Roland Barthes – Mythologies - Alphavillle
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est à l’acte. Ce langage second n’est pas tout entier mythique, mais il est le lieu même où s’installe le mythe ; car le<br />
mythe ne peut travailler que sur des objets qui ont déjà reçu la médiation d’un premier langage.<br />
II y a donc un langage qui n’est pas mythique, c’est le langage de l’homme producteur: partout où l’homme parle<br />
pour transformer le réel et non plus pour le conserver en image, partout où il lie son langage à la fabrication des<br />
choses, le méta langage est renvoyé à un langage objet, le mythe est impossible. Voilà pourquoi le langage<br />
proprement révolutionnaire ne peut être un langage mythique. La révolution se définit comme un acte cathartique<br />
destiné à révéler la charge politique du monde: elle fait le monde, et son langage, tout son langage, est absorbé<br />
fonctionnellement dans ce faire. C’est parce qu’elle produit une parole pleinement, c’est-à-dire initialement et<br />
finalement politique, et non comme le mythe, une parole initialement politique et finalement naturelle, que la<br />
révolution exclut le mythe. De même que l’ex-nomination bourgeoise définit à la fois l’idéologie bourgeoise et le<br />
mythe, de même la nomination révolutionnaire identifie la révolution et la privation de mythe: la bourgeoisie se<br />
masque comme bourgeoisie et par là même produit le mythe; la révolution s’affiche comme révolution et par là<br />
même abolit le mythe.<br />
On m’a demandé s’il y avait des mythes « à gauche ». Bien sûr, dans la mesure même où la gauche n’est pas la<br />
révolution. Le mythe de gauche surgit précisément au moment où la révolution se transforme en « gauche », c’est-à-<br />
dire accepte de se masquer, de voiler son nom, de produire un méta langage innocent et de se déformer en « Nature<br />
». Cette ex-nomination révolutionnaire peut être tactique ou non, ce n’est pas le lieu ici d’en discuter. En tout cas elle<br />
est tôt ou tard sentie comme un procédé contraire à la révolution, et c’est toujours plus ou moins par rapport au<br />
mythe que l’histoire révolutionnaire définit ses « déviationnismes ». Un jour est venu, par exemple, où c’est le<br />
socialisme lui-même qui a défini le mythe stalinien. Staline comme objet parlé a présenté pendant des années, à l’état<br />
pur, les caractères constitutifs de la parole mythique un sens, qui était le Staline réel, celui de l’histoire; un signifiant,<br />
qui était l’invocation rituelle à Staline, le caractère fatal des épithètes de nature dont on entourait son nom; un<br />
signifié, qui était l’intention d’orthodoxie, de discipline, d’unité, appropriée par les partis communistes à une<br />
situation définie; une signification enfin, qui était un Staline sacralisé, dont les déterminations historiques se<br />
retrouvaient fondées en nature, sublimées sous le nom du Génie, c’est à dire de l’irrationnel et de l’inexprimable: ici,<br />
la dépolitisation est évidente, elle dénonce à plein le mythe 21 .<br />
Oui, le mythe existe à gauche, mais il n’y a pas du tout les même qualités que le mythe bourgeois. Le mythe de<br />
gauche est inessentiel. D’abord les objets qu’il saisit sont rares, ce ne sont que quelques notions politiques, sauf à<br />
recourir lui même à tout l’arsenal des mythes bourgeois. Jamais le mythe de gauche n’atteint le champ immense des<br />
relations humaines, la très vaste surface de l’idéologie « insignifiante ». La vie quotidienne lui est inaccessible: il n’y<br />
a pas, en société bourgeoise, de mythe « de gauche » concernant le mariage, la cuisine, la maison, le théâtre, la<br />
justice, la morale, etc. Et puis, c’est un mythe accidentel, son usage ne fait pas partie d’une stratégie, comme c’est le<br />
cas du mythe bourgeois, mais seulement d’une tactique, ou, au pire d’une déviation; s’il se produit, c’est un mythe<br />
approprié à une commodité, non à une nécessité.<br />
21 Il est remarquable que le khrouchtchevisme se soit donné non comme un changement politique, mais essentiellement et<br />
uniquement comme une conversion de langage. Conversion d’ailleurs incomplète, car Khrouchtchev a dévalorisé Staline, il ne l’a<br />
pas expliqué : il ne l’a pas re-politisé.