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############### <strong>GREEN</strong> <strong>GRENZE</strong> ##############<br />
Wendy Atkinson<br />
Jean-Philippe Astolfi<br />
© Janvier 2019
<strong>GREEN</strong> <strong>GRENZE</strong> –W ATKINSON / J PH ASTOLFI<br />
Tronçon 1<br />
C’est le premier jour ; nous devons aller sur les lieux de la frontière et prendre des photos. Mais<br />
ce n’était pas la première étape prévue, on aurait dû commencer avec la ville de Hof, étant un<br />
lundi, nous inversons l’ordre pour visiter le musée des migrations ouvert demain, mardi.<br />
Il fait frais le matin, nous mettons le chauffage à notre réveil, profitons des douches de l’aire de<br />
camping-cars, partons vers les 10h.<br />
Premier arrêt : Oberzech, côté Ouest. On gare le van au bord d’une route étroite qui semble très<br />
peu fréquentée.<br />
Jean-Philippe s’exclame. En arrivant à la frontière, la première chose qu’il voit est un tas de fils<br />
de fer. Sa première image.<br />
Une cacophonie de panneaux indique des lieux et des directions qui se superposent et<br />
s’enchevêtrent : celui du Dreiländereck, la frontière triangulaire entre les anciennes<br />
Allemagnes de l’Est et Ouest (maintenant deux Länder, Bavière et Saxe) et la République<br />
tchèque ; le chemin de Saint Jacques de Compostelle Jacobsweg Vogtland et son logo<br />
reconnaissable ; l’indication du Soldatengrab, la tombe du soldat allemand inconnu ; les balises<br />
des nombreuses pistes cyclables qui indiquent les noms de villages et les distances en<br />
kilomètres dont l’E3, l’Europäischer Ferwanderweg, chemin européen long de 6 950<br />
kilomètres. Dans ce labyrinthe de signes, d’icônes, de blasons et de photographies du temps de<br />
la guerre froide, le panneau du programme Life-Natur Projekt LIFE 2002NAT/8458, détonne et<br />
ajoute à la confusion.<br />
C’est un jeu de piste, de quel côté se trouve-t-on ? Tantôt à l’Est, tantôt à l’Ouest, ou maintenant,<br />
tantôt en Bavière, tantôt en Saxe, tantôt en République tchèque ! Tantôt dans la zone<br />
d’interdiction des 500 mètres, en plein milieu d’une bande verte, bien entretenue, tantôt le long<br />
d’une ancienne route qui traverse la bande d’interdiction, en béton armé, tantôt dans les anciens<br />
fossés, la vraie frontière, parsemés de bouleaux, tantôt dans la zone de contrôle des cinq<br />
kilomètres à l’Est.<br />
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Même désorientation à Sachsgrün dans l’après-midi où nous avons cherché un mirador. Jean-<br />
Philippe remarque l’absence de géraniums aux fenêtres, il n’y a que des cactus ici dit-il et une<br />
aire de jeux sans enfants et sans intérêt.<br />
Nous commençons donc et marchons 200 mètres pour rejoindre la frontière tchèque, de l’autre<br />
côté d’un petit pont en bois, un endroit marécageux où les grenouilles doivent s’épanouir. Nos<br />
pieds s’enfoncent dans la terre spongieuse ; le bocage est d’un vert tendre.<br />
Nous croisons un très vieux couple qui s’installe sur un banc à l’ombre de la forêt, près de la<br />
tombe du soldat allemand inconnu, pour prendre leur pique-nique. Sont-ils venus en<br />
pèlerinage ? Oh que j’aurais aimé leur parler, Guten Tag et Guten Appetit doivent suffire.<br />
À part ce couple, nous croisons peu de gens dans la journée : une dame assez jeune, et assez<br />
mince, vêtue de noir, se promène le long du chemin à la frontière Bavière-Saxe, trois personnes<br />
sortent de leur maison à Sachsgrün et nous saluent sommairement. Pas de cafés non plus, un<br />
restaurant immense, qui semble abandonné à Sachsgrün, mais des arrêts de bus et leurs abris, à<br />
chaque hameau. Un réseau de transport public impressionnant. Mais où sont les voyageurs ?<br />
Le Dreiländereck ressemble à une aire de jeux, des bornes et des panneaux partout, des tables<br />
de pique-nique, des poubelles, des toilettes à la turque, des jeux et des quizz pour les enfants,<br />
les instructions sont bilingues, allemand et tchèque.<br />
Je prends en photo la carte du panneau qui explique le circuit autour de Regnitzlosau, et notre<br />
premier dépliant touristique mis gratuitement à disposition. Incroyable, dans ce trou où il n’y a<br />
personne, qui vient remplir les présentoirs ? Le petit récipient côté tchèque est vide. Plus tard,<br />
à Hasenreuth, nous ramassons un dépliant sur les Wanderweg zu Schicksalsorten, les miradors<br />
qui se trouvent entre Triebel et Wiedersberg. À Sachsgrün, je prends un dépliant sur les<br />
papillons et les chenilles. Le papillon d’or est une espèce protégée et toute cette bande dans le<br />
Vogtland, constituée de prairies mouillées et parsemées de petits panneaux indiquant que c’est<br />
une zone de prélèvement d’eau potable, est un espace écologique, soutenu par des associations<br />
et le ministère de l’environnement.<br />
Nous prenons de nombreuses photos. La lumière filtre à travers les arbres, les feuilles qui<br />
tombent, une nature généreuse, dorée, en pleine décomposition et croissance en même temps,<br />
des cèpes, des champignons noirs, des chapeaux comme de la dentelle. Plus loin, je traverse le<br />
bois, intriguée par un rouleau de foin arrêté dans sa chute par un bouleau. Je suis en République<br />
tchèque, l’herbe est verte, l’espace ouvert, bordé d’arbres, de soleil. Je reviens sur le chemin,<br />
retrouve Jean-Philippe et nous traversons notre premier fossé en béton, marchons le long de la<br />
route bétonnée, l’artère logistique de la zone d’interdiction, montons jusqu’à notre première<br />
tour de guet. Le long de la route bétonnée, il y a trois tas de pierres, les restes de fondations<br />
d’une structure que nous ne pouvons pas identifier.<br />
Une nature tranquille, laissée presque à elle-même. Des violettes, des lupins sauvages poussent<br />
dans le sol spongieux, des trous creusés par des lapins ou des animaux plus grands, blaireaux,<br />
sangliers,… Tout est entretenu, propre, pas de débris, pas de décharge sauvage, et toujours,<br />
toujours, des panneaux qui indiquent la piste cyclable. De chaque côté, des corps de fermes, un<br />
champ d’éoliennes à droite, des tracteurs à gauche, ou encore des vaches, des champs clôturés.<br />
Aux emplacements des tours de surveillance, maintenant détruites, sur le chemin Wanderweg<br />
zu Schicksalsorten, une photo sur un panneau à proximité rappelle leur existence. Celle que<br />
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nous visitons à Kugelreuth est devenue une tour de télécommunications, maintenant<br />
abandonnée, investie de pommiers sauvages, une bouteille vide traîne dans le sous-bois avec<br />
des pommes pourries et des guêpes.<br />
C’est ici que Jean-Philippe me parle de deux fermes détruites, les habitants dispersés ; ils ont<br />
eu le malheur de se trouver dans la zone d’interdiction.<br />
Comme il est étrange de marcher ainsi. De loin, ou de près, nous longeons des routes où voitures<br />
et camions roulent dangereusement. Dans les champs autour, c’est le travail, la préparation pour<br />
semer le blé d’hiver, à certains endroits le grain est déjà bien monté.<br />
Tout est suffisamment ouvert pour ne pas être menaçant ; les sorcières des contes de Grimm se<br />
taisent, nous aurons l’occasion de les rencontrer dans d’autres forêts plus profondes, plus au<br />
nord. Ici, aujourd’hui, tout semble nous sourire : nous sommes seuls au milieu des « 500<br />
mètres » de la zone d’interdiction, pas angoissés.<br />
Mon imagination vagabonde, pas difficile d’imaginer la désolation en hiver, la neige jusqu’aux<br />
genoux, la présence des tours, des miradors, du barbelé et des patrouilles de soldats pour guetter<br />
chaque mouvement, chaque battement d’aile ou de cœur.<br />
La forêt est belle par ici, elle se décline en plusieurs essences : érables, sorbiers d’oiseaux,<br />
bouleaux, pins, ormes, chênes, hêtres, aubépines montées en arbre, framboises sauvages,<br />
églantines, sureaux, maintenant en fruit, noisetiers, châtaigniers, et bien sûr des pommiers. Très<br />
peu de noyers ou pruniers.<br />
Près de Wiedersberg, un grand panneau routier indique le 21 novembre 1989. Entre Posseck et<br />
Nentschau, la frontière Bayern et Sachsen, nous voyons un autre panneau routier, il indique le<br />
21 décembre 1989 à 8 heures. J’apprendrai plus tard que ces dates correspondent à l’ouverture<br />
de la frontière dans ces endroits. Tout ne s’est pas fait en un jour. Les panneaux officiels, le<br />
long des routes principales sont gigantesques. Les associations, quant à elles, sont plus<br />
discrètes, elles investissent ces « 500 mètres », plantent des petits panneaux, remplissent les<br />
boîtiers de dépliants, s’assurent que les balises pour les pistes cyclables et les randonnées sont<br />
en bon état et pointent dans les bonnes directions. Essentiel, car la route serpente, elle est croisée<br />
à plusieurs endroits par la piste cyclable qui longe l’ancienne frontière. À Hasenreuth elle suit<br />
un angle droit. La route bétonnée sinue en courbe, le fossé, lui, est cassé, les ombres s’allongent,<br />
ici la végétation change : la zone des 500 mètres est pleine de bruyères et de cailloux noirs,<br />
granitiques. C’est le passage des papillons.<br />
En fin de journée, Jean-Philippe se rend compte de la tâche à accomplir, la longueur de l’exfrontière<br />
à parcourir, 1 400 ou 1 500 kilomètres selon la carte, ou le point de départ, découpée<br />
d’une multitude de points, aussi intéressants, intrigants les uns des autres. Il va falloir choisir,<br />
sélectionner, prioriser.<br />
Nous passons la nuit sur un parking, à la limite de Hof, à côté du parc municipal Bürgerpark<br />
Theresienstein. Les batteries du van tombent en panne à 22 heures.<br />
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On se réveille dans le soleil. Jean-Philippe se renseigne pour l’état de la batterie : pourquoi elle<br />
ne garde pas la charge ? Nous sommes au début du parcours, et malgré cette avarie, nous<br />
prenons le risque de continuer, il faudra penser à arrêter le frigo le soir lorsque nous ne pouvons<br />
pas nous raccorder à une borne électrique. Tout cela fait partie du voyage.<br />
Nous avons fait un premier test de cohabitation dans l’espace réduit de ce camping-van, en<br />
Grèce et Italie ce printemps. Moins de 6m2, alors que nous habitons une grande maison sur un<br />
immense terrain. Nous nous sommes bien entendus, parfois même mieux qu’à la maison. La<br />
proximité des corps renforce la conscience de l’autre, on se soucie plus de son confort, de son<br />
espace vital, de son bien-être.<br />
Nous voilà donc, sur un projet sérieux, ce ne sont plus les vacances, et le climat, le paysage,<br />
l’ambiance en Allemagne n’ont plus rien à voir avec ceux de la Grèce ou de l’Italie. Allonsnous<br />
nous supporter pour autant ?<br />
Journée urbaine, la visite de Hof, peut-être notre première et dernière grande ville le long de<br />
l’ex-frontière allemande-allemande qui n’est bordée que de villages et de villes moyennes.<br />
Balade assez longue et raide à travers le parc Theresienstein, élu plus beau parc allemand en<br />
2003, dans un état presque sauvage, Jean-Philippe y surprend une jeune couleuvre. Nous<br />
empruntons ce chemin pour rejoindre le musée de la migration : le Museum Bayerisches<br />
Vogtland : Flüchtlinge und Vertriebene in Hof, installé dans un ancien bâtiment de l’hôpital<br />
avec une extension contemporaine pour la réception du public.<br />
Ce musée traite exclusivement des Allemands expulsés des pays annexés par le Troisième<br />
Reich. Où nous apprenons le sort, l’accueil et l’intégration qui leur est réservé.<br />
Dans ce musée d’immigration, il faut le signaler, l’accueil est chaleureux, l’homme au guichet<br />
bégaie son anglais, nous indique les autres galeries à visiter, semble triste de nous voir repartir<br />
sans passer par les collections ethnologiques. Combien de visiteurs dans la journée ?<br />
Nous sommes seuls à arpenter les couloirs, monter dans les étages où se dessine le quotidien<br />
des migrants et le rôle de la religion dans la récréation de ces communautés venues chercher<br />
une nouvelle vie à l’Ouest.<br />
La définition du mot Heimat, sous-nom du musée, Heimatmuseum, prend tout son sens ici.<br />
Homeland en anglais, chez-soi en français, ce qui ne résonne pas autant que l’Heimat allemand :<br />
sol natal, berceau de l’identification allemande, lieu de recueillement, de refuge, de repos, de<br />
communautarisme et de nationalisme aussi.<br />
Je pense au livre de Barbara Cassin, La Nostalgie sous-titré Quand donc est-on chez soi ? La<br />
réponse esquissée dans cet ouvrage tout en subtilité est : Quand on est accueilli. Je pense à ma<br />
propre histoire, celle qui a fait de la France mon pays de cœur, celui qui m’a accueilli.<br />
Commençons par le début. Une scénographie sobre et propre au graphisme pertinent, direct et<br />
discret. De grandes cartes murales indiquent l’expansion du Troisième Reich, l’annexion des<br />
pays comme l’Autriche, l’invasion de la Pologne, la germanisation des populations annexées,<br />
puis les grands mouvements migratoires qui ont suivi la défaite.<br />
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Le nouveau découpage des frontières est décidé avant la fin de la guerre, en février 1945, à<br />
Yalta. Les Alliés : Grande Bretagne, États Unis et Union Soviétique, découpent le territoire.<br />
Ces accords se traduisent par le déplacement des peuples germaniques, mesures actées par les<br />
Accords de Potsdam en août 1945. Les réactions ne tardent pas. Commençant en automne 1944,<br />
avec le retrait de la Wehrmacht de l’Europe de l’Est, et jusqu’en 1950, presque 14 millions<br />
d’Allemands sont expulsés ou doivent fuir ; ils subissent la vengeance, la haine et la colère des<br />
Polonais et d’autres peuples colonisés par le Troisième Reich. Sur le chemin, plusieurs meurent,<br />
de faim, de froid, ou sont massacrés ou emprisonnés par l’armée soviétique. Petit à petit, et à<br />
partir des Accords de Potsdam, les exodes de masse s’organisent, les Alliés, notamment les<br />
États-Unis, envoient des trains pour récupérer ces populations expulsées, sur les routes, dans<br />
les forêts. Les Allemands en Hongrie, en Tchécoslovaquie, en Bohême, en Moravie, sont<br />
également expulsés. Notifiés peu de temps avant leur départ, ils sont privés de leurs biens,<br />
peuvent prendre un minimum de bagage, 50kg, de quoi manger pour trois jours et 1 000<br />
Reichsmark. Ils arrivent à Hof appauvris et mal en point. Ville elle-même en difficulté ayant<br />
subi des bombardements à la fin de la guerre, il y a pénurie de logements, de nourriture et de<br />
bois de chauffage. Sur cinq ans la petite ville de Hof, à l’articulation avec l’Est Allemand et la<br />
Tchécoslovaquie, accueille plus de deux millions de réfugiés dont plus de 15 000 s’y installent<br />
définitivement. Le musée commémore dignement cette histoire, la commune est fière de son<br />
rôle dans l’accueil et l’intégration de ces populations.<br />
Les objets des réfugiés sont présentés avec soin, attention et une certaine tendresse. Des<br />
photographies d’enfants, des orphelins, des écoliers. Les baraquements pour les familles,<br />
construits à l’origine pour un camp de concentration se révèlent vite insuffisants, insalubres –<br />
la Croix-Rouge reprend en main le site – photos du passage devant le médecin, l’infirmière,<br />
plusieurs témoignages de réfugiés qui refont leur vie, démarrent une activité professionnelle,<br />
une boutique, une fabrique de gants, une distillerie, toutes ces histoires nous émeuvent. Des<br />
prisonniers de guerre sont également accueillis. Ceux de la nouvelle Allemagne de l’Est, qui ne<br />
peuvent ou ne veulent pas y retourner, sont relogés dans l’Ouest. En 1952, les compensations<br />
et aides financières offrent des opportunités : les réfugiés s’associent, s’intéressent à la<br />
politique, à la vie sociale, culturelle, cultuelle ; ils s’intègrent, s’habituent à leur nouvelle vie.<br />
Ils recréent leur Heimat.<br />
Déjeuner dans un restaurant « Jean-Paul », terrasse au soleil, assez moderne : une salade et une<br />
tranche de saumon bien grillé, suivi d’un cappuccino ailleurs puis d’une glace dans l’aprèsmidi.<br />
Une journée de gourmandise, nous buvons même du vin allemand le soir.<br />
Commence la longue marche jusqu’à la gare. Je m’arrête plusieurs fois pour faire des<br />
emplettes : cuillères à café chez Woolworths, savon et peanut-butter chez Müllers, prunes, pain,<br />
café chez Norma, deux pantalons chez KaufHof et enfin les courses chez Lidl où nous<br />
échangeons nos bouteilles en plastique vides contre un avoir de 25 centimes la bouteille.<br />
La vieille ville est baroque, des stucs et plâtres de couleurs ocre, crème, ornent les façades. Les<br />
rues sont larges, plusieurs sont réservées aux piétons, des parcs en plein centre aussi, et même<br />
un gigantesque lac de plus de 64 ha.<br />
Au bord de la gare, le Bahnhof, un bâtiment en friche, des arbres poussent à l’intérieur, des<br />
plaques de contre-plaqué jonchent le sol, lui-même un mélange de rails, de poussières, des<br />
restes de quais en béton. Un paradis pour les Urbexeurs, m’explique Jean-Philippe, ces<br />
photographes et artistes qui investissent les friches urbaines. C’est ici, à la frontière ouest, que<br />
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les trains s’arrêtaient, le public et les marchandises étaient contrôlés. Une douane côté Ouest,<br />
maintenant désaffectée et hors de service depuis la réunification.<br />
Quand avait-on réellement arrêté toutes les activités liées à la frontière ?<br />
Devant la gare, un monument, difficile à photographier, un fourgon est garé devant, trois<br />
voitures de police derrière. Sur le quai, un autre monument, trois colonnes de l’ancien mur,<br />
surmontées de plaques et d’inscriptions. Impossible à photographier : le soleil est en face. Je<br />
me rattrape dans la salle de gare : plafond décoré, statuettes recouvertes d’or, des lustres en<br />
verre suspendus, signes d’un luxe dix-neuvième siècle du début de l’ère des chemins de fer,<br />
elle est maintenant transformée en boutique désuète où je peine à trouver un plan de chemin de<br />
fer du Vogtland, région transfrontalière entre la Bavière, la Saxe et le Thuringe. Le réseau de<br />
chemins de fer continue dans le sud en République tchèque. Au temps de la séparation, la gare<br />
de Feilitzsch, sur la frontière, était fermée ; elle fut remise en circulation en 1990.<br />
L’ambiance de notre voyage me fait penser à un autre roman qui traite de l’enfermement, de<br />
l’étouffement, une métaphore de la vie derrière le rideau de fer. Il s’agit du roman très<br />
particulier de Marlen Haushofer, Le mur invisible.<br />
Étape à Oberkotzau où nous trouvons une aire aménagée avec trois autres camping-cars<br />
installés pour la nuit.<br />
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Tronçon 2<br />
Nous sommes réveillés par l’orage : coups de tonnerre et pluie. Qui ne dure pas. Nous repartons<br />
pour une nouvelle journée chaude et ensoleillée.<br />
Comme un Stalker mais dans un paysage en couleur, à travers champs, où le paysage s’étire<br />
encore plus, encore plus loin, une rangée de collines vire au bleu à l’horizon. Tout ça est si<br />
doux, on peine à imaginer une hostilité quelconque.<br />
Si lundi avait été marqué par la quiétude, aujourd’hui, nous causons, nous faisons beaucoup de<br />
rencontres. Nous essayons la technologie, Google Translator avec la fonction Conversation. Ça<br />
décoince et ça fait rire, même si cela ne marche pas à tous les coups. J’essaie aussi avec<br />
l’appareil photo, en enregistrant le texte sur les panneaux. Ça marche quand j’ai du réseau et je<br />
peux m’envoyer des notes. À lire plus tard, à déchiffrer.<br />
Journée bien chargée, nous nous épuisons, il y a tellement à voir, à ressentir. On s’exclame, on<br />
bronze sous le soleil et on continue, encore quelque chose à voir un peu plus loin.<br />
À Wiedersberg, au point de passage d’Ulitz, notre première halte pour aujourd’hui, nous<br />
croisons un Allemand en t-shirt et short. Jean-Philippe l’approche tout naturellement. Il est de<br />
Munich, venu faire un périple de trois jours. Il n’est jamais venu jusqu’ici, il est visiblement<br />
ému. Tous les ans il aime venir explorer l’ancienne frontière. En 1983 il est allé à Berlin,<br />
terrible, il nous dit, par ses gestes, ses yeux. C’est mieux maintenant, il confirme avec un<br />
hochement de tête. Oui, pour tout le monde.<br />
Ici, c’est un autre point le long de la frontière entre la Bavière et le Saxe, un grand panneau<br />
routier indique la fin de la séparation, le 12 novembre 1989 à 10 heures. Il se trouve à l’endroit<br />
même de l’ancienne barrière, l’ancien poste de contrôle. À gauche, la bande de 500 mètres, les<br />
ruines d’un poteau dedans ; à droite les cinq kilomètres et une maison, surveillée par trois<br />
chiens. Un peu plus bas, à droite, la piste cyclable et un panneau d’information qui indique non<br />
seulement la période de la Guerre Froide, avec des photos de la barrière, les queues de voiture,<br />
mais aussi l’industrie de la région, du charbon, et la visite de Napoléon.<br />
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Deuxième arrêt, Heinersgrün, dans l’ancien périmètre de contrôle de cinq kilomètres.<br />
Des tours se dressaient non seulement aux points de passage et dans la zone interdite mais aussi<br />
au milieu des zones de contrôle de cinq kilomètres.<br />
Nous marchons le long de l’autoroute pour Dresden, au bord d’un champ labouré dont sa terre<br />
sèche regorge de pierres grises et plates. L’ancienne tour de surveillance est camouflée dans un<br />
bosquet, il fallait le savoir pour la trouver. Je monte une ancienne route bétonnée, aussi bien<br />
cachée, recouverte de fleurs sauvages, qui mène à une espèce de garage, maintenant un trou<br />
dans le sol. Le mirador est tagué, troué sur un côté, son regard tourné maintenant vers le vide,<br />
des champs à perte de vue, bordés de forêts et au plus loin, des éoliennes. Au milieu du champ,<br />
une zone se distingue, d’un vert différent, une autre bordure ? Un peu plus loin, les fondations<br />
d’une ancienne construction, les restes d’une autre tour ?<br />
Signe de vie, Jean-Philippe surprend un chevreuil.<br />
On n’est jamais loin d’un pommier, et comme les autres jours, nous en prenons deux chacun.<br />
Nous nous posons la question : que sont-ils devenus les hommes qui travaillaient dans ces<br />
tours ? Ces jeunes recrus de l’Armée populaire nationale, la NVA, la Nationale Volksarmee. Où<br />
sont-ils allés, du jour au lendemain ? Toute une économie qui disparaît.<br />
Nous reprenons la route, traversons le petit hameau de Heinersgrün et nous arrêtons à<br />
Gutenfürst, pour visiter la gare, côté est, jumelle de la gare à Hof côté ouest. Village sinistre,<br />
ce n’est pas ici que je vais boire mon capuccino !<br />
Nous sommes dans l’Est. Des petites choses nous le rappellent, les maisons moins chics et<br />
ordonnées, des tas et des tas de tas, des palettes, des vieilles chaises en plastique, des murs en<br />
bois, bien noircis, et pas une âme. Pas un commerce, boulangerie, bar, bureau de poste ou salon<br />
de coiffure mais de temps en temps une voiture. Une belle et puissante voiture.<br />
La montée vers la gare passe à côté de deux bâtiments industriels, dont un dépôt de matériel de<br />
construction et travaux publics, puis nous nous arrêtons à l’ancienne barrière de la gare, les<br />
rails, bien propres, fonctionnent toujours et mènent à la partie moderne, soulignée par le drapeau<br />
européen. Mais pas les abords, envahis d’arbres. Les pavés du chemin glissent et tapent, le<br />
bâtiment à gauche, l’ancienne douane, et celui d’en face, à droite, sont vides, désolants, les<br />
quelques vitres cassées aux fenêtres encore bordées de rideaux en dentelle signalent encore plus<br />
l’abandon, l’arrêt. Une gare hantée. Un panneau à vendre, à louer, est collé au mur. Un édifice<br />
plein d’amiante ?<br />
Un train passe, il ne s’arrête pas. Provenance de Hof.<br />
Nous continuons notre visite. Les immeubles près de la gare semblent vides, sont-ils les anciens<br />
logements des douaniers ? Les arbres poussent dans une petite maison devant. Un filet de linge<br />
dans le jardin, encore des pinces. Au bout de la rue, nous reconnaissons le chemin, la route<br />
bétonnée qui longeait la frontière, nous l’avons déjà croisé lundi, il remonte vers la gare et passe<br />
sous les voies, dans un tunnel. Les restes d’une autre route bétonnée et renforcée, son armature<br />
de fer visible et dangereuse, qui se termine dans le champ à côté. Inutile maintenant.<br />
Nous traversons le village, Jean-Philippe veut aller jusqu’à l’aire de jeux. Nous revenons sur<br />
nos pas par l’église, maintenant une maison individuelle. Les éboueurs passent, c’est<br />
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l’animation de la journée. Des corps se matérialisent, nous dévisagent. Étrange sensation de se<br />
promener dans une ville où des fantômes semblent plus présents que les vivants.<br />
Une autre rencontre. Jean-Philippe voit un objet qui détonne, qui le fait s’arrêter devant une<br />
maison anonyme et son jardin fleuri. Un vieux monsieur, mais bien agile dans sa casquette<br />
marron et ses vêtements verts, vient à notre rencontre. Jean-Philippe commence à parler, à<br />
bégayer, à me demander de parler, en français, il va utiliser l’outil Conversation de Google sur<br />
son téléphone. Devant nous, la ZOLL, la barrière des douanes, en rouge et blanc, comme une<br />
statue, une œuvre d’art, appuyée contre le garage à droite de la maison. Le monsieur était Chef<br />
des douanes, Customs Officer comme il nous l’annonce, fièrement, pendant 40 ans. La barrière<br />
lui avait était donnée comme cadeau, à sa retraite. Il a 80 ans aujourd’hui. À la chute du mur en<br />
1989, il a continué à travailler encore dix ans. Il avait une petite équipe, 19 personnes, et il<br />
contrôlait 1 000 passagers par semaine, plus de 200 par jour. Oui, il était fier, et heureux de<br />
nous en parler. Jean-Philippe le prend en photo mais nous oublions de lui demander son nom.<br />
Rencontre inattendue, mais quelle coïncidence, quelle chance, juste après avoir posé la question<br />
de ce que sont devenus les gens qui travaillaient dans le système. Nous sommes heureux, et<br />
frustrés, moi face à ma non-maîtrise de la langue allemande, Jean-Philippe face aux outils de<br />
traduction qu’il ne maîtrise pas complètement.<br />
Nous repartons et suivons une route sinueuse, noire et belle, qui redescend à travers champs,<br />
fermes et hameaux ; à notre droite le chemin de fer, surélevé, nous accompagne mais en ligne<br />
droite. Un train de fret passe, éternellement.<br />
Pause déjeuner dans le vent, à un autre carrefour signalé par des pistes cyclables dont celle de<br />
l’EuroVelo 13, The Iron Curtain Trail, la piste cyclable qui va de la Mer de Barents jusqu'à la<br />
Mer Noire. Nous sommes dans la zone KOMM, il y a d’autres panneaux d’information sur le<br />
paysage et une vue sublime sur le plateau, les champs, les arbres, les éoliennes. Cette partie de<br />
l’Allemagne est vraiment très belle.<br />
Succès pour le parti des écologistes ou effort concerté de tous les partis pour transformer ce<br />
territoire, inclassable, inconstructible, intouchable, en couloir vert, en un tribut à la mémoire, à<br />
la biodiversité ? Comme si en faisant quelque chose pour la nature, la planète, les Allemands<br />
pouvaient effacer une partie de leur dette de destruction ? Se racheter maintenant une<br />
conscience ?<br />
Nous sommes près d’une autre frontière triangulaire, cette fois-ci entre trois Länder allemands :<br />
Bavière, Saxe et Thuringe. L’endroit s’appelle Drei-Freistaaten-Stein. Nous y accédons par<br />
l’ancienne route de contrôle, le long des champs et des fossés, maintenant remplis de peupliers,<br />
bouleaux, sorbiers d’oiseaux, même des roseaux, et bordés de graminées, encore dorées et<br />
scintillantes dans la lumière chaude de l’après-midi. C’est le tiers-lieu de Gilles Clément.<br />
J’aperçois, à travers cette végétation luxuriante et sauvage, les champs, un enclos de chevaux,<br />
l’église de Töpen au loin, et encore des éoliennes ; en s’approchant du mémorial de la frontière,<br />
nous marchons dans leurs ombres mouvantes, ces monstres au-dessus de nous, qui chantent,<br />
qui ronronnent dans le vent.<br />
Au milieu d’un champ, une roulotte d’observation, recouverte de ronces, une relique, personne<br />
n’ose l’enlever ? Nous en voyons quelques-unes dans les jours qui suivent, soit des tours de<br />
guet le long des champs, soit des roulottes au milieu.<br />
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Au mémorial, une autre rencontre. Un cycliste nous aborde, Jean-Philippe ressort son<br />
téléphone. Le monsieur est d’ici, il s’étonne de notre démarche, veut savoir si nous allons à<br />
Berlin, si nous allons faire tout le trajet à pied, nous conseille d’aller à Mödlareuth, c’est le petit<br />
Berlin, tout près d’ici. Et nous souhaite la bonne journée.<br />
Nous y voilà donc, à Mödlareuth. Notre arrivée se fait par une route descendante, bordée de<br />
pommiers chargés ; tout le village est entouré de pommes que personne ne ramasse.<br />
Drôle d’ambiance de fin de journée, quelques touristes, quelques voitures garées près des mares<br />
(une pour chaque côté du village), un bar-restaurant, il ferme à notre arrivée, et partout des<br />
panneaux d’information avec des photographies. Des reproductions qui montrent ce qu’était le<br />
village à l’époque de la séparation. On se promène, le village est un musée à ciel ouvert. Et<br />
pour cause : Mödlareuth a été coupé en deux après la guerre. Au début, les villageois pouvaient<br />
se fréquenter, de part et d’autre, puis, à partir de 1952, la situation s’envenime, les barrières se<br />
montent, se renforcent. Au moment de la chute du mur, le 9 novembre 1989, le village est<br />
traversé d’un mur de trois mètres de haut, 700 mètres de long, bordé de miradors, de patrouilles<br />
et de chiens le long d’une bande de terre semée de mines antipersonnel. Objet de curiosité pour<br />
les citoyens de la RFA qui venaient déjà en masse.<br />
Sa coupure ne date pas de la guerre. Sa particularité vient du ruisseau, le Tannbach, qui traverse<br />
le village, une frontière naturelle d’un mètre de large, aujourd’hui envahi par la Balsamine de<br />
l'Himalaya, cette fleur rose, parasite, à graines à canon. Déjà, depuis 1810, le versant est se<br />
trouvait en Thuringe, le versant ouest dans la Bavière, situation qui perdure aujourd’hui : deux<br />
maires, deux codes postaux, deux plaques d’immatriculation. Mais les villageois, au nombre de<br />
40 actuellement, peuvent se fréquenter à nouveau, s’ils peuvent oublier la guerre, installée pour<br />
toujours « in their backyard », et supporter le flux permanent des cars et des touristes, soit plus<br />
de 80 000 visiteurs par an.<br />
Oui, drôle d’ambiance. Jean-Philippe préfère chercher un lieu plus neutre pour passer la nuit.<br />
Ce sera la ville de Töpen, à deux kilomètres de là, et, de plus, c’est la commune administrative<br />
de Mödlareuth de l’ouest.<br />
Nous la passons à côté d’un stade de foot, où les jeunes s’entraînent dans le noir.<br />
Mais avant cela, parlons de notre repas : une bière et des frites consommées dans le bar au soussol<br />
du club de sport. Trois clients, et la serveuse, gentille, souriante et laide, déformée par son<br />
surpoids. J’essaie de travailler et noter quelques verbes, quelques noms en allemand.<br />
On s’écroule, les jambes coupées par la bière, la marche, la concentration, le soleil. Pas<br />
beaucoup d’écriture ce soir....<br />
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Nuit calme, le soleil est toujours là au réveil.<br />
Nos discussions aussi, pour arriver à nous mettre d’accord sur une méthode de travail et de<br />
synchronisation de nos ordinateurs, de nos fichiers. J’installe OneDrive.<br />
Nous débutons par le musée de Mödlareuth et passons devant des cars de lycéens ou de retraités.<br />
Jean-Philippe remarque le paysan dans son short qui descend la colline, suivi de ses canards,<br />
des animaux de compagnie et excellents chiens de garde. Et me raconte une autre histoire, celle<br />
de Konrad Lorenz, un éthologue autrichien qui était constamment suivi de ses oies.<br />
À la chute du mur à Berlin, rien ne se passait à Mödlareuth. Les habitants décidèrent donc de<br />
faire tomber leur mur, avec l’accord du maire, et d’en garder 100 mètres et un mirador dans le<br />
but de créer un musée en plein air. En octobre 1990, le länder de Bavière cherchait à créer un<br />
musée et un mémorial en lien avec l’histoire de la frontière triangulaire, l’ancienne<br />
Tchécoslovaquie et les deux Allemagnes de l’est et de l’ouest. Le musée est une association de<br />
droit public depuis 2006, administré par le district de Hof (Bavière), le district de Saale-Orla<br />
(Thuringe), le district du Vogtland (Saxe), la municipalité de Töpen et la ville de Gefell. Une<br />
réussite économique dans une région autrement sous-développée, économiquement.<br />
Nous commençons par le film, un témoignage de la vie à Mödlareuth qui nous émeut tous les<br />
deux. Continuons avec la visite d’une salle de médiation, des panneaux qui illustrent la vie à<br />
l’époque, la coupure du village, et quelques objets, des vêtements de soldats, leur équipement.<br />
Dans le hangar, des véhicules militaires, camions, jeeps, hélicoptère, moto, et une toute petite<br />
voiture verte civile, comme celle que l’on voit dans les photos et le film : la Trabant P50 ou<br />
601. Nous terminons avec le musée en plein air, ouvert en 1994, une reconstruction de la zone<br />
de clôture, elle-même entourée d’une clôture pour obliger les visiteurs à passer par la caisse.<br />
Jean-Philippe s’éclate de rire, il le considère comme le comble du ridicule, enfermer une<br />
clôture ! Cet espace devrait être gratuit, ouvert, c’est l’héritage de tous les Allemands,<br />
s’insurge-t-il. Et pour cause. Le mirador a été coupé pour le musée en plein air. Un autre se<br />
tient tout droit dans un champ, à l’autre côté de la rue. Le grand et le petit frère. L’un enfermé,<br />
l’autre en liberté.<br />
Je lis et photographie tous les panneaux. L’imaginaire de l’enfermement. Même les chiens<br />
étaient enfermés, tenus par des câbles le long de couloirs étroits où ils pouvaient courir, back<br />
and forth, jour et nuit pour renifler d’éventuels candidats à l’évasion. Ils alertaient par des<br />
aboiements.<br />
Les moyens de communication sont sophistiqués pour l’époque, des téléphones, des fils<br />
électriques, des codes. Les soldats patrouillent, photographient, mais toute communication<br />
entre les villageois des deux côtés du mur est interdite, comme se parler. Le moindre signe de<br />
la main était réprimé.<br />
Légèrement en dehors du village, nous explorons les restes du moulin, mentionné dans le film.<br />
Au moment de la construction du mur, le propriétaire devait évacuer, le moulin et ses<br />
dépendances devaient être détruits, il a réussi à s’évader en sautant par la fenêtre qui donnait<br />
côté ouest.<br />
Un peu plus loin, s’étirant sur quatre kilomètres, une aire pédagogique : la zone interdite<br />
conservée en intégralité : barbelés, fossés, chemin (désherbé à l’époque), et une bande de terre<br />
remuée régulièrement pour repérer toute trace de passage …<br />
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Nous sommes dans l’Est, il fait beau, nous montons vers Hirschberg, une autre ville à la limite<br />
de la frontière qui avait à sa belle époque une tannerie qui fabriquait d’abord les semelles des<br />
chaussures de réputation internationale, les semelles HK, puis le cuir pour toute la cordonnerie<br />
et des vêtements. Celle-ci a stoppé son activité en 1993 … Fondée au milieu du dix-neuvième<br />
siècle, l’usine était la source de la richesse dans la Saalestadt, faisant venir le chemin de fer et<br />
les grands bâtiments dans la ville.<br />
Le site de l’usine a été rasé, remplacé par un parking, un espace vert et ouvert le long de la<br />
Saale. La villa du fondateur, Heinrich Maxilian Knock, et les bureaux ont été gardé pour y loger<br />
un musée. À part le panneau Museum, l’entrée d’une bibliothèque, ouverte une fois par semaine,<br />
le mardi (Dienstag), et les toiles d’araignée, nous ne voyons aucun autre signe de vie. Ni un<br />
restaurant ouvert. Nous achetons donc des sandwichs et die Kuchen dans eine Bäckerei.<br />
On peut se demander comment fonctionne l’économie de la ville aujourd’hui ?<br />
La désertification est palpable, comme à Gutenfürst, des immeubles abandonnés, des bancs le<br />
long de la rivière Saale tombés en miette, des guirlandes, en forme de glands de chêne,<br />
continuent à pendre des branches. La végétation le long de l’eau est dense, des bancs d’orties,<br />
des ronces, les mûres toutes fripées que personne n’a ramassées, moins de pommiers…<br />
Beaucoup de maisons ont été rasées au bord de l’eau, la rivière qui servait de frontière était<br />
inaccessible, un mur en interdisait l’accès. Aujourd’hui cet espace est aménagé, le chemin suit<br />
la rivière en courbe concave à travers un autre espace de jeux, un petit pont métallique, des<br />
coins pour la pêche de l’autre côté, tranquilles, des pêcheurs ont même aménagé une cabane.<br />
C’est le respect de la nature ici. Mais personne ne semble l’investir.<br />
Nous montons péniblement au château, d’apparence grand et noble d’en bas, baroque même,<br />
sur la falaise Hirschberger Gneis, gardé par un cerf en fer rouillé. C’est maintenant un bâtiment<br />
vétuste à usage d’appartements, certains semblent occupés. Personne. Quelques poubelles, des<br />
parterres de fleurs peu entretenus, un arrosoir, et la falaise. Une minuscule bande de terre pour<br />
planter son fil de linge.<br />
Nous redescendons par un escalier, croisons le véhicule du facteur (ces camions jaunes de la<br />
Deutsche Post c’est ce que nous voyons le plus souvent, avec leurs postiers vêtus en t-shirt noir<br />
et jaune). Une autre lueur de métal nous arrête, c’est la carcasse d’une vieille Trabant qui se<br />
repose à l’ombre d’un arbre, les rayons de soleil traversent la canopée de feuilles. Un tableau.<br />
En quittant la ville, je note, à droite et sur la colline, des petites maisons toutes neuves, gaies et<br />
colorées, des femmes bavardent devant, leurs enfants investissent une aire de jeux. On s’éloigne<br />
de la rivière, des maisons humides posées sur la nappe phréatique, et des souvenirs de<br />
l’enfermement. En haut, la liberté.<br />
À la sortie de la ville, retour dans l’Ouest. Je prends une photo, le panneau marron indique la<br />
date d’ouverture de Hirschberg au 30 décembre 1989 à 8 heures.<br />
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Tronçon 3<br />
Arrêt suivant, Sparnberg, également dans la vallée de la Saale, côté Est, au bout de nulle part,<br />
En face, l’Ouest, la forêt, on y passe aujourd’hui par un pont en bois qui a survécu à la<br />
séparation, il était condamné à l’époque. Tout petit hameau, encore personne, que quelques<br />
voitures que nous croisons sur notre descente, la route est raide, étroite. Mais un gigantesque<br />
parking, des poubelles, et un conteneur de la Croix Rouge pour récupérer des vêtements. J’y<br />
jette un pantalon, la poussière du couvercle reste sur mes mains.<br />
L’accès à la rivière dans ce village fut également interdit ; là encore elle faisait frontière.<br />
Maintenant une balade en van, la route monte, nous sommes sur un plateau ouvert, éventé,<br />
moins d’arbres. À Pottiga, toujours dans le district de Saale-Orla-Kreis, nous marchons jusqu’à<br />
un observatoire en porte-à-faux au-dessus de la vallée, eine Aussichtsplattform, qui donne un<br />
point de vue sur la Saale en bas, la Franconie en face.<br />
Inauguré samedi 16 juin 2018, le pavillon "Ruheinsel am Wachhügel" sur la plate-forme<br />
d'observation de Pottiga, contient des panneaux d’information, des bornes de rechargement<br />
d’électricité (pour un euro) et du wifi gratuit. D’après le site de Pottiga, la journée<br />
d’inauguration comprenait des jeux, un château gonflable et une conférence sur l’expulsion<br />
forcée des habitants le long de la frontière.<br />
Nous terminons la journée dans l’eau, dans les bains chauds, salés et moussants de Bad Steben,<br />
quelques longueurs et nous voilà lavés et détendus<br />
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Une journée différente, bien que tout se ressemble et tout est tellement différent.<br />
Le paradis des randonneurs et des cyclistes.<br />
Nous quittons le luxe ostentatoire de la ville de thermes de Bad Steben avec son casino, ses<br />
cafés, ses parkings de bus, pour retourner dans l’Est par Lichtenberg, petit hameau avec son<br />
panneau marron marquant la date de la fin de la clôture, (8 décembre 1989) pour retrouver la<br />
magnifique rivière Saale.<br />
Une frontière naturelle entre Est et Ouest qui longe plusieurs villes et villages, chacun son<br />
identité, chacun son histoire sous l’emprise de la RDA. La rivière coule dans son lit, en bas des<br />
plateaux, presque comme un couteau au fond d’une profonde gorge qui la découpe où alternent<br />
plantations et forêts ; la descente est vertigineuse, 12% avec un frein moteur peu efficace. Dans<br />
la vallée, nous trouvons des falaises noires, c’est la région de l’extraction de l’ardoise, qui sont<br />
parsemées d’arbres, de graminées sèches, comme hier à Hirschberg où nous avons remonté la<br />
Saale.<br />
À Blankenberg, premier arrêt de la journée, Jean-Philippe veut identifier un bâtiment qu’il avait<br />
vu sur Google Maps sans aucune information supplémentaire.<br />
C’est une ancienne papeterie, maintenant un musée à ciel ouvert, que nous visitons sans savoir<br />
qu’il sera ouvert à 12h ! Vu l’état des bâtiments, les toiles d’araignée, les quelques verres cassés,<br />
je pensais même que l’édifice était abandonné. Nous marchons partout à notre aise, jusqu’à<br />
suivre l’ancien chemin de fer le long de la rivière, en bas des falaises qui portent des soutiens<br />
métalliques. Des panneaux partout expliquent l’histoire de la papeterie, sa date de fondation,<br />
(1730) sa date de fermeture, (1993) par manque de rentabilité et compétitivité. À travers les<br />
fenêtres du bâtiment d’accueil, fraîchement repeint en bleu-blanc, des photographies de<br />
différentes époques de l’usine. Et sur le terrain, des roues du moulin, des chariots du train, des<br />
tables de pique-nique car nous sommes également dans le parc naturel de Thuringe, le<br />
Thüringer Wald, le long de la bande verte où des chemins de randonneurs et de pistes cyclables<br />
se croisent, longent ou traversent la rivière sur le pont métallique.<br />
La géologie a changé, le temps aussi. Encore très chaud, mais des gigantesques nuages<br />
s’accumulent à l’ouest.<br />
Nous remontons la pente raide. La petite ville de Blankenberg se trouve dans la zone des cinq<br />
kilomètres. Quelles mesures de contrôle étaient en place pour les ouvriers qui travaillaient au<br />
bord de la rivière ? Aujourd’hui son architecture est très variée, une vieille villa et une maison<br />
cubiste/art déco côtoient les maisons plus traditionnelles, certaines du 19 e siècle. Toutes avec<br />
leurs jardins, leurs bibelots, mais personne dans les rues, dans les jardins, où sont les habitants ?<br />
Et les chats ?<br />
Sur notre descente à Blankenstein, ville voisine, séparée de Blankenberg par deux collines et<br />
rejointe par la vallée (un kilomètre en suivant l’ancien chemin de fer) nous voyons une<br />
gigantesque usine : nous pensons tout de suite à une cimenterie ayant vu des collines de sable,<br />
qui sont en fait des copeaux de bois.<br />
Pause-café à l’office de tourisme où nous nous chargeons de dépliants. Ce n’est pas la Grèce<br />
ici, le pays regorge d’informations : chaque coin, chaque carrefour, possède son panneau.<br />
Même les brochures comme nous en avons vu le premier jour. Dommage que tout est en<br />
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allemand. En regardant défiler les images de la ville à l’écran du téléviseur, nous apprenons que<br />
l’usine est en effet une nouvelle papeterie. Pour preuve : en quittant la ville, un train de fret<br />
avec wagon après wagon de troncs d’arbres arrête la circulation à un passage à niveau. Espérons<br />
que c’est du bois local ; hier, nous avons vu un dépôt de bois en allant à Bad Steben.<br />
Toujours à Blankenstein, nous visitons un mémorial, traversons, par une passerelle en bois, la<br />
rivière Selbitz, petite et mince qui rejoint la Saale, pour voir un cirque de panneaux<br />
d’information sur des Wege dans la région, payés par les entreprises locales, dans une<br />
platebande d’ardoise. Une belle promotion du circuit de randonnée Rennsteig qui s’étire de<br />
Blankenstein à travers le Naturpark Thüringen côté est, pour terminer à Eisenach, et le<br />
Naturpark Frankenwald, côté ouest. Les noms des pistes changent, forcément, ici c’est le R et<br />
le R32 que nous croisons.<br />
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Tronçon 4<br />
Nous reprenons la route, direction Seibis, où nous devons voir un lieu de passage en pleine<br />
forêt. La route est barrée, nous continuons vers Titschendorf.<br />
Lieu maudit, lieu insolite, le village a été clôturé, il se trouvait dans la zone interdite, au bout<br />
de nulle part, que de la forêt autour et pas le droit de la traverser, ni d’aller dans ses propres<br />
champs. Le lieu ressemble à un crayon ou à un doigt qui cherche à pénétrer dans l’Ouest à cet<br />
endroit précis, la RDA qui cherche à grignoter du terrain dans le pays d’en face.<br />
Comment vivre, comment survivre dans ces conditions ? Prisonnier dans son propre pays.<br />
L’apartheid chez-soi. Pour les gens qui se trouvaient dans ces zones, soit ils réussissaient à se<br />
sauver, soit ils étaient déplacés de force, soit ils pouvaient rester sur place mais devaient<br />
solliciter des permis spéciaux pour sortir et revenir dans leur lieu de vie.<br />
Aujourd’hui, le village est assez coquet : une église (quatre messes le dimanche), le petit<br />
cimetière bien entretenu (avec des pierres tombales pour des hommes nains et des bébés géants,<br />
nous ne nous expliquons pas pourquoi les pierres tombales, dans ce cimetière, sont si petites),<br />
une ferme, des tas de bois bien empilés dans chaque jardin, ouvert ou peu cloisonné, chacun<br />
son pommier bien chargé, et ses objets de décoration.<br />
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Jean-Philippe le remarque, rien n’est clôturé ici comme si les Allemands avaient tellement<br />
souffert du rideau de fer qu’ils ne supportent plus d’être enfermés. De la même manière, il nous<br />
semble que les Allemands sont tellement disciplinés et honnêtes ; les tags, le vandalisme, les<br />
incivilités, ne font pas partie de leur ADN. Aujourd’hui, on profite de cette ouverture, on se<br />
promène librement.<br />
Nous suivons donc une partie du chemin qui entourait le village pour arriver à un point de vue<br />
en haut d’une falaise qui donne un très beau panorama sur les collines en face et la ville de<br />
Nordhalben dans l’Ouest. Un morceau de grillage est suspendu entre deux bouleaux, un oiseau<br />
en fer forgé symbolise cette nouvelle liberté. De part et d’autre, à droite et à gauche, il y a des<br />
bancs, ils invitent à la contemplation. Des balises indiquent les chemins, devenus des chemins<br />
de randonnées, d’autres panneaux présentent la protection de la nature, montrent des<br />
photographies du village à l’époque du régime. Impossible d’aller plus loin, c’est le vide, la fin<br />
du monde.<br />
Nous remontons au village par la droite, toujours en suivant le chemin de ronde, la pente est<br />
raide. Une piste de ski de fond coupe le chemin. Cela nous réconforte de savoir que la région<br />
est devenue un terrain de jeu, de compétition, de bonheur.<br />
Il est 15h40, allons-nous continuer à nous promener ou devons-nous chercher notre lieu de<br />
bivouac ? Je propose que l’on s’oriente vers notre nid, on ne sait jamais quels aléas nous<br />
pourrions rencontrer.<br />
Sur la route, L1095 côté Est en direction de Nordhalben, dans une carrière entre deux forêts, je<br />
remarque le panneau marron indiquant la date de la fin du mur à cet endroit (le 18 novembre<br />
1989 à 6 heures). Nous sommes une nouvelle fois sur la frontière. Sur la gauche, nous voyons<br />
le chemin de ronde en béton s’étirer loin, très loin, remonter et contourner la forêt que nous<br />
avons suivie à Titschendorf.<br />
C’est par ici qu’un jeune appelé, Jürgen Lange, réalise l’incroyable. Il est en train de monter la<br />
garde avec son sergent, la nuit, sur un passage de la frontière non-minée entre Rodacherbrunn<br />
et Nordhalben lorsqu’il voit son supérieur sauter la barrière. Tirer sur lui ou prendre la fuite<br />
aussi ? Il profite de l’occasion et se sauve. Sa famille est interrogée, ne lâche rien, toute sa<br />
correspondance est confisquée et seulement rendue à la chute du mur.<br />
Nous ne dormirons pas à Teuchnitz comme c’était envisagé. Ce petit village dans l’Ouest est<br />
tout en travaux et trop en pente pour stationner. Nous reprenons la route dans l’autre sens, up<br />
and down, et garons le van au parking des pompiers à Nordhalben, toujours à l’Ouest. Où il n’y<br />
a personne, à part les pompiers qui faisaient leurs manœuvres quand nous sommes arrivés. Que<br />
les rafales de vent, les gouttes de pluie sur le toit de notre véhicule. C’est l’orage annoncé, et<br />
un magnifique couché de soleil, digne de la côte ouest d’Ecosse. Le ciel en feu, strié de rouge,<br />
gris et bleu. La pluie continue une partie de la nuit.<br />
La nuit cache la désolation, le grand vide autour de nous, les sentiments de tristesse et de<br />
nostalgie que je ressens. Avec le changement de temps, ciel gris et menaçant, les fantômes<br />
deviennent plus loquaces. De chaque côté de la frontière, c’est la même chose, des forêts de<br />
pins, des sous-bois gorgés du Balsamine de l'Himalaya, des villages vides et le peu de gens que<br />
nous croisons sont rarement beaux, déformés par la mauvaise alimentation, un manque de<br />
vitalité et de joie de vivre palpable. C’était un tout autre monde hier à Bad Steben où nous avons<br />
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vu de l’activité commerciale et les effets du consumérisme poussés à l’extrême, accueil digne<br />
d’un casino, boutiques de bijoux, agence de voyages, quelques belles femmes en maillot de<br />
bain, dans l’eau des thermes, sur un vélo aquatique.<br />
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Notre matinée est ponctuée de personnes venant à la caserne, pour des jeux, l’entrainement ?<br />
La température a baissé, Jean-Philippe est content, il y a assez de batterie pour le chauffage.<br />
À 8°, nous partons pour Brennersgrün, étape étonnante. À 705 mètres d’altitude, nous nous<br />
trouvons dans la forêt des gnomes et des elfes. Un village en miniature, fabriqué de pommes<br />
de pin, de bouts de bois, de guirlandes en lichen, il faut faire attention à ne rien écraser ! La<br />
maison des chauves-souris me plaît particulièrement.<br />
De là, nous pénétrons dans la forêt à la recherche du fameux chemin de ronde. Nous voyons<br />
pléthore de balises de randonnées, des randonneurs et des cyclistes sur le Rennsteig. Au bord<br />
de la route L2374, il n’y a pas de panneau marron, juste un panneau blanc avec un minuscule<br />
drapeau européen.<br />
Pour cause, la route n’existait pas avant la chute du mur. Brennersgrün était un cul-de-sac, la<br />
forêt comme conclusion du monde.<br />
Nous traversons la route L2374 pour remonter le chemin en béton vers le nord, un ciel vif se<br />
dégage, les couleurs d’automne nous enchantent, les arbres virent au rouge, les bouleaux, les<br />
peupliers, les sorbiers d’oiseaux, et les pins, les sapins, ceux des arbres de Noël, d’une densité<br />
que nous n’avons jamais vue en France. Au sol, de la bruyère, des myrtilles sauvages,<br />
minuscules, à cause de la sècheresse de cette année.<br />
De retour au village, nous voyons une borne dans le fossé à droite, une plaque en ardoise<br />
mentionne le 3 octobre 1990, date de l’unification des deux Allemagnes. Nous croisons le<br />
deuxième postier de la journée (le premier était à Nordhalben, le troisième sera à Ludwigsstadt).<br />
Nous faisons une courte halte dans le cimetière du village, où les tombes sont encore tronquées<br />
de moitié, une énigme qui nous fait rire et émettre les hypothèses les plus farfelues.<br />
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Pour varier notre périple, sans pour autant s’éloigner de la frontière, Jean-Philippe suggère une<br />
excursion, une visite dans une ancienne carrière d’ardoise dans le Geopark Schieferland, le<br />
Naturpark Thüringer Schiefergebirge à Obere Saale. Activité qui se trouvait dans le périmètre<br />
de sécurité des cinq kilomètres.<br />
Lieu magique qui baigne dans les couleurs tranchées entre le noir au sol, l’ardoise, les arbres<br />
en tenue de soirée, rouge vif ou dorée d’automne et la carrière, remplie d’une eau bleue-noire<br />
calme comme un bloc de glace, d’où émergent des troncs d’arbres morts et pelés, les doigts<br />
d’une main qui supplient. L’air coupe, il fait froid, revigorant. Nous ne nous sommes pas seuls,<br />
un bus de touristes, des couples de cyclistes, de randonneurs se promènent aussi. Mais à midi,<br />
tout ce monde dans le brouhaha des moteurs disparaît et une paix royale règne sur les lieux. Ils<br />
n’appartiennent plus qu’à nous.<br />
À l’entrée du site un village lilliputien de maisons-maquettes montre les différents styles de<br />
tuiles et de toitures réalisées avec cette matière. L’atelier avec des machines qui fonctionnaient<br />
encore, percent la pierre, nos oreilles, elles servaient de démonstration au groupe de touristes<br />
encadrés par un animateur, j’imagine un ancien ouvrier. Il y a encore des trains et des wagons<br />
sur la pelouse, une maison comme lieu de médiation sur la nature.<br />
Je demeure émerveillée, tout étonne, tout est contraste : les grenouilles, l’eau, les sorbiers et les<br />
bouleaux, les myrtilles et la bruyère. Jean-Philippe disparait dans la végétation au bord de l’eau,<br />
la cheminée en brique rouge à côté du moulin en bois noirci plonge ses fondations dans les<br />
profondeurs du lac, les nuages animés par le vent, que le soleil essaie de percer, passent audessus<br />
de nous, c’est un tableau.<br />
Une dernière exploration autour des sheds et le cylindre de gaz, encore un musée à ciel ouvert,<br />
gratuit, du coup nous n’avons plus envie d’aller voir le Schiefermuseum, le musée de l’ardoise<br />
à Ludwigsstadt.<br />
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Tronçon 5<br />
Nous allons à la ville de Ludwigsstadt tout de même, bourg où il avait été question de rencontrer<br />
le Bürgermeister, car Jean-Philippe avait identifié cette ville comme une gare frontalière, côté<br />
Ouest.<br />
Lieu désert, on s’habitue. Nous croisons un monsieur, air turc ou maghrébin. Un couple qui sort<br />
d’une voiture sport, bien habillé, lui avec un gros appareil photo. Font-ils comme nous ?<br />
Je regarde par les fenêtres de l’ancienne gare, drôle de dépôt, un club, un musée, une mosquée ?<br />
Un panneau en arabe sur la porte. Seul service pour les trains : un distributeur automatique sur<br />
les quais.<br />
C’est à la gare de Ludwigsstadt en 1983 où commença les tribulations de Roland Jahn, activiste,<br />
pacifiste, qui voulait dénoncer la barbarie du régime RDA. Ayant soutenu l’expulsion de Wolf<br />
Biermann, poète et musicien, en 1976, il fut lui-même expulsé de l’université et devait effectuer<br />
des travaux d’utilité publique. Pendant des années il a mené des campagnes, fut emprisonné,<br />
torturé, banni à l’Ouest ; en octobre 1989, il réussit à faire passer une caméra vidéo aux<br />
opposants du régime à Leipzig et à faire diffuser les images de la manifestation sur les chaines<br />
de télévision nationale. Les manifestations à Leipzig contribuèrent à faire tomber le régime en<br />
RDA. Le peuple s’exprime.<br />
Sur la colline d’en face, une église (Luthérienne) d’architecture contemporaine ; sa tour<br />
ressemble à un mirador qui surveille la ville.<br />
Pas le moindre café ou restaurant dans ces petits bourgs, je n’allais pas m’arrêter dans un Netto<br />
tout de même, seul endroit où j’ai vu un café ouvert de la journée, excepté le village touristique<br />
de Burg Launestein où le Bauer Frankenwald proposait des Windbeutel, ces gâteaux à la pâte<br />
de choux à la crème que nous avons dégustés à Burg Hohenstein en Bavière.<br />
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Nous commençons notre ascension, à partir d’un parking où sont stationnés plusieurs cars de<br />
touristes. C’est ici, sur le Ratzenberg, d’une altitude de 768 mètres, que fut construite la tour<br />
d’observation Thüringer Warte. Construite en 1963, presque 27 mètres de haut, elle permettait<br />
aux citoyens de la RFA de voir les installations de la frontière de la RDA ainsi que le paysage<br />
au-delà, la magnifique forêt de Thuringe. Au jour de son inauguration, 6 à 7 000 personnes sont<br />
venues. La tour attire toujours, plus pour observer la nature aujourd’hui, vue impressionnante,<br />
souvenirs désagréables. L’effet zoo. Je ressens un malaise quand je monte la tour, rénovée en<br />
1994, non seulement le vertige de la hauteur, mais une image de l’oppression me saisit,<br />
j’imagine le gouffre entre ses peuples, à ce moment-là, et maintenant ? Ceux qui venaient<br />
regarder, ceux qui étaient observés comme des animaux en cage. À chaque palier, des photos<br />
et écriteaux expliquent les différentes périodes du régime RDA et les fêtes de la réunification.<br />
Autour de la plateforme d’observation, des cartes d’orientation et des flèches vers les territoires<br />
allemands tout autour nous situent dans l’espace : Berlin, Leipzig, Dresde, Hanovre,<br />
Hambourg… Vaste pays.<br />
Sur la descente, nous remarquons les arbres arrachés par des orages, paysage lunaire de pins<br />
déracinés, des jeunes plantations à côté. En souffrance. Jean-Philippe préfère descendre par la<br />
