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FRANCK LOZAC'H
LA REINE ASTRIDE
LA MORT DU PRINCE
Alexandre
Camille et Lucille
La pute
Les éditions de La double Force
LA REINE ASTRIDE
2
PERSONNAGES
ASTRIDE, reine d’Ustrée
ÉLYSÉE, gouvernante d’Astride
RUPTE, conseiller de la reine
OSMONDE, servante
IVREE, jeune esclave adolescent
CHRYSALIDE, servante
Le prisonnier
Deux gardes
3
4
ACTE I - SCÈNE I
d’Ustrée.
La scène se passe dans le palais de la
belle Astride, Reine du Royaume
ASTRIDE
Je t’avais ordonnée, gouvernante d’obéir à mes tendres
envies. Je t’avais pourtant prévenue que ton incapacité à
satisfaire mes désirs seraient source de tortures pour ton humble
personne. Je suis lasse de goûter à ces esclaves dont le corps
m’est indifférent, je suis lasse de proposer ma couche de Reine
à des êtres qui n’en sont point dignes.
Elle se
lève d’un bond, surgit hors de sa couche, et
arrache ses habits.
ASTRIDE
5
Vois mon corps. Vois la rondeur superbe de ces seins.
Observe cette peau blanche, cette ligne de reins. Mes jambes
sont pareilles aux jambes de la gazelle, et mes pieds sont si
beaux, si fins qu’un roi de l’azur les baiserait jusqu’au matin.
Envahi par les ivresses de mon corps, il s’endormirait ... il
s’endormirait. Non, je ne veux pas d’un homme mort. Je veux
d’une bête qui rugit, un carnassier indomptable que
j’enchaînerais dans mon lit.
Avec un
regard foudroyant, elle s’avance vers Élysée, sa
gouvernante. Elle lui caresse lentement la
poitrine.
ASTRIDE
Déshabille-toi. Lentement, très lentement, fais glisser le
long de ton corps ce linge blanc qui te serre. Ma toute belle, que
je te vois nue encore !
Quelques secondes de silence.
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ASTRIDE
Espèce d’imbécile, n’as-tu pas compris que les formes de
ton corps m’étaient indifférentes ? Je ne veux plus toucher ou
transpirer sur ta peau imberbe. Je veux un esclave, un esclave
magnifique dont les parties seront superbes, je veux d’un sexe
qui se tienne droit au premier de mes ordres !
ÉLYSÉE
Ô Reine, nous avons obéi à ton ordre. Dans toute la contrée
nous avons cherché afin d’obtenir le mâle de tes désirs. Du plus
bas paysan au plus noble de la ville, nous les femmes de ta cour
avons frappé à toute porte et avons parcouru tous les champs et
bois. Il y a cent esclaves qui attendent ton corps pour te rendre
heureuse, cent mâles virils, beaux jusqu’à l’extrême, qui
peuvent marcher nus tant leurs silhouettes, tant leur prestance
est pure. Tu n’as jamais daigné les voir. Ils t’attendent et
croupissent avec le désir de te posséder. Ce ne sont pas des
hommes, ce sont des chevaux. Des êtres fougueux ...
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ASTRIDE
Sont-ils surveillés nuit et jour ? Sont-ils interdits de
s’essayer à la masturbation ? Je veux les savoir en manque, en
manque d’amour. Je veux les assécher comme un mendiant
dans le désert qui supplierait une cruche d’eau. Je veux les voir
quémander et souffrir de leur propre désir de jouissance.
ELYSEE
Ô Reine, ils savent trop le châtiment qu’il leur serait soumis
s’ils tentaient, par malheur, d’expulser la substance qu’ils
gardent en eux. Trop fiers d’être des bêtes sexuelles, trop fous
pour se vouloir faire castrer, ils n’oseront jamais jouer le jeu
des adolescents ...
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ACTE I - SCÈNE II
Rupte,
le conseiller de la reine entre, vieillard cynique,
au dos courbé
RUPTE
Pardonnez-moi, O Reine d’oser faire interruption dans vos
étranges dialogues, comme je vous demande de m’excuser pour
cette intrusion fort mal placée ... J’ai pu par mégarde et contre
ma volonté, entendre quelques bribes de vos conversations.
ASTRIDE
Rupte, tu n’es qu’un chien. Qu’un vieillard vicieux qui
entend tout, qui écoute tout. Tu te caches dans le palais, et
personne ne sait où tu es. Une ombre derrière une colonne, c’est
toi. Un mets empoisonné, c’est encore toi. Ton rire est cynique,
et ta bouche puante n’est que maléfice. Mais c’est ce vice
ignoble que j’aime en toi. J’aime ton rictus de diable et d’esprit
mauvais.
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RUPTE
Maîtresse, vous me flattez. Vous prétendez que je suis un
chien. N’êtes-vous point ma maîtresse ? Mais être la maîtresse
d’une reine si glorieuse, n’est-ce point être un Dieu ?
Astride
cache les parties qu’elle dévoilait à sa
gouvernante
ASTRIDE
Vieil impuissant, que viens-tu faire encore ? Que
complotais-tu derrière cette colonne ?
RUPTE
Certes, l’âge, ô ma Reine a réduit sensiblement mes
capacités de vigueur. Je ne puis guère m’amuser qu’avec une
jeune pucelle, et la faire sauter sur mes genoux gâteux. Mais
j’avoue éprouver un certain plaisir à m’amuser avec leurs
petites fesses roses, ou avec leurs petits seins qui se forment.
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Je jouis certes d’une mince satisfaction, à introduire un
doigt ou deux dans l’anus de ces petites folles, qui frétillent
comme des goujons qu’on aurait péchés ! Tu es bonne et douce,
o ma Reine de me donner le pouvoir de m’amuser de leur
enfance, moi qui ne pourrais que payer pour les obtenir avec
quelques grammes d’or.
ASTRIDE
Tu peux te plaindre encore du faible salaire que je conçois à
te donner. Ton cynisme consiste à quémander une bourse pleine
de pièces tintantes. Il n’en sera rien, vieux singe. Mon père
avant moi t’a déjà donné. Il me serait aisé de te pourfendre du
bas jusques en haut. J’ai le droit, et le privilège de te tuer contre
un vulgaire esclave ...
Elle
marche lentement, silencieuse. Sa robe est
blanche; transparente, elle est nu-pieds. Elle
s’avance vers lui.
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ASTRIDE
Mais, il est vrai que je ne te tuerai pas. Du moins je ne te
tuerai pas encore. Ta cruauté est top subtile, et ton vice sexuel
trop grand pour que je puisse avoir la folie de m’en débarrasser
rapidement.
RUPTE, reprenant de l’assurance
Tout ce que tu viens de dire est exact, o ma Reine. Jamais tu
n’auras le souci d’ordonner ma pauvre mort. Je te suis trop
utile, je suis trop savant des choses de l’amour pour que tu oses
évincer un conseiller superbe comme moi !
ASTRIDE
Te tairais-tu enfin ? Cesseras-tu de parler avec ta langue de
serpent ?
ACTE I - SCÈNE III
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Osmond
e, la servante apparaît. Une cruche à la main, le
corps moulu dans un tissu de satin.
RUPTE
Réponds-moi, ô ma Reine. Dis-moi pourquoi tes regards se
désintéressent de cette pure candeur, de cette favorite à qui tu
imposais toutes tes lubies, et toutes tes folies nocturnes ?
Il s’approche d’elle, la frôle, la touche.
RUPTE
Son corps est-il disgracieux, ses formes plates ? Admire la
juvénilité de sa bouche si rose ... Admire encore cette autre
bouche plus rose encore sertie d’une perle si ronde et si
parfaite.
ASTRIDE
Il te suffit. Je t’interdit de parler à ta Reine de cette sorte !
Que t’est-il possible de comprendre le désir d’Astride ?
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N’as-tu point compris, chien humain, qu’elle se lassait de
toujours se suffire d’une petite plaisante ? Ton génie ne pourrait
me comprendre. Je suis lasse de chevaucher une pucelle
craintive, de sodomiser un jeune adolescent. Comme ce corps
aujourd’hui dénigre les hurlements de mes fantasmes, ces
hommes castrés, ces enfants éventrés ! Je ne veux plus me
baigner dans le sperme de mes esclaves, comme je ne veux plus
me purifier dans le sang de mes vierges immolées !
Rupte, j’ai invoqué la Déesse aux cent bouches, j’ai prié
Istrée de satisfaire mes nombreux désirs. Que m’a-t-elle
entendue ? Que m’a-t-elle écoutée ? Je ne sais que son silence
pour toute réponse. Insensible à mes prières, elle ne sait que se
taire.
RUPTE
La Déesse t’accuse, Astride. Tu feins de l’ignorer. Tant de
fois elle t’a permis de satisfaire toutes tes audaces, tant de fois
elle t’a autorisée de sacrifier les êtres les plus purs, les formes
les plus nobles. Tu te caches la face feignant de ne point
entendre ses pensées. Mais tu dois de t’en remettre aux Dieux,
et obéir.
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Tu sais l’ordre. L’ordre est de trouver parmi les esclaves ton
roi. Tu dois l’épouser dans la douleur, et en mourir.
Mais certes, ma Reine, tu es jeune encore. Longs seront les
jours qui s’écouleront, plus longues encore seront les nuits où
tu connaîtras le désir et la folie, la jouissance et la souffrance.
Ton visage n’est que beauté, ta chevelure blonde s’écroule
sur tes épaules comme une cascade de saveur. Le seul habit qui
te sied à merveille est ta nudité.
ASTRIDE
Que m’importent tes discours de vieillard incapable
d’érection en voyant ma beauté ! Que m’importent tes paroles
de causeur enivré par la vue d’une pucelle, toi qui ne peux
même la pénétrer !
Osmonde repasse, ayant auparavant vidé le
contenu de la cruche dans des coupes de vin.
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ASTRIDE
Ne m’as-tu pas accusé de ne pas la prendre, de ne pas
vouloir la coucher ? Tu m’as reproché, Rupte de me défaire de
cette servante, de son corps endiablé.
Tu l’as considéré apte à satisfaire mes besoins sensuels,
apte à me faire jouir toute ma nuit. Tiens, je te propose. Non
point. Je te la donne : je t’impose à la pénétrer sur le champ, et
ceci devant moi.
Elle la saisit par la taille, lui soulève ses linges, et offre ses
fesses blanches à Rupte.
ASTRIDE
Que dis-tu de cette blancheur blême, que dis-tu de ces
rondeurs rebondies ? N’es-tu point excité à la vue de tant
d’offrandes ? Ne veux-tu point sodomiser ces douceurs si belles
? Tu me sembles tout à coup honteux, mon bon conseiller ! Que
t’arrive-t-il ? Tu ne sais plus où te mettre. Cacherais-tu ton
visage ? Et pourquoi ?
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RUPTE
Je t’ai compris, enfin. Laisse la filer. Je te supplie de ne pas
m’imposer à détrousser cette fille.
Osmonde s’éclipse.
RUPTE
Mes goûts sont différents. Tu le sais pertinemment. Il me
faut réfléchir, et penser à ce que tu veux. J’ai une idée.
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ACTE I - SCÈNE IV
Rupte
marche de long en large. Astride l’observe,
amusée, jouant avec son collier de perles qui
rehausse son cou.
ASTRIDE
Il me semble que des heures se sont écoulées sans que j’aie
pu entendre le moindre son sortir hors de ta bouche. Serais-tu
devenu muet ? A moins que le grand Rupte soit en cours de
pensées ! Du temps de mes pères, ton génie était plus exalté.
Mais il est vrai que ton âge avancé annihile ta capacité
intellectuelle. Possibilité intellectuelle, possibilité physique,
tout cela est mort. Tu n’est plus rien, mon pauvre Rupte. Il ne te
reste qu’à mourir ...
RUPTE
Ta tairas-tu enfin, la Reine ! Me laisseras-tu réfléchir ? J’ai
connu des centaines de femmes écervelées qui s’exprimaient
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comme toi. Je n’ai qu’un seul souci, t’obtenir du plaisir. Laisse
ce plan se construire dans ma tête.
Elle se lève, se dirige vers Rupte.
ASTRIDE
Tu es chanceux, Rupte. Qui t’a permis de parler sur ce ton,
à ta Reine ? D’autres ont subi des violences atroces pour avoir
osé me regarder fixement. D’autres ont connu des tortures, des
supplices inhumains. Tu connais mon pouvoir despotique, mon
besoin de jouir dans la cruauté.
Il marche toujours de long en large.
ASTRIDE
Il est vrai que tu n’es guère consommable. Un être si vieux
que toi ne peux procurer de jouissances. Ton spectacle ne serait
qu’ennui. Ta rate éclatée qu’une simple déchirure. Tout cela ne
serait que de peu d’intérêt. En vérité, je n’ai pas envie de te
soumettre à ma souffrance, du moins par respect pour mes
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pères, je ne veux qu’écouter tes suggestions. A toi de me
satisfaire.
Dis-moi, Rupte que dans ton esprit brille encore une
étincelle de génie, dis-moi que tu possèdes encore une idée
pour répondre à mes désirs ?
Rupte, après un profond silence.
RUPTE
Certes, o Reine, il me serait facile de te convaincre de te
faire lécher par ta favorite et plus facile encore de te convaincre
de fouetter le corps nu d’un bel esclave à pénétrer. Je ne te
proposerai pas de tâches si faciles, si mesquines. Quelconque
tyran pourrait agir ainsi. Non, je te propose une issue plus fine,
plus subtile. Il te faut redécouvrir ton corps.
Elle se lève d’un bond, et hurlant.
ASTRIDE
Mon corps ? Il me faut redécouvrir mon corps ? Imbécile.
Cent fois, imbécile ! Ce corps, je l’ai caressé des milliers de
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fois. Je l’ai fait supplier de plaisir, comme je l’ai fait prier à en
souffrir.
Tu es à rire, mon pauvre Rupte. J’avais raison quand je
prétendais qu’il ne restait plus qu’à te tuer. Tu m’as fait
attendre des minutes pleines, qui m’ont semblé passées comme
des heures de pénitences. Je t’ai vu marcher de long en large, je
t’ai vu faire travailler ta cervelle crétine, et pour quoi ? Pour me
convaincre de me masturber !
Déjà tout enfant, je recevais des cours de jouissance, quand
des hommes, des femelles ou des animaux domptés s’offraient à
moi. Plus tard, c’étaient quatre, huit ou dix partenaires qui
m’enseignaient durant le jour, pendant la nuit à brûler le feu
intime qui chauffait ma chair vicieuse.
J’ai toujours eu des sexes, des paires de testicules, des
enfants nus. J’ai pris des mois de chiennes vierges, des soldats
brusques et des éphèbes travestis !
Et tu voudrais que je frotte mon clitoris comme une pucelle
en chaleur. Ou que j’introduise deux doigts dans mon anus en
poussant mon petit cri.
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N’as-tu pas compris, que je voulais le mal ? C’est ce cierge
énorme qu’il me faut introduire dans ce vagin, et cet autre
cierge que je veux foutre dans mon cul. Oui dans mon cul !
Voilà comment s’exprime ta Reine !
Folle, coléreuse, elle appelle un garde.
ASTRIDE
Je t’ordonne d’approcher.
Il
s’exécute. Elle soulève sa tunique. Se saisit de
son épée et glisse l’arme sur ses testicules. Un
cri qu’il retient. Une de ses bourses saigne
légèrement. Elle jette l’arme à Rupte.
ASTRIDE
Il te faudra, pauvre imbécile, m’offrir autre chose que ces
objets vulgaires. Il te faudra te surpasser, te sublimer et penser à
un plaisir noble, à un merveilleux désir sexuel.
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Rupte se
prenant la tête entre les mains, soucieux et
honteux.
RUPTE
En vérité, o Reine, je ne sais plus de quelle sorte te servir.
Je ne veux plus satisfaire tes besoins superbes. J’ai tout
imaginé, et je puis tout entreprendre : des jouissances les plus
macabres, aux horreurs les plus divines. Tes pères plus encore
poussés dans leurs folies n’hésitaient à user de mes services,
n’hésitaient à m’infliger leurs sévices afin que je ...
ASTRIDE
Cesse enfin de me souvenir ce passé. Je te demande d’agir
et d’obtenir d’heureux résultats. Il m’est indifférent dans ces
soirées nocturnes de voir ces vierges blanches danser à demi-nu
et proposer leur corps comme de simples prostituées. Plus
encore, il m’est indifférent d’observer ces couples stupides se
reproduisant devant mes yeux, comme des chiens en chaleur.
Tu m’as donné des nains chevauchant des pucelles, des géants
au sexe bardé d’excréments engouffrant des gamines imberbes.
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Tu m’as fait voir homosexuels et lesbiennes se léchant, se
suçant contre leur gré, contre leur volonté. Certes, j’ai vu des
hommes beaux, attachés, allongés subissant le fouet sur leurs
parties génitales, et grimaçant de plaisir en expulsant un sperme
chaud que je m’empressais de recueillir. J’ai vu ces filles folles
saignant dans des coupes d’or, et buvant les gouttes de leurs
impuretés.
Oh ! certes, c’était délice de les voir, plus grand délice
encore de les voir souffrir. Certes, mon Rupte, tu leur as infligé
le châtiment excrémentiel, tu les as soumis à manger leurs
défécations et à s’en repaître. Tu les as fait mourir sous la
torture de l’orgasme dans le plaisir de la puanteur. Mais cela est
fini. Je souhaite autre chose, un acte plus bouleversant.
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RUPTE
Je te comprends, ô Reine. Je sais enfin ce que tu veux.
Daigneras-tu m’accompagner, et me suivre dans tes geôles ?
Acceptes-tu que je te conduise dans le monde de la nuit. Ce
monde est sans espoir. Cet univers est sordide. Qui y descend,
n’en sortira jamais. Ne pourra plus jamais revoir la lumière du
soleil. Viens avec moi retrouver tous tes monstres enchaînés,
viens je te dis. Tu ne le regretteras pas.
ASTRIDE
Je n’ai que faire de cette prison de malfamés. Il ne
m’intéresse que peu de descendre dans tes enfers. Je souhaite
seulement avoir la jouissance de l’astre dans toute sa splendeur.
Oui, la beauté d’un astre pur. Appelle le homme, chien ou bête.
Dieu peut-être, je le veux. Entends-tu ? Je le veux.
RUPTE
C’est vrai, o ma Reine, parfois il faut passer par la nuit
sombre pour voir venir l’aurore. Après l’orage, l’arc-en-ciel.
Après la pluie le beau temps.
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Il la
prend par la main. Et l’entraîne dans les prisons
du palais.
ACTE II - SCÈNE I
La
scène se passe dans la prison. Il y a quatre
cellules. Chaque cellule renferme deux hommes
d’une beauté ineffable. Ils sont torse nu. Leurs
jambes sont découvertes. Leur corps est
puissant et viril. Un escalier de quatre marches
sur la droite permet l’accès aux cellules. Des
torches éclairent vaguement leurs ombres
fugaces. Un geôlier leur sert de guide.
ASTRIDE
Que cet endroit est sombre ! J’ignorais que l’on eût
enfermer des hommes dans un lieu si lugubre ! Il fait froid.
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C’est à en gémir. Des courants d’air circulent le long de ma
poitrine, pour me caresser, glacer le bas de mes reins.
Elle
plaque ses deux mains sur son corsage
transparent.
RUPTE
Je ne te reconnais plus, o ma Reine. Y aurait-il quelconques
sentiments qui navigueraient dans ton âme ? Serais-tu, toi aussi,
pareille aux femmes faibles, empreintes à quelques pleurs du
cœur ? Retiens ta raison, fortifie ton corps. Il te faut savoir
pourquoi ces chairs belles n’ont pas voulu te désirer. Il te faut
savoir pourquoi, toi Reine d’entre les Reines, jamais tu n’as
créé en eux l’envie de te posséder.
Ces hommes t’ont fui. Ces hommes ont parcouru montagnes
et vallées afin que jamais tu ne puisses les rencontrer. Ils ont
délaissé famille et mère, fiancée et enfants afin que jamais tu ne
puisses les posséder, les caresser ou leur faire l’amour.
27
ASTRIDE
Qu’il m’est sot de rester dans cet endroit si stupide ! Il
fallait que ce fût toi, ô crétin parmi tous les crétins pour
m’obliger de descendre dans un lieu de cette sorte ! Que veuxtu
que je fasse dans ce trou noir satanique
? Pourquoi m’as-tu conseillé de m’y retrouver ? Et
pourquoi, moi Reine t’ai-je écouté ?
RUPTE
Ceci, o ma Reine, est le lieu de toute ta puissance. De toute
ta gloire dans ton si grand Empire. Quiconque osera penser te
contredire sera soumis à la loi du Néant. Quiconque aurait
l’audace d’agir contre ta volonté, serait jeté dans ces sombres
torpeurs.
ASTRIDE
Qu’ont fait ces hommes pour subir de telles souffrances ?
Dans quel mauvais sens sont-ils allés ? Quelle force maligne les
a possédés ?
28
RUPTE
Ils étaient les plus beaux de leur village, ils ont fui à
l’annonce de ton désir. Malheur à eux qui ont préféré une
gueuse faite de loques et d’un sexe puant. Malheur à ces
sauvages qui préféraient un cul terreux à la douceur sublime de
ton parfum de reine.
Nous les avons traqués après les avoir poursuivis des nuits
durant à travers la contrée, nous avons pu enfin les maîtriser, et
les enchaîner pour les conduire dans tes dédales, ô Reine.
Ils étaient les plus forts étalons du pays, leur pénis superbe
battait contre leur nombril. Il était nécessaire que tu puisses les
recevoir du moins pour glorifier ton vagin de reine, o ma belle !
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ACTE II - SCÈNE II
Astride
se saisit de la torche, et observe à travers les
grilles de la prison les hommes abattus, étendus
sur le carrelage. Elle va et vient. Observations
cyniques. Remplies de fiels et de haine.
ASTRIDE
Ainsi, pauvres de vous, vous avez préféré m’échapper
plutôt que de rencontrer votre Reine. Vous n’avez pas hésité à
fuir tout ce que vous possédiez, du moins par crainte de voir
votre Astride ? Hommes stupides que vous êtes ! Hommes à la
cervelle étroite que craignez-vous donc ? Certes, on a dû vous
dire toutes mes lubies, on vous a fait l’écho de ma folie
perverse. Et vous avez cru tout ce que le bas peuple a pu dire,
vous avez fui de peur de subir mes représailles !
Quelle sottise anime donc vos âmes d’hommes pensant ?
Quelle réflexion ridicule vous a effrayés pour faire de vous des
loups en exil ? Certes, j’aime. Soit, je ne peux le cacher, j’aime.
J’aime l’amour dans ces extrêmes, dans ses vices ignobles.
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J’aime le sang, et le sperme, et la sueur et l’haleine des lèvres
roses.
Mais vous aussi, vous aimez tous ces excès. Vous aussi
vous êtes coupables. Parlez-moi de vos intentions. Confessez
vous à votre Reine. Je sais que vos âmes sont impures, j’ai lu
vos fantasmes vicieux. Que me reprochez-vous de pouvoir
accomplir ce que vous avez pensé ? Vous m’accusez de
posséder le pouvoir, et bien certes, j’ai le pouvoir.
D’un regard fielleux, elle se tourne vers Rupte.
ASTRIDE
Je t’ordonne d’ouvrir les cellules.
RUPTE
Je ne puis hélas, o ma Reine, obéir à ton désir. Ces chiens
sont en furie. Trop peu de gardes ceinturent la prison. Pris de
folie, il leur serait aisé de tenter de s’échapper. Toi si faible en
tant que femme, mais si forte comme maîtresse, pourrais être
prise comme otage. Tu leur serais une proie facile. Ils
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n’hésiteraient pas à se saisir de ta gorge pour se libérer de leur
prison.
ASTRIDE
Ton bon sens m’est de secours, Rupte. Parfois, je ne puis
m’incliner que devant ta sagesse. Fais oublier la garde. J’ai
décidé de m’essayer à un petit jeu.
ACTE II - SCÈNE III
Rupte se tourne vers le geôlier, et le convainc de
faire doubler la garde. Un autre soldat apparaît.
ASTRIDE
Donne-moi les clés qui ouvrent ces cellules. Ces pauvres
hommes effrayés se cachent dans leurs coins. On dirait de
misérables termites ayant peur ... Donc, Messieurs, je suis
tigresse effrayante, mangeuse de pénis, assoiffée de sang.
N’ayez crainte ! Votre beauté et votre virilité sauront m’animer
de tout autre volonté.
32
... J’ai décidé en accord avec mes phobies de voir vos sexes
dressés. Je veux savoir, de mes yeux vu, si les paroles
élogieuses qu’on exprimait à vos égards, étaient justifiées.
Je doute que vous puissiez accuser votre Reine de vice
extrême, et moins encore que vous puissiez l’accuser d’admirer
vos appâts virils.
Elle se retourne vers Rupte.
ASTRIDE
Ordonne-leur de se déshabiller, et de me montrer leurs
fesses et leurs sexes.
RUPTE
Obéissez à votre Reine ! Exécutez-vous !
Ils se
regardent bêtement. Réagissant avec lenteur.
Petit à petit, font glisser la tunique qui leur
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servait pour cacher leur pudeur. L’étoffe de
tissu glisse le long de leurs cuisses.
ASTRIDE
Que son pénis est long, même au repos ! Que son pubis noir
et fourni est doux à toucher ! Ses testicules sont comme des
boules d’acier enlacées de poils. Et là, c’est comme une forêt de
tendres pousses qui ne rêvent que d’enlacer ses fesses !
Tourne-toi et penche-toi.
Elle
mouille discrètement son index et son majeur, et
les introduit dans son anus. Elle tourne ses deux
doigts avec un mouvement circulaire.
ASTRIDE
On ne sent même pas la merde qu’il a au cul. J’ai beau
renifler mes doigts. J’ai beau tenter d’apercevoir sous mes
ongles un peu de matière fécale. Il n’y a rien. A vrai dire, on
croyait que tu connais le lavement. Le déteste les hommes qui
ne possèdent pas d’odeur.
34
Elle le
retourne. Lui donne une gifle et commence à le
masturber.
ASTRIDE
Je te préfère ainsi. Que ton sexe mou commence à se
gonfler avec mes allées et venues. C’est ça, qu’il bande. Je suis
persuadée, espèce de salaud, que tu jouis plus encore à l’idée
d’être dans une prison, et à l’idée de te faire branler par ta
Reine.
Il acquiesce d’un sourire niais.
ASTRIDE
Mon pauvre Rupte, comme je suis malheureuse. Aucun
d’entre eux n’a voulu me prendre. Aucun d’entre eux n’a osé
foutre de force sa reine. Ils étaient nus, face à moi, et aucun n’a
souhaité me prendre par violence. Ce ne sont pas des hommes,
ce ne sont que des molasses. Soit, regarde leur nudité. Elle est
belle. Leurs sexes tendus pourraient en faire jouir plus d’une.
35
Mais je suis leur Reine. Ils n’osent pas agir. De crainte d’être
frappés, d’être battus.
RUPTE
Ont-ils tort, o maîtresse ? Vois ce que tu infliges au dernier
que tu souhaitais prendre, observe ce qu’il devra subir. Toutes
ces chairs te craignent. Tu possèdes le pouvoir despotique. Que
les accuses-tu ? Imagine-toi femme, et soumise à tes lois
ignobles.
Elle
marche de long en large, tenant à sa main une
torche huilée. Soudain, elle aperçoit un esclave
au fond de sa prison, caché dans un coin qui a
refusé de se déshabiller.
ACTE II - SCÈNE IV
Astride
s’approche rapidement, indignée, étonnée qu’il
ne se soit soumis à sa volonté.
36
ASTRIDE
Qui oses-tu prétendre être, ô toi esclave dans les prisons
d’Astride ? Oserais-tu défier ta Reine ? Tes compagnons, tes
chiens de geôle sont disposés à m’obéir, ils ont accompli l’acte
que je leur demandais d’accomplir. Comment as-tu osé me
contredire ? Sais-tu ce qu’il pourrait t’en coûter d’avoir refusé
l’ordre de la toute puissante Astride ?
Approche un peu. Propose donc à la lueur de ma torche les
traits de ta face, et les formes de ton corps.
Il
s’avance quelque peu, hésitant et honteux,
craintif de subir un châtiment exemplaire.
Astride jette sa flamme et dans une colère
terrible,
ASTRIDE
37
J’avais imposé à tous mes prisonniers de se mettre nus
devant ma personne afin que je puisse les contempler. Je leur
avais ordonné la nudité totale. Pourquoi ne t’es-tu pas exécuté.
Il s’agenouille, se prosterne devant elle.
IVREE
Ô reine puisses-tu m’entendre, puisses-tu écouter les
souffrances d’un jeune adolescent. Mon nom est Ivrée, et je suis
tout simple encore. Je n’ai pas dix-huit ans, et je ne sors que de
l’enfance. J’étais fiancé à la belle Adémide, fille de nos
seigneurs du Caux. Je l’aimais, comme elle m’aimait. Sa peau
était fraîche comme une fleur des prairies, et ses dents n’étaient
que des étoiles de nacre dans sa bouche rose et blanche
Son corps était pareil à la première hirondelle du printemps.
Je courais avec elle dans les bois. Elle se voulait sauvageonne,
et me laissait la rattraper dans l’orée des tendres feuilles. Et
nous nous ébattions dans les folles herbes qui nous enivraient,
nous riions et pleurions proposant nos lèvres tièdes comme une
coupe de vin se donne à la bouche du vainqueur. Je ne faisais
que butiner tel un papillon suave son cœur de jeunesse.
38
Tout cela pourra te paraître enfantin et dérisoire, ô notre
Reine, mais pourtant il faut que je te raconte la suite de mon
histoire. Soudain, sont apparus tes guerriers terribles, tes
guerriers à cheval tels des fous, tels des démons. Tandis que
nous étions à nous ébattre dans les plaisirs de nos printemps,
deux hommes caparaçonnés sont descendus de leur monture, et
l’un d’entre eux a séparé Adémide de mon corps passionné ...
Je me suis indigné, je me suis révolté et avec mon peu de
force, j’ai tenté de soustraire Adémide à leurs violences. L’un
m’a sauvagement agressé, n’a pas hésité à me frapper avec son
gant de fer. J’en tiens encore la marque. Je puis jurer n’avoir
jamais subi violence plus extrême avec un archer de la Reine.
Ma fureur dans mon demi évanouissement fut des plus
terribles, quand je m’aperçus que ton guerrier s’en prenait à ma
belle Adémide. Il l’a retournée sauvagement, et s’est empressé
d’extraire son membre érecté qu’il a introduit de force dans la
chair de ma belle Adémide. Ses fesses rousses et blanches
suppliaient la fin de ce terrible supplice.
Quand je songe que moi-même, fiancé à cette vierge je
n’avais osé lui caresser que la pointe de ses seins. Je n’aurais
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jamais pu glisser ma main suave dans le lieu désiré de ses
fesses rondes. Certes, ô ma reine, elle a été foutue par des
guerriers sauvages. Eux-mêmes m’ont pris mon sexe pour
apprécier sa longueur, pour savoir si j’étais digne de me
montrer à toi.
ASTRIDE
Je t’ai suffisamment entendu, j’en ai assez de tes paroles
stupides et crétines. Lève-toi, mets-toi sur tes jambes. Il ne me
sied guère de parler à un homme qui prie sa déesse, qui n’a
qu’un seul souci : accomplir des génuflexions !
Tu as donc précisé dans le début de ton entretien n’avoir
jamais accompli activité sexuelle, ne t’être jamais tenté au désir
conjugal. Je commence à comprendre pourquoi tu ne t’es
dénudé, et pourquoi tu crains de me montrer ta virilité.
Ivrée.
Astride s’adressant à Rupte, et dédaignant
40
ASTRIDE
Je veux que celui-là, celui qui est tendu comme un taureau,
je veux que tu lui infliges la castration divine.
LE PRISONNIER
Je t’en supplie, ô ma reine, arrache-moi un bras, coupe-moi
un pied. Mais laisse mes parties génitales en paix. Tu peux jouir
de mon anus. Mais de grâce, laisse-moi la possibilité pour
demain me reproduire. J’ai femme. J’ai enfants. Qu’en serait-il
si demain, castré, je m’en retournai vers les miens. Je ne serais
plus un homme, je ne serais rien.
N’as-tu pas créé tortures plus atroces en infligeant à ton
prisonnier, feu rouge introduit dans le rectum ? N’as-tu pas fait
sodomiser par un cent de ta garde vicieuse, l’anus vierge d’un
innocent en délire ?
Je choisis, ô ma reine, d’être pris et de subir l’horreur de
cent pénétrations ! De grâce, permets-moi encore de survivre,
d’exister après ce viol collectif. Tu ne pourras faire cesser le
sang, l’hémorragie me prendra, et j’en mourrai lentement.
41
Ô femme ta cruauté est démoniaque, je ne peux plus
échapper à ton vice ignoble. Tes yeux me parlent. Ton regard
n’est qu’une furie. Accomplis alors la castration Divine.
Elle fait
sortir l’autre prisonnier de la cellule.
Commence à se déshabiller, et propose son
corps nu au futur castré. Elle s’agenouille ses
pieds, lui baise les cuisses, le sexe et engloutit
dans sa bouche ses testicules. Elle le lèche ainsi
pendant quelques minutes. Elle le retourne et
frotte son pubis contre ses fesses. Elle lèche
lentement son anus. L’oblige à faire demi-tour,
et introduit son pénis dans sa bouche.
Il prend
sa tête, caresse sa chevelure, et hurle de
jouissance.
ASTRIDE
Il ne te reste plus qu’un droit, qu’un droit unique, celui de
posséder encore une nuit la partenaire de ton choix. Quand le
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coq chantera, tu ne pourras plus accomplir l’acte charnel.
Décide-toi. Décide-toi très vite. Quand l’aurore sera levée, tu ne
pourras plus.
LE PRISONNIER
Il me serait impossible de toucher ma femme une fois
dernière. Elle est trop éloignée de moi. Je suis à ta volonté
tyrannique. Je ne peux que satisfaire un mauvais désir. Donnemoi
Élysée, ta gouvernante. Donne-moi la possibilité d’en jouir.
Ainsi chaque fois que tu la verras, tu penseras que tu as tué un
homme entre ses cuisses. Ceci est ma dernière volonté.
ASTRIDE
Il en sera fait comme bon te semble, pauvre fou. Mais ne
crains en rien que je puisse avoir quelconque remords à l’idée
de t’offrir ma gouvernante, et moins encore que je puisse verser
quelques larmes lorsqu’elle me présentera sur un plateau sacré
ta paire de testicules ensanglantée et encore toute chaude. Tu
n’as rien à craindre. Ils seront offerts à mes chiens affamés,
avides de viande crue.
43
LE PRISONNIER
Plaise au ciel que ta puissance s’en retourne grain de sable
dans le désert. Plaise aux Dieux que tu subisses les horreurs les
plus terribles, o toi reine despotique, barbare entre toutes les
barbares
Astride, s’adressant à Rupte.
ASTRIDE
Rupte, je t’interdis de mal agir envers cet enfant insouciant.
Je ne veux pas que tu lui infliges de douleurs atroces. Non,
d’ailleurs tu vas le chérir, comme un poupon. Tu lui donneras
un bon bain avec les meilleures masseuses, les plus belles
douceâtres du palais. Tu lui offriras raisin et vin à satiété. Que
les mets les plus délectables lui soient proposés.
Quand il aura bien joui de toutes les saveurs terrestres ...
Astride indique à Rupte d’approcher.
44
ASTRIDE
Quand il aura bénéficié de toutes les jouissances terrestres,
tu le soumettra à la torture sexuelle la plus délectable. N’hésite
pas auparavant à sciemment l’exciter avec des caresses
exquises. Qu’elles prodiguent à son corps des plaisirs
insoupçonnés. Qu’elles le fassent dans les positions les plus
lubriques. Certes, que son pénis éjacule deux fois le précieux
liquide que retiennent ses bourses. Après l’ordre te sera donné
de le faire fouetter uniquement sur les testicules - peut-être
jouira-t-il une troisième fois ce puissant gaillard ? Il connaîtra
quelques heures plus tard après s’être évanoui sous les coups
des blessures, une adorable séance d’aiguilles enfoncées dans
ses parties génitales. Qu’il en souffre affreusement, ou qu’il en
meure. Je hais que l’on me parle de sa fiancée quand moi la
Reine, Astride, belle entre toutes les belles j’offre ma vue à mes
prisonniers. C’est de l’inconscience ou de la folie que d’oser
me faire cet affront. C’est action punissable que de s’essayer à
de telles paroles.
Astride
quitte la prison, et regagne les appartements de
son palais.
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ACTE III - SCÈNE I
L’aurore se propose à peine. Élysée entre et tire
les rideaux de la chambre de la Reine, pièce immense qui sert
aussi de lieu de réception, Astride s’étire, et se lève lentement.
Elle est nue. Élysée s’empresse de quérir ses vêtements.
ASTRIDE
Élysée, je dois te poser une question. Mais je voudrais que
tu y répondes sans mensonge. Tu t’adresses à une femme et non
pas à ta Reine. Ne crains en rien mon despotisme, ni ma
susceptibilité. Je te demande une réponse franche, enfin
honnête. Ne te considère plus comme une esclave, mais comme
une moitié. Tu dois me dire la vérité, et pas me couvrir d’éloges
stupides.
Elle sort du lit. Nue. S’avance vers elle.
ASTRIDE
Que suis-je à tes yeux ? Que suis-je à ton regard ?
46
ÉLYSÉE
Il est vrai, o ma Reine, que je ne répondrai pas avec mon
identité d’esclave, il est vrai aussi que je ne saurais te mentir. Je
ne peux m’exprimer qu’en prononçant cette phrase. Tu es belle,
tu es très belle.
Laisse-moi encore observer tes rondeurs féminines.
Délicate
ment, elle lui touche les seins, les fesses, caresse
sa chevelure.
47
ÉLYSÉE
Quand je te vois le matin, endormie dans ton lit de Reine, je
voudrais me glisser sous tes draps, et lentement lécher ton corps
de braise. Je te désire ardemment avec violence avec passion,
mais jamais tu n’as daigné m’inviter à partager ta couche.
Cent fois, mille fois, je me suis indignée. J’ai demandé : que
me reproche-t-elle ? Que reproche-t-elle à sa servante qui
satisferait à ses moindres désirs mêmes les plus pervers, mêmes
les plus délirants. Tu m’as toujours dénigrée. Ho ! certes, je
connaissais ton penchant pour les femmes mais jamais tu n’as
eu souci de recevoir ma compagnie. Jamais ma bouche, jamais
mes cheveux ne t’ont séduit. Ce n’étaient que vierges noires ou
jeunes hommes tendus. J’aurais tant aimé pouvoir respirer la
douceur de ton corps, ou lécher tendrement la perle rose de ton
entrecuisses. Mais rien. Voici des années que je suis ton
obéissante, et je n’ai pu t’embrasser lentement.
Astride s’approchant d’Élysée.
ASTRIDE
Tu peux m’embrasser maintenant.
48
Élysée
la serre dans ses bras, touche ses épaules, sa
nuque et ses reins. Elle la colle contre son
corps, et lui donne un baiser passionné.
Elle s’agenouille doucement entre Astride, et pose sa joue
sur son pubis. La Reine écarte ses cuisses, et glisse ses doigts
dans la chevelure rousse d’Élysée.
ASTRIDE
M’as-tu déjà pardonnée pour la nuit incessante que je t’ai
fait subir ? Ou bien as-tu compris que je ne satisfaisais que le
dernier besoin d’un condamné ? Tu sais qu’il est de règle dans
mon palais de donner tout pouvoir charnel à celui qui demain
ne sera plus homme ou femme. Tu sais plus encore qu’il m’était
interdit de contredire son ordre.
Son ordre était de te posséder du moins pour quelques
heures. Je ne pouvais lui raire refuser ce défunt plaisir.
Élysée, toujours agenouillée.
49
ÉLYSÉE
Que m’importent, o ma Reine, le bien ou le mal qu’il ait pu
accomplir sur ma personne. Je t’avoue que déjà je n’en ai plus
souvenir. J’ai tant de fois connu l’amour sensuel de l’homme,
qu’il passe comme il s’en est venu. Comme un brise du vent qui
ne soulèverait que mes cheveux ! Tout ceci est de peu
d’importance ! Il m’a possédée comme il repartira. Ombre vaine
parmi tes martyres.
ASTRIDE
Je t’avoue être déçue d’entendre de telles paroles. J’ignorais
que ce prisonnier fût si imparfait. N’a-t-il pas tenté de
bénéficier au-delà du possible de ta personne ? Là était sa
dernière nuit entre les jambes d’une femme. Et tu prétendais
qu’il n’a pas satisfait ses plus profonds soupirs ?
ÉLYSÉE
Tu commets une erreur, ô ma Reine. Tu ne m’as proposé
qu’un amant des plus vulgaires. Un foutre rien qui s’endormit
50
au premier orgasme. Un être baveux à l’haleine puante qui se
repaissait de vin, et qui parvenait avec difficulté à introduire
son sexe dans mon anus. Il appelait ça : son ultime enculade !
Voici un être simple qui confondait femme et chienne à
pénétrer !
Quelques temps après, il a donné l’ordre de faire venir deux
danseuses, il les a déshabillées et à introduit ses deux index
dans leur anus. Il s’amusait d’aise à voir frétiller leurs fesses
rebondies.
Et il a bu. Bu à ne plus être capable d’ingurgiter la moindre
goutte de vin. Il urinait et déféquait sous lui, ricanant avec ses
dents jaunies, sa langue blanche et honteuse.
Le pauvre homme a voulu me prendre, mais il était
incapable d’obtenir la plus faible des érections. Je l’ai
masturbé. J’ai léché avec avidité son pénis afin de lui faire
retrouver une quelconque virilité. Après un dernier rot vulgaire,
je l’ai laissé s’endormir. Mes lèvres sur son pénis. J’ai bien
tenté de le réveiller, de le convaincre de satisfaire avant sa mort
proche, un vain désir. Mais il ne m’entendait pas. Il ne pouvait
plus m’écouter. Enivré qu’il était par tout ce vin qu’il avait
avalé. Tu concevras qu’il n’avait pu me faire grand mal. Il s’en
est parti comme il était venu. Il n’était que poussière inutile
dans le temps, il s’en retourne aujourd’hui à l’état de poussière.
51
ASTRIDE
Tu penses trop, ô ma toute douce. Et demain tes chimères
ne te porteront que préjudices. Ton image de poétesse ne sied
guère avec la fonction qui t’a été destinée.
Je ne retiens qu’une seule idée de tout ton discours. Ton
prisonnier n’a pu démontrer qu’il était apte à se satisfaire de ta
présence. Il me semble que sa couche t’ait laissée indifférente,
et que tu n’as pu éprouver du plaisir avec l’objet de ce choix.
Je te jure que je remédierai à ce fâcheux contretemps. Je te
donnerai la possibilité de jouir avec qui bon te semble.
Mais maintenant file. Va-t’en. J’entends venir du bruit. Des
pas résonnent dans le couloir. Presse-toi de me couvrir d’un
linge, et fuis par la porte.
ACTE III SCÈNE II
Rupte
surgit dans la chambre de la Reine. Furieux et
52
ténébreux. Son visage est confondu. Ses bras
sont croisés dans son dos.
ASTRIDE
Peux-tu me donner l’heure en ce moment précis, Rupte ?
Peux-tu m’expliquer pourquoi tu surgis dans la chambre de ta
Reine ? Les coqs ont chanté à peine, l’aurore n’a pas encore
élevé son Dieu Soleil. Mais quelle folie, ou quelle insouciance
t’ont permis de t’introduire dans les appartements privés de ta
Reine ? Je suis presque nue, et tu daignes m’observer ? Je suis
prise encore de sommeil, et tu oses t’introduire dans mon lieu
de repos ?
Tu es ivre, vieux chacal pour te permettre un tel excès. Ou
tu es insensé pour t’essayer à cette audace ?
RUPTE
Il n’en est rien, o ma Reine, de tout cela. Il est que cette
audace ne saurait être condamnable.
ASTRIDE
53
Cesseras-tu enfin de t’exprimer en paroles inaudibles ? En
viendras-tu du moins à la lueur de tes pensées ! Tu ne fais
qu’exciter ta toute puissante. Tu l’agaces et tu l’énerves.
RUPTE
Certes, je comprends, ô ma Reine, que ma présence en cet
instant puisse paraître inopportune. Mais je n’oserais me
manifester à toi, si une raison évidente ne m’y obligeait.
ASTRIDE
Tu tournes comme une abeille autour d’un pot de confiture.
Tu ne fais que vrombir, insecte stupide que tu es. En viendrastu
enfin à la vérité ? Justifieras-tu ta présence dans ce lieu ?
RUPTE
Te souviens-tu, la Reine, de ce prisonnier qui prétendait
s’appeler Ivrée, et que tu m’avais donné l’ordre de châtier. Il
jurait être vierge et pur comme l’eau de roche. Il cachait sa
nudité de ton regard, comme un puceau qui craint de dévoiler
54
ses parties génitales. Il s’est débattu comme un lionceau avide
de regagner les tétines de sa mère.
Il nous a fallu le tenir à sept pour l’attacher aux chaînes, et
lui donner deux cents coups de triques sur le bassin afin de
l’obliger à s’évanouir.
Ce n’était que hurlements et que supplications durant toute
la nuit. Il a perdu beaucoup de sang et ses forces ont décliné.
Les femmes ont calmé son corps avec des baumes, et lui ont
permis de récupérer quelque peu. Elles ont passé longuement
son corps et sont parvenues à le réveiller.
Nous l’avons fait boire et manger. Nous lui avons donné la
capacité de s’en retourner à sa lucidité.
ASTRIDE
Je ne vois, en aucune raison, la justification de ta présence
inopportune dans ce lieu. Il n’est qu’un puni parmi tant
d’autres. Que dis-je parmi des centaines. C’est donc pour me
raconter tes stupidités que tu t’es permis de me déranger en
cette heure si hâtive.
55
RUPTE
Maîtresse tu ne pourras donc me laisser t’exprimer la fin de
mon discours ! Tu me couperas toujours la parole sans que je
puisse te donner la suite de ce récit !
ASTRIDE
Plaise que ma volonté ne veuille t’arracher la langue, vipère
à la bouche pourrie. Accuse-moi encore de me daigner
t’écouter, et il te sera temps de prendre la place d’Ivrée.
RUPTE
Tu m’avais donné l’ordre, n’est-ce pas, o maîtresse après
l’avoir fait fouetter de lui introduire des aiguilles dans les
testicules. Et bien certes, j’ai agi ainsi. Les lames fines et
rouges ont atteint ses bourses tendues. C’était jouissance
visuelle de le voir. Il se tordait comme un vers. Il ne pouvait
plus s’exprimer, ni hurler de douleurs. Ses yeux livides étaient
convulsés et sa bouche crachant du sang ne pouvait plus
exprimer la plus infime souffrance.
56
Selon ton ordre connu, nous lui avons enfoncé un cent
d’aiguilles brûlantes dans les testicules. Rassure-toi, il ne peut
plus prétendre, et moins encore jurer être innocent.
Non, ce qui m’inquiète, ô ma Reine, c’est qu’après ce
terrible supplice, son corps vivait encore. La raison en fut
simple. J’ai introduit une tringle d’acier dans son anus, et il a
réagi. Il vivait encore. Que dis-je : il vit encore.
Je ne sais que penser de son aptitude à survivre après
l’Enfer. Et moins encore je ne sais que lui infliger pour qu’il
s’endorme à tout jamais.
ASTRIDE
Ton récit est des plus déroutants, Rupte. Je t’avoue être très
intriguée. Je ne peux comprendre, moi non plus sa possibilité
d’exister encore après de telles épreuves.
Il y a une loi dans notre pays qui nous interdit d’achever un
martyre après son supplice. Il nous est interdit de le finir avec
une arme blanche. Mieux encore, les Dieux nous obligent à le
panser, à le chérir et à le respecter selon les coutumes de nos
57
lois ancestrales. Il nous faudra donc nous en remettre à leur
volonté, et leur obéir.
RUPTE
Comprends-tu enfin, ô maîtresse la raison de cette
démarche ? Penses-tu que j’aurais osé déranger ta divinité si un
cas extraordinaire ne s’était présenté à ma personne ? Il fallait
que je t’en tienne compte. Il fallait que tu connaisses cette
vérité.
ASTRIDE
Que ce prisonnier soit immédiatement présenté à ma
personne. Qu’il ne croupisse plus dans son lieu macabre. Allez
le chercher, et offres-le à votre Reine.
ACTE III - SCÈNE III
Rupte s’exécute
et se retire de la chambre de la Reine en faisant
58
des révérences. Élysée apparaît, une cruche
remplie d’huile sur son épaule.
ASTRIDE
Que portes-tu là Élysée ? Ne t’avais-je pas ordonné de
disparaître de ma vue ? N’as-tu pas autre travail à accomplir
que de te promener dans les couloirs du palais, une amphore
stupide sur le cou ?
ÉLYSÉE
Je ne fais qu’obéir à l’ordre de Rupte, ô ma Reine. Il m’a
désignée pour apporter quelque liqueur suave dans ta chambre.
Il n’a pas voulu m’en donner la raison.
Rupte apparaît,
escorté de deux gardes portant dans un linge
maculé de sang, le corps d’Ivrée agonisant.
59
RUPTE
Vois, je t’apporte Ivrée, ô ma Reine. Il n’a pas voulu en
finir avec ses cruelles tortures. Son âme est toujours en vie. Son
corps, quoique ne paraissant pas très puissant à la tâche, est
parvenu à résister à toutes les offenses que nous lui avons
infligées. Il n’est plus guère que la Reine qui possède le droit
de le donner soit à la mort, soit de le faire renaître à la vie.
Que décides-tu, Astride ? Quel sort réserveras-tu à cet être
moribond ?
Astride se lève,
vers le linceul. Elle s’éloigne d’un regard
répugné : le corps d’Ivrée n’est que sang.
ASTRIDE
Qu’il soit jeté sur cette dalle froide. Élysée, laisse ta cruche.
Quant à toi, Rupte disparais dans l’immédiat.
60
ACTE III SCÈNE IV
Aussitôt
disparus de la salle, Astride se précipite vers
Ivrée. Il est nu. Il agonise quelques paroles. Il
marmonne, de l’écume aux lèvres, du sang le
long de ses joues.
ASTRIDE
Cesse donc de te lamenter, cesse de gémir, insensé que tu
es. Je suis ta Reine. C’est ta Reine que tu entends. Nous allons
te guérir et te soigner. Après tant d’épreuves si rudes, tu as
gagné le droit d’être réconforté.
Elle le secoue légèrement.
ASTRIDE
Entends les paroles de ta Reine. Peux-tu assimiler ce que je
dis ? Ton état est trop faible pour que tu puisses réagir, mais du
moins je sais que tes yeux me parlent. Ils me répondent par
l’affirmative.
61
Elle s’agenouille
ASTRIDE
Que les Dieux en soient loués, il vit. Il vivra encore. Il eût
été dommage qu’un si beau jeune homme mourût si vite, et plus
encore sous l’effet de la torture.
Elle aperçoit la
cruche remplie d’huile, la saisit. Glisse sa main
dans la cruche, et commence à caresser son
corps.
ASTRIDE
Que n’ont-ils abîmé cette chair si belle ! Que n’ont-ils
accompli de désastres sur une peau si douce ! Je ne puis que
calmer doucement tes testicules en feu, et leur prodiguer
quelconque réconfort.
Elle masse
lentement les parties génitales, glisse le long de
62
la hampe du pénis. Avec un va-et-vient
doucement rythmé, elle obtient d’Ivrée un début
d’érection.
ASTRIDE
Que les Dieux en soient encore loués. Tu bandes Ivrée. Tu
peux accomplir l’acte génital. Tu es apte à te reproduire avec
quelque partenaire.
Rares sont ceux qui après avoir subi de telles tortures,
étaient capables de retrouver leur désir sexuel. Tu appartiens à
cette race sublime. Du moins, tu es unique dans mes douleurs.
Que ton corps en soit récompensé. Et que tes jouissances
futures soient les plus belles qu’il se puisse !
Elle le retourne,
et masse avec l’huile ses fesses brûlées. De sa
main, elle caresse ses rondeurs rouges et
flagellées. Elle glisse son doigt dans l’anus.
63
ASTRIDE
Serais-tu sensible à la pénétration ? Tu me sembles ne pas
être indifférent à cette caresse.
Elle se lève,
court vers un meuble et ramène des pansements.
ASTRIDE
Crois-moi, dans quelques jours, gavés de bonnes
nourritures, protégé par ta Reine qui surveille ton proche
avenir, soigné d’huile bénie, tu seras plus fort que le bœuf, plus
brutal peut-être que le taureau, et tu pourras accomplir l’acte
charnel sur ta Reine. Ta Reine ! Entends-tu ta Reine ! N’as-tu
jamais rêvé de la désirer, n’as-tu jamais souhaité la prendre ?
La première des femmes de toute la contrée, le corps unique
sublimé par les Dieux ! C’est elle qui est au pouvoir, c’est elle
qui ordonne et c’est elle à qui on obéit !
Mais ta faiblesse t’interdit d’écouter ses désirs, tu ne saurais
entendre ses paroles. Mais ne t’inquiète pas, o Ivrée, laisse-toi
récupérer de la misère qui est la tienne.
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Il serait indécent de te laisser croupir dans de telles
conditions. Il faut que je te lève, que je t’enlève loin de ces
dalles froides. La solution meilleure est de t’extirper de ce lieu
glacial, et de te permettre de gagner ma couche tiède.
Elle s’exécute au travail, saisit Ivrée par la
taille et tente de le soulever. Son corps trop lourd ne peut être
déplacé. Elle fait des efforts désespérés afin de le glisser le
long des dalles glacées. Elle lâche sa prise. Impuissante, elle
appelle de l’aide.
ASTRIDE
Élysée ! Élysée ! Approche ! C’est ta Reine qui te
commande !
Élysée surgit, s’accourt, s’affole.
ÉLYSÉE
Mais qu’est-ce que tout ce bruit ? Que t’arrive-t-il donc, o
maîtresse ? Je ne me souviens plus t’avoir vue dans de tels
65
états. Je suis à ta disposition, mais de grâce, exprime à ta
servante tout ton émoi.
ASTRIDE
Veux-tu cesser enfin de te comporter comme une sotte ? Il
te suffit d’observer dans quel état je me trouve pur que tu
puisses comprendre aisément ce qui se passe.
Aide-moi à soulever son corps. Ma force ne le peut guère.
Toutes deux nous parviendront à déplacer ce qu’il reste d’Ivrée.
Moi, seule je ne serais capable de le tirer.
Attrape ses jambes, moi je le prends par les bras.
Allongeons-le sur le lit. Attends, petite folle que j’entrouvre les
draps.
Ivrée marmonne, agonisant.
66
ASTRIDE
Le pauvre fou, que s’est-il mis entre les mains d’Astride !
Ce corps si jeune, est aujourd’hui remis entre les mains de la
Mort !
ÉLYSÉE
Il est vain aujourd’hui de te lamenter. Il ne fallait pas
appliquer ton pouvoir despotique avec une telle rigueur.
Tu n’as commis que crimes et violences au nom de ta toute
puissance, à la gloire de ta grandeur féminine. Tu t’apitoies sur
un oiseau comme un chasseur qui en aurait tué plus de cent.
ASTRIDE
Il suffit : je suis ta Reine. Je t’interdis de t’exprimer sur ce
ton, et plus encore d’oser critiquer la hauteur qui est mienne.
D’ailleurs, sache vulgaire gouvernante, sache-le : si tu
possédais mes pouvoirs, tu agirais peut-être avec plus de vices
et de haine. Mais observe ta Reine, elle s’émeut de voir ce
jeune homme perdre son sang, elle pleure dans son coeur et prie
les Dieux pour qu’ils lui rendent vie.
67
Apporte-moi des linges frais, des linges propres, et aidemoi
à soigner ses plaies, à rejeter la puanteur qui l’envahit.
Elles le lavent, le pansent et le chérissent.
ÉLYSÉE
Observe, ô ma Reine, il daigne reprendre vie. Je vois, petit à
petit, un éclair de lumière grandir dans ses yeux. Il semble être
sorti de son coma. Il semble même être capable de nous
écouter.
Élysée
s’empare d’une coupe de vin, et la verse
doucement sur ses lèvres.
ÉLYSÉE
Vois, ô ma Reine, il reprend lentement ses forces. Ses jours
ne sont point morts. Il vivra.
Se tournant vers Astride.
68
ÉLYSÉE
Ne m’avais-tu point dit que tu accepterais de satisfaire à
mon désir, que je pourrais te demander ce qu’il me plaira : mon
vœu sera exhaussé ? J’ose enfin te l’exprimer, car je sais que tu
ne voudrais ma déplaire. Laisse-moi, Astride, laisse-moi
emporter sa dépouille ensanglantée. Donne-moi cet homme car
je veux qu’il m’appartienne. Je veux le prendre et m’unir à lui.
N’est-il point vierge ? N’a-t-il pas encore caressé un corps
féminin ? Je serai sa première, et il n’en tirera que grâces.
Astride se lève, regarde avec gravité Élysée.
ASTRIDE
Tu en as trop dit. Il te sera interdit de le posséder. Va-t’en,
fuis ce lieu. Tu n’est plus des miennes. Je te chasse et je te
remplace par Chrysalide.
69
ASTRIDE seule, réfléchie et poignante.
Je crois enfin que j’aime.
ACTE IV- SCÈNE I
Rupte arrive
furieux dans la pièce de la Reine, pour lui
demander des explications.
RUPTE
Ton comportement me semble, ô ma Reine, des plus
scandaleux. Tu n’as pas hésité à renvoyer ta gouvernante qui te
servais avec justice depuis des années. Tu l’as évincée sans
véritable explication. Ou plutôt tu l’as accusée de désirer un
prisonnier de fortune, un être viril sillonnant tes campagnes. Un
moins que rien dont la culture est des plus sommaires, et dont
l’éducation est plus encore vulgaire. Tu t’aguiches d’un simple
ou d’un faible. Et tu n’as qu’un seul souci, qu’il regagne ses
forces afin que tu puisses le masturber ! Que tout cela est
détestable, et comme cela me paraît médiocre.
70
Tu n’as jamais voulu le mariage Tant de rois de la contrée
t’offraient fortune et grandeur en échange de leurs mains. Tu
les as tous repoussés prétendant que notre royaume se satisfait à
lui-même. Tu les as dédaignés, et de ton ricanement cynique, tu
les as chassés d’où ils venaient.
ÉLYSÉE
Il est guère dans ton pouvoir de critiquer si violemment ta
Reine. Souviens-toi de ce qui est arrivé à notre gouvernante.
Elle a voulu prendre celui que je convoitais, et je l’ai chassée
du palais. Il pourrait t’arriver comportement identique si tu
contredisais ta Reine ...
Regarde. Observe-le. Depuis quelques jours, ses forces se
multiplient. Il n’est plus cette épave qui gisait dans mon lit. Il
est, aujourd’hui, homme viril, conscient de sa force et apte à
l’appliquer avec fureur.
RUPTE
Soit, je le vois ton ancien moribond qui allongé dans ton lit
se repaît des plats les plus succulents. Soit, je l’observe lui le
71
moins que rien qui à présent s’endort dans les draps de la
Reine.
Il n’est à mes yeux qu’un profiteur, qu’un bon-à-rien qui
jouit d’un état qu’il ne mérite pas. Tu lui donnes trop de
pouvoirs, tu l’admires trop.
Écoute Rupte, car Rupte ne te mentira jamais. Rupte est ton
confident depuis toujours. Et reconnais en moi cette qualité,
c’est que jamais je n’ai voulu te tromper.
Observe-le en ce moment précis, il se goinfre de nourritures
bonnes, et se complaît à devenir ton amant. Il engouffre dans sa
panse déjà pleine les mets les plus exquis, soient nos vendanges
les plus sublimes. Écoute, o ma Reine, il profite. Il profite de ta
présence pour satisfaire à ses besoins les plus terrestres.
ASTRIDE
Que m’importe qu’il agisse ainsi, que m’importe que tu
puisses le critiquer ! Ne l’as tu pas frappé jusqu’à obtenir sa
mort ? A présent, tu me reprocherais d’essayer de le faire
revivre ?
72
Ivrée, allongé
dans le lit de la Reine, dégustant une grappe de
raisin se redresse, se tourne vers Astride et
Rupte.
IVREE
Je suis las d’entendre toutes ses supplications, Astride. Ne
peux-tu lui ordonner de quitter ses lieux ? Que n’ose-t-il me
critiquer ? Et pourquoi écouterais-je ses lamentations ? Je ne
parviens pas à comprendre comment dans ton palais, l’on
puisse contredire la volonté de la souveraine. Je comprends
moins encore pourquoi tu te laisses mener et diriger par un
simple conseiller ?
Astride se
déplace de quelques pas, et lui fait front de toute
sa dignité.
ASTRIDE
Tu commets une grande erreur, Ivrée de vouloir nier le
pouvoir que possède en ce lieu mon immense conseiller, Rupte.
73
Il a servi mon père, comme il a servi mon grand-père. Il est de
ma raison d’entendre ses paroles. Elles ne seraient être dénuées
de sens.
IVREE
Agis selon ta volonté, Astride. D’ailleurs, il ne m’intéresse
guère de penser remettre en doute ta capacité de Reine. Tu peux
faire bon ce qu’il te semblera. Tu as bénéficié du droit de me
torturer, de me faire hurler de douleurs. A présent, obéis à ton
conseiller et jette-moi à nouveau dans les geôles de ton enfer.
Mais pourquoi tant de douceurs et tant de câlineries pur me
rejeter dans le feu de tes viles violences ?
Astride s’attendrit, et regarde le visage d’Ivrée.
ASTRIDE
Comme tout ceci est absurde, comme tous deux vous me
paraissez mesquins. Je suis placée entre vous deux, et je ne puis
vous considérer que stupides. Ne pouvez-vous donc pas vivre
en bonne entente au lieu de vous déchirer avec des
comportements ridicules ?
74
Rupte, Ivrée à raison. Daigne du moins quitter ce lieu
rapidement. Il ne sert à rien que vos regards se répondent. Vous
ne dégagez que fiels et haine. J’en arrive à mépriser vos
présences, tout ceci n’est que boniment.
S’adressant à Rupte avec véhémence.
ASTRIDE
Rupte, disparais enfin. Fuis cette pièce. Tu reviendras
quand tes pensées seront meilleures. Tu pourras daigner me
revoir quand ma violence sera calmée.
Fuis, te dis-je. Fuis.
Il s’exécute.
ACTE IV SCÈNE II
ASTRIDE
75
Comme il était pénible d’écouter ses faux raisonnements !
Comme j’en avais assez de voir son affreux visage bariolé de
puanteurs rougeâtres !
Elle sautille vers Ivrée.
ASTRIDE
Mieux vaut que tu me parles de l’Enfer, plutôt que
d’évoquer ce vieux cynique. Ne m’as-tu pas glissé à l’oreille
que son plaisir était de s’amuser avec de jeunes pucelles et de
les forcer à admirer son pauvre pénis moribond ? Il en est réduit
à une déplorable masturbation, et ne parvient pas même à
obtenir l’éjaculation. Et pourtant, tu n’as pas lésiné sur les
moyens pour créer en lui un dernier soupir de jouissance.
Toutes les gamines de ta contrée lui appartiennent, et il ne
serait en convaincre une seule de sa puissance !
Ne penses-tu pas que si j’ai éloigné Rupte de cette place,
c’était pour le chasser de ma mémoire ? Je n’ai que faire de ce
conseiller monstrueux ! Sais-tu pourquoi je m’approche de toi ?
76
Délicate
, elle s’assoit sur le lit. Regarde avec passion
Ivrée, et glisse sa main sous les draps. Elle
commence par le caresser.
IVREE
Tu pourrais te comporter en maîtresse plus avisée ! Que crainstu
de vouloir me toucher ? Tu me sembles bien pudibonde tout à
coup. Comment pourras-tu apprécier mes progrès si tu ne viens pas
me rejoindre dans tes propres couches ?
Elle fait
glisser le long de son corps, le linge fin qui
sertissait sa beauté, soulève rapidement les
draps, et se love à la place d’Ivrée.
IVREE
Je t’avoue te préférer dans cet attirail. Que tu me sembles
douce, toute tiède contre mon corps. Vois, ma toute belle
comme je reprends énergie et puissance à ton contact.
77
ASTRIDE
Tu me sembles enfin guéri de toutes tes blessures. Tu parais
avoir retrouvé ta virilité. Que je suis heureuse de te voir dans
cet état !
IVREE
Prétends plutôt que tu te satisfais d’apprécier en moi un
homme qui puisse te donner jouissance ! Dis-le, hurle-le. Tu
aimes à me savoir érecté.
Elle pose sa tête
sur la poitrine d’Ivrée, et joue machinalement
avec les poils de ses pectoraux. Elle redevient
petite fille.
ASTRIDE
Tu n’es pas gentil de me parler de cette sorte. Tu n’es donc
pas content quand je me colle sur tes épaules.
78
Quand je songe qu’il y a quelques semaines, tu étais soumis
aux souffrances les plus atroces. Quand je songe que ton cœur
battait entre la vie et la mort, et qu’il a fallu que j’intervienne
pour t’extirper de ces affreuses cruautés !
Que serais-tu à présent, si je n’avais daigné te soustraire au
massacre de l’esclave ? Un vulgaire humain rongé déjà par le
ver. Et ton tombeau ne serait que la fosse sexuelle, là où gisent
tous ceux que le pouvoir m’a permis de faire souffrir.
Imagine-toi, Ivrée, la langue pendante sur tes lèvres, la
bouche blême ou le cœur ensanglanté. Tu serais réduit à l’état
de vermine.
IVREE
Certes, ma Reine. Mais ici tu t’exprimes avec confusion. Il
est absurde de divulguer avec le conditionnel qui n’est pas.
Seule, la réalité du présent a quelconque valeur.
N’était-ce point ton choix de me redonner vigueur ? N’as-tu
pas agi, consciente de ton comportement, quand tu m’as arraché
des bras de Rupte affreux ?
79
ASTRIDE
Tu penses trop. Ne crois-tu pas qu’il me serait possible de
te faire tuer ? Me crois-tu pas incapable de crier cet ordre ? Il
serait exhaussé dans l’immédiat.
IVREE
Tant de mal et tant de soins pour guérir et occire une simple
épave ! Cela ne te sied guère, o ma Reine. Mais je t’avoue
ignorer ce qu’il m’adviendra quand tes lubies sexuelles te
seront passées.
Peut-être me feras-tu dévorer par une araignée géniale ? Ou
bien, m’infligeras-tu le châtiment de la castration ?
Mais reconnais, quand ce moment précis, tu es bien
heureuse de recevoir mon pénis dans ton vagin étroit. Il serait
stupide de se refuser d’en jouir.
80
ASTRIDE
Presse-toi mon amour d’expulser toute ta substance en moi.
Il me faut partir tout de suite. Je dois m’en retourner à mes
obligations de Reine. J’ai conseil dans quelques instants. Je ne
puis me soustraire à cette tâche.
Elle le
chevauche, et accomplit des mouvements de vaet-vient.
Elle glisse lentement ses doigts dans sa
chevelure. Elle se tord, râle, le mord au cou, lui
griffe le dos. Et dans un dernier élan, s’écroule
sur son corps. Après quelques secondes
évanouies, elle se redresse.
ASTRIDE
Je dois partir. J’ai convoqué l’assemblée. Trop long à te
raconter. D’ailleurs toutes ces histoires de politique ne
t’intéressent guère.
Elle se revêt
rapidement, se drape d’un linge épais. Il
81
l’observe, mais reste allongé sur le lit. Elle
disparaît. Il se couche sur le côté et tente de
dormir.
ACTE IV - SCÈNE III
Chrysalide, la
nouvelle gouvernante, jeune fille blonde,
adorable et rondelette, s’essaie à mettre un peu
d’ordre dans la chambre de la Reine. Légère et
désinvolte, elle chantonne. Comportement naïf.
Ivrée, réveillé s’étire, baille.
IVREE
Mais quelle est cette intrusion ? Pourquoi vous manifestezvous
dans le lieu d’Astride ? Il pourrait vous en coûter fort
cher. Hors-là ! C’est insensé.
CHRYSALIDE
82
Je vous avoue, mon Seigneur, qu’insouciante et naïve, je ne
savais qu’un homme était disposé dans ces lieux.
J’ignorais plus encore qu’il m’était coupable de m’essayer à
quelques rangements.
Vous semblez fort étonné de m’apercevoir dans votre
chambre. Mais sachez, mon Seigneur, que je suis la nouvelle
gouvernante. Je remplace Élysée, je suis ici pour accomplir le
travail de l’ancienne.
IVREE
Approche un peu, gentille que j’observe ton tour de taille.
Tu possèdes la finesse d’une guêpe et du moins tu en as le
pourtour.
CHRYSALIDE
Mon Seigneur, vous désirez me compromettre. Mais je ne
me laisserai pas faire de la sorte.
83
IVREE
Vas-tu te taire enfin, petite éphémère ? Tu n’as que dix-huit
ans, et tu te permets déjà de contredire la volonté de ton maître.
Je te trouve bien jeune, et encore toute rose sans épines. Je
ne comprends pas pourquoi Astride t’a choisie entre cent pour
te donner cette tâche. Moins encore pourquoi elle s’est tournée
vers ta personne ...
