Modes et vêtements
Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
Correspondances d’artistes, articles de presse,
ordonnances royales, livres de comptes, inventaire
après décès : le présent ouvrage réunit plus
de cent cinquante textes, du vii e siècle à nos jours,
de l’Europe à l’Afrique, en passant par l’Asie
et l’Amérique, consacrés aux modes et aux vêtements.
RETOUR
AUX
TEXTES
MODES
ET VÊTEMENTS
RETOUR
AUX
TEXTES
Structurés en chapitres thématiques et introduits
par des essais critiques confiés à une trentaine
de spécialistes d’horizons divers, les textes ici
rassemblés constituent un outil unique pour l’étude
de la mode. Mêlant les points de vue historiques,
sociologiques et esthétiques, Modes et Vêtements
passe par le prisme des études visuelles et matérielles,
de l’économie, de l’identité et des styles de vie,
ou encore des multiples figures du créateur. S’offre
ainsi au lecteur une vision historique complète
de l’évolution des perceptions, des usages et des
façons d’écrire et de penser les modes vestimentaires,
leurs acteurs, leurs mythes et leurs mutations.
MODES
ET VÊTEMENTS
SOUS LA DIRECTION
DE DAMIEN DELILLE ET PHILIPPE SÉNÉCHAL
9 782916 914923 978-2-916914-92-3 –– 39 €
I. ÉTUDES
VISUELLES :
TEXTES, IMAGES
ET OBJETS
VESTIMENTAIRES
1. LA MODE AVANT L’ÉPOQUE
DE LA MODE, XIe-XVIe SIÈCLE,
PAR GIL BARTHOLEYNS
1. Raoul Glaber
Histoires (écrites entre 1031 et 1047),
traduit du latin par Mathieu Arnoux,
Turnhout, Brepols, 1996, livre III, chap. 9, § 40,
p. 218-221.
2. Sigefroid, abbé de Gorze
Lettre à Poppon, abbé de Stavelot, 1043,
traduite du latin par Michel Parisse,
« Sigefroid, abbé de Gorze, et le mariage
du roi Henri III avec Agnès de Poitou (1043).
Un aspect de la réforme lotharingienne »,
Revue du Nord, 356-357/3-4, 2004, annexe
p. 563-564.
3. Orderic Vital
Historia ecclesiastica, livre VIII,
éd. Le Prévost, t. III, 1845, p. 324-325 et 394,
traduit du latin par Louis-François Du Bois,
Collection des mémoires relatifs à l’histoire
de France, Paris, t. XXVII, p. 281-284
et 346-347.
4. Eadmer
Historia novorum, livre I, éd. Patrologie
latine, t. CLIX, col. 576 D-577 D, traduit
du latin par Henri-Marie Rochais, Histoire
des temps nouveaux en Angleterre, Paris,
Cerf, 1994, p. 73-75.
5. Serlon, évêque de Séez
Sermon au jour de Pâques 1105, à Carentan
devant le roi Henri I er Beauclerc et sa cour,
selon Orderic Vital, Historia ecclesiastica,
livre XI, éd. Le Prévost, t. IV, p. 204-210,
traduit du latin par Louis-François Du Bois,
Collection des mémoires relatifs à l’histoire
de France, Paris, t. XXVIII, p. 182-184.
6. Christine de Pisan
Le Livre des trois vertus (1405, première
édition en 1497), français modernisé par
Liliane Dulac, dans Danielle Régnier-Bohler
(dir.), Voix de femmes au Moyen Âge. Savoir,
mystique, poésie, amour, sorcellerie, Paris,
Laffont, 2006, p. 654-657 et 671-674.
7. Nicolas de Montand
Miroir des François, compris en trois livres.
Contenant l’estat et maniement des affaires
de France […], Genève, Guillaume de
Laimarie, 1581, p. 16-19, 466-467 et 469.