forêt, le sol est spongieux, un tapis de mousse et d’aiguilles. Je le laisse, m’installe sur un banc,<br />
en compagnie de la Weien Frau de Burg Lauenstein, regarde les montagnes s’élever autour,<br />
la ville de Ludwigsstadt au loin, des agriculteurs dans les petits prés. Pastoral, paisible. Nous<br />
sommes dans le géoparc de Schieferland composé des communes de Probstzella, Lehesten,<br />
Ludwigsstadt et Gräfental.<br />
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Dernière étape de la journée, Probstzella, dans la zone des cinq kilomètres, population de 1,500<br />
personnes restreintes à rester chez eux.<br />
Après la guerre, Probstzella se trouve sur la frontière sud de la zone d'occupation soviétique, et<br />
donc à partir de 1949 dans la RDA. Depuis 1954, elle fait partie de la zone d'exclusion de cinq<br />
kilomètres, ce qui rend la visite par d'autres citoyens de la RDA presque impossible. Afin de<br />
prévenir l'exode croissant de citoyens et d'entrepreneurs vers la Bavière, on délocalise entre<br />
1952 et 1961 des "personnes politiquement peu fiables" à l'intérieur de la RDA.<br />
En avril 1994, les municipalités de Roda (bei Leutenberg), Unterloquitz, Schaderthal,<br />
Reichenbach bei Unterloquitz, Oberloquitz, Lichtentanne, Laasen (bei Probstzella) et<br />
Großgeschwenda fusionnent avec Probstzella. Marktgölitz les rejoint en mars 2004.<br />
D’abord la gare, la jumelle de l’Est de Ludwigsstadt, où des motards en cuir ont la même idée<br />
que nous, ils se promènent sur les quais déserts, regardent à travers les fenêtres du musée, DDR-<br />
Grenzbahnhof-Museum qui ferme lorsque j’arrive. Il est 16h, il n’ouvrira pas avant 13h<br />
dimanche après-midi.<br />
Le DDR-Grenzbahnhof-Museum, situé dans le bâtiment de l’ancienne gare construit en 1885,<br />
raconte l’histoire de la gare frontière entre la RDA et la RFA de 1949 à 1990 où près de 20<br />
millions de voyageurs avaient été contrôlés, humiliés, persécutés par les militaires qui<br />
inspectaient les passeports et les douaniers. Ce régime de persécution, de contrôle, est mis en<br />
récit ainsi que les tentatives d’évasions qui ont échouées ou réussies.<br />
En 1976, la gare qui sert de point de vérification pour les trains entre Munich et Berlin est<br />
agrandie. Après 1990, la gare perd sa fonction de douane. Le bâtiment douanier, fermé et<br />
abandonné, est démoli en 2008. Deux érudits locaux se sont battus pour transformer la gare en<br />
lieu de mémoire, sans soutien de l’État ni du Länder de Thuringe ni de la commune de<br />
Probstzella. Il y une photo d’un homme en uniforme sur la porte du musée, sur les plaquettes,<br />
sur le site web. Sans nom. Je ne sais pas s’il s’agit d’un « gentil » douanier comme celui que<br />
nous avons rencontré à Gutenfürst. Ou était-il aussi un monstre, dressé pour humilier,<br />
persécuter, comme celui sur la plaquette du musée qui décrit si sévèrement la fonction des<br />
douaniers ? Le douanier à Gutenfürst contrôlait mille passagers par semaine, ça fait du monde<br />
sur <strong>41</strong> ans.<br />
Nous passons la nuit dans un monument historique, l’hôtel Bauhaus, ou la Maison du peuple,<br />
das Haus des Volkes juste en face de la gare, réquisitionné un temps comme extension douanière<br />
par le gouvernement de la RDA, qui y organise aussi des spectacles dans la grande salle rouge.<br />
Conçu par les architectes Bauhaus Alfred Arndt et Ernst Gebhardt en tant que centre hôtelier et<br />
culturel pour la population en général, il est inauguré en mai 1927. En 1971, le restaurant est<br />
ajouté. En 1995, la maison et son parc sont classés. En 2003 l’ensemble est repris par des<br />
particuliers qui le rénovent identique à l’origine. En 2013, le nom Haus des Volkes est apposé<br />
sur la façade. Le bâtiment est en béton armé, son toit en ardoise, ses murs en crépi,<br />
majoritairement rouge rouillé avec des tons de rose, les entretoises extérieures sont grises, les<br />
cadres de fenêtres sont peints en blanc. Un bijou de l’architecture Bauhaus, surdimensionné<br />
pour la population locale, il n’a été rentable que pendant ses premières années, lors du<br />
fonctionnement de la ligne ferroviaire Berlin-Nuremberg. Aujourd’hui, ses potagers et serres<br />
sont désuètes et son chauffage ne tourne plus avec le chauffage urbain de la ville, innovation<br />
de son premier propriétaire, l’industriel Franz Itting.<br />
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Les surprises commencent.<br />
Nous arrivons au moment du coupé du gâteau de mariage, un moment si solennel et symbolique,<br />
la mariée est belle, ronde, le mari grand. Pas de musique, pas de coupes de champagne, pas de<br />
discours, et pas de chaleur charnelle entre ces deux corps qui se tiennent à distance. Froidement.<br />
L’ambiance nous fait penser aux films d’Aki Kaurismäki, une mise en scène sans âme où<br />
chacun reste enfermé dans son rôle, son statut, ses certitudes.<br />
Nous nous étonnons et je pense à mon premier mariage au moment de couper le gâteau, dans<br />
mon pantalon bouffant en soie, fait-main, hilare, entourée d’amis, de famille qui sourient et<br />
tapent dans leurs mains.<br />
Deuxième surprise. Nous partons manger à 17h45. C’est de plus en plus tôt. Jean-Philippe<br />
s’inquiète : allons-nous nous trouver tout seul dans cette vaste salle ? Les tables sont toutes<br />
réservées, seulement une table de libre tout au fond pour nous. C’est un lieu de vie. Facile à<br />
imaginer comment les salles ont dû résonner avec les fêtes, les spectacles, lors de leurs<br />
premières années de service.<br />
Le serveur parle un anglais excellent. Je suis sans voix. Comment le brancher sur le bâtiment,<br />
l’histoire du lieu, le musée de la gare en face que nous ne pourrons pas visiter, où tout est en<br />
allemand de toute façon ?<br />
Wikipédia et Google Traduction feront l’affaire.<br />
Nous nous réveillons comme des piles, préprogrammés, il est 7h30. Jean-Philippe a compté les<br />
coups de la cloche de l’église, juste à proximité, qui sonnait les heures et les demi-heures. Moi,<br />
j’ai entendu les trains et j’ai fait un cauchemar où je me trouvais à critiquer la manière dont les<br />
membres d’un groupe ignoraient l’autorité du président. Je m’insurgeais et disais que si l’on<br />
n’avait rien de mieux à proposer, il fallait se taire.<br />
Petit-déjeuner au 3ème étage. L’étage change selon le jour de la semaine ici, étage 1 pour les<br />
jours de la semaine, étage 3 pour les weekends.<br />
Nous sommes dans un décor de rêve, une salle d’exposition où des cartels offrent l’histoire du<br />
bâtiment et l’intimité des clients. Sur les bords des fenêtres, des anciens gramophones, tous de<br />
Bauhaus.<br />
Histoire de l’art. Un rappel de Kandinski, un de mes artistes préférés.<br />
Tout est dans le détail, même des petits bonnets en laine pour garder les œufs durs au chaud.<br />
Un festin : gâteaux, pain, croissants, viandes froides, fromages, salades, salade de fruits, yaourt<br />
aux fruits bleus-rouges, céréales, jus de fruit et eau, thé, café, plusieurs sortes de confitures et<br />
miel….<br />
A manger sur une nappe blanche en coton, impeccable, avec un service discret, nous nous<br />
sentons bien. On se sert du thé et du café, à volonté.<br />
Jean-Philippe se promène ensuite. Son appareil photo sous le bras, il visite les lieux<br />
discrètement, la salle d’une terrasse qui surplombe la rue et la gare en face, la salle de bowling.<br />
Quand nous y retournons ensemble, tout est fermé à clé.<br />
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Lors de sa balade, il a photographié la gare à nouveau, l’équipement de l’ancienne douane<br />
ferroviaire de l’époque de la RDA.<br />
Nous continuons notre petite promenade autour de l’hôtel, un petit cimetière coupé en deux par<br />
la route, un gamin qui sort de la partie base en vélo, me salue puis fait une pirouette sur une<br />
roue. Nous entendons l’orgue de l’église, quand nous nous approchons, je vois quelques dames<br />
sortir et saluer le pasteur de noir vêtu. Viens, je tire Jean-Philippe, meilleur moment pour visiter<br />
une église, à la fin de la messe. Nous sommes chaleureusement accueillis, le pasteur aux<br />
cheveux gris, long, crépus et attachés en queue de cheval. Son ami, le ventre rond, le visage<br />
rouge, nous parle en anglais, nous invite à l’écouter jouer l’orgue. C’est comme l’accordéon, je<br />
déteste sa sonorité et gentiment décline, après avoir félicité le pasteur de la beauté sobre de son<br />
église, lumineuse, des bancs en bois, des bibles bien empilées, des murs blancs et pas trop<br />
d’icônes autour de l’autel, une église luthérienne qui exhibe les 500 ans du fondateur, Martin<br />
Luther.<br />
La forme bulbeuse des tours d’églises par ici m’interroge, j’y vois l’influence de l’église<br />
orthodoxe russe. Mais son rôle dans le soulèvement populaire de 1989 est également à mon<br />
esprit : une église qui fait du bien, qui fait avancer l’humanité ?<br />
C’est sûr, nous sommes en terre protestante, sévère, ça ne rigole pas beaucoup par ici,<br />
l’ambiance n’est pas aidée par les toits en ardoise, bien noirs, la pluie et l’arrivée de l’hiver.<br />
Sur la place du marché, des immeubles fermés, des magasins abandonnés (de nouveaux<br />
supermarchés se trouvent le long des routes, où il faut une voiture pour s’y rendre …) et dans<br />
un immeuble en friche, au pied de l’hôtel, plusieurs vitrines où des photos sont accrochées par<br />
des pinces à linge : une fête, un repas collectif, des cours de langue, les visages sont souriants<br />
et typés, c’est surement l’accueil des réfugiés, des gamins jouent, semblent heureux. Il y a de<br />
la place par ici, des maisons à restaurer, de quoi vivre, de quoi panser des douleurs, repeupler<br />
ces vallées si désertes.<br />
Ça nous réchauffe.<br />
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Le reste de la journée continue sous la pluie, sur un haut plateau (800 mètres) au milieu d’une<br />
forêt de sapins dense et noire. Nordique ou canadien, je sens l’odeur du sirop d’érable. Mais je<br />
ne supporte pas la pluie, l’humidité me traverse. Quant à Jean-Philippe, il est dans son élément,<br />
respire à nouveau, m’étonne par son enthousiasme à essayer nos nouveaux imperméables taillés<br />
pour les cavaliers, longs jusqu’aux chevilles, son parapluie de golfeur qu’il attache à son sac à<br />
dos.<br />
Je ne résiste pas, je le photographie lors de notre première halte de la journée sur la route L2659,<br />
entre Spechtbrunn et Kleintettau en pleine forêt. Censé être un passage de l’ex-frontière<br />
allemande-allemande qui s’est transformé en aire de jeux médiévaux, une commémoration des<br />
cinq cents ans de Martin Luther, encore lui : la croix est en grillage récupéré de l’ex-frontière,<br />
la couronne en barbelé. À côté, un décor où je me fais photographier, ma tête à la place de celle<br />
d’un serf. Un peu plus loin, d’immenses panneaux payés par des sponsors pour annoncer les<br />
commerces dans les environs. Les belles vaches, de race Angus, nous observent, sous la pluie.<br />
On croise d’autres marcheurs, bien équipés mais rien sur le sujet qui nous intéresse hormis les<br />
deux drapeaux, Bavière et Thuringe, et la croix avec les restes de grillage.<br />
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Tronçon 6<br />
À Heinersdorf, sur la L1152, ça devient plus intéressant. La ville a conservé trente mètres de<br />
son mur, à l’origine il faisait 750 mètres de long et 3.30 mètres de haut, bien plus réaliste et<br />
effrayant que celui de Mödlareuth, repeint en blanc régulièrement, ainsi qu’une petite tour dans<br />
le mur, un fossé, et un beau mémorial, un rocher entouré de fleurs et de buissons. Le long de la<br />
route, un bâtiment préfabriqué (l’ancien point de passage) à usage de médiation et de<br />
réconciliation maintenant fermé et poussiéreux ; il expose plusieurs photos de cérémonies avec<br />
des maires de chaque côté de l’ex-frontière et une maquette représentant sept lignes, les sept<br />
mesures sécuritaires : le fossé anti-véhicule, le grillage, la bande de terre meuble, le mur, le<br />
couloir des chiens, les tours, les mines antipersonnel. Tout ça pour empêcher les gens de fuir,<br />
de les enfermer dans le socialisme, comme patrie, comme famille.<br />
Derrière la route, une petite rivière, le Tettau, qui coule sur son lit de pierres noires. Elle aussi<br />
a été barricadée pour empêcher les évasions, la barrière est conservée.<br />
Le panneau marron entre Heinersdorf, côtè Est et Welitsch, côté Ouest, indique que la frontière<br />
fut ouverte le 19 novembre 1989 à 15h08.<br />
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Jean-Philippe poursuit ses explorations ; il contourne l’ancien chemin de ronde, maintenant<br />
goudronné, jusqu’à un champ de panneaux photovoltaïques.<br />
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Nous reprenons la route, faisons demi-tour, dans la pluie, le brouillard, le vent, passage sous<br />
les ponts à hauteur limitée à trois mètres, ça passe, et nous montons à nouveau les collines dans<br />
la forêt dense, majestueuse, on comprend la force des contes, des sorcières, et les histoires du<br />
petit chaperon rouge ou des sept nains. À notre vue deux sangliers s’enfoncent dans les sousbois,<br />
on croise même d’autres animaux aujourd’hui : moutons, chevaux, oies. Jean-Philippe a<br />
entendu une chouette cette nuit à l’hôtel, il y a surement plus de vie la nuit avec les animaux<br />
que le jour avec les humains dit-il.<br />
Les pommiers se raréfient. À Schauberg, nous ne trouvons pas trace du village rasé le long de<br />
la rivière Tettau, mais sur la place du parking, ein Apfelbaum nous offre ses pommes dures,<br />
acides. Il y a encore des maisons, des voitures, et si peu de personnes dans la rue, une femme<br />
qui promène son chien, un homme qui rejoint sa voiture, puis une zone sauvage, recouverte de<br />
mauvaises herbes qui mène à la rivière que nous ne traversons pas sous cette pluie. Aucun signe<br />
de mémorial. Seulement des drapeaux de Bavière et Thuringe.<br />
On reprend la route, la L1152 ; le panneau marron indique l’ouverture de la frontière le 15<br />
novembre 1989.<br />
Nous sommes maintenant dans une vallée ouverte, large, si large qu’on à nouveau on a le<br />
sentiment vertigineux de l’espace dans ce pays. Les collines au loin, recouvertes de forêts, dans<br />
la plaine, quelques cheminées d’usines. Nous sommes de retour dans l’Ouest, à proximité de<br />
l’autoroute que nous suivons jusqu’à un parking municipal à Neustadt bei Coburg où nous nous<br />
installons pour la nuit.<br />
Repas du soir dans un restaurant chinois en centre-ville. C’est bien animé s’exclame Jean-<br />
Philippe en voyant une église, une banque, une pharmacie et trois bars-restaurants fermés. Et<br />
un flux constant de clients qui viennent chercher ou commander leurs take-aways au comptoir<br />
chinois.<br />
Les contrastes sont saisissants ; hier dans l’Est, nous avons dormi dans un hôtel-musée, ce soir,<br />
nous mangeons gras et sale, en compagnie d’une petite fille qui joue à la serveuse, à la<br />
cuisinière ; elle roule sa pâte, entourée de ses poupées, ses maisons, ses jouets, sa mère et son<br />
père aux fourneaux.<br />
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Mauvaise nuit, j’ai froid, je me réveille tôt, me rendors, peine à me réveiller. Il est 8 heures, ça<br />
ne me va pas grogne Jean-Philippe, la journée commence mal. Il pleut, autant rester au chaud<br />
et rattraper le retard de mon écriture, corriger les incompréhensions, ajouter des informations<br />
sur les parcs que nous traversons sur notre périple, et laisser Jean-Philippe préparer l’itinéraire,<br />
préparer notre tournée.<br />
Le parking se remplit de petites voitures, des dames venues au centre social. La ville de<br />
Neustadt bei Coburg, lorsque nous la contournons en van, ne semble guère plus animée que les<br />
autres villages et hameaux que nous avons traversés.<br />
Après la pluie, le ciel est vif, ça fouette, un vent froid siffle dans nos oreilles, les couleurs des<br />
arbres sont chatoyantes, eux, ils sont en feu. Et ça change, toute la journée comme ça, une<br />
averse suivie d’un ciel sublime, des contrastes, des longues ombres, des diamants sur les<br />
feuilles, dans les prés. Nous avons même eu droit à un petit arc-en-ciel.<br />
Notre premier arrêt nous mène le long de la plaine, la circulation est plus dense dans cette<br />
région, nous sommes proches d’une grande ville (Coburg) et les hameaux sont plus concentrés,<br />
serrés les uns après les autres. Les voitures et les camions nous dépassent. Nous avons quitté<br />
les forêts nordiques, la solitude des hautes cimes à 800 mètres. La forêt, jamais bien loin, est à<br />
nouveau feuillue.<br />
À Burggrub, Stockheim, sur la B89 (entre Kronach et Sonneberg) nous montons un mince filet<br />
d’herbes entre les champs. Au bout, une belle chapelle évangéliste pour la paix, un monument<br />
aux victimes de la frontière : Grenz und Friedenskapelle. Autour, un pommier, des bancs, une<br />
croix. Une corde pour sonner la cloche. À l’intérieur, une croix fabriquée à partir du grillage de<br />
la frontière, un autel entouré de fleurs, les lanternes chinoises, des coussins, un livre d’or, que<br />
je signe, des livres, une peinture faite à la main, des mains collées sur le papier, dans toutes les<br />
couleurs, le symbolique de l’ouverture, la main tendue vers l’autre, une collection de<br />
photographies montrant le chantier et le prêtre à l’origine de cette initiative, maintenant décédé.<br />
La chapelle a été construite en 1992, et d’après le site-web, elle est un signe de reconnaissance<br />
envers le mouvement pacifiste qui a permis l’abolition de cette frontière qui a provoqué tant de<br />
morts. Elle est ouverte jour et nuit.<br />
Nous remontons le chemin goudronné, chacun à son rythme, chacun à ses recherches de<br />
vestiges ou de signes de ce qui se passe, de ce qui s’est passé ici. Dans les champs, le long des<br />
haies, des tours de guet et un homme qui agite son détecteur de métaux. Les pistes cyclables et<br />
randonnées croisent et doublent la route.<br />
La frontière ici, à Stockheim, a été ouverte le 24 novembre 1989 à 12h21.<br />
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Tronçon 7<br />
Notre chemin nous mène maintenant à travers des champs, le pays est plat, les toits échangent<br />
leurs couvertures d’ardoises bleues pour des tuiles de verni rouge, toujours pointues contre la<br />
neige.<br />
Nous partons à la recherche d’un autre village détruit, à proximité de Fürth am Berg, que nous<br />
atteignons par la piste cyclable. Il s’agit de Liebau, rasé en 1975 sur ordre du gouvernement<br />
SED. Plusieurs habitants avaient déjà fui en 1952, le village se trouvait dans la zone des cinq<br />
kilomètres et la vie devait être intenable. Nous trouvons le mémorial en bonne compagnie : une<br />
paire de pierres dressées sur un sol pavé, entouré de haies, des pots de fleurs renversés, en<br />
attente de plantation, et le banc, toujours un banc. Petit ilot paisible en contraste avec les champs<br />
labourés qui l’entourent.<br />
Le plan de l’ancien village indique un bourg assez important, au moins 30 maisons implantées<br />
sur deux axes perpendiculaires. Nous partons à la recherche des restes, des tas de pierres, du<br />
gravât, des bouts de béton armé, quittons la piste cyclable, ancien axe est-ouest du village, pour<br />
traverser les champs, labourés ici par des sangliers, et inspecter l’alignement de bottes de foin,<br />
rangées comme les colonnes d’un mur au pied d’un tour de guet. C’est bien l’ordre allemand.<br />
Il faut ranger. La pluie nous surprend, nous rebroussons chemin, vite, sommes doublés par une<br />
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BMW, le propriétaire des champs venu inspecter le travail de son employé, qui tourne et<br />
retourne, il remue la terre lourde et rouge.<br />
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Nous reprenons la route, elle contourne le petit massif de Muppberg et ses forêts denses,<br />
traverse l’ancienne frontière aux environs d’Eusbisch. Un menhir au bord d’une rue nous<br />
interpelle, comme s’il nous implorait de nous arrêter, de changer nos plans, d’y faire un tour.<br />
Dans un lieu sans beaucoup de charme, à Heubisch, sur le Grenzwanderweg dans le district de<br />
Sonneberg, d’autres découvertes nous attendent. Ici la frontière épouse les formes tortueuses<br />
de la rivière Steinach. Ce qui reste de la zone d’interdiction est nettement perceptible, un bocage<br />
fraichement tondu trace une brèche entre la rivière et la forêt ; le chemin bétonné et les restes<br />
du fossé délimitent la zone côté Est. Le mémorial, une pierre sombre dans le sous-bois, porte<br />
une plaque qui immortalise l’unification, il jouxte un panneau explicatif de la Grünes Band et<br />
un peu plus loin, sur le talus, un panneau fossilisé par le temps : Achtung ! Danger ! nous<br />
annonce la présence de mines. Signé par le Bûrgmeister de Rosenbauer.<br />
C’est l’heure de manger. Ça tombe bien, le prochain passage de frontière s’est transformé en<br />
centre commercial, c’est le Far-West, McDonalds et Burger King, trois supermarchés discount.<br />
Nous choisissons McDo, deuxième entorse de l’année (la première était au Japon).<br />
Est-ce un hasard que toute cette profusion de symboles capitalistes, de chaînes américaines ou<br />
allemandes, se trouve à la frontière, côté Ouest ? À l’Est, des buissons et arbustes enchevêtrés<br />
se disputent un terrain vague où une masure encore habitée semble faire résistance.<br />
Le mémorial est tout près du centre commercial, au bord d’une route très fréquentée. Nous<br />
sommes entre Neustadt et Sonneberg : le panneau marron indique l’ouverture de la frontière au<br />
12 novembre 1989 à 8 heures. Rien de sacré ici. Lieu de passage où tout cède à l’accélération,<br />
à la vitesse. Le bruit de la circulation nous gêne, il s’ajoute à l’air d’abandon, de négligence. Le<br />
site est pourtant important, ouvert, mais ressemble plus à un terrain vague avec une installation<br />
pour l’eau, ou le gaz, à son centre, où l’herbe se débrouille comme elle peut contre quelques<br />
sapins tristes et ternes. Près de la piste cyclable se trouvent un coin pique-nique, des pierres<br />
dressées, plusieurs drapeaux en lambeaux, dépassés de loin par le M de McDonalds, et un<br />
panneau d’information avec la carte du Lutherweg et une photo, oh si révélatrice, de l’époque<br />
de la RDA où les citoyens RFA venaient épier ce qui se passait de l’autre côté de la barrière,<br />
encore un simple poteau de bois, avec binocles. Voyeurisme ? Incompréhension ?<br />
Sous ce ciel lourd et menaçant, nous ne trainons pas.<br />
Nous sommes de retour dans la forêt, dense, au point de passage de la frontière entre Neustadt<br />
et Effelder, toujours dans le Landkreis Sonneberg. Le long de la route, des poteaux colorés me<br />
font penser à un May Pole et les danses folkloriques anglaises où des Morris Dancers tournent<br />
autour, un panneau d’information Grünes Band et des photographies, nous sommes dans une<br />
zone de conservation de la nature, signalée par une chouette.<br />
Le chemin de ronde est le seul élément tangible, matériel, qui reste de cette frontière. Il n’est<br />
plus tout seul. À l’époque RDA, il évoluait dans un espace rasé de toute végétation, sans la<br />
moindre vie autre que le va-et-vient des militaires et leurs chiens. Depuis 1990, la forêt a repris<br />
ses droits, elle s’étire le long du chemin qui descend, qui remonte, qui suit les ondulations du<br />
paysage. Jean-Philippe part à sa découverte par le sud, la descente, il pénètre les entrailles de<br />
la forêt, encore humide des récentes pluies, j’ai besoin de prendre de l’air, de la hauteur, je<br />
prends le nord et je monte.<br />
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Puis nous inversons nos trajets, il monte, je descends, me trouve dans un autre univers, un zoo ?<br />
Les troncs des bouleaux tout tordus par une croissance sauvage, inopinée, me surprennent :<br />
peau de serpent, peau de zèbre ?<br />
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Tronçon 8<br />
Nous sommes à Emstadt, toujours sur le Grenzwanderweg, dans le Landkreis Sonneberg, dans<br />
le Thuringe. Une ambiance délétère nous accueille, l’habituelle table de pique-nique manque<br />
un banc, le tout se balance précairement au bord du fossé anti-véhicule, le panneau<br />
d’information brille dans le soleil de l’après-midi, difficile à lire.<br />
Pourtant, le petit hameau est joli, quelques maisons serrées les unes contre les autres dans le<br />
contre-bas de la vallée, les collines et la forêt autour, un pré de vaches.<br />
Qu’est-ce qu’on est venu chercher ici ? Un mémorial, sans beaucoup d’autres explications.<br />
Nous nous séparons donc, chacun va le chercher à sa manière. Je retourne au village, m’arrête<br />
devant un vieux couple qui ramasse des noix, il y en a tellement, elles débordent dans la rue,<br />
dans les caniveaux. J’ai toujours un sac sur moi, utile dans ces moments-là, plus tard, près du<br />
monument, je ramasse quelques prunes aussi !<br />
Le mémorial, c’est une pierre dressée face à une jonction, accompagnée de deux bancs et<br />
quelques cyprès encore jeunes, d’un vert tendre. Sa plaque métallique commémore les dix ans<br />
sans frontière.<br />
Pendant ce temps, Jean-Philippe marche le long de l’ancien chemin de ronde, il est comme<br />
hypnotisé, chaque nouveau pas appelle un autre, puis un autre, l’invite à aller plus loin, jusqu’à<br />
la mer, à la Baltique. Sur les hauteurs, là où se situait l’ancienne frontière, un parterre de<br />
graminées, d’herbes hautes dorées et muries par le plein soleil, occupe l’espace vide et parallèle<br />
au chemin. Un intrus, un arbre seul et téméraire s’est invité dans cet espace ; insolent, il semble<br />
appeler ses congénères à le rejoindre, à oser l’affront, l’invasion.<br />
Cette zone fait partie de la Magerrasen bei Emstadt und Itzaue, maintenant le long de la ceinture<br />
verte : un espace préservé de prairies sèches. Les moutons ne font plus partie du paysage,<br />
comme c’était le cas dans les années 1990, des conflits de propriété ont eu raison de leur<br />
présence. Du coup, la forêt gagne inexorablement du terrain au détriment de l’écosystème que<br />
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le pâturage des ovins permettait. Soutenu par le Länder de Thuringe, une politique d’acquisition<br />
des terres et d’aide à la réinstallation de pratiques agricoles raisonnées est menée en<br />
collaboration avec le BUND, l’association allemande des Amis de la terre, mais il y a si peu de<br />
volontaires pour réinvestir ces lieux isolés. Nous le voyons souvent, le vieillissement de la<br />
population, le manque d’intérêt des jeunes à venir se perdre ici. Il faut supporter les hivers<br />
rudes, la vie au bout d’une vallée, les montagnes, la forêt autour, et rien d’autre. Un cul de sac.<br />
Même si la chouette et l’aigle reviennent.<br />
Nous sommes à Cobourg, dans une aire de stationnement pour camping-cars adossée à la<br />
piscine municipale. Inutile de le dire, nous sommes à nouveau dans l’Ouest, une infrastructure<br />
impressionnante, piscine extérieur, eau chauffée, bains à remous, Jean-Philippe m’initie au<br />
toboggan, on s’allonge sur le dos et on se remplit le nez d’eau quand on arrive en bas, au bout<br />
de milles virages et vertiges. Pas une sensation que j’apprécie, je retourne nager.<br />
Plus tard dans la soirée, je remercie Jean-Philippe pour l’organisation, sa faculté à trouver une<br />
piscine. C’est tellement bon ! Ça délasse, ça détend les muscles autrement tendus par la marche,<br />
la tension de la découverte, de l’insolite, de l’incompréhension.<br />
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La matinée à Coburg, ville de quatre Schlösser que nous rejoignons à pied.<br />
Il fait frais, le soleil perce à travers les arbres, toujours magnifiques, même en ville.<br />
Le maire n’a pas le temps de nous recevoir, malgré des mises en relation par un autre maire,<br />
qui est de son parti, le SPD. C’était prévisible, il nous est impossible d’anticiper des rendezvous.<br />
Petite parenthèse politique. Des élections régionales ont lieu en ce moment en Bavière. En<br />
campagne, nous voyons plutôt des affiches pour le partie CSU, l’union des chrétiens, plutôt de<br />
droite et très bien installée en Bavière ; en ville les affiches pour le partie SPD, démocrates<br />
sociaux, sont plus nombreuses, surtout à Coburg, ville socialiste qui essaie de rattraper son<br />
retard, avec une politique démographique qui passe par l’accueil des réfugiés, et le retour des<br />
Allemands déplacés lors de la dernière guerre. Comme à Hof mais la similarité s’arrête là.<br />
À la fin de la première guerre mondiale, et la perte de la monarchie allemande en 1919, les<br />
citoyens de Coburg, cité-état, ont préféré la Bavière, bien que toute proche de Thuringe. Coburg<br />
a vite accueilli la cause fasciste, première ville à offrir ses clés à Hitler. Lors de la défaite en<br />
1945 elle le paye cher, Coburg se trouve isolée, entourée par la frontière allemande-allemande.<br />
Depuis la chute du mur en 1989, elle joue la carte d’intermédiaire entre les deux Länder et<br />
augmente ses partenariats avec d’autres villes européennes.<br />
La ville de Coburg nous déçoit, est-ce à cause du froid ? Le vent souffle et l’humidité nous<br />
tétanise, déforme notre perception. La ville semble peu dynamique, peu accueillante. Les gens<br />
sont peu souriants, beaucoup de voitures, et toujours des belles voitures élégantes, rapides,<br />
noires, les chauffeurs crispés, à la limite de l’agressivité. La vieille ville semble déserte, triste,<br />
des boutiques fermées, plusieurs bazars à bas prix, quelques étalages dans la rue piétonne, je<br />
m’arrête devant l’un d’autre et m’achète un pyjama chaud. J’aperçois une vitrine où des photos<br />
sont affichées, des plans d’immeubles, un centre d’urbanisme, de développement économique<br />
et de logement social où je vois également le nom du maire sur une affiche pour un vernissage<br />
le 5 mai. La ville est pratiquement déserte, quelques femmes voilées, des échoppes de kebabs,<br />
une population plus mélangée, des réfugiées récents ou des Turques installés depuis plusieurs<br />
années ?<br />
Sur la place du marché, quelques rayons de soleil éclairent des buveurs de café sur leur terrasse,<br />
devant un food-truck, les Coburger Bratwürste typiques et traditionnels de Coburg, cuits sur<br />
les cendres des pommes de pin, quelques vendeurs de légumes bio, des pommes et des prunes<br />
donnent un sentiment plutôt piteux à l’ensemble ; un car de touristes chinois, étudiants et<br />
professeurs, débarque. Les jeunes s’éparpillent sur la place, tel les graines d’une grenade qui<br />
explose, ils sont rapidement partout.<br />
Nous, on s’enferme pour notre Kaffee und Kuchen dans le café conseillé par le Guide Routard,<br />
Kaffeehaus Cappuccino, où je me rattrape et écris cinq cartes postales et deux poèmes en anglais<br />
pour le club des poètes à Lyon. Je suis contente de moi. C’est sur le thème des monuments, j’en<br />
vois tous les jours. Le café n’est pas bon.<br />
Deuxième petit tour de la ville, des bâtiments moyenâgeux, romantiques, la gloire de la ville<br />
c’est d’avoir enfanté presque toutes les lignes royales d’Europe. L’histoire anglaise commence<br />
avec Queen Victoria qui épouse son cousin Albert de Coburg de la dynastie Saxe-Coburg qui<br />
meurt à l’âge de <strong>41</strong> ans laissant derrière lui une veuve endeuillée (et elle le demeura pour le<br />
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reste de sa vie) et qui viendra elle-même inaugurer une statue à son honneur en 1865 en face de<br />
la Rauthaus, encore un monument, aujourd’hui recouvert de crottes de pigeon. Nous ne<br />
l’approchons pas. À notre retour sur la place du marché, les Chinois sont aussi de retour et<br />
occupent les quelques mètres carrés autour du socle de la statue et des marchands de fruits. Seul<br />
endroit disponible, devant le food-truck des würste ; Jean-Philippe ne résiste pas.<br />
Deux dernières anecdotes avant de quitter Coburg. Martin Luther y aurait séjourné six mois en<br />
1530 et le martyre Saint-Maurice est patron de la ville ; sa tête, dessinée comme un Maure,<br />
décore les armoiries et les plaques d’égout.<br />
À l’office du tourisme, je me renseigne sur l’ex-frontière. On m’explique, en anglais,<br />
l’existence de deux points d’intérêt au nord de la ville : Görsdorf et Eisfeld.<br />
Nous voilà donc repartis, comme des archéologues, à la recherche de pistes, d’indices, dans cet<br />
espace en reconstruction du sud vers le nord que nous remontons à notre façon, en van, une<br />
partie à pied, nous marchons beaucoup. Sur notre itinéraire, rares sont les moments de<br />
rencontres ; sous la pluie, les marcheurs ne s’arrêtent pas, sur les pistes cyclables, les cyclistes<br />
foncent.<br />
Voilà Görsdorf, petit hameau que nous trouvons à travers la forêt sous le soleil de l’après-midi<br />
qui jette ses longues ombres sur les pins et les bouleaux. Nous cherchons un mur dans les bois,<br />
comme indiqué par la femme à l’office de tourisme. Il n’en reste pas beaucoup, m’a-t-elle dit,<br />
dans quelques années, il n’y aura plus rien.<br />
Görsdorf, en fait, était doublement barricadé, par un mur et par un grillage.<br />
Soudainement, on a chaud. J’enlève les couches, mon hoody, un pantalon imperméable,<br />
vêtements tout de même bien utiles par ces latitudes.<br />
Nous explorons, trouvons d’abord des reliques de la gare, en dehors du village, qui était dans<br />
le côté Ouest ! Maintenant une maison privée, remorque garée devant la terrasse, terrain clôturé,<br />
chose rarissime. Aucun signe des rails, mais les barrières du passage à niveau sont encore là,<br />
en attente d’un train qui ne viendra plus. De nombreuses lignes ferroviaires comme celles-ci,<br />
condamnées au moment de la construction du mur n’ont pas été remises en service, dans<br />
certains endroits reculés la voiture est devenue l’unique moyen de transport, et une expression<br />
sociale.<br />
Nous remontons vers le village par le bord de la forêt, ayant réussi à localiser le chemin bétonné<br />
qui longe la frontière, son tronçon sud qui part au loin sur la colline en face. Par les jeux de<br />
déduction, nous sommes sur la frontière, des petites bornes bien enfoncées dans la terre avec<br />
une bande jaune nous l’indiquent, mais sur ce versant nord le béton du chemin a disparu, c’est<br />
une jungle d’arbres déracinés, des troncs par terre, des genêts, et des marres, des marécages.<br />
En haut de la colline, on le retrouve qui longe une … barrière, la clôture d’une ferme fabriquée<br />
à partir de vieux morceaux du grillage RDA. Des brebis broutent. Les restes rouillés de deux<br />
Trabant dorment à côté. En bas, enfin, devient visible le morceau du mur que nous recherchons,<br />
blanc-gris, surmonté de ses énormes tuyaux qui servaient à empêcher toutes prises, il est<br />
suffisamment troué pour exposer le grillage des fils de fer, sa fabrication sournoise – on ne<br />
pouvait pas s’y attaquer avec un marteau– et pour laisser nicher des oiseaux, hiberner des<br />
chauves-souris ou éclore des papillons. Au dos du mur, trois affiches sur les écosystèmes locaux<br />
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expliquent : avant récupération par le BUND, le mur était tagué, il est à nouveau propre,<br />
protégé. Nous sommes sur das Grüne Bande.<br />
Mission atteinte. Nous redescendons, voyons un monsieur dans les bois avec son panier – il<br />
cherche des champignons, les conditions sont excellentes – croisons un groupe de jeunes<br />
cavaliers, le guide nous sourit.<br />
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À cinq kilomètres d’Eisfeld, à l’entrée de l’autoroute A73, à l’emplacement de l’ancien poste<br />
de douane, maintenant une station de service AGIP et un parking, se dresse un mirador, dernier<br />
vestige des infrastructures douanières, aujourd’hui un musée que l’on peut visiter, tout seul, en<br />
y introduisant deux fois une pièce d’un euro.<br />
Le traitement scénographique est sobre, des boutons pour remonter des pages de photos, des<br />
plaques à ouvrir, un vieux téléphone et des sonneries d’antan, l’effet est assez remarquable,<br />
surtout au sous-sol où les contrôles à la frontière sont simulés : Halt ! Stehenbleiben !<br />
N’avancez pas. Restez debout ! Les lumières clignotent. Des pas courent, des chiens aboient,<br />
on tire.<br />
Tous les cinéastes le savent, le bruit, le son, agit mieux sur l’imaginaire que le visuel. Voir,<br />
c’est déjà avoir moins peur.<br />
Au premier étage, un vieux poste de télévision diffuse deux films : un entretien avec le maire<br />
d’Eisfeld entre 1988 et 2006 – il devait avoir énormément de choses à raconter – et un<br />
documentaire sur les gens de l’Est venus faire leurs courses dans l’Ouest pour la première fois.<br />
Des cartels et des cartels de photographies, de textes, de chiffres, toute la chronologie de la<br />
frontière, de la division des deux Allemagnes, le nombre de chiens utilisées (3000), le symbole<br />
de la banane ( !) denrée impossible à trouver en RDA, devenu emblématique au moment de la<br />
chute du mur où les gens de l’Ouest offraient des bananes à leurs voisins de l’Est, quand<br />
l’euphorie de l’ouverture est à son comble, et puis, aussi, des photographies, banales, presque<br />
normales, qui semblent dédramatiser, dénaturer la réalité de la vie derrière le mur. Ou de notre<br />
perception. Certaines photos de la douane font croire que c’était comme à d’autres frontières<br />
de ces années-là, ni plus, ni moins. La piste de l’autoroute, des baraquements, des champs<br />
autour, des barrières. Nous, on se souvient de notre passage du Canada aux États-Unis, en 2008,<br />
entre pays voisins, pays amis, franchir une frontière est toujours une épreuve. Nous étions<br />
enfermés dans notre voiture de location, entourés de cameras, de radars, en haut, en bas, à côté.<br />
Dès que le contrôleur a vu notre billet d’avion pour le retour en France, il a arrêté les<br />
inspections. Quel soulagement. Le passage de celle-ci devait être autrement éprouvant, soumis<br />
aux dictats de fonctionnaires frustrés, le moindre détail, la moindre anomalie devenait source<br />
de contrôles supplémentaires, de refus. L’espace frontalier est un no-mans land où l’humain en<br />
transit est réduit à un objet dont il faut vérifier la conformité. Que j’adore l’Europe, on voyage<br />
sans passeport maintenant.<br />
Cet endroit de la frontière avait été ouvert le 10 novembre 1989 à 4h.<br />
Élément à signaler, cette aire de parking ressemble à toutes les aires le long des grandes routes :<br />
des espaces anonymes, négligés, des déchets dans l’herbe, des sacs en plastique, des conteneurs,<br />
ce que nous ne voyons nulle part ailleurs où le sens de la propreté alpine domine.<br />
Nous sommes maintenant dans le mini-camping de Bockstadt, de retour dans la municipalité<br />
d’Eisfeld, donc dans l’Est, pas tout à fait tout seul puisqu’un autre camping-car nous a rejoint.<br />
Une de nos rares étapes à l’Est où les infrastructures touristiques sont quasi inexistantes.<br />
La machine à laver tourne, faveur du propriétaire car, normalement, elle est réservée aux<br />
locataires des bungalows qu’on a du mal à imaginer occupés. Soirée à écrire, à revoir le<br />
planning, à cette vitesse et nombre d’haltes par jour, nous n’arriverons pas, il faut changer de<br />
rythme, espacer les points à visiter. A 22h du soir, je mets le linge à sécher, avec la complicité<br />
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du propriétaire revenu express et qui me donne une bouteille de bière allemande ; je l’avais fait<br />
rire avec mon allemand approximatif en lui souhaitant une bonne nuit. Jean-Philippe termine<br />
de rajuster notre itinéraire, c’est plus un ensemble de points qu’une ligne dit-il, en faisant<br />
référence à notre leitmotiv : la ligne et le point. C’est elle qui nous guide, nous impose un cap<br />
mais nous prenons conscience qu’il ne sera pas possible de la suivre sur tout son parcours, il<br />
faut être plus sélectif, oui mais sur la base de quels critères ?<br />
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Tronçon 9<br />
Notre première nuit de gel, le sol brille dans le soleil matinal, chaque brin d’herbe dressé, blanc<br />
et fière. Il fait -1°, nous sommes bien au chaud dans le van.<br />
Nous plions notre linge sec, nous nous remettons à l’écriture, notre rituel recommence.<br />
Premier arrêt de la journée, à la recherche d’un village rasé, Bilmuthausen. Matinée poignante,<br />
le lieu est soigné, émouvant. Il ne reste qu’un bâtiment qui alimentait le village en électricité et<br />
le cimetière avec sa petite chapelle, des fleurs fraîches sur les tombes, gardé par un saulepleureur.<br />
Les petites haies de buis, bien taillées, sont attaquées par la pyrale, une mort de plus.<br />
Nous passons un bon moment, à regarder, à se recueillir dans la chapelle, devant les divers<br />
panneaux qui racontent l’avant et l’après, la date de la destruction des maisons, les espoirs du<br />
retour, impossible, même les fondations avaient été rasées. Le village se trouvait dans l’emprise<br />
des cinq kilomètres. Je pense à cette effrayante machine de répression que les Allemands de<br />
l’Est, au moins ceux le long de la frontière, devaient supporter mais aussi tous les pays du bloc<br />
de l’Est, de la mer Blanche aux confins de la Scandinavie, rive de l’actuelle Russie à la mer<br />
Noire, à quelques encablures d’Istanbul. Tous ces peuples sous l’emprise des Russes, de Staline,<br />
de sa soif de pouvoir.<br />
Nous ignorons ce qu’était la vie de ces gens-là. Notre connaissance est faite de photos, de<br />
légendes qui indiquent le drame, la surveillance, l’ouverture en novembre 1989, peu sur le<br />
quotidien qu’on imagine normal, banal, de tous les jours pendant 45 ans.<br />
Quid aussi des gens de l’Ouest qui habitaient près de la frontière, leur horizon également bloqué<br />
par le mur, la barrière entre membres d’une même famille, entre amis, séparés par un rideau de<br />
fer.<br />
Quant aux citoyens de la RDA qui vivaient à l’intérieur du pays, que savaient-ils de ce qui se<br />
passait à la frontière, à 50, 100 kilomètres de chez eux ?<br />
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Et maintenant, les lendemains qui déchantent, les difficultés de la réunification. Comment<br />
construire une nouvelle nation avec une histoire si lourde ?<br />
Bilmuthausen se trouve sur le Lutherweg et sur un carrefour d’autres pistes de randonnées.<br />
Nous explorons les alentours, la roue du moulin, la pierre à moudre, dressée en mémorial, le<br />
chemin bétonné qui monte à un mirador, en très bon état, maintenant un lieu d’hibernation pour<br />
les chauve-souris. Sont-elles déjà couchées ?<br />
Le paysage par ici est d’une autre beauté, les champs ondulent telles les vagues douces d’une<br />
mer calme, la terre est plus rose, elle vire vers le noir en fin de journée à Bad Könongshofen.<br />
Nous descendons, le climat est plus doux à l’abri du vent des hauteurs, les sapins laissent place<br />
aux pommiers, en sentinelle sur les bords de la route, accompagnés de pruniers, de peupliers,<br />
d’érables et de bouleaux. Les routes sont toujours en excellent état, certaines sont neuves,<br />
construites depuis la réouverture de la frontière pour assurer les connexions, faciliter les<br />
déplacements entre les « Ossis » et les « Wessis », comme s’il suffisait de construire des routes<br />
et des ponts pour supprimer la distance qui s’est installée entre les cœurs.<br />
À Erlbach, un autre village rasé, le traitement mémorial n’est pas le même : un simple panneau,<br />
une pierre, une clairière où trône une roulotte fermée depuis longtemps, une marre couverte<br />
d’algues, un magnifique saule, trois chaises et un banc qui invitent à la contemplation. Un peu<br />
plus loin, un tas de pierres et de roches, tout ce qu’il reste du village.<br />
Nous déjeunons au soleil, la route est fréquentée par des petits camions, des fourgons, qui<br />
assurent les livraisons de marchandises aux villages alentours, liaison de vie.<br />
Sinon, tout est calme. Nous passons beaucoup de temps dans la campagne, dans des lieux<br />
perdus mais aujourd’hui je remarque particulièrement le silence autour, peu de circulation, pas<br />
de trains, pas d’avions. Cela ajoute au sentiment de sacré, de recueillement. De respect. Mais<br />
aussi de tristesse, d’abandon. Toutefois, les villages sont jolis par ici, peu de clôtures bordent<br />
les jardins qui s’étalent jusqu’aux trottoirs, maisons en demi-colombage, garnies de bouquets<br />
de fleurs. On rentre les géraniums ; il gèle la nuit maintenant.<br />
Tout est question d’absence.<br />
Ou d’incompréhension de notre part lorsque nous essayons, sans 4G – nous sommes souvent<br />
sans réseau dans la campagne, il y a une véritable rupture numérique entre villes et villages –<br />
de traduire par Google les injonctions sur les panneaux. Il faut aller voir ce qui va se passer,<br />
s’enfoncer dans des lieux sans comprendre à quoi le Verboten ! en lettres rouges est bien<br />
associé. Nous sommes en 2018, il n’y a plus de patrouilles ni de mitraillettes, quel est le risque ?<br />
Nos cœurs qui battent, qui imaginent le danger. Nous comprendrons plus tard qu’il était<br />
question de « Décharge interdite » et rirons de nous être sentis en infraction.<br />
Nous quittons Thuringe, l’Est, où nous avons passé une bonne partie de la journée.<br />
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Tronçon 10<br />
Juste après Rieth, avant Zimmerau, et notre retour en Bavière dans le Bader Landkreis Rhön-<br />
Grabfeld (à nouveau les affiches politiques), nous voyons un regroupement de plusieurs restes<br />
de la frontière : grillage, barrière, poteau, des panneaux d’information et de photographies de<br />
la réunification des deux communautés (les villageois portent des bottes en caoutchouc, en<br />
l’absence de route ils doivent emprunter la piste boueuse) et, en couleur, le schéma de contrôle<br />
de la frontière côté RDA. Sur une grande pierre, signée Rieth - Zimmeraux et datée 1945-1990,<br />
est écrit un message de paix et d’unification. Un peu plus loin, un crucifix et un banc portant<br />
une inscription sur le temps (Zeit). La nouvelle route qui reconnecte les deux Länder coupe le<br />
chemin bétonné qui disparaît dans la forêt, tantôt à gauche, le nord, tantôt à droite, le sud. Ça<br />
circule rapidement sur cette route, juste le temps pour capter les regards des chauffeurs ou<br />
passagers étonnés de nous voir si intéressés par ces reliques. Il y a comme une désolation dans<br />
ces vestiges, le temps fait son travail d’effacement, le portail ne tient plus que par des fils de<br />
fer, la barrière est totalement rouillée et envahie par les ronces. Que restera-t-il de tout ça dans<br />
quelques années ? Le grillage de la clôture a été remplacé récemment, il est neuf. Un fac-similé<br />
pour se faire bonne conscience ?<br />
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En bordure de Zimmerau nous faisons une brève halte au Bayenturm, une tour d’observation<br />
pour la population civile de l’Ouest érigée en 1966. De forme carrée, avec son plateau<br />
d’observation au bout de 38 mètres, une charpente métallique habillée de tôle ondulée, elle n’a<br />
pas été rénovée et ne me donne nulle envie de monter. Ni payer un euro pour le faire. Regarder<br />
les gens de l’Est comme des singes en cage ? Ça sent le voyeurisme, soudainement l’odeur<br />
désagréable de quelque chose de putride, de malsain, me fait penser à un parc d’attraction pour<br />
des nantis en manque de frissons. Un grand parking et bungalow pour les sanitaires, une grande<br />
table de pique-nique. Tout fermé. Jean-Philippe me parle de l’architecture panoptique, inventée<br />
par un Anglais à la fin du 18 ème siècle (et bien utilisée par les Britanniques pour surveiller les<br />
prisonniers en Irlande du nord, sans qu’ils le sachent), concept réactualisé par Michel Foucault<br />
qui dénonçait ce système dans lequel les prisonniers n’ont aucune intimité sous le regard<br />
permanent du maton.<br />
Nous continuons.<br />
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La tour de surveillance de Gompertshausen se trouve à 600 mètres du chemin de ronde où une<br />
gigantesque croix a été érigée, fabriquée avec les restes du grillage de la frontière. Une belle<br />
pierre dressée exhibe sa plaque métallique où l’on peut lire Stein Deutsche Einheit 3.10.1990,<br />
la pierre de l’unité. Sur le banc, derrière les vestiges d’une borne RDA, se repose un vacancier,<br />
de l’Ouest, qui fait du cyclotourisme sur la bande verte. Notre communication est limitée, il<br />
pense que je demande les directions pour la tour, je réussi tout de même à comprendre d’où il<br />
vient et ce qu’il fait.<br />
Nous montons la route bordée de pruniers, pommiers, il y a même deux gigantesques cerisiers<br />
devant la tour. Je rempli un sac de pommes et de prunes. Ce sera la dernière récolte, le van<br />
déborde. Les champs labourés changent de couleur, de rose-brun à gris lorsqu’il y a trop de<br />
cailloux, des variations de teintes subtiles qui contribuent à donner à ce paysage une douceur<br />
sensuelle.<br />
Le chemin est nickel, on le dirait désherbé, à la différence de Bilmuthausen, où, tout près de<br />
l’ancien mirador, il est fracassé en deux, arraché par les tracteurs, les besoins de l’agriculture.<br />
Ici il semble traverser le paysage, indifférent au temps qui passe, à la succession des saisons et<br />
aux activités humaines qui y sont associées. Il délimite toujours les zones d’herbages, de pâtures<br />
de l’ancienne zone interdite, des terres retournées pour les besoins de semer la récolte<br />
prochaine.<br />
Ce monde continue à jouer à cache-cache : nous ne trouvons pas la tour à Herbstadt, on n’a pas<br />
cherché celle à Milz, lassés de ces restes sans âme, plantés dans le paysage sans plus d’intérêt<br />
qu’un transformateur électrique. Nous concluons pour la journée.<br />
Nuit à Bad Könongshofen, aire de camping-cars et thermes.<br />
Où je trouve des eaux chargées de minéraux, bien que la piscine soit moins belle que les autres,<br />
à Bad Steben par exemple. J’apprécie malgré tout le hammam, le verre d’eau minéralisée<br />
chargée en calcaire-sodium-souffre que je bois à la sortie. L’eau salée dans la piscine extérieure,<br />
glissante et lugubre, peut-être toujours celle de l’époque quand les thermes furent fondés au<br />
milieu du 19 e siècle, me dégoute un peu mais je me laisse entrer, nager dans l’eau verte. Ça<br />
glisse.<br />
Repas dans un restaurant typiquement allemand : poisson pané, pommes de terre, sauce à la<br />
moutarde, Apfelstrudel mit Sahne, vin blanc, un verre de vin mousseux, pomme et prune. Jean-<br />
Philippe prend une grande bière presque blanche et partage l’Apfelstrudel avec moi.<br />
Épuisée, pas d’écriture ce soir.<br />
Bad Könongshofen se trouve en Franconie, au cœur de l’Allemagne, près de la rivière<br />
Franconie-Saale, au sein d’un parc naturel, Naturpark Hassberge, et en bordure d’un grand<br />
circuit de vin, Fränkisches Weinland.<br />
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Tronçon 11<br />
Nuit calme, les Allemands ne font pas la fête tard dans la nuit, ne parlent pas fort, il y a une<br />
espèce de murmure qui les accompagne, ils se font discrets, effacés presque. On ne peut pas<br />
généraliser, toutes les Allemandes et tous les Allemands ne sont pas identiques mais ici, dans<br />
cet espace si particulier de l’ex-frontière, les humains semblent continuer à vivre comme si le<br />
rideau était toujours là, à baisser la tête, à ne pas trainer dans la rue, c’est surtout sensible lors<br />
de nos passages à l’Est. L’exubérance, on la retrouve dans la végétation laissée à elle-même.<br />
Nous achetons des petits pains et des croissants aux graines à la boulangerie mobile. J’essaie<br />
de me rattraper sur la journée d’écriture perdue.<br />
Nous ne pouvons pas visiter le musée des passeurs de la frontière (Museum for border crossers),<br />
à Bad Könongshofen, il est fermé pour rénovations jusqu’en avril 2019.<br />
Il fait beau, un ciel bleu californien. Comme les autres jours, nous traversons des paysages<br />
sublimes, des champs qui virent du rose au jaune, toujours entourés de forêts qui brillent, qui<br />
se transforment, leurs feuilles dorées et riches de tous les tons de l’automne. Quelques villages,<br />
pittoresques, déserts. Je ne vois même pas le facteur, mais Jean-Philippe dit l’avoir vu, à deux<br />
reprises. Une boulangerie itinérante dans un village. Plusieurs chantiers, les routes à moitié<br />
barricadées, cela nous oblige à contourner pour conserver le cap.<br />
Une journée de surprises.<br />
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Le premier, en Thuringe, un musée à ciel ouvert ou une décharge sauvage tellement il y a du<br />
béton, de grillage, de piqués en fer rouillé…<br />
Nous sommes le long d’une route locale après Mendhausen et juste avant Behrungen. Personne<br />
d’autre.<br />
Il s’agit du Deutsch-deutsches Freilandmuseum.<br />
Les panneaux d’information expliquent l’avant, l’après et le maintenant : un havre pour la<br />
nature, les plantes et les animaux. Puis les vestiges : une route en pavés de béton, le chemin de<br />
ronde qui monte au mirador, en bon état, des mannequins figés à la fenêtre au dernier étage, un<br />
tas de barbelé rouillé devant un poste de tir camouflé, comme la tête d’un char qui émerge du<br />
sol, un joli banc sous un arbre, pour admirer le paysage, se reposer à côté de ces objets si<br />
macabres. Un peu plus bas, l’ex-frontière, plusieurs mètres de grillage, deux niveaux, ça devait<br />
être le côté Est de l’espace interdit, le côté Ouest ayant normalement trois hauteurs de grillage,<br />
la barrière, le fossé, un vieux poste de communication téléphonique, le poteau RDA, une plaque<br />
mémorielle.<br />
Peu de médiation, tous les écriteaux sont en allemand, mais de quoi alimenter nos imaginations,<br />
stimuler le débat. Chaque lieu, c’est la même chose mais oh si différent. Ici, la communauté a<br />
fait le pari de se rappeler et de garder en évidence les éléments de la fermeture et de l’interdit.<br />
Un message pour les citoyens ? Regardez à quoi vous avez échappé.<br />
La température monte. Nous reprenons notre Weg, passons au-dessus de l’autoroute A71,<br />
arrêtons à Berkach, tour d’observation sur notre gauche, au milieu des champs. Ici, les habitants<br />
cloisonnent leurs poules avec les restes du grillage de la frontière. Rien ne se perd. Tout se<br />
recycle. Des poiriers remplacent les pommiers, les aubépines en arbre, chargés de baies rouges<br />
pour les oiseaux, les épines noires, ce sont ces baies qui donnent du gout au gin, Sloe gin.<br />
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Un cimetière juif est indiqué à proximité de la piste cyclable qui est goudronnée, large comme<br />
une route. Juste en face, une tour de guet, au cas où les morts auraient des velléités de fuir,<br />
blague Jean-Philippe, humour allemand ? Nous croisons une randonneuse, venant du nord.<br />
Dans l’enclos du petit cimetière le portail s’ouvre en silence, tout est calme, bien entretenu,<br />
malgré l’absence de fleurs sur les tombes dont certaines tombent en ruine, perdent leurs reliefs,<br />
leur lisibilité. Jean-Philippe remarque qu’elles sont entassées dans un coin du cimetière alors<br />
que devant elles, c’est le grand vide, cerné par la forêt. Même dans la mort, on se serre.<br />
Nous mangeons sur un banc à Unterharles, minuscule hameau de quelques maisons au creux<br />
d’une vallée creusée par l’Harlesback. À la recherche d’une autre tour. Celle-ci est transformée<br />
en décoration de jardin, enclose, entourée d’une grille, des massifs de fleurs et des cyprès, et<br />
des rangées et des rangées de bois coupé pour l’hiver. On s’étonne, c’est la première tour<br />
devenue propriété privée que nous voyons. Devant sa tour, un vieux monsieur bricole, soude<br />
des morceaux de métaux sur une remorque, de l’époque aussi ? Sa femme le rejoint en<br />
déambulateur, elle avance péniblement sur cette pente raide. Tous deux se sont rendu compte<br />
de notre présence, ne montrent aucun intérêt pour nous, nous sommes invisibles.<br />
Il n’est pas seul dans ses efforts de recyclage, nous voyons des entrées de garage pavées avec<br />
des morceaux du chemin bétonné, l’herbe fraichement tondue. Bonne idée. Car comment<br />
récupérer, et que faire de tout ce béton armé, ces grillages, dont les mailles sont tellement<br />
resserrées, ils rappellent trop l’ancienne barrière, les poteaux, les miradors ? Il y en a tellement,<br />
des villageois se sont servis. Après tout, c’est un bien public. Et s’ils veulent vivre avec leurs<br />
souvenirs de l’enfermement … Ces objets recyclés ne semblent pas faire l’objet d’un culte ou<br />
d’une attention particulière, ils sont détournés à des fins utilitaires. C’est très sensible de ce côté<br />
de la frontière, les moyens financiers sont limités, on fait avec ce qu’il y a, avec ce qu’on trouve,<br />
rien de changé pour ceux qui habitent là.<br />
Unterharles semble être un village oublié du monde, entouré de massifs, de forêts, de champs.<br />
Sous cette lumière perçante, ce ciel blanc et radieux qui fait grincer les dents de Jean-Philippe.<br />
Les maisons proprettes. Un agriculteur sort son tracteur pour aller voir son voisin, les<br />
vrombissements de son engin des années 70 (un Deutz comme nous voyons souvent ?) montent<br />
jusqu’à nous. La vision de cette antiquité bruyante ne dépare pas dans ce décor d’un autre âge.<br />
Au bord du village, un arrêt de bus au pied d’une tour. Blanche, avec des contours de faux<br />
colombages peints en marron.<br />
Jean-Philippe n’en revient pas. Il s’est rendu compte que la tour d’observation d’Unterharles,<br />
positionnée sur le versant est de la colline, est tournée vers le village. Et non pas vers l’Ouest,<br />
« d’où l’ennemi viendra », pour citer Brel. De toute façon les gens de l’Ouest ne voulaient<br />
