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Exclusivité<br />
Les priorités du secrétaire d’État aux Familles<br />
1<br />
Edito P. 2<br />
Brèves d’actu P. 2-3<br />
Interview P. 4-5<br />
Dossier P. 6-12<br />
Initiatives P. 13-14<br />
Hors champ P. 15-18<br />
Entreti<strong>en</strong> P. 19-21<br />
Focus théâtre P. 22-25<br />
En lisant P. 26-28<br />
Humour-humeur P. 28<br />
P. 4-5<br />
Inégalités Femmes-Hommes <strong>en</strong> Belgique<br />
Au boulot !<br />
P. 13-14<br />
Recherche de paternité<br />
Qui est le père ?<br />
P. 22-25<br />
FILIATIO - n°6 - avril & mai 2012<br />
Ensemble, déf<strong>en</strong>dons le li<strong>en</strong> intrafamilial.<br />
M<strong>en</strong>suel n°6 avril-mai 2012<br />
Ne paraît pas <strong>en</strong> juillet et août<br />
Prix de v<strong>en</strong>te : 5,00€ (2x2,50€)<br />
Belgique - België<br />
P.P. - P.B.<br />
1099 BRU X<br />
BC31550<br />
n° agr. P913051<br />
Retrouvez-nous sur www.filiatio.be<br />
et sur les réseaux sociaux<br />
1
Qu’<strong>en</strong> p<strong>en</strong>sez-vous ?<br />
Octobre 2011. Une odeur d’<strong>en</strong>cre <strong>en</strong>vahit mon<br />
hall d’<strong>en</strong>trée, et un parfum de satisfaction me<br />
gagne : le premier numéro de <strong>Filiatio</strong> vi<strong>en</strong>t<br />
d’être imprimé. C’est l’aboutissem<strong>en</strong>t d’un<br />
long processus, mais surtout le départ d’une<br />
sacrée av<strong>en</strong>ture.<br />
Planifier, r<strong>en</strong>contrer, écouter, rédiger, corriger,<br />
appeler, briefer, commander, payer, pati<strong>en</strong>ter,<br />
relancer, remercier… C’est notre quotidi<strong>en</strong> (ou<br />
presque), et on aime ça !<br />
Nous voilà six mois plus tard. Le temps d’établir<br />
un premier diagnostic. Alors, on pète la<br />
forme ou on traîne la patte ? Pour <strong>en</strong> avoir le<br />
cœur net, nous avons décidé de m<strong>en</strong>er une<br />
<strong>en</strong>quête qualitative. Très vite, il s’est avéré<br />
que le fichier d’adresses posait problème :<br />
Vivre <strong>en</strong> famille,<br />
un droit bafoué<br />
La loi sur le regroupem<strong>en</strong>t familial, adoptée <strong>en</strong><br />
septembre 2011, porterait gravem<strong>en</strong>t atteinte au<br />
droit fondam<strong>en</strong>tal à vivre <strong>en</strong> famille. Le 12 mars<br />
dernier, six associations (ADDE, CIRÉ, Liga voor<br />
M<strong>en</strong>s<strong>en</strong>recht<strong>en</strong>, Ligue des droits de l’Homme,<br />
MRAX, Siréas) ont introduit un recours <strong>en</strong> annulation<br />
de cette loi.<br />
Elles dénonc<strong>en</strong>t tout d’abord le côté discriminatoire<br />
de cette loi pour les Belges (et sont particulièrem<strong>en</strong>t<br />
visés les citoy<strong>en</strong>s belges d’origine<br />
marocaine et turque) pour qui vivre <strong>en</strong> famille<br />
devi<strong>en</strong>t plus difficile que pour d’autres citoy<strong>en</strong>s<br />
europé<strong>en</strong>s.<br />
La loi subordonne aussi le regroupem<strong>en</strong>t familial<br />
à des rev<strong>en</strong>us suffisants. Aux yeux des associations,<br />
cette mesure constitue une forme de<br />
discrimination sur base de la fortune. Elles plaid<strong>en</strong>t<br />
pour qu’un exam<strong>en</strong> de la situation de la<br />
2<br />
ÉDITO<br />
BRÈVES D’ACTU<br />
pas mal de destinataires n’ont jamais reçu le<br />
journal. Gasp. Pour les autres, heureusem<strong>en</strong>t,<br />
l’intérêt <strong>en</strong>vers <strong>Filiatio</strong> semble évid<strong>en</strong>t et la<br />
satisfaction au r<strong>en</strong>dez-vous. Yesss ! Pas plus<br />
tard que ce matin, je recevais par mail ce comm<strong>en</strong>taire<br />
d’une responsable d’un c<strong>en</strong>tre de<br />
planning : « je me suis attardée sur la rubrique<br />
"Brèves d'actu", accessible, vite lue, parfaite<br />
pour moi!... J'apprécie avoir l'avis des différ<strong>en</strong>ts<br />
partis politiques, ça concrétise leurs actions…<br />
Votre publication est intéressante et novatrice<br />
au niveau de l'apport d'une vision "politique"<br />
des questions qui nous intéress<strong>en</strong>t… Le prix de<br />
v<strong>en</strong>te me semble accessible. »<br />
Encore, <strong>en</strong>core ! Sans rire, nous avons bi<strong>en</strong> pris<br />
consci<strong>en</strong>ce de toutes vos remarques, et vous<br />
remercions chaleureusem<strong>en</strong>t pour votre aide.<br />
En pratique, nous n’avons pas tardé à replonger<br />
dans le fichier d’adresses pour le r<strong>en</strong>dre perfor-<br />
personne dans son <strong>en</strong>semble puisse être effectué,<br />
sans qu'il soit possible, comme la nouvelle<br />
loi le prévoit, de refuser le regroupem<strong>en</strong>t familial<br />
sur le seul fait de rev<strong>en</strong>us jugés insuffisants.<br />
Enfin, les associations regrett<strong>en</strong>t que cette<br />
nouvelle loi ait été mise <strong>en</strong> œuvre sans aucune<br />
mesure transitoire. Une personne qui a introduit<br />
une demande de regroupem<strong>en</strong>t familial avant<br />
septembre 2011 peut voir son dossier examiné<br />
aujourd’hui aux conditions de la nouvelle loi, et<br />
dès lors voir son dossier refusé même si toutes<br />
les conditions étai<strong>en</strong>t réunies au mom<strong>en</strong>t de<br />
l'introduction de la demande.<br />
Que l'on soit d'accord ou non avec ce recours<br />
<strong>en</strong> annulation ainsi qu'avec les points dénoncés<br />
par les six associations, il est certain que cette<br />
démarche pose aussi la question, fondam<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t<br />
politique, des moy<strong>en</strong>s de l'intégration<br />
de ces près de 20.000 personnes par an qui demand<strong>en</strong>t<br />
le regroupem<strong>en</strong>t familial.<br />
FILIATIO - n°6 - avril & mai 2012<br />
E.C.<br />
mant, raison pour laquelle vous avez reçu une<br />
lettre <strong>en</strong>cartée dans le numéro précéd<strong>en</strong>t.<br />
Vos autres suggestions nourriss<strong>en</strong>t déjà nos réunions<br />
de rédaction et se retrouveront bi<strong>en</strong>tôt<br />
concrétisées dans ces colonnes, sur le web ou<br />
ailleurs. Pour le reste, nous solliciterons prochainem<strong>en</strong>t<br />
une aide auprès des instances officielles<br />
habilitées à nous subsidier, afin de r<strong>en</strong>dre<br />
le projet pér<strong>en</strong>ne. Comme vous le voyez, on<br />
s’organise, on s’améliore, on <strong>en</strong> veut !<br />
Bonne lecture,<br />
B<strong>en</strong>oît Devuyst<br />
http://www.filiatio.be<br />
https://www.facebook.com/<strong>Filiatio</strong><br />
http://twitter.com/<strong>Filiatio</strong><br />
Appr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> filmant<br />
Une salle de réunion. Autour de la table, trois<br />
femmes chefs d’<strong>en</strong>treprise, des dossiers, des<br />
portables, une ambiance d’effervesc<strong>en</strong>ce et<br />
de dure négociation. La présid<strong>en</strong>te de séance<br />
propose un café, appelle son secrétaire d’une<br />
touche de son téléphone et commande trois<br />
cafés. Il <strong>en</strong>tre. Aucun regard. Aucun merci. Au<br />
mom<strong>en</strong>t où il pr<strong>en</strong>d congé, la présid<strong>en</strong>te le<br />
reti<strong>en</strong>t et lui met les mains aux fesses… Rires<br />
dans l’assemblée. Réalisées par des jeunes d’une<br />
école secondaire, les vidéos font de l’effet. «<br />
L’inversion des rôles est le premier pas vers une<br />
prise de consci<strong>en</strong>ce, souligne Nadine Plateau, du<br />
Conseil des Femmes Francophones de Belgique<br />
qui, avec son homologue néerlandophone, a<br />
coordonné ce projet. « Filmer, c’est changer<br />
l’image des jeunes face aux relations homme/<br />
femme ». Et les jeunes de témoigner ô combi<strong>en</strong><br />
ils ne se r<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t absolum<strong>en</strong>t pas compte des<br />
stéréotypes véhiculés par les images qui nous<br />
<strong>en</strong>tour<strong>en</strong>t : pubs, films, clips sur Internet, jusqu’à<br />
leurs propres images mises sur Facebook. Images
de rôles que l’on trouve normaux, évid<strong>en</strong>ts et<br />
qui se retrouv<strong>en</strong>t autour de la lessive comme<br />
de la garde par<strong>en</strong>tale. Une première étape donc<br />
pour se r<strong>en</strong>dre compte que les rapports <strong>en</strong>tre<br />
les sexes ne sont pas naturels mais construits et<br />
peuv<strong>en</strong>t donc être transformés.<br />
Mise <strong>en</strong> ligne des clips à suivre sur<br />
http://www.cffb.be/<br />
Qui garde<br />
votre <strong>en</strong>fant<br />
de moins de 12 ans ?<br />
E.C.<br />
La Ligue des familles publie les résultats d’une<br />
grande <strong>en</strong>quête. Plus de 5000 par<strong>en</strong>ts y ont répondu.<br />
C’est dire l’<strong>en</strong>jeu de cette question ! En<br />
effet, si l’offre est bi<strong>en</strong> connue, la demande des<br />
par<strong>en</strong>ts l’est beaucoup moins. Sur quoi se base<br />
alors le politique pour développer des réponses<br />
concrètes et adaptées aux besoins ?<br />
Pour les 0 à 3 ans, trouver une solution de garde<br />
est difficile pour plus de 7 par<strong>en</strong>ts sur 10, et<br />
cette difficulté reflète celle de l’articulation des<br />
vies professionnelles et familiales. Les chiffres<br />
montr<strong>en</strong>t qu’on est <strong>en</strong>core loin de l’objectif<br />
minimal que s’est fixé l’Union Europé<strong>en</strong>ne pour<br />
2010 et qui ne serait même pas suffisant <strong>en</strong> regard<br />
des besoins exprimés par les par<strong>en</strong>ts.<br />
Une fois l’âge scolaire, la difficulté persiste. Depuis<br />
le développem<strong>en</strong>t du travail des femmes<br />
et la volonté des pères de s'impliquer davantage<br />
dans les soins et l'éducation des <strong>en</strong>fants, ni les<br />
horaires de l’école, ni les horaires profession-<br />
nels n’ont évolué. Moins d’un par<strong>en</strong>t sur trois<br />
est pleinem<strong>en</strong>t satisfait de la qualité de l’accueil<br />
extrascolaire : trop cher, qualité insuffisante, …<br />
L’étude révèle aussi l’écart <strong>en</strong>tre les conséqu<strong>en</strong>ces<br />
du mode de garde sur la vie des pères<br />
et des mères. Selon cette étude, ce sont majoritairem<strong>en</strong>t<br />
les mères qui serai<strong>en</strong>t touchées dans<br />
leur vie professionnelle, sociale et de loisirs. Les<br />
résultats de l’<strong>en</strong>quête sont publiés dans Le Ligueur<br />
du 14/03/2012 – www.leligueur.be<br />
FILIATIO - n°6 - avril & mai 2012<br />
E.C.<br />
Quatre mois de congé<br />
par<strong>en</strong>tal ?<br />
La ministre de l'Emploi, Monica de Coninck<br />
(SP.A), a déclaré le 23 mars que le congé par<strong>en</strong>tal<br />
serait ét<strong>en</strong>du de 3 à 4 mois : il s'agit, pour la<br />
Belgique, de se conformer à une directive europé<strong>en</strong>ne.<br />
« Le paiem<strong>en</strong>t de ce 4 ème mois de<br />
congé par<strong>en</strong>tal était ess<strong>en</strong>tiel car il relève de<br />
la justice sociale : s'occuper de ses <strong>en</strong>fants doit<br />
être possible pour tous les par<strong>en</strong>ts et non pas<br />
seulem<strong>en</strong>t ceux qui dispos<strong>en</strong>t de hauts rev<strong>en</strong>us<br />
et pour lesquels l'abs<strong>en</strong>ce de salaire au cours<br />
d'un mois n'aurait que peu d'incid<strong>en</strong>ces », souligne<br />
la ministre dans un communiqué. Est-ce<br />
uniquem<strong>en</strong>t réjouissant ? Pas si vite.<br />
Pour rappel, aujourd'hui, les salariés peuv<strong>en</strong>t<br />
pr<strong>en</strong>dre un congé par<strong>en</strong>tal de trois mois maximum,<br />
rémunéré par l'ONEM 693 euros par mois<br />
pour un temps plein. Il est possible de le pr<strong>en</strong>dre<br />
à mi-temps p<strong>en</strong>dant 6 mois, ou même à 1/5 p<strong>en</strong>dant<br />
15 mois. Il est égalem<strong>en</strong>t fractionnable.<br />
On parle d'une grosse <strong>en</strong>veloppe : le budget nécessaire<br />
à la mise <strong>en</strong> œuvre de cette prolongation<br />
du congé est estimé à 2,2 millions d'euros<br />
<strong>en</strong> 2012, à 5,5 millions pour 2013 et à 8,8 millions<br />
pour 2012. Problème : la rémunération de ce<br />
mois de congé supplém<strong>en</strong>taire. On a <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du<br />
des employeurs, majoritairem<strong>en</strong>t opposés à la<br />
mesure à cause des difficultés de trouver des<br />
remplaçants pour des durées courtes et variables,<br />
proposer que le quatrième mois soit<br />
déduit des crédits-temps. Cette proposition n'a<br />
pas été ret<strong>en</strong>ue, notamm<strong>en</strong>t car elle créait des<br />
inégalités pour les salariés du privé dont le secteur<br />
n'est pas régi par une conv<strong>en</strong>tion collective,<br />
ou pour les ag<strong>en</strong>ts du secteur public.<br />
A la fin du congé par<strong>en</strong>tal, le travailleur pourrait<br />
égalem<strong>en</strong>t adapter son régime de travail pour<br />
favoriser l'articulation <strong>en</strong>tre vie privée et vie professionnelle.<br />
« Si on veut augm<strong>en</strong>ter le nombre<br />
de travailleurs, il faut notamm<strong>en</strong>t leur donner<br />
les moy<strong>en</strong>s de continuer à assumer leur rôle de<br />
par<strong>en</strong>ts. Et dans un contexte où on demande<br />
aux travailleurs de faire preuve de toujours plus<br />
de flexibilité - les horaires vari<strong>en</strong>t plus souv<strong>en</strong>t,<br />
la limite <strong>en</strong>tre le bureau et la maison s'efface -,<br />
cela s'avère toujours plus difficile », a expliqué<br />
la ministre de l'Emploi à la Libre Belgique. Faire<br />
preuve de flexibilité, d'accord, mais pour certains<br />
par<strong>en</strong>ts qui n'ont pas de place <strong>en</strong> crèche,<br />
le congé par<strong>en</strong>tal est un passage obligatoire <strong>en</strong><br />
att<strong>en</strong>dant une solution de garde de leur <strong>en</strong>fant.<br />
Et ces par<strong>en</strong>ts, qui sont-ils ? L'an dernier, 76 000<br />
travailleurs ont eu recours à un congé par<strong>en</strong>tal :<br />
73,3% d'<strong>en</strong>tre eux étai<strong>en</strong>t des mères. Est-ce qu'un<br />
congé par<strong>en</strong>tal prolongé ne va pas contribuer<br />
à l'éloignem<strong>en</strong>t des femmes du marché du travail<br />
? Visiblem<strong>en</strong>t, dans les esprits, les congés<br />
par<strong>en</strong>taux sont <strong>en</strong>core liés aux mères plus qu'aux<br />
pères : la mesure vaut pour les <strong>en</strong>fants nés à<br />
partir du 8 mars, journée internationale pour les<br />
droits des femmes. Le symbole fait réfléchir.<br />
S.P.<br />
* Voir <strong>Filiatio</strong> n°1. Il s'agit d'un processus d'incorporation de la<br />
perspective d'égalité <strong>en</strong>tre les femmes et les hommes dans<br />
tous les domaines et à tous les niveaux.<br />
3
INTERVIEW<br />
DEUX ANS POUR AGIR<br />
les priorités du Secrétaire d’État aux familles<br />
<strong>Filiatio</strong> : Quelles sont vos responsabilités <strong>en</strong><br />
tant que secrétaire d’État aux familles ?<br />
Philippe Courard : Je conçois ma fonction<br />
comme devant activer la transversalité. Je dois<br />
attirer l'att<strong>en</strong>tion de mes collègues et participer<br />
à leur réflexion sur les mesures qu'ils<br />
pr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t et l'impact que cela peut avoir sur la<br />
famille. J'ai par ailleurs la responsabilité des allocations<br />
familiales et du défi du transfert de<br />
ces compét<strong>en</strong>ces au niveau communautaire.<br />
En pratique, c'est très complexe ! Je dois me-<br />
4<br />
Philippe Courard, PS, est le nouveau secrétaire d’État aux affaires sociales, aux familles et aux personnes handicapées.<br />
Il a un peu plus de deux ans devant lui : quelles sont ses priorités ? Entreti<strong>en</strong> avec un homme qui se veut surtout pragmatique.<br />
ner une action publique de souti<strong>en</strong> aux familles<br />
pour qu'elles puiss<strong>en</strong>t pleinem<strong>en</strong>t assurer leurs<br />
fonctions affectives, d'éducation, de soin, de<br />
transmissions de valeurs, d'amour. Tout <strong>en</strong> sachant<br />
que la famille est <strong>en</strong> constante évolution<br />
: quand on parlait de la famille il y a de<br />
nombreuses années, on p<strong>en</strong>sait au papa, à la<br />
maman et aux deux ou trois <strong>en</strong>fants. Mais les<br />
familles ont évolué et évolu<strong>en</strong>t constamm<strong>en</strong>t :<br />
recomposées, monopar<strong>en</strong>tales, … tous les types<br />
de famille doiv<strong>en</strong>t être pris <strong>en</strong> compte. Dans le<br />
cadre d’une politique des familles optimale, il<br />
FILIATIO - n°6 - avril & mai 2012<br />
y a selon moi quatre élém<strong>en</strong>ts à combiner, de<br />
manière complém<strong>en</strong>taire : des ressources basiques<br />
pour vivre et s'épanouir, du temps, un<br />
accueil suffisant et de qualité pour les <strong>en</strong>fants,<br />
et <strong>en</strong>fin un souti<strong>en</strong> à l' éducation.<br />
F. : En ce qui concerne les ressources, pouvez-vous<br />
nous dire un mot sur les allocations<br />
familiales ?<br />
P.C. : Il y a deux préalables avant le transfert<br />
dans l'accord du gouvernem<strong>en</strong>t : inscrire le<br />
droit aux allocations familiales dans la constitution<br />
et ne plus avoir de disparités <strong>en</strong>tre les<br />
indép<strong>en</strong>dants, les fonctionnaires, les salariés.<br />
L'objectif est de mettre tout le monde à niveau<br />
avant le transfert, sans spolier personne.<br />
Je ne changerai pas le système actuel (ndlr :
des allocations familiales progressives qui dép<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t<br />
notamm<strong>en</strong>t du nombre d’<strong>en</strong>fants par<br />
famille) et ferai <strong>en</strong> sorte que tout le monde<br />
reçoive son arg<strong>en</strong>t, sans interruption. Ensuite,<br />
quant à la politique que mèneront les gouvernem<strong>en</strong>ts<br />
communautaires <strong>en</strong> la matière, c'est<br />
une autre chose que je ne peux pas prédire...<br />
F. : Comm<strong>en</strong>t réagissez-vous à ceux qui demand<strong>en</strong>t<br />
que le droit aux allocations familiales<br />
soit uniquem<strong>en</strong>t destiné aux mères ?<br />
Est-ce que ce n'est pas, symboliquem<strong>en</strong>t, abstraitem<strong>en</strong>t,<br />
continuer à charger seule la mère<br />
du suivi des <strong>en</strong>fants ?<br />
P.C. : Tout doit être possible : parfois ce n'est<br />
pas la maman la mieux indiquée, notamm<strong>en</strong>t<br />
quand les par<strong>en</strong>ts sont séparés et que le papa<br />
a la garde principale. Toutefois, au départ, il<br />
faut l'accorder à quelqu'un, et faire un choix :<br />
sur quel critère ? Il y a un équilibre à trouver<br />
<strong>en</strong>tre l'égalité hommes/femmes et le fait<br />
que c'est <strong>en</strong>core la mère qui effectue majoritairem<strong>en</strong>t<br />
les dép<strong>en</strong>ses pour les <strong>en</strong>fants. De<br />
manière pragmatique, l'arg<strong>en</strong>t doit être utilisé<br />
pour les <strong>en</strong>fants.<br />
F. : Est-ce qu'il n'y a pas une t<strong>en</strong>dance à vouloir<br />
privilégier une aide immédiate, via les allocations<br />
familiales, plutôt qu'une politique à plus long<br />
terme facilitant l'accueil des <strong>en</strong>fants notamm<strong>en</strong>t<br />
à travers les crèches et l'accueil des <strong>en</strong>fants <strong>en</strong><br />
bas âge - comme <strong>en</strong> Islande, ou au Danemark ?<br />
P.C. : Oui, et d'un autre côté celui qui choisit<br />
de ne pas travailler ne doit pas non plus être<br />
pénalisé parce qu'il ne met pas son <strong>en</strong>fant à<br />
la crèche... L’approche qui est la nôtre est la<br />
suivante : il faut trouver un équilibre et des<br />
moy<strong>en</strong>s concrets pour permettre aux g<strong>en</strong>s de<br />
s'épanouir <strong>en</strong> famille et dans leur boulot. A la<br />
Région wallonne, j'ai eu la même réflexion sur<br />
la manière dont les quotas pouvai<strong>en</strong>t augm<strong>en</strong>ter<br />
la participation des femmes à la vie politique<br />
: mais il me semble que ces quotas sont<br />
positifs pour celles qui ont la possibilité et les<br />
moy<strong>en</strong>s de le faire. Il faut plutôt offrir des solutions<br />
pragmatiques pour permettre surtout aux<br />
jeunes mamans d'avoir le temps de s'investir.<br />
F. : Quels seront vos autres chantiers ?<br />
P.C. : Au niveau des contributions alim<strong>en</strong>taires,<br />
on se r<strong>en</strong>d compte que c'est parfois au petit<br />
bonheur la chance que la justice les fixe, souv<strong>en</strong>t<br />
<strong>en</strong> fonction de l'approche philosophique<br />
ou politique du juge. Or, il existe une demande<br />
d'objectivité de la part de la justice même. La<br />
loi du 19 mars 2010 est v<strong>en</strong>ue apporter un cadre<br />
législatif plus clair, indiquant des critères de<br />
fixation du montant de la contribution. Nous<br />
devons maint<strong>en</strong>ant mettre sur pied la commission<br />
prévue par la loi sur l’objectivation des<br />
contributions alim<strong>en</strong>taires, <strong>en</strong> collaboration<br />
avec la Ministre de la Justice, pour trouver des<br />
solutions avec des experts et aller dans le s<strong>en</strong>s<br />
du pragmatisme.<br />
Un mot sur le SECAL, qui dép<strong>en</strong>d du ministère<br />
des finances : beaucoup de personnes pourrai<strong>en</strong>t<br />
<strong>en</strong> bénéficier et n'<strong>en</strong> bénéfici<strong>en</strong>t pas. Il faut dès<br />
lors améliorer son accessibilité et sa visibilité. Il<br />
faut égalem<strong>en</strong>t améliorer la récupération des<br />
avances auprès du par<strong>en</strong>t débiteur, et travailler<br />
sur une hausse du plafond d'interv<strong>en</strong>tion.<br />
Il faut permettre aux familles de mieux concilier<br />
la vie personnelle, professionnelle et sociale :<br />
les congés de maternité, de paternité, le congé<br />
par<strong>en</strong>tal, le congé d'allaitem<strong>en</strong>t... Le passage de<br />
3 à 4 mois pour le congé par<strong>en</strong>tal n'a pas été<br />
une chose simple . Il faut aussi faire changer les<br />
m<strong>en</strong>talités pour faire <strong>en</strong> sorte que les pères <strong>en</strong><br />
profit<strong>en</strong>t davantage.<br />
Même si les Régions et les Communautés font<br />
déjà beaucoup d’efforts dans ce s<strong>en</strong>s, il faut<br />
r<strong>en</strong>forcer l'accueil des <strong>en</strong>fants et élargir l'accueil<br />
extra-scolaire, notamm<strong>en</strong>t <strong>en</strong> développant les<br />
écoles des devoirs pour accompagner les <strong>en</strong>fants<br />
et les par<strong>en</strong>ts qui ont des difficultés. Cela<br />
passe aussi par l'amélioration du statut des accueillantes<br />
, une meilleure formation... Il faudrait<br />
aussi mettre <strong>en</strong> place des formules pour permettre<br />
aux par<strong>en</strong>ts d'être mieux suivis et mieux<br />
épaulés s'ils <strong>en</strong> ont besoin ou s'ils connaiss<strong>en</strong>t<br />
des difficultés. Dans une période comme celle<br />
qu'on traverse, on doit développer les niches<br />
d'emploi qui apport<strong>en</strong>t des plus et qui génèr<strong>en</strong>t<br />
sur le long terme des économies.<br />
On donnera un suivi aux États Généraux de la<br />
Famille et on se nourrira de tout ce qui a été initié.<br />
Mais il est trop tôt pour vous dire concrètem<strong>en</strong>t<br />
comm<strong>en</strong>t on le fera.<br />
Quant au projet du Tribunal de la Famille, on y<br />
travaille avec notre collègue de la Justice : c'est<br />
un projet qui doit être mis <strong>en</strong> œuvre <strong>en</strong> 2013,<br />
selon l'accord politique.<br />
FILIATIO - n°6 - avril & mai 2012<br />
5
DOSSIER<br />
Antigone, vous voyez ? Deux jumeaux qui s'<strong>en</strong>tretu<strong>en</strong>t pour le pouvoir ; une fille qui se fait ratatiner par son oncle après avoir déf<strong>en</strong>du la dépouille<br />
de son frère. Vous <strong>en</strong> avez soupé au programme des humanités ? Hé bi<strong>en</strong> ce mois-ci, à <strong>Filiatio</strong>, on vous <strong>en</strong> ressert un plat. Bi<strong>en</strong> frais, et très familial.
