Muscuderzo

UNE ÉCOLE
À DÉSAPPRENDRE
La bande dessinée donne 'impression de lire
sans penser. Tel un laxatif qui transforme le
lettré en sauvage et 'illettré en criminel. Après
la pulvérisation industrielle et méthodique
de millions de personnes - la seconde guerre
mondiale- des pédagogues d'Occident, qu'ils
soient communistes, laïques ou chrétiens
se mettent d'accord sur la source de la
délinquance juvénile: LES ILLUSTRÉS POUR
ENFANTS 1 . Main dans la main, ils militent
pour circonscrire, restreindre ou interdire
la suite de petites figures sur papier. Pour
nombre de ces hommes et femmes lettrés, seul
l'illustration unique, la figure statufiée arrimée
sur son socle de texte permet de préserver le
modèle, l'exemplaire et l'idéal. Mais une suite
d'images, c'est la victoire du trivial sur le sacré.
Ainsi à leurs yeux, la bande dessinée devient
un mode d'emploi menant le pseudo-lecteur
à singer la suite de figures. Quand il s'agit de
nobles actions, rien à redire, mais quand il s'agit
d'exagérations burlesques, d'actions violentes,
de sexe, ce sont là des véritables manuels de
bêtises, des guide de la luxure et du crime.
« En ce temps, la bédé était un divertissement pour
minus ! », Morris 2
1 Le cinéma sera aussi dans leur ligne de mire.
2 Source article de Luc Honorez publié à son décès.
UN DIALOGUE
T O N I C O -
EMOTIONNEL
Les peurs de ces éducateurs feraient rire si elles
n'étaient pas encore aujourd'hui largement
partagées. Pourquoi y aurait-il plus d'intelligence
à aligner des lettres d'un alphabet plutôt que
d'articuler en bandes des suites de figures?
Pourquoi le corps de la lettre, en redevant
littéralement corps, disparaîtrait-il du domaine
de la littérature? Reste un élément rationnel
dans l'irrationnel de ces tuteurs: l'activation
par le regardeur d'une véritables excitation
physique. Cette excitation qui est évident à
tous dans la registre de la pornographie, ne
semble, étrangement, pas l'être pour le reste
de la narration visuelle. Les neurosciences ont
pourtant démontré 3 que lorsqu'on observe une
personne en action, nos muscles sont activés
sous le seuil d'action réelle. Les neurones en
3 L'identification de neurones miroirs est due à l'équipe de
Giacomo Rizzolatti, directeur du département de neurosciences
de la faculté de médecine de Parme.

charge de cet état ont été baptisés neurones
miroirs, neurones empathiques ou encore
neurones de Ghandi. Si la bande dessinée est
si SYMPATHIQUE peut-être est-ce par son
« penchant naturel, spontané et chaleureux
allant d'une personne à une autre personne, de
sa participation à la joie, à la peine d'autrui ou
encore de la bienveillance, disposition favorable
envers quelque chose qu'elleLes neurones en
charge de cet état ont été baptisés neurones
miroirs, neurones empathiques ou encore
neurones de Ghandi. Si la bande dessinée est
si SYMPATHIQUE peut-être est-ce par son
« penchant naturel, spontané et chaleureux
allant d'une personne à une autre personne, de
sa participation à la joie, à la peine d'autrui ou
encore de la bienveillance, disposition favorable
envers quelque chose qu'elle inspire » 4 .
« Toute image 5 est une contre-façon, une copie.
La qualité de la contre-façon, c'est son renvoie à
l'originale. », Michael Fried 6
LA FONCTION
TONIQUE
En 1946, Albert Uderzo, 18 ans, avait déjà
derrière lui un long apprentissage manuel de
lettreur (à la S.P.E.), de paysan-pépiniériste (avec
son grand-frère en Bretagne), de forgeron (par
une activité de soudure autogène dans la cadre
du S.T.O.) et d'ébéniste (dans l'atelier de son
père). Il vient de quitter le poste d'intervalliste
dans un atelier de dessin animé. Des débuts
Renan de Vela, était lente et molle du type
« tuyau d'arrosage » 7 , très loin des fractures
elliptiques d'un Tex Avery. Pour compenser
4 Termes repris de la définition de « sympathie » du Larousse
consulté online.
