Mémoire_ENSAPBX_esthétique-capitaliste
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L’ESTHÉTIQUE<br />
CAPITALISTE<br />
Odran Simonet
Odran Simonet<br />
L’ESTHÉTIQUE CAPITALISTE<br />
<strong>Mémoire</strong> de fin d’études - ENSAPbx<br />
2018<br />
Suivi par<br />
Juan Kent Fitzsimons - Louise Jammet
«Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire<br />
le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera<br />
pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste<br />
à empêcher que le monde se défasse»<br />
Albert Camus<br />
Discours de réception du prix Nobel de littérature,<br />
Stockholm, 10 décembre 1957.<br />
4
Je souhaite remercier Alexandre Rumeau ainsi<br />
que Cyrille Cevaer pour leurs précieux conseils.<br />
Ma famille pour son soutien tout au long de<br />
l’écriture du mémoire.<br />
5
Note informative à l’attention du lecteur<br />
Le tronc commun de ce travail a été agrémenté d’encarts<br />
d’approfondissement. Il peut se lire de manière autonome ou être<br />
complété d’informations supplémentaires.<br />
Ainsi :<br />
-Le développement général du mémoire est écrit en<br />
police Avenir Roman taille 10<br />
- Cette typologie d’écriture est utilisée pour des compléments<br />
d’informations en lien avec le développement général et sert<br />
d’approfondissement<br />
6
Sommaire<br />
Introduction 9<br />
Partie I : Analyse de trois édifices culturels majeurs<br />
1/ La bibliothèque de Seattle (1999-2004)<br />
A- Étude de l’édifice .....................................................................21<br />
B- Mise en perspective .................................................................24<br />
C- Mode de fincancement et lien économique ........................... 25<br />
2/ Le Guggenheim de Bilbao (1993-1997)<br />
A- Étude de l’édifice .....................................................................27<br />
B- Mode de financement et lien économique ............................. 29<br />
C-Mise en perspective ..................................................................31<br />
3/ Elbphilharmonie de Hambourg (2002 -2017)<br />
A-Étude de l’édifice ......................................................................35<br />
B-Mise en perspective ..................................................................38<br />
C-Mode de financement et lien économique ...............................39<br />
Partie II : Les critères <strong>esthétique</strong>s communs 41<br />
1/ L’usage de la pierre pour signaler une continuité avec l’existant....43<br />
2/ L’architecture qui s’adresse au monde s’adresse au sublime....... 51<br />
3/ Le reflet, matière poétique........................................................... 55<br />
Conclusion.......................................................................................... 67<br />
Bibliographie 71<br />
7
8
La réalisation du Crystal Palace représente une rupture fondamentale<br />
dans les pratiques de construction de l’architecture occidentale. Les<br />
innovations introduites à cette occasion procèdent du gigantisme de<br />
l’opération. Celles-ci imposent l’usage massif de matériaux jusqu’alors<br />
jamais employés à cette échelle : Le fer, la fonte, et le verre.<br />
De même, la taille de l’édifice conduit à l’usage exclusif de<br />
méthodes industrielles pour la production des matériaux nécessaires à<br />
sa construction et pour leurs mises en oeuvre.<br />
Le succès de ces procédés constructifs novateurs est assuré par<br />
l’adoption de critères de rapidité d’exécution et de fonctionnalité<br />
du bâtiment. En parallèle, la logique sérielle constructive apparaît<br />
comme un corollaire d’une production d’envergure dans un pays où la<br />
révolution industrielle entame son plein développement.<br />
Parce qu’elle rompt avec le carcan des codes classiques à partir de<br />
ce moment, l’architecture peut s’envisager différemment. Même<br />
si, ce nouveau paradigme architectural inauguré précédemment<br />
par le Crystal Palace n’infuse que lentement dans les pratiques des<br />
architectes, il fait apparaître le processus d’agencement global dans<br />
la construction qui aboutit, dans l’entre deux guerres, aux premières<br />
conceptions de bâtiments d’habitations édifiés selon des systèmes<br />
répétitifs et modulaires.<br />
Le Crystal Palace: Une oeuvre inscrite dans son temps<br />
En 1851, la ville de Londres décide de concrétiser son désir d’exposition universelle<br />
jusqu’ alors resté théorique en créant la Great Exhibtion of the works of Industry of<br />
all Nation. L’impact idéologique qu’aura cette production dans le domaine des arts<br />
sera considérable et l’incroyable oeuvre de Joseph Paxton boulversera durablement<br />
9
le paradigme classique de la construction. 1 En effet, son projet de pavillon<br />
nécessitant 30 000 vitres s’appuie sur sa pratique des grandes serres horticoles<br />
de Chatsworth House. Avec un système déjà maîtrisé - mais à une échelle bien<br />
plus inférieure - il dessina son projet en seulement 9 jours, et la réalisation du<br />
pavillon prendra à peine 6 mois. Alors que plus de 240 architectes et ingénieurs<br />
ont répondu à ce défi pouvant leur apporter gloire et renommée mais surtout la<br />
possibilité unique de réaliser un chef d’oeuvre, ce fut d’abord le projet du français<br />
Hector Horeau qui fut sélctionné, mais le jury final prétextant une ingéniosité<br />
insuffisante lui préfera finalement l’anglais Joseph Paxton. Pour un projet de la<br />
même envergure, il proposa un coût de réalisation 60% inférieur et la promesse<br />
d’une réalisation novatrice. Une prouesse technique saluée par tous, puisque<br />
les dimensions du bâtiment-monument sont gigantesques : 563 mètres de long,<br />
pour l’anecdote, cela représente 1851 pieds, comme l’année de sa réalisation, sa<br />
hauteur est de 33 mètres au point le plus haut ; un volume impressionnant pouvant<br />
accueillir quatre basiliques Saint-Pierre de Rome dans ses murs. On compta 3300<br />
colonnes, 2000 poutrelles de fonte, 325 kilomètres de châssis de bois, 54 kilomètres<br />
de gouttières, 13 kilomètres de tables d’exposition...<br />
Figure 1: Proposition de concours d’Hector Horeau<br />
Nul autre bâtiment sur la planète, ne peut se targuer d’une telle liste de matériaux<br />
dont l’usage nouveau du fer et dans des quantités jamais vues jusqu’alors préfigure<br />
une avancée considérable dans l’architecture.<br />
Le Crystal Palace est le premier «puzzle» de cette taille, plus de 1600 ouvriers<br />
travaillèrent en même temps avec des méthodes d’industrialisation au summum de<br />
leur temps. La nouveauté ne s’arrête pas à la face visible, par exemple, une fontaine<br />
de Bohème de 8 mètres de haut rafraîchit l’air. Ses jets d’eau sont alimentés par les<br />
eaux de pluie drainées par des colonnes de fonte creuses vers des réservoirs installés<br />
dans les fondations.<br />
1<br />
Sabbah Catherine « Le Crystal Palace, chef d’oeuvre éphémère, référence éternelle »<br />
Le Moniteur, 1 Décembre 2000, p 49<br />
10
Figure 2 : Le Crystal Palace de Joseph Paxton<br />
L’ Angleterre en pleine révolution industrielle<br />
L’ Angleterre voit sa consommation de fonte augmenter de manière exponentielle,<br />
et l’usage qui en est fait en général, c’est à dire pour la constitution de petits objets<br />
du quotidien : ustensiles, pièces de mécanique, armes à feu... passe désormais à des<br />
échelles bien plus grandes. En effet, la production de fonte connaît une expansion<br />
11
sans précédent ; en 1740 les usines produisent 17 350 tonnes, en 1806 : 250 406<br />
tonnes, en 1830 : 678 416 tonnes. 2 La production en 1856 passe à 2 300 000 tonnes. 3<br />
Figure 3 : Diminution des prix du fer et de l’acier<br />
Figure 4 : Augmentation de la production de fonte et d’acier sur 120 ans<br />
2<br />
A.Barrault, E.Flachat, J.Petiet, Le traité de la fabrication de la fonte et du fer, 1846, Librairie<br />
scientifique - industrielle, Paris<br />
3<br />
Le Dictionnaire universel théorique et pratique du commerce et de la navigation, 1859, édition<br />
librairie de Guillaumin, Paris<br />
12
Le Crystal Palace, un «rôle d’influenceur» sur la production<br />
architecturale à venir<br />
La révolution architecturale menée par ce bâtiment influença de nombreux<br />
bâtiments par la suite. D’ abord le Glaspalast de Munich érigé en 1854.<br />
Nous devons signaler que que le Crystal Palace est un et unique volume,<br />
rassemblant là toutes les cultures sous sa cathédrale d’acier. Ceci a de l’importance<br />
quand on sait que l’exposition suivante à Paris, verra le jour également sous un<br />
bâtiment unique. Est-ce là la volonté d’englober les différentes cultures mondiales<br />
sous l’influence d’une même pensée?<br />
En 1851, plus de 6 millions de visiteurs ont pu observer à travers le bâtiment le<br />
génie anglais et en rentrant dans leurs pays respectifs ont ré-interprété ce nouveau<br />
savoir, par exemple à New York où s’est construit une copie du Crystal Palace.<br />
Il faudra attendre les années 30 et l’acceptation de systèmes répétitifs et modulaires<br />
pour les bâtiments d’habitation. En effet, l’urgence sociale après guerre a contraint<br />
les architectes à une action rapide, dans une fenêtre politique déterminée, d’une<br />
production architecturale de masse. Les progressistes de cette époque, soviétiques<br />
en l’occurence, proposent un projet sociétal à travers l’élaboration de logements :<br />
« Les problèmes politiques et économiques, dont l’importance pour nous va de soi,<br />
doivent être considérés par les architectes et être acceptés comme conséquence de<br />
leur activité.» C’est pourquoi le Congrès International d’Architecture Moderne,<br />
sous couvert de postulats révolutionnaires émettra des pensées dont l’objectif était<br />
d’imposer durablement une transformation des formes de vie « dont la capacité<br />
de coercition sera aussi puissante que celle du feu d’un canon, mais cependant<br />
beaucoup plus fructueuse.» 4<br />
Toutefois si l’architecture s’est dégagée des codes classiques et s’est<br />
engagée dans un renouvellement continu, soutenu par l’apparition<br />
de nouvelles matérialités, c’est peut être pour mieux se soumettre à<br />
l’esprit du temps (compris dans son sens philosophique).<br />
Notre parti-pris consiste à regarder le capitalisme comme la raison<br />
principale de l’<strong>esthétique</strong> architecturale contemporaine.<br />
4<br />
Kopp Anatole, Quand le modernisme n’était pas un style mais une cause, 1988, Ecole Nationale<br />
supérieur des Beaux-arts, Paris p182<br />
13
Figure 5 : Les cycles d’innovation dont dépend l’économie<br />
L’ esprit du temps dans son acceptation philosophique<br />
On pourrait avoir intêret à utiliser la notion d’esprit du temps pour comprendre<br />
avec davantage d’accuité les rapports du capitalisme contemporain et de l’<strong>esthétique</strong><br />
architecturale. Il est important avant tout, de souligner le caractère globalisant de<br />
cette notion qui peut, selon les pré-requis de chacun, devenir l’argument d’autorité<br />
par principe et réduire n’importe quel sujet à une nécessité propre à son temps.<br />
Comment cela fonctionne-t-il ?<br />
Selon l’esprit du temps, l’architecture semblerait déterminée par des forces sur<br />
lesquelles elle ne peut agir. Bien que certains architectes semblent se mouvoir dans<br />
leur création sans contrainte, dans une optique nietzschéenne, cette fenêtre du<br />
possible se réduit considérablement. Par exemple, une pierre qui vole jusqu’à son<br />
point le plus haut pour retomber et enfin s’immobiliser. Donnons la parole à cette<br />
pierre, elle dirait sa volonté de monter en l’air puis celle de vouloir retomber et enfin<br />
de s’immobiliser, pourtant jamais elle n’aura eu connaissance des forces antérieures<br />
qui l’ont mise en mouvement, la faisant suivre un tracé bien défini. La pierre comme<br />
les Hommes en général, et les architectes dans ce cas, sont déterminés par des forces<br />
antérieures. La seule liberté donnée à l’homme est celle d’avoir à sa connaissance<br />
l’existence de ces forces et c’est dès lors que nous nous savons contraints que pointe<br />
la liberté.<br />
En l’occurence, entre 1750 et 1850, en Angleterre d’abord puis en Europe, on assista<br />
à l’émérgence de la machine à vapeur et à la mécanisation des industries ; de<br />
l’électricité et de l’automobile, du fer et du béton armé, tant de boulversements<br />
propices à l’éclosion d’un style nouveau, dont l’exemple en préambule du Crystal<br />
