15.04.2022 Views

Théâtre Pièces personnelles 631 pages

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

FRANCK LOZAC'H

LA REINE ASTRIDE

LA MORT DU PRINCE

Alexandre

Camille et Lucille

La pute

Les éditions de La double Force


LA REINE ASTRIDE

2


PERSONNAGES

ASTRIDE, reine d’Ustrée

ÉLYSÉE, gouvernante d’Astride

RUPTE, conseiller de la reine

OSMONDE, servante

IVREE, jeune esclave adolescent

CHRYSALIDE, servante

Le prisonnier

Deux gardes

3


4


ACTE I - SCÈNE I

d’Ustrée.

La scène se passe dans le palais de la

belle Astride, Reine du Royaume

ASTRIDE

Je t’avais ordonnée, gouvernante d’obéir à mes tendres

envies. Je t’avais pourtant prévenue que ton incapacité à

satisfaire mes désirs seraient source de tortures pour ton humble

personne. Je suis lasse de goûter à ces esclaves dont le corps

m’est indifférent, je suis lasse de proposer ma couche de Reine

à des êtres qui n’en sont point dignes.

Elle se

lève d’un bond, surgit hors de sa couche, et

arrache ses habits.

ASTRIDE

5


Vois mon corps. Vois la rondeur superbe de ces seins.

Observe cette peau blanche, cette ligne de reins. Mes jambes

sont pareilles aux jambes de la gazelle, et mes pieds sont si

beaux, si fins qu’un roi de l’azur les baiserait jusqu’au matin.

Envahi par les ivresses de mon corps, il s’endormirait ... il

s’endormirait. Non, je ne veux pas d’un homme mort. Je veux

d’une bête qui rugit, un carnassier indomptable que

j’enchaînerais dans mon lit.

Avec un

regard foudroyant, elle s’avance vers Élysée, sa

gouvernante. Elle lui caresse lentement la

poitrine.

ASTRIDE

Déshabille-toi. Lentement, très lentement, fais glisser le

long de ton corps ce linge blanc qui te serre. Ma toute belle, que

je te vois nue encore !

Quelques secondes de silence.

6


ASTRIDE

Espèce d’imbécile, n’as-tu pas compris que les formes de

ton corps m’étaient indifférentes ? Je ne veux plus toucher ou

transpirer sur ta peau imberbe. Je veux un esclave, un esclave

magnifique dont les parties seront superbes, je veux d’un sexe

qui se tienne droit au premier de mes ordres !

ÉLYSÉE

Ô Reine, nous avons obéi à ton ordre. Dans toute la contrée

nous avons cherché afin d’obtenir le mâle de tes désirs. Du plus

bas paysan au plus noble de la ville, nous les femmes de ta cour

avons frappé à toute porte et avons parcouru tous les champs et

bois. Il y a cent esclaves qui attendent ton corps pour te rendre

heureuse, cent mâles virils, beaux jusqu’à l’extrême, qui

peuvent marcher nus tant leurs silhouettes, tant leur prestance

est pure. Tu n’as jamais daigné les voir. Ils t’attendent et

croupissent avec le désir de te posséder. Ce ne sont pas des

hommes, ce sont des chevaux. Des êtres fougueux ...

7


ASTRIDE

Sont-ils surveillés nuit et jour ? Sont-ils interdits de

s’essayer à la masturbation ? Je veux les savoir en manque, en

manque d’amour. Je veux les assécher comme un mendiant

dans le désert qui supplierait une cruche d’eau. Je veux les voir

quémander et souffrir de leur propre désir de jouissance.

ELYSEE

Ô Reine, ils savent trop le châtiment qu’il leur serait soumis

s’ils tentaient, par malheur, d’expulser la substance qu’ils

gardent en eux. Trop fiers d’être des bêtes sexuelles, trop fous

pour se vouloir faire castrer, ils n’oseront jamais jouer le jeu

des adolescents ...

8


ACTE I - SCÈNE II

Rupte,

le conseiller de la reine entre, vieillard cynique,

au dos courbé

RUPTE

Pardonnez-moi, O Reine d’oser faire interruption dans vos

étranges dialogues, comme je vous demande de m’excuser pour

cette intrusion fort mal placée ... J’ai pu par mégarde et contre

ma volonté, entendre quelques bribes de vos conversations.

ASTRIDE

Rupte, tu n’es qu’un chien. Qu’un vieillard vicieux qui

entend tout, qui écoute tout. Tu te caches dans le palais, et

personne ne sait où tu es. Une ombre derrière une colonne, c’est

toi. Un mets empoisonné, c’est encore toi. Ton rire est cynique,

et ta bouche puante n’est que maléfice. Mais c’est ce vice

ignoble que j’aime en toi. J’aime ton rictus de diable et d’esprit

mauvais.

9


RUPTE

Maîtresse, vous me flattez. Vous prétendez que je suis un

chien. N’êtes-vous point ma maîtresse ? Mais être la maîtresse

d’une reine si glorieuse, n’est-ce point être un Dieu ?

Astride

cache les parties qu’elle dévoilait à sa

gouvernante

ASTRIDE

Vieil impuissant, que viens-tu faire encore ? Que

complotais-tu derrière cette colonne ?

RUPTE

Certes, l’âge, ô ma Reine a réduit sensiblement mes

capacités de vigueur. Je ne puis guère m’amuser qu’avec une

jeune pucelle, et la faire sauter sur mes genoux gâteux. Mais

j’avoue éprouver un certain plaisir à m’amuser avec leurs

petites fesses roses, ou avec leurs petits seins qui se forment.

10


Je jouis certes d’une mince satisfaction, à introduire un

doigt ou deux dans l’anus de ces petites folles, qui frétillent

comme des goujons qu’on aurait péchés ! Tu es bonne et douce,

o ma Reine de me donner le pouvoir de m’amuser de leur

enfance, moi qui ne pourrais que payer pour les obtenir avec

quelques grammes d’or.

ASTRIDE

Tu peux te plaindre encore du faible salaire que je conçois à

te donner. Ton cynisme consiste à quémander une bourse pleine

de pièces tintantes. Il n’en sera rien, vieux singe. Mon père

avant moi t’a déjà donné. Il me serait aisé de te pourfendre du

bas jusques en haut. J’ai le droit, et le privilège de te tuer contre

un vulgaire esclave ...

Elle

marche lentement, silencieuse. Sa robe est

blanche; transparente, elle est nu-pieds. Elle

s’avance vers lui.

11


ASTRIDE

Mais, il est vrai que je ne te tuerai pas. Du moins je ne te

tuerai pas encore. Ta cruauté est top subtile, et ton vice sexuel

trop grand pour que je puisse avoir la folie de m’en débarrasser

rapidement.

RUPTE, reprenant de l’assurance

Tout ce que tu viens de dire est exact, o ma Reine. Jamais tu

n’auras le souci d’ordonner ma pauvre mort. Je te suis trop

utile, je suis trop savant des choses de l’amour pour que tu oses

évincer un conseiller superbe comme moi !

ASTRIDE

Te tairais-tu enfin ? Cesseras-tu de parler avec ta langue de

serpent ?

ACTE I - SCÈNE III

12


Osmond

e, la servante apparaît. Une cruche à la main, le

corps moulu dans un tissu de satin.

RUPTE

Réponds-moi, ô ma Reine. Dis-moi pourquoi tes regards se

désintéressent de cette pure candeur, de cette favorite à qui tu

imposais toutes tes lubies, et toutes tes folies nocturnes ?

Il s’approche d’elle, la frôle, la touche.

RUPTE

Son corps est-il disgracieux, ses formes plates ? Admire la

juvénilité de sa bouche si rose ... Admire encore cette autre

bouche plus rose encore sertie d’une perle si ronde et si

parfaite.

ASTRIDE

Il te suffit. Je t’interdit de parler à ta Reine de cette sorte !

Que t’est-il possible de comprendre le désir d’Astride ?

13


N’as-tu point compris, chien humain, qu’elle se lassait de

toujours se suffire d’une petite plaisante ? Ton génie ne pourrait

me comprendre. Je suis lasse de chevaucher une pucelle

craintive, de sodomiser un jeune adolescent. Comme ce corps

aujourd’hui dénigre les hurlements de mes fantasmes, ces

hommes castrés, ces enfants éventrés ! Je ne veux plus me

baigner dans le sperme de mes esclaves, comme je ne veux plus

me purifier dans le sang de mes vierges immolées !

Rupte, j’ai invoqué la Déesse aux cent bouches, j’ai prié

Istrée de satisfaire mes nombreux désirs. Que m’a-t-elle

entendue ? Que m’a-t-elle écoutée ? Je ne sais que son silence

pour toute réponse. Insensible à mes prières, elle ne sait que se

taire.

RUPTE

La Déesse t’accuse, Astride. Tu feins de l’ignorer. Tant de

fois elle t’a permis de satisfaire toutes tes audaces, tant de fois

elle t’a autorisée de sacrifier les êtres les plus purs, les formes

les plus nobles. Tu te caches la face feignant de ne point

entendre ses pensées. Mais tu dois de t’en remettre aux Dieux,

et obéir.

14


Tu sais l’ordre. L’ordre est de trouver parmi les esclaves ton

roi. Tu dois l’épouser dans la douleur, et en mourir.

Mais certes, ma Reine, tu es jeune encore. Longs seront les

jours qui s’écouleront, plus longues encore seront les nuits où

tu connaîtras le désir et la folie, la jouissance et la souffrance.

Ton visage n’est que beauté, ta chevelure blonde s’écroule

sur tes épaules comme une cascade de saveur. Le seul habit qui

te sied à merveille est ta nudité.

ASTRIDE

Que m’importent tes discours de vieillard incapable

d’érection en voyant ma beauté ! Que m’importent tes paroles

de causeur enivré par la vue d’une pucelle, toi qui ne peux

même la pénétrer !

Osmonde repasse, ayant auparavant vidé le

contenu de la cruche dans des coupes de vin.

15


ASTRIDE

Ne m’as-tu pas accusé de ne pas la prendre, de ne pas

vouloir la coucher ? Tu m’as reproché, Rupte de me défaire de

cette servante, de son corps endiablé.

Tu l’as considéré apte à satisfaire mes besoins sensuels,

apte à me faire jouir toute ma nuit. Tiens, je te propose. Non

point. Je te la donne : je t’impose à la pénétrer sur le champ, et

ceci devant moi.

Elle la saisit par la taille, lui soulève ses linges, et offre ses

fesses blanches à Rupte.

ASTRIDE

Que dis-tu de cette blancheur blême, que dis-tu de ces

rondeurs rebondies ? N’es-tu point excité à la vue de tant

d’offrandes ? Ne veux-tu point sodomiser ces douceurs si belles

? Tu me sembles tout à coup honteux, mon bon conseiller ! Que

t’arrive-t-il ? Tu ne sais plus où te mettre. Cacherais-tu ton

visage ? Et pourquoi ?

16


RUPTE

Je t’ai compris, enfin. Laisse la filer. Je te supplie de ne pas

m’imposer à détrousser cette fille.

Osmonde s’éclipse.

RUPTE

Mes goûts sont différents. Tu le sais pertinemment. Il me

faut réfléchir, et penser à ce que tu veux. J’ai une idée.

17


ACTE I - SCÈNE IV

Rupte

marche de long en large. Astride l’observe,

amusée, jouant avec son collier de perles qui

rehausse son cou.

ASTRIDE

Il me semble que des heures se sont écoulées sans que j’aie

pu entendre le moindre son sortir hors de ta bouche. Serais-tu

devenu muet ? A moins que le grand Rupte soit en cours de

pensées ! Du temps de mes pères, ton génie était plus exalté.

Mais il est vrai que ton âge avancé annihile ta capacité

intellectuelle. Possibilité intellectuelle, possibilité physique,

tout cela est mort. Tu n’est plus rien, mon pauvre Rupte. Il ne te

reste qu’à mourir ...

RUPTE

Ta tairas-tu enfin, la Reine ! Me laisseras-tu réfléchir ? J’ai

connu des centaines de femmes écervelées qui s’exprimaient

18


comme toi. Je n’ai qu’un seul souci, t’obtenir du plaisir. Laisse

ce plan se construire dans ma tête.

Elle se lève, se dirige vers Rupte.

ASTRIDE

Tu es chanceux, Rupte. Qui t’a permis de parler sur ce ton,

à ta Reine ? D’autres ont subi des violences atroces pour avoir

osé me regarder fixement. D’autres ont connu des tortures, des

supplices inhumains. Tu connais mon pouvoir despotique, mon

besoin de jouir dans la cruauté.

Il marche toujours de long en large.

ASTRIDE

Il est vrai que tu n’es guère consommable. Un être si vieux

que toi ne peux procurer de jouissances. Ton spectacle ne serait

qu’ennui. Ta rate éclatée qu’une simple déchirure. Tout cela ne

serait que de peu d’intérêt. En vérité, je n’ai pas envie de te

soumettre à ma souffrance, du moins par respect pour mes

19


pères, je ne veux qu’écouter tes suggestions. A toi de me

satisfaire.

Dis-moi, Rupte que dans ton esprit brille encore une

étincelle de génie, dis-moi que tu possèdes encore une idée

pour répondre à mes désirs ?

Rupte, après un profond silence.

RUPTE

Certes, o Reine, il me serait facile de te convaincre de te

faire lécher par ta favorite et plus facile encore de te convaincre

de fouetter le corps nu d’un bel esclave à pénétrer. Je ne te

proposerai pas de tâches si faciles, si mesquines. Quelconque

tyran pourrait agir ainsi. Non, je te propose une issue plus fine,

plus subtile. Il te faut redécouvrir ton corps.

Elle se lève d’un bond, et hurlant.

ASTRIDE

Mon corps ? Il me faut redécouvrir mon corps ? Imbécile.

Cent fois, imbécile ! Ce corps, je l’ai caressé des milliers de

20


fois. Je l’ai fait supplier de plaisir, comme je l’ai fait prier à en

souffrir.

Tu es à rire, mon pauvre Rupte. J’avais raison quand je

prétendais qu’il ne restait plus qu’à te tuer. Tu m’as fait

attendre des minutes pleines, qui m’ont semblé passées comme

des heures de pénitences. Je t’ai vu marcher de long en large, je

t’ai vu faire travailler ta cervelle crétine, et pour quoi ? Pour me

convaincre de me masturber !

Déjà tout enfant, je recevais des cours de jouissance, quand

des hommes, des femelles ou des animaux domptés s’offraient à

moi. Plus tard, c’étaient quatre, huit ou dix partenaires qui

m’enseignaient durant le jour, pendant la nuit à brûler le feu

intime qui chauffait ma chair vicieuse.

J’ai toujours eu des sexes, des paires de testicules, des

enfants nus. J’ai pris des mois de chiennes vierges, des soldats

brusques et des éphèbes travestis !

Et tu voudrais que je frotte mon clitoris comme une pucelle

en chaleur. Ou que j’introduise deux doigts dans mon anus en

poussant mon petit cri.

21


N’as-tu pas compris, que je voulais le mal ? C’est ce cierge

énorme qu’il me faut introduire dans ce vagin, et cet autre

cierge que je veux foutre dans mon cul. Oui dans mon cul !

Voilà comment s’exprime ta Reine !

Folle, coléreuse, elle appelle un garde.

ASTRIDE

Je t’ordonne d’approcher.

Il

s’exécute. Elle soulève sa tunique. Se saisit de

son épée et glisse l’arme sur ses testicules. Un

cri qu’il retient. Une de ses bourses saigne

légèrement. Elle jette l’arme à Rupte.

ASTRIDE

Il te faudra, pauvre imbécile, m’offrir autre chose que ces

objets vulgaires. Il te faudra te surpasser, te sublimer et penser à

un plaisir noble, à un merveilleux désir sexuel.

22


Rupte se

prenant la tête entre les mains, soucieux et

honteux.

RUPTE

En vérité, o Reine, je ne sais plus de quelle sorte te servir.

Je ne veux plus satisfaire tes besoins superbes. J’ai tout

imaginé, et je puis tout entreprendre : des jouissances les plus

macabres, aux horreurs les plus divines. Tes pères plus encore

poussés dans leurs folies n’hésitaient à user de mes services,

n’hésitaient à m’infliger leurs sévices afin que je ...

ASTRIDE

Cesse enfin de me souvenir ce passé. Je te demande d’agir

et d’obtenir d’heureux résultats. Il m’est indifférent dans ces

soirées nocturnes de voir ces vierges blanches danser à demi-nu

et proposer leur corps comme de simples prostituées. Plus

encore, il m’est indifférent d’observer ces couples stupides se

reproduisant devant mes yeux, comme des chiens en chaleur.

Tu m’as donné des nains chevauchant des pucelles, des géants

au sexe bardé d’excréments engouffrant des gamines imberbes.

23


Tu m’as fait voir homosexuels et lesbiennes se léchant, se

suçant contre leur gré, contre leur volonté. Certes, j’ai vu des

hommes beaux, attachés, allongés subissant le fouet sur leurs

parties génitales, et grimaçant de plaisir en expulsant un sperme

chaud que je m’empressais de recueillir. J’ai vu ces filles folles

saignant dans des coupes d’or, et buvant les gouttes de leurs

impuretés.

Oh ! certes, c’était délice de les voir, plus grand délice

encore de les voir souffrir. Certes, mon Rupte, tu leur as infligé

le châtiment excrémentiel, tu les as soumis à manger leurs

défécations et à s’en repaître. Tu les as fait mourir sous la

torture de l’orgasme dans le plaisir de la puanteur. Mais cela est

fini. Je souhaite autre chose, un acte plus bouleversant.

24


RUPTE

Je te comprends, ô Reine. Je sais enfin ce que tu veux.

Daigneras-tu m’accompagner, et me suivre dans tes geôles ?

Acceptes-tu que je te conduise dans le monde de la nuit. Ce

monde est sans espoir. Cet univers est sordide. Qui y descend,

n’en sortira jamais. Ne pourra plus jamais revoir la lumière du

soleil. Viens avec moi retrouver tous tes monstres enchaînés,

viens je te dis. Tu ne le regretteras pas.

ASTRIDE

Je n’ai que faire de cette prison de malfamés. Il ne

m’intéresse que peu de descendre dans tes enfers. Je souhaite

seulement avoir la jouissance de l’astre dans toute sa splendeur.

Oui, la beauté d’un astre pur. Appelle le homme, chien ou bête.

Dieu peut-être, je le veux. Entends-tu ? Je le veux.

RUPTE

C’est vrai, o ma Reine, parfois il faut passer par la nuit

sombre pour voir venir l’aurore. Après l’orage, l’arc-en-ciel.

Après la pluie le beau temps.

25


Il la

prend par la main. Et l’entraîne dans les prisons

du palais.

ACTE II - SCÈNE I

La

scène se passe dans la prison. Il y a quatre

cellules. Chaque cellule renferme deux hommes

d’une beauté ineffable. Ils sont torse nu. Leurs

jambes sont découvertes. Leur corps est

puissant et viril. Un escalier de quatre marches

sur la droite permet l’accès aux cellules. Des

torches éclairent vaguement leurs ombres

fugaces. Un geôlier leur sert de guide.

ASTRIDE

Que cet endroit est sombre ! J’ignorais que l’on eût

enfermer des hommes dans un lieu si lugubre ! Il fait froid.

26


C’est à en gémir. Des courants d’air circulent le long de ma

poitrine, pour me caresser, glacer le bas de mes reins.

Elle

plaque ses deux mains sur son corsage

transparent.

RUPTE

Je ne te reconnais plus, o ma Reine. Y aurait-il quelconques

sentiments qui navigueraient dans ton âme ? Serais-tu, toi aussi,

pareille aux femmes faibles, empreintes à quelques pleurs du

cœur ? Retiens ta raison, fortifie ton corps. Il te faut savoir

pourquoi ces chairs belles n’ont pas voulu te désirer. Il te faut

savoir pourquoi, toi Reine d’entre les Reines, jamais tu n’as

créé en eux l’envie de te posséder.

Ces hommes t’ont fui. Ces hommes ont parcouru montagnes

et vallées afin que jamais tu ne puisses les rencontrer. Ils ont

délaissé famille et mère, fiancée et enfants afin que jamais tu ne

puisses les posséder, les caresser ou leur faire l’amour.

27


ASTRIDE

Qu’il m’est sot de rester dans cet endroit si stupide ! Il

fallait que ce fût toi, ô crétin parmi tous les crétins pour

m’obliger de descendre dans un lieu de cette sorte ! Que veuxtu

que je fasse dans ce trou noir satanique

? Pourquoi m’as-tu conseillé de m’y retrouver ? Et

pourquoi, moi Reine t’ai-je écouté ?

RUPTE

Ceci, o ma Reine, est le lieu de toute ta puissance. De toute

ta gloire dans ton si grand Empire. Quiconque osera penser te

contredire sera soumis à la loi du Néant. Quiconque aurait

l’audace d’agir contre ta volonté, serait jeté dans ces sombres

torpeurs.

ASTRIDE

Qu’ont fait ces hommes pour subir de telles souffrances ?

Dans quel mauvais sens sont-ils allés ? Quelle force maligne les

a possédés ?

28


RUPTE

Ils étaient les plus beaux de leur village, ils ont fui à

l’annonce de ton désir. Malheur à eux qui ont préféré une

gueuse faite de loques et d’un sexe puant. Malheur à ces

sauvages qui préféraient un cul terreux à la douceur sublime de

ton parfum de reine.

Nous les avons traqués après les avoir poursuivis des nuits

durant à travers la contrée, nous avons pu enfin les maîtriser, et

les enchaîner pour les conduire dans tes dédales, ô Reine.

Ils étaient les plus forts étalons du pays, leur pénis superbe

battait contre leur nombril. Il était nécessaire que tu puisses les

recevoir du moins pour glorifier ton vagin de reine, o ma belle !

29


ACTE II - SCÈNE II

Astride

se saisit de la torche, et observe à travers les

grilles de la prison les hommes abattus, étendus

sur le carrelage. Elle va et vient. Observations

cyniques. Remplies de fiels et de haine.

ASTRIDE

Ainsi, pauvres de vous, vous avez préféré m’échapper

plutôt que de rencontrer votre Reine. Vous n’avez pas hésité à

fuir tout ce que vous possédiez, du moins par crainte de voir

votre Astride ? Hommes stupides que vous êtes ! Hommes à la

cervelle étroite que craignez-vous donc ? Certes, on a dû vous

dire toutes mes lubies, on vous a fait l’écho de ma folie

perverse. Et vous avez cru tout ce que le bas peuple a pu dire,

vous avez fui de peur de subir mes représailles !

Quelle sottise anime donc vos âmes d’hommes pensant ?

Quelle réflexion ridicule vous a effrayés pour faire de vous des

loups en exil ? Certes, j’aime. Soit, je ne peux le cacher, j’aime.

J’aime l’amour dans ces extrêmes, dans ses vices ignobles.

30


J’aime le sang, et le sperme, et la sueur et l’haleine des lèvres

roses.

Mais vous aussi, vous aimez tous ces excès. Vous aussi

vous êtes coupables. Parlez-moi de vos intentions. Confessez

vous à votre Reine. Je sais que vos âmes sont impures, j’ai lu

vos fantasmes vicieux. Que me reprochez-vous de pouvoir

accomplir ce que vous avez pensé ? Vous m’accusez de

posséder le pouvoir, et bien certes, j’ai le pouvoir.

D’un regard fielleux, elle se tourne vers Rupte.

ASTRIDE

Je t’ordonne d’ouvrir les cellules.

RUPTE

Je ne puis hélas, o ma Reine, obéir à ton désir. Ces chiens

sont en furie. Trop peu de gardes ceinturent la prison. Pris de

folie, il leur serait aisé de tenter de s’échapper. Toi si faible en

tant que femme, mais si forte comme maîtresse, pourrais être

prise comme otage. Tu leur serais une proie facile. Ils

31


n’hésiteraient pas à se saisir de ta gorge pour se libérer de leur

prison.

ASTRIDE

Ton bon sens m’est de secours, Rupte. Parfois, je ne puis

m’incliner que devant ta sagesse. Fais oublier la garde. J’ai

décidé de m’essayer à un petit jeu.

ACTE II - SCÈNE III

Rupte se tourne vers le geôlier, et le convainc de

faire doubler la garde. Un autre soldat apparaît.

ASTRIDE

Donne-moi les clés qui ouvrent ces cellules. Ces pauvres

hommes effrayés se cachent dans leurs coins. On dirait de

misérables termites ayant peur ... Donc, Messieurs, je suis

tigresse effrayante, mangeuse de pénis, assoiffée de sang.

N’ayez crainte ! Votre beauté et votre virilité sauront m’animer

de tout autre volonté.

32


... J’ai décidé en accord avec mes phobies de voir vos sexes

dressés. Je veux savoir, de mes yeux vu, si les paroles

élogieuses qu’on exprimait à vos égards, étaient justifiées.

Je doute que vous puissiez accuser votre Reine de vice

extrême, et moins encore que vous puissiez l’accuser d’admirer

vos appâts virils.

Elle se retourne vers Rupte.

ASTRIDE

Ordonne-leur de se déshabiller, et de me montrer leurs

fesses et leurs sexes.

RUPTE

Obéissez à votre Reine ! Exécutez-vous !

Ils se

regardent bêtement. Réagissant avec lenteur.

Petit à petit, font glisser la tunique qui leur

33


servait pour cacher leur pudeur. L’étoffe de

tissu glisse le long de leurs cuisses.

ASTRIDE

Que son pénis est long, même au repos ! Que son pubis noir

et fourni est doux à toucher ! Ses testicules sont comme des

boules d’acier enlacées de poils. Et là, c’est comme une forêt de

tendres pousses qui ne rêvent que d’enlacer ses fesses !

Tourne-toi et penche-toi.

Elle

mouille discrètement son index et son majeur, et

les introduit dans son anus. Elle tourne ses deux

doigts avec un mouvement circulaire.

ASTRIDE

On ne sent même pas la merde qu’il a au cul. J’ai beau

renifler mes doigts. J’ai beau tenter d’apercevoir sous mes

ongles un peu de matière fécale. Il n’y a rien. A vrai dire, on

croyait que tu connais le lavement. Le déteste les hommes qui

ne possèdent pas d’odeur.

34


Elle le

retourne. Lui donne une gifle et commence à le

masturber.

ASTRIDE

Je te préfère ainsi. Que ton sexe mou commence à se

gonfler avec mes allées et venues. C’est ça, qu’il bande. Je suis

persuadée, espèce de salaud, que tu jouis plus encore à l’idée

d’être dans une prison, et à l’idée de te faire branler par ta

Reine.

Il acquiesce d’un sourire niais.

ASTRIDE

Mon pauvre Rupte, comme je suis malheureuse. Aucun

d’entre eux n’a voulu me prendre. Aucun d’entre eux n’a osé

foutre de force sa reine. Ils étaient nus, face à moi, et aucun n’a

souhaité me prendre par violence. Ce ne sont pas des hommes,

ce ne sont que des molasses. Soit, regarde leur nudité. Elle est

belle. Leurs sexes tendus pourraient en faire jouir plus d’une.

35


Mais je suis leur Reine. Ils n’osent pas agir. De crainte d’être

frappés, d’être battus.

RUPTE

Ont-ils tort, o maîtresse ? Vois ce que tu infliges au dernier

que tu souhaitais prendre, observe ce qu’il devra subir. Toutes

ces chairs te craignent. Tu possèdes le pouvoir despotique. Que

les accuses-tu ? Imagine-toi femme, et soumise à tes lois

ignobles.

Elle

marche de long en large, tenant à sa main une

torche huilée. Soudain, elle aperçoit un esclave

au fond de sa prison, caché dans un coin qui a

refusé de se déshabiller.

ACTE II - SCÈNE IV

Astride

s’approche rapidement, indignée, étonnée qu’il

ne se soit soumis à sa volonté.

36


ASTRIDE

Qui oses-tu prétendre être, ô toi esclave dans les prisons

d’Astride ? Oserais-tu défier ta Reine ? Tes compagnons, tes

chiens de geôle sont disposés à m’obéir, ils ont accompli l’acte

que je leur demandais d’accomplir. Comment as-tu osé me

contredire ? Sais-tu ce qu’il pourrait t’en coûter d’avoir refusé

l’ordre de la toute puissante Astride ?

Approche un peu. Propose donc à la lueur de ma torche les

traits de ta face, et les formes de ton corps.

Il

s’avance quelque peu, hésitant et honteux,

craintif de subir un châtiment exemplaire.

Astride jette sa flamme et dans une colère

terrible,

ASTRIDE

37


J’avais imposé à tous mes prisonniers de se mettre nus

devant ma personne afin que je puisse les contempler. Je leur

avais ordonné la nudité totale. Pourquoi ne t’es-tu pas exécuté.

Il s’agenouille, se prosterne devant elle.

IVREE

Ô reine puisses-tu m’entendre, puisses-tu écouter les

souffrances d’un jeune adolescent. Mon nom est Ivrée, et je suis

tout simple encore. Je n’ai pas dix-huit ans, et je ne sors que de

l’enfance. J’étais fiancé à la belle Adémide, fille de nos

seigneurs du Caux. Je l’aimais, comme elle m’aimait. Sa peau

était fraîche comme une fleur des prairies, et ses dents n’étaient

que des étoiles de nacre dans sa bouche rose et blanche

Son corps était pareil à la première hirondelle du printemps.

Je courais avec elle dans les bois. Elle se voulait sauvageonne,

et me laissait la rattraper dans l’orée des tendres feuilles. Et

nous nous ébattions dans les folles herbes qui nous enivraient,

nous riions et pleurions proposant nos lèvres tièdes comme une

coupe de vin se donne à la bouche du vainqueur. Je ne faisais

que butiner tel un papillon suave son cœur de jeunesse.

38


Tout cela pourra te paraître enfantin et dérisoire, ô notre

Reine, mais pourtant il faut que je te raconte la suite de mon

histoire. Soudain, sont apparus tes guerriers terribles, tes

guerriers à cheval tels des fous, tels des démons. Tandis que

nous étions à nous ébattre dans les plaisirs de nos printemps,

deux hommes caparaçonnés sont descendus de leur monture, et

l’un d’entre eux a séparé Adémide de mon corps passionné ...

Je me suis indigné, je me suis révolté et avec mon peu de

force, j’ai tenté de soustraire Adémide à leurs violences. L’un

m’a sauvagement agressé, n’a pas hésité à me frapper avec son

gant de fer. J’en tiens encore la marque. Je puis jurer n’avoir

jamais subi violence plus extrême avec un archer de la Reine.

Ma fureur dans mon demi évanouissement fut des plus

terribles, quand je m’aperçus que ton guerrier s’en prenait à ma

belle Adémide. Il l’a retournée sauvagement, et s’est empressé

d’extraire son membre érecté qu’il a introduit de force dans la

chair de ma belle Adémide. Ses fesses rousses et blanches

suppliaient la fin de ce terrible supplice.

Quand je songe que moi-même, fiancé à cette vierge je

n’avais osé lui caresser que la pointe de ses seins. Je n’aurais

39


jamais pu glisser ma main suave dans le lieu désiré de ses

fesses rondes. Certes, ô ma reine, elle a été foutue par des

guerriers sauvages. Eux-mêmes m’ont pris mon sexe pour

apprécier sa longueur, pour savoir si j’étais digne de me

montrer à toi.

ASTRIDE

Je t’ai suffisamment entendu, j’en ai assez de tes paroles

stupides et crétines. Lève-toi, mets-toi sur tes jambes. Il ne me

sied guère de parler à un homme qui prie sa déesse, qui n’a

qu’un seul souci : accomplir des génuflexions !

Tu as donc précisé dans le début de ton entretien n’avoir

jamais accompli activité sexuelle, ne t’être jamais tenté au désir

conjugal. Je commence à comprendre pourquoi tu ne t’es

dénudé, et pourquoi tu crains de me montrer ta virilité.

Ivrée.

Astride s’adressant à Rupte, et dédaignant

40


ASTRIDE

Je veux que celui-là, celui qui est tendu comme un taureau,

je veux que tu lui infliges la castration divine.

LE PRISONNIER

Je t’en supplie, ô ma reine, arrache-moi un bras, coupe-moi

un pied. Mais laisse mes parties génitales en paix. Tu peux jouir

de mon anus. Mais de grâce, laisse-moi la possibilité pour

demain me reproduire. J’ai femme. J’ai enfants. Qu’en serait-il

si demain, castré, je m’en retournai vers les miens. Je ne serais

plus un homme, je ne serais rien.

N’as-tu pas créé tortures plus atroces en infligeant à ton

prisonnier, feu rouge introduit dans le rectum ? N’as-tu pas fait

sodomiser par un cent de ta garde vicieuse, l’anus vierge d’un

innocent en délire ?

Je choisis, ô ma reine, d’être pris et de subir l’horreur de

cent pénétrations ! De grâce, permets-moi encore de survivre,

d’exister après ce viol collectif. Tu ne pourras faire cesser le

sang, l’hémorragie me prendra, et j’en mourrai lentement.

41


Ô femme ta cruauté est démoniaque, je ne peux plus

échapper à ton vice ignoble. Tes yeux me parlent. Ton regard

n’est qu’une furie. Accomplis alors la castration Divine.

Elle fait

sortir l’autre prisonnier de la cellule.

Commence à se déshabiller, et propose son

corps nu au futur castré. Elle s’agenouille ses

pieds, lui baise les cuisses, le sexe et engloutit

dans sa bouche ses testicules. Elle le lèche ainsi

pendant quelques minutes. Elle le retourne et

frotte son pubis contre ses fesses. Elle lèche

lentement son anus. L’oblige à faire demi-tour,

et introduit son pénis dans sa bouche.

Il prend

sa tête, caresse sa chevelure, et hurle de

jouissance.

ASTRIDE

Il ne te reste plus qu’un droit, qu’un droit unique, celui de

posséder encore une nuit la partenaire de ton choix. Quand le

42


coq chantera, tu ne pourras plus accomplir l’acte charnel.

Décide-toi. Décide-toi très vite. Quand l’aurore sera levée, tu ne

pourras plus.

LE PRISONNIER

Il me serait impossible de toucher ma femme une fois

dernière. Elle est trop éloignée de moi. Je suis à ta volonté

tyrannique. Je ne peux que satisfaire un mauvais désir. Donnemoi

Élysée, ta gouvernante. Donne-moi la possibilité d’en jouir.

Ainsi chaque fois que tu la verras, tu penseras que tu as tué un

homme entre ses cuisses. Ceci est ma dernière volonté.

ASTRIDE

Il en sera fait comme bon te semble, pauvre fou. Mais ne

crains en rien que je puisse avoir quelconque remords à l’idée

de t’offrir ma gouvernante, et moins encore que je puisse verser

quelques larmes lorsqu’elle me présentera sur un plateau sacré

ta paire de testicules ensanglantée et encore toute chaude. Tu

n’as rien à craindre. Ils seront offerts à mes chiens affamés,

avides de viande crue.

43


LE PRISONNIER

Plaise au ciel que ta puissance s’en retourne grain de sable

dans le désert. Plaise aux Dieux que tu subisses les horreurs les

plus terribles, o toi reine despotique, barbare entre toutes les

barbares

Astride, s’adressant à Rupte.

ASTRIDE

Rupte, je t’interdis de mal agir envers cet enfant insouciant.

Je ne veux pas que tu lui infliges de douleurs atroces. Non,

d’ailleurs tu vas le chérir, comme un poupon. Tu lui donneras

un bon bain avec les meilleures masseuses, les plus belles

douceâtres du palais. Tu lui offriras raisin et vin à satiété. Que

les mets les plus délectables lui soient proposés.

Quand il aura bien joui de toutes les saveurs terrestres ...

Astride indique à Rupte d’approcher.

44


ASTRIDE

Quand il aura bénéficié de toutes les jouissances terrestres,

tu le soumettra à la torture sexuelle la plus délectable. N’hésite

pas auparavant à sciemment l’exciter avec des caresses

exquises. Qu’elles prodiguent à son corps des plaisirs

insoupçonnés. Qu’elles le fassent dans les positions les plus

lubriques. Certes, que son pénis éjacule deux fois le précieux

liquide que retiennent ses bourses. Après l’ordre te sera donné

de le faire fouetter uniquement sur les testicules - peut-être

jouira-t-il une troisième fois ce puissant gaillard ? Il connaîtra

quelques heures plus tard après s’être évanoui sous les coups

des blessures, une adorable séance d’aiguilles enfoncées dans

ses parties génitales. Qu’il en souffre affreusement, ou qu’il en

meure. Je hais que l’on me parle de sa fiancée quand moi la

Reine, Astride, belle entre toutes les belles j’offre ma vue à mes

prisonniers. C’est de l’inconscience ou de la folie que d’oser

me faire cet affront. C’est action punissable que de s’essayer à

de telles paroles.

Astride

quitte la prison, et regagne les appartements de

son palais.

45


ACTE III - SCÈNE I

L’aurore se propose à peine. Élysée entre et tire

les rideaux de la chambre de la Reine, pièce immense qui sert

aussi de lieu de réception, Astride s’étire, et se lève lentement.

Elle est nue. Élysée s’empresse de quérir ses vêtements.

ASTRIDE

Élysée, je dois te poser une question. Mais je voudrais que

tu y répondes sans mensonge. Tu t’adresses à une femme et non

pas à ta Reine. Ne crains en rien mon despotisme, ni ma

susceptibilité. Je te demande une réponse franche, enfin

honnête. Ne te considère plus comme une esclave, mais comme

une moitié. Tu dois me dire la vérité, et pas me couvrir d’éloges

stupides.

Elle sort du lit. Nue. S’avance vers elle.

ASTRIDE

Que suis-je à tes yeux ? Que suis-je à ton regard ?

46


ÉLYSÉE

Il est vrai, o ma Reine, que je ne répondrai pas avec mon

identité d’esclave, il est vrai aussi que je ne saurais te mentir. Je

ne peux m’exprimer qu’en prononçant cette phrase. Tu es belle,

tu es très belle.

Laisse-moi encore observer tes rondeurs féminines.

Délicate

ment, elle lui touche les seins, les fesses, caresse

sa chevelure.

47


ÉLYSÉE

Quand je te vois le matin, endormie dans ton lit de Reine, je

voudrais me glisser sous tes draps, et lentement lécher ton corps

de braise. Je te désire ardemment avec violence avec passion,

mais jamais tu n’as daigné m’inviter à partager ta couche.

Cent fois, mille fois, je me suis indignée. J’ai demandé : que

me reproche-t-elle ? Que reproche-t-elle à sa servante qui

satisferait à ses moindres désirs mêmes les plus pervers, mêmes

les plus délirants. Tu m’as toujours dénigrée. Ho ! certes, je

connaissais ton penchant pour les femmes mais jamais tu n’as

eu souci de recevoir ma compagnie. Jamais ma bouche, jamais

mes cheveux ne t’ont séduit. Ce n’étaient que vierges noires ou

jeunes hommes tendus. J’aurais tant aimé pouvoir respirer la

douceur de ton corps, ou lécher tendrement la perle rose de ton

entrecuisses. Mais rien. Voici des années que je suis ton

obéissante, et je n’ai pu t’embrasser lentement.

Astride s’approchant d’Élysée.

ASTRIDE

Tu peux m’embrasser maintenant.

48


Élysée

la serre dans ses bras, touche ses épaules, sa

nuque et ses reins. Elle la colle contre son

corps, et lui donne un baiser passionné.

Elle s’agenouille doucement entre Astride, et pose sa joue

sur son pubis. La Reine écarte ses cuisses, et glisse ses doigts

dans la chevelure rousse d’Élysée.

ASTRIDE

M’as-tu déjà pardonnée pour la nuit incessante que je t’ai

fait subir ? Ou bien as-tu compris que je ne satisfaisais que le

dernier besoin d’un condamné ? Tu sais qu’il est de règle dans

mon palais de donner tout pouvoir charnel à celui qui demain

ne sera plus homme ou femme. Tu sais plus encore qu’il m’était

interdit de contredire son ordre.

Son ordre était de te posséder du moins pour quelques

heures. Je ne pouvais lui raire refuser ce défunt plaisir.

Élysée, toujours agenouillée.

49


ÉLYSÉE

Que m’importent, o ma Reine, le bien ou le mal qu’il ait pu

accomplir sur ma personne. Je t’avoue que déjà je n’en ai plus

souvenir. J’ai tant de fois connu l’amour sensuel de l’homme,

qu’il passe comme il s’en est venu. Comme un brise du vent qui

ne soulèverait que mes cheveux ! Tout ceci est de peu

d’importance ! Il m’a possédée comme il repartira. Ombre vaine

parmi tes martyres.

ASTRIDE

Je t’avoue être déçue d’entendre de telles paroles. J’ignorais

que ce prisonnier fût si imparfait. N’a-t-il pas tenté de

bénéficier au-delà du possible de ta personne ? Là était sa

dernière nuit entre les jambes d’une femme. Et tu prétendais

qu’il n’a pas satisfait ses plus profonds soupirs ?

ÉLYSÉE

Tu commets une erreur, ô ma Reine. Tu ne m’as proposé

qu’un amant des plus vulgaires. Un foutre rien qui s’endormit

50


au premier orgasme. Un être baveux à l’haleine puante qui se

repaissait de vin, et qui parvenait avec difficulté à introduire

son sexe dans mon anus. Il appelait ça : son ultime enculade !

Voici un être simple qui confondait femme et chienne à

pénétrer !

Quelques temps après, il a donné l’ordre de faire venir deux

danseuses, il les a déshabillées et à introduit ses deux index

dans leur anus. Il s’amusait d’aise à voir frétiller leurs fesses

rebondies.

Et il a bu. Bu à ne plus être capable d’ingurgiter la moindre

goutte de vin. Il urinait et déféquait sous lui, ricanant avec ses

dents jaunies, sa langue blanche et honteuse.

Le pauvre homme a voulu me prendre, mais il était

incapable d’obtenir la plus faible des érections. Je l’ai

masturbé. J’ai léché avec avidité son pénis afin de lui faire

retrouver une quelconque virilité. Après un dernier rot vulgaire,

je l’ai laissé s’endormir. Mes lèvres sur son pénis. J’ai bien

tenté de le réveiller, de le convaincre de satisfaire avant sa mort

proche, un vain désir. Mais il ne m’entendait pas. Il ne pouvait

plus m’écouter. Enivré qu’il était par tout ce vin qu’il avait

avalé. Tu concevras qu’il n’avait pu me faire grand mal. Il s’en

est parti comme il était venu. Il n’était que poussière inutile

dans le temps, il s’en retourne aujourd’hui à l’état de poussière.

51


ASTRIDE

Tu penses trop, ô ma toute douce. Et demain tes chimères

ne te porteront que préjudices. Ton image de poétesse ne sied

guère avec la fonction qui t’a été destinée.

Je ne retiens qu’une seule idée de tout ton discours. Ton

prisonnier n’a pu démontrer qu’il était apte à se satisfaire de ta

présence. Il me semble que sa couche t’ait laissée indifférente,

et que tu n’as pu éprouver du plaisir avec l’objet de ce choix.

Je te jure que je remédierai à ce fâcheux contretemps. Je te

donnerai la possibilité de jouir avec qui bon te semble.

Mais maintenant file. Va-t’en. J’entends venir du bruit. Des

pas résonnent dans le couloir. Presse-toi de me couvrir d’un

linge, et fuis par la porte.

ACTE III SCÈNE II

Rupte

surgit dans la chambre de la Reine. Furieux et

52


ténébreux. Son visage est confondu. Ses bras

sont croisés dans son dos.

ASTRIDE

Peux-tu me donner l’heure en ce moment précis, Rupte ?

Peux-tu m’expliquer pourquoi tu surgis dans la chambre de ta

Reine ? Les coqs ont chanté à peine, l’aurore n’a pas encore

élevé son Dieu Soleil. Mais quelle folie, ou quelle insouciance

t’ont permis de t’introduire dans les appartements privés de ta

Reine ? Je suis presque nue, et tu daignes m’observer ? Je suis

prise encore de sommeil, et tu oses t’introduire dans mon lieu

de repos ?

Tu es ivre, vieux chacal pour te permettre un tel excès. Ou

tu es insensé pour t’essayer à cette audace ?

RUPTE

Il n’en est rien, o ma Reine, de tout cela. Il est que cette

audace ne saurait être condamnable.

ASTRIDE

53


Cesseras-tu enfin de t’exprimer en paroles inaudibles ? En

viendras-tu du moins à la lueur de tes pensées ! Tu ne fais

qu’exciter ta toute puissante. Tu l’agaces et tu l’énerves.

RUPTE

Certes, je comprends, ô ma Reine, que ma présence en cet

instant puisse paraître inopportune. Mais je n’oserais me

manifester à toi, si une raison évidente ne m’y obligeait.

ASTRIDE

Tu tournes comme une abeille autour d’un pot de confiture.

Tu ne fais que vrombir, insecte stupide que tu es. En viendrastu

enfin à la vérité ? Justifieras-tu ta présence dans ce lieu ?

RUPTE

Te souviens-tu, la Reine, de ce prisonnier qui prétendait

s’appeler Ivrée, et que tu m’avais donné l’ordre de châtier. Il

jurait être vierge et pur comme l’eau de roche. Il cachait sa

nudité de ton regard, comme un puceau qui craint de dévoiler

54


ses parties génitales. Il s’est débattu comme un lionceau avide

de regagner les tétines de sa mère.

Il nous a fallu le tenir à sept pour l’attacher aux chaînes, et

lui donner deux cents coups de triques sur le bassin afin de

l’obliger à s’évanouir.

Ce n’était que hurlements et que supplications durant toute

la nuit. Il a perdu beaucoup de sang et ses forces ont décliné.

Les femmes ont calmé son corps avec des baumes, et lui ont

permis de récupérer quelque peu. Elles ont passé longuement

son corps et sont parvenues à le réveiller.

Nous l’avons fait boire et manger. Nous lui avons donné la

capacité de s’en retourner à sa lucidité.

ASTRIDE

Je ne vois, en aucune raison, la justification de ta présence

inopportune dans ce lieu. Il n’est qu’un puni parmi tant

d’autres. Que dis-je parmi des centaines. C’est donc pour me

raconter tes stupidités que tu t’es permis de me déranger en

cette heure si hâtive.

55


RUPTE

Maîtresse tu ne pourras donc me laisser t’exprimer la fin de

mon discours ! Tu me couperas toujours la parole sans que je

puisse te donner la suite de ce récit !

ASTRIDE

Plaise que ma volonté ne veuille t’arracher la langue, vipère

à la bouche pourrie. Accuse-moi encore de me daigner

t’écouter, et il te sera temps de prendre la place d’Ivrée.

RUPTE

Tu m’avais donné l’ordre, n’est-ce pas, o maîtresse après

l’avoir fait fouetter de lui introduire des aiguilles dans les

testicules. Et bien certes, j’ai agi ainsi. Les lames fines et

rouges ont atteint ses bourses tendues. C’était jouissance

visuelle de le voir. Il se tordait comme un vers. Il ne pouvait

plus s’exprimer, ni hurler de douleurs. Ses yeux livides étaient

convulsés et sa bouche crachant du sang ne pouvait plus

exprimer la plus infime souffrance.

56


Selon ton ordre connu, nous lui avons enfoncé un cent

d’aiguilles brûlantes dans les testicules. Rassure-toi, il ne peut

plus prétendre, et moins encore jurer être innocent.

Non, ce qui m’inquiète, ô ma Reine, c’est qu’après ce

terrible supplice, son corps vivait encore. La raison en fut

simple. J’ai introduit une tringle d’acier dans son anus, et il a

réagi. Il vivait encore. Que dis-je : il vit encore.

Je ne sais que penser de son aptitude à survivre après

l’Enfer. Et moins encore je ne sais que lui infliger pour qu’il

s’endorme à tout jamais.

ASTRIDE

Ton récit est des plus déroutants, Rupte. Je t’avoue être très

intriguée. Je ne peux comprendre, moi non plus sa possibilité

d’exister encore après de telles épreuves.

Il y a une loi dans notre pays qui nous interdit d’achever un

martyre après son supplice. Il nous est interdit de le finir avec

une arme blanche. Mieux encore, les Dieux nous obligent à le

panser, à le chérir et à le respecter selon les coutumes de nos

57


lois ancestrales. Il nous faudra donc nous en remettre à leur

volonté, et leur obéir.

RUPTE

Comprends-tu enfin, ô maîtresse la raison de cette

démarche ? Penses-tu que j’aurais osé déranger ta divinité si un

cas extraordinaire ne s’était présenté à ma personne ? Il fallait

que je t’en tienne compte. Il fallait que tu connaisses cette

vérité.

ASTRIDE

Que ce prisonnier soit immédiatement présenté à ma

personne. Qu’il ne croupisse plus dans son lieu macabre. Allez

le chercher, et offres-le à votre Reine.

ACTE III - SCÈNE III

Rupte s’exécute

et se retire de la chambre de la Reine en faisant

58


des révérences. Élysée apparaît, une cruche

remplie d’huile sur son épaule.

ASTRIDE

Que portes-tu là Élysée ? Ne t’avais-je pas ordonné de

disparaître de ma vue ? N’as-tu pas autre travail à accomplir

que de te promener dans les couloirs du palais, une amphore

stupide sur le cou ?

ÉLYSÉE

Je ne fais qu’obéir à l’ordre de Rupte, ô ma Reine. Il m’a

désignée pour apporter quelque liqueur suave dans ta chambre.

Il n’a pas voulu m’en donner la raison.

Rupte apparaît,

escorté de deux gardes portant dans un linge

maculé de sang, le corps d’Ivrée agonisant.

59


RUPTE

Vois, je t’apporte Ivrée, ô ma Reine. Il n’a pas voulu en

finir avec ses cruelles tortures. Son âme est toujours en vie. Son

corps, quoique ne paraissant pas très puissant à la tâche, est

parvenu à résister à toutes les offenses que nous lui avons

infligées. Il n’est plus guère que la Reine qui possède le droit

de le donner soit à la mort, soit de le faire renaître à la vie.

Que décides-tu, Astride ? Quel sort réserveras-tu à cet être

moribond ?

Astride se lève,

vers le linceul. Elle s’éloigne d’un regard

répugné : le corps d’Ivrée n’est que sang.

ASTRIDE

Qu’il soit jeté sur cette dalle froide. Élysée, laisse ta cruche.

Quant à toi, Rupte disparais dans l’immédiat.

60


ACTE III SCÈNE IV

Aussitôt

disparus de la salle, Astride se précipite vers

Ivrée. Il est nu. Il agonise quelques paroles. Il

marmonne, de l’écume aux lèvres, du sang le

long de ses joues.

ASTRIDE

Cesse donc de te lamenter, cesse de gémir, insensé que tu

es. Je suis ta Reine. C’est ta Reine que tu entends. Nous allons

te guérir et te soigner. Après tant d’épreuves si rudes, tu as

gagné le droit d’être réconforté.

Elle le secoue légèrement.

ASTRIDE

Entends les paroles de ta Reine. Peux-tu assimiler ce que je

dis ? Ton état est trop faible pour que tu puisses réagir, mais du

moins je sais que tes yeux me parlent. Ils me répondent par

l’affirmative.

61


Elle s’agenouille

ASTRIDE

Que les Dieux en soient loués, il vit. Il vivra encore. Il eût

été dommage qu’un si beau jeune homme mourût si vite, et plus

encore sous l’effet de la torture.

Elle aperçoit la

cruche remplie d’huile, la saisit. Glisse sa main

dans la cruche, et commence à caresser son

corps.

ASTRIDE

Que n’ont-ils abîmé cette chair si belle ! Que n’ont-ils

accompli de désastres sur une peau si douce ! Je ne puis que

calmer doucement tes testicules en feu, et leur prodiguer

quelconque réconfort.

Elle masse

lentement les parties génitales, glisse le long de

62


la hampe du pénis. Avec un va-et-vient

doucement rythmé, elle obtient d’Ivrée un début

d’érection.

ASTRIDE

Que les Dieux en soient encore loués. Tu bandes Ivrée. Tu

peux accomplir l’acte génital. Tu es apte à te reproduire avec

quelque partenaire.

Rares sont ceux qui après avoir subi de telles tortures,

étaient capables de retrouver leur désir sexuel. Tu appartiens à

cette race sublime. Du moins, tu es unique dans mes douleurs.

Que ton corps en soit récompensé. Et que tes jouissances

futures soient les plus belles qu’il se puisse !

Elle le retourne,

et masse avec l’huile ses fesses brûlées. De sa

main, elle caresse ses rondeurs rouges et

flagellées. Elle glisse son doigt dans l’anus.

63


ASTRIDE

Serais-tu sensible à la pénétration ? Tu me sembles ne pas

être indifférent à cette caresse.

Elle se lève,

court vers un meuble et ramène des pansements.

ASTRIDE

Crois-moi, dans quelques jours, gavés de bonnes

nourritures, protégé par ta Reine qui surveille ton proche

avenir, soigné d’huile bénie, tu seras plus fort que le bœuf, plus

brutal peut-être que le taureau, et tu pourras accomplir l’acte

charnel sur ta Reine. Ta Reine ! Entends-tu ta Reine ! N’as-tu

jamais rêvé de la désirer, n’as-tu jamais souhaité la prendre ?

La première des femmes de toute la contrée, le corps unique

sublimé par les Dieux ! C’est elle qui est au pouvoir, c’est elle

qui ordonne et c’est elle à qui on obéit !

Mais ta faiblesse t’interdit d’écouter ses désirs, tu ne saurais

entendre ses paroles. Mais ne t’inquiète pas, o Ivrée, laisse-toi

récupérer de la misère qui est la tienne.

64


Il serait indécent de te laisser croupir dans de telles

conditions. Il faut que je te lève, que je t’enlève loin de ces

dalles froides. La solution meilleure est de t’extirper de ce lieu

glacial, et de te permettre de gagner ma couche tiède.

Elle s’exécute au travail, saisit Ivrée par la

taille et tente de le soulever. Son corps trop lourd ne peut être

déplacé. Elle fait des efforts désespérés afin de le glisser le

long des dalles glacées. Elle lâche sa prise. Impuissante, elle

appelle de l’aide.

ASTRIDE

Élysée ! Élysée ! Approche ! C’est ta Reine qui te

commande !

Élysée surgit, s’accourt, s’affole.

ÉLYSÉE

Mais qu’est-ce que tout ce bruit ? Que t’arrive-t-il donc, o

maîtresse ? Je ne me souviens plus t’avoir vue dans de tels

65


états. Je suis à ta disposition, mais de grâce, exprime à ta

servante tout ton émoi.

ASTRIDE

Veux-tu cesser enfin de te comporter comme une sotte ? Il

te suffit d’observer dans quel état je me trouve pur que tu

puisses comprendre aisément ce qui se passe.

Aide-moi à soulever son corps. Ma force ne le peut guère.

Toutes deux nous parviendront à déplacer ce qu’il reste d’Ivrée.

Moi, seule je ne serais capable de le tirer.

Attrape ses jambes, moi je le prends par les bras.

Allongeons-le sur le lit. Attends, petite folle que j’entrouvre les

draps.

Ivrée marmonne, agonisant.

66


ASTRIDE

Le pauvre fou, que s’est-il mis entre les mains d’Astride !

Ce corps si jeune, est aujourd’hui remis entre les mains de la

Mort !

ÉLYSÉE

Il est vain aujourd’hui de te lamenter. Il ne fallait pas

appliquer ton pouvoir despotique avec une telle rigueur.

Tu n’as commis que crimes et violences au nom de ta toute

puissance, à la gloire de ta grandeur féminine. Tu t’apitoies sur

un oiseau comme un chasseur qui en aurait tué plus de cent.

ASTRIDE

Il suffit : je suis ta Reine. Je t’interdis de t’exprimer sur ce

ton, et plus encore d’oser critiquer la hauteur qui est mienne.

D’ailleurs, sache vulgaire gouvernante, sache-le : si tu

possédais mes pouvoirs, tu agirais peut-être avec plus de vices

et de haine. Mais observe ta Reine, elle s’émeut de voir ce

jeune homme perdre son sang, elle pleure dans son coeur et prie

les Dieux pour qu’ils lui rendent vie.

67


Apporte-moi des linges frais, des linges propres, et aidemoi

à soigner ses plaies, à rejeter la puanteur qui l’envahit.

Elles le lavent, le pansent et le chérissent.

ÉLYSÉE

Observe, ô ma Reine, il daigne reprendre vie. Je vois, petit à

petit, un éclair de lumière grandir dans ses yeux. Il semble être

sorti de son coma. Il semble même être capable de nous

écouter.

Élysée

s’empare d’une coupe de vin, et la verse

doucement sur ses lèvres.

ÉLYSÉE

Vois, ô ma Reine, il reprend lentement ses forces. Ses jours

ne sont point morts. Il vivra.

Se tournant vers Astride.

68


ÉLYSÉE

Ne m’avais-tu point dit que tu accepterais de satisfaire à

mon désir, que je pourrais te demander ce qu’il me plaira : mon

vœu sera exhaussé ? J’ose enfin te l’exprimer, car je sais que tu

ne voudrais ma déplaire. Laisse-moi, Astride, laisse-moi

emporter sa dépouille ensanglantée. Donne-moi cet homme car

je veux qu’il m’appartienne. Je veux le prendre et m’unir à lui.

N’est-il point vierge ? N’a-t-il pas encore caressé un corps

féminin ? Je serai sa première, et il n’en tirera que grâces.

Astride se lève, regarde avec gravité Élysée.

ASTRIDE

Tu en as trop dit. Il te sera interdit de le posséder. Va-t’en,

fuis ce lieu. Tu n’est plus des miennes. Je te chasse et je te

remplace par Chrysalide.

69


ASTRIDE seule, réfléchie et poignante.

Je crois enfin que j’aime.

ACTE IV- SCÈNE I

Rupte arrive

furieux dans la pièce de la Reine, pour lui

demander des explications.

RUPTE

Ton comportement me semble, ô ma Reine, des plus

scandaleux. Tu n’as pas hésité à renvoyer ta gouvernante qui te

servais avec justice depuis des années. Tu l’as évincée sans

véritable explication. Ou plutôt tu l’as accusée de désirer un

prisonnier de fortune, un être viril sillonnant tes campagnes. Un

moins que rien dont la culture est des plus sommaires, et dont

l’éducation est plus encore vulgaire. Tu t’aguiches d’un simple

ou d’un faible. Et tu n’as qu’un seul souci, qu’il regagne ses

forces afin que tu puisses le masturber ! Que tout cela est

détestable, et comme cela me paraît médiocre.

70


Tu n’as jamais voulu le mariage Tant de rois de la contrée

t’offraient fortune et grandeur en échange de leurs mains. Tu

les as tous repoussés prétendant que notre royaume se satisfait à

lui-même. Tu les as dédaignés, et de ton ricanement cynique, tu

les as chassés d’où ils venaient.

ÉLYSÉE

Il est guère dans ton pouvoir de critiquer si violemment ta

Reine. Souviens-toi de ce qui est arrivé à notre gouvernante.

Elle a voulu prendre celui que je convoitais, et je l’ai chassée

du palais. Il pourrait t’arriver comportement identique si tu

contredisais ta Reine ...

Regarde. Observe-le. Depuis quelques jours, ses forces se

multiplient. Il n’est plus cette épave qui gisait dans mon lit. Il

est, aujourd’hui, homme viril, conscient de sa force et apte à

l’appliquer avec fureur.

RUPTE

Soit, je le vois ton ancien moribond qui allongé dans ton lit

se repaît des plats les plus succulents. Soit, je l’observe lui le

71


moins que rien qui à présent s’endort dans les draps de la

Reine.

Il n’est à mes yeux qu’un profiteur, qu’un bon-à-rien qui

jouit d’un état qu’il ne mérite pas. Tu lui donnes trop de

pouvoirs, tu l’admires trop.

Écoute Rupte, car Rupte ne te mentira jamais. Rupte est ton

confident depuis toujours. Et reconnais en moi cette qualité,

c’est que jamais je n’ai voulu te tromper.

Observe-le en ce moment précis, il se goinfre de nourritures

bonnes, et se complaît à devenir ton amant. Il engouffre dans sa

panse déjà pleine les mets les plus exquis, soient nos vendanges

les plus sublimes. Écoute, o ma Reine, il profite. Il profite de ta

présence pour satisfaire à ses besoins les plus terrestres.

ASTRIDE

Que m’importe qu’il agisse ainsi, que m’importe que tu

puisses le critiquer ! Ne l’as tu pas frappé jusqu’à obtenir sa

mort ? A présent, tu me reprocherais d’essayer de le faire

revivre ?

72


Ivrée, allongé

dans le lit de la Reine, dégustant une grappe de

raisin se redresse, se tourne vers Astride et

Rupte.

IVREE

Je suis las d’entendre toutes ses supplications, Astride. Ne

peux-tu lui ordonner de quitter ses lieux ? Que n’ose-t-il me

critiquer ? Et pourquoi écouterais-je ses lamentations ? Je ne

parviens pas à comprendre comment dans ton palais, l’on

puisse contredire la volonté de la souveraine. Je comprends

moins encore pourquoi tu te laisses mener et diriger par un

simple conseiller ?

Astride se

déplace de quelques pas, et lui fait front de toute

sa dignité.

ASTRIDE

Tu commets une grande erreur, Ivrée de vouloir nier le

pouvoir que possède en ce lieu mon immense conseiller, Rupte.

73


Il a servi mon père, comme il a servi mon grand-père. Il est de

ma raison d’entendre ses paroles. Elles ne seraient être dénuées

de sens.

IVREE

Agis selon ta volonté, Astride. D’ailleurs, il ne m’intéresse

guère de penser remettre en doute ta capacité de Reine. Tu peux

faire bon ce qu’il te semblera. Tu as bénéficié du droit de me

torturer, de me faire hurler de douleurs. A présent, obéis à ton

conseiller et jette-moi à nouveau dans les geôles de ton enfer.

Mais pourquoi tant de douceurs et tant de câlineries pur me

rejeter dans le feu de tes viles violences ?

Astride s’attendrit, et regarde le visage d’Ivrée.

ASTRIDE

Comme tout ceci est absurde, comme tous deux vous me

paraissez mesquins. Je suis placée entre vous deux, et je ne puis

vous considérer que stupides. Ne pouvez-vous donc pas vivre

en bonne entente au lieu de vous déchirer avec des

comportements ridicules ?

74


Rupte, Ivrée à raison. Daigne du moins quitter ce lieu

rapidement. Il ne sert à rien que vos regards se répondent. Vous

ne dégagez que fiels et haine. J’en arrive à mépriser vos

présences, tout ceci n’est que boniment.

S’adressant à Rupte avec véhémence.

ASTRIDE

Rupte, disparais enfin. Fuis cette pièce. Tu reviendras

quand tes pensées seront meilleures. Tu pourras daigner me

revoir quand ma violence sera calmée.

Fuis, te dis-je. Fuis.

Il s’exécute.

ACTE IV SCÈNE II

ASTRIDE

75


Comme il était pénible d’écouter ses faux raisonnements !

Comme j’en avais assez de voir son affreux visage bariolé de

puanteurs rougeâtres !

Elle sautille vers Ivrée.

ASTRIDE

Mieux vaut que tu me parles de l’Enfer, plutôt que

d’évoquer ce vieux cynique. Ne m’as-tu pas glissé à l’oreille

que son plaisir était de s’amuser avec de jeunes pucelles et de

les forcer à admirer son pauvre pénis moribond ? Il en est réduit

à une déplorable masturbation, et ne parvient pas même à

obtenir l’éjaculation. Et pourtant, tu n’as pas lésiné sur les

moyens pour créer en lui un dernier soupir de jouissance.

Toutes les gamines de ta contrée lui appartiennent, et il ne

serait en convaincre une seule de sa puissance !

Ne penses-tu pas que si j’ai éloigné Rupte de cette place,

c’était pour le chasser de ma mémoire ? Je n’ai que faire de ce

conseiller monstrueux ! Sais-tu pourquoi je m’approche de toi ?

76


Délicate

, elle s’assoit sur le lit. Regarde avec passion

Ivrée, et glisse sa main sous les draps. Elle

commence par le caresser.

IVREE

Tu pourrais te comporter en maîtresse plus avisée ! Que crainstu

de vouloir me toucher ? Tu me sembles bien pudibonde tout à

coup. Comment pourras-tu apprécier mes progrès si tu ne viens pas

me rejoindre dans tes propres couches ?

Elle fait

glisser le long de son corps, le linge fin qui

sertissait sa beauté, soulève rapidement les

draps, et se love à la place d’Ivrée.

IVREE

Je t’avoue te préférer dans cet attirail. Que tu me sembles

douce, toute tiède contre mon corps. Vois, ma toute belle

comme je reprends énergie et puissance à ton contact.

77


ASTRIDE

Tu me sembles enfin guéri de toutes tes blessures. Tu parais

avoir retrouvé ta virilité. Que je suis heureuse de te voir dans

cet état !

IVREE

Prétends plutôt que tu te satisfais d’apprécier en moi un

homme qui puisse te donner jouissance ! Dis-le, hurle-le. Tu

aimes à me savoir érecté.

Elle pose sa tête

sur la poitrine d’Ivrée, et joue machinalement

avec les poils de ses pectoraux. Elle redevient

petite fille.

ASTRIDE

Tu n’es pas gentil de me parler de cette sorte. Tu n’es donc

pas content quand je me colle sur tes épaules.

78


Quand je songe qu’il y a quelques semaines, tu étais soumis

aux souffrances les plus atroces. Quand je songe que ton cœur

battait entre la vie et la mort, et qu’il a fallu que j’intervienne

pour t’extirper de ces affreuses cruautés !

Que serais-tu à présent, si je n’avais daigné te soustraire au

massacre de l’esclave ? Un vulgaire humain rongé déjà par le

ver. Et ton tombeau ne serait que la fosse sexuelle, là où gisent

tous ceux que le pouvoir m’a permis de faire souffrir.

Imagine-toi, Ivrée, la langue pendante sur tes lèvres, la

bouche blême ou le cœur ensanglanté. Tu serais réduit à l’état

de vermine.

IVREE

Certes, ma Reine. Mais ici tu t’exprimes avec confusion. Il

est absurde de divulguer avec le conditionnel qui n’est pas.

Seule, la réalité du présent a quelconque valeur.

N’était-ce point ton choix de me redonner vigueur ? N’as-tu

pas agi, consciente de ton comportement, quand tu m’as arraché

des bras de Rupte affreux ?

79


ASTRIDE

Tu penses trop. Ne crois-tu pas qu’il me serait possible de

te faire tuer ? Me crois-tu pas incapable de crier cet ordre ? Il

serait exhaussé dans l’immédiat.

IVREE

Tant de mal et tant de soins pour guérir et occire une simple

épave ! Cela ne te sied guère, o ma Reine. Mais je t’avoue

ignorer ce qu’il m’adviendra quand tes lubies sexuelles te

seront passées.

Peut-être me feras-tu dévorer par une araignée géniale ? Ou

bien, m’infligeras-tu le châtiment de la castration ?

Mais reconnais, quand ce moment précis, tu es bien

heureuse de recevoir mon pénis dans ton vagin étroit. Il serait

stupide de se refuser d’en jouir.

80


ASTRIDE

Presse-toi mon amour d’expulser toute ta substance en moi.

Il me faut partir tout de suite. Je dois m’en retourner à mes

obligations de Reine. J’ai conseil dans quelques instants. Je ne

puis me soustraire à cette tâche.

Elle le

chevauche, et accomplit des mouvements de vaet-vient.

Elle glisse lentement ses doigts dans sa

chevelure. Elle se tord, râle, le mord au cou, lui

griffe le dos. Et dans un dernier élan, s’écroule

sur son corps. Après quelques secondes

évanouies, elle se redresse.

ASTRIDE

Je dois partir. J’ai convoqué l’assemblée. Trop long à te

raconter. D’ailleurs toutes ces histoires de politique ne

t’intéressent guère.

Elle se revêt

rapidement, se drape d’un linge épais. Il

81


l’observe, mais reste allongé sur le lit. Elle

disparaît. Il se couche sur le côté et tente de

dormir.

ACTE IV - SCÈNE III

Chrysalide, la

nouvelle gouvernante, jeune fille blonde,

adorable et rondelette, s’essaie à mettre un peu

d’ordre dans la chambre de la Reine. Légère et

désinvolte, elle chantonne. Comportement naïf.

Ivrée, réveillé s’étire, baille.

IVREE

Mais quelle est cette intrusion ? Pourquoi vous manifestezvous

dans le lieu d’Astride ? Il pourrait vous en coûter fort

cher. Hors-là ! C’est insensé.

CHRYSALIDE

82


Je vous avoue, mon Seigneur, qu’insouciante et naïve, je ne

savais qu’un homme était disposé dans ces lieux.

J’ignorais plus encore qu’il m’était coupable de m’essayer à

quelques rangements.

Vous semblez fort étonné de m’apercevoir dans votre

chambre. Mais sachez, mon Seigneur, que je suis la nouvelle

gouvernante. Je remplace Élysée, je suis ici pour accomplir le

travail de l’ancienne.

IVREE

Approche un peu, gentille que j’observe ton tour de taille.

Tu possèdes la finesse d’une guêpe et du moins tu en as le

pourtour.

CHRYSALIDE

Mon Seigneur, vous désirez me compromettre. Mais je ne

me laisserai pas faire de la sorte.

83


IVREE

Vas-tu te taire enfin, petite éphémère ? Tu n’as que dix-huit

ans, et tu te permets déjà de contredire la volonté de ton maître.

Je te trouve bien jeune, et encore toute rose sans épines. Je

ne comprends pas pourquoi Astride t’a choisie entre cent pour

te donner cette tâche. Moins encore pourquoi elle s’est tournée

vers ta personne ...

