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Textes et photographies<br />
Guillaume Derclaye et Vincent de Lannoy
Textes et photographies<br />
Guillaume Derclaye et Vincent de Lannoy
« Non les brav’s<br />
gens n’aiment<br />
pas que l’on<br />
suive une autre<br />
route qu’eux »<br />
Georges Brassens
Aliéné, fou, schizophrène, bipolaire,<br />
dépressif et tant d’autres.<br />
Des mots qui collent<br />
à la peau des uns et<br />
qui effraient les autres.<br />
Des mots qui ont évolué ou disparu<br />
du langage au fil des années. Souvent<br />
mal utilisés par les médias ou par les<br />
politiques. Au fil du temps, ils attrapent<br />
une connotation négative dans le langage<br />
courant. Le mot schizophrène fait peur,<br />
mais qui sait ce qu’est la schizophrénie ?<br />
Dans un univers où la terminologie a<br />
un impact immédiat sur les personnes<br />
concernées, nous avons décidé de prendre<br />
de la distance par rapport aux mots utilisés<br />
dans les endroits où nous nous sommes<br />
rendus lors de ce reportage. De patient à<br />
membre, il n’y a qu’un pas. « Il est plus facile<br />
de désintégrer un atome qu’un préjugé », a dit<br />
Albert Einstein. Le vocabulaire employé<br />
pour décrire ces personnes n’est pas<br />
neutre. Il est tantôt porteur d’espoir, tantôt<br />
porteur d’un fardeau. Afin qu’un statut ou<br />
un diagnostic n’efface pas celui ou celle qui<br />
le porte, nous avons décidé de les mettre<br />
de côté, voire carrément à la poubelle.<br />
De chapitre en chapitre, nous allons vous<br />
emmener de Lierneux à Bruxelles, en<br />
passant par Liège. Nous vous proposons<br />
une excursion à travers différentes<br />
représentations de la folie d’une part. Et<br />
d’autre part, une série de rencontres que<br />
vous n’auriez sans doute jamais faites<br />
sans ouvrir ce mook. Nous voulons vous<br />
faire découvrir ces personnes touchantes,<br />
sensées et cultivées que nous avons<br />
découvertes. Bien loin des idées reçues.<br />
Nous ne nous positionnons pas comme<br />
professionnels de la santé mentale mais<br />
revendiquons un regard extérieur sur<br />
ce secteur. Ce même regard que nous<br />
espérons transmettre à d’autres.<br />
Notre démarche est simple. Nous<br />
avons décidé de prendre du temps aux<br />
côtés personnes repoussées en marge<br />
de la société. Avant de pouvoir vous<br />
proposer un reportage de qualité,<br />
nous devions d’abord déconstruire nos<br />
propres préjugés. En discutant avec les<br />
protagonistes de ce mook, nous avons<br />
compris que nous marchions tous sur<br />
un fil. Qu’une succession d’évènements<br />
anodins peuvent nous faire perdre<br />
l’équilibre. Cette démarche profondément<br />
humaine nous a permis de nous mettre<br />
sur un pied d’égalité, dans une relation<br />
de personne à personne. Après plusieurs<br />
mois de travail, nous vous proposons<br />
à vous aussi de considérer ces hommes<br />
et ces femmes en tant que tels.<br />
Guillaume Derclaye et Vincent de Lannoy<br />
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PATIENT :<br />
n. Personne qui consulte un médecin.<br />
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Centre Hospitalier Spécialisé l’Accueil à Lierneux.
