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Proust à Cabourg - Quatrième édition

Après plus de 850 lectures sur la version précédente, nous sommes très heureux de vous proposer la quatrième édition révisée de notre dossier (TPE) Proust à Cabourg, portant sur la relation entre le célèbre écrivain et la station normande. --------------------------------------------------------------------------------------------- Retrouvez l'édito et commentez cette publication sur notre site internet ➟ https://proustacabourg.weebly.com

Après plus de 850 lectures sur la version précédente, nous sommes très heureux de vous proposer la quatrième édition révisée de notre dossier (TPE) Proust à Cabourg, portant sur la relation entre le célèbre écrivain et la station normande.
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PROUST À CABOURG

Un dossier de Léna Le Floc’h, Raphaël Hauser et Léopold Pichol-Thievend

Quatrième édition

Février 2018

Lycée Jean-Baptiste Say

Première L


Sommaire

Sous forme de menu ...

Introduction

I. Une géographie balnéaire

A. La création de Cabourg Pages 8 à 13

B. Une architecture balnéaire Pages 13 à 20

C. Un voyage facilité par le progrès Pages 20 à 33

II.

Le Grand Hôtel de Cabourg-les bains

A. Visite guidée du Grand-Hôtel Pages 35 à 52

B. Les activités des villégiaturistes Pages 53 à 61

C. Les personnages, reflets d’une époque Pages 61 à 72

III.

Une œuvre impressionniste

A. Elstir, un artiste proustien inspiré des

Impressionnistes normands Pages 74 à 80

B. Etude de cas : Le port de Carquehuit Pages 80 à 84

C. La phrase proustienne Pages 84 à 88

Conclusion Pages 89 et 90

Remerciements Page 91

Annexes Pages 92 à 94

Bibliographie Pages 95 et 96

Lexique Pages 97 et 98

Index Page 99

Le 7 juillet 1907, au matin, au déjeuner

d’inauguration du Grand-Hôtel de

Cabourg, fut servie à 150 convives une

multitude de mets raffinés, parmi

lesquels des poulardes de Houdan sauce

Grand-Hôtel, du Chateaubriand grillé à

la béarnaise, des pommes nouvelles

et du soufflé à la Napolitaine.

2


Introduction

« Premier séjour à Balbec, jeunes filles au bord de la mer » - Manuscrits de 1918

Ces mots, Marcel Proust les a lus. Sûrement a-t-il été

séduit par le Grand-Hôtel, inauguré le dimanche 7 Juillet

1907, ce « palais des Mille et une Nuits » qui enchante

l'aristocratie qu'il fréquente.

Nous sommes trois jours après. C'est un mercredi,

comme tous les matins, un domestique de Marcel lui tend

Le Figaro. Le romancier y rédige, depuis quelques années

déjà, des articles, notamment sur Ruskin. Sur la première

page, en petits caractères, figure une rubrique, La vie hors

Paris, et un titre, Une brillante Inauguration. Pour la

première fois, un événement mondain sans précédent attire

son attention. Il commence à lire : « C'était dimanche

dernier, grande fête à Cabourg … »

André Nède, le rédacteur de la rubrique mondaine de ce

191 ème numéro, vante les mérites de la petite station

balnéaire qui célèbre son nouveau Grand-Hôtel. Ce dernier

dépasse toutes les attentes, concentre tous les progrès, et

attire une clientèle aisée.

3


Proust poursuit sa lecture, captivé :

« Mais noblesse oblige, et Cabourg, voulant rester fidèle à sa

réputation, a tenu à se mettre à la tête du mouvement et à offrir

à sa brillante clientèle de baigneurs et de touristes toutes les

perfections et toutes les merveilles que le progrès moderne a pu

réaliser. »

Cette petite station de la côte normande

deviendra sous la plume de Proust le Balbec

d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs.

Cabourg … Ce nom ne lui est pas inconnu. Il fait rejaillir en

lui une multitude de souvenirs parmi lesquels des promenades

avec sa grand-mère, le long de la digue, alors qu'il était enfant…

Pour le romancier, qui depuis deux ans cherche à quitter Paris,

cet article fait office de révélation. Cette petite station balnéaire

de la côte normande, où Marcel Proust se rendra jusqu'en 1914,

deviendra sous sa plume le Balbec d'À l’ombre des jeunes filles

en fleurs. Cette épopée balnéaire recevra le prix Goncourt en

1919.

Marcel Proust prend connaissance de la suite de l'article : «

Ce merveilleux panorama qu’offre l’horizon de Cabourg, avec

toutes les charmantes stations de la côte normande. »

Station balnéaire ? L’expression, apparue vers 1870, désigne

dans le dictionnaire « un lieu où l’on prend des bains d’eau

minérale ou des bains de mer. » Plus tard, les textes législatifs

(code des communes) évoqueront « un lieu disposant des

ressources nécessaires à la pratique du bain de mer. » De

l'ouverture du premier établissement de bains à Dieppe en 1825,

à celle de Cabourg, les stations balnéaires prennent leur essor

pendant la deuxième moitié du XIX ème siècle.

C'est à partir de la station de Cabourg-les-bains, de Marcel

Proust et de l’œuvre littéraire À l’ombre des jeunes filles en

fleurs, que nous composerons ce dossier autour de la

problématique suivante :

EN QUOI LE CABOURG DE PROUST EST-IL UN

MODÈLE DE STATION BALNÉAIRE À L'AUBE DU

XX ème SIÈCLE ?

Marcel Proust et le Grand-Hôtel, dessin personnel de Raphaël

4


Il convient de définir les termes du sujet :

Cabourg n est une station balnéaire située dans le Calvados, au bord de la Manche, entre Houlgate et

Varaville. Proust s'en inspire pour créer Balbec, passage obligé des baigneuses et baigneurs de La Recherche.

Le « Cabourg de Proust » est la période durant laquelle le romancier a séjourné dans la station balnéaire, de

1907 à 1914. Nous traiterons principalement de cette période sans toutefois omettre les origines historiques de

la « Reine des Plages. » Afin d'illustrer nos recherches, nous utiliserons des photos d'archives, des coupures de

journaux d'époques, et des clichés pris par nous-mêmes lors de nos deux excursions à Cabourg.

Nous étudierons dans une première partie les caractéristiques de la géographie balnéaire de Cabourg,

en débutant par sa création, son architecture, et les différents progrès qui ont entraîné son succès.

Dans une seconde partie, nous découvrirons la station en compagnie de Marcel Proust. De son Grand-

Hôtel décrit dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs et Sodome et Gomorrhe à sa clientèle aisée, en passant

par les activités proposées aux villégiaturistes, nous dresserons le portrait de Cabourg à l'aube du XX ème siècle.

Enfin, dans une troisième partie, nous verrons qu'À l’ombre des jeunes filles en fleurs est elle-même

une œuvre impressionniste, dans le fond, avec le personnage d'Elstir, et dans la forme, avec le style proustien.

Marcel Proust pose son journal. C'est décidé, dans un mois, il verra le Grand-

Hôtel de Cabourg dont on lui parle tant.

Partons à la découverte de Cabourg-les-bains !

Retrouvez des photographies de notre voyage, des contenus multimédias et notre

dossier en version mobile sur notre site, recommandé par Marcel Proust lui-même :

https://proustacabourg.weebly.com

En couverture : la vue depuis le hublot du Grand-Hôtel sur l’océan impressionniste.

Illustration à l’aquarelle de Léna, montage de Raphaël et de Léopold

5


Première partie

Une géographie balnéaire

CABOURG

6


I. Une géographie balnéaire

Où l’on apprend qu’un certain Marcel Proust, asthmatique, décide de se reposer à Cabourg-

Balbec, charmante station balnéaire de la côte Fleurie.

Balbec. L'origine de ce nom reste encore incertaine. Aucune des premières lignes d’À l’ombre

des jeunes filles en fleurs ne présente la ville. Mais les lecteurs de Marcel Proust savent que ce dernier

ne laisse rien au hasard. Sa littérature est une dentelle aux motifs riches mais précis. Les noms de villes

et de personnages s'expliquent respectivement par la topographie et l'onomastique.

Le terme « Balbec » emprunte des sonorités de la topographie orientale et même de la topographie

bretonne. Le Dictionnaire Marcel Proust, paru en 2004 nous éclaire sur ce choix. Dans Du côté de

chez Swann, premier volume de La Recherche, un personnage nommé Brichot explique au narrateur -

et par la même occasion au lecteur - la formation du nom de la station balnéaire. Il découlerait d'une

erreur de langage, Balbec serait en réalité une corruption de Dalbec, ville qui dans son étymologie

réunit à la fois « Thal » (vallée) et « -bec » ou « -bach » en allemand (ruisseau).

Cette observation est convaincante puisque Balbec se situe au bord de la mer, à l'embouchure d'un

ruisseau tout comme Cabourg-les-bains, station modèle dont elle est le reflet quasi-total. Dans la

géographie balnéaire de la Côte Fleurie, ce tracé correspond en tout point à la localisation de Cabourgles-bains.

Cabourg fait face à la Manche tout en enjambant la Dive, un fleuve avec lequel la station

partage une histoire commune.

Mais Balbec n’est pas uniquement inspirée de Cabourg. Pour Christian Péchenard, « Proust va

employer exactement la même méthode pour créer Balbec que les découvreurs de Cabourg ont

employée au XIX ème siècle. [...] Quand il arrive, le travail matériel est déjà fait. L’identité est absolue

puisque le rêve et la réalité sans cesse inversées sont toujours confondues. Puis il tracera deux demicercles.

Le premier au lieu de relier les villas de Cabourg regroupera les différents lieux du souvenir

installés tranquillement, comme de vieilles connaissances, le long d’une voie de chemin de fer

d’intérêt local. [...] Le second demi-cercle est encore plus révolutionnaire. Il va de Dieppe à Beg-Meil,

la Normandie annexant le Nord et la Bretagne en passant par Cherbourg et la villégiature de Proust

s’emparant du même coup de ses joies d’enfance et de ses amours de jeunesse. Si l’on comprend bien

de surcroît que Balbec-le-Vieux n’existe pas, que la cathédrale de Dives est aussi celle de Caen et

celle de Falaise, que Doncières, toute proche de Balbec, est encore plus proche de Versailles,

d’Orléans, et de Fontainebleau, on aura fait le tour complet de cette contrée très instable à

géographie variable. » Cette géographie variable est au cœur de La Recherche : ces lieux, dont Balbec,

- qui a failli s’appeler Criquebec - sont systématiquement associés à des personnages, et font naître de

puissants souvenirs dans l’esprit du narrateur.

1871 : UNE NAISSANCE

en dates

Marcel Proust naît le 10 juillet 1871, à Auteuil, dans

l’actuel XVI ème arrondissement de Paris, de Jeanne Weil

et Adrien Proust, médecin réputé. Les événements

tragiques que traversait la France ont pu troubler la

grossesse de la mère : le bébé est très faible.

Marcel Proust (à droite) et son frère Robert.

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A. La création de Cabourg-les-bains

Cabourg avant la venue de Marcel Proust.

LES DÉBUTS (XI ème siècle - 1850) : D’un village de pêcheurs …

Dans la première moitié du XIX ème siècle, les côtes normandes correspondent à des dunes de sable

et des falaises argileuses. Un commerce orienté sur la pêche, hérité de l'Antiquité, s'y implante. Les

premiers petits villages de pêcheurs s'installent.

C'est le cas de Cabourg, qui jusqu'en 1850 est encore une cité de marins, établis avec leur famille à

un kilomètre dans les terres. Leur activité, axée uniquement sur la pêche en pleine mer et sur la culture

de crustacés, remonte au XI ème siècle, époque où s'appliquaient à cette tâche les moines d'une abbaye

proche. La vie de ces hommes courageux suit au fil des siècles le rythme des marées. Certaines saisons

de pêche sont fructueuses, d'autres non. Les lois implacables de la Nature – que Proust a l'occasion de

décrire dans La Recherche – dirigent les hommes à travers les âges.

Carte de Dives-Cabourg en 1776, entre l’Orne et la Dive. Deux recensements nous permettent

d’en savoir plus sur cette commune de pêcheurs. Le premier, de 1866, nous précise que les dunes

comptent 150 maisons. Le second, qui date de 1871, indique que les dunes totalisent à elles-seules

184 foyers. On constate donc que la démographie croissante de la ville a permis de fournir une

main d’œuvre solide pour les travaux du nouveau Grand-Hôtel, en 1907. (Gallica/BNF)

AVRIL-MAI 1881 : CRISE INAUGURALE

en dates

Au printemps 1881, le jeune Marcel Proust, âgé de dix ans, fait sa

première crise d’asthme, alors qu’il rentre du Bois de Boulogne.

Cette crise inaugurale, très violente et très anxiogène, le marque.

Sa maladie le poursuivra toute sa vie.

Marcel Proust et son frère Robert, vers 1878

8


Si on ne peut enlever à la nature ses caprices imprévisibles, il n'en est pas moins vrai que l'homme

sait s'adapter à ses contraintes. Proust exploite cette thématique liant l'homme à la nature, et, comme il

le remarque, la nature de l'homme n'est pas toujours conforme à la nature. Ce schéma se retrouve dans

le passé des Cabourgeais. Leur mer est particulièrement courte. La mise à l'eau des bateaux de

pêcheurs est de ce fait très difficile, voire impossible. De plus, la plage est très exposée, et le vent

souffle violemment. Les habitants et pêcheurs ont donc utilisé une technique pour continuer leur

activité. Tout près de là se trouve une rivière, la Dive, qui au gré des marées monte et descend. La

Dive s'enfonce de dix kilomètres dans les terres.

Carte postale de la Dive. Elle traverse Dives-au-Sauveur, ville et port opulent qui n'a cessé de croître,

notamment en 1066 avec la venue de Guillaume le Conquérant. (Collection privée J-P Henriet)

L'amplitude de la rivière, entre la mer haute et la mer basse, est d'au moins neuf mètres ! Les bords

de la Dive sont en glaise, une sorte de pâte similaire à celle du Mont Saint Michel (la Tangue). Grâce à

cette terre argileuse et façonnable, un seul marin peut pousser un bateau jusqu'à l'eau, à marée haute.

Lorsque la mer descend, le bateau se retrouve en pleine mer, en une dizaine de minutes. Les pêcheurs,

pendant six heures, peuvent pêcher soles, bars, crevettes, et autres poissons et crustacés. Ce temps

écoulé, la mer remonte, le bateau reprend le fleuve jusqu'au village où le pêcheur peut ranger son

navire en le disposant à cinq mètres du cours d'eau, sur le sable.

ÉTÉ 1881 : PREMIER VOYAGE À CABOURG

en dates

Dès l’été 1881, Marcel Proust visite la Normandie en

compagnie de sa grand-mère maternelle, Adèle

Berncastel. Il retourne régulièrement à l’hôtel de la

Plage de Cabourg jusqu’en 1886.

Adèle Berncastel, la grand-mère maternelle.

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« Mais il me semble que vous ne mangez jamais d'huîtres, nous dit Madame de

Villeparisis (augmentant l'impression de dégoût que j'avais à cette heure-là, car la

chair vivante des huîtres me répugnait encore plus que la viscosité des méduses ne

me ternissait la plage de Balbec) ; elles sont exquises sur cette côte ! »

Discussion rapportée par le narrateur sur un produit marin incontournable,

qu’il exècre tout particulièrement, À l’ombre des jeunes filles en fleurs.

... à une station balnéaire modèle.

En 1850, des investisseurs souhaitent créer une station de bain de mer : « Cabourg-les-bains ». À

l'époque n'existent que quelques humbles stations balnéaires comme Dieppe (créée en 1824) ou

Trouville (créée en 1840). Elles ne proposent pas un confort exceptionnel et les aménagements sont

peu développés, voire précaires. La médecine se développe, les idées hygiénistes abandonnées depuis

Claude-Nicolas Ledoux refont surface auprès de la population (le baron Haussmann et le préfet

Poubelle en sont des représentants sous le Second Empire). Les médecins admettent les bienfaits de

l'iode marin, notamment pour les poumons. Ils commencent à remarquer que les villes sont très

polluées. La poussière est bientôt analysée mais il faut attendre encore quelques décennies pour

comprendre la nuisance des acariens, qui abondent dans la capitale.

En 1810-1820 est créé la SCI (Société Civile Immobilière), une société regroupant d'abord des

hommes de lettre et des artistes. Parmi eux, on compte Adolphe D'Ennery, un écrivain normand ayant

rédigé 483 livres dont Les Deux Orphelines (publié en 1874). Sa popularité et sa fortune lui permettent

de devenir en 1855 maire de Cabourg. Il réside sur place, dans la villa L’Albatros. On compte

également l'homme d’affaires et avocat Henri Durand-Morimbau, qui décide le premier d’investir sur

les terres du bord de mer.

Ces investisseurs sont riches et sont prêts à risquer leur argent aux jeux. Ils se lancent le défi de

bâtir une station de bains comme on en voit de plus en plus. Ils envoient deux émissaires à Trouville.

La ville leur propose les plages à l'ouest. Mais ces dernières sont infectées d'une population très

conséquente de moustiques ! Les émissaires s'intéressent alors à la côte, aux plages de sable fin et aux

blocs de falaise de Blonville, - qui est à l’époque un marais -, de Villère, mais il y a toujours beaucoup

de moustiques. Après cette attristante découverte, les émissaires ne peuvent plus avancer, la route

s'arrête. On leur indique les Falaises des Vaches Noires qui s'étendent sur sept kilomètres, et où la

diligence ne passe qu'une fois par jour. De l'autre côté se trouve Dive sur Mer, un village de pêcheurs

très mal desservi.

1883 : ENTRÉE EN CINQUIÈME

en dates

Marcel Proust entre en cinquième au lycée Condorcet.

Il s’y lie d’amitié avec de nombreux élèves dont Léon

Blum, Jacques Bizet, fils du compositeur, et Daniel

Halévy, cousin du premier, avec qui il entretient sa

première relation homosexuelle. L’année suivante,

vacances à Houlgate.

Daniel Halévy (1872-1962), vers 1885.

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Carte postale représentant l’hôtel Guillaume le Conquérant, dont le gérant était un ami

de Marcel Proust et extrait d’un article du Figaro du 7 août 1911.

Cependant, la plage s'étend sur des kilomètres et il n'y a pas de moustiques ! En effet, depuis le

XIV ème siècle, l'endroit est continuellement drainé par les moines d'une abbaye proche. Le lendemain,

ils se rendent sur la pointe de Cabourg, après avoir traversé un cordon de dunes. Là, une plage de sable

fin s’étend à perte de vue ! Les dunes sont vierges, les lapins s'y promènent tout en mangeant

innocemment le seigle des habitants. Depuis 1844, ces plages appartiennent aux pêcheurs. De ce fait,

les terres ne sont pas balisées : chacun des 185 foyers possède sa parcelle de plage et de dune. Les

investisseurs n'hésitent pas : ils achètent toutes les dunes, et toutes les propriétés pour une bouchée de

pain. Leur investissement les conduit jusqu'à un kilomètre dans les terres, à un sentier en croissant de

lune, qui correspond aujourd'hui à l'avenue des Dunettes. Ce découpage a permis au plan en éventail de

se déployer (voir I.2, page 14).

LES GRANDS TRAVAUX (1853-1907)

Il faut donner envie, la publicité passe par les avancées et progrès techniques ainsi qu'un luxe

nouveau (voir I.3, page 33). Les touristes, venant d'horizons très divers, doivent croire au sérieux du

projet. La station est un lieu de détente par excellence. Pour la rendre accessible, on aménage le

chemin de fer. La gare de Dives-Cabourg est mise en service. Les dunes sont aplanies à l'aide de

chariots et de centaines d'hommes. Les voies sont tracées avec des piquets. On construit un casino

temporaire en bois en 1858. Le Grand-Hôtel bénéficie de son orchestre attitré qui joue souvent dans le

Kiosque à musique sur la digue, en face de la salle à manger. Cabourg-les-bains s'étend, s'embellit et

attire de plus en plus de touristes.

15 JUILLET 1889 : DIPLOMÉ !

en dates

Bachelier ès lettre, Marcel Proust s’engage pour

un an de service militaire à Orléans. Il en garde un

souvenir heureux, marqué par la camaraderie. Il

écrira dans les Jeunes filles : « L’adolescence est le

seul temps où l’on ait appris quelque chose ».

Marcel Proust à 15 ans, photographie de Nadar

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Naît alors la notion de villégiature : un séjour à la campagne, à la mer, etc. pendant la belle saison

pour se reposer, prendre des vacances (Larousse).

Carte postale des travaux du nouveau Grand-Hôtel, en mai 1907. Le nouveau bâtiment sera

édifié en neuf mois ! (Collection privée J-P Henriet)

En 1892, Charles Bertrand devient le propriétaire des Grands Établissements de Cabourg. Après

des débuts modestes en tant que cocher dans la capitale, le jeune homme accumule une richesse

extraordinaire. Il n'a que vingt ans. Il doit sa fortune à son sens du jeu. En effet, il s'essaye très

rapidement aux jeux d'argent dans les premiers casinos de la Côte Fleurie, devenant un membre

incontournable de tous les cercles aisés. Le contexte économique de la fin du XIX ème siècle s'y prête

bien. Cette époque permet aux rêves de chacun de s'accomplir : beaucoup font fortune rapidement.

Il remporte les gains de dizaines d'hommes fortunés, découvre Cabourg, par hasard, et en tombe

immédiatement amoureux. Il achète le casino de Cabourg, ainsi que le Grand-Hôtel de la plage en

1892. Mais ce dernier fait l'objet de nombreuses critiques : les chambres ne sont pas équipées de

toilettes ni de douches. Le bâtiment est encore chauffé par des cheminées et le complexe marche au

gaz. Ayant une vocation en architecture, qui deviendra l'une de ses autres activités, il entreprend de

grandes modifications urbanistes dans les plans du centre-ville.

1890 : HABITUÉ DES SALONS

en dates

Démobilisé le 14 novembre après être passé par

Cabourg, Marcel Proust, poussé par son père,

s’inscrit à la faculté de droit de Paris et à l’Ecole libre

des sciences politiques. Il fréquente les salons.

Marcel Proust dans un salon (photomontage)

12


On ferme l’Hôtel de la Plage, lequel est rasé le 30 Septembre 1906. Une armée d'ouvriers s'y

affaire, à raison de soixante dix heures par semaine, et reconstruit ensuite le nouveau Grand-Hôtel.

Parfaitement bâti en un temps record, il est inauguré le 7 Juillet 1907 (07/07/1907). Les travaux de

démolition et de reconstruction auront pris seulement neuf mois ! Deux ans après, Charles Bertrand

fait reconstruire le Casino, inauguré en 1909.

Certains documents iconographiques, comme des cartes postales ou des photographies, soulignent

la métamorphose de la station balnéaire. C'est le cas de la photographie ci-dessous, présentant le

nouveau Grand-Hôtel aux côtés de l'ancien casino. Il a donc été aisé pour les historiens, et pour

Monsieur Jean-Paul Henriet, de dater ce document : 1908 !

Le Grand-Hôtel de Cabourg et l’ancien casino, en 1908. A noter, l’ombre du photographe sur

la droite de l’image ! (Collection privée J-P Henriet)

B. Une architecture balnéaire

Un plan atypique et de somptueuses villas.

Les stations balnéaires sont apparues au XIX ème siècle. La première fut Dieppe dès 1824, suivie

par Nice et Cannes vers 1830-1840. En quelques années, la côte Normande se pare de superbes cités

balnéaires, qui attirent une clientèle aisée, à la recherche de bains de mer vivifiants.

1891 : ADIEU CABOURG !

en dates

En septembre, dernier voyage à Cabourg avant un

certain temps. Excursion à Trouville au mois

d’octobre. Marcel Proust rencontre Oscar Wilde, et

probablement Maurice Barrès.

L’Hôtel de la Plage sur une affiche.

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Les stations sont désormais définies par les textes législatifs comme « des lieux de villégiature

disposant des ressources nécessaires à la pratique du bain de mer. » Progressivement, elles

deviendront plus que cela. Elles seront des lieux de rencontre pour la haute-bourgeoisie et la société

mondaine de la Belle-Époque. Lorsque Cabourg naît, au milieu de cette effervescence, la petite station

est déjà précédée par Trouville et Deauville. Pourtant, elle va très vite, dès sa création, vouloir se

démarquer de ses concurrentes.

UN PLAN ARCHITECTURAL TRÈS ORIGINAL

Car les stations balnéaires de la côte normande sont caractérisées, pour la plupart, par un modèle

architectural éclectique ainsi qu’un plan en quadrillage orthogonal. Le plan de la ville de Cabourg,

proposé par l’architecte Paul Leroux, fait preuve d’originalité en s’inspirant du modèle urbain de

l’Antiquité. Cabourg est donc construite en forme d’hémicycle (construction en éventail, demi-cercle).

Les rues sont concentriques et tournent autour d’un point central : le Grand Hôtel et les jardins du

casino (voir II.1). Le cercle a cependant été divisé en deux pour s’appuyer sur le front de mer linéaire.

Il rappelle le plan du théâtre romain avec des gradins (villas et avenues), une scène (jardins du casino)

et un mur de scène (le Grand-Hôtel). Ce choix n’a pas été fait au hasard : il permettait de satisfaire les

promoteurs, qui étaient des hommes de théâtre. Ce plan architectural rencontrera un tel succès qu’il

inspirera le tracé de Jullouville (Manche) en 1882 et celui de Stella-Plage (Pas-de-Calais) en 1905.

Schéma du plan en éventail de Cabourg-les-bains.

1892 : APPRENTI JOURNALISTE

en dates

Marcel Proust fonde avec des amis la revue Le Banquet,

qui paraît jusqu’en mars 1893. En juillet, Jacques-Emile

Blanche achève son célèbre portrait. En août, l’écrivain

séjourne à Trouville.

Portrait de Marcel Proust par Jacques-E. Blanche.

14


Nous pouvons d’ailleurs observer que Cabourg et

une majorité des stations balnéaires normandes

possèdent un centre principal situé en bord de mer, qui

comporte un casino et un grand hôtel, puis un second

centre constitué par la gare.

Celle-ci est toujours située en retrait du centreville

principal pour des raisons techniques - les voies

ferrées s’aménagent difficilement près des sols

sableux. Mais Cabourg présente une particularité : elle

est contigüe à la commune de Dives-sur-Mer, la gare

se situe donc à la limite entre les deux villes.