Chrysalide baisse les yeux, rougie, honteuse.

IVREE

Oui, certes, j’y suis. Elle t’a désignée parce que tu

l’amusais. Elle t’a imposé de lui obéir, en échange elle t’a

promis une place fort convoitée dans la hiérarchie de son palais.

CHRYSALIDE

Il est vrai, mon Seigneur de toute vos déductions. Je dois

m’en remettre à la volonté d’Astride. Que ne m’a-t-elle pas fait

84


subir les hontes les plus scabreuses ! Elle me sait vierge, et

profite de ma chair blanche pour s’essayer à ces folles audaces !

IVREE

Je ne te demande pas de me raconter l’histoire d’une jeune

gamine prise de force, et soumise à la tentation du Mal.

J’ai subi plus grande cruauté de sa part. Certes, j’ai connu

vice plus immonde. As-tu hurlé de violences, t’es-tu tordue

sous le joug de sa haine cynique ?

CHRYSALIDE

Elle n’a fait que s’amuser de ma personne, m’obligeant à

recevoir par derrière des animaux, ou m’obligeant agenouillée à

pratiquer la fellation à plus d’une dizaine d’hommes. Soit elle

s’est amusée avec mon corps glissant dans mon anus, poire sur

poire pour m’administrer des lavements. Soit, encore elle a fait

lécher ma vulve sanglante, dans les positions les plus

diaboliques. Mais puis-je l’accuser de ces jeux stupides ? Puisje

renier ma Reine pour des folies aussi vulgaires ?

85


Je puis prétendre être vierge, et n’avoir jamais reçu sexe

d’homme dans mon vagin. Ma dentelle est encore pure, et je ne

la donnerai qu’à celui qui sera mien.

IVREE

Veux-tu t’approcher un peu de moi que je puisse voir toutes

tes grâces ? Te sentirais-tu confondue de me montrer ton corps.

Soit, tu es jeune. Mais jeunesse et naïveté ne sont que qualités à

mes yeux.

CHRYSALIDE

Tout ceci n’a guère d’importance. D’autres que vous ont pu

voir ma poitrine dénudée. Si tel est votre plaisir, il sera satisfait.

Vous me le demandez sans violence et sans aigreur. Je puis

m’exécuter.

Elle se dirige

vers Ivrée, s’approche du bord de son lit, et

commence par se déshabiller lentement.

86


CRYSALIDE

Je puis offrir mon corps à tous les regards. J’accomplis ceci

sans peine. Voyez et observez cette chair. Elle est vôtre

seulement avec vos yeux.

ACTE IV - SCÈNE IV

Ivrée se

lève, dans sa totale nudité, s’approche de

Chrysalide et l’aide à se dévêtir. Ils sont nus

tous les deux. Il enlève dans sa chevelure, une

barrette qui retenait ses boucles dorées.

IVREE

J’ignorais que tu fusses si belle. Tourne-toi quelque peu que

je t’admire dans ton meilleur.

87


Délicatement, il

caresse une de ses fesses. Pose sa main

doucement sur le contour de sa chair rebondie.

Elle est muette, se laisse toucher, observer

comme un chef-d’œuvre vivant.

IVREE

Même ses petits pieds sont tout un délire ! Mais regarde,

fou que tu es le travail merveilleux de la nature. Ses ongles sont

des coquillages.

Il passe

lentement son index le long de sa vulve et

s’extasie devant l’équilibre pileux de son sexe.

IVREE

Que tout cela est merveilleux ! C’est beauté de la création !

Je ne te savais pas, Chrysalide. J’ignorais que tu pusses exister !

Je suis folie, en cet instant. Le monde est arrêté. Le mouvement

des astres s’est tu.

88


Chrysali

de observe avec une attention accrue le

comportement d’Ivrée. Elle le regarde, froide de

son regard, et comprend qu’Ivrée ne ment pas,

ne dis que la vérité. Elle s’avance, se frotte

contre son corps, et s’accroupit pour le

remercier de l’admirer.

IVREE

Relève-toi. Tu veux donc me faire ressembler à tous ces

soldats que tu as honorés par obligation.

Il la prend dans ses bras, la relève.

IVREE

Tu n’as donc rien compris. Je ne veux pas d’une apprentie

putain, je te veux femme.

Mais jamais tu ne seras mienne, jamais tu ne pourras

m’appartenir.

89


D’ailleurs aurais-tu quelconque envie de t’échapper de ce

palais ? Serais-tu folle au point de fuir avec moi le joug

immonde d’Astride ?

CHRYSALIDE

Tu ignores vraiment qu’elle fut ma destinée. Tu ne le sais

pas si aujourd’hui je suis gouvernante, c’est parce que je suis

passée des années durant par les phases cruelles de la volonté

d’Astride. Il m’a fallu me soumettre, ramper comme une

vulgaire chienne, et cela depuis ma plus tendre adolescence. Je

la hais, je l’exècre. Je ne peux plus la supporter. Je la voudrais

savoir morte, et disparaître à tout jamais.

IVREE

Retiens les paroles confuses qui sortent de ta bouche. Je

suis l’amant d’Astride, et tu pourrais souffrir de t’être exprimée

ainsi. Mais n’es crainte. Qu’aucune peur ne traverse ton esprit.

Je suis de ta partie et je pense comme toi. Me crois-tu

suffisamment stupide pour vouloir m’enchaîner à une Reine

90


despote qui aura le pouvoir de me tuer quand bon lui semblera

? J’ai certes d’autres désirs, et d’autres satisfactions que ceux

de finir aveugler par ses archers, ou ceux de croupir durant des

années dans ses geôles sinistres.

Il saisit

Chrysalide par les mains, la regarde fixement,

tente de la convaincre par la puissance de ses

yeux.

IVREE

J’ai un plan. J’ai un plan pour nous sortir tous deux de ce

lieu impossible. Mais je ne puis te le dévoiler, à présent. Il faut

le laisser mûrir dans ma cervelle.

Mais fuis. J’entends des pas qui pressent. Saisis toi de tes

vêtements, et empreinte la porte caché.

ACTE V - SCÈNE I

la démarche exténuée,

Astride rentre,

91


ASTRIDE

Tu ne peux savoir les longueurs qu’ils m’ont obligées à

subir. Jamais je crois n’avoir connu de séances si ennuyeuses.

Ce n’aient que palabres insipides, que parodies politiques. Et

toute cette réunion pourquoi, je te le demande ? Pour me

convaincre de signer un décret ridicule. Des histoires de

paysans et de vaches. De labours dans des champs. Qu’avais-je

besoin d’assister à cette réunion !

IVREE

La politique n’est qu’embrouille de nœuds. Vous vous

plaisez à compliquer ce qui est simple. Ne vous étonnez pas de

patauger dans l’absurde, et de perdre des heures précieuses en

des allocutions inutiles !

ASTRIDE

Parfois je te donnerais, raison. Parfois je pense de cette

sorte. Mais hélas, je m’aperçois que ce surplus est nécessaire du

92


moins pour donner une allure démocratique à un régime

princier. Ces barriques pleines de vin et de porc prétendent

contre-gouverner, cherchent une quelconque importance auprès

de leur Reine. Je les laisse croire en leurs illusions. D’ailleurs

ils sont nécessaires car ils sont acclamés par le peuple.

IVREE

N’en as-tu pas assez de parler politique ? Crois-tu que je

reçois la belle d’entre les belles pour l’entendre s’exprimer dans

un jargon inaccessible à l’oreille de son amant ?

ASTRIDE

Laisse-moi poursuivre et débarrasser de toute leur

substance maudite qui encombre mes oreilles de Reine. Si tu ne

puis me servir de confesseur, sur quelle épaule pourrais-je

m’incliner ?

Je me doutais que tu n’étais pas apte à devenir un bon

amant, Ivrée. Mais j’ignorais que tu fusses si stupide pour

contredire la volonté d’Astride. N’as-tu donc pas compris que

je sortais d’un discours harassant, et que j’avais besoin de

93


distractions autres que celles d’un simple amant qui n’a que

faire de m’entendre. J’avais besoin d’expulser toute cette

cacophonie de paroles et d’expressions ridicules que mes

oreilles ont ingurgité des heures durant. Ou, mieux encore,

besoin d’un confident. D’un plus simple que moi, peut-être,

mais qui entendrait mes gémissements.

IVREE

Comme tu m’étonnes tout à coup Astride. Éprouverais-tu

quelconques sentiments ? Tout ceci me paraît des plus étranges.

Je ne te voyais que sous ton masque froid et glacial, de femme

despote, de Princesse indomptable.

ASTRIDE

Tu n’as donc, mon pauvre Ivrée, aucune conscience de la

réalité politique du pays. Tu vis dans ton rêve ne te nourrissant

que d’images désinvoltes. La politique est un combat quotidien,

une lutte implacable. Tant d’intérêts sont en jeu que l’on ne

peut y résister. Que dis-je ? On est soumis à y jouer aussi.

94


Parfois, je me dis que ce n’est pas action de femme de

défendre ses pensées profondes, ses convictions intimes. Il y a

devant moi un parterre de notables, une assemblée d’esprits

dont la langue est fourchue, et dont l’intelligence est vive à

détruire tout ce que je puis penser. Pourtant je me bats, je lutte

avec vigueur. J’expulse toutes mes forces dans mes harangues

désuètes. Je ris de mon style, comme je ris de ma fausse

conviction. Il en est ainsi. Je ne veux pas me décevoir.

IVREE

Cela me semble être bien compliqué. Je suis, certes plus

proche de la réalité terrestre, mais je ne saurais m’en plaindre.

Je conçois toutefois, qu’en cet instant précis, tu désires plus

un confident qu’un être qui pourrait te faire l’amour.

ASTRIDE

Je n’ai guère envie de me soucier de la chair. Je ne souhaite

que loisirs et divertissements. J’avais d’ailleurs prévu une petite

fête. Ho ! quelque chose de fort simple. Quelques danseuses,

quelques musiciens. Et une parodie d’amour vécu. N’est-il pas

95


l’heure de reprendre quelques forces ? Ne veux-tu pas

m’accompagner dans l’autre pièce ?

IVREE

Il en est toujours fait selon ta volonté. Pourquoi me poses-tu

cette question, qui est un ordre dévoilé ?

ASTRIDE

Viens, suis-moi. Et cesse de mal penser. Il est agaçant de

t’entendre t’exprimer ainsi. Tu n’es pas là pour te lamenter,

mais pour bénéficier d’un plaisir futur.

Elle le saisit

par la main, et l’entraîne hors de la pièce.

Notes de l’auteur : Pour l’acte V - scène II, de nombreuses

possibilités sont offertes au metteur en scène. Il s’agit ici d’une

orgie à caractère sexuel. Toutes les folies lui sont conseillées. Il

lui suffira dans une bonne mesure de ne pas exagérer afin que

l’intrigue du drame n’en soit perdue.

96


ACTE V - SCÈNE II

Astride

et Ivrée sont allongés sur des lits romains. De

nombreux lits sont disposés et forment un demicercle

face à la scène. Rupte est présent à la

droite de la Reine ; une gamine à son côté. Des

danseuses apparaissent à moitié dévêtues. Elles

font bouger leur corps au plus grand

ravissement de l’assistance. Elles sont

accompagnées par des musiciens. Dans les

positions les plus lubriques, elles offrent des

divertissements douteux.

IVREE

Quand je songe que ces enfants seront demain peut-être

châtiées par ta puissance. Tu leur feras connaître le luxe

excrémentiel. N’en as-tu pas assez de satisfaire à tes désirs, faut-il

encore que tu tendes vers l’horreur et vers l’abomination ?

97


ASTRIDE

Que me parles-tu d’excès de ma personne ! démoniaque.

Les deux beautés qui dansent devant toi, ont été achetées

par Rupte, mon bon serviteur. Il lui a fallu parcourir toute la

contrée afin d’obtenir un lot si merveilleux. Ces deux pucelles

noires sont jumelles et belles comme le jour. Ne les crois-tu pas

heureuses de me divertir ?

Elle frappe des mains. La musique se tait.

ASTRIDE

Approchez toutes deux. Avancez. N’ayez crainte.

Répondez. N’êtes-vous pas heureuses de danser à la gloire

d’Astride ?

Elles acquiescent.

98


ASTRIDE

Continuez à nous divertir, et que la fête soit réussie !

IVREE

Que n’oseraient-elles s’exprimer autrement ! Elles sont

soumises à ta puissance, et n’ont qu’un seul souhait, ne pas

subir la Mort à laquelle, elles sont déjà proposées.

ASTRIDE

Qu’inventes-tu encore, mon pauvre Ivrée. Tu penses

menace là où il n’y a que parodie de crainte. Observe-les.

Regarde se mouvoir leurs corps. Elles ne font que se sublimer.

Elles jettent toute leur foi sexuelle pour obtenir le meilleur des

spectacles. N’est-ce point adorable à contempler ces

ondulations superbes de leur chair ?

IVREE

Je suis bouleversé à l’idée de savoir que ces deux beautés

seront données comme de vulgaires putains à la faune des

99


alcooliques qui forment ta sécurité. Elles seront offertes, proies

faciles et impuissantes à tes soldats qui abuseront d’elles, et

n’hésiteront pas à les tuer. Oh ! certes le meurtre sera de longue

haleine ; elles s’éteindront après avoir été prises, et prises. Elles

vomiront des torrents de sperme, et recevront des litres de

substance humaine.

ASTRIDE

Que tu conçois mal les choses de la vie ! Comment peux-tu

voir la réalité de cette sorte ?

Les deux vierges que tu pries en cet instant, ne sont que de

vulgaires salopes. Des filles à putains qui n’existent que par le

vice, que par leur sexe. Elles ne font que se toucher, que se

frotter comme des lesbiennes jumelles. Elles se donnent à tout,

à tous et à toutes. Elles jouissent à raison de huit fois par jour,

et ne vivent que par leur clitoris.

Le matin elles commencent par faire leur toilette anale

ensemble, et goûtent chacune les excréments de l’autre. Puis

elles commandent un chien à la tension virile, et s’amusent à le

masturber. Toutes deux le lèchent, le sucent et font expulser le

100


sperme poisseux dans leur bouche. Elles s’embrassent et elles

se déchirent. Se caressent et se font hurler de violences. Elles se

frappent, se réconcilient. L’une d’entre elles se munie d’un

pénis en bois et chevauche l’autre jusqu’à la faire blêmir de

douleurs.

Elles se haïssent, et elles s’adorent. Je leur promets tout

pouvoir sexuel, et elles n’hésitent pas à en tirer grande partie.

Combien de fois n’ont-elles pas déshabillé mes gardes les

chevauchant jusqu’à l’extrême. Combien de fois certains ne

sont pas morts sous l’emprise des pratiques de ces putains de

noires toujours en rut !

Ivrée, entends-moi. Elles possèdent chaque nuit un bouc. Et

l’une glisse sa virilité dans l’autre. Folles ou filles de feu, elles

ne font que rendre hommage à leur Dieu matériel.

IVREE

Auras-tu quelques grâces à mon égard ? Auras-tu

l’obligeance de faire disparaître de mes yeux, le fruit de cette

race impie ?

101


ASTRIDE

Comme il te plaira, mon bel Ivrée. Ainsi selon tes volonté.

Vous deux fuyez ce lieu et que l’on m’apporte du vin.

ACTE V - SCÈNE III

Astride

offre sa coupe, la tend afin qu’on la remplisse.

Chrysalide, sa gouvernante survint, une cruche

sur son épaule. Elle tente de verser du vin dans

la coupe d’Astride.

ASTRIDE

Je t’avais pourtant interdit de te manifester à cette petite

fête. Qu’oses-tu troubler ce lieu ?

CHRYSALIDE

Mais, j’ignorais Maîtresse, que ma présence pût te paraître

insupportable.

102


IVREE

Laisse-la en ce lieu. Il s’agit de moi. Je n’ai pu ... J’aurais

trouvé déplorable que tu refuses de la faire participer à cette

fête. Voilà ta nouvelle. Ta belle gouvernante a le droit

d’observer ce qui se passe ici bas.

Astride s’enivre. Boit plus que de coutume.

IVREE

Non seulement je te demande la permission de l’inviter à

cette petite réception mais plus encore, je te conjure de lui

permettre de jouir de ces festivités.

ASTRIDE

Soit, je deviens ivre et il m’importe peu de te contredire, bel

ange. Astride ne serait ...

103


Elle perd sa

coupe qui se répand sur le carrelage. Ivrée

ordonne à Chrysalide de se coucher à ses côtés.

Elle s’exécute. La fête se poursuit. Des danseurs

égayent le divertissement.

entendu seulement de Chrysalide.

Ivrée s’exprime,

IVREE

Il faut enfin en finir. Nous ne pouvons plus longtemps vivre

de cette sorte. Le destin nous est favorable. Pourquoi

hésiterions-nous à agir ? Pourquoi refuserions-nous ce qu’il

nous est permis de tenter ?

CHRYSALIDE

Ne crois-tu pas que nous commettons une erreur irréparable ? Ne

sais-tu pas le châtiment qu’il nous sera soumis, si nous ne parvenons

à la détruire ?

104


IVREE

Il en est de notre futur. Il en est de notre vie. Astride

n’hésitera pas avec son bon vouloir à nous faire subir les

horreurs les plus atroces ; elle se satisfera de nous voir hurler

toutes nos douleurs. Nous ne sommes que ses pantins articulés,

que de vulgaires marionnettes qui aujourd’hui l’amusent et qui

demain l’agaceront.

Tu n’as aucune crainte à avoir. Toute la force est en toi. Tu

ne saurais être repérée par les gardes qui ont toute confiance en

ta présence. La puissance déjà te manque ? Tu te comportes

comme une faible esclave effrayée par la Reine despote, et tu

n’oses plus la contrer.

Soit, humilie-toi. Rabaisse-toi au niveau de la terre et tu lui

conféreras toute sa puissance. Mais quelle puissance ? Quelle

violence ? Puissance de démon, de femme irascible, méchante

et cruelle !

105


CHRYSALIDE

Soit, moi aussi j’entends toutes tes plaintes, et je suis prête à

partager ton avis. Mais comment pourrait-il se faire, comment

pourrait-il se faire que nous arrivions à la détruire ?

IVREE

Je te promets le bonheur de l’au-delà si nous parvenons à la

tuer. Je te jure que nous échapperons à cette salle sinistre, à cet

endroit démoniaque. Plus jamais de tortures, plus jamais de

rires cyniques. Un bien-être pour nos deux chairs, avec l’amour

le plus profond, avec le plaisir le plus infini.

CHRYSALIDE

Comme tout ce que tu me dis me semble juste. Tout ce qui

sort de ta bouche ma paraît paroles d’ange. J’ai envie de baiser

ta bouche pour y récolter une substance de rêve, mais je n’ose

frotter mes lèvres contre les tiennes devant cette assemblée

d’hommes et de femmes qui nous observe. Je voudrais tant

t’exprimer mon salut, et te dire enfin pourquoi je t’aime. Ce

sont tes cheveux, comme c’est ta bouche dont je veux connaître

106


la saveur. Et tes dents belles et blanches comme de la nacre

s’offrent déjà à ma passion.

IVREE

Veux-tu te taire, folle fille, presque imbécile ! Ne vois-tu

pas que Rupte en cet instant nous observe et répéterait à sa

maîtresse ton comportement ? Il n’est que langue perverse, que

méchanceté avec son vice de serpent.

Mais parlons plus bas à l’oreille. Il semble se réjouir de ce

pauvre divertissement. Approche-toi plus près de moi afin qu’il

ne puisse nous écouter !

Quel homme de pauvreté ! Il se plaît à contempler un

spectacle ahurissant ! Il s’amuse et il bat des mains. Dans

quelques heures, il ne sera qu’une épave, morceau de bois

craquant, rejeté par le pouvoir futur qui aura aise de le

reconnaître à nouveau. Il finira peut-être avec les chiens, les

moins que rien, et hurlera avec les loups, ces loups affreux de la

politique.

107


CHRYSALIDE

Ivrée, cesse et exprime-toi enfin. Tu te réjouis d’un futur

proche, mais tu ne me donnes aucun moyen de l’atteindre.

Dévoileras-tu enfin ton plan ? Me permettras-tu de connaître la

façon dont tu désires exterminer Astride ? Je crois savoir que tu

as besoin de ma présence. Qu’attends-tu pour t’exprimer ?

Ivrée

s’approche et lui parle presque à l’oreille.

Astride dort, ivre morte. Il jette un œil vers la

Reine, la secoue quelque peu pour s’assurer de

son mutisme.

IVREE

Pourquoi éprouves-tu quelconques craintes ? Mon plan est

infaillible. Tu ne saurais en douter. Il est le plus simple qu’il

soit, et c’est pourquoi il ne peut échouer.

Lorsque la fête sera finie, lorsque toutes les personnes

auront regagné leur lit, ou leur amant d’un soir, il sera l’heure

de raccompagner Astride dans son lit. Elle est saoule, elle est

108


morte d’alcool. Elle n’entend plus aucune de mes paroles,

comme elle ne peut comprendre ce qui j’exprime. Je

l’emporterai dans la chambre dite nuptiale, celle qui a servi à

glorifier tous ces vices et toutes ces folies. Elle mourra dans le

lieu sublime qui l’a fait jouir. Là sera sa punition superbe !

CHRYSALIDE

Toi, aussi tu ne peux garder ton sang-froid. Il te faut que tu

parles avec fureur avant que l’acte réel soit accompli. Calme-toi

quelque peu, Ivrée. Et dis-moi toute la vérité. J’ignore tout de

tes agissements comme je ne sais ce qu’il en sera de moi.

IVREE

Je te donne raison. Je m’emporte pour ce meurtre que nous

accomplirons ensemble. Mais, je puis te promettre que morte,

nous connaîtrons la plus belle des jouissances terrestres. Enfin

nous pourrons nous aimer, et nous débarrasser de cette reine

injuste.

Ivrée observe

Astride ivre morte. Il appelle Rupte, et lui

109


montre le spectacle navrant de la Reine gonflée

de vin, et incapable de se déplacer.

IVREE

Rupte, il serait bon que cette petite fête se termine en cet

instant ; il faut l’achever déjà. Vois, ta Reine. Le spectacle de

son ivresse ne serait que moqueries et que rires futurs de la part

de son entourage.

RUPTE

Est-elle endormie, aurait-elle puisé dans trop de vin ? Je

vais faire débarrasser l’assistance et tu pourras la raccompagner

jusqu’en ses lieux.

IVREE

Laisse-moi agir. Je vais la porter dans sa chambre nuptiale,

et j’interdirai à quiconque d’oser la déranger durant son

sommeil.

110


RUPTE

Agis comme bon te semble.

ACTE V - SCÈNE IV

Ivrée

presque titubant, porte le cadavre vivant

d’Astride. Elle tente de balbutier quelques mots.

IVREE

Garde, laisse-moi passer. Je dois raccompagner ta Reine

dans sa chambre. Elle a bu plus que de coutume. Je vais la

laisser s’endormir. Je la surveillerai sur le divan.

Le garde

s’exécute. Ivrée tient Astride dans ses bras, et

gagne la couche de la Reine. Il la dépose comme

un paquet encombrant.

111


IVREE

J’ignorais que tu fusses si lourde. Tu pèses des tonnes. Ton

poids m’est très incommode. Grimper tous ces étages avec une

masse de chair si encombrante cela est pour la dernière fois.

Il la regarde

avec attendrissement, et lui caresse doucement

sa poitrine.

IVREE

Tu étais si belle, mais Reine despote tu m’aurais infligé la

plus atroce des souffrances. Jamais je n’aurais pu être ton roi.

Tu étais trop perverse, trop vicieuse pour te satisfaire d’un seul

homme.

Il entreprend

son déshabillage. Il fait exploser ses deux petits

seins, ronds et tièdes comme des volcans. Il suce

et lèche lentement ses pointes rouges dressées. Il

fait glisser sa robe transparente, et elle apparaît

avec toute sa nudité.

112


IVREE

J’aimerais te faire l’amour pour la dernière fois, j’aimerais

avant de m’enfuir déguster une joie ultime, celle de posséder

ton corps. Mais tu es trop belle dans le sommeil, je ne veux pas

risquer de te réveiller.

On entend Chrysalide.

CHRYSALIDE

Mauvais garde, me laisseras-tu passer ? Je suis venue ici

pour soulager notre maîtresse Astride. J’apporte une potion.

Interroge Ivrée, il te répondra.

IVREE

Qu’est-ce que tout ce bruit insensé ! Taisez-vous tous deux.

Ne sachez-vous qu’Astride a besoin de repos !

113


CHRYSALIDE

Il m’interdit de passer.

IVREE

Tais-toi, garde, qu’elle vienne. Ceci est ma volonté.

disparaît.

Le

garde

IVREE

As-tu apporté le couteau ? L’arme extrême qui servira à

nous purifier de son vice sublime.

CHRYSALIDE

Vois, il brille de mille feux. Mais ne se retournera-t-il pas

contre nous ? Ne subirons-nous pas le Mal le plus horrible

après avoir décidé de ce fléau ?

114


IVREE

Folle fille, c’est ta destinée de gouvernante et celui d’un

amant qui sont réunis à présent. Nous ne pouvons reculer. Nous

nous devons d’agir.

Ivrée s’empare

du couteau que, toute tremblante lui tend

Chrysalide. Il la regarde une dernière fois. Il se

dirige vers le lit d’Astride et soulève lentement

les draps qui la parent de sa beauté. Avec

violence, il lève l’arme blanche, et lacère le sein

gauche d’Astride. La main posée sur sa bouche,

elle tente toutefois de se débattre, exprime une

vaine pulsion et se meurt enfin.

IVREE

Elle est morte à présent. Fuyons ce lieu de haine. Son sexe

est puni par la haine.

115


Ivrée la saisit

par le bras. Ils fuient tous deux le palais par la

fenêtre de la chambre.

116


LA MORT DU PRINCE

117


PERSONNAGES

Le Roi

Le Messager, confident et ami du Roi

Le Confident

Le Second

Première Nourrice

Deuxième Nourrice

Troisième Nourrice

118


La scène est dans une contrée imaginaire, proche de la

Grèce. L'action se déroule dans une salle du palais royal.

119


PREMIÈRE PARTIE

120


SCÈNE PREMIÈRE

Première, deuxième et troisième nourrice

PREMIÈRE NOURRICE

Il semble si pur qu'il pourrait obtenir le royaume des rêves,

il paraît d'or. On le dirait venir d'un autre monde.

DEUXIÈME NOURRICE

Observez la douceur tiède de son visage ! Mais regardez

cette beauté vierge !

TROISIÈME NOURRICE

Il y a peut-être un monstre de haine qui cache derrière son

ombre d'amour des pensées perverses, des idées acerbes. Il y a

peut-être une force inconnue. Nul ne sait, nul ne pourrait savoir.

Il faudrait le secouer, le réveiller dans sa parfaite quiétude.

Ainsi nous serions certaines de connaître la vérité.

121


PREMIÈRE NOURRICE

Surtout, de grâce, ne vous y essayez jamais ! La punition se

transformerait en supplice, et nous en pâtirions dans les plus

grandes souffrances.

DEUXIÈME NOURRICE

Nous aurions dû nous taire, et non pas exprimer ces propos.

Il va bailler, déjà il s'étire. Il se tourne, se retourne. Il plonge à

nouveau dans son sommeil.

TROISIÈME NOURRICE

Il dort peut-être et rêve de ces exploits de tortures, de ces

expériences d'horreur. Il rêve qu'il jouit à accomplir le Mal, à

posséder la chair vicieuse. Que pense son esprit derrière sa face

juvénile ? Que lit-il dans ses yeux bleus, des images de mort,

des figures de crime ignoble ?

122


PREMIÈRE NOURRICE

Cesserez-vous enfin avec vos suppositions, avec vos

supposées capacités à penser bêtement ? Prétendez-vous

toujours extraire le savoir sans jugement certain, sans

connaissance réelle de la "chose " ?

DEUXIÈME NOURRICE

C'est que justement de la "chose", on en dit beaucoup de

Mal. On n'en dit que du Mal. Ce ne sont pas de simples

nourrices justes bonnes à presser leurs tétines qui auraient pu

inventer de telle absurdités.

PREMIÈRE NOURRICE

Et qui donc, autres que vous, auraient pu les amplifier ?

Vous vivez le dos courbé sur une couche, toujours prêtes à

interpréter de façon mauvaise les moindres signes d'un enfant

qui s'agite.

123


TROISIÈME NOURRICE

Nous observons avec une attention soutenue les

comportements révélateurs d'un prince futur qui s'apprête à

accomplir ses prochaines atrocités.

PREMIÈRE NOURRICE

Vipères qui crachez votre venin, vous tairez vous enfin !

Donnez-lui votre sein, à ce petit qui ne demande qu'à vous téter

!

DEUXIÈME NOURRICE

Je sens ses dents comme pousser. Je crois que sa bouche

peut m'arracher la poitrine.

TROISIÈME NOURRICE

Et moi, c'est sa petite patte qui semble me griffer la rondeur.

J'ai l'impression que sa menotte va se transformer en ongles

fourchus.

124


PREMIÈRE NOURRICE

Vous avez été désignées pour obéir au Maître. Malheur à

vous si vous ne respectez pas l'ordre. Vous ne devez que vous

soumettre à sa volonté. Il vous en coûterait de ne pas l'exécuter.

DEUXIÈME NOURRICE

Nous agissons toujours avec l'obéissance de l'esclave. Nous

nous obligeons encore à satisfaire ses moindres désirs, et toi tu

nous accuserais de ne pas remplir tous nos devoirs ?

TROISIÈME NOURRICE

En vérité, tu tentes de nous empêcher de parler. Tu veux

nous coudre la bouche.

DEUXIÈME NOURRICE

S'il nous est interdit d'exprimer nos plus simples propos, et

d'appliquer ce que nous ressentons à son égard, mais que nous

reste-t-il donc ?

125


PREMIÈRE NOURRICE

Il vous reste toujours à donner vos pointes de seins, et à

gaver sa bouche qui ne demande que du lait !

DEUXIÈME NOURRICE

Je crois que derrière tes mauvaises paroles débitées comme

une mécanique, il y a la crainte, la crainte du monstre, la crainte

du père.

PREMIÈRE NOURRICE

Je crois plutôt qu'il y a la bêtise qui anime vos esprits. Tout

cela n'est que sorcellerie ! Vous n'êtes que des femmes, et vous

vous comportez en femmes. Ceci est une basse accusation !

TROISIÈME NOURRICE

Observe-toi toi-même ! Tu n'as pas la virilité. Tes

tremblements de mains prouvent le contraire. Regarde-toi,

carcasse ! tout on corps vibre et voudrait se calmer !

126


PREMIÈRE NOURRICE

Si je m'anime, c'est que je ne ressens que nuisance et que

mauvaise palabre. Et si je m'indigne, c'est que votre

comportement me paraît haineux et crétin !

SCÈNE DEUXIÈME

nourrice

Le Roi, première, deuxième et troisième

LE ROI

De quoi discutiez-vous toutes les trois ? Quelles paroles de

nourrices pouvaient prétendre réveiller un enfant dans son

profond sommeil ?

PREMIÈRE NOURRICE

De quoi discutions-nous, Seigneur ? Et quelles querelles

idiotes pouvaient nous faire nous chamailler dans un lieu de

repos ? Je n'ose le dire, Seigneur. Cela paraît trop stupide.

Chacune d'entre nous jurait de posséder la plus belle poitrine

127


qui gaverait le Fils et le Prince. Chacune voulait au premier

réveil offrir son sein gonflé, et nourrir de sa richesse la lèvre

tiède de l'enfant aimé.

LE ROI

Vous n'êtes que misères ! Si vos poitrines n'étaient pas si

opulentes ou si grasses de lait, je vous répudierais. Il me serait

fort aisé d'en choisir d'autres. Dans ce royaume, ce ne sont point

les mamelles qui manquent !

DEUXIÈME NOURRICE

Jamais vous ne pourrez comprendre, Seigneur, le privilège

qui nous est ainsi destiné. Et moins encore, vous ne saurez la

rare satisfaction que nous éprouvons à accomplir cette tâche ...

LE ROI

Alors, de grâce, taisez-vous. Clouez vos lèvres. Vous,

toutes les trois, reculez-vous. Et laissez-moi observer mon fils

dans sa douceur d'ange. N'est-il pas beau ? C'est un ange. Un

ange qui dort. Ne semble-t-il pas heureux ? Il respire l'haleine

128


céleste des Dieux. Il se nourrit des extases spirituelles. Quelle

est belle son ignorance ! Quelle est douce sa franchise ! Il

exprime la vérité de l'enfance, la réalité de l'innocence toute

pure et pleine de rêves ! Quand je songe que l'homme le salira,

lui enseignera le Bien, le Mal, la Vie quoi ! Je ne puis que

ressentir un dégoût profond du genre humain, qu'une haine

irréversible de l'existence terrestre.

Pourtant la souvenance ranime ma mémoire, et je ne pense à

vous, Madame. Je pense à tous vos tourments, à votre infâme

épreuve afin de donner la lumière à ce prochain souverain.

J'entends encore hurler dans mes oreilles vos cris de femme

possédée. J'entends toujours dans vos entrailles ce monstre de

vie qui appelait à la naissance. Je revois ce corps déchiré

important la délivrance, ce visage tuméfié crispé par la douleur,

suant ses gouttes, pleurant la mort de sa torture. Que la Reine

pleine de grâce, est plus belle encore les cuisses béantes, les

mains cherchant à extraire l'objet de ses plaintes ! Jamais je ne

vous ai aimée plus fortement qu'en cette période d'épreuve et

d'horreur. Et jamais je n'ai si intensément compris la grandeur

de l'enfantement ! Je me souviens, moi Roi et Homme de

puissance, je me suis agenouillé et j'ai baisé votre main. J'ai prié

comme un mendiant demandant l'aumône de la délivrance.

129


DEUXIÈME NOURRICE

Le voilà qui délire à nouveau ! L'entendez-vous parler à

cette ombre ? Écoutez-le discourir avec son invisible. Il ne la

cherche plus, elle est présente à ses côtés. Une voilure que le

vent anime c'est son épouse qui acquiesce, et qui fortifie la

raison de sa folie. Une bougie qu'un souffle éteint, et c'est la

Reine morte qui condamne les paroles qu'il prononce !

PREMIÈRE NOURRICE

Il voit peut-être ce que nous toutes nous ignorons. Les

Dieux, les Immortels et les Rois possèdent des privilèges qui

sont interdits aux âmes des servantes vulgaires. Il sait, il écoute

certainement quelque chose d'impalpable, quelque chose

d'étrange et de bizarre. Pourquoi aurait-il ce comportement

stupide ? Il possède la santé et l'intelligence. Et nous, nous

prétendrions qu'il est fou ?

TROISIÈME NOURRICE

Jamais les ombres ne sont présentes dans les palais des

Mortels. Ceci leur semblerait trop bas, trop vulgaire. Elles ont

130


autre chose à faire que de s'en revenir dans des lieux terrestres.

La terre appartient aux hommes, et le ciel aux esprits. Quel

drôle de mélange que de vouloir accommoder de tels

incompatibles. Ceci est insensé et impossible.

LE ROI

Et je t'ai vue pleurer tes larmes de sang. Et j'ai vu ta vulve

déchirée afin de laisser passer sa tête énorme, puis son bras, son

autre bras. C'était un garçon ! C'était mon fils ! Un dernier

hurlement, puis ton silence. Ton silence terrible. Tu avais

accompli ta tâche. Je pensais que tu étais endormie. Reposée,

sereine et satisfaite du devoir. Devoir de femme. Je t'ai

embrassée doucement sur les yeux et je t'ai remerciée. Que ton

sommeil était doux ! Doux comme le repos d'une Sainte

comblée de paix et d'amour infinis. Je t'ai donné quelques

heures de quiétude, laissant l'enfant sur ton sein qui voulait déjà

tirer à ta tétine. Je m'en flattais, le prétendant plein de vigueur

et de vie. Et toi, tu dormais, tu dormais toujours. Je t'ai baisé les

lèvres, et t'ai appelée tendrement, avec la délicatesse d'un père

nouveau, d'un amant précieux. Silence. Ton silence. Et jamais

plus un regard, jamais plus tes yeux regardant mes yeux !

131


[O Reine, pourquoi ta mort pour une vie ? Pourquoi t'es-tu

décidée à disparaître ? Il faut que la nuit quitte la sombre

torpeur où elle s'était cachée. Il faut que la première aurore

annonce la levée du soleil. Je parviendrais à trouver la raison de

cette ignoble fatalité. Demain, je pourrais comprendre pourquoi

le destin en a décidé ainsi. De la pensée, de la recherche, et ô

combien de patience et d'insistance ! Je soulèverai le voile, j'en

tirerai la vérité. Je plonge dans l'ombre la plus noire. Mais,

j'émergerai mon esprit pour en extraire l’élixir du savoir.]

SCÈNE TROISIÈME

Le Confident, le Messager

LE CONFIDENT

Messager, quelles nouvelles viens-tu nous apporter ? Et

quelles sombres annonces vas-tu nous débiter ?

LE MESSAGER

132


Ne m'accuse pas, Confident, de dire toute la vérité au Roi.

Quelle soit mauvaise ou bonne, je me dois de raconter ce que

voient mes yeux. Mais crois-moi, j'apprécierais de lui vanter la

gloire de son royaume ...

LE CONFIDENT

Je préférerais, moi aussi, t'entendre dire de belles paroles.

Son esprit me semble dérangé. Sa bouche a encore déliré. Il

vaudrait mieux ménager sa pauvre carcasse et sa piètre cervelle.

LE MESSAGER

Toujours, la Reine ?

LE CONFIDENT

Toujours, et encore la Reine ! Mon devoir est de purger tes

propos, de minimiser les drames et d’encenser l'insignifiant; Ce

travail si ingrat et si laid est pourtant une nécessité. Il est, hélas,

une indispensable nécessité !

133


LE MESSAGER

Mon respect est profond pour ta personne, Confident. Il 'est

pas de ma fonction de critiquer tes actions. Mais il est de ma

raison de douter. J'ai la conviction mauvaise que tu tentes de

t'interposer entre le Roi et son Messager, que tu t'essayes de

cacher ce que le souverain est en droit de savoir.

LE CONFIDENT

Tu me déçois médiocrement, Messager. Tu me déçois, et ta

naïveté semble ignorer qu'un esprit tourmenté n'est pas apte à

recevoir toute information, et moins encore n'est capable de

réagir avec toute sa lucidité. Ta mission est de parcourir la

contrée, et non pas de discourir stupidement. Tes yeux, éloignés

de ce palais sont dans l'ombre de la vérité royale. Prétends-tu

que je veuille décider de la puissance de l’État ? Crois-tu que

ma volonté soit de m'initier à la place de notre Maître ? Pauvre

de toi, il n'en est rien. Bienfait pour moi, mon ambition n'est

que de le servir !

134


LE MESSAGER

Il me faut toutefois passer par ta personne pour obtenir le

droit de le rencontrer. Je dois toujours te demander une

autorisation afin de l'entretenir.

LE CONFIDENT

Certes, mais de l'entretenir de paroles mauvaises et

perverses ! Ta bouche ne profane que misère et pauvreté. Elle

n'expulse que disette et famine. Tu bénéficies du privilège de ta

jeunesse, de ton insouciance et de ta légèreté. Ton cœur est pur,

Messager. Mais ta langue est mauvaise. Les années m'ont

enseigné la sagesse. Ma vieillesse m'a appris que de se taire

était souvent de bonne augure, et que de parler était toujours

bêtise et folie.

LE MESSAGER

Tu veux que mes lèvres se taisent, que mes dents serrées

n'expriment à jamais la réalité que mes yeux ont vu. Il est

pourtant de mon devoir, moi le Messager, d'honorer la mission

pour laquelle j'ai été désignée.

135


LE CONFIDENT

Apprendras-tu enfin, Jeune Homme que toute chose ne doit

pas être dite ? Comprendras-tu un jour, que le silence est le

frère du savoir ? Tu n'es pas prudent : tu voles, tu cours. Tu es

fait de chair et de sang, de force et de passion. Demain, tu seras

pensée et doute, tu calmeras l'insouciance. Tu deviendras

raison.

LE MESSAGER

Ma mission est de prévenir mon Maître. Je me dois de lui

dire la vérité. Ôte-moi de mon passage. Laisse-moi entrer dans

ses appartements.

LE CONFIDENT

Je te permets de le rencontrer. Jamais, je ne t'interdirais de

le visiter. Je ne possède pas le pouvoir de décider qui peut le

satisfaire de sa présence, ou de l'agacer de ses tourments.

136


LE MESSAGER

Tu prétends encore que ma présence est malsaine, que je

devrais fuir ce palais, plutôt que d'être reçu par sa personne. En

somme, tu me chasses et tu jures le contraire ?

LE CONFIDENT

Je condamne tes propos, Jeune Homme. Et je suppose que

ta langue est sortie bêtement hors de ta bouche.

LE MESSAGER

Je veux voir le roi.

LE CONFIDENT

Le Roi ne te recevra pas. Il dort, il se repose, il médite.

Enfin, il est affairé. Laissons son âme en toute quiétude.

Donne-lui le droit de décider. Il refuse ta venue.

137


LE MESSAGER

Je suis son Messager. Je n'ai pas parcouru toute la contrée

afin de m'entendre dire que le Roi réfutait ma présence !

LE CONFIDENT

J'insiste, et je veux te dire que son esprit est animé par

d'autres difficultés. Mais toutes les affaires de l’État ne sont pas

à ta portée. D'ailleurs il te serait interdit d'y mêler ton esprit ...

LE MESSAGER

Foutaise que tout cela ! Éloigne-toi de ma vue ! Veux-tu

que je te bouscule, que je passe sur ton corps. Vieillard, rien ne

m'arrêtera. Personne ne m'empêchera ...

LE CONFIDENT

A ta guise, Enfant. Je suis trop las pour utiliser mon bras, et

trop raisonné pour m'en servir. Tes cris sont des échos, tes

paroles sont perçues dans les couloirs du palais. Le Roi arrive.

Le Roi s'en vient.

138


SCÈNE QUATRIÈME

Le Roi, le Confident.

LE ROI

Que sont-ce que tous ces cris qui circulent dans mon palais

? Mais qu'est-ce donc enfin que toutes vos rixes ? Il faut à

présent que la vieillesse s'acharne contre la jeunesse. Je dois

séparer l'enfance qui lutte avec le vieillard ?

LE CONFIDENT

Il n'est rien de tout cela, Seigneur. Il est que nous

discussions avec force et avec raison. Si les voix se sont

quelque peu élevées, c'est que chacun d'entre nous, se voulait

d'imposer sa bonne cause.

139


LE ROI

A la fin, je suis las de t'écouter t'exprimer, Confident. Ô

combien je sais me méfier de ta bouche si fine et si perfide, à la

fois ...

LE CONFIDENT

Si je suis intervenu avec une telle audace, c'est afin que ce

Jeune Homme ne puisse t'alourdir des tourments et des tracas

qui pèsent sur ton âme. Si j'ai décidé de lui interdire de te

rencontrer, c'est toujours pour que ton esprit se sache ménagé.

Je craignais qu'il pût le contrarier.

LE ROI

Tu craignais ! Tu pensais ! Tu supposais ! Cesseras-tu enfin

de décider en tout lieu, en tout instant à la place de ton Maître ?

Cesseras-tu de t'imposer, et par ton cynisme de gouverner

contre ma volonté ?

140


LE CONFIDENT

J'accepte, ô mon Maître, toute le virulence qu'exprime ta langue. Je

sais me pencher, et me courber selon tes bons désirs ...

LE ROI

Depuis fort longtemps, Confident, je ne suis pas sans

ignorer ce que renferme ton âme. Depuis toujours, je ne doute

plus que tout complot, tout assassinat soit signé de toi.

LE CONFIDENT

Il est certains êtres qui doivent disparaître. Il en est d'autres,

et cela semble tout justifié, qui méritent d'éclater au grand jour.

LE ROI

Je ne ressemble guère à un pantin, et il me serait fort aisé de

me débarrasser d'un individu aussi abject, et aussi ignoble que

toi. Je suis toujours le Roi, et mes ordres sont des lois.

J'ordonne à mes gardes, et ta carcasse vibrante se ferait dépecer

sur le moment.

141


LE CONFIDENT

Je suis plus utile à la bonne marche de l’État que cent

soldats réunis. Certes, tu peux m'accuser d'être une vipère, un

homme fourbe, un lâche ou un hypocrite. Mais toutes ces

accusations me sont insignifiantes. Je possède la finesse, la ruse

et l'intelligence. Et ces qualités que tu transformes en défaut te

sont indispensables, du moins pour t'aider à gérer les affaires du

royaume. Je suis celui que tu ne peux révoquer, sans en tirer un

grand préjudice.

LE ROI

Tu penses que ma raison délire, et tu voudrais recevoir le

droit ou le privilège de signer en mon nom, de dicter des lois ou

d'imposer mon sceau royal.

LE CONFIDENT

Loin de tout cela, Seigneur, mais il est de certaines affaires

urgents qu'un Second peut régler. Il serait stupide de t'harasser

de basses questions. Suis-je donc coupable de ratifier, de

142


décider en ton nom ? J'entends toujours ta voix me dicter le bon

exemple.

LE ROI

Foutaise et mensonge, encore ! Ton seul souci est de

prendre mon siège, de pénétrer en tout lieu où je veux tenir

place !

LE CONFIDENT

Je suis profondément déçu, ô mon Roi, du vil procès que tu

me fais. Je ne savais pas que tu me jugeais avec telle aigreur.

Moi, qui durant des années me suis dispensé à la bonne marche

de l’État ; moi, qui ai proposé ma servitude à ta haute autorité,

une noire déception remplit mon cœur, tout à coup !

LE ROI

Ainsi vont tes regrets et tes remords, esprit perfide ! Toi, le

médisant, tu as l'audace de jouer de tes jérémiades. Tu as plus

de morts sur ta conscience que ton cœur sanglant ne pourrait en

contenir ! Tu as plus d'années de torture dans ta cervelle

143


honteuse que le plus vil et le plus ignoble des tyrans. Et ton

cynisme pourfendant l'horreur vient me parler de "noire

déception".

LE CONFIDENT

Quelles raisons sinistres te font me haïr ? Et pourquoi

t'acharnes-tu sur ma personne ? Étais-tu sans ignorer qu'il

m'était impossible de gouverner avec délicatesse et avec

douceur ? Pourquoi m'as-tu laissé agir si tu me savais coupable

? Et pourquoi m'as-tu donné le pouvoir ?

LE ROI

Puis-je te demander une faveur, toi mon Serviteur ? Je

voudrais que tu refoules ta présence. Je ne veux plus te

supporter. Ta présence est un poids, et ton haleine putride me

lave l'estomac d'une rancœur.

LE CONFIDENT

Ma volonté est d'obéir au Roi. Je n'aurais jamais souci de le

contredire. Observe-moi, je disparais.

144


LE ROI

Hors de moi ! A tout jamais ! Et qu'il vienne ! Et qu'il

vienne, ce Messager dont j'attends le recours ! Celui dont

j'espère le secours. Ha ! Te voilà ! Te voilà enfin !

SCÈNE CINQUIÈME

Le Roi, le Messager

LE MESSAGER

Oui, puisqu'il m'est permis de m'exprimer en ces lieux,

donne-moi Seigneur le droit de dire ce que mes yeux ont vu. Ce

voyage fut d'une grande langueur. J'ai parcouru toute la contrée

afin de te rendre compte de l'état actuel de ton peuple, de sa

misère et de sa souffrance. Mais mon esprit est rempli de

confusion : tout se mêle et se mélange dans mon âme. Tant

d'images insensées, ignobles et horribles se chevauchent les

unes sur les autres, s'entrecroisent et se superposent, qu'il me

145


faudra faire preuve de raison pour te rendre la vérité, l'atroce

vérité dans toute sa franchise et sa terreur !

LE ROI

Essaies, Jeune Homme, de calmer tes ardeurs. Tente de

réfléchir lentement. Souhaites-tu que je te pose certaines

questions, ou préfères-tu m'entretenir selon ton bon vouloir ?

LE MESSAGER

Il serait peut-être préférable que ma bouche déliée délire, et

expulse sa charge de souffrances ! Je puis admirer, ô mon Roi,

ton calme et ta résignation, et le peu de tourments qui anime ton

esprit.

LE ROI

Ma mémoire est trop lourde de vingt ans de pouvoir. Si je

possède quelque bien, il s'appelle résignation. Mes oreilles

peuvent entendre tous les malheurs que tes lèvres voudront leur

prononcer.

146


LE MESSAGER

Mais me faut-il t'accabler davantage ? Ne tireras-tu pas de

mes propos la conscience de ta culpabilité ? N'y aura-t-il pas en

toi, une ombre qui te chuchotera : moi, le Roi, moi le Roi, tout

cela est de ma faute ?

LE ROI

Je sais depuis trop longtemps que même le Roi subit les

ordres de sa destinée, et qu'il ne peut y échapper, quand bien

même sa lutte serait volontaire et son désir de changer puissant.

N'aie aucune crainte, Messager.

LE MESSAGER

Je crains seulement de t'imposer le Mal, ô mon Roi. Voilà

pourquoi, j'hésite. Tu sembles si las que je n'ose rester plus

longtemps.

147


LE ROI

Ton devoir est de m'informer. Pourquoi veux-tu fuir tes

obligations ? Crois-tu sincèrement que ma cuirasse puisse être

transpercée avec tes paroles ? Penses-tu réellement que tout

mon corps s'effondrera à ton premier discours ?

LE MESSAGER

La Vérité est pénible à écouter. Elle s'abat sur le cœur

comme un poignard sanglant. Elle s'acharne dans l'esprit de

l'homme, et y laisse des traces profondes, comme des cicatrices.

LE ROI, exacerbé

Que sais-tu de ma capacité à assimiler le Mal ? Et parlerastu

? Tu m'agaces avec tes manières qui consistent à tourner

autour de la Vérité. Tu m'exaspères à la fin. Tu n'est ni

diplomate, ni homme de médecine. Tu n'es que mon Messager.

A toujours vouloir ménager mon âme, que vous soyez

Nourrices, Confident ou Messager vous m'exacerbez !

148


LE MESSAGER, délirant

J'en cesserai donc là avec mes chimères, et je vais devoir

m'exprimer, ô mon Roi. J'ai vu des torrents de larmes hurler

leurs douleurs, fracassant leurs flots d'horreurs sur des rochers

qui soupiraient ! J'ai vu des deltas béants laissant rugir leurs

roulis de sang rouge, et gémissant dans l'extase ! J'ai vu des

montagnes dresser leur pic, et se courber au premier vent de

violence. Je sais leurs cimes blanches s'écrouler dans les vallées

épaisses de verdure, transformer leurs glaciers éternels, et s'en

aller mourir en fonte de neige !

LE ROI

Que toutes tes paroles me semblent inaccessibles ! Ne

pourrais-tu t'exprimer autrement ? Ce n'est pas d'un poète dont

j'ai besoin, mais bien d'un homme qui me dise la Vérité. Jette

loin de moi ces stupides paroles, et dis-moi enfin !...

LE MESSAGER

... Que je te dise, pour toujours, la souffrance de l'Enfance !

Que je te répète la douleur que subit la femme lors de son

149


accouchement ! Veux-tu savoir encore ce qui est promis à

l'homme dans sa pure fécondité ? Veux-tu connaître le

châtiment extrême qui lui sera soumis ? Je ne serais être

capable de te parler du vice, de la torture qui infligée à l'âme

raisonnée. Donne-moi le droit de me taire. Je t'en supplie,

Seigneur. Permets-moi à tout jamais de me taire.

LE ROI, dans un malaise

Laisse ma mémoire divaguer. Oui, laisse mes poumons

respirer à nouveau. J'en perds mon équilibre. Je ne retrouve

plus mes sens. Tout sombre dans l'impossible. Entre le Bien et

le Mal, mon savoir m'a échappé.

LE MESSAGER

Holà ! toutes trois, approchez. Le Roi, il s'évanouit !

Pressez-vous. Plus vite, le Roi s'épuise. Tentez avec vos

remèdes de le ranimer quelque peu. Tâchez de lui rendre ses

esprits.

150


SCÈNE SIXIÈME

Première, deuxième et troisième nourrice.

PREMIÈRE NOURRICE

Il nous paraissait si fragile qu'il pouvait divaguer au

moindre des tourments. On le voyait s'affaiblir en tout lieu du

palais. Il ressemblait à une ombre.

DEUXIÈME NOURRICE

Observez donc les traits fatigués de son regard. Voyez

encore son visage tuméfié par la douleur.

TROISIÈME NOURRICE

Il y avait, c'est certain, un homme ravagé incapable de

dissimuler dans les replis de son âme des souffrances atroces. Il

y avait une raison puissante. Nous n'étions pas sans l'ignorer.

Toutes trois le savions.

151


PREMIÈRE NOURRICE

Hâtons-nous ! Déjà son esprit délire, sa bouche profane des

incohérences. Intervenons au plus vite. Il n'est plus temps

d'attendre. Mais, de grâce, tenterez-vous d'effectuer quelque

chose ! Essaierez-vous de le sortir de son malaise ! Sa pâleur se

transforme en agonie, et nous serons coupables de n'avoir pas

agi !

DEUXIÈME NOURRICE

Nous ne sommes guère aptes à nous changer en docteurs, et

moins encore à le soulager de ses vertiges. Déjà, il nous entend.

Il semble nous comprendre. Les sueurs constellent ses rides, sa

langue pâteuse demande de l'eau. Il balbutie à nouveau des

phrases incompréhensibles. Il s'exprime avec des paroles

dénuées de sens.

152


TROISIÈME NOURRICE

Il se repose certainement. Il fait se fracasser dans son esprit

ses espoirs impossibles. Il se fait peut être Roi jouissant, et

accomplissant toutes ses volontés ! Que peut dicter un Maître

en folie à son délire ? Que dit-il à sa conscience ?

PREMIÈRE NOURRICE

Que prétendez-vous encore avec vos suppositions ?

Insisterez-vous longtemps avec vos savantes réflexions ? Le

Roi se meurt. Le Roi agonise. Et vous, vulgaires nourrices,

vous en êtes encore à disserter !

DEUXIÈME NOURRICE

Ne nous accuse pas d'essayer de comprendre les raisons de

cette "Chose". Nous voulons l'observer, et l'observer avec

attention, avec une attention accrue...

153


PREMIÈRE NOURRICE

Il serait préférable que vous vous pressiez quelque peu. A

toujours vous courber sur sa dépouille, vous l'asphyxiez, et lui

interdisez de respirer. Éloignez-vous. J'observe les signes d'une

reprise de vie.

TROISIÈME NOURRICE

Nous le regardons d'une façon très attentive. Toi, pauvre de

toi, tu t'attends à un miracle. Tu t'attends à voir descendre un

ange qui d'un souffle d'amour serait capable de lui insuffler un

espoir d'existence.

PREMIÈRE NOURRICE

Femelles remplies d'idioties qui discourez bêtement, vous

tairez-vous enfin ! Aidez-moi à lui soulever la tête. Il demande

votre soutien. Ses lèvres veulent vous parler.

DEUXIÈME NOURRICE

154


Je sais que sa bouche va encore prononcer ses incohérences.

Je suis persuadée que sa langue mauvaise veut cracher ce qu'il y

a de putride hors de lui.

TROISIÈME NOURRICE

Et moi, ce sont ses yeux qui parfois agonisent, et qui parfois

jettent leurs lueurs de feu. J'ai l'impression que mes rétines sont

brûlées par son regard.

PREMIÈRE NOURRICE

Vous êtes les nourrices de son Fils, et les servantes du Roi.

Vous avez été désignées pour exécuter les ordres. Grands

malheurs à vous si vous tentiez de ne pas vous y soumettre. Je

suis lasse de devoir toujours et encore vous convaincre !

DEUXIÈME NOURRICE

Ne nous accable pas, Nourrice. Tu nous vois toujours

comme étant tes Secondes. Mais n'oublie jamais que nous

sommes tout autant que toi, une partie et chacune une tierce.

Nous, nous réfléchissons. Nous essayons de comprendre. Toi,

155


tu te comportes en esclave crétine. Tu n'hésites pas à nous

humilier avec tes propos abjects.

TROISIÈME NOURRICE

Ce que tu désires, c'est d'être la première de nous trois. Et

pour se faire, tu te donnes le titre de petite maîtresse.

PREMIÈRE NOURRICE

Pauvres querelles de femmes ! Éloignées de cela mes

pensées ! J'ignorais même que vous puissiez réfléchir de cette

sorte ! En vérité, il y a le Roi. Le Roi qui a un malaise. Je

m'efforce seulement de vous convaincre à agir rapidement.

Mais, vous vous discourez, vous palabrez. Vous n'avez guère

souci de soulager le Roi.

DEUXIÈME NOURRICE

Tu nous reproches d'essayer de comprendre ...

156


TROISIÈME NOURRICE

Mais, vois nous avions raison. Cela n'était qu'un malaise,

qu'un vertige passager. Déjà nous t'entendions appeler la

présence des Morts ! Déjà tu te hâtais de faire sculpter sa pierre

tombale !

DEUXIÈME NOURRICE

Plaise aux Dieux ! de ne pas interroger une servante ! Elle

leur conseillerait d'amener le sépulcre !... Déjà, il est mort ! Il

faut l'enterrer ! On entend dans tout le Royaume les cloches

sonner l'hymne à l'Immortel !... On les entend résonner dans nos

oreilles comme si nous n'avions pas accompli notre devoir,

notre humble servitude !

SCÈNE SEPTIÈME

Le Roi, seul.

Me sera-t-il possible de supporter plus longtemps cette

folie ? Me faudra-t-il encore subir la soumission de cette

157


cervelle ? Il est qu'elle me domine, que je suis esclave de sa

volonté. N'ai-je pas le comportement d'un piètre pantin qui

gesticule, qui crie, qui hurle, se tourne et se retourne ? N'y -a-til

pas le déchirement d'un Roi possédé par son Mal qui obéit,

qui subit et qui ne peut s'en défaire ? Je ne pourrais jamais plus

contrôler cette forme inconnue qui me condamne à la plus noire

des lâchetés : l'impossibilité d'imposer à son âme ses raisons.

Que ma honte est grande devant ce parterre de femmes

stupides qui balbutient entre leurs dents de mauvaises paroles !

Que mon pouvoir s'abaisse au ridicule quand ce corps contracté

de crispations ou envoûté par ses vertiges s'écroule, ou

s'évanouit dans ses délires ! Il est de ma fonction de Roi de

justifier de ma puissance, de ma force à gouverner ce Royaume.

Vous tous, doutez de moi ! Aucun n'aura le courage de

prétendre en mes capacités. Qu'est-ce que ce chef qui se roule

dans ses folies obscures ? En quoi est-il apte, lui qui gémit dans

ses malheurs, à dicter ses ordres, à imposer ses lois ?

Que cette couronne de fer me semble lourde sur ma tête à

supporter ! Le poids du temps encombre ma mémoire ! Comme

ce trône sur lequel je siège paraît fait de grains de poussière !

Tout mon corps peut s'écrouler. Est-ce donc cela la fortune qui

158


est donnée à l'homme comme un bien descendu du ciel ? Toutes

ces interrogations constellent mon esprit. J'ignore à présent qui

je suis, qui je dois être et que je serai. Je n'ai pourtant pas la

conviction intime d'être un Roi mauvais. On m'accuse toujours

de laisser soupirer mon peuple. On prétend même que je lui

veux du Mal. Que tout cela me semble stupide ! N'est-ce pas

idiot de réfléchir ainsi ? Je n'ai même plus la volonté de me

défendre, de prétendre que ce qui est dit est absurde.

Ainsi je veux accabler avec toute ma cruauté mes pauvres,

les hommes de ma terre, leurs femmes et leurs filles. C'est

certain, je veux voir se pourrir leurs semailles, leurs grains de

blé. Et je veux aussi voir se transformer en désert leurs champs

riches, leurs gras pâturages.

Une seule de mes paroles et le souffle de mon haleine fait

tourner les vents, brûle de sa chaleur les récoltes espérées et

condamne mon peuple à la plus noire des disettes. Il y a un être

du Mal, qui non pas sommeille en moi, mais qui éveillé et

rempli de haine farouche n'a qu'une seule ambition : jouir

cyniquement de la perdition de ses sujets. Vous, tous qui

m'entendez, oui, vous tous qui êtes cachés dans mon palais,

l'oreille collée contre les murs, l'oeil fixé dans les serrures, vous

159


tous qui m'écoutez avec une attention accrue, vous ne savez

plus si votre Roi délire ou si votre Roi exacerbé par vos

tourments, exprime la vérité une fois encore dans sa folie !

Mon âme s'enfonce dans sa basse solitude. Plus je me sais

entendu par mes proches et plus je ressens la sinistre horreur

dans son Néant. C'est l'inexplicable à expliquer, l'impossible à

démontrer. Au plus noir du gouffre obscur où mes pensées sont

plongées, il n'y a ni feu, ni lueur, ni étincelle de vie. Du moins,

s'il existe une braise qui subsiste, c'est une braise qui brûle son

phosphore. Et cette flamme qui éclaire ma cervelle, m'illumine

d'une connaissance mauvaise, honteuse à dire. Vous, tous qui

prêtez une oreille malsaine à toutes mes paroles, vous croyez,

j'en suis certain qu'il y a un fou, un être incapable de gouverner

son royaume, et qui pourtant est Roi.

Jamais pauvres de vous, vous n'aurez conscience de l'écrasante

impuissance d'un souverain entouré de ses serviteurs ! Jamais vous ne

comprendrez la présence du Néant à mes côtés. Oh ! Certes, distrayez

votre souverain avec des fêtes journalières ! Amusez-le avec des

danseuses légères, ou forcez-vous à rire de jongleurs idiots !

160


Répandez-vous, tas de chair crétine sur mes divans ! Buvez

mes vins rouges jusqu'à en vomir tout votre saoul ! Goinfrezvous

de ces mets raffinés que mes cuisiniers à l'extrême de

l'écœurement vous proposent encore ! Vous ne m'êtes plus

qu'une masse de corps enivrés, puant ses relents de boisson et

de nourriture. Et que suis-je moi après cela ? Que suis-je donc,

moi qui vous regarde avec tout ce dégoût qui encrasse ma

cervelle ? Je vous secoue, je vous parle. Mais aucun d'entre

vous n'a le courage de me répondre. Un rôt pourri pour tout

réponse. Mes proches, que sont-ils ? Des tas de chiens gavés,

incapables d'un aboiement pour remercier leur Maître. Et mieux

encore, il y a ce lot d'esclaves prêtes à offrir leurs services,

leurs charmes insoupçonnés pour que le Roi oublie la détresse

profonde où son cœur est emmuré. Il me faut des rondeurs, des

douceurs exquises pour que j'échappe à ma noire solitude !

Il suffit que des visages, des bouches ou des jambes

s'animent pour que moi, le Roi, j'oublie la sale laideur dans

lequel mon Royaume est tombé. Pas même un sage, et moins

encore un homme de raison pour m'aider à supporter cette

terrible épreuve. Que du silence autour de Moi ! Personne pour

me donner le plus simple conseil ! Toutes des vipères, et des

langues de feu. Seuls des êtres monstrueux, vicieux qui veulent

161


prendre mon pouvoir, qui veulent décider à ma place. Tous,

tous, sauf un peut-être. Un en qui je puis avoir confiance.

Holà, vous, tous qui m'entendez, oui vous qui êtes croupis

derrière ces cloisons, je vous donne un ordre. Je vous ordonne

de faire venir immédiatement mon Messager ! La nécessité est

extrême. Sa présence m'est indispensable. Qu'il vienne ! Et ne

feignez de ne pas entendre mes volontés !

SCÈNE HUITIÈME

Le Roi, le Messager.

LE ROI

Enfin ta présence ! Déjà tu te presses ! Oui, tu es le

bienvenu. Il est bon de savoir ses proches s'animer avec

vigueur.

162


LE MESSAGER

S'il m'est permis de te faire une simple observation, je te

dirai que je suis ton seul serviteur.

LE ROI

Écoutais-tu, toi aussi, toutes les aigreurs qui harcelaient

mon esprit ? Entendais-tu la haine et la violence qui se

combattaient dans ma tête ? Certes, j'étais de feu. J'étais volcan

; mais, Roi je suis, et Roi je ferai exploser les braises de sang

qui déchirent mon âme et mon corps. Je ne t'ai pas fait venir en

ce lieu pour me justifier de mon comportement. Si j'ai fait

demander ta présence, c'est pour recevoir ton aide.

Tous ces délires verbaux, tous ces excès de paroles me

permettent d'expulser les douleurs qui agitent ma mémoire et

me condamnent au déchirement interne. Mais ce n'est pas de

cela dont je veux te parler. Je veux que tu me rappelles

l'Annonce et le Présage.

163


LE MESSAGER

En quoi te serait-il utile d'entendre mes propos ? Tu connais

par cœur ces languissamment de prêtresse qui prétend posséder

le savoir des Dieux : l'Avenir et l’Au-delà. Pourquoi veux-tu

m'écouter débiter des phrases inaccessibles, à l'oreille d'un

pauvre ou d'un Roi ?

LE ROI

Laisse-toi prononcer ces propos de sourds.

LE MESSAGER

Ainsi, puisque tu es le Roi, je ferai parler la Prêtresse : "Il

sera dit que l'aube annonciatrice fera hurler la chair première ; il

sera dit que mugissant dans l'horreur de l'expulsion, son sang de

Reine coulera de part ses cuisses ; il sera dit qu'au dernier

soupir de l'enfantement, son haleine tiède éteindra ses

convulsions de mère. O combien de terreurs chassées de ce

corps si pur imposeront leurs maléfices sur la gloire des

montagnes, sur l'ivoire des étangs, entre les lèvres des torrents ;

164


ô combien de malheurs accablant cette terre guerrière

soumettront leurs supplices sur les beautés de l'enfance, dans le

cœur rouge des femmes et dans la mémoire sénile des vieillards

!"

LE ROI

Et que disait-elle encore ? Qu'exprimait sa bouche goinfrée

de confusions. Redis-le moi, je t'en prie.

LE MESSAGER

Non, elle ne s'est pas assise, elle s'est agenouillée. Tout son

être vibrait de contorsions étranges. Elle a secoué sa chevelure

de mouvements désordonnés. Elle semblait prise par un Mal

indescriptible. Une force mauvaise avait raison de sa mauvaise

conscience. Elle obéissait, prêtresse soumise à ce pouvoir

étonnant. Des râles diffus étaient expulsés hors de sa gorge.

Des sortes de syllabes s'échappaient comme des vomissements.

On aurait pu penser à sa folie, à son délire. Non, on était certain

qu'elle délirait. Et puis, le silence si lourd et si pesant s'est

installé. Nous tous qui étions réunis attendions. Nos yeux

fixaient avec une immobilité mystique la prêtresse. Mais

165


pourquoi me demandes-tu de te raconter ce que tes oreilles ont

entendu ce que ses lèvres ont pu murmurer ?

LE ROI

Poursuis, poursuis encore et toujours. Mon âme doit se

baigner dans la révélation. Elle doit à tout jamais se souvenir.

LE MESSAGER

Ce n'était pas sa langue, c'étaient ses lèvres. Un filet de sang

coulait le long de sa gorge. Nous avons tous compris qu'un

phénomène extraordinaire allait à cet instant se dérouler.

Pareille à une mécanique obéissante, elle s'est levée. Elle s'est

dirigée vers l'Autel. Et cuisses béantes, elle a feint à des gestes

obscènes comme prise par le Démon. Ses seins se révoltaient.

Elle les griffait avec jouissance et souffrance. Son sexe se

donnait. Elle l'offrait avec vice et violence. Une passion de

femme, une soumission d'esclave !

Je revois cette transe ignoble et abjecte. J'ai vu la première

d'entre toutes réduite à l'état de chienne. J'ai vu Notre Savoir,

166


Notre Connaissance rabaissée à une vulgarité bestiale. Elle a dit

:

"Vos cristaux de marbre expulseront leurs substances du

Mal. Des torrents sanglant laveront vos pures insouciances.

Mais il ne s'agit point de vous, terres fécondes, sillons gras sans

fange ! Il s'agit de la vipère, de la bête mauvaise se glissant

dans le volcan, dans le feu de chair. Vous n'êtes que des larves

soumises qui accomplissez vos basses actions. Vous n'êtes pas

coupables parce que la Force du Mal décide de vous écraser de

son pied. Il sera dit qu'elle doit et sera détruite dans son essence

à vouloir la haine. Mieux eut préféré que jamais elle ne vît le

jour, plutôt que de la voir jouir des vivants. Mieux eut valu que

sa présence se détruisît plutôt que de la savoir s'imposer pour

faire souffrir le peuple."

Ainsi, parla la Voix, Seigneur ? A présent, tu es éclairé.

Permets-moi de me retirer.

167


DEUXIÈME PARTIE

168


SCÈNE NEUVIÈME

Le Confident, le Second.

LE CONFIDENT

Il m'arrive souvent, moi le Confident du Roi, de laisser

courir ma mémoire. Elle aborde les rives de l'Ancien. Hier

resurgit, et ses images flottantes raniment mon esprit. Je revois

les beautés du royaume lorsque le Père du Roi, alors souverain

incontesté et maître si prestigieux, gouvernait son état et savait

l'encombrer d'opulence, et de bienfaits pour ses pauvres. Le

commerce prospérait : les biens étaient échangés avec les

contrées voisines. L'or, ce métal si précieux, chantait dans les

bourses des marchands. Leurs escarcelles étaient encombrées

de pièces étincelantes.

