Le Retour de l'Éléphant
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Ab<strong>de</strong>laziz BELKHODJA<br />
<strong>Le</strong> <strong>Retour</strong> <strong>de</strong><br />
L’Éléphant<br />
R O M A N<br />
1
2
ABDELAZIZ BELKHODJA<br />
LE RETOUR DE<br />
L’ÉLÉPHANT<br />
APOLLONIA
DU MEME AUTEUR<br />
1993, « <strong>Le</strong>s Cendres <strong>de</strong> Carthage » (roman)<br />
1999, « <strong>Le</strong>s Etoiles <strong>de</strong> la colère » (roman)<br />
2003, « <strong>Le</strong> retour <strong>de</strong> l’éléphant » (roman)<br />
2005, « Amours Mosaïque » (roman)<br />
2008, « <strong>Le</strong> Signe <strong>de</strong> Tanit» (roman)<br />
2008, «Hannibal, fils d’Hamilcar» (essai)<br />
2010, « La femme en Rouge » (roman)<br />
2011, « Hannibal, l’histoire véritable » (essai)<br />
2013, « 14 janvier l’enquête »(essai, coécrit avec Tarak Cheikhrouhou).<br />
2016, « LA Femme en Noir» (roman)
NOTE DE L’AUTEUR<br />
Dans cinquante ans au mieux, le pétrole sera épuisé.<br />
En un siècle — à peu près <strong>de</strong> 1950 à 2050 —, les arabes auront eu en main la plus gran<strong>de</strong><br />
fortune <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong> l’humanité. Et ils l’auront dilapidée, comme le font les héritiers écervelés.<br />
Ils auront eu <strong>de</strong> quoi élever leur communauté au firmament <strong>de</strong> la Civilisation. Pourtant, ils<br />
n’auront fait que la rabaisser, encore et encore, jusqu’au dénuement absolu.<br />
Ce petit livre, pas très sérieux, est l’antithèse <strong>de</strong> cette fatalité.<br />
Mon but n’est pas <strong>de</strong> jeter <strong>de</strong> l’huile sur le feu, il est d’amuser, peut-être aussi <strong>de</strong> faire un peu<br />
rêver. Un grand philosophe disait: “les gens normaux ne savent pas que tout est possible”. Je vous<br />
en prie, en lisant “<strong>Le</strong> retour <strong>de</strong> l’éléphant”, ne soyez pas normaux. La Gran<strong>de</strong> Carthage n’est pas<br />
une légen<strong>de</strong>, elle était là, sur ce même sol que vous foulez et elle fut la plus gran<strong>de</strong> puissance <strong>de</strong> son<br />
temps, la plus riche cité <strong>de</strong> l’univers. A une époque où seul le génie faisait la gran<strong>de</strong>ur, ils étaient<br />
les meilleurs…<br />
A.B
PROLOGUE<br />
La Tunisie est née d’un défi, celui d’Elyssa qui a voulu fon<strong>de</strong>r<br />
la Cité idéale.<br />
Platon, dans son « Critias » (ou « L’Atlanti<strong>de</strong> »), aurait pu<br />
parler <strong>de</strong> Carthage... Ce récit est la suite <strong>de</strong> cette idée... Nous<br />
sommes en l’an 2103, sur le...
VOL 714 POUR... RAFRAF<br />
“Ding dong !”<br />
“Mesdames et Messieurs, le vol 714 Poitiers-Rafraf<br />
entame sa <strong>de</strong>scente. À votre droite, vous pouvez admirer<br />
le port <strong>de</strong> plaisance <strong>de</strong> Rafraf. Plus à droite encore, vous<br />
distinguez Blue-Eye <strong>de</strong> Sounine, la fameuse plage <strong>de</strong>s<br />
multimilliardaires. Sur votre gauche, le Casino <strong>de</strong> l’île<br />
Pilau et juste à côté, vous pouvez apercevoir la statue <strong>de</strong><br />
la Liberté.”<br />
- Profitez-en, John, venez à ma place pour mieux voir.<br />
- Merci, Monsieur Chedly, merci infiniment.<br />
<strong>Le</strong>s <strong>de</strong>ux hommes échangent leurs sièges. Par le hublot,<br />
John tente <strong>de</strong> repérer les sites présentés par l’hôtesse. Il<br />
remarque, en effet, une île au centre d’une baie et, entre<br />
l’île et la baie, une statue.<br />
Mais que fait cette statue ici ? Ce doit être une copie,<br />
songe-t-il.<br />
Il se tourne vers Monsieur Chedly et lance,<br />
affirmatif :<br />
- Quelle bonne idée d’avoir pensé à une copie <strong>de</strong> la<br />
statue <strong>de</strong> la Liberté.<br />
Chedly se retient <strong>de</strong> rire : il ne veut pas blesser le jeune<br />
homme.<br />
- C’est à New York que se trouve la copie, nous avons<br />
acheté l’original dans les années 2060, juste après la<br />
7
douzième Guerre du Golfe. Tu veux la voir <strong>de</strong> plus<br />
près ?<br />
- Comment ça ? <strong>de</strong>man<strong>de</strong> John, étonné.<br />
Chedly effleure un bouton incrusté dans son accoudoir<br />
et le paysage survolé par l’appareil s’affiche sur un écran<br />
placé <strong>de</strong>vant lui. Il zoome sur la statue. L’image grossit,<br />
révélant le magnifique drapé puis la couronne en étoile.<br />
Chedly commente :<br />
- La liberté éclairant le mon<strong>de</strong>.<br />
Puis il fait un zoom arrière et le panorama apparaît<br />
dans sa totalité.<br />
- Chaque fois que je revois la baie <strong>de</strong> Rafraf, je suis<br />
émerveillé !<br />
- Je vous comprends, elle est magnifique. Ce n’est pas<br />
pour rien que la jet-set mondiale se démène pour y avoir<br />
un pied-à-terre, réplique John avec enthousiasme.<br />
Chedly acquiesce, non sans une certaine rancœur car<br />
pour lui, cet afflux <strong>de</strong> milliardaires n’est pas source <strong>de</strong><br />
fierté. Sa région natale avait, certes, retrouvé sa pureté<br />
naturelle - l’eau était re<strong>de</strong>venue aussi claire que lorsqu’il<br />
était enfant, les poissons eux-mêmes, menkouss 1 compris,<br />
étaient réapparus - mais les hôtels, les restaurants, les<br />
plages privées et les villas étaient bien trop nombreux à<br />
son goût. De son temps, il y avait moins <strong>de</strong> murs, plus <strong>de</strong><br />
sentiers et <strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> vignobles qui donnaient un<br />
raisin à la saveur véritablement divine. Des années <strong>de</strong><br />
recherches agronomiques n’avaient pas permis <strong>de</strong><br />
1 * menkouss: Poisson marbré<br />
8
etrouver le goût du fameux muscat <strong>de</strong> Rafraf. Chedly<br />
soupire : la culture intensive et les plants transgéniques<br />
ont prévalu. <strong>Le</strong> mon<strong>de</strong> est ainsi fait : certaines saveurs<br />
disparaissent à jamais. Inconstante Dame Nature ! À<br />
cette pensée, Chedly effleure l’écran tactile et fait glisser<br />
son doigt <strong>de</strong> quelques centimètres. Il zoome sur la côte,<br />
un peu plus au nord <strong>de</strong> Rafraf, juste au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> Sounine,<br />
vers Ras Jebel. L’objectif se fixe sur une pente abrupte.<br />
Chedly zoome encore et cherche fébrilement l’objet <strong>de</strong><br />
son souvenir. Il est tellement absorbé que, près <strong>de</strong> lui,<br />
John se pose <strong>de</strong>s questions.<br />
C’est la première fois que l’Américain découvre “l’œil<br />
d’Hamilcar” ou plus simplement la “V.I.”, et il en est<br />
subjugué. La Vision Intégrale a été mise au point trente<br />
ans plus tôt par <strong>de</strong>s chercheurs tataouiniens mais cette<br />
technologie <strong>de</strong> pointe n’a jamais été disponible en<br />
Amérique. Face à la généralisation du terror-banditisme,<br />
les autorités centrales ont préféré interdire les licences<br />
d’importation <strong>de</strong> ce système qui aurait permis aux<br />
gangsters <strong>de</strong> localiser la police avec une précision<br />
chirurgicale.<br />
John se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> ce que cherche Chedly. Celui-ci est<br />
concentré sur son écran, où il discerne parfaitement les<br />
anfractuosités <strong>de</strong>s rochers, les plus petites feuilles <strong>de</strong>s<br />
plantes côtières. Il fixe l’image, se rapproche <strong>de</strong> l’écran<br />
puis, dépité, d’un geste brusque, éteint la console et se<br />
cale plus profondément dans son fauteuil. Dans certaines<br />
circonstances, toute la technologie <strong>de</strong> la terre ne vaut pas<br />
9
la mystérieuse alchimie du cerveau. Chedly pense à ce<br />
qu’il avait cherché sans succès : la fameuse source <strong>de</strong> la<br />
Zaouia qui coulait <strong>de</strong> la falaise et se déversait directement<br />
dans la mer. Alors qu’il était enfant, son père lui<br />
avait dit que cette source avait donné naissance à la<br />
Méditerranée. Chedly se rappelle encore son étonnement<br />
et le rire paternel. Ce rire qui avait la même sonorité<br />
joyeuse que l’eau.<br />
La source s’était tarie l’année <strong>de</strong> la mort <strong>de</strong> son père.<br />
Chedly essuie une larme inattendue puis, mû par un<br />
vieux réflexe, la porte à sa bouche. Elle est salée mais<br />
légère. Aussi légère que l’eau <strong>de</strong> Aïn el Zaouia.<br />
10
AERODROME DE RAFRAF<br />
L’aéronavette atterrit. Dès qu’elle touche le sol et<br />
ralentit, John se lève et tend le bras vers le compartiment<br />
<strong>de</strong>s bagages à main. Il est tout <strong>de</strong> suite imité par la<br />
plupart <strong>de</strong>s immigrés.<br />
Habituée à ces dérives <strong>de</strong>s Occi<strong>de</strong>ntaux, l’hôtesse<br />
lance d’une voix sévère :<br />
- Mesdames et Messieurs, veuillez regagner immédiatement<br />
vos sièges et attendre l’arrêt complet <strong>de</strong><br />
l’appareil.<br />
Comme si <strong>de</strong> rien n’était, ils continuent <strong>de</strong> fouiller<br />
dans les casiers et <strong>de</strong> rassembler leurs sacs, tous i<strong>de</strong>ntiques,<br />
en cristallique, teintés <strong>de</strong> rouge et <strong>de</strong> blanc,<br />
frappés d’une étoile et d’un Tanit dont les bras sont en<br />
croissant. Pendant ce temps, un vieil Européen, assis<br />
<strong>de</strong>vant Chedly, se retourne et, d’entre les <strong>de</strong>ux sièges, lui<br />
tend un passeport accompagné d’une carte <strong>de</strong> débarquement<br />
vierge. Il lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> humblement mais avec un<br />
sourire complice, tout en faisant un geste mimant<br />
l’écriture :<br />
- Monsieur, vous pouvez...<br />
Chedly prend les papiers et remplit la carte <strong>de</strong> débarquement.<br />
Il est habitué à cette situation : les immigrés<br />
occi<strong>de</strong>ntaux qui affluent en République <strong>de</strong> Carthage sont<br />
souvent illettrés.<br />
11
Chedly remplit la carte <strong>de</strong> débarquement <strong>de</strong> l’Européen<br />
pendant que John continue à se démener avec ses<br />
bagages. Trois minutes plus tard, l’Américain finit par<br />
rassembler tous ses sacs. Il jette un œil indifférent sur les<br />
mines désabusées et patientes <strong>de</strong>s passagers carthaginois,<br />
pose toutes ses affaires sur la moquette et se<br />
rassied.<br />
Chedly le détaille :<br />
- Pourquoi t’es-tu encombré ainsi ?<br />
- Pour être franc, Monsieur Chedly, mes moyens sont<br />
limités. Ma famille m’a préparé <strong>de</strong>s boulettes et <strong>de</strong>s<br />
variantes. Et puis, j’ai aussi <strong>de</strong>s petits ca<strong>de</strong>aux pour votre<br />
famille, <strong>de</strong> l’huile <strong>de</strong> soja et <strong>de</strong>s cookies. Élyssa m’a dit<br />
qu’elle aimait bien ça, quand on s’est vu, il y a huit ans.<br />
- C’était en Italie, n’est-ce pas ?<br />
- Oui, en Italie.<br />
John reste un instant silencieux puis ajoute :<br />
- C’était juste avant la scission du Sud et du Nord... <strong>Le</strong>s<br />
Italiens du Sud voulaient lâcher le Nord qui leur coûtait<br />
trop cher et se rattacher à la Communauté Économique<br />
Carthaginoise...<br />
- Ça me revient, Élyssa m’a tout raconté. Vous vous<br />
êtes rencontrés dans un camp <strong>de</strong> réfugiés ! Ma fille était<br />
alors en mission avec Toubib Sans Frontières... Au fait,<br />
comment t’es-tu retrouvé là, toi ?<br />
- <strong>Le</strong> Parti m’a envoyé en Italie pour une Université<br />
d’été et la question <strong>de</strong> la scission italique s’est posée<br />
12
durant mon séjour. Par curiosité, je me suis rendu au<br />
camp <strong>de</strong> Rome. C’était affreux... Des centaines <strong>de</strong><br />
milliers d’individus voulaient passer le Mur.<br />
- Triste histoire... et dire que le Mur est encore <strong>de</strong>bout !<br />
C’est une honte. Depuis le Mur <strong>de</strong> Palestine, on n’avait<br />
pas vu une chose pareille !<br />
- Une honte ? N’exagérons rien ! Imaginez les frontières<br />
ouvertes. Tout l’Occi<strong>de</strong>nt se ruerait en République<br />
<strong>de</strong> Carthage !<br />
- Tu as peut-être raison, murmure Chedly avec fatalité.<br />
- Bien sûr ! Et il n’y aurait pas uniquement <strong>de</strong>s hommes<br />
d’affaires ! Il y aurait aussi <strong>de</strong>s commerçants, <strong>de</strong>s<br />
étudiants, <strong>de</strong>s travailleurs immigrés, <strong>de</strong>s sportifs... Tout<br />
le mon<strong>de</strong> ne rêve que d’émigrer... Tenez, le centre <strong>de</strong><br />
recherche où je vais rentrer grâce à vous...<br />
- <strong>Le</strong> Centre d’Énergie Solaire <strong>de</strong> Tozeur ?<br />
- Oui. Eh bien, à l’université <strong>de</strong> New York, tous les<br />
diplômés sont prêts à brûler* 2 pour y aller. Mais bon,<br />
50.000 carthagos par an, ce n’est pas donné... Sans la<br />
bourse <strong>de</strong> la Fondation Taj, je ne serais jamais arrivé ici.<br />
Ça me fait plaisir <strong>de</strong> poursuivre mes étu<strong>de</strong>s dans un pays<br />
aussi féru <strong>de</strong> sciences et <strong>de</strong> culture. Dire que les professeurs<br />
du CEST sont pour la plupart <strong>de</strong>s Prix Nabeul ! Je<br />
ne vous remercierai jamais assez, Élyssa et vous. Au fait,<br />
que <strong>de</strong>vient-elle ?<br />
Chedly marque un long silence. Il rechigne à parler <strong>de</strong><br />
sa fille <strong>de</strong>vant l’Américain. Mais comme il sait qu’Élyssa<br />
2 *“brûler”: émigrer clan<strong>de</strong>stinement.<br />
13
a été amoureuse <strong>de</strong> lui, il se sent un peu plus en<br />
confiance : sa fille est incapable d’aimer un imbécile.<br />
Bon, en République <strong>de</strong> Carthage, les Américains ne sont<br />
pas en o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> sainteté, ils ont mauvaise réputation : ils<br />
ne tiennent pas parole, ils sont roublards, faux, beaucoup<br />
sont <strong>de</strong>s voleurs ou <strong>de</strong>s intégristes. Et puis, ils ont le<br />
terrorisme dans le sang. <strong>Le</strong>ur gouvernement est obligé <strong>de</strong><br />