surtout pas venir dans l’Est. Quelle idée, mais il reste sous le choc qu’un gouvernement pouvait<br />
autant surveiller sa propre population. En Allemagne de l’Est les citoyens n’étaient pas<br />
seulement surveillés, ils étaient enfermés dans un état prison.<br />
La surveillance des citoyens n’est pas un phénomène nouveau. Je l’ai connu en Grande-<br />
Bretagne dans les années 70 et 80, sous Thatcher lorsqu’elle partait en guerre contre « the enemy<br />
within ». La lutte armée en Irlande du nord justifiait ses actions, Falklands aussi. À cette époque,<br />
nombre d’associations se sont fait infiltrer par des membres de la police, en faux militants,<br />
écologistes, qui, 30 ans plus tard, ont été dénoncés, les procès continuent. La Grande-Bretagne<br />
est restée maître dans l’art de la surveillance des individus, la CNIL à la française n’existe<br />
toujours pas.<br />
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Tronçon 12<br />
Nous repartons, retournons dans la direction de Schwickershausen et la route nationale B19,<br />
où, entre Mellrichstadt et Meiningen, les vestiges d’une tour et d’une douane nous attendent.<br />
En fait, il s’agissait d’un point de passage important, celui de Henneberg - Eußenhausen, pour<br />
Allemands uniquement.<br />
Devant le bâtiment, joliment tagué, un grand parking en friche dont l’accès est condamné par<br />
des blocs de pierres. Des arbres et des herbes repoussent, des lampadaires de l’époque. Je passe<br />
derrière le bâtiment principal, l’édifice est nu, seulement ses briques rouges et fenêtres vides<br />
s’exposent à nous. On dirait qu’il n’a jamais été terminé. Sur la double voie, les camions passent<br />
à toute allure. Le panneau marron indique l’ouverture au 10 novembre 1989 à 3h40.<br />
Le mirador est en piteux état, il est différent de ceux vus jusqu'à présent, une ossature métallique<br />
habillée de lames de bois recouvertes de tuiles blanches, en morceaux maintenant, les dernières<br />
semblent s’accrocher désespérément, le reste en poussière par terre. Une petite extension de<br />
briques rouges et de moellons donne l’impression d’un bricolage. Cette tour nous parait fragile,<br />
pas aussi militaire que les autres.<br />
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Pour rejoindre le Skulpturenpark, nous devons traverser la route, stationner dans un parking<br />
dimensionné pour plusieurs centaines de voitures, aujourd’hui partiellement envahi par la<br />
végétation. Nous sommes dans le Rhön Naturpark et le Naturpark Haberge sur le Rundweg<br />
N°5 ; nous sommes toujours seuls.<br />
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Ici, les vestiges de la frontière s’échelonnent dans une mise en scène macabre, la poutre roulante<br />
sur ses rails, la tour camouflée, le poteau RDA, tout y est. Les arbres cachent la route ; les<br />
conducteurs et leurs passagers ne voient le parc que par un éclair, entre deux clignements des<br />
yeux.<br />
Au-delà, dans un fossé envahi par les herbes hautes, au bord de la route, sans aucun entretien,<br />
des croix, des fleurs fraîches et des plaques commémoratives, les restes d’un élément du mur<br />
de Berlin comme oubliés ici. Le parc de sculptures dédié à l’unité allemande, Deutsche Einheit<br />
domine la butte. C’est encore plus curieux, ce lieu représente toutes les exactions allemandes,<br />
depuis des années 1558 et la persécution des familles évangéliques lors de la contre-réforme<br />
(nous avons remarqué beaucoup de croix ces dernières jours, comme si nous étions en terre<br />
catholique) aux expulsions des années 1952, provoquées par l’Action Vermine (Aktion<br />
Ungeziefer) menées par la police nationale pour le compte de la Stasi. Plusieurs familles, se<br />
trouvant dans la fameuse zone des cinq kilomètres et considérées peu fiables pour la politique<br />
RDA, furent déplacées de force.<br />
Nous voyons également une sculpture en acier rouillé, celle d’un homme, à genoux, la tête en<br />
arrière, traversé par une balle et qui crie « J’ai déserté le Troisième Reich ». De sa blessure, du<br />
sang coule. Derrière lui, au loin, le mirador abandonné de la douane Henneberg - Eußenhausen.<br />
À côté d’un cadre noir, représentant une maison avec une chaise détournée (c’est le signe de<br />
l’expulsion), des panneaux noirs dont un porte la mention : aber nicht die Heimat aus dem<br />
Menschen : Mais pas la maison de l’homme.<br />
Tout est étrange, gigantesque, disposé sur un sol déchiré par la sécheresse, l’herbe calcinée par<br />
cet été trop chaud, trop sec, oui, même en Allemagne, il manque d’eau. Nous accumulons les<br />
images, les drapeaux qui flottent, une installation à la tibétaine, fanions en lambeaux qui<br />
pendent dans l’attente d’une brise pour leur donner vie, des géants en plexiglas rouge qui tirent<br />
des mitraillettes, leur ombre une tache rouge sur le sol, tant de sang versé, un panneau de<br />
bienvenue à l’Europe, Das Volk of a new Europe, lui, son ombre est bleue, le symbole de<br />
l’avenir, de la Vierge Marie ? Et un imposant arc de triomphe en bois, qui devait être doré,<br />
maintenant écaillé et repeint sur une seule petite portion. Sur les voutes, un mélange de<br />
symboles, militaires, religieux, réalisés sommairement donnent un air de négligence, un décor<br />
de fête qui s’est brutalement terminée, laissant derrière elle les restes épars d’un repas non<br />
consommé, de cotillons piétinés. Comme si le projet d’unification, d’unité, ne se faisait pas, ne<br />
pouvait pas se faire, il y a eu trop de souffrance auparavant et les morceaux de ce gigantesque<br />
puzzle ne s’emboîtent pas, se sont-ils jamais emboités ?<br />
Ou tout simplement, le financement n’est plus là, ni l’intérêt, ni la motivation ?<br />
En bordure du parc, les panneaux touristiques et balises indiquent les chemins de randonnées,<br />
il y a même un chemin Der Friedensweg, l’importance du parc naturel, où tout est protégé, le<br />
Rhön-Rundweg Rhönblick, et Friedenskreuz, à 2.9 kilomètres d’ici.<br />
Cela fait beaucoup pour une journée.<br />
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Nous partons, le cœur lourd, en direction de Willmars. Sur la route, en descendant vers le village<br />
d’Hermannsfeld, je remarque une tour et une gigantesque croix. C’est la croix de paix de<br />
Friedenskreuz, la sixième croix érigée par Gotthilf Fischer en 1991, un monument aux 18<br />
familles expulsées d’Hermannsfeld lors de l’Opération vermine.<br />
Nous ne nous arrêtons pas à Willmars et continuons jusqu’à Ostheim vor der Rhön, de retour<br />
dans l’Ouest, village animé, même un glacier, et trouvons une petite aire assez sommaire pour<br />
camping-cars le long de la route.<br />
Où nous faisons la connaissance d’une Allemande en vacances, Lele. Elle vit depuis 22 ans en<br />
Angleterre et se dirige vers Dresde pour voir une amie, dans son fourgon Renault, toute seule.<br />
Conversation sur le Brexit, elle a un passeport britannique. En ces temps d’incertitudes, je me<br />
réjouis d’avoir, en plus de mon passeport Britannique des passeports Français et Irlandais aussi.<br />
Bien que née en Allemagne, je ne peux pas bénéficier de la nationalité Allemande, ici c’est le<br />
droit du sang qui prévaut.<br />
Lele a grandi dans l’Ouest, à Helmstedt, pas loin de la frontière. C’était leur promenade<br />
dominicale, en famille, ils aimaient la longer. Plus tard, elle a vécu à Berlin, dans le centre, près<br />
du mur, cette étrange île au milieu de l’Allemagne de l’Est comme elle le décrit. Pour se<br />
distraire, elle aimait beaucoup marcher dans le no-man’s land le long du mur, où personne<br />
n’allait. Elle quitte l’Allemagne en 1996, elle ne supportait pas les conséquences de la<br />
réunification, elle ne s’y retrouvait plus dans cette ville, devenue agitée, bruyante, avec une<br />
circulation intense. Pour chercher le calme à Dartmoor en Grande Bretagne.<br />
La frontière allemande n’était pas plus terrifiante qu’ailleurs, nous dit-elle. Celle d’Irlande en<br />
1976 était autrement plus effrayante : le désordre et l’agitation d’un conflit violent, on ne savait<br />
pas qui pouvait tirer ni quand. À l’inverse, les gardes allemands étaient calmes, organisés,<br />
méthodiques, ils savaient ce qu’ils faisaient. Après tout, ce n’était qu’une question de contrôle<br />
administratif.<br />
Un autre discours, une autre version des faits, de l’histoire, de la mémoire. Pas celle qui est<br />
mise en récit dans les musées, ou écrite sur les pierres. Manière pour elle d’interpréter les faits<br />
pour les rendre plus acceptables pour les touristes qu’elle voit en nous ?<br />
Enfin, n’oublions pas les causes historiques pour l’emplacement de cette frontière, continue<br />
Lele. Déjà, avant la guerre, ces régions n’étaient pas très connectées, ne se fréquentaient pas<br />
beaucoup. Avec la frontière, les régions de l’Ouest ne pouvaient pas se développer vers l’est, il<br />
n’y avait pas d’industrie, que des forêts et de l’agriculture, et les régions de l’Est étaient<br />
barricadées par la zone de cinq kilomètres. Elles devaient se tourner encore plus vers l’est, vers<br />
l’intérieur. Aucun échange possible entre elles.<br />
Je lui demande, et maintenant, quel est son avis sur l’unification ? Elle me parle de routes, des<br />
routes qui étaient coupées en deux par la barrière, reconnectées après l’unification, les routes et<br />
les ponts à Berlin, où il y en a tellement….<br />
Juste avant son départ, je lui fais part de mes difficultés pour communiquer en allemand. Oh,<br />
tout le monde parle anglais ici, me répond-elle, c’est-à-dire dans l’Ouest, pas dans l’Est. Sur un<br />
ton un brin méprisant.<br />
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Tous ces discours sur la réussite de l’unité nationale, dit Jean-Philippe, ému par cet échange et<br />
l’intensité des lieux visités aujourd’hui, ne sont que les restes d’un discours de propagande<br />
auquel personne ne croit plus, la réunification n’a pas eu lieu. Je ne discute pas, mes sentiments<br />
sur le sujet sont confus, je retiens surtout l’omniprésence dans cette région des restes de la<br />
frontière et je pense à celles et ceux qui sont obligés de vivre avec ces vestiges, ce patrimoine<br />
militaire, tours de surveillances, restes de clôture, et surtout cette frontière devenue verte, la<br />
nature laissée à elle-même, infranchissable, qui fait nouvelle cicatrice.<br />
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Tronçon 13<br />
Une journée qui commence sous le soleil, se termine dans une brume écossaise, comme si un<br />
voile s’était déroulé du ciel, couvrant les villages, les forêts.<br />
Nous sommes actuellement sur une aire de stationnement dans la ville de Tann, drôle<br />
d’ambiance, ou mon imagination ? Je ne me sens pas rassurée quand je vois des affiches pour<br />
l’AFD, le parti de l’extrême droite, des hommes lourds, menaçants, l’absence de sourire<br />
habituel prend ici des proportions plus inquiétantes. Le parking ressemble à un terrain vague,<br />
une borne d’électricité, une borne pour l’eau et la vidange des toilettes, un panneau indiquant<br />
où aller payer le stationnement, en ville, que nous ne trouvons pas, un chalet fermé, une lignée<br />
de voitures rangées devant, les conducteurs vont au stade derrière, là où il y a un terrain de foot<br />
où des jeunes s’entrainent. Peut-être sont-ils venus chercher leurs gamins ?<br />
Je me sens seule, vulnérable.<br />
Nous visitons la ville, qui ressemble à Thirsk au bout de l’Ecosse lors d’une journée d’été<br />
(granite, air froid et humide), à l’heure de fermeture des boutiques, du musée, et des cafés – il<br />
est 18h. Il nous manque une pièce d’un euro pour faire fonctionner l’électricité. Une bière,<br />
l’ambiance ne me donne pas envie, ou une carte postale chez le bouquiniste ? Je choisi le<br />
bouquiniste qui me détaille longuement tout le plan des environs, les endroits à visiter. « C’est<br />
comme une baignoire inversée », m’explique-t-il en dessinant la frontière. À droite, il<br />
m’indique les collines, où l’on peut voir les anciennes tours, des croix, il y en a partout, et le<br />
Point Alpha en bas. Très touristique, il me le déconseille. Nous nous y rendrons demain.<br />
Ça va nous changer, comme tout nous change, chaque jour.<br />
Aujourd’hui, après des emplettes (courses, diesel et un café) nous avons alterné points de<br />
passage le long de l’ex-frontière avec la visite d’une seule tour. Et nous avons vu, pour la<br />
première fois, des chemins de ronde dans un drôle d’état : ou barrés, ou traversés par les vaches.<br />
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Nous repassons par Willmars et le village de Filke, Jean-Philippe trouve la toponymie bien<br />
anglaise par ici, puis contournons une grande station de biogaz avec trois cuves qui fait partie<br />
du Biosphärenservat Rhön, une réserve de biosphère reconnue par l’UNESCO en 1991 pour<br />
son paysage remarquable. Ça s’est passé après la réunification et le projet, une superficie de<br />
presque 200.000 ha, s’étale dans trois Länder : Bavière, Thuringe et Hesse.<br />
Dans ce petit coin de la Bavière, plusieurs calvaires, trois pour un seul village.<br />
Débutons avec la première halte, le passage de la frontière entre Weimarschmieden et<br />
Helmershausen dans la région du Rhön-Grabfeld.<br />
Nous sommes sur le Grenzwanderweg, toujours sur le Friedensweg qui a été spécialement<br />
construit le long de l’ancienne frontière d’Eußenhausen à Birx où des panneaux avec un grand<br />
F racontent différentes histoires de courage et de fuites réussies. Nous ne voyons pas le<br />
mémorial.<br />
Cette fois-ci, le chemin est défoncé, une nouveauté, renforcé avec du gravier. Tout le long, tous<br />
les 40-50 mètres, les tours de guet, démolies, sur roulettes ou en cours de rénovation. À quoi<br />
servent-elles ? Des reliques de la guerre froide ? Pour observer la nature ? La chasse est interdite<br />
ici.<br />
Le fossé parallèle au chemin de ronde est retourné à son état naturel, plein d’arbres, de<br />
végétation. Des tiges vertes et drues montent du sol, ce sont les fleurs de coton. Nous admirons<br />
la symphonie des couleurs, l’avancement de chacun des arbres vers l’hiver, à sa manière, à sa<br />
vitesse et pour certains jusqu’au dénudement. Les feuilles dorées des bouleaux jonchent le sol,<br />
des étincelles par terre. Les essences se mêlent, coexistent, la nature a atteint un état<br />
d’homéostasie où chacun trouve son équilibre, en harmonie avec son voisin. Si seulement les<br />
hommes pouvaient en faire autant.<br />
Nous reprenons la route, elle monte, nous sommes à nouveau sur un plateau, le temps change,<br />
le ciel se voile, tout devient gris, les couleurs d’automne s’assombrissent, les ombres peu à peu<br />
disparaissent.<br />
Nous nous arrêtons après Frankenhelm, village assez important, anciennement entouré de la<br />
frontière sur trois côtés, où j’ai vu un ancien poteau RDA, une balise orange, rouge et noir,<br />
devant une maison, simple objet de décoration ou totem de souvenirs ? Il y en a qui regrette le<br />
passé, quelques-uns sont restés nostalgiques du système, de l’assurance que la vie contrôlée et<br />
ordonnée procure. C’est l’Ostalgie.<br />
Un homme marche à droite, trois pommes dans chaque main.<br />
Nous nous garons devant un panneau de promotion pour les auberges des environs sur un<br />
triangle de graviers qui se rempli d’autres voitures. Il indique également les balises de<br />
randonnées des nombreux chemins qui sillonnent le plateau. Nous n’avons jamais vu autant de<br />
monde, en couple, en petits groupes, mais personne ne nous sourit. Une salutation à peine<br />
audible. Sont-ils des pèlerins ? Sont-ils gênés par ce lourd passé devant les étrangers ? Leur<br />
honte, la pudeur ? En tous cas, je n’ose les aborder. Je réserve mon courage pour les personnes<br />
seules. Jean-Philippe est étonné par tant d’indifférence, habituellement, me dit-il, tout son<br />
matériel de photo, ses cadrages, ne manquent pas de susciter les interrogations, de provoquer<br />
les rencontres. Il n’en est rien ici.<br />
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Nous montons à pied dans un paysage qui change à nouveau, des murailles en grandes pierres<br />
noires granitiques, les sorbiers d’oiseaux plus nombreux, et des clôtures électrifiées – il y a des<br />
vaches dans les champs autour. Une autre étrangeté, le chemin en béton est bordé de part et<br />
d’autre d’une clôture électrique, on encloître la clôture. Autrement dit, on peut emprunter le<br />
chemin mais pas accéder à notre terrain de jeu, les cinq cent mètres de la zone interdite. Espace<br />
habituellement laissé ouvert. Le sacré deviendrait-il profane ? Nous nous sommes souvent<br />
demandé à qui appartient maintenant cet espace, comment est-il géré, administrativement,<br />
quand il ne fait pas partie de la Grünes Band ?<br />
Jean-Philippe s’étonne et se moque : ici, même les vaches sont disciplinées, regarde, le champ<br />
n’est pas clôturé. Elles pourraient se sauver, mais non, elles restent sur place, même les veaux<br />
ne sont pas tentés par une escapade. Une Charolaise ne se comportera pas comme ça et je pense<br />
à tout le troupeau qui un jour a traversé notre jardin, une simple brèche dans la clôture avait<br />
suffi pour leur souffler le vent de la liberté.<br />
Un panneau indique un restaurant dans les bois, du vin, du cochon. Peut-être la destination de<br />
ces personnes que nous croisons ; il faut dire que c’est le weekend, seuls jours où les auberges<br />
sont ouvertes, quelque chose que nous avons appris à nos dépens.<br />
Un petit carrefour, des tables de pique-nique et une nouveauté médiatique, une borne audio,<br />
générée par un panneau solaire que l’on peut orienter à l’aide d’une manivelle. J’écoute le récit<br />
de vie d’un témoin, en allemand. J’épuise la batterie, reprend mon chemin.<br />
Nous traversons le champ pour arriver à la tour de Grabenberg, à proximité d’un réservoir d’eau<br />
enterré. Sur son flanc, un panneau historique et un panneau commercial, ici aussi la promotion<br />
d’une auberge locale, Pension Dreiländereck à Birx. En face, des vestiges de la frontière,<br />
disposés tout simplement. Devant, derrière, à côté, aux abords immédiats du chemin. Ici, la<br />
frontière dessine un V qui vient pénétrer la jonction avec Bavière et Hesse, à l’ouest. Une<br />
frontière triangulaire.<br />
Nous restons un moment ici, les points de vue qui surplombent la région sont de toute beauté,<br />
on perçoit la chaine de montagnes en face, le Rhön est une région montagnarde. Cette tour<br />
grise, ces barbelés rouillés, des restes de tant de cruauté dans un paysage si beau.<br />
Nous regagnons le van, croisons d’autre marcheurs, sans équipement de randonnée en<br />
particulier, en tenue de ville pour certains, reprenons la route et traversons encore l’ex-frontière.<br />
Nous sommes maintenant en Hesse, au point triangulaire des trois Länder. Aujourd’hui nous<br />
tricotons, pour utiliser l’expression de Jean-Philippe car nous passons et repassons la bande à<br />
plusieurs occasions. De quoi donner le vertige. D’autant que la route monte et descend, 12%.<br />
Pause déjeuner sur un parking routier à un point de passage de la frontière, protégé par un<br />
monument peuplé de saints, celui avec sa tête sous le bras en bonne place avec les 14 autres.<br />
Le ciel gris en ajoute une couche, les gens par ici vivent en permanence dans la culpabilité, le<br />
pardon est possible. Même les Rwandais le savent et peuvent rire à nouveau.<br />
Ici, la frontière a été ouverte le 6 janvier 1990, à 17h. Tardivement. Aujourd’hui, le lieu se<br />
trouve sur le Grenzwanderweg, entre Hilders et Frankenheim. On y trouve également une<br />
piste de ski de fond. Le cri strident d’un oiseau qui s’offusque lorsqu’on s’aventure sur la voie<br />
pour prendre quelques photographies.<br />
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Tronçon 14<br />
On the road again, et non seulement pour vivre l’histoire sur la route mais aussi pour aller à la<br />
rencontre du patrimoine, patrimoine naturel – les forêts et les prairies, patrimoine religieux,<br />
architectural (nous lisons, aussi, des explications sur le type de colombage des maisons<br />
bavaroises et thuringiennes), patrimoine ferroviaire, patrimoine militaire, et aussi … les<br />
tracteurs. D’antiques tracteurs, nous en voyons beaucoup du coté Est de la frontière, cette région<br />
est très agricole. Ce n’est pas pour travailler la terre, ils les utilisent uniquement pour des petits<br />
travaux, argumente Jean-Philippe. Je pense que oui mais m’étonne qu’ils n’investissent pas<br />
dans du matériel récent. Sous-développées ces régions ? Classées UNESCO se traduit-il par un<br />
maintien de toutes les traditions et de tous les outils ? Une autre forme d’enfermement ?<br />
Nous sommes dans une vallée plus densément peuplée, plus de voitures, on nous double<br />
souvent, plus d’exploitations agricoles, quelques troupeaux et des champs de maïs dont les épis<br />
sèchent avant d’atteindre leur maturité, tout semble piteux, les encombrants dans les jardins,<br />
les maisons peu soignées, parfois même en ruines. Des restes de fresques ornent encore les<br />
façades, tout un art pastoral en décomposition, et toujours, toujours, des pommiers qui croulent<br />
sous le poids de leurs fruits qui, trop mûrs, tombent dans les champs ou les fossés, sans être<br />
ramassés.<br />
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Nous croisons deux camionnettes de la poste dans l’après-midi, jaunes et noires, comme chez<br />
nous, couleurs des Habsbourg pour le premier réseau postal européen, couleurs synonymes de<br />
courriers sur les routes d’Espagne, de Grèce et de Suisse.<br />
Nous sommes maintenant devant une sculpture contemporaine, une spirale de métal bleu sur<br />
son socle en pierre, le mémorial entre Simmershausen et Oberweid. Das geschlossene Band a<br />
été créé par Waldo Dörsch après la chute du mur en l’honneur de son fils qui, à 20 ans, a réussi<br />
à fuir d’Oberweid, en Thuringe, pour rejoindre Simmershausen en Hesse, dans l’Ouest. En<br />
1986, juste trois ans avant la fin du régime.<br />
Nous ne restons pas longtemps. Le chemin de ronde, à notre droite, se trouve entre deux pâtures,<br />
le tout barré par un fil électrique. Jean-Philippe attend que les vaches le traversent, un peu de<br />
vie sur ses photos. À gauche, la zone de cinq cent mètres est également barrée, inaccessible,<br />
c’est frustrant.<br />
Pendant que Jean-Philippe conduit je termine ma lecture. Le livre de Paolo Rumiz, Aux<br />
frontières de l’Europe, m’a accompagné avant notre départ et pendant les tout premiers jours<br />
de notre périple. Écriture belle, émouvante, documentée.<br />
Nous partons à la recherche d’un mémorial à Apfelbach, au fin fond d’une vallée raide où le<br />
paysage s’ouvre à nouveau sur une large bande de pâtures et de champs. Les balises de<br />
randonnées se font rares. Ici, l’ex-frontière appartient aux agriculteurs. C’est le bout du bout du<br />
monde, pas très loin du centre géographique de l’Union Européenne.<br />
Nous nous garons à l’entrée d’un chemin bétonné, marchons sans savoir vraiment où aller, le<br />
suivons sur une centaine de mètres, sans grande conviction. J’ai un mauvais sentiment, je veux<br />
retourner au van, il est mal garé, il bloque le passage pour accéder aux champs. Devant nous,<br />
le fermier en sort, avance vers nous sur son tracteur démesuré, nous nous rabattons rapidement.<br />
Je pense que le mémorial que l’on cherchait était la croix au centre du village. Ici, les symboles<br />
religieux, les croix, les calvaires sont aussi utilisés pour commémorer la fin du régime<br />
communiste et les pertes dues à la guerre froide.<br />
Dernière tentative de la journée, mais Jean-Philippe fatigue, trop de route, de mauvaises<br />
conditions météo et les indications sur les guides ne sont pas claires. Nous abandonnons la<br />
recherche d’un autre monument, le « Memorial of the border opening in November 1989 » entre<br />
Walkes et Obernüst.<br />
Pour nous diriger vers Tann, notre halte pour la nuit.<br />
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Tronçon 15<br />
Il a gelé cette nuit, nous avons consommé nos huit heures d’électricité, nous remettons un euro,<br />
notre batterie ne tient toujours pas sa charge.<br />
Il est l’heure du bilan, après deux semaines de parcours. Nous tenons le cap, environ 40<br />
kilomètres par jour, il nous reste un peu moins de 1 000 à faire. En quatre semaines.<br />
Nous visitons principalement les lieux aux abords des points de passage, le paysage, la forêt<br />
autour, quelques tours qui s’y trouvent et les gares qui servaient de douanes mais aussi tous les<br />
endroits que Jean-Philippe a identifiés comme potentiellement intéressants.<br />
Il est parti de l’idée de suivre une ligne, celle de cette ancienne frontière, sans trop s’en<br />
éloigner ; rester dans la bande des cinq kilomètres est son objectif. Il appelle ça le « parcours<br />
contraint ». Je suis une toute autre logique : celle de me laisser guider par ses choix, je le suis,<br />
je complète, je raconte, je photographie aussi. Je donne ma version, mon interprétation, mon<br />
ressenti. Il y a quelque chose de confortable à se laisser guider ainsi, je me rends disponible à<br />
ce qui m’arrive, à ce que je croise. Je ne le vis pas comme une contrainte mais comme un espace<br />
de liberté. De temps en temps, je négocie, je revendique, et j’ajoute une étape supplémentaire.<br />
Pour raconter le patrimoine, l’héritage de tout ça, le traitement de la mémoire, ou de l’oubli,<br />
ainsi nous procédons par petites touches, par observation, des sauts de puce le long de la colonne<br />
vertébrale d’un monstre endormi.<br />
Ce matin nous visitons le Point Alpha, pensant pouvoir le faire dans la matinée. Nous y sommes<br />
restés la journée.<br />
Et quelle journée, un ciel bleu à couper le souffle, les couleurs reprennent leur majesté, le soleil<br />
aussi. Il fait beau toute la journée.<br />
Sur la route qui nous y conduit, une montagne blanche se dresse devant nous, immense, ses<br />
flancs aux formes parfaites comme un volcan tronqué. Il s’agit des déchets de la mine K+S Sali<br />
à Widdershausen, sur la rivière Werra ; elle produit environ 19 millions de tonnes de sel brut<br />
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(potasse, sodium) chaque année, élément de base pour engrais minéraux, sels pharmaceutiques<br />
et produits industriels. L’usine est immense, une véritable ville, en dessous aussi où le sel est<br />
extrait à 750 mètres sous la terre. Des conteneurs sur rails patientent de chaque côté de la route,<br />
le long de la rivière où il y a un port fluvial. Le dispositif d’extraction, c’est bien du patrimoine<br />
industriel dont il s’agit, où le chevalement à deux roues, aussi vieux que l’usine, 125 ans,<br />
domine le carrefour où nous repassons en fin de journée, à la recherche d’un point de chute à<br />
Bebra, petite ville industrielle jumelée avec Knaseborough, village au nord de la Grande<br />
Bretagne d’où est originaire ma mère.<br />
Point Alpha. Un Disneyland pour les touristes. Nous voilà dans le concept du tourisme de<br />
pèlerinage, le tourisme de la mémoire, selon Pierre Nora et ses écrits sur les lieux de mémoire.<br />
Ici, tout est exposé, présenté, médiatisé. Les récits sont pluriels : les familles chez elles, les<br />
militaires, les rescapés, les témoins, les occupants-partenaires. Des guides accompagnent les<br />
groupes, sont-ils des témoins du régime de l’Est qui racontent aux touristes de l’Ouest ? Des<br />
familles, des couples, des amis, se promènent le long des chemins, comme nous, armés<br />
d’appareils photo. C’est un samedi, journée d’affluence. Quelques jours avant la journée<br />
nationale de la réunification, le 3 octobre.<br />
Sur le parking, nous sommes accueillis par un Christ en croix, il domine un arrière-pays de<br />
toute beauté, les collines s’y échelonnent en nuances douces.<br />
La visite s’articule autour de cinq lieux que nous visitons tous.<br />
Le mémorial Point Alpha qui accueille 100 000 visiteurs par an est géré par la Fondation Alpha,<br />
créée en janvier 2008 et portée par les Länder de Hesse et de Thuringe, les arrondissements de<br />
Fulda et de Wartburg, l'association des Amis du Mémorial de Point Alpha (à l’origine du<br />
projet), la ville de Geisa et la commune de Rasdorf.<br />
Ce lieu de mémoire de la frontière interallemande est aussi un lieu de documentation et de<br />
recherche sur la guerre froide en Europe et la résistance au communisme. D’après leur site, il<br />
s’intéresse particulièrement aux jeunes générations afin de leur faire comprendre les<br />
conséquences et la portée des régimes totalitaires.<br />
Le Mémorial existe grâce à l’initiative de citoyens, de chaque côté de l’ancienne frontière,<br />
conscients de la nécessité d’expliquer la frontière et, par la même occasion, de la<br />
patrimonialiser. Ils empêchèrent les gouvernements de Hesse et de Thuringe de démolir l'ancien<br />
camp américain, Point Alpha ; ils ont également surmonté l’opposition des Américains,<br />
initialement contre ce lieu de mémoire.<br />
Maintenant regroupés en une seule association, les Amis du Mémorial de Point Alpha, les<br />
membres continuent leur investissement, bénévolement, proposent des améliorations, des<br />
actions, animent, encadrent les jeunes, et assurent l’enracinement du musée dans cette région<br />
rurale, lourdement affectée par la frontière et les effets de la guerre froide.<br />
Point Alpha se trouve entre les Länder Hesse dans l’Ouest, et sa ville de Grüsselbach, Thuringe<br />
dans l’Est et sa ville de Geisa. Sur une colline, le mont Rasdorfer Berg. À ses pieds, la rivière<br />
Ulster coule tranquillement dans sa vallée. Le point le plus à l’ouest de la frontière, là où il n’y<br />
avait pas d’obstacles, de barrières naturelles pour arrêter une invasion par les pays signataires<br />
du Pacte de Varsovie, ce que craignaient les pays signataires d’OTAN qui l’appelèrent alors le<br />
Fulda Gap (La trouée de Fulda). La RDA l’appelait le balcon de Thuringe (Thüringer Balkon).<br />
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Deux tours d’observation se font face, espacées de deux cent mètres, d’abord réalisées en bois<br />
ensuite en béton armé, avec barrières, murs, mines, chiens…. En 1951, les Américains, qui<br />
avaient auparavant réduit leur présence – 79 000 soldats – augmentent leurs effectifs pour<br />
atteindre 350 000 hommes en 1955. Ils installèrent leurs troupes, d’abord le 14ème régiment de<br />
cavalerie blindée (Armored Cavalry Regiment - ARC), remplacées en 1972 par le 11ème<br />
régiment, surnommé Black Horse d’après leur blason. Pour patrouiller et intercepter les<br />
radiocommunications de l’Est. C’est seulement en 1994, après l’unification du pays, que les<br />
troupes américaines partent, ainsi que les soldats russes, soit 500 000 hommes, tout<br />
l’équipement militaire est démonté. L’Allemagne devient une nation, autonome, souveraine.<br />
La frontière à Point Alpha fut ouverte le 22 décembre 1989 à 11 heures.<br />
Partons à la découverte de ce mémorial.<br />
Nous commençons par La Maison de la frontière (Haus auf der Grenze), beau bâtiment en bleu,<br />
lumineux, construit sur l’ancien chemin de patrouille de la RDA, indiqué par un ancien poteau<br />
et une statue à la liberté, Freiheiten. À l’étage, une galerie parrainée par la Réserve de biosphère<br />
de la Rhön, (Biosphärenreservat Rhön) donne à voir le paysage vallonné tout autour et la<br />
ceinture verte, l’espace libéré de l’ancienne frontière et sa revitalisation écologique depuis 30<br />
ans. Le hibou grand-duc est de retour, les poissons, les fleurs, les arbres aussi. Dans la salle<br />
d’exposition temporaire, une série de photographies de l’œuvre Passion, de Günter Bersch,<br />
montre le peuple dans les pays de l’Est sous l’emprise soviétique, des visages blafards, vides<br />
d’expression, la pauvreté et la pénurie rampantes. Jean-Philippe est ému.<br />
L’exposition permanente occupe le reste du bâtiment. À l’étage, le désir de la société civile<br />
d’accéder à plus de liberté (Freiheiten) est mis en scène. Dans un salon de l’époque, métaphore<br />
de l’agora, entouré de livres, d’un poste de télévision, qui diffuse un film sur les événements de<br />
novembre 1989, des slogans ; autour d’une table des gens discutent, revendiquent leurs droits<br />
à s’exprimer, c’est le début de la prise de conscience, la contestation, l’espoir d’un tournant<br />
démocratique.<br />
Au rez-de-chaussée, l’exposition traite de cinq thèmes :<br />
- l’exil forcé, fermes et villages rasés. Notons les Opérations Vermine (Aktion<br />
Ungeziefer) et Bleuet (Aktion Kornblume) qui expulsent ou exilent 11 000 personnes de<br />
force.<br />
- l’expansion du mur de séparation dans les années 1960 et 1970. Il fallait arrêter les<br />
départs massifs ; entre 1949 et 1961, 2,7 million personnes quittent la RDA. N’oublions<br />
pas le rôle des volontaires, des citoyens ordinaires transformés en collaborateurs, des<br />
IM (Inoffizieller Mitarbeiter), qui espionnent, qui dénoncent. Soit 189 000 personnes.<br />
- la frontière demeure une réalité : 1971 à 1989. Des mines à fragmentation SM 70<br />
sont déployées sur 271 kilomètres de la frontière. Particulièrement vicieuses. En cas de<br />
contact, la mine déclenchait une charge de 110 grammes de TNT et 80 fragments d'acier<br />
infligeant de graves blessures, conduisant à la mort ou à des dommages irréversibles.<br />
Des mines terrestres équipent 271 kilomètres de plus. À cela s'ajoutent 1 206 kilomètres<br />
de chemins de patrouille, 602 kilomètres de fossés anti-véhicules, 434 tours<br />
d'observation et 2 640 chiens de garde. Suite à la Conférence d'Helsinki, la RDA<br />
démonte ses mines après avoir construit une seconde clôture de sécurité cinq cent mètres<br />
à l'intérieur de leur territoire, la clôture de signal, équipée de fils électriques qui, en cas<br />
de contact, transmettaient une alarme silencieuse au poste de commandement le plus<br />
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près ; le fugitif était arrêté avant d’atteindre la dernière clôture de sécurité, et sa liberté<br />
tant désirée.<br />
- les troupes frontalières de la RDA. De hiérarchie changeante, au moment de la chute<br />
du mur l’unité militaire comptait 47 000 hommes.<br />
- l'ordre d'ouvrir le feu. D’abord informel, il est adopté par la Chambre du Peuple de la<br />
RDA en 1982 et devient la règle dite d'usage des armes à feu, donnée aux soldats<br />
frontaliers oralement uniquement. Pas de trace officielle. Parmi les 233 000 tentatives<br />
d'évasions documentées, on parle aujourd'hui de plusieurs centaines de morts sur le mur<br />
de Berlin et au niveau de la frontière interallemande. Rechercher chaque cause de mort<br />
s'avère très difficile, soit les dossiers sont falsifiés, les chiffres sont enjolivés ou les<br />
témoins sont morts. Même certains suicides ou accidents relèvent de la responsabilité<br />
de la sécurité à la frontière. À partir de 1992 plusieurs procès pour les homicides<br />
perpétrés sur la frontière ont eu lieu. On imagine l’ambiance.<br />
Je note la qualité de la muséographie, les écriteaux en anglais et allemand, les fresques de<br />
photos, les témoignages audio, un film d’animation en carton et papier-mâché qui montre la<br />
construction de la frontière, la chute d’arbres, la destruction des maisons, l’extension des<br />
réseaux technologiques. Et une petite cabine, style photo-automate, pour raconter sa propre<br />
histoire et l’ajouter à la base de données.<br />
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Je sors prendre l’air. Jean-Philippe est déjà loin, au bout d’une promenade longue d’un<br />
kilomètre et demi appelée Le chemin de l’espoir (Weg der Hoffnung) en écho au Chemin de<br />
croix biblique « pour inciter les hommes à se rappeler le chemin de leur propre destin dans les<br />
temps difficiles et à réfléchir dans le sens d'un « plus jamais ça » ».<br />
Sous ce soleil blanc, ce ciel bleu vif, sur cette terre desséchée, posé à même le sol, sans socle,<br />
l’acier rouillé de quatorze sculptures monumentales ressort encore plus, frappe et dérange. Un<br />
Chemin de croix, à nos yeux en décalage total avec la dimension politique de cette frontière.<br />
L’œuvre est censée être une incitation à la réflexion, j’y vois l’expression de la souffrance à<br />
l’état pur. Les statues sont réalisées par Dr. Ulrich Barnickel, lui-même originaire de l’Est (il<br />
grandit à Weimar et fait sa demande de sortie en 1985 pour vivre à Fulda), il sait de quoi il<br />
s’agit.<br />
Les sculptures, qui illustrent une partie de l'histoire du couloir de la mort, l'ancienne frontière<br />
interallemande entre la Hesse et la Thuringe, entre liberté et oppression, qui divisait<br />
l'Allemagne, l'Europe et le monde, sont aussi dédiées à la lutte contre le communisme.<br />
L’installation fut terminée en 2010.<br />
J’emprunte le chemin, l’ancien chemin de patrouille, les pavés de béton. La vue est<br />
majestueuse. Tant de beauté. L’œuvre est monumentale à plusieurs <strong>titres</strong>, les expressions,<br />
visuelles, corporelles, m’arrêtent. Les plis des jambes, le poids sur le dos, le poids de la croix,<br />
l’enlacement, ou l’éloignement des autres, l’abnégation, la douleur, la couronne d’épines, le<br />
désarroi, le chagrin, l’impuissance, le supplice, les clous, on ressent tout dans son propre corps,<br />
un mélange de fascination et de répulsion. Des éléments récupérés de la frontière, du grillage,<br />
habillent le corps du Christ.<br />
Au bout du chemin, Jean-Philippe m’attend au soleil, ému par les statues, les souvenirs de son<br />
éducation religieuse remontent. On ne peut pas être indifférent à ça, il dit. Profondément laïque,<br />
cette appropriation de l’histoire par la religion le choque.<br />
N’ayant pas cette culture christique-là, je ne peux pas tout apprécier ni comprendre le sens, le<br />
symbolisme de ce Chemin de croix. Je préfère de loin la nomination Chemin de l’espoir même<br />
si les statues disent le contraire. Pour moi, c’est un autre enfermement, un autre dogme, une<br />
restriction de liberté de penser. C’est troublant, et macabre, tous ces calvaires. En équation,<br />
peut-être, avec la souffrance de cette période. Ses années de plomb doivent-elles être illustrées<br />
par des concepts abstraits, de pêché, de rédemption, des images si chargées ? Qui condamnent,<br />
qui enferment encore, qui font porter une culpabilisation de plus.<br />
À creuser. Comment faire, de toute façon, pour garder la mémoire de cette période, sans tomber<br />
dans d’autres excès, sans introduire une autre punition, condamnation, ou répression ? Sans<br />
accuser et sans révisionnisme. C’est inexpugnable, comme dit Jean-Philippe, ce qui s’est passé<br />
ici, ce quelque chose qui ne peut être arraché, ôté, oublié.<br />
Les balises au bout du chemin indiquent les pistes cyclables et le départ pour le Point-Alpha-<br />
Weg, le chemin de randonnée Point Alpha, long de 15 kilomètres qui parcours toute la vallée<br />
de l’Ulster, un bol d’air...<br />
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Nous reprenons le parcours du mémorial, la Reconstruction de la frontière, où différents<br />
éléments du dispositif de protection sont exposés. Des panneaux didactiques juxtaposent<br />
étrangement des explications techniques de construction versus des discours écologiques sur la<br />
conversion de celle-ci en bande verte sur presque toute sa longueur, soit 1 400 kilomètres.<br />
L’évolution dans les matériaux, leur mise en œuvre, les techniques de surveillance déployées<br />
durant les années 1950 à 1980, les tours d’observation, les chiens, les fossés anti-véhicules, tout<br />
est montré dans sa violente réalité, dans d’étonnantes couleurs minérales dans un écrin de<br />
végétation que l’automne à rendu flamboyant. La forêt de Thuringe rajoute à la dramaturgie<br />
des lieux un décors fait d’or et de sang. Quel effet saisissant. Même un grillage en métal peut<br />
être beau, esthétique. Effrayant, plus effrayant encore par leur matérialité brute. Ainsi se décline<br />
le premier obstacle mis en place pour marquer la limite, un simple barrage, un poteau en bois,<br />
portant le mot russe STOI (Halte). Cette injonction en langue russe sur cette terre allemande en<br />
dit long sur le joug qu’imposaient les Soviétiques aux Allemands, faut-il y voir une forme de<br />
vengeance, le siège de Stalingrad à l’échelle d’une nation ? Par la suite, ce barrage est remplacé<br />
par une simple clôture en barbelé dans les années 1950, complétée dans les années 1960 par<br />
une double clôture avec des poteaux en béton. Des mines en caisse de bois LPMD 6 L, plus<br />
tard des mines en plastique puis des mines à fragmentation SM 70 avaient été posées entre les<br />
clôtures. La clôture en métal mesurait généralement trois mètres de haut. Depuis 1972, elle était<br />
équipée de fossés anti-véhicules. Au milieu de cette installation, se trouve une ancienne tour<br />
d'observation des troupes frontalières de la RDA.<br />
Nous arrivons maintenant à la dernière partie du mémorial, le Poste d’observation de l’armée<br />
américaine.<br />
Cette partie du musée, à ciel ouvert, en haut du plateau que forme la Waldhof-Standorfsberg<br />
bei Grüa, site classifié par l’Union Européenne comme « d’importance communautaire », nous<br />
intéresse moins, bien que je retrouve cette histoire en lien avec celle de ma propre famille, ma<br />
naissance même. Je suis née en Allemagne, mon père faisait partie de l’armée britannique<br />
d’occupation d’Allemagne (British Army of the Occupation of the Rhine, BOAR). Est-ce parce<br />
qu’il parlait allemand ? Il fut prisonnier de guerre, ayant participé au Débarquement ; il avait<br />
libéré un village en Normandie avant d’être capturé. Nous avons prévu, sur le chemin de retour<br />
en France, de nous rendre sur mon lieu de naissance, à Iserlohn, dans l’ancien hôpital militaire<br />
devenu université des Sciences, et dans la ville où j’ai passé la première année de ma vie, à<br />
Wuppertal. Toutes celles et ceux de notre génération ont des histoires liées à cette guerre, en<br />
France, en Allemagne, en Italie, en Grèce, dans toute l’Europe, mais aussi dans une bonne partie<br />
du monde. C’est un fil qui nous relie. Une histoire commune.<br />
Avant d’entrer dans le camp américain, je note un gigantesque monument à droite, c’est le<br />
mémorial de la division allemande et de la réunification, inauguré le 13 août 2000, 39 ans après<br />
l'édification du mur de Berlin. Il mesure cinq mètres de haut et contient trois colonnes en bois<br />
recouvertes de métal, la première se présente comme un soutien, les deux devant sont séparées<br />
par une fente, symbole de la cicatrice encore visible et douloureuse. Une série de marches à son<br />
socle, pour accueillir des gerbes le jour de l’Unité allemande, le 3 octobre.<br />
Derrière, en triste état, un carré d’arbres, un planté chaque année depuis 1989, avec son écriteau<br />
botanique. Tous les arbres ne s’épanouissent pas. Un été chaud et sec. Dommage car pour moi,<br />
planter un arbre est tellement réparateur, c’est planter l’avenir, quelque chose que je fais quand<br />
je pense à mon propre passage sur terre et l’héritage que je veux laisser à mes filles, pour ceux<br />
qui vont me suivre.<br />
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Nous entrons chez les Américains, montons la tour, construite seulement en 1985, visitons les<br />
baraquements laissés en place après le départ des forces d’occupation, les véhicules de guerre,<br />
une stèle en pierre, décorée de fleurs, d’arbustes, entourée de photos de l’inauguration du<br />
musée, que les Américains ont eu tant de mal à accepter.<br />
C’est une apologie de la culture américaine, critique Jean-Philippe, comme souvent vite saturé<br />
et vite écœuré par les musées. Pour l’instant seul le musée de l’immigration de Hof l’a<br />
véritablement touché. Situation pas si claire, pas tous les Allemands de l’Ouest appréciaient la<br />
présence des troupes américaines sur leur sol. Au début des années 80 des citoyens de Hesse<br />
manifestent leur mécontentement contre l’accélération de la militarisation de Fulda. Je n’ai pas<br />
encore mon plein, je déambule dans le reste de l’exposition, les couloirs, rapidement, lentement,<br />
selon ce qui m’est donné à voir, à comprendre.<br />
Accueil de choc dans un des bâtiments préfabriqués, une bande audio en boucle rappelle les<br />
consignes, ou injonctions, données aux soldats de l’armée d’occupation : ne pas fréquenter les<br />
Allemands, souvenez-vous de ce qu’ils ont fait, tous les Allemands sont des fascistes, méfiezvous,<br />
n’approchez pas les enfants, ne touchez pas aux femmes… Le programme de la<br />
rééducation et de la dénazification était en cours. Objectif majeur de l’occupant, une des<br />
décisions du procès de Nuremberg.<br />
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Tronçon 16<br />
Après un long détour, à cause des travaux d’amélioration de la route, nous arrivons à Vacha.<br />
Ces chantiers nous interpellent, il y en a tellement ; depuis le début de notre périple nous avons<br />
souvent été détournés suite à des réfections de chaussées. On imagine ce qu’a dû couter la<br />
reconnexion des routes, la mise aux normes des infrastructures, des installations électriques,<br />
des télécommunications, les travaux semblent toujours en cours. Partout. Une autre question :<br />
pourquoi le pays est-il si peu fourni en 4G ?<br />
Vacha est une ville de patrimoine architectural, il reste beaucoup de maisons à colombages,<br />
malgré la succession de guerres et de bombardement, de nombreux bâtiments ont été<br />
reconstruits à l’identique.<br />
Le Pont de l’unité nationale, die Brücka die Einheit, dont l’original date du 1342, se trouvait en<br />
territoire RDA ; il a été partiellement détruit puis intégré dans la zone de contrôle. La tour<br />
d’observation, au sud, est toujours là, un petit lieu de mémoire avec d’autres restes de la<br />
vigilance RDA. Une photo, émouvante, montre trois très jeunes enfants, 3-4 ans, assis devant<br />
le barbelé, leurs jeux, regarder l’autre côté ?<br />
Le pont vouté a été rénové à l’identique, pour piétons et cyclistes, et inauguré en octobre 1994.<br />
Il relie à nouveau les deux communes, Vacha, à l’Est, et Philippsthal, à l’Ouest. Bel ouvrage,<br />
en pierres roses et grises, ses voutes enjambent la Werra, rivière d’un bleu profond en contraste<br />
saisissant avec les arbres en feu tout autour ; de petits escaliers mènent à la berge, l’ancienne<br />
bande des cinq cent mètres, maintenant un lieu de promenade pour chiens.<br />
Dernières observations de la journée, le panneau marron indiquant l’ouverture de la frontière<br />
est tout petit (12 novembre 1989 à 8 heures), caché sous les arbres.<br />
Juste à côté, une autre plaque raconte l’histoire de la maison en face du pont, maison et<br />
imprimerie de la famille Hofeld. Elle fut construite en 1890, en Hesse, directement en face du<br />
pont et sur la frontière de Thuringe. En 1928, la compagnie déplace son usine à Vacha. En 1952,<br />
elle doit réintégrer Philippsthal, à l’Ouest. La création de la RDA avait coupé la maison en<br />
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deux, interdisant au propriétaire d’accéder à la partie thuringienne de sa maison, ni d’y effectuer<br />
des travaux. Frau Hofeld récupère sa maison en 1976.<br />
Les ombres se font longues, nous nous activons pour rejoindre Bebra, notre lieu de repos pour<br />
la nuit. Calme, près d’un lac.<br />
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Tronçon 17<br />
Une nouvelle nuit de gel. Je me réveille avec un mal de tête, que je garde toute la journée.<br />
D’abord trop froid, j’ajoute un collant, au restaurant, à midi, sur une terrasse à Eisenach, je<br />
crève de chaud. La journée a commencé à 8°, dans l’après-midi il frôlait les 30°, nous sommes<br />
sous un soleil de plomb.<br />
Journée marquée par des lieux de logistique.<br />
D’abord la gare de Bebra, dans l’Ouest, en Hesse, où nous voyons quelques jeunes immigrées,<br />
ou réfugiées, avec poussettes et bébés. On croise peu de familles avec enfants, celles-là nous<br />
sourient.<br />
La gare de Bebra était une gare frontalière, maintenant en cours de rénovation. Une belle entrée,<br />
côté ouest, avec un plafond et des colonnes en verre teinté d’un vert acidulé, lumineux. Par terre<br />
dans le passage souterrain, des flaques de vomi, c’est bien une gare. Côté est, toujours en<br />
chantier, des vestiges de l’ancienne gare, des tas de ballaste, des poutres métalliques, des<br />
traverses en bois, les restes rouillés du matériel roulant, une affiche montrant l’investissement<br />
européen, des bâtiments vides, en partie détruits, des barrières partout. Chacun de nous va de<br />
son côté. Un train de fret passe toutes les cinq minutes, un train de passagers toutes les heures.<br />
Journée endimanchée, endormie, même si la ville affiche une certaine affluence, de beaux<br />
parterres de fleurs à l’entrée, des usines actives, il y a toujours cet air de lassitude, de désintérêt,<br />
d’ennui, et tout le monde va à la banque, en face de la gare, à la pharmacie qui fait angle, en<br />
voiture, toujours en voiture.<br />
Ils sont gros et gras, les Allemands que nous croisons, visages plats et ternes. Même en ville,<br />
au restaurant, ils s’habillent en jogging, en chemises à carreaux, en t-shirts, femmes et hommes<br />
pareils. Vêtements souples et amples. Couleurs fades. Des corps façonnés par la sédentarisation<br />
dans des voitures de cadres supérieurs. Voiture et vitesse sur la route sont symbole de statut<br />
social.<br />
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Ensuite, nous allons à la gare de Gerstungen, son équivalent dans l’Est. Un tout petit village,<br />
une route fréquentée. Un vieux monsieur en déambulateur se promène devant la gare, disparaît<br />
à notre arrivée. Est-ce l’ancien douanier ? Le bâtiment de la gare est magnifique, d’architecture<br />
Art déco, récemment rénové en blanc avec des frises d’encadrement en rose-rouge et gris.<br />
Maintenant un restaurant-hôtel, dont la décoration « people » détonne avec la vétusté et la<br />
modestie des habitations environnantes. Tout est fermé, nous ne comprenons pas, quand donc<br />
va-t-on au restaurant ici ? Derrière, un jardin à la japonaise, nouvellement planté, pierres<br />
blanches dans un monde gris, la pancarte de l’entreprise des espaces verts qui a œuvré à cette<br />
réalisation toujours là. Au-delà des rails, une imposante ferme d’énergie solaire couvre l’espace<br />
libéré par les anciennes douanes. Au loin, le Mont Kali, l’ainsi nommé montagne de débris de<br />
l’usine K+S Sali, tout blanc contre le ciel bleu. Tout autour, des bâtiments abandonnés, des<br />
arbres qui poussent dans les fissures, des tas et des tas de débris. À notre retour au parking,<br />
nous regardons un jeune garer sa moto, 90 cylindres, il la contemple tendrement en tirant sur<br />
sa cigarette électronique, en jogging, type Adidas, nylon noir, profil des années 60 remarque<br />
Jean-Philippe, se moquant légèrement. On lui a volé ses scooters à Lyon, deux fois, il n’a plus<br />
recommencé mais il les regrette.<br />
À la sortie de Gerstungen, un jardin transformé en grenze, en miniature. Une tour de guet<br />
lilliputienne fabriquée avec des bâtons, habitée par un nain, chapeau rouge pointu, barbe<br />
blanche. Les six autres montent la garde.<br />
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Tronçon 18<br />
Nous prenons l’autoroute pour Eisenach, ville natale d’une amie et de Jean Sébastien Bach. Son<br />
célèbre château, Wartburg, classé UNESCO, refuge de Martin Luther où il aurait traduit la<br />
bible, et lieu d’inspiration pour l’opéra Tannhäuser de Wagner, domine la ville romantique et<br />
moyenâgeuse. Mentionnons également le séjour de Goethe et la création, en 1869, du premier<br />
parti ouvrier (social-démocrate), appelé « notre parti » par Marx et Engels.<br />
Après un moment de panique, le stationnement est difficile, comme dans de nombreuses villes<br />
allemandes, nous rejoignons le centre-ville à pied. Tous les magasins sont fermés mais des<br />
familles et couples se promènent dans les rues piétonnes, mangent des glaces. Nous nous<br />
attablons à une terrasse, sur la place du marché, en face de l’église Georgenkirche. Jean-<br />
Philippe prend un curry thaï, j’essaie un gigantesque sandwich au poulet et salade et un verre<br />
de vin blanc, bio, 20 cl de Grüner Silvaner QbA, également gigantesque.<br />
Eisenach est près de la frontière, une partie de la ville bordait la zone des cinq kilomètres. Son<br />
industrie automobile fut détruite pendant la guerre, malgré cela, pendant toute la période RDA<br />
la ville fabriqua des Wartburgs, voitures de luxe du régime. De quoi vit la ville aujourd’hui ?<br />
Du tourisme ? En tout cas, dans les dépliants touristiques, elle est présentée comme un haut lieu<br />
de culture, pas difficile après tous ces villages où l’on ne voit même pas un café.<br />
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Un moment de répit.<br />
Nous ne sommes pas allés au château, ni aux musées tant vantés dans les dépliants, ni entrés<br />
dans l’église, nous n’avons pas visité le petit musée Kunst qui se trouve sur notre chemin de<br />
sortie de ville, des sculptures métalliques amassées devant. Jean-Philippe lance l’idée d’une<br />
nouvelle série de photos, un travail sur les lieux touristiques que nous ne visitons pas, comme<br />
en Grèce, New York, ou Séville, dès qu’il y a trop de monde ou autre chose pour nous<br />
décourager. Nous sommes les habitués des contours, nous tournons autour.<br />
Comme ici, tout autour, la forêt de Thuringe, Thüringer Wald, poumon vert du centre<br />
d’Allemagne, s’étend à perte de vue, composée de pins, de sapins, d’hêtres. La région est<br />
traversée par le Rennsteig, un chemin de randonnée long de 160 kilomètres qui franchit les<br />
sommets de ce massif forestier, qui atteignent parfois 1 000 mètres.<br />
Nous reprenons notre périple, retour au travail et l’objet de notre voyage. Je dors pendant le<br />
trajet, me réveille dans un autre paysage. Le tout petit hameau d’Ifta, baigné de lumière, des<br />
monts boisés autour, dominé par un ancien mirador, maintenant un relais téléphonique bardé<br />
d’antennes. Un homme le contemple à partir d’un banc en bas de la colline. Il se lève et disparaît<br />
quand nous arrivons.<br />
Nous montons un chemin bétonné, non pas un chemin frontalier, mais un chemin de logistique<br />
intérieur. Au milieu du champ, un pommier, entouré de ses fruits pourrissants. Jean-Philippe<br />
sent l’odeur avant de les voir. Le long du chemin, encore des pommiers, et sur le retour, et<br />
partout. Une véritable forêt de pommes et de prunes, que nous ne pouvons pas atteindre. Et<br />
parfois des cerisiers. Il faut revenir au printemps prochain, dit Jean-Philippe. Je ne pense pas.<br />
Au pied de la tour, une famille joue à cache-cache, elle nous ignore. Un feu de barbecue brûle<br />
encore. Tables et bancs à côté et derrière. Lieu de mémoire, lieu de vie. La vue sur le village,<br />
sur le paysage autour. Les tours de guet, tous les 50 mètres. Nous savons à quoi elles servent,<br />
maintenant, le passage au musée du Point Alpha nous a appris qu’elles participaient au réseau<br />
de surveillance. Pourquoi elles sont toujours là, une autre question. En face, la tour Point India<br />
d’où observaient les Américains et les Allemands de la République fédérale. Son sommet à<br />
peine visible dans les cimes de la forêt. Et toujours, les panneaux et balises de randonnées.<br />
Mais, ici, aucun panneau mémorial, pas de stèle, pas de croix. Que les cris d’enfants qui courent.<br />
Joyeusement.<br />
Nous redescendons, donnons des pommes aux chevaux.<br />
En quittant le village, nous remarquons les chalets en bois, toits recouverts de panneaux<br />
photovoltaïques, et un autre jardin rempli, totalement rempli, de chalets miniatures, tous<br />
différents, habités de gnomes, de nains, de cerfs. Le Facteur cheval à l’allemande ? Une<br />
Demeure du chaos locale ? Je comprends pourquoi ils étaient surveillés, ces gens. Ils sont tous<br />
toqués !<br />
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Sur la route, nous croisons l’ex-frontière. Le panneau marron nous indique qu’elle a été ouverte<br />
le 18 novembre 1989 à 6 heures.<br />
Une autre manière de commémorer la chute du Grenze. Le rideau de fer a été conservé sur<br />
plusieurs mètres, de chaque côté de la rue. À droite, il se perd, submergé par la nature. À gauche,<br />
il monte une colline sur environ un kilomètre, puis s’arrête. Jean-Philippe est allé le suivre,<br />
fasciné par les tons du métal rouillé dans la lumière chaude de la fin de journée. Moi, je suis<br />
restée en bas, intriguée par l’alignement d’arbres tout le long du rideau, derrière le béton du<br />
fossé. C’est un Baumkreuz de 140 essences qui dessine la forme d’une croix, soutenu par Der<br />
Bürgermeister d’Ifta et Der Landrat d’Eisenach. Mais, comme à Point Alpha hier, ces arbres<br />
sont mal en point, plusieurs dénudés de leurs feuilles alors que les arbres autour sont encore<br />
tous habillés de rouge et de jaune. Il ne suffit pas de planter, il faut revenir, arroser, arracher les<br />
mauvaises herbes, et arroser encore, pendant les premières années au moins.<br />
Au parking, plusieurs panneaux indiquent les chemins de randonnées. Nous sommes sur le<br />
Premiumweg Point India, dans le parc naturel Eischfeld-Hannich-Werratal, entre Ifta et<br />
Rinngau et dans le Welterberegion, où se trouve Eisenach. Deux jeunes déchiffrent la stèle, un<br />
écriteau sur le rideau de fer, une famille de randonneurs descend le chemin. Je suis paralysée,<br />
je n’ose pas les aborder, eux, ils m’ignorent, à peine une salutation.<br />
Nous essayons d’aller au Point India dans notre van. La route est étroite, elle monte, pas de<br />
place pour se garer, ni pour faire demi-tour.<br />
On pensait être perdus dans d’autres vallées les jours précédents. Ici, c’est encore une autre<br />
ambiance, comme sur un plateau, une vue à 360°, que des champs, la terre comme du chocolat<br />