Plan de l’organisation de Cabourg-lesbains,

XIX ème siècle. (Gallica/BNF)

DE SPLENDIDES VILLAS BELLE-ÉPOQUE

Autour du Grand-Hôtel de Cabourg sont disposées de nombreuses villas, très représentatives de

la Belle-Époque et du style balnéaire. Elles possèdent toutes des balcons ouvragés, des bowwindows,

des loggias et des façades colorées, grâce à des détails en céramique. Mais leur évolution

fut progressive : seulement une dizaine d’entre elles étaient construites durant les dix années suivant

la création de la station. La plupart appartenaient à de riches familles parisiennes, qui les avaient

faites construire. Ainsi, Marcel Plantevignes, amant de Marcel Proust, résidait-il chaque été dans la

villa Les Cerises avec sa famille. On ne s’étonnera pas ainsi que les jeunes filles en fleurs de La

Recherche résident dans ces bâtiments emblématiques de la station :

« Je demandai à Elstir si ces jeunes filles habitaient Balbec, il me répondit oui pour certaines d'entre

elles. La villa de l'une était précisément située tout au bout de la plage, là où commencent les falaises

de Canapville. Comme cette jeune fille était une grande amie d'Albertine Simonet, ce me fut une

raison de plus de croire que c'était bien cette dernière que j'avais rencontrée, quand j'étais avec ma

grand-mère. » (À l’ombre des jeunes filles en fleurs)

La villa Le Chalet blanc - également

surnommée La surprise - fut construite en

1903 à Cabourg par le célèbre architecte et

père des édicules de métro parisiens,

Hector Guimard, pour le compte de Léon

Nozal. L’artiste a utilisé de la brique et de

la meulière - pierre calcaire - pour

concevoir une belle maison de style Art

Nouveau. Malheureusement, La

surprise fut détruite en 1942.

en dates

1893 : LE TEMPS DES RENCONTRES

Carte postale représentant la villa La surprise.

Le 13 avril, Marcel Proust rencontre Robert de Montesquiou. Il collabore à la Revue

blanche. Première esquisse d’Un amour de Swann avec la nouvelle « L’Indifférent ».

Il obtient sa licence de droit.

15


Au cœur de L’Argentine

Non, nous n’avons pas changé de pays, nous sommes toujours à Cabourg. Lors de notre excursion

dans la cité balnéaire, nous avons eu la chance de visiter la villa L’Argentine, aujourd’hui chambre

d’hôte.

« La villa de l’une était

précisément située au

bout de la plage »

Marcel Proust, À l’ombre des jeunes

filles en fleurs

1. La façade de la villa, ornée de mosaïques et de motifs, vue du perron 2. Vue depuis les jardins du

Grand-Hôtel 3. Un chapeau et un miroir Belle-Époque, dans le superbe escalier de la villa

Marcel Proust dépeint dans La Recherche la villa qui appartient au personnage du peintre Elstir,

et faite de style rococo - ou d’une imitation : « Elstir habitait assez loin de la digue, dans une des

avenues les plus nouvelles de Balbec […] je m’efforçais […] de ne pas regarder le luxe de pacotille

des constructions qui se développaient devant moi et entre lesquelles la villa d’Elstir était peut-être

la plus somptueusement laide. »

1894 : DU CÔTÉ DES AMOURS ...

en dates

Le 21 mai, Marcel Proust rencontre Reynaldo Hahn

(1874-1847), compositeur, avec qui il vivra pendant

deux ans une grande passion. En août, ils séjournent

tous les deux dans la Marne, à Réveillon.

Reynaldo Hahn en 1898

16


Dans le modèle de station classique, les villas sont alignées le long du front de mer, ainsi

protégées par la digue et laissent un espace pour une promenade. Ces villas pittoresques sont

nombreuses et sont souvent organisées pour permettre un accès direct sur la plage, ce qui permet

ainsi de rentabiliser le terrain au maximum.

Pour améliorer l’esthétisme de la ville, des maisons de style néo-normand apparaissent dans les

rues. Ce style, apparu dans la seconde moitié du XIX ème siècle, est surtout caractérisé par des

bâtiments construits à partir d’une structure de maison à colombages - ou à pan de bois -

traditionnelle mais avec des matériaux modernes. Les villas sont également inspirées du style anglais

et notamment du « domestic revival », ce style architectural anglais fondé sur des aspects pittoresques

et un recours à des techniques artisanales.

Vue de maisons à colombages depuis le square de l’avenue Jean Mermoz.

Dans ce modèle théorique, les rues menant directement à la plage deviendront par la suite - et

ceci est toujours le cas aujourd’hui - les grandes rues commerciales de la station. Les avenues, qui

prenaient d’abord le nom de villes voisines (avenue de Varaville, etc.) furent souvent renommées

après la Première Guerre mondiale pour porter le nom de héros s’étant illustrés dans le conflit comme

le maréchal Joffre. Grâce au développement des bains de mer et à la présence de la riche bourgeoisie

dans la station balnéaire, le style architectural de Cabourg est assez éclectique.

1895 : SÉJOUR À BEG-MEIL

en dates

Licence ès lettre (philosophie). Marcel Proust fréquente

divers salons littéraires et mondains. Reçu au concours

d’attaché non rétribué à la bibliothèque Mazarine, il

commence à y travailler en juin, puis se fait mettre en

congé maladie. Voyage à Beg-Meil avec Reynaldo Hahn.

Début de la rédaction de Jean Santeuil.

Marcel Proust en 1895

17


« Je me disais : C’est ici, c’est l’église de Balbec. Cette place qui a l’air de savoir sa

gloire, est le seul lieu du monde qui possède l’église de Balbec. Ce que j’ai vu jusqu’ici

c’était des photographies de cette église, et, de ces Apôtres, de cette Vierge du

porche si célèbres, les moulages seulement. Maintenant c’est l’église elle-même,

c’est la statue elle-même, ce sont elles ; elles, les uniques, c’est bien plus. »

»

Arrivée du narrateur à Balbec, À l’ombre des jeunes filles en fleurs.

LES ÉDIFICES RELIGIEUX EMBLÉMATIQUES

Marcel Proust aimait passionnément les églises

romanes. Parmi les édifices de Cabourg dont il

s’inspire, nous pouvons remarquer la petite église

Saint-Michel de Cabourg ou Notre-Dame des

Fleurs. A la fin du XIXème siècle, la vieille nef fut

abattue et remplacée par une autre de style néogothique

- qui existe toujours aujourd’hui. Son

clocher-porche (clocher intégrant à sa base l’entrée

de l’église) était en pierre et possédait une flèche

dentelée. Les cloches étant trop lourdes, il fut

abattu et remplacé par un clocher-porche massif et

carré de style néo-normand en 1921. Le beffroi

actuel est à colombages bleus, surmonté d’une flèche en

tuiles. À l’intérieur de l’église, le bois est apparent et

forme un ensemble avec le plafond bleuté.

Vue de l’église Saint-Michel de Cabourg.

Photographie prise au cours de notre voyage.

Dans son livre À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Marcel Proust se livre à une description de

l’église, qu’il compare à plusieurs autres édifices religieux comme ceux de Vézelay, Chartres ou

encore celle de Bourges - qu’il surnomme dans une lettre à son ami Georges de Lauris « la

cathédrale de l’aubépine. »

« Certains noms de villes, Vézelay ou Chartres, Bourges ou Beauvais servent à désigner, par

abréviation, leur église principale. » écrit-il. Proust trace une description rapide de l’église : les

éléments architecturaux sont généralement embellis et romancés. La Vierge du porche et l’église

correspondent à l’époque du gothique normand.

Dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, le romancier évoque d’ailleurs une légende célèbre

dans la région : celle du Christ Miraculeux. Il y a mille ans, les villes de Cabourg et de Dives, étaient

en compétition.

1896 : LES PLAISIRS ET LES JOURS

en dates

Le 12 juin, parution de Les plaisirs et les jours,

recueil de poèmes en prose et de nouvelles, chez

Calmann Lévy.

Marcel Proust vers 1896

18


Un jour, les pêcheurs de Cabourg prirent dans leurs filets une statue du Christ. Le même jour,

leurs voisins de Dives attrapèrent une croix. Chacun de son côté réclama ce qu’avait pêché l’autre.

Finalement, les pêcheurs décidèrent de s’en remettre au jugement de Dieu et rejetèrent les deux

morceaux du miracle dans la mer. L’ensemble fut finalement repêché par les pêcheurs de Dives.

Marcel Proust fait référence à cet épisode dans un passage d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs :

« [J]e demandai la grève pour ne voir que l’église et la mer […] Certes, c’était bien dans la mer que

les pêcheurs avaient trouvé, selon la légende, le Christ miraculeux dont un vitrail de cette église qui

était à quelques mètres de moi racontait la découverte ; c’était bien de falaises battues par les flots

qu’avait été tirée la pierre de la nef et des tours. Mais cette mer, qu’à cause du vitrail, était à plus de

cinq lieues de distance, à Balbec-Plage, et à côté de sa coupole, ce clocher que, parce que j’avais lu

qu’il était lui-même une âpre falaise normande où s’amassaient les grains, où tournoyaient les

oiseaux ».

L’église de Dives-sur-Mer passe pour avoir été construite vers 1066, à l’époque de l’expédition

de Guillaume le Conquérant en Angleterre. Comme le montre ce passage du livre, l’église est assez

éloignée de la mer. Le vitrail ici détaillé par Proust existe dans l’église actuelle et possède des

couleurs assez vives.

« [D]ans laquelle la coupole moelleuse et gonflée sur le ciel était comme un fruit dont la même

lumière qui baignait les cheminées des maisons, mûrissait la peau rose, dorée et fondante. »

La cathédrale de Bayeux est, dans ces lignes, en partie décrite et nous pouvons remarquer que la

comparaison n’est pas anodine, la ville

étant aussi un lieu d’influence de la

confiserie normande.

« Le jour que Mme de Villeparisis

nous mena à Carqueville où cette

église couverte de lierre dont elle nous

avait parlé et qui, bâtie sur un tertre,

domine le village, […] j’étais obligé

d’y faire perpétuellement appel pour

ne pas oublier, voici, que le cintre de

cette touffe de lierre était celui d’une

verrière ogivale, là, que la saillie des

feuilles était due au relief d’un

chapiteau. »

L’église de Criqueboeuf, dépeinte par Proust.

(JM SATTONNAY)

en dates

1898 : AFFAIRE DREYFUS

Publication du J’accuse d’Emile Zola dans le

journal L’Aurore. Le lendemain, Marcel Proust

signe une tribune demandant la révision du

procès.

Reynaldo Hahn et Marcel Proust, vers 1898

19


Proust s’intéresse aux édifices religieux des autres stations balnéaires, comme l’église de

Cricqueboeuf, située entre Deauville et Honfleur, dans la ville qu’il surnomme « Carqueville » qui

correspondrait, d’un point de vue étymologique, à Querqueville, c’est-à-dire « la ville de l’église ».

Malgré l’omniprésence de l’urbanisme balnéaire, la nature persiste dans l’œuvre de Proust à travers

l’association de la pierre et de la nature avec le travail de l’humain : par exemple la Bible sculptée du

portail de l’église de Balbec.

MULTIPLES HÉSITATIONS

C. Un voyage facilité par le progrès

De nombreuses lettres, un train ... direction Cabourg !

Le 4 août 1907, Marcel Proust part pour Cabourg en train. C’est alors le seul moyen de

transport rapide et - théoriquement - fiable qui permet de relier la station balnéaire à la capitale.

Celui qui va bientôt écrire l’œuvre de sa vie, bien qu’il ait habité durant toute sa jeunesse près de

la gare Saint-Lazare, vit ce voyage comme une épreuve.

Locomotive sortant de la gare Saint-Lazare, dans les années 1900.

1899 : ÉVIAN

en dates

Séjour à Evian. Il se passionne pour Ruskin,

qu’il fait traduire quelques temps plus tard.

Abandon de Jean Santeuil.

La jeunesse de Marcel Proust, Jean Cocteau, 1959

20


Depuis déjà plusieurs mois, il projette de partir sur la

côte normande, ou en Bretagne, comme l’attestent ses

nombreuses correspondances avec des proches.

Dès juillet 1896, il écrit à son grand amant, Reynaldo

Hahn (1874-1947) : « A la fin août j’irai avec Maman

passer un mois ou un peu plus à la mer, près de votre

Villers, à Cabourg sans doute ». Mais un rhume violent le

retient dans la capitale. C’est avec le compositeur que

Marcel Proust a fait la seule escapade de sa vie, dans une

petite ferme-hôtel. Il en gardera un souvenir si vif et si

enchanté qu’il ne pourra s’empêcher de mettre plus tard un

petit morceau de Beg-Meil aux côtés du Grand-Hôtel de

Balbec et un petit bout de Finistère au dessus de Riva-

Bella. Certains extraits d’À l’ombre des jeunes filles en

fleurs traduisent d’ailleurs ces hésitations géographiques.

Ainsi le passage « Afin de garder, pour pouvoir aimer

Balbec, l’idée que j’étais sur la pointe extrême de la terre,

Les articles sur Cabourg-les-bains sont

alors très élogieux.

je m’efforçais de regarder plus loin, de ne voir que la mer » peut surprendre. On peut y voir une

survivance de l’époque où Proust situait son récit en Bretagne, d’après ses agréables souvenirs de

vacances.

« Proust ne part pas en voyage » précise Christian

Péchenard dans Proust à Cabourg (Quai Voltaire, 1992).

« Il revient. Il ne prend pas de vacances. Il va se mettre

au travail. Il a déjà connu les voyages et les vacances

mais tout prouve qu’il a toujours tenté d’y échapper. [...]

L’asthme est tôt venu à bout d’Illiers, disparu dans la

grande Beauce de la petite enfance. [...] D’ailleurs

Marcel Proust ne revient jamais nulle part, ce qui

pourrait paraître bizarre pour qui fait profession de

retrouvailles. Nulle part sauf au Grand-Hôtel de

Cabourg, qui deviendra ainsi le lieu géométrique de son

œuvre, le point de rencontre entre le présent et le passé,

l’endroit où il écrira pourquoi il lui est impossible

d’écrire ». Le Grand-Hôtel... Il redécouvre le palace grâce

à l’article paru dans Le Figaro du 10 juillet 1907, « Une

brillante inauguration » (voir notre Introduction, page 3).

en dates

1900 : VENISE

Lettres de Marcel Proust. Grâce aux

travaux conjoints de chercheurs français

et américains, des milliers de lettres de

l’écrivain seront mises en ligne dès

octobre 2018*

*Le projet Corr-Proust peut désormais être

consulté à l’adresse proust.elan-numerique.fr

En mai, Marcel Proust pose ses bagages à l’hôtel

Danieli et visite Venise avec sa mère. Ils

s’installent au 45, rue de Courcelles.

Marcel à Venise

21


Mais il hésite, encore et toujours. Le samedi 21 juillet 1906, déjà, le romancier évoque de

nouveau un possible retour à Cabourg. Mais le Grand-Hôtel n’est pas encore reconstruit. Il écrit

finalement à sa confidente, Madame Straus, qui loge alors à Trouville : « Au point de vue de

Trouville, il serait possible que je me décide à louer avec des amis très bons pour moi, près de

Cabourg, pour le mois d’août ». Mais il examine de nombreuses autres possibilités : « J’avais

aussi pensé à louer un petit bateau pour moi seul avec lequel je visiterais la Normandie et la

Bretagne, en commençant par Trouville, y couchant la nuit, allant vous voir dans la journée.

Mais je crois qu’à des prix possibles on n’a que des yachts trop inconfortables et très

périlleux. ». Mais Marcel Proust, qui souhaite pourtant prendre « d’un jour à l’autre, presque

d’une heure à l’autre, une résolution immédiate » concernant son départ, ne parvient toujours

pas à se décider. Madame Straus s’improvise alors agent immobilier, afin de lui trouver une

maison « bien au sec, pas dans les arbres », où « il n’y a pas de risques d’éboulement » et où il

ne court non plus « le risque ni d’être assassiné, ni d’être emporté par le vent » !

Le 1 er août, le romancier envoie une nouvelle longue lettre où il écrit que, finalement, « la

plage même me plaît très bien. » L’épisode prend une dimension tout à fait romanesque.

Finalement, il n’ira nulle part en 1906 et conclura dans sa lettre du 6 août : « Maintenant, j’ai

renoncé, il faut me reposer de la fatigue du voyage, du voyage aussi épuisant à faire en projet.

Depuis trois jours, je me sentais en route et tout autour de moi avait l’air des choses quittées, je

rentre assez douloureux. »

LES PREMIERS VOYAGES À CABOURG (1881-1886 / 1890-1891)

Du fait, cette douleur peut s’expliquer. Lorsque Proust cherche à retourner à Cabourg, à l’été

1907, c’est aussi pour remonter le temps. Le Temps, clé essentielle de son œuvre, qu’il

retrouvera dans l’ultime tome de A la recherche du temps perdu

(Le Temps retrouvé, publié à titre posthume le 22 septembre

1927). Le temps abstrait est plus qu’une obsession, une

véritable trame narrative, que l’on retrouve durant tout le

roman.

Deux ans après le décès de sa mère, qui marque l’année

1905, grande « année noire » de sa biographie, Marcel Proust

souhaite redécouvrir Cabourg. Il fréquentait la station avec sa

grand-mère, Adèle Berncastel, - plus connue sous le nom de

madame Nathé Weil -, durant sa jeunesse. On sait peu de

choses sur ces premières excursions à Cabourg et à Houlgate

avec la vieille femme. Seulement que de 1881 à 1886, le petit

Marcel est venu fréquemment séjourner au Grand-Hôtel de la

Plage, comme il est encore appelé à l’époque.

1902 : TULIPES

Adèle Berncastel, la grandmère

maternelle de l’écrivain

photographiée par Nadar en

1892.

en dates

En octobre, Marcel Proust visite la Hollande.

22


Il écrit simplement, dans une lettre adressée à sa mère, lorsqu’il retourne à Cabourg en 1890, lors

de son service militaire, que ces moments partagés étaient pour lui « des années de mer, où grandmère

et moi, fondus ensemble nous allions contre le vent en causant ». Pour Christian Péchenard,

l’image est charmante. « Une vieille dame et un petit garçon ont en commun une certaine manière de

voir la vie qui n’est faite que de petits détails très drôles dont on ne comprend pas bien comment ils

s’organisent pour devenir des calamités. [...] Ils parlaient de rien et de cette littérature si émouvante

et fragile qui fait battre au même rythme les souvenirs et les rêves. L’enfant aime que la vieillesse

mette une grande personne à sa portée, qu’il puisse sentir presque aussi vulnérable que lui et si

proche. [...] Ils ne se sont rien dits dans les soirs merveilleux de Cabourg, seulement des mots légers

pour des tendresses passagères. » Des mots légers pour des tendresses passagères .... Qui marqueront

toutefois le romancier et lui feront recréer, le personnage de la grand-mère d’À l’ombre des jeunes

filles en fleurs, plusieurs décennies après le décès de cette dernière, en 1890.

Il faut donc imaginer l’état d’esprit de l’auteur et les raisons de son départ. C’est la première fois

qu’il voyage véritablement seul, sans les proches qui avaient marqué son enfance, ce 4 août 1907.

LES RAISONS DU DÉPART

Ces raisons sont d’abord fondamentalement sentimentales, tant pour Marcel Proust que pour le

narrateur d’A la recherche du temps perdu. Le romancier part sur les traces de son enfance. Le

narrateur d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, quant à lui, quitte Paris afin de fuir Gilberte, qu’il a

rencontrée dans la première partie du roman, Autour de Mme Swann, et avec qui il est arrivé à un état

de « presque complète indifférence ». Mais il voyage avec sa grand-mère, citée 207 fois dans cette

épopée balnéaire où elle apparait comme un personnage majeur, comique et tendre.

Une autre raison pousse Marcel Proust à partir au bord de la mer : sa maladie. En 1907, celui qui

vient d’écrire Jean Santeuil, ébauche publiée à titre posthume où apparaissent

les prémices de La Recherche, est inconsolable. Sa mère décédée, il a

emménagé au 102 boulevard Haussmann : « C’est un appartement fort laid,

dans la poussière, les arbres, tout ce que je fuis, je l’ai pris parce que c’est le

seul que j’aie pu trouver que Maman connaissait » écrit-il dans ses

Correspondances (IV).

Cette obsession pour la poussière et le pollen est récurrente chez Marcel

Proust. Elle explique en partie la raison pour laquelle les chambres du Grand-

Hôtel, neuves et propres, lui plairont immédiatement. Asthmatique depuis

l’âge de neuf ans (voir la chronologie, page 8), il respire très mal et est

constamment malade. Sa chambre à Paris, emplie de miasmes, est infestée

d’acariens et d’insectes nuisibles. Véritable ironie quant on sait que le père de

l’écrivain, Adrien Proust (1834-1903), est le plus grand professeur d’hygiène

de son temps.

1903 : DECÈS

Boîte de poudre Legras.

en dates

Le docteur Adrien Proust décède le 26 novembre à Paris, d’une

hémorragie cérébrale.

23


Pour tenter de calmer ses crises, des médecins prescrivent au malade de la poudre Legras, à

l’eucalyptus. Peine perdue : elle ne fait qu’empirer ses symptômes. « L’asthme reste alors une

maladie très méconnue, qui tue plus de 2000 personnes par an en France » précise Jean-Paul

Henriet, président de l’association Proust-Balbec.

Au début de l’année 1907, Proust se dit « très malade ». Où partir ? Illiers-Combray ? En raison

de son asthme, Proust ne peut plus aller à la campagne flâner au milieu des aubépines qu’il aime tant.

A la mer ? Cabourg vante à l’époque son eau saine et son air iodé.

UNE STATION AUX NOMBREUSES VERTUS

« Mon voyage à Balbec fut comme la première sortie d’un

convalescent qui n’attendait plus qu’elle pour s’apercevoir

qu’il est guéri » déclare le narrateur d’À l’ombre des jeunes

filles en fleurs. Lorsque Marcel Proust entend parler de

Cabourg, la station reste célèbre pour ses bains aux vertus

curatives. Depuis la moitié du XIX ème siècle, les médecins

parisiens recommandent à leurs patients la côte normande

pour ses villes d’eau comme Bagnoles-de-L’orne et Forgesles-Eaux.

Emile Zola se moque d’ailleurs gentiment de ceux

qui se précipitent sur le littoral dans Les Coquillages de M.

Chabre (voir l’encadré page 57). Dans cette charmante

nouvelle, le docteur Guiraud est catégorique lorsqu’il

s’adresse au protagoniste : « Vous devriez partir pour les

bains de mer, cher monsieur… Oui, c’est excellent. Et surtout

mangez beaucoup de coquillages, ne mangez que des

coquillages. »

Conscient qu’il existe de nombreux monsieur Chabre

prêts à faire le voyage, Charles Bertrand fait construire un

établissement d’hydrothérapie à Cabourg en 1892. Car les

promoteurs sont bien décidés à ne pas laisser passer cette manne

financière : en plus d’attirer les malades, ces établissements

Affiche « Cabourg, 5 heures de Paris »

font venir leurs proches. L’année de l’inauguration du

complexe d’hydrothérapie est d’ailleurs aussi celle où la lumière électrique embellit la ville, donnant

lieu à des commentaires surréalistes de L’Echo de Cabourg : « Si les douches rendent la santé,

l’installation de la lumière électrique dans toutes les salles du casino nous empêchera de la perdre »

Progressivement, pourtant, ces établissements hydrothérapiques sont de moins en moins fréquentés

et ne constituent plus la première raison du voyage. S’ils restent des lieux de socialisation mondaine

majeurs à la fin du XIX ème siècle, ils s’effacent progressivement au profit des plages et des cabines.

1904 : LA BIBLE D’AMIENS

en dates

Publication de La Bible d’Amiens de Ruskin au Mercure de

France. Préfaces signées Marcel Proust.

Marcel Proust sur un film de mariage, 1904

24


L’établissement hydrothérapique de Cabourg doit s’adapter et propose dès lors des « bains à la

lame », qui différencient la station de ses concurrentes. Mais les temps changent, et Trouville et

Deauville, qui possèdent également ce type d’établissements, préfèrent mettre en avant les

nombreuses distractions mondaines qu’elles proposent (voir les activités, II.2). En 1907, le passé

médical et la vocation thérapeutique du séjour en Normandie ont été progressivement gommés des

nombreux guides de voyage que consulte Marcel Proust.

LES GUIDES DE VOYAGE ET LES INDICATEURS DE CHEMIN DE FER, REFLETS D’UNE ÉPOQUE

Depuis sa jeunesse, à Illiers-Combray, le romancier dévore ces

fascicules. Il les évoque dans une lettre du 20 juillet adressée à Madame

de Caraman-Chimay, qui l’avait consulté sur un choix de livres :

« Demander des titres à moi qui ne lis rien depuis des années que des

guides Joanne, des géographies, des annuaires de châteaux, tout ce qui

me permet de combiner des voyages, de rechercher des villes et ... de ne

pas partir, [...] [car cela] épouvante mon asthme. » Il écrit également,

dans Le Figaro du 20 mars 1907, que « La sagesse serait de remplacer

toutes les relations modernes et beaucoup de voyages par la lecture de

l’Almanach de Gotha et de l’indicateur des chemins de fer ».

L’indicateur est pour Proust un moyen de voyager sans se déplacer et

risquer d’empirer sa santé fragile.

Les guides de voyages qu’affectionne le romancier sont nés avec le développement des chemins

de fer. Dès 1853, Louis Hachette crée une nouvelle collection, la Bibliothèque des chemins de fer.

Son concept ? Des guides pratiques et maniables, qui permettent au voyageur de reconnaître les

paysages, se loger, et avoir à portée de main toutes les informations pratiques utiles. En soixante-cinq

ans d’existence, 156 célèbres Guides Joanne - nom adopté par la collection dès 1860 - seront

uniquement dédiés à des destinations normandes.

Les premières versions de ces guides sont d’abord systématiquement liées aux compagnies de

chemins de fer et sont vendues dans les gares. Les premiers Guides Joanne décrivent ainsi le voyage

et suivent le tracé des voies ferrées. Ils participent largement au succès des trains. Certaines

compagnies de chemins de fer devaient d’ailleurs encourager la production de nouveaux guides en

offrant des billets aux éditeurs. En faisant la promotion du train, ces guides permettent de rentabiliser

des investissements colossaux menés par une poignée d’hommes fortunés.

Il faut attendre 1913 pour voir la parution d’un guide à vocation strictement balnéaire : Bains de

mer de Normandie, du Tréport au Mont Saint-Michel. Les stations de luxe comme Trouville et

Deauville font quant à elles l’objet de Guides Diamants, qui mettent en valeur les distractions

mondaines proposées aux villégiateurs. En 1919, les Guides Joanne deviendront les Guides Bleus,

mettant fin à toute une époque et en ouvrant une nouvelle.

1905 : MORT DE JEANNE WEIL

en dates

Marcel Proust perd sa « chère petite maman » le 26

septembre. Année noire pour l’écrivain, qui part en cure de

repos à Boulogne-Billancourt.

Jeanne Weil Proust vers 1880

25


Le narrateur d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs partage la même passion

pour les indicateurs de chemin de fer : « nous partirons simplement de Paris par ce

train de 1h22 que je m'étais plu trop longtemps à chercher dans l'indicateur des

chemins de fer où il me donnait chaque fois l'émotion, presque la bienheureuse

illusion du départ » dit-il dans le hall de la gare Saint-Lazare.

EN VOITURE !