Chrysalide baisse les yeux, rougie, honteuse.
IVREE
Oui, certes, j’y suis. Elle t’a désignée parce que tu
l’amusais. Elle t’a imposé de lui obéir, en échange elle t’a
promis une place fort convoitée dans la hiérarchie de son palais.
CHRYSALIDE
Il est vrai, mon Seigneur de toute vos déductions. Je dois
m’en remettre à la volonté d’Astride. Que ne m’a-t-elle pas fait
84
subir les hontes les plus scabreuses ! Elle me sait vierge, et
profite de ma chair blanche pour s’essayer à ces folles audaces !
IVREE
Je ne te demande pas de me raconter l’histoire d’une jeune
gamine prise de force, et soumise à la tentation du Mal.
J’ai subi plus grande cruauté de sa part. Certes, j’ai connu
vice plus immonde. As-tu hurlé de violences, t’es-tu tordue
sous le joug de sa haine cynique ?
CHRYSALIDE
Elle n’a fait que s’amuser de ma personne, m’obligeant à
recevoir par derrière des animaux, ou m’obligeant agenouillée à
pratiquer la fellation à plus d’une dizaine d’hommes. Soit elle
s’est amusée avec mon corps glissant dans mon anus, poire sur
poire pour m’administrer des lavements. Soit, encore elle a fait
lécher ma vulve sanglante, dans les positions les plus
diaboliques. Mais puis-je l’accuser de ces jeux stupides ? Puisje
renier ma Reine pour des folies aussi vulgaires ?
85
Je puis prétendre être vierge, et n’avoir jamais reçu sexe
d’homme dans mon vagin. Ma dentelle est encore pure, et je ne
la donnerai qu’à celui qui sera mien.
IVREE
Veux-tu t’approcher un peu de moi que je puisse voir toutes
tes grâces ? Te sentirais-tu confondue de me montrer ton corps.
Soit, tu es jeune. Mais jeunesse et naïveté ne sont que qualités à
mes yeux.
CHRYSALIDE
Tout ceci n’a guère d’importance. D’autres que vous ont pu
voir ma poitrine dénudée. Si tel est votre plaisir, il sera satisfait.
Vous me le demandez sans violence et sans aigreur. Je puis
m’exécuter.
Elle se dirige
vers Ivrée, s’approche du bord de son lit, et
commence par se déshabiller lentement.
86
CRYSALIDE
Je puis offrir mon corps à tous les regards. J’accomplis ceci
sans peine. Voyez et observez cette chair. Elle est vôtre
seulement avec vos yeux.
ACTE IV - SCÈNE IV
Ivrée se
lève, dans sa totale nudité, s’approche de
Chrysalide et l’aide à se dévêtir. Ils sont nus
tous les deux. Il enlève dans sa chevelure, une
barrette qui retenait ses boucles dorées.
IVREE
J’ignorais que tu fusses si belle. Tourne-toi quelque peu que
je t’admire dans ton meilleur.
87
Délicatement, il
caresse une de ses fesses. Pose sa main
doucement sur le contour de sa chair rebondie.
Elle est muette, se laisse toucher, observer
comme un chef-d’œuvre vivant.
IVREE
Même ses petits pieds sont tout un délire ! Mais regarde,
fou que tu es le travail merveilleux de la nature. Ses ongles sont
des coquillages.
Il passe
lentement son index le long de sa vulve et
s’extasie devant l’équilibre pileux de son sexe.
IVREE
Que tout cela est merveilleux ! C’est beauté de la création !
Je ne te savais pas, Chrysalide. J’ignorais que tu pusses exister !
Je suis folie, en cet instant. Le monde est arrêté. Le mouvement
des astres s’est tu.
88
Chrysali
de observe avec une attention accrue le
comportement d’Ivrée. Elle le regarde, froide de
son regard, et comprend qu’Ivrée ne ment pas,
ne dis que la vérité. Elle s’avance, se frotte
contre son corps, et s’accroupit pour le
remercier de l’admirer.
IVREE
Relève-toi. Tu veux donc me faire ressembler à tous ces
soldats que tu as honorés par obligation.
Il la prend dans ses bras, la relève.
IVREE
Tu n’as donc rien compris. Je ne veux pas d’une apprentie
putain, je te veux femme.
Mais jamais tu ne seras mienne, jamais tu ne pourras
m’appartenir.
89
D’ailleurs aurais-tu quelconque envie de t’échapper de ce
palais ? Serais-tu folle au point de fuir avec moi le joug
immonde d’Astride ?
CHRYSALIDE
Tu ignores vraiment qu’elle fut ma destinée. Tu ne le sais
pas si aujourd’hui je suis gouvernante, c’est parce que je suis
passée des années durant par les phases cruelles de la volonté
d’Astride. Il m’a fallu me soumettre, ramper comme une
vulgaire chienne, et cela depuis ma plus tendre adolescence. Je
la hais, je l’exècre. Je ne peux plus la supporter. Je la voudrais
savoir morte, et disparaître à tout jamais.
IVREE
Retiens les paroles confuses qui sortent de ta bouche. Je
suis l’amant d’Astride, et tu pourrais souffrir de t’être exprimée
ainsi. Mais n’es crainte. Qu’aucune peur ne traverse ton esprit.
Je suis de ta partie et je pense comme toi. Me crois-tu
suffisamment stupide pour vouloir m’enchaîner à une Reine
90
despote qui aura le pouvoir de me tuer quand bon lui semblera
? J’ai certes d’autres désirs, et d’autres satisfactions que ceux
de finir aveugler par ses archers, ou ceux de croupir durant des
années dans ses geôles sinistres.
Il saisit
Chrysalide par les mains, la regarde fixement,
tente de la convaincre par la puissance de ses
yeux.
IVREE
J’ai un plan. J’ai un plan pour nous sortir tous deux de ce
lieu impossible. Mais je ne puis te le dévoiler, à présent. Il faut
le laisser mûrir dans ma cervelle.
Mais fuis. J’entends des pas qui pressent. Saisis toi de tes
vêtements, et empreinte la porte caché.
ACTE V - SCÈNE I
la démarche exténuée,
Astride rentre,
91
ASTRIDE
Tu ne peux savoir les longueurs qu’ils m’ont obligées à
subir. Jamais je crois n’avoir connu de séances si ennuyeuses.
Ce n’aient que palabres insipides, que parodies politiques. Et
toute cette réunion pourquoi, je te le demande ? Pour me
convaincre de signer un décret ridicule. Des histoires de
paysans et de vaches. De labours dans des champs. Qu’avais-je
besoin d’assister à cette réunion !
IVREE
La politique n’est qu’embrouille de nœuds. Vous vous
plaisez à compliquer ce qui est simple. Ne vous étonnez pas de
patauger dans l’absurde, et de perdre des heures précieuses en
des allocutions inutiles !
ASTRIDE
Parfois je te donnerais, raison. Parfois je pense de cette
sorte. Mais hélas, je m’aperçois que ce surplus est nécessaire du
92
moins pour donner une allure démocratique à un régime
princier. Ces barriques pleines de vin et de porc prétendent
contre-gouverner, cherchent une quelconque importance auprès
de leur Reine. Je les laisse croire en leurs illusions. D’ailleurs
ils sont nécessaires car ils sont acclamés par le peuple.
IVREE
N’en as-tu pas assez de parler politique ? Crois-tu que je
reçois la belle d’entre les belles pour l’entendre s’exprimer dans
un jargon inaccessible à l’oreille de son amant ?
ASTRIDE
Laisse-moi poursuivre et débarrasser de toute leur
substance maudite qui encombre mes oreilles de Reine. Si tu ne
puis me servir de confesseur, sur quelle épaule pourrais-je
m’incliner ?
Je me doutais que tu n’étais pas apte à devenir un bon
amant, Ivrée. Mais j’ignorais que tu fusses si stupide pour
contredire la volonté d’Astride. N’as-tu donc pas compris que
je sortais d’un discours harassant, et que j’avais besoin de
93
distractions autres que celles d’un simple amant qui n’a que
faire de m’entendre. J’avais besoin d’expulser toute cette
cacophonie de paroles et d’expressions ridicules que mes
oreilles ont ingurgité des heures durant. Ou, mieux encore,
besoin d’un confident. D’un plus simple que moi, peut-être,
mais qui entendrait mes gémissements.
IVREE
Comme tu m’étonnes tout à coup Astride. Éprouverais-tu
quelconques sentiments ? Tout ceci me paraît des plus étranges.
Je ne te voyais que sous ton masque froid et glacial, de femme
despote, de Princesse indomptable.
ASTRIDE
Tu n’as donc, mon pauvre Ivrée, aucune conscience de la
réalité politique du pays. Tu vis dans ton rêve ne te nourrissant
que d’images désinvoltes. La politique est un combat quotidien,
une lutte implacable. Tant d’intérêts sont en jeu que l’on ne
peut y résister. Que dis-je ? On est soumis à y jouer aussi.
94
Parfois, je me dis que ce n’est pas action de femme de
défendre ses pensées profondes, ses convictions intimes. Il y a
devant moi un parterre de notables, une assemblée d’esprits
dont la langue est fourchue, et dont l’intelligence est vive à
détruire tout ce que je puis penser. Pourtant je me bats, je lutte
avec vigueur. J’expulse toutes mes forces dans mes harangues
désuètes. Je ris de mon style, comme je ris de ma fausse
conviction. Il en est ainsi. Je ne veux pas me décevoir.
IVREE
Cela me semble être bien compliqué. Je suis, certes plus
proche de la réalité terrestre, mais je ne saurais m’en plaindre.
Je conçois toutefois, qu’en cet instant précis, tu désires plus
un confident qu’un être qui pourrait te faire l’amour.
ASTRIDE
Je n’ai guère envie de me soucier de la chair. Je ne souhaite
que loisirs et divertissements. J’avais d’ailleurs prévu une petite
fête. Ho ! quelque chose de fort simple. Quelques danseuses,
quelques musiciens. Et une parodie d’amour vécu. N’est-il pas
95
l’heure de reprendre quelques forces ? Ne veux-tu pas
m’accompagner dans l’autre pièce ?
IVREE
Il en est toujours fait selon ta volonté. Pourquoi me poses-tu
cette question, qui est un ordre dévoilé ?
ASTRIDE
Viens, suis-moi. Et cesse de mal penser. Il est agaçant de
t’entendre t’exprimer ainsi. Tu n’es pas là pour te lamenter,
mais pour bénéficier d’un plaisir futur.
Elle le saisit
par la main, et l’entraîne hors de la pièce.
Notes de l’auteur : Pour l’acte V - scène II, de nombreuses
possibilités sont offertes au metteur en scène. Il s’agit ici d’une
orgie à caractère sexuel. Toutes les folies lui sont conseillées. Il
lui suffira dans une bonne mesure de ne pas exagérer afin que
l’intrigue du drame n’en soit perdue.
96
ACTE V - SCÈNE II
Astride
et Ivrée sont allongés sur des lits romains. De
nombreux lits sont disposés et forment un demicercle
face à la scène. Rupte est présent à la
droite de la Reine ; une gamine à son côté. Des
danseuses apparaissent à moitié dévêtues. Elles
font bouger leur corps au plus grand
ravissement de l’assistance. Elles sont
accompagnées par des musiciens. Dans les
positions les plus lubriques, elles offrent des
divertissements douteux.
IVREE
Quand je songe que ces enfants seront demain peut-être
châtiées par ta puissance. Tu leur feras connaître le luxe
excrémentiel. N’en as-tu pas assez de satisfaire à tes désirs, faut-il
encore que tu tendes vers l’horreur et vers l’abomination ?
97
ASTRIDE
Que me parles-tu d’excès de ma personne ! démoniaque.
Les deux beautés qui dansent devant toi, ont été achetées
par Rupte, mon bon serviteur. Il lui a fallu parcourir toute la
contrée afin d’obtenir un lot si merveilleux. Ces deux pucelles
noires sont jumelles et belles comme le jour. Ne les crois-tu pas
heureuses de me divertir ?
Elle frappe des mains. La musique se tait.
ASTRIDE
Approchez toutes deux. Avancez. N’ayez crainte.
Répondez. N’êtes-vous pas heureuses de danser à la gloire
d’Astride ?
Elles acquiescent.
98
ASTRIDE
Continuez à nous divertir, et que la fête soit réussie !
IVREE
Que n’oseraient-elles s’exprimer autrement ! Elles sont
soumises à ta puissance, et n’ont qu’un seul souhait, ne pas
subir la Mort à laquelle, elles sont déjà proposées.
ASTRIDE
Qu’inventes-tu encore, mon pauvre Ivrée. Tu penses
menace là où il n’y a que parodie de crainte. Observe-les.
Regarde se mouvoir leurs corps. Elles ne font que se sublimer.
Elles jettent toute leur foi sexuelle pour obtenir le meilleur des
spectacles. N’est-ce point adorable à contempler ces
ondulations superbes de leur chair ?
IVREE
Je suis bouleversé à l’idée de savoir que ces deux beautés
seront données comme de vulgaires putains à la faune des
99
alcooliques qui forment ta sécurité. Elles seront offertes, proies
faciles et impuissantes à tes soldats qui abuseront d’elles, et
n’hésiteront pas à les tuer. Oh ! certes le meurtre sera de longue
haleine ; elles s’éteindront après avoir été prises, et prises. Elles
vomiront des torrents de sperme, et recevront des litres de
substance humaine.
ASTRIDE
Que tu conçois mal les choses de la vie ! Comment peux-tu
voir la réalité de cette sorte ?
Les deux vierges que tu pries en cet instant, ne sont que de
vulgaires salopes. Des filles à putains qui n’existent que par le
vice, que par leur sexe. Elles ne font que se toucher, que se
frotter comme des lesbiennes jumelles. Elles se donnent à tout,
à tous et à toutes. Elles jouissent à raison de huit fois par jour,
et ne vivent que par leur clitoris.
Le matin elles commencent par faire leur toilette anale
ensemble, et goûtent chacune les excréments de l’autre. Puis
elles commandent un chien à la tension virile, et s’amusent à le
masturber. Toutes deux le lèchent, le sucent et font expulser le
100
sperme poisseux dans leur bouche. Elles s’embrassent et elles
se déchirent. Se caressent et se font hurler de violences. Elles se
frappent, se réconcilient. L’une d’entre elles se munie d’un
pénis en bois et chevauche l’autre jusqu’à la faire blêmir de
douleurs.
Elles se haïssent, et elles s’adorent. Je leur promets tout
pouvoir sexuel, et elles n’hésitent pas à en tirer grande partie.
Combien de fois n’ont-elles pas déshabillé mes gardes les
chevauchant jusqu’à l’extrême. Combien de fois certains ne
sont pas morts sous l’emprise des pratiques de ces putains de
noires toujours en rut !
Ivrée, entends-moi. Elles possèdent chaque nuit un bouc. Et
l’une glisse sa virilité dans l’autre. Folles ou filles de feu, elles
ne font que rendre hommage à leur Dieu matériel.
IVREE
Auras-tu quelques grâces à mon égard ? Auras-tu
l’obligeance de faire disparaître de mes yeux, le fruit de cette
race impie ?
101
ASTRIDE
Comme il te plaira, mon bel Ivrée. Ainsi selon tes volonté.
Vous deux fuyez ce lieu et que l’on m’apporte du vin.
ACTE V - SCÈNE III
Astride
offre sa coupe, la tend afin qu’on la remplisse.
Chrysalide, sa gouvernante survint, une cruche
sur son épaule. Elle tente de verser du vin dans
la coupe d’Astride.
ASTRIDE
Je t’avais pourtant interdit de te manifester à cette petite
fête. Qu’oses-tu troubler ce lieu ?
CHRYSALIDE
Mais, j’ignorais Maîtresse, que ma présence pût te paraître
insupportable.
102
IVREE
Laisse-la en ce lieu. Il s’agit de moi. Je n’ai pu ... J’aurais
trouvé déplorable que tu refuses de la faire participer à cette
fête. Voilà ta nouvelle. Ta belle gouvernante a le droit
d’observer ce qui se passe ici bas.
Astride s’enivre. Boit plus que de coutume.
IVREE
Non seulement je te demande la permission de l’inviter à
cette petite réception mais plus encore, je te conjure de lui
permettre de jouir de ces festivités.
ASTRIDE
Soit, je deviens ivre et il m’importe peu de te contredire, bel
ange. Astride ne serait ...
103
Elle perd sa
coupe qui se répand sur le carrelage. Ivrée
ordonne à Chrysalide de se coucher à ses côtés.
Elle s’exécute. La fête se poursuit. Des danseurs
égayent le divertissement.
entendu seulement de Chrysalide.
Ivrée s’exprime,
IVREE
Il faut enfin en finir. Nous ne pouvons plus longtemps vivre
de cette sorte. Le destin nous est favorable. Pourquoi
hésiterions-nous à agir ? Pourquoi refuserions-nous ce qu’il
nous est permis de tenter ?
CHRYSALIDE
Ne crois-tu pas que nous commettons une erreur irréparable ? Ne
sais-tu pas le châtiment qu’il nous sera soumis, si nous ne parvenons
à la détruire ?
104
IVREE
Il en est de notre futur. Il en est de notre vie. Astride
n’hésitera pas avec son bon vouloir à nous faire subir les
horreurs les plus atroces ; elle se satisfera de nous voir hurler
toutes nos douleurs. Nous ne sommes que ses pantins articulés,
que de vulgaires marionnettes qui aujourd’hui l’amusent et qui
demain l’agaceront.
Tu n’as aucune crainte à avoir. Toute la force est en toi. Tu
ne saurais être repérée par les gardes qui ont toute confiance en
ta présence. La puissance déjà te manque ? Tu te comportes
comme une faible esclave effrayée par la Reine despote, et tu
n’oses plus la contrer.
Soit, humilie-toi. Rabaisse-toi au niveau de la terre et tu lui
conféreras toute sa puissance. Mais quelle puissance ? Quelle
violence ? Puissance de démon, de femme irascible, méchante
et cruelle !
105
CHRYSALIDE
Soit, moi aussi j’entends toutes tes plaintes, et je suis prête à
partager ton avis. Mais comment pourrait-il se faire, comment
pourrait-il se faire que nous arrivions à la détruire ?
IVREE
Je te promets le bonheur de l’au-delà si nous parvenons à la
tuer. Je te jure que nous échapperons à cette salle sinistre, à cet
endroit démoniaque. Plus jamais de tortures, plus jamais de
rires cyniques. Un bien-être pour nos deux chairs, avec l’amour
le plus profond, avec le plaisir le plus infini.
CHRYSALIDE
Comme tout ce que tu me dis me semble juste. Tout ce qui
sort de ta bouche ma paraît paroles d’ange. J’ai envie de baiser
ta bouche pour y récolter une substance de rêve, mais je n’ose
frotter mes lèvres contre les tiennes devant cette assemblée
d’hommes et de femmes qui nous observe. Je voudrais tant
t’exprimer mon salut, et te dire enfin pourquoi je t’aime. Ce
sont tes cheveux, comme c’est ta bouche dont je veux connaître
106
la saveur. Et tes dents belles et blanches comme de la nacre
s’offrent déjà à ma passion.
IVREE
Veux-tu te taire, folle fille, presque imbécile ! Ne vois-tu
pas que Rupte en cet instant nous observe et répéterait à sa
maîtresse ton comportement ? Il n’est que langue perverse, que
méchanceté avec son vice de serpent.
Mais parlons plus bas à l’oreille. Il semble se réjouir de ce
pauvre divertissement. Approche-toi plus près de moi afin qu’il
ne puisse nous écouter !
Quel homme de pauvreté ! Il se plaît à contempler un
spectacle ahurissant ! Il s’amuse et il bat des mains. Dans
quelques heures, il ne sera qu’une épave, morceau de bois
craquant, rejeté par le pouvoir futur qui aura aise de le
reconnaître à nouveau. Il finira peut-être avec les chiens, les
moins que rien, et hurlera avec les loups, ces loups affreux de la
politique.
107
CHRYSALIDE
Ivrée, cesse et exprime-toi enfin. Tu te réjouis d’un futur
proche, mais tu ne me donnes aucun moyen de l’atteindre.
Dévoileras-tu enfin ton plan ? Me permettras-tu de connaître la
façon dont tu désires exterminer Astride ? Je crois savoir que tu
as besoin de ma présence. Qu’attends-tu pour t’exprimer ?
Ivrée
s’approche et lui parle presque à l’oreille.
Astride dort, ivre morte. Il jette un œil vers la
Reine, la secoue quelque peu pour s’assurer de
son mutisme.
IVREE
Pourquoi éprouves-tu quelconques craintes ? Mon plan est
infaillible. Tu ne saurais en douter. Il est le plus simple qu’il
soit, et c’est pourquoi il ne peut échouer.
Lorsque la fête sera finie, lorsque toutes les personnes
auront regagné leur lit, ou leur amant d’un soir, il sera l’heure
de raccompagner Astride dans son lit. Elle est saoule, elle est
108
morte d’alcool. Elle n’entend plus aucune de mes paroles,
comme elle ne peut comprendre ce qui j’exprime. Je
l’emporterai dans la chambre dite nuptiale, celle qui a servi à
glorifier tous ces vices et toutes ces folies. Elle mourra dans le
lieu sublime qui l’a fait jouir. Là sera sa punition superbe !
CHRYSALIDE
Toi, aussi tu ne peux garder ton sang-froid. Il te faut que tu
parles avec fureur avant que l’acte réel soit accompli. Calme-toi
quelque peu, Ivrée. Et dis-moi toute la vérité. J’ignore tout de
tes agissements comme je ne sais ce qu’il en sera de moi.
IVREE
Je te donne raison. Je m’emporte pour ce meurtre que nous
accomplirons ensemble. Mais, je puis te promettre que morte,
nous connaîtrons la plus belle des jouissances terrestres. Enfin
nous pourrons nous aimer, et nous débarrasser de cette reine
injuste.
Ivrée observe
Astride ivre morte. Il appelle Rupte, et lui
109
montre le spectacle navrant de la Reine gonflée
de vin, et incapable de se déplacer.
IVREE
Rupte, il serait bon que cette petite fête se termine en cet
instant ; il faut l’achever déjà. Vois, ta Reine. Le spectacle de
son ivresse ne serait que moqueries et que rires futurs de la part
de son entourage.
RUPTE
Est-elle endormie, aurait-elle puisé dans trop de vin ? Je
vais faire débarrasser l’assistance et tu pourras la raccompagner
jusqu’en ses lieux.
IVREE
Laisse-moi agir. Je vais la porter dans sa chambre nuptiale,
et j’interdirai à quiconque d’oser la déranger durant son
sommeil.
110
RUPTE
Agis comme bon te semble.
ACTE V - SCÈNE IV
Ivrée
presque titubant, porte le cadavre vivant
d’Astride. Elle tente de balbutier quelques mots.
IVREE
Garde, laisse-moi passer. Je dois raccompagner ta Reine
dans sa chambre. Elle a bu plus que de coutume. Je vais la
laisser s’endormir. Je la surveillerai sur le divan.
Le garde
s’exécute. Ivrée tient Astride dans ses bras, et
gagne la couche de la Reine. Il la dépose comme
un paquet encombrant.
111
IVREE
J’ignorais que tu fusses si lourde. Tu pèses des tonnes. Ton
poids m’est très incommode. Grimper tous ces étages avec une
masse de chair si encombrante cela est pour la dernière fois.
Il la regarde
avec attendrissement, et lui caresse doucement
sa poitrine.
IVREE
Tu étais si belle, mais Reine despote tu m’aurais infligé la
plus atroce des souffrances. Jamais je n’aurais pu être ton roi.
Tu étais trop perverse, trop vicieuse pour te satisfaire d’un seul
homme.
Il entreprend
son déshabillage. Il fait exploser ses deux petits
seins, ronds et tièdes comme des volcans. Il suce
et lèche lentement ses pointes rouges dressées. Il
fait glisser sa robe transparente, et elle apparaît
avec toute sa nudité.
112
IVREE
J’aimerais te faire l’amour pour la dernière fois, j’aimerais
avant de m’enfuir déguster une joie ultime, celle de posséder
ton corps. Mais tu es trop belle dans le sommeil, je ne veux pas
risquer de te réveiller.
On entend Chrysalide.
CHRYSALIDE
Mauvais garde, me laisseras-tu passer ? Je suis venue ici
pour soulager notre maîtresse Astride. J’apporte une potion.
Interroge Ivrée, il te répondra.
IVREE
Qu’est-ce que tout ce bruit insensé ! Taisez-vous tous deux.
Ne sachez-vous qu’Astride a besoin de repos !
113
CHRYSALIDE
Il m’interdit de passer.
IVREE
Tais-toi, garde, qu’elle vienne. Ceci est ma volonté.
disparaît.
Le
garde
IVREE
As-tu apporté le couteau ? L’arme extrême qui servira à
nous purifier de son vice sublime.
CHRYSALIDE
Vois, il brille de mille feux. Mais ne se retournera-t-il pas
contre nous ? Ne subirons-nous pas le Mal le plus horrible
après avoir décidé de ce fléau ?
114
IVREE
Folle fille, c’est ta destinée de gouvernante et celui d’un
amant qui sont réunis à présent. Nous ne pouvons reculer. Nous
nous devons d’agir.
Ivrée s’empare
du couteau que, toute tremblante lui tend
Chrysalide. Il la regarde une dernière fois. Il se
dirige vers le lit d’Astride et soulève lentement
les draps qui la parent de sa beauté. Avec
violence, il lève l’arme blanche, et lacère le sein
gauche d’Astride. La main posée sur sa bouche,
elle tente toutefois de se débattre, exprime une
vaine pulsion et se meurt enfin.
IVREE
Elle est morte à présent. Fuyons ce lieu de haine. Son sexe
est puni par la haine.
115
Ivrée la saisit
par le bras. Ils fuient tous deux le palais par la
fenêtre de la chambre.
116
LA MORT DU PRINCE
117
PERSONNAGES
Le Roi
Le Messager, confident et ami du Roi
Le Confident
Le Second
Première Nourrice
Deuxième Nourrice
Troisième Nourrice
118
La scène est dans une contrée imaginaire, proche de la
Grèce. L'action se déroule dans une salle du palais royal.
119
PREMIÈRE PARTIE
120
SCÈNE PREMIÈRE
Première, deuxième et troisième nourrice
PREMIÈRE NOURRICE
Il semble si pur qu'il pourrait obtenir le royaume des rêves,
il paraît d'or. On le dirait venir d'un autre monde.
DEUXIÈME NOURRICE
Observez la douceur tiède de son visage ! Mais regardez
cette beauté vierge !
TROISIÈME NOURRICE
Il y a peut-être un monstre de haine qui cache derrière son
ombre d'amour des pensées perverses, des idées acerbes. Il y a
peut-être une force inconnue. Nul ne sait, nul ne pourrait savoir.
Il faudrait le secouer, le réveiller dans sa parfaite quiétude.
Ainsi nous serions certaines de connaître la vérité.
121
PREMIÈRE NOURRICE
Surtout, de grâce, ne vous y essayez jamais ! La punition se
transformerait en supplice, et nous en pâtirions dans les plus
grandes souffrances.
DEUXIÈME NOURRICE
Nous aurions dû nous taire, et non pas exprimer ces propos.
Il va bailler, déjà il s'étire. Il se tourne, se retourne. Il plonge à
nouveau dans son sommeil.
TROISIÈME NOURRICE
Il dort peut-être et rêve de ces exploits de tortures, de ces
expériences d'horreur. Il rêve qu'il jouit à accomplir le Mal, à
posséder la chair vicieuse. Que pense son esprit derrière sa face
juvénile ? Que lit-il dans ses yeux bleus, des images de mort,
des figures de crime ignoble ?
122
PREMIÈRE NOURRICE
Cesserez-vous enfin avec vos suppositions, avec vos
supposées capacités à penser bêtement ? Prétendez-vous
toujours extraire le savoir sans jugement certain, sans
connaissance réelle de la "chose " ?
DEUXIÈME NOURRICE
C'est que justement de la "chose", on en dit beaucoup de
Mal. On n'en dit que du Mal. Ce ne sont pas de simples
nourrices justes bonnes à presser leurs tétines qui auraient pu
inventer de telle absurdités.
PREMIÈRE NOURRICE
Et qui donc, autres que vous, auraient pu les amplifier ?
Vous vivez le dos courbé sur une couche, toujours prêtes à
interpréter de façon mauvaise les moindres signes d'un enfant
qui s'agite.
123
TROISIÈME NOURRICE
Nous observons avec une attention soutenue les
comportements révélateurs d'un prince futur qui s'apprête à
accomplir ses prochaines atrocités.
PREMIÈRE NOURRICE
Vipères qui crachez votre venin, vous tairez vous enfin !
Donnez-lui votre sein, à ce petit qui ne demande qu'à vous téter
!
DEUXIÈME NOURRICE
Je sens ses dents comme pousser. Je crois que sa bouche
peut m'arracher la poitrine.
TROISIÈME NOURRICE
Et moi, c'est sa petite patte qui semble me griffer la rondeur.
J'ai l'impression que sa menotte va se transformer en ongles
fourchus.
124
PREMIÈRE NOURRICE
Vous avez été désignées pour obéir au Maître. Malheur à
vous si vous ne respectez pas l'ordre. Vous ne devez que vous
soumettre à sa volonté. Il vous en coûterait de ne pas l'exécuter.
DEUXIÈME NOURRICE
Nous agissons toujours avec l'obéissance de l'esclave. Nous
nous obligeons encore à satisfaire ses moindres désirs, et toi tu
nous accuserais de ne pas remplir tous nos devoirs ?
TROISIÈME NOURRICE
En vérité, tu tentes de nous empêcher de parler. Tu veux
nous coudre la bouche.
DEUXIÈME NOURRICE
S'il nous est interdit d'exprimer nos plus simples propos, et
d'appliquer ce que nous ressentons à son égard, mais que nous
reste-t-il donc ?
125
PREMIÈRE NOURRICE
Il vous reste toujours à donner vos pointes de seins, et à
gaver sa bouche qui ne demande que du lait !
DEUXIÈME NOURRICE
Je crois que derrière tes mauvaises paroles débitées comme
une mécanique, il y a la crainte, la crainte du monstre, la crainte
du père.
PREMIÈRE NOURRICE
Je crois plutôt qu'il y a la bêtise qui anime vos esprits. Tout
cela n'est que sorcellerie ! Vous n'êtes que des femmes, et vous
vous comportez en femmes. Ceci est une basse accusation !
TROISIÈME NOURRICE
Observe-toi toi-même ! Tu n'as pas la virilité. Tes
tremblements de mains prouvent le contraire. Regarde-toi,
carcasse ! tout on corps vibre et voudrait se calmer !
126
PREMIÈRE NOURRICE
Si je m'anime, c'est que je ne ressens que nuisance et que
mauvaise palabre. Et si je m'indigne, c'est que votre
comportement me paraît haineux et crétin !
SCÈNE DEUXIÈME
nourrice
Le Roi, première, deuxième et troisième
LE ROI
De quoi discutiez-vous toutes les trois ? Quelles paroles de
nourrices pouvaient prétendre réveiller un enfant dans son
profond sommeil ?
PREMIÈRE NOURRICE
De quoi discutions-nous, Seigneur ? Et quelles querelles
idiotes pouvaient nous faire nous chamailler dans un lieu de
repos ? Je n'ose le dire, Seigneur. Cela paraît trop stupide.
Chacune d'entre nous jurait de posséder la plus belle poitrine
127
qui gaverait le Fils et le Prince. Chacune voulait au premier
réveil offrir son sein gonflé, et nourrir de sa richesse la lèvre
tiède de l'enfant aimé.
LE ROI
Vous n'êtes que misères ! Si vos poitrines n'étaient pas si
opulentes ou si grasses de lait, je vous répudierais. Il me serait
fort aisé d'en choisir d'autres. Dans ce royaume, ce ne sont point
les mamelles qui manquent !
DEUXIÈME NOURRICE
Jamais vous ne pourrez comprendre, Seigneur, le privilège
qui nous est ainsi destiné. Et moins encore, vous ne saurez la
rare satisfaction que nous éprouvons à accomplir cette tâche ...
LE ROI
Alors, de grâce, taisez-vous. Clouez vos lèvres. Vous,
toutes les trois, reculez-vous. Et laissez-moi observer mon fils
dans sa douceur d'ange. N'est-il pas beau ? C'est un ange. Un
ange qui dort. Ne semble-t-il pas heureux ? Il respire l'haleine
128
céleste des Dieux. Il se nourrit des extases spirituelles. Quelle
est belle son ignorance ! Quelle est douce sa franchise ! Il
exprime la vérité de l'enfance, la réalité de l'innocence toute
pure et pleine de rêves ! Quand je songe que l'homme le salira,
lui enseignera le Bien, le Mal, la Vie quoi ! Je ne puis que
ressentir un dégoût profond du genre humain, qu'une haine
irréversible de l'existence terrestre.
Pourtant la souvenance ranime ma mémoire, et je ne pense à
vous, Madame. Je pense à tous vos tourments, à votre infâme
épreuve afin de donner la lumière à ce prochain souverain.
J'entends encore hurler dans mes oreilles vos cris de femme
possédée. J'entends toujours dans vos entrailles ce monstre de
vie qui appelait à la naissance. Je revois ce corps déchiré
important la délivrance, ce visage tuméfié crispé par la douleur,
suant ses gouttes, pleurant la mort de sa torture. Que la Reine
pleine de grâce, est plus belle encore les cuisses béantes, les
mains cherchant à extraire l'objet de ses plaintes ! Jamais je ne
vous ai aimée plus fortement qu'en cette période d'épreuve et
d'horreur. Et jamais je n'ai si intensément compris la grandeur
de l'enfantement ! Je me souviens, moi Roi et Homme de
puissance, je me suis agenouillé et j'ai baisé votre main. J'ai prié
comme un mendiant demandant l'aumône de la délivrance.
129
DEUXIÈME NOURRICE
Le voilà qui délire à nouveau ! L'entendez-vous parler à
cette ombre ? Écoutez-le discourir avec son invisible. Il ne la
cherche plus, elle est présente à ses côtés. Une voilure que le
vent anime c'est son épouse qui acquiesce, et qui fortifie la
raison de sa folie. Une bougie qu'un souffle éteint, et c'est la
Reine morte qui condamne les paroles qu'il prononce !
PREMIÈRE NOURRICE
Il voit peut-être ce que nous toutes nous ignorons. Les
Dieux, les Immortels et les Rois possèdent des privilèges qui
sont interdits aux âmes des servantes vulgaires. Il sait, il écoute
certainement quelque chose d'impalpable, quelque chose
d'étrange et de bizarre. Pourquoi aurait-il ce comportement
stupide ? Il possède la santé et l'intelligence. Et nous, nous
prétendrions qu'il est fou ?
TROISIÈME NOURRICE
Jamais les ombres ne sont présentes dans les palais des
Mortels. Ceci leur semblerait trop bas, trop vulgaire. Elles ont
130
autre chose à faire que de s'en revenir dans des lieux terrestres.
La terre appartient aux hommes, et le ciel aux esprits. Quel
drôle de mélange que de vouloir accommoder de tels
incompatibles. Ceci est insensé et impossible.
LE ROI
Et je t'ai vue pleurer tes larmes de sang. Et j'ai vu ta vulve
déchirée afin de laisser passer sa tête énorme, puis son bras, son
autre bras. C'était un garçon ! C'était mon fils ! Un dernier
hurlement, puis ton silence. Ton silence terrible. Tu avais
accompli ta tâche. Je pensais que tu étais endormie. Reposée,
sereine et satisfaite du devoir. Devoir de femme. Je t'ai
embrassée doucement sur les yeux et je t'ai remerciée. Que ton
sommeil était doux ! Doux comme le repos d'une Sainte
comblée de paix et d'amour infinis. Je t'ai donné quelques
heures de quiétude, laissant l'enfant sur ton sein qui voulait déjà
tirer à ta tétine. Je m'en flattais, le prétendant plein de vigueur
et de vie. Et toi, tu dormais, tu dormais toujours. Je t'ai baisé les
lèvres, et t'ai appelée tendrement, avec la délicatesse d'un père
nouveau, d'un amant précieux. Silence. Ton silence. Et jamais
plus un regard, jamais plus tes yeux regardant mes yeux !
131
[O Reine, pourquoi ta mort pour une vie ? Pourquoi t'es-tu
décidée à disparaître ? Il faut que la nuit quitte la sombre
torpeur où elle s'était cachée. Il faut que la première aurore
annonce la levée du soleil. Je parviendrais à trouver la raison de
cette ignoble fatalité. Demain, je pourrais comprendre pourquoi
le destin en a décidé ainsi. De la pensée, de la recherche, et ô
combien de patience et d'insistance ! Je soulèverai le voile, j'en
tirerai la vérité. Je plonge dans l'ombre la plus noire. Mais,
j'émergerai mon esprit pour en extraire l’élixir du savoir.]
SCÈNE TROISIÈME
Le Confident, le Messager
LE CONFIDENT
Messager, quelles nouvelles viens-tu nous apporter ? Et
quelles sombres annonces vas-tu nous débiter ?
LE MESSAGER
132
Ne m'accuse pas, Confident, de dire toute la vérité au Roi.
Quelle soit mauvaise ou bonne, je me dois de raconter ce que
voient mes yeux. Mais crois-moi, j'apprécierais de lui vanter la
gloire de son royaume ...
LE CONFIDENT
Je préférerais, moi aussi, t'entendre dire de belles paroles.
Son esprit me semble dérangé. Sa bouche a encore déliré. Il
vaudrait mieux ménager sa pauvre carcasse et sa piètre cervelle.
LE MESSAGER
Toujours, la Reine ?
LE CONFIDENT
Toujours, et encore la Reine ! Mon devoir est de purger tes
propos, de minimiser les drames et d’encenser l'insignifiant; Ce
travail si ingrat et si laid est pourtant une nécessité. Il est, hélas,
une indispensable nécessité !
133
LE MESSAGER
Mon respect est profond pour ta personne, Confident. Il 'est
pas de ma fonction de critiquer tes actions. Mais il est de ma
raison de douter. J'ai la conviction mauvaise que tu tentes de
t'interposer entre le Roi et son Messager, que tu t'essayes de
cacher ce que le souverain est en droit de savoir.
LE CONFIDENT
Tu me déçois médiocrement, Messager. Tu me déçois, et ta
naïveté semble ignorer qu'un esprit tourmenté n'est pas apte à
recevoir toute information, et moins encore n'est capable de
réagir avec toute sa lucidité. Ta mission est de parcourir la
contrée, et non pas de discourir stupidement. Tes yeux, éloignés
de ce palais sont dans l'ombre de la vérité royale. Prétends-tu
que je veuille décider de la puissance de l’État ? Crois-tu que
ma volonté soit de m'initier à la place de notre Maître ? Pauvre
de toi, il n'en est rien. Bienfait pour moi, mon ambition n'est
que de le servir !
134
LE MESSAGER
Il me faut toutefois passer par ta personne pour obtenir le
droit de le rencontrer. Je dois toujours te demander une
autorisation afin de l'entretenir.
LE CONFIDENT
Certes, mais de l'entretenir de paroles mauvaises et
perverses ! Ta bouche ne profane que misère et pauvreté. Elle
n'expulse que disette et famine. Tu bénéficies du privilège de ta
jeunesse, de ton insouciance et de ta légèreté. Ton cœur est pur,
Messager. Mais ta langue est mauvaise. Les années m'ont
enseigné la sagesse. Ma vieillesse m'a appris que de se taire
était souvent de bonne augure, et que de parler était toujours
bêtise et folie.
LE MESSAGER
Tu veux que mes lèvres se taisent, que mes dents serrées
n'expriment à jamais la réalité que mes yeux ont vu. Il est
pourtant de mon devoir, moi le Messager, d'honorer la mission
pour laquelle j'ai été désignée.
135
LE CONFIDENT
Apprendras-tu enfin, Jeune Homme que toute chose ne doit
pas être dite ? Comprendras-tu un jour, que le silence est le
frère du savoir ? Tu n'es pas prudent : tu voles, tu cours. Tu es
fait de chair et de sang, de force et de passion. Demain, tu seras
pensée et doute, tu calmeras l'insouciance. Tu deviendras
raison.
LE MESSAGER
Ma mission est de prévenir mon Maître. Je me dois de lui
dire la vérité. Ôte-moi de mon passage. Laisse-moi entrer dans
ses appartements.
LE CONFIDENT
Je te permets de le rencontrer. Jamais, je ne t'interdirais de
le visiter. Je ne possède pas le pouvoir de décider qui peut le
satisfaire de sa présence, ou de l'agacer de ses tourments.
136
LE MESSAGER
Tu prétends encore que ma présence est malsaine, que je
devrais fuir ce palais, plutôt que d'être reçu par sa personne. En
somme, tu me chasses et tu jures le contraire ?
LE CONFIDENT
Je condamne tes propos, Jeune Homme. Et je suppose que
ta langue est sortie bêtement hors de ta bouche.
LE MESSAGER
Je veux voir le roi.
LE CONFIDENT
Le Roi ne te recevra pas. Il dort, il se repose, il médite.
Enfin, il est affairé. Laissons son âme en toute quiétude.
Donne-lui le droit de décider. Il refuse ta venue.
137
LE MESSAGER
Je suis son Messager. Je n'ai pas parcouru toute la contrée
afin de m'entendre dire que le Roi réfutait ma présence !
LE CONFIDENT
J'insiste, et je veux te dire que son esprit est animé par
d'autres difficultés. Mais toutes les affaires de l’État ne sont pas
à ta portée. D'ailleurs il te serait interdit d'y mêler ton esprit ...
LE MESSAGER
Foutaise que tout cela ! Éloigne-toi de ma vue ! Veux-tu
que je te bouscule, que je passe sur ton corps. Vieillard, rien ne
m'arrêtera. Personne ne m'empêchera ...
LE CONFIDENT
A ta guise, Enfant. Je suis trop las pour utiliser mon bras, et
trop raisonné pour m'en servir. Tes cris sont des échos, tes
paroles sont perçues dans les couloirs du palais. Le Roi arrive.
Le Roi s'en vient.
138
SCÈNE QUATRIÈME
Le Roi, le Confident.
LE ROI
Que sont-ce que tous ces cris qui circulent dans mon palais
? Mais qu'est-ce donc enfin que toutes vos rixes ? Il faut à
présent que la vieillesse s'acharne contre la jeunesse. Je dois
séparer l'enfance qui lutte avec le vieillard ?
LE CONFIDENT
Il n'est rien de tout cela, Seigneur. Il est que nous
discussions avec force et avec raison. Si les voix se sont
quelque peu élevées, c'est que chacun d'entre nous, se voulait
d'imposer sa bonne cause.
139
LE ROI
A la fin, je suis las de t'écouter t'exprimer, Confident. Ô
combien je sais me méfier de ta bouche si fine et si perfide, à la
fois ...
LE CONFIDENT
Si je suis intervenu avec une telle audace, c'est afin que ce
Jeune Homme ne puisse t'alourdir des tourments et des tracas
qui pèsent sur ton âme. Si j'ai décidé de lui interdire de te
rencontrer, c'est toujours pour que ton esprit se sache ménagé.
Je craignais qu'il pût le contrarier.
LE ROI
Tu craignais ! Tu pensais ! Tu supposais ! Cesseras-tu enfin
de décider en tout lieu, en tout instant à la place de ton Maître ?
Cesseras-tu de t'imposer, et par ton cynisme de gouverner
contre ma volonté ?
140
LE CONFIDENT
J'accepte, ô mon Maître, toute le virulence qu'exprime ta langue. Je
sais me pencher, et me courber selon tes bons désirs ...
LE ROI
Depuis fort longtemps, Confident, je ne suis pas sans
ignorer ce que renferme ton âme. Depuis toujours, je ne doute
plus que tout complot, tout assassinat soit signé de toi.
LE CONFIDENT
Il est certains êtres qui doivent disparaître. Il en est d'autres,
et cela semble tout justifié, qui méritent d'éclater au grand jour.
LE ROI
Je ne ressemble guère à un pantin, et il me serait fort aisé de
me débarrasser d'un individu aussi abject, et aussi ignoble que
toi. Je suis toujours le Roi, et mes ordres sont des lois.
J'ordonne à mes gardes, et ta carcasse vibrante se ferait dépecer
sur le moment.
141
LE CONFIDENT
Je suis plus utile à la bonne marche de l’État que cent
soldats réunis. Certes, tu peux m'accuser d'être une vipère, un
homme fourbe, un lâche ou un hypocrite. Mais toutes ces
accusations me sont insignifiantes. Je possède la finesse, la ruse
et l'intelligence. Et ces qualités que tu transformes en défaut te
sont indispensables, du moins pour t'aider à gérer les affaires du
royaume. Je suis celui que tu ne peux révoquer, sans en tirer un
grand préjudice.
LE ROI
Tu penses que ma raison délire, et tu voudrais recevoir le
droit ou le privilège de signer en mon nom, de dicter des lois ou
d'imposer mon sceau royal.
LE CONFIDENT
Loin de tout cela, Seigneur, mais il est de certaines affaires
urgents qu'un Second peut régler. Il serait stupide de t'harasser
de basses questions. Suis-je donc coupable de ratifier, de
142
décider en ton nom ? J'entends toujours ta voix me dicter le bon
exemple.
LE ROI
Foutaise et mensonge, encore ! Ton seul souci est de
prendre mon siège, de pénétrer en tout lieu où je veux tenir
place !
LE CONFIDENT
Je suis profondément déçu, ô mon Roi, du vil procès que tu
me fais. Je ne savais pas que tu me jugeais avec telle aigreur.
Moi, qui durant des années me suis dispensé à la bonne marche
de l’État ; moi, qui ai proposé ma servitude à ta haute autorité,
une noire déception remplit mon cœur, tout à coup !
LE ROI
Ainsi vont tes regrets et tes remords, esprit perfide ! Toi, le
médisant, tu as l'audace de jouer de tes jérémiades. Tu as plus
de morts sur ta conscience que ton cœur sanglant ne pourrait en
contenir ! Tu as plus d'années de torture dans ta cervelle
143
honteuse que le plus vil et le plus ignoble des tyrans. Et ton
cynisme pourfendant l'horreur vient me parler de "noire
déception".
LE CONFIDENT
Quelles raisons sinistres te font me haïr ? Et pourquoi
t'acharnes-tu sur ma personne ? Étais-tu sans ignorer qu'il
m'était impossible de gouverner avec délicatesse et avec
douceur ? Pourquoi m'as-tu laissé agir si tu me savais coupable
? Et pourquoi m'as-tu donné le pouvoir ?
LE ROI
Puis-je te demander une faveur, toi mon Serviteur ? Je
voudrais que tu refoules ta présence. Je ne veux plus te
supporter. Ta présence est un poids, et ton haleine putride me
lave l'estomac d'une rancœur.
LE CONFIDENT
Ma volonté est d'obéir au Roi. Je n'aurais jamais souci de le
contredire. Observe-moi, je disparais.
144
LE ROI
Hors de moi ! A tout jamais ! Et qu'il vienne ! Et qu'il
vienne, ce Messager dont j'attends le recours ! Celui dont
j'espère le secours. Ha ! Te voilà ! Te voilà enfin !
SCÈNE CINQUIÈME
Le Roi, le Messager
LE MESSAGER
Oui, puisqu'il m'est permis de m'exprimer en ces lieux,
donne-moi Seigneur le droit de dire ce que mes yeux ont vu. Ce
voyage fut d'une grande langueur. J'ai parcouru toute la contrée
afin de te rendre compte de l'état actuel de ton peuple, de sa
misère et de sa souffrance. Mais mon esprit est rempli de
confusion : tout se mêle et se mélange dans mon âme. Tant
d'images insensées, ignobles et horribles se chevauchent les
unes sur les autres, s'entrecroisent et se superposent, qu'il me
145
faudra faire preuve de raison pour te rendre la vérité, l'atroce
vérité dans toute sa franchise et sa terreur !
LE ROI
Essaies, Jeune Homme, de calmer tes ardeurs. Tente de
réfléchir lentement. Souhaites-tu que je te pose certaines
questions, ou préfères-tu m'entretenir selon ton bon vouloir ?
LE MESSAGER
Il serait peut-être préférable que ma bouche déliée délire, et
expulse sa charge de souffrances ! Je puis admirer, ô mon Roi,
ton calme et ta résignation, et le peu de tourments qui anime ton
esprit.
LE ROI
Ma mémoire est trop lourde de vingt ans de pouvoir. Si je
possède quelque bien, il s'appelle résignation. Mes oreilles
peuvent entendre tous les malheurs que tes lèvres voudront leur
prononcer.
146
LE MESSAGER
Mais me faut-il t'accabler davantage ? Ne tireras-tu pas de
mes propos la conscience de ta culpabilité ? N'y aura-t-il pas en
toi, une ombre qui te chuchotera : moi, le Roi, moi le Roi, tout
cela est de ma faute ?
LE ROI
Je sais depuis trop longtemps que même le Roi subit les
ordres de sa destinée, et qu'il ne peut y échapper, quand bien
même sa lutte serait volontaire et son désir de changer puissant.
N'aie aucune crainte, Messager.
LE MESSAGER
Je crains seulement de t'imposer le Mal, ô mon Roi. Voilà
pourquoi, j'hésite. Tu sembles si las que je n'ose rester plus
longtemps.
147
LE ROI
Ton devoir est de m'informer. Pourquoi veux-tu fuir tes
obligations ? Crois-tu sincèrement que ma cuirasse puisse être
transpercée avec tes paroles ? Penses-tu réellement que tout
mon corps s'effondrera à ton premier discours ?
LE MESSAGER
La Vérité est pénible à écouter. Elle s'abat sur le cœur
comme un poignard sanglant. Elle s'acharne dans l'esprit de
l'homme, et y laisse des traces profondes, comme des cicatrices.
LE ROI, exacerbé
Que sais-tu de ma capacité à assimiler le Mal ? Et parlerastu
? Tu m'agaces avec tes manières qui consistent à tourner
autour de la Vérité. Tu m'exaspères à la fin. Tu n'est ni
diplomate, ni homme de médecine. Tu n'es que mon Messager.
A toujours vouloir ménager mon âme, que vous soyez
Nourrices, Confident ou Messager vous m'exacerbez !
148
LE MESSAGER, délirant
J'en cesserai donc là avec mes chimères, et je vais devoir
m'exprimer, ô mon Roi. J'ai vu des torrents de larmes hurler
leurs douleurs, fracassant leurs flots d'horreurs sur des rochers
qui soupiraient ! J'ai vu des deltas béants laissant rugir leurs
roulis de sang rouge, et gémissant dans l'extase ! J'ai vu des
montagnes dresser leur pic, et se courber au premier vent de
violence. Je sais leurs cimes blanches s'écrouler dans les vallées
épaisses de verdure, transformer leurs glaciers éternels, et s'en
aller mourir en fonte de neige !
LE ROI
Que toutes tes paroles me semblent inaccessibles ! Ne
pourrais-tu t'exprimer autrement ? Ce n'est pas d'un poète dont
j'ai besoin, mais bien d'un homme qui me dise la Vérité. Jette
loin de moi ces stupides paroles, et dis-moi enfin !...
LE MESSAGER
... Que je te dise, pour toujours, la souffrance de l'Enfance !
Que je te répète la douleur que subit la femme lors de son
149
accouchement ! Veux-tu savoir encore ce qui est promis à
l'homme dans sa pure fécondité ? Veux-tu connaître le
châtiment extrême qui lui sera soumis ? Je ne serais être
capable de te parler du vice, de la torture qui infligée à l'âme
raisonnée. Donne-moi le droit de me taire. Je t'en supplie,
Seigneur. Permets-moi à tout jamais de me taire.
LE ROI, dans un malaise
Laisse ma mémoire divaguer. Oui, laisse mes poumons
respirer à nouveau. J'en perds mon équilibre. Je ne retrouve
plus mes sens. Tout sombre dans l'impossible. Entre le Bien et
le Mal, mon savoir m'a échappé.
LE MESSAGER
Holà ! toutes trois, approchez. Le Roi, il s'évanouit !
Pressez-vous. Plus vite, le Roi s'épuise. Tentez avec vos
remèdes de le ranimer quelque peu. Tâchez de lui rendre ses
esprits.
150
SCÈNE SIXIÈME
Première, deuxième et troisième nourrice.
PREMIÈRE NOURRICE
Il nous paraissait si fragile qu'il pouvait divaguer au
moindre des tourments. On le voyait s'affaiblir en tout lieu du
palais. Il ressemblait à une ombre.
DEUXIÈME NOURRICE
Observez donc les traits fatigués de son regard. Voyez
encore son visage tuméfié par la douleur.
TROISIÈME NOURRICE
Il y avait, c'est certain, un homme ravagé incapable de
dissimuler dans les replis de son âme des souffrances atroces. Il
y avait une raison puissante. Nous n'étions pas sans l'ignorer.
Toutes trois le savions.
151
PREMIÈRE NOURRICE
Hâtons-nous ! Déjà son esprit délire, sa bouche profane des
incohérences. Intervenons au plus vite. Il n'est plus temps
d'attendre. Mais, de grâce, tenterez-vous d'effectuer quelque
chose ! Essaierez-vous de le sortir de son malaise ! Sa pâleur se
transforme en agonie, et nous serons coupables de n'avoir pas
agi !
DEUXIÈME NOURRICE
Nous ne sommes guère aptes à nous changer en docteurs, et
moins encore à le soulager de ses vertiges. Déjà, il nous entend.
Il semble nous comprendre. Les sueurs constellent ses rides, sa
langue pâteuse demande de l'eau. Il balbutie à nouveau des
phrases incompréhensibles. Il s'exprime avec des paroles
dénuées de sens.
152
TROISIÈME NOURRICE
Il se repose certainement. Il fait se fracasser dans son esprit
ses espoirs impossibles. Il se fait peut être Roi jouissant, et
accomplissant toutes ses volontés ! Que peut dicter un Maître
en folie à son délire ? Que dit-il à sa conscience ?
PREMIÈRE NOURRICE
Que prétendez-vous encore avec vos suppositions ?
Insisterez-vous longtemps avec vos savantes réflexions ? Le
Roi se meurt. Le Roi agonise. Et vous, vulgaires nourrices,
vous en êtes encore à disserter !
DEUXIÈME NOURRICE
Ne nous accuse pas d'essayer de comprendre les raisons de
cette "Chose". Nous voulons l'observer, et l'observer avec
attention, avec une attention accrue...
153
PREMIÈRE NOURRICE
Il serait préférable que vous vous pressiez quelque peu. A
toujours vous courber sur sa dépouille, vous l'asphyxiez, et lui
interdisez de respirer. Éloignez-vous. J'observe les signes d'une
reprise de vie.
TROISIÈME NOURRICE
Nous le regardons d'une façon très attentive. Toi, pauvre de
toi, tu t'attends à un miracle. Tu t'attends à voir descendre un
ange qui d'un souffle d'amour serait capable de lui insuffler un
espoir d'existence.
PREMIÈRE NOURRICE
Femelles remplies d'idioties qui discourez bêtement, vous
tairez-vous enfin ! Aidez-moi à lui soulever la tête. Il demande
votre soutien. Ses lèvres veulent vous parler.
DEUXIÈME NOURRICE
154
Je sais que sa bouche va encore prononcer ses incohérences.
Je suis persuadée que sa langue mauvaise veut cracher ce qu'il y
a de putride hors de lui.
TROISIÈME NOURRICE
Et moi, ce sont ses yeux qui parfois agonisent, et qui parfois
jettent leurs lueurs de feu. J'ai l'impression que mes rétines sont
brûlées par son regard.
PREMIÈRE NOURRICE
Vous êtes les nourrices de son Fils, et les servantes du Roi.
Vous avez été désignées pour exécuter les ordres. Grands
malheurs à vous si vous tentiez de ne pas vous y soumettre. Je
suis lasse de devoir toujours et encore vous convaincre !
DEUXIÈME NOURRICE
Ne nous accable pas, Nourrice. Tu nous vois toujours
comme étant tes Secondes. Mais n'oublie jamais que nous
sommes tout autant que toi, une partie et chacune une tierce.
Nous, nous réfléchissons. Nous essayons de comprendre. Toi,
155
tu te comportes en esclave crétine. Tu n'hésites pas à nous
humilier avec tes propos abjects.
TROISIÈME NOURRICE
Ce que tu désires, c'est d'être la première de nous trois. Et
pour se faire, tu te donnes le titre de petite maîtresse.
PREMIÈRE NOURRICE
Pauvres querelles de femmes ! Éloignées de cela mes
pensées ! J'ignorais même que vous puissiez réfléchir de cette
sorte ! En vérité, il y a le Roi. Le Roi qui a un malaise. Je
m'efforce seulement de vous convaincre à agir rapidement.
Mais, vous vous discourez, vous palabrez. Vous n'avez guère
souci de soulager le Roi.
DEUXIÈME NOURRICE
Tu nous reproches d'essayer de comprendre ...
156
TROISIÈME NOURRICE
Mais, vois nous avions raison. Cela n'était qu'un malaise,
qu'un vertige passager. Déjà nous t'entendions appeler la
présence des Morts ! Déjà tu te hâtais de faire sculpter sa pierre
tombale !
DEUXIÈME NOURRICE
Plaise aux Dieux ! de ne pas interroger une servante ! Elle
leur conseillerait d'amener le sépulcre !... Déjà, il est mort ! Il
faut l'enterrer ! On entend dans tout le Royaume les cloches
sonner l'hymne à l'Immortel !... On les entend résonner dans nos
oreilles comme si nous n'avions pas accompli notre devoir,
notre humble servitude !
SCÈNE SEPTIÈME
Le Roi, seul.
Me sera-t-il possible de supporter plus longtemps cette
folie ? Me faudra-t-il encore subir la soumission de cette
157
cervelle ? Il est qu'elle me domine, que je suis esclave de sa
volonté. N'ai-je pas le comportement d'un piètre pantin qui
gesticule, qui crie, qui hurle, se tourne et se retourne ? N'y -a-til
pas le déchirement d'un Roi possédé par son Mal qui obéit,
qui subit et qui ne peut s'en défaire ? Je ne pourrais jamais plus
contrôler cette forme inconnue qui me condamne à la plus noire
des lâchetés : l'impossibilité d'imposer à son âme ses raisons.
Que ma honte est grande devant ce parterre de femmes
stupides qui balbutient entre leurs dents de mauvaises paroles !
Que mon pouvoir s'abaisse au ridicule quand ce corps contracté
de crispations ou envoûté par ses vertiges s'écroule, ou
s'évanouit dans ses délires ! Il est de ma fonction de Roi de
justifier de ma puissance, de ma force à gouverner ce Royaume.
Vous tous, doutez de moi ! Aucun n'aura le courage de
prétendre en mes capacités. Qu'est-ce que ce chef qui se roule
dans ses folies obscures ? En quoi est-il apte, lui qui gémit dans
ses malheurs, à dicter ses ordres, à imposer ses lois ?
Que cette couronne de fer me semble lourde sur ma tête à
supporter ! Le poids du temps encombre ma mémoire ! Comme
ce trône sur lequel je siège paraît fait de grains de poussière !
Tout mon corps peut s'écrouler. Est-ce donc cela la fortune qui
158
est donnée à l'homme comme un bien descendu du ciel ? Toutes
ces interrogations constellent mon esprit. J'ignore à présent qui
je suis, qui je dois être et que je serai. Je n'ai pourtant pas la
conviction intime d'être un Roi mauvais. On m'accuse toujours
de laisser soupirer mon peuple. On prétend même que je lui
veux du Mal. Que tout cela me semble stupide ! N'est-ce pas
idiot de réfléchir ainsi ? Je n'ai même plus la volonté de me
défendre, de prétendre que ce qui est dit est absurde.
Ainsi je veux accabler avec toute ma cruauté mes pauvres,
les hommes de ma terre, leurs femmes et leurs filles. C'est
certain, je veux voir se pourrir leurs semailles, leurs grains de
blé. Et je veux aussi voir se transformer en désert leurs champs
riches, leurs gras pâturages.
Une seule de mes paroles et le souffle de mon haleine fait
tourner les vents, brûle de sa chaleur les récoltes espérées et
condamne mon peuple à la plus noire des disettes. Il y a un être
du Mal, qui non pas sommeille en moi, mais qui éveillé et
rempli de haine farouche n'a qu'une seule ambition : jouir
cyniquement de la perdition de ses sujets. Vous, tous qui
m'entendez, oui, vous tous qui êtes cachés dans mon palais,
l'oreille collée contre les murs, l'oeil fixé dans les serrures, vous
159
tous qui m'écoutez avec une attention accrue, vous ne savez
plus si votre Roi délire ou si votre Roi exacerbé par vos
tourments, exprime la vérité une fois encore dans sa folie !
Mon âme s'enfonce dans sa basse solitude. Plus je me sais
entendu par mes proches et plus je ressens la sinistre horreur
dans son Néant. C'est l'inexplicable à expliquer, l'impossible à
démontrer. Au plus noir du gouffre obscur où mes pensées sont
plongées, il n'y a ni feu, ni lueur, ni étincelle de vie. Du moins,
s'il existe une braise qui subsiste, c'est une braise qui brûle son
phosphore. Et cette flamme qui éclaire ma cervelle, m'illumine
d'une connaissance mauvaise, honteuse à dire. Vous, tous qui
prêtez une oreille malsaine à toutes mes paroles, vous croyez,
j'en suis certain qu'il y a un fou, un être incapable de gouverner
son royaume, et qui pourtant est Roi.
Jamais pauvres de vous, vous n'aurez conscience de l'écrasante
impuissance d'un souverain entouré de ses serviteurs ! Jamais vous ne
comprendrez la présence du Néant à mes côtés. Oh ! Certes, distrayez
votre souverain avec des fêtes journalières ! Amusez-le avec des
danseuses légères, ou forcez-vous à rire de jongleurs idiots !
160
Répandez-vous, tas de chair crétine sur mes divans ! Buvez
mes vins rouges jusqu'à en vomir tout votre saoul ! Goinfrezvous
de ces mets raffinés que mes cuisiniers à l'extrême de
l'écœurement vous proposent encore ! Vous ne m'êtes plus
qu'une masse de corps enivrés, puant ses relents de boisson et
de nourriture. Et que suis-je moi après cela ? Que suis-je donc,
moi qui vous regarde avec tout ce dégoût qui encrasse ma
cervelle ? Je vous secoue, je vous parle. Mais aucun d'entre
vous n'a le courage de me répondre. Un rôt pourri pour tout
réponse. Mes proches, que sont-ils ? Des tas de chiens gavés,
incapables d'un aboiement pour remercier leur Maître. Et mieux
encore, il y a ce lot d'esclaves prêtes à offrir leurs services,
leurs charmes insoupçonnés pour que le Roi oublie la détresse
profonde où son cœur est emmuré. Il me faut des rondeurs, des
douceurs exquises pour que j'échappe à ma noire solitude !
Il suffit que des visages, des bouches ou des jambes
s'animent pour que moi, le Roi, j'oublie la sale laideur dans
lequel mon Royaume est tombé. Pas même un sage, et moins
encore un homme de raison pour m'aider à supporter cette
terrible épreuve. Que du silence autour de Moi ! Personne pour
me donner le plus simple conseil ! Toutes des vipères, et des
langues de feu. Seuls des êtres monstrueux, vicieux qui veulent
161
prendre mon pouvoir, qui veulent décider à ma place. Tous,
tous, sauf un peut-être. Un en qui je puis avoir confiance.
Holà, vous, tous qui m'entendez, oui vous qui êtes croupis
derrière ces cloisons, je vous donne un ordre. Je vous ordonne
de faire venir immédiatement mon Messager ! La nécessité est
extrême. Sa présence m'est indispensable. Qu'il vienne ! Et ne
feignez de ne pas entendre mes volontés !
SCÈNE HUITIÈME
Le Roi, le Messager.
LE ROI
Enfin ta présence ! Déjà tu te presses ! Oui, tu es le
bienvenu. Il est bon de savoir ses proches s'animer avec
vigueur.
162
LE MESSAGER
S'il m'est permis de te faire une simple observation, je te
dirai que je suis ton seul serviteur.
LE ROI
Écoutais-tu, toi aussi, toutes les aigreurs qui harcelaient
mon esprit ? Entendais-tu la haine et la violence qui se
combattaient dans ma tête ? Certes, j'étais de feu. J'étais volcan
; mais, Roi je suis, et Roi je ferai exploser les braises de sang
qui déchirent mon âme et mon corps. Je ne t'ai pas fait venir en
ce lieu pour me justifier de mon comportement. Si j'ai fait
demander ta présence, c'est pour recevoir ton aide.
Tous ces délires verbaux, tous ces excès de paroles me
permettent d'expulser les douleurs qui agitent ma mémoire et
me condamnent au déchirement interne. Mais ce n'est pas de
cela dont je veux te parler. Je veux que tu me rappelles
l'Annonce et le Présage.
163
LE MESSAGER
En quoi te serait-il utile d'entendre mes propos ? Tu connais
par cœur ces languissamment de prêtresse qui prétend posséder
le savoir des Dieux : l'Avenir et l’Au-delà. Pourquoi veux-tu
m'écouter débiter des phrases inaccessibles, à l'oreille d'un
pauvre ou d'un Roi ?
LE ROI
Laisse-toi prononcer ces propos de sourds.
LE MESSAGER
Ainsi, puisque tu es le Roi, je ferai parler la Prêtresse : "Il
sera dit que l'aube annonciatrice fera hurler la chair première ; il
sera dit que mugissant dans l'horreur de l'expulsion, son sang de
Reine coulera de part ses cuisses ; il sera dit qu'au dernier
soupir de l'enfantement, son haleine tiède éteindra ses
convulsions de mère. O combien de terreurs chassées de ce
corps si pur imposeront leurs maléfices sur la gloire des
montagnes, sur l'ivoire des étangs, entre les lèvres des torrents ;
164
ô combien de malheurs accablant cette terre guerrière
soumettront leurs supplices sur les beautés de l'enfance, dans le
cœur rouge des femmes et dans la mémoire sénile des vieillards
!"
LE ROI
Et que disait-elle encore ? Qu'exprimait sa bouche goinfrée
de confusions. Redis-le moi, je t'en prie.
LE MESSAGER
Non, elle ne s'est pas assise, elle s'est agenouillée. Tout son
être vibrait de contorsions étranges. Elle a secoué sa chevelure
de mouvements désordonnés. Elle semblait prise par un Mal
indescriptible. Une force mauvaise avait raison de sa mauvaise
conscience. Elle obéissait, prêtresse soumise à ce pouvoir
étonnant. Des râles diffus étaient expulsés hors de sa gorge.
Des sortes de syllabes s'échappaient comme des vomissements.
On aurait pu penser à sa folie, à son délire. Non, on était certain
qu'elle délirait. Et puis, le silence si lourd et si pesant s'est
installé. Nous tous qui étions réunis attendions. Nos yeux
fixaient avec une immobilité mystique la prêtresse. Mais
165
pourquoi me demandes-tu de te raconter ce que tes oreilles ont
entendu ce que ses lèvres ont pu murmurer ?
LE ROI
Poursuis, poursuis encore et toujours. Mon âme doit se
baigner dans la révélation. Elle doit à tout jamais se souvenir.
LE MESSAGER
Ce n'était pas sa langue, c'étaient ses lèvres. Un filet de sang
coulait le long de sa gorge. Nous avons tous compris qu'un
phénomène extraordinaire allait à cet instant se dérouler.
Pareille à une mécanique obéissante, elle s'est levée. Elle s'est
dirigée vers l'Autel. Et cuisses béantes, elle a feint à des gestes
obscènes comme prise par le Démon. Ses seins se révoltaient.
Elle les griffait avec jouissance et souffrance. Son sexe se
donnait. Elle l'offrait avec vice et violence. Une passion de
femme, une soumission d'esclave !
Je revois cette transe ignoble et abjecte. J'ai vu la première
d'entre toutes réduite à l'état de chienne. J'ai vu Notre Savoir,
166
Notre Connaissance rabaissée à une vulgarité bestiale. Elle a dit
:
"Vos cristaux de marbre expulseront leurs substances du
Mal. Des torrents sanglant laveront vos pures insouciances.
Mais il ne s'agit point de vous, terres fécondes, sillons gras sans
fange ! Il s'agit de la vipère, de la bête mauvaise se glissant
dans le volcan, dans le feu de chair. Vous n'êtes que des larves
soumises qui accomplissez vos basses actions. Vous n'êtes pas
coupables parce que la Force du Mal décide de vous écraser de
son pied. Il sera dit qu'elle doit et sera détruite dans son essence
à vouloir la haine. Mieux eut préféré que jamais elle ne vît le
jour, plutôt que de la voir jouir des vivants. Mieux eut valu que
sa présence se détruisît plutôt que de la savoir s'imposer pour
faire souffrir le peuple."
Ainsi, parla la Voix, Seigneur ? A présent, tu es éclairé.
Permets-moi de me retirer.
167
DEUXIÈME PARTIE
168
SCÈNE NEUVIÈME
Le Confident, le Second.
LE CONFIDENT
Il m'arrive souvent, moi le Confident du Roi, de laisser
courir ma mémoire. Elle aborde les rives de l'Ancien. Hier
resurgit, et ses images flottantes raniment mon esprit. Je revois
les beautés du royaume lorsque le Père du Roi, alors souverain
incontesté et maître si prestigieux, gouvernait son état et savait
l'encombrer d'opulence, et de bienfaits pour ses pauvres. Le
commerce prospérait : les biens étaient échangés avec les
contrées voisines. L'or, ce métal si précieux, chantait dans les
bourses des marchands. Leurs escarcelles étaient encombrées
de pièces étincelantes.