condamner les actes terroristes qui frappent les intérêts<br />
carthaginois <strong>de</strong> par le mon<strong>de</strong> mais Chedly sait qu’au<br />
fond, même la classe dominante américaine approuve<br />
ces actes. En partie à cause <strong>de</strong> la politique extérieure <strong>de</strong><br />
la République <strong>de</strong> Carthage, quelque peu arrogante ; à<br />
cause aussi <strong>de</strong> la misère matérielle, politique et culturelle<br />
du Nord qui contraste tellement avec l’opulence, le<br />
rayonnement et la puissance du Sud. Mais beaucoup<br />
d’Américains sont conscients <strong>de</strong>s réalités. <strong>Le</strong> bon sens,<br />
même s’il est tourmenté, <strong>de</strong>meure... et Chedly a l’impression<br />
que John en est pourvu. Il répond :<br />
- Tu sais, Élyssa a souffert <strong>de</strong> la mort <strong>de</strong> sa mère.<br />
Désormais, elle va beaucoup mieux, grâce notamment à<br />
ma nouvelle femme qui est d’ailleurs originaire <strong>de</strong> ton<br />
pays.<br />
- Ah oui ?<br />
- Oui, elle est <strong>de</strong> New York, je te la présenterai. Je<br />
disais donc qu’Élyssa a remonté la pente et je crois que<br />
ton arrivée va lui faire énormément plaisir.<br />
14
À ce moment précis, l’appareil s’immobilise et s’ouvre<br />
comme une coquille nacrée. <strong>Le</strong>s passagers sortent <strong>de</strong><br />
l’aéronavette.<br />
Chedly lance à John, qui est arrêté <strong>de</strong>rrière une longue<br />
file où piétinent les “citoyens hors Carthage” :<br />
- On se retrouve aux bagages.<br />
Puis il emprunte le couloir réservé aux “Citoyens <strong>de</strong><br />
Carthage” Celui-ci est décoré d’une série <strong>de</strong> drapeaux <strong>de</strong><br />
la République. Chedly ne peut s’empêcher <strong>de</strong> ressentir<br />
une immense fierté <strong>de</strong>vant cet emblème orné d’autant<br />
d’éléphants que <strong>de</strong> Nations associées sous le lea<strong>de</strong>rship<br />
<strong>de</strong> la “reine <strong>de</strong>s océans”.<br />
Vingt minutes plus tard, John se rapproche enfin du<br />
policier <strong>de</strong> l’air et <strong>de</strong>s frontières. J’aurais dû choisir<br />
l’autre file, observe-t-il en regardant le policier qui, l’air<br />
renfrogné, apostrophe le jeune homme qui le précè<strong>de</strong>.<br />
<strong>Le</strong> policier est gros et rose. Malgré son uniforme<br />
immaculé, son allure gar<strong>de</strong> quelque chose d’européen.<br />
C’est sûrement un naturalisé, les pires, pense<br />
l’Américain.<br />
<strong>Le</strong> policier lance au jeune homme :<br />
- Martin Smith Robert ?... D’où êtes-vous ? Il feuillette<br />
le passeport usagé.<br />
- De Londres ? Hum hum... alors pourquoi venez-vous<br />
par Poitiers ? Vous croyez peut-être que la France fait<br />
partie <strong>de</strong>s accords <strong>de</strong> Bengar<strong>de</strong>n... Ah ah ! rigole-t-il en<br />
regardant la file harassée qui attend.<br />
15
Puis, sévèrement :<br />
- Montrez-moi votre carte <strong>de</strong> séjour !<br />
<strong>Le</strong> jeune Martin Smith Robert répond :<br />
- Mais je vais la faire après mon inscription !<br />
- Sans carte <strong>de</strong> séjour, vous ne passez pas !<br />
- Je dois d’abord m’inscrive à la fac pour avoir une<br />
carte <strong>de</strong> séjour ! Voici ma convocation pour<br />
l’inscription.<br />
- C’est comme ça et pas autrement ! Vous n’allez pas<br />
faire la loi, non plus ! Ici, vous êtes en République <strong>de</strong><br />
Carthage. Refoulé.<br />
John, qui croit aux psychostatistiques, sourit intérieurement<br />
: Il est difficile <strong>de</strong> refouler <strong>de</strong>ux personnes l’une<br />
après l’autre.<br />
Pourtant, la femme qui est <strong>de</strong>vant lui est également<br />
refoulée. Vêtue d’un bleu <strong>de</strong> travail “<strong>de</strong>ngri”, on reconnaît<br />
à son faciès l’habituée <strong>de</strong>s camps <strong>de</strong> transit.<br />
- Mais je vous assure que madame m’attend pour faire<br />
le grand ménage avant Ramadan. Voici son fax validé<br />
par le commissariat <strong>de</strong> La Marsa.<br />
Mais le fonctionnaire reste inflexible. La pauvre femme<br />
rejoint le troupeau entassé <strong>de</strong>rrière les barrières, à l’écart.<br />
<strong>Le</strong> tour <strong>de</strong> John arrive enfin. <strong>Le</strong> policier regar<strong>de</strong> à<br />
peine ses papiers, lui vise le passeport et le lui remet sans<br />
un mot.<br />
16
Quand l’Américain rejoint Chedly, ce <strong>de</strong>rnier a déjà<br />
récupéré les bagages et l’attend <strong>de</strong>vant le passage <strong>de</strong> la<br />
douane.<br />
Là, une douanière désigne John :<br />
- Vous ! Posez vos affaires ici.<br />
John pose sa valise et ses sacs.<br />
La douanière ouvre l’un <strong>de</strong>s sacs et, du bout <strong>de</strong>s doigts,<br />
en sort le bidon d’huile <strong>de</strong> soja et le sac <strong>de</strong> cookies. Elle<br />
les regar<strong>de</strong> avec dégoût.<br />
- Qu’est-ce que c’est que ça ? De la nourriture ?<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>-t-elle en brandissant la bouteille d’huile <strong>de</strong><br />
soja.<br />
- Non, Madame, c’est <strong>de</strong> l’huile <strong>de</strong> bronzage.<br />
- Ah ! Et ça, ce sont <strong>de</strong>s jetons <strong>de</strong> casino ! lance la<br />
fonctionnaire en montrant les cookies.<br />
John se tait.<br />
- Jeune homme, il est interdit d’importer <strong>de</strong> la nourriture<br />
en République <strong>de</strong> Carthage, vous trouverez ici tout<br />
ce que vous voudrez, dit-elle sévèrement.<br />
Chedly intervient gentiment.<br />
- S’il vous plaît, Madame, ce jeune homme est mon<br />
invité. C’est son premier séjour ici.<br />
- D’accord pour cette fois, concè<strong>de</strong> la fonctionnaire<br />
après une hésitation. Allez, bon séjour, jeune homme.<br />
<strong>Le</strong>s <strong>de</strong>ux hommes sortent <strong>de</strong> l’aérogare alors qu’une<br />
voix off annonce : “<strong>Le</strong>s passagers à <strong>de</strong>stination du<br />
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Globedrome Ab<strong>de</strong>rrahmane <strong>de</strong> Poitiers sont invités à se<br />
présenter à la porte 1346”.<br />
Une fois <strong>de</strong>hors, John est époustouflé par le spectacle<br />
qui s’offre à lui : <strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> véhicules glissent sur<br />
<strong>de</strong>s coussins d’air, sans bruit ni émanation <strong>de</strong> gaz. En<br />
arrière-plan, le magnifique Cap Rafraf - Cap Apollon <strong>de</strong><br />
l’Antiquité - est couvert <strong>de</strong> verdure avec, ça et là, <strong>de</strong><br />
magnifiques propriétés complètement intégrées dans le<br />
paysage. Au-<strong>de</strong>ssus, <strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> mobiplanes<br />
voguent dans l’azur limpi<strong>de</strong> du ciel. Tout respire la<br />
beauté, le calme, la sérénité. <strong>Le</strong> luxe aussi... Et même la<br />
volupté. John se retourne et découvre la baie <strong>de</strong> Rafraf,<br />
station balnéaire <strong>de</strong>s plus réputées du mon<strong>de</strong>, célèbre<br />
pour ses palaces hors <strong>de</strong> prix, son service exceptionnel,<br />
ses casinos, ses spectacles, sa coupe du mon<strong>de</strong> d’aquafootball,<br />
ses musées sous-marins, ses reconstitutions<br />
gran<strong>de</strong>ur nature <strong>de</strong>s plus gran<strong>de</strong>s batailles navales <strong>de</strong><br />
l’histoire, ses festivals et surtout, son incomparable<br />
beauté et sa propreté.<br />
- Quel spectacle ! lance John euphorique.<br />
Puis il jette un regard alentours et déclare.<br />
- C’est vrai qu’il n’y a même pas un grain <strong>de</strong> poussière,<br />
c’est dingue ! Pas un mégot...<br />
Chedly intervient :<br />
- Un mégot ? Ça fait 50 ans que la cigarette est<br />
interdite ! Et si tu jettes un papier, <strong>de</strong>s scanners te<br />
détectent et on t’inflige trois jours <strong>de</strong> contrôle du tri auto-<br />
18
matique <strong>de</strong>s ordures ménagères. Il n’y a aucun recours<br />
possible, même si c’est du fils du Suffète qu’il s’agit !<br />
John éclate <strong>de</strong> rire et dit :<br />
- Chez nous, si tu es un cousin du Prési<strong>de</strong>nt, même au<br />
troisième <strong>de</strong>gré, on arrête la circulation pour te faire<br />
passer !<br />
Chedly actionne une télécomman<strong>de</strong>. Quelques secon<strong>de</strong>s<br />
plus tard, un véhicule s’arrête à sa hauteur. Chedly, imité<br />
par John, pose ses bagages sur la plage arrière et s’installe<br />
confortablement sur les banquettes.<br />
John cherche désespérément le chauffeur. Il n’y en a<br />
pas. Pour ne pas paraître complètement décalé, il ne pose<br />
pas <strong>de</strong> question et se contente <strong>de</strong> remarquer que Chedly<br />
compose un co<strong>de</strong> sur <strong>de</strong>s touches dissimulées dans son<br />
accoudoir. Il en conclut que c’est sa voiture.<br />
Chedly le confirme en lançant :<br />
- À la maison.<br />
Une voix très douce interroge :<br />
- Ville ?<br />
Chedly répond :<br />
- Non, plage.<br />
L’habitacle du véhicule est constitué d’une bulle <strong>de</strong><br />
verre décapotable. À travers elle, John contemple la baie<br />
<strong>de</strong> Rafraf et déclare, toujours béat :<br />
- Monsieur Chedly, c’est dingue, il y a ici comme une<br />
o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> bonheur qui vous met tout <strong>de</strong> suite à l’aise. Ça<br />
me change <strong>de</strong> la saleté new-yorkaise ! Il doit y avoir <strong>de</strong>s<br />
19
on<strong>de</strong>s positives. Je suis complètement ravi. Je ne me suis<br />
jamais senti aussi bien !<br />
Chedly sait que les six verres <strong>de</strong> Boukha-zéro avalés<br />
par John pendant le vol y sont pour quelque chose.<br />
- La baie <strong>de</strong> Rafraf me réussit à moi aussi, réplique-t-il<br />
au moment même où la voiture fait face à la baie,<br />
révélant l’étonnante île Pilau, siège <strong>de</strong> souvenirs parmi<br />
les plus sympathiques <strong>de</strong> sa vie. Cette île est un véritable<br />
enchantement, songe-t-il. À l’époque, elle était encore<br />
vierge, seuls quelques lapins grimpaient sur ses flancs<br />
escarpés. Chedly et ses amis y allaient quelquefois en<br />
bateau. L’île est tellement étonnante, avec sa forme en<br />
chapeau <strong>de</strong> Napoléon, que l’on y ressent immédiatement<br />
une ivresse naturelle.<br />
<strong>Le</strong> véhicule s’arrête à une station-service. Voyant <strong>de</strong><br />
nombreuses jeunes filles glissant sur <strong>de</strong>s patins à coussin<br />
d’air et dansant sur du néodisco, John <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, les yeux<br />
écarquillés :<br />
- Mais ! C’est quoi ici ?<br />
- Une station-énergie.<br />
John reluque les jeunes filles avec une avidité à peine<br />
contenue.<br />
L’une d’entre elles s’approche du véhicule et <strong>de</strong>man<strong>de</strong>,<br />
avec un sourire qui laisse John béat :<br />
- Bonjour, Messieurs, vous désirez ?<br />
- <strong>Le</strong>s panneaux solaires sont défectueux et mon ordinateur<br />
est en panne, vous voulez bien voir ce qui se passe ?<br />
20
La jeune femme lance d’une voix claire :<br />
- Contrôle...<br />
Une son<strong>de</strong> surgit d’une borne et se connecte au<br />
véhicule.<br />
La jeune femme récite :<br />
- Votre alternateur solaire a plus <strong>de</strong> cinq cents kilomètres<br />
<strong>de</strong> trop au compteur.<br />
- J’ai complètement oublié <strong>de</strong> le changer. Vous pouvez<br />
le faire ?<br />
- Désolée, ce modèle ne se fait plus, il faut vous mettre<br />
à l’intégral.<br />
- Tant pis. Faites-moi le plein d’essence pour le moteur<br />
auxiliaire.<br />
Elle lance :<br />
- Auxiliaire...<br />
Un bras se déploie vers la voiture. Cinq secon<strong>de</strong>s plus<br />
tard, la jeune fille déclare, avec un sourire ravissant :<br />
- Au plaisir <strong>de</strong> vous revoir !<br />
<strong>Le</strong> véhicule avance vers la sortie <strong>de</strong> la station-énergie.<br />
John se retourne pour regar<strong>de</strong>r les filles <strong>de</strong> la station<br />
jusqu’à ce qu’elles disparaissent <strong>de</strong> sa vue. Il <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />
alors :<br />
- Elle a fait le plein ?<br />
- Oui.<br />
- Et vous n’avez pas payé ?<br />
21
- Bien sûr que oui, c’est automatiquement débité <strong>de</strong><br />
mon compte.<br />
- Alors, la jeune fille ne sert strictement à rien !<br />
- Vu sous cet angle, ça peut paraître vrai, mais en fait<br />
c’est plus subtil.<br />
- Que voulez-vous dire ?<br />
- Avec la prospérité, le nombre <strong>de</strong> chômeurs a fortement<br />
augmenté. L’État a institué un système d’ai<strong>de</strong>, mais les<br />
psychologues ont affirmé que payer les gens à ne rien<br />
faire est dégradant. Alors, l’État a préféré créer <strong>de</strong>s<br />
“métiers <strong>de</strong> contact”. <strong>Le</strong>s anciens chômeurs apprennent<br />
<strong>de</strong>s choses, ren<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> petits services, prennent quelques<br />
initiatives. L’opération s’est révélée positive : beaucoup<br />
<strong>de</strong> ces jeunes mis en contact avec la vie active finissent<br />
par trouver du travail ou par créer <strong>de</strong>s entreprises. C’est<br />
simple, mais il fallait y penser ! Et puis, n’avoir affaire<br />
qu’à <strong>de</strong>s machines, comme avant, c’est déplorablement<br />
sous-dév’ !<br />
- Et comment savez-vous ce que vous avez payé<br />
comme essence ?<br />
Chedly effleure une touche et <strong>de</strong>s hologrammes s’affichent<br />
sur le pare-brise.<br />
John lit : “2 carthagos”. Il <strong>de</strong>man<strong>de</strong> :<br />
- Ça fait combien en dollars ?<br />
Chedly réfléchit, partagé entre l’agacement et l’amusement<br />
face à ces questions naïves :<br />
- Euh, environ 500.<br />
22
John, surpris, insiste :<br />
- Pour combien <strong>de</strong> litres ?<br />
- Une quarantaine.<br />