Marcel Proust sait enfin ce qu’il veut, où il part et pourquoi. Ces hésitations dont

nous venons de parler ne sont pas contées par le narrateur d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Dès

la seconde partie du roman, « Nom de pays : le Pays », il quitte Paris pour « la destination éloignée »,

le cœur plein de regrets. La gare Saint-Lazare, décrite de façon abstraite, est dépeinte comme un

« lieu tragique », un sas géographique entre deux destinations que tout oppose : « Malheureusement,

ces lieux merveilleux que sont les gares, d’où l’on part pour une destination éloignée, sont aussi des

lieux tragiques ». Puis le narrateur d’évoquer la gare et la torture du voyage :

« Il faut laisser toute espérance de rentrer coucher chez soi, une fois qu’on s’est décidé à pénétrer

dans l’antre empesté par où l’on accède au mystère, dans un de ces grands ateliers vitrés, comme

celui de Saint-Lazare où j’allais chercher le train de Balbec, et qui déployait au-dessus de la ville

éventrée un de ces immenses ciels crus et gros de menaces amoncelées de drame, pareils à certains

ciels, d’une modernité presque parisienne, [...] et sous lequel ne pouvait s’accomplir que quelque

acte terrible et solennel comme un départ en chemin de fer ou l’érection de la Croix. »

La métaphore des « ateliers vitrés » est intéressante car elle montre bien le caractère initiatique et

artistique de ce départ. Le narrateur se détache de sa mère et décide d’exprimer pleinement son art et

son désir d’être écrivain à Balbec. On peut également rapprocher les rails du « chemin de fer » de

« l’érection de la Croix ». L’épisode du voyage devient alors une scène de genre, où le chemin de

croix et le chemin de fer se croisent, pour aboutir à un chemin commun, qui mène au pays de l’art :

Balbec. La formule « j’allais chercher le train pour Balbec »

illustre bien cette dimension spirituelle du voyage ; le narrateur

accepte ce train comme s’il le menait vers son destin. Car pour

Marcel Proust comme pour le protagoniste d’À l’ombre des jeunes

filles en fleurs, ce qui compte c’est la fracture entre le lieu de

départ et d’arrivée, la « destination éloignée » :

« Mais enfin le plaisir spécifique du voyage [...] c'est de rendre la

différence entre le départ et l'arrivée non pas aussi insensible,

mais aussi profonde qu'on peut, de la ressentir dans sa totalité,

intacte »

1906 : SÉSAME ET LES LYS

Le Figaro, 6 août 1907

en dates

Publication de Sésame et les lys de Ruskin au

Mercure de France. Marcel Proust s’installe 102

boulevard Haussmann, au deuxième étage.

Plaque apposée sur le domicile

26


Le départ est vécu par le narrateur, habitué à être choyé par ses parents, comme une mise en

danger, qui l’éloigne inévitablement de sa mère et de ceux qu’il côtoyait jusque là. Peut-être le train

impressionne t-il aussi Marcel Proust, qui craint d’être malade dans les compartiments.

UNE RÉVOLUTION FERROVIAIRE

La salle des Pas-Perdus de la gare Saint-Lazare. (Cparama)

Il s’agit pourtant, à l’époque du romancier, du moyen de transport idéal pour rejoindre les stations

balnéaires de la côte Fleurie. Le réseau ferré s’est considérablement agrandi depuis les années 1850.

D’abord utilisé sous forme de wagonnets dans les mines de charbon, le train de voyageurs devient

vite un facteur essentiel au développement des premières stations balnéaires.

En effet, avant la seconde moitié du XIX ème siècle, se rendre aux bains de mer n’avait rien d’une

sinécure. Ainsi, Alexandre Dumas, lorsqu’il visite Trouville en 1830, préfère-t-il arriver par voie

d’eau, après avoir embarqué à Honfleur.

Progressivement, le train conquiert les premiers espaces en Normandie. Le premier tronçon de

chemin de fer, reliant Paris à Rouen, est ouvert en 1843 par les fils de Louis-Philippe. Il préfigure la

rapide extension du réseau vers le littoral normand : Le Havre puis Dieppe sont ralliés en 1847 et

1848.

1907 : CABOURG ! CABOURG !

en dates

Séjour au nouveau Grand-Hôtel de Cabourg.

Randonnées en automobile en Normandie avec

Alfred Agostinelli et Odilon Albaret. Marcel

Proust y revient chaque été jusqu’en 1914.

L’entrée du Grand-Hôtel de Cabourg.

27


Carte des chemins de fer de l’ouest, en 1857. (Gallica/BNF)

Les voyages, qui demandaient autrefois plusieurs jours,

ne prennent désormais que quelques heures. Cette révolution

de la vitesse va devenir rapidement un argument commercial

pour les nombreuses compagnies qui se créent. Depuis Paris,

un aller-retour à la mer devient possible en une seule

journée, ce qui, dès les années 1850, rend les stations

balnéaires accessibles à la petite bourgeoisie. Celle-ci ne

bénéficie que du dimanche comme jour de congé et n’a pas

toujours les moyens de s’offrir une nuitée sur place. Les

billets réduits naissent également à cette époque là, de la

volonté de quelques investisseurs.

Les voyageurs les moins fortunés peuvent s’assoir dans

des wagons sans toits, desquels ils découvrent les

paysages que Proust décrira si bien :

Le Figaro, 16 juillet 1910

« Je ne doutais pas que j'éprouverais dans le wagon un plaisir spécial quand la journée

commencerait à fléchir, que je contemplerais tel effet à l'approche d'une certaine station ; si bien que

ce train réveillant toujours en moi les images des mêmes villes que j'enveloppais dans la lumière de

ces heures de l'après midi qu'il traverse, me semblait différent de tous les autres trains. »

1908 : JEAN SANTEUIL

en dates

Marcel Proust commence à écrire Jean Santeuil,

ébauche de La Recherche publiée à titre posthume en

1952. Il écrit de nombreux articles dans Le Figaro.

Marcel Proust et des amis, en 1892.

28


En 1855, plusieurs petites compagnies desservant la

Bretagne et la Normandie se réunissent sous le nom de Société

des chemins de fer de l’Ouest. C’est grâce aux frères Pereire,

deux banquiers qui ont fait fortune sous le Second Empire, que

le train commence à gagner de nouvelles villes. Le duc de

Morny, demi-frère de Napoléon III et habile spéculateur

responsable de la création de Deauville, était l’un des

principaux actionnaires de la Compagnie des chemins de fer de

l’Ouest.

Le Figaro, 12 juillet 1912

En 1860, Lisieux et Caen sont reliés à Paris. Cabourg-les-bains s’impatiente ... En 1870, une

première extension mène le train jusqu’à Cherbourg, puis à Mézidon. Enfin, le 15 juin 1879 est

inaugurée la gare de Dives-Cabourg. L’ « Elite des plages », comme ses voisines Deauville et

Trouville, est enfin reliée à la capitale par des trains directs !

1909 : CONTRE SAINTE BEUVE

Carte des chemins de fer de l’ouest, en 1870.

(Gallica/BNF)

Dans cet article du 26 août 1907, le journaliste fait

du zèle : « Paris existe-t-il encore ? »

en dates

Contre Sainte Beuve se transforme progressivement en roman. Mais le

Mercure de France refuse de le publier. Il ne sera publié qu’en 1954.

Marcel Proust s’éprend de son chauffeur, Alfred Agostinelli.

29


Dès la fin du XIX ème siècle, grâce aux

progrès du train, la côte normande est

« colonisée » chaque fin de semaine par de

nombreux Parisiens. Un quotidien local écrit,

en août 1872, que les « côtes commencent à se

peupler de baigneurs. Les locations, pour le

mois d'août, se sont faites à des prix assez

élevés, quoique inférieurs aux années

précédentes » et quelques années plus tard, en

juillet 1887, que « la compagnie de l'Ouest est

obligée de dédoubler ses trains sur Trouville

et Cabourg. » S’il est plus rapide

qu’auparavant, le voyage dure alors cinq

heures et il faut passer par les gares de

Lisieux, le château de Lanon et Mézidon avant

de rejoindre la gare de Dives-Cabourg. Mais

une voie ferrée, qui longe la mer, inspire aussi

Marcel Proust...

Petit garçon impatient de prendre le train

pour découvrir Trouville et la côte normande ;

quelques décennies plus tard, en juillet 1951.

LE « PETIT CHEMIN DE FER D’INTÊRET LOCAL »

Il s’agit de celle du Decauville, ou « Tortillard », - qualificatif qui donne un indice quant aux

mouvements de la machine -, un petit train « d’intérêt local » qui relie Deauville à Cabourg. Albertine

le souligne elle-même, ce moyen de transport n’est pas très fiable :

« “Vous n'étiez pas aux courses de la Sogne ? Nous y sommes allés par le tram et je comprends que ça

ne vous amuse pas de prendre un tacot pareil ! Nous avons mis deux heures ! J'aurais fait trois fois

l'aller et retour avec ma bécane. ” Moi qui avais admiré Saint-Loup quand il avait appelé tout

naturellement le petit chemin de fer d'intérêt local le « tortillard » à cause des innombrables détours

qu'il faisait, j'étais intimidé par la facilité avec laquelle Albertine disait le « tram », le « tacot ». Je

sentais sa maîtrise dans un mode de désignations où j'avais peur qu'elle ne constatât et ne méprisât

mon infériorité. Encore la richesse de synonymes que possédait la petite bande pour désigner ce

chemin de fer ne m'était-elle pas encore révélée. »

1911 : LA DACTYLO

en dates

Troisième été à Cabourg. Marcel Proust rédige La Recherche

chaque nuit. La dactylographie de la première partie est confiée à

la secrétaire anglaise du Grand-Hôtel, Miss Coecilia Hayward.

30


La gare du « train sur route », ou Decauville, vers 1910. Marcel Proust fait-il partie des

élégants passagers qui descendent sur la chaussée ? (Carte postale/ Collection particulière)

Le 30 août 1867, le Conseil Général a validé sa mise en place. En août 1872, L’Echo de Cabourg

écrit que l’ « on affirme que les travaux du chemin de fer de Mézidon à Cabourg seront commencés,

d’ici quinze jours ». Il faudra finalement attendre 1884 pour qu’il circule, menant à la création de

nouveaux lieux de villégiature et à la construction de villas. De marque Decauville, il est extrêmement

fin : 0,60 mètres de largeur ! Les passagers doivent se serrer pour embarquer. Sans fenêtres, il permet à

chacun d’agiter ses chapeaux au gré des montées. On se croirait dans un parc d’attraction. « Et il fallait

descendre avant la montée qui conduisait à Deauville ! » précise Jean-Paul Henriet.

« CE VOYAGE, ON LE FERAIT SANS DOUTE AUJOURD’HUI EN AUTOMOBILE,

CROYANT LE RENDRE AINSI PLUS AGRÉABLE »

Marcel Proust connaît bien les trains. Illiers-Combray a connu sa première voie ferrée lorsqu’il

avait cinq ans. Le train, emblématique de son œuvre, marque les déplacements des personnages. Une

poétique se dégage de ses descriptions des paysages. C’est aussi parce qu’il correspond à une certaine

époque, où l’automobile en est à ses balbutiements et où le train reste majoritaire. Le narrateur le

précise lui-même : « Ce voyage, on le ferait sans doute aujourd'hui en automobile, croyant le rendre

ainsi plus agréable. »

DÉCEMBRE 1912 : UN ÉDITEUR, ET VITE !

en dates

Les éditions Fasquelle et la NRF refusent de publier Du

côté de chez Swann, finalement acquis par Grasset.

André Gide dira par la suite que c’était « la plus grande

erreur de [s]a vie. »

31


Les omnibus qui traversent les rues de Balbec restent les plus anciens moyens de transport de cette

station balnéaire qui s’éveille à la modernité. Dans le Guide Joanne de 1901, il est écrit que « A

chaque train arrivant à la gare Dives-Cabourg, un omnibus, et des voitures de places attendent les

voyageurs pour les conduire au centre ou au Grand hôtel de Cabourg. Il en coûte 50 c., et 75 c. avec

bagages, et 90 c. la nuit. »

Les omnibus croisent aussi les tramways du Calvados. Les informations locales d’août 1881

stipulent qu’une « première section de tramway, section de 900 mètres environ, a été inaugurée à

Cabourg, elle longe le littoral jusqu’à la pointe du port de Dives ». Proust compose lui aussi une ligne

de tramway, qui permet aux personnages de se déplacer dans la station au gré de leurs envies : « A

Balbec-plage, [...] il se dressait sur une place où était l'embranchement de deux lignes de tramways. »

Car, à y regarder de plus près, les voyages qu’entreprend le narrateur ne sont pas faits de

successions de lieux logiques. Proust s’est amusé à jouer avec les noms de villégiatures et aménage

son propre itinéraire vers Balbec, à mi-chemin entre rêve et réalité. Ainsi utilise t-il les annuaires des

chemins de fer de l’Ouest pour choisir les étapes du voyage, selon la consonance des noms.

Marcel Proust dans le train, et la petite laitière. Photogramme issu de l’adaptation de La

Recherche en téléfilm, réalisé par Nina Companeez en 2011.

Mais chez l’auteur de La Recherche, les descriptions confuses alternent avec de légers détails. Ainsi le

narrateur aperçoit-il « une réclame [...] persuasive, [...] accroché[e] trop haut dans le wagon par les

soins de la Compagnie, et représentant des paysages dont je ne pouvais pas lire les noms ». C’est

grâce à des affiches comme celle-ci que Cabourg s’exporte dans la France entière, et s’impose comme

l’« Elite des plages ».

1913 : PASSION ET ÉCRITURE

en dates

Au printemps, Alfred Agostinelli est engagé comme secrétaire par Proust. En

novembre, Du côté de chez Swann paraît à compte d’auteur chez Grasset le 14

novembre. Mais en décembre, Agostinelli s’enfuit sur la côte d’Azur avec sa

femme, Anna Square, laissant le romancier dans un profond désarroi.

32


UNE STATION QUI SAIT SE VENDRE HABILEMENT

De nos jours encore, les publicités d’époque restent l’une

des premières choses qui viennent à l’esprit lorsque l’on évoque

les stations balnéaires. C’est au maire de Cabourg, Charles

Bertrand, que l’on doit le slogan racoleur de « plage de

l’Elite », qui vise à concurrencer la « Reine des plages »,

Deauville. Les promoteurs l’ont compris : pour vendre

Cabourg, il faut que la station s’exporte et gagne une image

dans toute la France.

A partir de 1886, la Compagnie des chemins de fer de

l’Ouest commence à éditer des affiches grand format, apposées

dans les gares. Plus que des sources d’informations sur les

horaires et les tarifs, ce sont de véritables invitations au voyage.

Les premières affiches sont de simples vignettes qui associent différents paysages et mettent l’accent

sur les excursions. En 1908, lors du rachat de la compagnie par l’Etat, le message change de forme : à

la vignette se substitue le grand format, qui restera dans les mémoires.

Du temps de Proust, Cabourg se veut une station à la fois mondaine mais aussi familiale. Elle

reçoit le surnom de « Plage des bébés ». L’une des plus célèbres affiches faisant la promotion de

Cabourg représente, sur fond de Grand-Hôtel, une belle naïade rousse qui laisse deviner la pointe de

ses seins. Sous cette image Art Nouveau, où se baignent allègrement quelques moustachus, est écrit en

légende « Cabourg à cinq heures de Paris ». Une autre présente le nouveau Grand-Hôtel, véritable

fleuron de la côte normande, que nous allons maintenant visiter.

1914 : DERNIER SÉJOUR À CABOURG-LES-BAINS

Alfred Agostinelli se tue dans un accident avec l’avion que

lui avait offert Marcel Proust. Celui-ci est inconsolable.

Début de la Première Guerre Mondiale. En septembre,

Marcel Proust quitte Cabourg. Il n’y reviendra jamais.

33


Deuxième partie

Le Grand-Hôtel de Cabourg-les-bains

34

Le Grand Hôtel vu des ses jardins, dessin personnel réalisé par Léna.


II. Le Grand-Hôtel de Cabourg

Où l’on visite, en compagnie de Marcel Proust, le Grand-Hôtel et ses alentours et où l’on

rencontre des personnages symptomatiques de la société proustienne.

A. Visite guidée du Grand-Hôtel

Suivez le guide !

« Ayant appris qu'il y avait à Cabourg, qui est la station

la plus voisine de Caen et de Bayeux un hôtel très confortable,

le plus confortable de toute la côte, j'y suis allé. Or depuis que

je suis ici je peux me lever et sortir tous les jours, ce qui ne

m'était pas arrivé depuis six ans. Et j’ai si peur que

l’enchantement ne cesse si je me déplace que je retarde

chaque jour le départ pour la Bretagne pensant que maman

n’aurait pas voulu me voir bouger d’un endroit où je vis,

Annonce parue dans Le Figaro du 23

juin 1913

relativement, d’une façon supportable » écrit Marcel Proust à

son amie, Hélène de Chimay, dans une lettre datée de septembre 1907.

Depuis son arrivée dans la station normande, où il multiplie les excursions, le romancier va mieux.

Il vit cette nouvelle expérience comme un miracle. Il ne retournera jamais en Bretagne et séjournera au

Grand-Hôtel sept étés consécutifs, de 1907 à 1914.

Lorsqu’il arrive le 5 août 1907 devant ce nouveau palace, qui vient d’être inauguré, le romancier a

sûrement en tête l’ancien hôtel de la Plage, où il séjournait avec sa grand-mère (voir I.3, page 22).

Mais, écrit Christian Péchenard, « il fut sans doute le seul à ne pas le trouver tellement changé puisque

précisément il était agrandi et embelli pour ressembler un peu à ce qu’il avait paru être au petit

Marcel du temps qu’il se croyait heureux. »

Indubitablement, le nouvel hôtel est splendide. André Nède, l’auteur de l’article du Figaro

n’exagérait pas lorsqu’il disait que le Grand-Hôtel comptait « parmi [l]es œuvres les plus belles » de

Lucien Viraut, l’architecte. Celui-ci, surveillé par Jules Cesari, - alors directeur de l’Elysée-Palace -, a

conçu les plans du nouveau bâtiment. Le palace, unanimement célébré, surprend le Tout-Paris par son

luxe et sa modernité. Idéalement situé au centre du plan en demi-cercle de la ville (voir I.2, page 14), il

a le grand avantage de donner sur la mer et la promenade qui la surplombe.

1915-1916 : ÉCRIRE

en dates

La guerre suspend les publications. Marcel Proust

débute la rédaction de parties définitives de La

Recherche. L’année suivante, il rompt son contrat

avec Grasset pour se rapprocher de la NRF.

Marcel Proust en 1910.

35


1. L’entrée donnant sur la mer, dans les années 1910 2. « Viraut Maucle Architecte – 1907 »,

inscription sur la façade 3. Porte-tambour et logo du Grand-Hôtel

Ce qui frappe en premier le visiteur, et certainement Marcel Proust, c’est la façade du bâtiment. Le

Grand-Hôtel est une construction de deux styles très en vogue en 1900, le style balnéaire et néobaroque.

La façade du Grand-Hôtel, vue depuis la plage (Accor Hôtels)

1918 : À L’OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS

en dates

La correction des épreuves occupe Marcel Proust toute l’année, ainsi

que la mise au point du manuscrit de La Recherche, à partir de Sodome.

Proust multiplie les sorties nocturnes. À l’ombre des jeunes filles en

fleurs paraît en novembre à la Nouvelle Revue Française.

Couverture originale d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs.

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« Les façades – tant celles sur la mer que celles sur les magnifiques jardins du Casino – ont une

silhouette à la fois imposante et gracieuse, enjolivées de motifs pris dans la faune et dans la flore

marines » écrit Le Figaro.

LE GRAND HALL

Le voyageur entre dans l’édifice par le grand hall, qui établit une transition entre le jardin et la

mer. Il s’y dresse un « escalier moderne, qui imit[e] le marbre », précise Marcel Proust dans les

premières pages de « Nom de pays : le pays », seconde partie d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs.

Cette pièce, qui reste l’une des moins décrites par le narrateur, est avant tout un lieu de passage et le

siège de la réception. Intimidé par les demandes de rabais formulées par sa grand-mère au directeur, -

homme qui tient au prestige de son établissement -, le narrateur préfère se réfugier « sur la

banquette », que l’on peut apercevoir sur cette illustration, inspirée de la carte postale de la page 39.

Le hall du Grand-Hôtel. Dessin personnel réalisé par Léna, d’après une carte postale ancienne

de 1910.

1919 : VICTOIRE !

en dates

Marcel Proust s’installe près de l’avenue Kléber. Mise en librairie

des rééditions de Du côté de chez Swann, d’À l’ombre des jeunes

filles en fleurs et de Pastiches et mélanges. Le 10 décembre, le

prix Goncourt est attribué aux Jeunes filles par si voix contre

quatre aux Croix de bois de Roland Dorgelès.

Le narrateur et Albertine, illustration de Jacques Falce.

37


Car Proust, comme le narrateur de La Recherche, aimait assurément « la sobre décoration Louis

XVI » du « hall d’aspect grandiose » du Grand-Hôtel (dixit Le Figaro). René Gimpel, marchand de

tableaux et ami de l’artiste, écrira ainsi dans ses mémoires : « Nous avons passés à Cabourg les mois

d’août 1907 et 1908. Nous nous isolions vers neuf heures du soir dans le hall très animé de l’hôtel et

c’est dans ce coin-là, nos deux chaises ou nos deux fauteuils, qu’il nommait “ le camp des

réprouvés” ». On peut aisément imaginer, non sans un sourire aux lèvres, le marchand et l’écrivain

converser, tandis que ce dernier devait regarder, d’un coin de l’œil, les nouveaux villégiaturistes qui se

présentaient à la réception, afin de voir si ceux-ci s’étaient découverts ou non en entrant dans le hall.

Raphaël, Léna et Léopold se délectant d’un bon chocolat chaud.

Pour connaître le prix de nos consommations, rendez-vous dans les pages Annexes.

De nos jours, les meubles susmentionnés comme les ornements de

la pièce et le grand lustre qui l’illuminait, ont entièrement disparu. Ils

ont été remplacés par des fauteuils confortables, qui permettent de prendre un café ou un chocolat

chaud toute en contemplant la mer. Cette vue, qui a peu changée en un siècle, était déjà décrite par

Marcel Proust, qui précisait que la mer, les jours de beau temps, « remplissait jusqu’à mi-hauteur le

vitrage du hall [et] lui faisait un fond ». Le grand hall froid est également comparé par le narrateur

« au narthex ou églises des Catéchumènes, des églises romanes ». Proust, grand passionné d’édifices

religieux devait donc avoir trouvé en ce hall un lieu accueillant, quasi-propice à la méditation. La

spécificité de cette entrée, seule pièce de l’hôtel où des personnes extérieures pouvaient circuler, devait

aussi permettre au romancier d’observer, depuis son fauteuil, les mœurs des villégiaturistes

cabourgeais qui se rendaient à la réception. Réception où le personnel ne devait pas êtres très

1920 : RECONNAISSANCE

en dates

Le 25 septembre, Marcel Proust est fait chevalier de la légion

d’honneur. Parution du Côté de Guermantes I en octobre.

38


accueillant car le narrateur est reçu par « Minos, Eaque et Rhadamanthe », qui lui jette un regard sévère.

Dans son livre Proust à Cabourg, Christian Péchenard, qui se montre plus critique envers l’entrée

du Grand Hôtel, précise qu’« il y a, dans ce hall, quatre grosses colonnes grecques et très 1900, qui ne

soutiennent rien, et auxquelles répond, une rangée de six demi-colonnes précieusement inutiles. Cet

ensemble est manifestement destiné à assurer, non pas l’intégrité de la toiture mais la majesté des

lieux, compromise par de lourdes tentures et des fanfreluches, moitié pistache et moitié caramel,

ouvrant à gauche sur un piano-bar, et à droite sur l’escalier fort beau qui monte vers soixante dix

appartements. »

Le hall du Grand-Hôtel et le vestibule de la salle à manger. Carte postale ancienne, années 1910.

(Collection particulière)

L’ASCENSEUR ET SON LIFTIER

Montons cet escalier, justement. « Élevons [-nous] le long de la colonne montante » (Sodome et

Gomorrhe I). Ou plutôt empruntons le « lift » du Grand Hôtel de Balbec. C’est par cet anglicisme, qui

n’a rien d’anecdotique, que Marcel Proust désigne l’ascenseur du palace. Car cette « boite de joujoux »

est nommée ainsi par les snobs résidents de l’hôtel, comme Bloch, qui reprend la prononciation du

narrateur : « Un jour qu’il m’entendit prononcer « lift », en interrompant : - “Ah, on dit lift.” Et d’un

ton sec et hautain : - Cela n’a d’ailleurs aucune espèce d’importance. ” »

1921 : ACHEVER LA RECHERCHE, ET VITE !

en dates

Parution du Côté de Guermantes II et de Sodome et Gomorrhe I. Marcel Proust

prévoit encore quatre volumes. En septembre, divers accidents de santé :

chute, empoisonnement dû à une erreur du pharmacien.

39


L’ascenseur, invention ancienne mais dont l’installation dans les hôtels était récente et gage de

luxe, est un lieu de transit particulier. Il fait le lien entre le rez-de-chaussée, temple du paraître et de la

société mondaine, et les chambres des villégiaturistes, qui après une longue journée peuvent enfin se

retrouver face à eux-mêmes.

Mais un homme observe ces phases de transformation : le « liftman », « lift » ou « liftier ».

Celui du Grand-Hôtel de Balbec est dépeint de nombreuses fois dans La Recherche. Le narrateur le

rencontre pour la première fois dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs : « Le directeur vint lui-même

pousser un bouton : et un personnage encore inconnu de moi, qu’on appelait « lift » (et qui à ce point

le plus haut de l’hôtel où serait le lanternon d’une église normande, était installé comme un

photographe derrière son vitrage ou comme un organiste dans sa chambre), se mit à descendre vers

moi avec l’agilité d’un écureuil domestique, industrieux et captif. Puis en glissant de nouveau le long

d’un pilier il m’entraîna à sa suite vers le dôme de la nef commerciale. »

Le lift du Grand-Hôtel en 1907. Dessin personnel réalisé par Léna, d’après des documents

d’archive.

1922 : LA DERNIÈRE ANNÉE (1/2)

en dates

Publication de Sodome et Gomorrhe II. Au premier semestre, Yvonne Albaret, nièce

de Céleste, est chargée de dactylographier La prisonnière et « La Fugitive » (que

Proust

HEVER

intitulera

LA RECHERCHE,

finalement

ET VITE

Albertine

!

disparue). Au début du printemps, selon

Céleste, Proust lui annonce avoir écrit le mot « fin » à son œuvre.

40


Le liftier – nous l’appellerons ainsi afin d’éviter toute confusion -

est un homme « richement costumé », qui apparait fréquemment dans

Sodome et Gomorrhe. Il est « petit, mal bâti et assez laid » mais aussi

très cupide (voir plus loin, Proust et ses pourboires, page 50). Il occupe

une fonction centrale dans l’organisation de l’hôtel, observe les va-etvient

des clients et connaît par cœur leurs habitudes et leurs emplois du

temps.

De nos jours, deux ascenseurs permettent de rejoindre les étages du

Grand-Hôtel, mais il n’y a plus de liftier attitré. C’est donc avec un

chasseur que nous avons emprunté le lift, afin de visiter la chambre de

Marcel Proust.

Le liftier, d’après David

Richardson

Les deux ascenseurs actuels, empruntés lors de notre visite.

