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1001Ebooks.com-Louise-Valmont-Mine-Again-_2018_

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<strong>Louise</strong> <strong>Valmont</strong>


MINE AGAIN<br />

Intégrale


1. Réveil difficile<br />

Jesse<br />

Est-ce que quelqu’un voudrait bien arrêter ce putain de concert de cloches de<br />

mes deux ?<br />

Recroquevillé sur moi-même, j’enfonce la tête sous la première chose que je<br />

trouve à ma portée. Au contact moelleux de la forme que je rabats sur mes<br />

oreilles, je devine qu’il s’agit d’un oreiller. Donc, je suis dans un lit, et pas,<br />

<strong>com</strong>me je <strong>com</strong>mençais à le craindre, enfermé dans un clocher où se déchaînent<br />

des carillons excités. Quand je respire, soulagé, l’air autour de moi empeste<br />

l’alcool.<br />

On a renversé un tonneau de gin ici ?<br />

À la simple évocation d’une gorgée d’alcool, une sévère nausée s’ajoute aux<br />

élancements de mon crâne à présent vrillé par des grondements. Ça devient<br />

carrément insupportable ! D’autant que quelqu’un de mal intentionné m’a<br />

certainement coincé la tête dans un casque en plomb beaucoup trop petit assorti<br />

d’une mâchoire en béton armé et de deux trucs posés sur mes paupières pour les<br />

empêcher de s’ouvrir tout à fait.<br />

Et je ne parle pas de la colonie de hérissons installée dans le fond de ma<br />

gorge.<br />

Si seulement ces foutues cloches voulaient bien cesser de s’exciter, je pourrais<br />

essayer de réfléchir. Je presse mes tempes, tentant de chasser la douleur qui<br />

irradie jusqu’à ma nuque.<br />

Impossible. Soulevant un coin du coussin, je change de tactique pour risquer<br />

un œil vers l’extérieur : d’abord ébloui, mon regard rencontre une couette<br />

blanche froissée, trois oreillers en bataille et par la fenêtre, un éclaboussement de<br />

ciel bleu qui me fait rentrer aussitôt la tête, <strong>com</strong>me un escargot dans sa bicoque.


Super !<br />

La lumière du jour me nargue violemment, alors que je ne rêve que d’une<br />

chose : le noir <strong>com</strong>plet, un bon café tout aussi dark et du silence.<br />

Mais le truc qui continue à sonner à toute volée ne semble pas de cet avis. Je<br />

choisis pourtant de l’ignorer. Par la meurtrière que j’aménage entre deux<br />

oreillers, une ribambelle de tourelles, de donjons aux toits pointus et de remparts<br />

dardant leurs créneaux dentelés sur l’horizon apparaît dans mon champ de<br />

vision.<br />

Putain de merde, qu’est-ce qui se passe ici ?<br />

Tentant de surmonter le violent haut-le-cœur qui me soulève l’intestin<br />

jusqu’aux narines, j’essaie de rassembler mes idées : est-ce que je viens de faire<br />

un saut dans le temps ? Suis-je au Moyen Âge dans un monde peuplé de dents<br />

jaunes, de chevaliers suant dans leurs armures et d’odeurs pestilentielles ?<br />

Je plonge le nez dans la couette où flotte un parfum un peu sucré. Nettement<br />

plus agréable.<br />

En tout cas, bien davantage que mon haleine chargée <strong>com</strong>me celle d’un<br />

cheval qui aurait confondu toilettes et abreuvoir. Malgré mon envie de me<br />

rendormir, je soupire. Et luttant contre vertiges et salves de maux de tête, petit à<br />

petit, la vérité s’impose : j’ai pris cher.<br />

Des flashs de la soirée d’hier me reviennent : le concert, les<br />

applaudissements, les portables levés vers le ciel et les corps ondulants <strong>com</strong>me<br />

une vague humaine dans la salle. Puis cette soirée au Patio. Les verres enchaînés<br />

avec le régisseur et l’ingé-son. Les sourires des filles sous leurs loups noirs. Et<br />

des yeux de chat. Verts.<br />

Le tintamarre des cloches interrompt mes bribes de souvenirs alcoolisés.<br />

Pestant contre cette intrusion dans mon intimité, je me retourne douloureusement<br />

– putain que j’ai mal au crâne –, et repère l’objet du délit sonore : un portable qui<br />

clignote et vibre tellement qu’il fait trembler tout le mobilier de la pièce, jusqu’à<br />

mes dents qui ont envie de le bouffer.<br />

– Je vais buter l’enfoiré qui me réveille à cette heure-ci, marmonné-je d’une


voix pâteuse que je ne reconnais pas.<br />

Heureusement que je ne suis pas chanteur, Tyler me tuerait.<br />

Mon manager déteste en effet ce qu’il appelle mes « beuveries mémorables<br />

d’ado attardé » et ce matin, vu mon envie de gerber sur la terre entière, je ne lui<br />

donne pas tort. Sauf que là, je ne me souviens de rien, à part…<br />

– Saloperie de téléphone, tu vas la fermer dis-je en attrapant l’appareil qui<br />

s’est remis à hurler.<br />

Mais ce truc démoniaque possède soudain une vie propre qui le fait avancer<br />

sur le sol où il glisse en slalomant entre mon jean tout entortillé et une de mes<br />

boots, béante <strong>com</strong>me une gueule ouverte.<br />

On dirait que je me suis déshabillé en hâte…<br />

Le téléphone continue sa course sur la moquette sans prendre gare à ma<br />

découverte.<br />

Est-ce que c’est Tyler ? Ferait mieux de m’apporter un wagon d’aspirine et<br />

deux containers d’eau.<br />

Comme le portable revient vers le lit après avoir buté contre mon blouson lui<br />

aussi abandonné au sol, j’aperçois le nom qui s’affiche : Aidan. Je décroche et<br />

mets sur haut-parleur.<br />

– Et merde. Qu’est-ce que tu veux, grand frère ? râlé-je en me penchant pour<br />

saisir mon téléphone.<br />

Je n’aurais pas dû bouger aussi brusquement car un raz de marée se produit<br />

aussitôt dans mon crâne, bousculant ma perception de l’environnement. Le lit<br />

me semble soudain très haut, le sol immensément loin, mon corps en chute libre,<br />

et je manque de perdre l’équilibre. Tout en m’appuyant au sol pour ne pas<br />

tomber, je tends le bras, observant avec étonnement ma main gauche qui avance<br />

sur la moquette <strong>com</strong>me si elle ne m’appartenait plus.<br />

À cet instant, tout paraît irréel : Aidan qui m’appelle aux aurores, mon<br />

téléphone qui se fait la malle, les tourelles et le donjon aperçus par la baie vitrée.


Un peu déstabilisé, je fixe la rose des vents bleutée tatouée sur le dos de ma<br />

main, <strong>com</strong>me si elle pouvait m’aider à retrouver le Nord – et mes esprits –, assez<br />

rapidement pour répondre à mon frère sans trahir mon état.<br />

– Moui, grommelé-je en essayant de masquer ma gueule de bois tout autant<br />

que mon léger agacement.<br />

Mais mon frère, aussi fine mouche qu’une armée de mouches équipées de<br />

lunettes infrarouges voyant à travers les murs à des kilomètres, repère à ma<br />

simple intonation les litres de ce cocktail orangé dont j’ai oublié le nom, de gin<br />

tonic et de vodka accumulés dans mes organes.<br />

– Comment ça va ? Où es-tu ? demande mon grand frère fidèle à son rôle<br />

inquiet d’aîné.<br />

– Ben, dans mon lit, où veux-tu que je sois, mais tu sais l’heure qu’il est ici ?<br />

Tout en prononçant ces mots, je sens que plusieurs données m’échappent. Un,<br />

je ne sais pas du tout quelle heure il est ; deux, j’ai une notion très vague d’où je<br />

suis ; trois… mais où suis-je en fait ?<br />

Top départ d’une livraison de problèmes en cascade. Me redressant sur un<br />

coude, je laisse le téléphone en haut-parleur sur le sol tandis qu’enroulé dans la<br />

couette, je regarde autour de moi, en essayant d’écouter d’une oreille. De l’autre,<br />

j’essaie de rassembler mes esprits éparpillés un peu partout dans la pièce avec<br />

mes vêtements.<br />

– Comme tu ne répondais pas sur ton portable, j’ai fait appeler ta suite par la<br />

réception, continue Aidan. Et tu n’as pas répondu non plus.<br />

C’est bien là le hic : a priori, je ne suis justement pas dans ma chambre.<br />

Mes yeux font le tour de l’espace : rideaux en brocart rouge, meubles<br />

gothiques, moquette dorée, ça ressemble à ma chambre… en plus petit, moins<br />

luxueux et un peu flippant.<br />

– Jesse, tu m’entends ? Est-ce que tu vas bien ?<br />

– Je me suis couché tard et pas dans ma chambre, synthétisé-je, histoire de ne<br />

pas alerter davantage mon frère.


Ni moi-même, car ce genre de réveil <strong>com</strong>ateux dans un lit inconnu est<br />

vraiment signe que je suis allé très loin dans le taux d’alcoolémie supportable.<br />

Alors qu’il est à New York, Aidan serait capable de sauter dans un avion si je lui<br />

disais que je ne sais pas trop ce qui m’est arrivé. Ni où je me trouve.<br />

Vu les tours et les donjons, je suis toujours à l’Excalibur, l’hôtel que nous a<br />

choisi Tyler à Las Vegas parce que j’ai fait la connerie de lui dire un jour que<br />

petit, j’adorais la légende du roi Arthur. Je jette un regard las sur le mobilier<br />

style maison de campagne de Perceval qui m’entoure où l’écran plat géant et le<br />

minibar rempli de coca font figure de flagrant délit d’anachronisme !<br />

Mais c’est pas le tout, pourquoi je ne suis pas dans ma suite ? Putain si ça se<br />

trouve on m’a bourré de GHB<br />

Je rabats brutalement la couette pour observer mon corps à demi nu. Vêtu<br />

d’un simple caleçon, il semble égal à lui-même. J’observe mes épaules, secoue<br />

mes jambes, agite mes orteils, tâte mes reins, éliminant la possibilité d’avoir été<br />

drogué contre mon gré jusqu’à celle du vol d’organe. Mais rien, aucune trace de<br />

piqûre, de sang, de lutte ou de cicatrice. À part les effets secondaires d’une<br />

bonne cuite, tout va pour le mieux, aussi je fixe la clé de sol tatouée sur mon<br />

flanc qui se soulève au rythme de ma respiration jusqu’à ce que les spasmes de<br />

nausée que mon mouvement brutal a déclenchés s’apaisent. Enfin en partie,<br />

parce que là-dedans, la fête bat son plein : tripes secouées, estomac et foie<br />

menacés d’écœurement ainsi que reins en surrégime pour éliminer les excès<br />

d’alcool.<br />

Ça, c’est ce que m’explique Aidan. Car en plus de son âme de Saint-Bernard,<br />

il est infirmier.<br />

– Mais qu’est-ce qui t’arrive pour que tu m’appelles à l’aube ? demandé-je en<br />

réalisant que si mon frère essaie de me joindre avec tant d’empressement, c’est<br />

peut-être qu’il a besoin de moi.<br />

– Ça fait juste des heures que je m’inquiète pour toi !<br />

– C’est gentil mais il n’y a pas de raison de…<br />

– Tu rigoles ! Tu m’envoies à trois heures du mat’ une photo de toi,<br />

visiblement en situation… inattendue et tu veux que j’attende tranquillement que<br />

tu veuilles bien m’appeler ? me coupe mon frère.


Je ne me souviens même pas lui avoir envoyé quoi que ce soit. Aussi je<br />

soupire, imaginant déjà la photo : en train de tirer la langue type Mick Jagger,<br />

l’idole de ma jeunesse, ou pire debout sur le bar en train de montrer mes fesses.<br />

Ce ne serait pas la première fois…<br />

Et pour en arriver là, il avait fallu que j’en tienne une bonne couche… Vu<br />

mon état ce matin, ça fait partie des options à envisager. Conclusion : je peux<br />

tout craindre de ce cliché, en priant que je ne l’aie pas envoyé à Tyler ou sur mon<br />

Instagram… Sans quoi je vais aussi avoir mon attachée de presse sur le dos. Plus<br />

quelques associations de prudes encore une fois choquées par les frasques du bad<br />

boy du Stradivarius !<br />

– Bon, tu me connais, quand j’ai un peu bu, ça devient un peu délire… dis-je<br />

en me redressant contre l’oreiller pour attendre sereinement le passage de morale<br />

affectueuse et protectrice de mon frère.<br />

Pour être tout à fait honnête, je me redresse aussi pour faire redescendre la<br />

nausée qui remonte et tente une nouvelle fois de se déverser.<br />

– C’est clair, dit Aidan. Mais là, je ne sais pas si tu te rends <strong>com</strong>pte.<br />

– De quoi tu parles ?<br />

– Regarde la photo.<br />

Malgré le brouillard qui m’entoure et l’envie cotonneuse de ne pas bouger,<br />

son ton impératif me pousse à m’exécuter. J’ai dû faire une connerie. Pourvu<br />

qu’on puisse gérer ça sans vagues. Et sans la presse, car j’y ai déjà mon quota de<br />

scandales pour les dix années à venir.<br />

Je me penche vers le sol pour ramasser mon téléphone. Aussitôt l’étau de mon<br />

crâne se resserre d’un nouveau cran. Quand je découvre la photo que je lui ai<br />

envoyée, j’en ai les dents qui s’entrechoquent.<br />

– Non mais c’est quoi ce délire ?<br />

– C’est bien ce que je te demande depuis un moment, murmure gentiment<br />

mon frère.<br />

Hébété, je fixe l’image : deux mains enlacées, l’une avec un tatouage en<br />

forme de rose des vents, l’autre plus fine avec des ongles rose poudré très


soignés. Les deux portent des alliances qui semblent en diamant.<br />

Oh putain ! J’y crois pas !<br />

Lentement, je tourne mon regard vers ma main gauche encore posée sur la<br />

couette : sur le dessus, la rose des vents est à sa place et juste au-dessus, à mon<br />

annulaire, brille un anneau en diamant.<br />

Clairement, l’une des mains de cette photo est la mienne.<br />

Au bout du fil, Aidan se racle la gorge.<br />

– Mais bordel, c’est à qui la main… l’autre ?<br />

J’entends d’ici les neurones de mon frère s’activer… Il a la délicatesse de ne<br />

pas me rappeler ce qui semble clignoter en guirlande lumineuse sur la photo : si<br />

elle n’est pas truquée, la main à côté de la mienne est celle de… MA femme.<br />

Non, mais c’est pas vrai ! Est-ce que j’aurais vraiment fait ça, me bourrer la<br />

gueule et emmener – ou me laisser emmener – par une inconnue devant l’autel ?<br />

Ça peut être pour rire ? Un poisson de 1 er avril ? Mais putain on est en<br />

septembre. Ou alors une caméra cachée ?<br />

Je regarde autour de moi, à la recherche d’un indice. La chambre semble vide.<br />

Aucun bruit ne provient de la salle de bains.<br />

– Tu peux me dire <strong>com</strong>ment c’est possible de se réveiller <strong>com</strong>me ça avec la<br />

bague au doigt au petit matin ? finis-je par dire.<br />

– A priori, se marier est un truc qui se fait très facilement à Vegas, fait<br />

remarquer Aidan.<br />

– Ouais, enfin, quand même. Et puis qu’est-ce que ces photos foutent sur mon<br />

téléphone ? persisté-je en faisant défiler une dizaine de clichés de ces putains de<br />

mains enlacées, croisées, dessinant un cœur.<br />

Le cadrage est concentré sur les doigts, de sorte qu’on ne voit jamais les<br />

visages.<br />

– En plus, le photographe est nul, ronchonné-je pour la forme, de plus en plus<br />

agacé.


Car en arrière-plan, je reconnais mon blouson, mon jean et ma ceinture à tête<br />

d’aigle : donc c’est bien moi. En revanche, je n’ai aucune idée de qui est cette<br />

fille.<br />

Puis je sursaute : pourvu qu’elle ait pas foutu ça sur les réseaux. Mais sur mes<br />

<strong>com</strong>ptes que je checke vitesse grand V, rien. C’est déjà ça. Mais ça me fout la<br />

tête en vrac.<br />

Déjà très confus et embrouillé avant l’appel d’Aidan, là, je <strong>com</strong>mence à<br />

perdre toute faculté de discernement et de raison. Rien ne me vient à l’esprit en<br />

dehors d’un refus familier et absolu de me soumettre à quelque chose que l’on<br />

voudrait m’imposer.<br />

Ça ne va pas se passer <strong>com</strong>me ça.<br />

– Mais tu ne te souviens de rien ? insiste Aidan.<br />

Sans répondre, je secoue la tête, conscient qu’il ne peut pas me voir. Mais le<br />

simple fait de m’agiter ravive mon mal de crâne instantanément.<br />

– C’est une fake news, assuré-je, un truc de fan paumée qui veut rêver. Il n’y a<br />

aucune réalité derrière tout ça.<br />

Je fais tourner l’alliance sur mon annulaire. Hélas, cette bague indique tout de<br />

même un fait réel : tout n’est pas <strong>com</strong>plètement faux dans cette photo. À présent,<br />

le tout est de savoir jusqu’à quel point.<br />

– Mais au fait, reprend Aidan, il y a quelqu’un avec toi ?<br />

Putain, j’ai même pas songé à vérifier plus loin qu’autour de ce lit… Je suis<br />

vraiment à la masse.<br />

– Personne, réponds-je en tentant de me mettre debout malgré le sol qui se<br />

dérobe et les murs qui oscillent. La preuve que c’est un truc de tarée qui s’est fait<br />

plaiz !<br />

– Ceci dit, toi aussi tu avais l’air plutôt content de toi ! Regarde la légende de<br />

ta photo : « Heu-Reux ! »<br />

– Réaction basique de mec torché, grogné-je furieux contre moi-même.


Et aussitôt je me promets de ne plus jamais boire plus que de raison. Puis<br />

téléphone coincé contre l’épaule, je réussis à me lever sans trop tanguer. Tandis<br />

que le sol semble retrouver sa stabilité, je scrute le balcon, les rebords de fenêtre,<br />

les placards, les toilettes, puis je fonce à la salle de bains.<br />

– Mais elle est passée où ? <strong>com</strong>mencé-je à m’énerver.<br />

Car il n’y a personne ici. Ni valise ni vêtements.<br />

J’ai l’impression très désagréable d’être en plein film noir, quand le type, qui<br />

se réveille la tête à la place du cul, découvre un cadavre dans sa baignoire et se<br />

demande s’il y est pour quelque chose…<br />

– Il n’y a rien à part moi et des conneries de fille dans une trousse de toilette à<br />

fleurs roses, expliqué-je en live à Aidan tout en détaillant la salle de bains.<br />

Et heureusement pour moi, il n’y a personne baignant dans son jus dans la<br />

baignoire !<br />

Mais je garde mes constatations pour moi, pas la peine d’alerter Aidan avec<br />

des divagations gores.<br />

– Voilà déjà un premier indice, c’était une femme. On avance ! dit Aidan dont<br />

je devine le sourire au téléphone.<br />

– Fous-toi de moi en plus, marmonné-je en constatant que mon frère n’a pas<br />

l’air si inquiet que ça.<br />

Je sniffe la bouteille de parfum : plutôt agréable, mais vraiment trop sucré à<br />

mon goût.<br />

– Ça va, calme-toi, dit doucement Aidan, c’est ça, être un tombeur ! Ta<br />

conquête est peut-être simplement partie vous chercher du café et des croissants<br />

français !<br />

– Arrête, si ça se trouve, je suis actuellement marié à une fille que je n’ai<br />

jamais vue et dont je n’ai aucun souvenir et toi, tu rigoles ?<br />

– Honnêtement, Jesse, tu as géré des situations bien pires !<br />

Ça, c’est bien mon frère : toujours positif. Bien que je ne sois pas capable à<br />

cet instant de savoir de quoi il parle exactement.


– Bon en tout cas, dans l’immédiat, tu prends du bicarbonate de soude avec<br />

du citron et du miel et surtout pas d’aspirine.<br />

Avant que je ne réplique que je ne trimballe pas de pharmacie de grand-mère<br />

dans mes bagages, il me suggère de demander au room service.<br />

– Oui, évidemment, merci, dis-je en me laissant retomber sur le lit.<br />

Creusant ma mémoire, je me force à revoir le concert, les fans au pied de la<br />

scène, puis la soirée après le concert, les gens avec les masques. J’ai l’image<br />

insistante de ces jambes interminables et à nouveau de ces yeux verts. Puis<br />

j’entends des rires, le mien et celui d’une fille, cristallin.<br />

Est-ce la même fille ? Est-ce que j’ai couché avec elle ? Avec plusieurs ? Je<br />

scrute les abords du lit puis les poubelles : pas de préservatifs. Ça me rassure<br />

presque. Car même bourré, je suis certain que j’en aurais mis.<br />

Grâce à Aidan, j’ai un truc gravé à vie dans ma carte-mémoire : « on sort<br />

couvert ». Sa façon à lui, quand j’étais ado, de m’expliquer que le préservatif<br />

était indispensable. « Et pas que pour le sida, y a aussi un paquet de MST dont tu<br />

voudrais même pas connaître le nom », me menaçait-il.<br />

J’ai retenu la leçon. Surtout quand il appuyait ses re<strong>com</strong>mandations de photos<br />

extraites de ses manuels de cours avec ce qui arrive quand on chope ces<br />

maladies.<br />

Donc, voilà au moins une bonne nouvelle ! A priori je n’ai couché avec<br />

personne. Et si ça se trouve, il ne s’est rien passé de plus que ces photos. Et peutêtre<br />

même que j’ai ronflé seul dans cette chambre, tellement bourré que j’étais<br />

incapable de retrouver la mienne et ramené par une bonne âme.<br />

Quelle nuit de dingue. Et quel réveil de merde, à la limite du coup de flip !<br />

Tout ça me file une migraine pas possible.<br />

– Tu es toujours là ? demande Aidan interrompant mes pensées. Si c’est sa<br />

chambre, la fille va bien revenir à un moment ou à un autre. Et tu pourras<br />

t’expliquer avec elle.<br />

– Je n’ai pas que ça à faire, réponds-je d’une voix tranchante.


– OK, dit Aidan sans insister. Bon, faut que j’aille bosser, je suis de garde<br />

aujourd’hui. Tiens-moi au courant. Et bon concert à Frisco ! Tu pars à quelle<br />

heure ?<br />

Je regarde sur mon portable : oh la vache ! Déjà treize heures ?<br />

– Je suis parti, dis-je en raccrochant.<br />

Avant de quitter la chambre, je tente de me rhabiller mais après cinq minutes<br />

de recherche, il continue à me manquer une chaussette – pas trop grave – et ma<br />

chemise. Je finis par retrouver le deuxième pied sous le fauteuil mais j’en arrive<br />

à la conclusion que la fille est partie avec ma chemise, ce qui me fout en rogne.<br />

– Sacrée putain de fétichiste !<br />

Mais ç’aurait pu être mon caleçon…<br />

Furieux, je claque la porte de la chambre et hâte le pas vers l’ascenseur, tête<br />

baissée, torse nu sous mon blouson fermé jusqu’au cou.<br />

Une demi-heure plus tard, debout devant le miroir de la salle de bains géante<br />

de la Royal Luxury Suite – « notre fierté à l’Excalibur » nous a dit le directeur<br />

de l’hôtel… –, une fois rasé, lavé, dessaoulé au café et débarrassé de tout doute<br />

sur la suite de cet incident, je vérifie mon allure une dernière fois : cheveux<br />

rabattus en arrière, tee-shirt blanc, blouson noir. Comme mes yeux sont cernés et<br />

très rouges – merci l’alcool qui dilate les vaisseaux –, je mets mes lunettes de<br />

soleil. Un vrai rocker propre sur lui…<br />

Maintenant que j’ai les idées à peu près remises en place, je vais confier la<br />

gestion de cette histoire à Tyler, si histoire il y a. Et si cette fille se manifeste –<br />

rien de moins sûr –, Tyler n’aura qu’à voir avec elle pour lui filer les<br />

coordonnées de mes avocats. Et elle n’aura qu’à faire ce qu’on lui dit. Je ne suis<br />

pas idiot au point de me faire avoir par une pétasse qui disparaît telle Cendrillon.<br />

Et si elle cherche à me piéger, si elle veut du fric, me faire chanter, ou Dieu sait<br />

quoi de malhonnête, elle va trouver à qui parler avec King & Lindberg LLP.<br />

Tandis que je boucle mon sac, Cindy, l’assistante de prod, me donne les<br />

détails de l’organisation à San Francisco ; suite au Clift, équipe technique déjà<br />

sur place depuis l’aube, acoustique de la salle. J’écoute distraitement en


imaginant <strong>com</strong>ment je vais expliquer les grandes lignes de mon aventure<br />

nocturne à Tyler, sans entrer dans les détails de mon état ni de mon amnésie<br />

matinale…<br />

– Où est Tyler ? la coupé-je brusquement.<br />

– Monsieur Monkov est en rendez-vous, me répond Cindy.<br />

Un peu contrarié, j’acquiesce. Un résidu de nausée fait un rappel, doublé à<br />

présent d’une colère froide qui me fait tenir très droit.<br />

– Vous voulez que je lui transmette un message ?<br />

– Je vais l’appeler de l’aéroport, la remercié-je en sortant d’un pas ferme.<br />

Et je te garantis que cette histoire ne va pas dépasser le stade de ces clichés<br />

ridicules. Putain, des mains qui font un cœur, on aura tout vu !<br />

Par les baies de l’ascenseur, je fixe l’immense hall sous mes pieds. Dans le<br />

reflet de la vitre la bague en diamant m’envoie un reflet étrange. Je repense aux<br />

yeux verts. Appartiennent-ils à la même femme que la main des photos ?<br />

Quand le chauffeur me débarrasse mon sac, je cale mon violon sous mon bras<br />

pour avancer vers la sortie.<br />

– Je le garde toujours avec moi, dis-je en répondant à son regard interrogatif.<br />

Typiquement le genre de petite phrase qui, si elle tombait dans l’oreille d’un<br />

journaliste mal intentionné, me vaudrait une réputation de barjo qui dort avec<br />

son violon ! Genre Marilyn avec son numéro 5 …<br />

Et puisqu’on parle de avec qui j’ai dormi, je profite de mes lunettes de soleil<br />

pour regarder autour de moi. Des centaines de clients se pressent dans le lobby :<br />

la fille de la bague est peut-être parmi eux.<br />

La reconnaitrais-je si je la voyais ? me dis-je en observant les visages des<br />

femmes que je croise.<br />

Certaines sourient en m’apercevant, d’autres ignorent que je suis Jesse<br />

Halstead, musicien, performer et rock star. Mais j’avance sans m’arrêter, hochant<br />

légèrement ma pauvre tête encore embrumée par ma cuite mais confiant : Tyler


va gérer avec efficacité les dommages collatéraux nocturnes de ce show à Las<br />

Vegas.<br />

Quant à moi, pas question que je me casse la tête davantage : j’ai déjà un mal<br />

de crâne monstrueux.<br />

Et puis, quand bien même je me serais marié dans l’ivresse, Tyler se<br />

démerdera pour régler un divorce en toute discrétion. Ça sert à ça la célébrité.<br />

Avant de rentrer dans la voiture, je me tourne vers l’hôtel majestueux.<br />

Imaginant que mon inconnue me regarde peut-être, je retire la bague lentement<br />

et m’apprête à la lancer dans les douves, signifiant ainsi la fin de tout lien conclu<br />

au cours de cette nuit vaseuse. Et si elle me cherche…<br />

Tu n’es pas près d’arriver à me baiser, dis-je à celle dont je n’ai que la main<br />

sur mon téléphone pour toute carte de visite.<br />

Mais mon geste de défi s’immobilise en plein mouvement au moment où,<br />

<strong>com</strong>me une étoile filante, une phrase musicale surgit dans ma tête, flash et<br />

prémisse d’une nouvelle <strong>com</strong>position. Je souris tout seul, en serrant un peu plus<br />

fort l’étui de mon violon sous mon bras. Puis haussant les épaules, je glisse<br />

lentement l’alliance dans ma poche de blouson : qui sait ? Elle pourrait<br />

m’inspirer un morceau pour mon prochain album ?


2. Traces de la nuit<br />

Willow<br />

– Ne pas paniquer, ne pas paniquer, ne pas paniquer.<br />

Tout ceci a certainement une explication rationnelle. Ou bien c’est une blague<br />

pas drôle. Ou bien, je suis encore en train de dormir et je vais me réveiller. Ou<br />

bien, ce n’est pas à moi que ça arrive.<br />

À cet instant, j’entrevois une silhouette dans un des miroirs qui bordent les<br />

couloirs tapissés de moquette à volutes rouges et jaunes : et merde, c’est bien<br />

moi ! Donc je ne suis pas en train de rêver mais de courir les fesses quasi à l’air,<br />

vêtue d’une culotte et d’une chemise blanche bien trop grande.<br />

Oh misère ! En plus, j’ai rapetissé…<br />

J’aperçois ensuite sous mon bras mes vêtements de la veille, au bout de ce<br />

même bras, mon sac de voyage portant l’écusson en forme de maison où je lis «<br />

The Shelter » et dans l’autre mes escarpins.<br />

Le pire est ma tête : ahurie, chiffonnée, cheveux en fétu de paille type<br />

épouvantail qui a mis ses doigts dans la moissonneuse-batteuse. Maquillage<br />

explosé, yeux rouges et bouche pâteuse…<br />

Bref… au <strong>com</strong>ble de la fraîcheur matinale, une vraie fleur qui éclôt !<br />

Mais pas le temps de m’arrêter à ça, je continue à courir. Pourtant mon crâne<br />

dans lequel semble désormais habiter une équipe de joueurs de rugby marquant<br />

leur territoire par un haka soutenu me supplie de cesser au plus vite de le secouer<br />

<strong>com</strong>me ça.<br />

Oh là là, j’ai une de ces casquettes !


Malgré la douleur qui me déchire les tempes et une soudaine envie de vomir,<br />

je refuse de ralentir. Je vérifie derrière moi : personne ne me suit. Ouf. Mais je<br />

reprends ma course.<br />

Soudain aveuglée, je me plaque au mur, avant-bras devant les yeux, tel<br />

Dracula voyant l’aube se lever : un rayon de soleil m’agresse violemment à<br />

travers l’une des fenêtres en vitraux qui décore le palier cerné de remparts. Il y a<br />

aussi un donjon, des murailles crénelées et des tourelles aux toits bleus et rouges.<br />

C’est quoi maintenant ce délire ?<br />

Malgré l’étau de plomb qui enserre mon crâne, je reconnais peu à peu le décor<br />

un peu kitsch de l’hôtel Excalibur. Hélas, cela ne suffit pas à donner une<br />

explication à la présence du type resté dans mon lit. Ni au reste. Je reprends ma<br />

course, à présent les yeux à demi fermés tant mes sourcils me font mal. Puis<br />

essoufflée, au bord de la nausée, j’atteins enfin la 112<br />

Au moins je me souviens du numéro de la chambre de Nathan et Emma !<br />

D’abord avec le poing, puis, <strong>com</strong>me personne ne bouge, à l’aide des talons de<br />

mes chaussures, je tambourine sur la porte. Celle-ci finit par s’entrebâiller sur un<br />

visage ensommeillé, auréolé de mèches rousses <strong>com</strong>me des flammes : Nathan,<br />

mon boss et ami, qui, l’air <strong>com</strong>ateux, ouvre grand la porte pour me laisser entrer.<br />

– Willow ? Mais quelle heure est-il ?<br />

Tout en m’observant, il rejette ses cheveux en arrière d’une main. De l’autre,<br />

il se frotte un œil. Un sourire étire ses lèvres quand il aperçoit mes jambes et mes<br />

pieds nus.<br />

– Tu as vécu un truc tellement incroyable que tu as couru pour tout nous<br />

raconter dès que ton prodige a eu le dos tourné ?<br />

C’est un assez bon résumé de ce qui m’a amenée à fuir mon lit et me réfugier<br />

d’urgence ici. Sauf que, là où Nathan semble voir une intense source de<br />

satisfaction, je ne vois que matière à cauchemar.<br />

Je secoue la tête précautionneusement pour ne pas accentuer la pression déjà<br />

douloureuse dans mon crâne.


– Non, elle vient nous faire baver d’envie avec le récit des sensations fortes de<br />

sa nuit de rêve, sourit Emma dont la tête émerge lentement d’un tas d’oreillers.<br />

– Là tout de suite, je rêve plutôt d’un truc qui puisse stopper net mon envie de<br />

gerber, marmonné-je entre mes dents.<br />

Emma se redresse lentement et noue sa longue chevelure brune sur le sommet<br />

de son crâne. Sa main tâtonne sur la table de nuit à la recherche d’une pique pour<br />

son chignon tandis qu’elle me fixe, l’air amusé.<br />

– Willow s’est mis une mine !<br />

– Willow a plutôt l’impression que son corps entier a été passé au broyeur,<br />

mis en purée sous un rouleau <strong>com</strong>presseur, et ensuite catapulté dans l’espace<br />

avant de retomber en miettes sur une terre hostile du Moyen Âge… mais à part<br />

ça, top !<br />

Sans savoir par où poursuivre et parce que je tangue un peu sur mes jambes,<br />

je me laisse tomber dans un fauteuil rouge face aux deux immenses lits jumeaux<br />

couverts de taffetas mordoré. Je pose mon sac à mes pieds et garde mes<br />

vêtements et chaussures à portée de main. Tout en baillant, Nathan se glisse dans<br />

son lit.<br />

– Excuse-nous de ne pas être vifs et dispos, mais on ne t’attendait pas si tôt.<br />

Avant que tu ne te lances dans le récit de tes voluptueuses aventures nocturnes,<br />

on se <strong>com</strong>mande un petit-déj ou on descend au buffet ?<br />

Je décline poliment. La simple idée de faire rentrer quelque chose dans mon<br />

estomac me donne envie de courir aux toilettes. Eh bien, je n’ai décidément pas<br />

des tripes en titane et j’ai vraiment dû boire beaucoup trop. Ce qui explique mon<br />

état nauséeux, confus et angoissant.<br />

Heureusement, le simple fait de voir mes amis me met du baume au cœur : ils<br />

vont pouvoir m’expliquer ce qui échappe à toute tentative d’interprétation<br />

sensée.<br />

– Alors ? Nuit torride ? Ou câline ? Les deux, j’imagine… reprend Emma une<br />

fois son crayon planté dans sa chevelure bouclée. Tu sais que tu nous as<br />

impressionnés !


De quoi parle-t-elle ?<br />

– Imagine, dit Nathan rêveusement, notre Willow a fini la soirée à danser sur<br />

les tables avec tous les bad boys de Vegas avant de faire exploser la banque d’un<br />

casino privé !<br />

– Ou alors, tu viens nous annoncer que tu as gagné une fortune au poker ?<br />

– J’aimerais bien, réussis-je à prononcer d’une voix peu assurée.<br />

Tendue <strong>com</strong>me un arc, je rassemble mes vêtements en boule contre mon<br />

ventre, poings fermés, chaussures sur les genoux, talons pointés <strong>com</strong>me une<br />

herse face à moi.<br />

Manquent plus que les baquets d’huile bouillante à déverser sur tout ce qui<br />

bouge et je serai vraiment parée à toute éventualité.<br />

Les yeux noisette de Nathan aperçoivent mon geste. Avalant ma salive,<br />

j’essaie de lui sourire.<br />

En réalité, je tente surtout de ne pas paniquer. Parce que cette nuit supposée<br />

formidable par mes amis n’existe pas pour moi. J’ai beau me forcer à convoquer<br />

des images, des sons ou des visages qui pourraient rentrer dans le cadre, mais<br />

rien.<br />

– Faudra que tu me donnes ton truc pour séduire en moins de deux, ça a l’air<br />

dingue. Hop, un tour de piste et emballé ! continue Emma en s’étirant.<br />

– En tous les cas, après des débuts prometteurs, la fin de ta nuit a l’air de<br />

t’avoir mis la tête à l’envers, sourit gentiment Nathan.<br />

C’est là que je <strong>com</strong>prends qu’il y a vraiment un gros problème : la présence<br />

du tatoué dans mon lit est manifestement pour mes amis l’aboutissement d’un<br />

processus logique, quasi chronométré, avec un début, un milieu et une fin plus<br />

ou moins prévisible.<br />

Sauf qu’avant d’arriver à la fin, c’est-à-dire maintenant… il me manque<br />

toutes les étapes. Entre hier soir et mon réveil ce matin, rien, c’est le trou noir.<br />

Et Dieu sait que je déteste ce sentiment d’oubli de ce que j’ai vécu, ne seraitce<br />

qu’une nuit.


– Que m’est-il arrivé ? murmuré-je soudain inquiète.<br />

Ma voix est empâtée par les litres d’alcool, mon esprit embrumé, mes tripes<br />

en mode essorage trois mille tours mais l’angoisse qui sourd en moi n’échappe<br />

pas à Nathan. Après avoir jeté un regard d’avertissement à Emma qui s’apprête à<br />

renchérir sur le registre conquête express en dix leçons, il se lève doucement<br />

pour venir vers moi. Il s’assied sur l’accoudoir et se laisse glisser à côté de moi<br />

avant de passer son bras autour de mes épaules.<br />

– Alors Miss Blake, qu’est-ce qu’on peut faire pour toi ?<br />

– Je me sens hyper mal. Vous imaginez des choses qui sont peut-être vraies,<br />

<strong>com</strong>mencé-je, ou fausses, mais je n’en sais rien. Je suis <strong>com</strong>plètement incapable<br />

de vous dire ce qui s’est passé cette nuit.<br />

Les sourcils d’Emma se froncent tandis que Nathan me serre un peu plus fort<br />

contre lui.<br />

– La seule chose dont je me souviens avec précision et qui efface peut-être<br />

tout le reste, c’est mon réveil il y a quelques minutes : dans ma chambre, dans<br />

mon lit, à moitié à poil aux côtés du dos d’un type brun, tatoué, en caleçon et que<br />

je n’ai aucun souvenir d’avoir invité.<br />

– Oh putain, dit Emma en se redressant carrément, c’est vraiment… ?<br />

Nathan lui fait signe de me laisser parler. Mais Emma reprend d’une voix<br />

tendue.<br />

– Tu es sûre que ça va ? Il ne t’a pas…<br />

Soutenant son regard, je hausse les épaules crânement.<br />

– De toute façon, je ne m’en souviens pas. Pour corser le tout, le mec dans<br />

mon lit est visiblement marié.<br />

Nathan se contracte légèrement à ce mot. Emma écarquille les yeux.<br />

– Il a une alliance avec des diamants sur la main gauche.<br />

Silencieuse, Emma se mord les lèvres.


– Et qu’est-ce qu’il a dit, lui ? demande Nathan. Il n’a pas pu t’expliquer ?<br />

– Je ne sais pas, quand je me suis réveillée, il dormait, je ne <strong>com</strong>prenais rien,<br />

j’ai eu peur, alors j’ai pris toutes mes affaires et je suis partie en courant en priant<br />

pour qu’il ne me suive pas.<br />

À ce souvenir, un ressac nauséeux secoue mon estomac. Les yeux de Nathan<br />

se posent sur le sac à mes pieds, il hoche la tête.<br />

– Et c’est tout ? demande Emma d’un air qu’elle tente de garder serein.<br />

– Oui. Enfin, je crois que j’ai oublié ma trousse de toilette… continué-je.<br />

– On ira la chercher, t’en fais pas, sourit mon amie.<br />

Acquiesçant en silence, je fixe les manches de la chemise qui couvrent mes<br />

bras jusqu’au bout des doigts. Par un nouvel effet secondaire de l’alcool que je<br />

ne cherche même pas à <strong>com</strong>prendre, elle est vraiment trop grande : un peu<br />

hébétée, je fixe mes mains qui disparaissent sous les poignets de tissu blanc.<br />

– En tout cas, tu lui as piqué sa chemise ! rit Emma.<br />

Je baisse les yeux vers le vêtement que je porte. Manifestement pas à ma taille<br />

donc en effet, plus vraisemblablement à celle du mec dans mon lit.<br />

– Et voilà, en plus d’avoir pris une méga cuite, je suis une voleuse ! arrivé-je<br />

à plaisanter en reprenant un peu le dessus sur la panique qui menaçait de<br />

m’engloutir.<br />

– Ça m’étonnerait que ton tatoué soit en meilleure forme ce matin et s’il<br />

s’avise de se plaindre, je te garantis qu’il va trouver à qui parler, Travolta !<br />

Je la fixe sans parvenir à faire de lien entre ce qu’elle dit et ce dont je me<br />

souviens.<br />

L’océan d’alcool que j’ai dû ingurgiter a noyé toutes mes connexions<br />

logiques.<br />

– Écoute, que tu ne te rappelles pas tout me semble assez normal, intervient<br />

Nathan en faisant les gros yeux en direction d’Emma.<br />

Je m’efforce de ne pas rebondir sur le « tout », sachant que je me sens plutôt<br />

proche du néant absolu.


– C’est certainement dû à l’alcool, reprend-il d’un ton rassurant. On avait déjà<br />

beaucoup bu. Et tu as dû continuer quand on s’est séparés. Mais ce matin,<br />

l’essentiel est que tu ailles bien. Et que tu sois en sécurité avec nous, tant qu’on<br />

ne sait pas ce qui s’est passé exactement.<br />

– Mais tu es sûre que ça va ? insiste Emma.<br />

– Complètement vaseuse, crâne défoncé et intestins survoltés. Mais à part ça,<br />

je vais bien ! répliqué-je un peu trop rapidement.<br />

Ma voix est <strong>com</strong>plètement étranglée. Avec affection, Nathan m’embrasse sur<br />

la joue.<br />

– On est là, Will. T’inquiète pas.<br />

– Tu veux qu’on appelle un médecin ? demande Emma d’une voix douce.<br />

– Non, surtout pas. Je les connais, je sais ce qu’ils vont dire. Et puis je n’ai<br />

rien.<br />

– Mais tu n’es pas blessée ? Tu as vérifié ? Il ne t’a pas fait mal ? Tu n’as pas<br />

de traces de coups, de piqûres, griffures, morsures ? continue-t-elle en sortant<br />

maintenant de son lit, prête à me scruter sous toutes les coutures.<br />

– De ce côté-là, je crois que ça va, souris-je bravement.<br />

Posant la tête sur l’épaule de Nathan, je ferme les yeux un instant. J’agite<br />

nerveusement mes doigts, toujours enfermés dans les manches de mon emprunt.<br />

Je sens le métal et les pierres précieuses racler le coton. Alors je prends une<br />

grande respiration.<br />

– Il y a autre chose… que vous pourrez peut-être m’expliquer, vous.<br />

Parce que moi, j’ai trop mal au crâne pour chercher à <strong>com</strong>prendre ce que<br />

cela peut signifier. Et un peu peur de la réponse…<br />

– Tout ce que tu veux, assure Nathan tandis qu’Emma, debout en face de moi,<br />

acquiesce solennellement.<br />

Alors lentement j’extirpe l’une après l’autre mes mains cachées par le tissu<br />

avant d’agiter la gauche en l’air. Suivant mon mouvement, les yeux d’Emma<br />

s’arrondissent tandis que Nathan lâche mon épaule pour se mettre debout d’un<br />

bond. Nous fixons tous les trois en silence mon annulaire. Il porte un anneau en<br />

diamant : une alliance.


– Exactement la même que celle du mec endormi dans ma chambre, dis-je en<br />

remuant mes extrémités coupables en l’air, sauf que lui, il a une… boussole<br />

tatouée sur le dos de la main.<br />

– Une rose des vents, murmure Nathan.<br />

– Oh, bordel de merde, lâche Emma.<br />

– Aïe, dit plus sobrement Nathan, ça, nous ne l’avons pas vu venir.<br />

– Quoi ? Qu’est-ce que vous aviez vu venir alors ? Expliquez-moi au moins,<br />

dis-je en repoussant la conclusion abracadabrante à laquelle Nathan et Emma<br />

sont en train d’arriver tout <strong>com</strong>me moi.<br />

Mais que je refuse d’imaginer <strong>com</strong>me possible.<br />

– Allez, on reste calme, on ne se précipite pas pour interpréter un élément<br />

sorti de son contexte et en déduire quoi que ce soit, restons-en aux faits, nous<br />

raisonne Nathan toujours leader et rassurant.<br />

Je continue à fixer les faits : mon doigt avec cette bague, aussi insolite que s’il<br />

appartenait à une autre, une femme qui aurait le souvenir de cette nuit. Une<br />

femme qui n’aurait pas fait une grosse connerie qui me ferait vraiment marrer si<br />

ce doigt appartenait à quelqu’un d’autre.<br />

– Et ce n’est pas une petite bague de rien du tout qui va nous… <strong>com</strong>mence<br />

Emma.<br />

Après un éclat de rire <strong>com</strong>mun, nerveux pour moi, soulagé de me voir me<br />

détendre pour eux, nous continuons à observer l’anneau orné de mini-trèfles en<br />

diamants : genre beaucoup de carats et des tonnes de sous.<br />

– Pas vraiment rien du tout, mais de bonne maison, souligne Nathan, notre<br />

expert en reconnaissance de marques chics.<br />

– Ce que je voulais dire, reprend Emma, c’est que cette bague ne prouve rien<br />

de concret tant qu’on n’a pas refait tout le déroulé de cette nuit.<br />

Non, rien. Et puis c’est impossible, je n’aurais pas fait ça. Pas moi.<br />

– Essayons d’y voir clair, dit Nathan toujours très pragmatique. La dernière<br />

fois que nous t’avons vue hier soir, tu partais au Bellagio en bonne <strong>com</strong>pagnie.<br />

– Au Bellagio ? répété-je, effarée par l’abîme d’inconnu que je découvre avec


peine et mal réveillée.<br />

– Et à ce moment-là, une chose est certaine : tu ne portais pas cette bague,<br />

affirme Emma en s’asseyant en tailleur sur le bout de son lit.<br />

Acquiesçant en silence, Nathan déambule devant la fenêtre où donjons et<br />

tours dessinent un décor de cinéma sur le ciel immaculé.<br />

– Mais <strong>com</strong>ment j’en suis arrivée là ? demandé-je en faisant tourner la bague<br />

sur mon doigt tout en espérant que remonter le temps en repartant du début<br />

pourra me faire recouvrer la mémoire de la totalité de cette nuit.<br />

Et en croisant tous les autres doigts, orteils <strong>com</strong>pris, pour que ce que je crains<br />

ne soit pas arrivé.


3. Sensations fortes<br />

Willow<br />

Vingt-huit heures plus tôt.<br />

Ont-ils bien conscience qu’on est samedi et qu’il n’est même pas huit heures<br />

du matin ?<br />

Cafés et donuts à la main, sourires <strong>com</strong>plices aux lèvres, Emma et Nathan<br />

viennent de sonner à ma porte. Et face à mes yeux écarquillés, de m’expliquer un<br />

plan saugrenu dont tout ce que je saisis est qu’il est mystérieux et que je dois les<br />

suivre dans la minute.<br />

– Non mais attendez, je ne vais pas partir <strong>com</strong>me ça ! Et Dobby alors ?<br />

Un peu sous le choc de ce réveil inattendu, je recule en cherchant Dobby des<br />

yeux : le chiot me fixe de ses yeux caramel, une oreille levée <strong>com</strong>me s’il<br />

s’interrogeait lui aussi.<br />

– On a tout prévu : Lola attend Dobby avec impatience. On le déposera au<br />

passage.<br />

Difficile d’argumenter : depuis que Nathan et Emma m’ont offert il y a<br />

quelques mois ce bébé beagle aussi petit et doux qu’une pelote de laine, Lola, la<br />

femme de ménage du bureau, en est <strong>com</strong>plètement gaga. Et à chaque fois que<br />

j’entre avec Dobby dans la maison qui abrite les locaux de Shelter, elle me<br />

rappelle que si un jour j’ai besoin d’une pet-sitter, elle a un jardin…<br />

– Mais dites-moi en un peu plus, j’ai besoin de quoi ?<br />

– De te changer les idées, sourit Nathan tandis qu’Emma fouille dans mes<br />

placards pour en sortir ma robe verte à bretelles, des escarpins, un maillot et mon<br />

pull en cachemire préféré qu’elle range dans mon sac de voyage avec ma trousse<br />

de toilette à fleurs, préalablement remplie sans que je puisse intervenir.


– Non, mais je voulais dire, on va où ? Et <strong>com</strong>bien de temps ?<br />

– À partir de maintenant, tu ne sauras rien avant d’être arrivée, rit Nathan<br />

jusque-là adossé à la porte de ma chambre.<br />

Il avance vers moi en souriant et après m’avoir fait tourner sur moi-même, il<br />

noue un bandeau sur mes yeux.<br />

– Non mais, vous êtes des malades !<br />

– Tu veux dire, des amis qui te veulent du bien ? ricane Emma d’une voix<br />

d’outre-tombe.<br />

Emma est une véritable pro dans la variété de tonalités, de styles et d’accents<br />

qu’elle peut contrefaire. Non seulement, ça me fait généralement rire, mais en<br />

plus elle arrive quasiment à créer des atmosphères. Alors ce matin, au moment<br />

où Emma et Nathan me poussent dans la voiture qui attend moteur allumé<br />

devant mon immeuble, j’ai vraiment l’impression d’être dans un film noir quand<br />

elle ajoute :<br />

– Tout va bien se passer si tu coopères.<br />

Mais cet enlèvement au petit matin explique les questions insistantes de<br />

Nathan et Emma toute la semaine, « tu fais quoi ce week-end, tu as des trucs de<br />

prévus ? », et leur arrivée ce matin avec l’air de deux ados fiers de me faire une<br />

blague, se poussant des coudes en rigolant.<br />

J’ai tergiversé pour la forme mais au fond je suis ravie de quitter New York<br />

sans avoir rien organisé. Et puis, c’est vrai, j’ai besoin de me changer les idées.<br />

Depuis que Maméléna est morte, nos rituels déjeuners dominicaux dans sa<br />

grande maison de Park Avenue me manquent. Mais depuis une semaine que je<br />

connais le contenu du testament de ma grand-mère, je l’ai en travers de la gorge.<br />

Alors, ça m’arrange de ne pas y penser durant tout un week-end !<br />

À l’aéroport, j’avance <strong>com</strong>me une aveugle, main dans la main avec Emma<br />

d’un côté, Nathan de l’autre jusqu’à la porte d’embarquement. Toujours sans rien<br />

voir, je monte dans un avion, riant déjà de les coincer au moment où le<br />

<strong>com</strong>mandant de bord fera son speech de bienvenue à bord. Mais mes amis ont<br />

tout prévu : Emma ajuste sur mes oreilles un casque ultra-haute-fidélité avec


écouteurs à pompons et musique à fond qui couvre tout autre son.<br />

Alors, je décide de vraiment me laisser faire et c’est bercée par la voix de<br />

Norah Jones et Come with Me que je <strong>com</strong>mence à somnoler sur mon siège.<br />

Avant de sombrer, je serre très fort la main de mes voisins en murmurant.<br />

– Oui je viens… Merci.<br />

Arrivés à destination, je perçois à travers mon bandeau une effervescence un<br />

peu particulière mais qui ne me donne aucune indication sur l’endroit où nous<br />

sommes. Comme il fait au moins 30 °Celsius, j’enlève mon sweat à capuche en<br />

espérant qu’Emma a mis mes tongs dans le sac sans quoi je vais bouillir dans<br />

mes baskets pendant deux jours ! Puis je tends l’oreille, cherchant à trouver des<br />

indices… mais autour de nous, des accents venus de toutes les régions, de<br />

l’Ouest profond au Nord rugueux, en passant par le latino ainsi que des langues<br />

de tous les pays du monde ne m’aident nullement à deviner où je suis.<br />

– Lieu touristique ? tenté-je une fois assise à l’avant de la voiture louée par<br />

Nathan.<br />

Une décapotable, deviné-je en posant la main sur la portière puis en sentant<br />

l’air chaud baigner mon visage et agiter mes cheveux.<br />

– Un lieu unique au monde, répond Nathan en faisant vrombir le moteur.<br />

– Mythique, renchérit Emma assise derrière nous.<br />

Mais mes geôliers imperturbables ne m’en disent pas plus jusqu’à ce que, peu<br />

après, la voiture s’arrête.<br />

– Et maintenant…<br />

Tapant des mains sur la carrosserie, Nathan produit un son de roulement de<br />

tambour tandis qu’Emma siffle longuement : sans la voir, j’imagine ses index<br />

enfoncés de chaque côté de sa bouche pour son célèbre sifflement dit « de<br />

hooligan » par Nathan.<br />

– Bienvenue à… rient-ils en me faisant sortir de la voiture.<br />

Quand le bandeau découvre mes yeux, je me trouve debout face au plus


célèbre panneau de toute l’histoire des États-Unis :<br />

Wel<strong>com</strong>e to fabulous Las Vegas, Nevada<br />

Du haut de son poteau à deux jambes, le losange bordé de lumières<br />

multicolores s’étire sous une étoile rouge lumineuse, en dessous de laquelle les<br />

néons colorés des sept lettres du mot Wel<strong>com</strong>e se détachent sur des cercles en<br />

forme de jetons. Tout autour de nous, des palmiers ondulent dans la brise sur le<br />

ciel azur.<br />

– Énorme Trop bien ! crié-je. On est à Las Vegas !<br />

Mes deux amis m’observent faire le tour de l’enseigne qui marque l’entrée de<br />

la ville, temple du jeu de la fête et de l’amusement en version XXL, pour aller<br />

vérifier qu’au dos y figure bien le non moins célèbre conseil Drive carefully en<br />

majuscules rouges et au-dessous, Come back soon ! »<br />

– C’est génial, merci, dis-je en collant une énorme bise sur la joue d’Emma<br />

puis de Nathan. J’en rêvais !<br />

– Et c’est pas fini ! dit Emma. Prépare-toi à vivre le week-end le plus<br />

incroyable de ta vie !<br />

Quand je regarde le rose fuchsia <strong>com</strong>plètement improbable de la Ford sur le<br />

capot de laquelle Nathan est assis, je <strong>com</strong>prends que cette prédiction est loin<br />

d’être une promesse en l’air.<br />

Dès que la décapotable <strong>com</strong>mence à remonter le Strip, ce célèbre boulevard<br />

de plus de sept kilomètres bordé de palaces plus mirobolants les uns que les<br />

autres, je manque de m’étrangler de joie et d’excitation. Nous passons à côté de<br />

l’immense tour de l’hôtel Mandalay et je suis prête à sauter de la voiture pour<br />

aller voir tout de suite le célèbre aquarium avec récif de corail reconstitué,<br />

requins et faune marine multicolore.<br />

– Mais c’est la plus belle piscine de la ville ! dis-je pour qu’on s’arrête.<br />

Nathan secoue la tête, en désignant un peu plus loin deux immenses tours<br />

rectangulaires dressées sur un château médiéval surmonté de tourelles, de<br />

remparts et de donjons aux toits rouges et bleu vif. Un mélange de rêve d’enfant,<br />

de reconstitution historique et de féerie vers lequel se dirige maintenant la


voiture.<br />

– Et voici notre home sweet home pour deux jours, dit-il avec emphase en<br />

laissant les clés au voiturier.<br />

Je souris en pensant au mur du perron de la maison de brique brune où est<br />

installé le Shelter et sur lequel Melvin, notre plus jeune pensionnaire, a bombé<br />

avec fierté home sweet home. Outrée, Lola avait failli en rendre son tablier<br />

jusqu’à ce que Nathan lui raconte dans quel état prostré ce garçon était arrivé<br />

chez nous quelques mois plus tôt et que ce geste, certes maladroit, était sa<br />

première façon d’exprimer sa reconnaissance et son bien-être. Pour Nathan,<br />

c’était une victoire. Pour Lola, un outrage. Et depuis, elle a toujours un œil sur<br />

Melvin et ses bombes à peinture…<br />

– Prête à pénétrer dans l’Excalibur ? me demande Nathan en prenant mon<br />

bras.<br />

Mon sac à la main, je lève les yeux vers la voûte de pierre qui nous<br />

surplombe. Impressionnée, je hoche la tête. Alors tous trois coude à coude, nous<br />

entrons dans l’hôtel par l’une des lourdes portes en croisée d’ogive que gardent<br />

plusieurs chevaliers en armure. Le sol est couvert de marbre et les plafonds<br />

tendus de pavois multicolores, à la façon d’un tournoi moyenâgeux.<br />

Le réceptionniste nous indique la direction de la Royal Tower où nos<br />

chambres sont prêtes au onzième étage. En allant vers l’ascenseur qui descend<br />

dans une colonne de verre le long d’une immense muraille, je ne peux<br />

m’empêcher de regarder partout, aussi fascinée par le grandiose que par le kitsch<br />

du lieu.<br />

Complètement charmée, je ne serais pas surprise de croiser Merlin, le roi<br />

Arthur ainsi que deux ou trois chevaliers ac<strong>com</strong>pagnés de troubadours avec des<br />

luths.<br />

Un long couloir tapissé de moquette avec des volutes de velours nous amène<br />

au numéro 115<br />

– Et voilà, suite junior pour Willow, dit Nathan en ouvrant la porte avec<br />

cérémonie.


Rideaux de brocart, velours, literie blanche immaculée et lit géant face à<br />

l’immense baie vitrée qui donne sur les toitures bleues et rouges.<br />

– Magique !<br />

– Mieux que Poudlard, non ? murmure Emma qui connaît ma passion de<br />

longue date pour Harry Potter.<br />

– On est au bout du couloir, à la 112 me dit Nathan. On se retrouve en bas<br />

après s’être lavé les mains.<br />

Emma lève les yeux au ciel. Nous nous sommes souvent moquées de Nathan<br />

et de sa délicatesse qui lui fait employer ce doux euphémisme pour éviter de dire<br />

qu’il va aux toilettes. Je lui souris, <strong>com</strong>plètement attendrie par ce truc qui, à New<br />

York, m’agace prodigieusement.<br />

La magie de Vegas…<br />

Quand nous reprenons la voiture, coiffés de casquettes et de lunettes de soleil,<br />

mon regard est attiré par le scintillement d’une immense pyramide de verre noir<br />

devant laquelle un sphinx géant semble nous saluer de son regard mystérieux.<br />

Des palmiers et d’autres sphinx de plus petite taille dessinent une allée vers<br />

l’entrée de cet hôtel aussi incroyable que le nôtre, le Luxor.<br />

– Waaa ! dis-je incrédule.<br />

Au carrefour suivant, Emma hurle presque en se mettant debout à l’arrière de<br />

la voiture.<br />

– Oh putain, c’est <strong>com</strong>me à la maison !<br />

Tandis qu’elle trépigne sur la banquette arrière, sa bouche hilare et son doigt<br />

pointent vers la statue de la Liberté qui émerge parmi les gratte-ciel à côté de<br />

l’Empire State Building au pied duquel brillent les écrans de Times Square.<br />

– C’est <strong>com</strong>plètement dingue ! confirmé-je en apercevant une réplique<br />

miniature du pont de Brooklyn.<br />

Ensuite, je ne sais plus où donner de la tête : d’un côté, un cortège d’éléphants<br />

et de tigres blancs, de l’autre, une île tropicale, un volcan artificiel, un temple<br />

avec une statue d’empereur romain gigantesque, Venise et le pont des Soupirs…


Le clou de ce voyage autour du monde est la visite de la tour Eiffel, qui fait,<br />

paraît-il, la moitié de l’original. Sur sa terrasse d’observation à l’étage, nous<br />

surplombons à la fois Paris et Las Vegas : à nos pieds, le Louvre, l’arc de<br />

Triomphe et l’Opéra, à l’est l’horizon bleuté des montagnes du Nevada, à l’ouest<br />

les fontaines du Bellagio d’où, ac<strong>com</strong>pagnant les jets d’eau, s’échappent les voix<br />

de Pavarotti, Madonna et Elton John. Et devant nous, s’étend l’immensité du Las<br />

Vegas Boulevard.<br />

Après une petite sieste au bord de l’une des magnifiques piscines du MGM<br />

Grand, nous déjeunons sous les immenses parasols orangés d’un jardin tropical<br />

luxuriant, bercés par les cris d’aras de toutes les couleurs.<br />

– Sais-tu, me demande Nathan avant de plonger dans une cascade, que toutes<br />

les piscines ici sont remplies d’eau minérale ?<br />

– Oh, pas besoin de <strong>com</strong>mander à boire alors, rit Emma.<br />

– Est-ce qu’ils les remplissent de champagne pour le happy hour ? Si oui, je<br />

reste ici jusqu’à l’apéro !<br />

– Rêve pas, on a encore plein de trucs à faire avant le dîner, dit Nathan en<br />

sortant de l’eau pour se sécher.<br />

– D’ailleurs vaut mieux aller là-haut le ventre vide, me dit Emma en me<br />

montrant la tour immense du Stratosphere vers laquelle nous nous dirigeons une<br />

fois remontés dans la voiture.<br />

– Qui a le vertige, personne ? Alors on y va, lance Nathan excité <strong>com</strong>me nos<br />

ados du Shelter quand on leur propose une sortie.<br />

Cent huit étages plus haut, de la terrasse d’observation, l’immense<br />

agglomération ressemble à une mer d’enseignes lumineuses et colorées, émaillée<br />

de piscines, oasis et constructions fastueuses.<br />

– À nous deux Las Vegas ! dis-je en écartant les bras face au vent.<br />

– Tu mélanges les genres, Titanic, c’est pas Balzac qui l’a écrit, sourit Nathan<br />

en passant presque paternellement ses bras autour de ma taille.<br />

Le dos en appui contre son corps solide, je contemple la ville qui brille à nos<br />

pieds. Emma me fait un clin d’œil.<br />

– C’est magnifique, dis-je. Merci tous les deux.


Soudain, j’aperçois une énorme pince verte à six pattes, ressemblant<br />

vaguement à une grue de chantier, mais au bout de chaque patte sont accrochés<br />

des fauteuils suspendus au-dessus du vide.<br />

– Oh, on y va ? dis-je en me dégageant de ses bras pour aller vers l’attraction<br />

dont je repère le nom : Insanity.<br />

– Tout à fait pour vous, bandes de cinglés, mais très peu pour moi, dit Emma<br />

en secouant la tête. Hors de question que je ficelle mes fesses sur un engin<br />

pareil.<br />

Et deux minutes plus tard, nous voici Nathan et moi assis côte à côte sur deux<br />

sièges au-dessus du vide, sanglés et retenus par une sorte de guidon devant nous.<br />

– C’est le moment de vérité, Dumbledore, dis-je à Nathan qui opine, l’air très<br />

sérieux.<br />

Amusés, nous sentons la grue tourner sur elle-même, d’abord lentement puis<br />

de plus en plus vite avant que les bras articulés qui retiennent chaque paire de<br />

fauteuils ne s’écartent de plus en plus les uns des autres pour finir par nous<br />

mettre carrément face au sol ! À partir de ce moment-là et jusqu’à celui où nos<br />

corps retrouvent leur position assise verticale, des rires épouvantés sortent de nos<br />

bouches hurlantes !<br />

– Hummm, faut avoir le cœur bien accroché, gronde Nathan en reposant les<br />

pieds sur le sol ferme de la terrasse.<br />

– J’essaierais bien le Big Shot qui projette en l’air ou le sky jump, soit un saut<br />

dans le vide de trois cents mètres mais je <strong>com</strong>mence à avoir faim, dis-je.<br />

Emma hoche la tête, l’air faussement catastrophé.<br />

– Putain, mais tu es bionique <strong>com</strong>me fille ! On te secoue un quart d’heure audessus<br />

du vide et tu as l’estomac encore en place ? Tu as des tripes en titane en<br />

fait !<br />

– J’aime bien les sensations fortes, dis-je en haussant les épaules.<br />

***<br />

Deux heures plus tard, douchés, pomponnés et beaux <strong>com</strong>me des demi-dieux,


nous voici installés à la plus belle table d’un magnifique resto en terrasse au bord<br />

d’un lagon émeraude après un dîner fastueux. Orgie de langoustines pour moi,<br />

barbecue ribs pour Emma qui en raffole, et risotto à la truffe et au foie gras pour<br />

Nathan, le tout arrosé de pomerol.<br />

– Alors on boit à quoi pour <strong>com</strong>mencer ? demandé-je au moment où le garçon<br />

nous apporte du champagne pour ac<strong>com</strong>pagner les desserts.<br />

– À nous !<br />

– À la vie, à l’amitié, à des lendemains ensoleillés, à la réussite de nos plans !<br />

– Et à tous nos projets d’avenir, même les plus délires !<br />

– Oui, dis-je un peu amère, et aux plus surprenants.<br />

En silence, je fais tourner mon verre devant les bougeoirs dorés qui ornent<br />

notre table.<br />

– C’est cette histoire de testament qui te rend songeuse ? demande Nathan en<br />

posant sa main sur la mienne.<br />

– Oui, mais non. Mais enfin, <strong>com</strong>ment elle a pu imaginer un truc pareil ?<br />

Emma et Nathan font une petite grimace : sans que j’aie besoin de le préciser,<br />

ils savent très bien de qui je parle. Maméléna, ma grand-mère chérie qui, je ne<br />

sais pour quelle raison tordue, a pondu sur le tard un codicille à son testament<br />

qui stipule que je ne pourrai hériter de la totalité de son immense fortune que si<br />

je me marie sous six mois.<br />

Que ce soit bien clair : ce n’est pas l’intérêt, la cupidité ou l’appel de la<br />

luxure qui me font bondir.<br />

– Ça me tue ! Cette clause témoigne d’un état d’esprit tellement dépassé,<br />

rétrograde, réactionnaire et limite obscurantiste, m’exclamé-je, agacée de revenir<br />

encore une fois sur le sujet.<br />

– C’était peut-être une forme d’humour, tente Emma.<br />

– Hyper drôle ! Non, j’y vois plutôt une sorte de sursaut de moralité<br />

conservatrice, un truc qui est remonté d’une enfance tradi.<br />

– Genre vieux réflexe passéiste ? Ou bien elle était Amish et tu le savais pas ?<br />

Je soupire, incapable de <strong>com</strong>prendre ce qui a pu pousser ma grand-mère à<br />

concevoir un plan pareil.


– Et si elle avait été sous influence ? suggère Emma. Je veux dire poussée par<br />

un étrange confesseur mystique ? Son majordome, le barbu, c’était pas<br />

Raspoutine son petit nom ?<br />

– Attendez un peu, si ça se trouve, c’est un coup du gestionnaire du trust,<br />

intervient Nathan.<br />

– Mais qu’est-ce que ça peut lui faire à ce type que Willow soit mariée ou<br />

pas ?<br />

– Mais vous êtes à la masse, les filles. Ce type rêve d’épouser Willow depuis<br />

toujours, il se pâme d’amour en silence depuis des années. Or la grand-mère de<br />

Willow l’avait deviné, aussi elle a voulu favoriser ce mariage et le pousser à<br />

avouer son amour avant qu’il ne soit trop tard, car ses parents à lui, des<br />

aristocrates fauchés, veulent qu’il se marie à une riche dévote laide qu’il n’aime<br />

pas. Alors que, dès qu’il t’a vue, il a su que tu étais The One…<br />

– Tu devrais écrire des romans Nathan, le coupé-je.<br />

– Dans une autre vie, j’y penserai, mais dans celle-là, j’ai déjà pas mal de<br />

boulot, dit Nathan avec sérieux.<br />

– Mais ta grand-mère était pas suffragette et une des premières à revendiquer<br />

des droits pour les femmes ?<br />

– Ben si, c’est là où je ne <strong>com</strong>prends rien. Ce n’est pas du tout <strong>com</strong>me ça<br />

qu’elle m’a élevée ! Depuis mes 4 ans, elle m’a seriné que je devais être<br />

autonome, indépendante, libre, responsable et maîtresse de mes décisions ; et<br />

arrivée à la fin d’une vie modèle dans ce genre, elle impose que je me mette un<br />

fil à la patte ?<br />

Je songe avec tendresse à cette femme qui, après l’accident de voiture qui a<br />

tué mes parents, m’a élevée, aimée et encouragée à vivre pleinement et<br />

librement. Je croyais la connaître. Est-ce que je me serais trompée à ce point ?<br />

– Moi, je dis qu’elle avait un plan.<br />

– C’est clair, un plan de merde. Bon, c’est pas tout, mais je ne voudrais pas<br />

gâcher la soirée avec ça !<br />

– Mais au contraire, c’est un plaisir de parler défense des droits des femmes,<br />

on a si peu l’occasion d’aborder ce sujet ensemble, dit Nathan avec un clin d’œil.<br />

Je soupire en me levant de table.<br />

– À propos de plan, c’est quoi la suite ? Ce truc incroyable – encore un… –<br />

pour lequel vous avez eu des places à prix d’or ? Et que je devrais adorer ?


– Tu le sauras en arrivant.<br />

– Ah non, vous n’allez pas me mettre un bandeau sur les yeux encore une<br />

fois, je vais finir par croire que vous êtes tous les deux des êtres dominateurs<br />

voulant soumettre de pauvres femmes indépendantes <strong>com</strong>me moi à vos<br />

desiderata les plus obscurs…<br />

– T’as raison, notre cœur de cible, ce sont les belles et riches héritières qui<br />

cherchent un mari, me dit Emma avec un clin d’œil.<br />

– Au pire, me dit Nathan en passant son bras sous le mien, dès notre retour à<br />

New York, on appelle les plus beaux partis du Who’s Who et on leur vend la<br />

sauce !<br />

– Je rêve, c’est moi la sauce ?<br />

– Picante ! s’amuse Emma avec un accent italien.<br />

– Bon allez, on se bouge, on nous attend à La Corniche, direction Monte<br />

Carlo !<br />

– Quoi ? La salle mythique où sont passés les plus grands, celle où il y a cette<br />

semaine deux concerts à guichets fermés de… bégayé-je ébahie et excitée, non,<br />

ne me dites pas que c’est…<br />

– Non, non, on ne te dit rien.<br />

– Et on ne te dira pas que c’est Jesse Halstead…<br />

– Ni que des gens seraient prêts à tuer pour avoir les places qu’on a : au<br />

cinquième rang…<br />

***<br />

– Non mais, <strong>com</strong>ment vous avez fait ? demandé-je pour la vingtième fois à<br />

Nathan et Emma qui affichent un air mystérieux et semblent très satisfaits de<br />

leur coup.<br />

Ça tient du miracle. Car assister à un concert du violoniste performer et<br />

<strong>com</strong>positeur le plus fabuleux du XXI e siècle dans le lieu le plus chic et intimiste<br />

de Las Vegas – ce qui est déjà un défi en soi –, c’est dément.<br />

Avant même que les lumières s’éteignent, la salle vibre d’excitation,<br />

d’impatience et moi, d’envie de me laisser porter par la musique. Tendant le cou,<br />

je guette l’apparition de l’artiste sur scène.<br />

Venu du plafond, un faisceau lumineux rouge descend soudain, laissant petit à


petit entrevoir la silhouette du batteur sur le côté de la scène. Autour de nous, le<br />

silence se fait, presque sacré, rythmé par le tempo lourd de la batterie qui<br />

résonne dans la salle et dans nos corps <strong>com</strong>me les pulsations d’un énorme cœur.<br />

Soudain, le son pur d’un violon retentit, une longue et virtuose ascension de<br />

notes marquant un style reconnaissable entre mille. Aussitôt des cris fusent<br />

parmi les spectateurs. Un corps se devine, ondulant dans la pénombre, presque<br />

fragile <strong>com</strong>paré à son immense silhouette projetée en ombre chinoise sur le fond<br />

de la scène. Je retiens mon souffle.<br />

La lumière se fait doucement tandis que les premiers accords font vibrer l’air<br />

d’une mélodie envoûtante. Vêtu d’un costume noir d’apparence très sobre,<br />

mèche brune frondeuse tombant sur le front, sourire d’ange, c’est lui.<br />

Jesse Halstead.<br />

La salle crépite, hurle, applaudit tandis qu’en moi, quelque chose se tend,<br />

ondule, roucoule, à la fois attentive, captivée et prête à tout casser !<br />

– Pas mal, non hurle Emma dans mon oreille.<br />

Hochant la tête, je fixe l’homme qui avance vers nous, salue presque<br />

cérémonieusement son public, avant de repartir de plus belle dans un<br />

mouvement rapide, aussi gracieux que puissant qui allie danse, musique et<br />

performance scénique. Son énergie fascinante donne envie de quitter son fauteuil<br />

illico et de danser. D’ailleurs, dans le public, les bustes balancent et les têtes<br />

marquent le rythme.<br />

La scène est à présent inondée de lumière. Quand le violoniste s’immobilise,<br />

planté sur ses deux jambes écartées, l’accord parfait entre son allure et le style de<br />

sa musique me fait sourire : un look rocker mâtiné de style Wall Street et un mix<br />

tonique d’influences irlandaises, baroques et électros.<br />

À la fin du premier morceau, le noir se fait à nouveau puis l’ombre du<br />

musicien se découpe sur un immense planisphère projeté sur le fond de la scène,<br />

évoquant à la fois des algues échevelées ou des continents verdoyants à la<br />

dérive. Son corps qui se déplace sur ce fond mouvant, ses accords singuliers et le<br />

rythme syncopé de ce deuxième morceau donnent immédiatement une<br />

atmosphère étrange, presque merveilleuse, avec l’impression de se tenir à l’orée


d’un autre monde, entre rêve et réalité. Debout face à nous, l’artiste paraît nous<br />

inviter à pénétrer avec lui dans cet univers onirique, que personnellement je situe<br />

immédiatement quelque part entre Brocéliande et Vingt mille lieues sous les<br />

mers. Et où, entraînée par la mélodie de son violon ; je suis prête à<br />

l’ac<strong>com</strong>pagner illico.<br />

Le morceau suivant brise net cette atmosphère un brin fantasmagorique avec<br />

un style nettement plus tonique et rock où le musicien se transforme presque en<br />

acrobate, réussissant à jouer tout en exécutant une chorégraphie endiablée.<br />

Tournant sur lui-même, sautant, virevoltant et dansant avec une rapidité que je<br />

n’imaginais pas possible, Jesse Halstead semble devenu une sorte de génial<br />

farfadet virtuose qu’aucun défi ne peut arrêter : ni les bonds, ni les équilibres<br />

instables, ni les body pop ou les shuffles de la street dance ne lui échappent,<br />

encore moins les aigus dissonants, les trilles, les pizzicati, les frottés, que ce soit<br />

avec son archet ou ses longs doigts élégants.<br />

Comme soudé aux quatre cordes de son instrument, il paraît faire corps avec<br />

lui, effaçant toute frontière entre sa chair et le bois. Je me tends sur mon fauteuil,<br />

saisie d’un frisson incroyable, avec une envie irrépressible de tendre la main<br />

pour caresser cet étrange alliage de sensualité, de charme et de force.<br />

Et je ne suis pas la seule. Nathan, Emma et deux cent quatre-vingt-dix-sept<br />

autres personnes le dévorent des yeux.<br />

Après un autre morceau tout aussi enflammé aux airs de transe mystique, il<br />

enlève sa veste et se retrouve en débardeur noir de biker, révélant ainsi des<br />

épaules musclées, dont les arrondis et la fermeté luisante s’apparentent à la<br />

matière chaude et solide du violon : aussitôt, la salle se met à hurler.<br />

Hystériques, Emma, Nathan et moi poussons des cris à l’unisson.<br />

– Putain qu’il est sexy en plus d’être fantastique ! dit Nathan.<br />

– J’avoue qu’il dégage un truc hypersensuel !<br />

Posant son violon derrière lui, l’artiste salue plusieurs fois pour remercier,<br />

puis reprenant son souffle, il se met à expliquer que généralement, il <strong>com</strong>pose<br />

ses morceaux <strong>com</strong>me s’il racontait une histoire.<br />

– Il y a un début, une progression, des difficultés, des étapes, parfois des


hésitations, et puis une fin, heureuse ou pas, sourit-il.<br />

Sa voix est grave, un peu rauque, avec de petites pointes discrètes d’un accent<br />

de Brooklyn que je trouve absolument craquantes, car très naturelles. Comme<br />

s’il ne cherchait pas à renier d’où il vient.<br />

– Certains jours, continue-t-il, je pense à un voyage, <strong>com</strong>me les morceaux que<br />

vous avez entendus qui, pour moi, parlent de la quête du Graal ou des transes<br />

druidiques.<br />

– C’est fou, c’est exactement ce que j’avais imaginé, murmure Nathan,<br />

formulant à voix haute ce que je pensais moi aussi.<br />

– Quand j’écris un morceau, je pars d’un mot, d’une impression, poursuit le<br />

musicien en s’asseyant sur le bord de la scène. Puis les images se déroulent, les<br />

sensations, les sentiments, tout ce que j’éprouve, entends, ressens mais aussi<br />

désire et cherche.<br />

Quand il passe sa main gauche dans ses cheveux pour plaquer sa mèche en<br />

arrière, Emma me donne un coup de coude.<br />

– Putain, tu as vu ? Il a une étoile tatouée sur la main ! Je veux la même !<br />

– C’est une rose des vents stylisée, précise Nathan qui aime que les choses<br />

soient nommées par leur nom exact.<br />

Quant à moi, j’opine en silence ; je ne veux pas perdre une miette de ce<br />

qu’explique le génial <strong>com</strong>positeur. Car il me semble qu’il réussit à créer un<br />

véritable langage musical, un moyen de dialoguer au-delà des mots et qui touche<br />

tout le monde, enfin moi particulièrement. À la fois intriguée et envoûtée par sa<br />

capacité à mettre des émotions en musique, je veux <strong>com</strong>prendre <strong>com</strong>ment il fait.<br />

– Parfois, c’est gai, vif et entraînant, mais parfois, c’est plus sombre, dit-il en<br />

se remettant debout. Comme ce morceau que vous allez entendre maintenant et<br />

que j’ai <strong>com</strong>posé dans un moment un peu difficile de ma vie.<br />

Des gens applaudissent.<br />

– Eh oui ! dit-il en riant, tout n’est pas rose dans la vie des stars !<br />

– Il est trop mignon, je l’adore, dit Emma extatique.<br />

– Ce morceau s’appelle Loss, reprend le musicien avec sérieux.


– Trop bien ! trépigné-je presque.<br />

Nathan me fait un clin d’œil, genre on t’avait bien dit que ce serait incroyable.<br />

Emma et lui savent que c’est un de mes morceaux préférés. Faut dire que –<br />

parfois – je l’écoute en boucle au bureau, jusqu’à ce que tout le monde me<br />

supplie de passer au moins à la piste suivante…<br />

Après avoir balayé la salle d’un long regard, le musicien entame un adagio<br />

très lent qui se transforme petit à petit en mélodie rythmée. De loin, j’ai<br />

l’impression que les yeux de Jesse Halstead sont posés sur moi. Je frémis, un peu<br />

flattée, mais surtout incapable de résister à l’émotion qui m’envahit en vagues<br />

lentes et profondes. Savamment maîtrisée par le violoniste, la musique plonge<br />

directement dans mon cœur.<br />

Comme un long poignard qui m’ouvrirait en deux.<br />

Étonnée de me sentir à la fois heureuse et au bord des larmes, j’écoute,<br />

penchée en avant <strong>com</strong>me pour mieux m’imprégner de la musique. Je la ressens<br />

littéralement, elle s’épanouit et vit à l’intérieur de moi. Les notes légères et les<br />

arpèges virevoltants, les basses profondes, les lents trémolos <strong>com</strong>me des sanglots<br />

étouffés, la musique me prend aux tripes. Comment peut-il décrire si bien le<br />

vide, les tourments de l’absence, la douleur de la perte, le chagrin de ce qui n’est<br />

plus là ? Mais aussi, entre deux basses sombres, recoudre ce qui a été déchiré,<br />

dire l’espoir, la lumière, la promesse de guérison ?<br />

Bouleversée, je ferme les paupières. Tout en écoutant, il me semble alors<br />

entendre une voix humaine chanter et non uniquement les sons produits par<br />

l’instrument. Surprise, je rouvre les yeux, mais Jesse Halstead se tient toujours<br />

sur scène, concentré sur son jeu, paupières et bouche closes.<br />

Et seules ses mains donnent voix au violon.<br />

Émue, je le fixe éperdument, apercevant au passage que tout le monde<br />

alentour semble aussi bouleversé que moi. Ce type réussit à créer un lien<br />

singulier avec son public, <strong>com</strong>me si chacune de ses notes parlait à nos cœurs,<br />

exprimant nos joies, nos tourments, nos aspirations.<br />

Quand le musicien salue, la salle lui fait une ovation ; deux heures se sont


écoulées sans que je ne les voie passer. Debout, Emma, Nathan et moi battons<br />

des mains, criant et demandant « encore ». Mais, après un rappel, le musicien<br />

quitte la scène, certainement épuisé par l’énergie donnée dans ce show.<br />

– C’est incroyable la <strong>com</strong>plicité qu’il arrive à installer avec trois cents<br />

personnes, dit Emma quand nous sortons de la salle. Et tout ça juste avec un<br />

instrument et un corps !<br />

– Mais quel corps, souligne Nathan rêveur. Quelle subtilité, quelle agilité et<br />

grâce tout en puissance…<br />

– Moi, j’ai l’impression d’avoir été en hypnose, <strong>com</strong>me si la musique parlait<br />

directement à mon inconscient ! dis-je essayant d’exprimer le trouble qui m’a<br />

envahie plusieurs fois au cours du concert.<br />

– Ouh là là, on a tous besoin d’un verre en urgence, entre Nathan qui devient<br />

poète et Willow hypnotisée ! rit Emma.


4. Danse avec les stars<br />

Willow<br />

Treize heures plus tôt.<br />

– J’ai des invits pour une soirée au Patio si ça vous dit, dit Nathan <strong>com</strong>me si<br />

entrer dans ce club privé était le truc le plus simple du monde.<br />

Même si je suis habituée, je le regarde avec étonnement et admiration : je ne<br />

sais <strong>com</strong>ment cet homme qui mène une vie de moine entre son boulot au Shelter,<br />

son tai-chi quotidien et son chat Chaussette peut avoir autant d’invitations à des<br />

trucs hyperbranchés de folie. Ainsi, c’est grâce à lui que nous sommes allés à des<br />

fêtes de nouvel an dans des six cents mètres carrés au quatre-vingtième étage<br />

avec piscine, des garden-party hyper branchées, des afters arty dans des galeries<br />

underground et même un défilé de Stan Oscar dans une usine de Brooklyn avec<br />

happy few triés sur le volet !<br />

À l’entrée de la boîte, une hôtesse toute vêtue de noir nous propose des loups<br />

en velours.<br />

– Si vous voulez ce soir, c’est soirée masquée ! Mais chacun fait ce qu’il veut.<br />

– Non merci pour moi, rit Nathan en déclinant d’un sourire le petit bandeau<br />

noir que lui tend l’hôtesse.<br />

Emma et moi acceptons sous son regard réprobateur.<br />

– Je rêve ! C’est bien vous les filles qui ne loupez pas une occasion de me<br />

rappeler chaque jour au bureau que la persistance des clichés sexistes et de<br />

l’image de la femme-objet passe par l’intégration et la reproduction<br />

inconscientes de ces mêmes clichés par les femmes elles-mêmes ?<br />

– D’abord, ce soir, être masqué n’est pas réservé au sexe féminin, rit Emma<br />

en balayant du regard la partie près du bar où se pressent hommes et femmes,<br />

indistinctement masqués. Ensuite, le fait d’être caché permet à certains individus


de laisser s’exprimer leur vraie personnalité et de se libérer le temps d’une fête<br />

de l’oppression des codes sociaux.<br />

Nathan lève les yeux au ciel. Nous nous sommes souvent moqués d’Emma<br />

qui est une polémiqueuse née et déteste avoir tort, c’est d’ailleurs pour ça qu’en<br />

plus d’être secrétaire de l’association, elle assiste Nathan sur la partie plaidoyer<br />

afin de récupérer des fonds et sensibiliser les décideurs à notre action.<br />

Et en ce moment, le sujet sensible, c’est nos locaux.<br />

Car la maison où le Shelter est installé depuis dix ans va être rasée<br />

prochainement. Et là, ni les talents d’orateur d’Emma, ni les résultats probants<br />

présentés par Nathan aux services sociaux de la ville, ni les vingt-cinq jeunes qui<br />

vont retourner à la rue si on doit fermer les portes, rien de ce travail d’accueil<br />

essentiel auquel je participe depuis deux ans ne peut lutter contre les arguments<br />

d’une grosse opération immobilière. Il nous faudrait une autre maison et de<br />

l’argent. Beaucoup d’argent…<br />

Et j’avais cru que…<br />

Je soupire, repoussant la contrariété qui ressurgit aussitôt à l’idée que la<br />

fortune de mes grands-parents aurait pu être utile immédiatement et<br />

concrètement, en soutenant une cause sociale, juste et urgente. Et pas en se<br />

mettant au service d’un objectif désuet : faire de moi une bonne épouse<br />

dévouée…<br />

– Tu rêves ? me demande Nathan.<br />

Non je cauchemarde…<br />

– Je réfléchis à ce que je fais ici et pourquoi, dis-je en effaçant de mon visage<br />

toute trace d’agacement.<br />

Hors de question que je pourrisse le week-end avec ça.<br />

Mes amis froncent les sourcils.<br />

– Et je te rappelle que grâce à vous, depuis ce week-end, les yeux cachés,<br />

c’est mon truc ! plaisanté-je en nouant le masque autour mon crâne.


Après avoir <strong>com</strong>mandé au bar, nous nous installons tous les trois côte à côte<br />

sur une confortable banquette, avec vue sur la piste de danse en contrebas.<br />

– J’ai vu une ombre passer sur ton visage tout à l’heure, me dit Nathan en se<br />

penchant vers moi.<br />

Je le regarde surprise, c’est dingue <strong>com</strong>me il devine tout sans qu’aucun mot<br />

ne soit prononcé. C’est d’ailleurs pour ça qu’à mon sens, il arrive si vite à mettre<br />

en place une relation de confiance avec les jeunes, même les plus difficiles. On<br />

dirait qu’il ressent instinctivement ce qui les agite ou les angoisse. Et c’est pareil<br />

quand il négocie avec les politiques. Nathan a un sixième sens.<br />

– Tu as le droit à une minute de récrimination et après on passe à autre chose,<br />

dit mon boss et ami.<br />

Son verre à la main, Emma tourne ses yeux noirs vers moi.<br />

– Non, tout va bien. J’étais encore sous le charme du concert, mens-je à demi.<br />

Mensonge pour la bonne cause, celle de l’amitié !<br />

– C’est cool ici, note Emma en sirotant le cocktail que vient de nous apporter<br />

le garçon. Chic, intime, cosy.<br />

Elle regarde rêveusement le serveur s’éloigner.<br />

– Et puis il y a plein de beaux gosses élégants, vous ne trouvez pas ? ajoute-telle.<br />

– Oh moi, sourit Nathan, de ce côté-là, je suis encore en convalescence.<br />

– Ne nous dis pas que ton cœur saigne à cause de…<br />

– Je ne saigne pas, je suis en réaction épidermique hostile depuis six mois.<br />

– Pareil. Et moi, les rencontres dans les bars, ça ne me réussit pas vraiment…<br />

souris-je en pensant à Oliver.<br />

Oliver, mon ex depuis six mois, que je ne regrette pas une seconde.<br />

Rencontré de la façon la plus banale du monde, genre « quelle vue magique »<br />

lors de l’anniversaire d’une copine sur un rooftop printanier de Williamsburg. Et<br />

avec qui je suis restée deux ans sans pouvoir à présent m’expliquer <strong>com</strong>ment.


Charmant au début, presque trop si j’avais été un peu plus méfiante, ce mec s’est<br />

avéré être maladivement jaloux, à tendance toxique et certifié menteur. Ainsi, le<br />

jour où je l’ai surpris à embrasser une blondasse au pied de chez lui, il m’a<br />

conseillé sans la moindre gêne ou excuse de penser à consulter pour mon<br />

problème de possessivité excessive.<br />

– Si je le croise, je lui en colle une, dis-je tranquillement.<br />

– Avant même qu’il ne tende l’autre joue, je bafferais TDC avec plaisir, sourit<br />

Emma en se moquant du côté bien élevé d’Oliver qui faisait tout pour<br />

l’apparence.<br />

– TDC ? relevé-je.<br />

– Trou Du Cul, c’est <strong>com</strong>me ça qu’on l’appelait entre nous, grimace Emma<br />

tandis que Nathan hoche la tête, faussement penaud.<br />

– OK, je valide l’appellation, opiné-je. Mais côté hostilités et frappes<br />

punitives, je sens que je n’ai pas encore libéré tout mon potentiel…<br />

Nathan éclate de rire tandis qu’Emma reprend, ravie d’en remettre une<br />

couche.<br />

– Maintenant, je peux te le dire, ce type, dès le premier jour où il est venu te<br />

chercher au bureau avec ses airs mielleux, j’ai eu envie de le passer à la<br />

moulinette et de le donner à bouffer à Chaussette.<br />

– Oh non, pauvre Chaussette, il aurait eu une intoxication ! rit Nathan<br />

faussement effarouché à l’idée que son chat adoré puisse manger la chair de mon<br />

ex. Déjà qu’il a eu des boutons avec Philip…<br />

Philip, c’est l’ex de Nathan.<br />

Selon moi, un sale péteux qui se prenait – et doit certainement continuer à se<br />

prendre – pour un artiste mais n’était capable que de vivre de façon très créative<br />

aux crochets de Nathan, sous prétexte qu’il avait besoin de temps pour réfléchir<br />

à son projet artistique.<br />

Et à ma connaissance, il a eu beau réfléchir des années, il n’a jamais levé un<br />

seul de ses dix doigts pour ébaucher la moindre esquisse de projet.<br />

– Encore une belle ordure celui-là, s’exclame Emma d’une voix forte,<br />

confirmant ainsi que nous sommes d’accord sur notre évaluation du Philip en


question.<br />

– Tous les hommes sont des salauds, ma mère m’avait prévenu, s’esclaffe<br />

bruyamment Nathan.<br />

Des visages se tournent aussitôt vers nous, <strong>com</strong>me si notre conversation<br />

animée jurait dans l’atmosphère feutrée du lieu.<br />

– En tout cas, nos ex avaient des points <strong>com</strong>muns, relativisé-je en sirotant<br />

mon cocktail.<br />

– C’est clair, les fameux chromosomes SC, lance Emma hilare devant nos<br />

mines dubitatives. Quoi, vous ignorez la génétique et les gênes Superconnard !<br />

– Arrête, on va passer pour des membres de la ligue des AAM, souris-je. Les<br />

Aigris-Anti-Mecs !<br />

– Non, non, je ne suis définitivement pas anti-mec, dit Nathan l’air très<br />

sérieux. J’assume mon orientation sexuelle depuis longtemps, ce n’est pas<br />

maintenant que je vais faire un <strong>com</strong>ing in. Mais je voudrais juste, le jour où je<br />

serai guéri, tomber sur un type bien.<br />

Je <strong>com</strong>patis par une grimace : Nathan a rompu quand il s’est aperçu que son<br />

charmant boyfriend artiste le trompait allègrement. Décidément, les causes de<br />

séparation sont d’une banalité crasse !<br />

– Visiblement toi et moi, on n’avait pas tiré les bons numéros, soupiré-je.<br />

– Mais c’est pour ça qu’on est venu à Vegas, la capitale du jeu non ? rit<br />

Emma. On sait jamais, entre deux machines à sous et un sky jump, on trouvera<br />

peut-être le mec parfait !<br />

– Ça va pas être facile, parce que ce n’est pas un, mais trois mecs parfaits<br />

qu’il nous faut !<br />

– Oh putain, tu mets tout de suite la barre très haut !<br />

– Je suis idéaliste, répliqué-je.<br />

– On avait remarqué, rient mes amis en levant leur verre dans ma direction.<br />

– Et hop, à notre santé ! dis-je en terminant cul sec mon Spritz. Il nous faut<br />

une quatrième tournée.<br />

– Je n’ai même pas vu les trois premières passer, gémit Emma.<br />

– Et après on va danser, dis-je en me trémoussant sur la banquette car retentit<br />

un morceau qui me paraît adapté à mon état d’esprit : Girls Just Want to Have<br />

Fun.


Emma hoche la tête.<br />

– Au moins vous, vous avez eu une vie amoureuse, sourit-elle. Moi, je suis<br />

célibataire depuis… je n’ose même plus <strong>com</strong>pter. Si ça se trouve, je ne saurais<br />

même plus faire avec un mec.<br />

– Il paraît que c’est <strong>com</strong>me le vélo, ça ne s’oublie pas, la rassure Nathan en la<br />

prenant par l’épaule.<br />

– On m’avait dit ça pour le ski, et je me suis pété une clavicule après quinze<br />

ans sans skier ! Et puis, dit-elle avec une petite moue sérieuse, au vu de vos<br />

expériences, je me demande si je ne ferais pas mieux de rester célibataire.<br />

– Non mais tu sais, il y a du positif à être en couple… dit Nathan.<br />

– Ah oui ? Tout le temps où vous avez été avec vos douces moitiés, je vous ai<br />

rarement vus rayonnants de bonheur quand ils apparaissaient à l’horizon !<br />

ironise Emma.<br />

Comme pris en faute, Nathan fait mine de regarder ailleurs.<br />

– Et cela vous concerne tous les deux, le sermonne Emma. Ce n’est pas parce<br />

que tu es notre aîné que tu dois faire que des conneries dans la vie !<br />

– Je n’ai pas fait que des conneries. La preuve, j’ai recruté Willow pour le<br />

Shelter. Et tu étais d’accord, je te rappelle !<br />

– Je ne parlais pas de l’aspect professionnel.<br />

Je les regarde se chamailler gentiment en repensant au jour où je me suis<br />

présentée à l’entretien d’embauche. Repérée sur Craigslist, l’annonce disait :<br />

« Association d’accueil pour jeunes en rupture avec leur famille, recherche<br />

assistante sociale, motivée, dynamique, adaptable, bon contact avec les ados.<br />

Expérience exigée. Disponible immédiatement. Lieu de travail : Queens. »<br />

C’était mon portrait. À part l’expérience, car j’étais tout juste diplômée de<br />

mon école d’assistante sociale. Pour me vendre, je pouvais <strong>com</strong>pter sur deux fois<br />

six mois de stage dont l’un en foyer municipal pour SDF, les re<strong>com</strong>mandations<br />

de mes profs et ma détermination à la limite de la pathologie obsessionnelle.<br />

À ce souvenir, je souris à mes amis. Nathan et Emma sont maintenant partis<br />

sur un <strong>com</strong>paratif de leur type de mec idéal, un profil type sur lequel je n’ai<br />

aucun avis.


– De mon côté, il me faudrait un mec qui aurait un peu vécu, ça suffit les<br />

petits cons qui se la pètent et m’en font baver, répète Nathan.<br />

Tout en les observant, je me souviens de ma première visite au Shelter. C’était<br />

le matin. Arrivée pour mon entretien avec dix minutes d’avance, je patientais<br />

dans un salon qui avait tout de celui d’une maison familiale : canapés, table<br />

basse, écran géant, pots de fleurs. Dans la pièce d’à côté, derrière une paroi<br />

vitrée d’atelier, une cuisine de bric et de broc avec une immense table, autour de<br />

laquelle des jeunes venaient s’asseoir, engloutissant plus ou moins en silence du<br />

jus de fruits et des céréales. L’endroit n’était clairement pas reluisant, mais je<br />

m’y suis sentie tout de suite bien.<br />

Quand Nathan est apparu avec sa tignasse rousse, son gros pull de bûcheron<br />

et que je l’ai vu discuter au passage avec les jeunes, j’ai su que c’était là que je<br />

voulais travailler. Et pas autre part.<br />

Ça n’a pas été évident de convaincre Nathan. Son attitude réservée montrait<br />

qu’il m’estimait trop jeune, évidemment trop peu expérimentée et, il me l’a dit<br />

après, fragile et chochotte !<br />

– Qui êtes-vous, Willow ? a été sa première question. À laquelle j’ai répondu<br />

avec honnêteté, ne cachant rien, n’exagérant – pas trop… – mes qualités.<br />

– Qu’avez-vous à nous apporter ? a été la deuxième.<br />

Ma réponse a fusé du tac au tac.<br />

– À vous, je ne sais pas, car je vous imagine déjà très pro. Peut-être un regard<br />

de Candide ? À l’association, mon enthousiasme, mes <strong>com</strong>pétences et mon<br />

temps. À eux, ai-je ajouté en regardant du côté des jeunes qui me lançaient des<br />

coups d’œil à travers la vitre, tout ce qui me fait avancer dans la vie : mon désir<br />

de changer la société, ma foi en la solidarité et l’entraide, mon refus que certains<br />

soient isolés ou restent en marge de la société pour des raisons pour moi<br />

injustifiables, et ma certitude que ces jeunes, malgré leurs histoires individuelles<br />

<strong>com</strong>plexes, ont un avenir <strong>com</strong>me les autres et qu’un lieu d’accueil <strong>com</strong>me le<br />

Shelter peut leur donner le cadre et la protection dont ils ont besoin pour se<br />

construire au sein de la société. Loin de tout jugement, peur, menace ou<br />

précarité.


Le regard oscillant entre mon CV et mon visage, Nathan se taisait.<br />

– Non loin d’ici, dans les centres d’hébergement ouverts en urgence faute de<br />

place suffisante pour les sans-abri, les gens dorment en alternance, à trois par lit,<br />

tandis que les autres sont obligés de passer la nuit dehors. La moitié d’entre eux<br />

sont des mineurs. C’est inacceptable. Sans le Shelter, ceux-là seraient aussi à la<br />

rue, ai-je murmuré en observant les jeunes laver leurs tasses.<br />

– Vous avez conscience que nous ne pouvons héberger ici que vingt-cinq<br />

jeunes ? a dit Nathan<br />

– Oui.<br />

– Très bien, a-t-il conclu simplement.<br />

On était vendredi. Dans l’après-midi, j’ai reçu un appel d’Emma pour me<br />

donner les détails pratiques : j’étais embauchée pour le lundi suivant. C’était il y<br />

a deux ans.<br />

Nathan pose une main affectueuse sur mon épaule.<br />

– Reviens parmi nous, Will ! À quoi penses-tu ?<br />

– Ou à qui ? sourit Emma.<br />

– Aux idéaux…<br />

– Connais pas ce Zidéo, il est <strong>com</strong>ment ? rit Emma quand le serveur nous<br />

apporte trois nouvelles coupes de Spritz, modèle géant. Mais buvons à sa santé !<br />

– Et pourquoi pas aussi à l’avenir et à la fin de nos vies amoureuses<br />

foireuses ! ajoute Nathan.<br />

– C’est pas gagné en ce qui me concerne. Mais cul sec ! lance Emma, jamais<br />

à court de bonnes idées.<br />

Et nous jamais à sec pour les suivre !<br />

Deux minutes plus tard, nous voici tous les trois sur la piste de danse, où<br />

retentit Rock Your Body de Justin Timberlake. Ce que nous faisons côte à côte en<br />

gloussant <strong>com</strong>me des gamins. Une heure plus tard, quand j’entends les premières<br />

notes de Dear Future Husband, je hurle à l’oreille d’Emma :<br />

– Ce truc me casse la tête. Je vais nous chercher à boire.<br />

– Quoi, tu n’aimes pas Meghan Trainor ? se moque Emma.<br />

– Non, vraiment la musique couettes et lollipops, très peu pour moi, merci.


– Tu es vraiment trop intello quand tu danses, l’important c’est le rythme !<br />

Mes amis ne voulant pas quitter la piste, je me dirige seule vers le bar,<br />

assoiffée et ravie de m’éloigner un peu du blond qui n’arrête pas de me coller sur<br />

la piste, ce qui fait bien marrer Emma qui me traite de piège à mec.<br />

Tout en sirotant mon Spritz d’une main, les deux autres verres coincés contre<br />

mon buste, je regarde autour de moi. La semi-pénombre et les loups sur les<br />

visages créent une atmosphère à la fois intime et protectrice. Je me sens bien. Il<br />

faut dire que l’alcool me met juste à température parfaite pour profiter de cette<br />

soirée et mettre de côté ce qui a pu me contrarier un peu plus tôt.<br />

Soudain, jouant des coudes, un gros moustachu se précipite pour rejoindre le<br />

<strong>com</strong>ptoir : entraînés dans son sillage, mes verres vacillent et manquent de se<br />

renverser sur ma robe.<br />

– Excusez-moi de vous avoir bousculé, lui lancé-je d’une voix volontairement<br />

affable.<br />

Il ne se retourne même pas. Comme je le mitraille d’hostilité intérieure en<br />

pensant au paquet de gènes SC qui doivent constituer l’essentiel de l’ADN de ce<br />

type, un sourire craquant, des cheveux bruns et une mèche voilant un ovale<br />

parfait détournent mon attention. J’en oublie aussitôt la maladresse du balourd à<br />

moustaches et souris à mon tour à l’homme à qui appartiennent ces lèvres<br />

pulpeuses et ces fossettes sexy. Par jeu et parce que je sens que le type<br />

m’observe sous sa mèche en bataille, je lève mon verre à son intention.<br />

J’ai toujours aimé les défis de regard et je n’ai jamais eu peur de regarder<br />

dans les yeux les hommes qui me plaisent pour le leur signifier. Et celui-là,<br />

caché sous sa chevelure qui lui fait <strong>com</strong>me un casque sombre et brillant, me<br />

donne envie de le provoquer davantage. Et de savoir quel visage se planque làdessous<br />

! Avec son blouson en cuir, on dirait un motard égaré. J’aime bien l’idée<br />

d’un rebelle dans ce repaire de gens propres sur eux, un peu <strong>com</strong>me si Marlon<br />

Brando en tee-shirt moulant participait à une réunion du Rotary Club !<br />

– Tchin, dis-je en découpant les syllabes pour me faire <strong>com</strong>prendre à distance<br />

du biker.


Toujours souriant, l’homme rejette calmement ses cheveux en arrière. Des<br />

yeux bleus apparaissent, étincelants et visiblement amusés par ma petite<br />

provocation. Mon verre en l’air, je reste bouche bée. Et je manque de renverser<br />

mon verre en sursautant. Jesse Halstead ?<br />

Tu parles d’un rebelle… C’est une bombe !<br />

Souriant et décontracté, vêtu d’une chemise blanche entrouverte sous son<br />

blouson, portant une ceinture à tête d’aigle, il dénote un peu dans le paysage<br />

tendance yuppies. Mais pour le moment, subjuguée par sa beauté brute à<br />

seulement un petit mètre de moi, je fixe cette apparition divine aux yeux azur,<br />

me faisant la réflexion en moi-même que sans son costume de scène, dans sa<br />

version bad boy chic, il est vraiment pas mal.<br />

Mais qu’est-ce qu’il fait là ?<br />

En même temps, il fait ce qu’il veut et ensuite, ici, il peut venir sans crainte<br />

d’être agressé par une horde de groupies fanatiques. Car ce Patio où il faut<br />

montrer patte blanche est un parfait repaire pour stars qui veulent rester cachées<br />

et s’amuser en toute discrétion. Mais, vu ce que l’on lit de lui dans la presse,<br />

vivre caché ne doit pas être totalement son truc : d’ailleurs, il ne porte pas de<br />

loup. Il a peut-être un petit problème d’ego et veut être reconnu partout où il va ?<br />

Oh et puis, après tout, c’est sa vie !<br />

Écartant les bras, il me montre alors ses mains vides d’un air faussement<br />

désolé, m’indiquant ainsi qu’avant de pouvoir trinquer avec moi, il doit attendre<br />

de se faire servir. Je souris : il a beau être star, il ne bouscule pas tout le monde,<br />

lui ! Sans réfléchir, je lui fais <strong>com</strong>prendre que j’ai largement de quoi boire en<br />

montrant du menton les trois verres que je tente de ne pas renverser. Il fronce un<br />

sourcil. Ses lèvres s’agitent mais il y a tellement de brouhaha autour de moi que<br />

je n’entends pas ce qu’il dit.<br />

Quand je vais raconter à Emma et Nathan à qui je suis en train de proposer<br />

leurs verres, ils vont crever de jalousie. Je jette un rapide coup d’œil vers eux,<br />

mais mes amis ont disparu dans la masse <strong>com</strong>pacte des danseurs. Comme Jesse<br />

Halstead surprend mon regard vers la piste, il sourit à nouveau, puis bousculant<br />

le moustachu d’un coup d’épaule qui me semble volontaire, il se fraye un


passage vers moi.<br />

Oh la vache ! Et je lui dis quoi maintenant que je l’ai fait venir à moi ? Bon,<br />

j’assume, on verra bien !<br />

Il est à présent à moins de trente centimètres de moi. Moins grand qu’il ne<br />

paraissait sur scène, mais tout de même un bon mètre quatre-vingt, et tout aussi<br />

baraqué qu’il m’avait semblé. Je le dévisage de façon totalement incorrecte tant<br />

je suis étonnée de le voir là, en chair et en os. Je n’en reviens pas. Mais je ne vais<br />

pas rester <strong>com</strong>me ça à faire la groupie béate !<br />

– Je vous offre un de mes verres ? proposé-je.<br />

L’air aussi surpris qu’amusé, il secoue la tête. Ce qui déclenche les volutes<br />

d’un parfum discret et délicieusement ambré, ainsi que le retour de sa mèche sur<br />

ses yeux. Heureusement que je suis embarrassée par trois verres dans les bras<br />

sinon je serais tout à fait capable de tendre une main vers sa chevelure au<br />

prétexte de l’aider…<br />

mais essentiellement pour en toucher la matière soyeuse et lustrée !<br />

– J’insiste pour vous offrir à boire, j’ai de quoi, ris-je en indiquant à nouveau<br />

mes trois verres bien remplis. Voyez-le <strong>com</strong>me un hommage et un remerciement<br />

pour le concert de tout à l’heure.<br />

Un sourire étire à nouveau ses lèvres.<br />

– Le spectacle vous a plu ? demande-t-il d’un air qui me semble timide.<br />

Je rêve ! Ce type remplit les salles du monde entier depuis des mois et il doute<br />

de sa prestation sur scène ? Je le fixe avec aplomb, cherchant à deviner s’il va à<br />

la pêche aux <strong>com</strong>pliments ou s’il est sincèrement curieux de savoir ce que je<br />

pense de son spectacle.<br />

– J’étais un peu fatigué, je reviens tout juste de Londres, s’excuse-t-il presque.<br />

– Eh ben qu’est-ce que ça doit être quand vous n’êtes pas en jetlag ! dis-je.<br />

C’était fabuleux, enflammé, tonique, <strong>com</strong>plètement délirant et si beau ! C’est<br />

clair que côté décor, c’est plus sobre que dans les clips, mais moi, j’aime presque<br />

mieux.


Intrigué, son regard est posé sur moi, intensément bleu.<br />

– Parce que sans toute la mise en scène, on est uniquement concentré sur la<br />

musique. Et c’est tellement puissant qu’on n’a pas besoin de plus. Enfin en ce<br />

qui me concerne, conclus-je soudain consciente que je parle alors qu’il s’est tu et<br />

m’observe avec attention.<br />

– OK, j’accepte le verre, acquiesce-t-il après un long silence où nos yeux se<br />

croisent.<br />

– Donc j’ai le droit de trinquer avec un des musiciens les plus doués de sa<br />

génération ? dis-je.<br />

– Parce que je ne suis pas le seul et l’unique ? plaisante-t-il d’une voix<br />

charmeuse en faisant une moue boudeuse non moins charmante.<br />

Il tend lentement la main vers moi. Je reste immobile, d’abord parce que je<br />

suis coincée par les gens autour de nous, ensuite parce que je suis littéralement<br />

statufiée, <strong>com</strong>me ensorcelée par ce type.<br />

Musicien et magicien… Genre le joueur de flûte du conte, et que perso, je<br />

courserai jusqu’au bout du monde s’il a le sourire de Jesse Halstead !<br />

Et le talent, évidemment ! Il n’y a pas que le physique dans la vie…<br />

Mais ça, à l’instant présent, c’est pas prouvé… Car quand ses doigts se<br />

rapprochent de moi et de mes verres, je retrouve vie et frémis, imaginant qu’ils<br />

pourraient glisser sur ma peau, dans ma nuque, sous mes cheveux et malgré moi,<br />

je bascule légèrement la tête en arrière prête à m’abandonner à la caresse. Un<br />

sourire gourmand se dessine sur ses lèvres.<br />

– Je vais prendre celui-là, dit-il en effleurant ma main droite au moment où il<br />

se saisit de mon verre.<br />

– Mais j’ai bu dedans, protesté-je d’une voix faible.<br />

On se demande où est passée la fille provocante de tout à l’heure…<br />

– Et alors ? Comme ça, je connaîtrais le fond de vos pensées puisque vous<br />

préférez avancer masquée.<br />

– C’est le thème du jour, ris-je en lui indiquant l’assemblée autour de nous.<br />

Il hoche la tête, boit une gorgée puis s’interrompt, visiblement en pleine


éflexion.<br />

– Ça fait un peu truc de vieux dragueur le coup des pensées, non ?<br />

– Mouais, opiné-je en plongeant mes lèvres dans un de mes deux autres<br />

verres. Mais dans le contexte, ça passait !<br />

– Ah cool alors. Bon, et vous, c’est quoi ce breuvage orangé avec lequel vous<br />

tentez de me draguer ?<br />

– Spritz, réponds-je calmement sans m’arrêter au fait qu’il ne m’a pas loupée.<br />

Et il n’a pas tort. J’ai voulu jouer. Mais ce qu’il ne mesure pas c’est <strong>com</strong>bien<br />

je suis troublée. Et me voilà prise à mon propre jeu.<br />

– C’est pas mal, mais un peu sucré, <strong>com</strong>mente-t-il après avoir descendu son<br />

verre d’un trait. En fait, j’ai déjà <strong>com</strong>mencé la soirée avec quelques gins tonic et<br />

deux trois vodkas entre copains.<br />

– Oh, désolée de vous faire faire des entorses à votre régime, répliqué-je ravie<br />

de changer de sujet.<br />

– Ça fait partie du job !<br />

Comme je le fixe sans <strong>com</strong>prendre, il ajoute d’un air moqueur :<br />

– Pour plaire à ses fans, il faut aussi connaître et partager leurs goûts, même<br />

les plus sucrés !<br />

– Il y a une limite à ça, ris-je. Parce qu’à terme, vous risquez de faire de la<br />

pop sirupeuse !<br />

– Tout à fait mon style en effet, rit-il.<br />

De nouveaux arrivants autour du bar nous poussent l’un contre l’autre. Je ris<br />

quand il rattrape mon verre d’une main, effleurant au passage mon épaule nue.<br />

Sa présence si près de moi est déjà passablement déroutante mais maintenant,<br />

son souffle près de mon oreille me fait perdre <strong>com</strong>plètement le nord, le sud et<br />

tous mes repères de bienséance. Nos hanches se frôlent, nos yeux se cherchent<br />

un moment : son regard bleu est si poudreux que je pourrais m’y perdre, le mien<br />

doit exprimer toute l’envie irrésistible que j’ai de me serrer contre lui. Mes<br />

verres de Spritz m’embarrassent, le sien semble lui peser aussi. Nos visages sont<br />

si proches que je pourrais…<br />

– Pardon, lance soudain une blonde en jouant des coudes pour atteindre le bar.


Nos regards se lâchent presque à regret.<br />

– Oh, mais vous êtes… dit-elle en reconnaissant le musicien.<br />

Mettant un doigt sur sa bouche et mimant un chut du bout des lèvres, il<br />

acquiesce puis fait un pas de côté.<br />

– On y va, me dit-il en me prenant par le bras.<br />

Une onde brûlante me parcourt des pieds à la tête tandis que je reste sur place,<br />

une deuxième fois pétrifiée à son contact. Déstabilisée, je tourne vers lui mon<br />

regard en priant pour ne pas avoir l’air d’une vache laitière rivée à sa clôture<br />

électrique en regardant débouler un train rempli de beaux taureaux en maillot de<br />

bain…<br />

– Où ça ? demandé-je dans un sursaut de résistance d’une voix que je<br />

voudrais plus ferme.<br />

Un rictus hypra sexy fait se soulever le coin droit de sa lèvre, creusant sa<br />

fossette en forme de V.<br />

On dirait une hirondelle…<br />

Envoûtée, je fixe songeuse ce petit signe de victoire tranquille sur sa joue qui<br />

appelle à s’envoler, à faire des folies, à se sentir libre, à planer au-dessus de<br />

grands espaces inconnus. Complètement ailleurs, j’admire l’homme devant moi,<br />

laissant mon regard se promener sur son visage, ses cheveux qui ont l’air doux et<br />

nerveux à la fois, ses épaules solides, la peau dorée qui apparaît à la naissance de<br />

son cou… Et j’imagine mes mains suivant le même chemin…<br />

Waaaa, ce type est l’équivalent d’un champ de fleurs sauvages pour un<br />

essaim d’abeilles prêtes à s’enivrer de pollen. Pas la peine de préciser qui est la<br />

reine des abeilles… Et vu son sourire ironique, il le sait.<br />

Alors je me secoue, ce n’est pas parce qu’une star dont du boulot consiste à<br />

séduire son public me fait la causette que je dois perdre la tête. Pourtant, je suis<br />

bien incapable de savoir si la cause première de mon trouble est l’abus de<br />

cocktails en tous genres ou la tonne de sensualité que cet homme dégage. Car il<br />

émane de lui un truc de folie, qui parle direct à mon corps prêt à se laisser


guider…<br />

Genre, lève-toi et marche. Et trouve un lit.<br />

– Danser bien sûr, vous pensiez à quoi ? me répond-il d’une voix<br />

enchanteresse en se moquant clairement de moi.<br />

– Rien de particulier, dis-je calmement en soutenant son regard. Tout est<br />

possible à Las Vegas, non ?<br />

Alors, éclatant de rire, je me dirige vers la piste. À ma grande surprise, il pose<br />

brusquement sa main sur mon avant-bras pour me retenir.<br />

Quoi, j’ai dit une connerie ?<br />

– Est-ce qu’on s’est déjà rencontrés ? demande-t-il d’un air étrange.<br />

Alors là, à mon tour de me moquer ! Après le coup du verre pour lire dans<br />

mes pensées, me faire maintenant le classique « on s’est déjà vus quelque part<br />

»… Je ne l’imaginais pas capable d’une telle prolixité dans les poncifs de<br />

dragueur confirmé. Mais son regard me semble vraiment bizarre, à la fois<br />

illuminé et inquiet.<br />

Oh, putain, sous ses allures de jeune premier, le super musicos serait un<br />

psychopathe ?<br />

Je me dégage de la pression de sa main.<br />

– Excusez-moi, dit-il, j’ai eu une drôle d’impression. Un peu <strong>com</strong>me un flash.<br />

Je lui souris gentiment, touchée à nouveau par son air confus. Et bizarrement<br />

émue par son trouble évident.<br />

– Pas grave, murmuré-je, ça m’arrive aussi.<br />

Et je ne mens pas, parfois quand je rêve, j’ai des sortes d’éclairs, <strong>com</strong>me si<br />

tout, la vie, le monde, les événements allaient enfin s’expliquer mais quand je<br />

me réveille, je ne me souviens jamais de rien de plus que la veille.<br />

Mais aujourd’hui entre Jesse Halstead et moi, je crois que ce qui se passe est


juste de l’ordre du contact physique électrisant !<br />

Comme pour nous sortir du léger malaise qui aurait pu s’installer, Come with<br />

Me retentit. Après un échange de regards <strong>com</strong>plices, nous nous dirigeons côte à<br />

côte vers la piste. Je résiste à une envie soudaine de le prendre par la main pour<br />

courir danser – c’est quand même Jesse Halstead… –, mais au rythme de nos<br />

pas, je sens que nous sommes déjà parfaitement accordés sur la musique.<br />

Et qu’ensemble, nous allons mettre le feu au Patio !<br />

Ça me permettra peut-être d’évacuer le trop-plein d’échauffement qui me<br />

pousse vers cet homme de façon totalement incontrôlée.<br />

Emma interrompt son smooth groove pour nous regarder arriver et Nathan<br />

hoche la tête avec admiration en apercevant Jesse Halstead retirer tranquillement<br />

son blouson puis se glisser parmi les danseurs. Je n’ai pas le temps de<br />

m’expliquer que la star me tend la main pour le rejoindre.<br />

Et puis quoi leur dire, mon corps parle pour moi !<br />

Je suis <strong>com</strong>me aimantée par mon talentueux cavalier, mais étonnamment, le<br />

danseur incroyable qui nous a enchantés tout à l’heure se plie maintenant à mon<br />

tempo : calé sur mes mouvements et mes pas, il me laisse diriger tandis que<br />

j’admire la façon dont il anticipe le moindre geste ou pas que je vais faire.<br />

En même temps, ce type est un pro des chorégraphies les plus dingues ! Ce<br />

n’est pas une petite danseuse du samedi soir <strong>com</strong>me moi qui va l’impressionner !<br />

OK, j’ai gagné haut la main le concours de danse hip-hop au lycée il y a dix ans<br />

mais là, je ne lui arrive pas à la cheville. Mais peu importe pour moi, à cet<br />

instant, c’est mieux que Danse avec les stars !<br />

Quand le rythme devient plus rapide, l’équilibre s’inverse, c’est lui qui<br />

désormais donne le tempo. Je me laisse faire sans broncher. Sans plus réfléchir,<br />

je suis instinctivement son corps qui me guide naturellement. Le plus incroyable<br />

est que je ne regarde pas ses jambes ou ses gestes mais ses yeux. Et son sourire<br />

aussi intérieur que celui de la Joconde. Absorbé par le rythme, il a l’air d’être en<br />

état second, <strong>com</strong>plètement pris par le rythme tout en me le faisant partager.<br />

Troublée, je retrouve soudain cette impression que j’ai eue pendant le concert :


une sorte de <strong>com</strong>munion intense via la musique.<br />

Mais cette fois, c’est juste lui et moi…<br />

À plusieurs reprises, il me prend la main et me fait tourner sur moi-même ou<br />

tourne autour de moi. À chaque fois que nos doigts se rejoignent, je ressens un<br />

truc étrange qui me donne l’impression de ressentir pleinement chaque fibre de<br />

mon être : à la fois une secousse perceptible dans toutes les ramifications<br />

nerveuses de mon corps et en même temps, un immense relâchement.<br />

Comme si en cet instant, je pouvais savoir totalement qui je suis et de quoi je<br />

suis constituée jusqu’à la moindre cellule de mon corps.<br />

À un moment, le rythme s’accélère, la musique s’amplifie, les basses font<br />

vibrer le sol, la salle s’assombrit malgré les éclairs aveuglants lancés par des<br />

spots de couleur crue, la tête me tourne presque, certains crient d’excitation<br />

autour de nous.<br />

Quand nos corps se frôlent, c’est presque une brûlure.<br />

Mais soudain emportée par mon mouvement, je vacille sur mes talons. D’un<br />

geste, Jesse me rattrape par la taille, me presse puis me plaque contre lui. Ses<br />

deux mains enserrent mes hanches, <strong>com</strong>me s’il voulait maintenant me soulever<br />

en l’air. Nos yeux sont rivés l’un à l’autre. Malgré la foule, je ne vois que lui, ses<br />

yeux bleu nuit dans le noir, ses cils épais qui lui donnent cet air ténébreux, sa<br />

peau mate, sa bouche parfaite, ses lèvres attirantes…<br />

Nos visages sont si proches que je l’entends respirer malgré les basses. Et<br />

mon cœur bat si fort que je suis sûre qu’il peut l’entendre. Face à face, nous<br />

continuons à tourner sur nous-mêmes, ralentissant notre rythme au milieu des<br />

autres danseurs. J’oublie Emma, Nathan et tout le reste du monde. Sans le quitter<br />

des yeux, je pose mes mains sur ses épaules, puis lentement, je les glisse vers sa<br />

nuque, à la racine de ses cheveux rendus légèrement humides par l’effort. Je<br />

souris en découvrant cette moiteur infiniment sexy. À cet instant, je me sens libre<br />

et sans retenue. Remplis de rosée bleutée, ses yeux gourmands m’encouragent à<br />

poursuivre. J’avance ma bouche vers son visage. Je dépose d’abord mes lèvres<br />

sur sa joue, caressant sa peau tiède, le pli de sa bouche, le creux où se cache sa<br />

fossette, prenant tout mon temps pour goûter la saveur salée de sa chair. Puis je


l’embrasse. Quand nos bouches se fondent l’une à l’autre, c’est aussi délicieux<br />

que croquer un fruit juteux quand on crève de chaud : une pleine gorgée de<br />

sensualité, de fraîcheur et de parfums ambrés de vacances au soleil.<br />

Après ça… c’est le trou noir.


5. Une situation <strong>com</strong>plexe<br />

Willow<br />

– Non, vraiment, je ne me souviens plus de rien après, réponds-je à Emma qui<br />

insiste gentiment.<br />

Toujours assise en tailleur au bout du lit en face de moi, elle m’envoie un<br />

sourire rassurant. Pendant tout le temps où nous avons revécu ensemble ces<br />

vingt-quatre dernières heures de notre vie, Nathan est resté debout, dos à la<br />

fenêtre. Maintenant que nous en sommes au point crucial – ce baiser qui marque<br />

le point de non-retour de mes souvenirs –, il revient s’asseoir à côté de moi sur le<br />

fauteuil de brocart rouge. Sans un mot, j’observe les tourelles et les donjons par<br />

la fenêtre.<br />

Je pense à tous ces films où le héros se réveille soudain dans un autre espacetemps,<br />

produisant ce sentiment de décalage avec la réalité, hyper désagréable, et<br />

au petit goût de déjà-vu dont je me serais bien passée ce matin.<br />

– Bon, on a pas mal avancé, synthétise Nathan, toujours positif. Et en tant que<br />

témoins oculaires majeurs, on peut te raconter la suite des événements !<br />

– Même si, nous aussi, on avait abusé du Spritz, sourit Emma. D’ailleurs,<br />

quand tu es revenue danser en <strong>com</strong>pagnie de Jesse Halstead, j’ai cru que j’avais<br />

des hallucinations et je me suis dit que je devrais arrêter de boire !<br />

– En fait, nous sommes tous passés au gin tonic très rapidement, précise<br />

Nathan.<br />

– Non, mais faut quand même que tu saches que tu nous as vraiment<br />

impressionnés, reprend Emma d’une voix affectueuse. Tu pars chercher à boire<br />

et hop, l’air de rien, tu reviens avec la tête d’affiche de Las Vegas ! En plus, il est<br />

marrant, le violoniste ! Qu’est-ce qu’il nous a fait rire avec le récit de sa tournée<br />

au Japon.<br />

N’ayant aucun souvenir de cette conversation, je me rencogne dans le<br />

fauteuil, <strong>com</strong>me si celui-ci pouvait me faire un abri contre le stress.


– En tous les cas, il est vraiment sympa, le bad boy du Stradivarius, et c’est un<br />

sacré fêtard, continue Emma, et pas du tout bégueule pour une star !<br />

– C’est vrai qu’il a une petite réputation à son actif : coups de colère, bagarres<br />

et quelques petites photos les fesses à l’air, <strong>com</strong>plète Nathan, champion du détail<br />

et de la vérification de toute info avant de la diffuser.<br />

Il est en effet en train de faire défiler sur son téléphone les pages Google<br />

consacrées au musicien.<br />

– En tous les cas, sur scène ou sur piste, il danse <strong>com</strong>me un dieu ! soupire<br />

Emma.<br />

– Ça, je m’en souviens très bien, dis-je, encore sous le charme de cette grâce<br />

mêlée d’une énergie incroyable.<br />

– On a même eu droit à une démo de sa choré pour son prochain clip quand tu<br />

es allée aux toilettes !<br />

– Je m’en veux d’avoir zappé ce moment, ris-je un peu jaune.<br />

– C’était accessoire, t’en fais pas. Le meilleur et le plus mémorable, c’est<br />

celui où vous vous êtes embrassés, me rassure Emma. Putain que c’était beau.<br />

À ces mots, je frémis jusqu’au bout des ongles. Fermant à demi les yeux, je<br />

revis instantanément l’onde de chaleur dans tout mon corps, mes mains dans ses<br />

cheveux soyeux et le goût de fruit délicieux de sa bouche…<br />

– C’était le baiser le plus magique de ma vie… enfin de la partie consciente et<br />

récente de ces vingt-quatre dernières années, avoué-je, heureuse de réussir à<br />

plaisanter sur ce sujet sensible.<br />

Mais si cet excellent souvenir est encore pleinement présent à mon esprit,<br />

peut-être est-ce lui qui me fait occulter tout le reste ?<br />

– Et ça avait l’air bon ! ajoute Emma avec un clin d’œil, de quoi réveiller chez<br />

moi l’envie d’avoir un mec malgré les risques de pécho un Superconnard ou un<br />

Trouduc en ce bas monde !<br />

– Vous vous seriez envolés que je n’aurais pas été surpris, sourit Nathan sans<br />

relever l’allusion à nos précédentes amours foireuses. Tu ne peux pas savoir<br />

<strong>com</strong>bien on était excités avec Emma…<br />

– Presque autant que si c’était nous qui avions embrassé Jesse Halstead, le<br />

coupe Emma.


– Et quand vous êtes partis pour le Bellagio, poursuit Nathan, on n’a parlé que<br />

de ça, et plus tard, arrivés dans la chambre au prix de quelques ratés au niveau<br />

des étages, on s’est refait le film au moins dix minutes avant de tomber raides<br />

<strong>com</strong>me des masses.<br />

– Et vu notre état d’ébriété et nos paupières qui tombaient, je t’assure que dix<br />

minutes, c’était énorme !<br />

Je reste silencieuse, encore troublée par l’évocation de ce baiser.<br />

Mais ce moment d’intense fusion, c’est la partie émergée de l’iceberg, parce<br />

qu’à l’heure actuelle, le mystère du reste de ma nuit est aussi profond et sombre<br />

que les abysses.<br />

Avec un soupir, je fais tourner la bague autour de mon annulaire, <strong>com</strong>me si la<br />

frotter pouvait lui faire livrer ses secrets.<br />

– Mais quand je suis partie, demandé-je, j’étais <strong>com</strong>ment ? J’ai dit quoi ?<br />

Peut-être que je ne tenais plus debout ? Que je divaguais ? Mais dans ce cas,<br />

mes amis ne m’auraient pas laissée, si ?<br />

Je m’efforce de cacher la petite angoisse qui me saisit à la gorge.<br />

– On t’a demandé vingt fois si tu allais bien, si tu ne voulais pas plutôt qu’on<br />

aille se coucher, qu’on te remonte dans ta chambre, et si tu étais sûre que tu<br />

voulais aller ailleurs avec Jesse.<br />

Jesse ? Parce qu’on l’appelle tous par son petit nom à présent ?<br />

– Tu nous as répondu que tu assurais, que tu te sentais au top et que prendre<br />

l’air devant les fontaines du Bellagio te ferait du bien !<br />

– J’ai conduit la décapotable ? demandé-je, effrayée en m’imaginant prendre<br />

le volant et peut-être écraser quelqu’un.<br />

– Ça va pas la tête ? On ne t’aurait jamais laissée faire ça, gronde Emma,<br />

offusquée.<br />

– Ton prince charmant avait une voiture avec chauffeur bien sûr, m’explique<br />

Nathan.<br />

– Et je te jure qu’on a insisté. Mais tu nous as affirmé que tu savais ce que tu<br />

faisais.


– Bref, on n’était peut-être pas dans le meilleur état qui soit pour en juger<br />

mais on pensait que tu maîtrisais.<br />

L’air perplexe, Emma et Nathan hochent la tête en se regardant. Puis leurs<br />

yeux descendent en même temps vers ma main gauche toujours posée sur mes<br />

genoux, avec son anneau incongru.<br />

La pièce à conviction n° 1 …<br />

J’avale ma salive péniblement, un goût acide dans la bouche.<br />

– Enfin, visiblement, tu ne maîtrisais pas tout, reprend Emma d’une voix<br />

presque triste. Puisque ce matin, te voilà mariée !<br />

Se redressant à demi, Nathan lui fait les gros yeux mais je soupire en tapotant<br />

sa cuisse.<br />

– Emma a raison, autant appeler un chat un chat. Ceci a tout l’air d’une vraie<br />

alliance, donc on peut en déduire qu’à un moment ou à un autre, je me suis peutêtre<br />

réellement mariée.<br />

– Oh putain, et nous, pendant ce temps, on a fait la fermeture du Patio, ils ont<br />

presque dû nous foutre dehors. Si on avait su… se désole Emma.<br />

– Quoi, vous seriez venus lancer du riz et récupérer le bouquet de la mariée ?<br />

dis-je pour la faire rire. C’est bon, j’assume, j’étais bourrée !<br />

Comme s’il était fier de moi et de mon sens des responsabilités, Nathan prend<br />

son air paternel – celui qu’il a quand un ado lui avoue un faux pas – et appuie<br />

doucement sa tête contre la mienne. Je lui souris en biais, en faisant le signe OK<br />

avec mes doigts. Dans un reflet de soleil, l’alliance nous renvoie un éclair<br />

argenté.<br />

Et en moi-même, j’espère encore que cette bague – enfin ce qu’elle<br />

représente, car elle n’est pas en toc – est factice. Que je ne suis pas allée<br />

jusqu’au bout de ce délire d’alcoolique. Et je me fustige un bon coup. Non<br />

seulement l’alcool me fait à moitié perdre la boule, mais en plus il me pousse à<br />

des délires de midinette !<br />

Putain, me marier avec Jesse Halstead, on aura tout vu !


Mais là, nous ne sommes pas encore vraiment sûrs que je l’ai fait, si ? me<br />

répété-je pour contrer le mauvais sort que je sens se profiler.<br />

– Je pense à un truc, qui peut paraître délirant, mais s’il s’avère que ce<br />

mariage est réel… il pourrait être la solution au problème de Willow ?<br />

Le testament et sa cohorte de contrariétés effectuent immédiatement une<br />

remontée en fanfare dans mes esprits.<br />

Je dévisage Emma en cherchant à savoir jusqu’à quel point elle est sérieuse.<br />

Comme elle en a tout l’air, malgré mon état fébrile, je me mets debout.<br />

– S’il suffisait que je sois mariée ! rappelé-je d’un ton sévère de maîtresse<br />

d’école.<br />

Mes deux amis me suivent des yeux. Après quelques moulinets avec les bras<br />

et deux trois grandes respirations, je pose les mains sur mon crâne pour m’étirer<br />

tout en faisant quelques pas. J’en profite pour rassembler mes idées. Mais cette<br />

fourberie de bague se rappelle à mon bon souvenir en m’arrachant quelques<br />

cheveux quand je redescends mes bras en position normale, le long de mon<br />

corps.<br />

– Le problème est bien plus <strong>com</strong>plexe. Ce putain de testament précise que je<br />

dois rester mariée un an.<br />

– Oui, je sais, dit Emma avec une moue d’hésitation, mais ça pourrait, si<br />

jamais…<br />

– Quoi, un an avec un total inconnu ? la coupé-je.<br />

Tordant sa bouche sur le côté, Emma accentue sa grimace, semblant vouloir<br />

dire ainsi que le mari en question est justement connu de la terre entière.<br />

– N’y pense même pas. Un an avec une star ? Un type toujours en tournée,<br />

qui passe sa vie à faire la fête, qui se bourre la gueule après les concerts et qui<br />

couche avec ses groupies avant de remonter dans son van vers son prochain port<br />

d’attache, m’emballé-je avant de réaliser que la suite logique de ma phrase est :<br />

« et qui se marie à Las Vegas avec les plus inconscientes » !<br />

Nathan se racle la gorge tandis qu’Emma penche la tête d’un air désolé.


– Oui bon, ça va… Bref, hors de question, cette clause est rétrograde et<br />

humiliante pour la condition féminine.<br />

À cet instant, je revois <strong>com</strong>me s’il était en face de moi la tête dodelinante de<br />

l’homme de confiance de ma grand-mère, le jour où il m’a révélé la teneur du<br />

testament, après m’avoir convoquée courtoisement dans son bureau aux allures<br />

de cabinet ministériel. « Ce type de clause est rare », m’a-t-il dit en marchant de<br />

long en large, « mais tout à fait légale et applicable ». Son profil rondouillard se<br />

détachait sur la paroi tapissée de bibliothèques où s’alignaient des dossiers verts,<br />

des coupes de hockey et des diplômes d’Harvard. « J’avais pour consigne de ne<br />

vous faire part des dispositions prises par votre regrettée grand-mère que deux<br />

mois après ses funérailles. »<br />

C’est ainsi que, de plus en plus affaissée dans le canapé Chesterfield du<br />

gestionnaire de trust auquel ma grand-mère – et mon grand-père avant elle –<br />

avait confié le soin de multiplier sa fortune, j’ai appris un par un les détails de<br />

cette clause aberrante :<br />

« Dès que vous serez en mesure de fournir la preuve de votre mariage, qui<br />

doit avoir lieu dans un délai de six mois, la totalité du patrimoine appartenant à<br />

Elena Blake, soit la maison, les liquidités ainsi que les millions de dollars placés<br />

sur des <strong>com</strong>ptes à haut rendement, vous reviendra de fait et de droit.<br />

« En cas de non-mariage dans ce délai, les sommes seront allouées à plusieurs<br />

organisations caritatives préalablement choisies par M me Blake, à raison de par<br />

association. La liste desdites associations figure à la fin de ce document. Par<br />

dérogation, The Shelter obtiendra 2 0 %. »<br />

À chaque point, une tonne d’in<strong>com</strong>préhension me tombait sur les épaules. Le<br />

dernier a marqué le coup de grâce :<br />

« Si le mariage venait à être rompu avant douze mois effectifs, force serait de<br />

rendre la totalité de ce qui a été perçu, y <strong>com</strong>pris ce que vous auriez pu utiliser<br />

de l’héritage, lequel serait alors réparti aux conditions fixées au point »<br />

Je suis sortie de ce rendez-vous en larmes, où se mêlait autant de chagrin<br />

d’avoir perdu ma grand-mère que de déception à la découvrir autre que celle que<br />

j’avais cru connaître. Une femme sensée et moderne, que j’admirais et aimais.


– C’est très XIX e <strong>com</strong>me conception du rapport hommes/femmes, dit Nathan,<br />

me ramenant ainsi au moment présent.<br />

– Ce serait encore plus humiliant d’accepter un mariage à la con pour cette<br />

raison, dis-je froidement.<br />

Heureusement chassée par mon petit regain de colère, ma nausée semble<br />

avoir disparu en même temps que ma <strong>com</strong>bativité naturelle émerge de sa torpeur<br />

alcoolisée. Je ne vais pas me laisser abattre, tout peut s’arranger, même les<br />

conséquences inattendues d’une cuite sévère. Il doit bien y avoir un moyen, il<br />

suffit de le trouver.<br />

Mais tout de même, qui eût cru que moi, la super indépendante à jeun, je<br />

chercherais à me foutre la corde au cou sitôt bourrée ?<br />

– À croire que la nature change quand le taux d’alcoolémie augmente dans le<br />

sang, bougonné-je devant mes amis rassurés de me voir reprendre le dessus.<br />

Et le contrôle de ma tête.<br />

– Parmi toutes ces possibilités et suppositions que l’on peut faire, il y a tout<br />

de même un truc dont je suis absolument certaine et qui est une bonne nouvelle.<br />

Emma lève un sourcil étonné dans ma direction.<br />

– Même si j’ai couché avec ce « mari », je ne serai pas enceinte, affirmé-je en<br />

croisant les bras sur mon torse genre bouclier.<br />

Emma me sourit affectueusement tandis que Nathan toussote, concentré sur<br />

son portable.<br />

– Ça va, c’est pas tabou, ris-je. Mais toutefois, n’étant pas tout à fait sûre que<br />

dans l’euphorie du moment j’ai pensé capote, je vous jure que, de retour à New<br />

York, je me fais un check-up de tout ce qu’il faut. Pas question qu’en plus, je me<br />

tape une MST.<br />

À ces mots, je claque des talons, <strong>com</strong>me pour mettre fin au sujet et montrer<br />

que, malgré les apparences, je contrôle la situation.<br />

– Et si tu as la moindre anomalie de globule, tu le poursuis pour


contamination abusive et absence d’information légale sur la dangerosité du<br />

produit, ajoute Emma.<br />

J’acquiesce au mot « produit » sans pouvoir m’empêcher de penser que Jesse<br />

Halstead dispose d’arguments marketing particulièrement vendeurs…<br />

Puis je souris à Emma, bien décidée à faire que tout ceci ne soit bientôt que le<br />

mauvais souvenir d’un épisode malencontreux de beuverie. Épuisée par toutes<br />

ces émotions et ayant encore un peu le mal de mer en position verticale, je me<br />

laisse tomber sur son lit. Avec un clin d’œil, elle quitte sa position de sage en<br />

tailleur pour s’affaler avec moi contre les oreillers tandis que Nathan s’enfonce<br />

contre le dossier du fauteuil, une main derrière la tête.<br />

– Bon, la situation est sérieuse. Mais ayons tout de même une pensée<br />

charitable pour une pauvre star de notre – récente – connaissance qui, au réveil<br />

de sa nuit de noces, a déjà perdu son épouse, dit-il en prenant le ton et le visage<br />

contrit d’un pasteur sermonnant ses ouailles.<br />

– C’est vrai ! On est là, à parler de nous et de notre soirée tandis qu’un<br />

homme effondré cherche la belle qui lui a fait tourner la tête…<br />

– Oui enfin, les Spritz et les gins tonic l’y ont aidé aussi, dis-je pour me<br />

défendre. Et en ce moment même, il est peut-être en train de vomir tripes et<br />

boyaux sur la moquette triple épaisseur de ma chambre.<br />

– Et toi, ingrate, tu l’abandonnes à l’aube alors qu’il est malade ? gémit<br />

Emma avec un clin d’œil. Y a pas normalement un devoir d’assistance, genre<br />

pour le meilleur et pour le pire ?<br />

Ce petit rappel de l’engagement que j’ai pu signer me crispe un peu, ce que<br />

Nathan aperçoit tout de suite.<br />

– Non, l’assistance maritale vingt-quatre heures sur vingt-quatre, week-end<br />

inclus et le reste du contrat ne <strong>com</strong>mencent que quand le mariage est enregistré.<br />

Ce qui n’est pas le cas à cette heure-ci, dit-il en levant son portable en l’air<br />

<strong>com</strong>me la preuve formelle de ce qu’il avance.<br />

Emma et moi l’observons sans <strong>com</strong>prendre tout à fait.<br />

– Je viens de vérifier. C’est très facile d’annuler une union célébrée à Las<br />

Vegas, explique-t-il sereinement. Il suffit de se présenter au bureau des mariages


et de demander l’annulation en disant que vous avez perdu la tête et que vous ne<br />

saviez plus ce que vous faisiez…<br />

– Ce qui est certainement la réalité concernant Willow, renchérit Emma. Et<br />

qui doit arriver ici bien plus souvent qu’on ne pense !<br />

– Mais il faut y aller tous les deux ? dis-je, contrariée à l’idée de devoir aller<br />

secouer l’homme endormi dans mon lit.<br />

– Oui, mais ça, ce n’est rien, tu ne seras pas toute seule, on est là. Et à partir<br />

de maintenant, on ne te quitte plus d’une semelle !<br />

– Honnêtement, j’espère que j’ai eu un sursaut de raison au moment de passer<br />

devant l’autel et que je n’ai rien signé du tout, murmuré-je d’une voix étranglée.<br />

– D’abord, on vérifie avec lui. Et ensuite, même si tu l’as fait, nous avons<br />

encore plusieurs heures devant nous pour tout arranger, assure Nathan en se<br />

mettant debout.<br />

Ce « nous », <strong>com</strong>biné au regard affectueux de mes amis et à la possibilité de<br />

sortie sans dommage d’un truc aberrant, me met du baume au cœur.<br />

– Allez, viens, on t’ac<strong>com</strong>pagne à ta chambre, dit Nathan en me tendant la<br />

main.<br />

Sans prendre le temps de me doucher, je sors de mon sac un jean que j’enfile<br />

sur mes jambes nues et lisse soigneusement le devant de ma chemise avant de la<br />

boutonner jusqu’en haut. Puis, je rassemble vite fait mes cheveux en arrière.<br />

Allure impeccable et intransigeante, parfaite pour affronter une discussion avec<br />

efficacité.<br />

– On peut y aller, je suis prête.<br />

Le regard amusé d’Emma sur ma tenue me rappelle soudain que je porte une<br />

chemise qui, a priori, ne m’appartient pas.<br />

– Prise de guerre, souris-je presque avec tendresse.<br />

Car de façon impromptue, le souvenir du baiser voluptueux échangé avec<br />

Jesse Halstead vient soudain se superposer aux désagréments de cette histoire,<br />

couvrant presque d’un voile de douceur le torrent de magma sombre et alcoolisé<br />

qui gronde en dessous. Une onde de plaisir me fait frissonner.


– Allez, t’en fais pas, dit Emma en se méprenant sur la raison de mon<br />

tremblement. D’ici quelques heures, tout ça sera oublié et on se remettra en<br />

buvant des cocktails d’Alka Seltzer au bord de la piscine.<br />

Me reconcentrant sur l’issue du problème, j’opine en silence. Et c’est bien la<br />

première fois de ma vie que je prie pour oublier quelque chose.<br />

***<br />

– Dans quelle merde je me suis mise tout de même, dis-je à Emma et Nathan<br />

quand nous poussons ensemble la porte de ma chambre avec le passe donné par<br />

la réception.<br />

Le ventre serré, je n’en mène pas large. Mais je fais <strong>com</strong>me si, parce<br />

qu’Emma et Nathan me surveillent du coin de l’œil. Sur le seuil, je ne peux<br />

m’empêcher d’avoir une pensée <strong>com</strong>patissante pour ce pauvre garçon qui va se<br />

réveiller avec trois personnes penchées sur son berceau en lui demandant des<br />

explications et le sommant de venir illico devant l’officier du bureau des<br />

mariages.<br />

Parce qu’au fond, il était plutôt sympa, très mignon et il embrasse divinement<br />

bien !<br />

Ragaillardie par ce souvenir, j’entre dans ma chambre. La lumière me fait<br />

cligner des yeux : rideaux grand ouverts, couette en tapon, draps froissés. Lit<br />

vide…<br />

– Il est sous la douche ? suggère Emma en fixant la porte fermée de la salle de<br />

bains.<br />

Je secoue la tête, avec un mauvais pressentiment. Il n’y a ni vêtements ni<br />

chaussures non plus.<br />

Et même si j’étais bourrée, je ne pense pas qu’il soit arrivé nu dans ma<br />

chambre.<br />

D’un pas assuré, je me dirige vers la salle de bains et colle mon oreille contre<br />

le bois. Aucun bruit. J’hésite à ouvrir.


Et puis merde !<br />

Je pousse la porte violemment, c’est pas un mec à poil qui va<br />

m’impressionner ce matin !<br />

Même si c’est Jesse Halstead !<br />

Mais la salle de bains est aussi déserte que la chambre. De même que les<br />

toilettes dont Nathan ouvre la porte sans ménagement.<br />

– Oh, le salaud, il a filé ! grogné-je.<br />

Le regard ironique d’Emma me rappelle que je suis la première à avoir quitté<br />

le lit conjugal. Car à présent, plus les effets du trop-plein d’alcool se dissipent,<br />

plus je suis sûre que les apparences, cette bague à mon doigt plus celle que j’ai<br />

vue sur le rocker endormi, sont les preuves tangibles d’un mariage, hélas<br />

facilement réalisable à Las Vegas, surtout en pleine nuit et imbibés jusqu’à la<br />

moelle.<br />

L’envers réconfortant de cette spécialité locale de mariage express est la<br />

possibilité d’annuler aussi facilement le coup de folie de la nuit.<br />

À condition d’avoir son mari sous la main… , me dis-je un peu agacée.<br />

Cette absence me prend de court. J’avais pensé à tout, qu’il dorme, qu’il ne se<br />

souvienne pas, qu’il rouspète peut-être, mais surtout qu’il soit lui aussi soulagé<br />

qu’on puisse vite aller régler ce truc. Et repoussant l’idée que j’ai fait la même<br />

chose peu avant, je lui en veux d’avoir pris ses jambes à son cou en se réveillant.<br />

– Putain, il est passé où ? demande Emma en ouvrant et refermant les portes<br />

de placard, visiblement aussi irritée que moi par la défection de la rock star.<br />

– Il a dû simplement aller prendre un café ou, plus vraisemblablement, il est<br />

rentré se recoucher, parce qu’il doit lui aussi avoir une bonne gueule de bois ! dit<br />

Nathan toujours pragmatique.<br />

– Bon, on va direct à sa chambre, dit Emma décidément très remontée.<br />

– Oh, mollo, dis-je en me laissant tomber sur un coin du lit, prise d’un petit<br />

vertige, rappel de cuite sévère et pas <strong>com</strong>plètement digérée par mon organisme.<br />

D’une part, je ne crois pas que je connaisse le numéro de sa chambre, il me l’a<br />

peut-être dit, mais… D’autre part, je crois qu’en fait j’ai besoin d’une douche


pour être totalement opérationnelle.<br />

– Et moi de trois ou quatre cafés, opine Nathan. On se retrouve à la réception<br />

dans une demi-heure.<br />

J’acquiesce en bâillant.<br />

– Te rendors pas dans la baignoire, dit Emma en refermant la porte de ma<br />

chambre derrière elle.<br />

Avec un soupir, je fixe la couette blanche écrasée sous mes fesses puis les<br />

oreillers en vrac. L’un d’eux est sur le sol, quand je le ramasse, un parfum<br />

d’ambre se répand.<br />

Ça, je m’en souviens.<br />

Repoussant les agréables picotements de sensualité que ce fumet réveille, je<br />

fonce sous la douche et laisse couler l’eau bouillante longuement sur mon crâne.<br />

Puis, lavée, séchée et enduite de crème des pieds à la tête, je me rhabille,<br />

renfilant avec défi la chemise piquée à Jesse Halstead. Une fois prête, un peu<br />

impatiente d’en finir, je me précipite à la réception. Emma et Nathan ne sont pas<br />

encore redescendus.<br />

Mais approcher une star dans un hôtel de luxe s’avère plus <strong>com</strong>pliqué que<br />

prévu. Parce que justement, tout est fait pour qu’on ne puisse pas la débusquer<br />

dans sa cachette : hochements de tête polis, dénis courtois, discrétion<br />

professionnelle. Rien ne filtre. Protection et tranquillité absolues du rocker star<br />

sont assurées à l’Excalibur. Tout juste si le personnel de la réception admet avoir<br />

entendu son nom un jour.<br />

– Aucun des trois réceptionnistes ne veut me donner le numéro de sa<br />

chambre, expliqué-je à Emma et Nathan quand ils me rejoignent.<br />

Aussitôt, mes amis se collent avec moi devant le <strong>com</strong>ptoir.<br />

– Il faut que je lui parle, insisté-je auprès d’un quatrième réceptionniste qui<br />

vient prendre son service mais semble tout aussi formaté au silence que ses<br />

collègues.<br />

Et puis, j’ai tout de même le droit de parler à mon mari ! pourrais-je ajouter si


je n’avais pas conscience d’abuser du mauvais goût de la situation.<br />

– Écoutez, c’est simple, je ne bougerai pas d’ici tant que vous ne m’aurez pas<br />

trouvé Jesse Halstead, affirmé-je à la place.<br />

Sans avoir besoin de me retourner, je sais qu’Emma et Nathan, debout<br />

derrière moi <strong>com</strong>me ma garde rapprochée, opinent.<br />

– Qu’est-ce que vous lui voulez ? tonitrue soudain une voix de basse sur ma<br />

droite.<br />

Surprise, je tourne la tête pour découvrir un immense type tout vêtu de cuir,<br />

chauve, baraqué des pieds à la tête et doté d’une oreillette dorée dans laquelle il<br />

poursuit une conversation en parallèle de la nôtre.<br />

Un yeti sans poils, option colérique et bling-bling, qui doit faire office de<br />

garde du corps.<br />

– Avoir une petite conversation avec lui, réponds-je au colosse. C’est<br />

personnel.<br />

– Évidemment ! jette la montagne de muscles d’une voix excédée.<br />

Je ne réagis pas, malgré l’impression un brin vexante de lire clairement sur<br />

son front « elles disent toutes ça » !<br />

– Je lui transmettrai, mais de toute façon, il n’est disponible pour personne,<br />

continue-t-il à aboyer tout en mettant sa masse musculaire et cérébrale en action,<br />

c’est-à-dire en se tournant vers le réceptionniste pour entamer une troisième<br />

conversation en plus de celle qu’il veut bien m’accorder.<br />

– À mon avis, dis-je d’un ton sec en résistant à mon envie de lui faire faire<br />

volte-face en agrippant son épaule, quand vous lui aurez dit pourquoi je tiens à le<br />

voir très rapidement, il va trouver cinq minutes.<br />

Je veux bien être patiente, mais faudrait pas me chauffer quand même…<br />

– Parce que vous êtes… ? marmonne l’Himalaya de cuir sans pour autant se<br />

retourner, visiblement très occupé à griffonner sur un bout de papier donné par le<br />

réceptionniste.


