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OBJET D'ÉTUDE CONSACRÉ À L'ARGUMENTATION : ESSAIS ...

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Première GMA, descriptif des lectures et activités, année 2007-2008<br />

<strong>OBJET</strong> D’ÉTUDE <strong>CONSACRÉ</strong> <strong>À</strong> L’ARGUMENTATION : <strong>ESSAIS</strong>, MAXIMES,<br />

APOLOGUES, DICTIONNAIRES ET CONTES PHILOSOPHIQUES<br />

Approche d’une oeuvre intégrale : Voltaire, Candide ou l’optimisme, 1759.<br />

Approche du Classicisme, en complément de Dom Juan, et du mouvement des Lumières.<br />

Réflexions sur l’argumentation littéraire, ses objectifs et les formes de son expression.<br />

Lectures proposées dans le cadre de l’oeuvre intégrale :<br />

Candide, chapitre 1, les portraits (lecture analytique).<br />

Candide, chapitre 3, la guerre (lecture analytique).<br />

Candide, chapitre 6, Lisbonne (lecture analytique).<br />

Candide, chapitre 18, Eldorado (texte complémentaire).<br />

Candide, chapitre 19, Surinam (lecture analytique).<br />

Lectures proposées dans le cadre d’un groupement de textes :<br />

Michel de Montaigne, Essais, I, 30 (extrait), 1595 (texte complémentaire).<br />

Jean de la Fontaine, Fables, “Le Loup et l’Agneau”, I, 10, 1668 (lecture analytique).<br />

François VI, Duc de La Rochefoucauld, choix de Maximes, 1678 (texte complémentaire).<br />

Charles-Louis de Secondat, Baron de la Brède et de Montesquieu, De l’Esprit des lois,<br />

XV, 5 (extrait), 1748 (lecture analytique).<br />

Voltaire, Dictionnaire philosophique, extraits des articles “Guerre” et “Torture”, 1769 (textes<br />

complémentaires).<br />

Pierre Desproges, Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des bien-nantis, articles<br />

“Douaumont” (lecture analytique) et “Torture” (texte complémentaire), 1985.<br />

Captures d’écran : Stanley Kubrick, Barry Lyndon, 1975 ; “La Caméra explore le temps”,<br />

Castelot-Decaux-Lorenzi, L’Affaire Calas, 1963.<br />

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Première GMA, descriptif des lectures et activités, année 2007-2008<br />

CANDIDE OU L'OPTIMISME<br />

Traduit de l'allemand de M. le docteur Ralph<br />

AVEC LES ADDITIONS QU'ON A TROUVÉES<br />

DANS LA POCHE DU DOCTEUR,<br />

LORSQU'IL MOURUT <strong>À</strong> MINDEN, L'AN DE GRÂCE 1759<br />

CHAPITRE PREMIER<br />

COMMENT CANDIDE FUT ÉLEVÉ<br />

DANS UN BEAU CHÂTEAU,<br />

ET COMMENT IL FUT CHASSÉ D'ICELUI<br />

Il y avait en Westphalie, dans le château de M. le baron de Thunder-ten-tronckh, un<br />

jeune garçon à qui la nature avait donné les moeurs les plus douces. Sa physionomie<br />

annonçait son âme. Il avait le jugement assez droit, avec l'esprit le plus simple ; c'est, je<br />

crois, pour cette raison qu'on le nommait Candide. Les anciens domestiques de la maison<br />

soupçonnaient qu'il était fils de la soeur de monsieur le baron et d'un bon et honnête<br />

gentilhomme du voisinage, que cette demoiselle ne voulut jamais épouser parce qu'il<br />

n'avait pu prouver que soixante et onze quartiers, et que le reste de son arbre<br />

généalogique avait été perdu par l'injure du temps.<br />

Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la Westphalie, car son<br />

château avait une porte et des fenêtres. Sa grande salle même était ornée d'une<br />

tapisserie. Tous les chiens de ses basses-cours composaient une meute dans le besoin ;<br />

ses palefreniers étaient ses piqueurs ; le vicaire du village était son grand aumônier. Ils<br />

l'appelaient tous monseigneur, et ils riaient quand il faisait des contes.<br />

Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres, s'attirait par là une très<br />

grande considération, et faisait les honneurs de la maison avec une dignité qui la rendait<br />