De plus en plus étonné, John s’exclame :<br />
- Mais c’est pour rien !<br />
- Tu sais, c’est bien moins cher <strong>de</strong>puis la douzième<br />
Guerre du Golfe et le développement du solaire.<br />
- Ah ! La douzième Guerre du Golfe ! Papa m’a<br />
raconté, il y a perdu son grand-oncle, fauché par un<br />
missile mésopotamien...<br />
- Oui, moi aussi j’ai perdu un proche pendant cette<br />
guerre.<br />
- Ah ! Parce qu’il y a eu <strong>de</strong>s morts arabes ? s’étonne<br />
l’Américain.<br />
- Oui, <strong>de</strong>s indigestions, <strong>de</strong>s acci<strong>de</strong>nts <strong>de</strong> la route et<br />
quelques insolations.<br />
<strong>Le</strong> véhicule ralentit :<br />
- Nous y voilà !<br />
23
CHEZ LES CHEDLY<br />
John et Chedly pénètrent dans une jolie propriété “les<br />
pieds dans l’eau”. Un Européen d’un certain âge se<br />
précipite pour se charger <strong>de</strong>s bagages. Petit et évoluant<br />
comme un crabe, le majordome porte un habit carthaginois.<br />
Issu d’une famille <strong>de</strong> la bourgeoisie parisienne du<br />
siècle <strong>de</strong>rnier, un <strong>de</strong> ses aïeux d’origine hongroise a<br />
même fait partie <strong>de</strong> la classe dirigeante française.<br />
Depuis son plus jeune âge, il est au service <strong>de</strong> la<br />
famille Chedly et en tire fierté.<br />
- Bienvenue, Monsieur Chedly. Avez-vous fait bon<br />
voyage ?<br />
- Bonjour, Nicolas. Oh, ce n’était pas <strong>de</strong> tout repos.<br />
L’OLB (Organisation <strong>de</strong> Libération <strong>de</strong>s Bouches-du-<br />
Rhône) est presque démantelée, mais on se prend souvent<br />
<strong>de</strong>s cailloux sur les pare-brise. Nous avons quand même<br />
réussi à distribuer <strong>de</strong>s vivres aux Européens. Ah !<br />
Nicolas, ça fait plaisir <strong>de</strong> se retrouver chez soi. Élyssa<br />
est-elle ici ?<br />
Désignant John d’un coup <strong>de</strong> menton légèrement<br />
dédaigneux, le majordome lance :<br />
- Je n’ai pas pu l’avertir <strong>de</strong> l’arrivée <strong>de</strong> l’Américain.<br />
Elle sera là en fin d’après-midi.<br />
- Tant mieux, ça lui fera une surprise. Et mon épouse ?<br />
- Elle est au Super-Dôme <strong>de</strong> Carthage.<br />
24
- Très bien, nous allons la rejoindre. Je vais en profiter<br />
pour emmener John visiter la capitale.<br />
- Bonne idée, Monsieur. Aujourd’hui, c’est la finale du<br />
Championnat du Mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> boxe.<br />
- Ah oui ? Qui sont les finalistes ?<br />
- <strong>Le</strong> champion du mon<strong>de</strong> Young Pérez et le Noir<br />
américain Jango. <strong>Le</strong> match commence à 14 heures, je<br />
crois que cette fois-ci, Jango va enfin reprendre le titre<br />
aux Blancs ! Ça fait un siècle que ça dure !<br />
- Bien ! Au fait, préparez la chambre <strong>de</strong> John, et<br />
n’oubliez pas que ma femme et moi partons à Grena<strong>de</strong><br />
ce soir...<br />
25
CARTHAGE<br />
L’hélisolaire survole Carthage avec Chedly et John à<br />
son bord.<br />
Sur la colline <strong>de</strong> Byrsa, John remarque un monument<br />
tout en verre. Il est ébloui par le gigantisme <strong>de</strong> Carthage.<br />
- Oh ! C’est quoi ce monument magnifique ?<br />
- C’est le Temple d’Élyssa, construit en 2068. On y<br />
trouve la plus riche bibliothèque du mon<strong>de</strong> et le centre<br />
<strong>de</strong> recherche le plus réputé <strong>de</strong> Carthage...<br />
- Comment se fait-il qu’il change <strong>de</strong> couleur ?<br />
- Il est couvert <strong>de</strong> miroirs en verre réceptif. Selon<br />
l’éclat du soleil, la lumière <strong>de</strong>s astres ou la couleur <strong>de</strong>s<br />
nuages, il renvoie <strong>de</strong>s lumières différentes. En plus, ces<br />
miroirs captent toute l’énergie nécessaire au fonctionnement<br />
du centre.<br />
John regar<strong>de</strong> autour <strong>de</strong> lui. Sur les <strong>de</strong>ux collines, entre<br />
l’étang bordé <strong>de</strong> fleurs et le rivage, émergent <strong>de</strong>s dizaines<br />
<strong>de</strong> monuments antiques parfaitement restaurés.<br />
- Et tous ces monuments qu’on croirait sortis <strong>de</strong><br />
l’histoire ?<br />
- Ça, c’est le travail du consortium Non Delenda Est<br />
Carthago. Tous les monuments datant <strong>de</strong>s époques<br />
punique et romaine ont été restaurés. Il y a d’ailleurs eu<br />
beaucoup <strong>de</strong> cas <strong>de</strong> chevauchement, alors on a reconstruit<br />
plus loin. Tiens, là, ce sont les Thermes d’Antonin...<br />
26
20 000 visiteurs par jour. <strong>Le</strong>s thermes sont réactivés ; les<br />
cures <strong>de</strong> jouvence qui s’y pratiquent sont très réputées et<br />
<strong>de</strong>puis la reconstitution <strong>de</strong> l’aqueduc <strong>de</strong> Zaghouan, c’est<br />
exactement comme dans l’Antiquité. C’est la même<br />
source donc la même eau, d’une pureté inégalée.<br />
John détourne les yeux vers le Golfe <strong>de</strong> Tunis et<br />
remarque sur la côte un grand bâtiment formé <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />
bassins dont l’un est circulaire et l’autre rectangulaire :<br />
- Et ce bâtiment circulaire ?<br />
- C’est l’ancien port punique, lui aussi reconstitué. Au<br />
milieu, tu peux apercevoir le mausolée d’Hannibal dont<br />
on a ramené les cendres dans les années 2020.<br />
- Et ces plantations si bien ordonnées ?<br />
- Ce sont les Jardins suspendus <strong>de</strong> Magon. Un jardin<br />
expérimental <strong>de</strong> plantes aromatiques et médicinales ; on<br />
l’appelle ainsi parce que Magon a été le premier agronome<br />
<strong>de</strong> l’histoire. C’est d’ailleurs <strong>de</strong> là qu’est repartie notre<br />
agriculture il y a une cinquantaine d’années. En étudiant<br />
les textes anciens <strong>de</strong> la Bibliothèque d’Utique, on a<br />
découvert d’où l’antique Carthage tirait sa puissance<br />
agricole et on a refait la même chose... Ça vaut le coup<br />
d’œil. Des milliers <strong>de</strong> plantes indigènes qui avaient<br />
disparu ont été replantées à partir <strong>de</strong> leur pollen fossile.<br />
Il y a <strong>de</strong>s restaurants puniques et romains qui servent <strong>de</strong>s<br />
mets très sophistiqués... Un peu chers peut-être. Il y a<br />
aussi <strong>de</strong>s salles aromatiques... On y fait <strong>de</strong>s découvertes<br />
surprenantes.<br />
- Et ce palais-là ?<br />
27
- C’est le Sénat <strong>de</strong> Carthage. On en a fait un musée, le<br />
plus riche du mon<strong>de</strong>. Grâce à ses bases virtuelles, tu<br />
peux te retrouver avec Hannibal pendant les Délices <strong>de</strong><br />
Capoue ou avec Kheops surveillant sa pyrami<strong>de</strong> en<br />
construction. Mais le clou, en ce moment, c’est d’aller<br />
voir la tête <strong>de</strong> la Victoire <strong>de</strong> Cannes. La statue a été<br />
érigée en 216 av. J-C. pour célébrer le triomphe d’Hannibal<br />
à Cannes 3 en Italie. Elle avait disparu <strong>de</strong>puis la<br />
chute <strong>de</strong> Carthage. On a retrouvé le corps en 2050 et<br />
<strong>de</strong>puis, la découverte <strong>de</strong> la tête a fait rêver tous les<br />
archéologues. On a ensuite découvert un texte écrit <strong>de</strong> la<br />
main même du chef carthaginois, dans lequel il exprime<br />
le souhait que la Victoire <strong>de</strong> Cannes ait la tête d’Himilcée,<br />
sa femme. On a fini par la découvrir il y a <strong>de</strong>ux<br />
semaines dans les caves du Vatican, et le Musée <strong>de</strong><br />
Carthage l’a achetée avant même que la découverte ne<br />
<strong>de</strong>vienne publique. Mais il y a un problème juridique.<br />
C’est un autre musée qui possè<strong>de</strong> le corps <strong>de</strong> la statue et<br />
il exige l’application <strong>de</strong> son droit <strong>de</strong> préemption sur la<br />
tête. C’est le coup juridico-médiatico-archéologique <strong>de</strong><br />
la décennie. On n’avait pas vu un tel engouement <strong>de</strong>puis<br />
le retour <strong>de</strong> l’Obélisque à Louxor et <strong>de</strong> la Porte <strong>de</strong><br />
Babylone à Bagdad.<br />
3 En août 216, après les défaites du Tessin, <strong>de</strong> la Trébie et <strong>de</strong> Trasimène, Rome a décidé<br />
un effort <strong>de</strong> guerre exceptionnel: elle a mis sur pied une armée <strong>de</strong> 100.000 hommes, doublant<br />
ainsi les effectifs qu’elle levait annuellement, et l’a toute concentrée contre le seul Hannibal,<br />
dont les troupes étaient inférieures en nombre <strong>de</strong> moitié. Au jour et sur le terrain qu’il avait<br />
choisi (Cannes, en Ombrie), le Carthaginois a opposé à l’attaque frontale <strong>de</strong> l’armée romaine<br />
une ligne très mince <strong>de</strong> fantassins qui a cédé au premier assaut. Emportés par cet apparent<br />
succès, les soldats <strong>de</strong> Rome se sont engouffrés sans réfléchir entre les <strong>de</strong>ux ailes soli<strong>de</strong>ment<br />
constituées <strong>de</strong> l’armée carthaginoise. Avec l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> la cavalerie, l’étau s’est refermé sur eux.<br />
Il est resté à peine 10 pour cent <strong>de</strong> cette formidable armée tandis que Hannibal a sacrifié<br />
moins du dixième <strong>de</strong> ses forces.<br />
28
super-dôme DE CARTHAGE<br />
L’hélisolaire atterrit. <strong>Le</strong>s <strong>de</strong>ux hommes <strong>de</strong>scen<strong>de</strong>nt,<br />
entrent dans l’immense dôme <strong>de</strong> verre et avancent vers<br />
les gradins. John est époustouflé par le sta<strong>de</strong> et ses<br />
fameux gradins escamotables. Ils sont pratiquement<br />
invisibles <strong>de</strong>puis l’hélisolaire et même après l’atterrissage,<br />
on peine à croire que cet endroit puisse accueillir<br />
cent mille spectateurs. <strong>Le</strong> Super-Dôme est un véritable<br />
bijou. Fondus dans une végétation luxuriante, les gradins<br />
sont parfaitement intégrés au paysage. Il n’y a aucune<br />
régularité, on peut s’asseoir sur <strong>de</strong>s reproductions <strong>de</strong><br />
chapiteaux, sur <strong>de</strong>s fauteuils, <strong>de</strong>s chaises, <strong>de</strong>s tabourets.<br />
Mais tous ces supports sont peints dans <strong>de</strong>s tons naturels<br />
et <strong>de</strong>s plantes <strong>de</strong> toutes les couleurs les entourent. On<br />
remarque beaucoup plus les bougainvilliers <strong>de</strong> toutes les<br />
teintes que les milliers <strong>de</strong> spectateurs. Et tout cela est<br />
amovible.<br />
<strong>Le</strong>s incontournables panneaux publicitaires, <strong>de</strong>rniers<br />
vestiges <strong>de</strong> l’ère <strong>de</strong> la réclame, sont là. John retrouve les<br />
slogans <strong>de</strong>s multinationales :<br />
TAJEROUINE WORLD BANK<br />
REDEYEF MANPOWER<br />
ZEMBRETTA YACHTS<br />
VERITAS FAHS<br />
CHNENI RED PRESS<br />
29
ABSOLUT LEGMI ZERO<br />
Chedly aperçoit sa femme, assise comme toujours sur<br />
un banc du XIXe recouvert par un lierre. Il se retourne et<br />
dit à John :<br />
- Je suis là-haut, rejoins-moi.<br />
Chedly grimpe, s’approche <strong>de</strong> sa femme et<br />
l’embrasse.<br />
Diana Chedly est ce qu’on appelait au début du XXIe<br />
siècle une véritable bombe. Depuis, les bombes ont cessé<br />
<strong>de</strong> séduire et désormais, on appelle les choses par leur<br />
nom. Naturalisée <strong>de</strong>puis 4 ans, elle avait rencontré<br />
Chedly à Poitiers. <strong>Le</strong> Carthaginois avait alors perdu sa<br />
femme <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux ans. Diana, new-yorkaise d’origine,<br />
cherchait alors à s’installer en République <strong>de</strong> Carthage et<br />
sa rencontre avec Chedly n’avait pas été très fortuite :<br />
son objectif était d’épouser un homme riche ; or, c’est à<br />
Carthage que se trouve la plus forte <strong>de</strong>nsité <strong>de</strong> milliardaires<br />
au mon<strong>de</strong>. Elle s’était mis cela en tête le jour où<br />
elle avait compris que rester en Amérique, c’était enterrer<br />
son avenir. Diana ne voulait plus bra<strong>de</strong>r sa vie dans une<br />
société archaïque. C’est dans un restaurant <strong>de</strong> Poitiers<br />
que Chedly l’avait remarquée. Diana aussi l’avait repéré.<br />
Il écrivait sur un bloc-notes relié <strong>de</strong> cuir véritable et c’est<br />
à l’o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> ce cuir que Diana avait compris à qui elle<br />
avait affaire. <strong>Le</strong>s tanneries avaient disparu <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s<br />
décennies et un tel bloc-notes était d’une valeur inestimable.<br />
Chedly n’a jamais su qu’il <strong>de</strong>vait son second<br />
mariage à un morceau <strong>de</strong> peau <strong>de</strong> bête. (Mais ce n’était<br />
30
pas la première fois, n’est-ce pas, qu’une <strong>de</strong>stinée se<br />
forgeait sur une peau <strong>de</strong> bête.) Tout s’était déroulé très<br />
vite. <strong>Le</strong> len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> leur rencontre, Diana arrivait en<br />
République <strong>de</strong> Carthage et s’imposait, avec une gran<strong>de</strong><br />
finesse, chez les Chedly.<br />
Chedly présente John à Diana et tous les <strong>de</strong>ux ont une<br />
drôle d’impression <strong>de</strong> déjà vu. Prétextant un rhume, la<br />
jeune femme <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong>s mouchoirs à son époux.<br />
Celui-ci s’excuse et part en chercher, laissant John avec<br />
sa femme. Diana lorgne le jeune homme et lance, d’un<br />
ton tout autre que celui utilisé en présence <strong>de</strong> Chedly :<br />
- Tu fais semblant ou tu ne me reconnais vraiment pas,<br />
connard !<br />
La reconnaissant alors et n’en croyant pas ses yeux, il<br />
lance :<br />
- Toi ?<br />
- Oui, c’est bien moi. La chirurgie fait <strong>de</strong>s miracles,<br />
n’est-ce pas ?<br />
- Oh, tu étais déjà pas mal roulée à l’époque. J’ai d’ailleurs<br />
gardé <strong>de</strong> très bons souvenirs...<br />
- Cochon, va !<br />
Pas autant que toi, pense John. À New York, Diana<br />