Article paru dans Le Figaro du 6 août 1907.

1922 : LA DERNIÈRE ANNÉE (2/2)

La santé de Marcel Proust se détériore :

étourdissements, chutes. En octobre, il attrape une

bronchite, HEVER LA qui RECHERCHE, dégénère ET en VITE pneumonie. ! Dans la nuit

du 17 novembre, il dicte quelques phrases pour la

mort de Bergotte ; le 18 il délire, croit apercevoir

« une grosse femme noire ». Marcel Proust meurt à

quatre heures et demie.

en dates

Proust mort, photographie de Man Ray prise

le 30 novembre 1922

41


LES COULOIRS DU GRAND HÔTEL

Proust décrit cette montée de l’ascenseur et l’arrivée dans les étages de façon très précise dans

Sodome et Gomorrhe : « J’avais retraversé ce qui était pour moi le mystère d’un hôtel inconnu, où

quand on arrive, touriste sans protection et sans prestige, chaque habitué qui rentre dans sa chambre,

chaque jeune fille qui descend dîner, chaque bonne qui passe dans les couloirs étrangement

délinéamentés, et la jeune fille venue d’Amérique avec sa dame de compagnie et qui descend dîner,

jettent sur vous un regard où l’on ne lit rien de ce que l’on aurait voulu. Cette fois-ci, au contraire,

j’avais éprouvé le plaisir trop reposant de faire la montée d’un hôtel connu, où je me sentais chez moi,

où j’avais accompli une fois de plus cette opération toujours à recommencer, plus longue, plus difficile

que le retournement de la paupière, et qui consiste à poser sur les choses l’âme qui nous est familière

au lieu de la leur qui nous effrayait. »

Le narrateur a pris son temps avant

d’apprivoiser les couloirs du Grand-

Hôtel de Balbec. Si dans À l’ombre des

jeunes filles en fleurs, ils sont

simplement décrits (« À chaque étage,

des deux côtés de petits escaliers de

communication, se dépliaient en

éventails de sombres galeries,

dans lesquelles portant un traversin,

passait une femme de chambre »), ils

prennent parfois une toute autre

dimension. Ainsi, dans Sodome et

Gomorrhe I, le narrateur livre t-il une

description plus mystérieuse de ces

lieux de passage, qui confèrent à l’hôtel

une dimension fantastique, quasiinquiétante

: « Il aimait d’ailleurs tout le

Les couloirs conduisant à la chambre de Proust.

labyrinthe de couloirs, de cabinets secrets, de salons, de vestiaires, de garde-manger, de galeries

qu’était l’hôtel de Balbec. »

Aujourd’hui, plus de « femme de chambre » ni de « jeune fille d’Amérique » : ces couloirs tapissés

de rouge sont recouverts de cadres photos, dont certains représentent Marcel Proust ou d’illustres

villégiaturistes cabourgeais. Du temps de l’auteur, l’ambiance était tout autre et ces couloirs

« dérobaient une fuite de caméristes et de couturières, belles sur la mer et jusqu’aux petites

chambres desquelles les amateurs de la beauté féminine ancillaire arrivaient par de savants détours »

(Sodome et Gomorrhe I)

1923 : PARUTIONS À TITRE POSTHUME

en dates

En novembre 1923, parution à titre posthume de La Prisonnière. En

novembre 1925, c’est au tour d’Albertine disparue. Enfin, en septembre

HEVER LA RECHERCHE, ET VITE !

1927, parution de l’ultime tome : le Temps retrouvé. Ce temps, que Marcel

Proust a décrit dans son œuvre l’aura finalement rattrapé.

Chronologie inspirée des travaux de Jean-Yves Tadié et des recherches de la BNF.

42


LES CHAMBRE DE MARCEL PROUST

N’arrivant pas vers les chambres par « de savants détours »,

dirigeons-nous plutôt vers le bout du couloir car une chambre,

parmi les deux cents cinquante que proposait l’hôtel en 1907, nous

intéresse. Nous avons eu la chance, grâce à la direction du Grand

Hôtel de Cabourg et ses réceptionnistes, de visiter celle de Marcel

Proust. Ou plutôt une reconstitution de l’une des chambres que le

romancier a occupées dans l’hôtel, sobrement intitulée « Chambre

souvenir -Marcel Proust ».

Article paru dans Le Figaro du 17

août 1918

La porte de la chambre 414,

« Souvenir Marcel Proust »

Car, au gré de ses séjours, l’auteur a changé à plusieurs reprises de lit. Après avoir passé plusieurs

années au quatrième étage, il tente, durant l’été 1909, de changer d’étage. « Je suis très souffrant, je me

lève pourtant un peu vers neuf heures et demie du soir mais j’ai de mauvaises chambres humides »

écrit-il. Des chambres « humides à tel point qu’une feuille de papier y est bonne à jeter au bout d’un

quart d’heure et que les murs sont couverts de taches. » On comprend vite, pour un romancier qui

noircit chaque nuit des dizaines de pages, l’inconvénient que cela peut représenter. Dans ses

correspondances, Marcel Proust continue de se plaindre : « Je suis fort indisposé. Du reste à l’hôtel de

Cabourg, j’ai tranché la difficulté en prenant simplement une chambre au quatrième par conséquent

n’ayant personne sur la tête, contigüe à une courette par conséquent sans voisin de ce côté et de

l’autre Nicolas. Ma chambre est petite et s’aère mal mais je l’ai prise parce qu’elle a une cheminée et

Nicolas en revanche a une chambre superbe avec salle de bains pour lequel je suis son tributaire. »

Nicolas n’est pas le seul à avoir accompagné Proust lors de ses voyages à Cabourg. Le romancier

n’a jamais séjourné seul au Grand-Hôtel. Que ce soit avec Cottin et sa femme, Céline, Ulrich, Nahmias

ou enfin Céleste, - qui écrira par la suite ses mémoires -, le romancier loge toujours avec des employés.

« Le deuxième étage de l’hôtel est celui que je préfère » écrit-il à son ami Francis de Croisset,

toujours en cet été 1909, où il doit passer de la chambre 118 à la chambre 304. C’est pourtant au

quatrième étage que Marcel Proust passera le plus clair de son temps. Son rêve ? « Un appartement où

je puisse loger mon secrétaire et mon valet de chambre situé soit sur la mer, soit sur l’autre côté, cela

m’est égal, mais sans voisins immédiats autre que mon secrétaire et mon valet de chambre [...] mais je

tiens absolument à une cheminée. [...] Si l’hôtel a d’ailleurs des annexes dans Cabourg, cela serait

même possible ».

43


L’année suivante, il sera mieux logé. Fini l’humidité, en 1910, une réserve de mobilier, ou

magasin de meuble, est contigüe à la chambre de l’écrivain pour qui le calme est une exigence. Il peut

ainsi composer en toute tranquillité. En 1911, il dispose de l’un des appartements que propose le

Grand-Hôtel, muni d’une seconde chambre où il peut accueillir un hôte ...

En 1912, Proust loue cinq chambres, ce qui lui fait une réputation définitive. En 1914, d’après

Christian Péchenard, « il en occupait trois au dernier étage, pour lui la 137, “sa chambre de chaque

été”, une pour Céleste, une pour Ernest. »

LA CHAMBRE, MIROIR DE L’ÉCRIVAIN

Dans sa chambre de Cabourg, Marcel Proust a écrit ses plus belles pages, allongé sur son lit

(Alessandro Lonati/Leemage)

Celui qui a vécu l’essentiel de sa vie couché et a rédigé la plupart de son œuvre dans cette position

cherche au Grand Hôtel le calme et le confort. Il écrivait ainsi, dans sa préface de Sésame et les Lys, de

Ruskin : « Je ne me sens vivre et penser que dans une chambre où tout est création et le langage de

vies profondément différentes de la mienne, d’un goût opposé au mien, où je ne retrouve rien de ma

pensée consciente, où mon imagination s’exalte en se sentant plongée au sein du non-moi. Je ne me

sens heureux qu’en mettant le pied – avenue de la Gare, sur le port ou place de l’Eglise – dans un de

ces hôtels de province aux longs corridors froids [...], où chaque bruit ne sert qu’à faire apparaître le

silence en le déplaçant, où les chambres gardent un parfum de renfermé que le grand air vient laver

mais n’efface pas ». Où les chambres gardent un parfum de renfermé que le grand air vient laver mais

n’efface pas ... Cette dernière phrase sonne comme un paradoxe.

Car pour Christian Péchenard, le Grand Hôtel, « anonyme, tout neuf, est le décor idéal pour faire

resurgir la réalité du passé, la mémoire étant une invention comme une autre. [...] C’est une initiative

prodigieuse que de venir chercher ses souvenirs dans un lieu dont le rôle est de n’en pas avoir. Un

hôtel c’est l’éternel présent. Personne n’a jamais couché dans les draps toujours neufs, aucune tête ne

44


s’est posée sur l’oreiller toujours gonflé. La salle de bain est nette de toute poussière humaine. Les

savonnettes sont scellées. [...] Et pourtant dans chacune des chambres, il y a eu des noces imparfaites,

des morts incomprises. [...] A l’hôtel, on efface tous les signes du passage d’un homme car l’hôtellerie

est placée sous le signe de l’hygiène qui est la manifestation domestique la plus corrosive de l’oubli.

C’est l’endroit privilégié que Proust choisit pour se souvenir parce qu’on y retrouve cette vocation du

souvenir qu’est le gouffre de l’absence. Les liens essentiels qui vont attacher Proust au Grand-Hôtel

ne peuvent se comprendre que si l’on sait qu’il est l’homme de l’oubli et que c’est dans la détresse et

le vertige de l’oubli qu’il a puisé la matière de son œuvre. »

1. Photographie prise durant la visite de la chambre du romancier 2. Le lit de la chambre 404

Cette idée de la création, née à partir du neuf est très intéressante. Proust qui, ne l’oublions pas,

était asthmatique a été très certainement attiré par la modernité des chambres immaculées que

proposait le Grand-Hôtel. Elles étaient pour l’époque d’un grand luxe. Le Figaro précise ainsi, dans

son édition du 10 juillet 1907, qu’« il est impossible de se figurer une plus complète compréhension de

la vie moderne. [...] Les appartements ont été distribués de la façon la plus heureuse pour contenir la

plus grande somme de confort. Chaque chambre, précédée d’une antichambre, a un vaste cabinet de

toilette-salle de bains avec toutes les commodités que l’hydrothérapie, chaude ou froide, rend

aujourd’hui si pratiques. »

Pourtant, Marcel Proust n’est pas très attaché au confort. Dans les appartements qu’il a occupé

boulevard Haussmann et rue Hamelin, l’ameublement était sommaire et anonyme, l’éclairage

défectueux. Proust faisait des fumigations pour tenter de calmer son asthme et des feux de cheminée

pour aérer sa chambre. Lorsqu’il est en voyage, le romancier ne se déplace avec aucun objet fétiche

mais prend simplement une « petite trousse de survie » dans laquelle il entrepose ses manuscrits, des

potions et des plaids bien chauds.

Si la chambre est le miroir de l’écrivain, elle l’est tout autant du narrateur. Dans À l’ombre des

jeunes filles en fleurs, lorsqu’il découvre sa chambre, il est d’abord très désorienté. Il le dit lui-même,

sa « chambre de Balbec » n’est sienne « que de nom seulement ». Les objets qui l’entoure,

45


personnifiés, prennent vie, comme la pendule, qui « continuait sans s’interrompre un instant à tenir

dans une langue inconnue des propos qui devaient être désobligeants pour moi, car les grands rideaux

violets l’écoutaient sans répondre, mais dans une attitude analogue à celle des gens qui haussent les

épaules pour montrer que la vue d’un tiers les irrite. » La nouveauté effraie le narrateur. Il est

« tourmenté par la présence de petites bibliothèques à vitrines, qui cour[ent] le long des murs, mais

surtout par une grande glace à pieds, arrêtée en travers de la pièce et avant le départ de laquelle je

sentais qu’il n’y aurait pas pour moi de détente possible. ».

Marcel Proust logeait dans un confort sommaire. Il lui faudra quelques temps avant

d’apprivoiser la chambre du Grand-Hôtel (Accor Hôtels).

Heureusement, passé cette phase d’adaptation douloureuse, le narrateur aimera finalement

passionnément sa chambre : « Comme ces soirs-là je rentrais tard, je retrouvais avec plaisir dans ma

chambre qui n'était plus hostile le lit où le jour de mon arrivée, j'avais cru qu'il me serait toujours

impossible de me reposer et où maintenant mes membres si las cherchaient un soutien ; de sorte que

successivement mes cuisses, mes hanches, mes épaules tâchaient d'adhérer en tous leurs points aux

draps qui enveloppaient le matelas, comme si ma fatigue, pareille à un sculpteur, avait voulu prendre

un moulage total d'un corps humain. »

« Je retrouvais avec plaisir ma chambre qui n’était plus hostile le lit

où le jour de mon arrivée, j’avais cru qu’il me serait toujours

impossible de me reposer »

46


Depuis le hublot de sa chambre, Marcel

Proust admire la mer, qui le fascine (voir

III.3). Illustration de Jacques Falce.

Il est amusant de constater que ce mobilier est

reconstitué dans la « Chambre du souvenir ». Chaque

année, des centaines de clients choisissent ainsi de dormir

dans la reproduction du lit en fer forgé de Marcel Proust,

agrandi pour correspondre aux standards actuels. Pourtant,

le romancier n’a jamais dormi dans cette chambre. Celle où

il a le plus longtemps résidée et d’où il voyait la mer est

aujourd’hui un fumoir. Il décrit d’ailleurs, dans À l’ombre

des jeunes filles en fleurs, ces moments où il observe la mer

à travers le hublot : « Mais le lendemain matin ! [...]

[Q]uelle joie [...] de voir dans la fenêtre et dans toutes les

vitrines des bibliothèques comme dans les hublots d’une

cabine de navire, la mer nue, sans ombrages et pourtant à

l’ombre sur une moitié de son étendue que délimitait une

ligne mince et mobile, et de suivre des yeux les flots qui

s’élançaient l’un après l’autre comme des sauteurs sur un

tremplin » Ces paysages, Proust les discernent

principalement de nuit, car l’écrivain dort le jour.

LES HABITUDES DE MARCEL PROUST

La vie de Marcel Proust au Grand-Hôtel s’organise d’une façon assez exceptionnelle. « On lui fait

la chambre, on aère, l’air est sain et il dispose d’un cabinet de toilette. A cause de son asthme, son

train de vie est décalé. Il ne dort pas la nuit, où ses crises sont les plus aigües et les plus terribles,

mais le jour » explique Jean-Paul Henriet. C’est à Cabourg que Proust écrira ses plus grandes pages,

notamment celles de Guermantes.

« Sur sa vie enfermée à Cabourg, il nous a fourni un témoignage mêlé de contradictions. Il est

beaucoup sorti en 1907, un peu en 1908. Ensuite on sait qu’il resta de plus en plus dans sa chambre,

se levant de plus en plus tard d’année en année. En 1911, pendant plus de deux mois et demi, il n’est

pas sorti de l’hôtel, ce qui est presque incroyable et cependant exact. Par la suite, et surtout en 1912,

il vécut dans une réclusion moins absolue et un peu moins mystérieuse qu’à Paris. » écrit Christian

Péchenard dans Proust à Cabourg. Dès 1908, le romancier a consigné dans ses carnets de nombreuses

notes sur Cabourg, ce qui peut expliquer la diminution de la fréquence de ses sorties les années

suivantes.

Car l’auteur a un emploi du temps atypique. Il se lève tard, vers dix-sept heures et passe ses

soirées à jouer au baccara et à perdre de grandes sommes d’argent au casino. Puis il rentre, souvent

tard, alors que seul une réceptionniste veille dans le hall du Grand Hôtel.

Gimpel, le marchand de tableau, raconte que son ami remontait vers minuit dans sa chambre, pour

« jouer aux dames avec ses domestiques ». L’expression pourrait faire sourire si elle n’engendrait pas

47


tant de souffrances pour celui qui détestait les échecs. À Cabourg, Proust s’endort souvent entouré

d’une cour d’intimes composée de valets, secrétaires et jeunes gens de la plage qu’il fréquente, dont

Marcel Plantevignes, qu’il rencontrera à l’été 1908. Le jeune homme de dix-neuf ans écrira dans ses

mémoires : « Faisant fi des quolibets, des moqueries, des rumeurs, du qu’en-dira-t-on, j’avais décidé

de me dévouer à cette amitié qui m’a été si généreusement et si princièrement offerte et d’être assidu

au chevet de Proust. » L’écrivain n’hésitait pas à rétribuer ses amants et ses amours vénales, qui ne le

satisfont pas pleinement.

La nuit, Proust écrit, face à la mer, dans le silence du Grand Hôtel. Lorsqu’il n’est pas avec ses

amants, il retouche inlassablement ses manuscrits, ajourne des pages, ajoute des idées et fait naître une

pléiade de personnages inoubliables comme le peintre de Balbec, Elstir (voir III.1), ou Albertine,

personnage le plus cité de la Recherche (voir II.3). Ce qu’il a pu voir ou observer depuis sa naissance,

ses souvenirs, tout rejaillit dans la petite chambre de Cabourg, où il écrit allongé sur son lit. Son œuvre

représente un effort rédactionnel immense. Parfois, il dicte même les pages et les fait dactylographier.

C’est une anglaise qui ne parle pas un mot de français, Coecilia Hayward qui tape sur la machine.

Proust l’a choisie, non seulement parce qu’elle est la secrétaire dactylographe du Grand-Hôtel, mais

aussi parce qu’elle le ravit. Mais lorsqu’il est las des « promiscuités peu délicieuses » avec la jeune

femme, que « le Grand-Hôtel fait payer mille francs par minutes », Proust emploie Alfred Agostinelli,

le chauffeur de taxis dont il s’est amouraché.

Après avoir dormi toute la journée, Marcel Proust se réveille, généralement en fin d’après-midi. Le

seul repas de la journée, quand il n’est pas invité, il le prend à dix sept heures, dans la salle à manger

du Grand-Hôtel. Et c’est un petit déjeuner très costaud !

L’AQUARIUM

Carte postale de la salle à manger du Grand-Hôtel, surnommée « Aquarium », dans les

années 1910. (Collection privée J-P Henriet).

48


Marcel Proust prend ce petit-déjeuner dans

l’Aquarium, en lisant Le Figaro. Le nom attribué

à cette salle à manger située à côté du hall, qui

fascine le romancier peut surprendre : l’eau est

dehors et non dedans. En 1880, l’extension de

l’Hôtel de la Plage, avait permis de rapprocher le

bâtiment de la mer. Lucien Viraut a eu l’idée

géniale de faire de la salle à manger une galerie

qui, « large de onze mètres, offre une longueur de

plus de trente-cinq sur la mer. De ce côté, elle est

percée de baies de dimensions grandioses qui,

pouvant facilement descendre dans le sous-sol,

permettent, par le beau temps, d’avoir une salle à

manger complètement ouverte » (Le Figaro).

Marcel Proust lisant Le Figaro dans

l’Aquarium. Illustration de Jacques Falce.

Philippe Soupault, en vacances à Cabourg durant sa jeunesse, raconte qu’il se faisait un grand

brouhaha dès l’arrivée de Marcel Proust dans la pièce. Tous les grooms se précipitaient pour apporter

le fauteuil de rotin où il s’asseyait, parfois dehors sous son ombrelle. « Il parlait d’abord du temps

“comme les anglaises” disait-il, puis de ses maladies “compagnes chéries.” »

Cette salle de restaurant atypique a donné lieu à l’une des descriptions les plus célèbres de La

Recherche :

« Pendant de longs après-midi, la mer n’était suspendue en face d’eux que comme une toile d’une

couleur agréable accrochée dans le boudoir d’un riche célibataire, et ce n’était que dans l’intervalle

des coups qu’un des joueurs n’ayant rien de mieux à faire, levait les yeux vers elle pour en tirer une

indication sur le beau temps ou sur l’heure, et rappeler aux autres que le goûter attendait. Et le soir ils

ne dînaient pas à l’hôtel où les sources électriques faisant sourdre à flots la lumière dans la grande

salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre

duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois,

invisibles dans l’ombre, s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans les remous

d’or la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de

mollusques étranges : (une grande question sociale de savoir si la paroi de verre protégera toujours le

festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront

pas les cueillir dans leur aquarium et les manger). »

La dernière réflexion du narrateur, sociale cette fois-ci, est très judicieuse. Après la Première

Guerre Mondiale et avec la crise de 1929, la grande bourgeoisie française va vivre une période

difficile. Les « gens obscurs » auront donc, comme l’avait pressenti Marcel Proust, réussi à « cueillir

dans leur aquarium » les « bêtes merveilleuses » du Grand-Hôtel.

49


Ces « bêtes merveilleuses » se

rencontrent souvent dans l’Aquarium. C’est

un lieu où l’on sociabilise et où l’on rencontre

les autres clients de l’hôtel. Le narrateur y

vient fréquemment (« Le pauvre garçon que

j’étais [...] ne quittait la salle à manger de

l’hôtel que pour aller s’asseoir sur le sable »)

et s’y trouve lorsqu’il fait la rencontre de

Saint-Loup-en-Bray (« Un après-midi de

grande chaleur j’étais dans la salle à manger

de l’hôtel qu’on avait laissée à demi dans

l’obscurité pour la protéger du soleil en

tirant des rideaux qu’il jaunissait et qui par

leurs interstices laissaient clignoter le bleu de la mer L’Aquarium vu de l’extérieur. Photographie

prise lors de notre excursion à Cabourg.

quand, dans la travée centrale, qui allait de la plage à

la route, je vis [...] passer un jeune homme aux yeux pénétrants »).

Parfois, Marcel Proust dîne dehors. Le 4 septembre 1907, au cours de son premier été à Cabourg,

le romancier donne un dîner au Grand-Hôtel, le premier d’une longue série. Il reçoit dans l’Aquarium

le Tout-Paris. Un homme se trouvait systématiquement dans la pièce : Aimé, le maitre d’hôtel du

palace dans La Recherche.

PROUST ET SES POURBOIRES

Aimé, comme le personnel de l’hôtel profite des pourboires

de Marcel Proust. Le romancier a toujours eu des relations

particulières avec l’argent. Héritier de la fortune de sa mère,

fille d’un riche banquier, il fait ses placements en Bourse en

fonction du nom des valeurs : pins des Landes, chemins de fer

du Mexique, ... C’est un poète mais pas un fin spéculateur.

L’aide d’un comptable parisien, Lionel Hauser, lui permet de

gérer sa fortune. Il perd toutefois de très grosses sommes au

baccara, au Casino de Cabourg, ce qui ne l’empêche toutefois

pas d’offrir de généreux pourboires à ses amants.

Le Figaro du 23 août 1913 annonce une

« fête avec cotillons » !

Dans Proust à Cabourg, Christian Péchenard décrit Marcel Proust descendant le perron du Grand-

Hôtel : « Proust sort de sa chambre, habillé comme toujours pour une expédition polaire, avance

bravement, se frayant un chemin au milieu de la haie des grooms aux mains tendues qui se referment

sur les louis comme des plantes carnivores sur des insectes. »

« Marcel Proust fraye avec les domestiques parce qu’il s’est toujours bien entendu avec les gens

du peuple mais aussi parce qu’ils sont une mine d’informations utiles pour son roman » précise Fanny

Pichon dans Proust en un clin d’œil (First, 2018). Au Grand-Hôtel, le romancier offre des pourboires

énormes au personnel en échange de chroniques sur la vie des clients. « Un déjeuner de dix francs lui

en coûtait trente et il distribuait des louis d’or comme s’ils étaient gravés à son effigie. On a raconté

qu’il en donnait une au groom qui lui annonçait le premier qu’il faisait soleil » écrit Christian

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Péchenard. Mais le personnel n’était pas la seule manière pour Marcel Proust d’apprendre des

anecdotes sur les autres villégiaturistes, il pouvait aussi compter sur des amitiés haut placées.

LA SALLE DE LECTURE

Il fréquente ainsi la vicomtesse d’Alton, qui lui présente le jeune Marcel Plantevignes. « La

vicomtesse était ravie de raconter ses histoires à Marcel Proust le soir, dans l’un des salons de

conversation de l’hôtel. C’était une sorte d’alcôve avec des tables et une légère pénombre » nous

précise Jean-Paul Henriet. L’auteur est ainsi continuellement tenu au courant des « bruits de couloir »

qui circulent sur la société du palace. Des anecdotes que le romancier s’empresse, sinon de

retranscrire, du moins de s’inspirer, lorsqu’il écrit le soir, dans sa petite chambre face à la mer. C’est

peut-être pour cela que ses personnages paraissent si vrais et ne sont pas caricaturaux : Marcel Proust

savait observer les autres comme personne (voir II.3, page 61).

Lorsqu’il n’est pas dans les alcôves à chuchoter, le romancier allait peut-être fréquenter la salle de

lecture du Grand-Hôtel, qu’il décrit dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs :

« Derrière un vitrage clos, des gens étaient assis dans un salon de lecture pour la description duquel il

m'aurait fallu choisir dans le Dante, tour à tour les couleurs qu'il prête au Paradis et à l'Enfer, selon

que je pensais au bonheur des élus qui avaient le droit d'y lire en toute tranquillité, ou à la terreur que

m'eût causée ma grand'mère si dans son insouci de ce genre d'impressions elle m'eût ordonné d'y

pénétrer. »

Le salon de lecture du Grand-Hôtel n’existe plus. C’était un petit boudoir élégant, décoré selon le

plus pur style Second Empire, qui se trouvait à côté du hall.

Carte postale représentant l’entrée du salon de lecture (Collection particulière).

« DERRIÈRE UN VITRAGE CLOS, DES GENS ÉTAIENT ASSIS DANS UN

SALON DE LECTURE »

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HEP, TAXI !

L’entrée du Grand-Hôtel, dix jours avant la déclaration de la Grande Guerre. Proust n’y

reviendra que tardivement, du 4 septembre au 12 octobre 1914 (Collection privée J-P Henriet).

Quittons maintenant le cœur du Grand-Hôtel et regagnons l’entrée

principale. Devant le hall du palace, adossé contre un taxi rouge, un jeune

homme de dix-neuf ans patiente. C’est Alfred Agostinelli, « mécanicien »

- c’est ainsi que l’on désignait les chauffeurs de taxi de l’époque - de son

état. Marcel Proust l’a rencontré pour la première fois aux alentours du

15 août 1907.

Lorsque le romancier arrive à Cabourg, les taxis constituent une

véritable nouveauté : il y en a à Paris depuis seulement 1905. Jacques

Bizet, fils de Madame Straus, - qui avait aidée le romancier à se loger -,

et ami d’enfance de Marcel Proust est le directeur de la Société des

taximètres de Monaco, appelée Taximètres Unic. En été, il délocalise son

entreprise à Cabourg « pour pouvoir passer, nous dit Christian Péchenard,

sous couvert de travail, ses vacances en famille. »

Alfred Agostinelli

(1888 – 1914)

Avant de partir pour l’« Elite des Plages », Proust, qui souhaitait

visiter les églises gothiques normandes, avait déjà demandé à son ami de lui attribuer un chauffeur.