2. PRESCRIPTEURS DE
TENDANCES : LES JOURNAUX
DE MODES, XVIIe-XXe SIÈCLE,
PAR FRANÇOISE TÉTART-VITTU
3. LA PHOTOGRAPHIE
DE MODE, XXe-XXIe SIÈCLES,
PAR MARLÈNE VAN DE CASTEELE
4. DU DÉFILÉ AU MUSÉE,
XIXe-XXIe SIÈCLE,
PAR MORGAN JAN
5. L’ART DE LA VITRINE
AU XXe SIÈCLE,
PAR VÉRONIQUE SOUBEN
1. Anonyme
Le Cabinet des modes, ou les Modes
nouvelles […], 1, 15 novembre 1785, p. 3-6.
2. Anonyme
Le Moniteur de la mode, 1, 10 avril 1843,
p. 1-2.
3. P. D.
Le Moniteur de la mode, 2, 20 avril 1843,
p. 1.
4. Nada
« La mode et le bon ton », Gazette du bon
ton, 11, septembre 1913, p. 350-351.
1. Adolphe de Meyer et Alfred Stieglitz
« Correspondance. 1909-1940 », New Haven,
Yale University, Beinecke Rare Book and
Manuscript Library, Alfred Stieglitz/Georgia
O’Keefe Archive, YCAL MSS 85, boîte 12,
dossier 298.
2. Gene Thornton
« Fashion Photography an Art of
Democracy » [La photographie de mode,
un art de la démocratie], dans id. (dir.),
Fashion Photography: Six Decades
[Photographie de mode. Six décennies],
cat. exp. (New York, Emily Lowe Gallery,
30 octobre – 14 décembre 1975),
Hempstead, Hofstra University, 1975, n. p.
3. Gilles Lipovetsky
« More than Fashion » [Plus mode que
la mode], dans Jessica Morgan et Ulrich
Lehmann (dir.), Chic Clicks: Creativity
and Commerce in Contemporary Fashion
Photography [Clichés chics. Créativité et
commerce dans la photographie de mode
contemporaine], cat. exp. (Boston, The
Institute of Contemporary Art, 23 janvier
– 5 mai 2002), Boston, The Institute of
Contemporary Art/Hatje Cantz, 2002,
p. 8-11.
1. Jean Gaumout
« Trois cents modèles inédits de nos
principaux couturiers, tailleurs et fourreurs,
sont aujourd’hui groupés sous vos yeux »,
dans Jean Labusquière (dir.), Le Vêtement
français à l’Exposition des arts décoratifs
et industriels modernes, cat. exp. (Paris,
28 avril – 25 octobre 1925), Paris, Gazette
du bon ton, 1925.
2. Anonyme
« Le Théâtre de la mode », prospectus, Paris,
1945.
3. Madeleine Delpierre
« Journal, 19 décembre 1952 –
18 décembre 1953 » et « Journal,
19 décembre 1953 – 29 août 1954 », Paris,
musée Carnavalet, archives Delpierre,
2 AP 20 et 2 AP 21, n. p.
4. Bruno Remaury
« De la vitrine au musée : la relation
entre la marque et son patrimoine »,
Mode de recherche, 2 : Luxes et patrimoines,
juin 2004, p. 20-22.
1. Karl Ernst Osthaus
« Das Schaufenster » [La vitrine], Jahrbuch
des Deutschen Werkbundes. Die Kunst
in Industrie und Handeln [Almanach
du Deutscher Werkbund. L’art dans
l’industrie et le commerce], Iéna, Eugen
Diederichs, 1913, p. 59-69.
2. Frederick Kiesler
Contemporary Art Applied to the Store
and its Display [L’art contemporain appliqué
au magasin et à l’étalage], Londres, Sir Isaac
Pitman & Sons, 1930, p. 77-79 et 120-122.
3. Robert Goldwater
Avec la collaboration de René
d’Harnoncourt, Modern Art in Your Life
[L’art moderne dans votre quotidien],
cat. exp. (New York, The Museum of Modern
Art, 5 octobre – 4 décembre 1949), New York,
The Museum of Modern Art, 1949, p. 1.
22 23
I. Études visuelles : textes, images et objets vestimentaires
JEAN COCTEAU
Ma femme est une sorcière, décor réalisé pour l’exposition
Le Théâtre de la Mode (Paris, musée des Arts décoratifs,
28 mars – 29 avril 1945). Photographie anonyme, Paris,
musée des Arts décoratifs.
