquette avec une facilité déconcertante.<br />
Nous sommes accroupis. Il est à moins<br />
de cent mètres. D’ici, il semble nous couper toute<br />
retraite. Il joue nonchalamment son rôle de force cosmique,<br />
parmi les orages et les torrents, dispersant des<br />
morceaux de bois gros comme des humains. Et puis,<br />
il tourne la tête, et nous fixe. On lui parle d’une voix<br />
basse et calme. Son ouïe est telle qu’il reconnaît les<br />
voix humaines à cette distance, comme il sait lire l’état<br />
émotionnel qu’elles trahissent. La voix doit être grave<br />
pour ne pas être confondue avec celle d’un mammifère<br />
juvénile, plus facilement considéré comme une proie.<br />
Grave, mais non agressive, pour ne pas être confondue<br />
avec celle d’un rival potentiel.<br />
Dans la vie, un humain est parfois moins digne<br />
d’intérêt qu’une souche.<br />
Il se remet joyeusement au travail. Seules ses<br />
oreilles, mobiles et légèrement inclinées vers nous<br />
lorsque nous parlons, manifestent sa conscience de<br />
notre présence. On revient doucement sur nos traces,<br />
maintenant la plus grande distance entre nous et lui.<br />
L’orage éclate derrière nous, alors que nous descendons<br />
le flanc de la montagne, et il y a dans les corps<br />
un état chimique étrange, vivifiant, joyeux et sombre –<br />
quelque chose comme le coup de fouet d’une peur<br />
assez pure.<br />
DONNER SENS À LA PEUR<br />
L’<strong>ours</strong> et le grizzly en particulier sont un cas à part<br />
chez les grands mammifères. Ils font partie de ceux<br />
qui déclenchent une peur naturelle profonde, et justifiée.<br />
Le grizzly est susceptible d’attaquer l’humain<br />
s’il est surpris, s’il a faim, s’il veut protéger ses petits,<br />
comme c’est le cas au printemps, quand les femelles<br />
grizzlys sont les plus dangereuses. Ou bien s’il est<br />
obnubilé par la nécessité de combler ses réserves<br />
pour l’hibernation, à l’automne, dans des phases<br />
comportementales d’hyperphagie. Le grizzly ne peut<br />
survivre à l’hiver sans se nourrir ni boire que s’il<br />
a accumulé de l’été à l’automne suffisamment<br />
de réserves. La graisse est la clé du sommeil hivernal.<br />
S’il en manque alors que l’hiver approche, son comportement<br />
de nutrition devient une boulimie frénétique,<br />
pouvant durer jusqu’à vingt heures par jour,<br />
sans discernement. Même la férocité est réglée<br />
et signifiante dans le vivant, si l’on veut bien prêter<br />
attention à son sens et à ses rythmes.<br />
Quelques semaines après mon retour du<br />
Yellowstone, sur un sentier que j’avais arpenté <strong>seul</strong>,<br />
un médecin urgentiste du parc, randonneur expérimenté,<br />
a été attaqué, tué et dévoré par un vieux<br />
mâle. Les récits de la Frontière, ceux de Jedediah<br />
Smith ou de Hugh Glass, abondent en anecdotes<br />
de rencontres violentes, souvent mortelles pour<br />
les humains.<br />
Or la peur est une donnée émotionnelle brute,<br />
que la psyché doit bien métaboliser pour que le monde<br />
ait un sens. Dans certaines cultures, la pensée symbolique<br />
humaine s’empare de cette asymétrie des<br />
puissances, pour faire de la rencontre avec l’<strong>ours</strong> un<br />
motif de mise à l’épreuve de la bravoure masculine.<br />
Ce topos omniprésent dans la culture occidentale<br />
est une manière de coder et structurer en rite les<br />
émotions éthologiques de cette rencontre. Dans<br />
la culture scandinave, le combat en duel avec l’<strong>ours</strong><br />
consistait, caparaçonné de cuir, à énerver l’animal<br />
jusqu’à le faire lever, pour alors se glisser dans ses<br />
bras, et, survivant à sa gueule et à ses griffes, poignarder<br />
son cœur rendu accessible par l’embrassade<br />
même. <strong>Un</strong> dispositif étrange accompagnait parfois<br />
ce rituel : un poignard était fixé à la perpendiculaire,<br />
sur une planchette accrochée au torse de l’homme.<br />
Il pointait droit vers l’avant, pour que, dans l’embrassade,<br />
l’<strong>ours</strong> vienne empaler lui-même son cœur sur la<br />
lame. Les légendes racontent parfois que les adversaires<br />
roulaient ensemble dans le ravin, et finissaient<br />
par panser leurs blessures, à quelques pas l’un de<br />
l’autre, au bord d’une rivière.<br />
C’est probablement ce motif romantique de la<br />
rencontre comme épreuve de bravoure virile et rivale<br />
qui oriente inconsciemment mes pas lorsque, dans<br />
la semaine qui a suivi, je me suis surpris à randonner<br />
systématiquement <strong>seul</strong>, dans les zones où des <strong>ours</strong><br />
avaient été vus, furtif et en silence, en quête d’une<br />
archaïque épreuve initiatique.<br />
Page précédente<br />
VENATIONES FERARUM, AVIUM, PISCIUM<br />
Chasse à l’<strong>ours</strong> en armure<br />
avec des poignards<br />
Ioan Stradanus et Philip Galle,<br />
vers 1580, Anvers<br />
Gravure sur cuivre<br />
© Musée de la Chasse et de la Nature, Paris –<br />
Nicolas Mathéus<br />
Dans la vie,<br />
un humain<br />
est parfois<br />
moins digne<br />
d’intérêt qu’une<br />
souche.<br />
12