Palace peut en être l’une des incarntations.<br />
14
«Et si cette indépendance ne s’effectuait pas, les cultures tomberaient<br />
dans un état de vieillesse et de dépérissement interminable. Posons<br />
nous cette question : Peut-on remâcher sans fin le même aliment?<br />
Non, donc il nous faut à tout prix le sang jeune et audacieux des<br />
barabares qui ignorent ce qu’ils sont en train de créer, ou bien celui<br />
des hommes animés d’une soif acharnée de création, conscients du<br />
bien-fondé d’affirmer l’indépendance de leur moi, afin que l’art puisse<br />
se renouveler et entrer dans une nouvelle phase d’épanouissement.» 5<br />
Moisseï Lakovlévitch Guinzbourg, 1924<br />
C’est au milieu du XIXe siècle que le système de relations<br />
mondialisées fondées sur l’industrialisation des biens de production<br />
apparaît.<br />
La notion de capitalisme apparaît sous la plume de Max Weber dans<br />
son ouvrage L’Ethique Protestante et l’Esprit du Capitalisme en 1901.<br />
Cette évolution perpétuée par cette nouvelle organisation économique<br />
pénètre tous les champs de la vie quotidienne. Les moyens de<br />
production appartiennent aux entreprises privées ou à des particuliers,<br />
l’artisanat disparaît, remplacé par de grands groupes de la construction<br />
dont l’importance croissante est favorisée par le développement des<br />
transports. Au sein de ce système, prédomine le capital financier et les<br />
prix des biens sont fixés par le marché qui se veut libre. Les profits sont<br />
exploités par les dirigeants de ces entreprises ou par des actionnaires<br />
qui y investissent. Il s’agit d’un système qui privilégie le progrès<br />
technique et l’innovation, source de profits.<br />
Pour Hartmut Rosa, « une société moderne est caractérisée par le fait<br />
qu’elle a besoin de la croissance, de l’accélération et de l’innovation<br />
pour maintenir le statu quo. Elle doit croître, innover, accélérer pour<br />
demeurer stable.» 6 Dans ce sens, il faudrait à la société toujours plus<br />
de temps et d’effort pour se maintenir.<br />
5<br />
M.la.Guinzbourg, Le style et l’époque, 1924, Infolio, Gollion p37<br />
6<br />
Hartmut Rosa, Alinénation et accélération. Vers une théorie critique de la mondernité tardive,<br />
2012, La Découverte, Paris.<br />
15
Figure 6 : Cardiff Docks, 1896, Lionel Walden<br />
16
De son côté, l’<strong>esthétique</strong> est une notion plus complexe à définir.<br />
En intégrant avant tout la subjectivité propre à chacun, elle rend<br />
impossible l’élaboration d’une synthèse implacable. Chacun de nous<br />
a sa conception du beau et du laid ; et sont en ce sens des concepts<br />
idiosyncratique.<br />
Nous nous appuierons sur la synthèse de Roger Pouivet en matière<br />
d’<strong>esthétique</strong>. Il en fait la résultante d’une pensée associant en même<br />
temps perception et connaissance.<br />
L’ Esthétique, loin des critères de beauté<br />
L’Esthétique n’est pas seulement l’analyse de la beauté, pas plus que l’étude<br />
philosophique de celle-ci ou du goût pour elle. Alors quoi d’ autre ? C’est un concept<br />
pluridisciplinaire qui intervient non seulement dans l’oeuvre d’ art mais aussi dans<br />
toutes les créations de la nature ou de la culture, c’est à dire comportements humains<br />
et sociaux. C’est donc une science générale de l’expression et de l’expressivité, dans<br />
son lien avec le déclenchement d’une émotion ou d’un sentiment. 7<br />
Selon Alexeï Losev, chaque objet témoigne principalement d’un condensat des<br />
relations sociales, ce qui pour autant n’interdit pas son existence par lui-même,<br />
indépendamment de la conscience humaine. Alors si l’<strong>esthétique</strong> est dans toute<br />
création de la culture et de la nature, excluant pour la seconde l’acte humain, le<br />
sentiment <strong>esthétique</strong> est-il la conséquence d’une réalité physique ou seulement une<br />
interprétation mentale, voire aucune des deux?<br />
Ce débat philosophique a émergé au XVIIIe animé par les philosophes empiristes<br />
et rationalistes. Néanmoins, dans cette question ontologique de l’<strong>esthétique</strong> Roger<br />
Pouivet affirme que l’oeuvre d’ art n’est pas qu’un effet artificiel - artefact - dont<br />
l’<strong>esthétique</strong> est déterminée par sa propre nature. 8 Il rejette par cette occasion et<br />
en même temps, la conception de l’oeuvre d’art issue de la transcendance ; et la<br />
conception nominaliste qui vouerait à l’oeuvre une vocation strictement immanente.<br />
Alors selon lui, le sentiment <strong>esthétique</strong> relève d’abord d’un système cérébral<br />
assimilant dans le même laps de temps la perception et la connaissance. La première<br />
est liée au monde matériel et la seconde aux informations émergentes au niveau du<br />
cerveau. En somme, si l’information entrante dans le système cérébral appartient<br />
à un objet d’ art, ce sera seulement au su des connaissances déjà acquises par<br />
7 Losev Alexeï, L’Histoire de l’Esthétique Antique, (8 volumes. 1963–1988)<br />
8<br />
Pouivet Roger, Le réalisme Esthétique, 2006, PUF, Paris<br />
17
la personne qui regarde. En cela, chaque individu est libre dans sa perception de<br />
l’<strong>esthétique</strong>.<br />
Cette «science» ne se préoccupe pas de toute expressivité, elle prend racine sur ce qui<br />
s’impose à nous de manière absolue, nous faisant s’immerger en elle, déclenchant<br />
un sentiment, devenant un sujet en soi.<br />
La précision qu’apporte Marc Jimenez dans son ouvrage Qu’est ce que l’esthéique 9<br />
est pertinente. Il distingue deux univers : L’un propre au culturel dans lequel<br />
nous agissons quotidiennement (mass-média, images télévisées, concerts, théâtre,<br />
communications sur le web...), l’autre du domaine de l’art et de sa démarche<br />
artistique authentiquement liée à l’<strong>esthétique</strong>.<br />
Deux questions se posent à nous. L’univers culturel peut-il s’introduire<br />
définitivement dans le domaine de l’art?<br />
A posteriori, nous pouvons le constater : En 1952, Londres voit apparaître un<br />
groupe de jeunes sculpteurs, peintres, architectes et critiques sous le nom de « The<br />
Independent Group», connu pour leur discours engagé sur l’approche culturelle<br />
moderniste ainsi que sur les points de vue transitionnels des beaux-arts. The<br />
Independent Group devient précurseur du mouvement pop-art et concentrera ses<br />
pensées autour de l’implication de la culture populaire tels la publicité, les films,<br />
le design, la bande dessinée, la science fiction et la technologie, dans le domaine<br />
de l’art.<br />
De facto, s’impose la question de la place de l’architecture dans la culture. Si sa place<br />
nous paraît plausible voire nécessaire, il n’ en a pas toujours été le cas. En effet,<br />
pour Manfredo Tafuri, l’architecture échappe aux visions des artistes et de l’oeuvre<br />
comme matérialisation de la pensée. Selon lui, il faudrait envisager l’histoire de<br />
l’architecture comme la manifestation collective d’une société. 10<br />
Egalement, Anatole Kopp précise que la question culturelle a été remplacée par les<br />
nécessités du temps, à savoir une production de masse de logements pour palier<br />
aux destructions de la guerre. Il évoque le mouvement moderniste comme tenu<br />
par « la fascination exercée sur l’ensemble de ce mouvement par l’<strong>esthétique</strong> de la<br />
machine, comme l’affirmation simpliste qui veut que l’utile soit forcément beau,<br />
et en conséquence, le beau, le résultat exclusif de préoccupations utilitaires, ou<br />
comme la négation simple de l’existence de tout problème formel et la réduction de<br />
la forme à la solution optimale d’un problème posé par le programme». 11<br />
9<br />
Jimenez Marc, Qu’est ce que l’<strong>esthétique</strong>, 1997, Gallimard, Paris<br />
10<br />
Tafuri Manfredo, Per una critica dell’ideologia architettonica, Materiali Marxisti n° 1, 1969<br />
11<br />
Koop Anatole, Quand le modernisme n’était pas un style mais une cause, 1988,<br />
Ecole Nationale supérieur des Beaux-arts, Paris, p15<br />
18
Ce mémoire veut tenter de comprendre l’esprit qui depuis plus d’un<br />
siècle et demi a renouvelé l’approche architecturale. Notre hypothèse<br />
repose sur l’analyse du rapport qu’entretiendraient depuis l’avènement<br />
de l’âge de l’industrie, l’<strong>esthétique</strong> architecturale et le capitalisme.<br />
Dans nos sociétés contemporaines développées, c’est à partir<br />
des années 70 que les transformations architecturales majeures sont<br />
apparues.<br />
Selon Jean-Louis Cohen, le sens alors porté par le projet moderniste<br />
s’effondre au profit de gesticulations superficielles. Nous choisirons<br />
plutôt d’évoquer une complexification de l’écriture architecturale.<br />
Le post-modernisme au centre d’une expression néolibérale<br />
Ce moment d’architecture, couramment nommé post-modernisme s’inspire du<br />
passé, mais d’autres voies sont apparues en même temps, y compris celles qui<br />
consistaient à porter plus loin les découvertes de l’architecture moderne. Aucune<br />
étiquette stylistique ou idéologique ne peut rendre compte de l’ensemble des idées et<br />
des projets des années 70. Il coexistait plusieurs tendances allant du «high-tech» à<br />
une propension à «l’archaïsme».<br />
Cependant, Jean-Louis Cohen dans son ouvrage l’Architecture au Futur depuis<br />
1889, révèle un déterminant commun. Sous l’impulsion de Milton Friedman et<br />
de l’Ecole de Chicago, l’économie prend ses distances avec les théories sociales et<br />
celle-ci trouve ses premières manifestations politiques avec la nomination au<br />
Royaume-Uni de Margaret Tharcher en 1979 et de Ronald Regan à la maison<br />
blanche en 1980. L’individu est mis en avant, seul face à ses responsabilités.<br />
Fortune et infortune sont ses responsabilités. C’est l’avènement de l’individualisme.<br />
Et toujours pour Jean-Louis Cohen, ce lien semble placer l’architecture au centre<br />
d’une expression néolibérale qui triomphe à partir de là. 12<br />
Dans le même temps, le montage des projets architecturaux s’est<br />
complexifié et s’intègre plus que jamais à l’économie mondialisée.<br />
En effet, il est courant qu’un architecte vienne d’un pays, un maître<br />
d’ouvrage d’un autre, que les matériaux proviennent de l’exact opposé<br />
du site d’implantation et que le financement soit fait dans l’instant<br />
par un commanditaire d’un autre continent. Les questions que cela<br />
engendre sont nombreuses.<br />
12 Jean-Louis Cohen, L’Architecture au futur depuis 1889, 2012, Phaidon, Paris p. 415<br />
19
Nous poserons comme objectif de réflexion la problématique suivante:<br />
Existe-t-il une <strong>esthétique</strong> <strong>capitaliste</strong>?<br />
Pour cela, nous établirons un plan en deux parties, traitant en premier<br />
lieu de trois édifices culturels majeurs réalisés à plus ou moins dix ans<br />
d’écart. Puis dans un second temps, nous tâcherons de déterminer les<br />
critères <strong>esthétique</strong>s communs de ces projets en essayant, si possible,<br />
de les rattacher au capitalisme.<br />
20
1<br />
La Bibliothèque de Seattle (1999-2004)<br />
L’architecture diagrammatique une des manières de répondre à<br />
l’instabilité programmatique<br />
L’architecture diagrammatique est une représentation graphique schématique<br />
des composantes d’une chose complexe, c’est à la fois une figure sommaire et un<br />
résumé essentiel d’un objet. Cette figure est un tracé consistant généralement en des<br />
lignes joignant des espaces. L’architecture peut être définie par l’art d’agencement<br />
d’un programme dans un volume. Le programme est un sujet à part entière<br />
pour les architectes dans la mesure où fonction et usage évoluent au rythme des<br />
évolutions sociales. Il y a mutation des usages, donc l’architecture est vivante. En<br />
cela, l’architecture typologique des annés 70 qui porte davantage attention aux<br />
phénomènes de permanence plutôt qu’au changement, se confronte à une limite,<br />
précisémment celle résolue par l’architecture diagrammatique. D’autant plus<br />
qu’aujourd’hui l’univers de l’architecture doit intégrer des informations toujours<br />
plus complexes. L’effervescence du BIM ou du GIS et tous les logiciels de simulation<br />
climatique sont des outils supplémentaires d’optimisation de la forme et de la<br />
technique architecturale.<br />
A- étude de l’édifice<br />