Pourquoi Antigone ? Figurez-vous que c'est<br />
une figure dont on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d beaucoup parler<br />
quand on s'intéresse à la famille. Et la<br />
famille, à <strong>Filiatio</strong>, on s'y intéresse. A force d'<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre<br />
parler d'Antigone à toutes les sauces,<br />
on a eu <strong>en</strong>vie de dépatouiller le vrai du faux.<br />
Antigone est-elle une héroïne familiale? Une<br />
héroïne de société ? Une héroïne féministe ?<br />
Une héroïne dangereuse, attisant les rebellions,<br />
ou à l'inverse, une héroïne magnifique que l'on<br />
pr<strong>en</strong>d comme modèle ? Est-elle une héroïne<br />
tout court ? Il y a celle de Sophocle. Celle de<br />
Hegel, celle de Lacan. Et puis Anouilh, Brecht,<br />
Yourc<strong>en</strong>ar, Bauchau. Et il y a la vôtre, celle qui<br />
sommeille <strong>en</strong> vous. La petite Antigone qui palpite<br />
discrètem<strong>en</strong>t sous vos méninges.<br />
Les situations politiques changeantes particip<strong>en</strong>t<br />
à la structuration de son mythe : à chaque<br />
siècle son Antigone, rappelle le juriste et phi-<br />
losophe François Ost dans son interview. Le<br />
temps passe, les Antigone aussi, et que restet-il<br />
? La protestation, le sacrifice, et le débat<br />
démocratique. Att<strong>en</strong>tion cep<strong>en</strong>dant, houlà !<br />
Antigone n'est pas lisse. Elle a <strong>en</strong>core bi<strong>en</strong> des<br />
mystères – notamm<strong>en</strong>t son amour pour son<br />
frère, sa fascination pour la tragédie et la mort.<br />
Et puis, Antigone – la pièce – et Antigone – le<br />
personnage, ce n'est pas la même chose : pourtant,<br />
on ne peut réduire aucune des deux ni aucun<br />
des autres personnages de la pièce à une<br />
dichotomie schématique.<br />
Antigone, vue du chœur, c'est aussi le compromis<br />
à la belge : on écoute ici, on écoute là, et<br />
on t<strong>en</strong>te de trouver une position intermédiaire.<br />
Nous avons voulu pousser <strong>en</strong>core plus loin. Antigone,<br />
insiste la super star académique Judith<br />
Butler, spécialiste du g<strong>en</strong>re, dans son ouvrage<br />
Antigone, la par<strong>en</strong>té <strong>en</strong>tre vie et mort (ouvrage<br />
que nous ne recommanderons, malgré notre<br />
respect pour Butler, qu'aux lecteurs titulaires<br />
d'un triple doctorat <strong>en</strong> linguistique comparée<br />
grec anci<strong>en</strong>/turkmène/xhosa), Butler, donc, essaie<br />
de rep<strong>en</strong>ser le mythe d'Antigone dans son<br />
histoire réc<strong>en</strong>te : la plupart des lectures faites<br />
d'Antigone serai<strong>en</strong>t indissociables d'une idéologie<br />
bourgeoise et europé<strong>en</strong>ne influ<strong>en</strong>cée par<br />
la psychanalyse. Comme le dit si jolim<strong>en</strong>t François<br />
Ost, Antigone c'est peut-être avant tout de<br />
l'art dans la cité, de l'art qui permet de tisser<br />
un li<strong>en</strong> social fondateur à travers les discussions<br />
qu'elle suscite. Et ça, ça n'a pas d'âge. A moins<br />
que tout cela ne soit <strong>en</strong>core un cliché.<br />
LE PITCH<br />
S.P. et C.L.<br />
Antigone est une Labdacide, ce qui signifie<br />
qu'elle est destinée à ne pas se faire de vieux<br />
os. Une malédiction frappe cette famille depuis<br />
que Laïos, fils de Labdacos, s'est vu révéler<br />
qu'il se ferait tuer par son propre fils, qui<br />
<strong>en</strong>suite épouserait Jocaste, la femme de Laïos<br />
– sa propre mère, donc. C'est assez tordu ? Ça<br />
vous rappelle furieusem<strong>en</strong>t quelque chose ?<br />
Œdipe ? Bingo. C'est lui, le fils. Eh bi<strong>en</strong> Antigone,<br />
c'est la fille d'Œdipe et Jocaste, qui est donc à<br />
la fois sa mère et sa grand-mère, mais qui n'est<br />
plus, puisqu'elle s'est p<strong>en</strong>due <strong>en</strong> appr<strong>en</strong>ant la<br />
vérité des li<strong>en</strong>s qui l'uniss<strong>en</strong>t à Œdipe. Antigone<br />
est dotée de deux frères et d'une sœur, à qui il<br />
va aussi arriver des bricoles.<br />
Dans la pièce de l'auteur grec Sophocle, Antigone<br />
r<strong>en</strong>tre au Palais de Thèbes après avoir accompagné<br />
son père Œdipe dans son errance de<br />
fin de vie. Les deux frères d'Antigone, Polynice<br />
et Etéocle, c<strong>en</strong>sés se partager le pouvoir, se<br />
sont <strong>en</strong>tretués. Créon, l'oncle d’Antigone, règne<br />
donc à prés<strong>en</strong>t sur la cité. Il interdit d’offrir à Polynice,<br />
accusé de trahison, des funérailles selon<br />
le rite traditionnel. Antigone, révoltée, <strong>en</strong>freint<br />
la règle et s’<strong>en</strong>gage dans un combat aux conséqu<strong>en</strong>ces<br />
dramatiques. Ça finit mal pour tout<br />
le monde : pour elle (elle s'étrangle), pour son<br />
fiancé Hémon, qui se trouve être aussi le fils de<br />
Créon (il s'ouvre le v<strong>en</strong>tre), pour la femme de<br />
Créon (elle se tranche la gorge). Cela mis à part,<br />
Antigone est une pièce de théâtre puissante,<br />
d'une terrible modernité.
François Ost, juriste et philosophe, professeur et Vice-Recteur aux Facultés universitaires Saint-Louis (Bruxelles), auteur d’Antigone voilée,<br />
nous livre sa vision d’Antigone : la protestation incarnée. Pourtant elle a aussi un côté sombre – et fort heureusem<strong>en</strong>t<br />
il ne vous faudra pas att<strong>en</strong>dre la prochaine lune pour le découvrir. Lisez plutôt.<br />
<strong>Filiatio</strong> : Quelles étai<strong>en</strong>t les int<strong>en</strong>tions de Sophocle,<br />
<strong>en</strong> écrivant Antigone ?<br />
François Ost : L'éclosion des grandes tragédies<br />
grecques – Sophole, Eschyle, Euripide... – correspond<br />
aux expérim<strong>en</strong>tations des premières<br />
formes de démocratie. Les tragédies étai<strong>en</strong>t<br />
jouées p<strong>en</strong>dant les fêtes de Dionysos, des festivités<br />
qui étai<strong>en</strong>t aussi une obligation civique<br />
pour les citoy<strong>en</strong>s athéni<strong>en</strong>s. Le cont<strong>en</strong>u de ces<br />
tragédies est politique, au s<strong>en</strong>s noble du terme :<br />
elles t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t un miroir aux Athéni<strong>en</strong>s et leur<br />
pos<strong>en</strong>t les questions que la cité se pose à ellemême.<br />
Avec Antigone, c'est surtout la question<br />
de la place du religieux dans un système<br />
politique <strong>en</strong> voie de laïcisation qui est posée<br />
– même si ce processus pr<strong>en</strong>d 25 siècles... Antigone,<br />
c'est la protestation inspirée par une religion<br />
anci<strong>en</strong>ne par rapport à des formes plus<br />
modernes de religion « civile », représ<strong>en</strong>tées<br />
par le personnage de Créon. Bi<strong>en</strong> sûr, c'est aussi<br />
le heurt <strong>en</strong>tre le droit naturel et le droit positif.<br />
Est-ce que le gouvernant moderne doit gouverner<br />
<strong>en</strong> t<strong>en</strong>ant compte de ses valeurs ?<br />
F. : Comm<strong>en</strong>t Antigone a-t-elle traversé les âges ?<br />
F. O. : Chaque époque a son Antigone, comme<br />
l'écrit Steiner. Antigone est un archétype de<br />
l'humain. Elle regroupe les cinq plus fortes polarités<br />
anthropologiques, et c'est ce qui <strong>en</strong> fait un<br />
archétype : la femme contre l'homme, le jeune<br />
contre le vieux, les divinités contre le temporel,<br />
le foyer contre la cité, et <strong>en</strong>fin, l'inclination<br />
vers la vie contre l'inclination vers la mort. Ces<br />
polarités port<strong>en</strong>t l'antagonisme <strong>en</strong>tre Antigone<br />
et Créon vers un point d'incandesc<strong>en</strong>ce inouï.<br />
Antigone nous émeut, et elle se prête bi<strong>en</strong> à<br />
toutes les formes de consci<strong>en</strong>ce individuelle<br />
face à la raison d’État, ou la (dé)raison d’État.<br />
Antigone est un mythe universel, on se la réapproprie,<br />
on la réécrit.<br />
8<br />
DOSSIER / INTERVIEW<br />
CHAQUE ÉPOQUE A SON ANTIGONE<br />
‟Les tragédies pos<strong>en</strong>t les questions que la cité se pose à elle-même.”<br />
ANTIGONE VOILÉE<br />
Dans sa pièce Antigone voilée, François Ost adapte l’histoire<br />
originelle de Sophocle au débat brûlant sur le port du voile<br />
à l’école. Aïcha, élève apparemm<strong>en</strong>t tranquille, fait figure<br />
d’Antigone et les autres protagonistes sont clairem<strong>en</strong>t id<strong>en</strong>tifiables. Créon <strong>en</strong> directeur<br />
d’école, Polynice, le frère suspecté de terrorisme… Au-delà d’un exercice de style (les<br />
dialogues et la narration s’inspir<strong>en</strong>t du théâtre classique), Antigone Voilée interpelle et<br />
alim<strong>en</strong>te le débat sur le voile sous une forme inatt<strong>en</strong>due.<br />
FILIATIO - n°6 - avril & mai 2012
F. : Quelles idéologies, parfois contrastées peutêtre,<br />
a-t-on fait porter à Antigone ?<br />
F. O. : Je p<strong>en</strong>se par exemple aux Antigone de<br />
Bertold Brecht, ou de Jean Anouilh. Avec<br />
Brecht, c'est une résistante. Avec Anouilh, <strong>en</strong><br />
revanche, Antigone est prés<strong>en</strong>tée comme une<br />
adolesc<strong>en</strong>te attardée qui ne compr<strong>en</strong>d ri<strong>en</strong><br />
au pouvoir, et notre sympathie irait presque<br />
à Créon qui, dans le texte, « retrousse ses<br />
manches » et « fait le sale boulot ». Anouilh a<br />
bi<strong>en</strong> pu montrer sa pièce à Paris, sous l'occupation<br />
allemande, car elle n'a pas été c<strong>en</strong>surée.<br />
Aujourd' hui, je p<strong>en</strong>se qu'on découvre une 3 ème<br />
voie, qui s'exprime dans la bouche d'Hémon : il<br />
s'oppose à son père pour des raisons très modernes.<br />
La cité, dit-il, n'est pas le bi<strong>en</strong> d'un seul :<br />
quelque chose qui est juste <strong>en</strong> général peut<br />
être injuste <strong>en</strong> particulier, et inversem<strong>en</strong>t. Avec<br />
Hémon, il n'y a plus de modèle pré-établi dont<br />
il suffirait de déduire les solutions. C'est la procédure<br />
qui peut donner des chances d'aboutir<br />
à une solution juste, et même cette solution<br />
peut ne pas rester éternellem<strong>en</strong>t juste. Ni Antigone,<br />
ni Créon ne gagn<strong>en</strong>t. Tous deux s'écroul<strong>en</strong>t,<br />
et les derniers mots de Créon sont pour<br />
avouer qu'il s'est trompé depuis le début.<br />
F. : Antigone est-elle uniquem<strong>en</strong>t une héroïne<br />
courageuse, un modèle à suivre ? Est-ce qu'elle<br />
n'est pas aussi une m<strong>en</strong>ace pour l'ordre, pour le<br />
droit, pour la cité ?<br />
F. O. : Antigone a aussi une face d'ombre. Son<br />
nom, Anti-goné, le révèle : elle n'est pas du<br />
côté de l'<strong>en</strong>g<strong>en</strong>drem<strong>en</strong>t, elle est celle qui n'<strong>en</strong>g<strong>en</strong>drera<br />
pas. Le type d'amour qu'elle manifeste<br />
est un type d'amour sororal. Elle a d'ailleurs une<br />
réplique qu'on peut trouver scandaleuse : « ce<br />
que j'ai fait pour mon frère, je ne l'aurais pas<br />
fait pour un mari ou un <strong>en</strong>fant ». Et elle meurt,<br />
sans mari et sans <strong>en</strong>fant. Pourtant elle nous séduit<br />
par son courage, par sa détermination. Elle<br />
s'<strong>en</strong>gage tout <strong>en</strong>tière. Mais elle est <strong>en</strong> clair-obscur.<br />
En particulier pour deux raisons. D'abord,<br />
sa t<strong>en</strong>dance incestueuse. Et puis aussi par sa<br />
proximité avec la mort. On peut la compr<strong>en</strong>dre,<br />
dans une famille où beaucoup sont déjà passés<br />
de l'autre côté... Elle me fait p<strong>en</strong>ser aux mères<br />
tchétchènes ou palestini<strong>en</strong>nes qui se font sauter,<br />
par désespoir, parce que la vie leur est insupportable.<br />
Antigone est <strong>en</strong> quelque sorte démesurée,<br />
au-delà de la limite. Cep<strong>en</strong>dant elle<br />
n'est pas tout le temps isolée ; elle l'est au début,<br />
mais elle finit par convaincre le chœur, qui<br />
représ<strong>en</strong>te l'opinion publique. Comme Créon<br />
pourtant, elle est tout d'une pièce. Mais Créon<br />
est celui qui ne sait pas écouter. Son discours<br />
est de plus <strong>en</strong> plus réducteur, et il se ferme aux<br />
conseils de bon s<strong>en</strong>s. C'est sa faute politique<br />
majeure : refuser le débat.<br />
F. : Est-ce qu'à votre avis, il y a une raison pour<br />
laquelle Antigone est une femme ?<br />
F. O. : La Grèce athéni<strong>en</strong>ne, il faut le rappeler,<br />
laisse de côté la moitié de l'humanité. Chez Sophocle,<br />
les deux plus grandes héroïnes, Électre<br />
et Antigone, sont toutes deux des femmes. On<br />
peut y voir la mauvaise consci<strong>en</strong>ce de la vie politique<br />
athéni<strong>en</strong>ne qui s'exprime à travers l'utilisation<br />
de personnages féminins. C'est aussi le<br />
rôle de la littérature que de pointer du doigt<br />
les dysfonctionnem<strong>en</strong>ts : un rôle de bouffon,<br />
de fou du roi.<br />
F. : V<strong>en</strong>ons-<strong>en</strong> à votre Antigone, l'Antigone<br />
voilée. Comm<strong>en</strong>t a-t-elle été reçue, et quelles<br />
étai<strong>en</strong>t vos int<strong>en</strong>tions <strong>en</strong> réinterprétant le<br />
mythe sur ce sujet précis ?<br />
F. O. : En Belgique comme <strong>en</strong> France, c'est une<br />
pièce qui pose un problème. Le débat est crispé,<br />
et si on ne peut même plus <strong>en</strong> parler sur le<br />
mode de la littérature, c'est qu'on a peut-être<br />
régressé par rapport à l'Athènes de Sophocle...<br />
La pièce n'a jamais été jouée dans un théâtre<br />
– cela ti<strong>en</strong>t peut-être à la pièce elle-même,<br />
mais je crois aussi que c'est un tabou qui <strong>en</strong> dit<br />
long. On me reproche d'avoir fait une Antigone<br />
voilée – d'avoir fait une héroïne d'une jeune<br />
femme voilée – alors que la pièce, tout comme<br />
le mythe, est tout <strong>en</strong> nuances... J'ai fait Antigone<br />
Voilée car j'étais préoccupé par la problématique<br />
du voile et soucieux du dialogue<br />
des cultures. Plutôt que de traiter cette problématique<br />
à grand coup d'articles juridiques et<br />
d'articles de loi, j'ai la conviction qu'il faut travailler<br />
à un niveau plus profond, au niveau des<br />
passions, et les traiter par la littérature, par le<br />
théâtre. Le travail sur l'imaginaire collectif est<br />
très important, il est fondateur du li<strong>en</strong> social.<br />
Faire l'impasse sur l'imaginaire et les débats qui<br />
l'accompagn<strong>en</strong>t, c'est passer à côté d'une clef<br />
de lecture fondam<strong>en</strong>tale de la société.<br />
POUR ALLER PLUS LOIN<br />
Les Antigones, Steiner, Gallimard, 1986. Un magistral<br />
inv<strong>en</strong>taire des Antigone depuis Sophocle,<br />
et une lecture qui permet de compr<strong>en</strong>dre à<br />
quelles sauces Antigone a été mangée.<br />
FILIATIO - n°6 - avril & mai 2012 9
Que serait-il arrivé si la psychanalyse<br />
avait choisi Antigone, et non pas<br />
Œdipe, comme point de départ ?<br />
La rebelle desc<strong>en</strong>dante d'Œdipe, héroïne<br />
de la pièce de Sophocle, a été acclamée<br />
par des générations comme l'exemple de<br />
la résistance, à la fois face à l’État et face à<br />
l'ordre patriarcal. Que se passerait-il si nous<br />
échappions à ces représ<strong>en</strong>tations, par lesquelles<br />
Antigone joue le rôle de la rebelle<br />
ultime dans un ordre présupposé naturel, et<br />
si nous rep<strong>en</strong>sions son mythe comme, justem<strong>en</strong>t,<br />
les prémices de cet ordre même ? Dans<br />
un <strong>en</strong>semble d'essais à la fois provocants et<br />
brillants, Antigone, la par<strong>en</strong>té <strong>en</strong>tre vie et<br />
mort, Judith Butler fait preuve de son tal<strong>en</strong>t<br />
unique de combinaison <strong>en</strong>tre la littérature<br />
comparée et la p<strong>en</strong>sée politique radicale.<br />
Butler, professeur de rhétorique à Berkeley,<br />
est l'une des plus prolifiques figures contemporaines<br />
de la « théorie critique » (<strong>en</strong> anglais,<br />
critical theory), des études de g<strong>en</strong>re et de la<br />
philosophie.<br />
Dans Antigone, Butler continue son exploration<br />
des pré-suppositions de g<strong>en</strong>re et fait un<br />
pas supplém<strong>en</strong>taire dans la réflexion sur les<br />
tabous de la par<strong>en</strong>té. Comme beaucoup avant<br />
elle, elle est fascinée par la figure d'Antigone :<br />
sœur du défunt héritier du trône (Polynice), elle<br />
décide de donner une sépulture à son frère, allant<br />
ainsi à l'<strong>en</strong>contre des ordres de son oncle<br />
Créon, roi de Thèbes, qui avait ordonné de<br />
laisser le corps de Polynice sur le champ de bataille.<br />
Antigone ne fait preuve d'aucun remords<br />