encore plus respectable. Sa fille Cunégonde, âgée de dix-sept ans, était haute en couleur,<br />

fraîche, grasse, appétissante. Le fils du baron paraissait en tout digne de son père. Le<br />

précepteur Pangloss était l'oracle de la maison, et le petit Candide écoutait ses leçons<br />

avec toute la bonne foi de son âge et de son caractère.<br />

Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolonigologie. Il prouvait<br />

admirablement qu'il n'y a point d'effet sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes<br />

possibles, le château de monseigneur le baron était le plus beau des châteaux et madame<br />

la meilleure des baronnes possibles.<br />

« Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être autrement : car, tout étant fait<br />

pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez<br />

ont été faits pour porter des lunettes, aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont<br />

visiblement instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses. Les pierres ont<br />

été formées pour être taillées, et pour en faire des châteaux, aussi monseigneur a un très<br />

beau château ; le plus grand baron de la province doit être le mieux logé ; et, les cochons<br />

étant faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute l'année : par conséquent, ceux<br />

qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise ; il fallait dire que tout est au mieux. »<br />

Candide écoutait attentivement, et croyait innocemment ; car il trouvait Mlle Cunégonde<br />

extrêmement belle, quoiqu'il ne prît jamais la hardiesse de le lui dire. Il concluait qu'après<br />

le bonheur d'être né baron de Thunder-ten-tronckh, le second degré de bonheur était<br />

d'être Mlle Cunégonde ; le troisième, de la voir tous les jours ; et le quatrième, d'entendre<br />

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maître Pangloss, le plus grand philosophe de la province, et par conséquent de toute la<br />

terre.<br />

CHAPITRE TROISIÈME<br />

COMMENT CANDIDE SE SAUVA<br />

D'ENTRE LES BULGARES,<br />

ET CE QU'IL DEVINT<br />

Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les<br />

trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle<br />

qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu près six mille<br />

hommes de chaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ<br />

neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison<br />

suffisante de la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter à une<br />

trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux<br />

qu'il put pendant cette boucherie héroïque.<br />

Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, il<br />

prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas<br />

de morts et de mourants, et gagna d'abord un village voisin ; il était en cendres : c'était un<br />

village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards<br />

criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à<br />

leurs mamelles sanglantes ; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins<br />

naturels de quelques héros rendaient les derniers soupirs ; d'autres, à demi brûlées,<br />

criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre<br />

à côté de bras et de jambes coupés.<br />

Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares, et des<br />

héros abares l'avaient traité de même. Candide, toujours marchant sur des membres<br />

palpitants ou à travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant<br />

quelques petites provisions dans son bissac, et n'oubliant jamais Mlle Cunégonde.<br />

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CHAPITRE SIXIÈME<br />

COMMENT ON FIT UN BEL AUTO-DA-FÉ<br />

POUR EMPÊCHER LES TREMBLEMENTS<br />

DE TERRE, ET COMMENT<br />

CANDIDE FUT FESSÉ<br />

Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du<br />

pays n'avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que de<br />

donner au peuple un bel auto-da-fé ; il était décidé par l'université de Coïmbre que le<br />

spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un secret<br />

infaillible pour empêcher la terre de trembler.<br />

On avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu d'avoir épousé sa commère, et<br />

deux Portugais qui en mangeant un poulet en avaient arraché le lard : on vint lier après le<br />

dîner le docteur Pangloss et son disciple Candide, l'un pour avoir parlé, et l'autre pour<br />

avoir écouté avec un air d'approbation : tous deux furent menés séparément dans des<br />

appartements d'une extrême fraîcheur, dans lesquels on n'était jamais incommodé du<br />

soleil ; huit jours après ils furent tous deux revêtus d'un san-benito, et on orna leurs têtes<br />

de mitres de papier : la mitre et le san-benito de Candide étaient peints de flammes<br />

renversées et de diables qui n'avaient ni queues ni griffes ; mais les diables de Pangloss<br />

portaient griffes et queues, et les flammes étaient droites. Ils marchèrent en procession<br />

ainsi vêtus, et entendirent un sermon très pathétique, suivi d'une belle musique en fauxbourdon.<br />

