Pierre&Jean, supports chapitres 2 et 5
Pierre&Jean, supports chapitres 2 et 5
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Lecture analytique numéro 1 : la description de la rade.<br />
Ce passage est un extrait du chapitre 2. Après avoir appris que son frère <strong>Jean</strong> héritait de la fortune d’un certain M.<br />
Maréchal, Pierre sort de chez ses parents pour tenter d’oublier sa jalousie <strong>et</strong> se rend sur la j<strong>et</strong>ée, d’où il contemple le<br />
spectacle nocturne de la mer. Les phares, qui servent d’ordinaire à guider les navires, semblent ici guider le personnage<br />
dans ses réflexions.<br />
Ayant fait encore quelques pas, il s'arrêta pour contempler la rade 1 . Sur sa droite, au-dessus de Sainte-<br />
Adresse 2 , les deux phares électriques du cap de la Hève, semblables à deux cyclopes 3 monstrueux <strong>et</strong><br />
jumeaux, j<strong>et</strong>aient sur la mer leurs longs <strong>et</strong> puissants regards. Partis des deux foyers voisins, les deux rayons<br />
parallèles, pareils aux queues géantes de deux comètes, descendaient, suivant une pente droite <strong>et</strong><br />
démesurée, du somm<strong>et</strong> de la côte au fond de l'horizon. Puis sur les deux j<strong>et</strong>ées, deux autres feux, enfants de<br />
ces colosses, indiquaient l'entrée du Havre ; <strong>et</strong> là-bas, de l'autre côté de la Seine, on en voyait d'autres<br />
encore, beaucoup d'autres, fixes ou clignotants, à éclats <strong>et</strong> à éclipses, s'ouvrant <strong>et</strong> se fermant comme des<br />
yeux, les yeux des ports, jaunes, rouges, verts, gu<strong>et</strong>tant la mer obscure couverte de navires, les yeux vivants<br />
de la terre hospitalière disant, rien que par le mouvement mécanique invariable <strong>et</strong> régulier de leurs paupières :<br />
«C'est moi. Je suis Trouville, je suis Honfleur, je suis la rivière de Pont-Audemer 4 .» Et dominant tous les<br />
autres, si haut que, de si loin, on le prenait pour une planète, le phare aérien d'Etouville 5 montrait la route de<br />
Rouen, à travers les bancs de sable de l'embouchure du grand fleuve.<br />
Puis sur l'eau profonde, sur l'eau sans limites, plus sombre que le ciel, on croyait voir, ça <strong>et</strong> là, des étoiles.<br />
Elles tremblotaient dans la brume nocturne, p<strong>et</strong>ites, proches ou lointaines, blanches, vertes ou rouges aussi.<br />
Presque toutes étaient immobiles, quelques-unes, cependant, semblaient courir ; c'étaient les feux des<br />
bâtiments 6 à l'ancre attendant la marée prochaine, ou des bâtiments en marche venant chercher un<br />
mouillage 7 .<br />
Juste à ce moment la lune se leva derrière la ville ; <strong>et</strong> elle avait l'air du phare énorme <strong>et</strong> divin allumé dans le<br />
firmament pour guider la flotte infinie des vraies étoiles.<br />
Pierre murmura, presque à haute voix :<br />
« Voilà, <strong>et</strong> nous nous faisons de la bile pour quatre sous ! »<br />
Tout près de lui soudain, dans la tranchée large <strong>et</strong> noire ouverte entre les j<strong>et</strong>ées, une ombre, une grande<br />
ombre fantastique, glissa. S'étant penché sur le parap<strong>et</strong> de granit, il vit une barque de pêche qui rentrait, sans<br />
un bruit de voix, sans un bruit de flot, sans un bruit d'aviron, doucement poussée par sa haute voile brune<br />
tendue à la brise du large.<br />
Il pensa : «Si on pouvait vivre là-dessus, comme on serait tranquille, peut-être. »<br />
Maupassant, Pierre <strong>et</strong> <strong>Jean</strong>, extrait du chapitre 2.<br />
1<br />
La rade : bassin naturel ou artificiel ayant une issue vers la mer.<br />
2<br />
Sainte-Adresse : village qui surplombe le Havre, à proximité du cap de La Hève.<br />
3<br />
Cyclope : monstre mythologique, géant pourvu d’un unique œil au milieu du front.<br />
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C<strong>et</strong>te rivière s’appelle la Risle.<br />
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Ce phare, par contre, n’existe pas.<br />
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« Bâtiments » a ici le sens de « bateaux ».<br />
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Mouillage : action, pour un bateau, de j<strong>et</strong>er l’ancre.