En même temps, il continue à s’agiter au téléphone et en simultané avec le<br />

garçon de la réception.<br />

Un vrai homme-orchestre !<br />

Je me tourne vers Nathan et Emma qui me fixent, un peu inquiets, puis je<br />

prends une longue inspiration.<br />

– Sa femme, dis-je en rejetant mes épaules en arrière.<br />

Et toc ! Autant que ce mariage serve à quelque chose !<br />

Les quatre réceptionnistes réussissent à ne pas broncher, mais je sens à<br />

présent leur intérêt s’exacerber ainsi que leur conscience professionnelle<br />

s’émousser sérieusement devant le scoop !<br />

Le bodyguard se retourne lentement, regard noir, visage luisant, sifflet coupé !<br />

Enfin, pas longtemps, car il se remet à écumer en mode jets de vapeur et<br />

roulements d’épaules. Je recule prudemment mais ne baisse pas le regard.<br />

Ce matin, il en faut plus pour m’impressionner qu’un gros tas de muscles<br />

énervés.<br />

– Écoutez, je suis son manager depuis cinq ans et l’histoire je la connais…<br />

L’admiratrice hystérique qui cherche à coincer une star, on nous fait le coup tous<br />

les jours… Et je ne marche pas. Je ne veux pas savoir ce que vous pensiez<br />

obtenir, un peu de célébrité, la fortune ou juste épater vos copines… Mais à<br />

l’heure actuelle, tout ce que je vous souhaite, c’est d’avoir eu la décence de ne<br />

pas parler de vos ébats nocturnes à la presse, dit le type d’une voix glaciale.<br />

– Pardon ? dis-je en contenant ma colère, je vous rappelle que votre petit…<br />

protégé est concerné lui aussi. Et jusqu’à preuve du contraire, il a même<br />

amplement participé.<br />

Le manager hausse les épaules. Ce qui me fait bondir.<br />

– Sans vous donner les détails, il était à poil dans mon lit ce matin, précisé-je<br />

d’un ton sec.<br />

Pas la peine d’insister sur le fait que les détails de <strong>com</strong>ment nous en sommes


arrivés là m’échappent…<br />

– Ça crée des liens… ironise à mi-voix Emma dans mon dos.<br />

– Oui, et bien parlons-en ! dit le type en ignorant le sarcasme d’Emma. Si<br />

justement vous étiez restée dans ce lit, on n’en serait pas là !<br />

– Je rêve ? m’étouffé-je de rage. Vous attendez quoi là, que je demande<br />

pardon à genoux ?<br />

– Figurez-vous que je viens d’avoir la chapelle puis le bureau des mariages au<br />

téléphone…<br />

Oups la chapelle ?<br />

–… ils confirment, alors, je dis juste que si vous ne vous étiez pas enfuie<br />

<strong>com</strong>me une voleuse de poules au petit matin, on aurait pu régler tout ça très<br />

facilement, conclut-il avec mépris.<br />

Donc, après m’avoir traitée de groupie hystérique et vénale, de chair facile<br />

avide de star puis d’irresponsable caquetante, ce type est en train de m’accuser<br />

de tout faire foirer ? Autant, il y a encore peu, j’aurais pu <strong>com</strong>patir au sort du<br />

pauvre génial musicien avec lequel j’avais fait la bringue cette nuit et qui allait<br />

s’éveiller tout surpris dans mon lit, autant là, la bienveillance et la pitié, c’est<br />

fini, sus à l’ennemi, pas de quartier !<br />

– Mais je le cherche pour ça bordel !<br />

– Jesse a autre chose à faire qu’attendre votre bonne conscience à<br />

retardement.<br />

Tout en le fixant, j’hésite entre lui faire rentrer son oreillette pour lui faire<br />

ressortir par la gorge avant ou après l’avoir étranglé avec son fil de téléphone…<br />

Puis je soupire.<br />

Vu le <strong>com</strong>pteur qui tourne, on ne va peut-être pas non plus jouer à qui est le<br />

plus susceptible, entre Jesse Halstead et moi. Parce que, le manager, lui, c’est<br />

sûr, il est hors concours !<br />

– Si ça ne vous ennuie pas, je voudrais en parler directement avec lui, dis-je,<br />

fatiguée de me chamailler avec la montagne, qui après tout n’a aucun pouvoir<br />

décisionnaire sur cette affaire.


Qu’on en finisse une bonne fois pour toutes.<br />

Le manager secoue la tête d’un air méprisant.<br />

– À l’heure qu’il est, Jesse est dans un avion pour San Francisco : il donne un<br />

concert au Fillmore dans quelques heures… dit-il en regardant sa montre, une<br />

Rolex clinquante sertie de diamants.<br />

Mes yeux passent de sa montre à l’alliance brillant de mille feux sur mon<br />

doigt : aussi pathétiques et déplacées l’une que l’autre… Puis soudain, l’info<br />

percute.<br />

Quoi ? La star violoniste est partie ? Il se fout de ce qui s’est passé, il ne se<br />

pose même pas la question d’essayer de savoir <strong>com</strong>ment assumer et réparer ses<br />

conneries ? Même si, sur ce point précis, notre responsabilité est<br />

vraisemblablement à 50 /50 …<br />

– Vous vous foutez de moi, j’espère ? dis-je entre mes dents, prête à lui faire<br />

bouffer la bague diamant par diamant avant de m’attaquer au désossement de sa<br />

montre.<br />

– Est-ce que j’en ai l’air ? gronde le molosse. De toute façon, c’est simple :<br />

Jesse m’a laissé ses consignes avant de partir. Vous n’avez qu’à contacter ses<br />

avocats dès lundi pour régler cette affaire.<br />

Derrière moi, Nathan et Emma trépignent, prêts à intervenir. Je leur fais signe<br />

que je gère… Le type me tend une carte de visite que je saisis. Sans manifester<br />

la moindre réaction, je la lis rapidement :<br />

King & Lindberg LLP, avocats associés, New York - Hong Kong - Singapour<br />

Je la fais ensuite tourner entre mes doigts. Puis fixant le molosse dans les<br />

yeux, je déchiquette tranquillement le carton crème en petits morceaux.<br />

– Non, je ne vais rien faire du tout, dis-je étonnée par mon calme.<br />

– Ne <strong>com</strong>pliquez pas davantage les choses, s’il vous plaît, soupire le manager<br />

en sortant une autre carte crème qu’il pose prudemment sur la table à côté de<br />

nous.<br />

Après un bref instant durant lequel je le mitraille du regard sans esquisser le


moindre geste pour ramasser sa carte de visite, le manager hausse les épaules et<br />

<strong>com</strong>mence à s’éloigner.<br />

Son soupir audible et sa façon de me signifier que la conversation est<br />

terminée me mettent hors de moi : je le rattrape par la manche, je fais sauter son<br />

oreillette en tirant le fil avec mon doigt portant alliance. Puis remontée et dressée<br />

sur la pointe de mes pieds, je hurle au niveau de son oreille à présent libérée.<br />

– Vous ne m’avez pas bien <strong>com</strong>prise : j’ai fait ce qu’il fallait, je suis là, dispo,<br />

de bonne volonté, et on aurait encore le temps, si votre Jesse, lui, n’était pas<br />

parti. Parce qu’en effet, espèce de… bourrique obtuse, si votre violoneux était<br />

encore sur place, on aurait pu annuler mais passé ce foutu délai de vingt-quatre<br />

heures, ce mariage de merde va être enregistré ! Et à partir de là, il s’agit de<br />

divorce et non plus d’annulation !<br />

Je lâche sa manche tandis qu’il me décoche un regard offensé, <strong>com</strong>me si mon<br />

vocabulaire avait écorché ses oreilles.<br />

Mais dans son incapacité à trouver un argument, il est évident qu’il sait que<br />

j’ai raison.<br />

– Alors à partir de maintenant, je ne lèverai pas un petit doigt pour votre<br />

putain de concertiste, ajouté-je d’une voix blanche. Débrouillez-vous <strong>com</strong>me<br />

vous voulez pour solutionner tout ça. Sinon, je vous garantis que je balance toute<br />

l’histoire à la presse ! Et avec les détails cette fois !<br />

– Et Mozart et son René, ils vont pas aimer ! susurre Emma derrière moi.<br />

Rougeoyant de colère, le manager semble vaciller sur ses pattes de cuir.<br />

– Je vais vous mettre un bataillon d’avocats au cul et vous allez regretter<br />

d’avoir vu la lumière de Vegas pour le restant de vos jours !<br />

Je le toise avec dédain, de son crâne chauve à présent luisant de sueur jusqu’à<br />

ses bottes bien cirées.<br />

– Vous ne me faites pas peur avec vos menaces de petite frappe de boulevard,<br />

dis-je, maintenant encadrée par Nathan et Emma qui se sont avancés genre<br />

barrière de sécurité. Je vous l’ai dit : je ne ferai rien de plus. Dites à votre<br />

musicos de génie qu’il n’avait qu’à être là !


Le manager tremble tellement qu’on pourrait croire qu’il va maintenant se<br />

fissurer avant de se transformer en réacteur de centrale nucléaire. Pourtant, il<br />

finit par prononcer d’une voix rauque, qui doit lui coûter autant d’orgueil et de<br />

frustration que la retraite de Russie fut cuisante pour Napoléon.<br />

– Je verrai ce que je peux faire. Laissez-moi vos coordonnées.<br />

– C’est vous qui voyez en effet.<br />

Je défie son regard un moment jusqu’à ce qu’il incline la tête pour fouiller<br />

dans sa poche intérieure. Ses mâchoires sont si contractées qu’elles font plisser<br />

ses traits jusqu’à l’arrière de son crâne.<br />

D’un geste raide, il me tend ensuite un stylo et un nouveau petit carton, gris<br />

pâle cette fois.<br />

Le blouson de ce type est une armoire à cartes de visite !<br />

Tandis que je me saisis de la carte, il prend un air dégagé et balaye le hall de<br />

l’Excalibur d’un regard faussement placide. Pas d’attroupement, pas de<br />

bousculade, pas de paparazzi, seuls des touristes passent à côté de nous l’air<br />

amusé <strong>com</strong>me si nous étions une attraction <strong>com</strong>me une autre.<br />

Bienvenue à Las Vegas !<br />

Le manager semble malgré tout soulagé de voir le calme autour de nous. De<br />

loin, il fait un petit signe de tête aux réceptionnistes, signifiant très certainement<br />

« motus ou je vous éclate la gueule » parce que, même si nous nous étions<br />

éloignés du <strong>com</strong>ptoir, ils n’ont pas perdu une miette de l’échauffourée.<br />

Quant à moi, je m’en moque. Je n’ai aucune réputation à protéger. Sinon, mon<br />

estime de moi. Aussi, sans me presser, je regarde la carte de visite : « Tyler<br />

Monkov, agent artistique. New York » avant de la retourner.<br />

Au dos, j’inscris mes nom et prénom, puis après un regard vers Nathan qui<br />

approuve d’un hochement de tête, je note l’adresse et le téléphone de<br />

l’association.<br />

Je ne vais pas en plus lui donner mes infos perso !


– Et voilà ! Que votre petit génie du violon se débrouille avec ça… quand il<br />

aura cinq minutes pour divorcer !<br />

Et après un sourire redoutablement hypocrite, je tourne les talons, suivie par<br />

Emma et Nathan hilares, subjugués par ma sortie théâtrale.<br />

Mari d’un soir, bonsoir !<br />

Deux secondes plus tard, Emma s’immobilise et se retourne pour lancer à<br />

Tyler Monkov, foudroyé au milieu du hall, jambes écartées et yeux exorbités par<br />

l’onde de choc :<br />

– Ouais, et ton Yehudi Menuhin, il a intérêt à arrêter de gratter sa nouille et se<br />

bouger fissa pour que ça prenne pas trois plombes !


6. Une question d'engagement<br />

Willow<br />

– Quoi ? C’était vulgaire ? demande Emma avec un air candide quand nous<br />

nous retrouvons tous les trois dans l’ascenseur.<br />

Nathan et moi éclatons de rire, autant de nervosité accumulée que de<br />

désolation pour les expressions souvent improbables, voire ordurières, d’Emma.<br />

D’un <strong>com</strong>mun accord isolationniste, nous avons toujours mis son franc-parler,<br />

son sens de la repartie et son sang-froid sur le dos de ses origines britanniques,<br />

sa famille venant de la région de Liverpool. Mais je crois aussi que le fait d’être<br />

l’aînée d’une fratrie de six enfants l’a aidée à développer un style bien à elle<br />

pour pouvoir se faire entendre et respecter de cinq frères plus jeunes et<br />

rapidement plus costauds qu’elle.<br />

Je regarde Emma, toute menue dans son jean et perchée sur les hauts talons<br />

qu’elle ne quitte jamais. L’air faussement contrit, elle secoue ses boucles brunes.<br />

– OK, j’y ai été un peu fort, mais il le méritait.<br />

– Et moi qui croyais que tu étais une fan inconditionnelle de Jesse Halstead…<br />

– Oui, mais il faut savoir dissocier l’artiste de l’homme. Et clairement,<br />

l’homme n’est pas à la hauteur de son art.<br />

– C’est ça qui est décevant avec les génies : il leur reste des gènes humains…<br />

renchérit Nathan.<br />

Un quart d’heure plus tard, nous sommes allongés tous les trois côte à côte sur<br />

d’immenses transats au bord de la piscine du Mandalay, où notre sieste de<br />

récupération <strong>com</strong>mence bercée par le grondement lointain des chutes d’eau en<br />

arrière-fond. Au moment où je m’endors, j’entrevois les lèvres gorgées de<br />

saveurs de Jesse Halstead s’approcher des miennes.<br />

N’importe quoi, murmuré-je avant de m’assoupir.


***<br />

Nathan et Emma font arrêter le taxi au pied de mon immeuble. Mon sac à la<br />

main, je leur assure que je peux monter seule. Emma fronce un sourcil.<br />

– Cette fois, je vous jure que je maîtrise, plaisanté-je. Et merci pour ce super<br />

week-end organisé de main de maître !<br />

– Humm, désolé pour les incidents de parcours non balisés par les<br />

organisateurs, sourit Nathan.<br />

– Tout était génial ! Et le reste – à savoir les conséquences de mon petit<br />

dérapage avec Jesse Halstead – ne me regarde plus ! dis-je en les serrant tour à<br />

tour dans mes bras.<br />

Trois minutes plus tard, j’ouvre la porte de mon appartement, baillant,<br />

heureuse d’arriver et ne rêvant que d’une chose : me coucher et dormir douze<br />

heures d’affilée. Ni l’après-midi de glande <strong>com</strong>ateuse au Mandalay ni ma<br />

somnolence durant tout le vol n’ont réussi à venir à bout de l’immense fatigue<br />

que je ressens dans tout mon corps.<br />

Comme je pose mon sac par terre, Dobby se précipite sur moi en jappant,<br />

suivi par Lola.<br />

– Nathan m’a appelée en fin de journée pour me demander si je pouvais<br />

déposer Dobby chez vous, m’explique-t-elle. Et <strong>com</strong>me je venais dîner chez ma<br />

sœur à Harlem, ça ne me faisait pas un trop grand détour. Et on en a profité pour<br />

aller voir les canards à Central Park, hein Dobby !<br />

Le chiot agite la queue, ravi de montrer que le mot canard évoque pour lui de<br />

longues courses-poursuites qui se terminent généralement à l’eau pour lui et<br />

dans les airs pour le volatile.<br />

– Sacré Dobby, dis-je en frottant ses longues oreilles.<br />

Après avoir rac<strong>com</strong>pagné et remercié Lola, je me précipite dans la salle de<br />

bains : brossage de dents et débarbouillage suffiront, le reste attendra demain.<br />

Mais dans la glace, je ne peux m’empêcher d’observer cette femme qui, l’espace<br />

d’une nuit, a été mariée à Jesse Halstead. Car même si le divorce n’est pas<br />

encore prononcé, pour moi, c’est <strong>com</strong>me si c’était fait.


Si je suis tout à fait honnête, il me reste une petite inquiétude dont je ne serai<br />

<strong>com</strong>plètement débarrassée que lorsque la procédure sera terminée.<br />

Parce que… et s’il ne faisait rien ? Si je restais mariée légalement à un type<br />

que je n’ai vu qu’une fois ?<br />

Je repousse très vite ces hypothèses pessimistes : la rock star a bien plus<br />

intérêt que moi à ce que ce divorce se fasse vite et dans la discrétion.<br />

Car moi, <strong>com</strong>me je l’ai répété à mes amis en quittant Las Vegas tout à l’heure,<br />

je n’ai rien à perdre. Contrairement à lui, qui a une réputation et une image à<br />

gérer, ce que prouve la réaction agressive de son manager. En position de<br />

défense et prêt à l’attaque pour défendre la carrière de son prodige. Il doit avoir<br />

l’habitude des effets des charmes du talentueux violoniste…<br />

Et d’après ce que j’ai pu constater, le musicien a des dons innés pour les<br />

utiliser.<br />

Bon, côté drague, peut mieux faire…<br />

– Mais y a quand même un truc bizarre chez ce mec, non ? demandé-je à<br />

Dobby qui lève une oreille, surpris de me voir me marrer toute seule et lui poser<br />

des questions hors du registre croquettes et sorties pipi.<br />

Si ça se trouve, Jesse Halstead distribue des alliances à tour de bras et dès<br />

qu’il a un coup dans le nez, il épouse la première venue ?<br />

– Il a un problème d’engagement excessif ? insisté-je devant Dobby<br />

décontenancé qui cherche sa laisse et sa balle du regard, espérant sans doute que<br />

mon questionnement ne soit que l’annonce d’une promenade supplémentaire, et<br />

non d’une causerie psychologique qui le dépasse un peu.<br />

La vraie interrogation, me dis-je en rapprochant mon visage du miroir, c’est<br />

pourquoi moi, j’ai dit oui. A priori, le fantasme de la robe blanche, de la<br />

couronne d’aubépines et de la marche nuptiale, c’est pas mon truc. Mais il faut<br />

croire que je ne me connais pas si bien que ça.<br />

L’idée d’être partiellement une inconnue pour moi-même me fait frémir.


Parce que si j’ai été capable d’accepter un délire pareil, c’est bien que<br />

quelque part, cela me convenait, me dis-je en faisant appel à ma raison et à mes<br />

souvenirs de cours de psycho.<br />

La partie bourrée de moi-même a peut-être libéré mon moi inconscient qui<br />

rêve de devenir Madame Machin-Truc à tout prix ? Ou un surmoi monstrueux<br />

qui voudrait me faire rentrer dans le rang et les convenances ?<br />

Il est clair à présent que seules les options automatiques incontrôlées de ma<br />

personne – acte téléguidé par mon inconscient ou pression de mon censeur<br />

intérieur – ont pu me faire me précipiter devant l’autel avec un parfait inconnu.<br />

Comme si c’était ça, le projet de ma vie.<br />

Sincèrement, je n’ai jamais mis le mariage dans mes priorités ni mes plans de<br />

carrière. Pour moi, le mariage est éventuellement un engagement qui vient<br />

naturellement quand on s’aime et surtout, quand on a trouvé la personne avec<br />

laquelle on veut construire sa vie. Pas quand on se bourre la gueule avec un mec<br />

connu ni d’Ève ni d’Adam.<br />

Mais de la terre entière…<br />

– En réalité, il est possible que l’absurdité de ce fichu testament m’ait mis le<br />

fantasme du mariage en tête, expliqué-je à Dobby.<br />

Et <strong>com</strong>me l’a dit Emma, cela aurait pu être une solution à tous mes problèmes<br />

et surtout à ceux du Shelter.<br />

– Quand même pas avec un mec dont je ne connaissais la tête que sur les<br />

pochettes de CD jusqu’à avant-hier ?<br />

Face à Dobby imperturbable, je soupire lourdement. Mais qui dit tête, dit peau<br />

de velours, regard couleur de ciel, bouche délicieuse et lèvres sucrées…<br />

Stop. Fini le délire. Au lit.<br />

J’enfile mon pyjama en marmonnant quelques réprimandes contre moi-même.<br />

Dès que j’éteins la lumière, Dobby, couché jusqu’alors sur le tapis, l’air<br />

faussement endormi, saute sur la couette pour se caler contre mes pieds.


– C’est interdit ça, Dobby, murmuré-je sans pour autant le repousser.<br />

Épuisés par ce week-end et toutes ces émotions en dents de scie, mes yeux se<br />

ferment tout seuls.<br />

– Et ça, c’est… délirant, bégayé-je en me redressant d’un bond contre<br />

l’oreiller quand Jesse Halstead pousse la porte de ma chambre.<br />

Je le fixe, stupéfaite : debout, sourire craquant, yeux rieurs, il est…<br />

<strong>com</strong>plètement nu.<br />

J’en ai le souffle coupé et la seule pensée qui me vient à l’esprit est qu’il veut<br />

peut-être récupérer sa chemise.<br />

Très vite, je ne peux plus penser à rien car il avance vers moi. Hébétée, je fixe<br />

cet homme magnifique. En fait, ce n’est pas un homme, c’est Apollon en<br />

personne. Proportions parfaites, épaules larges et solides, peau dorée <strong>com</strong>me un<br />

champ de blé mûr…<br />

Sur son pectoral gauche, j’aperçois un tatouage bleu nuit en forme de cercle :<br />

un arbre avec des racines profondes et un feuillage fou d’où s’envolent une nuée<br />

d’oiseaux qui se dirigent vers l’arrondi parfait de l’épaule. Fascinée, j’ai<br />

l’impression d’entendre les oiseaux piailler et je les imagine quitter sa chair et<br />

voler dans la pièce au-dessus de lui.<br />

Le prince des oiseaux.<br />

Une mélodie de violon retentit au loin <strong>com</strong>me un murmure. Surprise, je lève<br />

les yeux vers lui : un sourire étire ses lèvres, <strong>com</strong>me si la musique sortait de son<br />

corps par sa bouche à peine entrouverte. Il s’immobilise, <strong>com</strong>me pour me laisser<br />

<strong>com</strong>prendre.<br />

Tout ce que je saisis, c’est sa beauté à couper le souffle.<br />

Comme il ne bouge pas, médusée, je reprends ma contemplation. Partant de<br />

son cou, je suis le dessin des clavicules puis la ligne de ses bras forts, jusqu’à ses<br />

doigts fins. Sur le dos de sa main gauche, du côté de l’arbre, son tatouage de rose<br />

des vents semble indiquer le chemin aux oiseaux. Je cherche d’autres petites<br />

ailes sur son bras puis reviens sur son torse où sous ses pectoraux solides, des


abdos découpés juste <strong>com</strong>me il faut – mais pas trop – m’attirent. Ma main se<br />

tend pour les toucher et, <strong>com</strong>me s’il s’était rapproché sans que je l’aie vu bouger,<br />

je les effleure. Sa peau frémit <strong>com</strong>me une mer qui se ride sous la brise : elle est<br />

tiède, douce et souple.<br />

Les oiseaux s’envolent alors en bruissant tout autour de nous pour dessiner<br />

des formes mouvantes sur les murs.<br />

Soudain, juste à côté de là où mes doigts se sont posés, j’aperçois un tatouage<br />

sur ses côtes : une volute tout en courbes qui ressemble à un f majuscule mais<br />

avec une immense jambe se terminant par un point. Sans avoir jamais fait de<br />

musique ou appris à lire les notes, je reconnais sans hésiter une clé de sol. De<br />

son milieu part une pulsation, <strong>com</strong>me un battement de cœur sur un appareil<br />

médical, courant entre les côtes sans doute jusqu’à la colonne vertébrale…<br />

J’imagine le dos de Jesse <strong>com</strong>me un paysage lumineux, couvert d’oiseaux<br />

incroyables et de battements d’ailes.<br />

Reprenant mon cheminement émerveillé sur ce corps de rêve, je détaille son<br />

ventre où le nombril forme un point hypnotique au milieu d’un petit duvet de<br />

poils sombres. Puis ses flancs taillés au ciseau, son bassin solide dont les os<br />

dessinent une frise géométrique. Du regard, je caresse l’aine, imaginant la<br />

douceur de la chair en cet endroit si fragile, où la peau est claire et presque<br />

transparente, puis je descends le long de sa cuisse musclée, longue et puissante,<br />

jusqu’à ses pieds avant de remonter le long de l’autre jambe.<br />

Avec un soupir, j’admire le sexe puissant qui se tend majestueusement au<br />

milieu de ce corps somptueux.<br />

D’un geste, je repousse ma couette. Les oiseaux se mettent alors à pépier tous<br />

ensemble, couvrant la mélodie du violon. Quand je pose le pied à terre, le sol est<br />

doux, chaud et je reconnais du sable, brûlant sur le dessus, frais et humide audessous.<br />

Étonnée, je cherche le regard de Jesse : sur son visage baigné de soleil,<br />

un sourire désormais amusé a fait réapparaître sa fossette, petite hirondelle sur sa<br />

joue gauche. Sa bouche est toujours entrouverte et ses lèvres semblent m’appeler<br />

pour un baiser.<br />

Au moment où je fais un pas vers lui, les murs de ma chambre deviennent


flous puis disparaissent, <strong>com</strong>me évanouis. Je me trouve à présent sur une plage<br />

déserte, bordée de cocotiers au feuillage vert ardent face à la mer la plus<br />

émeraude que j’aie jamais vue. Jesse me tend la main. J’avance vers lui, mon<br />

cœur bat fort, tout mon être vibre, tendu vers cet homme qu’il me semble à<br />

présent connaître tant je l’ai parcouru des yeux. Quand il me sourit, ses yeux<br />

prennent des éclats de saphir.<br />

Deux pierres précieuses ornant un corps de statue.<br />

Dès qu’il me prend dans ses bras, je crois défaillir en même temps que je me<br />

sens vivre pleinement. Comme si je m’étais assoupie depuis trop longtemps dans<br />

une forêt obscure et que je retrouvais le chemin, la lumière et le plaisir de sentir<br />

mon corps. Chaque parcelle de moi se réveille, s’étire et bruisse de désir.<br />

Car je sens son sexe dur contre mon ventre, impatient et prometteur. Mes<br />

mains étreignent ses hanches, ses bras m’enserrent, puis ses paumes tièdes<br />

remontent le long de mon dos, il me semble que je tremble et me dissous dans<br />

l’espace sous la pression de ses doigts, mais il me tient solidement. Soudain, il<br />

saisit mon visage à deux mains, m’obligeant presque à renverser la nuque tant il<br />

est grand et fort face à moi. Son parfum ambré nous entoure <strong>com</strong>me un nuage de<br />

vapeur dorée. Je fixe son regard étincelant, aussi turquoise que la mer étale<br />

derrière lui : il brille à présent d’un éclat gourmand.<br />

Nous ne nous quittons pas des yeux, envoûtés par le désir qui s’y lit <strong>com</strong>me<br />

en miroir. Soudain, ses lèvres se posent sur les miennes, voraces, happant mes<br />

chairs, forçant mes dents, cherchant ma langue. Avec délice, je retrouve le goût<br />

merveilleux de notre premier baiser, gorgé de la saveur juteuse et étonnante d’un<br />

fruit rare que je m’en voudrais d’avoir oublié.<br />

Tournant sur nous-même dans le soleil qui nous caresse, nous nous<br />

embrassons des heures…<br />

Puis délicatement, Jesse quitte mes lèvres pour couvrir de baisers l’ensemble<br />

de mon visage. Avide, je cherche à nouveau sa bouche mais son doigt se pose sur<br />

la mienne.<br />

Il veut m’empêcher de l’embrasser ? Non, il veut me rendre folle.


Car maintenant, ses lèvres courent sur mon cou, se glissent sous mes cheveux,<br />

au creux de mes oreilles où il murmure des mots que je ne connais pas, des<br />

phrases mélodieuses <strong>com</strong>me ses morceaux, un vocabulaire inédit mais qu’il me<br />

semble <strong>com</strong>prendre instinctivement. Comme si nous avions un langage<br />

particulier et que j’en connaissais déjà le lexique.<br />

Puis il embrasse délicatement la naissance de mon cou, posant ses lèvres sur<br />

le petit point en creux avant de descendre lentement vers l’échancrure de mon<br />

pyjama. Je retiens ma respiration mais ma poitrine menace d’exploser. Il défait<br />

chaque bouton de mon vêtement, glissant ensuite sa bouche sur ma peau pour<br />

aller de l’un à l’autre, faisant durer le plaisir de me dénuder.<br />

Sent-il à quel point ce déshabillage lent fait croître monstrueusement mon<br />

excitation ?<br />

Au sourire qu’il m’adresse quand je tente de l’aider et qu’il repousse mes<br />

doigts, je <strong>com</strong>prends que oui.<br />

– Parfaitement déloyal, murmuré-je en l’embrassant.<br />

Je saisis ses hanches pour le plaquer contre moi.<br />

– Et j’aime ça, corrigé-je.<br />

Pour toute réponse, il sourit, <strong>com</strong>me s’il savait déjà ce que j’allais dire.<br />

La douce pression de son sexe contre moi m’aide à contenir mon impatience<br />

grandissante. Car son membre à présent encore plus vigoureux atteste clairement<br />

que je ne suis pas la seule à qui cette lenteur fait de l’effet…<br />

Très vite, sous ses baisers de plus en plus volcaniques, j’oublie mon<br />

impatience pour ne penser que désir. Envie de fusion. Envie de ne faire qu’un<br />

corps avec lui. Le haut de mon pyjama est depuis quelque temps tombé au sol,<br />

ou parti en fumée, peu importe, je ne suis que sensations à l’état pur.<br />

Ses mains longent mes épaules, mes bras, mon buste, contournent mes seins<br />

qui frémissent, attrapent mes hanches avant de se glisser dans mon bas de<br />

pyjama vers mes fesses qui se contractent sous la caresse. Il fait glisser mon<br />

pantalon à terre. M’écartant alors de son corps, il me regarde.


– Tu es si belle, dit-il de sa voix grave et mélodieuse.<br />

À ces mots, je me sens vibrer. Exister plus que jamais. Et étonnamment en<br />

phase avec moi-même.<br />

Quand avec précaution, il me soulève dans ses bras pour me déposer sur un<br />

immense hamac tendu <strong>com</strong>me une voile entre deux cocotiers qui s’inclinent pour<br />

nous recevoir, je ne peux que me laisser emporter vers le ciel. Complètement<br />

sous le charme de cet homme, je plane à des kilomètres du sol et du raisonnable.<br />

Car <strong>com</strong>ment garder la tête froide quand un mec pareil te fixe de son regard<br />

de braise, avant de se pencher sur ton corps, embrasser tes épaules, ta poitrine,<br />

ton nombril, tes hanches et descendre doucement vers ton pubis ?<br />

Moite et frémissante, je gémis, je tente de me redresser et de l’agripper par les<br />

bras, les épaules, les cheveux… Quand il lève son regard vers moi, le bleu de ses<br />

yeux embrasés de désir, encadrés par ses longs cils noirs, lui donne un air<br />

mystérieux et sexy auquel je ne résiste pas davantage qu’au reste.<br />

Me laissant retomber à plat dos, je m’abandonne à nouveau. Après avoir<br />

agacé du bout des doigts mes seins au point de les faire éclater de désir, il écarte<br />

mes jambes avec douceur et embrasse mon sexe de haut en bas. Lentement, sa<br />

bouche entrouverte remonte et descend le long de mes chairs qui éclosent<br />

<strong>com</strong>me une fleur sous ses baisers. Son souffle tiède excite mon sexe qui se gorge<br />

de rosée à chaque caresse. Mes reins se cambrent quand il se met à utiliser sa<br />

langue et pénètre délicatement mon intimité. Petit à petit, sa bouche m’épouse de<br />

plus en plus <strong>com</strong>plètement. Mon excitation est si intense que je halète et me<br />

tords de plaisir en agrippant la surface moelleuse du hamac.<br />

Quand il mordille délicatement mon clitoris tout en me caressant en même<br />

temps avec la main, mon entrejambe se liquéfie littéralement. Mes reins et mon<br />

ventre <strong>com</strong>mencent à picoter, mon corps s’arc-boute pour mieux s’offrir à sa<br />

bouche et à ses doigts. Mon sexe frémit, grésille, bouillonne puis s’enflamme<br />

pour exploser en secousses intenses. Étonnée par la force de cet orgasme, je<br />

hurle presque et me laisse aller au plaisir qui rebondit partout dans mon corps.<br />

Je voudrais que ça ne s’arrête jamais…


Allongé entre mes jambes, <strong>com</strong>me s’il m’avait entendue, Jesse continue ses<br />

caresses et ses baisers, je m’apprête à lui dire que maintenant j’ai envie de son<br />

sexe en moi mais, surprise par l’intensité des sensations qui se déchaînent une<br />

nouvelle fois, je murmure en gémissant.<br />

– Oh Jesse…<br />

Alors, c’est <strong>com</strong>me si ce prénom donnait le signal de départ d’une nouvelle<br />

onde de jouissance, balayant mon sexe, mon corps et ma tête, encore plus<br />

puissante et profonde que la précédente.<br />

– Comment est-ce possible de jouir deux fois coup sur coup aussi<br />

intensément ? murmuré-je en ondulant de plaisir, avec l’impression de décoller<br />

de la surface sur laquelle nous reposons.<br />

Il sourit. Puis au moment où il se remet debout, sexe tendu devant lui, nous<br />

flottons à la cime des arbres au milieu d’une multitude d’oiseaux rieurs et<br />

multicolores.<br />

– C’est un cadeau de mariage, me dit Jesse en apercevant mon regard étonné<br />

sur cette faune si proche de nous, juste pour toi et moi.<br />

Je lui souris. Peu m’importe le paysage ou le mariage maintenant, seul<br />

<strong>com</strong>pte à présent mon besoin incroyable de fusionner avec le corps de cet<br />

homme. Pour le lui faire <strong>com</strong>prendre, j’attrape son membre et le caresse<br />

vigoureusement de bas en haut. Fermant les yeux, Jesse râle et projette son<br />

bassin en avant, bandant de plus en plus les muscles de ses cuisses. Son sexe me<br />

paraît à cet instant encore plus énorme et dur. Sans réserve, je pétris ses chairs, je<br />

caresse, j’agace, je fais vibrer sa superbe virilité. Après un regard sur son visage<br />

épanoui par le plaisir, sans cesser de le caresser, je m’accroupis devant lui pour<br />

prendre son membre dans ma bouche.<br />

– Ohhh, gronde-t-il d’une voix rauque.<br />

Je fais glisser mes lèvres un moment jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus. Et moi<br />

non plus.<br />

Mon corps est un véritable océan.


Ce qu’il ne manque pas de remarquer quand il pose son sexe contre le mien.<br />

Mais j’assume <strong>com</strong>plètement !<br />

– J’ai envie de toi à la folie, confirmé-je en le regardant droit dans les yeux.<br />

Un sourire sensuel apparaît sur ses lèvres tandis que sa fossette me fait<br />

presque un clin d’œil. Quand il me pénètre d’un coup de reins, je ferme les yeux<br />

tellement c’est délicieux de le sentir enfin en moi. C’est <strong>com</strong>me si j’attendais<br />

cela depuis longtemps, cette <strong>com</strong>munion si forte, si naturelle, si unique. Quand<br />

je rouvre les paupières, il me semble lire la même satisfaction dans ses pupilles<br />

bleues.<br />

Presque surpris par ce qui nous arrive, nous nous regardons un moment puis<br />

le désir reprend ses droits violemment. Jesse se met à aller et venir tandis que je<br />

m’accroche à ses hanches pour mieux le sentir.<br />

– Putain que c’est bon, râle Jesse.<br />

Je gémis en retour. Très vite, le rythme de nos corps s’accorde, nos<br />

respirations se mêlent et se précipitent, nos mains se pressent, se griffent,<br />

s’étreignent. Nos jambes se tendent, reins et fesses serrés. Soudain, une sorte<br />

d’orage sec gronde autour de nous, les oiseaux volent en tous sens, le sexe de<br />

Jesse entre de plus en plus profondément en moi. Ma chair s’agite, l’enserre,<br />

l’accueille, l’appelle de l’intérieur en palpitant et bruissant autour de la sienne.<br />

« Viens, maintenant », semble dire mon corps.<br />

Jesse hoche la tête, <strong>com</strong>me s’il entendait cette demande secrète. Sur son<br />

visage, un sourire étrange, presque mystérieux s’épanouit tandis qu’en moi, le<br />

plaisir enfle, irrépressible, immense, vertigineux, aérien. Quand l’orgasme éclate<br />

dans mon sexe, Jesse s’arc-boute, saisi lui aussi par la violence inouïe de ces<br />

éclats de jouissance. Longtemps, les spasmes de plaisir nous parcourent, nos<br />

ventres encore tendus l’un vers l’autre.<br />

– Oh, Willow, enfin… gémit-il en se laissant tomber sur moi.<br />

En sourdine puis de plus en plus fort, le morceau Loss que j’adore retentit<br />

alors dans les frondaisons, <strong>com</strong>me projeté dans le ciel par les palmes


verdoyantes des cocotiers. Amusée, je souris : plus rien ne m’étonne.<br />

Quand Jesse me tourne le dos avant de disparaître sur l’horizon, j’aperçois un<br />

tatouage qui fait <strong>com</strong>me un petit nuage sur son omoplate.<br />

Au moment où je tends la main vers sa silhouette qui s’éloigne en murmurant<br />

« reste encore un peu », je me réveille.<br />

Complètement déboussolée, je regarde autour de moi. Je suis dans mon lit,<br />

dans ma chambre. Dobby m’observe d’un air aussi ensommeillé que le mien et<br />

mon portable clignote sur la table de nuit, annonçant l’heure de se lever avec «<br />

chants d’oiseaux », la sonnerie préenregistrée dans mes options.<br />

Merci à la technologie du XXI e pour sa contribution à mes rêveries…<br />

érotiques.


7. La rançon du succès<br />

Jesse<br />

– Et en plus, nous sommes tombés sur une grande gueule, me répond Tyler<br />

quand je lui demande où on en est. Tu as fait très fort cette fois !<br />

Éreinté par le concert de ce soir, vautré sur le lit de ma chambre d’hôtel où je<br />

suis rentré direct après le deuxième rappel, je reçois le <strong>com</strong>pliment pour ce qu’il<br />

vaut : justifié et à la hauteur de la connerie de ma dernière nuit à Vegas.<br />

Du bout des pieds, je retire mes boots une à une, un peu contrarié en écoutant<br />

les explications de Tyler. Il a vérifié au bureau des mariages, appelé tout Las<br />

Vegas et remué ciel et terre.<br />

Il aurait appelé Dieu s’il avait eu son 0<br />

Mais en résumé, à cette heure-ci, c’est mort : techniquement et légalement, je<br />

suis un homme marié.<br />

Et peut-être frustré, car je suis incapable de me souvenir si le mariage a été<br />

consommé me dis-je dans une tentative d’humour lourdingue qui ne me fait pas<br />

rire du tout.<br />

Car en fait, cette histoire m’irrite prodigieusement. Je ne me sens pas fier et<br />

même assez con.<br />

– Ça va te coûter un divorce, et sans doute une blinde en frais d’avocats, mais<br />

t’inquiète pas, on a juste affaire à une petite qui se croit plus futée que les autres<br />

mais qui ne va pas faire long feu longtemps devant King & Lindberg, conclut<br />

mon manager.<br />

C’est vrai que grâce à eux, tous ceux qui m’ont cherché des noises ont fini par<br />

me devoir des dommages et intérêts, quand ils n’ont pas fini avec perpette à la


prison de Sing Sing.<br />

– Bon et maintenant, tu te mets au lit et tu dors <strong>com</strong>me un bébé. Je te rappelle<br />

que demain tu as une interview avec la journaliste du New York Times Magazine<br />

et j’aimerais bien qu’elle ait un Jesse Halstead au meilleur de sa forme.<br />

Je sens aussi que je vais avoir besoin d’un peu de pub positive surtout si la<br />

fille de Vegas cherche à m’en faire de la mauvaise. Même si j’ai confiance :<br />

King et Lindberg sauront la faire taire et m’éviter à tout jamais d’entendre parler<br />

d’elle. Ça me coûtera une blinde, mais il faut ce qu’il faut.<br />

Tout de même, marié à une inconnue, il faut le faire…<br />

Ça m’apprendra à boire et à ne pas m’arrêter au point critique, mais putain,<br />

je ne l’ai même pas senti le point critique. Je ne sais même pas quand ça a<br />

dérapé !<br />

Je soupire lourdement. De cette dernière nuit à Vegas, je ne me souviens que<br />

d’yeux verts et de longues jambes nues.<br />

Mais ça, la jambe qui se lève et les cils qui battent à mon approche, il y en a<br />

des centaines à chaque fois que je sors de concert. Ce n’est pas de l’arrogance de<br />

ma part, c’est <strong>com</strong>me ça. La rançon du succès.<br />

Mea culpa, je reconnais que j’en ai parfois profité.<br />

Tout en me débarrassant de mon tee-shirt, j’avale un demi-litre d’eau au<br />

goulot.<br />

– Qu’est-ce que tu bois là ? me demande Tyler d’une voix remplie de<br />

reproches non voilés.<br />

– Tyler, à partir de maintenant, les excès, c’est fini.<br />

– Mmm, j’ai déjà entendu ça après que tu t’es baigné à poil dans la fontaine<br />

de Trevi et que j’ai dû aller te chercher au poste, ronchonne Tyler pas convaincu.<br />

– J’étais jeune… et encore célibataire ! souris-je pour le faire enrager.<br />

– Putain, mais tu ne respectes vraiment rien, c’est grave cette fois !<br />

– Ça va, c’était pour te déstresser, dis-je en pensant que ce serait bien que je<br />

dé<strong>com</strong>presse un peu aussi. Trouve-moi plutôt un rendez-vous en urgence avec un<br />

thérapeute, un hypnologue ou un astrologue, ce que tu veux. Moi, je file sous la


douche.<br />

Honnêtement, n’importe quel mage fera l’affaire du moment qu’il me<br />

débarrasse à tout jamais de l’envie de prendre une cuite.<br />

Maintenant à poil, je pose le téléphone sur le bord du lavabo et entre dans<br />

l’immense cabine carrelée où des blasons à tête de licorne alternent avec des<br />

losanges où une femme aux cheveux blonds joue du luth.<br />

Ça me donne l’impression bizarre d’être reluqué par des centaines d’yeux…<br />

Oh là, je dois être vraiment fatigué…<br />

– Donne-moi tout de même le nom de la fille, demandé-je en faisant couler<br />

l’eau brûlante sur mon crâne, si jamais elle cherche à me contacter via Insta ou<br />

Facebook, que je sache à qui j’ai affaire et puisse lui dire ma façon de penser.<br />

Quoique, d’après ce que j’ai <strong>com</strong>pris, je ne sois pas <strong>com</strong>plètement en position<br />

de faire le fier.<br />

– C’est en bas sur mon bureau. Je te dirai exactement, mais elle s’appelle un<br />

truc <strong>com</strong>me Willis, Willa ou… dit Tyler que j’imagine en train de fouiller dans<br />

ses poches toujours remplies de cartes de visite. Willow. Oui c’est ça, Willow.<br />

L’eau ruisselant sur mon corps me semble soudain aussi glaciale que<br />

bouillante. J’ai dû mal entendre.<br />

– Qu’est-ce que tu as dit ? demandé-je crispé, tous muscles tendus.<br />

Tandis que Tyler répète, je coupe l’eau lentement.<br />

– Willow <strong>com</strong>ment ? murmuré-je immobile, pris de frissons.<br />

– Je ne sais plus, moi… Est-ce que tu veux vraiment le savoir, là tout de suite,<br />

à pas d’heure ?<br />

– Non, ça va, grogné-je presque.<br />

Luttant contre le sentiment de malaise qui me gagne, je me sermonne. Je ne<br />

vais pas re<strong>com</strong>mencer à sursauter et serrer les poings, à chaque fois que je vais<br />

entendre ce prénom. Le passé est le passé.


Je suis tendu parce que depuis hier, tout part en live… et il y a de quoi être un<br />

peu nerveux tout de même !<br />

D’abord, je me réveille genre <strong>com</strong>a éthylique avec une alliance au doigt dans<br />

le pieu d’une inconnue, qui se barre sans dire au revoir et que je ne suis même<br />

pas sûr de reconnaître tellement j’étais bourré. Puis quand je lui explique par<br />

téléphone la situation que je lui laisse gérer, Tyler me fait la leçon trois plombes<br />

et du coup, je manque de louper mon avion. Puis à peine arrivé, j’apprends que<br />

la sonorisation du Fillmore déconne, sans parler de mon envie de gerber et de ce<br />

mal de tête monstrueux, ni de la salle <strong>com</strong>ble qui trépigne parce qu’on a<br />

<strong>com</strong>mencé en retard. Non, vraiment, les délires, ça suffit. Je suis simplement<br />

épuisé, à bout de nerfs, encore sous le coup de ma cuite d’hier, de ma surprise de<br />

ce matin et de la confirmation toute récente de mon statut d’homme marié pas<br />

plus tard qu’il y a dix minutes. Donc en over stress et over réactif.<br />

Et je ne parle pas de mon effarement lorsque j’ai découvert la tripotée de<br />

WhatsApp envoyés à Aidan toute la nuit, type monologue pathétique de mec<br />

bourré avec smileys au kilomètre…<br />

– Conclusion : au lit et vite ! marmonné-je pour moi-même.<br />

– Tu es encore sous la douche ? Je t’entends vraiment mal, dit Tyler. On se<br />

parle demain ?<br />

– Oui. Enfin attends, dis-moi juste par curiosité, elle était <strong>com</strong>ment ?<br />

– Mais je ne l’ai même pas regardée ! Une blonde, très chiante, pas très<br />

grande.<br />

J’essaie de rassembler le peu d’images qui me restent : un sourire, ces yeux<br />

verts dont je ne suis même pas certain qu’ils n’appartiennent pas à une autre, ces<br />

cocktails au goût sucré et le vague souvenir d’un baiser incroyable…<br />

– Et figure-toi que j’ai regardé l’adresse qu’elle m’a donnée : elle habite un<br />

foyer de jeunes SDF dans le Queens, tu vois le genre. Pour moi, c’est une<br />

paumée qui s’est fait le trip j’épouse une star.<br />

– Une SDF qui dort dans un hôtel cinq étoiles à Vegas ?<br />

Ça ne colle pas vraiment…<br />

– Mais tu m’en poses des questions, elle avait peut-être gagné un week-end à


la loterie ! Et puis, au fond, on s’en moque. C’est bien le moment d’avoir des<br />

regrets maintenant… Allez, repose-toi, tu as donné huit concerts sans un jour de<br />

repos, tu es fatigué. Je n’aurais jamais dû accepter celui de San Francisco après<br />

Las Vegas et les cinq à Londres juste avant, c’était trop rapproché, je le savais.<br />

C’est de ma faute.<br />

En entendant Tyler s’accuser, je retrouve mes esprits. Je sors de la cabine de<br />

douche et m’enroule dans une serviette bien chaude.<br />

– C’était parfait. Je peux gérer bien plus que ça et tu le sais. C’est juste ce<br />

prénom qui m’a fait drôle, dis-je en écoutant ma voix trembler au moment de le<br />

prononcer à mon tour. Willow.<br />

– Ouais bon, c’est que le prénom d’une chieuse, tu peux l’oublier. Allez,<br />

bonne nuit.<br />

– Envoie-moi ses coordonnées quand tu les retrouves, juste <strong>com</strong>me ça, ajoutéje<br />

en enfilant un peignoir moelleux.<br />

– Va dormir. King et Lindberg vont s’occuper de tout.<br />

– Oui, oui.<br />

Allumant la télévision pour me bercer, je m’enfonce sous la couette. Aussitôt<br />

je sombre. Quelques minutes plus tard, le bip d’un message sur mon téléphone<br />

me tire de ma somnolence pré-méga grosse nuit de récupération.<br />

Quand je lis le SMS envoyé par Tyler, je me redresse d’un bond, manquant de<br />

renverser la lampe de chevet en forme de hallebarde au passage. Je dois être en<br />

train de cauchemarder. Ou bien des vapeurs d’alcool me remontent au cerveau et<br />

me donnent la berlue. Ou bien je suis shooté. Pétrifié, les mâchoires serrées à<br />

m’en faire mal, je le relis plusieurs fois.<br />

Les lettres semblent danser sous mes yeux tandis que je lis pour la quatrième<br />

fois, tout en fourrant rapidement mes affaires dans mon sac.<br />

[Willow Blake]<br />

[The Shelter,]<br />

[801 147 th Street]<br />

[11435 Queens, NY]


C’est impossible.<br />

C’est même <strong>com</strong>plètement improbable, incroyable et tiré par les cheveux. Ça<br />

ne peut être qu’une homonymie, un malencontreux hasard, une coïncidence de<br />

ouf.<br />

Pourtant, moins d’une heure plus tard, me voici à l’aéroport, où le dernier<br />

avion pour New York part dans quelques minutes. J’ai réussi à avoir une place<br />

en classe affaires et envoyé un SMS à Cindy pour avoir une voiture à mon<br />

arrivée.<br />

– Vous allez pouvoir dormir, me dit l’hôtesse en m’installant près d’un hublot.<br />

Je hoche la tête, mais honnêtement, je crois plutôt que je ne vais pas pouvoir<br />

fermer l’œil.<br />

– C’est n’importe quoi !<br />

***<br />

Dans la voiture silencieuse qui remonte Jamaica à travers les rues bordées de<br />

maisonnettes colorées, le chauffeur me jette un regard dans le rétroviseur à<br />

chaque fois que je marmonne et jure entre mes dents. Et ça fait un paquet de<br />

fois… Même s’il n’y est pour rien, je lui lance un coup d’œil mauvais. Histoire<br />

qu’il se taise. Surtout qu’il n’en rajoute pas à la cacophonie et au désordre de<br />

mes pensées.<br />

Déjà que c’est le bordel là-dedans.<br />

Un petit passage douche par le lounge VIP et la chemise propre sortie de mon<br />

sac m’ont permis de reprendre forme humaine. Hors de question que je me<br />

présente devant elle avec l’air d’un mec en jetlag.<br />

Enfin si vraiment…<br />

Arrête de délirer, me sermonné-je en renfonçant le téléphone dans ma poche<br />

au moment où je vais à nouveau regarder le SMS.<br />

Et puis, qu’est-ce qu’elle ferait dans un foyer pour jeunes sans abri ? D’après


ce que j’ai lu ce matin à l’aube sur Internet, ce Shelter est un genre de foyer<br />

d’accueil pour jeunes de 16 à 21 ans qui se retrouvent à la rue, rejetés par leurs<br />

familles, sans ressources. Seuls.<br />

Donc ça ne peut pas être elle.<br />

Inspirant un grand coup, je regarde droit devant moi. Puis je baisse les yeux<br />

sur mon étui à violon posé à côté de moi sur la banquette. Comme un ami fidèle,<br />

sa présence me réconforte. Il me rappelle d’où je viens et où je vais. Je pose ma<br />

main sur le cuir brun un peu râpé par endroits, tanné par mes mains moites avant<br />

mes premières auditions puis fermes et souples dès qu’elles se posaient sur le<br />

violon. C’était il y a si longtemps il me semble. Ma vie a tellement changé<br />

depuis. Très vite, il y a eu les voyages, les succès, la célébrité…<br />

Fermant à demi les paupières, perdu dans mes souvenirs, je fixe sans la voir la<br />

ville qui défile sous mes yeux, délabrée, sombre, shootée au crack et à la misère,<br />

inquiétante, sans espoir pour beaucoup.<br />

Moi, j’ai toujours eu ma musique. Dans les moments les plus difficiles, quand<br />

je suis arrivé à New York à 17 ans sans un sou et avec Aidan pour tout repère,<br />

c’était ma raison de vivre. Ce qui m’a permis de trouver la force de me battre,<br />

d’être le meilleur, de ne pas me laisser influencer par ceux qui me disaient qu’un<br />

mec qui joue du violon, c’est soit pour les quatuors à corde, soit pour les<br />

orchestres symphoniques, mais pas pour la scène rock. Et que danser en jouant,<br />

c’était ridicule et infaisable, qu’il fallait que je choisisse, performer musicien, ça<br />

n’existait pas. « Eh bien moi, je le ferai », ai-je dit. Et je l’ai fait. Et quand le<br />

courage me manquait, quand j’étais prêt à tout abandonner, la musique me<br />

réparait. C’est toujours vrai.<br />

Hier, par exemple, si je n’avais pas joué, je serais resté <strong>com</strong>me un pauvre type<br />

qui s’est cuité la veille. Mais la mélodie, l’accord profond avec mon violon, ce<br />

que je ressens dès que je prends mon archet, tout ça me donne une énergie<br />

incroyable, un truc qui secoue, électrise et me fait voir le monde autrement.<br />

Je souris au chauffeur dans le rétroviseur, <strong>com</strong>me pour m’excuser de mon<br />

mouvement d’humeur tout à l’heure.<br />

Mais mes doigts cherchent malgré moi mon téléphone dans ma poche, et


aussitôt mes doutes reviennent, assortis d’une bonne dose d’incrédulité. Dire<br />

qu’il y a encore quelques heures, j’étais prêt à donner ma chemise à King et<br />

Lindberg pour que la fille de Vegas disparaisse de mes pensées et de mon<br />

horizon.<br />

Quelle ironie…<br />

Car c’est bien moi qui suis en train de foncer à travers le Queens au lieu de<br />

rentrer tranquillement à la maison, pressé, épuisé, nerveux d’en finir avec cette<br />

histoire débile qui me prend la tête de toutes les façons les plus tordues depuis<br />

hier.<br />

Mais c’est le meilleur moyen de clore définitivement le bec à mon cœur qui<br />

s’agite, <strong>com</strong>plètement affolé.<br />

– Le Destin ne peut pas imaginer des coups aussi foireux, si ? demandé-je<br />

malgré moi au chauffeur en sortant de la voiture.<br />

Sans lui laisser le temps de méditer sur le destin, je lui tends cent dollars pour<br />

qu’il m’attende.<br />

– J’en ai pour dix minutes max, ajouté-je avant de me pencher pour récupérer<br />

mon étui à violon.<br />

Vraiment le genre de réflexe qui peut me faire passer pour un mec à toc, il va<br />

falloir que je fasse attention, mais je ne laisse jamais mon instrument n’importe<br />

où. Et pas plus sous la garde d’un chauffeur privé pourtant trié sur le volet par<br />

ma société de prod.<br />

De mon point de vue, c’est un peu <strong>com</strong>me si un chirurgien laissait ses dix<br />

doigts dans un taxi.<br />

Debout sur le trottoir, j’observe d’abord le bâtiment en brique, coincé entre un<br />

terrain vague et une zone en cours de démolition : trois étages, une échelle de<br />

secours bringuebalante, des fenêtres ouvertes par lesquelles pendent des draps,<br />

cinq gros sacs-poubelle blancs devant le perron. Pas reluisant. Clairement pas un<br />

hôtel cinq étoiles.<br />

Avant de sonner, je vérifie sur la plaque dorée posée à côté de la porte.


The Shelter. Bienvenue. Sonnez et entrez.<br />

Je baisse les yeux sur le mur juste en dessous où une main maladroite a ajouté<br />

à la peinture acrylique : Home sweet home.<br />

Je souris. C’est le moment de vérifier si le hasard est vraiment un enfoiré qui<br />

se fout de ma gueule.<br />

Un peu crispé, mais bien décidé à en finir avec ces doutes ridicules, mon<br />

violon à la main, je pénètre dans une entrée avec une énorme <strong>com</strong>mode sur<br />

laquelle s’entasse une pile de courrier. Je repère une batterie de portemanteaux<br />

où sont suspendus des blousons et des sacs à dos ; il y a des dizaines de paires de<br />

rollers dans l’escalier de bois qui monte vers les étages. Un chien aboie dans le<br />

fond de la maison, où des voix et des rires se font entendre. Une bonne odeur de<br />

café parvient à mes narines, agréable parfum d’une maison familiale. Au<br />

moment où je vais avancer dans le couloir en face de moi, un chat roux sorti de<br />

nulle part détale entre mes jambes, aussitôt suivi d’un chiot tacheté avec des<br />

oreilles immenses qui jappe derrière le chat sans se préoccuper de moi.<br />

Bonjour, le chien de garde !<br />

Je me dirige vers les voix, un peu étonné que personne ne s’inquiète de savoir<br />

qui vient d’entrer. Un ado au crâne rasé apparaît alors dans l’escalier, descendant<br />

sans doute de son lit sans être passé par la case salle de bains.<br />

Mais je ne vais pas lui en vouloir, j’ai fait pareil ! Et pas plus tard que ce<br />

matin.<br />

– Salut, dit-il en se dirigeant vers ce qui doit être la cuisine, une pièce vitrée<br />

où d’autres jeunes sont en train de prendre leur petit-déj.<br />

Leurs mugs de café fumant me font un peu fantasmer – quoiqu’un double<br />

cognac me ferait finalement peut-être meilleur effet –, mais je reste concentré sur<br />

mon objectif. Trouver les adultes de cette maison et cette… Willow Blake.<br />

Il faut que j’en aie le cœur net et vite.<br />

Sans quoi mon système cardiaque va lâcher, tellement il est sous pression<br />

depuis ce putain de SMS qui m’a valu une nuit blanche dans un vol de nuit.


À ce moment-là, deux personnes sortent de la grande pièce en face de la<br />

cuisine, un grand type roux au téléphone et une minuscule brune sur des talons,<br />

qui me dévisage, interloquée par mon arrivée sans crier gare.<br />

Peut-être qu’avec mon étui de violon à la main, elle me prend pour un tireur<br />

d’élite !<br />

Alors qu’ils se dirigent vers moi main tendue, il me semble vaguement les<br />

avoir déjà vus quelque part.<br />

– Ah c’est vous, Jesse, content de vous voir, me dit l’homme qui clairement<br />

sait donc qui je suis. Bienvenue au Shelter.<br />

– Enchanté, réponds-je.<br />

Mais rien en moi n’a envie de se réjouir. Car soudain, tout dans ce lieu<br />

m’oppresse : ces gens qui m’observent, les ados qui guettent mes réactions, cette<br />

maison un peu sordide… Plus ces souvenirs, un visage, un rire et des images<br />

anciennes qui se mettent à remonter en vrac.<br />

Je m’efforce de rester debout mais j’ai l’impression de tomber dans un trou,<br />

d’être happé par le passé, d’étouffer, de hurler et, en même temps, une immense<br />

joie et un espoir fou font battre mon cœur à quinze mille tours.<br />

Sans lâcher mon violon, je desserre lentement le col de ma chemise en<br />

regardant autour de moi.<br />

– J’arrive de San Francisco, dis-je.<br />

Passionnant ! Et tout à fait dans le vif du sujet qui m’a fait me précipiter dans<br />

cette putain de baraque !<br />

Ce que confirment le roux et la brune en hochant la tête tandis que je cherche<br />

par où <strong>com</strong>mencer.<br />

Non, mais quel empoté ! La bague au doigt et me voilà transformé en star du<br />

muet !<br />

Furieux contre moi-même, j’ai maintenant envie de me donner des baffes.


Qu’est-ce qui me prend ? Je me fais un petit coup de flip post torchage ?<br />

Bravo le musicos connu pour improviser en concert dans les situations les plus<br />

inattendues !<br />

De l’autre côté de la paroi vitrée, trois jeunes en bonnet se poussent du coude<br />

en m’observant. Amusé, je leur souris en redressant les épaules, pour eux je suis<br />

une star et un mec cool quoiqu’il arrive. Un autre en jogging rouge émerge<br />

derrière le grand roux et la brunette, et soudain… je l’aperçois. Attablée à un<br />

bureau, concentrée, elle fronce les sourcils devant son écran d’ordinateur.<br />

Mon cœur fait un bond dans ma poitrine.<br />

Comment est-ce possible ?<br />

Elle ne m’a pas vu aussi j’ai le temps de la détailler : cheveux blonds au carré<br />

un peu fou, peau diaphane, longues mains aux ongles rose poudré. Suivant mon<br />

regard, les deux adultes qui m’ont accueilli à l’instant se taisent.<br />

Willow Blake.<br />

Je ne l’aurais jamais reconnue. Et même si je n’avais pas été <strong>com</strong>plètement<br />

bourré, si elle n’avait pas porté de loup, et s’il n’avait pas fait aussi sombre dans<br />

ce Patio à la noix, je ne suis pas certain que j’aurais pu la reconnaître. C’est elle<br />

et ce n’est pas elle.<br />

Et c’est <strong>com</strong>plètement dément.<br />

Quand elle se met à tournicoter une mèche de cheveux entre ses doigts, je<br />

fronce les sourcils : pas du tout son genre. La Willow que j’ai connue ne faisait<br />

pas ça. Au pire, elle mordait ses lèvres. Et elle était brune.<br />

Donc ça ne peut pas être elle. Et pourtant…<br />

Je secoue la tête. Les deux autres continuent à m’observer. Il va falloir que je<br />

dise quelque chose. Mais je reste scotché quand elle se lève pour attraper un<br />

dossier sur une étagère : je suis en train de devenir fou. Car elle lui ressemble,<br />

c’est sûr, mais tout est différent, ses gestes, son attitude, sa façon de bouger<br />

même.


Soudain, elle lève ses grands yeux verts dans ma direction. Je recule d’un pas,<br />

stupéfait.<br />

C’est elle. Willow Blake. C’est vraiment elle.<br />

J’avale ma salive avec difficulté et je me retiens de me précipiter sur elle.<br />

En partie parce qu’elle avance maintenant vers moi sans me quitter des yeux<br />

et que j’essaie de lire quelque chose dedans. Et en majeure partie, parce que je<br />

suis effrayé de ne rien y voir, à part une bonne dose d’irritation et de colère.<br />

Quand elle se rapproche, son parfum sucré me prend à la gorge.<br />

Jamais elle n’aurait mis un truc pareil avant !<br />

– Ah ! lance-t-elle d’un ton neutre, imperturbable.<br />

Sans bouger d’un millimètre pour ne pas la brusquer, je la dévisage. Elle me<br />

fixe à son tour sans broncher.<br />

Ce n’est peut-être pas elle, finalement ? prié-je presque, <strong>com</strong>plètement<br />

dépassé.<br />

Je suis prêt à tourner les talons et à partir en courant <strong>com</strong>me si un fantôme<br />

venait de sortir d’un autre monde. Mais je dois savoir. Comme elle ne réagit<br />

toujours pas, je murmure, en écrasant des deux mains la poignée de mon étui à<br />

violon :<br />

– Bonjour Willow, c’est moi, Jesse.<br />

Son regard vert passe sur moi avec indifférence, mais dans le petit éclat doré<br />

de ses prunelles, je devine une pointe évidente de sarcasme.<br />

– Je sais qui vous êtes, Monsieur Halstead, dit-elle d’une voix glaciale. Merci.<br />

Vous ? Monsieur ?<br />

Je vacille sous le choc tandis que toute la maison se met à tourner autour de<br />

moi. Pourtant, je reste debout, accroché à mon violon <strong>com</strong>me à un radeau. Je


manque d’étouffer de douleur.<br />

Willow ai-je l’impression de crier. Mais rien ne sort de ma bouche.<br />

Car tous les espoirs et toutes les peurs que je repoussais depuis que je suis<br />

entré dans cette maison se sont engouffrés dans ma gorge, <strong>com</strong>me de vieux<br />

sanglots retenus.<br />

Alors, rien n’a changé.<br />

Une tenaille d’acier brûlant m’enfonce la poitrine avant d’aller écraser mon<br />

cœur qui bat le tocsin. Je continue à la fixer, attendant un signe.<br />

Un seul petit signe de reconnaissance : celui que j’ai attendu pendant des<br />

mois.<br />

Elle ne réagit pas. Même pas un battement de cils.<br />

J’ai l’impression de me prendre un mur de béton de plein fouet. Car seuls ses<br />

yeux durs et un rictus méprisant me répondent en cet instant : oui, je suis Jesse<br />

Halstead, le célèbre violoniste rock star. Mais pour elle, je suis toujours un<br />

parfait inconnu.<br />

Alors non, rien n’a changé : je n’ai jamais pu l’oublier et elle ne sait<br />

absolument plus qui je suis.<br />

Retenant mon envie de hurler ma frustration, je lui souris avec tendresse.<br />

Sans la quitter des yeux, je souris surtout au coup du sort qui nous a réunis. Et<br />

tout en écrabouillant le cuir de l’étui du violon entre mes doigts, je jure de tordre<br />

le cou à ce fichu Destin, qui est un sacré bâtard doublé d’un grand tordu devant<br />

l’Éternel.<br />

Car de deux choses l’une, soit il n’a vraiment rien à foutre d’autre de ses<br />

week-ends. Soit, il a un sens de l’humour particulièrement pourri.<br />

À suivre,<br />

ne manquez pas le prochain épisode.


8. Le feu et la glace<br />

Willow<br />

– Bonjour Willow, c’est moi, Jesse…<br />

– Je sais qui vous êtes, Monsieur Halstead, dis-je froidement.<br />

Un peu tendue, je m’immobilise devant lui. Blouson de cuir noir, chemise en<br />

lin, jean savamment déchiré et baskets dernier cri, toute son allure incarne un<br />

mix parfait de nonchalance et de solide assurance. Je le toise de la tête aux pieds<br />

et… il est vraiment canon. Encore plus que dans mon souvenir.<br />

En même temps, je ne l’ai vu que de nuit et bourrée… Ce qui n’aide pas à<br />

l’objectivité.<br />

Mais honnêtement, il est impossible de rester objectif devant cet homme : une<br />

star planétaire, un succès impressionnant, un talent démentiel… Mais aussi une<br />

silhouette d’athlète, des proportions parfaites, un visage d’ange. Au sourire<br />

imperceptible qui étire ses lèvres quand il voit que je l’observe, il est évident<br />

qu’il s’en rend <strong>com</strong>pte.<br />

Le genre concentré de beauté, teinté d’une certaine arrogance, plus un<br />

charme ravageur.<br />

What else ?<br />

Une voix grave et un regard bleu profond, couleur de ciel d’été, planté sur<br />

moi.<br />

Je demeure imperturbable mais ma raison s’égare sur sa peau légèrement<br />

hâlée, ses joues qu’une légère barbe assombrit, ses cheveux épais ramenés en<br />

arrière. Sa mèche qui glisse sur ses yeux, sa bouche, ses lèvres…<br />

Beau <strong>com</strong>me un dieu, version tentation !


Malgré moi, des images de ce rêve dont il était l’acteur principal viennent se<br />

superposer à l’Apollon bien réel dressé juste en face de moi.<br />

En plus, il a sa lyre à bout de bras, rêvassé-je une demi-seconde en<br />

apercevant soudain son étui à violon.<br />

Mais ça suffit. Aussi beau gosse, bon musicien et sexy soit-il, il m’a tout de<br />

même plantée hier à Vegas… Et c’est à cause de lui qu’on en est aujourd’hui à<br />

devoir divorcer.<br />

Pourquoi est-il là ? Est-ce que sa cohorte d’avocats attend sur le perron,<br />

grenades lacrymogènes au poing, prête à tout faire sauter pour défendre la<br />

réputation de leur star ?<br />

Pas question de me laisser intimider ! Tandis que je continue à le regarder<br />

sans un mot, des sentiments à connotation revancharde s’éveillent dans mon<br />

crâne : orgueil, fierté, vanité… dont le premier est de la satisfaction :<br />

Alors, il a trouvé le temps ?<br />

Et le deuxième : un évident soulagement. Cette histoire va pouvoir être<br />

réglée.<br />

Le nœud d’angoisse que je repousse depuis hier se desserre au creux de mon<br />

ventre. Et une douce chaleur mêlée de frissons coquins en profite pour se faufiler<br />

dans mon corps, réminiscences de mes récentes rêveries érotiques. Affichant<br />

toujours un air distant et glacial, je m’efforce de ne rien laisser paraître.<br />

Mais je dois reconnaître que je suis surprise car, après le blocage des<br />

négociations devant le <strong>com</strong>ptoir de la réception de l’Excalibur, je ne m’attendais<br />

pas à voir le génie du violon débarquer ici, alors qu’hier encore il semblait si peu<br />

concerné. Et certainement pas aussi vite. D’après les visages de Nathan et<br />

Emma, je ne suis pas la seule à être étonnée.<br />

Face à moi, Jesse Halstead se tient très droit, presque raide. Des deux mains,<br />

il serre la poignée de son étui à violon.<br />

Sur le dos de sa main, la rose des vents me semble soudain plus foncée,<br />

presque violette, mais je remarque surtout la jointure de ses doigts qui


lanchissent tant ils sont contractés.<br />

Tiens ?<br />

Alors cette visite doit lui coûter, ce que confirme sa mine légèrement<br />

décontenancée au fur et à mesure que dure mon silence. Est-il nerveux ? Il est<br />

clair qu’il a dû faire un gros effort pour venir.<br />

J’apprécie le geste…<br />

Et même si je lui en veux à mort d’être parti et de nous avoir empêchés<br />

d’annuler le mariage hier, cette petite faille dans son assurance m’étonne. Car<br />

sous la star connue pour son aisance, son assurance et sa capacité à improviser<br />

dans les pires situations, se dévoile un être humain <strong>com</strong>me un autre, où je devine<br />

soudain fragilités et doutes. Et, à ma grande surprise, cela me touche.<br />

Mon regard croise alors le sien et, <strong>com</strong>me aimantée par la force qui s’en<br />

dégage, je ne peux m’en détacher : maintenant presque gris, ses yeux renvoient<br />

un éclat métallique, si intense et vif que j’ai l’impression qu’ils pourraient se<br />

glisser jusqu’à l’intérieur de mon cerveau. Je tressaille. Car au fond de moi, je<br />

sais que je pourrais perdre la tête pour des yeux pareils : immenses, bordés de<br />

longs cils sombres, d’une couleur si singulière que j’y plonge fascinée.<br />

Jusqu’à m’y noyer…<br />

Surtout quand ses yeux se remplissent soudain d’une douceur infinie, qui me<br />

fait l’effet d’une caresse et d’une main tendue… Troublée, je sens qu’il pourrait<br />

me demander là tout de suite de le suivre, et que, où que ce soit, je pourrais<br />

accepter… Que se passe-t-il entre nous ? Ressent-il la même chose ?<br />

Soudain, je réalise que nos regards sont rivés l’un à l’autre depuis un bout de<br />

temps. Tout en me ressaisissant, je <strong>com</strong>prends pour la première fois le sens de<br />

l’expression « le temps s’est arrêté ».<br />

Sentant que je rosis, je détourne le regard. Je dois revenir aux faits. À la<br />

raison de sa présence et non à l’effet qu’elle me fait.<br />

Alors, rassemblant mes esprits un peu chamboulés, baladés entre Las Vegas et<br />

New York avec un crochet par la case je-perds-mes-moyens, je croise les bras


sur ma poitrine, pour me donner une contenance. J’ai aussi l’espoir que cela<br />

puisse y retenir mes émotions en désordre. Car ce n’est pas le moment de lui<br />

montrer que je suis troublée. D’autant plus que je ne sais pas du tout ce qu’il<br />

pense au fond. Son air sûr de lui, ses regards insistants et son demi-sourire<br />

pourraient n’être que de l’arrogance ou la certitude de sa capacité de séduction.<br />

Même s’il me semble déceler autre chose, il a peut-être juste hâte d’en terminer<br />

et de pouvoir repartir.<br />

– Après la réaction de votre manager et la façon dont il envisageait de régler<br />

les choses, je ne m’attendais vraiment pas à vous voir ici en personne,<br />

<strong>com</strong>mencé-je sarcastique.<br />

Redressant fièrement les épaules, je tente de prendre un air aussi assuré que le<br />

sien. Mais ma voix me dénonce : bizarre, aiguë, un peu agressive et en même<br />

temps presque timide, elle dit le bazar de mes sentiments, au moins égal à celui<br />

de mes pensées. Je voudrais arriver à lui dire froidement ce que je pense de son<br />

<strong>com</strong>portement, de sa défection, de son manager odieux et de ses insinuations.<br />

Car dès que je revois l’image de ce type qui m’a traitée de fan hystérique et de<br />

groupie vénale, frustration et fureur remontent à vive allure.<br />

Mais à cet instant précis, il y a autre chose d’encore plus irritant… C’est<br />

qu’au fond, je suis ravie.<br />

Pas juste flattée que Jesse Halstead se soit déplacé, non, mais totalement<br />

transportée de plaisir en le revoyant…<br />

Mon ventre se serre <strong>com</strong>me pour un rendez-vous amoureux alors qu’il est<br />

l’homme que, depuis hier, je déteste le plus au monde, après son manager. Et ce<br />

constat me déstabilise d’autant plus que son regard, toujours posé sur moi, est<br />

désormais intrigué et presque interrogatif. Mais je ne pourrais expliquer à<br />

personne cette sensation de déchirement entre ce que je ressens et ce que je<br />

pense. Pourtant, quand il hoche la tête, j’ai l’impression étrange qu’il pourrait<br />

me <strong>com</strong>prendre.<br />

Alors tout s’embrouille : moi, lui, nous, ce qui s’est passé, ce dont je ne me<br />

souviens pas, ce dont j’ai rêvé.<br />

Et ce qui aurait pu être évité…


Rejetant mes délires de <strong>com</strong>plicité avec cet inconnu, je reprends :<br />

– Ça aurait tout de même été plus simple si vous étiez resté là… Bon<br />

d’accord, vous aviez un concert, vous deviez partir, passe encore, quoique… disje<br />

en faisant les questions et les réponses.<br />

Son sourire devient ironique. Il se moque de moi ?<br />

– Et votre… votre Tyler… Monk… Musclor m’a parlé <strong>com</strong>me à un chien !<br />

– Tyler Monkov, corrige-t-il simplement. Il était un peu sous pression hier.<br />

– Il devrait faire de la méditation ou des sudokus, balbutié-je, agacée qu’il ne<br />

pense même pas à présenter des excuses. On peut être stressé mais se <strong>com</strong>porter<br />

en personne sensée tout de même. Et puis…<br />

Je m’interromps. Parce que si j’en juge par mon état depuis que Jesse<br />

Halstead est dans cette pièce…<br />

Il acquiesce poliment mais sa moue amusée ne m’échappe pas. Ses doigts<br />

tambourinent à présent sur la poignée de son étui à violon.<br />

Je remarque alors qu’il ne porte plus son alliance, cette preuve symbolique et<br />

matérielle de ce qui nous réunit ici ce matin. Cela me paraît bon signe : nous<br />

sommes dans les mêmes dispositions. Mais en même temps, je suis un peu<br />

déçue. Il l’a retirée avant même de m’avoir revue ? C’est presque un peu vexant,<br />

non ?<br />

Comme si, qui que je sois, ce mariage ne <strong>com</strong>ptait pas…<br />

Aussitôt formulée, cette pensée m’agace prodigieusement. Car ça ne <strong>com</strong>pte<br />

pas pour moi non plus !<br />

Et puis, qu’est-ce que j’aurais voulu ? Qu’il l’ôte cérémonieusement en<br />

s’excusant platement ? N’importe quoi !<br />

Et quand bien même, il se serait empressé d’enlever sa bague, j’ai fait pareil<br />

après la discussion avec son manager ! De rage, j’ai même failli la jeter dans les<br />

toilettes, mais je l’ai gardée, presque par superstition, avant de l’enfouir au fond<br />

de ma valise où elle moisit encore. Je l’offrirai en lot pour un gala de<br />

bienfaisance quand tout sera terminé, tiens !


Savourant déjà ce dénouement, je reviens au présent en voyant ses doigts<br />

continuer à pianoter sur le cuir. Ce n’est pas de la nervosité mais plutôt <strong>com</strong>me<br />

s’il rythmait un morceau de musique. Quand il remarque mon regard, il passe<br />

son étui à violon dans sa main droite et enfonce l’autre dans sa poche, sans pour<br />

autant cesser de me regarder. Puis il sourit, attendant poliment que j’aie fini, ce<br />

qui me déstabilise encore un peu plus.<br />

– Et pour info, moi aussi, je suis stressée, débordée, j’ai des choses <strong>com</strong>plexes<br />

à gérer et ce n’est pas pour autant que je traite les gens de Neandertal attardé et<br />

bling bling !<br />

Même si son Tyler Monkov mériterait amplement ces qualificatifs. Parce<br />

qu’ajouté au testament, à l’héritage, aux clauses aberrantes de ma grand-mère,<br />

aux problèmes du Shelter, au gestionnaire de trust, à ma cuite à Las Vegas, à<br />

Jesse Halstead qui me fait tourner la tête et à ce mariage sorti de nulle part, ça<br />

fait tout de même beaucoup !<br />

– Et au final, moi, je me serais bien passée de devoir divorcer !<br />

Le regard de Jesse fait tranquillement le tour de la pièce avant de revenir sur<br />

moi.<br />

– On pourrait peut-être discuter en privé… de cette histoire qui ne regarde que<br />

nous ? suggère-t-il alors d’une voix amusée.<br />

Des gloussements autour de moi me font soudain réaliser que nous ne<br />

sommes pas seuls, mais au milieu de 54 paires d’yeux braqués sur nous. Je n’ai<br />

rien vu, rien entendu, j’ai même oublié où nous étions. Et 25 ados et jeunes<br />

adultes fascinés se sont réunis sans bruit autour de nous.<br />

Un peu gênée d’être au centre de toute l’attention, je garde la tête haute. Mais<br />

je vais désormais avoir du mal à être crédible quand je répète aux plus jeunes<br />

qu’il faut apprendre à gérer ses émotions et être attentif à ce qui se passe autour<br />

de soi.<br />

Les yeux écarquillés, Dobby et Chaussette ne sont pas les moins attentifs. Je<br />

cherche Nathan et Emma du regard. Appuyé à la paroi vitrée qui nous sépare de<br />

la cuisine, mon boss lève les yeux de son téléphone, l’air candide, <strong>com</strong>me s’il


n’avait pas écouté une miette de ce qui a été dit. À côté de lui, Emma me sourit<br />

gentiment d’un air de dire « tu gères parfaitement ». Puis, elle croise les doigts<br />

en signe de chance avant de m’indiquer du menton le fond de la pièce,<br />

m’encourageant ainsi à poursuivre ma discussion…<br />

En tête-à-tête.<br />

– Très bien, réponds-je d’un air digne malgré mes joues rosissantes. Mon<br />

bureau est par là.<br />

Il opine avec un sourire puis, tourné vers les jeunes qui se poussent du coude<br />

en l’observant, il leur adresse un clin d’œil. Trouvant ça limite cabotin, je tique<br />

mais quand je vois l’air ravi de Melvin, je <strong>com</strong>prends que pour ces ados, c’est<br />

une marque de connivence qui les touche. Eux qui sont si sensibles à la<br />

reconnaissance des adultes, en un instant, la star Jesse Halstead les a fait exister<br />

et conquis.<br />

Comme je ne bouge pas, Jesse me sourit. D’un bras tendu que je voudrais<br />

plus ferme, je lui montre la direction de mon bureau. Après avoir glissé son<br />

violon sous son bras, il <strong>com</strong>mence à avancer devant moi. Son parfum ambré<br />

l’ac<strong>com</strong>pagne, <strong>com</strong>me un nuage autour de lui.<br />

Troublant.<br />

Impressionnés, les ados amassés s’écartent en silence. Avant de pénétrer dans<br />

le grand salon par la double porte vitrée, la star internationale s’efface pour me<br />

laisser passer en premier, tout en inclinant légèrement la tête.<br />

Aussitôt des murmures s’élèvent puis très vite des sifflements et des cris<br />

admiratifs.<br />

– Waa, la classe !<br />

Je ne me retourne pas, pour masquer mes joues désormais écarlates.<br />

***<br />

Immobile, je le regarde poser avec précaution son étui de violon au pied du


fauteuil devant le bureau. Je prends soin de m’installer de l’autre côté, la table<br />

faisant barrière entre nous.<br />

Debout devant la fenêtre, il me fait face. Dans le contre-jour, sa silhouette se<br />

découpe sur les arbres du jardin. Ses yeux brillent <strong>com</strong>me deux phares bleus. Je<br />

jette un œil vers la porte qu’il a refermée d’autorité derrière nous. Mal à l’aise, je<br />

frotte mes mains sur mon jean.<br />

C’est moi ou il fait chaud dans cette pièce ?<br />

Le silence se prolonge tandis qu’il continue à m’observer.<br />

– Avant qu’on voie pour le divorce, j’aimerais bien <strong>com</strong>prendre ce qui s’est<br />

passé, proposé-je alors d’une voix calme.<br />

En réalité, je suis non seulement nerveuse mais aussi presque impatiente<br />

d’avoir sa version. J’ai bien la première partie avec celle d’Emma et Nathan,<br />

mais une fois que nous nous sommes quittés, c’est le trou noir. Et pour qu’il ne<br />

perçoive pas l’étendue de mon ignorance, je fais mine de m’intéresser à un<br />

document posé sur mon bureau.<br />

– Moi aussi ! s’exclame-t-il.<br />

Surprise, je lève les yeux vers lui.<br />

– Je ne sais pas toi, mais moi, les événements de cette nuit sont très confus.<br />

J’ai deux trois souvenirs… mais le tout reste très vague.<br />

Il ne se souvient de rien non plus ? « Toi » ?<br />

De plus en plus étonnée, je le dévisage. Et depuis quand on se tutoie ? Il<br />

aurait pu me demander mon avis, non ? Comme s’il m’avait entendue, il ajoute<br />

d’un air de celui qui ne voit pas où est le problème.<br />

– On se tutoie, c’est plus simple, non ?<br />

Vu son sourire effronté, le point d’interrogation n’existe que pour la forme…<br />

Puis, haussant les épaules, il affiche une petite moue faussement coupable.


– … J’étais <strong>com</strong>plètement bourré.<br />

L’air las, il tire le fauteuil en arrière et se laisse tomber dessus, bras pendant le<br />

long des accoudoirs. Malgré moi, je souris.<br />

– Et toi ?<br />

Assorti d’un regard appuyé, ce tutoiement me fait frissonner.<br />

– Pas beaucoup mieux. Je crois que j’avais pas mal bu moi aussi…<br />

– Donc tu étais bien torchée ! s’amuse-t-il en me lançant un regard pétillant<br />

de moquerie.<br />

Un peu gênée, je me racle la gorge.<br />

– Heureusement que j’ai des éléments factuels, dit-il en sortant fièrement son<br />

portable.<br />

– Quoi, vous enfin… tu as filmé ? dis-je, horrifiée à l’idée de me voir ivre<br />

morte en train de dire oui.<br />

Il me lance un regard satisfait quand je le tutoie à mon tour.<br />

– Pire encore, ajoute-t-il avec un sourire canaille.<br />

Crispée, je rapproche mon buste du bureau pour tenter de voir ce qu’il fait<br />

défiler sur son téléphone d’un air content de lui.<br />

– Avant de continuer, je dois préciser que je n’avais aucun souvenir d’avoir<br />

envoyé tout ça en quasi direct.<br />

– Comment ça envoyé ? Mais à qui ? sursauté-je.<br />

Ne me dis pas qu’il a tout balancé sur les réseaux en live !<br />

– À mon frère, sur WhatsApp, lâche-t-il d’une voix sourde.<br />

Je me mords les lèvres pour ne pas aboyer.<br />

– Fais voir, ordonné-je pourtant.<br />

– Jamais de la vie ! C’est une conversation privée, dit-il en rangeant


prestement son portable.<br />

Il croit que je vais le lui arracher des mains pour lire ses petits secrets ? C’est<br />

quoi son problème ? Ils ont fait des petits <strong>com</strong>mentaires fraternels de mâles<br />

réjouis ?<br />

– Il ne dira rien, mon frère est une tombe.<br />

Est-ce que ceci est censé me rassurer ? Parce que, même si l’autre était un<br />

monument aux morts, tout ça ressemble tout de même à un truc de dingo. C’est<br />

quoi en fait, de l’autopromotion, du salace en live, de la gloriole masculine ?<br />

– D’ailleurs, au début, il ne m’a parlé que des photos des mains…<br />

Estomaquée, je me redresse d’un bond. Il a pris des photos ? De mains ? Et de<br />

quoi d’autre encore ? Imaginant le pire, je gronde presque en faisant le tour du<br />

bureau.<br />

– Cette fois, tu as intérêt à me montrer…<br />

Visiblement plus amusé que terrifié par mes menaces, il me suit des yeux en<br />

souriant.<br />

– Ou bien quoi ? Tu vas te jeter sur moi ? demande-t-il d’une voix caressante<br />

en se renversant contre le dossier de son fauteuil.<br />

« Honnêtement, ce ne serait pas de refus, mais pas maintenant ! » devrais-je<br />

lui répondre si j’assumais le quart de ce qui me traverse l’esprit en observant sa<br />

bouche. Mais le problème est que je n’assume rien, ni l’attirance que j’ai pour<br />

lui, ni le fait que ses regards caressants me font frémir.<br />

– J’exige de voir ces photos, prononcé-je d’une voix dure.<br />

Avec un soupir, il ressort son portable et le tendant vers moi, consent à faire<br />

défiler sous mes yeux trois photos de mains entrelacées. Je reconnais la mienne<br />

avec ce joli vernis rose poudré que j’adore… puis la sienne avec son tatouage en<br />

forme de rose des vents. Sur nos annulaires brillent deux alliances identiques,<br />

couvertes de diamants.<br />

Inutile de <strong>com</strong>menter.


Je surprends son regard sur ma main gauche, là où devrait se trouver<br />

l’anneau : il hoche la tête, l’air presque déçu.<br />

Je ne vais quand même pas me sentir gênée de l’avoir enlevée ! Et lui alors ?<br />

Revenant aux photos, il s’arrête sur une photo où pouces et doigts forment un<br />

cœur.<br />

– Oh, ça, ça craint ! murmuré-je en réprimant un rire nerveux.<br />

– Ce n’est pas mon genre non plus ! observe-t-il avec une grimace.<br />

Prise d’un doute sur mes réactions sous alcool, je croise les doigts pour ne pas<br />

avoir signé les registres maritaux avec des petits cœurs sur le I de Willow.<br />

L’air songeur, il hoche la tête. Aussitôt, son parfum m’enveloppe, chargé de<br />

souvenirs étonnamment précis par rapport au reste plutôt flou.<br />

À croire que je n’ai retenu que l’essentiel !<br />

Mais il serait bon que je consacre ma mémoire à des choses plus<br />

indispensables ! me sermonné-je aussitôt.<br />

– Putain de délire à la con, soupire-t-il.<br />

Se laissant aller en arrière dans le fauteuil, il ferme à demi les yeux, frotte son<br />

menton puis passe les deux mains dans ses cheveux pour les ramener en arrière.<br />

Malgré moi, je suis le mouvement de ses doigts enfouis dans sa chevelure. Sous<br />

son blouson ouvert, sa chemise mal boutonnée dans le bas s’écarte pour laisser<br />

apparaître son ventre. Il a dû s’habiller en hâte. Amusée par ce détail, je reste<br />

rêveuse en fixant ce petit triangle de peau dorée. Quand je m’aperçois soudain<br />

qu’il m’observe à travers ses paupières, je fais mine de ne pas avoir été surprise<br />

en flagrant délit de reluquage. Mais son sourire qui s’élargit me dit qu’il m’a<br />

vue.<br />

– Bref, si je <strong>com</strong>prends bien, nous n’étions pas tout à fait nous-mêmes,<br />

reprends-je <strong>com</strong>me si de rien n’était.<br />

Et sur ce point précis, je n’ai aucune hésitation : jamais de mon vivant<br />

conscient et sobre, je n’aurais pu faire une chose pareille, que ce soit me marier


ou dessiner des cœurs avec mes doigts… Acquiesçant en silence, il range son<br />

portable. Je recule derrière le bureau, pour ne pas rester trop près de lui.<br />

Visiblement, quand ce mec entre un peu trop dans mon espace vital, je suis<br />

capable de grosses bourdes.<br />

– D’après mes messages successifs, le reste de notre soirée a été plutôt festif<br />

et joyeux : on aurait bu et dansé, continue-t-il sans me quitter des yeux.<br />

Cela semble beaucoup l’amuser. Je me contente d’opiner d’un air neutre.<br />

– On se serait même embrassés… lance-t-il <strong>com</strong>me une provocation.<br />

Ça, je m’en souviens très bien… Son parfum devenu intense, ses lèvres<br />

brûlantes, le goût épicé de sa bouche, ses mains sur mes hanches, les miennes<br />

autour de sa nuque, son bassin collé au mien, ce tourbillon de lumière et de<br />

sensations… Alors que je me retiens de sourire rêveusement au souvenir de ce<br />

moment, je sens son regard posé sur moi : d’un bleu presque translucide, il<br />

pétille littéralement. Avec un sourire charmeur, il incline la tête sur le côté.<br />

Sa bouche entrouverte a tout d’une invitation à re<strong>com</strong>mencer.<br />

Avalant difficilement ma salive, j’acquiesce, en tentant d’effacer toute trace<br />

de trouble de mon visage. Mais je sens mes joues prendre feu, tandis que mon<br />

ventre palpite de petits frissons.<br />

– Il semblerait que j’aie tenté de me baigner à poil dans les fontaines du<br />

Bellagio… reprend-il d’une voix faussement gênée.<br />

Abasourdie, je pouffe. Sa tranquille assurance et son sourire goguenard<br />

indiquent qu’il n’a aucune honte et assume <strong>com</strong>plètement cette tentative. Sans<br />

pouvoir m’empêcher d’embrasser son corps du regard, je l’imagine se<br />

déshabiller au bord de la fontaine… Un sourire gourmand remplace son air<br />

moqueur quand il surprend à nouveau mes yeux posés sur lui.<br />

– … que j’aie gravé un cœur avec une flèche et nos initiales entrelacées sur le<br />

tronc d’un arbre… que tu aies ajouté des petits cœurs autour… reprend-il<br />

lentement sans cesser de me dévisager.<br />

– Oh non…


Incrédule, je secoue la tête tandis qu’il poursuit sa phrase de sa voix grave et<br />

mélodieuse.<br />

– Et que ce soit à genoux sous ce palmier que je t’aie ensuite demandée en<br />

mariage. Et si l’on en croit la suite, tu aurais dit oui.<br />

Aussi amusée qu’irritée par mon irresponsabilité, j’opine encore une fois.<br />

Mais, même si je n’ai aucun souvenir de tous ces détails et en viendrais presque<br />

à le regretter, son sourire tentateur et son regard caressant me donnent au moins<br />

une réponse aux questions que je me posais sur ce qui a pu se passer : j’ai<br />

<strong>com</strong>plètement craqué sur lui !<br />

Et quand je vois l’effet que me fait le moindre de ses gestes ce matin, ça a<br />

l’air de perdurer. Ses œillades à répétition ne m’aident pas, mais je peux gérer.<br />

– Hélas, ce n’est pas tout, ajoute-t-il sur le ton de la confidence. Madonna et<br />

Marilyn nous ont mariés.<br />

– Vraiment ? pouffé-je malgré mon souhait de ne pas entrer dans son petit jeu.<br />

– J’ai protesté mais tu aurais refusé que ce soit Elvis.<br />

À ces mots, je manque de m’étrangler de rire. J’ai toujours détesté le King !<br />

– Eh oui ! On a fait la totale ! Le riz, les pétales de roses, les paillettes dorées<br />

et l’hymne à l’amour de Piaf revu et corrigé par Madonna… Bref, ce qui se fait<br />

de mieux dans le genre à Las Vegas, soupire-t-il en levant les yeux au ciel.<br />

Il semble horrifié d’avoir participé à une cérémonie aussi peu dans son style.<br />

Mais moi non plus, tout ce folklore n’est pas ma tasse de thé ! Et quant à me<br />

marier…<br />

Mais au point où j’en suis dans les contradictions…<br />

Le récit se termine en apothéose : nous deux nu-pieds, une couronne de fleurs<br />

d’églantier sur la tête pour moi, une cravate en papier de soie pour lui et Elvis<br />

finalement accepté <strong>com</strong>me témoin du marié par la mariée qui aurait alors exigé<br />

Marilyn <strong>com</strong>me demoiselle d’honneur.<br />

– Magnifique ! conclut-il d’un ton sarcastique.


Mais, derrière la moquerie, j’entends soudain une légère pointe de contrariété.<br />

Intriguée, je l’observe : une ombre passe sur son visage. Sans doute n’est-ce pas<br />

<strong>com</strong>me ça qu’il avait envisagé son mariage. S’il y avait pensé un jour…<br />

Un silence un peu embarrassant s’installe.<br />

– A priori, le bon air du Nevada fait éclore les fantasmes les plus incongrus,<br />

dis-je alors d’un ton léger en prenant une posture de fille cool et à l’aise que tout<br />

ceci ne trouble pas le moins du monde.<br />

Erreur !<br />

Car au mot fantasme, il me lance un regard suggestif qui réactive<br />

immédiatement les frissons que je tente de <strong>com</strong>primer depuis tout à l’heure. Il y<br />

a vraiment des termes à éviter devant lui.<br />

En tous les cas, maintenant que nous voici au terme de ce récit, une chose est<br />

sûre, je devrais songer à une retraite au Canada. La température me permettra<br />

peut-être de garder la tête froide, me sermonné-je en songeant à réorienter la<br />

conversation vers une direction moins risquée.<br />

Mais où en étions-nous en fait ?<br />

Bien calé dans son fauteuil, il range son portable tranquillement.<br />

– Et ton frère, qu’est-ce qu’il a dit de tout ça ? demandé-je en pensant à ces<br />

messages que la tombe a dû recevoir tout au long de la nuit.<br />

Parce que moi, si on m’avait dit le dixième de tout ça, j’aurais été effarée.<br />

– Il m’a engueulé. Mais il a l’habitude.<br />

– Pourquoi ? Tu te maries si souvent que ça ? demandé-je du tac au tac un peu<br />

agacée par son ton blasé.<br />

Et aussi carrément irritée de sentir une petite pointe de jalousie me<br />

transpercer le cœur. Où est la fille légère et enjouée qui se marre et fait la<br />

maline ?<br />

– Sans Elvis, c’est la première fois ! plaisante-t-il en posant la main sur son


cœur.<br />

– Mais avec tout le reste des flonflons et des trompettes, oui ? dis-je en<br />

rebondissant sur la plaisanterie.<br />

– Je crois que tu as une très mauvaise influence sur moi, soupire-t-il.<br />

D’habitude, je ne suis pas du tout <strong>com</strong>me ça.<br />

Il cache sa mauvaise foi sous une moue adorable. J’ai l’impression de voir un<br />

saint accusé d’avoir bu l’eau du bénitier alors que son auréole flotte encore<br />

dedans…<br />

Soufflée par son air innocent, je ris, surtout quand je pense à tous ces tabloïds<br />

où on a vu Jesse Halstead en train de faire la fête. Aussi je renchéris, assez<br />

amusée par cette petite joute.<br />

– Je rêve ! Ce n’est quand même pas moi qui me suis baignée à poil dans la<br />

fontaine.<br />

Aussitôt dit aussitôt regretté. Car il lève un sourcil ironique qui veut<br />

clairement dire qu’il aurait bien voulu voir ça.<br />

– Oui, enfin… tu m’as quand même piqué ma chemise, ce n’est pas une<br />

preuve de grande moralité, dit-il en secouant la tête d’un air de reproche.<br />

Je ris mais, tout de suite, l’image de ce qui s’était passé juste avant me revient<br />

en mémoire. Mon réveil avec un inconnu dans mon lit, ma panique, mon<br />

in<strong>com</strong>préhension et ma peur… Soudain crispée, je cesse de rire. Comme s’il<br />

lisait en moi, Jesse se redresse sur son siège, passe la main dans ses cheveux et<br />

reprend d’un ton plus sérieux.<br />

– Ensuite… On a arrosé le tout et après beaucoup de champagne au bar, on est<br />

monté dans ta chambre.<br />

Oups…<br />

Sur le qui-vive, j’attends la suite, cherchant à lire sur son visage si nous avons<br />

consommé notre nuit de noces. Rien ne semblait le prouver mais rien ne<br />

démontrait vraiment le contraire. Et ce serait très gênant, voire humiliant,<br />

d’apprendre maintenant de sa bouche que ce soir-là, j’ai couché avec un total<br />

inconnu. Le seul moyen de le savoir est d’écouter. Je ne bouge pas, mais je sens


mes fesses se décoller de mon siège et tout mon corps se redresser. Aux aguets.<br />

– D’après le peu de souvenirs que j’ai pu rassembler de ce moment, on s’est<br />

endormis immédiatement <strong>com</strong>me des souches, dit-il amusé.<br />

– Donc, on n’a pas couché ensemble, ce soir-là ? Ouf !<br />

À ces mots, il s’immobilise, sourcils levés. Puis il éclate de rire. Je le fixe<br />

interdite, imaginant qu’il se moque maintenant de moi, mais un immense sourire<br />

éclaire son visage ; ses dents apparaissent, brillantes, sa fossette creuse sa joue,<br />

dessinant un petit V sur sa peau. Quand ses cils battent <strong>com</strong>me des ailes, ils font<br />

une ombre noire sur le bleu de ses yeux.<br />

– Ça serait si terrible à ton avis ? demande-t-il avec un sourire mutin en se<br />

mettant debout.<br />

Très gênée, je perds tous mes moyens.<br />

– Oui, dis-je en pensant que ce serait terrible d’avoir couché avec lui sans en<br />

avoir aucun souvenir. Mais non, enfin je veux dire que, au contraire… Tant qu’à<br />

faire, tu vois, j’aurais préféré que. Parce que ce serait <strong>com</strong>plètement…<br />

– Tant que ça ? dit-il en faisant un pas vers moi.<br />

Je recule maladroitement et bute contre ma chaise. Sourire aux lèvres, il<br />

continue à me fixer et avance encore. Son regard, sa bouche, cette façon qu’il a<br />

de légèrement pencher la tête quand il sourit, et son parfum qui flotte autour de<br />

moi de plus en plus fort, de plus en plus enivrant…<br />

Je me sens <strong>com</strong>me une biche acculée qui dévorerait le chasseur des yeux et se<br />

retiendrait à grand-peine de gambader autour de lui.<br />

– Frustrant, murmuré-je en m’agrippant presque au bureau pour ne pas<br />

tanguer.<br />

Et pour ne pas céder à la tentation…<br />

Car sous mon crâne, sensations, souvenirs et images se mélangent dans un<br />

doux capharnaüm : ce baiser, son goût délicieux, son corps contre le mien quand<br />

nous dansions, la pression de sa main sur ma hanche, son souffle sur mon visage,<br />

nos corps enlacés, son corps nu sur le mien, sa peau tiède et douce, ce tatouage


sur son torse, cet arbre rempli d’oiseaux… Tout s’embrouille, rêve, réalité,<br />

passé, présent, délire, je ne sais plus ce qui a vraiment existé.<br />

Seule existe à présent mon envie d’embrasser cette bouche et de caresser ces<br />

cheveux, de retrouver cette sensation de plénitude, ce plaisir ac<strong>com</strong>pli et<br />

prometteur.<br />

Il n’est plus qu’à cinquante centimètres de moi. Luttant contre moi-même de<br />

toutes mes forces, je m’efforce de me souvenir de ce qui nous a conduits à nous<br />

enfermer en tête-à-tête dans ce bureau.<br />

– Bon, on passe au divorce ? dis-je en réussissant à reculer d’un pas, mettant<br />

ma chaise entre nous.<br />

Ses yeux m’envoient un éclat étrange.<br />

– Non, répond-il tranquillement.<br />

Oh putain !


9. Une main gagnante<br />

Willow<br />

– Pardon ?<br />

– Je n’ai pas l’intention de divorcer, dit-il imperturbable.<br />

– Si c’est de l’humour, il est pourri.<br />

Mais vu sa tête, il est sérieux…<br />

Qu’est-ce qui se passe ? Il se pointe jusqu’ici pour me dire le contraire de la<br />

seule raison pour laquelle il aurait dû venir ?<br />

Je serre les poings. Et je réalise soudain qu’à aucun moment, il n’a donné la<br />

raison de sa présence. C’est moi qui ai déduit, fait les questions, les réponses, les<br />

liens avec ce qui m’arrangeait, bref qui me suis emballée.<br />

Mais ça n’a aucun sens !<br />

Solidement campé sur le sol, pieds légèrement écartés, il continue à<br />

m’observer : son regard couleur d’acier est désormais impénétrable. Scrutant son<br />

visage, j’essaie de <strong>com</strong>prendre pourquoi il me balade depuis tout à l’heure, me<br />

raconte ses salades, ses souvenirs pourris de cérémonie ridicule et ses messages<br />

énamourés à sa tombe de frère… pour finalement se moquer de moi.<br />

– C’est quoi ton problème ? explosé-je. Pourquoi es-tu là alors ?<br />

Toutes les hypothèses défilent dans ma tête : sa mère rêve de le voir marié<br />

avant de rendre son dernier soupir, il veut s’acheter une réputation, il veut faire<br />

baisser ses impôts, il a fait un pari stupide, il est tordu ?<br />

Comme pour essayer de percer ses secrets, je m’approche légèrement. Au<br />

passage, je bouscule ma chaise qui racle le parquet avec un grondement sourd,<br />

faisant écho à mon cœur qui bat jusque dans mes tempes.


– Je vais t’expliquer, répond-il.<br />

Hochant la tête, je ne réponds pas.<br />

– Depuis hier, je me suis souvenu d’autre chose, <strong>com</strong>mence-t-il.<br />

Craignant soudain d’autres révélations sur cette soirée, je soupire, consternée<br />

d’avance. Crispée jusqu’au bout des orteils, je continue à le dévisager. Ses yeux<br />

ont changé de teinte, ils sont à présent d’un bleu dur déstabilisant.<br />

– Après la cérémonie, quand on était au bar, tu m’as parlé de ce qui <strong>com</strong>pte<br />

pour toi : ton travail, ton engagement ici, ces jeunes.<br />

Me retenant de l’interrompre pour lui demander où est le rapport avec le fait<br />

de divorcer ou pas, je m’efforce de l’écouter. Où veut-il en venir ?<br />

– Tu m’as aussi dit qu’au-delà de leur éviter la rue et les galères, tu voulais<br />

leur apprendre à assumer ce qu’ils sont, à refaire confiance aux adultes et à ne<br />

pas se laisser marcher sur la tronche par quiconque, malgré toutes les pourritures<br />

et les saloperies qu’ils ont connues avant.<br />

Les yeux rivés à son visage, je me tais, irritée de lui avoir parlé de tout ça.<br />

– Et en arrivant ici, je me suis souvenu que tu m’avais parlé de cette maison<br />

qui doit être démolie et des projets immobiliers dans le coin, dit-il en écartant le<br />

bras pour englober le Shelter et le Queens tout entier. Et des problèmes<br />

financiers de l’association.<br />

Cherchant une contenance, je pose mes deux mains sur le dossier de la chaise,<br />

dans une attitude posée et réfléchie. Mais à cet instant précis, je ne sais que<br />

penser : je suis très énervée mais, malgré moi, le fait qu’il ait retenu ce que je lui<br />

ai raconté me touche. Son regard suit mes doigts à présent crispés sur le bois.<br />

Avec un léger sourire, il reprend d’une voix ferme.<br />

– Et c’est là où je peux t’aider, en particulier à propos de cette condition au<br />

testament de ta grand-mère.<br />

Oh misère !


– Il fallait vraiment que j’aie perdu toute décence pour parler de ma vie privée<br />

à un inconnu, répliqué-je sèchement. Mais, de toute façon, je ne vois pas du tout<br />

en quoi ceci te regarde.<br />

– Pour la bonne et simple raison qu’on est à présent légalement mariés.<br />

La faute à qui !<br />

Je m’apprête à répondre vertement mais quelque chose dans son ton de voix<br />

m’arrête. Clairement, ce n’est ni une plaisanterie ni un sarcasme : c’est un état de<br />

fait. Un constat en béton qu’il pose tranquillement. Et le pire, c’est que rien dans<br />

son attitude ne laisse présager le moindre espoir de le remettre en question.<br />

Mon sang ne fait qu’un tour mais à court d’arguments, je ne peux que le<br />

fusiller du regard, sans pouvoir m’empêcher de noter que ses mâchoires serrées<br />

et ses yeux très sombres lui donnent tout à coup un air sauvage monstrueusement<br />

sexy.<br />

Aussitôt furieuse de me laisser aller à des constatations aussi déplacées, je me<br />

secoue. Ce n’est vraiment pas le moment !<br />

– Même si tu as bien précisé que tu ne m’épousais pas pour ces histoires<br />

d’héritage mais « pour mes fossettes de folie et mon cul d’enfer », je cite de<br />

mémoire, ajoute-t-il l’air très sérieux.<br />

Je soupire, excédée. Mais le plus vexant est que je suis certaine d’avoir pu<br />

dire ce genre de trucs.<br />

Car hélas pour mon orgueil et ma raison qui s’égare à nouveau, ce sont des<br />

faits objectifs et incontestables : ce type a en effet des fossettes et un postérieur à<br />

se damner...<br />

– J’avais trop bu, rappelé-je néanmoins d’un ton sec.<br />

– Et alors, moi aussi ! souligne-t-il. Mais n’empêche que tu as besoin d’un<br />

mari sous six mois, au minimum pour un an, et que, étant célibataire depuis<br />

quelque temps, tu n’avais pas jusqu’alors de projet de mariage à court terme.<br />

Non mais, franchement, j’avais besoin de lui donner tous les détails ?<br />

– Voilà pourquoi je ne divorcerai pas.


Son sourire satisfait veut clairement dire CQFD. Il me semble même qu’il<br />

bombe le torse à cet instant.<br />

Estomaquée, je l’observe : une tranquille assurance s’étale sur son visage,<br />

<strong>com</strong>me si sa conclusion était la seule à laquelle on pouvait arriver.<br />

– Et tu ne te demandes pas si je suis d’accord ? Si par hasard je pourrais avoir<br />

un autre avis ? En gros, tu décides ce qui t’arrange et je n’ai pas le choix ?<br />

bégayé-je presque.<br />

Fronçant les sourcils, il paraît réfléchir et me dévisage longuement, <strong>com</strong>me<br />

s’il était en train de mesurer le pour et le contre de mes arguments. Pourtant sûre<br />

de mon bon droit, je me sens rosir et transpirer, soudain très mal à l’aise sous son<br />

regard brûlant. Aussi, je m’agrippe davantage à la chaise pour ne pas trembler,<br />

autant d’irritation que de trouble.<br />

– Ouais, finit-il par dire avec un sourire charmeur. C’est à peu près ça.<br />

Abasourdie par son culot, je reste interdite. Il secoue la tête d’un air<br />

vaguement désolé. Mais à son air inflexible, j’ai la certitude qu’il n’a jamais eu<br />

aucune intention de me demander mon avis ni d’en tenir <strong>com</strong>pte.<br />

– Et puis au fond, j’ai été sensible à tes raisons d’accepter ce mariage, ajoutet-il<br />

amusé.<br />

Je rougis jusqu’aux oreilles. Ses yeux se mettent à pétiller. Et <strong>com</strong>me un<br />

rappel de mes paroles, une fossette s’épanouit sur sa joue droite quand il sourit.<br />

Pour ne pas me laisser influencer, je baisse le regard mais ce n’est pas mieux :<br />

impossible de nier la force de persuasion de ce mec ! Où que se posent mes<br />

yeux, des pieds à la tête, elle s’impose <strong>com</strong>me un panneau clignotant en bleu,<br />

noir et étoiles dans mes yeux : trouble assuré, danger.<br />

De quoi en perdre la capacité de réfléchir…<br />

Déstabilisée, je frémis et recule contre le mur, toujours arrimée à ma chaise.<br />

Car même dessaoulée depuis longtemps, même en colère contre lui, je ne peux<br />

que confirmer des paroles proférées en état second : un visage d’ange, un corps à<br />

tomber et un charme infernal.


Une invitation aux fantasmes…<br />

Comme s’il devinait vers quoi dérive alors mon imagination, il précise en<br />

tendant vers moi sa main ouverte en signe de paix.<br />

– Et je tiens à te redire une chose importante : nous n’avons pas couché<br />

ensemble.<br />

Je hausse les épaules, mais je me sens devenir cramoisie. Sous son regard<br />

amusé, je ne sais plus où me mettre. Ma raison rame et cherche désespérément<br />

un moyen de se rattraper aux branches.<br />

Et pas à lui qui se rapproche de moi d’un pas ondulant… me sermonné-je.<br />

– Ce mariage est une folie, murmuré-je en sentant que je suis acculée.<br />

Au propre <strong>com</strong>me au figuré.<br />

Penchant la tête sur le côté, il me sourit si malicieusement que cela me fait<br />

trembler. Ce type est l’incarnation du péché de tentation qui aurait bouffé celui<br />

de la gourmandise et de la luxure…<br />

– Écoute, dit-il alors d’une voix conciliante. Tu en as besoin et le Shelter<br />

aussi.<br />

Une partie de moi résiste fermement, tandis que l’autre se perd dans la<br />

contemplation de ses yeux : un lac immensément bleu et limpide. J’essaie de<br />

garder la tête froide et de penser à ce qui motive son envie de m’aider.<br />

– J’ai <strong>com</strong>pris, c’est pour l’argent ?<br />

– Ton héritage, je m’en fous, réplique-t-il un peu agacé. Et si tu veux, je te<br />

signe un papier là tout de suite pour dire que ton fric, je n’y touche pas.<br />

Il fourre à nouveau ses deux mains dans ses poches.<br />

– Mais à ta place, je n’insisterais pas sur ce sujet parce que si on y réfléchit<br />

bien, ça serait plutôt toi qui aurais pu m’épouser pour mon argent, suggère-t-il<br />

sentencieusement.


Il plante ses yeux bleus <strong>com</strong>me l’azur dans les miens, <strong>com</strong>me un défi.<br />

À cet instant, un grondement retentit : mon portable se met à vibrer sur la<br />

table. Je jette un coup d’œil rapide pour savoir qui me dérange au moment où je<br />

vais porter l’estocade à l’arrogant en face de moi. « Monty Morgans » s’affiche<br />

sur l’écran.<br />

– Manquait plus que lui, soupiré-je en reconnaissant le nom du gestionnaire<br />

du trust.<br />

Tandis que j’hésite à répondre, Jesse me décoche un long regard aussi<br />

impératif que troublant.<br />

– Oui ? réponds-je en attrapant le téléphone.<br />

– Chère Willow, recevez toutes mes félicitations, dit Monty Morgans. Je suis<br />

très honoré de vous confirmer que la première phase de la tâche que votre<br />

regrettée grand-mère m’a confiée est à cette heure-ci exécutée.<br />

– De quoi parlez-vous ? dis-je, alertée par son ton inhabituel.<br />

– Tout est en ordre ! m’explique Monty Morgans d’une voix qui doit être la<br />

plus joyeuse de ses possibilités. Dès que j’ai reçu l’acte d’union que vous<br />

m’avez adressé, et encore bravo pour votre célérité, j’ai vérifié auprès des<br />

autorités administratives locales du <strong>com</strong>té de Clark, qui m’ont fait suivre votre<br />

certificat de mariage. Pour moi, les conditions stipulées sont remplies et j’ai ainsi<br />

le plaisir de vous annoncer que la totalité du patrimoine de votre grand-mère est<br />

versée à votre crédit sur nos livres de <strong>com</strong>pte, de même que l’immobilier est en<br />

cours de transfert à votre nom. Tout ceci <strong>com</strong>pte tenu des délais d’enregistrement<br />

inhérents à certaines formalités.<br />

Comme je reste bouche bée, Jesse me fixe, intrigué. Abasourdie, je tire la<br />

chaise à moi et me laisse tomber dessus. Ma première pensée est que j’ai dû<br />

zapper une étape. La deuxième que les rouages de l’administration sont<br />

bigrement rapides et/ou extralucides. La troisième, que quelque chose de grave<br />

vient de s’enclencher de façon irrémédiable. Complètement perdue et angoissée,<br />

j’ai l’impression de trembler de la tête aux pieds alors que mon corps tétanisé<br />

semble pris dans les glaces tandis que mon cerveau patauge sous la banquise,<br />

cherchant la lumière…<br />

– Il faudra en effet quelques jours pour régulariser les actes de propriété,


notamment pour la maison de Park Avenue, mais tout est prêt, nous avions<br />

évidemment anticipé une bonne nouvelle de cet ordre, qui aurait tellement réjoui<br />

votre grand-mère.<br />

– Attendez une seconde, dis-je soudain à Monty en percutant à retardement<br />

sur ses mots « que vous m’avez adressé ».<br />

Laissant l’appel en suspens, je fouille dans mes mails envoyés pour y<br />

découvrir celui que j’ai en effet adressé à Monty Morgans à trois heures<br />

cinquante du matin, depuis Vegas.<br />

Donc bourrée mais pas <strong>com</strong>plètement à côté de la plaque.<br />

Sous le choc, je ne saisis pas vraiment les différences que Monty Morgans<br />

m’expose alors scientifiquement entre gestion conseillée, prudente ou à risque.<br />

Au milieu de ce charabia, émergent de temps à autre ses félicitations renouvelées<br />

et ses vœux de bonheur. Quand je reprends mes esprits, Monty Morgans en<br />

profite pour enfoncer le clou du dilemme dans mon crâne.<br />

– Ce mariage doit s’inscrire dans la durée pour que la jouissance de l’héritage<br />

reste pérenne.<br />

Sachant que j’étais à l’instant où il a appelé en train de tenter de divorcer, je<br />

reste silencieuse.<br />

– Par ailleurs, je me permets de revenir sur le contrat de mariage que vous<br />

avez établi sous seing privé dans la nuit de samedi à dimanche dernier. Outre<br />

quelques irrégularités de forme, il <strong>com</strong>porte un certain nombre de conditions<br />

étranges mais j’ai vérifié auprès de notre service juridique, ce document est tout<br />

à fait recevable. Je n’en ai que la photo que vous nous avez envoyée, mais<br />

l’administration nous fait parvenir l’original par courrier en express.<br />

– Contrat de mariage ? répété-je stupéfaite en fixant Jesse.<br />

Frottant son menton d’un air surpris, Jesse secoue la tête de gauche à droite,<br />

visiblement aussi ignorant que moi à ce sujet. Mais très concerné, il s’approche,<br />

semblant vouloir lire avec moi. Je ne suis pas sûre que la proximité de son corps<br />

m’aide à y voir plus clair…<br />

Tout en le surveillant d’un œil, je reviens dans mes messages envoyés.


J’aperçois alors un deuxième mail envoyé à Monty Morgans à trois heures<br />

cinquante-quatre intitulé « Contrat de mariage, conditions particulières établies<br />

par Willow et Jesse en toute pleine conscience conjugale ».<br />

– Oh putain, murmuré-je.<br />

– Je <strong>com</strong>prends, c’est l’émotion, dit Monty, fin psychologue. C’est une lourde<br />

responsabilité qui vous in<strong>com</strong>be que d’avoir à présent entre vos mains le<br />

patrimoine hérité de votre famille. Charge à moi de toujours vous conseiller avec<br />

justesse et <strong>com</strong>pétence. Aussi il est de mon devoir de…<br />

Fermant les yeux, je n’entends pas la fin de sa phrase, noyée dans la menace<br />

qui tambourine dans ma tête : si le mariage est rompu avant un an…<br />

– L’héritage devra être restitué dans sa totalité, y <strong>com</strong>pris ce qui aurait pu être<br />

dépensé, grésille en chœur la voix de Monty.<br />

– Qu’est-ce qui se passe ? demande Jesse en pressant vivement mon épaule<br />

avec la main.<br />

Étonnée, je me crispe mais en même temps, frissonne agréablement de la tête<br />

aux pieds au contact de ses doigts. Je lève le visage vers lui : tendue, son attitude<br />

évoque un fauve aux aguets, prêt à bondir sur quiconque attaquerait.<br />

Je lui adresse un sourire mi-figue mi-raisin. Il retire sa main mais nos regards<br />

restent rivés l’un à l’autre quelques secondes.<br />

La voix de Monty me fait revenir au réel et à ce contrat de mariage.<br />

– Je vous dérange peut-être ? demande Monty.<br />

– Mon m… Jesse Halstead est avec moi, je mets en haut-parleur, réponds-je<br />

avant de faire les présentations. Monty Morgans…<br />

– Très honoré, Monsieur Halstead, dit Monty dont je visualise à distance<br />

l’attitude : tête inclinée, paupières mi-closes, le respect incarné.<br />

– Salut Monty, lance Jesse en retour.<br />

Si je n’étais pas si nerveuse, je pourrais sourire de son côté provoc.<br />

– J’évoquais avec Willow ce contrat, continue Monty imperturbable.<br />

– Et ses conditions, murmuré-je tout en ouvrant la pièce jointe.


Rauque et sèche, ma voix semble appartenir à une autre. Jesse me lance un<br />

regard rassurant puis se penche pour lire ce contrat qui fera certainement date<br />

chez les gestionnaires de trust du monde entier. Même le placide Monty Morgans<br />

a dû en avoir une attaque en le voyant : sur du papier orné d’une frise de cœurs,<br />

une liste manuscrite… En lisant la première condition « Emménager d’ici<br />

10 jours sous le même toit », je me lève, paniquée. J’en ai presque le souffle<br />

coupé.<br />

– Mais je ne peux pas faire ça ! Déjà qu’épouser un inconnu et ne pas s’en<br />

souvenir, c’est flippant, alors vivre avec lui, là tout de suite, c’est au-dessus de<br />

mes forces, dis-je d’une voix sourde.<br />

Un peu affolée, j’arpente l’espace entre le bureau et la fenêtre. Vu la taille de<br />

la pièce, je tourne presque sur moi-même, ce qui ne fait qu’accentuer mon<br />

impression d’être prise au piège. Une inquiétude, hélas familière, celle de ne pas<br />

avoir le contrôle de ce qui m’arrive, se propage en moi à la vitesse de l’éclair.<br />

– On est obligés ? demandé-je d’une petite voix.<br />

– Pour n’être pas considéré <strong>com</strong>me nul, le mariage exigé par le testament de<br />

votre grand-mère implique certaines obligations dont je ne vous avais pas encore<br />

parlé, qui incluent la vie <strong>com</strong>mune, et je me réjouis de voir ceci repris en termes<br />

de délais dans votre document au style tout à fait personnel, me répond Monty<br />

d’une voix qui me semble venir d’outre-tombe.<br />

– Alors, on n’a pas le choix : il faut divorcer, dis-je en me tournant vers Jesse<br />

avec espoir.<br />

– Non, répond-il sans animosité.<br />

Marquant sa neutralité, le gestionnaire toussote au bout du fil.<br />

– Mais tu vois bien que ça ne peut pas marcher à cause de cette histoire de vie<br />

<strong>com</strong>mune, dis-je en espérant le faire fléchir.<br />

Il secoue la tête en souriant gentiment. Cette fois, son refus ne m’énerve plus :<br />

il me panique.<br />

– Je suis sûr qu’on va trouver une solution, dit Jesse calmement en esquissant<br />

un pas vers moi.


Je recule contre la fenêtre. Le regard de Jesse est rivé au mien, <strong>com</strong>me s’il<br />

voulait me ramener à la raison. Mais cette fonction a disparu de mon cerveau.<br />

– Et si on détruit ce contrat de mariage ? demandé-je prête à foncer chez<br />

Monty et à mettre le papier en miettes.<br />

Sans que le gestionnaire n’ouvre la bouche, les mots « obligation », « clause<br />

», « testament » vrillent mes oreilles.<br />

– Alors on doit pouvoir trouver un <strong>com</strong>promis ? Un truc qui ne dérange<br />

personne, juste entre nous… Commencer par un petit moment de temps en<br />

temps ? Avoir juste une boîte aux lettres <strong>com</strong>mune ? Engager un sosie ? Louer<br />

des clones ?<br />

J’imagine même soudoyer Monty… Mais au fur et à mesure que j’envisage<br />

des options, je connais déjà toutes les réponses : non. Debout à côté du bureau,<br />

Jesse me sourit, encourageant.<br />

– Alors c’est vraiment tout ou rien ? gémis-je à cours de proposition.<br />

– Tout, au final, ça ne fera pas grand-chose ! fait remarquer Jesse d’un ton<br />

serein. Je suis rarement à New York, toujours en enregistrement, en concert, en<br />

tournée.<br />

– Un an de tournée ?<br />

Il éclate de rire.<br />

– J’en parlerai à Tyler ! Mais dans l’immédiat, je pars dans 15 jours pour<br />

plusieurs semaines.<br />

J’enregistre malgré moi l’information. Ses yeux bleus restent posés sur moi,<br />

paisibles et souriants.<br />

– De toute façon, c’est impossible, reprends-je un peu apaisée par son calme.<br />

Il y a Dobby, mon chien.<br />

– Je crois que j’ai déjà fait sa connaissance, sourit Jesse.<br />

– Il est très exclusif, il bouffe tout et il fout des poils partout sur le canapé.<br />

– Je ne suis pas allergique. Et regarde, c’est prévu.<br />

Dans son regard amusé, je ne vois ni moquerie ni ruse. Quittant alors mon


poste de défense près de la fenêtre, je me rapproche pour voir ce dont il parle. Il<br />

me montre le point suivant de notre liste : « Dobby, chiot Beagle de 6 mois, bien<br />

propre et inaliénable de Willow Blake, sera le bienvenu, il aura sa gamelle dans<br />

la cuisine et aura la permission de dormir sur le canapé du salon ». Je hausse les<br />

épaules.<br />

– De toute façon, ce contrat, c’est n’importe quoi, répété-je.<br />

– C’est clair. D’ailleurs, je me demande qui a mis ça, dit Jesse en pointant son<br />

index sur la phrase « cuisiner des œufs au bacon avec des haricots au petit déj est<br />

exclu ».<br />

Malgré mon angoisse toujours présente, je ne peux m’empêcher de sourire.<br />

– Je suppose que c’est moi, je déteste ça.<br />

– Ah bon ? s’étonne Jesse, mais je croyais que tu…<br />

– Et ça, tu es sérieux ? le coupé-je en déchiffrant le point suivant. « Jesse aura<br />

le droit de jouer du violon de sept à vingt-deux heures. »<br />

– Même si je ne suis pas souvent là, il faut que je travaille tous les jours. Mais<br />

on dirait que tu as ajouté un codicille : « Après vingt-trois heures, Jesse sera prié<br />

d’aller sous le cerisier japonais de Central Park. »<br />

– Non mais… « Chanter sous la douche est autorisé quels que soient l’heure,<br />

le jour et la température de l’eau, à condition que ce ne soit pas de la pop<br />

sirupeuse », c’est quoi ce délire ?<br />

– En tous les cas, on dirait qu’on a pensé à tout…<br />

Je ne sais plus où j’en suis. Par la faute d’un enchaînement d’idées délirantes<br />

accumulées lors d’une nuit d’inconscience, je suis sur le point d’hériter d’une<br />

fortune à condition de vivre avec ce mari que je ne connais pas mais qui ne veut<br />

soudainement plus me quitter d’une semelle pendant un an au motif qu’il<br />

souhaite que je dispose de cet héritage. Tout va bien…<br />

– Justifiés ou pas, quels que soient les motifs personnels de vos hésitations, il<br />

importe de se poser les bonnes questions et d’être pragmatique : que souhaitezvous<br />

faire à cette heure-ci, rester mariés ou divorcer ? intervient Monty<br />

Morgans.<br />

Vu les conséquences de chacune de ces options, j’ai un peu l’impression qu’il<br />

me somme de choisir entre la peste et le choléra, et qu’il ne manque à ce tableau


éjouissant que la gale, la tuberculose et la corde pour me pendre…<br />

– Tu connais ma position, dit Jesse en s’asseyant sur un coin du bureau.<br />

Je le fixe un moment : il hoche la tête tandis que je cherche à mesurer son<br />

degré de sincérité. Pourquoi un inconnu voudrait-il tant m’aider alors que celle<br />

dont j’étais la plus proche, ma grand-mère, a pris toutes les mesures pour me<br />

<strong>com</strong>pliquer la vie ?<br />

Comme quoi, on est souvent surpris par ses proches.<br />

– Fais-moi confiance, dit-il.<br />

Déstabilisée par l’intensité de son regard, je détourne le mien et recule vers la<br />

fenêtre. Le son mat de ses doigts qui pianotent calmement sur la table semble<br />

envahir tout l’espace et résonner jusque dans mon crâne. Je dois réfléchir. Mes<br />

yeux passent sur les photos épinglées au mur, les cartes postales que les jeunes<br />

m’ont envoyées et le petit tableau représentant un paysage de bord de mer que<br />

m’a offert Nathan. Sur le bureau, une brique taguée par Melvin fait office de<br />

presse-papiers. Mon regard tombe sur le cadre ovale où sourit le visage de ma<br />

grand-mère : je soupire.<br />

Pourquoi ? lui demandé-je.<br />

Je ne peux pas imaginer qu’elle ait voulu que je me montre vénale et cupide<br />

au point de faire n’importe quoi pour toucher son héritage. Il doit y avoir autre<br />

chose. Elle a voulu me mettre à l’épreuve. Mais de quoi ?<br />

Dans ce contexte absurde, il me suffit peut-être, <strong>com</strong>me l’a suggéré Monty,<br />

d’affronter les choses de façon pragmatique et de prendre le problème par l’autre<br />

bout. Plutôt que de penser au mari, puisque j’en ai un à présent, penser à la<br />

finalité : à quoi cet héritage va-t-il servir ?<br />

Si je pense aux 25 jeunes massés autour de moi tout à l’heure, à la confiance<br />

qu’ils nous font, à l’espoir qu’ils retrouvent ici, et à ce que tous vont devenir si le<br />

Shelter ferme ses portes… la réponse est limpide. Et ma décision évidente.<br />

Pour que je puisse hériter, ma grand-mère a voulu que je m’engage, c’est fait !<br />

Et mon engagement, lui, est consacré à 300% au Shelter.


Alors même si ça paraît fou, je prends ce mariage <strong>com</strong>me un coup de poker :<br />

un an de ma vie contre la possibilité de continuer l’action du Shelter de façon<br />

durable. Et dans ce cas, face à toutes les difficultés que rencontre le Shelter, ma<br />

bague au doigt me donne une main gagnante !<br />

Ce qui n’est pas si délirant pour un mariage contracté à Las Vegas !<br />

– C’est ok, j’accepte le deal : nous restons mariés.<br />

Les doigts de Jesse cessent aussitôt de marquer le rythme sur le bois.<br />

– Félicitations, dit Monty Morgans.<br />

Souriant imperceptiblement, Jesse opine. Il ne fait pas de <strong>com</strong>mentaire mais il<br />

me semble voir passer du soulagement dans son regard.<br />

Ou c’est juste que je lui attribue ce qui se passe en moi.<br />

Car, pour ma part, je respire enfin. Heureuse d’avoir pris ma décision, je me<br />

sens apaisée et presque sereine. La seule chose qui <strong>com</strong>pte est la survie du<br />

Shelter. Et par un étrange coup du Destin, elle est désormais assurée.<br />

Un peu secouée tout de même, je pense aux nombreux risques du marché que<br />

je viens d’accepter. Mais une fesse toujours posée sur mon bureau, le risque<br />

principal m’observe, arborant désormais un sourire très assuré.<br />

Modèle breveté craquant.<br />

Mais c’est fini ! Si j’ai pu me laisser influencer par un tel potentiel de<br />

séduction au centimètre carré, c’était pour la bonne cause et je jure qu’à l’avenir,<br />

je ne mollirai pas. Je saurai garder mes distances, protéger mes intérêts et veiller<br />

à mon libre arbitre. Aussi, je lui souris en retour mais je serre les poings, les<br />

fesses et les dents.<br />

Même plus la peine de me faire le coup des fossettes !<br />

Car OK, on est mariés et on va devoir vivre ensemble, mais ce mariage<br />

n’existe que sur le papier. Et il a une date de péremption.


Dans un an, on divorce !<br />

Bras croisés, je le fixe impassible, tout en maudissant celui qui a mis au point<br />

les lois de l’attraction naturelle. Jetant un dernier regard sur ces lèvres<br />

entrouvertes, ces fossettes en folie, ces yeux bleu turquoise, bref tout ce visage<br />

qui <strong>com</strong>plote pour me faire craquer, je me fais une promesse : quelle que soit la<br />

difficulté de la mission que je m’impose, quels que soient les charmes dont il<br />

dispose, je ne flancherai pas.<br />

Ce mariage n’est pas qu’une transaction. C’est un véritable challenge…<br />

Soudain, des applaudissements retentissent. Dans la porte soudain<br />

entrebâillée, des visages hilares apparaissent. Je sursaute. On nous espionne ?<br />

Mais depuis quand ?<br />

– Vive les mariés !<br />

Des rires et des bousculades se font entendre. Plusieurs ados sont là, les yeux<br />

brillants : vu leur sourire réjoui, ils n’ont pas perdu une miette de la conclusion à<br />

laquelle nous sommes arrivés. Un peu vexée, je m’apprête à leur rappeler le droit<br />

à l’intimité et le respect de la vie privée inscrits dans les règles de vie <strong>com</strong>mune<br />

du Shelter. Mais leur excitation presque enfantine, leur façon de dévorer Jesse<br />

des yeux et les pouces levés qu’ils m’adressent me font sourire. Embarrassée, je<br />

reste un peu figée. Avec un sourire, Jesse se remet debout puis ramasse<br />

tranquillement son violon. Il semble parfaitement à son aise.<br />

– Aucune déclaration à la presse, plaisante-t-il d’un ton léger.<br />

Les ados se poussent du coude pour être près de lui. Derrière eux, Nathan et<br />

Emma s’avancent, l’air ahuri. Ont-ils entendu toute notre conversation ou juste<br />

la fin ? Gênée, je rougis. Nathan m’interroge d’un regard soucieux et Emma<br />

fronce les sourcils, incrédule, tout en articulant quelque chose que je n’entends<br />

pas dans le chahut des ados. À l’idée de leur réaction, une enclume tombe sur ma<br />

poitrine.<br />

Le silence se fait. Quand il aperçoit les deux adultes derrière les jeunes, une<br />

légère contraction passe sur le visage de Jesse, puis retrouvant son air tranquille,<br />

il sourit à l’assemblée avant de se déplacer nonchalamment vers moi. Au


passage, il m’adresse un rapide coup d’œil, <strong>com</strong>me pour vérifier <strong>com</strong>ment je<br />

<strong>com</strong>pte gérer la situation.<br />

Totale impro… et sans aucune expérience en la matière !<br />

Honnêtement, je préférerais refermer la porte, me planquer sous le bureau et<br />

demander au machiniste de tout rembobiner. Revenir à vendredi dernier avant ce<br />

week-end à Vegas… Je ferme les yeux pour tenter de tout effacer. Mais quand je<br />

les rouvre, tous m’observent. Au premier rang, le regard inquiet de Melvin me<br />

donne la force de me lancer.<br />

Je suis l’adulte, j’assume, je gère…<br />

– Je ne sais vraiment pas par où <strong>com</strong>mencer…<br />

Quand je m’interromps, la voix coupée par l’émotion, Jesse se rapproche<br />

encore de moi. Son corps si près du mien, son parfum entêtant, les regards<br />

affectueux de mes amis, les visages interrogatifs des ados, tout cela me donne le<br />

tournis, mais je poursuis, étonnamment rassurée et encouragée par la présence à<br />

mon côté de celui qui est désormais mon mari…<br />

– C’est une bonne nouvelle pour nous tous. Pour moi, c’est assez bizarre et<br />

tout nouveau. Vous êtes les premiers au courant : Jesse Halstead et moi…<br />

Il me semble que je n’aurai jamais assez de salive pour continuer. Suspendue<br />

à mes lèvres, Emma m’encourage, les larmes aux yeux.<br />

– On est…, enfin on a… Bref, le résultat est que le Shelter va pouvoir<br />

continuer son activité et qu’on va déménager ! dis-je en ayant conscience d’avoir<br />

occulté la partie centrale de mon discours.<br />

Comme si j’étais passée de l’entrée à l’addition sans le plat de résistance…<br />

en partant avec la nappe et en me prenant les pieds dedans.<br />

– Donc, vous deux, vous allez rester… demande Emma d’une voix aiguë qui<br />

reste suspendue en l’air, sans que le mot ne touche terre.<br />

– Mariés, <strong>com</strong>plète la voix grave de Jesse quand le silence se met à devenir<br />

pesant.


Surprise par son intervention, je me tourne brusquement vers lui. Quand je le<br />

dévisage, son regard bleu me semble flou, presque noyé de brume. Il vacille un<br />

bref instant puis retrouve son assurance. Inclinant la tête, Jesse m’adresse alors<br />

un sourire affectueux qui m’étonne puis il se penche vers moi pour chuchoter :<br />

– C’est la vérité, non ?<br />

Un peu soufflée, je hoche la tête sans répondre, trop bouleversée par ce<br />

moment, par tous ceux qui ont précédé et par cette émotion inattendue que j’ai<br />

aperçue dans son regard.<br />

– C’est vrai, Willow ? dit alors Nathan d’une voix étranglée.<br />

Comme mon ami et boss est livide, je me sens très mal, mais j’acquiesce sans<br />

hésiter. Puis, je ne vois plus son visage, car Emma se jette à son cou en<br />

sanglotant. Après s’être interrogés du regard, tous les jeunes les entourent et se<br />

collent à eux en se prenant par les épaules. Cette mêlée spontanée me donne<br />

envie de fondre en larmes à mon tour. Et de les rejoindre.<br />

– Ce n’est rien, juste la joie. Mais, félicitations, c’est formidable ! rit Nathan<br />

en me souriant.<br />

Il pleure à moitié tout en riant et en allongeant ses bras pour essayer de tenir<br />

tous les jeunes contre lui. Un bloc de quinze tonnes se retire de ma poitrine. À ce<br />

moment-là, un fracas de vaisselle brisée retentit.<br />

La marée de visages se tourne brutalement vers le fond du salon où se dresse<br />

un nouvel arrivant, dont les yeux exorbités et la bouche ouverte indiquent<br />

l’in<strong>com</strong>préhension et la surprise. À ses pieds, gît un vase en morceaux parmi des<br />

racines entremêlées, des mottes de terre, du ruban rose, des feuilles vert vif et<br />

trois tiges d’orchidées brisées. Jesse fait un pas en avant, prêt à se précipiter.<br />

Contrariée, je me retiens à son bras en soufflant :<br />

– Oliver ?<br />

Il ne manquait plus que ça…


10. Simple <strong>com</strong>me bonjour<br />

Jesse<br />

Pas très réussi <strong>com</strong>me entrée !<br />

Grand, balaise, format demi de mêlée, blond et furibard, le type qui vient de<br />

laisser tomber son pot de fleurs porte un costard ouvert sur une chemise blanche<br />

et ses chaussures brillent à dix kilomètres. « Bon chic, belle gueule », dirait<br />

Aidan. Cheveux plaqués, mâchoire carrée rasée de près, il balaie la pièce du<br />

regard avant de dévisager Willow. Nathan semble surpris de voir ce type et<br />

Emma lui jette un regard courroucé qui me fait tiquer.<br />

Comme Willow tient toujours mon bras, je pose ma main sur la sienne.<br />

Très mauvais réflexe !<br />

Elle retire brutalement ses doigts et me jette un regard exaspéré, à dominante<br />

glaciale.<br />

Clairement pas le moment de faire le mec possessif…<br />

– Tu te moques de moi ? lâche froidement l’inconnu.<br />

À côté de moi, Willow se fige. Sa respiration s’accélère et son visage se<br />

ferme. Ses yeux vont des jeunes ébahis au type rouge de colère.<br />

– Et c’est qui ? ajoute-t-il en me toisant de la tête aux pieds.<br />

De loin, je lui souris aussi aimablement qu’à un fan excité qui essaie de me<br />

soutirer ma chemise en plus d’un autographe : poli, un peu froid mais ferme.<br />

– C’est Jesse Halstead, lance un des jeunes.<br />

– Salut !


Dédaignant ma tentative de diplomatie, l’intrus ne réagit pas et détourne<br />

délibérément son regard vers Willow.<br />

– Tu es mariée avec lui ? Sans même m’en avoir parlé ? Et depuis quand tu le<br />

connais ?<br />

Je souris malgré moi : lui aussi a mal choisi son moment pour faire le mec<br />

jaloux.<br />

Mais Willow me jette un rapide coup d’œil qui ne me rassure pas. Est-ce qu’il<br />

y a encore quelque chose entre eux ? L’idée qu’elle ait pu aimer ce mec me met<br />

en colère.<br />

Qu’elle l’aime encore est une option que je ne veux même pas envisager.<br />

Et quoi qu’il en soit, le résultat est le même : j’ai envie de le foutre dehors,<br />

rien que parce qu’il a <strong>com</strong>pté dans sa vie.<br />

Une part de sa vie que j’ignore.<br />

Sans le quitter des yeux, je trépigne sur place, tout en surveillant Willow. Mes<br />

muscles fourmillent, mes poings me brûlent, et je meurs d’envie de me jeter à la<br />

gorge de ce mec pour le faire taire. Car malgré mon titre officiel de mari<br />

récemment obtenu et chèrement gagné, je ne crois pas être le mieux placé pour<br />

intervenir et, connaissant Willow, je ne suis pas sûr qu’elle apprécierait que je<br />

m’en mêle.<br />

Et en plus, me dis-je en la regardant, je ne la connais plus.<br />

Elle est aujourd’hui une parfaite énigme pour moi.<br />

– Mais qu’est-ce qui t’a pris ? C’est <strong>com</strong>plètement dingue de se marier<br />

<strong>com</strong>me ça, du jour au lendemain.<br />

On y a pensé merci, me retiens-je de répondre du tac au tac tout en posant<br />

mon étui de violon sur le côté en sécurité.<br />

Au cas où…


– Tu as vraiment perdu la tête, Willow ! persifle alors le blond.<br />

– Ça suffit, Oliver, intervient le grand roux.<br />

Le mec en costard lui jette un regard mauvais. Du coin de l’œil, j’aperçois<br />

Emma et Nathan faire signe aux jeunes de se rassembler pour les faire sortir.<br />

– On est restés deux ans ensemble, ce n’est pas rien…<br />

Toujours immobile, Willow se mord les lèvres. Ressurgi du passé, ce petit tic<br />

incontrôlable m’attendrit. Tout en me retenant encore plus fort auprès d’elle, il<br />

démultiplie mon envie furieuse de bondir sur le type.<br />

– Tu dépasses les bornes, Oliver, gronde Nathan. Tu es chez nous ici. Et chez<br />

nous, personne ne hausse la voix ni n’insulte quiconque.<br />

Sans même regarder Nathan, le dénommé Oliver pousse un soupir de mépris<br />

et reprend en avançant dans le salon. Je le suis du regard.<br />

– Figure-toi que, <strong>com</strong>me un con, j’étais venu te proposer de t’épouser. Je<br />

l’aurais fait pour toi, Willow, même si c’était pour satisfaire ta soif d’héritage.<br />

– Tu ferais vraiment mieux de partir, Oliver, dit Nathan d’une voix glaciale.<br />

– Mais visiblement, t’avais plutôt le feu au cul pour aller aussi vite en<br />

besogne ! Ta pauvre Maméléna doit se retourner dans sa tombe. C’est clair que<br />

je ne vais pas me plier en quatre pour une malade qui préfère épouser le premier<br />

mec équipé d’une bite et d’un violon qui passe par là.<br />

– Écoute super-connard d’enfoiré de trou du cul, maintenant tu lui fous la<br />

paix, lâche Emma après avoir refermé les portes vitrées derrière les derniers<br />

jeunes.<br />

– Va te faire foutre ! réplique Oliver en regardant Willow.<br />

Ces mots me font bondir. À cet instant, plus rien ne me retient, seules existent<br />

l’envie de le démonter et la volonté ferme de lui faire bouffer son costard et ses<br />

pompes. Grondant de fureur, je me rue en avant. Mais Willow me double et abat<br />

une claque monumentale sur la joue de l’enfoiré qui l’insulte depuis trop<br />

longtemps.<br />

– Bien fait ! crient les jeunes.<br />

Je ne peux m’empêcher de sourire et honnêtement, j’aurais presque envie de


l’applaudir : quelle baffe ! Fixant le Trouduc droit dans les yeux, elle ajoute :<br />

– Disparais de ma vie, ne cherche pas à me voir et ne t’avise plus jamais de<br />

prononcer le nom de ma grand-mère !<br />

Cramoisi, les yeux exorbités, le type tremble sur ses jambes mais ne dit pas<br />

un mot. Il finit même par baisser le regard.<br />

Rien n’a jamais pu résister à Willow en colère…<br />

Avec son bras encore levé, ses yeux verts qui envoient des éclats furieux et sa<br />

peau diaphane flamboyante, on dirait l’incarnation de la Justice.<br />

Mais Dieu, qu’elle est belle !<br />

Heureusement que sa colère n’est pas dirigée contre moi, souris-je en<br />

revenant à la réalité : Oliver qui frotte sa joue. Et maintenant que Willow m’a<br />

ouvert la voie, je peux intervenir.<br />

Presque avec sa bénédiction !<br />

– Tu as entendu ? intimé-je au furieux en guise d’avertissement.<br />

Il bouge une oreille et je l’éclate.<br />

Le type hésite, puis recule avant de faire un demi-tour crispé pour se diriger<br />

vers la sortie.<br />

Bon débarras.<br />

Je le suis des yeux un moment puis, en entendant Willow soupirer, je me<br />

tourne vers elle, inquiet et surpris. Car à cet instant, sans qu’elle ait dit un mot, je<br />

sais au plus profond de moi ce qu’elle ressent.<br />

Comme avant…<br />

Visage baissé vers le sol, elle murmure.<br />

– Je suis désolée… Je n’aurais jamais dû faire ça devant les jeunes, il m’a fait<br />

sortir de mes gonds.


– Tu n’es pas la seule, moi aussi, entends-je Emma dire derrière nous.<br />

Bouleversé que Willow ne pense qu’à s’excuser, et non à maudire le type et<br />

que ses premières pensées soient pour les jeunes, je me tourne vers elle. Je<br />

voudrais lui dire… Mais ses yeux s’arrondissent soudain en fixant un point<br />

derrière moi.<br />

Mon auréole sûrement, celle que j’ai méritée pour être resté calme !<br />

Un cri de guerre me déchire soudain les tympans. Une volée de coups s’abat<br />

sur mes omoplates suivie d’un corps qui se jette sur moi. Surpris, je vacille sous<br />

un poids lourd et agité : Oliver. Soufflant <strong>com</strong>me un taureau dans ma nuque, il<br />

cherche à me ceinturer. Je titube quelques secondes puis bandant tous les<br />

muscles de mon torse, je glisse mes mains entre l’étau de ses bras et le repousse<br />

en tordant son épaule droite vers l’arrière. Il rugit en reculant. Je pivote <strong>com</strong>me<br />

une toupie pour lui faire face. Ramassé sur lui-même, il me cueille d’une droite<br />

monumentale sur la tronche. Je ne l’avais pas vue venir celle-là. La bouche en<br />

sang, je vois au moins dix systèmes solaires.<br />

Mais faut pas me chercher !<br />

Tendant le bras, je l’attrape par le col. Un bruit craquant de déchirure<br />

s’échappe de son costume et je lui colle un poing dans le bide. Il se plie en deux.<br />

Sans lui laisser le temps de prier, je le remonte vers le ciel d’une droite au<br />

menton. Sonné, les yeux en soucoupe volante, il me regarde en vacillant, tout en<br />

tentant de riposter dans le vide. Un crochet sur la tempe l’étale sur le sol.<br />

À peu près dans le même état que ses fleurs. J’essuie ma lèvre sur le dos de<br />

ma main tout en fixant ma rose des vents couverte de sang. Puis je lui tends la<br />

main pour qu’il se relève. Mais ce trouduc refuse.<br />

Va mourir !<br />

Après s’être relevé avec le peu de dignité qui lui reste, il traîne la patte vers la<br />

porte. Comme moi, les jeunes le suivent du regard. Quand je leur souris, ma<br />

lèvre fendue me fait grimacer. Willow se rapproche de moi, puis observe mes<br />

mains et ma blessure.<br />

– Tu as mal ?


– Non, pas trop.<br />

– Tant mieux, se radoucit-elle. Oliver a été odieux. Je ne sais pas ce qui lui a<br />

pris. Et je suis désolée que tu aies été mêlé à ça.<br />

– Ce n’est rien. Je n’ai fait que mon devoir de mari !<br />

– C’est un mariage de convenance, on n’a aucun devoir l’un envers l’autre,<br />

murmure-t-elle.<br />

– Ah tant mieux, j’avais peur de te devoir fidélité, assistance et protection<br />

dans le bonheur ou les épreuves.<br />

Quand elle me sourit, ça fait des étoiles dans ses yeux. L’équivalent de trente<br />

systèmes solaires réunis dans deux billes vertes. Le hic est que je suis <strong>com</strong>me le<br />

mec dans la navette spatiale en orbite autour…<br />

Genre Laïka chien de l’espace qui fait coucou par la vitre, la tête à l’envers !<br />

Agacé de me sentir troublé, je regarde autour de nous. Le salon s’est vidé.<br />

Très pros, Nathan et Emma ont regroupé les jeunes dans la cuisine et discutent<br />

avec eux, sans doute en train de débriefer ce qui s’est passé.<br />

– Bon, il faut que j’y aille, dit Willow en suivant mon regard.<br />

Mais elle ne bouge pas. Quant à moi, je ne peux pas la quitter des yeux.<br />

Comme on reste tous les deux scotchés sur place, elle me lance un regard en<br />

biais avant de rediriger son regard vers la cuisine.<br />

– On a plein de boulot avec le déménagement de l’asso, reprend-elle. Ça ne<br />

va pas être simple.<br />

À sa voix un peu enrouée, je sens son malaise. Quand elle se mord les lèvres,<br />

je sais qu’elle pense aussi à notre emménagement sous le même toit et aux<br />

aspects pratiques de cette cohabitation. Craignant de la brusquer et qu’elle se<br />

referme aussi sec, je suggère d’un ton neutre.<br />

– Il faudrait qu’on parle assez vite de notre vie <strong>com</strong>mune.<br />

– On s’appelle ? propose-t-elle en évitant de me regarder. Parce que là, je n’ai<br />

vraiment pas le temps.<br />

– Moi non plus.<br />

Mais aucun de nous deux ne bouge davantage. Il me semble qu’à chaque


instant, elle peut rentrer dans sa coquille. Je sors lentement mon portable, et sans<br />

un mot nous échangeons nos numéros. Je lui souris mais elle semble à nouveau<br />

un peu distante.<br />

– Salut alors, dit-elle.<br />

J’essaie à nouveau de capter son regard mais elle se dirige vers son bureau.<br />

Après le mariage éclair, la vie <strong>com</strong>mune ne va pas être évidente à gérer : nous<br />

marchons sur des œufs à chaque instant… Quant à moi, si je ne veux pas faire<br />

d’omelette à chaque pas, j’ai tout intérêt à contenir mes instincts de protection.<br />

Ce qui ne va pas être simple car c’est <strong>com</strong>me si elle m’inspirait l’envie de me<br />

transformer en rempart, en bouclier et en barrage magnétique pour elle. Et en<br />

plus, elle se débrouille très bien sans moi !<br />

Mais je me suis quand même foutu dans un sacré merdier ! me dis-je en<br />

ramassant mon violon.<br />

***<br />

Vêtu de sa tenue bleue, son bip des urgences à la main, Aidan me cherche du<br />

regard dès qu’il entre dans la cafétéria de l’hôpital. Quand il m’aperçoit, un<br />

sourire éclaire son visage. Je l’ai appelé direct en sortant de chez Willow et sans<br />

que j’en dise beaucoup, il a <strong>com</strong>pris que j’avais besoin de lui. « Je te rejoins à<br />

midi, <strong>com</strong>mande <strong>com</strong>me d’hab », a-t-il dit avant de raccrocher.<br />

Amusé par sa façon de slalomer entre les tables en saluant tout le monde d’un<br />

petit sourire ou d’un claquement de paume, je le regarde avancer : à peine plus<br />

petit que moi, tout aussi baraqué, blond presque vénitien, il ne passe pas<br />

inaperçu. D’autant plus que ces derniers temps, ses cheveux sont coupés très ras<br />

et ses joues couvertes d’une fine barbe, ce qui fait ressortir sa gueule de<br />

mannequin et ses immenses yeux bleus, plus clairs que les miens.<br />

– C’était plus simple de t’expliquer de vive voix, lui répété-je une fois qu’il<br />

est assis en face de moi.<br />

Son air de reproche amusé me confirme qu’il ne partage pas cet avis.<br />

– Tu aurais quand même pu me donner des nouvelles avant, lâche Aidan en


entamant son bagel. Tout juste trois textos cryptiques et un selfie en pleine nuit<br />

dans un aéroport !<br />

– OK, ça n’arrivera plus, plaisanté-je. Mais tu ne peux pas imaginer ce qui<br />

m’est arrivé !<br />

– Non, en effet.<br />

– Pour faire bref, mon mariage est valide et enregistré légalement. Et le<br />

hasard ou le Destin ont fait que je suis marié avec… Willow.<br />

– Willow ? Willow Blake ? Tu te fous de moi ?<br />

En pensant au Destin qui a tout l’air de se payer ma tête depuis plusieurs<br />

jours, je respire un grand coup puis je raconte à mon frère <strong>com</strong>ment un total<br />

hasard nous a, Willow et moi, réunis et unis… Et que je ne <strong>com</strong>pte pas laisser<br />

passer cette seconde chance.<br />

– Chance ? souligne Aidan.<br />

Son regard délavé est rivé au mien. Il me fait répéter un certain nombre de<br />

fois puis, acceptant que l’incroyable se soit en effet produit, il finit par dire :<br />

– C’est quand même <strong>com</strong>plètement délirant. Je m’en veux, j’aurais dû aller<br />

avec toi à Vegas…<br />

Je lui souris avec affection : outre sa prédisposition naturelle à devenir mon<br />

ange gardien, mon frère est mon premier fan depuis toujours. Dès qu’il peut, il<br />

assiste à mes shows. Quand nous étions enfants, il a applaudi mes premières<br />

démos en pyjama sur mon lit ; au collège, il vendait les tickets de mes concerts<br />

underground ; au lycée, il a été mon agent, mon directeur artistique, mon service<br />

d’ordre et ma plus fidèle groupie. Toutes ces années, il a été mon grand frère,<br />

protecteur, encourageant, <strong>com</strong>plice et discret. Il est le seul qui sait tout de moi.<br />

Mieux que moi parfois…<br />

– Mais <strong>com</strong>ment va-t-elle ? me demande-t-il en revenant à Willow.<br />

– Plutôt bien. Elle a besoin de moi et de ce mariage pour toucher l’héritage de<br />

sa grand-mère.<br />

Aidan tique. Foncièrement intègre, mon frère a toujours été allergique à toute<br />

<strong>com</strong>bine aux effluves malhonnêtes et, pire encore, si j’y étais mêlé.


– C’est moi qui lui ai proposé.<br />

– Ah, dit sobrement Aidan. Et qu’est-ce qu’elle fait maintenant ?<br />

– Elle bosse pour une association qui s’occupe de jeunes en galère.<br />

– Ça a toujours été une fille entière et engagée.<br />

J’opine, approuvant ce <strong>com</strong>pliment que je sais sincère. Hochant la tête, il reste<br />

silencieux un moment. Il semble détendu mais ses mains qui émiettent son bagel<br />

ne cachent pas le souci qu’il est en train de se faire pour moi.<br />

– Tu es sûr que tu vas pouvoir supporter ça ?<br />

Je hausse les épaules d’un air que je voudrais plus dégagé.<br />

– Écoute, j’ai failli devenir fou quand je l’ai perdue, mais je te garantis que je<br />

ne gâcherai pas cette deuxième occasion.<br />

– Et elle ? Elle vit ça <strong>com</strong>ment ? demande Aidan en m’observant<br />

attentivement.<br />

– Avec caractère… tenté-je de plaisanter. C’est la même qu’avant, en plus<br />

affirmée peut-être.<br />

Je souris, bien conscient de ne pas évoquer l’essentiel ni toutes les menues<br />

différences qui m’ont surpris en elle.<br />

– Elle a conscience de ce que tu as fait à l’époque ?<br />

Je secoue la tête en pensant à ce marché que je viens de conclure avec elle<br />

pour un an.<br />

– Mais que dit-elle de tout ça ? insiste Aidan.<br />

– Rien, réponds-je trop rapidement.<br />

Aidan plisse les yeux, <strong>com</strong>me pour me sonder jusqu’à l’âme. Je recule contre<br />

le dossier de ma chaise. Ma voix s’enroue :<br />

– Elle ne sait toujours plus qui je suis.<br />

– Oh putain ! murmure Aidan.<br />

– Exactement…<br />

Même si je fais tout pour ne pas alerter davantage Aidan, je me sens trembler


des pieds à la tête.<br />

– Tu lui as raconté alors ? dit-il en se rapprochant de moi.<br />

– Pour quoi faire ? Elle pense que j’ai toujours été une rock star célèbre et<br />

c’est ce qui lui plaît chez moi, plaisanté-je.<br />

Souriant légèrement, Aidan me fixe : dans ses yeux bleus, je lis affection,<br />

soutien indéfectible et volonté farouche de m’aider.<br />

– Jesse, tu dois lui dire qui tu es.<br />

– Jamais de la vie, répliqué-je d’une voix étranglée.<br />

– Mais…<br />

– Je ne peux pas, le coupé-je.<br />

Un silence s’installe, lourd de passé et de souvenirs.<br />

– OK, reprend Aidan au bout d’un moment. Comment <strong>com</strong>ptes-tu faire ?<br />

Je suis touché par sa façon de ne jamais s’arrêter à un problème : « passer audessus,<br />

toujours regarder loin devant toi », me disait-il quand j’étais plus jeune et<br />

que je n’obtenais pas ce que je souhaitais.<br />

– J’ai deux semaines de pause avant les shows à Chicago, je vais me<br />

consacrer totalement à elle.<br />

– Mais et toi ? Est-ce que tu penses un peu à toi ?<br />

– Je ne la laisserai pas filer deux fois, dis-je d’une voix sourde.<br />

– C’est ta détermination qui a toujours fait ta force, m’encourage Aidan.<br />

J’appellerais plutôt ça la rage, et un étrange sentiment d’avoir un vide à<br />

<strong>com</strong>bler coûte que coûte mais je me tais.<br />

– Tu sais que je suis là quoiqu’il arrive. Tu peux m’appeler et venir à<br />

n’importe quelle heure, dit-il en attrapant mon poignet.<br />

Je souris un peu ému : à l’école, tous mes copains m’enviaient ce grand frère<br />

bagarreur au grand cœur qu’ils avaient surnommé « le mec qui ne laisse jamais<br />

tomber ». Parce que c’est ça Aidan, un bulldozer, une ambulance et un char<br />

d’assaut. Plus un réservoir d’attention, de bonne humeur et d’optimisme.


