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2024 - 8 mars - CR

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Tendances inconciliées. Politiques de sobriété et hubris de la mode<br />

Intervenant<br />

VILLALBA Bruno, professeur de science politique, Université Paris-Saclay, AgroParisTech ;<br />

membre du laboratoire Printemps (CNRS UMR 8085)<br />

Il est l’auteur de Politiques de sobriété, Paris, Le Pommier, 2023.<br />

Alberto Ambrosio ouvre la séance par quelques mises au point théoriques. Longtemps<br />

considérée comme une vertu, la sobriété (tempérance) devient un mode de vie à la Renaissance.<br />

Dans le traité La vie sobre, Alvise Cornaro (XVIe-XVIIe siècle) préconise pour la première fois<br />

une vie entièrement empreinte de sobriété et non une simple pratique vertueuse. De même la<br />

pudeur (au départ, couvrir les pudenda, les parties honteuses) devient intimité à l’époque<br />

moderne. Ces deux évolutions sont-elles applicables à la mode ? L’industrie peut-elle inviter à<br />

consommer moins en consommant mieux ? L’éthique individuelle s’oppose toutefois à l’éthique<br />

sociale qui requiert une répétition d’actes, une réalisation des discours politiques, une<br />

effectuation, un « engagement » au sens de Peter Sloterdijk. Et l’encyclique Laudato si’ de mettre<br />

en évidence cette tension entre l’éthique individuelle et l’éthique sociale. Ambrosio cite enfin<br />

Hannah Arendt qui constatait que sous le nazisme, parmi ces choses établies qui s’effondrèrent<br />

ce furent en effet les règles morales : la capacité de distinguer entre le bien et le mal.<br />

Bruno Villalba remonte dans son introduction à la tradition critique de la dénonciation du superflu.<br />

Dans les sociétés chrétiennes il y avait un rapport de proportion entre le minimum de biens et le<br />

bien-être de sorte que le superflu était banni. La modération s’inscrivait dans un cadre théologique<br />

où aucun manque n’était à déplorer. À partir des Lumières, l’égalité de l’accès aux biens est<br />

prônée. Rousseau et Voltaire réitèrent l’inutilité du luxe, au motif que le superflu remet en cause<br />

l’ordre social : l’inégalité entraîne la frustration qui entraîne la violence. Dès 1950, la production<br />

entre dans la grande accélération : l’extractivisme effréné et la consommation exponentielle font<br />

que la promesse de l’abondance (hubris) devient une réalité au mépris des répercussions<br />

environnementales.<br />

Dans un premier temps, Villalba sonde la promotion généralisée de la mode comme modèle<br />

valorisée faisant fi des ritournelles critiques qui pointent la destruction. Dès lors que le modèle<br />

consumériste et le modèle démocratique partagent la valorisation de l’autonomie décisionnelle<br />

du sujet, aucune remise en cause ne se fait jour. La condition politique du sujet consommateur<br />

dans les discours et les pratiques repose sur une multiplicité de choix (par exemple le vote en<br />

politique) et sur une légitimation du droit à avoir le choix. Or la mode est à la fois l’incarnation<br />

idéalisée de l’individualisme et un processus d’individuation truqué : la conception relationnelle<br />

du soi se fait « égoïsme moral » (Baudrillard) qui enferme, cadenasse le consommateur dans une<br />

appartenance identitaire. La « spirale insoluble » d’Ivan Illich est ici invoquée : rancœur de<br />

l’échec, vertige du manque, frustration. Plus on a, plus on désire. Herbert Marcuse avec L’Homme<br />

unidimensionnel et Jean Baudrillard avec La Société de consommation étaient déjà visionnaires<br />

de cette organisation du système productif et de son outrance. Dans les années ’60, les États-<br />

Unis font face au revers de l’opulence de production. Pour que la machine continue à fonctionner,<br />

une éthique collective du gaspillage doit s’installer. De même Gunther Anders, s’inspirant de<br />