L’architecture diagrammatique reproduit un organigramme sous<br />
forme architecturale. Dans les années 1980, Rem koolhaas a été l’un<br />
des premiers architectes à utiliser pleinement cette théorie. Il employa<br />
cette méthode d’abord pour le concours du parc de la Villette (1982-<br />
1983) puis pour le projet de bibliothèque publique à Seattle (1999-<br />
2004). Néanmoins, nous ne pouvons affirmer que la bibliothèque est<br />
l’unique aboutissement de cette théorie, nous signalons seulement son<br />
usage, qui semble limité sur certains points sur lesquels nous allons<br />
revenir.<br />
21
A travers le projet de Seattle, Rem Koolhaas se donne pour mission<br />
de réinventer le programme de bibliothèque. Il entend offrir à la ville de<br />
Seattle un bâtiment combinant une excitation spatiale dans le monde<br />
réel et une clarté diagrammatique dans l’espace virtuel. 13<br />
On peut se demander à l’observation du projet réalisé, si l’intention du<br />
concepteur était réellement celle annoncée.<br />
Cet édifice est composé d’une superposition de cinq strates de<br />
programmes «stables», décalées les unes par rapport aux autres<br />
et séparées par quatre grands vides de programmes «instables» où<br />
n’importe quelle activité peut s’y dérouler sans aménagement lourd<br />
complémentaire. De plus de 50 mètres de haut, cette bibliothèque<br />
réinvente les immeubles de grande hauteur en y introduisant des<br />
décrochés, un rythme particulier en façade et une véritable continuité<br />
spatiale au sein du bâtiment. On retrouve des places et des rues sous<br />
cette cathédrale de verre. On sait que le plan type est aux yeux de<br />
Koolhaas le degré zéro de l’architecture et que sa volonté, toujours, a<br />
été de réaliser des modèles traduisant l’instabilité programmatique en<br />
signification architecturale.<br />
A l’intérieur du projet, on retrouve des interactions entre les<br />
surfaces plates des salles de lecture et la variabilité des inclinaisons du<br />
revêtement extérieur. Des couleurs électriques et de gros caractères<br />
pour informer les usagers des fonctions sont disposés sur chacune des<br />
zones. La façade avec ses losanges d’acier et de verre remplit les salles<br />
de lecture de lumière naturelle. Les Reading Rooms sont recouvertes de<br />
tapisserie violette, la moquette est striée de flux reprenant l’imaginaire<br />
des autoroutes urbaines, les escalators sont jaunes phosphorescents<br />
et les salles de réunion sont d’un rouge éclatant. De nuit, le bâtiment<br />
s’illumine à l’image des métropoles connectées. Tout semble glisser sur<br />
ce volume qui accueille une vie urbaine 2.0. Rem Koolhaas a-t-il tenté<br />
dans cette réalisation de rendre le virtuel sous une forme matérielle?<br />
13<br />
«OMA@work.a+u», A+U, 2000/05, p84<br />
22
Figure 7 : Diagramme de la Bibliothèque de Seatle.<br />
Figure 7 : Plans et coupes de la bibliothèque de Seattle.<br />
23
B- mise en perspective<br />
Que pouvons-nous comprendre de cet édifice?<br />
D’abord que l’architecture diagrammatique apporte une interprétation<br />
claire des données programmatiques pour le concepteur, mais n’induit<br />
pas pour autant dans la réalité un changement architectural flagrant.<br />
Cependant nous posons la question d’une architecture qui se créé à<br />
partir de son intériorité et son lien avec le contexte. Il semblerait ici que<br />
le choix de l’architecte, sans doute inextricablement lié à la commande,<br />
soit une réalisation iconique et donc qui n’a pas nécessairement besoin<br />
d’être contextualisée. Pour autant, sa matérialité reprend des éléments<br />
déjà présents au site, ce qui lie le projet à son contexte.<br />
Également, cette architecture a fait le choix d’une enveloppe<br />
transparente avec une structure en losange d’acier. Selon Jacques<br />
Lucan 14 , c’est depuis les années 2000 que les textures ossaturées ont<br />
proliféré sur toutes sortes de programmes en tant qu’enveloppes<br />
globales. Evidemment cela est lié à l’apparition du numérique et de<br />
l’opportunité industrielle. D’ailleurs, nous pouvons y voir une référence<br />
à la cabane primitive de Gotfried Semper 15 où le tressage constitué<br />
de feuilles sous la forme de losange remplit les murs. Ici, le tressage<br />
devient structure et le remplissage le plus immatériel possible.<br />
A ce sujet Rem Koolhaas dira « Ce qui est vraiment excitant c’est que<br />
la peau transporte tout - si bien que la peau est aussi la structure. Ce<br />
sera une sorte d’entrelacs de poutres, un tressage de poutres en I et<br />
d’éléments tubulaires {...} Nous sommes en train de réfléchir à comment<br />
créer un tissu -un tressage- d’acier.»<br />
(A conversation between Rem Koolhaas and Sarah Whiting» Assemblage, n°40, 1999, p.50)<br />
Nous pouvons alors évoquer plus que jamais la dimension ornementale<br />
de la structure. Celle-ci n’a plus seulement l’ambition de tenir, mais<br />
organise en même temps le dessin de la façade.<br />
Dans ce sens Thomas H. Beeby, pointe le caractère métaphorique de<br />
la peau et de ses qualités ornementales dans le sens où «les éléments<br />
structuraux et constructifs nécessaires sont disposés de manière à avoir<br />
un effet d’ornement.» 16<br />
L’édifice conçu par Rem Koolhaas s’inscrit dans une logique sérielle où<br />
les éléments sont précoupés, dimensionnés en usine, puis transportés<br />
14<br />
Lucan Jacques, 2016, Précisions sur un état présent de l’architecture, Presse polytechnique et<br />
universitaires romandes, Lausane<br />
15<br />
Gottfried Semper , Du style et de l’architecture, Écrits, 1834-1869, Ed. Parenthèses, Marseille<br />
16<br />
Beeby H. Thomas, The grammar of ornament, 1977, Graduate School of Fine Arts, Philadelphie<br />
24
vers le site de projet, nous pouvons donc faire un rapprochement<br />
avec le Crystal Palace. Les moyens sont plus sophistiqués, mais le<br />
cheminement reste identique. Il s’agit toujours d’une cathédrale de<br />
verre.<br />
En ce qui concerne la volonté de projeter l’édifice dans les usages<br />
futurs, nous pensons que l’effet d’annonce est plus intéressant que la<br />
matérialisation puisqu’il n’est pas possible d’imaginer le futur.<br />
Ces propos sont soutenus par Louis I. Khan qui écrit « lorsqu’un<br />
homme décide de projeter quelque chose pour le futur, cela peut être<br />
amusant, au plan historique, car son projet ne s’appuie que sur ce qui<br />
est réalisable aujourd’hui. En fait, il y a des hommes aujourd’hui qui<br />
peuvent en faire une image. C’est ce qui est possible aujourd’hui, pas<br />
l’annonce de ce que seront les choses demain. Vous ne pouvez prévoir<br />
les choses de demain car demain repose sur des circonstances et les<br />
circonstances sont à la fois imprévisibles et dans la permanence.» 17<br />
La tâche semble encore plus dure aujourd’hui, dans une monde dominé<br />
par l’incertitude.<br />
C- mode de fincancement et lien économique<br />
Enfin, la bibliothèque se Seattle construite pour 194,6 millions de<br />
dollars a été financée en partie par le privé à hauteur de 20 millions<br />
par la fondation Bill & Melinda Gates. Cette fondation constitue la<br />
plus ambitieuse organisation philanthropique privée de la planète<br />
puisqu’elle détient un capital de 40 milliards de dollars. C’est dans<br />
le plan «librairies for all» que s’inscrit cette donation. Si le prix de<br />
la bibliothèque est élevé, c’est plutôt le financement privé dans le<br />
domaine de la culture qui interpelle. Mais surtout la nécessité d’investir<br />
dans la ville la plus diplômée des Etats-Unis où de nombreux sièges<br />
sociaux sont déjà installés. Ces grands groupes se tournent vers le<br />
mécénat, par exemple l’orchestre de Seattle a un budget annuel de<br />
24 millions de dollars pour moitié financé par le privé. On retrouve<br />
sans étonnement dans les philanthropes: Microsoft, Boeing, Paul Allen<br />
ou Nintendo. Ainsi Seattle a une scène culturelle vibrante, avec 25<br />
compagnies de théâtre, 12 musées d’art, 15 orchestres, un ballet et un<br />
opéra. Cette offre, évidemment, booste le tourisme qui génère dans<br />
la ville 6 milliards de dollars de retombées par an et 53 000 emplois.<br />
Chaque année la ville accueille 10 millions de visiteurs et l’objectif à<br />
terme est d’augmenter ce chiffre de 5% tous les ans. 18<br />
17<br />
Louis I.Kahn, Lumière blanche, ombre noire, entretiens, Parenthèses, Marseille<br />
18 Robert M, (Seattle, le paradis des mécènes), 01/05/14<br />
25
Il semblerait que c’est dans cette optique que le projet de la bibliothèque<br />
de Seattle s’inscrit. Plus de 2 300 000 lecteurs sont venus arpenter le<br />
bâtiment dès son ouverture, soit environ 30 % des habitants de Seattle.<br />
On évalue les retombées économiques pour son quartier à 16 millions<br />
de dollars 19 . Ainsi, il ne s’agit pas seulement d’une simple bibliothèque<br />
mais également d’un projet à vocation touristique. On comprend<br />
l’intêret iconique de cette réalisation que nous retrouvons également<br />
à travers le Guggenheim de Bilbao et la Philharmonie de Hambourg.<br />
Ce sont tous des projets où les Etats pénètrent le tissu urbain. Ces<br />
bâtiments deviennent des outils d’urbanisme efficaces incarnant la<br />
quintessence des édifices publics, et donc ont vocation à polariser<br />
l’attention. Ces projets se sont ainsi considérablement accrus en terme<br />
de complexification, questionnant les fonctionnements et l’organisation<br />
des espaces internes. De ce fait, les grands projets sont conçus comme<br />
des quartiers au sein desquels on retrouve des questions urbaines telles<br />
que les axes de ciruclation et autres lieux d’arrêts.<br />
Figure 8 : Un escalator peu commun<br />
19 Kenney Brian, « After Seattle » [archive],Library Journal, 15/08/2005<br />
26
A- étude de l’édifice<br />
Le Guggenheim de Bilbao (1993-1997)<br />
Le musée de Bilbao est le résulat d’un appel à concours international<br />
lancé en 1991 par la région basque. L’enjeu était de redynamiser la<br />
ville en l’imposant comme vitrine culturelle tout en mettant en lumière<br />
l’identité de la province.<br />
Le gouvernement basque, propriétaire du terrain financera le projet,<br />
et la fondation Solomon R Guggenheim sera elle le fournisseur des<br />
collections. C’est d’abord Frank Gehry, lors de sa visite de la ville, qui<br />
repère d’anciens docks abandonnés sur un coude du fleuve el Nervion.<br />
Cet emplacement est stratégique et mêle eau et industrie portuaire.<br />
Frank Gehry aura 3 semaines pour rendre une première proposition qui<br />
devait s’inspirer de l’opéra de Sydney (1973), non pas pour la forme<br />
mais comme symbole, raccourci visuel entre la ville et son emblème.<br />
A ce sujet, John Utzon dira : «Au lieu de faire une forme carrée, j’ai<br />
fait une sculpture. J’ai voulu que cette forme soit un peu une chose<br />
vivante, que lorsque vous passez devant, il se passe toujours quelque<br />
chose. Vous n’êtes jamais fatigués de la regarder, elle se détache des<br />
nuages, jouant avec le soleil». L’originalité de cet opéra en a fait sa<br />
notoriété dans le monde entier.<br />
Dès 1992, le cahier des charges s’est affiné, le bâtiment de 24 000<br />
m2 s’établit à parts égales entre les galeries et les espaces de services.<br />
Le musée se pare de pierre calcaire d’Espagne pour les bâtiments<br />
orthogonaux, destinés aux collections historiques d’art moderne; et de<br />
titane pour les volumes courbes aux lignes voluptueuses consacrés à<br />
l’art contemporain. L’usage du verre est réservé à l’atrium.<br />
Ce projet budgétisé initialement à 100 000 000 euros coûtera finalement<br />
132 000 000 euros.<br />
27
Ce musée, sculpture à part entière a été rendu possible exclusivement<br />
par l’utilisation massive de l’outil informatique CATIA (computer aided<br />
three dimensional interactve aoplication) et de sa puissance de calcul.<br />
L’informatique, une révolution dans les modes de production<br />
arhitecturaux<br />
CATIA est un outil isssu de l’industrie aéronautique mis au point par Dassault<br />
Systems dès la fin des années 70 et qui permet de claculer les fuselages des mirages<br />
ou des boeings. Le logiciel permet également de développer des surfaces à double<br />
courbure, des maquettes 3D évolutives. La conception devient l’alchimie du virtuel<br />
et du matériel.<br />
Ce système de conception est souvent associé au BIM (Building Information<br />
Modeling), qui offre la possibilité à l’architecte de prendre le contrôle total sur<br />