noir, fraichement retournée, quelques troupeaux au loin, et la forêt. C’est l’Ecosse, dit Jean-<br />
Philippe. Les villages se font encore plus rares, plus minuscules. Celui de Grandenborn, où<br />
nous passons la nuit, fait exception : il dispose d’un restaurant et la propriétaire parle un<br />
excellent anglais.<br />
Nous sommes seuls. Sur une aire de camping-car privé. Il fallait téléphoner au propriétaire, un<br />
des plus obèses que nous ayons vu jusqu’à présent, pour régler le parking et brancher le câble<br />
d’électricité. Soirée sans repas, nous étions repus à midi. La cloche de l’église sonne toutes les<br />
heures.<br />
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Nous sommes totalement hors du monde. Pas de réseau. Jean-Philippe ne peut pas planifier le<br />
parcours pour aujourd’hui. Il est perdu. Sans connexion. Quelques gouttes de pluie, tout est gris<br />
autour. Les maisons silencieuses.<br />
Nous quittons notre aire de stationnement. Le village de Grandenborn est plus grand que nous<br />
crussions, des promeneuses de chiens, des garçons de 5-6 ans qui jouent aux petits fermiers sur<br />
des tracteurs et tractopelles en plastique : ils ramassent des feuilles.<br />
Nous descendons le plateau, la route est sinueuse, presque raide, étroite. Jean-Philippe s’arrête<br />
pour laisser monter un poids-lourds. Rien, pas un sourire, ni signe de la tête.<br />
De retour dans la vallée, le soleil perce, les nuages toujours présents, tout comme la forêt qui<br />
nous entoure, le long de la route, sur les collines autour.<br />
Pour la première partie de nos déplacements aujourd’hui nous suivons la rivière Werra qui<br />
s’agrandit en lac à Eschwege, une assez grande ville de l’Ouest que nous ne visitons pas.<br />
Pendant des siècles, elle était une ville de traitement de cuirs et de tanneries. Sa population<br />
augmenta à la chute du mur et la ville quitta son statut « de la zone frontalière » pour redevenir<br />
une ville au centre de l’Allemagne, un bourg régional important.<br />
La route continue à suivre les courbes de la rivière, les dénivelés des collines. À Wanfried, sur<br />
la rive gauche de la Werra, bourg encore plus proche de l’ancienne frontière qu’Eschwege, je<br />
pars à la recherche d’un café ; le musée de la frontière est fermé. Comme toute la ville. Pas un<br />
piéton, une brise froide et humide qui siffle nos oreilles et une odeur de cochon à tourner les<br />
tripes. Nous nous étonnons, mais nous nous habituons aussi à cette désertification. Les<br />
boutiques ne sont pas fermées seulement à cause du lundi, plusieurs le sont visiblement depuis<br />
longtemps. Dans les vitrines, d’étranges étalages, mais rien à acheter, ce sont des expositions<br />
pour les associations locales : les scouts, les partis politiques, la chasse, les marins, la mode<br />
traditionnelle et germanique pour les femmes … Au bout de la rue, des directions pour rejoindre<br />
un parc nordique. Insolite.<br />
Wanfried marque une étape importante dans l’histoire du rideau de fer. C’est ici, le 17<br />
septembre 1945, que les occupants, Américains et Russes, signent l’Accord de Wanfried<br />
(Wanfrieder Abkommen) qui déplacent la frontière et des populations : trois villages hessois,<br />
soit 429 habitants et 7,61 kilomètres carrés de terres, passent en territoire soviétique, deux<br />
villages thuringiens, soit 560 habitants et 8,45 kilomètres carrés, ont été transférés dans la zone<br />
américaine. Ce qui explique la drôle de ligne que celle-ci dessine de temps en temps. Résultat :<br />
les Américains n’étaient plus ennuyés dans la gestion de la ligne ferroviaire Bebra-Göttingen<br />
qui relie les villes de Brême, Hanovre et Bebra. À la suite des accords, les officiers échangeaient<br />
des bouteilles de whisky et de vodka nommant ainsi le chemin de fer la Whisky-Vodka-Line.<br />
Nous arrivons enfin à notre premier arrêt de la journée, Altenburschla, tel que décidé par Jean-<br />
Philippe. Ici, nous cherchons une stèle que nous trouvons au bord de la rivière Werra. Avant<br />
cela, je ramasse des noix, près des hamacs qui trainent par terre, dont un, la forme arrondie, je<br />
n’ose pas approcher, qui sait ce que la forme cache, et peste de frustration car je ne peux pas<br />
ramasser les prunes, ce Baum est mesquin, les fruits sont trop hauts pour moi. Nous en voyons<br />
plusieurs aujourd’hui, même sur l’emplacement d’une croix de l’unité allemande à Grosstöpfer.<br />
Altenburschla ressemble à une villégiature de vacances, un grand camping au bout du village,<br />
à côté d’une mini-station d’épuration et des poubelles. Nous nous y garons et y déjeunons, il y<br />
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a des pancartes de location de chambres dans toutes les maisons, le long de la rivière, le long<br />
de la rue. Même des cours de yoga. Comment passer ses vacances ici ? Une caravane et une<br />
décapotable SAAB des Pays Bas sont garées en permanence. Et toujours personne, quelques<br />
exceptions : le propriétaire du Gartencafé arrose son terrain de mini-golf, une femme jardine,<br />
une autre ramène son enfant à la maison, la seule qui nous salue.<br />
Le village est charmant, il dispose de plusieurs atouts et se trouve dans le parc naturel de Frau-<br />
Holle-Land (comme hier à Ifta) : les saules pleureurs près de la stèle sont immenses, il y a des<br />
chênes taillés comme des peupliers, une rivière puissante, une promenade agréable, des bancs,<br />
un petit port aménagé avec son ponton en bois, des maisons coquettes, entretenues, certaines<br />
avec des colombages peints en vert. Les balises pour les randonneurs (Premiumweg Mainzer<br />
Köpfe). En face, le tiers-lieu cher à Gilles Clément. Pour cause, la rive gauche en face se trouve<br />
en Thuringe, à l’Est, là où elle était barricadée. Seulement une petite découpe dans la ville de<br />
Grossburschla permettait aux habitants d’accéder à la rivière. Le reste leur était interdit, le pont<br />
avait été détruit. Il fut reconstruit après l’unification.<br />
Grossburschla est le village de la grand-mère d’une amie, elle y venait passer ses vacances<br />
quand elle était jeune. Elle nous a expliqué qu’il fallait un passeport spécial pour lui rendre<br />
visite, deux fois par an. Cette même amie nous dit qu’elle a perdu sa patrie à la chute du mur.<br />
Comme d’autres de sa génération, elle espérait un autre avenir, un socialisme à visage humain.<br />
A la Wende, elle est partie. Elle n’est jamais revenue vivre dans cette Allemagne réunifiée où<br />
elle ne se reconnait pas.<br />
À Grossburschla, nous découvrons l’existence d’une nouvelle tour, construite en 2015 pour<br />
observer la nature ! Il s’agit d’une tour pour l’unité, Turm die Einheit, qui se trouve à 504 mètres<br />
d’altitude, sur la colline en face, en plein milieu du parc naturel de Frau-Holle-Land - Eischfeld-<br />
Hannich-Werratal, en Thuringe. Elle ressemble drôlement à un mirador. À côté des éoliennes,<br />
de retour, qui ponctuent le paysage.<br />
La frontière entre Grossburschla et Altenburschla fut ouverte le 13 novembre, 1989, à 16h.<br />
Une averse soudaine nous pousse à reprendre la route. Celle-ci monte à nouveau, étroite, belle<br />
et noire. Toujours à travers la forêt.<br />
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Tronçon 19<br />
À Großtöpfer, le sommet est gardé par une croix de l’unité, en béton blanc réfléchissant entre<br />
deux nuages la lumière du soleil, une chapelle de l’unité, Kapelle der Einheit et un cirque<br />
d’arbres, de fruitiers, de pins, de saules et d’érables. Au milieu, un totem, une plaque métallique<br />
qui rappelle la date de l’ouverture de la frontière : le 25 décembre 1989 à 6h, un autre écriteau<br />
signale le nombre de morts, dont les enfants, et enfin, une autre plaque qui rappelle la date de<br />
1965 et la mise en place de la barrière.<br />
Nous sommes le long de l’ex-frontière, le panneau marron est tout petit ici aussi, comme à<br />
Vacha. Nous sommes devant une surcharge de croix, de religion, une idéologie qui remplace<br />
une autre ? Jean-Philippe avise que, au fond, les deux sont similaires, toutes deux sont des<br />
utopies humanistes qui ont mal tourné.<br />
Je ne vois pas les choses de cette manière. Je vois la prolifération de croix comme une autre<br />
manière de séparer, de diviser, une nouvelle guerre de religions, cette chapelle me fait penser à<br />
une chapelle catholique avec la Vierge en blanc qui domine l’autel, une richesse d’objets,<br />
traditionnels, et une pancarte dehors appelant aux dons pour soutenir la chapelle. Nous ne<br />
sommes pas devant l’évangélisme et l’église luthérienne, comme à Burggrub, Stockheim, où la<br />
petite chapelle m’avait tant émue, par sa blancheur, sa simplicité, son pommier à l’entrée, son<br />
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petit banc en bois clair, et sa cloche. Un accueil, une invitation à entrer que je ne trouve pas ici.<br />
Ici tout est souffrance et pénitence, de manière ostentatoire.<br />
Pourquoi faire entrer Dieu, ou sa représentation, dans tout ça ? Pourquoi avoir besoin d’une<br />
force spirituelle ? Il n’y a pas d’autres symboles pour dénoncer cette violence de la frontière et<br />
espérer la paix ? De loin, je préfère le geste de planter un arbre, qu’il faut tout de même nourrir<br />
(bien que la forme de la plantation à Ifta fût une croix… on ne s’en sort pas). L’oiseau, la<br />
colombe, est également un symbole de paix, de rédemption. On n’en a pas vu jusqu’à présent.<br />
La chapelle de l’unité à Großtöpfer me donne des frissons. Cachée en bas d’une bute, en pierre<br />
sombre, ses deux bancs dehors, éloignés de la porte, l’un et l’autre dans un face à face.<br />
L’intérieur est obscur, humide, n’invite pas au recueillement, ni à y rester. Pas de trace de<br />
passage d’autres pèlerins non plus, ni de livre d’or ni de photos d’amateurs collées au mur. Ici,<br />
tout est « professionnel », soigné, froid. Sans âme.<br />
Je m’interroge sur la sincérité, l’authenticité du lieu, de l’action mémorielle et patrimoniale par<br />
la même occasion. Est-ce un moyen pour l’Église de racheter sa conscience ? De se faire<br />
pardonner ? Elle a été si silencieuse, complice même pendant la deuxième guerre mondiale,<br />
cherche-t-elle une réconciliation auprès du peuple allemand, ou est-ce une manière de se<br />
réapproprier un fait historique, politique, pour alimenter une foi en perte d’intensité ?<br />
Une matérialisation de plus de cette dynamique : une gigantesque croix en pierre blanche en<br />
haut d’une colline me fait penser à la croix du Christ sur Golgatha, comme il y en a plusieurs<br />
par ici, le long de cette ligne de l’ancien rideau de fer. Est-ce pareil ailleurs en Allemagne, dans<br />
d’autres pays traumatisés par l’interdiction de la religion pendant le régime communiste ?<br />
Revenons à ici et maintenant, à Großtöpfer : cette croix, Kreuz, était forcément couteuse à<br />
concevoir et installer. Qui a payé ? Qui a monté ce projet ? Le maire, l’église, les citoyens ?<br />
Que penser de tout ça ?<br />
Parfois, nous pouvons comprendre l’origine des mémoriaux. À Point Alpha, c’était un groupe<br />
de citoyens, et dans les textes que j’ai lu sur ce mémorial, on se garde bien de mentionner le<br />
rôle de l’église luthérienne et des pasteurs dans cette révolution pacifique, ils ont pourtant joué<br />
un rôle.<br />
Toutefois, à Point Alpha, la symbolique christique était très présente, tout comme sur le Chemin<br />
de la croix, qu’ils appellent Chemin de l’espoir, en anglais et en allemand. À Burggrub, la<br />
chapelle était à l’initiative d’un jeune pasteur, décédé depuis, et décédé jeune. Le lieu avait donc<br />
une double charge, à sa mémoire et aux gens ayant œuvré dans la non-violence pour faire<br />
tomber le régime. À Billmuthhausen, petit village rasé, on sentait l’initiative des familles, et là,<br />
lieu oh si poignant, la chapelle, ouverte aux vents, avait toute sa place parmi les tombes des<br />
déplacés.<br />
Parlons maintenant du rôle qu’aura joué Heinz Brandt dans l’écroulement des régimes<br />
communistes en Europe. En 1980, il initia le mouvement de soutien aux syndicats polonais,<br />
Solidarnosc, dont le succès fut le début de la chute du mur à Berlin et l’ouverture du rideau de<br />
fer dans toute l’Europe.<br />
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Une autre chose à remarquer dans notre périple, c’est la qualité de la pierre, l’absence de<br />
lisibilité des plaques, des caractères inscrits dans la pierre ou le métal que le temps maltraite. À<br />
Billmuthhausen les traces s’effacent. Comme partout.<br />
Faut-il les retenir, ces souvenirs ? Comment reconstruire si on se rappelle tout le temps ? En<br />
racontant des récits, des histoires de braverie et d’horreur, on fait deux choses : on perpétue la<br />
mémoire de ceux qui ont subi mais aussi de ceux qui ont fait, on maintien la rupture, la douleur.<br />
On comprend pourquoi les lieux sont déserts, si peu transformés en lieu de vie, comme la tour<br />
d’Ifta. On comprend pourquoi les gens ne veulent pas nous saluer lorsque nous arrivons dans<br />
leurs villages. Et on comprend la popularité du Point Alpha, c’est aussi pour voir les traces du<br />
passage des Américains. C’est Disneyland, ça passe mieux.<br />
Il est 15h30. En retournant vers Eschwege, nous nous arrêtons chez Aldi pour nos provisions<br />
puis filons tout droit vers Bad-Sooden-Allendorf , où une autre averse nous attend, ainsi que les<br />
bains chauds et salés de la piscine des thermes de sel. Un vrai plaisir.<br />
Parlons de ce sel dans la rivère Werra, qui vient de l’exploitation minérale du potassium depuis<br />
le dix-neuvième siècle. Pendant le régime RDA, des versements non-contrôlés de chlorure de<br />
sodium polluèrent la Werra. Les niveaux baissent mais la rivière est toujours très polluée et ne<br />
correspond pas aux normes européennes. C’est à nouveau le choc des cultures : le fabricant<br />
d’engrais K&S (qui extrait la potasse à 750 mètres sous la terre), l’économie, face à la protection<br />
environnementale.<br />
Nuit sur une aire de stationnement pour mobil-homes, le train et les cloches de l’église pour<br />
compagnie. Ainsi se termine une journée encore différente des autres.<br />
.<br />
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Il pleut, doucement, nous nous barricadons dans le van. Les tours sous la pluie, grrr, encore<br />
plus désolant ; il a plu toute la journée, avec des rafales de vent, la température ne dépasse pas<br />
7°. Des frissons.<br />
Une journée marquée par des hésitations et des difficultés à trouver nos destinations. À<br />
commencer avec la première, le Grenzmuseum à Schifflersgrund, seulement quelques<br />
kilomètres de Bad-Sooden mais la route est interdite aux véhicules de plus de trois tonnes, bien<br />
qu’un panneau indique l’accès à un parking pour les camping-cars. Contournons donc ; la<br />
seconde route est barrée pour travaux. Retour au point de départ et, sans tenir compte du<br />
panneau d’interdiction cette fois-ci, nous montons une étroite route en espérant qu’elle ne<br />
s’effondrera pas à notre passage.<br />
Ce musée à ciel ouvert qui se situe sur l’ex-frontière à une hauteur d’environ 500 mètres<br />
d’altitude, contient énormément d’équipement militaire et policier, du « militaria ». L’entrée<br />
se fait par une cabane de chantier. Jean-Philippe se déguise en cosmonaute, il veut descendre<br />
le chemin de ronde et l’ancienne grille, d’origine, conservée sur un kilomètre ; je vais à la<br />
recherche d’un café, de chaleur, et essaie de communiquer avec le caissier en allemand. Il me<br />
passe un résumé du musée en anglais. On dirait un membre de l’association qui a monté et gère<br />
ce musée, Arbeitskreis Grenzinformation e.V, ouvert le 3 octobre 1991. 40 000 visiteurs par an.<br />
Mission d’éducation, de recherche, de mémoire, et de promotion de la bande verte, das Grüne<br />
Bande.<br />
Je sature des éléments de la frontière, des histoires d’héros, de martyres. Ici, c’est le tour de<br />
Heinz-Josef Große qui a essayé de traverser le grillage avec son tracteur. Il a été fusillé. Il avait<br />
34 ans. Ses assassins furent condamnés en 1996 à un an et trois mois de prison avec sursis.<br />
L’histoire fait froid dans le dos. Si longtemps après les faits. On continue à chercher et à juger<br />
les anciens gardiens de la frontière RDA qui, dans leur mission de tirer pour tuer, se voient<br />
accuser d’homicide aujourd’hui. Il doit avoir beaucoup de gens qui ne sont pas bien tranquilles<br />
par ici, compte tenu du nombre employé par l’armée, et le nombre encore plus important de<br />
milices civiles, des informateurs embauchés pour dénoncer leurs concitoyens.<br />
Jean-Philippe me conjure de le rejoindre, il a trouvé des éléments intéressants. En effet, la<br />
descente, boueuse, qui parcoure le chemin en béton, le grillage et la bande de terre labourée, où<br />
étaient plantées les mines, est intéressante, tous ces éléments réunis rendent bien compte de ce<br />
qu’a été cette saignée dans le paysage. Nous sommes sur un point culminant, les nuages lourds<br />
occultent la forêt, les couleurs, mais on ressent une tonicité, un vent vivifiant, et, dès que l’on<br />
descend la pente raide, on a l’impression de pénétrer un autre monde, silencieux, respectueux :<br />
tout semble suspendu, comme les gouttelettes d’eau sur les panneaux, les croix dans les champs.<br />
Au bout du chemin, une tour d’observation en bois, orientée vers la vallée et la ville de Bad-<br />
Sooden-Allendorf à ses pieds qui nous apparait à travers une trouée dans l’écrin de végétation.<br />
Un tas de cailloux, 1000 Steine, et une belle sculpture en bois d’une femme presque fendue en<br />
deux, symbole de la déchirure, suspendue à une poutre, le cadre d’une porte, la même<br />
métaphore de la maison que nous avons vue au Skulpturenpark à Schwickershausen. C’est la<br />
première fois que nous voyons le symbole de la femme, nue, déchirée.<br />
À côté, une plaque explique le projet de mille pierres.<br />
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Il s’agit d’un événement participatif et interactif, lancé à l’occasion des vingt-cinq ans de<br />
commémoration de la réunification. Les visiteurs qui empruntent ce chemin sont invités à<br />
laisser leur propre pierre à l’édifice, un cairn, puis à envoyer une photo.<br />
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Nous remontons au van. Sur le chemin, je note la grandeur et l’élégance des bouleaux, des<br />
chênes, un trou dans le grillage, l’endroit où Heinz-Josef Große essaya de se sauver, le rougenoir<br />
du métal rouillé. Au parking du musée, une autre sculpture en pierre grise : deux blocs<br />
s’emboitent.<br />
Sur notre descente, nous nous garons à côté d’une autre installation qui fait partie de l’initiative<br />
« Art à la frontière », Ars Natura, et Kunst an der Grenz.<br />
Il s’agit cette fois-ci d’un ensemble de pavés en marbre, certains debout, certains allongés.<br />
« Breaking Walls » (Briser les murs) a été réalisé par Prof. Dr. Joachim Reitner et Cornelia<br />
Hundertmark et symbolise les discussions entre les quatre gagnants de la guerre lorsqu’ils<br />
décident de l’avenir et du découpage de l’Allemagne, et la résistance à cette séparation.<br />
Nous continuons un petit chemin dans les sous-bois, trouvons une clairière, une vraie demeure<br />
de fées et de sangliers, et une allée de sculptures, toutes en bois rouge.<br />
Un profil d’homme, entouré d’une bande de peinture blanche et rouge rappelle les Zolls, une<br />
plaque explique : Außen ist Innen ist Außen (Outside is inside is outside).<br />
Un autre écriteau porte l’insigne : Freiheit bedeutet zu fliegen (Freedom means flying) et<br />
surplombe une installation au bord de la route : une croix dédiée à Heinz-Josef Große ainsi<br />
qu’un panneau de photos, d’articles sur cet incident, une autre croix, plus récente, le panneau<br />
du sponsor, Lions Club et le Grenzmuseum, un banc. Sur le talus, une belle sculpture en bois<br />
en trois pièces : deux piliers, creusés et vides à l’intérieur, soutiennent deux personnes qui<br />
s’entrelacent, se tiennent par la main, deux colombes à leurs pieds, une dans leurs mains. Le<br />
travail est brut, grossier presque, mais poignant.<br />
Tiens, la colombe, j’en ai parlé hier, que nous n’avons pas encore vue, cet oiseau, ce symbole<br />
de paix, dans les œuvres commémoratives. Et il surgit ici, dans la pénombre, la tranquillité de<br />
ce lieu.<br />
Nous nous félicitons de cette réalisation, l’engagement politique, et la qualité des œuvres. La<br />
transformation de cette ancienne bande de la mort en bande verte nous semble aussi et encore<br />
totalement pertinente, la seule solution. Ponctuée d’œuvres d’art contemporain encore plus.<br />
C’est une culture que nous comprenons, à l’inverse des œuvres religieuses qui nous perturbent.<br />
Une misère et une domination pour une autre.<br />
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Tronçon 20<br />
Nous sommes toujours dans le parc naturel de Frau-Holle-Land, dans la sublime forêt de<br />
Thuringe, Thüringer Wald, sur un des chemins du réseau Premiumwanderwege. Il faut des jours<br />
pour la traverser. Au Grenzmuseum, j’apprends que le parcours de la bande verte en Thuringe<br />
couvre 763 kilomètres ; parfois elle peut être large de 20 kilomètres et elle traverse plusieurs<br />
réserves d’eau potable.<br />
En allant à la deuxième halte de la journée, je m’aperçois que nous sommes dans la région du<br />
musée des réfugiés de Friedland que je veux visiter. Il s’avère difficile à trouver, ne s’affiche<br />
pas sur la carte de Google, la référence préférée de Jean-Philippe, et de toute façon la connexion<br />
réseau est capricieuse. Avec l’incompréhension liée à nos difficultés à nous orienter et si peu<br />
d’indications, on se dispute, forcément, on ne se comprend plus.<br />
Revenons d’abord à ce passage frontalier entre Bornhagen et Werleshausen où nous ne voyons<br />
pas de panneau marron indiquant la date de l’ouverture de la frontière. Les ruines du château<br />
Hanstein dominent. À l’ancien point de passage, le chemin de ronde, des tours de guet en bois,<br />
dont une semble rénovée, et une autre œuvre d’art : un gigantesque ballon en fer forgé, comme<br />
de la dentelle, il y a des trous partout.<br />
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Réalisée par Renate Ruck, cette œuvre qui rappelle une balle s’intitule Ein Ende ist auch immer<br />
ein Anfang (Une fin est toujours un début).<br />
Sous un pommier, un prunier à côté, une petite borne bien blanche décorée de symboles que<br />
nous ne comprenons pas, l’alpha et l’oméga, les doigts d’une main, ou les tracés du coquillage<br />
Saint-Jacques ? Je crois avoir vu le même symbole hier matin à Altenburschla.<br />
Et pour cause, nous croisons et recroisons le chemin de St Jacques qui va du nord au sud, coupe<br />
le Thuringe, passe à Göttingen. Un pèlerinage de plus.<br />
Par la différence des balises des randonnées, qui changent de forme et de couleur, je déduis que<br />
nous entrons dans un autre parc. Je remarque le troupeau de vaches, bien rouges, poilues, avec<br />
de grandes cornes. On voit peu de bétail.<br />
Nous nous trouvons enfin à Friedland. Pour y aller nous avons passé, sans nous en rendre<br />
compte, une ancienne frontière triangulaire où la Hesse cède la place à la Basse-Saxe (Lower<br />
Saxony) à l’Ouest, Thuringe toujours à l’Est.<br />
Le centre d’accueil des Allemands revenant de la deuxième guerre mondiale semble s’être<br />
converti en centre pour réfugiés d’aujourd’hui. Nous voyons des femmes voilées, tirant leur<br />
valise pour aller à la gare. Des baraques numérotées, une chapelle, une cloche, un centre de<br />
consultation médical avec le panneau écrit en plusieurs langues. Je demande la direction pour<br />
le musée au poste de garde, en allemand. Je suis fière. Il me répond en anglais.<br />
La belle gare transformée en musée est fermée les lundis et mardis, demain, mercredi, c’est jour<br />
de fête, le 3 octobre, jour de la réunification. Nous décidons de revenir jeudi et poussons vers<br />
Göttingen, ville universitaire, et l’aire de camping-cars aux thermes de Badeparadies Eiswiese.<br />
Une autre ambiance. Malgré la pluie et le froid, nous ressentons la vibration de la jeunesse, les<br />
gens deviennent plus élégants, plus minces, mieux habillés ; ils portent des chaussures de ville.<br />
Ça parle anglais au restaurant, das Kartoffelhaus, que les Frères Grimm auraient fréquenté, où<br />
je mange du canard dans une sauce à l’orange. Et le digère toute la nuit.<br />
Sur notre retour au parking, nous sommes invités à rejoindre une procession joyeuse qui suit<br />
un petit canal où des performeurs se gèlent, habillés de couvertures de survie, cheveux bleus,<br />
jambes nues. Un autre couple, deux réfugiés, se penchent sur l’eau, enrubannés de LEDs, ils<br />
clignotent. La procession s’arrête devant un théâtre, sur un pont. Des voix numérotent des<br />
chiffres, une litanie dont on ne comprend pas le sens. La gaieté disparait, nous aussi.<br />
.<br />
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Mercredi 3 octobre, jour de fête nationale. Des amis allemands m’envoient des messages et des<br />
photos. Göttingen est la ville natale d’un autre ami allemand aujourd’hui installé à Lyon, sa<br />
sœur y habite toujours mais ne peut pas nous recevoir. Ça me désole, je pense toujours que les<br />
gens vont manifester la même facilité d’accueil que moi. Ou qu’ils vont s’intéresser à moi. Ils<br />
sont peut-être âgés, gênés… Je n’ai pas prévenu suffisamment à l’avance, je comprends leur<br />
refus mais ça fait mal quand-même.<br />
Journée repos pour nous, un peu de rattrapage dans le texte. Jean-Philippe retravaille un<br />
tronçon, jour 1, le 17 septembre, pour sa newsletter.<br />
Journée d’errance. Au soleil. Kaffee und Kuchen dans eine Bäckerei à côté. Une visite des<br />
jardins ouvriers, pleins de fleurs, les asters sont même butinés par les abeilles. Puis une balade<br />
en ville où nous empruntons le circuit des anciens remparts. Deux bustes à l’honneur de ses<br />
scientifiques, Gauss, Weber, Wilhelm nous accueillent. La ville respire la mixité, nous voyons<br />
des Asiatiques, des Noirs, des Indiens, un alcoolique arrêté par la Polizei, deux jeunes<br />
Compagnons, tenue traditionnelle, pantalons pattes d’éléphant en cuir, leur besace sur le dos,<br />
un bâton à la main. Nous traversons le quartier de l’université, tagué, des jeunes aux terrasses<br />
et dans le parc de l’administration. Des vélos, des fauteuils dans des fauteuils, des affiches pour<br />
soutenir les réfugiés, des maisons de ville en colombage, certaines datent du 13 e siècle et portent<br />
des caractères en or, des fenêtres de verre en plomb. Au centre, au soleil, les gens mangent des<br />
glaces, discutent, ambiance dimanche, mais c’est jour de fête nationale ; je pensais voir des<br />
parades, des rassemblements. Seul signe de fête que j’ai vu, du confetti sur les remparts, peutêtre<br />
un mariage ? Un groupe de femmes essaient de vendre des Kuchen, pour la lutte contre le<br />
cancer du sein ? Deux jeunes filles dansent, une troisième les filme avec son Iphone. Deux gros<br />
Indiens traversent la place avec quatre cônes de glace qu’ils partagent avec leurs fils. Un vieux<br />
pousse sa vieille dans un fauteuil roulant, sa tête penchée dangereusement à gauche.<br />
Journée de fête donc, les familles se promènent, vont à la piscine, Badeparadies Eiswiese. J’en<br />
profite aussi, et renouvelle notre stationnement pour la nuit.<br />
Nous continuons à travailler, à écrire. La technologie nous laisse en suspens. Après une matinée<br />
de partage du point d’accès de mon Iphone, plus rien ne veut marcher. Nous avons créé une<br />
zone de turbulence, d’interférence électromagnétique, en plein envoi de la Newsletter de Jean-<br />
Philippe et la consultation des emails. Ou c’est le système de wifi payant qui brouille tout ? On<br />
ne le saura jamais.<br />
Demain, il fera jour. Nous reprendrons la route. Évacuerons les ondes.<br />
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Ce matin, à 6h10, le gardien du parking est passé. Notre van dort avec un cache-nez, pour bien<br />
nous isoler du froid de la nuit. Du coup, notre ticket n’est pas visible. Une demi-heure de queue<br />
à la piscine pour montrer notre bonne foi.<br />
En route. Journée grise. Retour à Friedland et le musée des réfugiés par l’A38, ralentis par un<br />
gigantesque chantier, nous connaissons la route maintenant. La caissière nous demande<br />
comment on connait le musée. Je réponds, par un ami. Avez-vous trouvé le musée facilement ?<br />
Ah non, et j’explique. Elle prend note.<br />
Avec l’audioguide en anglais, je peux écouter et voir la première présentation audiovisuelle,<br />
projetée sur quatre écrans. Les effets sont bluffants, un mélange de films d’époque, de<br />
photographies, de cartes et d’animations, des silhouettes dessinées en blanc sur fond noir, des<br />
pointillés bleus qui traversent l’écran pour signifier les déplacements de populations.<br />
Tout commence avec la soif d’Hitler de créer un immense espace germanique où seuls des gens<br />
de race aryenne ont le droit de vivre. Il envahit la Pologne qu’il colonise et y installe de force<br />
des Allemands. À la fin de la guerre, ces Allemands souhaitent revenir chez eux, en Allemagne.<br />
Ils sont la cible de la colère des Polonais, maintenant libérés du fascisme mais sous contrôle<br />
soviétique.<br />
Cette guerre-là aura détruit 60 millions de vies.<br />
D’autres déplacés de guerre vont également transiter par Friedland. Le musée raconte les<br />
origines et le rôle du camp de 1945 à nos jours ; il est toujours un centre de réfugiés, maintenant<br />
pour des personnes voulant échapper aux nouveaux conflits.<br />
Nous nous y sommes promenés à nouveau, il y a plus de monde dehors que mardi soir. Des<br />
hommes, jeunes, des femmes, se dirigent vers un bâtiment moderne, la cantine ? Il est midi.<br />
Nous visitons l’exposition temporaire dans une des baraques d’origine, sur l’intégration par le<br />
sport. Des dépliants en anglais, allemand et arabe expliquent comment se proposer et participer<br />
aux actions bénévoles.<br />
Revenons à l’exposition permanente.<br />
Le camp Friedland, d’abord un camp de transit où les déplacés dorment dans des tentes ensuite<br />
dans des abris en tôle ondulée, plus tard encore dans des baraquements militaires, a été ouvert<br />
par les Britanniques le 20 septembre 1945. Friedland se trouve en territoire occupé par l’armée<br />
Britannique, près des zones américaines et soviétiques. À Göttingen, la ferme expérimentale<br />
permet de nourrir plus de 6 000 personnes par jour.<br />
Les déplacés : ce sont les expulsés, les réfugiés, les rescapés, les prisonniers libérés. À leur<br />
arrivée au camp, ils sont enregistrés, soignés, renvoyés. Peu reste au-delà de quelques jours ;<br />
entre 1945 et 1952, 1.8 million de personnes y passent. Le camp est aussi un point d’atterrissage<br />
pour les jeunes en errance, de l’Union Soviétique, un autre traitement leur est réservé,<br />
d’éducation, de discipline. Soit ces jeunes trouvent du travail, sont renvoyés en Russie soit ils<br />
fuient.<br />
Le camp, avec la Croix Rouge et le gouvernement allemand, met en place des systèmes pour<br />
retrouver des personnes perdues, des soldats, des prisonniers, des membres d’une famille. Le<br />
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classement par photographie permet plus d’efficacité ; une base de 250 000 photos est<br />
constituée. Plus de 6 000 enfants sont ainsi réconciliés avec leurs familles, dans l’Est, dans<br />
l’Ouest.<br />
En 1952, les Britanniques cèdent la gestion du camp aux Allemands. Entre 1953 et 1956, les<br />
prisonniers de guerre allemands sont graduellement libérés de l’Union Soviétique. En 1955 le<br />
dernier convoi arrive à Camp Friedland. Les prisonniers sont reçus comme des héros, ils ont<br />
purgé la peine de l’Allemagne, ils se voient et sont reçus comme des victimes de la guerre, bien<br />
que certains avaient été des fascistes, peu sont jugés.<br />
Le flux d’Allemands rentrant de la Pologne et d’autres pays de l’Est continue pendant la guerre<br />
froide et même après. Un accueil d’exception est fait pour des Hongrois qui fuient la répression<br />
communiste en 1956. En 1973, l’Allemagne accepte d’accueillir des réfugiés du Chili, en 1978<br />
des Vietnamiens ; ces personnes sont logées à part.<br />
À l’effondrement de l’Union Soviétique et la chute du mur, le camp est saturé ; il continue à<br />
accueillir des Allemands de l’Est mais les ressources ne suffisent plus et les Allemands<br />
manifestent moins d’enthousiasme à continuer de soutenir leurs frères d’une autre époque.<br />
Entre 1990 et 2012, la majorité de réfugiés allemands viennent de l’ex Union Soviétique, des<br />
juifs font également partie de ce mouvement. De nouvelles lois gèrent les conditions d’accueil,<br />
une passée en 1993 pour les premiers, une autre passée en 2005 pour les seconds.<br />
Depuis 2011, le camp change de statut, il devient un point d’entrée pour les demandeurs d’asile<br />
provenant d’Iraq, Afghanistan, Syrie, Pakistan, Turquie, Vietnam… Il est le reflet du rôle de<br />
l’Allemagne dans le programme des Nations Unies pour l’accueil des réfugiés (United Nations<br />
High Commissionner for Refugies (UNHCR)).<br />
Quelques mots maintenant sur la muséographie et les salles que nous avons visitées et nos<br />
appréciations respectives.<br />
Disons tout de suite la réaction de Jean-Philippe, c’est plus court : c’est plombant, cette<br />
scénographie surchargée me donne la nausée, j’en suis malade. Vraiment. N’existe-il pas<br />
d’autres manières plus légères de raconter l’histoire. Tout entassé comme ça, c’est indigeste.<br />
Écœurant. Il n’a qu’une envie, c’est de sortir, ce qu’il fait rapidement.<br />
Je ne partage pas son avis. Peut-être parce que je suis l’enfant de ces mouvements migratoires<br />
qui ont caractérisé l’Europe.<br />
Mais aussi parce qu’ici, c’était, et c’est toujours, un lieu d’espoir, un rayon de vie, d’avenir<br />
pour les gens en transit qui arrivent ici avant de repartir vers leur nouvelle vie. Les portes sont<br />
ouvertes, il y a du personnel pour soigner, pour orienter, pour nourrir. Bien qu’austère, le camp<br />
me fait penser à la communauté de Taizé, près de chez nous, avec les baraquements autour, la<br />
grande cloche au centre, l’église luthérienne (nous sommes en terre protestante, à nouveau, ou<br />
est-ce seulement une enclave dans une région catholique ?).<br />
Et enfin, parce que j’ai été bluffée par le traitement muséographique et scénographique. J’ai<br />
apprécié les moyens contemporains, audio-visuel, qui y ont été investis. Je pouvais écouter les<br />
récits de vie, des interviews des personnes ayant passé par le camp. Je pouvais lire et admirer<br />
les registres, des fac-similés, des personnes accueillies. Et tourner les pages d’un exemplaire de<br />
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ces albums de photographies, 250 000, utilisées pour tracer les personnes perdues.<br />
Normalement, dans des musées, on ne peut rien toucher. Ici, on peut ouvrir les tiroirs, tourner<br />
les pages, et cliquer sur un écran tactile pour faire dérouler les années du camp.<br />
Le traitement des archives m’impressionne, des années de travail à numériser ces documents, à<br />
les mettre dans le contexte, à raconter une histoire, trouver un fil conducteur. Et oui, on peut<br />
réclamer de la ponctuation, plus d’espace entre les photos, moins sur les murs, plus de tri. Peutêtre<br />
la prochaine étape lorsque le musée aura réalisé son plan d’expansion et la mise en place<br />
d’un centre de recherche et d’information au sein d’un parc paysagé, le long du chemin de fer.<br />
Le point d’arrivée.<br />
Mon regret, la salle des objets. Elle ne contenait que six pièces laissées par les réfugiés et chaque<br />
histoire était très longue à écouter. J’aurais préféré plus d’objets et moins de récits. J’imagine<br />
la difficulté à choisir un objet, une histoire, et les mettre ensemble.<br />
On peut également constater que nous étions seuls une grande partie de la matinée. À quoi<br />
servent ces lieux ? Qui les utilise ? Une valorisation de ce patrimoine à l’intention de qui ? Des<br />
générations futures ? Plus pour la recherche que pour le public ?<br />
Nous partons. Petite visite supplémentaire pas prévue sur l’itinéraire d’aujourd’hui : à la sortie<br />
de Friedland, la montée vers un gigantesque monument aux morts, de la guerre, de la frontière ?<br />
En quatre blocs de béton, visibles de loin. Lourd et germanique. Ses stèles en écriture gothique,<br />
un éloge aux morts, aux disparus. Les soldats de la patrie, mais aussi tous ceux qui sont morts<br />
dans cette guerre de 1939-1945 : 50 millions. Les chiffres diffèrent.<br />
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Tronçon 21<br />
La journée est froide et grise, rien ne relève l’ambiance, que des morts, des déplacés, de la<br />
souffrance. Et même le ciel pleure avec nous. Seule compensation, je ramasse des prunes au<br />
bord de la route à un autre passage de la frontière, en hauteur, entre Weissenborn et Siemerode<br />
où un mémorial en forme d’oratoire, grand comme une maison de poupée, a été érigé. Nous<br />
sommes bien de retour en terres catholiques ; la vierge est entourée von Steinen de Lourdes, le<br />
crucifix est fabriqué à partir d’un bout de grillage RDA. Je grelotte, je laisse Jean-Philippe me<br />
devancer, suivre le chemin bétonné vers le sud, sur une pente descendante. Je le remonte vers<br />
le nord, où une stèle, une pierre levée, rappelle la date de l’unification entre ces deux communes,<br />
Weissenborn et Siemerode, le 20 janvier 1990. Pour compléter la patrimonialisation de ce lieu,<br />
des bancs devant l’oratoire, une nouvelle plantation d’arbres et le blason du Landkreis<br />
Eichsfeld, un aigle rouge toutes griffes dehors.<br />
La vue est magnifique, on domine tout de ce petit oppidum : les champs de terre rouge, riche,<br />
les bosquets, où je remarque des jeunes acacias, et les fermes d’éoliennes au loin. Le pays est<br />
bien exploité par ici, bien géré aussi : des réserves de gravier en cas de neige, des tas de<br />
betteraves sucrières empilés au bord de la route, les tracteurs puissants, conduits par de jeunes<br />
agriculteurs, des champs de colza, de tournesols. Et des vaches dans les étables ? En cette<br />
saison ? À quatorze heures. Chaque maison est une source d’énergie, même les écuries ont des<br />
panneaux photovoltaïques sur les toits. Le bois est soigneusement empilé dans chaque jardin,<br />
et on ramasse les pommes.<br />
.<br />
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Nous sommes maintenant au musée de la frontière à Teistungen : le Grenzlandmuseum<br />
Eichsfeld.<br />
Pas de répit.<br />
Le musée se trouve sur le site de l’ancienne douane de la RDA, sur la route B247. Cette douane<br />
était entre la ville de Dudestadt, dans l’Ouest, et la ville de Worbis-Teistungen dans l’Est. La<br />
frontière fut ouverte ici le 10 novembre 1989 à 0:35 heures.<br />
Le musée se décline en trois parties, dans trois lieux et dans le contexte local d’Eichsfeld.<br />
L’ancien bâtiment de la douane et un seul garage, qui ont été sauvés de la destruction, un<br />
immeuble en béton récent racontent le passage de la frontière et la vie sous le régime RDA ; un<br />
ancien moulin converti en tour de surveillance accueille maintenant le récit de l’écologie et de<br />
la biodiversité, le devenir de la frontière depuis trente ans ; enfin, un circuit de six kilomètres,<br />
ein Rundweg ou le Grenzlandweg, présente en grandeur nature tous les éléments constituant la<br />
frontière.<br />
Ma désorientation est à son comble. Nous sommes dans un lieu qui s’appelle Eichsfeld, d’où le<br />
nom du musée, qui n’est pas sur la carte. Il s’agit d’une région administrative, une ancienne<br />
contrée située dans le sud-est de la Basse-Saxe, au nord-ouest de la Thuringe et au nord-est de<br />
la Hesse, entre le massif Harz et la rivière Werra. Étant donné sa taille, elle se constitue d’un<br />
Haut-Eichsfeld dont la ville principale s’appelle Heiligenstadt, dans l’Est, et d’un Bas-Eichsfeld<br />
dont Duderstadt, à l’Ouest, est sa capitale. La séparation du pays coupe l’Eichsfeld en deux.<br />
Ajoutons que cette région est une enclave très catholique dans un pays à dominance protestanteluthérienne.<br />
Commençons par l’ancien bâtiment de la douane qui raconte la fin, la chute du mur à partir du<br />
9 novembre 1989, le passage des milliers d’Ossis qui traversent ce point même à Teistungen,<br />
divergent sur la RFA, à Duderstadt, après la destruction de la frontière. Dans le garage, des<br />
véhicules de l’époque. Dans l’immeuble récent, c’est la séparation des deux Allemagnes, le<br />
passage à la douane, des objets.<br />
Tout est documenté par les cartels en anglais et allemand. J’essaie de suivre, de lire, de<br />
photographier. Je sature, ne comprend rien à force de relire les mêmes informations. Les<br />
chiffres et les dates se répètent dans ma tête telle une liturgie, un mantra tibétain : 45, 49, 52,<br />
53, 61, 73, 89. Jean-Philippe est déjà parti. Il m’appelle, viens me rejoindre sur le circuit<br />
extérieur, je t’attends. Je suis au deuxième étage de l’exposition permanente, après avoir montré<br />
mon passeport au premier. Un élément de la muséographie.<br />
Quelques explications chronologiques s’imposent.<br />
• 1945 : c’est la fin de la guerre.<br />
• 1949 : c’est la constitution des deux républiques allemandes, chacune occupée : la<br />
RDA : République démocratique d’Allemagne ; la RFA : République fédérale<br />
d’Allemagne. La séparation entre les deux pays commence à se dessiner, doucement.<br />
La barrière est encore perméable.<br />
• 1952 : renforcement de la frontière Est-Ouest sous les ordres de Staline, c’est le début<br />
des crispations idéologiques. Sont mis en place les premiers éléments spatiaux de la<br />
frontière : une bande large de cinq kilomètres : la zone restreinte ; une bande de cinq<br />
cent mètres : la zone de protection ; et une bande de dix mètres : la zone de contrôle.<br />
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Pour les ériger, des villages sont rasés, des villageois déplacés, les forces militaires<br />
renforcées. Les gardes reçoivent les consignes de se servir de leurs armes contre toute<br />
personne entrant dans la zone de contrôle. Le passage de la frontière est interdit.<br />
• 1953 : la population se rebelle.<br />
• 1961 : c’est la construction du mur à Berlin. Le durcissement de la frontière. Les points<br />
de passage sont fermés, des mines antipersonnel installées. A Worbis, l’asphalte est<br />
même enlevé. La route redevient praticable en 1973 à l’installation de la douane.<br />
• 1971-1972-1973 : c’est enfin la reconnaissance de la RDA par la RFA, la signature de<br />
traités qui rétablissent la circulation entre les deux pays, marchandises et passagers. À<br />
des endroits précis, soit neuf douanes routières et sept douanes ferroviaires. La douane<br />
entre Duderstadt – Worbis, où nous sommes actuellement, construite à ce moment-là,<br />
est gérée par des officiers de la douane et de la police frontalière. Ces derniers, membres<br />
de la STASI, s’habillent en uniforme des douaniers, contrôlent les passeports et se<br />
renseignent sur les personnes de la RFA voulant se rendre en RDA. De sa création à son<br />
démantèlement en 1990, plus de six million de passagers la traversent. 1972 est<br />
également importante pour les efforts de collaboration entre les deux blocs, la troisième<br />
guerre mondiale est évitée, c’est l’accord quadripartite entre l’Est et l’Ouest, la RFA, la<br />
RDA, les Soviétiques et les alliés occidentaux. On circule de nouveau à Berlin.<br />
Je cours rejoindre Jean-Philippe sur la partie du musée en plein air. Il est déjà loin. Je m’arrête<br />
devant la pléthore de totems d’informations, les balises des pistes cyclables, l’ancien dispositif<br />
de barrière anti- voitures, l’écriteau d’explications, griffé, et monte l’ancien chemin cloué, bien<br />
entretenu, qui longe 400 mètres de grillage.<br />
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Le grillage est fendu, une énorme balafre court de haut en bas, une surenchère de symboles<br />
dans un pays à la recherche de nouvelles significations. C’est une installation, un mémorial aux<br />
morts, monté sur des pavés de béton.<br />
Je continue, découvre d’autres viols de la nature. Pour réduire les possibilités de fuite, tout était<br />
nettoyé au désherbant. Aucun arbre à l’horizon. Les fleuves et les ruisseaux subissent également<br />
un traitement d’enfer : des ponts renforcés permettaient le passage des camions. Des grilles<br />
dans l’eau, des cages à piques, empêchaient la fuite des humains mais aussi la circulation des<br />
poissons, des canards, et d’autres résidents aquatiques. Les déchets s’y accumulaient. Aux<br />
moments des crues importantes, l’autre côté de la frontière est inondé. L’Allemagne de l’Ouest<br />
riposte, met en place son propre service de gestion de la frontière, ses gardes, ses cabines de<br />
surveillance, ses bureaux de douane. Elle organise même des visites. Entre 1980 et 1989,<br />
350 000 personnes parcourent la frontière qui coupe le territoire d’Eischfeld en deux.<br />
Au moment où je rejoins Jean-Philippe, à un crescendo de plusieurs éléments de la frontière :<br />
tour, parking, poste d’observation enterré, mur, grillage et fossé anti-véhicule, un monsieur qui<br />
promène son chien arrête Jean-Philippe pour lui montrer l’efficacité du fossé, il a été conçu<br />
pour arrêter les véhicules blindés, infranchissable. Étrange moment, il était fier de l’ingénierie,<br />
son inhumanité ne semblait pas le troubler.<br />
Nous continuons notre balade, croisons d’autres promeneurs de chiens sur le chemin du retour,<br />
maintenant côté Ouest, à Pferdeberg, où un xylophone en bois a été installé dans une petite<br />
clairière de la forêt, le Wald im Wartezimmer. La vue sur les collines en face, la forêt de<br />
Thuringe, s’étend à l’horizon, on aperçoit une ligne qui la coupe en deux, c’est l’empreinte de<br />
la frontière, le chemin bétonné. Son tracé file maintenant dans un espace protégé et revitalisé,<br />
la nature reprend ses droits, aidée par l’État, les Länder, les associations et les fondations.<br />
Nous marchons encore, six kilomètres, c’est long, surtout que nous courons voir dans tous les<br />
coins et les recoins, montons et descendons les prés. Et photographions. La vraie ex-frontière y<br />
passe, d’un côté la forêt, de l’autre un parc pédagogique le long de la bande de la mort, une<br />
utilisation subtile et intelligente des communes réunifiées pour patrimonialiser ce vécu<br />
commun. Malheureusement, en fin de journée, nous sommes trop fatigués pour apprécier ce<br />
qui s’y joue ici. Pourquoi ne pas laisser la nature reprendre ses droits, comme ailleurs, sur les<br />
collines, remarque Jean-Philippe. Pour oublier, il faut laisser le temps effacer les traces dit-il.<br />
Ici, en laissant le paysage comme ça a été, la balafre est toujours là, trop visible, trop<br />
douloureuse.<br />
Sujet de notre voyage, la découverte de cette ligne ; sujet de nos interrogations : comment traiter<br />
la mémoire, comment soigner les blessures, comment réduire les différences, comment<br />
absorber la plaie ouverte dans le paysage, dans l’inconscient des citoyens ?<br />
Nous passons la nuit à Duderstadt dans une aire de stationnement très sommaire, pas assez de<br />
prises d’électricité pour tous les mobil-homes, ni de restaurants autour. Journée exténuante.<br />
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Nous sommes maintenant dans un camping, Knaux Campingpark, à Walkenried, pour la<br />
première fois de notre voyage. Avec bloc sanitaire, machine à laver, sèche-linge et une piscine<br />
intérieure, chauffée. Je m’y suis plongée dedans. Ça me détend. Après une journée pénible.<br />
Qui a commencé tôt. Sans chauffage. Pas d’électricité à l’aire de stationnement à Duderstadt.<br />
Le thermostat affiche 3°. Jean-Philippe suggère de rouler un peu, pour charger les batteries, et<br />
de prendre notre déjeuner en arrivant à la première halte de la journée. J’acquiesce et lui<br />
suggère, à mon tour, d’aller à Böseckendorf que nous avons zappé hier soir, trop fatigués après<br />
nos 12 kilomètres à pied et le deuxième gros musée de la journée, Grenzlandmuseum Eichsfeld.<br />
Nous ne visitons pas la petite ville de Duderstadt, faute de temps, aujourd’hui intégrée dans la<br />
municipalité de Göttingen, qui paya un lourd tribut aux conflits du vingtième siècle.<br />
Extrêmement bien placée sur l’axe nord-sud, les cités hanséatiques dans le nord, l’ltalie dans le<br />
sud, et l’axe est-ouest, Leipzig à Cologne et Belgique, elle fut aussi grande que Hambourg au<br />
quatorzième siècle. Pendant la seconde guerre mondiale, elle accueille le surplus du camp de<br />
concentration Buchenwald, 755 juifs hongrois. Toute près de la nouvelle frontière<br />
interallemande, son développement est limité, sa liaison ferroviaire avec Teistungen, sa sœur<br />
dans l’Est, coupée puis remise en fonctionnement en 1990 pour être définitivement fermée en<br />
2001, suite aux conflits entre les différents partis politiques. À l’ouverture de la frontière, le 10<br />
novembre 1989 à 0 : 35, elle accueille plus de 6 000 citoyens de la RDA, 700 000 à la fin de<br />
l’année, pour une population indigène de 23 000. Aujourd’hui, elle se souvient. Et propose un<br />
circuit en vélo, bien balisé, pour visiter les lieux de mémoire et prendre en compte l’effet de la<br />
frontière dans cette région. Nous ne pouvons pas tout faire, ni tout voir.<br />
Böseckendorf donc, bien tranquille sous un soleil levant dans la brume environnante, la<br />
rencontre des différentes températures. L’humidité du sol s’évapore. Le village s’était fait<br />
connaître pour ses fuites successives et massives : le 2 octobre 1961, un quart de la population,<br />
soit 16 familles : 16 hommes, 14 femmes et 23 enfants, traversent le champ de mines. Deux ans<br />
plus tard, le 22 février 1963, 13 autres personnes s’échappent en traversant le terrain gelé, quand<br />
les mines sont moins explosives. Les familles sont accueillies à Friedland et un prêtre les aide<br />
à fonder une nouvelle communauté.<br />
Pour autant. À l’arrivée du village, une croix, deux pierres, un tracteur qui prend toute la route.<br />
Nous nous garons derrière un autre vigile, neuf, pour Marie et son enfant. Un bus nous<br />
klaxonne ; le thé est servi, nous gênons le passage. Jean-Philippe déplace le van, pas un sourire,<br />
pas un remerciement. Va-t-on continuer ailleurs ? Jean-Philippe s’agite, moi, je cale<br />
d’épuisement, de pénurie, une deuxième journée sans mon quota de thé, et compenser ce<br />
manque par un café à 11 heures est inimaginable ici. Il n’y en a tout simplement pas.<br />
Nous partons donc, reprenons la route et traversons Immingerode, pour la quatrième fois depuis<br />
hier, remarquons à nouveau la hauteur de la tour de l’église, contournons Duderstadt, et nous<br />
nous arrêtons à un autre passage de l’ex-frontière, entre Duderstadt et Wehnde, dans la<br />
commune d’Ecklingerode, ouvert le 18 novembre 1989 à 6 heures.<br />
Le paysage est magnifique, des fruitiers dans l’ancien fossé, des taupinières sur les cinq cent<br />
mètres, d’autres essences, plus vertes ici, bouleaux, chênes, tilleuls, érables. Et les champs,<br />
nouvellement plantés, nouvellement labourés, les lignes marrons, les lignes vertes font un<br />
patchwork à perte de vue, et toujours des bosquets, des lignes d’arbres, de près ou de loin, à<br />
l’horizon, qui maintiennent les champs à des tailles raisonnables. On n’est pas dans l’agriculture<br />
industrielle à haut rendement ici.<br />
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Je ramasse les feuilles d’une essence que je ne connais pas, je suis confuse. Je lis sur un guide<br />
qu’il s’agit d’un «Lindenbaum», ou « linden tree » en anglais, une sorte de tilleul en français,<br />
arbre très résistant et qui peut vivre des centaines d’années. Un bon signe dans un pays qui a<br />
connu tant de pertes de vie mais à ma connaissance, et expérience avec le mien, les tilleuls ne<br />
vivent pas très longtemps. Sauf peut-être des tilleuls d’Amérique qui sont plus fréquents dans<br />
les environs.<br />
J’accompagne Jean-Philippe une petite partie du chemin en dalles de béton vers le nord, puis<br />
j’entreprends la partie au sud, qui monte sur un kilomètre pour atteindre le monument, la tour<br />
est-ouest, Das WestÖstliches Tor, au sommet de 300 mètres, une montée raide. Les balises des<br />
cyclistes refont leur apparition, des panneaux Grüne Band aussi. De temps en temps, un ancien<br />
poteau de la RDA, dont un avec une plaque dédiée à la Grüne Band. Le chemin en béton change,<br />
ses trous sont plus ouverts, travaillés par le temps, le passage des marcheurs, le béton usé.<br />
Devant le monument, une fresque de photos, Michael Gorbatchev est venu l’inaugurer. Le<br />
monument est monumental, deux immenses troncs d’arbres reliés par une platebande en métal.<br />
L’Est et l’Ouest. Symboliquement. Simple et fort. L’écorce des troncs s’effrite. Résistent-ils<br />
trente ans ?<br />
Une marcheuse, seule. Elle se repose, son dos dégouline de sueur. J’ose l’aborder. Elle parle<br />
anglais. S’appelle Inès, marche seule, tous les ans et deux fois par an, printemps et automne, un<br />
petit bout de l’ancien rideau de fer, comme un pèlerinage, pour elle, pour se retrouver. Elle vit<br />
au centre de l’Allemagne, près de Frankfurt. L’hébergement pose problème, les villages le long<br />
du chemin sont petits, il n’y a pas d’infrastructures touristiques. Il faut prévoir à l’avance,<br />
téléphoner pour réserver, mais Inès ne veut pas s’encombrer d’une tente, elle se limite à 10 kg<br />
sur le dos. Et non, les chemins de Saint-Jacques de Compostelle ne l’intéressent pas, elle les<br />
connait mais il y a des milliers de marcheurs sur la route. Elle préfère la solitude de l’ancien<br />
rideau de fer, devenu cette piste verte.<br />
Jean-Philippe nous rejoint. Inès reprend sa route, nous restons pour admirer la vue, nous<br />
entrechoquer car je ne suis toujours pas remise de mon réveil brutal. Sur notre retour, Jean-<br />
Philippe me montre des panneaux qui indiquent qu’il y a encore des mines, l’accès à la bande<br />
des cinq cent mètres est dangereux. On ramasse des pommes. Nous avons soudainement très<br />
chaud.<br />
Il me raconte sa balade, je ne l’écoute pas. Il me la répète en soirée : au-delà d’un champ<br />
photovoltaïque, il voulait suivre le chemin de ronde en forêt, il partait tellement loin, rarement<br />
on le voit s’étendre si clairement, c’était comme s’il était happé par lui, un appel à le suivre<br />
dans la forêt, dans le mystère, dans les ténèbres. Au lieu de quoi, il est parti à ma recherche, sur<br />
l’autre versant de la vallée.<br />
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Tronçon 22<br />
Prochain arrêt, un autre demi-tour, c’est le cycle d’aujourd’hui, des allées et des retours dont je<br />
perds le compte, nous avons traversé et retraversé l’ancienne frontière au moins dix fois, nous<br />
n’avons rien vu de Duderstadt, outre la route qui la contourne, plusieurs fois, et nous voilà<br />
maintenant le long d’une autre route aussi très fréquentée, entre Brochthausen et Zwinge. Nous<br />
partons chacun de notre côté, Jean-Philippe disparaît avant même que je descende du van. Je<br />
me repose à l’ombre d’un chêne de la paix, planté le 15 décembre 1999, dix ans après<br />
l’ouverture de la frontière à ce point, le 18 décembre 1989 à 18 heures. En face, le chemin de<br />
ronde, derrière moi la nature et l’agriculture ont repris leurs droits, le chemin n’existe plus,<br />
emporté par le soc des charrues.<br />
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Nous continuons, cette route est trop fréquentée pour faire une pause agréable. Je murmure un<br />
adieu à ma deuxième tasse du thé. Nous montons maintenant à Bartolfelden où la frontière<br />
passait à Bockelnhagen. C’est le lieu de visite des Allemands de l’Ouest, selon les plaques<br />
d’immatriculation, Bonn et Kassel. Des familles posent devant la tour, les morceaux de grilles,<br />
le poteau, la construction-installation d’une moto de grosse cylindrée, faite de seaux d’eau,<br />
d’une baignoire et d’un abreuvoir pour les vaches, et das Beobachtungsbunker, ces petites tours<br />
d’observation semi-enterrées et parfois déguisées en chars, tandis que nous, on explore, trouve<br />
une carrière dans le sous-bois, le simulacre d’une tour, encore une stèle en pierre, des bancs qui<br />
dominent la vallée au loin, les boules rondes et vertes d’une station biogaz, quelques éoliennes<br />
de retour dans notre champ de vision sur les sommets en face. Le tout baigné par une lumière<br />
chaude, c’est le retour de l’été. On transpire. On était habillé pour 3° ce matin.<br />
De l’autre côté de la rue, une BMW dernier modèle flambant neuf est garée devant le panneau<br />
marron qui indique l’ouverture de la frontière au 10 décembre 1989 à 8 heures. Á côté, encore<br />
un banc, une pierre avec une plaque et une croix, style art brut, avec la mention « Einheitseiche<br />
Kreuzbusch ».<br />
Comment expliquer cette cohue ? Nous avons été si seuls pendant si longtemps. Tout d’un<br />
coup, trois voitures et deux motos, nous éprouvons le sentiment d’être dépossédés. Nous ne<br />
restons pas.<br />
Redescendons. Notons l’usine LKW Saint-Gobain, la route devient blanche du produit qui est<br />
extrait ici. En cachette. Les arbres cachent tout. Sur Google Maps, on voit des taches blanches<br />
des mines à ciel ouvert.<br />
Á l’entrée de Mackenrode, je note l’ouverture de la frontière au 12 novembre à 19h30. Á la<br />
sortie, à proximité de Tettenborn, je note la date du 18 mars 1990, 11 heures. Je suis surprise.<br />
Pourquoi maintenir la frontière ici si longtemps alors qu’ailleurs les passages sont déjà ouverts ?<br />
Nous nous arrêtons dans un parking à Tettenborn. Ne trouvons pas trace du petit musée<br />
frontalier, ouvert seulement deux jours par semaine, nous continuons jusqu’à Walkenried pour<br />