Les laboureurs et les paysans engraissaient leurs troupeaux

épais et travaillaient leurs terres généreuses. Blé, bétail,

semailles : tout était richesse, et bien-être pour le peuple. Les

saisons, les années se succédaient au rythme du bonheur.

Comme ces temps me semblent lointains ! Parfois la nostalgie

égaie et remue mes souvenirs passés.

169


LE SECOND

Moi qui te seconde, Confident, ces années prospères ne me

semblent guère lointaines. Elles correspondent à mon âge

d'adolescence. Je n'étais qu'un enfant qui voyait pousser sur son

menton quelques poils de barbe. Je n'étais que rires et jeux.

Nous nous amusions à courir après les gamines de notre village.

Mes parents ne se plaignaient guère, et respectaient

profondément l'action de gouverner de notre Roi défunt. Mais

serait-il de bonne raison d'accuser son fils d'être à l'origine de

toutes nos pitiés ? Serait-il convenable de le prétendre, Roi

mauvais, souhaitant la misère de son peuple ?

LE CONFIDENT

Tu fais preuve de bon sens en t'exprimant ainsi. Tu es certes

digne de me seconder. Mais force est d'observer que la pauvreté

brille de toute sa splendeur, que la misère jette ses feux en plein

soleil.

170


LE SECOND

Les années de bien être ne peuvent se succéder. Aucun

régime, aucun royaume sinon irraisonné ne saurait être capable

de jurer en sa constance de prospérité. Les hommes subissent la

marche du temps. Les Rois ne peuvent rythmer les lois des

saisons. Ils possèdent seulement le privilège d'implorer leurs

divinités afin qu'elles satisfassent à leurs prières ! Ils possèdent

aussi le droit de les remercier, de les encenser lorsque les

souhaits sont accomplis selon leurs volontés.

LE CONFIDENT

Tout ce que ta bouche expulse, jeune homme, est parole de

bon sens. Je ne saurais remettre en cause ton jugement. Mais tu

sembles oublier les augures, les lectures sereines dans les

entrailles des animaux ! A quoi servent-elles donc les prêtresses

sinon à décider de notre avenir ? Aurais-tu la folie de nier leur

aptitude à sonder notre futur ? La plus grande d'entre toutes,

notre Prêtresse choisie et reconnue par nos Dieux s'est trop

souvent exprimée en justifiant par ses raisons ce qu'il en serait

de l’État et de notre royaume !

171


LE SECOND

Loin de moi de penser ainsi ! Je ne pourrais douter de leurs

aptitudes à savoir. Ce que je regrette profondément, c'est notre

incapacité face aux difficultés qu'accumule notre État. Ce dont

je m'indigne, c'est aussi de cette facilité à invoquer les astres, à

se gaver dans les entrailles afin de trouver une solution saine et

sereine. Nous sommes des hommes, des êtres créés pour agir, et

faibles que nous sommes, nous remettons notre pouvoir entre

les mains de savantes qui s'exprimant en paraboles parviennent

à décider de l'ordre de l’État....

LE CONFIDENT

Preuve est démontrée, jeune homme, que la connaissance

est inaccessible à ta maigre culture. Les temps te

transformeront, les épreuves t'inclineront à réfléchir autrement.

Tu n'es pas capable d'assimiler les augures données par la

prêtresse. Tu n'es qu'un ignorant, mais ton enfance mérite le

pardon. En vérité, sache que tout ce qui est sorti de la bouche,

du corps de l'Annonciatrice s'est révélé justifié !

172


LE SECOND

Tu prétends que mon insouciance ne peut exprimer de

bonnes raisons ?

LE CONFIDENT

Depuis des années nous subissons des violences et des

horreurs, et nous ne savons que faire afin de détruire le Mal que

subissent nos femmes, nos mères et nos enfants.

Les Anciens s'en référaient à leurs croyances et à leurs

divinités, et maintes fois le bon sens et la raison animaient leurs

esprits. Est-ce audacieux, est-ce condamnable de croire encore

en leur pouvoir ?

Tes oreilles semblent bouchées, ton intelligence s'avère

incapable d'assimiler les propos des plus instruits ! Tu ne dois

pas ignorer que toutes les terreurs, toutes ces injustices sont

cause de la naissance de l'Enfant. Qu'il vienne à disparaître, et

la souffrance s'enfuira !

173


LE SECOND

Je n'entends rien à ta perspicacité. Tu es sensé : je ne sais en

quoi, un enfant pourrait être cause de tous ces malheurs ?

Pourquoi la pureté serait-elle coupable et mériterait la mort ?

SCÈNE DIXIÈME

Le Second, le Confident, le Messager.

LE MESSAGER

Quel était donc votre complot à tous les deux ? De quoi

discutiez-vous encore ?

LE SECOND

Le Confident méprisait mon jeune âge, mais prétendait

toutefois que je n'étais pas coupable. Que j'avais la possibilité

de m'améliorer ...

174


LE CONFIDENT

... Je n'expulsais que des propos de bon sens, issus de raison

certaine.

LE MESSAGER

Votre complicité consistait à douter de l'aptitude du Roi à

décider de son destin.

LE SECOND

Mon Maître s'en référait aux augures, à la vérité donnée par

la prêtresse.

LE CONFIDENT, au Messager.

Je pourrais te dénoncer d'écouter derrière les marbres, de

tendre l'oreille de part les murs. Tout est su et connu dans ce

palais. Les forteresses sont faites de papier, et les cervelles

fines écoutent les sons de nos lèvres. Pourquoi es-tu donc

intervenu ? Pourquoi te manifestes-tu ?

175


LE MESSAGER

Je pense que vous haïssez le Roi, que vous n'avez qu'un

seul souci - prendre son trône - vous imposer à sa place. Et pour

ce faire vous n'hésitez pas à croire en sa folie, en sa faiblesse à

maîtriser le pouvoir. En vérité vous vous gavez de mensonges

et vous complotez !

LE SECOND

Il nous sera donc impossible de te sortir cette bêtise de la

tête ! Comploter ! Comploter ! Toujours comploter ! Et

pourquoi ? Et comment ? Et dans quel but ?

LE CONFIDENT

Calme-toi. Je vais tenter de lui expliquer. Ses paroles sont

courageuses. Il souhaite être le défenseur d'une cause juste,

mais il joue un rôle absurde...

176


LE MESSAGER

... Jamais rien de plus fondé, de plus sensé n'a été pensé par

mon esprit. Il s'agit pour toi, Confident, de manipuler une âme

naïve, de convaincre une jeunesse qui se cherche. Par ta ruse et

ta finesse, par tes audaces et ton expérience, tu parviens à

transformer la raison d'un enfant. Et par-delà ces agissements

mauvais, tu veux l'abrutir avec des démonstrations savantes.

LE SECOND

Tu me prétends jeune. Certes je le suis. Mais est-ce

suffisant pour m'accuser d'être manipulé ? Je voulais seulement

comprendre d'une façon plus sereine les augures et les vérités

prononcées par la Prêtresse ...

LE CONFIDENT

Je n'ai certainement pas à me justifier. Je suis agacé. De

quel droit, un simple Messager du Roi se donne-t-il le pouvoir

de disposer de ma raison, de m'accuser ouvertement ? Tache de

te souvenir, Messager, qu'ici dans ce palais ma place est

177


seconde. N'oublie jamais que dans ce lieu, ta présence est des

plus faibles.

LE MESSAGER

Je suis aimé du Roi. Parfois même, je me transforme en

Confident. Je suis son proche en qui la droiture règne. Il n'en

n'est pas toujours de même pour ce qui te concerne.

LE CONFIDENT

Tu me forces à t'instruire. La situation est des plus

dramatiques, Messager. L’État est en danger. Ne feins pas de

l'ignorer. Cesse de te gaver de ton innocence. Ton insouciance

est ridicule. Depuis des mois que tu sillonnes l’État, tu

n'aperçois que souffrances, du peuple : les femmes tendent

leurs mamelles pendantes - il n'en gicle point de lait. Les

hommes enfoncent leurs socles dans les sillons - il n'en sort

point de pousses. Aucune chair, aucune terre ne peut nourrir

ceux qui hurlent à la faim.

Depuis trop longtemps, tu défends une cause impossible. Tu

t'acharnes à croire en un meilleur. Il en est assez, aujourd'hui

178


d'espérer en des souffles nouveaux ! Nous seuls devons

combattre, et nous seuls pouvons agir. C'est toujours ton passé

d'enfant recueilli par le Roi qui t'oblige à penser autrement. Tu

ne vois pas, tu ne réfléchis pas.

LE MESSAGER

Ne me reproche pas d'aimer celui qui m'a sauvé, celui qui a

pris soin de mon enfance. Suis-je coupable d'avoir un père

spirituel ?

LE CONFIDENT

Ta cervelle est-elle bornée, ou feins-tu de ne point

entendre ? C'est toujours le Monstre. Tout est lié au Monstre.

Sans lui point de Mal, point de torture : la paix est rétablie, la

prospérité renaît. Il faudra bien nous décider à un crime, à une

action horrible. Il nous faudra détruire ce qui est cause de tous

nos tourments.

179


LE MESSAGER

Je préfère ne point entendre tes calomnies. Ta bouche ne

crache que des ignominies. Est-ce assez, ou veux-tu poursuivre

davantage ?

LE CONFIDENT

Que puis-je mieux te dire la Vérité ! L'affreuse Vérité ?

Mais la Vérité toutefois ! Je te demande d'être des nôtres, et de

changer ta façon de croire, mais prends quelque recul. Laisse la

nuit t'éclairer.

LE MESSAGER

Je m'enfuis. Mon cœur saura séparer le sentiment de la

raison. Je regagne mes appartements. Hélas, tu m'as de trop

instruit. Une idée certaine de fatalité s'impose à mon esprit.

Tout se fond et tout se confond. A présent, il ne saurait en être

autrement.

180


SCÈNE ONZIÈME

Le Roi, le Confident, le Second.

LE ROI

Quel est donc ce comportement des plus étonnants ? Je ne

reconnais plus mon Messager. Il est une ombre qui longe les

murailles du palais. Il m'a croisé sans même m'apercevoir ! Je

l'ai cru pris d'un malaise, et je n'ai pas osé intervenir. Je l'ai

laissé poursuivre. Une ombre vous dis-je. Une ombre dans son

Néant. Son esprit ne lui appartenait plus. Il semblait dirigé,

possédé par une force inconnue.

LE CONFIDENT, essayant de rassurer

Son corps est sain, n'aie aucune crainte. Son esprit peut-être

est des plus confus. Il nage dans le doute, et toutes ses pensées

animent sa raison.

181


LE ROI

Ce n'était plus un homme. Son état était celui d'un chien

rasant les murs, et qui effrayé par son Maître, gueule baissée, le

poil bas, retourne à sa niche - enfin, regagne sa chambre.

LE SECOND

Je ne pense pas qu'il faille le comparer à une bête, et moins

encore à une bête humiliée. Un chien ne raisonne pas. Seul

l'homme possède cette aptitude.

LE ROI, de poursuivre

Même la dernière des servantes se manifesterait à ma

personne, et acquiescerait d'un signe de la tête. Lui, non ! Lui,

le silence ! Je me suis toutefois retourné, espérant un geste

même des plus insignifiants. Mais non, Rien ! Son silence !

LE CONFIDENT, subtil

Si sa nature te semble des plus étranges, c'est que son

cerveau a peut-être assimilé une Vérité ... Il est certainement

182


étendu sur son lit, cogitant et réfléchissant. Tout se mêle et

s'entremêle dans sa cervelle féconde. Il a découvert enfin ce que

certains s'évertuent à cacher. Cette révélation lui concède peutêtre

le droit de penser autrement, que sais-je ?

LE ROI, agacé

Que sais-tu? Oui, voilà bien des mystères ! Vous vous

nourrissez de palabres incohérentes, de paroles détournées.

Vous vous taisez tout en ayant connaissance de son

comportement. Éclairerez-vous enfin le Roi ? On se doit-il

d'employer pour vous faire sortir trois mots de violence ?

LE SECOND

Je t'imagine mal, Seigneur, agir en usant de la force, et

moins encore l'appliquer avec véhémence sur tes proches qui te

sont fidèles.

183


LE ROI

Tais-toi ! Maigre Second, je préfère entendre ton silence

plutôt que de te savoir prononcer des phrases stupides. Parle

enfin, mon Confident !

LE CONFIDENT, superficiel

Il est légèreté. Il serait erreur d'accabler la jeunesse, de fuir

un lieu qui ne lui convient guère. On ne peut reprocher à un

Messager de se déplacer avec vitesse et avec furtivité ...

LE ROI

Soit. Mais son esprit était tourmenté. Il n'était en rien un

écervelé qui se déplaçait par mégarde. Que lui avez-vous dit ?

Qu'est-il sorti de vos bouches ?

LE SECOND

Je n'ose intervenir une fois encore, mais je puis t'assurer,

Seigneur, que nous ne serions pas aptes ...

184


LE ROI, le coupant

... Mais par tous les Dieux, et par l'ordre du Roi, me direzvous

enfin ce qui a pu justifier ce changement de comportement

? Vous exprimerez-vous une bonne fois, ou faudra-t-il vous

l'arracher avec des tortures et des supplices ?

temps

LE CONFIDENT, essayant de gagner du

Cela serait une honte que tu puces frapper tes proches avec

une telle cruauté. Cela ne se serait jamais vu dans le royaume

depuis la présence de tes ancêtres qui eux prônaient la violence,

et haïssaient le plus simple des dialogues. Souhaites-tu que

nous nous en retournions à des temps barbares ?

LE ROI

Mon agacement dépasse mes propos. Pourquoi me faitesvous

dire de telles absurdités ? Pourquoi hésitez-vous, refusezvous

de répondre à ma demande ? Votre Roi s'excite, s'énerve.

Vous jouez à l'agacer. Il vous pose une question fort simple, et

vous la noyez.

185


LE CONFIDENT

Seigneur, il nous est difficile de tourmenter plus longtemps

ta conscience. Le Messager, ton jeune protégé n'est plus sans

l'ignorer. Il sait la Vérité. La Mort de ton Fils est une nécessité

indispensable au bon retour de l’État. Ton fils est la raison de

nos malheurs. Seule, sa destruction - sa mort permettra au

royaume de retrouver sa vigueur. Je parle ici de prospérité et de

richesses futures.

Le sang doit couler pour la jouissance de nos pauvres. Le

soleil, ton fils doit s'éclipser, et laisser sa lueur à d'autres

sources. Tout sera luminosité, et renaîtra la splendeur !

186


SCÈNE DOUZIÈME

Le Roi, seul

LE ROI

Que ne puis-je entendre de paroles plus atroces ? Que ne

puis-je être sensé d'écouter de tels délires ? Certes, je savais. Je

savais depuis trop longtemps que tous les malheurs que

subissaient mon État était lié à la naissance de mon fils. Je

n'étais pas sans ignorer que son existence engendrait la

souffrance de mon peuple. Mais devais-je pour autant égorger

un enfant ? Mon enfant qui ne demandait qu'à vivre ? Me

fallait-il user d'une lame tranchante, et tuer ce que la Reine

avait expulsé en ce bas monde ?

J'ai perdu ma Beauté, celle qui était ma Reine. Je conservais

le fruit de son Amour. N'était-ce point déjà une punition céleste

que de voir s'enfuir celle qui était mienne ? Celle qui était ma

moitié, et que j'aimerai toujours ? Non, il fallait que les Dieux

dans leurs froideurs inhumaines m'imposassent de tuer la chair

de nos corps, l'union sacrée de nos amours défuntes ! Je perdais

une femme en recevant un Fils, et je devrais tuer Moi-Même, et

187


perdre mon tout ! Cela semblait inaccessible à la raison

humaine, et même impossible à la conscience d'un Roi ! On

peut être Maître d'un royaume et demeurer pour autant homme !

J'ai su délirer et implorer ces statues de marbre qui ne me

répondaient que par le silence. J'ai su user mes genoux sur leurs

pierres glaciales, et les prier devant des sanctuaires muets. Pour

toute réponse, résonnaient dans ma tête les phrases sacrées de la

plus grande, de la plus puissance, - celle qui est la Prêtresse.

Mes oreilles se voulaient sourdes pour ne point entendre. Je

m'en suis référé à mes pères, et comme eux j'ai cru en des

monstres qui se taisaient, qui n'exprimaient aucune parole. Et

dois-je encore aujourd'hui m'en remettre à leur vertu, à leur

aptitude à dire la Vérité ?

Même le peuple est contre Moi, le peuple veut ce massacre.

Ce sont ses représentants qui s'expriment par leurs bouches.

Qu'ils soient Messager, Confident ou Second, tous tendent vers

la même réalité : tuer un Enfant du Mal.

Mais pourquoi serait-il Enfant du Malheur, et en quoi la

pureté pourrait-elle engendrer la souffrance ? Le corps de la

Reine était pur. Mon corps n'est pas rempli de crachats ni de

188


vomissures. Par quelles raisons serions-nous souillés pour la

fécondité ? Il me fallait un Futur pour donner à mon royaume

ce que mon père lui-même avait engendré pour sa province.

Une survie, une existence nouvelle. Une fille. Il aurait été

raisonnable de refuser la vie d'une fille. Elle ne peut que

s'accoupler à un inconnu. Elle n'est capable que de partager son

héritage. Tout cela est mauvais. Oui, tout cela est inacceptable.

Mais un garçon, un petit roi né, c'est l'assurance d'un prestige

meilleur, d'une filiation certaine ...

Je ris. Je pleure. Ainsi il me faudrait subir un dilemme aussi

atroce ? Cela est impossible ! Réfléchissons quelque peu, et

tâchons d'éclairer notre cervelle. Un Roi futur est tué. Aucune

femme ne pourrait mettre au monde un prétendant capable de

gouverner un État. C'est vouloir détruire la génération de

Princes. C'est interdire à la flamme du poursuivre la flamme. Il

n'existe pas dans ce pays une femelle susceptible d'engendrer

une âme nouvelle qui me survivra. Il n'y a point de jeunes filles,

ou de femmes en âge de procréer pouvant me donner un futur.

Tout l'héritage de mes pères irait au néant !

Je tourne, je retourne. Je marche dans ma tête. Je reviens au

point neutre. Il n'y a pas de folie en moi, il y a un raisonnement.

189


Il y a un Roi qui tente de trouver, qui s'évertue à comprendre.

Et par-delà toutes ces impossibilités, n'y-a-t-il pas quelconque

horreur à décider de la Mort d'un Enfant ? Ne faut-il pas y voir

un monstre de pensées cruelles pour vouloir un Infanticide ? Et

pourquoi ne pas prendre la première des servantes, la glisser sur

ma couche nuptiale, lui arrondir le ventre et après quelques

mois d'attente montrer un beau bébé au peuple, et lui crier de la

fenêtre du palais : Voilà ma survivance ! Mon demain est déjà

né ! Il y a quelque chose de comique qui s'unit au drame dans

lequel je suis l'acteur.

Non, plus mon âme s'enfonce dans sa raison, et plus les

possibilités auxquelles je soumets mon esprit m'apparaissent

dénué de sens. Je puis m'imaginer très nettement observant ce

petit qui me fait des risettes, lui caressant une joue avec la main

gauche, et cachant derrière mon dos un poignard pour

l'enfoncer dans son corps ! Je me vois l'égorger, et laisser mon

propre sang sur une couche ! Ainsi aura parlé la Prêtresse, ainsi

ces oracles seront accomplis selon sa volonté !

Il doit certes y avoir une possibilité afin de défaire les crises

d'une dépravée prise de possessions ou de transes charnelles !

C'est certain, elle a voulu jouer avec son corps, et elle n'a pas

190


hésité à écarter ses cuisses, à entrebâiller son sexe afin de

l'offrir dans un fantasme de folle. Ses seins tendus étaient

gonflés pareils à des volcans. Ses mains vicieuses couraient le

long de son corps. Je sais des Esclaves, des Danseuses jouer

mieux encore avec leur chair. Ce dont elle a besoin cette

prêtresse, c'est d'un mâle. Oui ce dont elle a envie, c'est d'un

homme. Toutes ces contorsions, et toutes ces fabrications

absurdes ne sont qu'un transfert de désirs sexuels. Elle n'est que

mensonges, et je ne serai moi, le Roi en tenir compte ?

191


SCÈNE TREIZIÈME

Le Roi, le Confident

LE CONFIDENT

Qu'il était doux, Seigneur, de promener mes pas dans les

allées de tes jardins ! Il me semblait voluptueux de respirer les

senteurs de ce printemps ! Ces parfums tièdes ont caressé mon

esprit fécond, et vois déjà je me mets à divaguer.

LE ROI, ironisant

Ces fleurs, ces papillons ont transformé ton esprit de

marbre, Confident, je me trompe ? Mais je crois que tu te fais

poète ! Comme l'insecte métamorphosé etc. , ton âme se purifie.

Il est qu'elle vole, qu'elle butine ! Que tout cela me semble fort

joli, mon Confident ! Que tout cela remplit ton cœur de

fraîcheur.

192


LE CONFIDENT

Mes paroles ont dépassé ce que je voulais dire. Je voulais

seulement faire l'éloge de la Nature, mais je m'y suis mal pris.

Et ainsi tu te moques, n'est-ce pas, mon Roi ?

LE ROI

Je sais des Êtres du Mal qui torturent des enfants, et qui

s'indignent de froisser les ailes d'une libellule. A chacun, sa

sensibilité, mon Confident. Mais j'avoue parfois ne guère les

comprendre.

LE CONFIDENT

Je souhaite que ton ironie cynique ne s'adresse par

directement à moi.

LE ROI

Certes je suis Roi, mais hélas je suis homme. Et aucun

homme ne pourrait juger de tout savoir. Par sa nature, il

193


commet des erreurs; Et ma plus grande faute fut de ne pas

t'apprécier, de ne pas comprendre toute l'utilité de ta présence;

Mais peut-être as-tu souci de parler des roses et de leurs pétales

que tu respirais ce matin ? Peut-être que ton esprit débordant

d'imagination saura me faire renifler les extases poétiques qui

voltigent dans mes parterres ?

LE CONFIDENT

Je ne sais comment te saisir, ô mon Roi, et ta pensée

m'échappe. Tout me semble être désordre et je ne puis

comprendre tes paraboles.

LE ROI

Mais il n'y a rien à l'image. Je te dis que je me suis trompé,

que j'ai compris des fautes de jugements. Que je n'ai pu, Moi le

Roi, tout concevoir de la réalité du pouvoir. Le temps m'a

permis de comprendre la nécessité des seconds. Le temps m'a

donné des tempes grises.

194


LE CONFIDENT

Je vois un Toi-même et son double. Hier, tu te voulais

haineux et plein de fougue. Aujourd'hui, tu es tiède et doux

comme l'agneau naissant. J'aurai beau toucher mon roi, tâter ses

habits, qu'il m'apparaîtrait tout autre.

LE ROI

Ces dernières heures, j'ai pensé longtemps sillonnant mon

palais. J'ai pensé, j'en ai tiré des idées.

LE CONFIDENT

Peux-tu me préciser ce que tu ressens ? Peux-tu m'éclairer

quelque peu ?

LE ROI

Il est certain que des troubles récents ont noyé ma raison.

Mes pensées ont déliré. Mais étais-je coupable de subir un tel

dilemme ? De m'acharner contre le destin ?

195


LE CONFIDENT

Tu as donc compris qu'il fallait t'en remettre à la Vérité de

nos Dieux ?

LE ROI

Oui, mon Confident, mais était-ce acceptable d'ajouter à la

mort de mon épouse l'infanticide du Prince ? L'amour et la

passion m'enchaînaient à d'autres esclavages. Et pouvais-je

tolérer le meurtre d'un Fils pour le droit d'un État ? La raison et

la souffrance m'interdisaient de comprendre ainsi.

LE CONFIDENT, opportuniste

Je puis, et si tu le veux, tout organiser. Je suis maître, et

engendrer le plus pur des maléfices. Il me suffit d'entendre ton

ordre, je saurai obéir au plus tôt. Toutes ces contraintes sont

détestables. Mieux vaut les régler rapidement. Le soulagement

est appréciable. Ne crois-tu pas, Seigneur ?

196


LE ROI, désespéré

Il ne sait plus, ton Seigneur. Pourtant il te donne le droit

d'accomplir tout acte selon ton bon désir. Il ne sait pas, ton Roi,

pourtant il te permet d'égorger son prince. Que tout cela lui

paraît horrible et atroce !

LE CONFIDENT

Tu t'en remets à ta vision première, tu as toujours des

relents d'ancienneté qui circulent dans ton âme. Certes, cela est

difficile à accepter. Mais il faut savoir prendre des décisions

mêmes aberrantes dans des moments terribles !

LE ROI

Soit, je te donne le droit. Mais cela est contre ma volonté.

Tu n'étais pas sans l'ignorer. Je t'ordonne de tuer ma chair. Oui,

ma propre chair. Ainsi, tu pourras organiser un crime contre un

Enfant. Une Mort ignoble contre un rêve pur. Va, accomplis ton

devoir, et tue. Mais laisse-moi, dans le silence, résigné à

souffrir mes douleurs.

197


LE CONFIDENT, joyeux et cynique

N'ai guère de crainte. Il ne souffrira pas. On pourra

l'étouffer, ou lui enfoncer un poignard dans le cœur. La

jeunesse sait s'en aller rapidement. Et puis, ce n'est rien de tuer

ce qui n'existe pas encore !

LE ROI

Je te demanderai de ne pas insister. Tu es sinistre et stupide.

Mais, tâche d'avoir suffisamment d'intelligence pour ne pas

m'expliquer un crime. Celui de mon Enfant. Ton silence serait

plus approprié que ta vulgarité dans ces instants d'outrance.

198


SCÈNE QUATORZIÈME

Le Confident, le Second

LE CONFIDENT

On serait pour le moins étonné. On pourrait prétendre en

une incapacité à comprendre. Soit, notre Roi est fou. Ou, c'est

un cynique qui sait, de son mieux, cacher ses pensées. Ce n'était

pas le Roi qui s'exprimait dans cette pièce. Non, c'était son

double - une sorte d'incompréhensible, d'incompatible à

assimiler. Il m'a donné le droit d'assassiner son enfant. Il m'a

permis de l'égorger ou d'enfoncer une lame blanche dans son

corps. Ne crois-tu pas, mon Second, qu'il soit devenu insensé ?

LE SECOND

Je ne sais que dire. Je n'ai pas assisté à votre rencontre

dernière. Il m'est difficile d'exprimer mon avis. Il me considère

comme étant des plus stupides. Chaque fois que je tente de

donner mon opinion, il me fait taire.

LE CONFIDENT

199


Ne trouves-tu pas toutefois étrange qu'un Roi qui aime avec

une telle passion son enfant, autorise son Confident à accomplir

ce crime ?

LE SECOND

Ses comportements, ces semaines passées, ont éveillé un

doute dans l'esprit d'un grand nombre de témoins. Aucun n'osait

intervenir afin d'obtenir des explications rassurantes. D'ailleurs

personne n'aurait pu parvenir à le faire parler. Tout était

incohérence : les mots, les sons se mêlaient dans sa bouche.

Des bribes suivies de longs silences ! Des balbutiements, des

cris et des grognements de bête ! Mais possédions-nous le

pouvoir d'imposer au Roi de se justifier ? Les premiers

symptômes de son dérèglement étaient dans ces crises, ces

simples déliriums. Puis les grands délires, les évanouissements

insensés se sont succédé. Seules, les nourrices étaient désignées

pour l'approcher. Les médecins étaient interdits de présence

près de sa couche.

200


LE CONFIDENT

Il pourrait aisément se transformer en acteur, et feindre une

folie absurde, prétendre en sa faiblesse d'esprit, et jouer au

dérèglement cérébral.

LE SECOND

Je ne vois guère l'utilité de passer pour un malade mental.

Le poids de sa destinée lui semble peut-être inhumain à

supporter. Les raisons de ses tourments sont liées à son atroce

Vérité.

LE CONFIDENT

Tu parles encore des prédictions de la Prêtresse ?

LE SECOND

Je pensais, il est vrai aux paroles prononcées par l’Éclairée.

Il est Roi. Mais dans le cœur d'un Roi se dissimule le cœur d'un

homme. Ce n'est pas une cuirasse dorée, ce n'est pas une

couronne qui cacheront les sentiments, les douleurs que

201


subissent tout vivant. N'a-t-il pas connu l'horreur en perdant son

épouse ? Ne doit-il pas connaître la haine en tuant son Fils ?

LE CONFIDENT, rassurant

N'aie crainte à ce sujet. Nous saurons agir. Nous saurons lui

épargner un tel sacrifice. Nous pouvons aisément décider à sa

place, et accomplir l'acte de mort. Je ne tente pas de jouer les

êtres cyniques ni les personnes maléfiques, mais il nous sera

aisé de lui cacher l'Infanticide. Tout au plus, en aura-t-il

connaissance en temps voulu ...

LE SECOND

Seuls les comportements extrêmes sont réservés aux plus

grands. Seules les Dieux sachant leurs puissances, les

soumettent à des épreuves ignobles. Nous qui sommes faibles,

nous qui sommes des êtres secondaires n'avons qu'à nous

plaindre d'un peu de fièvre, ou d'une tousserie ridicule. Voilà

bien la démonstration du choix de nos Dieux ! C'est

certainement une preuve irréfutable !

202


LE CONFIDENT

Certes, ceci est fort bien dit. Mais cela n'explique rien.

Notre Roi est avant tout un homme. Un humain qui pleure, qui

gémit, qui veut se faire plaindre, et qui sait créer la compassion.

Toi-même tu te prends à son jeu, tu t'enfonces dans son système

de pleurnicheries et de lamentations. Mais n'oublie pas, Jeune

Homme, qu'il est le Roi. Que par-delà ses droits aux sensibilités

physiques, il est le Maître d'un État. Il a pour mission terrestre

de rendre son peuple heureux. Il lui doit prospérité, bonheur et

bien-être. Ainsi en ont décidé les oracles et le sang de sa

naissance.

LE SECOND

Tu veux que j'analyse le changement mystérieux de notre

Roi ? Tu m'as donné audience afin que je puisse t'éclairer

quelque peu ? Tu m'as flatté, Confident. Tu souhaites entendre

mes propos. Je tâcherai donc de ne point te décevoir.

=)

Le Roi a longtemps réfléchi. Il veut épargner son Fils. Il

refuse sa Mort. Sa volonté d'acquiescer avec une telle facilité

l'infanticide du Prince cache un piège. Il tentera de substituer

203


un Enfant, et essayera d'en proposer un autre à sa place. C'est

que ce que je crois, je ne peux le jurer. Force est de reconnaître

que cela semble sensé.

LE CONFIDENT

Nous devons tout faire pour que l'Enfant du Mal soit

poignardé. Quel serait l'intérêt d'en achever un autre ? Aucun

Dieu ne nous pardonnerait d'avoir osé le mystifier. Tous

s'acharneraient sur notre présence, et nous causeraient les plus

noirs maléfices. Mais viens, hâte-toi, et disparaissons. Tout ce

qui est dit dans ce palais se transforme en complot. Fuir le plus

rapidement est toujours preuve d'intelligence. Suis mes pas et

glissons nous par cette porte étroite.

204


TROISIÈME PARTIE

205


SCÈNE QUINZIÈME

Le Roi, Première, Deuxième et Troisième

Nourrice.

LE ROI

Holà ! Toutes les trois, approchez ! Le Roi demande votre

présence. Ne tardez à venir ! Mais se presseront-elles d'arriver,

ou faudra-t-il faire sonner les trompettes du Palais ? Le Roi

donne un ordre, et les plus insignifiantes du royaume ne s'y

soumettent pas. Parfois, je doute de ma puissance, et de ma

capacité à gouverner mon État. Les chiens et les chevaux

obéissent mieux encore à leur Maître !

PREMIÈRE NOURRICE

Pardonne-nous, Seigneur, nous étions au fin fond du Palais,

et les couloirs sont longs à traverser. Nous avons couru, nous

heurtant aux gardes et nous voilà enfin !

206


DEUXIÈME NOURRICE

Nous aurions voulu nous presser davantage, que nous n'y

serions pas parvenues.

TROISIÈME NOURRICE

Plus encore ! Dans ces dédales de couloirs qui ressemblent

à s'y méprendre à un labyrinthe, nous aurions pu nous perdre.

LE ROI, agacé

Soit, vous avez accompli un exploit en vous pressant

d'obéir à votre Roi. J'ignore comment vous en remercier. Je dois

toujours faire preuve d'une grande tolérance pour ces nourrices.

Depuis longtemps, je pouvais vous répudier. Mais je suis trop

bon, et je sais pardonner vos faiblesses. Je vous concéderai la

possibilité de vous racheter ...

PREMIÈRE NOURRICE

Maître.

Nous mettrons tout notre pouvoir afin de plaire à notre

207


DEUXIÈME NOURRICE qui renchérit

Certes, nous n'avons qu'un seul souci : être efficaces et

soumises, car tel est le vouloir de notre Roi.

TROISIÈME NOURRICE

Mieux encore ! Nous avons été conçues pour satisfaire à sa

volonté.

LE ROI, ironisant

Puisque vous êtes, mes chères servantes, si désireuses de

me satisfaire, je vous demanderai de me rendre un service. Un

simple petit service. Cela est de piètre importance, et je suis

assuré de votre capacité.

PREMIÈRE NOURRICE

Tout ce qui sera en notre pouvoir, Seigneur, nous te le

donnerons. Tu peux nous croire. Nous t'obéirons.

208


DEUXIÈME NOURRICE

C'est certain, nous avons toujours voulu plaire à notre Roi.

LE ROI

Un Roi est souvent un homme d'excès. D'étranges envies

sillonnent sa cervelle. Mais il est le Roi. Et il bénéficie du

privilège unique de pouvoir satisfaire à ses folies. Il peut, sur le

champ, imposer à une femme de lui remettre ses charmes. Il

peut, s'il le désire, boire dans une coupe sacrée le sang d'une

agnelle égorgée. Il peut, sans raison aucune sinon la sienne voir

un esclave fouetté puis sa tête tranchée. Je pourrais, si bon me

semble vous imposer mes lois de tortures. Je pourrais, cela me

serait peut-être amusant, faire arracher vos tétines, vos grosses

poitrines pleines de lait ! Vous trois qui êtes inutiles pouvez me

servir de jeu subtils. Je pourrais en tirer un rire satanique. N'estil

pas vrai que vos fesses rondes et rebondissantes seraient un

lieu agréable de jouissance pour un étalon en rut ? Il existe

encore mes guerriers, mes braves soldats qui interdit de l'acte

charnel, se plairaient aisément à jouir de vos charmes. Voyez

comme tout cela est gras et épais ! Voyez comme cela est fait

pour la luxure et pour le bel amour !

209


PREMIÈRE NOURRICE

Mais pourquoi, Seigneur, cherches-tu à nous faire trembler

avec de telles craintes ? Pourquoi donc veux-tu frapper nos

âmes avec de telles horreurs ? Quel mal avons-nous donc

commis pour que tu veuilles nous accabler ?

LE ROI

Je tentais de vous montrer ma puissance, ma capacité de

faire le Mal là où est le Bien, et à faire le Bien là où est le Mal.

Ceci est un privilège donné aux plus puissants !

DEUXIÈME NOURRICE

Cela est pénible à supporter !

LE ROI

Loin de vous faire souffrir ainsi mes toutes petites ! Je

souhaite seulement que vous répondiez à l'un de mes désirs.

Mes goûts sont des plus simples. Je veux que vous parcouriez

210


la contrée afin de trouver un Lui-Même qui lui ressemble. Je

veux une identité à l'image de mon Fils. Une sorte de miroir

vivant à trois dimensions. Une espèce de jouet animé par lequel

il reconnaîtra son Soi-Même. Allez ! Vous toutes les trois,

pressez-vous d'agir !

PREMIÈRE NOURRICE

Donne-nous, Seigneur, quelque temps de recherches, et

nous pouvons t'assurer de trouver l'Enfant désiré. Nous te le

remettrons en mains propres d'ici à quelques jours.

DEUXIÈME NOURRICE

Nous y parviendrons. Nous te le promettons.

LE ROI

du Roi.

Ainsi selon ma volonté. Cela doit s'accomplir selon l'ordre

SCÈNE SEIZIÈME

211


Première, Deuxième et Troisième Nourrice.

PREMIÈRE NOURRICE

Il doit certainement prétendre que nous sommes les

nourrices les plus naïves, les plus stupides de son royaume. Il

nous a toujours dédaignées, reléguées à l'état de basses

servantes. Mais son jugement se transforme en bêtise ; son

raisonnement en monstre de débilité.

DEUXIÈME NOURRICE

Un Roi tourmenté est en proie aux plus immenses folies.

D'ailleurs cela n'est plus penser que de donner de tels ordres !

Ce Roi possédé n'a plus l'autorité pour gouverner.

TROISIÈME NOURRICE

Nous nous imaginons très nettement sillonner les campagnes,

nous introduisant de force dans les habitations, et nous emparant

avec violence d'un enfant qui ressemble au sien !

212


PREMIÈRE NOURRICE

Il a tenté par la terreur et par la frayeur de nous imposer à

trouver un Enfant autre !

DEUXIÈME NOURRICE

Son délire est tel que les finesses qu'il croit les plus subtiles

deviennent des monstres de grossièretés. Et sa folie engendre

de telles absurdités qu'il ne peut même plus les critiquer.

TROISIÈME NOURRICE

Il n'existe pas dans cette contrée un homme qui ne soit

conscient de la nécessité de tuer l'Enfant. Tous savent

désormais l'indispensable obligation de ce sacrifice. Et lui par

jeu, par amusement, je suppose, souhaite trouver un enfant qui

soit le double du sien !

PREMIÈRE NOURRICE

Voilà bien le comportement d'un roi au bord de son gouffre

noir ! Il nous a traitées de vulgaires femelles, justes bonnes à

213


nourrir son Prince. Il a prétendu que dépourvues d'intelligence,

notre seul devoir était d'accomplir ce travail.

DEUXIÈME NOURRICE

Le raisonnement du Roi est tout autre. Il ne cherche pas à

mystifier son épouse. La Reine est morte, succombant lors de

l'enfantement. Il veut simplement tromper la Cour, ses proches

et son Confident. Il croit seulement que ses hommes, que

l'Autorité et que la Prêtresse accepteront ce subterfuge, en toute

naïveté !

PREMIÈRE NOURRICE

En vérité, plutôt que de tenter de tromper le Royaume et la

Cour, il nous serait plus aisé de mentir au Roi. Un subterfuge

serait plus réalisable ... plus simple à obtenir qu'une substitution

avec un enfant Autre.

DEUXIÈME NOURRICE

D'ailleurs, il nous serait impossible de trouver une moitié

identique.

214


TROISIÈME NOURRICE

Une idée me vient à l'esprit. Je n'ose l'exprimer tant elle me

paraît évidente, je crains de passer pour une idiote à vos yeux.

PREMIÈRE NOURRICE

Nous sommes toutes trois des Soeurs, des nourrices au

comportement semblable. Si l'une d'entre nous émet une idée

stupide, toutes trois nous nous trompons. Mais si l'une d'entre

nous a une idée intelligente, nous toutes en profitons. Parle.

Exprime-toi. Cela n'aura aucune incidence.

TROISIÈME NOURRICE

Certes, cela n'aura aucune incidence, et mieux encore, cela

peut nous être bénéfique ...

PREMIÈRE NOURRICE

J'ai trouvé l'Enfant ! Ne me regardez pas avec vos yeux

ébahis. Je vous dis : j'ai trouvé l'Enfant. Cela vous étonne, n'est-

215


ce pas ? Cela vous semble impossible ? Il nous suffit de prendre

le propre Prince, de le grimer, de le maquiller, de lui donner une

attitude autre et le Roi lui-même, le Roi qui est pris de folie se

trompera.

TROISIÈME NOURRICE

Quel châtiment subirions-nous s'il venait à découvrir

l'indigne tromperie ! Pauvres de nous, quelles tortures cruelles

nous infligerait-il !

DEUXIÈME NOURRICE

Toujours, tu es dans la crainte et dans l'angoisse. Tu te mets

à trembler pour n'importe quoi.

PREMIÈRE NOURRICE

J'ai trouvé comment lui donner un autre Prince qui est le

sien propre. N'est-ce pas une bonne idée ?

216


TROISIÈME NOURRICE

Les nourrices ne savent pas penser. Cela n'est pas de leur

compétence.

DEUXIÈME NOURRICE

Tu en es toujours à renâcler, à douter. D'ailleurs, il n'y a pas

de choix. Il n'y a aucun choix. Laissez-moi agir. Je sais

comment faire. Je vais salir l'Enfant, je saurai l'envelopper dans

des langes infects. Une autre layette, des habits de pauvres et le

subterfuge se transformera en idéal de réalité.

PREMIÈRE NOURRICE

Hâtons-nous, toutes trois. Allons quérir le Prince, et

grimons-le. Le temps nous presse, il nous pousse. Venez, mes

sœurs !

217


SCÈNE DIX SEPTIÈME

Le Roi, Première, Deuxième et Troisième

Nourrice.

LE ROI

Je me tourmente, je tourne mécaniquement comme une bête

emprisonnée, et qui ne sait comment échapper à son sort

sinistre. Et ma prison est palais. Et ses barreaux sont invisibles

comme le sont les fils que tirent les Dieux, là-haut. Je ne suis

qu'une marionnette royale. Mon seul privilège est de rire ou de

pleurer, de ma lamenter ou de me faire obéir, ainsi selon la

volonté des maîtres du ciel !

Je me dois d'apprendre la patience, de me résigner à

compter le temps. Les heures s'écoulent, elles m'épuisent. Les

minutes s'égrainent. J'attends encore. Un Roi qui est la

puissance même dans son État est soumis à ces tortures, à ces

obligations. Je m'interroge, et ma cervelle s'énerve. Elle est

excédée. Je l'interroge : où sont ces Nourrices ? Que font-elles ?

Courent-elles dans toute la Contrée ? Ont-elles déjà trouvé

l'Enfant autre qui est Mien ? Cette attente est insupportable.

218


Toute ma destinée en dépend, et tout mon stratagème trouve ici

la raison de mon existence de Roi.

Je me suis plongé dans la bêtise. J'ai commis l'erreur

aberrante de m'en remettre à de vulgaires imbéciles afin de

résoudre un problème que seuls les Dieux et les plus Grands

sont aptes à régler. Mais pourquoi donc, me faut-il toujours

m'en référer à la bassesse, à l'infecte servitude afin de satisfaire

aux nécessités que seuls les élus sont sensés comprendre ?

Mais, était-il possible d'agir différemment ? Avais-je une voie,

un chemin autres dans lesquels je puisse m'engouffrer ? De

toute part, quelque fût le lieu de penser où se dirigeait mon

âme, une seule direction m'éclairait : ces Nourrices, ces simples

donneuses de lait ! Que je les hais ! Si mon pouvoir me le

permettait, - mais mon pouvoir me l'autorise, je les égorgerais

ces insignifiantes !

PREMIÈRE NOURRICE

Seigneur, déjà nous sommes revenues et nous sommes

parvenues à trouver l'Enfant. Nous avons agi rapidement.

219


DEUXIÈME NOURRICE

Il serait mensonge de dire que de le trouver fut chose aisée.

Il nous a fallu frapper de porte en porte, ouvrir avec force au

nom du Roi des mansardes et des chaumières qui s'obstinaient

dans leur silence.

TROISIÈME NOURRICE

Mais tu n'es pas sans ignorer que les temps sont difficiles,

que ces temps-ci sont impossibles à supporter. N'était-il point

un heureux soulagement pour une famille de pauvres que de

laisser partir un enfant, qui était un poids à soutenir ? Nous

avons prétendu que cet enfant vivrait et mourrait dans le palais

du Roi. Nous avons glissé quelques pièces dans la bourse du

pauvre, et son bonheur atteignait son comble.

PREMIÈRE NOURRICE

Plutôt que de palabrer, tu dois certes être curieux de voir

l'enfant ? N'es-tu pas pressé de savoir à quoi il ressemble ?

220


DEUXIÈME NOURRICE

Nous avons dû le cacher dans des langes afin que personne,

pas un soldat, pas un garde ne pût le reconnaître. Nous avons

fait preuve de finesse afin qu'aucun regard épris de curiosité ne

pût observer sa face rose.

TROISIÈME NOURRICE

Vous hâterez-vous de le donner au Roi ! Il attend cet instant

avec une telle impatience ! Pressez-vous de lui montrer son

visage juvénile ! Le Roi demande à le voir, ce petit protégé !

PREMIÈRE NOURRICE

Prends, Seigneur, il est toi. Prends-le dans tes bras. Et

apprécie sa ressemblance ! Il nous aurait même été impossible

d'en trouver un qui lui ressemblât si exactement.

221


LE ROI

Toujours est-il que ses draps sont une pure infection ! On le

dirait avoir été roulé dans du crottin de cheval. Que tous ses

traits semblent cachés derrière cette couche de crasse ! Certes,

en l'observant, je puis retrouver quelques facéties qui me

rappellent le Prince. En y regardant de plus près, certaines

mimiques, certains comportements paraissent correspondre au

Mien. Et voyez, il a déjà la même douceur. Il me connaît à

peine et le voilà qui me sourit.

Vous auriez pu me le présenter sous un aspect plus

agréable. Je sais que ces pauvres n'ont guère souci de l'hygiène

mais un bon bain, des senteurs parfumées n'auraient en rien

dépareillé à ses charmes premiers. Soit, vous vous êtes hâtées

de me le donner. Je ne puis vous en tenir compte, et j'apprécie

votre zèle à satisfaire au désir de votre Roi. je me rappellerais,

n'ayez crainte de l'empressement avec lequel vous avez

accompli votre tâche. Votre Roi est bon, et votre Roi sera s'en

souvenir. Mais c'est qu'il me fait des risettes, et moi je lui

réponds en lui chatouillant le bas ventre. Comme cet enfant est

adorable, et comme il ma paraît injuste de le vendre à la Mort !

222


Pourtant aucun choix autre ne s'offre à mon destin. Je me dois

d'agir ainsi.

Plus je l'observe, et plus je considère qu'il est l'image du

Mien. Sa mère qui est une vulgaire pauvresse devait ressembler

étrangement à la Reine. Mais balivernes et foutaises que tout

cela ! Point de sentiments ! Point d'attendrissements ! Le Mien

est caché par mes servantes en un lieu sûr... Le Mien ne subira

pas la Mort horrible inventée par les augures.

SCÈNE DIX HUITIÈME

Le Confident, le Second.

LE SECOND

Je puis dire que cette épreuve me fut difficile, délicate. J'ai

dû extraire tout le courage qui était en moi. Enfin, je l'ai tué. Il

est mort.

223


LE CONFIDENT

Tu n'en n'es pas à ton premier meurtre. Tu as su déjà agir

ainsi. Et avec quel zèle et avec quelle aisance, tu accomplis tes

crimes ! Tu es un second rempli d'espoir ! Certes, ton avenir est

assuré ! Moi-même, je me souviens de mes jeunesses. Les

forces me manquaient, elles m'échappaient, mais il y avait le

devoir, et je pensais au devoir ! Alors j'ai appris. J'ai fait le

sinistre apprentissage, le lugubre apprentissage de la nécessité

de tuer, ou du moins d'écarter. Il est de certains êtres qui ne

peuvent par leur présence entraver aux affaires de l’État. Il est

que nous devons les éloigner au plus tôt. Le royaume en

dépend, et la puissance du Roi aussi.

LE SECOND

C'est toujours aisé de s'exprimer ainsi. Les discours sont de

belles paroles, mais les actes sont à exécuter. Tu ne pourras

savoir le dégoût, le vomissement qui se sont emparés de mon

âme.

224


LE CONFIDENT

Si tu ne l'as pas tué avec froideur, avec détermination c'est

que tu as encore à progresser. Je t'expliquerai comment frapper,

et où frapper.

LE SECOND

Les nourrices m'ont remis la chair. Elles l'avaient burinée

d'excréments et d'odeurs putrides. Elles m'ont donné une

puanteur. Le Prince du Mal était si bien caché, si bien grimé

que le Roi lui-même n'aurait pu le reconnaître.

LE CONFIDENT

Cela est étrange, cette soumission des esclaves. On les

croirait créer pour servir ou pour obéir.

LE SECOND

Il m'a fallu suivre l'oracle, prendre l'Enfant et l'emporter

dans les lieux de la Prêtresse. En vérité, ce n'est point une

225


habitation, ce n'est qu'une vulgaire masure. Tout y est sordide.

Quelques symboles sont accrochés aux murs, des symboles

dont on ne peut comprendre la signification. La Prêtresse était

là, et feignait d'ignorer ma présence. Elle récitait stupidement

des prières impossibles à assimiler par le plus simple des

mortels. Des râles, des gémissements, suivis de longues

lamentations.

Le plus obscur fut quand elle se découvrit, se déshabilla et

proposa sa nudité au feu sacré. Elle caressait ses seins, tendait

ses pointes érectées vers le foyer. Que la Prêtresse était belle !

Que ses formes étaient attrayantes à observer ! Cet étrange, une

retenue s'empare de l'homme, et il n'ose l'approcher. Il l'admire

à quelques pas, et ne peut l'atteindre. Je l'ai entendue gémir. On

aurait dit qu'elle recevait le Démon en elle. Petit à petit, son

corps s'est crispé, sa bouche a craché une salive épaisse et

noire. Des contorsions subites et incontrôlées se dégageaient

hors de sa chair. Durant un instant, j'ai cru bon d'intervenir, et

de l'aider à sortir de la transe. Cela était un comportement de

jeunesse, un acte stupide : j'oubliais qu'elle était Prêtresse, et je

voulais secourir une femme !

226


L'Enfant était entre mes bras, et je me devais d'accomplir le

Meurtre. Elle s'empara d'un morceau de bois qu'elle introduisit

dans son vagin, pareille à celle qui veut tuer le fruit de ses

entrailles. Et moi, je vis briller sur la pierre, une lame

étincelante. J'étais comme envoûté, comme pris de convulsions.

Mes sens ne m'appartenaient plus, et mon âme n'obéissait plus à

ma raison.

Était-ce le prodige du lieu, la puissance de l'incantation ? Je

me suis dirigé pareil à un être incapable de décider de lui-même

vers la dalle des sacrifices. J'ai ôté les langes infects que

revêtait le Prince. Je l'ai mis nu dans tout sa pureté, ou dans tout

son satanisme. Et posément, lentement j'ai fait glisser le fer le

long de sa gorge. Je ne savais par où l'achever. Me fallait-il lui

ouvrir le cou, me fallait-il enfoncer la pointe de son cœur, ou

devais-je à plusieurs reprises le frapper au ventre ? Cette

dernière intention m'a choqué. Je voyais très nettement des

entrailles gavées de lait, et de matières fécales surgir hors de

son corps. Il m'était délicat aussi de frapper à plusieurs reprises

avec une lame tranchante ses poumons. L'endroit semblait si

difficile à déterminer. J'ai préféré une solution plus facile. J'ai

décidé de l'attaquer à la gorge.

227


Le couteau écarte les plaies, et le sang coule lentement. En

vérité, on a l'impression d'égorger un agneau. Que sais-je s'il a

eu le temps de pleurer, ou de s'apercevoir du Meurtre ! Il était

trop jeune. Oui, trop jeune. Certes, j'ai commis quelques

maladresses, le couteau a glissé. Deux ou trois reprises me

furent nécessaires. Au moment même où l'enfant expira, la

Prêtresse hurla de toutes ses forces. Et je compris que Mal avait

été chassé. L'objet à présent se consume dans les braises du

foyer. A mesure que je tuais l'Enfant, un hâle de quiétude

envahissait son visage. Une sérénité certaine se dégageait de

son corps entier. La Prêtresse prenait forme, elle retrouvait sa

chair. Elle s'est comme réveillée, a essuyé ses sueurs, s'est

rhabillée rapidement, comme une vierge pudique, honteuse de

montrer ses charmes. Moi, j'ai fui ce lieu lugubre. Ainsi, je t'ai

raconté ce qui a été fait, et ce qui a été achevé.

228


SCÈNE DIX NEUVIÈME

Le Roi, le Messager.

LE ROI

Oui, on m'a trompé ! Vous tous m'avez trompé ! Que vous

soyez Second, Confident, Nourrices ou Messager, vous tous

avez usé d'un stratagème ignoble et vicieux à l'égard de ma

personne. A présent il ne me reste rien, rien qu'un sentiment de

profonde injustice et d'immense solitude. Je suis banni, trahi de

vous tous. Toi-même, mon Messager, toi en qui je voyais la

pureté et l'amour pour un Roi, - toi en qui je croyais déceler la

haute amitié, tu m'as haï.

Que ne suis-je maintenant qu'une vulgaire pourriture de

chair humaine ! Que ne suis-je qu'un piètre appauvrissement de

ma dignité royale ! Non satisfaits d'avoir laissé se languir dans

des cris et des déchirements terribles ma femme, mon épouse et

mon bien, vous vous êtes acharnés à frapper avec horreur avec

votre cynisme, mon petit mon plus tendre, mon Enfant.

229


LE CONFIDENT

Sache ô mon Roi, que je ne pouvais résister à cette force

politique. Moi-même, ton plus proche j'ai été soumis à obéir.

Par-delà, cette injustice ignoble, sache, qu'en rien je n'ai

participé à ce supplice - mes mains sont trop pures. Je ne les ai

pas baignées dans le sang de ta chair. Mon cœur t'a tant aimé.

Je n'aurai pu le salir sur les coulées rouges de ton Fils.

Mon devoir est de te soutenir, de t'aider à accepter la cruelle

épreuve que le destin t'a infligée. Mon devoir est de toujours te

donner l'espoir en moi, la foi d'exister et le courage de

poursuivre ta tâche, la tâche royale.

Tant de jours nouveaux s'offrent à toi. Il est certes délicat

d'oublier son passé, de vomir ces choses sacrées qu'étaient la

Reine et le Prince. Mais il est nécessaire de projeter ses yeux

vers demain et de penser à ton peuple, à ses terres et à sa

nouvelle richesse. Ne réduis pas, Seigneur,

ton corps et ton âme à de vulgaires charpies. Ne t'enfonce

pas dans la détresse la plus noire. Il te faut prendre sur Toimême,

démontrer à tous, au peuple et aux médiocres, que tu es

230


un homme de force, qu'il y a un flux puissant qui roule dans tes

veines. Plus encore en cet instant, tu te dois de cacher ta misère.

Tu te dois de prouver que tu y gagnes en grandeur.

Sache leur cacher ton désespoir, et assume-toi avec ta

dignité. Eux, tous ces rapaces seraient trop satisfaits de te voir

accablé par leurs augures. Eux, tous attendent ton premier signe

de défaillance afin de t'expulser du trône, et de prendre ta place.

Est-ce cela que tu espères de l'épreuve ? Est-ce ta volonté que

t'abandonner ta puissance ? Ils seraient très heureux de te vois

remettre ton pouvoir en d'autres mains. Ils seraient les premiers

à prendre les rênes de l’État, et à gouverner en ton nom et en ta

personne. Quoi de plus magnifique que de reléguer un Roi au

rang d'un Second ! Et quoi de plus splendide que de te laisser

dans un rôle d'obéissant ! Ainsi, tu veux finir dans la misère et

dans la pauvreté ? Je te demande, Seigneur, de te reprendre et

non pas de te lamenter sur ton passé.

LE ROI

Vous m'avez fait tant de mal ! Vous m'avez trop fait souffrir

! Mes forces ne sont plus. Elles m'abandonnent. Je suis jeune et

je parais usé par l'âge, détruit par les tourments, impuissant,

éloigné de toute fécondité ...

231


LE MESSAGER, tout à coup

Écoute, entends-les déjà. Tous tes proches s'en viennent. Ils

accourent. En rien, ils ne sont venus pour t'accabler, ils

viennent pour encenser le Roi.

LE ROI

Me faudra-t-il jouer les hôtes accueillants . Me dois-je

encore imiter les élus déchus par la douleur qui se résignent à

leur destin ? Après tant de maux et tant de haines me suffira-t-il

de rentrer ma violence ?

LE MESSAGER

Sois-toi même et cela suffira !

232


SCÈNE DERNIÈRE

Le Roi, les autres.

LE ROI

Ainsi, vous voilà tous réunis. Toi, mon Second avec quelle

ignominie et quel vice réunis n'as-tu pas désiré la destruction de

mon Enfant ? Et toi, mon Confident, celui que je considérais

comme étant ma moitié, n'as-tu pas favorisé la mort violente du

Prince ?

Quant à vous, Nourrices gavées de puanteurs, n'avez-vous

pas usé d'un stratagème afin de décider de la tuerie de mon fils

? Que cela était fort beau ! Comme cela était bien fait ! Un

Confident gonflé de vices, à l'esprit perfide, dont les poignards

sanglants brillent à la lumière de la Vérité, décide de

l'indispensable nécessité d'accréditer le Mal du moins pour

favoriser la prospérité. Ha ! Quelle est belle ! Quelle est

splendide la Prospérité de ce royaume !

Un Second plus stupide que son maître, nourri du sublime

apprentissage de ce dernier, obéissant avec un zèle étonnant et

233


n'hésitant pas à frapper en plein cœur, à enfoncer dans ma chair

le bien futur de cet État !

Un Messager à la courtoisie exquise ! Son âme si pure ne

pourrait se prévaloir de l'infection et de la puanteur de son sang.

D'ailleurs observez-le. Voyez son repentir : que ses larmes sont

pleines de miséricorde !

Certes, moi le Roi, je ne suis pas exclu de tout stratagème,

de toute volonté afin d'exorciser ce crime. Moi-Même je

reconnais avoir agi avec une naïveté enfantine. J'ai cru avec

toute la bêtise qui règne dans la cervelle d'un homme désespéré,

pouvoir évincer le Destin, ou du moins le transformer à mon

avantage. Et comment m'y suis-je pris ? Comment ai-je tenté de

le changer ? Tout simplement en m'en référant à ces nourrices,

à ces vulgaires femelles qui têtes honteuses se cachent dans

l'ombre de ce palais, à celles-là mêmes qui n'osent plus lever

leurs regards. Comme je puis les comprendre ! Et comme

j'agirais ainsi ! Je ne possède plus même la force de vous haïr.

Je n'ai plus le courage d'en détester un seul. Vous êtes tous

coupables, et moi je suis innocent. Ou je ne sais plus. Peut-être

est-ce l'inverse. Vous étiez tous désireux de favoriser

234


l'Infanticide, et moi je me bornais à l'ignorer, à refuser ce

meurtre horrible ...

LE CONFIDENT

Il ne te reste plus, Seigneur, qu'à tous nous châtier, à tous

nous punir avec la haine qui mugit en toi. Tu peux le décider,

car tel est ton pouvoir de nous tuer tous. Que nous soyons

Prêtresse, Second, Messager ou Confident, tu peux venger ta

détresse profonde, et nous infliger une sinistre torture. Nous

accepterions la mort avec quiétude certaine. Nous l'accepterions

car nous tous avons conscience d'avoir accompli l'indispensable

utilité.

LE SECOND

Certes, j'avoue devant tous, avoir poignardé ton Prince.

J'avoue encore avoir glissé la lame étincelante dans sa gorge. Si

un seul ici mérite ta punition, Seigneur, c'est moi. C'est moi le

plus grand coupable de cette assemblée. Prends ma vie. Elle

t'appartient. Je ne suis plus rien, comme d'ailleurs, je n'ai jamais

été. Je ne suis qu'un simple exécutant mais je suis le poignard,

le bourreau donc ta Mort.

235


PREMIÈRE NOURRICE

Qui oserait prétendre en ma pureté ? Qui pourrait défendre

celle qui a trompé le Roi en grimant son Fils, et en le remettant

au Second. Je n'étais pas sans ignorer la fin tragique qu'il devait

subir. Et je l'ai offert comme un présent de purification. Châtiemoi

aussi, Seigneur. Punis-moi en ce lieu car j'ai favorisé le

Mal.

LE ROI

A quoi sert d'insister ? A quoi vous sert donc de vous

maudire ? Souvenez-vous de ceci : seuls les Dieux, les Rois et

les Puissants sont soumis aux épreuves les plus infâmes. Vous

ne connaîtrez jamais les sentiments, les épreuves extrêmes

qu'éprouvent les élus. L'oracle a été décidé. Le hasard a été

aboli. Faire preuve de sagesse, accepter le destin imposé par les

Forces Inconnues, là est notre devoir. Mais nous seuls qui

sommes les plus grands devront comprendre et tolérer l'horreur.

Soit, que richesse, prospérité et bonheur s'étendent sur ce pays !

Que puissance grandeur et honneur encensent cette nation ! Et

236


ceci s'accomplira, car ceci est désormais décidé. Du moins, je

l'espère ! Du moins, je le souhaite !

LE RIDEAU TOMBE

237


ALEXANDRE

238


PRÉFACE d'ALEXANDRE

Voilà une pièce qu'il m'avait permis d'écrire il y a une

dizaine d'années. Je m'étais plu à m'essayer à cet exercice,

espérant avec ses lois et ses rigueurs apaiser un esprit rempli

des bouillonnements de la jeunesse.

Je me suis rapidement aperçu que le travail ainsi obtenu

était des plus détestables par sa manière et par les qualités de sa

forme. Je décidai donc de bannir cette pièce pour du moins

deux lustres et de l'enfermer au plus profond de mes tiroirs.

Les temps de la mallédiction étant achevés, je ressuscitai il

y a quelques semaines ce fameux Alexandre, et me décidai de le

dépoussiérer et de récupérer les nombreuses erreurs que j'avais

pu y glisser.

Je doute qu'un tel travail à notre époque puisse intéresser un

directeur de théâtre ou un quelconque lecteur. Il est plus aisé de

monter ou de lire une pièce en prose, facile d'accès et moins

soumise aux lois de la versification classique.

239


J'avoue pourtant que cet Alexandre qui m'a coûté en sueurs

est l'une des pièces que je préfère de mon répertoire. Les

constructions et les chiffres mathématiques en sont

certainement la raison.

Je m'accuse encore, considérant ma critique, d'avoir obtenu

deux morts en un seul lieu et un seul jour, et en cela je n'ai pu

respecter la stricte règle des trois unités.

J'espère toutefois que l'avis ne m'en tiendra guère rigueur et

se plaira à lire quelques endroits qui me paraissent fort beaux et

emprunt des plus nobles sentiments.

240


PERSONNAGES

Alexandre : empereur régnant.

Édith : mère Impératrice.

Callus : gouverneur et confident d'Alexandre.

Argone : Princesse destinée à Alexandre.

Ephilie : princesse captive, désirée par Alexandre.

Cléone : suivante d'Argone.

Céphise : suivante d'Ephilie.

Alphine : servante affranchie d’Édith.

241


La scène est dans une salle du palais impérial.

242


ACTE PREMIER

SCÈNE PREMIÈRE

Édith, Alphine

ÉDITH, excessive

Que ne suis-je en ces lieux, moi qui suis souveraine ?

Quels sont donc mes devoirs, ô moi grandeur de Reine ?

Je ne suis qu'une esclave enchaînée à mon droit,

Et mes puissants pouvoirs sont vains en cet endroit.

Que puis-je me lamenter et implorer mon sort,

Supplier, déclamer mon terrible remords !

Qui voudrait écouter une Reine exprimer

Cette horrible souffrance qu'elle se jure de clamer ?

Ôte-toi de cette ombre ! Montre-toi à la flamme !

Entendais-tu, perfide ce que disait mon âme ?

Ou feins-tu d'ignorer ce que tu as perçu ?

Pensais-tu te cacher quand je t'ai aperçue ?

Approche quelque peu que j'observe ta face.

Propose ton regard que le flambeau efface.

Cesse enfin d'hésiter. Je te sais près de moi.

243


Je veux que tu avances sans peur et sans émoi.

N'est-il pas insensé qu'en cette résidence,

Tout semble comploter en fausse confidence ?

Ne puis-je m'énerver qu'en ce lieu du palais,

Le dernier serviteur s'en remet au valet ?

Mais est-ce toi, Alphine ? Est-ce toi qui te caches ?

C'est donc un ennemi, un parjure ou un lâche !

Es-tu devenue sourde ? Répondrez-vous enfin ?

Ou dois-je me lever pour en savoir la fin ?

Que toutes ces voilures me semblent puériles !

Elles agitent des corps qui paraissent fébriles !

Votre Reine est lassée de ce jeu agaçant,

Et son esprit haineux peut se faire menaçant.

ALPHINE

Sauras-tu pardonner à ton humble servante ?

Si elle s'est comportée comme simple suivante,

C'est qu'elle n'osa jamais se proposer de près

A ta propre présence qui semblait en excès.

Je préférais me taire honteuse et sans courage.

J'attendais se calmer les ardeurs de ta rage.

244


Et si j'ai prétendu de ne point me montrer,

C'est que Reine en furie n'est pas à rencontrer,

Je t'écoutais hurler maudissant tant de haines,

Et j'entendais tes cris pareils aux inhumaines,

Que jamais tes fureurs se fussent adoucies,

Ni tes flammes brûlantes se fussent obscurcies.

Pouvais-je intervenir et contenir tes plaintes ?

Pouvais-je te soutenir dans tes sombres complaintes ?

Je restais éloignée te laissant délirer.

ÉDITH

Tu devais t'approcher te sachant désirée.

Seul me reste à songer à ma grandeur de Reine !

Mais ces temps sont bannis, ces temps de souveraine

Ne sont plus que poussière, et ma gloire est trahie.

Je ne suis que misère. Ma présence est haïe !

Je ne suis dans ces murs que ombre de passage,

Je ne puis exprimer le plus simple message.

Quiconque m'entendrait détournerait les yeux,

Et feindrait d'ignorer une Reine en ces lieux.

Je me dois d'implorer le dernier des esclaves,

Afin qu'il se soumette à son simple servage !

245


Il faut le supplier, lui quémander en vain,

Qu'il daigne se hâter de m'obéir enfin !

Ma puissance de Reine ne pourrait jamais vaincre.

Le vulgaire des mortels, je ne sais le convaincre.

Ma faiblesse de femme réduite à son Néant,

Ne saurait de son ordre imposer un suivant !

Quant à toi, mon Alphine, tu gardes ton silence !

Tu n'entends mon appel ! Cette belle insolence

Te permet d'éviter ta maîtresse excitée

Qui, encore plein d'aigreurs, te recherche excédée.

Toi-même, tu te plais à feindre à l'ignorante.

Ta course sur ce marbre toujours est fulgurante !

Tu joues à t'éloigner prétextant te hâter,

Car dans tout autre salle, Alphine doit s'apprêter !

A qui donc hors ta Reine dois-tu obéissance ?

Qui, régnant sur l'esclave t'impose sa puissance ?

Vas-tu te décider ? Me faut-il t'infliger

Ma sévère colère pour te voir t'obliger ?

Parleras-tu Alphine, ou faudra-t-il t'extraire

De ces lèvres fermées les sons que tu veux taire ?

Et vais-je t'arracher des lambeaux de soupirs,

Et obtenir les mots que ta voix peut m'offrir ?

246


ALPHINE, effrayée

Je te prie, ma Maîtresse, de pardonner mes craintes,

De ne point me damner dans l'horreur des complaintes.

Et je te le promets d'exercer mes devoirs,

De toujours m'essayer à plaire à tes espoirs.

Dispense-moi l'honneur de ne pas me chasser.

Je t'implore sur mon coeur de ne point m'expulser.

Accorde-moi le droit de pouvoir t'obéir,

D'accomplir par ta voix tout ordre de plaisir.

Permets à ta servante encor de t'aduler.

Concède-lui l'erreur et fais-la annuler.

Elle saura te prouver ce qu'elle est prête à faire,

Et pourra démontrer qu'elle sait te satisfaire.

A présent ton Alphine veut quitter ce lieu-ci.

Elle doit s'en retourner et s'éloigner d'ici.

Il lui faut se presser car d'autres habitudes

L'appellent à s'activer pour d'autres servitudes.

SCÈNE DEUXIÈME

Édith, Callus

247


CALLUS

Madame, j'ignorais qu'en ce sinistre endroit

Vous fussiez espérant le réveil de ce Roi.

Madame, je croyais qu'en cette heure si hâtive

Vous fussiez endormie, loin d'être si active.

Je vous conseillerais d'attendre que l'aurore

Voulût bien se lever. Dans ce palais, tout dort.

Puis-je vous décider de vous accompagner

Dans vos appartements que vous devez gagner ?

Que vous sert de rester en ce lieu si lugubre ?

Le jour n'approche point. Il vous serait salubre

D'attendre quelque temps. Le réveil de César

Ne sera indiqué que quelques heures plus tard.

Madame, je vous prie d'entendre mon conseil.

Il est vain de veiller. Chacun est en sommeil.

Cela est dangereux que de chercher rester,

Sans flamme et sans lumière pour être protégé.

Espérez-vous longtemps ce portique s'ouvrir ?

Ici tout fait silence, et tout paraît dormir.

Madame, acceptez d'attendre quelque temps

Que ce soleil s'éclaire jusqu'à son firmament.

248


ÉDITH

Votre Reine est lassée dans son attente vaine.

Elle demande son Fils en mère souveraine

Et prétend de son droit devoir l'entretenir.

De le rencontrer, elle se voit interdire.

Il n'est pas un moment où il ne m'est reçue.

Jamais dans ce palais, il ne m'a aperçue.