avait une sacrée réputation. Elle était à la tête d’un<br />
réseau <strong>de</strong> jeunes prostituées et lorsque les intégristes<br />
américains ont décidé d’éradiquer la prostitution, elle<br />
s’est enfuie après avoir reçu plusieurs lettres <strong>de</strong> menaces<br />
et vu quelques-unes <strong>de</strong> ses protégées se faire assassiner.<br />
31
- Alors, comment tu t’es retrouvée ici ? <strong>de</strong>man<strong>de</strong> John<br />
en se retournant pour voir si Chedly ne venait pas.<br />
- Ne t’en fais pas, dit Diana, il ne ven<strong>de</strong>nt pas <strong>de</strong><br />
mouchoirs ici et mon mari ne reviendra pas avant d’en<br />
avoir trouvé.<br />
- Toujours aussi efficace !<br />
Alors qu’il contemple Diana, les arrière-pensées se<br />
bousculent dans la tête <strong>de</strong> John. Elle a une classe d’enfer,<br />
<strong>de</strong>s vêtements coûteux portant la griffe <strong>de</strong> la haute<br />
couture bizertine, un maquillage très lourd, à l’antique,<br />
comme l’exige la mo<strong>de</strong> rétro <strong>de</strong> la saison. S’il ne la<br />
connaissait pas, jamais il n’aurait <strong>de</strong>viné qu’elle était<br />
américaine. Même son accent avait disparu.<br />
- Alors, raconte, comment tu as atterri en République<br />
<strong>de</strong> Carthage ?<br />
- Ce serait trop long à expliquer. Sache que j’ai refait<br />
ma vie. Je suis très bien ici et pour rien au mon<strong>de</strong> je ne<br />
retournerai en Amérique, chez ces cireurs <strong>de</strong> bottes, cette<br />
poignée d’ânes. Qu’ils soient maudits ! Je ne mettrai plus<br />
les pieds dans leur pays à la con.<br />
John retrouve avec plaisir le langage ordurier <strong>de</strong> New<br />
York. Depuis son arrivée en République <strong>de</strong> Carthage, il<br />
n’avait pas entendu un seul juron. Il se met <strong>de</strong> la partie :<br />
- Oui, que soit maudite la c... <strong>de</strong> leur p... <strong>de</strong> mère.<br />
Il rigole intérieurement car il adore jurer. Diana éclate<br />
<strong>de</strong> rire. <strong>Le</strong>s jurons lui manquent à elle aussi. Elle<br />
s’emballe :<br />
32
- Que la religion <strong>de</strong> leur dieu soit maudite. <strong>Le</strong>s fils <strong>de</strong><br />
p...<br />
Après une orgie <strong>de</strong> jurons, Diana ajoute :<br />
- Et toi, lèche-bottes, qu’est-ce que tu viens f... ici ?<br />
- J’ai obtenu une bourse pour poursuivre mes étu<strong>de</strong>s à<br />
Tozeur.<br />
Diana éclate <strong>de</strong> rire, dévoilant une bouche délicieuse.<br />
- Des étu<strong>de</strong>s ? Toi ? Tu as été renvoyé <strong>de</strong> partout,<br />
<strong>de</strong>puis la maternelle du Bronx ! Allons, accouche, que<br />
viens-tu faire ici ?<br />
John tourne la tête pour voir si personne ne les entend<br />
et Diana reconnaît dans ce geste le vieux réflexe <strong>de</strong> peur<br />
<strong>de</strong>s Américains.<br />
- Ne crains rien, John, tu es dans un pays libre, ici. <strong>Le</strong>s<br />
gens ne s’intéressent pas aux histoires <strong>de</strong>s autres. Alors,<br />
pourquoi tu es là ?<br />
- Je suis vraiment là pour une année universitaire. Je<br />
veux me refaire.<br />
- Mon œil ! Tu es là pour un coup tordu, je te connais<br />
trop bien. Tu n’as jamais rien fait <strong>de</strong> bon. Je suis bien<br />
placée pour le savoir, n’est-ce pas ?<br />
Elle songe à une vieille expérience qu’elle avait eue<br />
avec lui, plusieurs années auparavant, à New York. Elle<br />
était plus âgée que lui <strong>de</strong> quelques années et John était<br />
un jeune homme bien bâti, avec une belle gueule d’ange.<br />
Diana l’avait remarqué <strong>de</strong>puis longtemps et lui avait<br />
toujours promis un sacré ca<strong>de</strong>au d’anniversaire pour ses<br />
33
seize ans. Tout en nature. Ce jour-là, Diana avait tenu<br />
parole et, à sa gran<strong>de</strong> surprise, John s’était révélé un<br />
super étalon. Malgré son expérience, la jeune femme<br />
avait eu un grand béguin pour lui. Elle n’avait jamais osé<br />
le lui dire mais John l’avait décelé. Outre une gentillesse<br />
extrême, elle avait été particulièrement attentionnée et<br />
très amoureuse. Elle lui offrait <strong>de</strong>s produits importés,<br />
<strong>de</strong>s boîtes <strong>de</strong> Thon, <strong>de</strong> la boutargue, <strong>de</strong> la Boukha, du<br />
Koudiat ! Elle lui avait même donné sa carte <strong>de</strong> crédit<br />
sur un compte en <strong>de</strong>vises <strong>de</strong> la STB à New York !<br />
Quand j’y pense, songe-t-elle, j’étais vraiment folle <strong>de</strong><br />
lui. Mais la jeunesse, parfois aveugle, est souvent ingrate.<br />
Un jour, lors <strong>de</strong> la fête d’anniversaire <strong>de</strong> Diana, alors<br />
qu’elle ouvrait les ca<strong>de</strong>aux, arriva celui offert par John.<br />
Secrètement amoureuse, Diana espérait un geste affectueux.<br />
Devant tous leurs amis, avec quelques verres dans<br />
le nez, elle était particulièrement sensible et réceptive.<br />
Elle avait défait le papier ca<strong>de</strong>au avec un plaisir intense.<br />
C’était la première fois que John lui offrait quelque<br />
chose. Mais son ca<strong>de</strong>au était un énorme go<strong>de</strong>miché. Tout<br />
le mon<strong>de</strong> avait éclaté <strong>de</strong> rire. Diana aussi avait ri aux<br />
éclats, mais au fond d’elle-même, elle était déçue <strong>de</strong> la<br />
grossièreté <strong>de</strong> son amant. Elle lui en avait énormément<br />
voulu car John incarnait son jardin secret. Ce jour-là, une<br />
fleur, un livre, un poster ou même une bouteille <strong>de</strong> Boga-<br />
Cidre lui aurait fait plaisir. Mais cet objet avait, à ses<br />
yeux à elle, sali leurs rapports. Depuis cet anniversaire,<br />
rien ne fut plus comme avant. Diana ne lui avait jamais<br />
fait <strong>de</strong> reproche mais certains gestes, parfois les plus<br />
34
anodins, provoquent la fin d’une relation. Ce fut le cas.<br />
Ils s’étaient séparés sans heurts. John avait vite oublié.<br />
Diana, elle, avait mis plus <strong>de</strong> temps. La société avait fait<br />
d’elle une putain, mais elle avait un cœur d’ange.<br />
- Je te promets... répond John.<br />
- Ça va, ça va, je ne te croirai jamais. Mais si je peux<br />
te conseiller, laisse tomber ton plan et intègre-toi ici. La<br />
République <strong>de</strong> Carthage, c’est le paradis. <strong>Le</strong>s gens te<br />
respectent, même si tu es humble. Ils sont propres dans<br />
la tête, intéressants, cultivés, polis, désintéressés.<br />
Qu’est-ce que tu vas retourner faire en Amérique ? Déjà,<br />
rien qu’à la douane, ils vont te faire chier : “As-tu <strong>de</strong>s<br />
journaux interdits ? Et combien <strong>de</strong> bouteilles <strong>de</strong> Boukha<br />
as-tu achetées, et as-tu <strong>de</strong>s appareils électroniques...” Il<br />
faut qu’ils te tapent, qu’ils t’emmer<strong>de</strong>nt et si jamais, dans<br />
ton inconscience, tu prévois <strong>de</strong> réaliser un projet, ils<br />
exigent 80 autorisations et il faut que tu graisses la patte<br />
à toute une population <strong>de</strong> profiteurs. Et si tu n’as pas <strong>de</strong><br />
relations, tu attends toute ta vie.<br />
John concéda :<br />
- Je suis d’accord, Diana, mais je suis vraiment ici pour<br />
travailler.<br />
Diana, qui connaît trop bien la mentalité américaine et<br />
particulièrement celle <strong>de</strong> John, est persuadée qu’il est ici<br />
pour un coup bas. Mais elle finit par se retenir. Elle sait<br />
qu’un jour ou l’autre, John lui dira la vérité. Déjà, du<br />
temps où elle avait le béguin pour lui, elle réussissait à<br />
lui faire dire tout ce qu’elle voulait savoir.<br />
35
Chedly revient avec un paquet <strong>de</strong> mouchoirs en dérivé<br />
d’alpha. Diana le remercie d’un clin d’œil par-<strong>de</strong>ssus ses<br />
lunettes cerclées d’or.<br />
John s’assied, regar<strong>de</strong> autour <strong>de</strong> lui et ne peut se retenir<br />
<strong>de</strong> manifester son étonnement :<br />
- Mais il y a plein <strong>de</strong> célébrités par ici !<br />
Surexcité, il regar<strong>de</strong> <strong>de</strong> tous côtés :<br />
- Oh là là ! Toutes ces jolies filles ! Tiens, mais c’est la<br />
princesse d’Utique, là-bas ! Et à côté, je reconnais le<br />
duc <strong>de</strong> Msaken ! Et là, la princesse d’Akouda avec le<br />
prince <strong>de</strong> Aousja ! Il siffle longuement. Toutes les<br />
beautés et les gran<strong>de</strong>s fortunes sont réunies ! Ça en fait<br />
du beau mon<strong>de</strong> !<br />
À la fin du combat <strong>de</strong> boxe, remporté comme d’habitu<strong>de</strong><br />
par le poids lourd blanc, Chedly, qui commence à<br />
avoir faim, lance à John :<br />
- Veux-tu manger un morceau ? Il y a un McBorghol<br />
tout près d’ici.<br />
John, qui a encore plus faim que Chedly, saute sur<br />
l’occasion :<br />
Oh oui ! Ça fait <strong>de</strong>s années que j’en rêve.<br />
Ils rentrent dans un McBo. <strong>Le</strong> menu indique :<br />
PLATS<br />
KeftaGiga<br />
Super S<strong>de</strong>r<br />
Brik Dips<br />
36
Double Tastira<br />
Mechoui Hippodiarithus<br />
Escargots <strong>de</strong> Bourekba<br />
Mosli Hut<br />
Medfouna Zero<br />
Âkkod-cerises<br />
SAUCES<br />
Harissa Light<br />
Diet Lben<br />
DESSERTS<br />
Quick Zrir<br />
Boutebgaya Split<br />
Datte Melba<br />
Big Bouza<br />
BOISSONS<br />
<strong>Le</strong>gmi Pression<br />
Boukha Dry<br />
Drôo Shake<br />
Tandis qu’ils se servent au self et qu’ils se dirigent vers<br />
une <strong>de</strong>s tables <strong>de</strong> marbre avec écran tactile, Chedly<br />
s’adresse à John :<br />
- Parlons <strong>de</strong> ton programme. J’ai réussi à t’inscrire<br />
pour un stage <strong>de</strong> six mois au Centre d’Énergie Solaire <strong>de</strong><br />
37
Tozeur. Ça n’a pas été facile. <strong>Le</strong>s étrangers n’y sont<br />
normalement pas acceptés. Sais-tu que le centre <strong>de</strong><br />
recherche y est intégré et que les expériences qui s’y<br />
déroulent sont top secret ? Mais bref, c’est fait. On t’a<br />
obtenu un complément <strong>de</strong> bourse <strong>de</strong> la Fondation Taj<br />
parce que celle envoyée par le gouvernement américain<br />
ne te paierait pas un kilo <strong>de</strong> figues.<br />
- Merci, Monsieur Chedly ! Vous ne pouvez pas<br />
imaginer ce que ça représente pour moi. Tozeur est le<br />
rêve <strong>de</strong> tous les étudiants du mon<strong>de</strong>.<br />
- <strong>Le</strong>s cours commencent dans une semaine. D’ici là,<br />
visite un peu la région. Si tu as besoin <strong>de</strong> renseignements,<br />
tu peux te brancher sur le réseau du Centre <strong>de</strong><br />
Documentation International <strong>de</strong> Sidi Ali Mekki. Et puis<br />
Élyssa se fera un plaisir <strong>de</strong> t’ai<strong>de</strong>r.<br />
- Je ne vous remercierai jamais assez.<br />
- Bon, tu nous accompagnes à l’aéroport puis tu rentres<br />
à Ras Jebel.<br />
John, effarouché :<br />
- Mais je ne sais pas piloter !<br />
Chedly éclate <strong>de</strong> rire :<br />
- Aucun problème, l’autopilote s’en chargera. J’ai déjà<br />
renvoyé l’autre hélisolaire à Ras Jebel. Ma femme et moi<br />
sommes invités à Grena<strong>de</strong> ce soir pour la réunion <strong>de</strong> la<br />
FIFA. Nous hésitons entre l’Algérie et la Mésopotamie<br />
pour l’organisation <strong>de</strong> la prochaine Coupe du Mon<strong>de</strong>.<br />
38
- Elle ne <strong>de</strong>vait pas avoir lieu en République <strong>de</strong><br />
Carthage ?<br />
- Non, la FIFA a insisté mais nous ne voulons plus <strong>de</strong><br />
ce genre <strong>de</strong> touristes ici. <strong>Le</strong>s boat people français et<br />
italiens nous ennuient suffisamment et sur le plan<br />
politique, nous ne pouvons pas nous permettre <strong>de</strong> recevoir<br />
<strong>de</strong>s milliers <strong>de</strong> hooligans. <strong>Le</strong> chef du parti d’extrême<br />
droite en tirerait un avantage certain car beaucoup d’Européens<br />
et <strong>de</strong> Nord-Américains profiteraient du tournoi<br />
pour rester travailler ici.<br />
- Pourtant, vos dirigeants déclarent qu’il faut réunir<br />
votre intelligence et notre main-d’œuvre !<br />
- Oui, la formule n’est d’ailleurs pas très élégante, mais<br />
en vérité, même si la main-d’œuvre occi<strong>de</strong>ntale est pour<br />
rien, les répercussions sur notre environnement sont<br />
négatives.<br />
Diana arrive :<br />
- Chéri, il est temps d’aller à l’aéroport, je crois que<br />
l’aéronavette pour Grena<strong>de</strong> part dans une heure.<br />
- On y va, Diana.<br />
- Au fait, est-ce que tu as pensé à prendre mon<br />
passeport ?<br />
- Ton passeport ? Pourquoi ? On va à Grena<strong>de</strong> !<br />
- Oh ! J’oublie tout le temps !<br />
- Vous oubliez quoi ? <strong>de</strong>man<strong>de</strong> John.<br />
- Que l’Andalousie fait <strong>de</strong>puis quelques années partie<br />
<strong>de</strong> la Communauté <strong>de</strong> Carthage, répond Diana, désabusée.<br />
39
- Ah oui ? Je ne le savais pas !<br />
Chedly ajoute :<br />
- <strong>Le</strong>s Andalous ont tellement insisté que nous avons<br />
fini par accepter leur candidature. Ils nous coûtent cher,<br />
c’est vrai, mais l’Andalousie et nous, c’est une vieille<br />
histoire d’amour ! Et en amour, on ne compte pas...<br />
40
AÉROPORT DE CARTHAGE<br />
L’hélisolaire arrive à l’aéroport. John <strong>de</strong>scend pour<br />
accompagner Diana et Chedly. <strong>Le</strong> hangar est bondé.<br />
- Pourquoi y a-t-il autant <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> ? <strong>de</strong>man<strong>de</strong> John.<br />
- La Côte d’Azur est pour rien cette année et il y a <strong>de</strong><br />
très nombreux charters pour Nice, Cannes et Monaco.<br />
<strong>Le</strong>s Européens ont cassé les prix et ils font une pub<br />
monstre, regar<strong>de</strong> !<br />
Il indique <strong>de</strong> grands panneaux publicitaires qui<br />
clament :<br />
“La France amie vous attend”, “Visitez Nice, berceau<br />
<strong>de</strong> la convivialité”, “Monaco, le rocher où il fait bon<br />
vivre”, “La Côte d’Azur, pays <strong>de</strong> sérénité”, “Une semaine<br />