toutes les étapes de projet. Il s’agit d’un interface couplé à une base de données,<br />
partagé entre le maître d’oeuvre, le maître d’ouvrage ainsi que les bureaux d’étude<br />
et les entreprises.<br />
Le BIM contient la totalité des renseignements techniques de l’ouvrage et permet<br />
une réactivité immédiate de chaque interlocuteur en temps réel.<br />
Ainsi, les risques d’erreur en phase de conception sont amoindris, les retards<br />
diminués et le coûts de contruction revus à la baisse.<br />
Cet outil est essentiellement utilisé par de grands groupes indutriels qui développent<br />
le travail collaboratif dans le but de maximiser les rendements et la performance.<br />
En 1991, la société d’ingénierie Ghery Technologies met au point sa<br />
propre application Digital Projetc de BIM pour le musée Guggenheim. Il<br />
se compose alors de 1500 fichiers informatiques, à titre de comparaison<br />
la maquette d’exécution de la fondation Vuitton en 2014 nécessitera<br />
190 000 fichiers.<br />
Le chantier démarre finalement en 1993 et s’achèvera en 1997 et<br />
c’est grâce à cet outil que F. Gehry garde le contrôle du processus<br />
de construction mais aussi sa pleine liberté d’auteur. Il est un<br />
assembleur inventif et par cette opportunité, il inaugure l’expérience<br />
libératrice de l’outil informatique. Pour lui, «l’ordinateur est un jouet,<br />
pas un partenaire, un instrument pour maîtriser la courbe, pas pour<br />
l’inventer». 20<br />
Les 60 000 heures de calcul ont permis de produire les éléments<br />
complexes déterminants la structure d’acier et la manière d’en fixer la<br />
peau-enveloppe.<br />
20<br />
Gingras S, Labbé É, Robitaille E, «Etude d’une pensée constructive d’architecte: Frank O.<br />
Gehry», Semestre A-14<br />
28
Pour celle-ci, la première option fut de la réaliser en cuivre de plomb,<br />
mais jugé trop toxique, cette suggestion fut abandonnée. La seconde<br />
option est celle de l’acier inoxydable mais F. Gehry le jugera trop froid et<br />
trop typé industriel. Cependant, l’effondrement du cours du titane fera<br />
pencher l’architecte pour cette matière. Ce changement économique<br />
ravira l’intéressé puisque « dès l’analyse initiale, nous avons su que le<br />
titane était plus cher que l’acier et ne pourrait certainement pas être<br />
utilisé, de ce fait, nous avons dû travailler dans deux directions à la fois, au<br />
cas où le titane ne serait pas viable financièrement». 21<br />
B- mode de financement et lien économique<br />
Les matériaux et leurs réalités économiques<br />
Ce qui va totalement changer la donne dans le choix du matériau à Bilbao, c’est<br />
l’opportunité économique que présente la chute de l’URSS à cette même période.<br />
En effet, le titane a toujours été un matériau stratégique pour les secteurs de<br />
l’aéronautique, énergétique et militaire. Les pays producteurs étaient jusqu’ alors<br />
occidentaux et leur production destinée exclusivement à ces domaines. Le titane<br />
est utilisé comme blindage des porte-avions et sous-marins nucléaires car non<br />
magnétique et du coup indétectable aux radars. Il permet également d’aller à de<br />
très grandes profondeurs.<br />
Ainsi avant 1990, le titane, matériau confidentiel stratégique n’ est pas utilisé à<br />
d’autres fins et il satisfait d’abord les besoins intérieurs des pays produteurs.<br />
Son cours est basé uniquement par la production du monde libéral occidental qui<br />
impose par l’exclusivité un prix élevé du titane.<br />
A partir de 1990, le marché évolue, devant la débâcle des pays de l’Europe de l’Est,<br />
Gorbatchev signe un accord avec Reagan mettant fin à la menace constante et à la<br />
course aux armements de la guerre froide.<br />
Cet accord bloque la prolifération des sous-marins en titane. L’URSS n’ a d’ ailleurs<br />
plus les moyens d’entretenir une telle flotte. L’effondrement économique de l’URSS<br />
mettra fin à la guerre froide.<br />
Les privatisations engagées en 1990 deviennent la plus grande réforme de la<br />
propriété en Russie, elles permettront au titane de ne plus être exclusivement<br />
réservé à l’usage militaire et les entreprises se tourneront vers l’industrie.<br />
Le bouleversement est conséquent, l’arrivée sur le marché de quantité<br />
considérable de titane provenant d’ex-URSS fait chuter le cours du<br />
matériau, de plus, la fin de la course à l’armement et la chute des budgets<br />
21<br />
Gingras S, Labbé É, Robitaille E, «Etude d’une pensée constructive d’architecte: Frank O.<br />
Gehry», Semestre A-14<br />
29
militaires au profit de l’industrie augmentent la production de 25% 22.<br />
C’est dans ce contexte plus que favorable que le musée Guggenheim tel qu’il est,<br />
voit le jour.<br />
Figure 9 : Production de Titane en tonne<br />
F. Gehry voit dans l’usage de ce matériau, «le potentiel d’un métal à<br />
la fois chaleureux et plein de caractère» 23 puisque «le titane est plus fin<br />
que l’acier, il fait 1/3 de milimètre d’épaisseur et présente une texture<br />
moelleuse, il ne repose pas à plat et le vent fait palpiter sa surface,<br />
autant de qualités dont on peut tirer parti» 24<br />
L’architecte constituera la façade de 33 000 écailles de titane de<br />
0,38 mn d’épaisseur formant ensemble la peau d’un bâtiment sculptural<br />
et renforce la sensation d’une peau organique voulu par F. Ghery,<br />
figurant un poisson, hommage à son enfance.<br />
22 Lütjering Gerd,William James C. Titanium, 2013, Springer, Paris p.5<br />
23<br />
Jean françois Lasnier, «Un rêve de titane », Connaissance des arts Musée Guggenheim Bilbao,<br />
H-S 343,01/11/2007, page 21<br />
24<br />
Idem<br />
30
C- mise en perspective<br />
L’ architecture autobiographique, une inspiration chez Frank Gehry<br />
L’inspiration de F. Gerhy résulte en partie de son enfance et des expériences vécues<br />
auprès de sa famille d’origine juive polonaise. Les sources biographiques sont<br />
toujours présentes dans le travail de Gerhy. D’abord le métier manuel de son père<br />
qui était dans le commerce de matériaux, influence l’architecte dans les formes et<br />
choix des matériaux ; le poisson qu’il allait acheter chaque semaine avec sa granmère<br />
lui évoque le mouvement comme forme instable et mouvante de l’animal.<br />
Durant son adolescence, il déménage et ses nouveaux camarades d’école le<br />
surnomment «Fish»!<br />
Son intérêt pour la sculpture débute sur l’établi de ses grands-parents où il<br />
manipule, décortique, assemble des matériaux communs. De l’histoire familiale<br />
aux récits d’apprentissage, de la fascination pour les matériaux pauvres à la<br />
pratique artisanale et de la maquette, son travail est la somme de ses expériences<br />
passées.<br />
Il débute en 1955 en faisant de la poterie au côté du céramiste Glen Lukens, puis<br />
suit une formation d’urbaniste, et côtoie de nombreux artistes tels Rauschenberg,<br />
Ed Ruscha, Jasper Johns.<br />
Ce mélange de sources exerce une influence déterminante dans ses constructions et<br />
leurs relations à l’environnement urbain.<br />
«J’essaie simplement de créer une impression de mouvement, une sorte d’énergie<br />
subtile et créer un édifice qui donne une impression de mouvement me plaît parce<br />
qu’il s’inscrit dans le mouvement plus vaste de la ville, et celle-ci change; il y a<br />
quelque chose de transitoire» 25<br />
Sa quête inlassable de mouvement fait référence au monde du<br />
vivant, suggestion d’un organisme en croissance, telle la fleur pour la<br />
verrière de l’atrium du musée ou le poisson pour l’enveloppe, dans le<br />
cas de Bilbao. L’enchaînement des dissymétries fait qu’une décision<br />
a nécessairement des conséquences que l’on ne peut facilement<br />
anticiper. La mise en dissymétrie oblige à ce que la stabilité de<br />
l’ensemble implique tous les éléments. Cette grande précision du<br />
calcul et la technique a comme exact opposé la conséquence d’une<br />
forme cherchante, un tracé indécis qui rend la présence du bâtiment<br />
troublante et qui par là même, incite à y regarder de plus près. Point<br />
commun partagé avec la philharmonie de Hambourg et la bibliothèque<br />
de Seattle.<br />
25<br />
Guillaume MOREL « Propos recueillis par Guillaume MOREL » Connaissance des arts H-S<br />
Franck Gehry, 2014, page 24<br />
31
Les multiples maquettes élaborées sont l’expression d’une lente<br />
maturation d’une forme, l’outil informatique arrivant ensuite permet à<br />
la forme et l’idée de devenir inséparables.<br />
L’émergence du musée résulte d’une recherche par tâtonnement,<br />
le résultat s’apparente à un certain art de la performance, mélange<br />
complexe de stabilité et instabilité : un monde contemporain où les<br />
repères changent en permanence.<br />
Figure 10 : Croquis de recherche de F. Gerhy pour le Guggenheim de Bilbao<br />
Le résultat construit est comme une image figée, c’est un instant de<br />
de vérité où la forme est figée. 26<br />
La question qui peut se poser est quand est-ce que l’ouvrage est<br />
finalisé puisque celui-ci est en perpétuel mouvement ? L’architecture<br />
est ici intuitive.<br />
L’obsession du mouvement est toujours présente chez l’artistearchitecte<br />
puisque selon lui, elle est le moyen d’humaniser la modernité,<br />
il «veut casser les espaces carrés, froids et cliniques imaginés par les<br />
modernistes et les minimalistes» 27<br />
26<br />
Salle B, (Architectures non standard, huit ans après…), 20/02/2012<br />
27<br />
Couvelaire L, (Frank Gehry, l’angoisse de la ligne droite), 12/09/2014<br />
32
Le mouvement expression du temps en devenir pourrait être vu<br />
comme le reflet de l’incertitude permanente. La continuité organique<br />
renvoie à la notion de «plasticité» chez F. LLoyd Wright dont la<br />
signification à ses yeux, signifie que la qualité et la nature des matériaux<br />
sont telles qu’ils paraîssent couler ou croître en une forme au lieu de<br />
ressembler à un assemblage de morceaux découpés. 28 A cet égard,<br />
on peut trouver les architectures présentées dans ce travail comme<br />
semblables.<br />
Par ailleurs, la prise de distance à l’égard de la réalité ordinaire,<br />
rendue possible par l’informatique, comme si quelque chose de<br />
magique se trouve à l’oeuvre dans des formes émergentes enchantées,<br />
démesurées est un signe de la course vers le spectaculaire <strong>esthétique</strong>,<br />
que l’on retrouve également au travers des trois oeuvres de Gerhy,<br />
Koolhaas et Herzog & de Meuron.<br />
En effet, pour leurs trois bâtiments, les technologies de conception<br />
assitées par ordinateur et de production sur machines à commandes<br />
numériques donnent les moyens d’une transformation qui pour Bernard<br />
Cache est « d’égale ampleur à celle qui avait affecté les arts visuels lors<br />
du passage de la Renaissance au Baroque». 29<br />
Cette puissance numérique permet d’incarner les formes d’un flux en<br />
continu s’éloignant donc d’une composition classique par l’assemblage<br />
des parties. Ainsi si le Crystal Palace était une architecture <strong>capitaliste</strong>,<br />
belle mais simple, le Guggenheim par contre serait le fruit d’un<br />
capitalisme artiste. Capitalisme où la poésie des formes renvoie<br />
toujours à des métaphores.<br />
La forme ne constitue qu’un arrêt sur image dans un flux vidéo. Ces<br />
objets d’architecture, Deleuze les appelle « Objectiles», c’est un<br />
«nouveau statut qui ne rapporte plus celui-ci à un moule spatial mais à<br />
une modulation temporelle qui implique une mise en variation continue<br />
de la matière autant qu’un développement continu de la forme» 30<br />
Le plus souvent, cette architecture se transforme en objet monolithique<br />
sculptural. Sur ce point, Jacques Lucan pose l’hypothèse que les<br />
monolithes architecturaux seraient l’équivalent du monochromisme<br />
pictural. 31<br />
28<br />
Lucan Jacques, 2016, Précisions sur un état présent de l’architecture, Presse polytechnique et<br />
universitaires romandes, Lausanne<br />
29<br />
Idem<br />
30<br />
Deleuze Gilles, le pli leibniz et le baroque, les éditions de minuit, Paris, 1988 page 26<br />
31<br />
Lucan Jacques, 2016, Précisions sur un état présent de l’architecture, chapitre 2, Presse polytechnique<br />
et universitaires romandes, Lausane<br />
33
Nous proposons comme hypothèse que l’association du monolithisme<br />
et du monochromisme définirait l’idéal de beaucoup de conceptions<br />
architecturales contemporaines. Des sculptures abstraites que le<br />