Candide fut fessé en cadence, pendant qu'on chantait ; le Biscayen et les deux<br />

hommes qui n'avaient point voulu manger de lard furent brûlés, et Pangloss fut pendu,<br />

quoique ce ne soit pas la coutume. Le même jour la terre trembla de nouveau avec un<br />

fracas épouvantable.<br />

Candide, épouvanté, interdit, éperdu, tout sanglant, tout palpitant, se disait à lui-même :<br />

« Si c'est ici le meilleur des mondes possibles, que sont donc les autres ? Passe encore si<br />

je n'étais que fessé, je l'ai été chez les Bulgares. Mais, ô mon cher Pangloss ! le plus<br />

grand des philosophes, faut-il vous avoir vu pendre sans que je sache pourquoi ! Ô mon<br />

cher anabaptiste, le meilleur des hommes, faut-il que vous ayez été noyé dans le port ! Ô<br />

Mlle Cunégonde ! la perle des filles, faut-il qu'on vous ait fendu le ventre ! » Il s'en<br />

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retournait, se soutenant à peine, prêché, fessé, absous et béni, lorsqu'une vieille l'aborda<br />

et lui dit :<br />

« Mon fils, prenez courage, suivez-moi. »<br />

CHAPITRE DIX-HUITIÈME<br />

CE QU'ILS VIRENT<br />

DANS LE PAYS D'ELDORADO<br />

Candide ne se lassait pas de faire interroger ce bon vieillard ; il voulut savoir comment on<br />

priait Dieu dans l'Eldorado. « Nous ne le prions point, dit le bon et respectable sage ; nous<br />

n'avons rien à lui demander ; il nous a donné tout ce qu'il nous faut ; nous le remercions<br />

sans cesse. » Candide eut la curiosité de voir des prêtres ; il fit demander où ils étaient. Le<br />

bon vieillard sourit. « Mes amis, dit-il, nous sommes tous prêtres ; le roi et tous les chefs<br />

de famille chantent des cantiques d'actions de grâces solennellement tous les matins ; et<br />

cinq ou six mille musiciens les accompagnent. - Quoi ! vous n'avez point de moines qui<br />

enseignent, qui disputent, qui gouvernent, qui cabalent, et qui font brûler les gens qui ne<br />

sont pas de leur avis ? - Il faudrait que nous fussions fous, dit le vieillard ; nous sommes<br />

tous ici du même avis, et nous n'entendons pas ce que vous voulez dire avec vos moines.<br />

» Candide à tous ces discours demeurait en extase, et disait en lui-même : « Ceci est bien<br />

différent de la Westphalie et du château de monsieur le baron : si notre ami Pangloss avait<br />

vu Eldorado, il n'aurait plus dit que le château de Thunder-ten-tronckh était ce qu'il y avait<br />

de mieux sur la terre ; il est certain qu'il faut voyager. »<br />

Après cette longue conversation, le bon vieillard fit atteler un carrosse à six moutons, et<br />

donna douze de ses domestiques aux deux voyageurs pour les conduire à la cour : «<br />

Excusez-moi, leur dit-il, si mon âge me prive de l'honneur de vous accompagner. Le roi<br />

vous recevra d'une manière dont vous ne serez pas mécontents, et vous pardonnerez<br />

sans doute aux usages du pays s'il y en a quelques-uns qui vous déplaisent. »<br />

Candide et Cacambo montent en carrosse ; les six moutons volaient, et en moins de<br />

quatre heures on arriva au palais du roi, situé à un bout de la capitale. Le portail était de<br />

deux cent vingt pieds de haut et de cent de large ; il est impossible d'exprimer quelle en<br />

était la matière. On voit assez quelle supériorité prodigieuse elle devait avoir sur ces<br />

cailloux et sur ce sable que nous nommons or et pierreries.<br />

Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et Cacambo à la descente du carrosse,<br />

les conduisirent aux bains, les vêtirent de robes d'un tissu de duvet de colibri ; après quoi<br />

les grands officiers et les grandes officières de la couronne les menèrent à l'appartement<br />

de Sa Majesté, au milieu de deux files chacune de mille musiciens, selon l'usage<br />

ordinaire. Quand ils approchèrent de la salle du trône, Cacambo demanda à un grand<br />

officier comment il fallait s'y prendre pour saluer Sa Majesté ; si on se jetait à genoux ou<br />

ventre à terre ; si on mettait les mains sur la tête ou sur le derrière ; si on léchait la<br />

poussière de la salle ; en un mot, quelle était la cérémonie. « L'usage, dit le grand officier,<br />