Moi-même, je l'entends n'avoir pu un instant

Obtenir l'audience que j'espère vainement.

Je puis vous accuser d'en être la raison.

Il m'est caché toujours derrière une cloison.

Est-il proche de moi ? Vous le faites me fuir.

Et s'il m'a reconnue, le Roi cherche à s'enfuir.

CALLUS

Que sont-ce là, Madame, vos accusations ?

Fortement, je m'indigne en protestations.

Je n'admets, je m'insurge que pensées éclairées

Exposent de la sorte ces propos déclarés.

Je ne puis plus longtemps entendre cette offense,

Et je veux à présent prétendre à ma défense.

249


Je ne puis tolérer me savoir imposer

Du pouvoir de César la gloire à disposer.

Il préside à l’État. Et je dois le servir.

Et lui-même, Madame, choisit son avenir.

ÉDITH

Il gouverne l'Empire, et vous le conseillez.

Trop proche de sa couche, vous êtes à le veiller.

Je vous l'avais remis en l'âge le plus tendre,

Espérant par votre art ce que un roi peut attendre.

Ne m'aviez-vous jurée de l'éduquer du mieux,

Prétendant par vos soins l'élever vers les cieux ?

Vous me l'aviez prédit que sa gloire future

Soumettra son génie par sa noble nature,

Imposera aux peuples enchaînés à sa loi

D'obéir à sa force, et de craindre ce Roi ?

N'avez-vous point trompé, abusé une mère,

La sachant désormais dans sa sombre misère ?

Vous avez détourné ces sublimes projets

Afin d'en posséder les superbes effets.

250


CALLUS

Alexandre est le Maître de son Empire puissant.

Et ne jouit-il pas d'un pouvoir grandissant ?

L'ardeur de ses armées massacre l'ennemi !

Sa flotte de vaisseaux consacre son génie !

ÉDITH

Si je n'ose douter de la forte victoire

Qui, éclatante encor fait briller sa mémoire,

Édith ne peut jurer qu'il fut directement,

Du glorieux combat impliqué dignement.

Me faut-il admirer de son orgueil fier,

La cuirasse royale, sa présence altière ?

Dois-je glorifier celui qui ne prit pas

Par sa vaillance vaine, son armure au combat ?

Car l'on a prétendu qu'en pure stratégie,

Sous sa tente, il coucha où l'on se réfugie !

On me l'a annoncé que vibrant que ses membres

Il craignait comme l'ombre, une flamme qui tremble !

N'est-ce pas pour la Reine un propos renversant

Que de savoir son Fils au combat gémissant ?

251


Me faut-il le haïr, ou me faut-il le plaindre ?

Je vois en ce Futur un couard à tout craindre.

Quand je songe à César, à ses gloires passées,

A l'ardeur de sa force, aux armées trépassées,

Je ne puis que pleurer ou gémir mon malheur,

De l'avoir enfanté ce Prince au faible coeur.

Voilà tous les tourments qui agitent mon âme.

Du défunt Empereur, jaillissait une flamme.

Cette flamme maudite n'éclaire que du mieux,

Ce qu'en mon sein mauvais j'enfante d'odieux.

CALLUS

Mais que sont-ce, Madame ces paroles terribles ?

Me faut-il écouter des propos si horribles ?

Sans jugement, vous-même, voulez répudier

Les valeurs de ce Roi ? pourriez le radier ?

Je n'admettrais jamais que par inconscience,

Vous puissiez condamner sans la moindre audience,

La grandeur de l'Empire, et la gloire de ce Roi

Qui jamais n'aurait pu être indigne de soi.

252


La fureur m'envahit de haine, de violence.

Je ne peux supporter plus encore cette outrance.

Madame, je vous prie, dans vos appartements

D'apaiser vos aigreurs et d'y rester longtemps.

SCÈNE TROISIÈME

CALLUS, seul

Mon âme est confondue, et ne sait que penser.

En vains discernements qu'elle se veut dépenser,

Elle disperse ses choix, dispense ses raisons.

Son esprit est perdu en mil terminaisons.

Si je ne dois douter des aigreurs de la Reine,

Je n'ose le jurer que lumière sereine

Éclaire ses visions, modère ses folies :

Sa clarté semble impure, ses pensées affaiblies.

Quels troubles insensés préoccupent son âme ?

Et quels vents déroutants persécutent sa flamme ?

La Reine sans raison ne répond plus de soi.

Sa puissance inspirée n'exprime que l'effroi.

Par quelle stratégie pourrais-je entretenir

253


Celle dont les propos ne sauraient s'obtenir ?

Quelle finesse d'esprit permettrait d'invoquer

Audience à la Reine sans peur de la choquer ?

Je ne peux à nouveau imposer des tourments

A cette âme sensible si faible en ces instants.

Je ne dois pas parler à ce coeur si fragile,

Craignant par l'entrevue de la voir en péril.

Et dois-je lui soumettre ma présence en ces lieux.

Il faut patienter pour sa santé un mieux.

Oui, ce serait commettre une erreur de ma part :

Je lui demanderai de me revoir plus tard.

La Reine le pourrait-elle justifier ses plaintes ?

Pourtant, sait-elle vraiment les raisons de ses craintes ?

Cette bouche fiévreuse ne saurait me répondre.

Mes questions pressées la feraient se confondre.

Quelle étrange manie d'agir de cette sorte !

Quelle violence verbale ! L'impératrice s'emporte !

Sa voix s'est égarée ! Elle paraît effrayée.

La folie s'en empare ! Elle ne peut l'enrayer !

Notre Édith dominante est réduite au servage !

La Première du royaume se prétend être esclave !

254


Les suivantes vulgaires refusent à jamais

Comme simples servantes d'obéir désormais !

Elle voit derrière le mur l'ennemi, le rebelle,

Et l'ombre de l'espion écouter de l'oreille.

Elle le croit préparer l'intrigue ou le complot.

Elle l'entend se glisser lentement dans son dos.

Volontiers ignorant la sublime victoire,

La grandeur d'Alexandre que jugera l'histoire,

Elle bafoue le Roi, le tourne en dérision,

S'indignant du vainqueur qui fait illusion !

Mais n'est-ce point assez que d'accuser la Reine,

Que d'engloutir son coeur dans cette boue qui traîne ?

C'est de trop désolant que vouloir s'acharner,

Sur son corps épuisé qui semble décharné !

Mon devoir n'est en rien de Conseiller du Roi

De décrier une âme qui est au désarroi.

Ce n'est point l'exercice que le Roi m'a donné,

Ce n'est pas condamner qu'il m'a fait ordonner.

Je devrais m'en remettre à ma propre sagesse,

Ne m'essayer jamais par quelque maladresse,

A discourir des maux que peut subir autrui,

Ou trouver les remèdes qu'il prendra aujourd'hui !

Mais j'entends l'Empereur se lever en cette heure.

255


Tout s'agite et s'anime en sa vaste demeure.

Le moment est venu de se manifester.

La nuit décline enfin dans ce ciel contrasté.

SCÈNE QUATRIÈME

Alexandre, Callus.

ALEXANDRE

Oui, tu t'es présenté dès l'éveil de l'aurore !

Je reconnais en toi l'amitié que j'honore !

Et toujours disposé, mon Confident fidèle,

Tu satisfais mes voeux dès que ton Roi t'appelle !

Je sais t'apprécier pour ta haute valeur,

Je veux te préciser qu'en comble de bonheur,

Je prétends posséder de ton autorité,

Le privilège heureux de ta sérénité.

J'étais si jeune encore au décès de mon Père :

Je n'aurais pu lutter ni vaincre en militaire ;

256


Je n'aurais pu grandir ou dominer l’État,

Et battre les armées, et gagner au combat.

En ces temps-là, j'étais un Prince misérable.

J'ai découvert en toi, un grand Maître admirable.

Tu m'as tant dirigé, par ton bon jugement :

Je m'en suis référé pour ce gouvernement.

CALLUS

Vous possédiez, dès lors, par dispositions

Le pouvoir d'imposer vos pures ambitions.

Vous possédiez, déjà, par ce sang d'héritier

Le génie à soumettre sa force au monde entier.

ALEXANDRE

Une graine incertaine sait croître et embellir.

Mais sans un soin constant, on peut l'ensevelir.

Et jamais cette pousse rabougrie et informe,

Ne saura de ses fruits en parfaire la forme.

Tu m'as tout enseigné dès ma première enfance.

Tu devais m'éloigner de ma vile ignorance.

Ne fus-tu pas celui qui m'éclaira l'esprit ?

257


Chassant ce noir savoir, en toi j'ai tout appris.

Je souhaitais te dire ce que ressent ce coeur.

Qu'il soit ivre de joie, qu'il se baigne de pleurs :

Jamais il ne pourra son père récompenser,

De la plus forte estime qu'il lui doit encenser.

Ce n'est point de cela dont je veux te tenir

C'est un ennui certain qui te fait retenir.

Je ne peux le porter plus longtemps en moi-même :

Il me faut l'exprimer tant il me semble extrême.

Je ne puis supporter de le subir encore.

Il condamne ma nuit, et le jour me dévore.

Il s'acharne sur moi, il s'empare de ma vie.

Je dois me révolter, et je lui suis soumis.

Ce spectre me torture, perturbe mon sommeil,

Et me poursuit encore dès le premier réveil,

Son ombre me pourchasse, je ne sais l'éloigner.

Je crois lui échapper, mais elle m'a empoignée !

Et jamais un moment, un instant de loisir,

Quand mon âme encombrée voudrait bien se languir !

Plus jamais cette paix que l'on donne au repos,

Quand l'esprit est lassé d'avoir agi de trop !

258


CALLUS

Délivrez-vous, Seigneur. Exprimez ce secret.

Je suis le Confident, je vous serai discret.

Découvrez-nous enfin, tout ce mal qui vous mine.

Remettez-nous l'horreur qui toujours vous obstine.

ALEXANDRE

Quand elle m'est apparue, son image sacrée

S'est emparée de moi comme une âme envoûtée.

Et mon regard sensible ne put se détourner

De sa beauté sublime que je voulais chasser.

Mes yeux, mes pauvres yeux, de lueurs éblouies

Ne parvinrent jamais en feux évanouis,

A dissiper du jour la pureté du rêve

Qui m'obsède de toujours, ne cède et ne s'achève !

Et mes sens exaltés ne répondent de moi !

Mon esprit délirant enivré par l'émoi,

Ne peut se libérer ; je ne dois plus attendre :

Ma vie et mon destin sauraient trop en dépendre !

Je ne veux disperser en lenteur l'espérance,

Sa beauté dont les charmes seront ma délivrance.

259


Il me faut disposer dans le premier moment,

De l'élue dont j'espère la venue à l'instant.

CALLUS

Contentez-vous, Seigneur, d'apaiser votre corps,

Quelques temps suffiront, patientez encore.

Dominez votre coeur qui se presse et s'agite :

Prétendez adoucir ses fureurs le plus vite.

ALEXANDRE

Mais elle est ma souffrance et ma miséricorde.

Elle est le long sanglot que le malheur m'accorde,

Mes purs languissements et mes gémissements,

Quand le soir ma fatigue se meurt tout doucement,

Sera-t-elle mon soupir hélas qui recommence ?

Ce plaisir possédé dont l'effet est immense ?

Sera-t-elle ma douleur qui pleure chaque nuit,

Et qui gémit toujours, et jamais ne s'enfuit ?

260


J'avoue ne plus savoir ce que son corps en pense,

S'il croit en mon amour malgré ma longue absence.

J'ignore s'il me désire, s'il n'a pas oublié

Ce qu'a souffert mon coeur par ses feux incendié.

CALLUS

Que dites-vous, Seigneur ? Qu'exprime cette bouche ?

Vos amours sont en cours. Sous peu dans votre couche,

Vous pourrez démentir ce que vous affirmez,

Dans le jour dénigrer ce que vous déclarez.

Ne vous est-il prédit que vous devez l'aimer ?

N'est-elle point la promise qui vous a tant charmé ?

Et si ce n'est écrit, je puis vous le prétendre

Qu'elle est dans cet espoir, et qu'elle ne fait qu'attendre.

ALEXANDRE

Je saurais, s'il le faut, rejeter mon Empire,

M'éloigner à jamais d'une âme qui respire,

Me donner pour toujours à la raison des corps,

Et plonger mon esprit sans le moindre remords.

Et j'irais m'engouffrer dans les noires catacombes !

261


Je trouverais l'espoir au centre de ces tombes !

J'implorerais les morts par leurs sangs expirés.

O dernier privilège des coeurs désespérés !

Mais laisse-moi en paix. Et fuis-moi un moment,

Car ton Roi en attente cherche son jugement.

Sa pensée en repos cherche trop à savoir

Ou calmer l'ardeur, ou d'un mal s'émouvoir.

SCÈNE CINQUIÈME

Alexandre

ALEXANDRE, seul

Mes lèvres n'oseraient clamer la vérité

De la pure raison de ma félicité.

Ma bouche ne saurait prononcer d'Ephilie

Le bonheur immortel de ma joie infinie.

Mon sein qui si souvent a gémi ses complaintes,

N'a pu se décider à expliquer ses plaintes.

262


Et mon coeur résolu à ne pas s'exprimer,

A préféré se taire et en soi s'enfermer.

Quel piètre courage ! Quelle faiblesse de voix

Afin de refuser l'hyménée de leur choix !

D'Argone, la promise, le Roi silencieux

Ne souhaite en secret ce présent précieux !

O sublime infortune pour l'orgueil d'un État !

O cruauté divine qui sur les Grands s'abat !

Mon sang doit se mêler et mon corps s'accoupler

A celle que mes yeux ne sauraient contempler !

Il lui faut se résoudre à toujours se soumettre,

En Premier de l'Empire aux voeux qu'il fit promettre.

Le Roi est interdit de pouvoir renoncer

A ce serment maudit qu'il osa prononcer.

Et il doit obéir dans le feu de sa gloire,

A sa noire destinée comblée d'un désespoir !

Il ne peut renier ce qu'il avait promis,

Sans se voir accuser de traître ou d'insoumis !

Un terrible combat s'acharne dans son âme :

Son désir éloigné de celle qui l'enflamme,

Est proposé déjà à ce sombre hyménée

Que sa forte volonté chasserait obstinée.

Et ma chair apaisée par les douceurs d'Argone,

263


Sur la couche nuptiale mollement s'abandonne !

Et mon corps alangui se donne à ce repos,

Comme après le plaisir les bienfaits du héros !

Ma sinistre victoire s'encombre de défaites,

Avec celle qui hélas sur ce lit m'est offerte !

De soupirs en caresses je n'ai su résister,

Et mon coeur en extase n'a pu se désister !

Quels superbes mensonges que de penser ainsi !

Quelles sublimes folies du plaisir réussi !

Ephilie, mon élue, je veux qu'elle me réponde

Que sa vie à la mienne pour toujours se confonde.

Et l'autre m'indiffère ! Ephilie adorée

Confère avec ses grâces ma beauté préférée.

Argone se condamne par sa face glaciale,

Et ne fait qu'exposer sa grandeur impériale !

Oui, briser le lien qui m 'attache à mon sort,

Qui voudrait m'imposer ce que j'aimerais mort !

Je dois me décider de changer ce destin

Qui cherche à infliger ce qui au Roi n'est rien.

Me faut-il dans l'horreur accepter la disgrâce

De voir croiser ce sang au sang de cette race ?

264


Et puis-je pour l'honneur encor me résigner,

A m'unir à ce corps qu'on me veut assigner,

Je n'hésiterais pas si la fatalité

S'acharne à me dicter pour sa félicité,

A chasser la perfide, l'éloigner sans recours,

Du moins pour conserver notre semblant d'amour.

ACTE II

SCÈNE PREMIÈRE

Édith, Argone.

ÉDITH

Que ne puis-je exprimer une grande surprise

De vous voir en ces lieux Argone la promise !

Je dois vous dévoiler ce fort étonnement

De croiser la future en cet appartement.

Je pense que vous-même désireuse d'attendre

Sa présence royale vous cherchez à l'entendre,

Que vous-même interdite d'un simple entretien,

265


Persévérez encore pour ce qui vous revient.

Et pourquoi s'essaie-t-il d'ignorer cette grâce

Qui confère à vos traits une si tendre face ?

Le pourra-t-il encor nier de vos attraits

La charmante douceur dont l'amour vous paraît ?

ARGONE

Je m'étonne, moi-même, qu'il cherche à m'éviter.

Que jamais au palais, il ne veuille m'inviter.

Que toujours prétextant une quelconque urgence,

Il agit ou s'agite pour tout autre exigence.

Il prétend s'occuper des devoirs de l'Empire,

De ne pouvoir donner un instant qu'il respire,

Aux raisons de l'amour qu'il m'avait déclaré.

Il se dit de l’État être encore affairé,

Et je puis m'indigner de ses comportements,

Qui semblent m'éloigner de ses agissements.

Avec quelle froideur, et avec quelle glace

Aux yeux de l'Empereur, Argone tient sa place !

Si je ne le savais, je devrais en douter

Qu'avec une Princesse il voulût s'accoupler,

Jamais dans son regard n'a brillé le plaisir,

266


Qu'une flamme éclairée éveille du désir.

267


ÉDITH

Il est très délicat de tenter de comprendre

Ce qu'une âme en émoi se cache à défendre.

Mais il est évident que son coeur amoureux

Voudrait imaginer ce qui le rend heureux.

N'ayez crainte, ma Fille, et délaissez ce doute.

Car vos lèvres l'enivrent : encore il vous écoute.

Et sa chair possédée par l'objet de son choix,

Ne répond que de vous, n'entend que votre voix.

Non, calmez cette humeur, modérez ce tourment.

Ne vous est-il promis ? J'en jure son serment.

Et s'il vous est permis d'exprimer votre offense,

Je crois que cet amour est preuve de défense.

N'accablez pas, ma Fille, de propos agressifs

Cet éloquent discours en pensers excessifs.

Mais déclamez du moins la sublime raison

Qui confère à l'amant les feux des passions.

Il est vain d'accuser un Roi en exercice.

Il n'a pas mérité de subir l'injustice

Dénoncée par Argone qui règne sur ses lois :

Il dirige l’État, et il aime à la fois.

268


ARGONE

Il aime à s'éloigner de la beauté d'Argone.

A certains intérêts, la journée il se donne ;

Il se plaît chaque nuit à ne plus m'approcher,

Et pour d'autres raisons, il ne veut me chercher.

Ce n'est que peu mentir qu'à ses yeux ma disgrâce

M'exile de l'amour qu'il m'a juré en face.

Je puis le démontrer que votre prétendant

M'a trahie des soupirs qu'il m'a promis longtemps.

Oui, je prétends le dire que son feu s'est éteint.

Pour une autre que moi, son désir est atteint.

Et j'entends le prouver que sa flamme endormie

Éclaire ses ardeurs pour une autre choisie.

ÉDITH

Que ne sont-ce, ma Fille, ces paroles horribles ?

Votre âme est tout émue. Vos propos sont terribles.

Le Roi s'en vient déjà. En explications,

Il pourra mettre un terme à vos confusions.

269


SCÈNE DEUXIÈME

Alexandre, Argone.

ALEXANDRE

Quelle étrange raison vous mène ici Princesse ?

Quelle fureur soudaine vous agite et vous presse ?

Vous paraissez soumise à de sombres tourments,

Ou semblez animée en de vifs mouvements.

Votre esprit vous décide de vous hâter, Argone.

Je vous cède l'endroit, et je vous abandonne.

Ma présence occupée des affaires de l’État,

S'active en ce moment à résoudre des cas.

Je ne peux demeurer plus longtemps en ces lieux.

N'y voyez, je vous prie, un mari odieux.

Mais il faut, chère Argone, satisfaire au devoir

Qu'un Roi en exercice est tenu de pourvoir.

ARGONE

Restez, Seigneur, restez ! Il suffit d'un instant.

Je ne vous retiendrai que pour un court moment.

270


Ne fuyez point encore ! Je veux m'entretenir,

Et exprimer enfin ce qu'Argone doit dire.

Trop souvent animée du désir de vous voir,

Oui, j'espérai en vain le droit d'apercevoir

L'ombre de mon époux dans ce sombre palais,

Mais je croyais hélas ne le croiser jamais.

Vous-même décidé à laisser votre Argone,

Vous prétendez encor que la loi vous ordonne

De quitter cette salle, et de n'en plus paraître

Comme à d'autres raisons, vous devez vous remettre.

Cesserez-vous, Seigneur, de vouloir vous enfuir

Et d'ignorer toujours ce qu'il vous faut séduire ?

Feindrez-vous de savoir qu'il vous faut épouser

Argone la Princesse dont vous vous abusez ?

Je ne puis tolérer de votre indifférence

L'intérêt médiocre que vous fait ma présence.

Et je veux vous prouver que ce comportement

Attise dans mon âme ce fol emportement.

271


ALEXANDRE

Quelle haine farouche tout à coup vous anime ?

Calmez, Madame, calmez l'esprit qui vous domine.

Et tentez d'apaiser en de simples propos,

Cette verbale aigreur en usant d'autres mots.

Que vous sert de jurer, de crier votre outrance ?

Une bouche en colère ignore la tolérance,

Et sa lèvre en furie se nourrit de l'excès

Qui ne produit en vous qu'un stupide procès.

Ce n'est point sur ce ton indigne d'une Reine

Qu'une pensée émise se prétendrait sereine.

ARGONE

Et sur quel autre ton la Princesse trahie

Se pourrait exprimer par l'aigreur envahie ?

Je vous prie d'excuser de cette humeur haineuse,

Les ampleurs et l'effet de mon âme amoureuse.

Si je puis m'accuser de ce trouble certain,

C'est qu'un coeur confondu veut voiler son chagrin.

Mes propos insensés cachaient ce désespoir

De toujours vous chercher, de ne jamais vous voir ;

272


Et mes regards perdus de vouloir vous trouver,

Imploraient un amour qui semblait s'éloigner.

Si je suis rassurée du désir d'Alexandre,

Le plaisir que j'en tire est encore de l'entendre !

Si je ne puis douter du devoir de mon Roi,

L'espoir qu'il m'a promis est d'accomplir sa loi !

ALEXANDRE

Toujours je vous l'ai dit, je vous choisis Argone.

Et mon coeur en émoi à vos pieds s'abandonne.

Tel que je l'ai juré, je dois vous épouser :

Et ma raison s'étonne de vous voir jalouser.

Jamais dans ce royaume une plus tendre face

N'égale la beauté que vous paraît la grâce.

Car jamais la nature n'a vêtu tant d'attraits

Qui flattent ce visage de ces sublimes traits.

Alexandre apprécie la douceur de vos charmes.

Votre Empereur s'émeut quand s'écoulent vos larmes ;

Il admire de trop les lumières dans vos yeux,

Qui brûlent leurs chaleurs et leurs feux merveilleux.

273


Oserais-je le dire quand mon ardeur s'éveille,

Que ma chair enivrée des transports du sommeil,

Attisée par l'envie, de plaisirs soupirants

Exalte les désirs de sa chair expirants.

De quelle autre façon pour satisfaire Argone,

Parviendrais-je à prouver l'amour que je lui donne ?

Si ce n'est suffisant, comment lui démontrer

Que l'Empereur la cherche, et la veut rencontrer ?

ARAGONE

Quels heureux sentiments vous animent, Alexandre !

Et quelle joie extrême me comble à vous entendre !

De sinistres douleurs me troublaient quelques fois,

Et encombraient mon âme de tristesse et d'effroi.

Vos amours exaltées par la beauté d'Argone

Ne résistent à l'envie que le désir leur donne.

Ces soupirs exprimés vous ont trop confondu,

En déclarant l'aveu que j'ai tant attendu.

Mais c'est assez, Seigneur, L'Empire vous appelle.

Et le ciel lentement de lumière se constelle.

Argone est satisfaite, et ne doit retenir

Alexandre affairé des charges à accomplir.

274


SCÈNE TROISIÈME

Argone, Cléone.

Entendais-tu, Cléone, ce que disait son âme ?

Écoutais-tu la force qui animait sa flamme ?

Je ne pouvais douter qu'il me cachait toujours,

Le bien que mon esprit cherchait de son amour.

Je ne saurais le croire que son désir ardent,

Eût pu à mon égard devenir évident,

Que sa pensée promise exprimât tant de joie

A dévoiler son coeur au secret autrefois !

Quel prodige à mes yeux éclaire ses lueurs !

Et quelle sublime foi domine ses fureurs !

Son feu que je jurais éteint à tout jamais,

S'illumine à nouveau et brille désormais !

Et déjà, je suis prête à recevoir d'un Roi,

Le plaisir amoureux qu'il éprouve pour moi,

Comme une chair éprise aime à s'abandonner.

275


Mais le doute à nouveau s'installe dans mon âme,

Car ma raison toujours incertaine s'alarme.

Argone est-elle l'objet qu'il a tant espéré,

N'est-elle que l'image qu'il a feint d'admirer ?

Ma pensée encombrée de noires inquiétudes,

S'interroge angoissée en vaines certitudes :

Suis-je le bel amour qu'il a tant convoité ?

Ne suis-je point indigne unie à sa moitié ?

Mais, tais-toi insensée ! Cesse de te maudire !

Tu ne parles pour rien ! Tu ne fais que médire !

Offre ton coeur, aimée ! Et donne-toi dès lors.

Ne réponds qu'au plaisir, et donne-toi encor !

La jouissance extrême envahit tout mon être,

Sa présence amoureuse lentement me pénètre.

Je sens monter en moi les bonheurs inconnus,

Les extases charnelles doucement confondues.

Une pluie de saveurs s'imprègne dans mon corps.

Son soupir exalté l'emporte dans l'effort.

Il se meurt épuisé de rêves enivré,

Puis s'endort sur mon sein de caresses sevré.

Dans cette nuit d'orgasmes, j'unis ma nudité

A ma chair assoiffé de sa fécondité.

Et mon ventre gonflé de substance royale,

276


Possède le sublime que sa puissance exhale !

Je délire, ma Cléone, je sens naître le Prince

Qui, faible graine encore fait trembler les provinces.

Je le vois, mon Futur, qui maître de l'Empire

Doit soumettre à genoux tout peuple qui respire.

Que ma raison divague, se perd insouciante !

Que ma mémoire s'éloigne, s'égare l'inconsciente !

Il faudrait me calmer pour dominer ma chair.

Mais je veux le séduire, oui, je désire lui plaire.

Mes esprits emportés loin des réalités,

De fantasmes en folie sont hélas habités !

Argone, réveille-toi ! Ne t'émerveille point !

Et retourne au réel qui t'appelle du moins !

277


ACTE III

SCÈNE PREMIÈRE

Alexandre, Ephilie

EPHILIE

Cela m'indispose que de vous rencontrer !

Ephilie apprécie de jamais se montrer !

Elle prétend préférer dans un milieu plus sombre,

A la venue d'un Roi, la présence d'une ombre.

Que cela m'importune ! Je suis toute en aigreur,

Et je préférerais la mort et son horreur

Que de toujours croiser le spectre d'un tyran

Qui cherchant à séduire, se voudrait mon amant.

Ephilie la Princesse, soumise et prisonnière,

Déteste vos façons, dénigre la manière

Dont vous semblez user pour paraître galant,

Et peste ces raisons qui vous font insolent.

Feindrez-vous de nier la belle indifférence

De votre désirée pour votre préférence ?

278


Tenterez-vous encore dans ce stupide espoir

De croire en l'hyménée vainement illusoire ?

ALEXANDRE

Alexandre et l'Empire se jettent à vos genoux.

Ses États, sa puissance s'inclinent devant vous.

Demandez, ordonnez, commandez au pouvoir

D'imposer par vos lois à régner dans la gloire.

EPHILIE

Relevez-vous, Seigneur. Vous perdez en grandeur.

Conservez ce haut rang. Cachez votre impudeur.

N'est-ce pas ridicule, indigne d'Alexandre

De supplier encore ce qu'il ne peut prétendre ?

Vous voulez me donner tout ce qui me revient :

Le pouvoir d'une Reine au royaume des miens.

Vous semblez oublier que ma race me dispose

De posséder ailleurs ce que l'on me propose.

Vous pensez, je suppose, qu'esclave de vos lois

Il faut me résigner, obéir à vos choix.

Vous dominez l'Empire. Mais Ephilie jamais

279


Ne commettra l'horreur de souhaiter vos traits.

Espérez follement comme une âme en émoi

Ce stérile désir que ne cherche que moi !

Souhaitez, Alexandre, que pensée sérieuse

Éclaire votre raison de flamme précieuse !

Que sert d'humilier votre esprit insensé ?

Pourrais-je le calmer cet amour dispensé ?

Je laisse à ce jeune âge de tenter de mûrir

Et de connaître enfin l'interdit d'obtenir.

A d'autre qu'à moi-même, vous êtes désigné.

Cet espoir impossible devra se désister.

Une étrange beauté qui se prénomme Argone

Vous est tout indiqué : elle vous aime et se donne.

Et je puis le prétendre que soumis au serment,

Vous devez l'épouser d'ici à quelque temps.

ALEXANDRE

Mais ce sont des rumeurs que ma raison veut taire.

Ne suis-je point toujours sans Reine et solitaire ?

280


EPHILIE

Ce sont là des propos prononcés à la cour.

Vous êtes déjà prêt lui offrant votre amour.

Cela est suffisant. Éloignez ce sujet.

Contentez-vous, Seigneur, d'entendre mon rejet.

Mais écoutez du moins ce qu'Ephilie soupire,

Espérant seulement de quitter votre Empire.

Je ne peux plus durer dans cette attente vaine

De répondre de moi, résignée ou sereine ;

Et je veux m'arracher, me libérer du joug,

Disparaître à jamais pour chasser mon courroux.

Je ne puis en douter que nos fortes armées

De leur ardeur guerrière sont déjà animées ;

Que notre fière puissance s'enivre de vengeance.

Préparé au combat, le conflit se déclenche.

Je connais trop le sort qui vous est réservé :

Des soldats se mourant, et vous-même achevé !

J'imagine fort bien ces pleurs et ces horreurs,

Et ces ruisseaux de sang versés par nos terreurs !

281


ALEXANDRE, suffisant

Pardonnez mon sourire. Alexandre invincible

Ne craint pas l'ennemi. Cela est impossible.

Je pourrais commander de réduire au Néant,

Le semblant d'une armée conquise, et suppliant.

EPHILIE

Mais n'attendez jamais qu'implorant à vos pieds

Je demande pardon, et prie pour ma pitié.

Ou espérez en vain que ma grandeur royale

Quémande à vos genoux le droit impérial.

Ainsi il me faudrait satisfaire mon tyran,

Ou lui donner le droit d'en faire mon amant.

Et je devrais encore succombant à ses charmes,

Oublier les malheurs que remplirent mes larmes.

Je deviendrais unie au terrible ennemi

Qui combattit mon peuple, le frappa, le soumit !

Jouissant des supplices qu'il voulut m'infliger,

S'acharnait sur les miens pour les mieux diriger !

Quelle honte à mes yeux ! Et quel superbe affront

Pour les mânes et mes proches de couronner mon front !

282


ALEXANDRE

De recouvrir d'honneurs une simple Princesse !

De lui offrir l'Empire pour cette humble promesse !

J'ignorais que ce fût un lâche privilège !

Et qu'il fallût juger toujours en sacrilège,

La puissance et l'éclat Qu'Alexandre vous donne,

Le génie et la gloire que je vous abandonne !

EPHILIE

Permettez-moi, Seigneur, de pouvoir en finir

Avec cet entretien qui ne fait que languir.

Permettez désormais de laisser s'éloigner

Ephilie qui ne sait que de vous dédaigner.

Concédez-moi le droit de ne vous voir jamais.

De ne vous plus trouver dans ce vaste palais.

Je ne veux que chasser au plus loin de mes yeux,

Les propos d'Alexandre et ses pensers odieux.

Je fuis cette présence, et je quitte aussitôt

Votre âme détestable que je hais au plus haut.

Consentez, je vous prie, qu'Ephilie en fureur

283


Emporte hors de vous l'excès de son horreur.

SCÈNE DEUXIÈME

Alexandre, Callus.

CALLUS

Je vous avoue, Seigneur, être encore étonné :

J'ignorais que ce coeur fût, las passionné,

Non pas pour notre Argone, mais pour cette Ephilie ;

Que vos sens en émoi fussent épris de folie.

Pouvais-je le savoir ce vif emportement

Qui tourmentait votre âme pour cet empressement ?

Pourtant je prétendais le premier vous connaître,

Entendre d'Alexandre ce qu'il laisse paraître.

Ce visage glacial s'essayait à cacher

Ce qu'un esprit ému s'obstinait à chercher !

Et je sais maintenant Ephilie en amour,

Argone détestée, rejetée chaque jour !

284


ALEXANDRE

Mais quelle ingratitude anime ses transports !

Dans quelle solitude, je sens plonger mon corps !

N'a-t-elle point démontré qu'elle voulait me haïr,

Qu'elle choisirait la mort que de se voir trahir ?

CALLUS

Votre Callus l'assure que tout coeur inflexible

Ne résiste jamais au pouvoir invincible ;

Qu'une âme fière et noble redevient raisonnée,

Et perdant en puissance se soumet, dominée.

Ephilie, la Princesse, feindra l'indifférence

Prétendra à l'attrait d'une autre préférence.

Mais faible prisonnière réduite à votre joug,

Elle devra s'en remettre, vous aimant à genoux.

Son haut rang lui permet d'encore vous détester,

Sa royale dignité l'oblige à vous pester.

Et je le jurerais qu'un excès d'insistance

Saura bien la convaincre d'aimer votre prestance.

L'incertitude, hélas s'installe dans mon âme

Car sa forte personne n'est pas celle d'une femme.

285


Si toujours ses refus ne font que s'aggraver,

L'espoir de l'hyménée me paraît entraver.

Elle impose à son coeur de vouloir vous maudire,

Et elle se fortifie d'une haine qui l'inspire !

Jamais elle n'admettra de perdre sa grandeur,

Préférant une mort à toute autre splendeur !

ALEXANDRE

Argone m'interdit de convoiter l'objet

Qui condamne mon âme d'endurer ce rejet ;

Mais Argone, éloignée aux confins de l'Empire,

Me permet d'obtenir ce que mon coeur désire.

CALLUS

Il est certes possible de retarder encore,

Le désir nuptial de réunir vos corps.

Il faut envisager pour la diplomatie

De différer l'amour par quelque stratégie.

Les raisons de l’État occupant Alexandre,

Aux folies de la chair, il ne peut se répandre :

Mais il doit se donner à mainte discipline,

286


Que le devoir royal à son haut rang destine.

Il est vrai que si peu ne tiendrait pas longtemps.

S'enfuir dans ce futur nous ramène au présent.

Argone, votre mère, et la cour tout entière

Attendent vainement le choix de l'héritière.

ALEXANDRE

Non, Callus, C'en est trop. Achevons ces langueurs.

Décidons-nous d'agir. Usons de nos rigueurs.

Délivrons-nous du mal. Qu'enfin il disparaisse !

Et détruisons Argone pour qu'Ephilie renaisse !

CALLUS

Cela est fort fâcheux de tenter de détruire

Le sacre de l'hymen qui se devait construire.

Et c'est grande audace que d'oser éliminer

Celle qui du premier jour vous était destinée.

Il serait subtil de pouvoir justifier

Le sombre trépas d'Argone disgraciée ;

Ce serait déroutant que proche de l'union,

Elle se donnât la mort sans la moindre raison.

287


Nous pourrions toutefois prétendre à un suicide,

Et feindre au désespoir de son esprit lucide,

Jurer que sa raison l'éclairait de l'amour

Qu'Ephilie vous portait un peu plus chaque jour.

Nous pourrions en tirer son désir d'en finir,

Sa pensée volontaire de chercher à mourir,

D'obtenir par sa mort le repos et la paix,

De trouver un sommeil impossible à jamais.

ALEXANDRE

Callus, il te faudra user de ta finesse.

Par ton génie subtil prouver ta belle adresse,

Afin que l'homicide déguisé en suicide,

N'éveille quelque doute que quelqu'un élucide.

Il te faut démontrer que son âme en détresse,

A trop pleurer son sort n'était plus la maîtresse ;

Que son noir désespoir la jetait au néant,

La poussait à plonger dans son gouffre béant.

288


CALLUS

N'ayez crainte, Seigneur, j'exécute ma tâche.

Si terrible soit-elle, à la vie je l'arrache !

Croyez que son décès la rendra immortelle,

Et sa mort glorieuse, et point accidentelle !

SCÈNE TROISIÈME

Édith, Ephilie.

EPHILIE

Madame, je vous prie d'entendre ce discours,

De ne point le juger comme un simple recours.

Je puis vous assurer qu'une forte raison

Justifie l'entretien que demande mon nom.

Madame, ce n'est point la grâce d'une Reine,

Que quémande Ephilie à la mère souveraine ;

Je vous suis prisonnière, mais cela est en vain :

C'est du désir d'aimer dont Ephilie se plaint.

Je sais trop le mépris qu'hélas vous me portez,

289


Pour croire les propos que je vais apporter.

Mais je puis vous jurer n'user de mauvais songes,

Et dire la vérité sans craindre les mensonges.

Je n'oserais d'ailleurs provoquer la colère

D'une Reine ennemie qui encore me tolère,

Mais qui préférerait m'infliger à ses pieds,

D'implorer un pardon par mes pleurs suppliés.

D'un terrible tourment, Ephilie est victime,

Un profond sentiment qui n'est pas légitime.

C'est un très grand danger qu'encourent vos projets.

Il soumet Alexandre à des puissants rejets.

Son coeur est en soupirs : Oui, Argone est trahie.

Car d'Ephilie aimée, sa chair est envahie.

Il sacrifie l'Empire, incline à mes genoux

Son génie et sa gloire, et se veut mon époux.

ÉDITH

Que dîtes-vous, Pauvresse ? Qu'osez-vous exprimer ?

S'unir à une esclave qu'il a su opprimer ?

Et par ses vœux choisir une humble prisonnière,

Pour croiser sa grandeur à la race dernière ?

Quelle monstrueuse audace espérez-vous défendre ?

290


Et quel atroce outrage cherchez-vous à prétendre ?

Que n'aurais-je entendu ces paroles terribles !

Pourquoi ai-je écouté vos propos si horribles ?

EPHILIE

Je ne souhaite en rien agresser vos humeurs,

Et désire moins encore m'encombrer de malheurs.

Quel profit tirerais-je d'aggraver votre haine,

Pour succomber, peut-être au pouvoir qui m'enchaîne ?

Ephilie aimerait insister davantage.

Concédez-lui le droit de croire en son langage.

Je ne recherche point, ne veux outrancier

La Reine première qui veut me disgracier.

Ma raison est certaine : Alexandre en émoi,

A juré son amour qu'il éprouvait pour moi.

Ephilie consciente a rejeté sa flamme,

A refusé l'ardeur que déclarait son âme.

Prêtez-moi, je vous prie, les moyens de quitter

Au plus tôt ce palais, et de m'en éloigner.

Favorisez l'exil par un chemin discret.

Décidez mon départ vers un couloir secret.

Je ne puis plus longtemps vous cacher le danger

291


D'ignorer mes propos, et de n'en point changer.

Vous devez pour l'Empire me permettre de fuir.

Ma présence en ce lieu ne pourrait que vous nuire.

Il paraît important de chasser au plus tôt

Ephilie, prisonnière ! Agissez aussitôt !

Oui, le temps est compté ! Il vous faut réagir !

Hâtez-vous vivement pour éviter le pire !

ÉDITH

Mais je n'entends en vous qu'une voix qui blasphème,

Dont la pensée stérile se voudrait stratagème.

Vous tentez d'influer par vos comportements,

Pour n'obtenir en fait que mes agacements.

Mais je sais, Ephilie, que votre ridicule

Vous réduit au stupide d'un esprit qui calcule,

Qui s'escrime à user par ses derniers moyens

De convaincre la Reine, et jamais n'y parvient.

EPHILIE

L'empereur doit venir. Vos humiliations

Devront se transformer en explications.

292


ÉDITH

Alexandre s'approche. Il pourra démentir

De vos faibles propos ce qu'Ephilie sut dire.

SCÈNE QUATRIÈME

Alexandre, Édith

ÉDITH

Enfin, mon tendre fils, je puis vous rencontrer.

Alexandre, à ma vue ne voulait se montrer.

Mais je veux supposer que ce peu de présence

Découlait du devoir, et de son exigence.

Oui, j'ai patienté espérant vainement,

De vous entretenir pour un simple moment.

Mais encore occupé par les lois de l'Empire,

D'entrevoir notre Prince, je me fis interdire.

Je n'ai point décidé de vous importuner

En de faibles pensées que je puisse ajourner.

293


Je désire seulement obtenir audience,

Afin que votre esprit éclaire ma conscience.

Ce tourment sans valeur embarrasse mon âme.

Je le juge peu digne qu'une Reine s'alarme ;

Accordez-moi le droit de dire la question,

D'oser vous demander d'éveiller ma raison.

ALEXANDRE

Madame, si je peux contenir quelque doute,

Ma pensée entière se donne à votre écoute.

Si je peux satisfaire, ou défaire un ennui,

Alexandre l'entend vous prêter son appui.

Je suis persuadé qu'il me faut peu de temps

Pour chasser le tracas qu'occupent vos instants,

Et je suis décidé à tenter de vous plaire

Pour aisément régler le nœud de votre affaire.

Ne le pensez point que de cet entretien,

Alexandre croît qu'il n'est fondé sur rien.

Il ne dédaigne pas les tourments d'une Reine,

Il sait trop le subtil de sa mère souveraine.

Il ne le prétend pas faire loi d'indifférence,

Et négliger votre âme. Il vous doit déférence.

294


Non, Madame. Parlez. Alexandre pensif

Interroge toujours son esprit attentif.

ÉDITH

D'Ephilie, il s'agit. Cette humble prisonnière,

Et cette créature de pauvreté dernière

S'est permis d'exprimer ses pensées incrédules,

Exaltant à l'extrême des propos ridicules.

Ephilie, cette honte s'est plu à vous maudire,

Et n'a pas hésité à tenter de mentir :

Prétextant d'une amour par ses feux déclarés,

Elle jurait que vous-même en étiez emparée.

Mais je suis convaincue que pour sa délivrance,

Elle choisit le mensonge et fit preuve d'outrance

Dans le but d'obtenir le pouvoir de s'enfuir

Et de quitter ce lieu pour n'en plus revenir.

Je me suis aperçue que notre infortunée

S'est en vain essayée, fuyant sa destinée,

Troublée dans son malheur, de chercher de répandre,

Cet insensé discours qui ne put nous méprendre.

295


ALEXANDRE

Alexandre, Empereur, ne saurait se tromper :

Quelle que soit la feintise, on ne peut le duper.

ÉDITH

Édith est éclairée, et défait les excès

Qu'une Ephilie émue s'obligeait sans succès.

Achevons ce sujet pour n'en parler jamais.

A tout autre raison, on se doit désormais.

Préférons décider des joies de l'hyménée,

Puisqu'Argone choisie s'est déjà préparée.

Consacrons les plaisirs de ces festivités !

Que la cour animée de nombreux invités,

Se plaise à ce banquet comblée par l'allégresse !

Qu'elle encense en ce jour l'union enchanteresse !

Mon Fils, disposez-vous au sacre glorieux !

Mais pourquoi sur ce front tant de traits sérieux !

Vous me semblez pensif exprimant peu de joie,

Ou cachez pour le mieux votre coeur en émoi !

Je vous prie, Alexandre, de devoir l'épouser.

Ce moment précieux ne se peut récuser.

296


ALEXANDRE

Cet hymen, l'empereur le veut voir retarder

Pour un choix opportun qu'il se doit de garder.

ÉDITH

Que dîtes-vous, Seigneur, ai-je bien entendu ?

Délaissez-vous Argone qui a tant attendu ?

Démontrez-nous au moins de ce grand changement,

L'importante raison de ce retournement !

Qu'avez-vous exprimé ? Qu'osez-vous nous prononcer ?

Justifiez, mon fils ! Expliquez clairement

Cet important refus, et son renversement !

Parlerez-vous, Seigneur ? Dois-je vous arracher

D'un silence obstiné ces paroles cachées ?

Je vous écoute, enfin. Car je veux détenir

Ce qu'une bouche close m'interdit d'obtenir.

297


ALEXANDRE

Apaisez, s'il se peut, ces aigreurs excessives.

Modérez donc Madame vos humeurs agressives.

Condamnez vos esprits pour croire en mes raisons,

Et doutez pour le moins de mes noires trahisons.

Ces propos sont indignes de votre âme pensante.

Pourtant, je tenterai qu'une lèvre blessante

Dispense avec un doute ses verbales ardeurs,

Puis sans excès s'étonne rejetant ses fureurs.

Alexandre est en proie à de graves tourments,

Et son Empire entier l'occupe en ces moments :

Oui, une agression s'acharne à nos frontières,

Un ennemi s'engage par ses armées entières.

Je dévoile un secret que le Roi devrait taire :

Un État orgueilleux, par sa loi militaire,

Voudrait nous envahir, soumettre son effroi,

Nous réduire au Néant, en infligeant son droit.

Considérez, Madame, le piètre empressement

Que j'offre à ces hymen et réjouissement !

Concédez-moi de suite d'aller m'en retourner.

Je retarde l'hymen, je le dois ajourner.

298


SCÈNE CINQUIÈME

ÉDITH, seule

Le cruel, quel stratège n'a-t-il pas employé !

Et quelle raison extrême n'a-t-il pas déployé !

Alexandre a choisi de feindre à un mensonge,

Pour refuser l'accord qui toujours se prolonge !

La mauvaise Ephilie me l'avait trop prédit,

Que toute son ardeur brûlait pour son crédit !

Mais Édith en colère ne pouvait croire encor,

Que son coeur enflammé s'allumait pour son corps !

Argone gracieuse ne lui peut satisfaire !

Il prétend se donner pour une forte affaire !

Et la douce beauté, il la veut rejeter !

Il se plaît du mentir à toujours répéter !

Quelle consternation pour une triste reine

De savoir l'Empereur dont la grandeur se traîne,

Supplier les extases d'Ephilie enchaînée,

Et implorer hélas l'esclave emprisonnée !

299


N'est-ce point une honte que d'oser exploiter

Le risque d'un conflit ! Et jurer confronter

Notre génie guerrier à une armée sans nombre,

D'invisibles soldats dont sa mémoire s'encombre ?

N'est-ce point un effet du pur imaginaire

Que de doubler Édith en feignant d'un vulgaire,

D'un sinistre artifice qui ne saurait tromper

Le dernier des esprits facile à usurper ?

Quelle pauvreté de l'âme, l'insensé Alexandre

Se permet de répandre, et la veut faire entendre !

Mais quelle pensée stérile se joue-t-il à user !

S'il se sait Empereur, qu'il doit se mépriser !

Édith veut décider qu'Ephilie disparaisse,

Pour qu'Argone en son sein d'une flamme renaisse.

Il me faut la chasser, l'éloigner aussitôt,

Obtenir l'hyménée dès demain au plus tôt.

Il lui faudra montrer un amour pour Argone,

Que d'un soupir immense, enfin s'abandonne !

Et il devra bannir la Princesse soumise :

Ephilie à jamais ne lui sera promise.

Ma joie explosera de voir cette union,

De voir croiser ces sangs par la communion !

L'esclave libérée, évincée de l'Empire,

300


Versera tous ces pleurs par l'âme qui soupire !

Que la cour, le sénat apprenne son outrance :

L'Empereur le jurait qu'une armée en présence

Retardait le sacré qui se dût accomplir,

Refusait le devoir qu'il lui fallût remplir.

Que tous dans le palais sachent le subterfuge

Qu'Alexandre employait en guise de refuge !

Qu'ils sachent tous du moins qu'il jurait que l’État

Encerclé d'ennemis s'activait au combat !

301


ACTE IV

SCÈNE PREMIÈRE

Ephilie, Céphise

EPHILIE

Quelle que soit ma pensée, mon âme est dérangée,

Et ma pauvre raison est toujours ravagée :

De sinistres tourments remplissent sa mémoire.

Cette mouvante image ne m'est point illusoire.

De noires inquiétudes encombrent mon esprit.

Son malheur est haineux, et il m'est incompris ;

Il paraît me damner à souffrir son horreur,

Ou soumettre Ephilie à subir la terreur,

L'impalpable m'entend semblable à des présences,

A chacun invisibles, mais dont les existences

Enveloppent et entourent de simples créatures,

Et aux vivants s'intègrent comme des impostures.

Cette moite atmosphère est propice au délire.

La conscience craint en invoquant le pire.

Elle se remplit de doutes. Et une ombre, un effroi

302


La condamnent à l'angoisse jusqu'à son désarroi.

Vois-tu, ma chère Céphise, ce que croit Ephilie :

L'irréel, le mentir s'animent et s'amplifient.

Et quels que soient ce trouble et ces pressentiments,

Cet esprit et ce corps s'agitent en vains tourments.

CEPHISE

Je vous conjure, Madame, de chasser tant de craintes,

D'éloigner hors de vous ces mauvais complaintes.

Je veux vous assurer qu'Ephilie sans danger,

Doit pouvoir du présent le mieux envisager.

Vous semblez ignorer votre heureux privilège :

Alexandre amoureux par ses lois vous protège,

Et son ordre interdit qu'Ephilie prisonnière

Soit traitée par ses soins en vulgaire dernière.

Décidez, demandez : l'Empereur à genoux

Commande l'impossible uniquement pour vous.

Plus encore, ordonnez : cette joie de vous plaire

Le consacre au sublime ne sachant s'y soustraire.

Vous paraissez émue sans pouvoir expliquer

Par quelque fait réel ce qui vous a choqué.

Délassez-vous, Madame. Et l'esprit en repos,

303


Retrouvant ses raisons changera ses propos.

EPHILIE

Je ne peux soulager mon âme en mouvement.

Elle s'empare de moi quelque soit le moment.

Quand bien même la nuit, je cherche à la calmer,

Elle brise mon sommeil se plaisant à bramer.

Dans ce profond silence, je l'entends s'approcher.

Et son spectre est affreux. Je ne sais l'arracher.

Il s'accroche à mon corps. Il s'anime ou il danse,

Ou se plaît à jouir de ma faible impuissance.

Dans ce couloir de marbre, je le sens me poursuivre.

Il se rit de moi-même, et m'interdit de vivre.

Je le crois disparu, mais sa chair invisible

Démontre à chaque instant sa présence nuisible.

CEPHISE

Je vous supplie, Madame, de maîtriser vos peurs

Qui ne sont que l'effet de mirages trompeurs.

304


EPHILIE

Je le sais, ma Céphise, mais ne puis-je douter

Que ma mort en ces lieux est encore souhaitée ?

Ne serait-il heureux de détruire Ephilie :

La faisant disparaître, du moins se résilie

L'hyménée interdit qu'espérait Alexandre,

Et que croyait ce roi par son ordre prétendre ?

Ne faut-il davantage que la cour, le palais

Détruisent la nuisance d'Ephilie à jamais ?

Ne faut-il employer ce moyen radical

Qui l'envoie au trépas par cet arrêt fatal ?

Ma Céphise, tu le sais, que la nécessité

M'inflige de mourir par une atrocité.

CEPHISE

Je vous implore, Madame, de penser autrement,

Et je vous prie encore de voir différemment.

Vous semblez oublier la foudre d'Alexandre :

Dans le coeur d'Ephilie, il voudrait se répandre.

Et vous ignorez que sous sa protection,

Jamais il ne voudra votre disparition !

305


EPHILIE

Que cette douce voix atteigne son esprit !

Que ton tendre propos lui soit enfin compris !

CEPHISE

Que craindrez-vous, Madame, quand il sera uni

Pour ce nouveau bonheur, par la reine béni ?

Serez-vous inquiète quand Argone à sa main,

Scellera l'hyménée, et ceci dès demain ?

Les convives se pressent pour la fête suprême,

Et tous les invités sont dans la joie extrême.

L'union attendue ne sera retardée :

Ce qui doit s'accoupler est déjà décidé.

Ce nuptial effet sera de gracier

Ephilie ! la maudite serait remerciée !

Et au plus tôt, Madame, expulsée du palais

Libre enfin vous serez de partir désormais.

Oui, cette longue attente achevée dans peu d'heures,

Vous permettra de fuir cette sombre demeure.

Et vous retrouverez la patrie et vos biens,

306


Distribuant l'amour qu'appellent vos anciens !

Je crois imaginer que la gloire vous attend,

Et le peuple en liesse vers la place descend !

Je les revois, Madame, exprimer leurs bonheurs,

Acclamer leur princesse dans la joie ou les pleurs !

EPHILIE

Plaise aux Dieux, ma Céphise, que ta bouche die vrai.

Que toujours à ses yeux, Ephilie se soustrait.

Que je puisse échapper au noir tortionnaire

Qui prétendant m'aimer, se faisait sanguinaire.

Que de tristes soirées à subir tout son mal !

L'affreux comportement d'Alexandre infernal !

Hélas persécutée, il n'avait qu'une envie :

Soumettre une princesse à s'unir à sa vie.

Mais tais-toi quelque peu. Je crois savoir venir.

J'entends des bruits de pas des couloirs provenir.

La présence s'approche. Je voudrais m'éloigner,

Mais cet étroit passage, je ne puis le gagner.

C'est elle-même ici ! O ciel, quelle détresse !

Ephilie la soumise, Argone la princesse

307


Doivent se confronter, échanger des propos

Dont la teneur est faite de l'Empereur héros !

SCÈNE DEUXIÈME

Argone, Ephilie.

ARGONE

Ephilie la soumise est réduite à hanter

Cette salle de marbre, puis à se lamenter

Espérant voir encore les murs de son palais,

Les siens et sa cité interdits désormais.

Cette triste Princesse désire la liberté

Retrouver son honneur, et toute sa fierté.

Mais maudite en ce lieu, elle découvre toujours

Que sa présence haineuse la soustrait à l'amour.

EPHILIE

Ne pouvez-vous, Argone, contenir le venin

Qui coule dans vos veines, qui remplit votre sein ?

Ne pouvez-vous faire taire votre bouche mauvaise

308


Qui du mal se nourrit, et jamais ne s'apaise ?

Et pourquoi votre voix me parle en ennemie,

Se plaît à prononcer usant de l'infamie,

Des propos d'une aigreur que je peux accuser

Que je voudrais bannir, ou du moins récuser ?

ARGONE

Vous tentez de tromper par l'ardeur de vos charmes,

La pensée d'Alexandre en feignant de ces larmes !

Vous souhaiteriez au pire de le conduire,

En usant de vos pleurs pour enfin le séduire !

EPHILIE

Je vous croyais perfide, que vous êtes cruelle !

Je ne veux vous blâmer flattant cette querelle !

Vous pourriez jouir par vos ignominies,

Fortifiant l'horreur de vos noires calomnies !

Je ne prétends, hélas que de quitter ces lieux.

Oui, j'entends pour longtemps m'enfuir de l'odieux :

Oui, de vous-même, Argone, et D’Édith et du Prince

Et regagner les miens, mes pères et ma Province.

309


ARGONE

Mon sublime plaisir serait de vous chasser

Pareille à la vulgaire que l'on doit repousser,

Que l'on doit dédaigner semblable à une esclave

Réduite et résignée à subir son servage.

Ma jouissance intense étant de vous haïr,

Mon dernier privilège serait de vous trahir

Ou de vous voir souffrir arrachant vos sanglots,

Suppliant, implorant dans une mer de flots.

Pauvresse, disparaissez ! Alexandre s'en vient.

Ici, vous dérangez. Personne ne vous retient.

Disposez, je le veux. Empruntez ce couloir.

Et daignez, s'il se peut, ne jamais me revoir !

310


SCÈNE TROISIÈME

Alexandre, Argone.

ALEXANDRE

Votre Empereur se flatte de vous voir pour le mieux.

Ma chère Argone, venez vers votre époux heureux.

Je vous prie, approchez que j'apprécie vos traits.

Laissez-moi admirer vos charmes et attraits.

Quelle beauté plus sublime peut goûter Alexandre !

Vers quelle autre parure, il devrait se répandre !

Jamais sourire plus doux pour le plaisir des yeux,

Ne saurait l'émouvoir, votre Prince amoureux !

ARGONE

Argone étonnée par vos déclarations,

Ne sait comment répondre aux feux des passions.

Bouleversée, confuse en ces tendres soupirs,

Elle se laisse transportée, votre Aimée qui expire !

Elle se croit emportée vers les joies de l'amour,

Mais son âme s'égare dans l'extase du jour !

311


Puis son esprit renaît et s'éveille à nouveau,

Et il divague encore pour un délire plus beau !

Que ne puis-je écouter tant de douces complaintes !

Que ma chair tout émue s'enivre de ces plaintes,

S'exalte et perd ses sens par vos dires entendus

Auxquels, Seigneur, jamais elle n'aurait prétendus !

ALEXANDRE

Pouvez-vous, s'il vous plaît, apaiser cet excès ?

L'hyménée est en cours, mais il n'est encor prêt.

Il reste une question encore à régler.

Il vous faut voir Callus qui la doit arranger.

ARGONE

Je veux vous obéir, comme je veux vous plaire.

Tout ordre d'Alexandre est choix à satisfaire.

Disposez, décidez : Argone désormais,

Ne peut vous refuser se donnant à jamais.

N'est-il foi plus intense que de jurer au Roi,

Soumissions, devoirs imposés par la Loi ?

312


N'est-il plus forte preuve d'exprimer son bonheur,

D'appliquer le désir dicté par l'Empereur ?

S'il me faut sur l'instant de rencontrer Callus,

Cela m'est fort aisé. Et Argone reçue

Saura bien lui jurer le droit d'obéissance,

Prononcé par vous-même, et par votre puissance.

Le droit impérial ne se peut interdire :

Sa volonté royale ne se doit contredire.

ALEXANDRE

Princesse, n'ayez crainte et ne doutez de moi.

Une simple misère pour que l'union soit.

Prêtez-vous à Callus afin qu'il vous informe

De l'ultime raison de l'hyménée conforme.

Sachant votre présence prévenue dans un temps

Il ne vous retiendra que le jeu d'un moment.

Il vous demandera de signer un arrêt,

D'en achever enfin par ce dernier décret.

ARGONE

Je me presse, Seigneur, de courir chez Callus ;

313


Le parafe anodin cela et rien de plus !

Aussitôt je me hâte, puis je suis en ces lieux,

Et alors m'en retourne vous aimer de mon mieux !

314


ACTE V

SCÈNE PREMIÈRE

Alexandre, Callus

CALLUS

Je m'en reviens, Seigneur, vous dire les nouvelles

D'une qui appartient aux ombres immortelles,

D'Argone la Princesse expirant au trépas ;

Sa dépouille fumante ne lui survivra pas.

Prêtez-moi l'intérêt des dernières paroles

Prononcées par ses lèvres avant que je l'immole.

Entendez les soupirs que sa bouche jurait,

Et par quels feux d'amour, elle vous adorait.

Sur l'ordre de mon Roi, je suis à vous Callus.

J'obéis à l'Empire. Mais je donnerais plus

Afin de désirer cet hyménée scellé,

Et ces écrits signés avec ce libellé.

Je sens trembler ce corps, j'entends battre ce sein.

Je les sais insensés conquis par ce dessein.

Puis-je me dominer ? Imposer le repos

315


A l'esprit, à la chair promis à mon héros ?

Prêtez-moi, je vous prie, le droit de m'acquitter.

L'Empereur m'espère, et se peut inquiéter.

Je lui avais juré de me hâter très tôt

Afin de le revoir dans une heure, aussitôt.

Cher Callus, agissez : l'amour ne doit attendre !

La raison de l'esprit, le coeur ne sait l'entendre !

J'emprunte cette plume que je puisse signer,

L'arrêt de notre hymen qu'il me faut assigner.

Mais pourquoi ce silence ? Feignez-vous d'écouter

Ce qu'Argone présente s'escrime à souhaiter ?

Quel sentiment vous glace ? Et quel retournement !

Tâchez de m'expliquer le Mal qui vous inspire.

Apaisez et calmez la force qui est en vous.

Je vous supplie encor. Je succombe à genoux.

Mon regard noir métal crachait toute sa haine,

Mes yeux remplis de sang étaient flots qu'on déchaîne.

Le poignard dans la main étincelant, tremblait.

Callus, le meurtrier chavirait, se troublait.

L'horreur m'interdisait d'accomplir un tel acte.

Contre un ordre barbare, tout homme se rétracte.

Un courage puissant se maudit à détruire

Une douce Princesse faite pour vous séduire.

316


ALEXANDRE

Tu as tué, Callus ? Mais pourquoi tant de plaintes ?

Je t'ignorais sensible à ces sombres complaintes.

Est-ce ton premier meurtre ? N'as-tu pas éloigné

Certains témoins gênants avec un art soigné ?

Oui, poursuis tes propos que je t'entende dire

Par quelle subtilité son coeur hurlant expire.

Achève et parle encore que je puisse savoir

La méthode employée pour plaire à ton devoir.

CALLUS

N'est-ce point du cynisme que de prier ainsi,

De quémander, Seigneur, des détails si précis ?

Et quels plaisirs de l'âme, tires-tu de ce crime ?

Mais tu te satisfais pour Argone victime !

Permets-moi Alexandre, d'en terminer ici :

De ne continuer ce ténébreux récit.

Ordonne-moi, mon Roi, de prétendre au retrait.

Donne-moi le pouvoir de n'en parler jamais.

Je ne peux te repaître de ce crime odieux.

317


Ce lâche comportement ne m'est point glorieux.

Je désire partir. Je demande la fuite.

Que te sert de m'entendre te raconter la suite ?

ALEXANDRE

Je commande, Callus : que par ta lèvre ouverte

Je sache la torture pour l'Empereur offerte.

Je sache les douleurs dans ce sein arraché,

Et le profond supplice de son corps déchiré.

CALLUS

Vous me semblez étrange. Je vois briller l'horreur.

La crainte me saisit. Je crois trembler de peur.

Pourquoi approchez-vous ? Votre regard avide

Me jette tant d'effroi avec cet oeil livide.

Un noir comportement tout à coup vous inspire.

Callus, éloignez-vous ! Vous plongez au délire !

Et la folie vous prend par cet égarement.

Vous êtes apte à commettre la mort violemment.

Je ne vous comprends plus. Mais êtes-vous vous-même ?

318


Retenez la fureur qui en vous se déchaîne.

Dominez cette haine qui règne dans vos yeux.

Mais, Seigneur, est-ce vous cet être monstrueux ?

Parlez donc, je vous prie : ce silence est ma tombe.

Je sens ma fin prochaine, car par vous je succombe.

Je vous supplie, Callus, de ne point avancer

Tant ma perte fatale me paraît commencer.

Mais je voulais, Callus, vous apporter ma joie.

Et vous me condamnez par ce coupable effroi.

Je suppose ma mort dans un temps à venir.

Cette main se dirige pour déjà en finir.

Cette lame de fer s'enfonce dans ce corps.

Et puis-je m'échapper, impuissante à l'effort ?

Incapable, je suis prise de tremblements,

Je respire les soupirs de mes derniers moments.

Argone la victime voit jaillir de son coeur

Le sang de son amour, le feu de son ardeur ;

Argone la promise se mourant désormais

S'en retourne aux enfers y vivant à jamais ;

Mais pourquoi, mon Epoux, m'avoir donné la mort ?

Je vous pleure, Alexandre, sans haine et sans remords !

Voilà le sort sinistre d'Argone délivrée !

Du tragique poison, elle s'est enivrée !

319


Mais elle n'a point souffert ; vous offrant son amour,

Je la crois au Néant vous prier pour toujours.

SCÈNE DEUXIÈME

Alexandre, Ephilie.

ALEXANDRE

Avez-vous un instant pour écouter du moins

Une triste nouvelle exprimée par mes soins ?

Étiez-vous, Ephilie, la dernière informée

De l'horrible trépas d'Argone, mon aimée ?

Une détresse immense lui a donné la mort.

S'infligeant le suicide, elle a choisi son sort ;

Les sanglots et les pleurs qui dans son coeur expirent,

Écoulent ses douleurs qui lentement soupirent.

J'ignore les raisons justifiant cet acte.

Pour l'ombre de ses pères, se donnant à ce pacte,

Auprès des siens, elle s'en est retournée

Soumise, obéissant à sa noire destinée.

320


Je ne sais moins encore, proche de l'union,

Si cette âme perdue, dans sa confusion,

S'est jurée, l'insensée, de voler au suicide.

De plonger au Néant sans sa pensée lucide.

Quel corps inconscient, un poignard dans la main

Va dans sa tendre chair et déchire son sein,

Et s'arrache à la vie sans craindre le remords

De l'espoir d'être Reine, et refuse l'accord ?

Mais quelle idée perverse, et quelle modicité

L'ont poussé à commettre la sombre atrocité ?

Elle s'approche de moi : je lui promets l'Empire !

Je lui remets le trône : seul, cet enfer l'inspire !

EPHILIE

Elle me détestait, me pensait ennemie.

Je n'ai point les rancoeurs de l'injuste infamie.

Oui, je prierai, Seigneur, le repos de ses cendres.

J'implorerai les siens pour des douceurs plus tendres.

ALEXANDRE

Ces nobles sentiments humanisent Ephilie :

321


Argone est pardonnée, la haine est abolie.

EPHILIE

Ces hautes qualités purifient la Princesse.

L'amour est rétabli : maudire serait faiblesse.

ALEXANDRE

Je ne puis qu'admirer la grandeur de votre âme.

Votre esprit en émoi se baigne de ses larmes.

Je vous prie, Ephilie, de recevoir du Roi

Les profondes louanges que ce bon coeur déploie.

Alexandre ignorait quand l'ennemie succombe,

Quand son corps décharné s'écroule dans la tombe,

Qu'Ephilie bafouée, humiliée toujours

Contre l'ignominie sût offrir son amour.

Pourrais-je parvenir en usant de raisons,

A tenter de comprendre vos belles oraisons ?

Je ne sais concevoir par quelque intelligence

Une absolue clémence et sa pure indulgence !

Comment peut-on aimer ce que l'on doit haïr ?

322


Ou comment pardonner ce que l'on doit maudire ?

Vous êtes prisonnière et vos pouvoirs sont vains,

Une faiblesse princesse subissant les dédains !

L'Impératrice Édith, puis Argone ignobles

Se riaient de vos larmes dans un parterre de nobles !

Vous étiez la Première d'un État riverain !

Et cette dignité, simple poussière de grain,

Vous enchaîne à souffrir votre gloire passée,

Et vous pleurez le sort d'Argone trépassée !

Mais pouvez-vous défendre ce haut comportement,

Votre triste souffrance, et ce noir châtiment ?

Et pourquoi nulle offense ? Cette grandeur de coeur

Ne peut appartenir qu'à un esprit vainqueur !

EPHILIE

Seigneur, vous prétendez qu'une guerre farouche

Se veut combattre encore par les mots de ma bouche.

Vous supposez en mal : d'aucune violence

Ephilie n'est en proie, préférant le silence.

323


ALEXANDRE

Tant de paroles tues sont paroles funèbres

Qui apprécient la mort et les sombres ténèbres !

EPHILIE

Mes propos sont si purs qu'ils ne souhaitent en rien

Se satisfaire d'un crime approuvé par vos mains !

SCÈNE TROISIÈME

Alexandre, Édith.

ÉDITH

Mon Fils, mon tendre Fils, quelle n'est pas ma douleur !

Quels ne sont point les traits, et l'affreuse pâleur

De votre Mère Édith, honteuse d'annoncer

Les sinistres propos qu'elle doit prononcer !

Argone, la belle Argone, a décidé du sort

Qui l'entraîne à la vie jusqu'à sa triste mort.

324


Elle s'est refusée la lumière du jour,

Et retourne dans l'ombre, reniant votre amour.

Que ne puis-je éprouver la terrible souffrance

Qui hélas m'interdit les voeux de l'espérance !

Mais je dois souhaiter qu'au domaine des siens,

Pour toujours elle s'unisse à ses pères anciens !

J'aimerais vous prouver en exprimant à tort,

Ce bien-être futur en niant mes remords ?

Mon Fils, mon pauvre Fils, pour la communion

Nos Dieux le décidèrent d'abolir l'union !

Pardonnez-moi, mon Fils, de me précipiter :

D'une tâche si rude, il fallait m'acquitter.

Permettez à la Reine de jeter ses sanglots

Qui dans son coeur s'écoulent en cascades et flots.

ALEXANDRE

Madame, je vous prie de contenir vos larmes,

De vous bien prévenir contre l'effet des drames.

Car une grande reine se doit de contenir

Tous les événements qui peuvent advenir.

Je vous mande, ma mère, d'atteindre les hauteurs

Consacrées à nos races par nos rangs et splendeurs.

325


La Reine Impératrice connaît trop des pouvoirs

Ingrats en des instants, mais présents en devoirs.

Ephilie m'aura dit la sinistre nouvelle :

Argone a trépassé de fin accidentelle.

Le coup me fut porté, mais je restai glacial

Lorsque l'on m'explique l'achèvement crucial.

Mon insensible coeur a feint à ce tourment

Qui a atteint son âme en ce sombre moment.

C'est encore la grandeur du prestige royal

Qui m'a contraint de fuir ce drame déloyal.

Mon esprit amoureux, privé de passion

S'est hélas résigné de sa possession.

ÉDITH

L'empereur est soumis à cette épreuve immense

Qui se morfond en lui, et qui déjà commence.

Je serai Alexandre, toujours à soutenir

La douleur et les pleurs que vous devez souffrir.