au Palace Martini <strong>de</strong> Cannes : 5 carthagos, all inclusive<br />
avec voiture, hôtesse et chauffeur”.<br />
Chedly tend l’oreille lorsqu’une voix off annonce :<br />
“<strong>Le</strong>s passagers à <strong>de</strong>stination du Globedrome<br />
Ab<strong>de</strong>rrahmane <strong>de</strong> Poitiers sont priés <strong>de</strong> se présenter à la<br />
porte 87”. Puis : “<strong>Le</strong>s passagers à <strong>de</strong>stination <strong>de</strong> Grena<strong>de</strong><br />
sont invités à se présenter à la porte 52”.<br />
- Porte 52, on y va. À bientôt, John !<br />
John salue le couple puis se dirige vers le parking,<br />
monte dans l’hélisolaire et, à tout hasard, s’adresse à<br />
l’écran <strong>de</strong> bord :<br />
- On rentre à Ras Jebel.<br />
41
- Je ne reconnais pas la voix. À qui ai-je l’honneur ?<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong> l’autopilote.<br />
- Je suis un invité.<br />
- John ?<br />
- Oui, John. Je suis étranger.<br />
- Ah ! je me disais bien, cet accent...<br />
42
VILLA CHEDLY<br />
Dès que John met les pieds dans le vestibule <strong>de</strong> la villa<br />
Chedly, une jeune femme, qui <strong>de</strong>scendait les escaliers,<br />
accélère le pas, s’élance vers lui et l’embrasse chaleureusement.<br />
Elle le serre contre elle un long moment sans<br />
dire un mot puis s’écarte et déclare :<br />
- John, tu aurais pu m’avertir <strong>de</strong> ton arrivée, je t’aurais<br />
attendu à l’aéroport. Quelle merveilleuse surprise !<br />
John l’observe. Il avait complètement oublié comment<br />
elle était et il est agréablement surpris <strong>de</strong> retrouver une<br />
jeune femme mûre et séduisante.<br />
- Bonsoir, Élyssa, ça fait longtemps.<br />
Elle le fixe un instant et dit :<br />
- Tu n’as pas beaucoup changé <strong>de</strong>puis.<br />
- Toi, par contre, tu es encore plus belle !<br />
- Ah ! Ah ! <strong>Le</strong> charme occi<strong>de</strong>ntal !<br />
- Non, c’est vrai ! Écoute-moi : avant tout, il faut que<br />
je te remercie <strong>de</strong> tout ce que tu as fait pour mon inscription<br />
à Tozeur !<br />
- Ce n’est rien !<br />
- Si, si, c’est énorme !<br />
- Quand commences-tu ton stage ?<br />
43
- Dans une semaine. J’aimerais bien en profiter pour<br />
mieux connaître la région. Qu’est-ce qu’il y a d’intéressant<br />
par ici ?<br />
- Oh ! ce ne sont pas les curiosités qui manquent : tu<br />
peux te baigner dans les bassins <strong>de</strong> Cap Zebib, il y a <strong>de</strong>s<br />
dizaines <strong>de</strong> clubs <strong>de</strong> plongée si ça te dit. Il y a même un<br />
musée sous-marin. On y trouve une quinquérème carthaginoise,<br />
très bien conservée.<br />
- Très bonne idée. Et qu’y a-t-il d’autre ? J’aimerais<br />
bien visiter Rafraf, je ne connais que son aéroport.<br />
- Rafraf ? C’est pour les ploucs milliardaires ! Si tu<br />
veux vraiment t’amuser, on ira à Cani.<br />
- C’est où ?<br />
- C’est une île au large <strong>de</strong> Cap Zebib. Viens, on peut la<br />
voir d’ici.<br />
Elle précè<strong>de</strong> John vers une gran<strong>de</strong> terrasse avec vue sur<br />
la mer. Elle désigne du doigt <strong>de</strong>ux îlots et dit :<br />
- Il y a une boîte en plein air où on danse 24 heures sur<br />
24 sur toutes sortes <strong>de</strong> musiques. L’île est toute petite<br />
mais fabuleuse. On y trouve <strong>de</strong>s piscines naturelles, <strong>de</strong>s<br />
grottes marines et l’eau y est d’une pureté ! Et à part un<br />
phare du siècle <strong>de</strong>rnier, on n’y voit pas une seule<br />
construction. Il y a plein <strong>de</strong> bars et <strong>de</strong> restaurants où on<br />
te sert <strong>de</strong> succulents fruits <strong>de</strong> mer à fleur d’eau. Cani est<br />
réservée aux plus <strong>de</strong> 20 ans et aux moins <strong>de</strong> 40 ans.<br />
- Génial ! Et que peut-on visiter encore ?<br />
44
- <strong>Le</strong> nouveau pavillon du musée d’histoire <strong>de</strong> Bizerte<br />
mérite le coup d’œil. Si tu prends la VGV, tu y seras en<br />
5 minutes et tu profiteras en plus d’un voyage le long <strong>de</strong><br />
la côte. Tu pourras découvrir la fameuse ra<strong>de</strong> <strong>de</strong> Bizerte,<br />
l’une <strong>de</strong>s meilleures bases <strong>de</strong> notre Marine militaire.<br />
John, qui a un faible pour les navires <strong>de</strong> guerre, est<br />
séduit par l’idée <strong>de</strong> voir les fleurons <strong>de</strong> la flotte carthaginoise,<br />
les navires qui assurent la sécurité et la stabilité<br />
<strong>de</strong>s échanges commerciaux <strong>de</strong> toute la planète.<br />
- C’est aussi une très bonne idée, merci, Élyssa.<br />
- Ce n’est rien. Bon, Nicolas nous a préparé <strong>de</strong>s spécialités<br />
hongroises. On dîne sur le toit.<br />
- Sur le toit ?<br />
- C’est une tradition personnelle. C’est amusant et puis<br />
ça sauvegar<strong>de</strong> l’intimité et la pu<strong>de</strong>ur. Ren<strong>de</strong>z-vous donc<br />
sur le toit à 22 heures. Je vais aller me préparer.<br />
En se dirigeant vers sa chambre, John rencontre<br />
Nicolas, qui l’accompagne jusqu’à la chambre d’amis et<br />
la lui fait visiter. Il lui lance :<br />
- Hein ! ça se passe bien chez les Chedly, tu t’es tiré<br />
d’affaire ! Fini le ragoût “menteur”, Monsieur mange du<br />
poisson.<br />
Mais Nicolas n’a aucune envie <strong>de</strong> le tutoyer et encore<br />
moins <strong>de</strong> plaisanter avec un Occi<strong>de</strong>ntal comme lui.<br />
Depuis 20 ans qu’il est installé en République <strong>de</strong><br />
Carthage, il a coupé les ponts avec l’Occi<strong>de</strong>nt déca<strong>de</strong>nt<br />
et préfère éviter tout ce qui s’y rapporte.<br />
45
- Avez-vous besoin d’autre chose, Monsieur ?<br />
Écœuré par l’antipathie <strong>de</strong> Nicolas, John lui claque la<br />
porte au nez et la verrouille. Il y colle un instant son<br />
oreille puis inspecte les murs, les lampes et les tableaux,<br />
jette un coup d’œil sous le lit et dans les placards puis se<br />
dirige vers sa valise, dont il ouvre le double fond. Il<br />
prend un petit appareil et émet un co<strong>de</strong>. De l’appareil<br />
sort une voix désarticulée :<br />
- Minotaure à l’écoute.<br />
John chuchote en rapprochant sa bouche du micro :<br />
- Ici Sisyphe... Co<strong>de</strong> 67... Approche réussie... Vous<br />
contacte <strong>de</strong>main.<br />
Il range l’appareil, se jette sur le sofa et pense à haute<br />
voix :<br />
- Quelle famille formidable et quel pays fantastique !<br />
Il remarque un écran et en profite immédiatement pour<br />
consulter les sites web dont le gouvernement américain<br />
bloque les accès. Enfin, il se dirige vers une bibliothèque<br />
et en retire quelques livres anciens. Il lit le titre du<br />
premier ouvrage, “La Renaissance <strong>de</strong> Carthage”, puis<br />
retourne le livre et survole le résumé :<br />
<strong>Le</strong> retour aux valeurs <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> Carthage, maîtresse<br />
<strong>de</strong> la Méditerranée, gran<strong>de</strong> démocratie dont la<br />
Constitution fut louée par Aristote en personne, a créé<br />
une dynamique politique irrésistible. En 10 ans, la<br />
liberté a donné aux Carthaginois les moyens <strong>de</strong> combler<br />
leur retard civilisationnel et <strong>de</strong> rejoindre l’Europe. 20<br />
46
ans plus tard la République <strong>de</strong> Carthage, malgré l’exiguïté<br />
<strong>de</strong> son territoire, est <strong>de</strong>venue l’incontestable<br />
première puissance mondiale. Dans ce livre, vous découvrirez<br />
comment s’est déroulée l’extraordinaire renaissance<br />
<strong>de</strong> Carthage.<br />
John passe aux autres livres et en lit les titres : “La<br />
fondation <strong>de</strong> la République <strong>de</strong> Carthage”, “De la fin <strong>de</strong><br />
la tyrannie”, “<strong>Le</strong>s Arabes sous la lame <strong>de</strong> fond carthaginoise”,<br />
“La fin du pétrole”, “<strong>Le</strong> solaire ou le nouveau<br />
mon<strong>de</strong>”, “La cristallique ou la nouvelle donne économique<br />
internationale”.<br />
À 22 heures, John rejoint Élyssa sur le toit couvert <strong>de</strong><br />
coupoles. Évoluer parmi elles donne une drôle <strong>de</strong><br />
sensation, complètement dépaysante. Au détour <strong>de</strong> la<br />
plus gran<strong>de</strong> coupole, John découvre Élyssa, en habit <strong>de</strong><br />
princesse berbère. Elle l’attend, à table, assise sur un<br />
fauteuil à la grecque. Un chan<strong>de</strong>lier sépare les <strong>de</strong>ux<br />
couverts. John s’assied sans un mot. Il regar<strong>de</strong> Élyssa<br />
puis contemple la mer <strong>de</strong>rrière elle. Aucun obstacle ne<br />
gâche la vue. À part Élyssa. Mais Élyssa est loin d’être<br />
un obstacle.<br />
47
LE LENDEMAIN À LA VÉRANDA<br />
<strong>Le</strong> len<strong>de</strong>main matin, Nicolas frappe à la porte <strong>de</strong> John.<br />
- Votre petit déjeuner est servi, Monsieur. Et ma<strong>de</strong>moiselle<br />
vous attend.<br />
John prend une douche sèche puis retrouve tous ses<br />
habits <strong>de</strong> la veille nettoyés et repassés par le chevalet<br />
automatique. <strong>Le</strong> moral au beau fixe, il va rejoindre<br />
Élyssa.<br />
- Bonjour, Élyssa, c’est gentil <strong>de</strong> m’avoir attendu.<br />
Élyssa se lève, le regar<strong>de</strong> amoureusement et<br />
l’embrasse.<br />
- Alors, ton premier matin à Ras Jebel ?<br />
- Je suis ravi, j’espère qu’à Tozeur aussi je me sentirai<br />
aussi bien. C’est comment, Tozeur ?<br />
- C’est une ville construite en briques <strong>de</strong> terre cuite,<br />
ceinte d’une <strong>de</strong>s plus gran<strong>de</strong>s oasis du mon<strong>de</strong>. On y<br />
compte <strong>de</strong>s millions <strong>de</strong> palmiers. On y trouve les trésors<br />
les plus précieux du mon<strong>de</strong> musulman, les musées les<br />
plus riches, les plus grands poètes, les plus fins musiciens.<br />
C’est une ville <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> culture. Au siècle <strong>de</strong>rnier, on y<br />
a construit la fameuse Beyt El Hikma en souvenir <strong>de</strong> la<br />
fondation du même nom, élevée il y a <strong>de</strong>s siècles par le<br />
Calife Al Amin. La nouvelle Beyt El Hikma a traduit,<br />
expliqué et codifié tout ce que le mon<strong>de</strong> arabe a raté<br />
<strong>de</strong>puis le XVe siècle. Et c’est un sacré boulot !<br />
48
- Tu vas souvent à Tozeur ?<br />
- Oui, à part la mé<strong>de</strong>cine, j’étudie aussi la musique, et<br />
pour ça, je vais dans le Sud tous les quinze jours.<br />
- Je pourrais t’y voir ?<br />
- Si tu as le temps, bien sûr. Mais tu auras beaucoup <strong>de</strong><br />
travail et puis le CEST est un vase clos. C’est le centre<br />
<strong>de</strong> recherche le plus riche <strong>de</strong> la République <strong>de</strong> Carthage,<br />
ses secrets sont très bien gardés. En tant qu’étranger, il<br />
va être difficile <strong>de</strong> t’en faire sortir. À moins que...<br />
- Que quoi ?<br />
- Je ne peux pas te le dire maintenant. Je te réserve une<br />
surprise.<br />
- Ah oui ? Tu ne m’en dis pas plus ?<br />
- Ça gâcherait l’effet. Et <strong>de</strong> toute façon, je serai à Dar<br />
Cheraït tous les week-ends, tu m’y appelleras.<br />
- Dar Cheraït, le palace, le rêve absolu ! <strong>Le</strong>s riches<br />
familles américaines s’en inspirent pour bâtir leurs<br />
maisons.<br />
- Oui, j’ai vu ça, mais hors contexte, c’est pas fameux.<br />
- Tu sais, les arrivistes se foutent du contexte...<br />
- Et si on s’occupait un peu <strong>de</strong> nous ? lance-t-elle d’un<br />
ton espiègle.<br />
Ils s’embrassent. Puis Élyssa le regar<strong>de</strong> tendrement. En<br />
une nuit, elle a compris que son amour pour John ne<br />
l’avait jamais quittée. John, lui, ne sait plus très bien où<br />
il en est. Il est en mission secrète, il <strong>de</strong>vrait trembler pour<br />
sa réussite ; pourtant, il est heureux comme il ne l’a<br />
49
jamais été. Et, pire que tout, il commence à avoir <strong>de</strong>s<br />
scrupules. Troublants, les mots <strong>de</strong> Diana résonnent<br />
encore à ses oreilles : “Mais si je peux te conseiller,<br />
laisse tomber ton plan et intègre-toi ici. La République<br />
<strong>de</strong> Carthage, c’est le paradis. <strong>Le</strong>s gens te respectent,<br />
même si tu es humble.”<br />
- Je suis très heureux d’être ici, déclare-t-il avec une<br />
sincérité qui l’étonne beaucoup.<br />
- Moi aussi, lui chuchote Élyssa à l’oreille avant <strong>de</strong><br />
l’embrasser sur la nuque.<br />
Une fois seul, John appelle Nicolas, lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> un<br />
bon verre <strong>de</strong> muscat <strong>de</strong> Kerkennah puis il allume l’écran<br />
et se connecte sur les informations. <strong>Le</strong> speaker annonce<br />
les titres <strong>de</strong>s actualités :<br />
• Élections en Italie : Cosa Nostra l’emporte sur Mafia<br />
Democratica, 2.500 morts.<br />
• Extension <strong>de</strong>s États membres <strong>de</strong> la République <strong>de</strong><br />
Carthage : l’Angleterre a <strong>de</strong> nouveau soumis sa <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />
d’adhésion au Conseil Carthaginois. Après examen, le<br />
prési<strong>de</strong>nt du Conseil s’est prononcé : “L’Angleterre ne<br />
remplit pas les conditions démocratiques nécessaires à<br />
son adhésion”.<br />
• Affaire <strong>de</strong>s Caricatures <strong>de</strong> Bab Saadoun. <strong>Le</strong> directeur<br />
<strong>de</strong> l’Institut <strong>de</strong>s Beaux-Arts <strong>de</strong> Tunis répond au pape :<br />
“Représenter Jésus avec un missile Tomahawk à la place<br />
<strong>de</strong> la croix n’est pas une atteinte contre le Messie mais<br />
constitue une condamnation <strong>de</strong>s terroristes chrétiens qui<br />
agissent en son nom.”<br />
50
• 7ème année d’embargo sur l’Amérique. <strong>Le</strong> Prési<strong>de</strong>nt<br />
irakien affirme : “Nous ne cé<strong>de</strong>rons pas d’un pouce, le<br />
droit international doit être appliqué. L’Amérique doit<br />