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Heidegger (mais dans une perspective infléchie par la réalité américaine), montre que pour<br />

répondre aux circonstances, le machinisme doit instaurer la production du manque de manque<br />

ainsi que véhiculer un imaginaire de l’accessibilité à venir et de l’illimité, ce qui engendre la<br />

consommation de masse. Le cercle permanent production-consommation-destruction s’incarne<br />

en effet dans la mode dont la Fashion Week célèbre la rotation de produits qui se renouvellent<br />

sans cesse. Autrement dit, la mode incarne ce système de destruction immédiate de l’objet à<br />

consommer. Qui plus est, la publicité érotise l’objet promis à la disparition. À rebours de<br />

l’aliénation marxiste où l’on travaillait et consommait pour accéder au confort du produit de son<br />

travail, le capitalisme libéral, par une indifférenciation des rôles de travailleur et de destructeur,<br />

n’a pas de contre-proposition à la consommation. Le capitalisme a réussi et ajuste l’offre même<br />

aux classes sociales les plus modestes avec, au cœur de ce système, l’extension du pouvoir<br />

d’achat à toute la société. Il n’empêche que la multiplicité des choix que partagent le<br />

consumérisme et le démocratique est une construction fictive, un phénomène de domination, s’il<br />

est vrai, à en croire Adorno, que nous avons naturalisé les normes comportementales du confort,<br />

marqueurs d’égalité. La revendication d’accéder à une consommation propre de la part de pays<br />

dé-coloniaux s’inscrit d’ailleurs dans une même logique.<br />

Un deuxième volet de l’exposé porte sur l’hétéronomie écologique non négociable. La critique de<br />

la mode comme industrie la plus polluante doit passer par une politique de sobriété. D’une part,<br />

un jean requiert 10 000 litres d’eau, de l’autre, l’industrie de la mode est la plus rentable : elle<br />

crée 600 000 emplois en France et accuse un chiffre d’affaires de 150 milliards, 1,7 % du PIB<br />

français. Il convient en revanche, selon Bruno Villalba, de recorréler le coût rentable au coût<br />

écologique. Depuis dix ans une Green Fashion émerge en effet et la demande du luxe éthique<br />

monte en flèche. Afin de maintenir le réchauffement climatique en-deçà de 1,5°, une conversion<br />

radicale des pratiques individuelles s’impose : ne pas dépasser trois vêtements neufs par<br />

personne par an, tandis qu’en 2019 trente-quatre pièces de vêtements neufs par personne par<br />

an étaient recensées. Comment faire coïncider les hétéronomies économiques avec l’écologie ?<br />

La dernière partie est consacrée à la vertu moins au sens moral que politique, une vertu à<br />

construire par le décentrement de soi. Alors qu’autrefois développer cette qualité morale était<br />

conçue dans un but – gagner le royaume de Dieu ou respecter autrui –, l’éthique doit dorénavant<br />

être normative, non plus une démarche spirituelle mais matérielle. On n’a plus le choix ; c’est un<br />

régime de nécessité qui s’impose. Si le bonheur individuel est conditionné au respect de la terre,<br />

la tempérance s’avère tributaire des ressources. La sobriété devient ainsi une vertu matérialiste<br />

et la réalisation de soi dépendante de contraintes extérieures. Cette sobriété comme proposition<br />

d’action politique s’ancre dans la réalité concrète de l’expérience, une expérience décentrée. De<br />

même que Corine Pelluchon avance que nous « mangeons » la biodiversité, nous devons<br />

accepter la dépossession, un renoncement d’attributs, et surtout réinterroger l’utilité. La<br />

réalisation de soi par la répétition de l’acte qui fonde la vertu suppose un engagement expérientiel<br />

et existentiel. L’intention doit se faire conviction intime, subjectivation qui fait sens à titre<br />

personnel. Me décentrer signifie renoncer à ce droit à avoir des droits de la démocratie moderne<br />

et réorienter le pouvoir d‘achat, voire empêcher que certains comportements se perpétuent.<br />