et déf<strong>en</strong>d ses actes. Lorsque Créon décide de<br />
la faire <strong>en</strong>terrer vivante, elle pr<strong>en</strong>d son destin<br />
<strong>en</strong> mains et désobéit une dernière fois à son<br />
oncle <strong>en</strong> se donnant la mort. La lecture de l'histoire<br />
d'Antigone par Butler se fait égalem<strong>en</strong>t <strong>en</strong><br />
réaction aux travaux précéd<strong>en</strong>ts de Hegel et<br />
Lacan : au fil des pages, ce qu'Antigone représ<strong>en</strong>te<br />
ne semble plus si clair.<br />
Dans le premier chapitre, Butler évoque l'Antigone<br />
de Hegel : non pas une héroïne féministe,<br />
mais la déf<strong>en</strong>deresse de la famille et de la par<strong>en</strong>té.<br />
Pour Hegel, Antigone signale la transition<br />
d'une règle matriarcale à une règle patriarcale,<br />
mais aussi la dissolution de la par<strong>en</strong>té face à<br />
l'émerg<strong>en</strong>ce de l'ordre éthique de l’État, repré-<br />
10<br />
ANTIGONE, RÉSISTANTE COMPLEXE<br />
Une critique de l'ouvrage de Judith Butler "Antigone, la par<strong>en</strong>té <strong>en</strong>tre vie et mort". Epel, 2003, traduction Guy Le Gaufey<br />
s<strong>en</strong>té par la figure de Créon. La pièce est quasim<strong>en</strong>t<br />
un thriller politique dans lequel l'apothéose<br />
d'Antigone révèle la crise de la par<strong>en</strong>té<br />
comme institution sociale préval<strong>en</strong>te.<br />
Dans la lecture de Lacan (chapitre suivant), la<br />
par<strong>en</strong>té signifie quelque chose de tout à fait<br />
différ<strong>en</strong>t. Non pas, selon Hegel, l'organisation<br />
primitive des li<strong>en</strong>s et des affiliations, mais le<br />
concept de Lacan, toujours évasif, des positions<br />
symboliques attribuées au langage et à<br />
la psyché. Ce n'est pas son frère de « chair »<br />
qu'Antigone <strong>en</strong>t<strong>en</strong>drait protéger, mais la position<br />
symbolique de son frère <strong>en</strong> tant qu'être, de<br />
sa position à elle de sœur symbolique (note de<br />
la traductrice : on parle bi<strong>en</strong> de solidarité ou<br />
de fraternité). Sa transgression ne serait donc ici<br />
pas de l'ordre de la dissid<strong>en</strong>ce politique, mais<br />
dans la façon dont elle repousse à l'extrême les<br />
limites de l'humain <strong>en</strong> défiant les normes symboliques<br />
verticales traditionnelles (autorité,<br />
transmission, par<strong>en</strong>talité et filiation) afin de les<br />
remplacer par des normes horizontales (solidarité,<br />
fraternité).<br />
Lorsque c'est à Butler de distribuer les rôles, Lacan<br />
et Hegel reçoiv<strong>en</strong>t celui de Tirésias, le devin<br />
aveugle. Car il y a un point fondam<strong>en</strong>tal qu'aucun<br />
des deux p<strong>en</strong>seurs n'a, semble-t-il, soulevé :<br />
celui de l'amour incestueux. Le plus grand tabou<br />
de la par<strong>en</strong>té, au cœur de la famille. Alors<br />
que l'amour incestueux d'Œdipe installe un<br />
paradigme pour déchiffrer l'âme humaine, la<br />
transgression d'Antigone est au mieux complètem<strong>en</strong>t<br />
niée, ou tout simplem<strong>en</strong>t rejetée, reléguée<br />
à un amour de « positions symboliques ».<br />
Selon Butler, la psychanalyse détache l'ordre<br />
familial europé<strong>en</strong> et hétérosexuel du domaine<br />
de la politique et de l’histoire, et le r<strong>en</strong>d indissociable<br />
de notre psyché. Ainsi, la famille de<br />
la bourgeoisie europé<strong>en</strong>ne de la fin du XIX ème<br />
siècle (un père, une mère et plusieurs <strong>en</strong>fants<br />
par foyer) aurait été réinv<strong>en</strong>tée comme étant<br />
une disposition pré-culturelle (naturelle). Une<br />
critique à la Butler serait de demander si, face<br />
à un tel constat, une discipline comme la psychanalyse<br />
peut <strong>en</strong>core être valide pour d'autres<br />
types de familles : homosexuelles, recomposées,<br />
etc. C'est ici que l'urg<strong>en</strong>ce politique du<br />
débat se dévoile. La désobéissance d'Antigone<br />
a <strong>en</strong>traîné sa mort, inévitable – mais, <strong>en</strong> même<br />
FILIATIO - n°6 - avril & mai 2012<br />
Judith Butler<br />
temps, elle a exposé les structures politiques<br />
du pouvoir ainsi que leurs tabous. Aujourd'hui,<br />
les structures familiales « non normatives » sont<br />
plus préval<strong>en</strong>tes que jamais...<br />
Face à ces trois Antigone (Hegel, Lacan et<br />
Butler), une p<strong>en</strong>sée toute simple nous vi<strong>en</strong>t :<br />
ne serait-il pas possible de trouver un compromis<br />
<strong>en</strong>tre Antigone et Créon ? N’est-il<br />
pas possible de concilier hétérosexualité et<br />
homosexualité (Butler), de concilier religions<br />
et laïcité (Hegel), de concilier verticalité et<br />
horizontalité (Lacan), de concilier hommes et<br />
femmes, pères et mères ?<br />
Romm Lewkowicz et la rédaction de <strong>Filiatio</strong>
BOÎTE À IDÉES<br />
Parle-t-on d’Antigone, au singulier, ou d’Antigones,<br />
au pluriel ? Au vu des nombreuses adaptations,<br />
interprétations et traductions de la<br />
pièce de Sophocle – on p<strong>en</strong>se à Anouilh, Hölderlin,<br />
Staub, Hegel, Brecht, Steiner, Kundera, Lacan, Butler,<br />
FILIATIO - n°6 - avril & mai 2012<br />
Ost, etc. -, on aurait t<strong>en</strong>dance à favoriser la thèse<br />
du pluriel. De nombreux auteurs, metteurs <strong>en</strong> scène<br />
et cinéastes ont donné leur vision du personnage<br />
d’Antigone et des ses trois principaux rôles, Créon<br />
(l’oncle d’Antigone), Ismène (la sœur d’Antigone) et<br />
11
Hémon (l’amoureux d’Antigone et fils de Créon). Chacun<br />
semble y trouver l’inspiration pour analyser telle<br />
ou telle situation socio-psycho-politique du mom<strong>en</strong>t.<br />
Dans l’<strong>en</strong>semble, il ressort une t<strong>en</strong>dance générale indéniable<br />
depuis deux siècles : il y a d’un côté Antigone, figure<br />
positive, héroïne, et de l’autre côté, tous les autres,<br />
plus fades ou négatifs. Tous ces auteurs du 19 et 20ème<br />
siècle ont plutôt favorisé une vision dichotomique<br />
du bi<strong>en</strong> contre le mal. Mais était-ce la volonté de Sophocle?<br />
On peut <strong>en</strong> douter pour au moins deux raisons.<br />
Premièrem<strong>en</strong>t, aujourd’hui, nous avons t<strong>en</strong>dance à<br />
oublier un personnage ess<strong>en</strong>tiel, le « coryphée», celui<br />
qui mène le chœur (du grec choros). Le « coryphée »<br />
représ<strong>en</strong>te la cité, le peuple avisé. Il ne s’agit pas d’un<br />
individu mais d’un collectif, d’un symbole, d’une personne<br />
morale (au s<strong>en</strong>s juridique). Pour Sophocle, le<br />
véritable héros, c’est peut-être lui, modèle de tolérance,<br />
d’écoute et de chorégraphie. Le seul à ne pas<br />
subir ses émotions sans pour autant les nier, le seul à<br />
vouloir le débat, le seul à t<strong>en</strong>ter une médiation <strong>en</strong>tre<br />
les pôles purem<strong>en</strong>t émotionnels que sont Antigone,<br />
Créon, Hémon et Ismène. Le théâtre grec antique devait<br />
permettre, <strong>en</strong>tre autres, au peuple d’appr<strong>en</strong>dre à<br />
gérer la démocratie et à éviter ses écueils principaux.<br />
Sophocle <strong>en</strong> a caricaturé quatre: l’autoritariste-rationnel<br />
(du grec kréion : chef, souverain, noble), la nihiliste-intégriste<br />
(du grec anti et gonè : à la place de<br />
l’<strong>en</strong>fantem<strong>en</strong>t, abortif), l’hyper-soumise (du grec eido :<br />
s’adapter, être habile) et le passionnel-fusionnel (du<br />
grec aimon : passionné, avide).<br />
Pour Sophocle, la conclusion du drame pourrait être<br />
simple : tous, ou presque, meur<strong>en</strong>t de leurs excès (même<br />
si Créon ne meurt pas, tout ce qu’il avait construit rationnellem<strong>en</strong>t<br />
s’effondre, ce qui est peut-être pire pour<br />
lui que la mort). Seul un personnage survit à cette boucherie,<br />
c’est le « coryphée», symbole de l’équilibre et du<br />
« juste-milieu ».<br />
12 FILIATIO - n°6 - avril & mai 2012<br />
Deuxièmem<strong>en</strong>t, étymologiquem<strong>en</strong>t, il est fort étonnant<br />
que personne ne se soit arrêté sur le s<strong>en</strong>s des<br />
mots. Antigone signifierait peu ou prou «autogénocide»<br />
ou nihilisme absolu, Créon ferait référ<strong>en</strong>ce au<br />
traditionalisme, au souverainisme et au légalisme, Ismène<br />
représ<strong>en</strong>terait le naturalisme et la soumission<br />
aveugle et Hémon déf<strong>en</strong>drait la passion destructrice,<br />
le « relationnisme » absolu et le relativisme. Sous<br />
l’angle étymologique, nous devrions plutôt éprouver<br />
de l’antipathie pour tous ces personnages, y compris<br />
pour Antigone. Imaginons aujourd’hui une pièce s’intitulant<br />
« démagogie » et traitant de l’histoire d’une<br />
jeune femme s’appelant « Démagogie » luttant contre<br />
son oncle s’appelant « Abusdepouvoir »...<br />
En conclusion, peu importe de parler d’Antigone au singulier<br />
ou au pluriel, l’important était sans doute pour<br />
Sophocle d’inviter le peuple grec à éviter la démagogie<br />
et la p<strong>en</strong>sée unique et de faire naître l’<strong>en</strong>vie d’<strong>en</strong>richir sa<br />
réflexion sur l’ess<strong>en</strong>ce de la démocratie par la confrontation<br />
de personnages extrêmes. Antigone n’était pas<br />
LE personnage, mais plutôt un personnage.<br />
A titre d’illustration, aujourd’hui, un Sophocle contemporain<br />
pousserait les citoy<strong>en</strong>s à favoriser une approche<br />
multipolaire, pluridisciplinaire, il les titillerait sur les<br />
dangers des pouvoirs non contrôlés, concrets ou abstraits,<br />
t<strong>en</strong>terait de réconcilier nature et culture, gêne et<br />
volonté, passion et raison, laïcité et spiritualité, obligations<br />
de moy<strong>en</strong>s et de résultat. Au niveau de la famille,<br />
il veillerait à l’équilibre <strong>en</strong>tre l’Etat et la vie privée, <strong>en</strong>tre<br />
le prescriptif et le contractuel, <strong>en</strong>tre les droits des <strong>en</strong>fants<br />
et le droit des par<strong>en</strong>ts. Une loi a t<strong>en</strong>té ce projet :<br />
c’est la loi, certes imparfaite, de l’hébergem<strong>en</strong>t égalitaire<br />
de 2006, dite loi « Onkelinks ». Elle pousse <strong>en</strong> effet<br />
les par<strong>en</strong>ts au dialogue, les « punit » d’un hébergem<strong>en</strong>t<br />
parfaitem<strong>en</strong>t égalitaire <strong>en</strong> cas de non accord et autorise<br />
l’état, par l’intermédiaire du juge, à contrôler l’intérêt de<br />
l’<strong>en</strong>fant selon des règles très strictes, très spéciales.<br />
Ko<strong>en</strong> Mater<br />
12
INITIATIVES<br />
(IN)ÉGALITÉS FEMMES/HOMMES EN BELGIQUE<br />
AU BOULOT !<br />
Et du boulot, il y <strong>en</strong> a <strong>en</strong>core pas mal. L’Institut pour l’Égalité <strong>en</strong>tre les Femmes et les Hommes (IEFH) sort un nouveau rapport<br />
sur les femmes et les hommes <strong>en</strong> Belgique, et fait le point sur les principales inégalités dont les deux sexes sont victimes.<br />
Bilan mitigé : décryptage avec Michel Pasteel, directeur de l'IEFH, et Élodie Debrumetz, responsable de la communication.<br />
Il n'y a ri<strong>en</strong> de très neuf sous le soleil des (in)<br />
égalités hommes-femmes. Ce n'est d'ailleurs<br />
pas un soleil, mais plutôt un ciel gris un peu<br />
lourd, plombé par des nuages t<strong>en</strong>aces. Parfois,<br />
une petite éclaircie ; et <strong>en</strong>suite il pleut. Pas très<br />
réjouissant, je vous le dis tout de suite. Chapitre<br />
après chapitre, le rapport de l'IEFH égrène les<br />
différ<strong>en</strong>ces qui persist<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre les hommes<br />
et les femmes et sont à la source de situations<br />
d'inégalités de traitem<strong>en</strong>t, dans la vie privée et<br />
dans la vie publique. Une vision statistique et<br />
à double s<strong>en</strong>s : les inégalités dont les hommes<br />
sont majoritairem<strong>en</strong>t victimes sont égalem<strong>en</strong>t<br />
m<strong>en</strong>tionnées. Après épluchage du rapport,<br />
nous id<strong>en</strong>tifions les directions suivantes : il faut<br />
aller vers plus d'emploi pour les femmes et plus<br />
de vie privée/éducation et soin aux <strong>en</strong>fants<br />
pour les hommes. Pour les détails, reportezvous<br />
aux 300 pages de statistiques et d'indicateurs<br />
<strong>en</strong> tous g<strong>en</strong>res : population, migration,<br />
rev<strong>en</strong>us, pauvreté, santé, emploi, mobilité, emploi<br />
du temps, criminalité, viol<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre part<strong>en</strong>aires,<br />
processus décisionnel, autant de thématiques<br />
dont l'étude repousse loin, très loin,<br />
le mythe de l'égalité acquise <strong>en</strong>tre hommes et<br />
femmes <strong>en</strong> Belgique.<br />
S.P.<br />
<strong>Filiatio</strong> : Au l<strong>en</strong>demain du 8 mars, journée internationale<br />
pour le droit des femmes, quelles<br />
sont les principales leçons que vous tirez de<br />
votre rapport ?<br />
Élodie Debrumetz : Avant tout, ce qu'il est important<br />
de savoir, c'est qu'il s'agit d'une étude<br />
statistique objective sur les hommes et les<br />
femmes, fruit d'un énorme travail de collaboration<br />
<strong>en</strong>tre services publics fédéraux. Ce<br />
qu'on remarque, c'est que notre société actuelle<br />
est inégalitaire dans de nombreux domaines<br />
différ<strong>en</strong>ts : nous abordons l'emploi, la<br />
santé, la migration, la viol<strong>en</strong>ce, les sci<strong>en</strong>ces,<br />
la criminalité, la conciliation vie privée – vie<br />
professionnelle... A l'institut,<br />
on le remarque quotidi<strong>en</strong>nem<strong>en</strong>t<br />
à travers<br />
les plaintes déposées : les<br />
femmes sont surtout discriminées<br />
dans le domaine<br />
de l'emploi, et les hommes<br />
surtout dans le domaine<br />
des bi<strong>en</strong>s et services.<br />
F. : Dans le domaine des<br />
bi<strong>en</strong>s et services ? Pouvezvous<br />
<strong>en</strong> dire plus ?<br />
Michel Pasteel : Quand<br />
on parle de discriminations<br />
dans le domaine des<br />
bi<strong>en</strong>s et services, on parle<br />
ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t des tarifs<br />
des sites internet, des<br />
boites de nuit, ou des événem<strong>en</strong>ts<br />
où les femmes<br />
ne doiv<strong>en</strong>t pas payer ou à<br />
un moindre tarif, contrairem<strong>en</strong>t<br />
aux hommes...<br />
Pour cela, nous m<strong>en</strong>ons<br />
une action de s<strong>en</strong>sibilisation<br />
dans le secteur<br />
concerné. Il y a égalem<strong>en</strong>t<br />
des plaintes d'hommes qui<br />
sont liées à des problèmes<br />
de non-remboursem<strong>en</strong>t<br />
de médicam<strong>en</strong>ts, notamm<strong>en</strong>t<br />
dans le cas des médicam<strong>en</strong>ts contre l’ostéoporose.<br />
Mais les discriminations contre les<br />
femmes rest<strong>en</strong>t beaucoup plus importantes<br />
<strong>en</strong> termes de statistiques : dans l'<strong>en</strong>semble, les<br />
inégalités touch<strong>en</strong>t plutôt les femmes, et surtout<br />
dans le domaine de l'emploi : ségrégation<br />
professionnelle, discrimination à l'embauche à<br />
cause de la maternité... Cela ti<strong>en</strong>t égalem<strong>en</strong>t<br />
aux difficultés de conciliation <strong>en</strong>tre vie privée<br />
et vie professionnelle.<br />
FILIATIO - n°6 - avril & mai 2012<br />
F. : Remarquez-vous des progrès dans le s<strong>en</strong>s<br />
d'une plus grande égalité ?<br />
E.D. : Par exemple, le nombre d'hommes au<br />
foyer a doublé <strong>en</strong> 25 ans, et le nombre de<br />
femmes au foyer a diminué de 61% : ce qui est<br />
positif, c'est qu'il y a une t<strong>en</strong>dance au changem<strong>en</strong>t<br />
dans les rôles, dans la répartition des<br />
tâches et la conciliation vie privée – vie professionnelle.<br />
Mais bon, il y a <strong>en</strong>core 32 femmes<br />
au foyer pour un homme...<br />
13
F. : Vous reconnaissez une forme de viol<strong>en</strong>ce<br />
spécifique <strong>en</strong>tre ex-part<strong>en</strong>aires : « le droit de<br />
garder un contact personnel ». Les hommes représ<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t<br />
63% des victimes et les femmes, 73%<br />
des suspectes de cette violation. S'agit-il de l'<strong>en</strong>jeu<br />
de la non prés<strong>en</strong>tation des <strong>en</strong>fants ?<br />
M. P. : La non prés<strong>en</strong>tation de l'<strong>en</strong>fant est une<br />
infraction, c'est bi<strong>en</strong> de cela qu'il s'agit. Ce sont<br />
les chiffres de la police fédérale. C'est une problématique<br />
classique dès qu'il y a une rupture :<br />