Et votre mère sera, le sein gonflé d'espoir,

Prête à vous soulager, chassant de la mémoire

326


L'odieux sacrifice que le destin maudit

Vous aura infligé par l'au-delà prédit.

Nos pouvoirs misérables, la volonté fatale,

Ne la peuvent endiguer par loi impériale.

Nos droits sont trop humains, semblables aux mortels,

Nous subissons des maux terribles et cruels.

ALEXANDRE

Madame, daignez du moins de ne point vous morfondre,

Et cessez, s'il vous plaît, en tout de tout confondre.

ÉDITH

Seigneur, mais n'est-ce point cette image voilée,

Cette flamme si belle par vos yeux miroitée ?

Je vous croyais épris d'une amour éternelle

Mais ce trépas vous laisse un calme naturel,

Et je pourrais douter que vous fussiez épris

Car cette fin sinistre ne vous a point surpris.

Je prétendais, Seigneur, que votre coeur offert

Pleurerait mille grâces, condamnant son enfer.

Je supposais, mon Fils, qu'un supplice terrible

327


En vous ferait hurler une souffrance horrible.

Édith s'est égarée, perdue par sa raison

Car son esprit jurait en votre liaison :

Un désir véritable qui comblerait vos corps.

Mais notre Roi hélas ne ressent de remords !

ALEXANDRE

Faut-il geindre ou gémir une chair imposée

A un Roi dont l'amour ne lui est disposé ?

ÉDITH

Faut-il, Seigneur, penser qu'elle n'était votre bien ?

Qu'en rien votre futur n'était lié au sien ?

328


ALEXANDRE

Les raisons de l’État n'écoutent pas le coeur

Qui demande ou quémande un tout autre bonheur.

Les désirs de la chair s'attisent d'étranges feux,

Et espèrent avec force satisfaire certains voeux.

Madame, l'Empereur doit toujours obéir

Ou doit remercier ce qu'on lui veut offrir.

Il est le souverain et s'élève à ce rang,

Mais il est interdit de plaire à ses élans.

Chacun savait ici quel était mon désir.

Mais vous n'écoutiez pas de mon coeur le soupir.

Alexandre à genoux était pris de folie

Et suppliait l'amour de l'ingrate Ephilie !

Que m'importe après tout la mort de votre Argone !

A d'autre qu'à elle-même, mon amour s'abandonne.

Ephilie, cette honte, cette esclave à vos yeux

M'infligeait les soupirs d'un esprit amoureux !

Et je devrais encore me résigner en pleurs !

D'Argone apprécier la moindre des valeurs !

Il me faudrait porter d'une élue disparue,

Le deuil inconsolable de l'union prévue !

329


ÉDITH

Mais mon Fils, est-ce vous qui osez ces propos ?

Respectez, je vous prie, son esprit en repos.

Ou puis-je le prétendre que vous fussiez d'accord

Pour qu'elle agonisât et subît un tel sort ?

Et quelle indifférence et quel détachement !

Vous semblez vous combler de cet arrangement !

Argone disparue, votre Ephilie renaît :

De sa mort absolue, l'Empereur se complaît !

Mais Seigneur, avez-vous organisé l'horreur,

Par un acte odieux imposé la terreur ?

Ne serait-ce, Callus qui produisant sa fin

A obéi à l'ordre sanguinaire et défunt ?

Est-ce bien vous, Seigneur qui avez décidé

Près des siens dans l'ombre de la précipiter ?

Je veux me retirer. Ma pensée en émoi

Exprime son aigreur et je tremble d'effroi.

Ces mains ensanglantées ont signé un massacre :

Par le droit de tuer, notre Roi se consacre !

330


SCÈNE SIXIÈME

Ephilie, seule.

EPHILIE

Mais je puis m'accuser d'avoir séduit un traître !

Que ma face voilée cesse enfin de paraître !

Vous, mes charmes secrets m'avez-vous éclairée

Du désir d'un tyran par sa chair déclarée ?

Ou le suis-je coupable, moi simple prisonnière

Soumise à ce destin, en Princesse dernière ?

Et vous, tendre beauté, mais avez-vous tenté

Par l'effet de votre art de plaire ou d'enchanter ?

Humiliée, honteuse, et vos yeux faits de larmes

Ne désiraient en rien se complaire de ce drame.

Non, palpitant d'espoir, votre âme souhaitait

Partir d'un lieu maudit, n'y revenir jamais !

Mais puis-je disparaître, m'éloigner d'une tour

Dont les murs imposants me condamnent toujours ?

O vous, corps impuissant, avez-vous le pouvoir

De vous glisser dans l'ombre qu'on ne sache vous voir ?

Ce tragique destin m'inflige de séduire

331


Ce qu'Ephilie perdue s'acharnait à maudire !

Et ce cruel présent impose un noir trépas

A une élue promise qui ne cherchait qu'un Roi !

Faudrait-il me haïr d'être éprise à ce sort ?

Ma face glaciale n'exprime aucun remords.

Mes traits harmonieux, auriez-vous décidé

Par vos soupirs ou pleurs, Argone trépassée ?

Je ne dois accepter de me prétendre en vain

Un quelconque assassin : je n'ai agi en rien.

Et moi-même, Ephilie, mais aurais-je espéré

Par les voeux de l'Empire, l'hyménée désiré ?

Trop heureuse du fait, Ephilie libre enfin

Aurait imaginé le retour vers les siens !

Je crois les voir venir : Édith et Alexandre !

Cachée par la colonne, je saurai les entendre !

Mon corps ne peut s'enfuir : je vais apercevoir

Ce que haine et vengeance se prêtent à concevoir.

332


SCÈNE DERNIÈRE

Alexandre, Édith, Ephilie.

ÉDITH

C'est vous, ignoble Fils, vous êtes l'assassin !

Vous avez tout réglé : la mort et son dessein !

Vous avez résolu la souffrance d'Argone

Qui gît atrocement : que les dieux vous pardonnent !

Et c'était vous, mon Fils qui étiez en accord

Avec votre Callus pour condamner son sort !

N'avez-vous pas voulu accomplir ce trépas,

Pour qu'elle fût jamais vôtre, ou ne le devînt pas ?

Alexandre, c'est vous dont les mains sont sanglantes,

Qui avez ordonné ces tortures cinglantes !

Votre simple Callus n'est qu'un commanditaire

Qui la jette au Néant, stupide sanguinaire !

Celui qui pour malheur s'est décidé au crime

Subira en désastre l'effet de sa victime !

333


ALEXANDRE

Tout à coup quelle haine, ! Apaisez vos propos !

Conservez la raison, ou gagnez un repos !

C'est Édith en folie qui parle de la sorte ?

Calmez la passion que votre esprit emporte !

Quelle charge monte en vous : mais calmez, je vous prie

Cette rage excessive ! Ne m'avez-vous compris ?

Que de dires insensés ! Que de termes stupides !

Votre bouche prononce des paroles cupides !

N'avancez pas, ma mère, ! Mais êtes-vous sereine !

Ce regard est fiévreux, indigne d'une Reine.

Reculez plus encor ! Je vois jaillir la flamme,

Cette ardeur de tuer qui règne dans votre âme !

ÉDITH

Qui jouit de son mal et soumet la terreur,

Connaîtra lui aussi l'excès de son horreur.

ALEXANDRE

Mais terminez enfin ces phrases ridicules !

Considérez l'effet qui est des minuscules !

334


ÉDITH

Alexandre, observez cette lame brillante ;

Oui, ma raison délire et se fait vacillante.

Mais regardez l'objet qui conduit à la mort,

Qui se glisse, sanglant, et sans aucun remords.

Empereur, vous tremblez ? Vous craignez ce vous-même

Qui a produit un drame par sa douleur extrême !

Empereur, vous fuyez ? Je veux vous condamner.

Votre mère ne saurait pouvoir vous pardonner !

Je ne fais qu'appliquer sa loi et sa justice.

Alexandre, mourrez ! Recevez ce supplice !

Il me faut infliger par ce coup éternel,

Le droit de vous jeter au néant immortel !

Tombez ! Cessez de vivre ! Votre chair assoiffée

Du suicide d'Argone en sera étouffée !

ALEXANDRE

Que l'amour d'Ephilie respire dans mes veines !

Je m'épuise et je meurs. Croyez-vous en mes peines ?

Mais écoutez mon souffle. Que m'importe ce sort !

Je vous donne ce sein. Frappez-le donc plus fort !

335


Ma pensée, la dernière, sera pour Ephilie :

C'est elle qui sera mienne même dans l'agonie.

Oui, approchez, ma mère. Je n'ai pas de regrets.

J'ai pleuré sa beauté, et ses sublimes attraits.

Je disparais content, car mon ultime image

Se noyera dans ses charmes, un rêve ou un mirage.

Vous poignardez un Fils. Madame, mais pourquoi ?

Votre Empereur est mort. Madame, mais pourquoi ?

ÉDITH

Je ne sais qui je suis. Ou j'ignore si je hais.

Au royaume de l'ombre, allez dormir en paix !

Tu redeviens toi-même. Est-ce bien toi, Édith ?

Parmi toutes les mères, n'es-tu pas la Maudite ?

Est-ce toi qui détruis, qui sacrifies ta chair,

Qui sanctifies d'un crime ce qui t'est le plus cher ?

Je succombe à vos pieds. Ce sein bat-il encore ?

Ce coeur rougi vit-il, rêve-t-il ? Mais il dort !

Je désespère mon Fils. Respirez-vous, Seigneur ?

Transpirez-vous ce sang pour que la Reine ait peur ?

336


Mais parlez quelque peu ! Daignez vous exprimer !

J'écarte votre habit qui vous fait opprimer.

Alexandre, un soupir ! Je veux tant vous entendre !

L'air insignifiant que je puisse surprendre !

Le silence. Le silence. Telle est votre réponse.

Est-ce le jugement qu'Alexandre prononce ?

Est-ce le testament que vous voulez laisser,

Mon Fils, mon Fils aimé qu’Édith a trépassé ?

Ce cadavre, Seigneur, accable votre Mère

Qui encore vous implore, et toujours vous espère.

Votre douce dépouille se doit ressusciter.

Par la force des Dieux, je la veux exister.

J'achève l'Empereur. Quel horrible péril !

Et ce sombre néant n'est pas un simple exil !

Je tue ce que je crée, c'est l'oeuvre de mon sein.

J'immole mon enfant, je ne possède rien.

Quel est ce privilège ? Devais-je m'initier,

Et prétendre d'Argone le vouloir associer ?

Quels étaient mes désirs ? Et devais-je interdire ?...

Pour Ephilie choisie, désirer le détruire ?

Je redécouvre enfin la gloire d'une Reine,

Et mon ordre absolu m'impose en souveraine !

Édith n'est plus soumise, esclave de son caprice.

337


C'est l'effet premier d'un précieux sacrifice !

L'Impératrice Édith gouverne désormais.

Ses désirs ne sont plus interdits à jamais.

Et elle peut se flatter de posséder l'Empire,

De dominer sur l'heure le meilleur et le pire.

Réduite trop longtemps à souffrir ses offenses,

Elle sait par son pouvoir faire régner ses défenses !

La Reine a tant rampé ressemblant à des ombres !

Dans le brasier, elle jette ses habits les plus sombres !

Ephilie, approchez. Ne doutez pas de moi.

Je dicte par mes actes, et mes nouvelles lois.

Avancez, je vous prie. Mais cachez cette crainte !

Ne tremblez, s'il vous plaît. Apaisez cette plainte !

Oui, Ephilie, fuyez ! Je puis vous déclarer

Par mon ordre royal, vous êtes libérée !

J'éloigne du palais un impossible amour !

Disparaissez l'Aimée, à jamais et toujours !

Suis-je désespérée, ou superbe et puissante ?

La Mère inconsolable, la Reine ravissante ?

Mon tragique destin est d'obéir aux Dieux,

Quand même l'extrême se plaît dans l'odieux.

338


CAMILLE ET LUCILLE

339


PERSONNAGES

CAMILLE, jeune prêtre

LUCILLE, nouvelle épouse

BERTRAND, le mari

340


PREMIÈRE PARTIE

CAMILLE

Quel privilège tirez-vous de cette blancheur, de cet interdit

à refuser l’effet de nature ?

LUCILLE

Mais quelle satisfaction obtiendrais-je avec cette bouche

vaginale, avec ce sexe qui n’est pas perforé ?

CAMILLE

Votre conscience primaire désobéit à l’ordre de Dieu : la

chair doit s’unir à la chair. Votre moi-intime se révolte contre

votre corps qui a été conçu par le Plus Puissant. Pourquoi se

complaire du sacrilège ? Et pourquoi déplaire à notre Extrême ?

341


LUCILLE

Par-delà cette nécessité d’entrouvrir ces cuisses, par-delà

cette obligation de donner une fleur pure et fragile à mon

inconnu, car cet homme est un inconnu, je dois confesser que je

n’étais pas apte à accomplir ce coït physique, ce stoïque acte

abrupte : je suis née vierge, il me faut mourir ainsi.

CAMILLE

Le temps coule pareil à la source claire qui rivière se jette

dans l’océan. Aussi de vous-même, ma fille, qui fleur caressée

par la rosée, êtes butinée par le papillon qui voltige ... Assez de

ces images et de ces stupidités : je vous ai unis, vous et

Bertrand. Je vous ai demandé si vous le choisissiez pour mari et

homme. Et quelle fut votre réponse ?

... Mais, assez

LUCILLE

Poussée par la famille, impressionnée par la cérémonie, ma

voix innocente a marmonné un oui qui dénonçait un non. Mais

342


ce coeur qui respire, ce sein qui aspire à la vérité du Christ,

contredit ces lèvres qui ont murmuré, qui ont balbutié ce oui.

CAMILLE

Votre bouche est gracieuse, et elle a été conçu pour s’offrir

à la bouche de Bertrand. Cette poitrine douce et ronde est

parfaite pour les caresses de votre époux. Laissez-vous

entraîner dans les tourbillons divins. Donnez-vous dans

l’étreinte du plaisir. Ainsi selon la volonté de notre Seigneur.

LUCILLE

Ma volonté n’est pas de lui déplaire. Mais je ne puis le

satisfaire. Je n’ose proposer ma nudité à Bertrand.

CAMILLE

Que dit-il sur cette couche nuptiale ? S’indigne-t-il ? Vous

a-t-il fait offense ?

343


LUCILLE

Vous vous trompez, mon Père. Il se nourrit de silence. Il

n’exprime aucun espoir. Il ne s’est en rien confondu, et ne m’a

jamais observée dans mon intimité, à l’improviste. Le regard

discret d’un sein nu, la vision autorisée lors d’une toilette - cela

n’a pas attiré sa curiosité. Je crois même que je l’indiffère, et

que je ne lui confère aucun intérêt.

CAMILLE

Comme votre pensée se morfond dans les méandres du rite

nuptial ! Que cet esprit interprète à l’encontre les raisons de

votre époux ! C’est l’amour chrétien qui justifie cette retenue,

c’est l’amour profond qui l’incline à s’interdire ce qu’il espère !

Feindrez-vous longtemps encore de l’ignorer ? Pourquoi se

considérer comme étant indésirable ?

LUCILLE

Je dois reconnaître ma faute, mon Père. Mes paroles

premières juraient de mon dégoût pour cet homme. Et ces

phrases qui suivent prétendent à l’indifférence de mon époux.

344


N’est-ce pas la lutte intérieure de la pulsion physique et de la

conscience de l’âme, - ce refus de se donner et de ne pas inviter

son corps à l’étreinte ?

CAMILLE

Pourquoi désobéir aux lois du Divin ? Pourquoi s’interdire

ce que le sacrement a uni ? Je ne puis croire en ces craintes qui

ne sont pas justifiées. Je ne puis supposer que l’ardeur de celui

qui est vôtre doive entraîner ces multiples refus. Lucille, je

vous en conjure, acceptez de vous accoupler avec Bertrand,

cette nuit - cette nuit même - Lucille, je vous prends les mains,

donnez-vous ce soir, - ce soir avec ma bénédiction. Comme

cela vous semblera aisé et facile ! Comme cela ne sera plus que

misère et insignifiance au petit matin. Et docile sur l’épaule de

Bertrand, vous goûterez les saveurs premières de l’union.

LUCILLE

Je vous suis en confidence, mon Père. Je dois vous avouer

que cela m’est impossible. Je suis rouge, perlée par les

saignements. Je suis impure en ces jours à venir. L’Évangile

345


défend à l’époux de toucher sa femme durant cette période. Je

ne peux défaire les Écrits Sacrés.

CAMILLE

Ces trois jours d’attente seront jours de réflexions internes.

Interrogez votre âme, suppliez-la de vous éclairer de l’astre

immortel. Tournez en vous-même ces sombres questions, faites

voltiger au plus loin de votre chair le doute suprême de

l’interdit. Je prétends que dans la tiédeur du matin clair, votre

vision sera illuminée - comme transfigurée par la conscience de

l’amour infini.

LUCILLE

Que toutes ces paroles sont douces à entendre, Mon Père !

Comme ces propos révèlent une pensée mystique ! Mon corps

semble échapper à la réalité humaine, mon esprit paraît se

détacher de cette enveloppe physique. J’imagine la pureté et la

beauté de l’ange, et moi-même empreinte d’idéal impossible, je

me crois planant au-dessus de cette robe.

346


CAMILLE

La colère monte en moi. Il est défendu de penser aussi.

Qu’est-ce donc que cette stupide impression irréaliste ? Vous

n’êtes pas saint Thérèse d’Avilla et moins encore Jeanne

d’Arc ! Retournez donc sur le sol ferme. Revenez dans cette vie

terrestre. Donnez-vous à votre mari. Ceci est un ordre. Vous ne

pouvez y échapper. Il me serait aisé de casser cette union si

vous tentiez de vous refuser encore.

LUCILLE

Mais pourquoi cela m’est-il si pénible, mon Père ? Pourquoi

je ne puis ? Est-ce sa laideur ? Il n’en ai rien. Est-ce la haine de

sa chair ? Je ne l’ai point caressée.

CAMILLE

L’aimiez-vous, en réalité, lorsque je vous ai unis ? Étiezvous

apte, jeune fille de vingt ans à l’épouser votre futur ? Vos

convictions religieuses sont-elles ancrées dans votre mémoire

pour vous interdire le plus naturel des ébats ? Votre éducation

parentale vous a-t-elle en ce sens fait penser que le mari était un

347


monstre d’horreurs ? Mais quelles furent donc les paroles

prononcées par votre famille pour en tirer de telles conclusions

? Quels furent ces dégoûts du mâle dont on vous a imprégné

l’esprit jusqu’au vomissement de l’homme ?

LUCILLE

Ces insinuations sont indignes d’un confesseur, mon Père.

Quel droit et quel privilège vous autorisent à salir ma sainte

famille ? C’est elle-même qui m’a indiqué les chemins qui

menaient vers le Christ, c’est elle-même qui m’a appris à

séparer le bon du mauvais, le grain de l’ivraie. Cette éducation

est la plus bénéfique qu’une enfant puisse recevoir. Je vous

interdis, mon Père, d’oser toucher à la conscience de mes

proches. Je n’ose croire que de tels propos aient pu traverser

votre esprit. Mais je vous pardonne ces fragments de phrases

qui ont dépassé le sens qu’ils supposaient.

CAMILLE

Vous haïssez l’homme comme vous le craignez. Il n’est

pour vous qu’une bête en rut, qu’un sexe pénétrant qui violera

votre virginité. Vous n’êtes que sécheresse et froideur. Vous

348


ignorez la tendresse et l’affection. J’imagine aisément votre

père vous baiser le front, et la petite fille s’endormir avec cette

caresse paternelle. J’entrevois avec facilité votre mère acerbe et

glaciale, toujours vous prévenant du danger du garçon, puis de

l’adolescent, enfin de l’homme ! Et pour en finir avec cette

sublime éducation, aujourd’hui vous craignez votre moitié ! Il

est comme cet enfant, comme cet adolescent, comme l’homme.

Comme tous les hommes, et donc semblables à votre mari. Ils

ne sont que dangers. N’est-ce pas cela que l’on vous a répété

durant toute votre jeunesse ? Vous en tirez les fruits : vous

détestez votre époux.

LUCILLE

Cela n’est que mensonge. Et cela démontrerait que

manipulée et incapable de penser, je suivrais aveugle de mes

sens, les deux cannes blanches que sont mes parents. Mais vous

ignorez que je possède une âme, que Dieu aussi m’a donné la

possibilité de raisonner. Je ne suis pas une oie donnée au

gavage parental, et dont le foie éclate après avoir été bourré.

Certes, je peux me prévaloir d’être vierge. Mais suis-je pour

autant innocente ? C’est douter de mon indépendance, de mon

aptitude à me défaire d’une tutelle familiale. J’ai des yeux pour

349


lire et observer le monde qui m’entoure ; j’ai une cervelle pour

interpréter les évènements qui se déroulent dans cette vie. Vous

êtes mon confesseur, pourtant vous ne m’avez guère entendue.

Vous ne faites qu’une analyse primaire, et votre audace vous

pousse à accuser mes proches et mes aimés.

CAMILLE

Mon engagement dépassait l’entendement de mes propos.

J’ai fait preuve d’exagération, je m’en excuse. Je vous demande

d’évincer ces phrases idiotes. Mais pourquoi se confier à un

homme d’église ? Pourquoi s’en référer à un prêtre ?

Qu’attendez-vous de moi au juste ? En quoi puis-je vous servir

? Comprenez que mon esprit se crispe de points

d’interrogations. Votre âme se propose, et se rétracte. N’y-a-t-il

pas une contradiction aberrante ? Je ne sais plus où divague

votre conscience. Et je ne peux la suivre.

LUCILLE

Je veux poursuivre ce dialogue, et pour ce faire je vais me

projeter dans mes souvenirs. Quelle fut tendre cette jeunesse

nourrie de bien-être et de saveurs ! Comme furent heureuses ces

350


heures passées à vagabonder dans la nature, à espérer la venue

de la Vierge ! Elle, Marie qui me paraissait la plus noble des

femmes ! Je courais, j’ai couru à travers les chemins sauvages.

Je n’enivrais des odeurs tièdes du printemps. Je riais,

insouciante, remplie d’ivresses et des parfums de la liberté car

j’étais libre. Je volais les baies sauvages, je caressais les fleurs.

Et je restais des heures étendue à respirer l’air boisé et l’herbe

verte. Je roulais mon corps dans cette savante nature, toujours

prête à ressentir le moindre ravissement d’une fourmi ou d’une

abeille.

Elles étaient mes compagnes d’enfance. Comme cela était

éloigné de ces petites filles précieuses, se faisant des manières,

et se prétendant de bonne société ! Non, je les fuyais comme

plus tard j’ai fui les garçons qui ne désiraient qu’une seule

chose : savoir ce qui se passait sous ma robe. Et moi si pure ! ...

attirée par la bonté de la Vierge. Un dégoût extrême envahissait

tout mon être. Si ma famille ne m’avait appris l’interdit à

accomplir : je les aurais giflés, ces bandes de voyous !

351


CAMILLE

Toujours votre enfance ! Cela est puéril et ridicule ! Des

jeunes gens qui ne vous ont pas même touchée. Des regards

curieux, des phrases - des sortes de boutades. Mais toutes les

gamines de votre âge ont été sifflées par les garçons, toutes ont

été chahutées : aucune d’entre elles ne s’est indignée de

l’attirance qu’on lui portait. Elles s’en flattaient même ! N’est-il

pas agréable pour une fille d’être déjà courtisée ? Elle se croit

femme, et déjà objet de convoitise. Que répondez-vous à cette

affirmation. Êtes-vous choquée ? Il en est de la vie. Quoi de

plus simple, de plus naturel ?

Pourquoi ressasser son enfance, et se souvenir de cet

épisode insignifiant ? Moi-même, je dois vous faire une

confidence. Croyez-vous qu’il me fut aisé de me donner au

Christ et de m’abstenir du corps ? J’étais un être constitué

comme les autres. Mais j’ai tranché. Et mon choix s’est porté

sur la toute-puissance divine. J’ai retenu ma pulsion pour m’en

remettre au chemin qui menait vers Dieu. J’ai souffert - c’est

exact. Mais telle fut ma destinée. Aujourd’hui devant la croix,

je ne me reproche rien. Pourquoi regretter la voie que j’ai

empruntée ?

352


LUCILLE

Aussi vous pourriez chuter ... L’attrait du Bien et du Mal vit

toujours dans votre corps. La péché vous condamnerait à

accomplir l’acte physique. D’ailleurs quelque chose d’étrange,

une sorte de perception impalpable, me prévient que vous vous

y êtes essayé. Avant ces fameux vœux d’abstinence, n’avezvous

pas goûté à la chair, succombé à la tentation comme tout

homme ?

CAMILLE

Quand je me suis résolu à porter l’habit d’église, mon

supérieur m’a posé une question semblable. Ma réponse fut

affirmative. Je n’étais pas vierge lorsque je suis entré au

séminaire. Je savais ce qu’étaient un vagin, un coït, et une

expulsion de sperme dans le ventre d’une femme, mais j’y ai

pensé longuement : une fois et une seule, Camille, tu n’es pas

coupable. Ainsi j’ai pu me défaire de l’empreinte, de l’étreinte

féminine - cela sans la moindre difficulté, sans la honte et le

remords. Mais est-ce moi le confesseur ? Est-ce vous la

confessée ? On jurerait du contraire.

353


LUCILLE

Certes, on croirait à une inversion des rôles. Je suis ici pour

vous demander aide et assistance. Vous dévoilez le fond caché

de votre personne.

CAMILLE

N’est-ce pas une preuve de confiance ? Je suppose que vous

garderez ce secret longtemps !

Lucille cherche à l’agacer. Elle le tiraille.

LUCILLE

Était-elle jolie, belle n’est-ce pas ? C’était une femme, et

vous n’avez pu résister à ses charmes. Elle vous a pris, jeune

puceau imberbe. Vous en avez joui avec passion. Après

quelques heures, vous vous êtes reproché d’avoir aimé cette

créature. J’imagine toutes ces génuflexions, et ces pardons

toujours recommencés. Cette immense demande au Christ de

chasser loin de vous ces formes rondes, cette bouche tiède, et la

354


douceur de ses seins. Je vous vois très nettement dans votre lit

vous masturber en rêvant de cette femelle, éjaculant ces gouttes

de sperme, et implorant grâce auprès du Seigneur. Est-ce donc

ainsi que les hommes d’église agissent en faisant aller et venir

leur pénis, et en priant leurs repentirs ? Ainsi des religieuses qui

ne doivent non plus manquer de fantasmes !

CAMILLE

Votre bouche est haineuse et perfide. Il serait sensé de vous

taire. Vous ignorez que notre mission est de vous aider.

Pourquoi faire le procès de ces prêtres et de ces religieuses qui

se sont donnés à Dieu. Mais poursuivez, continuez et chargez

votre langue du dégoût qui gît au fond de votre cœur. Votre

jeunesse est inconsciente comme vos paroles sont méprisables.

LUCILLE

Oui, j’insisterai. Je les sais ces nones, ces épouses du Christ

l’anneau de bois au doigt, laissant se glisser entre leurs cuisses

béantes un cierge énorme. Je les entends se tordant sous les

convulsions, certaines se frottant le clitoris, d’autres

355


introduisant une bougie dans la chair et crier, et supplier :

“Jésus, je t’aime. Tu m’as possédée avec ton corps purifié.

Jésus, pardonne-moi de te prendre. Mais ne suis-je pas ta

femme ? Là est ma preuve charnelle. Par-delà mon acte

physique, il y a ma pensée spirituelle. Je t’appartiens ”

CAMILLE

Pauvre de vous ! Bêtise en toi ! Ainsi nous agirions de cette

sorte, hommes de religion pour nous donner à la Vierge Marie !

Ainsi elle serait notre Mère et notre femme de chair. L’intention

jamais ne nous a caressé la cervelle. Toi qui étais si prude en ce

début de dialogue, je n’ose croire que de telles réflexions aient

pu nourrir ton intelligence. Tu m’accuses, tu nous accables et tu

les charges d’ignominies ! Mais observe-toi : pour oser

exprimer ces phrases, ton cœur est-il pur ? Je t’ai laissé

divaguer dans l’absurde. Je souhaite seulement que ta

conscience t’éclaire.

356


LUCILLE

Cela est vrai. Cette bouche malsaine jette son venin putride.

Emportée par les tourments de la rage, je ne sais contenir cette

vague déferlant ses fragments abjects.

Où vais-je donc, Seigneur ? Comment puis-je me comporter

ainsi avec un homme de foi ? Mais n’est-il point là pour me

pardonner toutes mes audaces de femme idiote ? N’est-il pas en

ce lieu pour me défaire de ces hontes, pour les éloigner hors de

moi pareil à un méchant qui se couperait le bras de crainte de

voler encore ? Il faut me reprendre. Qu’ai-je osé dire ? Comme

cette langue était perfide, et cette cervelle inapte à se contrôler !

Voilà bien le comportement des femmes : elles se révoltent,

injurient, crispent les poings très haut vers le Seigneur. Puis

elles se confondent et implorent le Céleste de les bénir. Mieux

eut valu qu’on me tranchât la langue plutôt que de me laisser

cracher de telles insanités ...

CAMILLE

Dieu, dans toute sa miséricorde reconnaît les siens. Avant

que ta mère te fît voir le jour, il savait qui tu étais. Il savait que

tu allais prononcer ces phrases inutiles. Aujourd’hui t’en veut-il

357


? Non. Dans son immense silence éternel, il t’a pardonnée car

tu n’es qu’une brebis qui braille comme accrochée à un fil de

fer barbelé. Mais l’agnelle n’a pas de blessure, et sa patte ne

traîne pas. Lucille peut mâcher cette pâture. Elle est bonne,

cette herbe tendre !Doute, même dans le plus infime de tes

propos. Tu ne fais qu’avancer à reculons, il te faut regagner le

bord de la rive. Mais tu nages pour t’engouffrer dans l’océan.

Tu prétendais être vierge, cela serait si peu.

Hélas, tu es innocente. Tu virevoltes, voltiges et

papillonnes. Mais tu ne donnes rien au réel. Souviens-toi de ton

problème premier : tu ne peux accomplir l’acte charnel avec

Bertrand, ton époux devant Dieu. Détourneras-tu longtemps ce

dialogue, ou chercheras-tu à trouver une solution pour résoudre

ce cas étrange ?

LUCILLE

Il n’y a rien d’étonnant à cela, Camille. Tout me dégoûte en

lui. Cette haleine nourrie de vin, cette sueur d’homme

ressemblent à celles de l’animal ; ce sexe tendu veut

m’introduire sans le moindre de mes désirs ; son odeur chaque

358


matin me répugne : tel est Bertrand, mon Père, comme vous

l’avez donné.

CAMILLE

Tu le vois sale et répugnant. Mais tu défèques ainsi que les

autres femmes ; tu expulses tes traînées de sang ; tu craches et

vomis ; tu jettes dans tes mouchoirs ta morve verdâtre. Cela ne

fait-il pas partie de la vie ? Mais comment accepteras-tu que ton

ventre se déforme ? Comment, ma pauvre Lucille, pourras-tu

accoucher ? N’est-il chose plus merveilleuse au monde que de

donner vie à son futur, à son propre sang ? Cet enfant, Lucille,

tu devras demain en prendre soin comme un bien précieux venu

du ciel. Et ce petit sans défense, se nourrissant de ta poitrine

gonflée de lait salira des couches, pleurera et demandera sa

mère. Il te faudra le bercer, avoir le comportement de celle qui a

procréé. Je n’ose imaginer que langer le fruit de ta chair, que

laver ce toi-même te sera chose impossible. Continue à me

parler de la crasse, du dégoût. Certes, tu crains de passer par

l’homme, par l’époux. Mais je ne vois pas où est le Mal, où est

le Mauvais ?

359


LUCILLE

C’est Satan, mon Père ! Toujours il nous entoure, nous

observe. Il se complaît à jouir de nos insuffisances, et par nos

faiblesses veut nous détourner de Dieu. Le Mal est en moi,

comme en vous. Ou plus subtil encore, il plane au-dessus de

nos têtes ; il attend la moindre de nos défaillances, espère la

plus infime de nos erreurs. Et rapide à bondir comme une bête

difforme, je l’entends cynique et tortueux prêt à démentir la

pensée suprême de notre Seigneur. Je le vois hanter notre

chambre nuptiale, je le sais se complaire de ma première

négligence - il veut ce crime, désire avec ardeur cet

accouplement interdit. Ne possèdera-t-il pas cet abominable

rictus de vice quand il me regardera jambes écartées, béantes et

saignantes, quand il jouira de ces gouttes rouges perler sur

notre couche, sur le pubis tiède de mon époux ?

CAMILLE

Te tairas-tu enfin ? Tu sembles possédée par ton propre

Mal. Tu ne fais qu’honorer le maléfice qui n’existe que dans ta

cervelle crétine. Ton imaginaire court au-delà du réel : ce n’est

pas de l’absurde, mais un principe de persécution.

360


Considèreras-tu que des millions de femmes et d’hommes

s’accouplent en cet instant sur terre ? Que cet acte est le plus

banal, le plus insignifiant qui soit ? Il est le plus naturel aussi,

comme il a été décrété par Dieu. L’amour ! le sexe ! Satan dans

les parages, Satan vous observant, et t’imposant la tentation du

vice ! Mais retourne-t-en à la réalité ! Ce que le Divin a uni

avec ma bénédiction ne peut être soumis à la volonté du Mal.

Cesseras-tu avec tes fausses misères, avec tes histoires

insensées ? Mais quelle façon as-tu de concevoir un effet de

nature ? Pourquoi te nourris-tu de questions absurdes ?

LUCILLE

S’offrir, se donner ! Proposer son corps nu, salir sa propre

chair ! Vous n’êtes pas une femme, comme jamais vous ne

serez une jeune fille. Vous prétendez qu’il faut seulement

passer outre, franchir le pas comme vous dites. Mais ce n’est

pas un pont : il n’y a pas de pont ; ni une rivière ni un bras de

mer, c’est un océan ! Je ne peux atteindre cette immensité salée

sans me noyer ! Déjà je perds pied, déjà je coule ! Et ne me

parlez pas du chant des sirènes et d’un Ulysse. Votre héros

s’était attaché à son mât pour résister à la tentation. Il avait

enduit de cire les oreilles de ses compagnons pour qu’ils

361


rament, et ne puissent entendre les voix qui les auraient menés à

la perdition.

CAMILLE

Tu vois comme tu divagues. Là est toute ta connaissance.

Tu t’en réfères à un grand poète que tu n’as jamais lu en grec

ou en latin. Voilà, tu encombres ta mémoire de reflets stupides.

Tu ignores que ces auteurs écrivaient des rêveries diverses, des

contes insensés. Mais cela est irréel, et appartient au monde de

l’imaginaire. Veux-tu enfin retomber sur notre bonne vieille

terre ? Ou préfères-tu te laisser transporter par tes délires de

jeune fille pubère ?

LUCILLE

Vos paroles m’offensent, mon Père. Je subis depuis le début

de cet entretien vos sarcasmes et vos moqueries. Qu’une image

me vienne à l’esprit, et vous vous confondez en rires sournois,

inaudibles mais ô combien visibles dans votre regard de prêtre.

Jeune fille pubère ! Je suis mariée ! l’avez-vous oublié ? Vous

nous avez soudés !

362


CAMILLE

Mais je souhaite rendre ce mariage possible ! Je désire avec

mon ardeur chrétienne vous espérer sur le lit des aimés.

Pardonne-moi si j’use de propos qui dépassent ma raison. Soit,

je retire jeune fille pubère, mais en vérité tu sembles te

satisfaire de ces termes. Tu crains qui, mon enfant avec ton

capuchon rouge, ton grand méchant loup de mari ? Tu as peur

d’être jetée dans une marmite brûlante, ou par une sorcière dans

un récipient de soufre si de malheur tu oses, tu t’essaies ...

LUCILLE

... Assez, assez de ces bêtises ! Mais pourquoi m’en référer

à vous, mon Père ? Ce dialogue n’a plus de sens. Mes paroles

ne sont d’aucune crédibilité. Vous ne m’écoutez pas. Vous

n’éprouvez qu’ironie, que suffisance à mon égard.

CAMILLE

Non. Exprime-toi, Lucille. Tous ces discours divergent,

s’éloignent ou se dispersent. Bertrand, qui est tien, qui est ton

époux, tu ne m’en as guère parlé depuis le début de cet

363


entretien. Pourtant la raison essentielle : c’est lui. Il n’est

qu’une ombre, qu’un homme méprisé. On le penserait pareil à

un fantôme fait d’impalpable et d’insignifiant.

LUCILLE

Que voulez-vous de plus à son sujet ? Et que prétendezvous

en tirer ? Bertrand est un charmant garçon, chargé d’une

trentaine d’années. Son cœur est franc et pur. Il n’y a ni vice, ni

tricherie qui agitent son esprit - un partenaire loyal, possédant

les qualités qu’une Lucille doit espérer : douceur, gentillesse,

affection. Il sait subvenir à mes nécessités, me défendre et me

protéger. Bertrand est mûr de raison, en âge d’épouser une

femme ou une jeune fille. Il peut la soutenir comme la secourir

dans les moments les plus ingrats de la vie. Je crois qu’il sera

un bon père, qu’il comprendra, éduquera ses enfants dans la

meilleure des voies. Que voulez-vous d’autre ? Et que dire pour

vous éclairer ?

CAMILLE

Que lui reproches-tu au juste pour te refuser ? Tache de

m’expliquer ce blocage que tu t’imposes pour ne pas accomplir

364


l’acte charnel. Ce ne sont pas vos familles qui vous ont soumis

à vous épouser ! Nous ne sommes pas au 19ème siècle avec des

parents puritains qui n’avaient qu’un seul but : placer leur

progéniture ! Tout ça ne se joue pas autour d’une tasse de thé

avec de vieilles dentelles et un caniche qui fait le beau !

LUCILLE

Voilà des paroles absurdes qui ne sont pas mêmes dignes

d’un confesseur. Je me demande comment un homme d’église

ose s’exprimer de la sorte. Je peux toutefois vous dévoiler

qu’elle fut notre première rencontre. Tout cela était donné au

banal, et en vérité répondait à votre idée première. Imaginez

une Lucille non pas avec une ombrelle ni un petit chien, mais se

promenant dans un grand parc. Bêtement, je me suis assise sur

un banc. Je regardais les gosses jouer dans le parterre de sable.

Moi, je rêvassais ou divaguais. Je laissais courir ma cervelle.

Elle vagabondait, s’enivrait d’images qui défilaient devant mes

yeux, et le paysage disparaissait au profit de visions de

jeunesse.

365


CAMILLE

Un lieu bien paisible, des cris d’enfants comme des échos

qui ne résonnent pas, des reflets mouvants comme des cercles

sur un bassin d’eau. Tout à coup, un homme beau, grand,

solide. Il s’assoie à tes côtés, te donne trois phrases anodines.

Tu l’écoutes. Il te plaît. Tu repars bras dessus, bras dessous. Il

souhaite te raccompagner de crainte d’une mauvaise

rencontre ! ...

LUCILLE

Cessez de plaisanter, de vous moquer. Vous en êtes encore

dans votre 19ème siècle avec la pucelle qui rencontre son

prince charmant : cela ne se passe pas dans une forêt. Il ne

chevauche pas un pur sang ou une jument blanche. Mais la

scène transposée avec cent ans d’écart se visionne dans un

jardin avec des cygnes et des jets d’eau. Ou du moins je

prétends que vous lisez trop de romans à l ’eau de rose. Non,

j’ai vu un garçon qui semblait gauche, malaisé. Il m’est apparu

comme perdu, ne sachant où aller, ne sachant que faire. La

place était libre. Sans aucune raison, il s’est assis sur ces trois

planches de bois. Je feignais de l’ignorer, mais discrètement je

366


jetais des regards furtifs comme son comportement était

étrange. Un ours sortant de sa cage, un être bourru et empreint

au plus grand des désarrois - je veux dire la solitude.

CAMILLE

Tu as fait le premier pas, tu t’es adressé à lui, toi la petite

bourgeoise respectable avec un missel entre les mains.

LUCILLE

Assez de toutes vos bêtises. Me laisserez-vous poursuivre

mon histoire, ou me couperez-vous à chaque instant ? J’en perd

le fil de ce dialogue. Certes, l’impression initiale qui me

traversa l’esprit était qu’un garçon de condition modeste - ses

habits paraissaient des plus neutres - rongé par l’ennui ou perdu

dans sa vie intime, était assis à quelques coudées de moi. Mais

cela semble d’aucun intérêt comme il est possible d’en

rencontrer à chaque coin de rue.

367


CAMILLE

Enfin, tu dévoiles l’une des faces cachées de ta

personnalité. Le mendiant insignifiant, tu t’en moques. Tu

respires la bonté de la jeune fille riche : et tu n’hésites pas à

donner l’aumône sur ton superflu.

LUCILLE

Ce mendiant, comme vous dites, sera et est mon époux. En

quoi suis-je donc coupable ? Pensez-vous réellement qu’il

fallait me couper la parole avec cette intervention stupide ? On

dirait un crétin qui tente de se gloser avec un fragment de

phrases inutiles.

Je n’ai pas la notion du temps, mais une bonne heure a dû

s’écouler, moi dans mon livre et lui cachant sa tête honteuse.

C’est exact, par humanisme, je lui ai adressé quelques mots. Je

lui ai demandé s’il se sentait mal. Comme quoi vous allez me

dire que les pucelles ne sont plus ce qu’elles étaient. Qu’il eut

mieux valu que je partisse en courant sans me soucier de la

souffrance humaine. Tiens, votre langue ne roule plus ! Vous

vous taisez donc !

368


Je poursuis. J’ai touché délicatement son bras. Il était

toujours plongé dans sa terrible solitude. Mais j’ai insisté.

Lentement, il s’est tourné vers moi. Il ne pouvait cacher les

quelques pleurs qui ruisselaient le long de son visage. Sa

question fut brève et sèche : qu’est-ce que vous me voulez ?

D’abord abasourdie, ma raison m’a chuchotée qu’en rien je

n’aurais dû intervenir, qu’il me fallait laisser là cet homme qui

n’était qu’insignifiance à mon égard. Une force étrange me

poussait à agir autrement. C’est bête parfois la vie, on ne peut

comprendre ses impulsions. Pourtant telles furent mes

réactions. Je me devais de le seconder, ou du moins de lui venir

en aide. J’ignorais de quelle façon - en m’exprimant avec des

paroles compréhensives, avec des pièces d’argent ou mon

sourire tout simplement.

CAMILLE

Je reconnais en cela ta bonté chrétienne. Peu de jeunes filles

auraient agi ainsi. D’autres d’ailleurs se seraient assises sur un

banc voisin. Mais pourquoi as-tu insisté ? Quelle volonté t’a

convaincu d’user de ce comportement ? Cet homme n’était rien.

Peut-être une pauvre loque qui pleurnichait ses amours perdues

? Peut-être n’était-ce qu’un ivrogne qui rempli de mauvais vin

369


pleurait une putain de bas quartier ? Et toi, tu lui es venu en

aide ?

LUCILLE

Il n’était pas ivre, et sa souffrance étaient réelle. Il est

toutefois aisé de déterminer un vieil alcoolique d’un jeune

homme en proie aux tourments les plus violents. D’ailleurs, j’ai

agi sans intention, sans penser un instant qui il pouvait être.

Votre façon d’analyser la scène est intolérable ! Faut-il

demander à un mendiant ce que recèlent ses poches pour lui

faire l’aumône ? Faut-il demander à une pauvre femme qui

implore une pièce, un enfant dans le bras si sa poitrine est

gonflée de lait ? Son interrogation fut presque violente : que me

voulez-vous ? Ma réponse fut douce et aimable. Pourquoi

pleurez-vous, Monsieur ? Puis-je vous venir en aide, vous être

utile ? Un début de dialogue s’est instauré : Non, vous ne me

seriez d’aucune utilité. Ce n’est pas d’une femme qui écoute

mes paroles dont j’ai besoin, mais d’une solitude immense dans

laquelle je retrouverai goût et joie de vivre. Il s’échappait avec

des propos remplis de fiels et d’agressivité. J’ignorais comment

agir. Je me reprochais d’être intervenue, d’avoir accompli une

action crétine. Oui, pendant quelques instants j’ai pensé :

370


change de banc, quitte cet individu dont l’intérêt est médiocre.

Laisse-le. Je ne pouvais entendre quoi que ce soit. Il répondait

avec des bribes incompréhensibles, et je vous assure qu’à la fin

de cet entretien, je n’ai su lui tirer la moindre phrase cohérente.

CAMILLE

Mais l’avez-vous désiré durant cet échange ? Lui accordiezvous

quelques attraits de corps ou d’esprit pour parler

subtilement ?

LUCILLE

Sur un banc, avec un homme qui pleure ? Non, la pensée ne

se fixe pas sous le bas du ventre. Elle est autre, elle est humaine

ou chrétienne tout simplement.

CAMILLE

Vous avez toutefois décidé de le raccompagner, de le

soutenir comme une vieille loque pendante, ou de le tenir en

laisse comme un chien qui a perdu son maître. Peut-être vous

êtes-vous considérée pareille à une bonté spirituelle recueillant

371


une âme pauvre divaguant à travers la cité ! Que cela est fort

beau ! Et comme je vous en remercie ! Mais les évènements se

sont hâtés comme Dieu en a décidé autrement. Aujourd’hui,

vous êtes sa femme qui se refuse ! Nous nous en retournons au

problème premier : que lui reprochez-vous ? Pourquoi vous

dégoûte-t-il ? N’était-ce pas une impulsion de jeunesse qui vous

a poussé à l’acte sacré du mariage ? N’avez-vous pas été

soumise à jouer votre propre jeu, puis à le feindre ? Enfin,

Lucille, répondez-moi sans mentir : épouse-t-on un homme

parce qu’il est miséreux ou dans une détresse profonde ?

D’autres justifications majeures doivent déterminer ce choix.

LUCILLE

Tout cela me semble fort compliqué. Vos interrogations

constellent ma cervelle. Je ne sais quelles réponses leur donner.

Cet homme rustre et vulgaire m’apparaît sous d’autres charmes,

et je serais prête à succomber à ses désirs. D’ailleurs, je n’hésite

pas. Enfin, seule je pense profondément à lui. Mais ce ne sont

que des fantasmes, que des images stupides que mon esprit crée

artificiellement. Quand il faut m’en retourner à la réalité

physique, ma raison est tout autre. Il me répugne. Je ne prétends

372


pas le haïr - cela serait mensonge - il m’indiffère. Voilà le plus

terrible des sentiments que l’on puisse éprouver pour sa moitié.

Inutile de vous dire que nous faisons chambre à part. Je retarde

le moment crucial, et je tache de lui expliquer. Parfois il me

répond avec un léger sourire, parfois je lis une profonde

détresse dans ses yeux. Je sais qu’il me désire, qu’il souhaite

me prendre. Pourtant, cet interdit nous confère une sorte de

complicité. Je ne sais si vous m’entendez.

CAMILLE

A présent, je te comprends trop bien. Il te faut un catalyseur

de charmes, un être pur et spirituel qui favorisant ce

dépucelage, te permettra enfin d’accomplir tes devoirs

d’épouse. Ce ne sera pas Bertrand qui stoïque ou résigné te

prendra en premier. Non, c’est une bête immonde, un violeur

qui s’introduira en toi sans ton consentement. Et Lucille, la

petite Lucille remplie de pleurs, gonflée de larmes s’en ira

demander un pardon inutile à son mari, se jettera sur l’épaule

chaude et protectrice de celui qu’elle refusait.

373


LUCILLE

Mais cela est abject et ignoble : vous favorisez la haine,

vous aimez le mal. Vous nourrissez votre bouche de vice et de

souffrance. Est-ce donc la parole du Christ qui est exprimée, ou

ne sont-ce pas des crachats puants que votre langue expulse ? Il

y a du Mauvais en vous, mon Confesseur. Peut-être suis-je

vierge ? Mais cette blancheur doit vous conseiller d’aider une

jeune fille perdue !

CAMILLE

Je réfléchis, Lucille, et je ne trouve pas de solutions ! Mon

écoute est puissante, mais je n’entrevois de possibilités pour te

sortir de ton état.

LUCILLE

Je m’en réfère à vous comme j’espère que vous pourrez

m’aider. Si je vous donne mon âme, c’est dans l’espoir que

votre conscience peut m’éclairer. Hélas cherchant votre

lumière, je n’ai reçu que votre ombre.

374


CAMILLE

Tu exprimes ta déception, tes regrets de me savoir inapte à

résoudre tes problèmes. De quelle manière, avec quels

arguments parviendrais-je à te convaincre d’aimer celui qui est

ta moitié, qui représente devant la toute puissance divine

l’époux avec lequel je t’ai unie ?

LUCILLE

Votre franchise est trop incisive. Elle correspond à du

vitriole jeté en plein visage. Ce n’est certes pas une caresse

d’air pur, une brise marine qui lèche mes lèvres ou ma bouche.

Mais avec ce parler, vous détenez peut-être la vérité. Je

complique misérablement un problème qui n’en est pas un pour

des millions de couples. Je me complais dans le passé tandis

que la chose est fort aisée à accomplir. Je devrais simplement

lui dire : je t’aime. Viens, approche. Déshabille-moi. Fécondemoi.

Mais comprenez, mon Confesseur, cent fois cette pensée

s’est jetée dans mon esprit ; cent fois, cette raison a traversé

mon âme : puis au moment opportun, la force m’a lâchée,

évanouie, envolée, très loin de ma cervelle. C’était encore le

375


refus ! Cet interdit crétin que Bertrand, mon Bertrand tolère

avec résignation !

CAMILLE

Enfin, ton Bertrand ! Voilà une preuve inconsciente

d’affection. Il représente un intérêt certain pour ta personne. Tu

ne le considères plus comme un être abject et rustre. Tu lui

confères un sentiment. Et cette parole est sortie naturellement

de ta bouche.

LUCILLE

J’aurais pu dire aussi bien mon caniche, comme ma console.

C’est tout bête, cette remarque ! Elle m’est venue dans le feu de

la conversation. Mais, Seigneur, ferez-vous donc cesser avec

ces paroles crétines, ce Camille de malheur ? Se taira-t-il enfin

? Trouvez le moyen de lui interdire d’intervenir ! Sa langue est

mauvaise, ses dents ricanent, et ses lèvres vibrent leurs flots

d’imbécillités. Elles n’attendent qu’un mot, qu’une phrase pour

contrer ma pensée, pour amoindrir le point faible de

376


ma personnalité. Les hommes d’église sont-ils ainsi faits ?

Pensent-ils tous de cette manière ? Ne suis-je pas face à un

maniaque qui se complaît de mes souffrances, qui se satisfait de

mes maux ? Il me prend pour une petite bourgeoise puritaine,

pour une incapable à aimer l’homme qui est le sien. Quand je

lui demande de me soutenir, il se rit de moi-même avec des

subtilités de langage qui ne cachent que de l’ironie.

CAMILLE

Crois-tu que Dieu est prêt à entendre tes jérémiades ?

Penses-tu réellement qu’il est décidé à écouter une vierge qui

accuse un confesseur de s’exprimer avec des boutades ? Ne

vois-tu pas cette misère humaine suppliant un morceau de pain,

ou quémandant une pièce de monnaie ? Comme tu sembles

éloignée de la réalité divine ! Oui, tu parais fort sotte pour prier

le ciel avec de telles balivernes ! Mais n’aies crainte, une

pensée vient d’illuminer mon esprit. Elle est noble et pure. Elle

te permettra de résoudre tes difficultés du pucelle qui se refuse.

Il n’existe qu’une méthode. Pour ce faire, tu dois me donner ta

confiance. Tu cherches à te libérer de ce joug qui t’oppresse,

devenir une femme pareille aux autres qui aime et qui jouit ? Le

veux-tu ?

377


LUCILLE

Oui, je le veux.

CAMILLE

Alors lève-toi, et suis-moi.

378


DEUXIÈME PARTIE

On entend des

cris, des hurlements provenant des

coulisses. Lucille gémit, geint et supplie. Ce

sont les souffrances d’un acte barbare. On

suppose la prise sauvage d’un sexe qui

s’introduit de force dans un vagin. Des

spasmes, des convulsions sporadiques, une

progression lente mais continuelle. Des

vêtements déchirés, deux corps qui

tombent, des va-et-vient rapides. La salle

doit imaginer un pénis qui pénètre un

hymen, une poitrine griffée, des pointes de

seins érectés. Puis sous les coups de

butoirs répétés, on apprécie distinctement

une femme qui commence à s’offrir, qui

écarte lentement ses jambes et se donne

d’extase. Puis le silence. Un silence

ténébreux s’installe. L’homme d’église

réapparaît suivi de Lucille. Ses habits sont

arrachés. Elle tente de coiffer sa chevelure.

Son maquillage pleure. Elle-même est en

379


proie à des contorsions étranges qui

répondent à ce viol et à sa nervosité.

LUCILLE

Vous n’êtes qu’un monstre, qu’une ordure humaine.

Comment osez-vous agir de la sorte ? Quelle puissance du Mal

vous a poussé à me prendre ?

CAMILLE

Je ne suis pas un émule de Satan. J’ai voulu en finir avec

ces mensonges de pubère. A présent, c’est accompli. Cela paraît

peut-être ignoble, mais c’était l’unique, la seule solution.

LUCILLE

Un viol ! Un viol ! Possédée et prise par vous, mon

Confesseur. Cela dépasse les lois de la volonté chrétienne.

Aucun homme d’église ne se serait permis une telle action.

C’est de la haine qui vit en moi. Non, c’est une

incompréhension. J’ignore où j’en suis. Je ne sais ce qu’on m’a

380


infligé. Je ne peux exprimer la moindre phrase. Laissez-moi

récupérer de votre torture.

CAMILLE

Je ne pense pas avoir péché. Je n’ai pas même obéi à ma

pulsion première qui aurait consisté à déflorer une vierge. Je

n’ai voulu que résoudre cette impossibilité, quand Dieu même il

me fallait utiliser l’action.

LUCILLE

Mais vous avez expulsé votre sperme en moi. Je peux donc

porter un enfant impur.

CAMILLE

N’aies de crainte. Toi-même, tu m’as précisé que tu

saignais. Tu n’es pas en période féconde. Le risque est nul.

LUCILLE

381


Mais ce sexe dressé qui perce cet hymen sacré, cet hymen

qui appartenait à Bertrand, à mon Bertrand.

CAMILLE

Réfléchis quelques secondes, et cache ton sein. On dirait

que ta pudeur t’a quittée. Du moins, je te laisse récupérer de cet

assaut. Oui, réfléchis : combien de semaines, combien de mois

avant d’accepter ton mari dans ton lit ? Je me devais d’agir, de

braver les lois de la nature.

LUCILLE

Mais n’êtes-vous pas mon Confesseur ? Vous m’avez prise

avec force !

CAMILLE

Tu m’aurais refusée. Tes manières !... Ton éducation ! ...

Alors qu’en tires-tu de mon acte chrétien ?

382


LUCILLE

Peut-on trouver Confesseur plus abject ? Je viens à lui, les

mains tendues suppliant un réconfort, un espoir. Et lui prend sa

brebis, la dépucelle. A présent, je dois lui demander ce que je

ressens de cet assaut ignoble ! Mais avez-vous conscience de

cette barbarie ? Plaise à Dieu de vous donner sa miséricorde !

Oui, qu’il vous console de votre agissement ! Je rêve. Vous êtes

cynique. Demain, je me réveillerai en prétendant avoir fait un

mauvais cauchemar.

CAMILLE

Je ne suis pas un missionnaire impur, usant de rites sorciers,

qui danse autour du feu de joie, qui tend un sexe énorme et qui

pourchasse les jeunes noires pubères. Ma volonté est tout autre,

ma petite Lucille. Je voulais seulement t’éclairer, non pas

t’offrir l’orgasme ou la jouissance féminine - cela n’était pas de

mon ressort. Je souhaitais avec ardeur brûler tes pensées

mauvaises, tes relents de bourgeoisie complexée. Il me fallait

agir, et non pas écouter inlassablement des discours de fillette

qui se refuse. D’ailleurs, je te pose une question. Quel est

l’homme qui en premier t’aurait prise ? Ton Bertrand, comme

383


tu aimes constamment à le répéter ? Un autre type rencontré au

hasard sur un banc public ? Mensonges que tout cela !

Mensonges et stupidités encore ! Mais observe-toi. Regarde-toi.

Trembles tu ? Éprouves-tu quelconque émotion ? Je n’ai été

qu’une prostituée qui dépucelle une innocence. Mais cet

adolescent remercie sa compagne de quelques minutes, comme

elle le déniaise et lui dévoile enfin la réalité physique. Voilà

quel fut le sens de mon action. Il ne recouvrait aucun autre but.

Il me fallait t’initier pour te parler ouvertement.

LUCILLE

Vous deviez me conseiller d’aller trouver un autre pénis, et non pas

le vôtre. Vous vous êtes jeté sur mon pubis comme une bête ignoble,

comme un chien en rut : la métamorphose d’un religieux en animal

satanique ! Quel assaut, Lucille n’a-t-elle pas eu à subir ! Quelle torture

de l’âme ne mémorisera-t-elle pas à vie ! Un homme de foi, celui qui a

promis de se soumettre à la chasteté chrétienne ! Mais vous seriez apte

à commettre à nouveau cet acte impur. Une gamine se présente à vous,

votre réponse serait après l’avoir écouté, de la prendre avec force - de

lui dire : maintenant petite, retourne-t-en vers ton âme. J’ai donné le

nécessaire. Accomplis la suite ! Mais ne faut-il pas que je me plaigne,

que je m’en réfère à Dieu pour lui jurer quel fut votre comportement ?

384


Vous salissez l’habit que le Christ vous a demandé de porter. Vous

favorisez le vice et l’impureté. Ai-je face à moi un confesseur ou un

barbare dans un lieu saint ?

CAMILLE

Tu crois que je suis chair dans toute l’acceptation du terme.

Tu penses que pour libérer ma pulsion physique, j’utilise le mal

sans conséquence. Que je me cache derrière une réflexion haute

- celle qui consiste à délivrer une enfant, mais que ma vérité se

nourrit d’une fausse bible. Réfléchis quelque peu. Il me serait

aisé de quitter ce pourtour, de demander à ces autorités

spirituelles de redevenir moi-même. De m’affranchir, en

quelque sorte de ce sexe qui me corrompt. Loin de cela, ma

petite Lucille ! Ils n’en sauront rien. Il serait stupide de leur

expliquer ce qu’ils ne peuvent assimiler. Ces grands prêtres, ces

êtres bornés certes m’accuseraient, mais jamais ne

m’interdiraient de revêtir mon habit noir. Je confesse devant

Dieu d’avoir intelligemment agi.

385


LUCILLE

Mais que dire à Bertrand ? Comment lui expliquer qu’un

religieux enfreint la loi, se jette sur mon corps, prend mon

hymen - cet hymen sacré.

CAMILLE

Le silence sera la meilleure des réponses. La bouche close

est preuve de savoir : - savoir se taire. Tais-toi. Cette heure est

passée : tu es libérée enfin, Lucille ! Maintenant, tu es une

épouse. Je te souhaite d’ici à peu d’être mère. Je sais que tu

possèdes les qualités requises pour porter un enfant, le tenir

contre ta poitrine, et lui donner ton sein. Ma satisfaction sera de

bénir ce petit. En quoi je remercie Dieu de m’avoir permis

d’exister du moins pour que tu m’offres dans l’allégresse le

fruit de votre union. Mais en premier, cesse de compliquer

l’amour. Rends-le anodin. Considère-le bénin et simple. Telles

sont mes paroles. Te conviennent-elles ? Peux-tu les récuser ?

386


LUCILLE

Je suis désarmée. J’ai été violentée, prise de force par mon

confesseur. Je l’ai subi, maître lugubre, accomplissant son rite

sacré de messe noire, n’hésitant pas à pénétrer une pucelle avec

sa puissance de sexe dressé. Vous m’effrayez ! Le Bien et le

Mal cohabitent en vous. Aucune conscience de cette ignominie

! Des préciosités vers la Voie Divine. Je vous ressens démon et

ange, violence et pureté.

CAMILLE

Réellement, Lucille, après ces relations tu combleras tes

désirs de femme. Pourras-tu avec Bertrand ? Oui, cet interdit a

désormais disparu. Jamais plus tu ne trembleras à la première

caresse de ton aimé. Tu le prendras comme une douceur

exaltante d’homme. En outre, tu tairas à ta famille notre

rapport. Cette bouche restera muette. La honte gonflerait tes

joues de rougeur. Je ne peux voir une petite fille pitoyable,

agenouillée devant son père nourricier, balbutiant des phrases

inaudibles entre deux pleurs et se chargeant de tous les péchés

et de toutes les calamités du monde. Pour cette insignifiance,

387


j’ai désiré avec ardeur faire de toi enfin une femme. Je ne

souhaite en rien redoubler cet acte et te prendre à nouveau.

LUCILLE

Mais je vous remercie ! Que la compassion est bonne à

entendre ! Vous déchirez cette chemise, griffez ma poitrine,

posez une bouche putride sur mes lèvres roses, et vous

prétendez de ne pas recommencer ! Merci avec mon sexe ;

merci avec mon vagin. N’y-a-t-il pas quelque chose d’immonde

en vous ? Avez-vous réellement conscience des paroles que

vous crachées ? J’attends avec délice l’incubation, j’espère avec

mes fantasmes que vous éjaculiez votre substance dans ma

dernière fleur. Après vous pourrez, pour satisfaire le Mal me

soumettre à une fellation, quitte me faire vomir votre sublime

spirituel !

CAMILLE

Halte-là. Où vas-tu ? Ces mots dépassent l’entendement de

ta conscience. Si j’ai agi ainsi, c’était pour favoriser cette

union. Si j’ai choisi une méthode agressive, c’était pour

résoudre un cas insoluble. Tes paroles ne sont que de la

388


vengeance injustifiée. Elles n’expriment que le dégoût

immédiat pour un acte pourtant salutaire.

LUCILLE

Oui, ce dégoût ! Cette violence terrifiante d’un homme qui

s’acharne, qui soulève son habit d’église, qui fait se dresser un

sexe énorme, qui le tend vers moi comme pour défier les

commandements du Christ. Oui, cette horreur ! Ce justicier qui

écarte une vulve sanglante, qui pousse contre les parois d’un

pubis rougi, trouve enfin l’entrée, et s’y jette avec précipitation.

Et cette voix d’homme, ou d’animal en rut soufflant, râlant, qui

avec une sauvagerie bestiale détruit un hymen sacré. Mais vous

m’avez entendu hurler, supplier. Vous me saviez avec toute ma

faiblesse de femme vous implorer de refuser cet horrible coït.

J’ai quémandé, au nom de la Vierge Marie de cesser ce viol.

J’ai fait ce signe de croix qui devait me préserver de cette

ignominie. Et vous, quel fut votre comportement ? Plus le pénis

allait pénétrant, plus vous sentiez votre puissance se fortifier.

Toujours plus profond, toujours plus loin. Atteindre mes

entrailles ! Pourfendre mon intime ! Pourtant aucune raison,

aucune ! ...

389


Elle se met à

sangloter. Elle revoit cette ignoble scène.

Des larmes coulent le long de ses joues.

Défilent les images de ce rapport interdit.

Elle chancelle et tombe. Il lui tapote

légèrement les joues sans croire réellement

à son malaise.

CAMILLE

Allons, ma petite Lucille, réveille-toi. Récupère de ton

terrible drame. Reprends enfin conscience. Considère avec

dérision l’insignifiance de ce rapport qui ne saurait être impur.

Lucille est

toujours étendue, mais l’écoute. Elle a

retrouvé ses esprits. Ce n’était qu’une

faiblesse.

CAMILLE

Moment, qui je te le promets, ne pourrait être condamné par

notre Sauveur. Je n’ai pas agi sous quelconque pulsion

390


physique. Non, j’ai réfléchi à cet accouplement avec toute ma

lucidité.

LUCILLE

Balivernes que ces phrases de jésuite ! Vous respirez le Bon

Père, mais vous soufflez et transpirez pour jouir dans mon sexe.

Et ce râle d’épuisement, ces secousses dernières pour expulser

tout ce qui sécrétaient vos testicules ? Vos testicules ! Je

devrais dire vos couilles. Car vous aviez simplement envie de

me foutre, de jouir d’une pucelle ! Oui, vous bandiez comme

une bête en rut. Et qu’il fut bon, n’est-ce pas de m’enfiler avec

force, de démontrer votre puissance de mâle ? C’est le triomphe

dans toute sa splendeur : baiser une gamine rouge entre ses

cuisses. La blancheur de l’hymen s’unit avec mes coulées

sanglantes, et vous purifiez l’ensemble avec vos gouttes de

sperme. Plus profond vous pénétrez, et plus grande est la

satisfaction. Mais pourquoi ne pas m’avoir retournée, - votre

pénis était encore fonctionnel ? La délivrance en aurait été que

plus délicieuse. D’une prise deux coups ! Un sexe bardé

d’excréments ! Quel sublime plaisir pour un prêtre vicieux ! Il

fallait pousser, s’introduire avec adresse afin de glorifier les

lieux de Sodome.

391


Elle soulève ses

jupes, le provoque avec ses rondeurs.

LUCILLE

Mais venez ! Entrez ! Je dois recevoir encore. Quand je

songe que vous avez osé (faire) vos serments, jurer devant le

Tout-Puissant d’aider l’homme, d’aimer son frère et sa sœur.

Vous en êtes au péché capital : il consiste à déflorer l’innocence

qui demande espoir. Mais, dites-moi, ai-je tenté de vous séduire

? Ai-je montré une jambe, une pointe de sein pour vous

désarmer et provoquer le désir charnel ? Je cherchais un guide,

non pas un agresseur.

CAMILLE

En vérité, je suis profondément déçu. J’ignorais qu’une

jeune fille de bonne famille eût pu s’exprimer de la sorte. Tu

uses de termes qui ne sont pas dignes de ta condition. Pourquoi

tout à coup cette vulgarité ? Je pensais être en relation avec une

personne issue d’un milieu autre. Et voilà que tu emploies des

termes de charretier, éloignés de ton identité sociale.

392


LUCILLE

Qu’il est beau, ce dialogue ! Vous jouez les bouches fines

avec vos paroles, mais vous transpercez un vagin avec votre

pénis. En ce sens, je n’ai aucune raison de justifier ces

prétendues phrases audacieuses. D’ailleurs, on s’éloigne du

sujet. Je n’ai pas désiré vous provoquer, je n’ai pas eu l’audace

de vous exciter. Ai-je quémandé une pénétration ou un

dépucelage ? Mais devant un jury céleste, vous êtes la pauvre

brebis donnée à l’abattage ! Quelle métamorphose du loup

carnassier ! Le mâle en rut transformer en doux gardien de son

troupeau ! Celui même qui saute ses chèvres et qui en jouit,

pâtre bestial ! Ne ricanez pas sournoisement ! Mes images

prêtent au sourire ? Souvenez-vous de cette prise forcée, de cet

habit sali avec ce viol atroce. Que demain, Dieu sans clémence,

vous punisse misérable que vous êtes !

393


CAMILLE

Oseras-tu longtemps encore prononcer des termes abjects ?

Crois-tu vraiment en cette erreur, et peux-tu, toi, la jeune fille,

te juger plus élevée que notre Seigneur pour me condamner

avec ce comportement ? En vérité, cette barbarie est peut-être

libératrice : elle est la source d’une union et d’un bonheur futur.

Nous allons inverser ton rôle. Je vais te donner un exemple. Ne

me coupe pas dans cette justification. Assimile simplement les

fragments que tu entendras. J’ai connu un garçon gauche, gêné,

complexé. Sa famille prude et autoritaire lui avait dicté une

éducation rigide - digne de celle que l’on infligeait dans cet

affreux dix-neuvième bourgeois. Il était boutonneux, timoré et

rougissait bêtement. Il portait dix-huit ans. Tous ces blocages,

ces sévices moraux qu’il subissait, étaient liés aux

comportements stupides de ses parents. Ce jeune homme était

élevé dans la foi chrétienne, - non pas dans le sens spirituel du

terme avec une vie d’adulte à accomplir, une période de célibat

à explorer - mais dans la pudeur, la honte et le dégoût de soimême.

Il n’osait se masturber, se prétendait le plus coupable

des adolescents en effectuant ce geste banal. Je ne me suis pas

transformé en confesseur, mais en confident. Je suis devenu son

ami, et j’ai tenté de lui expliquer le sens réel du destin. Je le

394


recevais régulièrement pour discuter, dialoguer avec non plus

l’homme d’église mais avec un frère qu’il n’a jamais connu.

Car ce garçon était seul, renfermé et ne conversait avec

personne. Le pensionnat, le refoulement, des vacances

studieuses. Que devais-je faire ? Et toi , qu’aurais-tu accompli à

ma place ?

LUCILLE

J’imagine aisément quelles furent vos relations avec ce

gamin. Après l’avoir intoxiqué avec vos idées de cultes sexuels,

vous l’avez convaincu de trouver une fille de joie. Vous l’avez

poussé à voler quelques billets dans le portefeuille de son père,

de donner cet argent à la première blondasse venue, et de

quitter ce lieu de passe crasseux en claironnant : je n’en suis

plus ! je n’en suis plus !

CAMILLE

Observe que tu propose ton propre scénario sans

m’interroger sur les dialogues. Ta tête imaginative a créé des

situations, mais tu ignores le contenu des réparties.

395


LUCILLE

Pourquoi le nier ? Pourquoi tenter de me mentir ? Votre

réaction fut de convaincre un puceau d’en cesser avec sa

timidité puérile.