éliminer toutes ses armes <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction massive.”<br />
• Texas : Mystère autour d’une boîte crânienne.<br />
L’exhumation du corps du prési<strong>de</strong>nt américain du début<br />
du XXIe siècle, Georges W Bush, célèbre pour avoir<br />
déclenché la déca<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt, a réservé aux<br />
scientifiques une surprise <strong>de</strong> taille : le cerveau est<br />
introuvable. Pourtant, la boîte crânienne est intacte.<br />
• Boom économique en Amérique. Suite à la suppression<br />
<strong>de</strong> la plupart <strong>de</strong>s ministères (à part ceux <strong>de</strong> souveraineté),<br />
la prési<strong>de</strong>nce américaine fait état d’un étonnant<br />
sursaut <strong>de</strong>s finances du pays. En effet, libéré <strong>de</strong> ministères<br />
aussi inutiles que coûteux, le pays connaît un boom<br />
économique sans précédant.<br />
• Ai<strong>de</strong> économique du Tchad à la Scandinavie : trois<br />
chargements disparaissent.<br />
•Détournements <strong>de</strong> fonds en Suisse.<br />
L’ai<strong>de</strong> financière allouée à la Suisse pour renflouer ses<br />
caisses et sortir sa population <strong>de</strong> la misère a été entièrement<br />
détournée par le dictateur suisse et sa famille.<br />
L’opposition interdite tente <strong>de</strong> se faire entendre par les<br />
O.N.G. carthaginoises pour dénoncer ce scandale.<br />
• USA : “Renforcer les libertés individuelles et la<br />
cohésion sociale”. <strong>Le</strong> peuple américain et les chefs <strong>de</strong><br />
l’opposition légale supplient le prési<strong>de</strong>nt Al Fuksiou <strong>de</strong><br />
se présenter pour la vingt-cinquième fois aux élections<br />
51
prési<strong>de</strong>ntielles. Dans sa générosité impériale, et pour<br />
mieux gui<strong>de</strong>r le peuple dans la voie du sacrifice et <strong>de</strong><br />
l’abnégation, le prési<strong>de</strong>nt a accepté cette requête<br />
pressante. La première mesure prise pour commencer la<br />
campagne électorale a été <strong>de</strong> censurer le réseau social<br />
Fsayel Book pour, nous citons : “préserver la liberté<br />
d’expression, le respect <strong>de</strong> la dignité <strong>de</strong>s individus, <strong>de</strong><br />
leur intégrité physique et morale et leur droit à une vie<br />
décente.”<br />
- Dans cet irrépressible élan <strong>de</strong> soutien et d’encouragement,<br />
le Préposé aux toilettes du personnel <strong>de</strong> l’École<br />
<strong>de</strong>s Cadres inférieurs <strong>de</strong>s robinetteries <strong>de</strong> Takrouna offre<br />
au prési<strong>de</strong>nt Al Fuksiou un diplôme honoris causa.<br />
- <strong>Le</strong> délégué <strong>de</strong> la cellule <strong>de</strong> l’Oklahoma du parti<br />
américain au pouvoir a été “appelé à d’autres fonctions”.<br />
Sa femme, ses enfants, ses frères et sœurs, ses cousins,<br />
son jardinier et son ex femme <strong>de</strong> ménage ont été démis<br />
<strong>de</strong> leurs fonctions.<br />
• Un touriste originaire <strong>de</strong> Bouhjar pris <strong>de</strong> malaise<br />
<strong>de</strong>vant les détritus <strong>de</strong>s rues <strong>de</strong> Genève.<br />
• <strong>Le</strong> Conseil <strong>de</strong>s 104 <strong>de</strong> Carthage annonce que les<br />
actes d’espionnage industriel seront passibles d’hibernation<br />
perpétuelle et que les États commanditaires seront<br />
sévèrement punis.<br />
• Espionnage industriel : arrestation d’un espion à<br />
Tozeur. <strong>Le</strong> Japon présente ses excuses diplomatiques au<br />
gouverneur <strong>de</strong> Tozeur.<br />
John est perplexe. <strong>Le</strong> journal se poursuit :<br />
52
• Effondrement du cours <strong>de</strong> l’US$ : 2.325 personnes se<br />
sont déjà jetées du haut <strong>de</strong>s ruines <strong>de</strong> l’Empire State<br />
Building. On craint l’afflux <strong>de</strong> milliers <strong>de</strong> miséreux<br />
armés <strong>de</strong> battes <strong>de</strong> base-ball venant <strong>de</strong> Manhattan et se<br />
dirigeant vers les hypermarchés carthaginois.<br />
• Archéologie : la célèbre statue “Victoire <strong>de</strong> Cannes”<br />
retrouvera-t-elle sa tête ? <strong>Le</strong>s tractations juridiques <strong>de</strong>s<br />
Musées butent sur l’exclusivité <strong>de</strong> la présentation <strong>de</strong> la<br />
statue dans son intégralité. <strong>Le</strong>s enjeux sont considérables.<br />
5.700 journalistes ont <strong>de</strong>mandé leur accréditation.<br />
Tous les hôtels sont complets, les éditeurs et les<br />
médias proposent <strong>de</strong>s sommes faramineuses pour l’exclusivité<br />
<strong>de</strong>s droits.<br />
• Histoire : le professeur Zouzzi proclame que l’Atlanti<strong>de</strong><br />
4 se situait du côté <strong>de</strong> Tozeur et qu’il en produirait<br />
bientôt les preuves.<br />
• Cinéma : “Victoire <strong>de</strong> Trasimène” <strong>de</strong> Moncef El<br />
Okbi, le film le plus cher <strong>de</strong> l’histoire du cinéma et qui a<br />
rapporté 100 fois sa mise, remporte 3 Palmiers d’Or :<br />
meilleure réalisation, meilleur premier rôle pour Mehdi<br />
Cheraït (Hannibal), meilleur second rôle pour Moncef<br />
El May (Scipion). <strong>Le</strong> Palmier d’Or du rire a été remporté<br />
par Karim Azzouz pour “<strong>Le</strong>s Jardins d’Abu Nawas”.<br />
4 Immense, regorgeant <strong>de</strong> toutes les richesses du sol et du sous-sol, grouillante<br />
d’hommes, l’île <strong>de</strong>s Atlantes, rois nés <strong>de</strong> Poséidon et d’une mortelle, Cleito, a connu au cours<br />
<strong>de</strong>s siècles une prospérité inouïe. Divisée en districts, quadrillée <strong>de</strong> canaux convergeant vers<br />
la cité, irriguée par les eaux <strong>de</strong>scendues <strong>de</strong> ses montagnes ou retenues dans <strong>de</strong>s bassins,<br />
l’île était, selon Platon, le séjour d’une race conquérante. Cette race aurait soumis la Libye<br />
jusqu’à l’Égypte et l’Europe jusqu’à la Tyrrhénie. Une sage administration, sous une royauté<br />
juste et héréditaire, avait fait <strong>de</strong> la cité <strong>de</strong>s Atlantes une ville magnifique.<br />
53
• Boxe : le titre <strong>de</strong> Champion du Mon<strong>de</strong> échappe une<br />
nouvelle fois aux boxeurs <strong>de</strong> couleur. <strong>Le</strong>s boxeurs blancs<br />
confirment une nouvelle fois leur mainmise séculaire sur<br />
le titre <strong>de</strong>s poids lourds.<br />
• Football : face au Club Africain et à 19 journées <strong>de</strong><br />
la fin <strong>de</strong> la compétition, l’Espérance a mathématiquement<br />
remporté son 100e Championnat. À la fin <strong>de</strong>s festivités,<br />
l’Espérance a honoré ses plus vieux supporters :<br />
les dénommés Bachkouta, Behness, Chahma, El Âkss,<br />
Ould Salouha, El Ârbi Flamme, Khaled Ban<strong>de</strong>role et<br />
Karim Kahla.<br />
• La multinationale Ultras l’Emkachkhines rachète le<br />
Real Madrid et le FC Barcelone.<br />
• Automobile : Mohamed Kadi, clone tuniso-algérien,<br />
a remporté une nouvelle fois le Championnat du mon<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> F1 sur une Turbo Injection Solaire.<br />
John regar<strong>de</strong> avec admiration l’image du clone<br />
Mohamed Kadi dont il a accroché un poster géant dans<br />
son studio new-yorkais, puis il appuie sur l’onglet<br />
Transports et sélectionne Ve<strong>de</strong>tte à Gran<strong>de</strong> Vitesse. Il<br />
réserve une place pour Bizerte.<br />
Enfin, il va passer un moment dans le jacuzzi <strong>de</strong> la<br />
famille Chedly où il s’asperge <strong>de</strong>s parfums carthaginois<br />
hors <strong>de</strong> prix dont il ne connaît que les publicités.<br />
54
SUR LE QUAI<br />
Une <strong>de</strong>mi-heure plus tard, ragaillardi par les parfums,<br />
John sort <strong>de</strong> la maison et parcourt à pied les quelques<br />
centaines <strong>de</strong> mètres qui le séparent <strong>de</strong> l’embarcadère <strong>de</strong><br />
la VGV. Quand il arrive sur le quai presque désert, il n’y<br />
a aucune ve<strong>de</strong>tte à l’horizon.<br />
Il <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à une <strong>de</strong>s rares personnes présentes :<br />
- Excusez-moi, le départ <strong>de</strong> la VGV est bien prévu à 10<br />
heures ?<br />
- Oui, à 10 heures et toutes les <strong>de</strong>mi-heures.<br />
- Il est 10 heures moins une et je ne vois rien !<br />
L’homme sourit et dit :<br />
- La ve<strong>de</strong>tte sera là dans une minute.<br />
John est saisi d’un doute :<br />
- C’est par où Bizerte ?<br />
La personne lui désigne le Cap Zebib.<br />
- C’est par là.<br />
John est <strong>de</strong> plus en plus perplexe :<br />
- <strong>Le</strong> cap là-bas ? Vous dites que la VGV sera là dans<br />
quelques secon<strong>de</strong>s alors qu’on ne la voit même pas ?<br />
L’homme rit maintenant ouvertement. John est blessé<br />
dans son amour-propre. Il s’apprête à l’apostropher<br />
quand celui-ci lui désigne une tache blanche au loin :<br />
l’écume soulevée par la ve<strong>de</strong>tte. À ce moment-là, le quai<br />
55
s’emplit et vingt secon<strong>de</strong>s plus tard, le trimaran <strong>de</strong><br />
cinquante mètres à coque hyperprofilée et recouverte <strong>de</strong><br />
panneaux solaires est à quai. John est époustouflé par le<br />
sens <strong>de</strong> l’organisation <strong>de</strong>s Carthaginois. En Amérique,<br />
seul un train sur dix arrive à l’heure et les wagons sont<br />
sales, leur sol jonché <strong>de</strong> crachats et les voyageurs indisciplinés.<br />
Songeant à cette différence <strong>de</strong> civilisation et se<br />
<strong>de</strong>mandant pourquoi certains peuples vivent dans le bon<br />
sens et d’autres pas, il en oublie <strong>de</strong> composter son billet<br />
et se fait répriman<strong>de</strong>r par la machine <strong>de</strong> contrôle. Il<br />
s’assied sans faire attention au numéro <strong>de</strong> sa place, se<br />
déplace alors que la ve<strong>de</strong>tte est en pleine accélération,<br />
manque <strong>de</strong> se casser la figure et se fait apostropher par<br />
l’hôtesse. Il finit enfin par trouver sa place alors que la<br />
ve<strong>de</strong>tte fait son entrée dans la ra<strong>de</strong> <strong>de</strong> Bizerte, l’une <strong>de</strong>s<br />
plus belles et <strong>de</strong>s plus fortifiées <strong>de</strong> la planète, port<br />
d’attache <strong>de</strong>s IIe, VIIe, IXe, XIIe, XVIIe et XXIIIe<br />
flottes carthaginoises.<br />
56
BIZERTE<br />
Dès que la VGV accoste, John <strong>de</strong>scend et avance rapi<strong>de</strong>ment<br />
vers le port pour ne pas rater un vaisseau <strong>de</strong><br />
guerre carthaginois qui, avec ses bâtiments d’escorte,<br />
s’apprête à prendre le large. L’Américain contemple le<br />
navire. Il n’a jamais vu un bateau pareil, pas d’aussi près<br />
en tout cas. Impressionné par la puissance carthaginoise,<br />
il est complètement abruti.<br />
Un homme sur le quai lance à un autre :<br />
- Regar<strong>de</strong>, c’est un furtif. J’ai travaillé sur son chantier,<br />
c’est l’un <strong>de</strong> nos <strong>de</strong>rniers porte-avions. Il fonctionne à<br />
l’énergie solaire et il est indétectable. Il atteint les 120<br />
nœuds et peut fondre sur n’importe quel point du globe<br />
en quelques jours. Son aviation embarquée est composée<br />
<strong>de</strong> 170 appareils <strong>de</strong> tous genres.<br />
John écoute, subjugué, et songe : Jamais on ne pourra<br />
leur résister, c’est foutu, il faut s’aligner ou crever !<br />
Un peu plus loin, <strong>de</strong>s enfants jouent avec leurs parents<br />
à reconnaître les navires <strong>de</strong> guerre. À l’approche <strong>de</strong><br />
John, ils s’exclament :<br />
- Oh, regar<strong>de</strong>, un porte-avions furtif !<br />
- C’est le Jugurtha !<br />
- Mais non, le Jugurtha a été envoyé en Amérique pour<br />
contrôler l’embargo, intervient un <strong>de</strong>s pères.<br />
- Alors, c’est l’Hamilcar ! renchérit un <strong>de</strong>s gamins.<br />
57
- Non, l’Hamilcar fait partie <strong>de</strong> notre Troisième Flotte<br />
qui surveille la Chine.<br />
- Je parie que c’est l’Hannibal, dit un autre enfant.<br />
- Non plus, l’Hannibal est basé à Syracuse. Il assure le<br />
contrôle <strong>de</strong> notre Protectorat <strong>de</strong> Sicile.<br />
- Serait-ce le Salammbô ? <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt les enfants, fiers<br />
<strong>de</strong> leur connaissance <strong>de</strong> la flotte carthaginoise.<br />
<strong>Le</strong> père regar<strong>de</strong> attentivement le grand navire maintenant<br />
tout proche. Il arrive à lire son nom :<br />
- Ah ! C’est le Bourguiba !<br />
<strong>Le</strong>s enfants contemplent l’impressionnant bâtiment <strong>de</strong><br />
quatre cent soixante mètres <strong>de</strong> long, dont le pont est<br />
hérissé <strong>de</strong> chasseurs Baal 77, <strong>de</strong>rniers jets à pile à<br />
combustible sortis <strong>de</strong>s usines d’El Mourouj 123.<br />
- Et il va où, papa ? lance un enfant.<br />
- Notre flotte a <strong>de</strong>s manœuvres communes avec la<br />
République d’Irlan<strong>de</strong> pour délimiter les eaux territoriales<br />
anglaises.<br />
John avance encore et contemple sur le chenal <strong>de</strong>s<br />
skieurs qui font <strong>de</strong>s figures acrobatiques. Autour d’eux,<br />
<strong>de</strong>s yachts somptueux dont les ponts sont noirs <strong>de</strong> jeunes<br />
qui dansent, bronzent ou observent les skieurs.<br />
John fixe les plaisanciers qui l’observent en pensant :<br />
“Drôle <strong>de</strong> faciès, d’où il vient ce type-là ? Pourquoi il<br />
nous fixe comme ça ?”<br />
Sentant les regards réprobateurs, il quitte le port et se<br />
dirige vers le centre-ville. Il est impressionné par l’ani-<br />
58
mation qui règne dans les rues <strong>de</strong> Bizerte. Des marins du<br />
mon<strong>de</strong> entier, les hommes en costume blanc et les<br />
femmes en tailleur bleu ciel, emplissent les restaurants,<br />
les boutiques, les salles <strong>de</strong> jeu, les centres commerciaux<br />
