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Roland Barthes – Mythologies - Alphavillle

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Pécuchet représentent une certaine bourgeoisie (en conflit d’ailleurs avec d’autres couches bourgeoises) : leurs<br />

discours constituent déjà une parole mythique: la langue y a bien un sens, mais ce sens est la forme vide d’un signifié<br />

conceptuel, qui est ici une sorte d’insatiété technologique; la rencontre du sens et du concept forme, dans ce premier<br />

système mythique, une signification qui est la rhétorique de Bouvard et Pécuchet. C’est ici (je décompose pour les<br />

besoins de l’analyse) que Flaubert intervient : à ce premier système mythique, qui est déjà un second système<br />

sémiologique, il va superposer une troisième chaîne, dans laquelle le premier maillon sera la signification, ou terme<br />

final, du premier mythe: la rhétorique de Bouvard et Pécuchet va devenir la forme du nouveau système ; le concept<br />

sera ici produit par Flaubert lui même, par le regard de Flaubert sur le mythe que s’étaient construit Bouvard et<br />

Pécuchet: ce sera leur velléité constitutive, leur inassouvissement, l’alternance panique de leurs apprentissages, bref<br />

ce que je voudrais bien pouvoir appeler (mais je sens des foudres à l’horizon) : la bouvard et pécuché ité. Quant à la<br />

signification finale, c’est l’ouvre, c’est Bouvard et Pécuchet pour nous. Le pouvoir du second mythe, c’est de fonder<br />

le premier en naïveté regardée. Haubert s’est livré à une véritable restauration archéologique d’une parole mythique :<br />

c’est le Viollet le Duc d’une certaine idéologie bourgeoise. Mais moins naïf que Viollet le Duc, il a disposé dans sa<br />

reconstitution des ornements supplémentaires qui la démystifient ; ces ornements (qui sont la forme du second<br />

mythe) sont de l’ordre subjonctif : il y a une équivalence sémiologique entre la restitution subjonctive des discours<br />

de Bouvard et Pécuchet, et leurs velléitarisme 11 .<br />

Le mérite de Flauhert (et de toutes les mythologies artificielles : il y en a de remarquables dans l’ouvre de Sartre),<br />

c’est d’avoir donné au problème du réalisme une issue franchement sémiologique. C’est un mérite certes imparfait,<br />

car l’idéologie de Flaubert, pour qui le bourgeois n’était qu’une hideur esthétique, n’a rien eu de réaliste. Mais du<br />

moins a t il évité le péché majeur en littérature, qui est de confondre le réel idéologique et le réel sémiologique.<br />

Comme idéologie, le réalisme littéraire ne dépend absolument pas de la langue parlée par l’écrivain. La langue est<br />

une forme, elle ne saurait être réaliste ou irréaliste. Tout ce qu’elle peut être, c’est mythique ou non, ou encore,<br />

comme dans Bouvard et Pécuchet, contre-mythique. Or, il n’y a malheureusement aucune antipathie entre le réalisme<br />

et le mythe. On sait combien souvent notre littérature « réaliste » est mythique (ne serait ce que comme mythe<br />

grossier du réalisme), et combien notre littérature « irréaliste » a au moins le mérite de l’être peu. La sagesse serait<br />

évidemment de définir le réalisme de l’écrivain comme un problème essentiellement idéologique. Ce n’est certes pas<br />

qu’il n’y ait une responsabilité de la forme à l’égard du réel. Mais cette responsabilité ne peut se mesurer qu’en<br />

termes sémiologiques. Une forme ne peut se juger (puisque procès il y a) que comme signification, non comme<br />

expression. Le langage de l’écrivain n’a pas à charge de représenter le réel, mais de le signifier. Ceci devrait imposer<br />

à la critique l’obligation d’user de deux méthodes rigoureusement distinctes : il faut traiter le réalisme de l’écrivain<br />

ou bien comme une substance idéologique (par exemple : les thèmes marxistes dans l’ouvre de Brecht), ou bien<br />

comme une valeur sémiologique (les objets, l’acteur, la musique, les couleurs dans la dramaturgie brechtienne).<br />

L’idéal serait évidemment de conjuguer ces deux critiques ; l’erreur constante est de les confondre l’idéologie a ses<br />

méthodes, la sémiologie a les siennes.<br />

LA BOURGEOISIE COMME SOCIÉTÉ ANONYME<br />

11 Forme subjonctive, parce que c’est de cette façon que le latin exprimait le « style ou discours indirect », admirable instrument<br />

de démystification.

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