– Ça ne va pas être simple, ni pour toi ni pour elle. Il faut lui laisser le temps<br />

de s’habituer et toi, tu dois te préserver un peu et faire attention : retrouver<br />

Willow, <strong>com</strong>me ça, aussi brutalement, est un traumatisme hyperviolent. Ce type<br />

de choc provoque un état de stress non négligeable. Et ajouté à ta fatigue, ton<br />

rythme de folie, tes nuits blanches, tes concerts à droite à gauche, sans parler de<br />

la vie que tu mènes…<br />

Aidan s’interrompt, surpris d’avoir lui-même proféré cette petite phrase qui<br />

nous a tant hérissés ados.<br />

– Une vie de saltimbanque, dis-je en contrefaisant la voix forte de notre père.<br />

Imagine s’il savait que son violoneux de fils s’est marié !<br />

– Et à Vegas, <strong>com</strong>plètement bourré…<br />

– Et que Madonna a conduit la cérémonie, assistée de Marilyn entre deux<br />

machines à sous ! Le grand Professeur Hunter Halstead me renierait s’il savait<br />

ça…<br />

Aidan hausse les épaules.<br />

– « Jesse, tu apportes déshonneur et futilité sur la réputation de notre famille !<br />

», continué-je en imitant les intonations sévères de notre paternel et son attitude<br />

coincée.<br />

Riant à mon imitation, Aidan secoue la tête. Je m’apprête à en rajouter puis,<br />

apercevant une lueur sombre dans son regard, je me retiens. Sur le sujet familial,<br />

je peux vite aller trop loin et faire remonter les mauvais souvenirs.<br />

– Il faut que je retourne travailler, s’excuse Aidan en se levant.<br />

– Moi aussi, j’ai une interview et je n’ai rien préparé.<br />

– Oh, je te fais confiance, tu improviseras.<br />

– J’espère, dis-je en renfilant mon blouson. Sinon, ma réputation est morte !<br />

– Depuis quand tu t’en préoccupes ? rit-il.<br />

Après l’avoir serré dans mes bras, je me dirige vers ma moto garée de l’autre<br />

côté de la rue. Tout en marchant, je pense à Aidan. Ça m’a fait du bien de lui<br />

parler. Il n’y a qu’à lui que je pouvais raconter ça. J’ai vraiment de la chance de<br />

l’avoir. Parce que sans lui, je ne sais pas ce que j’aurais fait de ma vie. Sûrement<br />

de belles conneries… déjà que… Mais c’est peut-être à mon tour de faire


attention à lui, je n’ai parlé que de moi, pourtant ce matin, il avait l’air fatigué. Il<br />

faut dire qu’il a un rythme de dingue : il travaille H24, il enchaîne les gardes et il<br />

a un métier dix fois plus stressant que la terre entière.<br />

Au moment où je m’engage sur le passage piétons, je souris en pensant à sa<br />

vie amoureuse, à peu près aussi chaotique que la mienne ces dernières années.<br />

Soudain, un moteur lancé à fond et des vitesses enclenchées à intervalle rapide<br />

me font tourner la tête vers l’origine du son. Une moto noire fonce droit sur moi.<br />

Stupéfait, je bondis en arrière sans quitter la moto des yeux. J’ai à peine le temps<br />

d’apercevoir un regard bleu acéré à travers la visière puis dans un souffle<br />

brûlant, la bécane me frôle en hurlant. Un peu choqué, je vacille. Des gens<br />

accourent, une femme crie. Je reprends mes esprits en sentant une odeur d’huile<br />

de moteur écœurante flotter dans l’air. Une odeur plus aigre s’y mêle : celle de<br />

ma peur. Une fraction de seconde plus tard, un réflexe un peu trop lent et c’était<br />

la cata…<br />

Il a failli m’écraser ce con !<br />

En suivant des yeux son casque où flamboie un poulpe stylisé couleur or, je<br />

l’injurie sans retenue et sans scrupule. Une main se pose alors sur mon épaule.<br />

Le visage tendu de mon frère apparaît dans mon champ de vision. Encore un peu<br />

tremblant, je souris pour ne pas l’inquiéter.<br />

– Je t’ai entendu crier, dit-il, essoufflé par sa course depuis l’hôpital.<br />

– Jamais été si content de te voir, <strong>com</strong>mencé-je sur le ton de la plaisanterie.<br />

Ses yeux sont posés sur moi. Impossible de lui mentir.<br />

– Putain, j’ai eu une de ces peurs, Aidan… soufflé-je.<br />

Il me prend d’autorité par le bras et me fait reculer un peu plus loin de la<br />

chaussée. Il me palpe le buste et les bras d’un air appliqué avant de prendre mon<br />

pouls. Rassuré, il hoche la tête.<br />

– Tu vois, il n’y a pas de quoi s’inquiéter.<br />

– Tu parles ! Je ne peux vraiment pas te laisser seul cinq minutes, soupire-t-il<br />

avec un clin d’œil.<br />

Il prend un air léger mais, le connaissant, je sais qu’il aurait <strong>com</strong>battu à mains


nues le capot d’une voiture si celle-ci risquait de me renverser…<br />

Quand j’enfourche ma moto, mes doigts tremblent un peu sur le guidon. J’ai<br />

eu vraiment une trouille bleue et je suis furieux.<br />

Et le seul moyen de me recentrer et de décharger cette tension, je le connais<br />

depuis longtemps, me dis-je en m’engageant d’une rapide accélération entre les<br />

voitures.<br />

Direction Rockville… Ce qui, pour un violoniste rocker, n’est pas un nom<br />

anodin…<br />

Et pour tout motard aimant rouler, Rockville est le paradis : un circuit de<br />

quatre mille mètres, une largeur de six, une succession de neuf virages, où l’on<br />

peut aller vite, très vite, apprendre à freiner, à bien se positionner sur la machine,<br />

à poser son regard. Certains y vont aussi pour se mesurer à d’autres accros à la<br />

vitesse. Moi, j’y vais surtout pour me défouler, me vider le crâne et flirter avec<br />

les extrêmes…<br />

Aidan se rassure en affirmant que c’est moins dangereux que mes courses<br />

illégales à trois cents kilomètres à l’heure sur l’autoroute… Mais, pour moi, la<br />

différence essentielle, c’est que ça ne rapporte rien, il y a une cotisation annuelle<br />

et c’est autorisé !<br />

Dès que je m’engage sur la bretelle d’accès du circuit, je me sens calme :<br />

<strong>com</strong>me si tous mes sens retrouvaient leur acuité normale et que chaque chose<br />

revenait à sa place. Genoux et jambes serrés autour du réservoir, bras souples,<br />

buste incliné, regard ferme, je me laisse aller, cherchant le point d’équilibre entre<br />

détente et concentration, tout en faisant corps avec la machine. Au fur et à<br />

mesure que j’accélère, ma colère, ma peur et toute la tension accumulée au cours<br />

de cette demi-journée tombent derrière moi. Très vite, je ne suis plus que plaisir,<br />

excitation, sensation, vitesse et conscience de l’instant.<br />

Une heure et des dizaines de tours de piste plus tard, j’ai l’impression d’avoir<br />

lavé, essoré puis remis à peu près mon cerveau à sa place.<br />

***


– Mon seul espoir maintenant est que tu aies vidé ta batterie… soupire Tyler<br />

avec lassitude.<br />

Mon manager ronchonne depuis que je suis arrivé au studio de répétition avec<br />

une heure de retard plus quelques interruptions téléphoniques… J’ai évidemment<br />

mis tout ça sur le <strong>com</strong>pte de l’interview.<br />

– Bientôt, tu vas utiliser ton téléphone à la place de ton archet et bousiller tes<br />

cordes en plus, marmonne Tyler.<br />

Agacé par ses réflexions, je reprends le morceau sur lequel je bute depuis tout<br />

à l’heure. Une réinterprétation d’un air traditionnel écossais sur lequel je n’ai<br />

aucun problème habituellement. Une chanson d’amour qui parle de séparation et<br />

de retrouvailles.<br />

– Est-ce que tu pourrais être un peu là, dans ce studio ou c’est vraiment<br />

inenvisageable pour ce soir ?<br />

J’opine, bien conscient qu’il n’a pas tort.<br />

Pas besoin qu’il me fasse un dessin pour savoir que je joue <strong>com</strong>me un pied.<br />

D’ailleurs, même pas la peine de penser à synchroniser mes mouvements de<br />

jambes avec le rythme, mon corps est désolidarisé de ma tête.<br />

Genre une fourmi sourde armée d’un gourdin qui continue à pousser son<br />

ballot de graines alors que sa tête coupée grimace en partant téléphoner. Et<br />

imaginez deux minutes si la fourmi en question s’avise de jouer du violon à ce<br />

moment-là.<br />

Honnêtement, je suis aussi contrarié que Tyler de ne pas arriver à jouer<br />

correctement. Et je m’en veux encore plus de ne pas parvenir à me concentrer<br />

sur mon travail.<br />

Sous son regard perplexe, je reprends la phrase musicale que je massacre<br />

depuis un moment. C’est presque vexant d’être si malhabile.<br />

– C’est l’interview qui te met dans cet état ?


Ses questions <strong>com</strong>mencent à m’énerver mais je me contiens. Je déteste avoir<br />

l’impression qu’on m’infantilise mais, dans le cas présent, il fait son job et<br />

cherche à m’aider. D’un hochement de tête, je lui fais signe que je reprends en<br />

tentant un nouveau pizzicato, hélas encore plus maladroit que le précédent. Tyler<br />

soupire.<br />

Ce n’est clairement pas le moment de lui raconter que non seulement je suis<br />

arrivé au rendez-vous avec la journaliste à la bourre mais surtout sans avoir lu le<br />

dossier parce que je n’avais pas eu le temps de faire Rockville-Manhattan à une<br />

vitesse relativement autorisée. Après avoir essayé de me souvenir de ce que<br />

j’avais vu – l’essentiel des infos étant toujours surligné au stabilo rose par Cindy<br />

–, j’ai finalement pris l’option impro totale et sourire dit « ravageur » par les<br />

médias.<br />

Et vu l’air séduit de la journaliste, je n’ai pas été trop mauvais.<br />

– Tu sais que si tu jouais avec des moufles et un casque antibruit sur les<br />

oreilles, ce serait pareil, voire certainement meilleur ? s’énerve Tyler. Ma fille de<br />

3 ans ferait mieux que toi !<br />

– C’est normal, c’est ma filleule, dis-je.<br />

Je suis très fier de Sasha, qui est un amour de petite fille, aux grands yeux<br />

bruns et aux épais cheveux noirs hérités de sa maman.<br />

Tyler, j’ignore s’il a jamais eu une chevelure.<br />

Secouant la tête, il passe la main sur son crâne de haut en bas. Puis dans le<br />

sens inverse… Comme si, devant la plus piètre des prestations de ma carrière, il<br />

cherchait désespérément quelques cheveux à arracher pour ne pas exploser.<br />

– Bon allez, on arrête le massacre. Qu’est-ce qui se passe ?<br />

Je hausse les épaules. Je sais que je n’arriverai à rien ce soir : tout mon esprit<br />

est ailleurs. Je ne suis absolument pas dans la musique. Dans le regard noir de<br />

Tyler posé sur moi, je devine qu’il le sait aussi bien que moi. Alors menton rivé<br />

au bois de mon violon, je me lance. Droit sur l’obstacle. Presque soulagé de<br />

pouvoir lui parler de ce qui me bouffe la tête.<br />

– J’ai vraiment merdé ce week-end, Tyler, <strong>com</strong>mencé-je un peu gêné de lui


avoir caché une partie de l’histoire.<br />

– Depuis la scène avec l’hystérique et la furie à la réception de l’Excalibur, je<br />

suis au courant, soupire-t-il bruyamment.<br />

– Je ne t’ai pas tout dit. Cette femme, il se trouve que je la connaissais.<br />

Ses yeux s’arrondissent.<br />

– La brune ?<br />

– Non, la blonde, Willow.<br />

– Ah, dit-il en paraissant chercher à se remémorer les visages. Ce n’est pas<br />

tout à fait ce que j’avais <strong>com</strong>pris mais… si tu le dis.<br />

– C’est un peu <strong>com</strong>pliqué, mais pour faire simple, c’est une femme que j’ai<br />

aimée et que je veux reconquérir aujourd’hui.<br />

Simple <strong>com</strong>me bonjour en effet…<br />

Il me regarde d’un air soupçonneux, <strong>com</strong>me si j’étais devenu fou ou – ce que<br />

pour une fois, il serait prêt à accepter – en plein délire alcoolisé.<br />

– Alors je ne divorce pas. Pas pour l’instant, dis-je en voyant son visage se<br />

dé<strong>com</strong>poser. Je ne veux pas la perdre une seconde fois.<br />

Sans le quitter des yeux, je pose mon violon et mon archet. Tyler reste<br />

immobile, le regard dans le vague. Est-ce qu’il va me rendre son tablier, me dire<br />

que dans ces conditions, il ne veut plus bosser pour et avec moi ?<br />

Mais quand il reprend la parole, une grande douceur a envahi son regard.<br />

– Dans le milieu professionnel, les deuxièmes chances, on en a rarement.<br />

Personne ne nous fait de cadeau. Dans la vie, c’est à peu près pareil. Là, je ne<br />

<strong>com</strong>prends pas tout et ça ne me regarde pas en tant que manager, mais je peux te<br />

le dire en tant qu’homme qui a aimé une femme à la folie : j’aurais tout donné<br />

pour avoir ne serait-ce que l’ombre d’une deuxième chance avec elle.<br />

Son regard se teinte d’une profonde douleur. Je devine qu’il pense à la mère<br />

de Sasha, morte d’une rupture d’anévrisme juste après la naissance de leur fille.<br />

Son chagrin encore si vif me bouleverse et réveille en moi la tristesse que j’ai<br />

ressentie à la mort d’Ann. Mais aussi ce sentiment de colère et d’injustice devant<br />

la vie dévastée de mon manager et ami.


– Parce que ce que je regrette, c’est de ne pas lui avoir assez dit que je<br />

l’aimais quand elle était encore là. Ni <strong>com</strong>bien elle avait rempli ma vie et que<br />

depuis…<br />

Il ne termine pas sa phrase. La caresse d’un fantôme passe entre nous. Longue<br />

et brune <strong>com</strong>me Sasha : Ann.<br />

– Alors fonce, Jesse.<br />

Malgré l’émotion, sa voix est ferme. Sa sincérité et sa confiance me touchent<br />

ainsi que sa façon de toujours me soutenir et me pousser vers le meilleur de moimême.<br />

Un peu secoué, le cœur rempli de reconnaissance, je le serre contre moi<br />

un moment, tout en me répétant que le Destin est un bel enfoiré.


11. Douche froide<br />

Willow<br />

– Écoute Dobby, il faudrait quand même que tu te concentres. Ça fait quatre<br />

fois que l’on passe devant le sentier qu’on doit prendre pour rentrer et qu’on<br />

oublie de tourner !<br />

Du coup, ça fait aussi quatre tours de réservoir, soit plus de 10 kilomètres. J’ai<br />

les cuisses en feu et le souffle court mais ça ne suffit pas à calmer l’agitation de<br />

mon cerveau.<br />

Jesse, Oliver, le non-divorce, l’héritage, le Shelter, la maison, l’avenir…<br />

Pour toute réponse, Dobby se met à japper, dressé au pied d’un tronc sur<br />

lequel il essaie de grimper.<br />

– Et toi, tu ne m’aides pas à me concentrer en coursant tous les écureuils de ce<br />

parc, grondé-je gentiment.<br />

Reprenant mon souffle, les deux mains appuyées sur la balustrade, j’observe<br />

les immeubles qui émergent au-dessus de la masse verte des arbres de l’autre<br />

côté de l’étendue d’eau. Entre deux parallélépipèdes sombres, le toit en forme de<br />

coupole aplatie du Guggenheim Museum se devine.<br />

Et derrière, sur Park Avenue, la maison de ma grand-mère. Enfin… la mienne,<br />

désormais.<br />

Je ne peux pas la voir d’ici, mais il me suffit de fermer les paupières pour<br />

visualiser l’imposante maison : six étages, un toit-terrasse bordé d’une<br />

balustrade blanche parce que celui qui l’avait fait construire en 1901, un<br />

négociant enrichi grâce aux chemins de fer, voulait que ça fasse « à la<br />

française », un perron en marbre, un gigantesque hall d’entrée tout en boiseries,<br />

une salle de réunion ovale, une cuisine équipée digne d’un restaurant, trois salles


à manger, deux boudoirs avec bow-window sur l’avenue, une bibliothèque, une<br />

salle de bal couvrant tout un étage.<br />

Et dix énormes chambres qui pourraient en contenir trois chacune…<br />

Je souris en rouvrant les yeux : je sais que j’ai pris la bonne décision, la seule<br />

que je devais prendre. Elle a muri pendant ma conversation avec Jesse. Elle était<br />

une évidence quand je me suis assise un peu plus tard à la table de réunion avec<br />

Nathan et Emma.<br />

C’est peut-être le seul moment de cette journée de dingue où j’ai eu les idées<br />

si claires.<br />

– Je vais faire don de la maison de ma grand-mère à l’association,<br />

dis-je. J’ai rappelé le gestionnaire de trust, c’est tout à fait<br />

possible.<br />

L’air ahuri, Nathan et Emma me fixent. Nerveuse, Emma mord le<br />

capuchon de son stylo tandis que Nathan secoue la tête, incrédule. Je me<br />

sens sûre de moi, fière de ma décision, mais je vais devoir les<br />

convaincre que je suis sérieuse.<br />

– La maison sera parfaite pour accueillir le Shelter. Grande,<br />

fonctionnelle…<br />

– Non, me coupe Nathan en se levant brusquement. Tu ne peux pas faire<br />

ça ! Cette maison t’appartient.<br />

– Justement, souris-je.<br />

– C’est de la folie, murmure Emma, mais au fond, c’est tout à fait<br />

toi.<br />

– Mais cette maison représente énormément pour toi ! reprend Nathan<br />

avec sérieux. Et je ne parle pas que de son prix.<br />

– J’y ai pensé. Mon attachement à ce lieu, mes souvenirs, cette vie<br />

un peu privilégiée et protégée, tout ça ne fait que conforter ma<br />

décision. Je veux donner cette maison à ceux qui n’ont pas eu ma chance.<br />

Après la mort de mes parents, j’ai eu la chance d’être recueillie par<br />

une grand-mère formidable, aimante, généreuse, ce qui m’a permis de ne<br />

jamais avoir à gérer de problèmes matériels en plus du reste… Et je<br />

voudrais partager cette « bonne fortune » avec ceux qui ne l’ont pas.<br />

Outre le double sens du mot fortune, la connotation très solennelle<br />

de cette dernière phrase me semble correspondre à la gravité du sujet :<br />

dit autrement, moi, je n’étais pas paumée et livrée à moi-même,<br />

contrairement à nos pensionnaires.<br />

– Et je ne changerai pas d’avis.<br />

Un silence suit ma déclaration. Emma se laisse tomber bras ballants


contre le dossier de sa chaise. Toujours debout, Nathan frotte son crâne<br />

en me souriant. Dans leurs regards, je lis reconnaissance, tendresse et<br />

admiration. Et cela me touche.<br />

– Il faut juste que je termine de vider les derniers objets<br />

personnels qui restent, mais c’est presque fini, ma grand-mère avait<br />

déjà beaucoup trié avant son hospitalisation, dis-je en revenant sur<br />

l’aspect pratique des choses. Je pensais m’en occuper ce week-end.<br />

Se tournant l’un vers l’autre en même temps, Emma et Nathan échangent<br />

un clin d’œil <strong>com</strong>plice.<br />

– On est libres, <strong>com</strong>mence Nathan. On fait des cartons, on les porte,<br />

on trie, on nettoie et on jette…<br />

– On fait tout ce que tu veux mais on vient avec toi ! poursuit<br />

Emma.<br />

J’accepte aussitôt, au fond un peu rassurée de ne pas me retrouver<br />

seule avec mes souvenirs dans cette grande maison vide.<br />

– Et pour finir, je <strong>com</strong>pte donner une grande partie de mon héritage à<br />

l’association. Et ça ne se discute pas plus que pour la maison, ajoutéje<br />

en voyant Nathan ouvrir la bouche.<br />

Mais les yeux embués de larmes, il se jette sur moi pour me prendre<br />

dans ses bras. Stupéfaite de voir Nathan craquer, lui si solide et<br />

maître de lui en toutes circonstances professionnelles, je ne peux<br />

m’empêcher d’avoir la gorge serrée. Je le serre fort contre moi, aussi<br />

émue que lui.<br />

– Will, tu es… , c’est si… je ne sais pas <strong>com</strong>ment…Merci Will,<br />

murmure-t-il.<br />

Emma secoue la tête, l’air dépassé.<br />

– C’est incroyable. Mais tellement chouette, répète-t-elle.<br />

Nous rions tous trois d’un rire un peu nerveux, la gorge étranglée.<br />

Quand nous sortons du bureau de Nathan, les jeunes nous attendent. Au<br />

courant de nos soucis financiers, ils savent que l’objet de la réunion<br />

était l’avenir proche du Shelter. Quand Nathan leur dit pour la maison<br />

et le quotidien assuré pour un certain temps grâce à la fortune de<br />

Maméléna, ils applaudissent.<br />

– On va organiser une fête pour remercier Willow.<br />

– Et son mari ! corrige Melvin.<br />

J’éclate de rire en les remerciant à mon tour. Mais au mot « mari »,<br />

un petit pincement se fait dans mon cœur et je frémis malgré moi.<br />

– Puisqu’on en parle, tu es bien sûre de ce que tu fais… à propos de<br />

ce mari ? me demande Emma en passant son bras sous le mien.


– Évidemment !<br />

Emma me lance un regard par en dessous, <strong>com</strong>me pour sonder ma<br />

sincérité.<br />

– Je gère, ne t’inquiète pas.<br />

Emma hoche la tête en silence<br />

– Enfin j’espère… murmuré-je pour moi-même.<br />

Je suis quand même censée vivre avec lui un an. Je me suis peut-être<br />

un peu précipitée…<br />

Mais de toute façon, c’est trop tard pour reculer.<br />

Les aboiements de Dobby me font revenir au présent : faisant des bonds<br />

dangereusement proches du bassin, il s’excite contre un canard posé à la surface<br />

de l’eau devant lui.<br />

– Tu prends des risques, lui lancé-je en observant ses pattes glisser sur la terre<br />

humide.<br />

– « Tel chien, tel maître ! » pourrait-il me répondre.<br />

Car moi aussi, je prends un sacré risque en restant mariée avec Jesse Halstead.<br />

Qu’est-ce que je sais de lui en réalité ? Pour le moment il affirme ne rien<br />

attendre en retour, mais il a peut-être une idée derrière la tête…<br />

Un filet de sueur glacée coule entre mes omoplates. Sautillant sur place, je<br />

siffle Dobby pour repartir, encore un tour ou deux, histoire d’évacuer cette<br />

angoisse que je sens monter. Si ce mariage foire pour une raison ou pour une<br />

autre avant un an, c’est la culbute de catastrophes en chaîne. J’imagine déjà<br />

Monty Morgans, digne et respectueux au centime près de la mission qui lui a été<br />

confiée, venir me réclamer la maison, les <strong>com</strong>ptes en banque, les boutons de<br />

culotte et les intérêts…<br />

Mon cœur se met à battre <strong>com</strong>me un dingue.<br />

Le pire de tout ça, c’est que je suis responsable de ce qui peut m’arriver : un<br />

peu <strong>com</strong>me si j’avais suspendu moi-même l’épée de Damoclès au-dessus de ma<br />

tête… en ayant bien affûté la lame en plus !<br />

Au moment où je vais repartir pour un nouveau tour du bassin, mon téléphone


vibre dans ma poche. Encore perdue dans mes pensées, je réponds sans regarder<br />

le numéro.<br />

– Inspecteur Walligan, NYPD, dit une voix grave.<br />

Je n’ai pas entendu ce nom depuis deux ans. Ma tête se met à bourdonner et<br />

mon cœur à battre très fort. Sans ralentir ma course, je m’efforce de me<br />

rassurer : le policier a dû apprendre que nous devions déménager et vient aux<br />

nouvelles…<br />

Sans me laisser le temps d’échafauder d’autre explication aussi peu probable,<br />

le policier m’explique l’objet de son appel : AJ Beauty Welden sera libéré dans<br />

deux jours…<br />

Le souffle coupé, je cesse de courir.<br />

Je revois immédiatement le visage crispé et le regard haineux que m’a lancé<br />

AJ Beauty à la fin de son procès. J’en tremble encore de colère.<br />

La trentaine, carré, cet ancien judoka à la blague facile était arrivé chez nous<br />

en tant que bénévole. Emma ne le sentait pas, moi non plus, mais Nathan avait<br />

argué que nous avions besoin de bonnes volontés pour encadrer les activités des<br />

jeunes. Beauty se disait préoccupé par l’avenir des ados et vouloir les aider, mais<br />

cette ordure n’était venu chez nous que pour mieux mettre en place ses activités,<br />

drogue, prostitution et trafic clandestin de mineurs. Dealer et mac depuis<br />

toujours, il détestait le Shelter qui, en retirant ces jeunes de la rue, lui prenait des<br />

clients et des travailleurs potentiels. Une fois dans la place, il avait entrepris d’en<br />

faire son terrain de chasse et d’entraîner les jeunes à dealer ou à se prostituer<br />

pour son <strong>com</strong>pte. Heureusement, Nathan et moi nous en étions rendu <strong>com</strong>pte et<br />

avions porté plainte…<br />

La voix du policier me ramène au présent.<br />

– Je préférais vous prévenir, même si nous pensons que vous n’êtes pas en<br />

danger. À la suite d’un programme de réinsertion pour lequel il s’est porté<br />

volontaire, Welden bénéficie d’une libération conditionnelle. Ce qui veut dire<br />

qu’il aura obligation de se rendre à des contrôles réguliers, ne peut quitter un<br />

certain périmètre et qu’au moindre écart, il retournera en prison. Et nous


garderons un œil sur lui.<br />

– Nathan est au courant ? demandé-je alors que je connais déjà la réponse.<br />

– Vous ne craigniez rien, ni vous ni Monsieur Benson.<br />

– C’est pour les jeunes que je m’inquiète, dis-je en pensant à ceux que Beauty<br />

a essayé d’entraîner dans ses trafics.<br />

Après m’avoir rassurée, le policier raccroche. Téléphone à la main, je reste<br />

immobile un bon moment, digérant lentement la nouvelle. Je me sens plus en<br />

colère qu’apeurée.<br />

– Beauty est libre…<br />

Dobby me fixe, presque inquiet.<br />

Beauty est une ordure. Et un danger ambulant. Mais aussi dangereux soit-il, je<br />

refuse de me laisser déstabiliser par son retour. Alors repoussant mes craintes, je<br />

me raisonne : la police va le surveiller, les jeunes sont prévenus de qui il est, et<br />

en plus nous allons déménager ! Quitter ces rues où dealer et trafiquer sont<br />

monnaies courantes.<br />

Mes doigts écrasent mon portable en pensant à ce type, malsain, malhonnête<br />

et pervers, qui joue sur la misère affective et matérielle de pauvres gosses<br />

paumés et seuls. Il n’a pas intérêt à repointer son nez aux environs du Shelter.<br />

Car après ce qu’il a fait, je jure qu’il ne touchera plus un cheveu de nos jeunes.<br />

Et si je le croise, je le…<br />

La vibration d’un SMS me sort de mes pensées. C’est Nathan.<br />

[Tu es au courant pour Beauty ?<br />

Ne t’inquiète pas. Avec le passif qu’il a,<br />

la police va le surveiller de près. Bizz]<br />

[Parfait. Et moi, j’ai Chaussette !]<br />

[Je ne m’inquiète pas. En + ,<br />

j’ai un garde du corps au top : Dobby :-)]<br />

Je souris en pensant que le chat de Nathan, gros tas de poils roux aux yeux<br />

dorés – qui ne pense qu’à dormir, manger et titiller Dobby–, n’a rien d’un


guerrier prêt à sauter sur tout adversaire potentiel. Mais en regardant Dobby<br />

frétiller je <strong>com</strong>prends que mon garde du corps ne s’agite que pour une seule<br />

chose : c’est l’heure de son dîner !<br />

– Allez à table, lui dis-je en empruntant cette fois le sentier qui permet<br />

d’arriver au droit de la 110 e pour rejoindre Spanish Harlem.<br />

***<br />

Une fois Dobby restauré, je file sous la douche. Puis enroulée dans mon<br />

peignoir sur le canapé avec mon bol de céréales, je regarde pensivement mon<br />

appartement tout en avalant de grandes cuillerées : une enfilade de trois pièces<br />

baignées de lumière, une cheminée qui ne marche pas, une chambre riquiqui, des<br />

livres et des revues en vrac un peu partout, un seul placard bien trop petit pour<br />

mes chaussures, une cuisine minimaliste et une salle de bains sans baignoire. Le<br />

tout bercé par les ronflements de Dobby endormi sur le tapis.<br />

Plus je regarde mon chez-moi, plus cette histoire de cohabitation me<br />

turlupine. Comment ça va se passer avec Jesse ? Face à lui, j’ai l’impression<br />

d’être constamment tiraillée entre deux contraires, l’attirance et le rejet, pour<br />

finalement me sentir affreusement mal à l’aise. Est-ce que je vais vraiment<br />

pouvoir gérer <strong>com</strong>me je l’ai affirmé à Emma ? Est-ce que je vais pouvoir<br />

résister à son charme, sa présence envoûtante, son sourire et ses yeux qui<br />

semblent chercher les miens ? Est-ce que je ne risque pas de craquer dans un<br />

moment d’absence et le regretter aussitôt ? Car coucher avec lui serait la pire<br />

mauvaise idée que je puisse avoir.<br />

Juste après celle du mariage à Vegas…<br />

Je soupire et posant mon bol sur la table, j’attrape mon téléphone. Les<br />

sonneries se succèdent sans que Jesse ne décroche. Au fond je ne sais pas trop si<br />

j’aimerais mieux lui parler ou qu’il ne réponde jamais : les deux options sont<br />

délicates…<br />

Au moment où je vais appuyer sur la touche rouge, sa voix grave retentit.<br />

– Willow !


Je souris en l’entendant : malgré toutes mes appréhensions, je suis heureuse<br />

de lui parler. Et à son intonation chaleureuse, je crois <strong>com</strong>prendre que lui aussi,<br />

ce qui me fait rosir à distance. Heureusement qu’il ne peut pas me voir ! Quand<br />

je l’entends dire à quelqu’un qu’il revient, je ne peux m’empêcher de me<br />

demander qui est avec lui. Soudain tendue, j’avale ma salive bruyamment.<br />

– Je ne vais pas te déranger longtemps.<br />

– T’inquiète pas pour ça, dit-il gentiment.<br />

Je l’entends presque respirer. D’ailleurs le moindre bruit me paraît amplifié,<br />

<strong>com</strong>me si mes sens étaient en suractivité.<br />

– Je t’appelle pour voir <strong>com</strong>ment on s’organise, reprends-je un peu tendue.<br />

Je voudrais ne voir ça que <strong>com</strong>me un problème pratique mais cette<br />

perspective de vie <strong>com</strong>mune m’angoisse plus que je ne voudrais le reconnaître.<br />

– Eh bien, je n’ai pas eu vraiment le temps de penser aux détails, mais…<br />

Sa phrase est interrompue par une voix masculine qui l’appelle : en<br />

reconnaissant celle de son manager, je réalise que j’interromps Jesse en plein<br />

travail, ce qui me déstabilise encore un peu plus.<br />

– J’arrive, lui répond-il avant de continuer sa conversation avec moi. Excusemoi,<br />

je voulais dire que le plus simple, c’est évidemment de s’installer chez moi.<br />

– Le plus simple ? m’offusqué-je. Je ne vois pas où est l’évidence. Ni<br />

pourquoi ce serait à moi de bouger… Parce qu’en ce qui me concerne, le plus<br />

facile serait clairement de rester chez moi. Et ce serait le plus confortable<br />

d’ailleurs !<br />

Un silence pesant s’installe. Puis Jesse reprend d’une voix sèche.<br />

– Qu’est-ce que tu veux dire ?<br />

– Juste que la perspective de vivre avec une personne qu’on ne connaît pas<br />

n’est pas le truc le plus rassurant du monde, alors s’installer en terrain inconnu<br />

en plus, bonjour le stress ! lancé-je d’un ton sarcastique qui m’énerve aussitôt.<br />

Mais je suis si nerveuse que je ne trouve pas le bon dosage. Soit je bégaye soit<br />

je l’agresse.


Il reste silencieux un moment.<br />

– Jesse, normalement, là, on est en répétition ! dit le manager en sourdine.<br />

Je l’imagine tourner et s’impatienter autour de Jesse, ce qui ne fait<br />

qu’augmenter d’un cran ma tension ainsi que le malaise installé dans notre<br />

conversation.<br />

– J’ai une proposition à te faire, dit Jesse d’une voix ferme. Tu viens<br />

rapidement visiter mon appart, tu me poses toutes les questions que tu veux,<br />

<strong>com</strong>me ça, je serai un peu moins un étranger pour toi.<br />

À la façon dont il détache sèchement les syllabes du mot « étranger », je sens<br />

qu’il prend sur lui.<br />

– Et pour info, toi aussi tu es une inconnue… ajoute-t-il plus doucement.<br />

Un peu froissée, je cherche une repartie. Mais impossible de répliquer : il a<br />

raison. Et je ne peux que reconnaître que sa proposition est une habile façon de<br />

débloquer la situation. En outre, ce <strong>com</strong>promis m’apaise, <strong>com</strong>me une porte<br />

apparue enfin au fond d’une impasse.<br />

– J’ai déjà pas mal de trucs planifiés pour ce week-end…Mais je suis libre<br />

samedi après-midi, dit-il <strong>com</strong>me si mon silence valait acceptation.<br />

– Impossible pour moi, je dois vider ma maison de ma grand-mère.<br />

– En général, je suis plutôt invité pour vider les frigos, les bouteilles ou les<br />

verres mais je suis capable de vider toutes sortes de choses, plaisante-t-il en<br />

reprenant sa voix enjouée du début de notre conversation.<br />

– Mon seul espoir maintenant est que tu vides ta batterie, dit derrière lui la<br />

voix lasse du manager.<br />

– Tu vois, Tyler confirme ! chuchote Jesse.<br />

Le murmure de sa voix me fait frissonner, <strong>com</strong>me si sa bouche avait effleuré<br />

ma peau. Aussitôt, un bip annonçant un message retentit.<br />

[ Un mari se doit de porter assistance à son épouse ! ]<br />

Suivi d’un selfie où son bras, son biceps, sa main et sa rose des vents trônent<br />

au centre. Au deuxième plan, j’aperçois des platines, des fils, des amplis, des


affles. Sourire aux lèvres, je fixe un moment la photo.<br />

– Bon, puisque c’est d’accord, reprend-il d’un ton serein, je propose qu’on<br />

aille ensuite chez moi pour que tu voies mon appart et que tu me poses tes<br />

questions.<br />

Un peu soufflée par son aplomb, j’accepte, à la fois amusée et impressionnée<br />

par sa façon de prendre les problèmes à bras-le-corps. Je suis aussi un peu<br />

surprise de ne pas me rebeller plus que ça. Mais vu le bazar dans mes sentiments<br />

… Et puis je sais qu’il a raison sur les délais : selon le contrat, nous avons dix<br />

jours pour mettre en place notre vie <strong>com</strong>mune.<br />

J’entends des raclements de gorge insistants derrière lui.<br />

– Tu m’enverras l’adresse, parce que là, faut que j’y aille sinon Tyler va<br />

exploser… Et ça ne va pas être beau à voir vu <strong>com</strong>me il est rouge, rit-il avant de<br />

raccrocher.<br />

Un peu rêveuse, je me love dans le canapé sous le plaid en ramassant mes<br />

jambes sous moi.<br />

C’est fascinant ce que sa voix est sexy… Je <strong>com</strong>prends que l’on puisse avoir<br />

un orgasme par téléphone : un type pareil te susurre des trucs dans le <strong>com</strong>biné et<br />

tu décolles au septième ciel. Enfin moi, je n’en ai même pas besoin, il est l’invité<br />

d’honneur de mes rêves et c’est l’extase !<br />

Je soupire en pensant à cette nuit totalement fantasmatique. Et sacrément<br />

érotique !<br />

Est-ce qu’il a vraiment autant de tatouages que dans mon rêve ? me dis-je en<br />

reprenant mon téléphone pour observer à nouveau la photo de son biceps.<br />

Je zoome à fond mais le cadrage découpe son corps de la main à l’épaule, sur<br />

laquelle je distingue à peine une petite marque noire.<br />

Un grain de beauté certainement… Ou l’aile d’une hirondelle ?<br />

Tandis que mon regard caresse sa peau dorée, qui semble à la fois ferme et<br />

soyeuse, j’imagine mes lèvres se poser sur ce bras, là juste dans le creux du


coude puis remonter vers son torse. Je savoure le goût de sa peau, un peu salée…<br />

son parfum qui m’enivre, sa voix qui murmure…<br />

– STOP !! ! dis-je à voix haute.<br />

Dobby sursaute.<br />

Je n’ai aucune idée si Jesse Haltsead est recouvert de tatouages <strong>com</strong>me un<br />

Maori ou si sa peau est salée, sucrée ou pimentée, et je ne veux pas le savoir.<br />

Pourtant mes yeux continuent à fixer la photo et mon corps semble se nimber de<br />

chaleur… Aussi avant d’embrasser l’écran, je repose mon portable et fonce dans<br />

la salle de bains. Direction une douche froide !<br />

Ça promet pour la cohabitation !<br />

Et <strong>com</strong>me mes symptômes perdurent malgré l’eau qui ruisselle, glacée et<br />

presque drue, je me console en me disant que Jesse a certainement une baignoire<br />

chez lui, voire deux, et qu’à la moindre alerte suspecte, je la remplis de glaçons<br />

et je me colle dedans.<br />

Radical !


12. Un déménagement houleux<br />

Jesse<br />

– Tu me jures de ne rien dire, répété-je pour la douzième fois à Aidan. Tu ne<br />

l’as jamais vue, tu ne sais même pas qui elle est et je ne t’ai rien dit.<br />

Opinant avec sérieux, mon frère rétrograde au feu. Au vert, d’une brève<br />

accélération, il met un bloc dans la vue à toutes les autres voitures avant de<br />

tourner souplement sur Colombus Circle. Je souris. Je me souviens encore de sa<br />

tête le jour où je lui ai offert cette Porsche, la voiture dont il rêvait depuis notre<br />

adolescence. C’était juste après ma première nomination aux Grammy… Quand<br />

je lui ai tendu les clés, Aidan m’a regardé, effaré, ravi, en disant que c’était trop<br />

et que j’étais dingue. Mais pour moi, ce n’était déjà pas assez par rapport à ce<br />

qu’il m’avait donné.<br />

Aidan me lance un coup d’œil amusé.<br />

– Est-ce que je peux au moins dire qu’on se connaît, toi et moi ou c’est<br />

interdit ? sourit-il.<br />

– Fous-toi de moi. Elle sait que tu es mon frère et je lui ai dit que tu viendrais<br />

nous aider.<br />

– OK, donc après le déménagement, je vous laisse tous les deux chez toi pour<br />

que tu puisses la rassurer, récapitule Aidan.<br />

J’acquiesce sans quitter la route des yeux.<br />

– Parfait. Et tu as bien tout nettoyé ? Il n’y a aucun indice ? poursuit-il <strong>com</strong>me<br />

si j’avais fait un casse et que le FBI allait perquisitionner chez moi.<br />

Mais je sais ce qu’il veut dire : rien qui pourrait montrer que Willow et moi<br />

nous sommes connus un jour.<br />

– Rien, soupiré-je. Je ne suis dans cet appart que depuis quatre mois et j’ai


déménagé au moins dix fois en cinq ans. Alors les souvenirs… Et le peu qui<br />

reste, personne ne peut les trouver là où je les ai enfouis.<br />

Aidan hoche la tête. La radio diffuse un air des années 1980 dont il est fan. Il<br />

se met à chantonner les paroles et je l’ac<strong>com</strong>pagne en marquant le rythme avec<br />

mes doigts. Puis nous chantons tous les deux à tue-tête en riant. Quand la<br />

chanson se termine, apaisé, j’observe les trottoirs noirs de monde et les magasins<br />

illuminés même en plein jour : un samedi <strong>com</strong>me un autre dans le Manhattan<br />

chic et fortuné. Et pour moi, un jour étrange.<br />

Quand Aidan gare sa Porsche devant la maison de Park Avenue, je lève les<br />

yeux sur la façade majestueuse et ne peux réprimer le petit frisson qui me<br />

parcourt.<br />

Extérieurement, rien n’a changé.<br />

Quand je sonne, le carillon familier de coucou suisse me fait chaud au cœur.<br />

– Bonjour, je suis Emma, une amie et collègue de Willow.<br />

– Enchanté, sourit mon frère, moi, c’est Aidan, le frère de Jesse.<br />

– On allait justement faire une pause-café, dit-elle joyeusement.<br />

Elle semble amusée de nous voir côte à côte : son regard passe du visage<br />

d’Aidan au mien, <strong>com</strong>me si elle jouait au jeu des ressemblances.<br />

– Black and white, sourit Aidan en faisant allusion à notre différence de<br />

couleur de cheveux. Mais du pur jus écossais ! Et aujourd’hui, <strong>com</strong>me c’est pour<br />

un déménagement, on n’a pas mis nos kilts !<br />

– Quel dommage ! pouffe Emma. Mais moi aussi, j’ai fait une entorse à mon<br />

code vestimentaire traditionnel : je n’ai pas mis mes talons ! Pourtant sans eux,<br />

je me sens apatride !<br />

J’aime bien cette fille : sa bonne humeur est <strong>com</strong>municative. Nous entraînant<br />

d’un sourire, elle nous précède pour rejoindre les autres. Tout en cherchant<br />

Willow du regard, j’observe au passage les pièces que nous traversons : meublée<br />

au minimum, <strong>com</strong>me déshabillée de l’intérieur, la vaste maison semble éteinte et<br />

vidée de sa substance… Plus de tableaux au mur, plus de tapis, plus de fleurs<br />

extravagantes dans les immenses vases sur les consoles. Plus de musique.


Dans le salon, le grand roux est juché sur un escabeau devant une immense<br />

bibliothèque à moitié vide. Écouteurs sur les oreilles, il hoche la tête en rythme<br />

tout en bataillant pour décrocher deux grosses torchères fixées entre les étagères.<br />

– Salut, lancé-je.<br />

Ma voix est curieuse, trop forte, trop rauque. Aidan me jette un regard de<br />

biais, je le rassure en toussotant.<br />

– Lui, c’est Nathan, notre boss et ami, dit Emma.<br />

Nathan se tourne. Enlevant ses écouteurs, il descend de son perchoir pour<br />

nous saluer, un grand sourire aux lèvres en m’apercevant, suivi d’une légère<br />

contraction de surprise quand il aperçoit Aidan à mes côtés.<br />

Willow ne l’avait pas prévenu ? Mais où est-elle d’ailleurs ?<br />

Aidan suit mon regard vers l’escalier. Sans un mot, il se rapproche de moi. Je<br />

suis heureux de le sentir à mon côté.<br />

Jean troué et nu-pieds, Willow apparaît alors, portant un grand tableau qu’elle<br />

dépose au bas des marches avant de se diriger vers nous pour nous saluer. Quand<br />

elle me dit bonjour, elle semble aussi gênée que contente de me voir.<br />

Visiblement, mon arrivée la trouble.<br />

Et ça ne me déplaît pas !<br />

Imperturbable, Aidan la salue <strong>com</strong>me s’il ne l’avait jamais vue. Il sourit en<br />

observant le tee-shirt trop grand que porte Willow : un débardeur où s’étale le<br />

logo ACDC, à moitié effacé par les lavages. Je reconnais alors mon tee-shirt, un<br />

cadeau d’Aidan pour mes 15 ans. Et je ne peux m’empêcher d’être ému.<br />

Alors elle l’a gardé ?<br />

– Merci d’être venu nous aider, dit-elle. La maison est presque vide mais il<br />

reste encore des trucs un peu partout. La plupart sont à donner ou à jeter.<br />

– Will n’emporte que quelques cartons.<br />

– Will ? sursauté-je.


Elle qui détestait tout surnom, affirmant que si on lui avait donné un prénom<br />

à deux syllabes, ce n’était pas pour en censurer une…<br />

Elle se méprend sur mon ton interrogatif.<br />

– Oui, des livres, des disques, de vieux vinyles, des trucs personnels. Deux<br />

trois objets auxquels je tiens, continue Willow en observant mon frère.<br />

Je me raidis, un peu inquiet. Et si elle le reconnaissait ? Mal à l’aise, je jette<br />

un coup d’œil vers Aidan étonnamment silencieux. Il semble lui aussi un peu<br />

perturbé. Est-ce de voir Willow transformée en blonde et ne se ressemblant pas<br />

tout à fait ? Soudain je m’en veux d’avoir emmené mon frère ici.<br />

Rompant le petit malaise qui s’installe, Emma rapporte de la cuisine un<br />

plateau avec des cafés. Aussitôt Nathan fait le service. Willow ne bouge pas<br />

mais je surprends son regard posé sur moi. Un peu bravache, je le lui rends<br />

aussitôt.<br />

– Sucre ou pas sucre ? demande Nathan.<br />

Aidan bégaye, fait un mouvement trop brusque en avançant la main et finit<br />

par renverser son café sur le plateau. Sa maladresse m’étonne, puis me fait<br />

sourire, et carrément rire quand je <strong>com</strong>prends que mon frère est troublé par la<br />

beauté irlandaise de Nathan – pas mon genre mais pas mal –, et qu’en plus, le<br />

charme du grand roux opère à fond.<br />

– Viens à la cuisine, on va te refaire un café, lui dit aimablement Nathan qui<br />

semble <strong>com</strong>plètement aveugle aux regards que lui lance Aidan.<br />

Mon hypothèse se confirme quand mon frère le suit avec un sourire illuminé<br />

et les joues rosées. Je souris amusé : lui qui m’a toujours dit qu’il ne croyait pas<br />

au coup de foudre ! Voilà de quoi alimenter dès demain nos grands débats<br />

dominicaux sur la vie, l’amour et ce qu’on en attend.<br />

– Bon, dit alors Willow en regardant l’heure sur son portable. Il ne reste plus<br />

grand-chose à faire, mais il faut encore démonter la bibliothèque du salon, vider<br />

les placards des chambres et descendre les trucs du 1 er étage que je voudrais<br />

garder : un fauteuil, une statuette, un paravent. On mettra tout là à côté du


portrait de ma grand-mère.<br />

Elle indique le tableau qu’elle a posé face au mur. Je me souviens très bien de<br />

ce visage souriant d’une femme brune en robe rose d’un autre temps piquant des<br />

fleurs dans un vase… Et quelque part, je suis heureux que Willow ne s’en<br />

débarrasse pas.<br />

Tout en acquiesçant, je reste songeur : c’est quand même très étrange d’avoir<br />

la sensation d’être en terrain connu et de devoir occulter en permanence toute<br />

expression de cette familiarité avec un lieu et une personne ayant existé…<br />

– Ce qui est génial, explique alors Nathan en revenant avec Aidan, c’est qu’on<br />

va pouvoir s’installer ici très rapidement.<br />

– Oui, c’est génial, répète mon frère ébloui.<br />

Mais vu son état, mon frère serait enchanté même si Nathan lui disait « passemoi<br />

le sel ». Je souris de plus belle : je ne l’ai jamais vu <strong>com</strong>me ça, même ado.<br />

Non, surtout pas ado, d’ailleurs.<br />

– La maison est quasi prête pour recevoir les jeunes, continue Nathan d’un<br />

ton joyeux. On va organiser un bureau provisoire en bas avant qu’on transforme<br />

un des étages en bureaux. Il faudra aussi faire plus de chambres individuelles.<br />

– Au début, ce sera camping ! sourit Emma.<br />

– Il nous suffit d’une prise et d’un bon gros carton pour poser nos ordis et<br />

c’est bon ! Pas besoin de grand-chose : la force est avec nous ! plaisante Nathan<br />

en levant sa torchère en l’air <strong>com</strong>me un sabre laser.<br />

– C’est clair, on va assurer. C’est tellement top de pouvoir s’installer ! dit<br />

Emma avec un sourire affectueux vers Willow.<br />

Celle-ci s’active à fermer un carton, qui me paraît déjà parfaitement scotché.<br />

Sentant que je l’observe, elle lève les yeux vers moi mais retourne à son scotch<br />

dès que je lui souris.<br />

– Pourquoi ne pas attendre que tous les aménagements soient faits ? demandéje<br />

sans la quitter des yeux.<br />

– On doit déménager plus vite que prévu : les travaux de démolition de notre<br />

maison actuelle <strong>com</strong>mencent dans 15 jours, se désole Emma.


– Et puis, on ne va peut-être pas les faire tout de suite, ajoute Nathan, soudain<br />

très sérieux. Je préfère que nous soyons certains de maîtriser notre budget avant<br />

de s’engager dans de grosses dépenses. Ensuite, dès qu’on y verra plus clair…<br />

– Et si je prenais en charge ces travaux ? le coupé-je. Disons que je m’occupe<br />

de toute la partie matérielle de votre installation et que vous consacrez tout votre<br />

budget à l’éducation et aux activités des jeunes !<br />

Épaules contractées, Willow ne bouge pas. Mon frère sourit, habitué à mes<br />

prises de position éclair suivies de décisions rapides et non négociables… Plus<br />

surpris, Nathan m’observe avant de se tourner vers Aidan pour l’interroger. Ce<br />

dernier me regarde avec affection.<br />

– Il est sérieux, explique-t-il alors à Nathan. Et vous ne le ferez pas changer<br />

d’avis !<br />

Secouant la tête, Emma semble amusée et admirative. Nathan ouvre de grands<br />

yeux perplexes avant de se tourner vers Willow. Je cherche moi aussi son regard<br />

mais elle garde le visage baissé sur son carton.<br />

– C’est vraiment très généreux de ta part, merci, me dit alors Nathan.<br />

– Mais on ne peut pas accepter, réplique Willow d’une voix crispée.<br />

Je pivote lentement vers elle. Elle me fixe avec un air tendu. Je plante mes<br />

yeux dans les siens pour lui faire <strong>com</strong>prendre que je ne <strong>com</strong>pte pas revenir sur<br />

ma proposition. Son regard vert semble furieux, perdu, déstabilisé et ses lèvres<br />

serrées tremblent presque.<br />

– Le Shelter ne te concerne pas… Enfin, bref, tu n’es pas obligé.<br />

– Non. Mais je le fais, c’est tout, lui réponds-je en lui souriant.<br />

Sans un mot, mais avec un soupir éloquent, elle tourne les talons et se dirige<br />

vers l’étage.<br />

On progresse… soupiré-je en tentant d’en rire. Aidan m’adresse une petite<br />

moue de <strong>com</strong>passion.<br />

– Elle est à cran avec cette histoire d’héritage, elle va se calmer, t’inquiète<br />

pas, ajoute gentiment Emma.<br />

– En tout cas, c’est vraiment génial ce que tu veux faire pour le Shelter, merci


encore, dit Nathan en me prenant par l’épaule.<br />

J’acquiesce sans un mot. Oui, je veux moi aussi aider tous ces jeunes qui ne<br />

devraient jamais se retrouver seuls et à la rue. C’est pour eux que je veux<br />

participer au Shelter, pour qu’ils puissent grandir, devenir forts, savoir ce qu’ils<br />

veulent et avoir la force de l’assumer.<br />

Comme Nathan a besoin d’aide pour démonter la bibliothèque, Aidan se<br />

propose immédiatement. Sa précipitation me fait rire et je lui fais un clin d’œil<br />

<strong>com</strong>plice avant de suivre Willow à l’étage. Mon frère lève les yeux au ciel, l’air<br />

de dire que le beau roux ne lui fait pas tant d’effet que ça. Mais je ne suis pas<br />

dupe : « le mec qui ne laisse jamais tomber » craque <strong>com</strong>plètement !<br />

Et entre nous, ce serait pas mal qu’il tombe amoureux et trouve un peu de<br />

stabilité dans ses amours qui, ces dernières années, ont été un peu<br />

désordonnées…<br />

Et il pourrait dire exactement la même chose des miennes ! me dis-je songeur<br />

en montant l’escalier.<br />

Quand j’entre dans la première chambre, Willow est déjà en train de<br />

s’affairer. Elle me sourit timidement, ce qui me fait plaisir.<br />

– Je suis désolée.<br />

Sans la quitter des yeux, je hausse les épaules.<br />

– Et merci pour ta proposition pour le Shelter, ajoute-t-elle en baissant les<br />

yeux. Je n’ai pas trop l’habitude d’accepter de l’aide…<br />

Je ne réponds pas, touché qu’elle se livre un tout petit peu. Elle reste un<br />

moment immobile, <strong>com</strong>me si elle regrettait déjà de s’être dévoilée.<br />

– Par où on <strong>com</strong>mence ? dis-je pour ne pas laisser le silence s’installer.<br />

Elle me jette un regard appuyé qui me trouble un peu.<br />

Woo, chaud !


– Je vide ces étagères et tu t’occupes de celles-là, organise-t-elle en<br />

m’indiquant les portes ouvertes d’un immense placard.<br />

Dressée sur ses pointes des pieds, elle tend les bras vers les étagères du haut.<br />

Au moment où je vais proposer de l’aider, son tee-shirt remonte sur son ventre.<br />

Son jean tombe sur ses hanches et sa peau apparaît, couleur d’albâtre.<br />

Un tatouage bleu, rose et violet s’y étale, courant de sa hanche vers le bas de<br />

son ventre pour ressortir de l’autre côté. Je le suis des yeux, imaginant mes<br />

doigts courir dessus. Fasciné, je l’observe en me disant que c’est aussi frais que<br />

sexy. Comme un petit rayon de soleil sur son ventre.<br />

Mais elle ne l’avait pas avant !<br />

Sa pile de vêtements à bout de bras, elle se tourne vers moi et surprend mon<br />

regard sur sa peau. Elle dépose lentement le paquet de fringues dans le carton à<br />

ses pieds.<br />

– J’ai eu un accident, dit-elle d’une voix neutre en se redressant.<br />

À ces mots, ma gorge se serre. Debout, le visage pâle, son regard semble<br />

soudain flotter dans le vide, impénétrable. Je voudrais pouvoir la prendre dans<br />

mes bras.<br />

– C’était la faute de personne. Il y avait du verglas et un poids lourd a perdu<br />

le contrôle, continue-t-elle. Il a glissé… Et j’ai eu le ventre perforé par un<br />

morceau de carrosserie.<br />

Bouleversé par sa façon presque clinique de raconter ce terrible moment, je<br />

l’écoute sans bouger d’un millimètre, les yeux rivés à son visage.<br />

– On m’a opérée je ne sais <strong>com</strong>bien de fois. Depuis j’ai une énorme cicatrice,<br />

dit-elle en baissant les yeux vers son ventre. Au début je n’osais même plus me<br />

regarder. Je trouvais ça laid, brutal, violent. Comme si cette partie de mon corps<br />

ne m’appartenait plus et que j’étais coupée en deux. Je la refusais, je portais des<br />

jeans taille haute, des culottes de grand-mère, des maillots une pièce… souritelle<br />

tristement.<br />

Je serre les dents, trop ému pour essayer de sourire avec elle.


– Je ne me sentais plus femme, juste brisée, découpée. Puis j’ai <strong>com</strong>mencé à<br />

la regarder, à la toucher, à l’apprivoiser. Cette couture sur mon ventre, c’était un<br />

peu <strong>com</strong>me un corps étranger en moi. Et puis, un jour, un psy m’a parlé des<br />

tableaux de Frida Kahlo : elle aussi avait eu un accident, plus grave que le mien,<br />

elle a porté un corset toute sa vie. Alors j’ai vu toutes ces fleurs qu’elle a peintes,<br />

cette souffrance qu’elle a sublimée dans sa peinture, cette opulence de couleurs,<br />

de vie, d’espoir malgré cette part de mort qu’elle trimballait en elle. Alors j’ai<br />

pensé à moi. Et j’ai fait faire ce tatouage, <strong>com</strong>me un symbole et une victoire : un<br />

signe fort qui embellit ce qui est laid et qui restera pour toujours sur moi. Et<br />

maintenant, j’en suis fière, conclut-elle en caressant son ventre du bout des<br />

doigts.<br />

Pour ne pas trembler, je me concentre sur le dessin très minutieux du tatouage<br />

qui ressemble à une estampe japonaise, une branche d’arbre stylisée tout en<br />

longueur.<br />

Un cerisier fleuri.<br />

Je refuse d’y voir une coïncidence.<br />

– Pourquoi cette fleur ? demandé-je à voix basse.<br />

Elle sourit rêveusement en passant le bout de ses doigts le long du dessin.<br />

– Le sakura ou cerisier japonais est un symbole de transformation, il veut dire<br />

que le temps passe, que tout évolue, qu’il ne faut pas s’attacher aux choses et<br />

que tout est éphémère et fragile. Mais il représente aussi la résistance,<br />

l’endurance et la domination des difficultés, murmure-t-elle.<br />

Tout en observant son visage, je ravale la boule qui me bloque la gorge. Sa<br />

force et sa volonté m’impressionnent mais je me sens terriblement triste et<br />

coupable qu’elle ait dû vivre tout ça sans que j’aie pu être à ses côtés.<br />

– Tu es très courageuse, murmuré-je.<br />

Elle hoche la tête, puis après m’avoir décoché un regard étrange, elle continue<br />

à caresser pensivement sa cicatrice.<br />

– Je ne pourrai jamais avoir d’enfant, reprend-elle d’une voix blanche.


Mon cœur semble s’arrêter de battre d’un coup. Dévasté, je bloque mes<br />

mâchoires en position fermée pour ne pas crier. En même temps, je lutte pour ne<br />

pas me jeter sur elle et la prendre dans mes bras immédiatement. Les poings<br />

serrés, je fixe le mur en face de moi, imaginant me ruer dessus, le bourrer de<br />

coups, décharger ma rage et ma douleur. Lui faire payer toute la frustration et le<br />

sentiment d’injustice que je ressens. Mais je ne bouge pas.<br />

Elle me sourit et haussant les épaules, ajoute dans une douloureuse tentative<br />

d’humour noir :<br />

– Le point positif de tout ça pour nous aujourd’hui, c’est que je ne pourrai pas<br />

te faire d’enfant dans le dos !<br />

Je fixe ses grands yeux verts qui se mettent à ciller et je lui souris tendrement,<br />

<strong>com</strong>plètement bouleversé.<br />

Mais moi Willow, des enfants, j’en aurais voulu des dizaines avec toi !<br />

Nous restons un long moment les yeux dans les yeux, immobiles, liés l’un à<br />

l’autre par cette terrible révélation.<br />

Puis je me tourne vers les placards pour finir le travail qui nous attend.<br />

Willow fait de même.<br />

Très vite, plusieurs cartons s’entassent à nos pieds. Tandis qu’elle s’attaque à<br />

une autre pièce, je les descends dans l’entrée, sur les tas « à garder », « à jeter »<br />

ou « à donner » selon ce que m’indique Willow.<br />

Courant dans les marches avec mes paquets, je suis Shiva réincarné en fée du<br />

logis.<br />

Je descends ensuite un fauteuil et plusieurs meubles. Comme après tous ces<br />

allers-retours, je ruisselle, j’enlève mon tee-shirt et essuie mon front avec. Je<br />

surprends alors son regard sur mon torse nu. Ça me fait sourire quand elle<br />

détourne aussitôt les yeux.<br />

Tout en remplissant d’autres cartons, nous bavardons.<br />

– Tu as toujours voulu être rock star ? demande-t-elle en me passant une pile


de livres.<br />

– Star évidemment, rock ça s’est fait un peu par hasard, plaisanté-je. Quand tu<br />

joues du violon, on te dirige tout de suite vers une carrière dans le classique,<br />

mais moi je voulais faire autre chose. L’orchestre, le guindé, c’est pas pour moi.<br />

J’ai dû lutter, casser quelques cordes, me casser la gueule un paquet de fois !<br />

Mais je n’avais pas le choix : j’aurais été incapable de jouer avec un nœud<br />

papillon ! Mais ce qui est sûr, c’est que je n’aurais pas pu vivre sans jouer du<br />

violon.<br />

– Et qu’est-ce que tu aimes d’autre dans la vie ? dit-elle après un silence.<br />

Au moment où je lui adresse un regard éloquent, j’aperçois le sien dérivant à<br />

nouveau sur mon torse nu. Quand elle <strong>com</strong>prend que je l’ai vu, elle se remet au<br />

travail, les joues cramoisies.<br />

– Tu serais peut-être surprise… souris-je amusé. Et puis, ça risque de faire<br />

une longue liste !<br />

– Alors choisis ! Dis cinq choses que tu aimes, les meilleures.<br />

Tout en réfléchissant, je l’observe. À nouveau, son regard s’arrête sur mon<br />

torse, fixant mes tatouages avant de se reconcentrer sur le contenu de son carton.<br />

Un, j’aime quand tu me regardes et que tu piques un fard…<br />

– J’aime les gens optimistes, l’excitation et la tension quand j’entre sur scène,<br />

<strong>com</strong>mencé-je. J’aime aussi le vent, aller au planétarium et faire la sieste au<br />

soleil. J’aime Venise et Berlin. J’aime aussi dire ce que je pense et je n’aime pas<br />

du tout les mensonges.<br />

Sauf ceux qui sont vitaux.<br />

– Et j’adore les fish and chips ! Mais je crois qu’en réalité, j’en suis à neuf…<br />

Quand je lui retourne la question et qu’elle rit, je suis heureux de voir sa<br />

bonne humeur revenue. Son regard se pose rapidement sur mes pectoraux, ce qui<br />

me fait lui sourire sans aucune modestie. Au fond, la voir troublée ne me déplaît<br />

pas du tout.<br />

– Alors… j’adore le chocolat au lait, les mangues et le miel, <strong>com</strong>mence-t-elle.<br />

– Ça fait déjà trois.


Son air gourmand m’amuse. Mais avant, c’était uniquement chocolat ultranoir<br />

et plats salés.<br />

– Quatre, j’ai une passion pour la peinture de Georgia O’Keeffe. Des fleurs et<br />

des symboles, m’explique-t-elle en apercevant ma grimace d’ignorance. Cinq,<br />

j’ai peur des orages mais je peux regarder la pluie ruisseler pendant des heures<br />

sur les vitres.<br />

Elle a toujours aimé la pluie.<br />

– Et cinq bis, je déteste qu’on me masse les pieds, le dernier réflexologue qui<br />

a essayé a fini à l’hôpital.<br />

J’éclate de rire. Une fois le rangement terminé, mains sur les hanches, elle<br />

contemple le résultat de notre travail efficace. Un peu moulu aussi, je m’assieds<br />

d’une fesse sur les cartons rassemblés au centre de la pièce. Elle me sourit.<br />

– Je peux te demander quelque chose ?<br />

Sa voix enrouée me rendrait presque nerveux…<br />

Sans la quitter des yeux, je hoche la tête. Elle fait un pas vers moi. Son regard<br />

se pose sur la clé de sol dessinée sur mes côtes.<br />

– C’est quoi ton tatouage ?<br />

– Une revendication identitaire, réponds-je sans hésitation.<br />

– C’est le plus important pour toi ?<br />

Son regard insistant me trouble et me fait hésiter sur le contenu de sa<br />

question : parle-t-elle de ce qui <strong>com</strong>pte pour moi dans la vie ou juste de mes<br />

tatouages ? Comme je ne veux pas me risquer sur le terrain glissant de ce qui est<br />

essentiel, je choisis de me dire qu’elle ne parle que des déclarations gravées sur<br />

mon corps.<br />

Et de faire <strong>com</strong>me si être torse poil devant une fille qui me mate avec intérêt<br />

était la situation la plus tranquille du monde… Pas le truc qui me fait transpirer<br />

intérieurement à grosses gouttes de désir et d’envie de me jeter sur elle…


– La musique est toute ma vie, expliqué-je en montrant la ligne de battement<br />

de cœur qui part de la clé <strong>com</strong>me une portée de notes sur une partition.<br />

– Mais tu en as d’autres, dit-elle en s‘approchant encore.<br />

Ce n’est pas une question… Ses yeux brillent <strong>com</strong>me deux feux follets<br />

dansant autour de moi.<br />

Rester serein, rester serein…<br />

Souriant légèrement, elle observe mes pectoraux puis lentement se met à<br />

tourner autour de moi. Sur scène, j’ai l’habitude d’être au centre des regards<br />

mais le sien me déstabilise. Crispé, je la suis des yeux jusqu’à ce qu’elle<br />

disparaisse dans mon dos. Luttant contre moi-même, je ne me retourne pas.<br />

C’est très étrange de la sentir m’observer avec autant d’attention, j’ai<br />

l’impression qu’elle pourrait voir à l’intérieur de moi.<br />

Aimerait-elle tout ce qu’elle y découvrirait ?<br />

Elle reprend d’une voix rêveuse.<br />

– Celui-là, on dirait un nœud ou un blason. Ou des buissons emmêlés, <strong>com</strong>me<br />

dans ce conte de fées où le château de la princesse est pris dans des ronces pour<br />

la protéger du temps qui passe, murmure-t-elle <strong>com</strong>me pour elle seule.<br />

Le dos contracté, je reste immobile. Ses doigts effleurent soudain mon<br />

omoplate. Déstabilisé, je me force à ne pas sursauter. Mais c’est <strong>com</strong>me une<br />

décharge, à la fois brûlante et glacée, profonde et zébrant mon corps entier de<br />

vibrations. Elle suit du bout des doigts les lignes du dessin qui s’entrelacent.<br />

Cherchant à profiter de chaque seconde de ce moment, je retiens ma respiration.<br />

– C’est très mystérieux et très beau… on ne distingue pas tout de suite ce que<br />

c’est, chuchote-t-elle en posant carrément la main à plat sur ma peau pour<br />

caresser le motif.<br />

Je bande tous mes muscles pour ne pas me retourner, prendre sa main et<br />

l’attirer à moi. Sa paume est douce, tiède, son geste caressant et mon cœur bat à<br />

cent à l’heure dans ma poitrine. Je me sens aussi heureux qu’agité, aussi exalté<br />

que secoué par les tonnes de souvenirs et de désirs qui battent le rappel en moi.


– Un renard celtique, finis-je par répondre en essayant de rester zen. Je suis né<br />

en Écosse.<br />

Continuant à survoler ma peau avec sa paume, elle se déplace alors pour se<br />

retrouver en face de moi. Sa main quitte lentement mon épaule pour revenir le<br />

long de son corps : aussitôt je me sens presque amputé. Sans un mot, elle<br />

observe longuement mon torse et le tatouage qui l’orne. Son regard est aussi<br />

troublant que si elle me caressait. Toujours immobile, j’écrase mes paumes sur<br />

mes cuisses pour ne pas saisir ses hanches.<br />

– C’est beau. C’est un arbre ?<br />

– Oui, murmuré-je en retenant mon envie de la plaquer contre moi.<br />

Mais je meurs d’envie de l’embrasser !<br />

– On a tous les deux des tatouages avec des branches, des racines, des<br />

fleurs… Qu’est-ce que ça veut dire, ces oiseaux qui s’envolent ?<br />

– Rien de particulier, la liberté, le plaisir, mens-je.<br />

Elle avance vers moi. Seuls quelques centimètres nous séparent. La gorge<br />

sèche, j’avale ma salive. Elle est maintenant si près que je peux sentir son<br />

souffle. Comme je suis à demi assis sur les cartons, son visage est juste en face<br />

du mien. Je caresse du regard ses cheveux au mousseux un peu fou, son front<br />

lisse avec ce petit pli qu’elle a toujours eu entre les sourcils, ses yeux verts qui<br />

irradient, la vague de cils noirs qui ourle son regard, puis le rosé délicat de ses<br />

pommettes, sa peau si claire qu’elle en paraît transparente sur les joues, ses<br />

lèvres pulpeuses bombées, brillantes, leur contour parfait.<br />

– Le sentiment de planer, de voler vers de nouveaux horizons… murmure-telle<br />

en plantant ses yeux verts dans les miens et en s’approchant encore<br />

davantage.<br />

Je ne vais pas pouvoir résister longtemps.<br />

Sa cuisse frôle la mienne. Elle pose lentement ses deux mains sur mes épaules<br />

puis, avec un sourire sensuel, les glisse vers ma nuque. Dans son regard, je lis<br />

trouble, désir, impatience et un abandon soudain qui me bouleverse.<br />

Alors je pose les mains sur ses hanches : je frémis presque en la touchant.


Mes yeux rivés aux siens, j’oublie tout, pourquoi je suis là, qui nous sommes,<br />

qui nous étions, le mariage, le divorce, les cartons, la maison, l’histoire, le<br />

passé…<br />

Peu m’importe, je veux juste la serrer contre moi. Ses lèvres se posent sur les<br />

miennes, tièdes et aussi fruitées qu’une mangue à peine cueillie.<br />

– C’est un peu facile ! hurle soudain une voix sur le palier.<br />

Je me redresse d’un bond. Elle fait un pas en arrière. Nos corps restent tendus<br />

l’un vers l’autre, <strong>com</strong>me déchirés, encore vacillants. Nous nous jetons un regard<br />

gêné avant de reprendre nos esprits.<br />

– Nathan ? dit Willow.<br />

– Mais je t’emmerde, crie alors Aidan.<br />

Ça fait tellement longtemps que je n’ai pas entendu mon frère hausser le ton<br />

que je me crispe, inquiet. Renfilant mon tee-shirt à toute vitesse, je me précipite<br />

hors de la pièce sur les pas de Willow. Une fois sur le palier, je reste bouche bée.<br />

Dressés en haut des marches, Nathan et Aidan se font face, l’air aussi furieux<br />

l’un que l’autre.<br />

Prêts à se foutre sur la gueule…<br />

Aidan est blanc de colère. Je fonce me poster à côté de lui.<br />

– C’est quoi le problème ? demandé-je.<br />

Mâchoires serrées, sans me répondre, Aidan fusille Nathan du regard.<br />

Et moi qui pensais que le courant passait entre eux…<br />

Je suis presque déçu pour Aidan. Mais tout en fixant Nathan à mon tour,<br />

j’espère pour lui qu’il n’a pas emmerdé mon frère, ou ne s’est pas moqué<br />

d’Aidan ou Dieu sait quoi d’autre encore. Parce que de toute façon, même si<br />

Aidan avait fait les pires conneries, Nathan aurait tort. On ne touche pas à mon<br />

frère. Sinon, c’est à moi qu’on a affaire.<br />

De l’autre côté des marches, Willow et Emma se sont rapprochées de Nathan


et tentent de le convaincre de s’expliquer avec Aidan. Nathan secoue la tête, l’air<br />

buté.<br />

– Je ne vois pas l’intérêt de discuter avec un gosse de riche qui… jette-t-il<br />

d’un ton glacial en descendant vers le rez-de-chaussée.<br />

– Mais ta gueule, espèce de vieille merde ! le coupe mon frère furibard.<br />

Je le retiens par le bras au moment où, bouillant de colère, il va sauter sur<br />

Nathan. Pourtant ce n’est pas l’envie qui me manque d’éclater moi aussi la<br />

gueule du rouquin pour ce qu’il vient de dire. Mais je garde mon énergie pour<br />

Aidan que je sens furieux, plein de rancune et surtout, profondément vexé.<br />

Donc capable de tout…<br />

Au rez-de-chaussée, nous finissons de ranger en silence. Emma et Willow<br />

rassemblent devant la porte ce qui va aller à la poubelle, tandis que Nathan,<br />

Aidan et moi nous chargeons d’entasser les cartons à donner dans l’entrée avant<br />

d’enfourner les affaires de Willow dans sa voiture garée devant. Nathan et Aidan<br />

évitent de se croiser. À chaque fois que je passe à côté de Willow, nos regards se<br />

cherchent et ma frustration remonte.<br />

Je voudrais la sentir dans mes bras, l’embrasser et plus…<br />

Mais visiblement, l’heure n’est pas propice à la démonstration d’affection et<br />

encore moins aux réconciliations…<br />

Car à peine le dernier carton posé, Aidan salue tout le monde d’une<br />

inclinaison de tête avant de se diriger vers la porte, d’un pas raide et sonore.<br />

Abasourdi, je l’observe sans <strong>com</strong>prendre, presque agacé de le voir partir aussi<br />

précipitamment.<br />

Mais quand il tourne son visage vers moi, son air blessé me fait serrer les<br />

dents de colère contre cette dispute de merde et je me précipite derrière lui en<br />

marmottant un rapide au revoir.<br />

Non sans avoir jeté un regard accusateur à Nathan.


13. Vitesse et provocation<br />

Jesse<br />

– Aidan ?<br />

Sans se retourner, mon frère monte dans sa Porsche. Son visage tendu n’a<br />

repris ni couleur ni sourire. Le moteur vrombit. Je tends la main vers la portière.<br />

La voiture démarre en trombe. Surpris, je me mets à courir le long du trottoir<br />

en lui faisant signe mais, sans ralentir pour autant, la Porsche tourne au coin de<br />

la rue dans un crissement de pneus. Je reste bras levé, stupéfait, essoufflé et un<br />

peu furieux.<br />

Super !<br />

Alors que j’ai envie de l’envoyer au diable, l’image de son visage douloureux<br />

me revient en mémoire. J’essaie de l’appeler mais il ne décroche pas. Réalisant<br />

qu’il est vraisemblablement toujours au volant, je laisse un message un peu sec :<br />

« rappelle-moi ! » en espérant qu’il ne fasse pas l’imbécile.<br />

Un taxi jaune s’arrête et <strong>com</strong>me je reste statufié, la vitre se baisse. Je monte<br />

brusquement et claque la porte. Le chauffeur me regarde dans le rétroviseur.<br />

– Rockville, le circuit, lui demandé-je.<br />

Je me sens d’une humeur de dragon qui aurait avalé une cocotte-minute<br />

géante. Tendu, furieux et fumant de désirs contradictoires, j’ai envie de casser la<br />

gueule à la terre entière. Et à moi au passage !<br />

Et je ne parle pas de mon sentiment de frustration permanente réactivé dès le<br />

moment où j’ai mis le pied dans cette baraque : je regrette et je m’en veux de<br />

tout ce que j’ai perdu de Willow, de tout ce à côté de quoi je suis passé, et de tout<br />

ce que je voudrais lui dire et que je dois taire. Sinon…


Durant tout le trajet, je me force à penser au dernier morceau que je suis en<br />

train de <strong>com</strong>poser : une <strong>com</strong>po très instrumentale sur une histoire de voyage<br />

initiatique et de quête d’origines. En général, penser à mon travail me permet de<br />

totalement déconnecter et d’oublier le présent pour n’être que dans l’imagination<br />

et la musique. Depuis tout petit, j’ai cette étrange capacité à voir les sons <strong>com</strong>me<br />

des couleurs, les basses en violet, les aigus en vert très pâle, les mezzo en rouge<br />

brun… Il me suffit de fermer les yeux et ça fait un tableau psychédélique dont<br />

les mouvements suivent mes envies et me guident. Mais cette fois, rien à faire, je<br />

ne vois que du gris, du noir et je n’entends rien. Ce qui achève de me mettre sous<br />

pression.<br />

À peine sur place, je demande à un des instructeurs que je connais depuis<br />

longtemps de me prêter le matos et une de ses motos. Il remarque ma mine<br />

renfrognée mais ne me pose pas de questions, ce dont je lui suis reconnaissant.<br />

Puis il me confie sa Ducati Panigale spéciale, une super bécane. Une machine à<br />

sensations qui va me permettre d’expulser tout ce qui bout en moi !<br />

– Une bonne sportive, sourit-il. Tu as la piste pour toi, on vient de finir les<br />

entraînements.<br />

Dix minutes plus tard, équipé des pieds à la tête, nerveux et impatient de<br />

rouler, j’enfourche la moto rouge à la ligne élégante. À peine installé, serrant le<br />

réservoir entre mes cuisses, je me sens immédiatement mieux, presque calmé.<br />

Comme à chaque fois, je retrouve cette étrange sensation de me sentir enfin<br />

entier, <strong>com</strong>me s’il me manquait une partie de moi et que je pouvais la retrouver<br />

en épousant la machine. Dès que je démarre, le plaisir de faire corps avec la<br />

bécane est magique et réconfortant.<br />

Je pars d’abord tout doux sous huit mille tours/minute, puis je pousse le<br />

moteur qui prend des tours rapidement en envoyant presque la roue avant dans<br />

les airs quand je change de rapport. Cela ne me fait pas peur. Au contraire, excité<br />

par la vitesse qui monte facilement, j’accélère à fond, testant les réactions de ce<br />

modèle que je ne connais pas. Dans les lignes droites, elle file et en virage, se<br />

place facilement. Au fur et à mesure que je la pousse, faisant hurler le moteur et<br />

prenant des risques, je me détends.<br />

Plus un freinage excellent, c’est du pur plaisir en même temps qu’une bonne<br />

giclée d’adrénaline à chaque accélération. Très vite en zone de confort sur cette


écane qui fait ce que je veux, j’accélère au max sur les portions droites. Sans<br />

forcer, elle monte à 280. Dans les virages, elle se <strong>com</strong>porte parfaitement, ferme,<br />

fluide, sortant des courbes sinueuses <strong>com</strong>me une balle. Au bout de trois tours, je<br />

me sens <strong>com</strong>plètement serein.<br />

Exit les contrariétés.<br />

Les tours de piste s’enchaînent à une cadence grisante. Plus je roule, plus je<br />

tente d’exploiter au maximum les possibilités de cette moto. Et plus je me sens<br />

vif, concentré et calme. Comme à chaque fois, la vitesse l’emporte sur tout le<br />

reste.<br />

Au moment où je passe devant les locaux techniques, j’aperçois sur mon côté<br />

gauche une moto qui s’engage sur la piste d’accès. Légèrement contrarié de ne<br />

plus avoir les quatre mille mètres de piste pour moi tout seul, j’accélère encore,<br />

histoire de mettre un bon demi-circuit entre nous.<br />

Mais à ma grande surprise, deux tours plus tard, la moto me talonne.<br />

Admiratif, je teste sa puissance sur les droites : le type me suit. Je souris en moimême.<br />

Dans les virages, il assure, maîtrisant sa tenue de route. Au tour suivant,<br />

quand il cherche à me doubler dans la ligne droite, je le remets à distance d’un<br />

coup d’accélérateur, ce qui me pousse à 300.<br />

Je le largue aussitôt mais il revient juste avant le virage numéro un.<br />

Tiens, tiens. On veut jouer ?<br />

Titillé par ce défi, je surveille le motard dans mon rétro. Puis, fixant la sortie<br />

du virage, je rétrograde, pour aborder la courbe par l’extérieur, sans perdre trop<br />

de vitesse. La moto me suit, prenant elle aussi l’angle maximal. Concentré, je<br />

pique vers l’intérieur avant de remettre de la puissance.<br />

Mais, juste au moment où je sors du virage, le type se rapproche d’une<br />

soudaine accélération et, se décalant sur la droite en se déhanchant, il cherche à<br />

me passer devant.<br />

Il n’a pas froid aux yeux…<br />

Amusé et étonné par son agilité, je le distance. Assez satisfait, je le sème dans


la chicane. Mais juste après le virage numéro 5, il revient, collant<br />

dangereusement ma roue arrière et cherchant à nouveau à me doubler d’un côté<br />

puis de l’autre.<br />

Tu cherches les problèmes, toi… Mais pas sûr que ça m’amuse longtemps.<br />

Un peu irrité par ce type qui fait le malin pour me dépasser, j’accélère au<br />

max. Serré en bas, relâché en haut, je vérifie tous mes appuis avant d’arriver au<br />

virage suivant : pieds, genoux, cuisses, bassin au plus près de la moto qui rugit<br />

sous moi. Je sens chaque vibration de la machine <strong>com</strong>me si elle était le<br />

prolongement de mon corps. Avant le virage, je ralentis très peu, conscient d’y<br />

entrer à trop haute vitesse.<br />

Ce qui ne pardonne pas.<br />

Sûr de moi, je ne ressens aucune peur. Je suis même parfaitement détendu.<br />

Pourtant, à cette vitesse-là, à la moindre imperfection, on risque la sortie de<br />

route. Quand mon genou racle presque le sol, je me déporte un peu plus vers<br />

l’intérieur de la courbe pour jouer sur l’inclinaison maximale de la moto et<br />

optimiser ma trajectoire. Au moment où je <strong>com</strong>mence à remettre les gaz en<br />

reprenant l’extérieur du virage, la roue avant du type apparaît soudain dans mon<br />

champ de vision sur le côté. Surpris, je me contracte malgré moi.<br />

Il me fait quoi, là ?!<br />

En un demi-millième de seconde, je <strong>com</strong>prends ce qu’il cherche à faire :<br />

passer par l’intérieur, au risque de me couper la route.<br />

Et je n’ai que deux solutions, aussi pourries l’une que l’autre. Soit je freine, la<br />

moto se redresse et à cette vitesse, je pars direct dans le décor pour l’éternité,<br />

soit je passe et ça tient du miracle…<br />

Mais je ne réfléchis pas, je pousse ma machine à fond en écrasant le réservoir<br />

entre mes cuisses et mon buste, tentant le tout pour le tout pour éviter le crash.<br />

Collée à moi, la moto tremble et hurle tandis qu’il me semble sentir chaque<br />

centimètre du sol se déliter sous mes pneus. Tournant la tête vers la sortie du<br />

virage, je ne prête plus attention à l’autre machine et reste concentré sur la seule<br />

chose qui importe : sortir de la courbe et éviter que tout parte en live.


Quand j’atteins enfin la ligne droite, je suis en sueur. J’ai presque des crampes<br />

dans les jambes mais je ne relâche pas la pression. J’accélère à fond, laissant<br />

l’autre derrière.<br />

Ce connard a failli m’envoyer en l’air !<br />

Comme nous arrivons au niveau de la zone d’accès et de sortie du circuit, je<br />

rétrograde, décidé à le choper pour lui expliquer ma façon de voir la vie sur un<br />

circuit. Je lui fais signe que je sors, il semble me suivre, mais au dernier<br />

moment, au lieu de prendre l’embranchement vers les stands, il repart à fond sur<br />

la piste. Une seconde, je songe à le poursuivre, mais un peu secoué, je ralentis et<br />

arrête ma bécane.<br />

Le moteur est brûlant. Je ruisselle dans ma <strong>com</strong>bi.<br />

Tous les pilotes présents se massent en bord de piste et injurient le mec qui<br />

continue son tour à fond la caisse. Comme un baroud d’honneur.<br />

Il fut un temps où je n’aurais pas laissé ce connard pavoiser plein gaz et lui<br />

aurais fait racler la piste avec les dents jusqu’à nous tuer tous les deux s’il le<br />

fallait.<br />

– Ça va, Jesse ? C’est qui ce mec ? Tu le connais ? me demande l’instructeur.<br />

– Je l’attends de pied ferme et je te jure que quand il descend de sa bécane…<br />

Quand après son tour de circuit en solo, le moteur de mon challenger se<br />

rapproche en rétrogradant, je le regarde arriver. Son corps forme une masse<br />

<strong>com</strong>pacte épousant sa moto noire striée d’une bande jaune presque agressive.<br />

Cette fois, il s’engage sur la piste de sortie.<br />

Je serre les poings.<br />

Je vais te retirer l’envie de te la péter sur un circuit…<br />

Mais au lieu de se diriger vers le parking où nous l’attendons, il passe droit<br />

devant nous à petite vitesse. Ensuite, le torse redressé, les deux mains en l’air, il<br />

effectue un magnifique bras d’honneur.<br />

J’y crois pas ?


Furieux, vexé, je l’insulte copieusement, <strong>com</strong>mençant à enjamber la barrière<br />

de sécurité pour me ruer sur lui et sa moto de fouteur de merde. Car après son<br />

petit numéro sur la piste, je sais que cette provocation m’est destinée<br />

personnellement. L’instructeur me retient par le coude. Furax, je me contiens à<br />

grand-peine et maudis le motard jusqu’à la quatrième génération en lui<br />

promettant que si je le recroise, il n’aura même plus de gueule à mettre sous son<br />

casque. Derrière moi, les autres pilotes ne se privent pas de le traiter de tous les<br />

noms.<br />

La vitre sombre m’empêche de distinguer son visage mais quand il me<br />

dépasse et repose les mains sur son guidon, l’arrière de son casque apparaît, orné<br />

d’un poulpe stylisé couleur or.<br />

What the fuck ? C’est le même que celui devant l’hôpital ?<br />

– C’est quoi ton problème ? T’as pas assez de couilles pour me le dire en<br />

face ? hurlé-je en sautant cette fois la barrière de sécurité, bien décidé à le<br />

courser.<br />

Écumant de rage, je hurle en courant derrière lui pendant plusieurs mètres<br />

jusqu’à ce qu’il réaccélère, me laissant essoufflé, furieux et avec un sentiment de<br />

frustration colossale.<br />

Mais qui es-tu ?


14. Irrésistible obsession<br />

Willow<br />

Avec une grimace, Nathan enfourne une nouvelle bouchée. Assises par terre<br />

autour de deux immenses pizzas pepperoni, Emma et moi l’observons.<br />

– En fait, vous vous êtes disputés pour quoi avec Aidan ? essayé-je de<br />

<strong>com</strong>prendre.<br />

– Rien du tout, on s’entendait même très bien au début. On a parlé de cinéma,<br />

de sorties et de sport. Et puis, <strong>com</strong>me ça, ce type se fout en rogne et nous fait<br />

une crise de nerfs, se défend Nathan la bouche pleine.<br />

– T’exagères pas un peu, là ? sourit Emma. Le grand roux qui nous faisait une<br />

crise aiguë de lutte des classes en descendant l’escalier, c’était pas toi ?<br />

Nathan lève les yeux au ciel en soupirant.<br />

– À vous entendre, j’aurais fait un show de drama queen ! proteste-t-il avec<br />

un clin d’œil amusé. Alors lui, il a fait l’Actors Studio dans ce cas !<br />

Emma et moi pouffons tandis que Nathan fait mine de méditer sur ses torts.<br />

– Je me suis mis en colère parce que cet Aidan a fait une allusion<br />

désobligeante sur la taille de ma Mini <strong>com</strong>parée à sa Porsche, reprend-il d’un air<br />

faussement confus. Et en plus, il me dit ça en souriant !<br />

– Faut dire qu’il a un putain de sourire ! remarque Emma en se resservant un<br />

verre de bordeaux.<br />

– En effet, admet Nathan. Mais pour info, ma Mini, elle date de 2002, et en<br />

68, j’étais même pas en rêve dans les projets de ma mère.<br />

– Donc, tu n’as pas remarqué qu’Aidan était maladroit dès qu’il te parlait ?<br />

dis-je.<br />

Nathan ouvre de grands yeux innocents.


– En fait, tu l’as vexé, tente Emma. Imagine que le mec canon sur lequel tu<br />

flashes te dédaigne et ne te voit même pas…<br />

– Vous fantasmez <strong>com</strong>plètement, les filles ! dit Nathan en secouant la tête.<br />

Moi, les seuls crépitements que j’ai vus cet après-midi, c’était entre Willow et<br />

son mari.<br />

Ma salive se coince quelque part entre ma gorge et mon estomac en faisant<br />

oups !<br />

– N’importe quoi ! Je vous rappelle qu’entre Jesse Halstead et moi, il s’agit<br />

d’un deal, et uniquement d’un deal : ce mariage contre l’héritage et que, même si<br />

ça paraît très vénal, c’est la stricte vérité.<br />

– Oui, bien sûr, ironise Emma. Seule la nécessité te pousse…<br />

– Rien d’autre.<br />

Si j’exclus tout ce qui m’attire…<br />

Comme je hoche la tête en rosissant, Nathan et Emma éclatent de rire.<br />

Troublée, je me relève pour ramasser les cartons de pizza vides.<br />

– Allez, faut que je rentre, Dobby doit s’impatienter.<br />

– Et moi, je dois repasser au Shelter, dit Nathan. Je te dépose Emma ?<br />

Quand je monte dans ma voiture remplie de cartons et d’objets ayant<br />

appartenu à Maméléna, une vague de nostalgie se répand, <strong>com</strong>me un parfum<br />

d’enfance qui se termine.<br />

Je démarre, cachant par un sourire ma mélancolie à mes amis encore debout<br />

sur le trottoir.<br />

***<br />

Après avoir tout entassé dans un coin du salon, j’entraîne Dobby dehors. Je<br />

n’ai aucune envie de ranger maintenant. Et un peu d’air nous fera du bien à tous<br />

les deux.<br />

– Ça te dit une petite promenade autour du Harlem Meer ?


Dobby sautille de joie. Tandis que je marche le long de l’eau, mon chiot court<br />

en tous sens, jusqu’à ce qu’il repère un canard, <strong>com</strong>pagnon de jeu idéal. Le<br />

volatile fait mine de l’ignorer, ce qui agace Dobby qui jappe devant lui, puis<br />

tente de l’impressionner en sautant en l’air sur lui-même.<br />

– Dobby, le rappelé-je en éclatant de rire avant qu’il ne tombe à l’eau.<br />

Me jetant un regard interrogatif, le chiot abandonne son idée de poursuivre le<br />

canard qui, d’ailleurs, s’est déjà envolé. Mais <strong>com</strong>me il s’élance à nouveau en<br />

aboyant cette fois en direction des mollets d’un des nombreux joggers de cette<br />

fin de journée, je le retiens de justesse par le collier.<br />

Ensuite, accroupie pour lui remettre sa laisse, je fais signe aux joggers de<br />

nous excuser Dobby et moi d’être en plein milieu de la piste. Soudain, je<br />

m’immobilise : face à moi, en short gris, torse nu, abdos luisant de sueur et<br />

écouteurs sur les oreilles, Jesse avance à grandes enjambées. Il ne semble pas<br />

m’avoir vue. De sa casquette, dépassent sa mèche brune, son regard très bleu et<br />

sa fossette. Ses jambes me paraissent très musclées, presque trapues. Surprise de<br />

le voir, un peu gênée aussi, je me redresse d’un bond, incapable de réprimer le<br />

sourire réjoui qui me monte aux lèvres.<br />

Mais je me ressaisis quand il croise mon regard sans même ralentir.<br />

Ce n’est pas du tout lui. Plus petit, plus brun, plus massif, pas du tout<br />

souriant et beaucoup moins sexy.<br />

Je suis le dos du jogger qui s’éloigne : aucun tatouage sur l’épaule.<br />

Si je <strong>com</strong>mence à fantasmer sur tous les mecs en short qui se promènent par<br />

ici, on est mal barré. Vu de l’extérieur, on pourrait même penser que je fais une<br />

petite fixette sur les torses nus…<br />

Mais je ne dois pas me laisser perturber : Jesse Halstead est mon mari<br />

uniquement sur le papier et il va y rester.<br />

Torse nu ou pas.<br />

Arrivé à l’angle de Central Park, au moment où je vais traverser, le<br />

rugissement d’une moto me fait sursauter. Je bondis sur le trottoir. Tout casqué


de noir, le motard lève sa visière : ses yeux bleus apparaissent, scintillants. Il<br />

semble aussi surpris que ravi.<br />

– Jesse ?<br />

Je ferme les yeux et secoue la tête.<br />

C’est pas vrai, ça re<strong>com</strong>mence… Je suis <strong>com</strong>plètement obsédée.<br />

Mais quand je les rouvre, le motard a enlevé son casque et c’est bien lui :<br />

Jesse. Tout joyeux, Dobby saute sur ses jambes en aboyant, ce qui le fait rire. Je<br />

ferais bien pareil mais ça ne se fait pas. Alors je demande :<br />

– Ton frère va bien ?<br />

– Je reviens de chez lui justement. Je lui ai fait la leçon sur son mauvais<br />

caractère, rit-il.<br />

– Nathan ne s’est pas montré meilleur sur ce coup.<br />

– Oh, ils s’en remettront.<br />

Je fixe sa moto, <strong>com</strong>me si j’étais fascinée par la mécanique. Histoire de ne<br />

pas montrer que le mec qui est installé dessus est l’objet de visions et<br />

divagations variées. Un petit silence gêné suit.<br />

– J’ai un deuxième casque, je t’emmène ?<br />

Je fais non de la tête en regardant le sol <strong>com</strong>me pour m’y arrimer, retenant<br />

mes jambes prêtes à enfourcher la moto pour me coller derrière lui.<br />

– On n’ira pas très loin : j’habite à trois rues de là. On avait rendez-vous,<br />

non ?<br />

– Je ne sais pas… balbutié-je, déstabilisée. Mais oui, tu as raison, bien sûr, on<br />

devait aller chez toi !<br />

Mais ça vaudrait mieux pas… me désolé-je en secouant la tête, consciente que<br />

je ferais mieux de refuser.<br />

Ses yeux se mettent à pétiller. Il sourit, moqueur.<br />

– En fait, là tout de suite, c’est impossible, continué-je en cherchant du


secours autour de moi.<br />

Je sens le regard de Jesse posé sur moi. Mes yeux tombent sur Dobby. Le<br />

chiot me fixe à son tour, avant de se dresser sur ses pattes arrière pour escalader<br />

la moto. Je soupire, partagée entre le désir fou de faire <strong>com</strong>me lui et la raison qui<br />

me dit de rentrer à la maison sans me retourner.<br />

– J’ai un sac à dos pour Dobby, propose Jesse avant même que je n’arrive à<br />

formuler mon objection.<br />

Je lève les yeux vers lui, sachant déjà que je ne devrais pas. Incapable de<br />

lutter, je sonde son regard bleu tranchant, rivé à moi. Je n’y vois que tranquille<br />

assurance et un soupçon d’amusement.<br />

– D’accord, dis-je sans plus résister.<br />

Dès que je suis installée derrière lui avec Dobby accroché à mon dos, Jesse<br />

démarre dans un grondement profond qui me fait vibrer tout entière. Ou bien<br />

c’est juste l’effet de sa voix quand il se retourne pour conseiller.<br />

– Accroche-toi à moi.<br />

Sans plus discuter que précédemment, j’opine et pose timidement mes mains<br />

sur ses hanches. D’autorité, il les attrape, les tire vers l’avant et les noue autour<br />

de son ventre. Malgré ses gants, j’ai l’impression que le contact de ses doigts sur<br />

les miens me brûle. Je frémis de me sentir si proche de lui.<br />

Je sens que je ne maîtrise pas tout…<br />

***<br />

Jesse Halstead habite à quelques rues de là. Mais collée à son dos, bras<br />

enroulés autour de son torse, nez enfoui dans le parfum ambré de son écharpe, je<br />

n’ai aucune idée des distances ni du temps…<br />

Je pourrais traverser la ville et les siècles sans m’en apercevoir.<br />

Quand je descends de la moto un peu tremblante, du moteur, de Dobby ou de<br />

moi, je ne sais qui a ronronné le plus. Je pose le sac à dos par terre. Retirant son


casque puis ses gants, Jesse secoue ses cheveux d’une main tout en m’observant.<br />

– C’est safe chez moi, tu peux retirer ton casque et ton armure ! sourit-il en se<br />

rapprochant.<br />

Oups…<br />

J’opine. Mais <strong>com</strong>me mes doigts patinent sur le système de fermeture, il<br />

repousse gentiment mes mains et défait le fermoir avant de soulever<br />

délicatement le casque vers le haut. Ses yeux qui pétillent et mon soudain<br />

frémissement me donnent l’impression qu’il est en train de me déshabiller.<br />

Dobby, dont seule la tête émerge du sac posé à mes pieds, se met à japper,<br />

<strong>com</strong>me pour me rappeler son existence. Troublée, je me ressaisis en le libérant.<br />

Il se met alors à courir autour de nous, l’air joyeux.<br />

– Viens, dit Jesse ensuite en me prenant naturellement par la main.<br />

Alors que mes jambes, mon ventre, mes bras le suivent sans hésiter, ma tête<br />

tente de raisonner.<br />

C’est quand même pénible cette sensation de n’être pas raccord avec soimême…<br />

En nous ouvrant, le portier en livrée rouge nous souhaite la bienvenue d’un<br />

ton cérémonieux auquel Jesse répond en souriant par un joyeux « salut Luis, ça<br />

va ? ». L’autre sourit. Le hall de l’immeuble est couvert de marbre avec un<br />

superbe mur végétal d’un côté et une fontaine de l’autre. Je me force à rester<br />

impassible, mais tout ce luxe est presque intimidant. Ajouté à mon état perturbé,<br />

cela ne m’aide pas à me sentir en pleine possession de mes moyens.<br />

Quand nous entrons dans un ascenseur de taille pharaonique, Jesse tape un<br />

code sur le clavier puis semblant se souvenir de quelque chose, il retient les<br />

portes avant qu’elles ne se referment.<br />

– Oh, Luis, lance-t-il au portier en souriant, j’ai eu des places pour toi pour les<br />

Mets.<br />

Ravi, le gardien le remercie de loin tandis que les portes se referment sur nous


dans un chuintement feutré.<br />

– Luis est fan des Mets et son fils veut être lanceur, m’explique simplement<br />

Jesse.<br />

Je hoche la tête, assez admirative : toute star qu’il est, il reste sympa,<br />

accessible et attentif aux autres.<br />

Sans me quitter des yeux, il s’adosse à la paroi de l’ascenseur, face à moi. Je<br />

me sens trembler mais je ne dois pas me laisser impressionner, ni par son regard,<br />

ni par son sourire, ni par le reste de sa personne.<br />

Je devrais juste ne pas le regarder. Mais dès que je les baisse, les tourne ou les<br />

ferme, mes yeux reviennent vers lui, <strong>com</strong>me s’ils avaient une vie propre. Depuis<br />

que j’ai accepté de monter sur sa moto, je me sens dépassée par mes réactions :<br />

je me regarde agir, sans pouvoir m’empêcher de faire ce que je sais que je ne<br />

devrais pas faire…<br />

L’air bizarre, Jesse fait un pas dans ma direction. Nos regards sont rivés l’un à<br />

l’autre. Je me sens affreusement attirée, <strong>com</strong>me appelée du plus profond de mon<br />

être. Pour ne pas me jeter dans ses bras, je me retiens des deux mains à la<br />

rambarde.<br />

Je suis là pour visiter son appartement et lui poser des questions, me répétéje<br />

en boucle.<br />

Mais en réalité, la seule question que je me pose est : <strong>com</strong>bien de temps vaisje<br />

pouvoir résister ?<br />

Mon corps me répond instantanément : il avance sans me demander mon avis<br />

vers Jesse. Celui-ci sourit, peut-être amusé par mon air déconfit.<br />

Car c’est la débâcle : le corps d’un côté, la tête de l’autre, la raison<br />

carapatée…<br />

Jesse tend la main vers moi. À cet instant, les portes de l’ascenseur s’ouvrent<br />

au beau milieu d’une immense pièce au parquet blanc. De hautes baies vitrées<br />

éclairent une immense pièce, qui se prolonge par une terrasse avec des vrais<br />

arbres. J’ai l’impression d’arriver au milieu d’une clairière en plein ciel.


Émerveillée, j’avance de quelques pas mais aussitôt je cherche Jesse du<br />

regard. C’est <strong>com</strong>me si son corps me manquait. Immobile, il m’observe. Son<br />

regard est si intense que je frissonne. Il dépose lentement les casques au sol, puis<br />

me tend la main avec un sourire craquant. Quand mes doigts saisissent les siens,<br />

électrisée, je vibre des pieds à la tête. Il m’attire doucement à lui. Je ne résiste<br />

pas. J’entends Dobby japper non loin de nous.<br />

Je ne réagis pas. Seuls <strong>com</strong>ptent les yeux bleus de Jesse, fascinants, profonds,<br />

toujours rivés aux miens. Lentement il lâche mes doigts, remonte le long de mon<br />

bras et pose ses deux mains sur mes épaules. Son souffle caresse mon visage. Je<br />

continue à le fixer en silence, puis sans réfléchir, je pose les mains sur ses<br />

hanches. Ses yeux prennent un éclat vif, entre étonnement et admiration.<br />

Quand nos lèvres se touchent, j’ai l’impression étrange et déstabilisante de<br />

retrouver une sensation que je connais. Et en même temps, je me sens <strong>com</strong>blée,<br />

<strong>com</strong>me si j’avais retrouvé une clé, résolu un mystère… Cela me trouble<br />

profondément : je m’écarte de lui pour chercher une réponse dans ses yeux. Il ne<br />

semble pas surpris de ma réaction et me sourit tendrement, <strong>com</strong>me pour me dire<br />

que tout ira bien. Nos visages se font face, si près l’un de l’autre que j’en<br />

tremble. Le désir que je lis dans ses yeux est irrésistible et égal au mien. Alors<br />

arrimant mes mains autour de sa taille, je pose ma bouche sur la sienne.<br />

De doux et délicat, notre baiser devient urgent et impératif.<br />

Car plus je l’embrasse, plus je <strong>com</strong>prends que c’est ce dont j’avais envie<br />

depuis des heures, des jours et des nuits.<br />

Quelques minutes plus tard, nos bouches sont toujours fondues l’une à l’autre<br />

et nous tournons sur nous-mêmes. Ses mains sont sur ma nuque tandis que je<br />

glisse les miennes sous son tee-shirt, cherchant sa peau pour m’en rassasier. Il<br />

me semble que je suis assoiffée de lui. Chaque baiser et chaque caresse semblent<br />

<strong>com</strong>bler un manque essentiel en moi. Combien de temps nous embrassons-nous,<br />

debout au milieu de cette pièce à peine meublée, où par les baies vitrées le soleil<br />

décline doucement, rougeoyant, envoyant des rayons cuivrés sur ses cheveux ?<br />

Attrapant mon visage, il murmure mon nom tout en embrassant lentement mes<br />

joues, mon front, mes paupières.<br />

Je lui réponds en couvrant son visage de baisers. Tout en glissant mes lèvres


sur sa peau, il me semble le découvrir tout autant qu’en connaître déjà chaque<br />

détail : les vallonnements, les creux, les sillons mais aussi le goût un peu salé de<br />

sa peau, la douceur de ses joues, la caresse de sa barbe naissante. Je voudrais le<br />

goûter tout entier.<br />

Alors, je l’embrasse, si avide de lui que je titube presque. Il me rend mon<br />

baiser avec passion. Je frémis, impatiente, presque fébrile. Mon buste se soulève,<br />

mes seins se pressent contre son torse et une vague de chaleur inonde mon dos.<br />

Ses mains quittent ma nuque, longent mes bras pour enserrer mes hanches. Puis,<br />

glissant sous mon débardeur, elles effleurent à peine ma peau. Le souffle coupé,<br />

je me plaque contre lui en saisissant ses poignets.<br />

– Déshabille-moi, demandé-je d’une voix rauque.<br />

Il esquisse un sourire : je le fixe, assumant totalement mon envie d’être nue<br />

dans ses bras et frémissant d’impatience. Lentement, il soulève mon tee-shirt et<br />

le fait passer au-dessus de ma tête. Ensuite, il recule pour me regarder<br />

longuement, caressant des yeux mon buste, mon ventre, mes épaules…<br />

Sous son regard, il semble que chaque pore de ma peau le réclame, affamée<br />

de caresses. Le mélange de sensualité, d’admiration et d’émotion que je lis dans<br />

ses yeux me trouble profondément, attise mon désir et me rend nerveuse.<br />

Sans cesser de me contempler, du bout du doigt, il effleure mon visage, puis<br />

glisse sa main le long de mes cheveux, passant dans ma nuque pour descendre le<br />

long de mon cou. Tous les sens en alerte, je sens ma peau se hérisser. Il suit ma<br />

clavicule, atteint mon épaule, en souligne l’arrondi, avant de courir le long de<br />

mon bras. Souriant presque rêveusement, il saisit alors ma main et toujours sans<br />

me quitter des yeux, la remonte vers sa bouche. Surprise, je retiens ma<br />

respiration. Du bout de ses lèvres brûlantes, il embrasse alors délicatement le<br />

creux de ma paume.<br />

Surprise par ce chaste baiser et par la vague de volupté qu’il provoque, je<br />

frissonne des pieds à la tête et sens tout mon corps s’enflammer de l’intérieur.<br />

Déstabilisée, je baisse les paupières. Une sensation de paix se répand dans mon<br />

esprit <strong>com</strong>me si la simplicité de ce baiser avait apaisé la fièvre qui y régnait, ne<br />

laissant plus que le désir, pur et intense.


Quand je rouvre les paupières, ses lèvres quittent ma main. Souriant <strong>com</strong>me<br />

pour lui-même, il me dévisage ; ses cils légèrement baissés donnent à son regard<br />

bleu une ombre grave et tendre. Il me semble alors que ce baiser presque<br />

solennel a fait éclore un besoin au-delà du désir charnel : une recherche de<br />

connivence, aussi profonde qu’instinctive.<br />

Un langage que seuls nos corps <strong>com</strong>prendraient.<br />

Sa bouche se pose sur mes lèvres. Ses mains sont à présent sur ma taille<br />

tandis que les miennes cherchent ses hanches. Je voudrais qu’il ne cesse jamais<br />

de m’embrasser pour sentir encore cette incroyable sensation de fusion entre<br />

nous. Mais soudain, il quitte ma bouche. Je gémis, presque frustrée, et m’agrippe<br />

à lui en tirant son corps vers moi. Mais il reste à quelques millimètres de moi :<br />

face à face, nos souffles se mêlent, courts et bouillants. Nos regards se noient.<br />

Nos parfums se fondent. Nos cheveux s’entremêlent, nos nez s’effleurent, nos<br />

bouches se cherchent.<br />

Pourtant, sans céder au désir qui nous dévore, nous nous regardons<br />

longuement, <strong>com</strong>me si d’un <strong>com</strong>mun accord, nous voulions arrêter le temps pour<br />

lire l’un en l’autre. Tenter de <strong>com</strong>prendre ce qui nous arrive, pourquoi c’est si<br />

fort entre nous. Et être sûrs que l’autre ressent cette attirance et ce trouble.<br />

Plongeant dans ses yeux bleu profond, je vois son désir, sa détermination mais<br />

aussi une sorte de mélancolie qui m’étonne et me bouleverse, parce qu’il me<br />

semble qu’elle fait écho à ce que je ressens.<br />

Une impression étrange d’avoir perdu du temps jusque-là et que rien d’autre<br />

n’aurait dû <strong>com</strong>pter que ces baisers.<br />

Quand nos lèvres se rejoignent, je m’agrippe à ses hanches et glisse mes<br />

mains sur sa peau. Elle est chaude, ferme et douce <strong>com</strong>me je l’imaginais. Il me<br />

jette un regard étrange, qui m’encourage à l’audace.<br />

M’écartant alors légèrement de lui, j’entreprends d’ôter son tee-shirt. Il se<br />

laisse faire avec un sourire amusé. Les yeux rivés sur son tatouage en forme<br />

d’arbre – plus que jamais pour moi symbole de liberté –, je couvre son torse de<br />

caresses avant de défaire la ceinture de son jean.<br />

Moi qui n’ai jamais été très entreprenante, et Oliver me l’avait parfois


eproché, j’ai envie de prendre l’initiative.<br />

En réalité, je me retiens de le plaquer au mur, d’enrouler mes jambes autour<br />

de son bassin, de planter son sexe en moi et de faire l’amour avec lui tout de<br />

suite. Parce que depuis la première seconde où il m’a serrée contre lui, il me<br />

semble que je pourrais trouver entre ses bras cette sérénité intérieure que je n’ai<br />

trouvée avec personne, cet accord profond entre ce que je veux et ce que je suis,<br />

ce que j’ignore et ce que je désire.<br />

Une sorte de réconciliation intérieure.<br />

Sûre de moi, je défais les boutons de son jean puis, sans le quitter des yeux, je<br />

glisse ma main dans son caleçon. Ses paupières se ferment à demi quand je saisis<br />

son sexe : doux, brûlant et vigoureux.<br />

Comme je l’avais imaginé en rêve…<br />

Et raide de désir, ce qui démultiplie le mien… Après l’avoir dégagé du tissu<br />

qui l’entrave, je <strong>com</strong>mence à le caresser. Jesse se met à râler, alors j’accentue<br />

mon mouvement. Je surveille son visage mais sa nuque basculée, son bassin<br />

tendu vers l’avant et son souffle court me confirment que mes caresses font effet.<br />

Au bout d’un moment, il rouvre les yeux, qui me paraissent soudain très<br />

clairs, presque émus. Puis, se ressaisissant, il sourit.<br />

– J’ai envie de faire l’amour avec toi depuis si longtemps.<br />

Pour toute réponse, je l’embrasse. Sans que nos bouches se séparent, je tire<br />

sur son jean et son caleçon pour les lui retirer et il fait de même avec mon jean et<br />

mes baskets. Moi en sous-vêtements, lui <strong>com</strong>plètement nu, déséquilibrés, riant et<br />

nous embrassant de plus belle, nous titubons vers son lit où il me pousse<br />

tendrement. Allongée sur le dos, je le contemple alors : debout devant moi dans<br />

toute sa splendeur. Des épaules parfaites, des pectoraux solides, des tatouages<br />

virils et assumés, un ventre plat divinement découpé, de longues jambes solides<br />

bien campées au sol. Au centre de son corps parfaitement proportionné se dresse<br />

son sexe glorieusement tendu.<br />

– Tu es tellement belle, Willow, chuchote-t-il.


Je tends la main vers lui, pressée de sentir son corps nu contre le mien.<br />

– Laisse-moi te découvrir tout entière, dit-il en promenant son regard sur mon<br />

corps.<br />

Il sourit tandis que je rosis. Car quel que soit l’endroit où se posent ses yeux,<br />

ma peau s’embrase. Quand il se rapproche, son parfum se répand sur moi<br />

<strong>com</strong>me une caresse voluptueuse, mêlé à celui du désir violent qu’il me semble<br />

exhaler par toutes les cellules de ma peau. J’entends presque ma chair bruisser.<br />

Ses doigts <strong>com</strong>mencent à me caresser lentement, dessinant des volutes sur ma<br />

peau. Puis il embrasse mon visage, mon cou, mon épaule avant de descendre<br />

lentement le long de la bretelle de mon soutien-gorge. Quand son souffle chaud<br />

arrive près de mes pointes de sein, je voudrais que la dentelle disparaisse pour<br />

sentir sa bouche sur ma chair.<br />

Je vais mourir de délice…<br />

Sans me quitter des yeux, il fait tomber la bretelle et embrasse ma chair qui<br />

palpite. Mes doigts agrippent sa taille. Je respire lourdement tandis qu’il ôte le<br />

reste de mon soutien-gorge. Mes seins s’épanouissent alors, libres et épanouis,<br />

offerts à ses mains et ses baisers. L’air ébloui, il les caresse puis les embrasse<br />

avec douceur avant d’en agacer la pointe. Je gémis de plaisir en agrippant ses<br />

cheveux. Ses yeux illuminés de désir qui se lèvent vers moi me rendent folle.<br />

Très excitée, je cherche sa bouche.<br />

Après un long baiser, ses lèvres se remettent à arpenter mon visage. Sa main<br />

continue à caresser mes seins. Je soupire de plaisir. Très doucement sa paume<br />

descend et survole le bas de mon ventre, juste au-dessus de ma cicatrice. Sa<br />

délicatesse me touche car je sens son inquiétude à l’idée de me faire mal.<br />

Je lui souris en prenant sa main pour la poser à plat sur mon ventre. Puis je<br />

ferme les yeux. Avec une infinie délicatesse, ses doigts suivent la ligne de mon<br />

tatouage, d’un côté à l’autre de mon bassin. Puis ses lèvres effleurent chaque<br />

fleur du dessin. Je frémis. Il pose ensuite un long baiser là où ma cicatrice est la<br />

plus large. La douceur de ses lèvres, la tendresse de ses mouvements, la chaleur<br />

qui se répand aussitôt dans mon bas-ventre m’émeuvent, car j’ai soudain<br />

l’étrange impression qu’il voudrait me réparer.


Comme si ses baisers pouvaient avoir un pouvoir magique.<br />

Mais quand sa main descend ensuite le long de ma jambe puis remonte vers<br />

l’aine où ses doigts se glissent sous ma culotte, le désir reprend ses droits. Je<br />

frissonne d’impatience. Il joue un moment avec l’élastique avant de faire rouler<br />

délicatement la lingerie le long de mes jambes. Une fois nue, je me sens presque<br />

embarrassée par son silence. Car redressé sur un coude, il m’observe d’un air<br />

songeur. Un peu inquiète, j’avale ma salive. Mais quand ses yeux brillent à<br />

nouveau de gourmandise, je me sens soulagée. Sous son regard admiratif, je me<br />

sens belle. Fière de chaque partie de mon corps. Et encore plus de cette cicatrice<br />

qu’il suit des yeux, <strong>com</strong>me si c’était la partie la plus sexy de mon anatomie.<br />

D’ailleurs, son sexe darde de plus belle.<br />

Le faisant doucement basculer sur le dos, je ne peux cesser de le regarder et<br />

de le toucher. Sa peau frémit sous ma paume tandis que je caresse ses volumes,<br />

ses muscles, sa fermeté, sa douceur, son sexe solide.<br />

Abandonné, les yeux mi-clos, il éclate de beauté !<br />

À chaque fois que mes cheveux l’effleurent, il frémit. Je souris attendrie en<br />

voyant l’onde se propager sur sa chair. Je le caresse alors en survolant tout son<br />

corps du bout de ma chevelure. Fesses tendues, souffle court, il râle en ondulant<br />

de plaisir, surtout quand je passe et repasse au-dessus de son sexe. Tout en<br />

attisant mon désir, cela me plaît de le conduire à la limite du supportable…<br />

Au bout d’un moment, il empoigne mes cheveux et me tire à lui pour<br />

m’embrasser. Sa main se glisse entre mes jambes. Émoustillée, je réponds à son<br />

baiser. Quand je saisis ses testicules, Jesse frémit et me lance un regard qui me<br />

paraît agréablement surpris. Sans chercher à <strong>com</strong>prendre, je lui souris, laissant<br />

ensuite mes mains aller là où elles ont envie sur son corps, trouvant<br />

instinctivement ce qui amplifie son plaisir. Partout où mes doigts se posent, il me<br />

semble savoir où le plaisir sera le plus fort pour lui. Cela m’excite terriblement.<br />

Jesse doit le sentir car ses doigts cherchent alors mon sexe. Délicatement, il<br />

s’immisce entre mes lèvres là où la chair est si fine et sensible. Je gémis et<br />

soulève mon bassin malgré moi. Ses doigts vont et viennent entre mon vagin et<br />

mon clitoris, provocant une incandescence générale de mon sexe.


Une première onde voluptueuse me fait cambrer et gémir. Alors caressant,<br />

titillant et agaçant, ses doigts n’ont de cesse d’éveiller mon plaisir où qu’il se<br />

niche : très vite, celui-ci croît, enfle et flamboie en chaque partie de mon sexe,<br />

puis embrase mon bas-ventre avant de se déployer en une deuxième onde<br />

merveilleuse, véritable brasier de secousses et de vibrations délicieuses. Cet<br />

orgasme me surprend par sa puissance.<br />

– Viens, lui-dis-je en le tirant à moi, encore toute secouée de spasmes.<br />

Dans ses yeux bleus perçants, je distingue excitation, désir et autre chose que<br />

je ne sais pas nommer. Basculant sur un coude, il tend la main vers le meuble à<br />

côté de son lit puis enfile un préservatif. Accrochant ses hanches, je soupire<br />

d’impatience quand il se positionne au-dessus de moi. Son regard bleu plonge<br />

dans le mien, son souffle me caresse. Une veine palpite sur son cou, battant la<br />

mesure. Nos bassins se frôlent, impatients de se réunir.<br />

Quand son membre tendu effleure mon entrejambe humide, j’ondule sous lui<br />

pour faire glisser le bout de sa verge sur mon sexe, savourant cette caresse<br />

particulièrement intime. Fesses serrées, il se cabre lui aussi de plaisir. À la façon<br />

dont il ferme à demi les paupières et râle doucement, je sens qu’il se contient<br />

pour ne pas me pénétrer tout de suite d’un coup de reins.<br />

– Tu me rends dingue, murmure-t-il l’air éperdu.<br />

Je fixe son visage bouleversé de plaisir et, remuant sous lui, je continue à<br />

exciter son sexe qui durcit encore, de plus en plus ardent et fébrile. Au bout d’un<br />

moment, je n’en peux plus.<br />

Viens, maintenant, demandé-je en moi-même.<br />

Il rouvre les yeux et, avec un sourire, s’enfonce doucement en moi. Chavirée<br />

de plaisir, j’en ai le souffle coupé. Nous restons un long moment les yeux dans<br />

les yeux, aimantés, désirants et vibrants.<br />

Jesse reste un moment immobile, sexe bandé en moi, avant de se pencher<br />

pour m’embrasser fougueusement. Ensuite, sans que nos lèvres se séparent, il<br />

<strong>com</strong>mence à aller et venir en moi très lentement, par de petits mouvements<br />

imperceptibles. Mes mains sur ses reins sentent son dos se creuser et ses fesses


durcir à chaque à-coup. J’aime qu’il me laisse apprécier chaque seconde de ce<br />

premier contact intime. Et j’aime par-dessus tout sentir cet accord incroyable de<br />

nos envies, <strong>com</strong>me si nous savions par magie ce que l’autre attend. Il me semble<br />

que faire l’amour ne devrait ressembler qu’à ça, cette osmose totale, unique et<br />

troublante.<br />

Au fond de moi, il me semble que je n’en ai jamais douté.<br />

Puis le désir nous emporte, fulgurant, puissant et impératif. Jesse accélère le<br />

rythme, je me serre contre lui en accrochant mes jambes autour de son bassin.<br />

Chaque poussée de son sexe rentre en moi profondément et me fait me sentir de<br />

plus en plus débordante de désir et de plaisir. Se balançant à l’unisson, nos corps<br />

se cherchent et s’épousent, nos souffles se rejoignent, nos mains s’étreignent.<br />

Jesse agrippe mes épaules, tandis que mes doigts enserrent ses hanches tout en<br />

ac<strong>com</strong>pagnant son mouvement.<br />

Comme si nous nous étions retenus si longtemps que plus rien ne pouvait<br />

nous empêcher de trouver le plaisir ensemble.<br />

Le plaisir monte, enfle et nous fait nous arquebouter, arrimés l’un à l’autre<br />

<strong>com</strong>me dans une tempête.<br />

– Je vais jouir, soufflé-je quand je sens tout mon corps crépiter.<br />

Les yeux de Jesse me sourient, immenses, plus bleus et profonds que jamais.<br />

Sa fossette dessine un oiseau sur sa joue. Alors balayant toute parole et toute<br />

limite, un orgasme colossal m’emporte. Serrant ses doigts sur mes poignets,<br />

Jesse me fixe tandis que j’enfonce mes ongles dans sa chair. La jouissance est si<br />

puissante que je ferme les yeux en gémissant. Complètement envahie par le<br />

plaisir, j’ai l’impression de planer au-dessus de mon corps. Quand je rouvre les<br />

yeux, le regard bleu de Jesse est posé sur moi, flamboyant et sauvage, mais<br />

<strong>com</strong>me s’il m’attendait pour jouir à son tour dans une explosion de secousses<br />

houleuses.<br />

Avec un dernier râle, il pose son corps sur le mien, me recouvrant <strong>com</strong>me une<br />

lourde et puissante caresse. Je reste immobile, cherchant à garder son sexe en<br />

moi le plus longtemps possible. Un long moment plus tard, la tête posée sur son<br />

épaule, baignée dans son parfum ambré, j’écoute sa respiration revenir à la


normale. Je me sens épuisée, heureuse et remplie d’un bien-être incroyable. Au<br />

moment où je bascule dans le sommeil, je ressens un sentiment de plénitude,<br />

<strong>com</strong>me si pour la première fois, j’avais réussi à calmer cette inquiétude<br />

souterraine que je trimballe depuis si longtemps.


15. Brooklyn Bridge<br />

Willow<br />

Filtrant à travers les persiennes de bois, un léger soleil me réveille. Dans la<br />

même position depuis que je me suis endormie, mon corps nu repose contre celui<br />

de Jesse, la tête sur son torse, une jambe en travers de la sienne, pieds entremêlés<br />

aux siens. J’ouvre un œil : son visage est tourné vers moi. Un bras passé sous<br />

mon épaule, il dort encore. Sa joue où la barbe repousse légèrement, ses cheveux<br />

bruns emmêlés, sa peau dont je connais le goût me donnent envie de tendre la<br />

main vers lui mais je ne veux pas le réveiller. Songeuse, je le caresse des yeux :<br />

il suffirait que j’approche ma bouche de quelques centimètres pour l’embrasser.<br />

Aussitôt, un petit frisson de plaisir s’éveille dans mon ventre au souvenir de<br />

notre nuit. Un vrai moment d’extase… Tout a été si dingue, si incroyable et tout<br />

s’est passé de façon absolument irrésistible. Je souris : ce mec est irrésistible.<br />

Et je n’ai pas résisté…<br />

Cette pensée m’empêche de replonger dans le sommeil. De toute façon, je<br />

dois me lever pour aller voir Dobby. J’ai un peu le sentiment de l’avoir<br />

abandonné à lui-même hier soir.<br />

Sans un bruit, je me détache du corps chaud de Jesse et repose délicatement la<br />

couette sur lui. Au moment où je me mets debout, un murmure ensommeillé<br />

s’échappe de ses lèvres puis sa main tâtonne sur le matelas. Je reste immobile. Il<br />

finit par attraper mon oreiller, fourre son nez dedans plusieurs fois <strong>com</strong>me s’il<br />

cherchait mon odeur, puis il se retourne sur le côté avec un sourire satisfait en<br />

roulant le coussin contre son torse. Je souris, presque attendrie. Une fois certaine<br />

que je ne l’ai pas réveillé, je ramasse ma culotte et un tee-shirt blanc posé à terre.<br />

Quand je l’enfile, le parfum ambré de Jesse envahit mes narines. Amusée, je<br />

souris en me rendant <strong>com</strong>pte que le tee-shirt appartient à Jesse.<br />

Si ça continue <strong>com</strong>me ça, je vais lui piquer toute sa garde-robe ! me dis-je en<br />

refermant la porte de la chambre.


Mais je ne le retire pas, et même je persiste, signe et assume en plongeant le<br />

nez dans le tissu pour y retrouver l’odeur du corps de Jesse.<br />

Enivrante.<br />

Mais j’ai besoin d’un café. Et de faire un peu le point.<br />

Car cette fois, aucun doute à avoir : j’ai consommé ma nuit de noces. Avec<br />

retard et plusieurs fois…<br />

Et c’était la nuit la plus fabuleuse de ma vie. Côté sexe, je n’ai jamais connu<br />

ça, torride, intense, sensuel, passionné, magique, <strong>com</strong>plémentaire, intuitif,<br />

délicieux, instinctif, addictif et orgasmique !<br />

Côté raison, ça sent les <strong>com</strong>plications…<br />

Tout en réfléchissant à ce que le fait d’avoir couché ensemble implique et tout<br />

en essayant de faire abstraction du fait que c’était divin, j’avance dans le vaste<br />

appartement à la recherche de la cuisine.<br />

Le cas est <strong>com</strong>plexe… Mariés depuis une semaine, censés vivre ensemble<br />

d’ici peu, obligés de cohabiter pendant un an, ce n’est déjà pas simple mais si, en<br />

plus, on y ajoute le sexe et une attirance in<strong>com</strong>pressible… ça pourrait devenir<br />

ingérable.<br />

Mais coucher avec Jesse n’était pas du tout désagréable, loin de là !<br />

À cette pensée, une nouvelle salve de frissonnements hérisse ma chair, rappel<br />

de frissons délicieux. Je croise mes bras sur le tee-shirt lui appartenant, <strong>com</strong>me<br />

pour y garder précieusement toute la volupté qui remonte dans mon corps. Je me<br />

sens bien.<br />

Pourquoi ne pas tout simplement profiter de ce qui est agréable ? Pourquoi<br />

vouloir tout gérer, tout calculer, tout anticiper ? L’histoire en général, et celle de<br />

ma vie récente en particulier, montre que les choses ne se passent jamais <strong>com</strong>me<br />

on les attend…<br />

Tout en errant avec curiosité d’une pièce à une autre, je me rends <strong>com</strong>pte que<br />

l’appartement occupe toute la surface du dernier étage, c’est-à-dire deux ou trois


terrains de football sans <strong>com</strong>pter la terrasse. Un certain désordre règne dans le<br />

luxueux loft : çà et là, des vêtements, des piles de partitions, des CD, du matos<br />

d’enregistrement et d’écoute… En quête d’un café, je continue à avancer, à la<br />

fois intriguée et un peu intimidée.<br />

Devant l’ascenseur – dont je <strong>com</strong>prends à retardement qu’il est en fait<br />

privatisé pour cet étage –, je souris en apercevant les casques de moto sur le sol.<br />

Un peu plus loin dans un large couloir, je tombe sur plusieurs paires de bottes<br />

alignées contre le mur puis j’aperçois une pièce avec des placards ouverts<br />

regorgeant de blousons de cuir, au sol, à nouveau des casques, des gants, des<br />

écharpes.<br />

Un dressing de motard, mais pas le genre maniaque du rangement !<br />

Soudain, Dobby apparaît devant moi, frétillant de tout poil. Après un moment<br />

de câlins, il se met à sauter et japper pour réclamer son petit déj et sa balade<br />

matinale.<br />

– Attends deux minutes, lui dis-je. Sans café, je ne suis pas moi-même !<br />

Déjà que j’ai du mal à savoir qui je suis en général ! me dis-je, amusée de<br />

constater que je suis ce matin capable de plaisanter d’un sujet anxiogène<br />

d’habitude.<br />

Stratégiquement, j’ai peut-être fait une erreur… Mais moralement,<br />

physiquement et sensuellement, je suis à fond !<br />

Précédée de Dobby, je trouve enfin la cuisine, aussi démesurée que le reste de<br />

l’appartement. Un magnifique percolateur professionnel chromé <strong>com</strong>me une<br />

moto va répondre à mes besoins urgents de caféine.<br />

Dans un placard, je choisis un mug orné d’une clé de sol. Tout en observant le<br />

liquide fumant remplir la tasse, je fixe la volute sur la porcelaine et ne peux<br />

m’empêcher de penser au corps de Jesse, à ses tatouages…<br />

Ce mec fait vraiment l’amour <strong>com</strong>me un dieu…<br />

Souriant toute seule à cet agréable souvenir, je reviens vers le salon, Dobby<br />

sur mes talons. Le soleil qui rentre largement dans la pièce m’aveugle presque.


Et la vue extraordinaire sur New York à 180 degrés me laisse bouche bée : les<br />

arbres de Central Park, les immeubles Art déco pointant entre les tours de verre<br />

aux reflets irisés dessinent une véritable carte postale sur le ciel bleu immaculé.<br />

Aucun nuage à l’horizon. Alors, pourquoi m’en faire ? Pourquoi ne pas vivre<br />

au jour le jour et voir venir ?<br />

Mon café à la main, je fais le tour de la pièce que je n’ai pas eu le loisir de<br />

découvrir hier. Je m’arrête devant un mur entier de vinyles et de CD.<br />

Impressionnée, je regarde quelques titres : du rock bien sûr mais aussi du<br />

classique, de la country, du jazz, de la soul, de l’électro, de la chanson populaire,<br />

des chants tziganes, des berceuses yiddish… Amusée, je repère avec plaisir un<br />

de mes groupes préférés : The Handsome Family.<br />

Je ne suis pas la seule à aimer ce vieux groupe de country ?<br />

Avant de me laisser tomber sur un des immenses canapés moelleux où Dobby<br />

s’est déjà installé, je jette un œil sur le contenu de la bibliothèque. C’est sans<br />

surprise que j’y découvre de gros pavés sur la musique et les instruments, ainsi<br />

que des tonnes de revues musicales et de partitions. Tout en sirotant mon café,<br />

j’observe ensuite le dos des livres : Hemingway, Dos Passos, Steinbeck,<br />

Pasternak, Freud, Franzen, des ouvrages d’histoire, des <strong>com</strong>ics et des<br />

biographies.<br />

Éclectique à tendance classique !<br />

Tandis que j’avale une gorgée de café, mon regard passe sur tous les autres<br />

ouvrages : Neurosciences de nos jours, Mémoire cognitive, Le cerveau, cet<br />

inconnu, L’être réconcilié, Précis de neuropsychologie…<br />

Est-ce que Jesse a lui aussi songé à une carrière médicale, <strong>com</strong>me son frère ?<br />

Tout en rêvassant aux hasards et aux difficultés des choix de carrière, je<br />

redresse machinalement un livre posé de travers : Troubles de la mémoire, de<br />

l’évaluation au traitement. Le sous-titre attire brusquement mon attention : «<br />

quel espoir pour l’avenir ? »<br />

D’une main hésitante, je le retire de l’étagère. Puis je me retiens : j’ai déjà<br />

tout lu sur le sujet… Au moment où je vais le reposer à sa place sur l’étagère, les


pages s’écartent légèrement. Une photographie s’en échappe.<br />

Quand elle tournoie vers le sol <strong>com</strong>me une feuille morte, j’aperçois le pont de<br />

Brooklyn, reconnaissable à ses immenses piliers et ses filins qui semblent le<br />

retenir de s’envoler.<br />

Un des endroits que je préfère à New York.<br />

Posant ma tasse de café sur une étagère, je me baisse pour la ramasser. Je<br />

reste figée en la regardant : debout sur le pont, souriant à l’objectif, un couple<br />

enlacé visiblement très amoureux.<br />

Une sueur glacée descend le long de mon dos. J’ai du mal à respirer. Même si<br />

sa coupe de cheveux est différente et son visage plus jeune, je n’ai aucune<br />

difficulté à y reconnaître Jesse. Mais la personne qu’il tient dans ses bras me<br />

surprend davantage : c’est moi.<br />

Comment est-ce possible ? Je n’ai jamais mis les pieds sur ce pont avec<br />

Jesse ?<br />

Le cœur battant, je scrute l’image qui tremble entre mes doigts, puis je ferme<br />

les paupières, en priant pour que ce soit une illusion. Mais il n’y a aucun doute,<br />

c’est bien moi, juste plus jeune, plus brune et l’air d’une ado. Je me sens<br />

chanceler.<br />

Luttant contre l’angoisse qui monte, je regarde au dos du cliché : une clé de<br />

sol stylisée, identique au tatouage sur les côtes de Jesse Halstead y est dessinée à<br />

l’encre bleue.<br />

Et juste en dessous une date : octobre 2011. En plein dans mes années noires.<br />

La panique me submerge d’un coup.<br />

Jesse et moi nous connaissions déjà. Et il y avait quelque chose entre nous…<br />

Mais je ne me souviens ni de son visage d’alors, ni de cet instant sur ce pont,<br />

ni d’aucun autre moment avec lui. Bouleversée, je fixe nos traits sur la photo en<br />

espérant qu’ils vont réussir à réveiller mes souvenirs.<br />

Mais rien. J’ai tout oublié. Je ne sais plus qui j’étais à cette époque et encore


moins qui il était pour moi. Mais lui le sait. Et il ne m’a rien dit.<br />

Je me sens seule, perdue et trahie. Dans un geste de colère, j’écrase la photo<br />

entre mes doigts. Mais l’angoisse déferle, plus violente et sombre que jamais,<br />

charriant ce néant terrifiant qui fait partie de moi.<br />

Ces deux années de ma vie qui ont totalement disparu de ma mémoire.<br />

À suivre,<br />

ne manquez pas le prochain épisode.


16. Mensonge et trahison<br />

Willow<br />

Le Brooklyn Bridge se met à tanguer, le sol à trembler, les filins d’acier à<br />

hurler puis la skyline disparaît dans un crissement de ferraille et d’ombres<br />

sinistres. Paniquée, je claque des dents, j’entends des cris, des froissements, des<br />

aboiements, des sirènes au loin. Recroquevillée sur moi-même, je ferme les yeux<br />

en gémissant. Puis je tombe dans le vide.<br />

Où suis-je ?<br />

***<br />

Une brise légère secoue mes cheveux, un rayon de soleil réchauffe mes<br />

bras nus.<br />

Soudain, un air de violon retentit sous le toit de cerisiers fleuris,<br />

couvrant <strong>com</strong>plètement le chant des oiseaux. Étonnée, je tourne la tête.<br />

Dansant littéralement, un corps fin, un violon coincé sous le menton,<br />

bondit entre les troncs avant de s’arrêter sous un des arbres <strong>com</strong>me pour<br />

le saluer d’une longue tirade musicale.<br />

Stupéfaite, je m’immobilise, mon sac de cours sur l’épaule. Aussitôt,<br />

la silhouette disparaît en virevoltant et tournoyant autour des arbres,<br />

emportant avec elle sa mélodie.<br />

Un esprit de la forêt ?<br />

Interdite, je le cherche des yeux tandis que la musique s’estompe<br />

dans les allées du Conservatory Garden, fabuleux jardin secret au cœur<br />

de New York, un îlot de rêve, de couleurs et de senteurs en plein<br />

Central Park.<br />

Mon domaine. Si j’étais très riche, je l’annexerais pour en faire mon<br />

territoire privé.<br />

Plissant les yeux pour apercevoir de nouveau mon apparition, je ne<br />

vois que la lumière sur le sol tapissé de pétales roses. J’ai rêvé ?<br />

Trois heures passées sur un essai de littérature à <strong>com</strong>parer vocabulaire<br />

poétique, geste pictural et phrasé musical ont dû me donner des


hallucinations.<br />

Me laissant tomber sous un arbre, j’extrais de mon sac mon carnet et<br />

ma trousse. Encore un peu surprise, je regarde à nouveau autour de moi :<br />

personne. Juste le calme habituel. En semaine <strong>com</strong>me aujourd’hui, je suis<br />

souvent seule ici, à peine dérangée par de rares promeneurs ou des<br />

enfants qui ont perdu leur ballon. Les jeunes mariés qui viennent<br />

s’immortaliser ne le font que le week-end… En général, j’aime bien les<br />

regarder : même si ce sont des adultes, et parfois même des très vieux,<br />

ils ressemblent à des enfants, intimidés et rougissants, ou bien<br />

intrépides et faisant des caprices devant le photographe. Souvent, je<br />

les dessine tandis qu’ils posent devant l’objectif. Et ce que je vois,<br />

c’est qu’ils sont stressés, alors que ce jour-là est censé être le plus<br />

beau de leur vie et qu’ils sont dans l’endroit le plus féerique de la<br />

ville.<br />

Si un jour je me marie, ce sera le jour le plus gai et le plus fun de<br />

ma vie !<br />

Soudain, la mélodie reprend quelque part. Alors, je n’ai pas déliré ?<br />

Baskets jaune fluo, baggy beige et tee-shirt noir à l’effigie des<br />

Rolling Stones, cheveux en bataille, le tout sur le fond vert et rose de<br />

la clairière fleurie, l’étrange danseur violoniste réapparaît entre deux<br />

troncs. À la fois amusée et intriguée, je le suis des yeux. Il a tout<br />

l’air d’un elfe joyeux en train de s’amuser au beau milieu d’un tableau<br />

de Matisse ou de Bonnard, <strong>com</strong>me ceux que nous étudions au lycée !<br />

Et moi qui avais toujours cru que les violonistes avaient 120 ans et<br />

vivaient H24 en queue-de-pie, nœud papillon, coinços, air sérieux et<br />

inspiré <strong>com</strong>me les figures de cire de Madame Tussauds !<br />

Celui-là détonne ! Jeune et tonique, il semble même plutôt mignon…<br />

De loin, il a un petit côté ténébreux à la Fitzwilliam Darcy qui<br />

aurait découvert le RnB… Sans le quitter des yeux, je <strong>com</strong>mence à<br />

crayonner sur une feuille, puis sur une deuxième. Fascinée, je voudrais<br />

reproduire sur mon carnet de croquis sa rapidité, sa tonicité et son<br />

attitude, à la fois souple et dynamique, mais aussi cette façon qu’il a<br />

d’incliner la tête, joue collée contre son violon, <strong>com</strong>me s’il écoutait<br />

le cœur de l’instrument. Dans ces moments-là, il a l’air presque endormi<br />

avant d’à nouveau décoller du sol. Honnêtement, je ne serais pas<br />

surprise de le voir ensuite cavaler le long d’un tronc avant de sauter<br />

d’arbre en arbre.<br />

Je peste en raturant mon dessin. Il me faudrait une caméra plus qu’un<br />

crayon pour saisir cette fluidité, cette souplesse et cette virtuosité<br />

d’acrobate.<br />

Comment fait-il ça ? C’est <strong>com</strong>plètement dément !<br />

Je prends une nouvelle feuille. Ce que j’aimerais, c’est aussi


éussir à mettre sur le papier la musique. Ou plutôt l’effet qu’elle me<br />

fait, à la fois chair de poule généralisée et cœur en loukoum… Je n’ai<br />

jamais rien entendu de pareil. J’y reconnais des parties classiques,<br />

<strong>com</strong>me celles que j’ai pu entendre au Carnegie Hall avec Maméléna. Mais<br />

elles sont ici imbriquées dans d’autres genres de musique, où je<br />

distingue des accents tziganes, rock, country ou blues, le tout formant<br />

un ensemble dansant incroyablement beau, nerveux et mélodieux.<br />

Pas du tout soporifique <strong>com</strong>me les concerts de Maméléna…<br />

Quand j’entends cette musique, j’aimerais que ma vie ressemble à ça :<br />

un tourbillon, des émotions, de la passion.<br />

Ce qui est dingue, c’est l’énergie de ce musicien… Je pose mon crayon<br />

pour mieux l’observer : plus grand que les mecs de dernière année au<br />

lycée, mais pas beaucoup plus âgé, mince, carré d’épaules, sûrement<br />

sportif… Et carrément bien foutu ! Dans la lumière, sa peau semble<br />

rayonner <strong>com</strong>me un astre tandis que ses cheveux forment une grosse masse<br />

brune et soyeuse dont la couleur se confond avec le bois du violon.<br />

En l’entendant et en le regardant, on a envie de se lever, de courir,<br />

de danser, d’ouvrir les bras, de crier à perdre haleine et de s’envoler.<br />

Et d’aller le voir d’un peu plus près…<br />

Soudain, la musique s’atténue jusqu’à devenir murmure. Pivotant sur<br />

lui-même, le musicien semble regarder dans ma direction. Est-ce qu’il<br />

m’a vue ? Cessant presque de respirer, je me fais toute petite sous mon<br />

arbre : je ne bouge pas, de peur qu’il me repère et s’arrête<br />

<strong>com</strong>plètement. Après un instant de silence, il se remet à jouer et<br />

re<strong>com</strong>mence à danser entre les arbres.<br />

Ouf !<br />

J’ai à peine eu le temps d’apercevoir son visage mais il me semble<br />

l’avoir vu sourire. Intriguée, je l’observe en tentant de distinguer ses<br />

traits.<br />

De quelle couleur peuvent être ses yeux ?<br />

Après avoir tenté de lui dessiner un visage, j’essaye de croquer ses<br />

gestes : ses mains qui pincent les cordes, cet archet qui ondule en<br />

l’air <strong>com</strong>me secoué par des vents contraires. Sur une nouvelle page, je<br />

lui fais des doigts interminables et des cheveux virevoltants, qui lui<br />

donnent un air de démon enchanteur. Mais ça reste trop figé, trop raide<br />

par rapport à ce que je vois.<br />

Alors finalement, je laisse ma main aller en rêvassant et quand je<br />

regarde le résultat, j’ai dessiné sans y penser une clé de sol, avec une<br />

longue volute qui s’étire à l’infini.<br />

Le seul souvenir de mes leçons de solfège !


Tout en souriant au souvenir de ces cours mortellement ennuyeux, je<br />

ferme les yeux en écoutant la musique. Il me semble qu’elle parle de<br />

passion et de liberté, mais aussi d’enfance et d’avenir, de ce qu’il y a<br />

derrière nous et de toute cette vie qui nous attend. Rebondissant entre<br />

les arbres, elle devient soudain très forte, le rythme s’accélère et<br />

paraît faire vibrer le sol, <strong>com</strong>me si tout le jardin participait à ce<br />

concert. Puis le violon s’interrompt. Je retiens mon souffle. Mais rien,<br />

juste le silence : il est parti ? Déçue, je rouvre les yeux.<br />

Oups !<br />

Accroupi à quelques mètres de moi, il me fixe, son violon d’une main<br />

et son archet de l’autre. Ses yeux sont bleus, étincelants et… plantés<br />

sur moi. Pétrifiée, je ne sais plus où me mettre.<br />

Surtout quand il me sourit.<br />

Waooo ! Robert Pattinson et James Franco, les plus beaux sourires du<br />

cinéma selon moi et mes copines, peuvent aller se rhabiller.<br />

– Salut ! Je peux voir ? dit-il en indiquant du menton mon carnet de<br />

croquis.<br />

Sa voix est un condensé spécial frisson, assemblage délictueux de<br />

sensualité et de charme. De surprise, mes doigts agrippent le papier et<br />

en font de la charpie.<br />

Sans me quitter des yeux, il se redresse tranquillement. Vu de là où<br />

je suis, il me paraît immense et ses yeux soudain bleu foncé dans le<br />

contre-jour. L’air ironique, il attend que je réponde.<br />

C’est le moment de me ressaisir si je ne veux pas qu’il me prenne<br />

pour un morceau de tronc !<br />

Adoptant un air dégagé, je hoche la tête tandis qu’il approche d’un<br />

pas félin, balançant son violon à bout de bras.<br />

– Je n’ai pas réussi à représenter ce que je voulais, dis-je la<br />

bouche sèche.<br />

– L’important, c’est d’essayer <strong>com</strong>me dirait je ne sais plus qui, Mick<br />

Jagger ou Elvis je crois, dit-il d’un air sérieux aussitôt contredit par<br />

un clin d’œil amusé.<br />

Son rire me caresse <strong>com</strong>me un coup de vent sur ma peau.<br />

– Enfin, moi, c’est ce que je me répète à chaque audition où on me<br />

dit poliment qu’on me recontactera…<br />

– Et ils le font ?<br />

– Ça ne va pas tarder, dit-il avec assurance.<br />

Comme il lève les yeux au ciel en même temps, je <strong>com</strong>prends qu’il


aimerait bien que ça se concrétise. Amusée, je pouffe en le regardant<br />

poser son violon avec précaution sur le sol. Il m’observe à son tour,<br />

affichant un air légèrement ironique qui me fait baisser les yeux, un<br />

peu gênée. Mais, malgré moi, je continue à le regarder à la dérobée. Un<br />

visage d’ange ténébreux, d’épais sourcils sombres qui intensifient le<br />

bleu de son regard, une barbe légère, des lèvres qui pourraient paraître<br />

boudeuses si ce sourire discret qui me trouble tant ne s’y imprimait<br />

pas.<br />

Bref, un sacré canon…<br />

Il surprend mon regard, lève un sourcil et je me mords les lèvres<br />

pour ne pas rougir jusqu’au bout des orteils. Quand il s’assoit juste en<br />

face de moi, son parfum ambré me rappelle instantanément l’huile solaire<br />

que ma mère emportait quand nous allions à la plage.<br />

Un des rares souvenirs que j’ai.<br />

Sans pour autant être triste, je suis un peu surprise de penser à<br />

elle mais c’est peut-être juste à cause de la musique : elle adorait les<br />

partitas de Bach pour violon et violoncelle.<br />

Le truc le plus mortel de la Terre, à ne pas écouter le jour où vous<br />

avez le bourdon.<br />

Le toussotement de mon inconnu me fait revenir au présent.<br />

– Alors, tu me montres ?<br />

Du menton, il indique mon carnet que je lui tends sans hésitation. Je<br />

suis un peu étonnée de lui tendre si naturellement mes dessins, moi qui<br />

suis du genre secrète. Mais c’est en somme pure politesse : je lui dois<br />

quelque chose.<br />

Au minimum, un moment de grâce musicale sous les cerisiers. Au<br />

maximum, un bon coup de chaud et le besoin de reprendre mes esprits…<br />

Le problème est que j’ai du mal à résister à tant de charmes réunis<br />

dans un seul corps…<br />

– Pas mal, dit-il en tournant les pages. Tu prends des cours ?<br />

– Non, c’est juste pour moi. C’est ma façon de m’évader.<br />

– Je <strong>com</strong>prends, moi j’ai la musique, sourit-il.<br />

Fascinée, je fixe sa bouche au dessin parfait. Heureusement, une<br />

petite fossette apparaît sur sa joue qui me permet de ne pas rester les<br />

yeux scotchés à ses lèvres. Tandis que je lutte avec moi-même, il<br />

regarde au loin d’un air rêveur.<br />

– Maintenant qu’on se connaît, dit-il après un silence <strong>com</strong>me s’il me<br />

laissait reprendre mes esprits, je peux t’inviter à prendre un café ?


Je le regarde en secouant la tête négativement, mais son culot me<br />

fait sourire : dans le genre dragueur, il se pose là !<br />

– Honnêtement, tu me dois bien ça.<br />

– Comment ça ?<br />

– Disons, en échange d’une séance de modèle vivant en pleine nature…<br />

– Je rêve… Tu vas me demander des droits à l’image ? rétorqué-je en<br />

masquant mon envie de rire. D’ailleurs, si tu veux que personne ne te<br />

voie, tu n’as qu’à jouer tout seul chez toi. Pas au milieu d’un jardin<br />

public.<br />

Assumant ma liberté artistique et mon droit à la contemplation, je me<br />

redresse fièrement, prête à défendre mon désir de dessiner ce qui me<br />

plaît. Et tout en le dévisageant sans ciller, je ne peux m’empêcher de<br />

me dire que le modèle a vraiment de quoi plaire…<br />

– Ce n’est pas pratique chez moi.<br />

Il me semble voir passer un frémissement dans son regard assuré.<br />

– Alors, c’est oui ? dit-il en se relevant.<br />

Ses yeux s’étirent <strong>com</strong>me deux fentes bleues et la petite fossette<br />

réapparaît sur sa joue.<br />

– En fait, c’est ta façon de draguer, dis-je en le suivant des yeux<br />

quand il ramasse son violon.<br />

Rejetant tranquillement sa mèche en arrière, il éclate de rire et me<br />

tend la main. Son regard me paraît encore plus moqueur quand il ajoute :<br />

– Et ça marche ?<br />

***<br />

Quand je reviens à moi, je n’ai plus 17 ans, je ne suis plus assise à Central<br />

Park, je ne respire plus le parfum fleuri des arbres au-dessus de ma tête ni ne<br />

sens la brise tiède sur mon visage. Je suis recroquevillée en boule sur le sol,<br />

genoux contre la poitrine, le cerveau en fusion et les dents serrées pour ne pas<br />

hurler. Mes mains enserrent mes tempes battantes pour y retenir la pression qui<br />

me vrille le crâne.<br />

Des jappements et des cris vrillent mes oreilles, des odeurs de chien et de<br />

plage se mélangent dans un fumet écœurant. Une voix inquiète que je reconnais<br />

vaguement répète « Willow, Willow » de façon insistante. Ma main écrase un<br />

papier glacé au contact froid et repoussant, me donnant l’impression de toucher<br />

un cadavre.


Deux années de vie oubliées et la preuve d’un mensonge.<br />

La colère me donne la force d’ouvrir un œil. Dobby tourne autour de moi, les<br />

yeux brillants. Juste au-dessus de lui, Jesse Halstead, à moitié nu, l’air paniqué.<br />

Je referme les yeux avec rage.<br />

Je ne veux plus jamais le voir.<br />

– Willow ? demande sa voix inquiète. Tu m’entends ?<br />

Oui, je t’entends, sale menteur.<br />

Je voudrais hurler et le faire taire. Ne plus jamais entendre sa voix à la<br />

douceur hypocrite.<br />

Mais la migraine fulgurante qui écrase mon crâne m’empêche d’ouvrir la<br />

bouche autrement que pour gémir. Les poings serrés, repoussant la douleur de<br />

toutes mes forces, je voudrais ne pas être à terre devant lui, me redresser, le<br />

regarder droit dans les yeux et lui demander des <strong>com</strong>ptes.<br />

Pourquoi m’avoir laissé croire que nous étions des inconnus l’un pour<br />

l’autre ?<br />

– Je vais appeler un médecin, reprend-il d’une voix inquiète en s’agenouillant<br />

près de moi.<br />

– Pas la peine, soufflé-je.<br />

Je tente de me recentrer et de me calmer. Je respire lentement, <strong>com</strong>me j’ai<br />

appris à le faire en sophro puis, quand la pression se relâche un peu à l’arrière de<br />

ma tête, je me redresse lentement, appuyant une main au sol. Le visage crispé<br />

d’inquiétude, Jesse tend la main pour m’aider.<br />

– Tu es blessée ?<br />

Furieuse, je lui lance un regard noir en me dégageant brusquement.<br />

– Lâche-moi, grondé-je.<br />

Ses yeux s’écarquillent de surprise. Sans détacher mon regard du sien, je


prends appui sur la bibliothèque et me remets debout, repoussant une nouvelle<br />

fois son aide d’un geste brutal. Stupéfait, il ne bouge plus mais tous les muscles<br />

de son visage, de son torse, de son ventre et de ses jambes sont contractés.<br />

Prêt à bondir.<br />

– Explique-moi au moins ce qui se passe, demande-t-il d’une voix sourde.<br />

Sans répondre, je le toise de la tête aux pieds : les cheveux en vrac, encore<br />

tout groggy de sommeil, en caleçon… Malgré toute la colère et le mépris que<br />

j’ai pour lui, je ne peux que constater avec dépit <strong>com</strong>bien il est superbe.<br />

Dire qu’il y a peu, j’étais prête à me damner pour ce corps, ces yeux, cette<br />

fossette. Mais, à présent, je ne rêve que d’une chose : l’envoyer au diable.<br />

Et qu’il y reste.<br />

– Ce serait plutôt à toi de t’expliquer, dis-je dans un souffle haineux.<br />

– Qu’est-ce que tu veux dire ?<br />

Sa voix me semble moins assurée.<br />

– Tu me mens depuis le début, le coupé-je en le regardant droit dans les yeux.<br />

Alors, d’un geste lent presque théâtral, je déplie ce qui reste de la photo et<br />

l’agite sous ses yeux. Son visage se dé<strong>com</strong>pose.<br />

– Mais <strong>com</strong>ment as-tu… <strong>com</strong>mence-t-il.<br />

Comme si cette question avait de l’importance.<br />

– La seule question, c’est pourquoi, Jesse ? Pourquoi tu ne m’as rien dit ?<br />

Ses mâchoires sont si serrées qu’elles font trembler le bas de son visage.<br />

– Pourquoi es-tu un putain de menteur ?<br />

Il blêmit sous l’insulte mais ne dit rien. Son silence me met en rage. À cet<br />

instant, toute ma lucidité est revenue, exacerbée par la colère. Même la migraine<br />

semble avoir capitulé sous l’effet de ma fureur.


