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Un seul ours debout - Baptiste Morizot

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| BILLEBAUDE N°9 L’OURS<br />

RÉCIT PHILOSOPHIE<br />

Dans d’autres cultures, le fait d’être mangé ne<br />

déclenche pas les mêmes psychoses. Dans la cosmologie<br />

du chamanisme sibérien décrit par l’anthropologue<br />

Roberte Hamayon, l’ordre du monde est vu comme une<br />

circulation de la chair. Lorsqu’elle sent sa mort venir, la<br />

personne âgée se rend en forêt où la mort la prend. Elle<br />

restitue ainsi sa chair, la dépouille étant partagée par<br />

les carnivores, pour qu’elle circule, dans des boucles de<br />

réciprocité, jusqu’à la forêt qui la lui a offerte, par le<br />

biais des innombrables proies chassées qui lui ont servi<br />

de nourriture 12 .<br />

L’humanité occidentale, par contraste, s’est ainsi<br />

inventée comme une diode pour l’énergie cosmique :<br />

la <strong>seul</strong>e espèce en qui la circulation de l’énergie, ou de<br />

la chair-soleil dans le cosmos vivant, ne va que dans un<br />

<strong>seul</strong> sens.<br />

« Cette conception de l’identité humaine place les<br />

humains en dehors, et au-dessus de la chaîne alimentaire, non<br />

pas comme convives au festin dans une chaîne de réciprocité,<br />

mais comme manipulateurs extérieurs et maîtres de cette<br />

chaîne : nous pouvons manger les animaux, mais eux ne peuvent<br />

pas nous manger. »<br />

Nous pouvons être mangeurs, mais pas mangés.<br />

Mangeur non mangeable. La pyramide trophique est ici<br />

détournée en motif de transcendance : elle montre bien<br />

ce rapport univoque. En effet, chaque niveau est pris<br />

dans des relations symétriques avec celui du dessus<br />

et celui du dessous, mangeur et mangé, sauf le sommet.<br />

En lui les relations ne vont que dans un <strong>seul</strong> sens.<br />

Occuper le sommet de la pyramide est la transcendance<br />

de ceux qui n’en ont pas : le monopoliser est l’unique<br />

moyen pour se faire croire que nous nous sommes<br />

extraits d’une communauté biotique dont nous<br />

sommes pourtant membres.<br />

Ce positionnement au sommet est alors méthodiquement<br />

construit, par la destruction des grands<br />

prédateurs, comme par des dispositifs multiples d’empêchement<br />

de la circulation de la biomasse du corps<br />

humain (inhumation six pieds sous terre, pierre tombale,<br />

cercueil imputrescible…), comme par des contes<br />

qui diffusent l’horreur panique à l’idée d’être mangé.<br />

Notre définition de la condition humaine peut alors<br />

exclure le fait d’être de la viande, assurant ainsi métaphysiquement<br />

notre extraction au-dessus de la communauté<br />

biotique.<br />

À NOTRE PLACE<br />

C’est ce mythe des origines que Val Plumwood<br />

a démystifié dans son expérience tragique. Cette<br />

démystification devient la leçon de la peur. Apprendre<br />

à cohabiter avec les grands carnivores comme les <strong>ours</strong><br />

ou les loups prend alors une tout autre dimension : « Les<br />

grands prédateurs testent notre capacité à accepter notre<br />

identité écologique. Quand ils sont autorisés à vivre en<br />

liberté, ces créatures sont le signe de notre aptitude<br />

à coexister avec les Autres de la Terre, et à nous représenter<br />

en termes réciproques et écologiques, comme<br />

membres de la communauté biotique, comme mangeurs et<br />

mangeables 13 . »<br />

Cette aptitude à coexister n’est pas un vœu pieux<br />

ni une concorde naturelle : elle exige toute notre intelligence,<br />

pour composer des habitats partagés et<br />

mettre en place des comportements diplomatiques<br />

aptes à minimiser tous les risques pour les humains –<br />

sans aboutir à une destruction généralisée pour<br />

prétendument pacifier la Terre. La férocité sans frein<br />

des grands prédateurs est un mythe de la modernité :<br />

ils peuvent être féroces comme ils peuvent chercher<br />

eux aussi la baisse des conflits et de l’agression, dès<br />

lors que, munis de notre intelligence particulière<br />

de « diplomates animaux », nous mettons en place<br />

des conditions qui permettent la cohabitation.<br />

Les forêts du Yellowstone apparaissent sous un<br />

jour différent. Le dernier jour, longuement, voyageant<br />

par ses yeux, je piste un grand <strong>ours</strong> autour de Grizzly<br />

Lake. Il n’est pas nécessaire de le voir.<br />

<strong>Un</strong> <strong>seul</strong> <strong>ours</strong> invisible transforme toute une chaîne<br />

de montagnes, il la recouvre d’un autre éclat. Il donne<br />

du relief à chaque buisson, qui a désormais un derrière<br />

caché. Il creuse une autre profondeur dans les taillis, qui<br />

retrouvent leur dimension d’habitats. Il fait émerger<br />

d’autres pôles dans le monde, car nous ne sommes plus<br />

le <strong>seul</strong> sujet, le <strong>seul</strong> point de vue qui configure le monde :<br />