est d'embrasser le roi et de le baiser des deux côtés. » Candide et Cacambo sautèrent au<br />

cou de Sa Majesté, qui les reçut avec toute la grâce imaginable et qui les pria poliment à<br />

souper.<br />

En attendant, on leur fit voir la ville, les édifices publics élevés jusqu'aux nues, les<br />

marchés ornés de mille colonnes, les fontaines d'eau pure, les fontaines d'eau rose, celles<br />

de liqueurs de canne de sucre, qui coulaient continuellement dans de grandes places,<br />

pavées d'une espèce de pierreries qui répandaient une odeur semblable à celle du gérofle<br />

et de la cannelle. Candide demanda à voir la cour de justice, le parlement ; on lui dit qu'il<br />

n'y en avait point, et qu'on ne plaidait jamais. Il s'informa s'il y avait des prisons, et on lui<br />

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dit que non. Ce qui le surprit davantage, et qui lui fit le plus de plaisir, ce fut le palais des<br />

sciences, dans lequel il vit une galerie de deux mille pas, toute pleine d'instruments de<br />

mathématique et de physique.<br />

CHAPITRE DIX-NEUVIÈME<br />

CE QUI LEUR ARRIVA <strong>À</strong> SURINAM,<br />

ET COMMENT CANDIDE<br />

FIT CONNAISSANCE AVEC MARTIN<br />

En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n'ayant plus que la<br />

moitié de son habit, c'est-à-dire d'un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre<br />

homme la jambe gauche et la main droite. « Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais,<br />

que fais- tu là, mon ami, dans l'état horrible où je te vois ? - J'attends mon maître, M.<br />

Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre. - Est-ce M. Vanderdendur, dit<br />

Candide, qui t'a traité ainsi ? - Oui, monsieur, dit le nègre, c'est l'usage. On nous donne un<br />

caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l'année. Quand nous travaillons aux<br />

sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous<br />

voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C'est à<br />

ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix<br />

écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait : " Mon cher enfant, bénis nos<br />

fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux, tu as l'honneur d'être esclave de<br />

nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère. " Hélas ! je<br />

ne sais pas si j'ai fait leur fortune, mais ils n'ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes<br />

et les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous. Les fétiches hollandais qui<br />

m'ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d'Adam,<br />

blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous<br />

sommes tous cousins issus de germains. Or vous m'avouerez qu'on ne peut pas en user<br />

avec ses parents d'une manière plus horrible.<br />

- Ô Pangloss ! s'écria Candide, tu n'avais pas deviné cette abomination ; c'en est fait, il<br />

faudra qu'à la fin je renonce à ton optimisme. - Qu'est-ce qu'optimisme ? disait Cacambo.<br />

- Hélas ! dit Candide, c'est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal. Et il<br />

versait des larmes en regardant son nègre, et en pleurant il entra dans Surinam.<br />

Si j’avais à soutenir le droit que nous avons de rendre les nègres esclaves, voici ce que<br />

je dirais :<br />

Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû mettre en<br />

esclavage ceux de l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant de terres.<br />

Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des<br />

esclaves.<br />

Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête ; et ils ont le nez si écrasé<br />

qu’il est presque impossible de les plaindre.<br />

On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme,<br />

surtout une âme bonne, dans un corps tout noir.<br />

Il est si naturel de penser que c’est la couleur qui constitue l’essence de l’humanité, que<br />

les peuples d’Asie, qui font des eunuques, privent toujours les Noirs du rapport qu’ils ont<br />

avec nous d’une façon plus marquée.<br />

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Première GMA, descriptif des lectures et activités, année 2007-2008<br />

On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Egyptiens,<br />

les meilleurs philosophes du monde, étaient d’une si grande conséquence, qu’ils faisaient<br />

mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre leurs mains.<br />

Une preuve que les nègres n’ont pas le sens commun, c’est qu’ils font plus de cas d’un<br />

collier de verre que de l’or, qui, chez les nations policées, est d’une si grande<br />

conséquence.<br />

Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que,<br />

si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas<br />

nous-mêmes chrétiens.<br />

De petits esprits exagèrent trop l’injustice que l’on fait aux Africains. Car, si elle était telle<br />

qu’ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d’Europe, qui font entre eux<br />

tant de conventions inutiles, d’en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la<br />

pitié ?<br />

Montesquieu, De l’esprit des lois, XV, 5, 1748.<br />

Les Romains n'infligèrent la torture qu'aux esclaves, mais les esclaves n'étaient<br />

pas comptés pour des hommes. Il n'y a pas d'apparence non plus qu'un conseiller de<br />

la Tournelle regarde comme un de ses semblables un homme qu'on lui amène hâve,<br />

pâle, défait, les yeux mornes, la barbe longue et sale, couvert de la vermine dont il a<br />