5 Le mot «image » viendrait de « imitare »: imiter.
6 Michael FRIED, « Absorption and Theatricality », Chicago/
Londres, University of Chicago Press, 1980.
7 de l'anglais : « Rubber hose animation ».
ces années de disettes - aussi visuelles
qu'alimentaires - le grand frère d'Albert, Bruno,
l'entraîne dans une salle de musculation, au
menu : la MÉTHODE DESBONNET.
C'est à l'athlète et esthète, Edmond
Desbonnet (1867-1953), que l'on doit le
mariage des termes CULTURE et PHYSIQUE
à travers sa « Gymnastique des Organes ».
Desbonnet était convaincu qu'on ne pouvait
pas percer le secret de la vie en étudiant à la
morgue. Pour développer un organe, il faut le
faire travailler. Il collabore avec le physiologiste
Étienne-Jules Marey et s'inscrit dans la
lignée de Georges Demenÿ, tous trois sont
actifs dans la régénérescence de l'éducation
(morale et) physique française. Physiologistes
etchronophotographes 8 , dessinateurs de dessins
animés et de bandes dessinées ont ainsi en
commun ce travail de désarticulation de l'action.
Construire une représentation
de la part du dessinateur un effort cognitif.
Qu'il l'ait préalablement réalisé le geste ou
plus simplement observé. En désarticulant et
en ré-articulant ses figures, l'auteur acquière
une conscience approfondie de la fonction
tonique, il peut ainsi transformer, à leur tour,
ses lecteurs en acteurs 9 . Pour Albert Uderzo,
le travail physique réalisé parmi les athlètes du
gymnase, face aux miroirs, se poursuit chez lui,
en solitaire, face au papier. Il travaille pour « O.
K. : hebdomadaire de la jeunesse ». Et c'est à
travers ses pages que, semaine après semaine,
des jeunes freluquets de l'immédiate aprèsguerre
se revitalisent, aidé de leur dynamique
moniteur.
« L'esprit guide le muscle, le muscle protège
l'esprit.» 10 , Belloy L'invicible «
8 La chronophotographie est l'aube du cinématographe.
9 Voir « Morris, Franquin, Peyo et le dessin animé » co-écrit avec
Erwin Dejasse sous la supervision de Thierry Groensteen, éd. de
l'AN 2, 2005.
10 Sous-titre de la série « Belloy L'invicible » dans «O.K.» du 9
décembre 1948 au 20 janvier 1949.
Quand j'ai commencé,
tous mes personnages
étaient des cabanes,
des monstres, un
Schwarzenegger avant
la lettre 11 , avec une
tête qui était toute
petite par rapport au
corps… on disait que
notre personnage était
microcéphale… donc
un imbécile (…) après
je me suis calmé, je me
suis dit : « je ne vais
quand même pas toute
ma vie faire des espèces
d'abrutis gonflés à
l'hélium ». Quand on en
est venu à faire Astérix 12 ,
j'avais quand même dans
mon idée l'archétype du
gaulois, Vercingétorix
comme on le voit dans
11 Émanation de Johnny « Tarzan » Weissmuller, qui est lié à la
vocation du célèbre Arnold.
12 Création quasi-improvisée en 1959 pour le lancement de
Pilote. Journal dont la mission était, selon Uderzo, de « piloter la
jeunesse française » !
la statuaire, un grand
bonhomme costaud… » 13
René Goscinny m'a
répondu: « Non. On va
en faire un anti-héros,
tu vas me le faire laid et
petit mais il s'en sortira
parce qu'il est malin. » 14
Albert Uderzo
13 Comme l'Wétaient ses héros jusqu'à « Oumpah-Pah », coréalisé
avec René Goscinny pour le Journal Tintin.
14 l'Interviewé par l'auteur le 11 octobre 2001.