Les primitifs italiens, du ciel d'or divin au ciel bleu de la ... - Arts et Vie

Conférence à domicileLes primitifs italiens,du ciel d’or divinau ciel bleu de la terreOuvrant la voie à la Renaissance,les primitifs Italiens des XIII e et XIV e siècleschangent fondamentalement leur manière de peindre.Cherchant à représenter Dieu en l’humanisant,puis en le transposant dans des paysages réels,dessinant des plans architecturaux complexes,les peintres les plus réputés de l’époque ont insuffléune nouvelle impulsion artistique à l’Occident.De la Toscane à l’Ombrie, la créativité s’est traduitepar une production intense de toiles à sujets religieux,qu’on admire toujours avec autant de plaisirau cœur de petites chapelles, aux cimaisesdes plus grands musées ou dans les cathédrales.Gilbert Croué, auteur de cette conférence,nous entraîne sur un chemin initiatique oùréflexions et connaissances nous permettentd’appréhender plus finement un sujetaussi pointu que passionnant.L’auteur introduit en outre l’un des thèmesqui sera abordé lors d’un forum à Sienneportant sur les primitifs italiens(automne 2003).Par GILBERT CROUÉChargé de cours à l’université de NiceSimone Martini, Vierge d’humilité (détail), Berlin, Gemäldegalerie.‡Dossier détachable9ARTS ET VIE PLUS ÉTÉ 2002

Conférence à domicileLa tradition de l’histoire de l’art nous apprendqu’autour de 1300, la peinture en occidentchrétien a changé et plus particulièrement enterre italienne. Il y a, objectivement, une évolutionobservable dans les peintures produites, mais il estparfois difficile de déterminer avec certitude, lesmoments et les causes des évolutions dans les arts.On décèle quelquefois des ruptures marquantes, maison observe le plus souvent une continuité dans l’évolutionponctuée par de lentes transformations qui sesuperposent en strates successives. L’une desdifficultés de méthode en histoire de l’art résidedans la compréhension des faits tissés et entrelacés,qui concourent à produire des novations, dont lesracines remontent parfois loin dans l’histoire des artset surtout dans l’histoire des idées et des mentalités.Autour de la fin du XIII e s., et au début du XIV e ,l’histoire de l’art prend un tournant qu’on peut tenterd’expliquer. La peinture s’est un peu modifiéedans ses sujets mais surtout dans la manière de lesexposer. Si les thèmes relèvent de l’iconographiechrétienne dans la presque totalité des cas, lesDans les manifestations observables, dansles peintures italiennes autour de 1300,“l’humanisation” des représentations duChrist, de la Vierge et des saints, est un des faits picturauxles plus remarquables. La peinture est passée,à ce moment là, d’une figuration essentiellementévocatrice et affirmative de la présence de Dieu et desprincipaux intercesseurs, à la représentation d’unehumanisation progressive des images du sacré.Humaniser la figuration de Dieu, du Christ, de laVierge, c’est faire entrer le monde terrestre dansla peinture, c’est engager un autre registre dereprésentation, c’est faire une autre peinture.Représenter le monde terrestre entraîne la nécessitéde figurer la réalité du monde perçu : l’espace, lespaysages, les architectures des maisons et des villes,les activités des campagnes. Montrer que Dieu estparmi les hommes, c’est aussi peindre les hommeset leur quotidien. Une des caractéristiques des peinturesdu début du XIV e s en Italie, c’est ce surgissementdu quotidien dans l’image peinte : les hommesaffairés, les champs, les animaux, les objets, les maisons…Comment peut-on le comprendre ?La première réponse qu’on peut formuler estd’ordre théologique. L’Église évolue au cours duXIII e s., en particulier sous l’influence des nouveauxordres : les Franciscains et les Dominicains. L’Églisedes siècles précédents est plus une structure élitistedans sa composition. Les moines vivent en partieisolés dans des monastères, havres de culture et decalme, presque à l’abri du monde, même si cetteprésentation est trop réductrice. Les hautes instancesde l’Église vivent dans des milieux sociauxformes sont nouvelles et les conséquences nombreuses.On peut en citer trois : l’humanisation de lafiguration de Dieu et des personnages représentés,l’apparition des paysages terrestres et la relationavec la réalité du monde perçu, la réalisation picturaled’architectures complexes pour localiser lesscènes évoquées.À partir d’une période, s’articulant entre 1280 et1350 environ, se développe une nouvelle peinturequi va changer les arts plastiques en Italie, puis plustard en Europe occidentale. Les répercussions surtout le XIV e s. sont majeures. De 1280 et des premièresnovations, à l’intervention de Masaccio(1401-1428), autour de 1420-1427, s’est constituéeune production picturale que nous avons coutumed’appeler celle des “primitifs italiens”.Notre réflexion, autour de cette question des primitifsitaliens, n’a pas la prétention de l’exhaustivité,bien impossible d’ailleurs, mais il s’agit de proposerquelques pistes pour mieux appréhender les œuvreset pour réfléchir sur cette production fondatrice etséduisante.1. L’humanisationdes personnages représentéséloignés du peuple et de son quotidien. Les questionsreligieuses se débattent au sein de l’élite politiqueet religieuse. Tout à leurs querelles ou à leurprestige, à leurs démêlés avec les pouvoirs temporels,le haut clergé a une vision centripète del’Église : l’homme doit aller vers Dieu.Ce qui va changer au XIII e s., avec les ordres prêcheurs,c’est l’introduction d’une théologie des villeset des campagnes, une vision évangélisatrice et centrifuge: l’Église doit aller vers les hommes et non lecontraire. Il s’agit d’une évolution radicale et d’unprofond bouleversement. La masse des chrétiensn’est plus ce magma indiscernable qui doit suivreune religion définie en dehors d’elle, mais devientl’enjeu de la progression de la prédication, l’enjeu del’évangélisation et aussi le champ de rivalités depouvoir entre les ordres. On voit, par exemple,à Florence, au XIII e s., les Franciscains et lesDominicains se partager les terrains hors des rempartsde la ville et se répartir les zones d’influence.Les Franciscains prennent l’est avec le développementde Santa Croce à partir de 1228, lesDominicains prennent l’ouest avec la constructionde Santa Maria Novella, à partir de 1246. On peutfaire des observations