Jacques Bizet lui mit à disposition ses trois employés : Jussien, Albaret – dont la femme fut la

domestique de l’écrivain - et Agostinelli.

Dandy et bel homme, ce dernier ne payait pas en retour l’amour que Proust éprouvait pour lui. Ils

vont pourtant parcourir ensemble, durant plusieurs années, la Normandie.

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B. Les activités des villégiaturistes

« Du reste, en dépit de la saison déjà avancée, Cabourg conserve une animation

extraordinaire. » - Le Figaro, 27 août 1909.

La rentabilité des stations se fait en grande partie grâce à l’attraction qu’elles suscitent auprès de la

population, et particulièrement de la grande bourgeoisie du XIX ème siècle. Le développement des

diverses activités est donc un élément crucial dans le bon fonctionnement des stations.

LES PROMENADES EN NORMANDIE

Carte postale de l’ancien Hôtel de la Plage et ses taxis (Collection particulière).

La principale activité de Marcel Proust durant l’été 1907 consiste en des promenades en voiture

sur la côte Fleurie. Ces excursions lui plaisent tellement qu’il reste au Grand-Hôtel jusqu’à sa

fermeture, fin septembre. Durant deux mois, il vit, - selon sa propre expression -, « comme un boulet

de canon », conduit par Odilon Albaret ou Alfred Agostinelli dans des lieux reclus de la Normandie.

Proust s’était au préalable adressé à son maître et ami Emile Male, professeur d’histoire de l’Art

chrétien à la Sorbonne, auteur de remarquables ouvrages sur les cathédrales au XIII ème siècle, dont on

trouve des passages à peine modifiés dans La Recherche. Le professeur lui avait recommandé

différents lieux où effectuer des excursions.

Marcel Proust est si enchanté par les cathédrales et les églises qu’il découvre au retour que son

voyage avec Alfred Agostinelli vers Paris a duré cinq jours ! Il visite Evreux, Conches, Bayeux,

Bretteville-l’Orgueilleuse, Balleroy, ... autant de villes aux noms extraordinaires qui hantent La

Recherche.

53


Arrivé dans la capitale, il écrit dans Le Figaro, le 19 novembre de la même année, faisant

référence aux sons du taxi : « Le mécanicien donna de la trompe pour que le jardinier vienne nous

ouvrir, cette trompe dont le son nous déplaît par sa stridence et sa monotonie, mais qui pourtant,

comme toute matière, peut devenir beau s’il s’imprègne d’un sentiment... »

Sa passion progressive pour Alfred Agostinelli le fera l’engager comme secrétaire en 1913, lors de

son renvoi de la compagnie de taxis. Marcel éprouve de vifs sentiments mais son amour n’est pas payé

de retour : Agostinelli s’enfuit à Monaco, chez son père, début décembre 1913. Sachant Alfred féru

d’aviation, le romancier décide de lui offrir un avion. Il coûte vingt-sept mille francs, c'est-à-dire le

même prix que la Rolls que le narrateur veut offrir à Albertine dans La Recherche. Mais c’est lors d’un

vol au large d’Antibes, le 30 mai 1914, qu’Agostinelli se tue. Marcel Proust, écrit à son ami Henry

Bordeaux : « un être que j’aimais profondément est mort à 26 ans, noyé ».

Sans Agostinelli, les années cabourgeaises de Proust n’auraient probablement pas été si heureuses.

Avec Alfred Agostinelli, Marcel Proust découvre le charme des églises normandes. Ici un taxi,

sur une carte postale des années 1910 (Collection particulière).

LES PROMENADES SUR LA DIGUE

Mais Marcel Proust fait preuve d’originalité, car la plupart

des villégiaturistes n’utilisent pas les taxis. Ils préfèrent marcher

sur la digue de Cabourg, qui permet d’admirer le beau paysage

marin de la station. Construite en 1886, la digue est réalisée à la

demande des promoteurs, qui souhaitaient préserver leurs

constructions. Renommée « promenade Marcel Proust », elle est

aujourd’hui la promenade piétonne la plus grande d’Europe avec

ses 3,6 kilomètres de long.

Le Figaro du 23 juillet 1909.

54


« Encore si c'était aussi simple que de savoir

que le triste samedi il est inutile de s'acharner,

qu'on pourrait parcourir la plage en tous sens,

s'asseoir à la devanture du pâtissier, faire semblant

de manger un éclair, entrer chez le marchand de

curiosités, attendre l'heure du bain, le concert,

l'arrivée de la marée, le coucher du soleil, la nuit,

sans voir la petite bande désirée. Mais le jour fatal

ne revenait peut-être pas une fois par semaine. » dit

le narrateur d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs.

Contrairement aux autres villégiaturistes, il ne sort

que rarement du Grand-Hôtel, pour aller voir Madame

de Villeparisis.

Raphaël et Léna sur la promenade Marcel-Proust,

lors de notre visite à Cabourg.

LES BAINS DE MER

L’activité principale d’une station balnéaire est le bain de mer. Au XIX ème siècle, les bains sont

présentés comme une activité thérapeutique, pour laquelle la fraîcheur de l’eau est un critère vivifiant

et tonifiant pour le corps. Les médecins préconisent des « traitements de bains de mer » pour soigner

notamment les maladies de peau, les problèmes d’articulation et de respiration.

Dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Madame de Villeparisis « sortait tous les matins faire

son tour de plage presque à l’heure où tout le monde après le bain remontait pour déjeuner et comme

le sien était seulement à une heure et demie, elle ne rentrait à sa villa que longtemps après que les

baigneurs avaient abandonné la digue déserte et brûlante. »

La baignade s’accompagne

d’éléments indispensables tels que

le fameux maillot de bain, qui

connait une évolution au fil des

siècles. A l’époque de Proust, les

maillots couvrent la plupart du

corps : le baigneur doit être

correctement vêtu, il est

inconvenant de montrer son torse.

Les bains deviennent alors un

plaisir mondain pour l’aristocratie

française et anglaise. Au XIX ème

siècle, les femmes se baignent en

corset et en pantalon bouffant et

les hommes portent un costume

qui s'arrête aux mollets et à

manches longues.

Gravure représentant des costumes de

bains de mer en 1914.

55


Vers la fin du siècle, les femmes portent ensuite

des robes légères qui s'arrêtent aux genoux sur une

culotte bouffante. D’après la loi du 5 avril 1884, les

bains de mer doivent subir une réglementation stricte.

Un arrêté concernant Cabourg est publié (lire à

droite).

Mais la mer n’a pas que de bons côtés. Un

quotidien local relate ainsi, en septembre 1908, une

nouvelle morbide : « Tous les ans, la mer fait des

victimes. Mercredi dernier, une jeune domestique, la

nommée X..., âgée d’une vingtaine d’années, comptait

rejoindre ses patrons partis la veille lorsqu’elle eut la

fâcheuse aspiration de prendre un bain de mer. Un

malaise la surprit et en la voyant se débattre au milieu

des flots le patron du Petit Louvre, magasin très connu

dans lequel on vend des coquillages et des objets d'art,

situé en face l'établissement de bains, se jeta

courageusement à l'eau pour essayer de sauver la

jeune fille. Mais lui-même fut victime de son

dévouement. Quelques heures après on a retrouvé sur

la plage les deux cadavres. »

Arrêté de Cabourg-les-bains

ARTICLE PREMIER – Il sera placé sur le

rivage de la mer des mâts servant à diviser en

trois quartiers l’emplacement général des bains.

ARTICLE DEUX – Aucun homme ne pourra

se baigner dans le quartier exclusivement

réservé aux dames (sic !)

ARTICLE TROIS – Les hommes, entrés en

mer, soit par leur quartier spécial, soit par le

quartier commun ne pourront traverser en

nageant ou autrement devant le quartier réservé

aux dames.

ARTICLE QUATRE – Nulle ne pourra se

baigner s’il n’est couvert du cou jusqu’aux

genoux par un costume de bains.

ARTICLE CINQ – Nulle ne pourra s’habiller

ou se déshabiller sur la plage.

ARTICLE SIX – Il est défendu, sur l’étendue

des trois quartiers, de conduire à la mer, au

milieu des baigneurs les chevaux, chiens ou

autres animaux.

Les bains de mer laissent place à d’autres activités

nautiques, tel que l’utilisation des podoscaphes -

embarcations de loisir constituées de deux flotteurs sur

lesquelles on se tient debout - ainsi que des périssoires

- embarcations étroites et longues, déplacée grâce à

une pagaie double. Ils sont décrits dans la nouvelle

d’Emile Zola, Le coquillage de Monsieur Chabre :

« SON COSTUME DE BAIN, SANS JUPE,

FAIT D’UNE SEULE PIÈCE, DESSINAIT SA

HAUTE TAILLE »

Baigneuses à Deauville, photographie de

presse de l’agence Meurisse. (Gallica/BNF)

« Estelle ne répondit pas, battant l’eau de ses bras,

nageant en chien. D’une hardiesse garçonnière, elle se baignait pendant des heures, ce qui consternait

son mari, car il croyait décent de l’attendre sur le bord. À Piriac, Estelle avait trouvé le bain qu’elle

aimait. Elle dédaignait la plage en pente, qu’il faut descendre longtemps, avant d’enfoncer jusqu’à la

ceinture. Elle se rendait à l’extrémité de la jetée, enveloppée dans son peignoir de molleton blanc, le

laissait glisser de ses épaules et piquait tranquillement une tête. Il lui fallait six mètres de fond, disaitelle,

pour ne pas se cogner aux rochers. Son costume de bain sans jupe, fait d’une seule pièce,

dessinait sa haute taille ;

56


et la longue ceinture bleue qui lui ceignait les reins la cambrait, les hanches balancées d’un

mouvement rythmique. Dans l’eau claire, les cheveux emprisonnés sous un bonnet de caoutchouc,

d’où s’échappaient des mèches folles, elle avait la souplesse d’un poisson bleuâtre, à tête de femme,

inquiétante et rose.

— Tu restes bien longtemps, ma bonne… Tu devrais sortir, les bains si longs te fatiguent.

— Mais j’entre à peine ! cria la jeune femme. On est comme dans du lait.

Puis, se remettant sur le dos :

— Si tu t’ennuies, tu peux t’en aller… Je n’ai pas besoin de toi. »

A propos de Les Coquillages de Monsieur Chabre.

Cette nouvelle d’Emile Zola, publiée en en 1884, 1884, raconte raconte l’épopée l’épopée balnéaire balnéaire de Monsieur de Monsieur Chabre, Chabre,

bourgeois et marchand de de grains, et et de de sa sa femme, Estelle, âgée âgée de vingt de vingt ans. ans. Le couple Le couple n’arrive n’arrive pas à pas à

avoir d’enfants et et monsieur Chabre Chabre s’en s’en désole. désole. Le médecin Le médecin qu’il consulte qu’il consulte lui indique lui qu’il indique doit qu’il doit

consommer une grande quantité de coquillages. Le mari choisit de donc se rendre de se rendre dans une dans petite une station petite station

balnéaire, près de de Guérande. Passé Passé la la monotonie des premiers des premiers jours, jours, le couple couple fait la connaissance

fait la connaissance

d’Hector, un garçon du pays. Ils se se promènent dès dès lors lors régulièrement ensemble, le mari mari suivant souvent

les deux jeunes gens. autres. Un Un jour jour avant avant le retour, le retour, le ménage le ménage et Hector et Hector décident décident de faire de faire une une promenade promenade le le

long de la mer. Surpris par par la la marée, ils ils se se réfugient dans dans une une grotte. grotte. Tandis Tandis que monsieur que monsieur Chabre Chabre se se

délecte de nombreux coquillages, les jeunes gens se rapprochent ...

Finalement, neuf mois plus plus tard, tard, Estelle accouche d’un petit garçon. Et monsieur Chabre déclare :

« Jamais je n’aurais pensé que les coquillages eussent une pareille vertu. »

Après la Première Guerre Mondiale et le déplacement des villégiaturistes sur la Riviera, l’activité

balnéaire est surtout associée au soleil et à la chaleur estivale.

LES ACTIVITÉS SPORTIVES

La pratique des sports de plein air - comme le lawntennis,

en français le tennis sur gazon, nouveauté qui

vient d'Angleterre et s'inspire en fait du jeu de paume

français - est majoritairement prisée par la clientèle

anglaise, qui en est souvent à l’origine. Les pratiques

d'hygiène recommandées à l’époque, incluent une

activité physique dans un environnement sain.

Le Figaro, 11 août 1908

C’est d’ailleurs celles-ci que prise Albertine, qui dit au narrateur d’À l’ombre des jeunes filles en

fleurs :

« Quel temps ! [...] Au fond l'été sans fin de Balbec est une vaste blague. Vous ne faites rien ici ? On

ne vous voit jamais au golf, aux bals du Casino ; vous ne montez pas à cheval non plus. Comme vous

devez vous raser ! Vous ne trouvez pas qu'on se bêtifie à rester tout le temps sur la plage ? Ah ! Vous

aimez à faire le lézard ? Vous avez du temps de reste. Je vis que vous n'êtes pas comme moi, j'adore

tous les sports ! »

57


Dans le but d’attirer cette clientèle qui aime le sport, les stations doivent investir et construire de

nouveaux aménagements. Charles Bertrand, propriétaire Grands Établissements de Cabourg, et maire

de la ville et conseiller municipal depuis 1894, fait aménager un garden-tennis près de l’église.

Le même jour que l’inauguration du Grand-Hôtel, le 7 juillet 1907, est ouvert à Cabourg un golf

dix-huit trous, à proximité de l’Hippodrome de Cabourg. Charles d’Alton, le mari de la vicomtesse qui

racontait des anecdotes à Marcel Proust, en était le président-fondateur. Le golf est introduit en France

par les anglais et connait notamment un essor au XIX ème siècle sur le littoral balnéaire.

L’ancien Garden-tennis et Grand-Hôtel de la Plage vers 1905, carte postale colorisée.

Articles parus dans Le Figaro du 8 août 1909 et du 13 août 1908.

Charles Bertrand permet à également à un établissement d’hydrothérapie de voir le jour, ce qui

donne à la ville le convoité statut de « ville de cure ». Les établissements hydrothérapiques, à l’instar

de l’hôtel des voyageurs et le casino, deviennent indispensables aux grandes stations balnéaires.

LE CASINO DE CABOURG-LES-BAINS

Car que serait une station sans son fameux

casino ? Un premier casino en bois est construit à

Cabourg, dès 1854 par l’architecte Charles Duval.

Rien d’étonnant dans une ville où les promoteurs

sont de riches hommes de théâtre. Long de trentemètres

par douze mètres de large, il peut accueillir

2000 personnes. Trois représentations par semaine

Le casino de nos jours.

58


sont données par des troupes de passage, lesquelles se produisent également dans d’autres stations

comme Trouville ou Deauville. Des concerts sont organisés certains soirs, avec notamment quatrevingts

exécutants. Le Casino est alors un endroit où les riches hommes d’affaires de Cabourg jouent de

très grosses sommes et font fortune.

Le casino de Cabourg et le Grand-Hôtel, vers 1910 (Collection particulière)

En 1867, l’architecte et nouveau propriétaire du Grand Hôtel, Isouard, fait remplacer l’ancien

casino par un nouveau, en pierre. A la tête de la « Société des Bains de Cabourg », ayant succédée à

la « Société Thermale de Cabourg », Monsieur Charles Bertrand, et Messieurs Derbanne et Cahen,

administrateurs judiciaires de l’ancienne Société Thermale, formulent une requête à la municipalité

de Cabourg. C’est le 10 novembre 1907, que le conseil municipal se penche sur la demande d’un

projet de reconstruction d’un nouveau Casino de 14.922 m², en lieu et place des 13.000 du précédent.

Le 10 octobre 1908, le Conseil Municipal de Cabourg donne son accord pour la mise en chantier

pour l’édification du nouveau casino, et l’aménagement du parc. Le 12 février 1909, c’est le début

des travaux. Le nouveau casino, plus fonctionnel est né. Un couloir permettait de rallier le Grand-

Hôtel au Casino. Marcel Proust a dû l’emprunter de nombreuses fois ...

De nombreuses activités étaient proposées au sein du Kursaal, comme l’illustre ce passage d’À

l’ombre des jeunes filles en fleurs :

« Octave obtenait, au Casino, des prix dans tous les concours de boston, de tango, […]

ce qui lui ferait faire s'il le voulait un joli mariage dans ce milieu des “bains de mer” où

ce n'est pas au figuré mais au propre que les jeunes filles épousent leur “danseur ” ».

59


LES AUTRES DISTRACTIONS

La salle de danse du Kursaal, vers 1910 (Collection particulière)

Article paru dans Le Figaro du 17 juillet 1909

À proximité du Grand Hôtel, sur la digue, se trouvait un kiosque à musique. Le kiosque fut

construit en 1892 et sa destruction coïncide avec les derniers séjours de Marcel Proust au Grand Hôtel,

en 1914. Monsieur Coty, qui dirigeait la Fanfare municipale de Cabourg, qui comptait alors vingt-sept

exécutants, organisait parfois des concerts au kiosque. Proust devait probablement les entendre depuis

sa chambre au Grand Hôtel, car il écrit : « Or me fussé-je assoupi, que de toute façon je serais réveillé

deux heures après par le concert symphonique » (À l’ombre des jeunes filles en fleurs).

Le kiosque à musique de Cabourg, vers 1909 (Collection particulière)

60


On joue au diabolo dans les jardins du casino, vers 1909 ! (Collection privée J-P Henriet)

« Elle n'a du reste pas écrit seulement à votre père, mais en même temps

au maire de Balbec pour qu'on ne joue plus au diabolo sur la digue, on lui a

envoyé une balle dans la figure. » (À l’ombre des jeunes filles en fleurs)

Les promenades à cheval et le jeu du diabolo font également partie des activités de la clientèle du

Grand Hôtel de Cabourg, dépeinte par Proust dans La Recherche.

C. Les personnages, reflets d’une époque

« La société de l’hôtel est atroce » - Marcel Proust, lettre à Madame de Chimay.

Les aménagements modernes de la station, sa promotion et ses transports lui permettent d'attirer de

très nombreux touristes dès les premières années. Les stations balnéaires naissantes en Bretagne et sur

la Côte Fleurie connaissent rapidement un tourisme et une fréquentation exponentielle. Les premières

stations dont fait partie Cabourg-les-bains accèdent à une renommée internationale. Plusieurs

nationalités sont représentées. Les vacanciers belges et anglais abondent et sont rejoints très vite par

les hollandais et autres vacanciers des pays du nord. Comme nous le précise Monsieur Jean-Paul

Henriet, « la Normandie est une voie de passage. Elle a une position stratégique dans le domaine

militaire bien sûr mais aussi dans le réseau migratoire des Européens. » En effet rappelons que le

Havre, que Guy de Maupassant décrit dans Pierre et Jean, est un port français important, situé à

quelques kilomètres seulement de « l'Elite des plages ».

61


Les stations balnéaires orientent leur promotion vers la bourgeoisie et la haute-bourgeoisie

urbaine. Les Parisiens sont au cœur de la campagne touristique. C'est dans ce contexte propre à la

Belle-Époque que Marcel Proust se rend en Normandie, et qu'il pense son œuvre géniale. Le repos et la

santé qu'il obtient ici améliorent ses capacités de rédaction. Marcel Proust est un romancier vivant à

rebours, à la façon d'un personnage de Huysmans.

Indubitablement, la vie de Marcel Proust inspire son œuvre. On retrouve beaucoup de similitudes

entre la biographie de l'écrivain et l'histoire du narrateur (lire ci-après, page 71).

On peut constater que les personnages de À l'ombre des jeunes filles en fleurs sont bien définis et

particulièrement réalistes. Plutôt que de dépeindre des caricatures vivantes, Proust fait le choix

d'emmener le lecteur vers un monde qu'il connaît, qui lui est familier. Et quoi de mieux pour composer

des personnages que de s'inspirer dans les moindres détails de personnes réelles ? On peut ainsi établir

une analogie entre Proust et le Caravage, peintre qu'il aimait tout particulièrement. En effet le

Caravage cherchait ses modèles dans la rue, et n'avait d'autres buts que de peindre des tableaux

fascinants. Il allait jusqu'à utiliser les traits de prostituées pour peindre une Vierge ou une Madeleine.

Proust suit le même processus créatif. Ses modèles, il les trouve dans son entourage. Ils pouvaient être

de tout horizon. Ils étaient des indicateurs pour les personnages proustiens. Chacun des cinq cents

personnages que compte la Recherche n'est pas le portrait d'un être réel mais la représentation de

nombreuses facettes humaines en une seule figure romanesque.

Il est donc important de différencier l’œuvre de Proust d'une autobiographie. Il s'agit davantage

d'une autofiction, mélangeant « l'écriture de soi » et la « fiction ». L'inspiration est pour tous les

artistes le commencement du processus créatif. Mais contrairement à beaucoup d'artistes, Proust

n'élude pas les conflits entre ses personnages, ils les magnifient. Hauts en couleurs, Proust choisit de

les confronter afin de développer leur nature. Les conflits sont donc récurrents : le deuxième volume

de l’œuvre À l'ombre des jeunes filles en fleurs en est le parfait exemple. Du Côté de chez Swann quant

à lui se détache de cet enjeu, Proust n'a pas encore pris cette décision lors de sa rédaction.

Cette palette de personnages forme un passionnant témoignage de ce qu’ont

été ces « amitiés de bains de mer », au début du XX ème siècle.

Il est donc nécessaire dans cette partie de présenter les personnages. Bienveillants, orgueilleux,

souples ou rigides, aisés ou non, Proust se plaît à assembler sur sa palette des caractères différents.

Chaque profil est propre au tourisme balnéaire et le roman forme un passionnant témoignage de ce

qu'ont été ces « amitiés de bains de mer », au début du XX ème siècle.

LES HABITANTS DE BALBEC

Tout d’abord, une station balnéaire ne peut être dissociée des personnes qui y travaillent. Balbec

est dotée de nombreux habitants, présents tout au long de l’année, et de saisonniers, qui contribuent à

enrichir le décor de cette épopée balnéaire. On retrouve de nombreux métiers comme celui de liftier

(voir II.1, page 40). L’arrivée du chemin de fer implique également des travailleurs du rail, dont le plus

éminent est « le chef de gare vivant là, près de ses tamaris et de ses roses », accompagné d’une

« dame coiffée d'un canotier ». Évidemment les allusions aux baigneurs et baigneuses sont nombreuses

62


dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, permettant à Marcel Proust d'instaurer une atmosphère

marine telle qu'il l'a découverte.

Pour les descriptions de personnages aperçus furtivement, le romancier détaille souvent l'allure et

le vêtement. A l'inverse, passée la phase de la description, il privilégie l'étude des caractères à

l’apparence pour les proches du narrateur. Ces personnes lui sont encore inconnues mais la première

idée qu'il se fait d'elles, parfois erronée dans le cas de Saint-Loup, est très importante. Comme nous le

verrons dans la partie III, Proust use des sensations et des impressions pour figurer au lecteur les

personnes et objets qu'il mentionne. Les sources d’inspiration sont toujours multiples.

Pour compléter la description du Grand-Hôtel de Cabourg-Balbec, quoi de mieux que d'en

présenter son dirigeant, le directeur du Grand-Hôtel ?

Le Directeur du Grand-Hôtel

« [I]l est vrai que dans ce palace même, il y avait des gens qui ne payaient pas très cher tout en étant

estimés du directeur, à condition que celui-ci fut certain qu'ils regardaient des pensées non par

pauvreté mais par avarice. Elle ne saurait en effet rien noter du prestige puisqu'elle est un vice et peut

par conséquent se rencontrer dans toutes les situations sociales. »

La première rencontre avec le personnage du Directeur semble objective. Proust suggère pourtant

qu’il est aigre, froid et intéressé en toute occasion. L'avarice est un vice à la mode, le romancier l’a

bien compris : par le biais de ce protagoniste, il souligne le rapport à l'argent imparfait de certains

responsables.

Cabourg-Balbec a un plan en amphithéâtre mais en a

aussi les principes. Dans la vie de bain de mer, le

« paraître » importe plus que ce que l'on « est » vraiment.

Les villégiaturistes cherchent à voir et à être vus.

Dépenser sa fortune dans des vacances à la mer est bien

vu par la société de la Belle-Époque. Le directeur du

Grand-Hôtel contribue à ce processus, comme l'indique

par le narrateur :

« La situation sociale était la seule chose à laquelle le

directeur fit attention, la situation sociale ou plutôt les

signes qui lui paraissaient qu'elle était élevée, comme de

ne pas se découvrir en entrant dans le hall, de porter des

knickerbockers, un paletot à taille, et de sortir un cigare

ceint de pourpre et d'or, d'un étui en maroquin écrasé,

... »

Toujours dans cette étude du « paraître », un terme

ressort de cet extrait : les Knickerbockers. Ce sont des

culottes bouffantes maintenues à la hauteur des genoux,

très à la mode dans les années 1900.

Les Knickerbockers anglais sont très à la mode dans les années 1900.

63


Enfin le Directeur du Grand-Hôtel de Balbec est le propriétaire « non seulement de ce palace,

mais de sept ou huit autres, situés aux quatre coins de la France ». Proust fait ici référence à la chaîne

d'hôtels prestigieux appartenant au Directeur du Grand-Hôtel de Cabourg, parmi lesquels les hôtels

Carlton de Paris, Cannes et Biarritz. Proust a entretenu des relations plutôt cordiales avec les directeurs

successifs du Grand-Hôtel de Cabourg, notamment Henry Ruhl, en fonction dès l'été 1910.

C'est ce dernier qu'il prend pour modèle dans À l'ombre des jeunes filles en fleurs, non sans un

certain humour lorsqu'il précise les difficultés du Directeur à s'exprimer correctement, étant d'origine

anglaise. Comme Proust, la presse, et particulièrement Le Figaro, met à l'honneur ce nouveau directeur

qui semble être une personne délicieuse, si l'on en croit tous les articles qui lui sont consacrés.

9 juillet 1910.

9 août 1910.

5 juillet 1912.

Aimé, le maître d'hôtel

Aimé, le maître d'hôtel est un être exquis. Homme respectable, discret et serviable, il est apprécié

par tous. Il est le confident de certains et l'informateur de d’autres. À la Belle saison, il sert les habitués

du Grand-Hôtel de Balbec et hors-saison, travaille dans un restaurant parisien. « Ce petit groupe de

l’hôtel de Balbec regardait d’un air méfiant chaque nouveau venu, et, ayant l’air de ne pas

s’intéresser à lui, tous interrogeaient sur son compte leur ami le maître d’hôtel. Car c’était le même,

— Aimé — qui revenait tous les ans faire la saison et leur gardait leurs tables » écrit Marcel Proust.

64


Le bâtonnier, en pleine discussion avec Mlle de Stermaria, dans

l'Aquarium, fait appel à Aimé par péché d’orgueil. En présence d'invités,

Aimé fait toujours bonne figure en se montrant proche de ses

domestiques. En répétant continuellement le prénom « Aimé », il tient

non seulement à entretenir les bonnes relations avec le maître d'hôtel,

mais aussi à montrer sa supériorité sur lui. En situation de trouble,

lorsqu'un froid survient, le majordome est toujours là pour égayer

l'atmosphère, sans user d'hypocrisie ou de malveillance. Aimé le maître

d'hôtel réapparaît dans les volumes suivants de La Recherche, ayant noué

une amitié sincère avec le narrateur.