– Je ne sais pas ce que tu cherches, Jesse, ni ce que tu espérais, mais je peux<br />

te dire ce que tu es : un malade, une belle ordure, un faux jeton, un traître, un<br />

hypocrite. Tu m’as menti, trahie et peut-être manipulée.<br />

– Ce n’est pas ce que tu crois, dit-il d’une voix glaciale.<br />

– Je ne crois rien, je vois juste le résultat : tu t’es moqué de moi. Si ça se<br />

trouve, tu avais tout manigancé à Vegas, ici, au Shelter et même hier pour le<br />

déménagement chez ma grand-mère ?<br />

– Jamais je n’ai voulu me moquer de toi.<br />

– Alors, pourquoi tu ne m’as pas dit qu’on se connaissait ? hurlé-je en<br />

secouant à nouveau la photo sous son nez.<br />

Ses yeux lancent des éclairs, ses joues sont blêmes et son cou ressemble à un<br />

pieu sur lequel s’enroule une veine furieuse qui palpite d’indignation. Il me<br />

semble qu’il brûle d’envie de me répondre mais, pour une raison que j’ignore, il<br />

ne le fait pas. Son silence décuple ma frustration et fait remonter ma hargne.<br />

Parce que s’il avait été franc ne serait-ce qu’une seconde, je n’en serais pas<br />

là : en plein cauchemar. À me débattre seule contre le sentiment de ne pas avoir<br />

eu la vérité qu’il me devait.<br />

– Depuis Vegas, tu me mens. Depuis la première seconde où je t’ai rencontré,<br />

tu as été faux, déloyal, perfide, lâche.<br />

À chaque mot que je prononce d’une voix mauvaise, ses poings se serrent. Je<br />

fixe le dos de sa main, où sa rose des vents semble devenir noire.<br />

Aussi sombre que son âme.<br />

– Je t’ai fait confiance et tu m’as trahie, Jesse, murmuré-je, surprise par la<br />

blessure que ce constat creuse en moi.<br />

Et je ne pense qu’à la trahison du présent, refusant d’imaginer ce qui a pu se<br />

passer dans ce passé pour qu’il préfère se taire. Mais l’angoisse familière se<br />

réveille, <strong>com</strong>me un monstre tapi dans le noir.<br />

Comme s’il sentait que j’avais besoin d’aide, Dobby se met à aboyer autour<br />

de Jesse. Je voudrais qu’il le mette en pièces. Mais je voudrais surtout m’en aller<br />

d’ici et ne plus jamais revoir Jesse. Je me sens tellement flouée, perdue et seule.


– Et cette nuit, tu couches avec moi et tu ne me dis toujours rien ? C’est<br />

vraiment ignoble, humiliant, rabaissant. Et moi qui croyais que…<br />

Que quoi ? Je suis outrée, choquée, bouleversée. Les mots me manquent tant<br />

j’en ai le cœur retourné. Il m’a tellement semblé que, cette nuit, nous étions en<br />

confiance, proches, <strong>com</strong>plices. Mais cette intimité était <strong>com</strong>me le reste : leurre,<br />

mensonge, tromperie, et peut-être pire, calcul et duplicité. Tout en sondant ses<br />

yeux au bleu si pur, je voudrais les lui arracher tant je suis déçue. Car soudain,<br />

tout le sordide de la situation m’apparaît : sous son visage parfait se cache un<br />

être aussi faux que menteur et tordu.<br />

– Pauvre mec, lâché-je.<br />

Son visage est livide. Ses yeux s’emplissent d’une brume sombre. Quand sa<br />

bouche s’entrouvre, pleine d’espoir, j’attends qu’il se justifie. Qu’il s’excuse ou<br />

qu’il s’explique. Mais ses lèvres se referment. Il se contente d’avaler sa salive<br />

lentement et, continuant à me fixer, il ne dit rien. Déçue, je secoue la tête.<br />

Alors, c’est ça, il n’y a aucune justification à l’injustifiable. C’est juste un<br />

menteur.<br />

De dépit, mon cœur se barricade <strong>com</strong>plètement, rempli par une nouvelle<br />

marée de ressentiment et de colère qui balaie toute trace d’autre sentiment plus<br />

douloureux.<br />

– Au fond, je m’en fous. Qui que tu sois, qui que tu aies pu être, tu n’es rien<br />

pour moi.<br />

Il reçoit cette phrase <strong>com</strong>me une gifle. Je le sens vaciller, ses yeux flamboient<br />

mais il reste toujours aussi silencieux.<br />

– Alors, toujours aucune explication à me donner ? le provoqué-je,<br />

déstabilisée par son attitude.<br />

Ses mâchoires qui blanchissent semblent un étau tandis que ses yeux prennent<br />

une couleur de plomb.<br />

– C’est ça, oui, tais-toi, ça vaut mieux, jeté-je avec fureur. Il n’y a rien à dire


en fait. À cause de toi et de tes mensonges, je suis dans une merde noire. J’ai<br />

accepté ce putain de deal de mariage, j’ai tout mis en route pour la maison, la<br />

donation, le Shelter, j’ai annoncé à tout le monde qu’on était sorti d’affaire et<br />

maintenant, il va falloir leur dire que c’est faux, qu’on va couler, parce que le<br />

type soi-disant honnête, généreux et sympa que j’ai épousé est une putain<br />

d’enflure qui, pour une raison sordide, m’a caché l’essentiel et qui était la<br />

première chose qu’il aurait dû me dire ?<br />

Je me sens <strong>com</strong>plètement coincée. D’un côté, je ne peux pas rester mariée à<br />

un mec qui me ment. D’un autre, si je divorce, je perds tout : la maison,<br />

l’argent… Alors, le Shelter n’aura plus de toit, plus de financement, et je devrai<br />

tout rembourser. Ce sera la cata, la ruine du Shelter, la fin d’un beau projet noble<br />

et généreux.<br />

Et tout ça pour quoi ? Pour un mec pas foutu de me dire la vérité et à qui<br />

j’avais eu le tort de faire confiance. Et dont au fond, la trahison me blesse<br />

profondément.<br />

Mais ça ne doit pas <strong>com</strong>pter. Luttant pour ne pas m’apitoyer sur moi-même, je<br />

me concentre sur ma colère, la seule chose qui me permet de tenir debout en ce<br />

moment.<br />

Tournant brusquement les talons, je retourne dans la chambre récupérer mes<br />

affaires. Le spectacle du lit en désordre me pince le cœur, mais je refuse de<br />

m’attendrir, je dois penser pratique et efficace. Et répondre à la seule question<br />

qui <strong>com</strong>pte pour l’instant : <strong>com</strong>ment je vais me sortir de la merde dans laquelle<br />

je suis à présent ?<br />

Au moment de ramasser mes affaires, je me rends <strong>com</strong>pte que je tiens encore<br />

la photo entre mes doigts contractés. Je la chiffonne rageusement et l’envoie de<br />

l’autre côté de la pièce où elle roule aux pieds de Jesse, debout dans l’embrasure<br />

de la porte. Tremblante et troublée de le sentir m’observer, j’enfile mon jean et<br />

mes baskets à toute vitesse, sans tourner la tête vers lui. Son regard qui suit<br />

chacun de mes gestes me brûle autant qu’il me met en rage.<br />

– Je suis désolé, Willow, murmure-t-il en s’écartant pour me laisser passer.<br />

J’évite à nouveau de le regarder mais son ton me surprend, aussi furieux que


triste. À quoi s’attendait-il ? À ce que je lui donne l’absolution ?<br />

– Viens Dobby, dis-je en l’ignorant.<br />

Mais quand je passe à côté de lui, son parfum ambré atteint mes narines et,<br />

aussi violent qu’un coup de poing dans mon ventre, cet effluve touche cette part<br />

de moi-même contre laquelle je lutte, celle qui avait cru que le monde pourrait<br />

cesser de se dérober sous mes pieds. Ma tête se remet à brûler, traversée d’éclairs<br />

de douleur tandis que mon cœur me semble éclater en mille morceaux.<br />

Ne pas tomber, ne pas m’écrouler ici.<br />

Ravalant les sanglots qui se bousculent dans ma gorge, je me précipite vers<br />

l’ascenseur. Je ne pense qu’à une chose : fuir. Sans me retourner, je sens Jesse<br />

juste derrière moi, j’entends son souffle court et plus j’avance, plus il me semble<br />

sentir la chaleur de son corps me rattraper.<br />

Dobby devant moi, je m’engouffre dans la cabine et appuie sur tous les<br />

boutons pour que l’appareil démarre. Puis je me cale au fond, mains sur la<br />

rampe. Mes jambes tremblent tellement que je m’y accroche pour ne pas tomber.<br />

Mes paupières sont noyées de larmes que je retiens en fixant le sol.<br />

Quand les portes se referment, je lève les yeux et aperçois le regard de Jesse<br />

fixé sur moi : de bleu, il est devenu quasi translucide. Couleur de glacier.<br />

Derrière lui, le ciel de New York qu’on aperçoit grâce aux baies vitrées semble<br />

noir.<br />

Dans le hall, l’air est glacé. J’avance en chancelant. Je surprends le regard<br />

étonné du portier quand il m’ouvre la porte en m’adressant un « au revoir<br />

Madame » cérémonieux. La gorge étranglée, je hoche à peine la tête. Debout sur<br />

le bord du trottoir, je lève le bras, incapable de faire un pas de plus. Quand un<br />

taxi s’arrête, je me rue à l’intérieur, suivie de Dobby. Mais je ne peux dire un<br />

mot sans fondre en larmes. Comme le conducteur cherche mon regard dans le<br />

rétroviseur, je lui fais signe de démarrer avec la main. Puis je baisse les yeux.<br />

Alors j’aperçois sur moi le tee-shirt de Jesse que j’ai enfilé en me levant.<br />

C’est là que le chagrin déboule. Passant outre ma colère, ma déception et ma<br />

frustration, un raz de marée de tristesse m’emplit. À la sensation terrifiante


d’être une inconnue pour moi-même et à l’angoisse familière que cela provoque,<br />

se mêle un terrible sentiment de solitude, d’in<strong>com</strong>préhension et de trahison.<br />

Pourquoi Jesse ne m’a-t-il rien dit ?<br />

Mes larmes se mettent à couler sans que je puisse les arrêter. Pourquoi me<br />

cacher que nous nous connaissions ? Qui étions-nous vraiment l’un pour<br />

l’autre ? Que s’est-il passé ? Dévastée et angoissée, je repousse de toutes mes<br />

forces le spectre de ce pire sans formes ni contours que j’ai tellement imaginé et<br />

auquel j’ai si souvent pensé toutes ces nuits où je n’arrivais pas à dormir. Que<br />

s’est-il passé pendant ces deux ans oubliés ? Toutes les hypothèses défilent, en<br />

vrac, en désordre et en panique, aussi hideuses et dévastatrices les unes que les<br />

autres. Recroquevillée sur moi-même, je pleure sans discontinuer, apeurée.<br />

Incapable de surmonter cette sensation de flotter sur des ruines et des fondations<br />

aussi mouvantes et précaires qu’un château de sable.<br />

À qui puis-je faire confiance à présent ? Maméléna n’est plus là, Jesse me<br />

ment. Le Shelter va s’écrouler. Tout me paraît instable, fuyant, chancelant. Je<br />

gémis en prenant ma tête entre mes mains.<br />

Pourquoi es-tu morte Maméléna ? Pourquoi m’as-tu abandonnée quand j’ai<br />

si besoin de toi ?<br />

À cet instant, je hais tout, cet accident, cette amnésie qui a bousillé ma vie,<br />

mon passé, mon présent et mon avenir. Et de gros sanglots m’étouffent quand je<br />

pense que je suis désormais seule pour toujours avec ce passé vide et terrifiant.<br />

J’ai le sentiment affreux que ma vie m’échappe à nouveau. Mais, cette fois, je<br />

suis définitivement seule pour tenter de la rattraper.<br />

Je ne peux même pas <strong>com</strong>pter sur Jesse qui aurait pu…<br />

Serrant Dobby contre moi, je m’aperçois alors que la voiture avance au pas.<br />

Au feu, le chauffeur se retourne gentiment vers moi.<br />

– Roulez, lui dis-je en essuyant mon nez d’un revers de main. Tout droit, vite<br />

et loin.<br />

Très loin. Le plus loin possible d’ici.


– Je vous dirai quand vous arrêter, ajouté-je en m’agrippant à la poignée audessus<br />

de la portière.


17. Le bout du tunnel<br />

Jesse<br />

C’est moi que je voudrais défoncer à coups de poing.<br />

Le cuir émet un son mat quand je lui balance une nouvelle volée de coups.<br />

Les jointures de mes doigts semblent exploser sur la surface, mais je ne sens<br />

rien, je vois juste le sang gicler et le sol se tacher de brun. La sueur me pique les<br />

yeux et m’aveugle. Le souffle me manque. Mais, sans attendre, mes mains<br />

re<strong>com</strong>mencent à taper, l’une après l’autre, dans un rythme effréné et<br />

ininterrompu, <strong>com</strong>me si elles ne m’appartenaient plus.<br />

Depuis une heure ou plus, je m’en fous, je démolis ce putain de sac suspendu<br />

au plafond en pensant qu’il s’agit de ma gueule. Mon tee-shirt trempé colle à ma<br />

peau, mes poings s’écrasent et je hurle en frappant de toutes mes forces.<br />

Mais rien n’anesthésie mes pensées qui cavalent en tous les sens depuis des<br />

heures.<br />

J’ai perdu Willow.<br />

De colère et de frustration, je me rue à nouveau sur le sac de frappe. Le choc<br />

me fait chanceler. Mais debout et vacillant, je lui assène plusieurs crochets suivis<br />

d’un swing vigoureux qui, après la droite déjà en sang, achève de m’exploser la<br />

main gauche : ma rose des vents se couvre d’un sang noir, sale. Serrant les dents,<br />

je continue à boxer le sac jusqu’à ce que ma vue se brouille. Je ne sens pas la<br />

douleur physique, juste la rage.<br />

– Pourquoi ai-je été aussi con ? hurlé-je.<br />

Comme au ralenti, je revois le moment où j’ai accouru dans le salon, réveillé<br />

en sursaut par le bruit d’une chute : Willow évanouie par terre, Dobby jappant<br />

devant elle. Sa douleur. Son regard furieux. Sa colère justifiée. Mon sentiment


d’avoir tout fait foirer.<br />

Pourquoi je ne lui ai rien dit ?<br />

– Parce que je suis un connard, dis-je en envoyant un coup violent sur le cuir.<br />

Car maintenant, seul avec moi et ce sac, je n’ai que ma rage contre moimême<br />

: elle pourrait me faire démonter l’appartement en entier si seulement ça<br />

pouvait faire quelque chose. Mais ça ne servirait à rien. J’ai perdu Willow. Et j’ai<br />

le sentiment d’un terrible gâchis. Et ça me fout les boules autant que ça me rend<br />

dingue.<br />

Le pire du pire, c’était qu’elle apprenne la vérité <strong>com</strong>me ça.<br />

Et c’est ce qui est arrivé.<br />

J’en aurais hurlé de rage quand j’ai vu la photo qu’elle avait en main.<br />

Pourquoi a-t-il fallu qu’elle tombe dessus ?<br />

Quand elle est partie, une fois la stupeur passée, j’ai couru derrière elle pour<br />

lui expliquer. En fait, j’aurais voulu remonter le temps avant que ça parte en<br />

vrille. Mais son portable ne répondait pas. Fou de rage, j’ai fait toutes les rues,<br />

en la cherchant dans les taxis, dans les boutiques, puis je me suis rué chez elle à<br />

fond la caisse en grillant tous les feux et j’aurais pu défoncer sa porte à coups de<br />

poing si sa voisine ne m’avait pas arrêté en me disant qu’elle ne l’avait pas vue<br />

depuis hier.<br />

Elle était chez moi.<br />

Ensuite, j’ai roulé <strong>com</strong>me un dingue jusqu’au Shelter, j’aurais pu me tuer, je<br />

m’en foutais, mais quand je suis arrivé, ruisselant de sueur, le petit à casquette<br />

m’a dit qu’elle n’était pas là. J’ai eu envie de hurler et de démonter la maison à<br />

coups de poing. Mais j’ai vu Nathan derrière l’ado et, <strong>com</strong>me j’ai entendu ses<br />

reproches avant même qu’il n’ouvre la bouche, je suis remonté sur ma moto.<br />

Pas la peine qu’on me dise que j’ai merdé. Je m’en rends <strong>com</strong>pte tout seul.<br />

À Park Avenue, j’ai escaladé les marches du perron de la maison d’Elena avec<br />

ma moto mais le coucou suisse a sonné dans le vide. Willow n’était pas là non


plus ou ne voulait pas me parler, ce qui revient au même.<br />

Silence, rage et désespoir.<br />

Depuis, je lui ai laissé quinze messages et cinquante SMS. Et maintenant,<br />

pour une des rares fois dans ma vie, je ne sais pas quoi faire. Je sais juste que si<br />

j’étais elle, je voudrais démonter la gueule du mec qui m’a menti jusqu’à ce qu’il<br />

crache ses dents et s’excuse.<br />

Alors, c’est ce que je suis en train de faire… Me démonter les phalanges, la<br />

tronche et le crâne en cognant dans ce foutu sac. Je me sens tellement<br />

responsable de ce qui arrive.<br />

Une vague de découragement me plombe à l’idée que si je lui avais parlé hier<br />

soir, ou cette nuit, ou encore ce matin, on n’en serait pas là. Furax, je colle une<br />

nouvelle volée de coups au sac qui reste imperturbable.<br />

Noir et sinistre <strong>com</strong>me si lui aussi me jugeait et me disait « pauvre mec, tu as<br />

eu une deuxième chance et tu l’as perdue. »<br />

Comme un disque rayé, je réentends la voix sévère de mon père quand,<br />

enfant, je préférais jouer du violon que faire mes devoirs : « ne jamais remettre à<br />

plus tard ce que tu dois faire maintenant ». Jusqu’à ce jour où il m’a arraché mon<br />

violon des mains en me regardant droit dans les yeux…<br />

Repoussant ce souvenir, je frémis et enchaîne une série de coups sur le sac.<br />

Flous et méconnaissables, les traits de Willow apparaissent dans mon esprit. Ses<br />

deux visages se superposent, la brune d’avant, la blonde de maintenant, puis son<br />

visage dévasté, sa colère, sa déception et son in<strong>com</strong>préhension.<br />

Ce qui me fout en l’air, c’est qu’au final, même si c’est tout ce que j’aurais<br />

voulu éviter, je n’ai fait que la faire souffrir.<br />

– Pauvre mec, craché-je en me ruant sur le sac.<br />

– Arrête, entends-je soudain tandis qu’une force surhumaine me soulève du<br />

sol et me sépare du sac sur lequel je balance ma frustration.<br />

Deux bras m’encerclent et me tirent en arrière. Stupéfait, je me débats en<br />

hurlant et dans un sursaut de rage, j’attrape les poignets de mon agresseur et les


écarte, prêt à les briser s’il moufte. Puis, libéré de son étreinte, je pivote<br />

brusquement.<br />

Qui que tu sois, je vais te massacrer.<br />

Mais, hébété, je fixe le visage déterminé en face de moi. Mes poings restent<br />

suspendus en vol.<br />

– Aidan ?<br />

Ses yeux bleus furieux vrillent les miens, ses mâchoires serrées frémissent et<br />

ses mains broient mes avant-bras qu’il abaisse lentement vers le sol. Je<br />

<strong>com</strong>mence par résister mais il me tient fermement.<br />

– Tu es <strong>com</strong>plètement malade, Jesse, dit-il d’une voix glaciale. Tu te rends<br />

<strong>com</strong>pte que tu es en train de t’exploser les doigts et les mains alors que tu as un<br />

show dans même pas quinze jours ?<br />

Il secoue mes poignets entre nous <strong>com</strong>me deux pièces à conviction. Je soupire<br />

en haussant les épaules, épuisé, vaseux et sonné.<br />

– Au cas où tu aurais oublié, tu es violoniste, s’énerve-t-il devant mon apathie<br />

soudaine. Des gens <strong>com</strong>ptent sur toi, tu as un talent en or et rien ne t’autorise à le<br />

bousiller ! Putain, fais du yoga si t’es stressé, espèce d’inconscient !<br />

Comme il me dévisage avec insistance, je détourne le regard, incapable de<br />

répliquer. La seule pensée qui me vient à l’esprit est « qu’est-ce qu’il fait là ? ».<br />

Puis je réalise que nous sommes dimanche. Et que, <strong>com</strong>me tous les dimanches,<br />

mon frère vient pour notre brunch fraternel, que nous appelons pour rire notre<br />

repas de famille dominical : œufs brouillés ciboulette, saumon, crème, plus<br />

whisky quand il ne bosse pas et que je n’ai pas de concert le soir.<br />

Mais putain, là, je me taperais bien trois bouteilles de whisky, histoire de<br />

m’exploser la tronche encore un peu.<br />

– Qu’est-ce qui se passe ?<br />

Sans répondre, je regarde autour de moi tandis qu’il continue à parler. Mais je<br />

ne l’entends pas. Un peu sonné, j’aperçois au sol les clés qu’il a dû laisser


tomber en entrant dans la salle de sport. Je souris en moi-même : depuis des<br />

années que nous ne partageons plus le même appart, il en a un double et j’ai<br />

aussi les siennes. Notre façon de veiller l’un sur l’autre, enfin plus lui que moi.<br />

Car il lui est plus souvent arrivé de me sortir du coaltar avec des litres de café<br />

que l’inverse.<br />

Mais, ce matin, j’imagine sa surprise en entendant mes hurlements de furieux<br />

dans la salle de sport. Perso, je ne l’ai pas entendu arriver.<br />

Soudain, je me rends <strong>com</strong>pte qu’il m’observe en silence depuis un moment.<br />

– Jesse, répète-t-il. Est-ce que ça va ?<br />

Je lui souris sans conviction. Un ton inquiet a remplacé sa colère de tout à<br />

l’heure.<br />

– Tu as pu voir Willow ?<br />

Entendre ce prénom me fait serrer les poings à nouveau. Je hoche la tête.<br />

Aidan pince les lèvres mais ne dit rien. Se saisissant d’un des peignoirs<br />

suspendus dans la salle de sport, il le pose sur mes épaules et m’entraîne vers la<br />

salle de bains.<br />

– Viens, dit-il d’une voix douce, on va d’abord s’occuper de tes mains.<br />

« D’abord », ça veut dire qu’il y aura un « ensuite » mais sa façon de ne pas<br />

m’assaillir immédiatement de questions me fait du bien. Et son calme me<br />

rassure. Il me fait asseoir sur le rebord de la baignoire tandis qu’il fouille dans<br />

l’armoire à pharmacie.<br />

– Elle est venue ici ? demande-t-il sans se retourner.<br />

– Oui, dis-je d’une voix mal assurée.<br />

Compresses d’une main et désinfectant dans l’autre, il s’installe en face de<br />

moi.<br />

– Comment ça s’est passé ?<br />

Je fixe ses yeux bienveillants et son visage soudain grave, où toute trace de<br />

reproche a disparu. Puis, je baisse les yeux vers mes mains gonflées, mes<br />

jointures de doigts qui bleuissent et mes veines qui dessinent de gros torrents


furieux sous ma peau.<br />

– Pas du tout <strong>com</strong>me prévu, soufflé-je. C’est vraiment la merde totale.<br />

– Explique, dit sobrement mon frère en <strong>com</strong>mençant à désinfecter mes plaies.<br />

Alors que l’alcool picote mes chairs, mes yeux se remplissent de larmes et ma<br />

colère retombe <strong>com</strong>plètement.<br />

– Je voulais juste lui montrer l’appart, la rassurer, qu’elle se sente bien, en<br />

confiance. Je m’étais dit que je lui parlerais de nous, d’avant et que, petit à petit,<br />

elle <strong>com</strong>prendrait. Mais ça ne s’est pas du tout passé <strong>com</strong>me ça.<br />

Aidan fronce les sourcils.<br />

– Je n’ai rien calculé. Et elle non plus, je crois, murmuré-je. Je te fais court<br />

mais quand on s’est retrouvés tous les deux face à face dans l’ascenseur pour<br />

monter ici, je te jure que je me suis dit que ce n’était pas une bonne idée. Puis<br />

elle est entrée, elle m’a regardé et j’ai tout oublié de mes bonnes résolutions. Je<br />

savais que je ne devais pas craquer, parce que si je la tenais dans mes bras une<br />

seconde, je n’aurais plus jamais envie de m’en séparer. Mais c’était plus fort que<br />

moi.<br />

Que nous.<br />

Tout en déroulant un long ruban de <strong>com</strong>presse, Aidan hoche la tête sans<br />

m’interrompre.<br />

– Ça s’est fait tout seul.<br />

L’air pensif, Aidan termine de soigner mon index en l’enroulant de gaze.<br />

– On a atterri dans ma chambre et c’était… extraordinaire, dis-je tristement.<br />

Avec une petite moue <strong>com</strong>préhensive, Aidan me sourit.<br />

– Alors, lui parler de nous… c’était <strong>com</strong>pliqué, j’avais peur de tout gâcher. Je<br />

voulais juste la sentir tout entière contre moi, ne pas l’inquiéter, ne pas la<br />

ramener au passé, et puis, je n’avais pas la tête à ça, m’excusé-je presque. Je<br />

pensais trouver le bon timing ce matin, ou plus tard, mais elle s’est levée avant.


Quand je suis arrivé, elle avait trouvé une photo de nous.<br />

– Putain Jesse, je croyais que… ne peut s’empêcher de sursauter Aidan en<br />

laissant échapper son rouleau de gaze.<br />

Il se reprend aussitôt en ramassant ses pansements.<br />

– Mais, à ce moment-là, tu lui as expliqué alors ?<br />

Je secoue la tête.<br />

– Je voulais l’aider, je voulais juste ne pas la brusquer. On avait une seconde<br />

chance, je voulais tellement que ça marche et qu’on puisse repartir, autrement,<br />

mais tous les deux. Et c’était si dingue, si fragile qu’il me semblait que si on<br />

remuait le passé, si on faisait ressortir tout ça, tout pouvait s’écrouler à nouveau.<br />

– Et elle a <strong>com</strong>pris ? demande doucement Aidan.<br />

Je baisse les yeux.<br />

– Je reconnais que ce n’était pas facile, dit Aidan pour m’encourager à<br />

poursuivre.<br />

– En réalité, je ne lui ai rien dit et j’ai tout fait foirer. Et au final, je l’ai perdue<br />

une deuxième fois. Maintenant, elle ne répond pas, elle a disparu, je ne sais<br />

même pas où elle est. Et elle m’en veut à mort.<br />

– Ça doit être très dur pour elle. Tout ce qu’elle voit, c’est que tu lui as menti.<br />

– Je ne voulais pas lui mentir.<br />

Blessé d’entendre formuler ce qui n’est hélas que la vérité, je me redresse<br />

nerveusement. En me souriant avec affection, Aidan tapote mes mains bandées.<br />

– Elle ne peut pas deviner si tu ne lui dis pas.<br />

– Je voulais juste la préserver. Nous préserver, répété-je à voix basse.<br />

– Ça se <strong>com</strong>prend, <strong>com</strong>patit Aidan.<br />

– C’était tellement dément de la retrouver par hasard. C’était une chance<br />

incroyable. Peut-être qu’au fond, en retardant le moment de lui parler, je voulais<br />

prolonger ce moment, y croire encore un peu, <strong>com</strong>me on croit à un truc magique,<br />

quand on sait que c’est impossible mais qu’on le fait quand même. Et j’ai merdé.<br />

Mais c’était peut-être de la trouille. Ou de la lâcheté.<br />

– On s’en fout de ce que c’était, dit Aidan. L’important, c’est ce que tu vas


faire maintenant.<br />

– Je ne peux plus rien faire, soupiré-je. Tout est fichu. C’est exactement<br />

<strong>com</strong>me il y a cinq ans, quand j’aurais donné ma vie pour elle mais que tout ce<br />

que je faisais ne faisait qu’empirer les choses. Je me sens aussi impuissant, aussi<br />

inutile et encore plus dévasté. C’est foutu.<br />

– Je ne suis pas d’accord, dit alors mon frère.<br />

– Tu as raison, c’est pas foutu, c’est mort, dis-je dans une tentative d’humour<br />

lugubre.<br />

– Non, c’est différent aujourd’hui, Jesse, parce que cette fois, tu peux faire<br />

quelque chose, dit Aidan avec son optimisme habituel.<br />

C’est vrai que quand on voit <strong>com</strong>ment j’ai géré à merveille jusque-là !<br />

Mais retenant mon irritation contre la Terre entière, je me tais, me contentant<br />

de fixer mes doigts enturbannés.<br />

– Tu peux lui parler, lui expliquer ce que tu viens de me dire, que tu ne<br />

voulais pas lui mentir mais que tu avais peur de la perdre une deuxième fois.<br />

Je m’apprête à répliquer un peu sèchement que ça ne servira à rien mais il me<br />

devance.<br />

– Et tu sais ce qui est différent ? C’est que cette fois, tout dépend de toi.<br />

Son ton assuré et son air si sûr de lui me surprennent et me font soudain<br />

entrevoir un peu de lumière au bout du tunnel.<br />

– OK, tu aurais dû lui parler dès le début et lui dire que tu la connaissais.<br />

Donc tu as merdé, c’est évident, continue-t-il. Mais la chance, elle est toujours<br />

là : c’est Willow qui réapparaît, c’est <strong>com</strong>plètement incroyable et ça vaut le coup<br />

de tout tenter. Et <strong>com</strong>me c’est toi qui as fait une connerie, maintenant c’est à toi<br />

de la réparer !<br />

Un peu soufflé par son discours rentre-dedans, je le dévisage. Il me sourit<br />

d’un air content de lui qui m’amuse presque mais surtout qui me redonne de<br />

l’espoir. Je peux réparer.<br />

– Super, merci Aidan. C’est hyper cool de se sentir aussi soutenu par son<br />

grand frère ! plaisanté-je un peu ragaillardi.


Il m’adresse un clin d’œil en rangeant les produits dans l’armoire à<br />

pharmacie. Puis il jette un regard sur son portable dont l’alarme sonne.<br />

– Oups, mais un grand frère qui va être en retard à l’hosto s’il ne file pas tout<br />

de suite dans un taxi. Je suis venu à pied par le parc, m’explique-t-il <strong>com</strong>me je<br />

fronce les sourcils.<br />

– Je t’ac<strong>com</strong>pagne, dis-je en me relevant.<br />

Tel Superman explosant les boutons de son costume pour s’envoler direction<br />

« sauver le monde », je repousse le peignoir de mes épaules et retire mon teeshirt<br />

humide. Aidan sourit mais, sans qu’il n’en laisse rien paraître, je le sens<br />

soulagé de me voir reprendre le dessus.<br />

– Attends juste que j’enfile un jean et des chaussures, dis-je en filant vers ma<br />

chambre.<br />

– Et un tee-shirt, s’il te plaît ! Sinon, ça va encore être l’émeute devant l’hosto<br />

avec toutes les infirmières et les patientes réclamant un selfie avec Jesse<br />

Halstead torse poil !<br />

J’éclate de rire. Sa bonne humeur l’emporte sur les derniers nuages qui<br />

restaient.<br />

Une fois au volant de mon bolide rouge, je souris sous le soleil et me force à<br />

rouler raisonnablement alors que, regonflé à bloc, j’ai envie de foncer. Je suis<br />

prêt à bouffer un lion, deux zèbres et toute la savane. Et à expliquer à Willow<br />

tout ce que je ne lui ai pas dit.<br />

Y’a plus qu’à la trouver. Et je la trouverai.<br />

Quand je le dépose juste devant la porte des urgences en faisant vrombir le<br />

moteur pour le faire enrager, Aidan soupire en riant.<br />

– Bonjour l’arrivée discrète. Pour info, c’est un accès réservé aux urgences<br />

ici.<br />

J’agite mes deux mains bandées en signe d’excuse et m’apprête à repartir en<br />

trombe. Comme pour appuyer ses dires, une ambulance tous feux clignotants se<br />

gare en fanfare à côté de nous. Immédiatement concerné, Aidan se précipite.


Même s’il n’est pas en tenue et que son service n’a pas encore <strong>com</strong>mencé, il agit<br />

déjà en professionnel. Attendri et admiratif, je le suis des yeux en remettant le<br />

contact.<br />

Quand l’arrière de l’ambulance s’ouvre, Nathan en descend, un peu voûté,<br />

l’air hagard. Surpris, j’écrase le volant entre mes doigts bandés. Aidan blêmit un<br />

quart de seconde tandis que l’ambulancier sort ensuite le brancard sur lequel un<br />

corps repose, inerte, recouvert d’une couverture orange. Affolé, j’arrache<br />

presque la portière.<br />

– Non ! m’entends-je hurler en bondissant sur le trottoir.<br />

Mais Aidan, immédiatement penché sur le brancard, m’adresse un regard<br />

rassurant où je lis : ce n’est pas elle.<br />

– Oh putain…<br />

Un peu gêné de me sentir sourire de soulagement, j’essaie de <strong>com</strong>prendre et<br />

de mesurer la gravité de la situation.<br />

– Que s’est-il passé ?<br />

L’air <strong>com</strong>plètement perdu, Nathan ne m’a pas vu. Il pose sa main sur l’épaule<br />

du corps allongé : on dirait qu’il s’y accroche pour ne pas tomber. Je l’entends<br />

dire à Aidan qu’il s’agit d’une des jeunes de l’asso.<br />

Au moment où je m’avance vers lui, un taxi se range à côté de l’ambulance.<br />

Je suis le regard du grand roux vers la portière qui s’ouvre. Mon cœur fait un<br />

bond dans ma poitrine.<br />

Willow ?


18. Sombre vengeance<br />

Willow<br />

Une demi-heure plus tôt.<br />

Mes jambes avancent toutes seules depuis des heures. Quand le taxi m’a<br />

déposée à Williamsburg, j’ai erré avec Dobby dans les rues où tout Brooklyn se<br />

promène le dimanche. J’ai fui la foule, j’avais besoin d’être seule. Sans réfléchir,<br />

mes pas m’ont amenée le long des berges d’où je fixe à présent le Brooklyn<br />

Bridge.<br />

J’ai beau le regarder, je ne me souviens de rien.<br />

Je soupire en suivant Dobby des yeux et je souris quand il <strong>com</strong>mence à bondir<br />

autour d’un arbre où un écureuil gris le nargue. À force de ressasser les<br />

événements de ce matin, de cette nuit et de tout ce qui a précédé, un étrange<br />

calme a remplacé ma colère et ma déception. La migraine s’est estompée et j’ai<br />

réussi à repousser mes angoisses.<br />

Le spectacle des vedettes jaunes se croisant sur l’East River, le toit des<br />

hangars argentés sous le soleil, les immeubles bruns, les jardinets qui prennent<br />

des couleurs d’automne m’ont sans doute aidée à retrouver un peu de sérénité et<br />

de distance avec ce début de journée plutôt déstabilisant.<br />

Immobile, j’observe à présent le New York de carte postale qui miroite de<br />

l’autre côté : un décor fascinant, une illusion parfois trompeuse, une image de<br />

rêve qui masque des réalités plus sombres, des situations dramatiques et des vies<br />

bouleversées.<br />

Des êtres fragilisés qui ont besoin d’aide pour se reconstruire et vivre.<br />

Je regarde du côté de Central Park, là où le Shelter emménagera bientôt. Je ne<br />

sais pas encore <strong>com</strong>ment, mais je vais tout faire pour que l’asso puisse s’installer


<strong>com</strong>me prévu dans la maison de ma grand-mère. Même si je dois trimer au<br />

centuple et cumuler trois boulots pour rembourser Monty Morgans jusqu’à la fin<br />

de mes jours.<br />

Mais, malgré moi, en observant les tours au loin, je pense à Jesse. Mon cœur<br />

se serre. Je ne suis plus furieuse, mais terriblement déçue et triste : j’ai cru en lui,<br />

je lui ai fait confiance et il m’a menti. Pourquoi ?<br />

Parce que c’est un menteur et sans doute un lâche.<br />

En tout cas, certainement un mec sur lequel je ne dois pas <strong>com</strong>pter. Il fait<br />

l’amour divinement, mais ça ne peut pas suffire. Toute son attitude montre qu’il<br />

n’est pas très responsable. Ni fiable.<br />

Car quel que soit le passé, aussi inconnu soit-il, quels que soient les<br />

sentiments ou les événements qui nous ont liés, il aurait dû me dire la vérité.<br />

L’idée que je ne sais rien de ces années-là, qu’il aurait pu m’aider mais ne l’a<br />

pas fait, fait remonter mon envie de pleurer. Aussitôt, les questions reviennent,<br />

lancinantes et sans réponse : qui était-il, étions-nous très proches, pourquoi<br />

n’était-il pas dans ma vie après l’accident, a-t-il cherché à me revoir, est-ce que<br />

Maméléna le connaissait, sommes-nous restés ensemble, étais-je amoureuse et<br />

lui… m’aimait-il ?<br />

En fait, je lui en veux de m’avoir connue et de ne m’avoir pas parlé de celle<br />

que j’étais. Et cela me rend triste. C’est le seul qui aurait pu le faire.<br />

Aurait dû le faire.<br />

Pourtant, peut-être aurais-je dû m’y attendre : c’est une rock star, un mec<br />

autocentré, qui ne pense qu’à lui, qui ne vit que pour sa musique, dans une autre<br />

dimension.<br />

Et qui n’est pas la mienne, même si nos chemins se sont croisés deux fois.<br />

Dont une dont je ne me souviens pas.<br />

Mes larmes tentent à nouveau une percée mais je les repousse, je ne vais pas<br />

me laisser abattre. Ma vie m’appartient et même si mon passé se dérobe, je dois


aller de l’avant. M’investir dans ce qui est essentiel dans mon existence : mon<br />

travail, mes amis, mon engagement, le Shelter. Je ne dois pas penser qu’à moi.<br />

Alors oui, ce trou dans ma mémoire est <strong>com</strong>plètement flippant, mais l’avenir<br />

proche de l’association est suffisamment préoccupant pour que je n’en<strong>com</strong>bre<br />

pas mon cerveau avec des questions sans fin. Un jour, j’aurai peut-être des<br />

réponses et ce jour-là, si Jesse Halstead traîne dans le coin, on verra ce qu’il a à<br />

me dire. S’il en est capable et si j’ai encore envie de l’entendre à ce moment-là.<br />

Car aujourd’hui, une chose est sûre : j’ai besoin de certitudes, d’un entourage<br />

solide, stable et honnête. Aussi, je dois faire confiance aux bonnes personnes, à<br />

celles qui me veulent du bien, à celles avec lesquelles je partage les mêmes<br />

valeurs : la droiture, l’envie d’aider les autres et la sincérité. Je dois aller de<br />

l’avant et profiter de ce qui est bien. Et le ciel bleu devant moi ne peut que m’y<br />

encourager !<br />

Même s’il me rappelle la couleur si troublante des yeux de Jesse Halstead…<br />

Mon téléphone qui sonne coupe net toute nostalgie et attendrissement inutiles.<br />

– Comment ça va Nathan ? réponds-je gaiement en me demandant soudain<br />

pourquoi, même si nous avons souvent des horaires extensibles au week-end,<br />

mon boss m’appelle un dimanche.<br />

– Il y a eu un problème avec Lindsay, me répond-il d’une voix blanche. Je<br />

suis dans l’ambulance avec elle, on file à l’hôpital, Emma est restée au Shelter<br />

avec les jeunes.<br />

– Elle est malade ? Qu’est-ce qu’elle a ? demandé-je sans <strong>com</strong>prendre.<br />

Tout en échafaudant mille options, je me rassure en me disant que si elle est<br />

dans l’ambulance, elle est en sécurité.<br />

– Les types des urgences disent que c’est sans doute une overdose.<br />

– Quoi ? Mais jamais Lindsay n’aurait…<br />

– On ne sait pas encore ce qui s’est passé, me coupe Nathan dont je sens qu’il<br />

essaie de prendre sur lui pour ne pas m’alerter. J’ai demandé à Emma de voir si<br />

elle trouvait quelque chose dans la chambre de Lindsay ou ailleurs dans la<br />

maison.<br />

À l’inquiétude que je ressens s’ajoute aussitôt du dégoût et de la colère contre


tous les dealers de la Terre, et en particulier contre celui qui, <strong>com</strong>me par hasard,<br />

est sorti de prison hier et ne porte pas le Shelter dans son cœur.<br />

– Beauty est sûrement derrière ça, murmuré-je en serrant les poings.<br />

– Je ne veux même pas l’imaginer pour le moment mais je te jure que s’il a un<br />

rapport quelconque avec ça… répond Nathan d’une voix sifflante sans finir sa<br />

phrase.<br />

Je lui arrache les yeux, les doigts et les couilles et je les lui fais bouffer<br />

jusqu’à l’overdose ! pensé-je en cherchant Dobby des yeux.<br />

Nerveuse, je le siffle. Comprenant qu’il y a urgence, le chiot obéit<br />

immédiatement.<br />

– J’arrive, dis-je à Nathan en attachant la laisse autour du cou de Dobby.<br />

Avant de raccrocher, Nathan me donne l’adresse de l’hôpital vers lequel ils se<br />

dirigent. Ils y seront dans quinze minutes. Moi aussi.<br />

Même si je dois courir jusque-là. Je fulmine contre Beauty qui, je ne sais<br />

<strong>com</strong>ment, a pu se mettre en contact avec Lindsay tout en me demandant<br />

<strong>com</strong>ment il a pu l’entraîner dans ses sales trafics et la faire consommer ses<br />

merdes, car Lindsay est bien la dernière des ados qui voudrait toucher à la<br />

drogue de son plein gré. Ce qui pour moi est une preuve supplémentaire de la<br />

culpabilité de ce sale type que je maudis tout en courant au bord de l’avenue le<br />

bras levé pour héler un taxi.<br />

Quand une Ford jaune s’arrête, j’ai malgré tout un gros moment de solitude.<br />

Car monter en tant que passagère dans une voiture est pour moi une épreuve<br />

redoutable : entre saut à l’élastique sans élastique et séjour dans les cales du<br />

Titanic au moment où il coule à pic. Donc, en général, j’évite et je me débrouille<br />

avec le métro, le bus, le vélo ou mes pieds pour ne pas avoir à monter dans ces<br />

engins à quatre roues qui me terrorisent.<br />

Même le logo d’Uber sur un téléphone me donne des sueurs froides.<br />

Et si ce matin, je n’étais pas en état de réfléchir à ce que je faisais quand j’ai<br />

fui de chez Jesse, deux fois dans une même journée, c’est déjà bien plus que<br />

mon seuil de tolérance annuel.


D’ailleurs, en ce moment, alors que j’hésite sur le trottoir, tous mes signaux<br />

d’alerte sont enclenchés : mains moites, cœur en salsa, dents qui claquent et<br />

ventre en nœuds marins, mais sans broncher, raide <strong>com</strong>me un robot et me forçant<br />

à penser à Lindsay et à Nathan qui sont en route de leur côté, je m’installe sur la<br />

banquette. L’habitacle clos, les vitres fumées et l’odeur de cuir me donnent<br />

aussitôt envie de vomir mais je reste stoïque, malgré mon envie de sauter hors de<br />

l’habitacle et de partir en courant. Rassemblant mon courage, je susurre au<br />

chauffeur d’une voix d’outre-tombe :<br />

– Mount Sinai Hospital, foncez, c’est urgent.<br />

Je me force à penser à Lindsay et à me répéter qu'elle a besoin de moi, la<br />

Willow solide et rassurante, pas d’une chiffe molle en panique.<br />

Alors, je m’accroche à la poignée d’une main, à ma ceinture de l’autre et je<br />

ferme les yeux. Je respire et je prie pour que la téléportation existe en cet instant.<br />

Hélas, au bout de trente secondes, je suis en nage, je tremble des pieds à la tête et<br />

je suis obligée d’ouvrir la fenêtre pour ne pas m’évanouir. Le chauffeur me jette<br />

un regard inquiet, j’essaie de lui sourire, mais le rictus terrifié que je produis, les<br />

grosses gouttes qui ruissellent sur mon front et mes yeux en soucoupe volante ne<br />

doivent pas être explicites. Le seul bénéfice de ma tentative pour le rassurer sur<br />

mon état est qu’il accélère, imaginant que je suis la personne à hospitaliser<br />

d’urgence.<br />

Luttant contre la crise d’angoisse que je sens gagner du terrain, je m’oblige à<br />

réciter un poème de Whitman que je connais par cœur. Au bout de trois fois où<br />

je perds le fil, re<strong>com</strong>mence et ne sais plus quelle langue je parle, la voiture<br />

ralentit. Tétanisée, je rouvre les yeux, priant pour que nous soyons arrivés.<br />

Miracle, j’y suis. Pile à temps.<br />

Car devant l’hôpital, juste à côté d’une voiture rouge vif, une ambulance est<br />

garée, gyrophare et feux clignotants projetant une lumière orangée surnaturelle.<br />

Reconnaissable à ses cheveux roux, Nathan est debout à côté du brancard. La<br />

forêt de boucles noires de Lindsay émerge de sous la couverture. Je reste figée.<br />

Puis mes réflexes mis sur pause durant le trajet se réveillent. Jetant un billet


au chauffeur, je bondis hors de la voiture, Dobby sur mes talons. Ma panique a<br />

disparu, remplacée par le sentiment que je peux faire quelque chose, au moins en<br />

étant présente aux côtés de Nathan pour gérer tout ça.<br />

Plusieurs personnes s’activent autour du brancard. Soudain, je m’immobilise<br />

en reconnaissant le grand blond à cheveux rasés qui tient le poignet de l’ado :<br />

Aidan ? Il bosse dans cet hôpital ? Sans m’arrêter à la coïncidence et<br />

étonnamment rassurée de le voir là, je m’avance pour les rejoindre mais mon<br />

regard est attiré par la longue silhouette qui surgit en trombe de la voiture rouge.<br />

– Jesse ? murmuré-je, surprise.<br />

Malgré moi, mon cœur s’emballe et mon pouls s’accélère. Troublée, je<br />

reporte aussitôt mon attention vers le brancard, mais j’ai le temps d’apercevoir le<br />

visage inquiet de Jesse et ses yeux bleus posés sur moi. Tout en me demandant<br />

pourquoi il est là, je me force à ne regarder que Nathan, de plus en plus pâle et<br />

tendu, puis Lindsay, inerte.<br />

– Elle va s’en sortir ? demandé-je avec inquiétude.<br />

Levant les yeux vers moi, Aidan hoche la tête puis lance un rapide regard en<br />

direction de son frère. Sans me tourner vers lui, je sais que Jesse s’est avancé<br />

tout près de moi. Curieusement, sa présence m’intrigue plus qu’elle ne me met<br />

en colère. Elle pourrait même me rassurer s’il ne s’était pas passé ce qui s’est<br />

passé.<br />

Ce qui m’agace aussitôt que je m’en rends <strong>com</strong>pte.<br />

– Où était-elle ? Quand l’as-tu trouvée ? Était-elle déjà inconsciente ? A-t-elle<br />

mangé, bu, parlé, vomi depuis ? demande Aidan à Nathan en prenant le pouls de<br />

Lindsay.<br />

– Emma l’a trouvée dans sa chambre sur le sol, en train de convulser. On a<br />

appelé tout de suite le 911, explique Nathan.<br />

– Bon réflexe, l’encourage Aidan tout en vérifiant les réflexes de l’ado. Est-ce<br />

qu’elle prend de l’ecstasy régulièrement ?<br />

– Certainement pas, crié-je presque.<br />

Sans répondre, Aidan semble enregistrer l’info mais le coup d’œil que lui jette


l’ambulancier me fait froid dans le dos. Jesse se rapproche de moi, <strong>com</strong>me s’il<br />

voulait intervenir. Irritée et choquée qu’on ne me croit pas, je m’écarte<br />

brusquement en lui adressant un regard glacial, destiné à le figer sur place.<br />

– Elle ne se drogue pas, insisté-je.<br />

– OK, répond Aidan d’une voix douce en me regardant. Est-ce qu’elle prend<br />

des médicaments ? Est-ce qu’elle a des allergies, des traitements, des antécédents<br />

médicaux ?<br />

Nathan et moi secouons la tête négativement. Rivé à moi, le regard de Jesse<br />

me décontenance et je m’efforce de ne pas me tourner vers lui.<br />

– On y va, dit Aidan à l’ambulancier.<br />

Nathan <strong>com</strong>mence à s’élancer derrière lui.<br />

– On va s’en occuper, lui dit Aidan en posant la main sur son épaule. Attends<br />

là, je reviendrai te donner des nouvelles.<br />

Son attitude est calme et rassurante.<br />

– Vous avez fait ce qu’il fallait. Elle est en sécurité maintenant.<br />

Voyant Nathan pâlir en imaginant <strong>com</strong>me moi ce qui aurait pu arriver, je<br />

passe mon bras sous le sien. Ensemble, nous suivons Aidan des yeux. En<br />

l’entendant expliquer aux infirmiers venus à sa rencontre « perte de<br />

connaissance, pouls faible, pâleur inhabituelle, pupilles dilatées, rythme<br />

cardiaque stable », je croise les doigts très fort.<br />

Accrochés l’un à l’autre, Nathan et moi fixons le rideau de plastique « réservé<br />

au personnel » derrière lequel les infirmiers disparaissent en emportant Lindsay.<br />

Avec un soupir, je me serre contre mon boss et ami tout en cherchant Dobby.<br />

Assis à mes pieds, le chiot observe lui aussi l’entrée des urgences. En observant<br />

autour de moi, je rencontre les yeux de Jesse, à nouveau posés sur moi et je sens<br />

qu’il essaie de capter mon regard. Peut-être même qu’il a envie de me parler.<br />

Mais avec ce qui arrive maintenant, ce n’est pas le moment.<br />

Et c’est clairement trop tard.


Aussi, l’ignorant volontairement, je me détourne, entraînant Nathan vers la<br />

salle d’attente. Dobby nous précède et, après avoir fait un petit tour sur luimême,<br />

se roule en boule sous les fauteuils.<br />

– C’est quoi cette histoire de drogue ?<br />

– Je ne <strong>com</strong>prends pas, soupire Nathan.<br />

– Tu sais <strong>com</strong>me moi que jamais Lindsay ne toucherait à ça.<br />

Nathan opine : Lindsay vient d’une famille de camés, mère sous crack, père<br />

abusif et violent, qui la battaient dès qu’ils étaient en manque, donc pas le genre<br />

à croire aux pilules du bonheur. D’ailleurs, il est impossible de lui faire avaler ne<br />

serait-ce qu’une aspirine !<br />

– Il doit y avoir une explication, dis-je en pensant une nouvelle fois à Beauty.<br />

Elle n’a pas pu prendre ça de son plein gré.<br />

Sans répondre, Nathan appelle Emma. Après l’avoir rassurée, il met en hautparleur<br />

et j’entends la voix tendue de notre amie expliquer :<br />

– On a tout vérifié ici, rien dans la chambre de Lindsay, ni ailleurs. Les ados<br />

sont très inquiets, ils ont accepté sans problème qu’on fouille partout. Ils se<br />

sentent hyperconcernés, certains ont même tenu à nous montrer leurs derniers<br />

échanges de SMS avec Lindsay. Pour eux, elle ne se drogue pas et elle était<br />

<strong>com</strong>me d’habitude.<br />

– Pour nous aussi, dit Nathan.<br />

Tandis que je pense avec tendresse à ces ados si soucieux de préserver leur<br />

intimité et prêts aujourd’hui à laisser voir leurs secrets pour sauver leur copine,<br />

mon regard balaie la salle d’attente. Près des distributeurs de café, Jesse, mains<br />

dans les poches, marche de long en large, l’air préoccupé. Je sursaute, à la fois<br />

intriguée, étonnée et un peu nerveuse. Que fait-il encore là ? En apercevant son<br />

oreillette, je réalise qu’il est au téléphone.<br />

Et que ce qu’il fait ne me concerne pas.<br />

– Quelqu’un a dû lui en faire prendre d’une façon ou d’une autre, suggère<br />

Emma.<br />

– Les bénévoles ? Qui était là hier et aujourd’hui ? demandé-je en revenant à


la conversation, agacée contre moi-même d’en avoir été détournée par Jesse.<br />

Ce mec est un menteur et un traître, me répété-je, histoire de clouer le bec à<br />

mon regard qui semble aimanté par la machine à café et le mec qui se trouve<br />

devant.<br />

– On a tout vérifié aussi, même ceux qui ne viennent que très épisodiquement,<br />

il n’y a rien. Tout est clean de chez clean, conclut Emma. Aucune piste de ce<br />

côté-là.<br />

– Alors c’est Beauty, dis-je avec assurance, consciente que ça tourne un peu à<br />

l’obsession.<br />

Mais je ne vois pas d’autre explication à ce qu’une gamine qui ne se drogue<br />

pas se retrouve à l’hôpital avec une overdose.<br />

– Il n’est pas entré au Shelter, s’offusque Emma.<br />

Confirmant ses propos, Nathan secoue la tête en soupirant.<br />

– Et s’il l’a vue en dehors ? interrogé-je. Il a très bien pu la suivre, lui raconter<br />

n’importe quoi, l’attirer dans un piège, la forcer à aller avec lui, Dieu sait de quoi<br />

ce mec est capable pour fourguer ses merdes.<br />

– C’est impossible. Lindsay n’est pas sortie du Shelter depuis deux jours, on<br />

est au moins dix à pouvoir en témoigner, tente de rationaliser Nathan en prenant<br />

sa tête entre ses mains.<br />

– Il a certainement trouvé un moyen, murmuré-je. C’est lui, j’en suis sûre.<br />

– Beauty est sorti de prison hier, tente de me raisonner Emma.<br />

Sans la voir, j’imagine ses sourcils froncés sur ses yeux noirs et son regard<br />

affectueux.<br />

– Ce type déteste le Shelter et veut se venger de nous, dis-je d’une voix<br />

tremblante. C’était écrit sur sa figure le jour où il a été condamné et il a eu deux<br />

ans pour réfléchir à <strong>com</strong>ment il allait faire.<br />

Frottant ses tempes, mon boss semble réfléchir tandis qu’au bout du fil,<br />

Emma se tait.<br />

– Si c’est lui, ce salaud n’a pas perdu de temps, souffle-t-elle au bout d’un


moment.<br />

– Mais nous non plus, on n’a pas une minute à perdre ! dis-je en me relevant<br />

d’un bond.<br />

Comprenant aussitôt où je veux en venir, Nathan acquiesce avec un petit<br />

sourire :<br />

– Il est grand temps qu’on déménage. On fait ça quand ?<br />

Comme si ma voix avait franchi le mur du son pour tomber direct dans son<br />

oreillette, Jesse, pourtant toujours en conversation téléphonique, tourne la tête<br />

vers nous : il me semble voir tout son corps se contracter de curiosité. Mal à<br />

l’aise sous son regard braqué dans ma direction, je tourne la tête vers Nathan. De<br />

façon assez solennelle, celui-ci se met debout et nous annonce à Emma et moi :<br />

– Après-demain.<br />

Comme je grimace malgré moi devant ce délai de quarante-huit heures, il<br />

ajoute avec un sourire :<br />

– Demain si on peut. Mais il faut qu’on s’organise un minimum !<br />

Le visage de Nathan reprend des couleurs, et je me sens toute ragaillardie.<br />

Emma doit sentir le même vent <strong>com</strong>batif souffler au Shelter et sur tout New<br />

York car elle dit presque gaiement :<br />

– Les jeunes et moi, on va <strong>com</strong>mencer à faire des cartons. Ça va nous occuper<br />

l’esprit en attendant que vous reveniez avec Lindsay !


19. Protection rapprochée<br />

Willow<br />

– Je te rappelle dès qu’on a des nouvelles !<br />

Quand Nathan raccroche, je me laisse retomber sur ma chaise. Rassurée par<br />

notre proche déménagement, je voudrais maintenant que les choses soient faites.<br />

Mais je voudrais surtout que Lindsay soit tirée d’affaire. Fixant le rideau de<br />

bandes plastiques qui interdit l’entrée au public, j’ai envie de courir la retrouver<br />

pour lui dire : « Accroche-toi, dans deux jours, on est dans la nouvelle maison et<br />

tu ne peux pas louper ça. » Surprenant mon regard perdu, Nathan pose une main<br />

affectueuse sur mon genou.<br />

– Elle va s’en sortir.<br />

Nous restons immobiles un moment, chacun dans nos pensées et nos espoirs.<br />

Alors que je tente de <strong>com</strong>prendre <strong>com</strong>ment Beauty a pu faire pour approcher<br />

Lindsay, mon regard dérive vers Jesse, en train de renfoncer son téléphone dans<br />

sa poche : je remarque alors ses doigts couverts de pansements. Étonnée, je<br />

l’observe mais détourne les yeux dès que nos regards se croisent.<br />

Un peu troublée mais aussi agacée par la petite pointe d’inquiétude que je<br />

devine sous ma curiosité pour ses bandages, je soupire.<br />

– Crois-tu qu’on va réussir à tout déménager en deux jours ? demandé-je à<br />

Nathan, histoire de me reconcentrer sur l’essentiel.<br />

Optimiste, mon boss hoche la tête. Mais quand Jesse se trouve soudain debout<br />

devant nous, je m’en veux de me demander : est-ce qu’il a eu un accident ? Estce<br />

que ça va l’empêcher de jouer ?<br />

Ce n’est pas mon problème ! me sermonné-je une nouvelle fois.


Ses doigts bandés ne passent pas inaperçus : Nathan fronce les sourcils en les<br />

voyant mais, avant qu’il ne pose les questions que je me refuse de formuler à<br />

voix haute, Jesse dit :<br />

– Deux équipes de sécurité vont arriver sur place d’ici une heure max.<br />

Tendue, je me redresse brusquement contre le dossier de la chaise pour le<br />

dévisager. Vu son air assuré, ça sent le plan je-me-mêle-de-ce-qui-ne-meregarde-pas…<br />

Il soutient mon regard inquisiteur sans ciller. Je me sens<br />

bouillonner jusqu’à la racine des cheveux.<br />

– Sur place ? souligné-je d’une voix glaciale. Tu veux dire où exactement ?<br />

L’air tout à fait tranquille, il prend son temps avant de répondre, ce qui<br />

m’agace prodigieusement. Son regard couleur de ciel passe sur le visage<br />

stupéfait de Nathan, avant de revenir sur le mien, cramoisi. Retenant la colère<br />

que je sens monter, je me raccroche désespérément à ce petit truc infime et<br />

illusoire que l’on appelle « bénéfice du doute » mais qui, dans son cas, semble<br />

l’option la plus invraisemblable qu’on puisse imaginer.<br />

Car ce type n’a aucun doute : décidé, inébranlable et catégorique, il respire<br />

la certitude.<br />

– Une au Shelter actuel, une autre à Park Avenue, finit-il par dire en plantant<br />

son regard dans le mien.<br />

Hors de moi, je bondis de ma chaise. Rien que sa façon de répondre sans<br />

éprouver une seconde le besoin de se justifier montre à quel point son action lui<br />

semble une évidence devant laquelle nous n’avons qu’à nous incliner.<br />

Aussi, toute ma sollicitude d’il y a quelques instants pour les blessures de ses<br />

doigts retombe <strong>com</strong>me un soufflé. Je n’ai qu’une envie, l’écraser, le mettre en<br />

pièces, lui faire remballer son sourire charmeur, ses équipes, sa sécurité, son<br />

assurance et cette espèce d’arrogance que lui donne la certitude de son statut de<br />

star et de pouvoir obtenir ce qu’il veut quand ça lui plaît.<br />

Mais ça ne marche pas avec moi. Je sais qui tu es, Jesse Halstead : un<br />

menteur…


Immobile, il me fixe avec un sourire vaguement satisfait sur les lèvres. Son<br />

aplomb m’insupporte.<br />

– Quelqu’un t’a demandé quelque chose ? craché-je.<br />

Au passage, je jette un regard vers Nathan, histoire d’être sûre que mon boss<br />

n’a pas organisé cette histoire de sécurité en demandant son aide à Jesse – non<br />

mais putain pas à Jesse… – mais les yeux arrondis de Nathan et ses deux mains<br />

écartées en signe d’in<strong>com</strong>préhension me donnent tout de suite une réponse.<br />

Jesse balaie mon interrogation d’une petite moue, qui veut clairement dire « je<br />

ne vois pas où est le problème », ce qui me laisse bouche bée et poings serrés.<br />

– Ce sont des pros. Je les ai engagés pour veiller sur l’asso, les jeunes, toute<br />

l’équipe et surveiller toute activité suspecte autour de vos locaux, dit-il<br />

posément.<br />

Je rêve ? Et puis quoi encore ?<br />

Le fait qu’il s’immisce sans se poser de questions – et sans nous en poser –<br />

dans la vie du Shelter m’exaspère au plus haut point. Mais en plus de cette<br />

ingérence dans mon boulot, cet air tranquille de « c’est moi qui décide et pas<br />

autrement » que j’ai déjà vu sur son visage me met en rage. Je le toise avec<br />

mépris, retenant à grand-peine mes envies de me jeter sur lui, lui coller une baffe<br />

et le foutre dehors à coups de pied.<br />

– C’est vraiment très aimable, soufflé-je, incapable de maîtriser le ton<br />

sarcastique de ma voix. Mais leur mission, justifiée ou pas, et leur efficacité,<br />

quand bien même ils seraient les meilleurs du monde, je m’en contrefiche. Le<br />

problème, c’est toi, Jesse. Pour qui tu te prends ?<br />

Un éclat métallique passe dans son regard. Son visage resté jusque-là<br />

imperturbable se transforme : ses narines se pincent, ses mâchoires se serrent et<br />

ses yeux me foudroient. Il est vexé ? Mais je m’en moque.<br />

– De quel droit tu te mêles de ce qui ne te concerne pas ? Qu’est-ce qui te<br />

permet de décider à la place des autres, à notre place ? continué-je en me<br />

souvenant vaguement que Nathan est à côté de moi.


Je suis tellement en colère que j’en oublie l’hôpital, Nathan, Dobby et les<br />

gens dans la salle d’attente. Même Lindsay disparaît de mon esprit en cet<br />

instant… Il n’y a plus que Jesse et moi dans cette pièce et j’en fais une affaire<br />

personnelle. Car finalement, c’est aussi de cela dont il s’agit, et c’est aussi pour<br />

cette raison que son attitude de Monsieur le Grand-Seigneur-Sauveteur-Justicier<br />

du Shelter m’insupporte alors que je sais pertinemment qu’il n’est pas un mec<br />

fiable.<br />

S’il avait été honnête et sincère, j’aurais peut-être pu lui faire confiance,<br />

écouter ses arguments et accepter… Mais désormais, je refuse tout ce qui vient<br />

de lui.<br />

– Sur ce sujet <strong>com</strong>me sur les autres, tu n’as pas ton mot à dire ! D’ailleurs, tu<br />

ne devrais même pas être là !<br />

En réponse, ses yeux me lancent des éclairs et je sens qu’il se retient de hurler<br />

à son tour. Fixant son corps et son visage crispés, je me sens à nouveau furieuse<br />

et blessée en repensant à ces explications que j’étais en droit d’attendre et qu’il<br />

n’a pas voulu me donner.<br />

– C’est du bon sens. Le Shelter a besoin de protection… finit-il par dire d’un<br />

ton sec.<br />

Je lève les yeux au ciel, en me retenant d’aboyer : « En quoi ça te regarde ? »<br />

– … et tu fais partie de l’équipe du Shelter, ajoute-t-il d’une voix cassée.<br />

– En effet mais, à ma connaissance, tu es le dernier au monde que ça regarde.<br />

C’est MA vie et je ne t’autorise pas à t’en mêler.<br />

J’essaie de me maîtriser, de rester froide et distante en lui adressant en<br />

conclusion un regard dédaigneux. En retour, le sien, acéré <strong>com</strong>me du métal, me<br />

transperce jusqu’au cœur. Ses pupilles rétrécies semblent deux billes granitiques,<br />

bien décidées à broyer toute volonté contraire à la sienne.<br />

Mais je ne me laisserai pas faire.<br />

– Pour moi, tu es déjà un traître mais si tu ne retires pas immédiatement tes<br />

putains d’équipes de sécurité, tu seras en plus un fichu connard qui…


Son visage se déforme presque quand sa bouche s’ouvre, tordue par un rictus<br />

de colère.<br />

– Écoute Willow, tu penses ce que tu veux. Tu me hais si ça t’arrange. Mais je<br />

ne changerai pas d’avis. Tu as failli mourir une fois devant moi, alors que tu sois<br />

d’accord ou pas, cette fois, je te protégerai.<br />

Me glaçant jusqu’à la moelle, son ton impératif me fige tout autant que ses<br />

propos aux intonations vaguement menaçantes. Nathan me lance un regard<br />

interrogatif tandis que je me mets à frissonner, grésillante de colère. Je reste<br />

stoïque mais une pique d’angoisse réussit à se ficher dans mon cœur : de quoi<br />

veut-il parler ?<br />

– Son état est stabilisé, elle est sortie d’affaire.<br />

Revenant brutalement à ce qui nous réunit ici, je tourne la tête vers celui qui<br />

vient de parler, si troublée que je peine à reconnaître Aidan dans sa tenue bleue<br />

d’infirmier. Je retrouve mes esprits en voyant Nathan envoyer immédiatement un<br />

SMS à Emma.<br />

– Elle est consciente ? demandé-je à Aidan en évitant de regarder du côté de<br />

Jesse.<br />

– Oui, et elle va bien, juste encore un peu groggy. Il n’y a aucune lésion de<br />

ses fonctions cérébrales, précise-t-il en devançant ma question suivante.<br />

Nathan et moi nous adressons un regard soulagé avant de le bombarder de<br />

questions.<br />

– On sait ce qui a provoqué ça ? Comment ça a pu arriver ? Que dit-elle ?<br />

– Les analyses toxicologiques confirment qu’elle a ingéré une très forte dose<br />

d’ecstasy…<br />

– Mais Lindsay ne se drogue pas ! s’exclame Nathan. On a dû la forcer…<br />

Je frémis en pensant à ces pilules glissées dans les verres et que l’on<br />

surnomme les pilules de l’amour… Pourvu que personne n’ait fait ça pour<br />

profiter d’elle et la… Je n’ose même pas formuler le mot : elle a à peine 15 ans !<br />

À côté de moi, Nathan se crispe <strong>com</strong>me s’il pensait à la même chose au même<br />

moment. Aidan hoche la tête en nous regardant tour à tour.


– Elle n’a subi aucune violence physique, nous rassure-t-il.<br />

Je soupire de soulagement.<br />

– Elle se souvient de quelque chose ? demande Jesse d’une voix douce.<br />

Surprise qu’il intervienne de nouveau après la petite conversation musclée<br />

qu’on vient d’avoir, je lui jette un coup d’œil irrité, mais l’inquiétude que je vois<br />

sur son visage coupe court à mon agacement : il semble vraiment concerné. Et,<br />

malgré moi, le voir se préoccuper <strong>com</strong>me nous de cette ado me touche.<br />

– On lui a fait raconter tout ce qu’elle avait fait ce matin, répond Aidan. Elle<br />

s’est souvenue qu’à un moment, elle a mangé des bonbons qui étaient dans la<br />

cuisine et qu’elle a été étonnée parce qu’il n’y en a jamais…<br />

– On fait très attention à leur alimentation, murmure Nathan.<br />

– Un peu après, dans sa chambre, elle s’est sentie « bizarre », continue Aidan<br />

en nous fixant tour à tour. Elle a pensé qu’elle avait de la fièvre : elle s’est<br />

recouchée, mais elle a raconté que les murs de sa chambre tanguaient, qu’elle<br />

avait hyperchaud, soif et que tout ce qu’elle touchait lui semblait étrange et<br />

énorme. Elle se sentait très mal, <strong>com</strong>me dans un cauchemar. Puis tous ses<br />

muscles ont <strong>com</strong>mencé à tressauter. Elle a paniqué et a sans doute perdu<br />

connaissance à ce moment-là. Heureusement que vous l’avez trouvée !<br />

Tout en écoutant ce récit, mille choses se bousculent dans ma tête : son<br />

angoisse, sa peur, ce qui se serait passé si on ne l’avait pas trouvée à temps,<br />

<strong>com</strong>ment elle va vivre ça après, <strong>com</strong>ment lui redonner confiance…<br />

– Je rappelle tout de suite Emma pour qu’elle trouve ces saloperies de<br />

bonbons s’il en reste, dit Nathan avec pragmatisme.<br />

– Mais <strong>com</strong>ment ont-ils pu se trouver là ? réfléchis-je à voix haute en<br />

reprenant mes esprits.<br />

– Est-ce que quelqu’un aurait pu les laisser traîner par erreur ? demande<br />

Aidan.<br />

– Dans une maison où habitent des jeunes, c’est tordu, ne peut s’empêcher<br />

d’intervenir Jesse.<br />

Je le fusille du regard mais hélas, sur le fond, je suis d’accord. Car à nouveau,<br />

un seul nom de coupable me vient à l’esprit.


– C’est tellement dégueulasse, malsain et pourri que ça ne peut être que<br />

Beauty ! dis-je à Nathan, les dents serrées.<br />

Aidan et Jesse nous interrogent du regard.<br />

– C’est un dealer contre lequel on a témoigné et qui vient de sortir de prison,<br />

leur explique Nathan. On pense qu’il veut se venger.<br />

Jesse me lance un regard appuyé, où il me semble deviner que notre<br />

hypothèse ne fait que renforcer sa volonté de faire protéger le Shelter. Un peu<br />

mal à l’aise, je détourne les yeux.<br />

– Il n’y a qu’une chose à faire maintenant, prévenir les flics ! Et qu’ils le<br />

recollent direct en prison.<br />

Cherchant dans mes derniers appels reçus, j’appuie sur le numéro de<br />

téléphone du bureau de l’inspecteur Walligan. Jesse se rapproche de moi, je ne<br />

bouge pas, mais quand nos regards se croisent, j’y lis à nouveau cette<br />

détermination qui m’a irritée tout à l’heure et que je partage à fond : il faut agir<br />

pour protéger le Shelter.<br />

Sauf que c’est à moi de m’en occuper.<br />

Hélas, je tombe sur un autre inspecteur, peu disposé à m’envoyer la brigade<br />

des stups pour de vagues bonbons qu’on n’est même pas certain de trouver sur<br />

place. Quand j’évoque Beauty et son évidente culpabilité, il soupire et m’assure<br />

d’une voix lasse qu’ils vont vérifier.<br />

– Je vais faire passer la brigade de quartier, finit-il par concéder face à mon<br />

insistance.<br />

– Il a l’air si peu concerné que j’ai peu d’espoir, dis-je en raccrochant, très<br />

énervée.<br />

Jesse me lance un nouveau regard, à la fois impliqué et solidaire. Comme s’il<br />

me disait : « Je suis là, moi. » Ce qui, quelque part, me fait chaud au cœur même<br />

si je m’en défends.<br />

Tout en sondant son regard bleu profond, je m’étonne alors de n’y voir aucun<br />

sentiment de triomphe, aucun sarcasme du genre « j’avais raison », mais au


contraire une évidente inquiétude à l’idée que ce qu’il a mis en place ne suffise<br />

pas à protéger le Shelter. Et il y a tant d’intensité dans ses yeux que je<br />

m’interroge : pourrait-il être sincère ?<br />

Le bipper d’Aidan émet une petite vibration sèche <strong>com</strong>me un raclement de<br />

gorge.<br />

– Il faut que je vous laisse, dit ce dernier en regardant son appareil. On va<br />

certainement garder Lindsay en surveillance quelques jours, il y a encore des<br />

analyses à faire.<br />

– Est-ce qu’on peut la voir ? demande Nathan en se dirigeant déjà vers<br />

l’intérieur de l’hôpital.<br />

Je me colle à lui, prête à lui emboîter le pas pour aller moi aussi vérifier de<br />

visu qu’elle va bien. Car même si j’ai toute confiance en Aidan, en la médecine<br />

et en les soins qui sont apportés à Lindsay, j’ai envie de la serrer dans mes bras<br />

pour lui dire qu’on l’aime et qu’elle nous manque déjà.<br />

– C’est impossible, dit Aidan d’une voix douce mais ferme.<br />

Fixant son visage souriant, je retrouve cette même assurance que chez son<br />

frère. Non loin de lui, le regard bleu de Jesse que j’évite me renvoie le même<br />

éclat inflexible.<br />

Une marque de famille…<br />

– On ne restera pas longtemps, reprend Nathan.<br />

La sécheresse inattendue de son ton me surprend.<br />

– Elle a besoin de calme et de repos, elle est encore trop faible pour avoir des<br />

visiteurs, lui explique Aidan en enfonçant ses poings dans ses poches.<br />

Un peu fatiguée par toutes ces émotions, je suis prête à me ranger aux avis<br />

des professionnels et à la laisser se reposer mais, à côté de moi, Nathan explose<br />

sans préavis. La tension et la frustration crispent son visage quand il se tourne<br />

vers Aidan, l’air menaçant.<br />

– Écoute Aidan, on n’est pas juste des « visiteurs », on est là pour elle, je l’ai


ac<strong>com</strong>pagnée ici et je te demande juste de la voir quelques minutes.<br />

– Je <strong>com</strong>prends, mais elle est encore fragile et a besoin de récupérer.<br />

Furieux, Nathan se plante devant lui.<br />

– Mais non, tu ne <strong>com</strong>prends rien, c’est évident, s’énerve-t-il. Je me demande<br />

même pourquoi je continue à te parler !<br />

– Nathan, murmuré-je en lui attrapant le bras, mal à l’aise et déstabilisée par<br />

son agressivité.<br />

Au même moment, je surprends le regard de Jesse vers Aidan et son<br />

déplacement de quelques pas pour se retrouver à côté de son frère.<br />

J’ai l’impression de rejouer une scène déjà vue…<br />

– C’est dingue d’être aussi buté ! gronde Nathan.<br />

– Décidément, je crois qu’on va avoir du mal à s’entendre, lui répond Aidan<br />

d’un ton glacial. Et pour le moment, tu devrais plutôt aller te détendre et te<br />

reposer, parce que ce dont Lindsay va avoir le plus besoin quand elle va sortir,<br />

c’est d’un mec calme, responsable et au top de sa forme, et pas d’un pitbull prêt<br />

à mordre tout ce qui bouge pour se défouler !<br />

Aussitôt calmé par ces paroles, Nathan baisse les yeux. Ses joues cramoisies<br />

se creusent à un rythme régulier et, le connaissant, j’imagine sa colère et son<br />

malaise : il déteste l’impulsivité, les crises et tout débordement. Et je devine qu’à<br />

cet instant, aussi furieux que vexé d’être rappelé à l’ordre par Aidan, il s’en veut<br />

d’avoir été pris en flagrant délit d’incapacité à gérer ses émotions. Haussant les<br />

épaules, il continue à ruminer sur place tandis que je me sens vaseuse et fatiguée,<br />

<strong>com</strong>me si toute la tension qui me fait tenir droite depuis ce matin menaçait de<br />

lâcher d’un moment à l’autre. Sans desserrer les lèvres, Nathan tapote ma main<br />

en m’adressant un regard tendu où je lis qu’il préfère être seul puis il s’éloigne<br />

vers la sortie, le visage fermé.<br />

Aidan le suit des yeux avant de donner une brève accolade à Jesse.<br />

– À plus tard, Willow, me dit-il en s’éloignant vers les urgences.<br />

Incapable de savoir quoi faire, me laisser tomber sur une chaise, suivre<br />

Nathan dehors ou attendre ici, je regarde autour de moi, sentant que je peux à


tout moment m’effondrer en pleurant ou en tapant du pied.<br />

Jesse est toujours debout près de moi, ce qui n’arrange rien à mon trouble et<br />

réveille légèrement ma contrariété.<br />

– Où est Dobby ? lui demandé-je.<br />

Je m’en veux aussitôt de lui adresser la parole. Car il me sourit en<br />

m’indiquant le chiot roulé en boule sous une chaise et dormant d’un sommeil de<br />

plomb. Je l’envie d’être si tranquille alors que je bous de sentiments<br />

contradictoires, colère, peur, frustration, inquiétude, soulagement, nervosité,<br />

impatience, tension auxquels se superpose un soudain épuisement qui me tombe<br />

dessus <strong>com</strong>me un manteau de nuit noire.<br />

Mais <strong>com</strong>me Jesse continue à me fixer, il me semble qu’il attend quelque<br />

chose.<br />

Que je le remercie ?<br />

Cette pensée m’agace légèrement mais je dois être correcte. Si lui ne l’est pas<br />

et a agi sans me demander mon avis, je dois me montrer irréprochable. Et même<br />

si ça m’a mise en colère, même si je déteste qu’on se mêle de mes affaires, je<br />

dois reconnaître que sa volonté de protéger le Shelter partait d’un bon sentiment.<br />

Et qu’il avait raison sur un point : nous ne sommes pas en sécurité au Shelter.<br />

– Merci quand même, dis-je alors en levant mes yeux vers lui.<br />

Bouche bée, il me fixe, déconcerté, cherchant visiblement à <strong>com</strong>prendre si je<br />

suis ironique ou pas. Épuisée, je n’ajoute rien. Aussi, il se contente de hocher la<br />

tête d’un air entendu.


20. La mélodie du chagrin<br />

Jesse<br />

« Pas de quoi », « je t’en prie » ou « tout le plaisir est pour moi » ?<br />

Aucune de ces formules rituelles ne me paraît adaptée à la situation. Mais<br />

j’avoue que ces remerciements inattendus m’ont surpris. Et quelque part touché.<br />

Est-ce qu’elle pourrait me pardonner ?<br />

Sans un mot, je continue à la fixer, sondant son visage pour essayer de<br />

<strong>com</strong>prendre ce qui se passe dans sa tête. Mais je ne vois que son visage tendu,<br />

ses yeux assombris de fatigue et ses lèvres qui tremblent. Bref, une fille épuisée,<br />

les larmes aux yeux, qui menace de s’écrouler, qui voudrait ne rien laisser<br />

paraître.<br />

Et qui a clairement besoin de rentrer chez elle.<br />

– Je vais te déposer à ton appartement, dis-je en retenant mon envie de passer<br />

mon bras autour de sa taille.<br />

En fait, je voudrais la soulever de terre, la prendre dans mes bras, sa tête<br />

reposant d’un côté et ses jambes de l’autre, sentir le poids de son corps contre le<br />

mien. Lui dire que tout ira bien et qu’elle peut <strong>com</strong>pter sur moi.<br />

Une vieille image d’un livre d’enfants où le prince charmant emporte sa<br />

princesse évanouie me vient à l’esprit.<br />

Mais je fais bien de retenir mes ardeurs princières car sa première réaction est<br />

hostile, anéantissant tout attendrissement potentiel par un regard furieux, des<br />

yeux en lance-flammes et un menton pointé en avant.<br />

– C’est bon, merci. Je n’ai pas besoin de toi.


Ça a le mérite d’être clair.<br />

Sans la quitter des yeux, je lui souris en m’efforçant de paraître le mec le plus<br />

conciliant du monde. Et le moins catégorique, pourtant à cet instant je me bouffe<br />

la langue pour ne pas lui dire que pas plus que sur la question de sa sécurité et de<br />

celle du Shelter, elle n’a le choix.<br />

Car, dans cet état de tension et de fatigue, elle est clairement incapable de<br />

rentrer seule chez elle : son corps tremble sans qu’elle puisse le retenir, ses joues<br />

sont livides et elle mordille sa lèvre inférieure avec une nervosité qui me fait<br />

presque mal.<br />

Qu’elle le veuille ou non, je ne la laisserai pas.<br />

Battant soudain des paupières, elle semble vaciller, se reprend puis <strong>com</strong>mence<br />

à s’éloigner.<br />

– Je voudrais te parler, dis-je pour la retenir.<br />

Secouant la tête, elle se tourne lentement vers moi et soupire. Je préfère<br />

penser que c’est de fatigue et non de mépris. Dans son regard lourd, je sens<br />

qu’elle voudrait tourner les talons, quitter cette salle d’attente. Mais qu’elle n’en<br />

a pas la force.<br />

À la simple pensée de la matinée qu’elle vient de vivre, je frémis pour elle. Et<br />

ça renforce ma détermination à l’aider, même si pour cela, je dois me faire un<br />

peu violence. Les mots d’Aidan résonnent dans ma tête : « Tu peux réparer. »<br />

– Je vais t’expliquer. Et je te promets que tu auras des réponses aux questions<br />

que tu te poses.<br />

À ces mots, son regard vert scrute le mien, <strong>com</strong>me si elle voulait tester ma<br />

sincérité.<br />

– Allez, viens, je te rac<strong>com</strong>pagne, ajouté-je doucement en ouvrant la main.<br />

Malgré l’envie qui me démange d’attraper ses doigts et de les serrer dans les<br />

miens, je prends soin de ne pas l’effleurer. Hésitante, elle me jette un regard<br />

mauvais auquel je réponds par un sourire calme et posé. Elle baisse les yeux vers


Dobby qui s’est remis debout et, l’air endormi, vient se frotter contre mes<br />

jambes.<br />

Ce chien est mon meilleur allié.<br />

Sans un mot, elle finit par opiner. Quand elle lève son visage vers moi, ses<br />

yeux sont deux boules vertes où je lis clairement : « T’as intérêt à tenir ta<br />

promesse. » Je hoche la tête.<br />

Ce n’est pas mon genre de me dégonfler.<br />

Quand je m’installe au volant et boucle ma ceinture, je vérifie rapidement la<br />

sienne en lui jetant un regard. Sa tension est si énorme que j’ai l’impression<br />

d’avoir un réacteur nucléaire assis à côté de moi. Un peu inquiet, je l’observe<br />

plus attentivement.<br />

Figée et raide, sanglée par la ceinture qui lui barre le corps, elle se tient droite,<br />

le dos à peine posé sur le dossier. Une main accrochée à la portière, l’autre au<br />

cou de Dobby, elle regarde droit devant elle. Son front est couvert de sueur, ses<br />

dents serrées et elle respire bruyamment. Même si elle reste immobile, la<br />

panique transpire de ses plus imperceptibles battements de cils. Elle est<br />

littéralement tétanisée de peur, ce qui me broie le cœur.<br />

Alors, cinq ans après, monter sur le siège passager d’une voiture est encore<br />

un supplice pour elle.<br />

Comme beaucoup de choses de cette époque que j’ai enfouies sous le tapis<br />

« souvenirs difficiles », j’avais refusé d’y penser jusque-là.<br />

Après lui avoir jeté un nouveau regard, je démarre le plus doucement possible<br />

en m’efforçant de ne pas faire vrombir le moteur, un vrai défi quand on a plus de<br />

400 chevaux sous le capot.<br />

Mais pour elle, je ferais tout.<br />

Même tenter la téléportation en <strong>com</strong>primé si on me disait que ça existait. Au<br />

minimum, je voudrais que ma voiture soit sur coussins d’air pour qu’elle ne<br />

sente pas les cahots de la route. À chaque dos-d’âne avant les passages cloutés,<br />

je maudis le prochain trou dans le bitume. Rêvant d’un miracle qui aplanisse la


oute devant nous, je roule au ralenti, sensible à chaque signal sur son visage ou<br />

son corps. C’est <strong>com</strong>me si j’avais sur moi des milliers de capteurs qui, à la<br />

moindre crispation de Willow, me faisaient lever le pied de l’accélérateur. Et si<br />

on met des heures pour arriver jusqu’à Spanish Harlem, je m’en fous.<br />

Jamais je n’ai roulé aussi prudemment, Aidan serait fier de moi ! , me dis-je<br />

pour essayer de me détendre dans cette atmosphère tendue à l’extrême.<br />

Car, contractée de la tête aux pieds, Willow ne dit pas un mot. À chaque feu<br />

rouge, je me tourne pour m’assurer qu’elle va bien mais son regard reste braqué<br />

droit devant elle. Je ne vois que son profil, fermé, tendu et douloureux.<br />

Pas une seule fois tout le long du trajet, son regard ne croise le mien.<br />

Pourtant, Dieu sait ce que je lui envoie <strong>com</strong>me coups d’œil insistants et<br />

messages télépathiques. Et malgré mon envie de lui parler et de l’entendre, je me<br />

tais, ne voulant pas rajouter une couche sur son malaise évident.<br />

Quand je me gare au pied de son immeuble, je repère juste devant un des<br />

types de la sécurité qui a déjà travaillé pour moi sur un show. Inclinant<br />

légèrement la tête, je lui fais un petit signe. Rien ne change dans son attitude,<br />

mais je sais qu’il m’a vu. Ces types sont des pros. Mais Willow aperçoit elle<br />

aussi mon geste, <strong>com</strong>prend tout de suite et, tournant la tête brusquement vers<br />

moi pour la première fois depuis que nous avons quitté l’hôpital, elle me jette un<br />

regard furibond.<br />

Sans me démonter, je la fixe à mon tour, l’air surpris de celui qui ne voit pas<br />

pourquoi elle est en pétard et j’y ajoute un sourire rassurant de ma <strong>com</strong>position<br />

dont le message est « on est arrivé ». Exaspérée, elle écrase Dobby contre elle<br />

tout en s’excitant sur la boucle de la ceinture qui lui résiste. Sa colère réactivée<br />

remplit instantanément tout l’habitacle. Je sens qu’elle voudrait m’arracher les<br />

yeux. Mais je reste imperturbable.<br />

Après m’avoir lancé un regard contenant l’équivalent d’un chargement de<br />

missiles, elle sort d’un bond et claque la portière. Au cas où j’aurais un doute,<br />

elle n’a pas encore digéré l’histoire de l’équipe de sécurité !<br />

Je suis désolé, Willow, que ça te plaise ou pas, je te protégerai.


***<br />

– C’est prêt !<br />

Si Aidan me voyait m’impatienter, mon torchon à la main et mon plat fumant<br />

de l’autre, il se foutrait bien de moi, moi qui ne fréquente ma cuisine que par<br />

accident, qui suis connu de tous les livreurs de bouffe de Manhattan et qui, les<br />

rares fois où j’ai voulu me faire à manger, n’ai réussi qu’à déclencher le<br />

détecteur de fumée et à foutre en l’air la casserole…<br />

Mais dans cette cuisine qui n’est pas la mienne, dans cet appartement que j’ai<br />

observé avec curiosité le temps que Willow se douche, je me sens un peu<br />

différent. Comme si j’avais voulu remonter le temps et avais atterri sur une autre<br />

planète, armé d’un torchon et d’une louche…<br />

– C’est très troublant, soufflé-je en la voyant sortir de la salle de bains vêtue<br />

d’un peignoir vert d’eau, ses cheveux blonds relevés en chignon sur le crâne.<br />

Elle marche lentement, <strong>com</strong>me si elle avait été rouée de coups, et cela me<br />

désole de ne rien pouvoir faire. Alors que je ferais n’importe quoi pour elle.<br />

Donc, ce soir, je lui ai fait des pâtes, ma seule spécialité culinaire avec les<br />

pancakes au beurre de cacahuète.<br />

Sans un mot, elle se laisse tomber sur le canapé. Je note avec plaisir que son<br />

visage a repris des couleurs et qu’elle semble moins stressée. Pourtant, même si<br />

elle a accepté que je monte avec elle dans son appartement et, après mille<br />

négociations préalables, lui prépare à manger, elle évite toujours mon regard, ce<br />

qui ne rend pas la situation très confortable pour un tête-à-tête. Un peu mal à<br />

l’aise, je note avec plaisir l’ébauche de sourire qui apparaît sur ses lèvres quand<br />

elle aperçoit le plat de pâtes dont la quantité pourrait nourrir deux équipes de<br />

baseball.<br />

À la première bouchée, elle lève les yeux vers moi, surprise.<br />

– Des pâtes à la carbonara au cumin ? Ce sont mes préférées.<br />

Son regard vert, aussi interrogatif que soudain troublé, ne semble plus en<br />

colère, mais intrigué.


– Je sais, réponds-je d’une voix douce sans la quitter des yeux.<br />

Tournant sa fourchette dans son assiette, elle fronce les sourcils.<br />

– Il va falloir que tu m’expliques ce que tu sais d’autre, Jesse.<br />

Son ton est sec, un peu froid, <strong>com</strong>me si elle se mettait en position défensive.<br />

Il me semble même la voir reculer sur le canapé.<br />

A-t-elle peur de moi ou de ce que je vais lui apprendre ? Comment la<br />

rassurer ?<br />

En observant sa main crispée sur la fourchette, je sais que seuls mes mots<br />

pourront donner une couleur et une forme à ce passé qu’elle ignore et qu’un jour,<br />

peut-être aujourd’hui, ils pourront remplacer une partie de cette angoisse dont<br />

elle ne m’a rien dit. Mais qui est si présente que j’ai l’impression qu’on est trois<br />

dans la pièce : Willow, moi, et cette masse sombre d’angoisse et d’inconnu que<br />

je voudrais pouvoir foutre à la porte.<br />

Un peu crispé sur mon fauteuil, je ne peux quitter Willow des yeux même si<br />

elle évite manifestement de croiser mon regard. « Je veux t’aider », devrais-je<br />

dire, mais elle s’en fout, tout ce qu’elle veut, c’est que je lui raconte. Alors<br />

même si je crains de ne pas trouver les mots justes, de raviver en elle des<br />

souvenirs douloureux et de lui faire du mal sans le vouloir, je me lance avec<br />

l’impression de sauter dans le vide.<br />

En croisant les doigts pour ne pas l’y emmener avec moi.<br />

Masquant mon émotion sous un air cool et tranquille, je <strong>com</strong>mence par notre<br />

première rencontre au Conservatory Garden. Tout le long de mon récit, je<br />

l’observe, guettant ses réactions.<br />

– Je t’ai extorqué un café contre une séance de pose ! tenté-je en conclusion<br />

pour la faire sourire.<br />

Elle reste penchée sur son assiette, tournant lentement ses pâtes sans en avaler<br />

une seule.<br />

Super ! essayé-je de rigoler en moi-même.


Mais j’avoue que j’ai la gorge nouée moi aussi. Pourtant, sans hésiter, je<br />

poursuis avec l’élément qui a fait que cette putain de journée est partie en vrille.<br />

– La photo que tu as trouvée à la maison est la première que nous avons faite<br />

de nous deux.<br />

Je marque une petite pause, espérant une réaction. Mais elle ne bronche pas.<br />

Je me racle la gorge avant de continuer.<br />

– C’était sur le Brooklyn Bridge, un dimanche <strong>com</strong>me aujourd’hui. Ça faisait<br />

plusieurs mois qu’on sortait ensemble.<br />

Sans lever les yeux, elle continue à malmener ses pâtes avec sa fourchette. Ne<br />

pas voir son regard me fait franchement transpirer. Que peut-elle penser ?<br />

– Tu disais qu’on n’avait aucune photo de nous deux, alors je t’ai proposé de<br />

demander au premier mec qui passerait devant nous en chantant de nous<br />

photographier. Tu m’as dit que ça n’arriverait jamais, que personne ne chante en<br />

marchant, mais moi je joue en dansant, t’ai-je dit. Et on a ri <strong>com</strong>me des dingues<br />

parce que le premier à chantonner était un vieux bonhomme à moitié dingue qui<br />

ne parlait pas un mot d’anglais. Une fois qu’il a <strong>com</strong>pris ce qu’on lui voulait, il a<br />

mis des heures à cadrer puis à trouver le bouton, et nous, on se marrait, on<br />

attendait et <strong>com</strong>me on était serrés l’un contre l’autre…<br />

– On s’est embrassés, me coupe-t-elle d’une voix étrange.<br />

Inquiet, je me demande si elle est à nouveau en colère.<br />

Je ferais peut-être mieux de la fermer. Ou au minimum, de ne pas la noyer<br />

dans les détails.<br />

– Il faisait très beau ce jour-là, souligne-t-elle.<br />

Son regard passe sur moi, mystérieux, sombre et presque dur, ce qui me fait<br />

hésiter sur son état d’esprit. Mais quand il se met à flotter et à devenir un peu<br />

hagard, je suis carrément tendu : en fait, elle est <strong>com</strong>plètement paumée, ce qui ne<br />

me rassure pas.<br />

Et si évoquer ce passé oublié était encore dangereux pour elle ?


– Notre baiser a duré très longtemps, murmure-t-elle ensuite sur un ton<br />

étrange, <strong>com</strong>me si elle était étonnée de s’entendre dire ça.<br />

Bouche bée, je me force à ne pas crier. Quoi ? Tu t’en souviens ?<br />

– Si longtemps que le Polonais s’est remis à chanter et qu’on a éclaté de rire !<br />

dis-je doucement, espérant qu’elle finisse maintenant l’histoire à ma place.<br />

Mais hochant la tête, elle baisse à nouveau les yeux vers son assiette. Un<br />

silence s’installe. Un peu déçu malgré tout, je soupire en réalisant qu’elle<br />

essayait juste d’imaginer la scène que je lui ai racontée.<br />

Pourtant, je ne peux empêcher mon cerveau de se mettre en branle.<br />

Et si je pouvais vraiment faire remonter ses souvenirs ? Si ce miracle auquel<br />

on m’a interdit de croire pouvait se produire ? Si l’incroyable était en train<br />

d’arriver ?<br />

Comme elle reste silencieuse, je reprends, la bouche sèche.<br />

– À ce moment-là, je vivais avec Aidan dans une chambre de Chinatown où il<br />

n’y avait même pas de fenêtre. C’est pour ça que je jouais le plus souvent<br />

dehors, c’est <strong>com</strong>me ça aussi que je gagnais ma vie. Je n’avais pas un rond alors<br />

je jouais dans le métro, dans les parcs, devant les restos, les églises, les temples.<br />

Autrement dit, je faisais un peu la manche.<br />

Son regard passe sur moi, entre étonnement et <strong>com</strong>passion. Je m’efforce de<br />

sourire d’un air détendu.<br />

– Et oui, je n’ai pas toujours été star ! Quand on s’est connus, tu étais encore<br />

au lycée et moi je venais d’être accepté dans une école de musique et après deux<br />

ans de galère et de petits boulots, j’avais enfin une bourse, donc ça devenait un<br />

peu plus simple pour vivre. Mon école était à Brooklyn.<br />

– C’est là qu’on se rendait le jour de la photo ?<br />

Sa voix est très basse, presque rocailleuse. J’acquiesce.<br />

– On allait voir une coloc où j’ai emménagé ensuite avec Aidan.


Repoussant son assiette, elle pose lentement son dos sur le dossier du canapé.<br />

Je reste un moment silencieux tandis qu’elle ferme les yeux.<br />

– C’était où ? dit-elle.<br />

– C’était du côté de Brownsville, un appart sombre, vue sur un parking, avec<br />

un chauffage qui claquait toute la nuit et une mini-salle de bains pour cinq. L’été,<br />

on crevait de chaud, mais on pouvait aller à la plage. Le soir, on se calait sur le<br />

toit pour avoir un peu de fraîcheur et souvent, c’est là que je répétais. Avec<br />

Aidan, vous étiez mes meilleurs fans.<br />

Je surveille son visage qui se crispe soudain, <strong>com</strong>me zébré d’une grande<br />

balafre. Sourcils froncés, elle se met à masser ses tempes. Ce geste que je l’ai si<br />

souvent vue faire en grimaçant de douleur me serre le cœur, il me rappelle<br />

l’accident, l’hôpital, tout ce qui a fait que nos vies se sont séparées.<br />

Je voudrais m’approcher, la prendre contre moi, lui dire <strong>com</strong>bien je suis<br />

désolé, mais je m’agrippe à mon siège pour ne pas bouger. Je sais que je ne dois<br />

pas la brusquer.<br />

– Je revois… plein de monde, un concert, murmure-t-elle soudain en plissant<br />

le front. Des bougies sur des plateaux entiers de cupcakes…<br />

Ma gorge s’étrangle d’émotion et de joie.<br />

Alors elle se souvient vraiment ?<br />

– C’était l’anniversaire d’Aidan, ajoute-t-elle si bas que je crois avoir rêvé.<br />

Sursautant, je me lève brusquement fou de joie, prêt à la prendre dans mes<br />

bras, à danser et à sauter avec elle, et je voudrais la serrer si fort que tous ses<br />

souvenirs s’envolent de la cage où ils sont enfermés.<br />

Mais je me fige aussitôt en apercevant son visage livide. À présent très<br />

inquiet, je me souviens des médecins et de leurs prédictions sinistres : « Trop<br />

d’émotions risquent de provoquer une crise et de la bloquer. Voire de provoquer<br />

une régression et une perte de mémoire encore plus terrible que la première. »<br />

Mais en même temps, je suis rempli d’espoir : est-ce que sa mémoire pourrait<br />

revenir <strong>com</strong>plètement ? Et aussitôt, je me demande : est-ce que ce qui revient


aussi brusquement ne va pas s’effacer aussitôt ? Va-t-elle supporter cet afflux<br />

soudain de souvenirs ?<br />

Partagé entre mille émotions, je scrute ses yeux clos, ses joues qui frémissent,<br />

ses lèvres qu’elle mord et ses sourcils froncés <strong>com</strong>me un dormeur qui essaie de<br />

se souvenir d’un rêve. Elle gémit faiblement en appuyant sur ses tempes.<br />

Sa souffrance me fait mal parce que je ne peux rien faire et parce que je sais<br />

qu’elle seule peut l’affronter de l’intérieur. Alors, tout ce que je peux faire<br />

aujourd’hui, c’est raconter, tenir ma promesse, lui donner le max d’infos, être<br />

près d’elle et espérer qu’à un moment, elle aura envie que je la prenne dans mes<br />

bras. Et jusque-là, je dois serrer les dents.<br />

Mais putain, que c’est difficile !<br />

Quand les ondes se calment enfin sur son visage, je me rassieds. Comme s’il<br />

sentait lui aussi qu’elle a besoin de réconfort, Dobby saute sur le canapé et se<br />

love délicatement sur elle. Je l’envie presque, surtout quand ses doigts le<br />

caressent machinalement.<br />

– Continue, demande-t-elle d’une voix sans timbre.<br />

– À cette époque, Aidan travaillait dans une fabrique de cupcakes. Et le jour<br />

de son anniversaire, tous leurs frigos sont tombés en panne alors il est rentré<br />

avec des tas de gâteaux qui allaient périmer. On a invité nos potes et les voisins<br />

et on a fait une méga fête sur le toit. J’ai joué toute la nuit et on a dansé.<br />

Elle hoche la tête, son visage est creusé et de longs cernes noirs soulignent ses<br />

yeux. J’enrage de ne pouvoir l’enlacer, lui dire que je suis avec elle, que je serai<br />

toujours là maintenant. Mais il me semble que si je bouge d’un millimètre, cela<br />

risque de bloquer sa mémoire. Alors je reste figé, les fesses rivées au fauteuil et<br />

j’essaie d’imaginer les questions qu’elle doit se poser à propos de nous et de<br />

notre vie d’alors.<br />

– On se voyait dès qu’on pouvait après tes cours ou les miens. Et le soir, on<br />

sortait souvent avec Aidan.<br />

Elle ferme les yeux, pressant toujours son crâne entre ses doigts.<br />

– Je revois Aidan avec un bonnet, dit-elle au bout d’un moment d’une voix


hésitante. Il y a de la neige partout, et je suis en train de danser avec lui dans la<br />

rue. Toi, tu joues en riant devant nous.<br />

– C’est la fois où il t’a appris à danser le madison sur Park Avenue, murmuréje<br />

ému en l’entendant se souvenir de ce soir d’hiver où nous l’avions<br />

rac<strong>com</strong>pagnée chez elle sous la neige.<br />

Elle était si belle.<br />

Elle se tait un long moment, <strong>com</strong>me si elle cherchait à creuser encore plus<br />

profond sa mémoire. Je fixe son front soucieux, ses paupières brunes de fatigue,<br />

sa poitrine qui se soulève <strong>com</strong>me si elle était hors d’haleine.<br />

Comment imaginer ce qu’elle ressent en cet instant ?<br />

Quand elle rouvre les yeux, ils ont la couleur d’une forêt sombre sous l’orage,<br />

avec vent, tempête et éclairs. Et <strong>com</strong>me je ne peux la protéger de ce qui s’agite<br />

en elle, je reprends :<br />

– On faisait tout ensemble, et tu es même venue pour mon premier tatouage.<br />

Avec un sourire, je tends ma main où la rose des vents s’étale, si familière que<br />

j’oublie souvent que je ne suis pas né avec.<br />

– Putain que ça faisait mal ! souris-je en me revoyant en train de serrer les<br />

dents pour que Willow ne voie pas les larmes de douleur qui me piquaient les<br />

yeux à chaque coup d’aiguille électrique.<br />

Comme si elle apercevait la même image, Willow a un infime sourire qui<br />

m’attendrit puis son visage se crispe à nouveau. Je me redresse, inquiet.<br />

– C’était un peu bizarre cet endroit, non ? demande-t-elle d’une voix sourde.<br />

– Complètement glauque, tu veux dire !<br />

Aussi terrifié qu’ému, je scrute son visage en opinant, croisant les doigts et<br />

priant pour que les médecins aient eu tort et qu’elle continue à se souvenir.<br />

Comme elle lève les yeux vers moi, je lui souris tendrement, heureux et<br />

tremblant <strong>com</strong>me si je la retrouvais après un long voyage.<br />

– Combien de temps est-on restés ensemble ?


– Deux ans, dis-je en la fixant droit dans les yeux. On était très amoureux.<br />

Elle hoche la tête, semble réfléchir à ce que je viens de dire puis me lance un<br />

regard étrange.<br />

– Le jour de l’accident, on était ensemble ?<br />

Sa voix ressemble à un souffle glacé. Bouleversé à l’idée d’avoir fait<br />

remonter les mauvais souvenirs de ce moment qui me fiche le bourdon rien que<br />

d’y repenser, je m’efforce de rester calme et acquiesce, mal à l’aise sous son<br />

regard troublé.<br />

– Oui, je conduisais, dis-je en épiant chaque trait de son visage. Je m’en suis<br />

sorti avec de multiples fractures. Mais il faut que tu saches que je n’avais ni bu,<br />

ni grillé de feu ni dépassé la vitesse autorisée. Le seul responsable de l’accident<br />

était le verglas : le chauffeur du poids lourd n’a rien pu faire…<br />

L’image de l’énorme camion surgissant sur notre droite et dérapant vers nous<br />

sur la route gelée m’a hanté un paquet de nuits.<br />

De quoi se souvient-elle exactement ?<br />

– Je ne me souviens pas de tout, dit-elle <strong>com</strong>me si elle m’avait entendu, juste<br />

des flashs de temps en temps. Des images qui arrivent <strong>com</strong>me des météorites et<br />

qui explosent dans ma tête.<br />

Sans la quitter des yeux, je me souviens alors de ce médecin qui avait utilisé<br />

cette image des trous noirs qui s’évaporent et finissent par disparaître totalement,<br />

emportant avec eux la matière qu’ils avaient emmagasinée et toutes les étoiles<br />

autour d’eux. En fixant son visage tendu, je m’accroche à la théorie de certains<br />

physiciens qui affirment que l’information contenue dans les trous noirs n’est<br />

pas perdue, mais juste devenue inaccessible.<br />

– Pour l’accident, je revois des phares qui foncent sur moi, il y a des<br />

crissements, un truc qui hurle… J’ai si peur.<br />

Sa phrase se termine en soupir tandis qu’elle ramène brusquement ses jambes<br />

contre elle et croise ses bras autour. Complètement roulée en boule, elle se<br />

balance légèrement sur elle-même. Dobby l’observe, aussi inquiet que moi.


Désarmé devant sa souffrance et furieux de me sentir inutile, je ne résiste plus.<br />

En un quart de seconde, je me retrouve près d’elle et passe la main autour de ses<br />

épaules secouées de tremblements.<br />

Tant pis si elle m’en veut.<br />

Sans un mot, je frotte son dos avec douceur, repoussant de toutes mes forces<br />

l’écho sinistre du mugissement du poids lourd glissant sur nous pour nous<br />

engouffrer une nouvelle fois.<br />

Un son noir, presque violet, avec des reflets rouge sang.<br />

Qui m’a fait faire des cauchemars longtemps. Submergé une nouvelle fois par<br />

un sentiment d’injustice et de colère contre le monde entier, je maudis pour la<br />

millième fois le hasard pourri qui a mis cette plaque de verglas au milieu de<br />

notre vie.<br />

Si seulement nous étions passés à ce carrefour quelques minutes plus tôt ou<br />

plus tard…<br />

Nous restons un moment silencieux, puis Willow renifle et me repousse pour<br />

me lancer un regard douloureux.<br />

– Alors, après l’accident, moi j’ai perdu la mémoire et je t’ai oublié. Mais toi,<br />

tu m’as laissée tomber. Tu m’as même <strong>com</strong>plètement abandonnée, en fait, ditelle<br />

d’un ton agressif.<br />

Je sursaute, bouillant de frustration et de colère, aussi vives et ravageuses<br />

qu’il y a cinq ans. Ses yeux brillent de larmes qui m’accusent clairement : pour<br />

elle, je suis un lâcheur.<br />

– Je n’ai pas eu le choix, dis-je entre mes dents en repensant à ce que j’ai<br />

promis et accepté contre ma volonté.<br />

Je me raidis au souvenir de la douleur qui m’a alors dévasté et de cette<br />

sensation d’impuissance, de vide et d’arrachement. Surprise, elle m’observe<br />

longuement puis esquisse un sourire entre déception et mépris, qui me met en<br />

rogne non pas contre elle mais contre ce qu’elle ne peut pas savoir.


– Je ne t’ai pas laissée parce que je le voulais mais parce que les médecins<br />

disaient que j’étais dangereux pour toi, précisé-je en la fixant droit dans les yeux.<br />

Mon ton est plus sec que je ne le voudrais mais le souvenir de la cohorte de<br />

blouses blanches me conseillant gentiment de foutre le camp me met encore en<br />

rage. Elle ouvre de grands yeux à présent remplis d’in<strong>com</strong>préhension.<br />

– Comment ça, dangereux ? murmure-t-elle.<br />

J’entends presque une supplique dans sa voix. Luttant pour ne pas la<br />

reprendre dans mes bras, je me promets de lui donner toutes les réponses qu’elle<br />

attend de moi. Mais, pendant quelques minutes, ma gorge est si serrée que les<br />

mots ne sortent plus. Nous restons à quelques centimètres l’un de l’autre, face à<br />

face, tandis que je cherche <strong>com</strong>ment tout lui dire sans la bousculer davantage.<br />

Pourra-t-elle le supporter ?<br />

Elle me semble si fragile. Et secoué <strong>com</strong>me je suis, je ne suis pas non plus au<br />

top ! me dis-je pour essayer de faire redescendre la pression qui fait battre mon<br />

cœur à cent à l’heure.<br />

– C’est difficile pour moi d’en parler, ça a été dur, mais je peux te le faire<br />

écouter, finis-je par dire.<br />

Elle hoche la tête, sans tout à fait <strong>com</strong>prendre où je veux en venir.<br />

– Depuis toujours, je m’exprime mieux en musique, lui expliqué-je.<br />

Cessant de mordre ses lèvres, elle esquisse un minuscule rictus que je prends<br />

pour un sourire d’encouragement. Même si je pressens que cela risque de me<br />

replonger direct dans cette période de ma vie à laquelle j’évite de penser en<br />

temps normal, je tapote nerveusement sur mon portable pour lui faire écouter ce<br />

morceau que je n’ai jamais joué en concert ni voulu enregistrer pour aucun<br />

album.<br />

Trop intime, trop perso, trop douloureux, vingt-cinq minutes de concentré de<br />

chagrin, pur et dur, sorties direct de mes tripes sans passer par la case cerveau<br />

et <strong>com</strong>posées en une nuit blanche.<br />

Extrêmement ému à l’idée de réécouter ce morceau que j’avais mis sous


cloche depuis cinq ans avec le reste, je passe un bras autour de ses épaules et<br />

sans réfléchir, je l’attire à moi. À cet instant, j’ai un besoin vital de la sentir. Et il<br />

me semble que si elle est dans mes bras pour entendre ce que la musique raconte<br />

de nous, je pourrais aussi mieux la protéger et la consoler.<br />

Contractée, elle résiste d’abord, mais j’insiste en accentuant la pression de<br />

mes doigts. Je lui souris tendrement. Alors dans un souffle, presque au ralenti, sa<br />

tête se pose sur mon épaule. Ce contact est si doux et si inespéré que j’en souris<br />

tout seul en la serrant encore plus fort contre moi.<br />

Quand j’enclenche le morceau, tout son corps se tend. Par réflexe, je la serre<br />

encore plus fort.<br />

Le son du violon retentit, sombre et déchirant, parlant de tristesse, de solitude,<br />

de désespoir, d’elle et de nous. Elle qui souffrait, elle qui me manquait, nous qui<br />

étions séparés, moi qui ne devais plus jamais la voir. Dans ces pizzicati sans fin,<br />

dans ce motif en la mineur qui revient <strong>com</strong>me un refrain lancinant, je disais<br />

l’absence et ce vide terrible que j’ai cherché à remplir de musique mais aussi de<br />

tous ces mots d’amour que je devais taire parce qu’ils la détruisaient.<br />

Lentement, son corps se détend contre le mien et je ferme les yeux en laissant<br />

la musique nous réunir. Quand Willow tremble, je l’agrippe encore plus fort,<br />

quand elle s’apaise, je respire, quand je l’entends sangloter, je la berce. Mes<br />

lèvres effleurent ses cheveux et son parfum m’envahit, bouquet de mélancolie et<br />

d’émotion.<br />

Au bout d’un moment, je m’aperçois que nous sommes debout, serrés l’un<br />

contre l’autre, en train de danser lentement sur le tempo mélancolique de cette<br />

mélodie <strong>com</strong>posée en ne pensant qu’à elle.<br />

– C’était vraiment le seul moyen que j’avais de te dire que j’étais avec toi.<br />

Sa tête reste posée sur mon épaule mais je la sens frissonner. La sentir si<br />

fragile et abandonnée contre moi me bouleverse. Je caresse ses cheveux d’une<br />

main et enserre sa taille un peu plus fort.<br />

Que je ne t’oublierai jamais. Que je t’aimais et que je t’aime encore.<br />

Mais mes lèvres sont scellées : j’ai trop peur de la faire fuir si je remue


d’autres d’émotions. Quand le morceau se termine, nous continuons à danser en<br />

silence puis elle se détache de moi. Ses yeux sont doux quand ils se posent sur<br />

moi.<br />

– Raconte-moi ce qui s’est passé à l’hôpital.


21. Émotions en fusion<br />

Willow<br />

Tout en opinant, Jesse m’entraîne vers le canapé où il me fait asseoir à<br />

nouveau. Secouée par ses premières confidences, je le regarde s’asseoir à côté de<br />

moi. Blottie dans les coussins, je me laisse aller, étonnée de me sentir presque<br />

bien et rassurée par sa présence et ses paroles. Et même si elles apportent de la<br />

confusion, elles répondent à ce que je voulais : savoir ce qui m’est arrivé.<br />

Comprendre qui j’étais.<br />

Et si dans mon esprit, tout est encore confus, partiel, désordonné et en vrac, il<br />

me semble que je ne peux qu’écouter, emmagasiner quelque part les images, les<br />

mots, les émotions et tenter de surnager dans ce flot intense et perturbant. Aussi,<br />

je m’accroche au visage de Jesse, mes yeux rivés aux siens, sondant ce bleu si<br />

pur qu’il me semble être le signe que je pourrais lui refaire confiance.<br />

– Après l’accident, <strong>com</strong>mence-t-il d’une voix très douce, je suis venu tous les<br />

jours à l’hôpital. Mais à chaque fois que j’essayais de t’aider à te souvenir, tu<br />

étais très angoissée. Dès que je te racontais, tu te mettais à pleurer et tu te<br />

recroquevillais sur ton lit en tournant le dos. Tu avais tout oublié des deux<br />

dernières années, notre histoire, moi, tout ce qui nous liait. J’étais un inconnu<br />

pour toi.<br />

Son regard est posé sur moi, surveillant mes réactions à chacun de ses mots.<br />

Tout en l’écoutant, je me force à convoquer des images de cet hôpital où je suis<br />

restée des mois paraît-il, mais je ne vois rien. Juste le brouillard habituel, un long<br />

couloir aveuglant avec des visages penchés sur moi, des murmures et des soins<br />

douloureux. Aucun souvenir de la présence de Jesse. Attristée, je repousse le<br />

sentiment familier que, malgré tout ce qu’il me raconte, malgré les flashs de<br />

souvenirs que j’ai eus, ces années sont à jamais perdues pour moi. Pour ne pas<br />

replonger dans la tristesse, je me concentre sur sa voix, grave, mélodieuse et<br />

rassurante.


– Plus les jours passaient, plus c’était pire. Je ne savais plus quoi faire. Et les<br />

médecins me paraissaient <strong>com</strong>plètement tâtonner. Ça me foutait en rage. Au<br />

début, ils ont pensé que je pourrais t’aider, ils m’ont demandé de te raconter ce<br />

dont tu ne te souvenais pas, même de l’accident. C’était horrible. Mais au bout<br />

de quelques mois de torture, ils m’ont dit que ta perte de mémoire serait<br />

probablement irréversible. J’en aurais hurlé, mais j’ai répondu que j’étais là,<br />

avec toi et que je t’aiderai à te souvenir.<br />

Quand il avale sa salive avec difficulté, je <strong>com</strong>prends que le souvenir de ce<br />

moment est encore très présent pour lui. Et à vif.<br />

– Après un paquet de palabres, le plus âgé des médecins m’a expliqué, en<br />

résumé, qu’à chaque fois que j’apparaissais, ça foutait le bordel dans ta tête et<br />

que ma présence te faisait plus de mal que de bien.<br />

Frottant ses mains sur son jean, Jesse marque une courte pause. Son émotion<br />

visible me touche. Sa voix est enrouée quand il reprend.<br />

– C’était un truc à devenir fou : tu étais ce que j’avais de plus précieux au<br />

monde et je te faisais souffrir. Le choix a été vite fait : je devais sortir de ta vie si<br />

c’était ce qui pouvait te permettre de vivre. Alors je me suis éloigné.<br />

Un silence suit cette dernière phrase, prononcée très bas, <strong>com</strong>me si parler<br />

doucement pouvait atténuer la violence de cette décision. Très émue, je fixe son<br />

profil droit, ses mâchoires contractées et sa gorge qui peine à déglutir. Il prend<br />

une longue inspiration.<br />

– Ensuite, je me suis donné à fond dans la musique : je ne faisais que jouer,<br />

<strong>com</strong>poser, travailler, danser. Comme je ne dormais plus, je bossais jour et nuit.<br />

C’était une question de survie, pas seulement de réussite. Ensuite, les premiers<br />

succès sont arrivés et j’ai bossé <strong>com</strong>me un taré, encore plus dur et finalement, je<br />

suis devenu une star, dit-il d’une voix triste. Mais j’avais perdu tout espoir de te<br />

revoir.<br />

– Ça a dû être terrible pour toi, murmuré-je, bouleversée d’apprendre la<br />

vérité.<br />

Comme il reste songeur, j’observe son visage tendu, mesurant tout à coup sur<br />

ses traits tirés l’ampleur du sacrifice auquel il a consenti autrefois pour moi.


Découvrir cela aujourd’hui me perturbe et me désole.<br />

Fermant les yeux pour ne pas pleurer, j’essaie à nouveau de faire ressurgir des<br />

images de cette période à l’hôpital. Mais c’est fini, rien ne revient. Je ne<br />

rencontre que le néant. Un grand vide gris peuplé d’ombres floues et de<br />

fantômes dont le visage n’existe pas. Au bout d’un moment, seuls les traits de<br />

Maméléna réapparaissent, la première personne dont je me souvienne par bribes<br />

au cours de ce long séjour au-dessus du vide.<br />

– Mais ma grand-mère, elle te connaissait ? Pourquoi elle ne m’a jamais parlé<br />

de toi ?<br />

Tout en formulant les questions, je connais déjà la réponse : parce que c’était<br />

pareil. Parce que j’étais toujours amputée de ces deux ans de ma vie et que<br />

depuis l’hôpital, rien n’avait changé.<br />

Je repousse la suite de la phrase : « et ne changera jamais ». Il soupire en<br />

posant sa main sur ma cuisse. Je frissonne et effleure ses doigts. Nos regards se<br />

croisent rapidement.<br />

– C’était terrible pour elle. Après ce qu’ont dit les médecins, on en a parlé<br />

plusieurs fois mais il n’y avait pas d’autre choix : ma présence te rendait malade,<br />

il fallait que je disparaisse. Et on a pensé que si elle te parlait de moi, ça<br />

n’arrangerait rien, au contraire, ça te renverrait à ta perte de mémoire. Et ça ne<br />

ferait que te perturber et te faire souffrir. C’était tout ce que je ne voulais pas et<br />

elle non plus. Alors, on s’est dit que puisque tu ne te souvenais pas de moi,<br />

autant que je n’aie jamais existé…<br />

Son ton est triste mais pas amer, ce qui me touche. Alors, il ne lui en veut<br />

pas ?<br />

– Mais elle aurait pu insister pour que tu reviennes me voir, après, plus tard,<br />

murmuré-je en levant les yeux vers lui.<br />

– Non, sourit-il tendrement, c’était trop risqué. Et puis à quoi ça aurait servi ?<br />

L’essentiel était que tu te remettes. Ta grand-mère voulait te protéger, elle<br />

t’aimait et même si elle a fait des erreurs, elle les a faites avec amour et pour ton<br />

bien.


Je n’aurais jamais imaginé que ma grand-mère et Jesse puissent s’être connus.<br />

Ni le reste non plus d’ailleurs…<br />

Je reste silencieuse, déstabilisée par tout ce que j’apprends et essayant d’y<br />

mettre de l’ordre.<br />

– J’aimais beaucoup ta grand-mère, reprend Jesse d’un ton songeur. C’était<br />

une sacrée femme. Courageuse, sensible et indépendante. Elle m’a manqué, elle<br />

aussi et quand j’ai appris sa mort, j’ai eu vraiment beaucoup de peine. Et <strong>com</strong>me<br />

il n’était pas possible que je vienne à l’enterrement, je suis allé jouer le concerto<br />

pour violon de Mozart sur sa tombe.<br />

Je sursaute, surprise et troublée qu’il soit allé au Calvary Cemetery pour lui<br />

rendre hommage avec ce morceau qu’elle adorait.<br />

Nous restons un moment silencieux, perdus dans nos pensées mais réunis par<br />

ce passé que je redécouvre en pointillé. Secouée par cet afflux de découvertes<br />

insoupçonnées, je le dévisage longuement, <strong>com</strong>prenant que ce voile sur ma<br />

mémoire qu’il vient de lever m’apporte en réalité d’autres doutes, d’autres<br />

questionnements et d’autres façons d’appréhender ce qui m’est arrivé.<br />

La vie de tous ceux que j’aimais a été dévastée par cet accident.<br />

Même ceux dont j’avais oublié l’existence.<br />

Comme Jesse continue à m’observer, je pense avec tristesse à ce qu’il a<br />

enduré. J’admire son courage, la force qu’il a dû trouver en lui et je <strong>com</strong>prends<br />

pourquoi il s’est tu. Mais c’est si triste que j’ai besoin de l’entendre me dire à<br />

nouveau qu’il ne m’avait pas abandonnée.<br />

– Tu pourrais me remettre le morceau ?<br />

Hochant la tête, il s’exécute puis, posant son portable en haut-parleur sur la<br />

table basse, il me tend la main.<br />

– Viens, dit-il.<br />

J’hésite quelques instants puis sans résister, moulue de fatigue et de trouble, je


me retrouve debout, face à lui, mes mains dans les siennes. Longtemps, nous<br />

nous observons dans un lent face-à-face, <strong>com</strong>me pour nous redécouvrir. Dans<br />

son regard intense, j’essaie de retrouver les images de ce que nous avons été l’un<br />

pour l’autre.<br />

Quand la musique se met à parler de cet amour perdu à jamais, il me sourit si<br />

tendrement que j’en ai les larmes aux yeux. Je fais un pas vers lui tandis qu’au<br />

même moment, il pose ses mains sur ma taille. Les yeux dans les yeux, nous<br />

tournoyons encore puis nos corps se rapprochent. Alors, lentement, je l’enlace et<br />

pose ma tête contre son épaule, les yeux fermés, respirant son parfum si doux,<br />

me laissant emporter par la mélodie et par son corps qui me guide avec<br />

assurance. Obéissant à une force interne, profonde et irrépressible, nos corps se<br />

collent petit à petit l’un à l’autre, <strong>com</strong>me si la musique effaçait ce qui les avait<br />

séparés.<br />

Quand je rouvre les yeux, son visage est penché vers le mien, si près que je<br />

sens son souffle tiède sur ma peau. Je réponds à son sourire en observant ses<br />

yeux bleus <strong>com</strong>me la mer. Quand ils se mettent à pétiller de joie, ça fait des<br />

petites vagues dans mon cœur. Alors, lentement, insatiablement, je caresse du<br />

regard l’ondulé de ses cheveux, la peau dorée de son front, la ligne brune de ses<br />

sourcils, le doré de ses joues, le velours de sa barbe soigneusement mal rasée, le<br />

dessin de ses lèvres et sa fossette qui éclaire sa joue <strong>com</strong>me un soleil.<br />

Comment ai-je pu oublier tout cela ?<br />

Sans le quitter des yeux, j’approche ma bouche de la sienne, je respire son<br />

souffle, le laissant entrer en moi, <strong>com</strong>me si à cet instant il me redonnait vie.<br />

Quand nos lèvres s’effleurent, je frémis en me plaquant davantage à lui. Aussitôt<br />

ses yeux se remplissent d’une teinte irisée, où je reconnais le désir. Que je sens<br />

en même temps s’embraser au creux de mon ventre.<br />

Presque hésitantes, nos bouches se cherchent et se goûtent avant de s’épouser<br />

dans un long baiser délicieux.<br />

Notre baiser me paraît durer des années, <strong>com</strong>me s’il devait <strong>com</strong>penser tous les<br />

moments perdus. À chaque fois que nos lèvres se séparent, je cherche à nouveau<br />

sa bouche, incapable d’attendre, voulant retrouver immédiatement son goût si<br />

doux, son parfum légèrement épicé et sa saveur unique. Il sourit en répondant à


mes baisers, amusé par mon impatience et mon incapacité à me rassasier de lui,<br />

mais je sens bien qu’il ressent la même chose, car ses yeux brillent d’une<br />

satisfaction évidente dès que nos lèvres se joignent.<br />

C’est tellement intense et presque déconcertant, car j’ai l’impression que<br />

chaque nouveau baiser me fait découvrir une part inconnue de moi-même, un<br />

pays étranger que lui aurait déjà visité et que je découvrirais avec lui.<br />

Et j’aime ce voyage…<br />

Mes mains enserrent sa nuque, fouillant dans ses cheveux, agrippant son cou.<br />

Souriant à demi, il embrasse mes lèvres tout en caressant mes hanches pour<br />

atteindre le haut de mes reins. Quand il frôle mes fesses, je me sens vibrer et<br />

bascule malgré moi mon bassin contre le sien, où la bosse dure qui tend son jean<br />

écrase mon ventre. Sentir son désir si ardent m’excite mais je résiste à la<br />

tentation de me fondre à lui immédiatement.<br />

Car il me semble que je dois d’abord le redécouvrir tout entier. Que malgré le<br />

désir colossal qui se déchaîne en moi, j’ai besoin de temps avant de faire l’amour<br />

avec lui. C’est tellement étrange de savoir que nous nous connaissions, que nous<br />

avions fait l’amour autrefois et que nous nous aimions.<br />

Et de ne pas s’en souvenir.<br />

– Où est ta chambre ? murmure-t-il soudain à mon oreille.<br />

Je souris en indiquant la porte derrière lui, presque déçue qu’il soit si pressé.<br />

Mais quand il me soulève cérémonieusement entre ses bras, jambes d’un côté et<br />

tête reposant sur son bras de l’autre, avance lentement et me dépose délicatement<br />

sur mon lit, je sens que nous sommes dans le même tempo. À la fois impatients<br />

de désir mais désireux de nous redécouvrir.<br />

Appuyé sur un coude, il m’observe tout en glissant mes cheveux derrière mon<br />

oreille. Ses doigts passent sur ma joue, reviennent sur mon oreille où il joue avec<br />

le petit anneau d’or sur mon lobe. Puis il passe sur mon menton, ma joue, ma<br />

pommette, remonte le long de mon front et redescend par la crête du nez avant<br />

d’atterrir sur ma bouche dont il suit le contour lentement.<br />

– C’est bizarre pour toi aussi ? ne puis-je m’empêcher de demander.


Il hoche la tête en se penchant sur moi pour m’embrasser. Après un long<br />

baiser voluptueux, nos lèvres se séparent. Sans cesser de me regarder, il promène<br />

sa main sur mon cou, s’aventurant jusqu’à l’échancrure de mon peignoir.<br />

Je frissonne quand sa main descend sur le tissu et effleure ma poitrine, puis<br />

mon ventre, puis mes jambes jusqu’aux genoux. Quand il remonte le long de<br />

mes jambes, le bas du vêtement s’écarte au passage de ses doigts. Il survole mon<br />

entrejambe et se met à jouer avec le nœud de la ceinture.<br />

Fixant la rose des vents sur le dos de sa main, je retiens mon souffle. Il délace<br />

délicatement la boucle pour glisser ses doigts juste entre les deux pans du<br />

peignoir. Ses doigts qui se posent sur ma peau me font frémir. En même temps, il<br />

se penche sur moi pour embrasser mon menton, mon cou, le creux au milieu des<br />

clavicules, le sillon entre mes seins, le creux du plexus solaire. Lentement, ses<br />

lèvres tièdes glissent sur mon ventre, embrassent mon nombril, s’arrêtent sur ma<br />

cicatrice puis descendent jusqu’à mon pubis.<br />

Frissonnante, je m’efforce de ne pas bouger, savourant la sensation incroyable<br />

de ce chemin de baisers sur mon corps. Il le poursuit le long de ma cuisse et de<br />

mon mollet pour finir sur mon pied droit dont il embrasse chaque orteil avec<br />

dévotion. Quand il remonte sa bouche le long de l’autre jambe, je soupire de<br />

plaisir. Arrivé au niveau de mon entrejambe, il effleure à nouveau mon corps de<br />

sa bouche tout en repoussant délicatement le peignoir du bout des doigts,<br />

ouvrant une bande de chair nue autour de la ligne de ses baisers. Ensuite, il<br />

continue à me dénuder lentement. Je soupire de plaisir en me tortillant sur le<br />

matelas. Glissant ses paumes sur mon buste, Jesse repousse <strong>com</strong>plètement mon<br />

peignoir sur mes épaules. Je frémis. Quand je me retrouve <strong>com</strong>plètement nue, il<br />

se redresse sur un coude et me contemple avec un sourire aussi gourmand<br />

qu’admiratif.<br />

– Tu as toujours eu les seins les plus canons du monde, murmure-t-il en les<br />

englobant sous sa paume l’un après l’autre.<br />

Excitées par ses caresses et ses regards, leurs pointes se dressent, avides et<br />

insatiables. Répondant à ma demande muette, sa bouche chaude les embrasse<br />

délicatement puis les happe, me faisant gémir de contentement. Sans cesser ses<br />

baisers, sa main court sur mon corps nu, survole mon ventre, s’arrête sur ma


cicatrice dont il suit le petit bourrelet de peau avec délicatesse. Quand elle se<br />

pose sur mon pubis, je me sens brûler de désir et me cambre en soupirant.<br />

Je saisis Jesse par la ceinture de son jean pour le plaquer contre moi. Ses yeux<br />

brillent d’un éclat amusé, il me répond par un baiser passionné. Tandis que nous<br />

continuons à nous embrasser, ma main passe sous son tee-shirt. Sa peau douce et<br />

tiède me rassasie un instant. Mais je sens que j’ai besoin de le regarder, de le<br />

toucher, de le sentir.<br />

Il se laisse déshabiller en souriant. Son torse magnifique apparaît, je l’observe<br />

d’abord sans le toucher, caressant du regard ses épaules carrées, ses bras solides,<br />

ses mains fines, sa peau ferme, ses pectoraux bombés, ses tatouages. Glissant la<br />

main vers son jean où se devine son sexe tendu, j’attrape ensuite sa ceinture que<br />

je défais. Son souffle se raccourcit et le silence se remplit de désir brûlant. Je fais<br />

glisser son jean et son caleçon vers ses jambes. Puis, allongé près de moi, il est<br />

enfin nu. Immobile et concentrée, j’effleure sa peau qui frémit quand je la<br />

survole du bout du doigt, suivant le dessin de ses tatouages, allant de la clé de sol<br />

qui court <strong>com</strong>me une <strong>com</strong>ète sur ses côtes et vers son dos, à l’arbre et aux<br />

oiseaux sur son pectoral gauche qui s’envolent vers son épaule.<br />

Je ne sais pas <strong>com</strong>ment il était dans le passé, mais aujourd’hui, il est beau<br />

<strong>com</strong>me un dieu.<br />

Il essaie de m’attirer à lui mais je le repousse en souriant. Il ne semble pas<br />

surpris.<br />

– Attends, murmuré-je en repoussant le désir qui me donne envie de me jeter<br />

sur lui et de le dévorer de baisers.<br />

Une main sous la nuque, il se laisse alors faire, surveillant mon regard qui<br />

scrute son corps, cherchant le moindre signe de reconnaissance sur sa chair.<br />

Espère-t-il lui aussi que je retrouve la mémoire de son corps ?<br />

Puis je <strong>com</strong>mence à le caresser, promenant mes doigts sur chaque centimètre<br />

carré de peau. À la recherche de sensations oubliées, je ferme les paupières pour<br />

mieux ressentir. Mais très vite, j’oublie mon projet, je ne peux plus résister, je<br />

rouvre les yeux et je me délecte de le toucher, de le caresser, de le pétrir, de le


palper, savourant le grain, la souplesse, la texture, la matière de son corps : une<br />

merveille de vallons et de plaines, un paysage incroyablement beau, à peine<br />

connu et si familier à la fois, où il me semble curieusement que je ne suis pas<br />

sans repère.<br />

Même si je ne reconnais rien de lui.<br />

Tout en suivant le dessin de ses abdominaux magnifiquement découpés, je<br />

tourne autour de son sexe fièrement dressé. Quand je l’effleure, il ferme les<br />

yeux. Surveillant sur son visage l’effet de mes caresses, je suis du bout des<br />

doigts les lignes, les plis, les tensions, les endroits où la chair est si fine qu’elle<br />

palpite, je glisse vers ses testicules, ce qui lui arrache un soupir, puis je<br />

l’enveloppe <strong>com</strong>plètement. Sa verge réagit aussitôt, ce qui amplifie le désir qui<br />

s’agite en moi. Je me plaque contre son ventre, avec une envie folle d’être unie à<br />

lui.<br />

À présent face à face, nous nous enlaçons, ses mains sur mes hanches, les<br />

miennes autour de sa nuque <strong>com</strong>me pour une danse horizontale. Nos peaux se<br />

touchent, s’abreuvent l’une de l’autre. Les yeux dans les yeux, nous nous<br />

regardons longtemps. Dans son regard indigo, je vois désir, tendresse, passion et<br />

une pointe de mélancolie qui m’émeut parce qu’elle répond à celle qui se cache<br />

en moi. Il me semble que nous sommes tous les deux tristes de ce passé perdu,<br />

mais désireux de nous retrouver, autrement. Et que c’est presque une nouvelle<br />

chance. Un nouveau départ.<br />

Le truc qui n’arrive jamais et auquel personne n’aurait pu croire.<br />

Éperdue de désir, bousculée par tout ce que j’ai appris, oublié et retrouvé<br />

aujourd’hui, je veux y croire. Alors, tendant mes lèvres vers lui, je l’embrasse,<br />

repoussant les mystères du passé et allant vers la lumière qui brille dans ses<br />

yeux.<br />

Au bout d’un long baiser, le désir prend tous ses droits. Sa main se pose sur<br />

ma hanche et glisse vers mon sexe qui l’accueille, humide et excité. Il sourit<br />

tendrement en découvrant cette moiteur révélatrice. Puis ses doigts glissent entre<br />

mes jambes, effleurent mes lèvres, agacent mon clitoris avant de pénétrer mes<br />

chairs qui frémissent et s’inondent de désir. Sans me quitter des yeux, il me<br />

caresse longuement, quittant parfois mon sexe pour se promener sur mon ventre,


mes seins, mon cou et ma bouche. Le goût salé de ses doigts m’excite<br />

terriblement quand il suit le contour de ma bouche avant de redescendre vers<br />

mon intimité. Des ressacs de plaisir <strong>com</strong>mencent à envahir le bas de mon ventre.<br />

Fermant à demi les yeux, j’agrippe son côté pour le tirer à moi. Il résiste en<br />

souriant et continue à me caresser : le plaisir monte, immense et irradiant.<br />

Sentant la puissance de la jouissance à venir, mon corps s’arc-boute, cherchant à<br />

nouveau à se coller à celui de Jesse. Il se penche sur moi pour m’embrasser, je<br />

cherche sa bouche avidement et quand nos lèvres se trouvent, l’orgasme se<br />

produit, doux et intense, subtil et profond, <strong>com</strong>me une marée venue de l’intérieur<br />

de moi.<br />

Alors que les spasmes continuent à se propager dans mon sexe, je me sens<br />

bouillonner d’envie de fusion. J’agrippe les hanches de Jesse et le tire vers moi.<br />

Il s’exécute avec un sourire et nous nous retrouvons ventre contre ventre, yeux<br />

dans les yeux, unis par un même désir ardent. Soupirant de plaisir, j’apprécie de<br />

sentir son corps sur le mien, lourd, délicieux et tendu d’impatience. Sans le<br />

quitter des yeux, j’écarte les jambes pour laisser son bas-ventre se placer entre<br />

mes cuisses et appuie les mains sur ses fesses pour mieux le sentir contre moi.<br />

Tandis que nos bouches s’épousent, je glisse une main sous son ventre.<br />

Soulevant son bassin légèrement, Jesse laisse échapper un râle rauque quand je<br />

saisis son membre, le caresse puis le pose à l’orée de mon sexe palpitant. Alors,<br />

lentement, je me caresse avec le bout de sa verge de plus en plus tendue sous<br />

mes doigts. Très vite, une ondée de plaisir me submerge et, <strong>com</strong>me je ralentis<br />

mon mouvement, presque surprise par le plaisir qui remonte aussi vivement,<br />

Jesse attrape mon poignet et ac<strong>com</strong>pagne ma main. Son sourire et ses yeux qui<br />

s’illuminent de désir font monter mon excitation à un niveau incroyable et je<br />

jouis une deuxième fois en poussant un cri rauque, tout en cambrant les reins<br />

vers lui à chaque secousse.<br />

À son souffle raccourci et ses yeux noyés de désir, je sens qu’il lutte pour ne<br />

pas me pénétrer à cet instant.<br />

– Je meurs d’envie de toi, confirme-t-il.<br />

– Dans le tiroir, souris-je en indiquant d’un sourire le petit meuble à côté de<br />

mon lit.


Tendant le bras, il attrape un préservatif et l’enfile sur son sexe tendu. Puis,<br />

d’un coup de reins, il s’enfonce à l’intérieur de moi. Le souffle presque coupé, je<br />

lui souris, laissant la sensation délicieuse de cette union si intime se répandre en<br />

moi.<br />

Jesse se met alors à aller et venir entre mes jambes, alternant les rythmes et<br />

les cadences. Soudain très lent, me laissant pantelante, puis rapide et profond,<br />

presque violent, poussant de longs râles graves de satisfaction. Agrippée à ses<br />

épaules, je noue mes jambes autour de son bassin et me laisse emporter par son<br />

tempo.<br />

Il me semble que nous gravissons ensemble le chemin du plaisir, courant vers<br />

le point culminant, nous reposant ensemble, haletant, cavalant, tressautant et<br />

vibrant, ruisselant et hors d’haleine, impatients mais attendant parfois que l’autre<br />

nous rejoigne, unis par une même tension et une même impatience. Quand nos<br />

corps basculent et roulent l’un sur l’autre, je me retrouve au-dessus de lui.<br />

Passant une jambe de chaque côté de son corps, je le chevauche et me remplis<br />

de son sexe. Nos yeux ne se quittent pas, nos bouches se cherchent, nos mains<br />

s’étreignent et nos corps tremblent. Une même fébrilité nous réunit, tous les<br />

deux partagés entre l’envie de jouir immédiatement et de faire durer ce moment<br />

de grâce au maximum.<br />

Soudain, l’orgasme gronde à nouveau, suscitant une multitude de<br />

picotements, de sensations d’effervescence, de douces brûlures et de tension<br />

intense. Haletante, je cambre les reins et, basculant la tête en arrière, je<br />

m’enfonce encore plus profondément sur le sexe dressé de Jesse. Ses mains<br />

agrippent mes seins tandis que je m’arrime à ses cuisses. Arc-boutée sur lui,<br />

tendue <strong>com</strong>me une corde d’arc, je <strong>com</strong>mence à sentir les premiers spasmes de<br />

jouissance en l’entendant chuchoter.<br />

– Comme tu m’as manqué, Willow…<br />

Cette évocation d’un « nous deux » qui a existé, cette voix grave qui me<br />

semble si familière, ces accents enroués de plaisir que je voudrais entendre<br />

toujours et ce sourire presque sauvage me rendent folle. Alors, <strong>com</strong>me dans un<br />

feu d’artifice, tout mon sexe s’embrase, se met à frémir, tressaute, se contracte et<br />

explose tandis que Jesse me rejoint dans la jouissance, secoué de plaisir.


Quand les derniers petits frémissements de plaisir s’éteignent, Jesse prend ma<br />

main et plongeant ses yeux dans les miens, dépose un baiser dans ma paume<br />

avant de m’attirer vers lui pour m’embrasser tendrement. Nos corps moites et<br />

encore brûlants se serrent à nouveau, unis à présent par la fatigue et l’envie de se<br />

reposer ensemble. La tête posée sur son épaule, j’observe un moment son visage<br />

paisible, ses paupières qui se ferment et son souffle qui ralentit.<br />

Quand le sommeil me gagne à mon tour, je me sens bien. Mes angoisses<br />

familières semblent disparues, remplacées par du bien-être et une sensation<br />

apaisante d’être en accord avec moi-même.<br />

Peut-être qu’en réalité, même si mes souvenirs conscients sont perdus, mon<br />

corps se souvient de ce qui a existé dans le passé entre Jesse et moi. Comme si<br />

des traces avaient été laissées dans ma chair.<br />

Une sorte de tatouage à l’intérieur de moi.


22. Équipe de choc<br />

Willow<br />

Un jappement retentit, aussitôt suivi d’un éclat de rire. Encore ensommeillée,<br />

je tâtonne de la main à la recherche du corps de Jesse pour me blottir contre lui<br />

et continuer mon rêve peuplé d’aboiements et de rires joyeux. Mais mes doigts<br />

ne rencontrent que la couette fraîche et un oreiller vide : le cœur serré d’un zeste<br />

d’inquiétude, j’ouvre aussitôt les yeux. Un nouvel éclat de rire suivi d’une<br />

cavalcade me rassurent. Aussi, je me renfonce sous la couette, soulagée en<br />

<strong>com</strong>prenant que Jesse est avec Dobby dans le salon. Tout en rêvassant, j’attrape<br />

son tee-shirt abandonné sur le sol et enfouis mon nez dedans. Son parfum boisé<br />

m’enveloppe, voluptueux et caressant, souvenir d’une nuit délicieuse. Après<br />

l’avoir enfilé, sans un bruit, j’entrouvre la porte de la chambre.<br />

Un corps à demi nu, une masse de cheveux bruns en désordre et une boule de<br />

poils ocre, noirs et blancs, forment une mêlée insolite sur le tapis. Attendrie, je<br />

souris en observant Jesse jouer à la bagarre avec Dobby, tirant ses pattes et ses<br />

oreilles tandis que le chiot mordille ses mollets.<br />

On se demande qui est le plus joueur des deux !<br />

Soudain, Dobby lève une oreille et Jesse tourne la tête vers moi : d’abord<br />

hésitant, il sourit franchement en voyant que tout va bien pour moi. Tandis que le<br />

chiot se précipite pour me faire la fête, Jesse se remet debout. Je ne peux<br />

m’empêcher de suivre son corps à demi nu se déplier, vision aussi troublante que<br />

délicieuse au saut du lit.<br />

De quoi avoir envie d’y retourner illico avec ladite vision…<br />

Alors que je bave en pensée devant sa plastique suggestive, son regard amusé<br />

passe sur mes jambes nues puis sur mon tee-shirt.<br />

Enfin, le sien…


Sans faire de <strong>com</strong>mentaire, il sourit et saisit tranquillement mes hanches pour<br />

m’attirer à lui et poser un baiser très doux sur mes lèvres.<br />

– Tu sais ce dont je rêve ? dit-il en dirigeant ses mains vers le bas de mon dos.<br />

Un frisson sensuel me parcourt.<br />

– D’un immense café bouillant, plaisante-t-il en attrapant mes fesses.<br />

– La cuisine est derrière toi et tu y trouveras des mugs XXL, ris-je sans me<br />

démonter. Perso, je le prends avec du lait !<br />

Surpris, il fronce les sourcils avant d’éclater de rire. Puis, avec une moue<br />

charmante, il se dirige vers la cuisine.<br />

– Tes désirs sont des ordres…<br />

Amusée, je le suis des yeux et ne peux m’empêcher de le rejoindre dans la<br />

cuisine, ce qui le fait sourire. Pendant qu’il s’occupe des cafés, je fais chauffer<br />

des pancakes sous le regard gourmand de Dobby, planté sur le seuil de la porte.<br />

– Je ne suis pas très chien d’habitude, mais celui-là, il est plutôt cool, dit Jesse<br />

en emportant notre petit-déjeuner vers le salon.<br />

– Dobby est bien plus qu’un chien. C’est aussi un aspirateur à miettes, une<br />

bouillotte, un réveille-matin, un bouffeur de canard, un amateur de mollets, un<br />

bodyguard… Et à ses heures perdues un confident !<br />

– Ah ouais, tu assures <strong>com</strong>me mec, dit Jesse très sérieusement au chiot. Je<br />

pourrais presque être jaloux…<br />

Se laissant tomber sur le canapé à côté de moi, il m’adresse un clin d’œil<br />

amusé en attrapant son mug.<br />

– Et vous vivez ensemble depuis quand tous les deux ?<br />

– Six mois. Emma et Nathan me l’ont offert quand je me suis séparée<br />

d’Oliver, expliqué-je en croquant dans un pancake.<br />

Fronçant un sourcil, Jesse ne lève pas le nez de sa tasse de café.<br />

Oups, pas très délicat de ma part de parler de mon ex ! Et pour tout dire, je<br />

ne crois pas que j’aimerais qu’il me parle de ses copines…


– En tant que mec, je ne trouve pas hyperflatteur de savoir qu’on peut être<br />

remplacé par un chien… soupire-t-il avec un clin d’œil.<br />

– Emma et Nathan n’aimaient pas beaucoup Oliver, ajouté-je, mi-amusée mimal<br />

à l’aise que la conversation parte vers mon ex.<br />

Jesse tourne brusquement la tête vers moi. Son sourire moqueur achève de me<br />

rassurer.<br />

– Moi non plus, je n’étais pas franchement fan, s’amuse-t-il.<br />

– Après la rupture, ils craignaient que je me sente mal et très seule, continuéje<br />

en me souvenant du jour où mes amis m’ont apporté Dobby dans une grande<br />

boîte rouge, où se trouvaient aussi un paquet familial de mouchoirs et un méga<br />

sachet de croquettes bio que le chiot avait <strong>com</strong>mencé à grignoter.<br />

– Et c’était le cas ? dit Jesse en plongeant son regard dans le mien.<br />

Sa question me désarçonne. Au début, je souris, prête à affirmer que non, pas<br />

du tout. Pourtant, j’acquiesce, tout en fixant Jesse droit dans les yeux.<br />

– Oui, murmuré-je sans le quitter des yeux.<br />

Il pose lentement sa tasse de café sur la table.<br />

Mais pas pour les raisons que tu imagines.<br />

– En fait, je me suis toujours sentie mal, même quand j’étais avec Oliver,<br />

lâché-je, étonnée que cela sorte si naturellement de ma bouche.<br />

Car il y a peu, j’aurais été incapable de le formuler. Je pensais que ce<br />

sentiment d’inconfort était une des conséquences de mon accident et de ma perte<br />

de mémoire. Mais ce matin, face à Jesse, après cette nuit et ses révélations, je<br />

réalise que ce mal-être latent durant ces deux ans où j’ai été avec Oliver – et<br />

même avant avec cet étudiant de dernière année à l’école – n’était que la marque<br />

de ce manque inscrit en moi sans que je sache de quoi il était fait. Mais qui<br />

faisait que, même entourée, aimée et désirée, je n’étais jamais satisfaite ni<br />

heureuse.<br />

– Ça n’a jamais été bien avec un autre, avoué-je. C’était <strong>com</strong>me s’il me<br />

manquait en permanence l’essentiel.