semblables à Bologne ou àSienne et dans de nombreuses villes italiennes. Ils’agit d’être présent dans les villes, villes qui sont auMoyen Âge des entités en plein développement économiqueet qui regroupent de plus en plus demonde. Il faut être plus près du quotidien deshommes et diffuser la parole de Dieu, là où se trouventles concentrations d’individus, au lieu de resterdans des lieux isolés des hommes comme le sont lesD.R.monastères où des moines bénédictins, cisterciensou chartreux vivent, dans tous les sens du terme,“retirés du monde”. La nouvelle théologie desordres prêcheurs a pour objet d’être “dans lemonde”. Ce changement introduit de nouveauxcomportements de vie pour les membres de cesordres mais aussi de nouveaux moyens d’atteindrele peuple des villes et des campagnes par une théologie« révolutionnaire » dont l’usage d’images efficaceset pédagogiques fait partie.Giovanni di Genova, dominicain de la fin duXIII e s., résume bien la nouvelle fonction des imagesdans un livre intitulé Catholicon :« Sachez que trois raisons ont présidé à l’institutiondes images dans les églises. En premier lieu, pourl’instruction des gens simples, car ceux-ci sont enseignéspar elles comme par les livres. En deuxièmelieu, pour que le mystère de l’Incarnation etl’exemple des saints puissent mieux agir dans notremémoire en étant exposés quotidiennement à notreregard. En troisième lieu, pour susciter un sentimentde dévotion, qui est plus efficacement excité aumoyen de choses vues que de choses entendues ». 1Cimabue, Maesta de la Sainte Trinité,Florence, musée des Offices.Dans le texte ci-dessus, tout est dit du langage del’image et de son efficacité, analyse toujours d’actualitéd’ailleurs.Les images, la panoplie des représentations, desdiscours et de la “propagande” devaient être plusproches des hommes et de leur quotidien ; l’Église,en somme, devait être plus populaire.1. In BAXANDALL Michael, L’œil du Quattrocento,Gallimard, Paris, 1985, p. 66.Des images géantes présentant un DieuPantocrator, dominant du haut des voûtes deséglises, comme on peut le voir sur une mosaïque de1190 dans la cathédrale de Montreale en Sicile, cesfigurations terrifiantes vont évoluer, au cours dusiècle suivant, vers un Christ au milieu des hommes,tel qu’on peut l’observer dans les œuvres de Giotto àAssise ou à Padoue. On passe de représentations duChrist du Jugement dernier, trônant dans la citécéleste, au Christ fraternel, dans la cité terrestre.Dans les fresques de Giotto (1267-1337), le Christest de la même taille que les figurants ou les bourreauxdans des scènes de crucifixion ou de flagellation.Voilà des images impensables au XII e s ou dansles figurations byzantines où le monde du divin nes’interpénétrait pas avec le monde des humainsdans les représentations. Figurer le Christ sur lemême plan, de la même taille, de la même corporalitéqu’un homme banal, pose de délicates questionsde théologie et d’acceptation pour les mentalitésreligieuses du XIII e s.On peut donner un bon exemple de l’évolutionradicale de l’image chez les primitifs italiens, à proposd’un thème classique : la Vierge en majesté, sisesur un trône de gloire et présentant l’enfant Jésus. Lesujet est appelé Maestà aux XIII e et XIV e siècles.La première salle du musée des Offices de Florence,présente, à juste titre côte à côte, trois Maestà essentiellespour la compréhension de cette évolution. Lapremière, du point de vue chronologique, est celle deCimabue (né vers 1240-1250 et actif entre 1272 et1302). Sa Maestà a été exécutée vers 1280 pour lemaître-autel de l’église de la Sainte-Trinité deFlorence. Exécutée a tempera sur bois, c’est un grandformat de 385 x 223 cm. On installait ces peinturesau-dessus de l’autel, légèrement inclinées vers le baspour être vues par le croyant s’approchant du lieucentral de la messe ou de la prière. L’influence byzantineest lisible dans la frontalité de la présentation, lagrandeur différenciée de la Vierge et de l’Enfant parrapport aux anges et aux prophètes qui les entourent.La grandeur des figurations est en proportion del’importance du personnage dans la hiérarchiedivine dans la représentation byzantine ainsi que sasituation dans les registres superposés des décorationsd’églises. Le manteau brun de la Vierge estconstitué de plis nombreux hachurés de traits d’or ;ces formes de plis reçoivent peut-être autant d’influencesdu gothique français que des modèlesbyzantins. Le corps apparaît plat, hiératique et d’undessin purement symbolique. Les mains longues etstéréotypées montrent l’influence de l’esthétiquebyzantine. Le sujet est centré ainsi qu’une perspectiveélémentaire du trône de marqueterie. Le trône degloire est soutenu par huit anges étagés et sous lesiège sont présentés quatre prophètes qui ontannoncé, d’une manière ou d’une autre, la venue duMessie. Les arcs sous le trône creusent la profondeuret cette image n’est déjà plus une image “plate”. Il y aau moins six plans institués. La perspective, élémentairecertes, de ce trône, et la multiplication des planssuccessifs, marquent une évolution fondamentale del’image et de l’espace en peinture. La figurationd’anges étagés et surtout de prophètes, offre uneimage qui se peuple et se diversifie. Le ciel fait d’unfond à la feuille d’or renvoie à la lumière céleste. Lesregards droits de la Vierge et de Jésus en font encoreune image de la tradition byzantine influente enItalie. L’image regarde le croyant, comme lePantocrator transperce le croyant de son regardinsistant. Le croyant doit se sentir impressionné, misà nu, fautif et repentant. L’une des évolutions de lapeinture des primitifs italiens fait que, petit à petit,cette perspective se renverse et c’est le croyant quiregarde l’image et la divinité.La deuxième Maestà présentée par ordrechronologique, est celle du Siennois Duccio diBuoninsegna (né vers 1260, mort en 1318/1319).Duccio est siennois mais il a aussi travaillé à Florenceet il a croisé le chemin de Cimabue sur le chantierd’Assise. Cette peinture sur bois d’un importantformat (450 x 290 cm) avait été installée dans lachapelle de la grande famille florentine des Rucellai,dans l’église dominicaine de Santa Maria Novella :de ce fait, elle est dite “Madone Rucellai”. L’espaceD.R.Giotto, Maesta, Florence, musée des Offices.dans cette peinture est, là