Les laboureurs et les paysans engraissaient leurs troupeaux
épais et travaillaient leurs terres généreuses. Blé, bétail,
semailles : tout était richesse, et bien-être pour le peuple. Les
saisons, les années se succédaient au rythme du bonheur.
Comme ces temps me semblent lointains ! Parfois la nostalgie
égaie et remue mes souvenirs passés.
169
LE SECOND
Moi qui te seconde, Confident, ces années prospères ne me
semblent guère lointaines. Elles correspondent à mon âge
d'adolescence. Je n'étais qu'un enfant qui voyait pousser sur son
menton quelques poils de barbe. Je n'étais que rires et jeux.
Nous nous amusions à courir après les gamines de notre village.
Mes parents ne se plaignaient guère, et respectaient
profondément l'action de gouverner de notre Roi défunt. Mais
serait-il de bonne raison d'accuser son fils d'être à l'origine de
toutes nos pitiés ? Serait-il convenable de le prétendre, Roi
mauvais, souhaitant la misère de son peuple ?
LE CONFIDENT
Tu fais preuve de bon sens en t'exprimant ainsi. Tu es certes
digne de me seconder. Mais force est d'observer que la pauvreté
brille de toute sa splendeur, que la misère jette ses feux en plein
soleil.
170
LE SECOND
Les années de bien être ne peuvent se succéder. Aucun
régime, aucun royaume sinon irraisonné ne saurait être capable
de jurer en sa constance de prospérité. Les hommes subissent la
marche du temps. Les Rois ne peuvent rythmer les lois des
saisons. Ils possèdent seulement le privilège d'implorer leurs
divinités afin qu'elles satisfassent à leurs prières ! Ils possèdent
aussi le droit de les remercier, de les encenser lorsque les
souhaits sont accomplis selon leurs volontés.
LE CONFIDENT
Tout ce que ta bouche expulse, jeune homme, est parole de
bon sens. Je ne saurais remettre en cause ton jugement. Mais tu
sembles oublier les augures, les lectures sereines dans les
entrailles des animaux ! A quoi servent-elles donc les prêtresses
sinon à décider de notre avenir ? Aurais-tu la folie de nier leur
aptitude à sonder notre futur ? La plus grande d'entre toutes,
notre Prêtresse choisie et reconnue par nos Dieux s'est trop
souvent exprimée en justifiant par ses raisons ce qu'il en serait
de l’État et de notre royaume !
171
LE SECOND
Loin de moi de penser ainsi ! Je ne pourrais douter de leurs
aptitudes à savoir. Ce que je regrette profondément, c'est notre
incapacité face aux difficultés qu'accumule notre État. Ce dont
je m'indigne, c'est aussi de cette facilité à invoquer les astres, à
se gaver dans les entrailles afin de trouver une solution saine et
sereine. Nous sommes des hommes, des êtres créés pour agir, et
faibles que nous sommes, nous remettons notre pouvoir entre
les mains de savantes qui s'exprimant en paraboles parviennent
à décider de l'ordre de l’État....
LE CONFIDENT
Preuve est démontrée, jeune homme, que la connaissance
est inaccessible à ta maigre culture. Les temps te
transformeront, les épreuves t'inclineront à réfléchir autrement.
Tu n'es pas capable d'assimiler les augures données par la
prêtresse. Tu n'es qu'un ignorant, mais ton enfance mérite le
pardon. En vérité, sache que tout ce qui est sorti de la bouche,
du corps de l'Annonciatrice s'est révélé justifié !
172
LE SECOND
Tu prétends que mon insouciance ne peut exprimer de
bonnes raisons ?
LE CONFIDENT
Depuis des années nous subissons des violences et des
horreurs, et nous ne savons que faire afin de détruire le Mal que
subissent nos femmes, nos mères et nos enfants.
Les Anciens s'en référaient à leurs croyances et à leurs
divinités, et maintes fois le bon sens et la raison animaient leurs
esprits. Est-ce audacieux, est-ce condamnable de croire encore
en leur pouvoir ?
Tes oreilles semblent bouchées, ton intelligence s'avère
incapable d'assimiler les propos des plus instruits ! Tu ne dois
pas ignorer que toutes les terreurs, toutes ces injustices sont
cause de la naissance de l'Enfant. Qu'il vienne à disparaître, et
la souffrance s'enfuira !
173
LE SECOND
Je n'entends rien à ta perspicacité. Tu es sensé : je ne sais en
quoi, un enfant pourrait être cause de tous ces malheurs ?
Pourquoi la pureté serait-elle coupable et mériterait la mort ?
SCÈNE DIXIÈME
Le Second, le Confident, le Messager.
LE MESSAGER
Quel était donc votre complot à tous les deux ? De quoi
discutiez-vous encore ?
LE SECOND
Le Confident méprisait mon jeune âge, mais prétendait
toutefois que je n'étais pas coupable. Que j'avais la possibilité
de m'améliorer ...
174
LE CONFIDENT
... Je n'expulsais que des propos de bon sens, issus de raison
certaine.
LE MESSAGER
Votre complicité consistait à douter de l'aptitude du Roi à
décider de son destin.
LE SECOND
Mon Maître s'en référait aux augures, à la vérité donnée par
la prêtresse.
LE CONFIDENT, au Messager.
Je pourrais te dénoncer d'écouter derrière les marbres, de
tendre l'oreille de part les murs. Tout est su et connu dans ce
palais. Les forteresses sont faites de papier, et les cervelles
fines écoutent les sons de nos lèvres. Pourquoi es-tu donc
intervenu ? Pourquoi te manifestes-tu ?
175
LE MESSAGER
Je pense que vous haïssez le Roi, que vous n'avez qu'un
seul souci - prendre son trône - vous imposer à sa place. Et pour
ce faire vous n'hésitez pas à croire en sa folie, en sa faiblesse à
maîtriser le pouvoir. En vérité vous vous gavez de mensonges
et vous complotez !
LE SECOND
Il nous sera donc impossible de te sortir cette bêtise de la
tête ! Comploter ! Comploter ! Toujours comploter ! Et
pourquoi ? Et comment ? Et dans quel but ?
LE CONFIDENT
Calme-toi. Je vais tenter de lui expliquer. Ses paroles sont
courageuses. Il souhaite être le défenseur d'une cause juste,
mais il joue un rôle absurde...
176
LE MESSAGER
... Jamais rien de plus fondé, de plus sensé n'a été pensé par
mon esprit. Il s'agit pour toi, Confident, de manipuler une âme
naïve, de convaincre une jeunesse qui se cherche. Par ta ruse et
ta finesse, par tes audaces et ton expérience, tu parviens à
transformer la raison d'un enfant. Et par-delà ces agissements
mauvais, tu veux l'abrutir avec des démonstrations savantes.
LE SECOND
Tu me prétends jeune. Certes je le suis. Mais est-ce
suffisant pour m'accuser d'être manipulé ? Je voulais seulement
comprendre d'une façon plus sereine les augures et les vérités
prononcées par la Prêtresse ...
LE CONFIDENT
Je n'ai certainement pas à me justifier. Je suis agacé. De
quel droit, un simple Messager du Roi se donne-t-il le pouvoir
de disposer de ma raison, de m'accuser ouvertement ? Tache de
te souvenir, Messager, qu'ici dans ce palais ma place est
177
seconde. N'oublie jamais que dans ce lieu, ta présence est des
plus faibles.
LE MESSAGER
Je suis aimé du Roi. Parfois même, je me transforme en
Confident. Je suis son proche en qui la droiture règne. Il n'en
n'est pas toujours de même pour ce qui te concerne.
LE CONFIDENT
Tu me forces à t'instruire. La situation est des plus
dramatiques, Messager. L’État est en danger. Ne feins pas de
l'ignorer. Cesse de te gaver de ton innocence. Ton insouciance
est ridicule. Depuis des mois que tu sillonnes l’État, tu
n'aperçois que souffrances, du peuple : les femmes tendent
leurs mamelles pendantes - il n'en gicle point de lait. Les
hommes enfoncent leurs socles dans les sillons - il n'en sort
point de pousses. Aucune chair, aucune terre ne peut nourrir
ceux qui hurlent à la faim.
Depuis trop longtemps, tu défends une cause impossible. Tu
t'acharnes à croire en un meilleur. Il en est assez, aujourd'hui
178
d'espérer en des souffles nouveaux ! Nous seuls devons
combattre, et nous seuls pouvons agir. C'est toujours ton passé
d'enfant recueilli par le Roi qui t'oblige à penser autrement. Tu
ne vois pas, tu ne réfléchis pas.
LE MESSAGER
Ne me reproche pas d'aimer celui qui m'a sauvé, celui qui a
pris soin de mon enfance. Suis-je coupable d'avoir un père
spirituel ?
LE CONFIDENT
Ta cervelle est-elle bornée, ou feins-tu de ne point
entendre ? C'est toujours le Monstre. Tout est lié au Monstre.
Sans lui point de Mal, point de torture : la paix est rétablie, la
prospérité renaît. Il faudra bien nous décider à un crime, à une
action horrible. Il nous faudra détruire ce qui est cause de tous
nos tourments.
179
LE MESSAGER
Je préfère ne point entendre tes calomnies. Ta bouche ne
crache que des ignominies. Est-ce assez, ou veux-tu poursuivre
davantage ?
LE CONFIDENT
Que puis-je mieux te dire la Vérité ! L'affreuse Vérité ?
Mais la Vérité toutefois ! Je te demande d'être des nôtres, et de
changer ta façon de croire, mais prends quelque recul. Laisse la
nuit t'éclairer.
LE MESSAGER
Je m'enfuis. Mon cœur saura séparer le sentiment de la
raison. Je regagne mes appartements. Hélas, tu m'as de trop
instruit. Une idée certaine de fatalité s'impose à mon esprit.
Tout se fond et tout se confond. A présent, il ne saurait en être
autrement.
180
SCÈNE ONZIÈME
Le Roi, le Confident, le Second.
LE ROI
Quel est donc ce comportement des plus étonnants ? Je ne
reconnais plus mon Messager. Il est une ombre qui longe les
murailles du palais. Il m'a croisé sans même m'apercevoir ! Je
l'ai cru pris d'un malaise, et je n'ai pas osé intervenir. Je l'ai
laissé poursuivre. Une ombre vous dis-je. Une ombre dans son
Néant. Son esprit ne lui appartenait plus. Il semblait dirigé,
possédé par une force inconnue.
LE CONFIDENT, essayant de rassurer
Son corps est sain, n'aie aucune crainte. Son esprit peut-être
est des plus confus. Il nage dans le doute, et toutes ses pensées
animent sa raison.
181
LE ROI
Ce n'était plus un homme. Son état était celui d'un chien
rasant les murs, et qui effrayé par son Maître, gueule baissée, le
poil bas, retourne à sa niche - enfin, regagne sa chambre.
LE SECOND
Je ne pense pas qu'il faille le comparer à une bête, et moins
encore à une bête humiliée. Un chien ne raisonne pas. Seul
l'homme possède cette aptitude.
LE ROI, de poursuivre
Même la dernière des servantes se manifesterait à ma
personne, et acquiescerait d'un signe de la tête. Lui, non ! Lui,
le silence ! Je me suis toutefois retourné, espérant un geste
même des plus insignifiants. Mais non, Rien ! Son silence !
LE CONFIDENT, subtil
Si sa nature te semble des plus étranges, c'est que son
cerveau a peut-être assimilé une Vérité ... Il est certainement
182
étendu sur son lit, cogitant et réfléchissant. Tout se mêle et
s'entremêle dans sa cervelle féconde. Il a découvert enfin ce que
certains s'évertuent à cacher. Cette révélation lui concède peutêtre
le droit de penser autrement, que sais-je ?
LE ROI, agacé
Que sais-tu? Oui, voilà bien des mystères ! Vous vous
nourrissez de palabres incohérentes, de paroles détournées.
Vous vous taisez tout en ayant connaissance de son
comportement. Éclairerez-vous enfin le Roi ? On se doit-il
d'employer pour vous faire sortir trois mots de violence ?
LE SECOND
Je t'imagine mal, Seigneur, agir en usant de la force, et
moins encore l'appliquer avec véhémence sur tes proches qui te
sont fidèles.
183
LE ROI
Tais-toi ! Maigre Second, je préfère entendre ton silence
plutôt que de te savoir prononcer des phrases stupides. Parle
enfin, mon Confident !
LE CONFIDENT, superficiel
Il est légèreté. Il serait erreur d'accabler la jeunesse, de fuir
un lieu qui ne lui convient guère. On ne peut reprocher à un
Messager de se déplacer avec vitesse et avec furtivité ...
LE ROI
Soit. Mais son esprit était tourmenté. Il n'était en rien un
écervelé qui se déplaçait par mégarde. Que lui avez-vous dit ?
Qu'est-il sorti de vos bouches ?
LE SECOND
Je n'ose intervenir une fois encore, mais je puis t'assurer,
Seigneur, que nous ne serions pas aptes ...
184
LE ROI, le coupant
... Mais par tous les Dieux, et par l'ordre du Roi, me direzvous
enfin ce qui a pu justifier ce changement de comportement
? Vous exprimerez-vous une bonne fois, ou faudra-t-il vous
l'arracher avec des tortures et des supplices ?
temps
LE CONFIDENT, essayant de gagner du
Cela serait une honte que tu puces frapper tes proches avec
une telle cruauté. Cela ne se serait jamais vu dans le royaume
depuis la présence de tes ancêtres qui eux prônaient la violence,
et haïssaient le plus simple des dialogues. Souhaites-tu que
nous nous en retournions à des temps barbares ?
LE ROI
Mon agacement dépasse mes propos. Pourquoi me faitesvous
dire de telles absurdités ? Pourquoi hésitez-vous, refusezvous
de répondre à ma demande ? Votre Roi s'excite, s'énerve.
Vous jouez à l'agacer. Il vous pose une question fort simple, et
vous la noyez.
185
LE CONFIDENT
Seigneur, il nous est difficile de tourmenter plus longtemps
ta conscience. Le Messager, ton jeune protégé n'est plus sans
l'ignorer. Il sait la Vérité. La Mort de ton Fils est une nécessité
indispensable au bon retour de l’État. Ton fils est la raison de
nos malheurs. Seule, sa destruction - sa mort permettra au
royaume de retrouver sa vigueur. Je parle ici de prospérité et de
richesses futures.
Le sang doit couler pour la jouissance de nos pauvres. Le
soleil, ton fils doit s'éclipser, et laisser sa lueur à d'autres
sources. Tout sera luminosité, et renaîtra la splendeur !
186
SCÈNE DOUZIÈME
Le Roi, seul
LE ROI
Que ne puis-je entendre de paroles plus atroces ? Que ne
puis-je être sensé d'écouter de tels délires ? Certes, je savais. Je
savais depuis trop longtemps que tous les malheurs que
subissaient mon État était lié à la naissance de mon fils. Je
n'étais pas sans ignorer que son existence engendrait la
souffrance de mon peuple. Mais devais-je pour autant égorger
un enfant ? Mon enfant qui ne demandait qu'à vivre ? Me
fallait-il user d'une lame tranchante, et tuer ce que la Reine
avait expulsé en ce bas monde ?
J'ai perdu ma Beauté, celle qui était ma Reine. Je conservais
le fruit de son Amour. N'était-ce point déjà une punition céleste
que de voir s'enfuir celle qui était mienne ? Celle qui était ma
moitié, et que j'aimerai toujours ? Non, il fallait que les Dieux
dans leurs froideurs inhumaines m'imposassent de tuer la chair
de nos corps, l'union sacrée de nos amours défuntes ! Je perdais
une femme en recevant un Fils, et je devrais tuer Moi-Même, et
187
perdre mon tout ! Cela semblait inaccessible à la raison
humaine, et même impossible à la conscience d'un Roi ! On
peut être Maître d'un royaume et demeurer pour autant homme !
J'ai su délirer et implorer ces statues de marbre qui ne me
répondaient que par le silence. J'ai su user mes genoux sur leurs
pierres glaciales, et les prier devant des sanctuaires muets. Pour
toute réponse, résonnaient dans ma tête les phrases sacrées de la
plus grande, de la plus puissance, - celle qui est la Prêtresse.
Mes oreilles se voulaient sourdes pour ne point entendre. Je
m'en suis référé à mes pères, et comme eux j'ai cru en des
monstres qui se taisaient, qui n'exprimaient aucune parole. Et
dois-je encore aujourd'hui m'en remettre à leur vertu, à leur
aptitude à dire la Vérité ?
Même le peuple est contre Moi, le peuple veut ce massacre.
Ce sont ses représentants qui s'expriment par leurs bouches.
Qu'ils soient Messager, Confident ou Second, tous tendent vers
la même réalité : tuer un Enfant du Mal.
Mais pourquoi serait-il Enfant du Malheur, et en quoi la
pureté pourrait-elle engendrer la souffrance ? Le corps de la
Reine était pur. Mon corps n'est pas rempli de crachats ni de
188
vomissures. Par quelles raisons serions-nous souillés pour la
fécondité ? Il me fallait un Futur pour donner à mon royaume
ce que mon père lui-même avait engendré pour sa province.
Une survie, une existence nouvelle. Une fille. Il aurait été
raisonnable de refuser la vie d'une fille. Elle ne peut que
s'accoupler à un inconnu. Elle n'est capable que de partager son
héritage. Tout cela est mauvais. Oui, tout cela est inacceptable.
Mais un garçon, un petit roi né, c'est l'assurance d'un prestige
meilleur, d'une filiation certaine ...
Je ris. Je pleure. Ainsi il me faudrait subir un dilemme aussi
atroce ? Cela est impossible ! Réfléchissons quelque peu, et
tâchons d'éclairer notre cervelle. Un Roi futur est tué. Aucune
femme ne pourrait mettre au monde un prétendant capable de
gouverner un État. C'est vouloir détruire la génération de
Princes. C'est interdire à la flamme du poursuivre la flamme. Il
n'existe pas dans ce pays une femelle susceptible d'engendrer
une âme nouvelle qui me survivra. Il n'y a point de jeunes filles,
ou de femmes en âge de procréer pouvant me donner un futur.
Tout l'héritage de mes pères irait au néant !
Je tourne, je retourne. Je marche dans ma tête. Je reviens au
point neutre. Il n'y a pas de folie en moi, il y a un raisonnement.
189
Il y a un Roi qui tente de trouver, qui s'évertue à comprendre.
Et par-delà toutes ces impossibilités, n'y-a-t-il pas quelconque
horreur à décider de la Mort d'un Enfant ? Ne faut-il pas y voir
un monstre de pensées cruelles pour vouloir un Infanticide ? Et
pourquoi ne pas prendre la première des servantes, la glisser sur
ma couche nuptiale, lui arrondir le ventre et après quelques
mois d'attente montrer un beau bébé au peuple, et lui crier de la
fenêtre du palais : Voilà ma survivance ! Mon demain est déjà
né ! Il y a quelque chose de comique qui s'unit au drame dans
lequel je suis l'acteur.
Non, plus mon âme s'enfonce dans sa raison, et plus les
possibilités auxquelles je soumets mon esprit m'apparaissent
dénué de sens. Je puis m'imaginer très nettement observant ce
petit qui me fait des risettes, lui caressant une joue avec la main
gauche, et cachant derrière mon dos un poignard pour
l'enfoncer dans son corps ! Je me vois l'égorger, et laisser mon
propre sang sur une couche ! Ainsi aura parlé la Prêtresse, ainsi
ces oracles seront accomplis selon sa volonté !
Il doit certes y avoir une possibilité afin de défaire les crises
d'une dépravée prise de possessions ou de transes charnelles !
C'est certain, elle a voulu jouer avec son corps, et elle n'a pas
190
hésité à écarter ses cuisses, à entrebâiller son sexe afin de
l'offrir dans un fantasme de folle. Ses seins tendus étaient
gonflés pareils à des volcans. Ses mains vicieuses couraient le
long de son corps. Je sais des Esclaves, des Danseuses jouer
mieux encore avec leur chair. Ce dont elle a besoin cette
prêtresse, c'est d'un mâle. Oui ce dont elle a envie, c'est d'un
homme. Toutes ces contorsions, et toutes ces fabrications
absurdes ne sont qu'un transfert de désirs sexuels. Elle n'est que
mensonges, et je ne serai moi, le Roi en tenir compte ?
191
SCÈNE TREIZIÈME
Le Roi, le Confident
LE CONFIDENT
Qu'il était doux, Seigneur, de promener mes pas dans les
allées de tes jardins ! Il me semblait voluptueux de respirer les
senteurs de ce printemps ! Ces parfums tièdes ont caressé mon
esprit fécond, et vois déjà je me mets à divaguer.
LE ROI, ironisant
Ces fleurs, ces papillons ont transformé ton esprit de
marbre, Confident, je me trompe ? Mais je crois que tu te fais
poète ! Comme l'insecte métamorphosé etc. , ton âme se purifie.
Il est qu'elle vole, qu'elle butine ! Que tout cela me semble fort
joli, mon Confident ! Que tout cela remplit ton cœur de
fraîcheur.
192
LE CONFIDENT
Mes paroles ont dépassé ce que je voulais dire. Je voulais
seulement faire l'éloge de la Nature, mais je m'y suis mal pris.
Et ainsi tu te moques, n'est-ce pas, mon Roi ?
LE ROI
Je sais des Êtres du Mal qui torturent des enfants, et qui
s'indignent de froisser les ailes d'une libellule. A chacun, sa
sensibilité, mon Confident. Mais j'avoue parfois ne guère les
comprendre.
LE CONFIDENT
Je souhaite que ton ironie cynique ne s'adresse par
directement à moi.
LE ROI
Certes je suis Roi, mais hélas je suis homme. Et aucun
homme ne pourrait juger de tout savoir. Par sa nature, il
193
commet des erreurs; Et ma plus grande faute fut de ne pas
t'apprécier, de ne pas comprendre toute l'utilité de ta présence;
Mais peut-être as-tu souci de parler des roses et de leurs pétales
que tu respirais ce matin ? Peut-être que ton esprit débordant
d'imagination saura me faire renifler les extases poétiques qui
voltigent dans mes parterres ?
LE CONFIDENT
Je ne sais comment te saisir, ô mon Roi, et ta pensée
m'échappe. Tout me semble être désordre et je ne puis
comprendre tes paraboles.
LE ROI
Mais il n'y a rien à l'image. Je te dis que je me suis trompé,
que j'ai compris des fautes de jugements. Que je n'ai pu, Moi le
Roi, tout concevoir de la réalité du pouvoir. Le temps m'a
permis de comprendre la nécessité des seconds. Le temps m'a
donné des tempes grises.
194
LE CONFIDENT
Je vois un Toi-même et son double. Hier, tu te voulais
haineux et plein de fougue. Aujourd'hui, tu es tiède et doux
comme l'agneau naissant. J'aurai beau toucher mon roi, tâter ses
habits, qu'il m'apparaîtrait tout autre.
LE ROI
Ces dernières heures, j'ai pensé longtemps sillonnant mon
palais. J'ai pensé, j'en ai tiré des idées.
LE CONFIDENT
Peux-tu me préciser ce que tu ressens ? Peux-tu m'éclairer
quelque peu ?
LE ROI
Il est certain que des troubles récents ont noyé ma raison.
Mes pensées ont déliré. Mais étais-je coupable de subir un tel
dilemme ? De m'acharner contre le destin ?
195
LE CONFIDENT
Tu as donc compris qu'il fallait t'en remettre à la Vérité de
nos Dieux ?
LE ROI
Oui, mon Confident, mais était-ce acceptable d'ajouter à la
mort de mon épouse l'infanticide du Prince ? L'amour et la
passion m'enchaînaient à d'autres esclavages. Et pouvais-je
tolérer le meurtre d'un Fils pour le droit d'un État ? La raison et
la souffrance m'interdisaient de comprendre ainsi.
LE CONFIDENT, opportuniste
Je puis, et si tu le veux, tout organiser. Je suis maître, et
engendrer le plus pur des maléfices. Il me suffit d'entendre ton
ordre, je saurai obéir au plus tôt. Toutes ces contraintes sont
détestables. Mieux vaut les régler rapidement. Le soulagement
est appréciable. Ne crois-tu pas, Seigneur ?
196
LE ROI, désespéré
Il ne sait plus, ton Seigneur. Pourtant il te donne le droit
d'accomplir tout acte selon ton bon désir. Il ne sait pas, ton Roi,
pourtant il te permet d'égorger son prince. Que tout cela lui
paraît horrible et atroce !
LE CONFIDENT
Tu t'en remets à ta vision première, tu as toujours des
relents d'ancienneté qui circulent dans ton âme. Certes, cela est
difficile à accepter. Mais il faut savoir prendre des décisions
mêmes aberrantes dans des moments terribles !
LE ROI
Soit, je te donne le droit. Mais cela est contre ma volonté.
Tu n'étais pas sans l'ignorer. Je t'ordonne de tuer ma chair. Oui,
ma propre chair. Ainsi, tu pourras organiser un crime contre un
Enfant. Une Mort ignoble contre un rêve pur. Va, accomplis ton
devoir, et tue. Mais laisse-moi, dans le silence, résigné à
souffrir mes douleurs.
197
LE CONFIDENT, joyeux et cynique
N'ai guère de crainte. Il ne souffrira pas. On pourra
l'étouffer, ou lui enfoncer un poignard dans le cœur. La
jeunesse sait s'en aller rapidement. Et puis, ce n'est rien de tuer
ce qui n'existe pas encore !
LE ROI
Je te demanderai de ne pas insister. Tu es sinistre et stupide.
Mais, tâche d'avoir suffisamment d'intelligence pour ne pas
m'expliquer un crime. Celui de mon Enfant. Ton silence serait
plus approprié que ta vulgarité dans ces instants d'outrance.
198
SCÈNE QUATORZIÈME
Le Confident, le Second
LE CONFIDENT
On serait pour le moins étonné. On pourrait prétendre en
une incapacité à comprendre. Soit, notre Roi est fou. Ou, c'est
un cynique qui sait, de son mieux, cacher ses pensées. Ce n'était
pas le Roi qui s'exprimait dans cette pièce. Non, c'était son
double - une sorte d'incompréhensible, d'incompatible à
assimiler. Il m'a donné le droit d'assassiner son enfant. Il m'a
permis de l'égorger ou d'enfoncer une lame blanche dans son
corps. Ne crois-tu pas, mon Second, qu'il soit devenu insensé ?
LE SECOND
Je ne sais que dire. Je n'ai pas assisté à votre rencontre
dernière. Il m'est difficile d'exprimer mon avis. Il me considère
comme étant des plus stupides. Chaque fois que je tente de
donner mon opinion, il me fait taire.
LE CONFIDENT
199
Ne trouves-tu pas toutefois étrange qu'un Roi qui aime avec
une telle passion son enfant, autorise son Confident à accomplir
ce crime ?
LE SECOND
Ses comportements, ces semaines passées, ont éveillé un
doute dans l'esprit d'un grand nombre de témoins. Aucun n'osait
intervenir afin d'obtenir des explications rassurantes. D'ailleurs
personne n'aurait pu parvenir à le faire parler. Tout était
incohérence : les mots, les sons se mêlaient dans sa bouche.
Des bribes suivies de longs silences ! Des balbutiements, des
cris et des grognements de bête ! Mais possédions-nous le
pouvoir d'imposer au Roi de se justifier ? Les premiers
symptômes de son dérèglement étaient dans ces crises, ces
simples déliriums. Puis les grands délires, les évanouissements
insensés se sont succédé. Seules, les nourrices étaient désignées
pour l'approcher. Les médecins étaient interdits de présence
près de sa couche.
200
LE CONFIDENT
Il pourrait aisément se transformer en acteur, et feindre une
folie absurde, prétendre en sa faiblesse d'esprit, et jouer au
dérèglement cérébral.
LE SECOND
Je ne vois guère l'utilité de passer pour un malade mental.
Le poids de sa destinée lui semble peut-être inhumain à
supporter. Les raisons de ses tourments sont liées à son atroce
Vérité.
LE CONFIDENT
Tu parles encore des prédictions de la Prêtresse ?
LE SECOND
Je pensais, il est vrai aux paroles prononcées par l’Éclairée.
Il est Roi. Mais dans le cœur d'un Roi se dissimule le cœur d'un
homme. Ce n'est pas une cuirasse dorée, ce n'est pas une
couronne qui cacheront les sentiments, les douleurs que
201
subissent tout vivant. N'a-t-il pas connu l'horreur en perdant son
épouse ? Ne doit-il pas connaître la haine en tuant son Fils ?
LE CONFIDENT, rassurant
N'aie crainte à ce sujet. Nous saurons agir. Nous saurons lui
épargner un tel sacrifice. Nous pouvons aisément décider à sa
place, et accomplir l'acte de mort. Je ne tente pas de jouer les
êtres cyniques ni les personnes maléfiques, mais il nous sera
aisé de lui cacher l'Infanticide. Tout au plus, en aura-t-il
connaissance en temps voulu ...
LE SECOND
Seuls les comportements extrêmes sont réservés aux plus
grands. Seules les Dieux sachant leurs puissances, les
soumettent à des épreuves ignobles. Nous qui sommes faibles,
nous qui sommes des êtres secondaires n'avons qu'à nous
plaindre d'un peu de fièvre, ou d'une tousserie ridicule. Voilà
bien la démonstration du choix de nos Dieux ! C'est
certainement une preuve irréfutable !
202
LE CONFIDENT
Certes, ceci est fort bien dit. Mais cela n'explique rien.
Notre Roi est avant tout un homme. Un humain qui pleure, qui
gémit, qui veut se faire plaindre, et qui sait créer la compassion.
Toi-même tu te prends à son jeu, tu t'enfonces dans son système
de pleurnicheries et de lamentations. Mais n'oublie pas, Jeune
Homme, qu'il est le Roi. Que par-delà ses droits aux sensibilités
physiques, il est le Maître d'un État. Il a pour mission terrestre
de rendre son peuple heureux. Il lui doit prospérité, bonheur et
bien-être. Ainsi en ont décidé les oracles et le sang de sa
naissance.
LE SECOND
Tu veux que j'analyse le changement mystérieux de notre
Roi ? Tu m'as donné audience afin que je puisse t'éclairer
quelque peu ? Tu m'as flatté, Confident. Tu souhaites entendre
mes propos. Je tâcherai donc de ne point te décevoir.
=)
Le Roi a longtemps réfléchi. Il veut épargner son Fils. Il
refuse sa Mort. Sa volonté d'acquiescer avec une telle facilité
l'infanticide du Prince cache un piège. Il tentera de substituer
203
un Enfant, et essayera d'en proposer un autre à sa place. C'est
que ce que je crois, je ne peux le jurer. Force est de reconnaître
que cela semble sensé.
LE CONFIDENT
Nous devons tout faire pour que l'Enfant du Mal soit
poignardé. Quel serait l'intérêt d'en achever un autre ? Aucun
Dieu ne nous pardonnerait d'avoir osé le mystifier. Tous
s'acharneraient sur notre présence, et nous causeraient les plus
noirs maléfices. Mais viens, hâte-toi, et disparaissons. Tout ce
qui est dit dans ce palais se transforme en complot. Fuir le plus
rapidement est toujours preuve d'intelligence. Suis mes pas et
glissons nous par cette porte étroite.
204
TROISIÈME PARTIE
205
SCÈNE QUINZIÈME
Le Roi, Première, Deuxième et Troisième
Nourrice.
LE ROI
Holà ! Toutes les trois, approchez ! Le Roi demande votre
présence. Ne tardez à venir ! Mais se presseront-elles d'arriver,
ou faudra-t-il faire sonner les trompettes du Palais ? Le Roi
donne un ordre, et les plus insignifiantes du royaume ne s'y
soumettent pas. Parfois, je doute de ma puissance, et de ma
capacité à gouverner mon État. Les chiens et les chevaux
obéissent mieux encore à leur Maître !
PREMIÈRE NOURRICE
Pardonne-nous, Seigneur, nous étions au fin fond du Palais,
et les couloirs sont longs à traverser. Nous avons couru, nous
heurtant aux gardes et nous voilà enfin !
206
DEUXIÈME NOURRICE
Nous aurions voulu nous presser davantage, que nous n'y
serions pas parvenues.
TROISIÈME NOURRICE
Plus encore ! Dans ces dédales de couloirs qui ressemblent
à s'y méprendre à un labyrinthe, nous aurions pu nous perdre.
LE ROI, agacé
Soit, vous avez accompli un exploit en vous pressant
d'obéir à votre Roi. J'ignore comment vous en remercier. Je dois
toujours faire preuve d'une grande tolérance pour ces nourrices.
Depuis longtemps, je pouvais vous répudier. Mais je suis trop
bon, et je sais pardonner vos faiblesses. Je vous concéderai la
possibilité de vous racheter ...
PREMIÈRE NOURRICE
Maître.
Nous mettrons tout notre pouvoir afin de plaire à notre
207
DEUXIÈME NOURRICE qui renchérit
Certes, nous n'avons qu'un seul souci : être efficaces et
soumises, car tel est le vouloir de notre Roi.
TROISIÈME NOURRICE
Mieux encore ! Nous avons été conçues pour satisfaire à sa
volonté.
LE ROI, ironisant
Puisque vous êtes, mes chères servantes, si désireuses de
me satisfaire, je vous demanderai de me rendre un service. Un
simple petit service. Cela est de piètre importance, et je suis
assuré de votre capacité.
PREMIÈRE NOURRICE
Tout ce qui sera en notre pouvoir, Seigneur, nous te le
donnerons. Tu peux nous croire. Nous t'obéirons.
208
DEUXIÈME NOURRICE
C'est certain, nous avons toujours voulu plaire à notre Roi.
LE ROI
Un Roi est souvent un homme d'excès. D'étranges envies
sillonnent sa cervelle. Mais il est le Roi. Et il bénéficie du
privilège unique de pouvoir satisfaire à ses folies. Il peut, sur le
champ, imposer à une femme de lui remettre ses charmes. Il
peut, s'il le désire, boire dans une coupe sacrée le sang d'une
agnelle égorgée. Il peut, sans raison aucune sinon la sienne voir
un esclave fouetté puis sa tête tranchée. Je pourrais, si bon me
semble vous imposer mes lois de tortures. Je pourrais, cela me
serait peut-être amusant, faire arracher vos tétines, vos grosses
poitrines pleines de lait ! Vous trois qui êtes inutiles pouvez me
servir de jeu subtils. Je pourrais en tirer un rire satanique. N'estil
pas vrai que vos fesses rondes et rebondissantes seraient un
lieu agréable de jouissance pour un étalon en rut ? Il existe
encore mes guerriers, mes braves soldats qui interdit de l'acte
charnel, se plairaient aisément à jouir de vos charmes. Voyez
comme tout cela est gras et épais ! Voyez comme cela est fait
pour la luxure et pour le bel amour !
209
PREMIÈRE NOURRICE
Mais pourquoi, Seigneur, cherches-tu à nous faire trembler
avec de telles craintes ? Pourquoi donc veux-tu frapper nos
âmes avec de telles horreurs ? Quel mal avons-nous donc
commis pour que tu veuilles nous accabler ?
LE ROI
Je tentais de vous montrer ma puissance, ma capacité de
faire le Mal là où est le Bien, et à faire le Bien là où est le Mal.
Ceci est un privilège donné aux plus puissants !
DEUXIÈME NOURRICE
Cela est pénible à supporter !
LE ROI
Loin de vous faire souffrir ainsi mes toutes petites ! Je
souhaite seulement que vous répondiez à l'un de mes désirs.
Mes goûts sont des plus simples. Je veux que vous parcouriez
210
la contrée afin de trouver un Lui-Même qui lui ressemble. Je
veux une identité à l'image de mon Fils. Une sorte de miroir
vivant à trois dimensions. Une espèce de jouet animé par lequel
il reconnaîtra son Soi-Même. Allez ! Vous toutes les trois,
pressez-vous d'agir !
PREMIÈRE NOURRICE
Donne-nous, Seigneur, quelque temps de recherches, et
nous pouvons t'assurer de trouver l'Enfant désiré. Nous te le
remettrons en mains propres d'ici à quelques jours.
DEUXIÈME NOURRICE
Nous y parviendrons. Nous te le promettons.
LE ROI
du Roi.
Ainsi selon ma volonté. Cela doit s'accomplir selon l'ordre
SCÈNE SEIZIÈME
211
Première, Deuxième et Troisième Nourrice.
PREMIÈRE NOURRICE
Il doit certainement prétendre que nous sommes les
nourrices les plus naïves, les plus stupides de son royaume. Il
nous a toujours dédaignées, reléguées à l'état de basses
servantes. Mais son jugement se transforme en bêtise ; son
raisonnement en monstre de débilité.
DEUXIÈME NOURRICE
Un Roi tourmenté est en proie aux plus immenses folies.
D'ailleurs cela n'est plus penser que de donner de tels ordres !
Ce Roi possédé n'a plus l'autorité pour gouverner.
TROISIÈME NOURRICE
Nous nous imaginons très nettement sillonner les campagnes,
nous introduisant de force dans les habitations, et nous emparant
avec violence d'un enfant qui ressemble au sien !
212
PREMIÈRE NOURRICE
Il a tenté par la terreur et par la frayeur de nous imposer à
trouver un Enfant autre !
DEUXIÈME NOURRICE
Son délire est tel que les finesses qu'il croit les plus subtiles
deviennent des monstres de grossièretés. Et sa folie engendre
de telles absurdités qu'il ne peut même plus les critiquer.
TROISIÈME NOURRICE
Il n'existe pas dans cette contrée un homme qui ne soit
conscient de la nécessité de tuer l'Enfant. Tous savent
désormais l'indispensable obligation de ce sacrifice. Et lui par
jeu, par amusement, je suppose, souhaite trouver un enfant qui
soit le double du sien !
PREMIÈRE NOURRICE
Voilà bien le comportement d'un roi au bord de son gouffre
noir ! Il nous a traitées de vulgaires femelles, justes bonnes à
213
nourrir son Prince. Il a prétendu que dépourvues d'intelligence,
notre seul devoir était d'accomplir ce travail.
DEUXIÈME NOURRICE
Le raisonnement du Roi est tout autre. Il ne cherche pas à
mystifier son épouse. La Reine est morte, succombant lors de
l'enfantement. Il veut simplement tromper la Cour, ses proches
et son Confident. Il croit seulement que ses hommes, que
l'Autorité et que la Prêtresse accepteront ce subterfuge, en toute
naïveté !
PREMIÈRE NOURRICE
En vérité, plutôt que de tenter de tromper le Royaume et la
Cour, il nous serait plus aisé de mentir au Roi. Un subterfuge
serait plus réalisable ... plus simple à obtenir qu'une substitution
avec un enfant Autre.
DEUXIÈME NOURRICE
D'ailleurs, il nous serait impossible de trouver une moitié
identique.
214
TROISIÈME NOURRICE
Une idée me vient à l'esprit. Je n'ose l'exprimer tant elle me
paraît évidente, je crains de passer pour une idiote à vos yeux.
PREMIÈRE NOURRICE
Nous sommes toutes trois des Soeurs, des nourrices au
comportement semblable. Si l'une d'entre nous émet une idée
stupide, toutes trois nous nous trompons. Mais si l'une d'entre
nous a une idée intelligente, nous toutes en profitons. Parle.
Exprime-toi. Cela n'aura aucune incidence.
TROISIÈME NOURRICE
Certes, cela n'aura aucune incidence, et mieux encore, cela
peut nous être bénéfique ...
PREMIÈRE NOURRICE
J'ai trouvé l'Enfant ! Ne me regardez pas avec vos yeux
ébahis. Je vous dis : j'ai trouvé l'Enfant. Cela vous étonne, n'est-
215
ce pas ? Cela vous semble impossible ? Il nous suffit de prendre
le propre Prince, de le grimer, de le maquiller, de lui donner une
attitude autre et le Roi lui-même, le Roi qui est pris de folie se
trompera.
TROISIÈME NOURRICE
Quel châtiment subirions-nous s'il venait à découvrir
l'indigne tromperie ! Pauvres de nous, quelles tortures cruelles
nous infligerait-il !
DEUXIÈME NOURRICE
Toujours, tu es dans la crainte et dans l'angoisse. Tu te mets
à trembler pour n'importe quoi.
PREMIÈRE NOURRICE
J'ai trouvé comment lui donner un autre Prince qui est le
sien propre. N'est-ce pas une bonne idée ?
216
TROISIÈME NOURRICE
Les nourrices ne savent pas penser. Cela n'est pas de leur
compétence.
DEUXIÈME NOURRICE
Tu en es toujours à renâcler, à douter. D'ailleurs, il n'y a pas
de choix. Il n'y a aucun choix. Laissez-moi agir. Je sais
comment faire. Je vais salir l'Enfant, je saurai l'envelopper dans
des langes infects. Une autre layette, des habits de pauvres et le
subterfuge se transformera en idéal de réalité.
PREMIÈRE NOURRICE
Hâtons-nous, toutes trois. Allons quérir le Prince, et
grimons-le. Le temps nous presse, il nous pousse. Venez, mes
sœurs !
217
SCÈNE DIX SEPTIÈME
Le Roi, Première, Deuxième et Troisième
Nourrice.
LE ROI
Je me tourmente, je tourne mécaniquement comme une bête
emprisonnée, et qui ne sait comment échapper à son sort
sinistre. Et ma prison est palais. Et ses barreaux sont invisibles
comme le sont les fils que tirent les Dieux, là-haut. Je ne suis
qu'une marionnette royale. Mon seul privilège est de rire ou de
pleurer, de ma lamenter ou de me faire obéir, ainsi selon la
volonté des maîtres du ciel !
Je me dois d'apprendre la patience, de me résigner à
compter le temps. Les heures s'écoulent, elles m'épuisent. Les
minutes s'égrainent. J'attends encore. Un Roi qui est la
puissance même dans son État est soumis à ces tortures, à ces
obligations. Je m'interroge, et ma cervelle s'énerve. Elle est
excédée. Je l'interroge : où sont ces Nourrices ? Que font-elles ?
Courent-elles dans toute la Contrée ? Ont-elles déjà trouvé
l'Enfant autre qui est Mien ? Cette attente est insupportable.
218
Toute ma destinée en dépend, et tout mon stratagème trouve ici
la raison de mon existence de Roi.
Je me suis plongé dans la bêtise. J'ai commis l'erreur
aberrante de m'en remettre à de vulgaires imbéciles afin de
résoudre un problème que seuls les Dieux et les plus Grands
sont aptes à régler. Mais pourquoi donc, me faut-il toujours
m'en référer à la bassesse, à l'infecte servitude afin de satisfaire
aux nécessités que seuls les élus sont sensés comprendre ?
Mais, était-il possible d'agir différemment ? Avais-je une voie,
un chemin autres dans lesquels je puisse m'engouffrer ? De
toute part, quelque fût le lieu de penser où se dirigeait mon
âme, une seule direction m'éclairait : ces Nourrices, ces simples
donneuses de lait ! Que je les hais ! Si mon pouvoir me le
permettait, - mais mon pouvoir me l'autorise, je les égorgerais
ces insignifiantes !
PREMIÈRE NOURRICE
Seigneur, déjà nous sommes revenues et nous sommes
parvenues à trouver l'Enfant. Nous avons agi rapidement.
219
DEUXIÈME NOURRICE
Il serait mensonge de dire que de le trouver fut chose aisée.
Il nous a fallu frapper de porte en porte, ouvrir avec force au
nom du Roi des mansardes et des chaumières qui s'obstinaient
dans leur silence.
TROISIÈME NOURRICE
Mais tu n'es pas sans ignorer que les temps sont difficiles,
que ces temps-ci sont impossibles à supporter. N'était-il point
un heureux soulagement pour une famille de pauvres que de
laisser partir un enfant, qui était un poids à soutenir ? Nous
avons prétendu que cet enfant vivrait et mourrait dans le palais
du Roi. Nous avons glissé quelques pièces dans la bourse du
pauvre, et son bonheur atteignait son comble.
PREMIÈRE NOURRICE
Plutôt que de palabrer, tu dois certes être curieux de voir
l'enfant ? N'es-tu pas pressé de savoir à quoi il ressemble ?
220
DEUXIÈME NOURRICE
Nous avons dû le cacher dans des langes afin que personne,
pas un soldat, pas un garde ne pût le reconnaître. Nous avons
fait preuve de finesse afin qu'aucun regard épris de curiosité ne
pût observer sa face rose.
TROISIÈME NOURRICE
Vous hâterez-vous de le donner au Roi ! Il attend cet instant
avec une telle impatience ! Pressez-vous de lui montrer son
visage juvénile ! Le Roi demande à le voir, ce petit protégé !
PREMIÈRE NOURRICE
Prends, Seigneur, il est toi. Prends-le dans tes bras. Et
apprécie sa ressemblance ! Il nous aurait même été impossible
d'en trouver un qui lui ressemblât si exactement.
221
LE ROI
Toujours est-il que ses draps sont une pure infection ! On le
dirait avoir été roulé dans du crottin de cheval. Que tous ses
traits semblent cachés derrière cette couche de crasse ! Certes,
en l'observant, je puis retrouver quelques facéties qui me
rappellent le Prince. En y regardant de plus près, certaines
mimiques, certains comportements paraissent correspondre au
Mien. Et voyez, il a déjà la même douceur. Il me connaît à
peine et le voilà qui me sourit.
Vous auriez pu me le présenter sous un aspect plus
agréable. Je sais que ces pauvres n'ont guère souci de l'hygiène
mais un bon bain, des senteurs parfumées n'auraient en rien
dépareillé à ses charmes premiers. Soit, vous vous êtes hâtées
de me le donner. Je ne puis vous en tenir compte, et j'apprécie
votre zèle à satisfaire au désir de votre Roi. je me rappellerais,
n'ayez crainte de l'empressement avec lequel vous avez
accompli votre tâche. Votre Roi est bon, et votre Roi sera s'en
souvenir. Mais c'est qu'il me fait des risettes, et moi je lui
réponds en lui chatouillant le bas ventre. Comme cet enfant est
adorable, et comme il ma paraît injuste de le vendre à la Mort !
222
Pourtant aucun choix autre ne s'offre à mon destin. Je me dois
d'agir ainsi.
Plus je l'observe, et plus je considère qu'il est l'image du
Mien. Sa mère qui est une vulgaire pauvresse devait ressembler
étrangement à la Reine. Mais balivernes et foutaises que tout
cela ! Point de sentiments ! Point d'attendrissements ! Le Mien
est caché par mes servantes en un lieu sûr... Le Mien ne subira
pas la Mort horrible inventée par les augures.
SCÈNE DIX HUITIÈME
Le Confident, le Second.
LE SECOND
Je puis dire que cette épreuve me fut difficile, délicate. J'ai
dû extraire tout le courage qui était en moi. Enfin, je l'ai tué. Il
est mort.
223
LE CONFIDENT
Tu n'en n'es pas à ton premier meurtre. Tu as su déjà agir
ainsi. Et avec quel zèle et avec quelle aisance, tu accomplis tes
crimes ! Tu es un second rempli d'espoir ! Certes, ton avenir est
assuré ! Moi-même, je me souviens de mes jeunesses. Les
forces me manquaient, elles m'échappaient, mais il y avait le
devoir, et je pensais au devoir ! Alors j'ai appris. J'ai fait le
sinistre apprentissage, le lugubre apprentissage de la nécessité
de tuer, ou du moins d'écarter. Il est de certains êtres qui ne
peuvent par leur présence entraver aux affaires de l’État. Il est
que nous devons les éloigner au plus tôt. Le royaume en
dépend, et la puissance du Roi aussi.
LE SECOND
C'est toujours aisé de s'exprimer ainsi. Les discours sont de
belles paroles, mais les actes sont à exécuter. Tu ne pourras
savoir le dégoût, le vomissement qui se sont emparés de mon
âme.
224
LE CONFIDENT
Si tu ne l'as pas tué avec froideur, avec détermination c'est
que tu as encore à progresser. Je t'expliquerai comment frapper,
et où frapper.
LE SECOND
Les nourrices m'ont remis la chair. Elles l'avaient burinée
d'excréments et d'odeurs putrides. Elles m'ont donné une
puanteur. Le Prince du Mal était si bien caché, si bien grimé
que le Roi lui-même n'aurait pu le reconnaître.
LE CONFIDENT
Cela est étrange, cette soumission des esclaves. On les
croirait créer pour servir ou pour obéir.
LE SECOND
Il m'a fallu suivre l'oracle, prendre l'Enfant et l'emporter
dans les lieux de la Prêtresse. En vérité, ce n'est point une
225
habitation, ce n'est qu'une vulgaire masure. Tout y est sordide.
Quelques symboles sont accrochés aux murs, des symboles
dont on ne peut comprendre la signification. La Prêtresse était
là, et feignait d'ignorer ma présence. Elle récitait stupidement
des prières impossibles à assimiler par le plus simple des
mortels. Des râles, des gémissements, suivis de longues
lamentations.
Le plus obscur fut quand elle se découvrit, se déshabilla et
proposa sa nudité au feu sacré. Elle caressait ses seins, tendait
ses pointes érectées vers le foyer. Que la Prêtresse était belle !
Que ses formes étaient attrayantes à observer ! Cet étrange, une
retenue s'empare de l'homme, et il n'ose l'approcher. Il l'admire
à quelques pas, et ne peut l'atteindre. Je l'ai entendue gémir. On
aurait dit qu'elle recevait le Démon en elle. Petit à petit, son
corps s'est crispé, sa bouche a craché une salive épaisse et
noire. Des contorsions subites et incontrôlées se dégageaient
hors de sa chair. Durant un instant, j'ai cru bon d'intervenir, et
de l'aider à sortir de la transe. Cela était un comportement de
jeunesse, un acte stupide : j'oubliais qu'elle était Prêtresse, et je
voulais secourir une femme !
226
L'Enfant était entre mes bras, et je me devais d'accomplir le
Meurtre. Elle s'empara d'un morceau de bois qu'elle introduisit
dans son vagin, pareille à celle qui veut tuer le fruit de ses
entrailles. Et moi, je vis briller sur la pierre, une lame
étincelante. J'étais comme envoûté, comme pris de convulsions.
Mes sens ne m'appartenaient plus, et mon âme n'obéissait plus à
ma raison.
Était-ce le prodige du lieu, la puissance de l'incantation ? Je
me suis dirigé pareil à un être incapable de décider de lui-même
vers la dalle des sacrifices. J'ai ôté les langes infects que
revêtait le Prince. Je l'ai mis nu dans tout sa pureté, ou dans tout
son satanisme. Et posément, lentement j'ai fait glisser le fer le
long de sa gorge. Je ne savais par où l'achever. Me fallait-il lui
ouvrir le cou, me fallait-il enfoncer la pointe de son cœur, ou
devais-je à plusieurs reprises le frapper au ventre ? Cette
dernière intention m'a choqué. Je voyais très nettement des
entrailles gavées de lait, et de matières fécales surgir hors de
son corps. Il m'était délicat aussi de frapper à plusieurs reprises
avec une lame tranchante ses poumons. L'endroit semblait si
difficile à déterminer. J'ai préféré une solution plus facile. J'ai
décidé de l'attaquer à la gorge.
227
Le couteau écarte les plaies, et le sang coule lentement. En
vérité, on a l'impression d'égorger un agneau. Que sais-je s'il a
eu le temps de pleurer, ou de s'apercevoir du Meurtre ! Il était
trop jeune. Oui, trop jeune. Certes, j'ai commis quelques
maladresses, le couteau a glissé. Deux ou trois reprises me
furent nécessaires. Au moment même où l'enfant expira, la
Prêtresse hurla de toutes ses forces. Et je compris que Mal avait
été chassé. L'objet à présent se consume dans les braises du
foyer. A mesure que je tuais l'Enfant, un hâle de quiétude
envahissait son visage. Une sérénité certaine se dégageait de
son corps entier. La Prêtresse prenait forme, elle retrouvait sa
chair. Elle s'est comme réveillée, a essuyé ses sueurs, s'est
rhabillée rapidement, comme une vierge pudique, honteuse de
montrer ses charmes. Moi, j'ai fui ce lieu lugubre. Ainsi, je t'ai
raconté ce qui a été fait, et ce qui a été achevé.
228
SCÈNE DIX NEUVIÈME
Le Roi, le Messager.
LE ROI
Oui, on m'a trompé ! Vous tous m'avez trompé ! Que vous
soyez Second, Confident, Nourrices ou Messager, vous tous
avez usé d'un stratagème ignoble et vicieux à l'égard de ma
personne. A présent il ne me reste rien, rien qu'un sentiment de
profonde injustice et d'immense solitude. Je suis banni, trahi de
vous tous. Toi-même, mon Messager, toi en qui je voyais la
pureté et l'amour pour un Roi, - toi en qui je croyais déceler la
haute amitié, tu m'as haï.
Que ne suis-je maintenant qu'une vulgaire pourriture de
chair humaine ! Que ne suis-je qu'un piètre appauvrissement de
ma dignité royale ! Non satisfaits d'avoir laissé se languir dans
des cris et des déchirements terribles ma femme, mon épouse et
mon bien, vous vous êtes acharnés à frapper avec horreur avec
votre cynisme, mon petit mon plus tendre, mon Enfant.
229
LE CONFIDENT
Sache ô mon Roi, que je ne pouvais résister à cette force
politique. Moi-même, ton plus proche j'ai été soumis à obéir.
Par-delà, cette injustice ignoble, sache, qu'en rien je n'ai
participé à ce supplice - mes mains sont trop pures. Je ne les ai
pas baignées dans le sang de ta chair. Mon cœur t'a tant aimé.
Je n'aurai pu le salir sur les coulées rouges de ton Fils.
Mon devoir est de te soutenir, de t'aider à accepter la cruelle
épreuve que le destin t'a infligée. Mon devoir est de toujours te
donner l'espoir en moi, la foi d'exister et le courage de
poursuivre ta tâche, la tâche royale.
Tant de jours nouveaux s'offrent à toi. Il est certes délicat
d'oublier son passé, de vomir ces choses sacrées qu'étaient la
Reine et le Prince. Mais il est nécessaire de projeter ses yeux
vers demain et de penser à ton peuple, à ses terres et à sa
nouvelle richesse. Ne réduis pas, Seigneur,
ton corps et ton âme à de vulgaires charpies. Ne t'enfonce
pas dans la détresse la plus noire. Il te faut prendre sur Toimême,
démontrer à tous, au peuple et aux médiocres, que tu es
230
un homme de force, qu'il y a un flux puissant qui roule dans tes
veines. Plus encore en cet instant, tu te dois de cacher ta misère.
Tu te dois de prouver que tu y gagnes en grandeur.
Sache leur cacher ton désespoir, et assume-toi avec ta
dignité. Eux, tous ces rapaces seraient trop satisfaits de te voir
accablé par leurs augures. Eux, tous attendent ton premier signe
de défaillance afin de t'expulser du trône, et de prendre ta place.
Est-ce cela que tu espères de l'épreuve ? Est-ce ta volonté que
t'abandonner ta puissance ? Ils seraient très heureux de te vois
remettre ton pouvoir en d'autres mains. Ils seraient les premiers
à prendre les rênes de l’État, et à gouverner en ton nom et en ta
personne. Quoi de plus magnifique que de reléguer un Roi au
rang d'un Second ! Et quoi de plus splendide que de te laisser
dans un rôle d'obéissant ! Ainsi, tu veux finir dans la misère et
dans la pauvreté ? Je te demande, Seigneur, de te reprendre et
non pas de te lamenter sur ton passé.
LE ROI
Vous m'avez fait tant de mal ! Vous m'avez trop fait souffrir
! Mes forces ne sont plus. Elles m'abandonnent. Je suis jeune et
je parais usé par l'âge, détruit par les tourments, impuissant,
éloigné de toute fécondité ...
231
LE MESSAGER, tout à coup
Écoute, entends-les déjà. Tous tes proches s'en viennent. Ils
accourent. En rien, ils ne sont venus pour t'accabler, ils
viennent pour encenser le Roi.
LE ROI
Me faudra-t-il jouer les hôtes accueillants . Me dois-je
encore imiter les élus déchus par la douleur qui se résignent à
leur destin ? Après tant de maux et tant de haines me suffira-t-il
de rentrer ma violence ?
LE MESSAGER
Sois-toi même et cela suffira !
232
SCÈNE DERNIÈRE
Le Roi, les autres.
LE ROI
Ainsi, vous voilà tous réunis. Toi, mon Second avec quelle
ignominie et quel vice réunis n'as-tu pas désiré la destruction de
mon Enfant ? Et toi, mon Confident, celui que je considérais
comme étant ma moitié, n'as-tu pas favorisé la mort violente du
Prince ?
Quant à vous, Nourrices gavées de puanteurs, n'avez-vous
pas usé d'un stratagème afin de décider de la tuerie de mon fils
? Que cela était fort beau ! Comme cela était bien fait ! Un
Confident gonflé de vices, à l'esprit perfide, dont les poignards
sanglants brillent à la lumière de la Vérité, décide de
l'indispensable nécessité d'accréditer le Mal du moins pour
favoriser la prospérité. Ha ! Quelle est belle ! Quelle est
splendide la Prospérité de ce royaume !
Un Second plus stupide que son maître, nourri du sublime
apprentissage de ce dernier, obéissant avec un zèle étonnant et
233
n'hésitant pas à frapper en plein cœur, à enfoncer dans ma chair
le bien futur de cet État !
Un Messager à la courtoisie exquise ! Son âme si pure ne
pourrait se prévaloir de l'infection et de la puanteur de son sang.
D'ailleurs observez-le. Voyez son repentir : que ses larmes sont
pleines de miséricorde !
Certes, moi le Roi, je ne suis pas exclu de tout stratagème,
de toute volonté afin d'exorciser ce crime. Moi-Même je
reconnais avoir agi avec une naïveté enfantine. J'ai cru avec
toute la bêtise qui règne dans la cervelle d'un homme désespéré,
pouvoir évincer le Destin, ou du moins le transformer à mon
avantage. Et comment m'y suis-je pris ? Comment ai-je tenté de
le changer ? Tout simplement en m'en référant à ces nourrices,
à ces vulgaires femelles qui têtes honteuses se cachent dans
l'ombre de ce palais, à celles-là mêmes qui n'osent plus lever
leurs regards. Comme je puis les comprendre ! Et comme
j'agirais ainsi ! Je ne possède plus même la force de vous haïr.
Je n'ai plus le courage d'en détester un seul. Vous êtes tous
coupables, et moi je suis innocent. Ou je ne sais plus. Peut-être
est-ce l'inverse. Vous étiez tous désireux de favoriser
234
l'Infanticide, et moi je me bornais à l'ignorer, à refuser ce
meurtre horrible ...
LE CONFIDENT
Il ne te reste plus, Seigneur, qu'à tous nous châtier, à tous
nous punir avec la haine qui mugit en toi. Tu peux le décider,
car tel est ton pouvoir de nous tuer tous. Que nous soyons
Prêtresse, Second, Messager ou Confident, tu peux venger ta
détresse profonde, et nous infliger une sinistre torture. Nous
accepterions la mort avec quiétude certaine. Nous l'accepterions
car nous tous avons conscience d'avoir accompli l'indispensable
utilité.
LE SECOND
Certes, j'avoue devant tous, avoir poignardé ton Prince.
J'avoue encore avoir glissé la lame étincelante dans sa gorge. Si
un seul ici mérite ta punition, Seigneur, c'est moi. C'est moi le
plus grand coupable de cette assemblée. Prends ma vie. Elle
t'appartient. Je ne suis plus rien, comme d'ailleurs, je n'ai jamais
été. Je ne suis qu'un simple exécutant mais je suis le poignard,
le bourreau donc ta Mort.
235
PREMIÈRE NOURRICE
Qui oserait prétendre en ma pureté ? Qui pourrait défendre
celle qui a trompé le Roi en grimant son Fils, et en le remettant
au Second. Je n'étais pas sans ignorer la fin tragique qu'il devait
subir. Et je l'ai offert comme un présent de purification. Châtiemoi
aussi, Seigneur. Punis-moi en ce lieu car j'ai favorisé le
Mal.
LE ROI
A quoi sert d'insister ? A quoi vous sert donc de vous
maudire ? Souvenez-vous de ceci : seuls les Dieux, les Rois et
les Puissants sont soumis aux épreuves les plus infâmes. Vous
ne connaîtrez jamais les sentiments, les épreuves extrêmes
qu'éprouvent les élus. L'oracle a été décidé. Le hasard a été
aboli. Faire preuve de sagesse, accepter le destin imposé par les
Forces Inconnues, là est notre devoir. Mais nous seuls qui
sommes les plus grands devront comprendre et tolérer l'horreur.
Soit, que richesse, prospérité et bonheur s'étendent sur ce pays !
Que puissance grandeur et honneur encensent cette nation ! Et
236
ceci s'accomplira, car ceci est désormais décidé. Du moins, je
l'espère ! Du moins, je le souhaite !
LE RIDEAU TOMBE
237
ALEXANDRE
238
PRÉFACE d'ALEXANDRE
Voilà une pièce qu'il m'avait permis d'écrire il y a une
dizaine d'années. Je m'étais plu à m'essayer à cet exercice,
espérant avec ses lois et ses rigueurs apaiser un esprit rempli
des bouillonnements de la jeunesse.
Je me suis rapidement aperçu que le travail ainsi obtenu
était des plus détestables par sa manière et par les qualités de sa
forme. Je décidai donc de bannir cette pièce pour du moins
deux lustres et de l'enfermer au plus profond de mes tiroirs.
Les temps de la mallédiction étant achevés, je ressuscitai il
y a quelques semaines ce fameux Alexandre, et me décidai de le
dépoussiérer et de récupérer les nombreuses erreurs que j'avais
pu y glisser.
Je doute qu'un tel travail à notre époque puisse intéresser un
directeur de théâtre ou un quelconque lecteur. Il est plus aisé de
monter ou de lire une pièce en prose, facile d'accès et moins
soumise aux lois de la versification classique.
239
J'avoue pourtant que cet Alexandre qui m'a coûté en sueurs
est l'une des pièces que je préfère de mon répertoire. Les
constructions et les chiffres mathématiques en sont
certainement la raison.
Je m'accuse encore, considérant ma critique, d'avoir obtenu
deux morts en un seul lieu et un seul jour, et en cela je n'ai pu
respecter la stricte règle des trois unités.
J'espère toutefois que l'avis ne m'en tiendra guère rigueur et
se plaira à lire quelques endroits qui me paraissent fort beaux et
emprunt des plus nobles sentiments.
240
PERSONNAGES
Alexandre : empereur régnant.
Édith : mère Impératrice.
Callus : gouverneur et confident d'Alexandre.
Argone : Princesse destinée à Alexandre.
Ephilie : princesse captive, désirée par Alexandre.
Cléone : suivante d'Argone.
Céphise : suivante d'Ephilie.
Alphine : servante affranchie d’Édith.
241
La scène est dans une salle du palais impérial.
242
ACTE PREMIER
SCÈNE PREMIÈRE
Édith, Alphine
ÉDITH, excessive
Que ne suis-je en ces lieux, moi qui suis souveraine ?
Quels sont donc mes devoirs, ô moi grandeur de Reine ?
Je ne suis qu'une esclave enchaînée à mon droit,
Et mes puissants pouvoirs sont vains en cet endroit.
Que puis-je me lamenter et implorer mon sort,
Supplier, déclamer mon terrible remords !
Qui voudrait écouter une Reine exprimer
Cette horrible souffrance qu'elle se jure de clamer ?
Ôte-toi de cette ombre ! Montre-toi à la flamme !
Entendais-tu, perfide ce que disait mon âme ?
Ou feins-tu d'ignorer ce que tu as perçu ?
Pensais-tu te cacher quand je t'ai aperçue ?
Approche quelque peu que j'observe ta face.
Propose ton regard que le flambeau efface.
Cesse enfin d'hésiter. Je te sais près de moi.
243
Je veux que tu avances sans peur et sans émoi.
N'est-il pas insensé qu'en cette résidence,
Tout semble comploter en fausse confidence ?
Ne puis-je m'énerver qu'en ce lieu du palais,
Le dernier serviteur s'en remet au valet ?
Mais est-ce toi, Alphine ? Est-ce toi qui te caches ?
C'est donc un ennemi, un parjure ou un lâche !
Es-tu devenue sourde ? Répondrez-vous enfin ?
Ou dois-je me lever pour en savoir la fin ?
Que toutes ces voilures me semblent puériles !
Elles agitent des corps qui paraissent fébriles !
Votre Reine est lassée de ce jeu agaçant,
Et son esprit haineux peut se faire menaçant.
ALPHINE
Sauras-tu pardonner à ton humble servante ?
Si elle s'est comportée comme simple suivante,
C'est qu'elle n'osa jamais se proposer de près
A ta propre présence qui semblait en excès.
Je préférais me taire honteuse et sans courage.
J'attendais se calmer les ardeurs de ta rage.
244
Et si j'ai prétendu de ne point me montrer,
C'est que Reine en furie n'est pas à rencontrer,
Je t'écoutais hurler maudissant tant de haines,
Et j'entendais tes cris pareils aux inhumaines,
Que jamais tes fureurs se fussent adoucies,
Ni tes flammes brûlantes se fussent obscurcies.
Pouvais-je intervenir et contenir tes plaintes ?
Pouvais-je te soutenir dans tes sombres complaintes ?
Je restais éloignée te laissant délirer.
ÉDITH
Tu devais t'approcher te sachant désirée.
Seul me reste à songer à ma grandeur de Reine !
Mais ces temps sont bannis, ces temps de souveraine
Ne sont plus que poussière, et ma gloire est trahie.
Je ne suis que misère. Ma présence est haïe !
Je ne suis dans ces murs que ombre de passage,
Je ne puis exprimer le plus simple message.
Quiconque m'entendrait détournerait les yeux,
Et feindrait d'ignorer une Reine en ces lieux.
Je me dois d'implorer le dernier des esclaves,
Afin qu'il se soumette à son simple servage !
245
Il faut le supplier, lui quémander en vain,
Qu'il daigne se hâter de m'obéir enfin !
Ma puissance de Reine ne pourrait jamais vaincre.
Le vulgaire des mortels, je ne sais le convaincre.
Ma faiblesse de femme réduite à son Néant,
Ne saurait de son ordre imposer un suivant !
Quant à toi, mon Alphine, tu gardes ton silence !
Tu n'entends mon appel ! Cette belle insolence
Te permet d'éviter ta maîtresse excitée
Qui, encore plein d'aigreurs, te recherche excédée.
Toi-même, tu te plais à feindre à l'ignorante.
Ta course sur ce marbre toujours est fulgurante !
Tu joues à t'éloigner prétextant te hâter,
Car dans tout autre salle, Alphine doit s'apprêter !
A qui donc hors ta Reine dois-tu obéissance ?
Qui, régnant sur l'esclave t'impose sa puissance ?
Vas-tu te décider ? Me faut-il t'infliger
Ma sévère colère pour te voir t'obliger ?
Parleras-tu Alphine, ou faudra-t-il t'extraire
De ces lèvres fermées les sons que tu veux taire ?
Et vais-je t'arracher des lambeaux de soupirs,
Et obtenir les mots que ta voix peut m'offrir ?
246
ALPHINE, effrayée
Je te prie, ma Maîtresse, de pardonner mes craintes,
De ne point me damner dans l'horreur des complaintes.
Et je te le promets d'exercer mes devoirs,
De toujours m'essayer à plaire à tes espoirs.
Dispense-moi l'honneur de ne pas me chasser.
Je t'implore sur mon coeur de ne point m'expulser.
Accorde-moi le droit de pouvoir t'obéir,
D'accomplir par ta voix tout ordre de plaisir.
Permets à ta servante encor de t'aduler.
Concède-lui l'erreur et fais-la annuler.
Elle saura te prouver ce qu'elle est prête à faire,
Et pourra démontrer qu'elle sait te satisfaire.
A présent ton Alphine veut quitter ce lieu-ci.
Elle doit s'en retourner et s'éloigner d'ici.
Il lui faut se presser car d'autres habitudes
L'appellent à s'activer pour d'autres servitudes.
SCÈNE DEUXIÈME
Édith, Callus
247
CALLUS
Madame, j'ignorais qu'en ce sinistre endroit
Vous fussiez espérant le réveil de ce Roi.
Madame, je croyais qu'en cette heure si hâtive
Vous fussiez endormie, loin d'être si active.
Je vous conseillerais d'attendre que l'aurore
Voulût bien se lever. Dans ce palais, tout dort.
Puis-je vous décider de vous accompagner
Dans vos appartements que vous devez gagner ?
Que vous sert de rester en ce lieu si lugubre ?
Le jour n'approche point. Il vous serait salubre
D'attendre quelque temps. Le réveil de César
Ne sera indiqué que quelques heures plus tard.
Madame, je vous prie d'entendre mon conseil.
Il est vain de veiller. Chacun est en sommeil.
Cela est dangereux que de chercher rester,
Sans flamme et sans lumière pour être protégé.
Espérez-vous longtemps ce portique s'ouvrir ?
Ici tout fait silence, et tout paraît dormir.
Madame, acceptez d'attendre quelque temps
Que ce soleil s'éclaire jusqu'à son firmament.
248
ÉDITH
Votre Reine est lassée dans son attente vaine.
Elle demande son Fils en mère souveraine
Et prétend de son droit devoir l'entretenir.
De le rencontrer, elle se voit interdire.
Il n'est pas un moment où il ne m'est reçue.
Jamais dans ce palais, il ne m'a aperçue.
Moi-même, je l'entends n'avoir pu un instant
Obtenir l'audience que j'espère vainement.