PÉCHEURS ET VACANCIERS

Même si la pêche n'est plus au cœur des activités de Cabourg-les-bains, elle sert de toile de fond à

l'intrigue. La pêche, ce sont des mouvements, qui relient inlassablement les personnages à la mer. Les

pêcheurs deviennent les figurants d'un tableau que Proust peint avec vérité. C'est en effet dans les

années 1900, lors de ses séjours annuels, que les confrontations entre habitants et touristes, entre

travailleurs de la mer et villégiaturistes naissent. Les milieux sociaux s'entrechoquent, mais

parviennent malgré tout à cohabiter dans la station balnéaire, comme

l’illustre bien le passage dans l’Aquarium (voir page 49). Dans À l'ombre

des jeunes filles en fleurs, Proust décrit, au détour d'une phrase l’un de ces

décors marins dont il a le secret : « un petit pot de poissons qu'elle venait

probablement de pêcher » qu'il associe à une femme, un visage : « la belle

pêcheuse ».

Cabourg est un lieu de nuances. Le village de pêcheur a laissé place à

la station mondaine ; les travailleurs de la mer aux touristes en repos.

Marcel Proust oppose dans son roman le labeur des premiers et les

activités distrayantes des seconds. Les nombreuses activités que proposent

le Grand-Hôtel et ses alentours introduisent des personnages intéressés

uniquement par le divertissement. Par exemple, lorsqu’un joueur de tennis

s'approche du narrateur : « Il était le fils d'un très riche industriel qui

devait jouer un rôle assez important dans l'Organisation de la prochaine

Exposition Universelle […] son père, président du Syndicat des

Aimé, par David Richardson

La poissonnière, par David

Richardson.

propriétaires de Balbec ... » Notons que si le roman se déroule en 1898, Proust fait donc allusion ici à

l'Exposition Universelle de 1900, à laquelle il s'est lui-même rendu.

« C'est qu'avec mes amies nous étions quelquefois allés voir Elstir, et les jours où les jeunes filles

étaient là, ce qu'il avait montré de préférence, c'était quelques croquis d'après de jolies yachtswomen

ou bien une esquisse prise sur un hippodrome voisin de Balbec. ». Proust fait plusieurs fois allusion à

ces nouvelles figures de femmes, les yachtswomen, louant l'émancipation féminine et annonçant

involontairement les femmes libérées des Années Folles.

Proust, à sa manière, a écrit sa Comédie Humaine bourgeoise. Il n’hésite pas à dépeindre des

détails ou des scènes de genre des milieux auxquels appartiennent les personnages :

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« Pour une certaine partie – ce qui, à Balbec, donnait à la population, d'ordinaire banalement riche et

cosmopolite, de ces sortes d'hôtels de grand luxe, un caractère régional assez accentué – ils se

composaient de personnalités éminentes des principaux départements de cette partie de la France,

d'un premier président de Caen, d'un bâtonnier de Cherbourg, d'un grand notaire du Mans qui, à

l'époque des vacances, partant des points sur lesquels toute l'année ils étaient disséminés en tirailleurs

ou comme des pions au jeu de dames, venaient se concentrer dans cet hôtel. Ils y conservaient toujours

les mêmes chambres, et, avec leurs femmes qui avaient des prétentions à l'aristocratie, formaient un

petit groupe, auquel s'étaient adjoints un grand avocat et un grand médecin de Paris qui le jour du

départ leur disaient :

– Ah ! c'est vrai, vous ne prenez pas le même train que nous, vous êtes privilégiés, vous serez rendus

pour le déjeuner. » (À l’ombre des jeunes filles en fleurs)

LES PROCHES

Françoise

Les bourgeois emmènent toujours avec eux leurs domestiques. Le

porte-parole Ô combien célèbre des employés n'est autre que

Françoise. Cuisinière de tante Léonie à Combray, assistante et

gouvernante de la grand-mère du narrateur, elle a un caractère rude et

sévère, mais sa cuisine est appréciée. Françoise, qui est inspirée de

Céleste Albaret, fidèle gouvernante de Proust, est plutôt bavarde. A

Balbec, elle sympathise très vite avec les personnes de son milieu et

les employés de l’hôtel. Le narrateur le dit lui-même : « Ma vie dans

l'hôtel était rendue non seulement triste parce que je n'y avais pas de

relations, mais incommode, parce que Françoise en avait noué de

nombreuses »

Au début de son séjour à Balbec, le narrateur est mal à l'aise. Ses

plus belles rencontres et découvertes sont à venir. Mais, comme

souvent chez Proust, le personnage a également une dimension

Françoise, par David

Richardson.

comique, comme le souligne ce passage d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs : « Elle qui pouvait se

donner tant de peine sans trouver pour cela qu'elle eût rien fait, à la simple observation qu'un veston

n'était pas à sa place, non seulement elle vantait avec quel soin elle l'avait “renfermé plutôt que non

pas le laisser à la poussière”, mais prononçant un éloge en règle de ses travaux, déplorait que ce ne

fussent guère des vacances qu'elle prenait à Balbec, qu'on ne trouverait pas une seconde personne

comme elle pour mener une telle vie. “Je ne comprends pas comment qu'on peut laisser ses affaires

comme ça et allez-y voir si une autre saurait se retrouver dans ce pèle et mêle. Le diable lui-même y

perdrait son latin.” »

Le discours rapporté par le narrateur de la servante témoigne d'un vocabulaire particulier (« pèle et

mêle ») ainsi que des fautes d'expression qui contrastent avec la bourgeoisie susmentionnée. Cela met

en évidence la fracture sociale qui existe entre les individus qui résident au Grand-Hôtel.

66


La grand-mère

Femme élégante et affectueuse, la grand-mère accompagne son

petit-fils à Balbec pour sa cure. Son prénom n'apparaît pas dans le

deuxième tome de La Recherche. Elle est très complice avec son

protégé ; ils font preuve d’une admiration réciproque. Comme

Madame de Villeparisis, elle fréquente l’aristocratie et évolue dans

un milieu clos. Marcel Proust s'est inspiré de sa propre histoire : sa

grand-mère l'accompagnait déjà dans ses voyages en Bretagne. Ils

étaient très proches. Après sa mort, l’écrivain prolonge son deuil en

accordant le même sort à la grand-mère du narrateur, dans Le Côté

de Guermantes. La douceur de cette femme attentionnée est mise en

lumière à plusieurs reprises dans le roman. Notamment le jour, dans

l'Aquarium, - avec l'épisode comique du vent marin -, mais aussi la

nuit avec cette touchante habitude entre le narrateur et sa grandmère,

qui s’impose comme une figure maternelle : « Surtout ne

manque pas de frapper au mur si tu as besoin de quelque chose

cette nuit, mon lit est adossé au tien, la cloison est très mince. D'ici

un moment quand tu seras couché, fais-le, pour voir si nous nous

comprenons bien. »

La grand-mère, par David

Richardson.

LES VILLÉGIATURISTES

Madame de Villeparisis

Madame de Villeparisis est l'amie d'enfance de la grand-mère du

narrateur. Aimable auprès du jeune homme, elle l'invite souvent en

compagnie de sa grand-mère en calèche pour découvrir les alentours

de Balbec. Elle est la maîtresse de Monsieur de Norpois, ami de

Monsieur Swann qui est présent dans la première partie de À l'ombre

des jeunes filles en fleurs : « Autour de Mme Swann ». Madame de

Villeparisis est également la grand-tante de Robert de Saint-Loup.

Son esprit ouvert en déstabilise plus d'un, et sa connaissance du

« beau monde » impressionne le narrateur :

« M. de Chateaubriand venait bien souvent chez mon père. Il était du

reste agréable quand on était seul parce qu’alors il était simple et

amusant, mais dès qu’il y avait du monde, il se mettait à poser et

devenait ridicule ;…Au nom de Vigny elle se mit à rire….D’abord je

Madame de Villeparisis, par

David Richardson.

ne suis pas sûre qu’il le fût [comte], et il était en tout cas de très petite souche, ce monsieur qui a parlé

dans ses vers de son “cimier de gentilhomme”…Comme c’est Musset, simple bourgeois de Paris, qui

disait emphatiquement : “ L’épervier d’or dont mon casque est armé.” Jamais un vrai grand seigneur

ne dit de ces choses-là. Au moins Musset avait du talent comme poète »

67


Octave, neveu des Verdurin - famille froide organisant des salons parisiens -, en villégiature à

Balbec, traite Madame de Villeparisis d’ « arriviste » ! Cette femme aisée l'insupporte car, selon lui,

son humilité et son amabilité sont une façade. Pourtant sa bonté est sincère. Le narrateur n'en doute pas

et la loue notamment dans l'extrait suivant, où il dépeint les habitudes affectueuses de cette femme

« moderne » : « Et par là – tout autant que la splendeur aveuglante de la plage, que le flamboiement

multicolore et les lueurs sous-océaniques des chambres, tout autant même que les leçons d'équitation

par lesquelles des fils de commerçants étaient déifiés comme Alexandre de Macédoine – les amabilités

quotidiennes de Mme de Villeparisis, et aussi la facilité momentanée, estivale, avec laquelle ma grandmère

les acceptait, sont restées dans mon souvenir comme caractéristiques de la vie de bains de mer. »

Robert de Saint-Loup

Intéressons-nous à présent à Robert de Saint-Loup-en-Bray, un

personnage proustien original. Neveu du baron de Charlus, il fait

donc partie de la très haute aristocratie parisienne. Robert de Saint-

Loup fait des études pour intégrer la Cavalerie de Saumur dans la

capitale.

La rencontre (lire page 50) entre le narrateur et ce personnage est

fondamentale. Saint-Loup est introduit par une description physique

purement proustienne, et non pas par une rencontre directe. Dans les

lignes qui suivent cette rencontre, il est présenté par Madame de

Villeparisis. Mais Saint-Loup fait d’abord très mauvaise impression

auprès du narrateur « quelle déception j'éprouvai les jours suivants

... » La beauté, l’air hautain et l’insolence remarquable du « jeune

lion » vont bientôt s’effacer au profit d’un personnage plus

sympathique. Et en apprenant à se connaître mutuellement, les deux

jeunes hommes deviennent de grands amis : « Il fut bien vite convenu

entre lui et moi que nous étions devenus de grands amis pour toujours,

Robert de Saint-Loup, par

David Richardson.

et il disait « notre amitié » comme s'il eût parlé de quelque chose d'important et de délicieux qui eût

existé en dehors de nous-mêmes et qu'il appela bientôt – en mettant à part son amour pour sa

maîtresse – la meilleure joie de sa vie. » (À l'ombre des jeunes filles en fleurs)

Saint-Loup évoque sa maîtresse qu'il adorerait présenter au narrateur, même s'il ne trouve aucune

occasion, comme s'il voulait en réalité la cacher : « mais il n'avait jamais voulu me montrer sa

photographie, me disant : « D'abord ce n'est pas une beauté, et puis elle vient mal en photographie, ce

sont des instantanés que j'ai faits moi-même avec mon Kodak et ils vous donneraient une fausse idée

d'elle ». Saint-Loup est un séducteur qui, avant de rencontrer Rachel, a usé pleinement de ses charmes

auprès de la gente féminine mais aussi auprès d’hommes. Les bains de mer sont aussi le lieu de

débauche que se refusent à admettre certains, où les plaisirs charnels sur fond marin naissent dans les

bars et les hôtels. « Avant qu'il eût fait la connaissance de sa maîtresse actuelle, il avait en effet

tellement vécu dans le monde restreint de la noce, que toutes les femmes qui dînaient ces soirs-là à

Rivebelle et dont beaucoup s'y trouvaient par hasard, étant venues au bord de la mer, certaines pour

retrouver leur amant, d'autres pour tâcher d'en trouver un, il n'y en a guère qu'il ne connût pour avoir

passé – lui-même ou tel de ses amis – au moins une nuit avec elles. »

68


Notons que le narrateur, épris d'Albertine et encouragé par ses amis, s'apprête à la fin du roman à

lui déclarer son amour dans sa chambre, la veille du départ de la jeune femme, mais il se reprend.

Après tout, ce n'est pas convenable. Et Albertine a-t-elle réellement effacé le visage de Gilberte dans

l'esprit du narrateur ?

La princesse du Luxembourg

Parmi les clients prestigieux du Grand-Hôtel se trouve

également la Princesse du Luxembourg. Il s'agit d'une

femme rousse d’une grande beauté, inspirée d'Alice Heine.

Ancienne duchesse de Richelieu, celle-ci a épousé le Prince

Albert Ier en 1889 et est devenue la Princesse de Monaco,

jusqu'à sa mort, en 1922. Elle est présentée au narrateur et à

sa grand-mère par Madame de Villeparisis.

« Or, en sortant du concert [...] je vis de loin venir dans

notre direction la princesse de Luxembourg, à demi appuyée

sur une ombrelle de façon à imprimer à son grand et

merveilleux corps cette légère inclinaison, à lui faire

dessiner cette arabesque si chère aux femmes qui avaient été

belles sous l'Empire et qui savaient, les épaules tombantes, le

dos remonté, la hanche creuse, la jambe tendue, faire flotter Alice Heine, princesse de

mollement leur corps comme un foulard, autour de l'armature

Monaco.

d'une invisible tige inflexible et oblique, qui l'aurait traversé. » (À l’ombre des jeunes filles en fleurs)

Albert Bloch

Le narrateur présente le personnage de Bloch de façon brève

mais efficace : « Bloch était mal élevé, névropathe, snob et

appartenant à une famille peu estimée supportait comme au fond

des mers les incalculables pressions que faisaient peser sur lui non

seulement les chrétiens de la surface mais les couches superposées

des castes juives supérieures à la sienne, chacune accablant de son

mépris celle qui lui était immédiatement inférieure. » (À l'ombre

des jeunes filles en fleurs)

Au cours d'une discussion, on apprend que Bloch est

dreyfusard, valeur qu'il ne partage pas avec Monsieur de Norpois.

Les Bloch sont une famille juive influente, globalement peu

appréciée par les autres personnages de La Recherche. Les

vacanciers de Balbec voient en la venue des Bloch - Albert, sœurs,

parents et amis - un désagrément, qui illustre bien les pensées de

l’époque : « Or cette colonie juive était plus pittoresque

qu'agréable. »

Albert Bloch, par David

Richardson.

69


Le narrateur se détache des villégiaturistes de Balbec en ceci qu'il admire Albert Bloch, même s'il

ne loue pas sa « brusquerie ». Il surprend une discussion à proximité de l'hôtel, à caractère antisémite :

« Un jour que nous étions assis sur le sable, Saint-Loup et moi, nous entendîmes d'une tente de toile

sortir des imprécations contre le fourmillement d'Israélites qui infestait Balbec. “On ne peut faire deux

pas sans en rencontrer, disait la voix. Je ne suis pas par principe irréductiblement hostile à la

nationalité juive, mais ici il y a pléthore. […]” [N]ous levâmes les yeux sur cet antisémite. C'était

mon camarade Bloch. »

Cet épisode souligne l'oppression de la population israélite et le besoin, chez certains, de cacher ses

origines. Bloch vient d’un milieu ouvrier et son ambition d'intégrer les hauts cercles bourgeois le force

à taire sa religion. Constamment, les Bloch sont confrontés à une aristocratie qui les rejette. Les

confrontations sociales se fondent sur les amalgames de la religion et l'esprit conservateur de beaucoup

de Parisiens. Albertine n'apprécie pas Bloch et ses proches : « Comment s'appelle-t-il cet ostrogothlà

? » ; « On ne me permet pas de jouer avec les israélites » et Bloch le lui rend bien « Elle est sur sa

chaise longue, mais par ubiquité ne cesse pas de fréquenter simultanément de vagues golfs et de

quelconques tennis. ». Le narrateur, intermédiaire des deux ennemis, se contente machinalement de

remarquer les attitudes de ceux-ci :

« Souvent nous rencontrions les sœurs de Bloch que j'étais obligé de saluer depuis que j'avais dîné

chez leur père. Mes amies ne les connaissaient pas. “On ne me permet pas de jouer avec des

israélites”, disait Albertine. La façon dont-elle prononçait “israélite” au lieu d’“izraélite” aurait suffi

à indiquer, même si on n'avait pas entendu le commencement de la phrase, que ce n'était pas de

sentiments de sympathie envers le peuple élu qu'étaient animées ces jeunes bourgeoises, de familles

dévotes, et qui devaient croire aisément que les juifs égorgeaient les enfants chrétiens. » (À l’ombre

des jeunes filles en fleurs).

LES JEUNES FILLES EN FLEURS

Les jeunes filles en fleurs sur la digue. Photogramme issu de l’adaptation de La Recherche en

téléfilm, réalisé par Nina Companeez en 2011.

70


« Ce jour-là était justement le lendemain de celui où j'avais vu défiler devant la mer le beau cortège de

jeunes filles. J'interrogeai à leur sujet plusieurs clients de l'hôtel

qui venaient presque tous les ans à Balbec. Ils ne purent me

renseigner. »

Les jeunes filles en fleurs sont aperçues pour la première fois

sur la digue, devant une mer calme et des villégiaturistes

tranquillement installés dans leurs cabines ou transats. Parmi ces

jeunes filles dont l'identité est recherchée par le narrateur dans les

premiers jours, figure Mademoiselle Albertine Simonet.

Le terme « jeunes filles en fleurs » désigne l'âge pur de ces

jeunes femmes, sorties tout récemment de l'adolescence, comme

le narrateur. Il aurait été trouvé par l’amant de Marcel Proust,

Marcel Plantevignes. Dès la première apparition de ces déesses

modernes, le narrateur est fasciné. Ensembles, ces six femmes

sont si légères et lumineuses qu’il ne peut les distinguer chacune

clairement. Andrée, Gisèle, Rosemonde et les autres possèdent

toutes des traits de caractère et des corps que le narrateur désire

par la force des choses. À l’ombre des jeunes filles en fleurs est

donc le témoin non seulement des clients de la station, de leur

jeunesse ou de leur aisance matérielle (« Ces jeunes filles

Albertine, par David

Richardson.

bénéficiaient aussi de ce changement des proportions sociales caractéristique de la vie des bains de

mer ... ») mais aussi des amours de vacances dans lesquelles sont plongés le narrateur, certaines filles,

et Saint-Loup. C'est l'âge des découvertes, de la connaissance de l'autre et donc, les plus belles années

du parcours initiatique du narrateur. Colette, dans son Blé en herbe, narre la même thématique,

transposée en Bretagne.

LE NARRATEUR

Nous ne pouvons achever ce tour d'horizon sans spécifier le rôle du narrateur, qui est présent dans

tous les volumes de A la Recherche du Temps perdu.

La Recherche fait 3 000 pages et compte 1 219 294 mots. Dans aucune d'entre elles, Marcel Proust

ne mentionne le prénom du narrateur, sauf une fois, dans La Prisonnière, où l'écrivain laisse échapper

de sa plume le prénom Marcel. Il ne faut pourtant pas y voir la preuve d'un quelconque caractère

autobiographique, bien que le narrateur et l’auteur partagent de nombreux points communs.

Tous deux habitent à Paris, sont issus d'une famille bourgeoise, ont une santé fragile qui les

conduit de temps à autre à la campagne, et tous deux ont la fâcheuse tendance de poser des mots sur

des visages ! Logique, si l'on se réfère au métier aspiré par le narrateur et qui s’affirme au fil de La

Recherche : écrivain. On remarque tout de même des différences entre Marcel et le narrateur. C'est le

cas de la situation familiale, le premier ayant un frère et le second étant fils unique, mais aussi des

expériences amoureuses, le narrateur étant épris pour des femmes (Gilberte, Albertine, …) à l'inverse

de l'écrivain. Le narrateur occupe une place centrale dans le roman. Le lecteur entre dans cet univers

singulier par ses yeux et par ses opinions. Seul Un amour de Swann fait défaut à l'ensemble des

aventures de La Recherche. Marcel Proust y relate des évènements antérieurs à la naissance du

71


narrateur. Le romancier n’aimait pas que l’on associe un auteur à son œuvre. C’était même le principal

propos de son Contre Sainte Beuve.

Ce narrateur, introverti, a un côté charmant. Les rencontres qu'il fait sont souvent hésitantes, et

lorsqu'il prend des initiatives pour s’exprimer, notamment avec Robert de Saint-Loup, le résultat est

peu concluant. Bien que le personnage grandisse, faisant du lecteur un intime qui le regarde avec une

tendresse presque parentale, la question de sa position dans la société le tiraille de l'adolescence à l'âge

adulte. Il ne sait pas toujours comment se positionner devant autrui et cette incapacité, bien que

mineure à première vue, le conduit à analyser ses interlocuteurs afin de s'y adapter et de s'interroger sur

leur cas. Sa démarche est presque psychologique. Le narrateur cherche à s'extraire d'une place qui lui

est inconfortable : « Je ne connaissais personne à Balbec. »

A partir d'une simple constatation, Proust insuffle à son personnage un questionnement perpétuel

ainsi qu'un esprit critique en devenir. L'écrivain quant à lui perçoit ses premiers jours à Cabourg de la

même manière : « La société de l’hôtel est atroce » écrit-il à Madame de Chimay. Dans un Carnet de

1908, constitué principalement de notes concernant Cabourg, Proust réaffirme son dégoût pour les

clients de l'hôtel : « Nobles ne souffrant pas à l'hôtel d'être inconnus des autres » écrit-il. Encore une

fois, les villégiaturistes de Cabourg-Balbec sont perçus comme des « pauvres diables » vivants dans

l'apparence et le paraître et non dans la véritable vie et dans l’Etre.

Le narrateur a une approche particulière, laissant dans l'ombre la plupart de « ces habitués du

grand-hôtel » qu'il présente en « touristes méprisants, dépeignés et furieux » et valorisant au contraire

ses proches ou ceux qui vont le devenir (Elstir, la comtesse de Villeparisis, Bloch …). Mais son

approche de la vie a un caractère follement romanesque, et quasi-impressionniste.

1. Les galeries du Grand-Hôtel, où évoluent les

personnages de Marcel Proust.

2. Léna et Raphaël, en vrais baigneurs du XIX ème

siècle profitent de l’eau fraiche de Cabourg. Lors

de notre voyage tous les trois, le 19 novembre

2018.

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Troisième partie

Une œuvre impressionniste

La plage de Cabourg, huile sur toile de René-Xavier Prinet, 1910

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III. Une œuvre impressionniste

Où l’on découvre que Marcel Proust, en plus d’être un écrivain, est un peintre

impressionniste au phrasé si particulier.

Il n'est pas nécessaire de considérer À l’ombre des jeunes filles en fleurs comme une peinture pour

pouvoir affirmer qu'il s'agit d'une œuvre impressionniste. Marcel Proust nourrit son œuvre des

principes artistiques qui lui ont été donnés d'étudier pour Le Figaro ou pour ses écrits sur Ruskin. Il

devient très rapidement sensible à l'art, sous toutes ses formes et à travers toutes les thématiques. La

rencontre d'artistes comme Reynaldo Hahn, Alexander Harrison, Edouard Vuillard, … qui deviendront

ses amis, l’inspire.

Proust acquiert une culture et un savoir qui lui permet de jongler avec les différents arts et les

différents sens. Il n'attend pas longtemps avant de se lancer dans la rédaction de La Recherche, dans

laquelle une seule règle demeure : écrire et décrire les impressions, les mêler et les superposer. En cela,

Proust est un écrivain impressionniste qui privilégie la furtivité du temps, les nuances de la lumière, et

les sensations qui en découlent. Il applique diverses couches, reprend et enrichit sans abîmer l’œuvre

originale.

En bon Impressionniste, Proust use de synesthésies pour associer des sens entre eux, et des thèmes

comme l'homme, la nature, et les femmes aux larges ombrelles. Intéressons-nous donc à cet aspect et

tentons de voir autrement À l’ombre des jeunes filles en fleurs.

A. Elstir, un artiste proustien inspiré des Impressionnistes normands

« Déjà deux ou trois fois dans le restaurant de Rivebelle, nous avions, Saint-Loup et moi, vu venir

s'asseoir à une table quand tout le monde commençait à partir un homme de grande taille, très musclé,

aux traits réguliers, à la barbe grisonnante, mais de qui le regard songeur restait fixé avec application

dans le vide. Un soir que nous demandions au patron qui était ce dîneur obscur, isolé et retardataire :

“Comment, vous ne connaissiez pas le célèbre peintre Elstir ? ” nous dit-il. »

C'est dans le petit restaurant habituel que Saint-Loup et le narrateur rencontrent Elstir, « le célèbre

peintre » installé à Cabourg. Cet épisode fait écho à la rencontre du peintre Alexander Harrison par

Proust et son ami Reynaldo Hahn à Beg-Meil, en 1895.

QUAND LA LITTÉRATURE RENCONTRE LA PEINTURE ...

Elstir est phonétiquement inspiré par Whistler et Helleu. Ces deux peintres sont des modèles

artistiques et spirituels pour ce personnage intrigant. Proust ajoute à cela des consonances orientales,

que l'on retrouve dans les Mille et une Nuits, dans les Lettres persanes ou plus simplement, dans le

nom de Balbec. Monsieur Swann fait allusion à ce peintre dans le premier volume, et lorsque Saint-

Loup demande l'identité de cet homme « au regard songeur » au narrateur, c'est dans ces termes qu'il

le qualifie : « C’est un ami de Swann, et un artiste très connu, de grande valeur ».

En réalité, les deux amis, intrigués par cette figure célèbre tapie dans l'ombre, vont le découvrir

plus en détail. D'abord par le détour d'une lettre, écrite sur la table du restaurant et apportée par un

serveur auprès de l'artiste ; ensuite par l'intérêt de ce dernier porté à ces deux jeunes curieux : les trois

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protagonistes se présentent finalement. Elstir est un peintre de son temps, empruntant folie et

sensibilité à ses congénères, et qui s'est fait connaître grâce aux Salons. Ces expositions privées tenues

chez des particuliers réunissaient toute la bourgeoisie et aristocratie ayant un goût pour l'art. En y étant

exposés, les artistes pouvaient se faire un nom et ainsi, rencontrer de futurs commanditaires. Ces

salons sont issus de l'Académie Royale de Peinture et de Sculpture, crée sous l'Ancien Régime. C'est

dans les Salons des Verdurin, famille amie de celle du narrateur, qu'Elstir est arrivé sur la scène

artistique en se donnant un nom d'artiste : Monsieur Biche (ou Tiche dans certaines versions).

Notons que dans les premières versions de La Recherche, Elstir devait se nommer Bergotte. En

1895, le jeune Marcel commençait la rédaction de Jean Santeuil, un livre de jeunesse qu'il n'achèvera

jamais et dans lequel il pose les jalons narratifs de La Recherche. Après mûre réflexion, Proust décide

d'en faire deux personnages distincts. Le peintre se nomme désormais Elstir, quant à Bergotte, il

devient la représentation vivante de la fibre littéraire de l'artiste. Un écrivain que le narrateur apprécie

tout particulièrement, à la différence de Monsieur de Norpois (Autour de Mme Swann, dans À l’ombre

des jeunes filles en fleurs).