faire nos courses et se présenter au camping.<br />
C’est le soir, nous sommes au restaurant du camping. Lavés, reposés. Nous dégustons un repas<br />
copieux, assez fin aussi, les propriétaires sont croates. Salade, poisson avec Kartoffeln au<br />
romarin pour moi, pavé de dinde, brocolis et des croquettes de purée pour Jean-Philippe. Le<br />
tout suivi d’un digestif fait maison. Le propriétaire est fier et généreux. Nous revenons sur notre<br />
journée.<br />
L’histoire remplace tout, énonce Jean-Philippe. C’est le paysage qui m’intéresse, ici et<br />
maintenant, l’espace, pas le temps, pas la chronologie. Son désarroi, c’est la visite successive<br />
des musées ces derniers jours. Nous avons été sollicités par le patrimoine, les monuments, les<br />
mémoriaux, les musées. Du mémorabilia. La géographie, la nature, l’envoutement et la<br />
contemplation se mettent en attente. Il s’impatiente. On les retrouvera. Je n’ai rien à faire des<br />
musées, ils imposent une vision du monde, râle-t-il. J’aime quand le temps efface lentement le<br />
passé. C’est une manière plus douce de se rappeler, laisser place à l’imaginaire. Plus poétique.<br />
Tout ce processus de nettoyage, de préservation, même à petite échelle et en plein air, ça sonne<br />
faux, ça sonne l’injonction. Pourquoi ne pas laisser pousser les arbres dans les fossés, autour<br />
des grilles ? Comme dans la nature, où celle-ci reprend forcement le dessus. Tout ce « Il faut<br />
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se rappeler pour que cela ne se reproduise pas ». Ça, ce n’est pas une garantie. Les génocides<br />
continuent. Ailleurs.<br />
Nous courons contre le temps, pas seulement l’histoire. Nos journées sont chargées, une<br />
découverte mène à une autre, comme une crête dans une montagne qui mène à une autre.<br />
L’ascension est traitresse. Ainsi, nous n’avons pas pu finir nos programmes ces derniers jours.<br />
Sans que nous soyons en retard. Ou que nous manquions quelque chose. C’est juste que, par<br />
ici, les différents villages et communautés veulent tous marquer leur terrain, par des<br />
monuments, des musées, des croix, des fontaines, des arbres …. Et nous n’avons pas tout vu,<br />
ni la fontaine de l’unification à Duderstadt, ni la statue à Pferdeberg, pourtant, nous sommes<br />
passés devant sa signalétique à quatre reprises.<br />
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Tronçon 23<br />
Notre journée commence par la reprise de nos rituels. Sous un soleil éblouissant. Le linge propre<br />
est plié. Nous pouvons démarrer. Tout va bien ? demande Jean-Philippe. Ah oui, mais avec un<br />
café ce sera parfait !<br />
Premier arrêt, la gare de Walkenried.<br />
Walkenried, comme beaucoup de ces petites villes frontalières, fut presque entièrement<br />
encerclée par la frontière RDA, sud et est, situation étouffante.<br />
Aujourd’hui, nous voyons ce qui ressemble à trois générations de gares : l’actuelle, toute neuve,<br />
en brique rouge avec distributeurs automatiques ; celle des années de la division, maintenant<br />
une maison d’habitation, architecture ferroviaire du début du 20 ème siècle, portant le nom de<br />
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Walkenried comme plaque de gare et les restes rouillés d’une barrière de zoll ; et enfin, une<br />
grande maison, style château avec ses créneaux et chapiteaux, la gare du 19 ème siècle haute de<br />
quatre étages. De l’autre côté de la voie, les bâtiments de l’ancienne douane en train de tomber<br />
en ruines, inaccessibles, clôturés et barrés.<br />
Près de la gare, je photographie un totem expliquant l’histoire de la gare et sa ligne spécifique.<br />
Ouverte en 1869, ce chemin de fer traverse les hauteurs. La ligne démarre à Walkenried à 275<br />
mètres d’altitude et termine à Braunlage, où nous passons la nuit, à 548 mètres. Rien sur la<br />
connexion avec Ellrich.<br />
Nous ne visitons pas Walkenried, ville de lacs, domptés par les moines cisterciens au douzième<br />
siècle, maintenant une réserve de nature pour les oiseaux.<br />
En direction d’Ellrich, nous traversons un autre point de passage, ouvert le 11 novembre 1989<br />
à 19h34. C’est précis.<br />
Sur le bord de la route, encore très fréquentée, c’est un samedi, nous voyons des panneaux pour<br />
le Grünes Band – nous sommes sur le Harzer Grenzweg – une stèle, une pierre dressée,<br />
commémorant les vingt ans de l’unification, et un abri en cours de construction, tout beau, en<br />
pin blanc. Le toit n’est pas encore terminé alors que les panneaux sont déjà en place, empaquetés<br />
et matelassés. Á gauche, vers le nord, le chemin s’enfonce au loin, ses anneaux en fer forgé<br />
bien visibles. Jean-Philippe explique la fabrication : les pavés en bétons sont posés par des grues<br />
mobiles et ce sont des élingues et des crochets qui saisissent les anneaux pour pouvoir les poser<br />
par terre. Á la gauche du chemin, le fossé est totalement envahi de jeunes arbres, des bouleaux<br />
principalement. Cet ancien « deathstrip » est borné d’un fil métallique, pour les vaches, nous<br />
n’en voyons pas, mais un champ de foin, les rouleaux bien alignés, nous sommes en Allemagne.<br />
Il y a-t-il encore des mines ? Ou est-il redevenu un terrain privé ?<br />
En face, le chemin vers le sud disparait dans l’humidité, à l’ombre des arbres, ses trous<br />
totalement obscurcis par l’herbe haute et mouillée de la rosée du matin.<br />
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Nous continuons vers Ellrich, traversons à notre insu les restes du camp de concentration<br />
Ellrich-Juliushütte effacés par la RDA et le gouvernement fédéral. Lieu de contrebande et du<br />
marché noir entre 1945 et les postes de contrôle érigés en 1952.<br />
Nous apprenons, lors de nos visites aux musées de Friedland et de Grenzlandmuseum-Eichsfeld<br />
à Teistungen, que le marché noir a été le seul moyen de subsistance pour beaucoup de familles<br />
frontalières après la guerre. L’économie allemande détruite, le pays divisé, occupé, les familles<br />
séparées, il fallait du temps, de l’aide internationale – le Plan Marshall dans l’Ouest – et la<br />
construction du mur pour mettre fin à cette économie parallèle. Les cigarettes, la devise du<br />
quotidien.<br />
La ville d’Ellrich nous surprend. Un autre monde, figé dans le temps. La pauvreté est palpable ;<br />
la misère humaine aussi. La ville est déserte. J’aperçois des signes pour un Kaffee und Kuchen,<br />
une façade de fleurs peintes sur bois. Attrayant. Mes papilles gustatives se mettent en route.<br />
Jean-Philippe cherche à se garer. En face, un bâtiment blanc fin 19 ème siècle, patrimoine de la<br />
poste, ou un grand magasin ? Á l’intérieur un garde-corps en dentelle, fer forgé blanc, trace les<br />
lignes d’une mezzanine. Un wagon de la poste trône au centre.<br />
Le café est fermé. Je regarde autour de moi. Les tuiles en ardoise tombent des façades, des<br />
arbres poussent dans les gouttières, sur les toits. Toujours personne. Des panneaux indiquent<br />
les musées de la ville, Heimat, histoire locale, les casernes des pompiers. Jean-Philippe voit la<br />
rue des juifs. Même dans la partie commerciale, que Google nous impose en nous dirigeant<br />
sous une arche moyenâgeuse, les anciennes fortifications de la ville, les boutiques sont fermées.<br />
Un air d’abandon.<br />
La gare d’Ellrich est de style architectural du Second Empire, rénovée, propre, fermée. Á côté,<br />
une friche, le chantier de démolition de l’ancienne douane. Tout ce qu’il reste ce sont des<br />
lampadaires. Des années 50. En face, une ancienne tour de garde. Nous n’essayons pas d’y<br />
aller.<br />
La ligne ferroviaire entre Walkenried et Ellrich fut fermée aux passagers pendant le régime<br />
RDA, seulement le fret pouvait y transiter. Les deux gares étaient jumelles. Cette ligne a été la<br />
première à rouvrir aux passagers à la fin de 1989 ; elle dessert maintenant les gares de<br />
Göttingen, Erfurt et Nordhausen.<br />
Il y a quelque chose d’étrange de marcher dans une gare où il n’y a pas de trains bien que les<br />
horloges affichent l’heure. Pour qui ? Le distributeur de billets, automatique, est neuf. Les<br />
horaires des trains sont affichés. Tout tend vers la normalité, le bon fonctionnement d’un service<br />
de transport public. Les fantômes patientent. Ou le diable. Je frissonne sous le soleil.<br />
En quittant Ellrich, par une autre route, je note un autre panneau marron donnant l’ouverture de<br />
cette partie de la frontière au 12 novembre 1989, 7h30.<br />
Nous quittons maintenant la vallée, débutons la montée dans la forêt de Harz, toujours dans le<br />
Niedersachsen. Passons à côté d’une autre usine, Harz Zuss Zorge GmbH, fabricant de pièces<br />
mécaniques pour voitures. Nous devons également passer par l’ancienne usine de gypse, où<br />
travaillaient les détenus du camp de concentration. Qui mouraient de faim. Et je cherche encore<br />
à savoir quelle était l’usine que nous avons passée hier, au niveau de Bockelnhagen, la route<br />
toute blanche, est-ce le gypse blanc, est-ce l’ancienne usine des prisonniers ?<br />
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Sur la route, une distillerie de whisky ! L’eau doit être bonne. Nous ne l’avons pas dégusté.<br />
Nous continuons vers Ellrich, traversons à notre insu les restes du camp de concentration<br />
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Le soleil brille, les couleurs aussi. Un autre paysage, alpin, se présente à nous. Comme dans<br />
une gorge, des montées raides de chaque côté de la route, la terre soutenue par les arbres. Qui<br />
changent aussi, place aux pins, aux sapins chargés de leur propres pommes. Des chalets de<br />
montagne, garnis de fleurs sur les balcons. Pétunia, géranium, verveine, bégonia, latana,<br />
impatiens. Rouge, mauve, blanc, vert. Des gens dans la rue, qui marchent, qui soignent leurs<br />
piquets de jardin, les façades des maisons. Ça sent les vacances, les visiteurs, randonneurs,<br />
motards, assis à une terrasse, un lieu de villégiature.<br />
Nous faisons pareil et mangeons une soupe aux cèpes, une salade et des crêpes chez le<br />
Landgasthof Kleine Kommode. Á Zorge. Au soleil. Á l’Ouest.<br />
La frontière coupe la montagne en deux. Parfois nous la suivons, parfois nous la croisons,<br />
comme toujours. Aujourd’hui, la verticalité du lieu ajoute à mon vertige. De quel côté se trouvet-on<br />
lorsqu’on est au milieu d’une forêt dense, peuplée de son passé ? Sur une montagne.<br />
Prochaine étape en deux temps. D’abord, au bout d’une petite rue, à Hohegei, toujours à<br />
l’Ouest, nous partons à la recherche de deux mémoriaux, die Steine de Steinerner Geissbock et<br />
Helmut Kleinert (ce dernier fut tué par les gardiens de la frontière alors qu’il essayait de fuir<br />
avec sa femme enceinte, il avait 24 ans). C’est également à Hohegei où Hermann Grote<br />
composa le Niedersachsenlied, chanson patriotique de la Basse-Saxe.<br />
Les balises des pistes de randonnées indiquent les directions pour le Kleinert Stein ainsi que<br />
Benneckenstein où se trouve une stèle pour la jonction des trois Länder, Thuringe, Basse-Saxe<br />
et Saxe-Anhalt.<br />
Nous ne trouvons pas de stèles mais énormément de monde, pour la sortie dominicale. Une<br />
famille s’assoit en cercle au pied d’une tour de guet, trois adolescents traversent un pré, des<br />
Scouts, bruyants et grossiers comme des jeunes hommes de cet âge peuvent l’être lorsqu’ils<br />
sont en groupe, se disputent un banc. Le terrain est brulé par le soleil, les chemins sont bordés<br />
d’arbres, desséchés et visiblement souffrant de l’été chaud et du manque de pluie. Nous<br />
préférons les allées, à l’ombre des Bäume, magnifiques sous leurs robes rouges et jaunes de<br />
l’automne.<br />
Nous faisons un détour, admirons la forêt de sapins à perte de vue, surplombée par les collines<br />
en face, le sommet de Brocken, et traversons le pré fleuri d’herbes qui sentent l’anis, le fenouil.<br />
Remontons une allée de bornes, certaines par terre, et rencontrons une dame âgée avec son<br />
chien qui nous demande des directions. Nos échanges sont burlesques. Nous lui disons, moitié<br />
en allemand, moitié en anglais, Jean-Philippe y contribue en français, que nous voulons voir<br />
den Ring der Erinnerung. Rien à voir, dit-elle, c’est tout tombé, il faut aller à Brocken. Qui se<br />
situe à 1 142 mètres d’altitude. Nous n’y allons pas.<br />
Pourtant, d’un point de vue de la frontière, c’est un lieu intéressant. Il fut occupé par les soldats<br />
américains entre 1945 et 1947 qui le rendent aux Soviets au moment du partage des territoires.<br />
Jusqu’au 1961 le sommet était encore accessible, avec permis, ensuite il devint une zone<br />
militaire, interdite d’accès et entourée d’un mur, comme à Berlin, un îlot au milieu de la forêt.<br />
Cette zone fut partagée par le STASI de la RDA et les services d’intelligence soviétiques dont<br />
les derniers soldats quittèrent le lieu en 1994.<br />
C’est sur le versant nord de Brocken que la petite rivière Llse prend sa source.<br />
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Tronçon 24<br />
Nous reprenons la route, repassons devant le jardin avec une sorcière, chapeau pointu, cheveux<br />
longs, saluons aussi la sorcière perchée à la sortie du hameau. Je savais que le diable n’était pas<br />
loin. Ça nous change des gnomes et des nains.<br />
La route monte, descend et serpente dans la forêt, nous sommes sur le Sorger Strae, la route<br />
qui relie Hohegei à Sorge, ouvert le 28 avril 1990, devenue le paradis des motos, des grosses<br />
cylindrées, les Ferrari sont de sortie aussi. Voilà comment les Allemands prennent leur plaisir<br />
un samedi. La vallée résonne. Á notre arrivée à Sorge, dans l’Est, nous trouvons un parking<br />
plein de vieilles Lada, et des plus récentes.<br />
Sur le chemin, qui monte à un dénivelé de deux cent mètres, nous traversons les rails du train<br />
touristique, le Harz narrow gauge railway, et doublons les randonneurs, en couple ou en<br />
groupe, leurs t-shirts orange blasonnés Tann (aussi à l’Est !), en groupe guidé par un des<br />
fondateurs du Grenzmuseum Sorge e.V.<br />
Les balises de randonnées changent encore, deviennent des plaques métalliques, il n’y a plus<br />
de balises pour les cyclistes.<br />
Le musée en plein air traverse la forêt, suit le chemin bétonné, longe la bande des cinq cent<br />
mètres, et bien plus car cette région-là a été balafrée de grillage jusqu’à Ellrich dans la vallée<br />
en bas.<br />
Les troncs de pins s’empilent, l’écorce se décompose. Une odeur de sous-bois, de<br />
décomposition se dégage. Les girolles poussent. Jean-Philippe se lamente, je refuse de les<br />
ramasser. 30 euros le kilo, me dit-il. Ce n’est pas une raison. J’ai trop peur de la toxicité des<br />
champignons qui dépasse de loin le plaisir gustatif qu’ils peuvent procurer.<br />
La bruyère et les graminées poussent aussi, pas comestibles. Sur le chemin du retour, nous<br />
croisons une bonne sœur, les mains pleines de champignons, elle nous lance un sourire espiègle.<br />
Jean-Philippe est envieux.<br />
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Nous trouvons les vestiges du contrôle, poteau, grillage, tour, des totems qui expliquent.<br />
Dans un paysage magnifique, encore et encore. Tous les jours nous nous exclamons devant la<br />
beauté de ce pays. Qui, visiblement, n’est pas un gage d’humanité, ne produit pas de l’empathie.<br />
De temps en temps, un sourire, mais beaucoup d’indifférence. C’est pour cela que les Nazis ont<br />
pu exterminer, ils n’ont pas d’empathie, ne considèrent pas la personne en face comme un être<br />
humain, analyse Jean-Philippe, ils chosifient renchérit-il. Raisonnement primaire. J’ose penser<br />
que c’est plus compliqué que ça. Le désir d’annihiler l’autre, un concept tellement trouble, est<br />
tellement loin de nous, au moins je l’espère. Je pense au Rwanda. Presque deux millions de<br />
Tutsi, et Hutu sympathisants, massacrés en six semaines.<br />
Enfin, le Ring der Erinnerung, ou ce qu’il reste. Land art. Des stèles, des dolmens, des pierres<br />
par terre gravées de lettres, des poteaux de l’ancienne grille. Une ronde se dessine au sol,<br />
continue dans le sous-bois autour où la mort et la vie s’entrelacent. Symbole de la nature, de ce<br />
qui s’est passé ici. Cette œuvre a été créée par Hermann Prigann en 1993. Nous l’aimons<br />
beaucoup, le temps fait son œuvre, tout doit disparaître, comme tout peut renaître.<br />
Seules tâches sur l’œuvre, les pierres debout à l’intérieur des sous-bois, au sein de la ronde,<br />
sont devenus les toilettes, des tas de papier par terre, pas encore décomposés. Signe que ce lieu<br />
n’est pas sacré pour tout le monde. Ou qu’ils n’ont pas compris qu’il y a une partie ouverte et<br />
visible, une partie plus occultée. Qui reste aux ténèbres.<br />
Nous passons la nuit dans un autre camping, à Braunlage, moins de panique pour la machine à<br />
laver, elle n’est pas prise d’assaut par les autres campeurs qui m’aident à déchiffrer les<br />
instructions en allemand. Une soirée tranquille, entourés d’Allemands qui regardent la<br />
télévision dans leurs mobiles-homes, promènent leurs chiens, boivent de la bière à la tombée<br />
du jour.<br />
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Nous quittons Braunlage sous une pluie fine. Deux sorcières nous saluent.<br />
Ville étonnante, pleine de monde, des touristes en tenue de randonnée ou endimanchés. Les<br />
terrasses de café sont pleines, les boutiques sont ouvertes. Les cyclistes grimpent le col.<br />
Braunlage est desservi par la gare de Walkenried ; c’est un lieu populaire de tourisme, de sortie<br />
dominicale ou hivernale (pour le ski de fond), pour les tuberculeux d’un autre temps, on passe<br />
devant un ancien sanatorium.<br />
Nous sommes à plus de 540 mètres, au milieu du parc naturel d’Harz, ein Wald, qui s’étend sur<br />
25 000 ha sur deux Länder, la Basse-Saxe et le Saxe-Anhalt. La plus grande forêt de tout<br />
l’Allemagne, elle fait partie de Natura 2000 et dispose également de plusieurs sources d’eau,<br />
die Bad. Région pluvieuse, 1 600 mm de précipitation par an, nous sommes dans le brouillard<br />
toute la matinée.<br />
Nous nous arrêtons juste après Braunlage où l’ancienne frontière la séparait d’Elend. Elle fut<br />
ouverte le 12 novembre 1989 à 14h30. Une pierre mémorielle, des panneaux d’information sur<br />
le parc et les pistes de randonnées. Aucune mention de la bande verte, das Grüne Band. Nous<br />
montons le chemin de ronde vers le nord ; la variété d’essences nous étonne : bouleaux,<br />
peupliers, érables, acacias, saules, sorbets d’oiseaux, hêtres, aulnes, charmes, chênes, et les<br />
conifères, pins, sapins, épicéa, tout ça mélangé, la palette d’un peintre à la fin d’une journée de<br />
travail.<br />
Je consulte le site web du parc, découvre que la randonnée Harzer-Hexen-Stieg, qui fait environ<br />
150 kilomètres, est un des Top Trails of Germany. Plus important encore, le symbole de cette<br />
forêt est la sorcière, son slogan « diabolique ». Les contes de fées et toutes les légendes<br />
germaniques y abondent.<br />
Nous quittons Braunlage sous une pluie fine. Deux sorcières nous saluent.<br />
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Tronçon 25<br />
Nous reprenons la route qui coupe la forêt, la circulation est dense ; c’est dimanche.<br />
Prochaine destination : un barrage sur la rivière Ecker. L’ancienne frontière y passait au milieu.<br />
Accès impossible aux voitures, dix kilomètres à pied aller et retour, sous la pluie. Nous n’avons<br />
pas prévu une balade dans de telles conditions.<br />
Sur les hauteurs de la forêt, au niveau du Kräuter Park, près d’Altenau, la visibilité dans le<br />
brouillard approche 0.<br />
Jean-Philippe remarque des centaines d’épicéas par terre, arrachés par des tempêtes. Surréel,<br />
un paysage lunaire. Les racines des arbres prises dans des mottes de terre larges de plusieurs<br />
mètres. Des champignons renversés. Ça ne date pas d’hier. Pourquoi on ne les ramasse pas ?<br />
Politique de la gestion de l’Harz. Les arbres qui tombent se décomposent, enchevêtrés les uns<br />
dans les autres. Pourtant, nous avons vu des piles de troncs hier, près de Sorge, bien empilés.<br />
Soudain, la montagne est décapitée. La carrière Norddeutsche Naturstein GmbH gratte la roche<br />
grise, noire, dure. Impressionnant. Derrière un mince voile d’arbres, on viole la nature, en<br />
cachette, on la déchire, en toute impunité. Le site est immense. Comment la montagne va-t-elle<br />
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repousser ? Ils sont ici, les diables. Pas dans les contes de fées, ni sur les portails des jardins à<br />
Braunlage.<br />
Nous nous arrêtons en face, pour reprendre nos repères. J’en profite, je photographie une vieille<br />
maison, une gravure sur un linteau, celle d’hommes qui percent la roche, marteau-piqueur à la<br />
main. D’autres ouvriers chargent les charriots. C’est une mine à ciel ouvert.<br />
Nous continuons, le ciel se dégage, nous revenons dans la plaine, des champs, des petits villages<br />
parsemés, quelques arbres tout de même, des petits bosquets. Et des usines, des stations de<br />
biogaz, des fermes d’éoliennes refont apparition, tout comme les pommiers, les poiriers et les<br />
cerisiers sauvages.<br />
Premier arrêt d’un circuit de quatre. Á côté de l’ex-frontière qui, comme souvent, tricote et<br />
passe de village en village. Nous sommes entre Abbenrode, village à l’Ouest, mais ça pourrait<br />
être à l’Est, on ne distingue pas toujours la différence dans ces coins reculés, et Lochtum, à<br />
l’Est.<br />
Face à nous, une multiplication de signes, le bonheur de Barthes. Un nous dit au revoir, Auf<br />
Wiedersehen quand nous quittons le Landkreis Harz, le paysage de forêt ; un autre nous<br />
souhaite la bienvenue en Landkreis Goslar, fièrement, le lion et l’aigle se dressent devant nous.<br />
Entre les deux, le panneau marron indique l’ouverture de la frontière à ce point le 27 janvier<br />
1990 à 8 heures. Tardivement. Depuis, les communes se sont rattrapées. Des monuments<br />
abondent : un banc en bois avec un dossier en forme de deux ailes d’anges, une plaque avec un<br />
symbole de la Croix de Malte ; le poteau RDA, en bon état ; un panneau d’information avec<br />
photos, aériennes, sous la neige, qui rappellent comment ça a été, et une carte du territoire. La<br />
petite rivière est surmontée d’un pont de l’unité, Brücke der Einheit, et un peu plus loin,<br />
première plaque en acier d’un circuit de Land art, rouillé par le temps, investie par les tagueurs<br />
et les oiseaux. Ça vit par ici.<br />
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Nous partons à la recherche des autres éléments de l’œuvre, ne sachant pas exactement ce que<br />
nous allons découvrir, tout l’intérêt et le charme sont là. Après avoir rempli nos sacs de pommes<br />
et de poires.<br />
Les balises reprennent le logo Grünes Band Deutschland, ainsi que celui de la croix de Malte.<br />
Trois autres menhirs métalliques se trouvent concentrés à un autre point le long de cette ligne<br />
que nous suivons. Nous prenons le van pour nous approcher, pour raccourcir le trek à travers<br />
les champs, le long du chemin bétonné. Gardé par des poiriers. De l’autre côté de la route, un<br />
tas de sable et de gravier, comme si un chantier de construction allait commencer, ou au<br />
contraire, un chantier de démolition abandonné. Et le second monument de fer rouge, érigé seul,<br />
solitaire dans ce pays plat.<br />
Nous marchons, le soleil brille, joue à cache-cache avec les nuages, contrastant avec la pluie et<br />
le brouillard de ce matin. Il fait soudainement chaud. Puis froid. Puis chaud.<br />
Le troisième simulacre du mur, avec un cairn à ses pieds pour le stabiliser, se cache au fond des<br />
champs, à un carrefour avec les rails du train, Berlin-Bad Harzburg Express, un ruisseau, une<br />
lignée d’arbres et de buissons, des pommiers et quelque chose qui rassemble à un cassissier<br />
sauvage, chargé de baies rouges. J’en goute une, cassant mes principes de ne pas manger ce que<br />
je ne connais pas, comme les champignons sauvages. C’est horriblement amer. J’avale, je<br />
crache, trop tard. Si je meurs ce soir, je dis à Jean-Philippe, tu sauras la cause.<br />
Devant nous se dresse maintenant la fin du parcours : trois pièces immenses debout, telles des<br />
menhirs, chacune a une forme géométrique différente découpée à son sommet : un triangle, un<br />
carré, un cercle ; une autre couchée, qui semble renversée, son socle en air, avec un arbre qui<br />
pousse dans son centre ; une cinquième allongée et arrondie qui épouse un jeune bouleau. Le<br />
tout majestueux, rouge rouillé, sur une plateforme d’humus, de végétation vivante et<br />
débordante.<br />
En bas, un panneau d’information mentionne les noms de l’artiste, du projet et de la piste<br />
cyclable. Je consulte le site web. Nous sommes toujours dans l’Harzvorland, sur la partie<br />
Erlebnis de la Grünes Band, région frontalière de longue date, source de convoitises lors des<br />
délimitations territoriales au dix-neuvième siècle déjà, à cause de ses richesses minérales. Nous<br />
voyons beaucoup de traces de ces mines depuis quelques jours.<br />
Quant à l’œuvre de Claus Christian Wenzel, laissons le site du parc Harz l’expliquer.<br />
« Rideau de fer de dissolution<br />
Sans trace disparu<br />
Fierté, acier, gigantesque, depuis 1996, il y a six énormes stèles de fer sur la ligne rouverte entre<br />
Vienenburg-Ilsenburg. Ils rappellent aux voyageurs les segments du mur de Berlin et leur récent<br />
passé. Les sculptures appartiennent à l'installation "Dissolution du rideau de fer" entre<br />
Vienenburg (Basse-Saxe) et Abbenrode (Saxe-Anhalt). Avec ce monument recouvert de<br />
rouille, l'artiste Claus Christian Wenzel veut rappeler la disparition de la frontière jadis<br />
infranchissable. Quatre autres éléments en acier sont alignés le long de l'ancienne frontière<br />
jusqu'au village d’Abbenrode. Leur distance les uns des autres double. La série semble donc se<br />
dissoudre à la fin - de même que l’ancienne clôture frontalière disparue dans de nombreux<br />
endroits sans laisser de trace nulle part. »<br />
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Le rédacteur de notre guide décrit l’œuvre comme une plaie dans le paysage et regrette qu’il<br />
n’y ait pas plus d’information pour éclairer le voyageur. Nous ne sommes pas d’accord, c’est<br />
justement son apparition, un brin insolite, imprévue, qui nous plaît, un phénomène symbolique,<br />
en partie caché, en partie extrêmement visible, imposant, comme a été le mur. L’installation se<br />
compose de dix plaques d’acier (nous avons vu neuf), trois mètres de large, quatre centimètres<br />
d’épaisseur, six à dix mètres de haut, soit 80 tonnes de métal, érigée sur un parcours de trois<br />
kilomètres.<br />
L’énormité et les matériaux nous font penser à Richard Sierra, artiste américain qui a signé des<br />
œuvres monumentales dans plusieurs pays. Je pense également à Anthony Gormley et ses<br />
sculptures à taille humaine, en fait son propre corps, qui ponctuent le paysage en Grande<br />
Bretagne. Et surtout son Angel of the North, et sa force unificatrice pour les habitants du nord<br />
de l’Angleterre désindustrialisé, souffrant de la rupture nord-sud, riche-pauvre, cadre-ouvrier.<br />
Nous terminons nos visites pour la journée, fonçons vers Wolfenbüttel, où passe la rivière Oker,<br />
pour nous installer sur le bord d’une piscine, que je n’utilise pas, pensant y aller le lendemain.<br />
Il fait encore jour, et sous les derniers rayons du soleil, nous visitons la ville, piétonne, coquette<br />
et animée ; je sirote un Spritz, Jean-Philippe une bière et nous terminons la soirée dans un<br />
restaurant italien, à l’allemande. Pizza gigantesque !<br />
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Nous commençons la journée par une conversation sur les pierres dressées, cette culture de<br />
monter des roches en menhirs, en monuments, en souvenirs, pour marquer, pour signaler. Plutôt<br />
celtique, gaélique. Du temps de nos ancêtres, même si les moines de Cluny délimitaient le ban<br />
sacré autour de l’Abbaye par des bornes, des pierres dressées. Á Rodez, il y a un très beau<br />
musée d’archéologie et d’histoire locale, le Musée Fenaille, plein de pierres dressées et incisées<br />
de lignes et de bosses particulières, un genre pour la femme, un autre pour l’homme.<br />
En Allemagne, ces traditions ancestrales sont encore vivantes et très répandues dans les régions<br />
que nous traversons, le long de cet ancien rideau de fer. L’ancienne RDA s’érige en pierre<br />
dressée, son souvenir est maintenu par les vestiges de minuscules bornes, marquées DDR,<br />
parfois bien enfoncées et effacées parfois encore bien visibles, qu’ils utilisaient pour signaler<br />
la frontière, des poteaux en béton peints des tri-couleurs du drapeau, des poteaux en béton pour<br />
soutenir le grillage. Á côté de ces vestiges que l’on trouve le long des routes, en pleine<br />
compagne, dans les musées, on voit souvent de nouvelles pierres dressées, des stèles, portant<br />
plaques ou gravées de lettres directement dans la pierre. C’est une véritable cacophonie de<br />
roches, de minerais, et dans une région comme le Harz, avec sa richesse minérale, ses mines à<br />
ciel ouvert, c’est encore plus germanique, plus loquace. Ça parle.<br />
Je décide donc de me reconnecter à cet ancien culte de la roche, et ramasse un petit caillou<br />
blanc, je pense que c’est du gypse. Il va peut-être m’aider à percer le mystère de l’ancienne<br />
usine de gypse près d’Ellrich.<br />
Aujourd’hui, nous sommes ensorcelés par la beauté des paysages, par le temps, par les couleurs,<br />
par les arbres. Rien d’exceptionnel, comme les œuvres de Land art d’hier ou les musées d’avanthier,<br />
mais tout est beau, partout.<br />
Ce qui nous ramène au premier jour, à la frontière triangulaire où nous avions tous les deux<br />
ressenti le vertige de la découverte, de l’espace, du temps. L’immensité de la chose, dans un<br />
silence jamais égalé depuis. Dorénavant, tout se répète mais rien n’est pareil. Même si nous<br />
trouvons, presque, nos repères. C’est également aujourd’hui que Jean-Philippe envoie sa<br />
newsletter, et nous vivons dans l’expectatif, surtout moi, première fois que j’associe mon<br />
écriture à ses images.<br />
Nous revenons sur nos pas, pour terminer ce que nous n’avons pas pu finir la veille. Les petits<br />
panneaux d’accueil dans l’Harz, dans le Goslar, changent de place. Ils étaient à droite-gauche<br />
hier, ils sont maintenant gauche-droite. Comment se repérer dans ce labyrinthe, savoir si l’on<br />
est dans l’Est ou l’Ouest ? Tout se ressemble, un bouleau à l’Est, un bouleau à l’Ouest.<br />
Á Wülperode, où l’ancienne frontière dessine une pièce de puzzle, longe une ancienne carrière<br />
devenue une réserve pour oiseaux, clôturée et interdite aux humains, le panneau marron nous<br />
indique l’ouverture le 10 février 1990 à 10 heures. Il n’est pas seul. De chaque côté de<br />
l’asphalte, le chemin de ronde, toujours fermé par une ancienne barrière métallique rouge et<br />
blanc, file vers le nord ; la partie vers le sud est balisée par des panneaux annonçant la présence<br />
d’animaux protégés.<br />
Nous suivons les quelques mètres de grillage érigé en souvenir, le long d’un fossé asséché,<br />
surveillé par une pierre, gravée de Grenzöffnung, 02-10-1990, et descendons vers la rivière (un<br />
bras de l’Oker ?) qui creuse son lit bien bas, ses eaux bien noires, bien rapides. J’écoute le<br />
glouglou de l’eau lorsqu’elle caresse les pierres, s’éclate en étincelles d’argent, contourne le<br />
virage où elle nourrit une végétation luxuriante, un mini jungle de vignes vierges, de plantes<br />
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parasites tombant des peupliers et bouleaux, créant ainsi une canopée de verdure et de<br />
profondeur. Tout autour est sec, jaune, doré par le soleil, la terrible sécheresse de cet été,<br />
quelques arbres en souffrent, leurs feuilles toutes cramées, en contraste avec le lit de la rivière.<br />
Où tout est mouillé, l’eau, source de vie. Comment a-t-on pu interdire son accès, s’indigne Jean-<br />
Philippe, qui a du mal à quitter cette nature luxuriante et sauvage.<br />
Mais, il y a des choses à interdire, lorsqu’on a pris la mesure de la menace : quelques touffes<br />
d’Impatiens glandulifera (Himalayan balsam) vont vite coloniser cette coulée d’eau.<br />
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Nous reprenons la route, nous nous engouffrons dans une mer de champs, les ondulations<br />
s’étirent à perte de vue, nous bercent, changent de chromatique, vert-marron chocolatpoussière,<br />
et de toponymie aussi. Nous sommes dans une zone de bassins et de réservoirs<br />
d’eaux.<br />
Á Göddeckenrode, je fais des courses, tombe en extase devant une grande miche de pain, en<br />
achète une autre, plus petite, pleine de graines. Nous avons beaucoup réduit notre<br />
consommation de pain, mais je n’ai pas résisté, je ne pouvais pas la laisser, seule, comme ça,<br />
sur l’étagère. Pis, je ne sais pas dire « moitié » en allemand.<br />
Ici, la frontière fut ouverte le 3 mars 1990, à 11 heures.<br />
Pause déjeuner à l’entrée de notre deuxième point de visite, dans les environs de Rhöden, pas<br />
loin de Hornburg, où coule l’Llse. Nous sommes en Saxe-Anhalt, donc à l’Est.<br />
Une barrière en bois a été érigée à l’entrée du chemin ; la barre est par terre. Nous entrons. Un<br />
peu plus tard, un monsieur vient avec son break chargé de déchets verts. En sortant, il nous<br />
demande de bien vouloir remettre la barrière, nous sommes sur sa propriété. Oui, c’est bien ici<br />
la promenade pour atteindre le Grenzturm Rhoden, il nous confirme. Il revient, après avoir lu<br />
notre plaque d’immatriculation, et nous adresse dans un français hésitant : Vous êtes de<br />
France ? Oui. Où ? Cluny. Ah, je connais, en Burgundy. Tout content de cet échange, il repart.<br />
Et nous aussi. Ils sont tellement rares.<br />
La montée est raide, nous sommes sur une bute de pierre blanche, visible sous l’herbe, aussi<br />
brûlée et sèche, comme à Wülperode. Face au sud. Je ramasse un petit caillou, rose, le met dans<br />
ma poche. Au fur et à mesure que nous montons, les pavés du chemin s’enfoncent dans la<br />
nature, les trous regorgent d’herbes, de jeunes pousses de chênes, de sapins, de genêts, de fleurs.<br />
Même des chardons. En haut de la colline, Jean-Philippe joue avec une chaise, posée face à la<br />
vue. Celle-ci est stupéfiante, s’étend au mont Brocken en face, englobe les champs, les<br />
bosquets, les éoliennes, les hameaux. Sous un ciel bleu, translucide, un soleil qui perce, brûle.<br />
Pourtant, ce n’est plus l’été. Sans traces d’avions.<br />
Nous entrons dans les bois, un rideau de bouleaux, le chemin est maintenant couvert de mousse,<br />
traversé par les arbres qui tombent. D’autres marcheurs ont creusé un chemin dans l’herbe<br />
longue autour. Ce n’est pas la saison des tiques. Sur un carrefour des pavés en béton, deux<br />
bancs de pique-nique, trois tables d’information, vide, elles attendent, une croix en bouleau et<br />
quelques mètres du grillage, un tuteur pour les pois de senteur. Nous allons au sud, voir le<br />
Grenzturm, avec son anneau de brique rouge, une table de pique-nique, un panneau<br />
d’information, parrainé par Das Grüne Band, un pommier, et une petite boite aux lettres rouge,<br />
vide, elle devait contenir des dépliants sur le lieu. Il y a beaucoup à dire, à voir. Comme<br />
toujours.<br />
Nous croisons une dame qui tire son chien, il veut nous saluer. Elle non.<br />
Nous allons maintenant au nord, traversons le trou dans le grillage. Un objet nous attire, une<br />
masse rocheuse blanche sur l’horizon, sur le crêt de la colline. C’est un ange, deux corps<br />
s’entrelacent. Fait en gypse ? Il nous interroge, me fait penser à l’ange à Lyon, qui porte un<br />
homme, un noyé de la Saône, aux anges de mon amie céramiste, de la dentelle en porcelaine.<br />
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Sur le retour, encore des panneaux qui nous rappellent que nous sommes dans une zone de<br />
biodiversité protégée pour les chouettes : ne pas ramasser les glands de chênes, c’est la<br />
nourriture des biches. Il y a des perchoirs pour les oiseaux et une balise pour la traversée des<br />
escargots. Et toujours, un banc, un endroit où se poser, pour contempler, pour admirer ce<br />
paysage, ouvert et généreux.<br />
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Tronçon 26<br />
Nous sommes encore dans le Harz, dans le Harz Klub, le Geopark d’Harz, Braunschweiger<br />
Land et Ostfalen, sur le Harzer Grenzweg.<br />
Notre dernière visite ne fut pas concluante pour Jean-Philippe qui exprima sa désapprobation<br />
devant les morceaux de grillage au bord de la route, entre Mattierzoll et Veltheim, dans le<br />
district de Winnigstedt, au niveau de la tour Hessendomm, ouverte le 12 novembre 1989 à 7h58.<br />
Précis. C’est dérisoire, dit-il. Ça ne donne pas l’idée de ce que c’était réellement.<br />
Comme d’habitude, je n’ai pas de réponses à offrir tout de suite. J’observe autour de moi.<br />
Encore une décharge sauvage, des sacs de vieux tapis, même des déchets verts dans des sacs<br />
plastiques sur le talus de la tour, qui est taguée. On ose ? Et en fait, c’est ça qui est intéressant,<br />
dans ce voyage d’inventaire du passé, des objets du mur et de son environnement, c’est de voir<br />
comment chaque commune traite ce patrimoine lié à 45 ans de communisme, et comment les<br />
habitants, de chaque côté, l’oublient, le laissent tomber en ruines, le vénèrent ou l’érigent en<br />
symbole.<br />
Il est souvent question de déchets ces derniers jours, les images de propreté du début de notre<br />
périple sont loin derrière nous. Des pneus, des bouteilles en plastique, des couches pour bébé,<br />
des boites McDo, de pizza, les débris de consommation, le tout balancé le long de la route, qu’il<br />
y ait monument ou pas. C’est désolant, au même temps rassurant. La précision et l’ordre<br />
germaniques se dissolvent.<br />
Tout cela est pathétique, s’insurge Jean-Philippe, ces bouts de grilles, ces efforts futiles de<br />
maires ou d’associations de citoyens sans moyens, animés par la passion du moment, de<br />
s’accrocher à leur mémoire, de montrer l’incroyable sévérité de ce régime. Il y a pourtant un<br />
certain esthétisme dans la répétition. Chaque commune semble vouloir se souvenir. Et donner<br />
la leçon : « plus jamais ça ». Mais qui va assurer la suite ?<br />
Nous suivons donc les cinq cent mètres derrière la tour, une pierre dressée incisée de 12<br />
novembre 1989, flanqués par le fossé maintenant rempli d’eau, investis de peupliers vigoureux,<br />
tellement vigoureux ils repoussent des souches. Les nôtres à Cluny n’atteindront jamais ces<br />
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dimensions, ni en largeur ni en hauteur. Nous nous arrêtons devant les vestiges, devenus<br />
familiers : barrières de Zoll en rouge et noir, grillage, poteau, signaux d’électricité, barbelé.<br />
Devant un abri d’information poussiéreux (ancien bureau de douane ?), fermé depuis<br />
longtemps, un panneau raconte la chronologie de la mise en place de la frontière RDA. Une<br />
feuille dactylographiée est scotchée sur une vitre. Elle tient par un coin. Je la prends. Á traduire<br />
plus tard. Les photographies dans la vitrine, orientée sud, sont brûlées par le soleil, illisibles.<br />
Seulement «Was für ein Tag» demeure. La maquette du territoire est en papier mâché, enfantin,<br />
un exercice de collégiens ? J’ai l’impression déconcertante que personne n’est venu ici depuis<br />
longtemps. Les morts et leurs fantômes non plus.<br />
Pendant ce temps, les voitures passent à une vitesse ahurissante. Sur la B79. Aucun intérêt.<br />
Circuler, il n’y a rien à voir. Nous remontons au van, notons les fleurs et les choux qui poussent<br />
sur le chemin piéton, le monsieur avec son déambulateur est parti. Le chemin de ronde file au<br />
nord, en ligne concave, à travers des champs plantés de choux, pour rejoindre une ferme<br />
d’éoliennes ; celui du sud a disparu, repris par l’agriculture. Nous sommes dans le district de<br />
Wolfenbüttel. Sa platitude me fait penser à la Hollande.<br />
Pourtant, ce lieu de mémoire compte. Avant la chute du mur, les services d’information de la<br />
frontière de l’ancienne république fédérale, RFA, étaient hébergés ici. La tour est la dernière de<br />
son type dans le comté de Halberstadt ; elle est protégée depuis l’ouverture du mur à cet endroit.<br />
Nous sommes maintenant dans une petite aire de stationnement pour camping-cars au bord<br />
d’une piscine, fermée le lundi soir mais ouverte pour les membres d’un club. Á Schöningen.<br />
Toponymie qui évoque le chat de Schrödinger. Il est, il n’est pas, un peu comme cette frontière<br />
qui est là sans y être. Á nouveau dans l’Ouest. On dormirait bien à l’Est mais il y a toujours ce<br />
manque d’infrastructures. Et pour cause, il n’y a pas grand-chose à l’Est le long de l’ancienne<br />
frontière. La plupart des villes et des villages qui se trouvaient dans le périmètre des cinq<br />
kilomètres étaient rasés, ou la population s’en allait, pour fuir dans l’espoir de construire une<br />
vie meilleure ailleurs. On pourrait imaginer que depuis la chute la vie aurait repris. Il n’en est<br />
rien, et cela nous trouble. Il y a toujours fracture. Á cause de la bande verte ?<br />
Nous terminons notre repas, filet de poulet et salade verte, accompagnés d’un vin allemand,<br />
Trollinger Mit Lemberger, de la maison Weingilde Besigheim, un peu piquant, un peu léger,<br />
suivi d’un autre, plus foncé, plus sucré à 10%, un Dornfelder Spätburgunder, Lieblich. Un brin<br />
écœurant.<br />
Nous parlons, échangeons sur nos états d’âme. L’épuisement nous gagne. Jean-Philippe dit que<br />
c’est la conséquence de l’hyperesthésie, où tous les sens sont super éveillés, à l’inverse de<br />
l’anesthésie qui les inhibe. Et nous y sommes, fatigués de la journée de marche, du soleil, de la<br />
découverte, de l’excitation de ce que nous avons vécu, et de la pensée, orgueilleuse, que c’était<br />
un show, un spectacle, uniquement pour nous. Au point où Jean-Philippe s’insurge lorsqu’il<br />
voit d’autres Allemands se promener sur les sites : c’est à moi, il déclare. Il se sent dépossédé.<br />
Je reprends mon élan, le vin va surement m’aider, libérer les mots, redonner ordre aux<br />
sentiments vécus dans la journée. Quand je marche, je pense, j’observe, je m’exalte, tellement<br />
il y a pléthore à voir, à ressentir. Maintenant, devant mon clavier, ma fatigue, ça s’obscurcit,<br />
par où commencer ?<br />
Tandis que Jean-Philippe continue les préparatifs, coordonne notre logistique pour le<br />
lendemain.<br />
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Une certaine lassitude me gagne, ou la mélancolie, la nostalgie pour ma maison, mon jardin,<br />
mes amis ? Mes repères et mes habitudes ? Ma mère disait toujours, c’est bien de partir, et c’est<br />
bien de rentrer. Est-ce qu’aujourd’hui va être à la hauteur d’hier ? Jusqu’à maintenant, nous<br />
faisons les mêmes choses, nous obéissons à un rituel, étonnement réglementé, agencé : visite<br />
des points de passage et ce que nous y trouvons, vestiges, monuments, tours … Et ce n’est<br />
jamais pareil. Étonnant.<br />
Comme le facteur, qui nous voyons tous les jours, mais jamais dans le même endroit, ni à la<br />
même heure.<br />
Ce qui me renvoie à ma lecture du présent : Les autonautes de la cosmoroute ou un voyage<br />
intemporel Paris-Marseille, écrit par Carol Dunlop et Julio Cortazar en 1982, l’année de mon<br />
arrivée en France.<br />
Je cite : De plus en plus plongés dans cet interrègne où les choses et les temps se confondent et<br />
parfois se fondent, quelle relation demeure entre cette course où seul compte ce qu’on n’a pas<br />
encore atteint …<br />
Jean-Philippe observe que ce matin la piscine est fermée, mais elle est ouverte. Comme hier<br />
soir. C’est toujours le chat de Schrödinger.<br />
Nous revenons sur nos pas, un peu, pour terminer le dernier passage d’hier. Pas réjouissant du<br />
tout, un monument au bord du canal, Groer Graben, entre Jerxheim et Dedeleben : il s’agit<br />
d’une pierre dressée qui répète la date de l’ouverture sur le panneau marron : 8 décembre 1989,<br />
12 heures.<br />
Le coin est sinistre, les ordures trainent.<br />
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Tronçon 27<br />
Nous retournons vers Schöningen. La route est étroite, droite, noire, fréquentée de tracteurs qui<br />
tirent des grands chariots portant d’étranges sacs blancs, bouclés. Produits chimiques simplifie<br />
Jean-Philippe. Il faut nourrir la terre. Pour faire pousser des patates, ou des betteraves sucrières<br />
que nous voyons empilés au bord de la route. Même l’équipement agricole change. Tantôt<br />
flambant neuf, tantôt un engin Deuz des années 70s. Une chose qui ne change jamais, et qui ne<br />
cesse de nous étonner, c’est le nombre de Mercédès ou BMW puissantes et récentes qui<br />
circulent. Même dans les coins reculés, les villages miséreux. Nous en traversons certains, dans<br />
leur jus, des corps de ferme en plein centre, vieux. Un chemin de fer coupé en deux par la<br />
nouvelle route, l’usine qu’il desservait abandonnée, fermée, sa cheminée toujours débout, tel<br />
une sentinelle qui fait écho aux miradors. Oui, ce pays adore la verticalité. C’est peut-être à<br />
cause du manque de montagnes, sa position géographique au centre de l’Europe, entourée de<br />
plaines, de platitudes.<br />
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Nous contournons une mine à ciel ouvert aux abords de Schöningen. C’est le Helmstedt Revier.<br />
Un cratère de volcan. Les camions qui montent et descendent sont tellement loin de nous, on<br />
dirait des jouets d’enfants, Dinky trucks. À droite l’herbe repousse, jaune et drue. À gauche,<br />
des terrasses, des lignes de coutures et sédiments dessinées sur la paroi, horizontale, un trou<br />
béant. Cette mine a été ouverte en 1979 et extrait environ 1,9 million de tonnes de lignite par<br />
an, valorisée par la centrale Buschhaus. Un peu plus tard, nous passons à côté d’une autre mine<br />
à ciel ouvert, à côté de Harbke, donc à l’Est, maintenant arrêtée, devenue un lac, interdit d’accès.<br />
Étrange coïncidence. Un article dans le Guardian sur des manifestations à Berlin organisées par<br />
une ONG qui essaie de stopper la déforestation et l’exploitation de ce « brown coal » à<br />
Hambach.<br />
C’est là toute la contradiction en matière d’énergie en Allemagne avec leur volonté de sortir du<br />
nucléaire. Que choisir ? Pollution de l’air ? Autonomie et autosuffisance ? Dans ces coins<br />
perdus, le long de l’ancienne frontière, faiblement peuplés, faiblement industrialisés, qui s’en<br />
émeut ?<br />
Ne pas oublier qu’une mine, lieu d’excavation, recèle aussi des trésors enfouis dans ses<br />
profondeurs. En 1994, des archéologues découvrent des instruments de chasse, des lances en<br />
bois pétrifié, qui modifient profondément la connaissance que nous avons de nos ancêtres,<br />
suffisamment habiles pour façonner des outils sophistiqués et développer des moyens de<br />
communication.<br />
Quelques années plus tard, un musée d’architecture contemporaine, style déconstruction, tout<br />
en façade de verre qui réfléchit le ciel et le néant autour, vient se placer près de la source de la<br />
découverte. Les contrastes dans le paysage sont surprenants. Devant tant de modernité, un<br />
village néandertalien, des prés fleuris, secs et morts, ils ont dû être magnifiques au printemps,<br />
des simulacres de bisons, un parking payant. Nous prenons Kaffee und Kucken dans la salle du<br />
restaurant, ouverte sur le village en paille, vide.<br />
Ce musée de la période paléolithique s’appelle Paläon ; il a été ouvert en 2013 et attire 45 000<br />
visiteurs par an. Il raconte comment homo heidelbergensis, premier habitant de la Basse-Saxe,<br />
aurait vécu il y a 300 000 ans. Son trésor s’appelle la Lance de Schöningen. Nous ne le visitons<br />
pas. Il me fait penser au Muséoparc d’Alésia, construit pour distraire les familles en sortie, une<br />
diversion à faire lors d’une pause autoroute. Pourquoi faut-il banaliser la science par le ludique<br />
à outrance ? Comme si les enfants n’avaient pas l’intelligence d’apprécier ou comprendre la<br />
connaissance. Ça me révolte. La vérité non trafiquée, non manipulée peut sûrement se<br />
transmettre aux différentes générations. Question de vocabulaire, de pédagogie, c’est tout.<br />
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Nous sommes maintenant à Hötensleben, un autre village-musée où la balade n’est pas payante,<br />
à l’inverse de Mödlareuth. Nous sommes au cœur de l’ex-frontière allemande-allemande. Le<br />
village de Hötensleben se trouvait à cent mètres du rideau de fer, on l’a donc enfermé.<br />
Aujourd’hui, ailleurs, le mur est tombé, Hötensleben, tout comme Mödlareuth, est toujours<br />
emmuré. Paradoxe de l’histoire. Pour la mémoire, pour le tourisme. Au nord, juste avant<br />
l’entrée du village par l’ouest depuis Schöningen, s’étirent 350 mètres des anciennes barrières,<br />
mur, grillage et barbelé, fossé, bande de terre, chemin de ronde jusqu’au mirador sur la butte.<br />
Ce parc mémorial, labellisé Patrimoine européen, est documenté, des panneaux explicatifs<br />
ponctuent le paysage. Nous le traversons, croisons un groupe d’étudiants sur le retour de visite.<br />
Des vestiges de toute l’artillerie RDA en matière de répression. Une flèche indique le<br />
Gedenkkreuz. Nous ne le trouvons pas mais tombons sur des minuscules pommes toutes sucrées<br />
sur le chemin, tout feu, tout flamme de cet automne flamboyant. La terre noire des jardins,<br />
derrière le grillage. Une femme promène son chien, le long des anciens couloirs des bergers<br />
allemands de la RDA. Touchant.<br />
Au sud, le chemin bétonné continue, longe un mémorial, une pierre dressée plantée entre deux<br />
arbres, contourne une mini tour, un Beobachtungsturm (BT-11), se perd dans les méandres où<br />
d’autres promeneurs de chiens s’éloignent. Encore quelques vestiges du mur, laissés à euxmêmes.<br />
Ironie du sort, les maisons qui donnent sur cette partie du parc mémorial ont érigé des barrières<br />
dans leur jardin pour se protéger du regard des touristes. Un torii japonais dépasse.<br />
La frontière fut ouverte à Hötensleben le 19 novembre 1989 à 7h50.<br />
Souviens-toi du début du film, 2001 Space Odysee, me dit Jean-Philippe, de retour dans le van.<br />
Et le raccourci visuel, au début, quand le singe découvre qu’il peut utiliser un os comme outil.<br />
Il le jette en l’air, il tourne, tourne jusqu’à se transformer en station orbitale. J’ai cette<br />
impression de raccourci ici. C’est troublant, ces sauts dans le temps. Voilà le musée qui raconte<br />
l’invention des outils, le début de notre maîtrise de l’environnement. De notre humanité. Et à<br />
trois kilomètres plus loin, un autre musée montre la surutilisation des outils, plus sophistiqués<br />
et performants, pour dominer, détruire l’environnement et l’humanité.<br />
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Nous suivons la route, continuons dans l’Est où nous traversons un petit village, peut-être<br />
Barneberg, désert. Les maisons sont plus petites, parfois en brique rouge, peu entretenues, les<br />
usines s’effondrent. Un enfant maigre en t-shirt beige joue tout seul. Cette ambiance de<br />
désolation, de misère presque, m’attriste.<br />
Juste après Harbke, le panneau marron indique que la frontière fut ouverte ici le 22 décembre<br />
1989 à 12 heures.<br />
Je remarque un ensemble de grilles, il s’agit de la Pension Zur Kaserne, entourée du grillage<br />
RDA, d’un bout du chemin en béton et bien sûr, nous y sommes, c’est encore la frontière.<br />
Question de recyclage, de cynisme, ou de nostalgie. L’hôtel, maintenant fermé, reprenait tout<br />
l’équipement d’un ancien casernement militaire. Un Ostalgie-Hôtel ?<br />
Nous marchons maintenant dans une autre forêt, labourée par les sangliers, où poussent les<br />
champignons mortels, l’amanite tue-mouche, le préféré des gobelins, et l’origan sauvage,<br />
derrière la tour Magdeburger Warte, dans le district d’Helmstedt. Une tour qu’avait repérée<br />
Jean-Philippe sur Google, une tour du moyen-âge, 1250, qui faisait partie de la ceinture fortifiée<br />
de Helmstedt, réutilisée par le régime RDA. Elle est à nouveau une relique ancestrale, entourée<br />
de blasons et d’insignes héraldiques qui se répètent sur le panneau d’information et sur un<br />
obélisque. Le blason d’Helmstedt est un cheval blanc, élancé, comme une licorne, symbole bien<br />
plus accueillant, légendaire, que les aigles et les lions des autres chefs-lieux que nous avons<br />
traversés.<br />
Nous sommes toujours dans le Niedersachsen. La tour de Magdeburg se trouve dans le<br />
Naturpark Elm-Lappwald et fait partie d’un circuit de randonnées, le Rundweg Mittelalter et le<br />
Landwehr-Route. Le Pilgerweg, chemin de Saint-Jacques de Compostelle, passe devant. Le<br />
chemin de ronde, que nous trouvons après un petit sentier dans les bois est construit en de<br />
grands pavés de béton, peu de trous, et les numéros de série BHS-B450.<br />
Nous continuons de remplir nos poumons de spores, tous ces bienfaits tardivement reconnus de<br />
la vie avec les arbres. Destination, une ancienne tour RDA le long de l’autoroute Hanovre –<br />
Berlin, A2, au niveau de l’ancienne douane routière, Checkpoint Alpha, côté Est à Marienborn.<br />
Ce site, jadis emplacement de logements pour les centaines de personnels employés à fouiller,<br />
interroger, arrêter ceux qui voulaient passer la frontière, est en partie abandonné, en ruines, le<br />
reste habité, perdu dans les bois, avec un arrêt de bus et beaucoup de grilles autour des<br />
bâtiments. Drôle de vie, dans ce campement juste derrière l’autoroute, le grillage, l’ancien mur.<br />
Il y a des bâtiments fermés, une école, une aire de jeu et des petites maisons en bois, bien<br />
suédoises, peintes bleu ou rouge, on se croirait dans un tableau de Carl Larsson. Nous marchons,<br />
rapidement, le brouhaha de l’autoroute est assourdissant. L’ancien mur n’arrête pas le bruit<br />
mais fournit un écran pour la lumière, les ombres des branches jouent sur la surface blanchegrise<br />
du béton. Le chemin bétonné, maintenant un Forstweg, est couvert d’aiguilles de pin, de<br />
terre noire et riche que j’aurais bien aimé emporter avec moi, un sac de cet humus pour mon<br />
jardin. Les anciens lampadaires chatouillent les feuilles, comme les girafes qui dépassent dans<br />
les zoos. Au bout du chemin, les ruines de la tour en métal, habillée de tôle ondulée, une<br />
plateforme d’observation en haut de 30 mètres que l’on atteint par des escaliers-échelles. Je ne<br />
monte pas. Sur son flanc, le mur de l’autoroute est défoncé, en morceaux, comme si un poids<br />
lourd s’était écrasé là. La tour est le spectre d’elle-même. Les lignes que dessine sa structure,<br />
sa dentelle rouillée qui monte et descend des étages, font d’elle un bel objet de patrimoine<br />
industriel.<br />
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Il se fait tard, nous retournons sur un pas rapide au van. Nous avons bien marché aujourd’hui,<br />
plus de dix kilomètres. Jean-Philippe fait le décompte tous les soirs, autre aspect de notre<br />
périple, c’est le nombre de pas par jour, entre 10 et 15 000 ou huit et douze kilomètres. De<br />
préférence, comme c’est parfois le cas pour Jean-Philippe, en portant un lourd sac-à-dos, un<br />
trépied et un appareil photo. Je cours derrière, petit sac-à-dos rouge pour tout mettre dedans et<br />
un appareil léger. Ça me suffit.<br />
Sur l’autoroute, au niveau de Marienborn, un panneau marron indique l’ouverture de la frontière<br />
le 18 novembres 1989 à 8h30. Il est accompagné d’une immense structure en béton blanc, poli,<br />
visible de loin, c’est un bipède surmonté d’un cercle, un symbole pour les deux Allemagnes<br />
maintenant réunies.<br />
Nuit passée dans une aire de stationnement camping-car à Helmstedt, gratuit. Électricité 1 euro<br />
pour quatre heures. Nous nous organisons.<br />
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Aujourd’hui, nous restons dans le bitume et le ballast, dans le transport, dans le rail et<br />
l’autoroute.<br />
Commençons par la gare d'Helmstedt qui se trouve sur la ligne Brunswick-Magdebourg et<br />
faisait partie du dispositif Checkpoint Alpha dont il est question aujourd’hui.<br />
Les traces de la douane ont disparu ou sont inaccessibles, comme ce long bâtiment en brique<br />
rouge de l’autre côté du quai. Bâtiment sous le contrôle de la Deutsche Bahn, DB, les chemins<br />
de fer allemands. Helmstedt mérite mieux que ça. Jean-Philippe remarque le peu de musées qui<br />
traitent de la question ferroviaire liée à la frontière. Celui de Probstzella, fermé à notre arrivée,<br />
est le seul exemple que nous connaissons. Question de propriété, de services du patrimoine au<br />
sein de la compagnie ? Elle-même coupée en deux à la division du pays. Dès que l’on fouille,<br />
les vannes du passé s’ouvrent, comment distinguer ou parler de la période 1945-1990 sans<br />
évoquer celle plus trouble encore de 1939-1945 quand les trains transportaient des juifs, des<br />
malades, des homosexuels vers les camps d’extermination ?<br />
J’écris des cartes postales, profite de l’arrêt à côté d’une boîte aux lettres. Admire l’architecture<br />
dix-neuvième siècle, la construction en pierre des bâtiments de la gare.<br />
Helmstedt donc, ville jumèle de Marienborn, à l’Est. Ville médiévale, de la Renaissance aussi,<br />
sur la route du sel et sept collines (nous en avons monté deux) dont les origines remontent au<br />
sixième siècle avant notre ère, avec la présence de fermiers préhistoriques venus cultiver la<br />
terre riche. Helmstedt faisait partie du royaume de Westphalie, elle disposait d’une université<br />
entre 1576 et 1810, fermée par Jérôme Bonaparte, frère de Napoléon. Dès 1874, la ville<br />
commence à tirer profit des mines à ciel ouvert tout autour, le moteur de son développement<br />