monde entier s’empresse de photographier et de visiter. Ce sont de<br />
véritables arguments touristiques et donc leur propension à étonner et<br />
innover doit être au coeur du processus de conception.<br />
Pour le musée de Bilbao, les retombées économiques sont<br />
exceptionnelles avec un million de visiteurs par an au lieu des 40 000<br />
prévus.<br />
La composante <strong>esthétique</strong> est devenue un vecteur essentiel de<br />
l’affirmation identitaire d’une ville, d’une région ou d’un pays. Chaque<br />
ville souhaite son Guggenheim. L’icône architecturale a une dimension<br />
sculpturale unique. Ainsi comme dans des attractions géantes, la<br />
fonction du bâtiment importe moins que la curiosité qu’il provoque.<br />
On est entré dans l’ère du tourisme architectural. La ville d’Abu Dhabi<br />
incarne bien ce phénomène, elle attend par ailleurs son Guggenheim<br />
signé F. Gehry.<br />
Pour Gilles Lipovetsky ce mouvement s’inscrit comme «l’avènement<br />
d’une architecture à consommation touristique d’évènements<br />
distractifs» 32 .<br />
Dans le cas de Bilbao, la ville industrielle a cédé le pas à la ville loisirs.<br />
L’avènement du marketing territorial à travers la création d’édifices<br />
iconiques doit sortir les villes du marasme économique ou au mieux<br />
perpétuer leur dynamisme.<br />
Alors que F. Gerhy reconnaît que son métier est très dépendant de<br />
la réalité économique, puisque «lorsque le budget est limité, on a<br />
l’impression de toucher à l’essentiel, la crise permet de rationaliser et<br />
de stopper le gaspillage» 33 , nous nous étonnons quelque peu de la<br />
schizophrénie de ce discours au regard des actes.<br />
Figure 11 : Modèle 3D sur CATIA<br />
32<br />
Lipovetsky Gilles, Serroy Jean, l’Esthétisation du monde, 2013, Gallimard, Paris p.316<br />
33<br />
Vignal M, (Frank O. Gehry: «Je cherche à humaniser la modernité»), 23/02/2010<br />
34
A- étude de l’édifice<br />
Elbphilharmonie de Hambourg (2002-2017)<br />
A l’origine, la philharmonie de Hambourg était une commande<br />
privée à la demande de Alexander Gerard (architecte, développeur de<br />
projets immobiliers) et de sa femme Jana Marko (historienne d’art).<br />
Tous deux fortunés et mélomanes, ils font appel au cabinet Herzog &<br />
de Meuron pour créer un projet à hauteur de 80 millions d’euros.<br />
Les premiers croquis sont établis en 2000 et la première étude du projet<br />
est présentée en 2003 à l’investisseur dans le cadre d’un processus de<br />
coopération entre clients, planificateur et entreprise générale.<br />
Mais en 2004, la mairie de Hambourg veut prendre le contrôle du projet<br />
et propose une enveloppe de 350 millions d’euros. Les initiateurs du<br />
projet se retirent alors du processus. La mairie voit dans ce projet<br />
l’opportunité de transformer la ville portuaire en métropole culturelle<br />
internationale (à l’image de l’opéra de Sydney) et en même temps de<br />
redynamiser cette partie de ville laissée à l’abandon au profit de la<br />
vieille ville historique.<br />
C’est la promesse de retombées économiques et la possibilité d’une<br />
notoriété mondiale.<br />
Les travaux débutent en 2007 pour une fin de chantier prévue en<br />
2010. Composé de deux salles de concert (2150 et 550 places), un<br />
hôtel de 250 chambres, 45 logements de luxe à la pointe ouest du<br />
bâtiment, un parking ainsi que des commerces. Le bâtiment est un<br />
challenge technique sans précédent dans l’histoire contemporaine de<br />
l’architecture.<br />
Il se positionne sur un entrepôt de briques de 1870 à l’extrémité d’un<br />
quai de l’Elbe. Ce support incarne la continuité historique avec le passé<br />
de la ville et assure une transition plus douce avec la création. Le fleuve<br />
35
entoure sur trois côtés la forme trapézoïdale du bâtiment, formant une<br />
parcelle effective de 157 hectares.<br />
Seules les façades de brique du bâtiment historique ont été conservées,<br />
elles sont surmontées d’une construction innovante de verre pesant<br />
200 000 tonnes dont le sommet représente des vagues. L’ensemble du<br />
bâtiment s’élève jusu’à 110 mètres et entre les deux corps de bâtiments,<br />
une plate-forme panoramique permet au public de contempler à 360°<br />
la ville et le port classé au patrimoine mondial de l’humanité en 2016.<br />
Selon Herzog, cette place « forme un espace accessible attendu par la<br />
ville et qui serait incomparable à nulle autre ville européenne» celleci<br />
doit «générer un futur urbain qui libère la ville d’Hambourg de sa<br />
fixation à Alster (une partie de la ville) et de son confort bourgeois, et<br />
de son architecture traditionnelle dans le but de ramener les habitants<br />
au fleuve d’ Elbe» 34 . Le sol de cette place est fait de briques cuites<br />
à l’ancienne dans un four à charbon. L’emprise du projet réaffirme<br />
l’identité commerciale du port et la richesse de la ville.<br />
Les façades supérieures sont composées de 1100 éléments en verre<br />
de facettes concaves et convexes calculées par odinateur pour laisser<br />
une ventilation natrelle, celles-ci constellées de pixels argentés qui<br />
permettent au bâtiment d’être vu par les paquebots même par temps<br />
brumeux. Ces 1600 m 2 de verre démarrent du 11 eme étage pour finir au 26 eme .<br />
Figure 12 : Les salles de concert suspendues dans le volume de verre<br />
34<br />
«Herzog & deMeuron- Elbphilarmonie », A+U, n°558, 17/03, p.130<br />
36
Un escalator-tunnel de 80 mètres de long légèrement bombé<br />
amène à l’espace des salles, c’est un modèle unique au monde. A lui<br />
seul cet élément coûta 3 millions d’euros. L’usager ne voit pas le point<br />
d’arrivée, c’est la promesse d’un voyage mystérieux vers l’inconnu.<br />
«les deux minutes de voyage se font à travers un tunnel de verre<br />
circulaire qui évoque des pixels et que l’on retrouve à l’entrée ainsi<br />
que dans l’auditorium principal. Le voyage se termine face à un vaste<br />
panorama montrant la ville à la manière d’une séquence de film» 35.<br />
Figure 13 : Un escalator comme un long travelling de cinéma<br />
La salle de concert est perchée à 50 mètres de haut, ce qui en<br />
fait la plus haute salle de musique au monde. Ses murs sont habillés<br />
de 10 000 panneaux de gypse et de fibres de papier blanc fraisés au<br />
millimètre près, donnant au volume un aspect de fossile. Evidemment<br />
cette salle est rendue possible par une modélisation informatique très<br />
poussée signée Yasuhisa Toyota, acousticien qui a oeuvé également<br />
pour le Concert Hall de Disney à Los Angeles.<br />
Un orgue est fondu dans le décor de la salle, ce souci du détail ainsi<br />
35 «Herzog & deMeuron- Elbphilarmonie », A+U, n°558, 17/03, p.136.<br />
37
que sa précision acoustique en font une des meilleures philharmonies<br />
du monde.<br />
Par ailleurs, tous les sièges sont situés autour de la scène et sont<br />
disposés au maximum à 30 mètres du chef d’orchestre. En forme de<br />
vignoble, ce sont des terrasses successives qui forment des coteaux.<br />
Cette disposition permet au public d’apprécier la proximité et d’être<br />
baigné dans l’orchestre. La volonté des architectes était de démocratiser<br />
cette musique en offrant des poistionnements peu communs dans ce<br />
genre de salle.<br />
Pour les murs de la petite salle de concert, destinée à une programmation<br />
plus éclectique, ils sont en chêne de France.<br />
Les appartements des niveaux supérieurs sont comme des nids perchés<br />
dans le ciel, de nombreux miroirs multiplient les vues à l’extérieur et<br />
amplifient une impression de légereté.<br />
B- mise en perspective<br />
Herzog & de Meuron, des modernes qui rompent avec la tradition<br />
La philharmonie de Hambourg dans la continuité des travaux menés par l’agence,<br />
retranscrit le déficit de tradition dans notre monde contemporain. Notamment<br />
celui des métiers qui coopèrent avec la réalisation architecturale. Acceptant cet<br />
état de fait, l’agence conçoit dorénavant des bâtiments faisant appel à des moyens<br />
de fabrication industrielle sophistiqués. Pour les architectes suisses «ce déficit de<br />
tradition est compensé par notre expérience de la ville, du lieu». 36 Selon Jacques<br />
Lucan, dans ce sens, Herzog & de Meuron peuvent être considérés comme<br />
modernes. Le pendant anti-moderne, peut être incarné par Peter Zumthor,<br />
s’appuyant également sur des techniques de production sophistiquées mais au<br />
service d’une poursuite de la tradition.<br />
S’articule ici un débat Moderne/Anti-moderne, dont on pourrait dire que le premier<br />
s’appuie sur l’industrie pour créer une <strong>esthétique</strong> contemporaine et le second pour<br />
poursuivre un déjà là.<br />
Pour Herzog & de Meuron, les matériaux doivent être «sans code» et<br />
qu’ils «perdent la signification habituelle qu’ils ont pour les architectes<br />
(...) de détruire les catégories et d’éviter les références stylistiques au<br />
profit d’une sensation immédiate». 37 C’est pour cette raison que les<br />
36<br />
Herzog J, Vischer T, (Interview by Theodora Vischer with Jacques Herzog), 22/03/2014<br />
38
architectes diront : «la force de nos bâtiments réside dans l’impact<br />
viscéral et immédiat qu’ils ont sur le spectateur. Pour nous, c’est cela<br />
qui est important en architecture (...) nous sommes plus intéressés par<br />
l’impact direct, physique et émotionnel, comme le son de la musique<br />
ou le parfum d’une fleur» 38<br />
En quelque sorte, un objet offrira sa propre langue à partir de ce qu’il<br />
est fait, c’est à dire les matériaux qui le constituent intrinsèquement,<br />
ainsi que la manière de les mettre en oeuvre. Le matériau devient le<br />
signifiant brut. Pour la philharmonie de Hambourg, cette façade de<br />
verre renvoie dans toutes les directions la surface du fleuve Elbe. C’est<br />
une manière de contextualiser le bâtiment au regard des éléments<br />
présents au site.<br />
C- mode de fincancement et lien économique<br />
Ce projet pharaonique qui devait se réaliser sur 3 ans s’est étalé sur<br />
10 ans. En 2011, le chantier est arrêté suite à des querelles juridiques<br />
entre la ville, le constructeur et les architectes.<br />
Plusieurs raisons sont évoquées pour justifier ce retard. Le chantier aurait<br />
été lancé alors que les plans n’étaient pas terminés, par précipitation et<br />
manque de rigueur, «la ville de Hambourg aurait pêché par optimisme<br />
surévalué» 39<br />
L’autre raison serait liée aux craintes du constructeur Hochtief. Pour<br />
cette entreprise, le toit de 2000 tonnes risquait de s’effondrer si<br />
les plans étaient appliqués comme tels. Après un changement de<br />
couleur politique à la mairie et une reprise des discussions, le chantier<br />
redémarre en 2013, mais les retards accumulés engendrent un surcoût<br />
et l’enveloppe totale explose pour atteindre 970 millions d’euros.<br />
Pour Herzog « ce dérapage financier et les querelles juridiques ont un<br />
temps constitué une menace pour le cabinet» 40<br />
L’accouchement a été long et douloureux pour les Hambourgeois, mais<br />
l’enfant a finalement été adopté.<br />
L’enjeu de la finalisation du projet était tel que lors du concert<br />
d’inauguration en janvier 2017, l’ovation n’a pas été portée aux<br />
musiciens mais aux architectes présents dans la salle et tous étaient en<br />
37<br />
Herzog & de Meuron, «Towards an Intuitive Understanding», entretien avec Lynnette Widder, Daidalos, 08/1995, p59<br />
38<br />
Herzog J, Kipnis J, (A Conversation with Jacques Herzog (H&deM)), 5/05/1997<br />
39<br />
Batiactu, (Pose de la première pierre de la Elbphilharmonie de Hambourg), 03/04/2007<br />
40<br />
Batimag, (La Philharmonie de Hambourg par Herzog & de Meuron a enfin été inaugurée), 12.01.2017<br />
39
larmes. Pour le cabinet « la Philharmonie n’est pas une démonstration de<br />
grandeur, c’est le programme ambitieux qui l’a rendue particulièrement<br />
grand. Leur rôle en tant qu’architecte c’est de donner une dimension<br />
humaine à un bâtiment, il doit avoir une durabilité non seulement<br />
<strong>esthétique</strong> mais aussi culturelle et s’inscrire dans la mémoire collective<br />
au même titre que les églises» 41<br />
Pour le critique Peter Von Becker, «cette ville hanséatique abrite<br />
maintenant quelque chose qui fait partie de la culture mondiale» 42<br />
Depuis l’ouverture en Janvier 2017, plus de 600 000 visiteurs se<br />
sont précipités à l’Elbphilarmonie. Le pari est gagné puisque le New<br />