ELSTIR, PLUSIEURS ARTISTES EN UN

Elstir est exotique. Son langage familier, son atelier dépaysant, ses bonnes manières et ses gestes

délicats oubliés du faubourg Saint-Germain, son regard sur les femmes et sur l'art sont autant de traits

inattendus qui forment ce personnage.

Il incarne parfaitement la figure du peintre, à ceci qu'il emprunte à Vermeer, inégalable aux yeux

de Proust, son talent et sa créativité sans cesse renouvelée ; il emprunte à des dizaines d'autres peintres,

français pour la plupart, leur réflexion sur l'art et leur touche impressionniste. A lui seul, Elstir

immortalise en littérature tout un courant pictural, allant de l'artiste à l’œuvre elle-même. Ces peintres

impressionnistes, en plus de Whistler et Turner, dont s'est inspiré le père de La Recherche pour son

personnage, sont multiples : Claude Monet, Auguste Renoir, Edouard Manet, Eugène Boudin, et peutêtre

Camille Pissarro.

Dans l'atelier de l'artiste, à Balbec, le

narrateur découvre les différentes toiles inscrites

dans plusieurs thématiques ou genres picturaux. Il

se penche sur des aquarelles à sujet

mythologique, qu'il retrouve dans Le Côté de

Guermantes, troisième volume de La Recherche.

Parmi ces œuvres, on trouve des paysages

symbolistes et orientalistes. Ces pages ont été

écrites lorsque Proust s'intéressait à l'orientalisme

de Gustave Moreau, célèbre peintre français, qu'il

découvre en faisant des recherches pour la

rubrique artistique qu'il tient dans Le Figaro.

Tout comme Ruskin, pour lequel Proust se

passionne, Moreau est célébré par l'écrivain,

notamment dans Notes sur le monde mystérieux

de Gustave Moreau.

Gustave MOREAU, L’Apparition, mythe de

Salomé, 1876

Gustave Moreau

75


Au symbolisme et à l'orientalisme, il faut ajouter un art qui fascine les peintres occidentaux, des

écrivains comme Proust, et par là-même, Elstir : les estampes japonaises. Ce japonisme, apparu

timidement dans les années 1850, est redécouvert par les Impressionnistes au milieu des années 1870.

Monet et Van Gogh, pour ne citer qu'eux, s'inspirent de ces grands artistes japonais pour leurs

ouvrages ultérieurs. Hiroshige et Hokusai en sont les principaux représentants. L'Art nouveau, qui

émerge vers 1890 ne déroge pas à la règle. Des architectes et joailliers comme Hector Guimard, Victor

Horta, des verriers comme Emile Gallé ou des peintres comme Alphonse Mucha, tous réunis pour

célébrer « l'Art Nouille » s'inspirent plus ou moins naturellement de leurs aînés japonais. Proust est un

défenseur de la courbe, du motif végétal, et du voyage. C'est pour toutes ces raisons qu'il associe à sa

littérature formes et couleurs empruntes à cet art visuel. Le japonisme inspire également Whistler, pour

ses Harmonies et Nocturnes, que Proust se plaît à évoquer dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs.

Elstir est un peintre mondain. De cette façon, Proust le rapproche fortement de Paul-César Helleu,

peintre impressionniste hantant avec élégance chaque salon et événement artistique parisien. Ses

portraits de femmes, belles, sur fond marin, ont indéniablement suscité l'admiration de Proust qui

parvient à travers ce volume à les peindre avec les mots et à les faire revivre avec des sentiments

nouveaux.

Ces observations mettent en lumière l’importance de la synesthésie, pilier fondamental de la

littérature proustienne (lire III.3, page 87).

« Et parfois sur le ciel et la mer uniformément gris, un peu de rose s'ajoutait avec un raffinement

exquis, cependant qu'un petit papillon qui s'était endormi au bas de la fenêtre semblait apposer avec

ses ailes, au bas de cette “harmonie gris et rose” dans le goût de celles de Whistler, la signature

favorite du maître de Chelsea... » (À l’ombre des jeunes filles en fleurs)

Le narrateur, après avoir rencontré Elstir, se décide à aller dans son atelier. « Il ne m'en demanda

pas moins d'aller le voir à son atelier de Balbec, invitation qui ne s'adressa pas à Saint-Loup ... » Le

voyage que lui offrent les tableaux entre lesquels ils déambulent, est embelli par la présence de la

femme d'Elstir. Elle apparaît donc pour

la première fois dans La Recherche, et

complète le décor artistique du roman et

le parcours initiatique du narrateur. Elle

ressemble à Gabrielle Renard, modèle

préféré d'Auguste Renoir dès 1900.

Elstir se passionne pour les courses de

chevaux. L'une des descriptions qu'il en

fait suggère très précisément les

tableaux d'Edgar Degas, représentants

des courses semblables.

« D'abord cet être particulier, le

jockey, sur lequel tant de regards sont

fixés [...] dans sa casaque éclatante, ne

faisant qu'un avec le cheval caracolant

qu'il ressaisit, comme ce serait

intéressant de dégager ses mouvements

Edgar DEGAS, Le faux départ, huile sur panneau

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professionnels, de montrer la tache brillante qu'il fait et que fait aussi la robe des chevaux, sur le

champ de courses. Quelle transformation de toutes choses dans cette immensité lumineuse d'un champ

de courses où on est surpris par tant d'ombres, de reflets, qu'on ne voit que là. » (À l’ombre des jeunes

filles en fleurs)

Une phrase peu après rappelle la naissance, avec les Impressionnistes, de toute une vague de

collectionneurs, parfois à contre-courant des goûts académiques. Leur rôle a été fondamental dans la

conservation d'un type de patrimoine pictural contesté à l'époque. Nous pouvons citer Paul Durand-

Ruel et fils, qui a consacré sa vie à la gloire des Impressionnistes. La valeur d'un tableau est un

discours auquel se rattache Elstir, mais aussi le narrateur. Peut-être Proust voyait-il la nécessité de

défendre certains artistes sous-estimés. De Rembrandt à Sisley, en passant par Vermeer, ses plus

célèbres actions pour la sauvegarde et la défense de la peinture sont les traductions de Ruskin qu'il

entreprend de 1899 à 1906.

« Et il ne savait pas si un petit “lever de soleil sur la mer” qu’Elstir lui avait

donné, ne valait pas une fortune. »

Le patron du restaurant de Rivebelle se questionne sur la valeur de son cadeau.

« Elstir aimait à donner, à se donner. Tout ce qu'il possédait, idées, œuvres, et le reste qu'il comptait

pour bien moins, il l'eût donné avec joie à quelqu'un qui l'eût compris. Mais faute d'une société

supportable, il vivait dans un isolement, avec une sauvagerie que les gens du monde appelaient de la

pose et de la mauvaise éducation, les pouvoirs publics un mauvais esprit, ses voisins de la folie, sa

famille de l'égoïsme et de l'orgueil. » (À l’ombre des jeunes filles en fleurs)

Proust reprend ici le stéréotype de l'artiste incompris ou figure du peintre dévoué corps et âme à

son art. Le lexique péjoratif (« isolement », « sauvagerie », « mauvaise éducation », « mauvais

esprit », « folie », « égoïsme », « orgueil ») sert ce propos.

Avec le portrait de Miss Sacripant dans l'atelier de l'artiste, où le narrateur reconnaît Odette de

Crécy transformée en transsexuel, Proust rapproche encore une fois son Elstir de ses modèles : « Mais

parce qu'il faisait de son portrait le contemporain d'un des nombreux portraits que Manet ou Whistler

ont peints d'après tant de modèles disparus qui appartiennent déjà à l'oubli ou à l'histoire. »

Mentionnons toutefois le goût prononcé d'Elstir pour le luxe. C'est devant un paysage marin qu'il

exprime sa passion des yachts, navires onéreux qui se multiplient sur la côte normande, à son nouvel

ami, le narrateur : « Le plus grand charme d'un yacht, de l'ameublement d'un yacht, des toilettes de

yachting, est leur simplicité de choses de la mer, et j'aime tant la mer ! Je vous avoue que je préfère les

modes d'aujourd'hui aux modes du temps de Véronèse et même de Carpaccio. Ce qu'il y a de joli dans

nos yachts – et dans les yachts moyens surtout, je n'aime pas les énormes, trop navires, c'est comme

pour les chapeaux, il y a une mesure à garder – c'est la chose unie, simple, claire, grise, qui par les

temps voilés, bleuâtres, prend un flou crémeux. »

Dans les pages suivantes, Elstir fait un éloge très instructif de ce que doit être un yacht et à quelle

sensibilité il se faut se référer lorsque l'on aime le luxe. Il enchaîne ensuite sur « les toilettes des

femmes sur un yacht », décrivant leur beauté transcendante lorsqu'elles ne font qu'un avec le décor

marin. Ces représentations et ces idées font tout de suite penser à Helleu.

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Paul César HELLEU, Madame Helleu lisant sur la plage de Cabourg, Musée Bonnat-Helleu

La phrase « Tenez, me dit-elle tout à coup, voici vos fameux Creuniers, et encore vous avez de la

chance, juste par le temps, dans la lumière où Elstir les a peints. » associe de la même manière Elstir à

tous les artistes impressionnistes et notamment Turner qui, le premier, a voulu travailler sur la lumière,

ses nuances, et sa fugitivité.

William TURNER, L'Incendie de la Chambre des Lords et des Communes, 1834

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René-Xavier François Prinet (1861-1946) est un artiste contemporain aux Impressionnistes mais

qui se détache cependant de leurs idées. Il les suit pourtant en Normandie, région dont il ne pourra se

défaire de l’atmosphère profonde. Il peint de nombreuses vues de ports, scènes de pêche, scènes de

genre et églises. Pourtant il se démarque des autres artistes par l'admiration qu'il a éprouvé pour

Cabourg, station inconnue des autres artistes normands et que lui-même ne découvrira que très tard. Il

peint donc une série de tableaux, aquarelles pour la plupart, traitant de Cabourg.

René-Xavier PRINET, La Digue de Cabourg, 1925

Terminons cette épopée artistique avec l'un des plus grands artistes français de cette période qui,

s'il n'a représenté Cabourg, a tout de même immortalisé les plus belles plages de Normandie. Eugène

Boudin est l'un des premiers peintres impressionnistes à utiliser la peinture en tube et le bouchon à vis

pour peindre en plein air. Il délaisse l'atelier au profit des paysages vivants et a peint des dizaines de

marines dont l'une, ravissante, représentant la plage de Trouville.

Eugène BOUDIN, La plage de Trouville, 1865, huile sur toile

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En conclusion, Elstir, en plus d'être un personnage proustien

entier, est indéniablement un artiste représentatif de son temps. À

toutes les caractéristiques énoncées plus tôt, nous pourrions ajouter

celle qu'il tient d’Edouard Vuillard (1868-1940), un peintre ami de

Marcel Proust. Ils se rencontrent au Grand-Hôtel de Cabourg,

partagent très vite des discussions longues et passionnantes sur l'art.

L'écrivain et le peintre se communiquent leurs opinions sur de

nombreuses choses. Proust apprend de Vuillard la notion de bonheur,

qui lui est alors inconnue. Comme Bonnard, Vuillard est persuadé

que le bonheur existe et qu'il s'obtient sans grand mal.

Malheureusement, la matière est difficile à enseigner et l'élève a

encore plus de difficultés à l’apprendre ! Proust conservera tout de

même cette leçon en tête, notamment lors de l'écriture, lorsque ses

trames viennent se teinter se gaieté et d'insouciance.

Autoportrait d’Edouard

Vuillard à vingt-et-un ans.

B. Etude de cas : Le port de Carquehuit

« Le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant » - Marcel Proust.

Le passage du livre que nous allons étudier décrit l’atelier du peintre Elstir ainsi que l’une des

peintures réalisées par l’artiste.

L’ATELIER DU PEINTRE

Le narrateur acquiert grâce à la rencontre du peintre et de son

univers, un éclaircissement sur l’importance de la métaphore, dans cet

art qui représente le réel. Il perçoit en premier l’atelier comme un lieu

laid et commun, à tel point qu’il se sert son imagination afin

d’échapper à cette représentation et utilise les éléments des rêveries

qu’il puise dans les légendes antiques « et je m’efforçais, pour penser

que j’étais dans l’antique royaume des Cimmériens » ou celtiques

« patrie du roi Mark », « ou sur l’emplacement de la forêt de

Brocéliande ».

L’atelier d’Elstir correspond à la représentation type de l’atelier

des artistes du XIX ème siècle. Souvent représenté en peinture, le peintre

évolue dans son environnement qui est constitué de peu de meubles, et

des tableaux de l’artiste. Géricault nous montre l’exemple d’un jeune

artiste dans son tableau Portrait d’un artiste dans son atelier, qui

présente une certaine similitude avec Elstir ; le peintre est « supérieur »

dans son art et s’élève lorsqu’il est dans son univers, dans sa peinture.

Elstir, par David Richardson

« Et l’atelier d’Elstir m’apparut comme le laboratoire d’une sorte de nouvelle création du monde, où,

du chaos que sont toutes choses que nous voyons, il avait tiré, en les peignant sur divers rectangles de

toile qui étaient posés dans tous les sens, ici une vague de la mer écrasant avec colère sur le sable son

écume lilas, là un jeune homme en coutil blanc accoudé sur le pont d’un bateau.

80


Le veston du jeune homme et la vague éclaboussante avaient pris une dignité nouvelle du fait qu’ils

continuaient à être, encore que dépourvus de ce en quoi ils passaient pour consister, la vague ne

pouvant plus mouiller, ni le veston habiller personne. »

L’artiste est présenté en premier lieu comme un scientifique dans son « laboratoire » mais

également un créateur (nous pourrions le mettre en relation avec la figure divine ; l’artiste élève son

esprit et créé son art) qui regarde et s’inspire du monde qui l’entoure : « Au moment où j’entrai, le

créateur était en train d’achever, avec le pinceau qu’il tenait dans sa main, la forme du soleil à son

coucher. » ou encore « Mais j’y pouvais discerner que le charme de chacune consistait en une sorte de

métamorphose des choses représentées, analogue à celle qu’en poésie on nomme métaphore et que si

Dieu le Père avait créé les choses en les nommant, c’est en leur ôtant leur nom, ou en leur donnant un

autre qu’Elstir les recréait. »

Les éléments du tableau ont presque une conscience, le peintre leur a donné une sorte de raison

d’être ou de ne plus être ce qu’ils étaient, en fonction de la vision de celui qui les a créés. Proust

déclare alors : « La réalité n’existe pas pour nous tant qu’elle n’a pas été recréée par nous ».

« [Q]uand je fus dans l’atelier, je me sentis parfaitement heureux, car par toutes les études qui étaient

autour de moi, je sentais la possibilité de m’élever à une connaissance poétique, féconde en joies, de

maintes formes que je n’avais pas isolées jusque-là du spectacle total de la réalité »

« Le réel représenté semble flou »

Le réel représenté semble flou, Proust parle ici de « formes » que l’on suppose pour le moment

indéfinies dans l’atelier. Notons ici l’importance de la « connaissance poétique » à laquelle il faut

s’élever. La poésie et l’art ont ici une dimension presque spirituelle, le narrateur est submergé par les

œuvres qui l’entourent et nous retrouvons un champ lexical de l’Idéal que notamment Baudelaire

décrit dans Les Fleurs du Mal avec la notion d’élévation (« heureux, m’élever, connaissance poétique,

féconde en joies »).

« Les stores étaient clos de presque tous les côtés, l’atelier était assez frais et, sauf à un endroit où le

grand jour apposait au mur sa décoration éclatante et passagère, obscur ; seule était ouverte une

petite fenêtre rectangulaire encadrée de chèvrefeuilles qui, après une bande de jardin, donnait sur une

avenue ; de sorte que l’atmosphère de la plus grande partie de l’atelier était sombre, transparente et

compacte dans sa masse, mais humide et brillante aux cassures où la sertissait la lumière, comme un

bloc de cristal de roche dont une face déjà taillée et polie, çà et là, luit comme un miroir et s’irise. »

L’atelier est décrit comme la représentation d’un tableau impressionniste : la lumière influence et

apporte différents effets sur le paysage décrit « mais humide et brillante aux cassures où la sertissait la

lumière ». Mais nous pouvons également remarquer l’importance du contraste avec les ombres,

l’atelier étant en grande partie dans l’obscurité. Ce qui montre un caractère paradoxal du lieu ; la

clôture (« les stores étaient clos de presque tous les côtés ») l’isole de l’extérieur et installe un effet de

clair-obscur.

« Parfois à ma fenêtre, dans l’hôtel de Balbec, le matin quand Françoise défaisait les couvertures qui

cachaient la lumière, le soir quand j’attendais le moment de partir avec Saint-Loup, il m’était arrivé

81


grâce à un effet de soleil, de prendre une partie plus sombre de la mer pour une côte éloignée, ou de

regarder avec joie une zone bleue et fluide sans savoir si elle appartenait à la mer ou au ciel. Bien vite

mon intelligence rétablissait entre les éléments la séparation que mon impression avait abolie. […]

Mais les rares moments où l’on voit la nature telle qu’elle est, poétiquement, c’était de ceux-là qu’était

faite l’œuvre d’Elstir. Une de ses métaphores les plus fréquentes dans les marines qu’il avait près de

lui en ce moment était justement celle qui comparant la terre à la mer, supprimant entre elles toute

démarcation. C’était cette comparaison, tacitement et inlassablement répétée dans une même toile qui

y introduisait cette multiforme et puissante unité, cause, parfois non clairement aperçue par eux, de

l’enthousiasme qu’excitait chez certains amateurs la peinture d’Elstir. »

Cette citation met en lumière l’inspiration impressionniste de Proust : il propose alors plusieurs

visions et démontre qu’avec des effets du soleil, les éléments du paysage ne seront pas forcément

perçus comme avant ou comme ils devraient être perçus (« de prendre une partie plus sombre de la

mer pour une côte éloignée »). L’effet d’impression créée dans la peinture s’exprime en premier dans

notre vision du monde : « le style pour l’écrivain, aussi bien que la couleur pour le peintre, est une

question non de technique mais de vision » a écrit Marcel Proust.

LE TABLEAU IMPRESSIONNISTE

Proust décrit alors plusieurs tableaux d’Elstir, et en particulier celui représentant le port de

Carquethuit. En voici des extraits.

« C’est par exemple à une métaphore de ce genre- dans un tableau représentant le port de

Carquethuit, tableau qu’il avait terminé depuis peu de jours et que je regardai longuement- qu’Elstir

avait préparé l’esprit du spectateur en n’employant que des termes marins et, et que des termes

urbains pour la mer. […] et ainsi cette flottille de pèche avait moins l’air d’appartenir à la mer, que

par exemple, les églises de Criquebec qui, au loin, entourées d’eau de tous côtés parce qu’on les

voyait sans les villes, dans un poudroiement de soleil et de vagues, semblaient sortir des eaux,

soufflées en albâtre ou en arc-en-ciel versicolore, former un tableau irréel et mystique. Dans le

premier plan de la plage, le peintre avait su habituer les yeux à ne pas reconnaître de frontière fixe, de

démarcation absolue, entre la terre et l’océan. Des hommes qui poussaient des bateaux à la mer

couraient aussi bien dans les flots que sur le sable, lequel, mouillé, réfléchissait déjà les coques

comme s’il avait été de l’eau. »

Le narrateur prend ici un exemple de la perception poétique du monde qu’Elstir va représenter : le

trouble visuel. L’artiste cherche, grâce à des procédés, « une sorte de métamorphose des choses

représentées, analogue à celle qu’en poésie on nomme métaphore », à représenter sa réalité. Le

narrateur apprend donc à voir ce tableau sous la vision du peintre, à travers cette expérience esthétique

qui devrait lui permettre de retrouver sa propre vision du monde à travers l’œuvre de l’artiste. « [E]n

n’employant que des termes marins et, et que des termes urbains pour la mer. », la limite entre les

deux est clairement imposée au spectateur d’un point de vue littéraire, mais la vision du narrateur est

paradoxale ; « entourées d’eau de tous côtés parce qu’on les voyait sans les villes, dans un

poudroiement de soleil et de vagues, semblaient sortir des eaux, soufflées en albâtre ou en arc-en-ciel

versicolore, former un tableau irréel et mystique. Dans le premier plan de la plage, le peintre avait su

habituer les yeux à ne pas reconnaître de frontière fixe, de démarcation absolue, entre la terre et

l’océan. »

82


Le tableau est « irréel et mystique » de par le fait qu’il n’y a pas de limite prédéfinie. C’est une

caractéristique de l’impressionnisme que nous retrouvons notamment chez Monet ; « le poudroiement

de soleil et de vagues » nous rappelle la manière de peindre en virgules, chez les impressionnistes.

« C’était une belle matinée malgré l’orage qu’il avait fait. Et même on sentait encore les puissantes

actions qu’avait à neutraliser le bel équilibre des barques immobiles, jouissant du soleil et de la

fraîcheur, dans les parties où la mer était si calme que les reflets avaient presque plus de solidité et de

réalité que les coques vaporisées par un effet de soleil et que la perspective faisait s’enjamber les unes

les autres. »

Comme dans les représentations impressionnistes, Proust donne beaucoup d’importance au

paysage marin dans ce tableau. Le vocabulaire de la mer prédomine sur celui de la terre dans tout

l’extrait. « Si tout le tableau donnait cette impression des ports où la mer entre dans la terre, où la

terre est déjà marine et la population amphibie, la force de l’élément marin « éclatait partout ». Nous

pouvons voir dans cet extrait que les descriptions de la mer sont dominées par des inversions dans la

perception, la mer s’empare de la terre.

« Or, l’effort d’Elstir de ne pas exposer les choses telles qu’il savait qu’elles étaient, mais selon ces

illusions optiques dont notre vision première est faite, l’avait précisément amené à mettre en lumière

certaines de ces lois de perspective, plus frappantes alors, car l’art était les premiers à les dévoiler. »

Elstir représente alors le réel, les vagues, opposées à la montagne qui semble constituer la

métaphore de l’illusion marine qu’il est parvenu à créer (« selon ces illusions optiques dont notre

vision première est faite »). La mer est, pour Proust et pour son personnage Elstir, définitivement

retrouvée qu’à la condition d’être récréée.

« Le tableau relate une réalité qui est floue. »

Le tableau relate une réalité qui est floue, et qui semble présenter des personnages joyeux, qui sont

en harmonie avec le paysage et les éléments qui les entourent, nous pourrions penser qu’ils sont

inconscients du monde étrange dont ils font partie: « Une bande de promeneurs sortaient gaiement en

une barque secouée comme une carriole ; un matelot joyeux, mais attentif aussi la gouvernait comme

avec des guides, menait la voile fougueuse, chacun se tenait à sa place pour ne pas faire trop de poids

d’un côté et ne pas verser, et on courait ainsi par les champs ensoleillés, dans les sites ombrageux,

dégringolant les pentes. » Un paradoxe est encore présent : « chacun se tenait à sa place » et « on

courait ainsi » « dégringolant les pentes ». Les personnages sont presque irréels dans leur

comportement et leurs attitudes.

« Les joies intellectuelles que je goûtais dans cet atelier ne m’empêchaient nullement de sentir,

quoiqu’ils nous entourassent comme malgré nous, les tièdes glacis, la pénombre étincelante de la

pièce, et au bout de la petite fenêtre encadrée de chèvrefeuilles, dans l’avenue toute rustique, la

résistante sécheresse de la terre brûlée de soleil que voilait seulement la transparence de

l’éloignement et de l’ombre des arbres. Peut-être l’inconscient bien-être que me causait ce jour d’été

venait-il agrandir, comme un affluent, la joie que me causait la vue du “Port de Carquethuit” ».

83


Le passage se termine sur un retour à l’atelier de l’artiste, dans la réalité d’un lieu. Les antithèses

« les tièdes glacis » et « la pénombre étincelante », montrent une confusion dans l’esprit du narrateur

après qu’il s’est plongé dans le tableau. Cela indique un retour à la réalité telle qu’elle apparaît aux

hommes ordinaires, ceux qui ne sont ni artistes, ni poètes. Baudelaire définit ce retour à la trivialité

comme faisant partie du « Spleen » opposé à « l’Idéal » et concerne donc le bas, et les hommes. Mais

si ce retour à la réalité peut-être un peu abrupt, le port de Carquehuit constitue une sorte de mise en

abyme : c’est une œuvre dans l’Œuvre.

C. La phrase proustienne

Au cœur des mots.

« Si j’avais vos dispositions, je crois bien que j’écrirais du matin au soir » dit Saint-Loup au

narrateur. Proust a bel et bien appliqué cet adage. Durant les sept étés qu’il passe à Cabourg, il écrit

beaucoup. « En 1908, Proust a écrit quatre-vingts pages. En 1912, il aura écrit trois tomes » précise

Jean-Paul Henriet, enthousiaste.

Les manuscrits de Marcel Proust sont, indéniablement, des documents rares et exceptionnels. Des

pages et des pages, faites d’anecdotes et de souvenirs. Aujourd’hui conservés à la Bibliothèque

Nationale de France, ils sont généralement constitués d’une feuille ajournée de corrections, écrites sur

des bandes de papier pouvant mesurer plusieurs dizaines de centimètres. Proust superposait ses idées et

ajoutait sans cesse des détails. Il devait sans cesse avoir en tête la structure générale.

LA PHRASE PROUSTIENNE

Marcel Proust superposait ses idées et ajoutait sans cesse des détails.

Le phrasé de Marcel Proust reste célèbre dans le monde entier. Sa phrase la plus longue, écrite

dans Sodome et Gomorrhe, compte 823 mots. Jean-Yves Tadié, spécialiste de l’auteur, précise que

« Pour que la phrase soit “ proustienne”, il faut qu'elle soit construite à la manière latine, c'est-à-dire

structurée, qu'elle comporte des images poétiques, des éléments comiques et des éléments de

connaissance. Y parvenir n'est pas aisé. La longueur des phrases n'a rien à voir avec le style

proustien. On trouve chez lui de très belles phrases courtes, dont certaines ressemblent à des maximes

du XVII ème siècle. » Il ne faut donc pas se fier au nombre de mots mais comprendre l’agencement de la

phrase proustienne. C’est d’ailleurs ce à quoi nous invite Eric Chartier, comédien que nous avons

rencontré (lire page suivante).

84


Eric Chartier : « Avec Proust, le

spectateur devient artiste. »

A la sortie du spectacle À l’ombre de Combray, joué en octobre

dernier au théâtre de l’Ile Saint-Louis, nous sommes allés interviewer

l’interprète, le fabuleux Éric Chartier. *

Léna : Pourquoi Proust ?

Eric Chartier : Ah, Proust est un grand écrivain, un grand styliste, un

grand penseur et son œuvre est tellement complète ! C’est une matière

tout à fait intéressante pour un artiste. J’interprète depuis trente cinq ans

les textes de Marcel Proust. Je l’ai découvert tardivement. Tout l’enjeu

est de trouver la respiration qui convient à cette écriture si particulière.