maintenant en déclin. Ses mines sont fermées, comme celles de Habke. Un projet de rénovation<br />
aquatique et paysagère est en cours mais le lac Lappwaldsee ne devrait pas voir le jour avant<br />
2030. Sécurité oblige. Projet important pour la région, il est soutenu par les deux Länder<br />
transfrontaliers. Le lac devrait couvrir une superficie de 4 km2, avoir une profondeur de 75<br />
mètres pour un volume de 122 million de mètres cubes d’eau.<br />
Helmstedt, tout comme Cobourg, ces petites villes occidentales enclavées par l’ex-frontière,<br />
nous semble en souffrance aujourd’hui. Le peu de dynamisme et de développement économique<br />
est palpable. Les enseignes européennes partout nous rassurent sur le rôle de l’Europe dans la<br />
revitalisation de ces espaces, un héritage pour nous tous. Le couloir de la mort avait son<br />
économie, à sa fermeture que reste-il ? Il faut des années pour reconstruire ce qui a été détruit,<br />
ou ce qui n’a jamais existé.<br />
Après la guerre, et la division de l’Allemagne, Helmstedt se trouvait dans la zone occupée par<br />
les Britanniques ; sa police militaire effectuait la garde aux deux points de passage, ferroviaire<br />
et routier, côté Ouest.<br />
Nous visitons donc le musée Zonengrenz Museum, tout près de la gare, gratuitement. Qui<br />
présente la frontière, l’économie, la circulation, les gens qui habitaient, travaillaient,<br />
surveillaient cette zone, de chaque côté de la barrière.<br />
Un petit bijou de musée ethnographique avec des moyens simples de muséographie. Jean-<br />
Philippe l’adore. Je respire ici, dit-il, la modestie de la mise en scène laisse place à<br />
l’imagination ; il m’amène par la main pour me montrer les maquettes, la gare d’Helmstedt<br />
gérée par les Britanniques, les deux douanes routières Ouest-Est, des photos de la jeunesse. Plus<br />
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tard, au musée douanier à Marienborn, j’achète le livre de l’exposition, Voll der Osten : Leben<br />
in der DDR.<br />
Je m’arrête devant le logo de la RDA et comprends maintenant pourquoi on voyait les marteaux,<br />
enclumes et compas partout ! L’enseigne est sur les boucles des ceintures, les sacoches, les<br />
murs, les drapeaux, fièrement exposée partout. Je scrute également le tissu des uniformes des<br />
gardes de la frontière, kaki vert avec des petites rayures marrons, comme la façade sur la tour à<br />
Hötensleben, nouvellement repeinte. C’est le motif « Ein Strich kein Strich », du Strichtarn, le<br />
tissu de camouflage utilisé en RDA entre 1965 et 1990. Le diable est dans le détail. Un cartel<br />
avec des photos empilées les unes sur les autres montrant l’évolution de la barrière, d’un simple<br />
piquet dans les années 50 au rideau de fer électrifié et mortel des années 80. Un garde sur sa<br />
moto en taille réelle, derrière lui une photo en noir et blanc, il est au milieu des champs. Un<br />
autre diorama se loge sous les escaliers : un couple fuit, ils tirent leur charriot chargé de valises<br />
sur le sable, devant eux la forêt, noire et blanche, menaçante. Une autre photo accrochée dans<br />
le couloir montre une jeune famille sortant de la forêt, chacun une valise à la main. Dans les<br />
vitrines, les pièces de la vie quotidienne : des cruches, des bonnets et chaussettes en laine, des<br />
médailles, une pièce en cuivre pour commémorer l’unification. Encore du Memorabilia.<br />
Mention est faite des mines de charbon, une carte montre les différentes cavités, une<br />
exploitation de l’Ouest, une autre à l’Est. J’aimerais en savoir plus. Beaucoup de photos de<br />
l’époque, les Allemands de l’Ouest ne manquaient pas d’humour ; ils les vendaient en cartes<br />
postales. Moment jubilatoire, l’arrivée des « Ossis » à l’ouverture du mur : ils se ruent sur les<br />
bananes.<br />
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Nous partons maintenant pour l’Est et le musée de la douane de la RDA, gardé dans son jus. À<br />
ciel ouvert, et gratuit. Un lieu dédié à la mémoire. Époustouflant. Il s’agit du Mémorial de la<br />
Division Allemande de Marienborn à l’emplacement de Checkpoint Alpha, Grenzübergang<br />
Helmstedt-Marienborn, côté Est.<br />
Expliquons les noms Checkpoint donnés aux points de passage majeurs entre l’Est et l’Ouest.<br />
Alpha concerne celui de Helmstedt-Marienborn sur l’Autoroute 2 qui relie Hanovre à Berlin.<br />
Le plus important, le plus souvent ouvert quand les autres pouvaient être fermés. Checkpoint<br />
Bravo concernait Brandebourg en RDA et le quartier Nikolassee à Berlin-Ouest. Checkpoint<br />
Charlie, le plus connu, le plus mythique, se situait entre Berlin-Ouest et Berlin-Est. Point Alpha,<br />
à ne pas confondre avec Checkpoint Alpha, était le lieu d’observation des troupes américaines<br />
à Fulda que nous avons longuement visité, il y a quelques jours seulement.<br />
L’histoire de Checkpoint Alpha commence en 1945. Les Alliés étaient déjà stationnés à<br />
Helmstedt-Marienborn. Les soldats soviétiques gardaient la ligne de démarcation entre leur<br />
zone d’occupation et celle des trois alliés occidentaux, français, britannique et américain. En<br />
1949, le site côté Est s’agrandit et passe aux mains de la RDA. En 1952, au moment du<br />
durcissement de la frontière, les contrôles douaniers se renforcent ; en 1961, après la<br />
construction du mur à Berlin et l’enfermement de toute la RDA, le site à Marienborn devint le<br />
plus important point de passage entre les deux états allemands. Il est également l’œil du cyclone<br />
en ce qui concerne le durcissement des relations Est-Ouest et leurs différentes idéologies en<br />
général et la guerre froide en particulier.<br />
En 1972, le poste de contrôle, côté Est, s’agrandit à nouveau, pour un coût de 70 million de<br />
marks RDA. Il occupe dès lors un terrain de 35 hectares à environ 1,5 km de la frontière. C’est<br />
ici que travaillaient plus de 1 000 personnes, qui vérifiaient 1 000 passeports par jour ; ils<br />
étaient logés, ainsi que leurs familles, dans un parc résidentiel à proximité, celui que nous avons<br />
visité hier.<br />
Après la chute du mur le 9 novembre 1989 et l’assouplissement des contrôles, Checkpoint<br />
Alpha arrête son fonctionnement le 1 juillet 1990, soit 45 ans après son ouverture. Plusieurs<br />
bâtiments furent détruits immédiatement, d’autres sont classés en octobre 1990. En 1992, le<br />
parlement de Saxe-Anhalt décide de convertir le site en lieu de mémoire ; le 13 août 1996, le<br />
Mémorial de la Division Allemande de Marienborn sur un site de 7.5 ha fut inauguré.<br />
Gedenkstätte Deutsche Teilung Marienborn. Labellisé patrimoine européen. Bien desservi ; on<br />
y accède soit par un parking dédié ou par les terrasses de l’aire de stationnement de l’autoroute.<br />
Bien visible aussi, l’ancien mirador de la douane arbore maintenant le nom du musée.<br />
Nous y sommes. Sous un soleil de plomb. Sur un site immense. Irréel. Nous sommes subjugués<br />
par les restes, la taille de la bête. On se promène, librement. Tout comme les autres visiteurs.<br />
Des bâtiments en friche côtoient les bâtiments restaurés, des cimaises en verre, opaque,<br />
signalent le parcours, les lieux à visiter, 23 en tout. Des totems indiquent leurs fonctions :<br />
garages, postes de contrôle pour les camions et voitures, d’autres postes pour contrôler les<br />
corps, malades ou morts, les animaux, les plantes, ou encore, des postes particuliers réservés à<br />
l’inspection des véhicules militaires et du personnel des Alliés occidentaux lorsque ceux-ci<br />
devaient se rendre à l’Est, fonction assurée par les militaires soviétiques. Un bâtiment entier est<br />
dédié au contrôle des passeports, des salles de Zoll où trônent les icônes des fondateurs du<br />
communisme : Marx, Engels, Lénine, toujours meublées avec un ancien poste de télévision qui<br />
diffuse non-stop un film montrant les douaniers à l’œuvre, même les livres étaient interdits, et<br />
ça ne servait à rien de les cacher dans une boîte de lessive.<br />
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Le tout sous le feu de douze mâts d’éclairage, toujours en place. Puissance 8 000 Watts par mat,<br />
sans éblouissement, ni ombre. Mentionnons également l’utilisation des rayons Gamma dès<br />
1978 pour contrôler les voitures de tourisme et des camions. Toujours à la recherche des<br />
personnes qui veulent fuir, quitter la RDA. Les chiffres sont éloquents : 331,390 évasions en<br />
1953 ; 343,854 en 1989. Entre les deux, plusieurs milliers par an.<br />
Parlons à nouveau des aspects techniques et économiques de cette frontière, de sa<br />
consommation d’électricité pour éclairer le rideau de fer sur 1 340 kilomètres, jour et nuit, de<br />
l’usage des produits chimiques, du désherbant, pour maintenir les alentours dégagés, on peut<br />
se cacher dans les buissons, pour les mines antipersonnel, les armes à feu, et la destruction de<br />
tout ceux-ci.<br />
L’ancien bâtiment de la direction, partiellement restauré, partiellement dans l’état, accueille une<br />
exposition permanente, une exposition temporaire, des photographies, une salle de séminaires,<br />
un coin café, un petit auditorium et un mur d’écrans qui passent en boucle les émissions de<br />
télévision au moment de la chute du mur. Trop d’émotions.<br />
Je passe en transe dans la salle d’exposition, comme si c’était la première fois que je voyais ces<br />
éléments. L’effet est toujours là, étrangement, car nous voyons les mêmes choses dans tous les<br />
musées. C’est hypnotisant, cette histoire qui se répète mais qui est racontée différemment, sous<br />
des scénographies différentes, sous des aspects différents. En tout cas, ici, beaucoup a été gardé,<br />
même les anciens cendriers qui se dressent à l’entrée du bâtiment.<br />
Petit détail, même le papier peint est muséographié. Je photographie les murs où il pèle, se<br />
décolore. Dans l’espace d’exposition, il est conservé sous verre. Un clin d’œil sur la coquetterie<br />
des « Ossis » leur envie d’une vie cosy, à l’inverse des représentations qui sont si souvent faites<br />
de la RDA, en manque.<br />
Je m’arrête encore devant la mise en scène de l’exploitation des mines à Helmstedt, un panneau<br />
translucide glisse devant les deux parties, est-ouest. La frontière y passe, les longe, cette source<br />
de richesse, d’emploi, de puissance. Ce serait une autre recherche, une autre histoire.<br />
Je retrouve Jean-Philippe, il est enthousiaste. C’est tout en transparence, me fait-il remarquer,<br />
toujours sensible au traitement de la lumière et vite à désapprouver, ou approuver, le parti pris<br />
dans la scénographie d’un musée. Ce sont des gigantesques hangars, une architecture<br />
d’aéroports. Le tout terriblement photogénique, des lignes de fuites, des ombres et une tonalité<br />
verte-jaune, c’est le soleil à travers le plafond qui éclaire les postes, relève l’ambiance et donne<br />
à tout une couche d’or.<br />
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Partons, il nous reste le quatrième épisode de ce chapitre sur Checkpoint Alpha : la gare de<br />
Marienborn. Rien à voir. Nous arrivons dans un tout petit hameau de 500 âmes, anciennement<br />
connu comme lieu de pèlerinage, traversé par le chemin de fer, les quais ne sont pas reliés ni<br />
par un pont ni par un passage sous-terrain.<br />
Nous commençons par le quai 2, Richtung Helmstedt. Des vélos sont appuyés contre le<br />
distributeur de billets. Je ramasse quelques noix dans la rue, elles sont petites et ont toujours<br />
leurs brous. Même les noix sont plus petites dans l’Est, blague Jean-Philippe, refusant toujours<br />
de se baisser pour ramasser, à perdre son temps sur l’inessentiel, toujours content et le premier<br />
à en profiter pour les manger.<br />
Passons au quai 1, un autre vélo contre un poteau, où se trouve un ancien bâtiment de logement<br />
pour les douaniers. Le tout fermé depuis longtemps, tagué, une guérite à côté, adossée au mur,<br />
les fenêtres du rez-de-chaussée obturées par du contreplaqué, un arbre pousse dans les marches<br />
de l’entrée, il atteint presque le quatrième étage. Un radiateur traine au sol. L’herbe est haute,<br />
dorée, chatouillée par la brise, les graminées en graine, qui camouflent un poste de téléphone,<br />
de signalement électronique.<br />
Un train, un Bahnbus rouge, train régional, s’arrête. Deux passagers descendent, empruntent le<br />
petit chemin dans les bois. Disparaissent.<br />
Je continue mon exploration, contourne l’immeuble, c’est une forêt sauvage, lugubre. Une autre<br />
girafe dans les bois. Un lampadaire RDA. Une haute cheminé en brique rouge dépasse d’un<br />
bâtiment, son plâtre s’effrite. Des bouleaux se tordent, s’incrustent dans les gouttières. Devant<br />
des garages, effondrés, des pneus et un congélateur, renversé par terre, ses paniers et son<br />
contenu dispersés sur le sol.<br />
Le vent souffle, les arbres craquent, ça me crispe, ça m’effraie. Il n’y a plus personne. Jean-<br />
Philippe est déjà retourné au van. Que les hurlements du passé, de gens partis, sans avoir pris<br />
le temps de vider leur congélateur. Poussés par une envie plus forte que les considérations<br />
bassement matérielles de ne pas gâcher la nourriture, ou par la peur, la panique, les menaces ?<br />
Un deuxième train passe. L’oblitérateur des billets reste seul à quai. Il me fait un clin d’œil,<br />
petite diode verte.<br />
Nous dormons dans le Parkhotel de Helmstedt, dans une suite, et dinons dans le restaurant de<br />
la mairie, le Rathaus. Le repas est lourd, sans intérêt, la décoration aussi, sous un plafond voûté.<br />
Une sorcière en paille nous accompagne, entourée de courges, de citrouilles, les fruits de<br />
l’automne, on approche Halloween.<br />
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Tronçon 28<br />
Le soleil est encore avec nous. Brillant. La terre, elle, elle a soif, elle est brûlée. Même ici, où<br />
il y a de l’eau partout. Dans le sol, dans la nappe, mais pas de pluie, cette eau de surface qui est<br />
essentielle pour l’herbe, les plantes, le blé et les choux.<br />
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Nous sommes toujours à Helmstedt. Grasse matinée. Notre conversation tourne sur la mise en<br />
forme de notre travail commun. Jean-Philippe fait des essais de composition, texte suivi<br />
d’images. S’amuse à corriger mon français. Compresse ses images. Me montre le résultat,<br />
provisoire. Se projette. Nous évoquons également la question de la suite, des projections.<br />
Comment reprendre contact avec les responsables de musées que nous avons visités et leur<br />
proposer une exposition, avec une vingtaine de tirages et des projections ?<br />
Nous continuons. Le paysage change, devient très plat, perd ses reliefs, me fait penser à la<br />
Belgique, les Pays Bas. Peu de verticalité par ici, et peu de tout. Sauf la circulation, toujours<br />
rapide et dangereuse. Heureusement il y a des pistes cyclables, empruntées par des femmes, des<br />
personnes âgées.<br />
Notre premier arrêt, le passage de la frontière entre Grasleben et Weferlingen, les Landkreis<br />
Helmstedt et Börde, est signifié par un panneau marron : ouverture le 18 novembre 1989 à 6<br />
heures. Des ouvriers prennent une pause devant le panneau de commémoration des 25 ans de<br />
réunification : un ensemble de photographies et d’articles de presse célébrant les retrouvailles.<br />
Jean-Philippe remarque la tour d’observation construite côté Ouest pour laisser les citoyens de<br />
la RFA saluer leurs proches, ou se moquer des citoyens de la RDA en captivité, dans un zoo<br />
humain. Très ambigu, tout ça.<br />
Je remarque les blasons des deux Länder, un autre signe de transition sur les bords de route.<br />
Celui de Helmstedt est en deux parties : un marteau, une enclume, un pinceau surmonté d’un<br />
cheval blanc en plein envol. Celui de Börde : un cheval blanc sur fond rouge. Il porte un<br />
chevalier armé d’une lance et d’un bouclier. Sa tête me trouble, il n’a pas de bouche, ses yeux<br />
percent l’avenir, ou regrettent le passé. On dirait un fantôme. Je pense à Michel Pastoureau et<br />
son travail sur l’héraldique.<br />
Nous montons quelques centaines de mètres sur le chemin bétonné, qui n’est pas troué par ici,<br />
ce sont des pavés de béton marqués de chiffres, B300 et d’autres hiéroglyphes,<br />
incompréhensibles. Des bouleaux et des sapins. L’herbe haute pousse dans la bande des cinq<br />
cent mètres.<br />
Continuons, aujourd’hui est une journée sur la route. Où je peux observer le paysage, les<br />
villages, les bâtiments, comme cette maison-pont au niveau de Mariental-Horst. Ici, le passé est<br />
tellement présent, le passé des siècles antérieurs et pas seulement celui de la RDA. Les briques<br />
changent, du rouge prussien au noir, les toits aussi, moins pointus et sans les grilles pour tenir<br />
la neige. Les croix aussi sont moins présentes. Pays protestant ? On respire. D’autres manières<br />
de vivre, d’oublier, ou de continuer sa vie.<br />
Les villages s’étirent le long des routes, sans commerces dans leurs centres. En Allemagne, les<br />
commerces d’alimentation semblent se réduire aux magasins discounts : Aldi, Netto, Norma,<br />
Lidl, Penny, Edeka, NP, nous les avons tous essayés à l’exception de Rewe & Rossmann.<br />
Nous ne voyons plus les balises pour les randonneurs ni pour les cyclistes qui se cantonnent sur<br />
le ruban d’asphalte en marge de la route.<br />
Nous sommes à nouveau dans l’Est. Le panneau marron indique l’ouverture le 13 avril 1990 à<br />
9 heures. Au village, les maisons touchent le bord de la voie, sont beaucoup moins coquettes.<br />
Les jardins et les fruitiers se font plus rares. Ça fait quelques jours que nous ne ramassons pas<br />
de pommes. Ces scènes de désolation nous rappellent où nous sommes : une usine s’effondre,<br />
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le linge sèche dans la cour. Dans les champs autour, quelques vestiges de tours de guet. Une<br />
station de biogaz/méthane gérée par Véolia. Les tracteurs se font vieux. Des petites<br />
exploitations ? Et quel impact sur la récolte, ce temps ensoleillé et sec ?<br />
Nous jouons à zigzag avec la frontière ; comme les premiers jours, elle ne suit pas une ligne<br />
droite, elle contourne certains villages, en oublie d’autres. Nous sommes maintenant sur le pont<br />
Büstedter qui enjambe la rivière Eller, frontière naturelle entre Oebisfelde à l’Est et Bustedt à<br />
l’Ouest. Le panneau marron nous indique l’ouverture de la frontière au 26 novembre 1989 à 6<br />
heures.<br />
Une gigantesque bâche, financée par la Commission européenne et das Grünes Band, raconte<br />
le coût de la division et l’armement de la frontière : 869,90 millions de marks avec un personnel<br />
de 56 000 soldats, 3 000 gardiens. Elle dessine également la double clôture d’Oebisfelde, à<br />
l’intérieur de la zone de contrôle des cinq kilomètres. Les terrains autour du village sont à<br />
nouveau exploités et font partie d’une réserve naturelle. Devant la bâche, un peu de<br />
contemporain, d’élégance : des bancs en béton poli accueillent des plantes grasses, quelqu’un<br />
doit venir les arroser. Derrière, une mini-Camargue, des chevaux, des caravanes, la poussière<br />
des champs brûlés à sec.<br />
En face, le mémorial, réalisé par Manfred Richard Böttcher : une femme sculptée en pierre grise<br />
se tient debout devant un mur où perche un hibou grand-duc, oiseau protégé et à nouveau très<br />
présent depuis la chute du mur. L’installation se trouve dans la digue de la rivière, il faut<br />
descendre un petit escalier pour la rejoindre. Elle est taguée. Le fossé est envahi de ronces, il y<br />
a un pommier, les pommes de Tchernobyl, collées les unes aux autres, j’en ramasse quelquesunes,<br />
pour gouter, le chemin bétonné file sur un paysage plat, monotone. Le panneau<br />
d’information sur le parc, sur les chemins, est aussi tagué. Je distingue que nous sommes dans<br />
un Landschaftsschutzgebiet, entre Harbke et Allertal. Et toujours dans le Landkreis Börde,<br />
accompagnés de notre chevalier muet.<br />
Règne ici une ambiance de négligence, d’indifférence. Limite hostilité. Un avion traverse le<br />
ciel, une trainée blanche derrière lui.<br />
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Tronçon 29<br />
Nous continuons. Retournons dans l’hinterland d’Helmstedt. Arrivons au passage de la<br />
frontière entre Grafhorst et Breitenrode, ouvert le 23 décembre 1989 à 6 heures. Impossible de<br />
se garer. Pas de lieu pour se recueillir. Pas de mémoire. Ni d’accès au paysage. C’est tout privé,<br />
exploité. Circulez !<br />
Nous traversons le Mitteland Canal. La frontière passe entre deux petits hameaux, Böckwitz et<br />
Zicherie, unis par des familles, séparés par les guerres et les murs dont l’histoire est racontée<br />
par un Grenzlehrpfad, un parc pédagogique en plein air. Pour y arriver, Google nous amène par<br />
les petites routes, aussi large qu’une piste cyclable mais bordées de maisons. Je remarque un<br />
panneau Kaiserwinkel. Nous ne voyons pas la stèle à l’honneur de Kurt Lichtenstein « un<br />
Allemand, tué par des Allemands ».<br />
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Nous déjeunons à l’orée d’une forêt de chênes puis suivons la piste pour atteindre les<br />
Grenzanlagen et Grenzlehrpfad, près de Jahrstedt dans l’Est. Nous croisons quelques cyclistes.<br />
Le parc éducatif sur l’équipement meurtrier de la frontière RDA est bien soigné, sobre et<br />
agréable pour y flâner malgré tout. Nous sommes seuls, comme souvent.<br />
Devant chaque type de barrière, les explications gravées dans des tablettes en bois. De chaque<br />
côté de l’asphalte récente, les cinq cent mètres : un pré fleuri au nord, un début de forêt au sud<br />
où les pins, les bouleaux, la bruyère reprennent leurs droits. Le parc est entretenu, le fossé<br />
dégagé, la bande de terre labourée avant de replonger dans la forêt de pins où les sangliers et<br />
les chevreuils laissent leurs traces dans la bande de contrôle fraichement labourée.<br />
Heureusement il n’y a plus de mines antipersonnel. À l’Est, une tour bien réhabilitée, un<br />
Beobachstungsstelle, qui sert aujourd’hui de poubelle, une installation de Land art, un tas de<br />
pierres, et des bancs pour se reposer, se recueillir à côté d’un mémorial. Je m’allonge au soleil,<br />
Jean-Philippe continue de mitrailler, de pousser plus loin le long du chemin bétonné. Ici, je<br />
ressens l’attention que les ouvriers, les élus, les citoyens, veulent accorder à cet espace<br />
pédagogique, loin du bruit, loin de tout. À noter, le lieu n’est pas chargé d’une connotation<br />
religieuse, d’une croix, d’un poids supplémentaire de souffrance. Pourtant, il n’est question que<br />
de mort. Enfermement et contrôle.<br />
Nous décidons de raccourcir la journée, de nous replier vers le camping à Volkswagenland laver<br />
le linge et nous remettre de la fatigue accumulée depuis Checkpoint Alpha. Des silos de voitures<br />
nous accueillent à l’entrée de Wolfsburg, ville de la « coccinelle » qui a contribué à l’effort de<br />
guerre d’Hitler et fut sauvée de l’annihilation par les Britanniques. Le camping, sur la rivière<br />
Allersee est à côté du canal du même nom, il n’est pas au standing de la ville, une vitrine pour<br />
Volkswagen.<br />
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Nous commençons la journée par nous occuper de nous, d’abord la piscine de Volkswagen, à<br />
côté du stade de Volkswagen, ensuite les courses. Les piscines sont comme les points de<br />
passage, elles se ressemblent mais sont toutes différentes. Ici, nous jouons dans les grandes<br />
vagues, artificielles et bien réalistes.<br />
La journée se poursuit dans l’eau. Nous revenons sur nos pas, retraversons le pays plat et<br />
pauvre, voyons un lotissement tout neuf au bord de la route, les jardins emmurés, déjà tagués.<br />
Pour les ouvriers de Volkswagen, la « voiture du peuple » ?<br />
Il s’agit de la région de Drômling, une lande de terre basse et grande d’environ 430 km 2 , peu<br />
peuplée, qui s’étire entre les Länder Basse-Saxe et Saxe-Anhalt et dont la partie la plus<br />
importante se trouve dans cette dernière, là où il y a un parc naturel. Asséché au dix-huitième<br />
siècle, le territoire est maintenant un patchwork de ruisseaux, de canaux, de digues entrecoupées<br />
de petits champs, de forêts de chênes et peupliers, comme les Fens en Angleterre où j’ai passé<br />
cinq ans de ma jeunesse. Les rivières Ohre, Aller et le canal Mitteland y passent aussi.<br />
Google nous guide. Pause déjeuner à Wendischbrome entre un cimetière et un plan d’eau<br />
aménagé, au bord d’une vieille route pavée, le yaourt est bien brassé. À la frontière, la route à<br />
l’Est est neuve. Plate et confortable pour cinq cent mètres ; elle redevient bossue dans le village<br />
de Benitz. Ici, on imagine que pendant la division les pavés ont dû être retirés et réutilisés<br />
ailleurs. À l’ouverture de la frontière, nous ne connaissons pas la date ici, la route a été<br />
reconnectée et refaite dans l’Est.<br />
Nous sommes à Station 9 dans la réserve naturelle de la Radroute de la rivière Ohre, symbolisée<br />
par une loutre debout sur un belvédère qui surplombe un ruisseau chargé d’algues. Habitation<br />
de la Biberwechsel. Inaccessible pour nous. Des cadavres d’immenses peupliers pointent leur<br />
branches dénudées, dévitalisées, blanches contre ce bleu vif qui persiste depuis plusieurs jours.<br />
Nous prenons la direction du nord. Le chemin bétonné a totalement disparu. L’herbe est haute<br />
et sèche, une clôture au milieu, le fossé rempli d’arbres, et rien, pas un monument, pas une<br />
pierre dressée, l’histoire a oublié ce petit coin de la frontière. L’ambiance est comme hier,<br />
indifférente. Le blason du pays change : un aigle rouge grince ses dents à côté d’un lion bleu,<br />
debout, qui nous tire la langue. Nous sommes dans le district de Altmark-Keis Salzwedal. Une<br />
borne avec KH à ses pieds, qui veut dire Kingdom Hannover. De l’autre côté, c’est le Kingdom<br />
Prussia, KP.<br />
À Nettgau, je note la présence d’une fontaine et de ruches vertes dans un jardin au bord de la<br />
route. Depuis notre arrivée en Allemagne, nous n’avons pas vu de ruches et si peu d’abeilles<br />
alors que des fruitiers abondent.<br />
Le reste de la journée s’imbrique, encore peu de places pour se garer, les chemins de ronde sont<br />
défoncés ou recouverts de végétation ; la vie, l’agriculture ont repris leurs droits dans une sorte<br />
d’indifférence à l’histoire, de ce qui s’est passé ici. Je m’interroge, tout est peut-être comme<br />
avant, les gens des pays plats sont frustes, taiseux, ils vivent un « time-warp », où rien ne semble<br />
évoluer, ou pas à la même vitesse qu’en ville, seule la source d’électricité qui vient maintenant<br />
de quelques stations de biogaz ou de fermes d’éoliennes permet de placer ces lieux dans le<br />
présent.<br />
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Nous sommes maintenant près de Gladdenstedt, dans le Landkreis Gifhorn, à côté de la Station<br />
5 de la Radroute. La loutre nous salue. Nous ne trouvons pas non plus de mémorial mais un<br />
couple de chevaux courts sur pattes et un panneau marron qui indique l’ouverture de la frontière<br />
le 2 février 1990 à 15h40. Pourquoi avoir attendu si longtemps ? Nous ne marchons pas sur le<br />
chemin de l’ex-frontière, il a disparu. Le van est mal garé, entre la piste cyclable et l’entrée des<br />
champs.<br />
Le peu qui existe pour commémorer la chute du mur risque de disparaître dans ce pays de<br />
marais et de bocages où tout s’enlise, pourrit vite, s’efface comme les troncs d’arbres et les<br />
tours de guet dont nous ne voyons pas de trace par ici, retour à la poussière. Le panneau marron<br />
qui indique l’ouverture de la frontière près de Bonese, entre Schafwedel et Schmälau, le 18<br />
novembre 1989 à 6 heures, est recouvert du pollen des arbres. Les chênes prolifèrent par ici,<br />
pas les pommiers.<br />
Nous pénétrons un sous-bois, des fossés se croisent, certains sont renforcés de béton, d’autres<br />
recouverts d’algues. Inaccessible. La vie coule, lentement, mais à la surface, dans les champs<br />
autour, les arbres manquent visiblement de pluie. Un autre lion-dragon nous tire la langue, c’est<br />
le blason du Landkries Uelzen. Entouré de petits cœurs rouges. Tandis que celui de Gifhorn<br />
nous joue la trompette. Une sérénade pour les âmes égarées.<br />
Nous passons la nuit à Salzwedel, petite ville à l’Est, près de la frontière. Ville fortifiée depuis<br />
le quatorzième siècle, traversée d’eau, qui me semble bien basse, en dessous du niveau de la<br />
mer. Nous prenons une bière au centre, une seule rue piétonne et beaucoup de très vieilles<br />
maisons, en brique rouge ou avec des colombages décorés de lettres gothiques, enfoncées dans<br />
le sable, inclinées et déformées par le temps. Il faut que j’arrête la bière blague Jean-Philippe,<br />
ces maisons ne sont pas droites. Le fait que la femme de Karl Marx est originaire d’ici ne<br />
l’intéresse pas du tout ; elle s’appelait Jenny de Westphalie.<br />
Notre conversation revient à notre ouvrage, à mes difficultés d’écrire en français, et à mon<br />
plaisir aussi à dompter mes craintes et écrire, naturellement, spontanément, même si parfois les<br />
mots me viennent en anglais, et je suis entourée d’allemand, élément encore plus perturbateur<br />
dès lors que j’essaie de parler. Sans compter du fait que je suis née dans ce pays. À cause ou<br />
grâce à la guerre, celle qui a donné cette frontière que nous remontons. Nous parlons également<br />
du choix des images de Jean-Philippe, sa perception de l’espace, son concept de l’art et de ce<br />
qui est de la photographie, le sujet c’est la photographie insiste-il. Ce n’est pas moi qui choisis<br />
la focale, c’est la situation, l’espace. Ce que je veux montrer, c’est la ligne, ce chemin qui<br />
l’accompagne. Et tant pis si tous les jours c’est la même chose. C’est ça que je veux montrer.<br />
Et surtout éviter d’être illustratif ou documentaire.<br />
Un groupe de jeunes immigrés passe. Ils sont bruyants, entre eux, comme peuvent l’être des<br />
jeunes. Un silence lourd tout autour, choc des cultures, nous ressentons le besoin d’avenir dans<br />
un monde encore lesté de son passé.<br />
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Tronçon 30<br />
Encore et toujours du soleil, il fait 24° à dix heures.<br />
Nous partons ; je vais sacrifier ma lecture et essayer d’être plus attentive à la route, aux noms<br />
des villages que nous traversons pour ne pas me noyer dans l’indistinction du Drömling, qui<br />
fait partie de la région de Niedersachsen. Les contours des villages, des champs et des forêts<br />
autour se mêlent, se confondent dans mon esprit, habitué maintenant à la grandeur des sites<br />
mémoriaux. Ici, c’est une succession de points et de lignes qui se ressemblent. Ils<br />
m’hypnotisent, me bercent. Le charme des pays plats c’est cette douceur de l’horizontalité, on<br />
voit loin et il n’y a rien à voir. Une répétition de petites choses. Avec un ciel plus bas, plus<br />
présent, omniprésent même.<br />
En sortant de Salzwedel, plusieurs girafes me font signe, ils éclairent une rangée de garages.<br />
Dans leur jus. Et bien amiantés. Au milieu des champs, une grosse installation, peut-être une<br />
station de forage, observe Jean-Philippe. Il y a du gaz naturel par ici. Nous voyons plus tard<br />
d’autres sites de forage et les petites cheminées jaunes dans les bordures des champs. Traversés<br />
par les chevreuils, même couleur du sol.<br />
Nous roulons, nous faisons beaucoup de kilomètres dans le Drömling, région peu touristique<br />
avec encore moins d’infrastructures que d’habitude, nous sommes obligés de revenir sur nos<br />
pas, jouer encore plus le zèbre et faire des zigzags avec la frontière.<br />
Les villages de maisons à brique rouge se succèdent, nous sommes bien en terre prussienne ;<br />
des corps de fermes, dont certains en ruines, des églises. Feu les arbres, qui brillent sous le<br />
soleil, enjolivent le paysage, l’animent. À Henningen, nous voyons des signes d’Ostalgie :<br />
d’anciens poteaux rouges, noirs et oranges de la RDA ornent les jardins. Même des tours de<br />
guet comme jeu d’enfants. Toujours pas de cafés, ni de commerces mais le facteur, fidèle, même<br />
un samedi, et un monument aux morts de la guerre de 1914-1918. Idem à Barnebeck où un<br />
autre poteau et un drapeau allemand décorent le village, traversé d’une longue rue pavée, un<br />
aigle féroce devant l’église, rouge. À Kortenbeck, un fermier sur son tracteur Deutz avance vers<br />
nous, dans les champs autour une ribambelle de tours. Des yeux partout.<br />
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Premier arrêt de la journée, un mirador à hauteur de Dahrendorf, au milieu des champs. Nous<br />
garons le van sur un chemin non praticable. À côté, le fermier travaille sur son tracteur, et ce<br />
n’est pas un Deutz, mais un monstre, gros comme une maison. Nous contournons un champ<br />
planté de blé d’hiver, déjà bien monté, des cailloux aussi. Un grand trou, les restes d’une tour<br />
de guet, et une petite chaise en bois au milieu d’une haie, tournée vers la plaine. Le chemin<br />
bétonné est bien recouvert d’herbes, de fleurs sauvages, de choux. Je trouve une pomme, où est<br />
le pommier, ils se font rares par ici. Le fruit est acide, amère.<br />
La tour, elle, elle est solennelle, surveille le pays plat qui s’étire au loin, silencieusement. Les<br />
éoliennes tournent à l’horizon. Un panneau devant la porte : Betreten der Baustelle verboten !<br />
Eltern haften für ihre Kinder. Entrée interdite. Les parents sont responsables de leurs enfants.<br />
Mais qu’est-ce qu’ils ont dû s’ennuyer, ceux qui étaient de garde ici, s’exclame Jean-Philippe,<br />
et nous rejoignons le van, en apercevant les bennes de navets dans le champ à côté. Pour<br />
nourriture ou bio-méthane ?<br />
Le passage de la frontière se trouve à quelques mètres de là, en direction d’Harpe, marqué par<br />
une stèle à côté d’un banc, sous un tilleul : 1945 Hier war Deutschland 45 Jahre geteilt, niemals<br />
wieder 1990. 1945 l’Allemagne était divisée pendant 45 ans. 1990 plus jamais.<br />
Nous quittons l’Est, l’Altmark-Keis Salzwedal, et retournons dans l’Ouest, le Landkreis<br />
Lüchow-Dannenburg avec son symbole de sapins et trois losanges.<br />
Le village est animé : un couple joue au badminton dans leur cour, un épouvantail à la guitare.<br />
Un coin de bouquins à lire et à échanger. Je note un panneau Grenzmuseum. Est-il sur le circuit ?<br />
Non. Faisons un détour de cinq kilomètres alors.<br />
Nous y sommes. À Göhr. Il s’agit d’un musée privé, 2 € l’entrée. Je n’entre pas, Jean-Philippe<br />
est catégorique. Ça ne m’intéresse pas du tout. J’essaie, aucun sourire, aucune salutation. Je<br />
passe ma tête par la porte, voir la pléthore d’objets, de mannequins, de drapeaux, et un<br />
distributeur de dépliants touristiques. Personne n’est venu me demander si je veux de l’aide, si<br />
je veux entrer. C’est stupéfiant. La cicatrice se ferme dit Jean-Philippe, par ici. Une étude est à<br />
faire sur les musées privés, mais celui-ci, c’est pour faire de l’argent dit-il. Je ne sais pas, je ne<br />
connais pas les motivations de ces gens-là mais c’est justement cette pluralité de discours qui<br />
m’intéresse, les « narratives » comme on dit en anglais. Chacun son expression, les élus, les<br />
associations de citoyens, et même les citoyens moins scrupuleux. Que savoir ? Que veulent-ils<br />
dire ? Je retourne au van. L’équipe du musée, animateurs et amis ne me regardent pas. Je suis<br />
transparente dans un pays dont l’opacité s’accumule. Notre incompréhension aussi.<br />
Nous rebroussons chemin, repassons dans la forêt, les balises pour les pistes cyclables<br />
réapparaissent.<br />
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Pause déjeuner à Bergen a.d. Dumme, dans le jardin intérieur d’un grand restaurant. Le<br />
personnel nous sourit et nous parle en anglais. Je me sens à nouveau un être humain, digne<br />
d’être reçue. Je prends une assiette de légumes et une tasse de café, Jean-Philippe un<br />
« Schnitzel », deux filets de porc. Nous regardons autour de nous, des couples, des familles,<br />
puis arrive un groupe de personnes assez âgées, toutes bien habillées, des notables du coin<br />
observe Jean-Philippe, venues célébrer 50 ans de mariage. Bien plus gai que le mariage à<br />
Probstzella.<br />
Nous reprenons la route. Je vois un homme avec une grande boucle d’oreille, genre piercing.<br />
On en voit de temps en temps, le mari et quelques invités à Probstzella, ailleurs aussi. Est-ce<br />
une tendance, une mode ou le signe d’adhésion à un clan ?<br />
À la sortie de Bergen, nous repassons la frontière, rentrons dans l’Est ; le panneau routier nous<br />
indique l’ouverture au 10 novembre 1989 à 00 heures. Un gigantesque bipède en béton blanc<br />
poli se dresse à la droite de la route, en haut, un cercle tient les deux colonnes ensemble ; d’un<br />
côté le blason du Lander de l’Est : un ours noir enjambe les créneaux d’un château. Au-dessus<br />
de lui, un aigle noir, toutes ailes et griffes sorties. Derrière, le cheval blanc du pays d’Helmstedt,<br />
symbole de l’Ouest. Jean-Philippe essaie de trouver le chemin de ronde, il a disparu.<br />
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Tronçon 31<br />
Nous sommes maintenant dans le tout petit village de Seebenau, accueillis par un logement en<br />
ruines, une ferme en brique rouge abandonnée, recolonisée par la végétation. Un camping-van<br />
Fiat est garé au bord de la route. Jean-Philippe se met devant.<br />
Le chemin vers la tour indique Luckau, à trois kilomètres, de l’autre côté de l’ex-frontière. Les<br />
murs blancs de l’ancien mirador clignotent dans le soleil, il fait maintenant 27° et nous<br />
apprécions l’ombre des bouleaux sur cet ancien chemin de patrouille qui mène à la tour.<br />
Personne derrière nous, mais une drôle de sensation, d’être suivis, observés, des anciennes tours<br />
en bois parsèment le paysage, parfois alignées, quatre par champ.<br />
La tour joue à cache-cache, disparait derrière les virages, les énormes chênes. Réapparait, nous<br />
appelle, il nous faudra quarante minutes de marche pour l’atteindre.<br />
Nous nous arrêtons devant un bâtiment tout écroulé, une odeur putride s’en dégage. Je vois des<br />
sacs de choux verts empilés. Ce n’est pas ça, dit Jean-Philippe, c’est un tas de compost plus<br />
loin. Le terrain est jonché de débris, de véhicules, d’équipement militaire, un tabouret de bureau<br />
dans un état avancé de décomposition, son siège maintenant une série de lamelles de bois.<br />
La tour quant à elle, se dresse sur son île, digues et fossés autour, telle une vierge blanche<br />
derrière son écrin de feux, des arbres rouges et jaunes. Elle est ouverte, violée, sa peau taguée,<br />
ses entrailles par terre, ses fenêtres cassées, du verre bleu-turquoise sur les marches, une affiche<br />
de papier claque dans le vent. Je n’entre pas. Qui est là-haut ? Jean-Philippe a encore disparu.<br />
Nous revenons par le Luckau Weg, repassons devant la station de gaz, croisons un homme qui<br />
détourne le regard quand nous nous approchons. Arrivés au village, une femme monte dans son<br />
camping-van Fiat et nous salue joyeusement de la main. Nous faisons de même, la solidarité<br />
des propriétaires de petits camping-cars, comme des motards qui se saluent.<br />
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Nous sommes de retour à Salzwedel, assez tôt pour mettre nos chaises de camping au soleil et<br />
profiter de ces derniers rayons, un peu de répit, comme un samedi, dit Jean-Philippe. On bosse<br />
comme des dingues, plus de 12 heures par jour et on n’est pas payé !<br />
Un monsieur en short et marcel sort du bâtiment de la piscine, un seau rouge à la main, pour<br />
son barbecue il nous explique. Le parking est gratuit, il nous rassure, et l’électricité aussi. En<br />
revanche, les prochaines toilettes se trouvent à trois kilomètres et on n’aura pas d’eau pour notre<br />
douche. Un autre monsieur, aussi en short, un rouleau de papier-toilette sous le bras, nous salue.<br />
Tout le village a la clé de la piscine, je blague. Et s’en sert, acquiesce Jean-Philippe, nous<br />
sommes dans l’Est. Ce sont en fait les occupants d’un camp privé, de l’autre côté de la piscine.<br />
Les haies vibrent d’oiseaux. Six moineaux y perchent, ils essaient de voir ce qui se passe dans<br />
le van. Les voix de femmes qui causent, qui rient, me bercent à la tombée de la nuit.<br />
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Soleil. Encore. C’est bien pour nous, on peut marcher sans encombre, mais Jean-Philippe se<br />
plaint, cette lumière blanche l’aveugle et crame ses images. On s’inquiète également, quelles<br />
conséquences pour l’agriculture, les forêts, notre équilibre et notre planète ? C’est bien le<br />
réchauffement climatique dont il s’agit ?<br />
Mon esprit se promène, je pense à mes amis, mes quelques engagements à Cluny, le Collège<br />
Européen, le festival du cinéma, les élections en 2020, vais-je y participer ? Continuer la<br />
randonnée, les ateliers de cuisine. Aller plus souvent à Lyon, voir les filles, les copines, les<br />
anciens collègues. Posture professionnelle, posture vacancière, à la retraite, mais pas encore,<br />
pas avant quelques années. Je suis toujours dans cet entre-deux, c’est encore le chat de<br />
Schrödinger.<br />
Les nouvelles du monde me parviennent par petit bout, quand j’ai un accès 4G sur mon<br />
téléphone, ce qui est assez rare, ou un moment libre dans la journée, encore plus rare. Je peux<br />
vivre sans. Ce qui se passe en Grande Bretagne me déprime trop, adieu mon pays. Une autre<br />
blessure.<br />
Un ami allemand à Lyon nous piste, tous les quelques jours il envoie une suggestion. Il a grandi<br />
au bord de cette frontière, n’est jamais revenu. Pour beaucoup, notre projet réveille les<br />
souvenirs, les envies d’en savoir plus.<br />
Je pense également aux auteurs autonautes et cite Carol Dunlop.<br />
« Évidemment, nous pouvons être les seuls à nous intéresser à cette autoroute qui nous livre<br />
peu à peu ses secrets, nous prend en sympathie ; ainsi sans trop de bruit et sans violence, nous<br />
entrons en possession de ses chemins, ses sentiers et ses zones cachées, tout comme au lit on<br />
peut posséder peu à peu un être aimé par des regards, des caresses, des mots murmurés qui<br />
sont autant de portes et de fenêtres derrière lesquelles il en est d’autres encore, plus douces et<br />
plus belles, et nul ne sait, au bout du compte, qui ouvre la porte, qui est à la fenêtre ou qui tient<br />
qui entre ses bras. »<br />
On s’y retrouve, avec cette frontière. Nous sommes entrés en possession, de ses méandres, de<br />
ses chemins, visibles, effacés, de ses tours, de sa mémoire. De son tracé. S’y enfoncer, dans ses<br />
sous-bois, sa jungle, ou sa savane, c’est ce qui plaît le plus à Jean-Philippe, la tenir dans sa<br />
peau, dans son corps, l’appréhender dit-il, dans tous les sens du mot. Déjà une nostalgie pour<br />
elle ? Ou c’est elle qui nous dévore, nous vampirise ? Nous nous pressons pour la retrouver.<br />
Une nouvelle journée de route, le paysage est encore plus plat aujourd’hui, l’indifférence<br />
augmente, même les vaches ne lèvent pas leur tête quand nous passons. Elles sont bien<br />
allemandes s’indigne Jean-Philippe.<br />
À la sortie de Salzwedel, direction Lübbow, nous allons d’abord à la découverte de la tour, das<br />
Grenzturm Hoyersburg, visible depuis la route, sur une butte au milieu d’un pré marécageux,<br />
maintenant terriblement sec. Le passage de la frontière à ce point, entre le pays Altmark-Keis<br />
Salzwedal, dans l’Est, que nous quittons, et Landkreis Lüchow-Dannenburg, dans l’Ouest, fut<br />
ouvert le 23 décembre 1989 à 6 heures. Un beau cadeau de Noël.<br />
Le chemin de l’ex-frontière se dirige vers le sud, nous ne l’empruntons pas ; nous prenons le<br />
versant nord seulement pour investiguer une drôle de tour qui, en l’approchant, s’avère être une<br />
mini-station de gaz naturel. Nous sommes cernés. Toute la journée, des îlots de forage<br />
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s’ajoutent à notre inventaire de tours, points de passage, mémoriaux, la plupart nous semblant<br />
fermés. Des évents jaunes au chapeau rouge signalent leur présence.<br />
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Tronçon 32<br />
La tour vue et photographiée, ressemble à tant d’autres, nous partons à la recherche du mémorial<br />
à l’honneur de Hans-Friedrich Franck, jeune ingénieur de 27 ans qui, en essayant de passer la<br />
frontière au niveau de Blütlingen, reçoit une décharge de 80 éclats de métal. Il en meurt. C’était<br />
en 1973.<br />
Le lieu est loin, encore plus loin par la route. Nous essayons donc à pied, à travers les prés,<br />
bossus et spongieux. Comme une tourbière où poussent des graminées drues, des touffes de<br />
bruyère. Séchées. C’est comme marcher sur du sable, comme en Grèce, se plaint Jean-Philippe.<br />
Sans la compensation d’un café frappé à l’arrivée. Oui, il ajoute, ce pays, c’est beaucoup<br />
d’efforts sans les compensations. Ils travaillent toute la semaine, font-ils la fête le dimanche ?<br />
Nous n’en savons rien. Pourtant, le mois d’octobre c’est l’Oktoberfest, la fête de la bière à<br />
Munich, et normalement partout en Allemagne, ici rien de tout ça.<br />
C’est comme si, après die Wende, s’amuser devient interdit, quelque chose du passé, d’avant la<br />
chute du mur et la fin du régime socialiste. Finies les fêtes du parti unique, de la SED, pour la<br />
jeunesse, les syndicats, le peuple, das Volk, tout était occasion pour commémorer, rappeler<br />
l’intérêt et l’importance du régime.<br />
Au bout de 45 minutes, nous abandons, rebroussons chemin. Inutile de dire que le seul monsieur<br />
que nous croisons de la journée ne nous sourit pas et répond à peine à notre salutation.<br />
À Lübbow, dans l’Ouest, on vend des courges et des citrouilles dans la rue qui est large,<br />
ombragée. Les maisons, en brique rouge, sont bien éloignées des bordures de la route ; de<br />
grandes pelouses vertes s’étendent des seuils de portes aux trottoirs. De l’espace. Un air de<br />
dimanche à la campagne. Des bâches publicitaires pour Internet. Les maisons à Dangenstorf<br />
sont si belles, je vois des roses dans les jardins, une table couverte d’une nappe blanche, une<br />
femme prend son café, elle lit. On se croirait dans le film Partition inachevée pour piano<br />
mécanique de Nikita Mikhalkov.<br />
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Nous partons à la recherche d’une deuxième tour au niveau d’un passage de frontière entre<br />
Volzendorf (où des jeunes mariés ont érigé leurs effigies en bottes de foin) et Klein Chüden,<br />
bien cachée elle aussi par les arbres, au milieu de nulle part. Jean-Philippe est bien loquace<br />
aujourd’hui. Oh, non, il blague. Imagine faire sa semaine de garde, ici, en hiver, dans la neige.<br />
Il n’y a rien, que des lapins et des chevreuils. Qui va essayer de se sauver d’ici ? Et, aussi loin<br />
que l’œil peut voir, il n’y a, effectivement, rien. Des champs, des près, des fossés, des digues,<br />
des buissons et des roseaux. Après, la forêt et un peu plus loin une ancienne mangeoire à bétail<br />
tout en fer rouillé. Les fermes d’éoliennes sont encore plus loin. Les oies passent dans le ciel.<br />
Quant à la tour, la raison de notre balade, elle est haute, plus haute que celles que nous avons<br />
vues jusqu’à présent, élancée, étroite. Accompagnée de deux ou trois arbres bien secs, dénudés<br />
par la sècheresse. Quand il y a de l’eau, ces prés doivent être marécageux, inaccessibles,<br />
comment y allaient-ils, s’interroge Jean-Philippe.<br />
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Restons avec le rien. Nous partons à la découverte du village détruit de Jahrsau, toujours dans<br />
le voisinage, près de Riebau. A deux ou trois kilomètres à vol d’oiseau, au bout du chemin de<br />
l’ex-frontière. Nous mettons presque une heure pour y arriver. Le village de Ritze est totalement<br />
bloqué, des travaux sur la route. Nous devons donc revenir sur nos pas et ressortir de Salzwedel,<br />
traverser le village de Prezier puis le hameau de Jeebel, composé de trois rues et une caserne<br />
de pompiers, neuve. Le bitume disparait, nous roulons sur des pavés puis sur le chemin bétonné.<br />
Le village de Jahrsau se trouvait dans un renflement entre les deux Länder, la Basse-Saxe et le<br />
Saxe-Anhalt. Oublié par l’histoire et les guerres du dix-neuvième siècle, il se trouvait encerclé<br />
par la Grenze, et bien trop près de la frontière : la RDA voulait y créer un champ de tir. Trois<br />
familles sont expulsées du village en 1952, les derniers habitants en 1961 et en 1970 le village<br />
et toutes les fermes sont démolis. En 1993, le village et les deux cent mètres qui le séparaient<br />
de la frontière sont classés dans l’Office allemande des monuments historiques par le Saxe-<br />
Anhalt.<br />
Un travail de mémoire a été fait. À l’entrée du lieu, un écriteau, une photo du grillage, le logo<br />
Grünes Band et un bout de l’ancienne grille. Au centre, d’autres panneaux d’information<br />
racontent la vie du village, appuyés de photos, plan des maisons, articles de presse. Dans les<br />
sous-bois, à côté des ruines, les restes des fondations et divers déchets : squelettes de chaises,<br />
chaussures, casseroles, quelques poteaux indiquent l’emplacement des maisons sur une seule<br />
rue, Dorfstrae. Il y en avait quatre et une chapelle. Chaque poteau s’érige comme une croix, il<br />
comporte le numéro de la rue, le nom de l’occupant et un objet en son souvenir : les griffes<br />
rouillées d’une fourche de jardinage, le boîtier d’une serrure, rouillé aussi …. À la sortie du<br />
lieu, dessiné par un taillis circulaire de chênes, de bouleaux, de saules, d’églantiers, ein<br />
Rundweg, se trouve une croix en bouleau, sa tige pelée, ornée d’un dessin de l’ancienne chapelle<br />
et d’un bout de grillage rouillé. Tout semble abandonné, laissé à la nature.<br />
Sobre et émouvant. Macabre tout de même.<br />
Nous remontons le chemin pavé, défoncé, jusqu’au van. Les glands tombent, nos chaussures<br />
les écrasent, c’est presque aussi jouissant de les entendre exploser sous le pied que de marcher<br />
dans les feuilles de platane tombées par terre. Deux oiseaux nous suivent. Nous ne croisons<br />
personne. Tout est calme autour.<br />
Un élément insolite, les tours de guets aux abords de Jahrsau sont en fait des anciens postes<br />
d’observation de la mer ou de piscine pour les maîtres-nageurs. Le clin d’œil à la récupération<br />
m’amuse. Rien ne se perd. Sauf les pommes.<br />
Aujourd’hui, comme les autres jours, nous passons de l’Est vers l’Ouest, ou de l’Ouest vers<br />
l’Est. À chaque passage, nous notons les différences, parfois les toutes petites choses, l’état des<br />
bâtiments, des routes, la présence de wifi/4G, de cafés, du monde dans la rue. Presque<br />
imperceptible, mais sensible. Et s’il devait y avoir sécession ? De quoi vivrait l’Est ? Nous<br />
voyons tellement d’usines fermées, en ruines. Moins de fermes d’éoliennes ; moins de<br />
population à fournir en électricité ?<br />
Au restaurant à Bergen, j’ai ramassé plusieurs dépliants touristiques indiquant les randonnées<br />
à faire dans le Wendland oriental, un territoire qui fait partie de Niedersachsen mais en Basse-<br />
Saxe, qui est à l’Ouest. C’est l’est de l’Ouest. Une myriade de circuits bien détaillés avec une<br />
offre culturelle et gastronomique bien pourvue. Où se trouve l’équivalent pour le Saxe-Anhalt,<br />
dans l’Est ? Un dépliant Grünes Band explique la région que nous avons parcourue autour de<br />
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Salzwedel seulement. Pourtant, la majeure partie de Drömling se trouve à l’Est et contient un<br />
parc naturel, difficile à trouver de l’information.<br />
Nous nous trouvons dans le camping de la ville d’Arendsee, au bord du lac homonyme. Dans<br />
l’Est. Un équipement des années 50. À côté d’une décharge. Sous les platanes. Sur un sol brulé<br />
sec. Un homme dans sa caravane, trois personnes et deux chiens dans une autre. Autant dire<br />
que c’est calme. Nous devons attendre 19 heures avant de pouvoir régler, prendre nos douches<br />
avec des marks RDA pour avoir de l’eau chaude. Jean-Philippe veut en garder un comme<br />
souvenir.<br />
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Tronçon 33<br />
Nous nous réveillons au chant du coq, sous le soleil. Le murmure de la route au-delà de la<br />
décharge. Les nouvelles des élections en Bavière nous interpellent. L’extrême droite entre au<br />
parlement, les Verts, pro-immigration, dépassent le parti socialiste, le SPD. Le tableau change.<br />
C’est comme en France, partout en Europe, où les anciens partis, fondés depuis la fin de la<br />
guerre, perdent leur hégémonie. Un nouvel ordre.<br />
À notre départ, la propriétaire du camping nous salue, me parle en allemand, me dit<br />
qu’Arendsee n’est pas dans le Drömling mais en Altmark. Elle nous souhaite bonne route. Cela<br />
réchauffe, si seulement je pouvais parler un peu plus. Lui poser des questions.<br />
Nous prenons la route, presque tout droit mais mon sens de désorientation persiste. La frontière<br />
ne suit toujours pas une ligne droite. Nous utilisons soit Google soit un guide touristique pour<br />
cyclotouristes que nous lisons à l’envers, l’auteur est parti de la mer Baltique alors que nous<br />
nous y rendons. Le guide est en anglais, il date de 2012 et ne tient pas compte, forcément, que<br />
depuis, d’autres routes ont été connectées ou réalisées.<br />
C’est la découverte. De plus, nous avons des règles : suivre la frontière et s’intéresser à tout ce<br />
qui peut traiter de la frontière. Des écarts sont de temps en temps tolérés. Selon humeur et<br />
intérêt, mais ils sont rares, notre temps est compté et la frontière nous absorbe.<br />
Le paysage est toujours plat, laid, monotone. Nous contournons le lac d’Arandsee par<br />
Schrampe, petit hameau avec une belle caserne de pompiers et une voiture dans un enclos aux<br />
moutons. Plus loin, à Zieau, la route commence à se dégrader sérieusement. Une forêt de pins<br />
débute à Lomitzer, elle a été coupée en deux par la frontière. Le sol est sablonneux. Quelques<br />
érables rouges.<br />
À notre premier arrêt, aux anciens casernements de Ziemendorf, Jean-Philippe ne descend pas.<br />
Construit en 1970 pour les Grenzbataillons des Grenzregimentes 24, nommé « Fritz Heckert »,<br />
un des fondateurs du parti communiste allemand, le bâtiment est maintenant un hôtel, Pferdeund<br />
Freizeitparadies, 25 € la nuit. On aurait dû dormir là, regrette Jean-Philippe. Je fais un tour.<br />
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L’édifice s’érige en longueur comme une barre d’appartements HLM de piètre qualité, les uns<br />
sur les autres, architecture urbaine des années 60, en béton préfabriqué, tous pareils. Ein<br />
Plattenbau et selon le style répandu des grands ensembles dans les villes de l’Est. Je vois les<br />
habituels panneaux d’information de la Grünes Bande, un plan pour la région Altmark avec une<br />
colonne de blasons des municipalités, tous avec une aigle sauf un. Celui de Bismark m’arrête,<br />
une rose en plus de l’aigle. Nous sommes sur la piste cyclable Vier-Länder-Eck, bien aménagée<br />
et documentée par les associations. Aux abords de l’immeuble, des œuvres d’art naïfs rappellent<br />
les barrières de la frontière ; les grilles et les poteaux sont maintenant peints de symboles et<br />
messages pour la paix, la liberté.<br />
L’hôtel est fermé.<br />
À Gollensdorf, nous voyons un deuxième casernement, dans un état brut cette fois-ci, des<br />
chèvres broutent à côté. Jean-Philippe laisse passer un camion rouge transportant du bétail sur<br />
la route étroite. Nous sommes en plein cœur de terre prussienne, des corps de fermes en brique<br />
rouge, quelques maisons par hameau, plusieurs délabrées, une totalement recouverte de paniers<br />
de fleurs, à toutes les fenêtres. Quelques signes de nostalgie de la RDA, des poteaux orange,<br />
rouge, noir dans les jardins. Il va sans dire, pas un commerce, pas un café, personne dans les<br />
rues. Nous ne voyons pas le facteur avant l’après-midi, à Schnackenburg. La seule personne<br />
qui bosse, un monde de postiers remarque Jean-Philippe.<br />
Nous entrons dans le district, le Landkreis de Stendal, la forêt dense continue. Sur du sable.<br />
Nous passons à gauche sur une route toute neuve, toute blanche, une piste toute droite et étroite.<br />
Avec des passing points, comme en Ecosse. Au bout, la frontière, un poteau, une tour haute et<br />
étroite, sur une bute, dégagée et visible. Des arbustes poussent sous son toit, maintenant cassé.<br />
Un tas de poudre blanche près de la route, du gypse ? Une table de pique-nique renversée. Des<br />
panneaux d’orientation.<br />
Une grosse BMW est garée, le coffre ouvert, plein de brochures, le propriétaire concentré sur<br />
son smartphone. Personne d’autre que lui et nous à des kilomètres à la ronde ; nous n’existons<br />
pas.<br />
Nous sommes, comme toujours depuis notre remontée de l’ancienne frontière, dans plusieurs<br />
endroits à la fois. Dans les environs de Bömenzieh, dans l’Est, juste à la frontière où le chemin<br />
de ronde monte au nord. En face, à l’Ouest, se trouve le petit hameau de Nienwalde. Nous<br />
sommes également dans la plaine de l’Elbe, der Elbetalaue, où se trouvent deux réserves de<br />
biosphère du paysage fluvial de l’Elbe : le Biosphärenreservat Mittelelbe labellisé UNESCO et<br />
le Biosphärenreservat Niedersächsische Elbetalaue, nous sommes au poste C du second, et<br />
aussi le parc naturel, Naturerlebnis Grenzland. Pour compléter, le tableau nous sommes au<br />
carrefour de quatre Länder, trois de l’Est : Brandebourg, Mecklembourg-Poméranie<br />
occidentale, Saxe-Anhalt, et un de l’Ouest : Basse-Saxe. La piste cyclable et un chemin de forêt,<br />
un Forstweg, nous entourent.<br />
Il fait très chaud au soleil, frais à l’ombre. Pas un brin de vent et le ciel est encore<br />
incroyablement bleu. Il est bientôt midi.<br />