été rongé dans un cachot. Il se donne le plaisir de l'appliquer à la grande et à la petite<br />

torture, en présence d'un chirurgien qui lui tâte le pouls, jusqu'à ce qu'il soit en danger<br />

de mort, après quoi on recommence ; et, comme dit très bien la comédie des<br />

Plaideurs : " Cela fait toujours passer une heure ou deux ".<br />

Le grave magistrat qui a acheté pour quelque argent le droit de faire ces<br />

expériences sur son prochain, va conter à dîner à sa femme ce qui s'est passé le<br />

matin. La première fois madame en a été révoltée, à la seconde elle y a pris goût,<br />

parce qu'après tout les femmes sont curieuses ; et ensuite la première chose qu'elle<br />

lui dit lorsqu'il rentre en robe chez lui : " Mon petit coeur, n'avez-vous fait donner<br />

aujourd'hui la question à personne ? "<br />

Les Français, qui passent, je ne sais pourquoi, pour un peuple fort humain,<br />

s'étonnent que les Anglais, qui ont eu l'inhumanité de nous prendre tout le Canada,<br />

aient renoncé au plaisir de donner la question.<br />

Lorsque le chevalier de La Barre, petit-fils d'un lieutenant général des armées,<br />

jeune homme de beaucoup d'esprit et d'une grande espérance, mais ayant toute<br />

l'étourderie d'une jeunesse effrénée, fut convaincu d'avoir chanté des chansons<br />

impies, et même d'avoir passé devant une procession de capucins sans avoir ôté son<br />

chapeau, les juges d'Abbeville, gens comparables aux sénateurs romains,<br />

ordonnèrent, non seulement qu'on lui arrachât la langue, qu'on lui coupât la main, et<br />

qu'on brûlât son corps à petit feu ; mais ils l'appliquèrent encore à la torture pour<br />

savoir précisément combien de chansons il avait chantées, et combien de<br />

processions il avait vu passer, le chapeau sur la tête.<br />

Ce n'est pas dans le XIIIème ou dans le XIVème siècle que cette aventure est<br />

arrivée, c'est dans le XVIIIème. Les nations étrangères jugent de la France par les<br />

spectacles, par les romans, par les jolis vers, par les filles d'Opéra, qui ont les moeurs<br />

fort douces, par nos danseurs d'Opéra, qui ont de la grâce, par Mlle Clairon, qui<br />

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Première GMA, descriptif des lectures et activités, année 2007-2008<br />

déclame des vers à ravir. Elles ne savent pas qu'il n'y a point au fond de nation plus<br />

cruelle que la française.<br />

VOLTAIRE, extrait de l’article " Torture ",<br />

Dictionnaire philosophique,1769<br />

Tous les animaux sont perpétuellement en guerre; chaque espèce est née pour en<br />

dévorer une autre. Il n’y a pas jusqu’aux moutons et aux colombes qui n’avalent une<br />

quantité prodigieuse d’animaux imperceptibles. Les mâles de la même espèce se font la<br />

guerre pour des femelles, comme Ménélas et Pâris. L’air, la terre et les eaux sont des<br />

champs de destruction.<br />

Il semble que, Dieu ayant donné la raison aux hommes, cette raison doive les avertir de<br />

ne pas s’avilir à imiter les animaux, surtout quand la nature ne leur a donné ni armes pour<br />

tuer leurs semblables, ni instinct qui les porte à sucer leur sang.<br />

Cependant la guerre meurtrière est tellement le partage affreux de l’homme, qu’excepté<br />

deux ou trois nations, il n’en est point que leurs anciennes histoires ne représentent<br />

armées les unes contre les autres. Vers le Canada, homme et guerrier sont synonymes, et<br />

nous avons vu que dans notre hémisphère voleur et soldat étaient même chose.<br />