Je puis vous accuser d'en être la raison.
Il m'est caché toujours derrière une cloison.
Est-il proche de moi ? Vous le faites me fuir.
Et s'il m'a reconnue, le Roi cherche à s'enfuir.
CALLUS
Que sont-ce là, Madame, vos accusations ?
Fortement, je m'indigne en protestations.
Je n'admets, je m'insurge que pensées éclairées
Exposent de la sorte ces propos déclarés.
Je ne puis plus longtemps entendre cette offense,
Et je veux à présent prétendre à ma défense.
249
Je ne puis tolérer me savoir imposer
Du pouvoir de César la gloire à disposer.
Il préside à l’État. Et je dois le servir.
Et lui-même, Madame, choisit son avenir.
ÉDITH
Il gouverne l'Empire, et vous le conseillez.
Trop proche de sa couche, vous êtes à le veiller.
Je vous l'avais remis en l'âge le plus tendre,
Espérant par votre art ce que un roi peut attendre.
Ne m'aviez-vous jurée de l'éduquer du mieux,
Prétendant par vos soins l'élever vers les cieux ?
Vous me l'aviez prédit que sa gloire future
Soumettra son génie par sa noble nature,
Imposera aux peuples enchaînés à sa loi
D'obéir à sa force, et de craindre ce Roi ?
N'avez-vous point trompé, abusé une mère,
La sachant désormais dans sa sombre misère ?
Vous avez détourné ces sublimes projets
Afin d'en posséder les superbes effets.
250
CALLUS
Alexandre est le Maître de son Empire puissant.
Et ne jouit-il pas d'un pouvoir grandissant ?
L'ardeur de ses armées massacre l'ennemi !
Sa flotte de vaisseaux consacre son génie !
ÉDITH
Si je n'ose douter de la forte victoire
Qui, éclatante encor fait briller sa mémoire,
Édith ne peut jurer qu'il fut directement,
Du glorieux combat impliqué dignement.
Me faut-il admirer de son orgueil fier,
La cuirasse royale, sa présence altière ?
Dois-je glorifier celui qui ne prit pas
Par sa vaillance vaine, son armure au combat ?
Car l'on a prétendu qu'en pure stratégie,
Sous sa tente, il coucha où l'on se réfugie !
On me l'a annoncé que vibrant que ses membres
Il craignait comme l'ombre, une flamme qui tremble !
N'est-ce pas pour la Reine un propos renversant
Que de savoir son Fils au combat gémissant ?
251
Me faut-il le haïr, ou me faut-il le plaindre ?
Je vois en ce Futur un couard à tout craindre.
Quand je songe à César, à ses gloires passées,
A l'ardeur de sa force, aux armées trépassées,
Je ne puis que pleurer ou gémir mon malheur,
De l'avoir enfanté ce Prince au faible coeur.
Voilà tous les tourments qui agitent mon âme.
Du défunt Empereur, jaillissait une flamme.
Cette flamme maudite n'éclaire que du mieux,
Ce qu'en mon sein mauvais j'enfante d'odieux.
CALLUS
Mais que sont-ce, Madame ces paroles terribles ?
Me faut-il écouter des propos si horribles ?
Sans jugement, vous-même, voulez répudier
Les valeurs de ce Roi ? pourriez le radier ?
Je n'admettrais jamais que par inconscience,
Vous puissiez condamner sans la moindre audience,
La grandeur de l'Empire, et la gloire de ce Roi
Qui jamais n'aurait pu être indigne de soi.
252
La fureur m'envahit de haine, de violence.
Je ne peux supporter plus encore cette outrance.
Madame, je vous prie, dans vos appartements
D'apaiser vos aigreurs et d'y rester longtemps.
SCÈNE TROISIÈME
CALLUS, seul
Mon âme est confondue, et ne sait que penser.
En vains discernements qu'elle se veut dépenser,
Elle disperse ses choix, dispense ses raisons.
Son esprit est perdu en mil terminaisons.
Si je ne dois douter des aigreurs de la Reine,
Je n'ose le jurer que lumière sereine
Éclaire ses visions, modère ses folies :
Sa clarté semble impure, ses pensées affaiblies.
Quels troubles insensés préoccupent son âme ?
Et quels vents déroutants persécutent sa flamme ?
La Reine sans raison ne répond plus de soi.
Sa puissance inspirée n'exprime que l'effroi.
Par quelle stratégie pourrais-je entretenir
253
Celle dont les propos ne sauraient s'obtenir ?
Quelle finesse d'esprit permettrait d'invoquer
Audience à la Reine sans peur de la choquer ?
Je ne peux à nouveau imposer des tourments
A cette âme sensible si faible en ces instants.
Je ne dois pas parler à ce coeur si fragile,
Craignant par l'entrevue de la voir en péril.
Et dois-je lui soumettre ma présence en ces lieux.
Il faut patienter pour sa santé un mieux.
Oui, ce serait commettre une erreur de ma part :
Je lui demanderai de me revoir plus tard.
La Reine le pourrait-elle justifier ses plaintes ?
Pourtant, sait-elle vraiment les raisons de ses craintes ?
Cette bouche fiévreuse ne saurait me répondre.
Mes questions pressées la feraient se confondre.
Quelle étrange manie d'agir de cette sorte !
Quelle violence verbale ! L'impératrice s'emporte !
Sa voix s'est égarée ! Elle paraît effrayée.
La folie s'en empare ! Elle ne peut l'enrayer !
Notre Édith dominante est réduite au servage !
La Première du royaume se prétend être esclave !
254
Les suivantes vulgaires refusent à jamais
Comme simples servantes d'obéir désormais !
Elle voit derrière le mur l'ennemi, le rebelle,
Et l'ombre de l'espion écouter de l'oreille.
Elle le croit préparer l'intrigue ou le complot.
Elle l'entend se glisser lentement dans son dos.
Volontiers ignorant la sublime victoire,
La grandeur d'Alexandre que jugera l'histoire,
Elle bafoue le Roi, le tourne en dérision,
S'indignant du vainqueur qui fait illusion !
Mais n'est-ce point assez que d'accuser la Reine,
Que d'engloutir son coeur dans cette boue qui traîne ?
C'est de trop désolant que vouloir s'acharner,
Sur son corps épuisé qui semble décharné !
Mon devoir n'est en rien de Conseiller du Roi
De décrier une âme qui est au désarroi.
Ce n'est point l'exercice que le Roi m'a donné,
Ce n'est pas condamner qu'il m'a fait ordonner.
Je devrais m'en remettre à ma propre sagesse,
Ne m'essayer jamais par quelque maladresse,
A discourir des maux que peut subir autrui,
Ou trouver les remèdes qu'il prendra aujourd'hui !
Mais j'entends l'Empereur se lever en cette heure.
255
Tout s'agite et s'anime en sa vaste demeure.
Le moment est venu de se manifester.
La nuit décline enfin dans ce ciel contrasté.
SCÈNE QUATRIÈME
Alexandre, Callus.
ALEXANDRE
Oui, tu t'es présenté dès l'éveil de l'aurore !
Je reconnais en toi l'amitié que j'honore !
Et toujours disposé, mon Confident fidèle,
Tu satisfais mes voeux dès que ton Roi t'appelle !
Je sais t'apprécier pour ta haute valeur,
Je veux te préciser qu'en comble de bonheur,
Je prétends posséder de ton autorité,
Le privilège heureux de ta sérénité.
J'étais si jeune encore au décès de mon Père :
Je n'aurais pu lutter ni vaincre en militaire ;
256
Je n'aurais pu grandir ou dominer l’État,
Et battre les armées, et gagner au combat.
En ces temps-là, j'étais un Prince misérable.
J'ai découvert en toi, un grand Maître admirable.
Tu m'as tant dirigé, par ton bon jugement :
Je m'en suis référé pour ce gouvernement.
CALLUS
Vous possédiez, dès lors, par dispositions
Le pouvoir d'imposer vos pures ambitions.
Vous possédiez, déjà, par ce sang d'héritier
Le génie à soumettre sa force au monde entier.
ALEXANDRE
Une graine incertaine sait croître et embellir.
Mais sans un soin constant, on peut l'ensevelir.
Et jamais cette pousse rabougrie et informe,
Ne saura de ses fruits en parfaire la forme.
Tu m'as tout enseigné dès ma première enfance.
Tu devais m'éloigner de ma vile ignorance.
Ne fus-tu pas celui qui m'éclaira l'esprit ?
257
Chassant ce noir savoir, en toi j'ai tout appris.
Je souhaitais te dire ce que ressent ce coeur.
Qu'il soit ivre de joie, qu'il se baigne de pleurs :
Jamais il ne pourra son père récompenser,
De la plus forte estime qu'il lui doit encenser.
Ce n'est point de cela dont je veux te tenir
C'est un ennui certain qui te fait retenir.
Je ne peux le porter plus longtemps en moi-même :
Il me faut l'exprimer tant il me semble extrême.
Je ne puis supporter de le subir encore.
Il condamne ma nuit, et le jour me dévore.
Il s'acharne sur moi, il s'empare de ma vie.
Je dois me révolter, et je lui suis soumis.
Ce spectre me torture, perturbe mon sommeil,
Et me poursuit encore dès le premier réveil,
Son ombre me pourchasse, je ne sais l'éloigner.
Je crois lui échapper, mais elle m'a empoignée !
Et jamais un moment, un instant de loisir,
Quand mon âme encombrée voudrait bien se languir !
Plus jamais cette paix que l'on donne au repos,
Quand l'esprit est lassé d'avoir agi de trop !
258
CALLUS
Délivrez-vous, Seigneur. Exprimez ce secret.
Je suis le Confident, je vous serai discret.
Découvrez-nous enfin, tout ce mal qui vous mine.
Remettez-nous l'horreur qui toujours vous obstine.
ALEXANDRE
Quand elle m'est apparue, son image sacrée
S'est emparée de moi comme une âme envoûtée.
Et mon regard sensible ne put se détourner
De sa beauté sublime que je voulais chasser.
Mes yeux, mes pauvres yeux, de lueurs éblouies
Ne parvinrent jamais en feux évanouis,
A dissiper du jour la pureté du rêve
Qui m'obsède de toujours, ne cède et ne s'achève !
Et mes sens exaltés ne répondent de moi !
Mon esprit délirant enivré par l'émoi,
Ne peut se libérer ; je ne dois plus attendre :
Ma vie et mon destin sauraient trop en dépendre !
Je ne veux disperser en lenteur l'espérance,
Sa beauté dont les charmes seront ma délivrance.
259
Il me faut disposer dans le premier moment,
De l'élue dont j'espère la venue à l'instant.
CALLUS
Contentez-vous, Seigneur, d'apaiser votre corps,
Quelques temps suffiront, patientez encore.
Dominez votre coeur qui se presse et s'agite :
Prétendez adoucir ses fureurs le plus vite.
ALEXANDRE
Mais elle est ma souffrance et ma miséricorde.
Elle est le long sanglot que le malheur m'accorde,
Mes purs languissements et mes gémissements,
Quand le soir ma fatigue se meurt tout doucement,
Sera-t-elle mon soupir hélas qui recommence ?
Ce plaisir possédé dont l'effet est immense ?
Sera-t-elle ma douleur qui pleure chaque nuit,
Et qui gémit toujours, et jamais ne s'enfuit ?
260
J'avoue ne plus savoir ce que son corps en pense,
S'il croit en mon amour malgré ma longue absence.
J'ignore s'il me désire, s'il n'a pas oublié
Ce qu'a souffert mon coeur par ses feux incendié.
CALLUS
Que dites-vous, Seigneur ? Qu'exprime cette bouche ?
Vos amours sont en cours. Sous peu dans votre couche,
Vous pourrez démentir ce que vous affirmez,
Dans le jour dénigrer ce que vous déclarez.
Ne vous est-il prédit que vous devez l'aimer ?
N'est-elle point la promise qui vous a tant charmé ?
Et si ce n'est écrit, je puis vous le prétendre
Qu'elle est dans cet espoir, et qu'elle ne fait qu'attendre.
ALEXANDRE
Je saurais, s'il le faut, rejeter mon Empire,
M'éloigner à jamais d'une âme qui respire,
Me donner pour toujours à la raison des corps,
Et plonger mon esprit sans le moindre remords.
Et j'irais m'engouffrer dans les noires catacombes !
261
Je trouverais l'espoir au centre de ces tombes !
J'implorerais les morts par leurs sangs expirés.
O dernier privilège des coeurs désespérés !
Mais laisse-moi en paix. Et fuis-moi un moment,
Car ton Roi en attente cherche son jugement.
Sa pensée en repos cherche trop à savoir
Ou calmer l'ardeur, ou d'un mal s'émouvoir.
SCÈNE CINQUIÈME
Alexandre
ALEXANDRE, seul
Mes lèvres n'oseraient clamer la vérité
De la pure raison de ma félicité.
Ma bouche ne saurait prononcer d'Ephilie
Le bonheur immortel de ma joie infinie.
Mon sein qui si souvent a gémi ses complaintes,
N'a pu se décider à expliquer ses plaintes.
262
Et mon coeur résolu à ne pas s'exprimer,
A préféré se taire et en soi s'enfermer.
Quel piètre courage ! Quelle faiblesse de voix
Afin de refuser l'hyménée de leur choix !
D'Argone, la promise, le Roi silencieux
Ne souhaite en secret ce présent précieux !
O sublime infortune pour l'orgueil d'un État !
O cruauté divine qui sur les Grands s'abat !
Mon sang doit se mêler et mon corps s'accoupler
A celle que mes yeux ne sauraient contempler !
Il lui faut se résoudre à toujours se soumettre,
En Premier de l'Empire aux voeux qu'il fit promettre.
Le Roi est interdit de pouvoir renoncer
A ce serment maudit qu'il osa prononcer.
Et il doit obéir dans le feu de sa gloire,
A sa noire destinée comblée d'un désespoir !
Il ne peut renier ce qu'il avait promis,
Sans se voir accuser de traître ou d'insoumis !
Un terrible combat s'acharne dans son âme :
Son désir éloigné de celle qui l'enflamme,
Est proposé déjà à ce sombre hyménée
Que sa forte volonté chasserait obstinée.
Et ma chair apaisée par les douceurs d'Argone,
263
Sur la couche nuptiale mollement s'abandonne !
Et mon corps alangui se donne à ce repos,
Comme après le plaisir les bienfaits du héros !
Ma sinistre victoire s'encombre de défaites,
Avec celle qui hélas sur ce lit m'est offerte !
De soupirs en caresses je n'ai su résister,
Et mon coeur en extase n'a pu se désister !
Quels superbes mensonges que de penser ainsi !
Quelles sublimes folies du plaisir réussi !
Ephilie, mon élue, je veux qu'elle me réponde
Que sa vie à la mienne pour toujours se confonde.
Et l'autre m'indiffère ! Ephilie adorée
Confère avec ses grâces ma beauté préférée.
Argone se condamne par sa face glaciale,
Et ne fait qu'exposer sa grandeur impériale !
Oui, briser le lien qui m 'attache à mon sort,
Qui voudrait m'imposer ce que j'aimerais mort !
Je dois me décider de changer ce destin
Qui cherche à infliger ce qui au Roi n'est rien.
Me faut-il dans l'horreur accepter la disgrâce
De voir croiser ce sang au sang de cette race ?
264
Et puis-je pour l'honneur encor me résigner,
A m'unir à ce corps qu'on me veut assigner,
Je n'hésiterais pas si la fatalité
S'acharne à me dicter pour sa félicité,
A chasser la perfide, l'éloigner sans recours,
Du moins pour conserver notre semblant d'amour.
ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE
Édith, Argone.
ÉDITH
Que ne puis-je exprimer une grande surprise
De vous voir en ces lieux Argone la promise !
Je dois vous dévoiler ce fort étonnement
De croiser la future en cet appartement.
Je pense que vous-même désireuse d'attendre
Sa présence royale vous cherchez à l'entendre,
Que vous-même interdite d'un simple entretien,
265
Persévérez encore pour ce qui vous revient.
Et pourquoi s'essaie-t-il d'ignorer cette grâce
Qui confère à vos traits une si tendre face ?
Le pourra-t-il encor nier de vos attraits
La charmante douceur dont l'amour vous paraît ?
ARGONE
Je m'étonne, moi-même, qu'il cherche à m'éviter.
Que jamais au palais, il ne veuille m'inviter.
Que toujours prétextant une quelconque urgence,
Il agit ou s'agite pour tout autre exigence.
Il prétend s'occuper des devoirs de l'Empire,
De ne pouvoir donner un instant qu'il respire,
Aux raisons de l'amour qu'il m'avait déclaré.
Il se dit de l’État être encore affairé,
Et je puis m'indigner de ses comportements,
Qui semblent m'éloigner de ses agissements.
Avec quelle froideur, et avec quelle glace
Aux yeux de l'Empereur, Argone tient sa place !
Si je ne le savais, je devrais en douter
Qu'avec une Princesse il voulût s'accoupler,
Jamais dans son regard n'a brillé le plaisir,
266
Qu'une flamme éclairée éveille du désir.
267
ÉDITH
Il est très délicat de tenter de comprendre
Ce qu'une âme en émoi se cache à défendre.
Mais il est évident que son coeur amoureux
Voudrait imaginer ce qui le rend heureux.
N'ayez crainte, ma Fille, et délaissez ce doute.
Car vos lèvres l'enivrent : encore il vous écoute.
Et sa chair possédée par l'objet de son choix,
Ne répond que de vous, n'entend que votre voix.
Non, calmez cette humeur, modérez ce tourment.
Ne vous est-il promis ? J'en jure son serment.
Et s'il vous est permis d'exprimer votre offense,
Je crois que cet amour est preuve de défense.
N'accablez pas, ma Fille, de propos agressifs
Cet éloquent discours en pensers excessifs.
Mais déclamez du moins la sublime raison
Qui confère à l'amant les feux des passions.
Il est vain d'accuser un Roi en exercice.
Il n'a pas mérité de subir l'injustice
Dénoncée par Argone qui règne sur ses lois :
Il dirige l’État, et il aime à la fois.
268
ARGONE
Il aime à s'éloigner de la beauté d'Argone.
A certains intérêts, la journée il se donne ;
Il se plaît chaque nuit à ne plus m'approcher,
Et pour d'autres raisons, il ne veut me chercher.
Ce n'est que peu mentir qu'à ses yeux ma disgrâce
M'exile de l'amour qu'il m'a juré en face.
Je puis le démontrer que votre prétendant
M'a trahie des soupirs qu'il m'a promis longtemps.
Oui, je prétends le dire que son feu s'est éteint.
Pour une autre que moi, son désir est atteint.
Et j'entends le prouver que sa flamme endormie
Éclaire ses ardeurs pour une autre choisie.
ÉDITH
Que ne sont-ce, ma Fille, ces paroles horribles ?
Votre âme est tout émue. Vos propos sont terribles.
Le Roi s'en vient déjà. En explications,
Il pourra mettre un terme à vos confusions.
269
SCÈNE DEUXIÈME
Alexandre, Argone.
ALEXANDRE
Quelle étrange raison vous mène ici Princesse ?
Quelle fureur soudaine vous agite et vous presse ?
Vous paraissez soumise à de sombres tourments,
Ou semblez animée en de vifs mouvements.
Votre esprit vous décide de vous hâter, Argone.
Je vous cède l'endroit, et je vous abandonne.
Ma présence occupée des affaires de l’État,
S'active en ce moment à résoudre des cas.
Je ne peux demeurer plus longtemps en ces lieux.
N'y voyez, je vous prie, un mari odieux.
Mais il faut, chère Argone, satisfaire au devoir
Qu'un Roi en exercice est tenu de pourvoir.
ARGONE
Restez, Seigneur, restez ! Il suffit d'un instant.
Je ne vous retiendrai que pour un court moment.
270
Ne fuyez point encore ! Je veux m'entretenir,
Et exprimer enfin ce qu'Argone doit dire.
Trop souvent animée du désir de vous voir,
Oui, j'espérai en vain le droit d'apercevoir
L'ombre de mon époux dans ce sombre palais,
Mais je croyais hélas ne le croiser jamais.
Vous-même décidé à laisser votre Argone,
Vous prétendez encor que la loi vous ordonne
De quitter cette salle, et de n'en plus paraître
Comme à d'autres raisons, vous devez vous remettre.
Cesserez-vous, Seigneur, de vouloir vous enfuir
Et d'ignorer toujours ce qu'il vous faut séduire ?
Feindrez-vous de savoir qu'il vous faut épouser
Argone la Princesse dont vous vous abusez ?
Je ne puis tolérer de votre indifférence
L'intérêt médiocre que vous fait ma présence.
Et je veux vous prouver que ce comportement
Attise dans mon âme ce fol emportement.
271
ALEXANDRE
Quelle haine farouche tout à coup vous anime ?
Calmez, Madame, calmez l'esprit qui vous domine.
Et tentez d'apaiser en de simples propos,
Cette verbale aigreur en usant d'autres mots.
Que vous sert de jurer, de crier votre outrance ?
Une bouche en colère ignore la tolérance,
Et sa lèvre en furie se nourrit de l'excès
Qui ne produit en vous qu'un stupide procès.
Ce n'est point sur ce ton indigne d'une Reine
Qu'une pensée émise se prétendrait sereine.
ARGONE
Et sur quel autre ton la Princesse trahie
Se pourrait exprimer par l'aigreur envahie ?
Je vous prie d'excuser de cette humeur haineuse,
Les ampleurs et l'effet de mon âme amoureuse.
Si je puis m'accuser de ce trouble certain,
C'est qu'un coeur confondu veut voiler son chagrin.
Mes propos insensés cachaient ce désespoir
De toujours vous chercher, de ne jamais vous voir ;
272
Et mes regards perdus de vouloir vous trouver,
Imploraient un amour qui semblait s'éloigner.
Si je suis rassurée du désir d'Alexandre,
Le plaisir que j'en tire est encore de l'entendre !
Si je ne puis douter du devoir de mon Roi,
L'espoir qu'il m'a promis est d'accomplir sa loi !
ALEXANDRE
Toujours je vous l'ai dit, je vous choisis Argone.
Et mon coeur en émoi à vos pieds s'abandonne.
Tel que je l'ai juré, je dois vous épouser :
Et ma raison s'étonne de vous voir jalouser.
Jamais dans ce royaume une plus tendre face
N'égale la beauté que vous paraît la grâce.
Car jamais la nature n'a vêtu tant d'attraits
Qui flattent ce visage de ces sublimes traits.
Alexandre apprécie la douceur de vos charmes.
Votre Empereur s'émeut quand s'écoulent vos larmes ;
Il admire de trop les lumières dans vos yeux,
Qui brûlent leurs chaleurs et leurs feux merveilleux.
273
Oserais-je le dire quand mon ardeur s'éveille,
Que ma chair enivrée des transports du sommeil,
Attisée par l'envie, de plaisirs soupirants
Exalte les désirs de sa chair expirants.
De quelle autre façon pour satisfaire Argone,
Parviendrais-je à prouver l'amour que je lui donne ?
Si ce n'est suffisant, comment lui démontrer
Que l'Empereur la cherche, et la veut rencontrer ?
ARAGONE
Quels heureux sentiments vous animent, Alexandre !
Et quelle joie extrême me comble à vous entendre !
De sinistres douleurs me troublaient quelques fois,
Et encombraient mon âme de tristesse et d'effroi.
Vos amours exaltées par la beauté d'Argone
Ne résistent à l'envie que le désir leur donne.
Ces soupirs exprimés vous ont trop confondu,
En déclarant l'aveu que j'ai tant attendu.
Mais c'est assez, Seigneur, L'Empire vous appelle.
Et le ciel lentement de lumière se constelle.
Argone est satisfaite, et ne doit retenir
Alexandre affairé des charges à accomplir.
274
SCÈNE TROISIÈME
Argone, Cléone.
Entendais-tu, Cléone, ce que disait son âme ?
Écoutais-tu la force qui animait sa flamme ?
Je ne pouvais douter qu'il me cachait toujours,
Le bien que mon esprit cherchait de son amour.
Je ne saurais le croire que son désir ardent,
Eût pu à mon égard devenir évident,
Que sa pensée promise exprimât tant de joie
A dévoiler son coeur au secret autrefois !
Quel prodige à mes yeux éclaire ses lueurs !
Et quelle sublime foi domine ses fureurs !
Son feu que je jurais éteint à tout jamais,
S'illumine à nouveau et brille désormais !
Et déjà, je suis prête à recevoir d'un Roi,
Le plaisir amoureux qu'il éprouve pour moi,
Comme une chair éprise aime à s'abandonner.
275
Mais le doute à nouveau s'installe dans mon âme,
Car ma raison toujours incertaine s'alarme.
Argone est-elle l'objet qu'il a tant espéré,
N'est-elle que l'image qu'il a feint d'admirer ?
Ma pensée encombrée de noires inquiétudes,
S'interroge angoissée en vaines certitudes :
Suis-je le bel amour qu'il a tant convoité ?
Ne suis-je point indigne unie à sa moitié ?
Mais, tais-toi insensée ! Cesse de te maudire !
Tu ne parles pour rien ! Tu ne fais que médire !
Offre ton coeur, aimée ! Et donne-toi dès lors.
Ne réponds qu'au plaisir, et donne-toi encor !
La jouissance extrême envahit tout mon être,
Sa présence amoureuse lentement me pénètre.
Je sens monter en moi les bonheurs inconnus,
Les extases charnelles doucement confondues.
Une pluie de saveurs s'imprègne dans mon corps.
Son soupir exalté l'emporte dans l'effort.
Il se meurt épuisé de rêves enivré,
Puis s'endort sur mon sein de caresses sevré.
Dans cette nuit d'orgasmes, j'unis ma nudité
A ma chair assoiffé de sa fécondité.
Et mon ventre gonflé de substance royale,
276
Possède le sublime que sa puissance exhale !
Je délire, ma Cléone, je sens naître le Prince
Qui, faible graine encore fait trembler les provinces.
Je le vois, mon Futur, qui maître de l'Empire
Doit soumettre à genoux tout peuple qui respire.
Que ma raison divague, se perd insouciante !
Que ma mémoire s'éloigne, s'égare l'inconsciente !
Il faudrait me calmer pour dominer ma chair.
Mais je veux le séduire, oui, je désire lui plaire.
Mes esprits emportés loin des réalités,
De fantasmes en folie sont hélas habités !
Argone, réveille-toi ! Ne t'émerveille point !
Et retourne au réel qui t'appelle du moins !
277
ACTE III
SCÈNE PREMIÈRE
Alexandre, Ephilie
EPHILIE
Cela m'indispose que de vous rencontrer !
Ephilie apprécie de jamais se montrer !
Elle prétend préférer dans un milieu plus sombre,
A la venue d'un Roi, la présence d'une ombre.
Que cela m'importune ! Je suis toute en aigreur,
Et je préférerais la mort et son horreur
Que de toujours croiser le spectre d'un tyran
Qui cherchant à séduire, se voudrait mon amant.
Ephilie la Princesse, soumise et prisonnière,
Déteste vos façons, dénigre la manière
Dont vous semblez user pour paraître galant,
Et peste ces raisons qui vous font insolent.
Feindrez-vous de nier la belle indifférence
De votre désirée pour votre préférence ?
278
Tenterez-vous encore dans ce stupide espoir
De croire en l'hyménée vainement illusoire ?
ALEXANDRE
Alexandre et l'Empire se jettent à vos genoux.
Ses États, sa puissance s'inclinent devant vous.
Demandez, ordonnez, commandez au pouvoir
D'imposer par vos lois à régner dans la gloire.
EPHILIE
Relevez-vous, Seigneur. Vous perdez en grandeur.
Conservez ce haut rang. Cachez votre impudeur.
N'est-ce pas ridicule, indigne d'Alexandre
De supplier encore ce qu'il ne peut prétendre ?
Vous voulez me donner tout ce qui me revient :
Le pouvoir d'une Reine au royaume des miens.
Vous semblez oublier que ma race me dispose
De posséder ailleurs ce que l'on me propose.
Vous pensez, je suppose, qu'esclave de vos lois
Il faut me résigner, obéir à vos choix.
Vous dominez l'Empire. Mais Ephilie jamais
279
Ne commettra l'horreur de souhaiter vos traits.
Espérez follement comme une âme en émoi
Ce stérile désir que ne cherche que moi !
Souhaitez, Alexandre, que pensée sérieuse
Éclaire votre raison de flamme précieuse !
Que sert d'humilier votre esprit insensé ?
Pourrais-je le calmer cet amour dispensé ?
Je laisse à ce jeune âge de tenter de mûrir
Et de connaître enfin l'interdit d'obtenir.
A d'autre qu'à moi-même, vous êtes désigné.
Cet espoir impossible devra se désister.
Une étrange beauté qui se prénomme Argone
Vous est tout indiqué : elle vous aime et se donne.
Et je puis le prétendre que soumis au serment,
Vous devez l'épouser d'ici à quelque temps.
ALEXANDRE
Mais ce sont des rumeurs que ma raison veut taire.
Ne suis-je point toujours sans Reine et solitaire ?
280
EPHILIE
Ce sont là des propos prononcés à la cour.
Vous êtes déjà prêt lui offrant votre amour.
Cela est suffisant. Éloignez ce sujet.
Contentez-vous, Seigneur, d'entendre mon rejet.
Mais écoutez du moins ce qu'Ephilie soupire,
Espérant seulement de quitter votre Empire.
Je ne peux plus durer dans cette attente vaine
De répondre de moi, résignée ou sereine ;
Et je veux m'arracher, me libérer du joug,
Disparaître à jamais pour chasser mon courroux.
Je ne puis en douter que nos fortes armées
De leur ardeur guerrière sont déjà animées ;
Que notre fière puissance s'enivre de vengeance.
Préparé au combat, le conflit se déclenche.
Je connais trop le sort qui vous est réservé :
Des soldats se mourant, et vous-même achevé !
J'imagine fort bien ces pleurs et ces horreurs,
Et ces ruisseaux de sang versés par nos terreurs !
281
ALEXANDRE, suffisant
Pardonnez mon sourire. Alexandre invincible
Ne craint pas l'ennemi. Cela est impossible.
Je pourrais commander de réduire au Néant,
Le semblant d'une armée conquise, et suppliant.
EPHILIE
Mais n'attendez jamais qu'implorant à vos pieds
Je demande pardon, et prie pour ma pitié.
Ou espérez en vain que ma grandeur royale
Quémande à vos genoux le droit impérial.
Ainsi il me faudrait satisfaire mon tyran,
Ou lui donner le droit d'en faire mon amant.
Et je devrais encore succombant à ses charmes,
Oublier les malheurs que remplirent mes larmes.
Je deviendrais unie au terrible ennemi
Qui combattit mon peuple, le frappa, le soumit !
Jouissant des supplices qu'il voulut m'infliger,
S'acharnait sur les miens pour les mieux diriger !
Quelle honte à mes yeux ! Et quel superbe affront
Pour les mânes et mes proches de couronner mon front !
282
ALEXANDRE
De recouvrir d'honneurs une simple Princesse !
De lui offrir l'Empire pour cette humble promesse !
J'ignorais que ce fût un lâche privilège !
Et qu'il fallût juger toujours en sacrilège,
La puissance et l'éclat Qu'Alexandre vous donne,
Le génie et la gloire que je vous abandonne !
EPHILIE
Permettez-moi, Seigneur, de pouvoir en finir
Avec cet entretien qui ne fait que languir.
Permettez désormais de laisser s'éloigner
Ephilie qui ne sait que de vous dédaigner.
Concédez-moi le droit de ne vous voir jamais.
De ne vous plus trouver dans ce vaste palais.
Je ne veux que chasser au plus loin de mes yeux,
Les propos d'Alexandre et ses pensers odieux.
Je fuis cette présence, et je quitte aussitôt
Votre âme détestable que je hais au plus haut.
Consentez, je vous prie, qu'Ephilie en fureur
283
Emporte hors de vous l'excès de son horreur.
SCÈNE DEUXIÈME
Alexandre, Callus.
CALLUS
Je vous avoue, Seigneur, être encore étonné :
J'ignorais que ce coeur fût, las passionné,
Non pas pour notre Argone, mais pour cette Ephilie ;
Que vos sens en émoi fussent épris de folie.
Pouvais-je le savoir ce vif emportement
Qui tourmentait votre âme pour cet empressement ?
Pourtant je prétendais le premier vous connaître,
Entendre d'Alexandre ce qu'il laisse paraître.
Ce visage glacial s'essayait à cacher
Ce qu'un esprit ému s'obstinait à chercher !
Et je sais maintenant Ephilie en amour,
Argone détestée, rejetée chaque jour !
284
ALEXANDRE
Mais quelle ingratitude anime ses transports !
Dans quelle solitude, je sens plonger mon corps !
N'a-t-elle point démontré qu'elle voulait me haïr,
Qu'elle choisirait la mort que de se voir trahir ?
CALLUS
Votre Callus l'assure que tout coeur inflexible
Ne résiste jamais au pouvoir invincible ;
Qu'une âme fière et noble redevient raisonnée,
Et perdant en puissance se soumet, dominée.
Ephilie, la Princesse, feindra l'indifférence
Prétendra à l'attrait d'une autre préférence.
Mais faible prisonnière réduite à votre joug,
Elle devra s'en remettre, vous aimant à genoux.
Son haut rang lui permet d'encore vous détester,
Sa royale dignité l'oblige à vous pester.
Et je le jurerais qu'un excès d'insistance
Saura bien la convaincre d'aimer votre prestance.
L'incertitude, hélas s'installe dans mon âme
Car sa forte personne n'est pas celle d'une femme.
285
Si toujours ses refus ne font que s'aggraver,
L'espoir de l'hyménée me paraît entraver.
Elle impose à son coeur de vouloir vous maudire,
Et elle se fortifie d'une haine qui l'inspire !
Jamais elle n'admettra de perdre sa grandeur,
Préférant une mort à toute autre splendeur !
ALEXANDRE
Argone m'interdit de convoiter l'objet
Qui condamne mon âme d'endurer ce rejet ;
Mais Argone, éloignée aux confins de l'Empire,
Me permet d'obtenir ce que mon coeur désire.
CALLUS
Il est certes possible de retarder encore,
Le désir nuptial de réunir vos corps.
Il faut envisager pour la diplomatie
De différer l'amour par quelque stratégie.
Les raisons de l’État occupant Alexandre,
Aux folies de la chair, il ne peut se répandre :
Mais il doit se donner à mainte discipline,
286
Que le devoir royal à son haut rang destine.
Il est vrai que si peu ne tiendrait pas longtemps.
S'enfuir dans ce futur nous ramène au présent.
Argone, votre mère, et la cour tout entière
Attendent vainement le choix de l'héritière.
ALEXANDRE
Non, Callus, C'en est trop. Achevons ces langueurs.
Décidons-nous d'agir. Usons de nos rigueurs.
Délivrons-nous du mal. Qu'enfin il disparaisse !
Et détruisons Argone pour qu'Ephilie renaisse !
CALLUS
Cela est fort fâcheux de tenter de détruire
Le sacre de l'hymen qui se devait construire.
Et c'est grande audace que d'oser éliminer
Celle qui du premier jour vous était destinée.
Il serait subtil de pouvoir justifier
Le sombre trépas d'Argone disgraciée ;
Ce serait déroutant que proche de l'union,
Elle se donnât la mort sans la moindre raison.
287
Nous pourrions toutefois prétendre à un suicide,
Et feindre au désespoir de son esprit lucide,
Jurer que sa raison l'éclairait de l'amour
Qu'Ephilie vous portait un peu plus chaque jour.
Nous pourrions en tirer son désir d'en finir,
Sa pensée volontaire de chercher à mourir,
D'obtenir par sa mort le repos et la paix,
De trouver un sommeil impossible à jamais.
ALEXANDRE
Callus, il te faudra user de ta finesse.
Par ton génie subtil prouver ta belle adresse,
Afin que l'homicide déguisé en suicide,
N'éveille quelque doute que quelqu'un élucide.
Il te faut démontrer que son âme en détresse,
A trop pleurer son sort n'était plus la maîtresse ;
Que son noir désespoir la jetait au néant,
La poussait à plonger dans son gouffre béant.
288
CALLUS
N'ayez crainte, Seigneur, j'exécute ma tâche.
Si terrible soit-elle, à la vie je l'arrache !
Croyez que son décès la rendra immortelle,
Et sa mort glorieuse, et point accidentelle !
SCÈNE TROISIÈME
Édith, Ephilie.
EPHILIE
Madame, je vous prie d'entendre ce discours,
De ne point le juger comme un simple recours.
Je puis vous assurer qu'une forte raison
Justifie l'entretien que demande mon nom.
Madame, ce n'est point la grâce d'une Reine,
Que quémande Ephilie à la mère souveraine ;
Je vous suis prisonnière, mais cela est en vain :
C'est du désir d'aimer dont Ephilie se plaint.
Je sais trop le mépris qu'hélas vous me portez,
289
Pour croire les propos que je vais apporter.
Mais je puis vous jurer n'user de mauvais songes,
Et dire la vérité sans craindre les mensonges.
Je n'oserais d'ailleurs provoquer la colère
D'une Reine ennemie qui encore me tolère,
Mais qui préférerait m'infliger à ses pieds,
D'implorer un pardon par mes pleurs suppliés.
D'un terrible tourment, Ephilie est victime,
Un profond sentiment qui n'est pas légitime.
C'est un très grand danger qu'encourent vos projets.
Il soumet Alexandre à des puissants rejets.
Son coeur est en soupirs : Oui, Argone est trahie.
Car d'Ephilie aimée, sa chair est envahie.
Il sacrifie l'Empire, incline à mes genoux
Son génie et sa gloire, et se veut mon époux.
ÉDITH
Que dîtes-vous, Pauvresse ? Qu'osez-vous exprimer ?
S'unir à une esclave qu'il a su opprimer ?
Et par ses vœux choisir une humble prisonnière,
Pour croiser sa grandeur à la race dernière ?
Quelle monstrueuse audace espérez-vous défendre ?
290
Et quel atroce outrage cherchez-vous à prétendre ?
Que n'aurais-je entendu ces paroles terribles !
Pourquoi ai-je écouté vos propos si horribles ?
EPHILIE
Je ne souhaite en rien agresser vos humeurs,
Et désire moins encore m'encombrer de malheurs.
Quel profit tirerais-je d'aggraver votre haine,
Pour succomber, peut-être au pouvoir qui m'enchaîne ?
Ephilie aimerait insister davantage.
Concédez-lui le droit de croire en son langage.
Je ne recherche point, ne veux outrancier
La Reine première qui veut me disgracier.
Ma raison est certaine : Alexandre en émoi,
A juré son amour qu'il éprouvait pour moi.
Ephilie consciente a rejeté sa flamme,
A refusé l'ardeur que déclarait son âme.
Prêtez-moi, je vous prie, les moyens de quitter
Au plus tôt ce palais, et de m'en éloigner.
Favorisez l'exil par un chemin discret.
Décidez mon départ vers un couloir secret.
Je ne puis plus longtemps vous cacher le danger
291
D'ignorer mes propos, et de n'en point changer.
Vous devez pour l'Empire me permettre de fuir.
Ma présence en ce lieu ne pourrait que vous nuire.
Il paraît important de chasser au plus tôt
Ephilie, prisonnière ! Agissez aussitôt !
Oui, le temps est compté ! Il vous faut réagir !
Hâtez-vous vivement pour éviter le pire !
ÉDITH
Mais je n'entends en vous qu'une voix qui blasphème,
Dont la pensée stérile se voudrait stratagème.
Vous tentez d'influer par vos comportements,
Pour n'obtenir en fait que mes agacements.
Mais je sais, Ephilie, que votre ridicule
Vous réduit au stupide d'un esprit qui calcule,
Qui s'escrime à user par ses derniers moyens
De convaincre la Reine, et jamais n'y parvient.
EPHILIE
L'empereur doit venir. Vos humiliations
Devront se transformer en explications.
292
ÉDITH
Alexandre s'approche. Il pourra démentir
De vos faibles propos ce qu'Ephilie sut dire.
SCÈNE QUATRIÈME
Alexandre, Édith
ÉDITH
Enfin, mon tendre fils, je puis vous rencontrer.
Alexandre, à ma vue ne voulait se montrer.
Mais je veux supposer que ce peu de présence
Découlait du devoir, et de son exigence.
Oui, j'ai patienté espérant vainement,
De vous entretenir pour un simple moment.
Mais encore occupé par les lois de l'Empire,
D'entrevoir notre Prince, je me fis interdire.
Je n'ai point décidé de vous importuner
En de faibles pensées que je puisse ajourner.
293
Je désire seulement obtenir audience,
Afin que votre esprit éclaire ma conscience.
Ce tourment sans valeur embarrasse mon âme.
Je le juge peu digne qu'une Reine s'alarme ;
Accordez-moi le droit de dire la question,
D'oser vous demander d'éveiller ma raison.
ALEXANDRE
Madame, si je peux contenir quelque doute,
Ma pensée entière se donne à votre écoute.
Si je peux satisfaire, ou défaire un ennui,
Alexandre l'entend vous prêter son appui.
Je suis persuadé qu'il me faut peu de temps
Pour chasser le tracas qu'occupent vos instants,
Et je suis décidé à tenter de vous plaire
Pour aisément régler le nœud de votre affaire.
Ne le pensez point que de cet entretien,
Alexandre croît qu'il n'est fondé sur rien.
Il ne dédaigne pas les tourments d'une Reine,
Il sait trop le subtil de sa mère souveraine.
Il ne le prétend pas faire loi d'indifférence,
Et négliger votre âme. Il vous doit déférence.
294
Non, Madame. Parlez. Alexandre pensif
Interroge toujours son esprit attentif.
ÉDITH
D'Ephilie, il s'agit. Cette humble prisonnière,
Et cette créature de pauvreté dernière
S'est permis d'exprimer ses pensées incrédules,
Exaltant à l'extrême des propos ridicules.
Ephilie, cette honte s'est plu à vous maudire,
Et n'a pas hésité à tenter de mentir :
Prétextant d'une amour par ses feux déclarés,
Elle jurait que vous-même en étiez emparée.
Mais je suis convaincue que pour sa délivrance,
Elle choisit le mensonge et fit preuve d'outrance
Dans le but d'obtenir le pouvoir de s'enfuir
Et de quitter ce lieu pour n'en plus revenir.
Je me suis aperçue que notre infortunée
S'est en vain essayée, fuyant sa destinée,
Troublée dans son malheur, de chercher de répandre,
Cet insensé discours qui ne put nous méprendre.
295
ALEXANDRE
Alexandre, Empereur, ne saurait se tromper :
Quelle que soit la feintise, on ne peut le duper.
ÉDITH
Édith est éclairée, et défait les excès
Qu'une Ephilie émue s'obligeait sans succès.
Achevons ce sujet pour n'en parler jamais.
A tout autre raison, on se doit désormais.
Préférons décider des joies de l'hyménée,
Puisqu'Argone choisie s'est déjà préparée.
Consacrons les plaisirs de ces festivités !
Que la cour animée de nombreux invités,
Se plaise à ce banquet comblée par l'allégresse !
Qu'elle encense en ce jour l'union enchanteresse !
Mon Fils, disposez-vous au sacre glorieux !
Mais pourquoi sur ce front tant de traits sérieux !
Vous me semblez pensif exprimant peu de joie,
Ou cachez pour le mieux votre coeur en émoi !
Je vous prie, Alexandre, de devoir l'épouser.
Ce moment précieux ne se peut récuser.
296
ALEXANDRE
Cet hymen, l'empereur le veut voir retarder
Pour un choix opportun qu'il se doit de garder.
ÉDITH
Que dîtes-vous, Seigneur, ai-je bien entendu ?
Délaissez-vous Argone qui a tant attendu ?
Démontrez-nous au moins de ce grand changement,
L'importante raison de ce retournement !
Qu'avez-vous exprimé ? Qu'osez-vous nous prononcer ?
Justifiez, mon fils ! Expliquez clairement
Cet important refus, et son renversement !
Parlerez-vous, Seigneur ? Dois-je vous arracher
D'un silence obstiné ces paroles cachées ?
Je vous écoute, enfin. Car je veux détenir
Ce qu'une bouche close m'interdit d'obtenir.
297
ALEXANDRE
Apaisez, s'il se peut, ces aigreurs excessives.
Modérez donc Madame vos humeurs agressives.
Condamnez vos esprits pour croire en mes raisons,
Et doutez pour le moins de mes noires trahisons.
Ces propos sont indignes de votre âme pensante.
Pourtant, je tenterai qu'une lèvre blessante
Dispense avec un doute ses verbales ardeurs,
Puis sans excès s'étonne rejetant ses fureurs.
Alexandre est en proie à de graves tourments,
Et son Empire entier l'occupe en ces moments :
Oui, une agression s'acharne à nos frontières,
Un ennemi s'engage par ses armées entières.
Je dévoile un secret que le Roi devrait taire :
Un État orgueilleux, par sa loi militaire,
Voudrait nous envahir, soumettre son effroi,
Nous réduire au Néant, en infligeant son droit.
Considérez, Madame, le piètre empressement
Que j'offre à ces hymen et réjouissement !
Concédez-moi de suite d'aller m'en retourner.
Je retarde l'hymen, je le dois ajourner.
298
SCÈNE CINQUIÈME
ÉDITH, seule
Le cruel, quel stratège n'a-t-il pas employé !
Et quelle raison extrême n'a-t-il pas déployé !
Alexandre a choisi de feindre à un mensonge,
Pour refuser l'accord qui toujours se prolonge !
La mauvaise Ephilie me l'avait trop prédit,
Que toute son ardeur brûlait pour son crédit !
Mais Édith en colère ne pouvait croire encor,
Que son coeur enflammé s'allumait pour son corps !
Argone gracieuse ne lui peut satisfaire !
Il prétend se donner pour une forte affaire !
Et la douce beauté, il la veut rejeter !
Il se plaît du mentir à toujours répéter !
Quelle consternation pour une triste reine
De savoir l'Empereur dont la grandeur se traîne,
Supplier les extases d'Ephilie enchaînée,
Et implorer hélas l'esclave emprisonnée !
299
N'est-ce point une honte que d'oser exploiter
Le risque d'un conflit ! Et jurer confronter
Notre génie guerrier à une armée sans nombre,
D'invisibles soldats dont sa mémoire s'encombre ?
N'est-ce point un effet du pur imaginaire
Que de doubler Édith en feignant d'un vulgaire,
D'un sinistre artifice qui ne saurait tromper
Le dernier des esprits facile à usurper ?
Quelle pauvreté de l'âme, l'insensé Alexandre
Se permet de répandre, et la veut faire entendre !
Mais quelle pensée stérile se joue-t-il à user !
S'il se sait Empereur, qu'il doit se mépriser !
Édith veut décider qu'Ephilie disparaisse,
Pour qu'Argone en son sein d'une flamme renaisse.
Il me faut la chasser, l'éloigner aussitôt,
Obtenir l'hyménée dès demain au plus tôt.
Il lui faudra montrer un amour pour Argone,
Que d'un soupir immense, enfin s'abandonne !
Et il devra bannir la Princesse soumise :
Ephilie à jamais ne lui sera promise.
Ma joie explosera de voir cette union,
De voir croiser ces sangs par la communion !
L'esclave libérée, évincée de l'Empire,
300
Versera tous ces pleurs par l'âme qui soupire !
Que la cour, le sénat apprenne son outrance :
L'Empereur le jurait qu'une armée en présence
Retardait le sacré qui se dût accomplir,
Refusait le devoir qu'il lui fallût remplir.
Que tous dans le palais sachent le subterfuge
Qu'Alexandre employait en guise de refuge !
Qu'ils sachent tous du moins qu'il jurait que l’État
Encerclé d'ennemis s'activait au combat !
301
ACTE IV
SCÈNE PREMIÈRE
Ephilie, Céphise
EPHILIE
Quelle que soit ma pensée, mon âme est dérangée,
Et ma pauvre raison est toujours ravagée :
De sinistres tourments remplissent sa mémoire.
Cette mouvante image ne m'est point illusoire.
De noires inquiétudes encombrent mon esprit.
Son malheur est haineux, et il m'est incompris ;
Il paraît me damner à souffrir son horreur,
Ou soumettre Ephilie à subir la terreur,
L'impalpable m'entend semblable à des présences,
A chacun invisibles, mais dont les existences
Enveloppent et entourent de simples créatures,
Et aux vivants s'intègrent comme des impostures.
Cette moite atmosphère est propice au délire.
La conscience craint en invoquant le pire.
Elle se remplit de doutes. Et une ombre, un effroi
302
La condamnent à l'angoisse jusqu'à son désarroi.
Vois-tu, ma chère Céphise, ce que croit Ephilie :
L'irréel, le mentir s'animent et s'amplifient.
Et quels que soient ce trouble et ces pressentiments,
Cet esprit et ce corps s'agitent en vains tourments.
CEPHISE
Je vous conjure, Madame, de chasser tant de craintes,
D'éloigner hors de vous ces mauvais complaintes.
Je veux vous assurer qu'Ephilie sans danger,
Doit pouvoir du présent le mieux envisager.
Vous semblez ignorer votre heureux privilège :
Alexandre amoureux par ses lois vous protège,
Et son ordre interdit qu'Ephilie prisonnière
Soit traitée par ses soins en vulgaire dernière.
Décidez, demandez : l'Empereur à genoux
Commande l'impossible uniquement pour vous.
Plus encore, ordonnez : cette joie de vous plaire
Le consacre au sublime ne sachant s'y soustraire.
Vous paraissez émue sans pouvoir expliquer
Par quelque fait réel ce qui vous a choqué.
Délassez-vous, Madame. Et l'esprit en repos,
303
Retrouvant ses raisons changera ses propos.
EPHILIE
Je ne peux soulager mon âme en mouvement.
Elle s'empare de moi quelque soit le moment.
Quand bien même la nuit, je cherche à la calmer,
Elle brise mon sommeil se plaisant à bramer.
Dans ce profond silence, je l'entends s'approcher.
Et son spectre est affreux. Je ne sais l'arracher.
Il s'accroche à mon corps. Il s'anime ou il danse,
Ou se plaît à jouir de ma faible impuissance.
Dans ce couloir de marbre, je le sens me poursuivre.
Il se rit de moi-même, et m'interdit de vivre.
Je le crois disparu, mais sa chair invisible
Démontre à chaque instant sa présence nuisible.
CEPHISE
Je vous supplie, Madame, de maîtriser vos peurs
Qui ne sont que l'effet de mirages trompeurs.
304
EPHILIE
Je le sais, ma Céphise, mais ne puis-je douter
Que ma mort en ces lieux est encore souhaitée ?
Ne serait-il heureux de détruire Ephilie :
La faisant disparaître, du moins se résilie
L'hyménée interdit qu'espérait Alexandre,
Et que croyait ce roi par son ordre prétendre ?
Ne faut-il davantage que la cour, le palais
Détruisent la nuisance d'Ephilie à jamais ?
Ne faut-il employer ce moyen radical
Qui l'envoie au trépas par cet arrêt fatal ?
Ma Céphise, tu le sais, que la nécessité
M'inflige de mourir par une atrocité.
CEPHISE
Je vous implore, Madame, de penser autrement,
Et je vous prie encore de voir différemment.
Vous semblez oublier la foudre d'Alexandre :
Dans le coeur d'Ephilie, il voudrait se répandre.
Et vous ignorez que sous sa protection,
Jamais il ne voudra votre disparition !
305
EPHILIE
Que cette douce voix atteigne son esprit !
Que ton tendre propos lui soit enfin compris !
CEPHISE
Que craindrez-vous, Madame, quand il sera uni
Pour ce nouveau bonheur, par la reine béni ?
Serez-vous inquiète quand Argone à sa main,
Scellera l'hyménée, et ceci dès demain ?
Les convives se pressent pour la fête suprême,
Et tous les invités sont dans la joie extrême.
L'union attendue ne sera retardée :
Ce qui doit s'accoupler est déjà décidé.
Ce nuptial effet sera de gracier
Ephilie ! la maudite serait remerciée !
Et au plus tôt, Madame, expulsée du palais
Libre enfin vous serez de partir désormais.
Oui, cette longue attente achevée dans peu d'heures,
Vous permettra de fuir cette sombre demeure.
Et vous retrouverez la patrie et vos biens,
306
Distribuant l'amour qu'appellent vos anciens !
Je crois imaginer que la gloire vous attend,
Et le peuple en liesse vers la place descend !
Je les revois, Madame, exprimer leurs bonheurs,
Acclamer leur princesse dans la joie ou les pleurs !
EPHILIE
Plaise aux Dieux, ma Céphise, que ta bouche die vrai.
Que toujours à ses yeux, Ephilie se soustrait.
Que je puisse échapper au noir tortionnaire
Qui prétendant m'aimer, se faisait sanguinaire.
Que de tristes soirées à subir tout son mal !
L'affreux comportement d'Alexandre infernal !
Hélas persécutée, il n'avait qu'une envie :
Soumettre une princesse à s'unir à sa vie.
Mais tais-toi quelque peu. Je crois savoir venir.
J'entends des bruits de pas des couloirs provenir.
La présence s'approche. Je voudrais m'éloigner,
Mais cet étroit passage, je ne puis le gagner.
C'est elle-même ici ! O ciel, quelle détresse !
Ephilie la soumise, Argone la princesse
307
Doivent se confronter, échanger des propos
Dont la teneur est faite de l'Empereur héros !
SCÈNE DEUXIÈME
Argone, Ephilie.
ARGONE
Ephilie la soumise est réduite à hanter
Cette salle de marbre, puis à se lamenter
Espérant voir encore les murs de son palais,
Les siens et sa cité interdits désormais.
Cette triste Princesse désire la liberté
Retrouver son honneur, et toute sa fierté.
Mais maudite en ce lieu, elle découvre toujours
Que sa présence haineuse la soustrait à l'amour.
EPHILIE
Ne pouvez-vous, Argone, contenir le venin
Qui coule dans vos veines, qui remplit votre sein ?
Ne pouvez-vous faire taire votre bouche mauvaise
308
Qui du mal se nourrit, et jamais ne s'apaise ?
Et pourquoi votre voix me parle en ennemie,
Se plaît à prononcer usant de l'infamie,
Des propos d'une aigreur que je peux accuser
Que je voudrais bannir, ou du moins récuser ?
ARGONE
Vous tentez de tromper par l'ardeur de vos charmes,
La pensée d'Alexandre en feignant de ces larmes !
Vous souhaiteriez au pire de le conduire,
En usant de vos pleurs pour enfin le séduire !
EPHILIE
Je vous croyais perfide, que vous êtes cruelle !
Je ne veux vous blâmer flattant cette querelle !
Vous pourriez jouir par vos ignominies,
Fortifiant l'horreur de vos noires calomnies !
Je ne prétends, hélas que de quitter ces lieux.
Oui, j'entends pour longtemps m'enfuir de l'odieux :
Oui, de vous-même, Argone, et D’Édith et du Prince
Et regagner les miens, mes pères et ma Province.
309
ARGONE
Mon sublime plaisir serait de vous chasser
Pareille à la vulgaire que l'on doit repousser,
Que l'on doit dédaigner semblable à une esclave
Réduite et résignée à subir son servage.
Ma jouissance intense étant de vous haïr,
Mon dernier privilège serait de vous trahir
Ou de vous voir souffrir arrachant vos sanglots,
Suppliant, implorant dans une mer de flots.
Pauvresse, disparaissez ! Alexandre s'en vient.
Ici, vous dérangez. Personne ne vous retient.
Disposez, je le veux. Empruntez ce couloir.
Et daignez, s'il se peut, ne jamais me revoir !
310
SCÈNE TROISIÈME
Alexandre, Argone.
ALEXANDRE
Votre Empereur se flatte de vous voir pour le mieux.
Ma chère Argone, venez vers votre époux heureux.
Je vous prie, approchez que j'apprécie vos traits.
Laissez-moi admirer vos charmes et attraits.
Quelle beauté plus sublime peut goûter Alexandre !
Vers quelle autre parure, il devrait se répandre !
Jamais sourire plus doux pour le plaisir des yeux,
Ne saurait l'émouvoir, votre Prince amoureux !
ARGONE
Argone étonnée par vos déclarations,
Ne sait comment répondre aux feux des passions.
Bouleversée, confuse en ces tendres soupirs,
Elle se laisse transportée, votre Aimée qui expire !
Elle se croit emportée vers les joies de l'amour,
Mais son âme s'égare dans l'extase du jour !
311
Puis son esprit renaît et s'éveille à nouveau,
Et il divague encore pour un délire plus beau !
Que ne puis-je écouter tant de douces complaintes !
Que ma chair tout émue s'enivre de ces plaintes,
S'exalte et perd ses sens par vos dires entendus
Auxquels, Seigneur, jamais elle n'aurait prétendus !
ALEXANDRE
Pouvez-vous, s'il vous plaît, apaiser cet excès ?
L'hyménée est en cours, mais il n'est encor prêt.
Il reste une question encore à régler.
Il vous faut voir Callus qui la doit arranger.
ARGONE
Je veux vous obéir, comme je veux vous plaire.
Tout ordre d'Alexandre est choix à satisfaire.
Disposez, décidez : Argone désormais,
Ne peut vous refuser se donnant à jamais.
N'est-il foi plus intense que de jurer au Roi,
Soumissions, devoirs imposés par la Loi ?
312
N'est-il plus forte preuve d'exprimer son bonheur,
D'appliquer le désir dicté par l'Empereur ?
S'il me faut sur l'instant de rencontrer Callus,
Cela m'est fort aisé. Et Argone reçue
Saura bien lui jurer le droit d'obéissance,
Prononcé par vous-même, et par votre puissance.
Le droit impérial ne se peut interdire :
Sa volonté royale ne se doit contredire.
ALEXANDRE
Princesse, n'ayez crainte et ne doutez de moi.
Une simple misère pour que l'union soit.
Prêtez-vous à Callus afin qu'il vous informe
De l'ultime raison de l'hyménée conforme.
Sachant votre présence prévenue dans un temps
Il ne vous retiendra que le jeu d'un moment.
Il vous demandera de signer un arrêt,
D'en achever enfin par ce dernier décret.
ARGONE
Je me presse, Seigneur, de courir chez Callus ;
313
Le parafe anodin cela et rien de plus !
Aussitôt je me hâte, puis je suis en ces lieux,
Et alors m'en retourne vous aimer de mon mieux !
314
ACTE V
SCÈNE PREMIÈRE
Alexandre, Callus
CALLUS
Je m'en reviens, Seigneur, vous dire les nouvelles
D'une qui appartient aux ombres immortelles,
D'Argone la Princesse expirant au trépas ;
Sa dépouille fumante ne lui survivra pas.
Prêtez-moi l'intérêt des dernières paroles
Prononcées par ses lèvres avant que je l'immole.
Entendez les soupirs que sa bouche jurait,
Et par quels feux d'amour, elle vous adorait.
Sur l'ordre de mon Roi, je suis à vous Callus.
J'obéis à l'Empire. Mais je donnerais plus
Afin de désirer cet hyménée scellé,
Et ces écrits signés avec ce libellé.
Je sens trembler ce corps, j'entends battre ce sein.
Je les sais insensés conquis par ce dessein.
Puis-je me dominer ? Imposer le repos
315
A l'esprit, à la chair promis à mon héros ?
Prêtez-moi, je vous prie, le droit de m'acquitter.
L'Empereur m'espère, et se peut inquiéter.
Je lui avais juré de me hâter très tôt
Afin de le revoir dans une heure, aussitôt.
Cher Callus, agissez : l'amour ne doit attendre !
La raison de l'esprit, le coeur ne sait l'entendre !
J'emprunte cette plume que je puisse signer,
L'arrêt de notre hymen qu'il me faut assigner.
Mais pourquoi ce silence ? Feignez-vous d'écouter
Ce qu'Argone présente s'escrime à souhaiter ?
Quel sentiment vous glace ? Et quel retournement !
Tâchez de m'expliquer le Mal qui vous inspire.
Apaisez et calmez la force qui est en vous.
Je vous supplie encor. Je succombe à genoux.
Mon regard noir métal crachait toute sa haine,
Mes yeux remplis de sang étaient flots qu'on déchaîne.
Le poignard dans la main étincelant, tremblait.
Callus, le meurtrier chavirait, se troublait.
L'horreur m'interdisait d'accomplir un tel acte.
Contre un ordre barbare, tout homme se rétracte.
Un courage puissant se maudit à détruire
Une douce Princesse faite pour vous séduire.
316
ALEXANDRE
Tu as tué, Callus ? Mais pourquoi tant de plaintes ?
Je t'ignorais sensible à ces sombres complaintes.
Est-ce ton premier meurtre ? N'as-tu pas éloigné
Certains témoins gênants avec un art soigné ?
Oui, poursuis tes propos que je t'entende dire
Par quelle subtilité son coeur hurlant expire.
Achève et parle encore que je puisse savoir
La méthode employée pour plaire à ton devoir.
CALLUS
N'est-ce point du cynisme que de prier ainsi,
De quémander, Seigneur, des détails si précis ?
Et quels plaisirs de l'âme, tires-tu de ce crime ?
Mais tu te satisfais pour Argone victime !
Permets-moi Alexandre, d'en terminer ici :
De ne continuer ce ténébreux récit.
Ordonne-moi, mon Roi, de prétendre au retrait.
Donne-moi le pouvoir de n'en parler jamais.
Je ne peux te repaître de ce crime odieux.
317
Ce lâche comportement ne m'est point glorieux.
Je désire partir. Je demande la fuite.
Que te sert de m'entendre te raconter la suite ?
ALEXANDRE
Je commande, Callus : que par ta lèvre ouverte
Je sache la torture pour l'Empereur offerte.
Je sache les douleurs dans ce sein arraché,
Et le profond supplice de son corps déchiré.
CALLUS
Vous me semblez étrange. Je vois briller l'horreur.
La crainte me saisit. Je crois trembler de peur.
Pourquoi approchez-vous ? Votre regard avide
Me jette tant d'effroi avec cet oeil livide.
Un noir comportement tout à coup vous inspire.
Callus, éloignez-vous ! Vous plongez au délire !
Et la folie vous prend par cet égarement.
Vous êtes apte à commettre la mort violemment.
Je ne vous comprends plus. Mais êtes-vous vous-même ?
318
Retenez la fureur qui en vous se déchaîne.
Dominez cette haine qui règne dans vos yeux.
Mais, Seigneur, est-ce vous cet être monstrueux ?
Parlez donc, je vous prie : ce silence est ma tombe.
Je sens ma fin prochaine, car par vous je succombe.
Je vous supplie, Callus, de ne point avancer
Tant ma perte fatale me paraît commencer.
Mais je voulais, Callus, vous apporter ma joie.
Et vous me condamnez par ce coupable effroi.
Je suppose ma mort dans un temps à venir.
Cette main se dirige pour déjà en finir.
Cette lame de fer s'enfonce dans ce corps.
Et puis-je m'échapper, impuissante à l'effort ?
Incapable, je suis prise de tremblements,
Je respire les soupirs de mes derniers moments.
Argone la victime voit jaillir de son coeur
Le sang de son amour, le feu de son ardeur ;
Argone la promise se mourant désormais
S'en retourne aux enfers y vivant à jamais ;
Mais pourquoi, mon Epoux, m'avoir donné la mort ?
Je vous pleure, Alexandre, sans haine et sans remords !
Voilà le sort sinistre d'Argone délivrée !
Du tragique poison, elle s'est enivrée !
319
Mais elle n'a point souffert ; vous offrant son amour,
Je la crois au Néant vous prier pour toujours.
SCÈNE DEUXIÈME
Alexandre, Ephilie.
ALEXANDRE
Avez-vous un instant pour écouter du moins
Une triste nouvelle exprimée par mes soins ?
Étiez-vous, Ephilie, la dernière informée
De l'horrible trépas d'Argone, mon aimée ?
Une détresse immense lui a donné la mort.
S'infligeant le suicide, elle a choisi son sort ;
Les sanglots et les pleurs qui dans son coeur expirent,
Écoulent ses douleurs qui lentement soupirent.
J'ignore les raisons justifiant cet acte.
Pour l'ombre de ses pères, se donnant à ce pacte,
Auprès des siens, elle s'en est retournée
Soumise, obéissant à sa noire destinée.
320
Je ne sais moins encore, proche de l'union,
Si cette âme perdue, dans sa confusion,
S'est jurée, l'insensée, de voler au suicide.
De plonger au Néant sans sa pensée lucide.
Quel corps inconscient, un poignard dans la main
Va dans sa tendre chair et déchire son sein,
Et s'arrache à la vie sans craindre le remords
De l'espoir d'être Reine, et refuse l'accord ?
Mais quelle idée perverse, et quelle modicité
L'ont poussé à commettre la sombre atrocité ?
Elle s'approche de moi : je lui promets l'Empire !
Je lui remets le trône : seul, cet enfer l'inspire !
EPHILIE
Elle me détestait, me pensait ennemie.
Je n'ai point les rancoeurs de l'injuste infamie.
Oui, je prierai, Seigneur, le repos de ses cendres.
J'implorerai les siens pour des douceurs plus tendres.
ALEXANDRE
Ces nobles sentiments humanisent Ephilie :
321
Argone est pardonnée, la haine est abolie.
EPHILIE
Ces hautes qualités purifient la Princesse.
L'amour est rétabli : maudire serait faiblesse.
ALEXANDRE
Je ne puis qu'admirer la grandeur de votre âme.
Votre esprit en émoi se baigne de ses larmes.
Je vous prie, Ephilie, de recevoir du Roi
Les profondes louanges que ce bon coeur déploie.
Alexandre ignorait quand l'ennemie succombe,
Quand son corps décharné s'écroule dans la tombe,
Qu'Ephilie bafouée, humiliée toujours
Contre l'ignominie sût offrir son amour.
Pourrais-je parvenir en usant de raisons,
A tenter de comprendre vos belles oraisons ?
Je ne sais concevoir par quelque intelligence
Une absolue clémence et sa pure indulgence !
Comment peut-on aimer ce que l'on doit haïr ?
322
Ou comment pardonner ce que l'on doit maudire ?
Vous êtes prisonnière et vos pouvoirs sont vains,
Une faiblesse princesse subissant les dédains !
L'Impératrice Édith, puis Argone ignobles
Se riaient de vos larmes dans un parterre de nobles !
Vous étiez la Première d'un État riverain !
Et cette dignité, simple poussière de grain,
Vous enchaîne à souffrir votre gloire passée,
Et vous pleurez le sort d'Argone trépassée !
Mais pouvez-vous défendre ce haut comportement,
Votre triste souffrance, et ce noir châtiment ?
Et pourquoi nulle offense ? Cette grandeur de coeur
Ne peut appartenir qu'à un esprit vainqueur !
EPHILIE
Seigneur, vous prétendez qu'une guerre farouche
Se veut combattre encore par les mots de ma bouche.
Vous supposez en mal : d'aucune violence
Ephilie n'est en proie, préférant le silence.
323
ALEXANDRE
Tant de paroles tues sont paroles funèbres
Qui apprécient la mort et les sombres ténèbres !
EPHILIE
Mes propos sont si purs qu'ils ne souhaitent en rien
Se satisfaire d'un crime approuvé par vos mains !
SCÈNE TROISIÈME
Alexandre, Édith.
ÉDITH
Mon Fils, mon tendre Fils, quelle n'est pas ma douleur !
Quels ne sont point les traits, et l'affreuse pâleur
De votre Mère Édith, honteuse d'annoncer
Les sinistres propos qu'elle doit prononcer !
Argone, la belle Argone, a décidé du sort
Qui l'entraîne à la vie jusqu'à sa triste mort.
324
Elle s'est refusée la lumière du jour,
Et retourne dans l'ombre, reniant votre amour.
Que ne puis-je éprouver la terrible souffrance
Qui hélas m'interdit les voeux de l'espérance !
Mais je dois souhaiter qu'au domaine des siens,
Pour toujours elle s'unisse à ses pères anciens !
J'aimerais vous prouver en exprimant à tort,
Ce bien-être futur en niant mes remords ?
Mon Fils, mon pauvre Fils, pour la communion
Nos Dieux le décidèrent d'abolir l'union !
Pardonnez-moi, mon Fils, de me précipiter :
D'une tâche si rude, il fallait m'acquitter.
Permettez à la Reine de jeter ses sanglots
Qui dans son coeur s'écoulent en cascades et flots.
ALEXANDRE
Madame, je vous prie de contenir vos larmes,
De vous bien prévenir contre l'effet des drames.
Car une grande reine se doit de contenir
Tous les événements qui peuvent advenir.
Je vous mande, ma mère, d'atteindre les hauteurs
Consacrées à nos races par nos rangs et splendeurs.
325
La Reine Impératrice connaît trop des pouvoirs
Ingrats en des instants, mais présents en devoirs.
Ephilie m'aura dit la sinistre nouvelle :
Argone a trépassé de fin accidentelle.
Le coup me fut porté, mais je restai glacial
Lorsque l'on m'explique l'achèvement crucial.
Mon insensible coeur a feint à ce tourment
Qui a atteint son âme en ce sombre moment.
C'est encore la grandeur du prestige royal
Qui m'a contraint de fuir ce drame déloyal.
Mon esprit amoureux, privé de passion
S'est hélas résigné de sa possession.
ÉDITH
L'empereur est soumis à cette épreuve immense
Qui se morfond en lui, et qui déjà commence.
Je serai Alexandre, toujours à soutenir
La douleur et les pleurs que vous devez souffrir.
Et votre mère sera, le sein gonflé d'espoir,
Prête à vous soulager, chassant de la mémoire
326
L'odieux sacrifice que le destin maudit
Vous aura infligé par l'au-delà prédit.