Jesse me sourit tendrement et passe son bras autour de mon épaule. Je me<br />

blottis contre son corps. Plongeant dans mes sensations d’alors, je ferme les yeux<br />

et me force à analyser ce que je ressentais.<br />

– J’avais l’impression de me trahir, mais sans savoir quoi ni qui.<br />

Appuyant son crâne contre le mien, Jesse caresse doucement mon épaule.<br />

– En fait, je <strong>com</strong>prends maintenant, ce n’était pas moi, dis-je en tournant la<br />

tête vers lui. C’était toi que je trahissais.<br />

Surpris, Jesse avale sa salive plusieurs fois puis il sourit faiblement, semblant<br />

lutter contre l’émotion que je vois envahir son regard, qui devient soudain<br />

brumeux et presque délavé. Son trouble évident me bouleverse.<br />

– Et maintenant, quand je suis avec toi, je me sens bien.<br />

– Moi aussi, murmure-t-il d’une voix cassée.<br />

Sans me quitter des yeux, il saisit ma main et la serre dans la sienne. Je hoche<br />

la tête puis baisse les yeux sur sa rose des vents : saura-t-elle me guider vers ce<br />

qui est bon pour moi ? Pour nous ?<br />

– Je ne me souviens pas de tout, très peu de ce qu’il y a eu entre toi et moi, et<br />

je ne m’en souviendrai peut-être jamais, mais je sais une chose : j’ai envie<br />

d’essayer et de vivre une nouvelle histoire avec toi. Parce que, pour la première<br />

fois depuis l’accident, je me sens enfin posée et à ma place quand je suis près de<br />

toi.<br />

Je m’arrête pour reprendre mon souffle.<br />

– Mais ça va être <strong>com</strong>pliqué : je dois arriver à réconcilier mes sentiments<br />

d’avant, ceux qui me reviennent par flashs et ce que je ressens aujourd’hui… Ça<br />

peut prendre du temps, ajouté-je en surveillant sa réaction.<br />

– Je suis patient et obstiné, dit-il, masquant son émotion sous la plaisanterie.<br />

Quand il sourit, sa fossette apparaît sur sa joue <strong>com</strong>me un signe rassurant et<br />

joyeux. Mes yeux rivés aux siens, je cherche à lire dans ses pensées. Je lui fais<br />

confiance mais je ne peux m’empêcher d’être un peu inquiète : et s’il était juste<br />

amoureux d’un souvenir ? De cette ancienne Willow qui a disparu avec ma


mémoire ? Si sa volonté d’être avec moi n’était que nostalgie d’une relation<br />

idéalisée avec le temps ?<br />

Et moi ? Est-ce beaucoup plus clair dans ma tête ? Arriverai-je à réconcilier<br />

ce qui appartient au passé ou au présent ? Comment savoir si ce que j’éprouve<br />

aujourd’hui quand je le regarde, que mon cœur bat plus vite et que j’ai envie<br />

qu’il me prenne dans ses bras, est juste et sincère ? Est-ce que mes sentiments ne<br />

sont pas faussés parce que je sais désormais que je l’ai aimé auparavant ? Est-ce<br />

qu’on peut vraiment éprouver à nouveau des sentiments pour quelqu’un qu’on a<br />

connu et oublié ?<br />

En gros, est-ce que je ne suis pas en train de me raconter des histoires pour<br />

faire recoller le passé avec le présent ?<br />

Je ferme les paupières, un peu chamboulée. Comme s’il devinait l’avalanche<br />

de questions qui déboule sous mon crâne, Jesse me serre contre lui. Quand je<br />

rouvre les yeux, son regard est posé sur moi, bleu franc, si plein de tendresse et<br />

de confiance en nous que je décide de mettre mes doutes de côté. Mais, sous son<br />

assurance apparente, je devine malgré tout son émotion, ce qui m’émeut.<br />

– Embrasse-moi, murmuré-je en posant mes lèvres sur les siennes.<br />

Quand nos bouches s’épousent, il me semble qu’elles scellent une promesse :<br />

celle d’être heureux ensemble, qui que nous ayons été.<br />

Deux heures plus tard, après avoir longuement rassasié nos corps de caresses,<br />

de volupté et de jouissance, je m’habille sous le regard intéressé de Jesse, encore<br />

allongé nu sur mon lit, un bras passé derrière le crâne. Son sourire coquin, ses<br />

yeux qui suivent chacun de mes gestes et son air gourmand sont une invitation à<br />

le rejoindre mais je résiste courageusement à la tentation.<br />

– Il faut vraiment que j’aille au boulot, dis-je. Je dois voir avec Nathan et<br />

Emma <strong>com</strong>ment on s’organise pour le déménagement, sachant qu’on voudrait<br />

être au plus tard demain dans la nouvelle maison.<br />

– Si tu as besoin d’aide, je suis dispo une partie de la journée, propose-t-il<br />

d’un ton sérieux.<br />

Je souris en <strong>com</strong>prenant qu’il fait un gros effort pour ne pas avoir l’air de


m’imposer sa présence ou son aide.<br />

– Aujourd’hui, ça va être trop juste, dis-je en calculant. On va être au max<br />

10 jeunes, les autres sont en cours, Emma, Nathan, moi, peut-être un ou deux<br />

bénévoles.<br />

Tout en me regardant <strong>com</strong>pter sur mes doigts, Jesse se lève pour aller vers la<br />

salle de bains. Au passage, il saisit ma main et embrasse mes doigts.<br />

– On n’est pas assez nombreux, conclus-je un peu troublée dans mon calcul.<br />

Je suis des yeux son long corps doré, souple <strong>com</strong>me un félin et les fossettes<br />

sur ses fesses divines et troublantes.<br />

– Si c’est ça le problème, lance-t-il de sous la douche, j’appelle Tyler, il vient<br />

avec une dizaine de roadies et c’est réglé avant ce soir.<br />

Le vrai problème, ce sont ces fossettes qui m’empêchent de réfléchir !<br />

– Non, c’est gentil, mais… rien n’est prêt. Et puis, il nous faut un peu de<br />

temps… prévenir les jeunes… et puis les cartons ne sont même pas faits !<br />

Quoique, connaissant l’efficacité d’Emma, je sais déjà que depuis la<br />

conversation téléphonique d’hier, une montagne de paquets doit déjà se trouver<br />

devant la porte d’entrée, prêts à partir.<br />

Les cheveux rabattus en arrière, Jesse réapparaît, toujours aussi nu. Ses yeux<br />

ardents, sa bouche entrouverte et les gouttes qui ruissellent sur son torse me<br />

laissent rêveuse, envahie d’images, de sensations et d’envies qui me font<br />

transpirer.<br />

– Il ne faut pas non plus se précipiter, dis-je sans trop savoir si je ruisselle<br />

soudain à cause de cette vision troublante ou de la perspective que le<br />

déménagement se réalise aussi vite.<br />

Vraisemblablement les deux…<br />

– Pourquoi tergiverser ? Y’a pas un philosophe qui a dit que plus vite ce qui<br />

est casse-burnes est fait, mieux on se porte pour ce qui est agréable ? plaisante


Jesse en se dirigeant nonchalamment vers moi.<br />

Je me sens des envies de ne rien tergiverser du tout et de le renverser sur le lit,<br />

mais je reste stoïque. Après avoir posé un baiser sur mes lèvres, il se rhabille<br />

tandis que, malgré moi, je le déshabille des yeux tout en réfléchissant à sa<br />

proposition.<br />

– Ceci dit, je suis très sérieux : vous devez déménager au plus vite, dit-il en<br />

plantant son regard bleu dans le mien.<br />

Je sais qu’il a raison : plus vite nous quitterons cette maison, plus les jeunes<br />

seront protégés. Il me suffit de penser à Lindsay encore à l’hôpital et la décision<br />

est évidente. Le plus tôt sera le mieux.<br />

– J’en parle à Nathan, dis-je en attrapant mon téléphone, même si je connais<br />

déjà sa réponse.<br />

– Yes ! me dit mon boss aussitôt emballé.<br />

***<br />

Une fois devant le Shelter, je laisse Jesse sur le perron où il poursuit sa<br />

conversation téléphonique avec Tyler, qui va arriver d’ici peu avec les deux<br />

camions des techniciens de ses spectacles. Quand nous poussons la porte, Dobby<br />

et moi, la maisonnée est nerveuse.<br />

Dans le salon, Emma me fait un petit signe de bienvenue avec la main, tout en<br />

continuant à s’énerver au téléphone contre je ne sais quel opposant au<br />

déménagement auquel elle explique que « maintenant sera le mieux et pas dans<br />

un an ». Dans la cuisine, Nathan est en train d’expliquer aux jeunes la nécessité<br />

d’un déménagement plus soudain que prévu. Au moment où j’arrive, les<br />

questions fusent autour de la table, dont la principale est <strong>com</strong>ment ça va se<br />

passer pour eux dans cette nouvelle maison qu’ils n’ont pas encore vue. Sur leurs<br />

visages attentifs, je lis leur anxiété et je la <strong>com</strong>prends : après tout ce qu’ils ont<br />

vécu avant d’arriver ici, le Shelter les a sauvés de la rue en les mettant à l’abri.<br />

Quitter ce lieu et ce bâtiment devenu pour tous un cocon et un symbole de<br />

sécurité est un bouleversement, qui touche quelque chose de bien plus profond<br />

que le simple aspect matériel des choses.


Moi-même, pas plus tard que tout à l’heure, j’ai résisté à la proposition de<br />

Jesse, presque inquiète que cela soit soudain si concret et définitif.<br />

– Moi aussi, ça me fait drôle de partir, dit justement Nathan. C’est ici que le<br />

Shelter est né et que nous avons vécu tant de choses avec vous. Mais mon rôle,<br />

en tant qu’adulte, est de vous protéger et de penser avant tout à votre sécurité<br />

ainsi qu’à votre bien-être.<br />

Un peu émue, je fixe le visage de ces jeunes, pour qui en arrivant, les adultes<br />

n’étaient pas hélas les personnes les plus fiables au monde et qui, grâce à ce<br />

qu’ils ont trouvé ici, ont appris à leur refaire confiance. Tous écoutent à présent<br />

Nathan avec respect. Encore une fois, j’admire mon boss et ami pour ce qu’il a<br />

su recréer ici pour chacun de ces grands ados si paumés à leur arrivée.<br />

Et je suis fière d’y participer.<br />

– Et maintenant, une équipe de déménageurs un peu rock and roll va venir<br />

nous aider, dit Nathan en me souriant. Comme ce sont des pros, on va s’en<br />

remettre à eux !<br />

Malgré leur inquiétude, les ados sourient. Leur sourire s’élargit quand, à ce<br />

moment-là, dans un timing digne d’un spectacle bien rodé, Jesse fait son entrée,<br />

ac<strong>com</strong>pagné de Tyler et de dix colosses tous vêtus de noir, parmi lesquels je<br />

repère deux femmes.<br />

On dirait l’équipe de déménageurs de Batman !<br />

– Salut, dit Jesse en se postant à côté de moi.<br />

Comme la première fois où il est entré ici, les ados semblent éblouis d’avoir<br />

Jesse Halstead en chair et en os devant eux. Sourire aux lèvres, il s’avance vers<br />

eux.<br />

– Je vous présente Tyler, mon manager, ainsi que mon équipe de techniciens<br />

de plateau, ce sont eux qui montent les scènes et le matos sur mes shows.<br />

Un murmure admiratif parcourt la cuisine. Amusé, Nathan recule près de moi<br />

et me prend par le coude, laissant volontairement Jesse prendre la direction des<br />

opérations.


– Alors, voici James, le crew boss, celui qui a l’œil sur tout.<br />

Quand Jesse prononce son prénom, le roadie fait un pas en avant et salue,<br />

<strong>com</strong>me vont le faire tous les autres après lui.<br />

– Voici Leonardo, coordinateur de la ferraille, c’est <strong>com</strong>me ça qu’on dit pour<br />

tout ce qui concerne le montage des structures métalliques autour d’une scène.<br />

Mike et Alexandre, les tech sons ; Ethan et Anthony, les as du grill, l’espèce de<br />

portique au-dessus de la scène avec des kilomètres de spots ; Cécile et Martha,<br />

deux vraies alpinistes qui escaladent les structures et enfin, Lucas et Dany, les<br />

responsables des instruments, ceux qui me sauvent à chaque fois qu’une corde<br />

pète sur un show.<br />

L’opération déménagement <strong>com</strong>mence à se transformer en spectacle, ce qui<br />

amuse les ados. Le plus fasciné et le plus fan est sans doute Melvin, qui boit les<br />

paroles de Jesse.<br />

– Pour eux, déménager, c’est le quotidien, dit Jesse sur le ton de la confidence<br />

en montrant son équipe. Ils ont l’habitude, ils montent et ils démontent des<br />

plateaux entiers en deux ou trois heures max. Sans eux, un musicien <strong>com</strong>me moi<br />

n’existe pas, je leur dois tout.<br />

L’air faussement contrarié, Tyler émet un soupir.<br />

– Et à mon manager aussi, bien sûr, rit Jesse. En fait, ce sont les roadies les<br />

boss… Alors, on va se mettre par équipe et faire ce qu’ils nous disent de faire. Et<br />

ce soir, vous dormirez tous dans les lits douillets d’une nouvelle maison !<br />

Quand il conclut son discours, Jesse se glisse dans les rangs des jeunes, qui<br />

éclatent de rire et se pressent autour de lui. Attendrie, je vois Melvin se coller<br />

quasiment à lui. Jesse m’adresse un clin d’œil. Je souris, amusée, mais sa façon<br />

de transformer ce déménagement en une sorte de jeu avec les jeunes<br />

m’impressionne.<br />

Roulant volontairement des mécaniques pour amuser les jeunes, les roadies<br />

font un tour de la maison ac<strong>com</strong>pagnés de tous les jeunes ravis, puis après un<br />

conciliabule avec Nathan, Emma et moi, les rôles sont dispatchés et les fonctions<br />

réparties.


Le déménagement peut <strong>com</strong>mencer. À chaque fois que je croise Jesse affairé<br />

dans une pièce ou près des camions qui se remplissent à vue d’œil, nous<br />

échangeons un regard et nous sourions. Parfois, il effleure ma main en passant et<br />

cela me fait trembler.<br />

Quand je passe avec un carton de linge devant le dortoir du dernier étage où<br />

ne reste plus qu’un lit superposé, j’entends Jesse parler avec Melvin de tags et de<br />

graphes, la passion de l’ado, incollable sur le sujet. Reprenant mon souffle avant<br />

de descendre, je m’arrête un instant.<br />

– Moi, y’a un artiste que je trouve génial, c’est JR, dit Jesse au moment où je<br />

tends l’oreille.<br />

Le mystère sur l’identité de cet artiste engagé qui a peint aussi bien sur des<br />

murs de bidonville que sur celui de Jérusalem ou à la frontière avec le Mexique<br />

semble fasciner Melvin qui ne cesse de poser des questions. Jesse lui répond tout<br />

en réussissant à faire parler l’ado de sa passion mais aussi de son histoire<br />

familiale, ce qui est une prouesse.<br />

Il ferait un bon père, me dis-je en repoussant la petite pointe de mélancolie<br />

qui pourrait advenir.<br />

Lorsque Jesse et les techniciens passent à côté de moi chargés des montants<br />

du lit, Melvin les suit, les yeux pleins de rêve et d’espoir, serrant son matériel de<br />

peinture <strong>com</strong>me un trésor entre ses bras. Tout en descendant l’escalier, je souris,<br />

attendrie, presque légère. Mais soudain, un rayon de soleil m’aveugle et une<br />

image du passé ressurgit sans prévenir, aussi nette que si c’était aujourd’hui.<br />

***<br />

Assis à Central Park, Jesse et moi observons un père de famille en<br />

train d’apprendre à ses fils à faire du vélo. Patient, encourageant,<br />

stimulant, tendre, re<strong>com</strong>mençant des dizaines de fois, les remettant en<br />

selle, courant et riant derrière eux jusqu’à ce qu’ils prennent leur<br />

envol. Puis le rire des garçons retentit et leurs yeux s’illuminent de<br />

fierté, <strong>com</strong>me ceux de Melvin…<br />

– Tu aimerais avoir des enfants ?<br />

– Des dizaines avec toi, chuchote Jesse à mon oreille.<br />

***


Chancelante, je reviens au présent. Accrochée à mon carton, je ferme les yeux<br />

pour ne pas qu’ils débordent de larmes.


23. Sur un petit nuage<br />

Willow<br />

– C’est ouf cette baraque ! Y’a une salle de sport ? Combien y’a de<br />

chambres ? Où sont les toilettes ? T’as vraiment habité là, Willow ?<br />

À peine entrés, après les deux secondes et demie où ils ont été intimidés, les<br />

ados se sentent <strong>com</strong>plètement chez eux. Excités et curieux, ils courent dans tous<br />

les sens, visitent toutes les pièces, ouvrent les portes, s’extasient devant la taille<br />

des placards et des couloirs. Le salon ovale les fait hurler de rire :<br />

– Putain, c’est là qu’on a tourné House of Cards ?<br />

Une fois le premier contact établi avec les lieux, les équipes sont réparties par<br />

James de façon géographique. Au rez-de-chaussée, campé au centre du hall<br />

d’entrée, Nathan s’occupe du dispatching des meubles et des cartons, que Jesse<br />

et trois roadies emportent vers les étages à une cadence impressionnante. Dans<br />

les étages, les deux responsables des instruments et moi sommes en charge de<br />

l’installation des lits pour ce soir. Au rangement de la cuisine, sont affectés<br />

Emma et le spécialiste de la ferraille tandis que Tyler et les techniciens son vont<br />

s’occuper de ce qui va devenir la partie bureaux.<br />

En me dirigeant vers l’escalier, je surprends le regard noir de Tyler se poser<br />

longuement sur Emma, ce qui ne me rassure pas. Ce type serait-il rancunier ?<br />

Car même s’il semble d’humeur aimable aujourd’hui, il a déjà montré l’étendue<br />

de ses facultés agressives. Mais sur ce point, Emma n’est pas en reste…<br />

Peut-être ne faudrait-il pas les laisser trop près l’un de l’autre ? me dis-je en<br />

suivant du regard Jesse qui <strong>com</strong>mence à décharger avec les roadies.<br />

D’ailleurs, en ce moment même, répondant au coup d’œil du manager, elle lui<br />

envoie son petit sourire en biais qui tue et qui fait instantanément rougir le<br />

manager.


Ah tiens ?<br />

Mais je reviens vite au déménagement quand, dans un joyeux brouhaha, les<br />

jeunes me bousculent et se coursent dans l’escalier pour aller choisir leurs<br />

chambres. L’air dépassé, les deux agents de sécurité qui patrouillent dans la<br />

maison les suivent des yeux sans trop savoir que faire, ce qui me fait <strong>com</strong>patir à<br />

la difficulté de leur tâche : dans ce joyeux bazar, surveiller toute activité suspecte<br />

semble ardu.<br />

Sachant que pour eux, bazar doit rimer avec suspect !<br />

Une fois les chambres à peu près réparties, les jeunes <strong>com</strong>mencent à<br />

s’installer. Allant d’une pièce à l’autre, je rassure, j’aide, je parlemente,<br />

j’organise des échanges, puis j’aide à faire les lits et à ranger. Amusée, je souris<br />

en découvrant que Melvin a jeté son dévolu sur mon ex-chambre où il a posé son<br />

carton de bombes de peinture sur le lit, marquant ainsi son territoire.<br />

– Tu seras bien là, lui dit Jesse en lui déposant une pile de cartons. Il y a de<br />

bonnes ondes dans cette chambre.<br />

En repartant chercher un nouveau chargement, il m’adresse au passage un<br />

sourire craquant qui me fait frissonner.<br />

Deux heures plus tard, les trois étages semblent à peu près en place pour la<br />

première nuit. J’observe les visages fatigués mais heureux. Soudain, de la<br />

musique retentit en provenance du rez-de-chaussée. Surpris, les jeunes se<br />

regardent puis deux d’entre eux se mettent à danser. Très vite, les autres<br />

applaudissent et tapent des pieds en rythme, tandis que les roadies présents font<br />

mine de jouer de la guitare électrique ou de la batterie sur une valise. Un carton<br />

dans chaque bras, Jesse apparaît à ce moment-là et aussitôt se joint à eux en riant<br />

pour une choré improvisée qui nous laisse bouche bée d’admiration.<br />

Jusqu’au moment où, dans un mouvement dansant, il dépose ses cartons, me<br />

tend la main et me fait virevolter au milieu des ados survoltés. Quand il lâche ma<br />

main, s’incline cérémonieusement devant moi et se dirige vers l’escalier, les<br />

ados se précipitent derrière lui en riant.<br />

Amusée et essoufflée, je pense à ce conte qui me fascinait enfant, l’histoire de


ce joueur de flûte que tous les enfants suivent en dansant. Et je me précipite à<br />

leur suite, fascinée par le joueur de violon le plus craquant de ma vie !<br />

Peu après, du rez-de-chaussée au grenier, la maison semble quasiment prête à<br />

accueillir ses nouveaux occupants, à présent plus épuisés qu’excités.<br />

Rassemblant tout le monde dans le salon, Nathan remercie tout le monde et<br />

donne les nouvelles.<br />

– Je viens d’avoir l’hôpital : Lindsay va bien, elle devrait nous rejoindre dans<br />

quelques jours !<br />

Des hourras et des soupirs de soulagement se font entendre. La tension<br />

retombe. Nathan apporte des canettes de coca, Emma discute avec les roadies,<br />

les ados blaguent, certains se laissent tomber dans les canapés tandis que<br />

d’autres se pressent autour de Jesse.<br />

– Je ne peux pas rester, leur explique-t-il, j’ai une interview et un concert télé<br />

tout à l’heure et si j’y vais crasseux et transpirant <strong>com</strong>me ça, mon manager va<br />

être furieux.<br />

Un petit pincement se fait dans mon cœur en entendant qu’il va devoir partir :<br />

j’aurais bien passé la soirée à ronronner dans ses bras…<br />

Même crasseux !<br />

Tyler secoue la tête d’un air faussement courroucé en regardant autour de lui<br />

<strong>com</strong>me s’il cherchait du secours contre la calomnie. Son regard s’arrête sur<br />

Emma. À ma grande surprise, elle rosit légèrement, ce qui me fait sourire et ne<br />

semble pas échapper à Jesse qui me fait un petit clin d’œil.<br />

Donc, elle ne serait pas insensible aux œillades du sombre Musclor ?<br />

Leur coca terminé, l’équipe des roadies serre la main de chacun, ce qui<br />

touche particulièrement les jeunes.<br />

– Bravo les gars, beau travail d’équipe, leur lance le crew boss avec un petit<br />

signe de la main.<br />

Tandis que je me dirige vers la cuisine avec les cocas vides, je croise Tyler, un


peu étonnée de le trouver encore là.<br />

– Je mourais de soif, se justifie-t-il <strong>com</strong>me s’il craignait que je l’interroge.<br />

Et quand je tombe sur Emma en train de ranger un dernier carton dans la<br />

cuisine, je souris à nouveau. La soif n’est sans doute pas la seule raison qui a fait<br />

traîner les pas de Tyler vers la cuisine. Au moment où je vais bombarder Emma<br />

de questions pour savoir si j’ai loupé un épisode avec le manager, Nathan et<br />

Jesse nous rejoignent. Jesse passe naturellement son bras autour de ma taille, et<br />

je me laisse aller contre lui avec un soupir de bien-être, ce qui n’échappe pas à<br />

Nathan et Emma. Mon boss sourit, Emma me fait un clin d’œil et je hoche la<br />

tête : et encore, je ne leur ai pas tout raconté !<br />

– Je vais passer à l’hôpital essayer de voir Lindsay, dit alors Nathan. Puis je<br />

ferai un tour par la maison pour vérifier qu’on n’a rien oublié.<br />

– On ne peut pas faire ça demain ? Là, je n’ai vraiment pas le courage, dit<br />

Emma en massant ses orteils. Honnêtement, je rêve de me caler dans le canapé et<br />

de ne plus bouger !<br />

– Je peux y aller, moi, proposé-je à Nathan. On se rejoint sur place après ?<br />

Mon boss opine, l’air sombre. Est-il encore inquiet pour l’ado à l’hôpital ?<br />

Mais en l’observant s’éloigner, je me demande s’il n’est pas aussi un peu gêné<br />

de se retrouver face à Aidan. Et dans ce cas, il vaut mieux qu’il soit seul…<br />

– Faut vraiment que j’y aille, me dit Jesse en m’entraînant dans le couloir. On<br />

se retrouve après chez moi ?<br />

Cette invitation me fait frissonner de plaisir, ce que Jesse semble prendre pour<br />

une hésitation.<br />

– C’est juste pour respecter notre contrat, plaisante-t-il avec un sourire<br />

charmeur.<br />

Amusée, je hoche la tête.<br />

– D’ailleurs, maintenant qu’on est chaud après ce premier déménagement, on<br />

pourrait parler du tien ? murmure-t-il à mon oreille.<br />

Son souffle dans mon cou rend ses paroles follement équivoques. Je tourne


mon visage vers lui pour apercevoir ses yeux brillant d’un éclat de désir<br />

délicieux.<br />

– C’est vrai qu’on a des obligations à respecter, une deadline, des conditions<br />

drastiques et Monty Morgans à nos trousses, ris-je.<br />

– Prêt à exiger des preuves de vie <strong>com</strong>mune et à nous envoyer des huissiers<br />

méticuleux pour vérifier l’avancée de notre vie <strong>com</strong>mune.<br />

– Ou des exécuteurs testamentaires ronchons.<br />

– Ceci dit, ils pourraient déjà constater qu’à cette heure-ci, on n’est plus<br />

franchement des inconnus l’un pour l’autre, dit-il en m’embrassant.<br />

***<br />

Mes pas résonnent sur le carrelage. Alors que j’avance dans la maison vide, la<br />

bâtisse elle-même me semble avoir perdu toute son âme, <strong>com</strong>me si celle-ci était<br />

inséparable de ses habitants, désormais installés à quelques kilomètres de là. Et,<br />

contrairement à ce que je craignais en poussant la porte du Shelter, je ne me sens<br />

pas mélancolique, mais plutôt excitée à l’idée du nouveau challenge qui nous<br />

attend. Et de cette nouvelle vie qui démarre.<br />

Quand Nathan me rejoint peu après, ses traits sont tirés, il a l’air épuisé et<br />

nerveux. Inquiète, je le questionne au sujet de Lindsay.<br />

– Elle va bien, elle a été super contente de savoir qu’on avait emménagé et<br />

elle a hâte de voir la maison, me rassure-t-il en jetant un regard sur l’intérieur de<br />

la maison vide. Elle a été secouée, elle dort encore beaucoup mais d’après ce que<br />

j’ai <strong>com</strong>pris, selon les infirmières, elle se remet bien.<br />

Rassurée sur l’état de l’ado, je cherche à lire sur son visage ce qui le contrarie.<br />

– C’est plutôt la police qui m’inquiète. Ils ne veulent rien dire, ils disent<br />

suivre différentes pistes et n’en privilégier aucune, tu parles d’une information<br />

rassurante, s’agace-t-il.<br />

– Ils feraient mieux de suivre celle de Beauty, ça irait plus vite. Et de le<br />

ramener à la case départ : prison !<br />

– L’inspecteur à qui j’ai parlé ne semble pas croire à l’hypothèse d’une<br />

vengeance.<br />

– Ça doit être le même que j’ai eu au téléphone hier, il m’a clairement prise


pour une parano, tenté-je de plaisanter.<br />

Mais le simple fait de repenser à Beauty me hérisse le poil.<br />

– Pourtant, à part lui, je ne vois pas qui aurait intérêt à faire un truc pareil, dit<br />

Nathan, me confirmant ainsi que nous sommes tous les deux sur la même<br />

longueur d’onde.<br />

Mais visiblement pas sur la même fréquence que la police !<br />

Avec un soupir, nous nous dirigeons vers l’escalier. Dans les chambres vides<br />

ne subsistent que les traces des meubles sur le sol et des photos sur les murs.<br />

– On va vraiment être bien dans la nouvelle maison, dit Nathan en fermant les<br />

volets du dortoir. D’ici une semaine, tu verras, on aura totalement oublié<br />

<strong>com</strong>ment c’était ici.<br />

Son optimisme repousse aussitôt le petit pincement de nostalgie qui<br />

<strong>com</strong>mençait malgré moi à m’envahir.<br />

– Merci encore, Willow, dit Nathan en prenant mon bras quand nous<br />

redescendons pour inspecter les bureaux. Mais <strong>com</strong>ment ça va toi, avec tout ça ?<br />

Un sourire ravi me monte aux lèvres, impossible à réprimer.<br />

– En réalité, je me demande pourquoi je te pose la question. Tu as l’air sur un<br />

petit nuage… On peut savoir ce qui te fait rayonner <strong>com</strong>me ça ?<br />

Le clin d’œil qui ac<strong>com</strong>pagne sa question me montre qu’il a une très nette<br />

idée de la cause mais j’éclate de rire, surprise que ça se voit tant que ça. Et si j’y<br />

réfléchis, c’est vrai que depuis ce matin, ma vision des choses a pris une autre<br />

tournure. Donc quelque chose dans ma façon d’être a dû changer. Je me sens à la<br />

fois plus légère et plus posée, <strong>com</strong>me si on m’avait soulevée du sol pendant des<br />

années, secouée un moment puis enfin reposée pile poil dans des chaussures à<br />

ma taille. Devant mon air ravi, Nathan sourit, attendant manifestement une<br />

réponse un peu plus développée que mon sourire béat.<br />

– J’en aurais pour des heures à t’expliquer, ris-je, et encore à condition que<br />

j’aie moi-même <strong>com</strong>pris tout ce qui m’arrive.


Le plus étrange étant que ça ne m’inquiète pas, mais je garde cette réflexion<br />

pour moi pour le moment. À décanter plus tard.<br />

Nathan hoche la tête.<br />

– Mais disons en résumé que, avec mon mari, ça roule.<br />

– C’est ce que j’avais cru remarquer, sourit Nathan. Et je suis vraiment<br />

content pour toi. Et pour Jesse, c’est un mec bien.<br />

– Oui, dis-je sobrement en pensant à tous les qualificatifs que je pourrais<br />

désormais accoler à son prénom et dont chacun me fait frissonner de plaisir.<br />

Sensible, généreux, loyal, charmant, drôle, sexy, irrésistible et… un peu moins<br />

inconnu que prévu.<br />

Arriver à sourire de ce qui m’a dévastée hier me semble un très bon signe : je<br />

reprends le dessus. Tout en continuant à discuter, nous faisons le tour du rez-dechaussée,<br />

la cuisine, les bureaux, puis le salon où ne traînent que des moutons de<br />

poussière et une pile de cartons non utilisés au milieu. Nous poursuivons jusqu’à<br />

la pièce aveugle qui nous servait de réserve à archives, située à l’arrière de la<br />

maison, tout au bout d’un long couloir surnommé « le boyau » par Emma.<br />

– C’est bon, il n’y a plus rien ici non plus, lui dis-je un peu pressée de quitter<br />

cette pièce sans fenêtre au parfum de vieux papiers et de renfermé.<br />

Mais Nathan fixe les étagères vides d’un air bizarre avant de se racler la gorge<br />

à plusieurs reprises.<br />

– Dis-moi, je peux te demander un truc ?<br />

– Oui, réponds-je, un peu surprise par son ton gêné.<br />

– Est-ce que, bégaye-t-il presque, est-ce que Jesse t’a parlé de son frère depuis<br />

ce qui s’est passé hier ?<br />

Bouche bée, je le dévisage.<br />

– Enfin, je veux dire, j’aurais bien voulu avoir de ses nouvelles, parce que<br />

je… continue-t-il, de plus en plus mal à l’aise. Enfin, bref, est-ce que tu sais<br />

<strong>com</strong>ment va Aidan ?<br />

Je me retiens de rire en <strong>com</strong>prenant que mon boss est hypergêné d’être bien


plus intéressé par Aidan qu’il ne l’aurait juré il y a peu. Et que ça le met dans<br />

tous ses états.<br />

– Tu ne l’as pas revu à l’hôpital ? demandé-je avec un sourire <strong>com</strong>patissant.<br />

Secouant la tête d’un air désolé, Nathan soupire.<br />

– Il avait fini son service, et ça m’ennuie vraiment parce que j’aurais voulu lui<br />

dire que je suis désolé de m’être <strong>com</strong>porté <strong>com</strong>me ça. Je suppose que j’étais<br />

tendu mais ça n’excuse rien. Et je me suis trompé à son sujet, j’ai été stupide, ce<br />

n’est ni un gosse de riche ni un petit con qui se la pète ni encore moins un mec<br />

obtus, et je l’ai bien vu à l’hôpital. C’est au contraire un mec hyperpro,<br />

hypermature, efficace, solide, sensible, apprécié.<br />

Impressionnée par cette avalanche de <strong>com</strong>pliments et par son débit verbal de<br />

plus en plus accéléré et enthousiaste à mesure qu’il encense Aidan, je hoche la<br />

tête, moitié amusée moitié attendrie.<br />

– En fait, je voudrais qu’il sache que, malgré ce que j’ai pu dire ou faire, je<br />

trouve que c’est un type bien. Et je voudrais m’excuser pour mon attitude,<br />

murmure-t-il en regardant ses pieds.<br />

Je passe affectueusement mon bras sous son coude et l’entraîne hors de la<br />

pièce pour rejoindre le salon où il me semble avoir entendu un claquement.<br />

Sans doute un courant d’air.<br />

– Tu pourrais peut-être, par Jesse, enfin si c’est possible, ou si tu le vois, lui<br />

dire, enfin plutôt faire en sorte que je puisse lui dire moi-même que j’aimerais<br />

qu’il me pardonne ?<br />

Ses circonvolutions m’amusent mais je suis surtout touchée par sa<br />

maladresse, qui est la preuve qu’il peut à nouveau s’intéresser à quelqu’un,<br />

malgré ses expériences précédentes désastreuses et ses promesses de célibat.<br />

Émue, je serre fort son bras quand soudain, mes yeux se mettent à piquer.<br />

Nathan pince le nez en même temps que moi. Semblant venir du salon, une forte<br />

odeur de brûlé envahit alors nos narines tandis que l’air se remplit d’une fumée<br />

âcre. Une lueur rouge flamboie au bout du couloir.


– Putain, y’a le feu ? murmuré-je en essayant de garder mon calme.<br />

Comme une bourrasque, un souffle brûlant nous enveloppe et des<br />

crépitements inquiétants se font entendre du côté du salon. Sans réfléchir,<br />

Nathan et moi nous mettons à courir vers la sortie tout en plaquant nos tee-shirts<br />

sur nos bouches. Quand nous émergeons du couloir, je me fige, terrifiée. Partout<br />

devant nous, des flammes lèchent le sol et mangent les parois, des craquements<br />

retentissent au plafond, semblant provenir de ces gigantesques mâchoires de feu<br />

qui dévorent la pièce de toute part. Immense et terrifiant, l’incendie dessine une<br />

muraille cauchemardesque qui se rapproche de nous, barrant toute issue.<br />

Je m’apprête à reculer dans le boyau mais, hurlant des mots que je n’entends<br />

pas, Nathan me tire violemment au cœur du brasier.<br />

La dernière chose que je vois est son corps qui disparaît, ma main serrée dans<br />

la sienne puis le mur de flammes qui me happe en crépitant, peuplé de centaines<br />

d’yeux bleus où luisent des reflets écarlates meurtriers.<br />

À suivre,<br />

ne manquez pas le prochain épisode.


24. Repos et tranquillité<br />

Jesse<br />

– Bienvenue Jesse Halstead et merci d’être avec nous ce soir.<br />

Confortablement installé dans un fauteuil de cuir XXL, j’adresse mon plus<br />

beau sourire à Patti Del Mor, l’animatrice-conceptrice de l’émission Patti Del<br />

Mor live, une véritable institution télévisée, dont le plateau est quasiment une<br />

seconde maison pour les stars de la musique et du cinéma. Après un arrêt sur<br />

Patti, mon regard fait le tour de la salle pleine, puis du plateau où je repère<br />

machinalement les amplis, les tables de mixage, les consoles pour la lumière,<br />

deux caméras de chaque côté du plateau et des écrans de télévision autour de<br />

nous, sur lesquels l’émission est projetée en gros plan. C’est la deuxième fois<br />

que je viens au Patti Del Mor live. Après avoir traîné des pieds la première fois,<br />

j’y reviens amusé : finalement, c’est un peu <strong>com</strong>me la scène… et j’adore jouer !<br />

Alors, merci Tyler !<br />

– Depuis sa sortie en début d’année, ton dernier album Hope and Dreams<br />

cartonne à la meilleure place sur tous les sites de vente. Ton clip a fait plus de<br />

40 millions de vues en quelques jours. Comment vis-tu le <strong>com</strong>merce de ta<br />

musique ?<br />

– Ma musique plaît, se vend et, pour moi, c’est génial et stimulant. C’est à la<br />

fois une reconnaissance, une liberté et un luxe : celui de faire la musique que je<br />

veux. D’ailleurs, mon truc, c’est <strong>com</strong>poser et jouer. Pour le reste, j’ai toute<br />

confiance en mon équipe, qui a toujours très bien géré ce qui n’était pas dans<br />

mes cordes.<br />

Rejetant ses cheveux roux en arrière, la journaliste éclate de rire. Ce petit jeu<br />

de mots produit l’effet es<strong>com</strong>pté : éviter de rentrer dans un blabla barbant sur la<br />

gestion du succès avec chiffres et confidences à l’appui. Très pro, Patti a aussi<br />

une réputation de rentre-dedans qui bouscule un peu les artistes sur son plateau<br />

mais ce n’est pas mon genre de me laisser faire. Aussi, je lui souris, détendu,


cool, ouvert mais attentif…<br />

– Travailles-tu déjà sur un autre projet ?<br />

– Quand on était en train de finaliser Graal sounds, j’avais déjà <strong>com</strong>posé trois<br />

morceaux pour le suivant. Même quand on est censé avoir fini un album, je veux<br />

toujours rajouter quelque chose. On est obligé de m’enlever mon violon, ris-je.<br />

En réalité, je suis toujours en mode <strong>com</strong>position : j’écoute, j’observe,<br />

j’enregistre des sons, des images et des mouvements sur mon téléphone. C’est un<br />

peu effrayant au final parce que je dois avoir environ 700 ébauches de morceaux<br />

dessus !<br />

– Tu as en effet une réputation de bosseur acharné, voire d’hyperactif. C’est<br />

dur de bosser avec toi à ton avis ?<br />

– Il vaudrait mieux demander à mon manager, Tyler Monkov. Il a l’air de<br />

supporter vu qu’on travaille ensemble depuis cinq ans ! Mais c’est vrai que je<br />

suis un peu excessif <strong>com</strong>me mec… Quels que soient l’heure et le lieu, je suis<br />

capable de travailler. D’ailleurs, juste avant l’émission, <strong>com</strong>me j’étais en avance,<br />

je me suis installé dans une loge pour écrire la mélodie principale d’un morceau<br />

qui me trotte dans la tête depuis cet après-midi.<br />

Une histoire de renaissance…<br />

– Mais je fais des efforts pour ne pas appeler mon manager à trois heures du<br />

mat pour lui faire écouter un morceau, reprends-je avec une petite moue<br />

coupable.<br />

Semblant douter de ma sincérité sur ce point – et elle n’a pas <strong>com</strong>plètement<br />

tort –, Patti fronce un sourcil ironique. Sans me démonter, je me tourne vers le<br />

public avec un sourire innocent. Des applaudissements <strong>com</strong>plices se font<br />

entendre.<br />

Mais au fond, je ne mens pas : j’anticipe !<br />

Car la réapparition de Willow dans ma vie, et en particulier dans mes nuits,<br />

pourrait faire évoluer ce fonctionnement qui a souvent conduit Tyler à me traiter<br />

de psychopathe insomniaque.<br />

– La presse t’a souvent montré en train de faire la fête…<br />

– Je n’ai pas qu’une réputation de bosseur, semble-t-il.


À ma connaissance, j’ai aussi celles de fêtard, dragueur, bad boy du<br />

Stradivarius et j’en passe !<br />

Imaginant avec amusement quelles images sont en train de défiler dans son<br />

crâne – Jesse Halstead à demi-nu, à moitié bourré et debout sur le bar son<br />

caleçon à la main –, je plante tranquillement mes yeux dans les siens. Malgré son<br />

professionnalisme, un léger trouble apparaît dans son regard et elle remonte ses<br />

lunettes sur son nez un peu fébrilement.<br />

– Question suivante ? proposé-je, assez amusé de la déstabiliser tandis qu’elle<br />

ajuste à nouveau ses lunettes.<br />

– Depuis plusieurs mois, tu enchaînes les concerts dans le monde entier.<br />

Londres, San Francisco, Las Vegas et les prochains à… Los Angeles, c’est bien<br />

ça ? dit-elle en cherchant sur ses petites fiches.<br />

– Oui, il y a eu un changement dans la tournée, on a repoussé les dates de<br />

Chicago.<br />

– On a du mal à te suivre, Jesse ! Mais dis-nous tout, qu’est-ce que tu aimes<br />

dans la scène ?<br />

– Absolument tout ! L’atmosphère, l’excitation, la petite appréhension juste<br />

avant, les lumières, la transpiration, le public et ce qui se crée avec lui au fil du<br />

show. Car même si tout est cadré et répété depuis des semaines, il y a toujours un<br />

imprévu, technique, humain ou météo ! souris-je. Et c’est ça que j’aime : ce petit<br />

truc imprévisible et dingue qui fait monter l’adrénaline, me fait jouer<br />

différemment, imaginer autre chose et rend chaque concert unique et mémorable.<br />

Et à ce titre, celui de Vegas a déclenché un festival d’improbabilité qui<br />

marquera ma mémoire à jamais !<br />

Je fixe Patti dont la main est à présent contractée sur son oreillette. Ses<br />

sourcils se froncent légèrement tandis que je suis son regard vers l’un des écrans<br />

où s’affiche à présent le visage d’un journaliste à la mine dramatique. Derrière<br />

lui, une rue avec une succession de petits immeubles bruns un peu décatis, image<br />

familière des rues de New York.<br />

– Nous interrompons notre émission pour un flash spécial, dit alors Patti Del<br />

Mor. Un incendie spectaculaire vient de se déclarer dans un immeuble situé sur<br />

la 147 e dans une zone d’habitation en cours de réaménagement du Queens. Nos<br />

équipes viennent d’arriver sur place.


Mon cœur se met à battre très fort : les anciens locaux du Shelter sont sur la<br />

147 e . Et Willow devait y retrouver Nathan après sa visite à l’hôpital !<br />

Non, c’est impossible !<br />

Je me redresse d’un bond en scrutant les images pour localiser précisément le<br />

lieu de l’incendie. Surprise, la journaliste me lance un coup d’œil visant à me<br />

faire rasseoir tandis que les techniciens en bord de plateau me font signe qu’on<br />

est toujours en direct et qu’on reprend bientôt. Le regard rivé sur les écrans de<br />

télévision, je les ignore et tente de me rassurer en me disant que la 147 e est<br />

longue.<br />

Très longue, même. Ça pourrait être n’importe lequel des dizaines de<br />

bâtiments de cette rue.<br />

« L’incendie semble s’être propagé du rez-de-chaussée au reste du bâtiment.<br />

Plusieurs équipes de pompiers sont sur les lieux, on ignore pour le moment s’il<br />

pourrait y avoir des victimes. »<br />

Quand la caméra s’approche et que les images montrent l’immeuble en<br />

flammes, entouré d’un terrain vague et d’un chantier de démolition, mon sang se<br />

fige : je reconnais avec horreur les trois étages et l’échelle de secours<br />

bringuebalante du bâtiment de briques que les pompiers sont en train d’arroser.<br />

Le Shelter. Devant lequel est garée la vieille Mini cabossée de Nathan.<br />

J’arrache le micro accroché à ma chemise, je jette mon oreillette sur la table<br />

basse puis sous les yeux incrédules de Patti Del Mor, j’attrape ma veste et je me<br />

rue hors du plateau. Derrière moi, je l’entends crier :<br />

– Hey, mais l’émission continue !?<br />

Là, tout de suite, j’en ai rien à foutre de ton émission !<br />

Pas alors que Willow est peut-être… et que l’incendie…<br />

Stop ! On se calme !<br />

Au même moment, je sens mon téléphone vibrer dans ma poche. Priant pour<br />

que ce soit Willow, je continue à courir vers ma voiture tout en regardant


l’écran : Tyler. Sans décrocher, je coupe l’appel et tente d’appeler Willow. Ça ne<br />

répond pas. J’essaie de faire taire mon angoisse en faisant hurler le moteur avant<br />

de déboîter en trombe, oubliant de regarder dans mon rétro. J’entends à peine le<br />

klaxon du taxi qui pile pour m’éviter. Mon seul objectif est foncer. Et je serais<br />

prêt à rouler sur les rails du métro si ça pouvait me faire arriver plus vite.<br />

J’accélère encore, indifférent au danger, ne pensant qu’à Willow.<br />

Était-elle dans la maison quand l’incendie a pris ?<br />

Cette hypothèse me déchire le crâne <strong>com</strong>me un éclat d’obus éclatant dans mes<br />

tempes. Mes mains serrent si fort le volant que je tremble.<br />

Je ne supporterai pas de la perdre.<br />

Pas encore une fois, pas quand je l’ai enfin retrouvée et juste quand nous<br />

sommes enfin réunis !<br />

Quand je me gare en haut de la 147 e barrée de camions de pompiers tous<br />

gyrophares allumés et que je vois de loin les flammes sortir des fenêtres de<br />

l’étage, ma vue se brouille. Laissant la portière ouverte, je me mets à courir.<br />

Ça ne peut pas arriver, c’est impossible que le malheur frappe deux fois les<br />

mêmes personnes, la vie ne peut pas être si injuste.<br />

Mais quand j’aperçois les dizaines d’hommes casqués, lances à incendie<br />

braquées sur les murs en flammes, je panique carrément, rattrapé par la peur que<br />

j’ai réussi à tenir derrière moi pour arriver jusqu’ici. Essoufflé, haletant, je ne<br />

ralentis pas.<br />

– Je vous en prie, murmuré-je en priant je ne sais qui alors que je ne crois en<br />

rien de divin et miraculeux.<br />

Bousculant les voisins agglutinés, je cherche les silhouettes de Willow et<br />

Nathan, essayant de repérer les cheveux blonds et la tignasse rousse et joue des<br />

coudes pour atteindre l’entrée de la maison. Où sont-ils ?<br />

– Willow ? appelé-je en continuant à avancer en courant, de plus en plus<br />

angoissé de ne pas l’apercevoir, ni elle ni Nathan.


Plus je me rapproche, plus je la cherche, et plus le pire devient possible.<br />

Comme dans un cauchemar, j’entends des <strong>com</strong>mentaires qui résonnent <strong>com</strong>me<br />

de sinistres prédictions.<br />

– J’espère qu’aucun gosse n’est à l’intérieur, personne ne peut survivre làdedans,<br />

ils doivent tous être morts.<br />

Hébété et hors d’haleine, je fixe un instant les murs noircis, les fenêtres<br />

béantes et l’échelle de secours tordue par la chaleur qui pend lamentablement,<br />

<strong>com</strong>me un corps suspendu tête en bas dans le vide, à peine retenu par un pied.<br />

Devant moi, en haut du perron chauffé à blanc, la porte d’entrée disparue laisse<br />

échapper une fumée sombre. Je regarde une dernière fois autour de moi : Willow<br />

n’est nulle part. Une seule conclusion s’impose : elle est à l’intérieur de la<br />

baraque en feu.<br />

La chaleur et le bruit sont terrifiants mais sans hésiter, je me glisse sous le<br />

cordon rouge et blanc qui barre l’accès au périmètre de la maison pour aller la<br />

chercher.<br />

Une main me rattrape par le col. Surpris et furieux, je me retourne<br />

brusquement.<br />

– Personne n’entre là-dedans, glapit un policier au visage juvénile qui agrippe<br />

à présent mon épaule. C’est de la folie.<br />

– Ma femme est dans cette maison avec un ami ! hurlé-je en me dégageant<br />

pour pénétrer dans le brasier.<br />

Car à cet instant, je ne sens rien, je ne vois rien, je n’entends rien, je suis<br />

aveuglé de colère et de désespoir.<br />

Mais je n’ai pas fait un pas que je sens deux hommes me plaquer au sol. J’ai<br />

beau me débattre, me cabrer, hurler, rien n’y fait ! Dans mes yeux remplis de<br />

larmes et de rage, je vois défiler les visages de Willow, de Nathan, et des deux<br />

policiers essayant de me calmer. En bande-son, la voix d’Aidan me répète « tu<br />

peux réparer ».<br />

« Votre femme et votre ami vont bien », finis-je par entendre.<br />

Complètement hébété, je dévisage l’homme qui parle et continue à m’arracher


le bras.<br />

– Willow Blake et Nathan Benson, c’est bien ça ? précise-t-il devant mon air<br />

stupéfait. Nous les avons récupérés et mis en sécurité dans un de nos véhicules.<br />

– Le médecin les a examinés, continue le plus vieux des deux flics, ils n’ont<br />

rien à part des irritations dues aux inhalations de fumée.<br />

– Ils sont où ? demandé-je en me précipitant vers la cohorte de camions<br />

rouges.<br />

Il tend le bras vers le plus éloigné. Aussitôt, je me mets à courir : par les<br />

portes arrière ouvertes, j’aperçois soudain la haute tête rousse de Nathan. Mon<br />

cœur se met à battre plus fort, me labourant la poitrine. Ensuite, c’est <strong>com</strong>me si<br />

le soleil entrait tout entier dans mon âme : les cheveux emmêlés et poussiéreux,<br />

Willow est bien là, debout, vivante, enroulée <strong>com</strong>me Nathan dans une couverture<br />

de survie dorée. Elle ne m’a pas vu.<br />

Après l’avoir crue morte, je suis si heureux de la retrouver entière, en vie et<br />

visiblement indemne. Mes jambes courent toutes seules, mes mains se tendent et<br />

mon cœur tambourine <strong>com</strong>me s’il voulait sortir de mon corps pour se jeter sur<br />

elle. Soulagé d’une immense frayeur, il me semble que je respire enfin.<br />

Mais son air un peu hagard me fiche la trouille.<br />

Et si Willow, avec ce choc, si sa mémoire…<br />

Je repousse cette idée de toutes mes forces en avalant les derniers mètres qui<br />

me séparent d’elle.<br />

Elle est vivante, bordel, elle est vivante !<br />

Quand Willow m’aperçoit, elle frissonne, sa bouche se met à trembler et ses<br />

yeux se noient de larmes. Éperdu, je bondis dans le camion et la prends dans mes<br />

bras. Au moment où mes doigts, mes bras, ma poitrine et mon ventre sentent son<br />

corps, il me semble reprendre vie.<br />

– Jesse, murmure-t-elle, la tête blottie contre mon torse.<br />

Bouleversé, je plonge mon nez dans ses cheveux. L’odeur de fumée qui s’en<br />

échappe me tord les tripes. Presque affalée contre moi, elle reste immobile,


espirant à peine. Toute tremblante, elle me semble si menue et fragile que mon<br />

inquiétude remonte en flèche.<br />

Est-ce qu’elle va vraiment bien ?<br />

Aussitôt, je palpe ses bras, son dos, ses hanches, vérifiant chaque partie de<br />

son corps pour m’assurer qu’elle est entière. Encore sous le choc, elle se laisse<br />

faire mais s’accroche à moi dès que je tente de m’écarter d’elle pour la checker<br />

des pieds à la tête. Une fois rassuré, je la serre à nouveau contre moi.<br />

Quand je lève les yeux, je croise le regard de Nathan qui tente de me sourire<br />

vaillamment. Son visage noirci de fumée me fait grincer des dents.<br />

– Content de te voir, lui dis-je d’une voix étranglée en serrant encore plus fort<br />

le corps de Willow contre le mien.<br />

Maintenant que je sais qu’elle va bien et lui aussi, d’autres interrogations se<br />

bousculent dans ma tête :<br />

– Que s’est-il passé ?<br />

Willow se remet à trembler de plus belle et c’est Nathan qui me répond, d’une<br />

voix cassée par l’émotion et les inhalations :<br />

– On avait presque fini de faire le tour de la maison. On sortait de la réserve<br />

quand tout à coup, le couloir s’est rempli de fumée. On a couru vers le salon,<br />

mais ça flambait de tous les côtés.<br />

Il s’interrompt pour reprendre son souffle. Le corps tendu, je m’efforce de<br />

rester calme pour Willow. Caressant ses cheveux, je cherche à l’apaiser en me<br />

retenant de bousculer Nathan pour qu’il continue son récit.<br />

– Si on reculait vers la réserve, c’était clair qu’on allait mourir asphyxiés le<br />

temps que les pompiers arrivent. On n’avait pas le choix, dit-il doucement.<br />

Alors, j’ai attrapé Willow et miraculeusement, on a réussi à passer. Mais l’entrée<br />

était en feu aussi, impossible de monter ou de sortir. Finalement, on a réussi à<br />

sortir par le fenestron des toilettes.<br />

Il sourit, l’air épuisé et baisse les yeux vers son torse nu sous la couverture.


– Mais mon tee-shirt The show must go on a cramé, dit-il en surprenant mon<br />

regard. Dommage, c’était un collector !<br />

Sous la plaisanterie, j’entends sa voix trembler. Je pose ma main sur son<br />

épaule, devinant qu’il tente à sa façon de conjurer les images et les peurs. Mais<br />

pour moi, l’essentiel est sous mes yeux : Willow et lui sont vivants.<br />

– Merci, Nathan, sans toi… dis-je en repoussant l’émotion qui retente une<br />

percée dans ma carapace.<br />

– Je n’ai pas réfléchi, sourit-il <strong>com</strong>me pour s’excuser. Mais putain, c’était<br />

chaud là-dedans !<br />

Sa tentative d’humour noir nous fait partager un sourire crispé tandis que je<br />

presse son épaule un peu plus fort. Nathan est vraiment un mec bien. Et surtout,<br />

je lui dois la vie de Willow.<br />

– Et les équipes de sécurité, réfléchis-je soudain, qu’est-ce qu’ils foutaient<br />

pendant ce temps ?<br />

– Apparemment, ils ont été retrouvés inconscients sur le terrain du chantier à<br />

côté. Sans doute attaqués au taser, mais ils n’ont rien, ajoute Nathan en me<br />

voyant blêmir.<br />

Poings serrés, je retiens un peu plus Willow contre moi pour la protéger de ce<br />

que je suis en train de <strong>com</strong>prendre.<br />

– Alors l’incendie est criminel ? dis-je d’une voix trop forte.<br />

Tout en le maudissant jusqu’à la centième génération, je me demande si celui<br />

qui a mis le feu savait que le Shelter était vide.<br />

Car les jeunes auraient pu encore être dans la maison, si on n’avait pas<br />

avancé le déménagement !<br />

– C’est ce que la police suppose, même si rien ne permet encore de le<br />

prouver, opine Nathan.<br />

Est-ce ce Beauty dont ont parlé Willow et Nathan ?<br />

– Si on allait dehors ? murmure soudain Willow en levant les yeux vers moi.


On étouffe là-dedans et j’ai besoin de voir autre chose que l’intérieur de ce<br />

camion.<br />

Je jette un regard autour de nous. C’est vrai qu’entre les bouteilles d’oxygène,<br />

le brancard et les appareils chromés suspendus au plafond, on ne se sent pas<br />

hyper à l’aise ici.<br />

On a plutôt l’impression d’être dans le camping-car du papa de Frankenstein<br />

revu et corrigé par le chef-décorateur de Dexter.<br />

Une fois à l’extérieur, l’air chargé de cendres prend à la gorge. Très inquiet en<br />

voyant les mines grises de Willow et Nathan au grand jour, je vérifie auprès du<br />

médecin des pompiers qui me confirme qu’ils n’ont rien et peuvent rentrer chez<br />

eux.<br />

Tous les trois immobiles, nous fixons un moment les murs carbonisés du<br />

Shelter derrière lesquels les flammes semblent à présent éteintes. Les yeux de<br />

Willow brillent de larmes puis se détournent vers les pompiers qui continuent<br />

d’arroser la maison.<br />

Ou ce qu’il en reste.<br />

– Je <strong>com</strong>prends ce que tu ressens, dis-je en passant mon bras autour de son<br />

épaule. Mais vous avez fait tout ce qu’il fallait pour les jeunes et au bon<br />

moment. Grâce à vous, ils sont loin d’ici, en sécurité, dans le nouveau Shelter.<br />

Elle acquiesce sans un mot. Nathan me jette un regard reconnaissant.<br />

– Et vous êtes sains et saufs. C’est plus important que tout, pour l’assoc, pour<br />

les jeunes… et pour moi.<br />

Quand les yeux de Willow se tournent vers moi, je lui souris.<br />

– Tu es ce que j’ai de plus cher au monde, murmuré-je en l’embrassant avec<br />

douceur.<br />

Serrés l’un contre l’autre, nous continuons à observer un moment les ruines<br />

fumantes. Soudain, le corps de Willow se crispe. Je suis son regard écarquillé en<br />

direction des badauds encore agglutinés derrière le cordon de sécurité que j’ai


franchi tout à l’heure.<br />

– Là, avec le costume, murmure-t-elle en pointant le menton vers un type qui<br />

tend le cou entre les spectateurs pour observer la maison.<br />

Alerté par son ton, j’observe le mec qu’elle me montre : un balaise aux<br />

cheveux très ras, vêtu d’un costard probablement emprunté à son petit frère vu<br />

<strong>com</strong>me il explose dedans. Une gueule carrée que des lèvres charnues tentent<br />

d’adoucir mais que son regard froid et calculateur achève de rendre inquiétante.<br />

– C’est Beauty, dit Willow dans un souffle.<br />

– Qu’est-ce qu’il fait là ? dit Nathan, confirmant ainsi l’identité du type.<br />

– Contempler son œuvre et s’assurer qu’il ne reste que des cendres, répond<br />

Willow d’une voix blanche.<br />

Stupéfait, je lâche l’épaule de Willow. Apercevant les regards de Willow et<br />

Nathan braqués sur lui, le type tord sa bouche dans un rictus.<br />

Genre petit salut dédaigneux et narquois.<br />

– Il se fout de nous en plus, gronde Willow.<br />

– Pas pour longtemps, dis-je en m’élançant, tous muscles bandés.<br />

Courant à toute vitesse, je zigzague entre les pompiers, je manque de faire<br />

tomber un policier et j’arrache presque le cordon de sécurité pour passer. Jouant<br />

ensuite des coudes et des épaules, je bouscule sans ménagement les badauds<br />

pour avancer et choper Beauty par le col et lui faire cracher le morceau.<br />

Mais au moment où je déboule là où il était il y a dix secondes, il a disparu.<br />

– Et merde ! Sacré putain d’enfoiré ! hurlé-je.<br />

Furieux, je scrute les alentours. Mais dans la lumière blanchâtre des<br />

réverbères, la rue autour de nous est vide.<br />

Un type qui aurait la conscience tranquille n’aurait pas disparu <strong>com</strong>me ça !<br />

Aussi, revenant au pas de course vers l’attroupement devant la maison, je<br />

chope le vieux flic qui m’a retenu tout à l’heure et lui explique rapidement.


Prenant ce qui vient de se passer au sérieux, surtout quand je lui dis que le<br />

Beauty en question en veut vraisemblablement depuis un bout de temps à<br />

l’équipe du Shelter qui a manqué d’y rester dans l’incendie, il se dirige vers<br />

Willow et Nathan pour leur parler.<br />

Tout en reprenant mon souffle, je le suis des yeux en marchant lentement. À<br />

chaque pas, j’écrase en pensée la tronche de ce Beauty à qui j’aurais bien tiré les<br />

vers du nez à coups de poing. Car désormais, même si rien n’est confirmé par les<br />

flics, je suis certain que ce feu n’est pas accidentel.<br />

Ça fait trop de hasards à la con.<br />

Aussi, tout en observant de loin Willow et Nathan répondre au flic, j’appelle<br />

la boîte de sécurité. Ils sont déjà au courant pour leurs agents.<br />

– Il faut doubler le personnel, leur ordonné-je immédiatement.<br />

Après avoir convenu des moyens d’une sécurité renforcée partout où existe un<br />

risque, je leur donne le signalement de Beauty. Tout en le décrivant, je<br />

m’aperçois que je suis incapable de donner la couleur de ses yeux.<br />

Mauvais, torve et venimeux ne sont a priori pas des couleurs…<br />

Quand je raccroche, même de loin, Willow et Nathan semblent livides et<br />

épuisés.<br />

– Vous êtes sûr qu’ils vont bien ? demandé-je pour la troisième fois au<br />

médecin des pompiers que j’attrape par le bras quand il passe devant moi d’un<br />

air pressé.<br />

Il me jette un regard fatigué, où je lis clairement qu’il aurait préféré m’éviter.<br />

Je l’écoute m’assurer qu’ils sont en état de partir et n’ont besoin que de repos et<br />

de tranquillité. Puis il me tape sur l’épaule d’un geste paternel qui m’agace.<br />

Mais quand je rejoins Willow et Nathan, je suis bien décidé à les faire<br />

rechecker de la tête aux pieds pour être sûr que, dans l’urgence, on ne soit pas<br />

passé à côté de quelque chose.<br />

– Je vous emmène à l’hôpital.


Willow me lance un regard sombre tandis que Nathan sourit, presque amusé.<br />

– On a déjà vu un médecin, soufflé dans des tas de ballons, vérifié nos<br />

tensions, notre rythme cardiaque et chaque centimètre carré de notre corps. Je<br />

crois que ça va aller.<br />

– Vous avez vécu un traumatisme, dis-je en ayant l’impression d’être le clone<br />

d’Aidan, version peu convaincante vu leurs airs négatifs.<br />

– C’est non, me dit Willow en secouant la tête d’un air buté.<br />

Je me raidis, prêt à imposer, quitte à passer à ses yeux pour un mec obtus avec<br />

des tendances autoritaires.<br />

Ce qui ne serait pas la première fois.<br />

– Ne m’emmène pas à l’hôpital, je t’en prie.<br />

Sa voix qui soudain murmure et ses yeux perdus me font hésiter. Mal à l’aise,<br />

inquiet, je mesure <strong>com</strong>bien ce genre de lieu doit lui rappeler de mauvais<br />

souvenirs.<br />

– Je voudrais juste rentrer, m’explique Willow doucement en prenant ma<br />

main. S’il te plaît, je voudrais être chez moi, au chaud, dans mon lit et retrouver<br />

Dobby.<br />

– Moi, je ne rêve que de quitter cet endroit qui me fout le bourdon, renchérit<br />

Nathan.<br />

Le regard suppliant de Willow me fait fondre.<br />

– D’accord, mais à deux conditions.<br />

Opinant d’un air las, ils soupirent tous les deux et <strong>com</strong>mencent à se diriger<br />

hors de la zone de sécurité.<br />

– Pas question que tu restes seul Nathan, dis-je d’une voix ferme.<br />

L’intéressé sursaute. Haussant les épaules, il ne se rebelle pas mais Willow me<br />

lance un regard soulagé, où je <strong>com</strong>prends que malgré sa fatigue, elle s’inquiète<br />

<strong>com</strong>me moi pour son ami, ce qui me touche.


– Tu viens avec nous chez Willow. J’enverrai un mec de la sécurité chercher<br />

ta voiture. Et Aidan vient vous checker tous les deux, dis-je en <strong>com</strong>mençant à<br />

envoyer un SMS à mon frère pour résumer la situation et lui demander son aide.<br />

– Ça fait trois conditions, sourit faiblement Nathan, mais pour moi, c’est<br />

d’accord.<br />

Accrochant son bras au mien, Willow opine. Sans me poser davantage de<br />

questions, Aidan répond aussitôt :<br />

[Je pars. Je vous rejoins chez Willow.]<br />

Je soupire, soulagé et presque rassuré. Car tout le gratin du meilleur corps<br />

médical du monde aurait beau me jurer que Willow et Nathan vont bien, le seul<br />

en qui j’ai totale confiance et qui pourra me convaincre définitivement que c’est<br />

vrai, c’est mon frère.<br />

Et je lui suis reconnaissant. Car dans les cas d’urgence, Aidan est toujours là,<br />

fidèle à sa réputation d’« homme qui ne laisse jamais tomber ».


25. Insistance fraternelle<br />

Willow<br />

Quand Jesse m’ouvre la portière et tend la main pour m’aider, je lui souris<br />

bravement avant de m’installer sur le siège passager. Juste avant, il a ôté la<br />

couverture de mes épaules pour m’envelopper de sa veste de costume. Enroulée<br />

dans son vêtement, ficelée sur mon siège, je m’efforce de respirer à fond et<br />

d’oublier que je suis dans une voiture. Le parfum agréable qui s’échappe de la<br />

veste n’arrive pas à ôter de mes narines l’odeur de fumée ni celle du cuir de la<br />

voiture, formant un tout un peu âcre et écœurant qui me serre la gorge. Aussi,<br />

dès que Jesse allume le moteur, je m’accroche à la poignée de la portière, prête à<br />

déguerpir.<br />

Compréhensif, Jesse sourit, se tourne vers moi puis caresse doucement ma<br />

joue en remettant mes cheveux derrière mon oreille. Essayant de repousser mon<br />

angoisse, je me concentre sur son visage. Sans me quitter des yeux, il attrape ma<br />

main, déplie mes doigts crispés et embrasse ma paume.<br />

– On s’arrête quand tu veux, murmure-t-il.<br />

Je hoche la tête, bien décidée à prendre sur moi pour qu’on puisse arriver au<br />

plus vite. Quand la voiture démarre, je contracte tous mes muscles pour ne pas<br />

trembler. Je jette un regard vers la banquette arrière, où Nathan <strong>com</strong>pose le<br />

numéro de sa mère.<br />

– Elle passe son temps sur Twitter, elle est au courant de tout avant la presse,<br />

dit-il d’un ton léger avant qu’elle ne décroche.<br />

Quand je l’entends lui expliquer l’incendie de la maison en omettant de<br />

préciser que nous étions dedans, je frémis malgré moi.<br />

Après m’avoir lancé un regard rassurant, Jesse <strong>com</strong>mence à rouler au ralenti.<br />

Luttant contre la nausée migraineuse qui monte en me nouant le ventre, je


<strong>com</strong>pose le numéro d’Emma. Histoire de ne pas regarder la route et de me<br />

concentrer sur autre chose que le pare-brise, les essuie-glaces ou la couleur de la<br />

boîte à gants, je tourne la tête vers Jesse et fixe son profil. Sentant mon regard<br />

rivé à lui, il sourit sans quitter la route des yeux.<br />

Au bout du fil, mon amie est bouleversée. Entendre sa voix étranglée me<br />

donne envie de pleurer à nouveau, <strong>com</strong>me si sa peur réactivait la mienne.<br />

– Ça va, lui assuré-je en masquant les tremblements de ma voix. Et Nathan<br />

aussi.<br />

Je lui explique ensuite que les policiers prennent désormais au sérieux la piste<br />

Beauty et que la police va dépêcher deux voitures de patrouille devant la maison.<br />

Sans qu’il ait eu besoin de me le dire, je suppose que Jesse a dû faire<br />

multiplier ses équipes de protection, ce qui, cette fois, ne m’agace pas. Bien au<br />

contraire. S’il pouvait y ajouter un bouclier magnétique anti-Beauty et un<br />

système de désintégration de ce sale type à distance, j’appuierais même sur le<br />

bouton déclencheur avec plaisir.<br />

– Les flics sont déjà devant et cinq nouveaux gardes du corps gardent l’entrée,<br />

me confirme Emma.<br />

Toujours tournée vers Jesse, je lui adresse un sourire reconnaissant puis je<br />

questionne Emma sur les jeunes.<br />

– Ils ne sont pas encore au courant. À cette heure-ci, la plupart dorment déjà,<br />

me dit-elle. Ne vous inquiétez pas, je gère.<br />

Quand je raccroche, elle me fait promettre de me reposer, d’embrasser Nathan<br />

et de lui donner des nouvelles dès que j’aurai dormi douze heures d’affilée.<br />

Quand la voiture stoppe devant mon immeuble, un gros soupir s’échappe de<br />

mes poumons <strong>com</strong>me si je n’avais pas respiré depuis des heures.<br />

Je vacille en <strong>com</strong>mençant à me mettre debout. Sentant que je pourrais<br />

m’évanouir, je me cramponne à la main tendue de Jesse pour sortir de la voiture.<br />

Prévenant, il cache son inquiétude en passant un bras ferme autour de ma taille<br />

et me soutient pour avancer. Les jambes en coton, la tête bourdonnante et le dos


isé, je me repose <strong>com</strong>plètement sur lui, <strong>com</strong>me si, à l’idée de retrouver mon<br />

chez-moi dans quelques secondes, toute la tension accumulée s’était transformée<br />

en kilos de plomb coulés dans mon corps.<br />

L’air un peu absent, Nathan marche à mon côté, sa haute taille formant avec<br />

Jesse un bloc solide de chaque côté de mon corps. Mais quand je jette un œil<br />

vers son visage tendu, ses yeux rougis de fatigue et que je l’entends tousser<br />

longuement, je mesure <strong>com</strong>bien mon ami prend sur lui depuis tout à l’heure pour<br />

tenir debout.<br />

Et je suis reconnaissante envers Jesse d’avoir insisté pour que Nathan vienne<br />

avec nous.<br />

Dès que Dobby nous entend ouvrir la porte, il accourt en jappant. Il glisse sur<br />

le parquet et arrive finalement à plat ventre dans un dérapage non contrôlé. Sa<br />

joie évidente me fait plaisir mais, trop chancelante pour me pencher sur lui sans<br />

m’effondrer, je reste figée à le regarder de haut. Il court autour de nous et aboie<br />

mais, <strong>com</strong>me s’il sentait que quelque chose clochait dans mon équilibre, il ne me<br />

saute pas dessus <strong>com</strong>me à son habitude.<br />

Tête penchée, le chiot semble chercher à <strong>com</strong>prendre pourquoi nous sommes<br />

si peu réactifs à ses démonstrations de bienvenue. Devant son air perplexe, je<br />

souris faiblement, repoussant la pensée que j’aurais pu ne jamais le revoir.<br />

Ni cet appartement. Ni Jesse contre qui je me serre à nouveau en tremblant.<br />

Sans cesser de me soutenir, Jesse me conduit vers le canapé où je me laisse<br />

tomber. Dobby se précipite sur mes genoux : l’affection généreuse de cette boule<br />

de poils me fait chaud au cœur. Nathan s’installe dans le fauteuil tandis que je<br />

retiens Jesse par la main. Sa présence m’évite de trembler et repousse les images<br />

des flammes dansant devant moi. Blottie sur son épaule, je me détends<br />

légèrement, promenant mon regard sur mon appartement, ses proportions<br />

exiguës, son style disparate et son foutoir que je regarde à présent avec<br />

tendresse.<br />

Quand une quinte de toux me secoue, Jesse se tourne vers moi, inquiet.<br />

– C’est à cause de la fumée qu’on a avalée, soupire Nathan, la tête appuyée


sur le dossier du fauteuil. D’après le médecin, il faudra vingt-quatre heures pour<br />

que ça se calme.<br />

– Je vais vous chercher de l’eau, dit Jesse en <strong>com</strong>mençant à se redresser.<br />

Mais <strong>com</strong>me si mon corps refusait de se détacher du sien, je me suspends à<br />

lui en passant mes deux bras autour de son torse. Ce n’est pas mon genre de<br />

m’accrocher à un mec <strong>com</strong>me ça… Mais victime d’une peur irrationnelle et d’un<br />

manque quasi physique de son corps, je suis <strong>com</strong>plètement terrifiée à l’idée qu’il<br />

s’éloigne de moi, ce qui ne me rassure pas sur mon état. J’ai vraiment été très<br />

secouée. Il sourit tendrement en essayant de dénouer mes mains.<br />

– J’en ai pour trente secondes !<br />

Je desserre mon étreinte. Mais à peine est-il debout, que je me lève à mon tour<br />

et tente de le retenir à nouveau. Avec un sourire affectueux, il attrape ma main<br />

pour m’emmener. J’admire sa patience et le suis en écrasant ses doigts, Dobby<br />

sur mes talons.<br />

Je ne le quitterais pour rien au monde en ce moment.<br />

Mais j’espère que cet étrange état de dépendance va se dissiper dès que je<br />

serai remise du choc, sans quoi mon mode de vie indépendant va vraiment être<br />

perturbé !<br />

La sonnerie de la porte d’entrée qui retentit à cet instant me fait sursauter.<br />

En résumé, tout me terrifie, c’est clair.<br />

– C’est Aidan, me rassure Jesse.<br />

Broyant sa main plus que je ne la serre, je ne le quitte pas quand il se dirige<br />

vers la porte pour faire entrer son frère. Après m’avoir embrassée avec affection,<br />

il sourit à Jesse, tapote son épaule et se dirige d’un pas ferme vers le salon. Son<br />

dos se crispe une seconde quand il aperçoit Nathan, la nuque renversée et les<br />

yeux clos.<br />

Bouche bée, je fixe moi aussi mon ami avec inquiétude, guettant les<br />

mouvements de sa poitrine.


Est-ce qu’il… ?<br />

Se glissant près de lui, Aidan effleure son poignet du bout des doigts : aussitôt<br />

Nathan rouvre les paupières et lui sourit. Je soupire lourdement. Répondant à son<br />

sourire, Aidan pose sa mallette sur la table basse et l’ouvre pour en sortir son<br />

matériel.<br />

Comme à l’hôpital, ses réflexes et son attitude professionnelle sont rassurants.<br />

Il me semble pourtant sentir un peu de nervosité dans les nombreux coups d’œil<br />

qu’il nous lance tout en nous questionnant avec calme. Nathan lui répond avec<br />

précision, ce dont je lui suis reconnaissante : replonger dans le souvenir de ces<br />

dernières heures me rend malade. Assis à côté de moi, Jesse écoute sans<br />

intervenir mais plusieurs fois, au cours des nouveaux détails donnés par Nathan,<br />

son corps se contracte, transpirant la colère et son envie de pourfendre l’auteur<br />

de l’incendie. Comme toutes les fois où il a voulu me protéger, moi ou le Shelter,<br />

que je sois d’accord ou pas, son implication me touche. Et me rassure. Et tout en<br />

admirant sa capacité à se maîtriser pour ne pas m’inquiéter davantage, je<br />

<strong>com</strong>prends qu’il a eu très peur lui aussi, ce qui me bouleverse.<br />

Sous les yeux attentifs de Jesse, Aidan nous ausculte tour à tour, écoute notre<br />

cœur, nos poumons, inspecte nos oreilles, nos narines et nos yeux. Au fur et à<br />

mesure de ses vérifications, la petite ride d’inquiétude entre ses sourcils<br />

disparaît.<br />

– Je confirme, vous allez bien. Ce qu’il vous faut à présent, c’est dormir,<br />

manger, vous remettre, raconter au maximum, sortir ça de votre tête et vous<br />

laisser chouchouter, dit Aidan avec un sourire en direction de son frère. Trentesix<br />

heures minimum de calme, de repos et zéro stress avec quelqu’un qui veille<br />

sur vous.<br />

Jesse me serre contre lui. Sans qu’il ait besoin de me le dire, je sais qu’il<br />

<strong>com</strong>pte être ce quelqu’un et rester avec moi. Fixant son profil tourné vers son<br />

frère, je lui suis reconnaissante de veiller sur moi. Par pudeur ou épuisement, je<br />

n’aurais peut-être pas osé le lui demander mais au fond, je sais qu’il est la seule<br />

personne qui peut me rassurer cette nuit.<br />

Tandis qu’Aidan referme sa mallette, Nathan se met debout brusquement. Un<br />

peu surprise, je le suis du regard. L’air hagard, il s’emmitoufle dans la couverture


de survie ; un froissement métallique se fait entendre, presque sifflant.<br />

Est-ce qu’il va vraiment bien ?<br />

– Bien, alors je vais rentrer me coucher et dormir d’affilée les trente-six<br />

heures préconisées, dit-il en frottant ses bras croisés l’un sur l’autre.<br />

Mais l’air étrangement indécis, il reste debout, <strong>com</strong>me s’il n’était soudain<br />

plus certain de ce qu’il devait faire, ce qui ne lui ressemble pas. Et me serre le<br />

cœur.<br />

Malgré sa cape argentée, il n’a pas l’air d’un superhéros mais d’un homme<br />

qui se prend de plein fouet le contrecoup d’une grosse frayeur.<br />

– Non, tu ne peux pas rentrer seul chez toi dans cet état. Tu vis seul, tu as<br />

vécu un traumatisme, c’était très violent, dis-je en cherchant validation auprès<br />

d’Aidan qui opine en se rapprochant de Nathan. Tu peux rester ici, on va<br />

s’arranger !<br />

– C’est gentil mais j’ai juste envie de prendre un bain, de me changer et de me<br />

reposer. Vous avez besoin d’être tous les deux et certainement pas avec moi<br />

ronflant sur le canapé ! tente-t-il de plaisanter.<br />

Comme je secoue la tête avec véhémence, il ajoute :<br />

– Et puis, il y a Chaussette, il serait capable de prévenir ma mère si je ne<br />

rentre pas à la maison ce soir, ajoute-t-il d’une voix fatiguée.<br />

Il me lance un regard où je vois toute la fatigue qu’il retient depuis tout à<br />

l’heure. Je <strong>com</strong>prends que <strong>com</strong>me moi, il ait envie de se retrouver chez lui, dans<br />

son univers, <strong>com</strong>me un cocon rassurant autour de lui mais je sais aussi qu’il ne<br />

doit pas rester seul.<br />

– Pas de problème ! Je vais venir veiller sur toi ! propose Aidan d’un ton<br />

léger.<br />

Surpris, Nathan se tourne vers lui, vacillant sur ses jambes.<br />

– Non, merci, je vais me débrouiller, dit-il d’une voix qu’il essaie de rendre<br />

ferme.


Passant d’un pied sur l’autre, il semble aussi gêné qu’incapable de se<br />

mouvoir. Malgré ses efforts pour paraître solide, il est sous le choc de l’incendie.<br />

Mais aussi de la proposition d’Aidan, ce qui me touche.<br />

Je me sens soulagée que Nathan rentre chez lui ac<strong>com</strong>pagné et ne passe pas la<br />

nuit seul. Et puis, quand je pense à la dernière conversation que nous avons eue à<br />

ce propos, Nathan et moi, ce sera peut-être pour mon ami l’occasion de<br />

s’excuser et de dire au bel infirmier tout le bien qu’il pense de lui.<br />

– Oh, mais tu n’as pas vraiment le choix ! dit alors Aidan en continuant de lui<br />

sourire.<br />

Résonne alors quelque part en moi l’écho de paroles à peu près identiques<br />

sorties de la bouche de Jesse : décidément, ils ne sont pas frères pour rien ! Et<br />

qu’Aidan <strong>com</strong>pte avoir le dernier mot me rassure pour Nathan.<br />

– Mais c’est tout petit chez moi… proteste mon ami.<br />

Sa voix s’étrangle dans une quinte de toux tandis qu’il agite la main pour faire<br />

signe que c’est impossible. Ses doigts qui tremblent n’échappent pas à Aidan.<br />

L’attention soutenue et le professionnalisme du frère de Jesse achèvent de me<br />

convaincre : Nathan est en de bonnes mains.<br />

– T’inquiète si tu n’as pas de chambre d’ami, sourit affectueusement<br />

l’infirmier, je dormirai sur ton canapé.<br />

Nathan ouvre la bouche, prêt à objecter.<br />

– Et si tu n’en as pas, je dormirai dans la baignoire ! De toute façon, je viens,<br />

je ne <strong>com</strong>pte pas te laisser risquer de faire une crise de panique tout seul dans la<br />

nuit ! dit Aidan en <strong>com</strong>mençant à retirer son sweat-shirt à capuche pour arborer<br />

un débardeur rose I love Mount Sinai Hospital.<br />

Comme le regard de Nathan semble scotché au torse musclé qui apparaît sous<br />

le coton, Aidan lui tend son sweat-shirt. Amusée, j’observe la surprise se peindre<br />

sur le visage de Nathan et je souris, presque détendue.<br />

– Avant que tu barbotes dans ton bain, ce sera plus confortable, non ?


Baissant les yeux vers sa couverture de survie, Nathan rougit carrément avant<br />

d’enfiler le vêtement sans plus résister.<br />

– Comme ça, aucun de vous ne reste seul cette nuit, dit Aidan en me<br />

regardant.<br />

– Ni ne s’inquiète pour l’autre, <strong>com</strong>plète Jesse avec un clin d’œil <strong>com</strong>plice.<br />

Un peu déstabilisé par cette insistance fraternelle, Nathan reste immobile.<br />

Ayant abdiqué depuis longtemps, je souris. Puis acceptant son ange gardien en la<br />

personne d’Aidan, Nathan me lance un regard affectueux où je lis de la<br />

reconnaissance, une soudaine timidité et peut-être au fond du soulagement de ne<br />

pas se retrouver seul à ressasser toute la nuit les images qui nous hantent tous les<br />

deux.<br />

Trouvant le courage de me relever malgré la fatigue qui me coupe les jambes,<br />

je serre Nathan dans mes bras.<br />

– Prends soin de toi. Et merci, chuchoté-je d’une voix étranglée.<br />

Comme toujours quand il est gêné, Nathan hausse les épaules en riant. Mais<br />

c’est la première fois que cela me fait monter les larmes aux yeux.<br />

– Tu me promets que tu te reposes. Merci Aidan de le surveiller, dis-je à ce<br />

dernier en l’embrassant ensuite.<br />

Dès que la porte se referme sur eux, la pression retombe d’un coup dans la<br />

pièce. La peur me serre le ventre et, sans que je puisse résister, des larmes<br />

coulent de mes yeux. Avoir vu mon ami soudain si fragile et perdu m’a rappelé<br />

ce que je tente d’ignorer depuis tout à l’heure : nous aurions pu mourir s’il<br />

n’avait pas eu le bon réflexe.<br />

À cette pensée, une sorte de torpeur polaire m’envahit, gelant mes sensations<br />

pour ne laisser que le froid et la peur à vif. Un long tremblement me parcourt,<br />

qui ne veut plus s’arrêter. Complètement glacée mais dégoulinant de sueur, je<br />

frissonne en continu, de la tête aux pieds et claque des dents. J’ai l’impression<br />

que tout ce que j’ai retenu depuis que les pompiers nous ont recueillis lâche<br />

soudainement : ma stupeur, mon effarement, ma peur. Ma panique.<br />

Bondissant près de moi, Jesse me prend dans ses bras et me frotte le dos.


Malgré mon tee-shirt, la chaleur de ses paumes me fait sentir <strong>com</strong>bien j’ai froid :<br />

<strong>com</strong>me si depuis l’incendie, le blizzard s’était engouffré en moi. Comme si avoir<br />

frôlé la mort de si près avait laissé une partie de moi pétrifiée.<br />

Je tente de me secouer en me répétant que je suis là, vivante dans les bras de<br />

Jesse.<br />

– Tu es gelée, va prendre une douche bien chaude et pendant ce temps, je te<br />

prépare à manger, suggère-t-il au bout d’un moment en m’aidant à me relever.<br />

Je secoue la tête et me colle davantage à lui.<br />

– Non, reste avec moi, murmuré-je.<br />

Je n’ai pas très faim de toute façon. Et puis, cette impression de baigner<br />

depuis des heures dans un parfum sauce barbecue me coupe plutôt l’appétit.<br />

La salle de bains est si exiguë que je me suis souvent dit qu’on ne pourrait y<br />

tenir à deux. Mais ce soir, elle me semble immense tant je me sens ratatinée de<br />

fatigue. Appuyée dos à la porte, sans force, j’observe Jesse régler la température<br />

de l’eau de la douche. Le jet qui part de travers du pommeau l’éclabousse,<br />

inondant sa manche de chemise. Surpris, il m’adresse un petit sourire penaud<br />

avant de rouler ses deux manches vers ses coudes. Comme je ne bouge toujours<br />

pas, il se retourne, s’agenouille devant moi et, avec délicatesse, délace mes<br />

baskets une par une avant de les ôter. Prenant chacun de mes pieds entre ses<br />

mains, il les frotte ensuite longuement pour les réchauffer. Son geste m’évoque<br />

la douceur tiède d’un nid d’oiseau. Je n’ai pas l’habitude d’être choyée et prise<br />

en mains, mais je ne résiste pas, un peu étonnée d’aimer ça.<br />

Puis, sans se relever, il fait glisser mon jean et ma culotte le long de mes<br />

cuisses. Je me laisse faire, épuisée et encore tendue. Ses doigts qui effleurent<br />

mon corps quand il me déshabille m’apaisent. Un petit frisson me parcourt. Petit<br />

à petit, avec les sensations qui reviennent, le froid, la tiédeur, la fraîcheur de<br />

l’air, je re<strong>com</strong>mence à me sentir vivante.<br />

Une fois mon haut enlevé, ses yeux se posent un instant sur mes seins encagés<br />

dans leur dentelle rose. Il me semble y voir un éclat sensuel qui me trouble mais<br />

son regard revient tranquillement vers mon visage.


Me faisant alors pivoter sur moi-même, Jesse dégrafe mon soutien-gorge et le<br />

retire. Étonnamment apaisée de me laisser prendre en charge, je soupire,<br />

soulagée d’être dépouillée de tout vêtement dont l’odeur me rattache encore à<br />

l’incendie. Mais aussi très fébrile. Sentir son regard, ses mains me frôler et son<br />

souffle derrière moi me déstabilise tout en me rassurant, car il éloigne de plus en<br />

plus le spectre des flammes.<br />

Comme une main tendue qui me ramène vers le présent.<br />

Jesse enserre mes épaules, les caresse lentement puis <strong>com</strong>mence à les masser,<br />

pressant et écrasant les tensions jusqu’à les faire disparaître.<br />

Attentive à ses doigts sur ma chair, je ferme à demi les yeux. Quand ses<br />

paumes se posent à plat sur mes omoplates et longent ma colonne vertébrale,<br />

s’arrêtant sur le haut de mes fesses pour rejoindre mes hanches, une onde<br />

sensuelle picote ma peau. Mon souffle se raccourcit. Reculant d’un pas,<br />

j’imbrique mon dos nu contre son torse. M’enveloppant alors de ses bras, Jesse<br />

me berce tendrement tout en embrassant ma nuque.<br />

Mais quand il soulève mes cheveux, l’odeur de fumée collée à moi me donne<br />

envie de vomir. Elle me rappelle l’incendie, elle m’isole, m’emprisonne et se<br />

dresse <strong>com</strong>me une barrière de nuit et de peur autour de moi. Détachant alors<br />

mon corps des bras de Jesse, j’avance sous la douche fumante pour m’en<br />

débarrasser. L’eau qui coule sur mon crâne me procure un délassement<br />

immédiat. Regardant Jesse à travers le rideau de pluie chaude, je reste un<br />

moment immobile, laissant la chaleur entrer dans chaque pore de ma peau. Grâce<br />

à l’attention et à la tendresse que je ressens dans chacun de ses gestes, il me<br />

semble que je pourrai parvenir à oublier le cauchemar des flammes.<br />

Ses yeux bleus paraissent gris, presque couleur de perle, avec des éclats<br />

argentés, <strong>com</strong>me des éclats de vie chatoyante et intense.<br />

Comme il est beau, réalisé-je <strong>com</strong>me si je le redécouvrais.<br />

Attrapant la bouteille de shampoing, il se rapproche de moi en souriant. Sans<br />

me quitter des yeux, il verse un peu de liquide frais sur mes cheveux puis, l’air<br />

concentré, <strong>com</strong>mence à frotter doucement le dessus de mon crâne. Amusée, je<br />

souris en voyant les gouttes mousseuses éclabousser sa chemise, puis très vite, je


ferme les yeux, goûtant le contact de ses mains et la caresse de l’eau sur mes<br />

épaules. Mais dès que mes paupières se baissent, malgré moi, des images de<br />

l’incendie réapparaissent, agressives et horribles.<br />

Comme s’il les apercevait lui aussi, Jesse enserre mon visage de ses mains<br />

dans un mouvement tendre et protecteur.<br />

– Reviens-moi, murmure-t-il doucement.<br />

Sa voix est si aimante que j’ai envie de pleurer. Ces deux petits mots<br />

résonnent en moi étrangement, <strong>com</strong>me s’ils évoquaient ceux du passé, ceux qu’il<br />

a dû taire il y a cinq ans, parce que je ne pouvais pas les entendre alors. Mais,<br />

aujourd’hui, ils me guident dans le noir, <strong>com</strong>me une porte ouverte vers la<br />

lumière.<br />

Luttant pour ne pas me laisser envahir par les mauvais souvenirs, je chasse<br />

alors les images des flammes en me concentrant sur les mains de Jesse sur ma<br />

nuque, mes épaules, puis le long de mon dos, mes hanches et mes côtes, avant<br />

qu’elles ne remontent sur mon ventre et frôlent mes seins pour atteindre mon<br />

visage. Ses doigts courent ensuite sur mon menton, mes joues, mes paupières et<br />

mon front avant de me repousser délicatement sous le jet de la douche.<br />

Couverte de mousse, d’eau et de frissons, je me laisse couler dans un flot de<br />

sensations rassurantes. Car plus l’eau ruisselle sur moi, plus il me semble que les<br />

derniers vestiges de l’incendie disparaissent de mon corps et de ma tête, que ma<br />

peur accumulée et crispée <strong>com</strong>me une carapace fond enfin, définitivement diluée<br />

dans l’eau qui mousse à mes pieds. Ma chair tout entière se réveille. Petit à petit,<br />

je me sens <strong>com</strong>plètement là, entière, en sécurité.<br />

Le cauchemar flamboyant s’éloigne.<br />

Quand je rouvre les paupières, Jesse a reculé et m’observe. Sa chemise est à<br />

moitié trempée, révélant ses pectoraux que je sais sublimes. Ses tatouages se<br />

devinent sous le tissu mouillé.<br />

L’enfer se referme et le paradis s’ouvre avec une clé de sol.<br />

L’eau de la douche me paraît soudain bouillante. Mon regard s’égare sur le<br />

corps de Jesse à présent nonchalamment appuyé au mur. Dans la vapeur qui


emplit ma mini-salle de douche, ses yeux semblent deux étoiles de mer bleues.<br />

Intenses et pétillants, ils caressent mon visage, puis glissent sur mon cou, avant<br />

de cheminer le long de mon corps, caressant mes courbes, mon tatouage et mes<br />

jambes, <strong>com</strong>me s’ils les redécouvraient. Quand son regard croise le mien, j’y<br />

aperçois une lueur de désir qui me ravit, car elle répond à celui qui s’épanouit<br />

dans ma chair depuis plusieurs minutes. Comme si mes sens anesthésiés jusquelà<br />

par le choc avaient retrouvé leur place, libérés du carcan de frayeur où le feu<br />

les avait emprisonnés.<br />

J’ai soudain un besoin presque vital de le toucher et de le sentir vibrant et<br />

palpitant. À cet instant, je ne suis plus une femme secouée par un traumatisme,<br />

mais une femme nue enfermée dans une salle de bains avec un homme<br />

hypersexy. Je tends la main vers Jesse.<br />

– Viens avec moi, murmuré-je en avançant vers lui.<br />

L’air intéressé par ma proposition, il sourit mais ne bouge pas pour autant. Je<br />

sens qu’en réalité, il se retient, craignant sans doute que je ne sois pas en état.<br />

Pour le décider, je lui montre que je suis à présent tout à fait capable de savoir ce<br />

que je fais et ce que je veux : je <strong>com</strong>mence à déboutonner sa chemise.<br />

D’abord surpris, son regard prend un éclat rieur qui me ravit, heureuse que la<br />

légèreté retrouve une place entre nous. Quand je passe mes doigts sur la peau<br />

chaude de son torse, je caresse son tatouage du bout des doigts, suivant les<br />

branches et les racines, puis le vol des oiseaux vers son épaule que je dénude<br />

lentement. Sa peau frémit et avec un soupir éloquent, il bascule légèrement la<br />

tête en arrière, lèvres entrouvertes. La sensualité de ce simple mouvement me<br />

trouble terriblement. Et échauffe mes sens déjà en ébullition.<br />

– Je meurs d’envie de t’embrasser, murmuré-je.<br />

Joignant le geste à la parole, je plaque mon corps trempé contre le sien tout en<br />

posant mes mains sur ses hanches. Un air gourmand remplace son sourire<br />

détaché surtout quand mes lèvres <strong>com</strong>mencent à courir sur son visage. Ses mains<br />

saisissent mes épaules nues avant de se glisser sous mes cheveux. Un appel de<br />

désir retentit, qui cambre mon bassin contre le sien. Ma bouche trouve la sienne,<br />

nos lèvres se goûtent, se happent, s’embrasent, se retrouvent puis s’épousent<br />

dans un baiser au goût d’orage tropical.


Quel délice !<br />

Nous avons à présent une soif inextinguible l’un de l’autre. Tout en<br />

l’embrassant, je repousse sa chemise en arrière et palpe ses épaules et son torse.<br />

Je suis avide de lui. Ses mains quittent ma nuque pour longer mes bras et<br />

rejoindre ma taille qu’il enserre en posant ses doigts juste au-dessus de mes<br />

fesses. Je frémis, remplie à présent de désir et d’envie de le sentir tout entier<br />

contre moi, peau contre peau. Je glisse mes mains vers sa ceinture que je<br />

déboucle. Comprenant où je veux en venir, il retire ses baskets du bout du pied et<br />

d’un mouvement de hanches fait glisser son jean à terre. Son caleçon suit le<br />

même chemin. Sans cesser de l’embrasser, je me presse contre lui, sentant à<br />

présent son sexe dur contre mon ventre.<br />

Je <strong>com</strong>prends alors que lui aussi brûle de désir et que nous avons tous les<br />

deux besoin de ce temps de reconnexion physique pour éloigner les ombres de<br />

cette soirée. Et j’aime que nous soyons en accord, dans un même rythme, <strong>com</strong>me<br />

une <strong>com</strong>plicité intime entre nos êtres.<br />

Il sourit quand je l’entraîne sous la douche où nous continuons à nous<br />

embrasser. L’eau ruisselle sur nos lèvres, se mêlant à la saveur de nos bouches<br />

réunies et à la moiteur de nos corps échauffés. Ses mains attrapent mes seins<br />

tandis que je pétris ses fesses et nous haletons en riant sous l’eau qui se déverse<br />

sur nous <strong>com</strong>me un torrent voluptueux. Émoustillée, je cherche son sexe que je<br />

sens contre mon ventre. Fermant à demi les yeux, il râle quand je <strong>com</strong>mence à le<br />

caresser puis glisse à son tour sa main entre mes jambes.<br />

Dans un frisson voluptueux, je rive mes yeux aux siens tout en enserrant son<br />

membre tendu. Guidée par ses réactions, je le caresse, de plus en plus excitée par<br />

son plaisir et par ses doigts qui passent et repassent sur mon sexe dans un va-etvient<br />

presque irritant. Fébrile et impatiente, brûlant de désir, je respire<br />

bruyamment.<br />

Quand ses doigts entrent enfin en moi, je palpite littéralement. La tête<br />

renversée, je gémis sans discontinuer quand il se concentre sur mon clitoris<br />

surexcité, à présent secoué de mini-secousses de plus en plus intenses. Quand il<br />

sent que je suis proche de l’orgasme, il accentue sa pression. Très excitée, je<br />

continue à enserrer sa verge de plus en plus vigoureuse entre mes doigts. Je ne<br />

peux plus me retenir.


Vibrant de tout mon corps, Je halète quand le plaisir m’emporte, envahissant<br />

mon sexe et tout mon ventre de spasmes délicieux. Un sourire satisfait éclaire<br />

son visage tandis qu’il continue à me caresser, cherchant à prolonger l’orgasme,<br />

<strong>com</strong>me s’il savait que le plaisir ne s’était pas encore libéré tout entier. Pas<br />

totalement étonnée qu’il me connaisse si bien, je me laisse aller en confiance,<br />

<strong>com</strong>plètement abandonnée.<br />

En effet, des ondes voluptueuses me parcourent à nouveau, évacuant les<br />

dernières tensions qui persistaient en moi.<br />

On ne dira jamais assez l’effet réparateur de la jouissance.<br />

– J’ai envie de toi, murmuré-je en le poussant brusquement hors de la cabine<br />

de douche.<br />

– Moi aussi, dit-il en m’attrapant par les hanches pour me soulever et me<br />

poser sur le rebord du lavabo.<br />

Amusée, je pose mes mains sur ses épaules pour m’empaler sur lui mais il<br />

résiste avec un sourire coquin. Il glisse sa bouche sur mon cou, suivant l’eau qui<br />

ruisselle sur mes pointes de seins qu’il embrasse l’une après l’autre, puis sur<br />

mon nombril qu’il entoure de baisers, passant sur ma cicatrice qu’il caresse du<br />

bout des doigts tandis que sa bouche descend encore. Le souffle court, je<br />

m’accroche à ses épaules quand il embrasse mon sexe. Lentement, sa langue suit<br />

le tracé de mes lèvres, avant d’entrer dans les chairs, caressant, agaçant et<br />

fouillant mon intimité, dénichant le plaisir partout où il se trouve. Très vite, je ne<br />

sais plus si c’est sa bouche, sa langue ou ses doigts qui me font hurler de plaisir.<br />

Nerveux et brûlant, un nouvel orgasme se déchaîne, aussi violent qu’une tempête<br />

de plaisir. Agrippée à ses cheveux, je me retiens pour ne pas m’envoler dans la<br />

bourrasque de sensations qui me secoue des pieds à la tête.<br />

– Prends-moi, murmuré-je en le tirant par les épaules.<br />

Avec un sourire, il se plaque contre moi, juste entre mes jambes ouvertes. En<br />

sentant son sexe tendu contre le mien, j’en ai presque le souffle coupé. Pétrissant<br />

à pleines paumes mes seins tendus de désir, il oscille du bassin contre moi,<br />

utilisant la raideur de son sexe pour caresser mon entrejambe dans un va-et-vient<br />

presque irritant de frustration. Très vite, cela devient irrésistible : tous mes sens<br />

le réclament.


Fouillant d’une main dans un petit panier à côté du lavabo, j’y trouve un<br />

préservatif. Du bout des dents, je déchire le sachet en lui jetant un regard de<br />

braise, amusée de jouer soudain la femme fatale et experte. Puis, sans hésiter,<br />

j’enfile la protection sur son membre. Sans le quitter des yeux, je pose le bout de<br />

sa verge sur mon sexe et glissant mes doigts jusqu’à ses testicules contractés,<br />

j’ondule contre lui lentement pour <strong>com</strong>mencer à faire entrer son membre en moi.<br />

Ses yeux se noient instantanément de désir et d’impatience, ce qui achève de<br />

m’exciter.<br />

Posant alors les mains sur mes hanches, il retient le mouvement pour<br />

s’enfoncer très lentement en moi. Cette connexion lente et millimétrée est si<br />

intense que j’en perds le souffle. Incapable de résister, je saisis ses épaules. Il<br />

<strong>com</strong>prend et, d’un coup de reins final, entre en moi jusqu’à me faire crier. Quand<br />

nos bouches se fondent, le goût de rosée sur ses lèvres a le goût du plaisir que je<br />

veux partager avec lui.<br />

Nouant alors mes pieds autour de sa taille, je me laisse emporter dans son<br />

rythme. Mes yeux rivés aux siens, je continue à l’embrasser, savourant son<br />

parfum, ses mains sur ma peau et son sexe en moi. Complètement abandonnée<br />

entre ses bras, je m’en remets à son désir pour guider notre ascension vers le<br />

plaisir. Quand il semble arriver au point culminant, j’aime son regard embrumé<br />

de désir, et cette façon si naturelle de me laisser reprendre l’initiative, obéissant à<br />

mon tempo et mes envies. Comme dans un duo où les voix se répondent<br />

longuement puis se fondent en un seul chant, nos corps s’étreignent et<br />

s’embrasent vers un final unique.<br />

Cette sensation d’être parfaitement accordés me bouleverse, <strong>com</strong>me si le<br />

plaisir en nous envahissant l’un et l’autre nous reconstituait en miroir et en<br />

symbiose. Quand la jouissance nous réunit dans un souffle, bouche contre<br />

bouche et vibrants de bonheur, je me sens enfin libérée de toutes mes peurs.


26. Une simple petite note<br />

Willow<br />

Allongée en travers du lit, la joue posée sur l’épaule de Jesse, je rêvasse en<br />

dessinant des arabesques abstraites sur sa peau. Ses doigts jouent avec mes<br />

cheveux. Entrant par la fenêtre de ma chambre, le soleil de la mi-journée dépose<br />

une teinte caramel sur sa peau mate, à côté de laquelle la mienne paraît diaphane.<br />

– On devrait peut-être se lever, soupire Jesse sans bouger d’un millimètre.<br />

– C’est vrai qu’on est censés déménager, enfin moi surtout…<br />

Je baille en repoussant à plus tard le remplissage de cartons et le dilemme<br />

entre indispensable, intransportable et inutile dont je ne peux pourtant pas me<br />

séparer. Puis je soupire en me blottissant contre Jesse : c’est aujourd’hui la date à<br />

laquelle je devrais <strong>com</strong>mencer à vivre avec lui, si l’on veut respecter à la lettre<br />

notre contrat. L’un <strong>com</strong>me l’autre, nous avions prévu ce jour off, ce qui ne<br />

tombe pas si mal vu la flemme colossale qui a pris possession de mon corps.<br />

Repoussant le programme déménagement à plus tard, je balaye de mon esprit le<br />

petit picotement de culpabilité qui pourrait s’y développer en pensant aux<br />

engagements pris devant Monty Morgans.<br />

– Le plus loin où je peux aller ce matin me semble être la salle de bains, dis-je<br />

en m’étirant langoureusement.<br />

Caressant mon épaule, Jesse acquiesce d’un air rêveur. Le sourire qui étire ses<br />

lèvres quand son regard glisse sur ma poitrine nue m’indique qu’il pense à la<br />

même chose que moi. Troublée par ces souvenirs sensuels, je lui souris en<br />

pensant au reste de la nuit où nous avons exploré de nombreuses autres parties<br />

de l’appartement en version hot inédite. Et à cette heure-ci, il n’y a plus un seul<br />

mètre carré où je puisse poser le regard sans frissonner de plaisir à l’idée de nos<br />

corps en fusion.<br />

Un bon argument pour déménager et aller à la découverte d’autres espaces !


Mais pas tout de suite. D’une part, même si je m’en défends, cela continue à<br />

m’angoisser un peu. Et d’autre part, j’ai mieux à faire pour le moment puisque<br />

Jesse, après avoir repoussé délicatement ma tête sur les oreillers, est à présent<br />

debout au milieu de la pièce, cherchant du regard où il a bien pu mettre ses<br />

affaires.<br />

Amusée, je suis Jesse des yeux, admirant au passage les lignes parfaites de<br />

son corps soulignées par la lumière qui en découpe tous les volumes et<br />

contrastes. Évoluant tranquillement à poil dans la pièce, il incarne un mélange<br />

troublant de beauté académique et de sensualité torride. Il me suffit d’ailleurs<br />

d’effleurer du regard cette peau veloutée, ces muscles vibrant au-dessous, ces<br />

cheveux ondulés, ce visage d’ange et cette bouche à se damner pour avoir les<br />

mains moites et le ventre en tohu-bohu. Histoire de me reconcentrer, je fixe ses<br />

tatouages, mais les oiseaux qui s’échappent de l’arbre sur sa poitrine et la ligne<br />

de la clé de sol qui s’enfuit vers son dos me donnent envie de les suivre des<br />

doigts. Quand sur son omoplate apparaît le renard dans son nid de branchages, il<br />

me semble que l’animal tatoué sur la peau de Jesse me sourit voluptueusement.<br />

– J’étais à poil en arrivant ? demande Jesse d’un air suspicieux avant d’éclater<br />

de rire devant mon air songeur.<br />

Sans prendre la peine de passer un caleçon, il se dirige vers la porte. Je suis<br />

ses fesses rêveusement en caressant du regard leur bombé et leurs fossettes si<br />

sexy.<br />

C’est dingue d’avoir un postérieur aussi affolant !<br />

– Ou alors tu m’as piqué mes vêtements ? suggère-t-il, rappelant ainsi qu’il a<br />

bien noté mes précédents emprunts à sa garde-robe.<br />

– Et alors ? Ce que tu peux être possessif <strong>com</strong>me mec !<br />

– Tu n’as pas idée.<br />

Quand il se retourne vers moi avec un sourire moqueur, il me semble que le<br />

renard caché dans le tatouage de son épaule me fait un clin d’œil. Deux secondes<br />

plus tard, le visage de Jesse réapparaît par la porte tandis que Dobby se faufile<br />

entre ses jambes pour sauter sur le lit.<br />

– Café, jus d’orange, œufs et pancakes au lit, ça te va ?


Un peu gênée de me laisser servir <strong>com</strong>me une princesse, je <strong>com</strong>mence à me<br />

redresser. Sans <strong>com</strong>pter ma fibre indépendante qui me susurre à l’oreille que<br />

l’égalité hommes-femmes en cet instant consisterait à aller préparer le petit déj<br />

ensemble. Mais Jesse secoue la tête négativement.<br />

– Je te rappelle ce qu’Aidan a dit : repos pendant trente-six heures. Donc toi,<br />

tu restes couchée ! dit-il d’un ton docte avant de rire.<br />

Attendrie, je le remercie tout en me renfonçant paresseusement sous la<br />

couette.<br />

– Et pour info, je suis top en pancakes… dit-il en ramassant son portable.<br />

Avec un clin d’œil, il disparaît à nouveau côté salon.<br />

En l’entendant parler à Tyler, j’attrape mon téléphone pour regarder l’heure :<br />

14 heures.<br />

Nathan a dû lui aussi émerger de son lit.<br />

– Bien dormi ? demandé-je dès qu’il décroche.<br />

– Divinement mais je suis <strong>com</strong>plètement lessivé ! J’espère juste que je n’ai<br />

pas ronflé <strong>com</strong>me une vieille chaudière toute la nuit.<br />

L’image me fait sourire.<br />

– Tu as peur d’avoir réveillé Aidan dans sa baignoire ?<br />

Nathan émet une petite toux avant de répondre d’un ton indifférent :<br />

– Finalement, il n’a pas eu à dormir dans la salle de bains.<br />

Je devine le sourire ravi qu’il essaie de réprimer. J’ai le même quand je pense<br />

à Jesse. Et je souris toute seule, ravie pour mon ami. Je n’avais pas du tout ça en<br />

tête hier soir mais ce matin, ce que je <strong>com</strong>prends m’enchante !<br />

– Il a préféré le canapé ? le titillé-je.<br />

Amusée par son silence gêné, je vois d’ici les yeux de Nathan se lever au ciel.


– Pas vraiment… Mais, et toi, <strong>com</strong>ment tu te sens ?<br />

Son ton préoccupé me touche : je reconnais bien là mon ami qui, malgré ce<br />

qu’il a traversé lui aussi hier, se soucie de moi.<br />

Mais est-ce qu’il ne chercherait pas un peu aussi à changer de sujet ? sourisje.<br />

– Moulue et affamée ! dis-je en voyant réapparaître Jesse portant un plateau<br />

couvert d’assiettes et de mugs.<br />

– C’est bon signe ! rit Nathan. Moi, j’ai englouti les deux tiers de la tonne de<br />

pancakes qu’Aidan a préparés.<br />

Une odeur délicieuse ac<strong>com</strong>pagne l’arrivée de Jesse, dont le regard pétille en<br />

voyant mon air admiratif et impressionné par la pile de pancakes sur le plateau :<br />

<strong>com</strong>pétence familiale on dirait ! Que Dobby semble vouloir honorer puisqu’il a<br />

quitté mes pieds pour gambader autour de ceux de Jesse avec un air gourmand.<br />

– Et je crois que si j’ai le courage de bouger, je vais aller faire un sort au reste,<br />

reprend Nathan.<br />

– Tu parles d’Aidan ou des pancakes ?<br />

– Je ne sais pas pourquoi mais je sens que tu vas beaucoup mieux !<br />

Avant de raccrocher, Nathan me donne des nouvelles de Lindsay : il a eu<br />

l’hôpital, elle récupère parfaitement et devrait sortir prochainement. Je souris,<br />

soulagée pour Lindsay et lui souhaite une bonne journée… en lui rappelant qu’il<br />

est censé se reposer !<br />

– Tout va bien ? me demande Jesse en se glissant à côté de moi.<br />

– Nathan fait la grasse mat’ lui aussi et ça a l’air d’aller très bien, dis-je. Et la<br />

nuit semble avoir bien rapproché Aidan et Nathan…<br />

– Je ne dirais pas que c’était le but, parce que c’est vraiment pas ça, mais ça<br />

me fait drôlement plaisir ! J’avais bien vu qu’Aidan craquait pour Nathan mais<br />

c’était pas gagné !<br />

– Et vice-versa je te rassure ! Mais attends qu’il t’en parle, dis-je, soudain un<br />

peu gênée d’avoir trahi les confidences de mon ami.<br />

– De toute façon, je ne vais pas pouvoir m’empêcher de lui tirer les vers du<br />

nez ! sourit Jesse. Mais je suis hypercontent et, entre nous, j’aimerais bien que ça


marche entre eux.<br />

Espérant moi aussi que Nathan trouve homme à son pied et le bon après sa<br />

dernière expérience peu concluante, j’acquiesce avec enthousiasme. Une heure<br />

plus tard, nous avons fait la razzia sur le plateau, tout en parlant du prochain<br />

show de Jesse à Los Angeles, de ses projets d’albums et de la tournée que Tyler<br />

voudrait qu’il fasse en Europe. Amusée, je l’écoute parler de son enfance à<br />

Glasgow où il est resté jusqu’à ses dix ans.<br />

– On habitait une maison en grès rouge au bord de la Clyde : quand il y avait<br />

du vent, je croyais qu’un korrigan jouait de la cornemuse dans la cheminée.<br />

J’étais fasciné et je me levais la nuit pour aller l’écouter et <strong>com</strong>prendre <strong>com</strong>ment<br />

les sons pouvaient sortir de là.<br />

Attendrie, j’observe son visage pour essayer de l’imaginer petit garçon, assis<br />

en pyjama devant la cheminée. Comment était-il ?<br />

– Ça doit être de là que vient mon envie de faire de la musique !<br />

– Ou du bon air de la ville, dis-je en me souvenant avoir lu quelque part que<br />

la capitale de l’Écosse avait été le lieu de naissance d’un tas de groupes de rock,<br />

en particulier les Simple Minds dont Nathan est un fan absolu.<br />

– Ça ne vient certainement pas de mon père, en tout cas !<br />

Il sourit mais quelque chose d’un peu froid dans sa voix m’empêche de poser<br />

des questions sur sa famille. Intriguée, je scrute son visage, <strong>com</strong>me si je pouvais<br />

y lire l’histoire de son enfance.<br />

– Grâce aux dieux du rock, c’est aussi la ville de naissance d’Angus Young, le<br />

fondateur d’ACDC, mon groupe préféré quand j’étais ado et qui encore<br />

aujourd’hui pète la forme !<br />

– C’est marrant, j’ai un tee-shirt ACDC ! Tellement vieux et usé que je ne me<br />

rappelle même plus depuis quand je l’ai ! Je n’ai jamais réussi à le jeter.<br />

Amusée, je lui souris, notant avec plaisir ma différence d’état d’esprit : ne pas<br />

me souvenir ne me met plus en transe, <strong>com</strong>me j’aurais pu l’être encore hier.<br />

Depuis qu’il m’a parlé de nous et depuis cet incendie, les choses semblent avoir<br />

changé d’échelle : sans doute qu’être passée à côté de la mort me permet de<br />

relativiser…


Tout en philosophant, j’observe, intriguée, la petite moue gênée qui étire la<br />

bouche de Jesse depuis que j’ai parlé de mon débardeur et, soudain, je pouffe.<br />

– Quoi ? Ne me dis pas que… ?<br />

– Si, dit-il d’un ton faussement réprobateur, c’est le premier de la longue série<br />

de vêtements que tu m’as « empruntés ».<br />

– Je suis assez constante, <strong>com</strong>me fille, plaisanté-je, bouleversée en<br />

<strong>com</strong>prenant que, sans le savoir, j’ai gardé toutes ces années ce tee-shirt qui lui<br />

appartenait.<br />

Ça semble <strong>com</strong>plètement incroyable…<br />

Sentant mon émotion, il me serre contre lui tendrement. Sans un mot, j’écoute<br />

son cœur battre contre ma poitrine et me concentre sur ce rythme régulier et<br />

rassurant. Au silence de Jesse, je <strong>com</strong>prends que lui aussi se demande s’il est<br />

possible qu’au fond de mon inconscient ou de mon cerveau embrumé, une petite<br />

part de moi ait voulu conserver cette relique de notre amour perdu. Quand Jesse<br />

m’embrasse, une onde voluptueuse me submerge, repoussant nostalgie et<br />

hypothèses hasardeuses. Car l’important à cet instant, c’est la vague de désir qui<br />

pousse nos corps l’un vers l’autre.<br />

***<br />

Deux orgasmes, trois tonnes de plaisir et quelque temps plus tard, je rêvasse<br />

en caressant le tatouage de la poitrine de Jesse, la tête posée sur son épaule.<br />

Allongé à plat dos en travers de mon lit, il me serre contre lui. Son souffle<br />

effleure mes cheveux à chaque fois qu’il respire. Je ne me lasse pas de<br />

l’observer.<br />

– Tu étais <strong>com</strong>ment enfant ? demandé-je, curieuse.<br />

Son souffle semble s’accélérer soudainement. Son visage se crispe l’espace<br />

d’une demi-seconde avant qu’il ne le tourne vers moi et sourit.<br />

– Pas vraiment le genre modèle : bagarreur, boudeur, incapable de rester en<br />

place, souvent interdit de sortie le week-end. Ça n’a pas été mieux quand on est<br />

arrivés à Chicago, je me sentais <strong>com</strong>plètement déraciné et paumé. Et à part un<br />

vrai talent dans la contrefaçon de signatures parentales, j’étais nul à l’école, sauf


en musique. Mon père me prédisait un avenir de voyou, rit-il. Heureusement, un<br />

prof m’a fait découvrir Mozart et Aidan écouter du rock celtique. Résultat : j’ai<br />

décidé que ma vie, ce serait la musique. Mais ça n’a pas du tout plu à mes<br />

parents !<br />

– Ils t’auraient préféré chef de gang ?<br />

– Chef de clinique plutôt ! plaisante-t-il, un peu tendu. Chez nous, c’était<br />

carrière médicale ou rien.<br />

Je ris avec lui mais je pense à Aidan, à présent infirmier : est-ce vraiment un<br />

choix ?<br />

– Musicien n’est pas un métier pour eux, dit-il presque sèchement, ce qui me<br />

fait mal.<br />

Malgré tout ce que je vois et entends au Shelter, je suis révoltée et n’arrive<br />

toujours pas à croire que des parents puissent passer volontairement à côté de<br />

l’essence même de leur enfant. Les yeux mi-clos, il caresse mon épaule tout en<br />

poursuivant :<br />

– À la maison, Aidan était le seul à m’encourager. C’est grâce à lui que j’ai pu<br />

suivre des cours. Il les payait avec son argent de poche.<br />

Attentive, je fixe Jesse : une grande douceur couvre son visage dès qu’il<br />

évoque son frère. Et je <strong>com</strong>prends <strong>com</strong>bien, enfant, il était admiratif de son<br />

grand frère, qui n’hésitait pas à sacrifier son argent de poche pour lui.<br />

– Et c’est aussi lui qui m’a offert mon premier violon, continue Jesse. Il y a<br />

mis toutes ses économies plus tous les salaires de ses petits boulots… Mon père<br />

est devenu dingue quand il l’a su. J’avais 15 ans, mais je m’en souviens <strong>com</strong>me<br />

si c’était hier. Il est entré dans le garage où je répétais, il m’a arraché le violon<br />

des mains et il l’a explosé contre le mur. Et après…<br />

Le visage de Jesse blanchit, mâchoires serrées. Estomaquée par la violence de<br />

la réaction de son père, je caresse doucement sa poitrine sans cesser de<br />

l’observer. Il me semble que son cœur bat plus fort, agité d’une colère qui sourd<br />

encore. Quand j’embrasse sa joue, il soupire et reste silencieux, perdu dans ses<br />

pensées.


– Comment tu as fait après ? ne puis-je m’empêcher de demander.<br />

– C’était horrible, j’aurais pu tuer la Terre entière tellement j’étais enragé.<br />

C’est là que j’ai <strong>com</strong>mencé les courses à moto, le seul truc qui me calmait quand<br />

j’avais envie de casser la gueule à tout le monde.<br />

« Et à mon père », semblent dire ses mâchoires qui se contractent malgré lui à<br />

ce souvenir. Je <strong>com</strong>prends sa colère, mais je devine aussi que, malgré les années,<br />

il n’a rien pardonné.<br />

– Des courses illégales, précise-t-il en souriant, ce qui me fait frémir. À cette<br />

époque, j’aurais pu faire n’importe quoi, je partais <strong>com</strong>plètement en vrille, mais<br />

heureusement il y avait Aidan à chaque fois pour me rattraper et me remettre<br />

dans le droit chemin.<br />

Il laisse passer un silence durant lequel je l’observe sans bouger, devinant<br />

sous ses traits impassibles d’adulte le tumulte et la souffrance que j’ai si souvent<br />

vus sur le visage des jeunes qui arrivent au Shelter. In<strong>com</strong>pris, perdus et seuls,<br />

ils arrivent tout meurtris, écartelés entre le désir de satisfaire leurs parents pour<br />

que ceux-ci continuent à les aimer et celui qui les pousse vers ce qu’ils ont envie<br />

d’être ou de vivre. En <strong>com</strong>prenant que Jesse a dû lui aussi ressentir ce<br />

déchirement, je me serre davantage contre lui, émue de découvrir l’ado<br />

déstabilisé qu’il a dû être sous l’adulte solide d’aujourd’hui.<br />

Un peu <strong>com</strong>me s’il avait dû choisir entre rentrer dans un carcan et devenir<br />

lui-même.<br />

– Mais un jour, Aidan a dit à mes parents qu’il était gay, dit-il d’une voix très<br />

basse. Je crois qu’au fond, je l’ai toujours su, mais on en a vraiment parlé quand<br />

j’ai eu 8 ans. Il m’a dit texto « tu as dépassé l’âge de raison et moi j’entre dans<br />

celui de l’amour ».<br />

Jesse sourit à ce souvenir. La gorge un peu serrée, je devine que la suite de<br />

son récit est moins légère.<br />

– Tu parles qu’il s’y connaissait en amour, il avait 11 ans ! plaisante-t-il en<br />

secouant tristement la tête. Pour moi, ce n’était pas important : c’était mon frère<br />

et c’était tout. Je ne savais pas très bien ce que ça sous-entendait mais j’avais<br />

déjà <strong>com</strong>pris que n’être pas tout à fait dans le moule n’était pas simple à vivre.<br />

Surtout avec mes parents… Le jour où il leur en a parlé, c’était au petit déj : il a<br />

dit qu’il ne voulait plus cacher qui il était.


Il ferme les yeux, <strong>com</strong>me pour contenir toute l’émotion que je sens frémir<br />

sous sa peau. Je me serre davantage contre lui.<br />

– Ils ne l’ont même pas écouté, ils l’ont foutu dehors direct, reprend-il d’une<br />

voix rauque. Ça a été hyperviolent. Mon père hurlait, il a voulu me retenir de<br />

courir après Aidan. J’étais furieux, j’ai réussi à ne pas lui foutre sur la gueule<br />

mais quand je suis sorti en trombe, Aidan était déjà monté dans un bus pour le<br />

centre-ville, alors je suis rentré en courant, j’ai engueulé mes parents en les<br />

voyant rassis <strong>com</strong>me deux cons à boire leur café <strong>com</strong>me si rien ne s’était passé.<br />

Je ne <strong>com</strong>prenais pas. J’ai appelé Aidan. Il m’a dit qu’il partait et qu’il ne<br />

reviendrait plus à Chicago. Je n’ai pas réfléchi plus que ça. J’ai pris tout ce que<br />

je pouvais de ses affaires et des miennes, je lui ai envoyé un message pour lui<br />

dire qu’il m’attende, où qu’il aille, parce que moi non plus je ne reviendrais plus.<br />

C’est la seule fois de notre vie où il n’a pas essayé de me raisonner, tente-t-il de<br />

plaisanter d’une voix enrouée.<br />

– Il devait être <strong>com</strong>plètement sous le choc, murmuré-je effarée. Mais quand tu<br />

es parti…<br />

– Mes parents ne m’ont pas franchement retenu si c’est ta question, sourit<br />

Jesse en m’enlaçant affectueusement.<br />

Son geste protecteur me bouleverse, <strong>com</strong>me s’il voulait me rassurer, alors que<br />

c’est lui qui a souffert. Mais je sens aussi que, <strong>com</strong>me moi, il a besoin que nous<br />

nous blottissions l’un contre l’autre. Nous restons un moment à nous bercer<br />

tendrement.<br />

– C’est là que j’ai <strong>com</strong>pris qu’on était définitivement seuls, juste Aidan et<br />

moi, reprend-il au bout d’un moment. La famille Halstead venait d’exploser en<br />

vol. Quand je l’ai retrouvé à la gare routière, on s’est mis à pleurer tous les deux.<br />

Bouleversée, j’imagine les deux frères l’un contre l’autre. Leur chagrin, leur<br />

solitude, peut-être leur peur.<br />

– On a regardé les destinations et on a choisi New York : « la ville de la<br />

liberté » a dit Aidan en prenant les tickets. Putain, je n’étais pas vraiment rassuré<br />

mais je savais qu’Aidan et moi, on se protégerait.<br />

– Mais tu avais quel âge ?<br />

– 17 ans, dit-il en plantant ses yeux dans les miens. On s’est débrouillés seuls.<br />

C’était un peu la galère… Et quand j’y pense, on aurait vraiment pu mal finir.


Blottie contre lui, je <strong>com</strong>prends ce qui m’avait bouleversée dans ce morceau<br />

qui a été l’un de ses premiers tubes et qui s’appelle Implosion. Dans ce titre,<br />

c’était cette blessure profonde que j’entendais derrière la mélodie.<br />

Je me tais un moment, <strong>com</strong>prenant la force du lien qui unit Aidan et son frère<br />

et pourquoi ils se soutiennent toujours autant : parce qu’ils ont été seuls pour<br />

démarrer leur vie d’adultes et qu’ils ont dû se serrer les coudes pour survivre.<br />

Cette solidarité m’impressionne et me brise le cœur à la fois.<br />

– Et puis je t’ai rencontrée, dit-il en m’embrassant.<br />

– Dommage que je ne m’en souvienne pas vraiment, murmuré-je en lui<br />

rendant son baiser, parce que tu devais être un mec sacrément bien et que je suis<br />

aujourd’hui très fière d’avoir rencontré à ses débuts.<br />

Une ombre furtive passe dans son regard puis il me serre dans ses bras. Un<br />

peu émue, j’écoute sa voix qui reprend :<br />

– Mes débuts n’ont pas été très glorieux, sourit-il presque timidement, ce qui<br />

me fait fondre.<br />

– Raconte…<br />

– C’est une longue histoire.<br />

– J’ai tout mon temps, dis-je en m’étirant paresseusement.<br />

– J’ai <strong>com</strong>mencé par un échec, ce qui m’a mis dans une colère noire ! À une<br />

audition hyperimportante pour entrer au Berklee College of Music, j’étais un peu<br />

tendu, et j’ai pété une corde au bout de trente secondes. Résultat, j’ai juré<br />

<strong>com</strong>me un malade ! Je ne te dis pas la tête du jury ! Ensuite, j’ai joué sur les trois<br />

qui restaient, et <strong>com</strong>me je ne pouvais sortir aucun grave, j’ai rythmé les notes<br />

basses avec les pieds. Au final, je n’ai pas été pris et tant mieux, sinon j’aurais<br />

fini dans un orchestre symphonique, et dû partir étudier à Boston !<br />

À son sourire rêveur, je devine qu’il pense lui aussi à ce qui se serait passé si<br />

cette corde ne s’était pas rompue en pleine audition.<br />

On ne se serait peut-être jamais rencontrés.<br />

– Il faut aussi que tu saches que mes premiers cachets m’ont été payés en<br />

nature… reprend-il avec un sourire coquin qui m’alerte.<br />

– Quoi ? Non, ne me dis pas que… dis-je en parcourant son corps d’un long


egard de propriétaire. Enfin si, dis-moi.<br />

Quand Jesse éclate de rire, je <strong>com</strong>prends qu’il me mène par le bout du nez et<br />

se moque gentiment de moi. Je ris à mon tour, bien consciente d’être tombée<br />

dans le panneau.<br />

– Pas <strong>com</strong>me ça ! Mais des cocktails à volonté, plus dîner gastro à deux<br />

heures du mat avec le chef du resto où je jouais le soir. En prime, j’avais ses<br />

souvenirs d’enfance quand, obligé par son père qui voulait en faire un violoniste,<br />

il prenait des cours avec Isaac Stern !<br />

Admirative, je hoche la tête, ravie et soulagée qu’il n’ait vendu ni son corps –<br />

ni son âme – pour jouer.<br />

– Et ton premier vrai concert, c’était où ?<br />

– À part ceux sur les toits ? rit-il. Oh, le meilleur, je crois que c’était dans un<br />

ancien garage de trains au nord de New York. Et c’est bien le seul où j’ai chanté<br />

a capella !<br />

Attendrie de l’imaginer plus jeune, je me redresse sur un coude pour le<br />

regarder. Il se laisse tomber en arrière sur l’oreiller, fermant les yeux <strong>com</strong>me<br />

pour revoir ce moment. Sur ses traits, une grande douceur a remplacé la tension<br />

de tout à l’heure.<br />

– Il y avait eu un article dans un canard underground. Du coup, on avait au<br />

moins deux cents personnes, ce qui était énorme pour un mec inexpérimenté sur<br />

scène <strong>com</strong>me moi. J’ai eu un méga coup de stress, mes potes de la technique<br />

aussi et on a merdé dans les branchements et hop, tout a pété en régie. Je suis<br />

monté sur scène avec mon violon. J’ai joué trois minutes en tremblant, mais<br />

j’étais tellement mauvais que j’ai arrêté. Je leur ai dit : « Là, tout de suite, je ne<br />

peux pas, peut-être un autre jour mais ce soir, c’est impossible, je massacre<br />

tout. » J’étais debout au bord de la scène, face au public, prêt à tourner les talons<br />

et sûr que je venais de signer la fin de ma carrière. Puis je me suis dit que ces<br />

gens étaient venus jusque-là parce qu’ils voulaient de la musique. Donc, je ne<br />

pouvais pas les planter <strong>com</strong>me ça.<br />

Alors, je me suis assis en face d’eux, j’ai posé mon violon et j’ai <strong>com</strong>mencé à<br />

chanter Like a Rolling Stone de Dylan en pensant à tout ce que j’allais devenir.


« How does it feel, How does it feel, To be without a home, Like a <strong>com</strong>plete<br />

unknown, Like a rolling stone 1 »… se met-il à fredonner, l’air songeur.<br />

Je souris avec admiration mais, au fond, ce récit ne m’étonne pas : Jesse aime<br />

son public. On le sent à chacun de ses concerts. Et s’il est aujourd’hui une bête<br />

de scène, c’est évidemment parce qu’il a travaillé <strong>com</strong>me un dingue mais aussi<br />

parce qu’il a toujours été capable d’improviser et de réagir à n’importe quelle<br />

situation imprévue.<br />

– Et ?<br />

– Il y a eu un putain de silence, rit-il, j’ai cru que c’était mort. Puis les gens<br />

ont applaudi et se sont mis à chanter la suite. Après, on a enchaîné deux heures<br />

des vieux tubes. C’était dingue : quelqu’un lançait la première phrase et on<br />

chantait tous ensemble.<br />

– J’étais là ?<br />

– Non, dit-il en me caressant le bras. C’était après.<br />

Il n’a pas besoin de <strong>com</strong>pléter, je sais qu’il veut dire après l’accident. Sa<br />

délicatesse me touche.<br />

– Je me demande où j’étais, moi, à ce moment-là, dis-je en fermant les yeux.<br />

Avec les opérations et la convalescence, il paraît que je suis restée presque un an<br />

à l’hôpital. Pour moi, c’est le brouillard. Ensuite, quand je suis rentrée à la<br />

maison, ça <strong>com</strong>mence à devenir moins vague mais je me souviens que c’était<br />

long et déprimant.<br />

Hochant la tête, il me berce avec tendresse.<br />

– J’étais tellement faible que je croyais que je ne pourrais plus jamais faire le<br />

tour d’un bloc à pied. Maméléna m’avait installé une chambre au rez-dechaussée,<br />

et tous les jours c’était kiné, orthophoniste, rééducation de ci ou de ça.<br />

Le truc le plus difficile, ça a été la stérilité. Même si ce n’était pas à l’ordre du<br />

jour, savoir que je n’aurai jamais d’enfants était dur à accepter. Au début, je me<br />

suis <strong>com</strong>plètement repliée sur moi-même, je ne voulais même plus sortir, parce<br />

que j’avais peur de croiser des femmes enceintes ou avec des enfants. À chaque<br />

fois, ça me rendait malade. Ça me renvoyait à celle que je ne serai jamais. Et je<br />

n’arrivais pas à l’accepter. J’essayais de me dire que j’avais de la chance de<br />

m’en être sortie mais ça ne suffisait pas.


Continuant à me serrer contre lui, Jesse embrasse doucement mes cheveux.<br />

– Je voudrais avoir pu être là, murmure-t-il tristement.<br />

Un peu émue, je tourne mon visage vers lui et observe ses yeux bleu profond<br />

en réfléchissant.<br />

– Je ne sais pas si ça m’aurait aidée, dis-je avec franchise. J’avais besoin de<br />

l’accepter dans mon corps et peut-être de vivre ça seule, au fond. Je sais que<br />

certaines femmes se sentent vides ou inutiles, mais moi, je me sentais coupée en<br />

deux, une part vivante, une part morte. J’avais vraiment l’impression de porter<br />

un truc mort à l’intérieur de moi. Il fallait que je m’habitue à cohabiter avec.<br />

C’est la période où j’ai fait faire mon tatouage, sans doute une façon de me<br />

prouver, chaque fois que je regardais mon corps amputé et recousu, que la vie<br />

pouvait fleurir autrement de ma chair.<br />

Avec un sourire très doux, Jesse promène tendrement ses doigts sur mon<br />

ventre, suivant le dessin des branches, des pétales et des bourgeons.<br />

– Mais ce qui m’a fait vraiment avancer, c’est mon travail. Quand je suis<br />

entrée la première fois au Shelter, j’ai su que c’était là où je voulais bosser. Il y<br />

avait quelque chose, une ambiance particulière, genre grande famille<br />

re<strong>com</strong>posée, un peu cassée, un peu de bric et de broc, mais ça me ressemblait, et<br />

surtout, c’était un boulot qui avait du sens. Peut-être qu’aussi c’était une façon<br />

de m’oublier un peu et de sortir de ma zone de confort. Parce qu’au final, malgré<br />

ce qui m’était arrivé, je venais d’un milieu privilégié. D’ailleurs, Nathan en<br />

voyant mon CV m’a prise pour une chochotte. Il me l’a dit après, mais il était sûr<br />

que je ne tiendrais pas !<br />

– Il ne te connaissait pas ! s’amuse Jesse.<br />

– Non, et moi non plus d’ailleurs, souris-je sans penser spécialement aux<br />

effets de ma perte de mémoire. Je me suis vraiment découverte dans ce job en<br />

fait. À la fois par ce que je faisais chaque jour pour les jeunes et par l’image de<br />

moi que les gens me renvoyaient : une femme impliquée, engagée et surtout<br />

entière.<br />

Le contraire des miettes qu’il me semblait être devenue.<br />

Jesse hoche la tête tandis que je pense à mes débuts.


– Et puis, avec Nathan et Emma, c’était génial ! En plus de bosser ensemble,<br />

on voyait la vie de la même façon, et très vite, on est devenu amis. Et les jeunes<br />

au fond, c’est un peu ma famille. Mes petits frères et sœurs, ou mes cousins,<br />

corrigé-je en voyant le froncement de sourcils de Jesse.<br />

Comprenant à quoi il pense, je me tais un moment. Moi aussi, à mes débuts,<br />

j’ai pas mal réfléchi au fait de travailler avec des jeunes : est-ce que ce n’était<br />

pas juste une thérapie, une forme de substitution, de transfert ou de<br />

<strong>com</strong>pensation ? Mais, petit à petit, grâce à Nathan et Emma, j’ai <strong>com</strong>pris que ça<br />

n’avait pas d’importance : l’essentiel était que je me sente en phase avec ce qui<br />

était important pour moi. Que je sois en accord avec moi, même si je ne savais<br />

pas tout à fait qui j’avais été avant.<br />

– Ce n’est pas tous les jours évident, continué-je. Chaque jour, on est face à la<br />

détresse, à la solitude, à la peur, à la discrimination et parfois à la haine et à la<br />

violence, et vraiment ce n’est pas la face la plus reluisante de notre société.<br />

– C’est de l’humain pur et dur, murmure Jesse admiratif.<br />

– Vraiment, personne ne devrait vivre ça de nos jours, et surtout pas des ados<br />

qui n’ont pas les moyens ni matériels, ni physiques ni psychologiques de résister.<br />

Il y en a qui sont brisés à jamais, dis-je tristement. L’année dernière, Rudy, un<br />

super-type qui avait quitté le Shelter un an avant, s’est suicidé. C’est tellement<br />

affreux, un jeune qui choisit de mourir. Pour moi, c’est la preuve que nous, les<br />

adultes, on a échoué à lui faire <strong>com</strong>prendre qu’il n’était pas seul pour affronter le<br />

monde, aussi terrifiant et injuste soit-il. Moi, même si je n’ai rien vécu de<br />

<strong>com</strong>parable, ma chance a été de ne pas avoir été seule…<br />

Jesse soupire en serrant ma main. Sans qu’il ait besoin de le dire, je devine à<br />

nouveau ses regrets de ne pas avoir été près de moi. La façon qu’il a de ne<br />

jamais s’appesantir sur son propre chagrin me touche.<br />

– … d’avoir eu une grand-mère, des amis et des gens qui m’aimaient, même<br />

en secret, dis-je en embrassant Jesse avec tendresse. Notre ré<strong>com</strong>pense, c’est<br />

quand certains reviennent des années après et qu’ils vont bien. Qu’ils font ce<br />

qu’ils aiment. Ma plus grande fierté, c’est Jason, il est pâtissier dans un grand<br />

restaurant, un vrai génie. Ses brownies caramélisés au suc de coquelicot sont à<br />

tomber.<br />

– On y va quand tu veux ! dit Jesse en répondant à mon baiser.


Un peu plus tard, allongée sur le ventre, le menton dans les mains, je caresse<br />

les tatouages de Jesse en pensant à ce que nous sommes devenus, chacun de<br />

notre côté et aux chemins tortueux et improbables qui nous ont fait nous<br />

retrouver.<br />

– Est-ce que tu as d’autres photos de nous ? demandé-je, soudain curieuse de<br />

me revoir à cette époque où j’étais encore au lycée.<br />

D’après ce qu’il m’a raconté, Jesse était bien plus mature que moi. Il avait<br />

déjà choisi sa voie alors que je ne savais pas encore ce que je voulais faire de ma<br />

vie. J’hésitais entre une école d’assistantes sociales et un master en éducation.<br />

Avec un sourire, Jesse extrait son portefeuille de la poche intérieure de sa<br />

veste de costume. Impatiente, je me redresse tandis qu’il s’assied à côté de moi.<br />

Un peu tendu, il sort plusieurs photos aux bords usés. Je souris en me disant que,<br />

pendant toutes ces années, nous avons été réunis sur sa poitrine, tout contre son<br />

cœur.<br />

– Ça, c’est le jour de mon examen de fin de première année. Là, nous avec<br />

Aidan à Long Beach, ici, toi devant le bar où il bossait à Little Italy, toi avec moi<br />

juste avant un gala de bienfaisance avec ta grand-mère…<br />

Intriguée, je regarde défiler ces photos qui racontent une partie de ma vie<br />

effacée. Je n’ai plus peur. Au contraire, voir Jesse avec moi sur ces photos me<br />

rassure presque, <strong>com</strong>me si sa présence sur ces clichés fixait enfin quelque chose<br />

de tangible, de vérifiable et de certain, <strong>com</strong>me un témoignage sur ma vie.<br />

Amusée, j’attrape une photo où Aidan et Jesse m’entourent, croisant leurs bras<br />

par-dessus mes épaules tandis que je les tiens tous les deux par la taille. Vêtue<br />

d’une jupe courte que le vent soulève, les cheveux dans les yeux, je ris aux<br />

éclats.<br />

Je regarde derrière la photo pour voir la date et reste figée un instant. Sourcils<br />

froncés, je retourne une à une les autres photos. Au verso de chacune d’elles, un<br />

rond noir avec de petits ailerons <strong>com</strong>me des flammes est griffonné sur le papier.<br />

Jesse me regarde faire, un peu inquiet.<br />

– C’est toi qui as dessiné ça ? lui demandé-je en lissant du bout du doigt les<br />

cinq traits horizontaux et le petit rond noir qui se balade dedans.


– Non, c’est toi. C’est une note de musique stylisée. C’était devenu ta<br />

signature depuis notre rencontre aux Conservatory Gardens : à chaque petit mot<br />

que tu m’écrivais et sur chaque photo de nous, tu mettais ce signe, une sorte de<br />

code entre nous.<br />

Stupéfaite, je fixe le motif qui s’étale sous mes yeux et lutte contre la panique<br />

qui sourd dans mon ventre. Je réalise soudain que cette note était aussi au dos de<br />

cette photo de nous au Brooklyn Bridge. Je tente de garder le contrôle de mes<br />

nerfs, hérissés <strong>com</strong>me des barbelés.<br />

– Ces notes, soufflé-je sans pouvoir les quitter des yeux, je les dessine tout le<br />

temps !<br />

Les yeux écarquillés, Jesse me fixe tandis que je me lève pour aller chercher<br />

mon sac. J’en sors le cahier sur lequel j’inscris ma liste de tâches au boulot et<br />

toutes mes idées en vrac. Feuilletant les pages en hâte, je lui montre ce que je<br />

griffonne machinalement dès que je rêvasse sur toutes les marges et espaces<br />

vides du cahier. Jesse reste immobile, entre stupéfaction et incrédulité.<br />

Ça ne peut pas être un hasard. Surtout si je me remémore l’espèce de paix qui<br />

m’envahit à chaque fois que je noircis ma feuille de ces simples petites notes.<br />

Mais ça me paraît tellement incroyable que j’oscille entre tentative de<br />

rationalisation et acceptation sans discussion d’un phénomène quasi surnaturel.<br />

Mais au final, je suis si déstabilisée que je suis au bord des larmes, de joie et de<br />

stupéfaction.<br />

Le regard de Jesse passe des photos au cahier, et vice versa. Puis il tend la<br />

main et suit les dessins du bout du doigt, <strong>com</strong>me pour s’assurer qu’il ne rêve pas.<br />

Il semble tout aussi remué que moi, à la fois heureux et bouleversé.<br />

– C’est énorme, dit-il dans un souffle.<br />

En entendant sa voix s’étrangler dans sa gorge, je saisis sa main. Il me semble<br />

que ses doigts tremblent légèrement, ce qui me bouleverse, autant que l’émotion<br />

que je lis sur son visage quand il détache ses yeux des notes pour me regarder.<br />

– Alors, tu te souvenais un peu de moi ? murmure-t-il très doucement.<br />

Le bleu de ses yeux est noyé d’une brume grise. Ils ressemblent à un immense


ciel qui se dégage après une journée de pluie, quand le paysage luit de gouttes et<br />

de soleil mêlés et annonce le retour du beau temps.<br />

– On dirait, affirmé-je sans chercher à <strong>com</strong>prendre par quel miracle ou<br />

sortilège, ma main a pu se souvenir de ça.<br />

Ce qui me saute aux yeux et au cœur, c’est que tout au fond de moi, Jesse<br />

continuait à exister et que sans le savoir, j’ai pendant des années écrit son nom<br />

partout avec ces petites notes essaimées. Peut-être était-ce une façon de<br />

l’appeler, de le faire sortir de l’oubli et de le faire revenir à la surface de ma<br />

mémoire. Cette découverte me chamboule profondément.<br />

Avec un sourire affectueux, il saisit mes doigts et embrasse le creux de ma<br />

paume. Sans qu’il me le dise, je devine que ce geste faisait lui aussi partie de ces<br />

codes entre nous, un langage amoureux dont j’avais perdu le lexique et que je<br />

re<strong>com</strong>mence à déchiffrer cinq ans après. Alors, les yeux dans les yeux, nous<br />

restons un long moment front contre front, à nous remplir l’un de l’autre.<br />

Mon téléphone qui sonne interrompt ce moment hors du temps. Désireuse de<br />

le prolonger, je ne réponds pas mais quand la sonnerie insiste, Jesse sourit et je<br />

finis par me lever pour ramasser mon téléphone. Sans le quitter des yeux, je<br />

décroche sans reconnaître le numéro.<br />

– Oui, c’est bien moi, réponds-je, un peu nerveuse à la voix inconnue qui<br />

m’interroge sur mon identité au bout du fil.<br />

Adossé contre les oreillers, Jesse m’observe.<br />

– Comment ça, il est en garde à vue ? répété-je d’une voix trop forte.<br />

À ces mots, Jesse se redresse brusquement. Comprenant qu’il pense sans<br />

doute que je parle de Beauty, je lui fais signe que non hélas. Puis avant que le<br />

policier ne me donne tous les détails, je mets le téléphone en haut-parleur.<br />

– Nous avons arrêté Oliver Sutton ce matin. Il est le principal suspect dans<br />

l’affaire de la jeune Lindsay. Afin de vérifier des éléments de sa déposition,<br />

pouvez-vous passer au <strong>com</strong>missariat au plus vite ? me demande le policier sans<br />

que ce soit vraiment une proposition.


Un peu tremblante, je murmure un oui à peine audible. Sans un mot, Jesse<br />

bondit hors du lit, indiquant ainsi qu’il <strong>com</strong>pte m’ac<strong>com</strong>pagner, ce qui me<br />

rassure dans ce fatras d’événements in<strong>com</strong>préhensibles. Incrédule, je secoue la<br />

tête en écoutant la suite des explications du policier :<br />

– Quand la brigade de quartier est passée, ils ont trouvé dans une poubelle en<br />

face du Shelter un sachet avec des traces d’ecstasy. Après analyse, les<br />

empreintes sur le sachet sont celles de M. Sutton.<br />

– Mais <strong>com</strong>ment c’est possible ?<br />

– Elles étaient dans notre base, me répond l’officier en se méprenant sur ma<br />

question. Oliver Sutton a été interpellé il y a quelques mois dans l’État de New<br />

York pour conduite en état d’ivresse.<br />

Mais ma seule interrogation en ce moment ne porte pas sur les méthodes<br />

scientifiques de recoupement d’indices par la police, mais sur la raison pour<br />

laquelle mon ex aurait fait une chose aussi monstrueuse.<br />

Car OK, nous sommes séparés. OK, nous n’avons pas toujours eu la même<br />

notion de la fidélité – enfin surtout lui. OK, ce n’était pas le pied avec lui et il<br />

s’est conduit <strong>com</strong>me un imbécile la dernière fois au Shelter, mais tout de même !<br />

– Pourquoi aurait-il voulu faire prendre de la drogue à une ado ? demandé-je<br />

abasourdie.<br />

Au bout du fil, le soupir du policier m’indique qu’il pourrait sans problème<br />

me faire une liste longue <strong>com</strong>me la 5 e avenue de tous les motifs sordides, tordus<br />

ou pervers de <strong>com</strong>mettre des crimes entendus au cours de sa carrière. Puis il<br />

raccroche après m’avoir donné l’adresse du <strong>com</strong>missariat. Stupéfaite, je reste un<br />

moment immobile, le téléphone à la main, avant de réaliser vraiment ce qui se<br />

passe. Quand je finis par me secouer, je cherche Jesse du regard : debout et<br />

habillé près de la porte, il m’attend, prêt à partir. Son regard presque bleu nuit<br />

étincelle de colère sous ses longs cils.<br />

– Ils t’ont dit si c’est lui aussi pour l’incendie ? gronde-t-il en me fixant droit<br />

dans les yeux.<br />

– Il ne serait pas allé jusque-là, dis-je d’une voix tremblante. Ce n’est pas<br />

possible.


Le regard sinistre que me lance Jesse me montre qu’à son avis, tout est<br />

possible quand on veut se venger. Et que l’âme humaine est parfois si sombre et<br />

tordue qu’un mec blessé dans son orgueil est capable de devenir une crapule et<br />

un criminel.<br />

1. « Qu’est-ce que ça fait / Qu’est-ce que ça fait / De se retrouver sans foyer /<br />

Comme un inconnu / Comme une pierre qui roule. »


27. Un bon alibi<br />

Jesse<br />

Willow à mon côté, je monte les trois marches qui mènent au poste de police<br />

tout en essayant de me <strong>com</strong>poser un visage impassible et rassurant. Elle semble<br />

nerveuse. Aussi, quand nous passons le portique d’entrée, je suis le symbole de<br />

la zénitude incarnée. Je suis le mec pondéré qui a l’intention de laisser la police<br />

travailler et la justice faire son travail. Mais sous mes airs de Bouddha, je bous,<br />

crépite et fulmine et je me retiens de bousculer tous ces flics sagement rangés<br />

dans leur guérite et d’enfoncer à coups de lattes chaque porte de ce <strong>com</strong>missariat<br />

pour débusquer ce connard d’Oliver et lui éclater la gueule.<br />

Je jette un nouveau coup d’œil vers Willow qui avance, à présent raide<br />

<strong>com</strong>me l’Empire State Building.<br />

Je n’aurais peut-être pas dû lui parler du lien que je fais d’ecstasy à incendie<br />

en passant par Oliver…<br />

Un peu inquiet, je reste à côté d’elle, surveillant son visage tendu. Quand<br />

nous nous présentons à l’accueil, elle fouille deux plombes dans son sac avant<br />

d’arriver à en sortir sa pièce d’identité. Comme ses doigts tremblent légèrement,<br />

je pose ma main sur la sienne.<br />

Soudain, une porte s’ouvre. Machinalement, je tourne la tête. Encadré par<br />

deux policiers, un blond baraqué en veste bleu marine s’avance, la cravate de<br />

travers et le visage blafard. Il a beau avoir mauvaise mine et les yeux baissés, je<br />

le reconnais tout de suite. Willow aussi.<br />

– Oliver, crie-t-elle.<br />

La voix de Willow lui fait lever les yeux. Nos regards se croisent un bref<br />

instant, le sien mal à l’aise, le mien glacial. Sans un mot, je lâche la main de<br />

Willow et avance dans sa direction. Faisant abstraction des policiers qui


l’encadrent, je me plante devant lui, histoire qu’il me regarde bien en face. Sans<br />

tourner la tête, je repousse du coude le flic qui tente de s’interposer sur ma droite<br />

tout en résistant aux empoignades des autres qui tentent de me tirer en arrière.<br />

Désolé, les gars mais ce type doit d’abord me dire pourquoi il a eu la<br />

mauvaise idée de faire une saloperie pareille.<br />

Puis, sans quitter Oliver des yeux, je continue à avancer jusqu’à le plaquer<br />

dos au mur. Debout à quelques centimètres de lui, tous muscles bandés, je le<br />

dévisage froidement. Le visage couvert de sueur, il ose à peine respirer.<br />

– Tu as failli tuer une gamine de 15 ans, grondé-je.<br />

« Monsieur, s’il vous plaît » entends-je répéter derrière moi. Mais aveugle et<br />

sourd à toute tentative de diplomatie, je maintiens Oliver cloué à la paroi en le<br />

fusillant du regard.<br />

Poings serrés, regard fixe, je me retiens de lui tordre le cou pour le laisser<br />

répondre.<br />

– J’ai déjà tout dit à la police, gémit-il d’une voix faible qui contraste avec<br />

son gabarit de rugbyman. C’est moi qui ai mis la drogue dans la cuisine, je le<br />

reconnais. Mais jamais je n’ai voulu qu’un jeune en prenne et se retrouve à<br />

l’hosto.<br />

Comment peut-on être aussi débile en imaginant que des ados ne vont pas<br />

toucher à des bonbons étalés sous leur nez ?<br />

– Vraiment, je suis désolé pour ce qui est arrivé, c’est terrible et c’est ma<br />

faute, poursuit-il d’une voix tremblante.<br />

– C’est clair, lancé-je, glacial.<br />

– En fait, je voulais juste m’en prendre à toi, reprend-il en évitant de me<br />

regarder.<br />

Ce type est <strong>com</strong>plètement malade, irresponsable ou débile profond ?!<br />

Il voulait que je bouffe ses putains de bonbons ?<br />

Baissant les yeux vers sa chemise maculée de taches de transpiration, il frotte<br />

les mains sur son pantalon. Sans me tourner vers elle, je sens que Willow s’est


approchée de nous. Les flics nous entourent, mais je ne les regarde pas,<br />

uniquement concentré sur le costaud qui chie dans son froc en face de moi.<br />

– À moi ?<br />

– Oui, enfin, je voulais qu’on t’accuse. Toi, Jesse Halstead, dit-il presque avec<br />

emphase. Tu es une star, les stars se droguent…<br />

Donc Jesse Halstead se drogue ! Bonjour le cliché ! Si ce que ce connard a<br />

provoqué n’était pas si grave, j’éclaterais de rire.<br />

Mais là, j’ai juste envie de lui éclater la gueule.<br />

– Si on pensait que c’était toi qui avais laissé traîner ta came dans la maison,<br />

tu aurais été discrédité aux yeux de tous…<br />

Mais son regard tourné vers Willow me dit que ce « on » et la seule personne<br />

qu’il cherchait à convaincre sont en face de lui. Je jette un œil vers Willow,<br />

livide, qui le dévisage avec mépris.<br />

– Willow, je suis désolé. Je t’en supplie, pardonne-moi.<br />

Haussant les épaules, elle détourne le regard. Comprenant qu’il a peu de<br />

chances que le pardon de Willow lui arrive un jour dans cette vie, il tente de se<br />

justifier :<br />

– Je ne voulais pas faire de mal à quiconque ni que cette jeune fille soit<br />

blessée. Je voulais juste te dire que… Willow, j’ai tellement honte.<br />

Comme je ne le quitte pas des yeux et que Willow l’ignore, il se tourne vers<br />

moi pour me supplier du regard.<br />

N’imagine pas une seconde que saint Jesse va intercéder pour toi auprès de<br />

Willow…<br />

– Je savais que Willow n’aurait jamais toléré de près ou de loin un mec qui<br />

touche à la drogue, et encore moins au Shelter, s’enfonce-t-il, décidément bien<br />

peu stratège pour sa défense. Pour elle, la sécurité des ados passe avant tout et<br />

j’espérais que… Mais je jure que je ne voulais blesser personne.<br />

– C’est sans doute avec les mêmes délicates intentions que tu as foutu le feu


au Shelter hier soir avec Willow et Nathan dedans ! lancé-je en me rapprochant<br />

de sorte que je suis quasiment plaqué à lui.<br />

Blêmissant d’un coup, il semble s’enfoncer dans le mur tandis que je<br />

rapproche mon visage à quelques millimètres du sien.<br />

– Mais je ne savais même pas qu’il y avait eu un incendie, bégaye-t-il en<br />

battant des paupières <strong>com</strong>me un hibou effrayé. Jamais je n’aurais mis le feu au<br />

Shelter ! D’ailleurs, hier soir, j’étais au bureau jusqu’à minuit, on avait une<br />

présentation devant un client, il y a au moins vingt personnes qui pourront en<br />

témoigner. Willow, tu me crois, tu ne penses pas sérieusement que j’aurais pu<br />

faire ça ?<br />

Hagard et <strong>com</strong>plètement défait, il se ratatine contre la paroi tandis que je<br />

m’écarte de lui.<br />

Donc ce n’est pas lui qui a foutu le feu.<br />

Même si je suis un peu soulagé – surtout pour Willow pour qui ça aurait été<br />

très dur à avaler –, je ne peux m’empêcher d’être déçu. Parce que si ce n’est pas<br />

Oliver, qui est-ce ? Beauty ? Mais quel qu’il soit, à cette heure-ci, le coupable<br />

court toujours ! Ce qui me met en rage.<br />

– Willow, je t’en prie, je suis désolé, se lamente Oliver.<br />

Mais pas une fois, Willow ne tourne la tête vers lui. Silencieux, je la laisse<br />

digérer un moment ce que nous venons d’apprendre.<br />

Comprenant qu’elle a été bouleversée même si elle ne veut pas le montrer,<br />

j’enserre tendrement son épaule pour avancer vers le bureau où nous étions<br />

censés aller avant de rencontrer Oliver. Le flic qui nous reçoit est l’un de ceux<br />

qui ont interrogé Oliver et sans doute l’un de ceux que j’ai un peu bousculés il y<br />

a peu : après un petit laïus moralisateur sur les dangers de l’impulsivité auquel<br />

j’adhère d’un air angélique, il interroge rapidement Willow sur ses rapports avec<br />

son ex.<br />

Une fois ce sujet clos, il lui explique ce qui va arriver à Oliver, qui va être<br />

déféré devant le juge qui fixera alors le montant de la caution. Comme il n’a<br />

jamais été condamné et que Lindsay s’en tire sans séquelles, Oliver peut espérer


s’en sortir pas trop salement, avec amende, casier et travaux d’intérêt général à<br />

la clé.<br />

Le visage fermé, Willow ne réagit pas et interroge maintenant le flic sur<br />

l’incendie.<br />

– L’enquête suit son cours, lui répond-il d’un ton neutre.<br />

Façon polie et proprette de dire qu’ils n’avancent pas.<br />

– Nous sommes maintenant certains que l’incendie est d’origine criminelle.<br />

En effet, il y a plusieurs points de départ de feu, dans lesquels le labo a trouvé<br />

des traces de produit accélérant. Ce qui explique pourquoi les flammes se sont<br />

propagées aussi rapidement.<br />

Willow agrippe brutalement mon bras. Fixant le flic avec stupeur, je la<br />

surveille d’un œil et sens ma colère remonter en flèche contre l’enfoiré qui a fait<br />

ça. En sentant Willow trembler, je passe mon bras autour de son épaule. Elle<br />

essaie de sourire avant de demander :<br />

– C’est Beauty ? Vous l’avez retrouvé ?<br />

Le policier secoue la tête puis répond par une nouvelle expression<br />

« fliquement » correcte.<br />

– Nous vérifions toutes les pistes.<br />

Puis il nous tend la main, mettant ainsi fin à l’entretien. Après m’avoir jeté un<br />

regard soucieux, Willow se précipite sur son téléphone. Je l’entends expliquer<br />

rapidement à Emma pour son ex puis marmonner :<br />

– Oui, c’est un putain de Trou-Du-Cul.<br />

Suit un silence durant lequel elle sourit et grimace à la fois. Je souris en<br />

imaginant ce qu’Emma peut balancer sur Oliver qu’elle a l’air de porter dans son<br />

cœur tout autant que moi.<br />

– Emma, reprend Willow d’une voix hachée, la police est sûre que le feu était<br />

criminel. Il faut faire super-gaffe aux ados et à tout ce qui se passe autour de la


maison. La sécurité est toujours là et les deux voitures de patrouille aussi ?<br />

Je la fixe, prêt à appeler la boîte de sécurité si je vois le moindre doute sur son<br />

visage. Mais un petit sourire apparaît sur ses lèvres, presque soulagé. Elle me<br />

regarde en hochant la tête.<br />

– Emma assure que la maison est mieux gardée que Fort Knox, dit-elle en<br />

raccrochant.<br />

Entre nous, j’y enverrais bien les forces spéciales en plus et deux colonnes de<br />

blindés.<br />

Arrivée devant son immeuble, Willow cherche du regard les types de la<br />

sécurité, puis elle hoche la tête en me souriant, visiblement rassurée de voir les<br />

deux balaises qui patrouillent, l’un sur le trottoir, l’autre dans le hall. Sans nous<br />

être franchement concertés, en sortant du <strong>com</strong>missariat, nous n’avons plus parlé<br />

d’Oliver. Dès que nous émergeons de l’escalier sur le palier de son étage, Dobby<br />

nous entend : il se met à aboyer et à gratter derrière la porte fermée.<br />

– Pauvre Dobby, soupire Willow en cherchant ses clés, il ne doit plus pouvoir<br />

se retenir.<br />

Au moment où elle enfonce sa clé dans la serrure, la minuterie s’éteint. La<br />

porte du palier claque. Surpris, je me retourne, protégeant Willow de toute ma<br />

stature tandis qu’elle entrouvre la porte de son appartement. Dans la lumière qui<br />

rejaillit, apparaît à quelques mètres de nous un long type maigre flottant dans un<br />

immense imperméable, avec un visage creux et de gros yeux fatigués derrière<br />

des lunettes à monture noire.<br />

Un air de caricature, un gros dossier sous le bras et une pochette cartonnée<br />

dans la main.<br />

Sur la défensive elle aussi, Willow se colle à moi pour regarder l’homme qui<br />

se dirige droit sur nous. Retranché derrière nos mollets, Dobby aboie.<br />

– Je suis bien chez Willow Blake ? dit l’homme en observant tour à tour<br />

Willow et le numéro d’appartement sur sa porte.<br />

Dobby cesse d’aboyer pour regarder l’homme qui vient de parler. Mordant ses


lèvres avec nervosité, Willow hoche la tête, tandis que je m’avance d’un pas.<br />

– Jesse Halstead, son mari, me présenté-je, histoire que les choses soient<br />

claires.<br />

L’homme me jette un rapide coup d’œil puis se penche sur son dossier.<br />

– Maître Dangello, huissier de justice, mandaté par le cabinet Morgans pour<br />

vérification de la bonne application du contrat, finit-il par se présenter après<br />

avoir fouillé un moment dans ses poches d’imper à la recherche de son stylo.<br />

Ce type est la réincarnation de Colombo.<br />

Ébahi, je le fixe en essayant de ne pas rire mais quand j’entends Willow<br />

soupirer tout en s’accrochant à mon bras, je reprends mes esprits.<br />

Nous sommes devant l’huissier-exécuteur testamentaire en personne !<br />

– Bien, dit-il en revenant à son dossier. À ce jour, vous devriez avoir honoré<br />

un certain nombre de clauses dont emménagement sous le même toit, vie<br />

<strong>com</strong>mune, œufs sans bacon ni beans… C’est bien le cas ?<br />

Alors que je réprime un fou rire en l’entendant énumérer avec sérieux les<br />

conditions loufoques de notre contrat, Willow se crispe, calculant sans doute les<br />

conséquences de cette vérification sur l’avenir. Son inquiétude me fait redevenir<br />

sérieux.<br />

– Presque, murmure Willow.<br />

L’huissier ne connaît visiblement pas l’entre-deux : pour lui, presque veut dire<br />

non.<br />

– Attendez, interviens-je avec un sourire, nous sommes mariés depuis<br />

10 jours, nous avons donc honoré la plus grande part du contrat. Et nous<br />

respectons nos engagements <strong>com</strong>me stipulé.<br />

Conciliant, il opine mais rétorque aussitôt en refermant son dossier :<br />

– Vous avez eu 10 jours pour faire en sorte que toutes les conditions soient


espectées.<br />

– Pas faux, mais ma femme a failli mourir dans un incendie criminel,<br />

expliqué-je pour justifier qu’on ait eu autre chose en tête que respecter son fichu<br />

contrat.<br />

Presque agacé, il secoue la tête : visiblement, il ne voit pas le rapport. Luttant<br />

moi aussi contre l’irritation qui <strong>com</strong>mence à me gagner, je prends sur moi pour<br />

rester calme :<br />

– Ça vaut bien un peu de souplesse.<br />

Les deux sourcils froncés de Maître Dangello indiquent que cette option n’a<br />

pas été installée chez lui, et ce depuis la naissance. Lui est programmé rigueur,<br />

discipline, genre on ne fait pas d’entorse au règlement, même si le règlement est<br />

en flammes. Et lui avec.<br />

– Nous avons eu une nuit très agitée, dis-je sans mentir. Et à cette heure-ci,<br />

nous revenons tout droit du <strong>com</strong>missariat où ma femme a été confrontée à un<br />

premier suspect. Elle a été très secouée.<br />

La mention d’autres autorités au service de la loi fait son effet : après avoir<br />

jeté un coup d’œil à Willow, l’huissier rouvre son dossier.<br />

– Au vu de ces circonstances exceptionnelles, vous admettrez que quelques<br />

jours sont nécessaires pour déménager et honorer ainsi l’intégralité du contrat,<br />

conclus-je en empruntant à l’huissier son vocabulaire de bureaucrate.<br />

Ça, c’est un truc que j’ai appris d’Aidan à notre arrivée à Chicago : parler le<br />

langage de son adversaire. Et pas que celui de la frappe, ce qui était mon lexique<br />

de base. Aidan m’a enseigné plus de subtilité mais il arrive encore que mon<br />

poing s’exprime plus vite que ma bouche.<br />

Donc là, concrètement, je me retiens depuis dix minutes.<br />

– Vous avez quarante-huit heures, pas plus ! finit par concéder l’huissier après<br />

avoir gribouillé dans son dossier.<br />

Soulagés et stupéfaits, nous fixons la porte de l’escalier derrière laquelle il<br />

disparaît.