FREDERICK KIESLER
Vitrines pour le magasin Saks Fifth Avenue, New York,
vers 1927-1928. Photographies anonymes, Vienne,
Frederick Kiesler Foundation.
24
SOICHI SUNAMI
Vue de l’exposition Modern Art in Your Life [L’art moderne dans
votre quotidien] (New York, Museum of Modern Art, 5 octobre –
4 décembre 1949), épreuve gélatino-argentique, 17,7 × 24,1 cm,
New York, Museum of Modern Art, 423.18.
25
GIL BARTHOLEYNS
1. LA MODE AVANT L’ÉPOQUE
DE LA MODE, XIe-XVIe SIÈCLE
La mode, telle que nous l’entendons,
est anachronique jusqu’au xvi e siècle.
Lorsque le terme apparaît en ancien
français à la fin du xiv e siècle, c’est dans
des expressions comme « à la mode de »
(du latin modus) qui désigne les us et
coutumes. La célèbre formule de
Rabelais « la mode qui court » indique
que la mode n’est pas encore tout à fait
objectivée. Cela ne veut évidemment
pas dire que les sociétés traditionnelles
ou hostiles au changement ne
connaissent pas des modes. Disons en
effet « les modes » pour que « la mode »
qualifie ce phénomène esthétique où le
changement procède de stratégies de
distinction sociale et dont la diffusion
plus ou moins rapide rend sensible cette
distinction. Avec le sens de l’anecdote
qui le caractérise, Montaigne exprime
parfaitement ce mécanisme dans son
essai sur les lois somptuaires : après le
décès accidentel d’Henri II (1559),
écrit-il, tout le monde se mit à porter
du drap de laine à la cour et on
reconnaissait tout de suite l’« homme
de ville » ou « l’homme de peu », c’est-àdire
le bourgeois, au fait qu’il portait
encore de la soie, chose « venue à telle
vilité » en moins d’un an.
La mode, voilà donc une
ressource de différenciation sans cesse
renouvelable qui semble se développer
à la fin du Moyen Âge et dont on prend
progressivement conscience jusqu’à
susciter la passion ou l’aversion : non pas
uniquement pour une mode (une forme
ou un matériau inédit), mais pour le
phénomène. Il est assez significatif que
des chroniqueurs de premier plan, des
grands ecclésiastiques et des penseurs
de renom aient été à ce point préoccupés
par ce que les historiens du xix e siècle
appelaient des « légèretés » ou « futilités »
pour se dédouaner de s’y intéresser
sérieusement.
C’est donc souvent à travers
les vitupérations des hommes d’Église
et des humanistes donneurs de leçon
que nous découvrons la forme d’un
vêtement, une coupe de cheveux,
une attitude corporelle, un menu
détail, mais aussi des matières et des
assortiments subtils. Pour s’assurer
de ces témoignages incidents, les
images (Bartholeyns 2015) et les pièces
archéologiques sont indispensables. Les
sources écrites permettent en retour
de contextualiser les représentations
et celles-ci redonnent corps et usages
aux artefacts mis au jour (Blanc 1995).
L’étude des modes nécessite aussi de
croiser différents domaines : l’économie,
le système de pensée, la dimension
symbolique… et d’interroger sans cesse la
causalité des changements observés. Les
vénérables histoires du vêtement sont
essentielles mais elles sont décevantes
sur ce point. Car si elles se présentent
comme des histoires de la mode, c’est
en un sens extrêmement simpliste ou
douteux. L’évolution du vêtement est
généralement conçue comme une suite
naturelle de changements, sans autre
cause que la mode elle-même. La mode
est considérée comme l’expression
de l’esprit du temps, perceptible
également dans l’architecture ou
le raisonnement intellectuel. La
périodisation est souvent artificielle,
découpée en siècles ou en règnes. La
seule causalité du changement que l’on
y rencontre est l’originalité de certains
personnages « haut en couleurs » qui
semblent avoir été rapidement imités
(Bartholeyns 2010).