Nos pouvoirs misérables, la volonté fatale,
Ne la peuvent endiguer par loi impériale.
Nos droits sont trop humains, semblables aux mortels,
Nous subissons des maux terribles et cruels.
ALEXANDRE
Madame, daignez du moins de ne point vous morfondre,
Et cessez, s'il vous plaît, en tout de tout confondre.
ÉDITH
Seigneur, mais n'est-ce point cette image voilée,
Cette flamme si belle par vos yeux miroitée ?
Je vous croyais épris d'une amour éternelle
Mais ce trépas vous laisse un calme naturel,
Et je pourrais douter que vous fussiez épris
Car cette fin sinistre ne vous a point surpris.
Je prétendais, Seigneur, que votre coeur offert
Pleurerait mille grâces, condamnant son enfer.
Je supposais, mon Fils, qu'un supplice terrible
327
En vous ferait hurler une souffrance horrible.
Édith s'est égarée, perdue par sa raison
Car son esprit jurait en votre liaison :
Un désir véritable qui comblerait vos corps.
Mais notre Roi hélas ne ressent de remords !
ALEXANDRE
Faut-il geindre ou gémir une chair imposée
A un Roi dont l'amour ne lui est disposé ?
ÉDITH
Faut-il, Seigneur, penser qu'elle n'était votre bien ?
Qu'en rien votre futur n'était lié au sien ?
328
ALEXANDRE
Les raisons de l’État n'écoutent pas le coeur
Qui demande ou quémande un tout autre bonheur.
Les désirs de la chair s'attisent d'étranges feux,
Et espèrent avec force satisfaire certains voeux.
Madame, l'Empereur doit toujours obéir
Ou doit remercier ce qu'on lui veut offrir.
Il est le souverain et s'élève à ce rang,
Mais il est interdit de plaire à ses élans.
Chacun savait ici quel était mon désir.
Mais vous n'écoutiez pas de mon coeur le soupir.
Alexandre à genoux était pris de folie
Et suppliait l'amour de l'ingrate Ephilie !
Que m'importe après tout la mort de votre Argone !
A d'autre qu'à elle-même, mon amour s'abandonne.
Ephilie, cette honte, cette esclave à vos yeux
M'infligeait les soupirs d'un esprit amoureux !
Et je devrais encore me résigner en pleurs !
D'Argone apprécier la moindre des valeurs !
Il me faudrait porter d'une élue disparue,
Le deuil inconsolable de l'union prévue !
329
ÉDITH
Mais mon Fils, est-ce vous qui osez ces propos ?
Respectez, je vous prie, son esprit en repos.
Ou puis-je le prétendre que vous fussiez d'accord
Pour qu'elle agonisât et subît un tel sort ?
Et quelle indifférence et quel détachement !
Vous semblez vous combler de cet arrangement !
Argone disparue, votre Ephilie renaît :
De sa mort absolue, l'Empereur se complaît !
Mais Seigneur, avez-vous organisé l'horreur,
Par un acte odieux imposé la terreur ?
Ne serait-ce, Callus qui produisant sa fin
A obéi à l'ordre sanguinaire et défunt ?
Est-ce bien vous, Seigneur qui avez décidé
Près des siens dans l'ombre de la précipiter ?
Je veux me retirer. Ma pensée en émoi
Exprime son aigreur et je tremble d'effroi.
Ces mains ensanglantées ont signé un massacre :
Par le droit de tuer, notre Roi se consacre !
330
SCÈNE SIXIÈME
Ephilie, seule.
EPHILIE
Mais je puis m'accuser d'avoir séduit un traître !
Que ma face voilée cesse enfin de paraître !
Vous, mes charmes secrets m'avez-vous éclairée
Du désir d'un tyran par sa chair déclarée ?
Ou le suis-je coupable, moi simple prisonnière
Soumise à ce destin, en Princesse dernière ?
Et vous, tendre beauté, mais avez-vous tenté
Par l'effet de votre art de plaire ou d'enchanter ?
Humiliée, honteuse, et vos yeux faits de larmes
Ne désiraient en rien se complaire de ce drame.
Non, palpitant d'espoir, votre âme souhaitait
Partir d'un lieu maudit, n'y revenir jamais !
Mais puis-je disparaître, m'éloigner d'une tour
Dont les murs imposants me condamnent toujours ?
O vous, corps impuissant, avez-vous le pouvoir
De vous glisser dans l'ombre qu'on ne sache vous voir ?
Ce tragique destin m'inflige de séduire
331
Ce qu'Ephilie perdue s'acharnait à maudire !
Et ce cruel présent impose un noir trépas
A une élue promise qui ne cherchait qu'un Roi !
Faudrait-il me haïr d'être éprise à ce sort ?
Ma face glaciale n'exprime aucun remords.
Mes traits harmonieux, auriez-vous décidé
Par vos soupirs ou pleurs, Argone trépassée ?
Je ne dois accepter de me prétendre en vain
Un quelconque assassin : je n'ai agi en rien.
Et moi-même, Ephilie, mais aurais-je espéré
Par les voeux de l'Empire, l'hyménée désiré ?
Trop heureuse du fait, Ephilie libre enfin
Aurait imaginé le retour vers les siens !
Je crois les voir venir : Édith et Alexandre !
Cachée par la colonne, je saurai les entendre !
Mon corps ne peut s'enfuir : je vais apercevoir
Ce que haine et vengeance se prêtent à concevoir.
332
SCÈNE DERNIÈRE
Alexandre, Édith, Ephilie.
ÉDITH
C'est vous, ignoble Fils, vous êtes l'assassin !
Vous avez tout réglé : la mort et son dessein !
Vous avez résolu la souffrance d'Argone
Qui gît atrocement : que les dieux vous pardonnent !
Et c'était vous, mon Fils qui étiez en accord
Avec votre Callus pour condamner son sort !
N'avez-vous pas voulu accomplir ce trépas,
Pour qu'elle fût jamais vôtre, ou ne le devînt pas ?
Alexandre, c'est vous dont les mains sont sanglantes,
Qui avez ordonné ces tortures cinglantes !
Votre simple Callus n'est qu'un commanditaire
Qui la jette au Néant, stupide sanguinaire !
Celui qui pour malheur s'est décidé au crime
Subira en désastre l'effet de sa victime !
333
ALEXANDRE
Tout à coup quelle haine, ! Apaisez vos propos !
Conservez la raison, ou gagnez un repos !
C'est Édith en folie qui parle de la sorte ?
Calmez la passion que votre esprit emporte !
Quelle charge monte en vous : mais calmez, je vous prie
Cette rage excessive ! Ne m'avez-vous compris ?
Que de dires insensés ! Que de termes stupides !
Votre bouche prononce des paroles cupides !
N'avancez pas, ma mère, ! Mais êtes-vous sereine !
Ce regard est fiévreux, indigne d'une Reine.
Reculez plus encor ! Je vois jaillir la flamme,
Cette ardeur de tuer qui règne dans votre âme !
ÉDITH
Qui jouit de son mal et soumet la terreur,
Connaîtra lui aussi l'excès de son horreur.
ALEXANDRE
Mais terminez enfin ces phrases ridicules !
Considérez l'effet qui est des minuscules !
334
ÉDITH
Alexandre, observez cette lame brillante ;
Oui, ma raison délire et se fait vacillante.
Mais regardez l'objet qui conduit à la mort,
Qui se glisse, sanglant, et sans aucun remords.
Empereur, vous tremblez ? Vous craignez ce vous-même
Qui a produit un drame par sa douleur extrême !
Empereur, vous fuyez ? Je veux vous condamner.
Votre mère ne saurait pouvoir vous pardonner !
Je ne fais qu'appliquer sa loi et sa justice.
Alexandre, mourrez ! Recevez ce supplice !
Il me faut infliger par ce coup éternel,
Le droit de vous jeter au néant immortel !
Tombez ! Cessez de vivre ! Votre chair assoiffée
Du suicide d'Argone en sera étouffée !
ALEXANDRE
Que l'amour d'Ephilie respire dans mes veines !
Je m'épuise et je meurs. Croyez-vous en mes peines ?
Mais écoutez mon souffle. Que m'importe ce sort !
Je vous donne ce sein. Frappez-le donc plus fort !
335
Ma pensée, la dernière, sera pour Ephilie :
C'est elle qui sera mienne même dans l'agonie.
Oui, approchez, ma mère. Je n'ai pas de regrets.
J'ai pleuré sa beauté, et ses sublimes attraits.
Je disparais content, car mon ultime image
Se noyera dans ses charmes, un rêve ou un mirage.
Vous poignardez un Fils. Madame, mais pourquoi ?
Votre Empereur est mort. Madame, mais pourquoi ?
ÉDITH
Je ne sais qui je suis. Ou j'ignore si je hais.
Au royaume de l'ombre, allez dormir en paix !
Tu redeviens toi-même. Est-ce bien toi, Édith ?
Parmi toutes les mères, n'es-tu pas la Maudite ?
Est-ce toi qui détruis, qui sacrifies ta chair,
Qui sanctifies d'un crime ce qui t'est le plus cher ?
Je succombe à vos pieds. Ce sein bat-il encore ?
Ce coeur rougi vit-il, rêve-t-il ? Mais il dort !
Je désespère mon Fils. Respirez-vous, Seigneur ?
Transpirez-vous ce sang pour que la Reine ait peur ?
336
Mais parlez quelque peu ! Daignez vous exprimer !
J'écarte votre habit qui vous fait opprimer.
Alexandre, un soupir ! Je veux tant vous entendre !
L'air insignifiant que je puisse surprendre !
Le silence. Le silence. Telle est votre réponse.
Est-ce le jugement qu'Alexandre prononce ?
Est-ce le testament que vous voulez laisser,
Mon Fils, mon Fils aimé qu’Édith a trépassé ?
Ce cadavre, Seigneur, accable votre Mère
Qui encore vous implore, et toujours vous espère.
Votre douce dépouille se doit ressusciter.
Par la force des Dieux, je la veux exister.
J'achève l'Empereur. Quel horrible péril !
Et ce sombre néant n'est pas un simple exil !
Je tue ce que je crée, c'est l'oeuvre de mon sein.
J'immole mon enfant, je ne possède rien.
Quel est ce privilège ? Devais-je m'initier,
Et prétendre d'Argone le vouloir associer ?
Quels étaient mes désirs ? Et devais-je interdire ?...
Pour Ephilie choisie, désirer le détruire ?
Je redécouvre enfin la gloire d'une Reine,
Et mon ordre absolu m'impose en souveraine !
Édith n'est plus soumise, esclave de son caprice.
337
C'est l'effet premier d'un précieux sacrifice !
L'Impératrice Édith gouverne désormais.
Ses désirs ne sont plus interdits à jamais.
Et elle peut se flatter de posséder l'Empire,
De dominer sur l'heure le meilleur et le pire.
Réduite trop longtemps à souffrir ses offenses,
Elle sait par son pouvoir faire régner ses défenses !
La Reine a tant rampé ressemblant à des ombres !
Dans le brasier, elle jette ses habits les plus sombres !
Ephilie, approchez. Ne doutez pas de moi.
Je dicte par mes actes, et mes nouvelles lois.
Avancez, je vous prie. Mais cachez cette crainte !
Ne tremblez, s'il vous plaît. Apaisez cette plainte !
Oui, Ephilie, fuyez ! Je puis vous déclarer
Par mon ordre royal, vous êtes libérée !
J'éloigne du palais un impossible amour !
Disparaissez l'Aimée, à jamais et toujours !
Suis-je désespérée, ou superbe et puissante ?
La Mère inconsolable, la Reine ravissante ?
Mon tragique destin est d'obéir aux Dieux,
Quand même l'extrême se plaît dans l'odieux.
338
CAMILLE ET LUCILLE
339
PERSONNAGES
CAMILLE, jeune prêtre
LUCILLE, nouvelle épouse
BERTRAND, le mari
340
PREMIÈRE PARTIE
CAMILLE
Quel privilège tirez-vous de cette blancheur, de cet interdit
à refuser l’effet de nature ?
LUCILLE
Mais quelle satisfaction obtiendrais-je avec cette bouche
vaginale, avec ce sexe qui n’est pas perforé ?
CAMILLE
Votre conscience primaire désobéit à l’ordre de Dieu : la
chair doit s’unir à la chair. Votre moi-intime se révolte contre
votre corps qui a été conçu par le Plus Puissant. Pourquoi se
complaire du sacrilège ? Et pourquoi déplaire à notre Extrême ?
341
LUCILLE
Par-delà cette nécessité d’entrouvrir ces cuisses, par-delà
cette obligation de donner une fleur pure et fragile à mon
inconnu, car cet homme est un inconnu, je dois confesser que je
n’étais pas apte à accomplir ce coït physique, ce stoïque acte
abrupte : je suis née vierge, il me faut mourir ainsi.
CAMILLE
Le temps coule pareil à la source claire qui rivière se jette
dans l’océan. Aussi de vous-même, ma fille, qui fleur caressée
par la rosée, êtes butinée par le papillon qui voltige ... Assez de
ces images et de ces stupidités : je vous ai unis, vous et
Bertrand. Je vous ai demandé si vous le choisissiez pour mari et
homme. Et quelle fut votre réponse ?
... Mais, assez
LUCILLE
Poussée par la famille, impressionnée par la cérémonie, ma
voix innocente a marmonné un oui qui dénonçait un non. Mais
342
ce coeur qui respire, ce sein qui aspire à la vérité du Christ,
contredit ces lèvres qui ont murmuré, qui ont balbutié ce oui.
CAMILLE
Votre bouche est gracieuse, et elle a été conçu pour s’offrir
à la bouche de Bertrand. Cette poitrine douce et ronde est
parfaite pour les caresses de votre époux. Laissez-vous
entraîner dans les tourbillons divins. Donnez-vous dans
l’étreinte du plaisir. Ainsi selon la volonté de notre Seigneur.
LUCILLE
Ma volonté n’est pas de lui déplaire. Mais je ne puis le
satisfaire. Je n’ose proposer ma nudité à Bertrand.
CAMILLE
Que dit-il sur cette couche nuptiale ? S’indigne-t-il ? Vous
a-t-il fait offense ?
343
LUCILLE
Vous vous trompez, mon Père. Il se nourrit de silence. Il
n’exprime aucun espoir. Il ne s’est en rien confondu, et ne m’a
jamais observée dans mon intimité, à l’improviste. Le regard
discret d’un sein nu, la vision autorisée lors d’une toilette - cela
n’a pas attiré sa curiosité. Je crois même que je l’indiffère, et
que je ne lui confère aucun intérêt.
CAMILLE
Comme votre pensée se morfond dans les méandres du rite
nuptial ! Que cet esprit interprète à l’encontre les raisons de
votre époux ! C’est l’amour chrétien qui justifie cette retenue,
c’est l’amour profond qui l’incline à s’interdire ce qu’il espère !
Feindrez-vous longtemps encore de l’ignorer ? Pourquoi se
considérer comme étant indésirable ?
LUCILLE
Je dois reconnaître ma faute, mon Père. Mes paroles
premières juraient de mon dégoût pour cet homme. Et ces
phrases qui suivent prétendent à l’indifférence de mon époux.
344
N’est-ce pas la lutte intérieure de la pulsion physique et de la
conscience de l’âme, - ce refus de se donner et de ne pas inviter
son corps à l’étreinte ?
CAMILLE
Pourquoi désobéir aux lois du Divin ? Pourquoi s’interdire
ce que le sacrement a uni ? Je ne puis croire en ces craintes qui
ne sont pas justifiées. Je ne puis supposer que l’ardeur de celui
qui est vôtre doive entraîner ces multiples refus. Lucille, je
vous en conjure, acceptez de vous accoupler avec Bertrand,
cette nuit - cette nuit même - Lucille, je vous prends les mains,
donnez-vous ce soir, - ce soir avec ma bénédiction. Comme
cela vous semblera aisé et facile ! Comme cela ne sera plus que
misère et insignifiance au petit matin. Et docile sur l’épaule de
Bertrand, vous goûterez les saveurs premières de l’union.
LUCILLE
Je vous suis en confidence, mon Père. Je dois vous avouer
que cela m’est impossible. Je suis rouge, perlée par les
saignements. Je suis impure en ces jours à venir. L’Évangile
345
défend à l’époux de toucher sa femme durant cette période. Je
ne peux défaire les Écrits Sacrés.
CAMILLE
Ces trois jours d’attente seront jours de réflexions internes.
Interrogez votre âme, suppliez-la de vous éclairer de l’astre
immortel. Tournez en vous-même ces sombres questions, faites
voltiger au plus loin de votre chair le doute suprême de
l’interdit. Je prétends que dans la tiédeur du matin clair, votre
vision sera illuminée - comme transfigurée par la conscience de
l’amour infini.
LUCILLE
Que toutes ces paroles sont douces à entendre, Mon Père !
Comme ces propos révèlent une pensée mystique ! Mon corps
semble échapper à la réalité humaine, mon esprit paraît se
détacher de cette enveloppe physique. J’imagine la pureté et la
beauté de l’ange, et moi-même empreinte d’idéal impossible, je
me crois planant au-dessus de cette robe.
346
CAMILLE
La colère monte en moi. Il est défendu de penser aussi.
Qu’est-ce donc que cette stupide impression irréaliste ? Vous
n’êtes pas saint Thérèse d’Avilla et moins encore Jeanne
d’Arc ! Retournez donc sur le sol ferme. Revenez dans cette vie
terrestre. Donnez-vous à votre mari. Ceci est un ordre. Vous ne
pouvez y échapper. Il me serait aisé de casser cette union si
vous tentiez de vous refuser encore.
LUCILLE
Mais pourquoi cela m’est-il si pénible, mon Père ? Pourquoi
je ne puis ? Est-ce sa laideur ? Il n’en ai rien. Est-ce la haine de
sa chair ? Je ne l’ai point caressée.
CAMILLE
L’aimiez-vous, en réalité, lorsque je vous ai unis ? Étiezvous
apte, jeune fille de vingt ans à l’épouser votre futur ? Vos
convictions religieuses sont-elles ancrées dans votre mémoire
pour vous interdire le plus naturel des ébats ? Votre éducation
parentale vous a-t-elle en ce sens fait penser que le mari était un
347
monstre d’horreurs ? Mais quelles furent donc les paroles
prononcées par votre famille pour en tirer de telles conclusions
? Quels furent ces dégoûts du mâle dont on vous a imprégné
l’esprit jusqu’au vomissement de l’homme ?
LUCILLE
Ces insinuations sont indignes d’un confesseur, mon Père.
Quel droit et quel privilège vous autorisent à salir ma sainte
famille ? C’est elle-même qui m’a indiqué les chemins qui
menaient vers le Christ, c’est elle-même qui m’a appris à
séparer le bon du mauvais, le grain de l’ivraie. Cette éducation
est la plus bénéfique qu’une enfant puisse recevoir. Je vous
interdis, mon Père, d’oser toucher à la conscience de mes
proches. Je n’ose croire que de tels propos aient pu traverser
votre esprit. Mais je vous pardonne ces fragments de phrases
qui ont dépassé le sens qu’ils supposaient.
CAMILLE
Vous haïssez l’homme comme vous le craignez. Il n’est
pour vous qu’une bête en rut, qu’un sexe pénétrant qui violera
votre virginité. Vous n’êtes que sécheresse et froideur. Vous
348
ignorez la tendresse et l’affection. J’imagine aisément votre
père vous baiser le front, et la petite fille s’endormir avec cette
caresse paternelle. J’entrevois avec facilité votre mère acerbe et
glaciale, toujours vous prévenant du danger du garçon, puis de
l’adolescent, enfin de l’homme ! Et pour en finir avec cette
sublime éducation, aujourd’hui vous craignez votre moitié ! Il
est comme cet enfant, comme cet adolescent, comme l’homme.
Comme tous les hommes, et donc semblables à votre mari. Ils
ne sont que dangers. N’est-ce pas cela que l’on vous a répété
durant toute votre jeunesse ? Vous en tirez les fruits : vous
détestez votre époux.
LUCILLE
Cela n’est que mensonge. Et cela démontrerait que
manipulée et incapable de penser, je suivrais aveugle de mes
sens, les deux cannes blanches que sont mes parents. Mais vous
ignorez que je possède une âme, que Dieu aussi m’a donné la
possibilité de raisonner. Je ne suis pas une oie donnée au
gavage parental, et dont le foie éclate après avoir été bourré.
Certes, je peux me prévaloir d’être vierge. Mais suis-je pour
autant innocente ? C’est douter de mon indépendance, de mon
aptitude à me défaire d’une tutelle familiale. J’ai des yeux pour
349
lire et observer le monde qui m’entoure ; j’ai une cervelle pour
interpréter les évènements qui se déroulent dans cette vie. Vous
êtes mon confesseur, pourtant vous ne m’avez guère entendue.
Vous ne faites qu’une analyse primaire, et votre audace vous
pousse à accuser mes proches et mes aimés.
CAMILLE
Mon engagement dépassait l’entendement de mes propos.
J’ai fait preuve d’exagération, je m’en excuse. Je vous demande
d’évincer ces phrases idiotes. Mais pourquoi se confier à un
homme d’église ? Pourquoi s’en référer à un prêtre ?
Qu’attendez-vous de moi au juste ? En quoi puis-je vous servir
? Comprenez que mon esprit se crispe de points
d’interrogations. Votre âme se propose, et se rétracte. N’y-a-t-il
pas une contradiction aberrante ? Je ne sais plus où divague
votre conscience. Et je ne peux la suivre.
LUCILLE
Je veux poursuivre ce dialogue, et pour ce faire je vais me
projeter dans mes souvenirs. Quelle fut tendre cette jeunesse
nourrie de bien-être et de saveurs ! Comme furent heureuses ces
350
heures passées à vagabonder dans la nature, à espérer la venue
de la Vierge ! Elle, Marie qui me paraissait la plus noble des
femmes ! Je courais, j’ai couru à travers les chemins sauvages.
Je n’enivrais des odeurs tièdes du printemps. Je riais,
insouciante, remplie d’ivresses et des parfums de la liberté car
j’étais libre. Je volais les baies sauvages, je caressais les fleurs.
Et je restais des heures étendue à respirer l’air boisé et l’herbe
verte. Je roulais mon corps dans cette savante nature, toujours
prête à ressentir le moindre ravissement d’une fourmi ou d’une
abeille.
Elles étaient mes compagnes d’enfance. Comme cela était
éloigné de ces petites filles précieuses, se faisant des manières,
et se prétendant de bonne société ! Non, je les fuyais comme
plus tard j’ai fui les garçons qui ne désiraient qu’une seule
chose : savoir ce qui se passait sous ma robe. Et moi si pure ! ...
attirée par la bonté de la Vierge. Un dégoût extrême envahissait
tout mon être. Si ma famille ne m’avait appris l’interdit à
accomplir : je les aurais giflés, ces bandes de voyous !
351
CAMILLE
Toujours votre enfance ! Cela est puéril et ridicule ! Des
jeunes gens qui ne vous ont pas même touchée. Des regards
curieux, des phrases - des sortes de boutades. Mais toutes les
gamines de votre âge ont été sifflées par les garçons, toutes ont
été chahutées : aucune d’entre elles ne s’est indignée de
l’attirance qu’on lui portait. Elles s’en flattaient même ! N’est-il
pas agréable pour une fille d’être déjà courtisée ? Elle se croit
femme, et déjà objet de convoitise. Que répondez-vous à cette
affirmation. Êtes-vous choquée ? Il en est de la vie. Quoi de
plus simple, de plus naturel ?
Pourquoi ressasser son enfance, et se souvenir de cet
épisode insignifiant ? Moi-même, je dois vous faire une
confidence. Croyez-vous qu’il me fut aisé de me donner au
Christ et de m’abstenir du corps ? J’étais un être constitué
comme les autres. Mais j’ai tranché. Et mon choix s’est porté
sur la toute-puissance divine. J’ai retenu ma pulsion pour m’en
remettre au chemin qui menait vers Dieu. J’ai souffert - c’est
exact. Mais telle fut ma destinée. Aujourd’hui devant la croix,
je ne me reproche rien. Pourquoi regretter la voie que j’ai
empruntée ?
352
LUCILLE
Aussi vous pourriez chuter ... L’attrait du Bien et du Mal vit
toujours dans votre corps. La péché vous condamnerait à
accomplir l’acte physique. D’ailleurs quelque chose d’étrange,
une sorte de perception impalpable, me prévient que vous vous
y êtes essayé. Avant ces fameux vœux d’abstinence, n’avezvous
pas goûté à la chair, succombé à la tentation comme tout
homme ?
CAMILLE
Quand je me suis résolu à porter l’habit d’église, mon
supérieur m’a posé une question semblable. Ma réponse fut
affirmative. Je n’étais pas vierge lorsque je suis entré au
séminaire. Je savais ce qu’étaient un vagin, un coït, et une
expulsion de sperme dans le ventre d’une femme, mais j’y ai
pensé longuement : une fois et une seule, Camille, tu n’es pas
coupable. Ainsi j’ai pu me défaire de l’empreinte, de l’étreinte
féminine - cela sans la moindre difficulté, sans la honte et le
remords. Mais est-ce moi le confesseur ? Est-ce vous la
confessée ? On jurerait du contraire.
353
LUCILLE
Certes, on croirait à une inversion des rôles. Je suis ici pour
vous demander aide et assistance. Vous dévoilez le fond caché
de votre personne.
CAMILLE
N’est-ce pas une preuve de confiance ? Je suppose que vous
garderez ce secret longtemps !
Lucille cherche à l’agacer. Elle le tiraille.
LUCILLE
Était-elle jolie, belle n’est-ce pas ? C’était une femme, et
vous n’avez pu résister à ses charmes. Elle vous a pris, jeune
puceau imberbe. Vous en avez joui avec passion. Après
quelques heures, vous vous êtes reproché d’avoir aimé cette
créature. J’imagine toutes ces génuflexions, et ces pardons
toujours recommencés. Cette immense demande au Christ de
chasser loin de vous ces formes rondes, cette bouche tiède, et la
354
douceur de ses seins. Je vous vois très nettement dans votre lit
vous masturber en rêvant de cette femelle, éjaculant ces gouttes
de sperme, et implorant grâce auprès du Seigneur. Est-ce donc
ainsi que les hommes d’église agissent en faisant aller et venir
leur pénis, et en priant leurs repentirs ? Ainsi des religieuses qui
ne doivent non plus manquer de fantasmes !
CAMILLE
Votre bouche est haineuse et perfide. Il serait sensé de vous
taire. Vous ignorez que notre mission est de vous aider.
Pourquoi faire le procès de ces prêtres et de ces religieuses qui
se sont donnés à Dieu. Mais poursuivez, continuez et chargez
votre langue du dégoût qui gît au fond de votre cœur. Votre
jeunesse est inconsciente comme vos paroles sont méprisables.
LUCILLE
Oui, j’insisterai. Je les sais ces nones, ces épouses du Christ
l’anneau de bois au doigt, laissant se glisser entre leurs cuisses
béantes un cierge énorme. Je les entends se tordant sous les
convulsions, certaines se frottant le clitoris, d’autres
355
introduisant une bougie dans la chair et crier, et supplier :
“Jésus, je t’aime. Tu m’as possédée avec ton corps purifié.
Jésus, pardonne-moi de te prendre. Mais ne suis-je pas ta
femme ? Là est ma preuve charnelle. Par-delà mon acte
physique, il y a ma pensée spirituelle. Je t’appartiens ”
CAMILLE
Pauvre de vous ! Bêtise en toi ! Ainsi nous agirions de cette
sorte, hommes de religion pour nous donner à la Vierge Marie !
Ainsi elle serait notre Mère et notre femme de chair. L’intention
jamais ne nous a caressé la cervelle. Toi qui étais si prude en ce
début de dialogue, je n’ose croire que de telles réflexions aient
pu nourrir ton intelligence. Tu m’accuses, tu nous accables et tu
les charges d’ignominies ! Mais observe-toi : pour oser
exprimer ces phrases, ton cœur est-il pur ? Je t’ai laissé
divaguer dans l’absurde. Je souhaite seulement que ta
conscience t’éclaire.
356
LUCILLE
Cela est vrai. Cette bouche malsaine jette son venin putride.
Emportée par les tourments de la rage, je ne sais contenir cette
vague déferlant ses fragments abjects.
Où vais-je donc, Seigneur ? Comment puis-je me comporter
ainsi avec un homme de foi ? Mais n’est-il point là pour me
pardonner toutes mes audaces de femme idiote ? N’est-il pas en
ce lieu pour me défaire de ces hontes, pour les éloigner hors de
moi pareil à un méchant qui se couperait le bras de crainte de
voler encore ? Il faut me reprendre. Qu’ai-je osé dire ? Comme
cette langue était perfide, et cette cervelle inapte à se contrôler !
Voilà bien le comportement des femmes : elles se révoltent,
injurient, crispent les poings très haut vers le Seigneur. Puis
elles se confondent et implorent le Céleste de les bénir. Mieux
eut valu qu’on me tranchât la langue plutôt que de me laisser
cracher de telles insanités ...
CAMILLE
Dieu, dans toute sa miséricorde reconnaît les siens. Avant
que ta mère te fît voir le jour, il savait qui tu étais. Il savait que
tu allais prononcer ces phrases inutiles. Aujourd’hui t’en veut-il
357
? Non. Dans son immense silence éternel, il t’a pardonnée car
tu n’es qu’une brebis qui braille comme accrochée à un fil de
fer barbelé. Mais l’agnelle n’a pas de blessure, et sa patte ne
traîne pas. Lucille peut mâcher cette pâture. Elle est bonne,
cette herbe tendre !Doute, même dans le plus infime de tes
propos. Tu ne fais qu’avancer à reculons, il te faut regagner le
bord de la rive. Mais tu nages pour t’engouffrer dans l’océan.
Tu prétendais être vierge, cela serait si peu.
Hélas, tu es innocente. Tu virevoltes, voltiges et
papillonnes. Mais tu ne donnes rien au réel. Souviens-toi de ton
problème premier : tu ne peux accomplir l’acte charnel avec
Bertrand, ton époux devant Dieu. Détourneras-tu longtemps ce
dialogue, ou chercheras-tu à trouver une solution pour résoudre
ce cas étrange ?
LUCILLE
Il n’y a rien d’étonnant à cela, Camille. Tout me dégoûte en
lui. Cette haleine nourrie de vin, cette sueur d’homme
ressemblent à celles de l’animal ; ce sexe tendu veut
m’introduire sans le moindre de mes désirs ; son odeur chaque
358
matin me répugne : tel est Bertrand, mon Père, comme vous
l’avez donné.
CAMILLE
Tu le vois sale et répugnant. Mais tu défèques ainsi que les
autres femmes ; tu expulses tes traînées de sang ; tu craches et
vomis ; tu jettes dans tes mouchoirs ta morve verdâtre. Cela ne
fait-il pas partie de la vie ? Mais comment accepteras-tu que ton
ventre se déforme ? Comment, ma pauvre Lucille, pourras-tu
accoucher ? N’est-il chose plus merveilleuse au monde que de
donner vie à son futur, à son propre sang ? Cet enfant, Lucille,
tu devras demain en prendre soin comme un bien précieux venu
du ciel. Et ce petit sans défense, se nourrissant de ta poitrine
gonflée de lait salira des couches, pleurera et demandera sa
mère. Il te faudra le bercer, avoir le comportement de celle qui a
procréé. Je n’ose imaginer que langer le fruit de ta chair, que
laver ce toi-même te sera chose impossible. Continue à me
parler de la crasse, du dégoût. Certes, tu crains de passer par
l’homme, par l’époux. Mais je ne vois pas où est le Mal, où est
le Mauvais ?
359
LUCILLE
C’est Satan, mon Père ! Toujours il nous entoure, nous
observe. Il se complaît à jouir de nos insuffisances, et par nos
faiblesses veut nous détourner de Dieu. Le Mal est en moi,
comme en vous. Ou plus subtil encore, il plane au-dessus de
nos têtes ; il attend la moindre de nos défaillances, espère la
plus infime de nos erreurs. Et rapide à bondir comme une bête
difforme, je l’entends cynique et tortueux prêt à démentir la
pensée suprême de notre Seigneur. Je le vois hanter notre
chambre nuptiale, je le sais se complaire de ma première
négligence - il veut ce crime, désire avec ardeur cet
accouplement interdit. Ne possèdera-t-il pas cet abominable
rictus de vice quand il me regardera jambes écartées, béantes et
saignantes, quand il jouira de ces gouttes rouges perler sur
notre couche, sur le pubis tiède de mon époux ?
CAMILLE
Te tairas-tu enfin ? Tu sembles possédée par ton propre
Mal. Tu ne fais qu’honorer le maléfice qui n’existe que dans ta
cervelle crétine. Ton imaginaire court au-delà du réel : ce n’est
pas de l’absurde, mais un principe de persécution.
360
Considèreras-tu que des millions de femmes et d’hommes
s’accouplent en cet instant sur terre ? Que cet acte est le plus
banal, le plus insignifiant qui soit ? Il est le plus naturel aussi,
comme il a été décrété par Dieu. L’amour ! le sexe ! Satan dans
les parages, Satan vous observant, et t’imposant la tentation du
vice ! Mais retourne-t-en à la réalité ! Ce que le Divin a uni
avec ma bénédiction ne peut être soumis à la volonté du Mal.
Cesseras-tu avec tes fausses misères, avec tes histoires
insensées ? Mais quelle façon as-tu de concevoir un effet de
nature ? Pourquoi te nourris-tu de questions absurdes ?
LUCILLE
S’offrir, se donner ! Proposer son corps nu, salir sa propre
chair ! Vous n’êtes pas une femme, comme jamais vous ne
serez une jeune fille. Vous prétendez qu’il faut seulement
passer outre, franchir le pas comme vous dites. Mais ce n’est
pas un pont : il n’y a pas de pont ; ni une rivière ni un bras de
mer, c’est un océan ! Je ne peux atteindre cette immensité salée
sans me noyer ! Déjà je perds pied, déjà je coule ! Et ne me
parlez pas du chant des sirènes et d’un Ulysse. Votre héros
s’était attaché à son mât pour résister à la tentation. Il avait
enduit de cire les oreilles de ses compagnons pour qu’ils
361
rament, et ne puissent entendre les voix qui les auraient menés à
la perdition.
CAMILLE
Tu vois comme tu divagues. Là est toute ta connaissance.
Tu t’en réfères à un grand poète que tu n’as jamais lu en grec
ou en latin. Voilà, tu encombres ta mémoire de reflets stupides.
Tu ignores que ces auteurs écrivaient des rêveries diverses, des
contes insensés. Mais cela est irréel, et appartient au monde de
l’imaginaire. Veux-tu enfin retomber sur notre bonne vieille
terre ? Ou préfères-tu te laisser transporter par tes délires de
jeune fille pubère ?
LUCILLE
Vos paroles m’offensent, mon Père. Je subis depuis le début
de cet entretien vos sarcasmes et vos moqueries. Qu’une image
me vienne à l’esprit, et vous vous confondez en rires sournois,
inaudibles mais ô combien visibles dans votre regard de prêtre.
Jeune fille pubère ! Je suis mariée ! l’avez-vous oublié ? Vous
nous avez soudés !
362
CAMILLE
Mais je souhaite rendre ce mariage possible ! Je désire avec
mon ardeur chrétienne vous espérer sur le lit des aimés.
Pardonne-moi si j’use de propos qui dépassent ma raison. Soit,
je retire jeune fille pubère, mais en vérité tu sembles te
satisfaire de ces termes. Tu crains qui, mon enfant avec ton
capuchon rouge, ton grand méchant loup de mari ? Tu as peur
d’être jetée dans une marmite brûlante, ou par une sorcière dans
un récipient de soufre si de malheur tu oses, tu t’essaies ...
LUCILLE
... Assez, assez de ces bêtises ! Mais pourquoi m’en référer
à vous, mon Père ? Ce dialogue n’a plus de sens. Mes paroles
ne sont d’aucune crédibilité. Vous ne m’écoutez pas. Vous
n’éprouvez qu’ironie, que suffisance à mon égard.
CAMILLE
Non. Exprime-toi, Lucille. Tous ces discours divergent,
s’éloignent ou se dispersent. Bertrand, qui est tien, qui est ton
époux, tu ne m’en as guère parlé depuis le début de cet
363
entretien. Pourtant la raison essentielle : c’est lui. Il n’est
qu’une ombre, qu’un homme méprisé. On le penserait pareil à
un fantôme fait d’impalpable et d’insignifiant.
LUCILLE
Que voulez-vous de plus à son sujet ? Et que prétendezvous
en tirer ? Bertrand est un charmant garçon, chargé d’une
trentaine d’années. Son cœur est franc et pur. Il n’y a ni vice, ni
tricherie qui agitent son esprit - un partenaire loyal, possédant
les qualités qu’une Lucille doit espérer : douceur, gentillesse,
affection. Il sait subvenir à mes nécessités, me défendre et me
protéger. Bertrand est mûr de raison, en âge d’épouser une
femme ou une jeune fille. Il peut la soutenir comme la secourir
dans les moments les plus ingrats de la vie. Je crois qu’il sera
un bon père, qu’il comprendra, éduquera ses enfants dans la
meilleure des voies. Que voulez-vous d’autre ? Et que dire pour
vous éclairer ?
CAMILLE
Que lui reproches-tu au juste pour te refuser ? Tache de
m’expliquer ce blocage que tu t’imposes pour ne pas accomplir
364
l’acte charnel. Ce ne sont pas vos familles qui vous ont soumis
à vous épouser ! Nous ne sommes pas au 19ème siècle avec des
parents puritains qui n’avaient qu’un seul but : placer leur
progéniture ! Tout ça ne se joue pas autour d’une tasse de thé
avec de vieilles dentelles et un caniche qui fait le beau !
LUCILLE
Voilà des paroles absurdes qui ne sont pas mêmes dignes
d’un confesseur. Je me demande comment un homme d’église
ose s’exprimer de la sorte. Je peux toutefois vous dévoiler
qu’elle fut notre première rencontre. Tout cela était donné au
banal, et en vérité répondait à votre idée première. Imaginez
une Lucille non pas avec une ombrelle ni un petit chien, mais se
promenant dans un grand parc. Bêtement, je me suis assise sur
un banc. Je regardais les gosses jouer dans le parterre de sable.
Moi, je rêvassais ou divaguais. Je laissais courir ma cervelle.
Elle vagabondait, s’enivrait d’images qui défilaient devant mes
yeux, et le paysage disparaissait au profit de visions de
jeunesse.
365
CAMILLE
Un lieu bien paisible, des cris d’enfants comme des échos
qui ne résonnent pas, des reflets mouvants comme des cercles
sur un bassin d’eau. Tout à coup, un homme beau, grand,
solide. Il s’assoie à tes côtés, te donne trois phrases anodines.
Tu l’écoutes. Il te plaît. Tu repars bras dessus, bras dessous. Il
souhaite te raccompagner de crainte d’une mauvaise
rencontre ! ...
LUCILLE
Cessez de plaisanter, de vous moquer. Vous en êtes encore
dans votre 19ème siècle avec la pucelle qui rencontre son
prince charmant : cela ne se passe pas dans une forêt. Il ne
chevauche pas un pur sang ou une jument blanche. Mais la
scène transposée avec cent ans d’écart se visionne dans un
jardin avec des cygnes et des jets d’eau. Ou du moins je
prétends que vous lisez trop de romans à l ’eau de rose. Non,
j’ai vu un garçon qui semblait gauche, malaisé. Il m’est apparu
comme perdu, ne sachant où aller, ne sachant que faire. La
place était libre. Sans aucune raison, il s’est assis sur ces trois
planches de bois. Je feignais de l’ignorer, mais discrètement je
366
jetais des regards furtifs comme son comportement était
étrange. Un ours sortant de sa cage, un être bourru et empreint
au plus grand des désarrois - je veux dire la solitude.
CAMILLE
Tu as fait le premier pas, tu t’es adressé à lui, toi la petite
bourgeoise respectable avec un missel entre les mains.
LUCILLE
Assez de toutes vos bêtises. Me laisserez-vous poursuivre
mon histoire, ou me couperez-vous à chaque instant ? J’en perd
le fil de ce dialogue. Certes, l’impression initiale qui me
traversa l’esprit était qu’un garçon de condition modeste - ses
habits paraissaient des plus neutres - rongé par l’ennui ou perdu
dans sa vie intime, était assis à quelques coudées de moi. Mais
cela semble d’aucun intérêt comme il est possible d’en
rencontrer à chaque coin de rue.
367
CAMILLE
Enfin, tu dévoiles l’une des faces cachées de ta
personnalité. Le mendiant insignifiant, tu t’en moques. Tu
respires la bonté de la jeune fille riche : et tu n’hésites pas à
donner l’aumône sur ton superflu.
LUCILLE
Ce mendiant, comme vous dites, sera et est mon époux. En
quoi suis-je donc coupable ? Pensez-vous réellement qu’il
fallait me couper la parole avec cette intervention stupide ? On
dirait un crétin qui tente de se gloser avec un fragment de
phrases inutiles.
Je n’ai pas la notion du temps, mais une bonne heure a dû
s’écouler, moi dans mon livre et lui cachant sa tête honteuse.
C’est exact, par humanisme, je lui ai adressé quelques mots. Je
lui ai demandé s’il se sentait mal. Comme quoi vous allez me
dire que les pucelles ne sont plus ce qu’elles étaient. Qu’il eut
mieux valu que je partisse en courant sans me soucier de la
souffrance humaine. Tiens, votre langue ne roule plus ! Vous
vous taisez donc !
368
Je poursuis. J’ai touché délicatement son bras. Il était
toujours plongé dans sa terrible solitude. Mais j’ai insisté.
Lentement, il s’est tourné vers moi. Il ne pouvait cacher les
quelques pleurs qui ruisselaient le long de son visage. Sa
question fut brève et sèche : qu’est-ce que vous me voulez ?
D’abord abasourdie, ma raison m’a chuchotée qu’en rien je
n’aurais dû intervenir, qu’il me fallait laisser là cet homme qui
n’était qu’insignifiance à mon égard. Une force étrange me
poussait à agir autrement. C’est bête parfois la vie, on ne peut
comprendre ses impulsions. Pourtant telles furent mes
réactions. Je me devais de le seconder, ou du moins de lui venir
en aide. J’ignorais de quelle façon - en m’exprimant avec des
paroles compréhensives, avec des pièces d’argent ou mon
sourire tout simplement.
CAMILLE
Je reconnais en cela ta bonté chrétienne. Peu de jeunes filles
auraient agi ainsi. D’autres d’ailleurs se seraient assises sur un
banc voisin. Mais pourquoi as-tu insisté ? Quelle volonté t’a
convaincu d’user de ce comportement ? Cet homme n’était rien.
Peut-être une pauvre loque qui pleurnichait ses amours perdues
? Peut-être n’était-ce qu’un ivrogne qui rempli de mauvais vin
369
pleurait une putain de bas quartier ? Et toi, tu lui es venu en
aide ?
LUCILLE
Il n’était pas ivre, et sa souffrance étaient réelle. Il est
toutefois aisé de déterminer un vieil alcoolique d’un jeune
homme en proie aux tourments les plus violents. D’ailleurs, j’ai
agi sans intention, sans penser un instant qui il pouvait être.
Votre façon d’analyser la scène est intolérable ! Faut-il
demander à un mendiant ce que recèlent ses poches pour lui
faire l’aumône ? Faut-il demander à une pauvre femme qui
implore une pièce, un enfant dans le bras si sa poitrine est
gonflée de lait ? Son interrogation fut presque violente : que me
voulez-vous ? Ma réponse fut douce et aimable. Pourquoi
pleurez-vous, Monsieur ? Puis-je vous venir en aide, vous être
utile ? Un début de dialogue s’est instauré : Non, vous ne me
seriez d’aucune utilité. Ce n’est pas d’une femme qui écoute
mes paroles dont j’ai besoin, mais d’une solitude immense dans
laquelle je retrouverai goût et joie de vivre. Il s’échappait avec
des propos remplis de fiels et d’agressivité. J’ignorais comment
agir. Je me reprochais d’être intervenue, d’avoir accompli une
action crétine. Oui, pendant quelques instants j’ai pensé :
370
change de banc, quitte cet individu dont l’intérêt est médiocre.
Laisse-le. Je ne pouvais entendre quoi que ce soit. Il répondait
avec des bribes incompréhensibles, et je vous assure qu’à la fin
de cet entretien, je n’ai su lui tirer la moindre phrase cohérente.
CAMILLE
Mais l’avez-vous désiré durant cet échange ? Lui accordiezvous
quelques attraits de corps ou d’esprit pour parler
subtilement ?
LUCILLE
Sur un banc, avec un homme qui pleure ? Non, la pensée ne
se fixe pas sous le bas du ventre. Elle est autre, elle est humaine
ou chrétienne tout simplement.
CAMILLE
Vous avez toutefois décidé de le raccompagner, de le
soutenir comme une vieille loque pendante, ou de le tenir en
laisse comme un chien qui a perdu son maître. Peut-être vous
êtes-vous considérée pareille à une bonté spirituelle recueillant
371
une âme pauvre divaguant à travers la cité ! Que cela est fort
beau ! Et comme je vous en remercie ! Mais les évènements se
sont hâtés comme Dieu en a décidé autrement. Aujourd’hui,
vous êtes sa femme qui se refuse ! Nous nous en retournons au
problème premier : que lui reprochez-vous ? Pourquoi vous
dégoûte-t-il ? N’était-ce pas une impulsion de jeunesse qui vous
a poussé à l’acte sacré du mariage ? N’avez-vous pas été
soumise à jouer votre propre jeu, puis à le feindre ? Enfin,
Lucille, répondez-moi sans mentir : épouse-t-on un homme
parce qu’il est miséreux ou dans une détresse profonde ?
D’autres justifications majeures doivent déterminer ce choix.
LUCILLE
Tout cela me semble fort compliqué. Vos interrogations
constellent ma cervelle. Je ne sais quelles réponses leur donner.
Cet homme rustre et vulgaire m’apparaît sous d’autres charmes,
et je serais prête à succomber à ses désirs. D’ailleurs, je n’hésite
pas. Enfin, seule je pense profondément à lui. Mais ce ne sont
que des fantasmes, que des images stupides que mon esprit crée
artificiellement. Quand il faut m’en retourner à la réalité
physique, ma raison est tout autre. Il me répugne. Je ne prétends
372
pas le haïr - cela serait mensonge - il m’indiffère. Voilà le plus
terrible des sentiments que l’on puisse éprouver pour sa moitié.
Inutile de vous dire que nous faisons chambre à part. Je retarde
le moment crucial, et je tache de lui expliquer. Parfois il me
répond avec un léger sourire, parfois je lis une profonde
détresse dans ses yeux. Je sais qu’il me désire, qu’il souhaite
me prendre. Pourtant, cet interdit nous confère une sorte de
complicité. Je ne sais si vous m’entendez.
CAMILLE
A présent, je te comprends trop bien. Il te faut un catalyseur
de charmes, un être pur et spirituel qui favorisant ce
dépucelage, te permettra enfin d’accomplir tes devoirs
d’épouse. Ce ne sera pas Bertrand qui stoïque ou résigné te
prendra en premier. Non, c’est une bête immonde, un violeur
qui s’introduira en toi sans ton consentement. Et Lucille, la
petite Lucille remplie de pleurs, gonflée de larmes s’en ira
demander un pardon inutile à son mari, se jettera sur l’épaule
chaude et protectrice de celui qu’elle refusait.
373
LUCILLE
Mais cela est abject et ignoble : vous favorisez la haine,
vous aimez le mal. Vous nourrissez votre bouche de vice et de
souffrance. Est-ce donc la parole du Christ qui est exprimée, ou
ne sont-ce pas des crachats puants que votre langue expulse ? Il
y a du Mauvais en vous, mon Confesseur. Peut-être suis-je
vierge ? Mais cette blancheur doit vous conseiller d’aider une
jeune fille perdue !
CAMILLE
Je réfléchis, Lucille, et je ne trouve pas de solutions ! Mon
écoute est puissante, mais je n’entrevois de possibilités pour te
sortir de ton état.
LUCILLE
Je m’en réfère à vous comme j’espère que vous pourrez
m’aider. Si je vous donne mon âme, c’est dans l’espoir que
votre conscience peut m’éclairer. Hélas cherchant votre
lumière, je n’ai reçu que votre ombre.
374
CAMILLE
Tu exprimes ta déception, tes regrets de me savoir inapte à
résoudre tes problèmes. De quelle manière, avec quels
arguments parviendrais-je à te convaincre d’aimer celui qui est
ta moitié, qui représente devant la toute puissance divine
l’époux avec lequel je t’ai unie ?
LUCILLE
Votre franchise est trop incisive. Elle correspond à du
vitriole jeté en plein visage. Ce n’est certes pas une caresse
d’air pur, une brise marine qui lèche mes lèvres ou ma bouche.
Mais avec ce parler, vous détenez peut-être la vérité. Je
complique misérablement un problème qui n’en est pas un pour
des millions de couples. Je me complais dans le passé tandis
que la chose est fort aisée à accomplir. Je devrais simplement
lui dire : je t’aime. Viens, approche. Déshabille-moi. Fécondemoi.
Mais comprenez, mon Confesseur, cent fois cette pensée
s’est jetée dans mon esprit ; cent fois, cette raison a traversé
mon âme : puis au moment opportun, la force m’a lâchée,
évanouie, envolée, très loin de ma cervelle. C’était encore le
375
refus ! Cet interdit crétin que Bertrand, mon Bertrand tolère
avec résignation !
CAMILLE
Enfin, ton Bertrand ! Voilà une preuve inconsciente
d’affection. Il représente un intérêt certain pour ta personne. Tu
ne le considères plus comme un être abject et rustre. Tu lui
confères un sentiment. Et cette parole est sortie naturellement
de ta bouche.
LUCILLE
J’aurais pu dire aussi bien mon caniche, comme ma console.
C’est tout bête, cette remarque ! Elle m’est venue dans le feu de
la conversation. Mais, Seigneur, ferez-vous donc cesser avec
ces paroles crétines, ce Camille de malheur ? Se taira-t-il enfin
? Trouvez le moyen de lui interdire d’intervenir ! Sa langue est
mauvaise, ses dents ricanent, et ses lèvres vibrent leurs flots
d’imbécillités. Elles n’attendent qu’un mot, qu’une phrase pour
contrer ma pensée, pour amoindrir le point faible de
376
ma personnalité. Les hommes d’église sont-ils ainsi faits ?
Pensent-ils tous de cette manière ? Ne suis-je pas face à un
maniaque qui se complaît de mes souffrances, qui se satisfait de
mes maux ? Il me prend pour une petite bourgeoise puritaine,
pour une incapable à aimer l’homme qui est le sien. Quand je
lui demande de me soutenir, il se rit de moi-même avec des
subtilités de langage qui ne cachent que de l’ironie.
CAMILLE
Crois-tu que Dieu est prêt à entendre tes jérémiades ?
Penses-tu réellement qu’il est décidé à écouter une vierge qui
accuse un confesseur de s’exprimer avec des boutades ? Ne
vois-tu pas cette misère humaine suppliant un morceau de pain,
ou quémandant une pièce de monnaie ? Comme tu sembles
éloignée de la réalité divine ! Oui, tu parais fort sotte pour prier
le ciel avec de telles balivernes ! Mais n’aies crainte, une
pensée vient d’illuminer mon esprit. Elle est noble et pure. Elle
te permettra de résoudre tes difficultés du pucelle qui se refuse.
Il n’existe qu’une méthode. Pour ce faire, tu dois me donner ta
confiance. Tu cherches à te libérer de ce joug qui t’oppresse,
devenir une femme pareille aux autres qui aime et qui jouit ? Le
veux-tu ?
377
LUCILLE
Oui, je le veux.
CAMILLE
Alors lève-toi, et suis-moi.
378
DEUXIÈME PARTIE
On entend des
cris, des hurlements provenant des
coulisses. Lucille gémit, geint et supplie. Ce
sont les souffrances d’un acte barbare. On
suppose la prise sauvage d’un sexe qui
s’introduit de force dans un vagin. Des
spasmes, des convulsions sporadiques, une
progression lente mais continuelle. Des
vêtements déchirés, deux corps qui
tombent, des va-et-vient rapides. La salle
doit imaginer un pénis qui pénètre un
hymen, une poitrine griffée, des pointes de
seins érectés. Puis sous les coups de
butoirs répétés, on apprécie distinctement
une femme qui commence à s’offrir, qui
écarte lentement ses jambes et se donne
d’extase. Puis le silence. Un silence
ténébreux s’installe. L’homme d’église
réapparaît suivi de Lucille. Ses habits sont
arrachés. Elle tente de coiffer sa chevelure.
Son maquillage pleure. Elle-même est en
379
proie à des contorsions étranges qui
répondent à ce viol et à sa nervosité.
LUCILLE
Vous n’êtes qu’un monstre, qu’une ordure humaine.
Comment osez-vous agir de la sorte ? Quelle puissance du Mal
vous a poussé à me prendre ?
CAMILLE
Je ne suis pas un émule de Satan. J’ai voulu en finir avec
ces mensonges de pubère. A présent, c’est accompli. Cela paraît
peut-être ignoble, mais c’était l’unique, la seule solution.
LUCILLE
Un viol ! Un viol ! Possédée et prise par vous, mon
Confesseur. Cela dépasse les lois de la volonté chrétienne.
Aucun homme d’église ne se serait permis une telle action.
C’est de la haine qui vit en moi. Non, c’est une
incompréhension. J’ignore où j’en suis. Je ne sais ce qu’on m’a
380
infligé. Je ne peux exprimer la moindre phrase. Laissez-moi
récupérer de votre torture.
CAMILLE
Je ne pense pas avoir péché. Je n’ai pas même obéi à ma
pulsion première qui aurait consisté à déflorer une vierge. Je
n’ai voulu que résoudre cette impossibilité, quand Dieu même il
me fallait utiliser l’action.
LUCILLE
Mais vous avez expulsé votre sperme en moi. Je peux donc
porter un enfant impur.
CAMILLE
N’aies de crainte. Toi-même, tu m’as précisé que tu
saignais. Tu n’es pas en période féconde. Le risque est nul.
LUCILLE
381
Mais ce sexe dressé qui perce cet hymen sacré, cet hymen
qui appartenait à Bertrand, à mon Bertrand.
CAMILLE
Réfléchis quelques secondes, et cache ton sein. On dirait
que ta pudeur t’a quittée. Du moins, je te laisse récupérer de cet
assaut. Oui, réfléchis : combien de semaines, combien de mois
avant d’accepter ton mari dans ton lit ? Je me devais d’agir, de
braver les lois de la nature.
LUCILLE
Mais n’êtes-vous pas mon Confesseur ? Vous m’avez prise
avec force !
CAMILLE
Tu m’aurais refusée. Tes manières !... Ton éducation ! ...
Alors qu’en tires-tu de mon acte chrétien ?
382
LUCILLE
Peut-on trouver Confesseur plus abject ? Je viens à lui, les
mains tendues suppliant un réconfort, un espoir. Et lui prend sa
brebis, la dépucelle. A présent, je dois lui demander ce que je
ressens de cet assaut ignoble ! Mais avez-vous conscience de
cette barbarie ? Plaise à Dieu de vous donner sa miséricorde !
Oui, qu’il vous console de votre agissement ! Je rêve. Vous êtes
cynique. Demain, je me réveillerai en prétendant avoir fait un
mauvais cauchemar.
CAMILLE
Je ne suis pas un missionnaire impur, usant de rites sorciers,
qui danse autour du feu de joie, qui tend un sexe énorme et qui
pourchasse les jeunes noires pubères. Ma volonté est tout autre,
ma petite Lucille. Je voulais seulement t’éclairer, non pas
t’offrir l’orgasme ou la jouissance féminine - cela n’était pas de
mon ressort. Je souhaitais avec ardeur brûler tes pensées
mauvaises, tes relents de bourgeoisie complexée. Il me fallait
agir, et non pas écouter inlassablement des discours de fillette
qui se refuse. D’ailleurs, je te pose une question. Quel est
l’homme qui en premier t’aurait prise ? Ton Bertrand, comme
383
tu aimes constamment à le répéter ? Un autre type rencontré au
hasard sur un banc public ? Mensonges que tout cela !
Mensonges et stupidités encore ! Mais observe-toi. Regarde-toi.
Trembles tu ? Éprouves-tu quelconque émotion ? Je n’ai été
qu’une prostituée qui dépucelle une innocence. Mais cet
adolescent remercie sa compagne de quelques minutes, comme
elle le déniaise et lui dévoile enfin la réalité physique. Voilà
quel fut le sens de mon action. Il ne recouvrait aucun autre but.
Il me fallait t’initier pour te parler ouvertement.
LUCILLE
Vous deviez me conseiller d’aller trouver un autre pénis, et non pas
le vôtre. Vous vous êtes jeté sur mon pubis comme une bête ignoble,
comme un chien en rut : la métamorphose d’un religieux en animal
satanique ! Quel assaut, Lucille n’a-t-elle pas eu à subir ! Quelle torture
de l’âme ne mémorisera-t-elle pas à vie ! Un homme de foi, celui qui a
promis de se soumettre à la chasteté chrétienne ! Mais vous seriez apte
à commettre à nouveau cet acte impur. Une gamine se présente à vous,
votre réponse serait après l’avoir écouté, de la prendre avec force - de
lui dire : maintenant petite, retourne-t-en vers ton âme. J’ai donné le
nécessaire. Accomplis la suite ! Mais ne faut-il pas que je me plaigne,
que je m’en réfère à Dieu pour lui jurer quel fut votre comportement ?
384
Vous salissez l’habit que le Christ vous a demandé de porter. Vous
favorisez le vice et l’impureté. Ai-je face à moi un confesseur ou un
barbare dans un lieu saint ?
CAMILLE
Tu crois que je suis chair dans toute l’acceptation du terme.
Tu penses que pour libérer ma pulsion physique, j’utilise le mal
sans conséquence. Que je me cache derrière une réflexion haute
- celle qui consiste à délivrer une enfant, mais que ma vérité se
nourrit d’une fausse bible. Réfléchis quelque peu. Il me serait
aisé de quitter ce pourtour, de demander à ces autorités
spirituelles de redevenir moi-même. De m’affranchir, en
quelque sorte de ce sexe qui me corrompt. Loin de cela, ma
petite Lucille ! Ils n’en sauront rien. Il serait stupide de leur
expliquer ce qu’ils ne peuvent assimiler. Ces grands prêtres, ces
êtres bornés certes m’accuseraient, mais jamais ne
m’interdiraient de revêtir mon habit noir. Je confesse devant
Dieu d’avoir intelligemment agi.
385
LUCILLE
Mais que dire à Bertrand ? Comment lui expliquer qu’un
religieux enfreint la loi, se jette sur mon corps, prend mon
hymen - cet hymen sacré.
CAMILLE
Le silence sera la meilleure des réponses. La bouche close
est preuve de savoir : - savoir se taire. Tais-toi. Cette heure est
passée : tu es libérée enfin, Lucille ! Maintenant, tu es une
épouse. Je te souhaite d’ici à peu d’être mère. Je sais que tu
possèdes les qualités requises pour porter un enfant, le tenir
contre ta poitrine, et lui donner ton sein. Ma satisfaction sera de
bénir ce petit. En quoi je remercie Dieu de m’avoir permis
d’exister du moins pour que tu m’offres dans l’allégresse le
fruit de votre union. Mais en premier, cesse de compliquer
l’amour. Rends-le anodin. Considère-le bénin et simple. Telles
sont mes paroles. Te conviennent-elles ? Peux-tu les récuser ?
386
LUCILLE
Je suis désarmée. J’ai été violentée, prise de force par mon
confesseur. Je l’ai subi, maître lugubre, accomplissant son rite
sacré de messe noire, n’hésitant pas à pénétrer une pucelle avec
sa puissance de sexe dressé. Vous m’effrayez ! Le Bien et le
Mal cohabitent en vous. Aucune conscience de cette ignominie
! Des préciosités vers la Voie Divine. Je vous ressens démon et
ange, violence et pureté.
CAMILLE
Réellement, Lucille, après ces relations tu combleras tes
désirs de femme. Pourras-tu avec Bertrand ? Oui, cet interdit a
désormais disparu. Jamais plus tu ne trembleras à la première
caresse de ton aimé. Tu le prendras comme une douceur
exaltante d’homme. En outre, tu tairas à ta famille notre
rapport. Cette bouche restera muette. La honte gonflerait tes
joues de rougeur. Je ne peux voir une petite fille pitoyable,
agenouillée devant son père nourricier, balbutiant des phrases
inaudibles entre deux pleurs et se chargeant de tous les péchés
et de toutes les calamités du monde. Pour cette insignifiance,
387
j’ai désiré avec ardeur faire de toi enfin une femme. Je ne
souhaite en rien redoubler cet acte et te prendre à nouveau.
LUCILLE
Mais je vous remercie ! Que la compassion est bonne à
entendre ! Vous déchirez cette chemise, griffez ma poitrine,
posez une bouche putride sur mes lèvres roses, et vous
prétendez de ne pas recommencer ! Merci avec mon sexe ;
merci avec mon vagin. N’y-a-t-il pas quelque chose d’immonde
en vous ? Avez-vous réellement conscience des paroles que
vous crachées ? J’attends avec délice l’incubation, j’espère avec
mes fantasmes que vous éjaculiez votre substance dans ma
dernière fleur. Après vous pourrez, pour satisfaire le Mal me
soumettre à une fellation, quitte me faire vomir votre sublime
spirituel !
CAMILLE
Halte-là. Où vas-tu ? Ces mots dépassent l’entendement de
ta conscience. Si j’ai agi ainsi, c’était pour favoriser cette
union. Si j’ai choisi une méthode agressive, c’était pour
résoudre un cas insoluble. Tes paroles ne sont que de la
388
vengeance injustifiée. Elles n’expriment que le dégoût
immédiat pour un acte pourtant salutaire.
LUCILLE
Oui, ce dégoût ! Cette violence terrifiante d’un homme qui
s’acharne, qui soulève son habit d’église, qui fait se dresser un
sexe énorme, qui le tend vers moi comme pour défier les
commandements du Christ. Oui, cette horreur ! Ce justicier qui
écarte une vulve sanglante, qui pousse contre les parois d’un
pubis rougi, trouve enfin l’entrée, et s’y jette avec précipitation.
Et cette voix d’homme, ou d’animal en rut soufflant, râlant, qui
avec une sauvagerie bestiale détruit un hymen sacré. Mais vous
m’avez entendu hurler, supplier. Vous me saviez avec toute ma
faiblesse de femme vous implorer de refuser cet horrible coït.
J’ai quémandé, au nom de la Vierge Marie de cesser ce viol.
J’ai fait ce signe de croix qui devait me préserver de cette
ignominie. Et vous, quel fut votre comportement ? Plus le pénis
allait pénétrant, plus vous sentiez votre puissance se fortifier.
Toujours plus profond, toujours plus loin. Atteindre mes
entrailles ! Pourfendre mon intime ! Pourtant aucune raison,
aucune ! ...
389
Elle se met à
sangloter. Elle revoit cette ignoble scène.
Des larmes coulent le long de ses joues.
Défilent les images de ce rapport interdit.
Elle chancelle et tombe. Il lui tapote
légèrement les joues sans croire réellement
à son malaise.
CAMILLE
Allons, ma petite Lucille, réveille-toi. Récupère de ton
terrible drame. Reprends enfin conscience. Considère avec
dérision l’insignifiance de ce rapport qui ne saurait être impur.
Lucille est
toujours étendue, mais l’écoute. Elle a
retrouvé ses esprits. Ce n’était qu’une
faiblesse.
CAMILLE
Moment, qui je te le promets, ne pourrait être condamné par
notre Sauveur. Je n’ai pas agi sous quelconque pulsion
390
physique. Non, j’ai réfléchi à cet accouplement avec toute ma
lucidité.
LUCILLE
Balivernes que ces phrases de jésuite ! Vous respirez le Bon
Père, mais vous soufflez et transpirez pour jouir dans mon sexe.
Et ce râle d’épuisement, ces secousses dernières pour expulser
tout ce qui sécrétaient vos testicules ? Vos testicules ! Je
devrais dire vos couilles. Car vous aviez simplement envie de
me foutre, de jouir d’une pucelle ! Oui, vous bandiez comme
une bête en rut. Et qu’il fut bon, n’est-ce pas de m’enfiler avec
force, de démontrer votre puissance de mâle ? C’est le triomphe
dans toute sa splendeur : baiser une gamine rouge entre ses
cuisses. La blancheur de l’hymen s’unit avec mes coulées
sanglantes, et vous purifiez l’ensemble avec vos gouttes de
sperme. Plus profond vous pénétrez, et plus grande est la
satisfaction. Mais pourquoi ne pas m’avoir retournée, - votre
pénis était encore fonctionnel ? La délivrance en aurait été que
plus délicieuse. D’une prise deux coups ! Un sexe bardé
d’excréments ! Quel sublime plaisir pour un prêtre vicieux ! Il
fallait pousser, s’introduire avec adresse afin de glorifier les
lieux de Sodome.
391
Elle soulève ses
jupes, le provoque avec ses rondeurs.
LUCILLE
Mais venez ! Entrez ! Je dois recevoir encore. Quand je
songe que vous avez osé (faire) vos serments, jurer devant le
Tout-Puissant d’aider l’homme, d’aimer son frère et sa sœur.
Vous en êtes au péché capital : il consiste à déflorer l’innocence
qui demande espoir. Mais, dites-moi, ai-je tenté de vous séduire
? Ai-je montré une jambe, une pointe de sein pour vous
désarmer et provoquer le désir charnel ? Je cherchais un guide,
non pas un agresseur.
CAMILLE
En vérité, je suis profondément déçu. J’ignorais qu’une
jeune fille de bonne famille eût pu s’exprimer de la sorte. Tu
uses de termes qui ne sont pas dignes de ta condition. Pourquoi
tout à coup cette vulgarité ? Je pensais être en relation avec une
personne issue d’un milieu autre. Et voilà que tu emploies des
termes de charretier, éloignés de ton identité sociale.
392
LUCILLE
Qu’il est beau, ce dialogue ! Vous jouez les bouches fines
avec vos paroles, mais vous transpercez un vagin avec votre
pénis. En ce sens, je n’ai aucune raison de justifier ces
prétendues phrases audacieuses. D’ailleurs, on s’éloigne du
sujet. Je n’ai pas désiré vous provoquer, je n’ai pas eu l’audace
de vous exciter. Ai-je quémandé une pénétration ou un
dépucelage ? Mais devant un jury céleste, vous êtes la pauvre
brebis donnée à l’abattage ! Quelle métamorphose du loup
carnassier ! Le mâle en rut transformer en doux gardien de son
troupeau ! Celui même qui saute ses chèvres et qui en jouit,
pâtre bestial ! Ne ricanez pas sournoisement ! Mes images
prêtent au sourire ? Souvenez-vous de cette prise forcée, de cet
habit sali avec ce viol atroce. Que demain, Dieu sans clémence,
vous punisse misérable que vous êtes !
393
CAMILLE
Oseras-tu longtemps encore prononcer des termes abjects ?
Crois-tu vraiment en cette erreur, et peux-tu, toi, la jeune fille,
te juger plus élevée que notre Seigneur pour me condamner
avec ce comportement ? En vérité, cette barbarie est peut-être
libératrice : elle est la source d’une union et d’un bonheur futur.
Nous allons inverser ton rôle. Je vais te donner un exemple. Ne
me coupe pas dans cette justification. Assimile simplement les
fragments que tu entendras. J’ai connu un garçon gauche, gêné,
complexé. Sa famille prude et autoritaire lui avait dicté une
éducation rigide - digne de celle que l’on infligeait dans cet
affreux dix-neuvième bourgeois. Il était boutonneux, timoré et
rougissait bêtement. Il portait dix-huit ans. Tous ces blocages,
ces sévices moraux qu’il subissait, étaient liés aux
comportements stupides de ses parents. Ce jeune homme était
élevé dans la foi chrétienne, - non pas dans le sens spirituel du
terme avec une vie d’adulte à accomplir, une période de célibat
à explorer - mais dans la pudeur, la honte et le dégoût de soimême.
Il n’osait se masturber, se prétendait le plus coupable
des adolescents en effectuant ce geste banal. Je ne me suis pas
transformé en confesseur, mais en confident. Je suis devenu son
ami, et j’ai tenté de lui expliquer le sens réel du destin. Je le
394
recevais régulièrement pour discuter, dialoguer avec non plus
l’homme d’église mais avec un frère qu’il n’a jamais connu.
Car ce garçon était seul, renfermé et ne conversait avec
personne. Le pensionnat, le refoulement, des vacances
studieuses. Que devais-je faire ? Et toi , qu’aurais-tu accompli à
ma place ?
LUCILLE
J’imagine aisément quelles furent vos relations avec ce
gamin. Après l’avoir intoxiqué avec vos idées de cultes sexuels,
vous l’avez convaincu de trouver une fille de joie. Vous l’avez
poussé à voler quelques billets dans le portefeuille de son père,
de donner cet argent à la première blondasse venue, et de
quitter ce lieu de passe crasseux en claironnant : je n’en suis
plus ! je n’en suis plus !
CAMILLE
Observe que tu propose ton propre scénario sans
m’interroger sur les dialogues. Ta tête imaginative a créé des
situations, mais tu ignores le contenu des réparties.
395
LUCILLE
Pourquoi le nier ? Pourquoi tenter de me mentir ? Votre
réaction fut de convaincre un puceau d’en cesser avec sa
timidité puérile.