aussi, suggéré par le trônemais vu de trois quarts, décalé vers l’arrière, avec unélément important : la marche en avant qui creusel’espace et porte deux anges. Les mains sont encoregrandes et stylisées, les anges sont disposés étagés,les relations de grandeur relèvent de la hiérarchiedivine : la Vierge est trois fois plus grande que lesanges. Par contre, si l’ensemble est encore fortementbyzantin, la Vierge est peinte avec un relief desgenoux qui viennent en avant, avec un souci de présenterun corps réel. L’enfant Jésus ne regarde plusde face mais de côté : la relation avec sa mère sembleplus importante, suggérant une connivence de tendresse.Le fond d’or, très subtil, reflète, selon la tradition,la lumière céleste habitée par le rayonnementdivin. Elle exprime le rêve d’un paradis céleste surmontéd’un ciel d’or.La troisième Maestà présentée aux Offices estcelle de Giotto (né vers 1267, mort en 1337). Giottoa peut-être été l’élève de Cimabue, selon l’hypothèsehabituelle. Il a croisé les travaux de son contemporainDuccio ainsi que les œuvres d’un maître trèsimportant à Rome : Pietro Cavalini (né vers 1250,mort vers 1330) et qui l’a vraisemblablement formé.Les fresques de Cavallini, dont le grand Jugementdernier redécouvert seulement en 1901 dans l’églisede Santa Cecilia in Trastevere à Rome, représententun jalon essentiel pour comprendre la novation picturaleà la fin du XIII e s.La Maestà de Giotto est composée pour lemaître-autel de l’église Ognissanti de Florence en1310. C’est une détrempe sur bois de 325 x 204 cm.Elle était accrochée inclinée comme les deux précédentes.L’espace est radicalement différent. Onentre par deux marches successives. Sur le premierplan se trouvent deux anges symétriques, offrantdes vases de fleurs, préfiguration des nombreuxanges musiciens peints sur le même thème tout aulong de la Renaissance. La Vierge est assise sur unecathèdre aux côtés ajourés et couverte d’une voûtedécorée ; si la perspective est centrée, le siègeest d’un dessin complexe à réaliser et montre unemaîtrise de l’espace remarquable. Les anges et lesprophètes sont disposés en profondeur et nonsuperposés, ils sont sur le même plan et se cachentles uns les autres, assurant du même coup un effetde profondeur logique et conforme à notre perceptionhabituelle. Nous ne sommes plus dans unespace uniquement symbolique, mais dans unespace rationnel. Le tableau n’est plus un plan verticalmais il est conçu comme un espace profond,conforme à la réalité de nos perceptions. Par lesovales ajourés des côtés du trône, nous apercevonsles anges et les prophètes mélangés, le divin et le terrestresur un même plan. Si la Vierge et l’Enfantrestent plus grands que les autres protagonistes (ence sens c’est encore une composition dans l’espritdu XIII e s.), les anges et les prophètes, eux, sontdisposés dans une relation crédible d’éloignement.Mais une autre novation est d’importance : noussommes en présence d’un corps en volume modelépour faire apparaître le corps de la Vierge. La Viergea un corps féminin. Voilà une novation représentativecruciale et qui n’est pas sans poser aux contemporainsdes questions théologiques. La Vierge n’estplus seulement une image symbole de la mère duDieu incarné, elle est montrée comme une femme,elle est humanisée. La Vierge a un corps dont lescuisses et les genoux sont lisibles dans le volume1011ARTS ET VIE PLUS ÉTÉ 2002

Conférence à domicilepeint, la poitrine sous le voile est visible et suggèreune féminité toute terrestre. Image impensablepour un Byzantin des siècles précédents.L’humanisation gagne le corps des dieux. C’esten cela qu’il y a une transformation radicale de lapensée de ces images, une évolution des mentalités.Giotto est bien l’artiste central de cette évolutioncapitale sur trois points : l’espace interne du tableauexiste avec des relations logiques entre les personnageset les volumes représentés, les personnages“divins” sont humanisés dans leur corporalité,l’espace est construit du point de vue du spectateur.C’est le croyant qui regarde la représentation deDieu et non l’inverse. À partir du moment oùl’image est construite du point de vue du spectateur,elle change de sens. La perspective s’inverse et lespectateur n’est plus regardé par l’œil terrible de ladivinité qui le jauge et qui le juge mais le croyantregarde, à travers une fenêtre, un monde se creuseret se rapprocher de lui et dans lequel s’installent, àses côtés, la maternité chaleureuse de la Vierge et lacompassion de l’enfant Jésus.Les Vierges d’humilité qui se peignent à de nombreuxexemplaires autour de 1350, à la suite de lagrande peste de 1348, exposent cet aboutissement.La Vierge est assise sur le sol ou dans l’herbe, ellejoue avec l’enfant Jésus dans une scène maternelle.Ils sont posés sur la terre c’est-à-dire au milieu deshommes, comme les hommes. Ils ne sont plus présentésen suspension dans un ciel éthéré mais aumilieu des fleurs terrestres, des fleurs mariales,montrant en cela une divinité au “ras de la Terre”d’une certaine manière et c’est, par rapport auxsiècles précédents en occident chrétien, un renversementd’attitude radical. Sur le sujet de la “Vierged’humilité”, on peut renvoyer aux très beaux traitementspar le Siennois Simone Martini (vers 1284-1344) ou son cercle, peinture conservée à laGemäldegalerie de Berlin (cf. page 9), par Orcagna(actif à Florence entre 1343 et 1368), visible àWashington, ou par Gentile da Fabriano (né vers1370-mort en 1427), qui en présente, au musée SanMatteo de Pise, une version surprenante.C’est le même esprit qui préside aux réalisationssur le thème de “la Vierge de Miséricorde” qui, sousle manteau bleu-nuit qu’elle ouvre et étend autourd’elle, abrite sous sa protection tous les états dumonde : rois, prêtres, seigneurs, artisans, paysans.La théologie du XIV e s., mise en image par les artisanspeintres au service de l’Église, montre cetteproximité nouvelle d’un Dieu ou des intercesseursmajeurs situés parmi les hommes. Ces conceptions,par suite, changent tout l’univers de la peinture.Cette humanisation est un des apports de ces novateursdu début du XIV e siècle dont Giotto est le principalreprésentant et probablement le plus inventif.La présentation de ces trois Maestà de Florence estdonc essentielle pour observer ce passage duschéma de type byzantin, aux