la peur nous force à reconnaître qu’il y a un autre sujet<br />

qui nous objective, du <strong>seul</strong> fait qu’il peut nous traiter<br />

en objet, c’est-à-dire nous faire subir sa volonté contre<br />

notre gré. Il nous restitue notre statut écologique<br />

de vivant parmi les vivants, pris dans la grande circulation<br />

de l’énergie solaire qui constitue la communauté<br />

biotique. Il nous rappelle nos obligations diplomatiques<br />

envers elle, qui nous fonde. La nature redevient<br />

cette pluralité de points de vue qu’elle n’a cessé d’être<br />

que lorsque, éradiquant tous les grands prédateurs,<br />

nous nous sommes érigés en point de vue unique sur<br />

une nature inanimée, aplatie en matière sans esprits,<br />

réduite en ressource à portée de main, et occultée<br />

en miroir du soi. <strong>Un</strong> <strong>seul</strong> <strong>ours</strong> <strong>debout</strong> peut faire se lever<br />

le vivant tout entier derrière lui.<br />

1. E. O. Wilson, Biophilie (1984), Paris, José Corti, 2012. 2. « Le Sutra<br />

de Smokey » est un poème de Gary Snyder. Titre original :<br />

« Smokey the Bear Sutra » (1969). 3. Sur les rapports des peuples<br />

premiers aux animaux comme des rapports diplomatiques, voir<br />

Paul Shepard, « On Animal Friends », dans S. Kellert, E. Wilson<br />

(ed.), The Biophilia Hypothesis, Washington, Island Press, 1993.<br />

4. D’animal à animal, diraient certains. Mais les relations diplomatiques<br />

ne sont pas moins animales que le conflit crocs et<br />

dents sortis, car le dialogue ritualisé n’est pas moins courant<br />

que la confrontation physique dans les relations écologiques<br />

entre animaux rivaux ou commensaux. 5. Cristina Eisenberg, The<br />

Carnivore Way, Coexisting with and Conserving North America’s<br />

Predators, Washington, Island Press, 2014, p. 99. 6 On peut songer<br />

aussi à ce plongeur et soigneur, qui dans le documentaire de<br />

Gabriela Cowperthwaite Blackfish (2013), devient la proie d’une<br />

orque qui l’emmène au fond du bassin dans sa gueule. Dans la<br />

séquence filmée, on peut voir l’extraordinaire classe avec<br />

laquelle il surmonte sa terreur visible, pour utiliser ses techniques<br />

d’apnée, et, avec un courage de diplomate, caresser son<br />

agresseur, calmer le colosse, lui parler, l’influencer, jusqu’à pouvoir<br />

quitter le bassin vivant. 7. David Quammen soutient que le<br />

rapport de fascination et de répulsion que nous entretenons<br />

à l’égard des animaux mangeurs d’hommes revient à ce qu’ils<br />

nous rappellent un pan de notre condition humaine que nous<br />

avons oublié, ou plutôt occulté par le contrôle des prédateurs :<br />

le fait que nous sommes aussi de la viande. David Quammen,<br />

Monster of God. The Man-Eating Predator in the Jungles of History<br />

and the Mind, W. W. Norton Company, 2004. 8. Val Plumwood,<br />

« Human vulnerability and the experience of being prey » (1995),<br />

in Quadrant, 39, n° 314, p. 29-34. 9. Val Plumwood, art. cité, p. 31.<br />

10. Ensemble de chaînes alimentaires reliées entre elles au sein<br />

d’un écosystème et par lesquelles l’énergie et la biomasse circulent.<br />

11. Bactéries chimioautotrophes mises à part. 12. En effet,<br />

cette terreur à l’égard du fait d’être consommé n’est pas universelle<br />

: d’autres cultures considèrent qu’être mangé fait partie de<br />

l’ordre des choses, et ne constitue pas une transgression cosmique.<br />

On peut le voir ainsi dans le rite des funérailles célestes<br />

du Tibet, où la dépouille mortelle est mise à disposition des<br />

vaut<strong>ours</strong> et des canidés sauvages, don de soi du défunt à la terre<br />

qui l’a fait naître. Sur ces cosmologies, lire Roberte Hamayon,<br />

La Chasse à l’âme. Esquisse d’une théorie du chamanisme sibérien,<br />

Paris, Société d’ethnologie, 1990. Voir aussi, sur le schéma général<br />

du cosmos comme prédation réciproque, E. Viveiros de<br />

Castro, From the Enemy’s Point of View. Humanity and Divinity in an<br />

Amazonian Society, Chicago, <strong>Un</strong>iversity of Chicago Press, 1992.<br />

13. Val Plumwood, art. cité, p. 34.<br />

L’AUTEUR<br />

<strong>Baptiste</strong> <strong>Morizot</strong> est maître de conférences<br />

en philosophie à l’université d’Aix-Marseille.<br />

Ses travaux sont consacrés aux relations entre<br />

l’humain et le vivant, en lui et hors de lui. Il est<br />

l’auteur des Diplomates, cohabiter avec les loups<br />

sur une autre carte du vivant (Wildproject, 2016).<br />

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