York Times a même classé Hambourg dans le top ten des destinations<br />
mondiales. Expériences sensitives, émotionnelles d’un bâtiment<br />
grandiloquent comme attraction architecturale font dorénavant parties<br />
du circuit touristique culturel mondialisé.<br />
Ce projet est une réussite qui s’inscrit dans un processus de surrenchère<br />
technique, matériel et économique. Mais le risque semble-t-il sera vite<br />
rentabilisé.<br />
Figure 14 : L’auditorium principal<br />
41<br />
De Rochebouët B, (La Philharmonie de l’Elbe à Hambourg, quel bijou d’architecture !), 12/01/2017<br />
42<br />
AFP, (La coûteuse Philharmonie de Hambourg prête à éblouir le monde), 11/11/2016<br />
40
2<br />
En 1990, la chute du mur de Berlin répand un vent de liberté et<br />
parachève l’entrée dans l’ère de la consommation. Ce moment<br />
d’histoire que l’on retrouve sous le terme de « modernité liquide » 43<br />
s’érige à la défaveur de repères sociaux connus jusqu’alors. Les individus<br />
se réfugient dans la consommation de masse où toute chose devient<br />
volatile et éphémère. Ce nouveau capitalisme opposé au capitalisme<br />
fordien en ce que celui-ci était d’abord mécanique et comptable,<br />
sollicite davantage la sensibilité, l’intuition et l’inspiration de chacun. 44<br />
Dans cet univers, le consommateur règne en maître et se met à<br />
la recherche d’une plus grande jouissance des choses. «Or qui a<br />
constamment besoin de jouir se condamne à la déception» 45. Dans ce<br />
sens, nous ne nous étonnons pas de retrouver dans chacun des trois<br />
projets analysés, une propension à l’innovation. Un attribut qui semble<br />
obligatoire à la réussite économique et touristique des bâtiments.<br />
Ceux-ci ont pour mission avouée, rappelons-le, de se signaler au-delà<br />
de la ville et d’offrir un rayonnement mondial.<br />
Comme nous avons souligné au travers des édifices précédemment<br />
présentés, des similitudes communes dans les procédés de création<br />
(informatique, industrialisation...), se pose alors la question de leur<br />
ressemblance <strong>esthétique</strong>. Existe t-il des dénominateurs communs entre<br />
ces trois oeuvres?<br />
43<br />
Bauman Zygmunt, La vie liquide, 2013, Fayard, Paris<br />
44<br />
Boltanski Luc, Esquerre Arnaud, Enrichissement (Une critique de la marchandise), Gallimard,<br />
Paris, 2017<br />
45<br />
Couturier Brice, (Le stade Esthétique du Capitalisme), 24/05/2013, France Culture<br />
41
Le Capitalisme Artiste , une niche dans laquelle ces architectures se<br />
développent<br />
L’ analyse des trois édifices nous mène à penser que leur production dans le champ<br />
économique s’inscrit au travers du capitalisme artiste.<br />
Selon Gilles Lipovestky et Jean Serroy, celui-ci serait l’aboutissement de trois phases<br />
antérieures qui comprend en premier temps :<br />
Une production artistique au service des dogmes religieux (artialisation rituelle).<br />
S’en suit au début du Moyen Âge et s’étalant jusqu’au XVIII e siècle, une esthétisation<br />
aristocratique. L’artiste est au service des seigneurs et de la bourgeoisie.<br />
Du XVIII e à la Seconde Guerre mondiale, les auteurs parlent d’esthétisation<br />
moderne. Des instances officielles s’organisent, c’est la création des académies.<br />
Enfin le capitalisme artiste, qui aujourd’hui s’mpose comme une économie de<br />
l’<strong>esthétique</strong> permise par une esthétisation de la vie quotidienne.<br />
Depuis 30 ans, le processus d’hybridation entre l’art et le marketing associent le<br />
capitalisme artiste et capitalisme de consommation comme les deux faces d’une<br />
même pièce.<br />
L’artialisation de l’activité économique a une conséquence majeure, le capitalisme de<br />
séduction remplace le capitalisme de production. La consommation trans<strong>esthétique</strong><br />
est celle de l’explosion démocratique des plaisirs et passions individuels.<br />
Le capitalisme artiste doit susciter de l’émotion et engendrer une expérience<br />
sensitive.<br />
L’art est devenu une plus-value intégrant des stratégies commerciales en vue de<br />
conquête de marchés. Dans ce sens, l’architecture est partie prenante.<br />
La nécessité des métropoles de tirer leur épingle du jeu de la mondialisation oblige<br />
certaines architectures au gigantisme, à l’hyperspectacle ou l’hyperdiversification.<br />
Celles-ci deviennent des attractions géantes, réduites à de simples objets de curiosité.<br />
Ainsi les symboles visuels des villes se concurrencent, imposant une architecture<br />
attractive, telle une vitrine <strong>esthétique</strong> à consommation touristique.<br />
Les grands projets culturels à travers le monde participent de ce phénomène : le<br />
musée Guggenheim à Bilbao, l’opéra de Sydney ou encore l’Elbphilharmonie de<br />
Hambourg, tous trois devenus symboles de leurs villes .<br />
(Réflexion menée sur la base des travaux de :Lipovetsky Gilles, Serroy Jean, l’Esthétisation du monde, 2013,<br />
Edition Gallimard, Paris)<br />
42
L’usage de la pierre pour signaler une continuité avec l’existant<br />
La puissance symbolique de la pierre<br />
Il semble que ce matériau échappe à l’<strong>esthétique</strong> <strong>capitaliste</strong> en ce qu’il renvoie<br />
comme puissance symbolique dans nos sociétés occidentales et dans le même temps<br />
se positionne en contradiction avec la volatilité de notre temps.<br />
Cette théorie de la continuité dans l’histoire résulte d’une construction mémorielle,<br />
idéologique de la conservation de l’héritage.<br />
Si mémoriser sert à transmettre, l’Occident l’a toujours utilisée pour accueillir la<br />
mémoire, et on lui a accordé une importance majeure en faveur de sa conservation.<br />
Sur le plan symbolique, c’est aussi un matériau du sacré qui rejoint les profondeurs<br />
de l’existence humaine. La pierre matériau du monument, provoque aussi une<br />
émotion dans le but d’ obtenir une adhésion à un projet politique. L’inscription<br />
nominative dans la pierre est un rempart contre l’oubli. Nous pouvons prendre<br />
l’exemple du mémorial du Onze Septembre .<br />
Lors de l’annonce du lauréat pour le Guggenheim de Bilbao, le jury<br />
mentionna l’importance accordée par F. Gehry d’offrir une place publique<br />
et d’avoir assuré une continuité entre l’intérieur et l’extérieur. Avant tout,<br />
ce musée devait permettre la requalification d’un territoire en perte de<br />
vitesse. En conséquence, les lieux extérieurs entourant le musée sont<br />
pensés et utilisés comme une extension du musée et de ses espaces<br />
d’exposition. On y retrouve des oeuvres comme Puppy de Jeff Koons ou<br />
l’araignée Maman de Louise Bourgeois.<br />
43
Figure 15 & 16 : Technique structurelle de la façade du Guggenheim Bilbao<br />
44
Pour accentuer ce rapport intime avec le tissu urbain présent, F. Gehry<br />
opte pour l’usage d’une pierre calcaire d’Espagne en guise de revêtement,<br />
face à la ville. « Nous nous sommes concentrés sur des interactions qui<br />
n’existaient pas avant. Entre la rive laissée vacante et l’espace urbain » 46.<br />
Les intentions de l’architecte étaient très claires par rapport à la relation de<br />
la forme avec le déjà-là : les façades faisant face à la ville sont rectilignes<br />
et en bloc. La pierre était alors à l’image de la ville donnant un aspect très<br />
constructif tandis que le titane faisait le lien avec la rivière. 47<br />
Pour ce faire, le cabinet proposa un système constructif divisant les<br />
murs en plusieurs couches, ce qui permet d’obtenir pour chacune des<br />
façades (titane, parement pierre) un aspect lisse que l’on soit à l’intérieur<br />
ou à l’extérieur de l’édifice. « By divinding the façade into an inner layer,<br />
a functionnal loadbearing layer, and an exterior sealing layer, the complex<br />
loadbearing structure could be hidden inside the façade, maintening a<br />
pure outer shape» 48<br />
Ce dispositif structurel ne montre aucune trace d’assemblage<br />
visible. Ce moyen permet de marier les murs du bâtiment rectiligne<br />
avec la matérialité retrouvée au sol, rappellant elle-même les origines<br />
de la ville.<br />
Figure17 : Deux matériaux, deux symboles<br />
46<br />
Bruggen Van Coosj, Frank O. Gehry : Guggenheim Museum Bilbao, 1999, Guggeheim<br />
Museum Publications, New York, p.31<br />
47<br />
Gingras S, Labbé É, Robitaille E, «Etude d’une pensée constructive d’architecte: Frank O.<br />
Gehry», Semestre A-14<br />
48<br />
Knaack, Klein, Bilow, Auer, 2007, Façades : principles of contructions, Bassel : Birkhäuser. p 111<br />
45
La Philharmonie de Hambourg utilise le même procédé de<br />
contextualisation employé par F. Gehry.<br />
D’abord, l’édifice souhaite jouer un rôle urbain afin de redynamiser<br />
cette partie de territoire. Entre les deux volumes, de brique et de verre,<br />
une place définit le centre du bâtiment. Selon les architectes, c’était<br />
un espace qu’attendait la ville et que l’on ne trouve nulle part ailleurs<br />
en Europe. 49 En ces termes, Herzog évoque la possibilité que ce lieu<br />
engendre le futur urbain d’Hambourg en libérant la ville de sa fixation<br />
au quartier bourgeois d’Alster, au profit des rives d’Elbe. 50<br />
Cette place, au 11 ème niveau, est la cinquième façade du prisme<br />
de brique sur laquelle repose la contruction de verre. La volonté du<br />
cabinet Herzog & de Meuron était de figurer le passé industriel du<br />
quartier de Kaispeicher et en même temps à l’aide d’un mélange entre<br />
gypse et verre, de créer une toute autre atmosphère en hauteur.<br />
L’agence conservera ces façades de brique même si celles-ci ne<br />
pouvaient jouer un rôle structurel. Ils évideront l’ancien bâtiment pour<br />
n’en conserver que l’enveloppe et intègreront en son sein de nouveaux<br />
espaces aptes à recevoir les descentes de charges.<br />
Figure 18 : Les façades de l’ancien entrepôt conservées<br />
49<br />
«Herzog & deMeuron- Elbphilarmonie », A+U, n°558, 17/03, p130<br />
50<br />
Idem<br />
46
Toutefois, persiste dans la réalisation l’envie de donner à lire une<br />
continuité dans l’histoire. Un escalator de 80 mètres de long traverse<br />
l’ensemble de ce support de briques et mène à la place. Il s’agit pour<br />
l’agence d’un «rite de passage», dont le voyage se finit devant un<br />
panorama sur la vieille ville de briques. Comme au cinéma, inspiration<br />
chère aux deux architectes, il s’agit ici de retranscrire en architecture<br />
le procédé du travelling. Le sol de cette place est fait de la même<br />
brique que l’on retrouve sur les pans du socle. La transition faite, nous<br />
pouvons parcourir une autre écriture architecturale.<br />
En ce qui concerne le projet de Seattle, le contexte urbain est<br />
radicalement différent. Si dans les villes européennes, nous pouvons<br />
évoquer une recherche phénoménologique entre le déjà-là et les<br />
nouvelles réalisations, nous émettons l’hypothèse pour les villes<br />
américaines d’une plus grande difficulté à la contextualisation. Cela<br />
s’expliquerait entre autre par le système urbain institué en 1796 par<br />
Thomas Jefferson qui fixe un cadastre et délimite un territoire en carrés<br />
d’un mile de côté. Ce procédé influence l’urbanisme et semble obliger<br />
l’architecture à composer au regard de son mile et non au profit d’une<br />
vision plus large.<br />
Enfin, les Etats-Unis étant un pays jeune, la pierre ne porte pas la même<br />
symbolique que nous pouvons lui attribuer en Europe et n’a pas non<br />
plus été utilisé de la même façon.<br />
Cependant cette absence d’utilisation de la matière peut nous<br />
éclairer sur le contexte plus général dans lequel s’inscrit le bâtiment.<br />
Nous savons déjà que les villes américaines sont plus récentes que<br />
leurs voisines européennes et nous pouvons préciser que le tissu urbain<br />
à proximité de la bibliothèque date des années 70. Un moment où les<br />
grandes métropoles américaines avaient déjà embrayé la tertiarisation<br />
de leur économie. C’est-à-dire une économie fincancière, de la culture<br />
et des savoirs se concrétisant sous la forme de tours vitrées. La<br />
bibliothèque de Seattle semble se prêter au jeu.<br />
Alors que, pour les cas de Bilbao et de Hambourg, on pourrait<br />
faire l’hypothèse que les édifices se rattachent plus à une histoire<br />
économique en lien avec le secondaire : des docks maritimes, des<br />
hauts fourneaux, un passé ouvrier... Une incarnation du capitalisme ne<br />
pouvant visiblement pas se détacher d’une certaine forme d’historicité.<br />