– Ouf ! dis-je en riant.<br />

Mais avec la pression qui retombe, Willow se met à vaciller sur ses jambes.<br />

Comprenant qu’elle est au bord des larmes tant cette visite l’a secouée, je la<br />

serre fort contre moi.<br />

– Merci, murmure-t-elle d’une voix faible. Ça fait un peu beaucoup, tout ça<br />

en même temps…<br />

Tout en caressant son dos tendrement, j’imagine ce qui s’entasse sur ses<br />

épaules à cet instant : Lindsay, l’incendie, Beauty, son ex, le passé, nous, moi. Et<br />

cerise sur le gâteau : cette obligation de déménagement imminent. Ce qui veut<br />

dire pour elle quitter ses repères, qui, depuis quelque temps, sont déjà tous en<br />

train de se faire la malle…<br />

– Je suis là, murmuré-je en posant mon front contre le sien. Je sais que c’est<br />

très rapide, sans doute trop et que c’est difficile pour toi. Mais je ne te demande<br />

qu’une chose : fais-moi confiance.<br />

Le menton tremblant, elle s’efforce de sourire. Je pose un baiser sur ses<br />

paupières puis sur sa bouche. En l’embrassant, un pincement de désir chahute<br />

mon bas-ventre que je me retiens de plaquer sur son bassin.<br />

Ce n’est pas le moment !<br />

– On va habiter ensemble et je te promets que je respecterai chaque clause du<br />

contrat à la lettre : canapé pour Dobby, extinction du violon passé vingt-deux<br />

heures, et pas de pop sirupeuse, surtout sous la douche.<br />

Amusée, Willow se détend et répond à mon baiser. Heureux d’avoir pu la<br />

rassurer, je la serre contre moi encore plus fort, sans pouvoir cette fois<br />

m’empêcher de rêvasser.<br />

Bien d’autres choses peuvent se passer sous la douche…


28. Retour à la normale (ou presque)<br />

Willow<br />

Quatre jours plus tard<br />

Perchée sur ses talons fuchsia, Emma pose deux cafés sur la table et tire la<br />

chaise juste à côté de moi pour s’asseoir. Dérangé par le bruit, Dobby soupire et<br />

se recouche sur mes pieds, <strong>com</strong>me un petit coussin de fourrure tiède. Soufflant<br />

sur le breuvage bouillant, j’observe la cuisine de Maméléna, désormais celle du<br />

nouveau Shelter.<br />

– Ça ne te fait pas trop bizarre qu’on soit installés ici ?<br />

Je souris à Emma en promenant mon regard sur la longue table, les placards<br />

gris perle, le sol de marbre moucheté, le menu du repas de mariage de mes<br />

grands-parents encadré au mur depuis le milieu du siècle dernier et la haute<br />

fenêtre ouvrant sur l’avenue. Un univers familier que j’ai toujours connu. Même<br />

l’énorme frigo argenté fait toujours autant de bruit : quand j’étais petite, je<br />

croyais qu’il renfermait un monstre endormi.<br />

– Non, je ne crois pas. Et puis, en ce moment, le bizarre, tu sais, j’ai<br />

l’habitude !<br />

Emma hoche la tête et avant qu’elle ne me fasse expliciter ce que j’entends<br />

par là, j’embraye sur le boulot. Absente depuis presque une semaine, j’ai besoin<br />

d’une petite remise à niveau, même si Emma m’a appelée chaque jour pour<br />

prendre des nouvelles et m’en donner des jeunes.<br />

Quand je suis arrivée tout à l’heure, ils se sont tous précipités sur moi en riant<br />

et en parlant en même temps, mais je sentais bien leur inquiétude dans leur façon<br />

de m’observer. Attendrie, je les ai embrassés les uns après les autres avant de<br />

repérer une silhouette inconnue qui descendait l’escalier, visage baissé, sans un<br />

regard pour quiconque. Tout en écoutant Melvin me raconter l’état de ses


echerches sur les peintures de JR, j’ai suivi des yeux le corps musclé de l’ado<br />

arrivé le lendemain de l’incendie, qui avançait <strong>com</strong>me une ombre en direction<br />

des bureaux du rez-de-chaussée.<br />

– Comment ça se passe avec le nouveau ? demandé-je à Emma en prenant une<br />

gorgée de mon café.<br />

– Tout ce qu’on sait, c’est qu’il s’appelle Remy Gordons, qu’il a 17 ans et<br />

qu’il a dû se débrouiller seul quand sa famille l’a mis à la porte. Il ne veut rien<br />

faire, pas parler, pas sortir, pas manger avec les autres. J’ai préféré l’installer<br />

dans une chambre tout seul pour le moment.<br />

– On a déjà eu des cas difficiles, dis-je en pensant au silence de Melvin au<br />

début.<br />

– Le problème, c’est qu’il peut être hyperagressif verbalement. Et peut-être<br />

même physiquement. Quand il t’adresse la parole, t’as l’impression qu’il va te<br />

bouffer. C’est impossible de <strong>com</strong>muniquer avec lui. J’ai tout de suite demandé à<br />

Rachel de le voir mais même elle, elle galère.<br />

Je fais une petite grimace : le docteur Rachel Woods, la psy de l’association,<br />

est une des meilleures psychiatres de New York. Elle a souvent désamorcé chez<br />

nous les situations les plus inextricables.<br />

Spécialisée en ados et jeunes adultes, cette femme de cinquante ans a un<br />

cabinet ultrachic tout en haut d’un building luxueux sur Madison Avenue où elle<br />

reçoit les enfants des puissants de cette ville. Une première consultation chez<br />

elle, c’est six mois d’attente et pas moins de 250 dollars. Mais, pour le Shelter,<br />

elle ne facture rien. Elle dit qu’elle veut rendre ce qui lui a été un jour donné,<br />

argument que je <strong>com</strong>prends et qui me touche.<br />

Je me souviens encore de notre surprise quand elle a appelé pour proposer ses<br />

services. J’avais été soufflée. Je le suis encore, car outre le fait qu’elle est une<br />

professionnelle reconnue et sollicitée, sa simplicité, sa disponibilité et son<br />

naturel continuent à m’impressionner.<br />

– Rachel le voit tous les jours. D’ailleurs, en ce moment, ils sont en rendezvous,<br />

dit Emma en regardant l’heure sur son portable. Elle est sûre que<br />

l’agressivité de Remy est un mécanisme de défense et pas l’expression d’une<br />

pathologie plus lourde. Pour elle, c’est un garçon à la base psychique saine, très<br />

choqué par son passage par la rue.


Un peu inquiète, je pense aux autres jeunes, encore si fragiles et qu’un rien<br />

peut déstabiliser. Dans l’immédiat, une grande partie de notre travail va consister<br />

à maintenir l’équilibre entre tous et à faire en sorte que Remy trouve rapidement<br />

sa place parmi les autres jeunes.<br />

– Ça va être à nous de rassurer les autres, dit Emma, devinant ce qui me<br />

tracasse. En tout cas pour Lindsay, ils ont vraiment été super quand elle est<br />

revenue. Et solidaires.<br />

Ce qui n’est pas toujours gagné…<br />

Mais cette attention aux autres qui est souvent ce qui leur manque quand ils<br />

arrivent ici est ce dont nous pouvons être le plus fiers. Je suis heureuse qu’ils<br />

aient pu l’exprimer pour Lindsay.<br />

– Ils étaient très inquiets pour Nathan et toi. Tu es sûre que ça va ?<br />

Je souris en regardant Emma : il s’est passé tellement de choses depuis<br />

l’hospitalisation en urgence de Lindsay que j’ai l’impression que ça fait des<br />

siècles. Et que j’ai gravi des montagnes russes en courant avec un gros sac de<br />

problèmes et de surprises sur le dos.<br />

– Ça me fait du bien de revenir.<br />

En effet, ce retour à mon rythme normal est rassurant, éloignant encore<br />

davantage les spectres de tout ce qui m’a chamboulée ces jours-ci. Il reste<br />

néanmoins une perturbation majeure que je tente de repousser au fond de mon<br />

esprit : un nouvel élément de ma normalité, c’est mon emménagement chez<br />

Jesse !<br />

Emma me dévisage, attendant que j’en dise un peu plus.<br />

– L’incendie, je digère peu à peu. Au début, j’ai fait des cauchemars, je me<br />

réveillais en nage, enfermée dans ce couloir enfumé, mais je re<strong>com</strong>mence à<br />

mieux dormir.<br />

Emma hoche la tête, attribuant sans doute cette amélioration à la présence de<br />

Jesse à mes côtés. Ce qui est la vérité. Adorable, prévenant, attentif quelle que<br />

soit l’heure ou ses propres préoccupations, il me serre contre lui, m’écoute lui


parler des flammes qui s’agitent devant mes yeux tout en caressant mes cheveux<br />

jusqu’à ce que je me calme et m’endorme à nouveau, blottie contre lui.<br />

Alors, qu’est-ce qui m’arrive en fait ? Pourquoi ne suis-je pas tranquille et<br />

paisible ? Pourquoi ai-je des doutes et des appréhensions sur notre « couple »<br />

que j’ai justement tant de mal à appeler « couple » ?<br />

– Et avec Jesse ? La vie <strong>com</strong>mune, ça se passe bien ? demande Emma, qui en<br />

tant qu’amie proche et fine mouche, a certainement deviné qu’il y avait baleine<br />

sous gravillon.<br />

– Extra, dis-je un peu trop rapidement.<br />

Sans un mot, elle observe mes deux mains serrées autour de ma tasse.<br />

– Je veux dire, tout est merveilleux, voire idéal. Mais je me pose plein de<br />

questions. Peut-être trop, soupiré-je.<br />

– Tu as toujours été une cérébrale, sourit-elle en se levant pour se resservir de<br />

café.<br />

– C’est tellement rapide, soudain. J’aurais voulu avoir plus de temps pour<br />

réfléchir à ce que je suis en train de faire. S’il n’y avait pas eu ce contrat, est-ce<br />

que vraiment j’aurais emménagé avec lui si vite ? Est-ce que je ne suis pas juste<br />

en train de me mentir ? Et surtout de lui mentir ?<br />

Emma secoue la tête sans <strong>com</strong>prendre.<br />

– Quelque part, j’ai l’impression de profiter de lui et d’être malhonnête en<br />

vivant avec lui. Je ne sais pas très bien ce que je ressens et lui, il a l’air<br />

sincèrement heureux. Il semble très amoureux, mais de qui, de quoi ? De<br />

l’ancienne Willow, de moi aujourd’hui, d’un amour de jeunesse ou d’une<br />

relation idéalisée ?<br />

– Pourquoi tu penses ça ? Il t’a dit quelque chose ?<br />

– Rien en particulier. Mais parfois, il me parle de trucs que j’aimais, faisais,<br />

voulais mais qui ne sont plus du tout moi.<br />

D’un sourire forcé, je repousse cette sensation familière de cohabiter dans un<br />

même corps avec un autre moi mystérieux.<br />

– C’est peut-être juste que tu as mûri, suggère Emma.


– Non, dis-je tristement, c’est plus étrange que ça. Je ne suis plus cette fille-là.<br />

Alors si ça se trouve, il est amoureux d’un fantôme qui ne reviendra plus. Et un<br />

jour, il s’apercevra que je ne suis plus celle qu’il a aimée.<br />

Et je ne veux pas imaginer ce que cela me fera.<br />

Ma voix s’étrangle. Emma pose la main sur mon avant-bras.<br />

– Tu lui en as parlé ?<br />

– Non, et je m’en veux, grimacé-je. Je voudrais tellement que ce soit sincère<br />

entre nous. Même si c’était pour me protéger, on a déjà eu trop de mensonges et<br />

de non-dits. Je ne veux plus que nous nous cachions quoi que ce soit.<br />

Comme Emma tique, je reviens sur un sujet dont nous avons déjà parlé par le<br />

passé dans nos nombreux débats quant à la relation amoureuse idéale.<br />

– Ne crois pas que je suis dans le fantasme du « on se dit tout, on partage<br />

tout » ! C’est juste que je voudrais ne plus faire de découvertes désagréables qui<br />

me donnent l’impression d’être le dindon de la farce.<br />

Genre tout le monde au courant et moi pas, ce qui est déjà pour tout un<br />

chacun blessant mais pour une amnésique <strong>com</strong>me moi, <strong>com</strong>plètement flippant.<br />

– Mais, Willow, tu es heureuse avec lui ?<br />

– Je crois, mais et si je me trompais moi-même ? Si moi aussi, c’était le<br />

souvenir de cet ancien amour qui me rend amoureuse ? Si je m’accrochais à<br />

l’image d’un amour de jeunesse ? Si j’étais juste troublée par un souvenir<br />

reconstruit grâce à lui ? Et si je… Et merde, Emma, je suis un peu perdue,<br />

soupiré-je.<br />

– Je ne sais pas trop quoi te conseiller, dit-elle timidement. C’est tellement<br />

particulier.<br />

– C’est clair que vivre avec son ancien petit copain sans avoir aucun souvenir<br />

d’être sortie avec lui pendant deux ans, c’est un peu surréaliste quand on y<br />

pense, plaisanté-je pour reprendre le dessus.<br />

Mal à l’aise, Emma hoche la tête.<br />

– Mais pour répondre à ta question de départ, je vais bien sauf que c’est un<br />

peu le bordel là-dedans, grimacé-je en montrant ma tête.


Tout en riant, Emma pointe son index vers la partie gauche de ma poitrine qui<br />

se soulève, gonflée de craintes et de doutes que je tente de ravaler.<br />

– C’est plutôt de ce côté-là que ça se passe : le cœur, sourit-elle. Mais parle à<br />

Jesse, ça me paraît le plus simple.<br />

– « Le plus simple est souvent le plus efficace des remèdes », dixit ma mère<br />

qui, en matière de simplicité, est un modèle de <strong>com</strong>plexité ! intervient Nathan<br />

que nous n’avons pas entendu arriver.<br />

Hilare, notre ami se penche sur nous pour nous embrasser. Aussitôt nous nous<br />

retrouvons les trois debout et enlacés, entre rires et larmes, tandis qu’aussi émus<br />

que nous, Dobby et Chaussette se frottent contre nos mollets. Ce moment<br />

chaleureux est doux <strong>com</strong>me un cocon, <strong>com</strong>me si la vie reprenait son cours<br />

normal.<br />

– Putain, vous m’avez manqué tous les deux, murmure Emma d’une voix<br />

émue. On est d’accord que vous reprenez mollo, pas de zèle, pas trop d’heures<br />

sup…<br />

Je souris, amusée par ces accents mère-poule pas tout à fait dans le style<br />

d’Emma, mais surtout intriguée par Nathan qui arbore un sourire ébloui qu’il ne<br />

peut maîtriser.<br />

Y aurait-il du Aidan derrière cette félicité matinale ?<br />

– Personnellement, j’ai totalement récupéré, dit-il en se dirigeant vers la<br />

machine à café. Ça fait presque soixante-douze heures que je glande entre mon<br />

lit et mon canapé en me gavant de pancakes à la banane faits par Aidan, alors ce<br />

matin, je suis parfaitement reposé !<br />

Levant un sourcil, Emma me lance un coup d’œil amusé en entendant Nathan<br />

mentionner le frère de Jesse. Au téléphone, je lui ai déjà raconté sous le sceau du<br />

secret qu’après l’incendie, Nathan était rentré chez lui sous la protection d’Aidan<br />

et qu’à différents indices récoltés tel Sherlock Holmes auprès de Jesse ou de<br />

Nathan, je supposais que le bel infirmier y était resté, et pas que dans la<br />

baignoire…<br />

Visiblement aussi dans la cuisine ! Avec un passage par le cœur de Nathan…


Car ce matin, au moment où le prénom d’Aidan franchit les lèvres de Nathan,<br />

on peut presque apercevoir des petits cœurs et des flèches aux ailettes<br />

cupidonesques virevolter dans la pièce. Même si j’ai envie de le titiller à ce sujet,<br />

je suis surtout rassurée et ravie de voir mon ami aussi détendu.<br />

– En tous les cas, c’est un régime qui a l’air de te mettre de bonne humeur,<br />

souris-je.<br />

En effet, un sourire béat étire les lèvres de notre boss et ami d’un bout à<br />

l’autre de son visage, en long, en large et en travers. Tout en observant ses<br />

cheveux emmêlés et les gros cernes bruns au-dessous de ses yeux, je ne peux<br />

m’empêcher de le titiller un peu sur l’origine de son état réjoui et fatigué.<br />

– Mais tu as pu dormir, tu es sûr ?<br />

– Parfois…, rosit-il, ce qui fait ressortir d’un coup les taches de rousseur sur<br />

ses joues.<br />

– Il y a des recherches à faire sur les vertus du sirop d’érable en matière de<br />

sommeil, plaisanté-je.<br />

Tout en regardant Nathan verser une tonne de sucre dans son café alors qu’il<br />

n’en prend jamais, Emma soupire en se renversant sur le dossier de sa chaise.<br />

– Donc ce sont les talents de cuisinier du bel Aidan qui mettent notre Nathan<br />

dans cet état d’hypoglycémie avancée, de béatitude transcendantale et<br />

d’épuisement bienheureux ?<br />

Je pouffe tandis que Nathan lève les yeux au ciel d’un air offusqué.<br />

– Au final, ça a l’air de coller entre vous ! renchéris-je en observant Dobby et<br />

Chaussette.<br />

Le chiot tente de renifler le chat qui, assis sur ses pattes arrière, lui décoche<br />

des coups de patte sur le museau. Suivant mon regard, Emma sourit, pensant<br />

certainement elle aussi à la première rencontre de Nathan et Aidan.<br />

– Oh, personne ne s’emballe dans cette cuisine ! tempère Nathan. C’est le<br />

début, on va voir, je ne sais pas du tout <strong>com</strong>ment ça va évoluer…<br />

– En tous les cas, tout ça ressemble à des débuts prometteurs et à des


lendemains qui chantent, fait remarquer Emma. Et je parle pour vous deux !<br />

Son regard moqueur passe du visage de Nathan au mien. Tout en m’efforçant<br />

de ne pas rougir, je soutiens son regard affectueux. Raclant sa gorge plusieurs<br />

fois, Nathan plonge le nez dans son café.<br />

– En fait, je suis un peu jalouse, soupire Emma en secouant la tête. Autant la<br />

dernière fois qu’on a parlé couple ensemble à Vegas, j’étais prête à signer pour le<br />

célibat à vie, autant là, quand je vois vos airs nirvanesques à tous les deux, je<br />

reconsidère très clairement mon opinion. La Scottish connection vous réussit !<br />

Amusée, je souris : c’est vrai que les charmes de la famille Halstead ont de<br />

quoi rendre addicts ! Écarlate, Nathan termine son café et repose précipitamment<br />

sa tasse.<br />

– Allez hop, finie la pause-café ! J’ai du boulot en retard, dit-il en nous<br />

tournant le dos.<br />

– Est-ce qu’il existe un troisième frère Halstead ? chuchote Emma quand nous<br />

quittons la cuisine derrière lui. Si oui, je me mets sur les rangs direct !<br />

– Je ne sais pas si Tyler Monkov fait partie de la famille mais je te promets de<br />

me renseigner, dis-je sérieusement en guettant la réaction d’Emma.<br />

Mon amie devient aussi framboise que ses escarpins, ce qui me fait sourire.<br />

Au moins, nous sommes trois à avoir bonne mine ce matin !<br />

***<br />

Deux heures plus tard, j’ai lu tous les mails accumulés dans ma boîte pro,<br />

épluché les dossiers de candidature de deux nouveaux bénévoles et appelé l’ami<br />

réalisateur de Nathan pour faire le point sur le projet de court-métrage<br />

<strong>com</strong>mencé il y a quelques semaines avec un groupe d’ados. J’ai aussi pris un<br />

moment pour discuter avec Lindsay qui a tout à fait récupéré, ce qui m’a fait<br />

plaisir et rassurée définitivement.<br />

Satisfaite du travail ac<strong>com</strong>pli, je lève le nez de mon écran et souris en<br />

apercevant Dobby monter la garde, assis sur mes dossiers d’archives entassés sur<br />

le sol en attendant que nos bureaux définitifs soient installés à l’étage. Mon<br />

espace de travail temporaire est installé au bout du large couloir dans l’ancienne


uanderie de Maméléna : une petite pièce bordée de vitres d’un côté et ouvrant<br />

de l’autre sur le jardin, qui forme une sorte de bocal vitré et lumineux dans<br />

lequel je me sens bien. Dans le prolongement du couloir, se trouve le salon ovale<br />

de Nathan et d’Emma, dans ce qui fut autrefois la salle de musique.<br />

Les mains croisées derrière la nuque, je rêvasse un moment en pensant à<br />

Maméléna : aurait-elle imaginé sa maison recyclée ainsi ? Serait-ce ce qu’elle<br />

aurait voulu ? Et que penserait-elle de mes retrouvailles avec Jesse ? En cet<br />

instant, j’aimerais qu’elle soit encore là et avoir avec elle cette conversation que<br />

nous n’avons jamais eue sur mon amnésie. À chaque fois que je tentais de lui en<br />

parler, elle me répondait présent et avenir. J’ai souvent eu l’impression qu’elle ne<br />

me <strong>com</strong>prenait pas. Mais peut-être était-ce juste trop douloureux pour elle<br />

d’affronter avec moi le vide de mon passé.<br />

Une porte qui claque violemment me fait sortir de mes pensées. Sortant du<br />

bureau de Rachel, Remy passe en trombe devant mon bureau. Pestant entre ses<br />

dents, il avance à grands pas sonores, <strong>com</strong>me pour marquer sa désapprobation<br />

avec le monde qui l’entoure.<br />

Préoccupée, je le suis des yeux. Continuant à avancer tête baissée et vitesse<br />

maximale, il manque de percuter la personne qui arrive en face de lui. Je ne vois<br />

d’abord que les cheveux bruns, le blouson de cuir et le casque qui balance<br />

joyeusement dans sa main.<br />

– Jesse ? murmuré-je.<br />

Retranché immédiatement le long de la paroi, le dos arrondi et les mâchoires<br />

serrées, Remy surveille celui qu’il vient de bousculer en lui jetant de rapides<br />

regards par en dessous. Presque collé au mur, il semble en position d’attaque,<br />

prêt à mordre si Jesse se plaint. Pour la première fois, je remarque le regard très<br />

bleu de l’adolescent, presque autant que celui de Jesse mais strié d’un éclat<br />

d’acier rappelant le tranchant un couteau : vif <strong>com</strong>me un éclair, il oscille du<br />

visage de Jesse au casque dans sa main. Et j’y lis autant de craintes que<br />

d’agressivité.<br />

Aussi, je frémis malgré moi en voyant Jesse s’adresser à lui :<br />

– Salut, tu sais où est le bureau de Willow ?


À ma grande surprise, Remy lui indique du menton la direction de mon bocal<br />

avant de se glisser le long du mur et reprendre sa course. À travers la vitre, je<br />

souris à Jesse qui me cherche du regard et me lève avec précipitation pour aller<br />

vers lui, manquant de renverser ma chaise.<br />

– Ça va, pas trop dur la reprise ? dit-il en m’embrassant.<br />

Puis, une fesse négligemment posée sur le coin de ma table, il regarde autour<br />

de lui en hochant la tête.<br />

– Je passais dans le coin, dit-il avant que je ne l’interroge, j’ai une interview<br />

tout à l’heure juste à côté d’ici.<br />

Ça sent le prétexte à plein nez mais j’aime bien…<br />

Posant son casque sur le bureau, il ouvre son blouson pour fouiller dans sa<br />

poche intérieure. Je ne sais pas pourquoi ce geste anodin fait naître en moi<br />

quelques frissons à connotation coquine. Peut-être parce qu’un bout de sa peau<br />

dorée apparaît en haut de son tee-shirt noir, peut-être à cause du son presque<br />

irritant du zip qui se défait, ou plus vraisemblablement à cause de son regard<br />

d’azur posé sur moi.<br />

– En fait, je voudrais vous inviter, toi, Emma et Nathan, si vous êtes libres ce<br />

soir, dit-il.<br />

Il me tend un carton où je lis :<br />

Jesse Halstead au Babylon, concert privé. À partir de 18 heures.<br />

– Ça vient de se décider, dit-il, <strong>com</strong>me pour s’excuser de m’inviter à une<br />

soirée sur le rooftop new-yorkais le plus élégant, branché et sélect du moment.<br />

Le temple de la fête où même Nathan avec ses ramifications noctambules<br />

secrètes n’a jamais pu nous faire entrer…<br />

Pour toute réponse, je l’embrasse et l’entraîne en riant vers les bureaux<br />

d’Emma et Nathan qui acceptent aussitôt tous les deux, ravis.<br />

– Ce sont des fans de la première heure, expliqué-je à Jesse. Est-ce que je t’ai


dit que c’était grâce à eux que je suis venue voir ton concert à Vegas ?<br />

– Ils sont définitivement mes idoles, sourit Jesse.<br />

Vingt minutes plus tard, installée dans un coin du petit salon en face de Jesse,<br />

je m’apprête à croquer dans l’un des énormes sandwiches au pastrami qu’il nous<br />

a fait livrer quand je lui ai dit que c’était mon péché mignon. Cette délicate<br />

attention me touche, tout <strong>com</strong>me son sourire de fierté amusée quand j’ai vu le<br />

livreur arriver.<br />

– Je me demande <strong>com</strong>ment on va arriver à le débloquer, expliqué-je à Jesse,<br />

en lui parlant un peu de Remy. Ce serait bien qu’il arrive à participer aux<br />

animations et aux ateliers.<br />

La bouche pleine, Jesse m’interroge du regard.<br />

– Par exemple, on a un petit groupe qui bosse pour réaliser une vidéo et un<br />

autre qui travaille sur un spectacle de slam et de poésie pour sensibiliser le grand<br />

public à l’action d’assos <strong>com</strong>me le Shelter. Le but est de faire s’exprimer les<br />

jeunes sur leur vécu, mais aussi de les faire s’investir, travailler en groupe,<br />

monter un projet <strong>com</strong>mun et au passage, découvrir certains métiers. À terme,<br />

j’aimerais qu’on arrive à présenter leur travail au « Festival du Nous », un<br />

événement génial qui part du principe que tout le monde doit pouvoir s’exprimer<br />

et que la culture et la création permettent de restaurer l’estime de soi, de<br />

redonner l’espoir et que tout le monde, quels que soient son parcours, son<br />

éducation et son mode de vie, peut le faire. Ce serait en plus une belle<br />

reconnaissance pour eux.<br />

Un sourire mi-amusé mi-admiratif aux lèvres, Jesse m’écoute sans<br />

m’interrompre.<br />

– En fait, je suis convaincue que l’art, la littérature, la peinture, le théâtre, le<br />

cinéma, bref l’art et l’expression artistique peuvent aider nos jeunes à<br />

s’exprimer, à s’assumer et à trouver foi en eux et en les autres malgré tout ce<br />

qu’ils ont pu vivre, conclus-je avec un peu de grandiloquence.<br />

Quand la fossette de Jesse apparaît sur sa joue, je réalise que je viens de lui<br />

faire un grand discours alors qu’il sait très bien de quoi je parle. Un peu gênée,<br />

j’apprécie sa façon discrète de me le rappeler, sans pour autant se mettre en


avant.<br />

Car lui, c’est la musique qui l’a sauvé et aidé à se construire.<br />

– Tu me touches pas ! hurle soudain une voix aiguë dans le couloir.<br />

Je sursaute et me lève en entendant des insultes retentir ensuite. Abandonnant<br />

mon sandwich, je me précipite, Jesse à mes côtés, Dobby jappant derrière nous.<br />

Dans le hall d’entrée, torse bombé face à Garrett et Josh, deux jeunes bien plus<br />

costauds que lui, Remy tord le bras de l’un tandis que l’autre menace son visage<br />

d’un poing volumineux. Dobby se met à aboyer en tournant autour d’eux. Ça ne<br />

m’étonne pas vraiment de voir Garrett et Josh en train de se bagarrer : très<br />

nerveux tous les deux, on les retrouve souvent au centre des accrochages entre<br />

les jeunes, assez fréquents au Shelter. Agressions verbales, sautes d’humeur ou<br />

coups de gueule, le ton monte vite ! Et c’est à nous de les aider à retrouver leur<br />

calme en leur apprenant à gérer le conflit autrement que par le corps à corps.<br />

Alors que je m’avance pour intervenir, Jesse fond sur le trio, attrape le bras<br />

levé, tire l’autre en arrière et s’interpose de toute sa stature entre les belligérants.<br />

Continuant à rouler des muscles et à se tourner autour, les jeunes lui jettent un<br />

regard mauvais, Remy semblant le plus furieux.<br />

Jesse leur sourit et retient Remy par le bras, d’un geste aussi fraternel que<br />

ferme. L’air furieux, l’ado se dégage sèchement. Dobby a choisi son camp : assis<br />

aux pieds de Jesse. Josh et Garrett haussent les épaules mais reculent quand je<br />

leur fais signe de s’écarter.<br />

– Je vous rappelle que vous avez tous signé la charte de vie <strong>com</strong>mune, leur<br />

dis-je calmement en les englobant tous les trois du regard.<br />

– Il a vraiment un problème, ce mec, tente de parlementer Josh en montrant<br />

Remy.<br />

– Et que, quelles que soient les raisons, il est interdit de se battre au Shelter.<br />

Josh et Garrett, on se verra tout à l’heure pour faire le point sur ce qui vient de se<br />

passer. Et pour le moment, merci de regagner vos chambres.<br />

Les deux grands ados s’éloignent en marmonnant. Le visage tendu, les joues<br />

palpitantes de colère, Remy semble trembler de tout son corps, ce qui me<br />

bouleverse.


– Je veux juste qu’on me foute la paix, dit-il en me lançant un regard furieux.<br />

C’est la première fois que j’entends sa voix : très rauque, presque cassée, elle<br />

semble lutter pour se glisser entre ses lèvres. Ses yeux bleus sont rétrécis de<br />

fureur et de frustration. Rigide et crispé, Remy semble un bloc de hargne sur<br />

pattes.<br />

– Allons marcher un peu, lui dit Jesse après avoir vérifié d’un regard que<br />

j’étais OK.<br />

Pensant déjà aux mots que je vais choisir pour parler à Remy, j’acquiesce. Les<br />

laissant passer devant, je les suis tout en réfléchissant à <strong>com</strong>ment ouvrir une<br />

brèche dans une telle forteresse de colère et de défense.<br />

– Moi, c’est Jesse Halstead.<br />

Il sourit à Remy. Surpris, l’ado l’observe, puis hausse les épaules sans<br />

répondre. Vu ce que nous avons déjà noté avec d’autres ados arrivés aussi<br />

bloqués et agressifs que lui, j’imagine son ressentiment général, son sentiment<br />

de solitude et cette certitude ancrée en lui qu’il ne peut pas faire confiance aux<br />

autres, et surtout pas aux adultes.<br />

– Moi aussi, dit Jesse, quand j’avais ton âge, il y avait des jours où j’avais<br />

envie d’éclater tout le monde.<br />

Regardant droit devant lui, Remy ne réagit pas.<br />

– « Quand j’avais ton âge », répète Jesse avec un soupir, ça fait un peu vieux<br />

con, non ?<br />

Remy lève les yeux au ciel, ce qui ressemble presque à une victoire sur son<br />

visage vidé de toute expression.<br />

– J’ai l’impression d’entendre mon père, et Dieu sait que c’est quelqu’un à<br />

qui je n’ai pas envie de ressembler, murmure Jesse.<br />

La tête penchée, Remy se frotte un sourcil d’un air las.<br />

– Mon père, continue Jesse d’un ton songeur, ne voulait pas que je devienne


musicien. Mon frère Aidan était le seul qui m’encourageait. Et…<br />

En l’entendant <strong>com</strong>mencer à raconter son adolescence houleuse à Remy, je<br />

scrute les réactions de l’ado. Maussade et hostile, il ne bronche pas. Il semble<br />

juste indifférent, fatigué et ailleurs. Mais petit à petit, la sincérité évidente de<br />

Jesse, l’évocation de sa colère et de tout ce qu’il a tenté de plus ou moins légal<br />

pour l’expulser, courses de moto <strong>com</strong>prises, ainsi que sa façon naturelle et<br />

humoristique de parler de la difficulté de ses premiers pas dans la vie d’adulte<br />

semblent intéresser Remy. Au début, l’ado évite de croiser son regard, mais ses<br />

épaules se détendent, ses poings se desserrent et il finit par regarder Jesse en<br />

face. De temps en temps, il marmonne un mot en hochant la tête. Quand Jesse se<br />

met à parler vitesse et moto, Remy s’anime et donne son point de vue. Observant<br />

cet embryon de dialogue naître sous mes yeux, je ralentis, émue et admirative de<br />

cette capacité de Jesse à lier facilement contact avec les jeunes. Je l’avais déjà vu<br />

à l’œuvre avec Melvin, mais là, il est incroyable.<br />

Son approche et son vocabulaire brut de décoffrage ne sont sans doute pas<br />

validés par l’Université de psychologie sociale mais ça a l’air de marcher !<br />

Je vois le visage de Remy quitter son masque inexpressif et dur. Quand la<br />

conversation se dirige vers l’histoire familiale de Jesse et d’Aidan, le grand ado<br />

s’agite, frotte ses cheveux, se balance d’un pied sur l’autre, bouleversé que le<br />

frère de Jesse ait pu lui aussi être chassé par ses parents à cause de son<br />

homosexualité.<br />

Même si j’ai déjà entendu ce récit, il me hérisse à nouveau. Je fixe Jesse avec<br />

tendresse.<br />

Souriant, il discute tranquillement avec Remy qui, à présent, lui répond.<br />

Admirative de cette connivence si simplement établie, je ne peux pourtant<br />

m’empêcher d’avoir le cœur serré. Car, plus j’apprends à connaître Jesse, plus je<br />

sais qu’il est non seulement un type bien et généreux, mais qu’il ferait un<br />

excellent père.<br />

Et je ne pourrai jamais lui donner d’enfants.


29. Une dose de merveilleux<br />

Willow<br />

Bras croisés sur son torse, Remy est assis en face de moi dans mon bocal.<br />

Dérivant dans la pièce puis sur mon bureau, ses yeux bleu sombre paraissent<br />

sans expression. Après le départ de Jesse, il est resté planté dans l’entrée, à<br />

nouveau hostile et fermé, mais il m’a suivie sans hésiter quand je lui ai demandé<br />

s’il voulait qu’on fasse un peu plus connaissance, vu que je n’étais pas là lors de<br />

son arrivée. Tout en l’observant, je lui explique à présent qui je suis et quelles<br />

sont mes fonctions ici : organiser la vie collective dans la maison, planifier et<br />

évaluer les activités des jeunes, gérer les bénévoles et leurs interventions, mettre<br />

en place des projets pour que les jeunes trouvent leur place et leur équilibre au<br />

Shelter, qui est à la fois une sorte de famille élargie bienveillante mais aussi un<br />

microcosme de la société, avec son fonctionnement, ses règles, ses devoirs et ses<br />

droits.<br />

Il m’écoute en hochant la tête.<br />

– Donc, vous allez me virer pour ce qui s’est passé tout à l’heure ? lâche-t-il,<br />

agressif.<br />

– Tu viens d’arriver, dis-je calmement en soutenant son regard, où derrière la<br />

provocation je devine la peur d’être renvoyé dans la rue. Je voulais juste<br />

t’expliquer <strong>com</strong>ment ça se passe ici et que tu m’en dises un peu plus sur toi si tu<br />

veux bien.<br />

– Il n’y a pas grand-chose à dire. J’ai été viré de chez moi le jour où j’ai dit à<br />

mes parents que j’étais homo, dit-il en pointant le menton d’un air de défi.<br />

Depuis, je me débrouille.<br />

– Ça fait longtemps ? demandé-je doucement.<br />

Il hausse les épaules.<br />

– Six mois, un an… J’en avais marre de faire semblant et de me cacher. Je<br />

voulais qu’ils <strong>com</strong>prennent. Mais mon père ne m’a pas laissé parler. Il m’a


insulté et tabassé en me traitant de tapette. À la fin, il a dit qu’il avait honte, que<br />

je devais partir et que personne ne me regretterait. Ma mère ne m’a même pas<br />

défendu, murmure-t-il d’une voix cassée.<br />

Je me tais, choquée par cette violence à laquelle je ne pourrais jamais<br />

m’habituer, même si tous les jeunes arrivent ici avec un vécu à peu près<br />

identique et aussi traumatisant.<br />

– Je n’avais rien ni personne chez qui aller. J’ai fait la manche. J’étais sur le<br />

trottoir. Alors, j’ai fait la pute, dit-il en relevant le menton pour surveiller ma<br />

réaction. Je faisais ça dans les parkings, c’était là où je dormais aussi. Quand les<br />

gardiens étaient sympas, je pouvais me laver dans leurs locaux, en échange de<br />

trucs.<br />

Il se frotte le visage en fermant les paupières. Quand il rouvre les yeux, il a<br />

l’air d’un vieil homme. Bouleversée, je le fixe en luttant contre l’émotion. Puis<br />

je me ressaisis et, essayant de retrouver distance et neutralité professionnelles,<br />

j’attends qu’il reprenne.<br />

– Cet hiver, y en a un qui m’a parlé des foyers pour SDF. J’y suis allé, mais<br />

j’étais pas leur genre de client, j’étais trop jeune ! plaisante-t-il faiblement. Mais<br />

une dame m’a parlé d’ici.<br />

– C’est bien que tu sois venu, souris-je en pensant au courage qu’il lui a fallu<br />

pour pousser la porte du Shelter.<br />

– C’est ce que m’a dit aussi Jesse, dit Remy avec un pauvre sourire. Vous<br />

savez que c’est une putain de star, ce mec ?<br />

Sous ses traits creusés, son visage s’éclaire d’un sourire d’enfant ébloui, qui<br />

me fait mal. Je hoche la tête, sans préciser que la star est aussi mon mari.<br />

Pas le moment.<br />

– Il est hypercool. Lui aussi, il s’est fait virer de chez lui. Et ça l’a pas<br />

empêché de devenir ce qu’il voulait : rock star.<br />

Je souris, amusée par le raccourci et par l’admiration qui illumine son visage.<br />

Pour lui, Jesse est devenu un exemple. Une star abordable et un adulte qui s’est<br />

intéressé à lui sans le condamner.


Un véritable tuteur de résilience.<br />

– Et toi, qu’est-ce que tu voudrais faire ?<br />

– Avant, je voulais être avocat, souffle Remy.<br />

– C’est toujours le cas ?<br />

Soudain songeur, Remy ne semble pas m’entendre.<br />

– Le frère de Jesse est homo <strong>com</strong>me moi, dit-il en agitant une main en l’air<br />

pour englober le rejet, la différence, la sexualité et son début de vie difficile. Et<br />

Jesse peut me le faire rencontrer, si je veux.<br />

En pensée, je souris. Jesse a su en quelques minutes offrir un peu d’espoir à<br />

cet ado paumé. Il pourrait en être fier. Car épaules redressées, Remy semble<br />

ragaillardi. Comme si la proposition d’échanger avec un adulte ayant eu un vécu<br />

similaire le soulageait déjà de sa solitude et de sa souffrance en lui redonnant un<br />

peu d’estime de lui-même.<br />

Une sorte de droit à exister tel qu’il est et à être reconnu et respecté.<br />

Le fait que Jesse soit devenu une star alors que lui aussi avait été chassé par<br />

ses parents ajoute une dose de merveilleux et de rêve à ce premier pas de<br />

reconquête d’une identité piétinée. Lorsque Remy quitte mon bureau, je le suis<br />

des yeux : même ses épaules semblent plus larges que lorsqu’il est entré, <strong>com</strong>me<br />

ouvertes par un vent de confiance nouveau.<br />

Et tout ça grâce à un échange impromptu et informel avec Jesse ! me dis-je<br />

en l’observant s’éloigner.<br />

Sans y réfléchir davantage, je me précipite dans le bureau de Nathan. Mon<br />

boss m’écoute avec attention quand je lui expose au fil de ma pensée l’idée qui a<br />

pris naissance dans mon cerveau entre le moment où Remy s’est levé et<br />

maintenant : si Jesse et Aidan sont d’accord, organiser des rencontres régulières<br />

entre nos jeunes et eux, soit des adultes à présent ac<strong>com</strong>plis et équilibrés, qui<br />

sont passés par les mêmes épreuves que nos ados et s’en sont sortis. Presque<br />

survoltée, je lui résume à grand renfort d’éloges dithyrambiques le processus que<br />

j’ai observé en direct sur Remy mais surtout le résultat : le début d’une<br />

reconstruction !


– On pourrait demander à Jesse et Aidan d’intervenir régulièrement. Je ne sais<br />

pas encore sous quelle forme, ni <strong>com</strong>bien de temps, ni où, ni quand, ni à quel<br />

rythme on ferait ça.<br />

Habitué à mes emballements réguliers et enthousiastes, Nathan sourit en<br />

levant une main pour couper court à l’exposé <strong>com</strong>plet de mon projet avec<br />

horizon à cinq ans et déploiement à l’international.<br />

– Ça me paraît une excellente idée et je suis sûr que ce serait très bénéfique<br />

pour les jeunes. Le seul bémol, c’est… Jesse et Aidan. Ils ont peut-être leur mot<br />

à dire ! rit-il. Sachant que je trouverais formidable qu’ils soient d’accord.<br />

Qu’à cela ne tienne !<br />

J’envoie aussitôt un résumé de ma proposition à Jesse. Je ne sais pas pourquoi<br />

mais je n’ai aucun doute sur sa réponse positive. Aussi, c’est avec un sourire ravi<br />

et fier que je lis à voix haute son SMS à Nathan.<br />

[Banco ! J’adore l’idée. J’appelle<br />

Aidan pour lui en parler.]<br />

[Juste avec Remy ? Pas en<br />

permanence ? Je suis déçu.]<br />

[Merci ! Je voulais aussi te dire merci<br />

pour Remy : je t’ai trouvé génial avec lui.]<br />

Amusée, je lui renvoie un smiley clin d’œil effondré tout en continuant à<br />

discuter de cette idée avec Nathan, qui, à demi-mot et avec moult précautions,<br />

me fait <strong>com</strong>prendre qu’il n’en parlera pas en privé avec Aidan. Je <strong>com</strong>prends<br />

surtout qu’il n’a pas envie de mélanger vie amoureuse – même à l’état<br />

embryonnaire – et boulot, ce qui étonnamment ne me pose aucun problème ce<br />

matin.<br />

Pourtant, j’ai toujours milité pour le cloisonnement en ce domaine…<br />

Il faudra que j’y pense à tête reposée. Et d’autant plus quand je m’entends<br />

renchérir avec une proposition de partenariat plus approfondi :


– On pourrait aussi demander à Jesse de participer à un de nos ateliers de<br />

création, peut-être celui du slam, ou d’en créer un nouveau autour de la musique<br />

et de la danse…<br />

Amusé, Nathan fait une petite moue en regardant mon téléphone, attendant<br />

tranquillement que je fasse ma demande à l’intéressé.<br />

[Tu accepterais de faire un atelier ici ?]<br />

[L’admiration des ados pour une star<br />

sympa, généreuse et accessible.<br />

Plus ma reconnaissance éternelle ;)]<br />

[Ça dépend… J’aurais quoi en échange ?]<br />

Levant les yeux de mon téléphone, je tâche de prendre un air professionnel<br />

sous le regard moqueur de mon boss qui ne peut pas ne pas remarquer que je<br />

souris béatement, et qu’à chaque fois que mon téléphone vrombit pour annoncer<br />

un SMS de Jesse, je souris de plus belle.<br />

[ ?]<br />

[Je préférerais un truc<br />

plus substantiel : en nature.]<br />

Un peu émoustillée par le tour que prend la conversation, je toussote en<br />

renforçant mon air concentré.<br />

[Chaque partie de ton joli petit corps offert<br />

à tous mes caprices de star.]<br />

Là, je ne peux m’empêcher de rosir. Nathan fronce un sourcil inquiet.<br />

– Il vérifie ses disponibilités, mens-je effrontément. Mais ça devrait être<br />

possible.<br />

[D’accord]<br />

[Parfait, on <strong>com</strong>mence quand ?<br />

Ce soir ?]


– Il accepte pour les ateliers, dis-je à Nathan en essayant de ne pas me laisser<br />

envahir par les évocations coquines qui poussent dans tous les recoins de mon<br />

crâne et de mon corps. Et il est même impatient.<br />

[BTW, il me semble me souvenir<br />

qu’on n’a pas encore essayé le jacuzzi.]<br />

– Je te laisse gérer avec lui, me dit Nathan en me fixant avec insistance. Tu<br />

me tiens au courant ?<br />

Acquiesçant d’un air sérieux, je sors du bureau de mon boss en priant pour<br />

que les images torrides qui me passent par la tête ne soient pas imprimées en<br />

colorama sur mon front.<br />

[Idem, mais faut vraiment<br />

que je travaille. À + !]<br />

[Je vais avoir du mal à me concentrer<br />

pour bosser avec Tyler…]<br />

Mettant fin à cette conversation, je me dirige vers mon bureau, où je dois<br />

recevoir dans moins de dix minutes un membre de l’une de nos associations<br />

partenaires pour le projet de vidéo. Histoire de reprendre mes esprits, je pose<br />

mon téléphone sur un coin du bureau.<br />

[@%ÜTgjDsjoO*@jh+=çeèé »h ::<br />

=$z%P$)SJEhGKkkfn ;skjÙPÙmq :<br />

MDKOI ;mùùù$$,mlpi&@&à’ !(§hdk]<br />

Les yeux ronds, je fixe l’écran et son message extraterrestre puis, malgré mes<br />

bonnes résolutions, je réponds :<br />

[Mais encore ?]<br />

Visiblement, il n’y a pas que moi qui n’ai pas les idées claires !<br />

La réponse qui tarde à venir m’empêche de me concentrer sur la préparation<br />

de mon rendez-vous.


[Oups désolé. C’est Sasha qui<br />

m’a piqué mon tél et elle ne voulait plus<br />

le lâcher. C’est une sacrée coquine ! Il a fallu que<br />

je lui coure après jusque dans la salle de bains.]<br />

Je n’ai pas le temps de m’interroger sur cette Sasha qu’apparaît un selfie où<br />

Jesse hilare prend la pose avec Tyler, serrant entre eux une adorable petite fille<br />

brune aux grands yeux bruns tournés vers Jesse.<br />

[Je te présente Sasha, ma filleule<br />

et fille de Tyler ! On t’embrasse (moi surtout ;))]<br />

La gorge soudain nouée, je fixe les visages rieurs, la petite main potelée<br />

accrochée au cou de Jesse, leurs têtes qui se touchent et leur échange de regards<br />

<strong>com</strong>plices et tendres. Du bout des doigts, je caresse la photo puis, lentement, je<br />

retourne mon portable. Coudes sur la table, je frotte mes tempes.<br />

Les ombres de ces enfants que je ne pourrai jamais avoir dansent un long<br />

moment sous mes paupières closes avant que je ne réussisse à les chasser.<br />

***<br />

À chaque fois que je pénètre dans l’immeuble de Jesse, je me sens à la fois<br />

chez moi et invitée. Mais depuis que je vis ici, la cohabitation est si simple et<br />

naturelle que l’opposition se réduit peu à peu : je me sens de plus en plus à<br />

l’aise.<br />

Quand je sors de l’ascenseur, Dobby se précipite vers la terrasse, son premier<br />

lieu de prédilection, le deuxième étant le canapé. Les baies vitrées sont ouvertes<br />

et une agréable lumière dorée de fin d’après-midi baigne la pièce jusque dans<br />

l’entrée. Perchés dans les arbres de la terrasse, les oiseaux pépient, ce qui<br />

contribue à me donner la sensation d’être ici dans un nid de paix, surplombant la<br />

ville et son fracas.<br />

Allongé dans un des canapés, un bras sous la nuque, Jesse sourit en me<br />

voyant approcher : ses cheveux en bataille, son air ensommeillé et ses<br />

bâillements sont le signe qu’il se réveille à l’instant.<br />

Complètement craquant…


– Et moi qui pensais que j’allais te trouver en train de revoir les morceaux de<br />

ton concert, dis-je en l’embrassant, amusée de constater qu’il n’a pas du tout<br />

l’air stressé par son show.<br />

– C’est ce que j’ai fait, dit-il en se redressant sur un coude pour me regarder.<br />

En effet, son violon et son archet sont posés sur la table basse.<br />

– Dans ma tête… ajoute-t-il avec sérieux. Je n’aime pas répéter juste avant un<br />

concert, ça me donne l’impression de bachoter.<br />

Revenant sur son violon, mon regard est attiré par une grande housse<br />

anthracite zippée posée à plat sur le canapé d’en face. À côté d’elle, un carton<br />

format boîte de chaussures emballé d’un papier rose pâle avec un ruban gris<br />

foncé. Et encore à côté un plus petit paquet plat ceint du même ruban.<br />

– C’est pour ton show ce soir ?<br />

J’observe avec amusement sa tenue actuelle : pieds nus qu’il frotte l’un contre<br />

l’autre, short en molleton gris tombant sur ses hanches et tee-shirt froissé sur<br />

lequel est écrit « 100% Glasgow guy ». Entre les deux, une bande de peau<br />

bronzée apparaît, monopolisant mon attention. Hypra sexy, surtout avec le<br />

sourire ravageur qu’il arbore quand il surprend mon regard en balade admirative<br />

sur son corps. Avec une moue suggestive, il se renfonce dans le canapé et s’étire.<br />

– Oui. Tu peux regarder si tu veux. Et me dire si ça te plaît.<br />

Soulignant ainsi le fait que je le mate depuis cinq minutes sans vergogne –<br />

réalité que j’assume totalement –, je souris et, sans relever sa petite provocation,<br />

je m’exécute. Un sourire moqueur sur les lèvres, il ne me quitte pas des yeux.<br />

Quand j’ouvre la fermeture de la housse, un morceau de délicat tissu vert d’eau<br />

brodé de sequins du même ton apparaît. Étonnée, je me tourne vers Jesse qui<br />

sourit franchement en m’adressant un clin d’œil.<br />

– Je n’ai jamais dit que c’était pour moi !<br />

Stupéfaite, j’extrais avec précaution de la housse une robe magnifique :<br />

courte, fluide, laissant deviner les formes en transparence sans vraiment révéler,<br />

avec un décolleté simple et profond, de larges bretelles croisées dans le dos et<br />

une souplesse de matière démente qui donne envie de l’enfiler immédiatement.


Quand j’aperçois la marque, je reste bouche bée.<br />

– Tu es fou !<br />

– Tu aimes ?<br />

Acquiesçant sans un mot, je caresse le tissu, fascinée par la beauté de cette<br />

robe d’une élégance et d’une originalité incroyables. Impressionnée, je délace<br />

ensuite le nœud de la boîte rose : au milieu du papier de soie, je découvre une<br />

paire de somptueuses sandales à talon dont les brides à la cheville sont ornées de<br />

fleurs de cerisier. Souriant d’émotion, je note la délicatesse de l’allusion, qui se<br />

déploie aussi jusque dans les finitions intérieures de la robe, toutes brodées de<br />

longues branches aux fleurs roses et blanches. Quand j’ouvre le dernier paquet,<br />

je tombe en pâmoison devant un ensemble de lingerie en soie reprenant le même<br />

motif dans des couleurs pastel.<br />

J’en reste muette.<br />

Mon regard émerveillé passe des chaussures à la robe et à la lingerie, avec des<br />

arrêts sur le visage de Jesse qui semble ravi de sa surprise.<br />

– Je me sens <strong>com</strong>me Cendrillon quand elle reçoit sa tenue pour le bal, dis-je<br />

assez émue, en faisant danser la robe sur son cintre tout en m’imaginant à<br />

l’intérieur de cette merveille de finesse et de féminité.<br />

Mais quand mon regard redescend du paradis élégant où il volette en robe de<br />

princesse pour retomber sur terre, il s’écrase sur mes baskets, mon jean et mon<br />

tee-shirt.<br />

Le contraste de style est criant.<br />

– Est-ce que tu sous-entends que je devrais changer de style de garde-robe ?<br />

protesté-je.<br />

Y aurait-il un message subliminal derrière ce cadeau ? Serait-ce une façon<br />

diplomate de me dire que mon apparence vestimentaire laisse à désirer ? Prête à<br />

défendre mon droit à m’habiller <strong>com</strong>me il me plaît, je jette un regard langoureux<br />

vers la robe de rêve puis un autre vers Jesse. Est-ce ainsi qu’il aimerait que je<br />

sois ? Dois-je renier mon identité pour lui plaire ? La réponse est clairement non,<br />

mais j’adore cette tenue et j’adore l’idée qu’il l’ait choisie pour moi. D’autant


plus que sous ses yeux bleus qui me dévisagent, un sourire craquant se dessine et<br />

me bouleverse.<br />

– Le seul sous-entendu qui se cache sous cette robe, et qui n’en est pas un, est<br />

que j’aimerais te l’enlever. Parce que quand je l’ai vue, je me suis dit qu’elle<br />

serait encore plus belle sur toi et que j’adorerais être le mec qui a le droit de<br />

glisser ses mains en dessous.<br />

Sans me quitter des yeux, il me rejoint d’un pas nonchalant qui me cloue sur<br />

place, la robe à la main. Quand il enlace ma taille, je frémis.<br />

– Merci, murmuré-je en cherchant sa bouche.<br />

– Habillée ou pas, tu es belle, Willow, et tu me fais bander. Mais là, faut que<br />

je fonce sous la douche et me change si je ne veux pas être en retard et me faire<br />

assassiner par Tyler… rit-il en regardant l’heure sur son portable.<br />

– Je t’ac<strong>com</strong>pagne à la salle de bains, dis-je en déposant la robe sur le canapé.<br />

Son clin d’œil me donne son accord pour faire douche <strong>com</strong>mune, pour notre<br />

plus grand plaisir à tous les deux.


30. Nouveau suspect<br />

Willow<br />

Accoudés à la longue balustrade qui borde la terrasse la plus haute du<br />

Babylon, Nathan et Emma lèvent tous deux leurs verres dans ma direction quand<br />

ils m’aperçoivent. Devant eux, un parterre de verdure et de célébrités, derrière<br />

eux, les gratte-ciel pointant <strong>com</strong>me des marches vers le ciel et en contrebas, les<br />

méandres de l’Hudson qui s’élargit au loin vers l’estuaire.<br />

Le rooftop du club privé le plus incroyable du moment est en réalité une<br />

succession de jardins en terrasse perchés au 75 e étage d’un building, véritable<br />

paradis de nature et de branchitude suspendues au-dessus de la ville avec<br />

piscine, bar, piste de danse et terrain de pétanque, évoquant ainsi la splendeur<br />

perdue des célèbres jardins de Babylone, l’une des sept merveilles du monde.<br />

La huitième étant certainement ce lieu et la neuvième… Jesse, vers qui je jette<br />

un regard ébloui et reconnaissant avant d’aller rejoindre mes amis.<br />

Heureuse de les retrouver au milieu de cette assemblée mondaine échappée<br />

des pages d’un magazine, j’avance d’un pas serein, assumant féminité et regards<br />

admiratifs posés sur ma robe somptueuse. Appuyée contre Nathan très élégant<br />

dans un costume gris perle, Emma resplendit : elle porte une longue<br />

<strong>com</strong>binaison-pantalon de dentelle noire sur des sandales à talons vertigineux de<br />

couleur pourpre, qui mettent en valeur sa silhouette et ses formes pulpeuses.<br />

Avançant d’un pas, Emma émet un sifflement d’approbation en détaillant ma<br />

tenue des pieds à la tête :<br />

– Putain, c’est divin ça ! Y a pas à dire, tu es un canon quoi que tu mettes !<br />

Rassurée par son enthousiasme pour ma tenue si différente de mon style<br />

habituel, je continue à avancer en lui souriant. Ce soir, la spontanéité légendaire<br />

d’Emma, qui dit toujours ce qu’elle pense avec un vocabulaire plus ou moins


délicat et fleuri, m’amuse, me fait plaisir et rosir à la fois. Nathan opine en<br />

observant lui aussi ma robe. Je tourne sur moi-même avec fierté.<br />

– Cadeau de Jesse, dis-je, assez fière en réalisant que ce dernier a pris<br />

exactement la bonne taille en tout, robe, soutien-gorge et demi-pointure de<br />

chaussures <strong>com</strong>prise.<br />

– Ce mec a décidément bon goût !<br />

– Mais ça, on le savait déjà, dit Nathan en passant une main affectueuse<br />

autour de mon épaule.<br />

Je souris à mes amis, amusée de constater que mon ami a troqué ses sacrosaintes<br />

baskets vintage pour des chaussures de cuir à bout fleuri, ce qui est un<br />

record.<br />

– On est au Spritz, dit Nathan, je vais t’en chercher un ?<br />

– Avec plaisir, mais rappelez-moi de faire attention aux excès de ce<br />

breuvage !<br />

– Qui est désormais répertorié par la Food & Drug Administration dans la<br />

liste des facteurs addictifs pouvant conduire les jeunes générations à des<br />

cérémonies nuptiales nocturnes involontaires, plaisante Emma en me prenant le<br />

coude. Il est où d’ailleurs ton charmant et mélodieux époux ?<br />

Mes yeux trouvent instantanément Jesse dans la salle où, son violon sous le<br />

bras, il discute avec le directeur du Babylon. Une douce chaleur mêlée d’un<br />

soupçon de fébrilité se répand en moi quand je l’observe. Dans la lumière du<br />

jour qui décline doucement, la haute silhouette de mon époux se détache en<br />

clair-obscur étincelant : ses cheveux encore humides rejetés en arrière, sa carrure<br />

solide sous son costume bleu marine, sa chemise blanche entrouverte sur sa peau<br />

dorée. Et ce sourire à la fois arrogant et tranquille, <strong>com</strong>me s’il était sûr de<br />

vaincre et de croquer le monde à pleines dents.<br />

Nous nous sommes quittés il y a à peine quatre minutes mais j’ai déjà envie<br />

de l’entendre, de le sentir et de le toucher.<br />

– Ça fait ça, il paraît, l’amour, sourit Emma <strong>com</strong>me si elle avait lu en moi.<br />

Impatience, mains moites, ventre en marmelade et petits roulements de tambour<br />

au cœur ! Enfin, c’est ce dont j’ai le souvenir parce que pour moi, ces derniers<br />

temps, c’est devenu une notion très abstraite.


Elle suit du regard Nathan qui revient vers nous, trois verres à la main et<br />

sourire aux lèvres.<br />

– En tous les cas, ça a l’air de lui réussir à lui aussi ! chuchote-t-elle en se<br />

penchant vers moi.<br />

– Et voilà, il suffit que j’aie le dos tourné pour que vous parliez boulot, j’en<br />

étais sûr !<br />

– Tu rigoles, on cancanait… sourit Emma.<br />

Après nous avoir tendu nos verres, Nathan jette un regard circulaire sur<br />

l’assemblée de VIP autour de nous.<br />

– Il faut dire qu’il y a un sacré réservoir à potins ici, mais j’aime bien au fond.<br />

J’ai l’impression de me balader en live sur le plateau d’Oprah Winfrey, dit-il<br />

avec un clin d’œil. Bon, à quoi on boit ?<br />

– À l’amour ! dit Emma en nous regardant tour à tour dans les yeux.<br />

– À la réussite de tout ce qui nous tient à cœur et nous rend heureux, ajoute<br />

Nathan.<br />

Je réfléchis à mon toast en répertoriant rapidement ce qui est important dans<br />

ma vie et contribue à mon bonheur depuis l’accident : mes engagements, mon<br />

travail, mes amis et, depuis peu – ce que je découvre avec Jesse –, la possibilité<br />

d’être en paix avec mon passé malgré ses manques.<br />

– Au présent, dis-je, heureuse de partager ce moment avec mes amis.<br />

Savourant les fines bulles de Spritz, je vois soudain Emma rosir légèrement et<br />

remettre en place plusieurs fois la boucle de cheveux qui justement ne tombe pas<br />

sur son front. Intriguée par sa nervosité, je suis la direction de son regard :<br />

serrant des mains sur leur passage, Tyler et Jesse se dirigent tranquillement vers<br />

nous. Nathan tourne lui aussi la tête : quand dans leur sillage apparaît Aidan, très<br />

élégant dans une veste de lin aux reflets miel qui rappellent la couleur de ses<br />

cheveux, son sourire devient celui d’un bienheureux à son arrivée au paradis.<br />

Immobiles, Emma, Nathan et moi restons silencieux en observant le trio<br />

avancer. La foule semble s’écarter au passage de la star et son aréopage de<br />

charme.


Trois styles opposés, trois condensés de séduction, trois versions différentes<br />

de « <strong>com</strong>ment suc<strong>com</strong>ber en quelques minutes ». Car même Tyler, qui ne<br />

m’avait pas jusqu’alors paru le plus beau gosse du monde, me semble éclatant de<br />

beauté.<br />

Sans doute l’effet des regards caressants que lui lance Emma sur ma droite !<br />

Une fois près de nous, Jesse passe son bras autour de ma taille tandis que les<br />

deux autres nous saluent. Appuyant une main sur l’épaule de Nathan, Aidan<br />

prend naturellement son verre pour y goûter, ce qui m’attendrit, surtout quand<br />

j’aperçois le regard énamouré de mon ami, tandis que Tyler se glisse à côté<br />

d’Emma pour lui montrer le soleil qui se couche à l’horizon, illuminant d’or les<br />

buildings de verre au bout de Manhattan. Suivant mon regard vers Emma et<br />

Tyler, Jesse me fait un clin d’œil.<br />

Serrée contre lui, je réalise alors <strong>com</strong>bien je me sens bien, paisible, à ma<br />

place, enfin posée et débarrassée de mes inquiétudes et de cette sensation de<br />

flottement entre deux opposés de moi qui s’annulent, un inconnu sombre qui<br />

m’engloutit <strong>com</strong>me un précipice creusé en moi et une part qui ne demande qu’à<br />

vivre en faisant fi du passé.<br />

Calme et sereine, je souris en observant la magie de ce lieu magnifique, le<br />

visage réjoui de mes amis que j’adore et le sourire de Jesse, l’homme que j’aime.<br />

Car à présent, je suis sûre de mes sentiments. Peu importe qu’ils soient des<br />

réminiscences du passé, des résurgences nostalgiques ou des sentiments<br />

nouveaux : tout ce que je sais est que je suis heureuse avec lui, que je lui fais<br />

confiance et que je suis amoureuse. Ça ne me fait même pas peur tellement c’est<br />

une évidence.<br />

Et j’ai hâte que nous soyons tous les deux pour lui dire que je l’aime.<br />

Profitant de chaque sensation, je me serre davantage contre lui, attentive à sa<br />

main sur ma taille, son parfum épicé, ses cheveux qui effleurent les miens. Il<br />

observe la scène sur laquelle il va bientôt jouer : une estrade noire, entourée de<br />

lampions de toutes les couleurs, qui semble posée au bord du vide, avec la ville à<br />

ses pieds.<br />

Contribuant à l’effet petit nuage sur lequel je plane depuis quelques minutes.


– J’espère que tu n’as pas le vertige, lui dit Emma en suivant son regard vers<br />

le podium surplombant la ville.<br />

– Ça me rappelle mes premiers shows sur le toit de notre coloc ! répond Jesse,<br />

amusé. Aidan était furieux car je redescendais toujours par l’escalier de secours<br />

extérieur pour rentrer dans l’appart par la fenêtre de ma chambre.<br />

– Cet inconscient prétendait que c’était plus court. Il oublie juste de préciser<br />

qu’à un moment, il devait sauter dans le vide parce qu’il manquait un étage<br />

d’échelle ! Et qu’il faisait ça sans cesser de jouer du violon.<br />

Intriguée, je questionne Jesse du regard.<br />

– Je ne le faisais pas quand tu étais là, chuchote-t-il à mon oreille.<br />

– J’en déduis que ta propension à faire des acrobaties un violon à la main date<br />

d’il y a longtemps ! intervient Tyler.<br />

– À croire que c’est de naissance. Mais c’est ce qui me fait vivre.<br />

Jesse le dit sous forme de plaisanterie mais je sais que c’est la vérité. Sans la<br />

musique, il ne serait pas le Jesse frondeur, victorieux et rieur que j’ai devant moi,<br />

mais un homme sans âme, peut-être aigri et certainement frustré par sa vie.<br />

– Et toi aussi d’ailleurs ! dit-il avec une tape amicale sur l’épaule de Tyler<br />

avant de s’échapper en virevoltant <strong>com</strong>me un lutin vers les coulisses.<br />

– Rassure-moi, Aidan, il a toujours eu ce côté sale gosse ou c’est juste avec<br />

moi ?<br />

Aidan éclate de rire en suivant son frère des yeux.<br />

– C’est de famille, je crois, dit-il avec un clin d’œil en direction de Nathan.<br />

Soudain, de la musique retentit sur la piste de danse installée entre de<br />

gigantesques acacias en fleur : « Let’s dance » ! Ravi de ce morceau qui<br />

appartient à sa culture musicale vintage dont nous nous sommes souvent<br />

moquées avec Emma, Nathan piaffe d’impatience en battant la mesure avec ses<br />

pieds.<br />

– J’ai passé mon enfance à danser là-dessus, Bowie était l’idole de ma mère,<br />

se justifie-t-il.<br />

Il lance un regard appuyé vers Aidan mais celui-ci décline l’invitation. Déçu,


le visage de Nathan se tend d’une rapide crispation qu’il corrige d’un sourire en<br />

direction d’Emma qui lui emboîte aussitôt le pas. Mais au bout d’un mètre, elle<br />

se retourne vers Tyler : celui-ci la suit des yeux. Vacillant un instant, le manager<br />

semble hésiter entre abandonner ses fonctions et se précipiter sur la piste avec<br />

Emma.<br />

Et plus loin si affinités.<br />

Mais la raison professionnelle l’emporte et, après une petite moue désolée, il<br />

se dirige d’un pas lourd vers le fond du rooftop pour rejoindre Jesse affairé près<br />

des techniciens. Sans réfléchir, je suis Aidan vers le bar. Tout en avançant, il<br />

fredonne l’air de Bowie.<br />

– Tu veux quelque chose ? sourit-il quand je m’accoude à côté de lui et pose<br />

brutalement mon verre sur le <strong>com</strong>ptoir.<br />

– Oui. Te prévenir.<br />

Surpris, il me jette un regard bleu plein de questions. Son sourire s’atténue<br />

quand il voit mon air menaçant.<br />

– Si jamais tu fais du mal à Nathan, si tu te <strong>com</strong>portes mal avec lui, je te jure<br />

que je t’émascule et que je cloue ta virilité sanguinolente sur ta Porsche.<br />

Bon, je n’irais peut-être pas jusque-là mais l’idée est là !<br />

Bouche ouverte et yeux en ballons de foot, il me fixe. Puis il hoche la tête en<br />

réfléchissant avant de sourire.<br />

– Je ne crois pas que tu devras en arriver à de telles extrémités. D’une part,<br />

c’est un geste médical assez difficile, plutôt barbare et peu ragoûtant, d’autre<br />

part, ce ne sera pas utile, j’apprécie beaucoup Nathan.<br />

Il secoue la tête en fixant la piste d’où Nathan le cherche des yeux. Tout en lui<br />

souriant, Aidan lui fait un petit signe avant de se tourner vers moi.<br />

– Jamais je ne lui ferai de mal.<br />

Son visage est calme mais ses traits sont implacables, mâchoires serrées.


– Et je te jure que je me couperai moi-même les couilles plutôt que de risquer<br />

de le faire souffrir.<br />

Je plonge mes yeux dans les siens pour sonder sa sincérité, un peu<br />

déstabilisée d’y trouver la même assurance que chez Jesse.<br />

– OK, dis-je en avalant cul sec le reste de mon Spritz, je te crois.<br />

– Puisqu’on en est aux confidences, sourit-il, à nouveau détendu, je suis ravi<br />

que Jesse et toi soyez à nouveau ensemble.<br />

Je rosis légèrement, incapable de me souvenir de quel type de relation nous<br />

avions dans le passé : l’admirais-je moi aussi <strong>com</strong>me un grand frère ?<br />

– Je t’aimais beaucoup, dit-il en tournant la paille dans son verre, tu faisais<br />

beaucoup de bien à Jesse. Il était intenable. Tu le tempérais en quelque sorte et<br />

grâce à toi, il <strong>com</strong>mençait à s’apaiser.<br />

Tournée vers la scène au bord de laquelle Jesse fait ses derniers réglages,<br />

j’essaie de me l’imaginer ado et intenable.<br />

Derrière nous, le morceau se termine, annonçant le retour des danseurs et le<br />

début imminent du concert. Tyler est déjà posté au pied de la scène, surveillant<br />

les amplis et les tables de mixage. Son violon à la main, Jesse le rejoint et me<br />

fait un petit signe.<br />

– D’ailleurs, quand Jesse à l’époque m’a dit qu’il t’avait fait sa demande et<br />

que vous alliez vous marier, j’étais tellement heureux !<br />

Abasourdie, je fais volte-face en manquant de renverser nos verres sur le bar.<br />

Nous marier ?<br />

Incapable de prononcer un mot, je dévisage Aidan. Il pâlit en <strong>com</strong>prenant que<br />

j’ignorais ce détail de mon passé, qui n’en est pas franchement un.<br />

Plutôt genre la grosse boulette de l’histoire.<br />

– Je suis désolé, murmure-t-il embarrassé.


Détournant les yeux, je serre les dents en écrasant mon verre entre mes doigts.<br />

– Tu n’y es pour rien, jeté-je un peu sèchement en essayant de contrôler mon<br />

imagination qui part au galop.<br />

Alors que je <strong>com</strong>mençais à me sentir bien et solide, cette nouvelle révélation<br />

est hyper déstabilisante ! Et si je me laissais aller aux délires à consonance<br />

parano qui se réveillent dans ma tête, je pourrais même douter du fait que notre<br />

mariage à Vegas ait été uniquement l’effet du hasard et des vapeurs d’alcool. Je<br />

pourrais imaginer que Jesse ait eu un plan : se substituer au Destin, réparer ce<br />

qui avait été brisé cinq ans avant et jouer au grand démiurge !<br />

Mais stop.<br />

Le problème est entre nous : nous ne sommes visiblement pas tout à fait sur la<br />

même longueur d’onde concernant la conception de la franchise dans un couple,<br />

qu’il date d’hier, d’aujourd’hui ou de la Saint-Glinglin.<br />

Jesse était censé m’avoir dit la vérité sur notre passé, mais il a préféré me<br />

cacher des choses. Pourquoi ? Question subsidiaire : y en a-t-il d’autres ? Et<br />

surtout, <strong>com</strong>ment construire quelque chose de solide si on ne se fait pas<br />

confiance ? Est-ce qu’au fond, ce ne serait pas plutôt lui qui ne réussit pas à me<br />

faire confiance ?<br />

Repoussant rageusement les larmes qui me brûlent les paupières, je cherche<br />

Jesse des yeux et très remontée, j’abandonne Aidan, assez gêné. Martelant le sol<br />

de mes talons, je me sens aussi frustrée que déçue et en colère : tout ce que<br />

j’aurais voulu est que Jesse soit sincère avec moi, avec lui. Et surtout avec nous.<br />

Et il va m’entendre !<br />

Quand il m’aperçoit venir à lui, il sourit mais vu que je ne dois pas avoir l’air<br />

très cool, il fronce les sourcils. À côté de lui, Tyler ouvre de grands yeux, <strong>com</strong>me<br />

s’il apercevait des serpents siffler sur ma tête. Mon petit discours sur la sincérité<br />

et la franchise au bord des lèvres, je m’apprête à franchir les derniers mètres qui<br />

me séparent de Jesse et de ma mise au point.<br />

Mais deux hommes en jean et blouson de cuir, que j’identifie <strong>com</strong>me des<br />

membres de la sécurité, me barrent soudain le chemin et se précipitent sur Jesse,


qui leur sourit, un peu surpris.<br />

– Jesse Halstead ? Si vous voulez bien nous suivre…<br />

Je n’entends pas la réponse de Jesse mais quand les deux hommes<br />

l’empoignent chacun d’un côté par le bras, je m’immobilise, stupéfaite. Sans<br />

<strong>com</strong>prendre, Jesse tente de se dégager.<br />

– Oh, ça va pas les gars ?<br />

Sans le lâcher, le plus vieux écarte son blouson pour lui montrer un badge de<br />

police puis fait signe à son collègue de se saisir du violon de Jesse. Interloqué,<br />

Jesse se raidit.<br />

– C’est une blague ? J’ai un concert là tout de suite !<br />

Sa voix est dure, presque cassante, son ton exaspéré. Je sens qu’il se retient<br />

pour ne pas cogner sur les policiers.<br />

– Qu’est-ce qui se passe ? s’interpose Tyler, dé<strong>com</strong>posé en récupérant le<br />

violon.<br />

– On l’emmène au <strong>com</strong>missariat, dit le policier en <strong>com</strong>mençant à tirer les bras<br />

de Jesse en arrière pour lui passer des menottes. On doit l’interroger.<br />

Secouant la tête, mâchoires serrées, Jesse prend sur lui, laissant imaginer que<br />

tout cela n’est qu’une plaisanterie bientôt terminée. Tyler ouvre grand la bouche.<br />

Quant à moi, je suis estomaquée.<br />

Est-ce à cause de ce qui s’est passé avec Oliver ?<br />

– Et je peux savoir pourquoi ? demande Jesse.<br />

Sous l’ironie perce l’inquiétude, visible à la couleur aigue-marine de ses yeux.<br />

— Tentative d’homicide sur les personnes de Willow Blake, Nathan Benson<br />

et de deux agents de sécurité, dit le plus âgé des policiers d’un ton neutre.<br />

– Mais vous êtes dingues ! hurle Jesse en se cabrant entre les deux policiers<br />

qui le maintiennent fermement en le retenant par les menottes.


Instantanément, le brouhaha des conversations cesse autour de nous et tous<br />

les visages se tournent vers Jesse. Tournant brusquement la tête vers moi, il<br />

secoue la tête d’un air douloureux. Un vent glacé m’envahit, figeant mes pensées<br />

et mes mouvements.<br />

Je ne peux que fixer l’homme à qui j’allais dire que je l’aime en train de<br />

s’éloigner, menotté et escorté par deux policiers au milieu du gratin de New<br />

York qui bruisse déjà de <strong>com</strong>mentaires. Fier et digne, Jesse fend la foule en<br />

regardant droit devant lui, mais la lueur suppliante que j’ai aperçue dans son<br />

dernier regard me lamine le cœur.<br />

***<br />

Dans la confusion qui suit, je n’ai aucun souvenir de <strong>com</strong>ment je me suis<br />

retrouvée au <strong>com</strong>missariat avec Emma, Nathan, Aidan et Tyler. À présent, nous<br />

sommes tous les cinq dans un bureau du <strong>com</strong>missariat où nous étions hier avec<br />

Jesse et l’imaginer dans une autre salle en train d’être interrogé me fait bondir.<br />

Malgré l’intervention de l’avocat de Jesse qui nous a rejoints aussitôt prévenu<br />

par Tyler, je n’ai même pas eu le droit de lui parler ou de le voir.<br />

« Il va bien », a seulement dit Maître Lindberg, une sorte de géant au format<br />

basketteur.<br />

Après avoir échafaudé mille théories, nous voici silencieux et hébétés, fixant<br />

la porte du bureau, dans l’attente de la réapparition de l’avocat : celui-ci est en ce<br />

moment même en train de négocier bec, ongles, bras et griffes avec la police<br />

pour obtenir des explications valables à l’arrestation de Jesse et surtout sa<br />

libération immédiate.<br />

La seule pensée qui m’aide à ne pas m’écrouler ou insulter tous les flics de ce<br />

<strong>com</strong>missariat est que Jesse est là, quelque part derrière ces murs et qu’il a besoin<br />

de moi, de nous, de notre calme et de notre aide pour sortir de là au plus vite.<br />

Quand Maître Lindberg réapparaît ac<strong>com</strong>pagné d’un homme replet qui se<br />

présente <strong>com</strong>me l’inspecteur en chef, mon cœur bat si fort que je n’entends<br />

d’abord que des coups de gong dans mon crâne. M’efforçant de rester calme, je<br />

fixe ensuite le visage perché en haut des deux mètres zéro deux de l’avocat en<br />

tentant d’y lire une issue positive aux négociations. Mais quand je surprends son


egard sombre vers Tyler, je frémis. Le policier prend la parole :<br />

– Des éléments nouveaux dans l’enquête sur l’incendie criminel du Shelter<br />

nous ont conduits à procéder ce soir à l’arrestation de Jesse Halstead, pour<br />

tentative de meurtre et violence aggravée.<br />

Bouillonnant sur ma chaise, je m’agite, prête à hurler à l’erreur judiciaire.<br />

Assise à côté de moi, Emma saisit mon poing serré et le maintient sur la table. Et<br />

l’avocat me jette un regard sévère qui me conseille clairement de me taire.<br />

– Nous avons eu accès aux vidéos des caméras de surveillance installées sur<br />

le chantier juste à côté du bâtiment incendié. Vous verrez qu’elles parlent d’ellesmêmes,<br />

dit le policier en me regardant. Je dois préciser que les bandes ont<br />

évidemment été vérifiées : elles sont authentiques et n’ont subi aucun trucage,<br />

ajout, coupe ou montage.<br />

Dans un timing presque théâtral, un agent entre alors dans le bureau, muni<br />

d’un ordinateur qu’il pose devant l’inspecteur en chef. Celui-ci appuie sur le<br />

clavier et tourne l’appareil vers nous. Massés les uns contre les autres, nous<br />

scrutons l’écran. Nathan et Aidan se sont mis debout juste derrière moi. Dans le<br />

silence qui a empli le bureau, il me semble que je peux entendre leur souffle<br />

inquiet. L’image est nette, en couleurs, un peu surexposée. On reconnaît<br />

parfaitement la rue, le chantier en cours, le perron de nos anciens locaux et la<br />

Mini de Nathan garée en face.<br />

Mon cœur se serre : nous étions donc dans la maison au moment de cette<br />

vidéo. Comme pour chasser les mauvais souvenirs, Nathan pose une main sur<br />

mon épaule et Aidan sur l’autre.<br />

La vidéo défile lentement sans que rien ne se passe. Soudain, une silhouette<br />

masculine apparaît au loin, cachée dans l’ombre de la bâtisse. On ne distingue<br />

pas son visage.<br />

– Beauty ? murmuré-je.<br />

Mais non, ça ne peut pas être lui. L’inconnu est plus mince que Beauty, taille<br />

élancée, cheveux foncés, costume bien coupé et chemise blanche, un gros bidon<br />

type jerrican d’essence à bout de bras. Ma gorge s’étrangle quand je le vois aller


vers la voiture de Nathan et se pencher pour regarder à l’intérieur. Quand il se<br />

relève, il replace ses cheveux en arrière.<br />

L’homme gravit les marches du perron, disparaît du champ de vision de la<br />

caméra pour entrer dans le Shelter avec son jerrican, puis, au bout d’un moment,<br />

en ressort. On le voit alors ouvrir son bidon et verser du liquide tout le long du<br />

mur d’entrée puis sur la porte.<br />

Je n’ose pas me retourner vers Aidan mais j’entends son souffle haché <strong>com</strong>me<br />

s’il manquait d’air lui aussi.<br />

Sur l’écran de plus en plus net, l’homme sort des allumettes de sa poche et en<br />

allume une qu’il jette tranquillement sur le liquide qu’il vient de répandre. Le sol<br />

s’embrase. Reculant d’un bond, il tourne alors la tête vers la caméra.<br />

Mon cœur cesse de battre, mon sang devient banquise, mes ongles déchirent<br />

le bois de la table. J’ai la gorge si étranglée que je ne peux émettre un son hormis<br />

une longue plainte : car sous l’épaisse mèche brune et soyeuse, le visage de<br />

l’homme apparaît dans toute sa splendeur. Le bleu de ses yeux remplit tout<br />

l’écran <strong>com</strong>me une signature.<br />

– Jesse, souffle Aidan.<br />

À suivre,<br />

ne manquez pas le prochain épisode.


31. État d’urgence<br />

Willow<br />

– Quoi qu’en disent les flics, cette vidéo est sûrement truquée, dit Nathan.<br />

– C’est temporellement impossible, assure Tyler.<br />

– C’est <strong>com</strong>plètement dingue, soupire Emma.<br />

– Je t’en foutrai de la matérialité de la preuve et des faits ! grogne Aidan.<br />

Pour moi, peu importent cette vidéo et ce que croient les policiers : il y a une<br />

explication, je ne sais pas laquelle, et il y a un coupable. Et ce n’est pas Jesse. Je<br />

le sais et je le sens au plus profond de moi-même.<br />

D’ailleurs, je ne veux même pas imaginer le pourquoi du <strong>com</strong>ment des<br />

images que nous avons vues au <strong>com</strong>missariat : elles ne peuvent être que le<br />

résultat surréaliste d’une aberration que je ne cherche pas à <strong>com</strong>prendre. Il n’y a<br />

pas à tortiller : l’homme que j’aime et en qui j’ai confiance est en danger et je<br />

crois définitivement davantage en lui qu’en la technique. La technique se<br />

trompe. Jesse n’est pas coupable. C’est un malentendu, une machination, un<br />

coup monté !<br />

Mais sur ce point, face à la police, impossible de discuter. Pour eux, une<br />

preuve matérielle vaut plus que la parole d’un homme.<br />

Comment va-t-il ? pensé-je à chaque seconde qui passe.<br />

Après avoir été quasiment chassés par des policiers de moins en moins<br />

disposés au dialogue au fur et à mesure que la nuit avançait, Emma, Nathan,<br />

Tyler, Aidan et moi sommes réunis en cellule de crise dans l’appartement de<br />

Nathan. Et à présent, la cellule est proche de la crise nerveuse généralisée.<br />

Car au bout de plusieurs heures à ruminer et imaginer des plans de libération<br />

tous plus irréalisables les uns que les autres, le découragement plombe le salon<br />

taupe chic de Nathan. Effondré sur le canapé, Tyler secoue la tête toutes les


quatre secondes ; Emma, montée sur ressorts, arpente la pièce <strong>com</strong>me un<br />

géomètre ; poings dans les poches, Aidan prend sur lui pour rester calme tandis<br />

que je me mords les lèvres pour ne pas fondre en larmes en constatant que nous<br />

sommes <strong>com</strong>plètement impuissants.<br />

Les oreilles basses et l’œil vide, même Dobby semble découragé. Couché sur<br />

mes pieds, il semble vouloir se réconforter et me protéger à la fois. Nathan et<br />

Aidan sont montés le chercher chez Jesse : je n’aurais pas eu le courage de<br />

pénétrer seule dans cet appartement que Jesse et moi avions quitté main dans la<br />

main quelques heures auparavant.<br />

Il me semble que c’était il y a des années-lumière. Depuis, j’ai affronté<br />

l’équivalent de trois big bang successifs : le premier quand j’ai réalisé que j’étais<br />

<strong>com</strong>plètement et follement amoureuse de Jesse. Le deuxième en apprenant que<br />

dans ce passé oublié où nous nous connaissions, nous étions sur le point de nous<br />

marier. Le troisième, quand, au moment où j’allais avoir une explication avec lui<br />

à ce sujet, Jesse s’est fait menotter et embarquer par la police sous mes yeux –<br />

ainsi que de centaines de paires d’autres – sans avoir pu lui dire un seul mot<br />

concernant mes deux précédents chocs.<br />

Depuis, je bous de frustration, d’inquiétude et à présent d’épuisement à<br />

imaginer Jesse enfermé.<br />

Car malgré le professionnalisme de Maître Lindberg, malgré ses 2 m 02 mis<br />

au service de la défense de Jesse et en dépit de son habileté à manier les rouages<br />

du droit, il n’a pu faire fléchir les policiers dont la patience se réduisait au fil des<br />

heures.<br />

Comme Dobby quand il a déterré un os, les flics tenaient leur preuve et n’ont<br />

pas voulu en démordre : pour eux, cette vidéo où apparaît le visage de Jesse est<br />

une raison suffisante et nécessaire à son incarcération immédiate. Très pro,<br />

Maître Lindberg a eu beau insister sur tous les tons, rien n’y faisait. Comme moi,<br />

l’avocat de Jesse pensait que les policiers étaient allés trop vite et étaient<br />

certainement passés à côté de quelque chose, mais en plein milieu de la nuit,<br />

impossible de les convaincre de revérifier chaque élément.<br />

Ne pas avoir eu le droit de le voir – même une seule seconde – me désespère.<br />

Ma seule consolation est que Jesse nous ait peut-être entendus exiger sa


libération sur tous les tons. Et qu’à cette heure-ci, il sache que nous ne<br />

l’abandonnons pas. Que je ne l’abandonne pas. Parce qu’il est l’homme de ma<br />

vie, celui qui me fait vibrer, celui que j’avais perdu et cherchais sans le savoir,<br />

celui qui illumine mes journées et mes nuits, celui que j’aime plus que tout.<br />

Après tant d’épreuves, tant de difficultés à surmonter chacun de notre côté, nous<br />

venons à peine de nous retrouver. Et maintenant, je ne peux plus concevoir<br />

l’avenir sans lui. Il me semble que nous avons tellement de choses à vivre<br />

ensemble que chaque minute <strong>com</strong>pte. Je ne veux plus être séparée de lui.<br />

Alors l’abandonner, jamais !<br />

Et puis, je voudrais bien avoir le fin mot de cette histoire de demande en<br />

mariage dont il ne m’a pas parlé…<br />

De retour de la cuisine, Nathan pose une main sur mon épaule et me sourit.<br />

Acceptant le troisième mug de tisane « Keep calm » qu’il me tend gentiment, je<br />

me retiens de poser pour la dixième fois les questions qui se bousculent dans<br />

mon crâne : est-ce que Jesse est bien traité ? Où est-il en ce moment ? Dans un<br />

bureau ? Dans une cellule ? À quoi pense-t-il ? Que se passe-t-il dans sa tête et<br />

dans son cœur ? Craint-il qu’on le croie coupable ?<br />

Stop.<br />

Repoussant l’image douloureuse de son dernier regard au moment où la<br />

police l’a arrêté, ce bleu si pur devenu couleur d’orage, je me reconcentre sur la<br />

conversation de mes amis qui continuent à chercher une solution.<br />

Heureusement qu’ils sont là !<br />

– Cette histoire de vidéo est vraiment in<strong>com</strong>préhensible, souffle Aidan en se<br />

laissant tomber à côté de Tyler sur le canapé.<br />

– La télésurveillance a peut-être tout simplement réenregistré sur les bandes<br />

des jours précédents, suggère Emma qui s’interrompt immédiatement en<br />

réalisant que, même les jours précédents, jamais Jesse n’aurait arrosé d’essence<br />

les anciens locaux du Shelter avant de craquer une allumette dedans.<br />

– Ils n’ont même pas voulu prendre ma déposition ! enrage Tyler encore<br />

énervé.


Il a eu beau expliquer puis jurer sur la tête de sa fille que Jesse avait passé le<br />

reste de la journée avec lui après le déménagement de l’ancien Shelter vers le<br />

nouveau, l’inspecteur en chef restait imperturbable :<br />

– Puisque je vous dis qu’on a travaillé ensemble et qu’on ne s’est pas quittés<br />

jusqu’à ce que Jesse parte pour l’enregistrement de l’émission. Et il était en plein<br />

live au moment de l’incendie, c’est impossible !<br />

– Nous savons de source sûre que certains « live » sont diffusés en différé,<br />

parfois réenregistrés, nous enquêtons sur la temporalité.<br />

– Ça n’a pas de sens ! répétait Tyler.<br />

– La motivation des crimes échappe généralement au sens <strong>com</strong>mun, a théorisé<br />

le policier en levant un sourcil.<br />

– Mais putain, Willow est sa femme ! est intervenu Aidan.<br />

– En effet. Et Monsieur Halstead n’ignorait pas qu’elle et Monsieur Benson<br />

avaient prévu de repasser au Shelter ce soir-là.<br />

L’inspecteur-chef me fixait à cet instant, laissant planer des accusations de<br />

crime passionnel ou de motivations encore plus sordides. Je frémis au souvenir<br />

de son regard. Pour la police, tout ce que nous tentions d’opposer ne faisait que<br />

conforter leur conclusion : Jesse est coupable.<br />

Et clairement avec préméditation.<br />

Mais <strong>com</strong>ment peut-on imaginer que Jesse, un mec généreux, attentif et<br />

fondamentalement bon, soit aussi diabolique ? Et si la police n’a pas voulu nous<br />

croire, <strong>com</strong>ment convaincre le procureur de son innocence ? Qui a réellement<br />

mis le feu aux anciens locaux du Shelter ? Et pourquoi ? Je ne <strong>com</strong>prends rien à<br />

cette vidéo, à ce visage qui semble être celui de Jesse, j’ignore <strong>com</strong>ment cela a<br />

été possible, mais une chose est sûre : le vrai coupable est encore dans la<br />

nature…<br />

Il est plus de quatre heures du matin et Jesse a été arrêté hier soir. Malgré moi,<br />

sous mes paupières brûlantes de fatigue, défilent des images terrifiantes où se<br />

mêlent angoisses, réalités et projections cauchemardesques… Je l’imagine<br />

enfermé dans une cellule minuscule, sale, surpeuplée, dans un sous-sol avec des<br />

rats, sans rien pour s’asseoir ou se coucher. Un seau dans un coin. Le froid, la<br />

soif, la faim, l’agressivité. Comme dans un cauchemar, j’entrevois des dizaines<br />

de gens entassés là-dedans, des vrais criminels, des ivrognes, des dealers.


Et lui <strong>com</strong>me un ange égaré au milieu de cette noirceur.<br />

J’entrevois son costume froissé, sa chemise blanche déchirée, son visage<br />

creusé, ses cheveux emmêlés, ses mains qu’il serre au fond de ses poches pour<br />

les réchauffer.<br />

Comme je voudrais pouvoir le serrer dans mes bras !<br />

Fixant par la fenêtre les lumières blafardes qui poudroient dans la nuit, je<br />

regarde au-delà des immeubles dans la direction du <strong>com</strong>missariat et lui envoie de<br />

loin toute ma force et mon soutien. Je voudrais que mon amour traverse les rues,<br />

les maisons, les murs et les barreaux et tombe sur lui <strong>com</strong>me une pluie d’étoiles<br />

pour lui dire que je suis avec lui. De toute mon âme, je lui dis que je l’aime, que<br />

j’ai confiance en lui, que rien jamais ne me fera croire qu’il est le sale type que<br />

la police suppose qu’il est, parce qu’il est l’homme que j’admire et qui me fait<br />

fondre. Mais soudain je réalise que la dernière image qu’il a de moi est celle où<br />

je fonçais sur lui à travers la foule chic du Babylon, contrariée et revendicative,<br />

prête à lui expliquer ma définition de la confiance et de la franchise.<br />

Et surtout, je n’ai pas eu le temps de lui dire que je l’aimais !<br />

Je revois soudain son regard inquiet qui me cherchait dans la foule : il a dû<br />

penser que je le croyais coupable !<br />

Dévastée, je sens le sol s’ouvrir sous mes pieds, je tombe dedans en<br />

tournoyant, je lâche ma tasse, je m’enfonce dans le remords, le chagrin et la<br />

culpabilité. Et je fonds en larmes, terriblement triste de n’avoir pu dire à Jesse<br />

tout cet amour qui déborde à présent de mon cœur.<br />

– Will ? entends-je de très loin.<br />

Puis une cavalcade autour de moi.<br />

Quand je rouvre les yeux, je suis toujours debout, plantée au milieu du salon,<br />

les pieds arrosés de tisane relaxante, soutenue par Nathan et Aidan qui<br />

m’emmènent doucement vers la chambre. Redressé lui aussi, Tyler me surveille<br />

d’un œil inquiet jusqu’à la porte.<br />

Emma s’assied à côté de moi sur le lit de notre boss et ami. La tête entre les


mains, je continue à pleurer par rafales, bousculée d’images et d’émotions.<br />

Passent en vrac le dernier regard de Jesse au Babylon, des flashs de nous sur le<br />

Brooklyn Bridge, son sourire craquant à Las Vegas, son visage penché sur moi<br />

quand je me suis évanouie dans son salon, sa joue posée sur son violon quand il<br />

joue, son rire quand il joue avec Dobby, son air fier en m’apportant sa montagne<br />

de pancakes… Et dans mon cœur serré se mélangent attendrissement, joie, peur,<br />

désespoir et amour fou.<br />

– Je suis désolée, réussis-je à balbutier en pensant à Jesse à qui je n’ai rien dit<br />

tout autant qu’à mes amis qui se font à présent du souci pour moi.<br />

– C’est normal que tu craques, dit doucement Emma. La soirée a été horrible.<br />

Réapparaissant alors par la porte, Aidan me tend un verre d’eau et Nathan<br />

apporte une serviette humide avec laquelle Emma éponge mes tempes. Le visage<br />

de Tyler se découpe derrière eux dans l’embrasure de la porte, tandis qu’entre<br />

leurs jambes se faufilent Chaussette et Dobby.<br />

– J’ai vraiment l’impression d’être la chochotte de service, tenté-je de<br />

plaisanter entre deux sanglots.<br />

– On est tous très secoués, dit gentiment Aidan. Il faut que tu te reposes un<br />

peu.<br />

Les joues rouges et le nez en patate, j’ai quand même l’impression d’être la<br />

seule petite chose humide, tremblante et incapable de se maîtriser dans cet<br />

appartement. Et je m’en veux de m’effondrer quand Jesse a besoin de moi.<br />

Relevant alors le menton, j’essaie de prendre sur moi en respirant calmement.<br />

– Ça va aller, dis-je.<br />

Tout en regardant Aidan me sourire, je ne peux m’empêcher de fixer ses yeux,<br />

bleus et intenses, remplis de petits éclats argentés <strong>com</strong>me ceux de Jesse. Cela me<br />

serre le cœur, déjà bien mis sous pression depuis le début de cette soirée. Pour ne<br />

pas l’inquiéter – franchement pas le moment –, j’essaie de faire bonne figure.<br />

Retournant alors au salon, les garçons nous laissent seules, Emma et moi.<br />

– Je n’ai même pas pu lui dire que je ne crois pas un mot de ce qu’on lui<br />

reproche, dis-je tristement.<br />

– Je suis sûre qu’il n’a aucun doute là-dessus, dit-elle en frottant


affectueusement mon dos.<br />

Dans un premier temps, cette phrase me rassure puis, presque paniquée, je me<br />

redresse d’un bond, manquant de marcher sur le pauvre Dobby assis sur son<br />

postérieur, les yeux levés vers moi.<br />

– Pourquoi ? Tu crois qu’il en a sur d’autres sujets ? Tu penses qu’il<br />

s’imagine que je ne le soutiens pas, que je pourrais le laisser croupir en prison et<br />

que je ne deviendrais pas folle s’il n’était pas libéré ? Tu crois qu’il n’a pas<br />

<strong>com</strong>pris que je ferai tout pour lui ? me lamenté-je entre panique et délire. Mais,<br />

j’alerterai la presse, les collectifs de victimes de la télésurveillance, l’Otan, les<br />

casques bleus, la Cour internationale des droits de l’homme, les associations de<br />

défense de la liberté de la musique, le bureau du procureur, le pape, le président<br />

des États-Unis pour le faire sortir !<br />

L’inquiétude, la fatigue et un horrible sentiment d’impuissance me font perdre<br />

simultanément les pédales et le sens de la mesure. Mon amie me lance un regard<br />

affectueux qui ne réussit pas à me faire reprendre mes esprits : je me sens<br />

<strong>com</strong>plètement perdue, <strong>com</strong>me suspendue dans le vide. Car sans aucune nouvelle<br />

de Jesse depuis des heures, je doute de tout, de la police, de la réalité, de la<br />

preuve, de l’état de l’homme que j’aime, de ses sentiments, de ses pensées…<br />

– Jesse sait que tu es avec lui et que tu lui fais confiance, assure Emma.<br />

Ac<strong>com</strong>pagné d’un hochement de tête, le ton serein de cette affirmation finit<br />

par me calmer.<br />

– Je n’en peux plus, m’excusé-je en me laissant tomber à plat dos sur le lit. Le<br />

savoir enfermé là-bas me rend folle.<br />

Emma sourit tendrement.<br />

– Il y a largement de quoi ! Moi, j’aurais déjà pété les plombs depuis<br />

longtemps.<br />

Sa <strong>com</strong>passion me fait me sentir moins seule. Allongée sur le matelas, je fixe<br />

le plafond en pensant à Jesse.<br />

Les yeux clos, j’imagine sa réaction si je lui révélais ce que cache mon cœur :


ses yeux qui pétillent, la fossette qui étire sa joue, sa façon de pencher la tête<br />

pour me répondre que lui aussi, il m’aime. Cette douce image agit <strong>com</strong>me un<br />

pansement sur mon cœur.<br />

Quand je rouvre les yeux, un soupir soulève ma poitrine : si seulement ça<br />

pouvait être si simple ! Si un baiser et trois petits mots pouvaient effacer ce<br />

cauchemar.<br />

De façon totalement irrationnelle, j’ai le sentiment que cette vidéo n’est que<br />

l’une des nouvelles manifestations de ce mauvais sort qui s’acharne sur nous<br />

depuis le début. Il y a eu l’accident, l’amnésie, l’incendie, et maintenant quand je<br />

réapprends à le connaître et à l’aimer, cette arrestation… C’est <strong>com</strong>me si une<br />

force obscure <strong>com</strong>plotait pour tout mettre en travers de notre amour.<br />

À l’échelle du Destin, c’est peut-être juste une mise à l’épreuve mais à mon<br />

petit niveau humain, ça ressemble quand même à une vraie envie de nous<br />

séparer, Jesse et moi.<br />

Et j’ai beau ne pas croire aux théories de puissances maléfiques qui<br />

gouverneraient nos vies <strong>com</strong>me si nous étions de simples pantins, les mots<br />

fatalité et malédiction qui me passent par l’esprit me font frissonner. Comprenant<br />

alors que l’épuisement et l’inquiétude me font chercher des liens de cause à effet<br />

dans un imbroglio in<strong>com</strong>préhensible, je me secoue et souris à Emma.<br />

Et plutôt qu’à une mauvaise étoile, je décide de ne penser qu’à cette chance<br />

incroyable qui nous a fait nous retrouver, Jesse et moi, à Vegas. Et de m’y<br />

accrocher <strong>com</strong>me à une certitude de bonne fortune. Mais dans le doute, tout en<br />

suivant Emma vers le salon, je croise les doigts pour conjurer le mauvais sort,<br />

s’il existe.<br />

En nous voyant revenir, Nathan m’adresse un clin d’œil bienveillant tandis<br />

qu’Aidan semble me scanner à distance pour vérifier que je vais bien. Leur<br />

sollicitude me fait chaud au cœur. Essayant de paraître solide, je leur souris pour<br />

les rassurer et m’assieds en face du canapé. Emma s’installe à côté de Tyler qui<br />

lui jette un rapide coup d’œil avant de reprendre sa discussion avec Aidan.<br />

D’après ce que j’entends, la conversation est toujours focalisée sur la vidéo et je<br />

ne suis pas la seule à imaginer en faire des confettis, ce qui me réconforte.


– Mais la voilà, la solution ! s’écrie Tyler en se levant brusquement.<br />

Il se frotte le crâne d’une main. Les yeux rivés à lui, nous sommes suspendus<br />

à ses lèvres.<br />

– Il doit y avoir un système de surveillance à l’entrée des studios<br />

d’enregistrement de l’émission…<br />

– Donc des caméras qui donneront l’heure de l’arrivée de Jesse au studio du<br />

Patti Del Mor live ! termine Aidan, les yeux brillants.<br />

– Exactement ! dit Tyler, presque réjoui. Ce qui montrera qu’il ne pouvait être<br />

dans le Queens à ce moment-là et que cette fichue preuve n’en est pas une ! Ils<br />

peuvent toujours discuter de la temporalité de l’émission et de son<br />

enregistrement, une caméra de surveillance en vaut une autre ! Et à défaut<br />

d’innocenter Jesse, ça mettra leur vidéo en porte-à-faux et ça nous donnera du<br />

temps !<br />

– Oh putain, mais tu sais que c’est génial ça ! dit Emma en le couvrant d’un<br />

regard admiratif.<br />

Surpris par le franc-parler d’Emma dont il n’a pas saisi encore toute<br />

l’ampleur, Tyler esquisse un sourire fier en la regardant. Quand elle se jette à son<br />

cou pour l’embrasser, il rougit <strong>com</strong>me un ado lors de son premier baiser.<br />

– Tu es mon héros, lui dit Emma avant de l’embrasser à nouveau.<br />

Malgré le caractère dramatique de la situation, j’échange un regard <strong>com</strong>plice<br />

avec Nathan, qui est <strong>com</strong>me moi habitué au caractère impulsif d’Emma. Aidan<br />

sourit lui aussi, visiblement amusé. Ragaillardie par la possibilité de réduire la<br />

preuve de la police en charpie, je souris à mon tour, jetant un regard attendri sur<br />

cette idylle en train de se concrétiser.<br />

J’y vois presque un signe positif : le bonheur est en train de regagner la<br />

partie !<br />

– Je propose d’aller vérifier tout de suite, dit alors Aidan, déjà la main sur la<br />

poignée de la porte.<br />

Aussitôt reconcentrés sur notre objectif, nous acquiesçons tous. Deux minutes<br />

après, faisant taire toutes mes craintes vis-à-vis du fait de monter dans une


voiture, je suis la première à me précipiter dans le taxi que Tyler arrête en se<br />

plantant quasiment au milieu de la rue.<br />

***<br />

Vingt minutes plus tard, le gardien des studios de télévision nous observe<br />

avec un air maussade, surtout quand Tyler lui demande de nous montrer les<br />

bandes enregistrées le soir de l’émission et de l’incendie.<br />

– Il faut revenir demain. Je ne suis pas autorisé à… <strong>com</strong>mence le gardien en<br />

se retranchant derrière son règlement.<br />

Un frisson exaspéré me parcourt.<br />

Je ne pourrai jamais attendre jusque-là.<br />

Bousculant presque Tyler, Aidan se plante devant le gardien : celui-ci<br />

disparaît derrière son corps, dont chaque muscle semble contracté, prêt à se jeter<br />

sur le type. Inquiet, Nathan avance lui aussi, <strong>com</strong>me pour retenir Aidan.<br />

– Il y a urgence, dit Aidan au gardien d’une voix glaciale. Alors, on va<br />

regarder ces bandes, et maintenant.<br />

Je connais ce ton autoritaire, déjà entendu chez l’un ou l’autre des frères<br />

Halstead et en cet instant, il me réconforte et m’attendrit. Quant au gardien,<br />

plutôt paniqué, il blêmit, se demandant s’il a affaire à des malfrats ou à des fous<br />

furieux.<br />

– On n’a qu’à demander à la police de venir aussi, propose alors Nathan,<br />

toujours diplomate.<br />

Le visage du gardien retrouve quelques couleurs tandis que Tyler appelle<br />

immédiatement l’avocat de Jesse pour lui expliquer ce qui se passe.<br />

L’intervention de Maître Lindberg est efficace car quinze minutes plus tard, un<br />

agent de police pousse la porte. Son visage froissé de sommeil indique sa<br />

contrariété d’avoir été dérangé à cette heure-ci.<br />

Après quelques explications que je n’entends pas vraiment tant je suis<br />

impatiente, la bande est envoyée sur tous les écrans de la cabine de surveillance


du gardien. Je me force à rester calme, mais être si près d’une possibilité de<br />

disculper Jesse me rend folle. Cou tendu vers les écrans, j’ai presque du mal à<br />

respirer. Attentive, Emma passe gentiment son bras sous mon coude. Sans<br />

détourner le regard, je lui adresse un sourire crispé et reconnaissant, scrutant les<br />

images de l’entrée des studios de télévision à l’heure qui nous intéresse : avanthier,<br />

en fin de journée.<br />

Soudain, une silhouette apparaît derrière les portes de verre : costume foncé,<br />

chemise blanche et lunettes noires, ses clés de voiture encore à la main. Remplie<br />

d’espoir et de crainte, je tremble presque. Quand les portes s’écartent pour le<br />

laisser entrer, l’homme retire ses lunettes de soleil.<br />

– Jesse, souris-je, les larmes aux yeux.<br />

Marquant un petit temps, il sourit d’un air malicieux <strong>com</strong>me s’il s’amusait de<br />

nous voir tous l’observer. Son sourire pétillant me remplit de joie et agit <strong>com</strong>me<br />

une bouffée d’oxygène après un long tunnel étouffant. En cet instant, j’ai<br />

l’impression que sur l’image, Jesse ne sourit que pour moi, <strong>com</strong>me s’il voulait<br />

me rassurer et me dire que ce cauchemar sera bientôt fini.<br />

Le policier fait arrêter la bande avant de la faire repasser en boucle sur ce<br />

moment. Bouleversée et enchantée, je fixe l’heure inscrite au bas de l’écran : à<br />

moins d’un don d’ubiquité, elle rend définitivement impossible la présence de<br />

Jesse dans le Queens au moment de l’incendie. En donnant le moment précis de<br />

son entrée, elle prouve sa présence dans les studios pour l’émission, et on ne le<br />

voit pas ressortir à l’heure où l’incendie a démarré. Les flics pourront toujours<br />

protester, leur vidéo est contredite par celle-ci ! Et ils pourront toujours l’étudier<br />

sous toutes les coutures, elle n’est pas truquée…<br />

– Yesssss ! dit Emma en se serrant contre moi.<br />

Elle jette un regard vers Tyler qui lui répond par un clin d’œil victorieux.<br />

Sourire aux lèvres et cœur enfin débloqué de sa position battements accélérés, je<br />

respire à nouveau. Cent kilos de pierres se retirent de mon corps.<br />

– Je n’ai jamais été si content de le voir arriver… plaisante Tyler d’une voix<br />

étranglée. Et pour une fois, il est même en avance pour l’émission !


Emma sourit avec tendresse au manager très ému. Aussi soulagés que nous,<br />

Aidan et Nathan se taisent mais je remarque leurs doigts entrelacés, <strong>com</strong>me pour<br />

conjurer le mauvais sort. Quant à moi, je souris et ne peux quitter l’écran des<br />

yeux.<br />

Sur un signe du policier, le gardien réenclenche la bande. Quand Jesse avance<br />

et passe devant la caméra, il lève les yeux. Avec un clin d’œil, l’homme de ma<br />

vie esquisse un pas de danse qu’il conclut par un sourire ravageur et deux doigts<br />

levés en signe de victoire.<br />

– Pas de doute, c’est bien lui, rit Tyler.<br />

À part sur le visage maussade du gardien et sur celui du policier pour qui cette<br />

bande remet tout en question, le soulagement est perceptible. Presque excités,<br />

nous continuons à suivre les images que le gardien fait avancer en accéléré sans<br />

que Jesse ne réapparaisse.<br />

On le voit alors sortir en courant, sa veste à la main, son portable dans l’autre,<br />

les traits défaits. Après avoir fait repasser la bande plusieurs fois, le gardien<br />

arrête une nouvelle fois le défilement sur l’image de Jesse en train de quitter le<br />

hall des studios. Voir l’inquiétude dévaster son beau visage me touche<br />

profondément, surtout quand je <strong>com</strong>prends qu’à cet instant, il était en train de<br />

courir pour me rejoindre. À l’heure indiquée sur la bande, l’incendie faisait déjà<br />

rage, Nathan et moi étions pris dedans… À ce souvenir, je frissonne et je vois<br />

Aidan attirer mon ami contre lui, soudain blême.<br />

– C’est juste après le moment où il a appris pour l’incendie et où il a quitté le<br />

plateau en trombe, confirme Tyler.<br />

– Donc, Jesse ne peut plus être accusé d’avoir mis le feu aux anciens locaux<br />

du Shelter, dit Aidan en fixant le policier.<br />

Même si ce n’est pas une question, le policier opine. Il reste stoïque mais<br />

questions et <strong>com</strong>plications défilent visiblement sous son front plissé.<br />

– Mais alors, c’est qui ? murmuré-je en repensant au regard bleu qui s’étalait<br />

sur l’ordinateur du <strong>com</strong>missariat.<br />

Sans <strong>com</strong>prendre, un peu effrayée, je regarde la silhouette de Jesse


immobilisée sur tous les écrans devant nous.<br />

– La question est surtout <strong>com</strong>ment c’est possible ? demande Tyler.<br />

Sans qu’il la mentionne, tout le monde ici sait qu’il ne parle que de l’autre<br />

vidéo, celle qu’on nous a montrée au <strong>com</strong>missariat, celle qui a servi à arrêter<br />

Jesse, celle qui a été vérifiée par la police et déclarée non truquée. J’en tremble<br />

de colère.<br />

– C’est peut-être l’œuvre d’un hacker hyperdoué ? suggère Emma.<br />

– Un hacker qui va passer un sale quart d’heure si ce gars-là le trouve, sourit<br />

Tyler en suivant des yeux le policier qui nous quitte à grands pas énervés pour<br />

aller faire son rapport au <strong>com</strong>missariat.<br />

Mais pour moi, la seule chose qui <strong>com</strong>pte est quand Jesse va-t-il être libéré ?<br />

Quand vais-je pouvoir le serrer dans mes bras, lui dire que je l’aime et que je<br />

n’ai jamais douté de son innocence ? À la fois impatiente et nerveuse, je<br />

voudrais pouvoir bousculer le temps et la police pour faire libérer l'homme de<br />

ma vie sur-le-champ, le couvrir de baisers et le ramener à la maison.


32. Comme deux gouttes d'eau<br />

Jesse<br />

Je ne <strong>com</strong>prends pas pourquoi je suis là. Ni pourquoi j’ai dû passer la nuit à<br />

me geler dans un cagibi en béton armé sans parler à personne. Aucun de ces<br />

abrutis de policier n’a rien voulu me dire, à part que j’allais être interrogé. Mais<br />

quand ? Et sur quoi ? Ça fait des heures que j’attends ici dans ce trou à rats, avec<br />

pour seule <strong>com</strong>pagnie une chaise pourrie et un banc qui fait mal aux fesses. Et ça<br />

caille là-dedans.<br />

Dans la pièce juste à côté, un mec ronfle non-stop <strong>com</strong>me un moteur de<br />

chalutier en train de dégazer. Comment peut-il dormir avec ces putains de spots<br />

alors que j’ai l’impression d’être allongé sous un mirador ?<br />

Non, en fait, je m’en fous. Je veux juste qu’on me dise pourquoi je suis là. Et<br />

sortir !<br />

Ça me met en rage d’être enfermé et de n’avoir aucune explication. Même<br />

Lindberg que j’ai eu le droit de voir une demi-minute avant d’être mis sous clé<br />

dans ce box pour nain n’en savait pas plus que moi. Et depuis j’attends. Pour<br />

faire passer le temps et l’angoisse que je repousse, j’essaye de penser au<br />

morceau que je suis en train de <strong>com</strong>poser. Mais même les notes s’embrouillent<br />

dans ma tête : je n’entends que des basses et des silences. Et des questions.<br />

Pourquoi m’arrêter en pleine nuit si c’est pour me faire mariner jusqu’à<br />

l’aube ? C’est pour me faire avouer ? Mais quoi ? Que j’ai envie de les tuer ?<br />

À cette pensée, je frémis en pensant à ce que les deux flics ont dit au Babylon<br />

en me passant les menottes. Réprimant un frisson de colère, je frotte mes<br />

poignets encore endoloris par le métal.<br />

Qu’est-ce qu’il leur prend de croire que j’aurais voulu tuer Willow et<br />

Nathan ? Plus deux mecs de la sécurité que j’ai moi-même engagés ?


C’est <strong>com</strong>plètement absurde. Le seul mec que j’ai eu envie de dézinguer<br />

récemment, c’est ce Beauty et il avait disparu, puis ce matin, Oliver.<br />

Et je me suis retenu.<br />

Où ont-ils pu trouver cette idée lumineuse ? S’ils me laissaient au moins la<br />

possibilité de savoir ce qu’ils me reprochent et sur quoi ils se basent pour dire de<br />

telles conneries ! Si ce n’était pas si débile et s’il ne s’agissait pas de la femme<br />

de ma vie, je pourrais en rire. Mais là, j’ai juste envie de hurler. Et de faire péter<br />

les murs de cette cage.<br />

Tout ce que je voudrais, c’est dire à Willow que je l’aime et que je n’ai jamais<br />

voulu lui faire de mal. Ce serait quand même le pompon pour quelqu'un qui est<br />

sorti de sa vie exprès pour justement ne pas lui en faire ! Et pourquoi lui en<br />

voudrais-je aujourd’hui alors que je viens de la retrouver et suis le mec le plus<br />

heureux de la planète ?<br />

Enfin étais… jusqu’à il y a plusieurs heures. Avant qu’on me colle dans ce<br />

placard avec spots dans la gueule, sandwich immonde et promesse<br />

d’interrogatoire qui court toujours.<br />

Le rêve quoi !<br />

Je marche de long en large dans ce qui est censé être une cellule.<br />

Je vais devenir fou si on ne me dit rien.<br />

Qu’ils m’aient arrêté devant Willow me démonte encore plus… Qu’est-ce<br />

qu’elle a bien pu penser ? Qu’est-ce qu’ils lui ont dit ? Est-ce qu’elle les a crus ?<br />

Est-ce qu’elle sait des choses que je ne sais pas ? Est-ce pour ça que quand les<br />

flics sont arrivés, elle venait vers moi avec cet air contrarié ? Impossible qu’elle<br />

me croie coupable…<br />

Mais… et si elle le croyait ?<br />

Même si je la repousse immédiatement, cette pensée tente de s’insinuer dans<br />

mes neurones surchauffés et me vrille insidieusement le crâne. Je voudrais serrer<br />

Willow dans mes bras et lui dire que je l’aime. Qu’elle n’a rien à craindre et que<br />

je la protégerai toute ma vie.


Je ne dois pas paniquer. Je dois rester calme et confiant. Dehors, Lindberg et<br />

Tyler doivent déjà être en train de mettre New York à feu et à sang pour me sortir<br />

de là.<br />

Mais… et Aidan ? Comment réagit-il ? Dans la foule amassée, je n’ai même<br />

pas pu apercevoir son visage quand les flics m’ont embarqué : il devait flipper<br />

<strong>com</strong>me un malade. Mais il doit aussi être furieux et prêt à tout. Pourvu qu’il ne<br />

pète pas les plombs…<br />

Je me remets à marcher de long en large, en essayant de me calmer. Soudain,<br />

j’entends des voix approcher dans le couloir qui dessert la rangée de<br />

chambrettes. Je me mets à envoyer des coups de pied dans la porte. Les pas<br />

approchent et les voix se taisent.<br />

Furibard, je les imagine plantés devant la porte de mon cagibi. Est-ce qu’ils<br />

sont venus m’interroger ? À cette pensée, je frissonne malgré moi.<br />

La porte s’ouvre. Un peu déstabilisé, je me fige sur place, prêt à cogner.<br />

– Vous êtes libre, dit l’un des deux flics debout devant ma cellule.<br />

Je les dévisage sans <strong>com</strong>prendre. Comme je ne bouge toujours pas, l’autre me<br />

tend mes lacets et ma ceinture, retirés à mon arrivée dans cet hôtel de luxe.<br />

– Vous pouvez rentrer chez vous, insiste le second.<br />

Sans les quitter des yeux, je grommelle en me rhabillant prestement. Même si<br />

quelque part je me sens soulagé, je n’ose pas encore me réjouir. Je reste méfiant.<br />

Les nerfs à vif.<br />

– Et m’expliquer pourquoi vous m’avez fait passer la nuit dans cette cage à<br />

poules, ça fait partie du minimum vital de courtoisie à l’école de police ou c’est<br />

en option ?<br />

Les deux flics secouent la tête d’un air sombre.<br />

– Vous êtes libre, c’est tout.<br />

Même si c’est agréable à entendre, ça ne me suffit pas. Ce dialogue restreint à


deux phrases répétées en boucle par deux mecs avares d’explications me rend<br />

dingue.<br />

– Si je <strong>com</strong>prends bien, vous vous êtes juste fait un délire, vous vous êtes dit<br />

« tiens on va mettre ce mec au trou et lui bousiller son concert », et moi, je dois<br />

dire merci les gars pour votre hospitalité et retourner me coucher ?<br />

Imperturbables, les flics ne bronchent pas : de vrais moines zen en uniformes.<br />

Prudent, je sors tout de même de la cellule, au cas où ils changeraient d’avis. Je<br />

ne <strong>com</strong>pte pas faire de vieux os ici.<br />

Tandis que j’avance dans le couloir, je serre les dents pour ne pas leur<br />

balancer le tombereau d’insultes qui me brûle les lèvres.<br />

Ce n’est sans doute pas le moment de rajouter une ligne « outrage à agent » à<br />

mon cas !<br />

Mais ma petite plaisanterie silencieuse ne parvient pas à apaiser ma colère. Je<br />

me sens d’humeur massacrante. Quand nous arrivons dans le hall du<br />

<strong>com</strong>missariat par une porte latérale, je cligne des yeux, aveuglé par la lumière du<br />

matin. J’ai vraiment l’impression qu’on m’a collé toute la nuit une lampe de<br />

1 000 watts dans les yeux. Et que ça continue, <strong>com</strong>me si même la nature voulait<br />

ma peau ! Ce qui fait remonter mon exaspération au niveau maximum. Avec une<br />

bonne dose d’épuisement, autant dire que je suis à la limite de l'explosion…<br />

Puis je l’aperçois : un soleil blond, moulé dans une robe verte, avec de<br />

longues jambes <strong>com</strong>me des rayons dorés, des cheveux emmêlés en flammèches<br />

et des cernes sous les yeux. Épuisée, inquiète et plus belle que jamais. Un<br />

tremblement ému apparaît sur ses lèvres. Je souris, bouleversé et attendri en<br />

voyant ses ongles rose poudré écraser la minuscule pochette qui lui sert de sac.<br />

Mon cœur bat plus fort que toutes les sirènes de la police réunies tandis que je<br />

souris de tout mon être. Ma colère s’évanouit <strong>com</strong>me un paquet de ballons<br />

lâchés dans le ciel. J’oublie les pourquoi, les <strong>com</strong>ment et tous les flics de la terre.<br />

– Willow, soufflé-je en bousculant mes deux libérateurs pour me jeter sur elle.<br />

Quand je la prends dans mes bras, une vague de bonheur me submerge. Je la<br />

serre contre moi, embrassant ses lèvres, ses joues, sa bouche, cherchant ses


mains, ses bras, ses hanches. Répondant à mes baisers, elle tangue contre moi,<br />

accrochée à mon corps, luttant elle aussi contre le vertige qui nous envahit. Elle<br />

est ma lumière, mon Nord, mon Sud, ma liberté, ma vie. Elle est entre mes bras,<br />

si fragile et si forte que j’en ai le souffle coupé. Si belle que je voudrais<br />

l’embrasser sans fin. Yeux dans les yeux, bouche contre bouche. Plus rien<br />

n’existe, il n’y a que ses yeux remplis d’amour, mon cœur qui déborde, son<br />

parfum sucré qui m’électrise, ses lèvres qui m’embrasent et mon corps pressé<br />

contre le sien.<br />

Un long moment plus tard, des applaudissements me font rouvrir un œil. Sans<br />

<strong>com</strong>prendre réellement où je suis, j’aperçois Aidan, Tyler, Nathan, Emma,<br />

Dobby en cercle autour de nous. Je referme les yeux, embrasse à nouveau<br />

Willow pour m’assurer que tout cela est bien réel.<br />

Et aussi parce que c’est monstrueusement bon.<br />

Puis je détache mes lèvres des siennes et souris en reculant légèrement pour la<br />

regarder. Elle étincelle tellement elle est belle. Mais surtout, elle est là, et c’est<br />

merveilleux. Alors, passant un bras autour de sa taille, je ne la lâche pas et je<br />

serre tour à tour mon frère, mon manager puis les amis de Willow contre nous.<br />

Sans desserrer mon étreinte autour du corps de Willow, je m’agenouille devant<br />

Dobby pour le papouiller. Le rire de Willow résonne <strong>com</strong>me un hymne au<br />

bonheur.<br />

Quand je me redresse, j’aperçois un des policiers qui m’a arrêté hier : mon<br />

irritation remonte en flèche en même temps que mes questions. Le type doit le<br />

sentir car il recule. Au moment où je l’apostrophe pour avoir des explications, un<br />

autre, rond et replet <strong>com</strong>me un radis, s’avance vers moi.<br />

– Je vous dois des excuses, Monsieur Halstead, il y a eu méprise et nous vous<br />

avons arrêté par erreur.<br />

Tu parles d’une erreur ! Vous me devez surtout une fière chandelle de ne pas<br />

vous en coller une… plus un procès !<br />

Sans un mot, je le toise de toute ma hauteur tandis qu’il se présente <strong>com</strong>me<br />

étant l’inspecteur-chef et m’explique son histoire de vidéo de télésurveillance<br />

contrecarrée par celle des studios télé qui me disculpe. Abasourdi et sans tout à


fait <strong>com</strong>prendre, je l’écoute tout en serrant Willow qui frissonne contre moi. Je<br />

jette un œil sur le petit groupe soudé autour de nous et souris presque.<br />

Tout ce que je saisis est que les cinq mousquetaires ici présents se sont<br />

mobilisés pour moi et cela me fait chaud au cœur.<br />

– Après avoir étudié la vidéo de la télésurveillance de façon plus approfondie<br />

et en la <strong>com</strong>parant avec les images des studios de télévision, nous avons pu<br />

établir des différences qui nous permettent d’affirmer que vous n’êtes pas<br />

l’homme qui y apparaît en train de mettre le feu au bâtiment.<br />

– J’aurais pu vous le dire si vous me l’aviez demandé ! dis-je sarcastique.<br />

– Il s’agit d’un individu qui vous ressemble à s’y méprendre, d’où notre<br />

confusion, poursuit le policier faisant mine de ne pas m’avoir entendu. Même<br />

allure, presque même taille, même corpulence, même s’il est vraisemblablement<br />

d’un poids légèrement supérieur, et morphologie faciale quasiment identique.<br />

– Même vêtements et coupe de cheveux, murmure Willow en se serrant<br />

contre moi.<br />

Je secoue la tête avec stupéfaction et surprends le regard soucieux d’Aidan<br />

posé sur moi.<br />

– Mais c’est quoi, ce mec, un sosie ? dis-je en envoyant à mon frère un<br />

sourire un peu forcé.<br />

– Outre les petites différences que je viens de vous signaler, nous avons pu<br />

vous différencier définitivement grâce à une fine cicatrice que cet homme porte<br />

sur la tempe gauche, dit le flic sans vraiment répondre à ma question.<br />

Machinalement, je porte la main sur mon front. Willow suit mon geste, je lui<br />

souris pour la rassurer.<br />

Peau lisse <strong>com</strong>me un bébé sur ma tempe !<br />

Pourtant, cette histoire me fout un peu les jetons. C’est quoi ce délire ?<br />

Pourquoi ce type en veut-il au Shelter, à Willow et à Nathan et qui est-il ?<br />

Pourquoi me ressemble-t-il ? Je sais qu’on a tous des sosies dans le monde, des<br />

Doppelgängers, mais quand même !<br />

– Et qu’est-ce que vous <strong>com</strong>ptez faire pour l’arrêter ? Il est dangereux, il a


voulu tuer Willow et Nathan ! intervient Emma d’une voix sourde.<br />

– Nous mettons tous les moyens dont nous disposons pour le rechercher mais<br />

hélas, il est inconnu de nos services, répond le policier.<br />

Quand il me fixe longuement, j’ai l’impression d’entendre la suite de sa<br />

phrase : « mais nous savons quelle tête il a ! »<br />

Pas rassurant vu que c’est la mienne !<br />

– C’est quand même aberrant, murmure Tyler qui ne se remet pas de la<br />

surprise.<br />

Je secoue la tête pour chasser les idées confuses et incrédules qui s’y<br />

bousculent. D’autant que <strong>com</strong>me tout le monde me fixe, j’ai un peu l’impression<br />

d’être le Dr Jekill d’un Mister Hyde incendiaire que j’aimerais bien renvoyer<br />

direct à son créateur pour une petite révision de son système de valeurs.<br />

Ce que je <strong>com</strong>prends, c’est qu’il y a quelque part dans New York un mec qui<br />

me ressemble <strong>com</strong>me une goutte d’eau, qui rôde autour du Shelter et surtout qui<br />

veut faire du mal à Willow. Aussi, je la serre contre moi avec force.<br />

– Tu n’as pas de jumeau tout de même, tu le saurais ? demande soudain<br />

Willow en nous regardant tour à tour Aidan et moi.<br />

Soutenant son regard, je hausse les épaules, un peu surpris par cette hypothèse<br />

inattendue. Puis j’éclate de rire, à la fois attendri et admiratif des capacités<br />

d’imagination de ma femme.<br />

– Je ne m’entendais pas super bien avec mes parents mais ils me l’auraient<br />

dit, j’imagine !<br />

Même si dans le genre dialogue, on fait mieux que nos parents ! Parce qu’à<br />

part me dire que je n’arriverais jamais à rien dans la vie et que la musique ne me<br />

ferait jamais manger, mon père ne m’a jamais rien dit de sympa et ma mère, à<br />

ma connaissance, a passé sa vie à répéter tout ce qui sortait de la bouche de son<br />

illustre époux.<br />

Ces deux-là font la paire dans le genre principes à la con.


– Et dans ce cas, ce n’est pas une mais deux crises aiguës de jalousie que<br />

j’aurais dû faire ! intervient Aidan en souriant. J’étais tranquille tout seul et ils<br />

me ramènent un petit frère. Malgré le peu de souvenirs que j’ai de cette époque,<br />

je me rappelle vaguement que j’aurais largement préféré un chiot. Depuis,<br />

évidemment, j’ai changé d’avis !<br />

Son clin d’œil affectueux me fait rire de plus belle en imaginant nos parents<br />

aux prises avec trois fils…<br />

– Et puis vu l’ampleur de leur déception avec leurs deux fils, chose qu’ils<br />

n’ont pas manqué de nous faire savoir… un troisième de la même lignée leur<br />

aurait porté le coup de grâce !<br />

Tous m’observent. Ma tentative de plaisanterie n’empêche pas le petit malaise<br />

que je lis sur les visages. Je souris crânement, mais le regard sombre d’Aidan qui<br />

sait de quoi je parle me trouble légèrement.<br />

– Tu sais Willow, dis-je en retrouvant mon sérieux, la dernière fois que je les<br />

ai vus, mon père m’a dit qu’il ne m’avait jamais considéré <strong>com</strong>me son fils,<br />

alors…<br />

– Comment ça ? s’exclame-t-elle.<br />

Tournés vers moi, ses yeux verts me dévisagent. Mais cette insistance qui<br />

pourrait être de la curiosité chez tout autre qu’elle exprime tant de tendresse et<br />

d’amour que je suis un peu secoué. Personne d’autre qu’elle ne m’a jamais<br />

regardé <strong>com</strong>me ça. Mais il y a aussi autre chose dans son regard : de<br />

l’effarement et une pointe de colère.<br />

Deux sentiments que je connais bien. Souvent et viscéralement liés au<br />

souvenir de mes parents.<br />

– Il a dit texto : « tu n’as jamais été mon fils », expliqué-je à Willow qui<br />

secoue la tête d’un air stupéfait.<br />

Sourire aux lèvres, je reste stoïque, <strong>com</strong>me si c’était déjà oublié et enterré<br />

avec la hache de guerre mais c’est le genre de phrase qui reste gravée dans la<br />

chair. Après ça, soit on devient un dur à cuire, soit on fonce chez le psy pour dix<br />

ans minimum, soit on a envie de buter son paternel. Mais en tout cas, on ne se


etourne pas sur son passé. J’ai fait les trois, et j’ai même envisagé de changer de<br />

nom. Mais <strong>com</strong>me c’était aussi celui d’Aidan, je l’ai gardé.<br />

Avec dans un recoin de ma tête le sentiment d’une petite vengeance contre le<br />

grand Hunter Halstead, qui a dû rougir de voir son nom dans les rubriques<br />

« Rockers, délires et frasques » des magazines.<br />

À la tienne, « papa » !<br />

Quand je les regarde à nouveau, Nathan et Emma m’observent avec<br />

gentillesse, Tyler m’envoie une petite moue <strong>com</strong>préhensive et le flic baisse le<br />

nez. M’excusant presque d’avoir des parents si peu sortables, je souris à Willow<br />

en croisant les doigts pour avoir hérité de la dynastie Haltsead une gamme de<br />

gènes un peu moins bornés et conservateurs. Affichant un air léger, je croise le<br />

regard de mon frère dont je sais qu’il renie lui aussi sans hésiter son hérédité.<br />

Comme Willow l’interroge du regard, il soupire lourdement.<br />

– Ça n’a jamais été simple, dit-il laconiquement en résumé de notre enfance.<br />

– C’est clair ! Bon et maintenant qu’on sait que je n’ai pas de jumeau mais<br />

plus vraisemblablement un sosie psychopathe, qu’est-ce que vous <strong>com</strong>ptez faire<br />

pour l’empêcher de nuire ? demandé-je au policier histoire de changer de sujet et<br />

de revenir à ce qui nous préoccupe.<br />

– Hélas, nous n’avons rien de précis pour le moment. Nous faisons notre<br />

possible pour le retrouver, dit-il l’air soucieux. Dans l’immédiat, je ne peux que<br />

vous re<strong>com</strong>mander la plus grande vigilance.<br />

Willow agrippe ma main en <strong>com</strong>prenant <strong>com</strong>me moi qu’on est mal barrés : la<br />

police patauge et un malade craqueur d’allumettes se balade en liberté.<br />

Super !<br />

Ruminant mes questions, je fixe le policier d’un air mauvais. Sentant que je<br />

pourrais me mettre en colère, Aidan se rapproche de moi et pose une main sur<br />

mon épaule. Après avoir salué le policier, il m’entraîne vers la sortie. Nerveux et<br />

secoué, je me laisse faire, sans pour autant lâcher la main de Willow.<br />

– Il fait meilleur dehors, plaisanté-je une fois sur le trottoir, mais au fond, je<br />

suis bien content de sortir de là.


– J’ai eu si peur pour toi, murmure Willow en écrasant mes doigts.<br />

– Moi aussi, murmuré-je la gorge serrée.<br />

J’ai eu tellement peur de la perdre une nouvelle fois.<br />

***<br />

Quand Aidan nous dépose au pied de mon immeuble, je le remercie et le serre<br />

contre moi dans un hug fraternel, repoussant à petites tapes dans son dos<br />

l’émotion qui me gagne.<br />

– Putain de nuit, dis-je en regardant sa voiture s’éloigner.<br />

Dans l’ascenseur, Willow se blottit contre moi en tremblant. « C’est fini »<br />

voudrais-je lui dire mais je sais que c’est faux. Il reste des milliers de questions<br />

dont la plus exaspérante est « qu’est-ce que tout cela veut dire ? ». Sentant que je<br />

n’ai pas la force d’y penser avant une bonne douche et plusieurs heures de<br />

sommeil, je passe un bras protecteur autour de son épaule et embrasse ses<br />

cheveux parfumés. Tout ce que je veux, c’est me poser, dormir et apprécier ma<br />

liberté. Avec elle.<br />

Quand elle bascule son corps face à moi et plante son regard vert dans le<br />

mien, je reconsidère mon programme initial et repousse l’étape douche pour ne<br />

garder que celle du lit, et encore… Car une chaleur familière et impérieuse se<br />

répand au niveau de mon bas-ventre, presque rassurante par sa familiarité après<br />

tous les inattendus de cette nuit.<br />

Je ne suis pas sûr d’avoir la résistance nécessaire pour atteindre mon étage.<br />

Sans me laisser le temps de continuer à penser timing, ses mains agrippent<br />

mes épaules et son corps se plaque contre le mien, me faisant reculer vers la<br />

paroi de l’ascenseur. Dos au mur, je bande <strong>com</strong>me une brute, ce qui n’échappe<br />

pas à Willow qui sourit et appuie son ventre encore plus fortement contre le<br />

mien.<br />

Visiblement, nous sommes raccord…<br />

Qu’elle prenne la direction des opérations ne me déplaît pas, bien au<br />

contraire. Je ne l’en admire et ne la désire que plus. Tout mon bassin bascule


vers elle tandis que je souris avec gourmandise. Réaction explicite qu’elle<br />

semble apprécier. Et j’aime ça…<br />

D’un geste rapide, elle se débarrasse de sa mini-pochette qu’elle coince contre<br />

la rampe. Puis, revenant totalement à moi, elle se frotte contre mon membre dur,<br />

malheureusement emprisonné dans mon caleçon. Des éclairs de désir font briller<br />

ses yeux. À ce moment-là, je ne pense plus qu’à une chose : libérer mon sexe de<br />

son carcan et le plonger en elle.<br />

Sans cesser de la regarder, j’attrape ses hanches et la fais onduler contre moi.<br />

Chaque pression de son ventre amplifie mon excitation, rendant la tension<br />

presque insupportable. Nerveux, je cherche sa bouche. Ses lèvres répondent à<br />

mon impatience en happant les miennes tandis que ses mains agrippent ma<br />

nuque. Très vite, nos bouches se dévorent. Comme à chaque fois que je<br />

l’embrasse, j’ai l’impression de mordre dans un fruit juteux, sucré et gorgé de<br />

soleil. Willow a ce goût de paradis que j’ai cru perdre encore une fois cette nuit.<br />

Je repousse les images de la cellule et les questions qui refluent <strong>com</strong>me une<br />

eau sombre cherchant à m’attraper les pieds.<br />

Pour le moment, d’autres sollicitations bien plus caressantes m’appellent !<br />

Les mains posées sur le haut de ses fesses, j’attire Willow à moi presque<br />

brutalement, je l’étreins encore plus intensément, mais nos corps sont déjà si<br />

collés que je sens son bassin s’imbriquer en moi. J’ai envie de la toucher et de<br />

sentir son corps entre mes doigts. Je meurs d’envie de me rassasier de sa peau.<br />

De son souffle, de son parfum et de sa chaleur.<br />

J’ai besoin que ce soit fort, intense, explosif, libérateur.<br />

– J’ai très envie de toi, dis-je d’une voix rauque.<br />

Avec un regard très doux, elle prend mes joues entre ses mains et rive ses<br />

yeux aux miens. Les flammèches de désir qui y scintillent embrasent mes sens,<br />

mais la confiance et l’amour qui y rayonnent me foudroient jusqu’au cœur. En<br />

cet instant, je me sens fort, revigoré, heureux et <strong>com</strong>plètement amoureux de ma<br />

femme.<br />

– Moi aussi, terriblement, mais avant, serre-moi contre toi, fort, très fort,


murmure-t-elle.<br />

Emboîtés l’un contre l’autre, nous nous enlaçons, bouche contre bouche, front<br />

contre front. J’entends son cœur battre contre ma poitrine, j’entends son souffle,<br />

j’entends aussi sa peur qui fait écho à la mienne, celle que j’ai repoussée cette<br />

nuit et qui, maintenant que je suis libre et dans les bras de Willow, ne peut plus<br />

rien contre moi. Je me sens invincible et rempli d’un désir insatiable. Impératif,<br />

urgent.<br />

Quittant ses reins délicieusement cambrés, mes paumes glissent sur ses fesses<br />

bombées, où je sens ses muscles tendus et vibrants. J’atteins le haut de ses<br />

cuisses et fais rapidement remonter sa robe sous mes doigts. Tendue de désir,<br />

Willow halète presque autant que moi. Ce qui la rend si sexy que je suis de plus<br />

en plus impatient. Sa peau est brûlante, hérissée de désir, presque humide sous<br />

l’arrondi parfait de ses fesses. Je les saisis et les pétris, avant de chercher la<br />

dentelle d’un sous-vêtement pour l’enlever illico. Sentant mes doigts courir à la<br />

recherche du morceau de tissu planqué sous sa robe, elle sourit malicieusement<br />

entre deux baisers.<br />

– Si j’avais mis une culotte, on n’aurait vu que ça !<br />

J’éclate de rire en retrouvant intact cinq ans plus tard son <strong>com</strong>bat sans merci<br />

contre les marques de sous-vêtements sous ses vêtements moulants. Et en me<br />

souvenant avec passion de la façon qu’elle avait de se tourner pour regarder son<br />

postérieur dans les miroirs et y traquer la moindre trace d’élastique, allant<br />

jusqu’à me demander mon avis d’un air mutin. J’écrase ses fesses entre mes<br />

doigts et bande <strong>com</strong>me une bête.<br />

C’est le moment que choisit l’ascenseur pour s’immobiliser à mon étage. Les<br />

portes s’ouvrent en chuintant <strong>com</strong>me un souffle chaud, nous inondant de<br />

lumière.<br />

D’un mouvement rapide, je la soulève en l’air et la tourne pour la reposer face<br />

à moi contre la paroi de la cabine. Surprise, elle se laisse faire sans pour autant<br />

quitter ma bouche. Mais quand mes mains quittent ses fesses pour se glisser<br />

entre ses jambes que j’écarte d’autorité, je vois ses yeux se noyer de désir, ce qui<br />

m’excite affreusement. Accueillant et brûlant, son sexe gorgé de moiteur semble<br />

attendre mes caresses et se remplit d’une ondée moelleuse quand je <strong>com</strong>mence à


l’effleurer. Je m’immisce entre ses chairs tendres, nerveuses et gonflées de désir.<br />

Je la sens palpiter entre mes doigts. Quand je pénètre son vagin et frôle son<br />

clitoris, de petits ressacs de jouissance <strong>com</strong>mencent à la faire trembler. J’aime<br />

quand elle est envahie de plaisir mais je ne peux y résister très longtemps. Ses<br />

joues qui rosissent, sa bouche entrouverte, son front qui se nimbe d’une sueur<br />

charmante… son plaisir me rend fou et me donne envie de la goûter tout entière.<br />

Couvrant alors ses joues, son menton, son cou puis sa gorge de baisers, je<br />

m’agenouille lentement devant elle. Elle soupire lourdement en fermant à demi<br />

les paupières. Je pose ma bouche sur son pubis puis lentement, à petits baisers, je<br />

me dirige vers son intimité. Gémissant et râlant, elle agrippe mes cheveux et<br />

bascule son bassin en avant, <strong>com</strong>me pour s’offrir davantage. Cet abandon<br />

<strong>com</strong>plet me ravit et me fait bander de plus belle.<br />

Ma bouche épouse son sexe, mes doigts se fondent à sa chair tiède, ma langue<br />

fouille les moindres de ses secrets. Son goût m’enivre, ses ondulations me<br />

rendent vorace. Son plaisir me rend dingue. Guidé par ses soupirs et par ses<br />

frémissements de plus en plus intenses, j’accentue mes caresses, jusqu’à ce<br />

qu’elle explose en une multitude de spasmes et de soubresauts que j’attise de<br />

plus belle. Comme je continue à exciter son clitoris qui frémit au bout de ma<br />

langue, elle tire soudain mes cheveux vers le haut.<br />

– Jesse, murmure-t-elle entre deux râles, si quelqu’un appelle l’ascenseur et<br />

entre... !<br />

Sans cesser de la caresser, je jette un œil distrait vers les portes de la cabine<br />

qui se referment lentement. Concentré sur la montée de la deuxième salve de<br />

plaisir que je sens venir en elle et qui fait frémir tout son sexe <strong>com</strong>me une fleur<br />

dans le vent, je ne m’interromps pas, tout en adressant à Willow un regard<br />

rassurant par en dessous. Mi-affolée, mi-fébrile, elle ferme <strong>com</strong>plètement les<br />

yeux, incapable de lutter contre le plaisir qui la gagne.<br />

– Cet ascenseur est privatif, la rassuré-je.<br />

Très excité par son plaisir qui s’épanouit alors sans plus hésiter, je continue<br />

les allers-retours de ma bouche sur son sexe bouillonnant. Je suis moi-même à la<br />

limite de l’incandescence spontanée quand elle se met à gémir en se cambrant.<br />

Urgent et violent, son orgasme se déclenche, généreux, puissant, violent,


emplissant toute ma bouche d’une incroyable saveur de mangue un peu poivrée.<br />

Posant un dernier baiser sur son sexe délicieux, je me redresse, ravi de l’avoir<br />

fait jouir. Les yeux noyés de plaisir, elle m’embrasse éperdument, tandis que je<br />

la plaque à la paroi en attrapant ses fesses avec les mains.<br />

Je la sens frémir quand mon bassin écrase le sien. Agrippant alors ma taille<br />

d’une main, elle glisse l’autre vers mon entrejambe. Un sourire étire ses lèvres<br />

quand elle <strong>com</strong>mence à me caresser à travers le tissu. J’avale ma salive<br />

bruyamment. Sentant que je réagis positivement, elle défait la boucle de ma<br />

ceinture et glisse sa paume tiède sur ma peau. Quand ses doigts s’introduisent<br />

dans mon caleçon, je deviens fébrile et sens mon sexe déjà raide <strong>com</strong>me un roc<br />

se tendre vers le ciel, cherchant à s’extraire de son carcan. L’entourant de ses<br />

deux mains <strong>com</strong>me un objet précieux, elle le dégage et l’enserre. Je retiens mon<br />

souffle. Ses doigts s’activent alors dans un mouvement coulissant tandis que son<br />

autre main se balade du côté de mes couilles qui semblent soudain électriques,<br />

envoyant dans mes reins des décharges de désir et de plaisir. Ma bouche sur la<br />

sienne, je ferme les yeux quand elle se met à me branler.<br />

Mais très vite, ses caresses décuplent mon envie de la prendre, là tout de suite,<br />

sans attendre. Posant les mains sur ses fesses, je la soulève du sol, prêt à<br />

l’empaler sur moi. Répondant à ma demande silencieuse, elle s’accroche des<br />

deux mains à la rampe et tend son corps vers moi. Mon sexe qui frotte son<br />

entrejambe l’excite autant que moi. Mais au moment où je vais entrer en elle,<br />

dans un sursaut de volonté, je me retire, réalisant soudain que je suis nu.<br />

C’est-à-dire sans capote. Le truc le plus frustrant et inhumain du monde en<br />

cet instant.<br />

Les plus proches sont dans un tiroir de ma chambre, et c’est déjà trop loin.<br />

Soupirant de déception mais sans la lâcher, je lutte contre le désir et le coup de<br />

reins qui m’enfoncerait en elle.<br />

Et je jure que le <strong>com</strong>bat entre protection et désir est clairement inégal.<br />

– Dans mon sac, souffle-t-elle.<br />

Un peu surpris, je la regarde tendre la main vers sa pochette de soirée<br />

riquiqui, à peine assez grande pour contenir un portable pour petite personne ou


un mouchoir plié en 24. Elle en sort un sachet coloré qui me fait l’effet d’un<br />

miracle. Tout en l’enfilant rapidement, je lui suis reconnaissant de sa prévoyance<br />

et bénis le ciel qu’elle n’ait pas préféré emporter un rouge à lèvres plutôt qu’une<br />

capote.<br />

– Quand je te sais dans les parages, j’en prends toujours avec moi, murmure-telle<br />

d’un ton coquin.<br />

Maintenant capoté et fébrile, je la plaque au mur avec délice.<br />

– Tu m’as tellement manqué, dit-elle en tendant sa bouche vers moi.<br />

Attrapant ses lèvres, je laisse mon sexe pénétrer lentement en elle. Une<br />

étrange vapeur brumeuse envahit ses yeux, nuage d’émotion et de plaisir qui me<br />

rend fou.<br />

– Toi aussi, tu m’as manqué.<br />

Je voudrais me fondre en elle, ne plus jamais m’en séparer, la baiser et la faire<br />

jouir jusqu’à ce que nous tombions épuisés et re<strong>com</strong>mencer encore et encore.<br />

Bouche entrouverte et souffle court, elle semble dans le même état d’esprit car<br />

dès que je <strong>com</strong>mence à aller et venir, elle noue ses jambes autour de ma taille et<br />

arrime ses mains à mes épaules, <strong>com</strong>me si elle me disait « allons-y ».<br />

Et avec elle, j’irai là où elle veut. Là où le plaisir nous mène, intense,<br />

impétueux, brutal, torride.<br />

Et réparateur.<br />

À chaque fois que je m’enfonce davantage, elle ondule et s’arc-boute. Campé<br />

sur le sol, je retiens ses hanches et la fais coulisser sur mon sexe de plus en plus<br />

solide, de plus en plus vigoureux, assoiffé d’elle. Serrés l’un contre l’autre,<br />

soudés de volupté et de désir, nous laissons le plaisir nous remplir, nous épuiser<br />

et nous redonner des forces. Quand la jouissance <strong>com</strong>mence à la faire vibrer,<br />

quand toute son intimité enserre la mienne en secousses fracassantes, j’accélère<br />

le rythme. Tête renversée en arrière, elle halète et gémit sans discontinuer en se<br />

balançant sur mon membre tendu en elle. Ma chair est en feu, prête à exploser. Je<br />

me retiens à grand-peine de me lâcher, là tout de suite, en rafales et râles de bête<br />

sauvage.