I. ÉTUDES VISUELLES : TEXTES, IMAGES ET OBJETS VESTIMENTAIRES
26 1. La mode avant l’époque de la mode, xi e -xvi e siècle
I. ÉTUDES VISUELLES : TEXTES, IMAGES ET OBJETS VESTIMENTAIRES
27 1. La mode avant l’époque de la mode, xi e -xvi e siècle
Aussi surprenant que cela
puisse paraître, nous ne disposons
à ce jour d’aucune étude de fond sur
le phénomène de la mode au Moyen
Âge. Comment ce « champ » est-il né ?
Pourquoi et sous quelle forme ? À quel
moment les acteurs du marché l’ontils
perçu comme une opportunité
économique ? Quel nouveau rapport au
temps cela suppose-t-il ? Nous sommes
encore plus démunis pour le haut Moyen
Âge, période pour laquelle nous ne
disposons pas d’une description assurée
des formes et des tendances, bien que les
travaux sur le vêtement, l’armement
ou les techniques ne manquent pas.
Bien sûr, un grand nombre d’études
se distinguent par l’observation fine
de situations et d’évolutions particulières.
Par exemple, l’amour des Latins pour
le luxe oriental (Burns 2002), les goûts
propres aux milieux de cour européens
(Vale 2001, Meiss-Even 2014), leurs
préférences en matière d’étoffes haut
de gamme (flamandes puis brabançonnes
entre le xii e et le xiv e siècle) que nous
connaissons d’abord grâce aux historiens
économistes tels que John H. Munro ou
Herman Van der Wee – avec la difficulté
classique d’accéder aux habitudes du
monde ouvrier et paysan.
La multiplication des études sur
les couleurs (Pastoureau 1999), les
accessoires (chaussures, couvre-chef…)
ou encore les modes « étrangères »
(Paresys 2007) suffit à suggérer la grande
richesse des connaissances mais aussi
leur cloisonnement. De sorte que
des perspectives originales sur les
modes médiévales proviennent souvent
de réflexions transversales portant sur
l’identité, l’altérité, les rituels sociaux
(Heers 1971, Blanc 1997, Crane 2002,
Rublack 2010).
Dans son Grand dictionnaire
universel du xix e siècle, Pierre Larousse
ne croyait pas si bien dire : « l’usage est
une longue mode et la mode un court
usage ». Les textes des x e , xi e et xii e siècles
réunis ici confirment le phénomène des
« longues modes ». Le texte écrit vers
1405 par Christine de Pisan ( texte 6),
considérée comme féministe avant
l’heure, et le Miroir des François (1581)
du protestant Nicolas de Montand
( texte 7) permettent de se rendre
compte de la troublante continuité
de la critique, en même temps qu’ils
témoignent de la transformation radicale
des enjeux sociaux et moraux de la mode
et du luxe.
Au xi e comme au xvi e siècle,
la ritournelle est la même : on regrette
amèrement que la « nation française »,
pour reprendre les mots de Nicolas
de Montand, « se [soit] entièrement
détraquée en quelques années ». Quelle
que soit l’époque, les auteurs disent :
depuis peu de temps, plus rien ne va.
L’influence étrangère est presque
toujours en cause. Comme l’écrit le moine
clunisien Raoul Glaber vers 1031
( texte 1), c’est la reine Constance
d’Arles et sa suite qui ont apporté leurs
allures dégénérées aux Francs.
À quelques années de là, Sigefroid de
Gorze écrit que les Français ont amené le
mal en Empire ( texte 2). L’imitation
et la diffusion des nouveautés au sein
de l’aristocratie, puis de l’aristocratie
au peuple, constituent les principaux
moteurs du changement aux yeux des
contemporains. Comme le dit Christine
de Pisan, si les grandes dames montraient
l’exemple, elles seraient également
suivies, mais pour le meilleur.
L’apparition d’une mode
est toujours perçue comme soudaine.