et les bars <strong>de</strong> la ville. Des orchestres ambulants <strong>de</strong> tous<br />
horizons se suivent tous les trente mètres dans la zone<br />
piétonne. Musique brésilienne, française, alleman<strong>de</strong>,<br />
orientale, carthaginoise… Des centaines <strong>de</strong> marins et <strong>de</strong><br />
Bizertins suivent en dansant les divers orchestres. Des<br />
expositions <strong>de</strong> peinture, <strong>de</strong> sculpture, d’objets d’art et<br />
d’antiquités se succè<strong>de</strong>nt à même les places <strong>de</strong> la ville.<br />
Sur l’Avenue du Navigateur Hannon, bordée <strong>de</strong> très<br />
larges trottoirs parsemés <strong>de</strong> quatre rangées d’eucalyptus<br />
géants, <strong>de</strong>s dizaines <strong>de</strong> spectacles et matches <strong>de</strong> divers<br />
sports se déroulent en même temps. Malgré la chaleur <strong>de</strong><br />
l’été, une brise fraîche traverse toute l’artère. John<br />
cherche l’origine <strong>de</strong> la fraîcheur et finit par la découvrir :<br />
toute l’avenue est parcourue par un écran d’eau fraîche<br />
<strong>de</strong> <strong>de</strong>ux mètres <strong>de</strong> haut. John est subjugué par les spectacles<br />
qui se déroulent : béliomachie, dromadairomachie,<br />
corridas, lâchers <strong>de</strong> taureaux... Toutes les animations<br />
méditerranéennes sont réunies au centre <strong>de</strong> Bizerte.<br />
Au fil <strong>de</strong> sa promena<strong>de</strong>, il arrive au Cap 3000, superbe<br />
centre d’animation marine avec bars et restaurants, dont<br />
<strong>de</strong>ux sous-marins. Il découvre un musée aquatique, un<br />
musée océanographique, un marché <strong>de</strong> poissons biologiques,<br />
une université <strong>de</strong> la Mer, <strong>de</strong>s clubs <strong>de</strong> plongée et,<br />
clou du centre, le plus grand salon nautique du mon<strong>de</strong>,<br />
59
<strong>de</strong>venu permanent <strong>de</strong>puis quelques décennies. Là, il<br />
observe les <strong>de</strong>rnières nouveautés du mon<strong>de</strong> aquatique :<br />
sous-marins <strong>de</strong> poche, planches à voiles solaires, bicyclomarines,<br />
trottinetteskis, hydrohélinavettes, planches<br />
automouvantes, hydrojets subaquatiques. L’Américain<br />
est impressionné par tant d’innovations. <strong>Le</strong> temps que ça<br />
arrive en Amérique, ils auront inventé cent autres engins,<br />
songe-t-il avec un pincement au cœur.<br />
John détourne peu à peu son attention <strong>de</strong>s machines et,<br />
en esthète averti, reluque les Bizertines. Depuis son<br />
arrivée en République <strong>de</strong> Carthage, il est subjugué par la<br />
beauté <strong>de</strong>s passantes. Il trouve à ces Nord-Africaines <strong>de</strong>s<br />
airs slaves. <strong>Le</strong> mélange produit une gran<strong>de</strong> beauté, mais<br />
John ne comprend pas d’où proviennent ces gènes<br />
slaves. Tout à coup, alors qu’il contemple une magnifique<br />
jeune femme, il en heurte une autre plus belle<br />
encore. Son couffin en simili alfa <strong>de</strong> Kasserine tombe à<br />
la renverse. John s’empresse <strong>de</strong> ramasser les fruits et les<br />
effets personnels <strong>de</strong> la Bizertine. Se confondant en<br />
excuses, il ose lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r :<br />
- Je ne suis en République <strong>de</strong> Carthage que <strong>de</strong>puis peu<br />
et il y a quelque chose qui m’étonne particulièrement...<br />
- Si je peux vous ai<strong>de</strong>r... propose la jeune femme.<br />
- Je voudrais simplement savoir comment les<br />
Carthaginois ont <strong>de</strong>s traits slaves alors qu’ils sont<br />
nord-africains.<br />
La jeune femme répond, dévoilant une <strong>de</strong>ntition<br />
parfaite :<br />
60
- Mais c’est très simple ! La crise russe ayant jeté dans<br />
la rue <strong>de</strong>s millions <strong>de</strong> chômeurs et <strong>de</strong> désœuvrés, la<br />
République <strong>de</strong> Carthage a décidé <strong>de</strong> leur ouvrir ses frontières.<br />
La population carthaginoise n’était pas très gâtée<br />
par la nature et <strong>de</strong>s siècles <strong>de</strong> mariages arrangés n’avaient<br />
pas arrangé les faciès. En quelques générations, le gène<br />
slave a fait son effet. Voilà, c’est aussi simple que ça !<br />
lance la jeune fille avec un tel sourire que le cœur <strong>de</strong><br />
John se crispe d’admiration.<br />
Elle repart et John reste coi <strong>de</strong>vant ce corps parfait. Il<br />
n’avait jamais vu autant <strong>de</strong> belles femmes réunies.<br />
Depuis <strong>de</strong>s lustres, peut-être même <strong>de</strong>puis la crise,<br />
l’Amérique s’était vidée <strong>de</strong> ses jolies femmes. Ne<br />
restaient que les cageots. Et même si le stress et la faim<br />
leur ont fait perdre du poids, les cageots sont restés <strong>de</strong>s<br />
cageots.<br />
Tout à coup, John se souvient qu’il est venu à Bizerte<br />
pour visiter le Musée d’Histoire. Il se met à la recherche<br />
d’un policier pour lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r le chemin du musée. Il<br />
regar<strong>de</strong> <strong>de</strong> tous les côtés mais n’en voit pas un seul. Il<br />
réfléchit et se rend alors compte qu’il n’a pas vu un seul<br />
policier <strong>de</strong>puis son arrivée. Il est saisi d’un doute. N’y<br />
aurait-il pas <strong>de</strong> policiers en République <strong>de</strong> Carthage ?<br />
Perplexe, il se dirige vers un marchand <strong>de</strong> glaces, achète<br />
un cornet dattes-boutebgaya et entame la conversation<br />
avec la caissière, une dame d’un certain âge.<br />
- S’il vous plaît, le Musée d’Histoire, c’est loin d’ici ?<br />
61
- Non, c’est indiqué là. La dame lui désigne une plaque<br />
accolée à un réverbère. C’est à <strong>de</strong>ux cent mètres, vers la<br />
Corniche.<br />
- La Corniche ?<br />
- Vous n’êtes pas d’ici ?<br />
- Non, je suis là en touriste.<br />
- Touriste ? Ah bon ? dit-elle en regardant ses<br />
chaussures.<br />
- Pourquoi ? C’est si rare chez vous ?<br />
- Oui, les touristes, c’est fini.<br />
- Pour quelle raison ?<br />
- Il y a eu une gran<strong>de</strong> polémique sur leur utilité. Ils ne<br />
rapportaient plus rien et nous coûtaient cher, alors on a<br />
arrêté le tourisme, enfin... le tourisme <strong>de</strong> masse, bien sûr.<br />
- Et qu’est-ce que vous avez fait <strong>de</strong> tous les hôtels ?<br />
- On a juste laissé les meilleurs et transformé les autres<br />
en universités. <strong>Le</strong>s étudiants étaient concentrés par<br />
milliers dans <strong>de</strong>s cités minables, alors on a décidé <strong>de</strong> les<br />
héberger dans les hôtels convertis en universités privées.<br />
L’expérience a eu beaucoup <strong>de</strong> succès et les étudiants<br />
<strong>de</strong>s pays civilisés, surtout <strong>de</strong>s Africains, ont été séduits.<br />
- Et pour les cours ? Comment avez-vous trouvé autant<br />
<strong>de</strong> professeurs pour tout ce mon<strong>de</strong> ?<br />
- Pour les cours, aucun problème ! <strong>Le</strong>s étudiants les<br />
reçoivent sur écran géant dans les amphis ou à la télé,<br />
dans leur chambre. Mais l’avantage, ce sont les formidables<br />
conditions <strong>de</strong> travail, avec tous les loisirs possibles.<br />
62
En plus, ils sont responsables <strong>de</strong> l’administration <strong>de</strong> leur<br />
hôtel-cité, ce qui leur permet d’apprendre à gérer les<br />
restaurants, les golfs, les terrains <strong>de</strong> jeu, les boutiques,<br />
les bibliothèques, les cinémas, les théâtres, les spectacles,<br />
les chantiers <strong>de</strong> construction et tout le reste. C’est<br />
ainsi qu’est née une génération d’entrepreneurs qui ont<br />
développé notre pays. Alors, les hôtels <strong>de</strong> mille lits et les<br />
touristes au rabais, vous comprenez, on s’en tape.<br />
- Eh ben ! Dire qu’en Europe, les touristes sont hyper<br />
recherchés, choyés et protégés.<br />
- J’ai vu les prix hier, c’est vraiment pour rien. Ça me<br />
coûterait moins cher d’y aller tous frais payés que <strong>de</strong><br />
rester ici.<br />
- Alors, allez-y ! Ils ne vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt même pas <strong>de</strong><br />
visa !<br />
- Vous savez... L’Europe ou l’Amérique, c’est peut-être<br />
pas cher, mais on s’y ennuie ferme. Et puis c’est <strong>de</strong><br />
l’hypocrisie : en tant que touristes, on est choyés, mais<br />
quand on voit l’état <strong>de</strong> leur population...<br />
- Eh oui, c’est vrai que vous êtes bien mieux ici... Au<br />
fait, j’ai remarqué une chose bizarre. Il n’y a pas <strong>de</strong> flics,<br />
ici ?<br />
- Pas dans la rue en tout cas. Il y en a bien quelquesuns,<br />
mais ils n’interviennent qu’en cas <strong>de</strong> nécessité, et<br />
c’est rare.<br />
- Mais alors, qui assure le maintien <strong>de</strong> l’ordre ?<br />
- Il se maintient tout seul.<br />
63
- Mais ! Et quand il y a <strong>de</strong>s échauffourées ?<br />
- Oh, il n’y en a pas beaucoup, les gens sont détendus<br />
et polis. Je vois ce que vous voulez dire, mais ce dont<br />
vous parlez, le désordre, les bagarres et les flics, c’est fini<br />
<strong>de</strong>puis longtemps.<br />
- Depuis quand ?<br />
- Depuis que les véhicules n’ont plus besoin <strong>de</strong> conducteurs,<br />
que les bibliothèques ont remplacé les cafés et que<br />
la chicha est interdite... Et puis, ce serait trop long à<br />
expliquer. Vous allez au Musée d’Histoire, non ? Vous y<br />
trouverez tout ce qui vous intéresse.<br />
- Bien. Merci, Madame, ce fut un plaisir.<br />
- Au revoir, petit. En elle-même : Il est poli, celui-là !<br />
Comme quoi, il ne faut pas se fier aux apparences...<br />
64
AU MUSÉE D’HISTOIRE<br />
John <strong>de</strong>scend l’Avenue <strong>de</strong>s Frères Philènes sur un<br />
trottoir roulant et arrive à la hauteur <strong>de</strong> la Corniche. Là,<br />
il découvre un imposant monument. Sur le porche, il lit :<br />
Musée d’Histoire.<br />
Il regar<strong>de</strong> les intitulés <strong>de</strong>s pavillons :<br />
“Indépendance”<br />
“Deuxième République”<br />
“Troisième République”<br />
Puis remarque :<br />
“République <strong>de</strong> Carthage”<br />
- Ah ! voilà ce qu’il me faut !<br />
Il prend un gui<strong>de</strong> électronique et s’engage dans un long<br />
couloir. Plus il avance, plus il s’enfonce vers une<br />
obscurité totale. Tout à coup, le sol semble l’emporter.<br />
Au loin, il voit briller un calendrier qui flotte dans l’air.<br />
Ses pages se détachent toutes seules et arrivent juste<br />
au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la tête <strong>de</strong> John. Des images d’événements<br />
passés apparaissent comme par enchantement : l’exposition<br />
universelle <strong>de</strong> 1900, la construction <strong>de</strong> la Tour<br />
Eiffel, l’industrialisation, les balbutiements <strong>de</strong> l’industrie<br />
automobile, les premiers avions... Puis le calendrier<br />
se fixe sur le mois <strong>de</strong> janvier 1991. Des préparatifs militaires<br />
et <strong>de</strong>s opérations <strong>de</strong> guerre défilent, sans support<br />
visible, autour <strong>de</strong> John. Un énorme porte-avions virtuel<br />
65
apparaît, passe <strong>de</strong>vant John et l’éclabousse <strong>de</strong> son sillage<br />
en 3D. Des centaines <strong>de</strong> missiles Tomahawk jaillissent et<br />
John voit Bagdad, baignant dans une lumière verte,<br />
subissant <strong>de</strong>s bombar<strong>de</strong>ments. Puis <strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong><br />
tanks, entourés <strong>de</strong> fantassins, apparaissent en <strong>de</strong>ssous <strong>de</strong><br />
John. Des puits <strong>de</strong> pétrole en flammes. <strong>Le</strong> plan s’éloigne<br />
et petit à petit, c’est tout le Moyen-Orient en guerre qui<br />
apparaît. L’effet est saisissant. <strong>Le</strong>s opérations militaires<br />
sont commentées par le gui<strong>de</strong> électronique. John est<br />
frappé par le réalisme <strong>de</strong>s effets.<br />
<strong>Le</strong> gui<strong>de</strong> électronique déclare au fur et à mesure <strong>de</strong>s<br />
reconstitutions : “Au cours du XXe siècle et jusqu’à la<br />
moitié du XXIe siècle, les injustices et les guerres les<br />
plus machiavéliques ont secoué la planète, provoquant<br />
haine, malheur et désespoir.” (Images <strong>de</strong> bombar<strong>de</strong>ments,<br />
<strong>de</strong> peuples déplacés, <strong>de</strong> massacres, <strong>de</strong> tanks<br />
faisant front à <strong>de</strong>s enfants et détruisant <strong>de</strong>s maisons,<br />
images <strong>de</strong> bombes humaines, <strong>de</strong> suici<strong>de</strong>s collectifs, <strong>de</strong><br />
meurtres <strong>de</strong> sang-froid, <strong>de</strong> peuples affamés...).<br />
<strong>Le</strong> petit appareil poursuit : “L’Occi<strong>de</strong>nt, puissance<br />
alors dominante, imposait un système d’exploitation<br />
généralisé <strong>de</strong>s richesses <strong>de</strong> la terre. (Images <strong>de</strong> milliers<br />
<strong>de</strong> <strong>de</strong>rricks au Moyen-Orient, <strong>de</strong> mines où travaillent <strong>de</strong>s<br />
enfants, <strong>de</strong> méga pôles industriels ultra pollués, <strong>de</strong><br />
naufrages <strong>de</strong> pétroliers, <strong>de</strong> transport <strong>de</strong> matières fissibles,<br />
<strong>de</strong> pollution atmosphérique, du trou <strong>de</strong> la couche d’ozone,<br />
du bouleversement climatique, etc.).<br />
66
Pour s’approprier ces richesses, les pays dominants<br />
soutenaient les pires tyrannies et pour taire les revendications<br />
<strong>de</strong>s peuples, ils vendaient du matériel <strong>de</strong> police<br />
et <strong>de</strong> guerre puis injectaient ça et là quelques capitaux<br />
sous forme <strong>de</strong> prêts que les anciens pays du Tiers-Mon<strong>de</strong><br />
étaient obligés <strong>de</strong> payer avec <strong>de</strong>s intérêts qui atteignaient<br />
plusieurs fois le capital emprunté.<br />