figures idéalisées etD.R.Giotto, Résurrection de Lazare, Padoue, Chapelle Scrovegni.purs symboles, à cette volonté de rapprocher lesreprésentations d’un univers plus terrestre, plusprosaïque peut-être, et donc plus petit, mais plussensible aux hommes, plus compréhensible et plusconforme à la nouvelle théologie de conquête et à lastratégie centrifuge de certains.Si Giotto illustre au mieux cette novation dansl’humanisation des figures, c’est aussi parce que sontravail est lié à la théologie franciscaine et aux commandesde cet ordre. L’influence franciscaine a étéénorme aux XIII e et XIV e s. De la même manière, lesDominicains seront aussi de grands commanditairesd’œuvres et les modèles de saint Dominique(1170-1221) comme ceux de saint François (1182-1226) seront essentiels dans le développementd’une nouvelle église ouverte et citadine.Il faut toutefois revenir à la vie de saint Françoiset aux légendes qui ont très tôt accompagné sa vie,pour comprendre cette influence sur la peinture.Nicolas IV, premier pape franciscain de l’histoire, de1288 à 1292, demande à Giotto d’illustrer sur lesmurs de la basilique supérieure d’Assise, la vie desaint François. Giotto représente, en particulier,l’épisode où saint François entre en conversationavec le Christ en croix, de l’église Saint-Damiend’Assise. Le Christ parle miraculeusement à Françoiset lui dit : “François, va réparer ma maison car,comme tu le vois, elle tombe en ruine”. Françoiscomprend que ces paroles sont le symbole d’uneÉglise catholique à reconstruire. Les Franciscains,par une nouvelle théologie vont s’y employer. À partirde ce type de sujet, Giotto, soixante ans environaprès la mort du grand saint ombrien, réalise unesérie de fresques qui illustrent cette nouvelle théologiefranciscaine et cet idéal de pauvreté et de proximitédes hommes. François parle aux hommes maisaussi à la nature et aux animaux. Cette humanisationdu rapport du divin au monde change les représentationset les images. La peinture offerte aux regardsdes humbles se peuple de personnages et de saintsqui se meuvent dans des décors de villes, dans desédifices, dans des vues d’églises réelles, dans descampagnes qui évoquent les oiseaux et les herbes,une faune et une flore s’inspirant de la réalité.Le grand chantier de la basilique San Francescod’Assise constitue le lieu par excellence de cetteexposition des nouvelles représentations et de larhétorique franciscaine. Le rayonnement desmodèles proposés est immense sur les artistes italiensdu XIV e s. On retrouve sur ce chantier non seulementGiotto, qui est l’artiste majeur du lieu, maisaussi Cimabue, Jacoppo Torriti (fin XIII e s.), SimoneMartini (1284-1344), Pietro Lorenzetti (documentéà Sienne entre 1305 et 1345).Vers 1303-1305, Giotto réalise un de ses chefsd’œuvre,la décoration à fresques de la chapelle de lafamille Scrovegni de Padoue. L’ensemble des peinturesdécore les murs et le plafond dans une dominantebleutée, qui renvoie peut-être au plaisir colorédu mausolée de Galla Placida de Ravenne, que Giottoavait probablement vu dans son déplacement deRimini vers Padoue. La chapelle Scrovegni montreen de multiples images cette conception “terrestre”de la représentation du cycle de la vie de Marie et dela vie du Christ. Les figurants, les animaux, sontmélangés aux figurations du Christ. Le tableau peintest situé dans les collines ou dans la ville. Dans desexemples comme la résurrection de Lazare ou laFlagellation du Christ le réalisme du monde vécu parl’expérience des hommes sert de cadre aux épisodesde la vie du Christ. La chapelle Scrovegni, au mêmetitre que les grandes décorations d’Assise, présenteun répertoire d’images de la nouvelle modernité desconceptions qui s’imposent petit à petit. On ne peutapprécier la qualité des peintures de Giusto de’Menabuoi (actif entre 1363 et 1391), sur les murs dubaptistère de Padoue, en 1375, sans connaître l’importancedes modèles de Giotto.Dans sa fameuse Maestà terminée en 1311,Duccio di Buoninsegna présente cette mêmehumanisation de la présence du Christ. Cette peinture,brossée à l’œuf sur bois et qui mesure 370 cmsur 450 cm, peinte des deux côtés, eut un succèsimmédiat lors de sa réalisation. Elle fut portée enprocession quasiment triomphale de l’atelier dupeintre jusqu’à la belle cathédrale de Sienne. Lesmultiples panneaux montrent les saints et les figurantsmélangés : les tortionnaires du Christ sontpeints de la même taille que lui. Au pied de la croix,les proches du Christ et ses ennemis se partagentcertes en deux camps, à droite et à gauche selon latradition iconographique, mais ils sont tous de lamême foule, du même peuple divisé par des engagementdifférents. Les arbres, les édifices, leshommes parlent de la réalité de la terre au regarddu croyant qui scrute ce livre d’images. L’histoiredu Christ et de sa mère peut être retenue, comme lesouhaitait Giovanni di Genova, parce que l’image“parle” aux hommes, parce qu’elle est localisée,ancrée dans la réalité et non éthérée, parce qu’elleest mémorisable.De son côté, un autre grand Siennois, SimoneMartini (1284-1344), continue dans le même tempsune certaine tradition. Son intervention, d’uneremarquable qualité, vers 1312 dans la chapelleSaint-Martin d’Assise, dans l’église inférieure,montre sa sensibilité aux novations contemporaines.Pourtant, les polyptyques qu’il produit par lasuite, comme celui de Pise de 1319-1320, poursuiventune tradition de représentation des personnages surdes fonds d’or, dans des images cloisonnées par desalvéoles-nefs successives et sur plusieurs registres,sans que la moindre figuration d’une colline ou d’unarbre marque la présence d’une quelconque réalité dumonde.C’est bien toujours le cas, dans des temps d’évolutiondes images, tous les artistes ne marchentheureusement pas du même pas. Une permanenced’éléments de tradition se perpétue à côté d’îlotsd’innovations. Simone Martini, à Sienne comme enAvignon plus tard, alternera modernité et tradition(si toutefois on peut employer ces dénominations –modernité et tradition – qui demanderaient plus deprécision tant leurs emplois dans l’histoire de l’artont été fréquents).L’humanisation du répertoire des images et deshistoires chrétiennes apparaît comme un élémentdéterminant et caractéristique de l’évolution de lapeinture de la fin du XIII e s. et