CAMILLE
Comme tu te trompes, ma petite Lucille. Certes, ces pensées
se sont confondues dans mon esprit. Soit ma première réflexion
fut de le convaincre de chasser sa candeur sauvage. Mais la
vérité s’est transformée, s’est éloignée de ta logique de
déflorée. Car, ce garçon a fait la connaissance d’une femme
plus âgée, qui l’a pris sous sa protection, qui lui a enseigné les
rudiments de l’amour. Cette rencontre fut banale, insipide,
pareille à tienne, quand tu t’es assise près de Bertrand sur un
banc public. Lui-même d’abord penaud et malaisé s’est laissé
conduire à la conversation avec cette inconnue. La suite, tu
peux l’imaginer : un hôtel, une chambre médiocre, quelques
minutes de jouissance. Puis elle a disparu : une femme utile
mais qui s’oublie trois semaines plus tard !
396
Lucille
indifférente à l’exemple de Camille, a feint
de l’écouter. Elle tache de l’agacer avec
les fragments suivants.
LUCILLE
C’était peut-être la meilleure des solutions. Considérant
votre violence, j’avais pensé que vous fussiez capable de le
sodomiser ce gamin. Je ne dois en rien vous choquer en
utilisant ce terme, comme vous avez été apte à prendre une
jeune fille par devant. D’ailleurs j’ignorais que votre sexe fût si
long, si tendu et si joliment gonflé. Je reconnais que c’était plus
agréable qu’une friction avec le clitoris. L’effet de chaleur est
viril, et l’on en tire après l’expulsion du sperme, une douceâtre
saveur quand bien même elle s’accompagnerait d’un dégoût ...
Voyant en cela la reconnaissance de votre puissance
insoupçonnée, je vous accorde même un intérêt certain. Rien ne
m’interdirait de tenter à nouveau l’expérience. Puis-je vous
avouer que le désir semble monter en moi ? Vous savez que
toute femme fantasme, et son soupir le plus fou est de se croire
prise par une multitude de mâles.
397
Elle s’approche
de Camille, et passe délicatement sa main
sur ses attributs. Elle tente de le vamper.
Sorte de parade de femelle avec le geste,
l’œillade et la croupe qui ondule.
CAMILLE
Quel splendide retournement ! Toi, la dévote. Toi la pucelle
qui accomplissait chaque année son pèlerinage à Orléans !
Quelle sublime transformation ! Te voilà capable d’aguicher un
religieux, de l’exciter pour, je suppose le vois succomber à tes
charmes. Mais tu joues très mal. Tu n’est pas douée pour la
comédie. Je te le prouve. Agenouille-toi et donne-moi une
fellation. Allez, bois à ma source. Tire la liqueur exquise. Oui,
respire l’odeur tiède de ma toison. Enivre-toi des saveurs du
bas-ventre.
Lucille se reprend,
et feint le signe de croix. Effet scénique.
Elle marmonne, style perroquet les
quelques prières de base.
398
LUCILLE
O Seigneur, ne suis-je en rien coupable d’avoir osé
dévergonder celui que tu as choisi pour mener sa brebis ? Dans
toute ta clémence, reconnais en moi une pauvre élue qui
s’accuse de pousser le vice jusqu’à l’ignominie : j’ai fait se
dresser le sexe de celui qui devait m’indiquer le chemin à
suivre. Soit, il a su trouver mon intime. Mais était-ce une raison
pour ? ...
CAMILLE
... Cesseras-tu enfin avec tes bêtises ? Quelle comédienne,
n’es-tu pas ! Te voilà bien changer depuis le commencement de
cet entretien. J’avoue ne rien y comprendre à la fille, à la
femme et même à l’ancienne pucelle. Ton vocabulaire s’éloigne
de la préciosité. Tu uses de termes vulgaires.
Ces reins se cambrent, cette poitrine me provoque. Quelle
mise en scène absurde et quels effets comiques !
399
LUCILLE
Et si je n’étais qu’une salope, qu’une jouisseuse qui s’était
plu à corrompre une âme chrétienne. Si ces paroles lors de mes
premiers dialogues n’étaient qu’une sombre duperie.
Reconnaissez que l’on peut tirer de la joie à se faire violer par
un religieux, surtout quand il est beau. Car vous êtes beau,
Camille, malgré cette soutane. En vous observant de près,
j’admire l’équilibre de votre visage, la délicatesse de ces traits
si doux. Et cette chevelure, Camille ? Pourquoi vous imposezvous
ces cheveux ras ? Vos boucles vagabondes s’en iraient
reposer sur vos fortes épaules. Elles sont larges ces épaules -
pareilles à celles d’un lutteur, d’un homme puissant et viril.
Puis-je vous poser une question, Camille ? Ce n’est pas une
affirmation mais une confirmation que j’attends avec votre
sourire. Nombreuses furent les femmes qui se sont confessées
pour observer derrière ces croix de bois votre regard. Ou pour
respirer votre odeur bestiale, ou pour ce magnétisme sexuel que
vous dégagiez. Approuvez mes paroles, Camille. Elles ne sont
que vérité.
400
CAMILLE
Ma petite Lucille, la rougeur colore mon front. Non, je n’ai
jamais connu de vierges en attente d’extase, ni de pucelles se
caressant le clitoris. Une seule fille fut incontrôlable,
inexplicable ce fut toi, Lucille! Oh ! De vieilles dévotes
s’accusaient de péchés stupides, espérant par mon intermédiaire
obtenir la Voix des Cieux ! Le chemin divin et royal ! Ainsi
furent mes prières pour les pardonner. Mais que puis-je faire
pour toi ? Que me conseilles-tu ? Tu dois connaître tes propres
fantasmes, tes désirs insensés ? Comment t’aider, t’éloigner de
cette folie de gamine qui passe de la pureté à la salope ? A quel
jeu t’essaies-tu ? Je ne sais te retenir : tu es comme cette goutte
d’eau qui glisse entre mes doigts. Je ne te saisis plus. Tu es
impalpable, Lucille.
LUCILLE
Vous ne pensiez pas ainsi, il y a quelques instants.
Impalpable, vous dites ? Pourtant vous me touchiez !
Insaisissable, j’étais ? Grands Dieux, vous pouviez foutre et de
quelle manière !
401
CAMILLE
Iras-tu, tout raconter à ton Bertrand ? Te jetteras-tu sur son
épaule en pleurnichant, cet homme m’a violentée ? Protègemoi,
Bertrand ! La religion est putride, et ses représentants ne
sont que de terribles sadiques. En utilisant ton imaginaire,
useras-tu de ta langue mauvaise en prétextant que je t’avais
invitée à une messe noire, - à ta défloration. Puis buvant à la
coupe de mes paroles, tu t’es laissé entraîner dans l’ivresse
sexuelle, dans ces transes d’êtres impurs ... Je vois très
facilement la scène : des sorciers, des diablotins, des petits
monstres ou des mains dardant un sexe difforme, et ricanant. Et
Lucille, dénudée, allongée, attachée dans la bruyère est prise
par cette singerie vicieuse ...
LUCILLE
Dans mes rêveries charnelles, de telles pensées n’ont jamais
caressé mon âme. Mais je leur accorde un délice de charme, un
intérêt certain.
402
Lucille s’assoit.
Camille l’observe. Elle croise ses jambes.
Elle laisse vagabonder son esprit avec ces
termes.
LUCILLE
Imaginons une douceur printanière. Le décor est planté.
Puis une sorte de rite physique appelant le Grand Puissant des
Ténèbres. Effaçons la chèvre à prendre : je me donne à sa place.
O toi, Maître de l’Inconnu, pénètre cette vierge ! Accorde à
cette enfant le délire du vice ! Des mâles, membre érecté,
retenant leur souffle cachent leur visage derrière des cagoules
noires. Ils m’introduisent avec une régularité métrique. Chacun
me soumet cent va-et-vient. Un autre s’avance, et se glisse dans
mon vagin. Et ainsi jusqu’à dix ! Des femmes, la poitrine
dénudée, la pointe des seins tendus, m’interdisent de me
défaire. Je suis comme écartelée. Elles replient mes jambes sous
mes fesses afin de m’imposer une pénétration plus profonde.
Évidemment, elles-mêmes ont subi ce rituel. Leur pubis est
épilé. On peut observer leur rondeur vaginale, signe
d’appartenance à la secte. Il me faut des toges, des voilures
légères, des lumières vacillantes et un lieu propice à ce jeu
403
magique quoique bestial. Prenons une source, un endroit où
coulent et gargouillent des mystères. Mais comme cela est fort
risible, mon pauvre Camille ! Et dire que j’étais votre petite
Lucille ! Certes, vous êtes inapte à me comprendre ! Mais le
serez-vous capable une fois, une seule ? Implorez Dieu de vous
éclairer. Jamais il ne vous permettra de savoir ce que pense une
femme, quels sont ses délires et quels sont ses mensonges !
CAMILLE
Penses-tu réellement que ce dialogue me confère
quelconque intérêt ? Ne crois-tu pas que je puisse être sevré de
toutes ces folies de l’esprit ? J’en ai suffisamment entendu,
comme je suis de trop repu de tes bêtises d’adolescente. Tu
taches de me narguer. Tu tentes de me corrompre avec tes
fantasmes sataniques. Voilà donc ton ricanement intime de
jeunesse. Tu me fatigues, Lucille. Je suis las d’entendre une
autre phrase. Que ta bouche se taise ! Que tes lèvres soient
closes à jamais !
404
LUCILLE
Je reconnais vous avoir excédé. J’ai peut-être trop tirer sur
la corde raide ou sèche. C’était ce sexe tendu ou dressé, prêt à !
... Prêt à ! ... Mais passons comme cela est entré. A présent,
vous n’exprimez plus qu’un seul désir : me voir m’en retourner
vers Bertrand. J’entends votre âme : qu’elle s’en aille et
disparaisse. Oui, qu’elle ne soit plus une ombre qui,
malheureuse, a voltigé dans ma chair amoureuse. Car vous
aimez les belles phrases, Camille ! Qu’elle ne soit qu’une
insignifiance perdue, à délaisser dans les méandres de
l’inconnu. Ou, plus vulgairement direz-vous : va-t’en, petite
salope. Tu as osé me déshonorer. Peste à sa pensée : elle m’a
dupé ! Quelle en souffre ! Que Bertrand lui fasse subir le
châtiment que Dieu aurait dû lui infliger ...
CAMILLE
Comme il y va de ton imaginaire ! Comme faussement tu
interprètes les pensées des religieux ! Tu m’es une épreuve, je
le confesse humblement. Mais tu en tires rapidement tes
certitudes ! Ce coït insignifiant changera le cours des saisons,
transformera la rondeur de la terre ? Tu mêles ton tout dans ta
405
cervelle de gamine, comme tu remettrais le Christianisme en
cause avec ces étourderies ! Mais la Puissance Divine est audelà
de ta réalité de crétine. Il n’est pas question d’un
quelconque pardon pour ces quelques allées et venues dans ton
vagin qui ne représente rien. Pauvre de toi, cela est insipide !
Tu nages dans ton ridicule, et tu bois à ma tasse de sperme !
LUCILLE
J’ignore si Bertrand sachant votre comportement voudra
démystifier cette insignifiance, comme vous le dites si bien. Je
ne sais s’il lui plairait d’apprendre qu’un homme d’église a
perforé sa brebis pour la libérer de son incapacité avec son
mari. Il serait satisfait de posséder la nouvelle, celle-là même
que le premier à me pénétrer fut vous. Mais continuez à
dénigrer cet acte banal ! Rendez-le anodin au bon vouloir de la
sagesse de Dieu.
CAMILLE
Je te voyais perfide, je te sens cruelle et mauvaise. Il y a
quelque chose d’ignoble qui agite ton âme. Et ta bouche se
faisait le réservoir de tes injures, n’hésite pas à cracher le
406
blasphème et l’impur. Écoute-moi, Lucille : il faut t’en remettre
à Bertrand. Il sera du moins te pardonner. Mais peut-être
espères-tu l’excéder afin de le retourner contre moi.
Miséricorde ! Comment aurais-je pu imaginer qu’une femme
eût pu penser de la sorte ! Mais souviens-toi : tu prétendais
craindre ton époux, être incapable de lui offrir l’acte charnel. A
présent, tu souhaites t’en servir afin qu’il me condamne, pour
que la violence monte en lui. Tu espères donc la destruction de
deux hommes. Si telle est ta réflexion, le Mal te pourfendras
comme une flèche circulaire qui n’atteint pas son but, mais
frappe la personne même qui l’a lancée. Eux baissent la tête
pour se parer du coup ; toi, tu recevras ton venin en plein cœur,
et là sera ta souffrance.
Lucille, on ne joue pas avec la religion, on ne ri pas de celui
qui est sien. Fais-tu preuve d’insouciance ou d’un manque de
maturité ? La raison m’a perdu. Es-tu épouse ? Seras-tu femme
? Vis-tu de vice ? Te nourris-tu de folie ? Peut-être n’est-ce que
du fantasme, une sorte de rêverie d’adolescente ? Mais c’est un
comportement stupide dont jamais tu ne te flatteras. Je ne
parviendrais pas à assimiler cette métamorphose - j’ai vu une
enfant timide et timorée se confessant pour des péchés
insignifiants ; puis, j’ai vu une vicieuse qui espérait
407
dévergonder un religieux. A présent, je vois une salope qui
s’essaie à récupérer l’ensemble pour hérisser de haine Bertrand.
LUCILLE
Comme les femmes sont difficiles à comprendre, mon
pauvre Curé ! voyez : je fais de l’ironie. Comme leur cervelle
prête à interprétation ! Le mensonge et le réel se côtoient dans
une sorte de malice infernal. Mais, vous, prêtre en habit noir ne
pouvez séparer le bien du mal. Enfin, vous savez écarter les
cuisses et vous y glisser avec jouissance ...
CAMILLE
La vérité, Lucille, étais-tu vierge ? Ou m’as-tu trompé ?
LUCILLE
Déjà vous usez d’un vocabulaire qui n’est pas chrétien.
Comment mentir à un élu de Dieu ?
408
CAMILLE
Assez de toutes tes paroles impures ! Assez de ces
mensonges répétés, de ces phrases cachées ! Tu me crois donc
dupe ? Tu me vois apte à assimiler ton mélange de syllabes
absurdes ! Je voudrais avoir une conversation franche et utile
avec Bertrand. Je souhaiterais discuter avec ton époux, lui
expliquer la raison de nos rapports, et lui demander le pourquoi
et la justification de son manque de virilité. Je considère que
nos âmes raisonnables, que nos réflexions échangées nous
permettrons de résoudre ces difficultés.
LUCILLE
De toute façon, j’ignore avec quel sortilège de femme je
pourrais le convaincre de vous rencontrer. Il est athée. Il
dénigre la religion. Sa croyance est dans la non-existence de
Dieu. Ces conditions étant imposées, pourquoi s’animerait en
lui l’envie de vous parler ? Pourquoi se manifesterait
soudainement le désir de discuter avec vous ? D’ailleurs,
j’entrevois facilement la scène : le Curé lui expliquant qu’il m’a
violée ! lui, l’accusant de cet acte barbare ! Cela est fort risible,
mon Confesseur !
409
CAMILLE
Tu peux toujours tenter de satisfaire cette pensée. Donnemoi
l’occasion de converser avec Bertrand. Puisque j’ai eu sa
femme, je dois me justifier devant son mari. Mais j’aimerais
que cet entretien fût convenu sans ta présence - une sorte de
rapport d’homme à homme d’église. J’ignore si tu comprends
ces relations.
LUCILLE
Vous ne savez la difficulté de favoriser une telle entrevue.
Vous ne supposez toute la finesse mêlée de ruse qu’il me
faudrait déployer afin de réaliser cette volonté. Quand même je
parviendrais à lui en parler, il se mettrait à hurler de toute sa
puissance et m’accuserait d’être une crétine grenouille de
bénitier. Je l’entends déjà : Quelle folie imbécile t’a donc
poussée à te rendre chez un curé ? Quel comportement absurde
t’a convaincu à le voir, ce confesseur de cervelles ? Je retrouve
toute ta mère en toi, qui pour un pet s’en va accomplir ses
génuflexions ! Je tâte de l’héritage spirituel : tu veux pour une
bêtise supplier un crétin mystique. De là, j’en tire les heureuses
410
conséquences : sa volonté farouche de vous haïr, voire de vous
molester apprenant que vous avez baisé son épouse. Il sera
rempli de rage - que dis-je - il sera gonflé de haine. C’est
vouloir exciter sa violence ! Conservez quelques graines de
raison. Ne les laissez pas s’envoler avec un vent de panique.
Mais cultivez-les dans votre esprit.
CAMILLE
Certes, la conversation me paraît des plus difficiles. Ces
dialogues risquent de friser l’agression. Il me faudra peut-être
retenir un ennemi belliqueux. Je me prépare déjà à contrer ses
attaques ou ses combats verbaux. Je désire lentement lui faire
admettre la nécessité de cet accouplement. Je souhaite lui
donner la compréhension d’une intelligence raisonnée et
pondérée. Bertrand, à mes yeux, n’est qu’une bête violente -
j’en tire cela de tes paroles dernières. Mais Bertrand doit
posséder en lui une conscience. En ce sens, je tenterai de le
convaincre de l’utilité de mon acte. Apaiser l’aigreur qui vit en
chacun d’entre nous, la dominer et l’échanger contre de
l’amour : telle est ma tentation. Ce n’est point le diable qui me
l’inspire.
411
LUCILLE
Évidemment, Satan n’y est pour rien. C’est vous Camille le
religieux, qui prenez sa femme. Vous espérez que quelques
messages, quelques fragments assermentés avec la bénédiction
du Sauveur, feront de vous non plus un moine lubrique mais un
saint descendu du ciel. Nourrissez-vous de l’Évangile, glissez
au passage les douces phrases du Jésuite ... Pensez-vous
réellement que vous obtiendrez son pardon . Je n’ose supposer
ce qui se passe dans votre conscience. Je ne puis déterminer et
vos agissements et vos confusions. Ce pénis qui s’enfonce, qui
fait éclater un hymen ! Espérez-vous recevoir, prêtre sans foi,
l’approbation chrétienne ?
CAMILLE
Tu t’échappes, Lucille. Tu t’égares encore. Je veux
m’entretenir avec ton mari, c’est la raison exacte de cet acte.
J’utiliserai pour me défendre si sa violence s’envenime
l’incapacité de votre union. D’autres pensées semblables me
traversent l’esprit. Lucille, tu te dois de le convaincre. Je
l’attends. Qu’il s’en vienne. Une explication franche s’impose.
Tu utiliseras ta finesse de femme. Tu parviendras à lui faire
412
franchir cette porte. Oui, qu’il s’en vienne ! Que nous
discutions ! Là, est la seule issue afin de résoudre vos et mes
problèmes. Tu le décris comme une brute frappant des poings,
détruisant tout ce qui l’exaspère. Prétendrais-tu que tu t’es uni
au plus vulgaire des hommes ? Qu’en ce sens, seule la violence
serait de mise ? J’en doute fortement.
LUCILLE
N’oubliez jamais que l’athéisme vit en lui. S’il s’est soumis
à l’exigence ecclésiastique, c’était pour satisfaire aux bonnes
coutumes, et pour donner une image convenable à notre famille.
A ses yeux, seul est considéré le oui devant le maire.
CAMILLE
Je te prie d’essayer. Je te demande d’insister. Use de
quelconque stratagème. Les femmes sont subtiles. Elles ont le
don du mensonge. Toi-même, tu es intelligente. Tu devrais
aisément arriver à cette fin.
413
LUCILLE
Mais je ne le désire en rien. Je préfèrerais en cesser là avec
cette malheureuse histoire. Je crains d’animer un feu qui ne
demande qu’à s’éteindre.
Lucille réfléchit
quelque peu. Après un léger blanc, elle
poursuit.
LUCILLE
L’amusement de la jeune fille monte en moi : oui, je vous
obéirai, mon bon curé. Lucille comptera les points - cela sera
d’un jeu certain. Mais s’il vient qu’il sache les raisons exactes
de votre entretien, qu’il connaisse le but réel de sa visite, je
risque fort d’en jouir de ce pigment-là. C’est faire preuve d’un
certain courage que d’oser exprimer avec des paroles mystiques
la nécessité d’un viol.
414
CAMILLE
Nous devons nous rencontrer en privé. Ta présence serait
malsaine, Lucille. Parle-lui. Explique-lui la raison de notre
entretien. Comme je te concède la jouissance de la rixe verbale,
accorde-moi la satisfaction de ne pas t’entendre. Tu ne ferais
qu’empirer ce dialogue.
Lucille frétille.
Comportement de gamine. Elle s’approche
de Camille, et l’embrasse sur le front. Un
gros baiser retentissant.
Ainsi, selon la volonté du moine dépuceleur qui souhaite se
justifier auprès de mon terrible mari. Je quitte ce lieu. Mais je
me gaverai des réactions exprimées par Bertrand. Il viendra à
vous, n’ayez crainte. Il sera exigeant.
Lucille, avant de
sortir, avec froideur le terrifie avec ces
paroles.
415
LUCILLE
Camille, un dernier mot : vous n’êtes qu’un salop, et qu’une
ordure. Si Dieu existe, s’il m’entend, qu’il me donne le droit de
me venger, d’accomplir sur vous tout le Mal que vous m’avez
infligé.
416
TROISIÈME PARTIE
Changement de
décors. Les deux premiers mouvements se
déroulaient dans un semblant d’église. Le
dernier mouvement se passe dans le bureau
de Camille. Table de travail, livres,
crucifix, fauteuils d’hôtes. Du rouge et du
noir. Camille lui-même a changé d’habits.
Vêtements sobres. Costume sombre.
Bertrand frappe et entre dans le cabinet.
Gêné et pataud, il n’ose s’asseoir, cherche
un siège. Camille étonné.
BERTRAND
C’est Lucille qui m’a conseillé de vous rencontrer. Je lui ai
juré que cette conversation n’était d’aucune utilité. Mais son
insistance l’a emportée sur ma raison. A présent, je suis devant
vous, mon père.
417
CAMILLE
Il est bon que tu sois venu, Bertrand. Ainsi nous pourrons
parler avec franchise, au-delà des mesquineries de femme.
BERTRAND
J’entends ce que vous voulez dire, mon père. Vous
comprenez, c’est elle qui m’a poussé - qui m’a forcé d’ouvrir
cette porte. Sans son acharnement, je n’aurais osé m’y obliger.
Sa ténacité l’a emportée. A présent, je suis là face à celui qui
nous a unis. Et la honte s’empare de moi.
CAMILLE
Mais Bertrand, tes paroles sont étranges. Je m’attendais à
recevoir un révolté. Voilà que j’observe un être gêné.
BERTRAND
Mon père, nous ne sommes pas dans un confessionnal. Je
n’ai pu accomplir mon devoir avec Lucille. C’est pourquoi elle
418
m’a recommandé en ces lieux. Elle m’a convaincu d’avoir une
discussion utile et constructive avec vous.
CAMILLE
T’a-t-elle parlé de nos contacts intimes ?
BERTRAND
Comme je le veux, mon père. N’a-t-elle pas exprimé tout
son désarroi, toute son incompréhension ? comme elle a
reconnu en vous un homme compétent, apte à résoudre nos
problèmes nuptiaux, capable enfin de faire se disparaître cette
affreuse interdiction de l’amour !
CAMILLE
Explique-toi davantage. Parle plus encore. Je n’entends que
peu à tes propos.
419
BERTRAND
J’ignore si cela est lié à de la timidité, à une sorte de fausse
impuissance, mais depuis des semaines, je n’ose caresser
Lucille. Je ne puis la prendre. Grand est mon désarroi. Je me
jurais de l’aimer, je m’imposais le soir même de la prendre dans
mes bras, de faire se glisser ses habits, de la serrer nue contre
mon corps. Je pensais : passion, désir, explosion de joie. Je ne
recevais que déception, que soupirs et disgrâce de ma foi. Ai-je
osé une nuit l’approcher pour sentir le souffle tiède de sa
bouche contre mes lèvres ? Non, mon Père, l’interdit me pesait,
et me décidait de retarder cette volonté.
CAMILLE
Tu prétends qu’elle s’est manifestée pour tenter de résoudre
cette inexplicable interrogation. Tu l’assures avec toute ta
croyance verbale - pour cela et rien d’autre ?
BERTRAND
Mais mon Père, que voulez-vous dire ? Lucille s’est
confessée. N’a-t-elle pas franchi le seuil de notre foyer en
420
pleurs ? Ne vous a-t-elle pas entretenu de notre malheur de
couple ? Lucille dans son terrible désarroi s’est jetée sur ma
poitrine, et a démontré une telle détresse que je ne pouvais en
supporter davantage. C’est pourquoi, je me suis décidé de vous
rencontrer. Me voici.
CAMILLE
Te voilà. Je te suis reconnaissant d’avoir eu un courage
d’homme. Je t’accorde mon respect comme je savais ton épouse
à jamais perdue.
BERTRAND
Que tout cela est vérité ! Dans quelle détresse n’ai-je pas
reçu Lucille, mon Père ! Elle paraissait empreinte à d’effrayants
tourments. Il m’était impossible de la calmer. Faisant même
preuve de douceur, je ne me sentais apte à la raisonner. Tant de
sanglots, tant de gémissements : ma conscience s’est animée. Je
l’interrogeais, je la questionnais. Ces réponses n’étaient que des
larmes répandues sur mon visage. Elle hoquetait, elle balbutiait
des fragments inaudibles. Pour la première fois, je me suis senti
protecteur. Pour cette brebis perdue, j’étais son sauveur.
421
CAMILLE
Après ses faiblesses, vous avez échangé des propos. Quelle
en fut la teneur ?
BERTRAND
Nos contacts ont toujours été réservés, voire distants. Je
n’ai jamais su ou je n’ai jamais pu approcher ma femme. Trop
de raisons justifiaient notre interdit. Elle m’a seulement
recommandé avec insistance d’entrer en contact avec vous. Ses
souffrances m’ont convaincu. Elle me répétait inlassablement :
va-t’en trouver Camille. Explique-lui tout. Dis-lui enfin notre
vérité.
CAMILLE
Mais parle, Bertrand. Je veux t’entendre. Cela te soulagera.
422
BERTRAND
Tout a commencé avec cette rencontre stupide dans un
jardin public. J’étais comme une âme désemparée. J’étais assis
tristement sur mon banc, et cette jeune fille a compris ma
profonde solitude. Je ne la voyais pas. Je ne la regardais pas.
Elle n’était qu’une ombre vagabonde. Sa présence, mirage de
femme ne pouvait résoudre l’insoluble problème auquel j’étais
conforté. Elle m’observait toutefois avec une certaine tendresse.
Doucement, j’ai entendu le murmure délicat de ses lèvres. Je
me suis laissé baigner par sa gentillesse. Elle m’a comme bercé
de phrases paisibles à écouter. Les raisons de ces pleurs sont
aisés à comprendre. Toujours les femmes. Enfin une femme.
Belle et splendide. Tout avait été conçu pour préparer notre
union. J’étais le plus heureux des mortels. Je n’étais plus
Bertrand, j’étais un ange qui courait de caresses en jouissances,
de plaisirs en folies nuptiales. Mais c’est le passé, mon père, et
cela ne sera plus jamais.
CAMILLE
Comme c’est exact, Bertrand ! Il te faut uniquement penser
à Lucille. N’est-elle pas cette moitié dont tu n’as pu bénéficier ?
423
Tu te dois d’oublier ce corps ancien, et t’en aller vers ce futur
qui t’appelle. Elle est là, apte à se donner, prête à s’offrir. Ne la
dénigre pas. Justifie-toi avec ta douceur d’homme, et recueillela
comme un coeur à l’abandon. Tel est ton devoir, Bertrand.
Tu dois l’accomplir. Tu entends ces paroles : elles ne sont pas
miennes. C’est Dieu qui parle par ma bouche. Je ne suis qu’un
vulgaire serviteur. Mais je te donne la vérité. Je t’indique le
merveilleux chemin à suivre. Il est parsemé d’embûches - ce
sont les pierres de la vie. Mais il est parfumé des nectars et des
senteurs de l’amour - ce sont les bonheurs de l’union.
BERTRAND
Que de bonnes paroles, mon Père. Mais c’est ignorer qui
était Lucille : était-elle femme ou lionne ? Elle ne possédait pas
des ongles, mais des griffes qui m’auraient arraché le visage si
j’avais osé l’approcher ? Une immense tendresse envahit vos
propos. Mais vos croyances sont irréelles. Vous vous éloignez
de la vérité. Vous ignorez l’exactitude de nos rapports. Lucille
n’a jamais été une enfant pure. Elle était apte à se donner au
premier homme venu. De sa chasteté, il n’en est point. Non,
c’était une impulsive. Comment dans ces conditions, s’en
approcher ? Sachez-le : j’ai longtemps souffert tachant même
424
en usant de stratagèmes de la convaincre à se glisser dans mon
lit. Que de nuits, ai-je tenté d’agir différemment !
CAMILLE
Certes, des heures d’entretien m’ont permis de mieux
analyser le comportement, les soubresauts de celle qui est
tienne. Mais la comprendre, l’étudier avec exactitude ne me
furent jamais aisés. Elle est une sorte de phénomène impossible
d’assimiler. La pureté comme le vice se côtoient dans un savant
mélange : je l’ai entendue user de termes raffinés, puis se jeter
dans la fange verbale sans la moindre justification. Il y a un être
double qui agit, qui vit en elle. On ne peut le nier. Il faut
l’accepter ainsi.
BERTRAND
Écoutez cet exemple qui démontrera la véracité de vos
propos. Une nuit alors que nous étions unis depuis plusieurs
semaines, Lucille s’est présentée à moi. Elle semblait comme
envoûtée. Ses pas étaient mécaniques. Elle avançait pareille à
une somnambule, marchait calme, froide, se dirigeant avec ses
yeux perçants dans ma direction. Je soupirais d’aise, j’implorais
425
à l’extase. Sa beauté nue m’apparaissait parfaite. Je l’avais tant
espérée, tant rêvée dans mes fantasmes de solitaire. Lucille,
mon amour, m’entends-tu ? Acceptes-tu enfin d’être mienne ?
Ce soir, donc pouvons-nous unir cette volonté sacrée ? Pour
toute réponse, son silence. Un silence glacial. Mais la
fascination de son corps, de ce sexe, de sa poitrine ! Lucille
avançait toujours. Sa bouche resta close. Je souhaitais la voir se
jeter, la savoir brûler ses lèvres contre les miennes. Hélas, elle
prononça ces mots : je te hais, je te hais ! Pareil à ceux qui
m’ont désiré et ne m’auront jamais ! Ainsi Lucille s’est
éloignée. Dans la pénombre du couloir, j’ai pu apprécier les
rondeurs de sa chair. Sa démarche se faisait toujours
mécanique. Je n’ai pas bougé. Je n’ai pas exprimé la moindre
phrase. Bertrand était béat et stupide. Jamais nous n’avons parlé
de cet épisode. Je pense qu’elle agissait comme une
somnolente, et qu’au petit matin il m’aurait été impossible de
lui faire se souvenir de son comportement de la veille.
CAMILLE
Soit : tout cela est étrange, voire impénétrable. Lucille nue
qui se propose à tes regards, qui s’en retourne avec cette
inconscience : on ne peut l’imaginer ! Mais crois-moi, Bertrand
426
: jamais je ne douterais de tes paroles. De nombreuses
créatures, des femmes en réalité, se sont manifestées dans le
désarroi le plus ténébreux. Mon devoir de confesseur me
soumet au silence. Mais il est exact que de tels comportements
me sont connus, hélas ! Il nous faut chasser cette image, ce rêve
ou ce désir. Nous devons résoudre un problème fort simple. Tu
a été choisi pour t’unir avec Lucille. Et elle, refuse tes avances.
J’ignorais qui tu étais il y a quelques minutes encore. A présent,
je m’aperçois que j’ai face à moi un être raisonné, pensant et
intelligent. Je voudrais toutefois tenter de mieux discerner ta
personnalité. Je ne sais qui tu es, et de quel milieu social tu es
issu.
BERTRAND
Il n’est pas nécessaire de faire preuve d’une grande
ingéniosité, ou d’une puissante perspicacité pour se douter que
je viens d’un milieu modeste. Je n’appartiens pas même à cette
classe moyenne dont le père est fonctionnaire ou en col blanc.
Je suis un orphelin. Enfin, je l’étais comme aujourd’hui j’ai
atteint l’âge de mon indépendance. A présent, je suis majeur et
cela depuis deux bons lustres. Ballotté de famille en famille, de
faux-père en fausse-mère j’ai connu des êtres ignobles sans
427
aucun sentiment, se satisfaisant du peu que leur versait l’État
afin de m’accepter - que dis-je de me tolérer dans leur foyer. Je
ne parlerais pas des privations, des punitions stupides et de
cette solitude immense qu’endurcissent tous les gamins que les
parents ont abandonnés
Vous savez, c’est bon de pouvoir se blottir sur les genoux
de sa mère, sentir l’odeur tiède de sa chevelure, de lui
chuchoter ses misères, et d’être câliné avec tendresse. Mais
qu’ai-je connu de cela ? Je n’ai subi que l’indifférence, que
cette ignoble intolérance de celle qui pourtant devait me
protéger. Des nuits durant j’ai imploré, j’ai espéré ! Tant de
fois, ai-je prié la Vierge Marie pour qu’elle me console, pour
qu’elle me soutienne. Je n’entendais que son silence pour toute
réponse. Mais son image était gravée dans mon âme.
Longtemps elle m’a soutenu dans mes faiblesses d’enfant.
Combien d’années, ne lui ai-je demandé de se manifester,
d’aimer et d’aider ce môme perdu ! Puis, j’ai pensé au Christ.
Vous savez quand on est gosse, une rêverie suffit. L’imaginaire
et le réel s’accouplent, se côtoient et me donnaient un espoir
comme venu du ciel. La religion m’a permis de franchir tant
d’obstacles ! Elle m’a donné force et réconfort ! N’est-ce pas en
cela sa mission première ? N’est-ce pas son but suprême ?
428
CAMILLE
Cela est beau, Bertrand. Comme c’est justement dit. Tu es
un parfait croyant. Reconnais que ces pensées mystiques t’ont
soutenu, t’ont permis d’exister dans ta réalité cruelle d’enfant
abandonné. Je glisse sur ton adolescence qui comportait, je le
suppose, des épreuves difficiles. Je passe, et j’en viens à ce
Bertrand qui a trente ans. Il rencontre Lucille. Il trouve une âme
compréhensible qui souhaite l’aider. Il se confie. L’idylle
l’emporte. L’amour s’en vient. Vous pensez au mariage.
BERTRAND
Point du tout, mon Père. La détresse et les larmes baignaient
mon visage. Une simple histoire de cœur. Lucille, cette jeune
fille s’est approchée avec douceur, s’est assise à mes côtés, et
m’a interrogé avec délicatesse sur les raisons qui justifiaient
mon désarroi.
429
CAMILLE
En vérité, je m’intéressais à ce différentiel qui séparait vos
milieux sociaux. Je cherchais à comprendre cette gêne qui
s’emparait d’un individu confronté à une demoiselle issue d’un
autre monde !
BERTRAND
Ha ! Oui, je comprends. Moi, le piètre, l’insignifiant,
l’espèce de clochard. Oui, je saisis ce moins que rien, cet
homme grossier et vulgaire. Puis, Lucille, l’ombrelle à la main,
la toilette jolie, l’expression délicate. La Belle et la Bête
primaire ! Comment cela a pu s’achever devant monsieur le
curé qui croise avec la bénédiction divine l’animal à la fleur des
champs ?
CAMILLE
Pas question d’ivraie mêlé à du grain. Pas de misère
rampant sur une rose blanche. Où va ta pensée, Bertrand ?
Quelle épine te pique ?
430
BERTRAND
Ne feignez pas d’oublier que cette union malgré nos
conditions opposées était la question sournoise que vous me
posiez il y a quelques instants. Par-delà l’insinuation, il y a une
volonté curieuse d’apprendre si ce mariage ne présentait des
intérêts certains. Un loup affamé est attiré même par la pitance
d’un caniche enchaîné. Poursuivant votre raisonnement, j’aurais
accepté d’épouser une femme riche quitte à devenir son valet de
pied. C’est ignorer, mon Père, que ceux qui sont les plus
pauvres sont ceux qui possèdent la plus grande des fiertés. Ils
subissent la constance de l’humiliation, ils ne désirent
s’appauvrir avec leur âme.
CAMILLE
Cela a toutefois transformé ta vie, changé tes habitudes. Du
rien que tu étais, tu es devenu un homme. Quelle belle
vengeance n’as-tu pas infligé à ta médiocre destinée ? Quelle
sublime consécration pour un être issu de la plus basse des
conditions !
431
BERTRAND
Je n’ai pas la haine en moi. Je ne puis vous accuser. Mais
pourquoi usez-vous de tels propos, de ces phrases gonflées de
méchanceté ? Que prétendez-vous en tirer ?
CAMILLE
Je veux te piquer. Cela me permet de mieux apprécier les
qualités de ton esprit. Oui Bertrand, ton cœur est pur et ton âme
est remplie d’amour. Je ne saurais ignorer à présent toutes les
bontés dont le Seigneur t’a honorées. Certes je me suis fait
aigreur et acidité. Je n’ai pas hésité à t’attaquer avec tes
faiblesses. Que furent tes réponses ? Elles n’étaient que source
limpide, vagabonde à travers mes herbes vénéneuses. Tu n’étais
pas ce volcan rouge de haine crachant ses laves de feu et ses
boues incandescentes.
BERTRAND
Assez, mon Père, de vos phrases ramassées dans votre Bible
! Assez de ces paroles qui se veulent paraboles, et qui sont
accessibles au premier degré ! C’est de la bêtise que vous
432
marmonnez. Vous tentez de jouer les mauvais poètes, et vous y
parveniez fort bien !
CAMILLE
Soit, je serai franc et direct. Qu’éprouves-tu dans ta solitude
? Rêves-tu de Lucille ? N’est-ce pas une ignoble punition que
de la savoir si proche et d’être interdit de la posséder ? Tes
draps ne sont-ils pas imprégnés de taches de jouissance ? Ne
désires-tu de t’achever dans son vagin si doux, dans sa moiteur
tiède d’épouse ?
BERTRAND
Je ne parviens pas à comprendre comment un homme
d’église, - vous Camille, êtes capable d’employer de tels
termes. Je vous croyais pur. Je m’aperçois que face à moi
s’exprime un être à tendance sexuelle, qui s’intéresse plus
encore à la bassesse de nos relations d’humains qu’à cette
élévation divine qui fait de vous des esprits autres. J’aime
Lucille avec mon sang qui ne tremble que pour elle. J’ai caressé
ses seins, j’ai goûté à sa bouche et bu à l’ivresse de sa salive.
Nos corps ont voltigé dans une pluie d’orgasmes, dans un irréel
433
de fée si proche mais hélas interdit. Ma réponse vous satisfaitelle
? Ne prouve-t-elle pas le désir qui s’enflamme lorsque
Lucille éveille mon fantasme ?
CAMILLE
Et si tu venais à apprendre que Lucille a déjà accompli
l’acte physique ? Qu’elle ne s’est pas à toi donnée en premier,
mais qu’elle a été prise par un autre ? N’en ressentirais-tu un
profond désarroi ? Et quelle serait ta réaction connaissant cette
affirmation ?
BERTRAND
Vous dépassez les limites du possible. C’est s’éloigner dans
l’absurde, comme cette suggestion n’a aucun sens. Lucille, elle
si prude, si vierge - se donner à un autre ! Vous nagez, mon
père, dans votre rêve mystique. C’est se complaire dans vos
délires ridicules. Vous ignorez cette candeur, cette blancheur.
Souvenez-vous qu’il me fut interdit de l’observer dans son bain
tandis qu’elle était ma femme. Rappelez-vous que jamais je n’ai
pu l’approcher dans son inimité. Comment, cela étant démontré,
434
aurait-elle accepter de s’accoupler avec un homme autre que
moi ?
CAMILLE
Et si, jeune et pubère un monstre s’en était emparée, l’avait
déflorée de force, l’avait pénétrée pour une effroyable
souffrance intime ?
BERTRAND
Vous voulez dire un viol, mon Père ! Une telle horreur !
Non. La haine montant en moi, me condamnerait à le tuer celuilà.
CAMILLE
Calme-toi. Apaise tes aigreurs. Ce ne sont que des
suppositions. Je n’ai en rien parlé ainsi. Mais par delà ces
éventualités, reconnais que Lucille bloquée, se refusant à
l’amour aurait certaines justifications ...
435
BERTRAND
Elle s’est donc confessée, et vous a dévoilé qu’une autre
que moi l’avait pénétrée. Et quand ce sens, elle n’osait se
donner de crainte que je m’en aperçusse !
CAMILLE
Je ne t’ai pas dit cela, Bertrand. D’ailleurs, je ne puis te
dévoiler ce que Lucille m’a chuchoté. Ma raison de confesseur
n’est pas de devenir un perroquet. J’évince les racontars. Oui,
Lucille s’est donnée à ma personne, et je l’ai prise dans tout son
désarroi. J’ai épousé ses gestes avec ma sérénité. Voilà ce que
je puis t’avouer. S’il lui semble bon d’en ajouter, tu seras le
premier à le savoir. Il me faut le silence à présent.
BERTRAND
Évidemment, toutes vos subtilités consistent à user d’un
vocabulaire dont le sens porte à équivoque. Vous utilisez des
termes dont la compréhension est au figuré : Lucille s’est
donnée à ma personne, et je l’ai prise ... Contenez, mon Père,
436
l’entendement de vos paroles. Tentez de vous exprimer
différemment.
CAMILLE
Je te l’accorde, ces phrases s’enrichissent de quiproquos. Tu me
pardonnes, je l’espère, ces audaces qui ne sont que des analogies
verbales. Tous ces fragments étaient jetés dans la tempête de mon
débordement. Je ne t’ai point choqué, Bertrand ?
BERTRAND
Ma pauvre intelligence tâche de réfléchir.. Elle s’essaie
d’imaginer ce que serait un impossible. Toujours les mêmes
turbulences agitent mon esprit. Pourquoi Lucille se refuse-t-elle
? Pourquoi s’oppose-t-elle à notre union ? N’aurait-elle pas
connu avant ce mariage, un rapport physique ignoble ? Lucille
aurait subi une humiliation traumatisante ?
CAMILLE
En cet instant, c’est toi qui veux me confesser. Quelle
splendide inversion ! Ne cherches-tu pas, en usant de ta finesse,
437
de connaître ce que Lucille m’a dévoilé ? Tu te croyais sot,
mais tu agis avec subtilité. Ta curiosité doit se taire.
BERTRAND
Et si ma raison m’avait en fin éclairé, illuminé dans ce lieu
macabre.
CAMILLE
Tu me cherches encore. Tu te caches derrière tes fragments
d’ombre. Mais comme je ressens ton impatience, ton désir
immédiat de posséder notre savant secret.
BERTRAND
Votre savant secret ! Comme ceci engendre le mystère,
l’irrationnel voire le surnaturel ! Par-delà le mystique,
retournons mon Père aux lois temporelles, à la primaire réalité.
Que j’entende enfin l’exactitude ! Lucille a-t-elle connu
d’autres hommes ?
438
CAMILLE
Comme tu y vas. Apaise tes phrases.
Camille déplace
avec nervosité quelques objets qui
s’accumulent sur son bureau. Ses doigts
sont secs. Il tache de trouver une prestance.
Il marche, sillonne son cabinet. On imagine
aisément que son esprit est troublé. Il ne
sait que dire, mais formule dans sa cervelle
des phrases qui n’ont pas de corps. Il n’ose
les proposer à Bertrand. Celui-ci le suit des
yeux et observe avec une attention soutenue
ses différents gestes. Effets scéniques.
L’homme d’église s’assoit, se relève comme
emprunt à un excès incontrôlé.
CAMILLE
Mes lèvres sont closes, Bertrand. Jamais elles ne laisseront
s’échapper quelques sons. Il en est de ma défense de
439
confesseur. Le problème est autre. Il est au-delà de Lucille.
Pense, je te prie, à votre amour mutuel.
BERTRAND
Que voilà de belles paroles toutes faites, si faciles à
prononcer. Mais vous ne trouvez plus les mots. Observez cette
incapacité à vous contenir. C’est s’introduire, Camille dans une
machine de phrases mécaniques. C’est se complaire de
morceaux aisés à répéter. Volontairement, vous chassez ce
sujet. J’ignore quelle raison vous décide à appliquer ce jeu
mesquin. Mais cela est puéril. Ce comportement ne saurait se
justifier. Lucille a-t-elle connu d’autres hommes ? Telle était
ma question franche. Et par manque d’honnêteté, Camille ne
veut y répondre.
CAMILLE
Mais mon pauvre Bertrand pour te satisfaire, il me faudrait
du moins connaître la vérité. Et la possédant, ma loi
m’imposerait de me taire. Tu me demandes la chose la plus
saugrenue qu’un mari puisse poser au confesseur de sa femme.
M’a-t-elle trompé?. Je veux une réponse immédiate ! Tu
440
oublies l’ordre. Je ne suis que silence. Un exemple pour te
prouver ma détermination. Un meurtrier vient se confesser de
l’abomination de son acte. Quelle sera ma réaction ? Que croistu
que je ferais ? Je n’irais pas courir vers le premier poste de
police venu pour vociférer : je connais un assassin ! C’est lui !
Punissez-le ! Ceci serait une trahison. Au nom du Christ, il me
faut lui pardonner quand bien même il aurait accompli l’acte le
plus ignoble qui fût.
CAMILLE
Notre dialogue ne progresse en rien. Des tournures, des
exemples mais pas une syllabe pour ce qui est de Lucille.
BERTRAND
Mais c’est à toi, Bertrand d’obtenir sa confession sur
l’oreiller de vos amours. L’aigreur monte en moi. Quelle
histoire crétine, veux-tu que j’invente pour satisfaire ta
curiosité ? Souhaites-tu savoir qu’elle n’était pas vierge avant
ce mariage ? Ou mieux encore qu’elle a aimé un autre pénis
avant d’observer le tien ? Par extension, par pure folie, que le
premier à la sodomiser fut son confesseur et qu’elle en a joui
441
ardemment ? Ainsi tu pourras connaître la vérité, ces
pleurnicheries de fille violée, ces soupirs voilés de jeune fille
pubère honteuse d’exprimer la réalité : je satisfais à tes
multiples questions : pourquoi se refuse-t-elle ? Est-elle
blanche ? M’a-t-elle menti ? Combien d’hommes l’ont
chevauchée ? etc. Comme tu deviens pénible et fatiguant !
Plutôt que de gémir, ne peux-tu lui faire l’amour ? Mon devoir
est celui d’un homme de foi dont le père spirituel est le Christ.
Je me dois d’aider les faibles, de les soutenir dans leur détresse,
et de penser à la miséricorde de Dieu qui les sauvera. As-tu
enfin compris quelle était ma mission ? De réponses, je n’en ai
guère !
Camille se lève,
les yeux vers Dieu. Il croise ses mains. Son
agacement atteint son paroxysme. Il hurle.
CAMILLE
Mais ce n’est pas vrai, Seigneur ! Un gauche ne peut
introduire son membre dans le vagin de sa femme, et il me
demande de lui venir en aide !
442
A Bertrand
Ne crois-tu pas que d’autres obligations me sont dispensées par
l’au-delà ? Tant de pauvres, tant de personnes dans leur terrible,
dans leur immonde misère ! Et toi, avec ton sexe ! S’il n’en
tenait qu’à mon principe, je te chasserais. Tu es indigne de te
plaindre pour si peu. Je t’ai consacré, Bertrand, trop de mon
temps. Comment tolérer et défendre de tels propos ?
BERTRAND
Vous êtes comme pris de folie. Et ce discours dépasse
l’entendement de vos pensées. Songez que vous avez supposé
avoir pris de force ma femme. Mais n’ai-je pas face à moi un
moine dépuceleur de petites filles ? D’ailleurs votre vocabulaire
me choque. Vous usez de termes qui me paraissent abjects,
voire indécents. Comment un représentant du Christ ose
employer de telles tournures ? Apaisez, je vous conjure, cet
amour platonique que Lucille et moi-même vivons
désespérément.
443
CAMILLE
Dès le début de notre entretien, mon pauvre Bertrand, je
n’avais qu’une seule idée qui constamment s’imprégnait dans
ma cervelle. Elle était fort simple. Elle était donnée à des
millions de couples. Je voulais uniquement vous savoir vous
aimer. Je souhaitais que cette union sainte décidée par la loi du
Dieu vous fît heureux pour des années durant. Hélas, j’ai vu
face à moi un couple pas même déchiré, mais seulement
incapable de s’échanger les douceurs du mariage. Je me suis
efforcé de vous entendre, de comprendre les raisons qui
interdisaient votre bonheur nuptial. Dans un premier temps,
Lucille s’est manifestée, s’est confessée cherchant à
comprendre elle aussi ce qui pouvait justifier votre désaccord.
Puis, elle t’a conseillé de venir vers moi, de me parler avec
toute ta franchise. Et après ces longs moments d’entretiens,
qu’avons-nous obtenu ? Quels résultats ? Rien, Bertrand ! Que
reste-t-il de cet interminable dialogue ? Un échec dans sa
monstrueuse totalité ! C’est pour moi, l’abandon.
444
BERTRAND
Mon Père, retrouvez vos forces. Vous êtes passé de la
tendresse à l’aigreur. Vous avez même usé de l’invective.
Lucille et Bertrand ne formaient pas un couple comme les
autres. Jamais ils n’auraient dû tenter l’aventure de la vie en
commun. Tant de choses les séparaient !
CAMILLE
Éloigne, Bertrand, cette pensée défaitiste. Ne suppose en
rien que tout est perdu. Ne te hâte point. Pourquoi vouloir
douter, et se reconnaître déjà vaincu ? Je prétends même qu’il
faut de l’optimisme. La vie s’écoule devant toi. Je n’ai pas face
à moi de petits vieillards séniles qui sentent approcher à grands
pas la Dame à la Faux. L’avenir vous somme d’exister. Cela
n’est compatible que dans l’immense tolérance de deux chairs
qui ne sont pas égales mais complémentaires. Vous avez vos
défauts, vous commettez des erreurs. Éloignée est la perfection
! Cela s’appelle le rude apprentissage de la vie en commun.
Cette destinée se remplit de jouissances et de souffrances, c’est
pourquoi il faut être deux pour s’en satisfaire ou pour se
consoler. N’oublie jamais, Bertrand, que par-delà cette vérité il
445
y a des miracles dont nous dispense notre Seigneur : je veux
parler de l’enfant. Ce merveilleux présent offert par les anges, -
preuve immortelle de votre union sacrée.
BERTRAND
Que de belles tournures, mon Père ! Mais c’est ignorer que
Lucille se refuse avec constance. Depuis des mois, il m’est
interdit de la posséder. J’ignore même le premier baiser du
mariage, et je devrais invoquer le bonheur de l’enfantement ! Je
désire avec ma ferveur de jeune époux cet avenir si tendre et si
doux dont vous me baignez avec ces bonnes paroles. Hélas,
vous savez avec exactitude la raison de ma venue. Lucille ne
me connaît pas. Elle me croise et ne me regarde pas. Son visage
est hagard. Je ne suis qu’une ombre invisible.
CAMILLE
Dans sa splendide pensée Dieu aime à nouer, à démêler ce
qui se croit aisé à concevoir. Il a choisi le doute pour l’époux
comme pour sa compagne. Mais l’épreuve subie, l’épreuve
achevée, les deux êtres s’accouplent dans l’entente la plus
harmonieuse - le travail, le mérite sont les ingrédients
446
indispensables que Dieu a soumis au genre humain. Comment
pourriez-vous échapper à ses lois et à ses volontés ?
BERTRAND
Je dois m’en retourner, mon Père, avec ces fragments
d’esprit et ces paroles clémentes - la foi s’anime dans votre
gorge, respire dans votre cœur. Hélas je n’ai rien de la froide
réalité. Je n’en sais rien. Je doute qu’après ces dialogues,
Lucille acceptera enfin de s’unir. Mais qu’elle a donc été, mon
Père, l’utilité de notre conversation ? Et en cela, quelle sera
l’efficacité de cette expression orale pour ce qui est de nos
rapports ? Croyez-vous sincèrement qu’en usant de termes
imprécis vous puissiez rendre un couple heureux ? Le
supposez-vous que nos deux confessions nous donneront enfin
la clé de l’épanouissement spirituel ? Et l’enfant . L’enfant que
je veux lui faire ! Tout me paraît étrangement éloigné. Non, je
ne puis espérer en des jours de plaisir ou de jouissance. Je ne
vois que le vide, que le retour à la confusion, qu’à ce mélange
incompréhensible. Nos âmes, nos chairs jamais ne se
comprendront quand bien même l’amour Divin s’imposerait,
nous forcerait à nous sceller. Et déjà des centaines de phrases
447
pour tenter de vous convaincre. Je n’ai reçu que la croyance
d’un religieux qui doutait de lui-même ...
CAMILLE
Ce n’est en rien exact. Ne m’accuse jamais d’être que
pensées. Je ne donne des conseils, mais je ne possède pas de
formule magique. Tâchant d’user de ma raison et de mon sens,
j’emploie ce que Dieu m’a permis de posséder. Comprendras-tu
enfin ? Tu veux trop de moi. Tu attends trop de ma personne. Je
ne peux me glisser dans le lit de ta femme, et la soumettre à se
laisser introduire. Je ne puis la déshabiller, la coller contre mon
corps nu, et la convaincre de m’aimer. Je ne m’appelle pas
Bertrand. Mais c’est à toi mari choisi, mari désiré d’agir, de
pousser l’ingrate à s’offrir et de la satisfaire avec l’acte le plus
naturel qui est la tiédeur des caresses ...
BERTRAND
Plaise à vous, Camille, que vos suggestions se révèlent
exactes. Plaise enfin qu’elle veuille de son Bertrand. Je vous ai
de trop entretenu, et ma présence en ces lieux ne me semble
plus utile. Je vous ai entendu, je souhaite vous avoir compris.
448
CAMILLE
Mon temps est limité, Bertrand. Notre entretien a été
fructueux. Seule Lucille détient la clé de votre bonheur. Mais,
j’ai la certitude qu’elle comprendra enfin. Il m’est impossible
de te consacrer ma présence encore. Aime Lucille seulement.
Que mes conseils aient frappé ton cœur. Et que le Christ
t’indique le chemin à suivre sans ronce et sans ortie. Lève-toi
enfin. Il me faut te raccompagner. Quand le doute suprême
envahira ton âme, quand la lutte te séparera de Lucille, reviens.
Reviens, je saurais t’entendre et te comprendre. Que mon
bonheur sera vaste de vous savoir aimants ou aimés, donnés
l’un à l’autre ! Oui, Bertrand jette dans Lucille ton plaisir
d’homme. Fais-lui ce petit futur qui sera vôtre. Telle est ma
dernière parole. Fuis à présent. Fuis, mais gonflé d’espoir et de
ton devoir sacré.
449
Bertrand sort, et
lui baise la main. Camille ferme lentement
la porte derrière lui. On l’entend respirer.
Son souffle est pénétrant et prolongé. Il
marche de long en large, les mains croisée
dans son dos. Ses doigts fiévreux s’agitent
frénétiques. Un long silence. Effets
scéniques de quelques instants. Camille
s’adresse à Dieu.
CAMILLE
Seigneur, comment puis-je juger mon comportement ? Et
toi, quelle culpabilité m’infligeras-tu ? En vérité, le suis-je
réellement ce monstre, cet être ignoble qui a osé prendre de
force Lucille, et mentir avec adresse à ce pauvre Bertrand ?
N’était-ce pas une bouche mauvaise qui m’a permis d’exprimer
des propos perfides ? Et ces relents de mensonges, ne les ai-je
pas vomis avec ce cœur gonflé de mes puanteurs ? Dans quelle
horreur de destinée, ne m’as-tu pas engagé, ô toi mon Christ !
Et quel n’est pas l’effroi qui me condamne à me haïr dans la
plus terrible des pénitence : tu te tais. Qu’attends-tu pour me
frapper ? Mais, admets-moi. Les hommes sont ainsi faits. Je
450
pouvais résister à l’attrait de Lucille. D’ailleurs, je ne l’ai
jamais désirée. Mais, bêtement sans la moindre réflexion, j’ai
souhaité délivrer un couple qui s’interdisait le plaisir ... Enfin,
où en suis-je ? Me fallait-il agir ? Mon devoir m’imposait-il
d’oser m’initier dans la vie intime d’un mariage ? J’avoue me
perdre.
Pourtant ma volonté était d’unir ces jeunes mariés. Ceux-là
mêmes que j’avais croisés avec ta bénédiction. Quel chemin à
présent, Seigneur ? Donne-moi le privilège de poursuivre ton
spirituel ! Mais, en suis-je digne ? Trop de raisons s’animent
dans ma cervelle : cette action physique, puis ces faussetés
données à Bertrand. Il y a ce moi-même qui me hait, qui
m’inflige pénitence. Je voudrais ne pas avoir vu le jour tant ce
comportement me semble ignoble. Oui, cette terrible
conscience du repentir, cette volonté d’aller se jeter dans l’âme
d’un père et de tout lui expliquer ! Mais puis-je être compris ?
A la première de mes paroles, je me crois plongé dans la
pénitence la plus noire, dans le cachot des pestiférés. J’ai
besoin de la paix, de cette puissante solitude qui confère aux
âmes le droit de se retourner, de se pencher sur elles-mêmes.
451
Comme je ressens cet intense besoin. Toujours, Seigneur
ressuscite en moi ces questions : prendre Lucille avec violence,
s’introduire dans ta servante. Était-ce la seule possibilité ?
N’existait-il pas un autre chemin croisant les voies de Bertrand
et de sa femme ? Reviennent en moi ces interdits, ces
contradictions. Mon corps a-t-il agi ? Mon cœur s’est-il décidé
? Ne suis-je que l’union des deux. Tant de questions ! Et pour
toute réponse, ton silence atroce. Accepte mon repentir, ou
reconnais du moins la nécessité de cet acte. Pardonne-moi ces
quelques gouttes de sperme dans son vagin ! Tolère cette
violence qui n’en était pas.
Oui, Seigneur, je poursuivrai mon comportement de
religieux. Je tairai à tous ces moments passés. Personne ne
soupçonnera ces agissements. Oui, j’ai la certitude que Lucille
et Bertrand en cet instant s’aiment. J’ai le sentiment que libérés,
ils marchent sur le chemin de ta vie. Celui que tu leur as tracé.
J’ai la conviction de n’avoir été qu’un pantin articulé qui
obéissait à tes lois, qui se soumettait à ta volonté quand bien
même cette union commencée s’obtiendrait par l’excès
condamnable d’un piètre religieux.
452
LA PUTE
453
AVERTISSEMENT
Je pense qu'il sera fort aisé à ceux et à celles qui liront ces
lignes de comprendre au premier degré le sens exact des
phrases qui sont hélas exprimées. Je me suis noyé dans la
fange, et je n'ai pas hésité à user du plus vulgaire afin de
démontrer l'horreur monstrueuse dans laquelle était soumise la
prostituée. On me pardonnera, je n'en doute pas, les termes
abjects utilisés.
Il existe aujourd'hui en France un esclavage, le plus ignoble
de notre civilisation. Il consiste à soumettre la femme non pas à
l'identité de femelle reproductrice, mais à celle de trous béants.
Je m'insurge contre cette ignominie. Je me contente d'une
plume afin d'exprimer mon désarroi, car je ne puis agir
différemment ne possédant pas les moyens et les mesures
appropriés pour chasser ce fléau.
454
PERSONNAGES
Bélinda
Géraldine
Mickey
Le gros Michel
Un client
Micheline
455
Animation de bar, animation de rue.
456
I
Bélinda est assise sur le lit. Elle
est fortement dévêtue. Ses mains cachent
son visage. Des larmes coulent le long de
ses yeux. Elle entend sonner à la porte.
Prestement elle s'essuie, se dirige vers le
miroir, tape l'oreiller, donne un semblant
d'ordre dans la chambre. Trente secondes
s'écoulent.
Bélinda
Voilà, j'arrive. Attendez un instant.
Elle ouvre la porte. Feint à l'étonnement.
Bélinda
Je m'en serais douté. J'ai reconnu à ta façon que c'était toi.
Le client
457
Drôle de façon de me recevoir.
Il tente de l'embrasser sur la
bouche. Elle esquisse son mouvement.
Bélinda
Bon alors, c'est comme à l'habitude. Un coup par devant, un
coup par derrière. Tu sais, mon amour qu'il faut penser à ta
toilette.
La scène devient ombre. On ne
peut discerner les personnages. Dans un
petit réduit, on doit imaginer ou supposer
avec les yeux d'un voyeur Bélinda
s'occuper du client, lui laver dans le lavabo
le sexe. Il se tient raide et ne dit mot. Elle
l'entraîne sur le lit. Son comportement est
passif. Le coït dure peu de temps. Elle le
reçoit dans le vagin, puis se retourne. Il
éjacule dans l'anus. Il expulse en râlant.
458
Puis, se rhabille hâtivement et
nerveusement.
Le Client
Tu m'obliges à aller trop vite. Il n'y a pas de sensualité, pas
même un semblant d'amour ! Qu'en ai-je tiré de cela ?
Bélinda
Tu m'as foutue ? Tu me doit cinq cents francs. Allonge le
Pascal, mon mignon. La prochaine fois tu te masturberas avant
de venir. Tu tiendras plus longtemps.
Le Client
Cela ne me suffit plus. C'est trop peu et trop cher.
Bélinda
Mais qu'est-ce qui t'oblige à cracher ton pognon dans ma
vulve ? Qu'est-ce qui t'interdit de trouver une femme ?
459
La lumière est rétablie. Il
semble penaud et bête, assis sur le rebord
du lit.
Bélinda
Je ne te force pas à me foutre. Mais évidemment, Monsieur
est trop timide. J'ai dû le dépuceler ce grand imbécile. Il me
demande de l'amour, et je ne lui vends qu'un trou béant où il
peut jeter sa semence. Mais ce n'est pas assez. Il demande
qu'une pute lui serve de mère, et de protectrice. Regardez-moi
ce minable, il n'est pas même capable d'inviter une fille à danser
dans une boîte de nuit ! Tu ferais d'énormes économies, et tu
pourrais la baiser comme bon te semble. Ça ne durerait pas des
minutes, mais des nuits entières !
Le Client
Alors, je paie et je me fais engueuler ! Voilà qu'une pute
m'impose ses directives ! Tu veux donc le chômage ? Si nous
tous agissions ainsi, qu'en serait-il de ta profession ?
Bélinda
460
Ne t'inquiète pas, mon joli. Il me resterait toujours les
arabes. Ils sont le fond de ma caisse de commerce.
Le Client
On en tire aucun bénéfice ; tu confonds la recette avec ...
Bélinda
Ta gueule ! Je t'ai assez vu. Tu m'as baisée ? Alors casse-toi
maintenant. J'en ai marre de ce micheton qui me donne des
conseils. Fous le camp, te dis-je ! Tu m'as entendu ?
Le Client
Attends. Deux minutes. Tu peux m'écouter, un instant ?
Pourquoi es-tu si violente, si agressive ? C'est bien la première fois
que tu exprimes tant de haine. Que me reproches-tu ? Tu as
l'argent. C'est rapide et bref. Je viens régulièrement. Alors quoi ?
461
Bélinda
Je l'ignore. Je craque. Cette vie ne m'est plus possible. Tu
sais combien j'en ai tiré comme toi aujourd'hui ? encore tu es
simple. Mais les autres ! Du vice, des déguisements. Se
transformer en petite poupée, ou torcher ces enfants de salop !
Crois-tu vraiment que cela soit mon traitement ? La trique, le
cul en feu. non, je n'en peux plus. On t'a déjà chier dans la
gueule ? On t'a imposé les trois coups ? Se faire cravacher pour
la jouissance du plaisir ! C'est infect, entends-u ? de la merde !
Mais elle est réelle. Ma destinée de pute, c'est un avenir
d'esclave !
Le Client
Tu l'as bien voulu. Tu pourrais t'en sortir. Personne ne t'a
écarté les cuisses. Le vice, tu l'as accepté.
Bélinda
Tu n'as rien compris au cercle infernal. On y entre avec une
fellation. On n'en sort jamais. Des seins brûlés, cent nègres qui
te foutent : ça, c'est la punition ! Je rapporte trop. Crois-tu que
462
je pourrais m'enfuir. Si je tente de me libérer de ces chaînes,
c'est ma mort ! Où que j'aille, quoique je fasse, il me retrouvera.
Là seront mes souffrances. Mais tu ne saisis pas. Tache de
trouver une minette, cela te suffira. Comprendre l'univers
carcéral d'une pute ! Autant m'en référer à Dieu, et devenir
Marie-Madeleine !
Le Client
Assez de tes jérémiades ! Assez de tes pleurnicheries !
Maintenant je préfère une casser. Beaucoup de chômeuses
voudraient gagner en dix minutes ce que tu fais avec un sexe.
Plains-toi. Plains-toi, salope.
Il la regarde, avec son visage de
marbre. Elle s'assoie sur le lit, cuisses
béantes.
Et tu as l'audace de me parler de pureté. Tu n'as pas même
de décence. Ferme tes cuisses. C'est le premier apprentissage
pour chasser ta vulgarité.
463
Il sort irrité, croise le souteneur.
Il disparaît. Entre ce dernier.
Mickey
Il va falloir les agiter plus vite. Qu'est-ce que c'est que ce
connard ? Tu causes, maintenant ? C'est pas un salon de thé, ici !
Bélinda
Je lui ai accordé une rallonge de deux minutes. Tiens,
prends. Le Pascal est sur la table. Toujours penser au client. Il
revient ainsi. Laisse pisser. Il est puceau. Incapable de trouver
une fille. Sa mère l'a trop couvé. Du moins, il paie. En plus, il
est rapide.
Mickey
Tu sais ce que tu m'as donné, cette semaine, connasse ?
Vingt mille balles ? Qu'est-ce que tu veux que je foute avec
cette somme ? Que j'aille jouer aux osselets ?
464
Il la saisit. La secoue. Lui
retourne une paire de claques.
Tu sais ce que l'on fait aux filles qui ne sont pas correctes ?
Il sort un morceau de sucre.
S'apprête à lui faire une croix sur le visage.
Le souteneur
D'abord, je te marque pour te punir. Après on sera te foutre
pour t'humilier. Tu connais la punition ? Elle est terrible.
Aucune fille en réchappe.
Bélinda s'éloigne et retrouve ses
forces pour s'exprimer.
Bélinda
Quel intérêt aurais-tu à détruire ton mange-pognon ? Si tu
veux davantage de fric, laisse-moi descendre. Il y a le bar, il y a
le trottoir. Mais non ! Toi, non ! Tu m'accuses de ne pas faire de
465
fric, mais tu m'interdis de les voir. Tu crois peut-être qu'ils vont
éjaculer par correspondance; En vérité, tu craints le Gros
Michel. Tu as peur qu'il me protège.
Le Souteneur
Laisse tomber, connasse ! Ferme ta gueule. Ici, tu
m'appartiens.
Bélinda
Les faire monter avec une photo. Avec mon cul stupide et
obscène. Mais regarde-le. Il est gros, large et puant. Oui, je pue,
comme toutes les putes. Le luxe et la Porsche, tu connais pas.
Et pourtant, c'est la seule façon de t'enrichir. Mais regarde-moi
cette piaule, elle est propice aux ébats amoureux ? Elle
engendre le sexe, l'amour ? Monsieur le Souteneur m'interdit de
taper dans des boîtes. Et Monsieur prétends que j'en suis cause;
Laisse-moi quitter cette ordure de chambre, et je te fais des
millions.
466
Le Souteneur
Je vais te dire la vérité. Un jour, ton Michel je le criblerai
avec mon flingue. Crois-le, on l'appellera Michel la passoire.
Mais bordel, qu'est-ce que tu lui trouves à ce mec ?
Bélinda
Ce mec, il n'enferme pas ses putes. Elles sont libres d'aller
et de venir. Il ne les surveille pas. Il les laisse vivre. Elles ne
sont pas cloîtrées, elles ne sont pas enfermées. Elles
s'épanouissent, et écartent plus encore leurs cuisses. Tu as
comparé tes revenus avec les siens. Il gagne dix fois plus
467
que toi. Tu te jettes sur mon Pascal. C'est 5 000 F que t'aurais
dû avoir cette après-midi. Tu me séquestres. Mais va jouer dix
balles sur un carnaçon. Si j'avais un conseil à te donner, il serait
mieux d'acheter des bons anonymes de la Caisse d'Epargne ; tu
es un petit. Tu es un médiocre.
Le Souteneur
Je n'apprécie pas que tu puisses me parler de la sorte.
Bélinda, tu m'as aimé. Alors pourquoi uses-tu de tels propos ?
Ceci est incompatible avec ton état de pute. Il faut me respecter.
Et très précieusement. Viens, j'ai à te parler. Approche et
assieds-toi doucement sur ce lit.
Elle avance lentement, et ne
comprends en rien où le souteneur veut en
venir. Elle semble effrayée, mais obéit
toutefois. Il lui tapote les jambes. Et d'un
coup, lui projette la tête en arrière. Il lui
arrache une touffe de sa chevelure blonde.
Elle jette un cri de douleur.