CAMILLE

Comme tu te trompes, ma petite Lucille. Certes, ces pensées

se sont confondues dans mon esprit. Soit ma première réflexion

fut de le convaincre de chasser sa candeur sauvage. Mais la

vérité s’est transformée, s’est éloignée de ta logique de

déflorée. Car, ce garçon a fait la connaissance d’une femme

plus âgée, qui l’a pris sous sa protection, qui lui a enseigné les

rudiments de l’amour. Cette rencontre fut banale, insipide,

pareille à tienne, quand tu t’es assise près de Bertrand sur un

banc public. Lui-même d’abord penaud et malaisé s’est laissé

conduire à la conversation avec cette inconnue. La suite, tu

peux l’imaginer : un hôtel, une chambre médiocre, quelques

minutes de jouissance. Puis elle a disparu : une femme utile

mais qui s’oublie trois semaines plus tard !

396


Lucille

indifférente à l’exemple de Camille, a feint

de l’écouter. Elle tache de l’agacer avec

les fragments suivants.

LUCILLE

C’était peut-être la meilleure des solutions. Considérant

votre violence, j’avais pensé que vous fussiez capable de le

sodomiser ce gamin. Je ne dois en rien vous choquer en

utilisant ce terme, comme vous avez été apte à prendre une

jeune fille par devant. D’ailleurs j’ignorais que votre sexe fût si

long, si tendu et si joliment gonflé. Je reconnais que c’était plus

agréable qu’une friction avec le clitoris. L’effet de chaleur est

viril, et l’on en tire après l’expulsion du sperme, une douceâtre

saveur quand bien même elle s’accompagnerait d’un dégoût ...

Voyant en cela la reconnaissance de votre puissance

insoupçonnée, je vous accorde même un intérêt certain. Rien ne

m’interdirait de tenter à nouveau l’expérience. Puis-je vous

avouer que le désir semble monter en moi ? Vous savez que

toute femme fantasme, et son soupir le plus fou est de se croire

prise par une multitude de mâles.

397


Elle s’approche

de Camille, et passe délicatement sa main

sur ses attributs. Elle tente de le vamper.

Sorte de parade de femelle avec le geste,

l’œillade et la croupe qui ondule.

CAMILLE

Quel splendide retournement ! Toi, la dévote. Toi la pucelle

qui accomplissait chaque année son pèlerinage à Orléans !

Quelle sublime transformation ! Te voilà capable d’aguicher un

religieux, de l’exciter pour, je suppose le vois succomber à tes

charmes. Mais tu joues très mal. Tu n’est pas douée pour la

comédie. Je te le prouve. Agenouille-toi et donne-moi une

fellation. Allez, bois à ma source. Tire la liqueur exquise. Oui,

respire l’odeur tiède de ma toison. Enivre-toi des saveurs du

bas-ventre.

Lucille se reprend,

et feint le signe de croix. Effet scénique.

Elle marmonne, style perroquet les

quelques prières de base.

398


LUCILLE

O Seigneur, ne suis-je en rien coupable d’avoir osé

dévergonder celui que tu as choisi pour mener sa brebis ? Dans

toute ta clémence, reconnais en moi une pauvre élue qui

s’accuse de pousser le vice jusqu’à l’ignominie : j’ai fait se

dresser le sexe de celui qui devait m’indiquer le chemin à

suivre. Soit, il a su trouver mon intime. Mais était-ce une raison

pour ? ...

CAMILLE

... Cesseras-tu enfin avec tes bêtises ? Quelle comédienne,

n’es-tu pas ! Te voilà bien changer depuis le commencement de

cet entretien. J’avoue ne rien y comprendre à la fille, à la

femme et même à l’ancienne pucelle. Ton vocabulaire s’éloigne

de la préciosité. Tu uses de termes vulgaires.

Ces reins se cambrent, cette poitrine me provoque. Quelle

mise en scène absurde et quels effets comiques !

399


LUCILLE

Et si je n’étais qu’une salope, qu’une jouisseuse qui s’était

plu à corrompre une âme chrétienne. Si ces paroles lors de mes

premiers dialogues n’étaient qu’une sombre duperie.

Reconnaissez que l’on peut tirer de la joie à se faire violer par

un religieux, surtout quand il est beau. Car vous êtes beau,

Camille, malgré cette soutane. En vous observant de près,

j’admire l’équilibre de votre visage, la délicatesse de ces traits

si doux. Et cette chevelure, Camille ? Pourquoi vous imposezvous

ces cheveux ras ? Vos boucles vagabondes s’en iraient

reposer sur vos fortes épaules. Elles sont larges ces épaules -

pareilles à celles d’un lutteur, d’un homme puissant et viril.

Puis-je vous poser une question, Camille ? Ce n’est pas une

affirmation mais une confirmation que j’attends avec votre

sourire. Nombreuses furent les femmes qui se sont confessées

pour observer derrière ces croix de bois votre regard. Ou pour

respirer votre odeur bestiale, ou pour ce magnétisme sexuel que

vous dégagiez. Approuvez mes paroles, Camille. Elles ne sont

que vérité.

400


CAMILLE

Ma petite Lucille, la rougeur colore mon front. Non, je n’ai

jamais connu de vierges en attente d’extase, ni de pucelles se

caressant le clitoris. Une seule fille fut incontrôlable,

inexplicable ce fut toi, Lucille! Oh ! De vieilles dévotes

s’accusaient de péchés stupides, espérant par mon intermédiaire

obtenir la Voix des Cieux ! Le chemin divin et royal ! Ainsi

furent mes prières pour les pardonner. Mais que puis-je faire

pour toi ? Que me conseilles-tu ? Tu dois connaître tes propres

fantasmes, tes désirs insensés ? Comment t’aider, t’éloigner de

cette folie de gamine qui passe de la pureté à la salope ? A quel

jeu t’essaies-tu ? Je ne sais te retenir : tu es comme cette goutte

d’eau qui glisse entre mes doigts. Je ne te saisis plus. Tu es

impalpable, Lucille.

LUCILLE

Vous ne pensiez pas ainsi, il y a quelques instants.

Impalpable, vous dites ? Pourtant vous me touchiez !

Insaisissable, j’étais ? Grands Dieux, vous pouviez foutre et de

quelle manière !

401


CAMILLE

Iras-tu, tout raconter à ton Bertrand ? Te jetteras-tu sur son

épaule en pleurnichant, cet homme m’a violentée ? Protègemoi,

Bertrand ! La religion est putride, et ses représentants ne

sont que de terribles sadiques. En utilisant ton imaginaire,

useras-tu de ta langue mauvaise en prétextant que je t’avais

invitée à une messe noire, - à ta défloration. Puis buvant à la

coupe de mes paroles, tu t’es laissé entraîner dans l’ivresse

sexuelle, dans ces transes d’êtres impurs ... Je vois très

facilement la scène : des sorciers, des diablotins, des petits

monstres ou des mains dardant un sexe difforme, et ricanant. Et

Lucille, dénudée, allongée, attachée dans la bruyère est prise

par cette singerie vicieuse ...

LUCILLE

Dans mes rêveries charnelles, de telles pensées n’ont jamais

caressé mon âme. Mais je leur accorde un délice de charme, un

intérêt certain.

402


Lucille s’assoit.

Camille l’observe. Elle croise ses jambes.

Elle laisse vagabonder son esprit avec ces

termes.

LUCILLE

Imaginons une douceur printanière. Le décor est planté.

Puis une sorte de rite physique appelant le Grand Puissant des

Ténèbres. Effaçons la chèvre à prendre : je me donne à sa place.

O toi, Maître de l’Inconnu, pénètre cette vierge ! Accorde à

cette enfant le délire du vice ! Des mâles, membre érecté,

retenant leur souffle cachent leur visage derrière des cagoules

noires. Ils m’introduisent avec une régularité métrique. Chacun

me soumet cent va-et-vient. Un autre s’avance, et se glisse dans

mon vagin. Et ainsi jusqu’à dix ! Des femmes, la poitrine

dénudée, la pointe des seins tendus, m’interdisent de me

défaire. Je suis comme écartelée. Elles replient mes jambes sous

mes fesses afin de m’imposer une pénétration plus profonde.

Évidemment, elles-mêmes ont subi ce rituel. Leur pubis est

épilé. On peut observer leur rondeur vaginale, signe

d’appartenance à la secte. Il me faut des toges, des voilures

légères, des lumières vacillantes et un lieu propice à ce jeu

403


magique quoique bestial. Prenons une source, un endroit où

coulent et gargouillent des mystères. Mais comme cela est fort

risible, mon pauvre Camille ! Et dire que j’étais votre petite

Lucille ! Certes, vous êtes inapte à me comprendre ! Mais le

serez-vous capable une fois, une seule ? Implorez Dieu de vous

éclairer. Jamais il ne vous permettra de savoir ce que pense une

femme, quels sont ses délires et quels sont ses mensonges !

CAMILLE

Penses-tu réellement que ce dialogue me confère

quelconque intérêt ? Ne crois-tu pas que je puisse être sevré de

toutes ces folies de l’esprit ? J’en ai suffisamment entendu,

comme je suis de trop repu de tes bêtises d’adolescente. Tu

taches de me narguer. Tu tentes de me corrompre avec tes

fantasmes sataniques. Voilà donc ton ricanement intime de

jeunesse. Tu me fatigues, Lucille. Je suis las d’entendre une

autre phrase. Que ta bouche se taise ! Que tes lèvres soient

closes à jamais !

404


LUCILLE

Je reconnais vous avoir excédé. J’ai peut-être trop tirer sur

la corde raide ou sèche. C’était ce sexe tendu ou dressé, prêt à !

... Prêt à ! ... Mais passons comme cela est entré. A présent,

vous n’exprimez plus qu’un seul désir : me voir m’en retourner

vers Bertrand. J’entends votre âme : qu’elle s’en aille et

disparaisse. Oui, qu’elle ne soit plus une ombre qui,

malheureuse, a voltigé dans ma chair amoureuse. Car vous

aimez les belles phrases, Camille ! Qu’elle ne soit qu’une

insignifiance perdue, à délaisser dans les méandres de

l’inconnu. Ou, plus vulgairement direz-vous : va-t’en, petite

salope. Tu as osé me déshonorer. Peste à sa pensée : elle m’a

dupé ! Quelle en souffre ! Que Bertrand lui fasse subir le

châtiment que Dieu aurait dû lui infliger ...

CAMILLE

Comme il y va de ton imaginaire ! Comme faussement tu

interprètes les pensées des religieux ! Tu m’es une épreuve, je

le confesse humblement. Mais tu en tires rapidement tes

certitudes ! Ce coït insignifiant changera le cours des saisons,

transformera la rondeur de la terre ? Tu mêles ton tout dans ta

405


cervelle de gamine, comme tu remettrais le Christianisme en

cause avec ces étourderies ! Mais la Puissance Divine est audelà

de ta réalité de crétine. Il n’est pas question d’un

quelconque pardon pour ces quelques allées et venues dans ton

vagin qui ne représente rien. Pauvre de toi, cela est insipide !

Tu nages dans ton ridicule, et tu bois à ma tasse de sperme !

LUCILLE

J’ignore si Bertrand sachant votre comportement voudra

démystifier cette insignifiance, comme vous le dites si bien. Je

ne sais s’il lui plairait d’apprendre qu’un homme d’église a

perforé sa brebis pour la libérer de son incapacité avec son

mari. Il serait satisfait de posséder la nouvelle, celle-là même

que le premier à me pénétrer fut vous. Mais continuez à

dénigrer cet acte banal ! Rendez-le anodin au bon vouloir de la

sagesse de Dieu.

CAMILLE

Je te voyais perfide, je te sens cruelle et mauvaise. Il y a

quelque chose d’ignoble qui agite ton âme. Et ta bouche se

faisait le réservoir de tes injures, n’hésite pas à cracher le

406


blasphème et l’impur. Écoute-moi, Lucille : il faut t’en remettre

à Bertrand. Il sera du moins te pardonner. Mais peut-être

espères-tu l’excéder afin de le retourner contre moi.

Miséricorde ! Comment aurais-je pu imaginer qu’une femme

eût pu penser de la sorte ! Mais souviens-toi : tu prétendais

craindre ton époux, être incapable de lui offrir l’acte charnel. A

présent, tu souhaites t’en servir afin qu’il me condamne, pour

que la violence monte en lui. Tu espères donc la destruction de

deux hommes. Si telle est ta réflexion, le Mal te pourfendras

comme une flèche circulaire qui n’atteint pas son but, mais

frappe la personne même qui l’a lancée. Eux baissent la tête

pour se parer du coup ; toi, tu recevras ton venin en plein cœur,

et là sera ta souffrance.

Lucille, on ne joue pas avec la religion, on ne ri pas de celui

qui est sien. Fais-tu preuve d’insouciance ou d’un manque de

maturité ? La raison m’a perdu. Es-tu épouse ? Seras-tu femme

? Vis-tu de vice ? Te nourris-tu de folie ? Peut-être n’est-ce que

du fantasme, une sorte de rêverie d’adolescente ? Mais c’est un

comportement stupide dont jamais tu ne te flatteras. Je ne

parviendrais pas à assimiler cette métamorphose - j’ai vu une

enfant timide et timorée se confessant pour des péchés

insignifiants ; puis, j’ai vu une vicieuse qui espérait

407


dévergonder un religieux. A présent, je vois une salope qui

s’essaie à récupérer l’ensemble pour hérisser de haine Bertrand.

LUCILLE

Comme les femmes sont difficiles à comprendre, mon

pauvre Curé ! voyez : je fais de l’ironie. Comme leur cervelle

prête à interprétation ! Le mensonge et le réel se côtoient dans

une sorte de malice infernal. Mais, vous, prêtre en habit noir ne

pouvez séparer le bien du mal. Enfin, vous savez écarter les

cuisses et vous y glisser avec jouissance ...

CAMILLE

La vérité, Lucille, étais-tu vierge ? Ou m’as-tu trompé ?

LUCILLE

Déjà vous usez d’un vocabulaire qui n’est pas chrétien.

Comment mentir à un élu de Dieu ?

408


CAMILLE

Assez de toutes tes paroles impures ! Assez de ces

mensonges répétés, de ces phrases cachées ! Tu me crois donc

dupe ? Tu me vois apte à assimiler ton mélange de syllabes

absurdes ! Je voudrais avoir une conversation franche et utile

avec Bertrand. Je souhaiterais discuter avec ton époux, lui

expliquer la raison de nos rapports, et lui demander le pourquoi

et la justification de son manque de virilité. Je considère que

nos âmes raisonnables, que nos réflexions échangées nous

permettrons de résoudre ces difficultés.

LUCILLE

De toute façon, j’ignore avec quel sortilège de femme je

pourrais le convaincre de vous rencontrer. Il est athée. Il

dénigre la religion. Sa croyance est dans la non-existence de

Dieu. Ces conditions étant imposées, pourquoi s’animerait en

lui l’envie de vous parler ? Pourquoi se manifesterait

soudainement le désir de discuter avec vous ? D’ailleurs,

j’entrevois facilement la scène : le Curé lui expliquant qu’il m’a

violée ! lui, l’accusant de cet acte barbare ! Cela est fort risible,

mon Confesseur !

409


CAMILLE

Tu peux toujours tenter de satisfaire cette pensée. Donnemoi

l’occasion de converser avec Bertrand. Puisque j’ai eu sa

femme, je dois me justifier devant son mari. Mais j’aimerais

que cet entretien fût convenu sans ta présence - une sorte de

rapport d’homme à homme d’église. J’ignore si tu comprends

ces relations.

LUCILLE

Vous ne savez la difficulté de favoriser une telle entrevue.

Vous ne supposez toute la finesse mêlée de ruse qu’il me

faudrait déployer afin de réaliser cette volonté. Quand même je

parviendrais à lui en parler, il se mettrait à hurler de toute sa

puissance et m’accuserait d’être une crétine grenouille de

bénitier. Je l’entends déjà : Quelle folie imbécile t’a donc

poussée à te rendre chez un curé ? Quel comportement absurde

t’a convaincu à le voir, ce confesseur de cervelles ? Je retrouve

toute ta mère en toi, qui pour un pet s’en va accomplir ses

génuflexions ! Je tâte de l’héritage spirituel : tu veux pour une

bêtise supplier un crétin mystique. De là, j’en tire les heureuses

410


conséquences : sa volonté farouche de vous haïr, voire de vous

molester apprenant que vous avez baisé son épouse. Il sera

rempli de rage - que dis-je - il sera gonflé de haine. C’est

vouloir exciter sa violence ! Conservez quelques graines de

raison. Ne les laissez pas s’envoler avec un vent de panique.

Mais cultivez-les dans votre esprit.

CAMILLE

Certes, la conversation me paraît des plus difficiles. Ces

dialogues risquent de friser l’agression. Il me faudra peut-être

retenir un ennemi belliqueux. Je me prépare déjà à contrer ses

attaques ou ses combats verbaux. Je désire lentement lui faire

admettre la nécessité de cet accouplement. Je souhaite lui

donner la compréhension d’une intelligence raisonnée et

pondérée. Bertrand, à mes yeux, n’est qu’une bête violente -

j’en tire cela de tes paroles dernières. Mais Bertrand doit

posséder en lui une conscience. En ce sens, je tenterai de le

convaincre de l’utilité de mon acte. Apaiser l’aigreur qui vit en

chacun d’entre nous, la dominer et l’échanger contre de

l’amour : telle est ma tentation. Ce n’est point le diable qui me

l’inspire.

411


LUCILLE

Évidemment, Satan n’y est pour rien. C’est vous Camille le

religieux, qui prenez sa femme. Vous espérez que quelques

messages, quelques fragments assermentés avec la bénédiction

du Sauveur, feront de vous non plus un moine lubrique mais un

saint descendu du ciel. Nourrissez-vous de l’Évangile, glissez

au passage les douces phrases du Jésuite ... Pensez-vous

réellement que vous obtiendrez son pardon . Je n’ose supposer

ce qui se passe dans votre conscience. Je ne puis déterminer et

vos agissements et vos confusions. Ce pénis qui s’enfonce, qui

fait éclater un hymen ! Espérez-vous recevoir, prêtre sans foi,

l’approbation chrétienne ?

CAMILLE

Tu t’échappes, Lucille. Tu t’égares encore. Je veux

m’entretenir avec ton mari, c’est la raison exacte de cet acte.

J’utiliserai pour me défendre si sa violence s’envenime

l’incapacité de votre union. D’autres pensées semblables me

traversent l’esprit. Lucille, tu te dois de le convaincre. Je

l’attends. Qu’il s’en vienne. Une explication franche s’impose.

Tu utiliseras ta finesse de femme. Tu parviendras à lui faire

412


franchir cette porte. Oui, qu’il s’en vienne ! Que nous

discutions ! Là, est la seule issue afin de résoudre vos et mes

problèmes. Tu le décris comme une brute frappant des poings,

détruisant tout ce qui l’exaspère. Prétendrais-tu que tu t’es uni

au plus vulgaire des hommes ? Qu’en ce sens, seule la violence

serait de mise ? J’en doute fortement.

LUCILLE

N’oubliez jamais que l’athéisme vit en lui. S’il s’est soumis

à l’exigence ecclésiastique, c’était pour satisfaire aux bonnes

coutumes, et pour donner une image convenable à notre famille.

A ses yeux, seul est considéré le oui devant le maire.

CAMILLE

Je te prie d’essayer. Je te demande d’insister. Use de

quelconque stratagème. Les femmes sont subtiles. Elles ont le

don du mensonge. Toi-même, tu es intelligente. Tu devrais

aisément arriver à cette fin.

413


LUCILLE

Mais je ne le désire en rien. Je préfèrerais en cesser là avec

cette malheureuse histoire. Je crains d’animer un feu qui ne

demande qu’à s’éteindre.

Lucille réfléchit

quelque peu. Après un léger blanc, elle

poursuit.

LUCILLE

L’amusement de la jeune fille monte en moi : oui, je vous

obéirai, mon bon curé. Lucille comptera les points - cela sera

d’un jeu certain. Mais s’il vient qu’il sache les raisons exactes

de votre entretien, qu’il connaisse le but réel de sa visite, je

risque fort d’en jouir de ce pigment-là. C’est faire preuve d’un

certain courage que d’oser exprimer avec des paroles mystiques

la nécessité d’un viol.

414


CAMILLE

Nous devons nous rencontrer en privé. Ta présence serait

malsaine, Lucille. Parle-lui. Explique-lui la raison de notre

entretien. Comme je te concède la jouissance de la rixe verbale,

accorde-moi la satisfaction de ne pas t’entendre. Tu ne ferais

qu’empirer ce dialogue.

Lucille frétille.

Comportement de gamine. Elle s’approche

de Camille, et l’embrasse sur le front. Un

gros baiser retentissant.

Ainsi, selon la volonté du moine dépuceleur qui souhaite se

justifier auprès de mon terrible mari. Je quitte ce lieu. Mais je

me gaverai des réactions exprimées par Bertrand. Il viendra à

vous, n’ayez crainte. Il sera exigeant.

Lucille, avant de

sortir, avec froideur le terrifie avec ces

paroles.

415


LUCILLE

Camille, un dernier mot : vous n’êtes qu’un salop, et qu’une

ordure. Si Dieu existe, s’il m’entend, qu’il me donne le droit de

me venger, d’accomplir sur vous tout le Mal que vous m’avez

infligé.

416


TROISIÈME PARTIE

Changement de

décors. Les deux premiers mouvements se

déroulaient dans un semblant d’église. Le

dernier mouvement se passe dans le bureau

de Camille. Table de travail, livres,

crucifix, fauteuils d’hôtes. Du rouge et du

noir. Camille lui-même a changé d’habits.

Vêtements sobres. Costume sombre.

Bertrand frappe et entre dans le cabinet.

Gêné et pataud, il n’ose s’asseoir, cherche

un siège. Camille étonné.

BERTRAND

C’est Lucille qui m’a conseillé de vous rencontrer. Je lui ai

juré que cette conversation n’était d’aucune utilité. Mais son

insistance l’a emportée sur ma raison. A présent, je suis devant

vous, mon père.

417


CAMILLE

Il est bon que tu sois venu, Bertrand. Ainsi nous pourrons

parler avec franchise, au-delà des mesquineries de femme.

BERTRAND

J’entends ce que vous voulez dire, mon père. Vous

comprenez, c’est elle qui m’a poussé - qui m’a forcé d’ouvrir

cette porte. Sans son acharnement, je n’aurais osé m’y obliger.

Sa ténacité l’a emportée. A présent, je suis là face à celui qui

nous a unis. Et la honte s’empare de moi.

CAMILLE

Mais Bertrand, tes paroles sont étranges. Je m’attendais à

recevoir un révolté. Voilà que j’observe un être gêné.

BERTRAND

Mon père, nous ne sommes pas dans un confessionnal. Je

n’ai pu accomplir mon devoir avec Lucille. C’est pourquoi elle

418


m’a recommandé en ces lieux. Elle m’a convaincu d’avoir une

discussion utile et constructive avec vous.

CAMILLE

T’a-t-elle parlé de nos contacts intimes ?

BERTRAND

Comme je le veux, mon père. N’a-t-elle pas exprimé tout

son désarroi, toute son incompréhension ? comme elle a

reconnu en vous un homme compétent, apte à résoudre nos

problèmes nuptiaux, capable enfin de faire se disparaître cette

affreuse interdiction de l’amour !

CAMILLE

Explique-toi davantage. Parle plus encore. Je n’entends que

peu à tes propos.

419


BERTRAND

J’ignore si cela est lié à de la timidité, à une sorte de fausse

impuissance, mais depuis des semaines, je n’ose caresser

Lucille. Je ne puis la prendre. Grand est mon désarroi. Je me

jurais de l’aimer, je m’imposais le soir même de la prendre dans

mes bras, de faire se glisser ses habits, de la serrer nue contre

mon corps. Je pensais : passion, désir, explosion de joie. Je ne

recevais que déception, que soupirs et disgrâce de ma foi. Ai-je

osé une nuit l’approcher pour sentir le souffle tiède de sa

bouche contre mes lèvres ? Non, mon Père, l’interdit me pesait,

et me décidait de retarder cette volonté.

CAMILLE

Tu prétends qu’elle s’est manifestée pour tenter de résoudre

cette inexplicable interrogation. Tu l’assures avec toute ta

croyance verbale - pour cela et rien d’autre ?

BERTRAND

Mais mon Père, que voulez-vous dire ? Lucille s’est

confessée. N’a-t-elle pas franchi le seuil de notre foyer en

420


pleurs ? Ne vous a-t-elle pas entretenu de notre malheur de

couple ? Lucille dans son terrible désarroi s’est jetée sur ma

poitrine, et a démontré une telle détresse que je ne pouvais en

supporter davantage. C’est pourquoi, je me suis décidé de vous

rencontrer. Me voici.

CAMILLE

Te voilà. Je te suis reconnaissant d’avoir eu un courage

d’homme. Je t’accorde mon respect comme je savais ton épouse

à jamais perdue.

BERTRAND

Que tout cela est vérité ! Dans quelle détresse n’ai-je pas

reçu Lucille, mon Père ! Elle paraissait empreinte à d’effrayants

tourments. Il m’était impossible de la calmer. Faisant même

preuve de douceur, je ne me sentais apte à la raisonner. Tant de

sanglots, tant de gémissements : ma conscience s’est animée. Je

l’interrogeais, je la questionnais. Ces réponses n’étaient que des

larmes répandues sur mon visage. Elle hoquetait, elle balbutiait

des fragments inaudibles. Pour la première fois, je me suis senti

protecteur. Pour cette brebis perdue, j’étais son sauveur.

421


CAMILLE

Après ses faiblesses, vous avez échangé des propos. Quelle

en fut la teneur ?

BERTRAND

Nos contacts ont toujours été réservés, voire distants. Je

n’ai jamais su ou je n’ai jamais pu approcher ma femme. Trop

de raisons justifiaient notre interdit. Elle m’a seulement

recommandé avec insistance d’entrer en contact avec vous. Ses

souffrances m’ont convaincu. Elle me répétait inlassablement :

va-t’en trouver Camille. Explique-lui tout. Dis-lui enfin notre

vérité.

CAMILLE

Mais parle, Bertrand. Je veux t’entendre. Cela te soulagera.

422


BERTRAND

Tout a commencé avec cette rencontre stupide dans un

jardin public. J’étais comme une âme désemparée. J’étais assis

tristement sur mon banc, et cette jeune fille a compris ma

profonde solitude. Je ne la voyais pas. Je ne la regardais pas.

Elle n’était qu’une ombre vagabonde. Sa présence, mirage de

femme ne pouvait résoudre l’insoluble problème auquel j’étais

conforté. Elle m’observait toutefois avec une certaine tendresse.

Doucement, j’ai entendu le murmure délicat de ses lèvres. Je

me suis laissé baigner par sa gentillesse. Elle m’a comme bercé

de phrases paisibles à écouter. Les raisons de ces pleurs sont

aisés à comprendre. Toujours les femmes. Enfin une femme.

Belle et splendide. Tout avait été conçu pour préparer notre

union. J’étais le plus heureux des mortels. Je n’étais plus

Bertrand, j’étais un ange qui courait de caresses en jouissances,

de plaisirs en folies nuptiales. Mais c’est le passé, mon père, et

cela ne sera plus jamais.

CAMILLE

Comme c’est exact, Bertrand ! Il te faut uniquement penser

à Lucille. N’est-elle pas cette moitié dont tu n’as pu bénéficier ?

423


Tu te dois d’oublier ce corps ancien, et t’en aller vers ce futur

qui t’appelle. Elle est là, apte à se donner, prête à s’offrir. Ne la

dénigre pas. Justifie-toi avec ta douceur d’homme, et recueillela

comme un coeur à l’abandon. Tel est ton devoir, Bertrand.

Tu dois l’accomplir. Tu entends ces paroles : elles ne sont pas

miennes. C’est Dieu qui parle par ma bouche. Je ne suis qu’un

vulgaire serviteur. Mais je te donne la vérité. Je t’indique le

merveilleux chemin à suivre. Il est parsemé d’embûches - ce

sont les pierres de la vie. Mais il est parfumé des nectars et des

senteurs de l’amour - ce sont les bonheurs de l’union.

BERTRAND

Que de bonnes paroles, mon Père. Mais c’est ignorer qui

était Lucille : était-elle femme ou lionne ? Elle ne possédait pas

des ongles, mais des griffes qui m’auraient arraché le visage si

j’avais osé l’approcher ? Une immense tendresse envahit vos

propos. Mais vos croyances sont irréelles. Vous vous éloignez

de la vérité. Vous ignorez l’exactitude de nos rapports. Lucille

n’a jamais été une enfant pure. Elle était apte à se donner au

premier homme venu. De sa chasteté, il n’en est point. Non,

c’était une impulsive. Comment dans ces conditions, s’en

approcher ? Sachez-le : j’ai longtemps souffert tachant même

424


en usant de stratagèmes de la convaincre à se glisser dans mon

lit. Que de nuits, ai-je tenté d’agir différemment !

CAMILLE

Certes, des heures d’entretien m’ont permis de mieux

analyser le comportement, les soubresauts de celle qui est

tienne. Mais la comprendre, l’étudier avec exactitude ne me

furent jamais aisés. Elle est une sorte de phénomène impossible

d’assimiler. La pureté comme le vice se côtoient dans un savant

mélange : je l’ai entendue user de termes raffinés, puis se jeter

dans la fange verbale sans la moindre justification. Il y a un être

double qui agit, qui vit en elle. On ne peut le nier. Il faut

l’accepter ainsi.

BERTRAND

Écoutez cet exemple qui démontrera la véracité de vos

propos. Une nuit alors que nous étions unis depuis plusieurs

semaines, Lucille s’est présentée à moi. Elle semblait comme

envoûtée. Ses pas étaient mécaniques. Elle avançait pareille à

une somnambule, marchait calme, froide, se dirigeant avec ses

yeux perçants dans ma direction. Je soupirais d’aise, j’implorais

425


à l’extase. Sa beauté nue m’apparaissait parfaite. Je l’avais tant

espérée, tant rêvée dans mes fantasmes de solitaire. Lucille,

mon amour, m’entends-tu ? Acceptes-tu enfin d’être mienne ?

Ce soir, donc pouvons-nous unir cette volonté sacrée ? Pour

toute réponse, son silence. Un silence glacial. Mais la

fascination de son corps, de ce sexe, de sa poitrine ! Lucille

avançait toujours. Sa bouche resta close. Je souhaitais la voir se

jeter, la savoir brûler ses lèvres contre les miennes. Hélas, elle

prononça ces mots : je te hais, je te hais ! Pareil à ceux qui

m’ont désiré et ne m’auront jamais ! Ainsi Lucille s’est

éloignée. Dans la pénombre du couloir, j’ai pu apprécier les

rondeurs de sa chair. Sa démarche se faisait toujours

mécanique. Je n’ai pas bougé. Je n’ai pas exprimé la moindre

phrase. Bertrand était béat et stupide. Jamais nous n’avons parlé

de cet épisode. Je pense qu’elle agissait comme une

somnolente, et qu’au petit matin il m’aurait été impossible de

lui faire se souvenir de son comportement de la veille.

CAMILLE

Soit : tout cela est étrange, voire impénétrable. Lucille nue

qui se propose à tes regards, qui s’en retourne avec cette

inconscience : on ne peut l’imaginer ! Mais crois-moi, Bertrand

426


: jamais je ne douterais de tes paroles. De nombreuses

créatures, des femmes en réalité, se sont manifestées dans le

désarroi le plus ténébreux. Mon devoir de confesseur me

soumet au silence. Mais il est exact que de tels comportements

me sont connus, hélas ! Il nous faut chasser cette image, ce rêve

ou ce désir. Nous devons résoudre un problème fort simple. Tu

a été choisi pour t’unir avec Lucille. Et elle, refuse tes avances.

J’ignorais qui tu étais il y a quelques minutes encore. A présent,

je m’aperçois que j’ai face à moi un être raisonné, pensant et

intelligent. Je voudrais toutefois tenter de mieux discerner ta

personnalité. Je ne sais qui tu es, et de quel milieu social tu es

issu.

BERTRAND

Il n’est pas nécessaire de faire preuve d’une grande

ingéniosité, ou d’une puissante perspicacité pour se douter que

je viens d’un milieu modeste. Je n’appartiens pas même à cette

classe moyenne dont le père est fonctionnaire ou en col blanc.

Je suis un orphelin. Enfin, je l’étais comme aujourd’hui j’ai

atteint l’âge de mon indépendance. A présent, je suis majeur et

cela depuis deux bons lustres. Ballotté de famille en famille, de

faux-père en fausse-mère j’ai connu des êtres ignobles sans

427


aucun sentiment, se satisfaisant du peu que leur versait l’État

afin de m’accepter - que dis-je de me tolérer dans leur foyer. Je

ne parlerais pas des privations, des punitions stupides et de

cette solitude immense qu’endurcissent tous les gamins que les

parents ont abandonnés

Vous savez, c’est bon de pouvoir se blottir sur les genoux

de sa mère, sentir l’odeur tiède de sa chevelure, de lui

chuchoter ses misères, et d’être câliné avec tendresse. Mais

qu’ai-je connu de cela ? Je n’ai subi que l’indifférence, que

cette ignoble intolérance de celle qui pourtant devait me

protéger. Des nuits durant j’ai imploré, j’ai espéré ! Tant de

fois, ai-je prié la Vierge Marie pour qu’elle me console, pour

qu’elle me soutienne. Je n’entendais que son silence pour toute

réponse. Mais son image était gravée dans mon âme.

Longtemps elle m’a soutenu dans mes faiblesses d’enfant.

Combien d’années, ne lui ai-je demandé de se manifester,

d’aimer et d’aider ce môme perdu ! Puis, j’ai pensé au Christ.

Vous savez quand on est gosse, une rêverie suffit. L’imaginaire

et le réel s’accouplent, se côtoient et me donnaient un espoir

comme venu du ciel. La religion m’a permis de franchir tant

d’obstacles ! Elle m’a donné force et réconfort ! N’est-ce pas en

cela sa mission première ? N’est-ce pas son but suprême ?

428


CAMILLE

Cela est beau, Bertrand. Comme c’est justement dit. Tu es

un parfait croyant. Reconnais que ces pensées mystiques t’ont

soutenu, t’ont permis d’exister dans ta réalité cruelle d’enfant

abandonné. Je glisse sur ton adolescence qui comportait, je le

suppose, des épreuves difficiles. Je passe, et j’en viens à ce

Bertrand qui a trente ans. Il rencontre Lucille. Il trouve une âme

compréhensible qui souhaite l’aider. Il se confie. L’idylle

l’emporte. L’amour s’en vient. Vous pensez au mariage.

BERTRAND

Point du tout, mon Père. La détresse et les larmes baignaient

mon visage. Une simple histoire de cœur. Lucille, cette jeune

fille s’est approchée avec douceur, s’est assise à mes côtés, et

m’a interrogé avec délicatesse sur les raisons qui justifiaient

mon désarroi.

429


CAMILLE

En vérité, je m’intéressais à ce différentiel qui séparait vos

milieux sociaux. Je cherchais à comprendre cette gêne qui

s’emparait d’un individu confronté à une demoiselle issue d’un

autre monde !

BERTRAND

Ha ! Oui, je comprends. Moi, le piètre, l’insignifiant,

l’espèce de clochard. Oui, je saisis ce moins que rien, cet

homme grossier et vulgaire. Puis, Lucille, l’ombrelle à la main,

la toilette jolie, l’expression délicate. La Belle et la Bête

primaire ! Comment cela a pu s’achever devant monsieur le

curé qui croise avec la bénédiction divine l’animal à la fleur des

champs ?

CAMILLE

Pas question d’ivraie mêlé à du grain. Pas de misère

rampant sur une rose blanche. Où va ta pensée, Bertrand ?

Quelle épine te pique ?

430


BERTRAND

Ne feignez pas d’oublier que cette union malgré nos

conditions opposées était la question sournoise que vous me

posiez il y a quelques instants. Par-delà l’insinuation, il y a une

volonté curieuse d’apprendre si ce mariage ne présentait des

intérêts certains. Un loup affamé est attiré même par la pitance

d’un caniche enchaîné. Poursuivant votre raisonnement, j’aurais

accepté d’épouser une femme riche quitte à devenir son valet de

pied. C’est ignorer, mon Père, que ceux qui sont les plus

pauvres sont ceux qui possèdent la plus grande des fiertés. Ils

subissent la constance de l’humiliation, ils ne désirent

s’appauvrir avec leur âme.

CAMILLE

Cela a toutefois transformé ta vie, changé tes habitudes. Du

rien que tu étais, tu es devenu un homme. Quelle belle

vengeance n’as-tu pas infligé à ta médiocre destinée ? Quelle

sublime consécration pour un être issu de la plus basse des

conditions !

431


BERTRAND

Je n’ai pas la haine en moi. Je ne puis vous accuser. Mais

pourquoi usez-vous de tels propos, de ces phrases gonflées de

méchanceté ? Que prétendez-vous en tirer ?

CAMILLE

Je veux te piquer. Cela me permet de mieux apprécier les

qualités de ton esprit. Oui Bertrand, ton cœur est pur et ton âme

est remplie d’amour. Je ne saurais ignorer à présent toutes les

bontés dont le Seigneur t’a honorées. Certes je me suis fait

aigreur et acidité. Je n’ai pas hésité à t’attaquer avec tes

faiblesses. Que furent tes réponses ? Elles n’étaient que source

limpide, vagabonde à travers mes herbes vénéneuses. Tu n’étais

pas ce volcan rouge de haine crachant ses laves de feu et ses

boues incandescentes.

BERTRAND

Assez, mon Père, de vos phrases ramassées dans votre Bible

! Assez de ces paroles qui se veulent paraboles, et qui sont

accessibles au premier degré ! C’est de la bêtise que vous

432


marmonnez. Vous tentez de jouer les mauvais poètes, et vous y

parveniez fort bien !

CAMILLE

Soit, je serai franc et direct. Qu’éprouves-tu dans ta solitude

? Rêves-tu de Lucille ? N’est-ce pas une ignoble punition que

de la savoir si proche et d’être interdit de la posséder ? Tes

draps ne sont-ils pas imprégnés de taches de jouissance ? Ne

désires-tu de t’achever dans son vagin si doux, dans sa moiteur

tiède d’épouse ?

BERTRAND

Je ne parviens pas à comprendre comment un homme

d’église, - vous Camille, êtes capable d’employer de tels

termes. Je vous croyais pur. Je m’aperçois que face à moi

s’exprime un être à tendance sexuelle, qui s’intéresse plus

encore à la bassesse de nos relations d’humains qu’à cette

élévation divine qui fait de vous des esprits autres. J’aime

Lucille avec mon sang qui ne tremble que pour elle. J’ai caressé

ses seins, j’ai goûté à sa bouche et bu à l’ivresse de sa salive.

Nos corps ont voltigé dans une pluie d’orgasmes, dans un irréel

433


de fée si proche mais hélas interdit. Ma réponse vous satisfaitelle

? Ne prouve-t-elle pas le désir qui s’enflamme lorsque

Lucille éveille mon fantasme ?

CAMILLE

Et si tu venais à apprendre que Lucille a déjà accompli

l’acte physique ? Qu’elle ne s’est pas à toi donnée en premier,

mais qu’elle a été prise par un autre ? N’en ressentirais-tu un

profond désarroi ? Et quelle serait ta réaction connaissant cette

affirmation ?

BERTRAND

Vous dépassez les limites du possible. C’est s’éloigner dans

l’absurde, comme cette suggestion n’a aucun sens. Lucille, elle

si prude, si vierge - se donner à un autre ! Vous nagez, mon

père, dans votre rêve mystique. C’est se complaire dans vos

délires ridicules. Vous ignorez cette candeur, cette blancheur.

Souvenez-vous qu’il me fut interdit de l’observer dans son bain

tandis qu’elle était ma femme. Rappelez-vous que jamais je n’ai

pu l’approcher dans son inimité. Comment, cela étant démontré,

434


aurait-elle accepter de s’accoupler avec un homme autre que

moi ?

CAMILLE

Et si, jeune et pubère un monstre s’en était emparée, l’avait

déflorée de force, l’avait pénétrée pour une effroyable

souffrance intime ?

BERTRAND

Vous voulez dire un viol, mon Père ! Une telle horreur !

Non. La haine montant en moi, me condamnerait à le tuer celuilà.

CAMILLE

Calme-toi. Apaise tes aigreurs. Ce ne sont que des

suppositions. Je n’ai en rien parlé ainsi. Mais par delà ces

éventualités, reconnais que Lucille bloquée, se refusant à

l’amour aurait certaines justifications ...

435


BERTRAND

Elle s’est donc confessée, et vous a dévoilé qu’une autre

que moi l’avait pénétrée. Et quand ce sens, elle n’osait se

donner de crainte que je m’en aperçusse !

CAMILLE

Je ne t’ai pas dit cela, Bertrand. D’ailleurs, je ne puis te

dévoiler ce que Lucille m’a chuchoté. Ma raison de confesseur

n’est pas de devenir un perroquet. J’évince les racontars. Oui,

Lucille s’est donnée à ma personne, et je l’ai prise dans tout son

désarroi. J’ai épousé ses gestes avec ma sérénité. Voilà ce que

je puis t’avouer. S’il lui semble bon d’en ajouter, tu seras le

premier à le savoir. Il me faut le silence à présent.

BERTRAND

Évidemment, toutes vos subtilités consistent à user d’un

vocabulaire dont le sens porte à équivoque. Vous utilisez des

termes dont la compréhension est au figuré : Lucille s’est

donnée à ma personne, et je l’ai prise ... Contenez, mon Père,

436


l’entendement de vos paroles. Tentez de vous exprimer

différemment.

CAMILLE

Je te l’accorde, ces phrases s’enrichissent de quiproquos. Tu me

pardonnes, je l’espère, ces audaces qui ne sont que des analogies

verbales. Tous ces fragments étaient jetés dans la tempête de mon

débordement. Je ne t’ai point choqué, Bertrand ?

BERTRAND

Ma pauvre intelligence tâche de réfléchir.. Elle s’essaie

d’imaginer ce que serait un impossible. Toujours les mêmes

turbulences agitent mon esprit. Pourquoi Lucille se refuse-t-elle

? Pourquoi s’oppose-t-elle à notre union ? N’aurait-elle pas

connu avant ce mariage, un rapport physique ignoble ? Lucille

aurait subi une humiliation traumatisante ?

CAMILLE

En cet instant, c’est toi qui veux me confesser. Quelle

splendide inversion ! Ne cherches-tu pas, en usant de ta finesse,

437


de connaître ce que Lucille m’a dévoilé ? Tu te croyais sot,

mais tu agis avec subtilité. Ta curiosité doit se taire.

BERTRAND

Et si ma raison m’avait en fin éclairé, illuminé dans ce lieu

macabre.

CAMILLE

Tu me cherches encore. Tu te caches derrière tes fragments

d’ombre. Mais comme je ressens ton impatience, ton désir

immédiat de posséder notre savant secret.

BERTRAND

Votre savant secret ! Comme ceci engendre le mystère,

l’irrationnel voire le surnaturel ! Par-delà le mystique,

retournons mon Père aux lois temporelles, à la primaire réalité.

Que j’entende enfin l’exactitude ! Lucille a-t-elle connu

d’autres hommes ?

438


CAMILLE

Comme tu y vas. Apaise tes phrases.

Camille déplace

avec nervosité quelques objets qui

s’accumulent sur son bureau. Ses doigts

sont secs. Il tache de trouver une prestance.

Il marche, sillonne son cabinet. On imagine

aisément que son esprit est troublé. Il ne

sait que dire, mais formule dans sa cervelle

des phrases qui n’ont pas de corps. Il n’ose

les proposer à Bertrand. Celui-ci le suit des

yeux et observe avec une attention soutenue

ses différents gestes. Effets scéniques.

L’homme d’église s’assoit, se relève comme

emprunt à un excès incontrôlé.

CAMILLE

Mes lèvres sont closes, Bertrand. Jamais elles ne laisseront

s’échapper quelques sons. Il en est de ma défense de

439


confesseur. Le problème est autre. Il est au-delà de Lucille.

Pense, je te prie, à votre amour mutuel.

BERTRAND

Que voilà de belles paroles toutes faites, si faciles à

prononcer. Mais vous ne trouvez plus les mots. Observez cette

incapacité à vous contenir. C’est s’introduire, Camille dans une

machine de phrases mécaniques. C’est se complaire de

morceaux aisés à répéter. Volontairement, vous chassez ce

sujet. J’ignore quelle raison vous décide à appliquer ce jeu

mesquin. Mais cela est puéril. Ce comportement ne saurait se

justifier. Lucille a-t-elle connu d’autres hommes ? Telle était

ma question franche. Et par manque d’honnêteté, Camille ne

veut y répondre.

CAMILLE

Mais mon pauvre Bertrand pour te satisfaire, il me faudrait

du moins connaître la vérité. Et la possédant, ma loi

m’imposerait de me taire. Tu me demandes la chose la plus

saugrenue qu’un mari puisse poser au confesseur de sa femme.

M’a-t-elle trompé?. Je veux une réponse immédiate ! Tu

440


oublies l’ordre. Je ne suis que silence. Un exemple pour te

prouver ma détermination. Un meurtrier vient se confesser de

l’abomination de son acte. Quelle sera ma réaction ? Que croistu

que je ferais ? Je n’irais pas courir vers le premier poste de

police venu pour vociférer : je connais un assassin ! C’est lui !

Punissez-le ! Ceci serait une trahison. Au nom du Christ, il me

faut lui pardonner quand bien même il aurait accompli l’acte le

plus ignoble qui fût.

CAMILLE

Notre dialogue ne progresse en rien. Des tournures, des

exemples mais pas une syllabe pour ce qui est de Lucille.

BERTRAND

Mais c’est à toi, Bertrand d’obtenir sa confession sur

l’oreiller de vos amours. L’aigreur monte en moi. Quelle

histoire crétine, veux-tu que j’invente pour satisfaire ta

curiosité ? Souhaites-tu savoir qu’elle n’était pas vierge avant

ce mariage ? Ou mieux encore qu’elle a aimé un autre pénis

avant d’observer le tien ? Par extension, par pure folie, que le

premier à la sodomiser fut son confesseur et qu’elle en a joui

441


ardemment ? Ainsi tu pourras connaître la vérité, ces

pleurnicheries de fille violée, ces soupirs voilés de jeune fille

pubère honteuse d’exprimer la réalité : je satisfais à tes

multiples questions : pourquoi se refuse-t-elle ? Est-elle

blanche ? M’a-t-elle menti ? Combien d’hommes l’ont

chevauchée ? etc. Comme tu deviens pénible et fatiguant !

Plutôt que de gémir, ne peux-tu lui faire l’amour ? Mon devoir

est celui d’un homme de foi dont le père spirituel est le Christ.

Je me dois d’aider les faibles, de les soutenir dans leur détresse,

et de penser à la miséricorde de Dieu qui les sauvera. As-tu

enfin compris quelle était ma mission ? De réponses, je n’en ai

guère !

Camille se lève,

les yeux vers Dieu. Il croise ses mains. Son

agacement atteint son paroxysme. Il hurle.

CAMILLE

Mais ce n’est pas vrai, Seigneur ! Un gauche ne peut

introduire son membre dans le vagin de sa femme, et il me

demande de lui venir en aide !

442


A Bertrand

Ne crois-tu pas que d’autres obligations me sont dispensées par

l’au-delà ? Tant de pauvres, tant de personnes dans leur terrible,

dans leur immonde misère ! Et toi, avec ton sexe ! S’il n’en

tenait qu’à mon principe, je te chasserais. Tu es indigne de te

plaindre pour si peu. Je t’ai consacré, Bertrand, trop de mon

temps. Comment tolérer et défendre de tels propos ?

BERTRAND

Vous êtes comme pris de folie. Et ce discours dépasse

l’entendement de vos pensées. Songez que vous avez supposé

avoir pris de force ma femme. Mais n’ai-je pas face à moi un

moine dépuceleur de petites filles ? D’ailleurs votre vocabulaire

me choque. Vous usez de termes qui me paraissent abjects,

voire indécents. Comment un représentant du Christ ose

employer de telles tournures ? Apaisez, je vous conjure, cet

amour platonique que Lucille et moi-même vivons

désespérément.

443


CAMILLE

Dès le début de notre entretien, mon pauvre Bertrand, je

n’avais qu’une seule idée qui constamment s’imprégnait dans

ma cervelle. Elle était fort simple. Elle était donnée à des

millions de couples. Je voulais uniquement vous savoir vous

aimer. Je souhaitais que cette union sainte décidée par la loi du

Dieu vous fît heureux pour des années durant. Hélas, j’ai vu

face à moi un couple pas même déchiré, mais seulement

incapable de s’échanger les douceurs du mariage. Je me suis

efforcé de vous entendre, de comprendre les raisons qui

interdisaient votre bonheur nuptial. Dans un premier temps,

Lucille s’est manifestée, s’est confessée cherchant à

comprendre elle aussi ce qui pouvait justifier votre désaccord.

Puis, elle t’a conseillé de venir vers moi, de me parler avec

toute ta franchise. Et après ces longs moments d’entretiens,

qu’avons-nous obtenu ? Quels résultats ? Rien, Bertrand ! Que

reste-t-il de cet interminable dialogue ? Un échec dans sa

monstrueuse totalité ! C’est pour moi, l’abandon.

444


BERTRAND

Mon Père, retrouvez vos forces. Vous êtes passé de la

tendresse à l’aigreur. Vous avez même usé de l’invective.

Lucille et Bertrand ne formaient pas un couple comme les

autres. Jamais ils n’auraient dû tenter l’aventure de la vie en

commun. Tant de choses les séparaient !

CAMILLE

Éloigne, Bertrand, cette pensée défaitiste. Ne suppose en

rien que tout est perdu. Ne te hâte point. Pourquoi vouloir

douter, et se reconnaître déjà vaincu ? Je prétends même qu’il

faut de l’optimisme. La vie s’écoule devant toi. Je n’ai pas face

à moi de petits vieillards séniles qui sentent approcher à grands

pas la Dame à la Faux. L’avenir vous somme d’exister. Cela

n’est compatible que dans l’immense tolérance de deux chairs

qui ne sont pas égales mais complémentaires. Vous avez vos

défauts, vous commettez des erreurs. Éloignée est la perfection

! Cela s’appelle le rude apprentissage de la vie en commun.

Cette destinée se remplit de jouissances et de souffrances, c’est

pourquoi il faut être deux pour s’en satisfaire ou pour se

consoler. N’oublie jamais, Bertrand, que par-delà cette vérité il

445


y a des miracles dont nous dispense notre Seigneur : je veux

parler de l’enfant. Ce merveilleux présent offert par les anges, -

preuve immortelle de votre union sacrée.

BERTRAND

Que de belles tournures, mon Père ! Mais c’est ignorer que

Lucille se refuse avec constance. Depuis des mois, il m’est

interdit de la posséder. J’ignore même le premier baiser du

mariage, et je devrais invoquer le bonheur de l’enfantement ! Je

désire avec ma ferveur de jeune époux cet avenir si tendre et si

doux dont vous me baignez avec ces bonnes paroles. Hélas,

vous savez avec exactitude la raison de ma venue. Lucille ne

me connaît pas. Elle me croise et ne me regarde pas. Son visage

est hagard. Je ne suis qu’une ombre invisible.

CAMILLE

Dans sa splendide pensée Dieu aime à nouer, à démêler ce

qui se croit aisé à concevoir. Il a choisi le doute pour l’époux

comme pour sa compagne. Mais l’épreuve subie, l’épreuve

achevée, les deux êtres s’accouplent dans l’entente la plus

harmonieuse - le travail, le mérite sont les ingrédients

446


indispensables que Dieu a soumis au genre humain. Comment

pourriez-vous échapper à ses lois et à ses volontés ?

BERTRAND

Je dois m’en retourner, mon Père, avec ces fragments

d’esprit et ces paroles clémentes - la foi s’anime dans votre

gorge, respire dans votre cœur. Hélas je n’ai rien de la froide

réalité. Je n’en sais rien. Je doute qu’après ces dialogues,

Lucille acceptera enfin de s’unir. Mais qu’elle a donc été, mon

Père, l’utilité de notre conversation ? Et en cela, quelle sera

l’efficacité de cette expression orale pour ce qui est de nos

rapports ? Croyez-vous sincèrement qu’en usant de termes

imprécis vous puissiez rendre un couple heureux ? Le

supposez-vous que nos deux confessions nous donneront enfin

la clé de l’épanouissement spirituel ? Et l’enfant . L’enfant que

je veux lui faire ! Tout me paraît étrangement éloigné. Non, je

ne puis espérer en des jours de plaisir ou de jouissance. Je ne

vois que le vide, que le retour à la confusion, qu’à ce mélange

incompréhensible. Nos âmes, nos chairs jamais ne se

comprendront quand bien même l’amour Divin s’imposerait,

nous forcerait à nous sceller. Et déjà des centaines de phrases

447


pour tenter de vous convaincre. Je n’ai reçu que la croyance

d’un religieux qui doutait de lui-même ...

CAMILLE

Ce n’est en rien exact. Ne m’accuse jamais d’être que

pensées. Je ne donne des conseils, mais je ne possède pas de

formule magique. Tâchant d’user de ma raison et de mon sens,

j’emploie ce que Dieu m’a permis de posséder. Comprendras-tu

enfin ? Tu veux trop de moi. Tu attends trop de ma personne. Je

ne peux me glisser dans le lit de ta femme, et la soumettre à se

laisser introduire. Je ne puis la déshabiller, la coller contre mon

corps nu, et la convaincre de m’aimer. Je ne m’appelle pas

Bertrand. Mais c’est à toi mari choisi, mari désiré d’agir, de

pousser l’ingrate à s’offrir et de la satisfaire avec l’acte le plus

naturel qui est la tiédeur des caresses ...

BERTRAND

Plaise à vous, Camille, que vos suggestions se révèlent

exactes. Plaise enfin qu’elle veuille de son Bertrand. Je vous ai

de trop entretenu, et ma présence en ces lieux ne me semble

plus utile. Je vous ai entendu, je souhaite vous avoir compris.

448


CAMILLE

Mon temps est limité, Bertrand. Notre entretien a été

fructueux. Seule Lucille détient la clé de votre bonheur. Mais,

j’ai la certitude qu’elle comprendra enfin. Il m’est impossible

de te consacrer ma présence encore. Aime Lucille seulement.

Que mes conseils aient frappé ton cœur. Et que le Christ

t’indique le chemin à suivre sans ronce et sans ortie. Lève-toi

enfin. Il me faut te raccompagner. Quand le doute suprême

envahira ton âme, quand la lutte te séparera de Lucille, reviens.

Reviens, je saurais t’entendre et te comprendre. Que mon

bonheur sera vaste de vous savoir aimants ou aimés, donnés

l’un à l’autre ! Oui, Bertrand jette dans Lucille ton plaisir

d’homme. Fais-lui ce petit futur qui sera vôtre. Telle est ma

dernière parole. Fuis à présent. Fuis, mais gonflé d’espoir et de

ton devoir sacré.

449


Bertrand sort, et

lui baise la main. Camille ferme lentement

la porte derrière lui. On l’entend respirer.

Son souffle est pénétrant et prolongé. Il

marche de long en large, les mains croisée

dans son dos. Ses doigts fiévreux s’agitent

frénétiques. Un long silence. Effets

scéniques de quelques instants. Camille

s’adresse à Dieu.

CAMILLE

Seigneur, comment puis-je juger mon comportement ? Et

toi, quelle culpabilité m’infligeras-tu ? En vérité, le suis-je

réellement ce monstre, cet être ignoble qui a osé prendre de

force Lucille, et mentir avec adresse à ce pauvre Bertrand ?

N’était-ce pas une bouche mauvaise qui m’a permis d’exprimer

des propos perfides ? Et ces relents de mensonges, ne les ai-je

pas vomis avec ce cœur gonflé de mes puanteurs ? Dans quelle

horreur de destinée, ne m’as-tu pas engagé, ô toi mon Christ !

Et quel n’est pas l’effroi qui me condamne à me haïr dans la

plus terrible des pénitence : tu te tais. Qu’attends-tu pour me

frapper ? Mais, admets-moi. Les hommes sont ainsi faits. Je

450


pouvais résister à l’attrait de Lucille. D’ailleurs, je ne l’ai

jamais désirée. Mais, bêtement sans la moindre réflexion, j’ai

souhaité délivrer un couple qui s’interdisait le plaisir ... Enfin,

où en suis-je ? Me fallait-il agir ? Mon devoir m’imposait-il

d’oser m’initier dans la vie intime d’un mariage ? J’avoue me

perdre.

Pourtant ma volonté était d’unir ces jeunes mariés. Ceux-là

mêmes que j’avais croisés avec ta bénédiction. Quel chemin à

présent, Seigneur ? Donne-moi le privilège de poursuivre ton

spirituel ! Mais, en suis-je digne ? Trop de raisons s’animent

dans ma cervelle : cette action physique, puis ces faussetés

données à Bertrand. Il y a ce moi-même qui me hait, qui

m’inflige pénitence. Je voudrais ne pas avoir vu le jour tant ce

comportement me semble ignoble. Oui, cette terrible

conscience du repentir, cette volonté d’aller se jeter dans l’âme

d’un père et de tout lui expliquer ! Mais puis-je être compris ?

A la première de mes paroles, je me crois plongé dans la

pénitence la plus noire, dans le cachot des pestiférés. J’ai

besoin de la paix, de cette puissante solitude qui confère aux

âmes le droit de se retourner, de se pencher sur elles-mêmes.

451


Comme je ressens cet intense besoin. Toujours, Seigneur

ressuscite en moi ces questions : prendre Lucille avec violence,

s’introduire dans ta servante. Était-ce la seule possibilité ?

N’existait-il pas un autre chemin croisant les voies de Bertrand

et de sa femme ? Reviennent en moi ces interdits, ces

contradictions. Mon corps a-t-il agi ? Mon cœur s’est-il décidé

? Ne suis-je que l’union des deux. Tant de questions ! Et pour

toute réponse, ton silence atroce. Accepte mon repentir, ou

reconnais du moins la nécessité de cet acte. Pardonne-moi ces

quelques gouttes de sperme dans son vagin ! Tolère cette

violence qui n’en était pas.

Oui, Seigneur, je poursuivrai mon comportement de

religieux. Je tairai à tous ces moments passés. Personne ne

soupçonnera ces agissements. Oui, j’ai la certitude que Lucille

et Bertrand en cet instant s’aiment. J’ai le sentiment que libérés,

ils marchent sur le chemin de ta vie. Celui que tu leur as tracé.

J’ai la conviction de n’avoir été qu’un pantin articulé qui

obéissait à tes lois, qui se soumettait à ta volonté quand bien

même cette union commencée s’obtiendrait par l’excès

condamnable d’un piètre religieux.

452


LA PUTE

453


AVERTISSEMENT

Je pense qu'il sera fort aisé à ceux et à celles qui liront ces

lignes de comprendre au premier degré le sens exact des

phrases qui sont hélas exprimées. Je me suis noyé dans la

fange, et je n'ai pas hésité à user du plus vulgaire afin de

démontrer l'horreur monstrueuse dans laquelle était soumise la

prostituée. On me pardonnera, je n'en doute pas, les termes

abjects utilisés.

Il existe aujourd'hui en France un esclavage, le plus ignoble

de notre civilisation. Il consiste à soumettre la femme non pas à

l'identité de femelle reproductrice, mais à celle de trous béants.

Je m'insurge contre cette ignominie. Je me contente d'une

plume afin d'exprimer mon désarroi, car je ne puis agir

différemment ne possédant pas les moyens et les mesures

appropriés pour chasser ce fléau.

454


PERSONNAGES

Bélinda

Géraldine

Mickey

Le gros Michel

Un client

Micheline

455


Animation de bar, animation de rue.

456


I

Bélinda est assise sur le lit. Elle

est fortement dévêtue. Ses mains cachent

son visage. Des larmes coulent le long de

ses yeux. Elle entend sonner à la porte.

Prestement elle s'essuie, se dirige vers le

miroir, tape l'oreiller, donne un semblant

d'ordre dans la chambre. Trente secondes

s'écoulent.

Bélinda

Voilà, j'arrive. Attendez un instant.

Elle ouvre la porte. Feint à l'étonnement.

Bélinda

Je m'en serais douté. J'ai reconnu à ta façon que c'était toi.

Le client

457


Drôle de façon de me recevoir.

Il tente de l'embrasser sur la

bouche. Elle esquisse son mouvement.

Bélinda

Bon alors, c'est comme à l'habitude. Un coup par devant, un

coup par derrière. Tu sais, mon amour qu'il faut penser à ta

toilette.

La scène devient ombre. On ne

peut discerner les personnages. Dans un

petit réduit, on doit imaginer ou supposer

avec les yeux d'un voyeur Bélinda

s'occuper du client, lui laver dans le lavabo

le sexe. Il se tient raide et ne dit mot. Elle

l'entraîne sur le lit. Son comportement est

passif. Le coït dure peu de temps. Elle le

reçoit dans le vagin, puis se retourne. Il

éjacule dans l'anus. Il expulse en râlant.

458


Puis, se rhabille hâtivement et

nerveusement.

Le Client

Tu m'obliges à aller trop vite. Il n'y a pas de sensualité, pas

même un semblant d'amour ! Qu'en ai-je tiré de cela ?

Bélinda

Tu m'as foutue ? Tu me doit cinq cents francs. Allonge le

Pascal, mon mignon. La prochaine fois tu te masturberas avant

de venir. Tu tiendras plus longtemps.

Le Client

Cela ne me suffit plus. C'est trop peu et trop cher.

Bélinda

Mais qu'est-ce qui t'oblige à cracher ton pognon dans ma

vulve ? Qu'est-ce qui t'interdit de trouver une femme ?

459


La lumière est rétablie. Il

semble penaud et bête, assis sur le rebord

du lit.

Bélinda

Je ne te force pas à me foutre. Mais évidemment, Monsieur

est trop timide. J'ai dû le dépuceler ce grand imbécile. Il me

demande de l'amour, et je ne lui vends qu'un trou béant où il

peut jeter sa semence. Mais ce n'est pas assez. Il demande

qu'une pute lui serve de mère, et de protectrice. Regardez-moi

ce minable, il n'est pas même capable d'inviter une fille à danser

dans une boîte de nuit ! Tu ferais d'énormes économies, et tu

pourrais la baiser comme bon te semble. Ça ne durerait pas des

minutes, mais des nuits entières !

Le Client

Alors, je paie et je me fais engueuler ! Voilà qu'une pute

m'impose ses directives ! Tu veux donc le chômage ? Si nous

tous agissions ainsi, qu'en serait-il de ta profession ?

Bélinda

460


Ne t'inquiète pas, mon joli. Il me resterait toujours les

arabes. Ils sont le fond de ma caisse de commerce.

Le Client

On en tire aucun bénéfice ; tu confonds la recette avec ...

Bélinda

Ta gueule ! Je t'ai assez vu. Tu m'as baisée ? Alors casse-toi

maintenant. J'en ai marre de ce micheton qui me donne des

conseils. Fous le camp, te dis-je ! Tu m'as entendu ?

Le Client

Attends. Deux minutes. Tu peux m'écouter, un instant ?

Pourquoi es-tu si violente, si agressive ? C'est bien la première fois

que tu exprimes tant de haine. Que me reproches-tu ? Tu as

l'argent. C'est rapide et bref. Je viens régulièrement. Alors quoi ?

461


Bélinda

Je l'ignore. Je craque. Cette vie ne m'est plus possible. Tu

sais combien j'en ai tiré comme toi aujourd'hui ? encore tu es

simple. Mais les autres ! Du vice, des déguisements. Se

transformer en petite poupée, ou torcher ces enfants de salop !

Crois-tu vraiment que cela soit mon traitement ? La trique, le

cul en feu. non, je n'en peux plus. On t'a déjà chier dans la

gueule ? On t'a imposé les trois coups ? Se faire cravacher pour

la jouissance du plaisir ! C'est infect, entends-u ? de la merde !

Mais elle est réelle. Ma destinée de pute, c'est un avenir

d'esclave !

Le Client

Tu l'as bien voulu. Tu pourrais t'en sortir. Personne ne t'a

écarté les cuisses. Le vice, tu l'as accepté.

Bélinda

Tu n'as rien compris au cercle infernal. On y entre avec une

fellation. On n'en sort jamais. Des seins brûlés, cent nègres qui

te foutent : ça, c'est la punition ! Je rapporte trop. Crois-tu que

462


je pourrais m'enfuir. Si je tente de me libérer de ces chaînes,

c'est ma mort ! Où que j'aille, quoique je fasse, il me retrouvera.

Là seront mes souffrances. Mais tu ne saisis pas. Tache de

trouver une minette, cela te suffira. Comprendre l'univers

carcéral d'une pute ! Autant m'en référer à Dieu, et devenir

Marie-Madeleine !

Le Client

Assez de tes jérémiades ! Assez de tes pleurnicheries !

Maintenant je préfère une casser. Beaucoup de chômeuses

voudraient gagner en dix minutes ce que tu fais avec un sexe.

Plains-toi. Plains-toi, salope.

Il la regarde, avec son visage de

marbre. Elle s'assoie sur le lit, cuisses

béantes.

Et tu as l'audace de me parler de pureté. Tu n'as pas même

de décence. Ferme tes cuisses. C'est le premier apprentissage

pour chasser ta vulgarité.

463


Il sort irrité, croise le souteneur.

Il disparaît. Entre ce dernier.

Mickey

Il va falloir les agiter plus vite. Qu'est-ce que c'est que ce

connard ? Tu causes, maintenant ? C'est pas un salon de thé, ici !

Bélinda

Je lui ai accordé une rallonge de deux minutes. Tiens,

prends. Le Pascal est sur la table. Toujours penser au client. Il

revient ainsi. Laisse pisser. Il est puceau. Incapable de trouver

une fille. Sa mère l'a trop couvé. Du moins, il paie. En plus, il

est rapide.

Mickey

Tu sais ce que tu m'as donné, cette semaine, connasse ?

Vingt mille balles ? Qu'est-ce que tu veux que je foute avec

cette somme ? Que j'aille jouer aux osselets ?

464


Il la saisit. La secoue. Lui

retourne une paire de claques.

Tu sais ce que l'on fait aux filles qui ne sont pas correctes ?

Il sort un morceau de sucre.

S'apprête à lui faire une croix sur le visage.

Le souteneur

D'abord, je te marque pour te punir. Après on sera te foutre

pour t'humilier. Tu connais la punition ? Elle est terrible.

Aucune fille en réchappe.

Bélinda s'éloigne et retrouve ses

forces pour s'exprimer.

Bélinda

Quel intérêt aurais-tu à détruire ton mange-pognon ? Si tu

veux davantage de fric, laisse-moi descendre. Il y a le bar, il y a

le trottoir. Mais non ! Toi, non ! Tu m'accuses de ne pas faire de

465


fric, mais tu m'interdis de les voir. Tu crois peut-être qu'ils vont

éjaculer par correspondance; En vérité, tu craints le Gros

Michel. Tu as peur qu'il me protège.

Le Souteneur

Laisse tomber, connasse ! Ferme ta gueule. Ici, tu

m'appartiens.

Bélinda

Les faire monter avec une photo. Avec mon cul stupide et

obscène. Mais regarde-le. Il est gros, large et puant. Oui, je pue,

comme toutes les putes. Le luxe et la Porsche, tu connais pas.

Et pourtant, c'est la seule façon de t'enrichir. Mais regarde-moi

cette piaule, elle est propice aux ébats amoureux ? Elle

engendre le sexe, l'amour ? Monsieur le Souteneur m'interdit de

taper dans des boîtes. Et Monsieur prétends que j'en suis cause;

Laisse-moi quitter cette ordure de chambre, et je te fais des

millions.

466


Le Souteneur

Je vais te dire la vérité. Un jour, ton Michel je le criblerai

avec mon flingue. Crois-le, on l'appellera Michel la passoire.

Mais bordel, qu'est-ce que tu lui trouves à ce mec ?

Bélinda

Ce mec, il n'enferme pas ses putes. Elles sont libres d'aller

et de venir. Il ne les surveille pas. Il les laisse vivre. Elles ne

sont pas cloîtrées, elles ne sont pas enfermées. Elles

s'épanouissent, et écartent plus encore leurs cuisses. Tu as

comparé tes revenus avec les siens. Il gagne dix fois plus

467


que toi. Tu te jettes sur mon Pascal. C'est 5 000 F que t'aurais

dû avoir cette après-midi. Tu me séquestres. Mais va jouer dix

balles sur un carnaçon. Si j'avais un conseil à te donner, il serait

mieux d'acheter des bons anonymes de la Caisse d'Epargne ; tu

es un petit. Tu es un médiocre.

Le Souteneur

Je n'apprécie pas que tu puisses me parler de la sorte.

Bélinda, tu m'as aimé. Alors pourquoi uses-tu de tels propos ?

Ceci est incompatible avec ton état de pute. Il faut me respecter.

Et très précieusement. Viens, j'ai à te parler. Approche et

assieds-toi doucement sur ce lit.

Elle avance lentement, et ne

comprends en rien où le souteneur veut en

venir. Elle semble effrayée, mais obéit

toutefois. Il lui tapote les jambes. Et d'un

coup, lui projette la tête en arrière. Il lui

arrache une touffe de sa chevelure blonde.

Elle jette un cri de douleur.