Manichéens, voilà votre excuse.<br />

Le plus déterminé des flatteurs conviendra sans peine que la guerre traîne toujours à sa<br />

suite la peste et la famine, pour peu qu’il ait vu les hôpitaux des armées d’Allemagne, et<br />

qu’il ait passé dans quelques villages où se sera fait quelque grand exploit de guerre.<br />

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Première GMA, descriptif des lectures et activités, année 2007-2008<br />

C’est sans doute un très bel art que celui qui désole les campagnes, détruit les<br />

habitations, et fait périr, année commune, quarante mille hommes sur cent mille. Cette<br />

invention fut d’abord cultivée par des nations assemblées pour leur bien commun; par<br />

exemple, la diète des Grecs déclara à la diète de la Phrygie et des peuples voisins qu’elle<br />

allait partir sur un millier de barques de pêcheurs pour aller les exterminer si elle pouvait.<br />

Le peuple romain assemblé jugeait qu’il était de son intérêt d’aller se battre avant<br />

moisson contre le peuple de Veïes, ou contre les Volsques. Et quelques années après,<br />

tous les Romains, étant en colère contre tous les Carthaginois, se battirent longtemps sur<br />

mer et sur terre. Il n’en est pas de même aujourd’hui.<br />

Un généalogiste prouve à un prince qu’il descend en droite ligne d’un comte dont les<br />

parents avaient fait un pacte de famille il y a trois ou quatre cents ans avec une maison<br />

dont la mémoire même ne subsiste plus. Cette maison avait des prétentions éloignées sur<br />

une province dont le dernier possesseur est mort d’apoplexie: le prince et son conseil<br />

voient son droit évident. Cette province, qui est à quelques centaines de lieues de lui, a<br />

beau protester qu’elle ne le connaît pas, qu’elle n’a nulle envie d’être gouvernée par lui;<br />

que, pour donner des lois aux gens, il faut au moins avoir leur consentement; ces discours<br />

ne parviennent pas seulement aux oreilles du prince dont le droit est incontestable. Il<br />

trouve incontinent un grand nombre d’hommes qui n’ont rien à perdre; il les habille d’un<br />

gros drap bleu à cent dix sous l’aune, borde leurs chapeaux avec du gros fil blanc, les fait<br />

tourner à droite et à gauche, et marche à la gloire.<br />

VOLTAIRE, extrait de l’article “guerre”,<br />

Dictionnaire philosophique, 1769.<br />

Torture, nom commun, trop commun, féminin, mais ce n’est pas de ma faute. Du latin<br />

tortura, action de tordre.<br />

Bien plus que le costume trois-pièces ou la pince à vélo, c’est la pratique de la torture qui<br />

permet de distinguer à coup sûr l’homme de la bête.<br />

L’homme est en effet le seul mammifère suffisamment évolué pour penser à enfoncer des<br />

tisonniers dans l’œil d’un lieutenant de vaisseau dans le seul but de lui faire avouer l’âge<br />

du capitaine.<br />

La torture remonte à la nuit des temps. A peine eût-il inventé le gourdin, que l’homme de<br />

Cro-Magnon songeait aussitôt à en foutre un coup sur la gueule de la femme de Cro-<br />

Magnonne qui refusait de lui avouer l’âge de Pierre.<br />

Mais il fallut attendre l’avènement du christianisme pour que la pratique de la torture<br />

atteigne un degré de raffinement enfin digne de notre civilisation. Avant cet âge d’or, en<br />

effet, la plupart des supplices, en Haute-Egypte et jusqu’à Athènes, relevaient hélas de la<br />

plus navrante vulgarité. Les Spartiates eux-mêmes, au risque d’accentuer la dégradation<br />

des sites, n’hésitaient pas à précipiter leurs collègues de bureau du haut des falaises<br />

lacédémoniennes pour leur faire avouer la recette de la macédoine. Quant à l’invasion de<br />

la Grèce par les légions romaines, on n’en retiendra que la sanglante boucherie au cours<br />

de laquelle le général Pinochus se fit révéler le théorème de Pythagore en filant des coups<br />

de pelle aux Ponèses.<br />

Pour en revenir aux chrétiens, on n’oubliera pas qu’après avoir été, sous les Romains, les<br />

premières victimes de la torture civilisée, ils en devinrent les plus sinistres bourreaux<br />

pendant l’Inquisition. Aujourd’hui encore, quand on fait l’inventaire des ustensiles de<br />