468
Le Souteneur
La prochaine fois que tu oseras me contredire, ce sera mon
poing que je t'enfoncerais dans le cul. Violemment,
cruellement. Mais tu es une belle salope. Alors continue à sucer
et à te faire foutre. Mais augmente le rendement. J'ai besoin de
fraîche, mon amour, tu comprends.
Elle reprend peu à peu ses esprits.
Bélinda
Si du moins, je pouvais travailler. Mais reconnais, Mickey,
que tu me l'interdis. Il y a contradiction. Tu veux plus, et je ne
peux descendre. Je t'assure que le pognon est en bas, et non pas
ici. Donne-moi une ligne téléphonique : en cinq minutes, on fait
cent cinquante balles. Mais tu crains que j'appelle Michel, n'estce-pas
?
Le Souteneur
Je crois que tu ne m'as pas bien entendu.
469
Bélinda
Mais si ! Mais si ! Tu veux davantage de fric. Je te le jure,
je les ferai. Mais je suis cloîtrée. Je ne fais que te le répéter.
Mickey
Je fais monter des mecs. A toi de convaincre leurs petits
copains.
Bélinda
Non, Mickey ne fais pas ça.
Mickey se dirige vers l'armoire.
Il se saisit d'une paire de menottes. Il lui
met un mouchoir dans la bouche. Il
déboutonne lentement son chemisier.
Apparaissent deux seins splendides et
généreux en forme de poire. Il l'observe
humiliée et honteuse. Avec vice, avec
délectance il allume lentement une
cigarette. Il tire rapidement afin de faire
rougir le bout incandescent. Sa main tient
470
le mamelon, il écrase le rouge brûlant sur la
pointe du sein. Elle se tord sous la
souffrance, et sombre dans
l'évanouissement.
Le Souteneur
Je t'avais bien prévenue. Il ne faut jamais m'accuser avec
mon comportement. Tu sauras que j'ai toujours raison, comme
tu es réduite à l'état d'esclave. Tu sais qu'elle sera ta prochaine
punition, si tu oses me contredire ?
Donc tu vas me le faire ce fric. Autrement, cela sera plus
terrible.
Elle n'entend pas même ses paroles.
Je pourrais t'enculer, histoire de me décharger un peu. Mais
tu es trop large. Tu ne saurais pas même le serrer pour que j'en
rire quelque jouissance. D'ailleurs, il y a le foutre de l'autre
idiot. Je déteste mêler les spermes. Je t'apprendrai le lavement,
histoire d'hygiène. Tu comprends, c'est plus propre.
471
Il quitte la pièce, en laissant
soigneusement sur la table la clé des
menottes.
Ceci est une leçon. Mais ne me parle plus jamais sur ce ton.
Ce n'était qu'un simple avertissement. Tu sais que je peux aller
très loin, trop loin même. Seule, la mort odieuse te délivrerait.
Garde ta distance de pute. Tu ne vivras jamais dans un bordel
de luxe, mais tu te complairas toujours dans une chambre
d'enculés. Tel est ton destin, ma sublime salope.
Géraldine.
Il sort avec un ricanement. Il appelle
Le Souteneur
Tiens, je crois que ta copine a quelques petits problèmes.
Géraldine se précipite. Elle est à
moitié dévêtue. Elle porte une robe de
chambre en soie grise, légère et
entrouverte.
472
Géraldine se précipite
Mais, ce n'est pas possible ! Qu'est-ce que tu as fait à ce
salop pour qu'il t'inflige cela ?
Elle voit la clé sur la table, et la
délivre rapidement. Elle lui arrache le
baillon de la bouche.
Géraldine
Que lui as-tu encore raconté pour qu'il t'impose cette
punition ? Mais réponds-moi imbécile. Tu sais très bien qu'il
est maniaque, complètement parano - qu'il frappe sans savoir
pourquoi : ho ! Ton sein ! Il t'a brûlé le sein droit avec sa
cigarette. Attends vingt secondes.
Elle court et se dirige vers le
lavabo. Elle humecte une serviette, et la
place avec délicatesse sur le téton meurtri.
473
Bélinda, reprenant son souffle.
C'est un fou à enfermer. Il m'accusait de ne pas faire
suffisamment de fric. Je lui ai laissé entendre que je devais
descendre, aller au bar ou sur le trottoir. Cela et rien de plus, je
te le jure. Arrête de me toucher. Tu me fais mal.
Géraldine
Tu sais bien qu'on ne peut pas causer. Pourquoi ne fermestu
pas ta gueule ? Bouffe des couilles, fais-toi enculer. Crache
leur jute. Laisse les décharger en toi. Mais tais-toi. Moi, aussi je
sais que je serais plus heureuse avec le Gros Michel. Tu ne lui
as pas parlé de Michel ? Pauvre conne, ne prononce plus jamais
ce nom devant lui. Toi, tu as eu les menottes. Moi aussi. La
semaine dernière, il m'a pressé les seins avec des tenailles. Il
m'a comme arraché clito. Souffrance effrayante, mais je suis
vivante. Et cela est le plus important.
474
Bélinda
Non, jamais je ne voudrais servir d'objet de tortures. Mêmes
les mégalos ne font pas ça. Cette violence est insupportable. Je
te le répète, ce n'est plus supportable.
Géraldine
Vas-y, ma belle. Comme tu ne peux sortir par la porte
d'entrée, envole-toi par les airs. De nuit, comme un chat, tu iras
de toit en toit. Tu échapperas enfin à son joug infernal. Il te l'a
déjà dit : "Où que tu ailles, quoique tu fasses, il te retrouvera".
Nous sommes des putes, et nous le resterons jusqu'à la fin. Et
quand on sera plus consommables, il nous jettera pareilles à de
la merde.
Bélinda
Au départ, je n'étais pas une merde. J'étais une bonne fille.
Il m'a eue parce qu’il a su me faire jouir. Puis je suis tombée
dans son piège. Une passe. Deux passes. Puis le vice infernal.
Et la prostitution. Mais pourquoi ? Je suis séquestrée. Tu es une
475
séquestrée. C'est de l'esclavage au vingtième siècle. L'usine
n'est rien à côté !
Géraldine
On y gagne quand même plus de fric ! Moi aussi je me suis
fait avoir après quelques heures de jouissance. Et j'ai obéi. Il me
semblait tellement beau ! Quelle connasse, je n'étais pas !
Dans un bordel à merde
Une pauvre ingénue
A décidé de perdre
Son con et sa vertu.
Elle salivait d'extase
Et se savait foutue
Et jouissait de ses râles
En proposant son cul.
Tu connais la chanson. C'est Micheline qui la sort quand
elle est ivre. Elle se délivre de son identité, et tâche d'oublier
son médiocre. Elle répète ça. Elle le répète encore.
476
Bélinda
Je veux te faire une confidence. Tu me jures de n'en dire rien à
personne. Si tu osais le répéter, il en irait de ma mort. Je te parle
avec tout mon sérieux. Je ne veux plus de ce sein brûlé, ni de mon
sexe violenté. Il faut que je m'échappe, il faut que je fuis. Là, est
ma seule solution. C'est l'unique possibilité. Plus de tortures ! Plus
de vice ! M'en retourner à l'état normal. Etre une femme comme les
autres. Ne plus jamais salir mon corps avec le sperme d'inconnus.
Je voudrais manigancer un stratagème, trouver enfin une issue.
Mais, j'ai besoin de ton aide, Géraldine !
Géraldine
A la première violence, parce que tu as pris une baffe, tu
crois t'échapper ! Mais tu n'as reçu qu'une petite humiliation.
D'autres suivront. De bien plus dures. Tu crois avoir une âme,
mais tu n'as qu'un sexe. Il est uniquement fait pour être pris.
Bélinda
Je te parle sérieusement. Si nous le voulons nous pouvons
nous en sortir. Ecoute-moi bien. Il suffit d'agir par l'absurde. Si
477
trois, quatre heures nous sont données, avec le premier train, le
premier avion, des destinations folles, il ne nous retrouvera pas.
On peut se maquiller, se teindre la chevelure, changer de
relations, voir un autre monde ou nous planquer tout
simplement. Tu crois qu'il nous chercherait jusqu'à Lausanne,
jusqu'en Suisse. Penses-tu qu'il tenterait de nous poursuivre !
C'est oublier les autres filles qu'il domine. Jamais il
n'accepterait de les abandonner. Il est seul. Il ne forme pas un
ensemble solide avec ses autres mecs : c'est chacun pour soi.
Géraldine
Là, tu te trompes, car toutes les putes pourraient agir ainsi.
Non ils deviennent force, ils se rassemblent. Je ne voudrais pas
même être une aiguille dans une motte de foin. Ils brûlent la
motte. Apparaît l'aiguille. Ainsi de nous, ma petite sœur.
Qu'arrive-t-il à un maquereau dénoncé par les filles ? Il s'en tire
avec cinq ans de tôle ! Mais de sa prison, il nous domine
encore. Et l'on continue à travailler pour lui. Et après, la
punition - l'ignoble punition. Tu sais bien que les flics ne font
rien. Ils sous surveillent trois mois, six mois. Mais le milieu
nous tient jusqu'à notre mort. Car c'est la mort que tu
recherches ?
478
Bélinda
J'ai la certitude qu'il existe un moyen pour s'en sortir. Il faut
être très fortes, mais nous le sommes, Géraldine.
Géraldine
Tu n'as pas de plan. Tu n'as pas même une ébauche
d'évasion. Je te dis que cela est impossible.
Bélinda
Il me faut descendre. Je dois dans un premier temps aller au
bar. Il faut que je parvienne à travailler avec les clients.
Géraldine
Ça c'est logique. Et ça semble facile. Il pensera que tu veux
lui rapporter davantage. Il prétendra même que tu as compris où
il coulait en venir, c'est-à-dire à sa soumission pure et simple.
Que tu as reçu une bonne leçon avec ce sein brûlé, que tu ne lui
es qu'obéissance et pognon à faire. Laisse-moi, je vais arranger
479
le coup. S'il ne m'écoute pas, c'est que j'y comprends rien. Je
risque de prendre une trempe. Mais c'est à jouer.
II
Géraldine quitte la chambre. Le
rideau tombe. Changements substantiels de
décors. La scène pivote. A présent, nous
sommes dans le bar. Effets classiques : des
types de mauvais genre tapent le carton, la
cigarette au bec. Des clients sont assis sur
des tabourets. La pièce est enfumée. Il ne
faut en rien tomber dans la parodie du bar.
Cela doit être un bar. Quelques filles sont
jambes pliées, et laissent apparaître un peu
de leurs charmes. La lumière se projette sur
le souteneur et Géraldine. Le Gros Michel
tirant sur son cigare, est dans un coin.
Géraldine joue les penaudes et les timides.
Elle demande toutefois la permission de
480
parler avec le Souteneur qui semble agacé.
Il lui donne une oreille indifférente.
Géraldine
Je voudrais te parler loin des autres. Ce que j'ai à te dire est
important. Tu sais que tu lui as foutue une sacrée trouille à
Bélinda. Elle te craint, et ne jure que par toi.
Le Souteneur
Si tu crois m'en apprendre. Je sais comment il faut les mâter
les greluches. Cela lui a servi de leçon.
Géraldine
C'est pas pour ça que je voulais te causer. Je l'ai vue, elle
semblait complètement pommée. Elle ne savait plus où en
donner. Elle ne sentait rien avec le sein. Non, elle s'accusait de
ne pas te faire davantage de fric. Elle disait : c'est ma faute,
c'est ma faute. Si j'avais su ! Mais voilà le couac ! c'est qu'elle
voudrait mais elle ne peut pas !
481
Le Souteneur
Qu'est-ce que tu me baves avec tes conneries ! Qu'est-ce
que cela veut dire ? Attention, je t'ai à l'œil ! N'essaie pas de
jouer au plus malin avec moi.
Géraldine
Elle m'a répété inlassablement : si je descendais, je suis
persuadée que je lui en ferais des clients. Mais il me l'interdit.
Mais pourquoi, Géraldine ? Mais pourquoi ? Elle me secouait.
Elle me montrait ses seins, son sexe et son cul. Mais
franchement, ne suis-je pas à baiser ? C'est de la qualité, tout
ça. Puis, j'ai pensé comme elle. Je me suis dit : c'est con de lui
interdire de descendre. Là, il y a du pognon à prendre. Elle est
obéissante, et gonflerait ton portefeuille. Tu ne m'en veux pas,
de te dire ça ? Mais elle s'osait pas.
Le Souteneur
Attends. Laisse-moi réfléchir. Tu prétends qu'elle veut
travailler, et me faire gagner plus de fric.
482
Il regarde le Gros Michel. Il se met à tiquer.
Le Souteneur
S'il n'y avait pas ce gros con, j'essaierai. Je tenterai. Je
n'aurai rien à perdre. Mais il est là. Il va me la piquer.
Géraldine
Elle ne l'aime pas. Il est bouffi et grossier. Jamais, elle
n'accepterait de travailler pour lui. Tu te fais des idées.
Regarde-le. Il boit. Il est gonflé par les scotchs qu'il ne cesse de
s'enfiler. Vulgarité, grossièreté. Ce n'est pas ce qui plaît à
Bélinda. Elle est trop fine, trop subtile pour se jeter dans les
bras de cet ivrogne. Il ne parle pas, il rote. D'ailleurs, il ne
travaille qu'avec la chaîne à vélo. Il détruit son appareil
productif. Une belle pute, il en fait une laideur. Il frappe et
cogne. A part cela, il ne connaît rien. D'ailleurs, toutes les filles
sont d'accord avec moi : si elles pouvaient choisir, crois-moi
que sur la place, ce n'est pas lui qui en imposerait - ce serait toi.
483
Le Souteneur
Ouais, ouais, je sais. Mais je n'y peux rien. Je ne peux tout
de même pas le flinguer, cette espèce d'enflure, ce gros sac
ambulant. Tous ces collègues me tomberaient dessus. Et c'est
moi qui serais dans le trou. Quant à vous, vous deviendriez
leurs putes. Et côté existence, cela sera plus terrible encore. Tu
connais les rythmes infernaux qu'ils imposent à leurs filles. Ton
chat serait en feu. Quant à ton cul, une caserne de pompiers ne
suffirait pas à l'éteindre. Pour en revenir à Bélinda, c'est de la
bonne chair. J'exploite mal peut-être. Je pourrais en tirer
davantage. Mais il faut la faire descendre. Et çà, je ne veux pas
en entendre parler.
Géraldine
Mais pourquoi ? Tu n'as pas à les craindre. D'ailleurs elle
t'obéira. Si tu lui imposes de remonter illico, elle refait quatre à
quatre les marches ! Mais quel pognon, tu perds. Tu joues,
Mickey : tu joues même très gros. Tu as plein de problèmes. Tu
ne peux pas rembourser des dettes.
484
Mickey, le souteneur
Je joue ce que je veux. Et je n'ai aucune justification à
donner à quelqu'un. C'est mon fric. J'en fais ce que bon me
semble. Tiens-toi le pour dit, et reste à l'écart.
Géraldine
Ce n'est pas ce que je voulais dire, mais elle te ferait du
pognon. C'est pas négligeable.
Mickey
Elle ne doit pas descendre. C'est perdre une valeur sûre.
D'ailleurs, j'ai trop discuté avec toi. Allez ! Casse-toi de cette
table.
Il appelle le garçon, et demande
un scotch. Il le respire lentement. Puis le
boit à petites goulées. Il ressasse et
réfléchit. Il observe d'un œil attentif le Gros
Michel qui se marre en causant avec des
485
types qui sont au bar. Géraldine fait son
travail, sans grand résultat.
Mickey
Evidemment, ce n'est pas avec une connasse de ce genre
que je pourrais jouer cent sacs sur la troisième avec Belle de
mai. Pourtant, Karl m'avait dit que c'était un bon tuyau. Enfin,
pas de fric.
A Géraldine.
Mickey
Hé ! Approche un peu. Tu veux que je te mettes à l'amende.
Qu'est-ce que cette pute qui fout rien. Regarde moi comment tu
est foutue. Va dans tes chiottes, et enlève ton slip. Du moins, tu
les exciteras davantage.
Géraldine
Ce n'est pas de me foutre à poil qui te fera gagner du fric.
Mais c'est d'être sur le trottoir. Mais ça aussi, tu me l'interdit. Je
486
vais te dire, Mickey. Ici, il n'y a personne. Ils sont tous là pour
regarder la marchandise. Mais aucun ne voudra me tirer. Mais
tu m'interdis de traverser la rue. Les clients ne sont pas au bar,
ils sont dehors. Là, il y a du monde. Bélinda est séquestrée.
Géraldine est interdite de sortir. Mais comment veux-tu ? C'est
toujours Michel qui s'en tire le mieux. Où sont ces filles ? Elles
sont dehors, et travaillent. Reconnais que tu voudrais bien
obtenir ce que lui fait avec ces filles.
Mickey
En vérité, tu as peut-être raison. Tu peux dire à Bélinda de
descendre. Mais qu'elle ne frime pas. Qu'elle n'en fasse pas
trop. C'est du luxe que je propose.
Géraldine
Je monte immédiatement. Je lui demande de se changer,
d'apparaître sous un autre aspect. Tu verras, elle te plaira. Si
elle ne peux séduire, c'est que je ne comprends rien à mon
travail de pute.
487
Quelques moments s'écoulent
durant lesquels il y a agitation au bar. On
discute. On boit. L'un inconnu cherche des
histoires. Il est ivre. On le sort presto. Une
autre met de la musique, elle glisse
quelques pièces dans la boîte à disques.
Tout s'en retourne au calme. Une sorte de
brouhaha de routine, espèce de sourdine.
Du haut de l'escalier, apparaît Bélinda. Elle
porte une robe très sexy, quoique élégante.
Elle respire la classe. Elle descend toutefois
avec maladresse les marches de l'escalier.
Ses talons haut à aiguille la gênent
considérablement. Elle feint à une sorte
d'aisance, mais prouve sa maladresse.
Géraldine, la précède. Ses habits sont les
mêmes. Bélinda atteint la dernière marche.
Les hommes assoiffés, l'observent avec une
attirance dévorante. Elle est comme
métamorphosée, belle, splendide et
resplendissante. Sa chevelure roule sur ses
épaules. Sa gorge pointue demande à faire
exploser ses seins en poire. Bélinda, baisse
488
les yeux. Son souteneur est médusé. Un
tabouret l'appelle. Elle s'assoie et
commande un alcool. Les hommes
détournent leurs regards, et bavardent
bêtement. Tous ont en tête Bélinda.
Géraldine
T'as vu l'effet qu'elle a fait ? C'était pas génial, mon idée ?
Tous les mecs en sont fous, et déjà bandent pour elle. Tu vois
bien qu'il ne fallait pas la laisser là-haut. Tu as perdu des
millions avec ton comportement à con. Séquestrer la beauté !
Pourquoi pas la foutre aux oubliettes !
Mickey
Attends de la voir à l'ouvrage. On pourra en parler après.
Soit, elle crache. Mais elle ne tire rien. Observe, pas un client.
Si ça continue elle retourne au poulailler et tu vas m'entendre
lui gueuler dessus.
Géraldine
489
Seulement deux minutes se sont écoulées. Leurs pines sont
aimantées. Elles veulent la foutre. Elle est irrésistible.
dirige vers Bélinda.
Le Gros Michel s'avance, et se
Le Gros Michel
Quand je t'avais dit que tu n'étais qu'une conne. Que tu
devais t'en remettre à moi. Mais tu as préféré cet imbécile. Dix
fois, vingt fois, je lui aurais casser la gueule. Et crois-le, il
l'aurait fermé. Mais non, Mademoiselle a préféré faire des
siennes. C'est un minable qui te soutient. Et pourtant Dieu sait
comme tu es belle ! Moi, je faisais de toi quelque chose de bien,
car tu as la classe, Bélinda. C'est pas ici que tu serais, mais avec
les putes de luxe. Car tu es du luxe. Hé ! Dis-le, on te tire à
combien ? cent balles ? Mais tu plaisantes tu vaux deux fois ton
prix. T'as vu on cul ? Il est sublime. Génial. Tous les mecs ont
envie de la foutre. Je parie qu'il te donne une misère. Ah !
Bordel. Si du moins, tu voulais m'écouter !
490
Bélinda
vélo...
Tu n'es qu'un rustre. On connaît tes méthodes. La chaîne à
Le Gros Michel
J'ai évolué. Les salopes qui ne veulent pas m'obéir, c'est à la
seringue que je les mène. Une bonne petite piquouze, et elles
nagent dans le brouillard. Puis des melons à la queue-le-leue.
C'est le cas de le dire !
Un gros éclat de rire, gonflé
d'un rôt de bière. De poursuivre,
Elles bavent dans le sperme. Elles en ont dans la gueule,
dans le cul et dans le con. D'ailleurs les mecs y gueulent. Ils
trouvent que c'est trop poisseux. On est obligé de la laver. Une
autre piqûre pour lui serrer le cul - c'est trop mou et trop large.
Un bon petit lavement, et voilà que c'est tout propre. Mais une
fille à l'amende, c'est une fille à l'amende.
491
Toi, ça ne t'arriverait jamais. De toute façon, elles ne savent
plus où elles en sont. Comme des mécaniques. Mais crois-moi,
ces arabes foutent n'importent quoi. Tu sais ils sautent leurs
chèvres là-bas. Alors une femme ! Mais, je dis pas ça pour toi.
Bélinda
Tu oses me parler de tes méthodes. Elles sont ignobles.
C'est ainsi que tu veux que je quitte Mickey, et que je
t'appartienne.
Le Gros Michel
Parlons-en de ton Mickey adoré.
Il lui arrache son corsage.
Apparaît son sein droit boursouflé par la
brûlure de cigarette.
492
Le Gros Michel
Tu vas me parler d'amour ! Mais qu'as-tu fait pour subir
cela ? Tu me dis que je suis détraqué. Mais, voilà ce qu'il ose te
faire. Il castagne la marchandise.
Bélinda
Mieux vaut crever que de travailler pour un mec de ton
espèce. Tu n'es pas une ordure, cela serait si peu. Tu n'es que
grossièreté, que vice et qu'ignominie ! J'ignore même si tu
connais le sens de ce terme. Tu me proposes l'enfer. Laisse-moi
dans mon purgatoire. C'est un monstre qui vit en toi. Comme on
dit : entre deux maux, je choisis le moindre.
Le Gros Michel
Et pourtant, poupée ! Tu as tort. Tu as même très tort. Moi,
je ne t'enfermerais pas. Tu pourras vivre. Ecoute, Bélinda.
Depuis quand, n'es-tu sortie en ville pour t'acheter un vêtement,
pour te faire belle ? Mickey te l'interdit, moi, je te l'accorderai.
Toutes les filles te le jureraient. Demande-leur. Questionne-les.
493
Elle en cesse là avec le gros
Michel, et se dirige vers un client, qu'elle
séduit rapidement. Elle discute, et parvient
à la convaincre de monter. Tous les yeux
sont fixés sur la croupe de Bélinda qu'elle
balance avec adresse. Le type la suit
comme médusé. Son cul est génial. On le
croyait près à éjaculer dans son slip. Les
lumières tendent vers Mickey, qui rit
sournoisement. Le gros Michel, agressif se
dirige vers Mickey, une bière à la main. Il
s'assoie à la table.
Le Gros Michel
Tu as enfin compris ce que valait ta pute. C'est de l'or. Je
n'aurais pas hésité à te la piquer, mais elle semble t'aimer. Si
l'on peut employer ce terme. Comment ce luxe pourrait se
complaire d'un médiocre !
494
Mickey
Ne provoque pas, tu veux ! Quand je considère tes
méthodes, je ne m'étonne pas qu'elle se refuse. Et qu'elle préfère
Mickey, à un gros con de Michel.
Le Gros Michel
Hé ! p'tit gars ! On est de la même zone. Tu ne vas pas
m'apprendre les belles méthodes. Tu as vu son sein ? C'est toi
salop qui détruis ton appareil productif. Alors pas de conseils et
pas de remarques. Sinon, je t'écrase la gueule. Un connard
comme toi, je le flingue. Rien, petit, tu n'es rien.
Mickey
Tu me lâches, un peu. J'te foutrais bien deux pruneaux dans
ton bide. Il en cracherait de la bière. Alors fous le camp.
Mickey quitte la table. Il monte
lentement les escaliers, et regarde avec des
yeux injectés de sang le gros Michel. Au
passage, il croise le client qui semble fort
495
satisfait du bien-être que lui a procuré
Bélinda. Mickey l'ignore et monte toujours
avec lenteur. Les lumières s'effacent
lentement. La scène plonge dans
l'obscurité. Le rideau tombe.
III
La scène représente la chambre
de Bélinda. Elle est dévêtue. Deux Pascal
brillent sur la table de chevet.
Bélinda
Tu peux les prendre, ils sont à toi. Crois-le, ça ne m'a pas
coûté très cher. Une robe fendue, une chevelure frisée, un peu
de frime, un type en chaleur, et voilà ton pognon. Mickey, je te
l'avais dit cent fois : je t'avais demandé de descendre au bar. Là
sont les clients. Et là est le fric à prendre. Mais non, toi butté et
stupide, tu as préféré me punir, m'enfermer dans ce taudis. Pour
obtenir quoi ? Rien. De la recette minable.
496
Mickey
C'est Géraldine qui pour une fois a eu une bonne idée. J'ai
longtemps hésité. Mais tu comprends, le pognon ça m'excite.
Il glisse rapidement l'argent
dans sa poche. Il froisse les billets.
De poursuivre : c'était pas con, son idée. C'est vrai, je t'ai
sous-estimée. Je te croyais seulement capable de te faire
enfourcher par des branleurs. Non, tu vaux mieux que ça. Il y a
du flouze à récolter, ailleurs. Avec de la bonne clientèle. Ho !
certes ! Pas encore des émirs. C'est pas demain, que tu me
fileras des pétrodollars. Mais qui sait ? Fais voir ton sein ? Il
n'est pas trop abîmé. C'est vrai, j'ai été nul. Mais tu me connais,
j'éprouve une jouissance certaine à faire pâlir les putes.
Elle se réfute. : Mickey laisse tomber. Le sein se
dégonflera. Baise-moi, si tu veux.
Le public doit voir son sexe
jaune entrebâillé. Elle est cuisses béantes.
497
Elle est écartée. Il pousse sa jambe, et
l'oblige à se refermer.
Mickey
C'est pas parce que je bande, que j'ai envie de te foutre.
D'accord, tu as gagné un point. Mais n'en fais pas trop.
Bélinda
Quoi ! elle pue ma chatte ! Pourtant l'autre connard me l'a
bouffée, et je te jure que j'en ai presque joui.
Mickey
Je te l'ai déjà dit. Ferme-la maintenant, et cesse d'en faire de
trop. D'accord, tu as gagné un point, mais ne me chauffe pas.
Bélinda
Ce que je te reproche, c'est de m'avoir toujours considéré
comme une pute de bas quartier. Tu ne m'as jamais donné la
possibilité d'être une autre fille. Mieux ! Bien mieux ! A
498
présent, tu t'en rends compte, Mickey. Tu m'as enfermée durant
des mois dans cette pourriture. Tu m'as interdit de sortir. Et je
ne savais pas pourquoi. Les mecs devaient se fier à toi. Mais
que craignais-tu au juste ? Pourquoi cette interdiction ?
Mickey
Tu as toujours été une fille différente des autres. Je ne te
sentais pas. Je n'ai jamais cru en toi. Voilà pour l'interdiction de
sortir. Peut-être que tu me sembles trop intelligente, et qu'il y a
toujours quelque chose qui se manigance dans ta cervelle.
Bélinda
Comme tu te trompes, et comme ta suspicion n'est pas de
mise. Ai-je été une fois, une seule incorrecte avec toi ? Tu ne
peux pas le prouver. D'ailleurs il n'y a aucune preuve. Je ne suis
pas de celle qui laisse tomber son mac, même s'il s'est comporté
comme un salop. Je t'ai proposé ma chatte, ce soir. Et tu me la
refuses. Non, Mickey, jamais tu ne pourras me reprocher quoi
que ce soit.
499
Il passe la main dans sa poche et
entend le bruit délicat des billets. Ses yeux
s'éclaircissent.
Mickey
Je sais ce que tu penses. Tu voudrais régulièrement
descendre et ne plus rester cloîtrer dans cette pièce. Il faut
reconnaître que ta première exhibition a craché. Tu en as étonné
plus d'un. Ils te fixaient tous. Je crois même que certains ont dû
éjaculer dans leur slip, ou son en train de se branler en pensant
à toi. Ça serait crétin de perdre cette marchandise.
Bélinda
Tu joues trop petit. J'ai des idées bien supérieures aux
tiennes. Ce n'était pas dans ce taudis qu'il fallait me laisser, ce
n'est pas dans un bar rempli d'ivrognes qu'il me faut faire le
tapin, mais c'est dans la rue, Mickey que je dois travailler.
Mieux encore, comme le faisait remarquer le Gros Michel ...
500
Bélinda
Ne prononce jamais son nom, tu entends.
Bélinda
Je suis une pute de luxe. Tu vas me dire que j'en demande
de trop, pourtant il me faudrait une bagnole - une superbe - une
Jaguar. Ainsi, je pourrais travailler avec Géraldine. A nous
deux, on ferait des miracles. En trois minutes, on touche 1 000
balles avec une branlette. On les rendrait fous, les mecs.
Mickey
Te payer une Jag ! Et pourquoi pas une Roll's tant que tu y
es ! Tu es devenue complètement barjot ! et avec Géraldine !
Elle ne sait pas même marcher avec des talons à aiguille.
Niveau cancre, tu la vois conduire, une bagnole de course !
501
Bélinda
De toute façon, nous permettre de l'essayer, nous engagerait
à rien. Tu peux la louer la bagnole, on te la remboursera.
Mickey
Ça serait déjà bien beau, si je te permettait d'aller sur le
trottoir. Tu n'as qu'une preuve dans le bar. Alors la caisse, le
travail à deux !... Avec Géraldine ?
Bélinda
Tu l'as sous-estimée. Elle n'est pas si niaise que tu le
prétends. Mais elle est bloquée seulement. Elle est autorisée à
descendre ...
Mickey
Géraldine, elle me paie mes cigarettes, et encore je fume des
brunes. Tu as connu un type satisfait lorsqu'il la tirait ?
502
Bélinda
N'oublie pas qu'elle est caressante. Elle, c'est la douceur. Ça
plaît aux michetons et aux vieux qui ne peuvent pas éjaculer.
Hein ! combien de branleurs, combien d'impuissants à son actif
? des centaines, peut-être ? Et puis la clientèle revient : c'est
qu'elle est satisfaisante. Non, je t'assure, nous pourrions
travailler toutes deux. Observe-moi. Imagine-la. On a tout ce
qu'il faut où il faut. Je ne comprends pas pourquoi tu doutes.
Quel est le malaise ? Il vient de moi, je suppose. Tu n'as pas
confiance. Tu te méfies. Ainsi je serais indigne de toi. Ainsi, je
pourrais faire des conneries. A moins que tu doutes de
Géraldine ...
Mickey
En Géraldine, j'ai une entière confiance. C'est elle que j'ai
eue en premier. Elle est ma femme. Toi, tu es ma pute. Tu
comprends la différence ? C'est un monde qui vous sépare. Elle,
c'est ma moitié. Certes je la punis, mais c'est pour son bien.
M'a-t-elle, une fois, une seule, accusé ? Que non ! Je crois en
elle, et pourtant ce n'est qu'une pute.
503
On entend gratter à la porte. Ils
se regardent. Puis on frappe discrètement.
Les coups se font plus forts.
Géraldine
C'est moi. Est-ce que tu peux m'ouvrir, Bélinda ? J'ai à te
causer. C'est de ce soir, tu m'ouvres ?
Mickey lui fait signe de la tête.
Bélinda
Entre. La porte n'est pas fermée.
étonnée de voir Mickey.
Géraldine pousse la porte. Elle semble
Géraldine
Je ne savais pas que vous étiez en conversation. Autrement,
j'aurais jamais osé ...
504
Mickey
Mais ça n'a pas d'importance. Bélinda, tu seras gentille,
retourne au bar et rapporte-moi quelques Pascal. Reste,
Géraldine. Et ne joue pas les traumatisées. J'ai trois mots à te
glisser.
Bélinda quitte sa chambre, avec
quelques regards mauvais. Elle n'accepte
pas que Géraldine utilise sa chambre. Effets
scéniques.
Mickey
Tu écoutais à la porte ?
Géraldine
Je t'assure que non. J'arrive simplement. Non, je voulais te
causer. Et comme je savais que tu n'étais pas en bas. Puis, j'ai
demandé. On m'a dit que tu était monté. Alors. Me voilà. J'ai
quelque chose d'important à te dire.
505
Géraldine se tord les mains. Ne
sait comment s'y prendre. Elle tente
quelques bribes de phrases, puis se réfute.
Enfin, elle entame.
Géraldine
Tout çà, c'est à cause de Bélinda. Elle zone complètement.
Elle essaie de te tromper. C'est de la ruse, Mickey. Mais c'est
pas vrai.
Mickey
Attends, calme-toi, mon petit. Je ne comprends rien à ce que
tu me dis. Tu voudrais y aller calmos, histoire de pas mélanger
tes gambettes. D'ailleurs, elles tremblent. Pourquoi. Pose ton
cul.
Géraldine
Je te dis que Bélinda veut te tromper.
506
Mickey
Ça c'est risible ! Me tromper. C'est ce qu'elle fait nuit et
jour, et cela dure depuis trois ans. Alors un peu plus.
Géraldine
Elle m'a causée, tout à l'heure, avant de descendre. Elle
voudrait se casser, se faire la malle et la belle. Elle voulait
même que j'y participe. C'est pourquoi, Bélinda a souhaité
descendre. C'est le premier pas vers la sortie.
Mickey
Tu rêves, Géraldine. Tu as déjà vu une pute jouer ce coup à
son mac. Elle sait trop ce qu'elle risque. Donne-moi le nom
d'une seule qui s'y est essayée. Tu sais comment elles finissent
les filles !... Je ne voudrais pas être à la place des celles qui ont
envoyé au coffre les mecs de Grenoble. Ils en ont pour cinq ans.
C'est trop. C'est beaucoup trop. Mais elles, c'est la mort qui les
attend dans des souffrances terribles. Toutes le savent, les macs
sont solidaires. C'est la mort de la profession si on laisse faire.
Alors ?
507
Géraldine
Peut-être pour les autres. Mais toi, qui te soutiendrait ? Le
gros Michel, il veut nous prendre. Tu penses qu'il ne bougerait
pas s'il savait qu'une d'entre nous, faisait la belle. Il en rirait
même. Et toi, que deviendrais-tu ? Tu irais courir après ta
salope ? Et les autres s'envoleraient comme une nuée de
moineaux. Et pour les rattraper ! Peut-être une, mais pour les
autres, la liberté !
Mickey
Ça n'a pas de sens. Cela n'est jamais arrivé, et cela n'arrivera
jamais. Mais c'est la révolution que tu proposes. C'est la folie la
plus débile !
Géraldine
A moins que l'on recherche un statut à la scandinave. Faire
la pute, peut-être. Mais être soumises à un mac, non. Tu sais ce
qui se passe dans les autres pays, elles sont libres. Libres
508
d'exercer ce métier, et libre de recevoir le client qui leur
convient. Tu dis que c'est dingue, et pourtant, ça existe.
Mickey
Ouais, si ça continue, il faudra que je me recycle avec les
Gays, avec les petites putes droguées, ou avec les petits arabes.
Je sais que l'on est dans une révolution sexuelle, mais delà à
remettre en cause l'appareil de production ! Non, c'est ta
jalousie mauvaise qui te fait dire de telles conneries. D'ailleurs,
je me demande pourquoi, je discute avec une pouffiasse de ton
genre. Ouais, tu voudrais ressembler à Bélinda, mais t'es
moche. Jamais tu ne tireras les plus beaux mecs. Alors, il faut
que tu te venges. Je suis persuadé que ça t'a plu l'amende.
Géraldine
Quelle amende ?
Mickey
Bon, laisse tomber. Si tu allais bosser un peu, histoire de
ramener un peu de pognon. A continuer ainsi, tu vas te rouiller.
509
Géraldine
C'est malin, je suis rousse jusqu'au cul. Et une vraie.
Géraldine allonge les billets.
Géraldine
Cinq cents, sept cents, plus trois cents, déjà mille. Un autre,
quinze cents. Plus la pacotille.
Mickey
C'est pas riche tout ça.
Géraldine
Moi, je donne ce que je fais. D'ailleurs, tu peux pas me
laisser deux cents francs ? Mais Bélinda, elle te ment. Elle te
fais croire qu'elle te laisse, mais elle en garde.
510
Mickey
Tu me les chauffes. Tu veux qu'on fouille la baraque, qu'on
fende le matelas, ou que j'aille voir ce qu'elle a sur la Caisse
d'Epargne ?
Géraldine
Elle ne serait pas assez ridicule pour que tu puisses le
trouver illico. Mais, crois-moi si elle a pensé à s'échapper, ce
n'était pas le cul nu. Je te paris que ça se chiffre en millions ce
qu'elle t'a planqué.
Mickey
Ecoute, j'observe ses allées et venues. Elle ne pourrait pas
truquer ainsi.
Géraldine
Ouais, mais elle veut en sortir. Alors, il faut de la fraîche.
Un vrai petit écureuil, ta Bélinda.
511
Mickey
Tout cela n'est que suppositions. Je t'avoue que ça me paraît
inveraisemblable. Elle, oser penser ainsi, oser mijoter des
simagrées. Je crois en vérité, que c'est toujours ta jalousie qui te
fait sortir ces mauvaises paroles.
Géraldine
Moi, jalouse. Ce serait aller à l'amende. Avec toi, il ne faut
pas déconner. Si l'on essaie te de contredire, c'est la punition
terrible. Je sais l'horreur. Je sais ce que tu peux m'infliger. Alors
pour que moi, pute, je te cause !...
Mickey
Laisse tomber. Je ferais une petite enquête. Si cela s'avère
exact, je t'en remercierais. Tu sais ma reconnaissance. J'aime les
bonnes filles comme toi. Mais je préfère l'exactitude. Tu m'as
donné un avertissement, mais ne te goure pas, sinon.
512
Géraldine
C'est justement ce "sinon" qui démontre que ce que je bave
est réel. Je n'ai pas envie de subir tes violences. Je sais trop ce
que cela pourrait me coûter !
Mickey
Evidemment, ton clito en a reçu. Mais par derrière, il reste à
brûler. Tu les a vues, tes copines hurler de douleurs pour ce
genre de conneries.
Géraldine
Mais, je ne veux pas te mentir. D'ailleurs, je ne saurais pas
te mentir. Cela me coûterait trop cher.
Ils cessent de parler. On entend
des pas qui montent l'escalier. Nul d'éclat
de rire, ni frénésie avant le coït. La montée
est lente et régulière. Bélinda ouvre sa
porte, suivie d'un client. Tous les quatre
513
sont étonnés. Mickey et Géraldine se
lèvent.
Bélinda
Mais bon dieu ! Qu'est-ce que vous foutez dans ma chambre
? Mais qu'est-ce que cela veut dire ?
Mickey tire un œil vers
Géraldine. Ils sortent rapidement de la
pièce.
Bélinda
Ne t'inquiète pas, mon mignon. Ce n'était qu'une pute et son
mac. Ils devaient causer. Je reconnais qu'en rien il fallait
prendre ma chambre pour un salon de thé. Mais laisse tomber et
oublie cela.
Elle se déshabille rapidement.
Elle fait glisser le haut de sa robe. Ses seins
apparaissent. Machinalement, elle tire sa
514
culotte, et fait le geste avec le talon droit, le
talon gauche.
Bélinda
Et bien, tu préfères ainsi ? Tu veux que je me foute à poil ?
Tu bouges ou quoi ? Monsieur préfère peut-être les portejarretelles,
ça l'excite davantage ? Mon tout beau, tu sais que les
extras, ça se paie. Si tu es salingue, il faudra allonger quelques
billets en plus. Tu causes, ou quoi ? Il faut que je te fasses
bander, ou tu es puceau. T'as l'air d'un con, debout comme ça.
Allez avance la fraîche. Ce sera mille cinq cents.
Il obéit. Il sort de son
portefeuilles trois billets. Bélinda en laisse
deux en évidence sur la table de chevet. Le
dernier, elle le planque dans un tiroir. Elle
devient plus gentille.
Bélinda
Qu'est-ce que tu veux que je te fasse ? Ne reste pas planté
comme un imbécile. Déshabille-toi. Tu as l'air tout idiot.
515
Le Client
Rhabille-toi. Je n'ai besoin de rien. Je ne suis pas venu, ici
pour te prendre. Si je suis ici, c'est parce que j'ai entendu votre
conversation au bar. Et je crois avoir compris.
Bélinda
Ça te coûte cher du dialogue, mais après tout je peux bien te
consacrer une demi-heure. Tu m'as l'air généreux. Si tu ne veux
pas de mon entrecuisses. Si tu préfères causer, autant pour moi.
Bon, qu'est-ce qu'il a à me dire, ce parfait client ? D'abord,
comment t'appelles-tu : tu dois avoir un prénom, ou je me
trompe.
Le Client
Assez de ces phrases insipides. Je désire te parler
sérieusement. Je sais trop ta destinée de pute, comme je sais ton
envie de fuir à tout jamais cet univers carcéral.
Bélinda
516
Attends un peu. Tu n'aurais pas été payé par Mickey pour
me sortir les vers ? Tout cela me semble si faux. Ça pue, ton
truc. Je me méfie. Monsieur me donne mille cinq cent francs,
mais c'est pour me causer. Dis-donc : tu es le mécène de la
prostitution, ou quoi ?
Le Client
Tu sais, j'ai des yeux pour observer, et j'ai bien compris ton
manège.
Bélinda
J'ai appris à me méfier de tout le monde. Je ne crois pas
même en moi. Ça c'est mon doute. Je t'assure que dans ce
milieu, il est de mise.
Le Client
Il y a des prostituées qui m'intéressent. Ce sont celles qui
veulent s'en sortir. Ce sont celles qui refusent l'esclavage, et si
je peux les aider ! ...
517
Bélinda
Les aider !... Pauvre imbécile. Tu ignores tout de ce rouage,
de cette incapacité à s'en sortir. Alors toi, pauvre minable,
comment ? D'ailleurs, tu n'es qu'un branleur, cela et rien d'autre.
Alors vouloir jouer les Dartagnan, cela ne te va pas. Bon, tu me
tires ou quoi ? Tes quinze cents balles, il faut bien que je te les
rembourse. Fais-la bander. A moins que tu sois un peu maso, et
que tu aimes la mise en scène. Monsieur désire peut-être gémir
sur le sein d'une blonde en pleurant sa mère, et recevoir une
fessée.
Le Client
Je te parle très sérieusement.
Bélinda
Je ne te sens pas du tout, du tout.
518
Le Client
C'est au bar que j'ai compris. Tu cherches la fuite. C'est gros
comme ça. Méfie-toi. C'est trop visible. Et ton Mickey n'est pas
le dernier des idiots. Il se méfie. D'ailleurs pourquoi causait-il
avec l'autre pute dans ta chambre ?
Bélinda
Ecoute, tout ça m'agace. Je ne sais si tu mens, ou si tu dis la
vérité. Toujours est-il que les minutes passent, et que moi je me
fais ton pognon facile. Et cela est primordial. Tu me fais penser
à un journaliste qui me donnerait du fric pour lui expliquer ma
condition : enquête, qu'il dirait. Et bien tu m'amuses. Alors
continue.
Le Client
Le billet planqué, c'était pour capitaliser. C'était pour
gonfler ta dot, pour t'en sortir. Bien sûr, tu diras un billet, c'est
un billet. T'en fais ce que t'en veux. Ouais, tu veux la belle, t'en
tirer. Mais hélas, tu es coincée dans ta chambre. Je crois savoir
ce que tu recherches : c'est le trottoir.
519
Bélinda
Je t'écoute baver. Mais je n'ai rien dit du tout.
Le Client
Je ne dis pas que c'est sûr. Mais je possède peut-être le
moyen pour te faire aller sur le trottoir. Et le trottoir, c'est le
premier pas vers la liberté.
Bélinda
Je n'ai pas besoin de toi pour m'en apercevoir. J'ai demandé
depuis longtemps à Mickey l'autorisation de travailler ailleurs.
Mais où veux-tu en venir ? Et en quoi me serais-tu utile ?
Le Client
C'est vrai. Mais je trouve con qu'une belle fille comme toi,
soit interdite de voir le jour, le soleil. Qu'elle soit punie, et n'est
pas le droit d'aller dans un magasin pour s'acheter ses slips et
ses soutien-gorge.
520
Bélinda
Mickey connaît les tailles, ils me vont à ravir.
Le Client
Ouais, mais tu préfèrerais le lèche-vitrine, et décider de ce
qui te convient.
Bélinda
Ecoute, toute cette conversation est insipide, et elle n'a
aucun sens. Tu t'amènes, tu causes, tu prétends vouloir m'en
sortir - je ne te demande rien. Voilà que Monsieur crache son
pognon. Tiens, récupère mille francs.
Le Client
Non, te dis-je. Conserve ces billets. D'ailleurs, ils seront
source de crédibilité auprès de Mickey.
521
Bélinda
Bon rhabille-toi. Qu'est-ce que je raconte ! Tu ne t'es pas
déboutonné. C'est le réflexe tu comprends. Descendons les
escaliers comme si de rien n'était. Mais, je vais te décevoir, tes
paroles ne m'ont servie à rien. Je te l'ai dit : je ne te sens pas. Et
puis tu parais trouble. Une sorte de notion bizarre, inexplicable
à justifier.
Le Client
Viens. Je te suis. Mais sache que mes paroles ne sont en
rien mensongères, que je n'étais pas manipulé par ton mac. Je
pensais sérieusement ce que je te disais.
Ils descendent les escaliers. Ils
prétendent au sourire. Mickey les observe
avec un œil septique. Le Client se dirige
vers le bar, tandis que Bélinda commande
un alcool, et s'assoie à la table de Mickey.
Elle lui sourit. Il conserve un visage glacial,
et ne prononce mots. Quelques instants
s'écoulent. On apporte à Bélinda la
522
consommation désirée. Elle la sirote avec
application tout en fixant Mickey.
Bélinda
Mickey, qu'est-ce que tu en dis ? Certes, tu préfères cet air
indifférent. Mais tu dois reconnaître que je n'avais pas tort.
Quand je t'ai demandé de travailler ici, tu as tiqué. Mieux
encore, la réponse fut de m'imposer ta violence. Mais
maintenant, tu t'aperçois que je n'avais pas tort. Tu as craint le
gros Michel. Tu croyais qu'il allait me piquer comme je venais
au bar. Qu'en est-il exactement ? Tout se déroule selon ta
pensée et tes volontés. Alors qu'en dis-tu ?
Mickey
Ça sert à rien de frimer pour quelques billets en plus. Tu
m'as fait que deux clients !
Bélinda
Tu plaisantes, je l'espère. Tu sais que je peux faire plus.
Comme on dit, ce n'est qu'un début.
523
Mickey
Evidemment, ça vaut le coup de le tenter. Mais je ne
parviens pas à t'imaginer sur le trottoir. Toi ! une fille comme
toi ! Non, ça me semble impossible. Je crois que je te préfères
bien planquée là-haut. Une cage dorée, c'est une cage dorée !
J'en connais des tourterelles qui y roucoulent.
Bélinda
Le principe n'était pas le suivant. D'ailleurs l'image est
fausse, comme cette pièce n'était qu'un taudis.
Mickey
Attends, je te retiens. Ce n'était pas un baraquement
d'arabes, quand même ! Le lieu n'est pas sinistre. Hé ! Tu n'es
pas une star. C'était suffisant, mais en rien médiocre. C'est ça,
plains-toi ! Prétends que je te faisais bouffer de la merde tant
que tu y es. D'ailleurs, tu me sembles avoir grossi ?
524
Elle lui montre ses jambes. Elles
sont longues et fines. Remarquables.
Bélinda
Si tu peux trouver meilleure qualité, tu me préviens.
On apporte deux
consommations à la table. Le garçon
s'éclipse prestement. Micheline est au bar,
et se regarde dans la glace. Elle est
complètement ivre, et chante à tue-tête son
refrain.
Micheline
Dans un bordel à merde
Une pauvre ingénue
A décider de perdre
Son con et sa vertu.
Elle salivait d'extase
Et se savait foutue
Et jouissait de ses râles
525
En proposant son cul.
Bélinda
Tu as écouté cette sublime réussite. C'est toi qui est parvenu
à en faire cette déchéance. Non, ce n'est pas de l'ivresse. C'est
de la drogue. Dans un mois, dans un an au plus tard, elle sera
morte. Elle ne sait même plus où se piquer. Si, sous la langue,
ou entre les orteils ! Et quand elle est en manque, c'est à la
mayonnaise qu'elle s'oublie. C'est un déchet ! Tu me diras que
c'est une erreur de pute, que jamais !... Ouais, mais des filles de
sa sorte, ce sont des loques. Ça ne rapporte plus rien. Non,
Mickey. C'est parce qu'elles ne pouvaient pas être ce que vous
avez voulu qu'elles soient, qu'elles sont cela ! Et moi, je ne
veux pas devenir ça. C'est trop horrible ! Non, c'est
dégueulasse.
Mickey
Tu causes un peu trop. Je ne te demande pas de juger. Si tu
as suffisamment de caractère, rien de t'obligera à devenir
Micheline. Toi, tu es équilibrée. Alors de quoi te plains-tu ?
526
Bélinda
Mais je veux sortir de cet endroit infect. Ne plus tourner
comme un ours dans sa cellule. J'ai besoin d'air. J'ai besoin de
respirer. Assez de cet enfermement ! Assez de recevoir mes
soutien-gorge, mes slips et mes robes par correspondance. Je
veux bien t'obéir. Je veux bien te faire le pognon qu'il te faudra.
Mais en contre partie, il me faut sortir. Voir ce qu'il se passe
dans la rue, dans un magasin. Sortir ! Vivre, quoi !
Mickey
D'accord, sortir. Respirer l'aile blanche des petits oiseaux.
Mais tu te trompes. Ce ne sera que la nuit noire. Le trottoir
cafardeux. Tu devras faire les cent pas, tout en évitant les
crottes de chien. Puis monter,
527
redescendre. Des connards te dragueront ou toi tu seras obligée
de les appeler "mon chéri", tout en sachant très bien qu'ils
déambulent. Si tu veux discuter des prix, si tu veux être à poil
sous un manteau de fourrure ...
Bélinda
Tu ne te souviens pas ce que je t'avais proposé. Je veux
travailler avec Géraldine, en double. Je t'avais demandé une
bagnole. Je n'ai pas envie de crever mes talons.
Mickey
Et puis quoi encore ! Tu veux brûler les étapes. Une Jag !
Pourquoi par la Roll's tant que tu y es. Mademoiselle a la folie
des grandeurs. Hé ! Bélinda ! Reste modeste. Souviens-toi que
tu n'es qu'une vulgaire pute.
Bélinda
Je te l'ai déjà dit : tu veux du fric. Mais tu ne me donnes pas
les moyens de ma politique de pute.
528
Mickey
assez.
Politique de pute ! Tu lis trop les journaux. Tais-toi. C'est
Bélinda
Ouais, mais à quoi te serviraient des fellations ou des
sucettes à cinquante balles.
Mickey
Mais que crois-tu qu'il se passeras lorsque tu seras sur le
trottoir ? Ce seront des petits travaux, et tu devras en faire. C'est
vingt fois, trente fois cette politique de pute, comme tu dis. Et
là, tu vas te vulgariser - au plus primaire, à l'infect, au sale et au
crasseux. Voilà ce que tu me demandes depuis des jours, et
voilà contre quoi je m'insurgeais.
529
Bélinda
Non, je crois que je dois tenter les coups. Quitte à passer
par une phrase de vulgarité. Cela m'ouvrira sur d'autres
hommes. Et puis la qualité viendra.
Mickey
Une pute se trompe. Ça c'est marrant. Ton raisonnement est
absurde. Toi, dans une rue obscure, y grandir en qualité de
michetons ? Et passer de la flûte à l'orgasme du beau mâle.
Réfléchis : tu n'auras que les pommés, que les ivrognes ou les
puceaux en mal d'amour. Les mecs qui sont bien, ils n'ont pas
besoin de toi.
Bélinda
Ouais, mais j'espère monter de grades. Et quand je t'aurais
prouvé que je sais te faire du fric, et beaucoup de fric, tu me
feras aller d'un échelon, et ce sera la bagnole que j'aurais !
530
Mickey
Vas-y doucement ma cocotte. En connais-tu une seule qui
roule avec mon essence. Alors lève le pied, ou envoie-les en
l'air !
Bélinda
Si tu me considères trop minable pour en rester à ces
déchets, ça ne sert à rien d'insister. Il m'est préférable de rester
en attente dans cette piaule idiote, et d'espérer qu'un imbécile se
glissera entre mes cuisses.
Mickey
Je n'ai rien dit. Je te parle de ce que je connais. C'est pas le
bonheur, et c'est pas l'Evangile. Il te faudra tirer et pomper !
Imagine des jets de sperme glissant entre tes dents. Elle est
belle, ta petite gueule ! Et bien, il faudra sucer. Et ceux-là; sans
les laver. Tu devras t'en charger, ou les faire décharger.
531
Bélinda
J'accepte de prendre le risque. Je sais ce qu'est le dégoût.
Mieux encore, j'ai épousé l'ignominie et l'humiliation, et c'était
toi Mickey. Mais de tes couilles, je n'en veux plus.
Mickey
Okey, ma belle, c'est convenu. Tu as ma bénédiction. Je te
donne tout le courage, pour agir. Mais fais ça vite et très bien.
Et rapporte-moi du fric car j'en ai besoin.
Bélinda
C'est tout ce que j'espérais de toi. Je t'en remercie. Sache
que je saurais les prendre les michetons à cent balles. Crois-le.
Oui, crois-le.
IV
Dans la rue. Il y a des voitures
stationnées sur le côté droit. Deux ou trois.
532
Sur le trottoir de gauche, quelques putes
vulgaires et de basse qualité tapinent. On
peut les faire s'engueuler pour un mètre
carré de trottoir, et les faire se taire, et se
transformer à l'approche d'un client
potentiel. Il y a des néons. Certains
éclairent mollement l'enseigne du bar hôtel
qui est situé sur le gauche. Bélinda
travaille.
Le Client
C'est donc toi ? Je ne comprends pas qu'en si peu de temps
tu sois parvenue à sortir de ton endroit pourri.
Bélinda
Comme quoi, j'ai suivi des conseils. Mais il faut monter et
descendre. J'ai un de ces mal aux pieds. Et puis cet
accoutrement ne me va guère. T'as vu ce cul. T'as vu cette
culotte, elle me rase trop. J'ai l'air vulgaire.
533
Le Client
Il faut passer par là pour obtenir les voies de la liberté. Et
puis tu t'en tireras rapidement.
Bélinda, regardant la façade de l'hôtel
Fais semblant de t'intéresser à moi. Mickey ne cesse de
m'observer. D'ailleurs il regarde en soulevant le rideau. Fais le
type qui demande une réduction.
A haute voix,
Le Client
Tu ne t'imagines pas que je vais me faire sucer pour cela.
Non, mais dingue ou quoi ? T'as vu, toutes tes copines veulent
moins. Alors toi. Dis-donc, c'était moins cher dans ton taudis à
merde.
534
Bélinda
Maintenant, il me faut faire du pognon et vite, et que
Mickey ne s'en doute pas.
Le Client
Mais ce sont des centaines de passes qui te seront
nécessaires afin d'obtenir quelque épargne. C'était le risque du
trottoir. On tire beaucoup. On n'a rien.
Bélinda
C'est peut-être le prix de la liberté. Mais ça vaut le coup de
le tenter.
Le Client
Le coup ! Des centaines de coups !
535
Bélinda
Je ne sais pourquoi je te fais confiance. Tu pourrais tout
dire à Mickey et cela serait ma mort en échange de tes paroles.
C'est risqué de se fier à un mec tel que toi. De quel côté, es-tu ?
Le Client
Soit tu es conne, soit tu m'as compris. La prostitution est et
sera toujours. Mais celles qui veulent en sortir, je leur donne de
l'aide. J'ai de l'argent.
Bélinda
Peut-être, mais pas de femmes. Alors tu éjacules dans nos
culs, pourquoi ?
Le Client
J'ai trop été déçu. Je préfère vous allonger en vous glissant
quelques pièces.
536
Bélinda
Ouais, mais avec le cul, tu t'en retournes dans ta piaule sans
fille ni femme ni greluche. Au matin, c'est la bande et la
branlette pour compenser. Alors je comprends pas.
Le Client
Je ne suis pas si bandeur que tu le crois. Deux, trois fois pas
semaine, cela me suffit. Alors une femme régulièrement dans
mon lit, je n'en ai pas besoin. Non ce qui m'intéresse c'est la
pute avec son statut.
Bélinda
Je paie mes impôts, je suis une citoyenne comme les autres.
Les flics me foutent à l'amende, mais le fisc reconnaît mon
métier. D'un côté, je suis punie par l'Etat. De l'autre, je suis
reconnue par les inspecteurs. Je travaille aux forfaits. Un peu
encore, et l'assistance sociale vient vérifier si ma chatte est
propre. Alors que veux-tu d'autre ?
537
Le Client jette des clins-d ’œil
furtifs vers la devanture du bar. Il s'aperçoit
que Mickey les observe et n'apprécie pas ce
manège qui ne cesse de durer.
Le Client
Tiens. Je te crache un Pascal, et feins de me sucer. Oui,
dans la rue contre la voiture.
Bélinda s'exécute. On l'imagine
agenouillée face au client, et faisant
prestement des mouvements rapides de
fellatrice. Deux minutes s'écoulent. La
scène est dans la pénombre. Les autres
prostituées ne font guère de cas de ce qui se
passe.
Bélinda
Je ne comprends pas, c'est trop stupide. Pourquoi t'occupestu
de moi ? Quel intérêt as-tu à t'intéresser à une pute ?
538
Le Client
Ne vas pas supposer que je suis amoureux de toi, que je
suis une sorte de chevalier servant qui tente de sortir sa
prisonnière de ses barreaux en or. Non, je ne t'aime pas.
D'ailleurs comment aimer une pute ? On se glisse dans son
vagin, mais on sait que des centaines de types l'ont déjà foutue.
Ce n'est pas que je recherche la pureté ou la vierge.... Mais
imagine ta bouche, comment peut-ton embrasser sans penser
que tu as tiré des centaines de bites, que ta salive s'est mêlée
avec leurs spermes puants. Crois-moi, il ne faut pas être
dégoûté pour aimer une pute. Non, une compagne qui a eu des
relations, cela se conçoit. Mais toi, jamais. Quand bien même tu
serais belle, quand bien même tu te laverais dix fois par jour, tu
resteras toujours souillée à mes yeux.
Bélinda
Même une fille de luxe ? Tu ne me donnes peu d'espoirs et
tes phrases sont terribles ! C'est ignorer que toutefois nous
sommes des femmes, et que nous pouvons éprouver des
sentiments et faire des enfants par exemple.
539
Le Client
La belle affaire : tu ne connaîtrais jamais le nom du père.
Des milliards de spermatos qui grouillent dans tes trompes ! Je
crois même que tu serais incapable de retrouver un mec qui t'a
sauté la veille.
Bélinda
Je ne serais qu'une mécanique sexuelle, pareille à de la ... je
ne trouve pas la comparaison ... pareille à de la merde ! Alors
vas interroger les autres filles. Demande-leur ce qu'elles penses
de ce que tu oses me dire. Elles te cracheront à la gueule. Car
derrière la pute, il y a une femme. Et derrière cette femme, il y a
un cœur. Je suis déjà punie, mais tu veux m'humilier plus
encore.
Le Client
Comme tu te trompes ! Je ne sais pourquoi tu vis dans le
non-sens ! Non ce que je voudrais savoir c'est comment une
pute veut enfin en terminer avec cet esclavage de femme,
540
comment parviendra-t-elle à s'en tirer. Mais je t'avoue que si je
pouvais t'être de quelconque utilité ... je t'aiderai.
Bélinda
Tout ce que tu dois faire, c'est de fermer ta gueule. Si
Mickey venait à apprendre que tu es intervenu, ce sont des
balles dans la peau pour toute récompense. N'essaie pas trop de
me revoir, oui tiens-toi à l'écart. C'est un très bon conseil.
Le Client
Ça me dépasse. Pourquoi toutes ces manières. Il t'est donc
impossible de te casser, de foutre du pognon de côté, et de filer
dans le premier train venu. C6olore-toi en rousse, coupe tes
cheveux, porte d'autres habits. Je ne sais pas, moi ! La Suisse,
Strasbourg ou un autre pays, ton mec ne te retrouvera pas. S'il
te retrouve, il te tue. Mais entretemps, il perd des millions
chaque jour en essayant de trouver une aiguille, ou plutôt une
pute dans l'Europe entière.
541
Bélinda
Bonne idée ! Mais s'il me retrouve, c'est la mort, et dans la
torture, dans les souffrances les plus effrayantes. Ecoute, il est
préférable que maintenant tu te tires. Je t'ai assez vu. Ça paraît
louche toutes ces causeries. Si tu veux me revoir, tente de
choisir un autre lieu. Il t'a déjà repéré. Tel qu'il est, il va me
poser des questions. Il renifle le doute à cent pas. C'est la
meilleure chose, casse-toi.
Le Client
Tu veux connaître mon prénom ?
Bélinda
Non. Je te connais de trop, hélas !
Mickey sort dans le rue. Il se
dirige vers Bélinda. Elle se refait une
beauté, et feint d'ignorer la venue de son
mac.
542
Mickey
Je te trouve un peu trop complaisante avec ce connard.
Pourquoi est-ce que tu discutes avec lui ? Le micheton c'est le
micheton. Il faudra que tu l'apprennes. Mais qu'est-ce que ça
veut dire toutes ces causeries ? Tu ne peux pas laisser pisser un
peu. Occupe-toi de ton travail. La brillantine tu la jettes aux
ordures. Tu n'as pas le temps de discuter. Travaille et bosse.
D'ailleurs file-moi ce que tu lui as sucé. Cinq cent balles ! Et
bien le type ! Un peu malade, non ! Mais ce n'est pas assez.
C'est pourquoi je te conseillerai de tourner un peu plus ton trou
du cul pour les exciter les mâles. Regarde-moi ces salopes. Du
moins, elles travaillent un peu plus. Bélinda, écoute, si tu ne me
ramènes pas plus de pognon, je te renvoie presto, là-haut. Puis
je te condamnerai. Tu sais ce que j'ai prévu pour toi en cas
d'échecs ?
Bélinda
Je ne préfère pas y croire, ma souffrance serait plus terrible
que celle d'une sainte !
543
Mickey
Voilà, maintenant que tu te prends pour une purifiée. Et
bien, ton cul est joliment en fleurs pour une mystique.
Bélinda
Ne t'inquiète pas, je travaille. Mais laisse-moi me faire un
peu la main. Ce n'est pas au bout d'un quart d'heure que tous les
mecs vont se jeter sur moi. Peut-être que je ne connais pas
encore la méthode. Je sais d'autres plus vulgaires parviennent à
les coincer, et ils débandent après deux minutes. Mais ce métier
ne s'apprend pas illico. Tu me parles toujours de mon cul, mais
je ne peux toutefois pas me faire foutre sur la place. C'est me
trouver dans la panier à salade et au violon pour la nuit. Ça c'est
une perte de revenus. C'est pas ce que tu cherches, toutefois ?
Mickey
Ton billet est malingre. Il en faut d'autres et beaucoup. Ce
n'est pas à moi de te faire des cadeaux, mais c'est à toi d'être
très obéissante ou très travailleuse.
544
Bélinda
Tu confonds tout encore, car tu es obtus. Je travaille dans
du vulgaire, donc je ne peux te rapporter du fric. Je ne
m'appelle pas Micheline. C'est avec la bagnole que je te
rendrais riche.
Mickey
Encore la folie de tes grandeurs ! Tu te prends vraiment ?
Pourquoi ? Parce que Mademoiselle est bachelière.
Bélinda
Mickey, cesse ! Je te parle de mon cul. Non, de mon
standing. Une sorte de classe, quoi !
Mickey
Je t'ai déjà dit qu'il n'est pas question de la bagnole. Et quoi
encore ! Un jour, ce sera à moi de te ramener les mecs !
545
Bélinda
Tu sais pourtant que c'est ça qui marche aujourd'hui. Deux
filles - par exemple - moi et Géraldine dans une Porsche. On se
coiffe, robe fendue. Et les michetons affluent. Ils paient gros,
très gros.
Mickey
Tu veux voler les étapes. D'abord, travaille. D'ailleurs, il y a
un branleur qui te matte mais qui n'ose approcher à cause de
moi. Vas-y. Prouve ce que tu sais faire.
Bélinda
Comme tu veux et où tu veux.
Bélinda s'approche lentement du
gosse. Il fouille dans ses poches sans
connaître les convenances de la
prostitution. Il est malaisé et maladroit. Elle
s'avance et lui parle doucement. Lui, paraît
tout penaud.
546
Bélinda
Mais n'aies aucune crainte, mon mignon. Ça sert à rien de
paniquer. Tu sembles si nerveux, après tu règleras l'addition.
Il la suit, mécaniquement.
Bélinda
Dis-donc. Tu n'aurais pas forcé un peu sur la dose, histoire
de te donner du courage ? Histoire de perdre ton acné ?
Elle le colle contre le mur, et glisse
prestement sa main sur ses parties génitales. Le môme semble
crucifié, et ne bouge pas. Elle déboutonne un à un les boutons
de sa braguette, et fait exploser un sexe en érection.
Bélinda
Je ne savais pas que je te faisais tant d'effets. Attends, on va
arranger ça.
547
Elle ouvre prestement sa jupe
serrée et lui propose sa vulve. Elle y glisse
son pénis. Lui, tout émoussé, éjacule après
quelques va-et-vient.
Bélinda
Tu sais ce que tu me dois, mon mignon. Avec toi, ça été
plutôt rapide. Donne-moi deux cents francs. Je t'ai ouvert " au
cul", maintenant il faudra que tu te débrouilles tout seul. Tu
comprends que ce n'est pas une solution que de faire appel à
des pros. Maintenant à toi les minettes, et fonce, ne rougis pas,
ne palis pas. Ecoute mes conseils.
Elle lui passe une fois encore les
mains sur ses attributs.
Bélinda
Mais dis-donc, mon petit bourricot, tu débandes pas. Tu
voudrais vois mes nichons, et mon cul pour me glisser ton
foutre.
548
Elle le branle rapidement. Il
commence à se pâmer. Il tente de la serre
contre son corps. Elle le tient à distance.
Elle l'agite de toutes ses forces avec ses
deux mains. Il explose dans des râles. Il est
presque à l'agonie. Elle branle, et branle. Il
a la queue en feu et demande grâce.
Bélinda
Tu appelleras ça un bon dépucelage. Maintenant, petit con,
tires-toi. Je t'en ai assez fait. Oui, casse-toi. Je te l'ai dit : trouve
des copines car les putes, c'est cher. Je t'ai fait un caprice. Mais
comprends que ce n'est pas de l'amour. C'est du sperme. Mais
l'amour ne se fait pas sur le trottoir. Allez ! casse-toi.
lui arrive. Mickey observait la scène.
Le môme s'exécute, tout content de ce qu'il
Bélinda
Voilà le genre de clients que tu me proposes. A ce rythmelà,
jamais je ne pourrais satisfaire à tes besoins. Comment veux-
549
tu que je te fasses vingt mille francs par semaine ? Mais, c'est
du rêve ou quoi ? Il y a une logique pure et simple. Il existe des
hommes qui sont capables de cracher 5 000 F pour une nuit.
Mais évidemment, en parler, ça te gonfle les oreilles.
Mickey
Non ! Non, j'écoute toutes les suppositions. Je ne suis pas si
coincé que tu le prétends. Alors, de toi ma belle ... Tout ce que
tu baves, je l'écoute avec attention.
Bélinda
Je ne bave pas. Ou alors c'est pour cracher le sperme de ces
merdeux. Je te dis qu'il faut aller vers la haute. Il existe des hommes
qui veulent de la bonne marchandise. Mais ceux-là on ne les trouve
pas sur le macadam. Non, ils sont dans les hôtels grand luxe. Des
quatre étoiles ! Je vais m'épuiser avec ces cons. Je vais me vieillir.
Tu souhaites que ta marchandise se démode ? Et pourtant tes
méthodes sont celles d'un temps passé, mais hélas complètement
dépassé.
550
Mickey
On t'a jamais dit que tu avais une grande gueule ? Qu'il
serait préférable que tu te calmes un peu ? J'ai été bon avec ton
misérable cul. A présent, tu voudrais l'offrir à des PDG en
manque de secrétaires. Pourquoi pas vamper les Emirs les plus
riches de cette planète en promenant ta merde sur la Croisette.
Ho ! mais ils vont se jeter sur toi, et mettre à tes genoux leur
fortune. Tu veux retourner au bar, je te prie, beauté. J'ai deux
mots à glisser à ta copine là-bas.
Mickey
Dis-donc, Bélinda est complètement hystérique. Elle veut
s'envoyer les rois du pétrole. Elle doit avoir sa dose de parano.
Tu l'as vu son cul ? On peut même dire qu'il est génial ! Mais
de la à prétendre !... Je t'avoue que je comprends rien à cette
greluche. Elle si prude, si sauvage. Voilà qu'elle me branle
doublement un puceau, et puis ces airs comme si elle se croyait
!...