468


Le Souteneur

La prochaine fois que tu oseras me contredire, ce sera mon

poing que je t'enfoncerais dans le cul. Violemment,

cruellement. Mais tu es une belle salope. Alors continue à sucer

et à te faire foutre. Mais augmente le rendement. J'ai besoin de

fraîche, mon amour, tu comprends.

Elle reprend peu à peu ses esprits.

Bélinda

Si du moins, je pouvais travailler. Mais reconnais, Mickey,

que tu me l'interdis. Il y a contradiction. Tu veux plus, et je ne

peux descendre. Je t'assure que le pognon est en bas, et non pas

ici. Donne-moi une ligne téléphonique : en cinq minutes, on fait

cent cinquante balles. Mais tu crains que j'appelle Michel, n'estce-pas

?

Le Souteneur

Je crois que tu ne m'as pas bien entendu.

469


Bélinda

Mais si ! Mais si ! Tu veux davantage de fric. Je te le jure,

je les ferai. Mais je suis cloîtrée. Je ne fais que te le répéter.

Mickey

Je fais monter des mecs. A toi de convaincre leurs petits

copains.

Bélinda

Non, Mickey ne fais pas ça.

Mickey se dirige vers l'armoire.

Il se saisit d'une paire de menottes. Il lui

met un mouchoir dans la bouche. Il

déboutonne lentement son chemisier.

Apparaissent deux seins splendides et

généreux en forme de poire. Il l'observe

humiliée et honteuse. Avec vice, avec

délectance il allume lentement une

cigarette. Il tire rapidement afin de faire

rougir le bout incandescent. Sa main tient

470


le mamelon, il écrase le rouge brûlant sur la

pointe du sein. Elle se tord sous la

souffrance, et sombre dans

l'évanouissement.

Le Souteneur

Je t'avais bien prévenue. Il ne faut jamais m'accuser avec

mon comportement. Tu sauras que j'ai toujours raison, comme

tu es réduite à l'état d'esclave. Tu sais qu'elle sera ta prochaine

punition, si tu oses me contredire ?

Donc tu vas me le faire ce fric. Autrement, cela sera plus

terrible.

Elle n'entend pas même ses paroles.

Je pourrais t'enculer, histoire de me décharger un peu. Mais

tu es trop large. Tu ne saurais pas même le serrer pour que j'en

rire quelque jouissance. D'ailleurs, il y a le foutre de l'autre

idiot. Je déteste mêler les spermes. Je t'apprendrai le lavement,

histoire d'hygiène. Tu comprends, c'est plus propre.

471


Il quitte la pièce, en laissant

soigneusement sur la table la clé des

menottes.

Ceci est une leçon. Mais ne me parle plus jamais sur ce ton.

Ce n'était qu'un simple avertissement. Tu sais que je peux aller

très loin, trop loin même. Seule, la mort odieuse te délivrerait.

Garde ta distance de pute. Tu ne vivras jamais dans un bordel

de luxe, mais tu te complairas toujours dans une chambre

d'enculés. Tel est ton destin, ma sublime salope.

Géraldine.

Il sort avec un ricanement. Il appelle

Le Souteneur

Tiens, je crois que ta copine a quelques petits problèmes.

Géraldine se précipite. Elle est à

moitié dévêtue. Elle porte une robe de

chambre en soie grise, légère et

entrouverte.

472


Géraldine se précipite

Mais, ce n'est pas possible ! Qu'est-ce que tu as fait à ce

salop pour qu'il t'inflige cela ?

Elle voit la clé sur la table, et la

délivre rapidement. Elle lui arrache le

baillon de la bouche.

Géraldine

Que lui as-tu encore raconté pour qu'il t'impose cette

punition ? Mais réponds-moi imbécile. Tu sais très bien qu'il

est maniaque, complètement parano - qu'il frappe sans savoir

pourquoi : ho ! Ton sein ! Il t'a brûlé le sein droit avec sa

cigarette. Attends vingt secondes.

Elle court et se dirige vers le

lavabo. Elle humecte une serviette, et la

place avec délicatesse sur le téton meurtri.

473


Bélinda, reprenant son souffle.

C'est un fou à enfermer. Il m'accusait de ne pas faire

suffisamment de fric. Je lui ai laissé entendre que je devais

descendre, aller au bar ou sur le trottoir. Cela et rien de plus, je

te le jure. Arrête de me toucher. Tu me fais mal.

Géraldine

Tu sais bien qu'on ne peut pas causer. Pourquoi ne fermestu

pas ta gueule ? Bouffe des couilles, fais-toi enculer. Crache

leur jute. Laisse les décharger en toi. Mais tais-toi. Moi, aussi je

sais que je serais plus heureuse avec le Gros Michel. Tu ne lui

as pas parlé de Michel ? Pauvre conne, ne prononce plus jamais

ce nom devant lui. Toi, tu as eu les menottes. Moi aussi. La

semaine dernière, il m'a pressé les seins avec des tenailles. Il

m'a comme arraché clito. Souffrance effrayante, mais je suis

vivante. Et cela est le plus important.

474


Bélinda

Non, jamais je ne voudrais servir d'objet de tortures. Mêmes

les mégalos ne font pas ça. Cette violence est insupportable. Je

te le répète, ce n'est plus supportable.

Géraldine

Vas-y, ma belle. Comme tu ne peux sortir par la porte

d'entrée, envole-toi par les airs. De nuit, comme un chat, tu iras

de toit en toit. Tu échapperas enfin à son joug infernal. Il te l'a

déjà dit : "Où que tu ailles, quoique tu fasses, il te retrouvera".

Nous sommes des putes, et nous le resterons jusqu'à la fin. Et

quand on sera plus consommables, il nous jettera pareilles à de

la merde.

Bélinda

Au départ, je n'étais pas une merde. J'étais une bonne fille.

Il m'a eue parce qu’il a su me faire jouir. Puis je suis tombée

dans son piège. Une passe. Deux passes. Puis le vice infernal.

Et la prostitution. Mais pourquoi ? Je suis séquestrée. Tu es une

475


séquestrée. C'est de l'esclavage au vingtième siècle. L'usine

n'est rien à côté !

Géraldine

On y gagne quand même plus de fric ! Moi aussi je me suis

fait avoir après quelques heures de jouissance. Et j'ai obéi. Il me

semblait tellement beau ! Quelle connasse, je n'étais pas !

Dans un bordel à merde

Une pauvre ingénue

A décidé de perdre

Son con et sa vertu.

Elle salivait d'extase

Et se savait foutue

Et jouissait de ses râles

En proposant son cul.

Tu connais la chanson. C'est Micheline qui la sort quand

elle est ivre. Elle se délivre de son identité, et tâche d'oublier

son médiocre. Elle répète ça. Elle le répète encore.

476


Bélinda

Je veux te faire une confidence. Tu me jures de n'en dire rien à

personne. Si tu osais le répéter, il en irait de ma mort. Je te parle

avec tout mon sérieux. Je ne veux plus de ce sein brûlé, ni de mon

sexe violenté. Il faut que je m'échappe, il faut que je fuis. Là, est

ma seule solution. C'est l'unique possibilité. Plus de tortures ! Plus

de vice ! M'en retourner à l'état normal. Etre une femme comme les

autres. Ne plus jamais salir mon corps avec le sperme d'inconnus.

Je voudrais manigancer un stratagème, trouver enfin une issue.

Mais, j'ai besoin de ton aide, Géraldine !

Géraldine

A la première violence, parce que tu as pris une baffe, tu

crois t'échapper ! Mais tu n'as reçu qu'une petite humiliation.

D'autres suivront. De bien plus dures. Tu crois avoir une âme,

mais tu n'as qu'un sexe. Il est uniquement fait pour être pris.

Bélinda

Je te parle sérieusement. Si nous le voulons nous pouvons

nous en sortir. Ecoute-moi bien. Il suffit d'agir par l'absurde. Si

477


trois, quatre heures nous sont données, avec le premier train, le

premier avion, des destinations folles, il ne nous retrouvera pas.

On peut se maquiller, se teindre la chevelure, changer de

relations, voir un autre monde ou nous planquer tout

simplement. Tu crois qu'il nous chercherait jusqu'à Lausanne,

jusqu'en Suisse. Penses-tu qu'il tenterait de nous poursuivre !

C'est oublier les autres filles qu'il domine. Jamais il

n'accepterait de les abandonner. Il est seul. Il ne forme pas un

ensemble solide avec ses autres mecs : c'est chacun pour soi.

Géraldine

Là, tu te trompes, car toutes les putes pourraient agir ainsi.

Non ils deviennent force, ils se rassemblent. Je ne voudrais pas

même être une aiguille dans une motte de foin. Ils brûlent la

motte. Apparaît l'aiguille. Ainsi de nous, ma petite sœur.

Qu'arrive-t-il à un maquereau dénoncé par les filles ? Il s'en tire

avec cinq ans de tôle ! Mais de sa prison, il nous domine

encore. Et l'on continue à travailler pour lui. Et après, la

punition - l'ignoble punition. Tu sais bien que les flics ne font

rien. Ils sous surveillent trois mois, six mois. Mais le milieu

nous tient jusqu'à notre mort. Car c'est la mort que tu

recherches ?

478


Bélinda

J'ai la certitude qu'il existe un moyen pour s'en sortir. Il faut

être très fortes, mais nous le sommes, Géraldine.

Géraldine

Tu n'as pas de plan. Tu n'as pas même une ébauche

d'évasion. Je te dis que cela est impossible.

Bélinda

Il me faut descendre. Je dois dans un premier temps aller au

bar. Il faut que je parvienne à travailler avec les clients.

Géraldine

Ça c'est logique. Et ça semble facile. Il pensera que tu veux

lui rapporter davantage. Il prétendra même que tu as compris où

il coulait en venir, c'est-à-dire à sa soumission pure et simple.

Que tu as reçu une bonne leçon avec ce sein brûlé, que tu ne lui

es qu'obéissance et pognon à faire. Laisse-moi, je vais arranger

479


le coup. S'il ne m'écoute pas, c'est que j'y comprends rien. Je

risque de prendre une trempe. Mais c'est à jouer.

II

Géraldine quitte la chambre. Le

rideau tombe. Changements substantiels de

décors. La scène pivote. A présent, nous

sommes dans le bar. Effets classiques : des

types de mauvais genre tapent le carton, la

cigarette au bec. Des clients sont assis sur

des tabourets. La pièce est enfumée. Il ne

faut en rien tomber dans la parodie du bar.

Cela doit être un bar. Quelques filles sont

jambes pliées, et laissent apparaître un peu

de leurs charmes. La lumière se projette sur

le souteneur et Géraldine. Le Gros Michel

tirant sur son cigare, est dans un coin.

Géraldine joue les penaudes et les timides.

Elle demande toutefois la permission de

480


parler avec le Souteneur qui semble agacé.

Il lui donne une oreille indifférente.

Géraldine

Je voudrais te parler loin des autres. Ce que j'ai à te dire est

important. Tu sais que tu lui as foutue une sacrée trouille à

Bélinda. Elle te craint, et ne jure que par toi.

Le Souteneur

Si tu crois m'en apprendre. Je sais comment il faut les mâter

les greluches. Cela lui a servi de leçon.

Géraldine

C'est pas pour ça que je voulais te causer. Je l'ai vue, elle

semblait complètement pommée. Elle ne savait plus où en

donner. Elle ne sentait rien avec le sein. Non, elle s'accusait de

ne pas te faire davantage de fric. Elle disait : c'est ma faute,

c'est ma faute. Si j'avais su ! Mais voilà le couac ! c'est qu'elle

voudrait mais elle ne peut pas !

481


Le Souteneur

Qu'est-ce que tu me baves avec tes conneries ! Qu'est-ce

que cela veut dire ? Attention, je t'ai à l'œil ! N'essaie pas de

jouer au plus malin avec moi.

Géraldine

Elle m'a répété inlassablement : si je descendais, je suis

persuadée que je lui en ferais des clients. Mais il me l'interdit.

Mais pourquoi, Géraldine ? Mais pourquoi ? Elle me secouait.

Elle me montrait ses seins, son sexe et son cul. Mais

franchement, ne suis-je pas à baiser ? C'est de la qualité, tout

ça. Puis, j'ai pensé comme elle. Je me suis dit : c'est con de lui

interdire de descendre. Là, il y a du pognon à prendre. Elle est

obéissante, et gonflerait ton portefeuille. Tu ne m'en veux pas,

de te dire ça ? Mais elle s'osait pas.

Le Souteneur

Attends. Laisse-moi réfléchir. Tu prétends qu'elle veut

travailler, et me faire gagner plus de fric.

482


Il regarde le Gros Michel. Il se met à tiquer.

Le Souteneur

S'il n'y avait pas ce gros con, j'essaierai. Je tenterai. Je

n'aurai rien à perdre. Mais il est là. Il va me la piquer.

Géraldine

Elle ne l'aime pas. Il est bouffi et grossier. Jamais, elle

n'accepterait de travailler pour lui. Tu te fais des idées.

Regarde-le. Il boit. Il est gonflé par les scotchs qu'il ne cesse de

s'enfiler. Vulgarité, grossièreté. Ce n'est pas ce qui plaît à

Bélinda. Elle est trop fine, trop subtile pour se jeter dans les

bras de cet ivrogne. Il ne parle pas, il rote. D'ailleurs, il ne

travaille qu'avec la chaîne à vélo. Il détruit son appareil

productif. Une belle pute, il en fait une laideur. Il frappe et

cogne. A part cela, il ne connaît rien. D'ailleurs, toutes les filles

sont d'accord avec moi : si elles pouvaient choisir, crois-moi

que sur la place, ce n'est pas lui qui en imposerait - ce serait toi.

483


Le Souteneur

Ouais, ouais, je sais. Mais je n'y peux rien. Je ne peux tout

de même pas le flinguer, cette espèce d'enflure, ce gros sac

ambulant. Tous ces collègues me tomberaient dessus. Et c'est

moi qui serais dans le trou. Quant à vous, vous deviendriez

leurs putes. Et côté existence, cela sera plus terrible encore. Tu

connais les rythmes infernaux qu'ils imposent à leurs filles. Ton

chat serait en feu. Quant à ton cul, une caserne de pompiers ne

suffirait pas à l'éteindre. Pour en revenir à Bélinda, c'est de la

bonne chair. J'exploite mal peut-être. Je pourrais en tirer

davantage. Mais il faut la faire descendre. Et çà, je ne veux pas

en entendre parler.

Géraldine

Mais pourquoi ? Tu n'as pas à les craindre. D'ailleurs elle

t'obéira. Si tu lui imposes de remonter illico, elle refait quatre à

quatre les marches ! Mais quel pognon, tu perds. Tu joues,

Mickey : tu joues même très gros. Tu as plein de problèmes. Tu

ne peux pas rembourser des dettes.

484


Mickey, le souteneur

Je joue ce que je veux. Et je n'ai aucune justification à

donner à quelqu'un. C'est mon fric. J'en fais ce que bon me

semble. Tiens-toi le pour dit, et reste à l'écart.

Géraldine

Ce n'est pas ce que je voulais dire, mais elle te ferait du

pognon. C'est pas négligeable.

Mickey

Elle ne doit pas descendre. C'est perdre une valeur sûre.

D'ailleurs, j'ai trop discuté avec toi. Allez ! Casse-toi de cette

table.

Il appelle le garçon, et demande

un scotch. Il le respire lentement. Puis le

boit à petites goulées. Il ressasse et

réfléchit. Il observe d'un œil attentif le Gros

Michel qui se marre en causant avec des

485


types qui sont au bar. Géraldine fait son

travail, sans grand résultat.

Mickey

Evidemment, ce n'est pas avec une connasse de ce genre

que je pourrais jouer cent sacs sur la troisième avec Belle de

mai. Pourtant, Karl m'avait dit que c'était un bon tuyau. Enfin,

pas de fric.

A Géraldine.

Mickey

Hé ! Approche un peu. Tu veux que je te mettes à l'amende.

Qu'est-ce que cette pute qui fout rien. Regarde moi comment tu

est foutue. Va dans tes chiottes, et enlève ton slip. Du moins, tu

les exciteras davantage.

Géraldine

Ce n'est pas de me foutre à poil qui te fera gagner du fric.

Mais c'est d'être sur le trottoir. Mais ça aussi, tu me l'interdit. Je

486


vais te dire, Mickey. Ici, il n'y a personne. Ils sont tous là pour

regarder la marchandise. Mais aucun ne voudra me tirer. Mais

tu m'interdis de traverser la rue. Les clients ne sont pas au bar,

ils sont dehors. Là, il y a du monde. Bélinda est séquestrée.

Géraldine est interdite de sortir. Mais comment veux-tu ? C'est

toujours Michel qui s'en tire le mieux. Où sont ces filles ? Elles

sont dehors, et travaillent. Reconnais que tu voudrais bien

obtenir ce que lui fait avec ces filles.

Mickey

En vérité, tu as peut-être raison. Tu peux dire à Bélinda de

descendre. Mais qu'elle ne frime pas. Qu'elle n'en fasse pas

trop. C'est du luxe que je propose.

Géraldine

Je monte immédiatement. Je lui demande de se changer,

d'apparaître sous un autre aspect. Tu verras, elle te plaira. Si

elle ne peux séduire, c'est que je ne comprends rien à mon

travail de pute.

487


Quelques moments s'écoulent

durant lesquels il y a agitation au bar. On

discute. On boit. L'un inconnu cherche des

histoires. Il est ivre. On le sort presto. Une

autre met de la musique, elle glisse

quelques pièces dans la boîte à disques.

Tout s'en retourne au calme. Une sorte de

brouhaha de routine, espèce de sourdine.

Du haut de l'escalier, apparaît Bélinda. Elle

porte une robe très sexy, quoique élégante.

Elle respire la classe. Elle descend toutefois

avec maladresse les marches de l'escalier.

Ses talons haut à aiguille la gênent

considérablement. Elle feint à une sorte

d'aisance, mais prouve sa maladresse.

Géraldine, la précède. Ses habits sont les

mêmes. Bélinda atteint la dernière marche.

Les hommes assoiffés, l'observent avec une

attirance dévorante. Elle est comme

métamorphosée, belle, splendide et

resplendissante. Sa chevelure roule sur ses

épaules. Sa gorge pointue demande à faire

exploser ses seins en poire. Bélinda, baisse

488


les yeux. Son souteneur est médusé. Un

tabouret l'appelle. Elle s'assoie et

commande un alcool. Les hommes

détournent leurs regards, et bavardent

bêtement. Tous ont en tête Bélinda.

Géraldine

T'as vu l'effet qu'elle a fait ? C'était pas génial, mon idée ?

Tous les mecs en sont fous, et déjà bandent pour elle. Tu vois

bien qu'il ne fallait pas la laisser là-haut. Tu as perdu des

millions avec ton comportement à con. Séquestrer la beauté !

Pourquoi pas la foutre aux oubliettes !

Mickey

Attends de la voir à l'ouvrage. On pourra en parler après.

Soit, elle crache. Mais elle ne tire rien. Observe, pas un client.

Si ça continue elle retourne au poulailler et tu vas m'entendre

lui gueuler dessus.

Géraldine

489


Seulement deux minutes se sont écoulées. Leurs pines sont

aimantées. Elles veulent la foutre. Elle est irrésistible.

dirige vers Bélinda.

Le Gros Michel s'avance, et se

Le Gros Michel

Quand je t'avais dit que tu n'étais qu'une conne. Que tu

devais t'en remettre à moi. Mais tu as préféré cet imbécile. Dix

fois, vingt fois, je lui aurais casser la gueule. Et crois-le, il

l'aurait fermé. Mais non, Mademoiselle a préféré faire des

siennes. C'est un minable qui te soutient. Et pourtant Dieu sait

comme tu es belle ! Moi, je faisais de toi quelque chose de bien,

car tu as la classe, Bélinda. C'est pas ici que tu serais, mais avec

les putes de luxe. Car tu es du luxe. Hé ! Dis-le, on te tire à

combien ? cent balles ? Mais tu plaisantes tu vaux deux fois ton

prix. T'as vu on cul ? Il est sublime. Génial. Tous les mecs ont

envie de la foutre. Je parie qu'il te donne une misère. Ah !

Bordel. Si du moins, tu voulais m'écouter !

490


Bélinda

vélo...

Tu n'es qu'un rustre. On connaît tes méthodes. La chaîne à

Le Gros Michel

J'ai évolué. Les salopes qui ne veulent pas m'obéir, c'est à la

seringue que je les mène. Une bonne petite piquouze, et elles

nagent dans le brouillard. Puis des melons à la queue-le-leue.

C'est le cas de le dire !

Un gros éclat de rire, gonflé

d'un rôt de bière. De poursuivre,

Elles bavent dans le sperme. Elles en ont dans la gueule,

dans le cul et dans le con. D'ailleurs les mecs y gueulent. Ils

trouvent que c'est trop poisseux. On est obligé de la laver. Une

autre piqûre pour lui serrer le cul - c'est trop mou et trop large.

Un bon petit lavement, et voilà que c'est tout propre. Mais une

fille à l'amende, c'est une fille à l'amende.

491


Toi, ça ne t'arriverait jamais. De toute façon, elles ne savent

plus où elles en sont. Comme des mécaniques. Mais crois-moi,

ces arabes foutent n'importent quoi. Tu sais ils sautent leurs

chèvres là-bas. Alors une femme ! Mais, je dis pas ça pour toi.

Bélinda

Tu oses me parler de tes méthodes. Elles sont ignobles.

C'est ainsi que tu veux que je quitte Mickey, et que je

t'appartienne.

Le Gros Michel

Parlons-en de ton Mickey adoré.

Il lui arrache son corsage.

Apparaît son sein droit boursouflé par la

brûlure de cigarette.

492


Le Gros Michel

Tu vas me parler d'amour ! Mais qu'as-tu fait pour subir

cela ? Tu me dis que je suis détraqué. Mais, voilà ce qu'il ose te

faire. Il castagne la marchandise.

Bélinda

Mieux vaut crever que de travailler pour un mec de ton

espèce. Tu n'es pas une ordure, cela serait si peu. Tu n'es que

grossièreté, que vice et qu'ignominie ! J'ignore même si tu

connais le sens de ce terme. Tu me proposes l'enfer. Laisse-moi

dans mon purgatoire. C'est un monstre qui vit en toi. Comme on

dit : entre deux maux, je choisis le moindre.

Le Gros Michel

Et pourtant, poupée ! Tu as tort. Tu as même très tort. Moi,

je ne t'enfermerais pas. Tu pourras vivre. Ecoute, Bélinda.

Depuis quand, n'es-tu sortie en ville pour t'acheter un vêtement,

pour te faire belle ? Mickey te l'interdit, moi, je te l'accorderai.

Toutes les filles te le jureraient. Demande-leur. Questionne-les.

493


Elle en cesse là avec le gros

Michel, et se dirige vers un client, qu'elle

séduit rapidement. Elle discute, et parvient

à la convaincre de monter. Tous les yeux

sont fixés sur la croupe de Bélinda qu'elle

balance avec adresse. Le type la suit

comme médusé. Son cul est génial. On le

croyait près à éjaculer dans son slip. Les

lumières tendent vers Mickey, qui rit

sournoisement. Le gros Michel, agressif se

dirige vers Mickey, une bière à la main. Il

s'assoie à la table.

Le Gros Michel

Tu as enfin compris ce que valait ta pute. C'est de l'or. Je

n'aurais pas hésité à te la piquer, mais elle semble t'aimer. Si

l'on peut employer ce terme. Comment ce luxe pourrait se

complaire d'un médiocre !

494


Mickey

Ne provoque pas, tu veux ! Quand je considère tes

méthodes, je ne m'étonne pas qu'elle se refuse. Et qu'elle préfère

Mickey, à un gros con de Michel.

Le Gros Michel

Hé ! p'tit gars ! On est de la même zone. Tu ne vas pas

m'apprendre les belles méthodes. Tu as vu son sein ? C'est toi

salop qui détruis ton appareil productif. Alors pas de conseils et

pas de remarques. Sinon, je t'écrase la gueule. Un connard

comme toi, je le flingue. Rien, petit, tu n'es rien.

Mickey

Tu me lâches, un peu. J'te foutrais bien deux pruneaux dans

ton bide. Il en cracherait de la bière. Alors fous le camp.

Mickey quitte la table. Il monte

lentement les escaliers, et regarde avec des

yeux injectés de sang le gros Michel. Au

passage, il croise le client qui semble fort

495


satisfait du bien-être que lui a procuré

Bélinda. Mickey l'ignore et monte toujours

avec lenteur. Les lumières s'effacent

lentement. La scène plonge dans

l'obscurité. Le rideau tombe.

III

La scène représente la chambre

de Bélinda. Elle est dévêtue. Deux Pascal

brillent sur la table de chevet.

Bélinda

Tu peux les prendre, ils sont à toi. Crois-le, ça ne m'a pas

coûté très cher. Une robe fendue, une chevelure frisée, un peu

de frime, un type en chaleur, et voilà ton pognon. Mickey, je te

l'avais dit cent fois : je t'avais demandé de descendre au bar. Là

sont les clients. Et là est le fric à prendre. Mais non, toi butté et

stupide, tu as préféré me punir, m'enfermer dans ce taudis. Pour

obtenir quoi ? Rien. De la recette minable.

496


Mickey

C'est Géraldine qui pour une fois a eu une bonne idée. J'ai

longtemps hésité. Mais tu comprends, le pognon ça m'excite.

Il glisse rapidement l'argent

dans sa poche. Il froisse les billets.

De poursuivre : c'était pas con, son idée. C'est vrai, je t'ai

sous-estimée. Je te croyais seulement capable de te faire

enfourcher par des branleurs. Non, tu vaux mieux que ça. Il y a

du flouze à récolter, ailleurs. Avec de la bonne clientèle. Ho !

certes ! Pas encore des émirs. C'est pas demain, que tu me

fileras des pétrodollars. Mais qui sait ? Fais voir ton sein ? Il

n'est pas trop abîmé. C'est vrai, j'ai été nul. Mais tu me connais,

j'éprouve une jouissance certaine à faire pâlir les putes.

Elle se réfute. : Mickey laisse tomber. Le sein se

dégonflera. Baise-moi, si tu veux.

Le public doit voir son sexe

jaune entrebâillé. Elle est cuisses béantes.

497


Elle est écartée. Il pousse sa jambe, et

l'oblige à se refermer.

Mickey

C'est pas parce que je bande, que j'ai envie de te foutre.

D'accord, tu as gagné un point. Mais n'en fais pas trop.

Bélinda

Quoi ! elle pue ma chatte ! Pourtant l'autre connard me l'a

bouffée, et je te jure que j'en ai presque joui.

Mickey

Je te l'ai déjà dit. Ferme-la maintenant, et cesse d'en faire de

trop. D'accord, tu as gagné un point, mais ne me chauffe pas.

Bélinda

Ce que je te reproche, c'est de m'avoir toujours considéré

comme une pute de bas quartier. Tu ne m'as jamais donné la

possibilité d'être une autre fille. Mieux ! Bien mieux ! A

498


présent, tu t'en rends compte, Mickey. Tu m'as enfermée durant

des mois dans cette pourriture. Tu m'as interdit de sortir. Et je

ne savais pas pourquoi. Les mecs devaient se fier à toi. Mais

que craignais-tu au juste ? Pourquoi cette interdiction ?

Mickey

Tu as toujours été une fille différente des autres. Je ne te

sentais pas. Je n'ai jamais cru en toi. Voilà pour l'interdiction de

sortir. Peut-être que tu me sembles trop intelligente, et qu'il y a

toujours quelque chose qui se manigance dans ta cervelle.

Bélinda

Comme tu te trompes, et comme ta suspicion n'est pas de

mise. Ai-je été une fois, une seule incorrecte avec toi ? Tu ne

peux pas le prouver. D'ailleurs il n'y a aucune preuve. Je ne suis

pas de celle qui laisse tomber son mac, même s'il s'est comporté

comme un salop. Je t'ai proposé ma chatte, ce soir. Et tu me la

refuses. Non, Mickey, jamais tu ne pourras me reprocher quoi

que ce soit.

499


Il passe la main dans sa poche et

entend le bruit délicat des billets. Ses yeux

s'éclaircissent.

Mickey

Je sais ce que tu penses. Tu voudrais régulièrement

descendre et ne plus rester cloîtrer dans cette pièce. Il faut

reconnaître que ta première exhibition a craché. Tu en as étonné

plus d'un. Ils te fixaient tous. Je crois même que certains ont dû

éjaculer dans leur slip, ou son en train de se branler en pensant

à toi. Ça serait crétin de perdre cette marchandise.

Bélinda

Tu joues trop petit. J'ai des idées bien supérieures aux

tiennes. Ce n'était pas dans ce taudis qu'il fallait me laisser, ce

n'est pas dans un bar rempli d'ivrognes qu'il me faut faire le

tapin, mais c'est dans la rue, Mickey que je dois travailler.

Mieux encore, comme le faisait remarquer le Gros Michel ...

500


Bélinda

Ne prononce jamais son nom, tu entends.

Bélinda

Je suis une pute de luxe. Tu vas me dire que j'en demande

de trop, pourtant il me faudrait une bagnole - une superbe - une

Jaguar. Ainsi, je pourrais travailler avec Géraldine. A nous

deux, on ferait des miracles. En trois minutes, on touche 1 000

balles avec une branlette. On les rendrait fous, les mecs.

Mickey

Te payer une Jag ! Et pourquoi pas une Roll's tant que tu y

es ! Tu es devenue complètement barjot ! et avec Géraldine !

Elle ne sait pas même marcher avec des talons à aiguille.

Niveau cancre, tu la vois conduire, une bagnole de course !

501


Bélinda

De toute façon, nous permettre de l'essayer, nous engagerait

à rien. Tu peux la louer la bagnole, on te la remboursera.

Mickey

Ça serait déjà bien beau, si je te permettait d'aller sur le

trottoir. Tu n'as qu'une preuve dans le bar. Alors la caisse, le

travail à deux !... Avec Géraldine ?

Bélinda

Tu l'as sous-estimée. Elle n'est pas si niaise que tu le

prétends. Mais elle est bloquée seulement. Elle est autorisée à

descendre ...

Mickey

Géraldine, elle me paie mes cigarettes, et encore je fume des

brunes. Tu as connu un type satisfait lorsqu'il la tirait ?

502


Bélinda

N'oublie pas qu'elle est caressante. Elle, c'est la douceur. Ça

plaît aux michetons et aux vieux qui ne peuvent pas éjaculer.

Hein ! combien de branleurs, combien d'impuissants à son actif

? des centaines, peut-être ? Et puis la clientèle revient : c'est

qu'elle est satisfaisante. Non, je t'assure, nous pourrions

travailler toutes deux. Observe-moi. Imagine-la. On a tout ce

qu'il faut où il faut. Je ne comprends pas pourquoi tu doutes.

Quel est le malaise ? Il vient de moi, je suppose. Tu n'as pas

confiance. Tu te méfies. Ainsi je serais indigne de toi. Ainsi, je

pourrais faire des conneries. A moins que tu doutes de

Géraldine ...

Mickey

En Géraldine, j'ai une entière confiance. C'est elle que j'ai

eue en premier. Elle est ma femme. Toi, tu es ma pute. Tu

comprends la différence ? C'est un monde qui vous sépare. Elle,

c'est ma moitié. Certes je la punis, mais c'est pour son bien.

M'a-t-elle, une fois, une seule, accusé ? Que non ! Je crois en

elle, et pourtant ce n'est qu'une pute.

503


On entend gratter à la porte. Ils

se regardent. Puis on frappe discrètement.

Les coups se font plus forts.

Géraldine

C'est moi. Est-ce que tu peux m'ouvrir, Bélinda ? J'ai à te

causer. C'est de ce soir, tu m'ouvres ?

Mickey lui fait signe de la tête.

Bélinda

Entre. La porte n'est pas fermée.

étonnée de voir Mickey.

Géraldine pousse la porte. Elle semble

Géraldine

Je ne savais pas que vous étiez en conversation. Autrement,

j'aurais jamais osé ...

504


Mickey

Mais ça n'a pas d'importance. Bélinda, tu seras gentille,

retourne au bar et rapporte-moi quelques Pascal. Reste,

Géraldine. Et ne joue pas les traumatisées. J'ai trois mots à te

glisser.

Bélinda quitte sa chambre, avec

quelques regards mauvais. Elle n'accepte

pas que Géraldine utilise sa chambre. Effets

scéniques.

Mickey

Tu écoutais à la porte ?

Géraldine

Je t'assure que non. J'arrive simplement. Non, je voulais te

causer. Et comme je savais que tu n'étais pas en bas. Puis, j'ai

demandé. On m'a dit que tu était monté. Alors. Me voilà. J'ai

quelque chose d'important à te dire.

505


Géraldine se tord les mains. Ne

sait comment s'y prendre. Elle tente

quelques bribes de phrases, puis se réfute.

Enfin, elle entame.

Géraldine

Tout çà, c'est à cause de Bélinda. Elle zone complètement.

Elle essaie de te tromper. C'est de la ruse, Mickey. Mais c'est

pas vrai.

Mickey

Attends, calme-toi, mon petit. Je ne comprends rien à ce que

tu me dis. Tu voudrais y aller calmos, histoire de pas mélanger

tes gambettes. D'ailleurs, elles tremblent. Pourquoi. Pose ton

cul.

Géraldine

Je te dis que Bélinda veut te tromper.

506


Mickey

Ça c'est risible ! Me tromper. C'est ce qu'elle fait nuit et

jour, et cela dure depuis trois ans. Alors un peu plus.

Géraldine

Elle m'a causée, tout à l'heure, avant de descendre. Elle

voudrait se casser, se faire la malle et la belle. Elle voulait

même que j'y participe. C'est pourquoi, Bélinda a souhaité

descendre. C'est le premier pas vers la sortie.

Mickey

Tu rêves, Géraldine. Tu as déjà vu une pute jouer ce coup à

son mac. Elle sait trop ce qu'elle risque. Donne-moi le nom

d'une seule qui s'y est essayée. Tu sais comment elles finissent

les filles !... Je ne voudrais pas être à la place des celles qui ont

envoyé au coffre les mecs de Grenoble. Ils en ont pour cinq ans.

C'est trop. C'est beaucoup trop. Mais elles, c'est la mort qui les

attend dans des souffrances terribles. Toutes le savent, les macs

sont solidaires. C'est la mort de la profession si on laisse faire.

Alors ?

507


Géraldine

Peut-être pour les autres. Mais toi, qui te soutiendrait ? Le

gros Michel, il veut nous prendre. Tu penses qu'il ne bougerait

pas s'il savait qu'une d'entre nous, faisait la belle. Il en rirait

même. Et toi, que deviendrais-tu ? Tu irais courir après ta

salope ? Et les autres s'envoleraient comme une nuée de

moineaux. Et pour les rattraper ! Peut-être une, mais pour les

autres, la liberté !

Mickey

Ça n'a pas de sens. Cela n'est jamais arrivé, et cela n'arrivera

jamais. Mais c'est la révolution que tu proposes. C'est la folie la

plus débile !

Géraldine

A moins que l'on recherche un statut à la scandinave. Faire

la pute, peut-être. Mais être soumises à un mac, non. Tu sais ce

qui se passe dans les autres pays, elles sont libres. Libres

508


d'exercer ce métier, et libre de recevoir le client qui leur

convient. Tu dis que c'est dingue, et pourtant, ça existe.

Mickey

Ouais, si ça continue, il faudra que je me recycle avec les

Gays, avec les petites putes droguées, ou avec les petits arabes.

Je sais que l'on est dans une révolution sexuelle, mais delà à

remettre en cause l'appareil de production ! Non, c'est ta

jalousie mauvaise qui te fait dire de telles conneries. D'ailleurs,

je me demande pourquoi, je discute avec une pouffiasse de ton

genre. Ouais, tu voudrais ressembler à Bélinda, mais t'es

moche. Jamais tu ne tireras les plus beaux mecs. Alors, il faut

que tu te venges. Je suis persuadé que ça t'a plu l'amende.

Géraldine

Quelle amende ?

Mickey

Bon, laisse tomber. Si tu allais bosser un peu, histoire de

ramener un peu de pognon. A continuer ainsi, tu vas te rouiller.

509


Géraldine

C'est malin, je suis rousse jusqu'au cul. Et une vraie.

Géraldine allonge les billets.

Géraldine

Cinq cents, sept cents, plus trois cents, déjà mille. Un autre,

quinze cents. Plus la pacotille.

Mickey

C'est pas riche tout ça.

Géraldine

Moi, je donne ce que je fais. D'ailleurs, tu peux pas me

laisser deux cents francs ? Mais Bélinda, elle te ment. Elle te

fais croire qu'elle te laisse, mais elle en garde.

510


Mickey

Tu me les chauffes. Tu veux qu'on fouille la baraque, qu'on

fende le matelas, ou que j'aille voir ce qu'elle a sur la Caisse

d'Epargne ?

Géraldine

Elle ne serait pas assez ridicule pour que tu puisses le

trouver illico. Mais, crois-moi si elle a pensé à s'échapper, ce

n'était pas le cul nu. Je te paris que ça se chiffre en millions ce

qu'elle t'a planqué.

Mickey

Ecoute, j'observe ses allées et venues. Elle ne pourrait pas

truquer ainsi.

Géraldine

Ouais, mais elle veut en sortir. Alors, il faut de la fraîche.

Un vrai petit écureuil, ta Bélinda.

511


Mickey

Tout cela n'est que suppositions. Je t'avoue que ça me paraît

inveraisemblable. Elle, oser penser ainsi, oser mijoter des

simagrées. Je crois en vérité, que c'est toujours ta jalousie qui te

fait sortir ces mauvaises paroles.

Géraldine

Moi, jalouse. Ce serait aller à l'amende. Avec toi, il ne faut

pas déconner. Si l'on essaie te de contredire, c'est la punition

terrible. Je sais l'horreur. Je sais ce que tu peux m'infliger. Alors

pour que moi, pute, je te cause !...

Mickey

Laisse tomber. Je ferais une petite enquête. Si cela s'avère

exact, je t'en remercierais. Tu sais ma reconnaissance. J'aime les

bonnes filles comme toi. Mais je préfère l'exactitude. Tu m'as

donné un avertissement, mais ne te goure pas, sinon.

512


Géraldine

C'est justement ce "sinon" qui démontre que ce que je bave

est réel. Je n'ai pas envie de subir tes violences. Je sais trop ce

que cela pourrait me coûter !

Mickey

Evidemment, ton clito en a reçu. Mais par derrière, il reste à

brûler. Tu les a vues, tes copines hurler de douleurs pour ce

genre de conneries.

Géraldine

Mais, je ne veux pas te mentir. D'ailleurs, je ne saurais pas

te mentir. Cela me coûterait trop cher.

Ils cessent de parler. On entend

des pas qui montent l'escalier. Nul d'éclat

de rire, ni frénésie avant le coït. La montée

est lente et régulière. Bélinda ouvre sa

porte, suivie d'un client. Tous les quatre

513


sont étonnés. Mickey et Géraldine se

lèvent.

Bélinda

Mais bon dieu ! Qu'est-ce que vous foutez dans ma chambre

? Mais qu'est-ce que cela veut dire ?

Mickey tire un œil vers

Géraldine. Ils sortent rapidement de la

pièce.

Bélinda

Ne t'inquiète pas, mon mignon. Ce n'était qu'une pute et son

mac. Ils devaient causer. Je reconnais qu'en rien il fallait

prendre ma chambre pour un salon de thé. Mais laisse tomber et

oublie cela.

Elle se déshabille rapidement.

Elle fait glisser le haut de sa robe. Ses seins

apparaissent. Machinalement, elle tire sa

514


culotte, et fait le geste avec le talon droit, le

talon gauche.

Bélinda

Et bien, tu préfères ainsi ? Tu veux que je me foute à poil ?

Tu bouges ou quoi ? Monsieur préfère peut-être les portejarretelles,

ça l'excite davantage ? Mon tout beau, tu sais que les

extras, ça se paie. Si tu es salingue, il faudra allonger quelques

billets en plus. Tu causes, ou quoi ? Il faut que je te fasses

bander, ou tu es puceau. T'as l'air d'un con, debout comme ça.

Allez avance la fraîche. Ce sera mille cinq cents.

Il obéit. Il sort de son

portefeuilles trois billets. Bélinda en laisse

deux en évidence sur la table de chevet. Le

dernier, elle le planque dans un tiroir. Elle

devient plus gentille.

Bélinda

Qu'est-ce que tu veux que je te fasse ? Ne reste pas planté

comme un imbécile. Déshabille-toi. Tu as l'air tout idiot.

515


Le Client

Rhabille-toi. Je n'ai besoin de rien. Je ne suis pas venu, ici

pour te prendre. Si je suis ici, c'est parce que j'ai entendu votre

conversation au bar. Et je crois avoir compris.

Bélinda

Ça te coûte cher du dialogue, mais après tout je peux bien te

consacrer une demi-heure. Tu m'as l'air généreux. Si tu ne veux

pas de mon entrecuisses. Si tu préfères causer, autant pour moi.

Bon, qu'est-ce qu'il a à me dire, ce parfait client ? D'abord,

comment t'appelles-tu : tu dois avoir un prénom, ou je me

trompe.

Le Client

Assez de ces phrases insipides. Je désire te parler

sérieusement. Je sais trop ta destinée de pute, comme je sais ton

envie de fuir à tout jamais cet univers carcéral.

Bélinda

516


Attends un peu. Tu n'aurais pas été payé par Mickey pour

me sortir les vers ? Tout cela me semble si faux. Ça pue, ton

truc. Je me méfie. Monsieur me donne mille cinq cent francs,

mais c'est pour me causer. Dis-donc : tu es le mécène de la

prostitution, ou quoi ?

Le Client

Tu sais, j'ai des yeux pour observer, et j'ai bien compris ton

manège.

Bélinda

J'ai appris à me méfier de tout le monde. Je ne crois pas

même en moi. Ça c'est mon doute. Je t'assure que dans ce

milieu, il est de mise.

Le Client

Il y a des prostituées qui m'intéressent. Ce sont celles qui

veulent s'en sortir. Ce sont celles qui refusent l'esclavage, et si

je peux les aider ! ...

517


Bélinda

Les aider !... Pauvre imbécile. Tu ignores tout de ce rouage,

de cette incapacité à s'en sortir. Alors toi, pauvre minable,

comment ? D'ailleurs, tu n'es qu'un branleur, cela et rien d'autre.

Alors vouloir jouer les Dartagnan, cela ne te va pas. Bon, tu me

tires ou quoi ? Tes quinze cents balles, il faut bien que je te les

rembourse. Fais-la bander. A moins que tu sois un peu maso, et

que tu aimes la mise en scène. Monsieur désire peut-être gémir

sur le sein d'une blonde en pleurant sa mère, et recevoir une

fessée.

Le Client

Je te parle très sérieusement.

Bélinda

Je ne te sens pas du tout, du tout.

518


Le Client

C'est au bar que j'ai compris. Tu cherches la fuite. C'est gros

comme ça. Méfie-toi. C'est trop visible. Et ton Mickey n'est pas

le dernier des idiots. Il se méfie. D'ailleurs pourquoi causait-il

avec l'autre pute dans ta chambre ?

Bélinda

Ecoute, tout ça m'agace. Je ne sais si tu mens, ou si tu dis la

vérité. Toujours est-il que les minutes passent, et que moi je me

fais ton pognon facile. Et cela est primordial. Tu me fais penser

à un journaliste qui me donnerait du fric pour lui expliquer ma

condition : enquête, qu'il dirait. Et bien tu m'amuses. Alors

continue.

Le Client

Le billet planqué, c'était pour capitaliser. C'était pour

gonfler ta dot, pour t'en sortir. Bien sûr, tu diras un billet, c'est

un billet. T'en fais ce que t'en veux. Ouais, tu veux la belle, t'en

tirer. Mais hélas, tu es coincée dans ta chambre. Je crois savoir

ce que tu recherches : c'est le trottoir.

519


Bélinda

Je t'écoute baver. Mais je n'ai rien dit du tout.

Le Client

Je ne dis pas que c'est sûr. Mais je possède peut-être le

moyen pour te faire aller sur le trottoir. Et le trottoir, c'est le

premier pas vers la liberté.

Bélinda

Je n'ai pas besoin de toi pour m'en apercevoir. J'ai demandé

depuis longtemps à Mickey l'autorisation de travailler ailleurs.

Mais où veux-tu en venir ? Et en quoi me serais-tu utile ?

Le Client

C'est vrai. Mais je trouve con qu'une belle fille comme toi,

soit interdite de voir le jour, le soleil. Qu'elle soit punie, et n'est

pas le droit d'aller dans un magasin pour s'acheter ses slips et

ses soutien-gorge.

520


Bélinda

Mickey connaît les tailles, ils me vont à ravir.

Le Client

Ouais, mais tu préfèrerais le lèche-vitrine, et décider de ce

qui te convient.

Bélinda

Ecoute, toute cette conversation est insipide, et elle n'a

aucun sens. Tu t'amènes, tu causes, tu prétends vouloir m'en

sortir - je ne te demande rien. Voilà que Monsieur crache son

pognon. Tiens, récupère mille francs.

Le Client

Non, te dis-je. Conserve ces billets. D'ailleurs, ils seront

source de crédibilité auprès de Mickey.

521


Bélinda

Bon rhabille-toi. Qu'est-ce que je raconte ! Tu ne t'es pas

déboutonné. C'est le réflexe tu comprends. Descendons les

escaliers comme si de rien n'était. Mais, je vais te décevoir, tes

paroles ne m'ont servie à rien. Je te l'ai dit : je ne te sens pas. Et

puis tu parais trouble. Une sorte de notion bizarre, inexplicable

à justifier.

Le Client

Viens. Je te suis. Mais sache que mes paroles ne sont en

rien mensongères, que je n'étais pas manipulé par ton mac. Je

pensais sérieusement ce que je te disais.

Ils descendent les escaliers. Ils

prétendent au sourire. Mickey les observe

avec un œil septique. Le Client se dirige

vers le bar, tandis que Bélinda commande

un alcool, et s'assoie à la table de Mickey.

Elle lui sourit. Il conserve un visage glacial,

et ne prononce mots. Quelques instants

s'écoulent. On apporte à Bélinda la

522


consommation désirée. Elle la sirote avec

application tout en fixant Mickey.

Bélinda

Mickey, qu'est-ce que tu en dis ? Certes, tu préfères cet air

indifférent. Mais tu dois reconnaître que je n'avais pas tort.

Quand je t'ai demandé de travailler ici, tu as tiqué. Mieux

encore, la réponse fut de m'imposer ta violence. Mais

maintenant, tu t'aperçois que je n'avais pas tort. Tu as craint le

gros Michel. Tu croyais qu'il allait me piquer comme je venais

au bar. Qu'en est-il exactement ? Tout se déroule selon ta

pensée et tes volontés. Alors qu'en dis-tu ?

Mickey

Ça sert à rien de frimer pour quelques billets en plus. Tu

m'as fait que deux clients !

Bélinda

Tu plaisantes, je l'espère. Tu sais que je peux faire plus.

Comme on dit, ce n'est qu'un début.

523


Mickey

Evidemment, ça vaut le coup de le tenter. Mais je ne

parviens pas à t'imaginer sur le trottoir. Toi ! une fille comme

toi ! Non, ça me semble impossible. Je crois que je te préfères

bien planquée là-haut. Une cage dorée, c'est une cage dorée !

J'en connais des tourterelles qui y roucoulent.

Bélinda

Le principe n'était pas le suivant. D'ailleurs l'image est

fausse, comme cette pièce n'était qu'un taudis.

Mickey

Attends, je te retiens. Ce n'était pas un baraquement

d'arabes, quand même ! Le lieu n'est pas sinistre. Hé ! Tu n'es

pas une star. C'était suffisant, mais en rien médiocre. C'est ça,

plains-toi ! Prétends que je te faisais bouffer de la merde tant

que tu y es. D'ailleurs, tu me sembles avoir grossi ?

524


Elle lui montre ses jambes. Elles

sont longues et fines. Remarquables.

Bélinda

Si tu peux trouver meilleure qualité, tu me préviens.

On apporte deux

consommations à la table. Le garçon

s'éclipse prestement. Micheline est au bar,

et se regarde dans la glace. Elle est

complètement ivre, et chante à tue-tête son

refrain.

Micheline

Dans un bordel à merde

Une pauvre ingénue

A décider de perdre

Son con et sa vertu.

Elle salivait d'extase

Et se savait foutue

Et jouissait de ses râles

525


En proposant son cul.

Bélinda

Tu as écouté cette sublime réussite. C'est toi qui est parvenu

à en faire cette déchéance. Non, ce n'est pas de l'ivresse. C'est

de la drogue. Dans un mois, dans un an au plus tard, elle sera

morte. Elle ne sait même plus où se piquer. Si, sous la langue,

ou entre les orteils ! Et quand elle est en manque, c'est à la

mayonnaise qu'elle s'oublie. C'est un déchet ! Tu me diras que

c'est une erreur de pute, que jamais !... Ouais, mais des filles de

sa sorte, ce sont des loques. Ça ne rapporte plus rien. Non,

Mickey. C'est parce qu'elles ne pouvaient pas être ce que vous

avez voulu qu'elles soient, qu'elles sont cela ! Et moi, je ne

veux pas devenir ça. C'est trop horrible ! Non, c'est

dégueulasse.

Mickey

Tu causes un peu trop. Je ne te demande pas de juger. Si tu

as suffisamment de caractère, rien de t'obligera à devenir

Micheline. Toi, tu es équilibrée. Alors de quoi te plains-tu ?

526


Bélinda

Mais je veux sortir de cet endroit infect. Ne plus tourner

comme un ours dans sa cellule. J'ai besoin d'air. J'ai besoin de

respirer. Assez de cet enfermement ! Assez de recevoir mes

soutien-gorge, mes slips et mes robes par correspondance. Je

veux bien t'obéir. Je veux bien te faire le pognon qu'il te faudra.

Mais en contre partie, il me faut sortir. Voir ce qu'il se passe

dans la rue, dans un magasin. Sortir ! Vivre, quoi !

Mickey

D'accord, sortir. Respirer l'aile blanche des petits oiseaux.

Mais tu te trompes. Ce ne sera que la nuit noire. Le trottoir

cafardeux. Tu devras faire les cent pas, tout en évitant les

crottes de chien. Puis monter,

527


redescendre. Des connards te dragueront ou toi tu seras obligée

de les appeler "mon chéri", tout en sachant très bien qu'ils

déambulent. Si tu veux discuter des prix, si tu veux être à poil

sous un manteau de fourrure ...

Bélinda

Tu ne te souviens pas ce que je t'avais proposé. Je veux

travailler avec Géraldine, en double. Je t'avais demandé une

bagnole. Je n'ai pas envie de crever mes talons.

Mickey

Et puis quoi encore ! Tu veux brûler les étapes. Une Jag !

Pourquoi par la Roll's tant que tu y es. Mademoiselle a la folie

des grandeurs. Hé ! Bélinda ! Reste modeste. Souviens-toi que

tu n'es qu'une vulgaire pute.

Bélinda

Je te l'ai déjà dit : tu veux du fric. Mais tu ne me donnes pas

les moyens de ma politique de pute.

528


Mickey

assez.

Politique de pute ! Tu lis trop les journaux. Tais-toi. C'est

Bélinda

Ouais, mais à quoi te serviraient des fellations ou des

sucettes à cinquante balles.

Mickey

Mais que crois-tu qu'il se passeras lorsque tu seras sur le

trottoir ? Ce seront des petits travaux, et tu devras en faire. C'est

vingt fois, trente fois cette politique de pute, comme tu dis. Et

là, tu vas te vulgariser - au plus primaire, à l'infect, au sale et au

crasseux. Voilà ce que tu me demandes depuis des jours, et

voilà contre quoi je m'insurgeais.

529


Bélinda

Non, je crois que je dois tenter les coups. Quitte à passer

par une phrase de vulgarité. Cela m'ouvrira sur d'autres

hommes. Et puis la qualité viendra.

Mickey

Une pute se trompe. Ça c'est marrant. Ton raisonnement est

absurde. Toi, dans une rue obscure, y grandir en qualité de

michetons ? Et passer de la flûte à l'orgasme du beau mâle.

Réfléchis : tu n'auras que les pommés, que les ivrognes ou les

puceaux en mal d'amour. Les mecs qui sont bien, ils n'ont pas

besoin de toi.

Bélinda

Ouais, mais j'espère monter de grades. Et quand je t'aurais

prouvé que je sais te faire du fric, et beaucoup de fric, tu me

feras aller d'un échelon, et ce sera la bagnole que j'aurais !

530


Mickey

Vas-y doucement ma cocotte. En connais-tu une seule qui

roule avec mon essence. Alors lève le pied, ou envoie-les en

l'air !

Bélinda

Si tu me considères trop minable pour en rester à ces

déchets, ça ne sert à rien d'insister. Il m'est préférable de rester

en attente dans cette piaule idiote, et d'espérer qu'un imbécile se

glissera entre mes cuisses.

Mickey

Je n'ai rien dit. Je te parle de ce que je connais. C'est pas le

bonheur, et c'est pas l'Evangile. Il te faudra tirer et pomper !

Imagine des jets de sperme glissant entre tes dents. Elle est

belle, ta petite gueule ! Et bien, il faudra sucer. Et ceux-là; sans

les laver. Tu devras t'en charger, ou les faire décharger.

531


Bélinda

J'accepte de prendre le risque. Je sais ce qu'est le dégoût.

Mieux encore, j'ai épousé l'ignominie et l'humiliation, et c'était

toi Mickey. Mais de tes couilles, je n'en veux plus.

Mickey

Okey, ma belle, c'est convenu. Tu as ma bénédiction. Je te

donne tout le courage, pour agir. Mais fais ça vite et très bien.

Et rapporte-moi du fric car j'en ai besoin.

Bélinda

C'est tout ce que j'espérais de toi. Je t'en remercie. Sache

que je saurais les prendre les michetons à cent balles. Crois-le.

Oui, crois-le.

IV

Dans la rue. Il y a des voitures

stationnées sur le côté droit. Deux ou trois.

532


Sur le trottoir de gauche, quelques putes

vulgaires et de basse qualité tapinent. On

peut les faire s'engueuler pour un mètre

carré de trottoir, et les faire se taire, et se

transformer à l'approche d'un client

potentiel. Il y a des néons. Certains

éclairent mollement l'enseigne du bar hôtel

qui est situé sur le gauche. Bélinda

travaille.

Le Client

C'est donc toi ? Je ne comprends pas qu'en si peu de temps

tu sois parvenue à sortir de ton endroit pourri.

Bélinda

Comme quoi, j'ai suivi des conseils. Mais il faut monter et

descendre. J'ai un de ces mal aux pieds. Et puis cet

accoutrement ne me va guère. T'as vu ce cul. T'as vu cette

culotte, elle me rase trop. J'ai l'air vulgaire.

533


Le Client

Il faut passer par là pour obtenir les voies de la liberté. Et

puis tu t'en tireras rapidement.

Bélinda, regardant la façade de l'hôtel

Fais semblant de t'intéresser à moi. Mickey ne cesse de

m'observer. D'ailleurs il regarde en soulevant le rideau. Fais le

type qui demande une réduction.

A haute voix,

Le Client

Tu ne t'imagines pas que je vais me faire sucer pour cela.

Non, mais dingue ou quoi ? T'as vu, toutes tes copines veulent

moins. Alors toi. Dis-donc, c'était moins cher dans ton taudis à

merde.

534


Bélinda

Maintenant, il me faut faire du pognon et vite, et que

Mickey ne s'en doute pas.

Le Client

Mais ce sont des centaines de passes qui te seront

nécessaires afin d'obtenir quelque épargne. C'était le risque du

trottoir. On tire beaucoup. On n'a rien.

Bélinda

C'est peut-être le prix de la liberté. Mais ça vaut le coup de

le tenter.

Le Client

Le coup ! Des centaines de coups !

535


Bélinda

Je ne sais pourquoi je te fais confiance. Tu pourrais tout

dire à Mickey et cela serait ma mort en échange de tes paroles.

C'est risqué de se fier à un mec tel que toi. De quel côté, es-tu ?

Le Client

Soit tu es conne, soit tu m'as compris. La prostitution est et

sera toujours. Mais celles qui veulent en sortir, je leur donne de

l'aide. J'ai de l'argent.

Bélinda

Peut-être, mais pas de femmes. Alors tu éjacules dans nos

culs, pourquoi ?

Le Client

J'ai trop été déçu. Je préfère vous allonger en vous glissant

quelques pièces.

536


Bélinda

Ouais, mais avec le cul, tu t'en retournes dans ta piaule sans

fille ni femme ni greluche. Au matin, c'est la bande et la

branlette pour compenser. Alors je comprends pas.

Le Client

Je ne suis pas si bandeur que tu le crois. Deux, trois fois pas

semaine, cela me suffit. Alors une femme régulièrement dans

mon lit, je n'en ai pas besoin. Non ce qui m'intéresse c'est la

pute avec son statut.

Bélinda

Je paie mes impôts, je suis une citoyenne comme les autres.

Les flics me foutent à l'amende, mais le fisc reconnaît mon

métier. D'un côté, je suis punie par l'Etat. De l'autre, je suis

reconnue par les inspecteurs. Je travaille aux forfaits. Un peu

encore, et l'assistance sociale vient vérifier si ma chatte est

propre. Alors que veux-tu d'autre ?

537


Le Client jette des clins-d ’œil

furtifs vers la devanture du bar. Il s'aperçoit

que Mickey les observe et n'apprécie pas ce

manège qui ne cesse de durer.

Le Client

Tiens. Je te crache un Pascal, et feins de me sucer. Oui,

dans la rue contre la voiture.

Bélinda s'exécute. On l'imagine

agenouillée face au client, et faisant

prestement des mouvements rapides de

fellatrice. Deux minutes s'écoulent. La

scène est dans la pénombre. Les autres

prostituées ne font guère de cas de ce qui se

passe.

Bélinda

Je ne comprends pas, c'est trop stupide. Pourquoi t'occupestu

de moi ? Quel intérêt as-tu à t'intéresser à une pute ?

538


Le Client

Ne vas pas supposer que je suis amoureux de toi, que je

suis une sorte de chevalier servant qui tente de sortir sa

prisonnière de ses barreaux en or. Non, je ne t'aime pas.

D'ailleurs comment aimer une pute ? On se glisse dans son

vagin, mais on sait que des centaines de types l'ont déjà foutue.

Ce n'est pas que je recherche la pureté ou la vierge.... Mais

imagine ta bouche, comment peut-ton embrasser sans penser

que tu as tiré des centaines de bites, que ta salive s'est mêlée

avec leurs spermes puants. Crois-moi, il ne faut pas être

dégoûté pour aimer une pute. Non, une compagne qui a eu des

relations, cela se conçoit. Mais toi, jamais. Quand bien même tu

serais belle, quand bien même tu te laverais dix fois par jour, tu

resteras toujours souillée à mes yeux.

Bélinda

Même une fille de luxe ? Tu ne me donnes peu d'espoirs et

tes phrases sont terribles ! C'est ignorer que toutefois nous

sommes des femmes, et que nous pouvons éprouver des

sentiments et faire des enfants par exemple.

539


Le Client

La belle affaire : tu ne connaîtrais jamais le nom du père.

Des milliards de spermatos qui grouillent dans tes trompes ! Je

crois même que tu serais incapable de retrouver un mec qui t'a

sauté la veille.

Bélinda

Je ne serais qu'une mécanique sexuelle, pareille à de la ... je

ne trouve pas la comparaison ... pareille à de la merde ! Alors

vas interroger les autres filles. Demande-leur ce qu'elles penses

de ce que tu oses me dire. Elles te cracheront à la gueule. Car

derrière la pute, il y a une femme. Et derrière cette femme, il y a

un cœur. Je suis déjà punie, mais tu veux m'humilier plus

encore.

Le Client

Comme tu te trompes ! Je ne sais pourquoi tu vis dans le

non-sens ! Non ce que je voudrais savoir c'est comment une

pute veut enfin en terminer avec cet esclavage de femme,

540


comment parviendra-t-elle à s'en tirer. Mais je t'avoue que si je

pouvais t'être de quelconque utilité ... je t'aiderai.

Bélinda

Tout ce que tu dois faire, c'est de fermer ta gueule. Si

Mickey venait à apprendre que tu es intervenu, ce sont des

balles dans la peau pour toute récompense. N'essaie pas trop de

me revoir, oui tiens-toi à l'écart. C'est un très bon conseil.

Le Client

Ça me dépasse. Pourquoi toutes ces manières. Il t'est donc

impossible de te casser, de foutre du pognon de côté, et de filer

dans le premier train venu. C6olore-toi en rousse, coupe tes

cheveux, porte d'autres habits. Je ne sais pas, moi ! La Suisse,

Strasbourg ou un autre pays, ton mec ne te retrouvera pas. S'il

te retrouve, il te tue. Mais entretemps, il perd des millions

chaque jour en essayant de trouver une aiguille, ou plutôt une

pute dans l'Europe entière.

541


Bélinda

Bonne idée ! Mais s'il me retrouve, c'est la mort, et dans la

torture, dans les souffrances les plus effrayantes. Ecoute, il est

préférable que maintenant tu te tires. Je t'ai assez vu. Ça paraît

louche toutes ces causeries. Si tu veux me revoir, tente de

choisir un autre lieu. Il t'a déjà repéré. Tel qu'il est, il va me

poser des questions. Il renifle le doute à cent pas. C'est la

meilleure chose, casse-toi.

Le Client

Tu veux connaître mon prénom ?

Bélinda

Non. Je te connais de trop, hélas !

Mickey sort dans le rue. Il se

dirige vers Bélinda. Elle se refait une

beauté, et feint d'ignorer la venue de son

mac.

542


Mickey

Je te trouve un peu trop complaisante avec ce connard.

Pourquoi est-ce que tu discutes avec lui ? Le micheton c'est le

micheton. Il faudra que tu l'apprennes. Mais qu'est-ce que ça

veut dire toutes ces causeries ? Tu ne peux pas laisser pisser un

peu. Occupe-toi de ton travail. La brillantine tu la jettes aux

ordures. Tu n'as pas le temps de discuter. Travaille et bosse.

D'ailleurs file-moi ce que tu lui as sucé. Cinq cent balles ! Et

bien le type ! Un peu malade, non ! Mais ce n'est pas assez.

C'est pourquoi je te conseillerai de tourner un peu plus ton trou

du cul pour les exciter les mâles. Regarde-moi ces salopes. Du

moins, elles travaillent un peu plus. Bélinda, écoute, si tu ne me

ramènes pas plus de pognon, je te renvoie presto, là-haut. Puis

je te condamnerai. Tu sais ce que j'ai prévu pour toi en cas

d'échecs ?

Bélinda

Je ne préfère pas y croire, ma souffrance serait plus terrible

que celle d'une sainte !

543


Mickey

Voilà, maintenant que tu te prends pour une purifiée. Et

bien, ton cul est joliment en fleurs pour une mystique.

Bélinda

Ne t'inquiète pas, je travaille. Mais laisse-moi me faire un

peu la main. Ce n'est pas au bout d'un quart d'heure que tous les

mecs vont se jeter sur moi. Peut-être que je ne connais pas

encore la méthode. Je sais d'autres plus vulgaires parviennent à

les coincer, et ils débandent après deux minutes. Mais ce métier

ne s'apprend pas illico. Tu me parles toujours de mon cul, mais

je ne peux toutefois pas me faire foutre sur la place. C'est me

trouver dans la panier à salade et au violon pour la nuit. Ça c'est

une perte de revenus. C'est pas ce que tu cherches, toutefois ?

Mickey

Ton billet est malingre. Il en faut d'autres et beaucoup. Ce

n'est pas à moi de te faire des cadeaux, mais c'est à toi d'être

très obéissante ou très travailleuse.

544


Bélinda

Tu confonds tout encore, car tu es obtus. Je travaille dans

du vulgaire, donc je ne peux te rapporter du fric. Je ne

m'appelle pas Micheline. C'est avec la bagnole que je te

rendrais riche.

Mickey

Encore la folie de tes grandeurs ! Tu te prends vraiment ?

Pourquoi ? Parce que Mademoiselle est bachelière.

Bélinda

Mickey, cesse ! Je te parle de mon cul. Non, de mon

standing. Une sorte de classe, quoi !

Mickey

Je t'ai déjà dit qu'il n'est pas question de la bagnole. Et quoi

encore ! Un jour, ce sera à moi de te ramener les mecs !

545


Bélinda

Tu sais pourtant que c'est ça qui marche aujourd'hui. Deux

filles - par exemple - moi et Géraldine dans une Porsche. On se

coiffe, robe fendue. Et les michetons affluent. Ils paient gros,

très gros.

Mickey

Tu veux voler les étapes. D'abord, travaille. D'ailleurs, il y a

un branleur qui te matte mais qui n'ose approcher à cause de

moi. Vas-y. Prouve ce que tu sais faire.

Bélinda

Comme tu veux et où tu veux.

Bélinda s'approche lentement du

gosse. Il fouille dans ses poches sans

connaître les convenances de la

prostitution. Il est malaisé et maladroit. Elle

s'avance et lui parle doucement. Lui, paraît

tout penaud.

546


Bélinda

Mais n'aies aucune crainte, mon mignon. Ça sert à rien de

paniquer. Tu sembles si nerveux, après tu règleras l'addition.

Il la suit, mécaniquement.

Bélinda

Dis-donc. Tu n'aurais pas forcé un peu sur la dose, histoire

de te donner du courage ? Histoire de perdre ton acné ?

Elle le colle contre le mur, et glisse

prestement sa main sur ses parties génitales. Le môme semble

crucifié, et ne bouge pas. Elle déboutonne un à un les boutons

de sa braguette, et fait exploser un sexe en érection.

Bélinda

Je ne savais pas que je te faisais tant d'effets. Attends, on va

arranger ça.

547


Elle ouvre prestement sa jupe

serrée et lui propose sa vulve. Elle y glisse

son pénis. Lui, tout émoussé, éjacule après

quelques va-et-vient.

Bélinda

Tu sais ce que tu me dois, mon mignon. Avec toi, ça été

plutôt rapide. Donne-moi deux cents francs. Je t'ai ouvert " au

cul", maintenant il faudra que tu te débrouilles tout seul. Tu

comprends que ce n'est pas une solution que de faire appel à

des pros. Maintenant à toi les minettes, et fonce, ne rougis pas,

ne palis pas. Ecoute mes conseils.

Elle lui passe une fois encore les

mains sur ses attributs.

Bélinda

Mais dis-donc, mon petit bourricot, tu débandes pas. Tu

voudrais vois mes nichons, et mon cul pour me glisser ton

foutre.

548


Elle le branle rapidement. Il

commence à se pâmer. Il tente de la serre

contre son corps. Elle le tient à distance.

Elle l'agite de toutes ses forces avec ses

deux mains. Il explose dans des râles. Il est

presque à l'agonie. Elle branle, et branle. Il

a la queue en feu et demande grâce.

Bélinda

Tu appelleras ça un bon dépucelage. Maintenant, petit con,

tires-toi. Je t'en ai assez fait. Oui, casse-toi. Je te l'ai dit : trouve

des copines car les putes, c'est cher. Je t'ai fait un caprice. Mais

comprends que ce n'est pas de l'amour. C'est du sperme. Mais

l'amour ne se fait pas sur le trottoir. Allez ! casse-toi.

lui arrive. Mickey observait la scène.

Le môme s'exécute, tout content de ce qu'il

Bélinda

Voilà le genre de clients que tu me proposes. A ce rythmelà,

jamais je ne pourrais satisfaire à tes besoins. Comment veux-

549


tu que je te fasses vingt mille francs par semaine ? Mais, c'est

du rêve ou quoi ? Il y a une logique pure et simple. Il existe des

hommes qui sont capables de cracher 5 000 F pour une nuit.

Mais évidemment, en parler, ça te gonfle les oreilles.

Mickey

Non ! Non, j'écoute toutes les suppositions. Je ne suis pas si

coincé que tu le prétends. Alors, de toi ma belle ... Tout ce que

tu baves, je l'écoute avec attention.

Bélinda

Je ne bave pas. Ou alors c'est pour cracher le sperme de ces

merdeux. Je te dis qu'il faut aller vers la haute. Il existe des hommes

qui veulent de la bonne marchandise. Mais ceux-là on ne les trouve

pas sur le macadam. Non, ils sont dans les hôtels grand luxe. Des

quatre étoiles ! Je vais m'épuiser avec ces cons. Je vais me vieillir.

Tu souhaites que ta marchandise se démode ? Et pourtant tes

méthodes sont celles d'un temps passé, mais hélas complètement

dépassé.

550


Mickey

On t'a jamais dit que tu avais une grande gueule ? Qu'il

serait préférable que tu te calmes un peu ? J'ai été bon avec ton

misérable cul. A présent, tu voudrais l'offrir à des PDG en

manque de secrétaires. Pourquoi pas vamper les Emirs les plus

riches de cette planète en promenant ta merde sur la Croisette.

Ho ! mais ils vont se jeter sur toi, et mettre à tes genoux leur

fortune. Tu veux retourner au bar, je te prie, beauté. J'ai deux

mots à glisser à ta copine là-bas.

Mickey

Dis-donc, Bélinda est complètement hystérique. Elle veut

s'envoyer les rois du pétrole. Elle doit avoir sa dose de parano.

Tu l'as vu son cul ? On peut même dire qu'il est génial ! Mais

de la à prétendre !... Je t'avoue que je comprends rien à cette

greluche. Elle si prude, si sauvage. Voilà qu'elle me branle

doublement un puceau, et puis ces airs comme si elle se croyait

!...