les <strong>en</strong>fants sont pris <strong>en</strong> otage et on les utilise.<br />
F. : Quel est le rôle de l'Institut dans la promotion<br />
de l'égalité au sein de la famille ?<br />
E.D. : Suite à l'étude de 2011 sur le congé de paternité,<br />
nous avons fait des recommandations<br />
à l'<strong>en</strong>semble des part<strong>en</strong>aires syndicaux et politiques,<br />
pour que cela aboutisse à des changem<strong>en</strong>ts<br />
dans la loi : <strong>en</strong> effet, <strong>en</strong> juillet 2011 la protection<br />
contre le lic<strong>en</strong>ciem<strong>en</strong>t durant le congé<br />
de paternité est dev<strong>en</strong>ue obligatoire.<br />
M.P. : …Mais il n'est que de 10 jours, alors que<br />
la durée souhaitée <strong>en</strong> moy<strong>en</strong>ne est de 22 à 23<br />
jours. 10 jours, c'est <strong>en</strong>core trop peu !<br />
E.D. : En ce qui concerne les discriminations liées<br />
à la grossesse et à la maternité, nous avons fait<br />
une étude <strong>en</strong> 2010 qui montre que les femmes<br />
sont discriminées à l'embauche parce qu'elles<br />
ont des <strong>en</strong>fants ou risqu<strong>en</strong>t de tomber <strong>en</strong>-<br />
DES CHIFFRES<br />
Toutes ces informations, statistiquem<strong>en</strong>t valables,<br />
sont à analyser avec att<strong>en</strong>tion. Ce n'est<br />
sans doute pas parce que les hommes « naîtrai<strong>en</strong>t<br />
viol<strong>en</strong>ts » qu'ils représ<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t 96% des<br />
dét<strong>en</strong>us, ou qu'ils se suicid<strong>en</strong>t beaucoup plus<br />
que les femmes. Ce n'est sûrem<strong>en</strong>t pas parce<br />
que leurs jeunes <strong>en</strong>fants ne les intéress<strong>en</strong>t pas<br />
de manière innée qu'ils s'<strong>en</strong> occup<strong>en</strong>t deux fois<br />
et demie moins que les femmes. Et pour elles,<br />
inversem<strong>en</strong>t, ce n'est pas par pur amour maternel<br />
qu'elles s'<strong>en</strong> occup<strong>en</strong>t deux fois plus. Toutes<br />
ces données ont des explications à trouver dans<br />
les rapports de pouvoir, l'histoire, les stéréotypes<br />
ancrés dans les m<strong>en</strong>talités, ou <strong>en</strong>core les intérêts<br />
économiques à perpétuer des situations de discrimination.<br />
Ce qui nous intéresse ici, c'est bi<strong>en</strong><br />
ce que ces chiffres veul<strong>en</strong>t dire sur les problèmes<br />
des femmes et des hommes d'aujourd'hui.<br />
14<br />
ceintes ; elles peuv<strong>en</strong>t être lic<strong>en</strong>ciées p<strong>en</strong>dant<br />
leur grossesse ou à leur retour de maternité, ou<br />
parfois elles ne retrouv<strong>en</strong>t pas le même poste...<br />
L'idée est de s<strong>en</strong>sibiliser au maximum les pouvoirs<br />
publics et tous les acteurs concernés pour<br />
faire évoluer les m<strong>en</strong>talités. Pour la famille, on<br />
collabore aussi avec le SPF Emploi pour la s<strong>en</strong>sibilisation<br />
concernant la conciliation vie privée<br />
– vie professionnelle et les stéréotypes cantonnant<br />
les femmes dans la sphère privée et les<br />
hommes dans la sphère publique.<br />
F. : Si vous deviez id<strong>en</strong>tifier une ou deux mesures<br />
vraim<strong>en</strong>t importantes pour arriver à plus d'égalité<br />
dans la famille, que recommanderiez-vous ?<br />
E.D. : Les hommes et les femmes devrai<strong>en</strong>t<br />
se s<strong>en</strong>tir libres de pr<strong>en</strong>dre autant les créditstemps,<br />
les congés de par<strong>en</strong>talité : l'employeur<br />
pourra embaucher une femme<br />
comme un homme quand il sera<br />
convaincu que les deux sont<br />
susceptibles de s’investir dans<br />
une vie de famille, d’y consacrer<br />
du temps, d'aller chercher leurs<br />
<strong>en</strong>fants à l'école, etc.<br />
F. : Mais cela pr<strong>en</strong>d du temps...<br />
Peut-on p<strong>en</strong>ser à des mesures<br />
plus rapides ?<br />
M.P. : Cela dép<strong>en</strong>d à quoi on<br />
p<strong>en</strong>se. Pr<strong>en</strong>ons la question des<br />
Parmi les femmes salariées, 44,3% travaill<strong>en</strong>t<br />
à temps partiel, contre 9,3% chez les hommes.<br />
96% des dét<strong>en</strong>us sont des hommes ; ce<br />
pourc<strong>en</strong>tage est relativem<strong>en</strong>t stable.<br />
Les mamans ayant de jeunes <strong>en</strong>fants s’<strong>en</strong><br />
occup<strong>en</strong>t 2 fois et demie plus que les papas<br />
avec de jeunes <strong>en</strong>fants.<br />
Dans 72% des cas, les suicides sont commis<br />
par des hommes, contrastant fortem<strong>en</strong>t avec<br />
les chiffres relatifs à la dépression, qui sont<br />
plus élevés pour les femmes.<br />
Le fait d'avoir des <strong>en</strong>fants a <strong>en</strong> général un<br />
impact négatif sur la position des femmes sur<br />
le marché du travail et un impact positif sur<br />
celle des hommes.<br />
57,2% des bénéficiaires d'un rev<strong>en</strong>u d'intégration<br />
sociale sont des femmes.<br />
P<strong>en</strong>sionnés : parmi les personnes qui ont le<br />
droit à une p<strong>en</strong>sion, 59% des femmes et 33%<br />
des hommes reçoiv<strong>en</strong>t un montant inférieur à<br />
FILIATIO - n°6 - avril & mai 2012<br />
horaires et de la flexibilité : elle est à double<br />
tranchant, car il y a un risque que ce soi<strong>en</strong>t les<br />
femmes qui se retrouv<strong>en</strong>t à travailler à la maison<br />
et donc à s'occuper <strong>en</strong>core plus des <strong>en</strong>fants et<br />
du ménage... L'égalité de salaire est égalem<strong>en</strong>t<br />
fondam<strong>en</strong>tale. Par ailleurs, on doit donner aux<br />
hommes la possibilité de s'investir davantage à<br />
la maison. Tout cela passe par la s<strong>en</strong>sibilisation<br />
mais aussi par des mesures concrètes, comme<br />
le développem<strong>en</strong>t des places d'accueil <strong>en</strong><br />
crèche, par exemple.<br />
La publication Femmes et hommes <strong>en</strong> Belgique.<br />
Statistiques et indicateurs de g<strong>en</strong>re – Édition 2011<br />
est disponible gratuitem<strong>en</strong>t auprès de l’Institut<br />
pour l’égalité des femmes et des hommes (egalite.<br />
hommesfemmes@iefh.belgique.be , tél: 02/233 41<br />
75). Vous pouvez égalem<strong>en</strong>t le télécharger sur le<br />
site web www.iefh.belgium.be<br />
1000 euros. L'écart de p<strong>en</strong>sion découle <strong>en</strong> particulier<br />
des différ<strong>en</strong>ces de carrière et des inégalités<br />
de salaires et de rev<strong>en</strong>us. En moy<strong>en</strong>ne<br />
l'écart de p<strong>en</strong>sion <strong>en</strong>tre les hommes et les<br />
femmes s'élève à 23% <strong>en</strong> faveur des hommes :<br />
chez les fonctionnaires, l'écart est le moins important<br />
(16%) et chez les indép<strong>en</strong>dants, il est le<br />
plus important (33%).<br />
Dép<strong>en</strong>dance financière et « par<strong>en</strong>ts isolés »<br />
(qui sont des femmes, cinq fois plus que des<br />
hommes) : le degré de dép<strong>en</strong>dance financière<br />
des femmes apparaît toujours plus élevé que<br />
celui des hommes, à l'exception de la catégorie<br />
résiduelle « autres formes de familles ». Assez<br />
curieusem<strong>en</strong>t et contrairem<strong>en</strong>t à ce que suggèr<strong>en</strong>t<br />
d'autres indicateurs de pauvreté, les « par<strong>en</strong>ts<br />
isolés » s'<strong>en</strong> sort<strong>en</strong>t très bi<strong>en</strong>. Cela peut<br />
s'expliquer par le fait qu'ils bénéfici<strong>en</strong>t d'allocations<br />
via le système de sécurité sociale et que<br />
ces montants leur sont effectivem<strong>en</strong>t versés.
HORS CHAMP / ALLEMAGNE<br />
En Europe, un mariage sur deux se termine<br />
par un divorce. La moitié de ces<br />
séparations concern<strong>en</strong>t des familles<br />
avec des <strong>en</strong>fants mineurs. Les institutions europé<strong>en</strong>nes<br />
essay<strong>en</strong>t petit à petit d'harmoniser<br />
les lois sur le divorce dans les pays-membres ;<br />
mais à quel point les besoins de l’<strong>en</strong>fant sontils<br />
<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dus, compris, définis, respectés ?<br />
Un petit arrondissem<strong>en</strong>t judiciaire <strong>en</strong> Allemagne,<br />
du nom de Cochem (ça vous fait p<strong>en</strong>ser<br />
à Astérix ? Il y a un peu de ça...), pratique<br />
ENSEMBLE C’EST TOUT<br />
La pratique de Cochem : vers des jugem<strong>en</strong>ts familiaux <strong>en</strong> faveur des <strong>en</strong>fants ?<br />
Dans un petit arrondissem<strong>en</strong>t judiciaire allemand, à Cochem, une équipe de professionnels a trouvé une formule inédite<br />
pour que les séparations ne se termin<strong>en</strong>t pas <strong>en</strong> guerre ouverte avec, au milieu du champ de bataille, les <strong>en</strong>fants.<br />
Le juge Jürg<strong>en</strong> Rudolph, dont la ténacité a permis à cette expéri<strong>en</strong>ce de dev<strong>en</strong>ir un modèle, décortique les mécanismes<br />
du système de Cochem pour les lecteurs de <strong>Filiatio</strong>.<br />
depuis le début des années 1990 un système<br />
qui fait la différ<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre le cont<strong>en</strong>tieux du<br />
couple et le bi<strong>en</strong>, ou l'intérêt, de l’<strong>en</strong>fant.<br />
Un système connu pour vouloir faire gagner<br />
toutes les parties plutôt que donner raison à<br />
l'une et condamner l'autre.<br />
COOPÉRATION ORGANISÉE : VOUS POU-<br />
VEZ VOUS SÉPARER, MAIS PAS DE L'ENFANT<br />
Quand une partie sort gagnante du tribunal,<br />
c’est l’<strong>en</strong>fant qui a perdu. Telle est la maxime<br />
FILIATIO - n°6 - avril & mai 2012<br />
qui règne dans le règlem<strong>en</strong>t des litiges familiaux<br />
à Cochem. On y part du principe<br />
que les par<strong>en</strong>ts <strong>en</strong> cours de séparation sont<br />
tellem<strong>en</strong>t c<strong>en</strong>trés sur eux-mêmes dans ces<br />
mom<strong>en</strong>ts-là que, dans la plupart des cas, les<br />
<strong>en</strong>fants sont instrum<strong>en</strong>talisés – inconsciemm<strong>en</strong>t<br />
ou consciemm<strong>en</strong>t – et que leurs besoins<br />
sont oubliés.<br />
Le but, c’est donc de trouver des solutions<br />
concernant les <strong>en</strong>fants le plus rapidem<strong>en</strong>t<br />
possible. Le litige du couple est considéré<br />
15
séparém<strong>en</strong>t de ce qui concerne les <strong>en</strong>fants.<br />
Juges, avocats, services de l’assistance sociale,<br />
toutes professions impliquées dans<br />
des litiges familiaux s’<strong>en</strong>gag<strong>en</strong>t à suivre ce<br />
principe et à coopérer de manière flexible.<br />
Les avocats de l’arrondissem<strong>en</strong>t sign<strong>en</strong>t une<br />
charte dans laquelle ils s'<strong>en</strong>gag<strong>en</strong>t à proposer<br />
des solutions extrajudiciaires à leurs mandants<br />
s'ils ne se montr<strong>en</strong>t pas coopératifs. Ils<br />
se promett<strong>en</strong>t aussi de privilégier la parole<br />
et le dialogue aux actes écrits. Si, lors de la<br />
première session au tribunal, aucune solution<br />
n'est trouvée, un travailleur social accompagne<br />
le couple dans un c<strong>en</strong>tre de consultation,<br />
où médiateurs et thérapeutes sont<br />
regroupés pour trouver des solutions extrajudiciaires.<br />
Si le couple utilise ces services, le<br />
c<strong>en</strong>tre de consultation <strong>en</strong> informe le tribunal<br />
qui susp<strong>en</strong>d toute action p<strong>en</strong>dant ce temps.<br />
A Cochem, le nombre d'<strong>en</strong>fants <strong>en</strong> garde<br />
« conjointe », c'est à dire avec au minimum un<br />
week-<strong>en</strong>d sur deux pour l'un des deux par<strong>en</strong>ts,<br />
approche les 100% ; Traudl Füchsle-Voigt,<br />
professeure, experte <strong>en</strong> matière familiale et<br />
membre du groupe de travail « Séparation et<br />
Divorce » de Cochem, se réjouit de ce chiffre<br />
qui montre, selon elle, que les cas où le li<strong>en</strong><br />
est coupé avec l'un des par<strong>en</strong>ts sont rarissimes.<br />
Elle considère que ces résultats ne serai<strong>en</strong>t<br />
pas possibles sans la coopération de tous<br />
les services impliqués dans le règlem<strong>en</strong>t des<br />
litiges familiaux. En ce qui concerne la garde<br />
égalitaire, ce que nous appelons <strong>en</strong> Belgique<br />
hébergem<strong>en</strong>t égalitaire (où l'<strong>en</strong>fant passe une<br />
semaine chez un par<strong>en</strong>t, une semaine chez<br />
l'autre), elle semble minoritaire à Cochem où<br />
les mamans aurai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core, <strong>en</strong> grande majorité,<br />
la garde principale : est-ce <strong>en</strong>core le poids<br />
de l'image de la Mutti traditionnelle, la femme<br />
au foyer dévouée à ses <strong>en</strong>fants ? Pour l'instant,<br />
nous n'avons pas obt<strong>en</strong>u d'informations plus<br />
précises à ce sujet : il est dommage que la<br />
pratique de Cochem ne se soit pas ét<strong>en</strong>due à<br />
une réflexion sur le li<strong>en</strong> minimum, de manière<br />
quantitative, qui permet de créer un li<strong>en</strong> de<br />
qualité avec un <strong>en</strong>fant. En effet, le modèle dominant<br />
du week-<strong>en</strong>d sur deux est de plus <strong>en</strong><br />
plus remis <strong>en</strong> question par les par<strong>en</strong>ts « Walibi<br />
» et par les <strong>en</strong>fants eux-mêmes, au profit,<br />
notamm<strong>en</strong>t, d'une réflexion sur le 5/9 (9 jours<br />
chez le par<strong>en</strong>t dit « principal », 5 jours chez<br />
le par<strong>en</strong>t dit « secondaire ») et sur l'hébergem<strong>en</strong>t<br />
égalitaire. Mais ces sujets ne sont pas les<br />
principales préoccupations à Cochem, où on<br />
s'occupe surtout de ne pas <strong>en</strong>lever totalem<strong>en</strong>t<br />
un par<strong>en</strong>t de la vie d'un <strong>en</strong>fant.<br />
POURQUOI CETTE DÉMARCHE N'EST-ELLE<br />
PAS ÉTENDUE ?<br />
Ursula Kodjoe, psychologue et thérapeute<br />
familiale de l'arrondissem<strong>en</strong>t de Cochem, explique<br />
que le non-contact des par<strong>en</strong>ts <strong>en</strong>tre<br />
eux et la démonisation de l'un des par<strong>en</strong>ts<br />
devant les <strong>en</strong>fants provoque un déchirem<strong>en</strong>t<br />
dans la psyché des <strong>en</strong>fants qui, auparavant,<br />
avai<strong>en</strong>t une image positive de leurs deux par<strong>en</strong>ts.<br />
L’idée d’avoir un bon par<strong>en</strong>t et un par<strong>en</strong>t<br />
méchant a des effets très négatifs pour<br />
l’amour-propre et le futur des <strong>en</strong>fants. De<br />
plus, la plupart des professionnels qui, a priori,<br />
ont à voir avec le litige, n’ont <strong>en</strong> général pas de<br />
formations ciblées sur les effets psychiques de<br />
sdivorces et de leurs conséqu<strong>en</strong>ces pour les<br />
<strong>en</strong>fants. Dans son interview, le juge Rudolph<br />
déplore que le système qu'il appelle « traditionnel<br />
» soit <strong>en</strong>core la norme générale, <strong>en</strong> Allemagne<br />
comme dans d'autres pays d'Europe :<br />
selon lui, c'est à la fois un manque de connais-<br />
16 FILIATIO - n°6 - avril & mai 2012<br />
sance et un manque de volonté de la part<br />
des représ<strong>en</strong>tants des systèmes judiciaires <strong>en</strong><br />
place qui empêch<strong>en</strong>t la mise <strong>en</strong> œuvre d'une<br />
approche différ<strong>en</strong>te, basée sur le règlem<strong>en</strong>t<br />
du conflit et sur le respect de l'<strong>en</strong>fant ; mais<br />
quelles sont les approches qui ne se targu<strong>en</strong>t<br />
pas d'être basées sur le respect de l'<strong>en</strong>fant ?<br />
ET EN BELGIQUE ?<br />
Chez nous, aucun arrondissem<strong>en</strong>t judiciaire<br />
ne s’ori<strong>en</strong>te directem<strong>en</strong>t vers le modèle de<br />
Cochem. La coopération des par<strong>en</strong>ts, quand<br />
elle est possible, est c<strong>en</strong>sée être volontaire<br />
dans tous les litiges familiaux. Depuis 2005,<br />
les procédures peuv<strong>en</strong>t être interrompues si<br />
les parties souhait<strong>en</strong>t <strong>en</strong>trer <strong>en</strong> médiation.<br />
Si un accord est trouvé et si le médiateur est<br />
agréé par la commission fédérale de médiation,<br />
l'accord peut facilem<strong>en</strong>t et rapidem<strong>en</strong>t<br />
être transformé <strong>en</strong> droit écrit et mettre fin à<br />
la procédure judiciaire. Dans quelques projets-pilotes,<br />
comme par exemple au tribunal<br />
de la jeunesse de Bruxelles, le juge peut obliger<br />
les parties à r<strong>en</strong>contrer un médiateur (de<br />