47
«Songeons en mettant pierre sur pierre, qu’un temps viendra où ces<br />
pierres seront tenues sacrées, c’est par leur témoignage durable,<br />
dans leur contraste tranquille avec le caractère transitoire de toute<br />
chose, dans la force qui conserve impérissable la beauté des formes<br />
sculptées, qu’elles relient successivement l’un à l’autre les siècles<br />
oubliés et constituent en partie l’identité des nations, comme elles<br />
concentrent la sympathie» 51<br />
John Ruskin<br />
Ces projets peuvent nous questionner sur leur réelle ambition de<br />
tisser un lien avec l’existant. En effet, ces réalisations semblent s’inscrire<br />
dans la lignée du post-modernisme puisque leur architecture « loin<br />
d’être un objet naturel, préhensible, incarné par la pierre, le métal ou<br />
le béton sont avant tout une construction intellectuelle, voire idéelle :<br />
un objet construit par le discours». 52<br />
Il s’agirait plutôt d’un trait d’ironie puisque la continuité est simulée<br />
et non réelle. Les techniques constructives contemporaines créent<br />
une image plutôt qu’une réalité. Que ce soit à Bilbao où à Hambourg,<br />
la pierre est un parement, qui parfois même prend des courbures<br />
étonnamment irréelles pour un matériau alors supposé rigide.<br />
Cette volonté de paraître est vite annihilée une fois l’enveloppe<br />
traversée. Le socle de la philharmonie de Hambourg, par exemple,<br />
est percé d’une ouverture similaire aux anciens docks face ouest. Une<br />
fois l’enveloppe de brique franchie, l’espace d’entrée donne sur une<br />
grande hauteur où le mur du fond est ponctué d’écrans à LED qui<br />
peuvent être utilisés par des artistes ou pour afficher le programme<br />
évenementiel. La transition est nette.<br />
Cet usage de la pierre nous questionne. Pourquoi vouloir<br />
nécessairement une continuité à travers le matériau pour en donner<br />
une incarnation à travers un parement ? Nous supposons que le coût<br />
51<br />
Ruskin John, Les sept lampes de l’architecture, Klincksieck, Paris, 2008<br />
52<br />
Vermandel Frank, Postmodernisme, discours et métadiscours : L’architecture comme<br />
paradigme et paradoxe, Kimé, Paris, 2010<br />
48
économique d’une construction en pierre massive est un frein à sa<br />
réalisation.<br />
D’autre part, sa faible ductilité peut empêcher les concepteurs de<br />
concrétiser leur envies.<br />
Mais selon le sociologue Zygmunt Bauman, on pourrait interpréter<br />
ce phénomène plutôt comme le fait que les individus ont en eux une<br />
ambivalence fondamentale «qui les pousse à la fois à réclamer un socle<br />
sociopolitique stable et légitime (qui pourrait trouver corps au travers<br />
de cette matérialité) et l’autre un droit à la liberté individuelle». 53<br />
Avec la Elbphilharmponie, on retrouve bien un mariage de la tradition<br />
hambourgeoise et en même temps un signal de la modernité.<br />
53<br />
Bauman Zygmunt, La vie liquide, Fayard, Paris, 2013<br />
49
50
L’architecture qui s’adresse au monde s’adresse au sublime<br />
Puisque médiatiquement la question de l’habitat est désormais<br />
placée au second plan, nous prendrons plutôt comme parti pris les<br />
projets architecturaux ayant des programmes tertiaires. Apparemment<br />
plus stimulant intellectuellement et profitable économiquement pour<br />
les métropoles et la renommée des architectes. Nous évoquons donc<br />
ici les édifices dont la vocation est mondiale: les musées, les stades, les<br />
aéroports ou auditoriums.<br />
L’architecture contemporaine à vocation touristique semble<br />
s’incarner autour d’une idée commune. Une propension au sublime.<br />
Ces édifices semblent être placés sous le règne de l’hybris. C’est à<br />
dire selon Heidegger 54 , un concept par lequel les hommes mettent<br />
en jeu la puissance illimitée de leurs calculs, de leurs planifications et<br />
de leur culture universelle. C’est une vision selon laquelle l’évolution<br />
du monde passerait par la dominance de la technologie et le progrès<br />
serait l’ultime référence.<br />
Aujourd’hui, la manière d’aborder le concept de grandeur s’apparente<br />
à défier le réel. On réalise des jardins verticaux, des voiles de verre<br />
et d’acier, des gratte-ciels immenses et courbes, contre toute règle<br />
statique. C’est le challenge qui motive l’architecture et celle-ci se<br />
complexifie en terme technique, spatial. En ce sens, le sublime aurait<br />
affaire avec l’infinité, dépassant la mesure de ce qui est habituellement<br />
compréhensible. Chez Edmund Burke « la grandeur dans les dimensions<br />
est nécessaire au sublime (...), car il n’est pas possible qu’un petit<br />
nombre de parties, petites par elles mêmes, donne à l’imagination<br />
aucune idée de l’infinité.» 55<br />
54<br />
Balazut Joël, « La thèse de Heidegger sur l’art », Nouvelle revue d’<strong>esthétique</strong><br />
2010/1 (n° 5), p. 141-152.<br />
55 Burke Edmund, Recherches philosophiques sur l’origine des idées que nous avons du beau et du<br />
sublime, 2009, Vrin, Paris, p.176-177<br />
51
Dans ce sens, un édifice qui s’apparenterait à la notion de sublime<br />
devrait être saisi immédiatement dans son tout, à la manière d’une<br />
image ou d’une sculpture. Nous relevons parmi les exemples cités, que<br />
chacun des édifices a une unité de matériaux, ils sont conçus comme<br />
des monolithes et le dessin du volume est facilement appréhendable.<br />
Nous proposons donc d’affecter ce qualificatif à chacun des trois<br />
bâtiments analysés en partie une.<br />
Pour le philosophe Emmanuel Kant, le sublime renvoie à l’incapacité<br />
propre à chacun de se figurer la complexité d’une chose. C’est par<br />
delà l’entendement que le sentiment naît. Et c’est par l’imposante<br />
grandeur que la petitesse de l’homme est révélée. Par cette clef de<br />
lecture, beaucoup des bâtiments contemporains conçus par moyens<br />
numériques peuvent être apparentés au sublime.<br />
Ces réalisations nous subjuguent la plupart du temps au delà<br />
de la notion de beau et de laid, elles nous offrent une idée<br />
de l’infini et ont l’ambition d’un dépassement du présent.<br />
Mais comme nous l’avons vu par ailleurs, cette vocation n’est-elle pas<br />
vouée à l’échec ? N’avons-nous pas là, seulement, des réalisations<br />
inconiques ?<br />
Figure 19 : Maquette numérique de la salle principale de la Elbphilharmonie<br />
52
Figure 20 : Maquette numérique du plafond de la salle principale ; Elbphilharmonie<br />
53
54
Le reflet, matière poétique<br />
Au XX e siècle, les idées du mouvement moderne ont été dominantes<br />
et pour bon nombre des théoriciens de cette époque «la façade opaque<br />
relève du secret» voire même de la «pathologie». Il fallait offrir des vues<br />
sur l’extérieur mais également sans doute, en direction de l’intérieur.<br />
L’idée d’un homme nouveau passait par un plus grand contrôle de la<br />
vie privée. C’est pourquoi Le Corbusier expliquait que « la vue permet<br />
de découvrir pour connaître et progresser, la façade, interface entre<br />
dedans et dehors, est un passeur vers l’au-delà» 56 .<br />
La transparence est donc un dogme de la société moderne, un<br />
manifeste sur le monde sensé apporter la connaissance. Pour Walter<br />
Benjamin «vivre dans une maison de verre est, par excellence, une<br />
vertu révolutionnaire. Cela aussi est une ivresse, un exhibitionnisme<br />
moral dont nous avons grand besoin... Le verre, ce n’est pas un hasard,<br />
est un matériau dur et lisse sur lequel rien n’a prise. Un matériau<br />
froid et sombre également, c’est d’une manière générale l’ennemi du<br />
mystère». 57<br />
Cette époque, très marquée idéologiquement, faisait de la<br />
transparence son cheval de bataille. Nous pensons que cet usage massif<br />
du verre dans la construction, et surtout dans les projets d’envergure, est<br />
désormais agrémenté d’une pensée sur le reflet. Les post-modernistes<br />
utiliseraient d’abord ces surfaces comme des éléments réflectifs. Les<br />
moyens technologiques et industriels ont permis de breveter des<br />
innovations dans la composition du verre et ont poussé le matériau<br />
vers ces qualités à l’époque du modernisme.<br />
56<br />
Amy Sandrine, (Les nouvelles façades de l’architecture) , Appareil [En ligne], Numéro spécial | 2008<br />
57<br />
Benjamin Walter, Le Surréalisme. Le dernier instant de l’intelligentsia européenne, [1929], 2000,<br />
Gallimard, Pari, p.118<br />
55
Selon Nicolas B. Jacquet, cette volonté d’utiliser le verre mais surtout<br />
le reflet comme une nouvelle matière dans l’architecture s’apparente<br />
à une volonté de destruction des anciens codes. En ces termes :<br />
« la sensibilité architecturale se mue alors en véritable esthétisation<br />
lorsqu’elle croise le désir d’une génération d’en finir avec une évidence,<br />
celle des formes pures, nettes, tangibles révélées par la lumière ». 58<br />
Nous allons le voir cette ambition semble efficiente.<br />
L’apparence du volume vit autrement par le jeu des matérialités<br />
et des surfaces qui le circonscrivent. Ce changement de perception<br />
est profondément marqué par les avancées de la science. L’auteur de<br />
l’ouvrage parle de surface trans-apparente.<br />
En effet, en empêchant le volume d’acquérir une densité, une épaisseur,<br />
une réalité, on dématérialise sans pour autant réduire à l’immatérialité.<br />
Pour l’architecte français Jean Nouvel, cette approche est un territoire<br />
de déstabilisation puisque que «toute cette immatérialité, toute cette<br />
recherche sur la matière de la lumière, tout ce qui est pixel, image<br />
numérique, image tramée, utilisation du spectre solaire, utilisation des<br />
couleurs pour annuler les volumes, sert la lumière et devient un acte de<br />
destruction de la matérialité. Tandis que dans la modernité historique<br />
on s’en est servi comme un acte de construction». 59<br />
Pour autant il n’en déduit pas une perte de sens ou de valeurs puisqu’il<br />
ne les opposent pas. Cependant, il reconnaît l’ambivalence du reflet et<br />
en fait un territoire de poésie.<br />
« Le reflet, c’est vrai que c’est un signe de complexité, c’est un<br />
symbole de vie, c’est comme un œil finalement, je crois que tous<br />
les jeux qui sont basés sur le reflet créent des interrogations, de la<br />
poésie ». 60<br />
Jean Nouvel<br />
Toujours selon Nicolas B. Jacquet, l’architecture n’est pas seulement<br />
un art visuel. «C’est le rapport à la matérialité de la surface architecturale<br />
qui a été engagé, rompant avec l’ornementation. Cela a conduit à<br />
élever qualitativement l’usage des matériaux, à rechercher de nouveaux<br />
procédés de fabrication et leurs mises en œuvre industrielles». 61<br />
58<br />
Jacquet B. Nicolas, Le langage hypermoderne de l’architecture, 2014, Parenthèses, Marseille, p.125<br />
59<br />
Idem p.127<br />
60<br />
Adler Laure, (Jean Nouvel : « le reflet est un signe de complexité, un symbole de vie ! »), 23/05/2016<br />
61<br />
Idem p.127<br />
56
La dématérialisation surfacique s‘allie aux effets atmosphériques et<br />
naturels. Le but étant parfois d’établir dans l’artificialité et le subterfuge<br />
une connexion avec la nature invisible. Agent de dématérialisation<br />
par excellence, le jeu du reflet tend à effacer la masse de l’édifice,<br />
supprimant sa présence en renvoyant l’image de tout ce qui l’entoure.<br />
Le reflet crée une sensation d’indéfinition, d’irrésolution spatiale<br />
permettant d’échapper au piège de l’apparence figée et se permet de<br />
jouer sur l’éphémère.<br />
Nous analysons cet usage massif du reflet comme une envie de<br />
détruire l’apparence explicite. C’est un fantasme de l’architecture que<br />
de faire de la matière une substance altérable, transformable et de<br />
devenir un alchimiste. Ainsi « ce travail permet d’approcher l’univers de<br />
l’ineffable et du fantastique, c’est une manière nouvelle de réaffirmer la<br />
condition artistique première de l’architecture ». 62<br />
Pour le musée Guggenheim de Bilbao, nous le savons désormais<br />
les lieux extérieurs entourant le musée sont pensés comme des<br />
extensions du bâtiment. En ce sens, les matériaux utilisés doivent<br />
épouser l’atmosphère des lieux. C’est la raison pour laquelle le titane<br />
a été utilisé afin de se confondre le plus parfaitement possible avec les<br />
courbes imaginées par l’architecte. Les façades donnant sur la rivière<br />
doivent être fluides et imitent le mouvement des vagues. 63<br />