551


Géraldine

Evidemment, y'a de quoi être suffoqué. Mais tu peux

l'imaginer en platine, avec la robe fendue et tout le tra-la-la.

Elle jette sa classe. C'est une blonde sublime. Tu ne l'as peutêtre

pas compris : elle se bloque avec la misère, elle s'épanouit

avec la richesse. A chacun, son monde. Moi, je ne suis que !...

Enfin rien. Mais elle !... Ça vaudrait le coup que tu l'essaies.

Mais tiens-la, méfie-toi. Les papillons s'envolent.

Mickey

Tu as déjà connu une putain qui ait tenté de se faire la

belle ? Aucune n'y est parvenue et crois-moi, si une seule s'y

essayait, ce sera sa mort assurée. Non, le problème n'est pas là.

En vérité, Bélinda monte vite. Elle monte trop vite. Enfin, je me

comprends. Elle descend de sa chambre. Puis, se propose au

bar. Après, c'est le trottoir. Et maintenant, elle veut tirer des

mecs à pognon. Moi, je ne lui demandais que peu : du pognon,

des sommes insignifiantes. Quoique j'aurais préféré plus ...

552


Géraldine

Mets-toi à sa place. Elle a de l'envergure. S'arrêter-là, cela

ne lui va pas. Elle voudrait plus. T'as vu comment elle cause. Et

ses phrases ? Je te paris qu'elle lit au moins un livre par an. On

dirait que Bélinda c'est du savoir en quelque sorte. Parfois elle

me sort des mots, je n'en comprends même pas le sens. Mais je

fais semblant. Alors je bouge la tête.

Un client se présente, mais n'ose

approcher comme il voit Mickey discuter

avec à Géraldine.

Géraldine

Tiens, tu viens de m'en faire perdre un. C'était cent balles au

minimum. D'autant qu'il semblait bien fringuer. Je t'assure que

ce soir, ce n'est pas le super, il fait si froid. Tu penses, ils ont

les couilles gelées.

553


Mickey

Laisse tomber. Ton travail passe après. Non ! Non ! Je veux

te parler de Bélinda.

Géraldine

Je ne peux rien dire d'autre. Je te l'ai répété. Méfie-toi des

papillons qui s'envolent.

Mickey

Ouais ! Un papillon n'a une espérance de vie que de deux

jours. Il meurt rapidement. Mais, elle me dit : Hôtel, standing,

5000 F ! Ça me fait tiquer. Et en même temps, je suis alléché

par la proposition.

Géraldine

Toujours est-il que tu ne pourrais pas l'envoyer ailleurs. Tu

surveilles comme un chien de garde. Alors lui donner la

possibilité de décider d'aller où bon lui semble, de sortir, de

rentrer - ça, tu ne l'admettrai pas. Suppose, qu'un soir, elle ne

554


puisse te téléphoner et qu'elle soit dans le centre ville, tu vas

pousser ta gueulante. Tu la puniras. Mickey tu n'as pas

suffisamment l'esprit ouvert pour permettre à une de tes filles

d'aller où bon lui semble. Je ne te dis pas ça méchamment :

mais tu es limité intellectuellement. Tu es le genre de type qui

préfère jouer à la Caisse d'Epargne plutôt que d'investir 100 000

F dans une zone pétrolière. A chacun son système. Tu disais :

Bélinda a un cul génial. C'est une blonde. Peut-être qu'il est en

or ! Enfin, j'ai la certitude qu'elle t'aime. Que jamais elle te fera

des magouilles !

Mickey

Je ne peux toutefois pas l'envoyer sur la côte. La laisser

seule pendant la période estivale, et attendre qu'elle me rapporte

du fric. Non ! Non ! Cela n'a pas de sens !

Géraldine

Tu m'as demandé de te conseiller. Que puis-je faire d'autre ?

C'est déjà bien heureux que tu ne m'es pas frappée parce que je

t'ai craché mes vérités.

555


Mickey

Je ne suis pas dans une période agressive. J'essaie de

réfléchir. Plutôt de comprendre. Le doute s'empare de moi.

Mais je n'ai pas de violence. D'ailleurs tu ne me causerais pas,

c'est moi qui poserais et répondrais aux questions.

Géraldine

Un bol d'air de liberté ne serait d'aucun risque. Tu peux

lâcher la corde doucement. Rien ne t'impose à la laisser partir

pour aller n'importe où. Tu as suffisamment de jugeote pour la

freiner dans ses ardeurs de liberté.

Mickey

Ouais, la liberté. Mais de la liberté surveillée. Ça c'est pas

con ! Je ne peux toutefois pas jouer les agents secrets, et ramper

le long des murs pour vérifier nuit et jour si elle agit selon mes

désirs.

556


Géraldine

D'autant qu'elle ne doit pas passer pour une pute. Elle doit

être une entremetteuse de la haute. Alors toi, la suivant ! Toi,

tentant de vérifier ses actions - ça n'irait pas . Le problème est

bien différent Mickey : il s'agit d'avoir confiance. Depuis

qu'elle travaille pour toi, elle ne t'a jamais trompé. C'est une

fille sérieuse. A toi de penser pareil. Tu dois croire en elle. C'est

drôle de demander à un mac de croire en quelque chose. S'il

savait l'existence de Dieu, oserait-il soumettre à l'état d'esclave

ces douces sœurs ?

Mickey

Tu ne vas pas me faire tes sermons, toi la pute qui suce

n'importe qui pour cinquante balles. Et encore, il te faut un

client naïf, n'ayant pas éjaculer depuis trois semaines. T'as vu ta

gueule ! Elle bave du sperme ! C'est vachement alléchant ! Et

puis ton cul est tellement élastique, qu'on sent rien dedans !

C'est mou !

Géraldine

557


Bien, va draguer. Récupère les gamines de treize ans. Mais

drogue-les au passage. Tu verras le passage sera plus étroit. Il y

en a des pucelles pommées cherchant un homme charmant qui

les protègera, qui les foutra. Et qui les enverra sur le trottoir. Tu

peux aussi tenter les petits pédés. Pas de problème : ils sont

déjà drogués. Reste plus qu'à les mettre ... en manque. Tu vois

je te donne des conseils pour faire évoluer ton appareil lucratif !

Mickey

Là, tu devrais de taire. Tu ne me chatouilles pas, tu gonfles.

Tu gonfles terriblement. Il serait préférable que tu la boucles.

Géraldine

Hé ! Mickey : n'oublie pas que c'est toi qui est venu à moi,

que c'est toi qui m'as demandé des conseils. Je n'y peux rien si

tu es énervé. Mais tu m'avais prévenu que tu étais calme et

doux comme un bon agneau, ce soir.

558


Mickey

Ouais, par-delà tout, j'en suis à ma première question.

Libérer Bélinda ou non ? Toi, ta gueule. D'ailleurs, on se

retrouvera et tu paieras tes quatre vérités. Me causer, soit. Mais

se moquer, ça coûte cher. Très cher.

Géraldine

Attention. Sois correct. Il y a cinq minutes, tu prétendais au

contraire. Tu demandais des conseils. J'en ai assez d'être punie,

et d'être à l'amende. Je connais trop tes méthodes. Alors ne te

venge pas sur moi. Il vaut mieux que je travaille. Mickey va au

bar. Laisse-moi maintenant.

Elle change de trottoir. MIckey

la regarde d'un air amusé, satisfait de lui

avoir foutu la frousse. Il l'observe tortiller

son cul rapido-presto. Il se marre. Il en rit

sournoisement. Mickey pousse la porte et

entre dans le bar-hôtel.

559


Bélinda est au comptoir avec le

premier client. Il est totalement ivre. Il

tache de balbutier quelques paroles qui sont

presque inaudibles.

Bélinda

Alors, tu te décides. Tu montes ou quoi ? Tu es

complètement beurré. A te saouler de la sorte tu vas finir par

dormir ou dégueuler sur mon corsage. Bon, tu les as assez

lorgné ces seins. Maintenant, mon petit con il faut tu agisses.

Ça vient ou quoi ?

Le Client

Je crois avoir trop bu. Je ne sais pas même si je parviendrai

à bander.

560


Bélinda

Je te branlerai quand même.

Le client fouille dans ses

poches. Il y arrache tous les billets et toute

la monnaie qu'elles contenaient. Il jette le

tout sur le comptoir. Avec prestance, avec

habileté, Bélinda compte ce qu'il possède.

Elle lui glisse trois mots à l'oreille.

Le Client

assez !

Tu me proposes ça, avec ça ! Non, non et non ! Ce n'est pas

Bélinda, toujours à l'oreille

Bon je te ferais ...

Le client parle au Gros Michel.

561


Le Client

Tu sais ce qu'elle me propose ?

Il s'approche et lui cause

lentement. L'autre ricane avec sa

grossièreté naturelle.

Le gros Michel

Ma pauvre Bélinda, il faut vraiment que tu aies besoin de

pognon pour tirer avec cette masse difforme ! Il est totalement

blindé. Je te l'ai déjà dit : si tu voulais travailler avec moi, ce

n'est pas cette savate que je te proposerais, mais des mecs de

première !

Bélinda

Peux-tu me donner le nom d'un type qui soit plus ignoble,

plus terrible que toi ? Tu ne respectes pas les filles qui se

donnent, qui se prostituent pour ta personne. A choisir entre

deux ignominies, je préfère la moindre. Oui, j'aime mieux

encore un sein brûlé qu'à une branlée avec une chaîne à vélo.

562


Toi, tu es un malade. Non, tu es dingue car tu en jouis. Ici,

personne n'a osé te casser la gueule, mais quand ça t'arrivera je

serais la première à battre de mains, à applaudir. Tiens, si un

mec avait du cran, il te descendrait. Tu mérites d'être bouffer

par les rats. Moi, je les ai vues les filles que tu as punies. Je ne

peux croire qu'un être si écœurant puisse exister. Leurs dos,

c'était de la charpie. Leurs sexes saignaient. Accrochées,

presque pendues pendant des heures et toi qui frappes, qui

frappes toujours. On les entendait hurler, supplier la fin de leurs

tortures. Mais, toi cynique et jouissif, tu poursuivais

inlassablement. Tu imposais ton terrible traitement. Tout le

monde le sait, ici : la petite Christiane - c'est toi qui l'as tuée.

Ho ! certes, on l'a retrouvée dans une décharge d'ordures. Mais

c'était toi. Car tu signes tes crimes.

Le Gros Michel

Mais vas-y, petite salope. Qu'est-ce que tu attends. Va me

dénoncer à la police, les flics se sont mes frères. Ils ont besoin

de types de mon genre, car je détruis la gangrène. Je fais leur

boulot. Je peux dire que je suis aimé et considéré. Un coup de

fil, et je sors une pute, ma pute du violon. Ce n'est pas de la

crédibilité ça ? Quant à Christiane, ce n'est pas mon affaire.

563


J'ignore quel salop m'a détruit ma petite protégée. J'étais à

l'enterrement, et j'ai pleuré.

Bélinda

Mais je rêve ! Tu craches ta merde par la gueule. Non, tu

vas me faire croire que tu possèdes quelques sentiments. Tu as

dû vendre ta mère. Toi, pleurer sur Christiane ! C'est à en rire.

Mais tu as raison : tu gagnes davantage de fric avec tes putes

qu'en tournant un scénario. Pourtant tu serais un bon comédien.

La violence monte dans le Gros

Michel ! On imagine ses yeux sortir de sa

tête. Il l'observe fixement. Il n'a qu'une

envie : frapper Bélinda pour toute la vérité

qu'elle vient de lui cracher au visage.

Bélinda

Surtout, ne me touche pas. Tu as vu qui est à trois mètres de

toi. Il tire vite lui aussi. D'ailleurs, regarde où est sa main. Elle

caresse la gaine de son arme à feu. Mais si tu veux ta mort, je

serais très heureuse d'y avoir participé.

564


Le Gros Michel

Tu vois, Bélinda, tu as une chance terrible. Ton souteneur

n'est pas mort, ou n'est pas en taule. Tu n'oserais jamais me

parler ainsi. Mais je te promets qu'un jour ou l'autre, tu te

mettras à genoux devant moi. Tu me demanderas le grand

pardon. Et la pulpeuse Bélinda effrontée ne sera plus qu'une

masse de chair saignante, plus honteuse plus humiliée que la

première des Saintes.

Bélinda

C'est fort étrange que de mêler sainteté et prostitution.

Enfin, il doit y avoir en nous quelque chose de bon.

Le Gros Michel

Plutôt quelque chose de putride. Nous, nous sommes les

bennes à ordures. C'est pourquoi on t'a ramassée. Tu étais dans

le caniveau. Au lieu de te jeter dans la fosse à merde, on t'a

récupérée. Et tu te plains ? Pourquoi ne veux-tu pas comprendre

que tu n'es qu'une vulgaire pute ? Que jamais tu ne changeras

565


de condition ? Que c'est ton passé, ton présent et ton avenir.

Que jamais tu n'y échapperas !

Bélinda

On ne naît pas pute, on le devient. Ce sont, comme on dit,

les circonstances de la vie qui font ce que nous sommes. Au

départ, la femme est pareille aux autres : elle n'a jamais été

conçue pour se faire foutre jour et nuit, ou pour se faire

sodomiser par le premier micheton venu. Tu connais les

stratagèmes pour faire d'une pauvre fille perdue, une pute à

pognon. Elle est pommée, faible. Un type la baise correctement.

Elle se laisse emportée dans ses vapeurs. Puis la réalité, l'atroce

vérité : je veux dire l'esclavage. Tu crois donc que nous ne

sommes que des mécaniques sexuelles, que nous n'éprouvons

pas le moindre sentiment, et qu'en ce sens nous ne pourrions

aimer notre progéniture ?

Le Gros Michel

Tu ne connaîtras pas le père !

566


Bélinda

Qu'importe ! il serait mien. Le fruit de mon corps !

Le Gros Michel

C'est de la philosophie que tu me causes. Moi, j'en ai assez

de ces pleurnicheries, de ces jérémiades du putains à morale. Tu

sais qui tu es, et tu sais ce que tu vaux. Pourquoi ne pas me dire

que tu étais une enfant gentille qui craignait la nuit, et qui se

protégeait avec son gros nounours ? Que tu faisais des

cauchemars et que ton père venait te baiser le front afin de te

rassurer ?

Bélinda

Il est vraiment impossible de causer avec toi. Tu n'as aucun

grain de pensée dans ta grosse tête.

Le Gros Michel

Mais c'est toi qui compliques tout. Tu ne veux pas

reconnaître ta destinée. Tu seras pute à vie. Tu n'as pas mis le

567


doigt dans l'engrenage, non, tu te fais tirer le cul par des

dizaines de mecs. Nuance ! C'est toi la machine. Et tu ne

pourras jamais l'arrêter. Tu as les roulements. Quant à l'huile

pour éviter de faire grincer les rouages, c'est ta salive, ma belle

petite cocotte ou ma sublime salope. Je crois qu'un mec là-bas,

Michey, te regarde. Ça le dérange que tu me causes. Alors va,

obéis à ton mac. Il s'énerve sur place. Rejoins-le. Je vous fais

apporter deux whiskies

Mickey l'attend.

Bélinda se dirige vers la table.

Bélinda

Pardonne-moi, j'ai été un peu longue. Mais il y a seulement

cinq minutes que je t'ai vu.

Mickey

Tu ne trouves pas déplorable le comportement de

Micheline. C'est une mécanique sexuelle ou verbale.

568


Au fond du bar, on entend

Micheline répéter inlassablement le refrain

qu'elle a inventé. Elle se regarde dans la

glace, avec la gorge bourrée d'alcool.

Micheline

Dans un bordel à merde

Une pauvre ingénue

A décidé de perdre

Son con et sa vertu

Elle salivait d'extase

Et se savait foutue

Et jouissait de ses râles

En proposant son cul.

Mickey

Je ne voudrais pas que tu deviennes pareille à cette fille. En

vérité, elle n'avais pas de cran. Elle se plonge dans l'ivresse.

Mais elle n'est qu'une déchéance.

569


Bélinda

Micheline n'est en rien coupable. On s'est trompé, on s'est

gourré. Elle n'était pas faite pour ça.

Mickey

Justement, c'était mon idée. Il est évident que certaines

craquent, mais que d'autres sont capables d'obtenir des résultats

fort honorables. J'ai parlé à Géraldine. Elle m'a dit le plus grand

bien de toi, et c'est bizarre mais je l'ai crue.

Bélinda

Tu veux dire quoi ? Elle t'a fait de la pub à mon sujet. Elle a

prétendu que tu pouvais couper le fil qui me retenait à la patte.

Et que douce colombe, je reviendrai dans la volière.

Mickey

Oui, c'est à peu près cela. Elle semblait dire la vérité. Non,

j'ai cru que ce qu'elle disait était vrai.

570


Bélinda

Tu accepterais donc de me laisser huit, dix ou douze heures

seule, sans me surveiller le moindre instant. Tu me permettrais

d'aller dans la ville et de m'en retourner au petit matin ?

Mickey

L'expérience serait peut-être à tenter. D'autant si tu me

ramenais plus de fric.

Bélinda

Mais, il n'existe pas de macs qui aient oser laisser leurs

putes aller oùbon leur semble. Ils ont trop peur qu'elles se

fassent la malle, qu'elles se tirent à tout jamais.

Mickey

Dans la vie, il faut innover. Il faut prendre des risques. Mais

je sais qu'il y a une fille sérieuse en toi ; que jamais tu ne

t'amuserais à me faire la belle. D'ailleurs tu aurais trop

conscience du mal que tu subirais.

571


Bélinda

Enfin un mac intelligent. Un type qui peut comprendre

qu'une pute n'a jamais été conçue pour travailler sur dix mètres

carrés de trottoir. Enfin un mac qui a compris que l'on pouvait

rapporter plus en ayant davantage de liberté. Quand me

permettras-tu de commencer ?

Mickey

Halte-là ! Calme-toi, ma petite. De la liberté, de la liberté,

certes mais contrôlée. Si je te signe un contrat, tu devras t'en

retourner toutes les nuits au bercail ou me passer un coup de fil

pur me signaler où tu es. Ainsi je pourrais te surveiller à

distance.

Bélinda

Il est exact que dans cette grande ville, c'est pas facile de

signaler où l'on est. Alors un coup de phone, et tu seras mis au

courant.

572


Mickey

Calme-toi, et arrête de speeder à mort. On dirait une gamine

qui va à son premier bal. Mais pour cela, il faut qu'elle soit

habillée. Tu as vu tes vêtements : ils sont miséreux. Ce n'est pas

avec cela que tu pourras séduire un mec de la haute. Non, deux

ou trois habits sexy, te seront indispensables. On ira ensemble

les acheter. C'est moi qui débourserais. Je vois des jupes

fendues gris perle, ou noires - enfin du prestige, quoi ! Puis la

coiffure, - une belle chevelure épaisse avec des frisettes - il

paraît qu'ils adorent cela. J'investis, mais je dois rentabiliser. Je

dois aussi te filer quelques billets pour pas que tu es l'air d'une

conne devant une bouteille de champagne. Enfin tout ceci est à

penser, mais est à penser très vite. Mais n'est pas de la connerie

que de prendre un tel risque. Je ne sais pas. Tu dois faire 5 000

F par nuit. Au bout de ce temps je récupère mon capital.

Mickey se questionne et boit

rapidement le scotch. Après l'euphorisme,

s'en revient la raison. Il sait qu'il prend un

risque.

573


Bélinda

Je ne connais pas un système qui permette de récupérer son

capital en trois jours. Cela semble exceptionnel. D'autant que

les risques sont réduits. Tu pourras toujours reprendre les

sommes investies.

Mickey

J'aime la chance. Et toi foutue comme tu l'es, tu sembles

une bonne pouliche. C'est vrai qu'un bon pur sang, ou plutôt un

vieux ridé, un beau gris accepterait ton cul génial. Ouais, je

mise sur toi.

Bélinda retrouve un

comportement enfantin. Elle saute sur place

pareille à une gamine.

Bélinda

C'est vrai que nous irons tous deux acheter les habits

nécessaires ? Je crois que des dessous excitants ne seraient pas

de mise. Il vaut mieux jouer dans le sombre. Tu vois un parfum

574


subtil, et non pas une eau de toilette vulgaire. Peut-être les

mains aussi, un rouge tendre. Et les pieds avec d'adorables

orteils peints. Oui, c'est ça le look. D'ailleurs, il faut être à

l'inverse de ce que l'on est. Surtout ne pas passer pour une pute,

mais pour une fille de bonne compagnie. Une sorte de richarde

qui a tout essayé, qui s'emmerde et cherche son prince

charmant.

Mickey

Prince charmant ! Il te faut de la culture. Le "cul" soit, mais

le "ture" à revoir. Pour l'instant tu fonctionnes à 50 %. Des

efforts sont indispensables, ma belle. Je te conseillerais de relire

ou lire tes classiques.

Bélinda

Je ne vois pas le problème. J'ai mon bac. Alors je peux

causer intelligemment.

575


Mickey

Oui, mais plus de dix ans se sont écoulés, et le savoir, ça

s'oublie. Un autre le remplace : celui de la vie de pute : il y a

une différence entre une grosse bite et une équation du second

degrés.

Bélinda

C'est comme le vélo : ça ne s'oublie pas. Ne t'inquiète pas.

Je serai y faire. J'ai des cartouches pour ce qui est de causer.

D'ailleurs même un type de la haute ne se soucie pas de savoir

si tu as compris Einstein ! Il te demande seulement de lui faire

oublier ses problèmes du moment. Là, il y a nuance. Seul un

pédé, demande à une femme d'être intelligente. Non, il faut

avoir une certaine classe, un certain maintien et ça va. Ce qu'il

faut, c'est trouver la raison pour laquelle je suis libre. En fait, je

peux tout simplement être riche, seule, belle et en manque

d'amour.

576


Mickey

Et d'argent. Donc tu n'es pas tout à fait riche. Souviens-t ‘en

! C'est pour cette raison que je te donne la liberté. Remonte

dans la chambre, ma chérie. J'ai besoin de réfléchir. Ça circule

dans ma cervelle. Fais-moi passer un Bourbon au bar.

Mickey prend sa tête entre les

mains. Il souffle fortement. Il tique. Il

tapote , cogite. Il s'énerve en quelque sorte.

Le Gros Michel

Tiens, regarde. Je t'apporte ton Bourbon. Ça ne te dérange

pas que je cause quelques instants avec toi.

Il s'assoie sans demander

l'autorisation. Mickey boit rapidement sans

se soucier de sa présence.

577


Le Gros Michel

Alors, si j'ai bien compris, tu es pour la libération de la

pute. Je reconnais que tu as pris de l'avance sur le temps et sur

la société. Mais si tu joues les précurseurs, crois-tu que d'autres

te suivront ? Penses-tu qu'ils accepteront de voir leurs filles

aller de bars en bars et d'hôtel en plages ? Et de rester comme

des cons en attendant que la pute apporte le fric ? On dirait que

tu veux détruire la profession.

Mickey

Je t'interdis de toucher à Bélinda.

Le Gros Michel

Réfléchis. Si toutes demandent la libération, c'est la

débandade. Et le bordel, il se fait à l'extérieur. Comment les

contrôler ?

Mickey

Il suffit d'avoir confiance.

578


Le Gros Michel

Tu joues les naïfs. Ta colombe va s'envoler. Tu sais

pourquoi ? Car il te sera impossible de surveiller toutes tes

filles. Si l'une trouve l'issue de secours, les autres s'y

engouffreront. Tu me diras : impossible, elles savent ce qu'elles

subiront. Erreur ! Erreur encore ! Car elles prétendront passer à

travers le filet.

Mickey

Tu vois, tu joues les mecs épais, ça tu leur fous des coups à

tes filles. Mais tu as un petit pois à la place de la cervelle.

Evidemment le raisonnement économique, tu connais pas. Une

greluche a combien d'années d'écartement ? Quinze ans, au plus

? Donc il faut qu'elle rentabilise son capital-cul. On prend mais

on lui en laisse. A trente-huit, quarante ans, elle est morte. Et

oui, jeunesse se passe. Ce qu'elle désire, c'est faire un million

de francs lourds à cet âge. Et moi, je l'assume. Mais, il lui faut

la liberté. Ce n'est pas en faisant des sucettes à cinquante balles

qu'elle y parviendra. Et ce n'est pas un capital risque ! Puis avec

ses cent briques, elle se retire. Entre temps, je trouve d'autres

579


pouliches. La suite est assurée. Pas con, non ? Comprends : si je

la laisse libre, elle rapporte plus. Elle se retire plus vite. Mais

entre temps, je prends davantage.

Mickey, après un léger blanc

J'avoue que j'active un peu. C'est parce que les idées se mêlent

dans la citrouille. Bon, je recommence. Dès le début. Il y a deux

façons de considérer la pute : l'ancienne et la moderne. Moi, je suis

un mac de mon temps. Le passé, tu le connais. Je lâche doucement

la corde. Je lui demande de prouver à l'extérieur. Les sommes

qu'elle me rapporte sont de plus importantes. Donc je continue, et

je lui permets de travailler sans que je sois toujours derrière son

cul. Elle représente du luxe, comme elle est belle. Donc je la vends

à de la clientèle huppée. Bélinda en tire davantage de liberté,

travaille mieux. Moi je lui donne plus. Elle me rapporte plus. C'est

simple, non ?

Le Gros Michel

Ouais. A peu près. Mais si ton système fonctionne, c'est

vers le syndicalisme qu'on va. Et demain, elles défileront dans

la rue en demandant des augmentations de salaire.

580


Mickey

Il ne faut pas confondre la vulgaire avec l'initiée. La grosse

vache avec la sélection de pute. Mon système n'est valable

qu'avec la superbe. Il y a des filles à arabes, et des filles pour

des cheiks arabes. Y a une nuance. Les uns sont à cinquante

balles, les autres sont à dix mille, vingt mille francs la nuit. En

vérité, je devrais créer une école de putes pour leur enseigner la

prestance, le maintien et le bon goût. Je devrais leur apprendre

à chasser leur vulgarité, à en faire des honnêtes femmes. Et qui

te dis qu'après cela elles ne pourraient pas se ranger ? Devenir

des épouses modèles ? Et faire des mômes comme la

fonctionnaire d'en face ? Mais en plus, elles auraient un compte

bancaire bien gonflé, et une Mercédès devant la porte. Personne

ne pourrait savoir quelle profession auparavant elles exerçaient.

Tu vois, je n'essaie pas de les humilier. J'en tire du pognon.

Mais je leur permets d'être des femmes comme les autres,

évidemment après le petit esclavage. Mais c'est gagner plus.

C'est vivre dans un autre milieu. C'est côtoyer des gens d'une

autre importance.

581


Le Gros Michel

Je suis stupéfié. J'écoute et je bave tes paroles. On dirait que

tout cela pourrait se passer !...

Mickey

Mais cela se passera !...

Le Gros Michel

A t'entendre, ça paraît si simple.

Mickey

C'est ton recrutement qui est mauvais. Tu t'es toujours

satisfait de filles faciles. C'est pourquoi tu ne pouvais penser à

mon idée. Et si elle était géniale ?

Le Gros Michel

Tu t'emportes trop vite. Tu cours d'idées en idées. Tout est

sur le papier, mais l'application. Rien.

582


Mickey

Je tente l'expérience avec Bélinda. Si j'échoue avec elle, là

d'accord. Mais tu sais comme moi, qu'il y a des types qui ont

pensé différemment de nous. Des femmes en outre. Et elles ne

sont pas dans ces taudis de merde. Elles mettent en relation leur

protégées avec ceux qui ont du pognon. Moyennant vingt pour

cent. Elles s'en tirent fort bien. Elles ne se salissent pas l'ongle

d'un pouce. Je te le dis. Je te le répète. Il faut faire évoluer le

métier.

Le Gros Michel

Soit. Mais qu'est-ce que je fais de mes anciennes ? Je les

change contre des neuves. Je dois recruter. Et entre temps, le

fric ne tombe pas. Non, c'est transformation, que dis-je, cette

métamorphose ne me va pas.

Mickey

C'est drôle. J'ai toujours eu de la haine pour toi, et voilà que

je te donne un système pour te permettre de gagner du pognon.

583


Je sais très bien que si mon système échouait, tu serais le

premier à en rire. Que dis-je à en jouir ! Et me voyant courir

après ma pute, tu te dépêcherais de me piquer les miennes.

Le Gros Michel

Cela serait impossible, comme nos méthodes sont

différentes. Toi tu travailles dans la douceur. Moi, je préfère

m'imposer avec la force. Tu m'as suffisamment reprocher d'agir

dans la violence. Mais mon principe m'a permis de gagner plus

que toi.

Mickey

Moi, je détiens la qualité. Elle s'appelle Bélinda. Toi, tu

possèdes l'alcoolique et c'est Micheline. Tu les rends débiles,

tes filles. Moi, aucune n'a eu à se plaindre de mes traitements.

Le Gros Michel

J'étais venu ici pour causer. Mais je m'aperçois que tu veux

me chauffer. Je préfère ne pas chercher l'histoire. Laisse-toi

t'imbiber de tes Bourbons. C'est plus raisonnable.

584


Mickey

Je crois qu'il est préférable que tu te casses. Laisse-moi

plonger dans mon ivresse. Le reflet du miroir est plus beau que

ta sale gueule.

Le Gros Michel

Tu veux m'énerver. Je peux t'écraser. La raison s'impose en

moi? Je préfère m'éloigner. Tiens, regarde. Un client. Je

suppose qu'il va tirer Bélinda. En vérité, reconnais-le, tu tolères

toujours les bonnes vieilles méthodes : la pute au premier, et toi

ici pour la surveiller. Comme tu as raison. Comme on dit : le

passé a du bon. Je te laisse : j'ai mes pouliches à soigner. Je

dois vérifier si elles travaillent sérieusement.

V

Le mouvement suivant se

déroule dans la chambre de Bélinda. Le

client est assis sur le lit.

585


Le Client

Tu es certaine de ne pas te tromper. C'est tellement risqué

ton truc. J'ai l'impression que tu es en train de faire une sacrée

connerie.

Bélinda

Il m'est impossible de supporter cet esclavage. Je veux être

libre. Enfin être une femme pareille aux autres.

Le Client

D'accord. Cela, c'est facile à comprendre. Mais tu n'as

aucune méthode, aucun plan. S'il te récupère, s'il te rattrape,

c'est la mort, la mort assurée dans les souffrances les plus

abominables.

Bélinda

Cela vaut le coup de tenter. D'ailleurs je ne vis pas ! Que

m'importe la vie ! Elle n'est que tortures, que punitions et

586


dépendances. Suppose qu'il me repère : que m'arrive-t-il ? Sept

ou huit heures de violence. Puis la mort. Mais je ne sentirais

rien. Je saurais me bourrer la tête d'anesthésiants afin de

diminuer l'intensité de leur cruauté. Observe que ma vie n'a pas

de sens !

Le Client

Des putes, il y en a toujours eu. Il y en aura toujours. Les

filles qui t'entourent acceptent avec résignation leur destinée.

Elles ont l'espoir de quitter leurs lieux exécrables, et de

redevenir des femmes pareilles aux autres.

Bélinda

Mais, moi j'ai une notion différente. Je ne peux pas leur

ressembler. Cela fait déjà cinq ans que j'exerce cette profession.

Que je reçois tout ce qu'on me propose entre les jambes. Non.

Ce n'est plus tolérable. Il me faut fuir à jamais. Ou alors

j'accepte ma fin.

587


Le Client

Comment oser prendre un tel risque ? Jamais une pute n'est

parvenue à se faire la belle. Où qu'elle aille, quoiqu'elle fasse,

elle est traquée, puis démasquée. Et là, ça ne pardonne pas.

Bélinda

C'est vrai, mais j'ai un petit avantage. Mickey croit en moi.

Il ne peut supposer que je me taille. D'ailleurs, il souhaite me

donner plus de liberté, ça c'est d'un. De plus, jamais le Gros

Michel ne le soutiendrait : ils sont deux macs qui se font la

guerre. Imagine quelle jouissance il tirerait à savoir que je me

suis cassée ! Ce serait pour lui une énorme victoire, et jamais il

n'aiderait Mickey pour me retrouver.

Le Client

Oui, mais dans un autre sens, il pourrait penser

différemment. Et le soutenir, pourquoi ? Tout simplement de

crainte que ces filles à lui n'agissent de même, que ça fasse

boule de neige, en quelque sorte.

588


Bélinda

C'est un risque énorme. Mais je suis prête à l'assumer.

D'ailleurs une fois le doigt dans le rouage, je ne pourrais arrêter

le mécanisme. C'est ça ou se faire empaler, alors ! Dans les

deux cas, je subis la torture. Si même Mickey parvenait à le

savoir, la punition serait celle-là.

Le Client

Explique-moi comment tu comptes t'en sortir ?

Bélinda

Il est fort aisé de comprendre que seule je ne serais m'en

sortir. J'ai besoin d'une autre personne. Et cette personne, c'est

toi. Attends, ne panique pas. Si l'on se débrouille très bien, cela

se passera facilement.

Le Client

Tu comptes m'utiliser pour fuir en Suisse ou dans un autre

pays ami. La Belgique, par exemple ? Tu imagines que

589


j'accepterais ton système avec un P.43 dans la nuque ou dans

les fesses. Mais réfléchis trente secondes, Margot ! Je refuse de

mourir pour une fille que je n'aime pas.

Bélinda

Si ! tu m'aimes. Et tu me le prouveras demain. La question

n'est pas là. As-tu suffisamment de courage pour oser ce que

personne encore n'a eu le cran de tenter ? Te rends-tu compte :

délivrer une pute ! Cela est de l'exceptionnel. Du rarissime.

Le Client

Qui te dit que j'ai quelconque projet avec toi ? Me sentir

poursuivi jour et nuit. Me savoir toujours un pistolet braqué sur

la nuque ? Crois-tu que c'est envisageable ? Que c'est une vie ?

Tout ça pour sortir une pute. Je n'en ai pas les moyens. Quand

bien même je les possèderais, je ne m'aventurerais pas dans une

telle entreprise. Mieux vaudrait encore me satisfaire d'une

gentille petite sur le coin. Non, mais tu rêves ! Une bande de

macs à mes trousses, parce que je leur ai piqué une frangine !

590


Bélinda

D'ailleurs, quoi que tu dises, tu as envie de vivre le danger.

Tu as besoin de te surpasser. Ho ! ce n'est pas braquer une

banque ! Ce n'est pas cracher à la gueule de ton patron, mais

quelque chose de plus fou, de plus dingue et de plus excitant.

Pourquoi tu ne dis pas tout à Mickey. Il te croirait. Je te dis que

tu m'aimes.

Le Client

Si je ne descends pas immédiatement, c'est pour qu'il se

méfie de rien. Je ne désire pas qu'il s'étonne que le coup soit si

rapide. Mais, moi t'aimer ? Tu pues le sperme gluant. Tant de

types t'ont foutue ! Tu n'es pas un passage mais un Arc de

Triomphe. Mais le Triomphe en moins. Si je te roulais un patin,

j'aurais l'impression d'avoir les microbes de ces de toutes ces

bites que tu as sucées. Reconnais que c'est écœurant. Alors

t'aimer ! T'aimer ! Tu rêves !

591


Bélinda

Je me lave et je me brosse les dents. Une femme qui a chié,

tu lui bouffes le cul ? Et l'autre qui a vomi, tu l'embrasses

toutefois ! Alors, mes microbes. Ce sont plutôt tes paroles qui

puent. La merde n'est pas au cul, mais dans la teneur de tes

propos.

Le Client

Tu peux toujours causer, et causer : m'entraîner dans une

telle aventure ! me soumettre à la mort. Non. Rien de bon.

Après tout, tu dois te débrouiller seule. D'ailleurs cela

correspondrait à une cavale. Et à deux, on serait plus

repérables. Si j'ai un conseil, c'est d'agir unique. Et surtout de

travailler par l'absurde. Va à l'inverse de ce que tu penses bon

de faire. Déboussole-toi pour le désorienter. Il connaît tes

désirs, tes rêves. Et bien, joue le contraire. Il faut chasser la

raison et le bon sens. Tu détestes l'Algérie, et bien va en

Algérie. C'est bien le dernier pays au monde où il te cherchera.

Calfeutre-toi dans une usine. Et travaille à la pièce. Tu seras

dans ta propre opposition. Une pute au SMIC, ça c'est génial !

592


Parce que le type, il te rechercheras dans les endroits chics, les

aéroports, les quatre étoiles, les gares ou les bars de luxe.

Bélinda

Je te croyais plus courageux. Tu es une sorte de miteux, un

incapable à tenter l'aventure. C'est peut-être la seule de ta vie et

tu pourrais prendre une décision. Et pas n'importe laquelle !

Celle qui permettra ma délivrance !

Le Client

Attention, ma beauté ! Tu n'est pas Cendrillon et moi, je n'ai

pas la gueule du Prince Charmant. Alors tes rêveries, tu sais où

tu te les places ! Oui. Et plus fort encore. N'hésite pas à

t'empaler. Du moins, tu te réveilleras.

Bélinda

Bon, alors ! Qu'est-ce que je fais : je te laisse tomber

comme deux veilles prunes ? Comme deux couilles molles et

ramollies ?

593


Le Client

Si tu essaies de m'énerver, de m'exciter, pour que j'obéisse à

tes ordres, ça c'est la belle erreur ! Tu ne me chaufferas pas.

Dis-moi plutôt combien je te dois pour avoir écouté tes

balivernes.

Bélinda

C'est gratuit.

Le Client

Heureusement.

Bélinda

Attends encore trente secondes. De toutes façons, je ne

supposais pas qu'un type ait suffisamment de cran pour m'aider.

Je cause pas comme ça pour t'attaquer. Non. C'est une simple

observation : les mecs ont le courage pour torture les filles.

Mais ils n'en ont pas pour délivrer une pute. C'est plus facile de

mettre des menottes, que de détacher des liens. Bon. Je m'en

594


tirerai toute seule. Jure-moi une seule chose. Cette conversation

doit être gardée secrète. Tu imagines autrement les

conséquences.

Le Client

Moi, je descends maintenant. Ton Mickey se douterait que

ça sent pas bon si je restais plus longtemps. Ne t'inquiète pas,

j'aurais l'air dégagé et satisfait.

Bélinda semble mystifiée. Elle

est comme avachie sur son lit comprenant

enfin que personne n'acceptera de l'aider,

qu'elle sera seule pour tenter d'échapper à

son impossible destin. Elle se lève

tristement, se dirige vers la glace, et

commence un monologue.

Bélinda

Ma pauvre fille, observe-toi : les rides t'accusent, les joues

se creusent. Oui, ta jeunesse est fanée. Déjà trente ans, et tu en

parais quarante. Aucun espoir ! Aucune possibilité pour te

595


sortir de ce ghetto. Même celui en qui tu avais confiance, t'a

comme planquée, abandonnée. Tu me diras qu'on n'abandonne

pas une pute. On ne la soutient pas. Elle est telle qu'elle est :

c'est-à-dire misérable jusqu'à son extrême. Donc tous tes projets

sont à jeter, ou à brûler comme des lettres d'amour d'un temps

passé.

Après un léger blanc.

Tiens, c'est drôle. Te voilà romantique. Il faudra pourtant te

mettre dans la cervelle qu'une pute n'a pas de sentiments, ni

cœur ni pensées. Qu'elle n'est qu'une machine érotique qui

obéit, qui agit et fait jouir. Mais qui ne ressent rien.

Elle se lève.

Mais cela ne voudrait rien dire. J'existe pourtant. Je suis

capable de donner de l'amour - du vrai - et de l'affection. Ainsi

je serais capable d'épouser, de redevenir pareille aux autres,

c'est-à-dire une femme qui aime et qui peut avoir des enfants.

C'est étrange ce qui traverse mon esprit, ce qui paraît le simple

et est accessible à des millions de femmes, m'est interdit. Et dire

que je rêve de la petite pucelle qui avait treize ans. Toute pure

596


et pleine de retenue. Je me plonge dans ma jeunesse, dans mon

enfance ou dans cette adolescence ! Oui, quinze ans. Un sein

caressé, une première fesse montrée dans la pudeur. C'était le

temps merveilleux de la retenue. Et ces tendres baisers !

Elle fredonne Trénet.

Et les baisers d'Hélène

Par un beau soir d'été

Non, j'en suis pas sûre

Et le sourire d'Hélène

Par un beau soir d'été.

Drôle de folle complainte. D'ailleurs, je ne m'appelle pas

Hélène. Enfin, le rêve n'est pas interdit ! Je crois qu'il m'est

nécessaire de laisser vagabonder mon âme. Oui, ne suis-je pas

une femme ?

La douceur de nos corps

A fui avant la mort

Je respire le désir

De ton coeur qui soupire.

597


C'est bête ces phrases qui me passent par la cervelle. Elles

ne veulent rien dire. Elles n'ont aucun sens. D'ailleurs elles

m'inquiètent. J'a l'impression de m'en retourner vers Micheline

qui sans espoir pleure elle aussi sa douleur; Allons, Bélinda !

Réveille-toi ! Ce n'est pas parce qu'un connard a décidé de

t'abandonner que tu dois remettre en cause ton projet. Si tu

voulais te réveiller un peu. Te donner un semblant d'impulsion.

Elle se tape les joues. Respire

profondément. Se secoue la tête, et s'en

retourne à son état premier.

Bon, réfléchis à présent. C'est passé ? Tu es nette ? Fini ton

romantisme absurde ? Tu tends vers la réalité ? Triste réalité !

Oui, mais c'est ainsi ! Alors, récupéré ? Donc, il faut fuir.

Comment ? Je l'ignore. Mais il faut en finir avec cet état

absurde. Récapitulons : le client t'a laissée tomber. Ça, il fallait

s'y attendre. C'est la trouille. Mickey te donne son entière

confiance. C'est un bon point. A exploiter !...Mais comment

m'en sortir, seule ? Dans un sens, c'est mieux peut-être. Tu

n'auras pas à traîner derrière toi un paquet encombrant. Tu seras

toute légère ! Mais je dois trouver l'issue sans attirer l'attention

de Mickey. La splendide, la merveilleuse sortie. Autre atout.

598


J'ai quelque argent de côté - 125 000 F - C'est peu. Ça peut me

servir. Et pour une cavale en fait c'est beaucoup. Aller où ?

Quelle direction ? Le but consiste à échapper à cette

prostitution. Et la conséquence, c'est de faire peau neuve - enfin

une autre vie. Il faut que j'engrange les paroles du client. Aller à

l'inverse de ma logique. Donc je dois raisonner connement. Ça

me sera facile.

Elle rit. On frappe à la porte.

Arrive Mickey complètement bandé.

Bélinda

Mais qu'est-ce que tu as eu besoin de te saouler ? Tu as

complètement épongé le bar. Mais pourquoi es-tu dans cet état ?

Elle l'aide à s'asseoir sur le lit. Se

dirige vers le lavabo, et mouille une serviette. Elle tente de le décuver.

599


Bélinda

Hein ! Mickey ! Tu ne vas pas me faire le coup du sommeil.

Bon Dieu, tu es beurré de Bourbons. Une allumette et ta gorge

s'enflamme. Je parie que c'est encore le Gros Michel qui t'a

raconté ses mensonges. Et toi, allant sur allant, tu as ingurgité

toutes ces bêtises. Il t'a même sorti ses conneries me

concernant.

Mickey se fait humecter le

visage. Râle quelque peu. Mais n'a pas la

force de répondre.

Bélinda

C'est une bonne douche froide et glacée qu'il te faudrait. S'il

n'en était que de moi, ça ferait longtemps que tu serais à poil et

au jet. Mais, évidemment si je m'y essayais tu me le

reprocherais le lendemain matin. Tu prétendrais même que ce

n'était qu'une légère ivresse. Que cela méritait pas de te

mouiller. Et c'est moi encore qui en recevrais. Bon ! Tu

m'entends, du moins.

600


commence à ronfler.

Mickey est allongé sur le lit, et

Ha ! Non ! ça ce n'est pas possible ? Viens ici.

Elle le tire du lit. Le soulève

jusqu'au lavabo et l'asperge

convenablement. Deux, trois minutes dure

cet exercice.

Bélinda

Enfin, tu ouvres un oeil. Et le deuxième, là-bas ? Bon, ça

semble tenir debout. N'es-tu pas fou de boire autant ? Mais

pourquoi as-tu ingurgité tous ces alcools ? Tu pues le Bourbon

à dix mètres. Qu'est-ce que tu vas faire complètement avachi là,

sur mon lit, comme une lavasse ? Oublier ton ivresse ? Il te

faudra des heures. Et la nuit va tourner. Et moi, je ne pourrais

recevoir personne. Et après, tu m'accuseras de n'avoir pas

travaillé ! Hein ! Tu m'entends ou quoi ?

601


s'étale aussitôt.

Elle tente de l'aider à se lever. Il

La solution la meilleure consisterait à descendre dans la rue,

à bosser à mon compte. Oui, il est préférable que je revienne

demain matin, du moins, tu ne seras plus dans les roses.

Mickey est complètement

hagard. Il ne sait plus même où il est. On se

demande comment il a pu gravir les

marches de l'escalier qui menaient à la

chambre.

Ecoute Mickey, réveille-toi. J'ai beau te secouer de toutes

mes forces, tu ne réponds que par des râles. Si je te laisse

dormir, demain matin tu auras des barres qui te traverseront la

tête. Il faut que tu résistes? Putain ! Essaies de dire quelques

mots. Tu n'en es pas même aux bribes. Il te faudra huit jours

pour te refaire !...

Elle se dirige rapidement vers la

table de chevet, et en tire un petit flacon de

parfum.

602


Tu sentiras la poule. Mais qu'importe. Ça te changera du

coq. Tiens ! Renifle ! Je sais c'est dégueulasse. Mais voilà ce

que je peux m'acheter. Alors ne renicle pas. C'est pas vrai. Il n'y

a rien à en tirer de toi. Ecoute : tu vas roupiller. Pendant ce

temps je vais dans la rue.

Elle l'allonge sur le lit. Lui retire

ses chaussures. Tapote doucement l'oreiller

sur lequel elle incline sa tête. Elle éteint la

lampe de chevet. Bélinda lui déboutonne sa

chemise, fait glisser son pantalon.

Tu m'excuseras, mais j'ai autre chose à faire.

On l'observe dans la salle de

bain. Elle troque sa robe contre une juge

fendue et sexy. Elle se maquille, et donne

un coup de peigne dans la chevelure. Ses

cheveux épais et blonds roulent sur ses

épaules. Elle l'embrasse sur la joue.

Au revoir, chéri. Mais le boulot m'attend.

603


VI

Le mouvement se déroule dans

la rue. Le client contre une voiture de luxe

attend Bélinda.

Bélinda

Qu'est-ce que tu fous là encore ? Je t'avais pourtant dit que

je ne voulais plus te voir. Toi-même pareil à un couard, tu t'en

étais parti. Et voilà, maintenant que Monsieur me nargue !

D'ailleurs, qu'est-ce que tu fais contre cette bagnole ? Elle ne

t'appartient pas ! Tu l'as empruntée. Je te sais incapable de la

voler.

Le Client

Je ne te nargue pas. Et cette voiture est la mienne.

604


Bélinda

Alors, si je comprends, Monsieur joue dans le riche. A

moins qu'il le soit.

Le Client

Tu sais que je te trouve, super belle.

Bélinda

Evidemment, on peut toujours cracher : une jupe fendue,

des talons hauts, une chevelure, un maquillage. Ça s'appelle

avoir de la gueule. Mais le matin, au petit déjeuner, à poil,

comme les autres. On n'est pas grand'chose. Les paupières sont

lourdes. Et on ne provoque en rien le désir. Ça c'est pour

l'artifice. La réalité est trompeuse. Alors ma beauté ! ma beauté,

tu sais où tu te la mets ?

Le Client

C'est exact, Bélinda. J'ai fait preuve de médiocrité et de

couardise. J'ignore si cela s'appelle le courage des timides qui

605


hésitent, se retournent et doutent. Mais j'avoue avoir envie de

tenter cette fabuleuse aventure. Je ne sais ce qu'il adviendra de

moi. Comme de toi, aussi. Mais cet excès m'excite.

Bélinda

Attention, il s'agit d'une chose sérieuse. Si cela réussit, c'est

la prostitution qui est remodelée. Que dis-je, remise en cause !

Imagine la pute libre d'agir, et d'accomplir ce que bon lui paraît.

Le Client

Ce n'est pas ainsi que j'ai travaillé le problème. Les autres

prostituées, je ne les connais pas. Toi, seule représente quelque

chose à mes yeux.

Bélinda

Supposons que tu ne bluffes pas. Comment pourrais-tu

accepter qu'une fille qui a entrebâiller ses cuisses pour des

centaines de mecs, puisse être crédible avec ta morale ? Tu m'as

juré le contraire il y a une heure. Tu changes plus vite tes

pensées qu'il ne m'en faut pour baisser ma culotte. Tout cela

606


n'est pas sérieux. Une pute se méfie. Cela ne m'étonnerait pas

que derrière, il y ait Mickey.

Le Client

Mickey, je ne le connais pas. Et je ne souhaite en rien le

rencontrer.

Bélinda

Si tu veux parler franchement, tu le peux. Mickey s'est

goinfré la gueule d'alcool. Alors, vas-y pour la cause. Il dort.

Crois-le : il n'est pas prêt de descendre les escaliers.

Le Client

Tu sais pourquoi il s'est enivré ?

Bélinda

Cela lui arrive parfois. Un verre. Puis deux. Ça gueule, ça

discute, ça redemande une tournée. La cause en est peut-être le

Gros Michel qui ne cesse de le gonfler. Alors, comme il le

607


craint, il fait comme ça, mais en vérité il tremble. Alors il se

jette dans l'alcool : il se sent plus fort.

Le Client

Tu le crois apte à nous chercher, si je tentais de te faire

évader ?

Bélinda

C'est certain que la fureur, que dis-je, que la folie monterait

en lui. Il jurerait de me tuer. Et de me soumettre aux tortures

terribles qui vont jusqu'à la mort. Quant à toi, ta souffrance

serait plus ignoble encore, comme tu serais celui qui a décidé

ma fuite.

Le Client

Si je comprends, je joue avec ma mort. Je me projette dans

un milieu qui n'est pas le mien. Et dans le meilleur des cas, c'est

la violence qui m'attend.

608


Bélinda

Tu es naïf ou quoi ? Tu te mêles de choses qui te sont

interdites, qui te sont étrangères. Mais je ne t'impose pas de me

suivre. Je suis capable de m'en sortir toute seule. D'ailleurs, tu

le disais : deux personnes sont plus repérables.

Le Client

A moins qu'elles forment un couple soudé. Suppose que tu

m'épouses devant la loi. Ta prostitution disparaît. Remarque

que je serais un sacré connard pour épouser une pute.

Bélinda

Certes, mon corps a servi. Mais mon âme, hein ! cet esprit,

tu ignores ce qu'il renferme. Peut-être que derrière cette

carapace de fille vulgaire se cache une femme faite d'amour, et

du vrai. Après tout, je ne suis pas qu'une machine sexuelle. J'ai

des sentiments, moi aussi. Et qui te dis que je ne pourrais pas

rendre un homme heureux ?

Le Client

609


C'était une illusion. Ce sont mes paroles qui m'ont emporté.

Jamais, je n'aurais le souci de t'épouser.

Bélinda

Certainement, mais une pute n'est pas qu'une pute, c'est une

femme aussi.

Le Client

Pas pour moi, en tout cas. Non, c'est la notion d'aventure

qui m'intéresse.

Bélinda

Pauvre con ! L'aventure ! Petit fonctionnaire miteux. C'est

grave cette situation. Si tu veux de l'exotisme, va t'inscrire au

Club Méditerranée. Tu te sauteras une collègue de bureau en

chaleur depuis onze mois. Et sans risque, sans pétard braqué sur

ta nuque. Mais tu es un gosse ou quoi ? On dirait que tu rêves.

Que tu n'as aucune conscience du monde de la prostitution. Tu

crois qu'on le règle avec des serpentins. On n'est pas au théâtre

610


ici. Tu vis dans la réalité atroce, abominable et de tous le jours.

Non, tu ne le connais pas. Tu n'as que des yeux de voyeur. Et

encore, par le petit bout de la lorgnette. Mais c'est une loupe,

non un microscope qu'il te faudrait acheter.

Le Client

C'est certain. Je ne vis pas pour me faire enculer toutes les

heures. Mais j'essaie de te comprendre. Je ne joue pas les

prêtres confesseurs qui sans connaître rien de la vie, prétendent

vouloir donner des conseils.

Bélinda

Heureusement, pas de curé dans les parages ! D'ailleurs, ils

ne sont bons qu'à confesser des innocentes. Mais, les vrais

problèmes, ils se cachent les yeux, comme ceux qui nous

gouvernent ou comme la Police.

611


Le Client

N'agresse pas tout le monde. Moi, les Curés, la Police, le

Gouvernement. Et Mickey, et le Gros Michel. Il te manque

Dieu. Evidemment tu n'y crois pas.

Bélinda

Si tu étais dans ma condition, tu entends, tu n'espèrerais que

la mort après cette vie injuste. Tu ne pourrais jamais prétendre

qu'un bonhomme qui est assis sur un nuage a décidé de ma

condition, de cette condition car je ne la mérite pas. Mais croistu

réellement qu'une enfant, qu'une ado, qu'une jeune femme

soient faites pour se transformer en putain ?

Le Client

Ce sont les méandres du Destin qui imposent un sort ingrat.

Bélinda

Où encore as-tu été chercher cette phrase ? Dans des livres,

je suppose ? Non, ma vie c'est de la merde, et j'en ai jusque-là.

612


Mon âme est puante, mon corps est meurtri, détruit par

l'injustice de l'homme - ou des hommes. Alors, Bon Dieu, du

moins que mon cul soit propre : ça sauvera les apparences.

Le Client

Mais il y a des cicatrices dans ton cœur et dans ta cervelle

comme il y a des marques de cigarettes sur ton sein droit !

Bélinda

Cela serait si peu. Mais la conversation n'avance pas. Alors,

tu veux m'aider, oui ou non ? Ça ne sert à rien de sortir des

phrases, il faut agir et vite.

Le Client

Moi, je suis toujours prêt. Oui, je suis disponible. Mais, il

serait raisonnable que tu t'en retournes vers Mickey. A force de

trop parler, les autres vont se douter que quelque chose se

passe, et ça c'est dangereux.

613


Bélinda

C'est raisonnable. Mais ça tient toujours pour nous deux ?

Tu es capable ?

Le Client

Je te dis de remonter au premier. Et va cajoler ton Mac. Tu

lui diras que tu n'as rien fait, que tu es sortie et que tu as repéré

les endroits qui étaient à pognon. Je te paris que cela lui suffira.

VII

Bélinda n'écoute pas les conseils

du Client. Elle entre dans le bar, s'assoie à

une table et commande un alcool. Géraldine

et le gros Michel qui sont de concert,

commentent son comportement.

614


Géraldine

Et bien ! Elle ne monte pas même voir Mickey. Après la

beurrée qu'il est foutu, elle pourrait du moins aller le border.

Le Gros Michel

Ne t'inquiète pas. C'est déjà fait. Il est au dodo comme un

gentil poupon. Ça lui servirait à quoi d'observer un mec qui pu

l'alcool et qui ronfle comme un ours qui hiberne.

Géraldine

Tu la vois là-bas dans son coin. On dirait qu'elle cogite un

truc. Tu sais, moi je connais les putes. Mais là, il y a quelque

chose de louche. Je renifle. Ouais, c'est bizarre.

Le Gros Michel

Je crois tout simplement qu'elle n'a pas de fraîche, et que ça

tournique dans sa cervelle. Souviens-toi qu'elle s'était prévalue

de faire du fric en visitant d'autres quartiers ! Et bien par un

615


Pascal dans on soutien-gorge, ou dans son porte-jarretelles.

Alors elle réfléchit, la greluche.

Géraldine

Non ! non ! tu ne connais pas les femmes. Il y a quelque

chose qu'elle mijote sous son crâne.

Le Gros Michel

Qu'est-ce que tu compliques ? Toi, Géraldine, tu n'as jamais

cherché la solitude devant un verre ? Et l'autre, Micheline ? Ce

n'est pas un verre, c'est la bouteille. Mais ça fait partie du

travail. Il y a des hauts et des bas comme on dit. Et bien, c'est

un bas.

Géraldine

N'empêche que tu te trompes. Je l'ai observée. Bélinda n'a

pas quitté ce coin de rue. Non. Elle a causé avec un type, un

client, un mec que j'ai déjà vu deux ou trois fois. C'est pourquoi

elle n'a pas recherché les lieux où elle pourrait s'assumer.

616


Le Gros Michel

Attends, mon chou. Tu vas trop vite. Derrière tout ça, il y a

peut-être la jalousie comme son cul est mieux que le tien. Ça, tu

ne veux l'admettre. C'est vrai, elle plaît davantage. Elle rapporte

plus. Je ne te dis pas ça pour te vexer.

Géraldine

Tu prétendrais que ma langue est mauvaise, que je ne

raconte que des balivernes, histoire d'écraser Bélinda. Voilà

déjà cinq ans que je la connais, la fille. Puisque je te dis qu'elle

est différente, c'est que j'ai raison.

Le Gros Michel

Plutôt que de t'occuper du comportement, si tu travaillais un

peu, histoire de pas trop te rouiller. Ton entrecuisses fait grève,

ou tu crois aux congés payés ? C'est de la rouille par-devant, et

de la calamine par derrière, mon amour.

617


Géraldine

Cesse tes conneries. Moi, je te parle sérieux. Il y a quelque

chose de grave.

Bélinda toujours assise à sa

table, appelle le garçon. Il lui apporte un

bloc notes et un crayon.

Géraldine

Tu vois bien. Elle n'écrit jamais.

Le Gros Michel

Elle souhaite peut-être écrire ses mémoires de pute. Elle en

aurait des trucs salingues à raconter - ça c'est une idée de bestsellers.

618


Géraldine

Tu veux être sérieux une fois ? Non. Ecoute. Mais ne te

moque pas. Elle semble s'être analysée, ou plutôt avoir réfléchi

sur son cas.

Le Gros Michel

Ecoute, ma belle, tu ne crois pas que tu compliques un peu.

Une pute n'est qu'une pute. Pourquoi la psychanalyser,

pourquoi essayer d'imaginer un truc qui ne vit que dans ta

cervelle ! Tu compliques trop.

Géraldine

Ça prouve bien que tu n'as rien compris aux femmes. Soit tu

peux les dominer. Mais savoir Ce qui se passe dans leur

cervelle - ça, tu en es incapable. Elles sont plus réfléchies, plus

précieuses que tu ne le penses. Mais observe-la. Elle griffonne.

Elle écrit à toute allure. Ça sort à une vitesse incroyable. On

dirait son testament, avant l'heure. Deux, trois, quatre feuilles.

Et vas-y que je noircis. Mais qu'est-ce que cela veut dire ?

619


Le Gros Michel

Tu te plais à tout compliquer. Si elle a besoin de cracher des

phrases sur du papier miteux, laisse- la faire. Pourquoi

t'intéresses-tu autant à Bélinda ?

Géraldine

C'est que son comportement est anormal.

Le Gros Michel

Bon, assez de toutes tes causeries. Mickey est son Mac ?

O.K. Bélinda lui appartient ? O.K. Elle a le droit de sortir

quelque peu - d'accord. Elle tente de jouer à la pute de luxe, et

alors ? Mais que peux-tu lui reprocher au juste ? Tiens tu es

bien une femelle ! Je paris que c'est la jalousie qui te fais parler

ainsi. Un bon conseil. Occupe-toi de ton cul, et fais le travailler

plutôt que de rester là comme une connasse à regarder l'autre.

C'est vrai, bon Dieu, tu ne fais pas de fric. Mais Mademoiselle

observe, analyse et critique. Si tu n'es pas foutue de descendre

dans la rue, il y a des mecs au bar. Plutôt que de parler, il serait

620


préférable que tu ailles en sucer un dans les chiottes. Du moins

tu rapporteras du pognon.

Géraldine

Si tu savais du moins chasser ta vulgarité quelque peu. Ne

peux-tu user d'autres termes. Je sais : tu me diras que l'on suce

un poivron ou un PDG sa réaction est la même ...

Le Gros Michel

Tu me le sors de la bouche.

Géraldine

Assez de ces stupidités ! Assez de tes jeux de mots

grossiers. Je te demande d'observer le comportement de

Bélinda.

Le Gros Michel

J'en ai assez de cette rengaine. Elle écrit, et bien quoi ? Elle

ne fait qu'écrire ? et alors ? Même si je reconnais que cela était

621


bizarre. Que devrais-je en conclure ! Après tout elle noircit des

phrases pour sa vieille tante malade, ou pour son grand père

alité. Un truc de ce genre. On peut tout imaginer. Mais comme

la curiosité te démange, va, approche, assieds-toi à sa table et

avec un oeil discret, tente d'arracher quelques bribes de phrases

pour en tirer le contenu.

Géraldine

D'ailleurs, il est trop tard. Elle replie les feuilles, et sors une

enveloppe de son sac. Elle referme le tout, et souffle de

satisfaction.

Le Gros Michel

Avait-elle un gros péché à se faire pardonner ? Toujours

qu'elle semble délivrée. Observe-la déguster avec délectance le

fond de son verre. Va-t-elle en commander un autre. Tiens,

qu'est-ce que je disais. Mo, je comprends les greluches.

Bélinda se fait servir

rapidement. Elle s'enfile en deux goulées

622


son alcool. Elle se dirige vers le bar, et

d'une façon anodine au Gros Michel :

Bélinda

Tiens, tu remettras ça à Mickey. Il est beurré. Moi, je dois

travailler. Mais quand il y descendra

Bélinda sort du bar. Elle regarde

un dernier instant. Puis referme la porte. Le

Gros Michel et Géraldine semblent

médusés. Du moins, ils reprennent leur

attitude, et ne font rien voir paraître.

D'ailleurs Mickey apparaît dans le haut des

escaliers. L'ivresse le contient encore. Il

descend difficilement les escaliers raides. Il

s'agrippe à la rampe. Il est suffisamment net

pour s'exprimer, discuter et répondre. Cette

saoulerie n'est pas totale. Avec un café, il

n'y paraîtrait rien.

Le Gros Michel

623


Tu arrives mal. Bélinda vient de sortir. Elle nous a dit que

tu étais tellement beurré que tu dormais tout tranquille. Et voilà

qu'on te vois debout. Quelle rapidité pour décuver ! Et quelle

facilité pour oublier les maux de tête !

Géraldine

Tiens, Bélinda, nous a remis une lettre. Veux-tu en prendre

connaissance ?

Mickey se saisit avec habileté

de l'enveloppe. Il parcourt rapidement les

pages et semble comme exténué. On dirait

que le sol lui glisse sous les jambes. Il relit

à nouveau. Fait de la fixation sur certains

passages. Retourne les feuilles et reste de

marbre. Une sorte de mécanique de la

bouche lui permet d'exprimer quelques

phrases. Les gens au bar cessent de parler.

C'est un silence total. Il s'approche du

public, et commence à dire :

624


Mon cher Mickey

Je prétends être une pute révolutionnaire. Que ces termes ne

te fassent pas sourire car je te propose la suite. J'ai décidé de te

fuir, de quitter ces lieux maudits et ces endroits infernaux où je

n'étais pas une femme, mais la dernière des esclaves soumises à

ton joug impossible.

Je t'ai aimé, Mickey et tu en as profité. Tu m'as imposée à sucer,

à coucher à me faire enculer. Et en grâces, je ne recevais de ta

part que la torture physique quand les sommes que je te donnais

n'étaient pas suffisantes.

Ces violences et ces humiliations ont duré cinq ans. Je ne

peux davantage supporter cette honte. Sache que je suis une

fille bien. Je n'ai rien à faire dans un bordel. Je ne veux pas

conserver cette identité de pute pour que tu te graisses la patte à

mes dépens.

J'ai donc décidé de prendre une décision unique. Je te

quitte, Mickey. Je te fuis et j'espère que jamais tu ne me

retrouveras. Sache que ta Bélinda n'est pas une fille sotte : elle

ira à l'inverse de ce que tu crois où je suis. Si tu me cherches

625


dans un bordel, je travaillerais à la pièce dans une usine. Si tu

me crois à PARIS, je serais en Suisse ou dans un patelin de

Province. J'irai dans ma logique ou à l'inverse de mon bon sens.

Ne déchire pas cette lettre, et ne la froisse pas. Il existe tant

de manières pour fuir cette ville que tu pourrais te déguiser en

berger Allemand, tu ne retrouverais pas ma trace.

Oh ! J'imagine toute la haine qui habite ton cœur, si tu en

possèdes un. Et toute ta volonté de me retrouver pour me punir

d'une façon abominable, et me soumettre à la mort ! Mais que

m'importe, je n'existe pas, je n'existerais jamais avec ta

présence.

L'univers de la prostitution est un monde carcéral où l'on y

rentre avec l'insouciance de la jeunesse et où l'on n'en sort

jamais. J'ai décidé de prendre ce risque. D'aller au-delà. Oui, je

veux être la première d'entre les putes à m'essayer de m'en

sortir. Ne t'inquiète en rien pour l'argent : j'ai préparé ma sortie

et j'ai des sommes suffisamment importantes pour passer

pendant des mois pour une bourgeoise. Toi, tu devrais baliser :

tous les macs du coin sont contre toi. Si tu venais à me

rechercher, ils te piqueraient tes filles. Tu vois, je ne sais pas où

est l'intérêt. Soit tu me files et tu échoues, et tu perds des

626


millions. Soit tu me laisses en paix, et tu t'assures avec ta bande

de putasses.

Veux-tu que je serve d'exemple ? Cela plairait au Gros

Michel. Quand bien même, tu me rattraperais, tes putes seraient

soumises à ce mac. Alors, tu souhaites me courser ?

J'ai trop souffert, Mickey, de ta cruauté de tes ignominies.

Pour toi, une femme n'est qu'un objet mécanique qui n'a pas

d'âme. Elle est faite pour recevoir des pénis dans son vagin.

Cela et rien d'autre.

Quand je t'écris que je suis révolutionnaire, c'est avant tout

parce que je suis la première à oser la liberté. Mais pas comme

les putes de Grenoble qui ont fait un procès à leurs Macs et se

sont planquées derrière des flics. Moi, c'est mieux. Je veux une

autre vie. Oublier les centaines de bites qui m'ont foutue.

Rechercher une eau purificatrice après le viol, et je ne tombe

pas dans le mystique. Je ne suis pas Marie Madeleine. Il me

sera possible de rencontre un homme, mais un seul avec lequel

je pourrais avoir des enfants. Tu vois tout cela est fort bête -

mais c'est la vie.

627


Des hommes à putes, il en existera toujours. Je souhaite

toutefois que tu te poses cette question : pourquoi ai-je osé

soumettre à une ingénue cette souffrance terrible ? Comment

puis-je oser les imposer par la violence à m'obéir ? Du moins,

Bon Dieu, que cette pensée traverse ta cervelle ! Du moins,

qu'elle t'éclaire un peu !

Il ne faut pas, Mickey, il ne faut pas imposer à une

innocente cette ignoble prostitution.

Je me dois de tenter une vie autre. Qu'importe ce que je

serai : une bourgeoise, une prolétaire mais pas une pute !

Tu sais que je suis maladroite, que j'écris fort mal. Je ne me

relis pas. Mais je crois avoir fait des répétitions - c'est pourquoi

je préfère en achever là avec ma lettre.

Souviens-toi, ne me poursuis pas. Ne me recherche pas, tu y

perdrais. Je pars.

Bélinda.

Mickey est complètement perdu.

Il regarde la scène. Relit les dernières

phrases et observe le Gros Michel qui

ricane bêtement.

628


Le Gros Michel

Comme on dit : une de perdue ... Mais c'est vrai que ça

pourrait être inquiétant pour la profession. Enfin, moi mes filles

sont moins intelligentes. D'ailleurs, elles ne savent pas fuir.

Bélinda a peut-être fait du stop, puis une voiture, l'avion ou le

train. Alors, va : cours à droite, à gauche. Mais que de travail !

Et personne pour t'aider.

Mickey

Je n'ai pas même de haine. Je me fiche totalement de tes

paroles stupides. Tu ne comprends donc pas.

Le Gros Michel

Tu raisonnes comme une aubergine. C'est pourquoi je n'ai

point de violence à ton égard. Tu sais il faut savoir s'adapter.

Bélinda est la première à fuir. D'autres seront soumises à notre

esclavage - non à notre despotisme. C'est vrai des imbéciles

avec un beau cul viendront. Et on les baisera. Elles nous

lècheront, et penseront de notre sorte. Mais c'est vrai c'est la

première, celle qui a eu l'audace. Tu vois Mickey dans tout

629


profession, il faut savoir s'adapter, se métamorphoser, essayer

d'être quelqu'un d'autre. Toi, tu as du retard. Mais moi j'avais

déjà devancé cette lettre, votre comportement. Et j'avais pensé

que la pute se taillerait. Une chose est à faire qui rapportera dix

fois, que dis-je, cent fois ou mille fois plus. Tu n'as pas compris

? C'est la came. La belle et douce drogue. Il nous faudra

changer. Mais, crois-le, mon pauvre Mickey, ce sont des

milliards, d'autres milliards qui nous attendent. Et cela dès

aujourd'hui.

Mickey

Des milliards contre Bélinda ! Bordel de merde. Tu as

encore raison !

630


TABLE DES MATIèRES

La reine Astride

La mort du Prince

Alexandre

Camille et Lucille

La Pute

631

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!