perman<strong>en</strong>ce au tribunal) afin de s’informer sur<br />
le processus de médiation. Selon B<strong>en</strong>oît van<br />
Dier<strong>en</strong>, psychopédagogue et médiateur , ainsi<br />
qu'Eliane Masson, de l'asbl La Mouette Belgique,<br />
l’intérêt est de plus <strong>en</strong> plus grand : de<br />
plus <strong>en</strong> plus de juges et d’avocats s’intéress<strong>en</strong>t<br />
aux modes de résolution de litige alternatifs<br />
et à la coopération des professions. Un dossier<br />
à suivre att<strong>en</strong>tivem<strong>en</strong>t dans nos prochains<br />
numéros : nous vous ferons notamm<strong>en</strong>t r<strong>en</strong>contrer,<br />
à Liège, une initiative de médiation<br />
inspirée par la philosophie de Cochem.<br />
Annabelle Kalckreuth
HORS CHAMP / INTERVIEW<br />
« Il manque des normes claires<br />
connues de tous »<br />
Avocat au tribunal de la famille de Cochem , le<br />
juge Rudolph a assisté à plus de 4000 divorces<br />
et est l’un des fondateurs du système de Cochem.<br />
Il est <strong>en</strong> train de mettre sur pied un institut<br />
interdisciplinaire pour offrir des formations<br />
<strong>en</strong> matière familiale à tous ceux qui sont actifs<br />
dans le domaine. Franc et sans tabou, Rudolph<br />
nous a confié sa vision d'une justice tournée<br />
vers la résolution des conflits. Certains points<br />
qu'ils soulève nous sembl<strong>en</strong>t devoir faire l'objet<br />
de discussions approfondies : notamm<strong>en</strong>t le<br />
fait qu'il ne voit pas l'intérêt d'évaluer la réussite<br />
de l'expéri<strong>en</strong>ce de Cochem, ou <strong>en</strong>core son utilisation<br />
de l'expression « bi<strong>en</strong> de l'<strong>en</strong>fant » sans<br />
une claire définition de ce qu'il <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d par là –<br />
sa volonté de « tout subordonner au point de<br />
vue des <strong>en</strong>fants ». Au-delà de ces pistes de discussion,<br />
Rudolph contribue au dialogue sur la<br />
direction à emprunter chez nous, <strong>en</strong> Belgique,<br />
au mom<strong>en</strong>t où le Tribunal de la Famille est un<br />
projet prioritaire pour le gouvernem<strong>en</strong>t.<br />
<strong>Filiatio</strong> : Le modèle de Cochem a connu un<br />
énorme succès : dans quels districts judiciaires<br />
allemands le système est-il mis <strong>en</strong><br />
œuvre ?<br />
Jürg<strong>en</strong> Rudolph : Je voudrais tout d’abord préciser<br />
que l’expression « modèle de Cochem »<br />
peut am<strong>en</strong>er des mal<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dus. Ce que nous<br />
POUR ALLER PLUS LOIN<br />
pratiquons ici est n’est pas un modèle statique<br />
mais une pratique flexible qui s’est développée<br />
selon nos réalités. Je préfère donc parler<br />
de la « pratique de Cochem ». J’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds par<br />
cela l’interdisciplinarité des professions. Ce<br />
qui nous unit est, d'une part, l'idée que tout<br />
doit se subordonner au point de vue des <strong>en</strong>fants<br />
et, d'autre part, l’interv<strong>en</strong>tion précoce<br />
Jürg<strong>en</strong> Rudolph : Du bist mein Kind. Die « Cochemer Praxis » – Wege zu einem m<strong>en</strong>schlicher<strong>en</strong> Famili<strong>en</strong>recht,<br />
Schwarzkopf & Schwarzkopf, Berlin, 2007 (att<strong>en</strong>tion, non-germanophones s'abst<strong>en</strong>ir !)<br />
Dans son livre Tu es mon <strong>en</strong>fant. La Pratique de Cochem– chemins vers un droit de la famille plus humain,<br />
le juge Rudolph décrit l’archaïsme des divorces traditionnels avec ses conséqu<strong>en</strong>ces destructrices pour tout<br />
le monde. Il y expose la pratique de l'arrondissem<strong>en</strong>t de Cochem, où on cherche une solution vivable pour<br />
tout le monde au lieu de déterminer un gagnant et un perdant. Pour illustrer son propos, trois exemples de<br />
litiges familiaux sont analysés, d'abord selon la manière traditionnelle et <strong>en</strong>suite selon la manière de faire à<br />
Cochem. Les différ<strong>en</strong>ces de résultat sont remarquables. Le livre est complété par 50 questions sur le sujet qui<br />
expliqu<strong>en</strong>t les différ<strong>en</strong>ces <strong>en</strong>tre Cochem et le système traditionnel. Le juge Rudolph nous montre que des<br />
solutions durables et plus harmonieuses pourrai<strong>en</strong>t facilem<strong>en</strong>t être trouvées si une volonté collective était<br />
prés<strong>en</strong>te. Ni plus d’arg<strong>en</strong>t, ni plus de théorie ne sont nécessaires pour un système de résolution des litiges plus<br />
humain : tout ce qu’il faut, dit-il, c’est la volonté d’abandonner des positions égoïstes et les œillères de ceux<br />
qui travaill<strong>en</strong>t pour leur compte, pour le bi<strong>en</strong> des <strong>en</strong>fants.<br />
Prés<strong>en</strong>ce web du groupe de travail à Cochem : www.ak-cochem.de<br />
FILIATIO - n°6 - avril & mai 2012<br />
qui vise à faire dialoguer les par<strong>en</strong>ts pour l'intérêt<br />
des <strong>en</strong>fants. En Allemagne, <strong>en</strong> général,<br />
toute interdisciplinarité dans ce domaine se<br />
base <strong>en</strong>core sur la volonté des Länder, mais<br />
il y a des avant-gardistes, notamm<strong>en</strong>t Berlin,<br />
Cuxhaf<strong>en</strong>, Brème et le land Bad<strong>en</strong>-Württemberg<br />
qui organisera, <strong>en</strong> novembre de cette<br />
année, la 4 ème Confér<strong>en</strong>ce Fédérale sur l’interdisciplinarité<br />
dans les conflits familiaux.<br />
Notre but est de faire <strong>en</strong> sorte qu'une réglem<strong>en</strong>tation<br />
fédérale force toutes professions<br />
dans le domaine à coopérer et à suivre des<br />
formations spécifiques. Comme tout cela<br />
n’existe pas <strong>en</strong>core, ce sont souv<strong>en</strong>t les<br />
idéologies des personnes impliquées qui domin<strong>en</strong>t<br />
les procès. Malheureusem<strong>en</strong>t, une<br />
grande partie de l’Allemagne pratique <strong>en</strong>core<br />
le système traditionnel.<br />
F. : Quels élém<strong>en</strong>ts du modèle de Cochem<br />
ont été repris dans la loi ?<br />
J. R. : Trois élém<strong>en</strong>ts de notre pratique ont<br />
été repris dans notre nouvelle loi sur la famille.<br />
Tout d'abord, les tribunaux de la famille<br />
doiv<strong>en</strong>t donner un premier r<strong>en</strong>dez-vous dans<br />
un délai d’un mois ; nous voulions 15 jours,<br />
17
car un mois, c'est beaucoup pour un <strong>en</strong>fant,<br />
mais c’est au moins une petite amélioration.<br />
Ensuite, le tribunal peut ordonner une consultation<br />
dans un c<strong>en</strong>tre de consultation. Mais,<br />
de manière absurde, cette consultation n'est<br />
pas forcém<strong>en</strong>t exécutée et ce ne sont que<br />
les juges qui sont déjà convaincus de son intérêt<br />
qui l'ordonn<strong>en</strong>t. Enfin, le troisième élém<strong>en</strong>t<br />
inspiré par notre pratique est que les<br />
experts doiv<strong>en</strong>t travailler de manière ciblée et<br />
concrète : les tribunaux peuv<strong>en</strong>t leur ordonner<br />
de trouver une solution avec les par<strong>en</strong>ts. Mais<br />
c'est peu pratiqué. De nouveau, il manque des<br />
normes claires et de l'information, les juges<br />
ne sav<strong>en</strong>t pas ce qu'ils peuv<strong>en</strong>t exactem<strong>en</strong>t<br />
demander aux experts, et les experts agiss<strong>en</strong>t<br />
souv<strong>en</strong>t selon leur idéologie et non pas selon<br />
un <strong>en</strong>semble de règles.<br />
F. : Comm<strong>en</strong>t mesurez-vous le succès de Cochem<br />
? Savez-vous si les accords trouvés par<br />
les par<strong>en</strong>ts sont durables ?<br />
J. R. : Notre but est de guider les par<strong>en</strong>ts vers<br />
l’autonomie. Pour réaliser ce but, les différ<strong>en</strong>tes<br />
professions coopèr<strong>en</strong>t. Les juges représ<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t<br />
le pouvoir de l’État. Ils peuv<strong>en</strong>t faire<br />
pression sur les par<strong>en</strong>ts. Mais le but n’est pas<br />
de leur imposer une solution, le but est de<br />
donner une chance aux <strong>en</strong>fants <strong>en</strong> forçant les<br />
par<strong>en</strong>ts à coopérer. Dans les pays scandinaves<br />
et <strong>en</strong> Californie, règne le cons<strong>en</strong>sus principal :<br />
les par<strong>en</strong>ts le doiv<strong>en</strong>t aux <strong>en</strong>fants. Ils n’<strong>en</strong> discut<strong>en</strong>t<br />
pas. Dans les tribunaux, il y a des salles<br />
pour les juges, d’autres pour les consultations,<br />
des salles pour l’investigation et la médiation.<br />
Ça m’a fait beaucoup d'effet de voir des par<strong>en</strong>ts<br />
qui prêt<strong>en</strong>t serm<strong>en</strong>t aller <strong>en</strong> consultation<br />
ou <strong>en</strong> médiation. Si les par<strong>en</strong>ts ne ti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t pas<br />
leur promesse, ils sont parjures. Cette attitude<br />
de devoir ce dialogue par<strong>en</strong>tal à ses <strong>en</strong>fants<br />
manque chez nous.<br />
F. : ...Mais elle est prés<strong>en</strong>te à Cochem. Mesurez-vous<br />
le succès de votre modèle au fait que<br />
les par<strong>en</strong>ts ne revi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t plus vers vous une<br />
fois qu’ils ont utilisé vos services ?<br />
J. R. : Ça m’étonne que cette question revi<strong>en</strong>ne<br />
souv<strong>en</strong>t ! Les g<strong>en</strong>s veul<strong>en</strong>t savoir si je peux<br />
prouver mon succès. Je ne veux pas prouver<br />
que je travaille mieux avec des personnes<br />
quand je les respecte plutôt que quand je les<br />
traite de manière irrespectueuse : cela va de soi.<br />
Le respect est un mot très important. D’abord,<br />
le respect des professions <strong>en</strong>tre elles et la<br />
transmission de ce respect aux personnes.<br />
Nous ne pouvons pas exiger un changem<strong>en</strong>t<br />
d’attitude des par<strong>en</strong>ts si nous ne donnons pas<br />
l'exemple <strong>en</strong>tre professions différ<strong>en</strong>tes. Nous<br />
18<br />
devons agir de manière flexible et rapide. Des<br />
semaines et des mois, c'est long dans la vie<br />
d’un <strong>en</strong>fant ! Quand on dit à un <strong>en</strong>fant qu’il<br />
aura son anniversaire dans deux semaines, cela<br />
lui paraît une éternité – ou bi<strong>en</strong> il ne sait pas<br />
du tout ce que peuv<strong>en</strong>t être des semaines.<br />
Dans les conflits par<strong>en</strong>taux, il faut interv<strong>en</strong>ir<br />
tôt, montrer aux <strong>en</strong>fants que quelque chose<br />
se passe. Et il faut le faire de manière adéquate,<br />
avec la profession la plus compét<strong>en</strong>te<br />
à ce mom<strong>en</strong>t-là.<br />
F. : Est-ce que ça vous arrive de ne même pas<br />
essayer d’<strong>en</strong>tamer un dialogue <strong>en</strong>tre deux par<strong>en</strong>ts<br />
car leur situation est sans recours ?<br />
J. R. : Non ! Et je ne p<strong>en</strong>se pas de cette manière.<br />
On se pose plutôt la question de l'int<strong>en</strong>sité<br />
avec laquelle le réseau doit interv<strong>en</strong>ir. Il y a<br />
des par<strong>en</strong>ts qui sont difficilem<strong>en</strong>t accessibles,<br />
d'autres qui ne paraiss<strong>en</strong>t pas accessibles du<br />
tout. Mais cela n’est pas une raison pour se résigner.<br />
P<strong>en</strong>dant 25 ans, Judith Wallerstein, une<br />
psychologue californi<strong>en</strong>ne, a accompagné 135<br />
familles où l'un des par<strong>en</strong>ts avait disparu de<br />
la vie des <strong>en</strong>fants et avait été démonisé. Ces<br />
<strong>en</strong>fants ont grandi <strong>en</strong> p<strong>en</strong>sant qu'ils étai<strong>en</strong>t les<br />
<strong>en</strong>fants de quelqu’un de mauvais. C'est invivable.<br />
Et <strong>en</strong> effet, la plupart d'<strong>en</strong>tre eux ont eu<br />
une trajectoire sociale très négative.<br />
Vous demandez si nous capitulons parfois. Les<br />
juges, aujourd’hui, capitul<strong>en</strong>t constamm<strong>en</strong>t.<br />
On peut même dire que l’approche conv<strong>en</strong>tionnelle<br />
dans les litiges familiaux contribue à<br />
l'escalade. Il y des affaires qui dur<strong>en</strong>t depuis<br />
trois ans, et personne ne sait pourquoi. Les<br />
juges se cach<strong>en</strong>t derrière les expertises, les<br />
experts dis<strong>en</strong>t que ce sont les juges qui ont<br />
décidé, et personne ne se s<strong>en</strong>t responsable.<br />
Cela est sûrem<strong>en</strong>t dû à l’incompét<strong>en</strong>ce et à<br />
une formation inadéquate.<br />
En général, la responsabilité des décisions est<br />
diffuse : c’est cela qui r<strong>en</strong>d le statu quo facile.<br />
On va préférer mettre les <strong>en</strong>fants dans une famille<br />
d’accueil plutôt que de les laisser chez<br />
leurs par<strong>en</strong>ts ou leurs proches. Nous sommes<br />
très c<strong>en</strong>trés sur les adultes.<br />
A Cochem, nous essayons de régler ces problèmes<br />
de manière différ<strong>en</strong>te. Nous ne capitulons<br />
pas. Nous n'<strong>en</strong>levons pas l’un des par<strong>en</strong>ts<br />
de la vie des <strong>en</strong>fants. Nous lui disons : tu<br />
ne peux pas faire ce travail maint<strong>en</strong>ant, mais<br />
tu ne disparais pas de la vie de l’<strong>en</strong>fant ! Nous<br />
avons observé que, dès que les par<strong>en</strong>ts réalis<strong>en</strong>t<br />
que le réseau professionnel de Cochem<br />
mettra ses pouvoirs à exécution et changera<br />
l'hébergem<strong>en</strong>t de l’<strong>en</strong>fant d’un par<strong>en</strong>t à l’autre,<br />
la volonté de coopérer arrive.<br />
FILIATIO - n°6 - avril & mai 2012<br />
F. : Il y a des juges qui point<strong>en</strong>t le fait que la<br />
pratique de Cochem ne pourrait fonctionner<br />
que dans des localités de petite taille et non<br />
pas dans des grands c<strong>en</strong>tres urbains.<br />
J. R. : Cette critique est une spécificité allemande.<br />
Lorsque les allemands fur<strong>en</strong>t forcés à<br />
la démocratie <strong>en</strong> 1949, on argum<strong>en</strong>tait que cela<br />
n’allait pas pouvoir pr<strong>en</strong>dre dans les grandes<br />
villes, et que ça n'allait marcher que dans des<br />
petites communes. C’était la même m<strong>en</strong>talité<br />
derrière ces argum<strong>en</strong>ts. Ce qui est intéressant<br />
dans ce contexte, c’est qu’à Berlin, il y a des<br />
protagonistes très <strong>en</strong>gagés dans des grands<br />
tribunaux de la famille. Ils avai<strong>en</strong>t les mêmes<br />
rétic<strong>en</strong>ces au début. Mais quelques personnes<br />
ont organisé des réunions interprofessionnelles,<br />
avec succès. Pour changer les choses, il<br />
faut changer d’attitude et adapter le système<br />
selon ses possibilités. Maint<strong>en</strong>ant, les Berlinois,<br />
dont le système de coopération marche<br />
très bi<strong>en</strong>, nous racont<strong>en</strong>t leurs expéri<strong>en</strong>ces<br />
dans les communes rurales <strong>en</strong>vironnantes... et<br />
ils p<strong>en</strong>s<strong>en</strong>t que cette manière de coopération<br />
n’est possible que dans des contextes urbains !<br />
Ce serait drôle si ce n'était pas si tragique. Les<br />
g<strong>en</strong>s ne compr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t pas qu’il s’agit d’une attitude.<br />
J’ai observé que dans les grandes villes,<br />
les possibilités de conseil sont plus vastes.<br />
Si le juge d'une petite ville refuse de changer<br />
d’attitude, le projet est mort. Si dans une<br />
grande ville, 100 personnes décid<strong>en</strong>t de faire<br />
une chose alors que 800 sont contre, la chose<br />
comm<strong>en</strong>ce à rouler quand même...<br />
POUR ALLER PLUS LOIN<br />
Jean-Emile Vanderheyd<strong>en</strong>, Approcher le divorce<br />
conflictuel, Éditions Feuilles Familiales.<br />
Malonne, 2008.<br />
Dans son recueil, le neuropsychiatre Jean-Émile<br />
Vanderheyd<strong>en</strong> (reportez-vous à son interview<br />
dans ce numéro) propose des solutions aux<br />
conflits <strong>en</strong>traînés par les séparations <strong>en</strong> Belgique,<br />
où le taux de divorce est le plus élevé<br />
d'Europe. Comm<strong>en</strong>çant par quelques témoignages,<br />
Vanderheyd<strong>en</strong> illustre les « multiples<br />
facettes de la pénibilité des divorces conflictuels<br />
» et décrit les effets psychiques, financiers<br />
et physiques qu’un divorce peut causer<br />
pour les <strong>en</strong>fants et leurs par<strong>en</strong>ts. Dans une<br />
seconde partie, juristes, avocats, médiateurs<br />
et psychologues s’exprim<strong>en</strong>t sur leurs expéri<strong>en</strong>ces<br />
et propos<strong>en</strong>t des solutions.