<strong>Le</strong>s cessations <strong>de</strong> paiement poussaient les autorités <strong>de</strong>s<br />
pays pauvres à cé<strong>de</strong>r leur souveraineté sur leurs richesses<br />
naturelles. Malgré <strong>de</strong>s déclarations répétitives, relatives<br />
aux droits <strong>de</strong> l’homme et au droit <strong>de</strong>s peuples à disposer<br />
d’eux-mêmes (scènes <strong>de</strong> l’ONU, <strong>de</strong> délégués votant à<br />
main levée), les pays dominants défendaient <strong>de</strong>s injustices<br />
flagrantes et n’intervenaient que lorsque leurs<br />
intérêts économiques ou électoraux étaient en jeu.<br />
On a même vu <strong>de</strong>s chefs d’État occi<strong>de</strong>ntaux donner<br />
l’ordre <strong>de</strong> procé<strong>de</strong>r à <strong>de</strong>s bombar<strong>de</strong>ments pour détourner<br />
leurs populations <strong>de</strong> scandales sexuels qui risquaient <strong>de</strong><br />
compromettre leur réélection (images <strong>de</strong> déploiement<br />
militaire, <strong>de</strong> porte-avions et <strong>de</strong> villes arabes pilonnées).<br />
<strong>Le</strong> rapport guerre/élection était <strong>de</strong>venu une règle.<br />
Des peuples pauvres et hagards comptaient leurs morts<br />
en se <strong>de</strong>mandant pourquoi cette violence, tandis que<br />
d’autres peuples, riches et excités par leur puissance<br />
militaire, se pâmaient quotidiennement <strong>de</strong>vant <strong>de</strong>s clips<br />
mettant en scène du matériel <strong>de</strong> guerre en pleine action.<br />
Cette inconscience <strong>de</strong>s détenteurs <strong>de</strong> la puissance a eu<br />
<strong>de</strong>s conséquences terribles : <strong>de</strong>s groupuscules secrets<br />
67
issus <strong>de</strong>s peuples dominés ont fini par créer une nébuleuse<br />
terroriste internationale qui a causé d’énormes dégâts<br />
(images d’explosions dans <strong>de</strong>s centres commerciaux, <strong>de</strong>s<br />
boîtes <strong>de</strong> nuit, <strong>de</strong>s restaurants. Scènes <strong>de</strong> détournements<br />
d’avion, images <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> tours, d’explosions <strong>de</strong><br />
barrages, <strong>de</strong> guerre bactériologique, chimique…).<br />
Au lieu <strong>de</strong> réparer les injustices flagrantes, causes<br />
principales du terrorisme, l’Occi<strong>de</strong>nt a poursuivi, en<br />
l’intensifiant, sa logique médiatico-militaro-industrielle.<br />
Et cela a duré jusqu’à la gran<strong>de</strong> crise économique du<br />
milieu du XXIe siècle qui s’est soldée par la douzième<br />
Guerre du Golfe et l’affaissement <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt, dont<br />
l’industrie et l’économie étaient basées sur le contrôle<br />
du pétrole.”<br />
<strong>Le</strong> gui<strong>de</strong> électronique poursuit, en changeant <strong>de</strong> ton :<br />
“Jusqu’aux années 2050, d’étonnantes maladies<br />
comme la fatigue et le stress touchaient <strong>de</strong>s pans entiers<br />
<strong>de</strong> la population. <strong>Le</strong> symptôme principal était un effondrement<br />
du moral. <strong>Le</strong>s déprimés perdaient le goût <strong>de</strong><br />
vivre et <strong>de</strong>venaient passifs, assistés, inutiles, refusant <strong>de</strong><br />
s’intégrer dans une société qu’ils réprouvaient. Ils se<br />
réfugiaient alors dans <strong>de</strong>s cafés où, hypnotisés par la<br />
télévision ou abrutis par <strong>de</strong>s jeux <strong>de</strong> cartes, ils perdaient<br />
leur temps en buvant <strong>de</strong>s boissons gazeuses, <strong>de</strong> l’alcool<br />
ou en consommant diverses drogues et autres excitants.<br />
D’autres encore croyaient se défouler dans <strong>de</strong>s locaux<br />
confinés et puants où ils dansaient <strong>de</strong> façon endiablée<br />
68
sur <strong>de</strong>s rythmes tonitruants qu’on appelait alors Trans,<br />
Techno ou, version un peu moins satanique, Disco.”<br />
Maintenant, John passe <strong>de</strong>vant <strong>de</strong>s images <strong>de</strong> sta<strong>de</strong>s. Il<br />
est entouré <strong>de</strong> supporters en délire, brandissant leur<br />
poing rageur vers les supporters adverses qui leur<br />
faisaient <strong>de</strong>s gestes obscènes. John assiste à <strong>de</strong>s lancers<br />
<strong>de</strong> fusées, jets <strong>de</strong> pierre, bagarres et batailles rangées. Au<br />
loin, se déroule un match <strong>de</strong> football. <strong>Le</strong> gui<strong>de</strong> énonce :<br />
“D’autres comportements dégradants avaient lieu lors<br />
<strong>de</strong>s matches <strong>de</strong> football où l’excitation atteignait <strong>de</strong>s<br />
sommets. Comme au temps <strong>de</strong>s gladiateurs, <strong>de</strong>s populations<br />
entières étaient subjuguées par ces nouveaux<br />
mercenaires courant <strong>de</strong>rrière un ballon. <strong>Le</strong> phénomène<br />
avait pris une telle ampleur que les gens ne parlaient<br />
plus que <strong>de</strong> football et la tension était telle qu’il y avait<br />
souvent <strong>de</strong>s blessés, parfois même <strong>de</strong>s morts.”<br />
Tout à coup, John se retrouve dans le noir. Petit à petit,<br />
une faible lueur apparaît puis <strong>de</strong>s billets <strong>de</strong> banque<br />
commencent à pleuvoir. Images <strong>de</strong> gens accablés par <strong>de</strong>s<br />
problèmes d’argent, d’expulsions, d’expropriations, <strong>de</strong><br />
ventes obligatoires par voie d’huissier, <strong>de</strong> hold-up, <strong>de</strong><br />
vols à la tire, <strong>de</strong> pauvreté, <strong>de</strong> misère, <strong>de</strong> mendicité, <strong>de</strong><br />
saleté. <strong>Le</strong> gui<strong>de</strong> électronique commente d’une voix<br />
triste :<br />
“Jusqu’au milieu du XXIe siècle, l’argent était la<br />
cause d’une proportion énorme <strong>de</strong> problèmes <strong>de</strong> société.<br />
<strong>Le</strong> mon<strong>de</strong> entier vivait par et pour l’argent, la plupart<br />
<strong>de</strong>s gens étaient prêts à tout pour <strong>de</strong> l’argent, à corrompre,<br />
69
voler, dissimuler, tromper, faire chanter, mentir. La bonne<br />
humeur <strong>de</strong>s gens dépendait souvent <strong>de</strong> la consistance <strong>de</strong><br />
leur portefeuille et la société entière a fini par être<br />
corrompue par l’argent.<br />
<strong>Le</strong>s rapports avec l’État sont progressivement <strong>de</strong>venus<br />
<strong>de</strong> simples rapports pécuniaires. <strong>Le</strong>s taxes étaient omniprésentes,<br />
l’essence augmentait sans cesse jusqu’à<br />
<strong>de</strong>venir hors <strong>de</strong> prix. Mais quand le prix du litre <strong>de</strong><br />
carburant a atteint le prix fatidique du litre <strong>de</strong> vin, les<br />
gens ont cessé <strong>de</strong> rouler et se sont mis à boire. Résultat :<br />
le prix <strong>de</strong>s vins et spiritueux a lui aussi entamé une<br />
ascension vertigineuse. C’est alors qu’a éclaté la<br />
fameuse “émeute du vin”. Ceux que l’on a appelés les<br />
“rouges” (<strong>de</strong> la couleur du vin) ont formé le G.R.A.<br />
(Groupe du Rouge Armé) et lancé <strong>de</strong>s actions terroristes.<br />
D’autres groupuscules ont alors été créés, comme le<br />
G.W.A. (Groupe du Whisky Armé) et le redoutable<br />
G.B.A. (Groupe <strong>de</strong> la Boukha Armée), le plus extrémiste<br />
<strong>de</strong> tous. <strong>Le</strong> pays a connu une époque <strong>de</strong> troubles et<br />
d’anarchie. Et ce n’est qu’après la reconnaissance<br />
politique officielle du F.B.S. (Front <strong>de</strong> la Bière du Salut),<br />
groupe modéré, que les choses ont évolué. L’entrée <strong>de</strong> ce<br />
parti à l’Assemblée et le vote d’une loi limitant les taxes<br />
sur l’alcool a alors sauvé le pays du chaos.<br />
Mais la tendance n’a commencé à s’inverser réellement<br />
qu’une fois éliminées les sources <strong>de</strong> la corruption.<br />
Après la réunion d’une mission d’étu<strong>de</strong> sur la corruption,<br />
les autorités ont réalisé que celle-ci provenait <strong>de</strong> la<br />
70
profusion d’interdictions et d’autorisations administratives,<br />
qui donnaient à <strong>de</strong>s agents <strong>de</strong> l’État sous-payés<br />
l’occasion <strong>de</strong> s’enrichir illégalement. C’est à partir du<br />
moment où toutes les autorisations administratives ont<br />
été annulées que la corruption n’a plus trouvé <strong>de</strong> terrain<br />
favorable. Ce “nettoyage” administratif a joué un rôle<br />
prépondérant dans le développement économique.”<br />
“Culture”, lance le gui<strong>de</strong> électronique avec un petit<br />
enrouement du meilleur effet :<br />
“Cette époque fut celle <strong>de</strong> l’ignorance. <strong>Le</strong>s vidéothèques<br />
avaient pris la place <strong>de</strong>s librairies et les cinémas,<br />
théâtres et anciens lieux <strong>de</strong> spectacles culturels ont fini<br />
par disparaître.<br />
Quant aux médias, ils étaient truffés d’une forme <strong>de</strong><br />
publicité archaïque qui conditionnait le bonheur à<br />
l’achat d’un produit. C’était en quelque sorte la matérialisation<br />
<strong>de</strong> la bêtise par le conditionnement. Fascinés<br />
par les images, les individus regardaient mille fois les<br />
mêmes spots vantant, par la présence <strong>de</strong> femmes<br />
dénudées, <strong>de</strong>s yaourts chimiques ou une boisson gazeuse<br />
universelle. Après plusieurs décennies <strong>de</strong> publicité et <strong>de</strong><br />
consommation à outrance, les spécialistes ont remarqué<br />
que les femmes nues avaient fini par faire aux hommes le<br />
même effet que les yaourts. Pour l’Occi<strong>de</strong>nt, c’était déjà<br />
trop tard : la natalité avait régressé. Mais le reste du<br />
mon<strong>de</strong>, moins sujet à la publicité, avait échappé à ce<br />
funeste phénomène.<br />
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Pour ce qui est <strong>de</strong> la communication politique, elle a<br />
mis <strong>de</strong>s années pour sortir <strong>de</strong> la propagan<strong>de</strong>. En fait, les<br />
gouvernements, dans leur délire médiatique, ont tout<br />
simplement constaté que plus personne ne les croyait.<br />
À cette époque, les mœurs et la vie sociale avaient<br />
d’étranges connotations. L’ignorance poussait les gens<br />
à s’occuper <strong>de</strong>s affaires <strong>de</strong>s autres. Ce qui provoquait<br />
beaucoup <strong>de</strong> rixes et faisait perdre beaucoup <strong>de</strong> temps.<br />
<strong>Le</strong>s enfants étaient enfermés dans <strong>de</strong>s salles <strong>de</strong> classe,<br />
et cet enfermement en faisait <strong>de</strong>s névrosés. Ce n’est<br />
qu’au milieu du XXIe siècle que les psychiatres l’ont<br />
constaté. Depuis, la scolarité a été entièrement repensée<br />
et aujourd’hui, les écoliers – tout comme les étudiants<br />
d’ailleurs – vivent dans <strong>de</strong> vastes centres qu’ils animent<br />
en gran<strong>de</strong> partie eux-mêmes. Finies les heures passées à<br />
attendre la sonnerie ou à entendre sans les écouter <strong>de</strong>s<br />
leçons inappropriées qui faisaient <strong>de</strong> ceux qui les<br />
suivaient <strong>de</strong>s agneaux sans imagination. <strong>Le</strong>s écoliers<br />
avaient <strong>de</strong>s cours <strong>de</strong> mathématiques, <strong>de</strong> physique, <strong>de</strong><br />
gestion, etc. Ils passaient leur jeunesse à étudier <strong>de</strong>s<br />
problèmes que les machines pouvaient résoudre <strong>de</strong>puis<br />
<strong>de</strong>s décennies. Toutes ces matières ont alors été remplacées<br />
par <strong>de</strong>s séances <strong>de</strong> développement d’imaginaire, <strong>de</strong><br />
conception <strong>de</strong> jeux, <strong>de</strong> simulation <strong>de</strong> problèmes <strong>de</strong><br />
société, <strong>de</strong> création artistique, d’inventivité... Finis les<br />
examens comme le fameux Bac qui tétanisait les familles,<br />
détruisait les enfants à la fleur <strong>de</strong> l’âge et ne fabriquait<br />
que <strong>de</strong>s chômeurs.<br />
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<strong>Le</strong> chômage était alors un fléau considérable. <strong>Le</strong>s gens<br />
passaient la journée assis dans les cafés à fumer du<br />
tabac et surtout la “chicha”, genre <strong>de</strong> pipe à long tuyau<br />
communiquant avec un flacon d’eau que la fumée<br />
traverse avant d’arriver à la bouche du fumeur. (Scènes<br />
d’hommes, liés par <strong>de</strong> longs tuyaux à une chicha, avachis<br />
sur <strong>de</strong>s chaises le long <strong>de</strong> trottoirs étroits).<br />
Ces instruments ont été interdits en 2050, quand une<br />
étu<strong>de</strong> scientifique a prouvé que la chicha ralentissait<br />
irrémédiablement l’activité cérébrale. Dans les trois<br />
mois <strong>de</strong> cette interdiction, le chômage a baissé <strong>de</strong> 50%.<br />
Sur sa lancée, le gouvernement a alors interdit les<br />
chaises dans les cafés et cette mesure a permis d’éradiquer<br />
une fois pour toutes le fléau du chômage.”<br />
“La transformation <strong>de</strong>s cafés en centres <strong>de</strong> loisirs a<br />
entraîné un développement considérable du niveau<br />
culturel <strong>de</strong>s Carthaginois qui ont alors découvert avec<br />
plaisir et surtout avec étonnement qu’ils pouvaient aussi<br />
s’asseoir au théâtre, au cinéma ou dans une<br />
bibliothèque.<br />
Forums et agoras ont fait leur réapparition dans les<br />
cités et jusque dans les plus petites agglomérations,<br />
permettant aux citoyens <strong>de</strong> se réunir par dizaines, <strong>de</strong><br />
discuter ensemble <strong>de</strong> politique, <strong>de</strong> culture, <strong>de</strong> société, du<br />
présent, du passé et <strong>de</strong> l’avenir.”<br />
“Jusqu’au milieu du XXIe siècle, la nature était<br />
souillée. La saleté a disparu du jour au len<strong>de</strong>main<br />
lorsque les autorités ont réalisé, en les observant, que<br />
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