Les esprits sont frappés par les
changements de formes et de silhouette
par raccourcissement, allongement,
emphase, excroissance, comme les
souliers pointus, dits « à pigaches »,
en vogue dans les années 1090, selon
le moine normand Orderic Vital
( texte 3). Les images rendent compte
des changements, souvent par
l’exagération graphique, ainsi que
des opinions, ici du monde clérical,
en faisant porter au diable des manches
démesurément longues et une cotte
fendue (p. 17). Ces modes sont décrites
comme fulgurantes mais elles semblent
toujours durer un certain temps : elles se
propagent rapidement et finissent par
devenir la norme, avant d’être
bouleversées à leur tour. Ce sont bien
des modes longues. Ainsi le port de la
barbe est commun avant l’an mil, puis
les hommes se mettent à se raser au
grand dam des clercs, mais quelques
générations plus tard, à la fin du xi e siècle,
la barbe est devenue, pour Orderic Vidal,
la pire des abominations car elle est,
dit-il, la marque traditionnelle des
vagabonds et des pénitents ( textes 3
et 5). Ce mouvement faussement cyclique
nous rappelle qu’aucune signification
n’est attachée naturellement à un signe.
Aucun signe ne porte en soi un seul sens.
Les cheveux longs peuvent être un signe
de puissance masculine ou un attribut
féminin. C’est aussi cela, une mode :
si les barbes sont longues, c’est parce
qu’elles étaient courtes.
Un autre point commun
de ces textes est l’invocation lancinante
des préceptes divins tirés des Saintes
Écritures. Les prescriptions de Paul
(Première épître aux Corinthiens,
chapitre 11) sont citées par Orderic Vital
et se retrouvent chez Nicolas de Montand
quatre siècles plus tard. Eadmer
de Cantorbéry ( texte 4) estime
que l’effémination ou le « forfait
de Sodome » est le grand péché des
hommes naturellement virils et, comme
beaucoup d’autres après lui, il considère
que les femmes défigurent l’œuvre du
Créateur en se maquillant et en s’épilant
ou en se teignant les cheveux. Pour
l’Église, les filles et les épouses doivent
faire profil bas et donc éviter les parures,
en mémoire de la faute originelle dont
elles sont tenues responsables. Mais
au lieu de cela, disent les clercs, elles
se pavanent comme des paons. Le vice,
la damnation, l’œuvre de Satan sont sans
cesse invoqués, mais à travers ces grands
mots, c’est le changement lui-même qui
est condamné : les « usages anciens » sont
toujours préférables aux « nouveautés ».
Ce principe du statu quo
ou du retour à un état antérieur n’est
pourtant déjà plus une évidence
à la fin du xvi e siècle, lorsque
Nicolas de Montand se répand en
lamentos. À partir des dernières
décennies du xiv e siècle, peut-être plus
tôt, celui qui respecte les autres devient
de plus en plus celui qui adopte le
changement collectif. Preuve d’un
changement d’attitude à l’égard du
changement lui-même : le refus de la
novitas et le conservatisme commencent
à être perçus comme un manque de
civilité.
Malgré leur air de famille,
les premiers textes ( 1 à 5) et les deux
derniers ( 6 et 7) manifestent des
valeurs fort différentes. Au-delà du ton,
de la langue (le latin puis les langues
vernaculaires) et donc du public, on
observe des modifications fondamentales
d’attitude à l’égard du luxe et de l’ordre
social. Aux xi e et xii e siècles,
les auteurs déplorent la confusion
des identités (homme/femme, jeune
noble/marginaux) et ils condamnent
le luxe en général. Le luxe n’est jamais
pour eux une source de confusion sociale.
Or, à partir du xiii e siècle, le brouillage
des hiérarchies par la consommation
devient le principal point de crispation :
le luxe n’est pas mauvais en soi, c’est
son usage par certains qui l’est.