Nous faisons demi-tour à Nienwalde, un hameau de cinq fermes, de la taille de Jahrsau mais à<br />
l’Ouest, donc toujours debout, et partons pour notre troisième arrêt de la journée, près de<br />
Gummern, aussi à l’Ouest. Pour le rejoindre, il faut retraverser la frontière où un panneau<br />
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marron indique la date d’ouverture : le 31 mars 1990, 9h30. Nous sommes maintenant dans<br />
l’Est. En plein Biosphärenreservat, un lieu comme le Marquenterre, lieu de migration<br />
d’oiseaux, lieu d’observation aussi, de biodiversité et de préservation de la nature. Nous<br />
trouvons un paysage plat, la beauté est revenue. Des lacs bleus, cernés de roseaux, hauts, dorés<br />
et luisants dans le soleil ; je suis terriblement tentée de me baigner. Un monsieur l’a fait devant<br />
nous, nu comme un vers. De grandes étendues de sable, de buttes et de digues. Et les oies qui<br />
passent, qui se rassemblent, qui s’appellent, qui volent au-dessus de nos têtes.<br />
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Dans ce coin de paradis fréquenté par les cyclistes, des ouvriers ramassent le chaume à la main,<br />
nous déjeunons. Profitons.<br />
C’est ici où le village de Stresow fut rasé. Les habitants furent obligés de partir entre 1952 et<br />
1974. Aucune trace sur la plaine. Aujourd’hui, trois stèles de commémoration et 16 arbres pour<br />
rappeler les 16 maisons (plantés par Marianne Birthler), des panneaux, d’orientation et<br />
d’explications, c’est la concurrence – chaque organisation veut marquer son territoire – et un<br />
mini-parc de vestiges de la frontière. Sur le grillage, des masques en argile grimacent, elles<br />
évoquent l’horreur, la souffrance face au régime. Les boîtes pour les dépliants touristiques sont<br />
toutes vides. Mais prévues. Nous n’en avons pas vu depuis le premier jour. Ajoutons à la liste<br />
des lieux déjà cités, la voie romane, Strasse der Romanik qui traverse Altmark.<br />
Le pays est vide d’habitations. A l’Est, le seul village a été rasé. Dans l’Ouest, c’est un hameau<br />
de quelques maisons. Il faut pousser jusqu’à Schnackenbourg pour plus. Nous y allons. Passons<br />
d’abord par la digue, à l’extérieur de la petite ville, le long du port, quelques bateaux de<br />
plaisance, une terrasse de café derrière un mur. On se promet d’y revenir. On pousse jusqu’au<br />
sud du port, l’eau est très basse, le dernier bateau est dans la glaise. Sur la rive, un banc, au<br />
milieu de nulle part. Pour la vue sur l’Elbe.<br />
Nous remontons au village en passant devant le musée privé sur la Grenze, dans une ancienne<br />
poissonnerie. Je reste au soleil, sur la place du marché, admire les belles maisons, coquettes,<br />
les rosiers contre le mur, à côté de celles abandonnées, puis rejoins Jean-Philippe sur la digue<br />
de l’Elbe. Regarde, il me montre. Le niveau du fleuve en mars 1981 avait atteint 20,63 mètres ;<br />
en avril 1895 : 21,24. La ville était inondée. La barrière anti-inondations est toute neuve,<br />
construite en 2017. Elle arbore une aigle, toutes griffes dehors, entre deux tours. Je pense aux<br />
inondées dans l’Aude. Six mois de pluie dans une nuit. Devant tant de sécheresse, difficile<br />
d’imaginer.<br />
Nous louchons sous le soleil. Ça sent la mer, la Baltique déjà, pourtant, nous sommes encore<br />
loin, mais toute cette eau, ce sable, ces dunes et digues pour protéger le sol, la fragilité de cet<br />
endroit nous l’évoquent. Un cycliste attend le bac pour traverser le fleuve, maintenant un ruban<br />
bleu qui coupe la savane – on croit voir des buffles sur la rive en face, pas des vaches – son lit<br />
creusé par les siècles, large de plusieurs centaines de mètres. Où est passé l’Elbe ? En partie<br />
évaporé ? Fleuve de la frontière, le quatrième de l’Allemagne.<br />
Au bout de la piste qui mène au bac, un panneau marron indique l’ouverture de la frontière le<br />
7 septembre 1991. Ce n’est pas une anomalie géographique, la frontière était dans le fleuve, au<br />
milieu.<br />
Nous revenons à la ville. Je sens les ombres s’agiter dans les maisons, passer derrière les vitres<br />
et les rideaux en dentelle, vois les panneaux « Gasthaus, Zimmer frei ». Personne dans la rue,<br />
le camion du facteur est garé à côté, un poirier pleure toutes ses larmes, je retiens les miennes,<br />
de colère, de frustration contre ce peuple ingrat, qui ne ramasse pas ses fruits par terre, invisible,<br />
silencieux, inhospitalier. Au café, on nous aboie « Ist geschlossen ». Jean-Philippe est déçu, il<br />
savourait déjà un coca-cola bien frais. Notre compensation, on la prendra plus tard dans un bar,<br />
à Gartow, servi par un homme de type indien ou pakistanais. Seul à savoir nous accueillir avec<br />
empathie.<br />
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Nous passons la nuit dans un camping quatre étoiles, immense, boisé, cher. Il faut des jetons en<br />
plus pour la douche. A côté d’un lac, ein See, et des thermes de Gartow, Wendland. Je suis allée<br />
nager, me baigner dans une eau salée et chaude. Presque seule.<br />
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Le vécu d’hier me trouble, source d’insomnies. Je pense à un autre ami qui utilise sa roulotte<br />
pour faire du lien. Réunir ce qui a été divisé. Pourquoi a-t-il été divisé ? Est-ce que cette<br />
indifférence provient uniquement de la guerre ? L’impact de ce mur, ou la manifestation de<br />
peuples hostiles les uns des autres depuis toujours, qui vivent au carrefour de l’Europe, sans en<br />
profiter, sans parler aucune autre langue que la leur ? Peuvent-ils se tendre la main, s’unir ? On<br />
ne voit même pas de signes de convivialité entre eux. Où se retrouvent-ils ? Pour quelles<br />
occasions ? A l’église ? Aux matches de foot ? Pas au restaurant, il y en a si peu et ceux qui<br />
existent sont soit fermés entre 12h et 14 heures, ou ferment à 14 heures !!<br />
Un tel contraste avec les Allemands que nous connaissons avenants, souriants, accueillants.<br />
Mais même à Neunkirchen, on peut regretter le manque de restaurants, de cafés. Où est passée<br />
l’hospitalité ? Inimaginable en France, ou en Grèce et en Italie, nos repères de cet été.<br />
Nous partons, le jardinier du camping nous salue. Une autre journée de surprises, de<br />
découvertes, de tensions lorsque nous ne nous imbriquons pas dans notre harmonie habituelle.<br />
Chacun tire de son côté, moi ce sera vers le Kaffee und Kuchen, dans le premier café de la ville<br />
de Wittenberge. Où je m’aventure à m’exprimer en allemand et me fait aborder par un vieux<br />
monsieur qui prenait le soleil à la terrasse. Il n’a jamais été en France. Quel beau temps, dit-il.<br />
Oui, je réponds, pour un mois d’octobre. En allemand.<br />
Avant cela, le voyage.<br />
A la sortie de Gartow, nous nous arrêtons à un passage de frontière en direction de Seehausen<br />
en plein milieu des marais. Deux cygnes se font la cour. On dirait qu’ils sont en plastique, dit<br />
Jean-Philippe, tellement ils sont blancs, tellement ils sont parfaits. La lumière éblouie, rehausse<br />
tout d’une vivacité, d’une profondeur cinétique. Forte. Rouge, rouge, rouge. Le rouge des<br />
maisons, le rouge des feuilles par terre, que l’on essaie de balayer, jour après jour, le rouge des<br />
arbres sur les bords des routes, comme ce rouge vif des Rhus qui poussent dans les jardins ou<br />
avec les herbes folles. Une explosion. Rien à voir avec ce que l’on imaginait en partant de<br />
Cluny. On pensait trouver les plaines plates, certes, mais balayées de pluie, de nuages, derrière<br />
un rideau de pins. C’est l’Afrique que l’on trouve.<br />
Ici, la frontière fut ouverte le 31 mars 1990 à 9h30. Le panneau marron est accompagné d’un<br />
poteau RDA, et eine Beobachtungsstelle, ces petits postes d’observation semi-enterrés qui ne<br />
cessent de m’amuser, tellement ils me semblent ridicules, sous-dimensionnés pour la tâche à<br />
accomplir, bien camouflé et enfoncé dans le fossé ; un écriteau tout simple le nomme et<br />
explique qu’il peut contenir deux à trois gardes frontaliers, on imagine la promiscuité.<br />
Près du pont sur le fossé, un autre écriteau raconte l’histoire de Königsbrücke, le pont du roi, à<br />
côté d’une stèle de commémoration incisée de la date 1714-1990. Patrimoines et discours sur<br />
la mémoire se mélangent. S’ajoutent à la confusion. Les ponts aussi ont été victimes de la<br />
division, nous avons vu d’autres exemples de ponts détruits par la RDA puis reconstruits après<br />
la réunification. Ici, il s’agit du contraire : Königsbrücke a été détruit en 1990, après la Wende.<br />
Le poteau pour le blason de la municipalité est vide, il encadre le feuillage du chêne.<br />
De l’autre côté de la rue, où le chemin bétonné s’étire dans les marais, d’autres signalétiques se<br />
dressent : les balises des pistes cyclables, parrainées par la Commission européenne, et un<br />
panneau de bienvenue dans le Biosphärenreservat Niedersächsische Elbetalaue, aussi labellisé<br />
UNESCO.<br />
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Pour aller à Wittenberge, nous nous éloignons de la frontière, pénétrons dans les profondeurs<br />
de l’Est, le cœur de l’Allemagne profonde. Où les routes deviennent mauvaises, où il n’y a pas<br />
de ralentisseurs de vitesse électroniques dans les villages, où les fermes encore actives, en plein<br />
village, côtoient des ruines. Comme la vache qui voisine le lama dans un champ en face. Le<br />
manque d’infrastructures et d’investissements est visible dans ces régions agricoles, isolées,<br />
doublement voire triplement isolées. Anciennement par le rideau de fer, actuellement par<br />
l’éloignement des conurbations, des grandes villes, et à nouveau par cette ligne verte qui<br />
remplace la frontière, une autre barrière infranchissable à nos yeux. Tout semble suspendu ici<br />
et plus on avance plus on a l’impression d’être ailleurs. Malgré la beauté des avenues ombragées<br />
de chênes, d’hêtres, d’acacias et de saules, le passage du facteur et le réseau d’autobus. Le<br />
service public, qui roule en gaz naturel. A Wittenberge, le facteur se déplace en tricycle.<br />
Pas de publicité aux entrées de villes par ici, observe Jean-Philippe. Juste pour l’internet hautdébit<br />
que nous avons vu dans l’Ouest, dans le Wendland, ou à Wolfsburg, pour Volkswagen.<br />
Mais, il n’y a pas d’acheteurs, non plus, il ajoute. Je vois des chariots de pommes de terre, de<br />
citrouilles à vendre dans la rue, plus tard des sacs de pommes. On les ramasse, après tout.<br />
Je me lève de ma lecture à Wittenberge, dans la rue principale, au Zentrum. Zone de 30 km/h,<br />
partagée entre piétons et voitures. C’est un principe allemand fort, les automobiles restent en<br />
dehors. Ici, la ville est tellement étendue, les rues tellement larges, que les voitures sont tolérées<br />
à certaines heures.<br />
Jean-Philippe s’étonne, il n’est pas à l’aise dans cette ambiance visiblement de l’Est. Où le<br />
temps se ralenti. Il faudrait également parler du peuple perdu, remarque-t-il, faisant référence<br />
aux livres récemment sortis qui traitent de l’ex-Allemagne de l’Est comme d’un pays perdu. Il<br />
s’agace encore plus lorsque je l’abandonne sur le trottoir pour boire ma caféine dans le premier<br />
café venu. La meilleure du séjour.<br />
Je me promène dans les rues, c’est le far-west. De grands immeubles, certains très élégants et<br />
bien restaurés, hébergent des magasins aux petites vitrines, sombres, comme s’ils avaient honte<br />
de vendre, de faire du profit. Les habitudes ne se perdent pas. Je traverse la Karl Marx Strae.<br />
Des immeubles repeints avec stucs font faces à de toutes petites maisons, en brique rouge,<br />
pauvres et délabrées. A la gare, c’est une explosion de fleurs, encore vifs et colorés à cette<br />
saison. Je tourne autour d’un cartel qui raconte l’investissement de la ville, la restauration des<br />
rues, d’immeubles, des projets en cours.<br />
Pourquoi s’attarder à Wittenberge ? Loin de la frontière, notre sujet ? N’ayant pas pu aller à<br />
Weimar, je voulais m’approcher d’une ville de l’ex-RDA, ressentir l’ambiance urbaine, les gens<br />
dans la rue, la vie, le travail. Wittenberge fut le berceau des machines à coudre Singer depuis<br />
1850. L’usine a été nationalisée pendant le régime de la RDA, VEB Nähmaschinenwerk, fermée<br />
en 1991. Plus important encore, la ville disposait du plus grand port sur l’Elbe pour desservir<br />
l’Est. Pétrole, charbon, céréales et harengs transitèrent par ici. Cette position stratégique sur<br />
l’Elbe m’intrigue : que s’est-il passé ici ? Les chiffres de la démographie sont sans appel : en<br />
1971, la ville comptait une population de 33, 704 ; en 2015 : 17, 206.<br />
Nous terminons l’excursion au port, am Hafen, en cours de rénovation et de réaménagement :<br />
une promenade, des pensions et restaurants (fermés), un centre d’affaires vide et un dépôt qui<br />
rappelle par son intention son grand frère à Hamburg. Le thermomètre affiche 31° ; le niveau<br />
de l’Elbe est à 95 centimètres. La vue d’ici est somptueuse, le fleuve, les digues, la plaine au-<br />
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delà, des arbres noirs contre le soleil, l’éternité. Et le ciel, bleu, blanc, énorme. Rien ne déchire<br />
sa canopée.<br />
C’est étrange comment la lecture peut coïncider avec le vécu. Prenons deux exemples. Nos<br />
deux autonautes racontent leur sentiment d’être espionnés par le personnel d’entretien de<br />
l’autoroute. Carol Dunlop renforce son plaisir du trajet en écoutant Schubert. Je me demande<br />
quelle musique pourrait illustrer notre parcours dans ce pays plat et sablonneux, oublié par la<br />
pluie : Edvard Grieg et sa composition pour Peer Gynt ou Jan Gabarek, un autre Norvégien,<br />
saxophoniste envoutant, de mélancolie, de nostalgie, du temps d’avant. Jean-Philippe imagine<br />
plutôt une musique répétitive, genre Steve Reich à l’image de ce que nous vivons. Lors de notre<br />
promenade sur le port de Wittenberge, je vois des sculptures de musiciens. Curieux hasard,<br />
nous voyons si peu de sculptures de personnalités, ici la promenade fluviale s’égaie de flutistes,<br />
de batteurs, de danseurs. Plus tard, à Lütkenwisch, une voiture de police garée, le policier devant<br />
le panneau d’information lit l’éloge d’un jeune homme, Hans-Georg Lemme, tué par la RDA<br />
en essayant de traverser l’Elbe à la nage. Le policier fait sa ronde, il repart en voiture, nous le<br />
retrouverons à notre prochain arrêt. Une coïncidence de plus. Nous suit-il ?<br />
Une autre coïncidence. Jean-Philippe me dira plus tard que son site web a connu un pic<br />
d’activité exceptionnel lorsque nous étions sur la frontière, hasard ou paranoïa ? Les nouveaux<br />
visiteurs provenaient de Russie. Un espionnage de plus ?<br />
Toujours dans la plaine de l’Elbe, nous sommes cette fois-ci en face de Schnackenbourg, à côté<br />
de l’arrêt de bus et la plaque de commémoration de Hans-Georg Lemme, tué en 1974 alors qu’il<br />
avait 21 ans. Le policier nous salue. Ici, à Lütkenwisch, le village se souvient de la frontière.<br />
Avant la construction du mur, c’était une communauté vivante et dynamique : une école, un<br />
moulin, deux restaurants qui furent détruits ainsi que plus de 40 maisons. Encore un village<br />
rasé. Deux maisons ont survécu, une se cache derrière un écrin de tournesols. Elles font face au<br />
mémorial aux victimes de l’Elbe, une pierre dressée surmontée d’une plaque où on peut lire :<br />
« L’Elbe : la croix du sacrifice ». Comme souvent, les mémoriaux ne sont jamais seuls. A côté,<br />
une table de pique-nique, des plaques d’information qui racontent la vie du village sous le<br />
régime RDA. Les photographies étaient interdites. Les quelques maisons qui avaient échappé<br />
à la destruction étaient doublement barricadées, on voit un mince filet de route mener aux<br />
habitations, et l’accès au fleuve était, bien sûr, interdit. Un couloir grillagé et barbelé de chaque<br />
côté comme horizon. Pas d’autres choses à voir de sa fenêtre. Un deuxième écriteau est dédié<br />
à la mémoire de Hans-Georg Lemme et toutes les victimes de la RDA ayant perdu leur vie en<br />
essayant de fuir à l’Ouest : un total de 825 Tote.<br />
Lütkenwisch, dans la municipalité de Prignitz et le Länder Brandenburg, se trouve sur la piste<br />
de randonnée Prignitzerelberadweg. Il est également intégré à la réserve de biosphère de l’Elbe.<br />
Au bord du fleuve, un bac mène à Schnackenbourg. Nous restons un moment à écouter les oies,<br />
hypnotisés par ce paysage et sa surprenante tranquillité, malgré les brûlures de la terre et les<br />
relents du passé. Un des rares moments de contemplation.<br />
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Tronçon 34<br />
Nous reprenons la route, suivons les courbes du fleuve dans le Flusslandschaft Elbe. Au niveau<br />
de Bernheide, deux lycéennes descendent du bus, elles remontent au village à pied, chacune de<br />
son côté.<br />
Regarde, s’exclame Jean-Philippe, elles vont dans la même direction, vers le village, et ne sont<br />
pas fichues de faire le chemin ensemble !<br />
Je me demande quels conflits agissent non seulement sur les générations successives mais sur<br />
les voisins aussi ? Les assassins de Hans-Georg Lemme ont été jugés, après la chute du mur,<br />
mais libérés. Pas de preuve d’intention de tuer. L’auteur du guide à vélo le long de l’ex rideau<br />
de fer, que nous utilisons, donne d’autres exemples de personnel de la RDA acquitté. La<br />
vengeance vient par les proches des victimes. Nous sommes encore très près des faits. Un fils<br />
peut se souvenir de la mort de son père, une femme peut encore regretter ses ami.e.s, son mari.<br />
On ne sait rien, mais je me dis finalement, pour expliquer ce silence que nous rencontrons, que<br />
c’est peut-être aussi ça, la peur de l’autre, la crainte d’une vengeance qui peut survenir<br />
subitement. Et on parle de l’Ostalogie. Il y a encore à creuser ici. Je préfère regarder devant.<br />
Nous ne voyons pas les deux tours indiquées sur la carte et Jean-Philippe n’a pas envie de<br />
marcher sous ce soleil, sans ombre, sur la plaine du fleuve pour les trouver. Nous poussons<br />
jusqu’à Lenzen, ville historique, anciennement dans les cinq kilomètres. Au bord de l’Elbe, un<br />
autre bac traverse le fleuve. Pour deux passagers par heure, par jour ? Pour certains, ce bac est<br />
un symbole de la réunification, les Ossis peuvent enfin accéder au fleuve, le traverser. Là, il y<br />
a contact avec l’eau, sa lenteur, sa fluidité. Un pont, ça survole, on ne voit pas l’eau, on ne se<br />
rend pas compte de la chose, traverser sur un bac, comme nous le ferons plus tard conserve<br />
quelque chose de la relation que nous avons avec les éléments.<br />
Nous tournons autour des lieux de mémoire et de valorisation de la nature. La tour<br />
d’observation, Grenzturm Lenzem, est devenue une tour d’observation du paysage, quatre<br />
Länder se la partagent. Je monte mais m’arrête au seuil, une horde de moucherons bloque<br />
l’accès au balcon, le bourdonnement, l’horreur, me fait penser au film, Rosemary’s baby, aux<br />
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frôlons, aux guêpes, aux abeilles. Je redescends rapidement. En face, plusieurs stèles occupent<br />
la digue et le ponton qui descend au bac. Celle qui m’intéresse, une pierre levée, porte<br />
l’inscription : « Nous sommes une nation. L’Elbe a séparé l’Allemagne, de Cumlosen à<br />
Boizenburg pour 40 ans ».<br />
Sur le chemin du retour au van, le panneau marron, à côté d’un terminus du bus, indique<br />
l’ouverture de la frontière ici au 2 décembre 1989 à 10 heures. Un peu plus loin sur la digue,<br />
nous jouons à Indiana Jones et essayons de traverser le marais sur des pilons de bois, un<br />
Rundweg, d’hauteurs différentes. J’ai peur de tomber, m’accroche à un roseau, avant de faire<br />
demi-tour, Jean-Philippe derrière moi. Lui, plus téméraire, est allé jusqu’au bout, au petit<br />
belvédère qui surplombe le marécage.<br />
Nous sommes maintenant garés dans un camping à proximité de Lenzen. Pas de réception, mais<br />
l’électricité fonctionne ; nous cherchons le gardien qui doit encaisser notre stationnement,<br />
ouvrir les sanitaires. J’adore ces différences. Hier, dans l’Ouest, le camping était barricadé, il<br />
fallait un badge électronique pour l’ouvrir. Ce soir, dans l’Est, nous attendrons au restaurant<br />
pour payer notre nuitée, manger des harengs salés et des Bratkartoffeln frits avec des morceaux<br />
de lardons, boire un schnaps, admirer la vue sur le lac, Rudower See, qui me fait penser au<br />
paysage de l’île de Vancouver, dans une ambiance chaleureuse. Tant pis pour la qualité<br />
gustative. Des mouches restent à table, d’autres nous attendent au van.<br />
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Nous nous réveillons dans la brume du lac, le soleil une boule orange à l’horizon. Une autre<br />
journée chaude s’annonce.<br />
Cela fait un mois que nous sommes sur l’ex-frontière, à cheminer de droite à gauche, d’Est en<br />
Ouest. Et finalement, être dans l’Est ne nous déplaît pas du tout. Un reste de la solidarité qui<br />
les caractérise, observe Jean-Philippe. En tout cas, ce n’est pas une question de langue, de savoir<br />
parler allemand ou pas, s’ils veulent me sourire, m’aider, me parler même, ils le font. Et<br />
j’apprécie. De la propriétaire du camping, du monsieur au soleil, de la serveuse hier soir. Fautil<br />
déduire autre chose ? Saluer des gens en randonnée, à la campagne, ne fait pas partie des<br />
mœurs par ici ? Quand un Allemand, et nous ne pouvons pas savoir s’il s’agit d’un Ossi ou d’un<br />
Wessi, sort en vélo, à pied, en voiture, il se ferme dans sa bulle. S’ouvrir et nous saluer ne fait<br />
pas partie de son rituel, ça semble le perturber dans son for intérieur. Nous le gênons donc, ou<br />
nous lui faisons peur. Changeons nos habitudes. Je ne dirai plus bonjour en premier. Don’t<br />
speak to strangers, le dicton de mon enfance. En France, on salue les gens que l’on croise en<br />
marchant.<br />
Nous sommes dans la plaine de l’Elbe, et nous allons y rester quelques jours. Autant parler un<br />
peu de sa géographie, de son histoire. Terriblement malmené pendant le régime de la RDA, le<br />
fleuve fut classé un des plus pollués d’Europe. Mort écologiquement. Plein de plomb et d’azote.<br />
Coupé en deux par la frontière, longue de 94 kilomètres, de Lütkenwisch/Schnackenburg à<br />
Boizenburg/Lauenburg, avec des barrières métalliques et des mines antipersonnel sur sa rive<br />
droite. Interdit d’accès, mais autorisé aux rejets les plus toxiques.<br />
Depuis 1990, les barrières sont démontées. Les industries polluantes ferment ou appliquent des<br />
règles environnementales. L’ex-RDA se met aux normes, améliore et renouvelle ses stations<br />
d’épuration. Nous en avons vu beaucoup, ainsi que des stations de pompage d’eau potable tout<br />
au long de notre périple. Car aujourd’hui l’ancienne cicatrice est, pour la grande partie, une<br />
zone sous l’œil des écologistes, das Grüne Band, le BUND, l’équivalent des Amis de la terre<br />
en Allemagne, qui achètent des terres, y installent des pistes cyclables et des panneaux<br />
d’information qui racontent la vie sous le régime communiste et la nature en présence. Ce sont<br />
eux qui sont les gardiens du passé, les gardiens du futur : ils empêchent de nouvelles<br />
constructions le long de cette bande verte, ils maintiennent cet espace, cette distance entre les<br />
peuples, das Volk.<br />
Quant à l’Elbe, la teneur en polluants baisse, les riverains reviennent, lentement. Nous voyons<br />
des installations touristiques, des pontons et des quais pour bateaux de plaisance, des pêcheurs,<br />
des cyclistes, même des restaurants et des auberges. La réanimation est en cours, des poissons<br />
migrateurs comme les esturgeons et les saumons, ont été réintroduits. Le classement UNESCO<br />
et la mise en place de réserves de biosphère dans la plaine fluviale de l’Elbe assurent sa nouvelle<br />
identité. Sa terrible mélancolie, c’est son affaire.<br />
Ses réserves biosphères sont le Mittelelbe, le Flusslandschaft Elbe et le Niedersächsische<br />
Elbetalaue. Elles se succèdent, partagent les deux rives et sont gérées par cinq Länder : Saxe-<br />
Anhalt, Brandebourg, Basse-Saxe, Mecklembourg-Poméranie occidentale et Schleswig-<br />
Holstein. Là où il y avait séparation, il y a maintenant coopération et émulation. Le Mittelelbe<br />
fut créé par le Saxe-Anhalt en 1990, le Flusslandschaft Elbe fut reconnu par UNESCO en 1997<br />
(il concerne le centre de l’Elbe et couvre un territoire de 400 kilomètres) et, en 2002, la Base-<br />
Saxe créa le Niedersächsische Elbetalaue. L’ensemble est reconnu par UNESCO.<br />
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Parlons maintenant de l’énergie nucléaire. En 1978, des citoyens de la RFA manifestèrent<br />
contre le stockage des déchets nucléaires à Gorleben, rive gauche, et la construction de<br />
nouvelles centrales. En 1989, les centrales nucléaires en RDA furent démontées. Le<br />
gouvernement de 1998-2005 décida d’arrêter progressivement la production de l’énergie<br />
nucléaire. L’accident de Fukushima décida du reste. L’Allemagne devrait arrêter sa production<br />
nucléaire en 2022.<br />
La question de l’économie le long de l’ancienne frontière reste en suspens. Nous avons vu les<br />
chiffres de la démographie plonger à Wittenberge. Idem pour la vallée de l’Elbe, pour d’autres<br />
villes dans l’Est où les entreprises et l’investissement manquent. Soutenue par le régime RDA,<br />
dépassée techniquement, l’industrie de l’Est n’était pas assez compétitive sur le marché<br />
allemand, ni international, et beaucoup de firmes ont dû fermer. Conséquences : chutes<br />
démographiques et villes mortes.<br />
Je pense aux plans d’investissement affichés à la place de la gare de Wittenberge. L’état des<br />
routes, et malgré tout, le maintien des services publics : transport, écoles, hôpitaux,<br />
bibliothèques. Et le facteur qui passe tous les jours, à l’Est comme à l’Ouest.<br />
Nous prenons un café ! Après avoir passé un pont sur la rivière Löcknitz, un affluent de l’Elbe,<br />
au niveau de Mödlich. Grand hôtel de luxe, Alte Fischerkate, toit en chaume, son étang de deux<br />
hectares est presque vide. Quelques gouttes bien vertes au fond d’un carré noir profond. Un<br />
moment au soleil matinal, dans le contre-bas de la digue qui nous sépare de l’Elbe.<br />
Le paysage est magnifique, de grands chênes alignés sur la route que l’on dirait neuve et lisse.<br />
De temps en temps, une ferme, une belle maison en brique, parfois avec des colombages, parfois<br />
à louer. Nous sommes dans une région de tourisme, des cyclistes pédalent sur les digues, les<br />
camping-cars s’assoupissent sur les aires à Dormitz. C’est le jour de ramassage des poubelles,<br />
des sacs en plastique jaune attendent patiemment au bout de chaque allée privée. Ici, il y a trente<br />
ans, il n’y avait rien : zone de contrôle, zone de la frontière où la vie n’était pas tolérée. Plusieurs<br />
panneaux indiquant le nom des lieux-dits changent de couleur, deviennent vert foncé, signe<br />
d’un lieu rasé ? Comme Unbesandten, village effacé, aujourd’hui un lieu d’exposition sur la<br />
bande verte que nous ne trouvons pas. Nous allons le chercher à Kietz, en empruntant un chemin<br />
de ronde, tapissé de feuilles dorées et craquantes qui serpente dans le sable. Paysage flamand.<br />
Tous les chemins sont en béton par ici, remarque Jean-Philippe. C’était la zone de la frontière,<br />
donc inaccessible. Nous passons trois jeunes sur un banc. La vie revient, doucement.<br />
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Tronçon 35<br />
La toponymie change aussi, les noms des lieux s’enrichissent d’un « ich » ou d’un « z ». On<br />
contourne les champs de chaume, haut et sec, dorés, des vaches écossaises à longues cornes, de<br />
même couleur que l’herbe sur laquelle elles se reposent. Les pommiers sont de retour, asséchés,<br />
déformés par le vent mais il y a encore quelques pommes à ramasser. Je m’arrête devant la<br />
couleur des herbes hautes et sèches, couchées ou mouillées dans les petits prés, entourées de<br />
saules. Un tableau.<br />
Nous sommes toujours dans le Biosphärenreservat Niedersächsische Elbetalaue, où passe le<br />
chemin Elberadweg, parallèle au Rhinaukanal et la rivière Neue Löcknitz. Quelques kilomètres<br />
plus loin se trouve Dormitz, dans le district de Ludwigslust et le Länder de Mecklembourg-<br />
Poméranie occidentale. Grand bourg en trois parties : la vieille ville Renaissance près du fleuve,<br />
la ville neuve avec école, trois supermarchés discount, et la partie touristique en développement<br />
le long du canal. Nous déjeunons face à un Grenzturm devenu club nautique.<br />
Puis marchons jusqu’au fleuve pour voir les ruines du pont de chemin de fer qui s’arrêtent net<br />
à la rive gauche, en face de nous. Les oies continuent à se rassembler, à se préparer pour leur<br />
migration en Tunisie.<br />
On a du mal à imaginer la frontière ici, dit Jean-Philippe, pas ici, pas dans ce lieu.<br />
Sa beauté est saisissante, mélancolique et douce. Comment la violer avec des barrières, du<br />
barbelé, des mines ? Je pense à Yeats et son « terrible beauty ». Devant moi, un paysage<br />
graphique où les lignes horizontales de l’eau viennent épouser les champs, les touffes de<br />
chaume, les bosquets d’arbres. Au-dessus, les oies coupent une ligne noire dans le ciel,<br />
dominant bleu, immense. Je ne me lasse pas.<br />
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Nous sommes maintenant à Rüterberg, ailleurs. Dans un Dorfrepublik. La route pavée ajoute à<br />
l’impression de faire un voyage dans le temps, de nous mener au bout du monde, au bord de<br />
l’Elbe redevenu inaccessible pour sa population à cause de son inclusion dans un parc naturel,<br />
le Mecklenburgische Elbetal soit 390 hectares de la plaine fluviale, et ce depuis 2008. Une<br />
nouvelle prison, s’exclame Jean-Philippe qui n’en revient pas. Comment peut-on vivre au bord<br />
d’un fleuve sans pouvoir accéder à l’eau ? C’est pire qu’au temps de la RDA ! Effectivement,<br />
la bande des cinq cent mètres est maintenant une zone préservée, Verbotener zugang !<br />
Vieux village qui existe depuis 1340, Rüterberg se trouva dans la zone interdite après la<br />
séparation de l’Allemagne. En 1952, dans le cadre de l’Action vermine, (Aktion Ungeziefer)<br />
plusieurs familles doivent fuir, leurs maisons sont occupées par la police et les militaires. En<br />
octobre 1961, 26 bâtiments sont détruits, la frontière sur l’Elbe est fermée, son étanchéité<br />
renforcée en 1967. Le village même est entouré de barrières : tout villageois doit montrer ses<br />
papiers à la sortie et à l’entrée ; des visiteurs doivent demander une autorisation spécifique. En<br />
1988, la barrière autour de Rüterberg est à nouveau renforcée, provoquant la colère des 150<br />
résidents qui réclament le droit de se réunir, autorisation accordée par Berlin le 8 novembre<br />
1989. La réunion est menée par Hans Rasenberger qui propose la création d’une minirépublique,<br />
une république-village sur le modèle suisse. Le 9 novembre 1989, le régime<br />
communiste s’écroule. Le village obtient son statut, ou au moins la nomination : Rüterberg<br />
Dorfrepublik 1967-1989.<br />
Nous flânons donc, allons d’abord à l’ancienne Grenzturm, maintenant propriété privée<br />
entourée du grillage RDA. La tour est parée de vigne vierge, son plateau d’observation un<br />
bureau, aligné de livres. Le cadre d’un portail s’appuie contre la barrière occidentale, peut-être<br />
les restes du mémorial aux victimes de l’inhumanité que nous ne trouvons pas. En contre-bas,<br />
la nouvelle tour d’observation de la nature.<br />
Ce village est unique, drôle d’ambiance tout de même, comme s’il cherchait à séduire par ses<br />
jolis jardins mais reste trop timide pour s’assumer. Il se cache derrière ses panneaux<br />
d’information, se laisse lire. Se transforme en Chelsea Flower Show où chaque jardin est une<br />
célébration de la créativité de ses propriétaires, et de leur goût pour les choses, les bibelots. Un<br />
panier de fleurs sur un vélo rouillé, des casseroles contre un shed, des boules en verre, en<br />
porcelaine, des hérons, des arrosoirs en émail, des statues grecques, des urnes, tout est objet à<br />
embellir. Même une invitation, écrite en anglais, Welcome to our garden.<br />
Nous continuons notre exploration. Les routes sont larges, bornées d’acacias, de fruitiers, les<br />
trottoirs en sable, les maisons en brique rouge, belles. Et personne, que quelques signes furtifs<br />
de mouvement derrière un rideau. Quelques voitures qui passent. Des chariots chargés de<br />
confitures et citrouilles à vendre à l’entrée du village. Une boite à disposition pour déposer<br />
l’argent, Personne pour encaisser, drôle de manière de commercer. À l’entrée de l’aire de<br />
camping-cars il y a une réception, personne pour accueillir mais des fauteuils, des thermos de<br />
café, des livres, des rayons de produits locaux garnis de rubans et étiquettes faites à la main.<br />
Cette absence. Cela renforce le sentiment d’être exclu, ou d’être quelqu’un qui regarde un décor<br />
de film où les techniciens et les acteurs sont partis déjeuner, ou encore, d’être Boucles d’or qui<br />
essaye la toute petite chaise dans la maison des trois ours. On attend, peut-être ils vont arriver<br />
à la fin de notre aventure ?<br />
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Nous poursuivons jusqu’à l’Elbe, au nord du village. Propriété privée. Nous transgressons,<br />
descendons jusqu’aux galets. Nous ne pouvons pas résister à ce fleuve qui essaie de balayer<br />
l’histoire de cette frontière de ses rives, les métaux, la pollution, les tristes souvenirs.<br />
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Nous nous pressons pour visiter l’ancien pont ferroviaire de la ligne Wendlandbahn en passant<br />
par un des rares ponts routiers sur l’Elbe, à Dömitz, construit en 1992. Le panneau marron<br />
indique l’ouverture de la frontière le 7 décembre 1989 à 10h.<br />
Nous sommes maintenant sur la rive gauche, au niveau de Kaltenhof. Des stations de biogaz,<br />
une herbe plus verte, soudainement, étrangement. Plus d’eau de ce côté, plus de lacs et de<br />
rivières ? Ou une meilleure gestion hydrologique ?<br />
L’ancien pont ferroviaire, le Dömitzer Eisenbahnbrücke, qui se dresse devant nous, nous coupe<br />
le souffle tellement il est majestueux, fier. Sa tête de pont, comme un château de Sienne, brique<br />
rouge, en excellent état. Quelques plaques expliquent son histoire, montrent ses enjambements<br />
sur l’Elbe avant d’être détruit pendant la guerre en 1945 par les Américains. Un bout tomba<br />
dans l’eau, est ramassé en 1948. Pendant un temps, les troupes frontalières RDA se servaient<br />
de ce qui restait, côté Est, avant de le détruire en 1987. Aujourd’hui, le pont s’arrête à la rive<br />
gauche, net. Les arches et les poutres en treillis métalliques sont rouillées, rouge vif, tranchent<br />
contre le bleu du ciel, s’étirent langoureusement vers le haut, vers le bas, se répètent sur plus<br />
de cinq cent mètres au-dessus de nos têtes. Les colonnes de briques en pierre grise brillent<br />
toujours. Elles sont très peu taguées et accueillent de jeunes arbres qui poussent dans les<br />
interstices, montrent leurs têtes dans les galeries des arches, ajoutent une touche insolite de<br />
vivant parmi les morts.<br />
Le tout est protégé et classé, doublement, il est dans la zone inondable et non-constructible du<br />
bio-réserve, Flusslandschaft Elbe, et en tant que patrimoine. Drôle de conclusion à l’histoire,<br />
la compagnie des chemins de fer allemand, la Deutsche Bahn, l’a vendu en 2009 à une société<br />
immobilière néerlandaise pour la somme de 305 000 euros.<br />
Nous nous arrêtons pour la nuit à Hitzacker, sur la rivière Jeetzel, en limite du parc naturel<br />
Elbufer Drawehn, dans une aire de camping-car rudimentaire, gratuite. Les uns contre les<br />
autres.<br />
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Tronçon 36<br />
Le ciel est chargé ce matin. De gros cumulus remplissent l’horizon, menaçant, gris. Jean-<br />
Philippe est ravi. Enfin, je respire, dit-il. Je grelotte. Un temps pour tout.<br />
Un ginko jaune vif dans un jardin.<br />
Nous restons dans la vallée de l’Elbe, dans le parc naturel d’Elbufer-Drawehn. Nous<br />
approchons le fleuve, nous pouvons presque le toucher, par le bac que nous empruntons à Neu<br />
Darchau sur la rive gauche, village maintenant plus important que son frère Darchau sur la rive<br />
droite, détruit à cause de sa proximité avec la frontière, dans les cinq kilomètres, dans la plaine<br />
de l’Elbe. Soit 139 familles, 458 personnes. De nouvelles maisons bordent la route où se trouve<br />
un panneau marron : ouverture de la frontière le 25 novembre 1989 à 12h30. Le Café en face<br />
est fermé.<br />
Deux tours à visiter aujourd’hui. La première, seule, sur un double talus de rochers, aussi gris<br />
que le ciel, dans son jus, elle ne sert plus à rien mais continue à regarder l’eau couler doucement.<br />
Un petit bout du chemin bétonné pour compagnie, autre vestige de la RDA. Elle semble nous<br />
sourire, contente de la visite. Une pancarte montre le plan de la position de la tour, sa voisine<br />
plus loin au nord, et des explications sur la destruction du village, des photos des anciennes<br />
maisons. La pancarte est taguée, le numéro 30 y est dessiné.<br />
Nous remontons au point d’embarquement du bac. À défaut de signes de vie, une multitude de<br />
panneaux et de pancartes, de balises de pistes cyclables et d’information, une pierre dressée,<br />
accueillent le visiteur. Nous sommes dans le Biosphärenreservat Niedersächsische Elbetalaue,<br />
dans la région Amt Neuhaus, sur la nouvelle digue, Neuhauser Deich, longue de 46 kilomètres<br />
qui parcourent Wehningen à Mahnkenwerder. Un exploit de la réunification, une œuvre fragile.<br />
Nous marchons sur cette digue, sèche, crevassée. Des ouvriers roulent dessus dans leur camion,<br />
venus faire des travaux de consolidation.<br />
Près de Popelau, sur une dune, se tient la deuxième tour, élancée, entourée des restes du grillage,<br />
des panneaux expliquent sa présence et sa fonction le long de cette partie de la frontière<br />
interallemande, et une deuxième pierre gravée d’un message d’unification.<br />
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Près de Popelau, sur une dune, se tient la deuxième tour, élancée, entourée des restes du grillage,<br />
des panneaux expliquent sa présence et sa fonction le long de cette partie de la frontière<br />
interallemande, et une deuxième pierre gravée d’un message d’unification.<br />
Derrière le grillage, des bouts du chemin de ronde et les travaux de prolongement de la digue.<br />
D’une ouverture dans la grille, on aperçoit l’Elbe, gracieux.<br />
Sur le retour, nous nous arrêtons devant un autre autel dédié à la mémoire et la nature. Le totem<br />
contient des explications et des consignes de comportement à adopter dans cet espace<br />
maintenant libéré de l’emprise militaire. Parrainé par la banque Sparkassenstiftung à Lüneburg.<br />
Ici, il y a concertation entre différents acteurs territoriaux locaux, opérateurs des bio-réserves<br />
et défenseurs de la nature, le BUND. Du coup, différentes pancartes se tiennent ensemble dans<br />
un demi-cercle, comme le cœur de cette cathédrale, la nature.<br />
Et pour cause. La communité Amt Neuhaus a rejoint la Basse-Saxe en juin 1993 grâce aux<br />
négociations entre les deux Länder, la Basse-Saxe et la Mecklembourg-Poméranie occidentale.<br />
Aujourd’hui, elle couvre une surface de 240 km2 et en 2012 jouissait d’une démographie de<br />
6 000 résidents. Peu. À la chute du mur, les huit communes d’Amt Neuhaus, divorcées de<br />
l’Ouest depuis la fin de la seconde guerre mondiale, décidèrent par vote démocratique de<br />
rejoindre la Basse-Saxe qu’elles justifient par des affiliations familiales, religieuses et<br />
économiques. Ce qui explique la fréquence du bac, l’importance de la circulation, le passage<br />
du bus, rempli d’écoliers. Un va-et-vient incessant sur le fleuve.<br />
N’empêche, continue Jean-Philippe sur son analyse de la traversée de l’Elbe, les ponts sont<br />
pérennes, ils symbolisent une permanence dans le temps. Le bac, il est sujet aux aléas du temps,<br />
des crues, c’est toujours un voyage vers l’ailleurs, ce qui renforce le sentiment de la frontière.<br />
J’adore la sensation de glisser sur l’eau, dans une embarcation, quelle qu’elle soit, de ressentir<br />
le vrombissement des moteurs, je pense à la Grèce, à la vitesse à laquelle les ferrys chargent et<br />
déchargent marchandises et touristes. Cinq minutes plus tard, le bateau est parti.<br />
Ici, sur l’Elbe, c’est le temps de la lenteur. Sa violence semble loin aujourd’hui. Les crues<br />
historiques de 2002 ont été dépassées par celles de juin 2013 où le niveau d’eau surpassait ses<br />
deux mètres habituels pour atteindre plus de sept mètres dans plusieurs parties de la plaine<br />
fluviale, provoquant l’évacuation de milliers de résidents et une crise de gestion nationale dans<br />
les villes de l’ex-RDA.<br />
Après avoir vu l’exposition de photographies sur l’opérateur du bac, Fähre Tanja, nous<br />
déjeunons au parking de Neu Darchau où nous continuons à observer le flux constant de<br />
voitures, de tracteurs, d’écoliers prendre le bac. Prochain point de traversé pour nous à<br />
Bleckede, ville assez importante mais le port semble être un coin perdu, déshérité, oublié par<br />
l’histoire. Au bout d’une rue, un bateau attend. Le ciel est gris. Va-t-il partir ? Et encore plus<br />
important, va-t-il revenir ? La commune de Neu Bleckede a conservé son ancienne tour et<br />
quelques maisons sur le port. L’arrière-pays s’étire au loin, vide, à l’inverse de Darchau qui est<br />
habité.<br />
Entorse au régime, nous changeons de plan et filons vers Lüneburg, occasion de goûter à la<br />
ville, revoir de la jeunesse, nous promener dans des rues piétonnes commerçantes et animées<br />
où tant de cafés et glaciers nous attendent.<br />
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Le paysage change, nous quittons la plaine de l’Elbe, montons lentement, à travers des forêts<br />
d’hêtres dont les branches couvrent la route, formant une canopée dans le ciel, passons à côté<br />
des champs d’asperges, de citrouilles, et arrivons dans les embouteillages à l’extérieur de la<br />
ville. Nous avons perdu l’habitude. Il se met à pleuvoir, pas assez pour nous décourager. Nous<br />
sommes ébahis par l’architecture en centre-ville, comme à Bruxelles, dit Jean-Philippe. Je pense<br />
plutôt à Amsterdam. Les façades des bâtiments, magasins, bureaux, chambres de commerce et<br />
d’industrie, commencent larges, finissent étroites, comme des gâteaux de mariage à trois étages,<br />
avec drapeau sur le toit et des rouleaux verticaux de briques rouges, ou noires, entrecoupées de<br />
rubans blancs, autour des fenêtres à chaque étage. Pour finir la sensation d’être ailleurs, nous<br />
empruntons les traboules, ces petits passages qui filent entre des maisons penchées par le temps,<br />
et dégustons un repas thaï.<br />
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Tronçon 37<br />
Réveil très tardif, le soleil aussi se lève tardivement, il ne perce que vers 11 heures.<br />
Nous revenons à la frontière. Toujours le sujet. Jean-Philippe réfléchit. Ce phénomène de<br />
camping-cars en Allemagne que tu me racontes, le fait que les Allemands n’ont pas une culture<br />
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de maisons secondaires mais achètent des camping-cars, ça peut expliquer les écarts ruralurbain,<br />
dit-il. Ont-ils perdu leur lien avec la campagne, la nature, autre que cette tendance à la<br />
protéger et de créer des parcs naturels ? Je pense aux Japonais, leur relation avec la nature que<br />
mon ami archéologue appelle « wrapped-up », emballé. Au Japon, tout est ordre et on pénètre<br />
dans la nature par des sentiers bien aménagés, avec escaliers et rampes. À distance. Comme<br />
dans le parc près de l’Elbe à Rüterberg où même les résidents ne doivent pas quitter les sentiers.<br />
Est-ce qu’ils désobéissent ? De temps en temps ?<br />
C’était signalé, précise Jean-Philippe : interdit de marcher en dehors des zones balisées. Ça<br />
m’a marqué, ces deux tours ensemble, la privée, l’ancienne Grenzturm réaménagée en<br />
logement, et l’autre, publique, pour observer la nature, à quelques mètres de là. Qu’est-ce que<br />
cela veut dire ? Que la commune aurait aimé récupérer la Grenzturm, pour en faire un mémorial<br />
et un point-nature, mais un particulier l’avait acheté avant ?<br />
En France, continue-t-il, il y a une véritable culture de la maison secondaire, de la maison<br />
familiale. Ça fait une continuité, entre les générations et les lieux, entre la ville et le village. Les<br />
jeunes partent en ville, mais ils gardent la maison ancestrale, reviennent pour les vacances, les<br />
weekends, s’y installent à la retraite. Ça crée de l’économie dans les villages, l’artisanat et les<br />
entreprises de bâtiment, du jardinage aussi. Et la vie culturelle car ces gens de la ville veulent<br />
des conférences, du cinéma, des échanges.<br />
Ça crée de l’émulation, j’ajoute. Tout le Clunisois est dynamique, même en hiver il y a des<br />
choses qui se passent, pour les habitants et pas uniquement pour les touristes. Ça se mélange.<br />
Jean-Philippe poursuit son raisonnement : considérer les résidences secondaires comme un luxe<br />
et les taxer en conséquent risque de couper ce lien. La tentation de vendre ces maisons à des<br />
étrangers de passage devient grande et peut déséquilibrer une économie locale.<br />
Oui, et tout cela peut-il expliquer les distances entre les Allemands, entre eux, pas seulement<br />
entre eux et nous, car à les observer de plus près, ils ne sont pas plus chaleureux entre eux.<br />
Notre serveur au restaurant hier soir était aussi sec et frustre avec les clients allemands qu’il l’a<br />
été avec nous. Distant, efficace, mais distant.<br />
Les Allemands ont-ils d’autres moyens de conserver le lien avec leurs ancêtres et la campagne ?<br />
Ne pas oublier que l’industrialisation en Allemagne a commencé beaucoup plus tôt qu’en<br />
France, surtout dans l’ouest du pays, dans les vallées de la sidérurgie du Rhin et de la Ruhr.<br />
Respecter les traditions, par le vêtement, la gastronomie, l’architecture, les colombages, le<br />
jardinage et tous ces beaux parcs, c’est peut-être là leur manière de garder le lien, de le<br />
transmettre ?<br />
Le camping-car ne crée pas de liens, je reprends le fil de la conversation. Les gens ne restent<br />
pas assez longtemps, ne font pas marcher l’économie locale, parfois ils ne consomment même<br />
pas, ils mangent dans leur van, regardent la télévision dans leur van. Se promènent en vélo en<br />
solo ou en couple le long des pistes cyclables.<br />
Tout ça, c’est bien éphémère, de passage. Une ville se crée la nuit, comme à Lüneburg où<br />
plusieurs dizaines de mobil-homes plus ou moins grands se font face, s’alignent l’un à côté de<br />
l’autre mais ne communiquent pas. À Hitzacker, la ville éphémère était plus petite, plus dense.<br />
Ça parlait autour, pour un moment. Le matin même nous avons échangé avec nos voisins ; ils<br />
avaient un modèle de van similaire au nôtre, bien que 40 centimètres plus long. Nous avons<br />
visité chez eux, ils sont venus chez nous. C’est tout. Ils sont partis en vélo, nous en van.<br />
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Nous retournons à la frontière, traversons l’Elbe et l’Elbe-Lübeck Canal à Lauenburg, sans nous<br />
arrêter. Lauenburg se trouve dans un triangle de trois Länder : Schleswig-Holstein, Basse-Saxe<br />
et Mecklembourg-Poméranie occidentale, sur la route du sel de Lüneburg à la mer Baltique.<br />
Juste après le pont, et notre retour dans l’Est, un panneau marron surgit où je pense avoir lu 9<br />
novembre 1989 à 9 heures. Impossible. L’eau coule ici, tout est vert. La route monte, nous<br />
sommes à nouveau dans une forêt dense, de charmes, d’aulnes et de platanes, des paniers de<br />
gravier pour le déneigement nous rappelle son altitude.<br />
Un ensemble de panneaux et une pancarte, Restaurant Check-Point Harry, m’arrêtent. Nous<br />
sommes devant la partie en plein air du musée Elbberg, dédié à l’histoire d’Elbberg sous les<br />
deux régimes allemands totalitaires. Le musée lui-même, fermé en semaine, occupe un<br />
baraquement partiellement souterrain qui servait entre 1944-1945 à stocker la nourriture d’un<br />
camp de concentration pour 400 juives hongroises, obligées de travailler dans une usine<br />
d’armement. Tout était bon pour la cause de la guerre. Seul bâtiment à rester du camp de<br />
concentration, il fut ensuite utilisé par la RDA pour stocker de la peinture. Aujourd’hui, il<br />
raconte la vie à la frontière, les différents durcissements du rideau de fer, les fuites, les relations<br />
internationales et la relation RDA-RFA.<br />
Ce n’est pas la première fois que nous rencontrons un lieu de mémoire dédié aux deux régimes<br />
allemands totalitaires, comme si l’un pouvait effacer l’autre, ou l’excuser, alors que les deux<br />
idéologies étaient totalement opposées. L’une résistait à l’autre, certains fondateurs du<br />
socialisme allemand étaient même exécutés par les Nazis. Le premier mémorial de ce type, le<br />
parc de sculptures entre Henneberg - Eußenhausen, der Skulpturenpark, les unes plus<br />
grotesques que les autres, mélangeait non seulement les horreurs du vingtième siècle mais aussi<br />
celles des conflits religieux qu’opposaient les catholiques et les protestants au seizième siècle.<br />
Drôle de manière de faire unité, de réunir une nation, commémorer le mal qu’on a en commun ?<br />
Celui de Point Alpha nous avait troublé par une si forte présence du symbolisme christique : le<br />
Chemin de l’espoir. Une expiation ?<br />
Elbberg se trouvait dans la zone réglementée, près de Boizenburg, point de passage et de<br />
contrôle avec Lauenburg. Sa tour, découpée, est maintenant une pancarte de publicité pour le<br />
restaurant Check-Point Harry en face du musée, un brin nostalgique, ou cynique, avec les<br />
éléments de l’ancienne douane comme décor.<br />
Depuis quelques jours, nous voyons moins de choses en lien avec la frontière, moins de<br />
monuments, de mémoriaux, de vestiges. Comment expliquer cela ? Une volonté politique ou<br />
civile de ne pas investir à outrance dans la patrimonialisation de ce régime ? Chaque région se<br />
souvient différemment, et peut-être a vécu le régime différemment, aussi.<br />
Nous continuons jusqu’à Boizenburg, ville anciennement frontalière avec l’Ouest.<br />
Dans un parc derrière la ville, en bordure de la rivière Sude, se trouve une installation végétale,<br />
un Boizenburger Schneck où les différentes formes d’arbres taillés et tressés représentent des<br />
instruments de musique. Rien à voir avec la frontière mais c’est une œuvre collective, solidaire.<br />
Le lieu est une promenade dans la nature, déformée et mutilée, vivant mais pas vraiment, une<br />
procession macabre d’objets, ou de statues, qui rappellent le naturel mais ne le sont pas. L’allée<br />
se termine en auditorium, un lieu de concert en plein air.<br />
Nous sommes toujours dans la bio-réserve, Flusslandschaft Elbe, la partie Mecklenburg-<br />
Vorpommern, qui est toute verte, l’herbe pousse densément sur les digues ici, à l’inverse des<br />
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digues sèches et crevassées de Darchau. Sous le soleil, les couleurs pétillent : vert de l’herbe,<br />
rouge des feuilles, orange des chaumes.<br />
Nous empruntons la piste cyclable, l’Elberadweg. Sur la rive en face les entrepôts dorment. Le<br />
chantier naval fut fermé en 1997. Toute l’activité industrielle partie à l’Ouest. La ville se<br />
convertit timidement au tourisme. Le petit café qui donne sur le port de plaisance et le parking,<br />
nouvellement rénové, est fermé.<br />
Il faut quarante minutes pour marcher jusqu’à la tour, l’ancienne Grenzturm. Nous empruntons<br />
un chemin bétonné neuf, ce ne sont pas les pavés de la RDA. La tour est étroite, grise, une BT-<br />
9 (Beobachtungsturm-9). Ces tours d'observation de neuf mètres furent introduites au milieu<br />
des années 1970 en remplacement plus stable des tours BT-11, ces tours très hautes que nous<br />
voyons peu. Die Grenzturm de Boizenburg est maintenant un poste d’observation pour oiseaux.<br />
Le petit bout du chemin bétonné d’accès à la tour est parsemé de monticules de taupes. Des<br />
panneaux expliquent le tracé, compliqué, de l’ex-frontière allemande-allemande dans la plaine<br />
de l’Elbe. Celle-ci diverge à droite à Lauenburg, continue dans les terres et les lacs.<br />
Sur notre chemin, nous passons des cyclistes, bien gais et courtois, un pêcheur tout content de<br />
nous saluer et de nous raconter ses exploits, en allemand. La rivière Sude coule vite, l’écouter<br />
gargouiller, briller sous le soleil, est un plaisir pour moi qui adore l’eau. Un barrage et une<br />
échelle à poisson rejoignent le canal à la rivière. Des investissements importants. À proximité<br />
du nouveau pont, un empilement d’anciens pavés de béton perforé RDA. Pas encore réutilisés.<br />
Encore des restes.<br />
Jean-Philippe continue ses analyses. Après une blessure, il reste toujours une cicatrice, dit-il.<br />
Lorsque cette cicatrice se trouve visible, sur le visage, sur le corps, certains vont la camoufler<br />
avec un tatouage. J’ai l’impression que c’est ça qui se passe ici. C’est bien, pouvoir marcher<br />
sur ces digues, réintroduire du poisson dans les eaux polluées, créer des parcs, des lieux de<br />
détente, de tourisme vert, mais, et voilà toute la difficulté, comment réparer cette cicatrice ? La<br />
douleur est encore tangible.<br />
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Nous sommes maintenant à la gare de Schwanheide. À nouveau en posture Urbex, des<br />
archéologues d’espaces urbains, de friches industrielles et ferroviaires. Un sentiment de déjàvu<br />
me saisit, sans la terreur des arbres, le claquement du vent à Marienborn. Ici, le bâtiment en<br />
face de la gare, quai sud, est désert, abandonné, barricadé et tagué. Des tas de débris partout.<br />
Pourtant, en bon état, observe Jean-Philippe lorsque nous épions, à travers les grilles, les restes<br />
de meubles, d’équipements de bureau éparpillés par terre. Pourquoi ne pas le restaurer ?<br />
Derrière l’immeuble, dans l’enclos, deux pommiers, leurs fruits inaccessibles. Et rien atour sauf<br />
un réservoir d’eau nouvellement clôturé. Puis la rue, les maisons, dos tournés à la gare.<br />
Il est temps de revenir à l’Ouest, de retraverser la frontière. Nous quittons la voie large de<br />
Schwanheide pour emprunter une piste étroite, bordée de sable et d’arbres qui serpente à travers<br />
champs et le village pavillonnaire de Zweedorf. Rien ne rappelle la frontière et son chemin de<br />
ronde. Il nous manque terriblement, cet étirement vers l’avenir, ce rappel du passé, comme si<br />
le chemin sortait des entrailles de la terre, avec toute la lourdeur de la douleur et toute la légèreté<br />
de nos pieds qui l’empruntent, pour avancer, pour aller jusqu’au prochain virage pour voir ce<br />
qui s’y trouve et comment il se poursuit sur sa lancée. La route que nous empruntons maintenant<br />
est à voie unique ; nous déduisons que les propriétaires de toutes ces belles voitures que nous<br />
croisons en roulant sur le bas-côté vont travailler à l’Ouest, ils reviennent dormir à l’Est.<br />
Notre camping pour cette nuit, à Büchen, est adossé à une forêt de pins, dévorés par les scolytes,<br />
ces scarabées des conifères. Le soleil est toujours radieux, il illumine les couleurs perçantes et<br />
chaudes des feuilles de l’automne. Une soirée dans le van. Les trains passent, les sangliers et<br />
les oies aussi. Le linge est propre, sec et rangé. Nous aussi.<br />
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Nous quittons l’Elbe et cette partie de l’ex-frontière, longue de 95 kilomètres qui passait au<br />
milieu du fleuve. Un casse-tête. Le protocole de Londres aura déterminé que toute la largeur de<br />
l’Elbe appartenait aux territoires occupés par les Alliés, et donc à la RFA. Dans les faits, la<br />
frontière passait au milieu et chaque pays pouvait se servir librement de sa moitié. Mais l’Elbe<br />
coule sur un lit sablonneux, ses crues et les dépôts de sable changent sa course, son périmètre<br />
aussi. Que de conflits dans la gestion de ses eaux, aussi reconnues comme un passage<br />
international.<br />
Il est temps de faire le bilan de notre périple ; nous entrons dans la dernière étape. Encore une<br />
petite semaine, soit 80 kilomètres à parcourir. Dans un autre paysage. Dans un autre climat,<br />
plus normal pour la saison, ce que nous avions pensé trouver plus tôt. Et le point sur le travail.<br />
Jean-Philippe hésite à nouveau sur le traitement de ses photographies. Noir et blanc ou couleur ?<br />
Couleur, je réponds spontanément. Ce serait dommage de ne pas montrer les belles couleurs<br />
des arbres. Mais ce n’est pas le sujet, il insiste. La couleur tue le sujet. Fin du débat. Ai-je plus<br />
de liberté dans l’écriture, dans les envolés que je peux donner à la description des lieux que<br />
nous traversons ? Ou suis-je en train de noter trop méticuleusement tous les éléments d’une<br />
journée, à la façon d’une Elena Ferrante qui remplit ses romans de détails microscopiques ? Je<br />
continue, le scalpel des éditeurs tranchera.<br />
Premier arrêt de la journée, la gare de Büchen, ville frontalière à l’Ouest, sœur jumelle de<br />
Schwanheide pour le transit ferroviaire pendant le régime RDA. Aujourd’hui, c’est une gare<br />
moderne, en travaux d’agrandissement pour les parkings et les accès aux quais. Büchen se<br />
trouve au sud de la région Schleswig- Holstein, où il y a plus de bleu sur la carte pour les lacs,<br />
que de terre, et deux lignes y passent, la RE83 Kiel-Lauenburg avec Lübeck au centre, vers le<br />
nord et Lüneburg vers le sud, et la RE 1 qui va jusqu’à Hambourg, à environ 70 kilomètres<br />
d’ici. Büchen, ville dortoir de Hambourg.<br />