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Première GMA, descriptif des lectures et activités, année 2007-2008<br />

cuisine que les balaises du Jésus’fan Club n’hésitaient pas à enfoncer sous les ongles des<br />

hérétiques, ce n’est pas sans une légitime appréhension qu’on va chez sa manucure.<br />

Aux portes de l’an 2000, l’usage de la torture en tant qu’instrument de gouvernement se<br />

porte encore bien, merci.<br />

Douaumont (55100), commune de la Meuse (arrondissement de Verdun) sur les Hauts de<br />

Meuse.<br />

Point fort de la défense de Verdun, théâtre de violents combats en 1916.<br />

L’ossuaire de Douaumont est très joli. Il contient les restes de 300 000 jeunes gens. Si<br />

l’on mettait bout à bout tous les humérus et tous les fémurs de ces garçons et leurs 300<br />

000 crânes par-dessus, on obtiendrait une ravissante barrière blanche de 2 476 kilomètres<br />

pour embellir le côté gauche de la route Moscou Paris.<br />

Le sacrifice des 300 000 morts de Douaumont n’a pas été vain. Sans Verdun, on n’aurait<br />

jamais abouti à l’armistice de 1918, grâce auquel l’Allemagne humiliée a pu se retrouver<br />

dans Hitler. Hitler sans lequel on n’aurait jamais eu l’idée, en 1945, de couper l’Europe en<br />

deux de façon assez subtile pour que la Troisième soit désormais inévitable.<br />

Pierre Desproges, Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des biens nantis, 1985.<br />

LE LOUP ET L’AGNEAU<br />

La raison du plus fort est toujours la meilleure :<br />

Nous l'allons montrer tout à l'heure.<br />

Un Agneau se désaltérait<br />

Dans le courant d'une onde pure.<br />

Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure,<br />

Et que la faim en ces lieux attirait.<br />

Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?<br />

Dit cet animal plein de rage :<br />

Tu seras châtié de ta témérité.<br />

- Sire, répond l'Agneau, que votre Majesté<br />

Ne se mette pas en colère ;<br />

Mais plutôt qu'elle considère<br />

Que je me vas désaltérant<br />

Dans le courant,<br />

Plus de vingt pas au-dessous d'Elle,<br />

Et que par conséquent, en aucune façon,<br />

Je ne puis troubler sa boisson.<br />

- Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,<br />

Et je sais que de moi tu médis l'an passé.<br />

- Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né ?<br />

Reprit l'Agneau, je tette encor ma mère.<br />

- Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.<br />

- Je n'en ai point. - C'est donc quelqu'un des tiens :<br />

Car vous ne m'épargnez guère,<br />

Vous, vos bergers, et vos chiens.<br />

On me l'a dit : il faut que je me venge.<br />

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Là-dessus, au fond des forêts<br />

Le Loup l'emporte, et puis le mange,<br />

Sans autre forme de procès.<br />

LA ROCHEFOUCAULD<br />

Choix de MAXIMES (1678)<br />

Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement.<br />

Jean de la Fontaine, Fables, I, 10, 1668.<br />

Les défauts de l’esprit augmentent en vieillissant comme ceux du visage.<br />

Un homme d’esprit serait souvent bien embarrassé sans la compagnie des sots.<br />

On ne loue d’ordinaire que pour être loué.<br />

Il y a des reproches qui louent, et des louanges qui médisent.<br />

On ne se blâme que pour être loué.<br />

Il y a des héros en mal comme en bien.<br />

Il n’appartient qu’aux grands hommes d’avoir de grands défauts.<br />

Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit.<br />

C’est une grande habileté que de savoir cacher son habileté.<br />

Il ne sert de rien d’être jeune sans être belle, ni d’être belle sans être jeune.<br />

Ce qui fait tant disputer contre les maximes qui découvrent le cœur de l’homme, c’est que<br />

l’on craint d’y être découvert.<br />

Il est plus nécessaire d’étudier les hommes que les livres.<br />

L'autre tesmoignage de l'antiquité, auquel on veut rapporter cette descouverte, est dans<br />

Aristote, au moins si ce petit livret Des merveilles inouyes est à luy. Il raconte là, que<br />

certains Carthaginois s'estants jettez au travers de la mer Atlantique, hors le destroit de<br />