Raphaël : Pour un comédien, c’est un bon exercice, la phrase

proustienne ?

Eric Chartier : La phrase proustienne demande énormément de maîtrise

des respirations, une belle articulation, tout un ensemble de paramètres.

C’est un exercice de sport parce que ce sont des phrases très longues, il faut être comme un coureur de

fond.

Léopold : Comment faites-vous pour mémoriser des textes aussi longs ? Car le spectacle dure une

heure trente et vous êtes seul sur scène ...

Eric Chartier : La mémoire a des ressources que l’on ne soupçonne pas dans nos sociétés. Elle peut

être infinie. Tout est une question de méthode, d’entraînement d’abord, et de goût pour ce que l’on

apprend aussi. La lecture à haute voix, qui précède la mémorisation est très importante. Il faut voir les

personnages se mouvoir au rythme de la phrase. Pourtant, il n’existe aucun mot pour décrire ce que je

fais. Je suis un comédien qui récite des textes ? Non. Je fais du théâtre ? Non. Il n’y a pas de nom. Je

ne suis pas dans la tradition orale, je suis dans l’écriture.

Léopold : Qu’est ce qui vous séduit, chez Proust ?

Eric Chartier : La poésie, la beauté du style, de l’écriture, l’humour, la dimension moliéresque qu’il y a

chez l’auteur. Tout son goût pour l’investigation analytique, parallèle à celle de Freud à la même

époque, mais avec des voies indifférentes, Freud étant un scientifique et un clinicien et Proust étant un

poète.

Léopold : Quel public vient voir la pièce ?

Eric Chartier : Surtout les gens qui aiment Proust et aussi des jeunes, des étudiants. Malheureusement,

beaucoup de personnes sont persuadées que Proust est ennuyeux, que c’est trop long. (En riant) Tout

cela, ce sont des bêtises, des idées reçues ! Il faut simplement des clés, j’essaie de les donner dans mon

85


spectacle. Je ne peux pas réciter Marcel Proust de manière linéaire, car il y a énormément de rythme,

de nuances ... il y a un esprit derrière tout cela ! Les phrases sont longues parce que les personnages se

déplacent dans la phrase. Il y a un mouvement, un flux, un rythme. La phrase se déroule comme un

film. Il faut insuffler dans ce déroulement une énergie. Les personnes qui ont du mal à lire Proust

n’arrivent pas à insuffler une énergie dans la phrase, dans leur lecture. Evidemment, les personnages

restent à plat. Il faut faire vivre tout cela dans son imaginaire. C’est ce que dit Maurice Blanchot, « le

livre supérieur ». Il faut aller vers le livre qui vit, qui bouge, qui est nourri, qui a de la chair, du corps,

un souffle et une inspiration. C’est pour moi très important. Avec Proust, le spectateur devient artiste.

Raphaël : Il y a donc un travail sur le texte et la respiration ?

Eric Chartier : Oui, il y a toute une recherche qui s’est faite, qui s’est améliorée au fil des années. Cela

prend des années de travailler sur Proust, ce n’est jamais fini. Proust est éternel, il touche à l’universel

dans l’espace et dans le temps.

Léopold : Comment établissez-vous vos coupes ?

Eric Chartier : J’ai fait le choix d’interpréter le texte seul pour ne pas déstructurer l’écriture. Lorsque je

fais quelques coupures, je veille à ne pas casser le narratif. J’ai choisi de mettre en valeur la tante

Léonie, car c’est Proust en personne, qui se moque de lui-même et puis parce qu’il y a une espèce de

charme de la France d’autrefois, une espèce de poésie qui s’attache à la nature, au calme d’un village,

un ensemble de choses que j’ai connu personnellement, étant plus jeune que vous (Il sourit). C’est une

sorte d’archétype de la France. Ce village pourrait être n’importe où. C’est ce qui fait rire le public, car

on a connu cet esprit des villages. Les clochers de Martinville, par exemple, c’est du cinéma, des plans

de cinéma.

Léna : Avez-vous déjà joué À l’ombre des jeunes filles en fleurs ?

Eric Chartier : Non, car cela me prend du temps d’apprendre de nouveaux textes. J’ai joué mon

premier spectacle en 1983. C’était brut de coffrage, à l’époque. C’était se lancer dans quelque chose

d’incroyable. Je me suis aperçu que les gens éclataient de rire. Je n’en revenais pas, je n’aurais jamais

soupçonné que j’aurai pu produire des effets aussi comiques comme ça. J’étais stupéfait. Je n’étais pas

aussi affiné que maintenant !

Raphaël : Est-ce difficile de trouver de nouveaux textes qui, à l’oral, font écho ?

Eric Chartier : J’ai interprété de nombreux textes de Bossuet, Julien Gracq, Marcel Aymé, le Cardinal

de Ré, Balzac ... J’ai essayé d’avoir une panoplie complète de l’histoire de la littérature, mais encore

aujourd’hui je trouve des choses nouvelles. Il me reste encore Zola. Tant que l’auteur est talentueux,

c’est toujours passionnant à réciter.

* En 2019, Eric Chartier

reprend l’œuvre de Bossuet et

d’Elie Faure dans De la

résurrection à Notre-Dame à

la comédie Saint-Michel.

86


UN RYTHME BINAIRE

Cette phrase proustienne se double d’un rythme binaire, présent dans À l’ombre des jeunes filles

en fleurs. Il forme une structure nouvelle qui permet de comparer deux objets ou personnes

simultanément. Par exemple, Saint-Loup et Bloch sont souvent amenés à se rencontrer et si ce n'est pas

le cas, l'un est souvent le sujet de discussion de l'autre. De la même manière la pureté et l'élégance

« aérienne » des jeunes filles en fleurs provoquent un nouveau souffle pour le narrateur, qui se lasse

des cercles mondains et de l'aristocratie ennuyeuse du Grand-Hôtel. L'opposition est renforcée par un

cadre spatial particulier : les filles sont sur la digue et la plage tandis que les clients de l'hôtel sont

cloîtrés dans le restaurant ou au casino. Le narrateur est attiré davantage par le mouvement des filles

devant la mer que les villégiaturistes parisiens devant leur café.

Le rêve puis la réalité, l'idéal puis la désillusion définit également l'écriture de Marcel Proust. Le

narrateur corrige parfois ses attentes trop grandes, ou les met en confrontation avec celles des autres :

« mon rêve n'admettait pas, de baigneurs, de cabines, de yachts de plaisance. » - lorsqu'il répond

intérieurement aux dires d'Elstir. Ici, le romancier utilise plutôt le rythme ternaire, comme pour

montrer ce qui aurait pu être mais qui n'est pas, la triste réalité. Le trouble s'installe quand le rythme

binaire disparaît au profit du chiffre trois, comme dans le célèbre extrait des trois arbres de

Hudimesnil :

« Je regardais les trois arbres, je les voyais bien, mais mon esprit sentait qu’ils recouvraient quelque

chose sur quoi il n’avait pas prise, comme sur ces objets placés trop loin dont nos doigts allongés au

bout de notre bras tendu, effleurent seulement par instant l’enveloppe sans arriver à rien saisir. » En

passant devant cette allée d'arbres, le narrateur se perd dans une dimension possible - ou du moins il lui

a été donné de la voir, à priori, il n'est jamais passé par là. Nous sommes en réalité devant un exemple

des fameuses « madeleines de Proust ». L'un de ses sens est en alerte, le narrateur a l'impression de

connaître ce lieu, ce parfum, cette lumière et cette sensation le transpose directement dans le passé, au

lieu et au Temps rappelé.

UN RECOURS FRÉQUENT À DES SYNESTHÉSIES

Comme nous venons de le voir, Marcel Proust adopte une approche brillante pour plonger le

lecteur dans un événement particulier. Il utilise les synesthésies dont son aîné Charles Baudelaire avait

fait l'éloge dans le poème Correspondances. Les vers de ce sonnet : « La Nature est un temple où de

vivants piliers ... » comptent aujourd'hui parmi les plus illustres de la langue française. La synesthésie

est un procédé qui vise à réunir et à faire correspondre les différents sens. La vue, l’ouïe, le goût, …

deviennent donc les piliers d'une constitution universelle, où les sensations sont reines.

Continuellement, Proust enrichit sa littérature de correspondances pour lui donner un mouvement

phonétique et rythmique. On peut citer notamment le passage : « Je ne voyais pas mes amies […]

embaumée[s] dans la robe d'or. »

Un second extrait permet de mettre en relation les trois principales caractéristiques de La

Recherche, à savoir l'art, le mouvement et les synesthésies. L'extrait fait la description élégante de la

grâce des danseuses, à la façon d'un pastel de Degas, qui n’est pas sans évoquer la carte postale du

Kursaal (voir page 60) : « Les fillettes que j'avais aperçues, avec la maîtrise de gestes que donne un

parfait assouplissement de son propre corps et un mépris sincère du reste de l'humanité, (...) exécutant

87


exactement les mouvements qu'elles voulaient, dans une pleine indépendance de chacun de leurs

membres par rapport aux autres, la plus grande partie de leur corps gardant cette immobilité si

remarquable chez les bonnes valseuses. »

LA MER, TOILE DE FOND DE L’ÉPOPÉE BALNÉAIRE

Proust est un écrivain impressionniste et coloriste hors-pair. La mer est décrite de nombreuses fois

dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, et y apparait comme une toile de fond aux couleurs

multiples, enchevêtrées. C’est cet esprit que nous avons cherché à faire revivre à travers la couverture

de notre dossier.

Finalement, à l’issue du séjour, Proust, comme le narrateur, s’est pris d'amour pour Cabourg-

Balbec. Une brève description, à la fin du livre, de sa chambre - que le lecteur connaît depuis le début,

mais que le narrateur redécouvre comme étant le berceau d'une époque heureuse – est représentative de

cet amour pour la station : « En somme j'avais bien peu profité de Balbec, ce qui ne me donnait que

davantage le désir d'y revenir. Il me semblait que j'y étais resté trop peu de temps. Ce n'était pas l'avis

de mes amis qui m'écrivaient pour me demander si je comptais y vivre définitivement. Et de voir que

c'était le nom de Balbec qu'ils étaient obligés de mettre sur l'enveloppe, comme ma fenêtre donnait, au

lieu que ce fût sur une campagne ou sur une rue, sur les champs de la mer, que j'entendais pendant la

nuit sa rumeur, à laquelle j'avais, avant de m'endormir, confié, comme une barque, mon sommeil,

j'avais l'illusion que cette promiscuité avec les flots devait matériellement, à mon insu, faire pénétrer

en moi la notion de leur charme, à la façon de ces leçons qu'on apprend en dormant. »

Notre dossier touche à sa fin ... Prenons le taxi une dernière fois afin de regagner

Cabourg-Balbec et tirons quelques leçons de cet incroyable voyage.

Taxi devant l’ancien Casino, vers 1906 (Cparama).

88


Conclusion

« Indéniablement, Cabourg est une ville proustienne » - Jean-Paul Henriet

Nous avons donc vu qu’avec Cabourg, Marcel Proust découvre une station balnéaire

emblématique de son époque. Comme toutes les autres stations de la Côte Fleurie, Cabourg s’équipe

de tous les aménagements propres aux bains de mer. Desservie par le train, nouveau moyen de

transport, « l’Elite des Plages » concentre un hôtel des voyageurs et un casino, qui font d’elle une

station modèle.

Le Grand-Hôtel de Balbec dépeint par Proust réunit toute l’aristocratie parisienne, et tire profit

d’une clientèle mondaine attirée par les nombreuses activités proposées par la ville. À l’instar des

autres stations, comme Deauville et Trouville, Cabourg se dote des services les plus modernes comme

les taxis, ou l’électricité.

Marcel Proust introduit dans son œuvre l’Impressionnisme qui naît avec le tourisme normand.

Comme les autres stations de la côte normande, Cabourg a été peinte par les artistes impressionnistes.

Elle est la seule, pourtant, à avoir été immortalisé par l’un des plus grands écrivains français. Proust a

réussi à capter les derniers instants d’une bourgeoisie qui allait disparaitre, après la Grande Guerre.

Avec les années Folles, les villégiaturistes délaissent la Normandie au profit du charme et de

la chaleur de la Riviera. Fitzgerald, Colette, ... de nombreux écrivains racontent cette nouvelle

page de l’histoire balnéaire française.

Au XX ème siècle, Cabourg subit de nombreuses

transformations. On ne peut évoquer le Cabourg d’après Proust

sans décrire la chance incroyable dont la station balnéaire a joui

durant plusieurs décennies. En effet, en 1914, après le départ du

romancier la Normandie connait toujours une activité festive.

Cependant, même si la région est à l’écart des combats, sa

population en est affectée comme toute la France. Le Grand-Hôtel

se transforme début 1915 en hôpital de convalescents. La guerre se

termine et preuve de l’engagement de la station, le monument aux

morts est construit et inauguré le 17 Juillet 1921.

Durant l'entre deux guerres, la station se développe, mais les

touristes sont moins nombreux à fréquenter la « Reine des

Plages ». Pendant la Seconde Guerre Mondiale, la ville occupée

connaît la terreur du fait de la présence des officiers nazis mais

aussi l'espoir suscité, dès 1943, par les actes de résistance. Pourtant

durant les six ans de guerre, aucun Cabourgeais ne perd la vie !

Les bombardements, bien que très proches - nous sommes tout de

même à proximité des plages du débarquement et des fortifications

Le Figaro du 1 er août 1914. Une

nouvelle époque s’ouvre ...

89


nazis du Havre et du Mur de l’Atlantique -, se font rares dans le secteur de Cabourg. Le sable de la

plage atténue les dégâts. Les maisons, surélevées, s'équipent de tourelles vitrées pour voir la mer et le

Havre. Plusieurs villas réquisitionnées servent de bunkers aux Nazis mais leurs façades ne sont pas

endommagées.

En 1959, la ville de Cabourg rachète le Grand-Hôtel, évitant à l'édifice le triste sort des hôtels de

Trouville et des autres stations de la côte Fleurie, tombés en ruine ou désaffectés. Nous avons

beaucoup de chance de pouvoir encore admirer notre Grand-Hôtel !

De 1971 à 1979, Bruno Coquatrix devient maire de la commune. En 1983, la ville créée le Festival

du Film romantique de Cabourg, qui ravit les habitants et les touristes encore aujourd'hui.

Idéalement situé entre la côte Fleurie et le Pays d'Auge, Cabourg attire chaque année des milliers

de visiteurs ! « Aujourd'hui Cabourg accueille à la belle saison beaucoup d'Italiens, quelques Anglais

- la plupart étant à l'intérieur des terres - et des Portugais. Parallèlement au tourisme balnéaire, un

nouveau tourisme se développe : le tourisme culturel qui attire des Japonais, des Américains et des

Suédois. » nous explique Jean-Paul Henriet.

Cent ans après son passage dans la station qu’il a tant chéri, Marcel Proust est toujours là.

On ne compte plus le nombre de rue, de villas, de commerces et autres lieux liés à son œuvre. Il sera

d’ailleurs mis à l’honneur dans un musée à son nom, dont l’inauguration est prévue en 2019 dans la

villa Bon-Abri, à l’occasion du centenaire d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs. *

La statue de Marcel Proust,

inaugurée devant le Grand-

Hôtel l’été dernier. Le romancier

mesurait 1 mètre 69 !

- Epilogue -

* En 2019 s’est tenu en Normandie le

Printemps Proustien, festival destiné à

commémorer le centenaire du prix Goncourt

d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Un

musée sur la Belle-Epoque et l’essor des

stations balnéaires avec Marcel Proust comme

parrain devrait ouvrir à Cabourg. Nous avons

d’ailleurs eu la chance d’en visiter le chantier

lors de notre second voyage de juillet 2019.

Gageons que la villa Bon-Abri ouvrira avant

le centenaire de l’écrivain, en 2022… En

attendant, nous aurons la chance, avant la fin

de l’année, de pouvoir nous plonger dans le

livre de Jean-Paul Henriet qui paraîtra chez

les éditions Gallimard sous le titre… Proust à

Cabourg !

[Notes de L. pour la quatrième

édition]

90


Remerciements

Nous tenons à remercier tout particulièrement ...

Monsieur Jean-Paul Henriet, directeur de l’association Proust-Balbec, pour le temps qu’il

nous a consacré au Grand-Hôtel, et les archives qu’il nous a prêté ;

Madame Corinne Dupont et l’équipe du Grand-Hôtel de Cabourg, pour leur accueil et la

visite privée de la « Chambre du souvenir – Marcel Proust » ;

L’office de tourisme de Cabourg, pour ses explications et les documents fournis afin

d’enrichir notre enquête ;

Le propriétaire de la villa L’Argentine, chambre d’hôte à Cabourg, pour la visite de cette

merveille architecturale ;

Monsieur Eric Chartier, comédien, pour l’entretien sur le style proustien, qu’il nous a

accordé à l’issu de son spectacle « A l’ombre de Combray. »

Delphine Le Floc’h, professeure d’Histoire Géographie au lycée Laennec, à Quimper, de

nous avoir communiqué des documents ;

Christine et Daniel Hauser et Philippe Pichol-Thievend pour le voyage à Cabourg ;

Diane Benattar pour l’impression du dossier ;

Madame Papadacci et Monsieur Chabot, professeurs respectifs d’Histoire-Géographie et

de Français, pour leurs conseils et leur soutien au cours de nos recherches ;

Et enfin, Marcel Proust, sans qui cette aventure n’aurait été possible.

91


Annexes

92


Le questionnaire

Léna

Raphaël

Léopold

93


94


Bibliographie

Œuvre étudiée

PROUST, Marcel. À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Gallimard, 1919. 576 p.

Œuvres complémentaires

COLETTE. Le Blé en herbe. Flammarion, 1923, 192 p.

MAUPASSANT, Guy de. L’Épave in La petite Roque, Editions Louis Conad, 1886, p.71

– 92

MAUPASSANT, Guy de. Pierre et Jean. Ollendorf, 1888, 218 p.

PROUST, Marcel. Sodome et Gomorrhe I, 1921, Gallimard, 688 p.

ZOLA, Emile. Les Coquillages de M. Chabre, G. Charpentier, 1884. p. 247 – 312

Ouvrages

BLOCH-DANO, Évelyne. Une jeunesse de Marcel Proust. Stock, 2017, 280 p.

COLLECTIF. Analyses et réflexions sur Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs

(deuxième partie). Collection l’œuvre d’art, ellipses, 1993, p.128

COLLECTIF. Architecture et urbanisme – Villégiature des bords de mer XVIII è - XX e .

Editions du Patrimoine, Centre des Monuments Nationaux, 2010, 400 p.

COLLECTIF. Destination Normandie – Deux siècles de tourisme XIX e - XX e siècles. 5

Continents Editions, 2009, 175 p.

COLLECTIF. La Normandie des impressionnistes. Le guide du Routard. Hachette, 2013,

140 p. dont Cabourg p. 96

COLLECTIF. Marcel Proust, l’écriture et les arts. Gallimard-BNF, 2000, 304 p.

COLLECTIF. Tous à la plage ! Villes balnéaires du XVIII e siècle à nos jours. Catalogue

Cité de l’architecture et du patrimoine et Lienart éditions, 2016, 300 p.

MC DOWELL, Dane. L’herbier de Marcel Proust. Flammarion, 2017, 237 p.

PÉCHENARD, Christian. Proust à Cabourg. Quai Voltaire, 1992, 202 p.

PIC, Rafael. Balnéaire – Une histoire des bains de mer. Editions LBM et Philéas Fogg,

2004, 224 p.

PICHON, Fanny. Proust en un clin d’œil ! First Editions, 2018, 160 p.

TADIÉ, Jean-Yves. Proust, le dossier. Agora, 1983, 362 p.

Articles

NÈDE, André. Une brillante inauguration. Le Figaro, 10 juillet 1907, p. 1. A lire sur

Gallica : bit.ly/figaro10juillet

95


DELÉPINE, Louise. Cabourg, A la recherche du train d’été de Marcel Proust. Ouest-

France, 12 juillet 2017. Disponible sur : bit.ly/traindete

INCONNU. Brèves. Le Figaro, 7 juillet 1907, p. 1. A lire sur Gallica :

bit.ly/figaro7juillet

INCONNU. Cabourg, la station romantique à l’architecture singulière. Paris-Normandie,

10 août 2015. Disponible sur : bit.ly/cabourgromantique

REBOURS, Laurent. [7 à lire] Les bains de mer, une folie normande. L’Orne-Hebdo, 16

avril 2016. Disponible sur : bit.ly/bainsdemerfolie

REDACTION, avec A.F.P. Du bain de mer supplice au tourisme balnéaire, une

exposition à Caen. La Dépêche, 14 juin 2009. Disponible sur : bit.ly/bainsdemercaen

DIVERS. Articles issus de L’Echo de Cabourg, quotidien régional

Sites internet

A la recherche du temps perdu [en ligne], 2011, [consulté dès le 8 janvier 2018].

Disponible sur : http://alarecherchedutempsperdu.org

Pages de sites internet

Chemins de fer du Calvados [en ligne]. Wikimédia Foundation. Inc., 2018, [consulté le

18 janvier 2018]. Disponible sur : bit.ly/traincalvados

Les Coquillages de M. Chabert [en ligne]. Wikimédia Foundation. Inc., 2018, [consulté

le 21 janvier 2018]. Disponible sur : bit.ly/coquillageszola

L’histoire de Cabourg [en ligne]. BlogHotellerie, 2014, [consulté le 30 janvier 2018].

Disponible sur : bit.ly/histoiredecabourg

L’Epave [en ligne]. Atramenta, 2014, [consulté le 21 janvier 2018]. Disponible sur :

bit.ly/lepavenouvelle

Cabourg, brèves de quotidiens [en ligne]. Merienne Jy, [consulté le 18 janvier 2018].

Disponible sur : bit.ly/

Histoire de la trempette [1/2] : les premiers bains de mer ou la genèse d’un scandale [en

ligne]. Savoirs d’Histoire, [consulté le 4 février 2018]. Disponible sur :

bit.ly/premiersbains

La promenade Marcel Proust de Cabourg [en ligne]. BlogHotellerie, 2014, [consulté le

30 janvier 2018]. Disponible sur : bit.ly/promenademproust

Documents

Films et supports visuels

COMPANEEZ, Nina. A la recherche du temps perdu, 115 x 2 min, Diffusé sur France 2

les 1 ers et 2 février 2011. Premier épisode adapté d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs

Retrouvez l’intégralité de la bibliographie et de nombreuses photographies sur

https://proustacabourg.weebly.com

96


Lexique

Bains à la lame

Bains de mer effectués au milieu des vagues, par

opposition aux techniques de bains antérieures,

proposés dans les établissements d’hydrothérapie ou

dans des piscines de bord de mer.

Bains de mer

Action de se baigner totalement ou en partie dans la

mer, dans un but hygiéniste, thérapeutique ou ludique.

Les bains de mer furent très en vogue en Europe dès

la seconde partie du XIX ème siècle.

Balbec

Station balnéaire imaginaire crée par Marcel Proust,

cadre de son roman À l’ombre des jeunes filles en

fleurs et de nombreux passages de La Recherche.

Balbec est en grande partie inspiré de Cabourg, où a

séjourné l’écrivain, et de Riva-Bella et Beg-Meil.

Belle-Epoque

Nom attribué, dès les années 1930, à la période qui

précède la Première Guerre Mondiale et débute à la

fin du XIX ème siècle. La Belle-Epoque est caractérisée

par de nombreux progrès, tant sur les plans

technologiques et politiques que sociaux et

économiques.

Bow-window

Ouvrage vitré en saillie, formant une sorte de fenêtre

arquée sur un ou plusieurs étages.

Chasseur

Employé d’un hôtel ou d’un restaurant, synonyme de

groom.

Domestic revival

Style architectural anglais pittoresque, qui s’inspire du

gothique.

Dunes

Colline constituée par un amas de sable accumulé par

le vent.

Glaise

Terre argileuse et imperméable utilisée en

poterie, qui sert à la fabrication des tuiles

et des briques.

Hémicycle

Espace ou construction ayant la forme

d’un demi-cercle.

Impressionnisme

Mouvement artistique apparu dans les

années 1870, qui se manifeste surtout en

peinture. Les œuvres impressionnistes

sont caractérisées par des effets de

lumière et la représentation d’impressions

fugaces.

Kursaal

Salle de réunion d’un établissement

thermal.

La Recherche

Nom couramment utilisé pour désigner A

la recherche du temps perdu, roman de

Marcel Proust écrit de 1906 à 1922 et

publié de 1913 à 1927, en sept tomes. Les

trois derniers furent publiés à titre

posthume. La Recherche est de nos jours

le plus long roman français couramment

lu avec près de 1,5 millions de mots.

Lawn-tennis

Mot anglais signifiant « tennis sur

gazon »

Liftier

Employé préposé à la manœuvre d’un

ascenseur.

97

Eclectique


Loggia

Balcon couvert, apparu à la période de la Renaissance.

Périssoire

Canot long et étroit, monoplace, similaire au kayak actuel.

Pittoresque

Qui par sa disposition originale, son aspect séduisant est digne d’être peint. Notion esthétique, qui désigne,

de manière plus générale un objet inhabituel, qui amuse par son originalité.

Podoscaphe

Barque de plaisance se mouvant à l’aide d’une pagaie.

Rococo

Style architectural du XVIII ème siècle, dérivé du baroque italien et du décor rocaille français.

Ruskin

Ecrivain, poète et critique d’art anglais du XIX ème siècle (1819-1900). Marcel Proust a écrit les préfaces

des premières traductions françaises de ses écrits.

Villégiateur, Villégiaturiste

Qui est en villégiature, en séjour ou en vacances à la campagne ou au bord de la mer.

créé par Léopold

Modèle –@CharlesB

98


Index

À l’ombre des jeunes filles en fleurs, 5, 15, 18, 19, 21, 23, 24, 26, 37, 40, 42, 45, 47, 51, 55, 57,

59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 74, 75, 76, 77, 86, 88, 90

Agostinelli, Alfred, 48, 52, 53, 54

Aquarium, 48, 49, 50, 58, 65, 67

Belle Epoque, 14, 15, 16, 63

Bertrand, Charles, 12, 13, 24, 33, 58, 59

Deauville, 14, 20, 25, 29, 30, 31, 33, 59, 89

Elstir, 15, 16, 48, 65, 72, 74 à 80, 81, 83, 87

Etablissements hydrothérapiques, 24, 25, 58

Henriet, Jean-Paul, 13, 24, 31, 47, 51, 61, 84, 89, 90, 91

Les Coquillages de Monsieur Chabre, 24, 57

Station balnéaire, 7, 10, 13, 17, 20

Taxis, 48, 52, 54, 89

Trouville, 10, 13, 14, 22, 25, 27, 29, 30, 59, 79, 89, 90

Quatrième édition revue et

augmentée

99


« Le véritable voyage ne consiste pas à

chercher de nouveaux paysages mais à

avoir de nouveaux yeux »

Marcel Proust

Un dossier de Léna Le Floc’h, Raphaël Hauser et Léopold Thievend

Conception et mise en page : Léopold Thievend

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