Autrement dit le luxe devient un privilège
et un mode de classement graduel
I. ÉTUDES VISUELLES : TEXTES, IMAGES ET OBJETS VESTIMENTAIRES
28 1. La mode avant l’époque de la mode, xi e -xvi e siècle
I. ÉTUDES VISUELLES : TEXTES, IMAGES ET OBJETS VESTIMENTAIRES
29 1. La mode avant l’époque de la mode, xi e -xvi e siècle
1. RAOUL GLABER
Histoires (écrites entre 1031 et 1047), traduit du latin par Mathieu Arnoux,
Turnhout, Brepols, 1996, livre III, chap. 9, § 40, p. 218-221.
des personnes. Quand Christine de Pisan
écrit que chacun doit s’habiller « selon
son estat », cela veut dire que personne
ne doit s’habiller plus richement que ce
qui convient à sa condition, « de degré
en degré », de la paysanne à la reine en
passant par la bourgeoise. L’énumération
hiérarchique, également présente dans
les lois somptuaires, établit un droit à la
consommation des uns contre les autres,
et cette obsession donne tout son sens
BIBLIOGRAPHIE
BARTHOLEYNS, GIL
« Pour une histoire explicative
du vêtement. L’historiographie, le
xiii e siècle social et le xvi e siècle
moral », dans Regula Schorta et Rainer
C. Schwinges (dir.), Mode und Kleidung
im Europa des späten Mittelalters, Bâle/
Riggisberg, Abegg-Stiftung/Schwabe
Verlag, 2010, p. 209-230.
« Images et culture matérielle »,
dans Jérôme Baschet et Pierre-Olivier
Dittmar (dir.), Les Images dans l’Occident
médiéval, Turnhout, Brepols, 2015,
p. 397-408.
BLANC, ODILE
« Histoire du costume : l’objet
introuvable », Médiévales, 29, 1995,
p. 65-82.
Parades et Parures. L’invention du corps
de mode à la fin du Moyen Âge, Paris,
Gallimard, 1997.
BURNS, E. JANE
Courtly Love Undressed, Philadelphia,
University of Pennsylvania Press, 2002.
à ce que les historiens des années 1960
ont appelé une « société d’ordres », pour
faire valoir le caractère structurant
de la verticalité et de la gradation des
prérogatives matérielles et morales dans
les sociétés européennes dites d’Ancien
Régime.
MEISS-EVEN, MARJORIE
Les Guise et leur Paraître, Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 2014.
PARESYS, ISABELLE
« The Dressed Body: The Moulding
of Identities in 16 th Century France »,
dans Herman Roodenburg (dir.), Forging
European Identities, 1400–1700,
Cambridge, Cambridge University Press,
2007, p. 227-257.
PASTOUREAU, MICHEL
« Le temps mis en couleurs. Des couleurs
liturgiques aux modes vestimentaires
(xii e -xiii e siècles) », Bibliothèque de l’École
des chartes, 157, 1999, p. 111-135.
PLATELLE, HENRI
« Le problème du scandale. Les nouvelles
modes masculines aux xi e et xii e siècles »,
Revue belge de philologie et d’histoire, 53,
1975, p. 1077-1079.
RUBLACK, ULINKA
Dressing Up: Cultural Identity in
Renaissance Europe, Oxford, Oxford
University Press, 2010.
Vers la millième année du Verbe incarné, lorsque le roi Robert reçut d’Aquitaine
sa femme, la reine Constance, on vit affluer en France, en Auvergne et en
Bourgogne des hommes voués par légèreté d’esprit à toutes les vanités, étranges
dans leurs vêtements et dans leur comportement, excentriques par leurs armes
et le harnachement de leurs montures, les cheveux rasés sur la moitié de la tête,
la barbe tondue comme des jongleurs, chaussant des souliers et des guêtres
immondes, sans foi ni respect pour les pactes de paix. Leur exemple néfaste fut,
hélas ! suivi avec avidité par tout le peuple des Francs, honorable jusqu’alors
plus qu’aucun autre, et par celui des Bourguignons, au point qu’ils devinrent
semblables à eux par leur débauche et leur immoralité. Quiconque tentait de
les retenir, par crainte de Dieu et amour de la religion, passait d’eux pour fou.