ENTRETIEN<br />
LA NOCIVITÉ DU STRESS CHRONIQUE<br />
DANS LES SÉPARATIONS CONFLICTUELLES<br />
Le neuropsychiatre Jean-Emile Vanderheyd<strong>en</strong>, spécialiste du stress, a mis son expéri<strong>en</strong>ce au service de l'étude des conséqu<strong>en</strong>ce des divorces<br />
conflictuels sur les par<strong>en</strong>ts et les <strong>en</strong>fants. Dans son travail de pratici<strong>en</strong>, il cherche des solutions pour contribuer à la bonne santé m<strong>en</strong>tale des<br />
par<strong>en</strong>ts et des <strong>en</strong>fants. Pour <strong>Filiatio</strong>, il revi<strong>en</strong>t sur ses analyses.<br />
Neuropsychiatre, Jean-Emile Vanderheyd<strong>en</strong><br />
s’est impliqué dans les pathologies<br />
neurodégénératives et tout particulièrem<strong>en</strong>t,<br />
dans la maladie de Parkinson, développant<br />
au CHU de Charleroi une unité de prise <strong>en</strong><br />
charge transdisciplinaire. Il est rédacteur <strong>en</strong> chef<br />
de la revue Neurone. Depuis plusieurs années, il<br />
s'intéresse de près au stress dont souffr<strong>en</strong>t les<br />
par<strong>en</strong>ts et les <strong>en</strong>fants confrontés à une séparation<br />
conjugale conflictuelle. En ce qui concerne<br />
les par<strong>en</strong>ts, il s'attache <strong>en</strong> particulier à analyser la<br />
trajectoire et les difficultés des par<strong>en</strong>ts dits « secondarisés<br />
» qui risqu<strong>en</strong>t de perdre le li<strong>en</strong> avec<br />
leurs <strong>en</strong>fants. Quant aux <strong>en</strong>fants et adolesc<strong>en</strong>ts,<br />
il fait le constat que les divorces conflictuels<br />
peuv<strong>en</strong>t être à l'origine de fragilités psychologiques,<br />
d'abs<strong>en</strong>téisme scolaire, de dépression,<br />
de toxicomanie, des troubles du comportem<strong>en</strong>t<br />
avec agressivité. En parallèle, il <strong>en</strong>visage avec des<br />
juges, des médiateurs, des psychologues et des<br />
avocats, les solutions qui pourrai<strong>en</strong>t être trouvées<br />
pour éviter les conséqu<strong>en</strong>ces destructrices<br />
des divorces conflictuels.<br />
<strong>Filiatio</strong> : Pourriez-vous nous expliquer la différ<strong>en</strong>ce<br />
que vous faites <strong>en</strong>tre « stress aigu » et<br />
« stress chronique » ?<br />
Jean-Emile Vanderheyd<strong>en</strong> : le stress aigu est <strong>en</strong>g<strong>en</strong>dré<br />
par une situation qui est transitoire, telle<br />
qu’une période d’exam<strong>en</strong>s, un décès proche….<br />
En soi, ce type de stress n’est pas nocif : il peut<br />
aider au développem<strong>en</strong>t de la personne, et <strong>en</strong>traîne<br />
une certaine capacité d’adaptation. Le<br />
stress chronique, par contre, s’ét<strong>en</strong>d sur une période<br />
plus longue. Contrairem<strong>en</strong>t au stress aigu,<br />
le stress chronique <strong>en</strong>traîne chez l’individu des<br />
altérations générales, neuronales et comportem<strong>en</strong>tales,<br />
qui devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t dangereuses, car elles<br />
dépass<strong>en</strong>t les capacités d’adaptation humaines<br />
usuelles. En effet, si on observe d’abord les décharges<br />
bi<strong>en</strong> connues d’adrénaline toxiques au<br />
plan cardio-circulatoire ainsi qu’une réponse de<br />
l’hormone de protection neuro-immunitaire,<br />
le cortisol, celle-ci s’affaiblit avec le temps (au<br />
bout de quelques mois <strong>en</strong>viron) et r<strong>en</strong>d donc<br />
le sujet, adulte comme <strong>en</strong>fant, plus susceptible<br />
de développer des complications de fatigue,<br />
dépression, maladie infectieuse .<br />
<strong>Filiatio</strong> : A quel type d’altérations neuronales<br />
peut-on s’att<strong>en</strong>dre ?<br />
JEV : Si le stress est subi par un adulte, il peut<br />
<strong>en</strong>g<strong>en</strong>drer une diminution de la capacité à travailler,<br />
des problèmes de mémoire et une incapacité<br />
à s’adapter aux nouveautés. Cela peut<br />
provoquer, par exemple, la perte de la connaissance<br />
d’une langue pourtant maîtrisée p<strong>en</strong>dant<br />
des années. L’<strong>en</strong>fant souffrant de stress chronique<br />
pourra développer plus tard une diminution<br />
de la capacité à pr<strong>en</strong>dre des décisions et<br />
des problèmes de stabilité, surtout sur le plan<br />
affectif et s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>tal, aussi appelé troubles de<br />
l’attachem<strong>en</strong>t (incapacité d’avoir des relations<br />
stables et saines). Ceci correspond à des perturbations<br />
de la gestion du stress cérébral avec<br />
des angoisses et des troubles comportem<strong>en</strong>taux<br />
(agressivité vis-à-vis de toute autorité type<br />
école…), voire psychiatriques, souv<strong>en</strong>t d’ordre<br />
addictif (internet, boissons, drogues…), qui ne<br />
s’exprimeront év<strong>en</strong>tuellem<strong>en</strong>t qu’à l’âge adulte.<br />
En effet, ces altérations modifi<strong>en</strong>t les gènes de<br />
la personne qui a subi, par exemple, des traumatismes<br />
psychologiques dans l’<strong>en</strong>fance d’ordre<br />
sexuel ou non, ou des car<strong>en</strong>ces affectives, et<br />
s’install<strong>en</strong>t donc de manière assez définitive.<br />
Ces anomalies seront d’autant plus marquées et<br />
indélébiles que la situation est traînante et hésitante<br />
à travers une longue procédure. L’adage<br />
« tout finit par s’arranger » est totalem<strong>en</strong>t trompeur.<br />
D’autant plus que cet acquis génétique<br />
pourrait se transmettre de génération <strong>en</strong> génération.<br />
La rapidité, qui ne veut pas dire bâclage<br />
de la procédure, est donc indisp<strong>en</strong>sable, avec un<br />
suivi régulier de la situation des par<strong>en</strong>ts et des<br />
<strong>en</strong>fants. Désamorcer le conflit pour éviter la<br />
judiciarisation est le mieux qu’on puisse faire.<br />
<strong>Filiatio</strong> : Est-ce que vous conseilleriez, pour<br />
éviter de mêler l’<strong>en</strong>fant aux conflits par<strong>en</strong>taux,<br />
d’écarter temporairem<strong>en</strong>t un des par<strong>en</strong>ts,<br />
s'il y <strong>en</strong> a un qui, manifestem<strong>en</strong>t, attise<br />
les t<strong>en</strong>sions ou manipule l’<strong>en</strong>fant ?<br />
JEV : La perte de contact avec un des par<strong>en</strong>ts<br />
est une situation qui peut instaurer un stress<br />
chronique. Il faut donc être très prud<strong>en</strong>t dans<br />
l’emploi de ce mécanisme et bi<strong>en</strong> peser le<br />
pour et le contre. Je p<strong>en</strong>se cep<strong>en</strong>dant que la<br />
mesure peut être positive, mais uniquem<strong>en</strong>t<br />
si elle est temporaire. Un <strong>en</strong>fant a besoin de<br />
ses deux par<strong>en</strong>ts pour s’épanouir pleinem<strong>en</strong>t.<br />
Je crois que, si la justice tranche <strong>en</strong> ce s<strong>en</strong>s,<br />
la mesure doit être accompagnée d’un suivi<br />
constant et fréqu<strong>en</strong>t <strong>en</strong> vue de résoudre le<br />
problème. En fait, il faudrait plutôt tout<br />
FILIATIO - n°6 - avril & mai 2012 19
faire pour que le ou les par<strong>en</strong>ts qui attis<strong>en</strong>t<br />
le conflit chang<strong>en</strong>t d’attitude et retrouv<strong>en</strong>t<br />
un comportem<strong>en</strong>t correct, ce qui est une<br />
urg<strong>en</strong>ce pour le bi<strong>en</strong> des <strong>en</strong>fants et par<strong>en</strong>ts.<br />
Pour y arriver, on peut p<strong>en</strong>ser à la médiation,<br />
à la prise <strong>en</strong> charge précoce type Cochem,<br />
à l’inversion de la garde comme au Canada.<br />
<strong>Filiatio</strong> : Est-ce qu'une solution bénéfique serait<br />
que l'<strong>en</strong>fant passe autant de temps chez<br />
ses deux par<strong>en</strong>ts ?<br />
JEV : C’est <strong>en</strong> tout cas le principe général sur<br />
lequel il faut se baser, mais il faut faire att<strong>en</strong>tion<br />
à ne pas le systématiser de manière<br />
idéologique : il existe des cas dans lesquels<br />
ce type d’hébergem<strong>en</strong>t n’est pas profitable,<br />
par exemple <strong>en</strong> cas de viol<strong>en</strong>ce psychologique<br />
avérée. Je ne critique pas le fait<br />
qu’un juge octroie l’hébergem<strong>en</strong>t principal<br />
de l’<strong>en</strong>fant à un des par<strong>en</strong>ts, je dénonce le<br />
manque de justifications apportées à ces<br />
décisions. La loi laisse aux juges l’aptitude<br />
de déterminer le cas qui est, selon eux,<br />
l’exception, mais elle ne les contraint pas<br />
à réellem<strong>en</strong>t justifier leurs décisions. De<br />
ce fait, des par<strong>en</strong>ts (père ou mère) peuv<strong>en</strong>t<br />
20<br />
être écartés à tort, ce qui peut <strong>en</strong>g<strong>en</strong>drer,<br />
je le rappelle, un stress chronique aigu chez<br />
l’<strong>en</strong>fant. Toute décision <strong>en</strong> droit familial<br />
devrait être limitée dans le temps avec un<br />
jalonnem<strong>en</strong>t de « bilan de la situation »<br />
permettant de faire le point sur l’attitude<br />
des par<strong>en</strong>ts et les remarques des <strong>en</strong>fants.<br />
Trop souv<strong>en</strong>t, les décisions dites provisoires<br />
devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t définitives par manque<br />
de suivi : cela peut faire beaucoup de tort.<br />
<strong>Filiatio</strong> : Sur quoi p<strong>en</strong>sez-vous qu’il faille<br />
baser la motivation du jugem<strong>en</strong>t ?<br />
JEV : Sur des élém<strong>en</strong>ts concrets. Une motivation<br />
formelle ne suffit pas. À partir du mom<strong>en</strong>t<br />
où la décision est basée sur des élém<strong>en</strong>ts<br />
concrets du dossier, cela permet aux<br />
« acteurs » d’<strong>en</strong>tamer des procédures pour rectifier<br />
la situation (thérapies, déménagem<strong>en</strong>ts,…<br />
etc.). Cela permet aussi aux professionnels de<br />
coordonner leurs actions, de travailler <strong>en</strong>semble<br />
à trouver la solution au conflit. Des<br />
jugem<strong>en</strong>ts plus précis, détaillant ce qui a choqué<br />
le juge dans le conflit, permettrai<strong>en</strong>t une<br />
prise <strong>en</strong> charge pluridisciplinaire (médiateur,<br />
avocat, psychologue…) efficace.<br />
<strong>Filiatio</strong>: Selon vous,<br />
quels sont les dangers<br />
inhér<strong>en</strong>ts à l’hébergem<strong>en</strong>t<br />
inégalitaire ?<br />
JEV : Le risque principal,<br />
dans ce type de situation,<br />
est la secondarisation<br />
extrême d’un des<br />
par<strong>en</strong>ts, ce qui l’amène<br />
très fréquemm<strong>en</strong>t à<br />
développer un stress<br />
chronique. Ce par<strong>en</strong>t<br />
« écarté » au minimum<br />
12 jours sur 14 doit se<br />
reconstruire <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t<br />
: logem<strong>en</strong>t, voiture,<br />
voir les <strong>en</strong>fants<br />
maximum 2 jours sur<br />
14… Tout ceci est coûteux<br />
au plan de l’énergie<br />
personnelle, d’autant<br />
qu’il faut souv<strong>en</strong>t, dans<br />
les séparations conflictuelles,<br />
résister aux ricanem<strong>en</strong>ts<br />
du par<strong>en</strong>t<br />
privilégié et continuer<br />
de se battre <strong>en</strong> justice.<br />
Mais att<strong>en</strong>tion, même<br />
si l’hébergem<strong>en</strong>t est<br />
égalitaire d’un point de<br />
vue strictem<strong>en</strong>t tempo-<br />
FILIATIO - n°6 - avril & mai 2012<br />
rel, le par<strong>en</strong>t qui quitte la maison doit, sur le<br />
plan spatial, tout reconstruire pour l’<strong>en</strong>fant :<br />
un domicile, une certaine aisance, un réseau<br />
social, etc. Dans le cadre d’une séparation, il<br />
y a toujours un par<strong>en</strong>t privilégié et un par<strong>en</strong>t<br />
secondarisé. Ce que je voudrais, c’est que la<br />
différ<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre les deux soit la plus minime<br />
possible. Plus l’hébergem<strong>en</strong>t est inégalitaire,<br />
plus le risque de ne pas arriver à assumer est<br />
grand. Des deux, le par<strong>en</strong>t secondarisé est le<br />
plus fragile. Je p<strong>en</strong>se que les interv<strong>en</strong>ants judiciaires<br />
devrai<strong>en</strong>t faire spécialem<strong>en</strong>t att<strong>en</strong>tion<br />
à sa situation, pour s’assurer que les dégâts sur<br />
la relation avec l’<strong>en</strong>fant soi<strong>en</strong>t les moins élevés<br />
possible.<br />
<strong>Filiatio</strong> : P<strong>en</strong>sez-vous que, si l’un des par<strong>en</strong>ts<br />
est mal dans sa peau, l’<strong>en</strong>fant le sera aussi ?<br />
JEV : Tout à fait. Si vous pr<strong>en</strong>ez l’exemple du<br />
par<strong>en</strong>t secondarisé, sa situation est susceptible<br />
de décl<strong>en</strong>cher chez lui un stress chronique.<br />
Or, si le par<strong>en</strong>t secondarisé souffre,<br />
l’<strong>en</strong>fant fait de même. Et si l’<strong>en</strong>fant souffre,<br />
l'autre par<strong>en</strong>t souffrira aussi. Tout le monde<br />
y perd quand le stress chronique s’installe. La<br />
première responsabilité de la justice devrait<br />
être d’éviter d’installer de manière chronique<br />
un stress pour les <strong>en</strong>fants et les ex-conjoints,<br />
qui sont toujours par<strong>en</strong>ts. Je crains que cette<br />
priorité ne soit souv<strong>en</strong>t oubliée. Je plaide<br />
donc pour un tribunal de la famille où des<br />
compét<strong>en</strong>ces dans ce s<strong>en</strong>s serai<strong>en</strong>t requises,<br />
voire exigées, et où des comptes devrai<strong>en</strong>t<br />
être r<strong>en</strong>dus concernant les décisions prises.<br />
Ceci d’autant plus qu’il est humainem<strong>en</strong>t difficile<br />
de séparer par<strong>en</strong>talité et conjugalité,<br />
mais il faut aider les ex-conjoints à y arriver.<br />
<strong>Filiatio</strong> : Vous parliez de « mesure provisoire »<br />
dans le cadre de l’éloignem<strong>en</strong>t d’un des par<strong>en</strong>ts.<br />
Quel serait, pour vous, un délai raisonnable<br />
dans une affaire qui touche des <strong>en</strong>fants ?<br />
JEV : Je ne crois pas que le délai raisonnable<br />
doive se calculer <strong>en</strong> fonction de l’âge de<br />
l’<strong>en</strong>fant. Ce qu’il faut garder à l’esprit, c’est<br />
qu’une séparation de l’<strong>en</strong>fant d’un de ses<br />
par<strong>en</strong>ts <strong>en</strong>g<strong>en</strong>drera un stress aigu si elle est<br />
prévue pour une durée de 3 à 4 mois. En revanche,<br />
si l’éloignem<strong>en</strong>t dure plus de 6 mois,<br />
le stress chronique fait son apparition, avec<br />
toutes les conséqu<strong>en</strong>ces neuronales qu’on lui<br />
connaît. La solution serait donc de rouvrir le<br />
dossier et s’inquiéter de la situation à intervalles<br />
réguliers.<br />
<strong>Filiatio</strong> : P<strong>en</strong>sez-vous qu'une décision du magistrat<br />
faite « dans l’urg<strong>en</strong>ce » puisse avoir des<br />
conséqu<strong>en</strong>ces négatives ?
JEV : Une décision de justice rapide est rarem<strong>en</strong>t<br />
excell<strong>en</strong>te, mais elle est indisp<strong>en</strong>sable<br />
pour ne pas t<strong>en</strong>ir les familles dans<br />
l’expectative. Si l’on introduisait un système<br />
de réouverture des dossiers et de jalonnem<strong>en</strong>t<br />
des solutions tous les 3 mois <strong>en</strong>viron,<br />
je suis convaincu qu’on arriverait, de 3 mois<br />
<strong>en</strong> 3 mois, à une bonne solution. Je ti<strong>en</strong>s <strong>en</strong>core<br />
à insister sur l’importance capitale de la<br />
motivation de chaque décision adoptée par<br />
le magistrat : une mauvaise décision justifiée<br />
vaut mieux que pas de décision du tout. Cela<br />
permet d’éviter la stagnation. La longueur<br />
actuelle des procédures <strong>en</strong> justice n’<strong>en</strong>traîne<br />
que des conséqu<strong>en</strong>ces négatives pour toutes<br />
les parties impliquées. Par ailleurs, je rappelle<br />
que l’éloignem<strong>en</strong>t d’un <strong>en</strong>fant ne doit<br />
être <strong>en</strong>visagé que dans des cas très graves.<br />
Cela ne concerne que quelques procédures<br />
judiciaires. Dans l’imm<strong>en</strong>se majorité des litiges<br />
am<strong>en</strong>és devant les tribunaux, il s’agit<br />
au contraire d’éviter au maximum la perte<br />
de li<strong>en</strong> avec l’un des par<strong>en</strong>ts. L’hébergem<strong>en</strong>t<br />
égalitaire ou l’hébergem<strong>en</strong>t classique élargi<br />
(le 5 jours / 9 jours) contribu<strong>en</strong>t à une bonne<br />
santé m<strong>en</strong>tale des par<strong>en</strong>ts et des <strong>en</strong>fants. En<br />
dessous d’un 5/9, sauf accord des par<strong>en</strong>ts, le<br />
risque d’une dégradation de la santé psychologique<br />
de tous les membres de la famille est<br />
fort important.<br />
FILIATIO - n°6 - avril & mai 2012 21
Une étude, publiée <strong>en</strong> 2009 par la<br />
revue The Lancet, explique que des<br />
chercheurs <strong>en</strong> génétique travaillant<br />
sur plusieurs générations ont dû écarter<br />
10% de leur échantillon pour cause de « surprises<br />
» dans la filiation. La conclusion de l'article<br />
: un <strong>en</strong>fant sur tr<strong>en</strong>te <strong>en</strong> moy<strong>en</strong>ne n'aurait<br />
pas été biologiquem<strong>en</strong>t conçu par son<br />
père. Ces <strong>en</strong>fants, on les appelle de manière<br />
assez malheureuse des « <strong>en</strong>fants de coucou »,<br />
parce que le coucou squatte le nid des autres<br />
oiseaux pour y pondre ses propres œufs. Le<br />
ENFANTS DE COUCOU<br />
<strong>Filiatio</strong>n et tests de paternité<br />
Mater sempre certa est, pater sempre incertus. On connaît toujours la mère, on est toujours incertain pour le père. Ce vieil adage<br />
latin, vous le connaissez sûrem<strong>en</strong>t : c'est le sujet de la pièce de théâtre de Lukas Bärfuss, Le Test, qui sera jouée à Bruxelles au Théâtre<br />
de Poche à partir du 8 mai avec le souti<strong>en</strong> de l'Institut pour l’Égalité <strong>en</strong>tre les Femmes et les Hommes. Pourquoi ce terrain est-il aussi<br />
glissant ? Jehanne Sosson, avocate, nous aide à faire le point.<br />
22<br />
FOCUS THÉÂTRE<br />
volatile pousse la supercherie jusqu'à imiter<br />
la forme des œufs de ses hôtes.<br />
Comm<strong>en</strong>t savoir si le père est le père biologique<br />
? Si on connaissait la mère biologique,<br />
qui porte et accouche de l'<strong>en</strong>fant, le père<br />
était jusqu'à peu considéré comme sempre<br />
incertus. La technologie est passée par là, et<br />
depuis plusieurs années on peut déterminer<br />
simplem<strong>en</strong>t, via un échantillon d'ADN (des<br />
cheveux, un peu de salive), s'il y a un li<strong>en</strong> biologique<br />
<strong>en</strong>tre deux personnes.<br />
FILIATIO - n°6 - avril & mai 2012<br />
On peut se dire d'abord : si la mère est certaine,<br />
pourquoi ne pas donner au père la<br />
possibilité de l'être ? Pour certaines femmes,<br />
c'est une angoisse récurr<strong>en</strong>te que d'imaginer<br />
qu'on a changé son <strong>en</strong>fant à la naissance<br />
à l'hôpital, comme dans La Vie est un long<br />
fleuve tranquille. Si quelques pères ont la<br />
même angoisse, pourquoi ne pas leur permettre<br />
de se rassurer ?<br />
Ceci posé, réfléchissons à ce que ça implique.<br />
Ce n'est vraim<strong>en</strong>t pas si simple.