du début du sièclesuivant. Plus qu’une invention de peintre, c’est unerénovation théologique. On peut considérer quel’évolution des images ne représente qu’une conséquencede l’évolution des mentalités, en particulierdes mentalités religieuses autour de l’action novatricedes Franciscains et des Dominicains.Cette humanisation du divin représenté apparaîtmême dans la figure de Dieu le Père, dans l’irreprésentable.Car si le Christ s’est fait homme et peutdonc être figuré dans sa corporalité humaine, dansle temps de son aventure terrestre, qu’en est-il de lafigure du Père ? La fresque byzantine ou la mosaïquedominant l’abside ou la coupole, représentent unChrist Pantocrator, unifiant en son image troispersonnes à la fois. On voit sur les peintures duXIV e s. en Italie, apparaître une figure de Dieuminuscule dominant, par exemple, la scène fondatricede “l’Annonciation”. On est bien là dans uneautre conception de “ce qui est représentable” et du“comment le représenter”. On est dans une nouvelleconception des images qui entraînera un grandbouleversement du travail pictural.D.R.D.R.2. L’apparition des paysagesCette humanisation des personnages divinsreprésentés, leur mise en situation aumonde, sur la Terre, entraînent une représentationdes lieux pour situer les actions. Quand leChrist ressuscite Lazare, dans la fresque de Giotto àPadoue, la scène est située sur des collines avec desarbres. C’est le même type de localisation dans laversion de Duccio, sur la Maestà de Sienne. Ducciopeint le Christ au jardin de Gethsémani au milieudes oliviers comme il se doit, mais il figure aussi desorangers. Quand le Christ entre dans Jérusalem, surun des panneaux de cette même Maestà, on cueilledes ramures dans de vrais vergers et la Jérusalemfigurée représente en réalité le Duomo de Sienne.À partir du moment où le peintre place parmi leshommes les histoires du légendaire chrétien, il disposeles séquences dans des lieux figurant la réalitédu monde perçu. Ce monde réel est fait de collines,de vergers, d’activités agraires, de villes en activité.Le Christ n’entre plus dans Jérusalem, il entre dansSienne, il entre parmi nous. La théologie des ordresprêcheurs trouve là, sa traduction directe.La première image du cycle de Padoue peintepar Giotto en 1304-1308, est en ce sens significative.Elle a pour sujet : Joachim chassé du temple. Le pèrede Marie est représenté sortant d’un édifice, il vadescendre une marche ; le fond est fait d’un cield’azur. Toutes les séquences qui vont suivre sontsur ciel d’azur, donnant à la chapelle cette luminositési particulière. Le ciel réel, tel que nous le percevons,envahit les images retraçant la vie de Jésus. CeDuccio di Boninsegna, Maestà de Sienne,Entrée du Christ dans Jérusalem,musée de l’œuvre du duomo, Sienne.D.R.ciel n’est plus cette demeure irréelle baignée d’unelumière d’or dans laquelle se présentait suspendueet idéalisée l’image du Christ, mais celui qui baignela Terre, celui des hommes qui vivent, microscopiques,au milieu de la nature et des villes.Les peintres passent des représentations du cield’or divin au ciel bleu de la Terre.Bartolo di Fredi, Le cortège des mages (détail),Pinacothèque de Sienne.Giotto peint sur les murs de Padoue des paysagessimplifiés, certes, mais qui localisent l’action :le désert, la montagne, l’entrée de la ville, le marché,les portiques et les palais. Le monde réel est suggéré.Sur les murs d’Assise, Giotto peint la ville d’Arezzodans la fresque : Saint François chassant les démons,ou les collines d’Ombrie dans les scènes de la vierecueillie et bucolique de François.Cette entrée en force du paysage dans la peintureest une des caractéristiques majeures des productionsdes primitifs italiens. Le sujet religieux quijustifie la commande se déroule désormais devant unpaysage qui est organisé par quelques composantssignifiants pour évoquer l’extérieur : arbres, collines,ravins, ruisseaux, villages perchés dans le lointain. Unsujet peut servir d’exemple de cette apparition despaysages : L’adoration des mages. Ce sujet populairefait référence au court texte de saint Matthieu(2, 1-12) et on le trouve représenté de nombreusesfois dans les livres enluminés antérieurs au XIV e s. etconservés dans les riches bibliothèques des monastères.Les modèles peuvent aussi se trouver dans lasculpture. La séquence la plus traitée plastiquementest celle de l’offrande des présents et l’agenouillementdevant le Messie dans la crèche de Bethléem. Dansles traitements antérieurs au XIV e s., la scène estprésentée avec le minimum de décor : la crècherudimentaire ou simplement un lit ; Marie est fréquemmentassise et présente l’Enfant. Avec les primitifsitaliens le décor accessoire apparaît. La scène estreprésentée avec une crèche adossée à de vraisrochers, comme dans la version donnée par Giotto àPadoue. Mais les mages, devenus entre temps des roisà partir du VI e s., sont accompagnés de serviteurs, dedromadaires. L’image se peuple de figurants, elles’élargit sur des paysages de collines. Dans une versionpeinte par Pietro da Rimini, vers 1330, et conservée à la1213ARTS ET VIE PLUS ÉTÉ 2002

Conférence à domicileFondation Thyssen de Madrid, les rois mages ontparcouru un paysage de montagnes, de précipices, dechemins escarpés pour venir adorer et reconnaîtrel’Enfant. La représentation du même épisode de l’enfancedu Christ est peinte par le Siennois Bartolo diFredi (actif entre 1353 et 1410), qui décrit un largepaysage de collines et de chemins où les mages arriventavec une caravane qui s’est peuplée de figurantsreprésentant l’exotisme de l’Orient, et une trentainede personnages et d’animaux les accompagnent. Leplus intéressant de cette peinture, conservée à la pinacothèquede Sienne, réside dans le fait que le cortègearrive puis repart de Jérusalem, selon le récit deMatthieu, mais cette Jérusalem est devenue Sienne,reconnaissable, entourée de remparts et dominée parle duomo bicolore avec ses marbres blancs et noirs.C’est un bon exemple de l’apparition du paysage dansla peinture chrétienne occidentale. Cette peinture depaysage était bien maîtrisée par les peintres de laRome antique, par exemple, et il suffit de se reporteraux fresques de Pompéi pour s’en convaincre ; or, cetart avait été abandonné, semble-t-il, pendant le longMoyen Âge pour de multiples raisons, dont