Mais un homme d’une foi et d’une constance inébranlable, le père Guillaume
[de Volpiano], que nous avons évoqué plus haut, abandonnant toute retenue et
clamant les invectives de l’Esprit, blâma âprement le roi et la reine d’avoir permis
que de telles choses arrivent dans leur royaume qui, jusqu’à ce jour, s’était
distingué entre tous par son sens de l’honneur et son respect de la religion. Il
dénonça bien d’autres, de rang ou d’ordre inférieur, d’une manière si menaçante
que la plupart, renonçant à ce culte superstitieux de la vanité, revinrent
à leurs usages anciens. L’abbé assurait en effet que tous ces ornements étaient
la marque du diable : si un homme portait une telle marque lorsqu’il quittait ce
monde, il échapperait difficilement aux chaînes diaboliques. Chez beaucoup,
cependant, l’usage persista ; parce que je le détestais, j’ai composé contre lui
cette diatribe, en vers héroïques :
L’an millième de l’avènement du Seigneur né de la Vierge
Les hommes sont en proie à de graves erreurs
[...] Habitués à conformer nos usages à l’exemple des anciens,
Nous voici au péril d’une téméraire nouveauté :
De nos jours les hommes se moquent du passé,
Ils marient le jeu et le scandale, dont ils font leur coutume [...]
La vie d’aujourd’hui crée des tyrans aux corps contrefaits,
Hommes trop court vêtus, sans paroles, ineptes.
L’État gémit en butte à l’esprit efféminé.
CRANE, SUSAN
The Performance of Self: Ritual,
Clothing, and Identity During the
Hundred Years War, Philadelphia,
University of Pennsylvania Press, 2002.
VALE, MALCOLM
The Princely Court: Medieval Courts
and Culture in North-West Europe,
1270–1380, Oxford/New York, Oxford
University Press, 2001.
HEERS, JACQUES
« La mode et les marchés des draps de
laine. Gênes et la montagne à la fin
du Moyen Âge », Annales ESC, 5, 1971,
p. 1093-1117.
I. ÉTUDES VISUELLES : TEXTES, IMAGES ET OBJETS VESTIMENTAIRES
I. ÉTUDES VISUELLES : TEXTES, IMAGES ET OBJETS VESTIMENTAIRES
30 1. La mode avant l’époque de la mode, xi e -xvi e siècle 31 1. La mode avant l’époque de la mode, xi e -xvi e siècle
2. SIGEFROID, ABBÉ DE GORZE
Lettre à Poppon, abbé de Stavelot, 1043, traduite du latin par Michel Parisse,
« Sigefroid, abbé de Gorze, et le mariage du roi Henri III avec Agnès de Poitou
(1043). Un aspect de la réforme lotharingienne », Revue du Nord, 356-357/3-4,
2004, annexe p. 563-564.
3. ORDERIC VITAL
Historia ecclesiastica, livre VIII, éd. Le Prévost, t. III, 1845, p. 324-325 et 394,
traduit du latin par Louis-François Du Bois, Collection des mémoires relatifs à
l’histoire de France, Paris, t. XXVII, p. 281-284 et 346-347.
En outre je vois faire beaucoup d’autres choses qui me déplaisent et qu’il
faudrait corriger ; je n’en parle pas pour le moment afin de ne pas importuner
les oreilles du roi. Pourtant il en est une qui m’angoisse particulièrement
et que je ne souffre pas de passer sous silence, à savoir que l’honorabilité du
royaume, qui, à l’époque des empereurs précédents, s’affirmait de façon très
convenable dans la décence de l’habillement, le comportement, les armes et
l’équitation, est de nos jours passée en second, au profit de la déshonorante
pratique d’inepties françaises dans la coupe des barbes, dans le raccourcissement
et la laideur des vêtements, particulièrement honteux et odieux aux
regards pudiques, et dans de nombreuses autres nouveautés qu’il serait trop
long d’énumérer et dont l’introduction fut interdite à l’époque des Otton et des
Henri. Aujourd’hui la plupart des gens méprisent les mœurs honorables de nos
pères, recherchent les vêtements des étrangers et, du même coup et très vite,
leurs perversités ; par-là même ils souhaitent ressembler à ceux qu’ils savent
être des ennemis et des traîtres, et, ce qui est plus déplorable encore, loin de
se corriger, ces gens-là se tiennent dans la plus étroite familiarité des rois et
des autres princes, et chacun reçoit une récompense d’autant plus grande qu’il
paraît plus prompt à adopter de telles futilités. Et les autres qui, voyant cela,
n’ont pas honte de leur ressembler et, parce qu’ils voient les grands à la fois les
supporter sans les punir et leur donner même des récompenses, ils s’empressent
d’imaginer de plus grandes folies en matière d’innovations. De ces choses-là
et d’autres identiques, ô saint père, je me désole très vivement, parce qu’avec
ces changements venus de l’étranger je vois en même temps, dans un royaume
jusque-là plus honorable que les autres, changer les mœurs et augmenter peu
à peu les meurtres, les pillages, les parjures, les traîtrises et tromperies en tout
genre. C’est pourquoi nous vous supplions, nous vous implorons, et, au nom de
l’amour de Dieu, nous vous adjurons de veiller, par l’intermédiaire du roi et de
tous ceux que vous pouvez, dans la mesure de ce que vous pouvez et savez, à
vous opposer à de si grands maux et à les soigner.