551
Géraldine
Evidemment, y'a de quoi être suffoqué. Mais tu peux
l'imaginer en platine, avec la robe fendue et tout le tra-la-la.
Elle jette sa classe. C'est une blonde sublime. Tu ne l'as peutêtre
pas compris : elle se bloque avec la misère, elle s'épanouit
avec la richesse. A chacun, son monde. Moi, je ne suis que !...
Enfin rien. Mais elle !... Ça vaudrait le coup que tu l'essaies.
Mais tiens-la, méfie-toi. Les papillons s'envolent.
Mickey
Tu as déjà connu une putain qui ait tenté de se faire la
belle ? Aucune n'y est parvenue et crois-moi, si une seule s'y
essayait, ce sera sa mort assurée. Non, le problème n'est pas là.
En vérité, Bélinda monte vite. Elle monte trop vite. Enfin, je me
comprends. Elle descend de sa chambre. Puis, se propose au
bar. Après, c'est le trottoir. Et maintenant, elle veut tirer des
mecs à pognon. Moi, je ne lui demandais que peu : du pognon,
des sommes insignifiantes. Quoique j'aurais préféré plus ...
552
Géraldine
Mets-toi à sa place. Elle a de l'envergure. S'arrêter-là, cela
ne lui va pas. Elle voudrait plus. T'as vu comment elle cause. Et
ses phrases ? Je te paris qu'elle lit au moins un livre par an. On
dirait que Bélinda c'est du savoir en quelque sorte. Parfois elle
me sort des mots, je n'en comprends même pas le sens. Mais je
fais semblant. Alors je bouge la tête.
Un client se présente, mais n'ose
approcher comme il voit Mickey discuter
avec à Géraldine.
Géraldine
Tiens, tu viens de m'en faire perdre un. C'était cent balles au
minimum. D'autant qu'il semblait bien fringuer. Je t'assure que
ce soir, ce n'est pas le super, il fait si froid. Tu penses, ils ont
les couilles gelées.
553
Mickey
Laisse tomber. Ton travail passe après. Non ! Non ! Je veux
te parler de Bélinda.
Géraldine
Je ne peux rien dire d'autre. Je te l'ai répété. Méfie-toi des
papillons qui s'envolent.
Mickey
Ouais ! Un papillon n'a une espérance de vie que de deux
jours. Il meurt rapidement. Mais, elle me dit : Hôtel, standing,
5000 F ! Ça me fait tiquer. Et en même temps, je suis alléché
par la proposition.
Géraldine
Toujours est-il que tu ne pourrais pas l'envoyer ailleurs. Tu
surveilles comme un chien de garde. Alors lui donner la
possibilité de décider d'aller où bon lui semble, de sortir, de
rentrer - ça, tu ne l'admettrai pas. Suppose, qu'un soir, elle ne
554
puisse te téléphoner et qu'elle soit dans le centre ville, tu vas
pousser ta gueulante. Tu la puniras. Mickey tu n'as pas
suffisamment l'esprit ouvert pour permettre à une de tes filles
d'aller où bon lui semble. Je ne te dis pas ça méchamment :
mais tu es limité intellectuellement. Tu es le genre de type qui
préfère jouer à la Caisse d'Epargne plutôt que d'investir 100 000
F dans une zone pétrolière. A chacun son système. Tu disais :
Bélinda a un cul génial. C'est une blonde. Peut-être qu'il est en
or ! Enfin, j'ai la certitude qu'elle t'aime. Que jamais elle te fera
des magouilles !
Mickey
Je ne peux toutefois pas l'envoyer sur la côte. La laisser
seule pendant la période estivale, et attendre qu'elle me rapporte
du fric. Non ! Non ! Cela n'a pas de sens !
Géraldine
Tu m'as demandé de te conseiller. Que puis-je faire d'autre ?
C'est déjà bien heureux que tu ne m'es pas frappée parce que je
t'ai craché mes vérités.
555
Mickey
Je ne suis pas dans une période agressive. J'essaie de
réfléchir. Plutôt de comprendre. Le doute s'empare de moi.
Mais je n'ai pas de violence. D'ailleurs tu ne me causerais pas,
c'est moi qui poserais et répondrais aux questions.
Géraldine
Un bol d'air de liberté ne serait d'aucun risque. Tu peux
lâcher la corde doucement. Rien ne t'impose à la laisser partir
pour aller n'importe où. Tu as suffisamment de jugeote pour la
freiner dans ses ardeurs de liberté.
Mickey
Ouais, la liberté. Mais de la liberté surveillée. Ça c'est pas
con ! Je ne peux toutefois pas jouer les agents secrets, et ramper
le long des murs pour vérifier nuit et jour si elle agit selon mes
désirs.
556
Géraldine
D'autant qu'elle ne doit pas passer pour une pute. Elle doit
être une entremetteuse de la haute. Alors toi, la suivant ! Toi,
tentant de vérifier ses actions - ça n'irait pas . Le problème est
bien différent Mickey : il s'agit d'avoir confiance. Depuis
qu'elle travaille pour toi, elle ne t'a jamais trompé. C'est une
fille sérieuse. A toi de penser pareil. Tu dois croire en elle. C'est
drôle de demander à un mac de croire en quelque chose. S'il
savait l'existence de Dieu, oserait-il soumettre à l'état d'esclave
ces douces sœurs ?
Mickey
Tu ne vas pas me faire tes sermons, toi la pute qui suce
n'importe qui pour cinquante balles. Et encore, il te faut un
client naïf, n'ayant pas éjaculer depuis trois semaines. T'as vu ta
gueule ! Elle bave du sperme ! C'est vachement alléchant ! Et
puis ton cul est tellement élastique, qu'on sent rien dedans !
C'est mou !
Géraldine
557
Bien, va draguer. Récupère les gamines de treize ans. Mais
drogue-les au passage. Tu verras le passage sera plus étroit. Il y
en a des pucelles pommées cherchant un homme charmant qui
les protègera, qui les foutra. Et qui les enverra sur le trottoir. Tu
peux aussi tenter les petits pédés. Pas de problème : ils sont
déjà drogués. Reste plus qu'à les mettre ... en manque. Tu vois
je te donne des conseils pour faire évoluer ton appareil lucratif !
Mickey
Là, tu devrais de taire. Tu ne me chatouilles pas, tu gonfles.
Tu gonfles terriblement. Il serait préférable que tu la boucles.
Géraldine
Hé ! Mickey : n'oublie pas que c'est toi qui est venu à moi,
que c'est toi qui m'as demandé des conseils. Je n'y peux rien si
tu es énervé. Mais tu m'avais prévenu que tu étais calme et
doux comme un bon agneau, ce soir.
558
Mickey
Ouais, par-delà tout, j'en suis à ma première question.
Libérer Bélinda ou non ? Toi, ta gueule. D'ailleurs, on se
retrouvera et tu paieras tes quatre vérités. Me causer, soit. Mais
se moquer, ça coûte cher. Très cher.
Géraldine
Attention. Sois correct. Il y a cinq minutes, tu prétendais au
contraire. Tu demandais des conseils. J'en ai assez d'être punie,
et d'être à l'amende. Je connais trop tes méthodes. Alors ne te
venge pas sur moi. Il vaut mieux que je travaille. Mickey va au
bar. Laisse-moi maintenant.
Elle change de trottoir. MIckey
la regarde d'un air amusé, satisfait de lui
avoir foutu la frousse. Il l'observe tortiller
son cul rapido-presto. Il se marre. Il en rit
sournoisement. Mickey pousse la porte et
entre dans le bar-hôtel.
559
Bélinda est au comptoir avec le
premier client. Il est totalement ivre. Il
tache de balbutier quelques paroles qui sont
presque inaudibles.
Bélinda
Alors, tu te décides. Tu montes ou quoi ? Tu es
complètement beurré. A te saouler de la sorte tu vas finir par
dormir ou dégueuler sur mon corsage. Bon, tu les as assez
lorgné ces seins. Maintenant, mon petit con il faut tu agisses.
Ça vient ou quoi ?
Le Client
Je crois avoir trop bu. Je ne sais pas même si je parviendrai
à bander.
560
Bélinda
Je te branlerai quand même.
Le client fouille dans ses
poches. Il y arrache tous les billets et toute
la monnaie qu'elles contenaient. Il jette le
tout sur le comptoir. Avec prestance, avec
habileté, Bélinda compte ce qu'il possède.
Elle lui glisse trois mots à l'oreille.
Le Client
assez !
Tu me proposes ça, avec ça ! Non, non et non ! Ce n'est pas
Bélinda, toujours à l'oreille
Bon je te ferais ...
Le client parle au Gros Michel.
561
Le Client
Tu sais ce qu'elle me propose ?
Il s'approche et lui cause
lentement. L'autre ricane avec sa
grossièreté naturelle.
Le gros Michel
Ma pauvre Bélinda, il faut vraiment que tu aies besoin de
pognon pour tirer avec cette masse difforme ! Il est totalement
blindé. Je te l'ai déjà dit : si tu voulais travailler avec moi, ce
n'est pas cette savate que je te proposerais, mais des mecs de
première !
Bélinda
Peux-tu me donner le nom d'un type qui soit plus ignoble,
plus terrible que toi ? Tu ne respectes pas les filles qui se
donnent, qui se prostituent pour ta personne. A choisir entre
deux ignominies, je préfère la moindre. Oui, j'aime mieux
encore un sein brûlé qu'à une branlée avec une chaîne à vélo.
562
Toi, tu es un malade. Non, tu es dingue car tu en jouis. Ici,
personne n'a osé te casser la gueule, mais quand ça t'arrivera je
serais la première à battre de mains, à applaudir. Tiens, si un
mec avait du cran, il te descendrait. Tu mérites d'être bouffer
par les rats. Moi, je les ai vues les filles que tu as punies. Je ne
peux croire qu'un être si écœurant puisse exister. Leurs dos,
c'était de la charpie. Leurs sexes saignaient. Accrochées,
presque pendues pendant des heures et toi qui frappes, qui
frappes toujours. On les entendait hurler, supplier la fin de leurs
tortures. Mais, toi cynique et jouissif, tu poursuivais
inlassablement. Tu imposais ton terrible traitement. Tout le
monde le sait, ici : la petite Christiane - c'est toi qui l'as tuée.
Ho ! certes, on l'a retrouvée dans une décharge d'ordures. Mais
c'était toi. Car tu signes tes crimes.
Le Gros Michel
Mais vas-y, petite salope. Qu'est-ce que tu attends. Va me
dénoncer à la police, les flics se sont mes frères. Ils ont besoin
de types de mon genre, car je détruis la gangrène. Je fais leur
boulot. Je peux dire que je suis aimé et considéré. Un coup de
fil, et je sors une pute, ma pute du violon. Ce n'est pas de la
crédibilité ça ? Quant à Christiane, ce n'est pas mon affaire.
563
J'ignore quel salop m'a détruit ma petite protégée. J'étais à
l'enterrement, et j'ai pleuré.
Bélinda
Mais je rêve ! Tu craches ta merde par la gueule. Non, tu
vas me faire croire que tu possèdes quelques sentiments. Tu as
dû vendre ta mère. Toi, pleurer sur Christiane ! C'est à en rire.
Mais tu as raison : tu gagnes davantage de fric avec tes putes
qu'en tournant un scénario. Pourtant tu serais un bon comédien.
La violence monte dans le Gros
Michel ! On imagine ses yeux sortir de sa
tête. Il l'observe fixement. Il n'a qu'une
envie : frapper Bélinda pour toute la vérité
qu'elle vient de lui cracher au visage.
Bélinda
Surtout, ne me touche pas. Tu as vu qui est à trois mètres de
toi. Il tire vite lui aussi. D'ailleurs, regarde où est sa main. Elle
caresse la gaine de son arme à feu. Mais si tu veux ta mort, je
serais très heureuse d'y avoir participé.
564
Le Gros Michel
Tu vois, Bélinda, tu as une chance terrible. Ton souteneur
n'est pas mort, ou n'est pas en taule. Tu n'oserais jamais me
parler ainsi. Mais je te promets qu'un jour ou l'autre, tu te
mettras à genoux devant moi. Tu me demanderas le grand
pardon. Et la pulpeuse Bélinda effrontée ne sera plus qu'une
masse de chair saignante, plus honteuse plus humiliée que la
première des Saintes.
Bélinda
C'est fort étrange que de mêler sainteté et prostitution.
Enfin, il doit y avoir en nous quelque chose de bon.
Le Gros Michel
Plutôt quelque chose de putride. Nous, nous sommes les
bennes à ordures. C'est pourquoi on t'a ramassée. Tu étais dans
le caniveau. Au lieu de te jeter dans la fosse à merde, on t'a
récupérée. Et tu te plains ? Pourquoi ne veux-tu pas comprendre
que tu n'es qu'une vulgaire pute ? Que jamais tu ne changeras
565
de condition ? Que c'est ton passé, ton présent et ton avenir.
Que jamais tu n'y échapperas !
Bélinda
On ne naît pas pute, on le devient. Ce sont, comme on dit,
les circonstances de la vie qui font ce que nous sommes. Au
départ, la femme est pareille aux autres : elle n'a jamais été
conçue pour se faire foutre jour et nuit, ou pour se faire
sodomiser par le premier micheton venu. Tu connais les
stratagèmes pour faire d'une pauvre fille perdue, une pute à
pognon. Elle est pommée, faible. Un type la baise correctement.
Elle se laisse emportée dans ses vapeurs. Puis la réalité, l'atroce
vérité : je veux dire l'esclavage. Tu crois donc que nous ne
sommes que des mécaniques sexuelles, que nous n'éprouvons
pas le moindre sentiment, et qu'en ce sens nous ne pourrions
aimer notre progéniture ?
Le Gros Michel
Tu ne connaîtras pas le père !
566
Bélinda
Qu'importe ! il serait mien. Le fruit de mon corps !
Le Gros Michel
C'est de la philosophie que tu me causes. Moi, j'en ai assez
de ces pleurnicheries, de ces jérémiades du putains à morale. Tu
sais qui tu es, et tu sais ce que tu vaux. Pourquoi ne pas me dire
que tu étais une enfant gentille qui craignait la nuit, et qui se
protégeait avec son gros nounours ? Que tu faisais des
cauchemars et que ton père venait te baiser le front afin de te
rassurer ?
Bélinda
Il est vraiment impossible de causer avec toi. Tu n'as aucun
grain de pensée dans ta grosse tête.
Le Gros Michel
Mais c'est toi qui compliques tout. Tu ne veux pas
reconnaître ta destinée. Tu seras pute à vie. Tu n'as pas mis le
567
doigt dans l'engrenage, non, tu te fais tirer le cul par des
dizaines de mecs. Nuance ! C'est toi la machine. Et tu ne
pourras jamais l'arrêter. Tu as les roulements. Quant à l'huile
pour éviter de faire grincer les rouages, c'est ta salive, ma belle
petite cocotte ou ma sublime salope. Je crois qu'un mec là-bas,
Michey, te regarde. Ça le dérange que tu me causes. Alors va,
obéis à ton mac. Il s'énerve sur place. Rejoins-le. Je vous fais
apporter deux whiskies
Mickey l'attend.
Bélinda se dirige vers la table.
Bélinda
Pardonne-moi, j'ai été un peu longue. Mais il y a seulement
cinq minutes que je t'ai vu.
Mickey
Tu ne trouves pas déplorable le comportement de
Micheline. C'est une mécanique sexuelle ou verbale.
568
Au fond du bar, on entend
Micheline répéter inlassablement le refrain
qu'elle a inventé. Elle se regarde dans la
glace, avec la gorge bourrée d'alcool.
Micheline
Dans un bordel à merde
Une pauvre ingénue
A décidé de perdre
Son con et sa vertu
Elle salivait d'extase
Et se savait foutue
Et jouissait de ses râles
En proposant son cul.
Mickey
Je ne voudrais pas que tu deviennes pareille à cette fille. En
vérité, elle n'avais pas de cran. Elle se plonge dans l'ivresse.
Mais elle n'est qu'une déchéance.
569
Bélinda
Micheline n'est en rien coupable. On s'est trompé, on s'est
gourré. Elle n'était pas faite pour ça.
Mickey
Justement, c'était mon idée. Il est évident que certaines
craquent, mais que d'autres sont capables d'obtenir des résultats
fort honorables. J'ai parlé à Géraldine. Elle m'a dit le plus grand
bien de toi, et c'est bizarre mais je l'ai crue.
Bélinda
Tu veux dire quoi ? Elle t'a fait de la pub à mon sujet. Elle a
prétendu que tu pouvais couper le fil qui me retenait à la patte.
Et que douce colombe, je reviendrai dans la volière.
Mickey
Oui, c'est à peu près cela. Elle semblait dire la vérité. Non,
j'ai cru que ce qu'elle disait était vrai.
570
Bélinda
Tu accepterais donc de me laisser huit, dix ou douze heures
seule, sans me surveiller le moindre instant. Tu me permettrais
d'aller dans la ville et de m'en retourner au petit matin ?
Mickey
L'expérience serait peut-être à tenter. D'autant si tu me
ramenais plus de fric.
Bélinda
Mais, il n'existe pas de macs qui aient oser laisser leurs
putes aller oùbon leur semble. Ils ont trop peur qu'elles se
fassent la malle, qu'elles se tirent à tout jamais.
Mickey
Dans la vie, il faut innover. Il faut prendre des risques. Mais
je sais qu'il y a une fille sérieuse en toi ; que jamais tu ne
t'amuserais à me faire la belle. D'ailleurs tu aurais trop
conscience du mal que tu subirais.
571
Bélinda
Enfin un mac intelligent. Un type qui peut comprendre
qu'une pute n'a jamais été conçue pour travailler sur dix mètres
carrés de trottoir. Enfin un mac qui a compris que l'on pouvait
rapporter plus en ayant davantage de liberté. Quand me
permettras-tu de commencer ?
Mickey
Halte-là ! Calme-toi, ma petite. De la liberté, de la liberté,
certes mais contrôlée. Si je te signe un contrat, tu devras t'en
retourner toutes les nuits au bercail ou me passer un coup de fil
pur me signaler où tu es. Ainsi je pourrais te surveiller à
distance.
Bélinda
Il est exact que dans cette grande ville, c'est pas facile de
signaler où l'on est. Alors un coup de phone, et tu seras mis au
courant.
572
Mickey
Calme-toi, et arrête de speeder à mort. On dirait une gamine
qui va à son premier bal. Mais pour cela, il faut qu'elle soit
habillée. Tu as vu tes vêtements : ils sont miséreux. Ce n'est pas
avec cela que tu pourras séduire un mec de la haute. Non, deux
ou trois habits sexy, te seront indispensables. On ira ensemble
les acheter. C'est moi qui débourserais. Je vois des jupes
fendues gris perle, ou noires - enfin du prestige, quoi ! Puis la
coiffure, - une belle chevelure épaisse avec des frisettes - il
paraît qu'ils adorent cela. J'investis, mais je dois rentabiliser. Je
dois aussi te filer quelques billets pour pas que tu es l'air d'une
conne devant une bouteille de champagne. Enfin tout ceci est à
penser, mais est à penser très vite. Mais n'est pas de la connerie
que de prendre un tel risque. Je ne sais pas. Tu dois faire 5 000
F par nuit. Au bout de ce temps je récupère mon capital.
Mickey se questionne et boit
rapidement le scotch. Après l'euphorisme,
s'en revient la raison. Il sait qu'il prend un
risque.
573
Bélinda
Je ne connais pas un système qui permette de récupérer son
capital en trois jours. Cela semble exceptionnel. D'autant que
les risques sont réduits. Tu pourras toujours reprendre les
sommes investies.
Mickey
J'aime la chance. Et toi foutue comme tu l'es, tu sembles
une bonne pouliche. C'est vrai qu'un bon pur sang, ou plutôt un
vieux ridé, un beau gris accepterait ton cul génial. Ouais, je
mise sur toi.
Bélinda retrouve un
comportement enfantin. Elle saute sur place
pareille à une gamine.
Bélinda
C'est vrai que nous irons tous deux acheter les habits
nécessaires ? Je crois que des dessous excitants ne seraient pas
de mise. Il vaut mieux jouer dans le sombre. Tu vois un parfum
574
subtil, et non pas une eau de toilette vulgaire. Peut-être les
mains aussi, un rouge tendre. Et les pieds avec d'adorables
orteils peints. Oui, c'est ça le look. D'ailleurs, il faut être à
l'inverse de ce que l'on est. Surtout ne pas passer pour une pute,
mais pour une fille de bonne compagnie. Une sorte de richarde
qui a tout essayé, qui s'emmerde et cherche son prince
charmant.
Mickey
Prince charmant ! Il te faut de la culture. Le "cul" soit, mais
le "ture" à revoir. Pour l'instant tu fonctionnes à 50 %. Des
efforts sont indispensables, ma belle. Je te conseillerais de relire
ou lire tes classiques.
Bélinda
Je ne vois pas le problème. J'ai mon bac. Alors je peux
causer intelligemment.
575
Mickey
Oui, mais plus de dix ans se sont écoulés, et le savoir, ça
s'oublie. Un autre le remplace : celui de la vie de pute : il y a
une différence entre une grosse bite et une équation du second
degrés.
Bélinda
C'est comme le vélo : ça ne s'oublie pas. Ne t'inquiète pas.
Je serai y faire. J'ai des cartouches pour ce qui est de causer.
D'ailleurs même un type de la haute ne se soucie pas de savoir
si tu as compris Einstein ! Il te demande seulement de lui faire
oublier ses problèmes du moment. Là, il y a nuance. Seul un
pédé, demande à une femme d'être intelligente. Non, il faut
avoir une certaine classe, un certain maintien et ça va. Ce qu'il
faut, c'est trouver la raison pour laquelle je suis libre. En fait, je
peux tout simplement être riche, seule, belle et en manque
d'amour.
576
Mickey
Et d'argent. Donc tu n'es pas tout à fait riche. Souviens-t ‘en
! C'est pour cette raison que je te donne la liberté. Remonte
dans la chambre, ma chérie. J'ai besoin de réfléchir. Ça circule
dans ma cervelle. Fais-moi passer un Bourbon au bar.
Mickey prend sa tête entre les
mains. Il souffle fortement. Il tique. Il
tapote , cogite. Il s'énerve en quelque sorte.
Le Gros Michel
Tiens, regarde. Je t'apporte ton Bourbon. Ça ne te dérange
pas que je cause quelques instants avec toi.
Il s'assoie sans demander
l'autorisation. Mickey boit rapidement sans
se soucier de sa présence.
577
Le Gros Michel
Alors, si j'ai bien compris, tu es pour la libération de la
pute. Je reconnais que tu as pris de l'avance sur le temps et sur
la société. Mais si tu joues les précurseurs, crois-tu que d'autres
te suivront ? Penses-tu qu'ils accepteront de voir leurs filles
aller de bars en bars et d'hôtel en plages ? Et de rester comme
des cons en attendant que la pute apporte le fric ? On dirait que
tu veux détruire la profession.
Mickey
Je t'interdis de toucher à Bélinda.
Le Gros Michel
Réfléchis. Si toutes demandent la libération, c'est la
débandade. Et le bordel, il se fait à l'extérieur. Comment les
contrôler ?
Mickey
Il suffit d'avoir confiance.
578
Le Gros Michel
Tu joues les naïfs. Ta colombe va s'envoler. Tu sais
pourquoi ? Car il te sera impossible de surveiller toutes tes
filles. Si l'une trouve l'issue de secours, les autres s'y
engouffreront. Tu me diras : impossible, elles savent ce qu'elles
subiront. Erreur ! Erreur encore ! Car elles prétendront passer à
travers le filet.
Mickey
Tu vois, tu joues les mecs épais, ça tu leur fous des coups à
tes filles. Mais tu as un petit pois à la place de la cervelle.
Evidemment le raisonnement économique, tu connais pas. Une
greluche a combien d'années d'écartement ? Quinze ans, au plus
? Donc il faut qu'elle rentabilise son capital-cul. On prend mais
on lui en laisse. A trente-huit, quarante ans, elle est morte. Et
oui, jeunesse se passe. Ce qu'elle désire, c'est faire un million
de francs lourds à cet âge. Et moi, je l'assume. Mais, il lui faut
la liberté. Ce n'est pas en faisant des sucettes à cinquante balles
qu'elle y parviendra. Et ce n'est pas un capital risque ! Puis avec
ses cent briques, elle se retire. Entre temps, je trouve d'autres
579
pouliches. La suite est assurée. Pas con, non ? Comprends : si je
la laisse libre, elle rapporte plus. Elle se retire plus vite. Mais
entre temps, je prends davantage.
Mickey, après un léger blanc
J'avoue que j'active un peu. C'est parce que les idées se mêlent
dans la citrouille. Bon, je recommence. Dès le début. Il y a deux
façons de considérer la pute : l'ancienne et la moderne. Moi, je suis
un mac de mon temps. Le passé, tu le connais. Je lâche doucement
la corde. Je lui demande de prouver à l'extérieur. Les sommes
qu'elle me rapporte sont de plus importantes. Donc je continue, et
je lui permets de travailler sans que je sois toujours derrière son
cul. Elle représente du luxe, comme elle est belle. Donc je la vends
à de la clientèle huppée. Bélinda en tire davantage de liberté,
travaille mieux. Moi je lui donne plus. Elle me rapporte plus. C'est
simple, non ?
Le Gros Michel
Ouais. A peu près. Mais si ton système fonctionne, c'est
vers le syndicalisme qu'on va. Et demain, elles défileront dans
la rue en demandant des augmentations de salaire.
580
Mickey
Il ne faut pas confondre la vulgaire avec l'initiée. La grosse
vache avec la sélection de pute. Mon système n'est valable
qu'avec la superbe. Il y a des filles à arabes, et des filles pour
des cheiks arabes. Y a une nuance. Les uns sont à cinquante
balles, les autres sont à dix mille, vingt mille francs la nuit. En
vérité, je devrais créer une école de putes pour leur enseigner la
prestance, le maintien et le bon goût. Je devrais leur apprendre
à chasser leur vulgarité, à en faire des honnêtes femmes. Et qui
te dis qu'après cela elles ne pourraient pas se ranger ? Devenir
des épouses modèles ? Et faire des mômes comme la
fonctionnaire d'en face ? Mais en plus, elles auraient un compte
bancaire bien gonflé, et une Mercédès devant la porte. Personne
ne pourrait savoir quelle profession auparavant elles exerçaient.
Tu vois, je n'essaie pas de les humilier. J'en tire du pognon.
Mais je leur permets d'être des femmes comme les autres,
évidemment après le petit esclavage. Mais c'est gagner plus.
C'est vivre dans un autre milieu. C'est côtoyer des gens d'une
autre importance.
581
Le Gros Michel
Je suis stupéfié. J'écoute et je bave tes paroles. On dirait que
tout cela pourrait se passer !...
Mickey
Mais cela se passera !...
Le Gros Michel
A t'entendre, ça paraît si simple.
Mickey
C'est ton recrutement qui est mauvais. Tu t'es toujours
satisfait de filles faciles. C'est pourquoi tu ne pouvais penser à
mon idée. Et si elle était géniale ?
Le Gros Michel
Tu t'emportes trop vite. Tu cours d'idées en idées. Tout est
sur le papier, mais l'application. Rien.
582
Mickey
Je tente l'expérience avec Bélinda. Si j'échoue avec elle, là
d'accord. Mais tu sais comme moi, qu'il y a des types qui ont
pensé différemment de nous. Des femmes en outre. Et elles ne
sont pas dans ces taudis de merde. Elles mettent en relation leur
protégées avec ceux qui ont du pognon. Moyennant vingt pour
cent. Elles s'en tirent fort bien. Elles ne se salissent pas l'ongle
d'un pouce. Je te le dis. Je te le répète. Il faut faire évoluer le
métier.
Le Gros Michel
Soit. Mais qu'est-ce que je fais de mes anciennes ? Je les
change contre des neuves. Je dois recruter. Et entre temps, le
fric ne tombe pas. Non, c'est transformation, que dis-je, cette
métamorphose ne me va pas.
Mickey
C'est drôle. J'ai toujours eu de la haine pour toi, et voilà que
je te donne un système pour te permettre de gagner du pognon.
583
Je sais très bien que si mon système échouait, tu serais le
premier à en rire. Que dis-je à en jouir ! Et me voyant courir
après ma pute, tu te dépêcherais de me piquer les miennes.
Le Gros Michel
Cela serait impossible, comme nos méthodes sont
différentes. Toi tu travailles dans la douceur. Moi, je préfère
m'imposer avec la force. Tu m'as suffisamment reprocher d'agir
dans la violence. Mais mon principe m'a permis de gagner plus
que toi.
Mickey
Moi, je détiens la qualité. Elle s'appelle Bélinda. Toi, tu
possèdes l'alcoolique et c'est Micheline. Tu les rends débiles,
tes filles. Moi, aucune n'a eu à se plaindre de mes traitements.
Le Gros Michel
J'étais venu ici pour causer. Mais je m'aperçois que tu veux
me chauffer. Je préfère ne pas chercher l'histoire. Laisse-toi
t'imbiber de tes Bourbons. C'est plus raisonnable.
584
Mickey
Je crois qu'il est préférable que tu te casses. Laisse-moi
plonger dans mon ivresse. Le reflet du miroir est plus beau que
ta sale gueule.
Le Gros Michel
Tu veux m'énerver. Je peux t'écraser. La raison s'impose en
moi? Je préfère m'éloigner. Tiens, regarde. Un client. Je
suppose qu'il va tirer Bélinda. En vérité, reconnais-le, tu tolères
toujours les bonnes vieilles méthodes : la pute au premier, et toi
ici pour la surveiller. Comme tu as raison. Comme on dit : le
passé a du bon. Je te laisse : j'ai mes pouliches à soigner. Je
dois vérifier si elles travaillent sérieusement.
V
Le mouvement suivant se
déroule dans la chambre de Bélinda. Le
client est assis sur le lit.
585
Le Client
Tu es certaine de ne pas te tromper. C'est tellement risqué
ton truc. J'ai l'impression que tu es en train de faire une sacrée
connerie.
Bélinda
Il m'est impossible de supporter cet esclavage. Je veux être
libre. Enfin être une femme pareille aux autres.
Le Client
D'accord. Cela, c'est facile à comprendre. Mais tu n'as
aucune méthode, aucun plan. S'il te récupère, s'il te rattrape,
c'est la mort, la mort assurée dans les souffrances les plus
abominables.
Bélinda
Cela vaut le coup de tenter. D'ailleurs je ne vis pas ! Que
m'importe la vie ! Elle n'est que tortures, que punitions et
586
dépendances. Suppose qu'il me repère : que m'arrive-t-il ? Sept
ou huit heures de violence. Puis la mort. Mais je ne sentirais
rien. Je saurais me bourrer la tête d'anesthésiants afin de
diminuer l'intensité de leur cruauté. Observe que ma vie n'a pas
de sens !
Le Client
Des putes, il y en a toujours eu. Il y en aura toujours. Les
filles qui t'entourent acceptent avec résignation leur destinée.
Elles ont l'espoir de quitter leurs lieux exécrables, et de
redevenir des femmes pareilles aux autres.
Bélinda
Mais, moi j'ai une notion différente. Je ne peux pas leur
ressembler. Cela fait déjà cinq ans que j'exerce cette profession.
Que je reçois tout ce qu'on me propose entre les jambes. Non.
Ce n'est plus tolérable. Il me faut fuir à jamais. Ou alors
j'accepte ma fin.
587
Le Client
Comment oser prendre un tel risque ? Jamais une pute n'est
parvenue à se faire la belle. Où qu'elle aille, quoiqu'elle fasse,
elle est traquée, puis démasquée. Et là, ça ne pardonne pas.
Bélinda
C'est vrai, mais j'ai un petit avantage. Mickey croit en moi.
Il ne peut supposer que je me taille. D'ailleurs, il souhaite me
donner plus de liberté, ça c'est d'un. De plus, jamais le Gros
Michel ne le soutiendrait : ils sont deux macs qui se font la
guerre. Imagine quelle jouissance il tirerait à savoir que je me
suis cassée ! Ce serait pour lui une énorme victoire, et jamais il
n'aiderait Mickey pour me retrouver.
Le Client
Oui, mais dans un autre sens, il pourrait penser
différemment. Et le soutenir, pourquoi ? Tout simplement de
crainte que ces filles à lui n'agissent de même, que ça fasse
boule de neige, en quelque sorte.
588
Bélinda
C'est un risque énorme. Mais je suis prête à l'assumer.
D'ailleurs une fois le doigt dans le rouage, je ne pourrais arrêter
le mécanisme. C'est ça ou se faire empaler, alors ! Dans les
deux cas, je subis la torture. Si même Mickey parvenait à le
savoir, la punition serait celle-là.
Le Client
Explique-moi comment tu comptes t'en sortir ?
Bélinda
Il est fort aisé de comprendre que seule je ne serais m'en
sortir. J'ai besoin d'une autre personne. Et cette personne, c'est
toi. Attends, ne panique pas. Si l'on se débrouille très bien, cela
se passera facilement.
Le Client
Tu comptes m'utiliser pour fuir en Suisse ou dans un autre
pays ami. La Belgique, par exemple ? Tu imagines que
589
j'accepterais ton système avec un P.43 dans la nuque ou dans
les fesses. Mais réfléchis trente secondes, Margot ! Je refuse de
mourir pour une fille que je n'aime pas.
Bélinda
Si ! tu m'aimes. Et tu me le prouveras demain. La question
n'est pas là. As-tu suffisamment de courage pour oser ce que
personne encore n'a eu le cran de tenter ? Te rends-tu compte :
délivrer une pute ! Cela est de l'exceptionnel. Du rarissime.
Le Client
Qui te dit que j'ai quelconque projet avec toi ? Me sentir
poursuivi jour et nuit. Me savoir toujours un pistolet braqué sur
la nuque ? Crois-tu que c'est envisageable ? Que c'est une vie ?
Tout ça pour sortir une pute. Je n'en ai pas les moyens. Quand
bien même je les possèderais, je ne m'aventurerais pas dans une
telle entreprise. Mieux vaudrait encore me satisfaire d'une
gentille petite sur le coin. Non, mais tu rêves ! Une bande de
macs à mes trousses, parce que je leur ai piqué une frangine !
590
Bélinda
D'ailleurs, quoi que tu dises, tu as envie de vivre le danger.
Tu as besoin de te surpasser. Ho ! ce n'est pas braquer une
banque ! Ce n'est pas cracher à la gueule de ton patron, mais
quelque chose de plus fou, de plus dingue et de plus excitant.
Pourquoi tu ne dis pas tout à Mickey. Il te croirait. Je te dis que
tu m'aimes.
Le Client
Si je ne descends pas immédiatement, c'est pour qu'il se
méfie de rien. Je ne désire pas qu'il s'étonne que le coup soit si
rapide. Mais, moi t'aimer ? Tu pues le sperme gluant. Tant de
types t'ont foutue ! Tu n'es pas un passage mais un Arc de
Triomphe. Mais le Triomphe en moins. Si je te roulais un patin,
j'aurais l'impression d'avoir les microbes de ces de toutes ces
bites que tu as sucées. Reconnais que c'est écœurant. Alors
t'aimer ! T'aimer ! Tu rêves !
591
Bélinda
Je me lave et je me brosse les dents. Une femme qui a chié,
tu lui bouffes le cul ? Et l'autre qui a vomi, tu l'embrasses
toutefois ! Alors, mes microbes. Ce sont plutôt tes paroles qui
puent. La merde n'est pas au cul, mais dans la teneur de tes
propos.
Le Client
Tu peux toujours causer, et causer : m'entraîner dans une
telle aventure ! me soumettre à la mort. Non. Rien de bon.
Après tout, tu dois te débrouiller seule. D'ailleurs cela
correspondrait à une cavale. Et à deux, on serait plus
repérables. Si j'ai un conseil, c'est d'agir unique. Et surtout de
travailler par l'absurde. Va à l'inverse de ce que tu penses bon
de faire. Déboussole-toi pour le désorienter. Il connaît tes
désirs, tes rêves. Et bien, joue le contraire. Il faut chasser la
raison et le bon sens. Tu détestes l'Algérie, et bien va en
Algérie. C'est bien le dernier pays au monde où il te cherchera.
Calfeutre-toi dans une usine. Et travaille à la pièce. Tu seras
dans ta propre opposition. Une pute au SMIC, ça c'est génial !
592
Parce que le type, il te rechercheras dans les endroits chics, les
aéroports, les quatre étoiles, les gares ou les bars de luxe.
Bélinda
Je te croyais plus courageux. Tu es une sorte de miteux, un
incapable à tenter l'aventure. C'est peut-être la seule de ta vie et
tu pourrais prendre une décision. Et pas n'importe laquelle !
Celle qui permettra ma délivrance !
Le Client
Attention, ma beauté ! Tu n'est pas Cendrillon et moi, je n'ai
pas la gueule du Prince Charmant. Alors tes rêveries, tu sais où
tu te les places ! Oui. Et plus fort encore. N'hésite pas à
t'empaler. Du moins, tu te réveilleras.
Bélinda
Bon, alors ! Qu'est-ce que je fais : je te laisse tomber
comme deux veilles prunes ? Comme deux couilles molles et
ramollies ?
593
Le Client
Si tu essaies de m'énerver, de m'exciter, pour que j'obéisse à
tes ordres, ça c'est la belle erreur ! Tu ne me chaufferas pas.
Dis-moi plutôt combien je te dois pour avoir écouté tes
balivernes.
Bélinda
C'est gratuit.
Le Client
Heureusement.
Bélinda
Attends encore trente secondes. De toutes façons, je ne
supposais pas qu'un type ait suffisamment de cran pour m'aider.
Je cause pas comme ça pour t'attaquer. Non. C'est une simple
observation : les mecs ont le courage pour torture les filles.
Mais ils n'en ont pas pour délivrer une pute. C'est plus facile de
mettre des menottes, que de détacher des liens. Bon. Je m'en
594
tirerai toute seule. Jure-moi une seule chose. Cette conversation
doit être gardée secrète. Tu imagines autrement les
conséquences.
Le Client
Moi, je descends maintenant. Ton Mickey se douterait que
ça sent pas bon si je restais plus longtemps. Ne t'inquiète pas,
j'aurais l'air dégagé et satisfait.
Bélinda semble mystifiée. Elle
est comme avachie sur son lit comprenant
enfin que personne n'acceptera de l'aider,
qu'elle sera seule pour tenter d'échapper à
son impossible destin. Elle se lève
tristement, se dirige vers la glace, et
commence un monologue.
Bélinda
Ma pauvre fille, observe-toi : les rides t'accusent, les joues
se creusent. Oui, ta jeunesse est fanée. Déjà trente ans, et tu en
parais quarante. Aucun espoir ! Aucune possibilité pour te
595
sortir de ce ghetto. Même celui en qui tu avais confiance, t'a
comme planquée, abandonnée. Tu me diras qu'on n'abandonne
pas une pute. On ne la soutient pas. Elle est telle qu'elle est :
c'est-à-dire misérable jusqu'à son extrême. Donc tous tes projets
sont à jeter, ou à brûler comme des lettres d'amour d'un temps
passé.
Après un léger blanc.
Tiens, c'est drôle. Te voilà romantique. Il faudra pourtant te
mettre dans la cervelle qu'une pute n'a pas de sentiments, ni
cœur ni pensées. Qu'elle n'est qu'une machine érotique qui
obéit, qui agit et fait jouir. Mais qui ne ressent rien.
Elle se lève.
Mais cela ne voudrait rien dire. J'existe pourtant. Je suis
capable de donner de l'amour - du vrai - et de l'affection. Ainsi
je serais capable d'épouser, de redevenir pareille aux autres,
c'est-à-dire une femme qui aime et qui peut avoir des enfants.
C'est étrange ce qui traverse mon esprit, ce qui paraît le simple
et est accessible à des millions de femmes, m'est interdit. Et dire
que je rêve de la petite pucelle qui avait treize ans. Toute pure
596
et pleine de retenue. Je me plonge dans ma jeunesse, dans mon
enfance ou dans cette adolescence ! Oui, quinze ans. Un sein
caressé, une première fesse montrée dans la pudeur. C'était le
temps merveilleux de la retenue. Et ces tendres baisers !
Elle fredonne Trénet.
Et les baisers d'Hélène
Par un beau soir d'été
Non, j'en suis pas sûre
Et le sourire d'Hélène
Par un beau soir d'été.
Drôle de folle complainte. D'ailleurs, je ne m'appelle pas
Hélène. Enfin, le rêve n'est pas interdit ! Je crois qu'il m'est
nécessaire de laisser vagabonder mon âme. Oui, ne suis-je pas
une femme ?
La douceur de nos corps
A fui avant la mort
Je respire le désir
De ton coeur qui soupire.
597
C'est bête ces phrases qui me passent par la cervelle. Elles
ne veulent rien dire. Elles n'ont aucun sens. D'ailleurs elles
m'inquiètent. J'a l'impression de m'en retourner vers Micheline
qui sans espoir pleure elle aussi sa douleur; Allons, Bélinda !
Réveille-toi ! Ce n'est pas parce qu'un connard a décidé de
t'abandonner que tu dois remettre en cause ton projet. Si tu
voulais te réveiller un peu. Te donner un semblant d'impulsion.
Elle se tape les joues. Respire
profondément. Se secoue la tête, et s'en
retourne à son état premier.
Bon, réfléchis à présent. C'est passé ? Tu es nette ? Fini ton
romantisme absurde ? Tu tends vers la réalité ? Triste réalité !
Oui, mais c'est ainsi ! Alors, récupéré ? Donc, il faut fuir.
Comment ? Je l'ignore. Mais il faut en finir avec cet état
absurde. Récapitulons : le client t'a laissée tomber. Ça, il fallait
s'y attendre. C'est la trouille. Mickey te donne son entière
confiance. C'est un bon point. A exploiter !...Mais comment
m'en sortir, seule ? Dans un sens, c'est mieux peut-être. Tu
n'auras pas à traîner derrière toi un paquet encombrant. Tu seras
toute légère ! Mais je dois trouver l'issue sans attirer l'attention
de Mickey. La splendide, la merveilleuse sortie. Autre atout.
598
J'ai quelque argent de côté - 125 000 F - C'est peu. Ça peut me
servir. Et pour une cavale en fait c'est beaucoup. Aller où ?
Quelle direction ? Le but consiste à échapper à cette
prostitution. Et la conséquence, c'est de faire peau neuve - enfin
une autre vie. Il faut que j'engrange les paroles du client. Aller à
l'inverse de ma logique. Donc je dois raisonner connement. Ça
me sera facile.
Elle rit. On frappe à la porte.
Arrive Mickey complètement bandé.
Bélinda
Mais qu'est-ce que tu as eu besoin de te saouler ? Tu as
complètement épongé le bar. Mais pourquoi es-tu dans cet état ?
Elle l'aide à s'asseoir sur le lit. Se
dirige vers le lavabo, et mouille une serviette. Elle tente de le décuver.
599
Bélinda
Hein ! Mickey ! Tu ne vas pas me faire le coup du sommeil.
Bon Dieu, tu es beurré de Bourbons. Une allumette et ta gorge
s'enflamme. Je parie que c'est encore le Gros Michel qui t'a
raconté ses mensonges. Et toi, allant sur allant, tu as ingurgité
toutes ces bêtises. Il t'a même sorti ses conneries me
concernant.
Mickey se fait humecter le
visage. Râle quelque peu. Mais n'a pas la
force de répondre.
Bélinda
C'est une bonne douche froide et glacée qu'il te faudrait. S'il
n'en était que de moi, ça ferait longtemps que tu serais à poil et
au jet. Mais, évidemment si je m'y essayais tu me le
reprocherais le lendemain matin. Tu prétendrais même que ce
n'était qu'une légère ivresse. Que cela méritait pas de te
mouiller. Et c'est moi encore qui en recevrais. Bon ! Tu
m'entends, du moins.
600
commence à ronfler.
Mickey est allongé sur le lit, et
Ha ! Non ! ça ce n'est pas possible ? Viens ici.
Elle le tire du lit. Le soulève
jusqu'au lavabo et l'asperge
convenablement. Deux, trois minutes dure
cet exercice.
Bélinda
Enfin, tu ouvres un oeil. Et le deuxième, là-bas ? Bon, ça
semble tenir debout. N'es-tu pas fou de boire autant ? Mais
pourquoi as-tu ingurgité tous ces alcools ? Tu pues le Bourbon
à dix mètres. Qu'est-ce que tu vas faire complètement avachi là,
sur mon lit, comme une lavasse ? Oublier ton ivresse ? Il te
faudra des heures. Et la nuit va tourner. Et moi, je ne pourrais
recevoir personne. Et après, tu m'accuseras de n'avoir pas
travaillé ! Hein ! Tu m'entends ou quoi ?
601
s'étale aussitôt.
Elle tente de l'aider à se lever. Il
La solution la meilleure consisterait à descendre dans la rue,
à bosser à mon compte. Oui, il est préférable que je revienne
demain matin, du moins, tu ne seras plus dans les roses.
Mickey est complètement
hagard. Il ne sait plus même où il est. On se
demande comment il a pu gravir les
marches de l'escalier qui menaient à la
chambre.
Ecoute Mickey, réveille-toi. J'ai beau te secouer de toutes
mes forces, tu ne réponds que par des râles. Si je te laisse
dormir, demain matin tu auras des barres qui te traverseront la
tête. Il faut que tu résistes? Putain ! Essaies de dire quelques
mots. Tu n'en es pas même aux bribes. Il te faudra huit jours
pour te refaire !...
Elle se dirige rapidement vers la
table de chevet, et en tire un petit flacon de
parfum.
602
Tu sentiras la poule. Mais qu'importe. Ça te changera du
coq. Tiens ! Renifle ! Je sais c'est dégueulasse. Mais voilà ce
que je peux m'acheter. Alors ne renicle pas. C'est pas vrai. Il n'y
a rien à en tirer de toi. Ecoute : tu vas roupiller. Pendant ce
temps je vais dans la rue.
Elle l'allonge sur le lit. Lui retire
ses chaussures. Tapote doucement l'oreiller
sur lequel elle incline sa tête. Elle éteint la
lampe de chevet. Bélinda lui déboutonne sa
chemise, fait glisser son pantalon.
Tu m'excuseras, mais j'ai autre chose à faire.
On l'observe dans la salle de
bain. Elle troque sa robe contre une juge
fendue et sexy. Elle se maquille, et donne
un coup de peigne dans la chevelure. Ses
cheveux épais et blonds roulent sur ses
épaules. Elle l'embrasse sur la joue.
Au revoir, chéri. Mais le boulot m'attend.
603
VI
Le mouvement se déroule dans
la rue. Le client contre une voiture de luxe
attend Bélinda.
Bélinda
Qu'est-ce que tu fous là encore ? Je t'avais pourtant dit que
je ne voulais plus te voir. Toi-même pareil à un couard, tu t'en
étais parti. Et voilà, maintenant que Monsieur me nargue !
D'ailleurs, qu'est-ce que tu fais contre cette bagnole ? Elle ne
t'appartient pas ! Tu l'as empruntée. Je te sais incapable de la
voler.
Le Client
Je ne te nargue pas. Et cette voiture est la mienne.
604
Bélinda
Alors, si je comprends, Monsieur joue dans le riche. A
moins qu'il le soit.
Le Client
Tu sais que je te trouve, super belle.
Bélinda
Evidemment, on peut toujours cracher : une jupe fendue,
des talons hauts, une chevelure, un maquillage. Ça s'appelle
avoir de la gueule. Mais le matin, au petit déjeuner, à poil,
comme les autres. On n'est pas grand'chose. Les paupières sont
lourdes. Et on ne provoque en rien le désir. Ça c'est pour
l'artifice. La réalité est trompeuse. Alors ma beauté ! ma beauté,
tu sais où tu te la mets ?
Le Client
C'est exact, Bélinda. J'ai fait preuve de médiocrité et de
couardise. J'ignore si cela s'appelle le courage des timides qui
605
hésitent, se retournent et doutent. Mais j'avoue avoir envie de
tenter cette fabuleuse aventure. Je ne sais ce qu'il adviendra de
moi. Comme de toi, aussi. Mais cet excès m'excite.
Bélinda
Attention, il s'agit d'une chose sérieuse. Si cela réussit, c'est
la prostitution qui est remodelée. Que dis-je, remise en cause !
Imagine la pute libre d'agir, et d'accomplir ce que bon lui paraît.
Le Client
Ce n'est pas ainsi que j'ai travaillé le problème. Les autres
prostituées, je ne les connais pas. Toi, seule représente quelque
chose à mes yeux.
Bélinda
Supposons que tu ne bluffes pas. Comment pourrais-tu
accepter qu'une fille qui a entrebâiller ses cuisses pour des
centaines de mecs, puisse être crédible avec ta morale ? Tu m'as
juré le contraire il y a une heure. Tu changes plus vite tes
pensées qu'il ne m'en faut pour baisser ma culotte. Tout cela
606
n'est pas sérieux. Une pute se méfie. Cela ne m'étonnerait pas
que derrière, il y ait Mickey.
Le Client
Mickey, je ne le connais pas. Et je ne souhaite en rien le
rencontrer.
Bélinda
Si tu veux parler franchement, tu le peux. Mickey s'est
goinfré la gueule d'alcool. Alors, vas-y pour la cause. Il dort.
Crois-le : il n'est pas prêt de descendre les escaliers.
Le Client
Tu sais pourquoi il s'est enivré ?
Bélinda
Cela lui arrive parfois. Un verre. Puis deux. Ça gueule, ça
discute, ça redemande une tournée. La cause en est peut-être le
Gros Michel qui ne cesse de le gonfler. Alors, comme il le
607
craint, il fait comme ça, mais en vérité il tremble. Alors il se
jette dans l'alcool : il se sent plus fort.
Le Client
Tu le crois apte à nous chercher, si je tentais de te faire
évader ?
Bélinda
C'est certain que la fureur, que dis-je, que la folie monterait
en lui. Il jurerait de me tuer. Et de me soumettre aux tortures
terribles qui vont jusqu'à la mort. Quant à toi, ta souffrance
serait plus ignoble encore, comme tu serais celui qui a décidé
ma fuite.
Le Client
Si je comprends, je joue avec ma mort. Je me projette dans
un milieu qui n'est pas le mien. Et dans le meilleur des cas, c'est
la violence qui m'attend.
608
Bélinda
Tu es naïf ou quoi ? Tu te mêles de choses qui te sont
interdites, qui te sont étrangères. Mais je ne t'impose pas de me
suivre. Je suis capable de m'en sortir toute seule. D'ailleurs, tu
le disais : deux personnes sont plus repérables.
Le Client
A moins qu'elles forment un couple soudé. Suppose que tu
m'épouses devant la loi. Ta prostitution disparaît. Remarque
que je serais un sacré connard pour épouser une pute.
Bélinda
Certes, mon corps a servi. Mais mon âme, hein ! cet esprit,
tu ignores ce qu'il renferme. Peut-être que derrière cette
carapace de fille vulgaire se cache une femme faite d'amour, et
du vrai. Après tout, je ne suis pas qu'une machine sexuelle. J'ai
des sentiments, moi aussi. Et qui te dis que je ne pourrais pas
rendre un homme heureux ?
Le Client
609
C'était une illusion. Ce sont mes paroles qui m'ont emporté.
Jamais, je n'aurais le souci de t'épouser.
Bélinda
Certainement, mais une pute n'est pas qu'une pute, c'est une
femme aussi.
Le Client
Pas pour moi, en tout cas. Non, c'est la notion d'aventure
qui m'intéresse.
Bélinda
Pauvre con ! L'aventure ! Petit fonctionnaire miteux. C'est
grave cette situation. Si tu veux de l'exotisme, va t'inscrire au
Club Méditerranée. Tu te sauteras une collègue de bureau en
chaleur depuis onze mois. Et sans risque, sans pétard braqué sur
ta nuque. Mais tu es un gosse ou quoi ? On dirait que tu rêves.
Que tu n'as aucune conscience du monde de la prostitution. Tu
crois qu'on le règle avec des serpentins. On n'est pas au théâtre
610
ici. Tu vis dans la réalité atroce, abominable et de tous le jours.
Non, tu ne le connais pas. Tu n'as que des yeux de voyeur. Et
encore, par le petit bout de la lorgnette. Mais c'est une loupe,
non un microscope qu'il te faudrait acheter.
Le Client
C'est certain. Je ne vis pas pour me faire enculer toutes les
heures. Mais j'essaie de te comprendre. Je ne joue pas les
prêtres confesseurs qui sans connaître rien de la vie, prétendent
vouloir donner des conseils.
Bélinda
Heureusement, pas de curé dans les parages ! D'ailleurs, ils
ne sont bons qu'à confesser des innocentes. Mais, les vrais
problèmes, ils se cachent les yeux, comme ceux qui nous
gouvernent ou comme la Police.
611
Le Client
N'agresse pas tout le monde. Moi, les Curés, la Police, le
Gouvernement. Et Mickey, et le Gros Michel. Il te manque
Dieu. Evidemment tu n'y crois pas.
Bélinda
Si tu étais dans ma condition, tu entends, tu n'espèrerais que
la mort après cette vie injuste. Tu ne pourrais jamais prétendre
qu'un bonhomme qui est assis sur un nuage a décidé de ma
condition, de cette condition car je ne la mérite pas. Mais croistu
réellement qu'une enfant, qu'une ado, qu'une jeune femme
soient faites pour se transformer en putain ?
Le Client
Ce sont les méandres du Destin qui imposent un sort ingrat.
Bélinda
Où encore as-tu été chercher cette phrase ? Dans des livres,
je suppose ? Non, ma vie c'est de la merde, et j'en ai jusque-là.
612
Mon âme est puante, mon corps est meurtri, détruit par
l'injustice de l'homme - ou des hommes. Alors, Bon Dieu, du
moins que mon cul soit propre : ça sauvera les apparences.
Le Client
Mais il y a des cicatrices dans ton cœur et dans ta cervelle
comme il y a des marques de cigarettes sur ton sein droit !
Bélinda
Cela serait si peu. Mais la conversation n'avance pas. Alors,
tu veux m'aider, oui ou non ? Ça ne sert à rien de sortir des
phrases, il faut agir et vite.
Le Client
Moi, je suis toujours prêt. Oui, je suis disponible. Mais, il
serait raisonnable que tu t'en retournes vers Mickey. A force de
trop parler, les autres vont se douter que quelque chose se
passe, et ça c'est dangereux.
613
Bélinda
C'est raisonnable. Mais ça tient toujours pour nous deux ?
Tu es capable ?
Le Client
Je te dis de remonter au premier. Et va cajoler ton Mac. Tu
lui diras que tu n'as rien fait, que tu es sortie et que tu as repéré
les endroits qui étaient à pognon. Je te paris que cela lui suffira.
VII
Bélinda n'écoute pas les conseils
du Client. Elle entre dans le bar, s'assoie à
une table et commande un alcool. Géraldine
et le gros Michel qui sont de concert,
commentent son comportement.
614
Géraldine
Et bien ! Elle ne monte pas même voir Mickey. Après la
beurrée qu'il est foutu, elle pourrait du moins aller le border.
Le Gros Michel
Ne t'inquiète pas. C'est déjà fait. Il est au dodo comme un
gentil poupon. Ça lui servirait à quoi d'observer un mec qui pu
l'alcool et qui ronfle comme un ours qui hiberne.
Géraldine
Tu la vois là-bas dans son coin. On dirait qu'elle cogite un
truc. Tu sais, moi je connais les putes. Mais là, il y a quelque
chose de louche. Je renifle. Ouais, c'est bizarre.
Le Gros Michel
Je crois tout simplement qu'elle n'a pas de fraîche, et que ça
tournique dans sa cervelle. Souviens-toi qu'elle s'était prévalue
de faire du fric en visitant d'autres quartiers ! Et bien par un
615
Pascal dans on soutien-gorge, ou dans son porte-jarretelles.
Alors elle réfléchit, la greluche.
Géraldine
Non ! non ! tu ne connais pas les femmes. Il y a quelque
chose qu'elle mijote sous son crâne.
Le Gros Michel
Qu'est-ce que tu compliques ? Toi, Géraldine, tu n'as jamais
cherché la solitude devant un verre ? Et l'autre, Micheline ? Ce
n'est pas un verre, c'est la bouteille. Mais ça fait partie du
travail. Il y a des hauts et des bas comme on dit. Et bien, c'est
un bas.
Géraldine
N'empêche que tu te trompes. Je l'ai observée. Bélinda n'a
pas quitté ce coin de rue. Non. Elle a causé avec un type, un
client, un mec que j'ai déjà vu deux ou trois fois. C'est pourquoi
elle n'a pas recherché les lieux où elle pourrait s'assumer.
616
Le Gros Michel
Attends, mon chou. Tu vas trop vite. Derrière tout ça, il y a
peut-être la jalousie comme son cul est mieux que le tien. Ça, tu
ne veux l'admettre. C'est vrai, elle plaît davantage. Elle rapporte
plus. Je ne te dis pas ça pour te vexer.
Géraldine
Tu prétendrais que ma langue est mauvaise, que je ne
raconte que des balivernes, histoire d'écraser Bélinda. Voilà
déjà cinq ans que je la connais, la fille. Puisque je te dis qu'elle
est différente, c'est que j'ai raison.
Le Gros Michel
Plutôt que de t'occuper du comportement, si tu travaillais un
peu, histoire de pas trop te rouiller. Ton entrecuisses fait grève,
ou tu crois aux congés payés ? C'est de la rouille par-devant, et
de la calamine par derrière, mon amour.
617
Géraldine
Cesse tes conneries. Moi, je te parle sérieux. Il y a quelque
chose de grave.
Bélinda toujours assise à sa
table, appelle le garçon. Il lui apporte un
bloc notes et un crayon.
Géraldine
Tu vois bien. Elle n'écrit jamais.
Le Gros Michel
Elle souhaite peut-être écrire ses mémoires de pute. Elle en
aurait des trucs salingues à raconter - ça c'est une idée de bestsellers.
618
Géraldine
Tu veux être sérieux une fois ? Non. Ecoute. Mais ne te
moque pas. Elle semble s'être analysée, ou plutôt avoir réfléchi
sur son cas.
Le Gros Michel
Ecoute, ma belle, tu ne crois pas que tu compliques un peu.
Une pute n'est qu'une pute. Pourquoi la psychanalyser,
pourquoi essayer d'imaginer un truc qui ne vit que dans ta
cervelle ! Tu compliques trop.
Géraldine
Ça prouve bien que tu n'as rien compris aux femmes. Soit tu
peux les dominer. Mais savoir Ce qui se passe dans leur
cervelle - ça, tu en es incapable. Elles sont plus réfléchies, plus
précieuses que tu ne le penses. Mais observe-la. Elle griffonne.
Elle écrit à toute allure. Ça sort à une vitesse incroyable. On
dirait son testament, avant l'heure. Deux, trois, quatre feuilles.
Et vas-y que je noircis. Mais qu'est-ce que cela veut dire ?
619
Le Gros Michel
Tu te plais à tout compliquer. Si elle a besoin de cracher des
phrases sur du papier miteux, laisse- la faire. Pourquoi
t'intéresses-tu autant à Bélinda ?
Géraldine
C'est que son comportement est anormal.
Le Gros Michel
Bon, assez de toutes tes causeries. Mickey est son Mac ?
O.K. Bélinda lui appartient ? O.K. Elle a le droit de sortir
quelque peu - d'accord. Elle tente de jouer à la pute de luxe, et
alors ? Mais que peux-tu lui reprocher au juste ? Tiens tu es
bien une femelle ! Je paris que c'est la jalousie qui te fais parler
ainsi. Un bon conseil. Occupe-toi de ton cul, et fais le travailler
plutôt que de rester là comme une connasse à regarder l'autre.
C'est vrai, bon Dieu, tu ne fais pas de fric. Mais Mademoiselle
observe, analyse et critique. Si tu n'es pas foutue de descendre
dans la rue, il y a des mecs au bar. Plutôt que de parler, il serait
620
préférable que tu ailles en sucer un dans les chiottes. Du moins
tu rapporteras du pognon.
Géraldine
Si tu savais du moins chasser ta vulgarité quelque peu. Ne
peux-tu user d'autres termes. Je sais : tu me diras que l'on suce
un poivron ou un PDG sa réaction est la même ...
Le Gros Michel
Tu me le sors de la bouche.
Géraldine
Assez de ces stupidités ! Assez de tes jeux de mots
grossiers. Je te demande d'observer le comportement de
Bélinda.
Le Gros Michel
J'en ai assez de cette rengaine. Elle écrit, et bien quoi ? Elle
ne fait qu'écrire ? et alors ? Même si je reconnais que cela était
621
bizarre. Que devrais-je en conclure ! Après tout elle noircit des
phrases pour sa vieille tante malade, ou pour son grand père
alité. Un truc de ce genre. On peut tout imaginer. Mais comme
la curiosité te démange, va, approche, assieds-toi à sa table et
avec un oeil discret, tente d'arracher quelques bribes de phrases
pour en tirer le contenu.
Géraldine
D'ailleurs, il est trop tard. Elle replie les feuilles, et sors une
enveloppe de son sac. Elle referme le tout, et souffle de
satisfaction.
Le Gros Michel
Avait-elle un gros péché à se faire pardonner ? Toujours
qu'elle semble délivrée. Observe-la déguster avec délectance le
fond de son verre. Va-t-elle en commander un autre. Tiens,
qu'est-ce que je disais. Mo, je comprends les greluches.
Bélinda se fait servir
rapidement. Elle s'enfile en deux goulées
622
son alcool. Elle se dirige vers le bar, et
d'une façon anodine au Gros Michel :
Bélinda
Tiens, tu remettras ça à Mickey. Il est beurré. Moi, je dois
travailler. Mais quand il y descendra
Bélinda sort du bar. Elle regarde
un dernier instant. Puis referme la porte. Le
Gros Michel et Géraldine semblent
médusés. Du moins, ils reprennent leur
attitude, et ne font rien voir paraître.
D'ailleurs Mickey apparaît dans le haut des
escaliers. L'ivresse le contient encore. Il
descend difficilement les escaliers raides. Il
s'agrippe à la rampe. Il est suffisamment net
pour s'exprimer, discuter et répondre. Cette
saoulerie n'est pas totale. Avec un café, il
n'y paraîtrait rien.
Le Gros Michel
623
Tu arrives mal. Bélinda vient de sortir. Elle nous a dit que
tu étais tellement beurré que tu dormais tout tranquille. Et voilà
qu'on te vois debout. Quelle rapidité pour décuver ! Et quelle
facilité pour oublier les maux de tête !
Géraldine
Tiens, Bélinda, nous a remis une lettre. Veux-tu en prendre
connaissance ?
Mickey se saisit avec habileté
de l'enveloppe. Il parcourt rapidement les
pages et semble comme exténué. On dirait
que le sol lui glisse sous les jambes. Il relit
à nouveau. Fait de la fixation sur certains
passages. Retourne les feuilles et reste de
marbre. Une sorte de mécanique de la
bouche lui permet d'exprimer quelques
phrases. Les gens au bar cessent de parler.
C'est un silence total. Il s'approche du
public, et commence à dire :
624
Mon cher Mickey
Je prétends être une pute révolutionnaire. Que ces termes ne
te fassent pas sourire car je te propose la suite. J'ai décidé de te
fuir, de quitter ces lieux maudits et ces endroits infernaux où je
n'étais pas une femme, mais la dernière des esclaves soumises à
ton joug impossible.
Je t'ai aimé, Mickey et tu en as profité. Tu m'as imposée à sucer,
à coucher à me faire enculer. Et en grâces, je ne recevais de ta
part que la torture physique quand les sommes que je te donnais
n'étaient pas suffisantes.
Ces violences et ces humiliations ont duré cinq ans. Je ne
peux davantage supporter cette honte. Sache que je suis une
fille bien. Je n'ai rien à faire dans un bordel. Je ne veux pas
conserver cette identité de pute pour que tu te graisses la patte à
mes dépens.
J'ai donc décidé de prendre une décision unique. Je te
quitte, Mickey. Je te fuis et j'espère que jamais tu ne me
retrouveras. Sache que ta Bélinda n'est pas une fille sotte : elle
ira à l'inverse de ce que tu crois où je suis. Si tu me cherches
625
dans un bordel, je travaillerais à la pièce dans une usine. Si tu
me crois à PARIS, je serais en Suisse ou dans un patelin de
Province. J'irai dans ma logique ou à l'inverse de mon bon sens.
Ne déchire pas cette lettre, et ne la froisse pas. Il existe tant
de manières pour fuir cette ville que tu pourrais te déguiser en
berger Allemand, tu ne retrouverais pas ma trace.
Oh ! J'imagine toute la haine qui habite ton cœur, si tu en
possèdes un. Et toute ta volonté de me retrouver pour me punir
d'une façon abominable, et me soumettre à la mort ! Mais que
m'importe, je n'existe pas, je n'existerais jamais avec ta
présence.
L'univers de la prostitution est un monde carcéral où l'on y
rentre avec l'insouciance de la jeunesse et où l'on n'en sort
jamais. J'ai décidé de prendre ce risque. D'aller au-delà. Oui, je
veux être la première d'entre les putes à m'essayer de m'en
sortir. Ne t'inquiète en rien pour l'argent : j'ai préparé ma sortie
et j'ai des sommes suffisamment importantes pour passer
pendant des mois pour une bourgeoise. Toi, tu devrais baliser :
tous les macs du coin sont contre toi. Si tu venais à me
rechercher, ils te piqueraient tes filles. Tu vois, je ne sais pas où
est l'intérêt. Soit tu me files et tu échoues, et tu perds des
626
millions. Soit tu me laisses en paix, et tu t'assures avec ta bande
de putasses.
Veux-tu que je serve d'exemple ? Cela plairait au Gros
Michel. Quand bien même, tu me rattraperais, tes putes seraient
soumises à ce mac. Alors, tu souhaites me courser ?
J'ai trop souffert, Mickey, de ta cruauté de tes ignominies.
Pour toi, une femme n'est qu'un objet mécanique qui n'a pas
d'âme. Elle est faite pour recevoir des pénis dans son vagin.
Cela et rien d'autre.
Quand je t'écris que je suis révolutionnaire, c'est avant tout
parce que je suis la première à oser la liberté. Mais pas comme
les putes de Grenoble qui ont fait un procès à leurs Macs et se
sont planquées derrière des flics. Moi, c'est mieux. Je veux une
autre vie. Oublier les centaines de bites qui m'ont foutue.
Rechercher une eau purificatrice après le viol, et je ne tombe
pas dans le mystique. Je ne suis pas Marie Madeleine. Il me
sera possible de rencontre un homme, mais un seul avec lequel
je pourrais avoir des enfants. Tu vois tout cela est fort bête -
mais c'est la vie.
627
Des hommes à putes, il en existera toujours. Je souhaite
toutefois que tu te poses cette question : pourquoi ai-je osé
soumettre à une ingénue cette souffrance terrible ? Comment
puis-je oser les imposer par la violence à m'obéir ? Du moins,
Bon Dieu, que cette pensée traverse ta cervelle ! Du moins,
qu'elle t'éclaire un peu !
Il ne faut pas, Mickey, il ne faut pas imposer à une
innocente cette ignoble prostitution.
Je me dois de tenter une vie autre. Qu'importe ce que je
serai : une bourgeoise, une prolétaire mais pas une pute !
Tu sais que je suis maladroite, que j'écris fort mal. Je ne me
relis pas. Mais je crois avoir fait des répétitions - c'est pourquoi
je préfère en achever là avec ma lettre.
Souviens-toi, ne me poursuis pas. Ne me recherche pas, tu y
perdrais. Je pars.
Bélinda.
Mickey est complètement perdu.
Il regarde la scène. Relit les dernières
phrases et observe le Gros Michel qui
ricane bêtement.
628
Le Gros Michel
Comme on dit : une de perdue ... Mais c'est vrai que ça
pourrait être inquiétant pour la profession. Enfin, moi mes filles
sont moins intelligentes. D'ailleurs, elles ne savent pas fuir.
Bélinda a peut-être fait du stop, puis une voiture, l'avion ou le
train. Alors, va : cours à droite, à gauche. Mais que de travail !
Et personne pour t'aider.
Mickey
Je n'ai pas même de haine. Je me fiche totalement de tes
paroles stupides. Tu ne comprends donc pas.
Le Gros Michel
Tu raisonnes comme une aubergine. C'est pourquoi je n'ai
point de violence à ton égard. Tu sais il faut savoir s'adapter.
Bélinda est la première à fuir. D'autres seront soumises à notre
esclavage - non à notre despotisme. C'est vrai des imbéciles
avec un beau cul viendront. Et on les baisera. Elles nous
lècheront, et penseront de notre sorte. Mais c'est vrai c'est la
première, celle qui a eu l'audace. Tu vois Mickey dans tout
629
profession, il faut savoir s'adapter, se métamorphoser, essayer
d'être quelqu'un d'autre. Toi, tu as du retard. Mais moi j'avais
déjà devancé cette lettre, votre comportement. Et j'avais pensé
que la pute se taillerait. Une chose est à faire qui rapportera dix
fois, que dis-je, cent fois ou mille fois plus. Tu n'as pas compris
? C'est la came. La belle et douce drogue. Il nous faudra
changer. Mais, crois-le, mon pauvre Mickey, ce sont des
milliards, d'autres milliards qui nous attendent. Et cela dès
aujourd'hui.
Mickey
Des milliards contre Bélinda ! Bordel de merde. Tu as
encore raison !
630
TABLE DES MATIèRES
La reine Astride
La mort du Prince
Alexandre
Camille et Lucille
La Pute
631