l’exposénous conduirait hors des limites de notre sujet. Cethème du paysage qui localise l’action, réapparaîtdans le style de ces peintres de la fin du XIII e siècle etdu début du XIV e dans leur souci de décrire le monderéel et de mettre en image la nouvelle théologie.Le paysage n’est pas seulement un lieu peintpour localiser une action mais la peinture reproduitla ville réelle, un aspect d’une porte fortifiée oul’allure générale d’une église. Cette tendance audécor paysagé comme fond de toute scène religieuse,se répand sur la plupart des peintures du XIV e s. oupresque ; on observe, bien sûr, des survivances desformes archaïques avec des fonds d’or sans représentationde paysage. Aucune novation ne peut s’installerde manière totale et les formes traditionnellescoexistent toujours longtemps avec les formesnouvelles. La peinture du “gothique international”,entre 1380 et 1450, démontre bien cette permanencedes formes archaïques remises au goût du jour dansune qualité esthétique indéniable et séduisante. Maisles prémices de la Renaissance apparaissent dans lespeintures des Italiens du XIV e s. qui ont peint des paysagesservant d’écrins à la Vierge, à Jésus ou à tel outel épisode de la vie des grands saints chrétiens.Cette peinture du paysage, initiée dès le débutdu XIV e s., trouve son apogée au XV e s. où le paysageréaliste sert à construire la profondeur illusionniste.Les cavalcades accompagnant les mages défilentdans des paysages de plus en plus vastes et seretrouvent amplifiées dans des réalisationsfameuses comme celle de Gentile da Fabriano (vers1370-1427). Les deux dromadaires initiaux deGiotto à Padoue sont devenus une caravane dechevaux, de dromadaires, d’animaux exotiques, traversantles collines, les villes, le bord de mer et leschemins creux qui mènent à Bethléem mais plus14sûrement dans quelque village de Toscane. Plustard, en 1459-1462, sur les murs de la chapelle dupalais des Médicis, Benozzo Gozzoli (vers 1422-1497) reprend ce cortège des mages pour lui fairetraverser les collines toscanes aux alentours deFlorence. C’est un aboutissement du geste de Giottode 1305 qui, avec sa version des mages, présentedans sa forme primitive, les prémices d’un des fleuronsde la Renaissance, réalisé 150 ans plus tard.Les fresques d’Ambroggio Lorenzetti (actif àSienne de 1319 à 1348), sur les murs du palazzoPubblico de Sienne, sont un bon exemple de ce nouveaugoût du paysage au XIV e s. et de la célébrationdu territoire. Il s’agit des fameuses fresques réalisées,à la demande du conseil communal, pourmontrer les effets du bon et du mauvais gouvernementsur la ville et la campagne. La cité comme leterritoire qui l’entoure, sont décrits avec un luxe dedétails réalistes. Ces fresques de 1337-1339 rendentcompte d’un monde terrestre réel, en pleine expansion,d’un souci nouveau de valoriser, par cesmoyens de luxe décoratif que sont les peintures, lavie de la cité, sa renommée, la vertu de ses gestionnaires,la beauté du paysage. Si celle-ci vient de Dieu,comme toute beauté, selon les mentalités du MoyenÂge, l’homme est montré comme y tenant sa placeet comme responsable de la gestion de cette harmonievoulue par Lui 2 . Ces fresques d’Ambroggio3. Des architectures complexesHumaniser la figure de Dieu, l’installer aumilieu des hommes, c’est donc peindre,en conséquence, la réalité de la Terre, laréalité des lieux. Le discours, pour être efficace danscette nouvelle idéologie d’une Église plus près desgens, doit montrer que les paraboles du Christ, sonenfance ou sa Passion, se passent dans des lieux crédibleset donc proches de la réalité observée. Peindredes paysages évoquant la réalité du monde conduit àreprésenter des architectures pouvant abriter lesséquences du récit. Les primitifs italiens sont doncconfrontés très vite au rendu des volumes complexes.La troisième scène de l’ensemble de Giotto àPadoue, représente l’intérieur d’une maison : sainteAnne s’y tient en prière et elle reçoit l’annonce d’unefuture naissance. La scène se déroule dans une maisontracée dans une perspective empirique, maisl’espace est très crédible, la chambre est un volumelogique, le plafond comme la moustiquaire sontcohérents. À l’extérieur de cette maison à frontons,dont l’un est vu à l’envers, une servante file la lainesous un péristyle. Un escalier monte à une terrasse.L’ensemble est un volume compliqué à dessiner.Quatre images plus loin, Giotto reproduit la mêmemaison abritant la naissance de Marie. Ceci prouve2. ECCO Umberto, Art et Beauté dans l’esthétique médiévale,Grasset, Paris, 1997, 297 p.D.R.Lorenzetti sont une des plus belles réussites du siècleet montrent la fierté de ces villes dont l’économie esten plein développement. Dans ce sujet profane c’estaussi la découverte et la mise en valeur de nouveauxgenres picturaux qui apparaissent : le paysage, lacité, les portraits des hommes qui gèrent la communauté.Si, au début du XIV e s. les sujets picturaux sontessentiellement d’inspiration religieuse, les primitifsitaliens ouvrent de nouvelles catégories de sujetsprofanes parce qu’ils sont au service d’une nouvelleclasse bourgeoise et marchande qui commence às’autocélébrer.Dans ce même palazzo Pubblico de Sienne,Simone Martini se voit commander, en 1328, unedécoration à fresque pour célébrer le condottiereGuidoriccio de Fogliano. Il représente le cavalier aupremier plan, centré, semblant chevaucher sur lebord du cadre. Il s’avance dans un paysage représentantdes collines et des bourgs fortifiés, le camp militaireet les cités conquises. Ce vaste paysage tout enlongueur ouvre une lignée de peintures sur lesbatailles ou les hommages aux victoires de telle outelle cité. Il est le prototype du paysage profane et desdécorations au service des édiles communaux. Lapuissance de la ville, la fierté, la glorification des couleursde la cité et la célébration du territoire attenant,restent des valeurs toujours vivantes et qui caractérisent,depuis le Moyen Âge, la culture italienne.Ambroggio Lorenzetti, Le bon gouvernement (détail),Sienne, Palazzo Publico.sa capacité, dès 1305, à mettre en place des volumesarchitecturaux complexes et à les reproduire.Les fresques présentent, dans de nombreusesséquences, des portiques, des palais, des églises, desintérieurs, un ensemble de volumes qui démontrentune préoccupation de