Cela peut avoir des conséqu<strong>en</strong>ces sur la filiation<br />
: <strong>en</strong> effet, un père qui appr<strong>en</strong>d qu'il n'est<br />
pas le père biologique de l'<strong>en</strong>fant dont il est<br />
le père légal pourrait demander à remettre <strong>en</strong><br />
question le li<strong>en</strong> de filiation qui les unit : l'<strong>en</strong>fant<br />
pourrait donc se retrouver sans père. Inversem<strong>en</strong>t,<br />
un homme pourrait découvrir qu'il<br />
est le père biologique d'un <strong>en</strong>fant dont il n'est<br />
pas le père légal, et demander un li<strong>en</strong> de filiation<br />
paternelle avec cet <strong>en</strong>fant. On imagine le<br />
tableau : qui est le père, s'il faut <strong>en</strong> choisir un ?<br />
Celui qui a élevé l'<strong>en</strong>fant ? Celui qui l'a conçu ?<br />
Peut-on remettre <strong>en</strong> question une filiation<br />
construite au nom d'un li<strong>en</strong> biologique ? La<br />
question de la recherche <strong>en</strong> paternité seraitelle<br />
indissociable d'un débat plus large sur la<br />
question de la recherche des origines et des<br />
fondem<strong>en</strong>ts de la filiation ?<br />
En Europe, les positions sont diverses. En<br />
France, on l'a bi<strong>en</strong> vu dans le cas de l'accouchem<strong>en</strong>t<br />
sous X, le secret des origines<br />
est <strong>en</strong>raciné dans le droit – mais régulièrem<strong>en</strong>t<br />
remis <strong>en</strong> question. Dans l'Hexagone, il<br />
est interdit à des particuliers de consulter<br />
des laboratoires à des fins de vérifications<br />
de filiation pour, év<strong>en</strong>tuellem<strong>en</strong>t, servir de<br />
prélude à une action <strong>en</strong> justice : seul le juge<br />
peut ordonner une expertise génétique. Procéder<br />
à une analyse <strong>en</strong> dehors de ce cadre<br />
est puni d'un an de prison et de 15000 euros<br />
d'am<strong>en</strong>de. En revanche, <strong>en</strong> Allemagne ou<br />
<strong>en</strong> Suisse, où la pièce de théâtre Le Test a<br />
été écrite, la Constitution garantit le droit à<br />
connaître ses origines génétiques, mais cette<br />
connaissance n'a pas obligatoirem<strong>en</strong>t de li<strong>en</strong><br />
avec la filiation au s<strong>en</strong>s juridique du terme.<br />
Chez nous, il suffit de googliser « recherche<br />
de paternité + Belgique » pour découvrir sur<br />
une dizaine de sites proposant aux internautes<br />
de réaliser à peu de frais un test de<br />
paternité fiable à 99,99 % : ce n'est pas interdit,<br />
mais ça n'a aucune valeur juridique. Vous<br />
êtes un peu perdu ? Jehanne Sosson, avocate<br />
familialiste professeur à l'UCL et spécialiste<br />
des questions de filiation, a accepté d'éclairer<br />
notre lanterne. Le résultat des courses, vous<br />
allez voir, est instructif, mais nous laisse un<br />
peu sur notre faim : <strong>en</strong> effet, les conditions<br />
de recevabilité dans lesquelles, <strong>en</strong> Belgique,<br />
un test de paternité peut être réalisé légalem<strong>en</strong>t,<br />
sont <strong>en</strong> train d'évoluer sous l'influ<strong>en</strong>ce<br />
de la jurisprud<strong>en</strong>ce de la Cour constitutionnelle<br />
belge et de la Cour Europé<strong>en</strong>ne des<br />
Droits de l'Homme de Strasbourg. Vers quelle<br />
direction ? Des questions rest<strong>en</strong>t <strong>en</strong> susp<strong>en</strong>s,<br />
et qui ne sont pas de l'ordre de la procédure.<br />
Dans la par<strong>en</strong>té, l'homme et la femme ne<br />
sont pas égaux, et la recherche d'un équilibre<br />
<strong>en</strong>tre leurs droits et celui de l'<strong>en</strong>fant peut paraître<br />
nécessaire, mais a du mal à s'exprimer<br />
clairem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> termes juridiques. Peut-être<br />
parce que l'on arrive pas à exclure totalem<strong>en</strong>t<br />
le biologique du débat au nom d'une conception<br />
purem<strong>en</strong>t volontaire de la par<strong>en</strong>té. Au<br />
fond, est-ce que ce n'est pas une histoire de<br />
compromis à la belge ? Et puis, n'assiste-t-on<br />
pas aujourd'hui à une remise <strong>en</strong> question de<br />
l'adage mater sempre certa est, avec notamm<strong>en</strong>t<br />
la gestation pour autrui, tandis que les<br />
tests de paternité font que le pater est de<br />
moins <strong>en</strong> moins incertus ?<br />
S.P.<br />
<strong>Filiatio</strong> : Avons-nous, <strong>en</strong> Belgique, une vision<br />
claire de la filiation ?<br />
Jehanne Sosson : Notre droit et notre conception<br />
de la question du fondem<strong>en</strong>t biologique<br />
ou socio-affectif de la filiation sont <strong>en</strong> sandwich<br />
<strong>en</strong>tre différ<strong>en</strong>tes traditions culturelles.<br />
Nous sommes à la recherche d'un équilibre<br />
<strong>en</strong>tre le biologique et le sociologique, ce qui<br />
est à la fois très compliqué et très technique.<br />
Au nom du li<strong>en</strong> biologique, peut-on remettre<br />
<strong>en</strong> cause une filiation construite, ou bi<strong>en</strong><br />
peut-on imposer une filiation à un père qui<br />
n'<strong>en</strong> veut pas ? Il y a ce que dit la loi, ce que<br />
dit la Cour Constitutionnelle, qui elle-même<br />
s’<strong>en</strong> réfère à ce que dit la Cour Europé<strong>en</strong>ne<br />
des Droits de l'Homme de Strasbourg. Dans<br />
ce kaléidoscope, l’équilibre est subtil : la filiation<br />
est <strong>en</strong> principe fondée sur l’exist<strong>en</strong>ce<br />
d’un li<strong>en</strong> biologique, mais ce n’est pas toujours<br />
le cas et le droit reconnaît aussi une<br />
place au li<strong>en</strong> socio-affectif. Dans les procréations<br />
médicalem<strong>en</strong>t assistées, on t<strong>en</strong>d par<br />
ailleurs à la fonder sur le « projet par<strong>en</strong>tal ».<br />
F. : Alors qui est le père, selon la loi belge ?<br />
J. S. : En termes juridiques, le li<strong>en</strong> légal est le<br />
li<strong>en</strong> <strong>en</strong>tériné par le droit, et ce li<strong>en</strong> n'a jamais<br />
été uniquem<strong>en</strong>t biologique. Ainsi, le mari de<br />
la mère est présumé être le père de l’<strong>en</strong>fant ;<br />
<strong>en</strong> principe, il est le père biologique, mais<br />
même si ce n'est pas le cas, s’il se comporte<br />
comme un père, ce li<strong>en</strong> légal ne pourra <strong>en</strong><br />
principe pas être remis <strong>en</strong> cause. Hors mariage,<br />
la paternité est établie par une reconnaissance.<br />
A nouveau, <strong>en</strong> principe un homme<br />
reconnaît un <strong>en</strong>fant parce qu’il <strong>en</strong> est le père<br />
FILIATIO - n°6 - avril & mai 2012<br />
POUR ALLER PLUS LOIN<br />
Les familles et le droit, une collection dirigée par Jehanne<br />
Sosson aux éditions De Boeck. L'objectif : fournir<br />
aux citoy<strong>en</strong>s une information accessible, claire<br />
et précise sur les règles de droit organisant actuellem<strong>en</strong>t<br />
les relations familiales : relations de couple,<br />
relations de filiation et de par<strong>en</strong>té, relations personnelles<br />
et patrimoniales…<br />
http://superieur.deboeck.com/collections/20231_6_23906/lesfamilles-et-le-droit.html<br />
Et <strong>en</strong> particulier : Dev<strong>en</strong>ir père ou mère <strong>en</strong> droit, le<br />
droit belge de la filiation, Collection Les familles et le<br />
droit, De Boeck, 2010.<br />
La possession d'état, article 331 nonies du Code Civil,<br />
fait référ<strong>en</strong>ce à un <strong>en</strong>semble de faits qui montr<strong>en</strong>t<br />
qu'une personne s'est toujours comportée comme un<br />
par<strong>en</strong>t et que le monde extérieur l'a toujours considérée<br />
comme tel. La possession d'état est, selon le Code<br />
civil, une cause d’irrecevabilité de toute procédure <strong>en</strong><br />
contestation de paternité ou de maternité. Si l'on s'est<br />
toujours comporté comme un par<strong>en</strong>t vis-à-vis de l'<strong>en</strong>fant<br />
et que l'on a toujours été considéré comme tel<br />
par son <strong>en</strong>tourage, le li<strong>en</strong> de filiation établi ne peut <strong>en</strong><br />
principe pas être contesté. (source : SPF Justice).<br />
Art. 331nonies. .<br />
La possession d'état doit être continue. Elle s'établit<br />
par des faits qui, <strong>en</strong>semble ou séparém<strong>en</strong>t, indiqu<strong>en</strong>t<br />
le rapport de filiation.<br />
Ces faits sont <strong>en</strong>tre autres :<br />
- que l'<strong>en</strong>fant a toujours porté le nom de celui dont<br />
on le dit issu;<br />
- que celui-ci l'a traité comme son <strong>en</strong>fant;<br />
- qu'il a, <strong>en</strong> qualité de père ou de mère, pourvu à son<br />
<strong>en</strong>treti<strong>en</strong> et à son éducation;<br />
- que l'<strong>en</strong>fant l'a traité comme son père ou sa mère;<br />
- qu'il est reconnu comme son <strong>en</strong>fant par la famille et<br />
dans la société;<br />
- que l'autorité publique le considère comme tel.<br />
23
iologique, mais pas toujours. Pour les juristes, il<br />
y a d'une part la par<strong>en</strong>té, issue du li<strong>en</strong> de filiation<br />
légalem<strong>en</strong>t établi et qui <strong>en</strong>traîne des droits<br />
et des devoirs clairem<strong>en</strong>t définis par la loi (possible<br />
transmission du nom, autorité par<strong>en</strong>tale,<br />
obligation alim<strong>en</strong>taire, obligation de transmettre<br />
au moins une partie de sa succession). D'autre<br />
part, il y a la par<strong>en</strong>talité, à savoir la situation de<br />
personnes qui ne sont ni le père ni la mère d’un<br />
<strong>en</strong>fant mais assum<strong>en</strong>t à son égard des fonctions<br />
éducatives (comme un beau-par<strong>en</strong>t) ; à défaut<br />
d’être le père ou la mère, il n’a pas de droits et<br />
de devoirs <strong>en</strong>vers l’<strong>en</strong>fant car ces droits et devoirs,<br />
actuellem<strong>en</strong>t, ne découl<strong>en</strong>t que du li<strong>en</strong> de<br />
filiation. A côté de cela, se pose la question de<br />
savoir si chacun aurait le droit à connaître ses origines,<br />
sans que cela n’ait de conséqu<strong>en</strong>ces sur le<br />
li<strong>en</strong> de filiation établi. Certains pays germaniques,<br />
comme la Suisse et l’Allemagne, considèr<strong>en</strong>t que<br />
c’est le cas et ont même fait du droit à connaître<br />
ses origines génétiques un droit constitutionnel,<br />
sans li<strong>en</strong> nécessaire avec la filiation.<br />
F. : En Belgique, quelles peuv<strong>en</strong>t être les<br />
conséqu<strong>en</strong>ces de la recherche de paternité<br />
sur la filiation ?<br />
J. S. : Il faut distinguer les cas où un <strong>en</strong>fant n’a pas<br />
de filiation paternelle établie et ceux où il <strong>en</strong> a un,<br />
établi par la présomption de paternité du mari ou<br />
par une reconnaissance qui devra être contestée<br />
avant de pouvoir év<strong>en</strong>tuellem<strong>en</strong>t établir une<br />
« autre » filiation fondée sur le li<strong>en</strong> biologique.<br />
Pour agir <strong>en</strong> justice pour contester une filiation,<br />
il faut remplir des conditions de recevabilité.<br />
D'abord, on a au maximum un an après la découverte<br />
du fait qu’on est le père ou que l’on n’est<br />
pas le père d’un <strong>en</strong>fant (ou que l’on n’est pas le fils<br />
ou la fille de telle personne), pour ouvrir la porte<br />
d'une action <strong>en</strong> justice. Il faut <strong>en</strong>suite que l'<strong>en</strong>fant<br />
et son père légal n'ai<strong>en</strong>t pas de possession d'état,<br />
c'est- à-dire qu'il faut qu'ils ne se soi<strong>en</strong>t pas vécus<br />
TESTS DE PATERNITÉ VERSUS EXPERTISES : OÙ EST LA LÉGALITÉ ?<br />
Lorsque le Tribunal demande une expertise, c'est dans les conditions<br />
de recevabilité qui font que le test pourrait avoir un effet sur une paternité<br />
légale. Ce test est effectué par un médecin légiste, dans des<br />
conditions qui garantiss<strong>en</strong>t la crédibilité des résultats. Ce n'est pas la<br />
même chose que des tests génétiques qui s'effectu<strong>en</strong>t <strong>en</strong> dehors des<br />
expertises judiciaires (voir les résultats de la google-équation « Test de<br />
Paternité + Belgique »).<br />
Il y a quelques années, les laboratoires officiels acceptai<strong>en</strong>t de faire des<br />
tests <strong>en</strong> dehors des expertises légales. « Ensuite, se rappelle Jehanne<br />
24<br />
comme père et fils ou fille : car on préférera ne<br />
pas remettre <strong>en</strong> question la filiation au nom d'un<br />
li<strong>en</strong> biologique. Ensuite, il faudra prouver que le<br />
père désigné légalem<strong>en</strong>t n’est pas le père biologique<br />
de l’<strong>en</strong>fant, le plus souv<strong>en</strong>t par une expertise<br />
génétique. Si c’est le père biologique qui a introduit<br />
la demande, il devra <strong>en</strong> plus prouver qu'il<br />
est le père car il va être judiciairem<strong>en</strong>t déclaré<br />
comme étant le père.<br />
F. : La Cour Constitutionnelle est-elle <strong>en</strong> train de<br />
faire évoluer ces conditions ?<br />
J. S. : En effet, <strong>en</strong> 2011, une salve d'arrêts de la<br />
Cour Constitutionnelle vi<strong>en</strong>t dire que certains<br />
aspects de ces conditions serai<strong>en</strong>t contraires à<br />
l'égalité, au respect de la vie familiale ou à l'intérêt<br />
de l'<strong>en</strong>fant. Il s'agit d'une transposition de la<br />
jurisprud<strong>en</strong>ce de la Cour Europé<strong>en</strong>ne des Droits<br />
de l'Homme de Strasbourg, qui dit dans plusieurs<br />
arrêts que, quand un li<strong>en</strong> légal ne repose ni sur un<br />
li<strong>en</strong> socio-affectif, ni sur un li<strong>en</strong> biologique, il ne<br />
peut y avoir d'obstacle absolu à la contestation<br />
d’une filiation. Ces obstacles absolus sont, chez<br />
nous, le délai-couperet d'un an ou bi<strong>en</strong> la possession<br />
d'état. La Cour Constitutionnelle belge a<br />
donc remis <strong>en</strong> question certains délais ainsi que<br />
la condition de la possession d'état. Aujourd'hui,<br />
il est difficile de définir exactem<strong>en</strong>t les conséqu<strong>en</strong>ces<br />
de ces arrêts : les juges ne peuv<strong>en</strong>t plus<br />
appliquer une disposition du Code civil qui a été<br />
déclarée inconstitutionnelle mais pour autant la<br />
loi n’a pas (<strong>en</strong>core ?) été modifiée.<br />
F. : Ainsi, le li<strong>en</strong> biologique ne peut pas systématiquem<strong>en</strong>t<br />
permettre de contester une paternité.<br />
Mais peut-on imposer, au nom de ce li<strong>en</strong>, à un<br />
homme d'être père ?<br />
J. S. : Dans ma pratique, je vois ce que l’on pourrait<br />
appeler des « vols de paternité ». J'ai vu des<br />
hommes <strong>en</strong> consultation, qui me dis<strong>en</strong>t qu'une<br />
femme avec qui ils avai<strong>en</strong>t eu une relation est<br />
FILIATIO - n°6 - avril & mai 2012<br />
v<strong>en</strong>ue les trouver neuf mois plus tard pour leur<br />
dire qu'ils étai<strong>en</strong>t pères. D'un autre côté, il y a<br />
aussi des femmes qui dis<strong>en</strong>t que des hommes les<br />
ont laissé tomber p<strong>en</strong>dant leur grossesse, parfois<br />
même après avoir désiré l'<strong>en</strong>fant. Dans tous les<br />
cas, s'il n'y a pas de père légal, la femme peut imposer<br />
une paternité via une action <strong>en</strong> recherche<br />
de paternité p<strong>en</strong>dant 30 ans, ou, pour les <strong>en</strong>fants,<br />
jusqu’à l'âge de 48 ans (car le délai est susp<strong>en</strong>du<br />
durant leur minorité). Si le tribunal ordonne<br />
une expertise génétique et que la mère établit<br />
qu’il est le géniteur de l’<strong>en</strong>fant, que l'homme le<br />
veuille ou non, on établira la paternité légale, et<br />
l'homme devra payer, comme la mère, pour l'éducation,<br />
la vie quotidi<strong>en</strong>ne et les frais de santé de<br />
l'<strong>en</strong>fant à travers une p<strong>en</strong>sion alim<strong>en</strong>taire, il devra<br />
faire hériter l'<strong>en</strong>fant, etc. Ici, le li<strong>en</strong> biologique va<br />
permettre d'établir une filiation, et cela se passe<br />
parfois de manière douloureuse. A côté de cela,<br />
la loi prévoit que les donneurs de sperme ne peuv<strong>en</strong>t<br />
quant à eux jamais dev<strong>en</strong>ir des pères légalem<strong>en</strong>t<br />
des <strong>en</strong>fants qui sont nés grâce à leur don.<br />
Mais il y a un paradoxe quand certains hommes<br />
vous dis<strong>en</strong>t qu'ils considèr<strong>en</strong>t avoir été utilisés<br />
par une femme un peu comme un donneur de<br />
sperme et qu'on les force à être pères par la suite.<br />
F. : Alors selon vous, qu'est-ce qui doit fonder la<br />
filiation ?<br />
J. S. : Certains p<strong>en</strong>s<strong>en</strong>t que c'est la volonté qui<br />
devrait fonder la filiation. Pour moi, cette démarche<br />
s'inscrit dans un mouvem<strong>en</strong>t sociologique<br />
où l'on considère que la volonté des individus<br />
doit primer : mais la volonté va et vi<strong>en</strong>t ;<br />
est-ce que des <strong>en</strong>fants peuv<strong>en</strong>t se construire<br />
ainsi ? Je crois qu'on ne peut pas dire que le<br />
biologique n'a aucune place dans la filiation,<br />
même s'il n'est pas tout.<br />
Sosson, ces personnes v<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t chez nous, avocats, et nous devions<br />
leur dire parfois que nous ne pouvions ri<strong>en</strong> faire car ils ne remplissai<strong>en</strong>t<br />
pas les conditions de recevabilité pour agir <strong>en</strong> justice ». Ainsi, <strong>en</strong> Belgique,<br />
les grands laboratoires officiels n'accept<strong>en</strong>t plus de réaliser des<br />
tests ADN <strong>en</strong> dehors des expertises ordonnées par les tribunaux. En<br />
revanche, de nombreux laboratoires privés ont fleuri sur ce marché de<br />
la demande <strong>en</strong> tests ADN, et aucun article de loi ne l'interdit. Pourtant,<br />
ces petits labos rest<strong>en</strong>t discrets : ceux que nous avons contactés ont<br />
refusé de nous donner des chiffres et des indications sur les profils des<br />
personnes qui s'adressai<strong>en</strong>t à eux.