Le titane, avec son miroitement au soleil et la rivère donne donc<br />
l’impression que le bâtiment vit et qu’il est en constant mouvement.<br />
Pour accentuer cet effet, ces feuilles de métal sont pliées et gondolées<br />
maximisant l’effet produit.<br />
Le système constructif a été pensé dans le but de garder la façade la plus<br />
lisse possible. Une armature similaire à celle utilisée pour le parement<br />
de pierre est choisie. C’est la condition par laquelle l’effet miroitant du<br />
62<br />
Jacquet B. Nicolas, Le langage hypermoderne de l’architecture, 2014, Parenthèses, Marseille, p.131<br />
63<br />
Jencks Charles, 1995, Franck O Gehry: Individual imaginsation and Cultural Conservatism,<br />
Academy Editions : Londres p.49<br />
57
Guggenheim est possible. La relation entre pensée poétique et pensée<br />
constructive est ici indissociable.<br />
Comme nous l’avons signalé auparavant, c’est à travers l’outil<br />
informatique que la mise en place de la structure a été facilitée, et par<br />
la même occasion, le travail des ouvriers. Le principe était que chacune<br />
des pièces de métal disposait d’un code barre produit par le logiciel.<br />
Sur le chantier les codes barres sont scannés et un moniteur principal<br />
fait apparaître le positionnement exact des pièces. 64<br />
Informatique, industrialisation, rapidité d’exécution, un tryptique<br />
nécessaire à la concrétisation du bâtiment et au service de l’<strong>esthétique</strong><br />
cherchée.<br />
Figure 21 : Structure porteuse pour les façades titane<br />
Nous retrouverons des points partagés avec la Elbphilharmonie<br />
d’Herzog & de Meuron. D’une part la philharmonie devait s’approprier<br />
le contexte et figurer la présence dominante du fleuve ainsi que du ciel.<br />
D’autre part, la volonté des architectes que l’on retrouve également<br />
chez F. Gehry, était de faire en sorte que la structure soit invisible à<br />
l’oeil nu. Ici, le bâtiment doit représenter un cristal sur son socle. Ces<br />
conditions préalablement déterminées, l’agence suisse a travaillé dès<br />
les premières phases de conception sur l’enveloppe en produisant des<br />
maquettes à échelle une. Les façades sont composées de multiples<br />
carreaux incurvés qui réfléchissent dans toutes les directions. Pour ce<br />
faire, la composition du verre a été sujet à nombre d’expérimentations.<br />
64<br />
Gann David M., Building Innovation : Complexe Constructs in a Changing World. 2000, Thomas<br />
Telford Publishing, Londres, p.179<br />
58
Celui-ci sera teint sur ses extrémités à la manière des protections<br />
solaires que l’on trouve sur les pare-brises. Les motifs pixellisés sont<br />
plus denses aux angles et s’estompent vers le centre où les zones<br />
ovales offrent une vue dégagée. Cette forme rappelle les hublots des<br />
bateaux et le passé portuaire de Hambourg. De plus, tout un travail sur<br />
la déformation du verre est entrepris pour permettre une ventillation<br />
naturelle du bâtiment et la création de loggias à l’abri du vent et de la<br />
pluie.<br />
Les panneaux de verre sont installés en rangées, les uns sur les<br />
autres à la manière du socle en brique. Cet alignement géométral<br />
fait apparaître une certaine tension par rapport aux vitres incurvées.<br />
Bien que les loggias ponctuent la façade d’ouverture, celles-ci ont été<br />
construites de manière à ce que la façade donne une impression d’unité.<br />
Figure 22 : Maquettes de 2006, façade de la Elbphilharmonie<br />
59
Figure 23 : Maquettes de 2007 & 2008, façade de la Elbphilharmonie<br />
60
Figure 24 : Test des diférents motifs pour la conception du vitrage<br />
61
Figure 25 : Etapes de construction en 2014<br />
62
Ici également, le travail sur la matière est un point déterminant<br />
dans la capacité à incarner la poésie voulue par les architectes. C’est<br />
par le lien intime entre industrialisation et pensée d’auteur que le<br />
philharmonie de Hambourg peut aujourd’hui se targuer d’être une<br />
réussite touristique, économique, architecturale ainsi qu’un porteétendard<br />
de l’innovation dans les métiers de la construction.<br />
Pour finir, nous choisissons d’aborder la bibliothèque de Seattle<br />
sous le concept de camouflage émis par Rem Koolhaas dans son essai<br />
sur la ville générique. Dans cette critique des villes, il fait part d’une<br />
absence de lieu dans les paysages urbains, s’en suit une impossibilité<br />
de distinguer une ville d’une autre. Selon l’architecte, l’application de<br />
cette théorie permettrait par le design des façades de surmonter cette<br />
situation et d’offrir un dispositif qui met les individus en relation avec<br />
leur environnement. 65<br />
Si traditionnellement le camouflage s’entend comme la manière de se<br />
dissimuler, le terme incarne ici un sens de révélation. Dans cette optique<br />
il est possible que le camouflage agisse comme un moyen d’entrer en<br />
relation avec un environnement à travers le médium de représentation.<br />
De plus, la bibliothèque avec cette façade trans-apparente est censée<br />
assurer la création d’un lieu ouvert et démocratique. Mais pour<br />
Anthony Vidier, l’attitude de Rem Koolhaas a plus à voir avec l’irruption<br />
du numérique. 66<br />
Dans cette continuité, nous ferons nôtre l’analyse de Laurent Baridon<br />
faite dans L’architecture des bibliothèques à l’ère des nouvelles<br />
technologies :<br />
« Un bloc translucide où flottent des « embryons » de toutes<br />
les formes de la mémoire : livres, disques, instruments d’optique,<br />
microfiches, ordinateurs. Cette indétermination correspond à<br />
l’imprécision du programme du concours et plus encore à l’incertitude<br />
des conséquences des technologies numériques. Quelques années<br />
après l’échec de son projet parisien, Koolhaas a pu concrétiser ses<br />
conceptions en réalisant le Bibliothèque centrale de Seattle (2004).<br />
Cet édifice spectaculaire piège dans ses façades de verre les reflets<br />
diffractés des tours environnantes. Ses volumes contrastés alternent<br />
dilatation et contraction offrant l’image incohérente d’une composition<br />
impossible. À sa conception préside la complexité du programme fixé<br />
65<br />
Betsky A, Buruma I, Hoffland H.J.A, A propos de Rem Koolhaas et l’office for metropolitan<br />
architecture, 2004, Le Moniteur, Paris, p.95- 99<br />
66<br />
Kubo, Prat, 2005. Michael Kubo, Ramon Prat (dir.), Seattle Public Library, OMA/LMN,<br />
Barcelone, 2005.<br />
63
par les maitres d’ouvrages, traduit sous forme d’histogrammes de<br />
données par les architectes. Il en résulte une architecture brutalement<br />
et exactement traduite en volumes superposés ou accolés les uns aux<br />
autres. Les magasins s’enroulent autour d’une spirale qui représente<br />
l’indécidabilité du classement des fonds. Si cette architecture relève<br />
d’une mise en forme scientifique des données – un datascape – ,<br />
elle peut aussi être interprétée, paradoxalement, comme une forme<br />
d’aporie <strong>esthétique</strong> par le refus revendiqué d’une mise en forme<br />
assumée.» 67<br />
Concrètement, ce sont plus de 4 644 tonnes d’acier qui soutiennent<br />
9 994 pans de vitres représentant un peu plus 11 000 m2 de surface<br />
translucide. 68 Des chiffres qui nous rappellent à certains égards le Crystal<br />
Palace. De l’acier, du verre, des méthodes de pré-industrialisaton, des<br />
grands espaces recevant du public. La bibliothèque de Seattle pourrait<br />
être le simple prolongement d’une manière de concevoir initiée en<br />
1851, transposée dans une économie des savoirs et des services.<br />
Figure 26 : Hall bibliothèque centrale de Seattle<br />
67<br />
Baridon Laurent, « L’architecture des bibliothèques à l’ère des nouvelles technologies », Perspective,<br />
2 | 2016, 133-152.<br />
68<br />
Baaske B, Ammons L, Devdas A, Soltani S, (Seattle Central Library), 2015<br />
64
«L’anthropologie de l’art<br />
révèle que ses valeurs sont<br />
relatives non seulement à une<br />
culture, mais aussi à un type<br />
de société, à ses moeurs, à sa<br />
vision du monde, à un moment<br />
donné de son histoire»<br />
Marc Jimenez<br />
65
66
L’analyse des trois édifices présentés ne nous permet pas d’évoquer<br />
une seule <strong>esthétique</strong> comme celle issue des mécanismes économiques<br />
en place. Il serait malvenu de les grouper sous une <strong>esthétique</strong> commune<br />
tant les formes de chacun des bâtiments s’opposent.<br />
Cependant, nous observons que tous utilisent des matériaux issus<br />
de productions industrialisées, conçus selon les mêmes procédés<br />
d’innovation. Chaque bâtiment décline à sa manière les possibilités<br />
toujours plus impressionnantes des matières.<br />
Cela semble avoir de l’intérêt au moins sur deux points.<br />
En premier, on constate un renouvellement architectural qui nous mène<br />
à penser que nous traversons une période stimulante intellectuellement<br />
et vigoureuse en terme de création. En second, que l’usage novateur<br />
des matériaux ou l’apparition de formes complexes sont favorables à<br />
l’expansion touristique et la consommation d’architecture par delà le<br />
monde.<br />
Les métropoles saisissent là tout l’intérêt de faire venir des grands noms<br />
de l’architecture et leur laisssent une grande marge de manoeuvre.<br />
Ce phénomène que l’on retrouve couramment sous le terme<br />
de marketing urbain se caractérise entre autre par une propension<br />
à l’innovation. Dans le sens où, à des bâtiments en séries, préindustrialisés,<br />
souvent de piètre qualité, s’opposent des projets<br />
uniques, innovants qui se différencient les uns les autres.<br />
Ces objets architecturaux, réussites économiques, architecturales<br />
voire entrepreneuriales questionnent tout de même à l’heure des<br />
grands enjeux environnementaux. N’y a-t-il pas un écart entre un<br />
67
consensus partagé par le plus grand nombre (baisse des émissions de<br />
CO2, transition écologique, ...) et les moyens mis en place pour réaliser<br />
ces attractions ? C’est là un rapport quelque peu schizophrène auquel<br />
nous faisons face et qui nous renvoie à nos propres responsabilités en<br />
tant que consommateur d’architecture.<br />
Par ailleurs existe-t-il, à la même échelle programmatique, une autre<br />
manière de concevoir l’architecture?<br />
Figure 27 : Le Ningbo Museum de l’architecte Wang Shu (2008)<br />
68
Le Ningbo Museum de l’architecte Wang Shu, lauréat du prix Pritzker<br />
2012, semble pouvoir offrir une autre réponse. Connu pour associer des<br />
matériaux traditionnels à une architecture contemporaine. L’architecte<br />
a ici employé pour la constitution de ses parois des millions de tuiles<br />
recueillies localement. Il utilise également des bambous recouverts de<br />
ciment ou bien des portes et fenêtres de réemploi pour composer ses<br />
façades.<br />
C’est l’occasion pour les habitants de renouer avec leur histoire et pour<br />
le concepteur de faire montre d’ingénuité au service d’une architecture<br />
radicalement contemporaine.<br />
Autre exemple parlant, le China Academy of Art’s Folk Art Museum<br />
de l’architecte japonais Kengo Kuma. Cet édifice épouse les contours<br />
d’une colline non loin de Hangzhou de manière simple, sans excès<br />
d’autorité. L’architecte compose les parois de son musée de tuilles<br />
traditionnelles et les espaces suffisamment pour en faire des façades<br />
poreuses, trans-apparentes ?<br />
C’est là la démonstration d’une autre technique possible pour concrétiser<br />
des aspirations architecturales contemporaines.<br />
Dans une économie <strong>capitaliste</strong> chinoise ces architectes démontrent<br />
qu’il est possible de concevoir autrement sans réaliser pour autant une<br />
architecture rétrograde.<br />
Alors que les grands enjeux climatiques de demain se précisent chaque<br />
jour et tendent vers des propensions alarmistes, il est de la compétence<br />
des architectes d’imaginer une voie propice au changement.<br />
L’architecture est un acte politique et social qui reflète et crée les<br />
conditions actuelles. En cela, la profession doit se saisir de cette donne et<br />
faire en sorte que l’<strong>esthétique</strong> associe l’éthique pour offrir une réponse à<br />
la haueur des attentes climatiques.<br />
À défaut, ces architectures ne figurent-elles pas une vision déjà passée<br />
de nos sociétés?<br />
69
Figure 28 : Les façades de tuiles conçues par Kengo Kuma<br />
70
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