La gare fait donc un V au sol, avec un passage souterrain pour accéder aux quais et à la rue en<br />
face, décoré de dessins d’enfants. Comme à Boizenburg hier où ils accueillent le visiteur à<br />
l’entrée de la ville.<br />
Il fait froid, gris et humide. J’observe les passagers, leur comportement discipliné lors de<br />
l’arrivée des trains m’interpelle. La barrière tombe, les passagers qui débarquent restent sur le<br />
quai, ceux qui veulent monter patientent, séparés par la barrière. Un autre train arrive, à droite.<br />
La barrière se lève, les passagers qui descendent et ceux qui montent se trouvent dans une mêlée<br />
de rugby. Certains, plus téméraires, enjambent les barrières. Le comportement discipliné<br />
allemand part en miettes, se désintègre. Je retourne au van. Jean-Philippe pousse plus loin, il a<br />
trouvé des restes de l’ancienne gare, des rails, des dépôts. C’est étrange, dit-il. Côté Ouest, on<br />
détruit les anciens bâtiments des gares transfrontalières, on rénove. Ce n’est pas la première<br />
gare que nous avons vu les gares à l’Ouest bénéficier de transformations importantes comme à<br />
Bebra. Côté Est, on laisse tout dans l’état, dans son jus. Par manque de moyens, manque<br />
d’ambitions ?<br />
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C’est samedi, je le rappelle à Jean-Philippe, j’ai droit à un café, und ein Kucken. Ça nous<br />
réchauffe, nous prépare pour la suite. Au niveau de Bröthen, nous traversons l’Elbe-Lübeck-<br />
Kanal, une belle péniche industrielle descend gracieusement. Il y a de l’eau. Tout est vert par<br />
ici. La forêt est labourée par les sangliers, les pins par les scolytes. Le pays est toujours plat<br />
mais un peu de relief commence à se dessiner à l’horizon. Le ciel s’anime, joue avec le soleil,<br />
les nuages se chassent. Belle journée.<br />
Nous passons la frontière au niveau de Langenlehsten et Lüttenmark. Juste après Forktrug<br />
(j’adore les noms par ici : Wasserkruger Weg, Boize, Marienstedt, Goldensee), un musée en<br />
plein air surgit, dans un virage, juste après une maison bourgeoise, son parc clôturé par une<br />
belle haie en hêtre. Inattendu. Fermé à clé, barricadé. On barricade les barricades ? Personne<br />
pour ouvrir, ni horaires ni numéro de téléphone. Que des vaches poilues qui beuglent en nous<br />
suivant. Il faudrait ajouter du barbelé, s’insurge Jean-Philippe, outré à l’impensable.<br />
Le Freilichtmuseum est au complet, tous les éléments de la frontière sont là : grillage, barbelé,<br />
chenille du chien, fossé anti-véhicule, lampadaires, poteau, borne DDR, postes d’électricité,<br />
sauf la tour, modèle B5, elle a été récupérée pour Check-Point Harry, le restaurant à Elbberg.<br />
Élément intéressant, quelques lignes expliquant ce qu’est devenue la tour ont été barré. Un<br />
conflit d’interprétation ? Un conflit de répartition de ces vestiges ? Un différend dans la création<br />
et la gestion des lieux de mémoire ? Qui a autorité, crédibilité, à patrimonialiser ce qui a été le<br />
commun de tout le monde, auparavant propriété d’état, un état maintenant disparu ? Up for<br />
grabs ? Le premier arrivé, le premier servi.<br />
Sidérés, nous partons à la recherche du chemin de la frontière que l’on retrouve un peu plus<br />
loin, sans ses pavés de béton, après un petit bosquet dévasté par les orages, les arbres mutilés<br />
ne sont pas entretenus. Tout reste dans son état. Nous sommes à nouveau dans un monde<br />
agricole, les chemins appartiennent aux fermiers, les zones de cinq cent mètres ou cinq<br />
kilomètres n’existent plus, c’est du passé.<br />
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Tronçon 38<br />
Nous revenons sur nos pas, recherchons le passage de la frontière au niveau de Boize, entre les<br />
deux Länder Schleswig-Holstein dans l’Ouest – le blason arbore deux lions bleus agressifs et<br />
une étoile blanche éclatée – et Mecklenburg-Vorpommern dans l’Est. Là, nous sommes<br />
accueillis par deux aigles rouges et deux têtes de bœuf noires qui nous tirent la langue.<br />
Un petit pont en bois traverse un ruisseau d’eau, frontière naturelle. Il n’y a pas de panneau<br />
marron pour marquer la date de l’ouverture de la frontière ici mais nous retrouvons le chemin<br />
de ronde. Jean-Philippe est content, il danse dessus. Tout le reste peut disparaître, il dit, revenant<br />
d’une tour de guet, sauf le chemin. C’est lui qui relie tout. Le chemin du nord est bordé d’arbres,<br />
une invasion végétale dans l’ancien fossé. Sur la droite, les champs s’étirent à perte de vue, la<br />
forêt rouge au fond. Celui du sud trace aussi sa ligne, blanche et droite, sans trous, sans herbes<br />
entre les pavés, il longe un gigantesque panneau en bois annonçant la bio-réserve de Schaalsee.<br />
Parlons un peu de ce chemin de ronde que nous avons suivi presque sans interruption depuis le<br />
début de notre périple. Der Kolonnenweg, le chemin de patrouille, est constitué de deux rangées<br />
de dallage en béton perforé, troué donc, ou, pour le dire en allemand : Zwei Plattenreihen mit<br />
sogenannten Betonlochplatten. À plusieurs endroits de l’ancienne frontière, maintenant une<br />
ligne verte, les pavés continuent à marquer le chemin, nous permettant, ainsi qu’à d’autres<br />
promeneurs, de le suivre sans trop de difficulté. Depuis quelques jours, il nous échappe, nous<br />
peinons à le trouver, d’où le grand plaisir, presque charnel, jouissif, lorsque nous le retrouvons.<br />
Le Biospharenreservat Schaalsee est une vaste région de lacs et de terres qui avait été occupée<br />
par les militaires RDA pendant les 40 ans du régime et donc peu exploitée. En 1957, la RDA la<br />
classe comme paysage protégé ; en septembre 1990, juste avant l’unification, elle devient le<br />
parc naturel du lac Schaal sur une superficie de 162 km 2 , reconnu par l’UNESCO en janvier<br />
2000. De son côté, la RFA créa un parc naturel des lacs de Lauenbourg (Naturpark<br />
Lauenburgische Seen) en 1961.<br />
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Nous sommes au bord du lac Schaalsee, un lac de 26 km 2 , long de 14,3 km avec une profondeur<br />
maximale de 71,5 m, le plus profond lac d'eau claire d'Allemagne du Nord à 34,8 m. au-dessus<br />
du niveau de la mer. Sa configuration complique mon orientation, comme si mes repères<br />
fondaient dans les eaux, nous tournons autour. Si chercher la frontière les autres semaines a été<br />
compliqué, cela devient presque impossible maintenant.<br />
Les Länder sont plus petits, de part et d’autre, d’Ouest en Est.<br />
Nous repartons à la recherche d’un autre passage de frontière, cette fois-ci au niveau de<br />
Zarrentin, ville la plus peuplée de la réserve de Schaalsee. Ce passage se fait discret aussi, ou<br />
tout simplement oublié par la population. Nous parcourons une route sinueuse, sans possibilité<br />
de nous arrêter, forêt de pins d’un côté, voilée comme une veuve espagnole en dentelle noire,<br />
un sous-bois et un chemin qui mène au lac de l’autre. Nous finissons par remarquer quelques<br />
panneaux des Länder, c’est le passage de la frontière, nous revenons sur nos pas et voyons le<br />
panneau marron, uniquement visible en venant de l’Ouest. Ouverture de la frontière le 18<br />
novembre 1989 à 16 heures. Le panneau est tâché de pollen des arbres. On voit maintenant, et<br />
pour la première fois, que les chiffres, date et heure, sont des pièces reportées sur le panneau,<br />
pas directement imprimés. Nous garons le van, partons à la recherche du chemin que nous<br />
trouvons déguisé en Waldweg, chemin de forêt, avec toutes les autres balises indiquant les<br />
balades à faire autour. Je gratte le tapis des feuilles, petites pépites d’or, le béton perforé est<br />
dessous, des bouleaux autour.<br />
Notre port pour la nuit, c’est dans ce lieu idyllique, féérique, le village de Schaalsee, entouré<br />
de l’eau bleue-noire du lac homonyme, en face des forêts de pins et d’autres essences plus<br />
jeunes, en présence de lutins, d’elfes, les dieux Odin, Thor et Baldr. La frontière y passe, au<br />
milieu. Nous sommes enchantés. Lumière douce, ciel changeant et romantique, bleu le jour,<br />
rouge le soir, eau propre, pleine de poissons, et un village on ne peut plus bancal : les travaux<br />
sur la voie comme laissés en l’état, les petites maisons de la rue en bas empêchent tout accès au<br />
lac, privatisé, un seul accès pour les pompiers laissé libre. Dans la partie supérieure du village,<br />
des villas trônent, j’admire le grand ginko dans un jardin. Nous poursuivons notre découverte :<br />
des grosses, grosses voitures garées à côté d’un restaurant, en haut, des techniciens y installent<br />
du matériel audiovisuel, les tables sont dressées pour une fête, une famille bien habillée se<br />
promène dans la poussière du chantier, comme nous, jusqu’à un autre lac où se trouve la terrasse<br />
en verdure d’un deuxième restaurant, le Kutscherscheune avec son histoire prussienne vieille<br />
de trois cent ans. Ici, on sert afternoon tea and cakes, tout comme dans un autre jardin célèbre,<br />
The Orchid Tea Garden à Cambridge, jadis fréquenté par Virginia Woolf. Nous contournons<br />
le restaurant, la demeure familiale des Witzendorff insolente dans le soleil. Je te l’achète, blague<br />
Jean-Philippe. Surtout le bureau vitré dans la tour, extension contemporaine. Une forêt encore<br />
plus belle, mystérieuse, habitée dit Jean-Philippe pour me faire peur, s’étire devant nous. Plus<br />
personne, les invités restent à table alors que c’est ici que les découvertes sont insolites et la<br />
nature se livre à nous. En revenant, je remarque les clôtures des pâturages, des tiges tressées de<br />
bambou et de saule. Land art. Jean-Philippe note le découpage territorial dans le plan de la<br />
région de Salsee, trois-quarts pour l’Ouest, un quart pour l’Est. Nous sommes à l’Ouest.<br />
La nuit est calme, la lune se lève, les fées aussi.<br />
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Nous nous réveillons dans la brume, seul le petit ponton est visible et les canards qui y perchent.<br />
Il fait bien chaud dans le van, je suis réticente à marcher dans le froid et l’humidité du lac.<br />
Mais il faut partir, chercher les vestiges de la frontière à Lassahn, village où les anciens<br />
casernements des militaires sont reconvertis en logement social. Nous reconnaissons le style<br />
architectural, la construction en pavés de béton, ein Plattenbau. Made in China, je blague,<br />
surprise par la conformité, l’uniformité et l’économie d’échelle pratiquées par l’ex-RDA afin<br />
de surmonter la pénurie, le manque de matériaux, et pour loger sa population à moindre coût.<br />
Nous trouvons le chemin bétonné, au bout d’une allée en pavés, prussiens, la forêt dense autour,<br />
des pêcheurs et ein Gasthaus fermé depuis deux ans. Nous ne sommes pas seuls, d’autres<br />
promeneurs sortent de la forêt avec leur chien, se dirigent vers les mobil-homes sur le parking<br />
où se trouvent les balises de randonnées.<br />
Nous pénétrons dans la forêt, vers le nord, le lac à gauche que nous essayons d’approcher, la<br />
forêt cède au marais, aux roseaux. L’humidité envahit tout, elle est dans l’air, sur l’herbe<br />
mouillée à nos pieds, et les chênes sont magnifiques. Celui de Klopstock, plusieurs centaines<br />
d’années. C’est de l’histoire locale. Rien sur la frontière, à part le chemin de ronde. Nous<br />
traversons le petit pont qui mène à l’île au milieu du lac de Schaalsee, à Stintenburg, où la belle<br />
demeure de la famille Klopstock est maintenant occupée par trois familles. Nous restons à bord<br />
de l’eau, si belle et noire, le soleil perce, les rouges et jaunes des arbres scintillent dans ses<br />
profondeurs.<br />
Dans le village même de Lassahn, nous nous arrêtons sur le parking d’une très belle église, son<br />
cimetière est un parc floral, chaque tombe somptueusement garnie de fleurs, de plantes,<br />
d’arbustes. Au loin, et en continuité, le paysage descend vers le lac, la forêt et l’horizon<br />
scandinave autour.<br />
Un couple allemand, âgé, le visage bouffi par l’alcool et la cigarette, nous entend parler en<br />
français, nous salut, « Bonjour ». Bonjour, répond Jean-Philippe, merci. Si étonné de cet accueil<br />
hospitalier.<br />
Nous déjeunons dans une buvette parallèle à l’église, l’extension contemporaine en bois d’une<br />
salle communale, maintenant désuète, peu utilisée. Les fées restent avec nous, au soleil, avec<br />
des plaides, des coussins, une vue sur le Lassahner See, une soupe de potimarron, un cappuccino<br />
et deux parts de gâteaux, pour gouter. Jean-Philippe prend un sandwich de bœuf pelé et tendre.<br />
Ça nous suffit pour la journée. D’autres promeneurs s’installent, montent sur le belvédère où la<br />
vue s’étale de lac en lac, entre eau et ciel. Rien d’autre. J’ai une bouffée d’appréciation pour ce<br />
pays, de ce côté-là dit Jean-Philippe, dans l’Est, c’est plus authentique. Plus lent aussi. Nous<br />
sommes dans la partie la plus vide que nous ayons traversée jusqu’à maintenant, un vrai<br />
problème pour Jean-Philippe qui se bat avec la logistique. Il y a bien des routes qui mènent loin<br />
mais pas d’infrastructures touristiques. Il faut revenir à l’Ouest pour dormir.<br />
Nous continuons. Des villageois vendent des sacs de pommes et de noix, des chaussettes<br />
tricotées main sur leurs murets de jardins, une petite tirelire pour récupérer de l’argent est à<br />
disposition des acheteurs. Pas possible en France, dit Jean-Philippe. Ils prendront et les pommes<br />
et l’argent, ils laisseront surement les chaussettes. C’est un vrai problème, cette incivilité.<br />
D’autres villageois ramassent des pommes ; les rues sont à nouveaux bordées de pommiers, de<br />
poiriers, de cerisiers. Nous prenons quelques poires aussi, à Sandfeld.<br />
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Tronçon 39<br />
À Dutzow, le paysage au bord du lac ressemble à Lassahn si ce n’est que les pavés de béton du<br />
chemin de ronde ont disparu. Aucune autre trace de la frontière. Difficile d’imaginer qu’ici,<br />
tout était ouvert, désherbé, une bande de grillage, des murs, des mines, une zone de contrôle.<br />
En trente ans, la végétation a repris le dessus, les arbres se disputent l’espace, c’est une jungle.<br />
Les oiseaux ne se taisent pas à notre arrivée.<br />
Au passage de la frontière, côté Ouest, une stèle annonce l’arrivée dans le Kreis Herzogtum<br />
Lauenburg. Un parking spacieux, généreux, accueille le visiteur en quête d’histoire. Un totem<br />
raconte : côté face la construction du pont entre Kittlitz-Rosenhagen à l’Ouest, Dutzow-Kneese<br />
à l’Est, die Brücken verbinden ; côté pile des photographies de la région pendant la séparation<br />
ainsi qu’une carte montrant les échanges de territoires entre les occupants soviétiques et<br />
occidentaux en novembre 1945, l’Opération Exchange, dans deux Länder, Schleswig-Holstein<br />
à l’Ouest et Mecklenburg-Vorpommen à l’Est. Des vies humaines dont le destin a été mis en<br />
coupe, négocié, échangé.<br />
Une nouveauté : les balises pour les chemins et pistes cyclables indiquent le logo européen avec<br />
le chiffre 13 au centre des étoiles et la mention : IRON CURTAIL TRAIL. Nous le suivons<br />
depuis Hof, c’est la première fois que nous le voyons si clairement indiqué.<br />
Je trouve étrange que les mémoriaux se trouvent de ce côté, à l’Ouest. Question de moyens,<br />
d’intérêt ? Depuis plusieurs jours, à l’Est, nous ne voyons plus ni pierres dressées ni lieux de<br />
mémoire ni vestiges, à part l’étrange musée fermé près de Forktrug. Le reste a disparu,<br />
rapidement. Au profit de la protection de la nature, la bio-réserve. De plus, vu la faible<br />
démographie dans ces parties nordiques de l’Est, on peut supposer qu’il n’y avait pas assez de<br />
monde pour se constituer en association de patrimoine pour s’occuper des vestiges de la<br />
frontière, et où les mettre si le Länder a repris possession des terres et des lacs, au nom de la<br />
protection de la nature ? Pour le développement d’un tourisme vert.<br />
C’est ça le problème d’une politique écologique poussée à l’outrance, objecte Jean-Philippe, ça<br />
tue l’économie, ça semble être le cas ici. Les échanges et le commerce entre les gens n’existent<br />
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plus. C’est la patrimonialisation de la nature, des paysages, j’ajoute, le phénomène de « pas<br />
touche, c’est sacré ». Restez sur les chemins. Depuis plusieurs jours, surtout depuis que nous<br />
sommes dans la vallée de l’Elbe, nous voyons des contrastes importants dans les<br />
investissements et les infrastructures, ils sont plus importants à l’Ouest qu’à l’Est. Les images<br />
des villes comme Hirschberg, Eisenach, Wittenberge et leurs usines fermées me reviennent à<br />
l’esprit. Je pense également à la papeterie, die Papierfabrik, à Blankenberg, fermée en 1993,<br />
maintenant un muséoparc dans un village fantôme. La nouvelle papeterie, usine flambant<br />
neuve, se trouve de l’autre côté de l’ex-frontière à Blankenstein. À l’Ouest. Où sont passés les<br />
ouvriers, ces « working class heros », le socle du socialisme ? Quel est leur statut maintenant ?<br />
Réduits en statues à Hirschberg. Quelle est la solution ? Et si l’idée est de reconvertir tout cet<br />
ancien rideau de fer en bande verte, en chemin cyclable, en une vaste zone protégée et<br />
écologique, il faut des subventions beaucoup plus conséquentes, des salaires pour ces citoyens,<br />
devenus à leur insu, des gardiens d’une nouvelle barrière à leur développement et<br />
épanouissement. Nous ne voyons pas souvent des gens heureux, observe Jean-Philippe. Est-ce<br />
là la raison ? Source d’une nouvelle frustration. Le mur est tombé, une autre barrière s’érige.<br />
Je pousse jusqu’à Rosenhagen, des sculptures de fleurs m’intriguent. Il s’agit d’un petit hameau<br />
décoré de personnages de contes de fées, des trolls barbus, des déesses païennes, une oie<br />
endormie et couronnée sur le panneau à l’entrée du lieu, des corbeaux à bec jaune sur un portail,<br />
un bouquet de tulipes, grandeur géante, devant un poirier, devenu nain.<br />
Dans les derniers rayons d’une journée lumineuse, limpide, où rien de matériel ne rappelle la<br />
violence d’autan, nous arrivons à Ratzeburg, ville avec une histoire slave, danoise et prussienne<br />
qui a connu une croissance démographique suite à l’accueil des réfugiés de la seconde guerre<br />
mondiale. Petite île, la ville se trouve à la jonction de quatre lacs : Küchensee, Stadtsee, Domsee<br />
et Ratzeburger See, dans un parc naturel, die Naturpark Lauenburgische Seen.<br />
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Il pleut. Des petites gouttes d’eau tapent sur le toit du van, doucement, comme une berceuse.<br />
Cette fin de parcours, objecte Jean-Philippe, me perturbe, c’est comme une histoire qui se<br />
termine en queue de poisson. Où est la frontière ? Où sont les restes ? On s’habitue à se<br />
promener sur les pavés de béton, librement, à voir surgir des tours de guet, des miradors, des<br />
bouts de grillage, des poteaux RDA, subitement, sans crier gare, et ce chemin de ronde, la partie<br />
la plus précieuse, celle qui relie tout. Je ressens un manque, il continue, un sevrage. Par ici,<br />
dans ce royaume de lacs, tout se dissout dans l’eau, dans la vase et les roseaux.<br />
Mais non, je réponds, c’est ici où le jeu des absences-présences est le plus fort, où le paysage<br />
se décline en poésie nordique, où la nature efface l’homme, reprend ses droits. Éternellement.<br />
Et c’est ici où je trouve l’épilogue de ce drame de 40 ans d’enfermement le plus loquace.<br />
On parle de la RDA comme d’un pays perdu dans les médias en ce moment. C’est le contraire,<br />
il est bien présent ce pays, ce régime que certains regrettent. Dans les détails, dans les coins et<br />
les recoins, dans les yeux des gens, courbés et toujours étonnés d’une liberté qu’ils ne peuvent<br />
exercer, dans les objets, les tracteurs, les décharges à côté d’un camping, lui-même toujours<br />
équipé de matériel de l’époque, à payer en marks, dans la mode, le choix de vêtements sur les<br />
étalages sur les trottoirs, dans les jardins, les miradors reconvertis en domiciles, les poteaux<br />
comme souvenir, signe de la nostalgie qui règne encore. Je pourrai continuer.<br />
La pluie s’est arrêtée. Nous partons sous des rayons de soleil qui inondent les feuilles, faisant<br />
scintiller les flaques d’eau d’un bleu dense et orangé. Près de la route, le bitume de la piste<br />
cyclable brille d’un jet noir, ruban fin de pétrole solidifié.<br />
Notre premier arrêt, c’est le passage de la frontière entre Mustin, dans l’Ouest, et Dechow dans<br />
l’Est. Pas d’aire de stationnement venant de Ratzeburg, il faut revenir sur nos pas et nous garer<br />
à l’entrée de ce qui reste du chemin, sur la terre. Encore une autre manière de traiter le passé.<br />
À moitié. Notre accueil : le blason de Schleswig-Holstein, une stèle en pierre, deux bancs et<br />
une table de pique-nique, un totem qui raconte la dissolution de la frontière dans cette région<br />
de lacs, en commençant avec une grande photo en couleur du lac de Lankower See traversé de<br />
barbelé et en finissant avec des photos noirs et blancs de la file de voitures, des Trabant 601,<br />
forgeant leur passage dans les foules de Wessis assemblés pour les accueillir, avec trompettes<br />
et fanfare local. Un vrai moment de fête. De fraternité.<br />
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Lankower See, toute une autre histoire. Le village au bord du lac a été rasé en 1979, il était trop<br />
près de la frontière. À l’époque, le lac était interdit d’accès, avec la mise en bio-réserve l’accès<br />
est toujours interdit, ou difficile à trouver. Nous tournons autour, nous essayons de l’approcher.<br />
Sans succès. À la place, nous trouvons une lignée de ruches vertes et l’accès à un autre chemin<br />
mémorial, tout un circuit, un Rundweg de huit kilomètres qui inclut le lac de Mechower See et<br />
le musée de Schlagsdorf.<br />
Nous marchons sur le chemin de la frontière vers le nord. Les pavés de béton ont disparu. À<br />
gauche, une forêt de bouleaux a envahi les cinq cent mètres. À droite, les champs, et une haie<br />
de buissons. Jean-Philippe est content, il a téléchargé une nouvelle application d’identification<br />
d’arbres et de plantes. Il était temps. Ah, ça, c’est une aubépine, il s’exclame, enfin convaincu<br />
que je ne blague pas à chaque fois que je lui indique ses baies rouges et ses épines. Parfois<br />
camouflés avec les églantiers, les prunes sauvages et les sureaux. Un festin pour les oiseaux.<br />
Au sud, l’ancien chemin de frontière est barricadé, on passe à côté. Ici encore, les pavés de<br />
béton ont disparu. Où sont-ils passés s’interroge Jean-Philippe. Des quantités pareilles. Le pré<br />
à gauche est clôturé. Fait rarissime. Le panneau marron nous indique l’ouverture de la frontière<br />
au 12 novembre 1989 à 13 heures. Et au-delà, sur la droite et à l’Est, un gigantesque panneau<br />
en lames de bois annonce l’entrée dans le bio-réserve de Schaalsee. On est déjà passé par ici,<br />
affirme Jean-Philippe. Mais non, c’est l’effet de la répétition et de la désorientation. Même<br />
panneau, même emplacement à droite, juste après le passage de la frontière, dans un champ, et<br />
toujours impossible à lire avec le soleil derrière.<br />
Sur notre retour, Jean-Philippe découvre une dalle de béton solitaire, il aimerait la ramener en<br />
souvenir.<br />
Nous commençons à marcher sur le Rundweg, dans les bois, le Mechower See sur notre gauche,<br />
ce circuit mémorial géré par le musée de Schlagsdorf dont la qualité de la signalétique suscite<br />
les compliments de Jean-Philippe, puis battons une retraite. On fera les autres six kilomètres du<br />
circuit par le haut, après la visite du musée et la pause déjeuner.<br />
Notons que le lac Mechower See fut interdit d’accès aux riverains de Schlagsdorf pendant 40<br />
ans. En août 1961, un jardinier a pu fuir, en flottant sur un matelas gonflable. La découverte de<br />
son audace renforça les mesures de sécurité, le lac fut traversé par des rouleaux de barbelé et<br />
bordé de deux tours. Dans les années 70s des mines létales furent installées. Aujourd’hui, les<br />
oies et les canards le traversent, ils ne sont pas concernés par ce passé.<br />
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Le musée de Schlagsdorf, Grenzhuus, soutenu par la Commission européenne, se décline en<br />
trois parties : le circuit mémorial, le parc didactique à la sortie de la ville et le musée même<br />
dans un beau bâtiment prussien avec un café-restaurant.<br />
Continuons avec le parc didactique, un des meilleurs que nous ayons vus jusqu’à présent, peutêtre<br />
parce que tout est expliqué en anglais ? Enfin, je peux comprendre. Je ne suis plus dans le<br />
registre de la transe où tout se mêle, m’impressionne au point où je ne vois plus rien. Le voile<br />
de l’histoire devant mes yeux se lève. Tous les éléments de la protection de la frontière sont<br />
présents, nommés, à côté même des écriteaux. Le traitement des chiens ne cesse de me révolter,<br />
tout comme le traitement réservé aux occupants des Beobachtungsstelle, ces tours<br />
d’observation demi-chars- demi-Darliks, en beaucoup moins drôle, ils étaient d’anciens<br />
prisonniers qui avaient des objectifs, le nombre de personnes qu’ils devaient observer dans la<br />
journée.<br />
Sous cette lumière perçante, à travers des nuages blancs-gris qui passent à toute allure, le parc<br />
perd son caractère lugubre, devient presque gai. Les grillages perdent leur menace, ils brillent<br />
et changent de tonalité dans la lumière. Étrange effet du temps. Les instruments de mort et de<br />
surveillance deviennent esthétiques.<br />
Au musée même, l’horreur revient, illustrée par les photos des corps sortis des camps de<br />
concentration à la fin de la guerre, la défaite en images de la Wehrmacht et la III Reich. Le reste<br />
donne une synthèse des quarante ans de la séparation des deux Allemagnes, les moments forts<br />
d’échanges et d’efforts de réconciliation. Comme le rachat de prisonniers en RDA par la RFA,<br />
les traités de transport, ou les prêts d’argent en échange de quoi le SED promettait de déminer<br />
les territoires frontaliers, le death-strip, ou la bande de la mort. Il le fut, partiellement, mais<br />
reléguait ses contrôles plus à l’intérieur du pays, loin des regards de la RFA. Intéressant aussi<br />
à observer que la RDA résistait aux gestes d’ouverture de Michaël Gorbatchev, élu en mars<br />
1985, Erich Honecker, dernier dirigeant de la RDA, s’y opposa, et que les mouvements<br />
d’agitation civique commencèrent en janvier 1986. La « Neue Forum » est créée en septembre<br />
1989, en octobre des milliers de gens descendent dans la rue à Liepzig ; ils réclament le droit<br />
de s’exprimer, de voyager. Le 9 novembre, lors d’une conférence de presse, un membre du parti<br />
socialiste annonce une nouvelle loi permettant aux résidents de la RDA de voyager dans<br />
l’Ouest. Des milliers de citoyens convergent aux passages de la frontière. À 23h20, celui de<br />
Bornholmer Strae à Berlin s’ouvre. Les jours et mois suivant, plusieurs autres passages de la<br />
frontière s’ouvrent, des citoyens de la RDA se rendent en RFA, pour visiter ou pour s’y installer.<br />
La voie à l’unification est lancée.<br />
En décembre 1989, en commençant à Berlin, des tables rondes sont organisées entre citoyens,<br />
l’église et les représentants du gouvernement SED partout dans le pays afin de préparer l’avenir<br />
d’un nouvel état RDA et de démonter le dispositif de sécurité qui l’entourait. En mars 1990,<br />
une coalition est élue. En juillet, une union monétaire, économique et sociale est implémentée<br />
entre les deux états allemands. Les contrôles à la frontière s’arrêtent, l’économie centralisée de<br />
la RDA s’ouvre à l’économie du marché. Le 12 septembre, le gouvernement de la RDA,<br />
légitimement élu et toujours en place, instaure un important dispositif de protection écologique,<br />
ein Nationalparkprogramm, soit six bio-réserves, cinq parcs nationaux et trois parcs de<br />
conservation, 4% du territoire. La bio-réserve de Schaalsee, où nous sommes actuellement, fait<br />
partie de ce dispositif.<br />
Ailleurs, à Moscou, même jour, d’autres discussions préparent l’avenir des deux nations. Les<br />
Alliés, toujours impliqués, militairement et en tant qu’occupants, signent un traité avec la RDA<br />
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et la RFA nommé le Zwei-Plus-Vier-Verträge (Les accords deux plus quatre). Le 3 octobre<br />
1990, l’unification entre l’Est et l’Ouest allemands devient effective. Ainsi se termine 45 ans<br />
de division. La RDA n’existe plus.<br />
Le programme de parcs nationaux, quant à lui, est intégré dans les accords d’unification.<br />
Soutenu par les écologistes, il représente un acte majeur d’expiation, de réparation de la part de<br />
la RDA. Un gouvernement socialiste qui, pendant des décennies a pollué les sols, déchiré et<br />
défiguré la nature, les forêts, les lacs, devient précurseur et prend le pas sur l’Ouest. La bande<br />
de la mort est remplacée par une bande verte, notamment les zones restreintes de la frontière,<br />
de la chasse et de l’entrainement militaire, presque 400,000 hectares.<br />
Des questions se bousculent dans ma tête, ces étranges contrastes le long de la frontière, Est et<br />
Ouest, et le sentiment, tout de même, qu’un autre monde aurait pu se créer. Les dommages<br />
étaient peut-être trop profonds, irrécupérables, le pays était exsangue, banqueroute. Quelle autre<br />
solution que d’accepter l’aide de l’Ouest, une sorte de mise sous tutelle. Certains disent<br />
annexion. Je comprends la déception des citoyens engagés dans une nouvelle démarche vers la<br />
liberté, la démocratie et l’espoir de repartir de zéro dès la chute du mur. À mon avis la trahison,<br />
si l’on peut l’appeler ainsi, a eu lieu dès l’union monétaire, peu après les premières élections<br />
libres en RDA.<br />
Il y a un autre élément que nous ne devons pas ignorer. L’unification des deux Allemagnes, et<br />
la création d’une seule nation, a contribué à l’unification de l’Europe, le départ des armées<br />
d’occupation en Allemagne, devenu souveraine, et la fin de la guerre froide.<br />
Comme preuve, les panneaux marrons que nous voyons le long de beaucoup de routes signalent<br />
l’ouverture de la frontière à ces endroits et la présence de l’Europe. Hier waren Deutschland<br />
und Europa bis zum 31 März 1990 um 9.30 Uhr geteilt. Ici, l'Allemagne et l'Europe ont été<br />
divisées jusqu'au 31 mars 1990 à 9h30.<br />
Le prix à payer : les sacrifices des peuples de l’Est de l’Allemagne. Et ça continue. Plus de<br />
chômage dans l’Est, plus d’actes d’agressions raciales, plus de frustrations. Une montée<br />
inquiétante de l’extrême droite. À qui la faute ?<br />
Pourtant, au moment de l’unification, les deux économies étaient similaires, concentrées sur la<br />
production industrielle, les outils, la chimie, l’industrie automobile, et l’ingénierie de précision<br />
avec une main d’œuvre hautement qualifiée et tournées vers l’export, l’une vers l’Est, l’autre<br />
vers l’Ouest. Les similitudes s’arrêtent là. L’économie de l’Est était centralisée, sans propriété<br />
privée, sans investissement et sans marge de manœuvre, en déclin.<br />
Je lis un peu plus sur le rôle du Treuhandanstalt (THA), Trust Agency en anglais, plus connue<br />
sous le nom Treuhand, créée par la RDA en mars 1990 afin d’accompagner les entreprises de<br />
l’Est vers la privatisation et une économie de marché. En juin 1990, THA passe sous la<br />
responsabilité de l’Ouest. Elle dispose d’un pouvoir énorme, elle enquête sur les entreprises,<br />
proposent des mises à normes, décide des ventes et des fermetures, sélectionne les acheteurs,<br />
et c’est elle aussi qui influencera, directement ou indirectement, sur la prospérité des communes<br />
et des Länder. À la fin de 1994, au moment de sa dissolution, elle aurait privatisé 14 000<br />
entreprises de l’ancienne RDA. Les conséquences de cette transition impactent encore<br />
aujourd’hui : des emplois disqualifiés, le chômage, l’humiliation. L’ascension sociale est en<br />
panne, même quand il y a des entreprises, les dirigeants sont rarement de l’Est. Idem pour le<br />
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gouvernement fédéral, une trop faible représentation. Aujourd’hui, il y a malaise, il est palpable,<br />
nous l’avons ressenti. La plaie suinte toujours.<br />
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Tronçon 40<br />
Nous reprenons la route, voyons d’autres personnes ramasser des pommes, et essayons de<br />
trouver le passage de la frontière – en passant près de Romnitz où quatre autruches fouillent un<br />
champ de choux – entre Bäk et Thandorf, deux petites communes reliées par des pistes. Seule<br />
trace, l’asphalte change de couleur, là où auparavant il n’y avait rien, les deux mondes coupés<br />
par une barrière. Maintenant, un panneau de conservation de la nature explique les reliefs du<br />
territoire, la bio-réserve, la flore et la faune en présence et, rappel du passé, une photo de la<br />
frontière avant et maintenant. Nous partons à la recherche du chemin de ronde, trouvons une<br />
piste qui monte le long de la forêt, sans les dalles de béton. Et revenons, nous sommes mal<br />
garés, la route est étroite. Il est temps de conclure notre journée dans la bio-réserve de<br />
Schaalsee.<br />
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À Utecht, nous ne trouvons rien non plus. Le point de Ratzeburger See est maintenant privatisé,<br />
des ferries y passent en été seulement. Un couple et leur bébé profitent des dernières lueurs de<br />
soleil. Je suis encore submergée par la beauté de ces lacs, leurs grandeurs nordiques, les effets<br />
graphiques des branches réfléchies dans l’eau, le soleil au loin, couchant, donne du noir et blanc,<br />
un pinceau de bleu. Pierre Soulages. Mais aucune promenade possible, tout comme aux temps<br />
de la RDA. Nous remontons au parking consulter le panneau d’information, en face c’est<br />
l’Ouest, le parc naturel de Lauenburg. Rien sur l’Est et Schaalsee.<br />
Ne trouvant pas d’aire de stationnement pour mobil-homes ni de camping sur notre parcours,<br />
Jean-Philippe se rabat sur un hôtel, St. Hubertus, du lieu-dit homonyme, en banlieue de Lübeck,<br />
propriété de la famille Grotkopp. À cause de notre manque d’autonomie en électricité, nous<br />
sommes obligés de nous brancher, pas tellement pour le frigo, nous l’arrêtons le soir de tout<br />
façon car il est trop bruyant, mais pour le chauffage. Jean-Philippe ne veut pas prendre le risque<br />
d’avoir froid la nuit, il le supporte beaucoup moins que moi. Moi, je fonce sous la couette, met<br />
des chaussettes en laine d’angora que ma fille m’a ramenées du Pérou, ainsi je suis as cosy as<br />
a bug in a rug. Ce n’est pas pour autant que je dors bien. Ce que l’on fait, dit Jean-Philippe,<br />
également saisi d’insomnies, c’est beaucoup d’adrénaline. Nous travaillons sans cesse. En<br />
journée nous marchons souvent plus de dix kilomètres et chaque instant est palpitant, nous<br />
sommes en quête, concentrés, vifs, les chasseurs de la frontière. Le soir venu, nous nous<br />
remettons au travail, écriture et traitement d’images. Retour au début, le premier jour, pour<br />
Jean-Philippe qui teste d’autres possibilités et décide d’opter pour le minimalisme. Un peu de<br />
modestie, il acquiesce, devant la chose.<br />
Parallèlement, il faut gérer le quotidien, la vie dans le van, comme faire les courses, au grè de<br />
la fraicheur des bananes pour Jean-Philippe, le stock des bouteilles d’eau. Le rangement, ne pas<br />
déborder sur l’espace de l’autre, penser à remettre les choses exactement à leur place, pour<br />
éviter les crispations et l’énervement, les tocs de l’habitude. Les petits détails de la vie à deux<br />
dans un espace serré. Supporter les odeurs des toilettes chimiques, la condensation sur ses fesses<br />
le matin, les soucis d’évacuation des eaux usées, nous allons essayer le vinaigre blanc pour<br />
décaper les dépôts de graisse. Gérer les poubelles et les bouteilles en plastique à consigne ; ces<br />
dernières s’accumulent dans la porte du van jusqu’à la prochaine expédition des emplettes.<br />
Nous ne faisons pas de tri, ce qui est parfois problématique dans certains endroits, il n’y a<br />
vraiment pas de place pour trois poubelles dans nos 6 m 2 . Idem pour le linge sale, il s’empile<br />
dans les sacs dans les placards, un grand sentiment d’air et de vide quand nous pouvons trouver<br />
un camping avec machine à laver et sèche-linge, tous les dix jours environ.<br />
L’hôtel n’a plus de restaurant, il a fermé l’année dernière. Sa belle salle à manger sert<br />
uniquement pour les petits déjeuners. C’est un lundi, les restaurants autour sont fermés. La<br />
soirée ne sera pas de fête. Nous sommes trop épuisés pour pousser jusqu’à Lübeck, une pause<br />
digestive s’impose. Meilleur remède pour le sommeil, la vie onirique, les rêves en cascade,<br />
cette aventure nourrit l’esprit, l’imaginaire, l’analyse. Nous sommes en mouvement.<br />
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Le parking de l’hôtel est plein, des voitures de commerçants et représentants. Pas d’autres<br />
touristes au petit déjeuner, qui est somptueux : saumon, viande froide, plusieurs fromages,<br />
confitures, pains, jus de fruits, céréales et une belle théière d’Earl Grey.<br />
Pour bien démarrer la journée sous la pluie et le vent.<br />
L’avant-dernière étape. Nous sommes en état de rupture. C’est la fin du voyage mais pas de<br />
l’aventure. Ni de la découverte car ces derniers jours nous réservent encore des surprises.<br />
Comme aujourd’hui. Nous commençons avec l’ancienne gare douanière de Lübeck à St Jürgen,<br />
en banlieue de Lübeck. Rien à voir, tout a été effacé, que l’aire de jeux qui se substitue à la<br />
douane, un mini train, engin et wagons, les anciens éléments ferroviaires de la douane montés<br />
en accrobranches et trapèze pour enfants : grue, balance et barrières. Un acte manqué ou<br />
délibéré ? Le petit train rouge de banlieue roule sur des rails tout neufs. Les logements en brique<br />
rouge tout autour nous semblent récents. On imagine la pression foncière ici, après la chute du<br />
mur, l’afflux des gens de l’Est. La vente des terrains de la DB devient juteuse. Si un côté se<br />
vide, l’autre se remplit, principe des vases communicants, dit Jean-Philippe.<br />
Il pleut, il y a du vent, les gouttes d’eau tombent sur les objectifs, le parapluie s’envole. Nous<br />
n’insistons pas. Gare suivante. À l’Est. A Herrnburg, à peine six kilomètres plus loin. Nous<br />
traversons l’ex-frontière, terriblement taciturne sous cette pluie.<br />
Ancienne douane de l’Est, transformée en centre commercial dont l’architecture fonctionnelle<br />
et sévère, en brique blanche, rappelle un bâtiment de gare. Les camions déchargent derrière, en<br />
parallèle au chemin de fer. Les anciennes lignes sont coupées nettes pour accueillir les magasins<br />
et le parking : deux discounts, une pharmacie, une banque, une boutique de mode. En face, des<br />
nouveaux rails et deux nouveaux quais pour le petit train rouge qui dessert Lübeck. Là encore,<br />
il faut marcher jusqu’à la route pour passer d’un quai à l’autre, toujours pas de pont ni de<br />
couloirs souterrains pour les passagers.<br />
Tout autour, c’est la friche, un « non-lieu » de végétation en brousse et des restes ferroviaires<br />
sur un site assez large, décousu, de part et d’autre du centre commercial. Nous sommes devenus<br />
des archéologues en herbe, accoutumés d’aller fouiller, regarder derrière, surtout aux gares où<br />
nous traversons des terrains, contournons des parterres de fleurs, montons les escaliers,<br />
poussons les portes. À droite donc, au sud, des girafes dans les arbres, ces lampadaires de<br />
l’époque RDA, des pavés de béton par terre, les restes des balances de marchandises, les restes<br />
des rails, où poussent les herbes folles et des graminées parmi le ballaste et les poutres.<br />
À gauche, des ouvriers ramassent les feuilles, devenues lourdes et collantes sous la pluie.<br />
Derrière, un chantier commencé, inachevé et arrêté. Des tas de sable, de terre et la suite des<br />
rails, une lignée de lampadaires qui disparaissent dans la brume au loin et un mur en brique<br />
rouge, magnifiquement tagué, qui servait autrefois à délimiter la platebande des rails.<br />
Encore une fois, nous nous interrogeons sur cette différence de traitement du patrimoine foncier<br />
de la compagnie des chemins de fer allemande, DB. D’un côté, tout est nettoyé, rénové, vendu,<br />
effacé, ou en cours. De l’autre, le passé RDA est toujours présent, tangible, mais en friche.<br />
Volonté politique ? Budget ? Offre et demande pour les terrains ? Un geste artistique, qui vient<br />
en écho à l’aire des jeux à St Jürgen : quelques tronçons de rails peints en rouge décorent le<br />
talus devant l’entrée du centre commercial.<br />
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Nous partons maintenant à la recherche d’indices, de symboles de l’ancienne frontière.<br />
Pourquoi le passage entre l’Est et l’Ouest est devenu si silencieux par ici, boude-t-il ? La route<br />
entre St Jürgen et Herrnburg nous semble importante, fréquentée, parsemée de centres<br />
commerciaux. Toutefois, il n’y a pas de panneau marron, pas de stèle, pas de pancarte. À la<br />
sortie de l’Ouest, un panneau pour les églises de Lübeck à droite, à gauche un panneau routier<br />
avec le nom d’Herrnburg et son district, nord-ouest Mecklenburg. Au retour dans l’Ouest, un<br />
panneau avec les blasons de la ville hanséatique de Lübeck, maintenant classée sur les listes de<br />
patrimoine mondial d’UNESCO et les blasons de ses villes jumelles. Rien sur la frontière.<br />
Nous marchons donc, pénétrons à gauche dans une bande de forêt qui s’étire sur un axe nordsud,<br />
à la rive droite du petit ruisseau, la frontière naturelle, jusqu’à trouver le chemin bétonné<br />
qui longe l’ancienne zone de cinq cent mètres, maintenant une forêt urbaine de bouleaux et de<br />
sapins qui sépare toujours les deux communautés. Nous continuons nos pas vers le nord, nous<br />
sommes seuls, la pluie a cessé, le vent souffle moins dans les arbres. Les épines dorées couvrent<br />
les dalles de béton, une clairière de bruyère s’ouvre devant nous, le ciel chargé, gris et lourd<br />
aussi. Faisons demi-tour, il fait chaud dans le van, et je remercie les cieux, les dieux, et tous<br />
mes anges gardiens que nous ayons eu du beau temps pour 97% de ce périple. J’aurais pris le<br />
premier avion, je suis sérieuse, si on avait eu ce temps au début. À l’inverse de Jean-Philippe<br />
qui depuis le début espère des lumières flamandes.<br />
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Tronçon <strong>41</strong><br />
Herrnburg, si près de la frontière, dans la zone des cinq kilomètres, a surement beaucoup plus<br />
d’histoires à raconter, elle a dû être doublement enfermée, entourée d’un mur, ses populations<br />
non-gratae déplacées de force. Ou comme le village de Bordowiek, huit kilomètres au nord,<br />
rasé à la fin des années 70s, seul mémorial : une pierre le long de la route et une inscription sur<br />
un transformateur.<br />
Notre troisième arrêt de la journée est une excuse pour finir tôt. Le musée douanier n’est ouvert<br />
que les vendredis, samedis et dimanches. Je prends quelques photographies des objets devant<br />
l’entrée : une vieille voiture Trabant, elles étaient vraiment petites ces voitures-là qui<br />
demandaient seize ans d’attente et des sommes considérables pour s’en procurer, un bout du<br />
mur, un bout de grillage où sont accrochées des images gores d’individus morts, tués par les<br />
mines ou le shrapnel des armes automatiques en essayant de fuir.<br />
Le Grenzmuseum Lübeck-Schlutup se trouve dans la ville de Schlutup, ville frontalière,<br />
prussienne, entourée de forêts, tout le panthéon des essences : aulne, hêtre, tilleul, charme,<br />
chêne, bouleau, érable et pin (la forêt s’appelle le Louen Holz), et d’eau, lacs et rivières. Des<br />
jardins ouvriers aussi, phénomène récurrent.<br />
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Nous passons la nuit dans une aire de camping-cars gérée par un club de bowling. Ça change<br />
des piscines. À Karlshof, banlieue nord de Lübeck. La tempête se prépare, je résiste aux<br />
courants d’air. Un peu de whisky réclame Jean-Philippe.<br />
L’orage nous a ballotés une bonne partie de la nuit. Va-t-on s’envoler ? Le vent balaie la<br />
pollution, l’air marin est clair, frais, les derniers petits nuages se pressent pour rentrer, pour<br />
dégager le ciel à nouveau bleu et limpide. Cette nuit, j’ai cherché mon chat, il est parti-présent,<br />
toujours.<br />
Comme l’absence-présence de cette frontière, une déchirure dans un si grand pays, maintenant<br />
bande verte.<br />
Comment vas-tu te présenter, maintenant, demande Jean-Philippe, conscient de mes difficultés<br />
à me déterminer, à accepter mon statut, chômeuse-retraitée, retraitée en chômage. Ni l’un ni<br />
l’autre. Ni-ni. Comme écrivaine ?<br />
Non, mais je peux dire que j’écris. Sans prétention, avec beaucoup de plaisir car ce voyage m’a<br />
enfin permis de réaliser un souhait vieux de cinquante ans. À la question, crainte, à l’école, aux<br />
moments de l’orientation, je répondais toujours de la même manière : je veux écrire. Certes,<br />
j’ai écrit, une thèse, des rapports, des articles de presse, des cahiers de charges, des ébauches<br />
d’histoires et de contes, des scénarios, de la poésie. Il faut s’organiser au retour, il poursuit.<br />
Mettre tout ça au plat, un livre, une exposition, ça se prépare.<br />
Journée de tourisme, nous prenons le bus N° 12, pour aller au centre-ville de Lübeck, visiter<br />
les bâtiments médiévaux et hanséatiques, le Holstentor, l’église de Sainte-Marie, style gothique,<br />
acheter du Marzipan chez Niederegger, manger dans un restaurant-boutique italien-espagnol,<br />
Meira, délicieux et crémeux : artichauts sur un lit de chicorée rouge de Trévise, lasagnes au<br />
saumon, tiramisu aux myrtilles et un vrai café. Un bon café avec du gout. Nous sommes calés.<br />
Derrière le soleil, le vent est froid, il nous traverse. Ne trouvant pas le monument à l’unification<br />
(le personnel à l’office de tourisme ne savait pas de quoi je parlais quand je l’ai demandé), nous<br />
rentrons donc, vite. Se remettre au travail, Jean-Philippe a trouvé son bonheur avec le traitement<br />
des images, doux ; il a fini le Tronçon 1.<br />
La ville de Lübeck souhaite oublier sa période de restrictions lors de la guerre froide, où son<br />
commerce, surtout international, fut limité à cause de la proximité de la frontière. Aujourd’hui,<br />
ville UNESCO, elle se déploie à travers ses boutiques d’art, ses ruelles romantiques, son<br />
industrie de pâte d’amande.<br />
Nous sommes le jeudi 25 octobre. Notre dernier jour sur l’ex-frontière. Ça commence mal, ciel<br />
gris, pluie fine, vent. Le cauchemar des photographes, se plaint Jean-Philippe, on ne peut rien<br />
faire. Je n’aurai plus d’itinéraire à préparer, il continue, anticipant déjà les blues du retour,<br />
l’absence de cette répétition, la berceuse du rituel.<br />
Continuer à traiter les images, écrire. Il y a encore à faire, à trier, à comprendre. Petit à petit le<br />
tableau se compose, telle une symphonie où chaque musicien est enfin à sa place dans<br />
l’orchestre.<br />
Nous sommes partis, il y a 43 jours, pour remonter les <strong>41</strong> tronçons de l’ex-frontière<br />
interallemande, ainsi déterminés par Jean-Philippe qui s’est lancé dessus en dompteur viril, à<br />
découvrir ce monstre vert qui déchire encore ce pays en deux. Pour terminer dompté lui-même,<br />
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humble. En suivant une ligne et en s’arrêtant aux points. Je le suis, il me guide, il avait déjà<br />
préparé l’itinéraire avant de partir et il comprend la typologie et la nomination des différents<br />
points de passage. Pas moi, je suis donc mon propre tracé, en parallèle, en chasseuse-cueilleuse,<br />
je ramasse tout, des images, des dépliants, des fruits, et je fais ma compote, parfois<br />
douloureusement. Les fils se dégagent, le mystère demeure. Si nous avons maintenant une<br />
meilleure représentation spatiale de cette ligne qui coupe, qui file nord-sud en une trace presque<br />
ininterrompue, nous ne pouvons toujours pas comprendre les forces inhérentes à sa mise en<br />
place ni les forces en présence aujourd’hui qui continuent à maintenir les uns contre les autres,<br />
ni les différences subtiles lorsque l’on passe de l’Est en Ouest, de l’Ouest en Est. Nous<br />
reviendrons, dans l’Est, dans les grandes villes que nous ne connaissons pas mais qui nous<br />
intriguent. Les choses sont-elles différentes à l’intérieur ? La frontière maintient sa marque.<br />
Nous sommes atteints. Allons-nous terminer notre voyage en apothéose, comme les astronautes<br />
de l’autoroute, Carol Dunlop et Julio Cortazar, presque déçus d’être arrivés au bout et trop<br />
pressés pour repartir ?<br />
Nous partons sous le soleil, alors éveillé par un grand coup de vent. Pour revenir au passage de<br />
la frontière juste après le musée à Schlutup, sur la B104 en direction de Selmsdorf.<br />
Rien, seulement un panneau jaune qui indique le nom de Selmsdorf et son district. À gauche,<br />
une chouette indique le chemin, sur le panneau Landschaftsschutzgebiet et la liste<br />
d’interdictions sur la bande verte. J’aime les interdictions, rigole Jean-Philippe. N’oublie pas<br />
que je suis français. Et en France, tout est autorisé, même ce qui est interdit. À l’inverse de<br />
l’Allemagne, pour citer ce grand connaisseur de la psychologie, Winston Churchill, où tout est<br />
interdit, sauf ce qui est autorisé, et de rajouter : en Russie tout est interdit même ce qui est<br />
autorisé. Il n’y a qu’en Grande Bretagne où tout est normal, j’ajoute, pour compléter le dicton,<br />
les stéréotypes des quatre pays. Ce qui est interdit est interdit, ce qui est autorisé est autorisé.<br />
Logique.<br />
Le chemin est nu, ses pavés de béton supprimés ; il trace au sud entre des parcelles de friche<br />
clôturées. Un tiers paysage. Des genêts poussent dans la zone de cinq centre mètres, des<br />
bouleaux dans les fossés. Au bout de cent mètres, nous trouvons une pancarte toute modeste<br />
qui indique la flore et la faune en présence. L’air est silencieux, le chemin nous appelle, mais il<br />
faut continuer, explorer le versant nord. Qui s’amincit, coupe les bouleaux, les aubépines et les<br />
sorbiers d’oiseaux. Nous marchons en file indienne, une seule piste. Encore moins visible ici,<br />
bientôt totalement avalé par la végétation qui se dresse épaisse et impénétrable devant nous.<br />
Quelques bornes en pierre dépassent l’herbe, des restes de bornes et du matériel RDA ?<br />
.<br />
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Nos prochains arrêts aux passages de frontière le long de la route entre Lübeck et Priwall sont<br />
pareils, pas de traces, pas de mémoriaux, pas de blasons pour indiquer le changement de<br />
territoire, des Landkreis, non plus. Comme si tout ça n’avait jamais existé, ou avait existé avec<br />
tant de force qu’il faut vite tout oublier. Tout raser. En bon soldat, bon prussien, bon socialiste<br />
discipliné ; quand quelque chose est à faire, on le fait totalement. Vous voulez un mur, pas de<br />
problème. Vous ne voulez plus de mur ? Pas de problème. Et hop, tout disparait. Pourquoi si<br />
définitivement ici qu’ailleurs, nous ne le saurons jamais.<br />
Nous ne poussons pas jusqu’à Schönberg, tristement connu pour son centre d’enfouissement de<br />
déchets dangereux, mais jusqu’à Zarnewenz, petit hameau de quelques maisons au bord du lac<br />
salé de Dassow. Un pavé en béton marque les restes du chemin de la frontière. Au sud, il<br />
s’élargit en terrain, un enclos privé pour chevaux. Au nord, encore nu, il continue jusqu’à la<br />
mer, seul et solitaire. Pas de marcheurs ici, pas de promeneurs avec leurs chiens. Le lac est<br />
bordé de roseaux, dorés sous le soleil, des canards et des cygnes y flottent sous un ciel bleu et<br />
des nuages qui jouent à cache-cache, un temps pour faire du cerf-volant. Nous n’avançons pas<br />
trop près de l’eau.<br />
À Schwanbeck, la collectivité se réveille, des pancartes expliquent la frontière entre Lübeck et<br />
Boltenhagen : 13 tours entre Selmsdorf et Potenitz, un mur de trois mètres de haut sur trois<br />
kilomètres et un mur de grillage et barbelés autour du lac. Effrayant. Le paysage est le même :<br />
des saules pleureurs, des aubépines, des épines noires, des églantiers, une brousse dense et<br />
sauvage. Une rangée de ruches en plus. Nous nous arrêtons devant une tour, pour une dernière<br />
fois. Elle est grise, sentinelle, accompagnée de cerisiers sauvages et trois pommiers, je ramasse<br />
des pommes, glisse sur le talus, me relève pour saluer la tour une dernière fois, la dernière de<br />
son espèce, pour nous, sur ce bout de terre, la mer n’est pas loin, la fin du périple aussi.<br />
Enfin, j’apprends pourquoi il y a tant de fruitiers – pommiers, pruniers, poiriers, et cerisiers,<br />
rarement des noyers – qui bordent les routes, se déploient au milieu des près. Planter un fruitier,<br />
un Streuobst, dans une prairie d’arbres fruitiers dispersés, ou Streuobstwiese, est une tradition<br />
vieille de plusieurs siècles, pour des questions d’économie, de nutrition, de biodiversité et<br />
d’esthétique, pour la beauté du paysage. Dans certaines contrées, un jeune couple marié avait<br />
obligation de planter des fruitiers, les abîmer était punissable. Chaque fermier avait sa prairie<br />
d'arbres fruitiers dispersés, plantés selon une répartition dans l’espace bien déterminée, soit 20<br />
à 100 arbres par hectare ; la hauteur du tronc, en moyenne 160 cm, laisse de la place au sol pour<br />
le pâturage des animaux, l’exploitation de foins, des céréales. Les fruits tombent, ils sont<br />
ramassés au moment de la récolte, vendus au marché, transformés en jus. Toutefois, les<br />
traditions se perdent, les arbres vieillissent. Leur déclin est cause d’étude. N’empêche, nous en<br />
profitons, et sommes émerveillés par leur présence, devenue un leitmotiv de nos balades.<br />
Encore une particularité de la ligne. Le lac Dassow appartient à Lübeck depuis le 13ème siècle,<br />
ses rives à Mecklenberg, à l’Est. Par conséquent, la frontière le longeait. À partir de 1961, et le<br />
durcissement de la frontière, les plages étaient fermées aux riverains de la RDA, l’accès à l’eau<br />
interdit et les pêcheurs devaient s’installer ailleurs, à Wismar. Aujourd’hui, la région est classée,<br />
elle fait partie de la bio-réserve de Schaalsee, certaines parties sont privatisées. Il n’y a toujours<br />
pas de plages, ni de promenades, ni de constructions balnéaires. Une terrible solitude. L’ombre<br />
du mur.<br />
À Dassow, nous constatons à nouveau la privatisation, ou est-ce la rétribution des terres qui<br />
avaient été confisquées pour la frontière ? Un petit port de pêche artisanal se trouve à un recoin<br />
de l’ancien chemin de la frontière qui mène vers le lac. Les pavés de béton, les trous bouchés,<br />
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servent pour stabiliser le quai, fait de bric et de broc. Nous sommes bien dans l’Est.<br />
L’architecture a changé, les belles maisons nobles et bourgeoises des alentours de Lübeck<br />
cèdent place aux logements, aux immeubles en brique, des maisons ternes et tristes, leurs<br />
façades effritées. Le paysage se vide aussi, encore du grand rien, que la fragilité du littoral et<br />
de la mer baltique, jusqu’à Priwall, déjà dans l’Ouest.<br />
Nous marchons sur la ligne, la ligne pointillée de l’ancienne frontière qui mène à la mer. Il est<br />
14h30. Nous sommes frais, reposés après une pause déjeuner dans le van sur un parking, payant,<br />
en face d’une ligne serrée de chalets de vacances, empilés les uns derrières les autres, les jardins<br />
sont trop petits pour y mettre une voiture. Les riverains se garent au parking. Les nuages<br />
s’accumulent, les oies s’agitent, il faut partir, le temps est en train de changer.<br />
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Nous filons à la mer, au sable blanc, au vent qui balaie tout, nous sommes arrivés. Nous nous<br />
embrassons, nous sommes contents. Ici, c’est le point culminant, le point le plus à l’ouest de<br />
l’ancien pays de l’Est. Ici, il y avait un mur, des tours, des grillages, des chiens, des gardes<br />
armés, dressés pour tuer. Tout a disparu. Qu’un chemin de sable fin, une clôture en fil de fer,<br />
quelques vieux poteaux en béton, oubliés par la démolition. Quel contraste avec le premier jour.<br />
Nous poussons vers l’Est, vers l’entrée d’un Weg, le Seeweg à gauche, la mer, le Waldweg à<br />
droite, la forêt, les dunes, la bio-réserve protégée. Pas de maisons de ce côté-ci. Du temps de la<br />
frontière, il y a eu des déplacements de population. Ils ne reviendront pas.<br />
Le reste passe vite, très vite. Nous remontons la plage, le vent dans le visage, lisons les dernières<br />
pancartes, regardons les photos, des jeunes qui se baignent sur une plage séparée par un barbelé,<br />
la carte de l’Europe, l’ancien rideau de fer maintenant une bande verte, la voir à cette échelle<br />
surprend, on ne se souvient pas de la taille de l’empire soviétique. Et, enfin, la dernière, mais<br />
aussi la première pour 150 kilomètres : une stèle, une belle pierre dressée qui unifie les deux<br />
Länder et où il est écrit : « plus jamais divisé », le 3 février 1990.<br />
Un bac nous amène à Travemünde. La traversée dure quelques minutes à peine. Nous quittons<br />
l’ancienne RDA le 25 octobre 2018 à 15 heures 30.<br />
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Annexes<br />
L’ex-frontière allemande-allemande<br />
Source Google maps<br />
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Notre parcours découpé en <strong>41</strong> tronçons<br />
Source Google maps<br />
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Janvier 2019