– Oh Jesse ! crie-t-elle quand l’orgasme <strong>com</strong>mence à la secouer.<br />

Le sexe en feu, je continue à pilonner jusqu’à n’en plus pouvoir. Et <strong>com</strong>me<br />

elle me sourit, les yeux brillants, pleins de larmes et d’émeraudes joyeuses, je la<br />

rejoins. Éclatant de bonheur, je jouis dans un concert de couleurs, de musique et<br />

de lumières.


33. Pour le meilleur et pour le pire<br />

Jesse<br />

Le menton dans une main, allongée sur le ventre, Willow me sourit. Un bras<br />

replié sous la nuque, je réponds à son sourire en observant son corps de déesse<br />

étalé en travers du lit. Encore moite de plaisir, sa peau luit dans la lumière du<br />

matin. Je ne me lasse pas de la regarder.<br />

Et je pourrais passer ma vie au lit avec elle !<br />

L’air songeur, elle caresse ma main posée sur le drap. Du bout des doigts, elle<br />

suit les courbes de la rose des vents sur mon tatouage. Profitant de ce moment de<br />

paresse dans la douce chaleur du soleil qui filtre à travers le store, je ferme à<br />

demi les yeux. Je veux juste savourer cet instant de pur bonheur. Loin de cette<br />

nuit pourrie, des airs <strong>com</strong>passés des flics après leur bévue, des questions sans<br />

réponse, et de ce sentiment de malaise ressurgi en évoquant mes chers parents.<br />

Comme à chaque rare fois où je pense à eux, je me suis senti partagé entre rage,<br />

mélancolie et aigreur.<br />

Et je n’aime pas ça.<br />

Revenant au présent et à ce qui <strong>com</strong>pte pour moi aujourd’hui, je regarde<br />

Willow : la tête penchée, elle joue avec mes doigts d’un air songeur. Malgré son<br />

visage serein, elle me semble préoccupée, <strong>com</strong>me si elle avait elle aussi du mal à<br />

détacher son esprit de tout ce qui s’est passé cette nuit.<br />

– Il faudrait peut-être qu’on mette nos alliances un de ces jours, souris-je en<br />

secouant mon annulaire en l’air. Sinon, l’aimable Dangello va nous mettre un<br />

carton rouge.<br />

Elle opine en fronçant légèrement un sourcil, ce qui lui donne un petit air<br />

sérieux qui me fait craquer. Puis, avec un étrange sourire, elle lève les yeux vers<br />

moi.


– À propos, pourquoi tu ne m’as pas dit qu’au moment de l’accident on était<br />

fiancés et qu’on allait se marier ?<br />

Sa question me prend de court. Un peu mal à l’aise, je soutiens son regard,<br />

sans me demander <strong>com</strong>ment elle le sait. Revenu de l’ombre où je l’ai enterré,<br />

aussi heureux que douloureux, ce souvenir me tord les tripes : le jour le plus<br />

heureux de ma vie d’alors a aussi été le pire.<br />

Mais peu importe : je dois juste lui répondre.<br />

Lui dire la vérité.<br />

– Je n’ai pas voulu te mentir, je te le promets, assuré-je en surveillant chaque<br />

millimètre carré de son visage.<br />

Est-elle en colère ? Triste ? Déçue ? Furieuse ?<br />

Mais elle me sourit avec tendresse, ni accusatrice, ni revendicatrice, ni<br />

contrariée. Ce qui me rassure illico. On dirait qu’elle veut juste savoir,<br />

<strong>com</strong>prendre un mystère.<br />

Et celui-là, contrairement à celui du mec qui me ressemble sur la vidéo de la<br />

police, j’en ai la clé.<br />

Mais cette clé ouvre aussi la porte d’une flopée de souvenirs douloureux bien<br />

planqués derrière. Un genre de petit placard à l’intérieur de moi, bien gardé,<br />

cadenassé à double tour où j’ai enfoui tout ce qui était insupportable, tout ce<br />

dont j’avais du mal à parler, tout ce qui m’a hanté des jours et des nuits. Dans ma<br />

vie, il y a deux catégories de souvenirs : les agréables et ceux que je préférerais<br />

oublier. Ceux-là restent pourris quel que soit le temps qui a passé et l’angle par<br />

lesquels je les revois. En plus, j’ai toujours eu l’impression qu’ils avaient le<br />

pouvoir de me tuer.<br />

Mais pour Willow, je suis prêt à donner ma vie. Et à ouvrir grand la porte.<br />

– J’ai eu peur, dis-je en la fixant.<br />

Dans son visage tourné vers moi, ses yeux forment deux billes vertes. Elle<br />

secoue la tête avec étonnement.


– Pour toi. Tu avais déjà été tellement secouée par cette photo de nous sur le<br />

Brooklyn Bridge quand tu l’as trouvée, remuée par ce que je t’ai raconté et par<br />

les souvenirs qui remontaient… J’ai eu peur que tu n’aies pas la force de<br />

supporter ça en plus. Que ça fasse trop.<br />

Ça, c’est la partie émergée de l’iceberg. La raison, la prudence, le risque zéro,<br />

le devoir de protection. Mais au-dessous, mes motivations sont un peu moins<br />

contrôlées… et sortent tout droit de mon cerveau limbique, genre réflexe vital :<br />

je ne voulais absolument pas la perdre à nouveau.<br />

– J’ai eu peur que ça foute le bazar dans ta mémoire. Et dans tes sentiments,<br />

ajouté-je un peu honteux de dévoiler le fond de ma pensée.<br />

– Que tout s’efface et que je t’oublie encore une fois ? murmure-t-elle très<br />

doucement en se blottissant contre moi. Ça aurait été terrible.<br />

Ma gorge s’étrangle d’émotion en l’entendant formuler exactement ce qui m’a<br />

fait me taire.<br />

– Oui.<br />

Je la serre fort contre moi, reconnaissant et soulagé qu’elle ne m’en veuille<br />

pas d’avoir été un peu perso sur ce coup-là. Et au point où j’en suis du ridicule,<br />

je pourrais aussi lui avouer ce qui m’a traversé l’esprit avec insistance à chaque<br />

fois que j’ai pensé lui en parler : le sort ayant gravement merdé une première<br />

fois en nous séparant brutalement le jour où nous devions fêter nos toutes<br />

fraîches fiançailles, il n’était peut-être pas utile d’y faire référence.<br />

Au cas où le mauvais sort aurait eu des envies de re<strong>com</strong>mencer…<br />

– Je suis sincèrement désolé de t’avoir menti, m’excusé-je sans cesser de la<br />

dévisager.<br />

– Quand Aidan m’en a parlé juste avant ton concert sur le rooftop, j’avoue<br />

que j’ai eu un petit choc, grimace-t-elle. J’étais assez remontée. Mais au fond,<br />

j’ai surtout eu l’impression que tu ne me faisais pas confiance.<br />

C’est au destin que je ne fais absolument pas confiance.<br />

– J’aurais dû t’en parler avant, excuse-moi, souris-je timidement.


Elle me sourit puis tendrement, elle se blottit contre moi en ramenant ses<br />

jambes vers son ventre. Lovée contre moi, elle me fait penser à un petit animal<br />

que j’apprivoiserais doucement.<br />

Et maladroitement…<br />

Caressant son épaule, j’écoute sa respiration.<br />

– Je veux que tu saches qu’il n’y a rien d’autre que je ne t’ai pas dit à notre<br />

sujet.<br />

Amusée par ma phrase alambiquée qui me fait moi-même lever les yeux au<br />

ciel, elle me sourit à nouveau. En moi-même, je remercie Aidan qui, finalement,<br />

me permet de soulever le dernier pan du voile sur tout ce qui s’est passé. Et je<br />

me promets de lui en parler car, le connaissant, il doit s’en vouloir d’avoir gaffé.<br />

– Je te crois. Mais ce qui est dur à accepter, c’est que je ne me souviendrai<br />

jamais de tout, murmure-t-elle au bout d’un moment. C’est pour ça aussi que j’ai<br />

besoin de toi.<br />

Ses yeux verts me fixent avec tant de confiance que j’en ai des frissons.<br />

Bouleversé, je sens ma gorge se serrer d’un nouveau cran. Des images me<br />

reviennent <strong>com</strong>me des étincelles dans la nuit. C’était ce même regard, ce même<br />

abandon, cette même douceur ce jour terrible où je lui ai demandé sa main. À la<br />

remontée de ce souvenir si longtemps refoulé, un gouffre de tristesse s’ouvre au<br />

fond de moi mais se referme aussitôt quand je <strong>com</strong>prends que Willow a besoin<br />

de mes souvenirs pour se reconstruire. Car même si celui-ci me fait mal au bide,<br />

même si je l’ai évité pendant des années, nous avons vécu ce moment ensemble<br />

et il lui appartient autant qu’à moi.<br />

– Je sais que c’est difficile pour toi aussi, dit-elle.<br />

Sa délicatesse me bouleverse. Les yeux rivés à elle, front contre front, je<br />

prends une grande inspiration. Dans ma tête, cinq ans plus tard, les images de ce<br />

matin d’hiver qui a chamboulé ma vie se mettent à défiler <strong>com</strong>me si j’y étais.<br />

Très ému, je retrouve intact ce sentiment de jouer ma vie que j’ai ressenti ce<br />

matin-là.


– Je n’avais pas dormi de la nuit tellement j’étais excité et anxieux. J’en avais<br />

parlé à Aidan plusieurs jours auparavant et nous avions convenu qu’une fois ta<br />

réponse donnée – et je croisais les doigts pour que ce soit bien oui <strong>com</strong>me je<br />

l’espérais –, nous nous retrouverions pour fêter nos fiançailles tous les trois dans<br />

un super resto de Long Island, dis-je de la voix la plus neutre possible en<br />

surveillant son visage.<br />

De surprise, son corps se contracte contre le mien. Très tendu moi aussi, je<br />

m’efforce de ne pas me laisser submerger par les pensées sinistres qui<br />

m’assaillent et me concentre sur elle. Comment va-t-elle réagir ? Toute la surface<br />

de sa peau semble frémir, <strong>com</strong>me agitée de secousses par en dessous, ce qui me<br />

fiche une trouille bleue. Elle respire plusieurs fois puis lentement, rouvre les<br />

yeux. Leur douceur verte me rassure légèrement.<br />

– C’était le jour de l’accident ? murmure-t-elle en me fixant.<br />

La gorge serrée, je hoche la tête. Elle frémit et se mord les lèvres, ce qui me<br />

fait me reprocher d’avoir <strong>com</strong>mencé par ça.<br />

Mais en même temps, je ne me voyais pas garder pour la fin le fait que nos<br />

fiançailles avaient eu lieu le matin même de l’accident, genre happy end pourrie<br />

de mon récit…<br />

– Oh mon Dieu, c’est terrible. Tu as dû te sentir tellement seul après, dit-elle<br />

tandis que je la fixe, hésitant à continuer.<br />

Sa voix est tendre et réconfortante <strong>com</strong>me un rayon de soleil après une longue<br />

hibernation. Je me détends, profondément ému qu’en cet instant, elle pense<br />

d’abord à moi et s’excuse presque de m’avoir abandonné. Son regard rempli de<br />

<strong>com</strong>passion me donne des envies de fondre en larmes. Mais <strong>com</strong>me ce n’est pas<br />

mon genre de craquer – et je sais que ça l’inquiéterait –, je lui souris, je serre les<br />

fesses, les poings et les dents tout en affichant un air serein. Mais à l’intérieur,<br />

c’est le boxon… la mêlée sans merci des émotions passées et présentes.<br />

– Je n’ai jamais été aussi stressé que ce jour-là, reprends-je alors. Même faire<br />

un discours aux Grammy devant des centaines de personnes ne m’a pas semblé<br />

une telle épreuve.


Comme si elle devinait mon malaise, elle sourit à ma blague minable et serre<br />

ma main, <strong>com</strong>me pour me dire que je peux continuer. Rassuré de la sentir aussi<br />

déterminée, je ferme à demi les yeux et d’un bond temporel, je plonge tout entier<br />

dans le passé.<br />

– C’était un matin magnifique. Il avait neigé toute la nuit et Central Park était<br />

couvert de neige fraîche, tout blanc, poudré, cotonneux, presque silencieux. Je<br />

suis arrivé en avance au Belvedere Castle où on s’était donné rendez-vous, et je<br />

t’ai vue arriver par le sentier. Pour te guider, j’ai joué pour toi le morceau que tu<br />

préférais. La musique semblait se faufiler entre les arbres et faisait dégringoler la<br />

neige des branches. C’était <strong>com</strong>plètement féerique. Et quand tu m’as rejoint, tu<br />

as dit qu’on était au royaume de la Reine des neiges.<br />

Willow serre ma main en souriant pour m’encourager. Malgré le choc qu’elle<br />

est en train d’encaisser, sa volonté de me soutenir me touche profondément.<br />

– Tu portais un bonnet vert avec un gros pompon en fourrure. Je me suis<br />

agenouillé devant toi et j’ai pris ta main. J’ai retiré ton gant, ta paume sentait le<br />

caramel quand je l’ai embrassée.<br />

Je me souviens de la lueur de feu follet dans ses yeux, de son sourire amusé et<br />

presque enfantin.<br />

– Je t’ai dit : « Veux-tu m’épouser Willow ? »<br />

En cet instant, je voudrais avoir un ton plus léger, mais ma voix sort direct<br />

d’outre-tombe. Willow opine doucement en serrant mes doigts encore plus fort.<br />

Très ému, je continue.<br />

– Tu t’es agenouillée dans la neige en face de moi, tu as dit « oui » puis tu as<br />

posé tes deux mains sur mes épaules pour me regarder droit dans les yeux. Ton<br />

front touchait le mien. On s’est embrassés <strong>com</strong>me des dingues.<br />

L’odeur de son parfum me revient, une odeur de caramel et d’agrumes mêlée<br />

à celle de la neige sous nos genoux. Les images se mélangent, son regard, mon<br />

violon, la neige, l’accident, l’hôpital. Bouleversé, je reste silencieux, la gorge<br />

serrée, retrouvant le goût amer qui ne m’a plus quitté ensuite : celui d’un<br />

immense gâchis. Elle se serre davantage contre moi. Et pose sa main sur ma


joue. Sa paume tiède me fait l’effet d’un baume apaisant et me ramène au<br />

présent.<br />

– Ça devait être beau.<br />

– Magique, dis-je.<br />

Je retiens le soupir qui monte dans ma gorge.<br />

– Ce n’était pas <strong>com</strong>me ça que j’avais envisagé la suite de notre histoire, disje<br />

en essayant de reprendre le dessus de l’émotion qui me tourneboule malgré<br />

moi.<br />

– Mais maintenant, je n’ai plus peur.<br />

Elle hoche la tête puis reste songeuse.<br />

– Moi si, dit-elle soudain grave. J’ai peur que tu ne m’aimes pas vraiment.<br />

J’ai presque un haut-le-corps : <strong>com</strong>ment peut-elle en douter ? Je m’apprête à<br />

répliquer que, malgré toutes mes maladresses depuis que je l’ai retrouvée, je n’ai<br />

jamais fait que l’aimer ! Mais je me retiens en voyant son visage crispé. Guettant<br />

ses réactions, je <strong>com</strong>mence à paniquer. Est-ce que je n’aurais pas dû lui en<br />

parler ? Est-ce que c’est trop pour elle ? Est-ce que cela la perturbe ? Fixant son<br />

visage où de petites rides viennent d’apparaître entre ses sourcils, je m’efforce de<br />

rester calme. Et de lui dire ce que je ressens au plus profond de moi.<br />

– Willow, je t’aime et je t’ai toujours aimée.<br />

– Justement, dit-elle tristement. C’est ce qui me fait peur.<br />

Sans <strong>com</strong>prendre, craignant de la brusquer, j’attends la suite, très inquiet. Son<br />

air fermé me torture.<br />

– Depuis le début, je trouve que ça va trop vite. On n’a même pas eu le temps<br />

de réfléchir ni de se connaître à nouveau vraiment. J’ai même l’impression de<br />

t’avoir forcé la main avec cette histoire de testament.<br />

– Je te rappelle que c’est moi qui ai dû insister pour ne pas divorcer, dis-je.<br />

Son sourire triste me fait mal.<br />

– Jesse, je ne suis plus cette Willow que tu as connue et que tu as voulu


épouser. Je ne sais même pas qui elle était. À chaque fois que tu m’en parles, j’ai<br />

l’impression que tu évoques une inconnue. Et ça m’inquiète. Parce que je me<br />

demande si au fond, tu n’aimes pas un souvenir, murmure-t-elle en plongeant<br />

son regard dans le mien. Et j’ai peur qu’un jour, tu t’en rendes <strong>com</strong>pte.<br />

Elle prononce cette dernière phrase dans un souffle. Complètement<br />

chamboulé, je fixe ses yeux brillants de larmes.<br />

– Et que je ne t’aime plus ? chuchoté-je en relevant son menton baissé.<br />

Willow, ce n’est pas un fantôme que j’aime. C’est toi, la Willow d’aujourd’hui,<br />

celle que je serre en ce moment dans mes bras.<br />

Joignant le geste à la parole, je l’écrase carrément contre moi. Je voudrais que<br />

mon amour lui rentre dans le cœur par tous les pores de la peau. Puis lentement,<br />

je la berce en embrassant ses cheveux et son front. Doucement, sa respiration<br />

s’apaise.<br />

– Mais <strong>com</strong>ment peux-tu être sûr ? gémit-elle au bout d’un moment.<br />

Je souris, attendri par sa résistance.<br />

– Parce que je n’ai aucun doute, Willow. Tu es la femme que j’aime, un point<br />

c’est tout. Et oui, tu es aussi la femme que j’ai toujours aimée. Quand je t’ai<br />

perdue, je pensais que je ne pourrais plus jamais aimer quelqu’un d’autre. Et ce<br />

qui est bizarre, c’est qu’à la fois, c’est vrai et pas vrai !<br />

Elle me jette un regard étonné et douloureux qui me donne envie de déplacer<br />

des montagnes pour la convaincre.<br />

– Quand tu es devant moi, je vois Willow Blake, la seule et l’unique, la<br />

femme de ma vie, celle que tu étais avant, celle que tu es devenue et celle que tu<br />

deviendras un jour. Pour moi, tu es un tout, une alchimie fascinante, un morceau<br />

de musique <strong>com</strong>posé de notes du passé, d’arpèges d’aujourd’hui, d’un rythme<br />

original, de sonorités particulières et aussi de silences qui t’appartiennent à tout<br />

jamais. Tout ça, c’est toi : une femme extraordinaire et <strong>com</strong>plexe qu’à la fois je<br />

retrouve et apprends à connaître, qui chaque jour m’épate, me fait trembler, me<br />

fait rire, m’émerveille. Et me rend fou de désir ! Tu crois que j’aime un fantôme<br />

de ma jeunesse ? Non, je t’aime toi, pour ce que tu es, avec tes cheveux blonds,


tes jeans, tes baskets, ton enthousiasme, ta sincérité, ta droiture, ton engagement,<br />

ton Shelter, tes amis, ton chien et même ton nouveau parfum sucré ! Parce que<br />

c’est toi. Et tout ce que je vois de toi, que je le connaisse ou que je le découvre,<br />

je l’admire et je l’aime.<br />

J’ai dit ça d’une traite, sans même reprendre mon souffle. Très ému, je la serre<br />

contre moi en embrassant son visage. Les larmes qui roulent sur ses joues me<br />

font mal. Je voudrais que plus jamais elle ne pleure. Et encore moins à cause de<br />

moi.<br />

– Et aujourd’hui, je suis très heureux que nous soyons mariés car c’est ce que<br />

je désirais depuis que je t’ai rencontrée.<br />

Avant elle, j’aurais pourtant juré que le coup de foudre était une invention<br />

romanesque ou l’œuvre de scénaristes un peu fleur bleue…<br />

– À propos de mariage, il faut que tu sois sûr d’une chose, dit-elle en se<br />

dégageant doucement pour me regarder.<br />

Je me raidis, soudain crispé d’appréhension.<br />

– Je t’ai dit oui avant l’accident, je t’ai dit oui il y a quelques semaines à Las<br />

Vegas. Et aujourd’hui, en toute conscience, certitude et pleine possession de mes<br />

moyens, je veux que tu saches que je te redirais oui.<br />

Estomaqué, je la dévisage. Mon cœur déjà tout secoué se met à faire des<br />

loopings dans ma poitrine. Mais ce n’est rien <strong>com</strong>paré à la tempête de bonheur<br />

qui me soulève quand elle ajoute en me fixant droit dans les yeux :<br />

– Je ne me souviens pas de ce que je ressentais ce jour-là au Belvedere mais je<br />

peux te dire ce que j’ai réalisé hier soir : je t’aime et je suis très heureuse d’être<br />

ta femme.<br />

J’en ai le souffle coupé tant je suis heureux et bouleversé. Je la serre dans mes<br />

bras, les larmes aux yeux, rempli de bonheur et d’émotion. Puis je me détache<br />

d’elle pour la regarder <strong>com</strong>me pour vérifier si je n’ai pas rêvé sur son visage.<br />

Son sourire attendri me répond.<br />

– Je t’aime, Jesse, murmure-t-elle en m’embrassant.


Les yeux fous, le cœur suspendu, je reste saisi, savourant le bonheur de cet<br />

instant. Le laissant glisser en moi <strong>com</strong>me une caresse sur mon cœur. Quand le<br />

drame est arrivé, quand j’ai dû la quitter, j’étais sûr de ne jamais réentendre de sa<br />

bouche ces trois petits mots.<br />

Je croyais aussi ne plus jamais pouvoir les lui dire…<br />

Et quand par miracle, elle a réapparu dans ma vie, je les ai espérés sans<br />

vouloir y croire. De toute façon, j’étais déjà si heureux que j’étais prêt à attendre<br />

des années pour qu’elle retrouve des sentiments pour moi. Alors maintenant,<br />

ébloui, je l’embrasse en la serrant contre moi. J’entends presque une fanfare<br />

autour de nous.<br />

Ou bien c’est juste le son du bonheur qui fait son <strong>com</strong>e-back ?<br />

– Je veux tout vivre avec toi. Les grands moments, les petits riens, les rires,<br />

les émotions, les jours qui passent, le bonheur, la vie simple et l’extraordinaire,<br />

dis-je en la regardant.<br />

Elle répond à mon sourire mais une ombre rapide passe sur son visage. Je suis<br />

son regard qui dérive vers la cicatrice sur son ventre. Je devine aussitôt à quoi<br />

elle pense : ces enfants qu’elle ne pourra pas avoir. Avec tendresse, je pose mes<br />

doigts sur la ligne fleurie de son tatouage.<br />

– Ne t’inquiète pas, mon amour, si on veut des enfants, on les adoptera,<br />

chuchoté-je. Autant que tu voudras.<br />

Hochant la tête, elle immobilise ma main et la presse sur son ventre avant de<br />

m’embrasser. Après un long baiser qui éveille en moi des envies voluptueuses, je<br />

me détache d’elle pour aller fouiller au fond du placard de ma chambre. Il me<br />

reste une dernière chose à faire pour clore définitivement mon récit. J’ouvre mon<br />

vieil étui à violon, celui dont la poignée est en lambeaux et qui a contenu mon<br />

premier instrument.<br />

Le visage haineux de mon père brisant ce violon apparaît fugacement mais je<br />

l’ignore en me retournant vers la femme que j’aime. Vers le présent.<br />

– J’ai quelque chose à te donner qui t’appartient.


Très calme, je m’efforce de maîtriser ma voix et chacun de mes gestes. Mais<br />

je ne peux empêcher mon cœur de battre à trois cents à l’heure ni les images du<br />

passé de ressurgir, plus fortes que jamais. Intriguée, elle me suit des yeux en<br />

fixant la petite boîte en velours rouge que j’extrais de l’étui et que je tiens un peu<br />

pompeusement en avançant. Comme une relique, un pur concentré d’émotions,<br />

de joies et de chagrins, tous ceux que j’ai renfermés dans cet écrin couleur de<br />

sang rangé à l’intérieur de l’étui de mon violon ce jour où, d’un <strong>com</strong>mun accord<br />

avec Elena, la grand-mère de Willow, j’ai récupéré ce coffret.<br />

Pour que rien de notre amour ne subsiste.<br />

Ma gorge se serre à ce souvenir. Mais je souris en me souvenant du vieux<br />

Chinois sans âge chez qui j’étais allé, toutes mes économies en poche : même<br />

s’il avait insisté et argué de son statut d’aîné gagnant déjà sa vie, j’avais refusé<br />

qu’Aidan participe. Je me souviens qu’à l’époque, je m’étais dit qu’un jour, je<br />

serais riche et offrirais à ma future femme ce qu’elle méritait : le plus beau.<br />

Avec cérémonie, je m’agenouille devant Willow, <strong>com</strong>plètement nu. Fronçant<br />

les sourcils, elle se redresse lentement.<br />

D’une main un peu tremblante, j’ouvre lentement la boîte, un peu étonné<br />

d’éprouver exactement des sentiments identiques à ceux d’il y a cinq ans : ce<br />

mélange d’amour, d’assurance, d’appréhension et de fierté, surtout quand je lis<br />

sur son visage la même admiration éblouie et confiante que dans le passé.<br />

– Accepte cette bague, symbole de mon amour et de mon engagement pour la<br />

vie, dis-je en répétant mot pour mot ceux que j’avais dits et répétés à voix haute<br />

toute la nuit qui avait précédé ma demande. Veux-tu être ma femme, Willow ?<br />

J’ai beau savoir que depuis Las Vegas, nous sommes mari et femme sur le<br />

papier, en cet instant, j’ai tout oublié : je suis juste un homme très amoureux,<br />

extrêmement ému, agenouillé devant la femme qu’il aime, et je me sens<br />

déborder d’espoir, d’amour et d’un soupçon d’appréhension tant qu’elle ne<br />

m’aura pas répondu. Un délicieux sourire aux lèvres, elle se laisse glisser le long<br />

du matelas pour s’agenouiller face à moi. Quand elle pose ses deux mains sur<br />

mes épaules, ses yeux verts sont remplis de paillettes : j’ai l’impression d’y voir<br />

de l’herbe fraîche danser sous le soleil.


– Oui, chaque jour de ma vie.<br />

La gorge nouée, je lui souris, concentré sur mes gestes pour ne pas trembler.<br />

Hochant la tête avec sérieux, je prends sa main puis enfile sur son annulaire la<br />

bague que j’avais choisie : un simple anneau d’argent orné d’un arbre.<br />

Presque le même que celui sur mon torse.<br />

Elle observe son doigt avec admiration puis elle sourit rêveusement tandis que<br />

je porte sa main vers ma bouche pour embrasser sa paume. Sans me quitter des<br />

yeux, elle se laisse faire puis caresse ma joue. Un frisson me parcourt, mélange<br />

de souvenir, de mélancolie, de satisfaction et d’une envie irrésistible de faire<br />

l’amour avec elle immédiatement. Passant une main autour de sa nuque et l’autre<br />

sur ses reins, je plaque mon bassin contre elle. Ses lèvres cherchent aussitôt les<br />

miennes.<br />

– Je ne sais pas <strong>com</strong>ment c’était la première fois, mais c’est une demande en<br />

mariage très troublante, murmure-t-elle.<br />

– Hier <strong>com</strong>me aujourd’hui, tu as toujours été une épouse très sexy, souris-je<br />

en la renversant sur le sol.<br />

***<br />

Penché sur moi, un type avec des yeux énormes de miroir baragouine des<br />

mots que je ne <strong>com</strong>prends pas. Je le fixe, stupéfié de voir mon visage se refléter<br />

à l’infini dans son regard absent. Il sourit d’un air étrange. Puis subitement, ses<br />

yeux noircissent et tout son visage prend feu.<br />

Réveillé en sursaut, je m’efforce de maîtriser la sensation de terreur encore<br />

collée à mes tripes. Le souffle court, j’essaie de me calmer et de <strong>com</strong>prendre le<br />

sens de ce cauchemar mais la sensation de malaise persiste, même parfaitement<br />

éveillé. Désagréablement familière. Sans chercher très loin, je la reconnais : c’est<br />

la même qu’au <strong>com</strong>missariat, quand le flic a parlé de sosie et que j’ai eu<br />

l’impression que quelque chose se fissurait au fond de moi. Parce qu’il y avait<br />

Willow, ses amis, mon frère, Tyler et puis ce flic qui nous scrutait, parce qu'il y<br />

avait plus urgent que mes petits remous intérieurs, je n’ai pas voulu y prêter<br />

attention, mais maintenant, au milieu de la nuit, cette histoire de sosie revient me<br />

hanter.


Je m’agite et me retourne plusieurs fois. Blottie contre moi, Willow murmure<br />

dans son sommeil.<br />

– Ce n’est rien, lui dis-je en caressant ses cheveux.<br />

Juste un assaut de questions et de doutes qui font la java dans mon crâne.<br />

Qui est ce type ? Que veut-il ?<br />

Est-il possible qu’il me ressemble au point que tous nous confondent, même<br />

les flics ? Le fait d’avoir un mec tout pareil à moi qui se balade en ville avec des<br />

instincts criminels est assez flippant. L’idée tordue que, sans le savoir, je suis<br />

peut-être schizophrène et dédoublé en pyromane se faufile dans mon esprit mais<br />

je me raisonne aussitôt.<br />

Pourtant, la pensée inquiétante que ce sosie pourrait avoir un rapport avec moi<br />

et mon histoire s’insinue. Et quand on parle famille, la figure sinistre de mon<br />

cher père refait une petite apparition. Assorti de ses saloperies de dernières<br />

paroles…<br />

Tu parles d’une bénédiction pour bien partir dans la vie !<br />

Très agacé de penser à nouveau à mon paternel – trois fois dans une même<br />

journée, c’est plus qu’en presque dix années de silence –, je m’en veux de me<br />

laisser perturber. Mais à présent, il est certain que je n’arriverai pas à me<br />

rendormir !<br />

Repoussant délicatement Willow, je me glisse hors du lit pour aller me faire<br />

un café. Debout dans le salon, je fixe la nuit par la baie vitrée tout en serrant ma<br />

tasse brûlante entre mes doigts. Pour la première fois depuis que je vis à New<br />

York, la carte postale que j’ai sous les yeux me paraît trompeuse, presque<br />

dangereuse, hérissée d’immeubles de verre et de gratte-ciel lancés <strong>com</strong>me des<br />

piques arrogantes.<br />

Je frissonne, mal à l’aise. Je devrais aller courir, jouer, <strong>com</strong>poser ou défoncer<br />

le sac de frappe au bout du couloir mais je n’arrive pas à bouger. Il me semble<br />

que j’ai du plomb dans les pieds, des corbeaux dans le crâne et de la merde dans<br />

les yeux. Je tente de me secouer mais je me sens mal, vide, <strong>com</strong>me si on m’avait<br />

fendu en deux et que j’étais incapable de recoller les morceaux. Je m’étais juré


de ne plus ressentir cette sensation de tension et de déchirement, hélas familière.<br />

Et toujours aussi écœurante.<br />

Les dernières paroles de mon père retentissent à nouveau dans mon crâne. Ce<br />

qui m’irrite et me décontenance.<br />

Qu’est-ce qui m’arrive ? Pourquoi je n’arrive pas à me sortir ça de la tête ?<br />

Troublé, presque oppressé, j’attrape mon téléphone.<br />

– Oui Jesse, répond la voix ensommeillée de mon frère. Qu’est-ce qui se<br />

passe ?<br />

À présent, je ne peux m’empêcher de déambuler de long en large dans le<br />

salon, suivi de Dobby qui ne me lâche pas d’une semelle.<br />

– J’ai une question à te poser, dis-je en oubliant toute entrée en matière.<br />

– Bien. Je suppose donc que ça ne pouvait pas attendre une heure décente.<br />

Attends un peu, je vais dans le salon.<br />

Gêné, je réalise alors qu'il est 4 heures du matin et que mon frère, que je viens<br />

de tirer du sommeil sans cérémonie, n’était pas forcément seul…<br />

– Il y a un problème ? marmonne justement la voix de Nathan.<br />

Dans le mille ! Je suis vraiment con…<br />

– Désolé, discussion familiale importante, lui répond tendrement Aidan.<br />

J’imagine son regard affectueux et sa main posée sur l’épaule de Nathan et je<br />

souris, un peu attendri. Nathan est un type bien et mon frère aussi, et même bien<br />

plus que ça, alors pourquoi pas ? Il serait peut-être temps qu’il se fixe un peu lui<br />

aussi… Aidan se foutrait bien de moi s’il m’entendait, il s’est assez moqué de<br />

moi sur ce sujet. Mais cette fois, son histoire avec le beau rouquin semble<br />

sérieuse et je m’en réjouis pour lui.<br />

– Je suis désolé, dis-je en l’entendant refermer la porte.<br />

– Ça va, de toute façon, il fallait que je me lève pour aller travailler. Qu’est-ce


qui t’arrive alors ?<br />

Je souris, touché qu’il cherche <strong>com</strong>me toujours à m’éviter de culpabiliser.<br />

Même réveillé en sursaut, mon frère reste l’homme de la situation : à l’écoute,<br />

posé, positif.<br />

– Depuis cette histoire du sosie sur la vidéo, je n’arrête pas d’y penser et ça<br />

me fout en l’air.<br />

– Tu m’étonnes, dit sobrement Aidan.<br />

– Et si Hunter n’avait pas menti ?<br />

Depuis qu’il nous a foutus dehors, Aidan et moi, j’ai du mal à l’appeler papa.<br />

Avant déjà, ce mot ne collait pas avec son attitude glaciale et son affection<br />

inexistante mais après, c’est devenu carrément impossible. Donc, en général, je<br />

ne l’appelle pas : ça m’évite d’y penser.<br />

– Quand il m’a balancé que je n’étais pas son fils, j’ai pris ça pour une énième<br />

façon de m’humilier.<br />

J’entends presque Aidan se crisper à ce souvenir. Il faut dire que, du plus loin<br />

que je m’en souvienne, mon père n’a jamais été avare sur ce coup-là : dédain,<br />

mépris et vexation. Il avait dû prendre l’option déshumanisation avancée à la fac<br />

de médecine.<br />

– Genre une dernière provocation pour me rappeler que je n’étais qu’une<br />

erreur de casting dans la noble lignée Halstead. Mais… et si c’était vrai ?<br />

– Ta réussite prouve qu’il s’est largement foutu le doigt dans l’œil, fait<br />

remarquer mon frère dont je repère la contrariété à son ton un peu sec.<br />

Malgré les années, mon père réussit toujours à nous hérisser le poil, à lui<br />

<strong>com</strong>me à moi.<br />

– Je veux dire que si ça se trouve, c’est plus <strong>com</strong>plexe que ça, continué-je,<br />

incapable d’expliquer clairement ce qui me turlupine. J’ignore peut-être tout un<br />

pan de ma vie. Et qui sait, j’ai peut-être un frère après tout ! Un autre, un caché,<br />

je ne sais pas moi, un qu’on aurait oublié, donné, prêté ou confié à des gens qui<br />

se le seraient approprié ! Ou peut-être loué, vendu, qui sait ?<br />

Interrompant mes hypothèses délirantes, Aidan toussote pour me rappeler son


existence, ce qui me fait sourire malgré les nœuds qui se tricotent dans mon<br />

cerveau. Un silence s’installe de part et d’autre de la conversation, remuant les<br />

souvenirs de nos derniers instants en famille : explosifs.<br />

– J’aurais plutôt tendance à penser que sa réaction était un baroud d’honneur,<br />

finit par dire Aidan, montrant ainsi que ses pensées sont elles aussi arrêtées sur<br />

ce moment précis.<br />

– Oui, mais tout d’un coup, je me dis qu'il était peut-être sincère après tout. Et<br />

qu'il est temps que j’aie une petite conversation avec lui, décidé-je au moment<br />

même où je prononce cette phrase. Je n’ai pas le temps avant les concerts de LA<br />

mais j’irai dès mon retour. Histoire de m’enlever ce putain de doute sur ce qu'il a<br />

voulu dire.<br />

– Tu veux que je vienne ? demande Aidan un peu tendu.<br />

Encore une fois, le soutien indéfectible de mon frère me touche : alors qu'il a<br />

juré de ne jamais remettre les pieds à Chicago et encore moins dans le home bad<br />

home familial, l’homme qui ne me laisse jamais tomber est prêt à m’y<br />

ac<strong>com</strong>pagner.<br />

Et à affronter ses démons.<br />

– Non merci, j’irai seul, murmuré-je en observant Dobby s’immobiliser,<br />

oreilles dressées.<br />

– Certainement pas, dit soudain la voix de Willow. J’irai avec toi.<br />

Surpris, je me retourne. Debout devant moi, nue, souriante et inflexible, ma<br />

femme me fixe de ses yeux verts <strong>com</strong>me deux émeraudes. Je reste figé : depuis<br />

quand elle est là ? Au bout du fil, Aidan se racle la gorge. Je reprends mes esprits<br />

en voyant Dobby courir vers les jambes de sa maîtresse. Je n’ai rien à cacher à<br />

Willow mais je n’ai pas véritablement envie qu’elle fasse la connaissance de son<br />

beau-père.<br />

– Franchement, ce n’est pas nécessaire, dis-je en la remerciant d’un sourire un<br />

peu crispé. Je ferai l’aller-retour dans la journée.<br />

Et entre nous, je ne sais pas <strong>com</strong>ment je vais réagir en revoyant mes parents<br />

dix ans plus tard…


– Tu n’as pas <strong>com</strong>pris, sourit-elle. Tu n’as pas le choix.<br />

Abasourdi, je la dévisage : son regard est ferme, insolent et tendre à la fois.<br />

Mais en tous les cas, déstabilisant, surtout pour un mec en plein remue-ménage<br />

neuronal et familial.<br />

– Je te rappelle, Jesse Halstead, que nous sommes mariés pour le meilleur et<br />

pour le pire, alors je viens à Chicago avec toi et tu n’as rien à dire, ajoute-t-elle<br />

en me voyant ouvrir la bouche pour argumenter.<br />

Soufflé, je reste sans voix. Son assurance m’impressionne et j’y retrouve sans<br />

surprise cette force de caractère qui ne l’a jamais quittée. Au bout du fil, Aidan<br />

éclate de rire. Balançant entre surprise, admiration et agacement à m’entendre<br />

renvoyer dans mes buts devant témoin auditif – qui en plus se fout de moi –, je<br />

continue à me taire.<br />

– Je sais bien que l’humeur n’est pas à la franche rigolade, mais franchement<br />

ce n’est pas si souvent que je t’entends te faire moucher <strong>com</strong>me ça ! Chapeau<br />

Willow !<br />

Finalement assez amusé moi aussi, je marmonne pour la forme puis acquiesce<br />

en souriant à Willow.<br />

– J’abdique, dis-je en me concentrant sur le présent : ma femme nue devant<br />

moi.<br />

Une vision très sexy.<br />

Et surtout capable d’anéantir mes dernières résistances…


34. Le langage secret des fleurs<br />

Willow<br />

Après avoir convenu de ses prochaines dates d’intervention au Shelter, je<br />

remercie Julius, le copain réalisateur de Nathan et lui envoie un mail de<br />

confirmation résumant notre échange. L’atelier court métrage est une réussite :<br />

après un démarrage un peu poussif, les dix jeunes qui y participent sont<br />

maintenant très impliqués et demandeurs ; même Julius est impressionné, ce qui<br />

me remplit de fierté pour nos jeunes. Ravi des premiers résultats, Julius va<br />

rajouter des séances et leur faire rencontrer un producteur et un scénariste de ses<br />

amis. Il a même prévu une surprise pour les ados : deux jours sur un vrai<br />

tournage ! Mais, avant ça, ils ont encore du boulot : recherches documentaires,<br />

note d’intention, écriture du scénario, prise de vues puis montage, leur vidéo sera<br />

a priori prête à temps pour participer au Festival du Nous.<br />

Tout en m’étirant contre le dossier de ma chaise, je souris, heureuse de la<br />

bonne avancée de ce projet qui me tient à cœur. Imaginant que mes étirements et<br />

gesticulations signifient promenade annoncée, Dobby se précipite vers la porte<br />

du bureau.<br />

– Pas tout de suite, j’ai encore du boulot !<br />

Dobby s’immobilise, oreilles dressées. Penchant la tête sur le côté, il tente un<br />

regard suppliant, genre œillade de film muet, qui me fait éclater de rire. Ce chien<br />

est un vrai cabotin. Puis <strong>com</strong>prenant que je ne céderai pas, il fait mine de<br />

s’éloigner dans le couloir, vexé. Une demi-minute plus tard, son museau<br />

réapparaît dans l’embrasure de la porte jusqu’à ce qu’il aperçoive Chaussette lui<br />

aussi en balade et décide de le prendre en chasse. Sous mon regard amusé, les<br />

deux détalent en courant. Souriant toute seule, je me concentre sur mon agenda :<br />

encore une journée chargée ! La semaine a été bien remplie et au grand<br />

soulagement de tous ici, uniquement d’activités sans risques et d’événements<br />

habituels. En d’autres termes, aucune anomalie, alerte, angoisse, convocation,


visite de la police, des pompiers ou du 911. Juste le train-train du Shelter, soit la<br />

vie d’une <strong>com</strong>munauté de vingt-cinq grands ados, ce qui s’avère souvent<br />

remuant et animé ! Mais j’avoue que ce n’est pas désagréable de retrouver notre<br />

rythme de croisière, sans passer par la case incendie ou <strong>com</strong>missariat.<br />

Dans le nouveau Shelter, on s’organise petit à petit et chacun y trouve sa place<br />

et ses repères. Nathan, Emma et moi avons même eu un premier rendez-vous<br />

avec l’architecte – celui qui a refait le cabinet de Lindberg, l’avocat de Jesse –<br />

pour l’aménagement de nos futurs bureaux. Même si j’aurais préféré qu’il y<br />

assiste, Jesse a insisté pour que nous <strong>com</strong>mencions à y réfléchir sans lui : d’après<br />

lui, sa présence n’est pas indispensable.<br />

Et c’est là que je m’insurge !<br />

Car finalement, la contrariété la plus considérable et la plus difficile à gérer<br />

pour moi cette semaine est l’absence de Jesse, parti depuis lundi aux aurores<br />

pour Los Angeles. Je souris en regardant les bâtons s’aligner sur la marge de<br />

mon agenda : quatre jours et demi. Bientôt cinq et Jesse sera de retour. Je<br />

n’aurais jamais imaginé qu'il me manquerait autant. Ce n’est pas forcément très<br />

bon signe pour mon autonomie, il va falloir que je travaille là-dessus si je ne<br />

veux pas finir en épouse soumise et béate, mais cela me conforte dans ce que je<br />

sais depuis peu : je suis follement amoureuse !<br />

Je regarde ma montre pour la cent vingtième fois depuis ce matin, <strong>com</strong>ptant<br />

presque les minutes qui me séparent encore de lui.<br />

Heureusement M. Bell a eu la bonne idée d’inventer le téléphone.<br />

À cette pensée, je rosis et regarde autour de moi <strong>com</strong>me si on pouvait<br />

soupçonner la nature langoureuse de nos conversations téléphoniques et leur<br />

effet sur ma personne.<br />

Car j’ai fait deux découvertes. La première : avec Jesse, je peux avoir un<br />

orgasme par téléphone !<br />

Et même plusieurs...<br />

Ma seconde découverte est ma créativité inédite en matière de sexe<br />

téléphonique, ce qui semblait beaucoup plaire à Jesse et m’a poussée à devenir


de plus en plus imaginative. Les yeux mi-clos, je pense à ces conversations<br />

nocturnes – merci le décalage horaire – où Jesse m’a détaillé par le menu ce qu'il<br />

aimerait et <strong>com</strong>ptait faire avec moi dès son retour. Prise au jeu, j’ai renchéri,<br />

imaginé des variantes, des subtilités, réinventé le kama sutra à distance… Bref,<br />

nous avons expérimenté toutes les possibilités d’une relation sensuelle et<br />

troublante par téléphone.<br />

Mais le virtuel, ça n’a qu’un temps et je suis très impatiente que Jesse<br />

revienne. En chair et en os. Avec ses fesses et ses fossettes.<br />

[À quelle heure atterris-tu exactement ?]<br />

Je crains fort de lui poser la question pour la 15 e fois…<br />

[2 heures du mat. On file<br />

à l’aéroport dès la fin du concert.]<br />

Comme s’il devinait mon inquiétude sur son timing que je suis en train de<br />

calculer, Jesse ajoute :<br />

[Tu me manques…]<br />

[Je ne ferai qu’un rappel. Tout va bien à NY ?]<br />

Les trois petits points d’un SMS en train de s’écrire s’affichent sur mon écran.<br />

Imaginant déjà une connotation sensuelle à sa réponse, je lutte pour me<br />

concentrer sur mes tâches de l’après-midi.<br />

Un selfie apparaît alors : Jesse torse nu avec des bandes de peinture bleue sur<br />

les joues, Sasha les cheveux tressés avec une tunique indienne à franges, tous les<br />

deux hilares et tenant une feuille de papier sur laquelle est écrit « dans zéro<br />

dodo ! »<br />

[ :) ]<br />

Attendrie, je souris à cette <strong>com</strong>plicité évidente et observe l’enfant à côté de<br />

Jesse. Brune et pétillante, la petite fille rit aux éclats en le regardant. « Je l’adore,<br />

elle a une vitalité incroyable, elle rebondit ! », m’a dit Jesse le jour où il m’a<br />

expliqué que Sasha avait perdu sa maman très jeune. J’ai été bouleversée et


j’avoue que j’ai regardé Tyler encore autrement depuis.<br />

En fixant son portrait, je repense à la promesse de Jesse : tous ces enfants que<br />

nous adopterons. La perspective de cette famille que nous leur donnerons et de<br />

cet équilibre que nous chercherons à reconstruire ensemble me rend fière et<br />

heureuse, recouvrant d’un voile de douceur la nostalgie des enfants que je ne<br />

porterai pas. Du bout du doigt, je caresse avec tendresse le visage de l’homme<br />

que j’aime et admire, ses pectoraux, le tatouage sur son épaule. Puis je soupire<br />

en souriant : ce sera bien mieux en vrai.<br />

[Vivement ce soir.]<br />

[On aura toute la nuit pour nous !]<br />

Un peu émoustillée par le sous-texte de ce dernier message, je vérifie sur le<br />

mail de confirmation que m’a fait suivre l’assistante de production qui gère les<br />

déplacements de Jesse : notre vol pour Chicago est à midi demain.<br />

Nous n’en avons pas vraiment parlé avant son départ pour Los Angeles mais<br />

je soupçonne Jesse d’être assez nerveux à l’idée de revoir ses parents. La<br />

violence sourde que je sens en lui, cette colère encore si présente que j’ai pu<br />

apercevoir parfois, la dureté de certaines de ses réactions, son impulsivité et ces<br />

dix ans passés sans une tentative de réconciliation de part et d’autre, tout<br />

concourt à faire de cette rencontre un moment certainement délicat.<br />

Et pour rien au monde je ne le laisserai seul l’affronter.<br />

[Et si tu dors déjà, j’aurai le plaisir<br />

de te réveiller…]<br />

Amusée, je rêvasse un moment en dessinant des clés de sol aux arabesques<br />

lascives et en pensant aux multiples façons dont nous allons mettre à exécution<br />

nos divagations téléphoniques de la semaine.<br />

Des pas précipités dans le couloir interrompent mes divagations. Après un<br />

bref coup, la porte de mon bureau s’ouvre sur le visage de Remy. En quelques<br />

jours, il a déjà changé : attitude moins fuyante, dos droit, visage détendu. Même<br />

s’il se tient toujours en retrait du groupe, il assiste depuis peu aux moments de<br />

discussion informelle dans la cuisine – une tradition du Shelter ! – et j’ai


emarqué avec plaisir qu'il y avait échangé quelques mots avec Melvin à propos<br />

de photographie et de cinéma. En observant son air détendu et ses yeux bleus<br />

presque joyeux, je me dis que je pourrais peut-être lui parler de l’atelier vidéo :<br />

ce serait un bon moyen de l’intégrer à un projet <strong>com</strong>mun et de l’aider à<br />

s’exprimer.<br />

– Ça se passe <strong>com</strong>ment pour demain ? demande-t-il en avançant d’un pas<br />

rapide vers mon bureau.<br />

Un peu surprise, je lui souris sans <strong>com</strong>prendre. L’excitation de sa voix ne<br />

masque pas la nervosité que je lis sur son visage.<br />

– Pour la rencontre avec Jesse et son frère… ajoute-t-il d’un ton méfiant en<br />

cessant d’avancer.<br />

Très gênée, je me retiens de jurer en me frappant le front.<br />

Putain, j’ai <strong>com</strong>plètement zappé !<br />

– Remy, il y a un changement, dis-je mal à l’aise.<br />

Comme un animal qui flaire le danger, il recule d’un pas. Ses yeux deviennent<br />

instantanément gris et hostiles, <strong>com</strong>me deux pointes de flèches acérées.<br />

Réfléchissant à <strong>com</strong>ment lui expliquer simplement que ce n’est qu’un<br />

contretemps, je me lève pour m’approcher de lui. Sur la défensive, il continue à<br />

reculer. Il ne me quitte pas des yeux, visiblement furieux. Tout en répondant<br />

calmement à son regard, je remarque ses poings serrés, sa mine hostile, et la<br />

violence qui émane de tout son corps, prêt à exploser. Je repense aux premiers<br />

mots d’Emma quand elle m’a parlé de lui : « on dirait qu’il va te bouffer » mais<br />

je ne me laisse pas impressionner.<br />

– Jesse ne sera pas à New York demain et votre rendez-vous va devoir être<br />

reporté. Je suis désolée.<br />

En moi-même, je me maudis d’avoir oublié et de ne même pas pouvoir lui<br />

donner une autre date. Avec la joie qu'il s’en faisait – ce rendez-vous seul à seul<br />

avec une star et son frère –, le prévenir la veille est une erreur stratégique et<br />

psychologique colossale. Le voilà à présent déçu, vexé et pire que tout, blessé<br />

dans son orgueil. Furieuse contre moi-même, je me mords les lèvres. Mais


j’assume.<br />

– Écoute, c’est ma faute. Avec tout ce qui s’est passé, j’ai oublié, avoué-je.<br />

Pas la peine de lui raconter des sornettes, il les détecterait à la seconde vu la<br />

façon dont il me scrute. Il me lance un regard dédaigneux qui me met sur des<br />

charbons ardents.<br />

– Dites plutôt que la star, ça la fait chier de passer du temps avec un pauvre<br />

mec <strong>com</strong>me moi.<br />

– Non, tu te trompes. Jesse voulait te revoir et te présenter à son frère mais il<br />

doit absolument partir à Chicago.<br />

– Vous fatiguez pas, j’ai <strong>com</strong>pris. De toute façon, c’est toujours pareil.<br />

Le visage sombre, il enfonce ses poings dans ses poches et me toise. Un<br />

frisson glacé me parcourt malgré moi sous le regard mauvais de cet ado furieux.<br />

J’imagine ce qu’il pense : « Impossible de faire confiance aux adultes. »<br />

– J’aurais dû m’en douter d’ailleurs, dit-il, confirmant ainsi que je ne me<br />

trompe pas sur son état d’esprit.<br />

Sur ces mots, il me tourne le dos brusquement. Surprise par la virulence de sa<br />

réaction, je lutte pour ne pas me précipiter derrière lui et le rattraper par le bras.<br />

Je sais que je ne dois surtout pas le toucher physiquement en cet instant, sans<br />

quoi sa colère peut se retourner contre moi.<br />

– Remy, attends !<br />

Haussant les épaules, il avance à grands pas vers la porte. Malgré tout ce que<br />

j’ai appris à l’école et ici au contact des ados, je me rue à sa suite dans le couloir.<br />

– Je vais appeler Jesse pour fixer un autre rendez-vous, dis-je en essayant de<br />

suivre son rythme.<br />

– Pas la peine, marmonne l’ado. En fait, je m’en fous des histoires de ce mec.<br />

Et lui aussi, il se fout des miennes on dirait. Alors, c’est bon !<br />

Il allonge rageusement le pas en montant l’escalier. Désolée que cela prenne<br />

un tour pareil, je continue à le suivre, même si c’est contraire à la déontologie.<br />

Même si je sais que je devrais le laisser se calmer et passer le relais à quelqu'un


d’autre de moins impliqué dans cette histoire. Mais je me sens affreusement<br />

coupable : c’est moi qui ai fait espérer Remy et c’est moi qui viens de briser son<br />

espoir. Et puis quelque part, je suis furieuse qu’à cause de moi, il pense<br />

désormais que Jesse est un lâcheur et un arrogant incapable de tenir ses<br />

promesses. C’était à moi de gérer et je ne l’ai pas fait.<br />

Quand nous arrivons au premier étage, je suis toujours sur ses talons.<br />

– Je <strong>com</strong>prends que tu sois déçu... tenté-je.<br />

Mais sans un mot, il me claque la porte de sa chambre au nez. Très ébranlée,<br />

je redescends l’escalier lentement puis me dirige vers le bureau de Nathan.<br />

– Qu’est-ce qui t’arrive ? demande-t-il, un peu inquiet en voyant ma mine<br />

défaite.<br />

– J’ai merdé avec Remy, dis-je en me laissant tomber sur la chaise en face de<br />

lui.<br />

Quand je lui explique ce qui vient de se passer, ma boulette et la réaction de<br />

l’ado, il sourit affectueusement. Quand je lui explique que je n’ai pas été à la<br />

hauteur, que j’ai failli aux exigences de ma mission au Shelter et que je ne suis<br />

pas une bonne professionnelle, il se lève et vient s’asseoir sur le coin de sa table<br />

en face de moi.<br />

– D’abord, j’ai le regret de te dire que tu es une excellente professionnelle.<br />

Ensuite, je te rappelle qu’un des principes fondateurs du Shelter, c’est le collectif<br />

et les responsabilités partagées. Et il se trouve qu’on est au minimum deux à<br />

avoir oublié ce rendez-vous de demain. Enfin, en tant que responsable de tout ce<br />

qui se fait au sein du Shelter, j’aurais moi aussi dû y penser et anticiper.<br />

Je lui suis reconnaissante de ne pas mêler Jesse et Aidan à ma mauvaise<br />

gestion du problème. De plus, j’ai finalement un peu le sentiment de les avoir<br />

embringués malgré eux dans un projet qui me paraît à cet instant une véritable<br />

utopie.<br />

– Il y a des changements d’emploi du temps, ça arrive et ça s’appelle le<br />

principe de réalité. Je parlerai à Remy et lui expliquerai, continue Nathan. Et<br />

puis, on a tous été pas mal secoués ces derniers temps, et ça, même Remy peut le


<strong>com</strong>prendre.<br />

Un peu rassérénée, je hoche la tête et me remets debout. Grâce à l’analyse<br />

sereine de Nathan qui a su, <strong>com</strong>me toujours en tant que boss, trouver les bons<br />

mots, les choses se remettent à leur place. Au moment où je vais quitter son<br />

bureau, mon ami pose une main affectueuse sur mon épaule :<br />

– Et puis, je crois savoir que Jesse va avoir besoin de toi demain à Chicago.<br />

Je lui souris, encore une fois touchée par sa délicatesse, sa discrétion et sa<br />

façon de me dire qu'il sait sans pour autant entrer dans l’intimité de mon couple.<br />

Malgré son sacro-saint principe de ne pas mélanger amour et travail, il me dit<br />

aussi deux choses avec cette petite phrase : Aidan lui a parlé de ce voyage et vu<br />

le choix du mot « besoin », c’est une visite loin d’être anodine pour les frères<br />

Halstead.<br />

De retour dans mon bureau, je <strong>com</strong>pulse le planning en essayant de me<br />

souvenir des dates des prochains concerts de Jesse afin de refixer au plus vite un<br />

rendez-vous avec Remy. Le plus simple serait que je vois avec lui mais au<br />

moment où je prends mon téléphone, on frappe à nouveau à la porte.<br />

– Remy ? espéré-je sans y croire.<br />

Quasiment masqué par un énorme bouquet de fleurs, un livreur barbu me<br />

demande :<br />

– Madame Halstead ?<br />

Je souris, encore mal habituée à ne plus être uniquement Willow Blake,<br />

surtout ici dans le nouveau Shelter qui est aussi ma maison d’enfance.<br />

Mais finalement les personnalités multiples en un seul corps, ça me connaît,<br />

souris-je amusée de rire de ce que j’ai eu du mal à digérer pendant des années :<br />

cette inconnue en moi.<br />

Décidément, je progresse à grand pas !<br />

Déposant alors sur mon bureau une brassée de lys blancs mêlés de liserons<br />

violets aux pistils drus et dorés, le barbu me tend une carte. Intriguée et


émerveillée par cette <strong>com</strong>position originale qui me fait aussitôt penser aux<br />

tableaux peints par Georgia O’Keeffe, je le remercie d’un signe de tête. Vu la<br />

référence implicite dans le choix de ces fleurs, j’ai une petite idée de leur<br />

expéditeur… auquel j’étais en train de penser il n’y a pas trois minutes. Je me<br />

souviens avec tendresse de notre conversation le jour du déménagement quand<br />

j’ai parlé à Jesse de ma passion pour les tableaux de fleurs de O’Keeffe – pour<br />

moi une des plus grandes artistes américaines – et du symbolisme de ses<br />

peintures. Je note avec plaisir qu’il a dû aller se renseigner et semble à présent<br />

très calé sur le sujet !<br />

D’ailleurs, avant même que je n’ouvre le petit mot joint au bouquet, le dessin<br />

sur l’enveloppe me donne quasiment l’identité de celui qui m’a envoyé cette<br />

merveille et me fait sourire : une joyeuse petite note de musique stylisée<br />

familière, notre code amoureux. Je rêvasse en me demandant quelle est, en<br />

matière de fleurs, la signification des lys, ces fleurs si graphiques aux lignes<br />

majestueuses et des liserons, exubérance brouillonne et joyeuse… Est-ce une<br />

façon pour Jesse de me dire qu’il aime mon petit grain de folie sous mes allures<br />

posées ? Est-ce une petite allusion à nos récents échanges, où nos divagations<br />

sensuelles ont fait exploser toutes les convenances téléphoniques ? Ou peut-être<br />

est-ce juste un symbole de notre amour : pur, noble, intense et sauvage !<br />

Amusée par tant de messages en un seul bouquet, je le prends en photo et<br />

l’envoie à Jesse.<br />

[Merci ! Tu es fou ! C’est superbe !!]<br />

Sourire aux lèvres, je fais tourner l’enveloppe entre mes doigts en me<br />

demandant où je vais trouver un vase assez grand pour mettre cette gerbe.<br />

La réponse de Jesse ne se fait pas attendre :<br />

Comment ça ? Mais c’est qui alors ?<br />

[Ce n’est pas moi ! Visiblement tu as un<br />

autre admirateur :( ]<br />

Je frissonne, pensant soudain à Oliver. Je fixe la note sur l’enveloppe qui me<br />

semble soudain très raide, presque agressive avec sa longue hampe pointée


<strong>com</strong>me une lance. Avec méfiance, je déchire brusquement le haut de<br />

l’enveloppe : le motif de fleurs de cerisier japonais qui apparaît sur la doublure<br />

de celle-ci me met instantanément mal à l’aise. Un brusque pincement se produit<br />

au niveau de ma cicatrice. D’une main crispée, j’extrais une carte au même motif<br />

de sakura sur laquelle je lis avec effarement :<br />

À toi mon amour, nous serons bientôt réunis !<br />

Interloquée, je fixe le carton fleuri entre mes doigts puis le bouquet sans<br />

<strong>com</strong>prendre. C’est quoi ce cadeau si ça ne vient pas de Jesse ? La colère me<br />

gagne en imaginant une plaisanterie, mais de qui ? Et pourquoi ? Comment<br />

quelqu’un d’autre connaîtrait-il la signification intime de ces fleurs et de ces<br />

petites notes, ce mode de <strong>com</strong>munication qui n'appartient qu'à nous ?<br />

Alors la peur fait son entrée, suivie d’une terrible angoisse, avec cette<br />

impression d’être trahie, envahie dans mon intimité, épiée sans savoir d’où.<br />

Comme si quelqu’un était entré dans ma vie par effraction…<br />

Dans notre vie.<br />

Je reste figée, incapable de réagir, avec cette carte à la main qui me brûle les<br />

doigts.<br />

[En tant que ton époux, dois-je être jaloux ?]<br />

La gorge nouée, j’appelle aussitôt Jesse, même si je sais qu’en cet instant, il<br />

doit être en pleine conférence de presse avant son dernier show au mythique<br />

Château Marmont privatisé pour l’occasion, avec tout le gratin d’Hollywood et<br />

de la Californie branchée. Il répond dès la première sonnerie. Le seul fait<br />

d’entendre le timbre grave de sa voix m’apaise. Il m’écoute sans un mot, mais à<br />

sa respiration sonore, je devine sa colère et son inquiétude. Je sais aussi que se<br />

sentir loin doit le rendre fou.<br />

– Appelle le <strong>com</strong>missariat et ne touche à rien, m’ordonne-t-il presque avant<br />

de s’excuser de devoir raccrocher.<br />

Immobile, luttant contre la migraine que je sens couver, je fixe le bouquet et<br />

la note sur la carte en attendant l’arrivée de la police.


Qui à part Jesse et moi connaît notre langage secret ?


35. Windy City<br />

Willow<br />

Installé confortablement dans le siège à côté de moi, Jesse fait un signe à<br />

l’hôtesse pour qu’elle nous resserve du champagne. L’humeur n’est pas<br />

<strong>com</strong>plètement à la fête, mais quand Jesse m’a proposé de prendre une coupe<br />

pour ac<strong>com</strong>pagner le déjeuner, je me suis dit que quelques bulles et un peu de<br />

légèreté ne nous feraient pas de mal.<br />

Et ça marche.<br />

Car d’un ton presque badin, Jesse me raconte sa semaine à Los Angeles ainsi<br />

que les détails de son dernier concert, autour de la piscine de l’hôtel qui a vu<br />

défiler James Dean, Grace Kelly, Robert de Niro et Leonardo DiCaprio.<br />

– Et toi maintenant ! dis-je, souriant à l’évocation de cette ribambelle de stars<br />

à laquelle il appartient sans avoir l’air de s’en glorifier.<br />

– Mais tout de même, j’ai eu du mal à me concentrer, dit-il en redevenant<br />

sérieux, je n’arrêtais pas de penser à toi. Et à cette histoire de bouquet.<br />

J’opine, en repoussant au loin la sensation de malaise qui remonte<br />

immédiatement. En réalité, même si je m’efforce du contraire, j’ai moi aussi du<br />

mal à ne pas y penser à chaque minute depuis hier. Fixant le beau visage de<br />

Jesse, je me concentre sur ses traits pour ne pas me laisser submerger. Il me<br />

sourit tendrement en caressant ma main encore serrée sur la flûte.<br />

Depuis son retour, son inquiétude et sa sollicitude de chaque instant me<br />

réconfortent. Sa présence, sa douceur, son attention et une tendre nuit d’amour –<br />

non virtuelle – m’ont permis de prendre un peu de recul. Et petit à petit, depuis<br />

hier soir, ma peur est redescendue et avec elle, les angoisses que cette livraison<br />

anonyme a provoquées. Mais aujourd’hui, malgré son air serein, Jesse est tendu :<br />

je le vois à son regard très clair, je l’entends à ses silences. Bien sûr, je sais qu’il<br />

est inquiet pour moi, qu’il fait tout pour me rassurer. Mais je sais aussi qu’il n’a


pas une seule fois évoqué ce qui va se passer à Chicago. J’y vois autant de<br />

délicatesse que de volonté de ne pas en parler. Cela me touche et me fait de la<br />

peine pour lui.<br />

– J’aimerais bien savoir qui est le connard qui a fait un truc pareil, reprend-il<br />

d’un ton à présent presque irrité. Et qu’il m’explique un peu <strong>com</strong>ment il savait<br />

tout ça…<br />

– La police s’en charge, assuré-je en me forçant à faire confiance à Walligan.<br />

Dès hier soir, l’inspecteur a pris les choses en main : tout <strong>com</strong>me moi, Nathan<br />

et Emma, qui m’avaient rejointe dans mon bureau, ont été soulagés en le voyant<br />

arriver. Nous aurions tous les trois clairement préféré ne plus être en rapport<br />

avec lui mais sa façon d’écouter chaque détail même insignifiant en prenant tout<br />

au sérieux ainsi que sa ténacité quasi légendaire à creuser toutes les pistes sont<br />

réconfortantes.<br />

D’ailleurs, dès ce matin, l’inspecteur m’a appelée pour nous mettre au courant<br />

de l’avancée de l’enquête. Comme Jesse était au téléphone avec Tyler à ce<br />

moment-là, je lui répète à présent ce que Walligan m’a appris :<br />

– Le fleuriste d’où provenait la livraison est un magasin qui a pignon sur rue<br />

depuis trente ans sur la 5 e Avenue. D’après Walligan, aucune piste de ce côté-là :<br />

ils sont clean et ils ont collaboré tout de suite. Après vérification, le livreur n’a<br />

aucun rapport de près ou de loin avec l’affaire ni aucun des membres du<br />

personnel de cette enseigne. Renseignements pris, la <strong>com</strong>mande a été passée il y<br />

a deux jours et réglée en liquide. D’après la vendeuse qui s’en est occupée,<br />

l’acheteur était plutôt grand et vêtu d’un pull à capuche. Plus des lunettes noires<br />

et une casquette des Mets.<br />

– Soit l’allure de la moitié de New York un jour de beau temps… gronde<br />

Jesse agacé.<br />

– Ça ne peut pas être Oliver, continué-je en anticipant sa question et parce<br />

que, moi aussi, j’y ai pensé tout de suite. C’était justement le jour où il<br />

<strong>com</strong>paraissait devant le juge d’instruction pour l’affaire de la drogue qui a<br />

conduit Lindsay à l’hôpital.<br />

Vu cet antécédent et surtout parce qu’il est mon ex et qu’il n’a pas l’air de le<br />

digérer, Oliver a évidemment été suspecté en premier. Le suivant sur la liste était<br />

Beauty.


– Et Beauty ? demande immédiatement Jesse, montrant ainsi que nos<br />

interrogations sont sur le même rythme.<br />

– La police fait des recherches sur son emploi du temps…<br />

– En gros, ça veut dire qu’ils ne savent pas où il est, dit Jesse d’une voix<br />

sombre, confirmant ainsi ce que je crains moi aussi.<br />

Les policiers ne sont en effet pas très bavards quant au dealer : on dirait bien<br />

qu’il leur a filé entre les pattes depuis sa libération. Le flou, voire l’absence,<br />

d’explications à ce sujet n’est pas du tout rassurant.<br />

– Putain, ça me tue de ne pas <strong>com</strong>prendre ce qui se passe ! soupire Jesse en<br />

finissant son champagne.<br />

Tandis que je décline une nouvelle coupe, je le regarde un peu étonnée avaler<br />

quasiment cul sec celle que vient de lui resservir l’hôtesse. Même s’il la maîtrise<br />

soigneusement, sa tension évidente ne m’échappe pas et me rend soucieuse. Je<br />

me blottis contre son épaule. Perdus dans nos pensées, nous restons un moment<br />

silencieux.<br />

Beauty ou un autre, cela n’explique en rien le choix calculé des fleurs ou le<br />

dessin de la note sur la carte… Et encore moins le message !<br />

– La police va trouver ce que tout ça veut dire, finis-je par dire en me<br />

demandant quand même <strong>com</strong>ment ils vont faire sans aucun indice.<br />

Mais après tout, c’est leur boulot. Le mien, c’est d’être présente auprès de<br />

Jesse.<br />

Car maintenant que le <strong>com</strong>mandant de bord a annoncé le <strong>com</strong>mencement de<br />

la descente vers Chicago, quelque chose sur son visage m’alerte. Une tension de<br />

tous ses traits, une crispation involontaire sur sa joue qu’il essaie de masquer en<br />

souriant… Presque absent quand il passe sur moi, son regard bleu dérive vers le<br />

hublot où les premiers gratte-ciel de la ville apparaissent. Chicago, la ville de sa<br />

jeunesse. Serrant ses doigts entre les miens, j’essaie d’imaginer ce qu’il peut<br />

ressentir à y revenir aujourd’hui. Je voudrais tant pouvoir l’aider.<br />

– Je suis vraiment désolé que tu doives subir ça, dit-il soudain d’une voix très<br />

basse.


Je sursaute presque. De quoi parle-t-il ?<br />

– On aurait dû annuler, rester à New York, chercher qui t’a envoyé ce<br />

bouquet, trouver pourquoi au lieu de venir ici… Parce qu’en t’emmenant à<br />

Chicago, j’ai l’impression d’en rajouter une couche avec mes petites histoires<br />

familiales, confesse-t-il d’un air confus qui me bouleverse. Et ce n’est vraiment<br />

pas le moment, ce qui se passe est déjà assez <strong>com</strong>pliqué <strong>com</strong>me ça.<br />

– C’est le moment car c’est important pour toi, dis-je en plongeant mon<br />

regard dans le sien. Et ça, c’est plus essentiel que cette histoire débile de<br />

bouquet.<br />

Car en cet instant, ces fleurs sans expéditeur me paraissent tellement<br />

dérisoires <strong>com</strong>parées à ce qui se joue pour Jesse en revenant dans cette ville d’où<br />

il est parti en claquant la porte.<br />

Et sans être retenu.<br />

Presque songeur, il sourit en hochant la tête.<br />

– Merci, Willow, dit-il en rapprochant son visage du mien.<br />

– Tu n’as pas à me remercier, dis-je émue.<br />

Je voudrais juste pouvoir t’aider <strong>com</strong>me tu m’as aidée à dépasser ma peur et<br />

à <strong>com</strong>mencer à affronter mon passé oublié.<br />

Nos fronts se touchent, nos souffles se mêlent. Je l’embrasse en fixant ses<br />

yeux couleur d’aigue-marine, où il me semble voir scintiller les petits éclats<br />

argentés d’une tristesse qui me broie le cœur.<br />

– Tout de même, ce voyage n’est pas à proprement parler une partie de plaisir<br />

pour toi, grimace-t-il presque.<br />

Ni pour moi semble ajouter son long soupir.<br />

Quelque chose de sombre <strong>com</strong>me un manteau de nuit passe dans son regard.<br />

Puis les yeux clos, il se tait jusqu’à ce que l’avion atterrisse. Sans lâcher sa main,<br />

je respecte son silence.<br />

Même si c’est difficile, même si je voudrais qu’il parle, se confie, me dise ce


qu’il ressent, je sais que je dois le laisser aller à son rythme.<br />

Une fois dans le taxi, il observe d’un air morne les zones industrielles puis les<br />

quartiers résidentiels qui défilent le long de la Highway qui mène vers la ville. Il<br />

semble à la fois las, nerveux et presque furieux, <strong>com</strong>me si tout en lui s’agaçait<br />

d’être là. Son visage reste tourné vers la vitre, presque impénétrable. Nous<br />

sommes assis côte à côte mais il me semble si loin.<br />

Où est-il ? Est-il encore avec moi dans ce taxi ou dans un passé que j’ignore<br />

et qu’il préfère garder pour lui ?<br />

Mal à l’aise, à la fois inquiète et impuissante, je regarde moi aussi le paysage,<br />

tout en surveillant du coin de l’œil son visage fermé. Passant dans des boucles<br />

d’autoroute qui se superposent sans fin, le trajet me semble terriblement sinueux,<br />

à l’image de mes pensées chamboulées par le mutisme inhabituel de Jesse.<br />

Sentant que nous sommes au-delà des mots, dans un domaine bien plus viscéral,<br />

hors du temps et de la raison d’adulte, je caresse longuement ses doigts qui ne<br />

cessent de pianoter sur son jean depuis l’aéroport. Puis je saisis sa main et<br />

embrasse sa paume tendrement, lui empruntant ce geste qui m’a tant émue la<br />

première fois.<br />

Il frémit, <strong>com</strong>me ramené au présent par ce baiser. Puis il se tourne lentement<br />

vers moi et plonge son regard bleu dans le mien. Ces reflets anthracite que j’y<br />

vois, sombres et durs, me font mal : je ne sais pas pourquoi, ils me font penser à<br />

ces histoires de spectres emmurés vivants dans les fondations de beaux châteaux,<br />

somptueux, fiers et solides. Je frissonne et étreins sa main encore plus fort. Ses<br />

doigts sont brûlants.<br />

– Je croyais que ça ne me ferait rien de revenir ici, lâche-il d’une voix rauque<br />

après un silence qui me semble une éternité. Mais j’avais tort.<br />

Bouleversée qu’il se livre enfin, je m’efforce de ne pas sursauter. Reprenant<br />

sa contemplation, il semble réfléchir à ce qu’il vient de dire.<br />

– Il me semble que si je ne parle pas à mes parents, malgré le peu d’envie que<br />

j’ai de les revoir, je n’aurai jamais la paix. Il faut que je sache, que je<br />

<strong>com</strong>prenne… S’il y a quelque chose à <strong>com</strong>prendre, ajoute-t-il d’une voix<br />

glaciale.


Remplie d’admiration pour son courage et sa volonté de faire face, pleine de<br />

reconnaissance pour sa confiance et consciente de l’effort que parler de tout ça<br />

lui demande – lui qui n’aime ni se plaindre ni avoir l’air faible –, je me blottis<br />

contre son épaule, croisant les doigts pour qu’il obtienne des réponses à ses<br />

questions.<br />

– Tu les as prévenus de ta visite ?<br />

Il hausse les épaules avec un rictus presque dédaigneux.<br />

– Certainement pas. Je ne voulais pas leur laisser la possibilité de m’éviter. Ce<br />

serait trop facile, gronde-t-il.<br />

À son ton lugubre, je mesure toute la colère qu’il tente de refouler, encore<br />

vivace et dévastatrice malgré les années.<br />

Et il me surprend en soupirant :<br />

– J’ai mis du temps à ne plus les haïr, tu sais…<br />

Son air fermé et ses poings serrés laissent deviner que ce sentiment n’est pas<br />

si éteint et je prie pour que cette visite ne le fasse pas ressurgir. Car après tout, si<br />

ses parents avaient eu des remords, ils auraient peut-être cherché à le recontacter<br />

depuis 10 ans, non ?<br />

– Je t’aime, dis-je doucement. Et je suis heureuse de t’ac<strong>com</strong>pagner<br />

aujourd’hui.<br />

– Merci d’être là, murmure-t-il d’une voix sourde.<br />

Une nouvelle fois, ses remerciements me bouleversent. Je sais que cette visite<br />

concerne son histoire familiale, qu’elle ne regarde que lui et que je n’ai pas à<br />

m’en mêler. Je veux juste être avec lui et le soutenir. Pas une seconde, je n’aurais<br />

pu le laisser affronter cela seul. Car plus nous approchons du cœur de la ville,<br />

plus je le sens se crisper, <strong>com</strong>me s’il se battait en silence contre de vieux relents<br />

de haine, de colère et de révolte remontés en vrac du passé.<br />

À la demande de Jesse, le taxi nous dépose au coin du McCormick<br />

Bridgehouse & Chicago River Museum, devant le célèbre pont mobile qui peut<br />

se soulever au passage des bateaux. Quand je sors de la voiture, ma robe se


soulève dans le vent et mes cheveux s’envolent. À mon grand étonnement, Jesse<br />

éclate de rire en voyant mon air surpris. Sa capacité à dépasser ses propres<br />

tourments pour être attentif aux autres – et à moi en l’occurrence – me touche<br />

profondément.<br />

– Sais-tu que cette ville est appelée The Windy City 1 ? sourit-il en ramenant<br />

mes cheveux derrière mon oreille.<br />

Je ne suis jamais venue à Chicago, la troisième ville des États-Unis. Après la<br />

taille de l’agglomération que nous avons traversée, le paysage urbain que je<br />

découvre est impressionnant. Une muraille de gratte-ciel, l’immensité émeraude<br />

du lac Michigan et devant nous, l’embouchure de la Chicago River qui s’élargit<br />

pour rejoindre le lac. Comme il n’est que 16 heures et que Jesse <strong>com</strong>pte aller<br />

voir ses parents en fin de journée, il propose de me faire visiter et de <strong>com</strong>mencer<br />

par une promenade le long des quais aménagés en jardin le long du fleuve. Avec<br />

un sourire, il passe son bras sous le mien.<br />

– Petit, je venais souvent dans ce coin avec Aidan. On avait des cerfs-volants<br />

et les quais étaient parfaits pour les faire voler. Moi, ce qui m’intéressait, c’était<br />

surtout les sons de la ville autour de nous, le clapot de l’eau, les moteurs des<br />

bateaux, les rires des gens, les claquements de la toile de nos cerfs-volants… Et<br />

déjà, j’essayais de les noter et de les reproduire avec mon violon. Aidan<br />

rouspétait car il devait alors tenir nos deux cerfs-volants ! Alors un jour, j’ai<br />

accroché le mien à mon archet et c’était incroyable. Comme si le souffle du vent<br />

jouait avec moi ! Mais il y avait peut-être un peu moins de monde à l’époque,<br />

ajoute-t-il en observant la foule qui déambule <strong>com</strong>me nous.<br />

– Ou alors, la musique te rendait aveugle et sourd à tout le reste !<br />

Je souris en l’imaginant jouant face au lac, courant, sautant et virevoltant<br />

<strong>com</strong>me dans ses spectacles.<br />

– J’ai l’impression que c’était il y a si longtemps finalement, reprend-il. Et à<br />

cette époque, je n’aurais jamais imaginé être aussi heureux un jour !<br />

Son baiser est tendre et léger. Dans son sourire joyeux, dans sa bonne humeur<br />

revenue, je reconnais sa force de caractère : cette volonté ancrée en lui de ne<br />

jamais se laisser abattre, ni par les autres ni par aucune difficulté. Et plus encore<br />

ici, dans cette ville qui l’a vu grandir, j’admire ce qui a toujours été son moteur


pour avancer, envers et contre tous.<br />

Même contre ses parents.<br />

Il passe son bras sous le mien pour continuer notre promenade. En le sentant<br />

assuré, droit et solide, je devine l’énergie monstrueuse investie pour refermer<br />

cette blessure de jeunesse et l’effort douloureux qu’il fait aujourd’hui en prenant<br />

le risque de la voir se rouvrir.<br />

Et je suis d’autant plus touchée qu’il soit heureux de ma présence à ses côtés.<br />

– Aidan travaillait là le week-end, dit-il en me montrant un immeuble de<br />

briques avec des stores rayés verts. Leur spécialité, c’est la deep-dish pizza !<br />

– Non mais on vient de déjeuner dans l’avion ! protesté-je quand il s’installe<br />

pour <strong>com</strong>mander un truc épais qui ressemble plus à une tourte géante qu’à une<br />

pizza napolitaine pâte fine.<br />

– C’est juste pour vérifier si elles sont toujours aussi bonnes que celles que je<br />

dévorais là grâce à Aidan, sourit-il. Impossible de manger à la main tellement ça<br />

dégouline de mozzarella. Mais tu goûtes juste et tu craques…<br />

– Sans façon ! ris-je attendrie. Tu ne me feras pas craquer !<br />

– Vraiment ? Je croyais que justement… se moque-t-il en m’adressant un<br />

sourire caressant.<br />

– Je craque pour ce que je veux, éclaté-je de rire.<br />

Et tu es celui que je veux.<br />

Quand nous quittons le restaurant sans finir l’énorme part qui lui a été servie,<br />

nous continuons à marcher bras dessus dessous vers le Navy Pier qui s’étend sur<br />

un kilomètre le long du lac. De là nous observons la skyline, une des premières<br />

aux États-Unis, avec au loin cette étonnante Willis Tower, arrogante construction<br />

défiant le ciel à plus de 400 mètres du sol et d’où, m’explique Jesse, on peut voir<br />

jusqu’au Wisconsin par beau temps.<br />

– Est-ce que, <strong>com</strong>me la Trump Tower, celle-ci appartient vraiment à Bruce<br />

Willis ? s’interroge un touriste à côté de nous.<br />

Jesse et moi éclatons de rire en nous serrant l’un contre l’autre. Quand nous<br />

passons au pied de la grande roue, Jesse me propose d’y monter. J’hésite, titillée


par mon attirance pour les émotions fortes. Jesse sourit mi-tentateur mi-amusé<br />

mais la queue pour y entrer refroidit mes ardeurs. Et puis au fond, je préfère<br />

flâner nez au vent, bras dessus bras dessous avec Jesse. Au gré de ses souvenirs.<br />

C’est très touchant de l’imaginer ado ici et maintenant que j’en sais un peu plus<br />

sur l’ambiance familiale chez les Halstead, c’est d’autant plus émouvant quand<br />

j’entends que la plupart de ses moments heureux sont ceux avec Aidan.<br />

L’absence de toute mention de ses parents dans ce qu’il raconte au fil de nos pas<br />

me serre le cœur.<br />

Ramenée brutalement à la raison première de notre venue, je regarde ma<br />

montre : il nous reste deux heures avant le moment qu’il a choisi pour rendre<br />

visite à ses parents.<br />

L’air joyeux, à présent excité de me faire découvrir la ville de son<br />

adolescence, il ne semble pas vouloir y penser. Il m’entraîne en riant dans un taxi<br />

pour voir le Cloud Gate au Millennium Park.<br />

– Cet énorme haricot argenté est l’œuvre d’Anish Kapoor et c’est un must de<br />

la ville, tu ne peux pas venir à Chicago sans la voir, s’amuse-t-il devant mon<br />

ignorance. Et puis, j’ai eu une révélation existentielle au pied de ce truc.<br />

– Existentielle ? Rien que ça ? souris-je, intriguée.<br />

Je le dévisage : une sorte de joie juvénile a effacé sa morosité de tout à<br />

l’heure. Je lui souris, heureuse qu’il se soit un peu détendu.<br />

– On avait rendez-vous chez un prof de violon un peu caractériel mais<br />

hyperbon avec lequel je rêvais d’apprendre. Pour le convaincre de me donner<br />

des cours, j’avais <strong>com</strong>posé un morceau que je répétais pour la centième fois près<br />

du haricot en attendant Aidan qui finissait son service. Des gens se sont arrêtés<br />

pour m’écouter, certains ont applaudi, et même laissé des pièces sur mon<br />

blouson posé à terre. Et tout d’un coup, une fille et un mec super classe se sont<br />

arrêtés eux aussi, ils ont écouté puis <strong>com</strong>me ça, ils se sont mis à danser. C’était<br />

magique. J’ai continué à jouer puis, <strong>com</strong>me ma <strong>com</strong>position était finie, j’ai<br />

improvisé une suite en imaginant l’histoire de leur vie, qui ils étaient et pourquoi<br />

ils dansaient aussi divinement. Au bout d’un moment, je me suis retrouvé à jouer<br />

et à danser autour d’eux. Quand Aidan est arrivé, j’étais ravi et en nage !<br />

– Tu as convaincu le prof ?<br />

– Les dollars d’Aidan ont fait plus d’effet, sourit-il. Le prof était top mais


fauché ! Mais moi, c’est ce jour-là que j’ai su que c’était ça que je voulais faire :<br />

imaginer, raconter, jouer et danser.<br />

– Et tu as réussi ! dis-je, admirative d’une telle maturité chez un ado. On<br />

devrait mettre une plaque célébrant ton talent sous cette sculpture.<br />

– C’est plutôt Aidan qui devrait avoir une médaille, sourit-il. Il m’a supporté<br />

dans tous les sens du terme. Et puis, lors de ma période Chicago, ce que tu<br />

appelles mon talent n’était pas franchement reconnu !<br />

Il a beau m’adresser un clin d’œil, sa réflexion me fait frémir quand je pense à<br />

ceux qu’il vient voir ici et qui ne l’ont jamais soutenu. Mais ce qui me frappe est<br />

que tout ce dont il se souvient de sa vie ici a un rapport avec la musique et avec<br />

son frère : <strong>com</strong>ment a-t-on pu vouloir l’en priver ?<br />

Un taxi nous dépose ensuite sur Michigan Avenue, devant le Chicago Water<br />

Tower dont la tour néogothique semble presque minuscule au milieu des<br />

immeubles qui l’encerclent.<br />

– J’aime bien cet endroit, dis-je, touchée par cet îlot de passé au milieu de la<br />

modernité.<br />

– Je le savais, me dit Jesse en m’embrassant tendrement. C’est aussi l’un de<br />

mes préférés.<br />

Main dans la main, nous déambulons ensuite le long des boutiques luxueuses.<br />

– Tu vois cet immeuble ? C’est là qu’étaient les bureaux du mec qui me<br />

prêtait sa moto quand j’ai <strong>com</strong>mencé les courses, dit-il en me montrant un<br />

immense immeuble monogrammé. C’était un chef d’entreprise mais surtout un<br />

joueur. Tout pour lui était source de pari, même l’adrénaline !<br />

Il rit de ce souvenir qui, moi, me fait trembler.<br />

– Tu l’avais rencontré <strong>com</strong>ment ?<br />

– En participant à des courses de nuit…<br />

Avec un sourire aussi fier qu’amusé en me voyant frémir, il regarde son<br />

portable. Son visage se rembrunit légèrement.<br />

– C’est l’heure, dit-il simplement en hélant un nouveau taxi.


Son air calme m’impressionne.<br />

La résidence où habitent ses parents est entourée d’un parc avec des arbres<br />

parfaitement alignés, des arbustes taillés au millimètre près et des parterres de<br />

fleurs et de gazon au cordeau.<br />

– Ça doit plaire à mes parents toute cette rectitude, sourit Jesse en avançant<br />

dans l’allée impeccable.<br />

Je serre sa main, <strong>com</strong>prenant qu’il tente de maîtriser son stress en plaisantant.<br />

Assez tendue moi aussi, je me retiens de l’interroger sur ce lieu en <strong>com</strong>prenant<br />

soudain qu’il n’est jamais venu ici. Ses parents n’habitent donc plus la maison de<br />

son enfance et il est bien renseigné. Ce qui me montre que malgré son silence à<br />

ce sujet les jours précédents, il a dû y penser bien davantage qu’il ne veut<br />

l’avouer.<br />

Et je le <strong>com</strong>prends.<br />

Quand un gardien en livrée nous arrête plus qu’il ne nous accueille à l’entrée<br />

d’un hall tout en marbre blanc, Jesse sourit en lui tendant sa pièce d’identité qui<br />

agit aussitôt <strong>com</strong>me un sésame.<br />

– Bienvenue Monsieur Halstead, dit cérémonieusement le gardien.<br />

– Mes parents nous attendent, ment Jesse avec un sourire craquant.<br />

Sur son visage, rien ne transparaît de ses sentiments sans doute contrastés.<br />

Impressionnée par son self-control mais aussi par la froideur du lieu, je l’observe<br />

tandis qu’il remercie le gardien qui actionne alors un code sous le bouton du<br />

dernier étage d’un ascenseur grand <strong>com</strong>me mon salon.<br />

– On dirait que Selena et Hunter Halstead ont déménagé dans une annexe du<br />

Pentagone ! dit Jesse en observant les caméras qui semblent nous suivre des<br />

yeux depuis que nous sommes entrés dans la résidence.<br />

Qu’ont-ils donc de si important à protéger ? me demandé-je, un peu mal à<br />

l’aise.<br />

En silence, j’avance à son côté sur un large palier moquetté de blanc avec des<br />

murs ivoire. Tout semble si lisse et propre ici que c’en est troublant. Tout aussi


lanche, une unique porte à double battant se trouve face à nous, avec un gros<br />

heurtoir en cuivre qui me fait penser à une gargouille moyenâgeuse.<br />

Il y a presque un petit côté jugement dernier devant cette porte.<br />

Je ne peux m’empêcher de frissonner mais l’air concentré de Jesse me retient<br />

de dire quoi que ce soit. Raide et tendu, il lâche ma main pour sonner. Quand des<br />

pas approchent derrière la porte, son visage se tourne rapidement vers moi. Dans<br />

son regard bleu devenu presque transparent, j’ai l’impression d’apercevoir un<br />

immense vide. Je n’ai pas le temps de réagir que la porte s’ouvre d’un coup.<br />

Un peu en retrait, le cœur battant, j’observe l’homme qui à présent dévisage<br />

Jesse : imposant, solide, très droit, vêtu d’un polo de golf rouge vif et d’un<br />

pantalon crème au pli parfait, l’allure d’un homme qui a l’habitude de diriger et<br />

de dominer le monde. Interdite, je fixe son visage qui ne semble fait que de<br />

lignes droites et perpendiculaires : mâchoire carrée, front large, nez droit et joues<br />

abruptes <strong>com</strong>me des falaises. Courbe et souplesse n’ont pas droit de cité dans ces<br />

traits durs. Impeccablement rabattus en arrière, ses cheveux aussi blancs que la<br />

déco <strong>com</strong>plètent cette rigueur glaciale. Un quart de seconde, la couleur de ses<br />

yeux m’attendrit car elle est exactement la même que celle de Jesse et d’Aidan,<br />

mais il y manque l’essentiel : l’émotion, qu’elle soit tendresse, surprise ou même<br />

peur. Sa bouche fine ne s’ouvre pas plus que ses bras ou ses mains pour<br />

accueillir son fils.<br />

Mutique et immobile, Hunter Halstead ne cille même pas.<br />

Les retrouvailles <strong>com</strong>mencent fort !<br />

1 « La ville des vents ».


36. Une vieille histoire<br />

Jesse<br />

Pas de doute, c’est bien lui !<br />

Froid, distant et hautain, mon père me toise de ses yeux de banquise. Mon<br />

regard rivé au sien, je ne lui ferai pas le plaisir de frissonner.<br />

Il m’a assez fait trembler quand j’étais enfant.<br />

Aussi, je soutiens son regard en lui rendant mépris pour mépris, indifférence<br />

pour indifférence : à ma grande surprise, même si je me garde bien de montrer<br />

quoi que ce soit, il a changé. Solide et droit, il a toujours belle allure mais plis,<br />

rides, cernes, cheveux clairsemés et taches brunes ont attaqué ferme. En dix ans,<br />

il s’en est pris vingt.<br />

L’arrogant Hunter Halstead a pris un coup de vieux !<br />

Quelque part, ça me fait plutôt plaisir que le temps ait pu le toucher. Je l’avais<br />

toujours cru en acier inoxydable.<br />

Finalement, il y a peut-être une justice… souris-je pour ne pas m’apitoyer sur<br />

mes souvenirs d’enfance.<br />

À côté de moi, Willow semble ébahie par le silence de mon cher père. Le fait<br />

qu’il ne lui jette même pas un regard m’irrite prodigieusement.<br />

– Alors, c’est <strong>com</strong>me ça que tu accueilles ton fils ?<br />

Je me retiens d’ajouter « prodigue ». Tout ce que je veux aujourd’hui, ce sont<br />

ses explications.<br />

Et il me les donnera.


Ma voix est sèche <strong>com</strong>me une corde qui va claquer mais je sais d’expérience<br />

qu’Hunter ne dispose d’aucune empathie et ne risque pas de s’en rendre <strong>com</strong>pte :<br />

cet homme est un bloc de marbre monté sur une tourelle de char.<br />

D’ailleurs, d’un quart de tour qu’on entendrait presque grincer, il se détourne<br />

avec mépris en <strong>com</strong>mençant à rabattre la porte.<br />

– Je n’ai pas de fils, jette-t-il sans plus me regarder.<br />

Abasourdi de l’entendre répéter la même provocation qu’il y a dix ans sans<br />

aucune honte ni remords – voire avec une certaine fierté –, je sursaute malgré<br />

moi.<br />

Des fils, tu en as deux, un en face de toi et un autre à New York. Soit deux que<br />

tu as reniés et qui se sont débrouillés sans toi !<br />

Malgré toutes mes bonnes résolutions de calme et de retenue, la colère enfle<br />

en moi <strong>com</strong>me l’eau d’un barrage qui va déborder et j’avance d’un pas, décidé à<br />

le rattraper par le coude pour le forcer à m’écouter. Exaspéré de me laisser<br />

toucher par ces mots qui ne sont finalement qu’un bis repetita du passé, je suis à<br />

présent furieux pour Aidan.<br />

Je ne te laisserai pas l’insulter <strong>com</strong>me ça !<br />

J’entends le souffle de Willow à côté de moi mais, en cet instant, je ne peux<br />

tourner la tête pour la regarder : la bourrasque de rage qui me tombe dessus est<br />

trop violente.<br />

C’est alors qu’une voix féminine aux inflexions élégantes retentit du fond de<br />

l’appartement :<br />

– Hunter, laisse-le entrer !<br />

Décontenancé, je m’immobilise. Entendre ces mots sortir de la bouche de ma<br />

mère est un choc : pour la première fois de sa vie – en ma présence –, elle vient<br />

d’émettre un avis. Et un avis contraire à celui de son mari !<br />

Son ton impérieux est lui aussi stupéfiant, presque autant que la réaction de<br />

mon père qui s’exécute sans un mot et tourne les talons pour la rejoindre au


salon. Les bras m’en tombent et une partie de ma colère aussi.<br />

Quelque chose aurait-il changé ?<br />

Avec un sourire un peu gêné en direction de Willow, mais touché et<br />

réconforté par son regard encourageant, j’attrape sa main. Nous pénétrons<br />

ensemble dans l’appartement de mes parents. En suivant le pas martial d’Hunter<br />

qui pas une seconde ne se soucie de nous, en découvrant l’intérieur de ce<br />

somptueux penthouse blanc où souffle un air conditionné presque polaire, je<br />

<strong>com</strong>prends que rien n’a vraiment changé chez lui.<br />

Quand j’étais enfant, il m’impressionnait par sa stature imposante. Il me<br />

paraissait immense, fort et surtout doté d’une capacité d’anéantissement<br />

inépuisable à mon encontre. Quand il daignait me parler, distant et sec, j’avais la<br />

sensation de ne pas exister davantage que le bureau derrière lequel il était assis<br />

ou la chaise devant laquelle je devais me tenir debout en baissant les yeux. En<br />

avançant vers ce salon immaculé et aveuglant de lumière, je me souviens que<br />

quand nous sommes arrivés de Glasgow à Chicago, je m’étais juré que cet<br />

homme n’aurait plus le pouvoir de me blesser.<br />

Ça m’a pris du temps, bien plus de temps que prévu…<br />

Tandis que je regarde autour de moi cet intérieur aussi impersonnel qu’une<br />

page de magazine, défilent alors en accéléré dans ma tête toutes les brimades,<br />

punitions, sarcasmes, petites mesquineries ou grandes offensives de destruction<br />

menées par mon père… Et je réalise ce que je n’ai jamais voulu ou pu<br />

<strong>com</strong>prendre : cet homme aux allures imposantes a passé les dix-sept premières<br />

années de ma vie à consciencieusement piétiner et écraser tout ce que j’étais.<br />

Tout ce que j’aimais, tout ce qui me constituait, tout ce que j’attendais de lui et<br />

de la vie en général.<br />

Cette prise de conscience est si violente qu’elle pourrait me faire vaciller si la<br />

rage, un profond sentiment d’injustice et une vieille bouffée de haine ne me<br />

faisaient tenir droit. J’ai l’impression de lutter contre moi-même pour ne pas me<br />

jeter sur lui. Et je me rends <strong>com</strong>pte soudain que, depuis tout petit, sans me l’être<br />

jamais autorisé, sans avoir pu mettre de mots sur ce sentiment qui me déchirait,<br />

je lui en veux.


C’est toujours le cas… puissance 10. Mais aujourd’hui, j’en suis pleinement<br />

conscient et j’assume.<br />

Par la baie vitrée entrouverte, j’aperçois au loin le lac Michigan, bleu à perte<br />

de vue. Sa calme immensité m’apaise. Sans nous proposer de nous asseoir,<br />

Hunter s’installe non loin de Selena à demi allongée dans un immense canapé de<br />

cuir blanc. Blonde et apprêtée, elle observe ses ongles manucurés d’un air las. Sa<br />

bouche couverte d’un rouge agressif s’est affaissée, cernée de petites rides<br />

<strong>com</strong>me des fronces mais elle n’a rien perdu de son dédain, que la froideur de ses<br />

yeux gris accentue. Malgré un léger embonpoint qui doit la contrarier, elle reste<br />

la même. Sa seigneurie ne daigne pas plus se lever pour m’embrasser que son<br />

époux.<br />

Elle ne se fend même pas d’un sourire de bienvenue.<br />

Mais je n’en souffre plus depuis longtemps. Depuis le berceau, elle m’a<br />

habitué à n’être qu’une doublure sans âme du grand Hunter H : à l’extérieur, un<br />

faire-valoir à sa carrière et à domicile, un soutien indéfectible et muet à son<br />

travail de sape.<br />

Son arme à lui, c’étaient les mots. Elle, le silence.<br />

Complice évidemment.<br />

Je hausse les épaules. Leur attitude n’a plus d’importance aujourd’hui. Je suis<br />

adulte, j’ai construit ma vie <strong>com</strong>me je la voulais, j’ai un métier qui me<br />

passionne, des amis que j’aime, un frère que j’adore et une femme merveilleuse<br />

auprès de moi. Plein de tendresse et de fierté, je regarde Willow debout à côté de<br />

moi. Son regard écarquillé passe de mon père à ma mère. Que peut-elle penser<br />

d’eux ? De leur attitude ?<br />

J’y suis tellement habitué que je me demande soudain ce qu’un regard<br />

extérieur perçoit : des parents, des ordures, des aliens ?<br />

Je serre sa main encore plus fort en me rendant <strong>com</strong>pte que seule sa présence<br />

rend cette confrontation supportable. Il est juste temps d’avoir des réponses aux<br />

questions que je suis venu leur poser :<br />

– Qu’est-ce que tu as voulu dire autrefois en me disant que je n’avais jamais


été ton fils ? dis-je sans préambule.<br />

Hunter soutient mon regard mais, contrairement à son habitude, il s’écrase.<br />

Bouche cousue entre deux plis amers, il m’observe avec morgue mais je note ses<br />

doigts qui raclent le cuir du canapé.<br />

Tiens ? Mal à l’aise, Hunter ?<br />

Profitant de l’avantage, sans un mot, j’avance vers lui. Il me suit des yeux, je<br />

ne le lâche pas.<br />

– Je n’ai rien à te dire, finit-il par marmonner.<br />

Un soupir agacé se fait entendre sur le canapé.<br />

– Dis-lui, Hunter !<br />

Sursautant à nouveau en entendant la voix de Selena, je tourne mon regard<br />

vers elle, ébahi et soudain nerveux.<br />

– Qu’on en finisse une fois pour toutes avec cette histoire et qu’il s’en aille !<br />

Figé de surprise et très mal à l’aise, je me sens trembler de l’intérieur.<br />

Il y a une histoire ? Quelle histoire ?<br />

Après un bref regard vers Selena qui lève les yeux au ciel d’un air las, il se<br />

lève et se dirige vers la baie vitrée pour la refermer. Au même moment, tout se<br />

boucle à double tour en moi, <strong>com</strong>me si des serrures, des verrous et des portes<br />

blindées se verrouillaient tout autour de mon corps. Respirant à peine, je ne<br />

ressens plus rien : j’attends, muscles et cœur bandés. Willow caresse ma main,<br />

seule petite douceur qui parvient à se glisser entre les mailles de mon armure de<br />

protection.<br />

Fixant l’horizon devant lui, Hunter <strong>com</strong>mence. Sa voix très rauque me<br />

surprend.<br />

– J’avais une sœur, Katie, plus jeune que moi. Elle a toujours été artiste, un<br />

peu rêveuse, bohème, hors normes. Une chic fille, attachante mais qui s’est


laissée embarquer. À l’adolescence, elle a <strong>com</strong>mencé à sortir, à boire, à faire la<br />

fête et à traîner avec des gens peu re<strong>com</strong>mandables. Elle s’est mise à la drogue et<br />

elle n’a jamais été capable d’arrêter. Même quand elle est tombée enceinte…<br />

Pour la première fois depuis que je suis entré ici, le regard de Selena se pose<br />

sur moi. Malgré la clim à fond, un souffle brûlant passe dans la pièce. Bloqué sur<br />

la position danger, mon cerveau refuse de <strong>com</strong>prendre ce que tout mon corps<br />

arc-bouté devine avec effarement. Les doigts de Willow tremblent dans les<br />

miens.<br />

– Elle avait 18 ans et elle n’a jamais voulu me dire qui était ton père, poursuit<br />

Hunter en me fixant lui aussi. Sans doute un des drogués du squat où elle vivait<br />

avec d’autres paumés de son espèce.<br />

Un coup de poing monstrueux m’enfonce la poitrine et me coupe le souffle.<br />

Ma mère une droguée ? Mon père un squatter ?<br />

Alors Selena et Hunter… ne sont pas mes parents ? Je suffoque presque. Il me<br />

semble perdre d’un coup mon identité, mon enfance, ma famille, mes fondations,<br />

mes racines, tout ce qui me semblait inamovible, solide et sûr. Complètement<br />

sous le choc, j’ai l’impression que la Terre entière vacille, qu’une faille s’ouvre<br />

en moi, que je me déchire et me brise de l’intérieur, et que j’assiste impuissant à<br />

mon propre naufrage : tous mes repères s’effondrent, emportés par une immense<br />

tempête venue de nulle part et qui m’arrache la poitrine et le cœur.<br />

Luttant de toutes mes forces contre cette impression de noyade à l’intérieur de<br />

moi, je m’efforce d’enregistrer ce que j’entends, de ne pas bouger et de me<br />

déconnecter de toutes mes émotions. Serrant les dents et les poings, j’écoute,<br />

uniquement concentré sur ses paroles. Pas sur l’effet qu’elles me font. Mais ma<br />

main broie celle de Willow.<br />

– J’avais 24 ans à l’époque. J’étais marié, je finissais mes études et nous<br />

avions un fils.<br />

Aidan, pensé-je machinalement.<br />

– Quand elle m’a appelé, elle était <strong>com</strong>plètement perdue, reprend-il d’une<br />

voix étonnamment douce. Je l’aimais beaucoup, c’était mon unique sœur, et je


lui ai promis que je l’aiderais pour l’éducation de l’enfant. Un peu avant ta<br />

naissance, elle m’a fait jurer de m’occuper de toi s’il lui arrivait malheur.<br />

Perdu dans ses pensées, il hoche la tête. Est-il triste, ému, fier de lui ? Le<br />

crâne en feu, je reste figé, statufié dans mon armure de plomb.<br />

– La grossesse n’a pas été facile pour elle. Puis être mère, elle n’a pas<br />

supporté. Elle a replongé. Elle est morte d’une overdose le surlendemain de ta<br />

naissance.<br />

Un silence s’étale <strong>com</strong>me une mare sale, dans la pièce tout à coup assombrie.<br />

Je frissonne, rêvant soudain de tirer la main de Willow, de courir à toutes<br />

jambes, de refermer la porte de cet appartement aseptisé et d’être loin d’ici. De<br />

ne plus entendre cette voix qui me dit que je suis le fils d’inconnus dont<br />

j’ignorais l’existence, mais qui semble aussi m’accuser de l’être.<br />

Pourtant je dois savoir.<br />

– Alors, j’ai fait ce que je lui avais promis, reprend-il, l’air profondément<br />

triste.<br />

J’entends Selena soupirer mais je ne la regarde pas. Je ne la connais pas, je ne<br />

la connais plus. Ce n’est pas ma mère, elle ne l’a jamais été. Et Hunter… Je<br />

dévisage cet homme – mon… oncle ! –, chez qui je découvre avec stupéfaction<br />

une sœur, un cœur et des sentiments. Et je serre les dents pour ne pas me laisser<br />

rattraper par les miens.<br />

– Tu avais tout d’elle, murmure-t-il en me fixant soudain avec attention. Ses<br />

yeux, ses longs cils noirs, cette fossette sur la joue et cette façon de pencher la<br />

tête quand tu souriais…<br />

Et moi qui avais toujours pensé être invisible pour lui !<br />

– Et ça, c’était au-dessus de mes forces. Car au fond, c’était à cause de toi<br />

qu’elle était morte ! lâche-t-il d’une voix coupante.<br />

Estomaqué, douloureux des pieds à la tête, je fais front et ne baisse pas les<br />

yeux. Si j’ai cru une seconde qu’il était radouci par ses souvenirs, je me suis<br />

trompé. Alors menton fier, torse bombé, j’encaisse d’un air crâne. Mais au fond


de moi, une meute de chiens tenus en laisse depuis des années me déchire les<br />

tripes. Pour ne pas hurler de surprise, de colère, de révolte ou de chagrin, je<br />

m’accroche à la main de Willow, incapable de réfléchir à ce qu’Hunter vient de<br />

dire.<br />

La seule chose qui me vient à l’esprit est que je <strong>com</strong>prends enfin pourquoi il<br />

ne m’aimait pas.<br />

Il n’était pas mon père mais mon oncle. Techniquement, je n’ai donc jamais<br />

été son fils. Et à ses yeux, j’ai tué sa sœur.<br />

Je reste immobile. Ce que je viens d’apprendre dépasse tout ce que j’avais pu<br />

imaginer. Mais à présent, la boucle est bouclée : je sais ce que je voulais savoir.<br />

Avant de repartir, il me reste une dernière question :<br />

– Est-ce qu’elle n’a accouché que d’un enfant ?<br />

Pour le moment, je suis incapable de dire autre chose que « cette femme » ou<br />

« elle ».<br />

– Encore heureux ! laisse échapper Selena.<br />

Sans me tourner vers elle, je sens Willow frémir et s’arc-bouter à côté de moi.<br />

Son souffle s’accélère, ses doigts griffent presque ma main mais je ne réagis pas,<br />

trop concentré sur le visage d’Hunter qui retrouve soudain sa suffisance<br />

naturelle.<br />

– Ils n’étaient pas très regardants sur la paperasse dans cette maternité où<br />

venaient échouer toutes les filles mères de la région. Mais il n’y avait qu’un<br />

enfant, né de père inconnu et de Katie Halstead, 18 ans, confirme-t-il en haussant<br />

les épaules. Quand on m’a prévenu, je suis allé te chercher en personne. Et<br />

clairement, je n’aurais pas dû.<br />

Marquant ainsi la fin de ses confidences et de son bref moment de laisser-aller<br />

– un des rares de sa vie –, il m’adresse un de ses célèbres regards dédaigneux,<br />

destiné à assurer à son interlocuteur qu’il est désormais indésirable.<br />

Ce n’est pas une surprise : je l’ai toujours été à ses yeux.


Mais je ne lui ferai pas le plaisir de lui montrer qu’il pourrait réussir à<br />

m’atteindre. Aussi, je reste immobile, mâchoires serrées. Cœur brisé. Si je remue<br />

un orteil, je ne sais pas si je vais m’effondrer ou lui sauter à la gorge.<br />

C’est alors que Willow lâche ma main et s’avance. Selena ouvre de grands<br />

yeux de chouette tandis qu’Hunter lui lance un regard étonné, <strong>com</strong>me s’il<br />

découvrait sa présence. Cela me fait frémir de rage mais ça ne me surprend pas<br />

hélas.<br />

– Mais pour qui vous prenez-vous ? explose Willow en les dévisageant tour à<br />

tour. Quels monstres êtes-vous pour oser dire des choses pareilles ? Vous êtes<br />

minables, affligeants, détestables. Vous, avec votre douleur égocentrique, au lieu<br />

d’aimer et de protéger un enfant innocent <strong>com</strong>me vous l’aviez promis à sa mère,<br />

vous vous êtes vengé sur lui ? Peut-être que ça vous dérangeait de voir les yeux<br />

de sa mère en Jesse mais ça ne vous a pas dérangé de le lui faire payer pendant<br />

dix-sept ans ! Vous devriez avoir honte ! Et vous, madame, poursuit-elle en se<br />

tournant vers la femme qui tente de se redresser sur le canapé, vous auriez pu<br />

vous <strong>com</strong>porter en mère, couvrir de tendresse et d’affection cet enfant qui avait<br />

eu un début de vie plutôt traumatique, non ?<br />

Abasourdi, je regarde la femme de ma vie transformée en ange vengeur face à<br />

ceux qui se sont dit mes parents. Ses cheveux étincellent dans la lumière dorée et<br />

ses yeux verts semblent ceux d’une tigresse. Je recule presque, admiratif et<br />

bouleversé par sa détermination, sa colère et sa volonté de me défendre. Jamais<br />

je ne me suis senti aussi aimé qu’en cet instant.<br />

Et ça fait du bien d’être défendu par la femme que j’aime !<br />

Raides, choqués mais incapables de repenser autrement l’attitude qui a été<br />

celle de toute leur existence, Hunter et Selena restent égaux à eux-mêmes.<br />

– Il faut que vous sachiez une chose, conclut Willow, vous êtes passés à côté<br />

d’un enfant certainement attachant, d’un ado que tous savaient exceptionnel à<br />

part vous, et aujourd’hui vous manquez cette chance de connaître un homme<br />

fabuleux, droit, juste, talentueux, équilibré, généreux, doué, apprécié, admiré et<br />

aimé pour ce qu’il est. Et s’il est devenu tout cela, ce n’est clairement pas grâce à<br />

vous !


Tandis que je reste sans voix, soulagé de l’entendre prendre le relais, elle<br />

passe son bras sous le mien. Épuisé, sonné, je me repose quasiment sur elle.<br />

Avant de partir, je regarde Hunter et Selena une dernière fois, étonné de ne<br />

plus rien ressentir : ni colère ni haine, ni pitié ni pardon. Je repars avec des<br />

réponses, une histoire tragique dont je ne sais que faire et sans doute des nuits<br />

d’insomnie à venir. Mais je sais qu’au moment où je franchirai la porte de cet<br />

appartement, ils sortiront à tout jamais de mon existence. Je ne les reverrai plus.<br />

Et je m’en fous.<br />

Je leur laisse tout : leur saloperie, leur haine, leur égoïsme, et même le mal<br />

qu’ils m’ont fait. Je retourne sans hésiter vers la vie que je me suis construite :<br />

ma femme, ma musique et celui que je considérerai toujours <strong>com</strong>me mon frère.<br />

– Pour info, Aidan, votre fils, va bien et il est heureux, dis-je en souriant à<br />

cette pensée.


37. Dangereuse obsession<br />

Willow<br />

Dans le taxi qui nous ramène au centre-ville, Jesse ferme à demi les yeux, la<br />

nuque renversée sur le dossier de la banquette. Quand je pose ma main sur la<br />

sienne, ses doigts sont glacés. Il a eu l’air d’encaisser les révélations de son<br />

« père » – non, son oncle… –, mais depuis, il reste sombre et silencieux,<br />

ressassant sans doute tout ce qu’il vient d’apprendre. Ses traits tirés et son visage<br />

fermé me brisent le cœur. Inquiète pour lui, consciente qu’il aura besoin de<br />

temps pour digérer ce qu’il vient d’apprendre, je repense avec dégoût à l’attitude<br />

de ces gens : suffisance, arrogance, absence totale de remise en question… Je<br />

n’ai pas pu m’empêcher de leur dire ma façon de penser : c’en était trop. Jesse<br />

ne m’a rien dit mais j’ai senti dans son regard reconnaissant que cela devait être<br />

dit et que peut-être à ce moment-là, lui-même n’en avait plus la force.<br />

Car depuis il se tait.<br />

À peine entré dans la chambre d’hôtel qu’il nous avait fait réserver, il se<br />

dirige vers la terrasse et s’accoude à la balustrade, face au lac Michigan, <strong>com</strong>me<br />

s’il avait un besoin vital de respirer. Très émue, j’observe son dos droit, ses<br />

épaules larges, ses cheveux qui s’agitent dans la brise de fin de journée,<br />

<strong>com</strong>prenant instinctivement cette envie d’espace et d’horizon à perte de vue.<br />

Un besoin urgent de ne pas étouffer de colère et de chagrin.<br />

Avant de le rejoindre, je prends sur moi d’envoyer un texto à Aidan dont je<br />

devine qu’à cette heure-ci, il doit <strong>com</strong>mencer à s’inquiéter. Depuis que nous<br />

avons quitté la résidence, je n’ai pas vu Jesse le faire et son téléphone est devant<br />

moi, jeté avec son blouson sur la table basse.<br />

[Nous sommes rentrés. Ça s’est « bien » passé.]<br />

[Comment va Jesse ?]


[Secoué. Il aura des choses à te raconter.]<br />

[Il a été vraiment courageux d’y<br />

aller. Embrasse-le de ma part<br />

et dis-lui de m’appeler quand il veut.]<br />

[Et merci d’être allé là-bas avec lui,<br />

petite sœur :)]<br />

Ces derniers mots me touchent : même si c’était déjà le cas depuis dix ans, la<br />

seule famille de Jesse est désormais Aidan, qui, s’il est en réalité son cousin,<br />

reste son frère de cœur. Et je suis très émue qu’Aidan m’intègre dans le cercle<br />

restreint, solide et affectueux de la fratrie Halstead.<br />

Le vent me fait frissonner quand je sors sur la terrasse. Frais et piquant, l’air<br />

semble pourtant étouffant. S’il m’entend arriver, Jesse ne se retourne pas. Dressé<br />

<strong>com</strong>me un rempart masquant ses sentiments, son dos solide me fait face,<br />

contracté et massif. Après avoir posé mes paumes à plat sur ses épaules tendues,<br />

je masse tendrement le haut de ses omoplates, puis tout son dos noué avant de<br />

passer tendrement mes mains autour de sa taille. Attristée par sa souffrance<br />

évidente, j’appuie mon visage contre son dos. Immobile, il ne dit toujours rien.<br />

Seul son torse se soulève au gré de sa respiration. Quand je lui transmets le<br />

message d’Aidan, il hoche la tête, toujours silencieux et crispé. Je l’entends<br />

soupirer plusieurs fois. Je ne l’ai jamais vu <strong>com</strong>me ça, sombre, renfermé,<br />

ruminant ses pensées. En même temps, <strong>com</strong>ment rester serein après ce qu’il<br />

vient d’apprendre ? Je ne sais pas <strong>com</strong>ment je réagirais en pareille situation,<br />

aussi je respecte son silence, tout en me demandant soudain s’il ne préférerait<br />

pas être seul. Je me détache doucement de son corps, mais il saisit brusquement<br />

mes mains et les étreint dans les siennes. Cette façon de me dire sans une parole<br />

qu’il souhaite que je sois près de lui me bouleverse. Nous restons un long<br />

moment serrés l’un contre l’autre, sans un mot, lui tendu et douloureux, moi<br />

essayant de l’envelopper de tendresse et d’amour.<br />

– C’était stupide <strong>com</strong>me idée, lâche-t-il soudain d’une voix sourde.<br />

Je sursaute : a-t-il des regrets ? S’en veut-il d’avoir par cette visite poussé ses<br />

parents à lui dire la vérité ?<br />

– Ce type, le sosie sur la vidéo, n’est pas mon frère. Qu’est-ce qui m’a pris de


croire que…<br />

Je n’ose pas intervenir, <strong>com</strong>prenant qu’il n’attend pas de réponse, mais a<br />

maintenant besoin de parler, même si ça sort en désordre.<br />

– Je n’aurais jamais dû revenir à cause de ça.<br />

Sa voix monocorde, si basse qu’elle se fond dans la plainte du vent, me fait<br />

mal.<br />

– Mais si ça se trouve, il a menti ? demande-t-il en s’agitant brusquement.<br />

Sans qu’il ait besoin de le nommer, je sais qu’il parle d’Hunter, son père<br />

adoptif.<br />

– Non, c’est impossible, grommelle-t-il en faisant les questions et les<br />

réponses. Il avait l’air trop sincère à ce moment-là. Il n’aurait jamais menti aussi<br />

bien. Ou alors c’est un acteur hors pair !<br />

Il marque un silence.<br />

– Mais putain, il m’a menti pendant dix-sept ans !<br />

À ces mots, tout son corps se met à vaciller. Ses épaules s’affaissent, ses<br />

mains s’accrochent aux miennes et il pivote lourdement sur lui-même pour se<br />

retrouver face à moi. Son beau visage est dévasté, sillonné de douleur <strong>com</strong>me<br />

par des ondes de chagrin remontées du passé. Bouleversée, je le serre de toutes<br />

mes forces contre moi, embrassant son visage, ses joues ruisselantes, ses yeux<br />

noyés de larmes. Lui si solide, si assuré, si maître de lui, je ne l’ai jamais vu<br />

craquer et cela me déchire le cœur de le voir rattrapé par des émotions si<br />

enfouies, si profondes et violentes qu’il ne peut les maîtriser.<br />

– Tu te rends <strong>com</strong>pte… ma vraie mère, si jeune, balbutie-t-il le visage enfoui<br />

dans mon épaule. Je ne savais rien. Je me sentais si mal parfois quand j’étais<br />

petit. Et elle, elle était morte, reniée elle aussi, oubliée, et plus personne n’en a<br />

jamais parlé après. C’est <strong>com</strong>me si elle n’avait jamais existé. Je ne sais même<br />

pas où elle est enterrée. Je ne saurai jamais rien sur elle, ni sur mon père, et ça<br />

me rend dingue !


Son chagrin, sa révolte, sa culpabilité, sa tristesse d’enfant, sa solitude et ce<br />

déchirement qu’il devait ressentir au plus profond de lui sans savoir ce que<br />

c’était ni d’où ça venait, tout se mélange. Je le maintiens contre moi, effondré,<br />

dévasté et malheureux.<br />

Si fragile sous sa carapace solide et assurée.<br />

– Je suis tellement triste pour eux, pour leur vie de merde. Pour ma mère<br />

morte. Pour mon père dont personne ne sait qui il est. Et pour Aidan aussi,<br />

ajoute-t-il en secouant la tête.<br />

Qu’il pense à son frère en cet instant me touche <strong>com</strong>me si au plus profond de<br />

sa douleur, il voulait le protéger du chagrin de ces révélations. De gros sanglots<br />

continuent à le secouer longtemps. Tout en le berçant tendrement contre moi, je<br />

tente de consoler en lui l’enfant d’il y a longtemps devenu cet homme ac<strong>com</strong>pli<br />

dont la force a toujours été d’aller de l’avant.<br />

Et qui aujourd’hui est obligé de regarder en arrière.<br />

***<br />

Depuis quinze minutes, je fixe sans rien faire mon ordinateur et les mails que<br />

je suis censée lire. Sur ma table, s’étalent mon agenda bien rempli pour la<br />

semaine, le dossier de subvention pour pérenniser notre projet vidéo ainsi que les<br />

documents de participation au Festival. Incapable de me concentrer sur mon<br />

travail en ce lundi matin, je ne peux m’empêcher de penser à Jesse. Il va avoir<br />

besoin de temps pour digérer les conséquences de ce week-end : la relecture de<br />

toute sa vie au regard de ces terribles révélations. Je <strong>com</strong>prends tellement ce<br />

qu’il peut ressentir, cette impression d’effondrement de tout ce qu’il croyait être.<br />

Même si nos histoires n’ont rien de <strong>com</strong>parable et que la sienne est dramatique,<br />

elles nous rapprochent car je devine que ce passé si soudainement révélé le<br />

déstabilise profondément, malgré tous les efforts qu’il fait pour ne pas se laisser<br />

emporter.<br />

– Je vais rester au calme pour bosser un nouveau morceau, m’a-t-il dit en<br />

m’embrassant quand je suis partie au bureau.<br />

Il souriait, serein et maître de lui. Mais j’étais inquiète de le laisser. Comme


s’il avait senti que je me faisais du souci, Dobby s’est alors couché sur les pieds<br />

de Jesse, affirmant ainsi qu’il <strong>com</strong>ptait lui prodiguer chaleur et réconfort en<br />

restant près de lui. Je lui en ai été reconnaissante !<br />

Car même pour un être solide, courageux et équilibré <strong>com</strong>me Jesse, le choc a<br />

été très violent : non seulement d’apprendre si tardivement qui il est et qui<br />

étaient ses vrais parents mais aussi la façon dont il l’a appris. Cette distance, ce<br />

mépris et cette absence stupéfiante de <strong>com</strong>passion me mettent encore en rogne.<br />

Il aurait suffi de quelques mots, d’une lueur de regrets dans le regard de Hunter<br />

et Selena, mais rien. Ils lui ont même refusé cela. Cela me rend tellement triste<br />

pour lui. Me souvenant de ce mot qu’il avait employé pour Sasha, je sais qu’il<br />

rebondira et réussira à transformer ce chagrin en force pour avancer. C’est dans<br />

son ADN. Je l’aiderai de mon mieux.<br />

Et je suis rassurée de savoir que je ne suis pas seule : Aidan est là lui aussi,<br />

prévenant et solidaire. D’ailleurs, dès que nous sommes rentrés à New York, les<br />

deux frères se sont téléphoné longuement. En raccrochant, Jesse m’a paru<br />

rasséréné. Sans me donner les détails de leur conversation, il m’a dit qu’Aidan<br />

avait été très choqué, encore plus déterminé à effacer totalement ses parents de<br />

son esprit et qu’il avait assuré à Jesse que, quelle que soit leur filiation, ils<br />

étaient frères depuis presque trente ans, ils le seraient toujours et que ce qu’ils<br />

avaient vécu et partagé ensemble serait toujours plus fort que n’importe quel lien<br />

du sang. J’ai senti Jesse rassuré, <strong>com</strong>me si tout au fond de lui, là où demeurent la<br />

peur viscérale et le sentiment d’insécurité de l’enfant meurtri qu’il a été, il avait<br />

eu peur qu’Aidan, celui qui a toujours été là pour lui, l’abandonne.<br />

Je sais aussi que quand Jesse le souhaitera, il pourra discuter avec Tyler.<br />

Comme par association de pensée avec le manager, Emma entre à ce momentlà<br />

dans mon bureau avec un mug et un donut qu’elle pose d’autorité devant moi.<br />

Dès notre premier café avant de tenter de me mettre au boulot, j’ai raconté à<br />

Nathan et Emma ce qui s’était passé à Chicago : <strong>com</strong>me toujours, ils ont été à<br />

l’écoute et affectueux, m’assurant qu’ils étaient là, si Jesse ou moi avions besoin<br />

de quoi que ce soit.<br />

Après m’avoir presque obligée à manger le donut destiné à me revigorer et<br />

surtout à me dire qu’elle se fait du souci pour moi, Emma me parle de son weekend<br />

: promenade au zoo de Brooklyn avec Tyler et première rencontre avec


Sasha.<br />

– J’avais peur que ce soit trop tôt mais Tyler avait été planté par la baby-sitter.<br />

– Ça fait un peu mytho de père célibataire, souris-je.<br />

– C’est exactement ce que j’ai pensé ! Tu ne peux pas savoir <strong>com</strong>bien j’étais<br />

intimidée par cette gamine. Mais ça s’est bien passé : elle a adoré mes<br />

chaussures et je lui ai promis que, si son père était d’accord, je lui montrerais<br />

mon dressing !<br />

Je souris en imaginant l’enfant devant les dizaines de paires d’escarpins,<br />

sandales et bottines vertigineuses d’Emma.<br />

La caverne d’un Ali Baba à talons !<br />

Avant qu’Emma, rassurée sur mon état, ne ressorte du bureau, je lui demande<br />

des nouvelles de Remy : l’ado n’a quasiment pas quitté sa chambre du week-end.<br />

Nathan a réussi à le convaincre d’aller à son rendez-vous avec Rachel mais ça<br />

n’a pas été facile.<br />

– On va trouver une solution pour percer sa carapace ! m’assure Emma avec<br />

un clin d’œil avant de s’éloigner.<br />

Préoccupée, je me replonge dans le dossier de subvention pour le projet vidéo<br />

tout en me demandant <strong>com</strong>ment réussir à regagner la confiance de Remy.<br />

Soudain, sans que j’aie entendu un bruit, deux mains gantées posent sur mon<br />

bureau trois bouquets de roses rouges. Pensant aussitôt au bouquet anonyme de<br />

la semaine dernière, je sursaute, sur la défensive.<br />

Je jette à peine un regard au livreur à casquette qui, la tête penchée, semble<br />

concentré sur le carnet de livraison qu’il feuillette pour me faire signer. Assez<br />

nerveuse, je ne peux détacher mes yeux des cartes accrochées au papier qui<br />

entoure les tiges des fleurs. Chacune d’elles représente une partie d’un arbre :<br />

racines, tronc, branches.<br />

Jesse ?!?, pensé-je à la fois surprise, inquiète et mal à l’aise en reconnaissant<br />

le dessin qui est le même que celui sur la modeste bague de fiançailles qui orne<br />

mon doigt depuis quelques jours.<br />

Nerveuse, je ne peux m’empêcher de penser que c’est étonnamment maladroit


de m’envoyer des fleurs. Et je m’en veux aussitôt de le penser parce que je sais<br />

que Jesse a été perturbé par ce week-end. Alors, je regarde au dos des cartes :<br />

À toi pour la vie – nous deux réunis – toi et moi enfin.<br />

Mal à l’aise devant ce message où les mots semblent empruntés, maladroits et<br />

juxtaposés en caractères de taille inégale <strong>com</strong>me sur une lettre anonyme, je<br />

perçois soudain un mouvement derrière moi : des mains effleurent mes épaules,<br />

un souffle tiède passe sur ma nuque. Puis une voix murmure à mon oreille :<br />

– Alors tu aimes, mon amour ?<br />

Poussant un cri de surprise, je me lève d’un bond, horrifiée. Mais le livreur<br />

qui vient de chuchoter à mon oreille – et que je n’avais pas senti s’approcher –<br />

s’enfuit déjà en courant vers la porte. Quand il se tourne rapidement vers moi<br />

avant de la franchir, j’ai juste le temps d’apercevoir son visage : exactement<br />

celui de Jesse. Je reste figée. Des yeux aussi bleus, des cils noirs épais mais une<br />

fossette <strong>com</strong>me un rictus et un sourire glaçant.<br />

Le sosie de la vidéo ?<br />

Bouche bée, je recule d’un bond. Sans doute suis-je encore en train de crier,<br />

mais je ne m’entends pas. Accouru en hâte de son bureau, Nathan me jette un<br />

coup d’œil rapide. Je ne peux que secouer la tête pour le rassurer : je n’ai rien.<br />

Lancé derrière le livreur, Nathan essaie de l’arrêter dans sa course mais celui-ci<br />

le bouscule d’un mouvement d’épaule, repoussant ensuite avec une force<br />

incroyable les hommes de la sécurité qui se sont précipités en m’entendant crier.<br />

La violence qui se dégage de ce type est effarante.<br />

Reprenant mes esprits en entendant les mecs de la sécurité hurler dans leurs<br />

oreillettes, je téléphone à Jesse qui répond avant la fin de la première sonnerie.<br />

– J’allais t’appeler, me dit-il d’une voix tendue. Je remonte à l’instant du<br />

garage : quelqu'un a crevé les pneus de la moto et de la voiture !<br />

Tremblante, je me laisse tomber sur ma chaise, soulagée d’entendre sa voix.<br />

– Tu ne bouges pas. Je saute dans un taxi, je suis là dans dix minutes max. Je<br />

ne veux pas te savoir seule avec cette ordure qui rôde dans la nature et


t’approche de si près.<br />

Malgré son ton assuré et presque autoritaire, j’entends sa panique et cela me<br />

fait trembler encore plus.<br />

Deux heures plus tard, presque barricadée dans mon bureau sous bonne garde<br />

de Jesse, de Dobby et des vigiles dans le couloir, je m’efforce de ne plus<br />

trembler et de repousser la sensation de malaise ressentie quand le type m’a<br />

frôlée par-derrière puis la vision de l’éclair à la fois grimaçant et victorieux de<br />

son regard d’azur.<br />

Qui est-il ?<br />

Aussitôt alertée par Nathan, la police n’a pas pu le rattraper. Très vite, on a eu<br />

confirmation qu’il ne travaillait chez aucun fleuriste de Manhattan. J’avoue<br />

qu’on s’y attendait. Car exactement <strong>com</strong>me la première fois, les bouquets ont été<br />

payés en espèces par quelqu'un qui ne souhaitait visiblement pas montrer son<br />

visage.<br />

Depuis qu’il m’a rejoint avec Dobby qui s’est couché d’autorité sur mes<br />

pieds, Jesse est prévenant et aux petits soins. À présent, il fait les cent pas en<br />

échafaudant mille hypothèses, encore plus énervé que moi par la réapparition de<br />

cet individu qui lui ressemble. J’essaie de rester calme mais quand mon<br />

téléphone sonne, je saute quasiment dessus et mets en haut-parleur en voyant le<br />

nom de l’inspecteur Walligan s’afficher.<br />

– Pouvez-vous nous rejoindre rapidement à Port Morris ?<br />

Un des coins restés les plus sordides et dangereux du Bronx.<br />

Je frissonne. Aussitôt Jesse se rapproche de moi.<br />

– Que se passe-t-il ? demande-t-il.<br />

– Grâce aux caméras de sécurité situées aux carrefours des axes principaux de<br />

Park Avenue, nous avons pu suivre la trace du soi-disant livreur, explique<br />

Walligan. Nous avons retrouvé son véhicule garé devant le numéro 781 de la<br />

133 e Est. Le labo s’en occupe.<br />

Jesse me lance un regard plein d’espoir et d’impatience.


– Pour le moment, l’homme nous a échappé, mais nous avons trouvé chez lui<br />

certains éléments qu’il serait important que vous veniez voir. Je vous attends sur<br />

place, dit Walligan d'un ton neutre.<br />

***<br />

Pendant tout le trajet vers le nord de Manhattan, je reste serrée contre Jesse en<br />

luttant contre mon imagination qui galope tandis que Jesse questionne le type de<br />

la sécurité au volant et lui fait répéter ce qu’il a vu, c’est-à-dire pas grand-chose,<br />

un type avec une casquette, des yeux bleus et une force incroyable. Walligan<br />

nous attend au pied d’un immeuble qui ressemble à un parking avec de grandes<br />

fenêtres rectangulaires où manquent des carreaux à chaque étage.<br />

Après quelques mots d’explication que je n’écoute pas tant je suis nerveuse,<br />

le policier nous précède dans un appartement sombre au dernier étage. À peine<br />

entrée, je m’accroche au bras de Jesse pour ne pas repartir en courant : tous les<br />

murs du sol au plafond, portes et fenêtres <strong>com</strong>prises, sont recouverts de photos.<br />

L’air confiné, une angoisse soudaine et un violent sentiment d’oppression<br />

m’empêchent presque de respirer.<br />

– Oh putain, c’est quoi ce truc de malade ? souffle Jesse entre ses dents.<br />

– Une obsession ? murmuré-je, très mal à l’aise.<br />

Car où que se posent nos yeux, plusieurs centaines de portraits de Jesse et de<br />

moi nous observent, seuls ou en couple, pris par surprise ou fixant l’objectif,<br />

arrachés à des pages de magazine ou agrandis sur papier glacé. Sans<br />

<strong>com</strong>prendre, je fixe avec stupeur ce kaléidoscope effarant où nos corps et nos<br />

visages sont reproduits à l’infini et à toutes les tailles : miroir déformé de notre<br />

vie récente, dont certains instants sont clairement volés à notre intimité.<br />

Le souffle court, Jesse écrase violemment ma main. Suivant son regard, je me<br />

tourne en tremblant vers les photos situées juste derrière nous : le visage de Jesse<br />

y a été systématiquement rayé d’une croix et le mien cerclé de rouge. Je me<br />

mords les lèvres pour ne pas hurler.<br />

Car sur les murs de cet appartement, nous sommes clairement des cibles.<br />

Mais de qui ? Et pourquoi ?


À suivre,<br />

ne manquez pas le prochain épisode.


38. Willow Avenue<br />

Willow<br />

Sous le choc, je ne peux détacher mon regard de ces photos où le visage de<br />

Jesse est barré, ses yeux percés d’une pointe de feutre rouge quand le mien est<br />

entouré avec soin, allant jusqu’à dessiner une forme semblable à un cœur.<br />

– Et ce n’est pas tout, dit l’inspecteur Walligan d’une voix calme qui me fait<br />

sursauter.<br />

Jesse serre ma main dans la sienne pour me ramener au réel. Mais cet<br />

appartement au fin fond du Bronx, couvert de clichés de nous dans toutes les<br />

situations de notre vie, fait-il vraiment partie de la réalité ?<br />

Dans quelle cinquième ou sixième dimension du bizarre sommes-nous ?<br />

Le mini-couloir qui mène à la cuisine est lui aussi tapissé de photos.<br />

Ralentissant le pas, je ne peux m’empêcher de les fixer en me souvenant du<br />

moment où chacune d’elles a dû être prise : Jesse et moi marchant sur Park<br />

Avenue, main dans la main, sortant d’un taxi au pied de l’immeuble de Jesse,<br />

Jesse devant son studio d’enregistrement, moi dans le métro, Jesse à un match de<br />

base-ball, moi en train de payer à la caisse d’une supérette, Jesse enfourchant sa<br />

moto, Jesse sur scène, lui et moi devant le Mount Sinaï Hospital, Jesse répétant<br />

avant un show, Jesse menotté entrant au <strong>com</strong>missariat…<br />

Pour la première fois de ma vie, je ressens viscéralement le sens de<br />

l’expression « fascination pour l’horreur » : l’accumulation maladive de ces<br />

photos me retourne les tripes mais je ne peux en détacher mes yeux. Un puissant<br />

frisson me parcourt.<br />

– Arrête de regarder ça, dit Jesse en m’attirant contre lui. Ce type est un taré.<br />

Une saloperie de voyeur et de paparazzi.


À son visage fermé, à son ton presque sec, je sais qu’il essaie de se raisonner,<br />

de garder la tête froide et qu’il refuse de se laisser intimider par cette avalanche<br />

de preuves indiquant que nous avons affaire à un détraqué.<br />

Est-ce un fan à la passion excessive ? Un serial killer qui fait des repérages ?<br />

Mes jambes se mettent à flageoler quand j’aperçois une photo où nous<br />

sommes sur la terrasse chez Jesse, détendus, lui en caleçon, moi en nuisette. La<br />

repérant au même moment que moi, Jesse fulmine et tend la main <strong>com</strong>me pour<br />

l’arracher. Le pas en avant d’un policier suffit à l’arrêter.<br />

Interdiction de toucher aux preuves.<br />

– Certaines photos ont été prises au téléobjectif, précise un autre des membres<br />

de l’équipe de Walligan.<br />

Je sursaute. J’étais tellement déstabilisée en entrant que je n’avais même pas<br />

vu que plusieurs policiers s’affairaient dans tous les coins de l’appartement, à la<br />

recherche d’un indice qui puisse les mettre sur la piste de son occupant. Et je<br />

suis encore plus troublée en réalisant que quelqu’un nous a suivis, surveillés,<br />

épiés et photographiés jusqu’à il y a peu. Car une photo de nous à l’aéroport<br />

nous montre main dans la main devant la porte d’embarquement du vol pour<br />

Chicago.<br />

Était-il avec nous dans l’avion ?<br />

Dans un sursaut de volonté, je repousse toutes les suppositions paranos qui se<br />

bousculent en moi à grand renfort de doutes et questions sans réponse. Et de plus<br />

en plus mal à l’aise, je pénètre avec Jesse dans une mini-cuisine. Comme<br />

Walligan se tient sur le côté, je suis son regard : sur le plan de travail sont<br />

alignées <strong>com</strong>me des petits soldats toutes les bouteilles nécessaires à la<br />

préparation du Spritz. Scotchées sur le frigo, une recette de pancakes et une autre<br />

de carbonara au cumin…<br />

L’inspecteur enfile des gants en caoutchouc translucide <strong>com</strong>me s’il allait nous<br />

sortir un morceau de cadavre puis il ouvre les placards. Des tablettes de chocolat<br />

au lait, du miel, le thé que je préfère, cinq paquets de ces céréales hyper sucrées<br />

que je grignote en mode addiction devant ma télé, l’huile d’olive bio que


j’achète dans une des rares épiceries traditionnelles qui restent dans Little<br />

Italy…<br />

Jesse bouillonne de nervosité tandis que je me retiens de fuir aussi vite et<br />

aussi loin que mes pieds pourraient me porter. Je m’attends au pire quand<br />

l’inspecteur <strong>com</strong>mence à entrouvrir le frigo. Mais cela ne fait que confirmer ce<br />

que je devine.<br />

– Ce type veut vivre <strong>com</strong>me nous, boire, manger <strong>com</strong>me nous, murmuré-je en<br />

fixant les mangues et les paquets de pastrami sous vide qui s’entassent sur les<br />

étagères.<br />

– Tu veux dire <strong>com</strong>me toi ! dit Jesse les dents serrées de colère.<br />

Choquée, je réalise qu’il a raison. Fronçant les sourcils, Walligan prend des<br />

notes tandis que Jesse lui explique que tout ce qui est dans cette cuisine<br />

correspond à ce que j’aime. Sans exception, puisqu’il y a même la copie<br />

conforme de mon mug préféré à côté de l’évier.<br />

Au milieu de cet antre de film d’épouvante, la main solide de Jesse me semble<br />

la seule chose qui me relie au monde extérieur. Au monde réel, normal. Car<br />

depuis l’odeur aigre où flottent des relents vaguement familiers qui me troublent<br />

jusqu’à cette pénombre oppressante, j’ai l’impression d’arpenter le cerveau d’un<br />

fou, <strong>com</strong>me si le plan de cet appartement dessinait une cartographie<br />

monstrueuse.<br />

– Dans la chambre, c’est encore autre chose, dit Walligan en nous précédant<br />

dans une pièce à côté de la cuisine.<br />

C’est possible ?!<br />

Stupéfaits, nous nous immobilisons sur le seuil. Si le contenu de la cuisine<br />

semblait m’être spécialement destiné, toute cette pièce ne vise qu’à une chose :<br />

agir et être <strong>com</strong>me Jesse.<br />

Sur un portant sont alignés des tenues de moto, des vestes de costume, des<br />

blousons de cuir en tous points pareils à ceux de Jesse. Empilés au-dessus, des<br />

jeans, des tee-shirts blancs et des chemises immaculées. Au sol, des baskets, des<br />

bottes et un casque de moto avec un motif ridiculement doré. Au mur, les


tatouages de Jesse sont reproduits en gros plan.<br />

– Oh putain, souffle Jesse.<br />

Quand on suppose que tout cela est l’œuvre de quelqu’un qui a priori est déjà<br />

son sosie, cette accumulation fétichiste est carrément effrayante.<br />

Dans la salle de bains où nous jetons un œil, un flacon du parfum de Jesse<br />

semble nous narguer, à demi entamé sur la tablette du lavabo. Celui que je porte<br />

est à côté, encore sous sa cellophane d’origine, <strong>com</strong>me s’il n’attendait que moi.<br />

Écœurée, je me détourne et reporte mon attention sur la chambre. Confirmant<br />

que ses costumes viennent bien du même magasin chic de la 5 e avenue, Jesse<br />

hoche la tête devant ceux – même couleur, même coupe cintrée – que lui<br />

présente un des policiers avant de les remettre sur le portant.<br />

– Je suppose qu’il porte aussi la même marque de caleçons, dit Jesse d’une<br />

voix ironique. Ce putain de sosie est perfectionniste en plus. Vous croyez que<br />

c’est une forme d’hommage ?<br />

Sous ce sarcasme presque hautain, j’entends sa volonté de tenir la peur à<br />

distance. Personnellement, elle me paralyse depuis plusieurs minutes, surtout<br />

quand je repère tous les CD des albums de Jesse au pied du lit, des partitions et<br />

même un violon d’étude.<br />

Opinant en silence, Walligan allume alors les deux écrans de télévision côte à<br />

côte, diffusant l’un, un concert de Jesse, l’autre, une de ses interviews télévisées.<br />

– Il y a là-dedans toutes vos apparitions, télés, concerts et même<br />

enregistrements pirates, dit Walligan en secouant une pochette plastique qui<br />

renferme un disque dur externe. A priori, on est face au délire d’un désaxé en<br />

proie à une obsession peut-être psychotique.<br />

– Super ! ne peut s’empêcher de répliquer Jesse.<br />

– Il collectionne tout ce qui vous ressemble ou vous définit, objets, vêtements,<br />

photos, continue le policier sans relever. Mais étant donné les marques faites sur<br />

certaines photos et vu ce que vous avez dit à propos de ce qui est stocké dans la<br />

cuisine, nous pensons qu’il est particulièrement obsédé par votre personne,<br />

Madame.


C’est bien ce que j’avais <strong>com</strong>pris.<br />

Malgré tout, l’entendre formulé si clairement me fait un choc. Je résiste tant<br />

bien que mal à la panique qui me gagne en essayant de me répéter :<br />

Ce n’est pas en train de m’arriver. Ce n’est pas en train de m’arriver.<br />

Mais l’angoisse <strong>com</strong>mence à me mordre les tempes… surtout quand,<br />

cherchant à l’endiguer en me concentrant sur le contenu de la chambre,<br />

j’aperçois le motif brodé sur les oreillers du lit : un arbre avec des racines, le<br />

même genre que sur le tatouage de Jesse, sur ma bague et sur les cartes jointes<br />

aux trois bouquets livrés au Shelter il y a à peine quelques heures. Le souffle<br />

coupé, je ne peux m’empêcher de trembler et la peur me submerge.<br />

Jesse passe immédiatement son bras autour de mon épaule et se rapproche de<br />

moi, <strong>com</strong>me s’il voulait faire de son corps une muraille enveloppante.<br />

– C’est peut-être un cas d’érotomanie, reprend l’inspecteur.<br />

– Vous voulez dire que ce malade est non seulement raide dingue de Willow<br />

mais en plus il s’imagine que c’est réciproque ? sursaute Jesse qui a maintenant<br />

du mal à retenir sa colère.<br />

Le connaissant, se sentir dépassé et impuissant doit l’irriter au plus haut point.<br />

Moi, les bras m’en tombent en imaginant qu’un inconnu puisse être fou de moi<br />

sans que je l’aie jamais rencontré de ma vie.<br />

Ça devient <strong>com</strong>plètement surréaliste !<br />

– La logique voudrait alors qu’il cherche à éliminer son rival symbolique, à<br />

savoir vous monsieur Halstead, de son univers mental.<br />

– La logique ? relève Jesse en balayant la pièce du regard d’un air<br />

soupçonneux.<br />

Éliminer ?<br />

Je me remets à trembler, cette fois pour Jesse.<br />

– Or il semble vouloir tout savoir sur vous aussi, Monsieur. Ce <strong>com</strong>portement<br />

est très atypique, d’autant plus que notre suspect semble méthodique, très


organisé et « construit » – excusez le mot – dans sa manière de procéder. Cette<br />

particularité semble presque une incohérence tant rien n’est laissé au hasard par<br />

ailleurs. Sa « curiosité » pour votre vie, Monsieur Halstead, a donc un sens qu’il<br />

nous faut décrypter au plus vite pour retrouver sa trace.<br />

Malgré moi, le mot incohérence me fait presque rire vu le <strong>com</strong>ble de la<br />

cohérence mentale qui s’étale devant nous !<br />

– Comme on pouvait s’y attendre, les loyers ont été payés d’avance en liquide<br />

et sous un faux nom. Le plus curieux est qu’il n’y a ici aucune trace ADN, le<br />

labo est formel.<br />

– Quoi ? lâché-je avec un petit rire nerveux, vous voulez dire que ce mec se<br />

balade chez lui avec une charlotte, des gants et des lingettes désinfectantes ?<br />

Ça, c’est ma technique pour ne pas céder à la peur : tourner le pire en ridicule.<br />

– En même temps, renchérit alors Jesse avec un clin d’œil à mon intention, vu<br />

sa déco, le gars a l’air passablement méticuleux.<br />

Je ne peux m’empêcher de pouffer. En cet instant, notre <strong>com</strong>plicité au sein de<br />

ce cauchemar m’apaise, me rassure et me fait chaud au cœur. Sans nous<br />

concerter, nous sommes sur la même longueur d’onde : secoués, mais bien<br />

décidés à ne pas paniquer et à traiter cette histoire par la distance : en nous<br />

serrant les coudes, en assumant ensemble et en tâchant d’en sourire.<br />

Même si ce n’est pas facile.<br />

Walligan hausse un sourcil, visiblement surpris de nous voir plaisanter :<br />

même pour un policier formé à la psychologie des victimes et des criminels, les<br />

réactions humaines restent mystérieuses.<br />

Mais plus je regarde Jesse me sourire avec tendresse, plus je mesure <strong>com</strong>bien<br />

notre <strong>com</strong>plicité est ancrée en nous. Elle a traversé des épreuves, elle a survécu à<br />

un accident, à une amnésie et à nos peurs respectives. Elle nous rend forts.<br />

Plus forts qu’un obsessionnel érotomane atypique.<br />

– Nous prenons tout ceci très au sérieux, reprend Walligan <strong>com</strong>me s’il voulait<br />

s’assurer que nous avons bien <strong>com</strong>pris ce qui se passe. Les agissements de cet


individu et le contenu de cet appartement sont les signes que vous êtes en danger<br />

et nous poussent à agir avec la plus grande prudence.<br />

– Nous en sommes conscients, dit Jesse, très calme, en tournant son regard<br />

vers le policier.<br />

– Tant que nous n’avons pas retrouvé l’homme qui habite ici, insiste<br />

Walligan, je vous demande d’être extrêmement vigilants et de ne pas hésiter à<br />

nous contacter au moindre fait ou élément inhabituel.<br />

Acquiesçant en silence, Jesse m’enveloppe alors d’un regard à la fois doux et<br />

sans concession, où je lis sa détermination à me protéger mais aussi une<br />

affirmation à laquelle j’adhère malgré ce que nous voyons ici : nous serons très<br />

prudents mais nous allons continuer à vivre normalement.<br />

Car tout taré qu’il soit, ce type ne nous obligera pas à céder à la terreur.<br />

Pourtant, quand au sortir de l’immeuble, nous respirons avec la sensation de<br />

remplir enfin nos poumons d’air frais et apercevons soudain le panneau<br />

indiquant le nom de l’avenue qui croise la 133 e Est, « Willow Avenue », Jesse et<br />

moi nous serrons l’un contre l’autre en frissonnant.<br />

Après ce que nous avons vu là-haut, le fait d’avoir choisi un appartement au<br />

coin de cette avenue ne peut être un hasard…<br />

***<br />

Vivre normalement oui, mais mettre en danger les jeunes jamais !<br />

Après une nuit entrecoupée de cauchemars et de nombreux réveils en sursaut,<br />

ma décision est prise. D’un pas assuré malgré mon ventre noué, je pénètre dans<br />

le bureau de Nathan. Très matinal, il arrive toujours le premier au Shelter. Et ce<br />

matin, il fronce un sourcil en me voyant avant huit heures, ce qui n’est pas<br />

franchement dans mes habitudes. Son regard inquiet qui se pose sur mes cernes<br />

quand il m’embrasse et sa façon de me serrer contre lui avec affection<br />

m’attendrissent mais je résiste aux larmes qui piquent mes yeux. Après avoir pris<br />

de nos nouvelles, il m’écoute sans m’interrompre lui raconter la découverte des<br />

policiers, notre stupéfaction et ma trouille. Je sais pourtant qu’il est au courant<br />

de tout car dans le taxi qui nous ramenait de Port Morris à Manhattan, Jesse a<br />

appelé Aidan. Mais il me semble qu’en parler ce matin met encore un peu plus


de distance avec cette sinistre découverte.<br />

– Tu as pu dormir tout de même ? demande mon ami d’une voix douce.<br />

– Un peu… Heureusement, dès qu’on est arrivés, Jesse a demandé au gardien<br />

de faire venir d’urgence une entreprise pour changer toutes les serrures de son<br />

appartement et du mien.<br />

Ce n’est que lorsque cela a été fait que j’ai pu aller me coucher. Au moment<br />

de m’endormir, fixant la nuit par la fenêtre, j’ai repoussé l’image du psychopathe<br />

au sourire glacial en train de nous épier à distance dans la nuit. Mais par<br />

prudence, moi qui suis pourtant un peu claustro dans le noir total, j’ai demandé à<br />

Jesse de descendre les volets électriques et de vérifier toutes les portes-fenêtres<br />

de la terrasse. Puis après nous être longuement rassurés de tendresse et d’amour,<br />

nous avons fini par sombrer dans le sommeil, blottis dans les bras l’un de l’autre.<br />

Prenant une grande inspiration, je me reconcentre sur l’objectif de ma venue<br />

dans ce bureau en fixant le visage de Nathan.<br />

– Je suis venue te donner ma démission, prononcé-je d’une voix que j’essaie<br />

de garder ferme. J’ai bien réfléchi, c’est la seule solution. Avec tout ce qui est<br />

arrivé ces derniers temps, avec ce type encore en liberté, avec Jesse et moi qui<br />

sommes pour une raison in<strong>com</strong>préhensible dans sa ligne de mire, il y a trop de<br />

risques et je ne veux pas mettre les jeunes en danger. C’est plus prudent pour<br />

eux, pour vous et pour l’asso.<br />

Même si c’est pour moi un crève-cœur.<br />

Les yeux écarquillés de surprise, presque choqué, mon boss et ami se redresse<br />

d’un bond.<br />

– Tu rigoles ?<br />

– J’ai plutôt envie de pleurer, avoué-je en baissant le nez, incapable<br />

maintenant de soutenir son regard sans fondre en larmes.<br />

Car quitter ce job que j’adore, abandonner tout ce qui est essentiel ici pour<br />

moi – mes convictions, mon engagement, mes valeurs, sans <strong>com</strong>pter les jeunes,<br />

mon enthousiasme à monter des projets pour eux et à y travailler chaque jour<br />

avec Nathan et Emma – me fiche le cafard. Je n’ai même pas eu le courage d’en


parler à Jesse avant de partir, car je sentais que s’il insistait un tout petit peu, ma<br />

résolution aurait pu flancher. Je ne suis pas fière de lui avoir caché ce que je<br />

<strong>com</strong>ptais dire à Nathan, je lui expliquerai quand ce sera fait. Malgré toute la<br />

raison que j’appelle à ma rescousse, je me sens <strong>com</strong>plètement lamentable et<br />

désespérée. Même Dobby me fixe avec des yeux larmoyants.<br />

– Willow, dit Nathan d’une voix douce en contournant son bureau. On a<br />

besoin de toi ici.<br />

Ma gorge se serre en pensant à tous les ados que je vais laisser, à leur<br />

confiance si difficilement conquise et qui risquent avec ce départ subit d’avoir<br />

l’impression que je les abandonne. Sans leur en dire trop, je devrai leur expliquer<br />

pourquoi je m’en vais.<br />

– Moi, Emma, les ados, même les murs de cette maison ont besoin de toi !<br />

continue Nathan en avançant vers moi. C’est simple, tu ne peux pas ne pas être<br />

là. Le Shelter, c’est nous tous ensemble.<br />

Son sourire affectueux, son air déterminé et ses mots chaleureux me<br />

bouleversent.<br />

– Mais si ce type revient ici et s’il… résisté-je très émue. La solidarité est l’un<br />

des fondements du Shelter mais pas au risque de la sécurité des jeunes !<br />

– Je <strong>com</strong>prends tes arguments : nous continuerons à tout faire, et même plus,<br />

pour que les ados soient en sécurité. Mais il est absolument hors de question<br />

qu’un sinistre tordu nous prive de toi, dit Nathan d’une voix sans appel. Comme<br />

tous les membres de la direction du Shelter, tu es indispensable à l’équilibre du<br />

groupe et de la vie <strong>com</strong>mune des jeunes au Shelter. Et puis, personne ne réussit<br />

aussi bien que toi à monter des tonnes d’activités avec autant de succès.<br />

Je rougis sous le <strong>com</strong>pliment mais aussi d’émotion.<br />

– Et puis, franchement, depuis quand cède-t-on à la menace dans cette<br />

maison ?<br />

Sa plaisanterie me fait chaud au cœur. Je sais qu’il fait référence à notre<br />

détermination quand il s’est agi de témoigner contre Beauty il y a deux ans. Dès<br />

la première seconde, malgré les tentatives d’intimidation du dealer qui nous avait


ien fait <strong>com</strong>prendre qu’il ne nous pardonnerait pas son incarcération, nous<br />

étions d’accord : nous irions jusqu’au bout. Et nous avons gagné.<br />

Souriant, Nathan écarte les mains d’un air presque timide et <strong>com</strong>prenant qu’il<br />

a autant besoin que moi d’un geste de réconfort, je me précipite dans ses bras.<br />

– Merci Nathan ! murmuré-je des sanglots plein la gorge.<br />

– Ne me dis pas que tu croyais que j’allais accepter ta démission ? Je pourrais<br />

me vexer, murmure-t-il gentiment.<br />

Sa voix très basse m’indique <strong>com</strong>bien il est ému lui aussi. Et si je le suis<br />

aussi, je me rends <strong>com</strong>pte <strong>com</strong>bien je suis soulagée : abandonner mon travail au<br />

Shelter aurait été <strong>com</strong>me perdre ce qui donne chaque jour un sens à ma vie.<br />

– Surtout qu’on a vraiment du boulot ici, sourit Nathan.<br />

Aussitôt, mon cerveau se remet en mode professionnel, gestion, organisation<br />

et implication.<br />

– Est-ce que tu as pu parler avec Remy ? demandé-je.<br />

Tout en opinant, le visage de Nathan s’assombrit, ce qui me met mal à l’aise.<br />

– Je l’ai vu un moment samedi matin mais je l’ai trouvé hyper abattu, morose<br />

et renfermé. J’ai insisté pour qu’il participe davantage à la vie du Shelter mais à<br />

ma connaissance, à part une sortie en solitaire dimanche, il est resté cloîtré dans<br />

sa chambre tout le week-end. On ne peut pas le laisser <strong>com</strong>me ça. Il faut<br />

impérativement qu’il s’investisse dans quelque chose, et que petit à petit, il<br />

arrive à nouer des liens avec les autres.<br />

J’acquiesce en silence, tout en repoussant la pensée que c’est de ma faute si<br />

Remy est à nouveau rentré dans sa coquille.<br />

– Et ne te sens pas coupable ! sourit Nathan en devinant ce qui me tracasse.<br />

Ce gosse est à vif, en permanence sur la défensive, un rien le déstabilise et<br />

ravive sa colère contre le monde entier. J’ai pensé que le projet vidéo avec Julius<br />

pourrait l’aider à s’exprimer et ce serait un excellent moyen de le faire s’ouvrir<br />

un peu. D’ailleurs, tu as rendez-vous avec lui ce matin pour lui en parler. Et<br />

j’aimerais bien que tu arrives à le convaincre de sortir de sa chambre !