Gibaltar, et navigé long temps, avoient descouvert en fin une grande isle fertile, toute<br />

revestuë de bois, et arrousée de grandes et profondes rivieres, fort esloignée de toutes<br />

terres fermes : et qu'eux, et autres depuis, attirez par la bonté et fertilité du terroir, s'y en<br />

allerent avec leurs femmes et enfans, et commencerent à s'y habituer. Les Seigneurs de<br />

Carthage, voyans que leur pays se dépeuploit peu à peu, firent deffence expresse sur<br />

peine de mort, que nul n'eust plus à aller là, et en chasserent ces nouveaux habitans,<br />

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craignants, à ce qu'on dit, que par succession de temps ils ne vinsent à multiplier<br />

tellement qu'ils les supplantassent eux mesmes, et ruinassent leur estat. Cette narration<br />

d'Aristote n'a non plus d'accord avec nos terres neufves.<br />

Cet homme que j'avoy, estoit homme simple et grossier, qui est une condition propre à<br />

rendre veritable tesmoignage : Car les fines gens remarquent bien plus curieusement, et<br />

plus de choses, mais ils les glosent : et pour faire valoir leur interpretation, et la persuader,<br />

ils ne se peuvent garder d'alterer un peu l'Histoire : Ils ne vous representent jamais les<br />

choses pures ; ils les inclinent et masquent selon le visage qu'ils leur ont veu : et pour<br />

donner credit à leur jugement, et vous y attirer, prestent volontiers de ce costé là à la<br />

matiere, l'allongent et l'amplifient. Ou il faut un homme tres-fidelle, ou si simple, qu'il n'ait<br />

pas dequoy bastir et donner de la vray-semblance à des inventions fauces ; et qui n'ait<br />

rien espousé. Le mien estoit tel : et outre cela il m'a faict voir à diverses fois plusieurs<br />

mattelots et marchans, qu'il avoit cogneuz en ce voyage. Ainsi je me contente de cette<br />

information, sans m'enquerir de ce que les Cosmographes en disent.<br />

Il nous faudroit des topographes, qui nous fissent narration particuliere des endroits où ils<br />

ont esté. Mais pour avoir cet avantage sur nous, d'avoir veu la Palestine, ils veulent jouïr<br />

du privilege de nous conter nouvelles de tout le demeurant du monde. Je voudroye que<br />

chacun escrivist ce qu'il sçait, et autant qu'il en sçait : non en cela seulement, mais en tous<br />

autres subjects : Car tel peut avoir quelque particuliere science ou experience de la nature<br />

d'une riviere, ou d'une fontaine, qui ne sçait au reste, que ce que chacun sçait : Il<br />

entreprendra toutesfois, pour faire courir ce petit loppin, d'escrire toute la Physique. De ce<br />

vice sourdent plusieurs grandes incommoditez.<br />

Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en<br />

cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté : sinon que chacun appelle barbarie, ce qui n'est<br />

pas de son usage. Comme de vray nous n'avons autre mire de la verité, et de la raison,<br />

que l'exemple et idée des opinions et usances du païs où nous sommes. Là est tousjours<br />

la parfaicte religion, la parfaicte police, parfaict et accomply usage de toutes choses. Ils<br />

sont sauvages de mesmes, que nous appellons sauvages les fruicts, que nature de soy et<br />

de son progrez ordinaire a produicts : là où à la verité ce sont ceux que nous avons<br />

alterez par nostre artifice, et destournez de l'ordre commun, que nous devrions appeller<br />

plustost sauvages. En ceux là sont vives et vigoureuses, les vrayes, et plus utiles et<br />

naturelles, vertus et proprietez ; lesquelles nous avons abbastardies en ceux-cy, les<br />

accommodant au plaisir de nostre goust corrompu. Et si pourtant la saveur mesme et<br />

delicatesse se trouve à nostre goust mesme excellente à l'envi des nostres, en divers<br />

fruits de ces contrées là, sans culture : ce n'est pas raison que l'art gaigne le poinct<br />

d'honneur sur nostre grande et puissante mere nature. Nous avons tant rechargé la<br />

beauté et richesse de ses ouvrages par noz inventions, que nous l'avons du tout<br />

estouffée. Si est-ce que par tout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à noz<br />

vaines et frivoles entreprinses.<br />

Michel de Montaigne, Essais, I, 30, “Des Cannibales”, extrait, 1595.<br />

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