Avant-gardistes<br />
psychiatriques<br />
Texte et photographies Vincent de Lannoy<br />
Pas très grande, mais réputée, la commune de Lierneux s’est faite une place dans le secteur de la santé belge.<br />
Ses habitants accueillent chez eux des personnes souffrant d’affections psychiatriques depuis 135 ans.<br />
L’histoire de la psychiatrie ardennaise<br />
débute en 1884 du côté nord de la<br />
frontière linguistique. À une cinquantaine<br />
de kilomètres d’Anvers, la petite ville<br />
de Geel se démarque dans la Belgique<br />
médicale. Les personnes atteintes de<br />
troubles psychiatriques, anciennement<br />
appelées aliénés, peuvent y bénéficier<br />
d’un système de placement familial<br />
depuis plusieurs générations. Père,<br />
mère, fils et filles hébergent des aliénés.<br />
L’intégration d’une personne fragilisée<br />
au sein d’une famille permet une thérapie<br />
en plein air qui procure au patient une<br />
presque liberté et assure, grâce à des<br />
règles, l’absence de maltraitance. Après<br />
des années de médicalisation intensive,<br />
la psychiatrie reconsidère l’importance<br />
du milieu de vie des patients.<br />
Au milieu du 19ème siècle, Geel abrite<br />
1.500 patients dont 500 provenant du sud<br />
du pays. « Les aliénés wallons qui se trouvent<br />
à Geel sont comme perdus au milieu d’une<br />
population essentiellement flamande et […]<br />
ils éprouvent chaque jour des ennuis ou des<br />
contrariétés à cause de leur rapport obligé<br />
avec des gens qui ne peuvent parfaitement<br />
les comprendre et être compris par eux » * ,<br />
peut-on lire dans les procès-verbaux du<br />
conseil Provincial liégeois de l’époque.<br />
Ajouter un manque de communication<br />
au repli sur soi qui s’accroche assidûment<br />
à certaines maladies psychiatriques ne<br />
facilite en rien le bien-être des aliénés<br />
francophones. Il faut trouver une<br />
solution pour ramener ces personnes<br />
en Wallonie et leur dispenser des soins<br />
dans leur langue maternelle. Se déroule<br />
alors un casting à élimination directe<br />
pour désigner quelle province aura le<br />
devoir d’accueillir la deuxième colonie<br />
d’aliénés du royaume. La province du<br />
Luxembourg et de Namur manquent<br />
clairement de moyens financiers pour<br />
assurer un accueil convenable. Le<br />
Hainaut, quant à lui, ne possède pas<br />
suffisamment d’espaces verts pour assurer<br />
le confort et le repos des patients.<br />
Rapidement, une rumeur circule à travers<br />
les vallées conservatrices ardennaises.<br />
La province de Liège envisage d’établir<br />
la colonie d’aliénés dans un village de<br />
la région. Elle jettera son dévolu sur<br />
le village champêtre de Lierneux, aux<br />
abords de l’arrondissement de Verviers.<br />
Un conseiller communal de l’époque<br />
n’hésite pas à déclarer que « l’histoire<br />
enregistrera le nom de la province de Liège<br />
dans les bienfaiteurs de l’humanité » * .<br />
Les vallées entrecoupées par la Lienne,<br />
les petits hameaux, la simplicité des<br />
lierneusiens de l’époque font de ce village<br />
une terre d’accueil parfaite pour les 500<br />
patients de Geel. Le critère moins évoqué<br />
de la distance par rapport aux centres<br />
urbains et au reste de la population<br />
a également pesé dans la balance. Ça<br />
n’a jamais été tendance d’assumer<br />
que la société peut amener certaines<br />
personnes à des situations de détresse.<br />
Selon ses origines celtiques, Lierneux<br />
proviendrait de Lederna. Le mot utilisé<br />
par les Gaulois pour nommer la Lienne<br />
et signifierait la rivière bouillante. Une<br />
deuxième origine est moins gratifiante<br />
pour les villageois. Lierneux viendrait de<br />
Lethernacum qui décrit un endroit peuplé<br />
de brigands. Quelle que soit l’origine<br />
de son appellation, ce petit village voit<br />
arriver les quatre premiers patients<br />
chez plusieurs habitants, devenus pour<br />
l’occasion nourriciers, le 19 avril 1884.<br />
« Tout le village se donna rendez-vous pour<br />
considérer chacun avec des sentiments divers.<br />
On s’était attendu à voir des fous-furieux<br />
guidés par une main vigoureuse et l’on ne<br />
voyait en eux que des déshérités de la Nature<br />
dignes de la plus grande compassion » * .<br />
* Procès-verbaux des séances du Conseil Provincial<br />
de Liège, 1884, p. 24 et suivantes (partie non-officielle).<br />
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