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Extrait du chapitre 5 : la sortie de Pierre à Trouville.<br />
Contextualisation : Pierre acquiert progressivement la certitude de l’infidélité de sa mère. Ses soupçons nourrissent une<br />
angoisse qui l’empêche, au début du chapitre 5, de trouver le sommeil. Il décide alors, sous couvert d’une simple<br />
promenade, de fuir pour quelques heures le domicile familial. Il quitte donc le Havre pour passer la journée à Trouville. Il s’y<br />
promène d’abord agréablement en admirant la silhou<strong>et</strong>te des promeneuses dont les toil<strong>et</strong>tes ressemblent à « des bouqu<strong>et</strong>s<br />
énormes » qui transforment la plage en « long jardin plein de fleurs éclatantes ». Mais, soudain, sa vision se brouille <strong>et</strong> il<br />
éprouve une bouffée de haine à l’égard des passantes.<br />
Pierre marchait au milieu de ces gens, plus perdu, plus séparé d'eux, plus isolé, plus noyé dans sa<br />
pensée torturante, que si on l'avait j<strong>et</strong>é à la mer du pont d'un navire, à cent lieues au large. Il les<br />
frôlait, entendait, sans écouter, quelques phrases ; <strong>et</strong> il voyait, sans regarder, les hommes parler aux<br />
femmes <strong>et</strong> les femmes sourire aux hommes.<br />
Mais tout à coup, comme s'il s'éveillait, il les aperçut distinctement ; <strong>et</strong> une haine surgit en lui<br />
contre eux, car ils semblaient heureux <strong>et</strong> contents.<br />
Il allait maintenant, frôlant les groupes, tournant autour, saisi par des pensées nouvelles. Toutes<br />
ces toil<strong>et</strong>tes multicolores qui couvraient le sable comme un bouqu<strong>et</strong>, ces étoffes jolies, ces ombrelles<br />
voyantes, la grâce factice des tailles emprisonnées, toutes ces inventions ingénieuses de la mode<br />
depuis la chaussure mignonne jusqu'au chapeau extravagant, la séduction du geste, de la voix <strong>et</strong> du<br />
sourire, la coqu<strong>et</strong>terie enfin étalée sur c<strong>et</strong>te plage lui apparaissaient soudain comme une immense<br />
floraison de la perversité féminine. Toutes ces femmes parées voulaient plaire, séduire, <strong>et</strong> tenter<br />
quelqu'un. Elles s'étaient faites belles pour les hommes, pour tous les hommes, excepté pour l'époux<br />
qu'elles n'avaient plus besoin de conquérir. Elles s'étaient faites belles pour l'amant d'aujourd'hui <strong>et</strong><br />
l'amant de demain, pour l'inconnu rencontré, remarqué, attendu peut-être.<br />
Et ces hommes, assis près d'elles, les yeux dans les yeux, parlant la bouche près de la bouche, les<br />
appelaient <strong>et</strong> les désiraient, les chassaient comme un gibier souple <strong>et</strong> fuyant, bien qu'il semblât si<br />
proche <strong>et</strong> si facile. C<strong>et</strong>te vaste plage n'était donc qu'une halle d'amour où les unes se vendaient, les<br />
autres se donnaient, celles-ci marchandaient leurs caresses <strong>et</strong> celles-là se prom<strong>et</strong>taient seulement.<br />
Toutes ces femmes ne pensaient qu'à la même chose, offrir <strong>et</strong> faire désirer leur chair déjà donnée,<br />
déjà vendue, déjà promise à d'autres hommes. Et il songea que sur la terre entière c'était toujours la<br />
même chose.<br />
Sa mère avait fait comme les autres, voilà tout ! Comme les autres ? – non ! Il existait des<br />
exceptions, <strong>et</strong> beaucoup, beaucoup ! Celles qu'il voyait autour de lui, des riches, des folles, des<br />
chercheuses d'amour, appartenaient en somme à la galanterie élégante <strong>et</strong> mondaine ou même à la<br />
galanterie tarifée, car on ne rencontrait pas, sur les plages piétinées par la légion des désœuvrées, le<br />
peuple des honnêtes femmes enfermées dans la maison close.<br />
Maupassant, Pierre <strong>et</strong> <strong>Jean</strong>, 1888.