[Vers 1089.] Ce comte [d’Anjou], répréhensible en beaucoup de choses et même
infâme, était esclave de toutes sortes de vices. Comme il avait les pieds difformes,
il se fit faire des souliers longs et pointus par le bout afin de couvrir ses pieds, et
d’en cacher les bosses que l’on appelle ordinairement des ognons. C’est de là que
s’étendit en Occident cette mode extraordinaire qui plut beaucoup aux personnes
légères et aux amateurs de nouveautés. C’est pourquoi les cordonniers font aux
chaussures comme des queues de scorpion qu’ils appellent communément des
pigaches [pigacias], genre de souliers que presque tous les hommes tant riches que
pauvres recherchent outre mesure. Jusqu’alors on avait de tout temps fait des souliers
arrondis suivant la forme du pied, et les grands comme les petits, les prêtres
comme les laïcs, s’en servaient convenablement : mais bientôt les séculiers cherchèrent
dans leur orgueil des parures qui fussent en rapport avec la perversité de
leurs mœurs ; et ce qu’autrefois les hommes les plus honorables avaient regardé
comme le comble de la honte et de l’infamie, les modernes [moderni] le trouvent
doux comme du miel et en font parade comme d’une distinction toute particulière.
Un certain Robert, mauvais sujet, attaché à la cour de Guillaume le
Roux, commença le premier à remplir d’étoupe ses longues pigaches [prolixas
pigacias], et à les faire contourner comme des cornes de bélier. C’est pourquoi on
le surnomma Cornard. La plus grande partie de la noblesse ne tarda pas à suivre
cette frivole invention, comme si c’eût été une marque de mérite et une preuve de
vertu. Alors les hommes efféminés avaient partout l’empire sur tout le globe. Ils
se livraient à toutes sortes d’excès immoraux, et, sales libertins dignes du feu, ils
s’abandonnaient aux ordures de Sodome. Ils rejetaient les coutumes des guerriers,
riaient des exhortations des prêtres, et, dans leurs vêtements comme dans leur vie,
suivaient des mœurs étrangères. En effet, ils séparaient leurs cheveux depuis le sommet
de la tête jusqu’au front, ils les entretenaient longs à la manière des femmes,
et en prenaient un grand soin ; ils trouvaient du plaisir à se revêtir de chemises et
de tuniques longues et serrées à l’excès. Quelques-uns perdaient tout leur temps et
le passaient selon leur fantaisie en opposition avec la loi de Dieu et les habitudes
de leurs pères. Leur nuit était employée à des banquets de débauche et d’ivrognerie,
à des entretiens futiles, aux dés et aux autres jeux de hasard. Quant au jour, ils
l’employaient à dormir. C’est ainsi qu’après la mort du pape Grégoire [1085], de
Guillaume le Bâtard [1087] et des autres princes religieux, les habitudes honnêtes
de nos ancêtres furent presque entièrement abolies dans les contrées occidentales.
Ceux-ci portaient des vêtements modestes tout à fait adaptés aux formes de leur
corps ; ils étaient habiles dans l’équitation et dans la course, ainsi que dans tous les
ouvrages que la raison prescrit de faire ; mais de nos jours, les usages des anciens
ont été presque tous changés par de nouvelles inventions. La jeunesse pétulante
[petulans juventus] adopte la mollesse féminine ; les hommes de cour s’étudient à