recherche d’adéquation entreles architectures réelles observées et des réalisationspeintes à partir de ces observations.Dans les fresques d’Assise déjà, Giotto exposecette recherche du rendu de la réalité. Dans uneséquence intitulée Saint François honoré par unhomme simple, fresque datable d’avant 1305, ilD.R.D.R.Giotto, L’annonciation à sainte Anne,Padoue, Chapelle Scrovegni.représente les édifices de la place d’Assise : letemple de Minerve, la Tour du peuple, le palais duCapitaine. Ces édifices sont reconnaissables parles contemporains. Les histoires ne sont pascontées dans des décors idéalisés et intemporelsmais dans des lieux réels. Le placement desédifices est très bien saisi et cette représentation,presque fidèle à ce qui existe, habitue le spectateurà la peinture de la réalité et l’habitant d’Assisereconnaît sa ville. Dans la fresque intitulée FrançoisGiotto, Le miracle de la crèche de Greccio, Assise.devant le crucifix de saint Damien, l’invention deGiotto est étonnante. Il dessine un éclaté d’église oùnous voyons les murs effondrés, le toit percé et letympan de l’édifice vu de l’arrière. Cette idéeremarquable bouscule les représentations.L’église à reconstruire au sens symbolique – etc’est le message du Christ qui s’exprime par lecrucifix qui prend voix – est montrée à reconstruireau sens littéral. C’est l’émergence d’un nouveausavoir : la capacité à tracer des architecturescomplexes avec des problèmes de perspectivesdifficiles à résoudre.Mieux encore, dans la séquence intitulée Lemiracle de la crèche de Greccio Giotto peint l’intérieurde l’église de Greccio dans laquelle François a instituéla première crèche vivante. Un mur et une porteindiquent la séparation d’avec l’extérieur ; au-dessusde l’entrée, il peint un crucifix vu à l’envers, le bois etson parquetage nous signifient que nous sommes del’autre côté. La croix du Christ est montrée dans soncôté matériel et prosaïque, ce n’est qu’un objet debois peint. Cette représentation aurait été impensablepour les peintres précédents et même, peutêtre,l’objet d’une condamnation. Cette audacereprésentative est la preuve que les mentalités ontchangé par rapport à la figuration du divin. Giotto,en peignant la réalité peut aussi peindre l’envers dudécor. On ne peint plus seulement un lieu idéalisé,même si certains continuent de le faire et tous lesartistes ne marchent pas, dieu merci, du même pas eten même temps, mais on réalise des images de lieuxréels qui donnent du poids à la véracité des discours,des prêches, des histoires.Les fresques d’Assise sont constellées d’édifices àcolonnettes, à nefs multiples, à péristyles ; des villescomplètes servent de cadre à l’histoire comme dansLe retour de Jésus à Nazareth. Les collaborateurs deGiotto, ou ses héritiers stylistiques, reprendront cesmodèles d’édifices pour localiser leurs récits :Taddeo Gaddi (vers 1300-1366) à Santa Croce deFlorence, son fils Agnolo Gaddi (vers 1345-1410) àSanta Croce aussi et dans le duomo de Prato ou bienGiovanni da Milano (actif entre 1346 et 1369) quidécore la chapelle Rinuccini dans Santa Croce deFlorence. Dans une lunette de cette chapelle, ilréalise en 1362, une fresque sur le sujet de Joachimchassé du Temple et il dessine l’architecture complexed’un lieu à cinq nefs. La perspective profondeest remarquable et pose des problèmes de cohérencedu dessin dans cette vue empirique mais solide etconforme, pour la vue du spectateur qui regarde d’enbas, à ce que pourrait être la perception réelle.Ces peintres du XIV e s. ont fait des progrès trèsrapides dans le rendu de ces architectures de plus enplus complexes : églises aux nefs multiples, sallesvoûtées portées par des colonnettes, chambres auxplafonds à caissons vus en contre-plongée, sols auxcarrelages savants et colorés creusant l’espace,fenêtres géminées ou rosaces polylobées qui laissententrevoir d’autres architectures ou des statuettesdécoratives, le répertoire architectural est déjàimmense, très bien maîtrisé. Certes, c’est une perspectiveempirique, mais elle approche au plus prèsla traduction de la réalité perçue. La perspectivedéveloppée au siècle suivant par des peintrescomme Masaccio (1400-1428), apportera plus derigueur dans la construction mathématique maiselle ne proposera pas plus de charme ou de séduction.L’exactitude d’un tracé n’est pas la garantie dubeau, fort heureusement. Les primitifs italiensessaient de rendre compte des volumes complexesD.R.qu’ils observent ou dont ils rêvent et dans tous lescas ou presque, la qualité du dessin des architecturesest à la hauteur de leurs projets.Ambroggio Lorenzetti, dans les fresques duPalazzo Pubblico (cf. chapitre 2), montre dans savue d’un quartier de Sienne, cette maîtrise à placerune succession de volumes les uns derrière lesautres et à rendre compte de la complexité de l’étagementdes édifices. Le peintre, en 1338, fait ladémonstration de ses capacités à mettre en placeune telle diversité de volumes et à rendre cohérentedes perspectives aux multiples défis de tracé. Entrente ans, nous sommes passés du dessin d’un édiculeélémentaire et purement symbolique (Joachimchassé du Temple par Giotto à Padoue vers 1305), àla capacité de peindre une ville entière avec uneréelle exactitude des volumes et de leur juxtaposition.C’est un progrès incroyable et une ouvertureprodigieuse pour les savoirs des peintres à venir.Ambroggio Lorenzetti réalise en 1342 une peinturequi peut servir de référence pour ce savoir-faireinnovant en dessin d’architecture. Il peint, a temperasur un panneau de bois de 257 x 168 cm, ce quiconstitue un grand format pour l’époque, un sujetclassique La présentation de Jésus au Temple. Cettepeinture réalisée pour le Duomo de Sienne estmaintenant conservée aux Offices. C’est une peintureen tous points remarquable et la fraîcheur descoloris vient de la grande qualité des pigmentsutilisés, en particulier le lapis-lazuli pour le vêtementde Marie. L’architecture du Temple est d’unegrande complexité. La peinture est centrée, lascène se déroule dans un édifice à trois nefs soutenuespar de fines colonnes roses, grises et vertes.La profondeur du lieu est rendue par cette successionde colonnes parfaitement coordonnées, maisaussi par un sol carrelé, dont le dessin accentue leslignes de fuite avec justesse. Les voûtes de cielbleu-nuit et étoilées sont cohérentes. Le peintre aajouté des décors de statuettes, des guirlandes, desmarbres polychromes et des mosaïques. CeTemple, au dessin déjà très élaboré, est surmontéd’une coupole décagonale, stupéfiante de qualité15ARTS ET VIE PLUS ÉTÉ 2002