FILIATIO VOUS EMMÈNE AU THÉÂTRE<br />
A partir du 8 mai, au Théâtre de Poche, sera<br />
jouée la pièce Le Test, de l'auteur dramatique<br />
suisse Lukas Bärfuss. Une histoire d'un test<br />
de paternité et de famille détruite – étaitelle<br />
si solide avant ? Ce qui est sûr, c'est que<br />
Le Test alim<strong>en</strong>te la peur du conflit liée à la<br />
découverte tardive de la vérité biologique.<br />
Pierre Coré est marié à Agnès : <strong>en</strong>semble, ils<br />
ont un <strong>en</strong>fant, que Pierre a désiré de tout son<br />
cœur et dont il s'occupe beaucoup. Le père<br />
de Pierre, Simon, est un homme politique<br />
qui prépare activem<strong>en</strong>t une campagne électorale.<br />
Frantzeck, le bras droit de Simon, est<br />
jaloux du bonheur familial de la famille Coré.<br />
Un jour, Frantzeck instille le doute dans l'esprit<br />
de Pierre : et s'il n'était pas le père biologique<br />
de l'<strong>en</strong>fant ? Pierre, qui visiblem<strong>en</strong>t ne<br />
va pas très bi<strong>en</strong>, fait un test de paternité. Résultat<br />
: il n'est pas le père biologique, et c'est<br />
le début de la fin. Pour lui, à ce mom<strong>en</strong>t-là,<br />
ça change tout – même si pour les autres qui<br />
finiss<strong>en</strong>t par l'appr<strong>en</strong>dre, ça ne change ri<strong>en</strong>.<br />
Tant pis : Le Test, c'est l'histoire de l'explosion<br />
d'une famille. Les dialogues sont forts, durs, sans<br />
pitié. Les questions fondam<strong>en</strong>tales sur le li<strong>en</strong>, la<br />
confiance, la paternité, la filiation, posées dans<br />
le sil<strong>en</strong>ce de sa détresse, détruis<strong>en</strong>t d'abord<br />
Pierre, puis ceux qu'il aime, et ceux qui l'aim<strong>en</strong>t.<br />
LE TEST<br />
Extraits :<br />
Pierre, à son père, parle d'Agnès qui ignore <strong>en</strong>core<br />
qu'il a fait un test : « Je n'arrive pas à lui<br />
dire. Elle croit que tout est comme avant. J'ai eu<br />
l'occasion de l'observer <strong>en</strong> train de m<strong>en</strong>tir. Ce<br />
déchet joue la comédie sans la moindre trace<br />
de honte. Les yeux brill<strong>en</strong>t d'un éclat fidèle. La<br />
voix est <strong>en</strong>jôleuse. Je dis : Il est pas beau, beau<br />
comme son père. Et elle : Oui, tout à fait. Je dis :<br />
Il est pas s<strong>en</strong>sible et doux comme son père. Elle<br />
répond avec un sourire : Deux de la même espèce.<br />
Un Coré. Et aucun éclair ne jaillit du ciel<br />
pour la foudroyer, aucune faille ne s'ouvre pour<br />
<strong>en</strong>gloutir cette chose, ce faux-jeton. Dis-le-lui.<br />
Dis-lui que je sais. Je ne maîtrise pas mes nerfs. »<br />
Un peu plus tard. Frantzeck, à Simon, évoquant<br />
Pierre : « Est-il courageux ou lâche ? Courageux<br />
de vouloir connaître la vérité. Lâche de ne pas<br />
supporter d'être rongé. » Simon : « C'est de la<br />
stupidité, ri<strong>en</strong> d'autre. ».<br />
<strong>Filiatio</strong> vous invite au théâtre<br />
Non, la rédaction de <strong>Filiatio</strong> ne s'est pas ruinée<br />
<strong>en</strong> actions du Théâtre de Poche. Tout<br />
simplem<strong>en</strong>t, pour la deuxième fois de suite,<br />
le Théâtre de Poche monte une pièce dont le<br />
sujet nous intéresse, et c'est donc à nouveau<br />
avec un grand plaisir que <strong>Filiatio</strong> vous invite au<br />
théâtre au mois de mai.<br />
Réservez avec le mot de passe « filiatio »<br />
et bénéficiez d'une réduction de 50%<br />
du prix de la place (8 € au lieu de 16 €).<br />
Du 8 mai au 2 juin 2012 à 20h30<br />
THÉÂTRE DE POCHE (www.poche.be)<br />
1a, Chemin du Gymnase<br />
1000 Bruxelles (Bois de La Cambre)<br />
Infos au 02/647 27 26<br />
Réservations au 02/649 17 27<br />
ou sur réservation@poche.be<br />
FILIATIO - n°6 - avril & mai 2012<br />
✃<br />
25
EN LISANT<br />
UNE SEMAINE SUR DEUX /BANDE DESSINÉE<br />
Pacco, Éditions Fluide Glacial<br />
Une semaine sur deux : c'est le<br />
quotidi<strong>en</strong>, <strong>en</strong> garde alternée,<br />
d'un père et de sa fille Maé,<br />
6 ans, une petite tornade sur<br />
pattes, très inv<strong>en</strong>tive <strong>en</strong> matière<br />
de bêtises. A travers une Bande<br />
Dessinée assez drôle et ultra<br />
contemporaine dans son trait,<br />
c'est un sujet de société majeur<br />
que Pacco participe à banaliser :<br />
celui des pères célibataires avec<br />
<strong>en</strong>fants. Il raconte : « <strong>en</strong>tre les<br />
hommes qui comme moi ont fait le choix d’avoir leur <strong>en</strong>fant une semaine<br />
sur deux, ceux qui n’ont pas pu ou pas voulu, ceux qui ont du mal avec les<br />
gamins et ceux pour qui c’est facile, chaque cas est particulier. Ça fait une<br />
dizaine d’années que les papas, séparés ou non, s’impliqu<strong>en</strong>t vraim<strong>en</strong>t dans<br />
la vie de leurs <strong>en</strong>fants, c’est un phénomène nouveau dans notre société,<br />
c’est <strong>en</strong> train de s’écrire. Je constate tout de même que pour beaucoup de<br />
papas, c’est une situation compliquée. La société, qui à l’époque n’était<br />
pas prête pour les mères célibataires, a <strong>en</strong>core du mal à accepter les pères<br />
célibataires, mais c’est <strong>en</strong> train de changer et de s’organiser. » Au-delà du<br />
sujet. Une semaine sur deux nous a vu simultaném<strong>en</strong>t ricaner, se rappeler<br />
(ou appréh<strong>en</strong>der) les bêtises de nos propres marmots, être émus parfois :<br />
être dans la vie, tout simplem<strong>en</strong>t.<br />
26 FILIATIO - n°6 - avril & mai 2012<br />
SANS PAPIERS /JEUNESSE<br />
Rascal, C<strong>en</strong>drine G<strong>en</strong>in, Jean-François Martin, Éditions Escabelle<br />
« C'est ici que j'habite avec Papa.<br />
Lorsqu'on est arrivés, on dormait<br />
dans les parcs et les jardins publics<br />
et les soirs de pluie, dans les hôtels<br />
bon marché du c<strong>en</strong>tre-ville ».<br />
Il y a quatre ans, la petite fille vivait<br />
dans un pays <strong>en</strong> guerre. Sa mère a<br />
été tuée le premier jour. La mort<br />
était partout. Alors, son père a décidé<br />
de partir avec elle vers une<br />
terre d'asile : la France. Le voyage<br />
fut long et difficile. A l'arrivée, la<br />
petite fille est allée à l'école et a<br />
appris à lire, à écrire et à parler<br />
le français. « Je connais la Marseillaise<br />
par cœur. La liste des 100 départem<strong>en</strong>ts sur le bout des doigts.<br />
J'adore le bœuf bourguignon, le poulet basquaise, le bleu d'Auvergne et<br />
les croissants au beurre. » Elle s'<strong>en</strong>racine. Mais ça ne suffit pas à obt<strong>en</strong>ir à<br />
son père une autorisation de séjour. Alors, le jour de la photo de classe,<br />
on vi<strong>en</strong>t la chercher. Sans papiers. Est-ce le fait que j'ai reçu cet album<br />
le matin précis où j'allais chercher, à la préfecture de police de Paris, un<br />
passeport pour ma fille ? Est-ce tout simplem<strong>en</strong>t la simplicité poétique,<br />
pudique et bouleversante, des textes de Rascal, la délicatesse des détails<br />
dans les photos de C<strong>en</strong>drine G<strong>en</strong>in, r<strong>en</strong>dues plus touchantes <strong>en</strong>core par<br />
les illustrations de Jean-François Martin ? La publication au mois de mars<br />
de Sans Papiers, quelques semaines avant les élections présid<strong>en</strong>tielles<br />
françaises, n'est évidemm<strong>en</strong>t pas le fruit du hasard. « Espérons que ce<br />
livre saura éveiller les consci<strong>en</strong>ces », m'écrit-t-on à l'Escabelle, une petite<br />
maison d'édition qui « s'amuse à créer du li<strong>en</strong> ». Nous partageons, <strong>en</strong> pariant<br />
sur la capacité puissante qu'ont les mots et les images de mettre les<br />
humains <strong>en</strong> relation : <strong>en</strong> li<strong>en</strong>.<br />
MON PÈRE EST AMÉRICAIN /JEUNESSE<br />
Fred Paronuzzi, Editions Thierry Magnier<br />
Léo n'a jamais connu son père. Il vit avec sa mère et son beau-père à Chambéry<br />
(jamais citée, mais trahie par la fontaine aux éléphants et les Charmettes).<br />
Tout va bi<strong>en</strong> pour lui, à part ce trou béant à la place de son père.<br />
Un jour, il tombe sur une série de factures qui lui appr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t, d'un coup<br />
d'un seul, que non seulem<strong>en</strong>t son père est <strong>en</strong>core vivant, mais aussi que sa<br />
mère est <strong>en</strong> contact avec lui.<br />
« A prés<strong>en</strong>t le monde <strong>en</strong>tier – ce <strong>en</strong> quoi il a pu croire, un jour – s'est disloqué,<br />
croule sous des tonnes de décombres. Il se s<strong>en</strong>t perdu, étranger à<br />
lui-même, ne reconnaît ri<strong>en</strong>. Plus de repère. Juste cette affreuse certitude<br />
d'avoir été trahi. C'est pourquoi, aussi longtemps que sa mère s'<strong>en</strong>têtera<br />
dans son sil<strong>en</strong>ce et ses m<strong>en</strong>songes, il est bi<strong>en</strong> décidé à lui pourrir la vie. Tout<br />
autant, estime-t-il, qu'elle lui pourrit la si<strong>en</strong>ne ». Première page, qui donne<br />
évidemm<strong>en</strong>t terriblem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>vie de tourner la suivante, et ainsi de suite<br />
jusqu'à la fin de ce roman si d<strong>en</strong>se, toujours dans le juste, jamais gnan-gnan,<br />
et pourtant ça pourrait le dev<strong>en</strong>ir, parce que Léo appr<strong>en</strong>d, juste après, que<br />
son père est certes vivant, mais plus pour longtemps : il est prisonnier dans<br />
les couloirs de la mort, accusé d'une histoire de braquage qui a mal tourné.
Il s'appelle B<strong>en</strong>jamin et il sait dire <strong>en</strong><br />
français : « c'est la vie », « ouhlala » et<br />
« camembert ». Comm<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre Léo<br />
et B<strong>en</strong>jamin (<strong>en</strong> anglais, donc) une<br />
correspondance épistolaire, l<strong>en</strong>te et<br />
incongrue à l'ère instantanée, le seul<br />
échange autorisé par les autorités pénit<strong>en</strong>tiaires,<br />
réciproquem<strong>en</strong>t att<strong>en</strong>due<br />
dans un bouillonnem<strong>en</strong>t int<strong>en</strong>se d'impati<strong>en</strong>ce<br />
et d'émotion. Au-delà d'un<br />
roman sur la prison et la peine de mort<br />
– on n'<strong>en</strong> sait, finalem<strong>en</strong>t, pas grandchose,<br />
à part l'élan qui nous pousse à<br />
garder B<strong>en</strong>jamin vivant dans l'histoire à<br />
écrire, Mon Père est américain est une<br />
belle histoire de franchise, de li<strong>en</strong> qui<br />
se tisse, sans promesse d'av<strong>en</strong>ir, dans<br />
l'urg<strong>en</strong>ce de la vie de Léo.<br />
LE CRI DU PETIT CHAPERON ROUGE /JEUNESSE<br />
Beate Theresa Hanika, Alice Editions<br />
En ouvrant ce livre, à la couverture rouge où le titre s'étale, blanc, <strong>en</strong> grandes<br />
lettres hurlantes, je me suis dit : j'y vais, comme on plonge. Parce que je<br />
connaissais le sujet – l'inceste. Combi<strong>en</strong> de pages vais-je t<strong>en</strong>ir ? Et <strong>en</strong> fait,<br />
j'y ai passé ma soirée, <strong>en</strong> apnée. C'est très bi<strong>en</strong> écrit, c'est très bi<strong>en</strong> raconté,<br />
c'est très bi<strong>en</strong> incarné, et c'est très lisible. C'est avant tout un roman, ouf : on<br />
s'accroche à l'histoire de Malvina, parce qu'elle est passionnante.<br />
Malvina est une adolesc<strong>en</strong>te qui vit<br />
avec ses par<strong>en</strong>ts et sa grande sœur.<br />
Son frère aîné, Paul, qu'elle adore<br />
(mais plus pour longtemps), leur<br />
r<strong>en</strong>d visite le dimanche. Dans la famille,<br />
on ne sait pas si les par<strong>en</strong>ts ont<br />
du mal à exprimer leur amour pour<br />
leurs <strong>en</strong>fants, ou s'il n'y a tout simplem<strong>en</strong>t<br />
pas d'amour. En tous les cas, il<br />
n'y a pas de mots, et ceux que Malvina<br />
t<strong>en</strong>te de faire passer s'évapor<strong>en</strong>t<br />
comme si elle ne les avait jamais prononcés,<br />
puisque personne ne l'<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d.<br />
Au fil des pages, on découvre<br />
une mère abs<strong>en</strong>te, au s<strong>en</strong>s propre et<br />
au s<strong>en</strong>s figuré ; un père cad<strong>en</strong>assé et indiffér<strong>en</strong>t. Sa grand-mère vi<strong>en</strong>t de<br />
mourir, et son grand-père... son grand-père... la manipule, la force, abuse<br />
d'elle, l'agresse.<br />
D'habitude, Malvina puise sa joie de vivre dans les mom<strong>en</strong>ts qu'elle partage<br />
avec Lizzy, sa meilleure amie. Mais là, ce sont les vacances, et Lizzy n'est pas<br />
là. C'est à Malvina que ses par<strong>en</strong>ts demand<strong>en</strong>t de porter à son grand-père<br />
les repas qu'il se dit incapable de se préparer tout seul, et alors tout dérape.<br />
Au début, Malvina parle, mais personne ne la croit, alors elle s'évade<br />
d'elle-même. Tous les mécanismes psychiques de l'esprit qui s'échappe du<br />
corps pour survivre à l'insupportable se mett<strong>en</strong>t <strong>en</strong> marche – et pourtant<br />
à côté, la vie continue et deux figures, un garçon et une voisine bruyante,<br />
FILIATIO - n°6 - avril & mai 2012<br />
apparaiss<strong>en</strong>t dans l'intrigue pour permettre à Malvina de se confronter<br />
avec la seule porte de sortie : la vérité, la vérité par la parole.<br />
Le cri du petit chaperon rouge est un roman magnifique, puissant, sur l'inceste<br />
mais aussi – et c'est sans doute lié – sur la force et l'habitude du<br />
sil<strong>en</strong>ce, sur la viol<strong>en</strong>ce et la manipulation, sur la voix de l'<strong>en</strong>fant.<br />
FEMMES ENTRE SEXE ET GENRE /ESSAI<br />
Sylviane Agacinski, Editions du Seuil, avril 2012<br />
La philosophe Sylviane Agacinski<br />
s'attaque au concept<br />
théorique du « g<strong>en</strong>re ». Certains<br />
lecteurs et lectrices assidu(e)s<br />
se rappell<strong>en</strong>t peut-être une<br />
histoire de carte routière et de<br />
chasse aux mammouths dans<br />
le premier numéro de <strong>Filiatio</strong>.<br />
Vous voyez, les chasseurs de<br />
mammouth n'ont pas fini de se<br />
retourner dans leur tombe.<br />
Sylviane Agacinski est une philosophe<br />
française bi<strong>en</strong> connue,<br />
<strong>en</strong>gagée dans les débats de société.<br />
On connaît sa position<br />
tranchée contre la gestation<br />
pour autrui, qu'elle considère<br />
comme une aliénation du corps humain et du corps féminin <strong>en</strong> particulier.<br />
Sylviane Agacinski est une féministe dite « différ<strong>en</strong>tialiste » ou « ess<strong>en</strong>tialiste<br />
» – bi<strong>en</strong> que selon elle, le terme d' « ess<strong>en</strong>tialisme » doive plutôt<br />
être imputé aux « conceptions qui font de l'humain un être hors nature,<br />
surnaturel à force d'être antinaturel, régnant sur le monde et sur lui-même<br />
par la parole et la technique » (p. 133). Elle considère plutôt qu'il faut partir<br />
du fait que l'humanité est double, mixte, pour développer une réflexion<br />
sur les relations <strong>en</strong>tre les hommes et les femmes. « Tout individu qui n’est<br />
pas femme est homme, et tout individu qui n’est pas homme est femme.<br />
(…) La division sexuelle oblige à r<strong>en</strong>oncer au vieux rêve d’une humanité<br />
p<strong>en</strong>sée à partir d’un modèle unique et à la considérer comme constituée<br />
de deux types humains distincts, à la fois semblables et différ<strong>en</strong>ts. C’est-àdire<br />
à p<strong>en</strong>ser l’humanité comme mixte », écrit-elle dans Politique des sexes<br />
(Seuil, 2001). En cela, elle s'oppose à d'autres philosophes féministes dit(e)s<br />
« rationalistes » comme Élisabeth Badinter, qui met l'acc<strong>en</strong>t sur les ressemblances<br />
<strong>en</strong>tre les hommes et les femmes. Badinter p<strong>en</strong>se que le corps de<br />
la femme est dev<strong>en</strong>u sacré du fait du « pouvoir » (si je pouvais mettre à<br />
ce mot dix guillemets sans que la correctrice de Fililatio ne me refrène, je<br />
le ferais) que confère la maternité aux femmes, maternité qui les limiterait<br />
à ce « pouvoir ». Les féministes proches de Badinter milit<strong>en</strong>t donc plutôt<br />
pour la désacralisation du corps de la femme et de la maternité, et voi<strong>en</strong>t<br />
notamm<strong>en</strong>t dans la gestation pour autrui un outil pour s'éloigner de<br />
l' « empire du v<strong>en</strong>tre », pour repr<strong>en</strong>dre le titre d'un essai de Marcela Iacub.<br />
Dans Femmes <strong>en</strong>tre sexe et g<strong>en</strong>re, Agacinski essaie de montrer que l'histoire<br />
des sociétés humaines n'est pas uniquem<strong>en</strong>t le fait de données biologiques,<br />
mais qu'elle ne « flotte » pas simplem<strong>en</strong>t au-dessus d'elle. Les humains<br />
sont aussi des corps vivants, insiste-t-elle, <strong>en</strong> critiquant notamm<strong>en</strong>t<br />
la p<strong>en</strong>sée de Judith Butler (voir notre dossier de ce mois). Butler, fondatrice<br />
27
de la queer theory, a développé une p<strong>en</strong>sée du « g<strong>en</strong>re » comme étant<br />
totalem<strong>en</strong>t déconnecté du « sexe » avec lequel on naît. « Le culturalisme<br />
queer et ses épigones français décrèt<strong>en</strong>t que la nature n'est ri<strong>en</strong>. Ses mots<br />
d'ordre, inlassablem<strong>en</strong>t martelés, sont : tout est culture, tout est construit,<br />
ri<strong>en</strong> n'est donné, sans demander comm<strong>en</strong>t s'est élaborée l'histoire des<br />
cultures » (p. 14).<br />
Dans une première partie de son essai, Agacinski évoque les relations<br />
<strong>en</strong>tre sexes et servitude et le pouvoir complexe longtemps exercé sur les<br />
femmes dans l'institution familiale. Elle revi<strong>en</strong>t <strong>en</strong>suite sur l'apparition du<br />
concept du « g<strong>en</strong>re » (et des « g<strong>en</strong>res » au pluriel). Sans remettre <strong>en</strong> question<br />
le fait que les caractères acquis attribués aux femmes ne sont pas<br />
héréditaires, elle déplore le fait que le g<strong>en</strong>re ait installé une division, selon<br />
elle illusoire, <strong>en</strong>tre id<strong>en</strong>tité culturelle et id<strong>en</strong>tité biologique. Elle <strong>en</strong> vi<strong>en</strong>t<br />
à l'expéri<strong>en</strong>ce de la procréation comme <strong>en</strong>gageant des corps féminins et<br />
masculins <strong>en</strong> relation : la sexualité, dit-elle, ne peut être conçue <strong>en</strong> éliminant<br />
son versant biologique, c'est-à-dire la fonction sexuelle génératrice.<br />
Dans la tradition occid<strong>en</strong>tale, explique-t-elle <strong>en</strong>suite, la différ<strong>en</strong>ce des<br />
sexes a été hiérarchisée et est c<strong>en</strong>trée sur l'homme (androc<strong>en</strong>trée). Derrière<br />
les théories du g<strong>en</strong>re, il y aurait une révolte contre cette hiérarchie<br />
mais aussi souv<strong>en</strong>t une confusion créatrice de différ<strong>en</strong>ces <strong>en</strong>tre la catégorie<br />
« femmes » et la sexualité, comme si la queer theory ne pouvait<br />
pas admettre qu'on soit femme ET lesbi<strong>en</strong>ne, comme s'il fallait être autre,<br />
comme s'il fallait passer complètem<strong>en</strong>t au-dessus du biologique. La queer<br />
theory, selon Agacinski, a lancé un « cheval de Troie contre le féminisme » :<br />
si le g<strong>en</strong>re est un artifice, de même que la catégorie « femmes », alors le féminisme<br />
est liquidé d'office. Mais Butler coincerait toujours sur la question<br />
28<br />
HUMOUR-HUMEUR AU SOMMAIRE DU PROCHAIN NUMÉRO<br />
<strong>Filiatio</strong> est un périodique publié par Smala!*.Il est <strong>en</strong>voyé chaque mois aux parlem<strong>en</strong>taires, aux avocats, aux juges et<br />
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Il est aussi disponible pour le grand public par abonnem<strong>en</strong>t. Pour plus d’infos, pour témoigner, réagir ou agir,<br />
r<strong>en</strong>dez-vous sur www.filiatio.be.<br />
Ont collaboré à ce n° : Sabine Panet, B<strong>en</strong>oît Devuyst, Annabelle Kalckreuth,<br />
Céline Lefèvre, Romm Lewkowicz et Eléonore Corr<strong>en</strong>c<br />
FILIATIO - n°6 - avril & mai 2012<br />
de la génération, de la procréation : sa théorie qui vise à « dénaturaliser »<br />
les différ<strong>en</strong>ces sexuelles, demande Agacinski, n'est-elle pas plutôt une<br />
réponse à l'angoisse de briser le tabou et dev<strong>en</strong>ir gay ou lesbi<strong>en</strong>ne dans<br />
notre société ? Que l'on regarde l'histoire de la hiérarchisation des sexes,<br />
ou les réponses que sont la queer theory ou les techniques biologiques<br />
de transformation des corps, « on ne saurait masquer le principe de leur<br />
dualité » (p. 137). Les femmes ne sont pas des hommes comme les autres,<br />
conclut-elle : pourtant aujourd'hui, elles serai<strong>en</strong>t prêtes à se détacher de<br />
leur corps pour <strong>en</strong> faire un bi<strong>en</strong> monnayable, étranger à leur vie, à leurs<br />
désirs, à leurs plaisir.<br />
S'il est important de situer cet essai de Sylviane Agacinski dans le contexte<br />
très politique des débats autour de la prostitution et de la gestation pour<br />
autrui, la philosophe a le mérite de poser, dans un langage assez clair, des<br />
questions que nous avons tous <strong>en</strong> tête. Elle propose des ponts <strong>en</strong>tre les<br />
traditionnelles distinctions nature/culture, plutôt que de les opposer,<br />
comme elle le reproche à la fois à ceux qui lis<strong>en</strong>t l'histoire par le biologique,<br />
et à ceux qui veul<strong>en</strong>t le contourner, ou le dominer. Selon elle, il<br />
n'y a ri<strong>en</strong> à faire : pour notre grande majorité, nous naissons homme ou<br />
femme avec une différ<strong>en</strong>ce dans la capacité à <strong>en</strong>g<strong>en</strong>drer. Elle souti<strong>en</strong>t que<br />
c'est plutôt la hiérarchie des sexes ou les normes sociales qui régiss<strong>en</strong>t les<br />
sexualités qu'il faut questionner, plus que cette différ<strong>en</strong>ce originelle. Pour<br />
les chasseurs de mammouth qui se sont retournés dans leur tombe : cet<br />
essai est disponible dans toutes les bonnes librairies.<br />
Dossier : Origine et diversité des systèmes familiaux <strong>en</strong> Belgique :<br />
Pour vous, un par<strong>en</strong>t, c'est quoi ?<br />
Hors Champ : Les rapts par<strong>en</strong>taux<br />
Focus : Georges ouvre un service d'écoute à <strong>Filiatio</strong> !<br />
* L’ASBL Smala! souti<strong>en</strong>t la par<strong>en</strong>talité et la famille au s<strong>en</strong>s large, l’égalité hommes-femmes au sein de<br />
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S.P.