Selon Illich, même l’école pousse à la consommation. Une négociation politique implique d’aller<br />

plus loin qu’une « sobriété heureuse » envisagée par exemple par Pierre Rabhi. Nos actions<br />

transforment le monde autant qu’elles me transforment. Afin d’infléchir la politique, il faut imposer<br />

un business plan sobre, encourager une singularité dans la créativité de la mode éloignée du<br />

productivisme, et régulé par un cadrage limitatif. Ce n’est qu’à cette condition que la sobriété peut<br />

devenir une action collective contraignante et que l’on pourra regagner l’estime de soi, une<br />

dignité.<br />

__________________<br />

Au cours du débat très animé, la question des griefs prononcés contre la mode a été soulevée.<br />

Pourquoi faire de la mode un bouc émissaire dans la mesure où d’autres industries sont tout<br />

aussi polluantes ? En outre, par l’effet de ruissellement (trickle down) théorisé par Arthur Okun<br />

dans les années 50, on élève le niveau de consommation des classes inférieures qui méritent<br />

d’accéder à un certain bien-être. Le projet d’imposer un malus de 10 € sur les produits de la mode<br />

ultrarapide pourrait aussi accroître l’inégalité sociale dès lors que ce sont les vêtements bon<br />

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marchés qui sont concernés et qu’on est toujours assigné à une identité sociale par le vêtement<br />

(même s’il y a consommation par procuration comme l’avait souligné Thorstein Veblen). Depuis<br />

toujours la dentelle, ou le ruban (Molière), certes inutiles, relevaient d’une parade sociale qu’on<br />

ne pourra pas éliminer. Pour Daniel Roche La culture des apparences est une question<br />

d’émancipation, rend libre. Témoin certains signes distinctifs subversifs (le look bad boy des<br />

Apaches à Montmartre). Il conviendrait également de distinguer entre mode et luxe car les<br />

ouvrières du luxe ne sont pas aliénées mais détentrices d’un savoir-faire précieux et gratifiant. Il<br />

faudrait aussi tenir compte d’enseignes qui produisent sur demande et portent le risque financier<br />

de leur entreprise, qui renoncent aux stratégies marketing au profit de la robustesse, la qualité<br />

intrinsèque de leurs produits (par ex. Imperial, Kiabi). Une intervenante demande à nuancer le<br />

tableau sachant qu’il y a de nouveaux influenceurs qui privilégient l’être sur l’avoir, et qu’émerge<br />

toute une tendance au réemploi, à l’upcycling et à un retour à l’artisanat. Une autre inquiétude<br />

concerne la politique de coercition. Cette sobriété forcée ne revêt-elle pas des connotations<br />

totalitaires ? La question du rapport entre éthique et esthétique est posée en invoquant l’essai<br />

d’Yves Michaud Ceci n’est pas une tulipe. Art, luxe et enlaidissement des villes qui interroge les<br />

politiques culturelles. À la question de savoir si la vertu est innée ou acquise, Villalba répond par<br />

Pierre Clastres qui avançait que les sociétés primitives produisent déjà du surplus, dans le<br />

passage de la cueillette à l’agriculture par exemple. Le conférencier insiste sur le fait que<br />

l’injonction à la sobriété ne signifie par pour autant privation. L’on pourrait ainsi mutualiser les<br />

vêtements dans une famille. Une autre interrogation sur la distinction entre l’interrelation humain/<br />

non-humain et la solidarité est reçue comme un défi à élargir la solidarité à ses conséquences<br />

écologiques. Bruno Villalba cite à cet égard l’essai de Sue Donaldson et Will Kymlika Zoopolis :<br />

une théorie politique des droits des animaux, de 2011, qui aborde le juridique et l’autonomie des<br />

non-humains. La sobriété ne serait alors pas seulement une humilité devant Dieu mais devant<br />

la création le vivant. Une dernière proposition de la salle serait d’envisager la sobriété comme<br />

discrétion de l’expression de soi, renoncer à une fausse image de soi. L’aphorisme de Jean-<br />

Baptiste de Foucauld, tiré de L’abondance frugale. Pour une nouvelle solidarité (2010) clôt cette<br />

belle séance : « Plus de sobriété pour plus de justice et plus de créativité pour plus de sens »<br />

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