Conférence à domicilepour la date de cette réalisation. Une lanternetambourparachève l’architecture. Le dessin decette coupole est exactement saisi, l’éclairage duvolume et la variation des valeurs colorées poursuggérer les pans différents sont absolument parfaits.Nous sommes là devant un modèle d’uneincroyable maîtrise en cette première partie duXIV e s., modèle qui sera d’ailleurs copié pard’autres artistes siennois. La seule trace qui relieencore cette peinture à la tradition, c’est le cieldoré réalisé à la feuille d’or et les deux prophètesplacés en haut du tableau et tenant des phylactères.Cette peinture peut résumer cette conquêtedu réel, entreprise depuis le début du siècle, poursuggérer, par des artifices picturaux réfléchis, uneillusion de l’espace qui puisse correspondre ànotre logique de la perception.Ambroggio Lorenzetti, dix ans plus tôt, avaitdéjà produit des images remarquables du point devue de l’espace et des architectures dans ses panneauxsur la vie de saint Nicolas qui sont conservés,eux aussi, aux Offices. Cette conquête du dessindes architectures complexes dont sortiront lesrecherches du XV e s., pourrait être illustrée pard’autres peintres italiens de cette période fondatrice :Paolo di Giovanni Fei (vers 1344-1411), Andréa diBartolo (actif à Sienne entre 1389 et 1428), Bartolodi Fredi (actif à Sienne entre 1353 et 1410) et du côtéde Vérone et Padoue, un peintre aux conceptionsoriginales : Altichiero (seconde partie du XIV e s.).Florence.4. Quelques éléments de conclusionLa modification de la pensée religieuse et del’action évangélisatrice au long du XIII e s. aconduit à repenser la présence de l’Églisedans la cité. Les ordres prêcheurs, en proposant uneautre forme de théologie, s’appuyant sur l’action etla présence au sein des villes en plein développement,au plus près des hommes et des masses, enutilisant la force séductrice et enseignante desimages, ont changé le rapport au divin et à ses représentations.Alors s’est développée une religion plushumaine et plus proche de l’accord avec la nature.Saint François prêchant aux oiseaux est la référenceidyllique de cette nouvelle attitude : la beauté deDieu est dans la beauté de la Terre. Pour l’homme decette fin du Moyen Âge, la beauté vient de Dieu. LaTerre, la nature, les animaux, les plantes, leshommes sont créés par Dieu, tout doit doncconcourir à l’harmonie du monde qui est l’expressionde sa présence. Mais la nouveauté du XIII e s.,c’est que Dieu doit être perçu comme plus prochedes hommes, devenir en quelque sorte plus familier.Les images multipliées vont contribuer en partie àcette mise en familiarité d’un Christ accueillant etd’un chrétien désirant.Le nouvel esprit de l’Église, ou au moins d’unepartie des représentants de l’Église, va contribuerà l’essor des nouveaux lieux de culte : les XIII e etXIV e s. sont ainsi les grands moments de laconstruction de la plupart des grandes églisesurbaines ; ces églises qui rassemblent de grandesfoules, se décorent de récits hagiographiques auservice d’une pédagogie efficace. Les artistescapables de réaliser des images vite et à peu defrais sont sollicités. Or, la peinture est un artrapide et peu cher relativement à la sculpture quiétait l’art le plus prisé. Les sculpteurs sont rares, ilsréalisent lentement, alors que comparativementles peintres illustrent à bas prix. Les édifices nouveauxoffrent souvent des lieux clairs et des surfacesà peindre nombreuses et vierges. Le marchéD.R.Ambroggio Lorenzetti, La présentation de Jésus au temple,Florence, musée des Offices.des images à la fin du XIII e s. se trouve à la concordancede désirs et de réalités objectives : les religieuxont besoin de nouvelles images, d’histoiresracontées intelligibles par une masse inculte, deséglises neuves offrent des lieux à historier, lespeintres développent de nouvelles visions et denouveaux savoir-faire. On peut ainsi comprendrecette explosion de productions et de novationsentre 1280 et 1350-1380. Certes, l’importance del’influence des ordres prêcheurs est à relativiser,elle n’explique pas la totalité, loin s’en faut, de cerenouveau de la peinture en Occident. Il faudraitaussi décrire l’importance de la nouvelle économieau XIV e s. qui provient de l’expansion des villeset de leurs capacités à produire et échanger. Ilfaudrait montrer que cette économie des citésitaliennes dégage en partie des moyens qui peuvents’investir dans la commande et la réalisation denouvelles architectures et de leurs décorationspeintes. Si l’art, à cette époque, est essentiellementun art sacré, il dépend, comme de tout temps, del’économie et des richesses disponibles pour s’investirdans le décor et le désir.Les primitifs italiens, autour des grands novateurscomme Giotto, Duccio, Martini, les Lorenzetti,ont su traduire et amplifier ce désir d’une relationau divin plus humaine. Cette humanisation s’esttraduite par une plus grande prise en compte de lareprésentation du monde réel et, partant, des vraispaysages qui les entouraient. Dans ces paysages,l’illusion de la réalité était à rendre par des moyensappropriés qui conduisaient aux études sur la perspectivequ’ils ont approchée avec bonheur et souventréussite. L’architecture était là comme un défi àleur savoir-faire. Notre approche ne présente quequelques critères pour décoder et comprendre cequi s’est passé et, en particulier, pourquoi cespeintres ont ouvert les voies de la Renaissance. Dansleurs travaux, tout était déjà contenu. ■Bibliographie‡ ARASSE Daniel, Les primitifs italiens,éditions Famot, Genève, 1986, 317 p.‡ BAXANDALL Michael, L’œil du Quattrocento,Gallimard, Paris, 254 p.‡ CHASTEL André, L’Art italien,Flammarion, Paris, 1982, 832 p.‡ ECO Umberto, Art et beauté dans l’esthétiquemédiévale, Grasset, Paris, 1997, 297 p.‡ GILLET Louis, Histoire artistique des ordresmendiants, Flammarion, Paris, 1939, 260 p.‡ LUNGHI Elvio, La basilique de San Francesco d’Assise,éditions Scala, Florence, 1996, 191 p.‡ MEISS Millard, La peinture à Florence et à Sienneaprès la peste noire, Hazan, Paris, 1994, 278 p.S. Mallein16