– Compte sur moi !<br />

Ravie d’avoir une chance de me rattraper avec Remy, j’explique à Nathan que<br />

j’en ai déjà un peu parlé au réalisateur qui ne voit pas d’inconvénient à intégrer<br />

un nouveau au groupe déjà constitué. Excitée de m’atteler à la tâche dès<br />

maintenant, je quitte le bureau de mon boss d’un pas plus léger qu’en arrivant.<br />

Presque en courant, je passe chercher mon téléphone pour pouvoir montrer à<br />

Remy les rushs réalisés par les ados au cours des premières séances. Je prends<br />

aussi la documentation du Festival du Nous et je monte l’escalier quatre à quatre.<br />

Je croise une des six équipes de sécurité qui patrouillent en permanence dans la<br />

maison depuis le second épisode des fleurs : grâce à Jesse, la protection du<br />

Shelter a été triplée. Mais si je me sens en sécurité et peux presque relativiser les<br />

agissements du tordu photographe, je le dois aussi à Nathan, Emma, et bien sûr<br />

Aidan.<br />

Même Dobby et Tyler sont investis, ce dernier m’ayant envoyé hier soir un<br />

texto où il m’embrassait. Je m’excuse mentalement auprès de Tyler de l’avoir<br />

fait passer après Dobby dans mes pensées. Et je souris en gravissant les marches<br />

car j’en connais une pour qui le manager passe clairement au premier plan.<br />

Emma n’étant pas encore arrivée, je me promets d’avoir des nouvelles de son<br />

week-end dès la fin de mon entrevue avec Remy.<br />

C’est donc avec le sourire, consciente de l’importance de ce rendez-vous pour<br />

tenter de récupérer ma boulette et plus que jamais heureuse de faire mon travail<br />

que je toque à la porte de l’ado.<br />

– Remy ? insisté-je en l’absence de réponse.<br />

Ai-je bien <strong>com</strong>pris ? M’attend-il ici et non pas dans le salon ? Mais Nathan a<br />

bien dit « le faire sortir de sa chambre ». Comme je n’entends aucun bruit, je<br />

finis par actionner la poignée.<br />

– Remy ?<br />

Le lit est défait, les draps méthodiquement repliés sur le dessus, les portes du<br />

placard ouvertes, la penderie béante et les étagères vides.<br />

Aucun sac, aucun vêtement, aucune basket ni trace de vie : Remy a clairement


quitté les lieux.


39. Pièce maîtresse<br />

Willow<br />

– Comment ça disparu ? dit Emma en nous rejoignant. Vous êtes sûrs ?<br />

Hélas oui. J’ai tout de suite couru prévenir Nathan et nous avons eu beau<br />

fouiller la maison de fond en <strong>com</strong>ble, questionner quelques ados dont Garrett et<br />

Josh avec lesquels Remy s’était accroché, interroger les gars de la sécurité et<br />

faire le tour du quartier, l’ado n’est nulle part. La seule certitude que nous avons<br />

pu récolter est qu’il était encore là hier soir puisque Lindsay et Maud l’ont croisé<br />

dans la cuisine et qu’il avait l’air très excité. « Presque content », a précisé<br />

Lindsay.<br />

Ce qui est surprenant chez cet ado maussade, qui avait plutôt tendance à raser<br />

les murs. Que s’est-il passé ?<br />

– Est-ce qu’il a eu du courrier, des appels, une visite ? Est-ce qu’on peut<br />

imaginer qu’il ait eu des nouvelles de sa famille ? demandé-je alors que je<br />

connais déjà la réponse.<br />

– Ça m’étonnerait, soupire Emma en se mettant à arpenter le bureau de<br />

Nathan.<br />

– Il a sans doute fait une fugue, nous apaise Nathan, et on va le voir<br />

réapparaître dans quelques jours.<br />

– Ou pas, murmuré-je malgré moi.<br />

Il y a quelque chose qui ne colle pas. Cet ado renfermé soudain agité et<br />

excité… Quelque chose l’a décidé à partir… Quoi ? Ou qui ? Peut-être a-t-il<br />

rencontré quelqu’un quand il est sorti dimanche ?<br />

Le regard tendu d’Emma croise le mien. Depuis que je travaille au Shelter, les<br />

fugues ne sont pas rares. Mais elles sont toujours inquiétantes. Car dans le<br />

règlement que nous faisons signer aux ados à leur arrivée, il est bien indiqué<br />

qu’ils sont ici par choix – le leur – et qu’ils peuvent repartir quand ils le


souhaitent. Le Shelter n’est ni un lieu clos, ni une prison. Le deal est que nous<br />

n’appelons jamais la police. Les jeunes le savent et nous font confiance.<br />

C’est justement cette autonomie qui fait qu’en général, ils reviennent ou<br />

finissent par nous donner de leurs nouvelles. En quelque sorte, en décidant par<br />

eux-mêmes, ils <strong>com</strong>mencent à se sentir maîtres de leur destin, à reprendre<br />

confiance en eux et en leur capacité à prendre le contrôle de leur vie. Cette<br />

liberté d’action est aussi le symbole d’une reconquête : la réaffirmation de ce «<br />

moi » maltraité et ébranlé par leurs traumatismes antérieurs.<br />

Il n’est arrivé que rarement qu’on ne sache pas ce que les fugueurs étaient<br />

devenus, ou bien plus tard, <strong>com</strong>me lorsqu’il y a un an, nous avons appris<br />

qu’Anton avait été arrêté par la police pour vol et agression. La rue avait repris<br />

ses droits et nous n’avions rien pu faire pour ce jeune d’origine russe, contraint à<br />

voler et se prostituer depuis l’enfance. À ce souvenir, je frémis en pensant à<br />

Remy et au peu qu’il m’a raconté.<br />

– Où peut-il être allé ? s’interroge Emma.<br />

Nous savons tous les trois que la réponse est nulle part et partout. À la rue, à<br />

son ancienne vie, à ses démons. Et dans tous les cas, c’est dangereux.<br />

– Pourvu qu’il ne fasse pas de connerie, reprend Emma en formulant ce qui<br />

me brûle les lèvres. Il y a tellement de colère chez ce môme !<br />

J’acquiesce. Avec tristesse, je repense à son visage, presque adouci, heureux<br />

et charmé le jour où il a discuté avec Jesse. Je repousse à nouveau la petite pique<br />

de remords qui ne sert à rien en cet instant mais il me semble tellement avoir<br />

senti en lui un potentiel de réparation, cette petite flamme qu’en riant les soirs<br />

des jours difficiles au Shelter où nous dé<strong>com</strong>pressons autour d’un verre, Emma,<br />

Nathan et moi appelons « la rédemption ».<br />

Mais le terme exact serait souvent « résurrection ».<br />

– Et si on demandait aux autres ados ?<br />

Nathan soupire, rappelant ainsi que Remy ne s’est pas franchement fait de<br />

copains ici.


– Ce qu’a dit Lindsay me semble bizarre. Pour le peu que je le connais, ce<br />

n’est pas lui.<br />

Nathan lève un sourcil intéressé.<br />

– Sur 25 jeunes, il y en a forcément un qui a pu voir ou entendre quelque<br />

chose.<br />

– Ce n’est pas dans nos habitudes de les pousser à ce qui pourrait leur sembler<br />

de la délation vis-à-vis de l’un des leurs, fait remarquer Nathan.<br />

– Ils ont su faire la part des choses quand il s’est agi d’aider Lindsay, dit<br />

Emma en argumentant dans mon sens. Et aujourd’hui, même si Remy n’est pas<br />

encore intégré, il fait partie du Shelter. Comme eux.<br />

– Ça peut marcher, insisté-je. On doit faire appel à cette solidarité que nous<br />

essayons de créer ici, cette certitude qu’ils peuvent <strong>com</strong>pter sur certaines<br />

personnes qu’ils ont choisies.<br />

Quelque chose entre esprit de corps et esprit de famille.<br />

– OK, on le tente, dit Nathan en se levant tandis qu’Emma est déjà sur le pas<br />

de la porte.<br />

Dix minutes plus tard, toute la maisonnée présente ce matin est réunie dans le<br />

salon. Après que Nathan leur a expliqué la disparition de Remy, notre inquiétude<br />

vu son état prostré ces derniers temps et le caractère un peu exceptionnel de<br />

notre demande, les jeunes restent cois.<br />

– C’est pas gagné, marmonne Emma en promenant son regard sur eux.<br />

– Écoutez, je me sens particulièrement responsable de la disparition de Remy,<br />

dis-je en m’avançant. Vous savez tous ce qui s’est passé dans l’ancien Shelter et<br />

qu’on a dû renforcer la protection autour de la nouvelle maison. Ici, vous êtes en<br />

sécurité. Mais dehors, dans la rue, non. Aussi, on doit retrouver Remy pour<br />

s’assurer qu’il va bien. Et pour ça, on a vraiment besoin de vous.<br />

Je passe sous silence les livraisons de ces fichus bouquets dont j’espère qu’ils<br />

n’ont pas eu connaissance. Pas la peine de les inquiéter davantage. Mais en moimême,<br />

je frémis en pensant à l’appartement que nous avons vu hier, à ces<br />

photos, à cette étrange traque au minimum photographique dont nous sommes<br />

l’objet Jesse et moi… Est-ce que cette histoire d’appartement et de sosie pourrait


avoir un rapport avec la disparition de Remy ? Malgré moi, le bleu des yeux du<br />

livreur se superpose à celui du regard de l’ado, se confondant en un coup de<br />

poignard glaçant.<br />

Comme s’il sentait mon trouble, Melvin murmure en évitant mon regard :<br />

– Vous allez en parler à la police ?<br />

– Non, ce n’est pas dans le règlement mais nous devons le retrouver, répond<br />

Nathan. Nous pensons que quelque chose d’inhabituel s’est produit pour lui et<br />

qu’il est peut-être en danger. Il est seul, sans doute très en colère et peut-être<br />

incapable de prendre du recul si quelqu’un de mal intentionné l’approche.<br />

Évidemment, nous pensons à Beauty, mais à présent s’y ajoute l’inconnu de<br />

cet appartement du Bronx.<br />

– Vous a-t-il parlé ? Dit ce qu’il <strong>com</strong>ptait faire ?<br />

– Ce mec-là est un autiste, jette Josh. Il parle pas et il sort jamais de sa<br />

chambre.<br />

– Le moindre indice peut nous aider. Il est sorti dimanche après-midi, dit<br />

Nathan, quelqu’un sait-il où il est allé ? S’il a vu quelqu’un ? Est-ce qu’il avait<br />

rendez-vous ? Est-ce qu’il avait l’air <strong>com</strong>me d’habitude quand il est rentré au<br />

Shelter ?<br />

– Il a jamais l’air net de toute façon, ricane Garrett en cherchant l’approbation<br />

des autres.<br />

– Il avait des nouvelles baskets, dit soudain Lukas, les Gucci avec la bande<br />

tricolore.<br />

Murmure envieux chez les jeunes, impressionnés par ce modèle hors du<br />

budget de tout ado ici.<br />

– Il a dit qu’elles étaient à lui et que c’était que le début. Que bientôt il en<br />

aurait plein d’autres, poursuit Lukas encouragé par l’air admiratif des autres.<br />

Mais cette information me fait échanger un regard anxieux avec Emma et<br />

Nathan. Parce que soit Remy a volé ces baskets de luxe, ce qui n’est pas<br />

rassurant, soit on les lui a offertes.<br />

Mais qui ? Et pourquoi ? Et surtout en échange de quoi ? Connaissant la façon


dont Remy a survécu pendant tout un hiver, on peut craindre le pire des schémas.<br />

– Il m’a dit qu’il avait un plan, que lui aussi il deviendrait une star et que plus<br />

personne le planterait <strong>com</strong>me une merde. Qu’il allait se faire des masses de fric<br />

très rapidement et qu’après, il pourrait partir loin d’ici.<br />

À ces mots, mon sang se fige. Un nouveau coup d’œil vers Emma et Nathan<br />

me montre que nous avons la même pensée : <strong>com</strong>ment se fait-on beaucoup<br />

d’argent en très peu de temps ?<br />

Le spectre de Beauty et de ses sales trafics plombe soudain la pièce.<br />

– Il avait rencontré un mec qui connaissait plein de gens, qui allait l’aider et<br />

lui faire gagner un max. Je croyais qu’il parlait de Jesse, intervient alors Melvin<br />

en me regardant.<br />

Je devine la jalousie qu’a dû ressentir Melvin. Et je <strong>com</strong>prends son air fuyant<br />

d’il y a quelques minutes. Je lui souris tandis que Nathan continue à poser des<br />

questions. Les ados n’en savent pas plus : personne n’a vu la personne qui a<br />

promis monts, merveilles et richesses à Remy mais nous avons à nouveau<br />

confirmation de son excitation inhabituelle.<br />

– Je me suis même demandé s’il avait pas pris quelque chose, dit Lindsay<br />

d’une voix timide.<br />

Horrifiés, Nathan, Emma et moi hochons la tête : tout ceci ressemble de plus<br />

en plus au mode opératoire de Beauty. Approcher un jeune, utiliser son mal-être<br />

ou ici sa colère, le mettre en confiance, le flatter, le soudoyer avec un cadeau,<br />

parfois une dose, faire miroiter des gains rapides et faramineux puis le mettre sur<br />

le trottoir avec drogue et/ou prostitution. Le mettre en état de dépendance et le<br />

couper de ceux qui pourraient le protéger.<br />

En cela, Beauty a presque un don pour repérer la faille chez les gens. Et vu ce<br />

qui s’est passé avec Remy, celui-ci était une proie facile pour le dealer. Mais à<br />

présent, le temps presse car l’une des caractéristiques des mauvais plans de<br />

Beauty est leur rapidité d’exécution.<br />

– Qu’est-ce que vous allez faire ? demande Melvin inquiet.<br />

– Nous allons <strong>com</strong>mencer par regarder dans sa chambre, répond Nathan


calmement.<br />

Même si ici, l’intimité de chacun est sacrée, tous hochent la tête, <strong>com</strong>prenant<br />

que c’est la seule solution pour essayer de trouver une piste nous menant à<br />

Remy.<br />

Mais hélas, une fois dans la chambre de Remy, nous avons beau retourner les<br />

tiroirs, chercher sous le matelas, derrière les tableaux et sous le lavabo, la pièce<br />

est vide.<br />

– C’est un peu flippant ! On dirait qu’il n’a jamais habité ici, dit Emma en<br />

refermant un placard.<br />

Toute trace de son passage semble en effet avoir été effacée, <strong>com</strong>me s’il ne<br />

voulait pas qu’on puisse le retrouver. Malgré moi, je fais le parallèle avec<br />

l’appartement du Bronx, dont l’occupant a effacé toutes marques ou empreintes<br />

permettant de l’identifier.<br />

– Je suis sûr qu’on va vite avoir de ses nouvelles, me dit Nathan en passant un<br />

bras autour de mon épaule.<br />

Je voudrais qu’il ait raison. Et croisant les doigts très fort, je chasse mes<br />

mauvais pressentiments.<br />

***<br />

Nous sommes quasiment seuls dans ce petit resto à deux pas des studios de<br />

production de Jesse, situés juste derrière Park Avenue. Ce matin, avant que je ne<br />

parte au Shelter, Jesse m’a proposé de le rejoindre pour déjeuner entre deux<br />

enregistrements. Sans que je ne lui ai rien dit de ma décision de démissionner, on<br />

aurait dit qu’il avait senti que j’aurais envie de lui en parler après. Une nouvelle<br />

fois, sa délicatesse, sa volonté de ne pas me bousculer et sa prévenance me<br />

touchent. Presque amusé, il sourit quand je lui raconte que Nathan a<br />

catégoriquement refusé que je quitte le Shelter mais son sourire disparaît dès que<br />

je lui parle de la disparition de Remy. Très soucieux, il me pose des tas de<br />

questions auxquelles je n’ai hélas pas de réponse.<br />

Et à présent, mes pâtes à la carbonara refroidissent sans que j’aie le cœur de


les manger.<br />

– Je n’arrête pas de penser à lui, m’excusé-je.<br />

Depuis que nous avons fouillé sa chambre, la disparition de l’ado tourne en<br />

boucle dans ma tête, avec questions et réponses, allant du miracle au drame, en<br />

passant par les pires suppositions.<br />

Toute la fin de matinée, j’ai lutté pour ne pas prendre mon téléphone et<br />

prévenir Walligan. J’ai même pensé à passer un coup de fil anonyme à la police<br />

mais ce serait aller contre toutes les règles d’honnêteté du Shelter. Ceci dit, les<br />

informer que nous soupçonnons Beauty d’un nouveau mauvais coup, ce serait<br />

presque un pléonasme. Et <strong>com</strong>plètement inutile : ils savent ce qu’ils ont à faire.<br />

– Je sais que ça ne sert à rien, mais je m’en veux, tu ne peux pas savoir. J’ai<br />

l’impression d’avoir laissé tomber Remy.<br />

Suivant des yeux ma main qui joue avec ma fourchette depuis plusieurs<br />

minutes, Jesse opine.<br />

– Je m’en veux aussi, dit-il en saisissant mes doigts. J’avais un bon feeling<br />

avec ce gosse, le courant était passé. D’habitude, les ados… c’est pas trop mon<br />

truc, mais lui, il y avait quelque chose. Quand je l’ai vu se bagarrer avec les deux<br />

autres… Je ne sais pas pourquoi, j’ai pensé qu’on pouvait se <strong>com</strong>prendre, ou au<br />

moins qu’on avait des choses en <strong>com</strong>mun.<br />

Je me souviens soudain que ce jour-là, il lui a en effet parlé de son père,<br />

presque naturellement, alors que, d’après tout ce que j’ai pu constater, Jesse n’a<br />

jamais été du genre à s’épancher sur son histoire familiale. Encore moins à<br />

propos de son père auprès d’un ado revêche et inconnu.<br />

– Peut-être qu’on se ressemblait finalement, dit-il songeur.<br />

Un peu surprise, je pense à Remy si fermé, si sombre, si agressif et j’ai du mal<br />

à imaginer le Jesse que je connais, solaire, nonchalant et sûr de lui en ado<br />

renfermé et hargneux.<br />

– Ce pauvre gosse a dû se sentir abandonné <strong>com</strong>me une merde. J’aurais dû<br />

l’appeler directement, lui expliquer que je devais aller à Chicago et que ce n’était


que partie remise.<br />

Plus que tout autre, Jesse sait ce que sont les blessures d’ego à cet âge-là.<br />

Nous restons silencieux un moment, pensant tous les deux à Remy.<br />

Où est-il ? Est-ce qu’il va bien ?<br />

Jesse ouvre la bouche pour <strong>com</strong>mencer une phrase quand son téléphone se<br />

met à vibrer.<br />

– Excuse-moi, c’est Tyler, dit-il. Je dois le prendre. On a fait un<br />

enregistrement studio ce matin et on doit caler le mix de cet aprèm.<br />

J’acquiesce d’un sourire en observant le soleil qui joue sur la mèche brune<br />

glissant sur son front, dessinant une boucle rebelle très sexy.<br />

Un accroche-cœur dit-on…<br />

– Alors on se retrouve à quelle heure, mon Tyler d’amour ? demande-t-il<br />

d’une voix amusée.<br />

Amusée par le petit jeu taquin entre Jesse et son manager, je pouffe mais l’air<br />

moqueur de Jesse est soudain remplacé par un froncement de sourcils.<br />

– Est-ce que je suis parti avec mon violon après l’enregistrement ? Ben non,<br />

je l’ai laissé dans le studio puisqu’on doit y retourner tout à l’heure. Pourquoi, il<br />

y a un problème ?<br />

Ses doigts se crispent sur son téléphone et il a l’air nerveux. Un peu gênée, je<br />

m’en veux d’écouter sa conversation mais quelque chose dans son ton m’alerte.<br />

– Mais putain, je n’ai pas bougé de ce resto ! C’est quoi ce délire ? gronde-t-il<br />

en se levant d’un bond. J’arrive ! Mon violon a disparu, m’explique-t-il en<br />

déposant plusieurs billets de vingt dollars sur la table. Le type est venu au studio.<br />

La fureur dessine un masque lugubre sur son visage.<br />

– Je viens avec toi, dis-je en sortant précipitamment du restaurant derrière lui.


Cinq minutes plus tard, nous retrouvons Tyler et le gardien devant la porte du<br />

studio. En arrivant, essoufflée d’avoir couru, j’ai une écœurante sensation de<br />

déjà-vu… et d’une histoire délirante qui se répète.<br />

– Alors ? demande Jesse d’une voix blanche.<br />

– J’ai vu M. Halstead revenir peu après que vous êtes sortis pour déjeuner,<br />

répète le gardien d’un air gêné en fixant tour à tour Jesse et Tyler. Et vous…<br />

enfin il, m’a dit qu’il avait besoin de récupérer son violon mais qu’il avait oublié<br />

ses clés. Je lui ai ouvert puis j’ai refermé après, mais j’ai pas pensé que… parce<br />

que je croyais vraiment que…<br />

Il observe Jesse par en dessous, <strong>com</strong>me pour vérifier.<br />

– Mais <strong>com</strong>ment il était ? insiste Tyler incrédule.<br />

Avant même que le gardien n’ouvre la bouche, je connais la réponse. Et je me<br />

mords les lèvres pour ne pas crier tout en regardant Jesse à présent blême de<br />

colère.<br />

– Pareil, le blouson, les yeux, les cheveux, le tatouage, dit le gardien en<br />

montrant la rose des vents sur la main de Jesse.<br />

– Mais c’est pas vrai ! Mais qu’est-ce qu’il veut ce putain de stalker ! Me<br />

rendre dingue ? explose alors Jesse en donnant un violent coup de paume sur le<br />

mur.<br />

Il se reprend aussitôt pour appeler la police. Abasourdie, je l’écoute expliquer<br />

la situation à Walligan. Sa voix basse, presque haletante, me fait l’effet d’une<br />

main glacée autour de ma gorge. J’ai du mal à respirer car l’angoisse que je<br />

m’efforce de maîtriser depuis la découverte des photos hier est en train de<br />

monter d’un coup. Car après être venu au Shelter, nous avoir suivis à chaque<br />

instant et être vraisemblablement entré chez nous, le sosie a pénétré sans<br />

problème dans les bureaux de Jesse… Jusqu’où ira-t-il ? Que veut-il ? Qui estil<br />

?<br />

Luttant contre la panique, je reste immobile à côté de Tyler qui continue à<br />

poser des questions au gardien. Je cherche le regard de Jesse pour essayer d’y<br />

puiser de la force. Il est toujours au téléphone mais la colère embrase de violet le<br />

bleu de ses yeux. Il se rapproche de moi et passe son bras autour de mon épaule.


Son corps me semble de l’acier. Mais son demi-sourire crispé me fait mal,<br />

surtout quand je l’entends ajouter à l’intention de Walligan :<br />

– Ce violon a une valeur particulière pour moi : mon frère me l’a offert après<br />

mon premier concert au Madison Square.<br />

Un objet à la valeur symbolique importante, synonyme d’affection et de lien,<br />

et devenu encore plus essentiel depuis les révélations de Chicago…<br />

Je frémis en regardant Jesse, qui reste droit et solide malgré ce coup porté à ce<br />

qui est vital pour lui.<br />

Et soudain, je me souviens du nom donné par les luthiers à cette petite pièce<br />

placée à l’intérieur de tout instrument à corde : un petit bout de bois conique<br />

dont la fonction est à la fois de soutenir et de transmettre la vibration des cordes<br />

dans la caisse de résonance. On l’appelle l’âme. Elle est la pièce maîtresse du<br />

violon, celle qui lui donne sa sonorité unique et particulière.<br />

Prendre son violon à Jesse, c’est chercher à lui voler son âme.


40. Le goût du sang<br />

Willow<br />

Un grondement insistant se répète depuis plusieurs secondes alors que le<br />

visage de Remy se reproduit à l’infini dans un miroir petit à petit envahi de<br />

flammes noires et dansantes. Réveillée en sursaut au milieu de la nuit, je chasse<br />

cette image de cauchemar, me retourne et me blottis contre le torse de Jesse,<br />

chaud et rassurant. Passant son bras autour de mon épaule, il me serre contre lui<br />

et murmure dans son sommeil. Je <strong>com</strong>mence à me rendormir. Mais quand le<br />

grondement reprend, je réalise qu’il s’agit de mon portable en train de vibrer sur<br />

le sol où je l’ai posé hier soir en me couchant.<br />

Qui m’appelle à cette heure-ci ? Nathan ? La police ? Remy ?<br />

Repoussant délicatement la main de Jesse, je me penche pour attraper mon<br />

téléphone. Malgré le numéro inconnu qui s’affiche, je réponds aussitôt, espérant,<br />

malgré le peu de chance que ce soit le cas, que Remy soit au bout du fil.<br />

– Ici, le Presbyterian Hospital du Queens… Vous êtes bien madame Willow<br />

Halstead ?<br />

Acquiesçant d’une voix étranglée, je me redresse d’un bond contre l’oreiller,<br />

bousculant Jesse réveillé par mon sursaut. Comme il allume la lumière, je cligne<br />

des yeux : sous mes paupières, défilent alors à toute vitesse les visages de Remy,<br />

Nathan, Emma, Aidan, les jeunes… Tous ceux que j’aime et qui <strong>com</strong>ptent pour<br />

moi.<br />

– Nous avons reçu un patient dans un état critique. Il a réussi à nous donner<br />

son identité…<br />

– Remy, murmuré-je effondrée en même temps que l’homme au téléphone<br />

prononce le nom de l’ado.<br />

Sourcils froncés, Jesse me dévisage pour tenter de <strong>com</strong>prendre. Sans un mot,


je mets le téléphone en haut-parleur.<br />

– Qu’est-ce qui s’est passé ?<br />

– Il est en salle d’opération, continue l’homme sans vraiment me répondre.<br />

Juste avant de perdre connaissance, il nous a donné une carte de visite où figurait<br />

votre téléphone.<br />

Des dizaines de questions se bousculent dans ma tête : a-t-il eu un accident,<br />

fait une mauvaise rencontre, tenté de se suicider ? À cette pensée, une énorme<br />

boule d’angoisse s’engouffre dans ma gorge, m’empêchant presque de respirer.<br />

– Est-ce qu’il va s’en sortir ? demandé-je d’une voix très basse.<br />

Au bout du fil, j’ai l’impression d’entendre l’homme soupirer. Je reprends<br />

mes esprits en réalisant que seuls ceux qui sont encore en train d’opérer Remy<br />

pourraient répondre à ma question.<br />

– Merci de m’avoir prévenue, j’arrive tout de suite, dis-je en fixant Jesse qui<br />

enfile déjà son caleçon. Remy Gordons est un des jeunes que nous accueillons au<br />

Shelter et nous étions tous très inquiets pour lui depuis hier.<br />

Je ne sais pas pourquoi j’ai besoin d’ajouter ça, peut-être que c’est une façon<br />

d’affirmer haut et fort que Remy n’est pas seul. Que la grande famille du Shelter<br />

est avec lui et qu’il peut <strong>com</strong>pter sur nous. Mais quand je raccroche, mes doigts,<br />

mes mains et mes jambes tremblent tellement que je dois me rasseoir. La main<br />

de Jesse se pose sur mon épaule, solide et réconfortante. Rassemblant mon<br />

courage, je lui souris et trouve dans son regard intense la force de me lever, pour<br />

m’habiller à toute vitesse tout en appelant Nathan. Très inquiet lui aussi, mon<br />

boss reste néanmoins calme et posé.<br />

– On l’a retrouvé, c’est le plus important, dit-il. Il est vivant, il est pris en<br />

charge et il a besoin de nous, alors pour le moment, on se concentre là-dessus.<br />

J’appelle Emma et on vous rejoint là-bas.<br />

Tandis que la voiture de nos gardes du corps roule à fond sur la Highway qui<br />

traverse le Queens, blottie sur la banquette arrière, je ferme les yeux. La radio<br />

diffuse un air nostalgique qui me donne envie de pleurer. Appuyée contre<br />

l’épaule de Jesse, ma main serrée dans la sienne, je pense au dernier geste de


Remy avant de s’évanouir : donner ma carte de visite du Shelter. Cette image<br />

agit <strong>com</strong>me une petite étoile soudain apparue dans le brouillard, réconfortante et<br />

lumineuse.<br />

Car Nathan a raison sur ce point : Remy a voulu nous prévenir. Malgré sa<br />

colère contre nous, cet appel à l’aide est une marque de confiance. Peut-être estce<br />

aussi un espoir que les liens si ténus et difficilement noués avec Remy ne<br />

soient pas totalement coupés.<br />

***<br />

Dès que nous entrons en hâte dans l’hôpital, les gardes du corps sur nos<br />

talons, je me précipite vers les urgences pour obtenir des nouvelles. Regardant<br />

droit devant moi, je réprime la sensation de dégoût qui monte dans ma gorge en<br />

sentant l’odeur, un mélange de chlore, de soupe industrielle et de relents<br />

médicamenteux reconnaissable même les yeux fermés pour quiconque a jamais<br />

séjourné dans un hôpital. Fouillant dans son classeur à la recherche de la fiche<br />

d’admission de Remy, l’homme chargé du dispatching nous confirme que l’ado a<br />

bien été hospitalisé au milieu de la nuit dans un état grave, avec contusions,<br />

fractures multiples, plaies ouvertes et suspicion de rupture de la rate. Aux mots<br />

scanner et IRM d’urgence, je frémis.<br />

– Est-ce que Remy a expliqué ce qui lui était arrivé ?<br />

Essuyant ses lunettes avec un coin de sa blouse, l’homme secoue la tête en<br />

semblant <strong>com</strong>pter les minutes que je lui fais perdre avec mes questions.<br />

– Je ne peux rien vous dire, ce n’est pas à moi de vous informer. Il faut que<br />

vous attendiez le chirurgien.<br />

– Écoutez, supplié-je presque, je voudrais savoir ce qui s’est passé ! Ditesmoi<br />

au moins si c’était un accident, une chute ? Où on l’a trouvé ? Il est arrivé<br />

ici <strong>com</strong>ment ? Tout seul, en ambulance ? Quelqu’un était avec lui ?<br />

Mon regard fait le tour du hall, cherchant malgré moi Beauty ou un autre<br />

<strong>com</strong>me si le dealer allait être assis là tranquillement à nous attendre pour nous<br />

expliquer la situation. Ne rien <strong>com</strong>prendre me rend folle.<br />

– Il faut attendre le <strong>com</strong>pte rendu opératoire et voir avec le chirurgien. Et


maintenant, excusez-moi, dit le dispatcheur en nous abandonnant pour repartir<br />

vers un nouveau brancard qui arrive entre deux ambulanciers.<br />

Un peu déboussolée au milieu de cette agitation où l’urgence est aux soins et<br />

non aux explications, je le suis du regard, doutant tout de même que ce fichu<br />

<strong>com</strong>pte rendu m’apporte toutes les réponses que j’attends. Je m’apprête à lui<br />

courir après pour lui arracher la feuille du dossier d’admission de Remy et la<br />

lire, mais Jesse me retient en passant son bras sous le mien.<br />

– Écoute, s’il y a un truc que j’ai appris d’Aidan et du fonctionnement des<br />

hôpitaux, c’est qu’il faut parler à la bonne personne, sourit-il en me sentant au<br />

bord de l’implosion. On va <strong>com</strong>mencer par trouver celle que tu as eue au<br />

téléphone.<br />

Arghh, dans la panique, je n’ai pas pris son nom !<br />

Heureusement, une infirmière nous envoie au bureau d’accueil de nuit de<br />

l’hôpital, où une petite femme à cheveux gris et un grand barbu à dreadlocks se<br />

débattent avec une dizaine de téléphones qui sonnent tous en même temps.<br />

– On nous a appelés tout à l’heure pour un ado arrivé cette nuit, Remy<br />

Gordons. Nous souhaiterions parler au médecin qui l’a examiné à son arrivée,<br />

demande Jesse d’un ton ferme mais calme qui m’impressionne.<br />

Fronçant les sourcils, le barbu dévisage Jesse avec indifférence avant de<br />

vérifier sur son ordinateur et dire qu’en raison de la rotation des tours de garde,<br />

l’interne qui a reçu Remy ne doit sans doute plus être là. Les doigts de Jesse<br />

écrasent les miens tandis que je me retiens de bondir sur le type pour le secouer.<br />

– Vous pouvez vérifier peut-être ?<br />

Le ton de Jesse est sec, presque coupant. Avec un soupir, le barbu s’exécute.<br />

La main encore posée sur son bip, un jeune brun aux joues très rouges finit par<br />

arriver. Sur son badge, je lis « interne en chirurgie ».<br />

– Il est encore au bloc, nous explique-t-il après que je lui ai dit qui nous étions<br />

pour Remy. Nous avons pu stopper l’hémorragie au niveau de la rate et réduire<br />

les plus grosses fractures. Son état est stabilisé mais il faudra attendre plusieurs<br />

heures avant d’être sûr qu’il soit tiré d’affaire.


– Donc, il ne va pas mourir ?<br />

– Le pronostic vital n’est plus engagé à cette heure-ci, me répond le médecin<br />

en s’abritant derrière une formule que j’aurais voulu plus rassurante mais vu<br />

mon état de stress et l’absence de réponse depuis que nous sommes ici, cela me<br />

convient.<br />

Légèrement soulagée, je soupire en serrant la main de Jesse puis je l’interroge<br />

à nouveau, priant pour ne pas me heurter à un nouveau mur.<br />

– Est-ce qu’on sait ce qui s’est passé ? C’est un accident ?<br />

Le regard du médecin passe du visage de Jesse au mien : il inspire<br />

longuement avant de dire d’une voix étonnamment neutre.<br />

– Il est arrivé ici dans un sale état. Vu les traces sur son corps et son visage, il<br />

a été violemment tabassé.<br />

– Comment ça ? Mais qui… ? balbutié-je, dé<strong>com</strong>posée.<br />

– Un passant l’a trouvé et l’a tout de suite ac<strong>com</strong>pagné ici, dit le médecin en<br />

se méprenant sur mon interrogation.<br />

– Mais Remy, il se souvient de quelque chose ? Il a dit qui l’avait agressé et<br />

pourquoi ? demande Jesse tandis que je m’accroche à sa main pour rester debout,<br />

craignant d’entendre en retour le nom qui me brûle les lèvres.<br />

– Il a à peine pu prononcer son propre nom, dit le médecin, presque gêné.<br />

Heureusement, il avait votre carte de visite dans la main. Mais il la serrait<br />

tellement fort qu’on a eu du mal à la lui retirer.<br />

Le cœur broyé, j’imagine les doigts de l’ado écrasés sur le petit bristol.<br />

– Il est arrivé ici à temps. Il avait déjà perdu beaucoup de sang.<br />

– Est-ce que la personne qui l’a conduit ici est encore là ? demande Jesse.<br />

L’interne secoue la tête.<br />

– Vous avez son nom, son téléphone ? demandé-je d’une voix tendue.<br />

– Il a disparu aussitôt après avoir déposé le patient. Vous savez, ça arrive tout<br />

le temps, les gens préfèrent rester anonymes, ils ont peur d’avoir des ennuis,<br />

essaie de nous rassurer le médecin.<br />

Sauf que pour moi, avec tout ce qui est arrivé ces jours-ci, ce désir


d’anonymat n’est pas du tout tranquillisant. Au contraire.<br />

– Il était <strong>com</strong>ment ? demande Jesse presque sèchement.<br />

– Je ne l’ai pas vraiment regardé, mais costaud, c’est sûr, car d’après ce qu’il<br />

a dit, il a porté le jeune sur son dos en courant pour venir ici. Mais je dirais qu’il<br />

était à peu près <strong>com</strong>me vous, surtout les yeux, ajoute le médecin en jaugeant<br />

l’allure de Jesse.<br />

Un souffle glacé tombe sur ma poitrine, <strong>com</strong>me si la banquise entrait en moi.<br />

Sans <strong>com</strong>prendre, le médecin nous regarde d’un air étonné. Mais impossible<br />

de lui expliquer que le type qui a conduit Remy à l’hôpital est<br />

vraisemblablement celui qui a mis le feu au Shelter, épié notre vie, tapissé son<br />

appartement de photos de nous, livré des fleurs et volé le violon de Jesse… C’est<br />

in<strong>com</strong>préhensible et <strong>com</strong>plètement angoissant. Surtout quand je réalise que ce<br />

dangereux sosie dont nous ignorons tout a approché Remy de très près.<br />

Que veut-il ? Pourquoi fait-il tout ça ? Qui est-il ???<br />

– J’allais oublier, dit soudain le médecin. Quand on a déshabillé l’ado, il y<br />

avait une enveloppe à votre nom glissée dans son blouson. La voici.<br />

Presque hébétée, je fixe la petite enveloppe blanche que sort le médecin de sa<br />

poche-poitrine tout en regardant son bip qui vibre. Quand il me la tend avant de<br />

se diriger vers l’accueil pour se saisir d’un téléphone, je reconnais avec horreur<br />

l’écriture en majuscules de tailles inégales :<br />

POUR WILLOW HALSTEAD<br />

Ces lettres capitales me font l’effet d’un coup de poing dans le ventre.<br />

Cherchant le regard de Jesse qui opine d’un air crispé, j’ouvre lentement la lettre<br />

qui m’est adressée. Sur un papier soigneusement plié en quatre, je lis avec<br />

effarement :<br />

Je l’ai sauvé POUR TOI !<br />

Je ne <strong>com</strong>prends plus rien. Est-il de notre côté ou contre nous ?<br />

– Qu’est-ce que c’est encore que ce truc de taré ? gronde Jesse.


Sans répondre, je surveille le visage préoccupé du médecin qui revient vers<br />

nous.<br />

– C’est Remy ? Il y a eu un problème ? demandé-je.<br />

– Il a perdu trop de sang pendant l’opération. On a besoin de lui faire<br />

d’urgence une transfusion. Mais on est en rupture de stock pour son groupe<br />

sanguin et malheureusement, c’est pareil dans tous les hôpitaux de la région. Il<br />

est O négatif.<br />

Un vague souvenir de mes cours de sciences refait surface : O négatif,<br />

donateur universel mais qui ne peut recevoir que du sang de groupe et rhésus<br />

identiques. Je suis A : donc aucun espoir de <strong>com</strong>patibilité. Alors que je me<br />

rappelle avec inquiétude que O négatif n’est pas un groupe sanguin très répandu,<br />

le sourire qui éclaire le visage de Jesse me surprend :<br />

– C’est bon. Je suis O négatif moi aussi. On y va quand vous voulez, dit-il au<br />

médecin en sortant une carte de donneur de sang de son portefeuille.<br />

Sans voix, je le fixe, médusée et entends l’interne appeler le labo pour<br />

préparer les tests avant le prélèvement.<br />

– Il va falloir en prendre plusieurs poches, dit le médecin d’une voix<br />

<strong>com</strong>patissante.<br />

Jesse acquiesce en souriant. Quand il lâche ma main pour aller vers le couloir,<br />

je le suis des yeux, à la fois admirative – il n’a pas hésité une seconde – et<br />

abasourdie par cette coïncidence heureuse.<br />

Un vrai miracle en cet instant !<br />

Je me sens fière d’être la femme d’un homme aussi généreux et décidé.<br />

Et maintenant, je n’ai plus qu’une chose à faire : attendre et croiser les doigts.<br />

Apercevant un des gardes du corps réprimer un bâillement, j’insiste pour qu’ils<br />

aillent se chercher un café. Après un bref échange entre eux, l’un s’éloigne vers<br />

le hall tandis que l’autre reste non loin de moi, si discret que je l’oublierais<br />

presque.<br />

Me sentant vaciller de fatigue, je me laisse tomber sur une chaise de la salle


d’attente et ferme les yeux. J’essaie de penser calmement mais j’ai l’impression<br />

d’être devant un puzzle monstrueux. Et qu’au lieu de s’assembler, les pièces ne<br />

font que se démultiplier et prendre des contours impossibles, rendant tout encore<br />

plus impénétrable et confus.<br />

Que vient faire le stalker dans ce qui est arrivé à Remy ? Peut-être est-il tout<br />

simplement encore plus machiavélique qu’on ne le pense et c’est lui qui a battu<br />

Remy à mort avant de le déposer à l’hôpital et de s’enfuir… Dans ce cas, il est<br />

de mèche avec Beauty pour se venger du Shelter ? Mais si ça colle avec<br />

l’incendie, pourquoi les photos chez lui, les bouquets au Shelter, les messages de<br />

dingue et le vol du violon de Jesse ?<br />

Coudes sur les genoux, je prends ma tête entre mes mains : j’ai l’impression<br />

qu’elle va exploser tant elle bouillonne. Un début de migraine se profile que je<br />

tente de repousser à coups de calmes respirations.<br />

Même s’il ne se passe sans doute que quelques minutes, j’ai l’impression de<br />

rester un siècle assise à frotter mes tempes douloureuses tout en essayant<br />

vainement d’y voir clair. Quand mon téléphone se met à sonner, le nom de<br />

Walligan qui s’affiche me rend nerveuse. Priant pour qu’il ait pu retrouver le<br />

violon de Jesse – ce qui serait la seule nouvelle inattendue que je pourrais<br />

supporter en cet instant –, je décroche :<br />

– Vous avez du nouveau ? lui demandé-je en oubliant toute formule de<br />

politesse.<br />

S’il est surpris par mon accueil, il reste imperturbable. Et c’est d’une voix<br />

posée qu’il m’annonce :<br />

– Nous avons retrouvé Alan John Welden dit Beauty dans un appartement de<br />

Jamaica. Une voisine nous a appelés.<br />

Mon sang ne fait qu’un tour : cette ordure va enfin retourner sous les verrous<br />

qu’il n’aurait jamais dû quitter et payer pour ce qu’il a fait ! Même si je sais que<br />

cela ne résoudra pas tout, c’est déjà un sale type de moins aux environs du<br />

Shelter. Mais au moment où je vais lui demander si Beauty a avoué, je réalise<br />

que Walligan se tait depuis quelques secondes. Qu’il n’a pas dit « arrêté ». Et<br />

que l’emploi du patronyme <strong>com</strong>plet de Beauty est étonnamment formel.


– Nous l’avons retrouvé mort, précise alors le policier. Tué d’une balle tirée à<br />

bout portant.<br />

J’en reste scotchée sur ma chaise : mort, tué ? J’ai beau ne pas porter le dealer<br />

dans mon cœur, cela fait un choc.<br />

– Il y avait un message épinglé sur sa poitrine, dans une enveloppe à votre<br />

nom, reprend le policier.<br />

Quelque chose se bloque au niveau de ma gorge et descend <strong>com</strong>me un tube<br />

glacé dans mes poumons avant de se ramifier dans mon ventre. Presque<br />

douloureuse, ma cicatrice se met alors à fourmiller d’un millier de petites<br />

déchirures. Le souffle court, les tempes battantes, je me sens me lever de ma<br />

chaise et aller vers la sortie <strong>com</strong>me si mes jambes prenaient le <strong>com</strong>mandement et<br />

ne pensaient qu’à une chose : partir en courant.<br />

Ne pas entendre ce que je crains déjà de savoir.<br />

– Un message qui disait… ? m’entends-je pourtant demander d’une voix<br />

rocailleuse.<br />

– Il y avait écrit : « Je l’ai tué pour toi. »<br />

Sans les voir, je devine les majuscules sur les deux derniers mots. Ma tête<br />

bourdonne de plus en plus fort. La voix de Walligan devient inaudible. Un froid<br />

monstrueux tombe <strong>com</strong>me une chape sur mes épaules et le sol s’effondre sous<br />

mes pieds. Mon téléphone s’écrase à terre tandis qu’il me semble tomber sans fin<br />

dans un puits noir, froid et terrifiant.<br />

Quatre mains solides me récupèrent, tandis que je claque des dents,<br />

épouvantée et incapable même de crier.<br />

– On est là, Willow, tout va bien, répètent Nathan et Aidan plusieurs fois en<br />

me soulevant littéralement pour rejoindre la chaise la plus proche.<br />

Aidan prend immédiatement mon pouls tandis que Nathan tamponne mon<br />

front avec un mouchoir. Leurs regards anxieux surveillent mon visage.<br />

– C’est monstrueux, il est… mort ! réussis-je à articuler entre deux<br />

claquements de dents.


Comme Nathan se dé<strong>com</strong>pose et qu’Aidan écrase violemment mon poignet,<br />

je retrouve mes esprits en <strong>com</strong>prenant qu’ils imaginent que je parle de Remy.<br />

– Beauty. On lui a tiré dessus. Chez lui, dis-je avec l’impression de parler en<br />

rafales.<br />

– Oh putain, j’ai eu une de ces peurs, souffle Nathan en se laissant tomber sur<br />

le siège à côté de moi. Mais Beauty assassiné ? C’est horrible.<br />

Tandis que j’opine, je vois Aidan regarder rapidement autour de nous, se<br />

demandant sans doute où est son frère. Quand son regard passe sur les gardes du<br />

corps à nouveau postés près de la porte, il fronce les sourcils.<br />

– Jesse est allé donner son sang pour Remy, lui expliqué-je.<br />

Rassuré, il hoche la tête sans poser de questions. Après avoir dit à Nathan et<br />

Aidan ce qu’il en est pour l’ado et le peu que nous savons sur les circonstances,<br />

je leur parle du passant mystérieux enfui et de la découverte de Walligan. D’une<br />

voix encore tremblante, j’explique aussi les messages écrits à mon intention et<br />

trouvés l’un dans le blouson de l’ado, l’autre sur le cadavre de Beauty. Avec<br />

deux mots en miroir : « sauvé », « tué ».<br />

Dans les deux cas : pour moi…<br />

M’écoutant sans m’interrompre, ouvrant des yeux horrifiés, Aidan et Nathan<br />

sont aussi blêmes l’un que l’autre.<br />

– Ce type est un psychopathe et un meurtrier, murmure Nathan <strong>com</strong>me pour<br />

lui-même.<br />

– Il y a une véritable escalade dans la violence de ses actes et ça va vite, trop<br />

vite… réfléchit Aidan, mâchoires serrées. Il s’est donné une mission. Mais s’il a<br />

maintenant atteint le stade où il peut tuer, il n’a plus aucune limite.<br />

Le goût âcre de la peur qui remplit ma bouche me donne envie de vomir.<br />

– Mon Dieu, souffle Nathan en me regardant avec inquiétude.<br />

Le regard sinistre qu’Aidan jette à Nathan me fait <strong>com</strong>plètement perdre pied.<br />

Comme dans un cauchemar, je pense à ce que l’on dit de certains chiens devenus<br />

fous : après avoir mordu une fois, ils ont le goût du sang… Et d’après la rumeur,


ien ne peut alors les arrêter de tuer à nouveau.<br />

– Mais que me veut ce type ? essayé-je de me raisonner à voix haute.<br />

Quand elle sort de mes lèvres, je sais déjà l’inutilité de ma question. Car s’il<br />

est fou et incontrôlable, <strong>com</strong>ment pourrait-on <strong>com</strong>prendre son objectif ?<br />

– La seule question en cet instant est de savoir quand la police parviendra à<br />

l’arrêter, dit Nathan en nous fixant tour à tour.<br />

Je soupire en pensant qu’il a déjà réussi à leur échapper plusieurs fois.<br />

L’image d’un monstre rusé, insaisissable, empruntant le visage de Jesse et<br />

glissant sans problème entre les mailles du filet de la police apparaît dans mon<br />

esprit. Luttant contre l’étau d’angoisse qui serre à nouveau ses griffes autour de<br />

mon crâne, je m’efforce de ne pas laisser la peur gagner du terrain. Pourtant, il<br />

me semble qu’elle rampe sous ma peau, grignote ma raison et chemine à<br />

l’intérieur de chacune de mes cellules pour imposer sa terrifiante loi à tout mon<br />

être. J’essaie d’écouter calmement Nathan qui explique qu’Emma a préféré se<br />

rendre au Shelter pour être là quand les ados vont se réveiller. Je hoche la tête<br />

machinalement mais je ne <strong>com</strong>prends rien.<br />

Tout est confus, obscur et effrayant.<br />

Quand Jesse arrive dans le couloir, je me lève brusquement, chancelante, le<br />

cœur fou. En cet instant, malgré le meurtrier qui se balade en liberté, malgré la<br />

violence, malgré le danger, malgré l’in<strong>com</strong>préhensible, le simple fait de le voir<br />

et le savoir avec moi me redonne de la force. Les yeux rivés aux siens <strong>com</strong>me à<br />

un phare dans la nuit, je me réfugie dans ses bras tendus vers moi. Blottie contre<br />

son torse, je sens la peur reculer, la panique fondre et le soulagement se déposer<br />

lentement en moi. C’est <strong>com</strong>me si sa solide assurance se répandait dans mon<br />

corps : son souffle calme, son parfum épicé, ses bras qui m’étreignent me<br />

paraissent en cet instant les plus solides remparts du monde contre la peur. Dans<br />

les bras de Jesse, je me sens en sécurité et je peux tout affronter.<br />

Même la folie meurtrière d’un psychopathe.


41. Signe d’espoir<br />

Jesse<br />

Endormie sur mon épaule, Willow murmure des mots in<strong>com</strong>préhensibles : un<br />

frissonnement rapide passe sur son visage, <strong>com</strong>me une ride sur la mer. Attentif<br />

au moindre de ses battements de cils, je me retiens presque de respirer pour ne<br />

pas la réveiller.<br />

Putain, qu’elle est belle !<br />

À chaque fois que je la retrouve, même si je n’ai été séparé d’elle que<br />

quelques instants, je suis si ébloui et heureux que j’en ai le cœur en feu<br />

d’artifice. Et à chaque fois, même maintenant, même dans cet hôpital sordide, je<br />

mesure ma chance de l’avoir dans mes bras. Ce bonheur pourrait me faire<br />

oublier toute la misère du monde.<br />

Mais pas le délire d’un malade en liberté.<br />

La peur que j’ai vue dans le regard de Willow en revenant du labo m’a mis en<br />

colère. Mais la sentir à présent calme et assoupie contre moi m’apaise. Avec un<br />

long soupir, elle se niche au creux de mon épaule. Je voudrais qu’elle soit<br />

toujours si tranquille. Malgré ses paupières marbrées de fatigue, ses cheveux<br />

emmêlés en boucles sauvages et la fatigue qui creuse ses traits, elle irradie. Il<br />

émane d’elle une sorte de lumière, quelque chose d’aussi fascinant qu’une<br />

constellation dans le ciel, faite d’une matière solide, chaude et charnelle, d’une<br />

énergie mystérieuse et puissante et d’une force d’attraction à laquelle je ne<br />

résiste pas.<br />

Je ne me lasserai jamais de la regarder et de l’aimer. Il y a toujours eu en elle<br />

ce mélange fascinant de force et d’abandon. Comme un oiseau, à la fois libre,<br />

indépendant, gracile, léger, coloré, volontaire, capable de traverser les océans<br />

mais malgré tout, vulnérable. Je l’admire pour sa résistance, pour cette<br />

incroyable façon de se battre et de dépasser ce qui lui fait peur.


Respirant le doux parfum de la femme que j’aime, je ferme les paupières en la<br />

berçant tendrement, <strong>com</strong>me pour l’entourer d’un nuage de protection et d’amour.<br />

Quand je rouvre les yeux, j’aperçois les deux gardes du corps en faction près de<br />

l’entrée de la salle d’attente et sur la rangée de fauteuils en face, Nathan qui<br />

somnole sur l’épaule d’Aidan.<br />

Nous échangeons un regard <strong>com</strong>plice. Malgré la raison de notre présence ici<br />

au milieu de la nuit, j’ai envie de rire en nous voyant exactement dans la même<br />

position : des piliers. Solides et inflexibles.<br />

La marque Halstead !<br />

Outre notre attitude en miroir, mon frère semble dans le même état d’esprit<br />

que moi : fatigué, inquiet, attentif et protecteur. Mon regard se pose sur le grand<br />

roux abandonné contre lui, une main posée sur la cuisse de mon frère. D’après ce<br />

que je connais de Nathan, je ne suis pas certain que l’abandon soit son genre : il<br />

est plutôt du style à vouloir maîtriser et gérer avec recul et réflexion, cherchant à<br />

faire croire que rien ni personne ne le perturbe. Mais en dessous, un volcan<br />

gronde…<br />

En cela, ils se ressemblent avec Aidan… On dirait bien qu’il est lui aussi en<br />

train de changer. Mais ce qui me fait le plus plaisir en cet instant, c’est que je<br />

crois bien qu’Aidan est amoureux.<br />

Voyant que je l’observe, il m’adresse un clin d’œil amusé.<br />

Des pas dans le couloir me tirent de mes réflexions. Ac<strong>com</strong>pagné de celui qui<br />

doit être le chirurgien, l’interne que nous avons vu avec Willow se dirige vers<br />

nous. À la vue de leurs blouses, stéthoscopes et visages impénétrables, je me<br />

crispe. Il faut dire que depuis que nous sommes entrés dans l’hôpital, de vilains<br />

flashs liés à l’accident me reviennent, ac<strong>com</strong>pagnés d’une sensation de malaise<br />

dont je me passerais bien. La vue du corps médical prêt à donner son verdict me<br />

donne toujours autant envie de ruer dans les brancards. Immobile sur mon siège,<br />

je me contiens, devinant que Willow doit lutter contre des souvenirs bien pires<br />

encore de ce genre d’endroit.<br />

Sentant que je m’agite, Willow se redresse. En moins d’une seconde, <strong>com</strong>me<br />

si nous nous étions donné le mot, nous sommes tous les quatre debout, en arc de


cercle devant le staff médical. Au centre Willow et Nathan, de part et d’autre,<br />

prêts à les soutenir, Aidan et moi. Le teint livide de Willow me serre le cœur<br />

mais accrochée à ma main, elle se tient droite, fixant bravement les médecins. Sa<br />

force de caractère m’impressionne : rien sur son visage ne dit à quel point elle<br />

est tendue.<br />

– Nous sommes passés à deux doigts du pire mais le jeune Remy est tiré<br />

d’affaire, dit le plus vieux d’un ton sérieux. Après des heures d’opération et<br />

grâce à la transfusion qu’il a pu recevoir en urgence, je peux à présent assurer<br />

que ses jours ne sont plus en danger. Mais son rétablissement <strong>com</strong>plet sera long,<br />

vu ses nombreuses fractures.<br />

Bouche bée, nous restons cois un moment sans oser bouger. Comme si nous<br />

voulions être certains de ne pas rêver. Un petit sourire soulagé finit par éclairer<br />

le visage de Willow, mais très vite remplacé par de l’inquiétude.<br />

– Mais <strong>com</strong>ment est-il ? Est-ce qu’il souffre ? demande-t-elle.<br />

– Il est sous bonne dose d’analgésiques mais, de ce point de vue, ça devrait<br />

aller mieux d’ici quelques jours.<br />

Mon regard croise rapidement celui d’Aidan, resté soucieux. Sur mes gardes<br />

moi aussi, je me rapproche un peu plus de Willow, au cas où, après ce début<br />

encourageant, les nouvelles deviendraient mitigées. J’ai appris à me méfier des<br />

médecins. Et justement, « de ce point de vue » et « devrait » ne sonnent pas à<br />

mon oreille <strong>com</strong>me des certitudes d’avenir réjoui.<br />

– Il y aura des séquelles ? Est-ce qu’il va…<br />

– … être <strong>com</strong>me avant ? demande Willow en terminant la phrase de Nathan.<br />

– Une fois <strong>com</strong>plètement rétabli, oui, opine le médecin.<br />

– En clair, il n’a aucune lésion invalidante ou irréversible et n’aura aucune<br />

séquelle physique, neurologique et cognitive ? fait préciser Aidan en scrutant le<br />

chirurgien.<br />

Ce qu’Aidan appelle « en clair » est un charabia total pour moi mais je lui fais<br />

confiance pour poser les bonnes questions. Et je lui fais d’autant plus confiance<br />

que même si le chirurgien affirme que Remy sera en pleine forme après sa<br />

convalescence, je ne regarde que mon frère pour avoir confirmation des dires du<br />

corps médical. Et je ne suis pas le seul : Nathan et Willow ont les yeux fixés sur


le visage d’Aidan. Quand il nous sourit calmement en remerciant le chirurgien,<br />

je sais que tout va bien se passer pour Remy. Desserrant l’étreinte de ses doigts<br />

sur les miens, Willow m’adresse un sourire ému avant de demander :<br />

– Il est conscient ? Réveillé ?<br />

– Et je vous autorise même à aller le voir, sourit le chirurgien. Pas trop<br />

longtemps ni tous ensemble, 2 e étage, chambre 2 37.<br />

Quand les médecins nous quittent, nous parlons tous en même temps,<br />

soulagés et presque euphorisés par cette bonne nouvelle. Ça nous ferait presque<br />

oublier les sombres agissements de l’autre dingo mais je reste sur mes gardes.<br />

– Tu l’as sauvé, me dit Willow en se tournant vers moi pour m’embrasser.<br />

***<br />

Trois minutes plus tard, sur ma demande expresse, les deux gardes du corps<br />

qui sont venus avec nous sont postés de part et d’autre de la porte vert pâle<br />

numéro 237 en attendant les renforts de sécurité qui vont arriver. Après leur<br />

avoir jeté un regard reconnaissant qui m’englobe aussi, Willow s’apprête à<br />

ouvrir doucement la porte. Quand je vois ses doigts trembler sur la poignée, je<br />

pose d’office ma main sur la sienne et actionne doucement le mouvement.<br />

Pourtant, je flippe un peu. Je ne suis vraiment pas fan des chambres<br />

d’hôpitaux. Stores baissés, la pièce est dans la pénombre. L’odeur caractéristique<br />

associée pour moi à milieu hospitalier hostile me retourne les tripes. Avant<br />

d’entrer, je jette un regard vers Aidan et Nathan. Le sourire confiant de mon<br />

frère me rassure et me pousse aux fesses.<br />

Pourtant, à peine à l’intérieur, j’ai un mouvement de recul.<br />

Oh putain !<br />

Mais je me retiens de jurer en voyant le visage de Willow qui, malgré<br />

l’obscurité de la pièce, pâlit de deux crans sur l’échelle du livide.<br />

Adossé contre deux oreillers, entouré de potences de perfusion et d’écrans de<br />

surveillance, Remy est méconnaissable. C’est de la charpie de môme : une jambe


dans le plâtre jusqu’à la cuisse, l’autre avec une attelle au genou, un bras en<br />

écharpe, le torse pansé de haut en bas, une minerve, la moitié du visage violacée,<br />

l’autre tuméfiée, la lèvre du bas déchirée et la joue fendue d’une belle cicatrice<br />

qui remonte vers le bandage qui entoure son crâne. Les paupières closes, il<br />

respire avec difficulté. Il ne nous a pas entendus entrer.<br />

– Mon Dieu, gémit Willow en agrippant mon avant-bras.<br />

Le souffle court, des larmes plein les yeux, elle est bouleversée et tâche<br />

courageusement de prendre sur elle pour ne pas fondre en larmes. Moi aussi,<br />

même si je joue le costaud : ce pauvre gosse en lambeaux me fend le cœur. Et<br />

s’il n’était pas en si piteux état, je le serrerais contre moi de toutes mes forces<br />

pour essayer de lui en redonner un peu.<br />

Va-t-il vraiment s’en sortir ?<br />

Il a tellement l’air d’être passé sous un rouleau <strong>com</strong>presseur que ma fureur<br />

redouble contre le type qui a osé faire ça à un pauvre gamin innocent.<br />

Mais je me sens un peu coupable aussi. Car si je n’étais pas parti à Chicago au<br />

lieu de rencontrer Remy <strong>com</strong>me prévu, on n’en serait pas là. Cet ado paumé<br />

n’aurait pas été déçu, il n’aurait pas été furieux et prêt à tout, et peut-être qu’il<br />

n’aurait pas fugué. Je m’en veux car finalement, ma visite familiale était-elle si<br />

urgente ? Est-ce que je n’aurais pas pu attendre une semaine de plus pour savoir<br />

que je n’étais pas le fils d’un homme qui m’a détesté depuis ma naissance ?<br />

Franchement, quand je vois ce gamin démantibulé sur son lit, il n’y a pas photo :<br />

je n’aurais jamais dû laisser tomber ce gosse au moment où il avait besoin de<br />

moi.<br />

Lâchant mon bras, Willow avance lentement vers le lit. Avec une douceur<br />

infinie, elle se penche vers l’ado et pose un baiser sur le seul endroit de sa peau<br />

qui semble dans un état normal : sa tempe gauche. Si elle ne me surprend pas, la<br />

délicatesse de son attitude me touche : je la sais bouleversée par l’état de Remy,<br />

gênée parce qu’elle se sent responsable de ce qui lui est arrivé. Je repousse le<br />

petit pincement de tripes qui me vient en pensant qu’elle fait instinctivement un<br />

geste maternel, à la fois rassurant et affectueux.<br />

Surpris, l’ado ouvre les yeux. Sous ses paupières presque noires, l’éclair


terrifié qui s’en échappe me fait penser à celui de ces cerfs qu’Hunter chassait<br />

quand j’étais enfant : acculés, terrifiés et conscients de l’impossibilité de toute<br />

fuite. Son regard s’adoucit légèrement quand il reconnaît Willow. Mais lèvres<br />

scellées, il se contente de la fixer d’un air étrange. Impossible de deviner ce qu’il<br />

éprouve : colère ou indifférence ? Mais ce qui me remue jusqu’à l’âme est cette<br />

peur animale que je sens tapie au fond de ses tripes et inscrite pour longtemps<br />

dans son corps. Et je ne peux m’empêcher de me demander : <strong>com</strong>bien de temps<br />

lui faudra-t-il pour ne plus sursauter quand quelqu’un essaiera d’être gentil avec<br />

lui ?<br />

– Remy, c’est Willow, je suis avec Jesse.<br />

Sans tourner la tête, il paraît me chercher du regard. Je m’avance alors le long<br />

du lit et pose la main sur le bout des doigts qui émergent du plâtre.<br />

– Salut mec, dis-je d’une voix plus basse que la normale. Content de te voir,<br />

mais désolé que ce soit à l’hosto.<br />

– On s’est fait tellement de souci pour toi.<br />

Sans quitter Willow des yeux, il hoche légèrement la tête tandis que ses doigts<br />

remuent sous ma paume. Tente-t-il de se dégager ? Sans lui laisser le choix, je<br />

garde sa main dans la mienne.<br />

– Remy, tu m’en veux et je te <strong>com</strong>prends, ajoute Willow. Alors, je voudrais te<br />

demander de m’excuser de t’avoir négligé quand tu avais besoin de moi.<br />

– Nous voudrions te demander de nous excuser, corrigé-je en surveillant la<br />

réaction de l’ado. Parce que moi aussi, j’aurais dû être plus disponible. Je t’ai<br />

fait faux bond alors que tu <strong>com</strong>ptais sur moi.<br />

– C’est moi qui ai été trop con, dit Remy d’une voix cassée. J’étais furieux et<br />

je n’ai pas réfléchi. Je suis parti sur un coup de tête. Et si je n’avais pas été aussi<br />

stupide… Si je n’avais pas cru à toutes ces conneries…<br />

Aussi stupéfaite que moi, Willow ouvre de grands yeux ronds <strong>com</strong>me deux<br />

astres verts : quand elle mord ses lèvres, je devine qu’elle brûle d’envie de le<br />

questionner. Mais elle et moi savons qu’un rien peut suffire à cadenasser les<br />

confidences de Remy.<br />

– Quand ce type m’a dit qu’il pouvait me faire gagner plein d’argent, j’ai cru


que je pourrais devenir un mec important moi aussi.<br />

– Quel type ? Quelqu’un que tu connaissais ? ne peut s’empêcher de<br />

demander Willow, devançant ma question.<br />

– Je l’avais jamais vu. Quand je suis sorti du Shelter pour acheter des clopes,<br />

il m’a abordé. J’ai cru que… parce que souvent, les vieux, ils me parlent pour…<br />

grimace-t-il d’un air fatigué. Il m’a offert un coca et on a discuté un peu. Il m’a<br />

dit que quand il était jeune, il avait été judoka en <strong>com</strong>pétition, qu’il s’était<br />

blessé, qu’on l’avait aidé à s’en sortir et qu’il s’était reconverti. Il s’appelait<br />

Alan John.<br />

Beauty.<br />

– Il m’a dit qu’il était dans le <strong>com</strong>merce de proximité, continue Remy.<br />

Doux euphémisme pour son sale trafic !<br />

– Il avait besoin d’un assistant, pas trouillard. D’après lui, j’étais le mec idéal.<br />

Comme il m’a montré plein de gros billets, qu’il m’a dit que bientôt j’en aurais<br />

autant, j’ai dit oui. Il m’a emmené sur la 5 e avenue, j’avais envie de tout, avouet-il.<br />

Il a dit que les baskets étaient un a<strong>com</strong>pte sur tout ce que j’allais gagner.<br />

Mais quand je l’ai retrouvé le lendemain et que j’ai <strong>com</strong>pris ce qu’il voulait que<br />

je fasse, j’ai dit non. Et que je voulais rentrer au Shelter.<br />

Écarquillés entre ses paupières enflées, ses yeux semblent noyés dans un<br />

brouillard poisseux. Willow frissonne tandis que nous échangeons un rapide<br />

regard.<br />

– Il a dit que j’avais plus le choix. Que de toute façon, <strong>com</strong>me j’étais parti,<br />

vous ne me reprendriez plus au Shelter. Mais j’ai quand même refusé de faire le<br />

trottoir, alors il a <strong>com</strong>mencé à me frapper en disant que je n’étais qu’une sale<br />

petite pute. Qu’il l’avait vu tout de suite et que je ne savais faire que ça, hoquette<br />

l’ado en baissant le regard.<br />

– Oh Remy, dit Willow en caressant les cheveux de l’ado. Il a dit ça pour te<br />

blesser et te manipuler, c’est faux !<br />

Elle semble calme mais je vois ses yeux briller, sans doute autant de colère<br />

que de larmes contenues. Quant à moi, je maudis Beauty et tous les sales types<br />

de son espèce, qui savent toucher les gens fragilisés pile là où ils sont à vif.


– J’ai redit non. Il était furieux. J’ai réussi à sortir de l’appartement mais il<br />

m’a coursé dans la rue. J’ai jamais eu aussi peur, gémit l’ado en se<br />

recroquevillant malgré ses bandages. J’arrivais plus à respirer. Puis il m’a chopé<br />

et il a tapé, tapé… Ça s’arrêtait jamais. J’étais sûr qu’il allait me tuer mais je<br />

m’en foutais, j’avais trop mal.<br />

Son air terrifié me met en rage, surtout quand je vois le visage de Willow se<br />

dé<strong>com</strong>poser encore un peu plus.<br />

– À un moment, je me suis évanoui. Je me souviens juste de quelqu’un<br />

penché sur moi avec des yeux bizarres.<br />

– Bizarres <strong>com</strong>ment ? demandé-je doucement.<br />

– Bleus, exactement <strong>com</strong>me toi, mais sans rien dedans. Vides, froids. Comme<br />

des yeux de serpent.<br />

S’il ne s’agissait pas d’un mec qui nous colle dangereusement aux basques, je<br />

devrais être soulagé et même reconnaissant qu’il soit intervenu pour tirer Remy<br />

des griffes de Beauty. Mais hélas, je ne ressens aucun sentiment positif envers<br />

mon sosie, juste de la colère, du dégoût et une envie colossale de l’envoyer en<br />

enfer. Car pour moi, son intervention n’a rien d’un geste purement charitable et<br />

désintéressé.<br />

Je ne sais pas ce qu’il cherche, mais rien ne me fera croire que ce mec est un<br />

philanthrope, feu Beauty en sait d’ailleurs quelque chose…<br />

Revenant alors à ce qui se passe dans la chambre d’hôpital, j’observe Willow<br />

qui s’est assise au bord du lit et éponge le front trempé de sueur de l’ado.<br />

– C’est fini maintenant, dit-elle tendrement.<br />

– Mais Beauty… il va revenir… Il a dit qu’il me lâcherait pas.<br />

Quand mon regard croise celui de Willow, nous sommes aussitôt sur la même<br />

longueur d’onde.<br />

– Beauty ne pourra plus te faire de mal : il est mort, dis-je en regrettant déjà<br />

de ne pas avoir pris plus de précautions oratoires pour ne pas alarmer l’ado, déjà<br />

très secoué.<br />

Il me dévisage, l’air de craindre que j’y sois pour quelque chose, ce qui


pourrait presque me faire sourire, vu toutes les fois où j’ai eu envie de tordre le<br />

cou au dealer.<br />

– Un règlement de <strong>com</strong>ptes, expliqué-je alors sans avoir l’impression de<br />

mentir véritablement.<br />

Juste pas la peine de préciser avec qui…<br />

Comprenant qu’il ne risque plus rien, Remy se met à claquer des dents. Puis il<br />

sanglote en cherchant le regard de Willow. Bouleversée, elle essuie les larmes<br />

qui coulent sur le visage tuméfié.<br />

– Maintenant, tu vas oublier tout ça, te reposer et te remettre, murmure-t-elle<br />

en caressant ses cheveux. Le médecin a dit que tu allais te rétablir parfaitement<br />

mais que ce serait long.<br />

Malgré son plâtre, l’ado esquisse un haussement d’épaules, tandis que ses<br />

pleurs redoublent. Son corps douloureux tout secoué de sanglots fait mal à voir.<br />

– Tout ça, c’est de ma faute. Je suis désolé. J’ai été tellement nul. Est-ce que<br />

vous pourrez me pardonner un jour ?<br />

– Mais, Remy, tu n’as rien à te faire pardonner, assure Willow d’une voix<br />

tremblante.<br />

– C’est plutôt nous qui sommes désolés, dis-je très ému en cherchant le regard<br />

de Willow.<br />

Quand elle lève les yeux vers moi, des larmes roulent sur ses joues <strong>com</strong>me si<br />

elle ne s’en apercevait pas. Je voudrais pouvoir la prendre dans mes bras.<br />

– Je vous demande pardon, répète l’ado en larmes.<br />

Il paraît incapable de se contenir, <strong>com</strong>me si toute la frayeur qu’il avait retenue<br />

jusque-là sortait de ses yeux et de sa bouche. Assise au plus près de lui, Willow<br />

pose son front contre le sien et le rassure en chuchotant doucement, <strong>com</strong>me elle<br />

le ferait avec un enfant. La gorge serrée, fixant leurs larmes qui se mélangent,<br />

j’écoute cette mélopée de mots doux et consolants qui petit à petit semblent<br />

presque ramener de la couleur dans la pièce sombre. Alors, incapable de résister,<br />

je m’approche et je les prends tous les deux dans mes bras pour les bercer le plus<br />

délicatement du monde. Jusqu’à ce que ses pleurs se calment, nous restons


enlacés autour de l’ado.<br />

– Est-ce que je pourrai revenir au Shelter ? dit-il quand nous nous écartons de<br />

lui.<br />

– Mais c’est pas que tu peux, tu as intérêt à revenir ! On t’y attend tous ! dit<br />

soudain la voix de Nathan en s’approchant derrière nous.<br />

Je n’ai même pas entendu la porte s’ouvrir. Après avoir serré longuement<br />

Remy contre lui dans la mesure des possibilités laissées par les plâtres et les<br />

perfusions, Nathan pose une main affectueuse sur l’épaule de Willow.<br />

– Désolé, on est entrés, on n’en pouvait plus d’attendre.<br />

– Et on a tout entendu pour Beauty et le sosie, me précise Aidan à l’oreille<br />

avant de se présenter à l’ado. Je suis Aidan, le grand frère de la star. On ne se<br />

connaît pas encore mais on va arranger ça.<br />

Passant un bras autour de la taille de Willow qui s’est écartée légèrement du<br />

lit, je soupire, refusant pour l’instant de penser que la star a de grosses emmerdes<br />

avec un stalker assassin qui a le mauvais goût de lui ressembler. Ce moment<br />

appartient à Remy. Et je suis intrigué par son attitude. Comme les nouveaux<br />

arrivants l’observent en souriant, il semble mal à l’aise, nous dévisageant tour à<br />

tour d’un air suspicieux.<br />

– Mais vous êtes vraiment tous là pour moi ? demande-t-il soudain.<br />

Amusés, nous sourions en opinant, ce qui a le mérite de le faire sourire aussi,<br />

cette fois d’un air ravi.<br />

– Et encore, Emma aurait voulu être là aussi mais elle a été obligée de rester<br />

au Shelter ! ajoute Nathan.<br />

Sous ses yeux ronds, un petit sourire se dessine sur les lèvres de Remy. Mais<br />

derrière la surprise, je devine la solitude de ce jeune, peu habitué à ce qu’on se<br />

préoccupe de lui.<br />

– On a une proposition à te faire, dit alors mon frère en observant Remy. Il se<br />

trouve qu’en attendant là dans le couloir, on s’est dit avec Nathan que tu pourrais<br />

venir passer ta convalescence chez moi. Comme je suis infirmier, je pourrais<br />

m’occuper de tes pansements à domicile. Et Nathan viendrait aussi s’installer à


la maison. Comme ça, on pourrait discuter, apprendre à te connaître et pourquoi<br />

pas envisager ton avenir ?<br />

L’air satisfait de son offre, Aidan sourit avec tant de naturel que je me retiens<br />

de faire des sauts de joie tout autour de la pièce en criant : « ce mec super,<br />

généreux et exceptionnel, c’est mon frère ! » Même si ce n’est pas une<br />

découverte pour moi, c’est avec une vraie fierté que je vois Remy, <strong>com</strong>plètement<br />

baba, le dévorer des yeux en souriant de plus belle malgré la plaie qui lui fend la<br />

lèvre.<br />

– Oh oui ! dit-il sans hésiter une seconde.<br />

– Alors, on t’attend avec impatience, dit Nathan. Tu connais Chaussette, il va<br />

être ravi, ce chat adore qu’on soit nombreux à s’occuper de lui.<br />

Secouant la tête <strong>com</strong>me s’il n’avait déjà plus mal nulle part, l’ado semble<br />

émerveillé et regarde Aidan <strong>com</strong>me un dieu.<br />

Moi aussi, parce qu’à mes yeux, mon frère en a toujours été un.<br />

Nathan couve lui aussi Aidan du regard, ce qui m’attendrit et m’enchante. Car<br />

en cet instant, même si l’heure n’est pas à la romance, je suis certain que leur<br />

couple va fonctionner : cette <strong>com</strong>plicité, cette admiration et leur façon à tous<br />

deux d’appréhender la vie en s’occupant des autres ne peut que les souder.<br />

Sentant qu’elle s’appuie plus lourdement contre mon flanc, je me tourne vers<br />

Willow, qui, souriant de plaisir, semble aussi au bord de l’épuisement. Malgré la<br />

pénombre, je ne vois que ses yeux cernés et sa peau diaphane.<br />

Après un échange de regards avec Aidan qui <strong>com</strong>prend tout de suite l’état de<br />

Willow en la voyant vaciller, je l’entraîne vers la porte, direction la maison. Un<br />

bon bain chaud et au lit ! Avec un mari qui va cajoler sa belle épuisée et lui faire<br />

oublier tous les drames de cette journée de merde qui finit contre toute attente<br />

sur une note heureuse.<br />

Je veux y voir un signe d’espoir pour tout le reste.<br />

***<br />

Quand l’ascenseur s’immobilise à notre étage, Willow, appuyée contre moi


depuis que nous sommes sortis de la voiture qui nous a déposés, rouvre les yeux.<br />

Elle est si fatiguée qu’elle a dormi sur mon épaule pendant tout le trajet et s’est<br />

presque rendormie debout dans l’ascenseur. Un peu égarée, chancelante de<br />

fatigue, elle cherche du regard les deux gardes du corps. Je souris, presque<br />

amusé quand je pense à sa toute première réaction le jour où j’ai parlé de<br />

sécurité devant elle. Attendri par ce souvenir de ce temps récent où nous<br />

n’arrivions pas à nous adresser la parole sans que je joue le mec détaché et<br />

qu’elle m’aboie dessus, je la rassure en posant un baiser sur ses lèvres.<br />

– Tout va bien, on est à la maison, lui dis-je en passant la main autour de sa<br />

taille pour avancer.<br />

Avant de quitter l’hôpital, j’ai demandé aux deux types qui nous ont<br />

ac<strong>com</strong>pagnés à l’aller de rester devant la chambre de Remy. Car ici, avec le<br />

système ultra-sécurisé désormais installé sur les portes et les fenêtres, plus les<br />

deux colosses qui font des rondes dans l’appartement tout en réussissant à rester<br />

invisibles, nous ne craignons rien : depuis quelques jours, nous habitons<br />

quasiment dans une succursale d’Alcatraz, délocalisée à Manhattan. Toutefois,<br />

après avoir mis Willow sous la couette, j’appellerai la boîte de protection pour<br />

qu’ils nous renvoient une autre équipe afin de surveiller l’immeuble.<br />

Au moment où je pénètre dans l’entrée tout en me demandant pourquoi<br />

Dobby ne vient pas nous faire la fête, un énorme coup s’abat sur mon crâne. La<br />

dernière chose que j’entends avant de sombrer est le cri de Willow.<br />

Puis le monde devient noir et froid.


42. Pour l’éternité<br />

Jesse<br />

Où suis-je ? Pourquoi mon corps ne répond plus ?<br />

Ma tête semble sur le point d’exploser et j’ai tellement mal que je n’arrive pas<br />

à ouvrir les yeux. On dirait qu’ils sont cousus ensemble, et que mon cœur bat<br />

entre mes tempes où il pulse à pleine puissance. J’essaie de me concentrer et de<br />

me souvenir de ce qui s’est passé mais l’effort défonce le peu de neurones qui<br />

me restent. Alors j’essaie juste de ressentir : mes pieds, mes jambes, mon torse,<br />

mon dos, mes bras. J’ai l’air entier, c’est déjà ça. Mais je ne peux pas bouger.<br />

Luttant contre l’inquiétude, j’inspire presque violemment : des effluves de<br />

parfum entrent dans mes narines, fortes, insistantes, écœurantes, <strong>com</strong>me si<br />

j’avais vidé le flacon sur ma tête. Soudain, je réalise qu’au-delà du boucan dans<br />

mon crâne, c’est le silence autour de moi. Que je suis assis, que je peux sentir<br />

chaque partie de mon corps et que si je ne peux pas remuer, c’est parce que mes<br />

mains sont attachées derrière mon dos, coincées derrière ce qui doit être le<br />

dossier d’une chaise. Et que si j’ai du mal à respirer, c’est parce que j’ai un<br />

bâillon enfoncé dans la bouche.<br />

Oh bordel ! est ma première pensée.<br />

Willow ! est la seconde.<br />

Repoussant la douleur qui me vrille le crâne, j’ouvre les yeux. Pour me<br />

trouver face à deux yeux bleus plantés sur moi. Les mêmes que les miens.<br />

C’est un autre moi-même qui me fixe, avec la même tronche, la même allure<br />

et un revolver dans la main droite…<br />

Stupéfait, je regarde alentour, enregistrant machinalement que nous sommes<br />

dans mon salon, que je suis à deux mètres du type qui me scrute et que ni Dobby<br />

ni les gardes du corps ne sont dans les parages. Puis je vois Willow : son corps a


été jeté en travers du canapé, les bras attachés derrière le dos, les pieds ficelés et<br />

la bouche bâillonnée. Le visage tourné vers moi, elle me lance un regard paniqué<br />

qui m’arrache le cœur. Elle ne semble pas blessée, ce qui me rassure un peu,<br />

mais la terreur que je lis sur son visage tendu me rend fou.<br />

Comme s’il était vexé que je préfère le visage de Willow au sien, mon sosie<br />

se dirige vers moi en semblant faire exprès de se mettre en travers de mon<br />

champ de vision. Je m’efforce de ne pas avoir les yeux scotchés sur son revolver,<br />

de me dire que c’est juste un truc pour m’intimider, qu’il est factice, pas chargé,<br />

en savon… – bref, n’importe quoi pour ne pas avoir les dents qui claquent et le<br />

cœur dans la gorge –, et je me concentre sur ses traits.<br />

Copie conforme, même couleur de peau, de cheveux, de regard… flippant.<br />

Il me laisse l’observer. Malgré mon envie de l’ignorer, je ne peux détacher<br />

mon regard de lui. C’est <strong>com</strong>plètement fascinant et déstabilisant de se regarder<br />

dans la peau d’un autre. Car tout ce que je vois est moi mais ce n’est pas moi.<br />

Comment peut-on se ressembler autant ?<br />

Essayant de raisonner pour ne pas devenir dingue, je liste à toute vitesse les<br />

explications logiques possibles : chirurgie esthétique, masque silicone,<br />

maquillage avec effets spéciaux ou… Mais peu importe, parce que quelle que<br />

soit la clinique esthétique ou plus vraisemblablement psychiatrique d’où il sort,<br />

ce type est un danger en puissance.<br />

Surtout armé.<br />

Pensant aussitôt à Beauty assassiné d’une balle à bout portant, je ne peux<br />

m’empêcher de frissonner. Pivotant lentement vers Willow, l’inconnu pointe<br />

alors son arme dans sa direction. Respirant à peine, je ne bouge plus.<br />

– Elle est belle, n’est-ce pas ? dit-il presque rêveusement avant de revenir à<br />

moi.<br />

Même sa voix ressemble à la mienne… c’est <strong>com</strong>plètement déstabilisant.<br />

Mais je suis soulagé en voyant le canon de son revolver revenir se poser sur moi.<br />

– C’est ma femme, folle amoureuse de moi… Depuis le temps que j’attends


de la retrouver, on va être tellement heureux tous les deux, dit-il d’un ton<br />

sérieux. Elle et moi.<br />

Il espère vraiment qu’elle va le prendre pour moi ? Et si elle ne rentre pas<br />

dans son jeu et ne se plie pas à son plan tout tracé, <strong>com</strong>ment va-t-il réagir ? Va-til<br />

la forcer ? Lui taper dessus ? La tuer ? Serrant les dents à m’en faire exploser<br />

les mâchoires, je tire sur la corde de mes poignets jusqu’à m’arracher la peau.<br />

– Tu verras, je vais être parfait pour elle. Enfin non, tu ne verras rien.<br />

Son regard plane sur la pièce, caressant les meubles et les objets <strong>com</strong>me s’il<br />

en évaluait le confort. Puis tirant un fauteuil vers lui, il s’y cale avec un air de<br />

propriétaire satisfait.<br />

– Ne t’inquiète pas, je vais bien m’occuper d’elle puisque je suis Jesse<br />

Halstead, l’homme de sa vie.<br />

Baissant soudain son arme, il jette un regard caressant à Willow, ce qui a le<br />

don de me révulser. Puis il vient retirer le torchon coincé entre mes lèvres avant<br />

de se rasseoir. Retenant à grand-peine les insultes que je voudrais lui lancer,<br />

j’essaie de retrouver l’usage de ma bouche <strong>com</strong>plètement desséchée avant de lui<br />

demander.<br />

– Mais si tu es Jesse Halstead aujourd’hui, qui étais-tu avant ?<br />

Discrètement, je tente de faire descendre la corde sur mon poignet droit en la<br />

faisant rouler sur ma chair à vif.<br />

– Benjamin Pinstripe. Fils de Gabe Pinstripe. Mais tu peux m’appeler Ben,<br />

sourit-il content de lui.<br />

Jamais entendu parler de ces Pinstripe de mes deux mais son regard froid<br />

soudain rétréci en pointe de clou me rend nerveux.<br />

– Et de Katie Halstead… ajoute-t-il en plantant son regard glacial sur moi.<br />

Abasourdi, je ne peux empêcher mon visage de marquer la surprise, yeux<br />

écarquillés et bouche ouverte, mais je me retiens de hurler.


Ce type est mon frère ?<br />

– Ça fait drôle, hein ? Eh ouais, on est né le même jour à la même heure, de la<br />

même mère et du même père. Tous deux fils d’une droguée de 18 ans et d’un<br />

dealer à peine plus âgé.<br />

Des jumeaux ?<br />

– Il n’y a pourtant eu qu’une seule naissance déclarée à la maternité !<br />

– Mais deux bébés ! jette-t-il avec condescendance en rabattant son revolver<br />

vers moi. Gabe était là, il m’a tout raconté. Katie est morte le surlendemain après<br />

qu’ils se sont shootés ensemble dans la nuit. Deux fils, ça se fête ! Alors double<br />

dose !<br />

Comme il me fixe avec attention pour surveiller l’effet de sa révélation, je<br />

reste stoïque, bravant le tsunami de rage, in<strong>com</strong>préhension, douleur et dégoût qui<br />

dévaste l’intérieur de mon corps.<br />

Je pourrais me dire qu’il est dérangé et s’est inventé une histoire. Que me<br />

rendre fou fait partie de son plan…<br />

Mais je sais au fond de moi qu’il ne ment pas. Il est mon frère. Mon jumeau.<br />

Mon double. La partie manquante d’un puzzle invisible. Une part de moi. Mais<br />

une part monstrueuse. Une part faite de colère, de haine et de rancœur. Une part<br />

sombre que je refuse.<br />

Soudain, je réalise que Willow avait fait la bonne supposition depuis le début.<br />

Il ne pouvait pas y avoir d’autre explication que la plus simple et la plus<br />

évidente : j’ai un jumeau et il est en face de moi.<br />

Je ferme les yeux. J’ai pu m’en sortir enfant, j’ai pu lutter ado, j’ai pu rester<br />

debout après avoir revu Hunter, mais là, c’est trop. Ce passé qu’on m’a caché si<br />

longtemps pèse trop lourd. Sous mes paupières closes, des fantômes dansent,<br />

effrayants, tristes, dédoublés.<br />

Que me veulent-ils encore ? Je ne veux pas les écouter, je ne veux plus rien<br />

entendre, plus rien savoir.<br />

Mon frère jumeau va me tuer.


– Pourquoi on a été séparés ? demandé-je.<br />

– Parce que Gabe, malgré ses petits défauts, aimait Katie… poursuit<br />

Benjamin. C’était une belle histoire d’amour entre eux.<br />

– Qui a mal fini, lui opposé-je.<br />

– Gabe a été dévasté, continue-t-il d’un ton imperturbable. Il voulait garder<br />

quelque chose d’elle, alors il a pris un des bébés. Comme finalement il était pas<br />

si con avant que l’héroïne et les amphets lui bouffent ses derniers neurones, il a<br />

pensé aussi à voler le dossier, et personne n’a moufté. Pour l’administration et<br />

l’état civil, Katie n’a eu qu’un enfant : Jesse. Aucun autre n’a jamais existé.<br />

– Et qu’est-ce qui s’est passé après ?<br />

Sans le quitter des yeux, je continue de tirer sur les cordes nouant mes<br />

poignets. Ma tête pulse, je voudrais vomir mais me détacher est mon seul espoir.<br />

Je m’effondrerai plus tard.<br />

– On a vécu un peu partout en Europe. Mais il ne s’en est jamais remis. Il a<br />

vite re<strong>com</strong>mencé à se droguer, à dealer, à boire. C’est pas drôle la vie avec un<br />

camé pour un môme ! Entre ses séjours en désintox, en prison, ses plans foireux<br />

et toutes les fois où il fallait le ramasser dans des squats infâmes, c’était très…<br />

perturbant, dit-il avec sérieux. Ce n’était pas un père, mais je n’avais que lui.<br />

Alors, je l’ai aidé, j’allais chercher ses doses, je volais pour qu’il mange, je<br />

prenais les coups à sa place. J’ai eu vraiment de la peine quand il est mort. Mais<br />

au moment de mourir, il m’a parlé de toi. Jesse Halstead, la star, le prodige du<br />

violon, le bad boy du Stradivarius, qui vivait <strong>com</strong>me un prince en Amérique !<br />

siffle-t-il entre ses dents.<br />

Ce qui me décontenance, c’est la rapidité avec laquelle il passe d’un<br />

sentiment à un autre, <strong>com</strong>me si aucun n’imprimait sur lui : mépris, haine,<br />

moquerie, chagrin et amour fou. Et maintenant envie…<br />

– Car pendant que je crevais la dalle dans des taudis avec un dealer minable,<br />

tu vivais la belle vie : une famille pleine aux as, une belle maison, des parents<br />

aimants parfaits, une éducation avec lycée, université, école de musique, aucun<br />

souci et tous frais payés !<br />

Si le moment n’était pas mal choisi, je rétablirais la vérité sur cette vision<br />

fantasmée de mon enfance. Mais c’est sûr que par rapport à lui, la famille Hunter<br />

Halstead, c’était le paradis.


– Tu vois, toi et moi, on fait partie de la même histoire, on est <strong>com</strong>me deux<br />

pousses d’un même arbre, on est faits de la même chair, de la même sève. On est<br />

pareils. Interchangeables… Il fallait juste que le bon moment arrive… Et c’est<br />

maintenant. Je suis prêt, dit-il d’un ton étrange. On est <strong>com</strong>me les deux facettes<br />

d’une même pièce : si l’un vit, l’autre meurt, c’est <strong>com</strong>me ça.<br />

Effaré par son délire, je pense à toutes ces histoires de doubles maléfiques,<br />

ces Doppelgänger incapables de coexister et qui doivent s’entre-tuer pour vivre.<br />

– Alors maintenant, c’est mon tour. J’y ai droit. Je veux ta vie, je vais être toi,<br />

dit-il en se retournant vers Willow.<br />

Ben tiens ! pensé-je, concentré sur la corde que je peux à présent faire<br />

remonter juste sous les os à la base de mes doigts.<br />

– Et <strong>com</strong>ment tu <strong>com</strong>ptes t’y prendre ? dis-je en effaçant toute trace de<br />

sarcasme dans ma voix.<br />

– Je vais terminer ce que j’ai <strong>com</strong>mencé depuis que j’ai retrouvé ta trace :<br />

t’éliminer de la surface de cette terre, poursuit-il sans que son visage n’exprime<br />

rien. Qu’est-ce que tu crois ? L’incendie, l’accident de la route, la poursuite sur<br />

le circuit de vitesse, le violon disparu, tout ça c’est moi !<br />

Sa voix est fière, presque vantarde. Au moment où je vais lui demander ce<br />

qu’il a fait de mon violon, un doute affreux me saisit : quel accident ? Se<br />

pourrait-il vraiment que… ? Imaginant sans doute la même chose, Willow blêmit<br />

au moment où je demande :<br />

– L’accident le jour de nos fiançailles, c’était toi ? dis-je la bouche sèche<br />

d’horreur.<br />

– Oh non, ça, c’était juste la chance ! Mais tu vois, elle était déjà en train de<br />

tourner. Ton heure était finie, tu aurais dû mourir ce jour-là.<br />

Presque soulagé que ce putain de hasard qui a bousillé ma vie n’ait pas la tête<br />

de ce malade, je jette un regard vers Willow : elle pleure silencieusement. Et je<br />

voudrais détruire Benjamin, anéantir ces révélations, effacer ce passé et mettre le<br />

feu au monde si seulement ça pouvait la sauver.<br />

– Je suis toi, reprend-il. Mais ne t’inquiète pas, je serai parfait pour Willow. Je


l’aime et je peux la protéger. Je l’ai prouvé : j’ai surveillé le Shelter, j’ai suivi<br />

Remy, je l’ai sauvé et porté à l’hôpital, et j’ai tué Beauty… Tu n’as rien fait alors<br />

que moi je lui ai même fait livrer des fleurs par centaines !<br />

L’air songeur, il se lève et se dirige vers moi, revolver pointé. Le cœur battant,<br />

je m’efforce de ne pas lui cracher au visage. Sans le quitter des yeux, je<br />

m’arrache la chair en tirant sur la corde pour lui faire passer le haut de ma<br />

paume.<br />

– Maintenant, elle est à moi pour l’éternité, murmure-t-il en jetant un regard<br />

amoureux sur Willow.<br />

Tirant de toutes mes forces sur les liens, je les fais littéralement exploser.<br />

Dans un rugissement, je bondis sur Benjamin. Des deux mains, je cherche à<br />

éloigner son bras droit pour le désarmer. Il résiste en me bourrant de coups. Sa<br />

main libre agrippe ma gorge et serre au point que je vois des étoiles. Incapable<br />

de respirer, la tête en étau et la poitrine en feu, je ne lâche pas son poignet dans<br />

lequel je plante brutalement mes dents. Profitant de sa surprise, je réussis à lui<br />

donner un coup de boule qui le déstabilise. Repoussant alors son bras en arrière,<br />

je jette tout mon poids en avant pour le faire basculer, mais à cet instant, du<br />

tranchant de la main, il me balance un coup d’une violence inouïe sur la<br />

clavicule. Malgré mon hurlement, j’entends mes os craquer puis je sens mon<br />

épaule se désarticuler. Sans lâcher prise pour autant, je m’agrippe à lui et nous<br />

roulons à terre. Une détonation retentit soudain, assourdissante, presque irréelle,<br />

dans une odeur de sueur, de sang et de peur mêlés… Puis une douleur<br />

insupportable me déchire tout le côté gauche.<br />

– Willow, essayé-je d’articuler en voyant petit à petit s’effacer son visage flou<br />

et épouvanté.<br />

Mais seul un filet d’air presque sifflant sort de ma bouche.


43. V <strong>com</strong>me vie<br />

Willow<br />

Un an plus tard<br />

Une brise tiède caresse ma peau encore ruisselante. Je pourrais rester toute la<br />

journée à nager, bercée par le ressac de l’eau, à observer la tranquillité du monde<br />

sous-marin. Quand je retire mon masque et mon tuba, le soleil m’envoie un<br />

éclair aveuglant. Baissant la tête vers le sable clair sous mes pieds, je suis du<br />

regard le mouvement des mini-poissons tachetés qui continuent à effleurer mes<br />

mollets, passant autour de moi dans l’eau translucide <strong>com</strong>me si la présence d’un<br />

humain ne les dérangeait pas. Après plus d’une heure dans l’eau, je me sens<br />

aussi paisible qu’eux. Dans une autre vie, je voudrais être un poisson-papillon,<br />

un poisson-arc-en-ciel ou un poisson-coffre, chamarré de noir et de blanc.<br />

Jesse y serait sûrement un poisson-ange, bleu avec des éclats dorés. Je ne sais<br />

pas s’il existe des violons sous-marins… mais je suis sûre que quelles que soient<br />

la couleur de nos écailles, ou la forme de nos nageoires, on se reconnaîtra.<br />

Attendrie par la pensée de Jesse réincarné en poisson, je regagne la grève en<br />

souriant rêveusement. Après le drame d’il y a un an, il y a une chose que j’ai<br />

<strong>com</strong>prise : le bonheur est fragile. La vie aussi. Tout peut basculer en une<br />

seconde.<br />

En un coup de feu.<br />

Il m’a fallu toutes ces épreuves pour vraiment en prendre véritablement<br />

conscience : avant, ce n’était que des mots, des belles phrases que je lisais dans<br />

les livres. Jesse, lui, le savait bien avant moi. Peut-être que son enfance sans<br />

affection, sa triste histoire familiale et cette gémellité dont il ne savait rien lui<br />

avaient donné cette maturité avant moi. Ce que je sais aujourd’hui, c’est que<br />

quand tout va bien, il faut juste se dire : « Je suis heureuse de ma vie et j’ai de la<br />

chance. »


Et pour le moment, je profite à fond de l’existence… Ressentant chaque grain<br />

de sable chaud sous mes pieds, je respire à fond. Je fixe la maison qui se dresse<br />

sur un petit promontoire face à la mer : tous ses murs sont bleus, avec de hautes<br />

fenêtres au fronton coloré et un escalier couleur brique qui mène à une immense<br />

porte verte grande ouverte. Construite sur cette petite île privée du golfe de<br />

Basse-Californie pour un riche industriel dans les années soixante, cette bâtisse<br />

carrée est une réplique exacte de la Casa Azul, la maison d’enfance de Frida<br />

Kahlo à Mexico.<br />

C’est un paradis. Et c’est surtout le cadeau de mariage de Jesse !<br />

Quand il me l’a annoncé en arrivant devant cette maison assortie à ses yeux<br />

ravis, j’ai cru rêver. Je l’ai fait répéter trois fois avant de <strong>com</strong>prendre. Puis j’ai<br />

sauté à son cou, émerveillée. Je me suis souvenue avec émotion de cet aprèsmidi<br />

d’il y a plus d’un an : quand je lui avais raconté l’origine du tatouage sur<br />

mon ventre et parlé de mon admiration pour le courage de la célèbre peintre<br />

mexicaine après son accident.<br />

Remplie d’amour et de reconnaissance pour l’homme de ma vie, je hâte le pas<br />

pour le retrouver. Étendu sous les arbres, la nuque posée sur sa chemise<br />

enroulée, il dort paisiblement, pieds croisés l’un sur l’autre. Une mèche brune,<br />

un peu éclaircie par la mer et le soleil, s’échappe de sa casquette ornée du logo<br />

AC/DC. Je m’approche sans un bruit, fascinée par la lumière que le feuillage<br />

vert fait danser sur son corps couleur caramel. Sur ses joues mal rasées, la mer a<br />

déposé des délicats cristaux de sel, <strong>com</strong>me de petits points scintillants dans sa<br />

barbe. Et quand la brise passe sur sa peau dorée, une légère contraction révèle<br />

dans un frisson le tracé somptueux de ses muscles.<br />

Posant masque et tuba sur le sol, je m’assieds à côté de lui en promenant mes<br />

yeux de son visage paisible, à ses épaules solides, ses abdominaux découpés à<br />

merveille, ses cuisses de statue jusqu’à ses orteils soignés : tout son corps est<br />

perfection, beauté, labyrinthe hypnotique où s’annihilent les pensées pour<br />

devenir divagations sensuelles. Je tends la main vers lui pour l’effleurer. Sans le<br />

toucher, je survole du bout du doigt le dessin de ses tatouages : la clé de sol dont<br />

la hampe part vers les côtes, l’arbre sur sa poitrine avec ces hirondelles qui<br />

volent vers le dos. Puis le bras.<br />

Je frissonne en passant ma paume au-dessus de la longue cicatrice qui fend


désormais sa chair du haut du coude jusqu’à l’aisselle. J’ai encore du mal à<br />

penser sans trembler à cette horrible nuit. Je revois Jesse au sol, Benjamin<br />

agrippé à lui, tous les deux luttant, hurlant et enragés. Les yeux baignés de<br />

larmes, hurlant malgré mon bâillon, je ne parvenais même plus à les distinguer<br />

l’un de l’autre : ils étaient si soudés l’un à l’autre, si semblables, qu’on aurait dit<br />

un monstre à plusieurs membres et deux têtes. Je n’ai jamais eu aussi peur de ma<br />

vie. Quand le coup est parti, j’ai cru que tout était perdu : haletant, Jesse était<br />

étendu au sol, du sang rouge vif imbibait sa chemise par salve.<br />

À ce moment-là, par miracle, une dizaine de policiers en gilet pare-balles sont<br />

apparus dans le salon. L’effet surprise et la rapidité de leur intervention ont évité<br />

le pire : en un quart de seconde, avant que Benjamin ne se ressaisisse et tire à<br />

nouveau sur Jesse, quatre flics étaient sur lui, le maintenant à terre avant de le<br />

menotter. Ensuite, tout est allé très vite. Sans que je puisse l’approcher, Jesse a<br />

tout de suite été emmené sur un brancard.<br />

« Il était inconscient », a tenté de me rassurer gentiment le médecin quand j’ai<br />

<strong>com</strong>pris que l’ambulance était partie pour l’hôpital sans moi. Mais rien ne<br />

pouvait me rassurer : gémissant et sanglotant, j’étais <strong>com</strong>plètement affolée. En<br />

pleine crise de panique. On m’a fait une piqûre de tranquillisant alors tout est<br />

devenu flou et cotonneux. Je me souviens juste que tout le long du trajet vers<br />

l’hôpital, j’ai continué à pleurer en répétant « je veux Jesse, je veux Jesse… »<br />

<strong>com</strong>me une enfant terrifiée. Le fait que nous ne soyons pas dans la même voiture<br />

me rendait quasiment hystérique. Car au fond de moi, j’étais terrorisée à l’idée<br />

qu’il puisse mourir et que je ne sois pas près de lui. J’ai su après qu’il était<br />

urgent que Jesse arrive au bloc, car ils craignaient que plusieurs artères du bras<br />

n’aient été sectionnées par la balle.<br />

Ce que j’ai <strong>com</strong>pris en le retrouvant enfin quelques heures plus tard, c’est<br />

qu’à dix centimètres près, elle l’aurait atteint en plein cœur. À cette pensée et à<br />

celle de tout le drame que serait devenue ma vie, je frémis en revenant au<br />

présent. Et à Jesse bien vivant.<br />

– Tu as froid ? me demande-t-il sans ouvrir les yeux.<br />

Secouant la tête, je pose un baiser sur sa cicatrice. Avec un sourire<br />

ensommeillé, il rabat son avant-bras autour de mon épaule et m’attire à lui avant<br />

de se rendormir. Cela fait longtemps que je ne l’ai pas vu aussi détendu…


Comme si ce séjour sur cet îlot loin de tout avait pu chasser les derniers mauvais<br />

souvenirs.<br />

En fixant son beau visage paisible, le souvenir de ses traits tirés quand j’ai<br />

enfin eu le droit de le voir à l’hôpital me revient : le bras et l’épaule en écharpe,<br />

il était si pâle, presque olivâtre, mais quand il m’a souri, je l’ai trouvé plus beau<br />

que jamais. Bouleversée, je me suis précipitée contre lui et nous nous sommes<br />

embrassés en pleurant. Je ne me souviens pas de ce que j’ai dit mais je ressens<br />

encore la violence de cette vague de soulagement, d’amour fou et de<br />

reconnaissance qui débordait de mon cœur.<br />

Alors que je l’avais cru mort, il était sain et sauf. Tout en le couvrant de<br />

baisers, mes mains couraient sur son visage, ses cheveux, sa nuque, son épaule<br />

valide, son torse, <strong>com</strong>me si seuls mes doigts pouvaient m’assurer qu’il était<br />

<strong>com</strong>plètement vivant. Il fallait que je le touche, que je le sente, que je le respire.<br />

Mais <strong>com</strong>me sa main semblait inerte au bout de l’énorme bandage de son<br />

bras, je me suis soudain demandé avec angoisse s’il pourrait encore jouer.<br />

Devinant ce qui m’inquiétait, il m’a expliqué que ce n’étaient que les suites de<br />

l’anesthésie. Et du bout de ses doigts maladroits, il a dessiné un V de victoire.<br />

Mais pour moi, c’était un V de Vie.<br />

Légèrement rassérénée, j’ai alors aperçu de l’autre côté du lit Aidan et<br />

Nathan, l’air aussi soulagés et émus que moi. Incapable de leur dire un mot sans<br />

fondre en larmes, je ne bougeais pas, cherchant d’abord à lire sur le visage<br />

d’Aidan. Car même si les médecins m’avaient dit que tout allait bien, j’avais<br />

besoin d’entendre de la bouche de son frère que Jesse était hors de danger. Aidan<br />

m’a confirmé calmement qu’il n’y avait plus aucun risque, à part, très<br />

certainement dans l’avenir, un nouveau tatouage autour de la cicatrice toute<br />

fraîche !<br />

Ensuite Aidan, Nathan et moi nous sommes pris dans les bras avant de nous<br />

serrer tous trois contre Jesse dans une mêlée de bonheur.<br />

– C’est un véritable miracle que la police soit arrivée à temps, ai-je murmuré<br />

entre mes larmes de joie.<br />

– Que l’on doit à Aidan et Nathan, si j’ai bien <strong>com</strong>pris, a souri Jesse.


En effet, trouvant bizarre de ne pas avoir de nos nouvelles ni même un texto «<br />

bien arrivés » après notre départ de l’hôpital, ils avaient alerté la police. Et<br />

heureusement, car sinon, ç’aurait été un véritable carnage. Car après avoir tué<br />

Jesse, le plan de Benjamin prévoyait d’éliminer aussi les gardes du corps que la<br />

police a retrouvés gravement blessés sur le sol de la cuisine. Dobby était avec<br />

eux, assommé lui aussi d’un coup qui aurait pu lui défoncer le crâne.<br />

Mais aujourd’hui, à part un côté chien fou qu’il avait déjà avant et une<br />

propension persistante à tout mordiller, mon adorable beagle va bien. Depuis<br />

notre départ en vacances, il est en pension chez Nathan et Aidan, où il passe son<br />

temps à courser Chaussette paraît-il. Nathan a insisté pour que je parte sans<br />

Dobby :<br />

– Ce sont des vacances en amoureux.<br />

– Et vous en avez bien besoin, a ajouté Aidan.<br />

Je n’ai pas lutté car je savais qu’ils avaient raison.<br />

L’année a été dure. Après le traumatisme, il y a eu la convalescence, la clôture<br />

de l’enquête, les audiences auxquelles Jesse tenait à assister puis le jugement<br />

avec l’incarcération de Benjamin à vie. Pour moi, cela a été un soulagement.<br />

Pour Jesse, c’était plus mitigé. Avec l’aide de son avocat maître Lindberg, il a<br />

tout fait pour que son jumeau soit détenu dans un de ces nouveaux hôpitauxprisons,<br />

où Benjamin recevra un traitement psychiatrique adapté. J’admire Jesse<br />

d’avoir été si peu rancunier mais en réalité, ça ne m’a pas étonné : il est<br />

fondamentalement généreux. « C’est mon frère et il est malade. Je crois que je<br />

dois faire quelque chose pour lui » m’a-t-il dit.<br />

Je ne suis pas certaine que j’aurais eu autant de mansuétude pour ce jumeau<br />

maléfique. Surtout quand on a appris qu’il avait massacré à coups de marteau le<br />

violon de Jesse avant de le brûler…<br />

Petit à petit, nous avons réussi à vivre normalement malgré la sensation d’être<br />

suivis, la vigilance permanente et le malaise qui ne nous quittait pas de la<br />

journée. Jesse a repris ses enregistrements et je suis retournée au Shelter.<br />

Les nuits ont été plus difficiles. Quand ce n’était pas moi qui cauchemardais<br />

en premier, Jesse se réveillait en sursaut. Puis il se tournait et retournait avant de


se lever pour aller dans le salon. En général, je l’y rejoignais deux minutes plus<br />

tard, il souriait, on prenait un café ensemble, souvent on faisait l’amour puis on<br />

restait blottis l’un contre l’autre à essayer de ne pas trembler. Ensuite, il prenait<br />

son violon et arpentait la pièce en semblant oublier ma présence. Jouer était sa<br />

façon d’exorciser sa triste histoire familiale et de petit à petit, la digérer. Je<br />

restais silencieuse, à le regarder improviser, chercher, tester, re<strong>com</strong>mencer,<br />

s’énerver et reprendre, mais jamais se décourager. Je savais qu’il jouait autant<br />

pour lui que pour moi. Car ce n’est qu’en le suivant des yeux, allongée sur le<br />

canapé, que je réussissais à dormir. Je savais aussi qu’il n’avait jamais laissé<br />

personne assister à ses moments de création. Mais qu’il avait besoin que je sois<br />

là. C’était <strong>com</strong>me un équilibre entre nous. Une manière de nous protéger l’un<br />

l’autre.<br />

Un chant d’oiseau me fait revenir au présent. Je souris en observant les doigts<br />

de Jesse qui pianotent sur sa cuisse alors qu’il dort. Une nouvelle fois dans sa<br />

vie, la musique lui a donné la force de rebondir : il a même <strong>com</strong>posé un nouvel<br />

album et d’après Tyler, c’est son meilleur. Un succès de folie qui s’intitule<br />

simplement <strong>Again</strong>.<br />

La première fois que Jesse m’a fait écouter cet album, j’ai été bouleversée.<br />

Chaque note, chaque arpège, chaque envolée de violon étaient notre histoire :<br />

celle de Jesse tourmentée, la mienne fragmentée, la nôtre, <strong>com</strong>pliquée et chaque<br />

jour plus soudée.<br />

Mais il nous aura fallu un an pour retrouver une vie normale soupiré-je en<br />

moi-même en caressant sa peau tiède. Si tant est que vivre avec une rock star<br />

surdemandée et surmédiatisée soit normal ! D’ailleurs, Jesse va partir en tournée<br />

à notre retour et, cette fois, nous avons prévu que je l’ac<strong>com</strong>pagne sur plusieurs<br />

dates.<br />

– À quoi penses-tu ? me demande Jesse en ouvrant un œil.<br />

– Aux groupies hystériques avec qui je vais devoir te partager.<br />

– Je ne <strong>com</strong>pte rien partager du tout : ce sont mes groupies ! sourit-il en se<br />

tournant vers moi. Mais Tyler s’en occupera, il fait ça très bien…<br />

– Oui, je crois me souvenir qu’il est assez doué pour ça, plaisanté-je. Mais il<br />

ne sera peut-être plus aussi disponible qu’avant pour gérer tes RP : Emma sera<br />

avec lui. Et elle est jalouse <strong>com</strong>me une tigresse, pire que moi !


Mon amie et moi avons déjà prévu de voyager ensemble pour retrouver nos<br />

hommes. « Et les remettre dans le droit chemin s’ils s’avisent de s’égarer », m’a<br />

dit Emma avec un clin d’œil. En repensant au visage heureux de mon amie, je<br />

souris, amusée et surtout attendrie : je suis tellement contente pour elle ! Et<br />

aucune chance que Tyler s’égare, il est <strong>com</strong>plètement hypnotisé dès qu’Emma<br />

apparaît dans son champ de vision. Et c’est réciproque ! Ainsi, après des débuts<br />

houleux dont je suis finalement un peu responsable si l’on se souvient de leur<br />

première rencontre à Vegas, ils sont fous amoureux. Et malgré ses dehors<br />

bourrus, son look de rocker-biker vintage, Tyler est un cœur en or, prêt à tout<br />

pour rendre heureuse la femme qu’il aime. De son côté, mon amie a su avec<br />

tendresse et délicatesse lui réapprendre à oser aimer. Et sans jamais s’imposer,<br />

elle a aussi réussi à se faire aimer de Sasha, qui a désormais un rêve dans la vie :<br />

chausser du 38 pour pouvoir mettre les escarpins de sa presque belle-mère et<br />

devenir styliste de chaussures !<br />

– Je ne suis plus une star facile, sourit Jesse en jouant avec le cordon de mon<br />

haut de maillot de bain. Je ne cède plus systématiquement aux charmes des<br />

groupies qui veulent m’épouser. J’ai changé.<br />

Il se moque clairement de moi mais au fond, je sais qu’il dit vrai : il a changé.<br />

Il pense toujours que la vie est un <strong>com</strong>bat permanent mais il sait qu’il peut<br />

désormais <strong>com</strong>pter sur le soutien de deux personnes.<br />

Aidan, indéfectible et moi, pour toujours. À cette liste, on pourrait ajouter<br />

Tyler, Nathan, Emma, Remy, sans doute Melvin, tous ses roadies un peu bourrus<br />

que j’ai appris à connaître, Dobby et Chaussette. Dans une moindre mesure,<br />

Walligan…<br />

Pour quelqu’un qui ne <strong>com</strong>ptait que sur lui-même, ça fait une sacrée<br />

différence.<br />

– À propos de tournée, Nathan t’a dit ce qu’Aidan et lui <strong>com</strong>ptent offrir à<br />

Remy pour son anniversaire ?<br />

Tout en conversant tranquillement, il promène sa main sur mon ventre et mes<br />

hanches. Savourant la douceur de sa paume sur ma peau, je songe avec<br />

attendrissement à Nathan et Aidan : très amoureux, très <strong>com</strong>plices, ils ont tout<br />

fait pour que Remy se sente bien chez eux puis, avec l’accord de l’ado, ils ont


lancé les démarches pour l’adopter. Le souvenir de leur fierté et de leur joie à<br />

tous les trois quand ils nous ont annoncé leur décision me fait encore monter les<br />

larmes aux yeux.<br />

– On a eu tellement à faire au Shelter avant que je parte qu’on n’a presque pas<br />

eu le temps de parler d’autre chose que de boulot.<br />

Il faut dire que depuis que la vidéo réalisée par les jeunes a gagné le Prix<br />

jeune espoir au Festival du Nous, on n’a pas arrêté : projet de long-métrage avec<br />

Julius très emballé, lancement d’autres ateliers avec des professionnels, visites<br />

d’officiels qu’on n’avait jamais vus avant et généreux donateurs tombés du ciel<br />

qui ont le mérite de m’éviter de fastidieux dossiers de subventions. Et <strong>com</strong>me<br />

toujours, chaque semaine ou presque, accueil de nouveaux jeunes à<br />

ac<strong>com</strong>pagner, qui arrivent brisés, fragiles et si seuls.<br />

« La société évolue », me dit Nathan avec son optimisme habituel. Mais pour<br />

moi, pas assez vite et pas dans le bon sens : la discrimination, la stigmatisation et<br />

la violence existent encore et toujours. Et tant qu’elles existeront, tant que des<br />

gens seront maltraités pour ce qu’ils sont, je me battrai : chacun a le droit d’être<br />

qui il veut être.<br />

Au Shelter, Jesse et Aidan sont devenus nos meilleurs ambassadeurs. Ils<br />

viennent régulièrement y discuter avec les jeunes mais notre mascotte – et notre<br />

fierté –, c’est Remy, qui vient lui aussi partager son expérience, bonne et<br />

mauvaise, avec les ados médusés.<br />

– Ils lui offrent un voyage en Argentine… m’explique Jesse en m’embrassant,<br />

interrompant ainsi mes pensées.<br />

– … avec un concert de Jesse Halstead à Buenos Aires ?<br />

Car Remy, depuis qu’il vit avec Aidan, veut lui aussi assister à tous les<br />

concerts de Jesse ! Il s’est aussi inspiré de Nathan et assure désormais que rien<br />

n’est impossible.<br />

– Alors, c’est pour ça que Remy s’est mis à l’espagnol ! ris-je tandis que Jesse<br />

m’attire à lui, les yeux brillant de petits éclats de désir naissant. Nathan m’a juste<br />

dit qu’il suivait des cours de jurisprudence internationale en espagnol en plus de<br />

ceux de son université.


Ça, c’est la grande fierté de Nathan et Aidan mais aussi la mienne : durant sa<br />

longue convalescence, Remy a bossé d’arrache-pied. Coaché par Nathan, il a<br />

préparé son bac, soutenu par Aidan, il s’est présenté à l’examen en candidat libre<br />

puis boosté par un stage avec Lindberg en personne, il s’est inscrit en fac de<br />

droit où il cartonne. Son rêve d’enfant va se réaliser…<br />

– À propos d’espagnol, <strong>com</strong>ment dit-on « j’ai très envie d’arracher ton maillot<br />

de bain et de te faire l’amour ici tout de suite sous cet arbre » ?<br />

Happant ma bouche pour un baiser torride qui me fait instantanément oublier<br />

toute envie de poursuivre une quelconque conversation en anglais, en espagnol<br />

ou en inuit, Jesse plaque son bassin contre le mien. Ses mains qui cherchent mes<br />

fesses et son érection éloquente me confirment son désir.<br />

Agrippant alors sa nuque, je réponds longuement à son baiser. Sa bouche a un<br />

goût de sel, d’épices et de fruits capiteux. Je me sens fondre de plaisir mais me<br />

détache de son corps en riant.<br />

– Tu cherches à me déconcentrer, objecté-je en caressant son corps du regard<br />

avant de m’arrêter sur la bosse qui déforme son maillot de bain.<br />

– Au contraire, je te ramène à l’essentiel ! sourit-il en s’allongeant<br />

<strong>com</strong>plètement sur le dos, bras ouverts.<br />

La tentation incarnée !<br />

Ses yeux brillants et son sexe qui fend presque le tissu sont un pousse-aucrime.<br />

Sensuel, sexuel et passionnel car je meurs d’envie de me jeter sur lui,<br />

mais je lutte, désireuse de faire durer l’attente et de le provoquer un peu. Son air<br />

joueur m’amuse et titille mes sens.<br />

– Alors, tu crois que je suis une fille facile qui cède à une rock star qui lui fait<br />

le coup du beau gosse tout chaud à poil sur sa serviette ?<br />

– Tu n’es pas une simple fille, mais la femme de ladite rock star. Et d’ailleurs,<br />

je ne suis pas tout à fait à poil ! remarque-t-il en me souriant d’un air innocent.<br />

Puis il observe son maillot avec perplexité. Et d’un geste lent, il le retire. Mes<br />

joues prennent feu, mon ventre aussi et je sens que mes lèvres se retroussent de<br />

gourmandise… Ainsi, malgré la connaissance que j’ai de son anatomie, la voir si


fièrement dressée me fait toujours autant d’effet… Amusée par son air à présent<br />

très coquin, excitée par cette glorieuse virilité en évidence, je me lève lentement<br />

sans le quitter des yeux.<br />

– Tu crois m’impressionner ? dis-je en élevant les mains vers ma nuque.<br />

Ses yeux intrigués suivent mon mouvement : on dirait deux cristaux bleus.<br />

Avec une petite moue lascive, je dénoue lentement les bretelles de mon haut de<br />

maillot dont les deux triangles retombent l’un après l’autre, dévoilant ainsi mes<br />

seins. Leurs pointes tendues se dressent, semblant répondre au sexe de Jesse.<br />

Son regard me trouble autant qu’il me rend folle. Comme si sentir son désir<br />

croître démultipliait le mien à l’infini.<br />

Mon regard rivé à celui de Jesse, je retire <strong>com</strong>plètement la partie haute du<br />

maillot. Un bras sous la nuque, Jesse m’observe attentivement, les yeux<br />

étincelants. D’un balancement de hanches à droite, je fais alors glisser le bord de<br />

ma culotte vers le haut de ma cuisse. Puis de l’autre côté. Quand le haut de mon<br />

pubis apparaît au centre, le sourire de Jesse devient sauvage. Sa fossette creuse<br />

un éclat voluptueux sur sa joue. Je fixe sa bouche, les imaginant déjà courir sur<br />

ma peau et atteindre mon intimité. Un soupir s’échappe de mes lèvres et une<br />

vague chaude remplit mon sexe : rien qu’en le sentant me regarder, je pourrais<br />

avoir un orgasme.<br />

Je joue avec les liens qui retiennent encore le tissu avant de les délacer<br />

totalement. Dans un glissement presque troublant, ma culotte tombe à mes pieds.<br />

Un souffle bouillant passe sur mon corps, fait de trouble et de fébrilité. Jesse<br />

avale sa salive plusieurs fois tandis que son corps tressaille.<br />

– Tu sais que tu es en train de me rendre fou ? demande-t-il d’une voix rauque<br />

en bandant de plus belle.<br />

– C’est largement réciproque, murmuré-je en le caressant du regard.<br />

Malgré mon envie de céder à la tentation dans la seconde, je pose les mains<br />

sur mes hanches, puis remonte mes paumes à plat vers mon nombril où je<br />

caresse ma cicatrice avant de remonter vers mon buste en effleurant mes seins.<br />

Mes doigts rejoignent ma nuque humide de désir. Soulevant mes cheveux en<br />

chignon, je lui souris : j’ai l’impression de prendre feu sous ses yeux. Un demisourire<br />

sur les lèvres, il semble fasciné, mais aussi lutter tout autant que moi


contre l’envie de se jeter sur moi.<br />

Comme à chaque fois que nous faisons l’amour, j’aime que nous soyons en<br />

harmonie. Aujourd’hui, notre envie <strong>com</strong>mune de repousser la limite de notre<br />

résistance me plaît, m’excite et stimule ma créativité. Balançant alors d’un pied<br />

sur l’autre, j’ondule lentement devant Jesse, offerte à son regard brûlant avant de<br />

me retourner pour lui proposer mon dos. Je sais qu’il a une faiblesse pour ma<br />

chute de reins et mes fesses… mais je suis prise à mon propre jeu.<br />

Quand je tends ma croupe en arrière, je l’entends soupirer. Je lui jette alors un<br />

regard par-dessus mon épaule : redressé sur un coude, il me dévore des yeux. Il<br />

semble prêt à bondir. Chacun de ses muscles frémissants est une invitation et une<br />

promesse. Je voudrais être capable de faire durer encore et encore ces instants si<br />

intenses et exaltants où chaque cellule de mon corps l’appelle et l’attend, où je<br />

bruisse d’impatience, de langueur et de plaisir naissant. Je voudrais pouvoir<br />

retarder encore le moment où nos corps entreront en contact. Mais je sais qu’à la<br />

seconde où il posera un doigt sur moi, qu’au moment où je sentirai sa peau sous<br />

mes mains, je ne pourrai plus résister ni diriger quoi que ce soit : mes sens<br />

auront <strong>com</strong>plètement pris le dessus.<br />

Et j’aimerai ça. Encore plus que cette attente fiévreuse que je me délecte de<br />

prolonger au maximum en <strong>com</strong>mençant à m’élancer vers la maison.<br />

Je ne me retourne pas pour voir son visage mais j’imagine son sourire. Son<br />

rire et ses pas derrière moi me font courir encore plus vite, rendant absolument<br />

irrésistible mon envie de lui échapper pour mieux me fondre en lui. Le cœur<br />

battant, le corps en flammes, j’avance en riant, anticipant avec délices le moment<br />

où Jesse me rattrapera et me serrera dans ses bras.<br />

Quand je sens ses mains saisir ma taille, j’en ai le souffle coupé : le plaisir et<br />

le désir sont si puissants que je halète, soudain immobilisée dans ma course. J’en<br />

oublie le lieu, l’espace et le temps. Seule <strong>com</strong>pte maintenant mon envie de faire<br />

l’amour avec Jesse.<br />

Maintenant. Tout de suite.<br />

Je tente de me retourner mais il me retient dos à lui en m’embrassant dans le<br />

cou. Son souffle sur ma peau, ses lèvres qui murmurent, ses dents qui mordillent


mon oreille, ses paumes puissantes qui écrasent mes seins et son membre dur<br />

contre mes fesses… je ne sais plus où j’en suis. Je murmure, frémis et gémis<br />

tandis qu’il me plaque de plus en plus fort contre lui. Ses doigts courent sur mon<br />

corps tandis que je noue mes bras autour de ses reins pour le sentir tout entier<br />

contre ma peau. Ses caresses semblent allumer en moi des milliers de lumières,<br />

je me transforme en torche de désir, en feu de joie et de jouissance. Quand il<br />

glisse ses doigts vers mon intimité palpitante, une onde familière se propage<br />

entre mes cuisses, légère et frémissante.<br />

Je voudrais ne pas jouir tout de suite…<br />

Mais dès qu’il se faufile entre mes chairs qu’il effleure, caresse, titille, entre<br />

en moi et me pousse au bout du plaisir, une marée de plaisir s’épanouit dans mon<br />

sexe puis se diffuse dans tout mon corps, secoué de contractions voluptueuses et<br />

infinies.<br />

Quand je rouvre les yeux, je réalise que nous ne sommes pas dans la maison<br />

mais dans le patio qui est en son centre, peuplé de cactus, de fleurs tropicales et<br />

de statues précolombiennes. Énigmatiques et bienveillantes, elles semblent nous<br />

observer. Quand les vibrations de l’orgasme s’atténuent, je me retourne vers<br />

Jesse pour l’embrasser : le bleu de ses yeux est immense, noyé de grandes<br />

traînées de désir doré, qui me font penser à des <strong>com</strong>ètes dans l’espace.<br />

Cet homme a le ciel dans ses yeux, me dis-je en cherchant sa bouche avec<br />

passion.<br />

Sans cesser de nous enlacer, nous avançons vers le sofa bleu pâle situé sous<br />

l’immense manguier. Vacillant l’un avec l’autre, nous nous effondrons sur le<br />

matelas moelleux. Jesse se retrouve sur le dos et moi allongée sur lui, ressentant<br />

chaque parcelle de son corps sous le mien. Je continue mon baiser en enserrant<br />

son visage entre mes mains. Mes lèvres quittent les siennes pour parcourir ses<br />

joues, ses pommettes, son front, son menton. J’aime le parfum et le goût qu’a<br />

déposés la mer sur sa peau.<br />

Je rêve de le goûter tout entier.<br />

Glissant lentement, je <strong>com</strong>mence à descendre ma bouche sur son cou. Je<br />

longe ses clavicules, son épaule, j’embrasse son tatouage, je suis la courbe de ses


pectoraux. Je dépose un baiser au creux de son plexus, là où les côtes se<br />

rejoignent <strong>com</strong>me dans un estuaire. Puis je cerne son nombril de baisers. Ses<br />

abdominaux se contractent à chaque fois que passent et repassent mes lèvres.<br />

Quand j’atteins le bas de son ventre, Jesse se cambre presque. Je pose<br />

doucement mes lèvres au pied de sa verge puis lentement je les fais glisser le<br />

long de son membre, que je sens se gonfler de plaisir. Tout en embrassant la peau<br />

fine, je caresse du bout de la langue chaque petit vallon ou renflement de son<br />

membre de plus en plus frémissant. Jesse râle doucement en cherchant mon<br />

crâne avec sa main. Les gouttes de son plaisir qui perlent, épicées et vanillées à<br />

la fois, m’excitent terriblement.<br />

Sans le quitter des yeux, j’enfonce doucement le bout de sa verge entre mes<br />

lèvres. Il soupire quand j’accentue la pression de mes lèvres. Plus je fais pénétrer<br />

son sexe dans ma bouche, plus sa respiration s’accélère et plus il agrippe mes<br />

cheveux. J’aime son plaisir et la façon dont il reçoit mes caresses, les yeux miclos,<br />

un sourire de contentement presque rêveur sur ses lèvres entrouvertes.<br />

Tout en continuant à le caresser, je pense à la première fois où j’ai pris son<br />

sexe dans ma bouche sans préservatif. C’était juste après sa sortie de l’hôpital où<br />

sous forme de conjuration définitive du mauvais sort et d’engagement solennel<br />

l’un vis-à-vis de l’autre – étonnamment presque plus impliquant pour chacun de<br />

nous que le mariage de Vegas et tout ce que nous avions vécu depuis –, nous<br />

avions décidé de faire les tests de VIH. Et depuis, à chaque fois que nos chairs se<br />

retrouvent et s’épousent sans protection, nues, fragiles et confiantes, je suis<br />

émue. C’est <strong>com</strong>me si, à chaque fois, je découvrais Jesse un peu plus intimement<br />

et me livrais de la même façon.<br />

Quand tendu de plaisir, il est sur le point d’exploser dans ma bouche, il se<br />

retire. Ses mains attrapent mes épaules et m’attirent à lui. Le goût de son sexe est<br />

encore sur mes lèvres quand je l’embrasse, excitant et troublant.<br />

– Viens, dit-il en saisissant mes hanches.<br />

Écartant les jambes de part et d’autre de son bassin, je m’installe à<br />

califourchon au-dessus de lui, suspendue à quelques millimètres de son sexe<br />

dressé. Oscillant lentement, je me caresse sur le bout de sa verge. Il sourit en<br />

sentant la moiteur onctueuse de mon entrejambe. Je me laisse alors lentement<br />

glisser jusqu’à ce qu’il pénètre entièrement en moi. Puis je reste immobile,


savourant cette force plantée en moi, qui semble se démultiplier à chacune de<br />

nos respirations.<br />

– Je t’aime tellement, Willy-Willow, murmure-t-il en repoussant les cheveux<br />

qui tombent dans mes yeux.<br />

Amusée, je souris. La tête pleine de musique, j’entends retentir les notes<br />

joyeuses de ce morceau qu’il a <strong>com</strong>posé hier sur la plage et aussitôt intitulé<br />

Willy-Willow.<br />

Les yeux débordant d’amour, il pose doucement ses paumes sur mes seins qui<br />

se gorgent à nouveau de désir et, tout en caressant ma poitrine, il <strong>com</strong>mence à<br />

serrer ses muscles fessiers en petites contractions régulières. L’effet de ce tout<br />

petit mouvement de bascule de ses reins est une lente et divine ascension de<br />

notre plaisir. Je retiens mon souffle pour écouter mon corps murmurer de plaisir<br />

en accueillant le sexe de Jesse. Il me semble sentir chaque cellule de son être en<br />

moi, sur moi, avec moi et que nous sommes si unis que rien ni personne ne<br />

pourra jamais nous empêcher de nous aimer.<br />

– Moi aussi je t’aime.<br />

Les larmes aux yeux tant je suis heureuse, je me laisse aller au plaisir qui<br />

m’envahit. C’est d’abord un infime fourmillement de tout mon vagin, qui se<br />

répand ensuite en un échauffement voluptueux dans mes cuisses puis mon sexe,<br />

irradiant progressivement mon clitoris qui frotte contre sa chair. Petit à petit, le<br />

picotement devient ravissement, puis vertige, puis ivresse, puis folle passion,<br />

violente et urgente, réclamant accélération et fougue. Agrippée à ses épaules, je<br />

me mets à coulisser sur le membre de Jesse, qui entre en moi à une cadence de<br />

plus en plus rythmée. Je me sens fournaise, brasier et gouffre, je le happe, il<br />

m’emplit et nous ne faisons qu’un, feu de plaisir et de désir. Jusqu’à ce que<br />

l’orgasme se déclenche, colossal, dévastateur. Je hurle de plaisir tandis que Jesse<br />

continue à me pénétrer et qu’un nouvel orgasme encore plus inouï que le<br />

précédent nous emporte.<br />

Quand je m’endors sur son épaule, toutes les statues du jardin semblent nous<br />

sourire.


44. Arbre de vie<br />

Jesse<br />

– J’ai eu Lindberg au téléphone : il a reçu les papiers officiels du jugement.<br />

Tout est en règle : nous sommes officiellement divorcés depuis deux semaines. Il<br />

nous envoie tout par mail.<br />

– Cool, sourit Willow en retenant ses cheveux qui volent dans tous les sens<br />

autour de son visage. Finalement, on sera quand même restés mariés un peu plus<br />

d’un an !<br />

– Même s’il le voulait, Monty ne pourrait rien dire, ni même Dangello. Tu as<br />

pensé à le prévenir d’ailleurs ? me moqué-je.<br />

Sans me laisser distraire par l’auréole dorée que dessine sa chevelure autour<br />

de son crâne, je fixe la route en pensant que l’héritage d’Elena appartient<br />

désormais pleinement et sans réserve à sa petite-fille. Il me semble que la grandmère<br />

de Willow aurait été heureuse de nous et de ce que nous avons décidé.<br />

– Il faudrait peut-être se grouiller ! dit soudain Willow en regardant l’heure.<br />

Ils vont arriver dans quelques minutes. Fonce !<br />

– Accroche-toi alors, dis-je en quittant la route pour m’engager sur un chemin<br />

qui coupe à travers champs pour rejoindre le terrain d’aviation situé de l’autre<br />

côté de l’île.<br />

Willow s’exécute en s’arrimant d’une main à la portière de la jeep<br />

décapotable et de l’autre à la barre située sous le pare-brise. Pied sur<br />

l’accélérateur, je fais monter le <strong>com</strong>pte-tours en jetant un rapide regard vers<br />

Willow qui me sourit. Un vrombissement de moteur nous fait lever les yeux en<br />

même temps : le petit avion bleu turquoise qui contient nos amis passe au-dessus<br />

de nous pour se poser d’ici quelques minutes. Clairement, on est en retard ! Il<br />

faut dire qu’après un petit intermède sensuel sous le manguier, notre sieste s’est<br />

un peu prolongée.<br />

– Tu es sûr que c’est un raccourci ton truc ? demande Willow dubitative


quand je ralentis pour passer une petite rivière à sec.<br />

Cette fois, j’éclate de rire : je n’aurais jamais cru la voir tranquillement assise<br />

sur un siège passager sans chercher le bouton du fauteuil éjectable. Et encore<br />

moins l’entendre me demander de rouler plus vite !<br />

– Pourquoi tu ris ?<br />

– Parce que je suis heureux ! Et que je vais bientôt épouser pour de vrai la<br />

femme que j’aime depuis toujours.<br />

– Ça a toujours été pour de vrai entre nous, me corrige Willow d’un ton<br />

sévère.<br />

– Mais se marier à Vegas quelque part, ça sonne faux…<br />

– Je trouve surtout qu’avoir juste des souvenirs tronqués et quelques photos<br />

pourries à regarder quand on sera vieux, c’est hyper frustrant, rit Willow.<br />

Admiratif, je lui jette un rapide coup d’œil : elle sourit tranquillement, amusée<br />

et fière de sa plaisanterie. Et en la regardant, je suis aussi attendri que fier : sa<br />

force, celle que je sais qu’elle a toujours eue en elle, est ce qui lui permet de rire<br />

aujourd’hui de cette perte de mémoire qui l’a désespérée et affolée si longtemps.<br />

Quel chemin parcouru depuis nos retrouvailles à Las Vegas… Un chemin<br />

houleux, sinueux, inattendu, effrayant, obscur parfois, avec de grands moments<br />

d’espoir et de bonheur mais que j’ai souvent cru sans issue.<br />

Et qui finit en apothéose puisque demain nous nous remarions !<br />

Et pour ça, nous avons d’abord dû divorcer. Procédure technique obligatoire<br />

et purement formelle que Monty Morgans a saluée d’un froncement de sourcils<br />

avant de nous féliciter d’avoir toujours su prendre des décisions qui nous<br />

honorent. Étonnamment ému, Lindberg a récité d’une voix solennelle un vers<br />

d’Emerson un peu obscur en nous souhaitant « un œil joyeux, une innocence qui<br />

fait envie au ciel, l’élan vers l’enthousiasme, le rire, afin que vous puissiez<br />

cueillir librement la fleur splendide à la cime des arts ». J’ai apprécié l’attention<br />

mais en suis resté sur le cul.<br />

En un peu plus d’un an, nous avons changé : elle, moi, nous. Sans être<br />

différents, nous ne sommes plus tout à fait identiques à ce que nous étions.<br />

Willow est plus fondamentalement elle-même, <strong>com</strong>me si toutes ces épreuves


l’avaient recentrée, faisant apparaître encore plus précisément ce qu’elle a<br />

toujours été. Un joyau, une perle, intense, précieuse et lumineuse.<br />

– Tu as l’air bien sérieux, me dit Willow.<br />

J’opine en silence. Je ne dirais pas que je suis devenu plus sérieux, car Aidan<br />

se foutrait de moi en me rappelant ma dernière nuit post-concert à danser sur les<br />

tables – en tout bien tout honneur puisque c’était avec Willow – mais je me sens<br />

apaisé. Comme si cette colère qui avait toujours fait partie de moi avait disparu.<br />

« Pas tout à fait », dirait Tyler qui, sans me le reprocher, trouve que je monte<br />

toujours un peu vite en pression, en particulier avec les journalistes. Il a raison<br />

mais je progresse. Je prends sur moi…<br />

La preuve, je ne l’appelle plus la nuit à pas d’heure pour lui faire écouter un<br />

truc qui sonne mal !<br />

Ce n’est pas que je n’ai plus d’insomnies – bien au contraire – mais je suis<br />

presque prêt à admettre que je serai toujours un mec qui dort peu, qui <strong>com</strong>pose la<br />

nuit <strong>com</strong>me un hibou mais qui ne doit pas pour autant réveiller tout le monde<br />

quand il a besoin d’un avis.<br />

Le bon point de mon absence de sommeil ces derniers mois est que ça m’a<br />

permis de pondre un album mais surtout de veiller sur Willow toutes ces nuits où<br />

elle se réveillait en sueur, encore terrorisée. Et tout en jouant et <strong>com</strong>posant, j’ai<br />

réfléchi : à mon histoire, à ma vie, à tout ce que je ne saurai sans doute jamais. À<br />

ma famille, au sang qui coule en moi. À Benjamin. À mes vrais parents ainsi<br />

qu’à Hunter et Selena.<br />

Il m’a fallu du temps pour regarder mon histoire en face, avec tous ses<br />

mystères et ses drames. Benjamin n’a dit que ce qu’il voulait bien dire, c’est-àdire<br />

pas beaucoup plus que pendant ces longues minutes où il nous a tenus à sa<br />

merci. Aux audiences, il s’est tu, abattu, marmottant presque et renfermé sur luimême.<br />

Le stalker grandiloquent et mégalo de cette terrible soirée avait disparu<br />

pour laisser la place à un type paumé, les yeux fous, les mains tremblantes à<br />

cause des médicaments.<br />

Un type que j’aurais pu être… Si Gabe Pinstripe m’avait emmené moi, et pas<br />

Benjamin.


En un an, je me suis souvent posé la question : est-ce le hasard, un karma de<br />

merde ou rien ? Juste la malchance, sans doute. La main d’un père défoncé qui<br />

attrape un bébé dans un berceau, n’importe lequel, <strong>com</strong>me un souvenir qu’il<br />

fourre dans sa poche.<br />

Je trouve tout ça tellement triste. Et tellement injuste. Et c’est aussi pour ces<br />

raisons que j’en veux encore à Hunter et Selena. D’une certaine façon, ils ont<br />

contribué à tout cela. Je ne pourrai pas leur pardonner leur bêtise, leur égoïsme et<br />

leur inflexibilité. Je pense à Aidan bien sûr mais aussi quelque part à mes vrais<br />

parents. Si Hunter n’avait pas jugé sa sœur artiste et marginale et condamné<br />

d’office ses aspirations à un mode de vie hors de ses sacro-saints principes, peutêtre<br />

que son existence n’aurait pas été la même. Pas si courte. Pas si sordide.<br />

Et qu’est-ce qui se serait passé alors ? Qui serais-je ?<br />

– Où es-tu ? Reviens, me dit soudain Willow d’une voix douce en posant sa<br />

main sur ma cuisse.<br />

Secouant la tête, je souris et repousse les ombres de ce qui aurait pu être,<br />

autrement, ailleurs, très ému qu’à son tour, elle me tende la main par-delà le<br />

passé. Vers le présent, celui que j’ai toujours voulu et qui est bien là désormais.<br />

Car ce qui <strong>com</strong>pte est sous mes yeux : Willow, notre amour, notre mariage,<br />

Aidan et nos amis dans l’avion qui va se poser d’ici peu. Et même si mon passé<br />

n’est pas ce que j’imaginais, qu’importe finalement.<br />

La vie est devant moi, pas derrière.<br />

Et d’ailleurs, je ferais bien de me concentrer très sérieusement sur ce qui est<br />

en face de moi, à savoir le petit coucou bleu tout juste posé sur la piste… À<br />

quelques mètres devant la jeep à laquelle je viens de faire gravir un talus pour<br />

déboucher au pied de l’avion !<br />

– Et merde, ce n’est pas tout à fait par là que je pensais arriver, soupiré-je en<br />

voyant la tête ébahie des agents de piste, casques sur les oreilles, qui font des<br />

moulinets de bras pour m’indiquer que je n’ai rien à faire là.<br />

– En fait, c’était bien un raccourci ton truc !<br />

Willow éclate de rire en sautant de la jeep pour se diriger vers l’escalier posé


devant l’avion.<br />

– Service d’accueil VIP, explique-t-elle aux types en casque avec un aplomb<br />

qui me fait fondre.<br />

***<br />

Le <strong>com</strong>ble pour un violoniste-performer : avoir les jambes et les mains qui<br />

tremblent avant d’entrer en scène.<br />

Le truc qui ne m’est jamais arrivé – au contraire, je suis généralement dopé à<br />

l’adrénaline – et qui est en train de me tomber dessus par surprise alors que je<br />

m’escrime depuis trois minutes à tenter de boutonner ma chemise, tout en me<br />

répétant que tout va bien, que des tas de gens se marient tous les jours et que je<br />

me suis déjà marié <strong>com</strong>plètement bourré.<br />

Donc à jeun, je devrais y arriver !<br />

Apercevant mon air dépité, Willow s’approche de moi en souriant. Quand ses<br />

doigts effleurent mon torse, j‘oublie toute appréhension et soupire de bonheur en<br />

la contemplant : elle est superbe, vêtue d’une simple robe blanche courte presque<br />

transparente d’où ses longues jambes dorées émergent <strong>com</strong>me deux tiges de<br />

fleurs.<br />

Tandis que, <strong>com</strong>plètement confit d’amour, je fixe la couronne de fleurs de<br />

sakura qui orne ses cheveux, Willow écarte doucement ma chemise.<br />

Un peu stupéfait, je proteste timidement, voyant dans ce geste une invitation<br />

intéressante mais peu gérable en timing avant la cérémonie. Elle sourit<br />

mystérieusement en posant sa tête contre mon torse. Son parfum vanillé mêlé<br />

aux effluves venues de la mer monte à mes narines et m’enivre. Fermant à demi<br />

les yeux, elle semble vouloir écouter les battements de mon cœur. Chaviré, je ne<br />

bouge pas, de peur de rompre ce moment de grâce.<br />

– Je t’aime, murmure-t-elle.<br />

– Je t’ai toujours aimée et chaque seconde, je t’aime davantage.<br />

Presque rêveusement, ses doigts suivent le dessin de l’arbre tatoué sur ma


poitrine, caressant doucement les racines, le tronc, les branches puis les oiseaux.<br />

Sans mélancolie, je me souviens du jour, il y a six ans à présent, où j’ai fait<br />

graver cet emblème sur ma peau, un arbre d’immortalité. J’avais choisi un saule,<br />

l’arbre dont vient le prénom « Willow », un arbre d’enchantement et de vie,<br />

associé à la renaissance dans la mythologie celtique.<br />

Et aujourd’hui, après ce qui est arrivé, cet arbre gravé au-dessus de mon cœur<br />

me semble encore plus symbolique : reliant le monde souterrain des ombres et<br />

des mystères au ciel pur, là où les oiseaux s’envolent en nuée mélodieuse. En<br />

passant par la vie.<br />

Quand elle se redresse, je saisis sa paume dans laquelle je dépose un baiser en<br />

m’inclinant. L’émotion me fait trembler, surtout quand je vois ses yeux scintiller<br />

de larmes.<br />

– Allons-y, dit-elle en prenant ma main dans la sienne.<br />

Quand nous montons sur la petite colline juste derrière notre maison, je ne<br />

peux m’empêcher de sourire en observant sa surprise. Ébahie, elle secoue la tête<br />

avec ravissement en découvrant les centaines de paniers de liserons blancs<br />

disposés de part et d’autre du chemin de terre qui monte vers le petit autel situé<br />

au sommet. Tout en haut, le maire du village et les gens qui <strong>com</strong>ptent pour nous<br />

sont là. Mon regard passe sur eux tour à tour et je me souviens de leur réaction<br />

quand nous leur avons annoncé que nous allions divorcer pour mieux nous<br />

remarier.<br />

Très ému, Aidan m’a serré contre lui en murmurant qu’il était ravi, qu’il me<br />

souhaitait un bonheur immense et que la chance de sa vie avait été d’avoir un<br />

petit frère <strong>com</strong>me moi. Les larmes aux yeux, Nathan nous a embrassés à son tour<br />

en nous félicitant avant de s’emberlificoter d’émotion dans des vœux de<br />

remariage heureux où il apparaissait tout de même qu’Elisabeth Taylor et<br />

Richard Burton avaient divorcé plusieurs fois avant de se remarier une fois de<br />

moins ! Plus concis, Emma et Tyler ont hurlé « oh putain, c’est pas vrai ! » en<br />

chœur. Et Sasha s’est mise à pleurer au mot divorce jusqu’à ce que je lui<br />

explique qu’elle allait être notre demoiselle d’honneur. Plus réservé, Remy a<br />

trouvé ça hyperromantique et a proposé qu’on en fasse un scénario pour le<br />

prochain court métrage du Shelter.


Catégorie love story !<br />

Et aujourd’hui, tous assemblés autour de nous, beaux <strong>com</strong>me des papes, ils<br />

semblent aussi joyeux que nous. Très émus aussi. Même Dobby orné d’un<br />

énorme nœud blanc a cessé de courir après Chaussette pour s’asseoir avec lui de<br />

part et d’autre du maire. Tels deux sphinx pas encore remis de leur premier<br />

voyage en avion, ils nous observent d’un air bienveillant.<br />

Quand le maire prend la parole, je serre la main de Willow, presque oppressé.<br />

Dans ma tête défilent des images en accéléré : nous au Conservatory Garden, sur<br />

le Brooklyn Bridge, moi à genoux devant elle dans la neige, le camion fonçant<br />

sur notre voiture, mon émerveillement terrifié en la reconnaissant au Shelter.<br />

En fixant le visage de la femme que j’aime, je pense à ceux qui l’ont aimée<br />

avant moi et à qui je jure de toujours la chérir : ses parents que je n’ai pas<br />

connus, Elena. Je songe aussi à tous ceux qui m’ont permis de devenir qui je suis<br />

aujourd’hui. Ceux qui ont cru en moi, Aidan, mes profs, Tyler…<br />

Tout en écoutant le maire énoncer mes devoirs d’époux, je jette un regard vers<br />

Aidan. Mon frère, très troublé – je le devine à sa façon de remettre ses cheveux<br />

en brosse sur sa tête régulièrement alors qu’ils n’ont pas flanché d’un millimètre<br />

–, nous observe affectueusement.<br />

« Tu es sûr que tu ne préfères pas que ce soit Elvis ? » a-t-il souri<br />

malicieusement le jour où je lui ai demandé d’être mon témoin. « Même pas en<br />

rêve ! » ai-je répondu en déclinant aussi Marilyn et Madonna : « d’immenses<br />

artistes mais on a déjà donné avec les sosies ! » Comme moi, Aidan a éclaté de<br />

rire, signe que la fratrie Halstead avait <strong>com</strong>mencé à digérer l’arrivée inattendue<br />

et tardive de ce troisième rejeton si particulier.<br />

– Willow Blake, voulez-vous prendre Jesse Halstead pour époux ? demande<br />

alors le maire avec un accent espagnol chantant.<br />

Même si je devrais avoir un peu d’entraînement entre une cérémonie à Vegas<br />

et deux demandes en mariage à genoux, le tout avec la même femme, je retiens<br />

mon souffle, pétri d’appréhension. Puis fou de joie en l’entendant accepter, je<br />

prononce à mon tour un oui grave et sonore qui vibre longtemps, <strong>com</strong>me une<br />

note tenue au violon.


Coachée par Tyler et Emma, l’air très appliqué, Sasha apporte lentement nos<br />

alliances déposées dans un coquillage : la mienne, un simple anneau d’or. Celle<br />

de Willow, une bague ancienne, un épais ruban d’or rose avec des oiseaux<br />

stylisés.<br />

D’un <strong>com</strong>mun accord, Willow et moi avons donné les anneaux en diamant de<br />

Vegas à une vente de charité de prestige. Et maintenant, amusé et ravi, je fonds<br />

devant la surprise de Willow dont le regard oscille entre Sasha qui avance à<br />

petits pas et Aidan qui improvise un discours racontant notre périple fraternel à<br />

travers New York pour dénicher cette alliance.<br />

– Elle aurait appartenu à une jeune Sioux enlevée à sa tribu pour être élevée<br />

par des quakers, qui serait ensuite devenue violoniste avant d’ouvrir un<br />

orphelinat avec des méthodes éducatives assez révolutionnaires pour l’époque,<br />

explique Aidan, l’air concentré. Au siècle suivant, elle aurait été offerte à<br />

Georgia O’Keeffe avant de disparaître pendant des années et de réapparaître<br />

<strong>com</strong>me par magie au doigt d’une riche héritière…<br />

– Cette bague était faite pour toi, dis-je en prenant la main de Willow.<br />

Belle, singulière, elle a une histoire et un avenir, le nôtre.<br />

Radieuse, Willow me sourit. Quand je passe l’alliance à son doigt, j’entends<br />

résonner de la musique : le son martelé du soleil sur ma peau, les coups de gong<br />

de l’amour dans ma poitrine, les notes verdoyantes du bonheur et le<br />

frissonnement argenté de la brise de fin d’après-midi.<br />

– C’est le plus beau jour de ma vie. Et celui-là, je ne l’oublierai pas, dit la<br />

femme de ma vie en m’embrassant.<br />

FIN.


« Toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le<br />

consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite<br />

(alinéa 1er de l’article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par<br />

quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par<br />

les articles 425 et suivants du Code pénal. »<br />

© Edisource, 100 rue Petit, 75019 Paris<br />

Septembre <strong>2018</strong><br />

ISBN 9791025744567<br />

ZWIL_006

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